Chantons sous les larmes

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En deux mots
Pendant les années qui ont suivi la mort de son mari Jean-Pierre Marielle, Agathe Natanson a pris la plume pour lui écrire. Elle retrace des souvenirs, dit les moments de chagrin et de solitude, les quelques rayons de soleil dont elle profite. Elle dit aussi sa gratitude et son combat contre la maladie qui l’a privée de derniers moments de bonheur: Alzheimer.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Les mois d’avril sont meurtriers»

Jean-Pierre Marielle est mort il y a cinq ans, le 24 avril 2019. Depuis ce jour sa veuve, Agathe Natanson, lui écrit régulièrement. Une correspondance qui lui permet de poursuivre leurs conversations, de dire son chagrin et son amour, mais aussi sa solitude et ses combats. Un bouleversant bréviaire anti-deuil.

«Une heure du matin, dormir. Essayer de ne pas voir qu’il fait tout noir (…) lutter du mieux qu’on peut contre l’angoisse, ignorer le silence, le grand silence, fermer les volets, les fenêtres, écouter son cœur battre un peu trop fort, sentir la vie s’envoler, ne pas savoir la retenir, ne plus pouvoir pleurer.» Perdre un être cher est une souffrance. Toujours. Agathe Natanson ne masque pas cette réalité et trouve les mots pour le dire. Des mots qui sonnent juste. Des mots qui bouleversent.
Tout juste espère-t-elle, en publiant sa correspondance post-mortem avec Jean-Pierre Marielle que ce petit livre vivra, «peut-être que d’autres veuves reconnaîtront les mêmes méandres douloureux, peut-être qu’elles se diront Ah oui, je ne suis pas toute seule, peut-être qu’elles se souriront. Si toutes les veuves du monde pouvaient se donner la main.»
Il y a les courtes missives, lancées come un cri de douleur ou de rage, plus rarement pour partager un moment de grâce et il y a les plus longues missives, celles qui reviennent sur certains épisodes de leur vie commune, des voyages à l’autre bout du monde ou des anecdotes de tournage. Mais il y a toujours cette volonté farouche de maintenir un lien que l’on sent d’autant plus fort qu’il a été construit sur le tard – leur rencontre date de 2003 – avec le souci d’oublier ce qu’il y a pu avoir avant pour construire quelque chose de neuf, de beau.
Alors oui, il y a de l’exaltation quelquefois et de l’amour toujours. Il y a des lieux et des musiques, des phrases et des odeurs, un bonheur qui s’est renforcé dans l’attention renouvelée à l’autre. Il y a aussi la maison et le jardin, témoins d’une belle complicité et dont il a fallu se séparer. «Avant de la quitter pour toujours, j’ai glissé dans une petite fente, entre deux pierres du mur, une photo de nous deux, elle nous permet d’exister encore un peu ensemble en secret, présence illusoire et dérisoire mais qui réconforte ma naïveté d’enfant triste et orpheline de toi, mon tout.»
Mais il y aussi cette réalité dont on ne peut se défaire et qui, comme une mer déchaînée, vient sans cesse briser la falaise. Alors «ce qu’elle veut, la veuve, c’est qu’on lui rende son amour, son rire, sa joie, sa vie. Son homme.»
Des instants de tristesse quand s’abat le poids de la solitude, quand on ne retrouve plus le goût de la vie, quand on dîne d’une boîte de sardines ou «quand on se met au lit à vingt et une heures avec une série sur son iPad et qu’on ne dort toujours pas à deux heures du matin».
Puis vient un rayon de soleil, un coup de fil, l’envie de se battre contre cette maladie qui fait si peur, à tel point qu’il est si difficile de l’écrire: Alzheimer. Un combat mené à travers une Fondation qui, elle aussi, les rassemble.
Agathe n’oublie pas non plus les proches, la famille et le chien Roméo. Tous ceux qui tentent de l’apaiser et la soutenir, avec plus ou moins de bonheur. Pour cela, ils auront droit à toute sa gratitude. «Merci pour votre présence, pour ces moments de grâce que vous m’avez offerts, déjeuners, dîners, spectacles, week-ends, voyages. Merci pour votre attention, votre bienveillance et votre légèreté. Merci pour les moments heureux où le ciel devient rose pâle couleur pétale.» Alors les mois d’avril sont un peu moins meurtriers.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Chantons sous les larmes: lettres à Jean-Pierre Marielle
Agathe Natanson
Éditions du Seuil
Roman
168 p., 16,50 €
EAN 9782021548242
Paru le 22/03/2024

Ce qu’en dit l’éditeur
« Je rêve de vous, je dis vous parce qu’il me semble que nous devons de nouveau faire connaissance, vous m’intimidez maintenant que vous êtes dans votre nouveau monde. Sortons, allons prendre le thé et refaisons le chemin inverse, ce sera amusant, je suis prête, j’ai retrouvé la station debout, vos yeux peuvent croiser les miens. Venez, j’ai des choses à vous dire. C’est ainsi que débute la correspondance d’Agathe Natanson, avec l’homme tant aimé, à présent disparu. Des lettres, comme autant de rencontres, pour lui raconter ses jours et ses nuits dans la solitude révoltante du deuil qui est désormais la sienne. Dans ses mots, où se mêlent larmes et éclats de malice, chagrin et éclairs de joie, il y a tout le charme déployé pour tromper la tristesse, la capacité à chérir le souvenir d’une vie extravagante aux côtés du formidable comédien qu’était son mari. Et bien sûr ce goût irrésistible pour le jeu, qui les liait si fortement et qui fut tellement précieux quand la maladie fatale s’est immiscée dans la grande histoire d’amour de ce couple magnifique Agathe Natanson, comédienne, a été la dernière épouse de Jean-Pierre Marielle.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter
CNews (Anne Fulda)

Les premières pages du livre
« Jean-Pierre chéri,
On devrait écrire un manuel qui s’intitulerait « Veuve mode d’emploi ». Comme pour un appareil ménager très sophistiqué. Un mode d’emploi pour sécuriser les veuves, les rassurer, les mettre sous grande protection. C’est très fragile, une veuve, ça peut se casser comme une boule de Noël. Une veuve, c’est une poupée qui a perdu son enfant roi, son protecteur, son tyran parfois. Une entité qui a perdu son référent, un croyant qui a perdu sa foi, un voleur qui a perdu son larcin, un chien qui a perdu son maître, ou tout simplement une femme qui a perdu son amour, son homme.
Jeunes, vieilles, toutes ont en commun le chagrin d’avoir pour toujours cette absence à porter, à chérir, ce rêve évanoui, cette histoire qu’elles ne peuvent plus partager et dont la fin s’écrit toujours trop tôt. Sans prévenir, sans crier gare, une force maléfique, venue ruiner un avenir qu’on croyait naïvement éternel.
Oui, un mode d’emploi pour apprendre à vivre la fin et surtout l’après. Un poème peut-être, ou une chanson. Une prière, un credo, quelque chose pour endiguer le désarroi et la grande tristesse qui habillent la veuve de brume et de grisaille. Les dix commandements de la veuve, un petit livre rose que je garderais pour qui un jour en aurait besoin.
Éventuellement, on pourrait le mettre en ligne, ce mode d’emploi, le déposer au pied des immeubles, prospectus refusé dans les boîtes aux lettres des habitants sans veuve, on pourrait le distribuer dans le métro ou le TGV. Il ferait partie de la vie et ce ne serait pas dramatique à lire, il ferait partie de notre quotidien, comme le mode d’emploi d’une cafetière. Et les veuves n’auraient qu’à ouvrir un tiroir de leur psyché pour se sentir accompagnées dans cet inconnu qu’est le veuvage, volage, voyage, élagage, grand âge…
Agathe

Attention violent
J’ai été enceinte pendant vingt-cinq ans. J’ai fait mieux que l’ourse, mieux que l’éléphante. Mon bébé à moi a mis tout ce temps avant de déclarer officiellement sa venue. Alors ces mots doux sont pour lui, mon incroyable nouveau-né. Je n’aime pas la vieillesse, et ce bébé tardif est le bienvenu, il me fait me sentir si jeune encore ! Je régresse, un vrai bonheur, le soir pour me rassurer je prends mon nounours dans les bras. Être mère à…, c’est quand même angoissant. Cette nuit mon bébé a cassé tous mes joyeux souvenirs, mes boules de Noël, mes boules de neige, mes boules de rêves. Il a tout cassé. J’ai pleuré, oui, j’ai pleuré sur ce bébé malvenu, mal foutu, à moitié autiste, à moitié pervers, à moitié mort-né. J’avance à reculons dans le monde de la folie, de la maladie, avec ce vieux bébé, j’avance et je sais que la partie désormais est perdue. Je suis dans l’univers carcéral de la démence, inapte à vivre cette explosion de violence, malgré les petits bonheurs quotidiens, bonheurs à la coque, bonheurs frivoles couleur au bonheur des dames. J’ai résisté à toutes sortes de tentations, l’étouffer, le malmener, le bercer, le materner, mon bébé d’amour, et j’ai choisi de l’aimer envers et contre tout, envers et contre tous. Je suis en attente dans les starting-blocks de l’abandon. Je m’empresse de rire de tout, de crainte d’être obligée d’en pleurer. Seule, si seule avec ce bébé monstrueux sans père, sans berceau, sans papiers, sans pedigree, ce bébé ange qui m’obsède, me dévore, me détruit et me sacralise. Hier tellement joyeuse, joueuse, légère, amoureuse, rêveuse. Aujourd’hui, toute petite souris qui n’arrive plus à se cacher, à tricher, à déjouer cette vérité absurde, je ne sais plus quoi faire de ce bébé, épuisée par une fatigue dévastatrice. L’oublier derrière une porte, le déguiser en clown triste ou le réduire façon Jivaro ? Non, je choisis de l’aimer follement. Sainte Agathe, priez pour moi s’il vous plaît. Le soir dans mon lit, position fœtale pour retrouver ma maman, ses douceurs, sa tendresse. Help, maman, si froid dehors si doux dedans. Une chanson douce…

Chagrin
Chagrin, quel joli mot. C’est doux, chantant, lumineux. Chagrin, c’est un doudou qu’on retrouve dès le matin en ouvrant les rideaux de la chambre. Chagrin, c’est une petite chanson qui trotte dans la tête dès le petit déjeuner. Chagrin, c’est un leitmotiv étrange, retranché dans tous les recoins de la maison, qui joue à cache-cache avec les sentiments fluctuants qui m’habitent. Chagrin, c’est ton absence, ton fauteuil vide dans le salon, ta veste en tweed, posée, inutile, sur le dossier d’une chaise abandonnée. Chagrin, c’est toutes les questions sans réponse. Chagrin, c’est la chanson sans paroles qu’on ne peut plus fredonner. Chagrin, c’est mon visage défait devant la glace quand les larmes se sont taries. Chagrin, c’est les repas sans appétit. Chagrin, c’est l’absence de projets pour la soirée. Chagrin, c’est les souvenirs qui reviennent en flot continu. Chagrin, c’est l’envie de te serrer dans mes bras. Chagrin, c’est le besoin de sortir avec toi, de marcher dans les rues sans but, pour le plaisir de sentir nos corps s’accorder. Chagrin, c’est l’impossibilité de rentrer avec toi à la maison. Chagrin, c’est ce mot qui contient tant de fragilités, tant de drames, tant de renoncements.
Je pourrais m’appeler madame Chagrin, bonjour, comment allez-vous ce matin, madame Chagrin ? Bien, je vous vois tout auréolée de chagrins divers et variés. Le chagrin vous va fort bien, madame Chagrin, c’est un véritable et précieux trésor ! Quelle chance ! Si vous êtes porteuse de chagrin, c’est que vous avez été heureuse, aimée, et que ce chagrin petit porte-bonheur est à l’aune de ces grands sentiments. Oui, c’est un joli mot décidément, le mot chagrin, il faut juste bien en comprendre le sens caché, l’apprivoiser avec tendresse et vivre avec comme avec un compagnon, certes un peu oppressant, mais auquel on peut s’habituer. Chagrin, c’est une fleur épinglée à la boutonnière d’une veuve qui a gardé le goût du bonheur. Chagrin, c’est un trèfle à quatre feuilles.

Progrès
J’avance bien dans ma nouvelle vie en solitaire, fière de moi. Je me tiens droite, je règle mes problèmes informatiques, je paie mes impôts, mes contraventions, je range mes photos, mes papiers d’intermittente de la vie, j’honore mes rendez-vous, je n’en décommande presque plus ! Je souris, je ris, je dors, je fais des projets loin des cimetières et des cercueils de carton destinés à la crémation, j’ai des envies de restaurant, de voyage, de plage, de neige, de concert, de musique sauf le jazz encore trop bouleversant. Je rêve de vous, je dis vous parce qu’il me semble que nous devons de nouveau faire connaissance, vous m’intimidez maintenant que vous êtes dans votre nouveau monde. Sortons, allons prendre le thé et refaisons le chemin inverse, ce sera amusant de revivre le charme de la rencontre, je suis prête, j’ai retrouvé la station debout, vos yeux peuvent croiser les miens, je suis forte de ces mois sans vous et l’inconnu ne me fait plus peur. Venez, j’ai des choses à vous dire, le temps n’a plus d’importance, il se dissout, et la force de notre amour forge un nouveau mode d’emploi… du temps. Je me lasse du je, du jeu, passons au nous, nous allons mieux, nous allons bien même, nous allons décrocher la lune et faire un pied de nez à la vie en continuant d’être celle que vous aimiez. Ma plus belle histoire d’amour c’est vous… N’oublions pas les paroles, le refrain est éternel et vous êtes là près de moi, près de nous. Merci de m’avoir tant aimée.

Les chansons se sont tues
Les chansons, ces chansons : La Ballade des gens heureux, non je ne peux pas écouter La Ballade des gens heureux, Françoise Hardy non plus, Tous les garçons et les filles, Reggiani peut-être, pour la tristesse du répertoire, ou Barbara, Dis quand reviendras-tu, dis, au moins le sais-tu, que tout ce temps perdu…
J’avance pourtant, tu pourrais être fier de moi et me le dire. J’ai de nouveau l’air vivante, la voix gaie, le cheveu ébouriffé comme aux jours de fête. Je trouve même du plaisir à m’habiller, me maquiller, exister comme avant. Je vais rejouer bientôt, donc sourire, faire l’actrice, je vais être en représentation, je vais retrouver la loge, la scène, le superficiel de la vie, c’est aussi cela, ce travail, parfois. Je vais te revoir en coulisses, ton ombre va m’accompagner, je vais faire en sorte que tu sois fier de moi. « Joue bien, tu me l’as promis », disais-tu, et je me sentais des ailes pour être à la hauteur, je ne dis pas à ta hauteur.
Mais les chansons que tu aimais, je ne peux plus les écouter. Monsieur mon passé, laissez-moi passer, tu aimais tellement ces paroles de Léo Ferré. Je ne peux plus écouter de jazz, non plus, trop de souvenirs à fleur de peau, à fleur d’âme, à fleur de cœur.
Des fleurs, j’ai acheté des fleurs, je fleuris ta maison, ta photo, je fleuris ma vie, je deviens terriblement personnelle, je ne dis plus nous mais JE. Est-ce le début d’un égotisme forcené ? Il faudra que je me surveille, ce je je je, je devrais peut-être dire elle, elle va mieux, elle a des projets, elle cherche à être très occupée, elle veut voyager, cuisiner, s’instruire, elle vit, elle a un chien, elle… À quoi bon, tu es parti, mon amour. Tous les garçons et les filles de mon âge, mais il n’y a pas d’âge pour aimer. Et elle te cherche pour te dire je t’aime. Dis quand reviendras-tu ? Monsieur mon passé, laissez-moi passer. Merci d’avoir été là.

T’écrire
Oui, c’est devenu un rendez-vous capital ou indispensable pour moi. C’est une façon de se rencontrer inhabituelle, mais cette idée de te retrouver clandestinement, un peu au bonheur de la dame, me charme tant. Il n’y a pas d’heure, pas de jour, pas de tenue, pas d’obligation. C’est doux, c’est adorable, c’est secret, personne pour juger, blâmer ou critiquer. Personne pour se moquer ou s’attrister, juste toi et moi dans un dialogue ou plutôt un soliloque bienheureux. Je peux même faire revenir les mauvais moments, cela ne reste qu’entre nos murs. Je peux les exorciser, ces dernières semaines, ces dernières douleurs, ces angoisses incessantes, obsédantes, ce chagrin incurable, qui étaient la toile de fond de mes jours, et de mes nuits surtout. Je peux maintenant m’opérer à cœur ouvert, je ne te ferai pas de peine, tu me prendras peut-être dans ton aura lumineuse et j’irai mieux, j’irai bien, j’irai avec toi où tu voudras quand tu voudras. »

Extraits
« Une heure du matin, dormir. Essayer de ne pas voir qu’il fait tout noir, oublier qu’il faut éteindre la lumière, se relever pour rallumer, ne pas supporter l’obscurité, faire l’enfant, réclamer une veilleuse, se relever, ne pas prendre de somnifères, lutter du mieux qu’on peut contre l’angoisse, ignorer le silence, le grand silence, fermer les volets, les fenêtres, écouter son cœur battre un peu trop fort, sentir la vie s’envoler, ne pas savoir la retenir, ne plus pouvoir pleurer. Demain matin il fera jour, ça ira mieux, ça ira bien, c’est mercredi, c’est joyeux le mercredi, je les vois, c’est la vie, c’est de nouveau des envies de pizzas et de frites, c’est régressif, c’est l’avenir, la lumière, c’est la musique, les projets. Peut-être que ce petit livre vivra, peut-être que d’autres veuves reconnaîtront les mêmes méandres douloureux, peut-être qu’elles se diront Ah oui, je ne suis pas toute seule, peut-être qu’elles se souriront. Si toutes les veuves du monde pouvaient se donner la main. » p. 51

« En fait, elle se moque de tout. Ce qu’elle veut, la veuve, c’est qu’on lui rende son amour, son rire, sa joie, sa vie. Son homme. » p. 61

« On s’aperçoit qu’on est vraiment seule, quand on ferme la porte de la maison et qu’on n’a personne à qui dire: «On n’a rien oublié?», quand on rentre seule à la maison et qu’on s’attend à une exclamation de contentement : «Ah ah ah, ma chérie, tu es là!» Ou à toute autre réaction, humaine en tout cas, quand on fait les courses, dites de première nécessité, sans trop de stockage intempestif. Seule on consomme peu de tout, voire rien du tout, quand on se dit: Oh j’irais bien dîner dehors ce soir, pas pique-niquer, non, faire un vrai dîner en tête à tête au restaurant, et qu’on reste finalement à la maison à déguster les fameuses sardines, très bonnes d’ailleurs, quand on se dit: À quoi bon se maquiller, se coiffer, pour qui, pour quoi? Bon, ça c’est le 24 avril, jour de ton abstention définitive, quand on se met au lit à vingt et une heures avec une série sur son iPad et qu’on ne dort toujours pas à deux heures du matin, quand… » p. 62

« La maison est toujours là derrière le grand portail et elle abrite nos secrets et nos joies. Je l’aime toujours autant, je l’embellis sans doute dans mon souvenir et c’est tant mieux. Nos ombres se cachent sûrement dans le jardin. Avant de la quitter pour toujours, j’ai glissé dans une petite fente, entre deux pierres du mur, une photo de nous deux, elle nous permet d’exister encore un peu ensemble en secret, présence illusoire et dérisoire mais qui réconforte ma naïveté d’enfant triste et orpheline de toi, mon tout. » p. 68

« Je me sens un peu trop sentimentale à jouer avec ce petit chien qui n’attend que cela, le lancer de balle. Son regard attentif, demandeur, intense, pour m’inviter dans son jeu, cette balle qu’il dépose sur mes genoux ou au creux de mon bras pour que je réponde à son attente, l’importance de cette balle qui va et qui vient entre sa gueule et ma main qui la lance, sont comme le reflet de mes sentiments balançant entre le bonheur des souvenirs heureux et le chagrin de l’absence. Il me provoque, comme pour me dire que je ne suis pas seule, que l’on peut encore jouer, rire, trouver un certain plaisir à partager l’excitation d’une baballe qui rebondit.
Merci à toi pour cette joie de vivre, Roméo. Merci aux amis qui m’entourent. Merci pour votre présence, pour ces moments de grâce que vous m’avez offerts, déjeuners, dîners, spectacles, week-ends, voyages. Merci pour votre attention, votre bienveillance et votre légèreté. Merci pour les moments heureux où le ciel devient rose pâle couleur pétale. Merci pour les endroits aimés où l’on boit un Bellini en pensant à toi. Merci de m’avoir donné votre amitié et votre temps. Merci d’avoir été là, toujours là. Merci. » p. 72

À propos de l’autrice
NATANSON_agathe_Agathe Natanson Marielle_©max_colinAgathe Natanson © Photo Max Colin

Agathe Natanson, nom de scène de Nicole Andrée Natanson, est une actrice française née le 14 novembre 1946 à Paris 12e. Grâce à Claude Gensac qui la découvre au théâtre, Agathe Natanson fait ses débuts à l’écran dans Oscar (1967), où elle joue le rôle de Colette, la fille de Louis de Funès et Claude Gensac. Elle tourne encore pour le cinéma dans Quelqu’un derrière la porte, mais c’est le théâtre et, surtout, la télévision qui lui apportent la notoriété: Les Saintes Chéries, Barberina ou l’Oiselet vert, Le Jeune Fabre, Le Fol Amour de Monsieur de Mirabeau, La Maison des bois. Après une interruption, elle reprend sa carrière sur les planches. Divorcée d’Henri Piégay, elle épouse Jean-Pierre Marielle le 14 octobre 2003 ; leurs noces ont lieu à Florence en Italie. Elle est mère d’une fille (journaliste) et d’un fils nés d’une précédente union. À la télévision, elle joue entre autres dans quatre épisodes de la série Capitaine Marleau, où elle incarne quatre personnages différents selon les épisodes. (Source: Wikipédia)

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L’enfant rivière

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En deux mots
Zoé chasse les enfants de migrants pour les remettre aux autorités. En parcourant la contrée, elle espère pouvoir retrouver son fils Nathan qui a disparu depuis six ans. Ce drame a fait fuir son mari Thomas qui revient au Canada pour enterrer son père. Et retrouver celle qui veut croire au miracle.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

À la chasse aux enfants

Le jour où leur fils Nathan a disparu, la vie de Zoé et Thomas a basculé. Un drame qui va permettre à Isabelle Amonou de nous offrir un roman très noir, une quête insensée et une réflexion sur l’identité et les origines, dans un monde hostile.

Zoé est un garçon manqué. Elle est sportive, musclée, sait réparer un moteur, pêcher et chasser, traverser les rapides en kayak. C’est d’ailleurs en apprenant à Thomas à naviguer sur la rivière que leur complicité s’est transformée en amour. Les amis d’enfance ont fini par former un couple. Mais ils s’étaient jurés de ne pas avoir d’enfant dans ce monde instable. «Quand Nathan était né, à l’automne 2021, il avait oublié tout ça. Nathan était parfait. Une miniature parfaite de Zoé. La peau légèrement cuivrée, les yeux noirs mobiles, le corps mince et long. Si les deux grands-pères n’avaient jamais vraiment accepté l’enfant, les grand-mères et les parents en étaient tombés irrémédiablement amoureux.»
Leur bonheur sera toutefois de courte durée, car un jour funeste Nathan avait disparu sans laisser de traces. Quand sa mère avait levé les yeux, il n’était plus là. Il avait demandé à aller vers la rivière, mais sa mère avait refusé de le laisser partir seul. Thomas est prévenu ainsi que les autorités. Mais les fouilles dans le fleuve et aux environs net donnent rien. Après avoir été dans le déni, Zoé s’était accrochée, malgré les années, à l’espoir de le voir revenir un jour. Thomas s’était fâché, avait cherché à comprendre, puis s’était enfui. Il avait fini par atterrir à Paris avec l’intime conviction que son fils était mort.
Après six ans d’absence, il était revenu pour assister aux obsèques de son père et vider sa maison. Il avait aussi revu Zoé qui avait fini par lui expliquer qu’elle chassait les enfants de migrants pour les remettre à la police. Une chasse qui lui permettrait, du moins elle l’espérait, de retrouver la trace de Nathan.
Effaré, il ne comprenait pas comment elle pouvait reproduire le traumatisme vécu par sa mère, «arrachée à ses propres parents et à sa réserve alors qu’elle avait à peine six ans. (…) Camille avait fait partie des 150 000 jeunes autochtones ainsi offerts à la violence culturelle, sans parler des agressions physiques, psychiques et sexuelles qu’ils avaient subies. Pour la plupart, bousillés à vie.»
C’est donc à des vies déchirées, à des drames terribles, que le lecteur va être confronté dans un Canada qui combat tout à la fois le dérèglement climatique et l’afflux de migrants. Un climat anxiogène dans lequel va soudain se lever un fol espoir, mais qui va finir par entraîner de nouveaux drames.
Si Isabelle Amonou situe son roman dans le futur, c’est pour nous mettre en garde contre les conséquences possibles des dérives en cours. Les tornades, les feux de forêt, les migrants toujours plus nombreux et contre lesquels on érige des murs où que les autorités renvoient vers l’Alaska. S’appuyant sur des faits biens réels et une douloureuse histoire, elle nous appelle aussi à plus d’humanité pour éviter les drames qu’elle décrit d’une plume âpre, sans concessions.

L’enfant-rivière
Isabelle Amonou
Éditions Dalva
Roman
306 p., 20,50 €
EAN 9782492596933
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Canada, au Québec et en Ontario, à Montréal et Ottawa, Hull et Gatineau, Amos et Val-des-Monts. On y évoque aussi un voyage par la route vers l’Alaska et la France.

Quand?
L’action se déroule de 2021 à 2030.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il y a six ans, l’enfant a disparu. Zoé ne l’a quitté des yeux que quelques minutes, occupée à peindre la coque du bateau, mais voici son fils envolé. On a dragué le cours d’eau, étudié les courants, cherché en aval, la rivière n’a pas rendu le corps de l’enfant. C’est peut-être ce savoir autochtone ancestral qu’elle porte en héritage ou un instinct maternel féroce mais Zoé le sait, Nathan ne s’est pas noyé, il vit. Elle est persuadée que son fils se cache parmi les migrants qui ont gagné le Canada, poussés par le réchauffement climatique et la chute des États-Unis. Alors elle le cherche. Jumelles au poing, fléchettes tranquillisantes et attirail de chasse en bandoulière, elle arpente les paysages sauvages pour traquer les invisibles de la forêt.
Sur les bords de la rivière des Outaouais, dans un monde où la nature a repris peu à peu ses droits et ne cesse de clamer sa puissance, L’Enfant rivière nous conte l’histoire d’une quête et d’un combat. Celui d’une mère prête à tout pour retrouver son enfant et comprendre qui elle est.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Presse (Laila Maalouf)
VLEEL Podcast
Blog Carobookine
Blog Les livres de Joëlle
Blog La page qui marque
Blog EmOtionS
Blog Dealer de lignes
Blog Joëllebooks
Blog Aude bouquine


Rencontre littéraire avec Isabelle Amonou © Production VLEEL By Serial Lecteur Nyctalope

Les premières pages du livre
« Prologue
Zoé frissonna. Elle éprouvait l’excitation du chasseur parvenu au bout de sa traque. Elle y était, enfin. Dans la lunette du fusil, il apparaissait plus grand. À moins de cinquante mètres, elle ne raterait pas son tir. Ça lui avait pris trois jours pour repérer le groupe. Puis celui qui s’en éloignerait. Poursuivre et attendre. Les nerfs à vif, comme chaque fois. Affûtée par le danger. Se fondre dans la forêt, disparaître, effacer ses propres traces et son odeur. Mais eux aussi avaient développé un instinct nouveau pour affronter le sien, ancestral. La partie de cache-cache devenait plus difficile.
Elle crispa l’index, tira. Juste avant l’impact, il bougea un peu, puis tenta de se retourner vers elle, furibond. Mais la flèche le toucha au flanc. Il tituba, résista un instant puis s’écroula en gémissant. Elle écouta, tendue vers le silence. Puis se dirigea vers le corps inanimé en prenant garde de ne pas faire craquer les brindilles, ne pas froisser les feuilles, ne pas heurter les branches. D’autres pouvaient se tenir là, sous le couvert des arbres. Ils pourraient l’encercler, l’attaquer, la blesser. La tuer.
Elle chargea la proie sur son dos. Il était petit mais lourd, tout en muscle, près de trente kilos – elle étouffa un juron. Elle reprit son chemin à travers le sous-bois. Cinq cents mètres de marche concentrée, avec le fardeau qui la pliait vers le sol. Attentive à éviter les racines qui affleuraient, les flaques de boue, les collets, les pièges disposés ici et là. Elle ne croisa personne. Pas même un chasseur. Qui oserait encore s’aventurer par ici ? Trop dangereux. Le mois précédent, un marcheur avait perdu une jambe dans un piège à loups. Au début de l’année, une femme avait disparu. Une de plus.
Elle retrouva son pick-up garé au bord du chemin d’Aylmer. Déposa sa charge à l’arrière, dans la benne, sur une vieille couverture. L’observa un instant. Il était un peu plus âgé qu’elle ne l’avait cru, à distance. Dans les onze ans, peut-être douze. Au début, elle ne pouvait pas les regarder. Ça la gênait. Maintenant, elle était plus forte. Elle devait les regarder. Si jamais c’était le bon. Mais celui-ci était presque adolescent, sa peau et ses cheveux trop clairs. Elle le recouvrit de la bâche kaki. Elle resta immobile un instant derrière le volant, à la recherche de son souffle. Elle alluma une cigarette. Elle fumait trop, depuis quelque temps.
Le pick-up se fondit dans la circulation discrète de ce début d’après-midi ordinaire. Elle prit la direction d’Ottawa. La radio déversait un vieux hit des années 2000. Elle se mit à fredonner, lèvres serrées. It’s coming, oh when / But it’s coming, keep the car running. Elle jetait de temps à autre un œil dans le rétroviseur intérieur mais ne distinguait rien d’autre que la bâche dont quelques lambeaux claquaient au vent. Rassurée. Il ne se réveillerait pas avant d’arriver au point de livraison. Au début, elle maîtrisait mal les doses. L’année précédente, l’un d’entre eux s’était ranimé pendant le trajet, avait sauté de la benne du pick-up, en plein boulevard des Allumettières. Elle avait freiné sec quand elle avait vu la bâche se soulever, s’était fait injurier par le conducteur de la voiture qui la suivait, les pare-chocs s’étaient heurtés, mais ça va pas de ralentir comme ça, et de trimballer ton gosse dans la benne. Pendant ce temps-là, sa proie, une fillette d’une dizaine d’années, était partie en claudiquant, avait traversé la voie ferrée et disparu dans le sous-bois. À cause de cet abruti qui la serrait d’un peu trop près, elle ne l’avait pas retrouvée.

1
À l’aéroport de Montréal, au matin, débarquant d’un vol de nuit, Thomas ne trouva pas de voiture de location. Il s’y attendait. Il aurait dû réserver.
Il marcha dans la ville, sac au dos. C’était comme une première fois : les rues, les immeubles et la lumière, le scintillement du Saint-Laurent au loin. Il se fraya un chemin à travers les marées humaines. C’était comme à Paris mais différent, tout, l’intensité du soleil, la largeur des avenues et du fleuve, les accents, tout : ici c’était l’Amérique. Il observa les gens, de toutes sortes, de tous âges, dans les rues de la ville, ça marchait, ça courait, ça parlait. Il cherchait, à peine consciemment, la silhouette d’un enfant d’une dizaine d’années, plus exactement d’un enfant de neuf ans, neuf mois et dix jours, au teint mat et aux cheveux noirs. Il joua avec l’idée de rester ici, se perdre ici, changer d’identité, de ville, de pays, de continent, changer de vie et disparaître. Ne plus être Thomas. Demeurer un homme de trente-deux ans de race blanche, aux cheveux clairs et aux yeux bleus un peu louches, car ça on n’y peut rien, ça ne peut pas être modifié, mais devenir un autre Thomas. Avec un travail plus modeste, une vie plus simple, une chambre discrète dans un appartement au bord du fleuve. Un homme sans passé, sans famille, sans avenir. Mais ça ne servirait à rien, car toujours il continuerait à chercher la petite silhouette qu’il n’était même pas sûr de reconnaître, tant l’horloge avait tourné. En six ans les traits d’un enfant se transforment, s’affinent. La dernière fois qu’il l’avait vu c’était un tout-petit, de ceux qui normalement deviennent enfants puis préadolescents.
Il se secoua. Pas de ça. Pas encore. Pas maintenant.
Il héla un taxi.
Il aurait aimé ne pas parler, se laisser anesthésier à l’arrière du véhicule, mais la conductrice était loquace. Elle dit qu’elle aimait bien les Français, elle aurait voulu émigrer là-bas, après la fin de ses études, elle avait vécu plusieurs mois à Paris, elle avait adoré, c’était une ville magique Paris, une ville lumière, mais maintenant elle ne savait pas trop, avec tout ce qui se passait aussi en Europe, qu’est-ce qu’il en pensait ?
Thomas n’était pas seulement français, il était né ici, il était canadien, même s’il parlait le français sans accent, même s’il avait obtenu la nationalité française, à force, mais à quoi bon le lui dire ? Quant à Paris, lui n’avait pas vraiment choisi, c’était un hasard, une fuite, mais il n’en révéla rien. Il avait bien assez de mal à gérer sa propre vie pour prétendre conseiller les autres. Il lui raconta quand même qu’en France aussi, c’était dur. Le mois précédent, Bordeaux sous les eaux avait dû être évacué, après Dunkerque et Saint-Malo – bientôt ce serait Calais. Tout débordait. Paris se noyait sous les réfugiés climatiques, politiques, économiques.
— Alors c’est comme ici ?
Il acquiesça, oui c’était un peu comme ici, probablement, pour ce qu’il en savait, de loin, par les journaux, ça faisait longtemps qu’il n’était pas venu au Québec.
Avant Pointe-au-Chêne, elle quitta l’autoroute. Il pensa que c’était pour l’essence mais elle continua vers le nord.
— Je préfère sortir maintenant, dit-elle. La 50 est coupée sur une bonne dizaine de kilomètres.
— Pourquoi ?
Elle le regarda, surprise.
— La tornade. Ils n’ont pas eu le temps de reconstruire. Il y a un itinéraire de délestage, mais il est dangereux. Trop de circulation. Et l’autre route, la 148, elle est sous l’eau. Tous les printemps, depuis plusieurs années, elle se retrouve immergée. Si ça continue, ils vont finir par ne plus la remettre en état.
Il se tut. Il savait tout ça. Ça avait déjà commencé avant son départ. Les premières tornades. La monstrueuse crue printanière de la rivière des Outaouais. Il le savait mais il n’en mesurait pas toutes les conséquences. Il y avait une différence entre savoir et vivre.
Ils roulèrent dans la forêt pendant une demi-heure, avant de rejoindre la 50 au nord de Montebello. Il pensa au château. Les soirées d’hiver, la neige, le feu qui crépitait et qui réchauffait dans la grande salle, les verres levés et les tintements, la musique. Un mariage. Des rires et des cheveux flous. Son mariage.
— Tu viens pour quoi ? La famille ?
— Mon père. Mon père est mort avant-hier. Je viens pour l’enterrement.
Elle se mordit la lèvre.
— Je suis désolée, je n’aurais pas dû te demander ça…
— Le cœur s’est arrêté. Il était malade, depuis longtemps.
Il avait dit ça comme si le fait d’être malade rendait la chose normale. Que le cœur s’arrête. Anodine. Ça ne l’était pas. Il ne fréquentait plus son père depuis longtemps. Mais penser qu’il l’avait laissé mourir comme ça, sans venir le voir, pas une seule fois durant les six années passées. Deux ou trois appels par an, Noël-anniversaire, à peine plus pendant les derniers mois d’agonie, plus rien à lui dire depuis que…
Il résista à la beauté sauvage du paysage qui défilait par les vitres, à cette contemplation hypnotique, et reprit la conversation à bâtons rompus – ne pas penser que chaque tour de roue le rapprochait de la capitale fédérale. Il était né ici, à Ottawa, il avait grandi de l’autre côté de la rivière, à Gatineau, il était parti quand il avait vingt-six ans et n’était pas revenu depuis.
— Tu as des enfants ?
Il secoua la tête. Un geste commode, qui pouvait dire oui ou non. Il n’aimait pas cette question. Il ne pouvait pas y répondre simplement.
— Moi j’ai un chum et une fille, à Ottawa. Elle a quatre ans. Et j’en attends un autre. Parfois, je regrette.
Elle avait regardé son ventre.
— Tu regrettes quoi ?
— C’est plus un monde pour avoir des enfants. Je sais pas quoi lui dire, à ma fille. La température va encore augmenter de trois degrés dans les vingt ans qui viennent, les océans vont monter, la rivière va déborder tous les ans, on se tapera d’autres tornades, on sait plus quoi faire des réfugiés. Qu’est-ce que je vais leur laisser ?
— L’optimisme. Il faut leur laisser l’optimisme. Et l’amour.
Il regarda ses mains. Il se sentit idiot. Il s’était toujours senti idiot quand il parlait d’amour.
— C’est ce que j’essaie de faire. De toutes mes forces. Mais certains jours, j’y arrive pas. Ce monde est en train de crever. Et on le laisse crever sans rien faire. Alors l’optimisme…
Il n’avait pas d’arguments. Il avait réfléchi souvent à tout ça. Il avait passé des heures à en parler, à Ottawa ou à Paris, avec ses amis, des amis comme lui nés trop tôt ou trop tard, d’une consternante bonne volonté et d’une non moins consternante naïveté. De ceux qui avaient pressenti les catastrophes, avaient manifesté pour le climat, pour la justice et l’égalité, pour la réduction de la consommation, contre les dérives du capitalisme, pour l’ouverture des frontières, pour l’aide aux migrants. Tout ça n’avait servi à rien. Et il osait parler d’optimisme et d’amour.
Il cessa de l’écouter. Son esprit était là-bas, au bord de la rivière.
Elle le déposa à Aylmer, devant la maison de son père. Quand il régla sa course, ils se serrèrent la main et se souhaitèrent bonne chance, ça ne voulait rien dire, mais ça faisait du bien, et puis il était content qu’elle ne lui ait pas souhaité bon courage, il préférait la chance.

2
La circulation bloqua Zoé sur le pont du Portage. Un pêle-mêle de voitures, vélos, camions, bus : ça grinçait, ça couinait, ça ronronnait, ça jouait du volant, de l’avertisseur, du frein et des cordes vocales, ça ne se résignait pas, c’était prêt à tout pour gagner deux minutes. Zoé serra les dents, et décida qu’aujourd’hui elle s’en fichait, elle avait encore quelques heures avant que son passager se réveille, à l’arrière. Elle se concentra sur l’eau qui bouillonnait, en contrebas, presque vivante, en provenance des chutes des Chaudières. En cette période printanière, c’était habituel. Ce qui ne l’était pas, c’était le niveau de la rivière, qui atteignait presque le tablier du pont. D’une vivacité inquiétante. Ce pont-ci non plus ne tiendrait plus très longtemps. Celui des Chaudières avait dû être démantelé. Devenu, chaque printemps, un peu plus impropre à la circulation, au moment où la fonte de la neige au nord saturait les sols et gonflait les cours d’eau, remplissant les réservoirs de retenue au maximum de leur capacité. Ça allait encore déborder, inonder les rues de la ville, les jardins, les parcs, les maisons, l’autoroute 50 disparaîtrait sous les eaux, les fonctionnaires du gouvernement fédéral se recycleraient pour aider les sinistrés à construire des digues, les soldats envahiraient la ville, avec leurs sacs de sable, leurs bottes, leurs canots. Mais cette fois, la marina tiendrait le choc. Elle avait fait ce qu’il fallait pour ça.

De l’autre côté, vers la colline du Parlement, là ou en temps normal l’agitation se calmait un peu, la rivière des Outaouais roulait furieusement vers Montréal. Là-bas, elle deviendrait l’affluent principal du fleuve Saint-Laurent. Elle aurait pu s’appeler comme ça, d’ailleurs, le Saint-Laurent, mais l’histoire en avait décidé autrement. Elle avait été baptisée la Grande rivière, puis la rivière des Hurons, et puis finalement la rivière des Outaouais. Elle, elle aurait préféré le nom que lui avaient donné ses ancêtres algonquins. Kitchesippi. Un mot qui claquait, qui roulait et qui bouillonnait. Qui rappelait le temps où ils empruntaient la rivière en canoë pour atteindre les Grands Lacs et le Pays d’en Haut, pour le commerce des fourrures avec les premiers explorateurs français. Quand on ne les avait pas encore arrachés à leurs terres pour les coller dans des réserves.
Zoé était née de ceux-là, d’une mère autochtone et d’un père descendant des Français. Elle n’avait pas de préférence. Pas d’allégeance. Elle se contentait d’être Zoé. Elle était à la fois la victime et l’oppresseur. La proie et le chasseur.
Elle ouvrit la vitre. On ne savait pas trop ce que charriait la rivière, mais l’odeur était forte et la couleur très sombre. Comme une odeur et une couleur de légumes pourris.
Bienvenue en Ontario.

Sur le retour, livraison effectuée, chèque en poche, elle s’arrêta près des rives rocailleuses des rapides Remic. Elle aimait cet endroit. Le roucoulement des rapides l’apaisait. À quelques dizaines de mètres, la rivière tourbillonnait entre des sculptures de pierres. De formes et tailles différentes, elles composaient pourtant un ensemble harmonieux. Une beauté aussi étrange qu’éphémère. Chaque année, la rivière gelait, les détruisait, et le sculpteur recommençait au printemps. Un drôle de type. Sisyphe des temps modernes, disait autrefois Thomas.
À cette époque de l’année, il y avait peu de visiteurs. Elle était seule sur la berge. Elle se détendit, se déshabilla, s’immergea, plongea. Mouvements de crawl réguliers, muscles souples, elle s’éloigna du bord, déjouant les courants.
Elle avait besoin de se nettoyer dans la rivière, comme chaque fois après avoir remis un gosse à Ottawa. Sentir l’eau froide glisser sur sa peau nue et ne plus penser à rien. Mais dans nettoyer, il y avait noyer. Alors elle se prit à penser à Nathan, à la suffocation, à la panique, à l’étouffement. Elle arrêta de respirer pendant une minute ou deux, immergée, immobile, se laissa entraîner par le courant. Elle se dit qu’elle allait mourir, convoqua l’asphyxie. Mais c’était faire fi de l’instinct de survie. Elle remonta à la surface et ses poumons se gonflèrent brutalement et l’oxygène afflua, bien avant la perte de connaissance, les lésions cérébrales, la mort. Elle avait souvent essayé. C’était inutile. Il était impossible de mourir en arrêtant volontairement de respirer.
Et puis de toute façon, Nathan ne s’était pas noyé.

3
Thomas était venu pour sa sœur, Jude, pas pour les funérailles. Pour régler les formalités. Ils allaient mettre la maison en vente et partager l’argent. Quelques mois auparavant, il aurait décliné l’héritage dont il n’avait que faire, il aurait dit à Jude de tout garder. Mais son travail à l’Institut avait du plomb dans l’aile, il n’était pas certain que son contrat soit renouvelé. Et Jude lui avait dit : j’ai besoin de te voir, de te parler. J’ai besoin que tu sois là, avec moi, tu peux bien faire ça pour l’enterrement de ton père, et aussi pour vider la maison. Elle ne voulait pas faire ça toute seule, les visites mortuaires, la cérémonie, et puis trier, classer, jeter les affaires des parents, pas toute seule, s’il te plaît, Tom, moi non plus je ne l’aimais pas tant que ça, mais c’était notre père, tout de même, on n’a qu’un père, ne me fais pas ça, Tom.
On n’a qu’un père et celui-là avait le cœur fragile depuis longtemps. Le cœur sec et fragile.
Il était donc venu, à contrecœur, il avait pris une semaine de congé, un billet Paris-Montréal-Paris, quelques affaires fourrées à la va-vite dans un sac à dos, la clé de son appartement remise à un ami qui s’occuperait des plantes et du chat, les ultimes recommandations à ses étudiants de thèse, un article bouclé dans la nuit, Les échanges linguistiques entre Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, un pied toujours dans l’Amérique, mais de loin.
On n’a qu’un père et il avait laissé partir le sien sans lui parler, il savait bien pourtant que c’était la fin, sa sœur l’avait prévenu, il ne passerait pas l’été. Thomas lui en avait voulu. De cette existence qu’il leur avait fait subir : le poids de la religion, chaque expérience transformée en péché, la liberté en purgatoire. De son refus d’accepter que ses enfants mènent une vie différente de la sienne. De son rejet épidermique de Zoé. De sa distance incompréhensible à leur enfant, son petit-fils. Mais depuis qu’il était entré dans la maison sombre, emplie d’un autre temps, la maison où le père vivait seul depuis la mort de leur mère, depuis qu’il avait monté l’escalier tendu de moquette usée dont les marches craquaient aux endroits trop prévisibles, depuis qu’il avait senti l’odeur qui planait, odeur de maladie et de mort, il ne lui en voulait plus tant que ça. On fait ce qu’on peut. Certains peuvent beaucoup et d’autres non. Ceux-là devraient juste s’abstenir de faire des gosses.

Extraits
« Quand Nathan était né, à l’automne 2021, il avait oublié tout ça. Nathan était parfait. Une miniature parfaite de Zoé. La peau légèrement cuivrée, les yeux noirs mobiles, le corps mince et long. Si les deux grands-pères n’avaient jamais vraiment accepté l’enfant, les grand-mères et les parents en étaient tombés irrémédiablement amoureux. Même Camille était sortie de sa légendaire indifférence quand elle avait vu le petit. Elle s’était mise à le peindre sous toutes les coutures. » p. 80

« Sa mère avait été arrachée à ses propres parents et à sa réserve alors qu’elle avait à peine six ans. Elle avait grandi au pensionnat d’Amos. Assimilation oblige. Il fallait bien convertir les enfants dotés d’une culture primitive au catholicisme et les intégrer à la bonne société canadienne. De force, puisqu’ils résistaient. C’était pour leur bien. Il fallait tuer l’Indien. Camille avait fait partie des 150 000 jeunes autochtones ainsi offerts à la violence culturelle, sans parler des agressions physiques, psychiques et sexuelles qu’ils avaient subies. Pour la plupart, bousillés à vie. » p. 106

À propos de l’autrice
AMONOU_isabelle_DRIsabelle Amonou © Photo DR

Isabelle Amonou est née à Morlaix en 1966 et vit aujourd’hui à côté de Rennes. Depuis ses trente-cinq ans, elle écrit et a publié plusieurs romans noirs chez des éditeurs de Bretagne et des nouvelles dans différents ouvrages collectifs. L’Enfant rivière est né d’une résidence d’écriture faite à Gatineau, à la frontière entre le Québec et l’Ontario, région qui sert de cadre à ce roman. (Source: Éditions Dalva)

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La descente à la plage

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En deux mots
Ce matin-là, en se réveillant Dario ne trouve pas d’eau pour étancher sa soif. Avec un jeune garçon à ses basques, il va parcourir l’île de Panarea, où il séjourne régulièrement, pour trouver une bouteille d’eau. Une quête qui va devenir de plus en plus étrange.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’homme qui voulait étancher sa soif

Pour son premier roman, Alexis de Mouillac a choisi de mettre en scène un misanthrope venu se réfugier à Panarea. La soif va l’obliger à quitter sa chambre et à parcourir l’île jusqu’à cette plage qu’il abhorre. Un périple qui va peu à peu se teinter de fantastique.

Ce matin, quand Dario se réveille dans sa chambre d’hôtel, il a les idées un peu floues, mais surtout la langue pâteuse, sans doute à cause des excès de la veille dont il ne se souvient pas. Tout juste constate-t-il que son lit est entouré de bouteilles vides. Et comme il a demandé à ce qu’on ne le dérange pas, il va bien être obligé de se lever, de sortir chercher l’eau dont il a besoin.
Sur l’île de Panarea, où il trouve refuge depuis une quinzaine d’années, il sait qu’il n’aura pas à aller très loin puisque La superette Da Filippo est à côté. Il n’aura qu’à prendre son pack et pourra retourner se coucher. Sauf que le magasin est fermé et que son gérant a disparu.
Virgilio, le gamin d’une dizaine d’années, croisé en sortant de l’hôtel et qui lui a emboîté le pas, va alors lui suggérer d’aller au bar du Cincotta, l’un des hôtels de l’île.
Comme le Da Pina, l’autre supermarché, est aussi fermé, il s’exécute. En entrant dans le vieil hôtel, il se rappelle le von temps passé avec Cinzia qui faisait bien davantage que les chambres de ses clients. Mais la jeune femme ne pourra pas le contenter cette fois, même pas pour un simple verre d’eau. L’eau qui semble avoir disparu de cette île qu’il lui faut encore arpenter jusqu’à la plage, cette «cuvette des chiottes de l’île. Des îles en général. Du monde entier. La source la plus attractive d’eau non potable, le carrefour de toutes les angoisses.»
Entre temps, il aura croisé Cosimo et Guido, Pina et Lucrezia, se sera remémoré quelques souvenirs et aura chercher à comprendre qui est ce garçon qui l’accompagne durant cette «journée de merde»: «T’u apparais de nulle part, tu sais les choses avant qu’elles n’arrivent, en plus tu ne parles même pas comme un vrai enfant. Et puis ton obsession de la plage, là, d’où ça sort? Je suis fatigué de ne pas comprendre. Donc je n’irai pas plus loin si je n’ai pas de réponses.»
Si la réponse est laconique – «rien, c’est juste pas ton jour» – elle va offrir à Dario l’occasion de se conforter dans sa misanthropie, son malaise gagnant en intensité. Car les autochtones qu’ils croisent dressent un tableau fantasmagorique dans lequel leurs habitudes et leurs traits viennent faire grandir les angoisses de Dario.
Alexis de Mouillac est franco-italien. En le lisant, on s’imagine qu’il a dû lire Buzzati et surtout Italo Calvino pour mener son lecteur sotto voce vers le fantastique. Cette descente à la plage, c’est le chemin vers l’enfer, celui de Dante avec ses différents cercles, mais avant tout celui qu’il a vécu là, le traumatisant sans doute à jamais. Voilà comment ce court roman, parti sur le ton de la comédie, va prendre des allures de drame existentiel. Alors la raison vacille…

La descente à la plage
Alexis de Mouillac
Éditions Buchet-Chastel
Roman
160 p., 17 €
EAN 9782283038871
Paru le 11/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement sur l’île de Panarea.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une journée d’été sur l’île de Panarea. Dario, misanthrope notoire, vient tous les ans s’isoler dans le calme familier d’un hôtel. Ce matin-là, obligé de sortir de sa chambre, tout va prendre une étrange tournure.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Fflo la Dilettante
Blog Joëlle Books
Blog Kitty la mouette
Blog Domi C Lire

Les premières pages du livre
« J’ai soif. D’eau. En tendant le bras pour atteindre une bouteille, mes doigts n’en frôlent que des couchées. Je les secoue pour deviner leur contenu, sachant très bien que mon lit est à l’orée d’une forêt de San Pellegrino vides. Bouteilles dans lesquelles je trébuche en voulant me lever vers le minibar. Les gling qui s’ensuivent achèvent ce qu’il me restait de sommeil avant d’ouvrir mes yeux plus qu’à moitié. Je fais face à mon auditoire de verre aux fonds tièdes. Il est souvent très varié, parfois encore pétillant, parfois aplati par le temps, parfois plein d’une urine oisive.
Il doit faire un soleil radieux dehors, si l’on en croit les entrebâillures des volets mal fermés zébrant de lumière les mosaïques de la chambre. Ça fait combien de temps déjà ?
Ah oui, longtemps. Mais pas suffisamment. Jamais suffisamment. J’avais un accord avec les femmes de chambre de ne jamais venir me déranger. De toute façon Lina est au courant. Elle tient l’hôtel depuis plus de trente ans, elle a dû en voir des tarés, un de plus un de moins, quelle différence ? « Non mi di’, non domandero 1 », m’avait-elle dit en me filant la clef, la moue complice mais l’œil inquiet.
C’est la chambre la plus éloignée de tout l’hôtel, presque au sommet de l’île. En temps normal elle la loue à sa famille ou ses amis. Faisant partie de la deuxième catégorie, j’en héritais pour nourrir le loup solitaire en paix. Il n’y a que des riverains autour de moi, eux savent respecter la vie privée. Contrairement aux touristes zélés, qui adorent tremper leur truffe dans le potage des autres pour se donner un genre culturellement curieux. Et moi le genre qui prétend vouloir savoir ce que je fous là pour me parler de la raison de son voyage à lui, ça me gonfle.

Je ne suis moi-même pas un local, encore moins un insulaire, alors mon point de vue sur les touristes peut paraître hypocrite. Mais j’ai au moins la décence de ne pas faire semblant. Je les connais bien ici. Depuis quinze ans ils me supportent tous les étés, avec mes sales manies. Et c’est exactement pour ça que je reviens tous les ans.
Il y a un truc sur cette île. Je ne saurais pas expliquer exactement ce que c’est. Peut-être que ce sont les gens. Un shaker où l’on mélange les locaux poisseux et les fêtards chics, et le goût reste le même. Peut-être que c’est la cuisine, ou la flore encore sauvage. Quelque chose de très simple que beaucoup aiment compliquer, comme le fameux Là où va la jet-set pour fuir la jet-set, qui pourrait laisser penser que ce n’est qu’un énième ersatz méconnu de Saint-Tropez ou de Porto Ercole.
C’est un exercice difficile. C’est un peu une question bête, comme choisir son plat ou son film préféré, mais si on ferme les yeux et qu’on accepte les allégories idiotes, Panarea est une figue de Barbarie en pantalon de lin blanc, qui sent l’espadon grillé et qui marche pieds nus.
Et chaque année, je viens mouiller mes os avec elle.
Mais cette fois c’est différent.
Merde, aucune bouteille pleine et le minibar est vide. Pas même une mignonnette qui traîne pour me donner un genre de poète maudit à huit heures du matin.
Bon, direction la salle de bain, ça m’apprendra à finir mes réserves trop vite. J’enfonce ma tête ensommeillée dans le lavabo en cuivre pour anticiper le flot d’eau moyennement potable du mitigeur que je viens de tourner. Rien. Pas même cette unique goutte comique suspendue au bord du robinet en guise de provocation cartoonesque.
Là, on a un problème. Téléphone. Je vais appeler Lina. Elle m’enverra quelqu’un pour déposer des bouteilles devant ma porte. Mais pas de réponse. J’appelle le standard, même punition. Quelle ironie, j’allais dire que je n’ai que mes yeux pour pleurer. Si seulement, au moins je boirais mes larmes pour étancher ma soif.
Que faire. Attendre la femme de chambre ? Elle ne passera jamais, sur mes consignes. Merde. Je vais être obligé de… sortir. Merde. Cazzo. Merde.
1. « Ne me dis pas, je ne demanderai pas. »

Soif
Le premier truc sympa ici, c’est le sol. Quand je disais que les gens marchent pieds nus, c’est surtout parce que les mosaïques gardent bien la chaleur, sans pour autant cramer nos plantes. Ça fait partie de l’expérience. Et puis je déteste les tongs. C’est donc la première fois depuis… Depuis combien de temps déjà ? C’est la première fois depuis des lustres que mes pieds foulent ces dessins siciliens tièdes.
Je bouge bien mes orteils dessus, ce pas est important. Il marque ma première coupure avec le monde de ma chambre. Celui que je m’étais construit maladroitement, comme une cabane d’enfants faite avec des draps.
Et je viens de l’ouvrir, on m’y a obligé.
Rien n’a vraiment bougé dehors. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, peut-être que le monde ait changé en mon absence ? Une étendue de cactus desséchés, de la fumée s’élevant des villas blanches, des navires échoués sur Dattilo, le gros rocher en dent de requin au large ? L’apocalypse.
Un pas après l’autre, je rentre dans mon monde d’après. Et il commence par un « hey ! ».
Je tourne légèrement la tête et il est là. Un jeune garçon d’une dizaine d’années, en train de dodeliner sur un rebord de rue. Il mouline avec ses pieds et me regarde fixement.
Exactement ce que je cherchais à éviter, des contacts. Et pour couronner le tout, il fallait que ce soit un gosse. Il a un truc spécial, cela dit. C’est sur son visage. Il a les yeux plissés à cause du soleil, des petites lunettes rondes, un marcel blanc taché et des traces de chocolat au bord des lèvres. L’archétype du sale mioche. C’est certain, il va me poser des questions, ou pire, me suivre. Il va me coller aux basques, c’est écrit sur sa gueule.
Je fais mine de l’ignorer et entame mon périple vers les commerces plus bas. On va commencer par Da Filippo, la supérette. Il aura sûrement ce qu’il me faut, c’est à deux pas. Voilà, je lui prendrai un pack de bouteilles, je rentrerai et basta. Mission rapide, ce n’est qu’un mauvais moment à passer.
« C’est fermé », dit le garçon.
Je m’arrête. Je vais devoir lui demander, n’est-ce pas ? Je vais devoir accepter sa présence et lui accorder une existence à côté de moi ? C’est pas vrai…
Je l’ignore de nouveau. J’ai dû mal entendre, impossible.
Je me retourne vaguement en m’éloignant, il ne me suit pas, tout va bien. Ça doit être la déshydratation, ça me rend parano. Je garde mon cap.
Je me fais à peine la réflexion que les rues sont vides. Pas trop de touristes lève-tôt cette année on dirait. Ça attriste l’amoureux du coin que je suis, mais ça arrange beaucoup le sociopathe. On n’entend même pas le moteur électrique des voiturettes de golf d’Angela, seul moyen de locomotion de l’île. Là, mon premier et dernier arrêt se trouve juste à l’angle. Sauf qu’il est fermé. Je reste comme un imbécile devant l’entrée barrée, à chercher Filippo ou l’un de ses sbires du regard. Personne. Pas une âme. Sur la porte, un message manuscrit avec une rature au stylo : « Torno fra un’orà ». Il me pose dramatiquement problème pour deux raisons, ce message.
La première c’est la formulation, qui n’indique en rien une heure de retour. Je reviens dans une heure, mais est-il parti il y a cinq minutes ou cinquante-cinq ? Vais-je attendre ici à l’aveugle le retour incertain de cette andouille ?
La deuxième c’est qu’il commence à faire chaud pour une matinée. Et les maisons sont basses, donc trouver de l’ombre va devenir compliqué.
Ma bouche se fait pâteuse comme celle d’un labrador. N’ayant en revanche pas la patience légendaire de l’animal, je dois partir trouver de l’eau au plus vite.
Mais j’entends une voix familière derrière moi.
« Je te l’avais dit que c’était fermé. »
Le petit garçon de tout à l’heure est de nouveau ici, dans la même position, comme téléporté.
Je me retourne et décide de lui parler.
« Comment tu as deviné que j’allais ici ?
– L’intuition j’imagine.
– Tu me suis ?
– Non, je me balade.
– Tu te balades drôlement près de moi. Tu ne veux pas aller voir ailleurs ? »
Au même moment, je remarque qu’il tient une petite bouteille d’eau à la main.
« Dis-moi gamin, je te donne cinq euros pour cette bouteille et cinq pour que tu disparaisses de ma vue, ça te va ?
– Je viens de la finir, désolé.
– Tu sais où je peux en trouver ?
– Au bar du Cincotta je crois. Ils sont ouverts tôt le matin pour le petit déjeuner.

Extraits
« — Je déteste la plage, blondin
— Pourquoi?
La plage, la cuvette des chiottes de l’île. Des îles en général. Du monde entier. La source la plus attractive d’eau non potable, le carrefour de toutes les angoisses. Qu’il soit blanc Comme à Porquerolles, ou noir comme à Stromboli, vous qui enfoncez vos pieds dans ce sable, abandonnez tout espoir. Personnellement, je n’ai pas eu ce besoin. Dans cette litière bouillante, de l’espoir, je n’en ai jamais eu. » p. 48

« Rien ne se passe normalement. Tout est trop gros, trop évident, le hasard fait trop bien les choses. Je passe une journée de merde. T’u apparais de nulle part, tu sais les choses avant qu’elles n’arrivent, en plus tu ne parles même pas comme un vrai enfant. Et puis ton obsession de la plage, là, d’où ça sort? Je suis fatigué de ne pas comprendre. Donc je n’irai pas plus loin si je n’ai pas de réponses.
– C’est quoi ta question ?
– Qu’est-ce qui se passe sur cette foutue île ?
– Rien, c’est juste pas ton jour. » p. 79

À propos de l’auteur
MOULLIAC_Alexis_deAlexis de Moulliac © Photo DR

Alexis de Moulliac est un auteur franco-italien né à Paris. Il travaille dans les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle. C’est néanmoins son goût pour la littérature qui l’anime. La Descente à la plage est son premier roman. (Source: Éditions Buchet-Chastel)

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Les invités de Marc

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En deux mots
Avec ses amis d’école de commerce, Léonore se rend chez Marc pour une soirée qui risque d’être mémorable. Mais pour la jeune femme, elle va tourner au fiasco. Elle se retrouve au petit matin dans la rue, seule et blessée à la jambe. Qu’a-t-il bien pu se passer dans ce luxueux appartement ?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Léonore perd le nord

Pour son premier roman Tiphaine du Boÿs a choisi de mettre en scène sa génération. Celle d’un groupe d’amis, diplômés d’une école de commerce, qui entendent conjurer les années qui passent en continuant de faire la fête. Acide et mordant.

«J’avais vingt ans lorsque j’ai intégré mon école de commerce et, avec elle, un microcosme dans lequel tout était prétexte aux abus. (…) J’ai présenté Yasmine à Charlie, Axel, Mathis et Jeanne, et nous nous sommes bourré la gueule tous ensemble. Plus tard, Yasmine a abandonné les Yello Shots au profit de la viande maigre du régime Dukan. Jeanne a pris un petit boulot. Les rangs se sont clairsemés, resserrant plus encore le noyau dur que nous constituions, Axel, Mathis, Charlie et moi.»
Léonore, la narratrice de ce premier roman signé d’une cheffe de projet dans le secteur bancaire, s’apprête à retrouver ses amis pour passer une nouvelle soirée ensemble. D’abord, elle retrouvera le studio de son amie Charlie pour y prendre l’apéro. Ensuite toute la troupe a rendez-vous chez Marc qui organise une fête dans son grand appartement de l’avenue Bugeaud dans le 16e arrondissement de Paris. La soirée promet d’être mémorable, car tous les ingrédients semblent réunis, de la bonne musique, de l’alcool et des substances illicites venant compléter un buffet bien garni. Mais bien vite les choses vont déraper et Léonore se voit, en bonne samaritaine, contrainte de prendre soin d’une jeune femme victimes d’excès en tout genre. C’est en essayant de la soutenir qu’elle va être victime d’un bien curieux accident. Sa jambe saigne et lui fait un mal de chien. Aussi décide-t-elle de rentrer chez elle au lieu de finir la soirée avec Mathis. Seule, sur le trottoir de l’avenue Bugeaud, elle dresse un bilan peu amène de sa situation et de celle de ses collègues. Tous ont peu ou prou rêvé d’un avenir radieux avant de réviser petit à petit leurs ambitions à la baisse. «Jeanne cherchait un sens à son métier: elle est devenue acheteuse pour un conglomérat spécialisé dans les protections hygiéniques. Yasmine, architecte, a abandonné ses projets de restauration du patrimoine pour décliner des normes de construction chez un promoteur immobilier. Axel a suivi un électif sur la transformation digitale avant de céder aux mêmes sirènes que moi. Par crainte de faire le mauvais choix, il n’en a fait aucun et a grossi les rangs du cabinet. Nos singularités se sont noyées dans une masse indistincte d’horaires tardifs, de tableurs Excel et de notes de frais.»
Si l’analyse de Tiphaine du Boÿs sonne si juste, c’est qu’on sent le vécu. Sans parler d’autobiographie, son récit a le goût acide des lendemains de cuite, quand on tente de se remémorer ce qui s’est vraiment passé et quand, dans un éclair de lucidité, on essaie de donner une cohérence à une vie pourtant loin d’être réglée. C’est du reste ce qui rend ce premier roman, servi par une ironie mordante, si touchant. On comprend, à l’image de l’incident surprenant qui a causé la blessure de Léonore, que la réussite sociale n’est pas un garant pour la réussite tout court. Que cette génération se cherche, qu’elle préfère noyer son anxiété dans la fête et l’alcool plutôt que de désespérer. L’instabilité et les coups d’éclat président à un quotidien que l’on aimerait plutôt bien rangé. Et l’avenir est tout sauf balisé. Si Léonore perd le nord, c’est qu’elle n’a pas trouvé sa boussole.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Les invités de Marc
Tiphaine du Boÿs
Éditions Bouquins
Premier roman
240 p., 20 €
EAN 9782382924075
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris . On y évoque aussi Senlis et la Creuse avec Guéret ainsi que Limoges et Montluçon. Un voyage en Allemagne, à Krampnitz via Berlin et Potsdam et des séjours à Guadalajara et Hong Kong complètent cette géographie

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un premier roman qui navigue habilement entre comédie de mœurs et roman noir.
Paris s’endort, Léonore s’impatiente. Ce samedi soir, ses amis lui ont promis une fête mémorable. Ils se retrouvent dans le très bel appartement d’un certain Marc où se presse une foule d’invités égotiques, pétris d’ambition et dévorés par leur volonté de paraître. Les masques tombent à mesure que la nuit avance. La tension monte, jusqu’à ce que, par mégarde, Léonore décèle le secret de leur hôte.
Ni amitié, ni faux-semblants ne résistent à cette découverte. Le monde de Léonore vacille, et une question demeure : qui étaient vraiment les invités de Marc ?
La forme resserrée du récit sert une narration tendue. L’esprit aiguisé de Tiphaine du Boÿs se révèle autant dans son humour caustique que dans ses descriptions inattendues, souvent à la faveur de flash-back savoureux. L’auteure témoigne d’un style bien à elle, nerveux, précis, tranchant, et façonne un premier roman qui navigue habilement entre comédie de mœurs et roman noir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog La page qui marque

Les premières pages du livre
« Partie I
OCTOBRE LA NUIT
Prologue
0 h 25. Avenue Bugeaud. Troisième étage.

La porte se referme en silence.

La soirée m’a recrachée sur le palier comme un noyau d’olive. Sans sourciller, j’ai vidé les lieux. J’ai déclaré forfait. À présent, je regrette de m’être inclinée. Briser verres et bouteilles, punir, détruire, voilà qui n’aurait pas manqué de panache. J’aurais dû faire valser le battant, envoyer valdinguer le pan de bois. Les murs en auraient tremblé ; acte dramatique, à la hauteur de la rancœur qui m’anime.

Au lieu de cela, j’ai quitté la fête à pas de loup. Je me suis effacée sans un au revoir, un coup d’œil par-dessus l’épaule à l’affût d’un mot, d’un geste, je ne sais pas. Personne ne m’a prêté attention. J’ai passé mon manteau dans l’indifférence générale. Le couloir était bâché comme un macchabée. Un instant encore j’ai écouté la musique, l’éclat des rires, le crachat des baffles puis, écœurée, j’ai attrapé mes mocassins et, les chaussures à la main, une bouteille coincée sous le bras, j’ai filé à l’anglaise dans un feulement de plastique. J’ai repoussé la porte de l’appartement. La rumeur de la fête s’est étouffée dans un râle. La minuterie s’est enclenchée. La serrure a cliqueté. Ensuite, plus rien.

Plus rien si ce n’est moi, là, debout sur le palier, le front moite, les doigts glacés, la cuisse en sang. La douleur irradie ma blessure. Plus bas, au travers de mon collant, deux orteils exhibent leur extrémité grotesque. Je les agite mollement. La colère retombe. Persiste le sentiment du gâchis : toute cette attente, pour ça.

19 h 45. Rue des Trois-Frères. Sixième étage.

Charlie nous a donné rendez-vous à 20 heures et la soirée débute chez elle, dans un studio du 18e arrondissement. J’ai quinze minutes d’avance. Elle m’ouvre en soutien-gorge, une serviette enroulée autour du crâne, un bol d’une pâte laiteuse à la main, le shampoing qu’elle fabrique maison. Presque malgré moi, je lorgne ses seins. Je suis soulagée d’être arrivée avant les garçons.
« Sers-toi, Léonore, me lance-t-elle en enfilant un gilet de grosse maille. Gaël va bien ?
— Il t’embrasse. »
Deux ramequins de tapenade trônent sur la table basse. J’ai apporté une bouteille de rouge et du jambon cru. Le vin, médiocre, m’a coûté quatre euros trente-huit chez Carrefour City. L’étiquette fait illusion. Charlie n’y connaît pas grand-chose en œnologie. Elle salue son apparition d’un claquement de la langue, et déjà Jeanne toque à la porte. Vingt heures sonnantes et trébuchantes, Jeanne ponctuelle, toujours. Ses épais cheveux roux sont noués en chignon. Sa droiture, sa lisibilité me réjouissent. Elle observe la pièce exigüe et se fend d’une platitude sur le charme des mansardes. Une odeur fumée se diffuse autour de nous lorsqu’elle entreprend de dresser la charcuterie dans un plat. Charlie fronce le nez. Il y a trois ans, le documentaire The End of Meat lui a ouvert les yeux. Elle dédaigne la viande depuis.

Axel débarque trente minutes plus tard.
« Mathis n’est pas avec toi ? m’étonné-je.
— T’inquiète, on le rejoint plus tard. »
Je suis soulagée : ce soir encore, nous nous retrouverons tous les cinq, au complet, comme avant.
Charlie, Jeanne, Axel, Mathis et moi nous sommes rencontrés en école de commerce. C’était il y a dix ans déjà, une éternité. Le hasard nous a placés dans la même classe où, au-delà des obligations scolaires, nous avons commencé à nous fréquenter. Charlie dégageait une assurance naturelle qui m’a immédiatement obsédée. Elle postulait alors à la Junior-Entreprise avec Axel et Mathis. Les élections de novembre ont entériné la défaite de leur liste et la victoire de notre amitié. Jamais je ne leur ai avoué avoir voté contre eux. Je craignais que, propulsés au sein de l’une des associations les plus populaires de l’école, ils ne se détournent de moi. Jeanne a croisé ma route à ce moment-là. J’ai apprécié sa simplicité et tous les cinq, nous avons partagé nos premières victoires, nos premiers échecs, une sorte de parcours initiatique. Les épreuves unissent davantage que la réussite. Cela explique sans doute pourquoi nous sommes devenus si proches dès le départ, et pourquoi ce samedi, les esprits se sont si vite échauffés.

« Champagne ! », s’exclame Axel, la porte d’entrée à peine franchie.
Il jette son manteau dans notre direction. L’imperméable s’affaisse contre l’accoudoir du canapé-lit tandis qu’il exhibe la bouteille, sa sacoche pendue à l’épaule. L’humidité corne les coins de l’étiquette. Le bouchon saute.
« J’ai des courbatures à force de trinquer à tes succès. Qu’est-ce qu’on fête, encore ? »
Axel s’affale sur le sofa.
« J’ai liquidé mes crypto-monnaies. Mais, surtout, je quitte le conseil !
— C’est la crise de la trentaine ? le taquiné-je. T’envoies tout balader pour ouvrir un café solidaire ? »
Charlie me lance un regard noir.
« Jamais de la vie, s’esclaffe-t-il. Je bouge en finance, comme Mathis. »
Axel et moi travaillons tous les deux dans le même cabinet. Je le soupçonne de jalouser l’aisance de Mathis, le prestige que lui confère sa carrière en banque d’investissement. Les signes extérieurs de richesse dans lesquels Axel se vautre peinent à juguler ce complexe. Il joue au golf, collectionne les montres, commande des vins hors de prix dans les clubs branchés. Ses excès seraient ridicules s’il les consommait en solitaire, mais il nous embarque volontiers et, dans son sillage, assises à l’arrière d’une limousine clinquante ou sur la banquette d’une boîte huppée, les filles et moi nous contentons d’un soupir amusé : sacré Axel.

Jeanne étale de la tapenade sur des tartines grillées. Charlie siffle son champagne, avant de s’incliner dans une révérence moqueuse. Les dernières gouttes d’alcool me giclent au visage.
« Félicitations Axel, tu restes à la solde du grand capital ! »
Elle a quitté son poste en marketing l’année précédente. Ce coup d’éclat l’astreint, considère-t-elle, aux prises de position radicales. Elle fustige nos velléités carriéristes, les gentils petits soldats que nous sommes devenus. La plupart du temps, ses bravades m’attendrissent. Charlie a tout plaqué, rien reconstruit. Pas étonnant qu’elle éprouve le besoin de conforter ses choix. Depuis peu, son assurance m’agace. La quête de sens dont elle se fait l’apôtre m’apparaît de plus en plus légitime. J’étouffe dans mon rôle de jeune cadre dynamique, mais Charlie condamne le confort de vie auquel j’aspire et, faute d’alternative modérée, je sacrifie mon épanouissement personnel à la sécurité financière. Mes convictions oscillent quelque part entre les siennes et celles d’Axel. Les huîtres que je m’offre aux beaux jours en terrasse exhalent des arômes amers.

J’expie mes contradictions d’une répartie mesquine.
« Charlie a raison, Axel. Tu devrais prendre exemple sur elle.
— Qui veut un toast ? m’interrompt Jeanne.
— Explique, Léo », m’encourage-t-il en s’emparant d’une tartine.
Il est suspendu à mes lèvres. J’aimerais prolonger ce moment mais déjà Charlie s’impatiente, elle me met au défi de poursuivre. Axel détourne les yeux.
« Elle contribue à la mise en place d’un nouvel ordre mondial, grâce aux trois boutures d’érable qu’elle a plantées au parc de Sceaux.
— Au moins j’essaye de changer les choses », se défend-elle, vexée.
Son engagement s’est d’abord traduit par un projet de végétalisation de l’Île-de-France, abandonné au profit de la permaculture puis de l’hébergement des réfugiés. Ces tentatives n’ont débouché sur rien sinon une liaison décevante avec le responsable d’un tiers-lieu. Fauchée, Charlie est retournée habiter chez ses parents. Elle réemménage tout juste à Paris, bien décidée à sauver sa vie sociale, quitte à le faire dans ce studio crasseux sous-loué à un cousin lointain. Deux Velux s’ouvrent sur les toits de la capitale. La soirée fait office de crémaillère ; Jeanne a apporté des chocolats.
« Alors c’est ici que tu vas vivre, tente-t-elle justement pour faire diversion. J’aime bien la déco. Tu restes longtemps ?
— Ça dépend », répond Charlie sans préciser de quoi.
L’unique ornement de la pièce tient dans un ficus maigrichon. Pour le reste, les meubles sont fonctionnels et les efforts de Jeanne, touchants. Elle applique le protocole à la lettre. Après le cadeau, viennent les compliments puis le tour du propriétaire, mais puisque l’appartement ne compte qu’une pièce, j’estime le sujet clos.
« Alors Axel, c’était ça, la grande nouvelle ? Ta démission ? »
Il secoue la tête. Quinze jours plus tôt, Mathis et lui nous ont adressé une invitation sibylline, nous sommant de réserver notre soirée. Ni le procédé, ni le ton formel ne correspondaient à leurs habitudes. Aucun n’a consenti à nous livrer la moindre explication. Axel s’est borné à une liste de superlatifs. Il nous a promis une rencontre inoubliable, des révélations incroyables. Aussi ai-je éprouvé une vague déception lorsqu’il a proposé que nous nous rejoignions chez Charlie. Ce studio me semble bien étroit pour un si grand moment.
« Raté, Léo, sourit-il. Patience. Tu vas halluciner. »
Il jubile. Deux semaines que je tente de percer le mystère et me heurte à son exaspérante satisfaction. Je refuse de lui donner à nouveau ce plaisir.
« Au fait Charlie, je suis passée au parc de Sceaux ce week-end. Tes boutures sont mortes. L’association ne vous a pas expliqué comment vous en occuper ? »
Elle me toise, perplexe. Le noyau d’olive qu’elle mâchonnait atterrit dans l’assiette du jambon. J’ignore pourquoi je m’escrime à la provoquer.
« Et toi Léo, comment vont les gens que t’as virés ? »
Jeanne me tend le bol des tomates cerises. J’en porte une à ma bouche, qui éclate et projette une large giclée de jus vers le canapé.
« Je suis chef de projet, pas directrice des ressources humaines.
— Des projets de réduction des coûts. On sait ce que ça veut dire.
— Elle n’a pas tort, admet Axel en reluquant sa Breitling. Léo, savoure ton passage sur cette terre car ensuite, t’iras brûler en enfer !
— Bon, c’est pas bientôt fini ? »
Jeanne tape dans ses mains à la manière d’une institutrice. Elle rassemble les assiettes sales, y fait glisser les miettes de pain et les tiges des tomates. Charlie pose un genou à terre en gage de pénitence.
« Pardon, Léo, d’avoir remis en cause ta contribution au progrès social. Axel, je me réjouis que la finance mondiale puisse compter sur toi. »
Un rire abrège son simulacre. Charlie se redresse, Axel l’enlace et Jeanne applaudit l’étreinte. La bouteille de champagne est déjà vide.

Dehors, l’obscurité est tombée sur la ville. Je m’approche du Velux pour m’en griller une et Axel me rejoint. Il lance un regard à la ronde.
« Je vais te dire un truc, Léo. Promets-moi de ne rien répéter. »
Je m’approche, les yeux brillants. Axel jouit de son effet, puis, après avoir constaté que les autres se trouvent à portée de voix, comme s’il pouvait en être autrement dans un studio de dix-neuf mètres carrés, il chuchote :
« J’ai été débauché par une boîte américaine, un géant de l’agroalimentaire. J’ai pas le droit de révéler le nom tant que le contrat n’est pas signé mais c’est vraiment un big deal. »
J’expire un nuage pâle. Le vent me retourne la fumée en pleine face. J’espérais découvrir ce qui nous réunit ce soir mais une fois encore, il ne s’agit que de carrière et d’égo. L’enthousiasme d’Axel me renvoie à mon manque d’ambition. Dépitée, je l’invite à poursuivre. Il s’enflamme. Évoque la rigueur du processus de recrutement, la fraîcheur de ce nouvel écosystème, plaisante même : « Tu sais, parce qu’ils vendent des produits frais ». Il a reçu l’offre la veille. Les bureaux étaient vides, le technicien de surface terminait sa tournée dans l’open space baigné d’une lumière pourpre. Axel aime agrémenter ses récits de ce genre de détails. Le rouge est la couleur de l’amour autant que du désastre.
« Mon futur boss a fait un MBA à Stanford, se réjouit-il. J’ai un doute sur le salaire en revanche. Tu me diras ce que t’en penses, c’est un gros poste, faut être gourmand. Ah, attends. Ça sonne ! »
Axel jette sa cigarette dans la nuit. Sans attendre ma réponse, il se détourne de la fenêtre et s’empare de l’iPhone qui vibre sur la table basse. L’écran affiche 21 h 15. Dans le coin cuisine, Jeanne empile les assiettes. Charlie a disparu dans la salle de bains.

« C’était Mathis, déclare-t-il après avoir raccroché. Ça vous branche une petite fête en l’honneur de Marc ? »
Axel a déjà enfilé sa veste. Il opère comme s’il s’agissait d’une invitation fortuite mais ses cheveux gominés, sa barbe nette et sa tenue soignée trahissent une préparation minutieuse. Nous y voilà, je songe. Sacré Axel.
« C’est qui ? demande Jeanne.
— Tu verras. Vous en dites quoi ? »
Charlie, toujours à l’affût de nouvelles rencontres, piaffe d’excitation. Jeanne abandonne sa vaisselle. J’aurais préféré que Mathis nous rejoigne ici, que nous restions entre nous encore un peu, mais déjà Axel ferme le Velux et Charlie éteint l’halogène. La pénombre accentue le dépouillement du studio. Les restes du jambon dégagent une odeur âcre. J’observe la moquette râpée, le canapé maculé de taches, et me lève à mon tour. À quoi bon ? L’immuable scénario se répète d’un week-end à l’autre. »

Extraits
« Les cabinets se targuaient de placer l’humain au centre, de tourner le regard vers l’avenir, de proposer une expertise digitale disruptive. Tous affichaient les mêmes avantages distinctifs. J’ai battu des cils et des diplômes en plagiant leurs fiertés. On m’a recontactée. Peu importaient mes aspirations.
L’intuition de ne pas être la seule à capituler a rendu la reddition acceptable. Mes amis eux aussi renonçaient à leurs rêves. Jeanne cherchait un sens à son métier: elle est devenue acheteuse pour un conglomérat spécialisé dans les protections hygiéniques. Yasmine, architecte, a abandonné ses projets de restauration du patrimoine pour décliner des normes de construction chez un promoteur immobilier. Axel a suivi un électif sur la transformation digitale avant de céder aux mêmes sirènes que moi. Par crainte de faire le mauvais choix, il n’en a fait aucun et a grossi les rangs du cabinet. Nos singularités se sont noyées dans une masse indistincte d’horaires tardifs, de tableurs Excel et de notes de frais.
Cette synchronisation m’a rassurée. Nous constituions les bouteilles d’un vin du même cru. Nos talents, appréciés trop tôt, auraient eu le goût acide des erreurs de jeunesse. Trop tard, l’aigreur des occasions manquées, mais nous n’en étions pas là, et j’ai relégué dans l’ombre la question de mon épanouissement personnel. » p. 106

« J’ai repris le contrôle. C’est le sentiment qui me vient, là, trempée sous mon porche et, apaisée, Je boite hors de ma cachette. Il est temps de rentrer à la maison.
De Mathis]: J’ai vu tes appels. Je suis dans le taxi claqué, direction l’appart. Au fait, c’est quoi cette photo?
À Mathis] : Ma jambe. J’ai dû me manger un clou chez Marc. On sortira une autre fois. Je suis partie, ça fait un mal de chien.
J’arrive devant mon immeuble. Enfin tout s’ordonne.
[De Mathis] : Un peu d’eau oxygénée, de Bétadine et ça va passer.

J’attends la suite mais rien ne vient, ni réconfort, ni compassion, ni mot doux. Je repense à Jeanne, qui pleure le revers de Ben. À Charlie, qui espérait noyer ses doutes dans la nuit. À Mathis, harassé dans sa berline. Nous sommes les porcs-épics de Schopenhauer. Notre soif d’amour et de chaleur nous a attirés les uns vers les autres. Celle-ci à peine étanchée, nos épines nous ont transpercé la chair, et nous nous sommes quittés blessés, plus seuls que Jamais.
1Je pénètre dans le hall. M’éloigner des autres me rapproche de Gaël. Il a dû boire une bière ou deux, fêter l’anniversaire de David, commenter l’actualité sportive, rentrer tôt. Sa droiture appelle la duplicité. Pour lui je réinventerai le monde, à commencer par cette horrible soirée. Il est si simple de mentir. » p. 119

« J’avais vingt ans lorsque j’ai intégré mon école de commerce et, avec elle, un microcosme dans lequel tout était prétexte aux abus. Nos professeurs déterminaient les dates des partiels en fonction de celles des soirées. Une partie des élèves séchait les cours de toute façon. J’ai présenté Yasmine à Charlie, Axel, Mathis et Jeanne, et nous nous sommes bourré la gueule tous ensemble. Plus tard, Yasmine a abandonné les Yello Shots au profit de la viande maigre du régime Dukan. Jeanne a pris un petit boulot. Les rangs se sont clairsemés, resserrant plus encore le noyau dur que nous constituions, Axel, Mathis, Charlie et moi. » p. 143

À propos de l’autrice
BOYS_Tiphaine_du_DRTiphaine du Boÿs © Photo DR

Tiphaine du Boÿs vit en région parisienne. Diplômée de l’ESCP, elle exerce aujourd’hui en tant que chef de projet dans le secteur bancaire. Les Invités de Marc, son premier roman, a bénéficié de l’accompagnement du comité éditorial de l’école Les Mots. (Source: Éditions Bouquins)

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Cartographie d’un feu

DEMOULIN_cartographie_dun_feu  RL_2024

En deux mots
Le feu a pris en plein hiver sur les contreforts du Jura. Un incendie inattendu qui va provoquer un vent de panique et mettre en danger la propriété et l’usine de Jason, mais aussi secouer toute sa famille, son père, son frère, son épouse. Réussira-t-il à sortir indemne de ce drame?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La forêt s’embrase en plein hiver

Autour d’un feu de forêt qui prend en plein hiver dans la forêt jurassienne et provoque de gros dégâts, Nathalie Démoulin a construit un roman à l’atmosphère lourde. Un drame qui va déchirer une famille et réveiller bien des fantômes.

«Les arbres meurent debout. Ils ne gardent que leurs branches principales, noires et fendues, ouvertes comme de grosses bouches ébréchées. Par endroits, on voit grouiller les uniformes, des types de la taille d’un Playmobil manœuvrent des tuyaux géants. Une flamme immense, dix mètres de largeur environ, lèche la départementale…» La forêt jurassienne brûle autour de la Cuisance, bien que ce genre de catastrophe n’est pas censée se produire en février. Si le maire parie sur des dégâts contenus, les faits ne vont pas tarder à lui donner tort. Il faut évacuer les maisons et les bâtiments qui sont proches du périmètre de l’incendie. Pour Jason, c’est déjà la double-peine. Sa maison et son usine sont menacées. Carole, son épouse, a pris les devants et s’est réfugiée chez son beau-père, au grand dam de son mari. Il aurait préféré trouver une chambre d’hôtel et ne pas se retrouver aux côtés de son père qui ne s’est jamais vraiment remis de la mort de son épouse. Il ne lui reste plus qu’à espérer que le sinistre sera vite circonscrit.
Un espoir que partagent nombre d’habitants et notamment ses employés. Car il est le premier employeur de la ville. Son entreprise, spécialisée dans les assemblages mécanosoudés et les superalliages, fournit l’aéronautique, le nucléaire et le secteur médical. Jason explique ainsi son activité et son succès: «Nous soudons des formes complexes, des matériaux qui seront bientôt plus précieux que l’or. Je parle de métaux de transition comme le cobalt, le titane ou le tungstène. Je parle de richesses prises aux ténèbres de la terre, de celles qui dorment dans nos montagnes. C’est moi qui ai développé la fabrication d’outils chirurgicaux. Et c’est ce secteur qui nous permet aujourd’hui une croissance exceptionnelle à deux chiffres.»
Dans cette atmosphère particulièrement tendue, chacun essaie de trouver de quoi apprivoiser sa peur. Carole se plonge dans son travail, une étude sur le peintre britannique Peter Doig. Mais à ses feuillets raturés et froissés, on voit qu’elle ne peut guère se concentrer. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur l’ambiance et les couleurs utilisées par cet artiste pour des toiles qui résonnent avec le drame qui se joue, avec cet univers oppressant (voir ci-dessous trois toiles évoquées dans la roman).
La peur se fait de plus en plus présente et offre un terreau favorable à toutes les histoires macabres, aux accidents de la vie, aux disparitions mystérieuses. Chacun ressasse les pans noirs de son histoire, les rêves de gloire avortés, les amours mortes, les accidents et les flirts avec la mort «j’étais passé du côté des anges, entre les vivants et les autres, et je ne savais plus bien, dans ce coma de draps blancs et d’intraveineuses, où commençait le rêve».
Et c’est bien là le secret de l’écriture de Nathalie Démoulin, cette faculté à passer du rêve à la réalité, de la mort à la vie. Alors que les frontières s’estompent, que les personnages se perdent dans le paysage, que leur âme participe de cet incendie qui donne l’impression de ne jamais devoir s’arrêter. Alors, on se dit que les portes de l’enfer viennent d’être franchies.

Cartographie d’un feu
Nathalie Démoulin
Éditions Denoël
Roman
146 p., 17 €
EAN 9782207180198
Paru le 3/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, principalement dans le Jura, le long de la Cuisance. On y évoque aussi Besançon.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Ai-je compris à ce moment-là que l’incendie désormais était en nous? Dans nos reins et nos cœurs ses ailes ardentes. Éclairant tout à sa façon anarchique, sur le point de tout dévaster. »
Les montagnes du Jura sont couvertes des neiges de février. C’est pourtant là, par des températures négatives, que s’est déclenché un incendie menaçant la ville de Cuisance. Chassé par les flammes, Jason Sangor part s’abriter dans la maison où il a grandi. Il y retrouve sa femme, mais aussi son père et son frère, avec lesquels rien n’est simple – l’un a trop de secrets, l’autre trop de folie. Dans cette bâtisse qui semble abriter des fantômes, encombrée d’objets qui témoignent de guerres anciennes ou familiales, Jason perd pied.
Quand le réel se teinte de fantastique, quand le feu dessine autour de la vallée un cercle de l’Enfer, les vivants, les morts, les disparus et les égarés se croisent autour d’un lac couleur de lune. Un roman intense sur le pouvoir des souvenirs et le chagrin de ceux qui restent.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Marie-Ange Pinelli)
Blog Kanoubook


Bande-annonce du roman © Production Éditions Denoël

Les premières pages du livre
« La montagne flambe depuis bientôt vingt-quatre heures. La montagne blanche, la montagne de froid et de neige, la montagne de février est en feu. Elle brûle en cercle tout autour de la ville. La peau de glace des sapins se brise à distance, la forêt éclate comme du verre, puis se couvre d’une autre peau, de sa seconde et vraie mort, de résine ardente.
Un anneau de cendres flotte, silencieux et immobile, un peu plus qu’à mi-hauteur du cratère. Dessous, le feu remue dans les congères, immense déjà, et ses flammes grandissent par instants jusqu’à toucher l’anneau, agiter la fumée. Les camions des pompiers ont dû grimper jusque-là, et pour ça
il a fallu déneiger les chemins forestiers à la force des bras.
Ils stationnent dans des reculées délaissées, à l’aplomb de sapinières austères, et il me semble voir leurs jets, dirigés à l’aveugle, hachurer le ciel.
— Un feu d’enfants, me dit le maire.
Décidément, des contes il nous en aura servi, celui-là, en trois mandatures, lui qui a survécu à tout, aux listes dissidentes, à l’usure des affiches électorales, à la fermeture des ateliers de diamantaires et à celle de l’usine de plasturgie.

Il porte une tenue immuable, je ne lui en connais pas d’autre.
Un costume un peu mou, qui gondole sur ses chaussures, qui ne donne pas le change à sa face épaisse, aux paupières tombantes, au nez énorme, bulbeux, marbré de couperose, des
traits simplets qui trompent le monde. Je secoue la tête, ce vieux geste malgré moi, ma vieille tête de cheval, le mors qui griffe mes lèvres, le silence qui tourne dans ma bouche. La
montagne, je croyais la connaître. J’ai payé des ingénieurs, des géologues, des spéléologues pour radiographier ses richesses, ses minerais, ses terres rares. Je sais où il faut creuser, mes relevés sont plus précis que ceux du BRGM. Mais
cet incendie dans la neige, ces rougeurs soudaines hier, les sapins partant en torche dans le grand blanc, je ne savais pas ça possible.
— De petits vauriens, de la graine de salopiots, ceux-là brûleront tout, insiste Noirot.
Pour un peu il me parlerait de mon frère, un archétype, dans son genre, mais il n’ose pas me fâcher, j’emploie tout de même la moitié de la population active de la ville. Alors il se tait, le regard insaisissable sous la peau lourde des paupières.
Je lui serre la main. Nous nous quittons sans rien ajouter. Il est pataud et fatigué. Je parie qu’il n’a pas dormi de la nuit. Je parie qu’il est soulagé qu’on lui parle d’autre chose que du
cabinet d’audit, des emprunts toxiques, de la dette de la ville qui s’élèverait à cinquante millions d’euros, de sa possible démission. Il y aura bien quelqu’un pour l’accuser d’avoir mis
le feu lui-même, vous ne croyez pas ?
Dehors, j’entends tout de nouveau. La bouche géante du brasier respire avec force. Les arbres gémissent comme se plaint ce qui meurt. Est-ce le premier, est-ce le dernier cercle ? Celui des lâches, celui des luxurieux, celui des perfides? Les villes qui brûlent à l’écart de nos frontières, les sphères ardentes qui tournent dans le ciel sont-elles orientées vers nous comme des miroirs ? Je fais démarrer ma voiture qui
tangue comme une barque sur la chaussée gelée. Il n’y a plus de ciel au-dessus de la cluse qui brûle. Une simple paupière de fumée soudée à la montagne. Ici la lumière se tait. Les cœurs se fendent. Les feux s’enténèbrent.
Vous connaissez Cuisance. Notre ville est encaissée au coude d’une vallée dont les pentes abruptes sont des murailles de sapins. À la fonte des neiges, quand on longe la crevasse, quand le pied s’enfonce légèrement dans une tourbe brune, souple, pneumatique, on est tenté de croire que la montagne est faite d’aiguilles de conifères, assemblées comme les cartes
ou le sable qui font les châteaux. En bas, la lumière est froide.
Le ciel, lointain. La nuit tombe tôt.
À la fenêtre de mon bureau, le feu est toujours là, on devine des chicots gris dans la houle des sapins et par instants une lueur comme un astre tapi dans la montagne. Nous avons le bilan à examiner, des chiffres à lire et au lieu de ça
Léontin se détourne sans arrêt, sur son visage tatoué, comme sur un réflecteur, l’anneau de cendres tombe puis remonte, oscillant devant un soleil froid, quasi lunaire.
Je m’interroge. Peut-il s’agir d’une manigance de Noirot qui aura voulu une catastrophe plus grande que ses erreurs ?
Ai-je ma part dans ce malheur, moi qui ne considère plus guère la montagne que comme le gisement de richesses issues du carbonifère ? Ou bien cet incendie qui défie la raison est-il l’amorce des jours redoutables qui nous sont promis ?
À dix heures, des avions larguent des nappes prises aux lacs, elles tombent en vastes coulées livides, repeignent la montagne de traits blêmes, sales. Cette fois je renonce à la réunion. Nous sommes à la fenêtre tous les trois. Léontin,
Sage et moi. J’ai froid. Il faudrait davantage d’avions. En faire venir de Marseille, de Ligurie, de Rome. Le feu qui progressait le long des fosses aménagées pour le contenir semble
à présent les franchir. Je ne vois plus les camions, ni les silhouettes au bout des lances. Le feu monte vers le crêt de Furieuse. Ma maison est là-haut, à une altitude moins riche
en oxygène. La forêt s’ouvre dans sa direction à la manière d’un nuage. Elle devient nuage. S’il neige, la neige sentira la fumée. L’odeur est déjà sur notre peau. Dans notre cerveau.
Il est quinze heures. J’ai roulé deux kilomètres vers Furieuse quand une alerte interrompt le programme sur lequel était réglée la radio. La route est coupée au niveau du bois de Sombes. Furieuse sera abandonnée aux flammes s’il
faut. Qu’y a-t-il à ces hauteurs ? Quelques cabanes, une poignée de chalets confondus à la forêt, ma maison chauffée par un insert, les livres de ma femme. J’avance. J’accélère.
Des chevreuils se sont jetés sur la route. Une petite troupe désorientée qui ne s’écarte pas à l’approche de ma voiture.
Pattes légères et bifides, mouvements incohérents. Suis-je devenu invisible ? Je coupe le moteur. Leurs flancs respirent follement. Je sens la résine qui coule dans l’air. Chaude et
entêtante. Soudain le groupe s’éparpille. Les sabots crépitent sur l’asphalte. Ils s’élancent vers les hauteurs de Sombes, vers le crêt de Furieuse, un trait de neige sur le ciel blanc. Après
eux une nuée de fumée. Elle roule, épaisse, langoureuse, sur mon pare-brise.
Au barrage, le gendarme me salue.
— Servant, dit-il.
— Sangor, je réponds.
Il hoche la tête. Bien sûr il me connaît.
— Vous ne passerez pas.
Je ne crois pas que ma maison soit menacée par les flammes, pas à cette altitude, pas avec les bancs de neige, les congères qui ne fondent pas. Même si ce feu joue avec nos esprits cartésiens, je suis un homme qui s’obstine à brandir des raisonnements. Il se fout de ce que je lui dis. Il tape ses bottes sur le bitume.
— Votre femme est partie, elle ne vous a pas prévenu ?
Je fouille dans ma veste, chope mon portable. J’y trouve un message que Carole a envoyé, en début de matinée, vers Cuisance où les antennes dorment, où les signaux se déclenchent avec des heures de décalage. C’est une photo de sa main, doigts blancs, alliance, saphirs à côté d’une patte de chien noire. Bon sang, elle sait pourtant à quel point cet animal me dégoûte.
— L’incendie ne montera pas jusqu’à Furieuse, dis-je quand même.
Le type recule, lève la tête, mordille ses lèvres gercées. Au soleil, son visage est traversé d’anneaux sombres, globuleux, explosifs, comme ce matin celui de Léontin. Il hausse les épaules.

Carole aurait pu choisir un hôtel. Ou bien louer une maison. Oui, une maison confortable, équipée d’un sauna, de celles que louent les hivernants pour suer lorsqu’ils rentrent du ski, ou après une trop longue nuit en boîte. N’importe quoi mais pas aller chez mon père, à Messia. Et c’est pourtant ce qu’elle a fait.

Je pourrais l’appeler, dénouer le sort. À la place, je fais demi-tour. Je bute contre la neige drossée sur le côté par les engins. D’ici on aperçoit une coulure de braises au pied des Grands Bois. Des sapins se consument sans flamme. Des choucas tournent autour sans se poser. Cuisance est invisible dans sa crevasse. On ne distingue que les lèvres rêches, bleutées, compactes, de l’anticlinal et immédiatement sous la paroi la masse des épicéas qui tombe hors du regard vers quelque chose qu’on soupçonne aussi profond que la nuit.

Je prends par la vallée, je traverse Cuisance, le cercle de nouveau est au-dessus de ma tête, le cercle des flammes et des fumées, le cercle des luttes. Le tunnel n’est pas fermé. Les phares éclairent la roche humide. La voiture traverse de larges flaques noires. Des traits jaunes, fluorescents, dessinent la chaussée dans l’obscurité. À l’autre bout, ce n’est pas encore le crépuscule, les jours durent plus longtemps de ce côté de la montagne. Le lac s’est refermé après la morsure des hydravions. Une brume bleue sourd en surface. Il n’y a pas un souffle d’air. La route suit la berge, fait un immense écart avant de piquer au nord. Là où la neige ne tient plus affleurent de vastes plaques d’herbe roussie.

Je fais le plein à la station-service. Les lumières sont déjà allumées, des néons rouges et bleus qui clignotent en vain, dans l’immense pâleur d’un jour d’hiver. C’est à peine s’ils colorent l’Express garé derrière le manomètre. Dans l’aquarium où la patronne encaisse, trois globes à cent watts valsent sur ma rétine, ferment mes yeux. Le bas-rouge grogne dans le dos de Magali. À travers mes cils, je vois vibrer ses doigts chargés de bagouses. Elle me déleste fissa de ma carte bleue.
— Alors, elle a pas fini de brûler, la cluse ?
C’est comme ça. Pas de bonjour, des questions dont elle connaît les réponses, son petit visage précis, à peine fané, au-dessus d’un col en renard. Carole appelle la station L’Observatoire. D’ici, on a vue sur pratiquement toute la vallée de Messia. Madame Je-sais-tout a une paire de jumelles à portée de main, juste à côté du téléphone. Elle fait des listes, comme les enfants. Les voitures qui passent. Celles qui stationnent trop longtemps sur le parking du lac. Lorsqu’elle n’a pas eu la présence d’esprit de refermer son carnet, on lit ses relevés, à l’envers: date, heure, numéro minéralogique.

Rien ne défend la maison de mon père. Mais une vasière en été contient les estivants à l’écart, au long d’un embryon de plage et d’un sentier entretenu entre quelques vieux arbres. Comme une paupière rougie, un sable fin sépare l’eau de la prairie. Il arrive que des canoteurs accostent au ponton que mon père a fait installer, il arrive qu’ils croient bon de s’allonger sur l’herbe, il arrive que mon père leur envoie son chien. En hiver ne passent à pied que quelques chasseurs. La maison grandit sur la neige. Il ne reste qu’elle au bord du lac.

De loin, je vois les cheveux blonds de ma femme qui volettent autour de son visage. Elle est tournée vers la montagne, comme s’il était possible de voir à travers, de lire des présages. Elle a enfilé une de ces vieilles capotes militaires qu’on trouve accrochées dans les maisons, encore toutes clinquantes de leurs breloques et chaudes d’odeurs qui ne sont pas les nôtres. Et c’est dans cet attirail qu’elle vient vers moi, grande, nerveuse, étrange. Son menton pointu posé sur un col d’officier amidonné de poussière et de poudre à canon. Mes bras sont retombés. Comment l’enlacer dans cette défroque de soldat, dans ces vêtements d’un oncle de mon père qui attendent depuis cent ans de reprendre l’air ? Qu’elle ne soit plus elle-même, voilà qui m’inquiète. Je n’ai pas le temps de lui faire des reproches. Elle a le souffle un peu court, la voix saccadée, l’incendie met du rose sur ses joues, du brillant dans ses yeux, elle a dû quitter Furieuse en moins d’une demi-heure, pressée par les pompiers, et quand elle est arrivée ici il n’y avait personne, sauf le chien, qui montait la garde mais l’a laissée entrer. L’animal.

Elle est plus grande que moi, et plus encore dans ce long manteau raide qui traînerait dans la neige si on le posait sur mon dos. Elle qui connaît mes désirs, comment a-t-elle pu concevoir venir ici ? À cette heure nous devrions être nus dans une cabine de bois, nous jetterions de l’eau sur les pierres brûlantes, une vapeur nous envelopperait, un parfum de sauge. Au lieu de quoi, il faut marcher pesamment jusqu’à la maison sur le chemin mal déneigé et je ne dis rien de cette angoisse qui grandit, revenir dans cette maison c’est entrer dans ma nuit, et sans doute ce feu qui brûle la cluse est-il une force, une force maligne et irrésistible qui m’oblige à rebrousser chemin, à revenir là où je croyais ne plus revenir, jamais, ne plus jamais reprendre ma place d’enfant, jamais.

Dedans, la télévision est allumée. On y voit l’incendie. Filmé par des drones qui traversent des écrans de fumée avant de s’en échapper d’un coup pour survoler un brasier étouffé et lent. Les arbres meurent debout. Ils ne gardent que leurs branches principales, noires et fendues, ouvertes comme de grosses bouches ébréchées. Par endroits, on voit grouiller les uniformes, des types de la taille d’un Playmobil manœuvrent des tuyaux géants. Une flamme immense, dix mètres de largeur environ, lèche la départementale qui grimpe vers Furieuse. Carole a passé l’après-midi ici. Sur le divan, des feuillets tapuscrits, raturés, froissés, une litière, les épreuves de son étude sur Peter Doig. Peter Doig, vous savez, le peintre. Swamped. The House that Jack Built. Echo Lake. Non ? »

Extraits
« L’entreprise est spécialisée dans les assemblages mécanosoudés de superalliages. Nous fournissons l’aéronautique, le nucléaire mais aussi le secteur médical. Nous soudons des formes complexes, des matériaux qui seront bientôt plus précieux que l’or. Je parle de métaux de transition comme le cobalt, le titane ou le tungstène. Je parle de richesses prises aux ténèbres de la terre, de celles qui dorment dans nos montagnes. C’est moi qui ai développé la fabrication d’outils chirurgicaux. Et c’est ce secteur qui nous permet aujourd’hui une croissance exceptionnelle à deux chiffres. J’ai embauché des ouvriers spécialisés dans le soudage Tungsten Inert Gas. Léontin forme toutes nos recrues. » p. 31

« (Traité des prescriptions, de l’aliénation des biens d’Église, et des dixmes, en 1730). Ses premières toiles coïncident avec le retrait des troupes de Condé de la Franche-Comté au terme de la Guerre de Dix Ans, en 1644. Dans une région décimée par les armes et la famine, où l’on a vu des mères et des pères se faire cannibales, où près de six habitants sur dix ont été portés en terre, il peint des sujets religieux empreints d’une sourde gravité. À une époque où Rubens prête à ses Christs une chair tendre comme le beurre, Dunod de Charnage fait percer de fragiles nativités dans des ténèbres oppressantes, réduit les ciels à de pâles lueurs d’orage, fait lourde la tête des crucifiés. Il peint comme on donne la mort. En vérité, on ne connaît de lui qu’une poignée d’œuvres, dont les signatures sont fluctuantes, parfois un simple Charnage, parfois les initiales DC, parfois un Dunod de Charnage fait plus affirmatif, ou plus officiel. Carole a inspecté les inventaires, consulté des érudits locaux, parcouru à la loupe des liasses d’archives. Il y dans son ordinateur des photographies de toutes les toiles recensées, des vues de détail, l’empreinte du pinceau dans l’huile, figée en tourbillons que les années ont assombris.
Claude Dunod de Charnage a connu des incendies. Il a vu des survivants, réduits à se nourrir d’herbes et d’écorces. Il n’en montre rien dans sa peinture. Pas même cet écran que forme la chaleur dans l’air lorsque les villes brûlent. Il peint un pays polaire. Mais il est vrai que les hivers du siècle sont terribles. Les armées traversent à pied les fleuves gelés, les rivages d’Europe sont pris dans des banquises, les flottes royales immobilisées par les glaces. » p. 61

« Dunod de Charnage a peint des fratries pour les bourgeois de Besançon. Dans l’une d’elles, commente Carole dans l’un de ses articles, est représenté un enfant mort, un bambin qui n’aura pas survécu plus de quelques jours à une époque où la mortalité infantile est effroyable. Au milieu de ses aînés vêtus de chausses et de pourpoints comme de jeunes adultes, lui est nu. » p. 68

« Trois mois après la mort de ma mère, Biljana est repartie en Serbie. Je me suis retrouvé seul entre mon père et mon frère. J’ai fait ce qu’il fallait. J’ai volé une dernière fois au sortir d’un virage en épingle, dans les tôles encore intactes de ma voiture. J’ai passé une entière saison de ski cloué à un lit. C’en était fini pour moi des podiums. Lorsqu’il neigeait, il me semblait que ma mère posait sa main sur mon front. Je n’étais plus l’oiseau, jaillissant de la piste d’envol, dessinant ma trajectoire comme on le fait d’un jet de flèche, j’étais passé du côté des anges, entre les vivants et les autres, et je ne savais plus bien, dans ce coma de draps blancs et d’intraveineuses, où commençait le rêve. » p. 69

À propos de l’autrice

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Nathalie Démoulin © Photo DR

Née à Besançon en 1968, Nathalie Démoulin est éditrice. Romancière, elle a publié Après la forêt (2005), Ton nom argentin (2007), La Grande Bleue (2012) aux éditions du Rouergue, et Bâtisseurs de l’oubli (2015) chez Actes Sud. (Source: Éditions Denoël)

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Blanches

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Présélectionné pour le prix «Coup de cœur de la 25e Heure»

En deux mots
Deux chirurgiens en fin de carrière, une étudiante en médecine qui décide de faire son stage d’interne aux urgences d’un hôpital de banlieue, une infirmière débordée et des patients qui patientent. Cette plongée dans le milieu médical, autour d’un drame qui aurait pu être évité, retrace de manière poignante des destins individuels et la naufrage d’un système.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un drame au service des urgences

Pour son premier roman, Claire Vesin a choisi de nous faire vivre de l’intérieur un milieu qu’elle connaît bien, celui de l’hôpital. En suivant notamment une jeune interne et une infirmière, elle décrit avec acuité la dégradation de notre système de santé et l’usure de ses personnels. Bouleversant et édifiant.

Jean-Claude est chirurgien à l’hôpital de Villedeuil, en proche banlieue parisienne. À 57 ans, il se retrouve désormais seul. Son aîné, Arnaud, a plongé dans la drogue avant de disparaître. Son épouse Nathalie a choisi de s’exiler au Canada avec son fils Vincent. Fort heureusement, il peut compter sur son ami Gilles, qui l’avait pris en charge durant leurs études, pour lui éviter de trop déprimer. C’est lors d’un dîner chez son collègue qu’il lui avait annoncé qu’Aimée, l’une de ses trois filles, avait choisi les urgences de Villedeuil pour son internat. «On voulait te prévenir, pour que tu ne sois pas étonné, si tu la croises ou si tu entends parler d’elle. Et puis peut-être que vous aurez l’occasion de travailler ensemble. Je suis certaine que ça lui ferait plaisir.»
En fait, Aimée a fait ce choix en souvenir du combat mené par Jean-Claude pour Arnaud, dont elle était tombée amoureuse et qu’elle avait rêvé de faire sortir de sa dépendance.
Mais les débuts de la jeune fille à Villedeuil vont s’apparenter à un chemin de croix. Très vite, elle va devoir constater l’énorme fossé entre la théorie et la pratique. «Les journées s’apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente (…), les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait découvrir en ouvrant un dossier.» Les files d’attente ne cessaient de croître, tout comme le stress. Sans compter les absences ou les démissions.
C’est dans ce climat de tension extrême que les équipes vont se retrouver réduites à la portion congrue durant les congés de fin d’année. Laetitia gérera l’accueil, Aimée posera un diagnostic, médecins et chirurgiens ne seront prévenus qu’en extrême urgence. C’est alors qu’un drame va se produire et que l’hôpital va essayer de protéger ses employées en travestissant les faits. Derrière un décès qui aurait pu être évité, reste la froideur implacable d’un engrenage infernal. «C’est tout l’hôpital qui s’est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça.»
Le constat que pose Claire Vesin est nourri de son expérience et des chroniques de sa vie de médecin, ce qu le rend d’autant plus accablant. Et sans aucun doute plus touchant que des dizaines d’articles et d’études sur l’état de notre hôpital public. Car, comme le montre avec force ce drame, derrière les chiffres, il y a des hommes et des femmes qui souffrent. Des hommes et des femmes dont ‘abnégation force l’admiration.

Blanches
Claire Vesin
Éditions La Manufacture de livres
Premier roman
304 p., 18,90 €
EAN 9782385530549
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et dans la ville imaginaire de Villedeuil. Située au bout de la ligne 10, on peut imaginer qu’il s’agit de Boulogne. On y évoque aussi Montréal, l’Indre-et-Loire.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Villedeuil, aux portes de Paris. Ses tours, ses habitants, et son hôpital. Jean-Claude y a passé toute sa carrière – jours comme nuits – au sein du service de chirurgie. Mélancolique et désormais solitaire, il reste passionné, par cette ville comme par son métier. Laetitia y est née et y travaille, infirmière trop tendre pour l’âpreté de son poste à l’accueil des urgences. Aimée, jeune femme brillante autant que perdue, débute l’internat et décide d’effectuer son premier stage à Villedeuil, mue par des loyautés invisibles. Fabrice, médecin au SAMU, sera bientôt père mais fuit sa vie personnelle. Lors de ces mois vécus ensemble, leurs destins vont s’entremêler. Au sein d’un hôpital qui se fissure de toute part, ils partageront joies et échecs, détresse et amour du métier. Malgré les difficultés, ils tiennent, jusqu’à ce qu’une nuit, cet équilibre soit remis en question, bouleversant leurs vies à jamais.
Avec ce premier roman poignant, Claire Vesin nous fait entendre la voix vibrante de celles et ceux qui font l’hôpital public et sont marqués par le combat ordinaire mené pour soigner dignement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Ce que j’en dis…

Les premières pages du livre
PROLOGUE
19 août 2012
Il n’est pas encore dix heures, et des gouttes de sueur coulent déjà le long de ses flancs. Trente-quatre degrés sont prévus aujourd’hui; elle a ouvert les deux fenêtres de l’appartement, mais l’air reste immobile, comme figé.
Aimée lit une nouvelle fois le SMS d’Arnaud.
Salut Beauté
Je t’attendrai dimanche à 11 h à la gare du Nord, devant les quais des trains de banlieue. J’ai un endroit génial à te montrer.
Love you Beauté.
Elle l’entend le dire avec ce mélange irrésistible de dérision et de tendresse.
Elle voudrait se convaincre qu’il ne s’est rien passé pendant ces jours à l’attendre, dévorée par l’angoisse. Il est là, de nouveau, et il veut la voir. Il n’y a que cela qui compte. Il ne lui est sans doute rien arrivé. Rien de grave en tout cas.
Ces derniers mois ont été éprouvants. Leurs heures ensemble devenaient pesantes: elle travaillait ses cours, et il restait là à s’ennuyer, feuilletant un livre sur le lit. Et puis, le soir arrivant, il commençait à s’agiter. Il fixait le plafond, lui disait qu’il étouffait lentement, chez elle, et partait se perdre dans la nuit.
Le lundi précédent, il n’est pas rentré. Elle n’a rien dit à personne. Elle a eu raison finalement: il est revenu. De toute façon, Arnaud n’a jamais été un garçon stable.
Aimée baisse machinalement la tête pour entrer dans la salle de bains. Le chambranle de la porte est juste assez haut pour elle. L’appartement entier semble inadapté pour des adultes: deux petites pièces au plafond bas, percées
de deux fenêtres, l’une sur cour, l’autre sur rue, au travers desquelles on n’aperçoit jamais le ciel, ce qui accentue encore l’impression d’exiguïté du lieu.
Elle y vit depuis quatre ans. Elle et ses sœurs étaient toutes petites quand leurs parents ont acheté l’appartement en prévision de leurs années étudiantes. Elles en rient ensemble
aujourd’hui : ils avaient sans doute imaginé qu’elles ne grandiraient jamais. Aimée s’y sent bien. À l’abri. Elle sort de la douche, s’enroule dans une serviette et observe dans la glace ses longs cheveux blonds – les mêmes que sa mère – et ses yeux verts, qu’elle ne tient de personne.
On lui a toujours répété que la plus grande des politesses, lorsque l’on a rendez-vous, est d’être présentable : on se maquille, on s’habille correctement, on soigne ses ongles.
Sa mère pense que c’est important, les ongles: des mains abîmées, ça gâche toute la silhouette. Aimée s’imagine se laissant aller à lui confier qu’Arnaud ne voit rien de tout cela, et la devine incrédule. Elle se maquille quand même, les larmes au bord des paupières: la famille, la maison, soudain tout lui manque.

En réalité elle est terrifiée à l’idée de découvrir dans quel état il est.
Elle enfile une robe d’été sans manches, une de ses préférées, en popeline rayée jaune et blanche. Elle n’a pas mis de soutien-gorge. Arnaud va le remarquer, ça, quand même. Sa mère n’approuverait pas. Elle rit nerveusement en s’observant une dernière fois. Merde, ça va aller.
Elle prend son sac, ses cigarettes. Claque la porte et descend l’étage par l’escalier de pierre qui reste frais malgré la chaleur du mois d’août. Elle ouvre la lourde porte cochère et sort en plein soleil sur le trottoir brûlant. À ses pieds la rue dévale vers Jussieu et, comme à chaque fois, elle est submergée par la beauté de Paris.
Elle s’élance, il est dix heures trente-cinq, et elle est en retard.
*
Elle monte les escalators en courant. La foule se presse dans l’immense hall, et la chaleur y est suffocante. Elle avance peu à peu, frôlant d’autres corps moites, et s’approche des trains en le cherchant au loin. Elle finit par le repérer, assis par terre, devant le quai 12. Il porte son sweat bleu, un jean crasseux, ses vieilles baskets. Il a le regard perdu, ses cheveux sont trop longs, et leurs boucles noires lui caressent
les oreilles. Il est si beau! Avec ses coudes sur les genoux, les paumes en coupe sous le menton, on dirait que ses doigts caressent ses joues, rehaussant ses pommettes et lui redonnant l’air juvénile qu’il avait encore il y a quelques mois.
Elle plisse les yeux, et c’est l’Arnaud de quatorze ans qui apparaît. Celui de l’été de la canicule. Ils avaient passé cinq jours en Indre-et-Loire, en famille. Qui avait été à l’origine de ce voyage? Il n’y en avait plus eu d’autres ensuite.
Aimée et lui se connaissaient depuis toujours, leurs parents étaient amis. Mais au printemps, des histoires avaient été murmurées entre adultes, dans les cuisines. On parlait de lui, l’enfant à problèmes, et les dîners s’étaient espacés.
Au cours du séjour, cet été-là, les filles étaient restées entre elles, comme averties du danger. Arnaud leur avait à peine adressé la parole.
Quand elle repense aux journées de ce voyage, il ne lui reste que la chaleur extrême, des châteaux oubliés, et ses insomnies, le soir, dans la chambre étouffante, en pensant à lui. Il avait le charme des mauvais garçons, la moue boudeuse, le regard sombre derrière sa frange et fumait des cigarettes d’un air blasé. Il venait d’être renvoyé du collège, ses parents s’inquiétaient. Mais Aimée n’écoutait plus les discussions, trop occupée à le dévorer des yeux.
Tout l’été ensuite, elle avait rêvé de peaux nues et d’étreintes brûlantes. Son désir l’avait poursuivie longtemps.
Il suffisait qu’elle aperçoive Arnaud pour que de nouveau il flambe pendant des mois.
Lorsqu’ils s’étaient enfin embrassés, elle avait vingt-deux ans, et il avait déjà de sérieux ennuis. Les parents d’Aimée avaient défailli en apprenant la nouvelle. Ils avaient tenté de la raisonner: en s’obstinant elle courait à sa perte. Et puis comme ils l’avaient prédit, il s’était volatilisé quelques semaines plus tard, et elle avait cru mourir de chagrin.
Mais il était revenu, avait accepté de passer quatre mois à l’hôpital, en cure comme disait sa mère, et à sa sortie il avait emménagé chez elle, rue des Boulangers. Alors elle avait vraiment cru à leur bonheur.

Elle avance, décidée.
«Arnaud!»
Il tourne la tête et la regarde. Il sourit. Elle sent son cœur battre sous sa robe. Elle l’aime tellement! Elle se penche pour l’embrasser alors qu’il est encore assis. Il est sale, amaigri. Ses lèvres sont sèches, gercées. Ces détails s’additionnent malgré elle dans son esprit. Il se lève et l’enlace.
Il lui chuchote à l’oreille «Tu sens bon». De nouveau elle sent les larmes qui lui brûlent les yeux.
*
La pièce est vaste et haute de plafond. Elle correspond sans doute à une salle commune ou un réfectoire : on distingue une autre porte, au fond, menant à ce qui a dû être une cuisine, autrefois. Il s’en dégage une odeur de pourriture terreuse.
Aimée frissonne. Le lieu est interdit d’accès. Ils ont escaladé les barrières, traversé la haie en se griffant, et elle a déchiré sa robe. Le bâtiment va être en partie démoli, les plafonds ne risquent-ils pas de s’effondrer sur eux? Ils avancent en contournant les gravats, observant les pièces de mobilier abandonnées, le papier peint moisi, les détritus qui jonchent le sol.
Un arbre imposant est tombé, éventrant dans sa chute une partie du toit. Des branches pénètrent dans la pièce. Dehors, ses racines dénudées semblent implorer le ciel. L’endroit est lugubre, Aimée imagine les gémissements des malades, les hurlements des fous, mais tout est silencieux, incommodant.
Elle sort, et l’extérieur lui fait l’effet d’un four. Elle manque de s’évanouir. Alors elle s’assied dans les herbes folles, adossée au mur de l’hôpital, pose sa tête contre la brique et ferme les yeux. Elle finit par fouiller dans son sac et en sort ses cigarettes.
Arnaud la rejoint.
«– Ça ne va pas ?
– J’ai mal à la tête, je vais t’attendre ici.»
Il la regarde avec sollicitude. «Tu es sûre ?» Elle acquiesce en souriant.
«J’explore encore un peu. Laisse-moi dix minutes.»
En chemin, Arnaud lui a raconté sa nouvelle passion, sans préciser comment il s’y est initié. Il a passé ses derniers jours à explorer des bâtiments abandonnés. Usines, hôpitaux, cités-jardins: il visite tout. Ce monde-là disparaît sous nos yeux, lui a-t-il expliqué. En être le dernier témoin lui procure une émotion incroyable.
«Tu n’imagines pas ce que ça fait, de découvrir à quel point le temps avant l’oubli est compté. C’est… addictif».
Ils ont éclaté de rire. «Désolé, je trouve pas d’autre mot, pour décrire ça. C’est kiffant, c’est tout.»
Au départ de la gare du Nord, ils ont vu se succéder les immeubles haussmanniens, la petite ceinture, les tours, et puis progressivement le train a pris de la vitesse, et les jardins sont devenus des champs écrasés de soleil derrière lesquels l’horizon s’étendait à perte de vue. Ils sont descendus en rase campagne, et après une centaine de mètres le trottoir a laissé place à un talus herbeux derrière lequel se dressaient les épis du champ voisin. Ils ont marché longtemps, accompagnés par le bourdonnement des insectes, avant de voir
apparaître l’enceinte de l’hôpital.

Le bâtiment principal formait un arc de cercle au sein d’un parc redevenu sauvage. Une fontaine était enfouie sous les herbes hautes, et, tout au fond, à l’orée du bois, se dressait une chapelle en pierre blanche. L’endroit a dû être superbe. Maintenant, on ne remarque plus que les fenêtres aux montants arrachés, les portes béantes, l’abandon et le vide. Il n’y a pas encore de graffitis, l’hôpital est désaffecté depuis peu.
Avant d’entrer, ils ont lu l’avis de démolition et les travaux envisagés. L’ensemble va être transformé en résidence privée.
Maisonneuve, le plus grand asile psychiatrique du département, logera bientôt des familles heureuses. Arnaud la rejoint dehors et s’assied à côté d’elle.
«Je peux te prendre une cigarette ?»
Ils restent là, silencieux, les yeux mi-clos.
Il la regarde, incertain. Elle lui sourit, il se penche vers elle et l’embrasse. Ils s’enlacent, et Arnaud passe délicatement une main sous sa robe. Aimée se déshabille sans le quitter du regard, lui ôte son pull, son tee-shirt sale. Elle colle son corps contre le sien et se sent enfin complète : il lui a douloureusement manqué.
Plus tard ils fument une autre cigarette, allongés dans l’herbe. Elle se sent bien, la peur a presque disparu. Il ne reste que l’odeur grasse de la végétation et les pépiements des oiseaux.
Arnaud se redresse et sort de son sac une pièce de deux francs: «Regarde, c’est une pièce de 1989. Elle a notre âge. On explorait une école abandonnée l’autre jour, et je l’ai trouvée au fond d’un pupitre.»
Aimée le fixe sans comprendre.
« Je ne t’ai jamais raconté ? Ça me rappelle mon père, quand il rentrait de garde. Il allait directement se coucher, mais j’inventais toujours une excuse pour le réveiller. Un jour, il m’a dit de regarder dans les poches de son pantalon, que si j’y trouvais une pièce de deux francs elle serait à moi. C’est devenu une tradition, ensuite. Il faisait en sorte d’avoir toujours des pièces de deux francs. Et puis un jour j’ai tout pris, même les billets. Il a fait comme si de rien n’était. Mais bon, ça n’a plus été aussi drôle après.»
Il lui glisse la pièce dans la main: «Garde-la pour moi». Aimée finit par demander: «Pourquoi tu as choisi cet endroit ? C’est sinistre !»
Il rit en regardant le ciel.
«C’est vrai. Mais bon, un hôpital, la médecine, tout ça, je me suis dit que ça te plairait.»
Il reprend, sérieusement cette fois: «Ce qui me frappe, c’est à quel point l’endroit est sublime.
Tu imagines ce gâchis? En faire des appartements? Tu peux avoir passé ta vie à y souffrir, et à la fin il n’en reste rien. »
Il se tait, le regard dans le vague.
«J’aurais pu être hospitalisé ici, l’an dernier. Et on aurait tout rasé ? Tout oublié ? Le pire, c’est que ça me fait penser à mon père et son hôpital merdique, à Villedeuil. Seul comme un con à vouloir sauver le monde.»
Elle répond en riant à moitié : «Mais de quoi tu parles ?»
Elle n’a pas envie de discuter du père d’Arnaud.
Elle s’est bien gardée de le lui dire, mais elle admire Jean-Claude. Il a toujours été là quand il fallait récupérer son fils dans des endroits pas possibles, chez les flics ou dans le caniveau. C’est lui aussi qui s’est démené quand il a fallu lui trouver une place, pour le sevrage. Mais Arnaud n’a jamais rien voulu voir de tout cela. Il nourrit des rancœurs à son encontre, qu’il ne lui confie pas.
Aimée meurt de faim. Elle lui demande s’il a apporté à manger, mais non, son sac à dos est vide. Il a l’air épuisé, perdu dans ses pensées. Il écrase sa cigarette et essuie plusieurs fois ses mains sur son jean. Elle remarque de nouveau le tremblement de ses doigts.
Elle se lance, le cœur battant.
«Tu as recommencé, c’est ça ?» Il la regarde et hausse les épaules avec un petit sourire d’excuse.
«Il fallait bien que ça arrive un jour.»
Ils retournent vers la gare dans une chaleur accablante. L’orage est prévu pour la fin de journée, le ciel se couvre déjà. Ils n’ont pas vérifié les horaires, il y a plus d’une heure d’attente avant le prochain train. Les minutes passent lentement; elle lui prend la main, la serre trop fort dans la sienne en répétant Ça va aller, ça va aller.
Lorsqu’ils arrivent à la gare du Nord, il est dix-neuf heures. Ils ont passé le trajet collés l’un à l’autre, leurs mains entremêlées, elle, le nez enfoui au creux du cou d’Arnaud.
Il est d’accord pour rentrer rue des Boulangers, alors ils se dirigent vers le métro et elle lui tient la main pour franchir les tourniquets, puis dans les escaliers et sur le quai. La foule se presse à l’arrivée de la rame, et quand les portes s’ouvrent Aimée est bousculée à l’intérieur du wagon.
Quand la sonnerie retentit, Arnaud a disparu.

2013
Octobre
Le jour touchait à sa fin quand Jean-Claude Pouillat sortit de Cosmos d’un pas rapide, sans prêter attention à son environnement. Il prit une cigarette du paquet rangé dans la poche intérieure de son blouson, se figea un instant pour l’allumer et repartit. Depuis le temps qu’il travaillait ici, il ne remarquait plus les bâtiments. Parfois, quand arrivaient de nouveaux étudiants, il tentait d’observer d’un œil neuf son univers quotidien en se persuadant qu’on pouvait lui trouver du charme, mais ça devenait rare : il s’était lassé de
constater que les internes ne se fiaient qu’aux apparences.
On lui avait déjà soutenu que la laideur de l’endroit était rédhibitoire. D’ailleurs, une fois leur stage terminé, ceux-ci ne revenaient plus. Comment auraient-ils pu comprendre que, pour lui, Villedeuil incarnait la beauté torturée des
banlieues ouvrières ? Rien, ici, n’entrait dans les canons bourgeois, et c’était cela, précisément, qui l’émouvait. La partie la plus ancienne de l’hôpital était composée de six pavillons de brique ocre dont les noms rendaient hommage aux éminences médicales de l’époque. Ils avaient été construits au début du siècle, dispersés au sein d’une vaste étendue herbeuse parsemée de massifs arborés, reliés les uns aux autres par des chemins de gravier. Aujourd’hui, il
n’y avait plus qu’au printemps qu’un agent passait encore la tondeuse pour tenter de contenir la végétation qui envahissait tout. Pendant quelques heures alors, l’air était saturé de l’odeur champêtre du foin coupé. Le reste de l’année, la nature retournait à l’état sauvage, comme les vieux pavillons qui n’accueillaient maintenant plus que l’administratif et les archives.
À l’origine, un parterre fleuri s’étendait derrière la grille d’entrée, traversé par une allée de tilleuls qui reliait le portail à une fontaine autour de laquelle les six bâtiments se déployaient harmonieusement. La perspective était majestueuse, les clichés de l’époque en témoignaient. Mais dans les années soixante-dix, avec l’explosion démographique des banlieues, il avait fallu agrandir l’hôpital. Cinq tours étaient alors sorties de terre, parallélépipèdes dressés vers le ciel et recouverts de céramique blanche, à l’image des grands ensembles qui avaient poussé partout dans la ville.
Cosmos, dans laquelle il travaillait depuis trente ans, était l’une d’elles. Lors de la construction, aucun détail n’avait été négligé – rampes d’accès pour les ambulances, monte-malades, couloirs souterrains reliant les services: tout y était à la pointe du progrès. Le mur d’enceinte, en revanche, n’avait pas bougé, et il avait fallu sacrifier le parterre, l’allée et les tilleuls pour ériger les nouveaux bâtiments.
Au sein de cet ensemble disgracieux, la fontaine marquait désormais la frontière entre la brique et le carrelage, l’ancien et le neuf. Plus tard, le bassin avait été comblé, puis surmonté d’un arceau en béton sur lequel était gravé Centre hospitalier de Villedeuil, encadré par deux drapeaux français.
Les tours avaient prématurément vieilli. En réalité, rien n’avait été pensé pour durer. Les faux-plafonds fuyaient, les murs se fissuraient. Les carreaux de céramique se décollaient par dizaines. Les pigeons avaient colonisé les couloirs souterrains et lâchaient leurs fientes sur les malades en brancard. Des travaux étaient prévus depuis des années, et une troisième génération de bâtiments devait voir le jour, mais ce projet était sans cesse repoussé, faute de budget. C’était cela que découvraient les nouveaux internes en arrivant à Villedeuil, après leurs quinze minutes de marche depuis la gare : cinq tours recouvertes de filets antichute, enserrées dans le vieux mur d’enceinte. Et à qui s’aventurait entre celles-ci apparaissaient la fontaine condamnée, l’arche en béton et les vieux bâtiments. C’était laid, les internes n’avaient pas tout à fait tort, Jean-Claude en convenait. Mais lui n’arrivait pas à trouver cela repoussant. Il leur répondait toujours, à ces ingrats, que c’était ça, le baroque hospitalier, aujourd’hui.
Officiellement, Jean-Claude Pouillat avait terminé sa journée de travail. Il était dix-huit heures trente, le chirurgien de garde avait pris la relève. Il n’avait plus que ses comptes-rendus opératoires à dicter. Chaque jour c’était pareil : le poids de la journée s’effaçait d’un coup, il se sentait libre, et juste après, comme un réflexe, venait l’envie de boire.
Dépassant la fontaine, il prit l’allée goudronnée qui menait à l’entrée des urgences, au rez-de-chaussée de Neptune, puis franchit le portail. Sur l’avenue, la lueur chaude du Manhattane lui faisait face. Il pouvait voir Manuel, le patron, affairé derrière le bar. Il traversa.
En terrasse, toujours à la même table, se trouvaient les habitués. Œil flou, nez turgescent, voix traînante qui se perdait dans les méandres d’une argumentation dont l’objet était oublié en cours de route, ils tenaient leur rôle, soir après soir. Dès dix-sept heures, et plus tôt les jours d’ennui, ils s’asseyaient, serrés dans l’air froid et la fumée, enquillant les consommations jusqu’à ce que le bruit du rideau métallique les éparpille comme des moineaux. Pouillat les salua. Il avait toujours un petit sursaut de soulagement, en ouvrant la porte pour entrer: lui n’y était pas encore, au stade de la terrasse.
Il faisait bon, à l’intérieur. Manuel le héla, à peine la porte franchie : «Jean-Claude, salut! Ça y est, fini la journée ?»
Il sentait déjà la chaleur du lieu le détendre. Il sourit.
«– Oui, quasiment. Deux trois bricoles avant de rentrer.
Tu me sers une Stella ?
– Elle arrive !»
Manuel ne devançait pas sa commande, alors qu’elle ne variait jamais. Il lui laissait la possibilité du doute, et c’était suffisant. Dans la seconde, Jean-Claude vit le liquide doré couler sous la tireuse. Il s’installa au bar, but deux grandes gorgées, et le verre fut déjà presque vide. Il le posa pour se retourner face à la salle, les coudes sur le comptoir. Il n’y avait pas grand monde, ce soir. C’était bien. Il était tranquille.
Le Manhattane était le seul café à proximité de l’hôpital.
Sinon, il fallait pousser jusqu’à la gare pour espérer autre chose que des points chauds et des kebabs. Et encore, les deux bars-tabacs qui s’y trouvaient le faisaient fuir, avec leur salle vide et sombre, à l’exception des écrans géants qui surmontaient la caisse et devant lesquels se massait toujours la même foule de joueurs fébriles et désespérés.
Manuel, lui, s’était contenté de garder une activité traditionnelle. En dehors du nom, rien n’avait changé depuis les années cinquante. Dès sept heures, il servait cafés et petits blancs. À midi il proposait un plat unique ; les vendredis, c’était couscous. Ça marchait bien, la clientèle s’étendait des pavillons de l’avenue Allende aux tours de la ZUP un peu plus loin. Et puis il y avait l’hôpital, évidemment: chez lui, on attendait les malades, on fêtait les fins de stage, on soignait les matins difficiles. On y perdait aussi le temps
qu’on ne voulait plus passer chez soi.
De là où il était, Jean-Claude pouvait voir, se découpant dans la nuit à travers les vitres du café, les contours de l’hôpital, Neptune et Météore au premier plan. L’obscurité envahissait à présent le haut des tours, masquant leur silhouette. Par les fenêtres illuminées, on devinait l’activité du soir dans les services. C’était l’heure du dîner, et les portes des chambres s’ouvraient l’une après l’autre, laissant entrer les chariots des plateaux-repas qui refroidissaient déjà en dégageant cette odeur écœurante qu’il aurait reconnue entre mille. D’où il se trouvait, tout semblait familier, confortable.
Il était à sa place à Villedeuil: depuis le temps qu’il y passait ses jours et ses nuits, il appartenait à cette ville. Il tentait de faire le compte, parfois, de ceux qu’il avait opérés, mais c’était simple : tous, ici, le connaissaient.
Manuel, voyant son verre vide, l’avait rempli sans mot dire. Quand Jean-Claude se retourna pour le remercier, il leva son eau, et ils trinquèrent au week-end qui s’annonçait. Manuel ne faisait pas exception à la règle : à lui aussi Jean-Claude Pouillat avait recousu les entrailles.
Il tendit le bras vers Neptune, en se penchant pour murmurer:
«Il paraît qu’il y a encore eu du bordel, cette nuit, aux urgences ? Le vigile s’est fait agresser, c’est ça ? J’ai entendu que la police avait embarqué des jeunes au poste ? Les gens sont fous.»
Pouillat haussa les épaules.
«M’en parle pas. Le problème c’est le sous-effectif. Même en chirurgie, ça devient compliqué. Le poste d’interne n’a encore pas été pris, pour le prochain semestre. À partir de novembre je n’ai personne. Heureusement que la semaine est terminée !»
Il rit, comme pour démentir ses paroles. Il sentait de nouveau la tension dans sa nuque. Tant pis pour les comptes-rendus, il les ferait dimanche avant sa garde, il n’aurait qu’à venir un peu plus tôt. Retourner à l’hôpital maintenant lui semblait insurmontable. Il voulait juste rentrer chez lui. Il remit son blouson en cuir et fit mine, comme à chaque fois, de sortir son portefeuille.
«– Allez, je file, dis-moi combien je te dois.
– Laisse, je le mets sur ta note ! Passe un bon week-end, Jean-Claude !»
Manuel lui fit un clin d’œil tout en continuant d’essuyer les verres. Jamais il ne l’aurait laissé payer ses consommations.
Jean-Claude sortit du bar à grandes enjambées. Sa haute taille, sa silhouette mince et sa démarche souple le rendaient reconnaissable de loin. L’air froid déclencha la toux sèche qui ne le quittait plus depuis quelques mois.
Il s’arrêta, hors d’haleine, puis reprit sa descente, plus lentement cette fois-ci, vers le RER. En dix minutes il arriva sur l’esplanade noire de monde, remplie de travailleurs fatigués qui sortaient du train. Depuis la baisse des températures, les abords de la gare étaient éclairés par des braseros autour desquels la foule se pressait pour acheter des épis de maïs à un euro. Les vendeurs à la sauvette le frôlaient discrètement en susurrant Marlboro, Marlboro, l’œil aux aguets: une descente n’était jamais loin.
Avant de passer les tourniquets, il regarda les écrans d’affichage. Le train arrivait. Il serait à Paris dans sept minutes, il avait déjà changé de monde. Même si personne ne l’attendait, il rentrait chez lui, et il fallait s’en réjouir.
*
Cela faisait presque deux mois que Nathalie et Vincent étaient partis. Il aurait dû commencer à s’habituer à ces samedis sans fin. La première fois, le matin, il avait pris machinalement le chariot de courses près de la porte d’entrée et acheté fruits et légumes au marché, puis un poulet chez le boucher. Ce n’est qu’en rangeant ses achats, une fois chez lui, qu’il avait pris conscience de sa bêtise : il était seul désormais, à tous les repas. Les légumes avaient lentement pourri au fond du frigo, il n’était plus retourné
au marché. Maintenant il passait au Super U le soir, de temps en temps, quand il n’y avait vraiment plus rien à manger à la maison.
Il ne savait jamais quoi faire de cette journée d’oisiveté. Le plus souvent il restait chez lui, désœuvré. Vers onze heures, il téléphonait à sa mère. Ces appels le laissaient morose, entre pitié et nostalgie. Tout au long de leurs menus échanges entrecoupés de silences, il l’imaginait, assise à la cuisine devant la table en formica. Rien n’avait bougé depuis son enfance dans l’appartement étriqué face à la voie ferrée.
À peine avait-elle décroché qu’elle lui disait d’attendre, et posait le combiné pour se servir un café. Elle le sirotait ensuite tranquillement, entre deux hochements de tête, en l’écoutant raconter sa semaine. À intervalles réguliers lui parvenait le bruit assourdi d’un train qui passait, et ce son qui avait bercé sa jeunesse le rassurait.
Après avoir raccroché, il commençait à boire, chaque semaine un peu plus tôt, laissant errer ses pensées en observant le boulevard depuis la fenêtre du salon. Au début, il avait continué à fumer dehors, les bras appuyés sur la rambarde, comme si Nathalie avait encore son mot à dire. Et puis peu à peu, il avait repris possession des lieux. Maintenant, même dans la chambre il y avait un cendrier.
L’appartement était silencieux, et Jean-Claude pouvait entendre le chuintement des pneus sur le goudron humide, trois étages plus bas. Il observait les passants qui se pressaient sur le trottoir brillant de pluie. Sous les parapluies, il les devinait, bras chargés, ramenant leur butin du samedi. L’air était saturé d’humidité froide, et il n’avait aucune envie de sortir ce soir.
Pour tout dire, l’invitation l’avait surpris. Il n’avait pas revu Évelyne depuis la disparition d’Arnaud, et sa dernière soirée avec Gilles remontait à l’hiver précédent, quand ils avaient dîné au White Horse, face à la faculté de médecine.
Année après année, ils y retournaient, par manque d’imagination plus que par véritable envie, pour passer quelques heures ensemble. Ce soir-là, malgré les efforts de Gilles, ils n’avaient échangé que des banalités. Jean-Claude n’était alors qu’une boule de chagrin, il n’avait plus de place pour les vieilles amitiés. Leurs vies divergeaient depuis si longtemps que chacune était devenue le négatif de l’autre, comme une réponse aux doutes qui surgissaient parfois, la nuit.
Ils s’étaient quittés incertains, et Jean-Claude avait pensé qu’il n’y aurait plus d’autre fois. Mais Gilles était un garçon fidèle, qui finissait toujours par prendre de ses nouvelles, et la semaine précédente lui et son épouse l’avaient invité à dîner chez eux. En fin d’après-midi il se décida à prendre une douche. Il avait sorti une chemise blanche de son placard. Elle était propre et pas trop froissée ; avec un jean ce serait parfait.
Quand il avait trente ans, il lui suffisait d’arriver habillé ainsi n’importe où pour que les filles se mettent à lui tourner autour. Et si d’aventure il précisait qu’il était chirurgien, la soirée pouvait virer à l’émeute. »

Extraits
« Les arrivées aux urgences ne s’arrêtaient jamais. La salle d’attente était saturée en permanence. Elle l’apprendrait au fil des mois, il n’y avait guère qu’aux petites heures que les sièges étaient vides. Les journées s’apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente, en passant d’une otite à un diagnostic de tumeur cérébrale, d’une dépression à un paludisme. Les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait découvrir en ouvrant un dossier. La difficulté, ensuite, résidait dans la gestion des patients déjà examinés. La plupart restaient sur un brancard à attendre pendant des heures les radios, les prises de sang, les résultats, et enfin, pour les plus chanceux, le diagnostic. Venait alors, quand il fallait les hospitaliser, la recherche d’un lit disponible. » p. 82

« C’est tout l’hôpital qui s’est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça. » p. 173

À propos de l’autrice
VESIN_Claire_©Pascal_ItoClaire Vesin © Photo Pascal Ito

Claire Vesin est née en 1977 à Champigny-sur-Marne. Après une adolescence aux États Unis et des études de médecine à Paris, elle décide d’exercer en banlieue parisienne, où elle vit aujourd’hui. Blanches est son premier roman. (Source: La Manufacture de livres)

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Les ciels furieux

VILLENEUVE_les_ciels_furieux  RL_automne_2023

En deux mots
À huit ans, Henni se voit confier la charge d’Avrom, le dernier né d’une grande famille vivant dans un shetl à l’est de l’Europe. Une vie paisible soudain fracassée par l’arrivée d’hommes bien décidés à massacrer, à piller et à détruire. Henni parvient à fuir, mais va se retrouver seule sur la route.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Marcher, c’est s’échapper»

Dans un roman servi par une langue poétique, Angélique Villeneuve raconte un pogrom perpétré dans un shetl d’Europe de l’Est à travers les yeux d’une fillette de huit ans devenue une juive errante. Un roman puissant, un conte poignant.

Dès les premières lignes, nous voilà pris dans la folie meurtrière: «Au moment précis où, enfin, Henni s’apprête à s’enfuir au-dehors dans la neige, c’est le plus grand, le plus maigre des hommes entrés dans la maison qui arrache le dernier bébé du sein de Pessia et le soulève au-dessus de lui. Le cri qui monte avec l’enfant emplit l’air de faisceaux, de fumées, de roches explosives.»
Henni a huit ans et vient d’échapper à un pogrom dans cette Europe de l’Est où, au début du XXe siècle, les juifs étaient chassés, pillés, massacrés.
Un drame qui entre en résonnance avec le 7 octobre dernier et qui prouve que l’antisémitisme reste plus d’un siècle plus tard solidement ancré auprès d’êtres abjects. La fillette vivait paisiblement dans ce village auprès de sa nombreuse famille, de sa grande sœur Zelda et venait de se voir confier un nourrisson, le petit Avrom, son «trésor».
Si elle a pu échapper aux fous furieux avec Zelda et son frère Lev, si elle comprend que marcher, c’est s’échapper, elle ne va pas tarder à se rendre compte combien le froid et la faim peuvent faire de ravages. Désormais, c’est seule avec son désespoir qu’elle devient juive errante et c’est avec ses yeux d’enfant qu’elle regarde ce monde qu’elle ne comprend pas.
Un monde qui se résume à ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, ce qu’elle sent. Et c’est ce qui fait la force de ce roman. Ici, il n’est pas question de traiter de la grande Histoire, mais de trouver quelque chose à manger, un endroit où se protéger du froid, un motif d’espérance. À l’instinct.
L’écriture d’Angélique Villeneuve rend parfaitement ces perceptions, Trouvant même de la poésie dans ce drame, quand l’innocence permet de se construire un rempart à l’incompréhensible violence. Pour que la vie prenne le pas sur la mort, pour que l’humanité gagne contre la barbarie.
J’ai retrouvé dans ce roman l’univers d’Agota Kristof et sa trilogie des jumeaux. On y retrouve ce regard différent, cette candeur qui devient une force, ce magnifique chant de résilience, quand on s’appuie sur les beaux moments vécus pour se construire un avenir. C’est pour Henni une manière de cheminer avec les siens qui, même morts, l’aident à dépasser sa peine.

Les ciels furieux
Angélique Villeneuve
Éditions Le Passage
Roman
216 p., 19 €
EAN 9782847425048
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé en Europe de l’Est, sans plus de précision

Quand?
L’action se déroule au début du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’est de l’Europe, quelque part dans la Zone de Résidence où sont cantonnés les Juifs en ce début du XXe siècle.
Henni a huit ans et vit avec sa famille dans un village ordinaire. Zelda, sa sœur aînée, est son modèle en tout. Un soir, à la fin de l’hiver, des hommes en furie pénètrent dans leur maison, comme dans tant de maisons ils sont entrés et entreront encore pour piller, pour punir et pour tuer. Dans l’affolement, une partie de la fratrie parvient à s’enfuir.
Les Ciels furieux raconte vingt-quatre heures de la vie d’Henni après cette intrusion. Et c’est comme si on marchait derrière elle, dans le froid, effaré mais renversé aussi par le monde que, pour survivre, elle recompose en pensée. Ce chemin semé de batailles, d’éblouissements et de crocs transcende à la fois l’incompréhensible nuit des violences et le feu de l’enfance.
Dans sa langue puissante et charnelle, Angélique Villeneuve traque les sursauts de grâce dans le moindre repli et brosse le portrait d’une petite fille exceptionnelle : actrice de sa propre vie, portée par un amour fou pour les siens, Henni est inoubliable.

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Les premières lignes du livre
« Au moment précis où, enfin, Henni s’apprête à s’enfuir au-dehors dans la neige, c’est le plus grand, le plus maigre des hommes entrés dans la maison qui arrache le dernier bébé du sein de Pessia et le soulève au-dessus de lui. Le cri qui monte avec l’enfant emplit l’air de faisceaux, de fumées, de roches explosives.
Puis on entend un bruit, comme un coup, et voilà qu’appa¬raissent en nuée les chansons dont Henni a bercé le bébé, voilà les noms inventés tant de fois murmurés en secret.
Ils flottent autour de l’étagère à thé, tous, et avec eux les baisers longs posés sur les paupières, les bras tendus, les tapotis de réconfort, les fouissements chauds au creux des poings minuscules refroidis par les courants d’air.
À mesure qu’elle les avait donnés, ils s’étaient donc blottis dans la poitrine et sous les cheveux de l’enfant, tel un duvet posé sur un autre et sur un autre encore, jusqu’à bâtir le corps doux d’un oiseau à l’intérieur de lui.
Les petits noms, les souffles, les gestes et les images qui l’ont rendue si fière, et puis aussi les mots. Ils sont ici juste après le bruit, tournoyant sous l’étagère à thé en une cendre plumeuse.
Henni voit tout dans un miroitement de lumière, et juste après elle ne voit plus rien.

1
Elle a cinq ans lorsque son père lui fabrique un tabouret à sa taille. Assise ou perchée dessus, les pieds écartés et le corps grandi d’impatience, elle fait les lits, elle fait la poussière, elle frotte le chaudron où Zelda, tout à l’heure, cuira le bouillon gras de poulet. Elle tamise la farine, coupe en tranches les radis, les échalotes et les concombres. Elle fait tremper le plat de terre dans lequel a rôti le klops. Elle s’occupe des poules dont la noire est sa préférée à cause de sa drôle de démarche. Elle étend les petites pièces de linge, elle traque les accrocs, les ourlets vaincus, les boutons perdus.
Et, après le déjeuner, elle tue les mouches qui tremblent aux fenêtres. Elle est très forte pour les mouches. Une fois, sa main a bondi, elle en a attrapé une qui s’obstinait à l’angle du carreau puis, sans réfléchir, elle l’a gobée. Avant qu’elle l’avale ça faisait dans la bouche comme un oiseau lâché.
Le frère aîné aurait raillé la croqueuse de mouches à coup sûr s’il avait été témoin de la scène. Lev ne perd pas une occasion. De toute la famille il est d’ailleurs le seul à ricaner, à épier, lui qui ne fait rien de son temps et traîne dehors avec n’importe qui.
Si elle était déjà jeune fille, le père exigerait sans doute l’excellence, mais Henni n’a que cinq ans alors il lui passe tout. Les pères, paraît-il, doivent faire en sorte d’être craints par l’ensemble de leurs enfants, mais Arie Sapojnik n’a pas réussi à obéir au rabbin. On voit qu’il essaie mais n’essaie pas vraiment, ou alors pas longtemps, surtout avec ses filles, surtout avec Henni.
Ici, personne ne la force, ne la gronde. Personne ne craint le père. Quand on s’y prend de travers, il penche la tête en souriant d’un air attristé et confiant. Jamais il ne lèverait la main. Ce n’est pas mon système, il dit dans sa moustache quand il croit que personne ne l’entend.
Le père travaille au-dehors, dans le shtetl et au-delà, on ne sait pas avec précision à quoi il s’occupe. Il achète ou il vend des choses. Ce qu’on sait c’est qu’il rentre fourbu, marmonnant mais aimable pourtant, capable d’apprécier le travail qu’en son absence on a accompli.
Le père estime que les garçons doivent étudier pour se faire une place dans le monde, mais les garçons pas toujours. Il est loin, pour Lev, le temps quotidien de la maison d’étude. Seconder le père ou même prendre sa suite un jour ne l’intéresse pas. On le sait, il l’a dit.
Henni, elle, apprend sans école, elle a la confiance paternelle et elle a Zelda.
Quand on y pense, elle a aussi Ita, la jeune fille qui vit quelque part de l’autre côté du village et qu’on aperçoit parfois sur la place du marché ou sur les chemins près d’ici. Ita Sandler, dont la seule beauté donne envie de grandir. La nuit, on pense à elle le cœur serré. Jamais, avec cette coiffure en forme de champignon on ne deviendra à moitié aussi belle que la belle Ita, dans les cheveux de qui le soleil se tient prisonnier.
Mais chaque jour on grandit.
Tiens plutôt le chiffon dans ta main comme ça, dit la sœur qui sait faire car elle a huit ans. Zelda n’a pas besoin d’avoir un tabouret, elle a la taille pour tout. N’appuie pas trop et commence par le haut, ajoute-t-elle en lui attrapant le bras pour montrer. Tu vois. Pas la peine de passer deux fois. La saleté est comme nous, elle tombe.
Zelda est celle qui sait car la grand-mère morte l’année précédente lui a tout appris. Zelda est aussi celle qui sourit. Elle ne tombe jamais. Ne moque pas, ne gronde pas davantage que le père, et console. Elle est Zelda, savante, admirable, à nulle autre pareille.
Dans la pièce, près du poêle, la mère est assise sur le fauteuil en bois ciré et porte sur la poitrine la fameuse broche en grenat vert de l’Oural qu’on n’a pas le droit de toucher. Sa figure n’exprime aucun sentiment. Ce qui vit en elle se trouve à l’intérieur, du moins on l’imagine car rien ne filtre en surface. On ne sait pas comment elle fait. On n’y arriverait pas. Et quand ses rares visiteuses pointent le nez, la mère se tait. Elle se remplit l’estomac de thé bouillant, très fort et très sucré, de biscuits, de lekech que la fille du cordonnier qui est aussi sa cousine vient juste d’apporter. Ce sont les autres qui parlent, tandis qu’à demi assoupie elle entreprend la digestion du riche gâteau aux œufs de Macha.
Si la mère ne s’intéresse ni à la conversation générale ni aux événements de la vie familiale, c’est qu’elle a un motif. Elle couve ou se remet de ses couvaisons. Aussi, il ne faut pas faire de bruit autour d’elle, ça la fatigue. À sa figure qui se replie on dirait même que les sons lui font mal. Les bébés, surtout eux, ne doivent rien réclamer. La mère baisse les paupières pour ne pas voir mais ses oreilles entendent dès l’instant où les petits entrouvrent le bec.
Les enfants n’ont pas à pleurer, pense la mère. C’est son système à elle. Si Henni et Zelda le savent bien, les bébés l’oublient trop souvent. Alors au premier vagissement il faut lâcher ce qu’on fait et courir pour empêcher ici des ¬catastrophes aux conséquences inimaginables.
Soupirs et râles sont le langage des mères, a vite compris Henni. Les mères sont tristes et lourdes, glacées. Leurs yeux chavirent s’ils sont ouverts et peuvent même, on l’a vu, se mettre à déborder à l’évocation de sujets qu’on a oubliés car ils sont interdits. Les bébés sortent d’elles par magie et c’est à la fois une joie et un malheur. C’est Lev, le grand frère, qui l’a dit avec sa drôle de grimace. Un grand malheur.
Les mères des autres, paraît-il, ne ressemblent en rien à la leur. Elles veillent à ce que leur progéniture soit nourrie, chauffée, vêtue, soignée aussi bien que possible. Leurs yeux font des trous dans la tête des membres de leur famille pour voir ce qui se passe dedans. Tout le jour elles s’agitent, s’emportent, s’affolent, elles parlent à tort et à travers et qu’on soit fils, fille ou mari on les a sur le dos. Les mères des autres sont harassantes et considérables.
Pessia, c’est sûr, ne ressemblera jamais à la voisine aux joues rouges, par exemple, celle qui chante en étendant son linge de l’autre côté du chemin de terre. Ivan, son fils sourd et bizarre, l’accompagne s’il ne fait ni trop chaud ni trop froid et fait semblant de l’aider. La mère Straigorodski passe la moitié de son temps à discuter avec lui qui ne répondra pas, et l’autre moitié à travailler dans son jardin. Les jours de shabbat on la voit qui s’active, comme si elle ne pouvait faire autrement. Son mari est mort, son enfant unique pas vraiment réussi. C’est une drôle d’histoire. Lev a trouvé la formule. La veuve Straigorodski n’est pas comme nous, il dit.
Il a ajouté que si eux, les Sapojnik, côtoient si peu de monde et sont relégués en lisière de bourgade, loin du centre vivant du shtetl où toutes les choses adviennent, c’est à cause d’elle, leur mère seule et triste à pleurer vissée sur son siège chaque heure de chaque jour de l’année. On ne sait pas si c’est vrai.
Avoir une mère sur le dos est une perspective inquiétante et de toute manière on n’a pas besoin d’amis ou de gens dans les jambes puisqu’on a Zelda, et que Zelda est tout. Peut-être qu’un jour ça changera, mais pour l’heure, on se trouve bien comme ça.
Ça changera, a dit Lev en plissant les yeux. Ça non plus on ne sait pas si c’est vrai.

2
Quand Henni atteint l’âge de huit ans, Zelda ne l’a pas attendue. Elle en a déjà onze et depuis un bout de temps, on ne la rattrapera jamais.
Les cheveux de l’aînée sont longs jusqu’au milieu du dos, mousseux et doux, leurs pointes ont roussi aux lumières des étés, tandis que ceux d’Henni sont très bruns et coupés plutôt court, en forme de champignon. Ils s’emmêlent facilement. Henni râle en y plantant le peigne, bientôt les larmes aux yeux. Alors, presque toujours, Zelda apparaît. Elle claque de la langue et déploie l’édredon de ses bras, de son cou. Dedans, on est l’un des bébés aux paupières fermées. Le peigne s’échappe des doigts ouverts, il tombe mais on ne l’entend pas. Rien n’a plus d’importance. Ce qu’on est devenue alors dans les bras de Zelda est impossible à dire.
À cette époque, il y a du changement dans la maison pour la plus jeune des filles Sapojnik. Une fois par semaine, après le shabbat, Henni est chargée de préparer le repas. Ses spécialités sont les knishes et les kreplach à la viande. Enfin, pas tout à fait. Henni se dit qu’un jour, ce sera la vérité, mais pour l’heure Zelda seule est capable de façonner comme il faut les petits chaussons en forme de kreplach ou de knish. Les siens crèvent en cuisant et ne ressemblent à rien.
Ça n’est pas grave, dit le père. Ça viendra. Il lui sourit en tapotant sa joue, hoche la tête. Sa moustache est brillante, bien lissée. Il a raison, ça viendra. Certains savoirs se sont mis dans les mains de ses filles sans qu’on s’y attende, beaucoup d’autres ont été gagnés à force d’observation et de tentatives. C’est le système.
D’ailleurs, Henni obtient déjà de bons résultats avec le pain de viande. Pendant de longues minutes elle en tapote la chair douce des deux paumes pour arrondir le mélange de bœuf haché dans le plat et lui faire adopter la forme adéquate. Ensuite, elle se languit nerveusement tandis qu’il rôtit dans le four, espérant qu’il ne brûlera pas comme la première fois.
Ce klops est merveilleux, dit le père assis à la table. Les proportions de viande et de pain sont parfaites.
Les débris brunâtres qui luisent joyeusement sur sa langue lorsqu’il ouvre la bouche indiquent qu’il dit la vérité. Son plat est réussi. Toutes les assiettes sont vides. Zelda sourit, Iossif a la bouche barbouillée de gras. Quant à la mère, son ventre qui gonfle à nouveau la tient allongée à l’écart, gémissante, tour à tour affamée et prise de violents écœure¬ments. Son avis ne compte pas.
Le klops d’Henni est mon plat préféré, conclut le père. Zelda ne tique pas, ou à peine, on dirait qu’elle n’est pas jalouse, comme si l’évidence de sa supériorité dans tous les domaines était suffisante. L’empereur, pense Henni, n’a pas besoin d’être couronné chaque matin. Et puis Zelda a les bébés. Les louanges ont moins d’importance dès lors qu’on a les bébés.
Alors que dehors le temps commence à fraîchir, une machine à coudre entre dans la maison.
Elle est pour toi, dit le père qui vient de l’apporter. Quand il soulève le couvercle en bois de la boîte, Henni n’en croit pas ses yeux. La machine est pour elle qui, depuis trois saisons, s’employait à coudre à la main pour de menus travaux.
Au début, elle ne fait qu’activer la manivelle avec fascination pour observer l’aiguille ronronnante s’abaisser et se relever sans jamais se lasser, mais la mère finit par se mettre en colère. Elle glapit. Si on veut qu’elle en supporte le raffut, il faudra faire quelque chose d’utile avec cet instrument.
Bientôt, confie le père à Kreina Schifman venue en visite, Henni se chargera de l’intégralité des vêtements de la famille, y compris les pantalons d’homme.
Si Dieu le veut seulement, conclut à mi-voix l’amie de la mère. De son côté, elle n’y semble pas opposée. Kreina a même promis de consacrer à Henni un peu de son temps, pourtant si précieux avec son vieux mari coincé dans son lit par la maladie, puisse-t-il vivre jusqu’à cent vingt ans. Elle viendra donner quelques leçons pour exposer les rudiments de la chose, ensuite la petite se débrouillera seule.
Qui m’a enseigné ces affaires, à moi, dit Kreina en gonflant la poitrine. Personne. Que Dieu me tue à cette même place si je ne dis pas la vérité.
Et la revoilà partie avec sa mère et ses grands-mères mortes, qu’elles soient heureuses au paradis où personne ne se soucie de couture.
Henni ne sait ni lire ni compter bien loin mais elle aime apprendre l’apprentissage, comme elle dit. Elle remercie Kreina Schifman d’un sourire et, hochant la tête à intervalles réguliers, fait mine de découvrir des histoires au moins cent fois déversées sous ce toit.
Pour la première leçon, Kreina apporte une bobine de fil, des boutons de corne et un métrage de coton bleu ciel criblé de taches de sauce ou de va savoir quoi.
Ce n’est rien, dit-elle à Henni qui les désigne du doigt en silence, ça ne se voit pas.
Ça se voit, mais Kreina porte de vieilles lunettes qui doivent raconter ce qu’elles veulent, alors on tient sa langue. On écoute et on essaie de retenir la méthode pour passer le fil à toute vitesse dans les entrailles de la machine puis dans le chas minuscule de l’aiguille.
Maintenant, Kreina va confectionner pour le petit frère Iossif une jolie chemise de jour neuve. Avec patience elle détaillera chacune des étapes, depuis la prise des mesures jusqu’aux finitions. Zelda viendra voir si elle veut : ce sera une bonne chose pour son édification de jeune fille, assure la maîtresse couturière en soulevant une paire de sourcils insensés.
On la regarde à l’œuvre sans en perdre une miette. Zelda est occupée ailleurs la plupart du temps.
La conclusion est que Kreina Schifman a moins de patience et de connaissance qu’elle croit. La pauvre qui n’a pas eu d’enfant n’a aucune idée de la manière dont sont faits les bébés. À la fin de l’après-midi, après que, de colère, elle a lancé une demi-douzaine de fois à travers la pièce la paire de ciseaux maladroite – que le démon l’accable de rouille –, la blouse est terminée. Pinçant le col entre ses doigts marqués de morsures d’épingles, Kreina présente le résultat de son acharnement à la famille réunie devant elle à l’exception du père absent. Kolia fait ses dents sur l’arrondi d’une cuillère. Iossif cuve son rhume. La mère dort. Les sœurs, elles, sont attentives.
L’une des manches bée étrangement au milieu de la poitrine de la blouse neuve, et l’autre, qui résistait, a dû être déchirée à droite pour en agrandir l’ouverture.
Essaie, dit Kreina à Iossif.
Arrangeant, la morve au nez et l’œil doux, le bébé se laisse faire. Zelda et Henni s’unissent pour lui enfiler tant bien que mal la chemise. Du côté gauche, sa main tordue émerge à peine de l’emmanchure et son bras replié au-dedans le fait ressembler à un drôle d’oisillon.
Kreina prend l’air sérieux, son grain de beauté vibre contre sa narine comme le gros corps d’une mouche d’été, plein de pattes.
Oui, oui, marmonne-t-elle en réfléchissant. Ses sourcils se hérissent derrière ses grandes lunettes éclaboussées de gras, ses lèvres s’avancent dans un bruit de succion. Zelda et Henni contemplent leur frère sans un mot.
Tourne un peu.
Iossif ne tourne pas, il marche à peine et ne comprend pas tout. Aussi Kreina, complaisante, se déplace-t-elle avec lenteur autour de lui, sa jupe tapissée de morceaux de fil bien tendue sur son ventre. Du bout des doigts, elle lisse la toile dans le dos de Iossif comme pour en faire ruisseler les gouttelettes brunes par terre. Un beau petit coton, dit-elle. Bien souple et bien frais. Et puis elle fixe Henni, ferme un œil.
Tu vois, ma fille ? De la constance et de l’application. Que Dieu me confonde s’il existe une autre manière. Que ma langue pourrisse à l’instant.
Henni hoche la tête.
Tu as vu ça, Pessia ? lance-t-elle aux yeux fermés de la mère.
Après le shabbat suivant, Kreina arrive directement avec Macha pour le thé et les leçons de couture sont finies.
Soulagée, Henni s’y met toute seule. C’est mieux de toute façon, notamment à cause du grain de beauté qui s’est installé à côté du nez de Kreina et empêche de penser à autre chose qu’à lui. On craint de le voir tomber comme un fruit mûr sur ses genoux, ou pire, dans son assiette de lekech.
Pour lui permettre de s’entraîner, Macha a apporté sa contribution sous la forme de vieux torchons. La veuve Straigorodski, dit-elle d’un air de conspiratrice, va encore les chercher longtemps derrière sa maison.
Henni pique pendant des heures la toile raide et perdue d’auréoles, elle ouvre des boutonnières et coupe le tissu en peinant parce que les ciseaux ne sont adaptés ni à la taille ni à la vigueur de sa main. Elle reprend des ourlets, mesure avec précision le corps des bébés sans trop savoir quoi faire ensuite, elle qui ne s’était risquée à ce jour qu’à de modestes rapiéçages.
Puis elle se lance. Sous la table, Iossif l’aide en collectant avec patience les épingles fugueuses. Chacun une tâche à sa mesure.
Comme Kreina Schifman avant elle, Henni rate ses premières manches et personne ne la moque ni ne la punit. C’est la manière des Sapojnik, répète le père. C’est le ¬système. Au début on essaie, et si ça ne marche pas on essaie autrement. Encore et encore.
Alors elle découd et reprend inlassablement son ouvrage. Elle vaincra les obstacles les uns après les autres. Faire de travers est plus fatigant que réussir du premier coup, on l’a bien compris, et se coucher moins fatiguée fait tellement envie qu’on doit progresser à tout prix. On maîtrisera bientôt les gestes, la coupe, les plis, le crantage, la canette, le pied-de-biche, la tension du fil dans le ventre de la machine.
Elle n’a peur de rien, ma petite fille, dit son père en lui embrassant le poignet.
Peur de rien mais peur d’eux, ne peut s’empêcher de penser Henni, mais pour ça c’est comme pour la mouche avalée autrefois, personne n’a à savoir. Pour eux il n’y en a qu’un qui sait, qui sait un peu, et c’est déjà bien trop.

3
Et puis, à huit ans passés, en plus de la cuisine et de la couture il y a du nouveau pour les filles.
Les bébés.
Si Zelda a déjà Iossif et Kolia, le jour d’Henni est arrivé. À son tour, enfin, de posséder quelque chose de vivant. Au début de l’hiver, la mère a fabriqué pour elle un garçon minuscule. Il s’appelle Avrom. Ses yeux sont clairs comme l’eau.
Une paire de bébés pour la grande Zelda, un premier pour Henni. C’est le système. Les nouveaux-nés dorment peu, jamais quand on veut, et ils demandent beaucoup. Ils ont faim, et pas seulement de bouillie et de lait. La faim de savoir, dit le père, est précieuse. Bientôt, Iossif qui a quatre ans ira d’ailleurs découvrir le Pentateuque au heder. On n’aime pas y penser car on sait que là-bas, à l’école, le système est différent du leur. Les garçons s’y font malmener, paraît-il, s’ils sont distraits ou ne comprennent pas assez vite.
Pour les soins du nouveau bébé, Zelda montre les gestes, analyse à haute voix les mimiques, distingue les cris qui sont des mots de ceux qui n’éclatent que pour fatiguer, énerver la maison entière.
Henni la regarde faire depuis des années, elle aide, elle apprend, cette fois ce sera pour de vrai. Ce sont ses bras, ses mains, son jugement propres que la famille attend maintenant de voir en action. Elle se sent prête. D’ailleurs elle a un don pour ça. Elle le sait, elle le dit et Zelda est d’accord. Le garçon qui est son bébé est à elle, aussi sûr que Kolia et Iossif sont à la sœur aînée.
On a entendu le père chuchoter à Kreina Schifman que ses filles seront si Dieu le veut d’excellentes mères après leur mariage. Kreina a souri sans rien dire. Que Dieu, pense Henni, ne s’avise pas d’anéantir sur place Arie Sapojnik, car il ne ment pas, pauvre père, il est seulement un peu en retard. Elles sont déjà, que le mauvais œil les épargne, l’une et l’autre des mères accomplies.
Quand l’un des trois petits se met à pleurer, la voix du père ou celle de Lev s’élève aussitôt.
Zelda !
Ou alors :
Henni !
Ton bébé pleure !
Et vite, vite, elles accourent avant que la mère ne commence à souffrir de leurs cris à tous.
Somnolente, celle-ci nourrit les enfants dans le fauteuil en bois ciré quand on les lui apporte. Il suffit d’installer le nourrisson de telle façon qu’il ne risque pas de glisser du sein. Quand on revient, on change de côté. Parfois, si on sent que la mère s’endort ou faiblit, on restera accolée tout du long, attentive, les yeux passant des lèvres cirées de lait du bébé à l’intouchable broche en grenat de l’Oural.
Hormis les heures précautionneuses de tétée, Henni ne se sépare presque pas du bébé. Lev dit qu’elle l’empêche de dormir et de digérer à le traîner ainsi partout, mais qu’est-ce qu’il y connaît et de quoi il se mêle.
N’écoute pas, dit sa sœur, il n’est rien d’autre que jaloux, et elle a raison car qui étreindrait Lev de son propre gré plus de deux respirations d’affilée. Réfléchis, dit aussi Zelda. En tant que fils aîné, par la force des choses Lev n’a pu avoir pour seule mère que la mère.
Elle hoche la tête d’un air mystérieux en prononçant ces mots, presque triste, les yeux agrandis. On ne sait pas imaginer la mère livrée à elle-même.
Zelda n’ajoute rien sur son propre cas, mais on devine, on a fait ses calculs. Pour Zelda, bien sûr, ça n’est pas comme pour Lev, pour Zelda il y a eu Grand-mère qui, à l’époque, venait de s’installer chez eux car elle n’avait plus de mari sur lequel régner. Le résultat est là. Zelda sait maintenant tout faire et tout dire, tout penser.
Avrom, lui, est aujourd’hui à Henni comme elle est à Avrom. Pour ce petit-là sont venus dès les premiers jours un millier de chansons, un millier de surnoms et de gazouillis. Assise sur son tabouret, l’enfant sur ses genoux, elle les pose en secret dans le trou de son oreille, sur le sommet du crâne, dans son cou, sur son poitrail qui respire. Le bébé entend, il comprend, il l’examine avec ses grands yeux vides comme si Henni était quelque chose de bien plus beau qu’elle n’est, un morceau de ciel, un triangle de glace parfaite¬ment transparent ou une pomme rouge accrochée à son arbre pour l’éternité.
Avrom ne ressemble pas à Lev qui a les oreilles décollées et la tête pareille à un œuf posé sur un cou crasseux de poulet. Avrom n’aura jamais ni le caractère ni les yeux mauvais du grand frère. Ça se voit. On ne saurait même le comparer à Iossif et Kolia qui sont pourtant, à leur façon, de beaux enfants sans méchanceté.
Avrom surpasse de mille verstes la majestueuse machine à coudre apparue à l’automne, les gâteaux aux œufs de Macha, la rivière à toutes les saisons, les fraises les plus rouges et les plus brillantes. Il fait grandir de l’intérieur celle qui en a la charge, provoquant dans la tête et dans tout le corps l’apparition secrète d’éclats lumineux et sonores. Avrom est le trésor d’Henni. Avrom est le cœur étincelant de son cœur. »

À propos de l’autrice
VILLENEUVE_Angelique_©Frederic_BlitzAngélique Villeneuve © Photo Frédéric Blitz

Angélique Villeneuve est l’auteur de plusieurs romans, dont Les Fleurs d’hiver (Phébus, 2014), Nuit de septembre (Grasset, 2016), Maria (Grasset, 2018 ; Grand Prix Société des Gens de Lettres de la Fiction) et de La belle lumière, 2020. Elle écrit également pour la jeunesse. (Source: Éditions Le Passage)

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Une odeur de sainteté

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En deux mots
Jeanne Doucet est un nez au service des parfumeurs. Mais cette fois, elle doit mettre ses talents au service des autorités ecclésiastiques. Elle est chargée de sentir une relique, le cœur de Émérence Denosse en vue de sa canonisation. Une expérience qui va la marquer très fortement.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le nez, le cœur et l’âme

Dans ce court roman Franck Maubert met en scène une femme dont le nez fait le bonheur des parfumeurs et à qui on demande de venir sentir une relique, le cœur d’une Sainte. Cette étrange mission va la bouleverser au point de vouloir tout savoir sur la mystérieuse Émérence Denosse.

Jeanne Doucet vient de se séparer de son mari. Et si la solitude lui pèse un peu, elle entend tout de même profiter de cette nouvelle liberté. Par exemple pour répondre favorablement à une demande qui semble incongrue. Elle est en effet contactée par Alexandre Bonnencontre, professeur à la faculté de médecine, qui connait sa réputation de nez au service des parfumeurs et lui propose un rendez-vous à la demande des autorités ecclésiastiques. Il s’agit de venir sentir une relique, le cœur d’Émérence Denosse, en vue de sa canonisation. Elle devra simplement dire ce qu’elle sent afin que ses remarques complètent le dossier en préparation.
Accueillie à la faculté par le professeur et le Diacre Caposi, on lui confie la relique retirée d’un coffret en bois puis d’un cardiotaphe en argent.
«J’inscris sur la feuille quadrillée mon tout premier sentiment: Un cœur plein de nuit. Je pourrais m’y arrêter mais je poursuis: Odeur somnolente, complexe de chaleur et de mousse, suavité et douceur. Oubli, espérance antique. Et toujours, comme sous une dictée automatique, je tisse un ramage de baumes, de préparations d’apothicaires: Aloès, traces de substances diverses, alun, fruits, pomme probablement, absinthe, menthes, myrrhe, sauge, benjoin peut-être, minéral éventé, roches brûlées. Ma langue se tarit dans la confusion. Je conclus simplement : Une senteur ténue mais voluptueuse caractérise ce petit cœur.»
Cette mission très particulière va marquer durablement Jeanne. Sans vraiment comprendre pourquoi, elle brûle d’envie d’en savoir plus sur cette Émérence «de retrouver celle qui venait de m’offrir ce qu’elle avait de plus intime: le parfum de son cœur, ce cœur qui m’a imprégnée. Est-ce cela ce qu’on appelle l’odeur de sainteté, ce sentiment qui vous entraîne dans l’au-delà?» Mais les informations sont sommaires. On peut tout juste lui indiquer où a vécu la Sainte.
Jeanne s’octroie alors quelques jours de congé et prend la direction de l’Indre-et-Loire. Après Pont-de-Ruan, que Balzac décrivait ainsi dans Le Lys dans la vallée: «joli village surmonté d’une vieille église pleine de caractère, une église du temps des croisades, et comme les peintres en cherchent pour leurs tableaux», la voici à Saché, autre terre balzacienne, pour retrouver les traces d’Émérence.
Keiko, la tenancière du petit hôtel dont aucune des chambres n’est occupée, ne va pas beaucoup l’aider, même si elle semble s’intéresser à sa quête. En revanche, le vieil Hurteau, qui la croise sur la route et lui propose de la ramener, sera capable de remonter un peu le temps et de lui parler de la famille Denosse, de la mener jusqu’au moulin où étaient organisées des parties fines pour les notables du coin.
Si le libraire Grémille ne pourra confirmer ces rumeurs, il possède en revanche un document étonnant, un cahier noir dans lequel Émérence disait sa peine et sa souffrance. On l’aura compris, c’est par bribes que Jeanne se rapproche de son but. Mais chacune de ses rencontres vient aussi ajouter au mystère, car Keiko, Hurteau et Grémille semblent conserver une part de leurs secrets.
L’enquête va alors prendre une dimension mystique. «J’ai rencontré un cœur qui ne s’accommode pas d’être mort, un cœur qui a traversé toutes les douleurs, un cœur qui désormais appartient à ma vie. Et c’est comme si je me dédoublais, il s’ouvre et se ferme comme une fleur à la tombée du jour. Il me paralyse, me presse la poitrine, quand je le sens prendre de l’assurance, mes artères se rétractent. J’entends sa révolte et je puise en lui toutes mes forces. Il m’aide à lutter centre l’étouffement. Aucune supplication ne peut m’inciter à ouvrir la bouche. Puis tout revient, tout frémit et se ranime. Il est doux de rejoindre Émérence.»
Franck Maubert joue à la perfection le registre du trouble, passant de la science à la quête spirituelle, du rationnel à l’irrationnel, le tout par petites touches impressionnistes, mais qui créent une ambiance forte en sensations et en émotions. Alors, avec Jeanne, le lecteur a la sensation de «glisser dans un autre monde»

Une odeur de sainteté
Franck Maubert
Éditions du Mercure de France
Roman
120 p., 14,80 €
EAN 9782715261372
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé à Paris puis dans l’Indre-et-Loire, à Pont-de-Ruan, Saché, Richelieu, en passant par Chartres, Azay-le-Rideau et Saint-Pierre-des-Corps.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jeanne Doucet, nez au service de grands parfumeurs, est sollicitée pour une étrange mission. Elle doit humer le cœur d’une sainte, Émérence, en vue d’une béatification. Face à cet organe sec dont se dégage un parfum indéfinissable, Jeanne est bouleversée, sa vie bascule. Comme si l’esprit qu’il renfermait s’emparait d’elle. À travers les âges, elle perçoit une peine indicible et d’innommables souffrances. Hantée par Émérence, assaillie de visions, elle n’aura de cesse de percer son secret. Désormais, c’est bien son cœur qui la guide sur ses traces. Peut-être, à travers ce mystère, est-ce une part d’elle-même qu’elle cherche à retrouver…
Franck Maubert nous entraîne sur des chemins fantastiques à la croisée du merveilleux et du mystique.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Culture Tops (Cécile Rault)
Causeur (Jacques-Emile Miriel)
RCJ


Franck Maubert présente «Une odeur de sainteté» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Je considère le monde comme une vaste réserve de parfums et d’odeurs. Je ne me souviens plus exactement des tout premiers, ceux d’avant les fleurs, des roses aux arômes si changeants adossées à la treille des pierres chauffées au soleil, ceux des mousses humides des sous-bois, peut-être ceux brûlés du caoutchouc d’un pneu, mêlés à ceux du goudron chaud, ou encore ceux de la poudre des pétards lancés par des gamins de l’école. Mais bien avant, toute petite fille, la forte prégnance puante de mes propres excréments, miasmes innommables, m’avait profondément perturbée, même dégoûtée. Il m’était impossible de vivre au rythme de cette putréfaction, de ce monologue intérieur obsédant. J’avais décidé de ne plus me nourrir. Il m’a fallu réapprendre à manger. Ma mère, fine cuisinière, s’en est chargée, s’y est appliquée. La laitue fraîchement cueillie dans le jardin, les herbes, persil ou cerfeuil, plus tard l’ail qui pique les narines ou encore l’oignon cuit m’y ont aidée. Peu à peu j’ai apprécié les saveurs des aliments, celle de la rhubarbe aux tiges marbrées de rouge, que ma mère faisait fondre avec une noix de beurre et du sucre, qui embaumait d’une légère amertume nos soirées de fin de printemps. Et toujours, quand ces arômes parviennent à mes narines, ils réveillent ma gourmandise. Il me suffit de plisser les yeux et les jours anciens apparaissent. Les senteurs tendres de la maison de pierre et son grand jardin plein de pluie ressurgissent. Comme il était plaisant, au mois de juin, de m’assoupir sous l’épais édredon des fleurs de tilleul. Sa douceur sucrée annonçait les jours tranquilles de l’été. J’avais une petite camarade avec qui je cabriolais dans les chaumes, durant les vacances, insouciante et heureuse, et au temps des moissons, à l’exhalaison des champs de blé fraîchement coupé, de la chaleur des foins, j’associe le ravissement et, peut-être, le parfum de la félicité, celui d’une peau laiteuse égratignée, de sang séché. La mémoire olfactive n’efface pas les jours enfouis, elle étire le temps, ravive les souvenirs, nourrit les légendes, fait rayonner en nous toute la vie. Les demeures ont leurs senteurs fidèles qui somnolent quelque part dans un coin de la tête, comme des gardiens de l’enfance. Nous vivions au bord d’une rivière, des remugles de vase remontaient, leur âcreté me semblait venir des profondeurs de la terre, ils ne m’ont jamais quittée et je ne peux que les aimer. Les jours de chaleur, lorsque je marche sur les quais de la Seine, comme aujourd’hui, quelque chose de sourd monte en moi, m’emporte et dilate mon cœur.
Le monde des odeurs m’attirait à un point tel qu’il s’est imposé comme une vocation, ce goût pour les parfums est devenu une passion, ma passion, j’en ai fait mon métier. J’ai appris à reconnaître et à mémoriser toutes sortes de fragrances et à les traduire, les assembler. Ainsi, toutes leurs subtilités les plus diverses sont classées dans ma tête comme les livres d’une sage bibliothèque avec ses curiosités, ses surprises et ses fantaisies. Je parvenais, sans peine, à distinguer tous les composants d’un vin par exemple. J’avais même, un moment, envisagé la profession d’œnologue mais le milieu très masculin des sommeliers m’y a fait renoncer. Les fleurs et la botanique ont ma préférence. Il y a quelque chose d’émouvant à suivre l’horloge de la nature, ses effluves qui accompagnent la fuite du jour. J’ai appris avec beaucoup d’intérêt, dans les jardins de Grasse, la savante alchimie des préparateurs qui consiste à soustraire aux pétales de fleurs, aux noyaux, aux graines, aux racines, aux rhizomes, aux écorces, aux feuilles, aux gommes, bref à extraire des plantes leur part invisible : leur parfum. J’ai pris beaucoup de plaisir à comprimer, macérer, tamiser, mixer, mélanger, pétrir, broyer, filtrer, concentrer tous ces ingrédients, les transformer en poudre, en pommade puis en liquide jusqu’à l’étape ultime de la distillation. Il m’a fallu apprendre tous les secrets de ces senteurs, les maîtriser, savoir les contenir et les conserver. La science de capter l’esprit des fleurs, des résines, des sécrétions animales requiert grâce, finesse et raffinement. Je suis rompue à l’exercice et travaille pour un laboratoire au service des plus grands parfumeurs.
Je me souviens avoir lu dans une anthologie cette phrase : « Le printemps a des fleurs dont les arômes m’ennuient. » Et je me demande encore comment un poète avait pu avoir cette pensée tant les vertiges fugaces d’une pivoine, d’une violette ou d’une brassée de lilas offrent un plaisir immédiat, une offrande unique à celui qui les respire.

Nous sommes en février, et par cette journée ensoleillée on se croirait déjà en avril, j’ai décidé de faire le chemin à pied. Bien avant d’apercevoir la masse jaune d’un mimosa, dont le soufre éblouissant éclate entre deux immeubles, j’ai saisi sa douceur paillée qui se mêle aux vapeurs de gazole des taxis. Je m’arrête un instant pour contempler ce bouquet subreptice et en profite pour consulter les messages sur mon portable.
« Le diacre Caposi et moi-même vous accueillerons à la faculté, entrée principale, au troisième étage Porte C. Cordialement. Alexandre Bonnencontre. »
D’une fenêtre s’envole un air baroque. Est-ce cet instrument dont on dit qu’il a la voix humaine ? Sur le même trottoir, un peu plus loin, les portes ouvertes d’un centre sportif laissent échapper de fortes émanations de sueur. Et au fur et à mesure de ma marche, encore plus loin, le long d’un square, d’un talus aux herbes pelées montent des relents d’urine. En ville, la façon dont tout se mélange dans l’air a quelque chose de déconcertant. Et il est simple pour le commun des mortels de constater qu’il y a plus de mauvaises odeurs qui nous mettent mal à l’aise que de bonnes. Au quotidien, posséder un nez puissant est, en fait, un handicap plus qu’une qualité.
Quand le professeur Bonnencontre m’a appelée, j’ai tout d’abord cru à une mauvaise blague. Je suis dépêchée pour une bien étrange mission, remplir un office que « personne d’autre que vous ne peut remplir », m’a-t-il dit. On me charge d’aller renifler le cœur d’une future sainte, en vue d’une béatification, vérifier avec mon nez un cœur, un cœur censé être souverainement pur. J’ai souri et m’est revenue en tête cette définition d’un saint que j’avais lue quelque part : Quelqu’un qui a purgé sa peine.
Émérence, c’est son étrange prénom, devrait être canonisée dans quelques semaines. J’ai effectué de rapides recherches et j’ai découvert une sainte, morte en 304 après J.-C., contemporaine de sainte Agnès. Ça ne pouvait donc pas être la même. Et c’est à moi qu’il revient de décréter si cette inconnue est en odeur de sainteté, moi une agnostique. Quand on m’a fait cette proposition, j’ai été prise d’un rire nerveux et bêtement j’ai pensé : Comme si le prénom de tous ces saints inconnus inscrits sur un calendrier ne suffisait pas. Les plus célèbres, ceux proposés en exemple, ne soulagent-ils pas ? À quoi bon allonger la liste ? Puis l’expérience m’a tentée et j’ai finalement accepté ce défi mystérieux. Je me suis dit qu’il y a toujours de la vie même dans ce qui est mort. Je ne connaissais rien au processus de canonisation que j’imagine lent et semé d’embûches.

Un soleil encore pâle éclaire les façades grisées par la pollution. J’évite de penser à ce qui m’attend, mais une appréhension m’occupe et me taraude. L’air est doux comme le sont parfois les journées d’un printemps précoce. Je décide de marcher jusqu’au-delà de la limite de la ville pour me rendre à la faculté de médecine où ce singulier rendez-vous m’a été fixé. Tranquille en apparence, troublée intérieurement. Que fait ce cœur au sein d’une université ? Tout cela me chiffonne. Je suis la Seine jusqu’au moment où je dois regagner le niveau des voitures et longer des immeubles récents aux formes géométriques appuyées dont les volumes anguleux se reflètent sur leurs façades lisses et composent une galerie des glaces sans fin. Je m’égare au milieu des buildings et, après avoir demandé ma route à un passant, je coupe à travers un jardin public bordé d’un lac. La faculté se situe un peu plus loin, quelques centaines de mètres, juste à la sortie de la ville. Un ancien panneau Michelin en lave émaillée annonce les limites de Paris, cinq lettres bleues barrées d’une diagonale rouge. La borne sur son pied de béton armé se tient comme le témoin d’un autre temps, comme ce cœur qui ne bat plus et qui m’attend.
Avant d’entrer dans l’immeuble de verre et de métal des années 1970, je m’arrête au pied des marches, active le mode « Avion » de mon portable et reprends ma respiration. Une dernière fois, je me demande pourquoi j’ai accepté cette étrange mission. Par curiosité sans doute, l’expérience m’intrigue. Des étudiants sortent du bâtiment par grappes de deux ou trois, les filles et les garçons me paraissent très jeunes, puis ils s’éparpillent sur le campus. Je me dis qu’il y a bien longtemps que je ne me suis rendue dans une fac.
Deux hommes patientent dans le hall. J’ai compris aussitôt qu’ils guettent mon arrivée. À ma vue, leurs chuchotis cessent. C’est Alexandre Bonnencontre qui le premier s’avance vers moi, ce médecin légiste et professeur de médecine enseigne à la faculté, il m’a contactée quelques semaines auparavant. Il m’avait dit : Vous avez la réputation d’être notre meilleur nez, d’avoir un odorat infaillible, mieux que nulle autre, un peu comme une focale cellulaire capable de scruter ce que l’œil nu ne peut discerner. Jeanne Doucet, nous vous attendions. Alexandre Bonnencontre me remercie d’être venue jusqu’à eux et vante mes qualités auprès du diacre. Ce qui provoque chez moi une gêne, je baisse la tête.
Les cheveux en broussaille, vêtu d’un pantalon de velours côtelé orange et d’un blouson en jean, des bagues à ses doigts : sa désinvolture tranche à côté de la tenue sobre de l’homme au costume noir lustré, presque usé par endroits. Au revers de sa veste, une petite croix d’argent. Il a l’air jeune mais, à cause de sa calvitie, son teint de poussière, il m’est impossible de lui donner un âge, peut-être la quarantaine. Bonnencontre, malgré sa décontraction, lui, doit avoir dépassé la cinquantaine. Le diacre Caposi se présente au nom du diocèse en excusant l’évêque retenu ce jour-là par d’autres obligations. Avant de me serrer la main qu’il garde longuement dans la sienne, il remonte ses lunettes fumées sur le front de sa face de poisson. L’onctuosité de ses yeux bleus, de ses paroles. Il me remercie d’avoir accepté bénévolement cette tâche délicate. Ses mots sortent de sa bouche comme ralentis. Je parviens difficilement à dégager ma main de sa paume, pressée de me soustraire à son odeur de camphre et d’encens froid. Je n’y peux rien, c’est animal, lorsque je rencontre quelqu’un, c’est tout d’abord mon nez qui s’exprime. Il m’arrive parfois de rêver souffrir d’anosmie tant les gens empestent, sans même qu’ils s’en rendent compte. Le professeur, lui, doit s’asperger d’une eau, cédrat et bergamote, Aqua mirabilis Coloniae, associée à du tabac blond froid. Lorsque nous passons près du distributeur automatique à café, il me propose une boisson. Je refuse et dois lui expliquer que n’importe quel breuvage pourrait perturber mes facultés olfactives. Pardonnez-moi, je suis sot, votre outil de travail…, murmure-t-il.
Pourquoi le cœur d’une religieuse est-il conservé dans une faculté de médecine ? La question me revient une fois encore, me brûle les lèvres ; je me retiens de la poser à l’homme d’Église comme au médecin. Après avoir pris un ascenseur nous avançons tous les trois de front, en silence, dans un couloir monotone, le professeur les mains dans les poches et le religieux, derrière le dos. Nous franchissons une première porte, une deuxième et enfin, tout au fond, une dernière qui s’ouvre sur une pièce où se tient un homme vêtu d’une blouse blanche qui se confond dans la neutralité du décor. Le professeur n’a pas à se présenter, il décline mon nom et ma fonction ainsi que l’identité du diacre, Victor Caposi. Le laborantin nous invite à nous asseoir autour d’une table au plateau en Formica. Une gêne s’installe. Les fenêtres à guillotine sont closes et la pièce sans effet comme pourrait l’être un laboratoire désaffecté. L’auxiliaire se dirige vers un meuble métallique, sort un trousseau de clefs de la poche de sa blouse. La porte grince et, du fond de l’armoire, il extrait un coffret rectangulaire en bois clair de petite taille, un ruban bleu pervenche noué autour. Nous le fixons tous les trois, le visage sans expression, comme hypnotisé par le parallélépipède, puis nos regards finissent par se croiser. Le silence s’impose de fait.

Le laborantin referme le placard, et s’approche, trésor en main qu’il dépose avec précaution sur la table. Il dénoue la faveur de bolduc, ouvre la boîte à l’aide d’une minuscule clef. Au milieu de la ouate jaunie repose l’objet, un cœur en argent gravé, et, reliée à un fil, une étiquette. Mes mains se mettent à trembloter comme si je grelottais. J’essaie de me maîtriser et que personne ne le remarque. Un brusque rayon de lumière fait briller la châsse argentée. Maintenant, à vous d’opérer, me dicte d’une voix solennelle Alexandre Bonnencontre. Une pensée me traverse l’esprit : c’est la première fois que je procède à une telle expérience et je ne suis pas sûre de moi. Je demande à être seule face au reliquaire afin qu’aucun autre obstacle ne vienne me distraire. Dans un hochement de tête, les trois hommes s’éloignent de la table, quelques pas traînants en arrière. Je prends mon temps, examine l’écrin finement guilloché. Alexandre Bonnencontre, qui m’observe, remarque mon hésitation et me répète d’une voix plus ferme : Maintenant, à vous d’opérer. J’ai l’impression que nous jouons tous une comédie. Nous ne pouvons échapper à un aspect théâtral malgré le décor d’une blancheur lactique qui exagère le contraste. Je ne sais pas à quoi correspondent les obscures inscriptions à l’encre violette sur la fiche, quelques mots en latin d’une fine écriture chantournée, illisible, probablement ultérieure, due à une main anonyme. Seuls un nom et des dates en plus gros caractères se détachent distinctement : Denosse 1815-1846. J’aimerais tant voir apparaître son visage. Une photographie ? Impossible, la technique balbutiait à peine. Une peinture ? Un dessin ? Des recherches seront nécessaires, on ne sait jamais. Et Émérence, ce prénom troublant, qui désoriente… Je dois soulever un mécanisme délicat et regarder ce qui reste d’un cadavre. D’un coup d’ongle je pousse le mentonnet, le couvercle du cardiotaphe se soulève. Apparaît une toute petite chose, un petit rien : un fruit sec de couleur brune. La vie prise dans la mort comme un fossile dans une roche. Un cœur ancien, limbes de l’existence. Je ne peux retenir un court cri sec, un cri d’effroi. J’ai peine à croire que cette noix, petit bloc compact a battu un jour, a été le moteur d’une vie. Je perçois le poids des regards des hommes qui se tiennent debout, quelques pas en arrière ; ils savent se taire. Le prêtre, lui, ne peut s’empêcher de s’approcher et de retenir le signe de croix, geste d’une bénédiction, prêt à baiser le fer-blanc. Il marmonne un chant inaudible, je l’entends à peine. D’un mouvement, je lui demande de s’écarter, de peur qu’il ne poursuive ses prières, de sentir son haleine. J’attends qu’il retrouve sa place. Un malaise s’installe. Il me faut m’exécuter rapidement. Pour flairer, renifler, je m’y prends à trois reprises. Tout d’abord, je fais le vide, ferme les yeux, enfin concentrée, contracte mon thorax, gonfle ma poitrine, puis incline ma tête sur le reliquaire en argent aussi gros qu’une boîte d’allumettes. Alentour, le silence. Mon nez maintenant à quelques centimètres, si près du petit cœur, si petit qu’il ressemblerait à une mandarine rétrécie à la peau desséchée. Le mien palpite. Je reste un moment à regarder ce caillou alourdi de quiétude, presque à l’admirer, puis, les yeux fermés, je me lance, nez en avant, de longues secondes toutes narines ouvertes à aspirer de profondes bouffées juste au-dessus. C’est comme si un autre monde entrait en moi. Habituellement, lorsque je pratique ce type d’exercice à l’aveugle, avec divers corps étrangers, des feuilles sèches, des lichens, des herbacées ou des fruits, se dégagent des évocations précises, impressions nettes de matinée d’été ou de printemps, d’iode ou de jardins exotiques. Là, quelque chose d’inconnu vient me caresser les narines, tout d’abord une douceur condensée, un monde sous narcotiques, encore endormi, qui laisse part à l’imagination, non sans trouble, sans appréhension. Des motifs colorés se mettent à papillonner, des lumières informes, abstraites dansent comme à l’intérieur d’un kaléidoscope. Une mélancolie s’empare de moi. J’entends venir une peine lointaine. Alors la notion du temps disparaît, l’esprit ne peut que sombrer dans un abîme peuplé d’ombres. Je me tasse sur moi-même. Je m’efforce de m’extraire de cet étourdissement, de ressusciter. Je finis par lever un peu la tête dans l’impossibilité de parler. Je sens le rose me monter aux joues, comme si j’avais bravé un interdit. D’abord, un gros soupir puis, en lenteur, ces mots s’échappent de mes lèvres comme si quelqu’un d’autre les prononçait : Il est plein de nuit. Je ne savais quoi dire d’autre. Par les fenêtres des immeubles, le contraste saisissant d’un ciel blanc. L’espace de quelques secondes, j’ai eu l’impression d’un voyage dans le temps. Je referme avec précaution la châsse d’argent en forme de cœur et je me retourne vers les trois hommes, spectateurs impassibles. Leurs visages perdent leur fixité pensive et je peux y lire une sorte d’émoi. Le diacre Caposi a placé ses lunettes fumées sur son front dégarni et se signe à nouveau. Vous êtes satisfaite ? La lumière est si crue qu’elle mange une partie du visage d’Alexandre Bonnencontre. Je bredouille : Je sais si peu de choses d’elle… – Nous préférons vous renseigner une fois votre expertise faite, nous ne voulons pas vous influencer. L’homme à la blouse blanche reprend le reliquaire et le range dans son armoire, un trésor dans son coffre.

Alexandre Bonnencontre me propose de m’isoler dans son bureau situé à l’étage au-dessus afin que je rédige mes impressions. À moins que vous ne préfériez travailler ici, si cela ne vous dérange pas. – Ça ne me dérange pas. Je m’installe et sors de mon sac à main un bloc Oxford et un stylo-feutre. Alexandre Bonnencontre, suivi du diacre Caposi, quitte la salle. Prenez tout votre temps, nous nous tenons dans la pièce d’à côté. Avant d’écrire, je me dis que les sensations restent toujours tributaires de leur objet. Comment demeurer insensible face à cette noix de vie ancienne ? Ma vision se trouble, page blanche comme de l’eau tremblée. Quel vocable pour dessiner l’éphémère ? Absence de référence. Le cœur n’est pas un vin habillé de sa tunique cuivrée, celui des peintures flamandes, celui qui claque sous la langue, enivre, rend la bouche d’or et fait couler paroles et rires. Le cœur s’est tu, depuis longtemps, deux siècles, langue morte, sang éventé. Quels mots pour célébrer la disparue ? Les parfums ont ce pouvoir de tirer du sommeil une vie. J’avais appris que le mélange se fait dans la mémoire ; les odeurs vous embarquent, vous font rêver, alors surgit le verbe. Je ne serais pas bavarde. On m’avait prévenue : Quelques phrases suffiront, juste vos impressions. Soudain une image infuse tout mon être. Me viennent les mots, des mots noués les uns aux autres pour ce lambeau de chair morte d’une couleur vermeil vieilli, cuir patiné, bogue froide à la raideur de marbre. Peur de m’égarer dans ce noyau d’ombres odorantes. J’inscris sur la feuille quadrillée mon tout premier sentiment : Un cœur plein de nuit. Je pourrais m’y arrêter mais je poursuis : Odeur somnolente, complexe de chaleur et de mousse, suavité et douceur. Oubli, espérance antique. Et toujours, comme sous une dictée automatique, je tisse un ramage de baumes, de préparations d’apothicaires : Aloès, traces de substances diverses, alun, fruits, pomme probablement, absinthe, menthes, myrrhe, sauge, benjoin peut-être, minéral éventé, roches brûlées. Ma langue se tarit dans la confusion. Je conclus simplement : Une senteur ténue mais voluptueuse caractérise ce petit cœur. Je ne sais pourquoi, sans m’en être rendu compte, une larme échoue sur la page, s’étale sur le mot « suavité » formant une trace circulaire bleue d’aquarelle.

Après être restée un moment abasourdie, je rejoins le professeur Bonnencontre et ses acolytes. Je lui tends mon bloc-notes comme une bonne élève rendrait sa copie. Il parcourt le paragraphe. Le diacre Caposi, plus grand, très maigre, se glisse par-dessus son épaule, tout aussi curieux de mon commentaire. N’est-ce pas lui, après tout, le premier intéressé ? Mes doigts se nouent, un trait glacial remonte le long de ma colonne vertébrale. Après avoir lu, tous les deux me regardent en hochant la tête. Je soupçonne une déception dans le regard du professeur. Un mince sourire de satisfaction sur les lèvres du diacre me rassure. Bonnencontre se tourne vers lui qui dodeline de la tête. À vous la parole, mon père. Les yeux mouillés, Victor Caposi me fixe de son regard clair : Ce n’est pas à moi de décider, je dois attendre le verdict final de l’évêché, mais, pour moi – il se mord les lèvres – vos impressions ne font que confirmer la sainteté de la fille de Dieu, Émérence Denosse. Vous avez su entendre ses lamentations mélodieuses, ça ne fait aucun doute. Il poursuit de sa voix grêle : Au nom de Dieu, je vous remercie. Il recule de quelques pas, baisse la tête, prostré. Il me remercie à nouveau. Je me surprends à m’incliner pour le saluer. Je n’avais pas remarqué ses pieds nus dans les sandales. Sans doute ne le reverrai-je plus jamais. Alexandre Bonnencontre me demande de leur poster ma note par mail et me tend une carte de visite sur laquelle il a crayonné les coordonnées du diacre Caposi. Je lui promets de lui envoyer mon compte rendu dans les prochains jours. Il me raccompagne jusqu’au rez-de-chaussée, toujours cette nébuleuse d’eau de Cologne autour de lui, favorisée par un courant d’air. Arrivé au pied de l’escalier, il tire de sa poche un paquet de cigarettes : Maintenant, je peux ? Et il m’explique qu’il va se charger de poursuivre ses recherches, examens chimiques du cœur d’Émérence Denosse, passage au scanner afin de déterminer les causes de sa mort et tenter de déceler ses maladies. Il me dit : Si les suites vous intéressent, je vous préviendrai. Oui, désormais, il m’était impensable de ne pas en savoir plus. Je ne lâcherai plus Émérence Denosse. »

Extraits
« Le monde des odeurs m’attirait à un point tel qu’il s’est imposé comme une vocation, ce goût pour les parfums est devenu une passion, ma passion, j’en ai fait mon métier. » p.13

«J’inscris sur la feuille quadrillée mon tout premier sentiment : un cœur plein de nuit. Je pourrais m’y arrêter mais je poursuis : odeur somnolente, complexe de chaleur et de mousse, suavité et douceur. Oubli, espérance antique. Et toujours, comme sous une dictée automatique, je tisse un ramage de baumes, de préparations d’apothicaires : aloès, traces de substances diverses, alun, fruits, pomme probablement, absinthe, menthes, myrrhe, sauge, benjoin peut-être, minéral éventé, roches brûlées. Ma langue se tarit dans la confusion. Je conclus simplement : une senteur ténue mais voluptueuse caractérise ce petit cœur. » p. 24

« Je brûle d’envie de la connaître, retrouver celle qui venait de m’offrir ce qu’elle avait de plus intime: le parfum de son cœur, ce cœur qui m’a imprégnée. Est-ce cela ce qu’on appelle l’odeur de sainteté, ce sentiment qui vous entraîne dans l’au-delà ?
Émérence, ce nom me paraît si beau. Je souhaite un monde qui nous rapproche. » p. 28-29

« Mais comment l’oublier, grâce à mon don, j’ai rencontré un cœur qui ne s’accommode pas d’être mort, un cœur qui a traversé toutes les douleurs, un cœur qui désormais appartient à ma vie. Et c’est comme si je me dédoublais, il s’ouvre et se ferme comme une fleur à la tombée du jour. Il me paralyse, me presse la poitrine, quand je le sens prendre de l’assurance, mes artères se rétractent. J’entends sa révolte et je puise en lui toutes mes forces. Il m’aide à lutter centre l’étouffement. Aucune supplication ne peut m’inciter à ouvrir la bouche. Puis tout revient, tout frémit et se ranime. Il est doux de rejoindre Émérence. » p. 60

À propos de l’auteur
MAUBERT_Franck_©Francesca_MantovaniFranck Maubert © Photo Francesca Mantovani

Franck Maubert est né en 1955 à Provins, essayiste et romancier, il débute sa carrière en tant que critique d’art et journaliste pour de nombreux titres et émissions. Il abandonne finalement son activité journalistique pour se consacrer pleinement à l’écriture. Auteur d’essais sur l’art et le processus de création, il écrit également des romans. Il reçoit notamment le Prix Renaudot pour Le dernier modèle en 2012. (Source: Éditions du Mercure de France)

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Le Café sans nom

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En deux mots
Dans les années soixante-dix Vienne est en plein renouveau. Une effervescence qui touche aussi Robert Simon. Il décide de quitter son travail pour ouvrir son propre café. Très vire celui-ci devient un lieu de rencontre pour les habitants du quartier et un point d’observation pour Robert. Toutes ces vies, ces bribes d’histoires racontent les mutations de la capitale autrichienne. Et d’un humble cafetier.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le cafetier qui était sociologue sans le savoir

À travers le portrait d’un cafetier viennois et de sa clientèle, Robert Seethaler retrace les années 1970 d’un faubourg de Vienne. Un roman plein d’humanité et une chronique nostalgique de la capitale autrichienne.

Nous sommes à Vienne en août 1966, dans le quartier des carmélites et plus précisément autour du marché, le Karmelitermarkt. C’est là que travaille Robert Simon. Il aide ici et là, offrant sa force de travail et son assiduité à qui veut bien l’embaucher. Quand l’histoire commence, il vient de trouver le local qui va lui permettre de concrétiser son rêve, devenir son propre patron. L’aventure est risquée pour quelqu’un qui n’a pas de fortune et pas d’expérience, mais à l’image de la ville qui se métamorphose, il va se lancer. Et, ma foi, assez vite trouver ses marques.
Car il peut compter sur ses connaissances, les petits commerçants du coin et notamment son ami le boucher pour, le temps d’une pause, venir prendre un café ou une bière.
«Robert Simon ouvrit comme prévu son café à midi tapant. À peine dix minutes plus tard arrivait le premier client. Simon le connaissait de vue, c’était un fruiticulteur de la Wachau, qui louait de temps à autre un espace entre les stands pour écouler ses paniers d’abricots. (…)
— Qu’est-ce que tu as ?
— Du café, de la limonade, du soda-framboise, de la bière, du vin de Stammersdorf et de Gumpoldskirchen, du rouge et du blanc. Et pour manger, des tartines de saindoux avec ou sans oignons, des cornichons et des sticks salés.
— C’est pas grand-chose
— Je viens d’ouvrir. Et puis c’est un café, pas un restaurant.»
Au fil des jours, son local voit le nombre des habitués grandir. Avec les clients occasionnels, ils forment un microcosme fascinant, reflétant l’histoire de l’Autriche d’après-guerre en train de se relever. Ceux qui s’installent pour une partie de cartes espérant ne pas être dérangés par ceux qui sont venus se saouler et qui quelquefois en viennent aux mains. On y croise aussi des femmes à la recherche d’une âme sœur ou d’un mari qui délaisse son foyer. On y boit de la bière, mais aussi du vin, on y mange des tartines de saindoux roboratives, souvent accompagnées de cornichons. Tout va bien jusqu’à l’arrivée de l’hiver, quand le froid décourage les plus courageux. Jusqu’à ce qu’une veuve ne lui souffle la solution: «un hiver sans punch n’est pas un hiver digne de ce nom».
La recette concoctée par Robert va lui permettre de rebondir, mais aussi de transformer l’atmosphère de ce café dont il a désormais renoncé à donner un nom. Une atmosphère qui va aussi changer avec l’arrivée de Mila. Couturière ayant perdu son emploi, elle va très vite prendre ses marques au côté de Robert, qui ne peut tenir le coup seul, surtout qu’il entend rester ouvert durant toute la semaine.
«Les effluves de punch chaud qui, avec la fumée de cigarettes, les odeurs d’oignon, de bière et de café moulu sur fond de brouhaha de conversations, produisait une douillette et brumeuse atmosphère familiale.»
Robert Seethaler, qui a passé son enfance dans ce quartier de Vienne et qui a lui aussi été témoin de la transformation de la capitale autrichienne, dépeint parfaitement cette atmosphère familiale, cette mixité sociale et les aspirations des différentes générations. Il y a ceux qui essaient d’oublier la guerre, sans pour autant y arriver vraiment, et il y a ceux qui ont tourné la page pour se projeter vers un avenir plus heureux. «Je me souviens que mon père disait, ne regarde pas en arrière, la vie est devant toi. Mais entre-temps il y a tellement plus de passé que d’avenir. Qu’est-ce que j’irais regarder devant moi où il n’y a plus rien? Enfin aujourd’hui le soleil brille, c’est déjà quelque chose. Oui, c’est déjà ça. Alors, il regarde encore? Non, il est parti maintenant.»
C’est avec sa plume remplie d’humanité qu’il raconte ces années à travers des personnages attachants, des trajets souvent chaotiques, des histoires en train de s’écrire, belles et douloureuses, riches et pourtant modestes. Ce style empli de douceur permet au lecteur de se sentir à son tour accueilli dans ce café et avide d’entendre les confidences de ce «petit» peuple. Tout en subtilité, ce roman émouvant s’inscrit parfaitement dans l’œuvre du Viennois, après Le Tabac Tresniek (2014), Une vie entière (2015), Le Champ (2020) et Le Dernier Mouvement (2022). À lire sous la couette, avec un Punch chaud que vous pourrez également appeler «un Autrichien».

Le café sans nom
Robert Seethaler
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
Traduit de l’allemand (Autriche) par Élisabeth Landes et Herbert Wolf
246 p., 23 €
EAN 9782848054926
Paru le 7/09/2023

Où?
Le roman est situé à Vienne, principalement dans le quartier des Carmélites.

Quand?
L’action se déroule sur dix ans, de l’été 1966 à l’été 1976.

Ce qu’en dit l’éditeur
Chaque matin, en allant au marché des Carmélites où il travaille comme journalier, dans un faubourg populaire de Vienne, Robert Simon scrute l’intérieur du café poussiéreux dont il rêve de reprendre la gérance. Encouragé par l’effervescence qui s’est emparée de la ville, en pleine reconstruction vingt ans après la chute du nazisme, il décide, la trentaine venue, de se lancer dans une nouvelle vie. Comme le lui dit sa logeuse, une veuve de guerre : « il faut toujours que l’espoir l’emporte un peu sur le souci. Le contraire serait vraiment idiot, non ? ».
En cette fin d’été 1966, c’est avec un sentiment d’exaltation qu’il remet à neuf le lieu qui va devenir le sien. Homme modeste, de peu de mots, il trouverait prétentieux de lui donner son propre patronyme : ce sera donc le « Café sans nom », où va bientôt se retrouver un petit monde d’habitués. Le succès est tel que Robert ne tarde pas à proposer à Mila, une jeune couturière juste licenciée par son usine, de venir le seconder.
En quelques traits, en quelques images saisissantes, l’écrivain rend terriblement attachantes les figures du quotidien qui viennent, le temps d’un café, d’une bière ou d’un punch, partager leurs espoirs ou leurs vieilles blessures. Et si, au fil des saisons et des années, des histoires d’amour se nouent, bagarres et drames ne sont jamais loin, battant le pouls de la ville.
Robert Seethaler puise en effet l’inspiration de son nouveau et magnifique roman dans l’endroit qui l’a vu naître : ses descriptions de Vienne émergeant des décombres, à l’ombre tutélaire de la Grande Roue du Prater, confèrent aux personnages du Café sans nom, et notamment à celui qui en est l’âme, une tendresse et une saveur bien particulières.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Eva Flet)
France Culture
RTBF (La matinale)
France Inter (Clara Dupont-Monod)


Robert Seethaler présente «Le café sans nom» © Production Librairie Mollat

Les premières pages
Robert Simon quitta l’appartement dans lequel il vivait avec la veuve de guerre Martha Pohl, à quatre heures et demie, un lundi matin. C’était la fin de l’été 1966, Simon avait trente et un an. Il avait petit-déjeuné seul – deux œufs, du pain beurré, du café noir. La veuve dormait encore. Il l’avait entendue ronfloter dans la chambre. Il aimait bien ce bruit, ça l’émouvait curieusement, et il jetait quelquefois un œil par la porte entrebâillée, dans l’obscurité où palpitaient les narines grandes ouvertes de la vieille femme.
Dehors le vent lui fouetta le visage. Quand il venait du sud, il charriait la puanteur du marché, un relent d’ordures et de fruits pourris, mais ce jour-là le vent venait de l’ouest, l’air était pur et frais. Simon longea le grand bloc gris des retraités du tramway, la tôlerie Schneeweis & fils, et une rangée de petites boutiques qui, toutes, à cette heure, étaient encore fermées. Il gagna la Leopoldsgasse par la Malzgasse, et après avoir traversé la Schiffamtsgasse, atteignit la petite Haidgasse. Au coin de la ruelle, il s’arrêta pour jeter un coup d’œil à la salle de l’ancien café du marché. Il colla son front à la vitre et scruta l’intérieur en plissant les yeux. Les tables et les chaises étaient empilées devant le grand comptoir sombre. La couleur du papier peint avait passé, et à certains endroits il se gondolait. On aurait dit que les murs avaient des visages. Ils ont besoin d’air, se dit Simon. Il faudra laisser les fenêtres ouvertes quelques jours avant de commencer à peindre. L’humidité, la poussière, les vieux fantômes. Il se détacha de la vitre, se retourna et traversa la rue qui le séparait du marché, où Johannes Berg levait à grand fracas le rideau métallique de sa boucherie
« Bonjour, dit le boucher, tu peux me hacher quelques blocs de glace, si tu veux.
– J’ai assez à faire avec les légumes, dit Simon, dix-neuf caisses de rutabagas. »
Le boucher haussa les épaules et entreprit de baisser son store à la manivelle. Il transpirait, sa nuque luisait dans le soleil matinal. « Si tu veux, je te graisserai les charnières tout à l’heure, dit Simon.
– Ça, je peux le faire tout seul.
– L’hiver dernier tu les as graissées avec du saindoux rance. Au printemps ça empestait jusqu’au Prater.
– Ce n’était pas du saindoux, c’était de la graisse qui me restait.
– Tu me le dis, si tu veux un coup de main. Je peux le faire tout à l’heure. Ça ne prendra pas longtemps.
– D’accord », dit le boucher. Il décrocha la manivelle, la posa à côté de la porte et passa ses mains sur son tablier maculé de sang. La lumière tamisée de la toile rouge à rayures blanches estompait doucement ses traits. « La journée va être belle, dit-il. Beaucoup de soleil mais pas trop chaude.
– Pour sûr, dit Simon. À tout à l’heure. »
C’était un homme sec, aux bras nerveux et aux longues jambes minces. Son visage était tanné par le travail en plein air, ses cheveux blond cendré retombaient en désordre sur son front. Ses mains étaient grandes, constellées de cicatrices à force de manipuler des caisses de bois rêche. Ses yeux étaient bleus. La seule chose qui fût vraiment belle chez lui.
Il marchait plus lentement que d’habitude, et beaucoup de commerçants levaient la main ou lui lançaient un mot aimable. Cela faisait sept ans qu’il était sur le marché, mais aujourd’hui c’était son dernier jour, et ils le suivaient des yeux, sans bien savoir s’ils devaient s’en attrister ou se réjouir pour lui.
Il alla au point de chargement hisser sur son épaule des caisses de rutabagas et d’oignons et les porta au stand de fruits et légumes de Navracek. Il coupa le vert des oignons et les germes des pommes de terre, retourna le tas de bois de chauffage pour l’empêcher de moisir et empila les palettes vides. Chez le poissonnier, il nettoya les écailles, les mucosités et le sang des bacs de glace. Il fourra la glace souillée et les têtes aux yeux globuleux et aux gueules béantes dans un sac qu’il porta aux ordures. Puis il passa au stand des jouets avec les autos de bois et les petits manèges de fer colorés et ponça la rouille du gratte-boue. Son travail lui avait toujours plu : la variété, l’effort physique, l’argent de la journée qui tintait dans ses poches le soir. Il aimait l’air clair et froid de l’hiver, et la chaleur de l’été, qui amollissait l’asphalte où s’enfonçaient les capsules de bière, il aimait les voix enrouées des marchands, qui se couvraient les unes les autres, et l’idée de n’être qu’un petit rouage d’un immense organisme, bruyant, palpitant.
Avant la fin du marché il revint à la boucherie. Il s’était procuré un pot de graisse chez le quincailler pour lubrifier les charnières du store. Il plongeait un doigt dans la graisse et la répartissait sur les charnières et le pas de la vis de réglage. Il travaillait minutieusement, les doigts douloureux à force de tripoter la vis.
« Tu vas finir par m’user le fer à frotter comme ça », dit le boucher. Il prit une bourse dans le tiroir à couteaux et en extirpa gauchement un billet.
« Laisse », dit Simon.
Le boucher haussa les épaules et rempocha son argent.
« Tu reviens quand tu veux, dit-il. Pour quelqu’un comme toi, il y a toujours du travail.
– Merci.
– En tout cas je te souhaite bonne chance. Mais de toute manière on va se revoir.
– Oui, dit Simon. À bientôt. »
Ce soir-là, il ne rentra pas par le chemin habituel. Il suivit les ruelles de Leopoldstadt jusqu’à la Praterstrasse et la Vorgartenstrasse et gagna le Danube, où péniches et chalands émergeaient de l’ombre du Reichsbrücke et remontaient le fleuve dans la lumière irisée du couchant. Sur la rive, à la hauteur de l’ancienne usine de construction mécanique, il se mit à courir. Il courait sur le chemin de terre, longeant des blocs de béton géants, des fosses de débris de verre, des tas de ferraille et des grilles de fer rouillées. Du bois flotté et des cartons gonflés d’eau clapotaient le long des berges. Les mouettes rieuses glapissaient au-dessus de lui, et sur la rive nord, au-dessus de la plaine du Danube, planaient les cerfs-volants des enfants des faubourgs, minuscules taches de couleur dans le ciel. Il courait, haletant, la bouche ouverte, les bras ballants. La sueur lui coulait sur la figure, dans sa gorge il sentait battre son cœur. Clignant des yeux dans le soleil, il voyait le café avec sa salle poussiéreuse, les tables et les chaises dans la pénombre, les visages sur le papier des murs, et poursuivant sa course sur le chemin cahoteux, les poumons en feu, passant sous le Augartenbrücke, dévalant un talus lessivé par les eaux, foulant la caillasse brûlante qui cliquetait sous ses pieds, dépassant des joncs noirs et les épineux où voletaient des lambeaux de papier, il se disait qu’il pourrait continuer à courir indéfiniment, sans jamais s’arrêter. »

Extraits
« Robert Simon ouvrit comme prévu son café à midi tapant. À peine dix minutes plus tard arrivait le premier client. Simon le connaissait de vue, c’était un fruiticulteur de la Wachau, qui louait de temps à autre un espace entre les stands pour écouler ses paniers d’abricots. Il s’assit en terrasse et se mit à contempler le trottoir d’un air morne.
«Qu’est-ce que je peux vous servir?» demanda Simon, qui s’était noué un tablier autour de la taille et coincé un crayon derrière l’oreille. Le marchand le regarda, stupéfait :
«Je te connais, toi, dit-il Tu travailles sur le marché.
— Plus maintenant, dit Simon.
— Qu’est-ce que tu as ?
— Du café, de la limonade, du soda-framboise, de la bière, du vin de Stammersdorf et de Gumpoldskirchen, du rouge et du blanc. Et pour manger, des tartines de saindoux avec ou sans oignons, des cornichons et des sticks salés.
— C’est pas grand-chose
— Je viens d’ouvrir. Et puis c’est un café, pas un restaurant. » p. 25

« En fait les hommes n’étaient pas meilleurs qu’aujourd’hui, et les becs de gaz sifflaient désagréablement dans le noir je me souviens que mon père disait, ne regarde pas en arrière, la vie est devant toi. Mais entre-temps il y a tellement plus de passé que d’avenir. Qu’est-ce que j’irais regarder devant moi où il n’y a plus rien?
Enfin aujourd’hui le soleil brille, c’est déjà quelque chose. Oui, c’est déjà ça. Alors, il regarde encore ? Non, il est parti maintenant. » p. 49-50

À propos de l’auteur
SEETHALER_Robert_©Paula_WinklerRobert Seethaler © Photo Paula Winkler

Robert Seethaler, né en 1966 à Vienne, est également acteur et scénariste. Il vit à Vienne et Berlin. Ses romans ont été traduits dans plus de 40 langues. Le Tabac Tresniek (2014), Une vie entière (2015), Le Champ (2020), Le Dernier Mouvement (2022) et Le Café sans nom (2023) l’ont imposé en France comme l’un des écrivains de langue allemande les plus importants de sa génération. Son œuvre est traduite dans le monde entier, et il jouit en Allemagne et en Autriche, où certains de ses livres ont atteint des ventes de plus d’un million d’exemplaires, d’une formidable notoriété.
Depuis Le Tabac Tresniek, inoubliable portrait d’un apprenti buraliste à la fin des années trente, juste avant l’Anschluss, Robert Seethaler n’avait plus mis en scène sa ville natale: ses descriptions de Vienne renaissant de ses cendres ont ici une tendresse et une saveur particulières. (Source: Actualitté / Sabine Wespieser Éditeur)

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Triste tigre

SINNO_triste_tigre

  RL_automne_2023

Prix Femina 2023

Prix Blù Jean-Marc Roberts 2023
Prix littéraire des Inrockuptibles 2023
En lice pour le prix de Flore 2023
Finaliste du Prix Décembre 2023
Finaliste du Prix Alain Spiess du deuxième roman 2023
En lice pour le Premier Prix Littéraire Gisèle Halimi

En deux mots
Comment vivre avec ce poids terrible, les viols à répétition subis de 7 à 14 ans par son beau-père ? Maintenant que le bourreau est jugé et condamné, Neige Sinno va essayer de comprendre en multipliant les points de vue, en cherchant dans ses lectures, en posant des mots sur ce drame au plus profond de l’intime.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Dans la famille, il était tout-puissant»

Livre-choc, témoignage glaçant, recherche littéraire et tentative d’explication : Neige Sinno raconte les viols commis de 7 à 14 ans par son beau-père et va chercher par l’écriture une explication à l’inceste. Un récit aussi bouleversant que salutaire.

«Je l’ai longtemps perçu comme un démiurge, un être plus grand que nature. Il m’apparaissait comme une créature mythologique, un Sisyphe, un Prométhée torturé par des démons. Plus tard, avec le recul, je me suis dit que c’était peut-être simplement un pauvre type qui avait le don de la manipulation et qui a profité de la vulnérabilité d’encore plus faible que lui. Dans le monde clos de la famille, il était tout-puissant.» C’est par le portrait de son bourreau que commence ce récit d’inceste que l’on n’ose nommer un roman tant il est précis dans la description, tant il est dramatiquement autobiographique.
C’est leur passion commune pour la montagne qui va rapprocher sa mère et son beau-père. Nous sommes en 1983, «il a vingt-quatre ans. Ils sont ensemble dans une formation pour accompagnateurs en moyenne montagne. Il est grand, sportif, sympathique.» Elle décide de s’installer avec lui dans les Hautes-Alpes où ils ont déniché une maison à retaper, accompagnée de ses «deux filles avec des prénoms de contes de Grimm, Neige et Rose, six ans et quatre ans». Ils vivent d’expédients, de stages en montagne et de travaux de ménage pour elle, de chantiers pour lui. Mais cette précarité ne leur déplaît pas vraiment, eux qui ont gardé un côté hippie. Ensemble, ils font «assez vite deux nouveaux enfants, un garçon puis une fille».
C’est au sein de cette famille nombreuse que se noue le drame. Neige est violée par son beau-père de façon régulière, de ses 7 à ses quatorze ans. Sous emprise et soumise à un chantage qui l’emprisonne, la fillette ne peut se défendre, ne peut se confier. Ce n’est que lorsqu’elle comprend que sa sœur pourrait fort bien être la prochaine victime qu’elle se décide à tout raconter à sa mère.
Une plainte est déposée, une enquête est menée et les faits sont établis. An l’an 2000, le tribunal condamne son beau-père à neuf ans de prison.
Mais il aura fallu bien plus de temps pour pouvoir sortir du silence, pour oser mettre des mots sur cette histoire. Allons même jusqu’à dire pour reconnaître que ces viols n’étaient pas commis dans une vie parallèle. Car le traumatisme est tel qu’il est plus facile de la nier que de l’accepter.
Alors la narratrice choisit de ne plus être seule, elle va chercher à se placer du point de vue du bourreau, des jurés, xxx pour s’approcher au plus près de ce drame.
Alors la romancière va chercher dans ses lectures les arguments qui accompagnent sa recherche. De Lolita de Nabokov jusqu’à La Familia grande de Camille Kouchner, de Virginia Woolf, qui elle aussi a commencé à être victime d’inceste à 7 ans à L’Inceste de Christine Angot en passant par La Curée de Zola, elle va trouver des compagnes d’infortune et la force de briser ce silence qui permet à ce crime d’exister.
Car si un Français sur 10 (dont 78 % de femmes) a été victimes d’inceste en France, comme le rappelait Copélia Mainardi dans Marianne, «ce sont les prises de parole qui mettent fin à l’injonction de se taire, quitte à éclabousser du même coup tout un cercle de témoins plus ou moins complices. Et nous voilà passé du drame intime au message universel.
Avec ce style froid et tranchant, Neige Sinno nous offre bien davantage qu’un nouveau récit d’inceste. On comprend le jury du Prix Goncourt qui a placé ce livre dans ses quatre finalistes, car ici le journal intime s’ouvre sur la littérature et sur la force de l’écriture. Ce que Clarisse Gorokhoff résume ainsi: «Triste tigre va sans doute chambouler des destins et même sauver des vies – réduire l’immense « armée des ombres ». Triste tigre fera date, c’est certain, d’un point de vue sociétal et littéraire, mais surtout d’un point de vue… humain.»

Triste tigre
Neige Sinno
Éditions P.O.L
Roman
286 p., 20 €
EAN 9782818058268
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans le Nord, à Briançon puis à Paris.

Quand?
L’action se déroule des années 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Il disait qu’il m’aimait. Il disait que c’est pour pouvoir exprimer cet amour qu’il me faisait ce qu’il me faisait, il disait que son souhait le plus cher était que je l’aime en retour. Il disait que s’il avait commencé à s’approcher de moi de cette manière, à me toucher, me caresser c’est parce qu’il avait besoin d’un contact plus étroit avec moi, parce que je refusais de me montrer douce, parce que je ne lui disais pas que je l’aimais. Ensuite, il me punissait de mon indifférence à son égard par des actes sexuels. »
Entre 7 et 14 ans, la petite Neige est violée régulièrement par son beau-père. La famille recomposée vit dans les Alpes, dans les années 90, et mène une vie de bohème un peu marginale. En 2000, Neige et sa mère portent plainte et l’homme est condamné, au terme d’un procès, à neuf ans de réclusion. Des années plus tard, Neige Sinno livre un récit déchirant sur ce qui lui est arrivé. Sans pathos, sans plainte. Elle tente de dégoupiller littéralement ce qu’elle appelle sa « petite bombe ». Il ne s’agit pas seulement de l’histoire glaçante que le texte raconte, son histoire, une enfant soumise à des viols systématiques par un adulte qui aurait dû la protéger. Il s’agit aussi de la manière dont fonctionne ce texte, qui nous entraîne dans une réflexion sensible, intelligente, et d’une sincérité tranchante. Ce livre est un récit confession qui porte autant sur les faits et leur impossible explication que sur la possibilité de les dire, de les entendre. C’est une exploration autant sur le pouvoir que sur l’impuissance de la littérature. Pour se raconter, la narratrice doit interroger d’autres textes, d’autres histoires. Elle nous entraîne dans une relecture radicale de Lolita de Nabokov, ou de Virginia Woolf, et de nombreux autres textes sur l’inceste et le viol (Toni Morrison, Christine Angot, Virginie Despentes). Comment raconter le « monstre », « ce qui se passe dans la tête du bourreau », ne pas se contenter du point de vue de la victime ? Jusqu’à reprendre la question que le poète William Blake adressait au Tigre : « Comment Celui qui créa l’Agneau a-t-il pu te créer ? » (The Tyger). Le récit de Neige Sinno nous fait alors entrer dans la communauté de celles et ceux qui ont connu « l’autre lieu », celui de la nuit et du mal, qui ont pu s’en extraire mais qui en sont à jamais marqués, et se tiennent ainsi à la frontière des ténèbres et du jour. Nulle résilience. Aucun oubli ni pardon. Juste tenter de tenir debout, écrire son récit comme une « petite bombe artisanale qu’on fait exploser tout seul chez soi, dans l’intimité de la lecture. Elle a l’intensité et la fragilité des choses conçues dans la solitude et la colère. Elle en a aussi la folle et ridicule ambition, qui est de faire voler ce monde en éclats. »

Les critiques
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Neige Sinno parle de «Triste tigre» avec Nelly Kaprièlan © Production Maison de la poésie

Le roman Triste Tigre de Neige Sinno présenté dans l’émission Quotidien © Production Groupe TF1

Les premières pages du livre
Chapitre I
PORTRAITS
Portrait de mon violeur
Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place. Même si on n’a pas vécu ça, une amnésie traumatique, la sidération, le silence des victimes, on peut tous imaginer ce que c’est, ou on croit qu’on peut imaginer.

Le bourreau, en revanche, c’est autre chose. Être dans une pièce, seul avec un enfant de sept ans, avoir une érection à l’idée de ce qu’on va lui faire. Prononcer les mots qui vont faire que cet enfant s’approche de vous, mettre son sexe en érection dans la bouche de cet enfant, faire en sorte qu’il ouvre grand la bouche. Ça, c’est vrai que c’est fascinant. C’est au-delà de la compréhension. Et le reste, quand c’est fini, se rhabiller, retourner vivre dans la famille comme si de rien n’était. Et, une fois que cette folie est arrivée, recommencer, et cela pendant des années. N’en jamais parler à personne. Croire qu’on ne va pas vous dénoncer, malgré la gradation dans les abus sexuels. Savoir qu’on ne va pas vous dénoncer. Et quand un jour on vous dénonce, avoir le cran de mentir, ou le cran de dire la vérité, d’avouer carrément. Se croire injustement puni quand on prend des années de prison. Clamer son droit au pardon. Dire que l’on est un homme, pas un monstre. Puis, après la prison, sortir et refaire sa vie.
Même moi, qui ai vu cela de très près, du plus près qu’on puisse le voir et qui me suis interrogée pendant des années sur le sujet, je ne comprends toujours pas.

Le portrait
Si on ne devait remarquer qu’une chose de lui, ce serait son énergie. C’est quelqu’un de très vivant. Il bouge, il est dans l’action. Quand il était petit, il était déjà comme ça. Ses frères aussi. Trois garçons, très rapprochés en âge, ça faisait du désordre dans le petit appartement de la banlieue parisienne. Le père essayait de se concentrer pour peindre. Il criait qu’il ne pouvait pas travailler dans ce bazar ! Et la mère essayait de faire taire les enfants, elle les emmenait dans une autre pièce, ou bien au parc, qu’il pleuve ou qu’il vente, pour qu’ils se défoulent. Le père n’arrivait pas à vivre de la peinture, sa première vocation, et il avait monté, à côté des cours de dessins, une petite entreprise qui vendait des cheminées design. C’était les années 1970-1980, les cheminées en question nous semblent aujourd’hui parfaitement ridicules, ou rigolotes selon la perspective, en tout cas il ne viendrait plus à l’idée de quiconque de mettre chez soi une de ces singulières capsules aux formes psychédéliques avec des cassettes en verre intégrées. À l’époque pourtant, je crois que ça marchait plutôt bien. Les grands-parents étaient ouvriers, des deux côtés, des gens du Nord, de vers Boulogne-sur-Mer où la famille possédait encore un appartement qu’ils occupaient pour les vacances. La mère, je crois, était secrétaire du truc de cheminées, un peu femme au foyer, un peu dans l’ombre du père. Rien de spécial, ni riches ni pauvres, des Parisiens de la petite classe moyenne. Aucun des fils n’a fait d’études, ils sont partis de la maison avant d’avoir passé le bac. L’aîné pour travailler dans le commerce, le deuxième dans l’armée et mon beau-père pour faire son service militaire dans les Alpes. Il ne retourna jamais à Paris. Les parents étaient plutôt sévères, et avaient élevé leurs enfants à l’ancienne, avec justice et discipline. Il était fier de cette éducation un peu à la dure, ainsi que de son passage chez les scouts, comme de tout ce qui avait trait à la formation qu’il avait reçue. Tout avait contribué à faire grandir sa force et son envie de vivre, de connaître, de conquérir.

J’ai du mal à l’imaginer dans la banlieue parisienne. Je l’ai toujours vu dans la montagne, en vêtements de sport, en habits de chantier. Il a pourtant été un jour vêtu comme un petit citadin qui va à l’école religieuse, la chemise repassée, les chaussures cirées, les cheveux plaqués, jusqu’à ses dix-huit ans. Après, il est parti à Briançon où il a découvert l’escalade, la haute montagne, le parapente, une vie plus libre, plus sauvage, sans chemises, sans plus jamais attendre le métro ni se faire la raie sur le côté, sans messe le dimanche, une vie de grand air et de lumière.

En 1983, quand il rencontre ma mère, il a vingt-quatre ans. Ils sont ensemble dans une formation pour accompagnateurs en moyenne montagne. Il est grand, sportif, sympathique. Dans le groupe, il aime bien prendre les situations en main, diriger les opérations quand une urgence se présente, quand on affronte un moment difficile, une paroi dangereuse, si un accident a lieu. Il est charismatique, il a beaucoup d’amis, il plaît aux filles.
Il lui plaît, à elle. Il lui rappelle l’amoureux qu’elle vient de perdre quelques mois auparavant, emporté par une avalanche. Elle avait été dévastée par cette mort soudaine. Elle se pensait inconsolable. Mais peut-être pas, en fait. Elle passe beaucoup de temps en la compagnie de ce nouvel ami. Elle aime son caractère volontaire, décidé, enjoué. Ça la repose de Sammy, le père de ses filles, qui est, lui, plutôt rêveur, lunaire, souvent en retrait. Il cherche très vite à la conquérir. Il la conduit par des chemins escarpés jusqu’à des cimes où ils se sentent transportés par la beauté de la nature. Ils marchent en montagne l’un derrière l’autre, en silence, sous les ciels changeants des étés dans les Alpes, avec des nuages qui bougent comme des panneaux de théâtre, qui ont l’air de glisser vers l’ouest pour laisser la place à d’autres ciels cachés en dessous. À la descente, ils se donnent la main. Il est déjà avec quelqu’un, et elle, elle a quatre ans de plus que lui et déjà deux enfants. Deux filles avec des prénoms de contes de Grimm, Neige et Rose, six ans et quatre ans, qui sont avec leur papa pour l’instant mais qu’elle ne peut pas laisser trop longtemps car elles ont besoin d’elle et elles lui manquent. Elle est surprise qu’il aille au-delà de la séduction, des premiers jours d’amour passionné, qu’il lui propose de continuer, de faire venir ses filles, d’essayer quelque chose ensemble, elle est surprise mais heureuse, elle se dit qu’elle a de la chance.
Elle aime son corps athlétique, l’énergie qui s’en dégage. Mais oui, l’énergie, la force, je l’ai déjà dit. Il fait du ski, de l’escalade, il aime le travail dur, aller au bout de ses ressources, se dépasser. Avant d’être accompagnateur, il a fait ses classes chez les chasseurs alpins, un régiment d’élite pour les jeunes qui aiment la haute montagne. On l’a fait courir sur la route des Traverses sous la neige à la tombée de la nuit, monter à des refuges d’altitude avec 80 kilos de pierres dans le sac à dos, creuser des tranchées au col de l’Échelle à l’aide d’une petite pelle en aluminium jusqu’à ce que des ampoules se forment sur ses mains gelées, des trucs comme ça. Il a adoré. Elle est pacifiste, elle a du mal à comprendre qu’il ait aimé ce monde de règlements arbitraires et de démonstrations viriles. Surtout après Sammy, qui a joué le malade mental pour se faire réformer, qui avait en horreur les armes, l’uniforme, la cruauté. Mais il lui raconte les randonnées avec les copains, la camaraderie pendant les épreuves, les leçons apprises à la dure quand on se confronte aux éléments. Avant cela il se croyait prisonnier d’une grise banlieue, c’est l’amour du sport qui l’a amené à découvrir autre chose. Maintenant il sait qu’il ne repartira pas, il a trouvé sa voie, dans la nature, avec elle.
La montagne, les chasseurs alpins, la banlieue, ça aussi je l’ai déjà dit. »

Elle aime son visage aux pommettes hautes, son regard noir, ses yeux en amande qui rappellent un ancêtre asiatique, un ancêtre un peu égaré au milieu de cette tête plutôt nordique, de Français du Nord, d’où viennent ses deux parents, le Pas-de-Calais, peau blanche, nez aquilin. Il rêve d’une grande famille. Avec ma mère il a assez vite deux nouveaux enfants, un garçon puis une fille. Quand on lui pose la question, il dit qu’il aimerait en avoir huit. Les gens ne font pas de commentaires, ils essaient de cacher leur embarras car ils pensent que quatre c’est déjà trop pour eux. Il a gardé de son enfance le goût du beurre, des laitages. Sa mère faisait une espèce de bûche à la crème au beurre et au café qu’on a essayé de reproduire, un Noël après l’autre, pendant des années, en vain. Ce n’était jamais aussi bon. C’est même arrivé que ce soit carrément infect, des boulettes de beurre minuscules refusant de se dissoudre, perçant la crème de milliers de petits boutons gras et insipides alors que les particules de sucre crissaient sous la dent. Parfois la saveur et la texture se sont approchées vraiment très près de l’original, et ces fois-là, nos regards suspendus à son visage pour déchiffrer le jugement final nous ont transmis une sensation de félicité contagieuse, qui est à peu près l’image du bonheur familial suprême qu’il nous a été donné d’atteindre.
Il prend facilement des coups de soleil et les pollens du printemps déclenchent chez lui une violente allergie. Il éternue comme un forcené. Il aime les jeux de société mais il est trop irascible et ça finit toujours mal. Les parties de Monopoly en famille ou les jeux de stratégie avec des amis se terminent parfois en accès de colère et il arrête de jouer, en plein milieu, en donnant un coup de poing sur la table qui fait valser tous les petits pions en plastique, les hôtels verts et les maisonnettes rouges, les tas de faux billets, et il s’en va, outré, en claquant les portes. Au tennis pareil, plusieurs fois je l’ai vu balancer sa raquette par terre. C’est cher une raquette, et on n’a vraiment pas d’argent à dépenser dans un objet comme celui-ci. Mais c’est plus fort que lui. Il hurle des injures, contre son adversaire, contre lui-même, contre la balle qui a fait la faute. Rouge et transpirant, les yeux brillants de rage, il tape du pied et envoie valdinguer sa raquette dans le grillage. Bon, j’arrête là. J’ai essayé. Je voulais faire ce portrait depuis ma perspective d’aujourd’hui, de femme devenue mère à mon tour, en cherchant à voir ce que ma mère voyait à l’époque, ce que les gens de notre entourage voyaient, ce qu’on voit en général dans un corps, un visage, quand on lit un portrait, avec des yeux adultes, habitués à la lecture, aux descriptions de personnages dans les romans, les reportages, à regarder et interpréter des images. Je n’y arrive pas. Pourtant j’ai écrit un grand nombre de nouvelles, plusieurs romans, je devrais savoir faire un portrait. Mais là, ce n’est pas pareil. D’abord j’essaie de coller à une certaine vérité objective qui m’échappe, malgré les photos, les souvenirs qui subsistent. Ensuite, évidemment, c’est impossible parce que c’est lui. Le portrait donc il est grand et fort. Brutal même. Sa voix passe facilement de la douceur à la violence. Dès que quelque chose commence à l’énerver, il crie. Il crie fort. Il ordonne. Il trouve complètement aberrante la façon dont on nous a élevées jusqu’ici, ma sœur et moi, dans la permissivité excessive, le chaos. On a fait de nous deux petites sauvages. C’est n’importe quoi. Ses mains sont grandes, d’une couleur qui vire souvent au rose-rouge, comme son visage dès qu’il est un peu exposé au soleil ou à la colère. Ses mains sont fortes. Elles saisissent, elles caressent mais avec une sorte de rudesse, une caresse qui s’approprie, qui se fraie un chemin. Comme sa voix qui essaie d’être douce mais qui en fait trop, qui vire dans l’aigu à la fin des phrases, un petit air interrogatif comme pour demander l’aval de l’interlocuteur, comme pour avoir la confirmation qu’on est d’accord, qu’on l’écoute, qu’on veut bien. Sauf que le ton ne change pas si la confirmation n’est pas donnée, si on reste en silence ou si on dit non. La voix continue pareil. En réalité, cette petite note d’interrogation fait partie de son monologue qui tourne en boucle. Son corps est grand. Ses pieds, laids, comme tous les pieds, mais d’autant plus laids qu’ils sont poilus et roses et abîmés. C’est bizarre qu’il ait des poils sur les pieds car le reste du corps est plutôt lisse, le torse, les bras. Sa peau surtout est laide, de différents tons de rose, de blanc, de rouge et de marron. La peau de son sexe, tendue toujours sous l’érection, d’un rose violacé, prend une teinte pêche quand on s’éloigne du gland pour devenir beige et fripée sur les testicules comme si c’était de la peau morte, un bout de cadavre qui pend sous l’énorme sexe bandé et dur comme un os. Je ne l’ai jamais vu avec un livre entre les mains, mais il aimait les bandes dessinées, en particulier celles qui se passaient dans le Far West. Il possédait la collection presque complète d’une série dont le héros s’appelait Blueberry. Il restait souvent longtemps dans les toilettes à les lire. J’allais dire qu’il s’enfermait dans les toilettes mais ce serait faux. Quand on a enfin eu des toilettes, il n’y a jamais eu de loquet pour fermer, ni dans aucune des chambres. Il ne voulait pas que quiconque ait le contrôle sur une possible intimité. Aujourd’hui je trouve ça un peu étrange, ça l’aurait sans doute arrangé de pouvoir fermer derrière lui quand il était seul dans une pièce avec moi. Il adorait Johnny Hallyday. Nous avons donc été forcées d’écouter Johnny nous aussi, pendant des heures, il accompagnait les longues journées de travaux dans la maison à retaper, les voyages familiaux en voiture, les fins de soirée avec des amis. Plus on écoutait les mêmes chansons, plus les paroles me semblaient empreintes d’une hypocrisie profonde. Tout ce cinéma de brave homme au cœur pur, de dur à cuire qui au fond est un tendre, de macho qui souffre, toute cette symphonie de l’apitoiement sur soi me rebutait. Mon beau-père se percevait certainement lui-même comme un cow-boy solitaire. Il disait qu’il avait un sens aigu de l’injustice. Il racontait deux ou trois anecdotes de mauvais traitements dont il avait été témoin à l’école primaire et qui l’avaient révolté. Quand il nous surprenait en train de faire des bêtises, ma sœur et moi, il nous punissait toutes les deux sévèrement, en insistant sur le fait que la punition était collective. Il nous faisait transporter des brouettes de cailloux d’un bout à l’autre du jardin, creuser des trous, ramasser du bois. Il avait une haute exigence morale avec laquelle nous ne pouvions transiger.
À plusieurs occasions de mon enfance, je l’ai vu réagir héroïquement pour aider les autres. En montagne, dans des accidents, lors d’un incendie. Il a conduit pendant quelques années une ambulance. Il a été responsable d’une équipe sur des chantiers dangereux et prenait en charge la sécurité des autres. Dans ces moments il se transformait. Tout en lui se mettait au service de son objectif, les muscles et l’esprit tendus, il semblait scintiller de l’intérieur et on avait envie de suivre ses instructions, on avait confiance en son jugement, son instinct. Il était le guide qui nous mènerait en lieu sûr, celui qui était prêt à se sacrifier pour le bien commun, celui qui ne doutait pas une seconde, qui affrontait les dangers, le feu, la neige. La bravoure en personne. Je l’ai longtemps perçu comme un démiurge, un être plus grand que nature. Il m’apparaissait comme une créature mythologique, un Sisyphe, un Prométhée torturé par des démons. Plus tard, avec le recul, je me suis dit que c’était peut-être simplement un pauvre type qui avait le don de la manipulation et qui a profité de la vulnérabilité d’encore plus faible que lui. Dans le monde clos de la famille, il était tout-puissant. »

Extraits
« Parce que ce n’est pas fini. Ni pour moi, ni pour vous, ni pour personne. Et tant qu’un enfant sur terre vivra cela, ce ne sera jamais fini, pour aucun d’entre nous. » p. 87

« Je déteste l’idée que certains s’en sortent et d’autres pas, et que surmonter le traumatisme est un but moralement louable. Cette hiérarchie qui fait du résilient un surhomme par rapport à celui qui ne peut pas s’en sortir me dégoûte. » p. 199

« Un abus sexuel sur un enfant n’est pas une épreuve, un accident de la vie, c’est une humiliation profonde et systémique qui détruit les fondements mêmes de l’être. Quand on a été victime une fois, on est toujours victime. Et surtout, on est victime pour toujours. Même quand on s’en sort, on ne s’en sort pas vraiment. » p. 202

À propos de l’autrice

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Neige Sinno © Photo Hélène Bamberger

Neige Sinno est née en 1977 dans les Hautes-Alpes et vit aujourd’hui au Mexique. (Source: Éditions P.O.L)

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