Une femme debout

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En deux mots
Sonia est née en République Dominicaine où sont parents, venus d’Haïti, étaient venus chercher de quoi faire vivre leur famille. Dès son plus jeune âge la fille, très douée, va prendre fait et cause pour cette diaspora et s’engager pour améliorer la condition de tous ces gens discriminés. Un combat d’une vie marqué de nombreux échecs et d’une brillante reconnaissance.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sonia Pierre, une vie de combats

Dans son nouveau roman, Catherine Bardon met en scène une femme au destin exceptionnel. Sonia Pierre aura lutté toute sa vie pour les Haïtiens qui ont émigré en République Dominicaine et qui étaient réduits à l’esclavage, ou presque. Un combat qui est aussi un magnifique portrait de femme libre.

Une fois de plus Catherine Bardon réussit à nous entraîner vers cette République Dominicaine, où elle séjourne une partie de l’année, avec un formidable roman. C’est à Lechería, au cœur d’un bidonville où logent les travailleurs immigrés haïtiens que nait son héroïne. Ses parents ont traversé l’île en 1950 dans l’espoir de pouvoir échapper à la misère régnant dans leur pays natal, mais ils ont très vite dû déchanter. Même en travaillant sans relâche, Maria Carmen et André ne pourront économiser de quoi rentrer chez eux, où les attend pourtant un fils, confié à sa grand-mère.
Le temps va passer, et malgré leur vie de galériens, la famille va s’agrandir. Maria Carmen va mettre au monde un, puis deux, puis trois garçons. Des enfants qui pourront à leur tour vendre leur force de travail quand ils seront plus grands. Le 4 juin 1963 naît une fille, Sonia.
Très vite, elle va faire preuve de caractère et montrer des dispositions qui impressionnent le père Anselme, un prêtre canadien qui entend offrir les meilleures chances à cette élève aussi appliquée que douée. Il va réussir à convaincre ses parents à la laisser étudier et à l’envoyer dans une vraie école. «Elle avait onze ans et n’avait pas imaginé que son existence pouvait se fracturer comme ça. L’école et le batey. Une vie coupée en deux. Deux vies. Deux univers qui coexistaient à quelques kilomètres l’un de l’autre, sans se rencontrer. Deux populations, deux langues, deux mondes, celui des nantis et celui de ceux qui ne comptent pas. Et elle, un funambule en équilibre sur la frontière qui les séparait.»
Avant qu’il ne soit emporté par la dengue, son mentor lui fait promettre de suivre ses rêves et de ne jamais renoncer. Mes ses aspirations auraient pu être étouffées dans l’œuf puisqu’elle choisit d’aider les travailleurs dans leurs revendications, en menant la contestation et en traduisant les revendications en espagnol. Cette manifestation la conduira en prison. Cependant, grâce à son jeune âge, elle sera relâchée, forte d’une nouvelle conviction. Désormais elle défendra les opprimés. Au bénéfice d’une bourse, elle pourra étudier le droit à La Havane.
C’est sous le ciel cubain qu’elle va imaginer l’association qui va lui permettre de concrétiser son combat. À son retour en Dominique, elle déposera les statuts de la MUDHA, «Movimiento de Mujeres Dominico-Haitianas», le mouvement des femmes dominico-haïtiennes.
Ce sont tous les combats menés par cette femme tenace que raconte Catherine Bardon avec la plume qui avait déjà ravi les milliers de lecteurs de la saga des Déracinés. Faisant suite à La Fille de l’ogre, la romancière s’attache désormais à raconter les destins exceptionnels de femmes de cette République Dominicaine qu’elle aime tant. Ici aussi, elle s’appuie sur une solide documentation, sur un réseau d’informateurs constitué au fil des ans et sur la visite des lieux où s’est déroulée l’histoire, lui permettant d’ajouter les couleurs et les odeurs à son récit.
À la touche féministe, il faut ici ajouter le combat pour le droit à la dignité des immigrés. Au moment où elle promulguée la «loi immigration», Catherine Bardon nous rappelle qu’un homme en vaut un autre, qu’il a droit à la considération et au même traitement que ceux qui abattent le même travail que lui. Un plaidoyer pour davantage d’humanité qui réchauffe le cœur.

BARDON_Sonia_Pierre_with_Hillary_Clinton_and_Michelle_ObamaSonia Pierre recevant le Prix international de la femme de courage des mains de Micelle Obama et Hillary Clinton. DR

Une femme debout
Catherine Bardon
Éditions Les Escales
Roman
288 p., 21 €
EAN 9782365698313
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Haïti puis en République Dominicaine et à Cuba. On y évoque aussi San Salvador, Saint-Domingue, les Etats-Unis avec New York, Washington, Miami, Houston et la Virginie ainsi qu’un voyage à Genève.

Quand?
L’action se déroule de 1951 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le destin hors du commun de Sonia Pierre, fille de coupeurs de canne, qui fit de sa vie un combat pour les droits humains.
République dominicaine, 1963. Sonia Pierre voit le jour à Lechería, dans un batey, un campement de coupeurs de canne à sucre. Consciente du traitement inhumain réservé à ces travailleurs, elle organise, à treize ans seulement, une grève pour faire valoir leurs droits. Une des rares habitantes du batey à suivre des études, elle devient avocate et consacrera sa vie tout entière à combattre l’injustice jusqu’à sa mort tragique.
Catherine Bardon révèle l’existence de cette femme exceptionnelle et met en lumière la condition terrible des travailleurs migrants en République dominicaine, un sujet toujours d’actualité. Bouleversant plaidoyer pour la solidarité et la fraternité, Une femme debout est un roman puissant et terriblement humain.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog T Livres T Arts
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Le Monde de Marie

Les premières pages du livre
Dimanche 4 décembre 2011 – Villa Altagracia – 5 h 45
Maudit coq.
Sonia ouvre un œil. Ce volatile va finir dans une casserole. Elle frissonne et remonte la couverture jusqu’à son cou. Depuis son retour de Genève, quatre jours auparavant, elle dort mal. Son sommeil fragmenté, le décalage horaire et la fatigue intense qui l’a envahie lors de ces interminables réunions de travail pèsent sur ses journées. Une grande lassitude ralentit ses pensées et le moindre de ses gestes.
La nuit a été difficile. Elle a eu un mal fou à s’endormir et elle s’est réveillée en sueur à plusieurs reprises malgré la fraîcheur de la nuit. Le dîner d’hier est mal passé. Elle n’a fait aucun excès, pourtant elle s’est sentie ballonnée, une désagréable sensation de brûlure dans l’estomac. L’inconfort l’a empêchée de se rendormir. La sérénade des grenouilles, qui d’ordinaire la berce, ne lui a été d’aucun secours. Pour se donner de l’allant, elle pense à la journée de fête qui l’attend.

Décembre 1950 – Marigot –
Haïti – Message d’information
La rumeur enflait. Elle venait du bout du chemin, du côté de la mer. Les avant-bras plongés jusqu’aux coudes dans l’eau mousseuse, Maria Carmen dressa l’oreille. Interrompant sa lessive, la jeune femme se redressa. Elle leva les yeux vers le ciel. Le soleil n’avait pas encore atteint le milieu de sa course et la chaleur était déjà accablante. Elle essuya une main sur sa robe et du revers balaya la sueur qui perlait à son front. Elle jeta un coup d’œil sur son fils. La porte de la case était ouverte, une vaine tentative de créer un courant d’air. Assommé par la chaleur, le bébé s’était assoupi sur la paillasse. Une mouche butinait la commissure de ses lèvres d’où s’échappait un filet de bave. Maria Carmen entra dans la case, se pencha sur l’enfant et chassa l’insecte d’un moulinet furtif.
Dehors, le bruit s’amplifiait. Elle ressortit de la masure de bois et traversa la mince bande de terre piquetée de maigres touffes d’herbes roussies qui tenait lieu de jardin, pour atteindre le chemin. Les voisins se tenaient sur le seuil de leur case, perplexes. Qui pouvait bien venir troubler la torpeur du village ?
C’était une matinée ordinaire. Les pêcheurs étaient presque tous rentrés après leur nuit en mer. De loin, Maria Carmen salua le grand Samuel et son frère Jaquelin, deux bons à rien qui pêchaient de temps à autre avec leur père. Ils étaient à peine vêtus, juste un caleçon, comme s’ils venaient de se réveiller. Quand il la vit, Jaquelin contracta ses lèvres en un sourire graveleux qu’il accompagna d’un clin d’œil. Elle détourna le regard. Plus loin le vieil Adolphe, jambes arquées, carcasse tremblotante, se cramponnait à sa canne en bambou aux côtés d’Augustine. En face, Céleste était elle aussi sortie de sa case, son dernier-né dans les bras. Tous avaient le visage tourné en direction de la mer.
La main en visière sur le front, Maria Carmen vit une voiture passer au bout du chemin. Elle soulevait un épais nuage de poussière. Quelqu’un criait. Des paroles indistinctes dans un haut-parleur. Mus par un élan collectif, comme aimantés par le véhicule qui venait de disparaître de leur champ de vision, les villageois se mirent en marche d’un pas lent. Maria Carmen jeta un coup d’œil sur son bébé endormi avant de les suivre. D’autres groupes convergeaient en direction du front de mer où une petite troupe cernait déjà la camionnette arrêtée face à l’immensité étincelante. Les derniers pêcheurs s’étaient joints à eux. Une voiture étrangère à Marigot, c’était un évènement assez rare pour créer un attroupement de curieux dans le village. À plus forte raison quand s’en échappait le ronflement ininterrompu d’un flot de paroles. En s’approchant, Maria Carmen vit qu’il y avait deux hommes dans la camionnette. Celui qui était assis à côté du conducteur s’extirpa du véhicule. Écartant les badauds, il se jucha sur le plateau arrière. Il tenait un porte-voix à la main. Une fois debout, il porta l’engin à son visage et réentonna la litanie qu’il n’avait cessé de marteler :
« Ceci est un message d’information de la présidence de la République. Les plantations de la Dominicanie recrutent des hommes et des femmes pour la saison de la canne à sucre. Si vous êtes jeunes et vigoureux, si vous voulez un vrai travail, un bel avenir… »

Les villageois se sentaient gonflés d’importance: on venait tout exprès de Port-au-Prince pour les informer des grandes opportunités offertes par le pays voisin. Bientôt ce serait la zafra. Les plantations de canne dominicaines avaient besoin de leurs bras. Ils seraient transportés, logés et nourris, bien payés, et rentreraient chez eux après la récolte, les poches pleines. Les hommes, déjà séduits, approuvaient d’un hochement de tête. Ils ignoraient qu’en vertu d’accords bilatéraux, la République dominicaine dédommagerait Haïti pour chacune de leur tête. Les femmes, plus sceptiques, faisaient la moue, mais, pragmatiques, elles imaginaient déjà comment dépenser cet argent providentiel. À la fin d’un discours bien rodé, l’aboyeur regagna son siège sous des applaudissements nourris. Déjà la voiture s’éloignait pour aller porter la bonne parole dans le village voisin.
En écoutant le crieur, Maria Carmen avait senti son cœur se serrer. Elle se dandinait d’un pied sur l’autre. Ce n’était pas nouveau. Elle avait entendu des messages semblables, diffusés par la radio et aussi dans les discours du président Magloire. Dans toutes les zones rurales, des véhicules circulaient pour recruter des travailleurs avec le concours du gouvernement haïtien. Des hommes étaient déjà partis là-bas, de l’autre côté de la frontière, en quête d’un meilleur avenir.

Comme Gédéon, le fils d’un voisin, qui travaillait pour une grande compagnie américaine, à l’ingenio Central Romana dans le sud du pays et faisait parvenir de temps à autre un colis à sa famille. Il avait été sélectionné par un recruteur du nom de Rigobert. Il se murmurait que ce Rigobert, originaire de Coterelle, occupait un poste important, il était majordome (contremaître) dans une canneraie où il avait fait fortune. La bonne preuve : il revenait une fois l’an, les poches pleines, pour sélectionner et escorter de nouveaux volontaires vers la plantation dominicaine. Il vantait les immenses champs de canne si abondante de ce côté-là de la frontière, les salaires réguliers, les jolies cases, la fortune de ceux qui avaient déjà franchi le pas… Tout le monde au village s’était mis à croire dur comme fer à cet Eldorado tout proche. Il suffisait de se décider à quitter Marigot, les enfants, les frères, les sœurs, les parents, les amis, la mer, la plage… Il suffisait de grimper dans la kamionet, qui les emmènerait de l’autre côté de la frontière, en Dominicanie, ce pays qui offrait de merveilleuses perspectives.

Après le départ de l’aboyeur, les hommes s’étaient regroupés en petites coteries sur la plage. Ils pesaient et soupesaient ce qu’ils venaient d’entendre. À l’écart, assises dans le sable, abritées sous la toile de leurs parapluies, quelques femmes supputaient : lesquels de leurs fils, époux ou compagnons allaient s’en aller ? Qui allaient rester seule ? Pourraient-elles partir, elles aussi ? Mais dans ce cas, que deviendraient leurs petits ? C’était ainsi, les hommes partaient, les femmes restaient. À s’épuiser pour nourrir et faire grandir les enfants qu’ils leur avaient abandonnés. Elles mourraient au bout d’une éternité passée à attendre en vain.
Pensive, Maria Carmen reprit le chemin de la case de sa mère. Ils étaient neuf frères et sœurs à se partager les deux pièces de la masure, sans compter les bébés. Son pas traînant soulevait des volutes de poussière derrière elle. Les pleurs de Petit Louis lui firent presser le pas.

Janvier 1951 – Marigot – Se konsa lavi
— pa janm di non a la chans !
Assise face à la mer, Maria Carmen eut un hochement énergique de la tête. Les genoux repliés sur sa poitrine, elle laissait filer des poignées de sable blanc entre ses doigts. Les cocotiers étiraient leurs ombres sur la plage désertée, leurs palmes frissonnaient dans la brise du soir. André était à ses côtés, un grand jeune homme efflanqué aux membres déliés, presque un gosse. Le père de Petit Louis. Faute d’argent, chacun vivait avec sa famille. Comme beaucoup d’autres, André pêchait dans une embarcation qui n’était pas la sienne, pour un patron qui le payait mal, car il n’y avait jamais de pêche miraculeuse. Il prêtait aussi main-forte pour des constructions, mais il n’y avait pas grand-chose à bâtir. Ou à la ferronnerie. C’étaient des boulots de rien, pas de quoi s’offrir une maison, pas de quoi entretenir une femme, encore moins un enfant.
Le passage de la kamionet au crieur avait agi comme un électrochoc. Son discours n’était pas nouveau et pourtant, ce fut ce jour-là, qu’après avoir maronné toute l’après-midi, Maria Carmen prit sa décision. Elle en avait assez de cette misère qui lui collait à la peau comme une malédiction. Il fallait juste convaincre André de partir. Là-bas il y avait un travail bien payé pour lui, une maison à tenir pour elle, un avenir…
— Et Petit Louis ? demanda André qui n’était pas du genre aventureux.
Maria Carmen balaya l’argument d’un geste de la main :
— Ma mère s’en occupera. Je reviendrai le chercher une fois qu’on sera installés.
Elle avait tout réfléchi. Il n’y avait pas à hésiter. Pour achever de convaincre André, elle se lova contre lui et picora son cou de petits baisers, comme il aimait. Il la renversa sur le sable encore tiède.
*
Tard le même soir, longtemps après que le soleil eût disparu, des hommes rassemblés par petits groupes devant les cases discutaient encore, pesant le pour et le contre d’une décision qui modifierait à tout jamais le cours de leur vie. Jeunes ou anciens, célibataires ou mariés, pour la plupart sans travail, pas un qui ne caressât l’espoir de la belle vie qu’on leur faisait miroiter. Une vie qu’ils gagneraient avec dignité. Pour cela, ils devraient louer leurs bras pour cette grande zafra qui, chaque année, en Dominicanie, mobilisait une main-d’œuvre d’Haïtiens trop heureux d’échapper à la misère. Quitter leurs familles, c’était le prix à payer. Certains jeunes étaient enthousiastes à l’idée de laisser derrière eux Marigot, ce village ensommeillé où il ne se passait jamais rien. Ils savaient le travail rude dans les champs de canne, mais cela ne leur faisait pas peur, ils étaient vigoureux. Et puis, ils seraient tous ensemble. Les plus vieux restaient réservés, hésitant à abandonner le cours tranquille de leurs vies. Mais tous envisageaient désormais la possibilité de partir. Les femmes vaquaient à leurs occupations, ruminant en silence, laissant les hommes à leurs élucubrations.
*
Maria Carmen et André, eux avaient tranché. Ils se mettraient en route dès le lendemain pour rejoindre la Dominicanie, l’Eldorado.
Maria Carmen se releva titubante. André lui tapota le derrière pour chasser le sable de sa robe. Elle se haussa sur la pointe des pieds et effleura ses lèvres d’un baiser léger. À demain.
De retour à la case, elle mit sa mère devant le fait accompli. Je m’en vais avec André. Petit Louis reste ici. Elle se cramponnait à sa décision, refusant d’y penser davantage, de peur de faillir à sa résolution. Elle jeta quelques hardes dans un bout de toile qu’elle noua aux quatre coins. Elle dormit mal, harassée par la chaleur moite, angoissée à l’idée de ce grand voyage qu’ils allaient entreprendre, eux qui n’avaient jamais quitté Marigot. Au petit matin, elle s’habilla en hâte et cacha quelques gourdes* dans sa ceinture. Elle embrassa sa mère, se pencha sur la paillasse où l’enfant sommeillait. Elle voulait le serrer une dernière fois dans ses bras. Elle fit un geste pour le prendre mais se ravisa. S’il se réveillait, s’il la regardait de ses grands yeux noirs, si elle respirait l’odeur chaude de sa peau de bébé, elle n’aurait plus le cœur à partir. Elle abandonna son fils, le cœur gros. André l’attendait devant le potager.

Ils remontèrent la grand-rue du village d’un pas décidé, refusant de regarder en arrière, et se postèrent à l’angle de la route pour guetter le taptap. Ils attendirent longtemps. À mesure que le soleil montait et avec lui une chaleur accablante, Maria Carmen sentait fondre sa détermination. Un bus finit par apparaître juste au moment où ils s’apprêtaient à rebrousser chemin. Le véhicule bringuebalant, déjà plein à craquer, arborait, peint en bleu vif sur la carcasse de bois, un nom prophétique « Se konsa lavi ».
Par les fenêtres sans vitres s’échappaient des flots de rires et de conversations. Deux femmes se serrèrent pour libérer un bout de banc où Maria Carmen put poser ses fesses. André lui resta debout, puis finit par s’asseoir sur le marchepied. Les palmes s’agitaient dans un murmure pour leur dire adieu. Écrasés les uns contre les autres, les voyageurs étaient résignés à l’inconfort du voyage. Se konsa lavi ! Le taptap s’arrêtait dans le moindre village et de nouveaux passagers montaient sans qu’aucun ne descende. Plus on approchait de Port au Prince, plus ils étaient nombreux à s’entasser dans la carcasse de ferraille et de bois. À chaque virage, chaque cahot, ce n’était que hoquets, cris et protestations, pour la plupart joyeux et bon enfant.
Ils arrivèrent fourbus, essorés de fatigue.
Leur voyage avait duré huit heures. Pour quelque 150 kilomètres.

Dimanche 4 décembre – Villa Altagracia – 5 h 50
C’était ainsi que commençait l’histoire.
Son histoire.
Un aboyeur et un taptap nommé Se kon sa la vi.
C’est du moins ainsi qu’elle se la racontait quand, enfant, allongée sur sa paillasse dans l’obscurité moite de la case, elle peinait à trouver le sommeil. Dans le silence tonitruant de la nuit, les bruits des autres qui se retournaient sur leur matelas crissant de feuilles de maïs en grognant leurs rêves, la tenaient éveillée longtemps après l’extinction des feux. Alors elle voyageait dans sa tête, elle se racontait l’histoire de Maria Carmen et d’André, caressée par l’haleine chaude de la nuit tropicale.
Oui, c’était là son prologue. Son imagination s’envolait là-bas, de l’autre côté de la frontière, au-delà du rio Massacre.
En Haïti, dans un pays qui n’était pas le sien. Un pays de montagnes et de mer, un pays de nègres marrons et de dieux vaudous, un pays de misère.
Et elle commençait le voyage…

1951 – Port-au-Prince – Malpasse – Le pied gauche
Cette foule, ces grandes artères, ces maisons géantes aux balcons de bois, cette circulation, cette agitation incessante, ces gens partout, ce bruit, ces odeurs suffocantes, essence et pourriture mêlées… C’était donc ça, Port au Prince ?
Cramponnée à la main d’André, Maria Carmen ne savait où donner du regard, les yeux arrondis d’une surprise mêlée d’effroi. Tout ici était démesuré. Les voitures pétaradaient le long de grandes rues bien droites, les gens cheminaient avec détermination. Et eux, ils étaient perdus, étrangers à tout ce remue-ménage. On était bien loin de la langueur de Marigot dont la jeune femme regrettait soudain le calme. Étourdis par le trafic, titubants de fatigue, Maria Carmen et André décidèrent de ne pas s’éloigner de la gare routière où ils monteraient dans le premier autobus pour la frontière. Renseignements pris, ils comprirent qu’ils arrivaient trop tard. Pas de transport avant le lendemain matin. Ils n’avaient pas les moyens de s’offrir une chambre dans une auberge, et n’avaient d’autre choix que de rester là. À un stand de rue, ils achetèrent une portion d’effilochée de porc accompagnée de plantains frits qu’ils se partagèrent avant de regagner la station des transports où ils devraient patienter jusqu’au matin. Recroquevillée dans un recoin de la gare routière, Maria Carmen passa la nuit dans les bras d’André. Ces bras seraient-ils assez robustes pour assurer leur avenir ?
Ils ne fermèrent pas l’œil, blottis l’un contre l’autre dans l’attente du premier tap-tap en partance pour la frontière. Au matin, ce fut la foire d’empoigne pour trouver une place, mais à force de trémoussements et de jeux de coudes, ils se faufilèrent jusqu’à la porte du bus. Direction plein est. Après les montagnes, ils longèrent un bon moment l’Étang saumâtre avant d’arriver à Malpasse, la dernière ville du pays. En face, c’était la Dominicanie rêvée.

Malpasse était un lieu étrange, un chaudron du diable chauffé à blanc par un soleil implacable. Il y régnait une effervescence désordonnée qui mettait les nerfs à vif. Un ballet incessant d’hommes qui tiraient des brouettes débordant de fruits, de légumes et de volailles, de femmes avec d’énormes paniers sur la tête, d’enfants dépenaillés qui braillaient. C’était le lieu de tous les trafics, de tous les petits commerces. Tout s’y échangeait, tout s’y négociait, tout changeait de main en un clin d’œil, produits agricoles, produits manufacturés, gourdes et pesos, et bien sûr main-d’œuvre. Car c’était le haut lieu du recrutement pour les plantations de canne dominicaines. Au bout de la route, fermée par la grille imposante qui séparait les deux pays, le plus grand désordre régnait. Des camions bâchés et des tap-tap stationnaient, attendant de passer de l’autre côté pour décharger leur marchandise. Une foule compacte s’agglutinait sous l’œil goguenard des douaniers qui se remplissaient les poches sans vergogne.
Ils avaient cru pouvoir franchir la frontière à pied. En observant le manège des habitués et des douaniers qui contrôlaient les papiers et exigeaient un bakchich pour entrouvrir la grille où l’on passait au compte-gouttes, ils comprirent que ce serait impossible. Le seul moyen, c’était de trouver un recruteur. Ils errèrent dans la bourgade, glanant des informations ici et là, dans l’espoir de tomber sur l’un d’eux. Ils étaient nombreux, comme eux, à guetter. Maria Carmen buta sur une pierre et se rattrapa tout sourire au bras d’André. C’était de bon augure. Elle allait faire une rencontre. C’était le pied gauche, ce serait un homme. Le recruteur, évidemment.
La chance leur sourit. Un attroupement s’était formé. Un rabatteur passait en revue les candidats à l’exil. Il évaluait d’un coup d’œil leur capacité de travail et laissait tomber son verdict. Celui-là oui, celui-là non. Ça avait tout d’un marché aux esclaves, mais eux, pourtant si fiers d’appartenir à la nation qui avait aboli l’esclavage avant toute autre en se libérant du joug des colonisateurs, n’en avaient pas conscience. Ils se prêtèrent à l’examen sans ciller. Elle était jolie, lui un peu maigre, ils étaient jeunes et en bonne santé. Ils furent enrôlés. Le départ aurait lieu le jour même pour la raffinerie de Catarey, dans le centre du pays, au nord de Saint-Domingue. On leur promit un logement à eux, un contrat de travail pour les six mois à venir, soit le temps de la récolte, et un retour au pays d’ici l’été. Ils s’entassèrent sur la plateforme d’une camionnette prête à rendre l’âme à chaque cahot et franchirent la porte de fer.
De l’autre côté, Jimani. La Dominicanie.

Ballottés comme dans une barque emportée par une folle tempête, ils avaient longé un lac, traversé un désert, des montagnes, des vallées, des hameaux, un fleuve, d’autres montagnes, des bourgs, des villes, pour déboucher sur la grande plaine en cuvette par une route tendue entre deux murs de canne à sucre vert tendre.
Duvergé, Neiba, Vicente Noble, Azua, Bani, San Cristobal, Villa Altagracia, Lecheria. Fin du voyage. De la Dominicanie, ils n’avaient rien vu.

1951-1963 – Lechería –
Le parfum de la misère
C’était un hameau en pleins champs, greffé aux parcelles de canne dont les plants étaient déjà hauts. Au bout d’une étroite piste de terre qui se perdait sur la gauche, à moins d’un kilomètre de la route montant de la capitale vers le nord, de l’autre côté du rio Haïna. Au loin, à l’ouest, l’horizon butait sur des collines ondulantes piquetées de cocotiers qui dessinaient les premiers contreforts de la cordillère centrale. Un vert plus sombre contrastait avec celui, tendre, des prairies et des plantations. Par là-bas, derrière, c’était Haïti, le pays qu’ils venaient de quitter et qui déjà leur manquait.

Le camion à bout de souffle s’arrêta dans un dernier cahot qui projeta leurs corps ruisselants de sueur les uns contre les autres. Sa plateforme arrière s’ouvrit et il déchargea son contingent de bras à l’ombre d’un immense manguier, face à une double rangée de baraquements de bois de palme aux toits de zinc. Ils étaient arrivés. Ils s’extirpèrent du véhicule, hébétés, dans un état proche de la catatonie. L’endroit avait la chaleur d’un four. Sous la lumière blanche du soleil de midi qui gommait toutes les couleurs, le paysage déconfit avait fondu en petites touffes de poussière, sans parvenir à masquer la laideur du décor. Non loin, une haute cheminée crachait un panache d’épaisse fumée noire qui assombrissait le ciel azur. La raffinerie.

María Carmen balaya du regard le panorama, sans un mot. Une pierre comprima son cœur et dévala dans son estomac. Elle ne s’attendait pas à ça. Ça, c’était cette enfilade de baraques délabrées. Elle apprendrait plus tard que c’étaient les anciennes étables d’un élevage de Trujillo. En guise de comité d’accueil, un attroupement de femmes mal attifées, armées d’un balai ou chargées d’une bassine, un essaim d’enfants à moitié nus, maigres à faire peur, au ventre gonflé, deux vieillards statufiés sur de vilaines chaises. Des chiens faméliques se morfondaient, couchés sur le flanc, le museau assiégé de mouches. Un coq étique fouaillait du bec la terre, sa crête pendait sur le côté, deux plumes hérissaient son croupion. Un chaudron noirci chauffait sur un lit de braise devant un porche. Des pièces de linge défraîchies séchaient, pendillant à des piquets.
Un vague relent de pourriture et d’excréments flottait dans l’air mêlé à une entêtante odeur de sucre brûlé. Mais ce que María Carmen renifla, c’était le parfum de la misère. Son regard s’agrippa à un arbuste orné de rubans chamarrés au tronc souillé de coulures de cire. L’arbre marabout dressé telle une potence. Les grigris des croyances vaudous la réconfortèrent, un petit peu.
Ils étaient là désormais, et tout irait bien.
On le leur avait promis.
*
Une grosse camionnette apparut. Un contremaître, un Haïtien, peut-être un ancien coupeur qui avait pris du galon, en descendit. Il fit décharger une petite table et une chaise de bois qu’il installa au centre de l’esplanade. Il posa un épais registre, s’assit, et, d’une écriture maladroite, enregistra les nouveaux ouvriers. Nom, âge, liens entre eux. Puis il tria le troupeau silencieux qui avait resserré ses rangs dans un réflexe animal. D’un mouvement net de sa trique de goyave. Les hommes seuls à droite. Les couples à gauche. Les femmes seules, elles étaient trois, à l’écart. « yo ale tou dwat nan bordel la » (celles-là, elles vont tout droit au bordel) bougonna d’un air désolé une ancêtre toute fripée, agrippée à un bâton qui lui tenait lieu de béquille. María Carmen eut un hoquet, elle venait de comprendre ce qui lui avait échappé jusque-là : ces filles jeunes et sans attache n’avaient pas été recrutées pour les travaux des champs.

À María Carmen et André, le contremaître attribua une cellule dans une bicoque toute en longueur, un taudis de planches et de torchis craquelé, au sol en terre battue. Trois murs aveugles, une porte de tôle ondulée mal ajustée qui laissait passer le jour en haut et en bas, surmontée d’une plaque de bois portant le numéro neuf, – María Carmen lâcha un petit soupir de soulagement, c’était son numéro porte-bonheur, à l’intérieur une paillasse malodorante sur un châlit de bois, une table branlante et un tabouret, un seul. Sordide et insalubre. Pour la cuisine c’était dehors. Pour les besoins aussi. « Tou sa pou sa ». Cet accablant constat s’imposa à María Carmen tandis qu’elle déposait son balluchon sur le lit. Son estomac, vide depuis la veille, se rappela à elle dans un spasme. Accablée, la jeune femme se mordit les lèvres et dut se reprendre pour retenir ses larmes.
Ils étaient là désormais, et tout irait bien.
On le leur avait promis.
*
Dans le regard méprisant des anciens, ils étaient des « kongos ». Des ignorants sans la moindre idée des us et coutumes du batey. Parqués dans une zone réservée aux nouveaux, désorientés par ce monde qu’ils découvraient. Ils devraient trouver leurs marques et le plus tôt serait le mieux. Les anciens, eux, se serraient les coudes, jouissant de l’aura de qui a de l’expérience. Ils étaient installés dans les meilleures zones et les familles bénéficiaient de cases individuelles. Les contremaîtres avaient trouvé ce moyen, créer des clans pour entretenir des rivalités artificielles.

Le quotidien se mit en place. Au fil des jours, chacun semblable au précédent, les nouveaux venus apprirent la loi du batey : c’était la loi de l’exclusion, de la faim, du profil bas, du désespoir. Celle des deux tonnes quotidiennes de canne par tête, sous la menace muette des coups de fouet, dont avaient été roués, pour l’exemple, deux ouvriers qui avaient tenté de s’enfuir.
C’était un endroit à l’écart du monde. Un hameau autarcique où les règles et l’ordre, le logement, les chemins, le transport, le magasin, l’infirmerie étaient assurés par la compagnie. Un monde lent et pesant comme le pas des bœufs qui ahanaient en tirant les chariots rouillés aux essieux grinçants. Destinés au transport des fagots de canne, ils ramassaient les hommes armés de leur machette avant les premières lueurs du jour, pour les ramener à la nuit tombée, la tête basse, l’estomac vide, le corps anéanti, les bras endoloris, les mains couvertes d’estafilades, le dos cassé de s’être penché au plus près du sol pour couper les tiges à ras, les épaules moulues d’avoir coupé, coupé, coupé, mis en bottes, mis en bottes, chargé la canne. Un labeur de bête sous un soleil d’enfer.

Après leur départ, le batey devenait le territoire des femmes qui s’apostrophaient d’un compartiment à l’autre. Elles avaient construit autour de leur infortune un mur de solidarité, elles se serraient les coudes, la misère n’avait pas réussi à anéantir leur bonhomie, pas encore gâté leurs âmes. Elles égrainaient leurs souvenirs, parlaient de là d’où elles venaient, Côtes-de-fer, Terre noire, Grande saline, Belle fontaine, Gros l’Abîme… Elles avaient improvisé des métiers, coiffeuse, sage-femme, couturière, infirmière, cordonnière… Elles s’approvisionnaient au colmado de la centrale, une banane plantain, une racine de manioc, une tasse de riz, où le bodeguero décomptait les achats de la paye de leur homme au prix fort. De toute façon, il n’y avait pas de peso, la seule monnaie d’échange était des jetons qui ne valaient que sur la plantation. L’argent circulait en circuit fermé sans que nul n’en voie jamais la couleur, une économie en vase clos. Elles cuisinaient, lavaient le linge, grattaient la terre d’un minuscule conuco, potager, grignoté sur les terres de la plantation, jetaient des épluchures aux poules, tressaient des chapeaux en palme. Elles arbitraient les chamailleries des enfants, certains pas plus haut que trois pommes, qui poussaient comme des herbes folles, livrés à eux-mêmes et dont les jeux brouillons se terminaient en genoux égratignés et en pleurnicheries. »

Extrait
« Difficile de réconcilier tout ça dans sa tête d’enfant.
Sonia n’était déjà plus d’ici et pas encore de là-bas. Elle le pressentait, ce serait difficile. Chaque jour de sa vie.
Elle avait onze ans et n’avait pas imaginé que son existence pouvait se fracturer comme ça. L’école et le batey. Une vie coupée en deux. Deux vies. Deux univers qui coexistaient à quelques kilomètres l’un de l’autre, sans se rencontrer.
Deux populations, deux langues, deux mondes, celui des nantis et celui de ceux qui ne comptent pas. Et elle, un funambule en équilibre sur la frontière qui les séparait. » p. 74

À propos de l’autrice
BARDON_Catherine_©Philippe_MatsasCatherine Bardon © Photo Philippe Matsas

Après une carrière dans la communication, Catherine Bardon se consacre désormais à l’écriture et partage son temps entre la France et la République dominicaine. Elle est l’autrice de la saga Les Déracinés qui s’est vendue à plus de 500 000 exemplaires et qui a été distinguée à de nombreuses reprises, notamment par le Prix Wizo et par le Festival du premier roman de Chambéry en 2019. En quelques romans, Catherine Bardon s’est imposée comme une voix puissante du paysage romanesque français. Ses romans ont été traduits dans plusieurs langues. (Source: Éditions Les Escales)

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Des lendemains qui chantent

STRESI_des_lendemains_qui_chantent  RL_2023  POL_2023  coup_de_coeur

Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En lice pour le Prix des libraires 2023

En finale du Prix des romancières 2023

En deux mots
La programmation, en ce jour de 1935, du Rigoletto de Verdi à l’opéra-comique, va permettre aux spectateurs de découvrir, subjugués, la voix exceptionnelle d’un second rôle, celle d’Elio Leone. L’orphelin, né dans un village napolitain et réfugié en France, voit sa carrière lancée. Mais la Seconde Guerre mondiale va brusquement l’interrompre.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La voix d’or qui ne résonnera plus

Alexia Stresi, en imaginant la vie d’un ténor italien, réussit un formidable roman sur l’art et la destinée, sur fond de Seconde Guerre mondiale. Plein de bruit et de fureur, cette tragédie est aussi une magnifique histoire de résilience et de passion.

En ce jour de 1935 le directeur de l’opéra-comique joue sa dernière carte. En programmant Rigoletto de Verdi, il pense avoir trouvé l’opéra qui sauvera la salle Favart de la ruine. Et si effectivement le succès est au rendez-vous, c’est surtout en raison de la prestation d’un second rôle dont la voix subjugue le public et la critique.
Elio Leone, c’est son nom, naît à San Giorgio, dans la province de Naples, en 1912. Victime d’une hémorragie, sa mère meurt quelques heures après la naissance. On va dès lors suivre en parallèle l’histoire de l’orphelin en Italie et celle du ténor réfugié en France pour fuir le fascisme. Recueilli par un médecin qui a ouvert un centre d’accueil révolutionnaire prenant en compte les désirs des enfants, Elio comprend que la musique est toute sa vie. Aussi la décision est prise de l’envoyer sur l’île de Zanolla où un prêtre a créé un chœur d’enfants et où il pourra progresser.
À Paris aussi, il progresse. Réfugié sans le sou, il va croiser le directeur d’un théâtre qui va lui offrir un premier cachet avant de le remercier. Mais il a le temps de comprendre que Mademoiselle Renoult peut l’aider. Cette directrice de distribution a engagé et formé les plus grands. Désormais à la retraite, elle va tout de même prendre Elio sous son aile et, durant des années, le faire travailler. Après la salle Favart, sa carrière est lancée. «Il y aura ensuite ses trois soirées de récital, puis tout va s’emballer. Il se retrouve demandé partout. Avec un répertoire fin prêt, ne lui reste qu’à se laisser glisser dans les distributions. Chaque fois, il est celui qu’on écoute. Les salles lui font fête, son apparition au salut déclenche un tonnerre.»
Désormais, tout semble lui sourire, y compris dans sa vie sentimentale. Et malgré les menaces qui se font de plus en plus précises, il se marie. Mais sa lune de miel sera de courte durée, la Guerre est déclenchée. Lui qui avait trouvé refuge en France pour échapper à Mussolini estime de son devoir de partir combattre. À la drôle de guerre fera très vite place un conflit sanglant qui ne l’épargnera pas. Il est fait prisonnier et envoyé dans les camps, d’où il reviendra profondément marqué. Avant de constater que sa femme lui a menti durant toutes ces années. Un choc supplémentaire qui va le conduire à tout abandonner, à errer sans but.
Vous découvrirez comment il finira à Haïti et comment il parviendra à reprendre pied.
Comme dans les précédents romans d’Alexia Stresi, la quête de l’identité est au cœur de ce roman brillant et solidement documenté qui nous offre une plongée dans le monde de l’opéra et au-delà qui sonde les mystères de la voix humaine qui transporte bien plus que les paroles. On peut lire dans son timbre toutes les émotions, voire la vie de celui qui s’exprime. Comme un parfum, elle laisse derrière elle une trace unique.
Alors la romancière peut enrichir son propos de ses souvenirs d’enfance, elle qui avait des grands-parents musiciens, et laisser toute la sensualité, la beauté occuper l’espace. Alors, malgré les drames et malgré cette Seconde Guerre mondiale qui brisera ses rêves de gloire, le lion rugira encore.
Ajoutons qu’après La nuit de la tarentelle de Christiana Moreau, voici le second roman de cette rentrée à parler d’opéra, de Giuseppe Verdi et à évoquer la maison de retraite fondée par le grand musicien.
Et signalons, pour ceux qui auraient la chance d’être à Paris ce lundi 17 avril une lecture de Des Lendemains qui chantent à la Maison de la poésie par l’auteure & Guillaume de Tonquédec.

Des lendemains qui chantent
Alexia Stresi
Éditions Flammarion
Roman
464 p., 21 €
EAN 9782080413277
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé en Italie, à San Giorgio, du côté de Naples et à Milan, en France, principalement à Paris et à Nantes, en Allemagne puis sur l’Atlantique jusqu’à Haïti.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Paris, 1935
Lors de la première du Rigoletto de Verdi à l’Opéra-Comique, un jeune ténor défraie la chronique en volant la vedette au rôle-titre. Le nom de ce prodige ? Elio Leone. Né en Italie à l’orée de la Première Guerre mondiale, orphelin parmi tant d’autres, rien ne le prédestinait à enflammer un jour le Tout-Paris. Rien ? Si, sa voix. Une voix en or, comme il en existe peut-être trois ou quatre par siècle.
Cette histoire serait très belle, mais un peu trop simple. L’homme a des failles. D’ailleurs, est-ce vraiment de succès qu’il rêvait ? En mettant en scène avec une générosité folle et une grande puissance romanesque d’inoubliables personnages, Alexia Stresi nous raconte que ce sont les rencontres et la manière dont on les honore qui font que nos lendemains chantent et qu’on sauve sa vie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Marguerite Martin de la Librairie Terre des livres à Lyon)
Le Soleil (Léa Harvey)
France Musique (Arabesques)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog de Kitty la mouette
Blog Lili au fil des pages
Blog Les livres de Joëlle
Blog de Squirelito

L’heure des livres – Anne Fulda reçoit Alexia Stresi © Production CNews


Philippe Chauveau présente Des lendemains qui chantent d’Alexia Stresi © Production WebTVculture

Les premières pages du livre
« Paris, 1935
Trois élèves-ingénieurs de l’école des Arts et Métiers caracolent à travers le haut Montmartre. Pans de manteaux ouverts à tout vent, allure de chauve-souris, escaliers dévalés en riant. Ces gadzarts sont tout le temps en retard. Ah non, pas pour leurs cours de génie mécanique. Cette passion pour les engrenages, les poulies et les forces les fait maintenant courir vers l’Opéra-Comique. Paraîtrait que la machinerie des décors de Rigoletto est prodigieuse, des gars de troisième année en ont fait les croquis. Espérons que ça vaille vraiment le coup, parce que les tickets n’étaient pas gratuits, c’était ça ou dîner, et pour pouvoir observer ces merveilles d’ingénierie, il va falloir se farcir deux heures de « hurlements de gens qu’on ébouillante », selon la formule prometteuse qui circule à l’école.

Le sénateur Boitard est fin prêt. Sa femme, Benoîte Boitard, non. Quel besoin a-t elle de porter pareil soin à sa toilette, vu qu’il ne la regarde plus ? Dieu, que la vie est mal faite ! C’est Angela, ce petit cœur d’Angela, qui adore l’opéra, mais c’est hélas avec Benoîte qu’il faut s’y rendre. La carrière vaut elle tous ces sacrifices ? Face au miroir psyché du vestibule de leur hôtel particulier, hélas propriété de sa belle-famille, le sénateur aurait presque la faiblesse de penser oui. Il faut dire que le reflet perçu est flatteur. Moustache peignée, nœud papillon amidonné, redingote Lanvin avec rosette à la boutonnière, et tout autour de lui qui commence à s’impatienter et l’a fait savoir, bouquets de glaïeuls, stèles doriques et toiles de maître. Mais tout à l’heure, entre le deuxième et le troisième acte, quand Madame bâillera d’ennui derrière son éventail authentiquement japonais, le sénateur sait qu’il se reposera la question et qu’alors il souffrira. Car à sa manière, oui, il souffre.

La princesse Pouille d’Orset transmet ses dernières instructions avant de sortir. Nous donnerons le souper dans la véranda, compter une vingtaine de couverts. Champagne, crustacés et foie gras, quelque chose de tout simple, façon pique-nique. Soudain, Son Altesse lève la main en un geste gracieux afin d’indiquer qu’elle réfléchit. Le temps est suspendu, le domestique aussi, lui en attente des ordres qui vont lui tomber dessus. Préparez aussi des entremets, finit par glousser la princesse. À quoi bon tenter de résister, les entremets, c’est son péché mignon. Il y aura aussi des fèves de marais à la crème et de la gelée d’ananas au marasquin. Et puis nous ouvrirons la malle à costumes. Il sera tellement amusant de prolonger le spectacle par un brin de fantaisie, surtout si le vrai en a manqué. Ah, et couvrez la cage des perroquets, voulez-vous. Je préfère qu’ils se reposent maintenant et soient en verve tout à l’heure. Si seulement j’avais la possibilité d’en faire autant, hi hi hi ! Allons, approchez la voiture, ne faisons pas attendre cette belle salle Favart !

Bien sûr, parmi les spectateurs de ce soir, il y a aussi de vrais amoureux de l’opéra. Honneur insigne fait à la représentation, une grande dame de l’art lyrique a pris place dans la salle. Si mademoiselle Henriette Renoult a l’air d’une petite chose fragile, il ne faudrait pas trop s’y fier. Cette femme a fait la pluie et le beau temps dans les théâtres du monde entier. L’Opéra Garnier, Salzbourg, le Teatro alla Scala de Milan, la Fenice de Venise lui doivent leurs plus belles distributions. Les néophytes n’auront jamais entendu parler de son métier, les chanteurs ne jurent que par lui. Mademoiselle Renoult était professeure de rôles. Visage impénétrable, allure disons sévère sans que l’on sache si c’est le fait de la timidité ou d’un mauvais caractère, et une mise modeste seulement démentie par un vif éclat dans le regard. Encore faut il arriver à le croiser. La dame, mains posées sur les genoux, a l’air d’une momie. Autour d’elle, des amateurs bedonnants, partition à la main, des gueules cassées de la Grande Guerre qui viennent se nourrir de beauté, des familles pour qui cette sortie est une fête et des premières fois qui vaudront révélation, enfants fascinés par les dorures, commerçants impressionnés par l’importance du lieu, bourgeois que l’opéra ennuie mais qui persistent.
Ce n’est jamais que cela, un public, cet ensemble artificiel d’éléments disparates. Le père de famille, la tête farcie de soucis, voisine un vieux monsieur perclus d’arthrite, dont la femme pense au tricot dans son sac. Les musiciens font encore un foin épouvantable avec leurs instruments. Pendant qu’ils s’accordent, est-ce que ça gênerait qu’elle s’avance dans sa manche ? À côté d’eux, un docteur et son épouse, prise d’une soudaine quinte de toux. J’ai fini ma journée de travail, dit le mari sans trop sourire. Autant il apprécie d’écouter les bronchites au stéthoscope, autant les tousseurs de théâtre l’insupportent. Combien de somptueux si bémol détruits par une toux sèche ? Qu’ils prennent donc leur pâte pectorale avant de venir ! Oui, toi aussi, ma chérie, tu aurais dû. Derrière eux, des ouvriers occupent une moitié de rangée. Depuis deux semaines, ils tiennent sans relâche un piquet de grève et ont mérité de se détendre un peu. Rigoletto ? Le titre leur a plu, on verra bien. Problème, une élégante dans ses derniers éclats renâcle à s’asseoir à côté de leurs bleus de travail et s’en ouvre à l’ouvreuse.
— Mademoiselle, vous voyez ça comme moi, n’est-ce pas… Il doit bien vous rester une loge disponible pour les gens de mon rang !
Le regard de l’ouvreuse sourit, mais pas à son interlocutrice qui sent l’avantage lui échapper.
— Princesse Loupiac de Montratier.
Le nom à rallonge a claqué comme un coup de fouet. Était-ce une pointe de menace dans la voix ?
Peu importe.
— Les gens comme vous ne se sont pas tous fait couper la tête à Versailles ?
Témoins de l’échange, un député radical et son collègue communiste s’esclaffent. Un troisième député les accompagne, plus difficile à situer sur l’échiquier politique, celui-là, d’où l’invitation qui lui a été faite. L’homme est mélomane. L’opéra a servi d’appât, quand c’est le dîner d’après qui compte. Attablés dans un restaurant de la rue Taitbout, tous trois ont à parler sortie de crise, avenir du pays et alliances, espérons.
Chacun a sa raison d’être ici ce soir, des bonnes, des faiblardes, d’autres carrément mauvaises.
— Du moment qu’ils ont payé leur place, je me tamponne de savoir pourquoi ils sont là, marmonne Jean-Marie Gheusi.
C’est un directeur nerveux, monsieur Gheusi. Son visage poupon est moins jovial qu’à l’ordinaire, tirant même sur l’écarlate. En redingote de soirée, il est venu se poster à l’œilleton du rideau rouge pour regarder les retardataires finir de lui remplir sa salle. Plus un strapontin de libre ! Si seulement ça suffisait à remplir aussi les caisses… Mais non, ce théâtre est un gouffre. Toutes ses économies personnelles y sont passées sans avoir le moindre effet sur l’océan de dettes. Comment le comptable a t il appelé ces pertes ? Structurelles, voilà. La faute à des « pertes structurelles ». L’électricité, par exemple. Elle a tellement augmenté qu’on rêverait de revenir à l’éclairage à la bougie. Hélas, leur usage est interdit parce que trop dangereux pour les charpentes en bois. Dès lors, bien obligé de continuer à payer ces factures exorbitantes. Le loyer ? Une horreur. Il a quasiment triplé en deux ans. C’est la crise pour nous aussi, ont argué les propriétaires des murs. Peut-être est-ce vrai. Plus personne n’a les moyens de résister à autant d’inflation. Constat amer où niche un seul motif de consolation, ce n’est pas la gestion de Gheusi qui est en cause. Sous sa gouvernance, les coûts de production ont même été drastiquement réduits.
— Le public, on le garde ? Ou on renonce à ça aussi ?
Ce jour-là, l’assistant du directeur avait posé la question en plaisantant. Mais il était sérieux. À force de tout supprimer, allait on pouvoir continuer à proposer de beaux spectacles ? Évidemment, évidemment. À condition toutefois de renoncer pour cette saison au plaisir des créations.
La première de ce soir est le résultat de cette politique rigoureuse. Ce Rigoletto est la reprise d’une vieille mise en scène, qu’en plus de recycler on a sévèrement rognée. Finis les décors en dur, pas de terrasse d’où lancer les sérénades, pas de palais pour le duc de Mantoue, ni de taverne où casser de la vaisselle lors de l’assassinat de cette pauvre Gilda. Des toiles peintes, vieilles de quarante ans, vont devoir faire l’affaire. Et alors ? La mise en valeur du patrimoine ne fait elle pas partie des prestigieuses missions d’un directeur d’institution ? C’est en tout cas la formule pompeuse avec laquelle Jean-Marie Gheusi entend vendre sa reprise à la presse. Il ne dira rien de ses longues nuits d’insomnie passées à ruminer la situation. Soit on se faisait archéologue en s’en remettant au contenu de vieilles malles, soit on fermait boutique.
Ça a été vite vu.
Contre toute attente, le pari s’est révélé stimulant. Les sous-sols poussiéreux de l’Opéra-Comique recèlent de ces trésors ! Des mètres et des mètres d’étagères où des cahiers de cuir noir, tous identiques, contiennent, décrites par le menu, d’anciennes mises en scène du répertoire. En choisir une et s’y conformer permettait de réduire drastiquement les heures de répétition. Inutile de perdre son temps à chercher ce que d’autres ont déjà trouvé, n’est-ce pas ? Sauf qu’aucun metteur en scène de renom n’a goûté le marché. À la vue des cahiers, tous ont renâclé. Comment osait on les prendre pour de simples exécutants ? L’art, c’est au futur qu’ils le conjuguaient, et blablabla. Aucun n’acceptait ? Eh bien tant mieux. Cela dispenserait d’en engager un. En lieu et place, des emplois d’assistants et d’adjoints peu coûteux ont fleuri. Ces bonnes volontés se voyaient offrir une précieuse première chance. D’ici trois heures, nous saurons si cet esprit intrépide a tourné à l’avantage du spectacle. Pourquoi pas ? Il regorge d’idées techniques innovantes, toutes obtenues gratuitement grâce au coup de main malin d’ingénieurs imberbes. Si leurs machines fonctionnent correctement, si personne ne se blesse, bref si tout roule, le public sera peut-être épaté.
Reste qu’il faut que ça chante bien.
Les voix, voilà le vrai problème. Les belles sont si difficiles à trouver. Surtout quand on n’a pas de quoi payer des cachets astronomiques. Pire encore s’il s’agit de Verdi. Tout génie qu’il était, ce monsieur s’est soucié comme d’une guigne de faciliter la tâche des chanteurs. Où avait il la tête en écrivant ses partitions démoniaques ? Il n’a pas été plus indulgent vis-à-vis du sommeil des directeurs de théâtre. Alors pourquoi le programmer si ça complique à ce point la vie de tout le monde ? Parce que c’est beau, tout simplement.
Gheusi a cherché son Rigoletto partout. Dans la maison, personne n’était à même de relever le gant. Il a fallu regarder hors de la troupe. Gheusi a lancé des offensives. Il est allé jusqu’à flatter pour convaincre. Rien, aucune grande voix n’a accepté de rejoindre sa distribution. Oh, ils l’ont dit très poliment. Cela aurait été avec un immense plaisir si je n’étais hélas déjà retenu ailleurs. Faux-jeton ! Refuser un Verdi salle Favart pour une histoire de sous, quelle honte ! Pauvre art lyrique. Messieurs les chanteurs, avez-vous conscience qu’il existe d’autres maîtres que l’argent ? Oui, la passion par exemple. Ah, c’est parce que le rôle vous fait peur ? Mais peur de quoi ? De la puissance des sentiments ? De ne pas être de taille ? De faire un couac ? Seule la mort a les moyens de faire peur, et même elle n’empêche pas de vivre. Gheusi a ainsi sermonné à qui mieux mieux des heures durant. Il s’est emporté, en vain, avant de prendre la seule décision qu’il avait les moyens de prendre. Parier sur la jeunesse.
Ce soir, le baryton qui s’essaye au rôle-titre a moins de trente ans. Parcours académique sans faute, conservatoire consciencieux, beau timbre. Mais il y a un mais. Le jeune chanteur a peu de vie au compteur et le destin de Rigoletto est d’une telle épaisseur… Infirme de naissance, intelligent et langue de vipère, c’est aussi un père aimant, prêt à tout pour protéger l’honneur de sa fille. Il est entré comme bouffon au service du duc de Mantoue, un libertin sans scrupules. Au vu de leurs qualités respectives, ces deux-là voient sans surprise leurs ennemis se multiplier. Rigoletto s’en moque et se croit de taille à tous les défier. Il contribuera au contraire à ourdir la pire malédiction qui soit, puisque sa propre fille en sera victime. À la fin de l’acte III, quand Rigoletto recueille le dernier souffle de son enfant, son cri de désespoir est écrit pour vriller les tripes. Le rôle se gagne sur ces trois mesures. On se fiche, en cet instant, que le chanteur réussisse les notes ! C’est l’homme qu’on doit entendre, et on le veut déchirant. Merci du cadeau, monsieur Verdi. Cette fois encore, le compositeur de Busseto n’aura pas lésiné sur la noirceur. Il a demandé à Piave, son meilleur librettiste, de mâtiner Le roi s’amuse de Victor Hugo d’une fatalité toute shakespearienne. Gheusi le sait, le résultat est intraitable pour les voix. Finie l’ancienne façon d’alterner airs et récitatifs, ici tout se fond dans un même coulé. Il y faut un souffle et une musicalité hors norme, qui ne doivent pas céder le moindre pouce de terrain à l’intensité des émotions. Une gageure.
En ce moment, en coulisses, il y a un gamin qui tremble. Personne ne le lui a dit, espérons qu’il l’ignore, en plus d’un rôle écrasant à tenir, il a le destin de l’Opéra-Comique entre les mains. Si la voix tient le choc, si le jeunot se transcende et livre une composition véhémente, le pari est gagné. Dans le cas contraire, la salle est pleine de critiques et de vautours qui verront avec extase s’écrouler l’édifice. Gheusi l’a encore vérifié en les accueillant en personne dans le hall.
Tout sonnait faux. La plaie que ces femmes trop bien mariées qui se croient au Derby de Chantilly et rivalisent de chapeaux à plumes. Gheusi s’est entendu les féliciter de leur élégance, alors qu’il était taraudé par l’envie d’envoyer tout ça au vestiaire. Il a ouvert les bras devant les journalistes en feignant la surprise et distribué avec générosité du cher ami, quel bonheur de vous voir. Un soir de première, passer de la pommade est une obligation, y compris dans le dos de glaçons notoires. Quel soulagement quand la sonnerie battant rappel a mis un terme à tout ce cirque. Les vautours redevenus moineaux se sont envolés vers la salle. La horde se faisait nuée, le directeur était sauvé. Momentanément du moins.
C’est à l’entracte que se prendra la vraie température. Si on lui sourit mais de loin, comme s’il était contagieux, il saura que c’est fichu. Rares articles de journaux à paraître, tous confiés à des stagiaires. Éreinter n’exige ni beaucoup de connaissances ni grand talent. Pour des petits jeunes, c’est l’occasion rêvée de se faire les griffes. Résultat, Rigoletto se jouera cinq fois à peine devant des moitiés de salle. Trois petits fours et puis s’en vont. Si au contraire on accourt vers lui, si poitrails et pupilles brillent, si les hautes compétences opinent du chef au ralenti en croisant son regard, Gheusi le sait, Gheusi en rêve, son spectacle tiendra longtemps l’affiche.
Les trois coups.
Il est l’heure.
La salle s’éteint.
Des raclements de gorge la parcourent. Les spectateurs s’offrent une dernière toux avant de faire silence.
Presque nuit noire.
Temps.
Pas vide.
Devenue rectangle de lumière, la fosse d’orchestre captive. Les violonistes ont posé leurs archets. Les musiciens demeurent stoïques près de leur instrument muet. Tant d’immobilité attire le regard. Il ne se passe rien et c’est fascinant. Le suspense monte.
À cet instant, et du pas vif de celui qui sait son prestige, le chef fait son entrée.
La salle se met à applaudir. Catastrophe ! Ils ont les mains molles, note Gheusi, qui soudain se sent mal. Lui rêvait d’une clameur. Il voulait un engouement à même de faire oublier l’orage dehors, le nazisme au loin et ces tonnes de factures à payer. On n’y est pas. Il faut rester sur terre.
La baguette du chef tapote à deux reprises le pupitre. Puis se fige le temps d’un silence si précaire qu’on n’entend que lui.
Une paume s’élève, l’autre s’écarte.
Bam !
Ouverture !
Le lever de rideau à la française dévoile le décor en un mouvement conjoint de bas en haut, de gauche à droite, qui drape et plisse à qui mieux mieux, tandis que la salle se gonfle de musique. Gheusi frémit dès les premières notes, le thème de la malédiction, idée fixe de cet opéra, n’étant pas fait pour arranger son humeur. Chacun est capable d’entendre la tension extrême de ce prélude. Gheusi, lui, la comprend. Plus que quelques minutes avant de savoir si Rigoletto est en voix. Il y a d’abord l’entrée du duc de Mantoue. Quelques vers de présentation, le salopard dans toutes ses œuvres qui raconte à un courtisan avoir séduit une vierge à l’église. Euh vierge, c’est-à dire qu’elle ne l’est plus depuis qu’il lui a rendu quelques visites nocturnes. L’air est joyeux. Le duc a désormais des vues sur la femme du comte de Ceprano. Rien ne vous arrête, s’enthousiasme Borsa, un petit courtisan doté de quelques répliques en accord avec sa fonction. La salle réagit. Une modification infime mais Gheusi connaît son public, quelque chose se passe. Est-ce une condamnation du cynisme de Mantoue ? Une protestation contre sa misogynie ? Peu probable. L’écho d’un énième scandale de mœurs qui aurait enflammé les gazettes pendant que le directeur avait le dos tourné, la tête trop à son spectacle ? Stop, retenez votre respiration, c’est maintenant ! Apparition de Rigoletto. Bon sang, une attaque franche, déjà des nuances dans le médium, oh, quel soulagement ! Mais Gheusi, à cet instant, a l’impression étrange d’être le seul à écouter. Quelque chose cloche. Toutes les têtes restent tournées vers Mantoue. Même pas, c’est Borsa qui les attire, le petit courtisan. Mademoiselle Renoult avait tenu à ce qu’on distribue son élève dans le rôle. Où et comment a-t elle découvert ce tout jeune ténor, Gheusi ne s’en souvient pas. Ce qu’elle lui avait raconté était un peu long, il n’avait pas écouté dans le détail. De toute façon, il dirait oui. Quand on connaît l’histoire de l’art lyrique, on ne refuse rien à Henriette Renoult.
— Confiez-lui Borsa. Vous ne le regretterez pas.
En acceptant, Gheusi savait que c’était à Mademoiselle qu’il confiait la partition. Ce n’était pas prendre un gros risque. Mademoiselle Renoult a été la meilleure préparatrice de rôles de France. Non, du monde. Seul le Metropolitan Opera de New York ne l’a pas employée. Il est vrai qu’ils ont tout ce qu’il leur faut sur place. Il se raconte aussi que dès les premiers contacts, Mademoiselle aurait opposé un refus catégorique à l’idée d’une traversée de l’Atlantique en paquebot. C’était aux chanteurs de se déplacer, aurait elle martelé. Selon l’usage, on venait de loin pour bénéficier de ses leçons, de Russie, d’Argentine, d’Angleterre. Seuls de rares chanceux avaient la chance de jouer à domicile.
Henriette Renoult m’a tout appris, se plaît à répéter Georges Thill, l’immense ténor français de ce début de siècle.
— Allons, Georges ! Attendez que je sois morte pour me témoigner autant de gentillesse…
Rien n’y fait. Le grand monsieur aime rendre hommage à la grande dame, y compris dans son dos.
Plusieurs fois annoncé, repoussé autant de fois, le départ à la retraite de mademoiselle Renoult a été vécu comme un cataclysme par le métier. Ceux qui avaient tant appris auprès d’elle n’imaginaient pas devoir arrêter. Ceux qu’elle n’avait jamais acceptés comme élèves refusaient de renoncer à ses conseils avant d’en avoir bénéficié. Mais mademoiselle Renoult a tenu bon et a refusé toutes les sollicitations. Elle n’a fait qu’une exception, pour Georges d’ailleurs, une nuit qu’il a été pris d’angoisse. Je dois travailler, je dois travailler, hurlait il dans sa chambre. On aurait pu s’enquérir d’un médecin, c’est elle qu’on est allé prévenir. Arrivée en chemise de nuit, chaussons aux pieds, ses bigoudis encore sur la tête, elle a fait vocaliser le célèbre ténor jusqu’à ce qu’il s’endorme comme un bébé.
Mais dans les théâtres, non, on ne l’y voyait plus.
— Je n’ouvre plus une partition, affirmait elle.
Force est de constater que la grande habituée des fauteuils d’orchestre ne venait plus jamais s’y asseoir. Il y a trois mois, quand elle a humblement demandé à Gheusi de lui accorder un rendez-vous, il aurait dû se méfier. La légende des professeures de rôles n’aurait pas quitté sa tanière sans une très bonne raison.
Il l’a croisée tout à l’heure dans les coulisses. Comme à son habitude, elle ne payait pas de mine. Silhouette menue, mise simple, du rouge à lèvres mais pas de poudre, et ses yeux vifs. Tout, chez Mademoiselle, paraît très vieux, sauf son regard. Quand ils se sont salués, rien de particulier n’a été dit. Les cordialités de circonstances. J’espère sincèrement que ce Rigoletto vous plaira. Je n’en doute pas et me réjouis d’être là. Gheusi a beau chercher dans ses souvenirs, non, décidément rien dans les propos de Mademoiselle n’aurait pu, ou dû, l’alerter. Il lui semble maintenant que cette conversation a eu lieu il y a une éternité, quand la soirée s’annonçait encore bien. Du moins quand elle suivait son cours normal. Que s’est il passé depuis ? Quel sortilège a pu frapper ce spectacle pour que les dix répliques d’un inconnu suffisent à éclipser tous les efforts d’un bon Rigoletto ?
Des spectateurs penchés sur le programme tentent d’y déchiffrer un nom écrit en petits caractères. Ils y cherchent ce Borsa. Le directeur, de plus en plus médusé, les voit se murmurer leur nouveau secret à l’oreille. Nom de Dieu, relevez la tête, tous ! Écoutez-moi la beauté musicale des phrases de la comtesse ! Que nenni. Les jumelles de théâtre sont sorties de leurs étuis. Sont elles dirigées vers le ballet de vierges suspendues dans les airs ? Pensez-vous, pourquoi y prêter attention ?! Combien d’heures les Gadzarts ont ils trimé pour installer ce système de portage arrimé aux cintres ? Il fallait du leste, du gracieux, et surtout de la sécurité, un vrai casse-tête. Plus personne pour s’étonner du résultat. Tout cela est affreusement déroutant. Gheusi a beau rouler des yeux fous sur ses spectateurs indociles, il sait. Inutile de continuer à se fouetter les sangs, on ne peut rien contre la décision d’une salle. Adrien Vincourt pourra se démener tout ce qu’il voudra, l’attraction désormais est ailleurs. Gheusi voudrait bondir sur scène afin de féliciter son chanteur dont l’interprétation déchirante a peut-être à voir avec l’indifférence croissante de la salle à son égard. L’hypothèse a de quoi inquiéter. Si Vincourt se décourage et baisse de régime, le rôle sombre. Comment croire que le personnage accomplira son destin jusqu’au bout si celui qui l’incarne démissionne ? Pourvu qu’il ne lâche rien, pense Gheusi. S’il parvient à retourner le public en sa faveur, la soirée peut encore être sauvée. Ouf, sa scène finie, Borsa vient de nous débarrasser le plancher. Ça devrait aider.

À l’entracte, le directeur fonce trouver le chef de chant pour exiger des explications. Pourquoi ne l’a-t on pas averti du problème Borsa ? On se serait organisé en conséquence. Un charisme pareil exige d’être mis en valeur, sinon il se retourne contre le spectacle, on voit le résultat. Au lieu de subir, on aurait pu canaliser. Bref, Gheusi est furieux de ne pas avoir été prévenu. Aurait il su ce qui se tramait qu’il aurait modifié la distribution. Que fait une voix pareille enfermée dans un si petit rôle ? Eh bien… Ma foi… Personne n’a de réponse convaincante à lui fournir. L’énergumène fait ses débuts, c’est tout ce qu’on sait. Ah, aussi qu’il est italien. Mademoiselle Renoult a fait savoir qu’elle tenait à préparer elle-même son chanteur et tout le monde a pensé que cela avait été vu avec la direction. Ce Borsa… Tiens, son vrai nom leur échappe. Borsa n’est venu que deux fois aux répétitions, seulement pour la mise en scène. Il a trouvé ses déplacements, fixé ses places et non, rien d’autre à signaler.
C’est donc mademoiselle Renoult qui a tout manigancé.
Elle a caché son prodige jusqu’au soir de la première, et vlan !
Maintenant, tout Paris sait.
Gheusi hésite à aller la trouver pour la sommer de s’expliquer, se ravise, songe alors à filer dans les loges féliciter le grand gagnant de la soirée. D’autres s’en chargent sûrement déjà… À moins qu’ils ne soient en train de l’étriper. Quoique, à bien y réfléchir, qu’a-t on de si grave à lui reprocher ? Ce garçon fait son métier mieux que les autres, est-ce un crime ?

Le dernier acte se passe sans incident notable, ni franche amélioration. L’ensemble continue d’être déséquilibré. La salle s’enthousiasme à chacune des apparitions de Borsa, qui sont malheureusement rares et fugaces. Maintenant, Gheusi a hâte qu’on en termine. Il a trouvé quoi exiger de mademoiselle Renoult, toute mademoiselle Renoult qu’elle soit. Elle lui doit réparation.
Peu avant la fin de la représentation, le directeur rejoint les coulisses côté cour, où se tiennent les chefs de pupitre. C’est la tradition de venir y accueillir les chanteurs à leur dernière sortie de scène. Tiens donc, regardez-moi qui est là. Mademoiselle… Un long regard s’échange, sans besoin d’autre commentaire. Tous deux connaissent suffisamment le métier pour savoir ce à quoi ils viennent d’assister. Debout l’un à côté de l’autre, très silencieux, ils observent la troupe s’incliner devant le public. Le salut est un élément de jeu travaillé en répétition, à l’instar du reste de la mise en scène. D’abord en rang d’oignon, main dans la main, les visages encore marqués par l’effort. Puis les chanteurs disparaissent en courant par le fond du décor, avant de revenir à tour de rôle, par importance croissante.
— Je veux la priorité sur tous les autres théâtres pour trois soirées avec lui. Vous me les devez.
— Je ne vous dois rien du tout. Mais vous aurez vos trois représentations.
Le nom de l’intéressé n’a pas été précisé. Inutile, n’est-ce pas. Le directeur et mademoiselle Renoult se sont parlé sans se regarder, en continuant d’applaudir. Le calme de la vieille dame est impressionnant. Elle ne manifeste pas plus d’émotion quand son poulain se présente seul à l’avant-scène. Si les artistes précédents ont bien été applaudis, lui est ovationné. Des bravos fusent, quelques hourras, la salle vibre à l’unisson. Les spectateurs étaient des particules éclatées, les voilà bloc. Heureux surtout, constate Gheusi, qui maintenant l’est aussi. Il en est certain, le succès est assuré. Son théâtre est sauvé ! Non, comme espéré, grâce aux prouesses du rôle-titre, mais parce qu’une météorite vient de crever le plafond.
Un événement rare, totalement imprévisible et pourtant écrit, la naissance d’une vedette.
C’est alors que Gheusi le voit, ce Borsa, se tourner dans leur direction en cherchant à discerner quelque chose dans l’obscurité des coulisses, plus vraisemblablement quelqu’un. Dans son regard, l’incrédulité d’être à ce point célébré et, sous le bonheur, une chose étrange. De la panique ? Ce jeune homme en train de recevoir son premier hommage, à quoi pense-t il ? Au lieu de se tenir face au public, de le gratifier d’une révérence, il s’en détourne. Il le fuit. Oh, l’espace de trois secondes, ce n’est pas un affront. Mais dans cette volte, une urgence se lit. Mademoiselle continue d’applaudir au même rythme, une esquisse de sourire apparue sur les lèvres. Gheusi alors comprend. L’émotion éperdue dans le regard du jeune homme n’est autre que de la reconnaissance. En un instant pareil, beaucoup oublieraient qui ils sont, d’où ils viennent, grâce à qui. Lui vient de s’en souvenir. D’où le besoin impérieux de partager avec son professeur de rôle les vivats qu’elle a rendus possibles.
Cette dame, on la connaît. On sait ce dont elle est capable.
Mais lui, bon sang, d’où sort il ?

Village de San Giorgio, province de Naples,
11 février 1912
Il n’y a évidemment pas l’électricité dans la grange, ni l’eau courante, et pas de mari non plus. À quoi servirait un bonhomme près de cette couche en paille ? Sans mentionner l’inconvenance d’une présence masculine dans un moment pareil. Pas sa place. De toute façon, la question ne se pose pas. Personne n’a épousé Musetta. Elle est pourtant bien là, à espérer que ça lui naisse d’entre les cuisses d’une minute à l’autre. Debout, bras levés au-dessus de la tête pour attraper la travée de bois, elle pousse par à-coups violents.
Voilà ce qui arrive aux filles placées dans une maison sans qu’on leur ait tout expliqué. Non, idiot de dire ça. Seraient elles prévenues qu’aucune ne parviendrait davantage à s’opposer au maître de céans si lui voulait que ça arrive. Informé du fruit de ses œuvres, le signore di Costanzo s’est montré magnanime. Il lui aurait été si simple de congédier la petite bonne. Il s’est contenté de demander qu’on la lui éloigne du regard. De toute façon, avec son ventre difforme, elle faisait moins envie, sans parler de la signora qui pouvait prendre ombrage de l’affaire. Après la délivrance, on verra si la reprendre à demeure. Encore faudrait il qu’elle ne soit pas trop abîmée.
Musetta se fiche de ces histoires, tout occupée qu’elle est à avoir très mal. De loin les pires douleurs qu’elle ait jamais dû supporter. Dès la prochaine accalmie, elle tentera de s’accroupir. Les poules donnent l’impression de pondre si tranquillement, c’est peut-être la position appropriée ? La matrone conseille plutôt de continuer à se suspendre. Ah non, Musetta n’en peut plus. Elle a besoin de rabaisser ses bras. À force de supporter son poids, ses épaules lui font aussi mal que son ventre. À quoi bon souffrir de là, c’est pas par les épaules qu’il sortira. Musetta sait qu’elle ne doit pas se plaindre de la douleur. Face à Dieu, elle n’est pas en position de discuter. Elle a réussi à s’arrêter juste avant de blasphémer, seulement murmuré qu’elle serait mieux à quatre pattes.
— Lâche la poutre, ma fille, concède la vieille. On n’est plus loin, qu’elle ajoute.
Si les doigts de Musetta se desserrent, ils restent tout crochus, comme après qu’elle a battu le linge au lavoir, comme si elle tenait toujours le manche. Là, c’était une poutre, avec ses ongles enfoncés dedans pour ne pas se laisser aller à hurler. Tout doucement, Musetta rouvre la main et se retrouve à songer aux bougainvilliers. Un jour aussi, elle verra leurs fleurs éclore, comme vient de le faire sa main. Il y a forcément un moment où ça se passe. Le soir, à la lumière de la lune, on n’a que des boutons à constater. À l’aube, tout est devenu pétales. Musetta a guetté. Elle a essayé de rester devant la branche, heure après heure. Elle chantonnait, se disait qu’elle n’avait pas sommeil. Jamais elle n’a pu être témoin du moment fatidique. Sous ses yeux, il ne s’est jamais rien passé. Les fleurs ne veulent peut-être pas qu’on les voie naître ?
Changer de position lui a fait du bien. Pas très longtemps, mais c’était bienvenu. On redevient un peu humain. Plus à montrer le blanc de ses yeux autant que la peau de ses jambes, à murmurer avec de la salive qui coule qu’une vie ne devrait pas commencer dans tant de souffrances, pas à ce point. Dieu ne peut vouloir ça pour personne. Oh fichtre, ce que ça fait mal quand ça recommence déjà !
Tout à coup, Musetta n’a plus envie qu’il sorte. Ça fait pourtant des semaines qu’ils s’impatientent tous les deux. Elle, du fait d’une lourdeur qui n’aide pas au travail, lui, comme une pouliche qui refuserait le licol. Ça vient de changer. Musetta ne veut plus. Pas une histoire de passage trop étroit, pas à cause des douleurs. Elle l’aime, son enfant, d’un amour qui vient encore de grandir. C’est précisément le problème. Le mettre au monde, c’est renoncer à l’avoir à l’intérieur, c’est la tristesse soudaine de devoir s’en séparer. La promesse qu’on lui a faite de le garder auprès d’elle ne l’apaise en rien. Ce sera différent, elle vient de le comprendre. Il ne sera plus à ruer depuis le chaud de ses entrailles, avec elle qui se cache pour lui chanter des berceuses, la main posée sur l’arrondi du ventre, comme une folle sauf que Musetta devine qu’elle n’est pas folle du tout. Elle confierait même avoir déjà parlé à son petit, si elle pensait que ces choses s’avouaient. Une nuit, elle lui a annoncé son prénom, juste chuchoté, Elio, le plus beau nom au monde, personne pour en porter de pareil à des lieues à la ronde. Elle a même demandé au père Gildo de le lui faire voir en écriture. Des traits, un rond, un point, tout un destin de chrétien. Il faudra d’ailleurs baptiser cet enfant, le père Gildo avait dit. Il y veillerait. Puis d’ajouter quelque chose. Et si ça se trouvait être une fille, avait il demandé, est-ce qu’il y avait un prénom de rechange en cas de malheur ?
— Ah non, c’est un fils, devait rétorquer Musetta.
Certaine.
Brebis égarée d’accord, mais pas à ce point. Elle sait tout de même à qui elle parle quand elle parle à son ventre. D’ailleurs, songe-t elle à présent, personne dans la grange n’est encore prévenu de la bonne nouvelle.
— È maschio ! C’est un garçon, leur annonce-t elle pour donner courage à tout le monde.
La matrone occupée à fondre de la cire lui tournait le dos et reçoit ça pire qu’un coup de sabot. Toutes ces années à aider, combien, deux cents, trois cents naissances, et Dieu lui est témoin qu’elle n’a jamais raté la moindre sortie. D’un regard de défi, elle scrute la paille avant de se précipiter la fouiller de ses mains. Où qu’il sera ? Les deux commères occupées à tisonner le feu sous la marmite d’eau chaude ont figé leurs gestes. Un garçon, tant mieux, des soucis en moins, pense l’une. C’est allé vite, se dit l’autre.
Musetta a réussi à faire reposer son giron sur un petit banc, mains et genoux au sol, les fesses en l’air, avec la matrone venue derrière lui relever les jupons. La vieille doit finir d’inspecter, voir clair. Rien ramassé dans la paille, bah là non plus. C’est bien ce qu’il lui semblait. On n’est pas loin, mais on n’y est pas. C’est par superstition que Musetta aura évoqué un garçon. Pour conjurer. Ah mais il ne faut pas céder aux impatiences de la délivrance, ni tenter le sort. Elle doit s’en tenir aux choses vraies, Musetta. Revenir à la raison.
— Tullia, amène-nous la ceinture de la Vierge !
Bon, que la Vierge ait réellement porté ce bout d’étoffe n’est pas une certitude. On fait un peu semblant. Il se chuchote que Sa Sainteté le pape l’aurait béni, ou du moins l’évêque Prisco. L’évêque Prisco, c’est sûr. La vieille en témoigne, grâce à la ceinture, les mères sont plus calmes et il leur naît moins de filles.
Tullia, aussi maigre que la matrone est grasse, est sa nièce, ici en formation. Si ça ne tenait qu’à elle, Tullia travaillerait aux champs comme tout le monde. Tout irait mieux pour elle. Quel piège, la naissance. Sa tante dit que l’honneur d’être mère-mitaine doit rester dans la famille. Que ce ne serait pas une charge, mais un privilège. Ah oui, et voir les femmes se tordre comme des couleuvres en suppliant aussi ? De toute son âme, Tullia déteste être là. Aujourd’hui plus encore que les autres fois. Parce que ce n’est pas n’importe qui en train de souffrir, c’est Musetta, sa grande amie. Depuis son entrée dans la grange, Tullia garde le regard obstinément rivé sur l’eau mise à bouillir. Elle a commencé par déplier les linges, avant de les replier. Si l’utilité de la manœuvre est loin d’être prouvée, elle a au moins le mérite d’occuper. Alors que leur apporter la ceinture de la Vierge, c’est devoir s’approcher de la douleur, qui aurait envie de ça ? Dos de Musetta qui se creuse sous chaque poussée, les yeux clos, ses fesses à vue… À la rivière, jamais elles ne produisent cet effet-là, vu qu’on y va pour la toilette. Musetta n’est jamais la dernière pour faire entendre ses rires et Tullia donnerait cher, en cet instant, pour se les remettre dans l’oreille, au lieu de ses affreux gémissements.
Le bout d’étoffe de la Vierge n’a pas le temps d’être noué autour de son ventre que son corps se crispe à nouveau. Un hurlement déchire l’obscurité. Jusque-là, les vaches s’étaient fait oublier et fourrageaient tranquillement leur foin sans s’occuper du reste. Avec ce cri, c’en est trop. Les trois partent à meugler en raclant du sabot, faudrait pas que l’inquiétude leur fasse tourner le lait. On irait ailleurs si on avait meilleur endroit pour aider au travail, mais rien de tel que la chaleur des bêtes pour accueillir un petit.
Attention à ne pas se laisser distraire. La main de la matrone vient de rencontrer le rond humide d’un crâne. Tullia, mes linges ! Pousse, on dit à Musetta. Elle chie, ça braille dans toute l’étable, des mots qu’on n’entendra jamais ailleurs, de ceux qu’on a honte de connaître. Les doigts experts écartent les chairs pour attraper le minuscule menton. Il s’agit ensuite de freiner la tête, avant qu’elle ne force comme un bélier. À ce stade, les cris des mères ne sont plus utiles. Une fois la tête passée, le pire l’est aussi. À peine Musetta a-t elle senti un mieux qu’elle s’est tue, avec même un début de sourire sur le visage. Une première épaule se dégage, puis l’autre. Du sang s’écoule de la déchirure. Tullia, mon matériel à recoudre !
Le reste du corps glissera tout seul.
— Ce qu’il est gros ! s’extasie la matrone.
Mâle, comme l’avait annoncé Musetta, sain et bien gras. Seigneur, voici le dernier-né de Vos enfants. Oh, ces cris qu’il pousse ! Quel gaillard ! Devra pourtant attendre pour boire. La vieille saisit sa paire de ciseaux et sectionne le cordon d’un coup sec. Puis elle se rince les mains à l’eau chaude avant d’aller chercher la poche nichée au fond du ventre de la mère. Une livre de mou qu’on donne ensuite aux chiens, c’est la coutume.

Le petit est emmailloté de langes et bercé par Tullia dont les yeux se sont emplis de larmes. Qu’on pense un peu, le fils de Musetta ! Une émotion à faire oublier les heures d’avant, presque un début d’amour pour le métier. Elle se tourne vers son amie, mais la maman épuisée garde maintenant les yeux clos, avec une expression sur le visage qu’on ne lui a jamais vue. Une lumière différente et un sourire tellement doux qu’il vous viendrait l’envie de l’embrasser. Sans penser à mal, hein. Juste pour découvrir le goût qu’il a, ce bonheur.
— La vie est belle, hein, ma Tullia, murmure à cet instant Musetta.
Comme si elle avait deviné le regard posé sur elle.
— Très.
— Qu’est-ce qu’elle est belle, continue de répéter Musetta.

Deux lavements de suite, trois points de suture, la paille nettoyée. La vieille en a enfin fini. La mère repose sous des épaisseurs de couvertures, avec son nourrisson dont elle embrasse longuement le front.
— Amore… Amore…
Musetta n’a jamais dit ça à personne. Première fois qu’elle éprouve une sensation pareille. Elle se sent reine. Pour sûr, une vraie ne serait pas plus heureuse. Des bonheurs, Musetta en a pourtant connu. Tenez, la saison des citrons à Amalfi. Il y avait toute la famille à l’époque, on cueillait les fruits ensemble, saouls d’odeurs et sans fatigue. Depuis le haut d’une colline en restanque, Musetta avait découvert la mer. Qu’est-ce que c’est que cette beauté ? avait elle demandé à son père. Puis on était resté admirer de loin cette création du Seigneur. Il y a aussi eu Giuseppe et ses yeux couleur de noisette. Les promenades avec lui, sa gentillesse de cœur, les histoires amusantes qu’il racontait. Il savait les choses, Giuseppe. Pourquoi a t il fallu qu’ils l’envoient combattre en Afrique, si loin et tellement jeune… Pas malin d’avoir repensé à lui. Pas trop grave non plus. Plus rien n’est grave depuis que Musetta a son bébé au sein, son tout-petit qui tète en la fixant du regard.
Cet enfant apprendra à lire et aussi à écrire. Si le village rechigne, très simple, ils le quitteront. Ils iront vivre ailleurs, près d’une école s’il le faut. Être mère rend plus fragile, mais donne de la force. Son fils aussi en aura. Elle lui apprendra à faire provision de bonheur, lui montrera comment arranger ça en lui. Ils n’oublieront pas de rendre grâce au Seigneur de leur chance d’être à deux. Pour l’instant, c’est observer chaque millimètre de sa peau, la courbure de ses ongles, les longs cils, vraiment longs, et son air de vieillard fripé. Elle ne parlerait pas d’innocence, pas encore, plutôt d’un grand sérieux. Ce qu’elle espère pour son enfant n’en finit plus d’envahir sa tête. Musetta voit grand pour son petit.
— Tu seras quelqu’un, lui murmure-t elle.

Pendant la nuit, la maman fait un rêve. On fait du mal à son enfant, il lui est arraché, son ventre la brûle. Elle croit qu’elle hurle.

Peu avant l’aube, la vieille se lève avec lenteur. Tullia a veillé au feu et remis par deux fois du bois dans l’âtre. Il fait bon dans la grange. Les gestes de la matrone pour préparer le lavement sont calmes, précis, identiques pour chaque naissance. Emplir la poire d’eau bouillie, attendre que ça refroidisse avant de l’administrer. Quand elle s’approche de Musetta et secoue doucement son épaule pour la réveiller, c’est immédiat. Elle comprend à l’instant. Sa peau est trop… La peau est glacée. Non, en fait elle ne comprend pas. Quand ces malheurs arrivent, d’ordinaire on les voit s’approcher. Cette fois, on n’a rien su. Il n’y a rien eu. Comment est-ce arrivé ? La fièvre l’aura prise ? Pitié, pas Musetta ! Pas leur petite Musetta ! À la lueur de la bougie, la vieille femme constate. Les lèvres devenues blanches, les yeux ouverts, le regard fixe. Elle voudrait parvenir à soulever les couvertures mais sa main tremble, énormément.
Autour des cuisses, il y a une mare de sang. La pauvre s’est vidée en silence, son bébé niché sous l’aisselle.
Il faut…
Il faut maintenant vérifier le petit.
Comment se résoudre à ce geste ?
La main va pour.
S’arrête.
La main a peur.
Dio Santo della Madonna, il est chaud !
Et dort, tranquillement lové contre sa mère.

Il y a Tullia qui ne peut y croire et reste tétanisée, incapable de parler. Il y a les fermes qui s’éveillent parce qu’on a brutalement cogné aux carreaux. Les hommes sur le pas de la porte qui mettent un temps, puis disent je vais chercher ma femme. Les percolateurs à café qui chauffaient dans les cuisines du castello et qu’on laisse déborder sans réagir. Il y a les pleureuses pour se précipiter dans la grange et celles dont les larmes n’arrivent même pas à couler à cause du choc. Il y a le père Gildo qui décide de faire sonner ses cloches et qui parle de Dieu, mais les ouailles ont du mal en cet instant avec Dieu. Il y a les vaches à faire sortir de la grange parce que ce n’est plus leur place. Bien sûr que c’est leur place. Non ! Il y a ces commencements de disputes, puis le silence qui revient après un regard vers la défunte. Il y a la matrone supposée faire la toilette de Musetta, parce qu’il se trouve que c’est elle aussi qui s’occupe de ces choses, le début de la vie comme la fin. Dans ce mélange d’agitation et de recueillement, il y a un bébé. Un bébé, qui d’un coup se met à hurler. Tous les visages se tournent vers lui. Tout le monde le regarde. Pas qu’on l’avait oublié. On préférait ne pas y penser.
Pauvre petit.
— Tullia, occupe-t’en.
Les yeux de Tullia s’agrandissent à l’extrême. Pourquoi moi, interrogent ils. Ne la forcez pas à ça, pitié. Oui, il pleure, mais… Avec prudence, presque répulsion, elle finit par le prendre dans ses bras. Pas le même bébé qu’hier, impossible de le calmer. Il crie à pleins poumons, le visage violacé par l’effort. Comment oser lui chanter des berceuses ? Il n’a plus de mère, ce n’est plus un enfant. Tullia ne sait pas quoi en faire. Dans la grange, les regards sont fixés sur eux. Les cris du petit incommodent, qui rappellent que sa mère n’est plus. On le voudrait plus discret. Honte de le penser, on le voudrait moins vivant. Ce n’est pas sa faute. Lui est né, Musetta est morte, faudra s’y faire. Quand même, il est bruyant. Le malheur a besoin de silence pour occuper tout l’espace. Minute, se dit Tullia, on devrait plutôt dire cela de la vie. Elle vient de penser à son amie. Son amie qui, depuis là où elle est, lui souffle une idée. Un pouce à glisser dans la bouche du bébé.
Ouf, le calme revient aussitôt.
L’enfant tète goulûment.
— Il avait juste faim, ce petit.
Évidemment.
Quelques secondes de répit, mais un calme précaire. Que lui donner à boire ? Le lait de vache le rendra malade, c’est trop tôt. Au village, personne n’allaite. Où trouver du surplus ? Il faudrait se rendre à l’hospice leur en demander. C’est là qu’enfantent les indigentes et aussi les filles-mères. Le village avait tenu à préserver Musetta de cet opprobre. Chacun sait qu’à l’hospice les fièvres puerpérales déciment les travées de lits. S’y rendre revient souvent à remettre sa vie entre les mains du Seigneur. En accord avec le père Gildo, la matrone avait proposé qu’on épargne à leur petite infortunée ces risques. Elle-même ferait œuvre chrétienne et l’accoucherait pour rien.
Difficile de lutter contre les remords, même s’ils sont ridicules. Quelle décision humaine peut infléchir un dessein divin ? Aucune. L’heure de Musetta avait sonné, voilà tout. Péché de vanité de penser qu’on serait de taille à modifier un destin. Il faut se le dire, et se le répéter, aller à l’hôpital n’aurait rien changé pour Musetta. Là-bas aussi, c’était la mort assurée, mais loin du village et seule.
S’y rendre ce matin rebute différemment mais rebute encore, même pour y chercher du lait.
Reste que le bébé commence à montrer de réelles impatiences face au pouce. Il ne se laissera plus abuser très longtemps.
La matrone prend à nouveau une décision. Il n’y a qu’elle pour oser. C’est bien le moins qu’on puisse faire, nourrir ce fils de Dieu. La vieille femme marche à pas lourds jusqu’à Musetta et s’agenouille. Elle se signe, un chapelet de paroles inaudibles débordant de ses lèvres. D’une main devenue lente, elle déboutonne la chemise de nuit de la morte, et découvre une poitrine pleine, toute gorgée. Son regard reste longuement collé sur la peau blanche du sein. Se relevant avec peine, plus vieille que jamais, la matrone revient près de Tullia et lui prend le bébé des bras.
Le brouhaha a totalement cessé. Il n’est plus question de rien. On a peur de comprendre.
La femme ramène l’enfant à sa mère.
Et l’approche de son sein.
La petite bouche avide n’est pas longue à trouver le téton.
Mère à l’enfant.
Ce tableau dans la grange.
Silence de plomb.
Autour d’un tenace bruit de succion.

Paris, 1935
Jean-Marie Gheusi traverse les avenues cossues du quartier de Passy en direction du pavillon de mademoiselle Renoult. Ou plutôt il y gambade, il sautille, il volette. Pensez donc, elle a tenu parole. Trois soirées avec Elio Leone en vedette ! Il paraît qu’en français son nom signifie Lion, comme l’animal. Pseudonyme ? Même pas ! En grosses lettres sur une affiche, ça vous pose un homme. Gheusi a déjà son idée pour le programme. Wagner évidemment, et peut-être Delibes qui marche fort en ce moment. Gageons que le Tout-Paris sera au rendez-vous, et où ça le rendez-vous ? Tadam ! À Favart ! S’il n’y a pas de quoi marcher de ce pas guilleret, alors quand ?
Mademoiselle Renoult aussi jubile. Gheusi pense faire la bonne affaire, alors que c’est elle qui mène la danse. Elle l’a décidé depuis belle lurette, la mise en lumière d’Elio doit se faire dans l’écrin de l’Opéra-Comique. L’acoustique y sera parfaite pour sa voix et mettra en valeur sa diction. Avoir gain de cause n’aura ensuite été qu’une amusante promenade de santé. Il a suffi de respecter les trois règles d’or. Savoir dès le début ce que l’on veut, ne jamais montrer ses cartes avant l’instant de faire tapis et donner à ces messieurs l’illusion que ce sont eux qui sont aux commandes.
Dans ce milieu, les promesses fusent facilement. Une première réussie soude instantanément les parties. En sortant de scène, on se le jure, on ne travaillera plus qu’ensemble ! Las, ces alliances professionnelles contractées dans la liesse et la dopamine survivent mal au retour du calme. La nuit raisonne. Au réveil, d’autres répétitions appellent, d’autres rencontres attendent.
Personne ne sera surpris d’apprendre que Mademoiselle est du genre à faire l’inverse. Promettre rarement, ensuite s’y tenir. C’est d’ailleurs parce qu’elle est une femme d’engagement qu’elle en contracte si peu. Savoir qu’elle voudra les honorer, de toutes ses forces et jusqu’au bout, l’oblige à bien y réfléchir avant. N’a-t elle pas tout d’abord catégoriquement refusé de prendre Elio sous son aile ?
Claquemurée chez elle depuis deux ans, elle distillait aux outrecuidants qui venaient l’y débusquer des « Je ne reçois plus ! » autoritaires. Jamais nom d’oiseau n’a fusé, qu’on n’aille pas non plus raconter n’importe quoi. Depuis qu’elle avait arrêté de travailler, la fatigue d’années professionnelles enchaînées sans la moindre minute de repos n’en finissait plus de lui tomber dessus. Il lui était aussi devenu impossible d’ignorer sa hanche douloureuse, pour n’évoquer que ces seuls avertissements physiologiques qu’on appelle l’âge.
L’usure des cartilages n’est pas seule en cause. Il y a aussi celle de l’Histoire. Ou de l’époque, si l’on préfère. Mademoiselle Renoult avait deux ans quand Napoléon III, sur un coup de tête de vieux schnock, livrait ses soldats à une guerre précipitée contre la Prusse. Elle est d’un autre temps. Vingt-six ans au début de l’affaire Dreyfus, trente-trois à la mort de Verdi en 1901, quarante-six quand cloches, tambours et tocsin ont sonné dans le pays la mobilisation générale qui allait lui voler son mari et son fils, le premier de pneumonie, le second dans les tranchées. Après des deuils pareils, qu’est-ce qui peut encore avoir du sens ? Normalement, pas grand-chose. Mademoiselle a eu la musique. C’est dire, en peu de mots, le respect dans lequel elle la tient.
Qui irait se douter que cette femme est tellement marquée au fer rouge ? Personne. La raison en est simple. Dans sa conversation, on ne trouve que des anecdotes de travail. Parfois, quelques évocations des grandes amitiés de sa vie, Debussy, Toscanini, ou Marthe Goduchon, connue à la communale et restée vivre dans leur Moselle natale. Jamais la moindre confidence. Rien d’intime, sauf à concerner la musique. Ils se comptent sur les doigts d’une main ceux qui pourraient deviner la turbulence d’émotions cachée derrière tant de sang-froid. Cela a pu encourager les erreurs de jugement sur son compte.
Florilège.
— Moi aussi je me sentirais détendu si je n’avais que ma petite personne à qui penser.
Amabilité prononcée par le directeur d’un conservatoire de musique.
— Vu le prix du pain, c’est une chance de n’avoir chez soi aucune bouche à nourrir.
Par une professeure de piano, mariée à un invalide de guerre, trois enfants.
— La concernant, l’image qui me vient à l’esprit est celle d’un reptile. Je dirais un serpent pour aller au plus simple. Pas un crotale. Juste une petite couleuvre de rivière à la dangerosité très surévaluée.
Propos d’un baryton en vue, qui préfère garder l’anonymat.
Des soupçons d’égoïsme et d’indifférence aux réalités sociales que Mademoiselle n’a jamais jugé bon de combattre. Qu’ils parlent, a-t elle pensé. Curieuse du tréfonds des âmes, elle admet l’être moins des soucis du quotidien, des petits sentiments ou des modes. Elle ne s’est pas recouverte de colliers de perles à la Belle Époque et ne nourrit aucune nostalgie pour les Années folles. Elle croise à l’occasion Chagall et Picasso, trempe ses lèvres dans un cocktail que lui tend Hemingway, converse avec Cocteau ou avec Germaine Beaumont. Alors oui, c’est passionnant. L’est-ce tellement plus que de passer la soirée le nez dans une partition de Fauré ? Ou dans Fidelio, l’unique opéra de Beethoven, un monument qui s’obstine à ne pas livrer tous ses secrets. Bref, ce mélange de curiosité et de sérieux, voilà depuis toujours son style.
Sauf qu’il y a deux ans, elle a eu la sensation d’un monde qui basculait. Un tournant, 1933. La France se voyait à son tour rattrapée par la crise de 29. La spéculation financière engloutissait les économies, les fins du mois arrivaient le quinze. Sans mentionner l’affreux charivari politique chez les voisins italiens et allemands. Pire chez eux que chez nous.
33 marquait aussi le cinquantenaire de la mort de Richard Wagner. On a parlé de monter Lohengrin à Paris, voire l’intégralité du Ring. Que n’avait on fait ! Aussitôt, les appels au boycott ont fusé. La question de l’œuf et de la poule s’est reposée. Était-ce le compositeur allemand qui avait inspiré Hitler ou bien le nouveau chancelier qui instrumentalisait son œuvre ? Plus un dîner en ville sans qu’on s’enflamme. « Wagner est un suppôt du nazisme », tonnaient les anti. « Sa musique est universelle », rétorquaient les pro. L’antisémitisme aussi, ajoutait quelqu’un. Devant les asperges, il se trouvait encore un ou deux naïfs pour souhaiter gentiment « dépolitiser tout ça ». Au rôti, une seule envie surnageait, s’en lancer des tranches à la figure. Quelle fatigue, soupirait Mademoiselle.
Selon elle, le « problème Wagner » a aussi de fâcheuses conséquences esthétiques. Parce qu’un génie n’a besoin de rien pour créer ses chefs-d’œuvre, ni d’autorisation ni de point de départ. C’est plus tard, avec les affidés, que les dégâts se feront jour. Oh, ça n’a pas raté. Les héritiers du maître sont restés accrochés à son mot d’ordre d’hypertrophie symphonique sans plus comprendre pourquoi. Sa démarche à lui avait été claire. Il en avait eu sa claque des chanteurs-cabots, ne supportait plus leurs trilles ridicules, les indigentes parures vocales et leurs bras en croix pour quémander l’acclamation du public. Dégoût. Avec ce talent pour l’invasion qu’il faut reconnaître à nos amis teutons, Wagner aura décidé de partir en croisade contre ces faux dieux. Cela leur ferait les pieds, s’était il dit. Ni une ni deux, divas et divi avaient été privés de solos et s’étaient vus relégués au rang d’instruments parmi d’autres. La symphonie prenait le pas sur eux, qui devraient désormais servir l’orchestre, non plus lui imposer leurs caprices et leur loi. Petit séjour au purgatoire, leçon d’humilité, ma foi, pourquoi pas ? On avait des raisons d’applaudir à l’idée. Si, mise en pratique, cela donne la Tétralogie, les applaudissements redoublent. Hélas, se plaint Mademoiselle, aujourd’hui seul subsiste le mot d’ordre d’un orchestre fort. Le génie a disparu, et avec lui tout texte intelligible.
Les plus fanatiques décrètent même l’émotion devenue chose vulgaire. Dans les productions actuelles, c’est bien simple, on n’entend plus les voix. Les chanteurs en sont réduits à hurler pour tenter de couvrir l’épopée symphonique. En conséquence de quoi on ne comprend plus un mot de ce qu’ils disent. Malheureux public qui doit endurer cela.
La sanction ne s’est pas fait attendre. Il est venu moins nombreux et c’est tout le château de cartes qui a commencé de s’écrouler. Devant la diminution des recettes, les directeurs de salle ont commencé à paniquer. Combien, à l’instar de Gheusi, se sont mis à alterner reprises fauchées des œuvres du répertoire, toujours les mêmes, et appels au secours lancés aux petits-neveux de Wagner, histoire d’être dans l’air du temps. Moyennant quoi, ce petit monde a tranquillement continué de creuser sa tombe. À cet égard, Mademoiselle n’est pas fâchée d’avoir sauté à temps d’un bateau qui prend l’eau.
Peut-être n’est elle plus objective, peut-être n’est elle pas juste. N’empêche, à son goût, les maisons d’opéra ne font plus assez cas de ces émotions qu’elle a passé sa vie à célébrer. Dans ce constat, elle a vu le signe que l’heure était venue de se retirer. Au lieu de sortir tous les soirs, elle s’est mise à dîner chez elle d’une pomme reinette pelée au couteau, d’un verre de pomerol et de lectures hors du temps. Un beau matin, elle a décidé d’appeler cela par son nom et s’est officiellement déclarée à la retraite.
Tout arrêter n’a pas été simple ni, puisqu’il faut être honnête, très agréable. Résolue à ce que le trou qu’elle laissait dans le métier se résorbe au plus vite, Mademoiselle a lesté sa décision de toute la dureté dont elle était capable. Un lac irradié par la chute d’une pierre finira tôt ou tard par se recomposer une surface lisse. Mademoiselle le savait, il en irait de même de son départ. Personne n’est irremplaçable, pas même elle, quoi qu’en disaient les flatteurs. Il suffisait de ne plus répondre aux sollicitations, d’ignorer les ponts d’or et, plus difficile, de redimensionner le vent de panique qui s’était, paraît il, mis à souffler dans les grandes boutiques. Toutes allaient vite se ressaisir, on finirait par oublier l’éminente professeure de rôles. S’y attendre et l’espérer n’en restait pas moins un exercice ingrat.
Ce n’est pas allé sans nostalgie. Surtout le soir, à l’heure où des flots humains envahissaient les boulevards pour s’acheminer vers les théâtres et qu’elle se savait trop fragile pour leur emboîter le pas. Celle qu’on surnommait « la prêtresse des coulisses », qu’on avait respectée et crainte, n’était pas prête à exposer son inutilité toute fraîche au beau milieu d’une salle. Un jour, elle paierait son ticket. Elle ferait la queue comme tout le monde à l’extérieur de l’Opéra avant de s’y asseoir en spectatrice anonyme. Un jour, oui, mais pas encore. C’était trop tôt. Elle préférait rester dans son salon, face à la maquette rouge et or de la salle du Teatro alla Scala de Milan, pour écouter ses souvenirs. Parfois, une larme coulait. Parfois, c’était un sourire. Soir après soir, de la musique plein la tête, elle s’en tenait à ce qui avait été décidé, quitter le métier.
Réussir l’arrêt de sa carrière était devenu plus important qu’aider celle des autres. Quel changement, quand on y pense, pour quelqu’un qui avait vécu dans le culte de la transmission ! Non que cette passion pour la pédagogie se fût imposée à elle en un jour, il y avait bien sûr eu des étapes.
La première, la plus douloureuse de toutes et la plus intelligente, avait été de renoncer à sa propre carrière de cantatrice. Elle aurait pu la poursuivre, sans doute pas au premier plan et ailleurs qu’à Garnier, mais elle aurait pu.
— Vous avez une très gentille voix, lui avait on dit lors d’une audition.
La morsure du compliment l’avait rendue malade. Littéralement. Après une nuit sans sommeil, elle s’était réveillée aphone. Plus le moindre son pour sortir de sa gorge et un désespoir qui s’était vite mué en colère. Non ! Elle n’était pas gentille, ne le serait jamais et refusait encore plus viscéralement que sa voix le soit. Parlez d’une insulte ! Si elle ne devait jamais devenir une Reine de la nuit d’anthologie ou une Violetta à se damner, mieux valait se taire. Ce qu’elle a fait. Cette décision a été l’acte fondateur de son futur métier. En quelque sorte, la première leçon qu’elle dispensait.
Un travail acharné et une volonté de fer peuvent produire une chanteuse à la carrière honorable, pas une grande chanteuse. Derrière chaque voix d’exception, il y a un talent inné. Un don. Oui, une différence existe, elle est même violente, entre ce que le travail produit et ce que le talent permet. Tous les efforts du monde ne remplaceront jamais ce quelque chose qui échoit à certains. Est-ce Dieu qui y préside ou seulement Dame Nature, Mademoiselle n’en sait rien. Ce dont elle est certaine lui vient de sa longue fréquentation des voix. Toutes requièrent un travail immense. Face à l’effort et à l’ascèse, il y a égalité. Ce n’est plus le cas dès lors qu’on considère le résultat. Certaines voix vous transpercent, quand d’autres ne paraissent que gentilles. Mademoiselle avait donc préféré tout miser sur des heures quotidiennes de piano, doublées d’un 1er prix de solfège dont elle n’a eu qu’à se féliciter depuis.
Quasi cinquante ans plus tard, elle patiente dans son salon, prête à préciser à Gheusi sa façon de voir les choses. Ce, dès son arrivée, sans même lui proposer une Suze. S’asseoir, il pourra. Il ne faut pas non plus humilier. Elle le sait, le nom du prodige italien flamboie. Si peu de gens l’ont entendu chanter, ils sont nombreux à en parler. Ainsi va le Tout-Paris, par fièvre, mode, emballement. Celui qui imaginerait la professeure s’en rengorger la sous-estime et sous-estime aussi son élève. Eux deux se fichent comme d’une guigne de l’effet qu’ils produisent sur les coteries. Eux pensent travail.

Gheusi peut en témoigner, il était aux premières loges. Elio Leone sortait alors de scène. Le public de Rigoletto venait de le porter aux nues et lui, au lieu de jouir de son triomphe, râlait à cause d’un aperto-coperto raté. Il prétendait avoir décalé d’un demi-temps son passage en voix de tête quelque part dans le deuxième acte. Toujours la faute du même son, un « tu » récalcitrant sur lequel il n’en finit pas de buter. Les spectateurs étaient encore dans la salle, certains continuant d’applaudir, et d’applaudir Borsa, ça, tout le monde l’avait compris. Quoique non, pas tout le monde. Le principal intéressé était bien trop occupé à pester contre lui-même. Qu’a fait Mademoiselle ? Souri ? Minoré ? Diversion ? Du tout. Elle n’a pas démenti son chanteur. Elle ne l’a pas rassuré. Elle a dit oui, en effet, c’est une difficulté sur laquelle il nous faut continuer de travailler. Gheusi en était resté comme deux ronds de flan. La machine à catapulte venait d’installer le prodige dans un halo de lumière et lui se minait pour un souci technique qu’ils étaient deux au monde à avoir entendu. Monsieur Théodore Caron est arrivé à ce moment-là, Rouché et Dubois également, qui prédisaient au jeune ténor un avenir prestigieux. Borsa s’était mis à leur sourire, l’air un peu distrait. Tout le temps qu’allaient durer leurs compliments, Gheusi l’a vu continuer de communiquer sans mot avec Mademoiselle. Cette histoire de voix de tête retardée les turlupinait vraiment.
Un grand classique que ces ténors bourreaux de travail, surtout aux prémices d’une carrière. Sans zèle ni discipline de fer, ils n’en seraient jamais arrivés là et ne s’y maintiendraient pas longtemps. Un baryton a l’avantage de chanter dans la tessiture de sa voix parlée. De bonnes dispositions physiologiques, un talent naturel peuvent suffire. Pour la voix de ténor, c’est une autre paire de manches. Seules des heures et des heures de labeur acharné permettront de la débusquer. Elle n’a été déposée dans aucun gosier. Elle n’existe pas par naissance. Il faut se la fabriquer. Pire, il faut la mériter. Pour un garçon, il existera des mariages plus affriolants que de lier sa vie à d’aussi opiniâtres efforts. Mais voilà, certains y vont. D’où cette apparence de vieillards pinailleurs qu’ont souvent les ténors. Éternelles écharpes, hantise du froid ou de la fumée sur la gorge, jamais au grand jamais d’alcool fort, obsession du manger sain et du coucher tôt, rapports sexuels fréquents mais rapides et toujours à distance des spectacles car notoirement dispendieux en influx nerveux. Oui, l’ensemble manque de poésie, et non, ça ne ressemble pas à un rêve de jeunesse. Et alors ? Être Aristide Briand ne devait pas être drôle tous les jours. Or, combien de parlementaires se sont échinés à lui ravir sa place ? Idem pour la vie de ténor. Les sacrifices requis ne font pas rêver, mais les salves d’applaudissements, si. Prenons un exemple récent, toutes les familles viennent de connaître ça. Le cousin ne va pas à la guerre. Les tranchées, très peu pour lui, il se débrouille pour y couper. Chacun s’arrange avec sa conscience, ce cousin fait bien ce qu’il veut. On attendra tout de même de lui qu’il ne fasse pas la tête lors des repas de famille en s’avisant être le seul autour de la table à ne pas arborer sa médaille des poilus. Les efforts avant la récompense, voilà tout. C’est ça, la guerre, et c’est ça l’opéra. Beaucoup d’appelés, peu de survivants. Encore moins d’élus.
Il se trouve que Gheusi a vu passer tellement de forçats du lyrique qu’il nourrit une sincère indulgence à leur endroit. Apprivoiser une voix coûte cher. Alors il pardonne l’égocentrisme, le besoin d’être au centre des partitions, des répétitions, de l’attention et leur fureur d’enfants gâtés s’il en va autrement. Les ténors sont fragiles. Leur sort dépend d’un instrument mystérieux, invisible à l’œil et sans cesse menacé. Combien possède-t on de cordes vocales ? Les gens diront volontiers dix. La réponse est deux. De quelle taille ? Quelques millimètres, toujours moins d’un centimètre. Deux minuscules cordes vocales, la souplesse d’un diaphragme, l’humidité ambiante suffisent à décider d’un destin, d’où cette hargne à se protéger. Rien d’étonnant qu’un ténor ait pour son corps la vigilance d’une louve avec sa portée. Remarquez que le cas du jeune Leone est un peu différent. Il n’arbore pour l’instant aucun des travers courants. Impossible de prédire ce qu’il faudra un jour lui pardonner.
Son seul problème, c’est son cerbère, mademoiselle Renoult. Quelle guigne qu’il ait fallu que ça tombe sur elle. Du temps de sa splendeur, la vieille bique disait sans arrêt non. Non sans cesse, non à tout. Espérons que les deux années dans la solitude de son petit pavillon de Passy lui auront fait du bien. Elle se serait radoucie ?

Eh bien, pas du tout.
En moins de vingt minutes, le directeur de la salle Favart a signé reddition. Il serait même incapable de se rappeler ce qu’il comptait exiger. Debout dans un vestibule charmant, son pardessus encore sur le dos, chapeau à la main, le bonhomme tangue. Une bourrasque énorme vient de s’abattre sur lui.
Imaginez qu’elle refuse toute publicité pour annoncer les trois soirées. Elle ne veut pas non plus d’affiche coloriée pour le programme. Battage excessif, elle appelle ça, ramdam inutile.
Dernière tentative.
— Mademoiselle Renoult, si je résume bien, vous me refusez le droit de faire de la réclame pour attirer des spectateurs payants, que de toute façon je n’aurai nulle part où asseoir puisque vous exigez, combien, cent cinquante invitations pour vos relations ! Autant déclarer tout de suite la faillite de mon théâtre !
— Calmez-vous, cher monsieur. Mes conditions ne valent que pour la première soirée. Les autres se rempliront toutes seules, vous verrez. Et je vous laisse soixante pour cent des recettes.
Ce qu’il voit, Gheusi, c’est le pistolet sur sa tempe. Elio Leone ne bénéficie d’aucun réseau. Il ne sort pas du Conservatoire supérieur de musique de Paris, n’a pas été page à l’Opéra ni fait son trou dans aucune troupe. C’est peut-être un génie, mais un génie qui débute. En d’autres termes, personne ne l’attend. La salle Favart a-t elle pour habitude de se remplir par l’opération du Saint-Esprit ? Malheureusement pas. Même une janséniste du calibre de Mademoiselle devrait pouvoir en tirer les conclusions qui s’imposent.
Rien de pire que la surcote, trouve-t elle à rétorquer. D’accord pour organiser les grands débuts d’Elio, il est prêt, hors de question de le brûler. Il s’agit de le mettre en lumière, pas qu’il se déboutonne. Doit elle rappeler n’avoir jamais « lancé » qui que ce soit ? Épouvantable expression au demeurant qu’elle s’enorgueillit de ne jamais employer. Lancer quelqu’un, quel sport de foire serait-ce ? Bien sûr qu’elle les a repérés, ces imprésarios en train de rôder autour du petit nouveau. Sourire mielleux et pâmoisons, crocs apparents ou dédain factice, tout le panel des stratégies d’approche est de sortie. Messieurs, sachez qu’il en faudrait un peu plus pour impressionner. Plus ces pressants se feront bateleurs de foire, avec moustache et promesses luisantes, plus elle prendra le contrepied. Ah si, une anecdote amusante. L’un d’entre eux est allé jusqu’à proposer de faire reprendre du service à la claque. Contre une somme ma foi modique, il promettait un poulailler prêt à fuser en « Viva », « Bravo » et autres jets de roses ! Tellement XIXe qu’on en sourirait presque. Quelle vulgarité.
— Mais enfin, monsieur Gheusi, pourquoi vous offusquer ? Je ne parlais évidemment pas de vous.
Jamais un homme de sa qualité ne voudrait sacrifier la pureté d’une première fois sur l’autel du commerce. Ça se respecte, une première fois, n’est-ce pas ?
N’est-ce pas ?
Imparable.
Les yeux de la vieille dame se radoucissent à mesure que le directeur baisse la tête. Ça y est, il est en train de flancher. Mademoiselle ne cède jamais, sur rien ou presque. Des concessions, bien sûr qu’elle sait en faire. Tout le monde sait. Encore faut il le vouloir. La postérité serait bien avisée de ne pas retenir la souplesse comme élément saillant de sa personnalité. D’autant plus s’il s’agit d’organiser les débuts de l’un de ses élèves, et pas de n’importe lequel… Elio Leone ? La plus belle voix qu’il lui ait été donné d’entendre, celle qu’on attend tout au long d’une carrière de professeur, celle où elle a vu la nécessité d’un dernier combat.
Gheusi a compris. À voir ses yeux clignoter de nervosité et son dos rond, on le sait, il a jeté l’éponge.
L’argumentaire de mademoiselle Renoult est limpide. Selon elle, la force d’une carrière lyrique se lit dès ses débuts. D’où l’impératif de les entourer d’un grand soin. Chaque décision compte, a fortiori la toute première. Sa scène inaugurale, un chanteur y repensera sa vie durant. Il lui suffira d’entendre les premières notes de, mettons, La Traviata pour que le trac lui revienne, intact. On ne demande pas à ce premier tour de chant d’être parfait, il sera d’ailleurs souvent traversé dans un état second. Mais il compte. Il reste inscrit là. Voilà ce que Mademoiselle veut protéger mordicus, ce futur diamant dans la mémoire d’Elio.
— Je me permettrai de lui donner quelques conseils, mais je tiens à ce que ce soit lui qui décide de ce qu’il veut chanter, précise-t elle à Gheusi.
— C’est-à-dire ? ose le directeur dans un dernier souffle.
Il avait misé sur des morceaux de bravoure, sur l’exploit. Il comptait sur un programme de légende, capable de rouler pour la sienne.
Mademoiselle entend sa déception. Les hommes, elle les connaît. Ce sont souvent les mêmes.
— Vous espériez La Fille du régiment ? Vous vouliez des contre-ut ?
Elle l’a dit dans un sourire, mais n’est pas loin de s’agacer. Tout ce temps perdu en diplomatie, cela commence à bien faire.
Le ton se fait plus sec.
— Imaginez qu’Elio Leone se brise la voix ce soir-là, la beauté de la manchette qui suivrait, hein ? « Salle Favart. Le prodige foudroyé à l’instant de son envol ! » Bonne ou mauvaise réclame, l’important est de réussir à faire parler de soi. N’est-ce pas ce que vous pensez, monsieur Gheusi ?
Silence.
Long silence.
Quand s’est on payé sa tête à ce point, se demande-t il. Et qui s’est jamais permis d’employer ce petit ton avec lui, les banquiers mis à part… Si l’Italien n’avait pas ce maudit talent, comme il serait agréable de claquer la porte du vestibule en laissant le dinosaure continuer de momifier dans sa grotte. Non mais pour qui se prend-elle, de quel droit.
— Que monsieur Leone choisisse son répertoire, évidemment ! Après tout, c’est lui qui chante.
Gheusi est un peu surpris de ce qu’il vient de s’entendre dire. C’était sa voix. C’étaient les phrases qui s’imposaient. Mince, c’était tout de même très loin de sa pensée. Que se passe-t il ? Il se passe que Mademoiselle déroule. Pour le directeur, c’est comme avoir à nouveau cinq ans.
Aucune débauche de moyens vocaux en vue, puisqu’il n’est pas prévu d’orchestre symphonique. Non, monsieur Gheusi, huit musiciens, ce n’est pas un orchestre symphonique. En l’absence de dispositif idoine, il serait absurde de s’embarquer pour un pseudo-tunnel opératique. D’ailleurs, ce dont Elio Leone a envie, c’est d’une simple rencontre. Il veut se présenter aux directeurs de salle, aux chefs d’orchestre, à ses futurs collègues et au public. Il nourrit ensuite l’espoir d’être engagé dans une distribution. Rien de plus.
Mademoiselle le sait, les qualités d’un chanteur lyrique ne peuvent pas toutes apparaître à l’occasion d’un récital d’une heure. Même une heure trente. L’endurance n’est pas sollicitée, l’écoute du partenaire non plus, la concentration à peine. Des interrogations subsisteront et elle s’en moque.
Elio a quelque chose à dire, voilà la chose décisive.
Ce n’est pas si fréquent.
Lui-même n’en a pas encore pris conscience, quelque chose dans sa manière de chanter raconte une histoire. »

Extrait
« Il y aura ensuite ses trois soirées de récital, puis tout va s’emballer. Il se retrouve demandé partout. Avec un répertoire fin prêt, ne lui reste qu’à se laisser glisser dans les distributions. Chaque fois, il est celui qu’on écoute. Les salles lui font fête, son apparition au salut déclenche un tonnerre. L’exposition va crescendo, malgré les conseils de Mademoiselle qui dit qu’une carrière se construit autant par les rôles qu’on accepte que par ceux qu’on refuse. Bien sûr, elle sait qu’Elio peut déjà aborder les grands rôles. Contre toute règle, sa voix ne semble nécessiter ni soin, ni patience, ni la prudence habituellement nécessaire pour en protéger le développement naturel. Tout est déjà là, robuste, construit. Ce n’est donc pas l’instrument que Mademoiselle souhaite préserver, pas le timbre, ni la pulpe, c’est autre chose. L’égale vérité de chacune de ses interprétations. On ne transige pas avec ça, dit-elle. Son élève a mûri, c’est indéniable. » p. 133-134

À propos de l’auteur
STRESI_Alexia_©pascal-itoAlexia Stresi © Photo Pascal Ito

Alexia Stresi est l’autrice de Looping (2017, Grand Prix de l’héroïne Madame Figaro) et de Batailles (2021). (Source: Éditions Stock)

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Un invincible été

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En deux mots
Gaya, la fille de Ruth et la petite-fille d’Almah fête ses quinze ans à Sosúa, ce village de République dominicaine où une poignée de juifs ont trouvé refuge durant la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes en 1980 et c’est désormais à la troisième génération de reprendre le flambeau pour faire entrer la petite communauté dans le troisième millénaire.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«On construit de mots la chair du passé»

Aragon

Catherine Bardon met un terme à la saga des Déracinés avec cet invincible été qui couvre la période 1980-2013. L’occasion de retrouver avec plaisir et émotion les rescapés de cet exil forcé et leurs descendants. Et de faire gagner la vie sur l’adversité!

Quoi de mieux qu’une fête de famille pour ouvrir le dernier volet d’une saga entamée en 2018 avec Les Déracinés? À Sosúa, ce village de République dominicaine où une poignée d’hommes et de femmes persécutés par les nazis ont trouvé refuge et tenté de sa construire un avenir, on fête la Quinceañera, c’est-à-dire les quinze ans de Gaya, la fille de Ruth et de Gabriela, son amie d’enfance. Les deux adolescentes ressentent toutefois bien différemment ce rite de passage. La première a l’impression de participer à une mascarade à laquelle elle se soumet pour faire plaisir à ses parents et à sa grand-mère, soucieuse du respect des traditions, pour la seconde c’est l’occasion de fêter joyeusement cette étape qui la fait «devenir femme».
Pour Almah, la patriarche de cette tribu, c’est aussi l’occasion de voir le chemin parcouru. Pour sa fille Ruth tout semble aller pour le mieux. Elle a surmonté le chagrin de la perte de son amie Lizzie en mettant au monde Tomás, le fils conçu avec Domingo qui partage désormais sa vie. Un bonheur simple qu’elle aimerait voir partagé par Arturo, le musicien installé à New York, avec lequel elle aime tant correspondre. Mais quelques mois plus tard, c’est du côté de la tragédie qu’il va basculer. Victime d’un accident de moto, il est hospitalisé avec son passager, son ami Nathan, danseur à la carrière fulgurante, beaucoup plus gravement atteint que lui. À son chevet Ruth va découvrir que les deux hommes formaient un couple depuis longtemps et ne sait comment soulager leur peine. Car Nathan ne dansera plus jamais.
Il faudra un séjour à Sosúa pour qu’un coin de ciel bleu ne déchire son univers très noir et n’ouvre au couple un nouvel horizon.
Gaya, la fille de Ruth, a choisi de quitter la République dominicaine pour aller étudier les baleines à l’université de Wilmington en Caroline du nord. Elle ne sait pas encore que ce ne sera là qu’une première étape d’un exil qui passera notamment par les Galápagos.
Mais n’en dévoilons pas davantage, sinon pour évoquer un autre projet qui à lui seul témoigne du demi-siècle écoulé, l’ouverture du musée juif de Sosúa, voulu par Ruth avec le soutien d’Almah. L’occasion de nouvelles retrouvailles et d’un hommage à toutes ces vies qui, par «leur détermination, leur goût de l’effort, leur âpreté au travail, leurs renoncements, leur dignité magnifique devant l’ineffable, s’étaient faufilés dans les lézardes de l’histoire pour écrire ici une page essentielle, sans laquelle rien d’autre n’aurait pu advenir. Ils étaient des rocs, de la race des vainqueurs, et la présence de chacun ici, aujourd’hui, témoignait de ça: ils étaient victorieux et indestructibles.»
En parcourant le destin de cette communauté de 1980 à 2013 la romancière, comme elle en a désormais pris l’habitude, raconte les grands événements du monde. Elle va nous entraîner à Berlin au moment où s’écroule le mur ou encore à New York lorsque les deux tours du World Trade center s’effondrent. Sans oublier la mutation politique et économique de ce coin des Caraïbes menacé par les tremblements de terre – comme celui d’Haïti à l’ouest de l’île qui poussera Ruth, Domingo et Gaya sur la route en 2010 – et le réchauffement climatique.
Bien plus qu’un hommage à cette communauté et à cette histoire qui aurait sans doute disparu dans les plis de l’Histoire, Catherine Bardon nous offre une formidable leçon de vie. Elle a en quelque sorte mis en scène la citation d’Henry Longfellow proposée en épilogue «… nous aussi pouvons rendre notre vie sublime, et laisser derrière nous, après la mort, des empreintes sur le sable du temps.»

La saga
Les déracinés (2018), L’Américaine (2019), Et la vie reprit son cours (2020), Un invincible été (2021)  
   

Les personnages
LES ROSENHECK :
Wilhelm est né à Vienne en 1906. Ses parents, Jacob et Esther, sont décédés pendant la Shoah. En 1935 il a épousé Almah Kahn (née en 1911). Almah et Wilhelm ont eu un fils, Frederick, en octobre 1936. Ils ont quitté l’Autriche en décembre 1938 et sont arrivés à Sosúa, en République dominicaine, en mars 1940. Leur fille Ruth est née le 8 octobre 1940. Leur fille Sofie, née en décembre 1945, n’a vécu que cinq jours. Wilhelm est mort des suites d’un accident de voiture en juin 1961.
En 1972, Almah a épousé en secondes noces Heinrich Heppner, un ami d’enfance de dix ans son aîné qu’elle a retrouvé en Israël. Elle vit désormais entre Israël et la République dominicaine.
Frederick, le fils d’Almah et Wilhelm, gère l’élevage et la ferme familiale. Il a épousé Ana Maria. Ils ont des jumelles.
Ruth, née en 1940, est le deuxième enfant d’Almah et Wilhelm. Elle fut le premier bébé à voir le jour dans le kibboutz de Sosúa. Après avoir fait ses études de journalisme à New York entre 1961 et 1965, puis une année passée dans un kibboutz en Israël, elle a décidé de vivre à Sosúa où elle a repris le journal créé par son père.

LES SOTERAS :
Arturo Soteras : benjamin d’une riche famille dominicaine d’industriels du tabac de Santiago, il est devenu l’ami de Ruth lors de leurs études à New York où il vit désormais. Il est pianiste et professeur de musique à la Juilliard School.
Domingo Soteras est le frère d’Arturo. Il a épousé Ruth en novembre 1967. Ils ont trois enfants. Gaya, née en 1965 de la liaison de Ruth avec un journaliste américain, Christopher Ferell, mort au début de la guerre du Vietnam. Le premier fils du couple, David, est né en 1968 et le benjamin, Tomás, en 1980.
George Ferell est le grand-père américain de Gaya.

LES GINSBERG :
Myriam est la sœur de Wilhelm. Née en 1913 à Vienne, elle a épousé Aaron Ginsberg, architecte, en mai 1937. Après son mariage, le couple a émigré aux États-Unis. Ils vivent à Brooklyn où Myriam a créé une école de danse. Ils ont un fils, Nathan, né en septembre 1955, qui est danseur étoile dans une compagnie new-yorkaise.

Svenja : Autrichienne d’origine polonaise, psychologue, elle est arrivée à Sosúa en mai 1940 avec son frère Mirawek, juriste. Ils ont quitté Sosúa en juillet 1949 pour s’établir en Israël. Svenja a épousé Eival Reisman, médecin, rencontré dans un kibboutz. Ils vivent à Jérusalem. Mirawek occupe de hautes fonctions dans le gouvernement israélien.

Markus Ulman : né en 1909, il est autrichien. Juriste et comptable, il est arrivé à Sosúa en mars 1941. Il est devenu l’ami de Wilhelm. Il a épousé Marisol, une Dominicaine originaire de Puerto Plata, en mars 1943 et s’est installé définitivement à Sosúa.

Liselotte Kestenbaum : née en 1939, arrivée à Sosúa en décembre 1944 avec ses parents, Lizzie est l’amie d’enfance de Ruth. Ses parents se sont séparés et elle a émigré en 1959 avec sa mère Anneliese aux États-Unis, où elle a mené une vie désordonnée. Elle a rejoint Ruth à Sosúa après une tentative de suicide à New York et a mis fin à ses jours en se noyant en 1979.

Jacobo : c’est le régisseur de la finca des Rosenheck. Sa femme Rosita s’occupe de la maison. Il est le fils de Carmela, une vieille Dominicaine dont Almah a fait la connaissance en mai 1940.

Deborah : fille d’une famille de cultivateurs aisés du Midwest, c’est une amie d’université de Ruth. Elle vit à New York où elle poursuit une brillante carrière de journaliste à la télévision.

La Playlist
Les Déracinés
Igor Borganoff / Dajos Béla: Zigeunerweisen
Czerny: fantaisie à quatre mains
Brahms: danses hongroises
Maria Severa Onofriana: fado
Glen Miller, Billie Holiday, Frank Sinatra, orchestre de Tommy Dorsey, Dizzy Gillespie
Quisqueyanos valientes (hymne national dominicain)
Hatikvah (hymne national israélien)
Luis Alberti y su orquesta: El Desguañangue
Shana Haba’ah B’Yerushalayim, «Next year in Jerusalem »
Anton Karas — Le Troisième Homme — Harry Lime Theme

L’Américaine
Booker T. & The MG’s: Green Onions
The Contours: Do You Love Me
The Ronettes: Be My Baby
Ben E. King: Stand By Me
Roy Orbison: Mean Woman Blues
The Beatles: She Loves You
The Beatles: I Want to Hold Your Hand
The Beatles: Can’t Buy Me Love
Peter, Paul and Mary
The Chiffons, The Miracles
Martha and the Vandellas
Bob Dylan: Only a Pawn in Their Game
Bob Dylan: When the Ship Comes In
Joan Baez: We Shall Overcome
Odetta Holmes: Don’t Think Twice, It’s All Right

Et la vie reprit son cours
Michael Bolton: When a Man Loves a Woman
Dajos Béla: Zigeunerweisen
Scott McKenzie: San Francisco
Pérez Prado: mambo
The Turtles: Happy Together
Beatles: The Fool on the Hill
Cuco Valoy, El Gran Combo de Puerto Rico, Johnny Ventura
Tchaïkovski: Le Lac des cygnes

Un invincible été
Whitney Houston: I Will Always Love You
Mariah Carey: I’ll Be There
Amy Grant: That’s What Love Is For
Michael Bolton: Love Is a Wonderful Thing

Joan Manuel Serrat: Another Day In Paradise
Antonio Machín: El Manisero
Igor Borganoff / Dajos Béla: Zigeunerweisen

Un invincible été
Catherine Bardon
Éditions Les Escales
Roman
352 p., 20,90 €
EAN 9782365695633
Paru le 8/04/2021

Où?
Le roman est situé principalement en République dominicaine. On y voyage aussi aux États-Unis, notamment à New York, Wilmington ou encore Boca Raton ainsi qu’en Israël, à Jérusalem, ainsi qu’aux Galápagos ou encore en Autriche, à Vienne.

Quand?
L’action se déroule de 1980 à 2013.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le dernier volet de l’inoubliable saga des Déracinés: roman de l’engagement et de la résilience, Un invincible été clôture avec passion une fresque romanesque bouleversante.
Depuis son retour à Sosúa, en République dominicaine, Ruth se bat aux côtés d’Almah pour les siens et pour la mémoire de sa communauté, alors que les touristes commencent à déferler sur l’île.
Gaya, sa fille, affirme son indépendance et part aux États-Unis, où Arturo et Nathan mènent leurs vies d’artistes. Comme sa mère, elle mène son propre combat à l’aune de ses passions.
La tribu Rosenheck-Soteras a fait sienne la maxime de la poétesse Salomé Ureña : « C’est en continuant à nous battre pour créer le pays dont nous rêvons que nous ferons une patrie de la terre qui est sous nos pieds. »
Mais l’histoire, comme toujours, les rattrapera. De l’attentat du World Trade Center au terrible séisme de 2010 en Haïti, en passant par les émeutes en République dominicaine, chacun tracera son chemin, malgré les obstacles et la folie du monde.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 


Bande-annonce du roman «Un invincible été» de Catherine Bardon © Production Éditions Les Escales

Les premières pages du livre
« Prologue
Sans un mot, sans un signe, Lizzie s’était dissoute dans l’espace. Ne me restaient d’elle que nos photographies d’enfance, quelques objets fétiches, des souvenirs à la pelle, un lourd fardeau de regrets et une butte face à la mer sur laquelle un grand arbre du voyageur avait emprisonné un peu de son âme dans les plis de son éventail.
Ce fut le jour où je compris que j’étais enceinte que je finis par admettre qu’elle était définitivement partie.
Une disparition pour une nouvelle vie, un malheur pour un bonheur, un regret pour un espoir. Devant cette évidence qui étreignait mon corps, le chagrin relâcha peu à peu son étau.
Je n’avais pas été préparée à endurer l’échec, ni à affronter le malheur. Après la mort de mon père et celle de Christopher, le père de Gaya, c’était la troisième fois que la vie m’infligeait la perte d’un être aimé. J’avais échoué à protéger Lizzie d’elle-même, à me protéger de la souffrance.
J’étais à l’aube de mes quarante ans, la vie palpitait de nouveau en moi et c’était un vertige.
J’avais cru ma famille solidement arrimée et voilà que le destin en décidait autrement.
Je mis longtemps à cicatriser. Tous les miens, Almah, Markus, Heinrich, Arturo, Svenja, et les autres, si loin qu’ils aient été, m’y aidèrent. Domingo, dont j’avais parfois surpris l’œil mélancolique s’attardant à la dérobée sur la porte close, celle de la quatrième chambre qu’il avait voulue pour notre maison, était fou de bonheur.
Pendant ma grossesse, Lizzie occupa souvent mes pensées. Je m’en voulais de n’avoir pas réussi à l’arracher à ses démons, je lui en voulais d’avoir trahi les promesses de notre jeunesse, et, égoïstement, je lui en voulais de m’avoir abandonnée.
Un matin, le bébé me réveilla d’un furieux coup de pied. Mon ventre était distendu, curieusement bosselé, et cela me fit éclater de rire.
Un rire de pur bonheur.
La vie avait repris son cours.

Première Partie
La force de la jeunesse
Quinceañera
Janvier 1980
Ce qui lui plaisait le plus, plus que son absurde robe longue froufrouteuse, plus que sa coiffure aux boucles sophistiquées raides de laque, plus que son diadème, plus que l’énorme pièce montée de choux à la crème commandée par sa mère, c’était que toutes ses amies étaient là. Sur leur trente et un, plus jolies les unes que les autres. Il y avait aussi les garçons, bien sûr, les indispensables cavaliers. Mais par-dessus tout, la présence de son aréopage d’amies, et surtout celle de Gabriela, mettait Gaya en joie.
Pour sa quinceañera, Gaya aurait préféré une fête intime. Sa mère était encombrée par un ventre plus volumineux de jour en jour, Svenja, sa marraine, ne pouvait quitter Israël où Eival luttait contre la tumeur qui colonisait son corps, Nathan qui répétait sans relâche son prochain ballet avait dû décliner l’invitation, Myriam et Aaron viendraient seuls de New York. Mais ses parents avaient tenu à respecter la tradition en faisant les choses en grand.
— Il n’y a qu’une fête des quinze ans, avait déclaré Ruth. Il y aura ça et ton mariage, ma chérie, sans doute les deux plus belles soirées de ta vie. Moi je n’en ai pas eu, à cette époque-là à Sosúa nous ne respections que les traditions juives et allemandes. Alors, fais-moi confiance, nous allons nous rattraper et donner une fête du tonnerre.
— C’est comme le premier bal d’une débutante à Vienne, un moment très spécial, avait ajouté Almah en souriant doucement, et Gaya ne savait pas résister à la fossette de sa grand-mère.
« Le plus bel hôtel de Puerto Plata », avait décidé sans ambages Domingo qui répétait ses pas de valse depuis des semaines et avait commandé un nouveau tuxedo sur mesure pour l’occasion. « J’ai un peu forci, s’excusait-il. Rien n’est trop beau pour ma fille. »
Ils s’y étaient tous mis, la persuadant qu’il n’y avait pas d’échappatoire, et voilà, elle allait devoir les affronter dans cette tenue qui ne lui allait pas du tout. Cette robe qu’elle avait pourtant choisie avec plaisir, une véritable robe de princesse comme dans les contes de fées de son enfance. Pourtant elle la portait maintenant avec résignation et même une pointe de rancune.
*
Gaya redoutait cette cérémonie. Quinze ans. Est-ce qu’on en faisait tout un plat pour les garçons ? On allait lui coller une étiquette sur le front : « Femme, prête à être courtisée, prête à être… consommée. » Absurde ! Elle avait été tentée à maintes reprises de se dérober. Si elle l’avait vraiment voulu, il n’y aurait pas eu de fête. Mais elle aimait trop les siens pour les décevoir. Et puis il fallait rendre les invitations aux fêtes de ses amies et elle ne pouvait être en reste avec Alicia et Elvira, ses cousines. Gaya entrerait dans sa vie de femme par la porte solennelle de la quinceañera. C’était ainsi dans son île. Une obligation familiale, sociale, culturelle, autant que mondaine.
*
Elle était là maintenant, abandonnée aux mains habiles de la maquilleuse qui transformait son visage d’adolescente rebelle en une frimousse de poupée de porcelaine. Gaya se regarda dans la glace. Cette magnifique jeune femme, éblouissante dans sa robe bustier bleu moiré, ces cheveux disciplinés en crans dociles par le fer à friser, ces yeux de biche étirés sur les tempes et ourlés de noir, ces lèvres rehaussées de rouge cerise, c’était elle aussi. Le résultat était tout à fait bluffant. Si on aimait ce genre-là. Elle eut soudain envie de rire. Puis elle ressentit une étrange morsure au creux de son ventre. Elle seule savait toute la duplicité de cette soirée.
Elle sortit de la chambre mise à sa disposition par l’hôtel, telle une actrice de sa loge. Domingo battait la semelle devant la porte, un rien emprunté dans son habit de soirée. C’était l’heure, la reine d’un soir allait faire son entrée en scène. La salle de réception foisonnait de fleurs blanches disposées dans des vases de cristal. Dans un angle, un trio jouait en sourdine. Les portes-fenêtres de la terrasse s’ouvraient sur un vaste jardin. La centaine d’invités était éclatée en petits groupes engagés dans des conversations animées. Les serveurs passaient de l’un à l’autre, les bras chargés de plateaux de coupes de champagne et d’appétissants canapés. Au bras de son père, Gaya s’avança, nerveuse, allure guindée, coups d’œil furtifs à droite et à gauche. Ses yeux croisèrent le regard attendri de sa mère. Quand elle repéra sa grand-mère qui lui adressa un clin d’œil complice, elle esquissa un sourire soulagé. Elle avait retrouvé son inconditionnelle alliée.
*
Après le dîner servi en grande pompe, on alluma solennellement les quinze bougies de la pièce montée, il y eut un toast cérémonieux, puis Gaya ouvrit le bal au bras de Domingo. Les yeux brillants de fierté, il s’en tira très bien. Almah se fit la réflexion que son gendre avait fait des progrès depuis son mariage, même si sa valse était un peu chaloupée pour les standards autrichiens.
Les danseurs s’étaient empressés auprès de Gaya. Son oncle Frederick, Arturo son parrain, Markus, Heinrich, George, son grand-père américain qui n’aurait manqué sa fête pour rien au monde, Aaron son grand-oncle, les frères de son père, tous, ils l’avaient tous fait valser. Jusque-là elle avait tenu le coup. Puis on était passé au be-bop et au merengue, et ça avait été le tour des garçons. Dans les bras de Guillermo, le frère d’une de ses amies âgé de vingt ans, Gaya avait piteusement lorgné du côté de Gabriela qui se frottait avec entrain contre un bellâtre au rythme des tamboras. Elle en avait grimacé de dépit. La jalousie lui mordait le ventre. Elle avait alors surpris sur elle le regard appuyé et soucieux d’Almah. Sa grand-mère adorée savait, Gaya en aurait mis sa main au feu. Avec elle, pas de secret qui tienne. Almah avait cette capacité à deviner les individus et tout particulièrement ceux qu’elle aimait. Gaya lui adressa un misérable sourire. Almah l’encouragea d’un signe de la tête, tandis que Guillermo resserrait son étreinte. Quel lourdaud ! Mais qu’est-ce qu’il croyait ? Gaya, qui n’avait qu’une envie, embrasser les lèvres roses de Gabriela, se résigna à subir son danseur jusqu’à la dernière mesure.
Les flashs du photographe éblouissaient tout le monde. Son frère, David, chahutait avec d’autres petits garçons. Ses copines se déhanchaient et flirtaient. Les adultes potinaient et le champagne coulait à flots. Rien à redire, c’était une belle soirée, vraiment très réussie.
Gaya eut soudain une envie de petite fille, se réfugier dans les bras de son père. Elle le chercha des yeux dans la foule. Ses parents dansaient, étroitement enlacés. Ruth, plantureuse et magnifique dans une longue robe noire largement décolletée dans le dos, avait posé sa tête sur l’épaule de Domingo, un peu raide dans son tuxedo neuf. Serré entre eux, son gros ventre. Il n’y avait pas à dire, ses parents en jetaient. Un doux sourire flottait sur les lèvres de sa mère. Ruth murmura quelque chose à l’oreille de son mari qui embrassa ses cheveux. Ils semblaient plus amoureux que jamais. Gaya sentit son cœur se dilater et une bouffée de reconnaissance l’envahit. Elle était heureuse pour eux et se sentait rattrapée par les ondes bienfaisantes de leur amour. Plus loin, Almah, infatigable, et dont la mauvaise jambe n’était plus qu’un lointain souvenir, valsait avec une grâce exquise au bras d’Heinrich. Ces deux-là connaissaient les pas et eux aussi avaient belle allure, et aussi quelque chose de plus… aristocratique que le reste de l’assistance. Une interrogation traversa l’esprit de Gaya : Almita avait-elle valsé à son propre bal des débutantes à Vienne ? De quelle couleur était sa robe ? Avait-elle un carnet de bal dans lequel s’inscrivaient ses cavaliers ? Sa grand-mère avait bien évoqué ce bal, mais elle ne le lui avait pas raconté en détail. Gaya se promit de l’interroger. Vienne et son bal des débutantes, ça devait avoir une autre allure que Puerto Plata et ses quinceañeras, puis cette pensée s’évapora, tandis que ses yeux se posaient sur son oncle. Frederick fumait un cigare, le bras autour des épaules d’Ana Maria, les inséparables jumelles en tenue de princesse jouaient les mijaurées, roulant des yeux, se mordant les lèvres, sous les regards ébahis de deux prétendants. Son cousin, Nathan le magnifique, comme elle l’appelait en secret, qui lui avait fait la surprise de débarquer in extremis, observait attentivement les danseurs, les yeux plissés, indifférent aux regards admiratifs de la gent féminine ; on lorgnait vers lui, on se poussait du coude, il était la célébrité de la famille, il avait même fait la une de Vanity Fair. Myriam, la sœur de son grand-père Wil, papotait avec son mari en martelant de son pied le sol au rythme de la musique ; on sentait que ça la démangeait furieusement, mais les rhumatismes d’Aaron avaient mis un terme à ses piètres talents de danseur. À les voir, tous réunis pour la fêter, Gaya se dit qu’elle avait de la chance, une chance incroyable même. Elle avait une famille formidable, certes un peu excentrique, un peu de bric et de broc et éparpillée dans le monde, mais vraiment formidable.
On tapota son épaule. Gaya se retourna et sourit franchement. C’était Arturo, son oncle et parrain, Arturo le gringo, comme on le surnommait depuis son installation aux États-Unis. Il avait fait spécialement le voyage depuis New York pour assister à sa fête. Avec Arturo, elle se sentait bien, vraiment bien, comme si une étrange fraternité les liait l’un à l’autre.
— C’est ton grand jour. Tu t’amuses ?
— Franchement ? Non !
— Oh Gaya, quelle rabat-joie tu fais ! Moi je m’amuse. Vraiment. Elle est très réussie ta fête.
Dans ses yeux bruns, elle lut qu’il la comprenait.
— Tiens, on va encore trinquer, décida-t-il en attrapant au vol deux coupes de champagne sur le plateau d’un serveur qui passait devant lui.
— Si je continue comme ça, je vais être ivre morte et ça va jaser !
— Si tu te soucies de ce que les gens pensent de toi, tu seras toujours leur prisonnière ! Lao Tseu, un philosophe chinois.
— Tu as raison, je m’en fiche, approuva Gaya en éclusant sa coupe.
— Allez viens, on danse, avant qu’on nous mette des charangas et des guajiras pour faire plaisir aux vieux, ou pire, le Manisero de ta mère !
Gaya se laissa aller dans les bras d’Arturo et entama avec entrain son meilleur be-bop de la soirée.
*
Almah regardait l’assistance, pensive, un sourire énigmatique flottant sur ses lèvres. Comme les liens familiaux étaient surprenants. Comme ils les reliaient les uns aux autres subtilement et d’étrange façon, trouvant des voies inattendues. Comme chacun avait trouvé sa juste place dans l’échiquier. Comme sa magnifique famille l’émerveillait. Heinrich dansait avec Myriam. Almah laissa échapper un petit rire involontaire en se souvenant qu’autrefois Wil avait vainement essayé de les caser ensemble, pour se débarrasser de son rival. C’était loin, et pourtant c’était hier. Comme le temps a passé, songea-t-elle.
— Toi, je sais à quoi tu penses !
Markus venait de se matérialiser à son côté.
— Vraiment Markus ? Dis-moi !
— Tu peux être fière, tu es l’âme de cette tribu, Almah, tu en es la racine première. Avais-tu imaginé cela en débarquant ici avec ta petite valise il y a presque quarante ans ?
— Eh bien… oui ! Dans mes rêves les plus fous, j’avais secrètement espéré quelque chose qui ressemblerait à ça…
— Eh bien, te voilà comblée ! Si tu savais à quel point cela me rend heureux.
Almah ne répondit pas, c’était inutile. La générosité, la bienveillance de Markus à son égard n’avait jamais, au grand jamais, été prise en défaut, et elle en remerciait le ciel chaque jour, avec un petit pincement au cœur en pensant que Markus n’avait pas eu sa chance.
*
De loin Gaya repéra Gabriela. Affalée sur une banquette, pantelante après un merengue endiablé, elle tentait de s’éventer d’un gracieux mouvement des mains. Gaya traversa la salle en priant de ne pas subir d’abordage. Elle se laissa tomber près de son amie, remarquant la sueur qui perlait sur les ailes de son nez et dans son décolleté. Elle regarda avec tendresse ses joues rouges, ses tempes moites, les petites mèches folles échappées de son chignon que la chaleur collait à sa nuque. Baissant le nez, Gabriela souffla dans son encolure et Gaya en fut troublée. Gabriela releva la tête et, avec un sourire complice, elle lui prit la main et l’entraîna sur la terrasse dans un frou-frou de robes longues. Accoudées côte à côte à la rambarde qui surplombait le jardin, elles restèrent un moment silencieuses, à contempler le ciel piqueté d’innombrables points lumineux, dans la lueur opaline de la lune. Gaya devinait le sourire de son amie dans l’ombre. Gabriela tourna vers elle un visage extatique, son regard brillait.
— Ne bouge pas, je reviens !
Une minute plus tard, elle était de nouveau là, deux coupes dans les mains. Elle en tendit une à Gaya et d’une voix joyeuse, rendue légèrement traînante par l’alcool :
— À nos quinze ans ! À notre vie qui commence !
Elles firent tinter leurs coupes de champagne l’une contre l’autre. Et ce fut à cet instant-là, précisément, que quelque chose éclata dans la tête et dans le cœur de Gaya. Elle comprit qu’elle ne serait jamais comme Gabriela. Ni comme elle, ni comme les autres. Sa vie ne commençait pas aujourd’hui, sa vie qui avait déjà bien sinué pendant ces quinze premières années. Et surtout, elle refusait de se définir à partir de ce ridicule rituel de passage. C’était un refus viscéral, presque un dégoût. Non, sa vie ne commençait pas aujourd’hui, et surtout sa vie ne serait pas régie par les codes des autres. Elle se battrait contre ça, seule contre tous s’il le fallait. C’était vital, sinon elle en crèverait. Sa quinceañera, au lieu de la faire rentrer dans l’ordre, lui intimait d’en sortir. Au lieu de lui montrer la voie, elle lui ouvrait une autre route.
Gaya leva des yeux résignés sur Gabriela, cette amie d’enfance qu’elle avait adorée, et comprit qu’elle venait de pousser une porte qu’elle ne pouvait franchir que seule, et qu’elle devait laisser son amie sur le bord du chemin, derrière elle.
*
Et voilà, Gaya, ma petite sauvageonne, entrait dans le monde des adultes. Comme la mienne, son enfance de liberté avait fait d’elle une fille aventureuse, résistante, endurante et combative. Gaya et son charme d’animal sauvage, sa brusquerie de garçon manqué, ses extravagances de tête brûlée, son regard farouche d’adolescente en colère, ses jambes musclées habituées à courir le campo, ses seins trop ronds, cette poitrine apparue tardivement dont je savais qu’elle l’encombrait inutilement, Gaya et sa détermination qui pouvait virer à l’entêtement, voire à la rébellion, Gaya et ses contradictions que je percevais intuitivement sans qu’elle s’en fût jamais ouverte à moi.
Dans ce pays où une fille est une femme à quinze ans, moi, Ruthie, j’étais devenue une vieille maman. Le bébé cabriolait dans mon ventre rebondi, me rappelant à l’ordre. J’avais l’interdiction de me sentir vieille, pour lui je devais être la plus tonique des mamans. Malgré mes quarante ans.
Je soupirai d’aise en regardant nos invités s’amuser. La fête était réussie et, dès demain, nous allions passer quelques jours bien mérités juste entre nous.

Un sérieux gaillard
Juillet 1980
3,9 kg, 52 centimètres.
Tomás.
De mes trois enfants, c’était le plus costaud, le plus grand et celui dont la naissance avait été la plus aisée, bien qu’il se fût attardé une semaine au-delà du terme au chaud de mon ventre. Alors qu’avec ma quarantaine j’avais redouté un accouchement difficile et, pire, la césarienne quasi automatique dont les Dominicains étaient si coutumiers, par souci d’efficacité, de rapidité, par désinvolture.
« C’est parce que tu es rompue aux maternités ! » avait souligné Domingo que j’avais supplié de tout faire pour m’éviter cet acte chirurgical que je jugeais barbare quand il n’était pas absolument nécessaire. Combien de Dominicaines, telle Ana Maria, ma propre belle-sœur, se voyaient affublées d’une horrible balafre qui courait du nombril au pubis, simplement parce que les médecins ne voulaient par s’embarrasser des longueurs d’un accouchement. Mais j’avais eu droit à la meilleure clinique privée de Puerto Plata et aux soins attentifs de mon mari.
Avec quelques difficultés et force câlineries, j’avais réussi à le convaincre de rester dans l’expectative quant au sexe de notre enfant. Je voulais une surprise, nous avions déjà une fille et un garçon, alors qu’importait de savoir, et jusqu’au dernier moment j’avais tenu bon.
Domingo n’était pas peu fier de son second fils.
Car avec Tomás nous flirtions avec les standards de la famille dominicaine, trois enfants c’était un minimum pour tout chef de famille qui se respectait. Moins que ça, on soupçonnait un empêchement ou une discorde du couple et on vous jetait des regards de commisération.
Côté grands-parents Soteras, on était heureux d’agrandir la tribu familiale, il fallait maintenant trois mains pour compter les petits-enfants.
Almah était déjà folle de ce gros bébé, potelé et rieur. « Ce sera un bon vivant et un sérieux gaillard, j’en mets ma main au feu, pas vrai Tomás ? » s’extasiait-elle en frottant son nez contre celui, minuscule, de son cinquième petit-enfant. Dès le lendemain de sa naissance, elle lui avait noué autour du cou la perle d’ambre qui éloignait le mauvais œil. J’avais approuvé d’un sourire, même si je n’accordais aucun crédit à cette croyance du campo, pas plus que Domingo qui ne s’y était pas opposé, soucieux de ne pas froisser Almah.
Perdue dans les tourments de l’adolescence et absorbée par ses projets d’avenir, Gaya ne prêtait au bébé qu’une attention polie. Je regrettais secrètement qu’elle ne fût pas plus câline, pas du genre à pouponner et que le sort des animaux semblât lui importer plus que celui du nouveau-né. Mais ma fille était ainsi faite et je n’avais pas souvenir, moi non plus, d’avoir traversé l’adolescence comme un long fleuve tranquille.
Quant à David, élevé au milieu d’un trio de filles et d’ordinaire si réservé, il avait du mal à contenir sa joie d’avoir enfin un petit frère. Son unique préoccupation était qu’il grandisse au plus vite pour en faire son compagnon de jeu.
Le seul chez qui je notais comme une légère fêlure, bien qu’il l’eût nié la tête sur le billot, était Frederick. Mais je connaissais mon frère. Mon frère, qui en son temps avait tant espéré un fils, s’était résolu, non sans une once de regret, perceptible bien qu’il l’eût toujours tue, à l’idée de devoir céder la gestion de l’élevage à ses neveux, seule descendance masculine de la famille. Car à seize ans, Alicia et Elvira, ses jumelles, formaient des projets de vie qui les éloignaient radicalement de notre terre rustique, décoration d’intérieur pour l’une, styliste pour l’autre, si possible en Floride, et bien évidemment ensemble.
Nous fêtâmes la naissance de Tomás de façon tout à fait païenne, avec de sérieuses agapes dont la pièce maîtresse fut un cabri rôti tout droit venu des prés salés de Monte Cristi.
« Il va falloir se calmer, commenta Almah, si nous continuons à enchaîner les réunions de famille à cette cadence infernale, mon tour de taille n’y résistera pas ! »

Un choc violent
15 décembre 1980
C’était un pacte tacite : le téléphone pour le tout-venant, les lettres pour les échanges intimes et nourris. Je relisais des bribes de la lettre d’Arturo datée du 9 décembre et reçue le matin même.
… Est-ce qu’on est déjà vieux quand on voit partir les idoles de sa jeunesse ?…
… L’assassinat de Lennon a été un choc violent, pour sa brutalité, son absurdité…
… Avait-il vraiment trahi son message de paix et de fraternité entre les hommes ?
… Le Dakota Building est devenu un lieu de pèlerinage, le trottoir est jonché de fleurs…
… J’ai le sentiment que se referme une période de ma vie, une période heureuse qui a commencé sur le pont d’un bateau en provenance de Saint-Domingue par une rencontre avec une jeune fille qui m’avait surnommé « Vous pleurez mademoiselle »…
… Il est grand temps pour moi de prendre ma vie à bras-le-corps et de lui donner une nouvelle impulsion…
… Je m’encroûte dans mon académie de musique et j’ai l’impression d’y moisir lentement…
… je manque cruellement d’inspiration…
… En même temps, je manque cruellement du courage d’entreprendre qui te caractérise, ma Ruthie…
Comme celle des notes, Arturo possédait la magie des mots. Chacune de ses lettres que je conservais religieusement me plongeait dans un océan d’émotions. Il avait le chic pour ça. Comme à chaque fois, des souvenirs me submergèrent.
Arturo et moi en balade sur les rives du lac George, lors de lointaines vacances dans les Adirondacks. Marilyn Monroe venait de mourir. Arturo m’avait fait tout un sketch, à son habitude il en faisait vraiment des tonnes, se disait même en deuil. À l’époque je m’étais gentiment moquée de lui. Mais aujourd’hui je partageais son émotion et celle de toute une génération sidérée par l’absurdité d’un geste assassin que personne ne comprenait et qui nous privait d’un des musiciens mythiques qui avaient accompagné notre jeunesse. Je nous revoyais au premier concert américain des Beatles avec Nathan, les billets obtenus à prix d’or, Gaya déjà là, minuscule promesse de vie en moi. Je secouai la tête pour chasser ces fantômes. Plus de quinze années avaient passé.
Je sentais dans les mots d’Arturo une sorte de nostalgie douce-amère, comme empreinte de désillusion. Mais aussi, enfouis derrière, sourdaient les prémices d’un nouvel envol qui hésitait encore. Malgré mes encouragements incessants, Arturo n’avait jamais franchi le pas. Il ne se plaignait jamais et prétendait se plaire dans sa fonction de professeur de musique et de révélateur de talents. Mais je savais qu’au fond son ambition était ailleurs et que, dans ses rêves les plus fous, miroitaient les feux de la rampe. Composer et interpréter ses œuvres devant le parterre du Radio City Music Hall, ou quelque chose dans ce genre, voilà ce qui l’aurait comblé.
Il y avait bien eu des embryons, des frémissements avec, par le biais d’un de ses amis, une commande de musique pour une comédie romantique prometteuse qui s’était contentée de faire un flop commercial. Il avait aussi travaillé pour des agences de publicité, mais il n’était pas fier de ces ouvrages besogneux qui consistaient à mettre en musique des maux du marketing et qu’il jugeait indignes de son talent sans oser le dire, de peur de paraître prétentieux. Et pourtant, Arturo était doué. Un musicien inventif, délicat, plein d’imagination. Il y avait quelque chose de magique quand ses doigts déliés couraient sur le clavier. Mais il n’avait pas la pugnacité nécessaire pour émerger dans cet univers ingrat où les relations comptaient au moins autant que le talent, il ne savait pas cultiver ces fausses amitiés, et surtout il n’avait pas suffisamment foi en lui-même. Il lui manquait un élan et j’étais bien en peine de deviner quel pourrait être le tremplin, le déclencheur, qui lui permettrait de naître enfin à ce destin de compositeur-interprète que je pressentais pour lui, et dont je souhaitais de toute mon âme qu’il voie le jour.
Et puis il y avait autre chose. Arturo n’était pas heureux en amour. C’était bien le seul domaine sur lequel il ne se confiait pas à moi. À de vagues allusions, je devinais des liaisons sulfureuses, dominées par le sexe et peu épanouissantes, des emballements généralement éphémères qui le désenchantaient chaque fois un peu plus. J’espérais de tout mon cœur qu’il rencontre l’âme sœur, et sur ce terrain, là aussi il piétinait. Bon joueur, ingénu, il affichait toujours un optimisme de façade qui décourageait de plus amples investigations de ma part. Je savais, car il me l’avait dit un jour, qu’il enviait notre bonheur et notre parfaite entente à Domingo et moi. Je savais aussi qu’il désespérait de jamais rencontrer pareille chance. Et cela me broyait le cœur.
Comme les précédentes, sa lettre alla rejoindre ses semblables dans le petit coffret de caoba où je conservais notre correspondance. Et comme pour les précédentes, je m’attelai avec délices à une réponse. C’était un exercice que j’aimais par-dessus tout. Une feuille de papier vierge, mon vieux stylo-plume de Bakélite. Je les écrivais en secret, un peu comme une adolescente cache sa correspondance amoureuse, car Domingo aurait bien pu se moquer gentiment de moi. Ou pire Gaya, un peu plus férocement. Seule Almah, me semblait-il, aurait pu vraiment me comprendre. J’avais l’impression que ces échanges épistolaires nous reliaient à un monde révolu, celui des longues correspondances littéraires d’autrefois de ces poètes, de ces grands voyageurs que j’aimais lire.
Chaque fois que j’écrivais à Arturo, et ça ne m’arrivait qu’avec lui, je sentais une fièvre s’emparer de moi, un élan me propulser. Et je me disais que, oui, j’aimais écrire, j’aimais choisir le mot juste, l’adjectif lumineux, l’adverbe astucieux, agencer l’ordonnance des termes, utiliser ces signes de ponctuation déconsidérés. Je réfléchissais à chaque phrase, je voulais qu’elle exprime au plus juste ce qui était tapi au fond de moi. Nul doute que j’y mettais bien plus de cœur qu’à la rédaction de mes articles, même les plus excitants. Écrire à Arturo, c’était mettre mon âme à nu, mon cœur noir sur blanc, et je savais qu’en me lisant il en avait l’intuition intime. Car dans le tourbillon de nos vies il y avait la permanence rassurante de notre relation, qui jamais ne s’essoufflait. Je vérifiai avec de douces pressions que la pompe de mon stylo n’était pas grippée et je sortis mon beau vélin, lisse et doux, sur lequel ma plume glissait comme sur de la soie.
Querido Arturo…

Une greffe improbable

Avril 1981
Extrait de La Voix de Sosúa
Nous sommes heureux et fiers d’annoncer la création de la paroisse israélite de Sosúa « Kehilat Bnei Israel ».
La nouvelle paroisse est organisée en une fondation dont tous les pionniers arrivés dès 1940 d’Allemagne et d’Autriche et résidant à Sosúa, leurs familles et leurs descendants sont membres. Elle se chargera désormais du fonctionnement et de l’organisation des services et des fêtes religieuses. Tous les frais de la paroisse, ainsi que l’entretien de la synagogue et du cimetière, seront pris en charge par Productos Sosúa, la prospère coopérative laitière dont la renommée n’est plus à faire et dont les produits sont distribués dans tout le pays. Mazel Tov!
Mon court article était illustré d’une photographie de notre synagogue, magnifique de simplicité sous les rayons d’un soleil rasant de fin de journée, un véritable projecteur qui l’illuminait comme une star. Je n’avais pas voulu en faire trop. Tous ceux qui étaient concernés au premier chef connaissaient la nouvelle. Ils avaient âprement milité, Almah en tête malgré son sens tout relatif de la religion, pour cet aboutissement que nous avions fêté comme il se doit, par un sérieux festin.
Je m’étais donc contenté d’un faire-part de naissance factuel. La nouvelle paroisse était la concrétisation de notre enracinement heureux, une greffe improbable entée dans les cassures de l’Histoire, quand une poignée d’émigrants juifs, arrivés d’Allemagne et d’Autriche début 1940, avaient choisi de rester dans cette terre caraïbe et d’y faire souche.
Une greffe qui, contre toute attente, avait merveilleusement pris.
Même ceux qui, comme moi, étaient éloignés des choses de la religion n’avaient pu rester insensibles à cet accomplissement symbolique. Comme l’avait prophétisé Almah, nous étions bien les premiers maillons d’une nouvelle espèce hautement exotique : Homo dominicano-austriaco-judaicus.

De la bonne graine de capitalistes
Juin 1981
Huit kilomètres entre canneraies et mer turquoise. C’était la distance qui nous séparait de l’aéroport international Gregorio-Luperón de Puerto Plata. Balaguer avait tenu sa promesse de désenclaver notre région. Une route côtière flambant neuve nous reliait désormais au reste du pays. Un long ruban d’asphalte courait de Puerto Plata à Nagua, remplaçant l’ancienne piste poussiéreuse, truffée d’ornières et de nids-de-poule. Et au bord de cette route, le nouvel aéroport d’où l’on pouvait s’envoler pour Miami, New York, Montréal et même l’Europe.
Un Balaguer à moitié aveugle coupa le ruban au son de Quisqueyanos valientes exécuté avec plus d’entrain que de maestria par l’orphéon municipal. Une délégation de Sosúa fut bien sûr invitée et j’en étais. C’était un grand jour et j’en rendis largement compte dans les colonnes de La Voix de Sosúa.
Frederick se frottait les mains et avec lui tous les propriétaires terriens de la région. La tarea allait flamber, comme il le prédisait depuis des années avec ce que j’avais en mon for intérieur baptisé « son petit air de supériorité sans vouloir y toucher » qui m’agaçait tant. On avait suffisamment moqué ses investissements, ils allaient enfin lui donner raison. Les milliers de tareas qu’il avait achetées pour une bouchée de pain dans la région de Río San Juan, de bonnes terres grasses et herbues pour nos vaches laitières, allaient prendre de la valeur. Sans compter notre finca de Sosúa et nos édifices du Batey. Mon frère traversait désormais la vie avec le sourire satisfait de qui se sait conforté dans ses convictions par la tournure des événements.
Depuis l’annonce de l’ouverture du projet, dix-huit mois auparavant, Frederick caressait l’idée de bâtir un grand hôtel en surplomb de la partie est de la baie, à l’emplacement d’anciennes maisons de pionniers : il voulait être prêt à accueillir les touristes qui, à l’en croire, n’allaient pas tarder à affluer par charters entiers. Dans cet objectif, il avait créé une société, Sosúa Properties CXA, dont chaque membre de la famille était actionnaire. Il était sûr que le développement de la région ferait de nous des gens riches, si nous avions le cran d’aller de l’avant, sans rester à la traîne des autres pays et des îles voisines. « Nous devons prendre exemple sur la Martinique et Saint-Martin », s’enflammait-il.
« La famille Rosenheck-Soteras, de la bonne graine de capitalistes », raillait Almah qui ajoutait : « Nous n’avons vraiment pas besoin de ça pour être heureux, pas vrai ? » Et je voyais une lueur fugitive de nostalgie passer dans son regard bleu.
À Puerto Plata aussi les investisseurs s’activaient. Un ambitieux complexe touristique baptisé Playa Dorada – une dizaine d’hôtels de luxe aux normes internationales, restaurants, galerie marchande, parcours de golf – sortait de terre.
Était-ce un bien pour un mal ?
Almah était une des rares à émettre haut et fort des réserves quant au bien-fondé de ces développements. « Nous allons vendre notre âme au diable », clamait-elle à qui voulait l’entendre. Frederick temporisait « Le tourisme n’est pas le diable, loin de là ! Outre des ressources, ce sont aussi des emplois. C’est quand même autrement plus glorieux pour notre pays que les remesas! » Mais Almah craignait de voir son paradis dénaturé, défiguré, et surtout envahi. Elle n’avait pas tort. L’avenir lui donnerait raison en déversant sur nos plages des hordes de touristes en bermuda, bikini et tongs, luisants d’huile solaire, qui viendraient se pavaner sur des transats, achèveraient de saper nos pilotillos en grimpant dessus, pilleraient nos récifs de corail, effraieraient nos lamantins, obligeraient les pêcheurs à naviguer toujours plus au large pour rapporter du poisson, ruinant à jamais le charme bucolique de notre paradis terrestre. Le visage de notre côte en serait à jamais bouleversé. Tout cela nous pendait au nez, mais nous ne suspections pas encore la violence du raz de marée à venir.
Frederick avait raison sur un point essentiel, l’économie du pays, encore considéré comme proche du tiers-monde, avait bien besoin de la manne des devises du tourisme. Comme Domingo et Markus, il y voyait une véritable opportunité de nous sortir du marasme économique dans lequel nous nous enlisions depuis de nombreuses années.
Il fallait reconnaître que notre région, et plus largement notre pays, possédait largement de quoi prétendre au titre d’Éden balnéaire : un climat idéal, un soleil toujours bienveillant, des plages magnifiques, une mer sage, des habitants accueillants. Juste derrière les Canadiens, les premiers Européens à débarquer furent les Allemands. Leur arrivée n’avait rien d’un mystère.

Der Spiegel
Juin 1981
Signe évident que nous sortions de l’ombre, quelques mois après l’inauguration de l’aéroport, je reçus un coup de téléphone d’Allemagne. Un journaliste de l’hebdomadaire Der Spiegel s’invitait chez nous. Notre histoire, ou plutôt celle de Sosúa, l’intéressait. En tant que «confrère» – je notai une nuance très perceptible de condescendance dans ses intonations –, il me contactait pour que je l’aide à planifier son reportage, comme un «fixeur» se plut-il à me préciser, fier de son jargon. Je restai sur la réserve, ne sachant comment ceux que nous appelions entre nous les pionniers réagiraient. Jusque-là, ils s’étaient complu dans la discrétion, ne faisant guère parler d’eux au-delà de nos cercles familiaux respectifs. Le destin de notre colonie n’avait guère fait de vagues, une minuscule anecdote de la Seconde Guerre mondiale qui en comptait d’autrement plus spectaculaires, un fragment d’histoire de la Shoah au dénouement heureux.
J’en parlai à Markus et Almah. Je ne voyais qu’eux pour répondre favorablement à une telle demande et, le cas échéant, convaincre leurs compagnons de la première heure. Nous convoquâmes une réunion du premier cercle, soucieux de savoir comment les anciens allaient prendre cette démarche. Les avis étaient tranchés. Certains avaient la rancune tenace et presque tous récriminaient, qui avec violence, qui avec amertume, qui avec finesse :
— Un Allemand ! Il ne manque pas de toupet.
— On ne les intéressait pas tant que ça, il y a quarante ans.
— Pas question de jouer les curiosités exotiques !
— Je parie qu’il est de mèche avec une agence de tourisme qui va nous en envoyer des troupeaux !
— De toute façon, objectai-je, s’il veut faire un reportage, on ne peut pas l’en empêcher.
— Alors autant l’encadrer pour qu’il n’aille pas raconter n’importe quoi sur nous, répliqua Almah.
— Oh, on les connaît les journalistes ! la coupa Josef Katz qui, se rendant compte trop tard de sa bourde, me lança un œil penaud.
— Lui serrer la vis, Ruthie, tu vas devoir lui serrer la vis ! renchérit Alfred Strauss.
— Et nous n’avons absolument pas à rougir de ce que nous sommes devenus, souligna Markus.
— Bien au contraire ! s’exclama Almah.
— Si ce journaliste a besoin de témoignages, nous nous y collerons Almah et moi, en veillant au grain, décida Markus dont je connaissais l’attention pointilleuse. Et toi, Ruthie, tu serviras de garde-fou. Le moment venu, je te laisserai la vedette, Almah, si tu en es d’accord, je ne tiens pas particulièrement à être sur le devant de la scène. Si tu ne vois pas d’inconvénient à ce que ta femme joue les vedettes, ajouta-t-il en se tournant vers Heinrich.
Celui-ci se contenta d’incliner la tête en signe d’approbation. Cette histoire n’était pas la sienne. Puis se ravisant, il glissa un sourire ironique en direction d’Almah :
— Ce ne sera pas la première fois, et sans doute pas la dernière non plus, n’est-ce pas ma chère ?
— Je ne vois pas du tout à quoi tu fais allusion, mon cher, lui rétorqua Almah avec un clin d’œil. D’accord Markus, faisons comme ça, ajouta-t-elle enthousiaste, si cela convient à tout le monde.
Nous étions tous d’accord. Et je sentais ma mère ravie de l’occasion qui lui était donnée de se raconter et de revivre l’odyssée de sa jeunesse.
*
Accompagnée d’Almah, j’allais accueillir Dieter Müller dans notre nouvel aéroport. Nous le reconnûmes immédiatement, la trentaine, grand, blond, pâle de peau, il portait un gilet de reporter multipoche et un sac de photographe jeté sur l’épaule. « Une caricature d’Aryen doublée d’un journaliste de bande dessinée », me souffla Almah en catimini en enfonçant un coude dans mes côtes. Je retins un éclat de rire.
Dès la première poignée de main, franche, chaleureuse, je pris Dieter en sympathie et je crois bien qu’Almah aussi. Il était bien trop jeune pour avoir connu la guerre, ce qui cloua le bec des râleurs et des revanchards. Son âge et son sincère intérêt à notre endroit balayèrent les réticences que sa démarche avait pu faire naître. Nous lui avions offert l’hospitalité à la finca, qui comptait désormais quatre bungalows pour les amis, comme nous appelions les petites dépendances que nous avions construites au fur et à mesure que la famille s’agrandissait.
Almah entraîna Dieter à cheval à l’assaut des lomas, lui ouvrit les portes de notre cimetière, celles de la synagogue que nous n’utilisions plus que pour les grandes occasions, et celles, plus intimes, de nos albums de photographies. Il y eut des repas joyeux, des expériences culinaires – Dieter découvrit le mangú et la Sachertorte à la mangue, une curiosité métisse de Rosita, parfaite illustration de notre culture hybride –, des chevauchées fantastiques, un bain de nuit, des séances d’observation des étoiles et de longues, très longues conversations.
*
Le dernier soir avant le départ de Dieter, nous nous balancions mollement dans les mecedoras de la terrasse en sirotant un rhum au gingembre.
— D’où vous vient cet intérêt pour notre communauté, Dieter ? Car je sens bien que vous n’avez pas tout dit.
Almah fixait le journaliste avec un regard inquisiteur. Son intuition ne la prenait jamais en défaut. Sous son hâle tout frais, le rouge monta aux joues de Dieter et une ride qui n’était pas de son âge se dessina sur son front. Il était manifestement dérouté d’avoir été percé à jour. Quand il prit la parole, son ton était grave :
— Mon père avait dix-huit ans en 1938. Il a fait partie des Jeunesses. Il a placardé des écriteaux dans les parcs, les tramways et les bains publics. Il a défilé le bras levé, il a peint des étoiles de David sur des vitrines… Il a eu le temps de s’en repentir, bien avant de mourir d’un cancer. Mais c’est une tache indélébile.
Il y eut un silence gêné. Un ange passa. Dieter se racla la gorge et d’un ton plus léger, avec un enthousiasme un peu forcé :
— Il ne faudrait pas croire que c’est pour racheter ce qu’a fait mon père dans sa jeunesse, ou quelque chose de cet ordre-là. Non. Mais depuis toujours j’éprouve à l’endroit des histoires d’émigrés un intérêt sincère. Cette réinvention des vies me bouleverse. C’est quelque chose qui a à voir avec la grandeur de l’homme. Qui plus est la vôtre, dans les conditions que l’on sait.
Il secoua la tête comme pour chasser de vieux démons et son regard s’attarda sur Almah comme s’il attendait une sorte d’absolution. Elle acquiesça. Dieter reprit, comme soulagé :
— Jamais un reportage ne se sera révélé plus aisé et plus plaisant à réaliser. Vraiment, je ne sais pas comment vous remercier pour votre accueil et votre hospitalité. Ce n’était pas une enquête, c’étaient de vraies vacances !
— Nous sommes comme ça, nous les Juifs dominicains ! plaisanta Almah.
— Nous les Dominicains, la corrigeai-je.
— Faites-nous donc un bel article, racontez ce que vous avez vu, ce que vous avez ressenti, et dites-leur bien qu’ils ne nous manquent pas, ajouta Almah.
— N’êtes-vous jamais retournée en Autriche ? demanda Dieter, et je sentis que cette question lui brûlait les lèvres depuis longtemps.
C’était un sujet tabou, un des rares qui existât entre ma mère et moi. Chaque fois que je tentais de la questionner, que j’évoquais l’éventualité d’un voyage dans le pays de son enfance, un voyage que j’aurais tant aimé faire avec elle, elle se refermait comme une huître. À mon grand regret, cela semblait sans appel.
— Non !
Le ton d’Almah était ferme et catégorique. Une fin de non-recevoir. Comme de juste.
— En avez-vous eu l’envie ?
— Non ! réitéra Almah. L’Autriche ne me manque pas. Mon pays, c’est cette île depuis très longtemps. Un pays dans lequel je n’ai jamais cessé d’être en exil, mais un pays hors duquel, n’importe où, je serais en exil.
Almah laissa Dieter méditer sa formule quelques secondes. Il ne pouvait que partiellement en appréhender la signification, ne connaissant pas les morts de ma mère, ni ceux de Vienne, ni ceux qui la liaient à cette île.
— Sacré paradoxe, hein ? le nargua-t-elle. Et je vous assure, mon cher Dieter, que malgré les soubresauts de la politique, malgré la corruption rampante, malgré les problèmes sociaux, nous sommes très bien ici. Infiniment mieux que dans cette vieille Europe qui ne cesse de lécher ses plaies.
— Vous avez raison. Ma génération a été élevée sous la chape de la culpabilité. Nous avons reconsidéré l’histoire en long, en large et en travers.
— Ce qui n’empêche pourtant pas certains de nier l’évidence.
— Vous voulez parler des révisionnistes ? On a affaire à une bande de fanatiques totalement aveuglés et qui plus est limités intellectuellement, pour rester poli.
— De vrais cons, vous voulez dire ? Vous voyez, rien ne change… sourit Almah triomphalement.
Dieter se balança doucement pendant quelques secondes, semblant peser le pour et le contre d’une décision. Il prit une grande respiration et se lança.
— Savez-vous que vous pouvez désormais demander réparation pour tous les biens dont vous avez été spoliés ? Il y a eu des précédents, et même des lois. Je pourrais vous aider, ajouta-t-il avec une ferveur presque enfantine.
— À vrai dire, cela ne m’intéresse pas. C’est une bataille d’arrière-garde, et inutile de surcroît. Vous l’avez constaté, nous vivons au paradis. La page est tournée depuis bien longtemps. Nous ne manquons de rien ici et surtout pas de souvenirs. Alors les biens matériels…
— Tout de même, s’enflamma Dieter, c’est un combat juste et légitime. Ça a valeur de symbole. La preuve : la plupart de ceux qui se sont engagés dans cette voie ont obtenu gain de cause. Et ils ont presque tous choisi de se défaire des biens restitués au profit d’associations ou de musées.
— C’est exactement ce que nous avons fait avec mon second mari, figurez-vous.
Et Almah entreprit de raconter à Dieter l’histoire du tableau de Max Kurzweil. Suspendu à ses lèvres, le journaliste n’en perdait pas une miette. Quand Almah mit le point final à son récit, Dieter avait les yeux qui brillaient.
— Votre histoire, Almah, c’est un véritable roman !
— Toute la vie de ma mère est un véritable roman, c’est ce que je dis toujours, ajoutai-je en guise de conclusion. Et si nous allions nous coucher maintenant ? Il se fait tard et demain vous avez un avion à prendre.
*
Deux mois plus tard, un paquet en provenance d’Allemagne atterrissait dans notre boîte postale, une dizaine d’exemplaires du Spiegel. En couverture, sous le titre « Sosúa, lointaine terre promise des Juifs allemands et autrichiens, le kibboutz des Caraïbes », une vue panoramique de la baie ; en médaillon, un portrait d’Almah rayonnante : « Une pionnière raconte… »
Je me jetai sur les huit pages du dossier, un reportage juste et empreint d’admiration, bien ficelé et fort documenté. Et pour cause : nous avions mis à la disposition de Dieter toutes nos archives. Je distribuai les exemplaires de l’hebdomadaire : trois pour l’école, deux pour notre bibliothèque, un pour les archives du journal et un pour les archives de la Dorsa. J’en gardai un à la maison, un pour Markus et un pour Almah qui s’empressa de le faire disparaître dans sa valise aux souvenirs, comme je devais le découvrir des années plus tard.
J’envoyai un télex à Svenja pour la prévenir de la parution, sûre qu’elle ne manquerait pas d’acheter l’hebdomadaire en Israël, et un autre pour remercier Dieter et lui demander d’en envoyer un exemplaire au Joint à New York.
Si nous avions été plus perspicaces, nous aurions entrevu les conséquences de la publication de l’article. Almah se serait sans doute abstenue de répondre à l’interview. Car Der Spiegel fit des émules. Après la parution du dossier de Dieter, débarquèrent à Sosúa des flots d’Allemands et d’Autrichiens curieux de notre histoire, puis ce fut un magazine américain et un historien autrichien. Nous sortions définitivement de l’ombre.

Modèle
Juin 1982
New York, le 20 juin 1982
Ma Ruthie,
Des nouvelles du front new-yorkais où les premières grosses chaleurs nous promettent un été caniculaire, ce qui me donne un prétexte tout trouvé pour revenir chez nous pendant quelques semaines… »

Extraits
« Anacaona ouvrit la voie. Nathan venait d’entamer un parcours chorégraphique qui allait faire de lui une figure importante de la danse contemporaine. Il imprimerait un style unique et innovant, soutenu par un langage chorégraphique narratif questionnant l’identité, un reflet de l’époque. Avec Arturo, ils vogueraient de succès en succès. «Pas des succès d’estime, mais de bons gros succès commerciaux», comme s’en vanterait Nathan, qui avait gardé quelque chose d’enfantin dans ses rodomontades,
Quelques années plus tard, leur ballet intitulé Terre promise, une ode à l’exil qui retraçait, pour qui savait lire entre les lignes, l’historiographie familiale, serait carrément porté aux nues et ferait de Nathan un des chorégraphes les plus courtisés au monde, consacré en 1998 par un American Dance Festival Award. » p. 146

« Tant de choses étaient advenues, tant de vies s’étaient construites ici, des bonheurs, des drames aussi, cela donnait le vertige. J’oubliais les petites jalousies, les rancœurs, les mesquineries, pour ne garder que les sourires. Avec leur détermination, leur goût de l’effort, leur âpreté au travail, leurs renoncements, leur dignité magnifique devant l’ineffable, ils s’étaient faufilés dans les lézardes de l’histoire pour écrire ici une page de leur vie, la page essentielle, celle sans laquelle rien d’autre n’aurait pu advenir. Ils étaient des rocs, de la race des vainqueurs, et la présence de chacun ici, aujourd’hui, témoignait de ça: ils étaient victorieux et indestructibles.
La synagogue n’avait pu accueillir tout le monde pour le service religieux et les invités piétinaient sur la pelouse en une cohue compacte.
Il y eut des embrassades, des accolades, des rires, des congratulations, des confidences, des séances de photographie, des toasts, des libations, des agapes, des chants, des danses, des gueules de bois, et des larmes, beaucoup de larmes. » p. 165-166

À propos de l’auteur
BARDON_Catherine_©Philippe_MatsasCatherine Bardon © Photo Philippe Matsas

Catherine Bardon est une amoureuse de la République dominicaine où elle a vécu de nombreuses années. Elle est l’auteure de guides de voyage et d’un livre de photographies sur ce pays. Son premier roman, Les Déracinés (Les Escales, 2018 ; Pocket, 2019), a rencontré un vif succès. Suivront L’Américaine (2019), Et la vie reprit son cours (2020), et Un invincible été (2021). (Source: Éditions Les Escales)

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