Le cratère

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En deux mots
De lourds secrets de famille pèsent sur Aurore, la sœur de Lucas, né différent, sans qu’on lui explique pourquoi. Elle vivra toute son enfance à ses côtés dans l’espoir d’une guérison promise lorsqu’il aura quinze ans. Mais c’est la mort qui vient le cueillir, la laissant désemparée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Toi, le frère que je n’ai jamais vu guérir

On sent combien il a dû être difficile pour Arièle Butaux de mettre des mots sur ce drame, la perte d’un frère «différent». Mais ce roman n’en est que plus fort et plus bouleversant.

Ce court roman vaut d’abord par son style, son ambiance, lourde et oppressante. Une ambiance qui entoure un secret de famille, la disparition d’un adolescent différent l’année de ses quinze ans.
Comme sa sœur Aurore, à qui on a voulu faire croire l’impossible, il s’accroche à un fol espoir: son calvaire s’achèvera lorsqu’il aura quinze ans, alors il sera guéri. Mais constatant qu’aucune amélioration n’arrive, il va se laisser dépérir.
Ce drame absolu a longtemps hanté Adèle Butaux qui va tenter de l’exorciser par l’écriture.
Elle choisit pour cela de situer le récit à hauteur de la petite fille qu’elle était alors et qui a accompagné son frère au fil des années. Elle qui était «née pour composer une fratrie avec Lucas, pour grandir avec lui, partager la même chambre, les mêmes jeux. Les mêmes parents.»
On la suit dans ses jeux, dans ses rendez-vous avec ce frère resté chez ses grands-parents à Cherbourg et dans ses voyages entre Paris et la Normandie.
L’amour qu’elle porte à Lucas est alors joyeux, car fort d’une certitude, la guérison va venir. À l’image de cette escapade dominicale à Carteret où «ils sont heureux comme une famille presque ordinaire. Quand Lucas sera guéri, il n’y aura plus de «presque», il n’y aura plus de séparation du dimanche soir ni de classe manquée le samedi matin».
Même si, au fil du temps et des années, une certaine lassitude s’installe. «Elle n’en peut plus de cette vie coupée en deux qui la prive des sorties et des fêtes avec les copines, l’exclut des complicités nées des expériences partagées, des sorties du samedi racontées le lundi matin à ceux qui n’en étaient pas, comme on jette un os aux exclus du festin. Elle est lasse d’être baladée entre deux mondes. Elle voudrait être enfin comme les autres.»
Une aspiration au goût amer quand viendra la déflagration, quand elle comprendra qu’en lieu et place de la rémission promise, c’est la mort qu’on va lui annoncer. «En explosant, la bombe a creusé dans sa poitrine un trou béant qui ne se refermera pas. Une amputation sans une seule goutte de sang.» Entre la culpabilité et la trahison, la douleur et le vide, la tentation est forte de rejoindre Lucas dans un geste désespéré.
Arièle Butaux a choisi l’écriture la plus sèche, la concision sans aucune fioriture pour dire sa peine. En soulignant qu’il n’existe pas de mot pour dire «le chagrin sans nom d’Aurore, car il n’est ni veuf, ni orphelin, celui que la vie ampute d’un frère ou d’une sœur», elle va même jusqu’à expliciter la béance. Au bord du cratère.
Non, «il n’y a pas, il n’y aura jamais de mot pour dire le mal de frère».

Le Cratère
Arièle Butaux
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
128 p., 17 €
EAN 9782848055213
Paru le 7/03/2024

Où?
Le roman est situé à Paris et à Cherbourg. On y cite aussi Omonville-la-Petite.

Quand?
L’action se déroule il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Aurore est toujours si gaie ! Dès sa tendre enfance, elle a su qu’il lui faudrait vivre pour deux, compenser par son exubérance et sa santé insolente la naissance, deux ans avant la sienne, d’un enfant «différent». Même si le mot n’est jamais prononcé, Lucas est lourdement handicapé. Leurs parents donnent le change, gardent pour eux ce malheur face auquel personne ne sait vraiment comment se comporter et Aurore, qui s’accroche à l’idée d’une guérison possible, grandit comme si de rien n’était. D’autant que Lucas est élevé par leurs grands-parents, dans une maison proche de la mer, où on ne le promène que hors saison et dans des lieux peu fréquentés.
Pour décrire la détresse de cette «enfant de remplacement», qui très vite devient plus grande que son frère, mais aussi l’amour fou qu’elle lui porte et son appétit de vivre, Arièle Butaux trouve des mots d’une justesse tranchante. La ligne claire permettant d’approcher avec une extrême pudeur le cratère abyssal d’un chagrin qui n’a pas de nom, «le mal de frère», mais également de dire les liens indéfectibles d’une famille soudée par un amour immense.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Viabooks (Olivia Phélip)
Page des libraires (Christèle Hamelin, Librairie Le Carnet à spirales à Charlieu)

«Le cratère» d’Arièle Butaux © Production Radio RCJ

Les premières pages du livre
C’EST UNE PHOTO RESCAPÉE, une photo d’avant ma naissance, gravée en moi pour avoir grandi avec elle dans le petit salon de Cherbourg. Une photo disparue quand la maison de mes grands-parents fut vendue, retrouvée aujourd’hui après je ne sais quelle mystérieuse errance. C’est une photo en noir et blanc, mon frère Lucas et notre mère, joue contre joue. Il rit de toutes ses dents de lait tandis que les siennes, légèrement écartées, sont celles du bonheur. Elle est radieuse, s’émerveille du rire, de la beauté de son enfant. Ses mèches blondes dansent en couronne autour de sa tête. L’anagramme de son nom est « aimer » et Marie, à vingt ans, aime la vie, passionnément.
Nulle trace de drame ni de corps souffrant sur cette photo. Une mère et son bébé dans une forêt, un jour d’automne ou d’hiver, car l’enfant porte une cagoule de laine et un manteau à col de velours.
Sur le visage de Marie, l’enfance s’attarde, la sienne et celle de Lucas, tricotées l’une à l’autre.
Sait-elle déjà ? Sait-il, lui qui prend la photo, à quel point ce bonheur est vulnérable ?
La photo dit qu’elle sait, mais espère.
La photo dit sa confiance en sa toute-puissance de mère qui entoure et protège.
Elle fait à Lucas un rempart de ses bras, son regard lui tend le miroir dans lequel il se voit unique et aimé.
Quand ont-ils compris ?
Quand a-t-elle commencé à le regarder autrement ? Quand ont-ils cessé de le photographier ?
Si la photo ne livre rien de tout cela, elle dit l’essentiel, l’amour fou de cette mère pour son premier-né et sa détermination à se battre pour lui.
Quand a-t-elle renoncé ?
Quel désespoir, quelle lassitude ont éteint ce regard dont seule cette photo témoigne ?

1
ILS ONT INSTALLÉ LUCAS SOUS L’ARBRE, sur le lit de camp qui sent l’humidité et le vieux caoutchouc. Bien au milieu, afin qu’il ne tombe pas. Il a treize ans, mais son corps déforme à peine la toile, rêche sous sa joue droite. Un insecte lui chatouille le nez. Ils disent que l’air est bon pour lui, qu’il doit faire la sieste dans le jardin, mais il est trop heureux pour dormir.
Aurore a grimpé dans le pommier, il voit ses pieds se balancer dans le vide. Si elle tombe, elle le tue. Elle se penche, juste assez pour qu’il distingue son visage.
Regarde ces pommes ! Elles sont moches. Toutes tordues et acides. Pouah !
Elle recrache un morceau qui rebondit sur le bras de son frère avant de rouler dans l’herbe.
Oh pardon, Lucas ! Désolée.
Elle rit. Elle est si gaie, toujours ! Un rayon de soleil.
Elle chantonne, une chanson inventée, comme les histoires qu’elle écrit dans ses carnets.

Lucas observe une colonne de fourmis apparue sur le morceau de pomme. Une mouche s’active autour de sa bouche. Il voudrait la chasser, sa main gauche dévie de sa trajectoire et c’est son poignet qui frappe son œil.
Raté. Toujours raté.
Il s’est fait mal, quelque chose voudrait sortir de sa gorge, un râle couvert par le vrombissement des insectes dans la poussière de l’été.
La mouche s’obstine, se promène sur ses lèvres, sur ses dents.
Lucas n’entend plus Aurore, il ne voit plus ses tennis blanches au-dessus de sa tête.
Les fourmis ont réussi à déplacer le morceau de pomme. Le soleil fait briller une pièce de monnaie égarée dans l’herbe. Il se passe toujours quelque chose au jardin, mais cela n’intéresse plus Lucas, car Aurore a disparu.
Il la cherche des yeux, ne peut voir, outre les branches les plus basses de l’arbre, que la pelouse et la maison, car on l’a couché sur le côté droit. Tout à l’heure, c’était le gauche, on le retourne de temps en temps.
Il se résigne à attendre qu’on vienne le déplacer.
Attendre. Toujours attendre.
C’est un pavillon cossu aux portes de Paris. Lucas y vient deux ou trois fois par an, en visite avec ses grands-parents maternels. À travers les baies vitrées de la terrasse, Lucas distingue le corps de sa mère. Marie, allongée elle aussi sur le côté droit, lui tourne le dos.
Sa jambe et son bras gauches s’élèvent en cadence, dans l’effort quotidien de rendre son corps toujours plus mince, plus souple, plus ferme, impeccable dans ses mini-robes comme dans ses pantalons pattes d’eph. Marie a adopté avec enthousiasme la mode de ces années soixante-dix, extravagante et colorée, comme
un étendard pour dire que tout va bien, un paravent pour se protéger des bonnes âmes dont elle refuse la pitié. Son malheur, elle le garde pour elle, n’en dit jamais rien. La plupart des gens ne savent pas comment se comporter devant une tragédie qui les renvoie à leurs propres peurs. Elle ne se plaint pas. Décourage les personnes bien intentionnées qui aimeraient la voir endosser de manière plus évidente son rôle de mère à plaindre.
Elle se tait pour ne pas devenir l’incarnation du drame qui ruine sa jeunesse. Elle se tait pour qu’on ne vienne pas opposer la raison à ses rêves. Elle a trente-trois ans et une vie à vivre. Avec l’enfant cloué au sol.
Ou malgré lui.
Lucas suit des yeux le pied de sa mère. Toujours plus haut. »

Extraits
« Aurore n’a pas les mêmes souvenirs que son petit frère, elle l’envie parfois pour cela. Valentin est né après le départ de Lucas, ils n’ont jamais vécu ensemble comme des frères, ils n’ont pas été élevés par les mêmes personnes, leurs histoires ne se mêlent qu’incidemment. Ils ont la même sœur, mais savent à peine qu’ils sont frères.
Aurore est née pour composer une fratrie avec Lucas, pour grandir avec lui, partager la même chambre, les mêmes jeux. Les mêmes parents. » p. 39

« Ce n’est pas vraiment une chaise roulante, Lucas n’y tiendrait pas assis, Plutôt une grande poussette, semblable à celles des petits enfants, avec assise inclinable jusqu’à l’horizontale pour Lucas, dont le regard passe avec ravissement de sa sœur au ciel, du ciel à sa sœur.
Attention, on décolle ! hurle Aurore.
Marie lui crie de faire attention, mais le vent emporte ses paroles. Aurore court de plus en plus vite, le plus loin possible. Les joues de Lucas sont rose vif, son visage s’anime, il lui faut de la joie, il lui faut de la vie, il lui faut du danger pour guérir.
Suzanne rapporte du camion à frites des barquettes arrosées de vinaigre et propose de s’installer sur la plage. On allonge Lucas sur un plaid, Aurore sautille dans l’eau glacée, Louis et Valentin font des ricochets.
Paul et Marie marchent sur la grève, main dans la main, Un moment d’insouciance et d’oubli, à leur rythme.
Ce dimanche, à Carteret, ils sont heureux comme une famille presque ordinaire. Quand Lucas sera guéri, il n’y aura plus de «presque», il n’y aura plus de séparation du dimanche soir ni de classe manquée le samedi matin. » p. 43

« Lucas a eu quinze ans et rien n’a changé. Il vit toujours chez Suzanne et Louis, les allers-retours du week-end se poursuivent. Aurore à de plus en plus le mal des transports, mal à sa vie aussi, et de moins en moins envie de passer du temps loin de son piano et de ses amis. Elle n’en peut plus de cette vie coupée en deux qui la prive des sorties et des fêtes avec les copines, l’exclut des complicités nées des expériences partagées, des sorties du samedi racontées le lundi matin à ceux qui n’en étaient pas, comme on jette un os aux exclus du festin. Elle est lasse d’être baladée entre deux mondes. Elle voudrait être enfin comme les autres. Égoïstement. Chez elle, l’atmosphère est lourde. Les parents se disputent souvent, la plupart du temps à table. Les cris lui coupent l’appétit. La fourchette en suspens au-dessus de l’assiette, elle s’absente de sa propre vie. » p. 49

« Aurore s’est dégagée de l’étreinte de ses parents, titubante, assommée. En explosant, la bombe a creusé dans sa poitrine un trou béant qui ne se refermera pas. Une amputation sans une seule goutte de sang. » p. 58

« Son père si jeune aux cheveux blancs, sa mère aux yeux de porcelaine brisée, il n’existe pas de mot pour dire la tragédie qui les frappe. Pas de mot non plus pour dire ce qu’il en est de leurs enfants survivants, pas de mot pour dire le chagrin sans nom d’Aurore, car il n’est ni veuf, ni orphelin, celui que la vie ampute d’un frère ou d’une sœur. Aurore, qui cherche, s’égare, pense que ce n’est pas juste de ne pas nommer l’innommable, de ne pas au moins essayer. Mais il n’y a pas, il n’y aura jamais de mot pour dire le mal de frère. » p. 76

À propos de l’autrice
BUTAUX_Ariel_©Lyodoh_KanekoArièle Butaux © Photo Lyodoh Kaneko

Née en 1964, Arièle Butaux, écrivaine et musicienne, vit à Venise, après des années parisiennes pendant lesquelles elle a produit de nombreuses émissions sur France Musique, parmi lesquelles «Un mardi idéal». (Source: Sabine Wespieser Éditeur)

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La descente à la plage

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En deux mots
Ce matin-là, en se réveillant Dario ne trouve pas d’eau pour étancher sa soif. Avec un jeune garçon à ses basques, il va parcourir l’île de Panarea, où il séjourne régulièrement, pour trouver une bouteille d’eau. Une quête qui va devenir de plus en plus étrange.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’homme qui voulait étancher sa soif

Pour son premier roman, Alexis de Mouillac a choisi de mettre en scène un misanthrope venu se réfugier à Panarea. La soif va l’obliger à quitter sa chambre et à parcourir l’île jusqu’à cette plage qu’il abhorre. Un périple qui va peu à peu se teinter de fantastique.

Ce matin, quand Dario se réveille dans sa chambre d’hôtel, il a les idées un peu floues, mais surtout la langue pâteuse, sans doute à cause des excès de la veille dont il ne se souvient pas. Tout juste constate-t-il que son lit est entouré de bouteilles vides. Et comme il a demandé à ce qu’on ne le dérange pas, il va bien être obligé de se lever, de sortir chercher l’eau dont il a besoin.
Sur l’île de Panarea, où il trouve refuge depuis une quinzaine d’années, il sait qu’il n’aura pas à aller très loin puisque La superette Da Filippo est à côté. Il n’aura qu’à prendre son pack et pourra retourner se coucher. Sauf que le magasin est fermé et que son gérant a disparu.
Virgilio, le gamin d’une dizaine d’années, croisé en sortant de l’hôtel et qui lui a emboîté le pas, va alors lui suggérer d’aller au bar du Cincotta, l’un des hôtels de l’île.
Comme le Da Pina, l’autre supermarché, est aussi fermé, il s’exécute. En entrant dans le vieil hôtel, il se rappelle le von temps passé avec Cinzia qui faisait bien davantage que les chambres de ses clients. Mais la jeune femme ne pourra pas le contenter cette fois, même pas pour un simple verre d’eau. L’eau qui semble avoir disparu de cette île qu’il lui faut encore arpenter jusqu’à la plage, cette «cuvette des chiottes de l’île. Des îles en général. Du monde entier. La source la plus attractive d’eau non potable, le carrefour de toutes les angoisses.»
Entre temps, il aura croisé Cosimo et Guido, Pina et Lucrezia, se sera remémoré quelques souvenirs et aura chercher à comprendre qui est ce garçon qui l’accompagne durant cette «journée de merde»: «T’u apparais de nulle part, tu sais les choses avant qu’elles n’arrivent, en plus tu ne parles même pas comme un vrai enfant. Et puis ton obsession de la plage, là, d’où ça sort? Je suis fatigué de ne pas comprendre. Donc je n’irai pas plus loin si je n’ai pas de réponses.»
Si la réponse est laconique – «rien, c’est juste pas ton jour» – elle va offrir à Dario l’occasion de se conforter dans sa misanthropie, son malaise gagnant en intensité. Car les autochtones qu’ils croisent dressent un tableau fantasmagorique dans lequel leurs habitudes et leurs traits viennent faire grandir les angoisses de Dario.
Alexis de Mouillac est franco-italien. En le lisant, on s’imagine qu’il a dû lire Buzzati et surtout Italo Calvino pour mener son lecteur sotto voce vers le fantastique. Cette descente à la plage, c’est le chemin vers l’enfer, celui de Dante avec ses différents cercles, mais avant tout celui qu’il a vécu là, le traumatisant sans doute à jamais. Voilà comment ce court roman, parti sur le ton de la comédie, va prendre des allures de drame existentiel. Alors la raison vacille…

La descente à la plage
Alexis de Mouillac
Éditions Buchet-Chastel
Roman
160 p., 17 €
EAN 9782283038871
Paru le 11/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement sur l’île de Panarea.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une journée d’été sur l’île de Panarea. Dario, misanthrope notoire, vient tous les ans s’isoler dans le calme familier d’un hôtel. Ce matin-là, obligé de sortir de sa chambre, tout va prendre une étrange tournure.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Fflo la Dilettante
Blog Joëlle Books
Blog Kitty la mouette
Blog Domi C Lire

Les premières pages du livre
« J’ai soif. D’eau. En tendant le bras pour atteindre une bouteille, mes doigts n’en frôlent que des couchées. Je les secoue pour deviner leur contenu, sachant très bien que mon lit est à l’orée d’une forêt de San Pellegrino vides. Bouteilles dans lesquelles je trébuche en voulant me lever vers le minibar. Les gling qui s’ensuivent achèvent ce qu’il me restait de sommeil avant d’ouvrir mes yeux plus qu’à moitié. Je fais face à mon auditoire de verre aux fonds tièdes. Il est souvent très varié, parfois encore pétillant, parfois aplati par le temps, parfois plein d’une urine oisive.
Il doit faire un soleil radieux dehors, si l’on en croit les entrebâillures des volets mal fermés zébrant de lumière les mosaïques de la chambre. Ça fait combien de temps déjà ?
Ah oui, longtemps. Mais pas suffisamment. Jamais suffisamment. J’avais un accord avec les femmes de chambre de ne jamais venir me déranger. De toute façon Lina est au courant. Elle tient l’hôtel depuis plus de trente ans, elle a dû en voir des tarés, un de plus un de moins, quelle différence ? « Non mi di’, non domandero 1 », m’avait-elle dit en me filant la clef, la moue complice mais l’œil inquiet.
C’est la chambre la plus éloignée de tout l’hôtel, presque au sommet de l’île. En temps normal elle la loue à sa famille ou ses amis. Faisant partie de la deuxième catégorie, j’en héritais pour nourrir le loup solitaire en paix. Il n’y a que des riverains autour de moi, eux savent respecter la vie privée. Contrairement aux touristes zélés, qui adorent tremper leur truffe dans le potage des autres pour se donner un genre culturellement curieux. Et moi le genre qui prétend vouloir savoir ce que je fous là pour me parler de la raison de son voyage à lui, ça me gonfle.

Je ne suis moi-même pas un local, encore moins un insulaire, alors mon point de vue sur les touristes peut paraître hypocrite. Mais j’ai au moins la décence de ne pas faire semblant. Je les connais bien ici. Depuis quinze ans ils me supportent tous les étés, avec mes sales manies. Et c’est exactement pour ça que je reviens tous les ans.
Il y a un truc sur cette île. Je ne saurais pas expliquer exactement ce que c’est. Peut-être que ce sont les gens. Un shaker où l’on mélange les locaux poisseux et les fêtards chics, et le goût reste le même. Peut-être que c’est la cuisine, ou la flore encore sauvage. Quelque chose de très simple que beaucoup aiment compliquer, comme le fameux Là où va la jet-set pour fuir la jet-set, qui pourrait laisser penser que ce n’est qu’un énième ersatz méconnu de Saint-Tropez ou de Porto Ercole.
C’est un exercice difficile. C’est un peu une question bête, comme choisir son plat ou son film préféré, mais si on ferme les yeux et qu’on accepte les allégories idiotes, Panarea est une figue de Barbarie en pantalon de lin blanc, qui sent l’espadon grillé et qui marche pieds nus.
Et chaque année, je viens mouiller mes os avec elle.
Mais cette fois c’est différent.
Merde, aucune bouteille pleine et le minibar est vide. Pas même une mignonnette qui traîne pour me donner un genre de poète maudit à huit heures du matin.
Bon, direction la salle de bain, ça m’apprendra à finir mes réserves trop vite. J’enfonce ma tête ensommeillée dans le lavabo en cuivre pour anticiper le flot d’eau moyennement potable du mitigeur que je viens de tourner. Rien. Pas même cette unique goutte comique suspendue au bord du robinet en guise de provocation cartoonesque.
Là, on a un problème. Téléphone. Je vais appeler Lina. Elle m’enverra quelqu’un pour déposer des bouteilles devant ma porte. Mais pas de réponse. J’appelle le standard, même punition. Quelle ironie, j’allais dire que je n’ai que mes yeux pour pleurer. Si seulement, au moins je boirais mes larmes pour étancher ma soif.
Que faire. Attendre la femme de chambre ? Elle ne passera jamais, sur mes consignes. Merde. Je vais être obligé de… sortir. Merde. Cazzo. Merde.
1. « Ne me dis pas, je ne demanderai pas. »

Soif
Le premier truc sympa ici, c’est le sol. Quand je disais que les gens marchent pieds nus, c’est surtout parce que les mosaïques gardent bien la chaleur, sans pour autant cramer nos plantes. Ça fait partie de l’expérience. Et puis je déteste les tongs. C’est donc la première fois depuis… Depuis combien de temps déjà ? C’est la première fois depuis des lustres que mes pieds foulent ces dessins siciliens tièdes.
Je bouge bien mes orteils dessus, ce pas est important. Il marque ma première coupure avec le monde de ma chambre. Celui que je m’étais construit maladroitement, comme une cabane d’enfants faite avec des draps.
Et je viens de l’ouvrir, on m’y a obligé.
Rien n’a vraiment bougé dehors. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, peut-être que le monde ait changé en mon absence ? Une étendue de cactus desséchés, de la fumée s’élevant des villas blanches, des navires échoués sur Dattilo, le gros rocher en dent de requin au large ? L’apocalypse.
Un pas après l’autre, je rentre dans mon monde d’après. Et il commence par un « hey ! ».
Je tourne légèrement la tête et il est là. Un jeune garçon d’une dizaine d’années, en train de dodeliner sur un rebord de rue. Il mouline avec ses pieds et me regarde fixement.
Exactement ce que je cherchais à éviter, des contacts. Et pour couronner le tout, il fallait que ce soit un gosse. Il a un truc spécial, cela dit. C’est sur son visage. Il a les yeux plissés à cause du soleil, des petites lunettes rondes, un marcel blanc taché et des traces de chocolat au bord des lèvres. L’archétype du sale mioche. C’est certain, il va me poser des questions, ou pire, me suivre. Il va me coller aux basques, c’est écrit sur sa gueule.
Je fais mine de l’ignorer et entame mon périple vers les commerces plus bas. On va commencer par Da Filippo, la supérette. Il aura sûrement ce qu’il me faut, c’est à deux pas. Voilà, je lui prendrai un pack de bouteilles, je rentrerai et basta. Mission rapide, ce n’est qu’un mauvais moment à passer.
« C’est fermé », dit le garçon.
Je m’arrête. Je vais devoir lui demander, n’est-ce pas ? Je vais devoir accepter sa présence et lui accorder une existence à côté de moi ? C’est pas vrai…
Je l’ignore de nouveau. J’ai dû mal entendre, impossible.
Je me retourne vaguement en m’éloignant, il ne me suit pas, tout va bien. Ça doit être la déshydratation, ça me rend parano. Je garde mon cap.
Je me fais à peine la réflexion que les rues sont vides. Pas trop de touristes lève-tôt cette année on dirait. Ça attriste l’amoureux du coin que je suis, mais ça arrange beaucoup le sociopathe. On n’entend même pas le moteur électrique des voiturettes de golf d’Angela, seul moyen de locomotion de l’île. Là, mon premier et dernier arrêt se trouve juste à l’angle. Sauf qu’il est fermé. Je reste comme un imbécile devant l’entrée barrée, à chercher Filippo ou l’un de ses sbires du regard. Personne. Pas une âme. Sur la porte, un message manuscrit avec une rature au stylo : « Torno fra un’orà ». Il me pose dramatiquement problème pour deux raisons, ce message.
La première c’est la formulation, qui n’indique en rien une heure de retour. Je reviens dans une heure, mais est-il parti il y a cinq minutes ou cinquante-cinq ? Vais-je attendre ici à l’aveugle le retour incertain de cette andouille ?
La deuxième c’est qu’il commence à faire chaud pour une matinée. Et les maisons sont basses, donc trouver de l’ombre va devenir compliqué.
Ma bouche se fait pâteuse comme celle d’un labrador. N’ayant en revanche pas la patience légendaire de l’animal, je dois partir trouver de l’eau au plus vite.
Mais j’entends une voix familière derrière moi.
« Je te l’avais dit que c’était fermé. »
Le petit garçon de tout à l’heure est de nouveau ici, dans la même position, comme téléporté.
Je me retourne et décide de lui parler.
« Comment tu as deviné que j’allais ici ?
– L’intuition j’imagine.
– Tu me suis ?
– Non, je me balade.
– Tu te balades drôlement près de moi. Tu ne veux pas aller voir ailleurs ? »
Au même moment, je remarque qu’il tient une petite bouteille d’eau à la main.
« Dis-moi gamin, je te donne cinq euros pour cette bouteille et cinq pour que tu disparaisses de ma vue, ça te va ?
– Je viens de la finir, désolé.
– Tu sais où je peux en trouver ?
– Au bar du Cincotta je crois. Ils sont ouverts tôt le matin pour le petit déjeuner.

Extraits
« — Je déteste la plage, blondin
— Pourquoi?
La plage, la cuvette des chiottes de l’île. Des îles en général. Du monde entier. La source la plus attractive d’eau non potable, le carrefour de toutes les angoisses. Qu’il soit blanc Comme à Porquerolles, ou noir comme à Stromboli, vous qui enfoncez vos pieds dans ce sable, abandonnez tout espoir. Personnellement, je n’ai pas eu ce besoin. Dans cette litière bouillante, de l’espoir, je n’en ai jamais eu. » p. 48

« Rien ne se passe normalement. Tout est trop gros, trop évident, le hasard fait trop bien les choses. Je passe une journée de merde. T’u apparais de nulle part, tu sais les choses avant qu’elles n’arrivent, en plus tu ne parles même pas comme un vrai enfant. Et puis ton obsession de la plage, là, d’où ça sort? Je suis fatigué de ne pas comprendre. Donc je n’irai pas plus loin si je n’ai pas de réponses.
– C’est quoi ta question ?
– Qu’est-ce qui se passe sur cette foutue île ?
– Rien, c’est juste pas ton jour. » p. 79

À propos de l’auteur
MOULLIAC_Alexis_deAlexis de Moulliac © Photo DR

Alexis de Moulliac est un auteur franco-italien né à Paris. Il travaille dans les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle. C’est néanmoins son goût pour la littérature qui l’anime. La Descente à la plage est son premier roman. (Source: Éditions Buchet-Chastel)

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CAUGANT_insula  RL_2024

En deux mots
Line, hôtesse de l’air, est à Tokyo quand survient un séisme dévastateur dans lequel elle est ensevelie. Retrouvée vivante huit jours plus tard, elle rentre à Paris où elle l’attend Thomas, son compagnon. Qui ne la reconnaît plus. Elle décide alors de partir seule sur une île pour combattre ses fantômes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le séisme qui change toute la vie

En racontant comment Line, victime d’un tremblement de terre au Japon, tente de redonner un sens à sa vie, Caroline Caugant explore la psyché humaine après un traumatisme majeur. Un roman aussi éclairant que bouleversant.

Comment se remettre d’un tel traumatisme? Line, hôtesse de l’air, se promène dans un quartier populaire de Tokyo au moment où se déclenche le Big One, ce tremblement de terre tant redouté. Le séisme ravageur l’engloutit littéralement et durant des jours, on n’a aucune nouvelle d’elle. Mais le miracle va avoir lieu. Elle est déterrée vivante au milieu du chaos, ayant pu boire l’eau qui ruisselait autour d’elle.
Après deux soins, elle peut regagner Paris et retrouver Thomas, l’homme croisé lors d’un vol pour Montréal et qui partageait sa vie depuis six mois. Mais la Line qui lui revient n’est plus la même: «Le corps de Line avait gardé, intact, caché quelque part dans une zone inaccessible ce que le choc avait effacé de sa mémoire. Puis un jour, les souvenirs de Tokyo sont remontés avec une telle clarté, une telle intensité, qu’ils l’ont submergée. Alors elle a fui. Elle est partie là où l’appelait sa mémoire.»
Thomas va alors tout faire pour l’aider, mais sans y parvenir. La vie en société, les déplacements, les incertitudes du quotidien sont autant de piqûres de rappel d’un traumatisme persistant. Alors prendre un métro qui s’enfonce sous terre ou voir la nuit tomber hors de chez soi deviennent des épreuves. Si Thomas se dit que reprendre son travail au sol peut servir à retrouver de la stabilité, Line ne va pas pouvoir assumer. Elle n’a alors qu’une envie, fuir.
C’est ce qu’elle va finir par faire, direction une île sur l’Atlantique où elle va pouvoir se confronter à ses fantômes. Un père absent, un premier copain victime d’un accident de la route, le rêve d’une carrière de danseuse qui se brise, mais surtout Saki, son double, celle qui a partagé sa «longue nuit sous terre», celle qui a survécu à ses côtés. «Line le savait maintenant, elle était revenue de Tokyo uniquement parce qu’elles étaient deux. Deux âmes affrontant la folie qui guettait, refusant de s’incliner, se tenant la main, et dialoguant pour ne pas sombrer. Ensemble elles pourraient se souvenir. Et guérir.»
Aux côtés de Rose, une insulaire qui va lui proposer de faire quelques heures de ménage dans sa maison, elle va avancer vers la lumière.
En retraçant ce difficile parcours, Caroline Caugant n’élude rien de ce combat à l’issue incertaine, mais à l’image des courts poèmes, comme des haïkus, qui viennent clore certains chapitres, elle montre la force des mots, l’importance du lien, la nécessité de pouvoir s’appuyer sur des histoires pour se construire et se reconstruire.
Comme dans son précédent roman, Les heures solaires, la romancière s’appuie sur un voyage pour permettre à son intrigue de se dénouer et à son personnage principal de se transformer. Billie gagnait le Sud de la France, Line la côte Atlantique. Mais à chaque fois, cette quête se fait dans la douleur. À la hauteur du traumatisme subi.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Insula
Caroline Caugant
Éditions du Seuil
Roman
288 p., 20 €
EAN 9782021545791
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris puis à Tokyo et enfin sur une île au large de la Côte Atlantique.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Printemps 2024. Line, hôtesse de l’air, se trouve à Tokyo au moment où le Japon célèbre les cerisiers en fleurs. Cette nuit-là survient le Big One, séisme majeur que tous redoutaient. La terre avale la jeune femme. Puis la recrache des jours plus tard.
Miraculée, elle rentre à Paris, vacillante. De ce qu’elle a vécu, elle ne garde aucun souvenir. Commence alors le délicat travail de la reconstruction et de la mémoire. Comment revenir d’un tel voyage ?
Flashs et réminiscences la mèneront vers une île de l’Atlantique, soumise aux assauts du vent et de l’océan, à la recherche de ce qui la hante.
Récit du séisme et de ses ondes de choc, Insula révèle les failles des êtres et leur dualité, tout en dépeignant une existence animée par le désir violent de renaître.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Sarah Clément)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
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Blog Domi C Lire
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)


Bande-annonce du roman Insula de Caroline Caugant © Production Éditions du Seuil

Les premières pages du livre
« Automne 2024
Des îles apparaissent après les séismes. L’océan Pacifique, la mer Rouge ou la mer d’Arabie ont un jour vu naître ces jeunes terres. En 2013, l’une d’elles a émergé au large de la côte de Gwadar, au sud-ouest du Pakistan. Les Pakistanais l’ont surnommée la montagne du séisme. La poussière du tremblement de terre se dissipant, la silhouette haute, impressionnante, est apparue au-dessus de la mer d’Arabie. Un lieu nouveau, vierge, était né.
L’île était un amas de sédiments et de roche, poussé vers la surface par la puissance sismique. Dans les mois, les années qui suivirent, ce volcan de boue, précaire, se désagrégea. À l’échelle de l’humanité, l’île disparut aussi soudainement qu’elle était née. Ce miracle contenait son propre effacement.

Lorsqu’elle pense à l’île de Gwadar, Line imagine une courbe lente, sinusoïdale se dessinant sur le ciel blanc, une terre neuve promettant moissons et floraisons avant de s’effondrer sur elle-même. Elle aime se raconter cette histoire, penser qu’une vie aurait pu y naître.

1855, Edo. 1923, Tokyo. 1995, Kobe. 2011, Fukushima.
Il y a les mots des survivants, qui racontent la même histoire : le grondement extraordinaire de la terre, la manière dont celle-ci hurle avant d’avaler les hommes. Certains parlent d’un cri de colère, d’une rage immense laminant les sols, d’autres évoquent une souffrance, déchirante, celle d’un monstre à l’agonie.
Et il y a les images, gravées dans les mémoires : la foule brûlée vive dans les grands incendies de Tokyo, les corps soulevés par les tornades de feu sur le site du Hifukushô, les chevelures des femmes s’enflammant comme des torches, les geishas et les courtisanes flottant dans leurs vêtements pourpres à la surface de l’étang du parc de Yoshiwara. La terre se soulevant sur la côte Pacifique du Tōhoku, déclenchant une vague gigantesque au large de l’île de Honshū et provoquant l’accident nucléaire de Fukushima. On raconte que l’énergie libérée par le séisme fut telle que l’axe de rotation de la Terre se déplaça de plusieurs centimètres. Les côtes, les collines, les reliefs se transformèrent, forçant les hommes à revoir les cartes de la région.

Et il existe tant d’autres séismes – tant d’autres pertes – dont on ne parlera jamais car ils n’ont pas eu la force des géants.

Bien sûr, dans tous ces détails sordides, dans tous ces témoignages, Line n’a trouvé aucune réponse. Aucune de ces histoires ne ressemble à la sienne. Aucune n’a le pouvoir de la consoler. Toutes finissent par se confondre dans son esprit.
La Line d’aujourd’hui – celle qu’on déterre et qu’on ramène à la vie – est née d’un séisme. Elle incarne un miracle. Comme ces légendes, au cœur des catastrophes, qui échappent au désastre – fantômes sortant des décombres, bébés aux sourires immaculés extraits de l’enfer, arbres centenaires et vieux temples épargnés par les secousses meurtrières. Ces histoires, on les murmure comme des contestations ; elles désobéissent aux lois d’un monde dévasté.
Au cœur du chaos, elles ouvrent des chemins de lumière.

Ce qui est arrivé à Line aurait pu faire partie de ces récits extraordinaires chuchotés près des tombes : car, contre toute attente, elle en a réchappé. La miraculée de Tokyo, transfigurée, retrouvant la lumière, c’est ainsi qu’elle aurait pu être représentée dans une version idéale des choses. Mais cette image aurait été si éloignée de la réalité de son retour ; un poème mensonger, irrecevable. Aussi fragile et trompeur que l’île de Gwadar.

Tous ont cru à ce mirage. Mais les répliques furent brutales, incessantes. Depuis des mois, le séisme a continué d’opérer à distance. Et le corps est comme la terre. Soumis à une pression persistante, insistante, il finit par lâcher. Lorsque le seuil de rupture est atteint, c’est une déchirure, foudroyante, libérant une énergie fantôme accumulée depuis un temps infini. Le corps n’oublie pas.
Le corps de Line avait gardé, intact, caché quelque part dans une zone inaccessible ce que le choc avait effacé de sa mémoire. Puis un jour, les souvenirs de Tokyo sont remontés avec une telle clarté, une telle intensité, qu’ils l’ont submergée. Alors elle a fui.
Elle est partie là où l’appelait sa mémoire.

PREMIÈRE PARTIE
LA MIRACULÉE
1. Printemps 2024
« Allô ? Thomas ? Je pars… Je suis déclenchée. »
Derrière la voix de Line résonnent les bruits familiers de l’aéroport. À l’autre bout du fil, Thomas l’imagine arpenter l’une des allées qui précèdent les sas de sécurité – veste bleu marine, talons carrés, collants de contention sous sa jupe droite, chignon serré, peau fardée et lèvres rouges, et, autour de son cou, le foulard bleu et blanc, aux couleurs de la Compagnie.
« Tu pars où ? »
Il attrape nerveusement sa tasse, renverse du café sur l’une de ses copies.
« Tokyo. Je rentrerai vendredi matin. »
Il y a de la lassitude dans sa voix. Une très légère inflexion qu’une oreille distraite n’aurait pas perçue. Mais lui l’a entendue. Il en connaît toutes les intonations. Chaque variation. Il sait déchiffrer ses temps de pause, ses respirations lentes ou altérées, plus sûrement que les expressions de son visage – son regard triche parfois, maquille ses intentions. S’il la connaît si bien, c’est peut-être parce que la voix de Line est la toute première chose qu’il a saisie d’elle, un matin, dans un Boeing 777 en partance pour Montréal, cinq ans auparavant.

Le visage blême, tendu sur son siège, Thomas luttait contre l’envie d’enjamber son voisin et d’aller trouver les membres de l’équipage pour leur expliquer qu’un événement de dernière minute l’empêchait de prendre cet avion. Il avait avalé un anxiolytique trente minutes avant l’embarquement, avait baissé le volet du hublot et attendait le décollage imminent. En général, il évitait les voyages lointains, mais cette fois il n’avait pu s’y soustraire.
Une voix féminine avait résonné dans l’habitacle, listant les consignes de sécurité pendant qu’un steward les mimait dans l’allée étroite. Lorsque celui-ci avait enfilé le gilet de sauvetage, Thomas avait fermé les yeux et s’était concentré sur la voix. Grave, enveloppante, elle tressautait légèrement à la fin des mots, au niveau de la dernière syllabe. Elle semblait danser.
Lorsqu’il lui avait avoué plus tard qu’il était d’abord tombé amoureux de sa voix, Line lui avait répondu que l’amour tenait finalement à si peu : ce jour-là, la vidéo des consignes de sécurité était en panne et l’équipage avait dû opter pour la vieille méthode du Public Address.

Il l’avait rencontrée au milieu du vol, alors que la plupart des passagers étaient endormis. Recroquevillé depuis des heures sur son siège, il avait fini par se lever, avait déplié son grand corps et fait quelques pas dans l’allée pour se dégourdir les jambes. Il était remonté jusqu’au galley et avait demandé un verre de whisky à l’hôtesse.
« Vous devriez prendre de l’eau », lui avait-elle suggéré.
Il avait reconnu sa voix, l’accent tonique sur la dernière syllabe.
Line était presque aussi grande que lui, ses cheveux bruns, tirant vers le roux, solidement noués, sa peau parsemée de taches de son. Celles-ci transparaissaient comme de petits îlots bruns sous la couche de fond de teint. Au milieu de son visage pâle, ses yeux gris tirant vers le vert avaient la couleur des lacs en hiver. Dans son regard, on pouvait lire un mélange d’entêtement et de force tranquille. Elle avait levé le menton en lui tendant un verre d’eau.
Des années plus tard, Thomas repenserait à ce tout premier regard de Line, qui racontait déjà ce qu’elle était – une âme sereine, solide. Et il s’interrogerait : où se logent nos fêlures ? Sous quels remparts intimes se cachent-elles, trompant notre vigilance ? Où se trouvait la faille dans le corps de Line ?

Six mois après leur rencontre, ils s’étaient installés dans l’appartement de la rue Taine, et depuis, Thomas vivait au rythme de ses vols long-courriers. Elle partait quatre fois par mois et couvrait toutes les destinations internationales, au-delà de l’Europe. Parfois elle lui racontait : Le Cap, à la pointe de l’Afrique du Sud, où se rejoignent les océans Indien et Atlantique, New York et son énergie électrique, la douceur de vivre des Antilles, Rio et la vue sur le Pão de Açúcar…
Avant chacun de ses départs, il la regardait se connecter sur l’intranet de la Compagnie pour connaître les détails de son vol : spécificités de l’avion, liste de l’équipage et heure du briefing. Il écoutait ses récits, comprenant peu à peu ce que son rôle impliquait – la vigilance, le sang-froid, la patience face aux exigences des passagers, la capacité à sourire en toutes circonstances, l’aptitude à réagir vite et bien s’il le fallait. Il avait été étonné d’apprendre qu’ils étaient des milliers d’hôtesses et de stewards à faire partie de la Compagnie et qu’il était extrêmement rare que Line vole deux fois avec la même personne. Chaque départ signifiait de nouveaux visages. Au fil de ces rencontres fugitives, ils finissaient par former une grande famille. C’est ainsi que Line parlait des membres d’équipage avec lesquels elle partageait des nuits et des jours entiers dans les espaces confinés des avions, puis dans des escales lointaines. La plupart de ses émerveillements et insomnies, elle les partageait avec d’autres.
« Lorsque je vole, je remonte le temps », lui avait-elle dit un matin, aux aurores, en ramassant ses cheveux et en piquant dedans des épingles qu’elle perdait ensuite aux quatre coins de l’appartement. Tout en épuisant son corps, les décalages horaires l’exaltaient encore. Elle aimait ce jeu perpétuel avec le temps. Line portait toujours deux montres à son poignet, celle marquant l’heure française et l’autre, qu’elle réglait sur chacune de ses escales.
Il s’était habitué à ses départs, avait appris à étouffer sa jalousie ; mais ce qui n’avait jamais changé, c’était la peur.
Thomas était incapable de monter dans l’un de ces grands oiseaux métalliques. Il aurait pu accompagner quelquefois Line en vol, profiter de son statut de conjoint pour sillonner le monde avec elle, mais il ne l’avait jamais fait.

Plusieurs fois par semaine, Thomas enseignait le français dans un collège privé du XIIe arrondissement. Le reste du temps, il s’asseyait à son bureau, face au mur de l’immeuble voisin, et il préparait ses cours, corrigeait les copies de ses élèves, bercé par les bruits de la cour où tout résonnait – musiques et conversations, poubelles jetées dans les bacs, cycles des lave-linge et roucoulements des pigeons. Thomas râlait, disait que ça le déconcentrait, mais ces vies qui se déroulaient tout près l’extrayaient de sa solitude.
Huit mètres à peine séparaient leur appartement du mur d’en face. Un mur nu, sans fenêtres. Thomas y distinguait la peinture sale, les traces de pluie et la longue fissure qui le traversait.
C’était là, devant cette fenêtre aveugle, dans le renfoncement prolongeant le salon, qu’il avait installé son coin pour travailler. Une planche et deux tréteaux.
« Tu es sûr ? avait demandé Line lorsqu’il avait aménagé son bureau. Tu ne veux pas plutôt t’installer de l’autre côté ? »
Elle parlait de l’autre fenêtre du salon, celle donnant sur l’angle de l’immeuble, qui plongeait sur la rue avec la possibilité de voir un morceau de ciel. Elle imaginait pour Thomas un horizon dégagé.

En dehors de ses plannings de vol, Line était de réserve six fois par an : pendant quatre jours, elle devait se tenir prête à remplacer tout membre d’équipage défaillant. Elle se rendait le matin à Roissy sans savoir si elle volerait dans les prochaines heures, ni le cas échéant vers quelle destination. Sa valise cabine contenait de quoi s’adapter à toutes les conditions climatiques. Line avait un sens de l’organisation redoutable et, pourtant, elle semait un désordre extraordinaire dans l’appartement de la rue Taine, laissant traîner ses affaires et les vieux objets douteux qu’elle ramenait de ses brocantes.

Un matin, Line fut donc déclenchée sur Tokyo : elle avait quitté l’appartement à l’aube pour assurer son astreinte. Thomas ne s’était pas rendormi, il s’était préparé un café, avait fini de corriger des copies et lu quelques pages d’un magazine qui traînait dans le salon. Après l’appel de Line, passé depuis l’aéroport, il partit pour le collège.
Le lendemain, il passa une partie de sa matinée à préparer ses cours, déjeuna, puis il sortit faire un tour. À Paris, le soleil inondait les rues et les terrasses pleines. À l’heure qu’il était, la nuit recouvrait maintenant Tokyo. Il s’installa à l’intérieur d’un café non loin de la bibliothèque François-Mitterrand et commanda un allongé.
Il étudia le manège du serveur qui circulait entre les tables, regardant distraitement la télévision accrochée au fond de la salle. Les mots du présentateur étaient couverts par le brouhaha ambiant. Cela valait mieux. Thomas fuyait les actualités débilitantes. Pourtant, quelques instants plus tard – il ne le savait pas encore –, il ramperait devant cet écran et rien n’existerait plus que les mots du journaliste.
Très vite, un bandeau rouge apparut en bas du téléviseur, annonçant un flash spécial. Et en même temps surgirent sur l’écran des images de fin du monde : dans la nuit une ville en ruine, des torches que l’on agitait et, dans les faisceaux de lumière, des silhouettes grises de poussière ayant l’air de revenants.
Hypnotisé par les images, Thomas lâcha sa tasse. Peut-être les clients du bar s’arrêtèrent-ils de parler, de boire. Il ne le sut pas. Il ne les voyait pas. Il se concentrait sur le béton fragmenté, les immeubles renversés et les éclats de verre scintillant comme des gouttes d’eau dans la nuit.
En bas de l’écran, les mots commencèrent à défiler, répétant en boucle une unique information, qui couvrirait toutes les clameurs, prendrait d’assaut les nuits et les jours qui suivraient, habiterait Thomas et les autres – les perdants, les endeuillés – pendant un temps infini.
En attendant, la nouvelle se répétait, peut-être pour aider les gens comme lui à la déchiffrer avant de tout à fait la comprendre. Cette nouvelle insensée qu’il lut, en même temps qu’il renversait sa chaise. Il courut vers l’écran, demanda qu’on monte le son, s’agrippa au serveur, lui enjoignant de monter le son encore, modifiant définitivement l’atmosphère du bar, et hurlant peut-être, oui, hurlant sans doute, lâchant son cri de géant.

Tremblement de terre…
sans précédent…
14 h 31 heure française.
22 h 31 au Japon.
Nombreuses victimes…
Disparus…
Des milliers…
Les habitants surpris dans leur sommeil…
Les gens crient Jishin !
Pas d’informations précises pour le moment…
Nouvelles secousses attendues…
Tokyo sous les décombres.
Tokyo défiguré.
Tokyo.
Tokyo.
*
Tokyo au printemps
La saison de l’hanami
La beauté éphémère des fleurs des cerisiers
Sous la voûte du ciel
La grande lanterne rouge
À l’entrée du temple Senso-ji

Puis les cris
Les pulsations de la terre
La pluie de verre et d’acier

Line
Elle a six ans et elle ressemble à un lutin.

Ses cheveux raides sont retenus par un élastique blanc d’où pend une minuscule étoile. Trop serré, il tire sur sa nuque. Elle porte une brassière argentée et un jupon en tulle rose qui s’ouvre comme un éventail au niveau de sa taille. Dessous, le collant blanc et les petits chaussons de danse assortis. Dans le vestiaire, la maîtresse lui a peint deux ronds rouges sur les joues et a déposé des paillettes sur ses paupières et au coin de ses yeux. Ensuite elle a commencé à recouvrir ses lèvres d’une pâte rose et elle a soufflé, a demandé à Line d’arrêter de bouger. Mais ce n’est pas si simple de rester comme ça, parfaitement immobile ; la fillette a envie d’aller aux toilettes, et elle n’ose pas demander.

Line est sur scène maintenant. Tout est noir derrière le rideau de lumière. Les spots l’éblouissent et l’empêchent de distinguer le public. Line sait que ses parents sont là, assis quelque part dans la salle, qu’ils la regardent ; ils sont venus pour ça, pour voir les progrès de leur enfant, comme tous les autres parents.
Elle a peur tout à coup, une peur terrible de ne pas y arriver, de gâcher le spectacle. Ce spectacle qu’ils ont répété des dizaines de fois avec la maîtresse. Bientôt les trois notes marquant le début de sa chorégraphie vont résonner sur scène et dans la salle. Se souviendra-t-elle des pas appris pendant les répétitions ? Sa tête tourne, son cœur bat trop fort et il y a l’envie pressante de faire pipi. Line la combattante se sent soudain ridicule, fragile et vacillante ainsi exposée sur cette scène noire, immense ; elle voudrait fuir, s’échapper loin de la salle, loin des regards invisibles qui pèsent sur elle.

Puis les trois notes résonnent.
Trois sons qui déclenchent trois petits pas. Timides.
Ses mains s’ouvrent, se collent l’une contre l’autre et forment le cœur d’une fleur.
Ses bras s’écartent, se tendent vers le ciel et laissent entrer l’air dans ses poumons.

La musique accélère maintenant, virevolte dans la salle.
Les jambes de Line se réveillent alors, s’élancent derrière la musique. Ses jambes courent et ce n’est pas Line qui les commande.
Elle laisse son corps faire ce qu’il veut. Ce corps tout à coup libre – libre comme un animal –, ce corps qui court après les notes.
Dans la lumière des spots, brillent et se mélangent les paillettes, le tissu argenté et le jupon de tulle.

Le petit lutin s’envole.

2.
La poussière. C’est à ça que Thomas pensait en regardant ce que le tremblement de terre avait fait de Tokyo. Outre les dégâts matériels, outre les victimes que l’on dégageait des décombres – manège qui durerait des semaines –, il y avait cette brume persistante qu’aucun vent ne pouvait dissiper. La poussière dansait dans les rues, courait le long des trottoirs entre les façades démantibulées. Elle s’accrochait aux cheveux, à la sueur de ceux qui se démenaient au-dessus des corps inertes, agaçait leur peau et asséchait leurs pupilles. Elle recouvrait tout d’un linceul de cendre.
Thomas avait fini par quitter le café de la bibliothèque François-Mitterrand. Il était rentré en courant jusqu’à l’appartement. En enfonçant sa clé dans la serrure, il avait imaginé un instant que Line se trouverait là. Qu’elle aurait quitté Tokyo plus tôt que prévu. Qu’elle serait rentrée.
Depuis il passait sans relâche d’un écran à l’autre – celui de la télévision, de la tablette, de son téléphone, muet. Il avait composé inlassablement le numéro de Line, écoutant sa voix répéter le même message – Je ne manquerai pas de vous rappeler !
Il aurait dû tout éteindre ; les mêmes informations tournaient en boucle, sans le renseigner davantage sur ce qu’il advenait d’elle. Mais il restait là, prostré sur le canapé, à regarder la poussière voler au milieu d’une ville dévastée.

Les Japonais étaient habitués aux séismes. Ils vivaient sur la ceinture de feu du Pacifique, à l’intersection de plusieurs grandes plaques tectoniques. Mais depuis des années, ils redoutaient le monstre à venir, un séisme d’une magnitude exceptionnelle : le Big One. Il y avait des prévisions chiffrées, des estimations précises sur le nombre de victimes et les dégâts que ce séisme majeur, selon toute vraisemblance, occasionnerait.
Big One. Ce terme avait des résonances mythiques. Il évoquait la colère des dieux, un drame cataclysmique ravageant une terre lointaine. La fin d’un monde, à des milliers de kilomètres de chez eux.
Pourtant Line s’était trouvée là lorsque, une nuit de printemps, la terre avait enflé sous les pieds des Tokyoïtes. Le Big One tant redouté avait fini par montrer son visage.

Les journalistes décrivaient un enfer auquel nul ne s’attendait. Même ceux qui vivaient là, Tokyoïtes de souche ou expatriés, parfaitement informés des risques des séismes, n’avaient su comment réagir. Surpris dans leur sommeil, il leur avait fallu un moment pour reprendre leurs esprits, comprendre et agir en conséquence. Un immense vent de panique avait gagné les quartiers ravagés. Personne n’avait prévu ce qui était arrivé cette nuit-là, ni les sismologues ni les diseuses de bonne aventure. Le tremblement de terre de l’hanami avait libéré une quantité d’énergie inédite, dépassant les mesures du séisme de 1960 au Chili, qui avait atteint 9,5 sur l’échelle de Richter.

À Tokyo, comme à Kobe des décennies plus tôt, les journalistes arrivèrent sur les lieux avant les secours. Les premiers détails macabres commencèrent à affluer dans l’heure qui suivit le tremblement de terre. Cela devint vite une course contre la montre, à laquelle tous les médias du monde se livrèrent. Estimations du nombre de disparus, rues effondrées, coupures d’électricité, lignes téléphoniques saturées, incendies déclarés. Certains quartiers plus touchés que d’autres restaient isolés et inaccessibles.
Une orgie d’informations, précises et floues, parfois contradictoires, n’ayant d’autre effet que de renforcer la solitude de ceux qui étaient touchés de plein fouet – Thomas et les autres, les proches des disparus. Ceux qui attendaient. Ceux qui avaient tant à perdre.

Extrait
« La seule personne dont elle avait besoin, la seule à qui elle pourrait parler, c’était Saki. Car elles avaient partagé ça, cette longue nuit sous terre.
Line le savait maintenant, elle était revenue de Tokyo uniquement parce qu’elles étaient deux. Deux âmes affrontant la folie qui guettait, refusant de s’incliner, se tenant la main, et dialoguant pour ne pas sombrer. Ensemble elles pourraient se souvenir. Et guérir. » p. 145

À propos de l’autrice
CAUGANT_caroline_©astrid-di-crollalanzaCaroline Caugant © Photo Astrid di Crollalanza

Caroline Caugant est née à Paris en 1975. Après des études supérieures de Lettres à la Sorbonne, elle a travaillé dans la communication puis a décidé de se consacrer à l’écriture, parallèlement à son activité professionnelle de graphiste. Après Une baigneuse presque ordinaire et Les heures solaires, Insula est son troisième roman (Source: Éditions du Seuil)

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Blanches

VESIN_blanches  RL_2024  Logo_premier_roman

Présélectionné pour le prix «Coup de cœur de la 25e Heure»

En deux mots
Deux chirurgiens en fin de carrière, une étudiante en médecine qui décide de faire son stage d’interne aux urgences d’un hôpital de banlieue, une infirmière débordée et des patients qui patientent. Cette plongée dans le milieu médical, autour d’un drame qui aurait pu être évité, retrace de manière poignante des destins individuels et la naufrage d’un système.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un drame au service des urgences

Pour son premier roman, Claire Vesin a choisi de nous faire vivre de l’intérieur un milieu qu’elle connaît bien, celui de l’hôpital. En suivant notamment une jeune interne et une infirmière, elle décrit avec acuité la dégradation de notre système de santé et l’usure de ses personnels. Bouleversant et édifiant.

Jean-Claude est chirurgien à l’hôpital de Villedeuil, en proche banlieue parisienne. À 57 ans, il se retrouve désormais seul. Son aîné, Arnaud, a plongé dans la drogue avant de disparaître. Son épouse Nathalie a choisi de s’exiler au Canada avec son fils Vincent. Fort heureusement, il peut compter sur son ami Gilles, qui l’avait pris en charge durant leurs études, pour lui éviter de trop déprimer. C’est lors d’un dîner chez son collègue qu’il lui avait annoncé qu’Aimée, l’une de ses trois filles, avait choisi les urgences de Villedeuil pour son internat. «On voulait te prévenir, pour que tu ne sois pas étonné, si tu la croises ou si tu entends parler d’elle. Et puis peut-être que vous aurez l’occasion de travailler ensemble. Je suis certaine que ça lui ferait plaisir.»
En fait, Aimée a fait ce choix en souvenir du combat mené par Jean-Claude pour Arnaud, dont elle était tombée amoureuse et qu’elle avait rêvé de faire sortir de sa dépendance.
Mais les débuts de la jeune fille à Villedeuil vont s’apparenter à un chemin de croix. Très vite, elle va devoir constater l’énorme fossé entre la théorie et la pratique. «Les journées s’apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente (…), les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait découvrir en ouvrant un dossier.» Les files d’attente ne cessaient de croître, tout comme le stress. Sans compter les absences ou les démissions.
C’est dans ce climat de tension extrême que les équipes vont se retrouver réduites à la portion congrue durant les congés de fin d’année. Laetitia gérera l’accueil, Aimée posera un diagnostic, médecins et chirurgiens ne seront prévenus qu’en extrême urgence. C’est alors qu’un drame va se produire et que l’hôpital va essayer de protéger ses employées en travestissant les faits. Derrière un décès qui aurait pu être évité, reste la froideur implacable d’un engrenage infernal. «C’est tout l’hôpital qui s’est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça.»
Le constat que pose Claire Vesin est nourri de son expérience et des chroniques de sa vie de médecin, ce qu le rend d’autant plus accablant. Et sans aucun doute plus touchant que des dizaines d’articles et d’études sur l’état de notre hôpital public. Car, comme le montre avec force ce drame, derrière les chiffres, il y a des hommes et des femmes qui souffrent. Des hommes et des femmes dont ‘abnégation force l’admiration.

Blanches
Claire Vesin
Éditions La Manufacture de livres
Premier roman
304 p., 18,90 €
EAN 9782385530549
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et dans la ville imaginaire de Villedeuil. Située au bout de la ligne 10, on peut imaginer qu’il s’agit de Boulogne. On y évoque aussi Montréal, l’Indre-et-Loire.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Villedeuil, aux portes de Paris. Ses tours, ses habitants, et son hôpital. Jean-Claude y a passé toute sa carrière – jours comme nuits – au sein du service de chirurgie. Mélancolique et désormais solitaire, il reste passionné, par cette ville comme par son métier. Laetitia y est née et y travaille, infirmière trop tendre pour l’âpreté de son poste à l’accueil des urgences. Aimée, jeune femme brillante autant que perdue, débute l’internat et décide d’effectuer son premier stage à Villedeuil, mue par des loyautés invisibles. Fabrice, médecin au SAMU, sera bientôt père mais fuit sa vie personnelle. Lors de ces mois vécus ensemble, leurs destins vont s’entremêler. Au sein d’un hôpital qui se fissure de toute part, ils partageront joies et échecs, détresse et amour du métier. Malgré les difficultés, ils tiennent, jusqu’à ce qu’une nuit, cet équilibre soit remis en question, bouleversant leurs vies à jamais.
Avec ce premier roman poignant, Claire Vesin nous fait entendre la voix vibrante de celles et ceux qui font l’hôpital public et sont marqués par le combat ordinaire mené pour soigner dignement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Ce que j’en dis…

Les premières pages du livre
PROLOGUE
19 août 2012
Il n’est pas encore dix heures, et des gouttes de sueur coulent déjà le long de ses flancs. Trente-quatre degrés sont prévus aujourd’hui; elle a ouvert les deux fenêtres de l’appartement, mais l’air reste immobile, comme figé.
Aimée lit une nouvelle fois le SMS d’Arnaud.
Salut Beauté
Je t’attendrai dimanche à 11 h à la gare du Nord, devant les quais des trains de banlieue. J’ai un endroit génial à te montrer.
Love you Beauté.
Elle l’entend le dire avec ce mélange irrésistible de dérision et de tendresse.
Elle voudrait se convaincre qu’il ne s’est rien passé pendant ces jours à l’attendre, dévorée par l’angoisse. Il est là, de nouveau, et il veut la voir. Il n’y a que cela qui compte. Il ne lui est sans doute rien arrivé. Rien de grave en tout cas.
Ces derniers mois ont été éprouvants. Leurs heures ensemble devenaient pesantes: elle travaillait ses cours, et il restait là à s’ennuyer, feuilletant un livre sur le lit. Et puis, le soir arrivant, il commençait à s’agiter. Il fixait le plafond, lui disait qu’il étouffait lentement, chez elle, et partait se perdre dans la nuit.
Le lundi précédent, il n’est pas rentré. Elle n’a rien dit à personne. Elle a eu raison finalement: il est revenu. De toute façon, Arnaud n’a jamais été un garçon stable.
Aimée baisse machinalement la tête pour entrer dans la salle de bains. Le chambranle de la porte est juste assez haut pour elle. L’appartement entier semble inadapté pour des adultes: deux petites pièces au plafond bas, percées
de deux fenêtres, l’une sur cour, l’autre sur rue, au travers desquelles on n’aperçoit jamais le ciel, ce qui accentue encore l’impression d’exiguïté du lieu.
Elle y vit depuis quatre ans. Elle et ses sœurs étaient toutes petites quand leurs parents ont acheté l’appartement en prévision de leurs années étudiantes. Elles en rient ensemble
aujourd’hui : ils avaient sans doute imaginé qu’elles ne grandiraient jamais. Aimée s’y sent bien. À l’abri. Elle sort de la douche, s’enroule dans une serviette et observe dans la glace ses longs cheveux blonds – les mêmes que sa mère – et ses yeux verts, qu’elle ne tient de personne.
On lui a toujours répété que la plus grande des politesses, lorsque l’on a rendez-vous, est d’être présentable : on se maquille, on s’habille correctement, on soigne ses ongles.
Sa mère pense que c’est important, les ongles: des mains abîmées, ça gâche toute la silhouette. Aimée s’imagine se laissant aller à lui confier qu’Arnaud ne voit rien de tout cela, et la devine incrédule. Elle se maquille quand même, les larmes au bord des paupières: la famille, la maison, soudain tout lui manque.

En réalité elle est terrifiée à l’idée de découvrir dans quel état il est.
Elle enfile une robe d’été sans manches, une de ses préférées, en popeline rayée jaune et blanche. Elle n’a pas mis de soutien-gorge. Arnaud va le remarquer, ça, quand même. Sa mère n’approuverait pas. Elle rit nerveusement en s’observant une dernière fois. Merde, ça va aller.
Elle prend son sac, ses cigarettes. Claque la porte et descend l’étage par l’escalier de pierre qui reste frais malgré la chaleur du mois d’août. Elle ouvre la lourde porte cochère et sort en plein soleil sur le trottoir brûlant. À ses pieds la rue dévale vers Jussieu et, comme à chaque fois, elle est submergée par la beauté de Paris.
Elle s’élance, il est dix heures trente-cinq, et elle est en retard.
*
Elle monte les escalators en courant. La foule se presse dans l’immense hall, et la chaleur y est suffocante. Elle avance peu à peu, frôlant d’autres corps moites, et s’approche des trains en le cherchant au loin. Elle finit par le repérer, assis par terre, devant le quai 12. Il porte son sweat bleu, un jean crasseux, ses vieilles baskets. Il a le regard perdu, ses cheveux sont trop longs, et leurs boucles noires lui caressent
les oreilles. Il est si beau! Avec ses coudes sur les genoux, les paumes en coupe sous le menton, on dirait que ses doigts caressent ses joues, rehaussant ses pommettes et lui redonnant l’air juvénile qu’il avait encore il y a quelques mois.
Elle plisse les yeux, et c’est l’Arnaud de quatorze ans qui apparaît. Celui de l’été de la canicule. Ils avaient passé cinq jours en Indre-et-Loire, en famille. Qui avait été à l’origine de ce voyage? Il n’y en avait plus eu d’autres ensuite.
Aimée et lui se connaissaient depuis toujours, leurs parents étaient amis. Mais au printemps, des histoires avaient été murmurées entre adultes, dans les cuisines. On parlait de lui, l’enfant à problèmes, et les dîners s’étaient espacés.
Au cours du séjour, cet été-là, les filles étaient restées entre elles, comme averties du danger. Arnaud leur avait à peine adressé la parole.
Quand elle repense aux journées de ce voyage, il ne lui reste que la chaleur extrême, des châteaux oubliés, et ses insomnies, le soir, dans la chambre étouffante, en pensant à lui. Il avait le charme des mauvais garçons, la moue boudeuse, le regard sombre derrière sa frange et fumait des cigarettes d’un air blasé. Il venait d’être renvoyé du collège, ses parents s’inquiétaient. Mais Aimée n’écoutait plus les discussions, trop occupée à le dévorer des yeux.
Tout l’été ensuite, elle avait rêvé de peaux nues et d’étreintes brûlantes. Son désir l’avait poursuivie longtemps.
Il suffisait qu’elle aperçoive Arnaud pour que de nouveau il flambe pendant des mois.
Lorsqu’ils s’étaient enfin embrassés, elle avait vingt-deux ans, et il avait déjà de sérieux ennuis. Les parents d’Aimée avaient défailli en apprenant la nouvelle. Ils avaient tenté de la raisonner: en s’obstinant elle courait à sa perte. Et puis comme ils l’avaient prédit, il s’était volatilisé quelques semaines plus tard, et elle avait cru mourir de chagrin.
Mais il était revenu, avait accepté de passer quatre mois à l’hôpital, en cure comme disait sa mère, et à sa sortie il avait emménagé chez elle, rue des Boulangers. Alors elle avait vraiment cru à leur bonheur.

Elle avance, décidée.
«Arnaud!»
Il tourne la tête et la regarde. Il sourit. Elle sent son cœur battre sous sa robe. Elle l’aime tellement! Elle se penche pour l’embrasser alors qu’il est encore assis. Il est sale, amaigri. Ses lèvres sont sèches, gercées. Ces détails s’additionnent malgré elle dans son esprit. Il se lève et l’enlace.
Il lui chuchote à l’oreille «Tu sens bon». De nouveau elle sent les larmes qui lui brûlent les yeux.
*
La pièce est vaste et haute de plafond. Elle correspond sans doute à une salle commune ou un réfectoire : on distingue une autre porte, au fond, menant à ce qui a dû être une cuisine, autrefois. Il s’en dégage une odeur de pourriture terreuse.
Aimée frissonne. Le lieu est interdit d’accès. Ils ont escaladé les barrières, traversé la haie en se griffant, et elle a déchiré sa robe. Le bâtiment va être en partie démoli, les plafonds ne risquent-ils pas de s’effondrer sur eux? Ils avancent en contournant les gravats, observant les pièces de mobilier abandonnées, le papier peint moisi, les détritus qui jonchent le sol.
Un arbre imposant est tombé, éventrant dans sa chute une partie du toit. Des branches pénètrent dans la pièce. Dehors, ses racines dénudées semblent implorer le ciel. L’endroit est lugubre, Aimée imagine les gémissements des malades, les hurlements des fous, mais tout est silencieux, incommodant.
Elle sort, et l’extérieur lui fait l’effet d’un four. Elle manque de s’évanouir. Alors elle s’assied dans les herbes folles, adossée au mur de l’hôpital, pose sa tête contre la brique et ferme les yeux. Elle finit par fouiller dans son sac et en sort ses cigarettes.
Arnaud la rejoint.
«– Ça ne va pas ?
– J’ai mal à la tête, je vais t’attendre ici.»
Il la regarde avec sollicitude. «Tu es sûre ?» Elle acquiesce en souriant.
«J’explore encore un peu. Laisse-moi dix minutes.»
En chemin, Arnaud lui a raconté sa nouvelle passion, sans préciser comment il s’y est initié. Il a passé ses derniers jours à explorer des bâtiments abandonnés. Usines, hôpitaux, cités-jardins: il visite tout. Ce monde-là disparaît sous nos yeux, lui a-t-il expliqué. En être le dernier témoin lui procure une émotion incroyable.
«Tu n’imagines pas ce que ça fait, de découvrir à quel point le temps avant l’oubli est compté. C’est… addictif».
Ils ont éclaté de rire. «Désolé, je trouve pas d’autre mot, pour décrire ça. C’est kiffant, c’est tout.»
Au départ de la gare du Nord, ils ont vu se succéder les immeubles haussmanniens, la petite ceinture, les tours, et puis progressivement le train a pris de la vitesse, et les jardins sont devenus des champs écrasés de soleil derrière lesquels l’horizon s’étendait à perte de vue. Ils sont descendus en rase campagne, et après une centaine de mètres le trottoir a laissé place à un talus herbeux derrière lequel se dressaient les épis du champ voisin. Ils ont marché longtemps, accompagnés par le bourdonnement des insectes, avant de voir
apparaître l’enceinte de l’hôpital.

Le bâtiment principal formait un arc de cercle au sein d’un parc redevenu sauvage. Une fontaine était enfouie sous les herbes hautes, et, tout au fond, à l’orée du bois, se dressait une chapelle en pierre blanche. L’endroit a dû être superbe. Maintenant, on ne remarque plus que les fenêtres aux montants arrachés, les portes béantes, l’abandon et le vide. Il n’y a pas encore de graffitis, l’hôpital est désaffecté depuis peu.
Avant d’entrer, ils ont lu l’avis de démolition et les travaux envisagés. L’ensemble va être transformé en résidence privée.
Maisonneuve, le plus grand asile psychiatrique du département, logera bientôt des familles heureuses. Arnaud la rejoint dehors et s’assied à côté d’elle.
«Je peux te prendre une cigarette ?»
Ils restent là, silencieux, les yeux mi-clos.
Il la regarde, incertain. Elle lui sourit, il se penche vers elle et l’embrasse. Ils s’enlacent, et Arnaud passe délicatement une main sous sa robe. Aimée se déshabille sans le quitter du regard, lui ôte son pull, son tee-shirt sale. Elle colle son corps contre le sien et se sent enfin complète : il lui a douloureusement manqué.
Plus tard ils fument une autre cigarette, allongés dans l’herbe. Elle se sent bien, la peur a presque disparu. Il ne reste que l’odeur grasse de la végétation et les pépiements des oiseaux.
Arnaud se redresse et sort de son sac une pièce de deux francs: «Regarde, c’est une pièce de 1989. Elle a notre âge. On explorait une école abandonnée l’autre jour, et je l’ai trouvée au fond d’un pupitre.»
Aimée le fixe sans comprendre.
« Je ne t’ai jamais raconté ? Ça me rappelle mon père, quand il rentrait de garde. Il allait directement se coucher, mais j’inventais toujours une excuse pour le réveiller. Un jour, il m’a dit de regarder dans les poches de son pantalon, que si j’y trouvais une pièce de deux francs elle serait à moi. C’est devenu une tradition, ensuite. Il faisait en sorte d’avoir toujours des pièces de deux francs. Et puis un jour j’ai tout pris, même les billets. Il a fait comme si de rien n’était. Mais bon, ça n’a plus été aussi drôle après.»
Il lui glisse la pièce dans la main: «Garde-la pour moi». Aimée finit par demander: «Pourquoi tu as choisi cet endroit ? C’est sinistre !»
Il rit en regardant le ciel.
«C’est vrai. Mais bon, un hôpital, la médecine, tout ça, je me suis dit que ça te plairait.»
Il reprend, sérieusement cette fois: «Ce qui me frappe, c’est à quel point l’endroit est sublime.
Tu imagines ce gâchis? En faire des appartements? Tu peux avoir passé ta vie à y souffrir, et à la fin il n’en reste rien. »
Il se tait, le regard dans le vague.
«J’aurais pu être hospitalisé ici, l’an dernier. Et on aurait tout rasé ? Tout oublié ? Le pire, c’est que ça me fait penser à mon père et son hôpital merdique, à Villedeuil. Seul comme un con à vouloir sauver le monde.»
Elle répond en riant à moitié : «Mais de quoi tu parles ?»
Elle n’a pas envie de discuter du père d’Arnaud.
Elle s’est bien gardée de le lui dire, mais elle admire Jean-Claude. Il a toujours été là quand il fallait récupérer son fils dans des endroits pas possibles, chez les flics ou dans le caniveau. C’est lui aussi qui s’est démené quand il a fallu lui trouver une place, pour le sevrage. Mais Arnaud n’a jamais rien voulu voir de tout cela. Il nourrit des rancœurs à son encontre, qu’il ne lui confie pas.
Aimée meurt de faim. Elle lui demande s’il a apporté à manger, mais non, son sac à dos est vide. Il a l’air épuisé, perdu dans ses pensées. Il écrase sa cigarette et essuie plusieurs fois ses mains sur son jean. Elle remarque de nouveau le tremblement de ses doigts.
Elle se lance, le cœur battant.
«Tu as recommencé, c’est ça ?» Il la regarde et hausse les épaules avec un petit sourire d’excuse.
«Il fallait bien que ça arrive un jour.»
Ils retournent vers la gare dans une chaleur accablante. L’orage est prévu pour la fin de journée, le ciel se couvre déjà. Ils n’ont pas vérifié les horaires, il y a plus d’une heure d’attente avant le prochain train. Les minutes passent lentement; elle lui prend la main, la serre trop fort dans la sienne en répétant Ça va aller, ça va aller.
Lorsqu’ils arrivent à la gare du Nord, il est dix-neuf heures. Ils ont passé le trajet collés l’un à l’autre, leurs mains entremêlées, elle, le nez enfoui au creux du cou d’Arnaud.
Il est d’accord pour rentrer rue des Boulangers, alors ils se dirigent vers le métro et elle lui tient la main pour franchir les tourniquets, puis dans les escaliers et sur le quai. La foule se presse à l’arrivée de la rame, et quand les portes s’ouvrent Aimée est bousculée à l’intérieur du wagon.
Quand la sonnerie retentit, Arnaud a disparu.

2013
Octobre
Le jour touchait à sa fin quand Jean-Claude Pouillat sortit de Cosmos d’un pas rapide, sans prêter attention à son environnement. Il prit une cigarette du paquet rangé dans la poche intérieure de son blouson, se figea un instant pour l’allumer et repartit. Depuis le temps qu’il travaillait ici, il ne remarquait plus les bâtiments. Parfois, quand arrivaient de nouveaux étudiants, il tentait d’observer d’un œil neuf son univers quotidien en se persuadant qu’on pouvait lui trouver du charme, mais ça devenait rare : il s’était lassé de
constater que les internes ne se fiaient qu’aux apparences.
On lui avait déjà soutenu que la laideur de l’endroit était rédhibitoire. D’ailleurs, une fois leur stage terminé, ceux-ci ne revenaient plus. Comment auraient-ils pu comprendre que, pour lui, Villedeuil incarnait la beauté torturée des
banlieues ouvrières ? Rien, ici, n’entrait dans les canons bourgeois, et c’était cela, précisément, qui l’émouvait. La partie la plus ancienne de l’hôpital était composée de six pavillons de brique ocre dont les noms rendaient hommage aux éminences médicales de l’époque. Ils avaient été construits au début du siècle, dispersés au sein d’une vaste étendue herbeuse parsemée de massifs arborés, reliés les uns aux autres par des chemins de gravier. Aujourd’hui, il
n’y avait plus qu’au printemps qu’un agent passait encore la tondeuse pour tenter de contenir la végétation qui envahissait tout. Pendant quelques heures alors, l’air était saturé de l’odeur champêtre du foin coupé. Le reste de l’année, la nature retournait à l’état sauvage, comme les vieux pavillons qui n’accueillaient maintenant plus que l’administratif et les archives.
À l’origine, un parterre fleuri s’étendait derrière la grille d’entrée, traversé par une allée de tilleuls qui reliait le portail à une fontaine autour de laquelle les six bâtiments se déployaient harmonieusement. La perspective était majestueuse, les clichés de l’époque en témoignaient. Mais dans les années soixante-dix, avec l’explosion démographique des banlieues, il avait fallu agrandir l’hôpital. Cinq tours étaient alors sorties de terre, parallélépipèdes dressés vers le ciel et recouverts de céramique blanche, à l’image des grands ensembles qui avaient poussé partout dans la ville.
Cosmos, dans laquelle il travaillait depuis trente ans, était l’une d’elles. Lors de la construction, aucun détail n’avait été négligé – rampes d’accès pour les ambulances, monte-malades, couloirs souterrains reliant les services: tout y était à la pointe du progrès. Le mur d’enceinte, en revanche, n’avait pas bougé, et il avait fallu sacrifier le parterre, l’allée et les tilleuls pour ériger les nouveaux bâtiments.
Au sein de cet ensemble disgracieux, la fontaine marquait désormais la frontière entre la brique et le carrelage, l’ancien et le neuf. Plus tard, le bassin avait été comblé, puis surmonté d’un arceau en béton sur lequel était gravé Centre hospitalier de Villedeuil, encadré par deux drapeaux français.
Les tours avaient prématurément vieilli. En réalité, rien n’avait été pensé pour durer. Les faux-plafonds fuyaient, les murs se fissuraient. Les carreaux de céramique se décollaient par dizaines. Les pigeons avaient colonisé les couloirs souterrains et lâchaient leurs fientes sur les malades en brancard. Des travaux étaient prévus depuis des années, et une troisième génération de bâtiments devait voir le jour, mais ce projet était sans cesse repoussé, faute de budget. C’était cela que découvraient les nouveaux internes en arrivant à Villedeuil, après leurs quinze minutes de marche depuis la gare : cinq tours recouvertes de filets antichute, enserrées dans le vieux mur d’enceinte. Et à qui s’aventurait entre celles-ci apparaissaient la fontaine condamnée, l’arche en béton et les vieux bâtiments. C’était laid, les internes n’avaient pas tout à fait tort, Jean-Claude en convenait. Mais lui n’arrivait pas à trouver cela repoussant. Il leur répondait toujours, à ces ingrats, que c’était ça, le baroque hospitalier, aujourd’hui.
Officiellement, Jean-Claude Pouillat avait terminé sa journée de travail. Il était dix-huit heures trente, le chirurgien de garde avait pris la relève. Il n’avait plus que ses comptes-rendus opératoires à dicter. Chaque jour c’était pareil : le poids de la journée s’effaçait d’un coup, il se sentait libre, et juste après, comme un réflexe, venait l’envie de boire.
Dépassant la fontaine, il prit l’allée goudronnée qui menait à l’entrée des urgences, au rez-de-chaussée de Neptune, puis franchit le portail. Sur l’avenue, la lueur chaude du Manhattane lui faisait face. Il pouvait voir Manuel, le patron, affairé derrière le bar. Il traversa.
En terrasse, toujours à la même table, se trouvaient les habitués. Œil flou, nez turgescent, voix traînante qui se perdait dans les méandres d’une argumentation dont l’objet était oublié en cours de route, ils tenaient leur rôle, soir après soir. Dès dix-sept heures, et plus tôt les jours d’ennui, ils s’asseyaient, serrés dans l’air froid et la fumée, enquillant les consommations jusqu’à ce que le bruit du rideau métallique les éparpille comme des moineaux. Pouillat les salua. Il avait toujours un petit sursaut de soulagement, en ouvrant la porte pour entrer: lui n’y était pas encore, au stade de la terrasse.
Il faisait bon, à l’intérieur. Manuel le héla, à peine la porte franchie : «Jean-Claude, salut! Ça y est, fini la journée ?»
Il sentait déjà la chaleur du lieu le détendre. Il sourit.
«– Oui, quasiment. Deux trois bricoles avant de rentrer.
Tu me sers une Stella ?
– Elle arrive !»
Manuel ne devançait pas sa commande, alors qu’elle ne variait jamais. Il lui laissait la possibilité du doute, et c’était suffisant. Dans la seconde, Jean-Claude vit le liquide doré couler sous la tireuse. Il s’installa au bar, but deux grandes gorgées, et le verre fut déjà presque vide. Il le posa pour se retourner face à la salle, les coudes sur le comptoir. Il n’y avait pas grand monde, ce soir. C’était bien. Il était tranquille.
Le Manhattane était le seul café à proximité de l’hôpital.
Sinon, il fallait pousser jusqu’à la gare pour espérer autre chose que des points chauds et des kebabs. Et encore, les deux bars-tabacs qui s’y trouvaient le faisaient fuir, avec leur salle vide et sombre, à l’exception des écrans géants qui surmontaient la caisse et devant lesquels se massait toujours la même foule de joueurs fébriles et désespérés.
Manuel, lui, s’était contenté de garder une activité traditionnelle. En dehors du nom, rien n’avait changé depuis les années cinquante. Dès sept heures, il servait cafés et petits blancs. À midi il proposait un plat unique ; les vendredis, c’était couscous. Ça marchait bien, la clientèle s’étendait des pavillons de l’avenue Allende aux tours de la ZUP un peu plus loin. Et puis il y avait l’hôpital, évidemment: chez lui, on attendait les malades, on fêtait les fins de stage, on soignait les matins difficiles. On y perdait aussi le temps
qu’on ne voulait plus passer chez soi.
De là où il était, Jean-Claude pouvait voir, se découpant dans la nuit à travers les vitres du café, les contours de l’hôpital, Neptune et Météore au premier plan. L’obscurité envahissait à présent le haut des tours, masquant leur silhouette. Par les fenêtres illuminées, on devinait l’activité du soir dans les services. C’était l’heure du dîner, et les portes des chambres s’ouvraient l’une après l’autre, laissant entrer les chariots des plateaux-repas qui refroidissaient déjà en dégageant cette odeur écœurante qu’il aurait reconnue entre mille. D’où il se trouvait, tout semblait familier, confortable.
Il était à sa place à Villedeuil: depuis le temps qu’il y passait ses jours et ses nuits, il appartenait à cette ville. Il tentait de faire le compte, parfois, de ceux qu’il avait opérés, mais c’était simple : tous, ici, le connaissaient.
Manuel, voyant son verre vide, l’avait rempli sans mot dire. Quand Jean-Claude se retourna pour le remercier, il leva son eau, et ils trinquèrent au week-end qui s’annonçait. Manuel ne faisait pas exception à la règle : à lui aussi Jean-Claude Pouillat avait recousu les entrailles.
Il tendit le bras vers Neptune, en se penchant pour murmurer:
«Il paraît qu’il y a encore eu du bordel, cette nuit, aux urgences ? Le vigile s’est fait agresser, c’est ça ? J’ai entendu que la police avait embarqué des jeunes au poste ? Les gens sont fous.»
Pouillat haussa les épaules.
«M’en parle pas. Le problème c’est le sous-effectif. Même en chirurgie, ça devient compliqué. Le poste d’interne n’a encore pas été pris, pour le prochain semestre. À partir de novembre je n’ai personne. Heureusement que la semaine est terminée !»
Il rit, comme pour démentir ses paroles. Il sentait de nouveau la tension dans sa nuque. Tant pis pour les comptes-rendus, il les ferait dimanche avant sa garde, il n’aurait qu’à venir un peu plus tôt. Retourner à l’hôpital maintenant lui semblait insurmontable. Il voulait juste rentrer chez lui. Il remit son blouson en cuir et fit mine, comme à chaque fois, de sortir son portefeuille.
«– Allez, je file, dis-moi combien je te dois.
– Laisse, je le mets sur ta note ! Passe un bon week-end, Jean-Claude !»
Manuel lui fit un clin d’œil tout en continuant d’essuyer les verres. Jamais il ne l’aurait laissé payer ses consommations.
Jean-Claude sortit du bar à grandes enjambées. Sa haute taille, sa silhouette mince et sa démarche souple le rendaient reconnaissable de loin. L’air froid déclencha la toux sèche qui ne le quittait plus depuis quelques mois.
Il s’arrêta, hors d’haleine, puis reprit sa descente, plus lentement cette fois-ci, vers le RER. En dix minutes il arriva sur l’esplanade noire de monde, remplie de travailleurs fatigués qui sortaient du train. Depuis la baisse des températures, les abords de la gare étaient éclairés par des braseros autour desquels la foule se pressait pour acheter des épis de maïs à un euro. Les vendeurs à la sauvette le frôlaient discrètement en susurrant Marlboro, Marlboro, l’œil aux aguets: une descente n’était jamais loin.
Avant de passer les tourniquets, il regarda les écrans d’affichage. Le train arrivait. Il serait à Paris dans sept minutes, il avait déjà changé de monde. Même si personne ne l’attendait, il rentrait chez lui, et il fallait s’en réjouir.
*
Cela faisait presque deux mois que Nathalie et Vincent étaient partis. Il aurait dû commencer à s’habituer à ces samedis sans fin. La première fois, le matin, il avait pris machinalement le chariot de courses près de la porte d’entrée et acheté fruits et légumes au marché, puis un poulet chez le boucher. Ce n’est qu’en rangeant ses achats, une fois chez lui, qu’il avait pris conscience de sa bêtise : il était seul désormais, à tous les repas. Les légumes avaient lentement pourri au fond du frigo, il n’était plus retourné
au marché. Maintenant il passait au Super U le soir, de temps en temps, quand il n’y avait vraiment plus rien à manger à la maison.
Il ne savait jamais quoi faire de cette journée d’oisiveté. Le plus souvent il restait chez lui, désœuvré. Vers onze heures, il téléphonait à sa mère. Ces appels le laissaient morose, entre pitié et nostalgie. Tout au long de leurs menus échanges entrecoupés de silences, il l’imaginait, assise à la cuisine devant la table en formica. Rien n’avait bougé depuis son enfance dans l’appartement étriqué face à la voie ferrée.
À peine avait-elle décroché qu’elle lui disait d’attendre, et posait le combiné pour se servir un café. Elle le sirotait ensuite tranquillement, entre deux hochements de tête, en l’écoutant raconter sa semaine. À intervalles réguliers lui parvenait le bruit assourdi d’un train qui passait, et ce son qui avait bercé sa jeunesse le rassurait.
Après avoir raccroché, il commençait à boire, chaque semaine un peu plus tôt, laissant errer ses pensées en observant le boulevard depuis la fenêtre du salon. Au début, il avait continué à fumer dehors, les bras appuyés sur la rambarde, comme si Nathalie avait encore son mot à dire. Et puis peu à peu, il avait repris possession des lieux. Maintenant, même dans la chambre il y avait un cendrier.
L’appartement était silencieux, et Jean-Claude pouvait entendre le chuintement des pneus sur le goudron humide, trois étages plus bas. Il observait les passants qui se pressaient sur le trottoir brillant de pluie. Sous les parapluies, il les devinait, bras chargés, ramenant leur butin du samedi. L’air était saturé d’humidité froide, et il n’avait aucune envie de sortir ce soir.
Pour tout dire, l’invitation l’avait surpris. Il n’avait pas revu Évelyne depuis la disparition d’Arnaud, et sa dernière soirée avec Gilles remontait à l’hiver précédent, quand ils avaient dîné au White Horse, face à la faculté de médecine.
Année après année, ils y retournaient, par manque d’imagination plus que par véritable envie, pour passer quelques heures ensemble. Ce soir-là, malgré les efforts de Gilles, ils n’avaient échangé que des banalités. Jean-Claude n’était alors qu’une boule de chagrin, il n’avait plus de place pour les vieilles amitiés. Leurs vies divergeaient depuis si longtemps que chacune était devenue le négatif de l’autre, comme une réponse aux doutes qui surgissaient parfois, la nuit.
Ils s’étaient quittés incertains, et Jean-Claude avait pensé qu’il n’y aurait plus d’autre fois. Mais Gilles était un garçon fidèle, qui finissait toujours par prendre de ses nouvelles, et la semaine précédente lui et son épouse l’avaient invité à dîner chez eux. En fin d’après-midi il se décida à prendre une douche. Il avait sorti une chemise blanche de son placard. Elle était propre et pas trop froissée ; avec un jean ce serait parfait.
Quand il avait trente ans, il lui suffisait d’arriver habillé ainsi n’importe où pour que les filles se mettent à lui tourner autour. Et si d’aventure il précisait qu’il était chirurgien, la soirée pouvait virer à l’émeute. »

Extraits
« Les arrivées aux urgences ne s’arrêtaient jamais. La salle d’attente était saturée en permanence. Elle l’apprendrait au fil des mois, il n’y avait guère qu’aux petites heures que les sièges étaient vides. Les journées s’apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente, en passant d’une otite à un diagnostic de tumeur cérébrale, d’une dépression à un paludisme. Les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait découvrir en ouvrant un dossier. La difficulté, ensuite, résidait dans la gestion des patients déjà examinés. La plupart restaient sur un brancard à attendre pendant des heures les radios, les prises de sang, les résultats, et enfin, pour les plus chanceux, le diagnostic. Venait alors, quand il fallait les hospitaliser, la recherche d’un lit disponible. » p. 82

« C’est tout l’hôpital qui s’est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça. » p. 173

À propos de l’autrice
VESIN_Claire_©Pascal_ItoClaire Vesin © Photo Pascal Ito

Claire Vesin est née en 1977 à Champigny-sur-Marne. Après une adolescence aux États Unis et des études de médecine à Paris, elle décide d’exercer en banlieue parisienne, où elle vit aujourd’hui. Blanches est son premier roman. (Source: La Manufacture de livres)

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Déchirer le grand manteau noir

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En deux mots
Quand un huissier lui notifie sa convocation au tribunal, Lucie se voit projetée vers un passé qu’elle essayait d’oublier. Vers le rejet de sa mère, l’indifférence coupable de son père et les peurs de la fratrie, sans oublier les viols à répétition de son grand-père. Elle va désormais devoir se battre pour empêcher ses parents de voir ses enfants.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La mal-aimée

Dans ce bouleversant premier roman, Aline Caudet raconte le calvaire que subit Lucie au quotidien au sein d’une famille qui la rejette. Violence, privation et viols dont elle aura beaucoup de peine à s’extirper. Un récit d’autant plus glaçant qu’il s’inspire du vécu de l’autrice.

Lucie a construit un bonheur simple, entouré de son mari Arnaud et de ses trois enfants, Anna, Théo et Amandine. Une vie paisible soudain bousculée par une assignation en justice. Ses parents réclament le droit de voir leurs petits-enfants. Un choc d’autant plus fort qu’il ravive un passé douloureux.
Un passé auquel Lucie va à nouveau devoir se confronter pour se défendre, pour empêcher cette ignominie. Car ses parents l’ont fait souffrir durant tout le temps où elle a vécu avec eux.
D’abord ignorée par sa mère, elle va devenir au fil des jours le paria de la famille, celle qui est systématiquement rejetée et se verra interdite de partager la table familiale. «Je dois rester à part, seule dans ma chambre. Ma sœur vient me chercher quand il n’y a plus personne dans la cuisine, là je suis autorisée à descendre.» Elle peut alors manger les restes si sa mère ne la chasse pas avant.
Une situation que son père constate et accepte, préférant détourner le regard que d’affronter cette furie hystérique. La fratrie, quant à elle, va adopter une position neutre, voire hostile. Sauf sa sœur Estelle, qui va payer très cher ses tentatives de révolte face aux traitements inhumains infligés à sa sœur. Et qui vont perdurer au fil du temps, car personne ne vient rendre visite dans leur maison délabrée et isolée dans la campagne des alentours de Clermont-Ferrand.
Et toute tentative d’appeler au secours est bien trop risquée. «Si j’explique comment je suis traitée à la maison, mes parents, furieux, se retourneront contre moi. J’imagine bien la dame des services sociaux venir avec sa mallette remplie de dossiers, sortir une feuille, un stylo, et poser des questions à mes parents. (…) Elle repartirait, me laissant seule avec mes parents fous furieux. On n’enlève pas comme ça un enfant à sa famille. Je ne sais pas jusqu’où peuvent aller les représailles si je brave cet interdit: rien de ce qui se passe à la maison ne doit sortir du strict cadre familial. Ma mère n’a pas besoin de le formuler, nous le savons.»
À l’extérieur, on donne l’image d’une famille unie, on accepte les invitations, notamment chez les grands-parents. La grand-mère attentionnée qui redonne du courage à sa petite-fille en lui donnant l’affection qui lui manque tant. Mais aussi la grand-mère qui s’interdit de demander ce qui se passe dans le bureau du grand-père quand, après le repas le patriarche s’isole avec l’une de ses petites filles. Lucie, Estelle et Madeleine sont violées. Comme le confessera plus tard Madeleine, la décision est alors prise de cesser ces visites dominicales. «Les parents n’ont pas cherché à savoir dans quel état moral nous nous trouvions ni à nous apporter un quelconque soutien psychologique. Ils n’ont pas voulu porter plainte contre le grand-père incestueux. Ils se sont justifiés en disant vouloir préserver la réputation de la famille alors qu’un procès contre le grand-père aurait aidé leurs filles à comprendre la gravité des actes dont elles avaient été victimes, et à se reconstruire. En revanche, ils font à présent un procès à leur propre fille sans se soucier qu’il contribue par là-même à nous détruire.»
Aline Caudet, qui écrit sous pseudonyme, a scindé son roman en trois parties dans lesquelles elle retrace la vie de Lucie jusqu’à son départ du domicile, ses premiers pas de femme à la recherche d’un équilibre avec le lourd lest de son traumatisme et les moyens très limités dont elle dispose et enfin le déroulé de cette action en justice qui va prendre des années jusqu’au jugement.
Si on est forcément sidéré par ce drame, saisi d’effroi par des scènes dramatiques, on ne peut à l’inverse qu’être admiratif de la manière dont, petit à petit, la fillette, l’adolescente et la jeune femme vont parvenir à se défaire de ce carcan, de ce grand manteau noir qui l’empêche de se mouvoir. La force de ce roman tient sans doute dans cette énergie, cette volonté de plus en plus farouche de s’en sortir. Un peu comme dans L’enragé de Sorj Chalandon où un garçon s’évade du bagne où il est retenu et va chercher à se reconstruire. Entre horreurs et résilience, la voix reste étroite et parsemée d’embûches, mais elle existe. La plume d’Aline Caudet est là pour nous le rappeler.

Déchirer le grand manteau noir
Aline Caudet
Éditions Viviane Hamy
Premier roman
312 p., 21 €
EAN 9782381400365
Paru le 23/08/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Mariée et mère de trois enfants, Lucie a tout pour être heureuse. Alors qu’elle vient d’emménager et a pris soin de ne pas communiquer sa nouvelle adresse, les fantômes du passé frappent à sa porte. Victime d’humiliations et de violences infligées par ceux qui devaient la protéger durant son enfance, Lucie a dû se battre pour exister.
Convoquée chez un huissier, elle apprend que ses parents réclament le droit de voir ses enfants. Afin de mettre ces derniers hors de danger, elle sollicite l’aide de ses amis et de ses proches. Au gré des attestations qui lui parviennent ressurgissent de douloureux souvenirs. Bien décidée à protéger ceux qu’elle aime, Lucie va devoir faire face à un implacable engrenage judiciaire, révélant au passage de terribles secrets de famille. Déchirer le grand manteau noir d’Aline Caudet est un roman poignant qui dénonce les violences physiques et psychologiques. C’est aussi la chronique d’une patiente reconstruction de soi grâce à l’amitié, la solidarité et l’amour sans faille de héros ordinaires.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
20 minutes
La Voix du Nord (Isabelle Ellender)
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Aline Caudet présente son roman lors d’une rencontre en ligne © Production Un endroit où aller

Les premières pages du livre
« PREMIÈRE PARTIE
RATTRAPÉE PAR LE PASSÉ
Coup de tonnerre
La sonnette retentit. Je sursaute, mon bébé dans les bras. Je ne comprends pas, j’ai pris soin de ne pas donner ma nouvelle adresse. Seuls quelques amis sont au courant. À chaque visite impromptue, j’ai beau me raisonner, une profonde angoisse m’étreint. Pourtant, ce mercredi matin, avec mes trois enfants, la journée a débuté sereinement. La sonnerie se fait à nouveau entendre, insistante. Je pose ma fille dans son lit, elle pleure aussitôt. Je traverse la chambre de mon fils et regarde par la fenêtre. Je les vois immédiatement. Je reconnais leur uniforme bleu marine. Mes jambes flageolent.
— Qu’est-ce qui se passe, maman ? Qui sonne ? interroge ma fille aînée.
C’est la police. J’ai une boule dans la gorge. J’essaie de me rassurer : mes enfants sont auprès de moi. Mon mari ? Nous nous sommes parlé au téléphone tout à l’heure. Alors, tout va bien. Je sais que je n’ai rien fait de mal. Et pourtant, je tremble, mon cœur s’emballe. Ils sont toujours là. Nouvelle injonction. J’ouvre.
Les policiers m’apprennent qu’un huissier cherche à me joindre.
— Vous n’êtes pas dans l’annuaire et, à votre ancienne adresse, le propriétaire n’a pas voulu lui donner vos coordonnées.
— Oui, nous avons fait cette recommandation en insistant sur son importance.
— Alors l’huissier nous a contactés et votre ancien propriétaire nous a finalement indiqué votre adresse.
— Mais nous n’avons pas de problème d’argent, pourquoi un huissier ? Je ne comprends pas.
Ma voix tremble.
Les policiers m’expliquent que les huissiers ne s’occupent pas uniquement de saisir des biens, ils ont de nombreuses autres fonctions, et celui-ci doit me remettre en main propre un document à son étude.
Je dois m’asseoir. Les deux hommes font preuve d’une extrême gentillesse et veillent à ne pas trop me brusquer. Mais je n’arrive pas à me relever. Ils s’approchent des enfants, leur sourient, puis reviennent vers moi.
— Ça va aller, madame ?
J’observe mon fils, ma fille, et vois leurs yeux effrayés, la force me revient. Je me lève.
— Oui, merci.
— Si on peut faire quoi que ce soit pour vous, n’hésitez pas à nous appeler, on viendra.
— Merci, merci beaucoup.
La porte à peine refermée, je téléphone à mon mari Arnaud qui note les coordonnées de l’huissier, puis me rappelle vingt minutes plus tard. Je l’écoute sans dire un mot et raccroche, anéantie. Le manteau noir, ce lourd et grand manteau noir de mon enfance… Ça recommence.

Garfeuil
Je me revois à six ans et j’ai peur. J’ai peur de croiser mon frère dans l’escalier, peur de ses paroles blessantes, peur de mon père qui en rentrant demandera : « Qu’est-ce qu’elle a encore fait ? » Mais j’ai surtout peur de ma mère, de son regard chargé de haine, de colère et de beaucoup d’autres choses qui font que je me sens si sale, si mal, que je voudrais ne plus exister du tout…
Tout a commencé quand nous avons emménagé dans cette maison à la campagne, quelques mois plus tôt. Nous avons quitté Clermont-Ferrand pour le hameau de Garfeuil. Mon père n’a pas toujours travaillé la terre, il a d’abord exercé plusieurs petits boulots en ville. Il a été employé dans une usine de biscuits – il nous en rapportait parfois. Il a aussi travaillé dans un magasin d’électroménager dont il nous parlait souvent. Je vois encore son air radieux quand il nous donnait des autocollants. Mais ce qu’il voulait avant tout, c’était cultiver la terre.
*
Je me souviens de ce jour où mon père nous a dit :
— On quitte la ville et on s’installe à la campagne, j’ai acheté des vergers !
Il affiche un sourire jusqu’aux oreilles, celui des grands jours, des grandes joies. Ma mère ne prononce pas un mot. Partage-t elle l’enthousiasme de son mari ? Je ne sais pas, mon regard reste fixé sur mon père. Son bonheur irradie. Nous, les enfants, sommes un peu perplexes : partir à la campagne, quitter les copains et notre vie, l’idée ne nous fait pas sauter de joie.
Quelques semaines plus tard, nous partons découvrir notre future maison et ses environs. Après une bonne heure de trajet, nous quittons la nationale pour nous engager sur une toute petite route qui enjambe une rivière aux berges ombragées, je m’émerveille. J’ai l’impression que nous sommes partis à l’autre bout du monde. Tout semble si calme, si paisible. Nous laissons sur notre gauche un château où, plus tard, nous ferons du baby-sitting, ma sœur et moi, puis nous tournons à droite. Trois cents mètres plus loin, un panneau indique : « Métairie la Trigaudelle ».
— Voilà, c’est chez nous ! annonce mon père avec fierté.
La voiture se gare devant une vieille bâtisse. Je vois du gris, beaucoup trop, tout est terne, triste. Pas de volets, pas une fleur, aucune couleur. Je ne détache pas mes yeux de la façade du bâtiment : c’est un long et gros bloc rectangulaire décrépit. Je n’imagine pas que l’on puisse vivre là. Mon frère et ma sœur partagent mon inquiétude.
— C’est vraiment là qu’on va habiter ? interroge Sylvain.
— Oui, répond mon père, enthousiaste. Je vais vous montrer l’intérieur, vous verrez, ça va vous plaire !
Il n’y a pas de porte d’entrée, nous devons pénétrer dans le bâtiment par une cloison coulissante déglinguée. La vision qui s’offre à nous dépasse tout ce qu’on aurait pu concevoir. Nous restons sans voix devant tant de délabrement.
— C’est le garage, dit mon père.
Ça ne ressemble pas plus à un garage qu’à une grange ou à une cave. Par endroits on ne voit plus le sol, jonché de débris de toutes sortes : plâtre d’un côté, vieilles planches de l’autre, morceaux de fils de fer… Tout est recouvert d’une épaisse couche de poussière, si bien que l’on ne distingue plus la nature des objets abandonnés. Mon frère, ma sœur et moi sommes abasourdis. Mon père, lui, ne s’est pas départi de sa bonne humeur.
— Allez, venez, je vais vous montrer la cuisine !
Nous pénétrons dans une pièce qui ne s’apparente à rien de descriptible.
— Avant, c’était une porcherie ! dit-il en riant.
Tout est vieux, crasseux. Nous poursuivons la visite, ma gorge se serre. Nous tombons sur un escalier sortant de nulle part. C’est là que sera installée la porte d’entrée.
— Et maintenant, les chambres !
Le cœur lourd, je monte les marches avec toute la famille. Sur la gauche, une pièce gigantesque s’offre à nous, sinistre et froide. Je préfère ne pas savoir s’il y avait des lapins ou des poules… Au fond, la lumière filtre par la fenêtre, je m’approche.
— Oui, c’est le sud ici, c’est lumineux, précise mon père. Nous allons couper la pièce en deux, d’un côté ce sera la chambre des filles et de l’autre celle de Sylvain. Je vous laisse choisir.
— Sylvain, tu devrais prendre celle au sud, tu seras mieux ! conseille vivement ma mère.
— D’accord, répond mon frère.
Je regarde le sol parsemé de taches lumineuses qui contrastent avec le noir de ma future chambre, à l’opposé, au nord. Je n’arrive plus à déglutir. Estelle, quatre ans, ne dit rien. Est-ce qu’elle s’en moque ?
— Allez ! On descend et on va pique-niquer dans le garage !
Une bise glaciale s’engouffre par deux grands trous dans le mur. Quelques minutes plus tard, nous nous levons après avoir rapidement avalé notre sandwich. Un cri strident retentit. C’est ma mère. Elle montre son pied : elle a marché sur une planche cloutée et s’est blessée. Mon père l’aide à monter dans la voiture pour l’emmener chez un médecin.
Les voilà partis. Nous restons là tous les trois, seuls, au milieu des vieux débris avec la campagne, immense, autour de nous.

L’huissier
Au téléphone, l’huissier a informé Arnaud que mes parents nous attaquent en justice. Cela fait quelques années que j’ai réussi à couper les ponts avec eux, que j’essaie de vivre et d’oublier l’horreur. Ça recommence.
Après avoir déposé les aînés à l’école et la plus jeune à la crèche et avant d’aller chez l’huissier, je pars à Valence où j’ai rendez-vous avec mon kiné.
— Comment ça va, Lucie ? me demande-t il.
Je lui raconte la visite des policiers. La séance terminée, le kiné me conseille de prendre le bus. Je préfère marcher. J’avance d’un bon pas et j’essaie de ne pas penser. Au bout d’un long moment, je n’ai toujours pas trouvé la rue que je cherche. Je fais demi-tour et, soudain, une vague de panique m’envahit. Je ne sais plus où aller ni que faire, alors je marche. Bouger mes bras et mes jambes, sentir mes pieds sur le sol, ne jamais m’arrêter pour ne pas flancher. Avec le désespoir comme moteur, je cours presque. Personne ne me traque, mais mon cœur s’emballe. Enfin, je trouve la rue de l’huissier. Nous y voilà. Je regarde la grande porte vitrée donnant accès au hall d’entrée. J’observe encore la façade de l’immeuble puis je commence à faire les cent pas, l’angoisse est à son comble. Faire demi-tour, renoncer, ne plus respirer les miasmes du passé. Ce sont mes parents qui me conduisent ici ce matin, il est question de mes enfants. Alors, la peur au ventre, je sonne et je saisis à pleines mains les poignées dorées. Un clerc me reçoit et me remet une assignation au tribunal.
— Au tribunal ? dis-je avec stupeur, les yeux écarquillés.
— Mais oui, au tribunal !
Je sens presque pointer de la jubilation dans sa voix.
Il sort une liasse de plusieurs feuillets.
Je ne comprends toujours pas ce qui se passe.
— Les grands-parents ont le droit de voir leurs petits-enfants, lâche le clerc d’un air arrogant. J’ai eu votre père deux heures au téléphone, il m’a tout expliqué. Vous ne pouvez pas l’empêcher de voir ses petits-enfants. Vraiment, le faire souffrir comme ça !
Son ton accusateur me révolte. La colère me submerge et j’ai envie de hurler sur cet imbécile. Qu’est-ce qu’il connaît de ma vie, lui, planqué derrière son bureau ? Qui est-il pour me juger ? Je fais de gros efforts pour rester calme, je ne veux pas m’attirer d’autres ennuis. Avec ce qui se profile, j’en ai déjà bien assez. Je me concentre sur les signatures requises, je fixe les papiers, surtout ne pas regarder cette bouche pleine de morgue.
— Votre mari doit venir chercher son assignation lui-même.
— Il travaille, il ne peut pas se libérer en journée.
— Alors, on la fera porter chez vous.
— Non, notre adresse reste confidentielle.
— Vous ne voulez toujours pas la donner ?
— Mon mari vous rappellera pour trouver une solution.
Je me lève sans attendre qu’il fasse le tour de son bureau pour me raccompagner. Je quitte la pièce précipitamment. L’ascenseur, les poignées dorées, de l’air, vite ! Je reprends ma marche, je vais récupérer ma voiture et rentrer chez moi. Dans ma tête, dans mon corps, c’est un raz-de-marée, ça recommence… Reprendre les armes, se battre, encore… Une décharge d’adrénaline m’envahit à l’idée que je ne suis plus seule. Ensemble, Arnaud et moi, nous vaincrons.

De retour à la maison, je lis l’assignation. Il y est noté que mes parents ont toujours entretenu des relations normales avec moi. Je me raidis. Normales, normales ? Comment se fait-il que je n’avais pas le droit de manger à leur table, alors ? Au fil du texte, les mensonges s’accumulent, s’empilent, c’est grotesque. Nous voilà au tribunal pour protéger nos enfants. Rien que de les imaginer au milieu des horreurs véhiculées par mes parents à mon sujet, je me sens défaillir. J’ai tout enduré, mais ça, je ne le pourrai pas. Non, pas mes enfants. Je connais les conséquences dévastatrices du comportement de mes parents. Je ne les laisserai pas faire : je me battrai jusqu’au bout.
Ils exigent plusieurs choses : un droit de visite une fois par mois dans un lieu neutre pendant six mois, héberger mes enfants quatre jours à Noël puis une semaine l’été. Je ne peux pas le concevoir, pas après les Noëls et les étés que j’ai passés là-bas. Ils veulent aussi téléphoner une fois par mois à leurs petits-enfants. La colère me gagne, brutale. J’essaie de la chasser et j’appelle Arnaud. Je lui dis qu’il doit se débrouiller pour obtenir son assignation sans donner notre adresse.
— Pas de problème, je vais la faire porter au boulot.
— T’es sûr ?
— Oui, je ne vois pas d’autre moyen, ça ira.
— Ils ne doivent surtout pas savoir où nous habitons.
C’est atroce de se dire qu’ils ont trouvé encore le moyen, après toutes ces années, de me pourrir la vie à travers mes enfants.
— Ils n’ont aucune chance, je vais chercher un bon avocat. L’important, c’est la vie qu’on mène ici, maintenant. Le reste, on va le régler, essaie de ne pas t’en préoccuper.
Je sors pour aller chercher Amandine, l’air vif ne parvient pas à chasser mes sombres pensées. Et si on perdait le procès ? Mes enfants seraient obligés de les voir ! Jamais je ne pourrai les laisser seuls avec eux ! Si je m’oppose à une décision de justice, que se passera-t il ? Avec ma poussette vide, je marche en direction de la crèche, le trajet me semble trop court. Les portes coulissantes s’ouvrent, j’aperçois Farida.
— Ça s’est très bien passé. Un professeur de chant est venu, les enfants ont bien participé, Amandine particulièrement. On voit qu’elle aime la musique et qu’elle a envie de bouger.
À ces mots, je souris.
— Et vous, vous avez bien profité de votre journée ?
Un léger blanc entre nous. Une fraction de seconde j’hésite, puis me ravise.
— Très bien.
— Vous avez pu vous reposer ?
— Pas tout à fait, mais ce n’est pas grave.
— Ah, voilà Amandine.
Mon bébé dans les bras, je me sens soudain le cœur moins lourd, Amandine me sourit et agite les mains, elle me raccroche à la vie, la vraie.
— Allez, on va chercher les grands maintenant !
Une fois que nous sommes rentrés à la maison, je prépare les goûters. Ensuite, il y a parfois un petit moment creux avant l’heure des bains. S’ils ne l’ont pas déjà fait, les enfants me racontent leur journée ou je lis un peu, mais aujourd’hui, je n’y peux rien, le passé ressurgit.
*
Je me souviens de notre arrivée à la campagne et de la violence qui s’est installée dans notre famille. Ma mère a semblé perdue, comme parachutée dans un monde hostile. De nombreuses années s’écoulent avant qu’elle plante une fleur. Déçue du résultat, elle renoncera à égayer les abords de la maison. Il lui faudra encore plus de temps pour avoir l’idée de se promener sur les chemins de terre alentour. Non, ma mère ne s’est pas ouverte à la nature, elle n’a pas été touchée par la beauté du paysage, cette fameuse vue sur le puy de Dôme dont mon père est si fier. Non, ma mère ne s’est pas laissé bercer par le doux murmure du vent dans les arbres ni par les chants vigoureux des oiseaux… Rien ne parviendra à chasser le noir qu’elle va déverser sur notre famille.
Ma mère ne joue pas avec ses enfants, ne leur lit pas d’histoires, ne leur fait pas écouter de musique. Ma mère est coordinatrice de séjours linguistiques, elle travaille à mi-temps. Elle dit qu’elle adore son métier et qu’elle est très appréciée. À la maison, elle lit ou elle crie. Contre son mari ou ses enfants, contre moi surtout.
Depuis notre emménagement, tous les jours vers 19 heures, la tension commence à monter. Ce fameux soir, Estelle, ma sœur cadette, vient me chercher pour le repas. J’occupe ma place habituelle, le plus loin possible de ma mère, entre ma sœur et mon père qui ne devrait plus tarder. Je préfère quand il est là. C’est un rempart contre ma mère. Elle me lance un regard rempli de colère et commence à manger. Je n’ai pas faim, mais il faut s’alimenter pour vivre, alors je mange. J’entends enfin le tracteur de mon père. Il est rentré plus tôt ce soir.
— Ta fille ! Ta fille ! vocifère ma mère, sans raison.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est elle, encore elle !
— Mais de qui tu parles ?
— De Lucie, enfin, tu sais bien !
Ma mère, excédée, continue :
— Il faut qu’elle monte dans sa chambre !
Mon père, abasourdi, ne répond rien.
— Maaaarc !!! Qu’est-ce que tu attends ? Fais-la sortir !
Ma mère hurle, mon père reste interdit sur le seuil.
— TOUT DE SUITE !
Je revois ma mère, les yeux exorbités, les veines du cou saillantes, les mains menaçantes. Et j’entends encore mon père, avec sa voix caverneuse qui me frappe en plein cœur :
— Lucie, tu dégages !
Le dernier rempart contre l’irrationalité de ma mère s’effondre.
*
Anna, ma fille, me sort du passé. Elle s’est plantée devant moi, son dessin à la main. J’avais son âge quand tout a commencé.
— Maman, maman, j’arrive pas à faire la tête de mon bonhomme, tu peux m’aider ?
— Bien sûr, je vais t’aider, je suis une pro pour dessiner les visages !
Quand elle voit ma création, elle rit.
— Maman, ils sont bizarres, ces yeux que tu lui as faits, on dirait qu’elle est maquillée !
— Mais ils sont très bien, mes yeux !
— Oui, je vais faire les mêmes pour tous mes autres bonshommes !
Je souris devant son enthousiasme.

Un peu plus tard, la porte d’entrée s’ouvre, Arnaud rentre du travail. Les enfants se précipitent vers lui.
— Papa, papa, aujourd’hui à l’école on a fait de la peinture ! crie Théo, trois ans.
— Et nous du trampoline ! enchaîne Anna.
— C’est formidable, les enfants !
Je me lève pour préparer le repas pendant que Théo joue avec Amandine sur son tapis d’éveil. Il lui montre des peluches et elle rit. Quelques heures plus tard, après les bains, le dîner, l’histoire et les câlins, Arnaud et moi pouvons nous asseoir un peu et discuter.
— Je suis allé voir les commentaires sur des forums au sujet de gens qui ont été assignés au tribunal par leurs parents.
— Et alors ?
— Eh bien, ils disent que si les parents ne lâchent rien, ils obtiennent gain de cause et les grands-parents ne voient pas leurs petits-enfants.
— C’est rassurant.
— Par contre, il faut trouver un bon avocat, c’est vraiment important. Un spécialiste des affaires familiales.
— Et tu penses qu’il y en a dans la région ?
— J’en ai trouvé deux. Tu sais, Lucie, le temps nous est compté puisque à partir de la remise de l’assignation en main propre, le défendeur, c’est-à-dire nous, n’a que quinze jours pour trouver un avocat qui le représentera pour les différentes audiences. J’ai déjà pris rendez-vous vendredi avec une femme et lundi avec un homme.
— D’accord, je trouverai une solution pour faire garder les enfants.
— Parfait, on va regarder un bon film, ça nous changera les idées.
Pendant quelque temps, je ne pense plus à rien, ça fait du bien. On tient le coup, c’est tout ce qui compte pour l’instant.

L’avocat
Je suis angoissée à l’idée de consulter une avocate. C’est la première fois que je vais raconter mon histoire à un tiers. Mes paroles prendront un caractère « officiel ». J’ai peur car j’ai grandi avec ce principe : il est interdit de raconter ce qui se passe à la maison. À présent, c’est différent, je dois parler pour protéger mes enfants.
L’avocate commence par lire l’assignation.
— Alors, vous ne voulez pas que vos enfants voient leurs grands-parents maternels ?
— C’est ça.
— Expliquez-moi pourquoi.
Je raconte par petits morceaux décousus. C’est très éprouvant. Quand j’ai terminé, elle nous regarde, Arnaud et moi, puis déclare, sentencieuse :
— Eh bien, je ne vois pas pourquoi vous vous opposez à leur demande.
Je l’observe. Elle n’a rien compris, je veux partir. Elle continue :
— Et puis, de toute façon, les grands-parents ont des droits, alors…
— Non, la loi a changé, intervient mon mari. On parle des droits de l’enfant maintenant. Il faut arriver à démontrer que dans l’intérêt de l’enfant, il ne doit pas voir ses grands-parents.
— Ah, ça a changé ? Voyons voir ça.
Et la voilà qui consulte le Code civil ! Comment pourrait-elle protéger nos enfants si elle ne connaît pas cet article ? Jamais nous ne lui confierons notre dossier. J’échange un regard entendu avec Arnaud et, quelques minutes plus tard, nous nous levons pour prendre congé. Je suis catastrophée. Les larmes me montent aux yeux, je serre les dents car je ne veux pas pleurer. J’ai tellement pleuré, enfant !
— Ne t’inquiète pas, on trouvera un bon avocat. On n’a pas eu de chance avec elle, c’est tout.
L’aplomb de mon mari me rassure.
Trois jours plus tard, mes angoisses reviennent dans la salle d’attente du deuxième avocat. Je fais des allées et venues dans la petite pièce. Enfin, la porte s’ouvre : un homme grand, aux cheveux poivre et sel plaqués en arrière, nous invite à le suivre.
Nous nous serrons la main, la poigne est énergique, le regard pénétrant. Me Latour nous fait entrer dans son bureau où nous attendent de grands fauteuils qui mériteraient d’être refaits. Au bout de quelques minutes, mon mal de dos revient. Une fois l’assignation lue, il me demande de lui raconter mon histoire.
Je tremble, j’ai froid et je transpire. Mon dos est plus raide que jamais. Je lui décris mon enfance.
— Madame, je dois vous prévenir : il est très difficile d’obtenir une interdiction totale pour les grands-parents de voir leurs petits-enfants. Pour ce faire, il faut des éléments graves.
Il marque une pause, un léger blanc qui me lacère, puis reprend :
— Les éléments graves, on les a.
Je respire à nouveau.
— Par contre, on risque d’avoir des difficultés pour prouver tout ce que vous me dites. Car dans votre histoire, il n’y a pas beaucoup de faits visibles. Vous ne portez pas les traces de la maltraitance.
Je sens comme une boule dans ma gorge.
L’avocat reprend :
— Il me faut des attestations de la famille, les gens doivent parler et raconter ce qu’ils ont vu.
— La plupart du temps, cela se passait quand nous étions seuls à la maison, sans témoin, les visites étaient très rares.
— Réfléchissez et trouvez-moi des faits qui alerteront un juge. En général, dans la famille, les gens se taisent, ils ne veulent pas se brouiller avec leur frère ou sœur.
— Chez moi, c’est déjà fait… Du côté de ma mère, surtout.
— Faites au mieux pour obtenir des attestations, sans cela je ne pourrai pas vous défendre.
— Ne vous inquiétez pas, intervient mon mari, nous ferons le maximum.
— Je compte sur vous. Je vais vous représenter, conclut l’avocat.
La date butoir approche. Voilà c’est officiel, nous allons affronter mes parents au tribunal. Une nouvelle poignée de main vigoureuse, un regard bienveillant et Me Latour nous raccompagne. Une fois dehors, les doutes m’assaillent : les gens vont-ils vraiment parler ? Arnaud, lui, se réjouit que cet homme nous ait compris.
Toujours ce calme olympien et cette assurance chez mon mari qui décuplent mes forces et me redonnent de l’espoir.

Le lendemain, sur le chemin de l’école, je rencontre une amie qui connaît mon histoire. Je lui raconte notre entrevue avec Me Latour et lui explique que nous avons besoin d’attestations de personnes comme la pédiatre, les enseignants, les amis, prouvant que nous sommes de bons parents.
— Je t’en ferai une, pas de souci.
Je la remercie. Je retiens des larmes de rage et d’impuissance : je ne devrais pas avoir à le lui demander. Mes parents sont revenus me chercher et veulent prendre mes enfants en otage. Préparer notre défense. Relire l’assignation. L’énergie qu’ils déploient pour dissimuler la vérité me donne la nausée. Tous ces horribles mots utilisés contre moi me renvoient en enfer.
*
Je me souviens d’un dimanche soir. Je suis dans la salle de bains. Comme d’habitude après mon shampoing, mes cheveux partent dans tous les sens. Ils gonflent, me faisant ressembler à Tina Turner. Je sors de la salle de bains avec l’air d’avoir mis les doigts dans une prise. Mes cheveux m’agacent, c’est vrai. Ma mère, elle, les déteste. Elle ne me laisse jamais en paix, surtout quand je viens de les laver, leur volume l’insupporte. Elle, dont les cheveux sont très fins et très raides et qui a recours à des permanentes chez un coiffeur… Mes cheveux, elle ne veut plus les voir.
Je descends pour dîner. Tous les dimanches soir, nous avons droit à un bol de lait avec des tartines. Ma mère a décrété que c’était plus simple, comme ça il n’y a rien à préparer. Elle ne cuisine que rarement. Nous mangeons soit des haricots en boîte, soit des spaghettis collés qui restent plusieurs jours dans une casserole au frigo…
J’entre dans la cuisine. Si je pouvais raser les murs, je le ferais. Je dois prendre la casserole sur la gazinière au milieu du plan de travail. De la main droite, je saisis le manche. À cet instant précis, une mèche de cheveux sagement coincée derrière mon oreille se rebelle et descend le long de ma joue. J’ai peur. Je sens que ma mère va faire une remarque blessante et menacer de couper tout ça, encore. D’un geste brusque de la main gauche, je replace la mèche derrière mon oreille, mon bras droit vacille et la casserole de lait bouillant se renverse sur ma cuisse. Je crie et monte dans ma chambre. Ma peau devient rouge, je ne sais pas du tout ce qu’il faut faire. Je pleure de douleur et d’impuissance. Et si c’était grave, cette brûlure ? Que dois-je faire pour me soigner ? Ma mère va venir. C’est sûr. Ils ne vont pas continuer à manger leurs tartines en bas, dans la cuisine, comme si rien ne s’était passé… Mes parents vont monter s’occuper de moi. J’existe.
La douleur ne cesse pas, mes pleurs non plus. Le temps passe, deux grosses cloques sont apparues. Je vais me coucher, une douleur dans le ventre bien supérieure à celle de ma cuisse, une douleur dont on ne guérit pas, celle d’être abandonnée.
La brûlure ne disparaîtra pas seule, il me faudra l’aide de Sylvie, une amie plus âgée à qui la mère aide-soignante donnera de l’argent pour m’acheter du tulle gras. La pharmacienne s’étonnera que je ne sois pas venue plus tôt. Des années durant, la cicatrice restera, deux triangles se faisant face. Mais à dix ans, je ne peux me résigner, j’espère toujours que ma mère changera un jour : elle deviendra une maman semblable aux autres. J’ai besoin d’y croire. Comme durant ces fêtes des Mères où la joie me gagne.
C’est un jour spécial pour moi car je prends tout mon repas de midi avec ma famille. Pour le dîner, c’est une autre affaire.
Je me rappelle très bien ces fêtes des Mères : l’excitation du vendredi soir, le cadeau dans le cartable à côté de moi dans le car sur le chemin du retour. Mon cœur s’emballe, je ne peux pas résister, je le sors pour le regarder. Je touche délicatement le papier de soie, je joue avec le ruban et je souris. Et si quelque chose changeait cette fois ? J’y crois toujours, chaque année. Pourquoi pas ? Sera-t elle émue pour de vrai, cette fois ? Me serrera-t elle dans ses bras parce qu’elle en a envie et pas seulement pour faire bien sur la photo ? Ne plus donner l’image d’une famille normale, mais en être enfin une !
Je cache mon cadeau et j’attends avec impatience le dimanche. Au fond, ce paquet me rend triste. Je sais que je n’ai pas une mère comme les autres. Elle a décidé que je devais vivre dans ma chambre, que là était ma place. Elle ne me parle jamais. Elle hurle des ordres, des reproches, des insultes. Personne ne doit m’approcher, je suis une mauvaise fille. Alors quoi, la fête des Mères ? Je me demande seulement jusqu’à quelle heure elle tiendra sans me reléguer dans ma chambre. Elle me glace avec son regard accusateur, comme si je n’avais pas le droit d’exister. Souvent je me demande pourquoi elle me traite de la sorte : qu’est-ce que j’ai fait ? Peut-être ai-je été adoptée ? Pourtant, tout le monde me dit que je lui ressemble. Peut-être suis-je une enfant illégitime ? Elle me détesterait parce que je lui fais honte ? Mais je ressemble aussi à mon père… L’explication n’est donc pas là.
Mon père, qui semble accepter cette situation, va-t il enfin réagir ? Que fait-il ?
Il s’occupe de ses terres.

Mon père travaille aux champs comme son père avant lui. Seul garçon au milieu de six sœurs, il s’est investi très tôt dans l’exploitation familiale.
— Un jour, ce sera à toi tout ça, lui a promis mon grand-père d’un geste large qui englobait le monde entier.
Marc, mon père, n’en doute pas, il labourera, sèmera, récoltera du blé, du maïs, du tournesol, sur cette terre devenue sienne. Le temps s’écoule, le fils devient père, les petits boulots s’enchaînent mais cette terre, qu’il chérit tant, ne lui revient toujours pas. Le patriarche ne veut plus voir son fils sur la propriété. Il se débrouille seul ou avec un ouvrier. Marc, lui, travaille à l’usine. Il s’est marié avec une coordinatrice de voyages linguistiques, ils ont trois enfants : Sylvain, Lucie et Estelle. Des années plus tard naîtront Madeleine puis Valentin. La terre lui manque et Marc supporte mal les contraintes liées au salariat : les horaires, les consignes à respecter, les comptes à rendre à un supérieur… Marc veut être son propre chef et vivre de sa passion. Son père ne lui donnera rien, c’est sûr maintenant, c’est à un neveu qu’il va léguer cet héritage.
Pourquoi ? Je ne l’ai jamais su. Chacune de nos visites chez mes grands-parents paternels donnait lieu à de violentes disputes entre mon père et mon grand-père. Jamais ils ne parviendront à s’expliquer ni même à se parler.
Mon père ne se laisse pas abattre, il cherche des parcelles pour cultiver sa propre terre. En achetant des vergers, il pense prendre une revanche sur la vie et se convertit à l’arboriculture. Il apprend à s’occuper des pommiers et des abricotiers. Il les regarde grandir au rythme des saisons.
Les années passant, mon père a de plus en plus de mal à prendre soin de ses arbres. L’enthousiasme du début cède la place à un profond sentiment de malaise, les maladies se propagent dans les vergers, il tarde à les soigner, les récoltes s’en ressentent, les dettes s’accumulent… Sur un coup de tête, il achète d’autres terres à des dizaines de kilomètres et installe d’immenses serres pour protéger ses futurs légumes. Il devient maraîcher. Rapidement, il se rend compte de la rigueur que demande l’entretien d’un grand potager, de plus cette nouvelle activité ne lui plaît pas vraiment… Mon père ne parvient pas à oublier la terre de son enfance, cette terre qu’il ne possédera jamais. Il voudrait la sentir sous ses pieds, la travailler comme il l’a appris, parcourir des kilomètres dans les rangées de jeunes pousses. Il veut labourer, semer et attendre patiemment que le grain germe. Il imagine les sillons, le maïs qui sort de terre et finit par le dépasser, il veut renouer avec sa vraie passion : la culture de céréales. Il ne peut se résoudre à vendre les vergers qui entourent la maison, alors il agrandit encore sa propriété. Les terres prévues pour le maraîchage ne suffisent pas, il lui en faut plus. Endetté jusqu’au cou, il récolte son maïs, son blé, son tournesol, son soja, son sorgho, sur sa terre. En regardant au loin l’étendue de son domaine, un sentiment de puissance l’envahit, l’illusion d’être quelqu’un car il possède. Il prend sa revanche. Il se sent exister.
Mon père ne se consacre pas à l’agriculture comme il le devrait. Bien qu’il passe la majeure partie de son temps sur son tracteur, quelque chose grippe la machine dès le début. Au lieu d’organiser son travail autour des besoins de chaque plante et des contraintes météorologiques, il travaille quand il en a envie, même si des pluies torrentielles sont prévues le lendemain et que les grains seront noyés à coup sûr… Il n’obéit qu’à sa propre volonté, le résultat est catastrophique.
Quelque chose l’empêche d’être complètement disponible pour ses arbres et ses céréales. Mon père passe beaucoup de temps à crier, au téléphone contre sa mère ou ses sœurs ou chez son « connard » de banquier. Il supporte très mal le manque d’argent et, bizarrement, dépense toujours plus… Quand il passe des heures immobile dans un fauteuil à écouter de la musique, l’air complètement absent, ce n’est certainement pas le manque d’argent qui le préoccupe, mais quelque chose de bien plus puissant et bien plus noir, quelque chose qui ne cesse de le ronger.
La situation s’aggrave, les salaires de ma mère ne suffisent plus à éponger les dettes, elle craint de ne plus pouvoir faire de chèques. Elle vit dans l’angoisse et lui continue à dépenser. Tout le confort matériel a été sacrifié pour ses terres et ses voitures neuves… Ma mère a tout accepté. Pour moi, la moins que rien, il n’est même pas resté de quoi acheter un pantalon. Je préfère croire ça, même si je sais très bien que l’argent qu’il restait à ma mère ne m’était pas destiné, qu’on soit pauvres ou riches. Alors il a fallu que moi aussi j’aille travailler dans les champs, non pas par amour de la terre, mais pour m’acheter un jean – incontournable au collège – et acquérir une chaîne hi-fi pour m’évader de ce noir quotidien. »

Extraits
« Si j’explique comment je suis traitée à la maison, mes parents, furieux, se retourneront contre moi. J’imagine bien la dame des services sociaux venir avec sa mallette remplie de dossiers, sortir une feuille, un stylo, et poser des questions à mes parents. J’imagine leurs réponses, transpirantes de mensonges. La dame cocherait des cases et repartirait en leur faisant un gentil sourire, elle s’excuserait de les avoir dérangés. Ou alors elle insisterait, elle serait surprise de leurs réponses et peut-être que… De toute façon elle repartirait, me laissant seule avec mes parents fous furieux. On n’enlève pas comme ça un enfant à sa famille. Je ne sais pas jusqu’où peuvent aller les représailles si je brave cet interdit: rien de ce qui se passe à la maison ne doit sortir du strict cadre familial. Ma mère n’a pas besoin de le formuler, nous le savons. En public, elle parvient à masquer son aversion pour moi. Comment m’en sortir? » p. 60

« – Non, je n’ai jamais cuisiné avec ma mère, d’ailleurs elle n’a jamais rien fait avec moi. Elle ne veut même pas que je mange à table avec toute la famille. Je dois rester à part, seule dans ma chambre. Ma sœur vient me chercher quand il n’y a plus personne dans la cuisine, là je suis autorisée à descendre. Ma mère a dit qu’en septembre, elle me mettra dehors et ne me paiera pas de logement pour mes études. » p. 91

« Le comportement odieux de mes parents a atteint son paroxysme lorsque les actes du grand-père incestueux ont été révélés. Quand ils ont su que Lucie, Estelle et moi avions été victimes de notre grand-père maternel, ils n’ont rien fait. Certes, nous ne sommes plus allés chez lui, mais jamais ils ne nous ont parlé, à nous, de ce que nous avions subi. Ils n’ont pas cherché à savoir dans quel état moral nous nous trouvions ni à nous apporter un quelconque soutien psychologique. Ils n’ont pas voulu porter plainte contre le grand-père incestueux. Ils se sont justifiés en disant vouloir préserver la réputation de la famille alors qu’un procès contre le grand-père aurait aidé leurs filles à comprendre la gravité des actes dont elles avaient été victimes, et à se reconstruire. En revanche, ils font à présent un procès à leur propre fille sans se soucier qu’il contribue par là-même à nous détruire. » p. 151

À propos de l’auteur
CAUDET_Aline_Astrid_di_CrollalanzaAline Caudet © Photo Astrid di Crollalanza

Aline Caudet est un pseudonyme. Déchirer le grand manteau noir (2023) est son premier roman. (Source: Éditions Viviane Hamy)

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Triste tigre

SINNO_triste_tigre

  RL_automne_2023

Prix Femina 2023

Prix Blù Jean-Marc Roberts 2023
Prix littéraire des Inrockuptibles 2023
En lice pour le prix de Flore 2023
Finaliste du Prix Décembre 2023
Finaliste du Prix Alain Spiess du deuxième roman 2023
En lice pour le Premier Prix Littéraire Gisèle Halimi

En deux mots
Comment vivre avec ce poids terrible, les viols à répétition subis de 7 à 14 ans par son beau-père ? Maintenant que le bourreau est jugé et condamné, Neige Sinno va essayer de comprendre en multipliant les points de vue, en cherchant dans ses lectures, en posant des mots sur ce drame au plus profond de l’intime.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Dans la famille, il était tout-puissant»

Livre-choc, témoignage glaçant, recherche littéraire et tentative d’explication : Neige Sinno raconte les viols commis de 7 à 14 ans par son beau-père et va chercher par l’écriture une explication à l’inceste. Un récit aussi bouleversant que salutaire.

«Je l’ai longtemps perçu comme un démiurge, un être plus grand que nature. Il m’apparaissait comme une créature mythologique, un Sisyphe, un Prométhée torturé par des démons. Plus tard, avec le recul, je me suis dit que c’était peut-être simplement un pauvre type qui avait le don de la manipulation et qui a profité de la vulnérabilité d’encore plus faible que lui. Dans le monde clos de la famille, il était tout-puissant.» C’est par le portrait de son bourreau que commence ce récit d’inceste que l’on n’ose nommer un roman tant il est précis dans la description, tant il est dramatiquement autobiographique.
C’est leur passion commune pour la montagne qui va rapprocher sa mère et son beau-père. Nous sommes en 1983, «il a vingt-quatre ans. Ils sont ensemble dans une formation pour accompagnateurs en moyenne montagne. Il est grand, sportif, sympathique.» Elle décide de s’installer avec lui dans les Hautes-Alpes où ils ont déniché une maison à retaper, accompagnée de ses «deux filles avec des prénoms de contes de Grimm, Neige et Rose, six ans et quatre ans». Ils vivent d’expédients, de stages en montagne et de travaux de ménage pour elle, de chantiers pour lui. Mais cette précarité ne leur déplaît pas vraiment, eux qui ont gardé un côté hippie. Ensemble, ils font «assez vite deux nouveaux enfants, un garçon puis une fille».
C’est au sein de cette famille nombreuse que se noue le drame. Neige est violée par son beau-père de façon régulière, de ses 7 à ses quatorze ans. Sous emprise et soumise à un chantage qui l’emprisonne, la fillette ne peut se défendre, ne peut se confier. Ce n’est que lorsqu’elle comprend que sa sœur pourrait fort bien être la prochaine victime qu’elle se décide à tout raconter à sa mère.
Une plainte est déposée, une enquête est menée et les faits sont établis. An l’an 2000, le tribunal condamne son beau-père à neuf ans de prison.
Mais il aura fallu bien plus de temps pour pouvoir sortir du silence, pour oser mettre des mots sur cette histoire. Allons même jusqu’à dire pour reconnaître que ces viols n’étaient pas commis dans une vie parallèle. Car le traumatisme est tel qu’il est plus facile de la nier que de l’accepter.
Alors la narratrice choisit de ne plus être seule, elle va chercher à se placer du point de vue du bourreau, des jurés, xxx pour s’approcher au plus près de ce drame.
Alors la romancière va chercher dans ses lectures les arguments qui accompagnent sa recherche. De Lolita de Nabokov jusqu’à La Familia grande de Camille Kouchner, de Virginia Woolf, qui elle aussi a commencé à être victime d’inceste à 7 ans à L’Inceste de Christine Angot en passant par La Curée de Zola, elle va trouver des compagnes d’infortune et la force de briser ce silence qui permet à ce crime d’exister.
Car si un Français sur 10 (dont 78 % de femmes) a été victimes d’inceste en France, comme le rappelait Copélia Mainardi dans Marianne, «ce sont les prises de parole qui mettent fin à l’injonction de se taire, quitte à éclabousser du même coup tout un cercle de témoins plus ou moins complices. Et nous voilà passé du drame intime au message universel.
Avec ce style froid et tranchant, Neige Sinno nous offre bien davantage qu’un nouveau récit d’inceste. On comprend le jury du Prix Goncourt qui a placé ce livre dans ses quatre finalistes, car ici le journal intime s’ouvre sur la littérature et sur la force de l’écriture. Ce que Clarisse Gorokhoff résume ainsi: «Triste tigre va sans doute chambouler des destins et même sauver des vies – réduire l’immense « armée des ombres ». Triste tigre fera date, c’est certain, d’un point de vue sociétal et littéraire, mais surtout d’un point de vue… humain.»

Triste tigre
Neige Sinno
Éditions P.O.L
Roman
286 p., 20 €
EAN 9782818058268
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans le Nord, à Briançon puis à Paris.

Quand?
L’action se déroule des années 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Il disait qu’il m’aimait. Il disait que c’est pour pouvoir exprimer cet amour qu’il me faisait ce qu’il me faisait, il disait que son souhait le plus cher était que je l’aime en retour. Il disait que s’il avait commencé à s’approcher de moi de cette manière, à me toucher, me caresser c’est parce qu’il avait besoin d’un contact plus étroit avec moi, parce que je refusais de me montrer douce, parce que je ne lui disais pas que je l’aimais. Ensuite, il me punissait de mon indifférence à son égard par des actes sexuels. »
Entre 7 et 14 ans, la petite Neige est violée régulièrement par son beau-père. La famille recomposée vit dans les Alpes, dans les années 90, et mène une vie de bohème un peu marginale. En 2000, Neige et sa mère portent plainte et l’homme est condamné, au terme d’un procès, à neuf ans de réclusion. Des années plus tard, Neige Sinno livre un récit déchirant sur ce qui lui est arrivé. Sans pathos, sans plainte. Elle tente de dégoupiller littéralement ce qu’elle appelle sa « petite bombe ». Il ne s’agit pas seulement de l’histoire glaçante que le texte raconte, son histoire, une enfant soumise à des viols systématiques par un adulte qui aurait dû la protéger. Il s’agit aussi de la manière dont fonctionne ce texte, qui nous entraîne dans une réflexion sensible, intelligente, et d’une sincérité tranchante. Ce livre est un récit confession qui porte autant sur les faits et leur impossible explication que sur la possibilité de les dire, de les entendre. C’est une exploration autant sur le pouvoir que sur l’impuissance de la littérature. Pour se raconter, la narratrice doit interroger d’autres textes, d’autres histoires. Elle nous entraîne dans une relecture radicale de Lolita de Nabokov, ou de Virginia Woolf, et de nombreux autres textes sur l’inceste et le viol (Toni Morrison, Christine Angot, Virginie Despentes). Comment raconter le « monstre », « ce qui se passe dans la tête du bourreau », ne pas se contenter du point de vue de la victime ? Jusqu’à reprendre la question que le poète William Blake adressait au Tigre : « Comment Celui qui créa l’Agneau a-t-il pu te créer ? » (The Tyger). Le récit de Neige Sinno nous fait alors entrer dans la communauté de celles et ceux qui ont connu « l’autre lieu », celui de la nuit et du mal, qui ont pu s’en extraire mais qui en sont à jamais marqués, et se tiennent ainsi à la frontière des ténèbres et du jour. Nulle résilience. Aucun oubli ni pardon. Juste tenter de tenir debout, écrire son récit comme une « petite bombe artisanale qu’on fait exploser tout seul chez soi, dans l’intimité de la lecture. Elle a l’intensité et la fragilité des choses conçues dans la solitude et la colère. Elle en a aussi la folle et ridicule ambition, qui est de faire voler ce monde en éclats. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Transfuge (Oriane Jeancourt Galignani)
Diacritik (Jordi Bonells)
Philosophie magazine (Martin Legros)
Revue Études (Alexis Jenni)
Paris Match (Marie-Laure Delorme)
Madame Figaro (Colombe Schneck)
France Culture (Les midis de culture)
Diacritik (Johan Faerber)
France Inter (L’invité de 7h 50)
France 24
RTS (Salomé Kiner)
M.XXI
Page Wikipédia du roman
Lokko.fr (Hélène Bertrand-Féline)
C à vous
Le Devoir (Christian Desmeules)
Blog Tours et culture
Blog Mademoiselle lit
Blog Vagabondage autour de soi


Neige Sinno parle de «Triste tigre» avec Nelly Kaprièlan © Production Maison de la poésie

Le roman Triste Tigre de Neige Sinno présenté dans l’émission Quotidien © Production Groupe TF1

Les premières pages du livre
Chapitre I
PORTRAITS
Portrait de mon violeur
Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place. Même si on n’a pas vécu ça, une amnésie traumatique, la sidération, le silence des victimes, on peut tous imaginer ce que c’est, ou on croit qu’on peut imaginer.

Le bourreau, en revanche, c’est autre chose. Être dans une pièce, seul avec un enfant de sept ans, avoir une érection à l’idée de ce qu’on va lui faire. Prononcer les mots qui vont faire que cet enfant s’approche de vous, mettre son sexe en érection dans la bouche de cet enfant, faire en sorte qu’il ouvre grand la bouche. Ça, c’est vrai que c’est fascinant. C’est au-delà de la compréhension. Et le reste, quand c’est fini, se rhabiller, retourner vivre dans la famille comme si de rien n’était. Et, une fois que cette folie est arrivée, recommencer, et cela pendant des années. N’en jamais parler à personne. Croire qu’on ne va pas vous dénoncer, malgré la gradation dans les abus sexuels. Savoir qu’on ne va pas vous dénoncer. Et quand un jour on vous dénonce, avoir le cran de mentir, ou le cran de dire la vérité, d’avouer carrément. Se croire injustement puni quand on prend des années de prison. Clamer son droit au pardon. Dire que l’on est un homme, pas un monstre. Puis, après la prison, sortir et refaire sa vie.
Même moi, qui ai vu cela de très près, du plus près qu’on puisse le voir et qui me suis interrogée pendant des années sur le sujet, je ne comprends toujours pas.

Le portrait
Si on ne devait remarquer qu’une chose de lui, ce serait son énergie. C’est quelqu’un de très vivant. Il bouge, il est dans l’action. Quand il était petit, il était déjà comme ça. Ses frères aussi. Trois garçons, très rapprochés en âge, ça faisait du désordre dans le petit appartement de la banlieue parisienne. Le père essayait de se concentrer pour peindre. Il criait qu’il ne pouvait pas travailler dans ce bazar ! Et la mère essayait de faire taire les enfants, elle les emmenait dans une autre pièce, ou bien au parc, qu’il pleuve ou qu’il vente, pour qu’ils se défoulent. Le père n’arrivait pas à vivre de la peinture, sa première vocation, et il avait monté, à côté des cours de dessins, une petite entreprise qui vendait des cheminées design. C’était les années 1970-1980, les cheminées en question nous semblent aujourd’hui parfaitement ridicules, ou rigolotes selon la perspective, en tout cas il ne viendrait plus à l’idée de quiconque de mettre chez soi une de ces singulières capsules aux formes psychédéliques avec des cassettes en verre intégrées. À l’époque pourtant, je crois que ça marchait plutôt bien. Les grands-parents étaient ouvriers, des deux côtés, des gens du Nord, de vers Boulogne-sur-Mer où la famille possédait encore un appartement qu’ils occupaient pour les vacances. La mère, je crois, était secrétaire du truc de cheminées, un peu femme au foyer, un peu dans l’ombre du père. Rien de spécial, ni riches ni pauvres, des Parisiens de la petite classe moyenne. Aucun des fils n’a fait d’études, ils sont partis de la maison avant d’avoir passé le bac. L’aîné pour travailler dans le commerce, le deuxième dans l’armée et mon beau-père pour faire son service militaire dans les Alpes. Il ne retourna jamais à Paris. Les parents étaient plutôt sévères, et avaient élevé leurs enfants à l’ancienne, avec justice et discipline. Il était fier de cette éducation un peu à la dure, ainsi que de son passage chez les scouts, comme de tout ce qui avait trait à la formation qu’il avait reçue. Tout avait contribué à faire grandir sa force et son envie de vivre, de connaître, de conquérir.

J’ai du mal à l’imaginer dans la banlieue parisienne. Je l’ai toujours vu dans la montagne, en vêtements de sport, en habits de chantier. Il a pourtant été un jour vêtu comme un petit citadin qui va à l’école religieuse, la chemise repassée, les chaussures cirées, les cheveux plaqués, jusqu’à ses dix-huit ans. Après, il est parti à Briançon où il a découvert l’escalade, la haute montagne, le parapente, une vie plus libre, plus sauvage, sans chemises, sans plus jamais attendre le métro ni se faire la raie sur le côté, sans messe le dimanche, une vie de grand air et de lumière.

En 1983, quand il rencontre ma mère, il a vingt-quatre ans. Ils sont ensemble dans une formation pour accompagnateurs en moyenne montagne. Il est grand, sportif, sympathique. Dans le groupe, il aime bien prendre les situations en main, diriger les opérations quand une urgence se présente, quand on affronte un moment difficile, une paroi dangereuse, si un accident a lieu. Il est charismatique, il a beaucoup d’amis, il plaît aux filles.
Il lui plaît, à elle. Il lui rappelle l’amoureux qu’elle vient de perdre quelques mois auparavant, emporté par une avalanche. Elle avait été dévastée par cette mort soudaine. Elle se pensait inconsolable. Mais peut-être pas, en fait. Elle passe beaucoup de temps en la compagnie de ce nouvel ami. Elle aime son caractère volontaire, décidé, enjoué. Ça la repose de Sammy, le père de ses filles, qui est, lui, plutôt rêveur, lunaire, souvent en retrait. Il cherche très vite à la conquérir. Il la conduit par des chemins escarpés jusqu’à des cimes où ils se sentent transportés par la beauté de la nature. Ils marchent en montagne l’un derrière l’autre, en silence, sous les ciels changeants des étés dans les Alpes, avec des nuages qui bougent comme des panneaux de théâtre, qui ont l’air de glisser vers l’ouest pour laisser la place à d’autres ciels cachés en dessous. À la descente, ils se donnent la main. Il est déjà avec quelqu’un, et elle, elle a quatre ans de plus que lui et déjà deux enfants. Deux filles avec des prénoms de contes de Grimm, Neige et Rose, six ans et quatre ans, qui sont avec leur papa pour l’instant mais qu’elle ne peut pas laisser trop longtemps car elles ont besoin d’elle et elles lui manquent. Elle est surprise qu’il aille au-delà de la séduction, des premiers jours d’amour passionné, qu’il lui propose de continuer, de faire venir ses filles, d’essayer quelque chose ensemble, elle est surprise mais heureuse, elle se dit qu’elle a de la chance.
Elle aime son corps athlétique, l’énergie qui s’en dégage. Mais oui, l’énergie, la force, je l’ai déjà dit. Il fait du ski, de l’escalade, il aime le travail dur, aller au bout de ses ressources, se dépasser. Avant d’être accompagnateur, il a fait ses classes chez les chasseurs alpins, un régiment d’élite pour les jeunes qui aiment la haute montagne. On l’a fait courir sur la route des Traverses sous la neige à la tombée de la nuit, monter à des refuges d’altitude avec 80 kilos de pierres dans le sac à dos, creuser des tranchées au col de l’Échelle à l’aide d’une petite pelle en aluminium jusqu’à ce que des ampoules se forment sur ses mains gelées, des trucs comme ça. Il a adoré. Elle est pacifiste, elle a du mal à comprendre qu’il ait aimé ce monde de règlements arbitraires et de démonstrations viriles. Surtout après Sammy, qui a joué le malade mental pour se faire réformer, qui avait en horreur les armes, l’uniforme, la cruauté. Mais il lui raconte les randonnées avec les copains, la camaraderie pendant les épreuves, les leçons apprises à la dure quand on se confronte aux éléments. Avant cela il se croyait prisonnier d’une grise banlieue, c’est l’amour du sport qui l’a amené à découvrir autre chose. Maintenant il sait qu’il ne repartira pas, il a trouvé sa voie, dans la nature, avec elle.
La montagne, les chasseurs alpins, la banlieue, ça aussi je l’ai déjà dit. »

Elle aime son visage aux pommettes hautes, son regard noir, ses yeux en amande qui rappellent un ancêtre asiatique, un ancêtre un peu égaré au milieu de cette tête plutôt nordique, de Français du Nord, d’où viennent ses deux parents, le Pas-de-Calais, peau blanche, nez aquilin. Il rêve d’une grande famille. Avec ma mère il a assez vite deux nouveaux enfants, un garçon puis une fille. Quand on lui pose la question, il dit qu’il aimerait en avoir huit. Les gens ne font pas de commentaires, ils essaient de cacher leur embarras car ils pensent que quatre c’est déjà trop pour eux. Il a gardé de son enfance le goût du beurre, des laitages. Sa mère faisait une espèce de bûche à la crème au beurre et au café qu’on a essayé de reproduire, un Noël après l’autre, pendant des années, en vain. Ce n’était jamais aussi bon. C’est même arrivé que ce soit carrément infect, des boulettes de beurre minuscules refusant de se dissoudre, perçant la crème de milliers de petits boutons gras et insipides alors que les particules de sucre crissaient sous la dent. Parfois la saveur et la texture se sont approchées vraiment très près de l’original, et ces fois-là, nos regards suspendus à son visage pour déchiffrer le jugement final nous ont transmis une sensation de félicité contagieuse, qui est à peu près l’image du bonheur familial suprême qu’il nous a été donné d’atteindre.
Il prend facilement des coups de soleil et les pollens du printemps déclenchent chez lui une violente allergie. Il éternue comme un forcené. Il aime les jeux de société mais il est trop irascible et ça finit toujours mal. Les parties de Monopoly en famille ou les jeux de stratégie avec des amis se terminent parfois en accès de colère et il arrête de jouer, en plein milieu, en donnant un coup de poing sur la table qui fait valser tous les petits pions en plastique, les hôtels verts et les maisonnettes rouges, les tas de faux billets, et il s’en va, outré, en claquant les portes. Au tennis pareil, plusieurs fois je l’ai vu balancer sa raquette par terre. C’est cher une raquette, et on n’a vraiment pas d’argent à dépenser dans un objet comme celui-ci. Mais c’est plus fort que lui. Il hurle des injures, contre son adversaire, contre lui-même, contre la balle qui a fait la faute. Rouge et transpirant, les yeux brillants de rage, il tape du pied et envoie valdinguer sa raquette dans le grillage. Bon, j’arrête là. J’ai essayé. Je voulais faire ce portrait depuis ma perspective d’aujourd’hui, de femme devenue mère à mon tour, en cherchant à voir ce que ma mère voyait à l’époque, ce que les gens de notre entourage voyaient, ce qu’on voit en général dans un corps, un visage, quand on lit un portrait, avec des yeux adultes, habitués à la lecture, aux descriptions de personnages dans les romans, les reportages, à regarder et interpréter des images. Je n’y arrive pas. Pourtant j’ai écrit un grand nombre de nouvelles, plusieurs romans, je devrais savoir faire un portrait. Mais là, ce n’est pas pareil. D’abord j’essaie de coller à une certaine vérité objective qui m’échappe, malgré les photos, les souvenirs qui subsistent. Ensuite, évidemment, c’est impossible parce que c’est lui. Le portrait donc il est grand et fort. Brutal même. Sa voix passe facilement de la douceur à la violence. Dès que quelque chose commence à l’énerver, il crie. Il crie fort. Il ordonne. Il trouve complètement aberrante la façon dont on nous a élevées jusqu’ici, ma sœur et moi, dans la permissivité excessive, le chaos. On a fait de nous deux petites sauvages. C’est n’importe quoi. Ses mains sont grandes, d’une couleur qui vire souvent au rose-rouge, comme son visage dès qu’il est un peu exposé au soleil ou à la colère. Ses mains sont fortes. Elles saisissent, elles caressent mais avec une sorte de rudesse, une caresse qui s’approprie, qui se fraie un chemin. Comme sa voix qui essaie d’être douce mais qui en fait trop, qui vire dans l’aigu à la fin des phrases, un petit air interrogatif comme pour demander l’aval de l’interlocuteur, comme pour avoir la confirmation qu’on est d’accord, qu’on l’écoute, qu’on veut bien. Sauf que le ton ne change pas si la confirmation n’est pas donnée, si on reste en silence ou si on dit non. La voix continue pareil. En réalité, cette petite note d’interrogation fait partie de son monologue qui tourne en boucle. Son corps est grand. Ses pieds, laids, comme tous les pieds, mais d’autant plus laids qu’ils sont poilus et roses et abîmés. C’est bizarre qu’il ait des poils sur les pieds car le reste du corps est plutôt lisse, le torse, les bras. Sa peau surtout est laide, de différents tons de rose, de blanc, de rouge et de marron. La peau de son sexe, tendue toujours sous l’érection, d’un rose violacé, prend une teinte pêche quand on s’éloigne du gland pour devenir beige et fripée sur les testicules comme si c’était de la peau morte, un bout de cadavre qui pend sous l’énorme sexe bandé et dur comme un os. Je ne l’ai jamais vu avec un livre entre les mains, mais il aimait les bandes dessinées, en particulier celles qui se passaient dans le Far West. Il possédait la collection presque complète d’une série dont le héros s’appelait Blueberry. Il restait souvent longtemps dans les toilettes à les lire. J’allais dire qu’il s’enfermait dans les toilettes mais ce serait faux. Quand on a enfin eu des toilettes, il n’y a jamais eu de loquet pour fermer, ni dans aucune des chambres. Il ne voulait pas que quiconque ait le contrôle sur une possible intimité. Aujourd’hui je trouve ça un peu étrange, ça l’aurait sans doute arrangé de pouvoir fermer derrière lui quand il était seul dans une pièce avec moi. Il adorait Johnny Hallyday. Nous avons donc été forcées d’écouter Johnny nous aussi, pendant des heures, il accompagnait les longues journées de travaux dans la maison à retaper, les voyages familiaux en voiture, les fins de soirée avec des amis. Plus on écoutait les mêmes chansons, plus les paroles me semblaient empreintes d’une hypocrisie profonde. Tout ce cinéma de brave homme au cœur pur, de dur à cuire qui au fond est un tendre, de macho qui souffre, toute cette symphonie de l’apitoiement sur soi me rebutait. Mon beau-père se percevait certainement lui-même comme un cow-boy solitaire. Il disait qu’il avait un sens aigu de l’injustice. Il racontait deux ou trois anecdotes de mauvais traitements dont il avait été témoin à l’école primaire et qui l’avaient révolté. Quand il nous surprenait en train de faire des bêtises, ma sœur et moi, il nous punissait toutes les deux sévèrement, en insistant sur le fait que la punition était collective. Il nous faisait transporter des brouettes de cailloux d’un bout à l’autre du jardin, creuser des trous, ramasser du bois. Il avait une haute exigence morale avec laquelle nous ne pouvions transiger.
À plusieurs occasions de mon enfance, je l’ai vu réagir héroïquement pour aider les autres. En montagne, dans des accidents, lors d’un incendie. Il a conduit pendant quelques années une ambulance. Il a été responsable d’une équipe sur des chantiers dangereux et prenait en charge la sécurité des autres. Dans ces moments il se transformait. Tout en lui se mettait au service de son objectif, les muscles et l’esprit tendus, il semblait scintiller de l’intérieur et on avait envie de suivre ses instructions, on avait confiance en son jugement, son instinct. Il était le guide qui nous mènerait en lieu sûr, celui qui était prêt à se sacrifier pour le bien commun, celui qui ne doutait pas une seconde, qui affrontait les dangers, le feu, la neige. La bravoure en personne. Je l’ai longtemps perçu comme un démiurge, un être plus grand que nature. Il m’apparaissait comme une créature mythologique, un Sisyphe, un Prométhée torturé par des démons. Plus tard, avec le recul, je me suis dit que c’était peut-être simplement un pauvre type qui avait le don de la manipulation et qui a profité de la vulnérabilité d’encore plus faible que lui. Dans le monde clos de la famille, il était tout-puissant. »

Extraits
« Parce que ce n’est pas fini. Ni pour moi, ni pour vous, ni pour personne. Et tant qu’un enfant sur terre vivra cela, ce ne sera jamais fini, pour aucun d’entre nous. » p. 87

« Je déteste l’idée que certains s’en sortent et d’autres pas, et que surmonter le traumatisme est un but moralement louable. Cette hiérarchie qui fait du résilient un surhomme par rapport à celui qui ne peut pas s’en sortir me dégoûte. » p. 199

« Un abus sexuel sur un enfant n’est pas une épreuve, un accident de la vie, c’est une humiliation profonde et systémique qui détruit les fondements mêmes de l’être. Quand on a été victime une fois, on est toujours victime. Et surtout, on est victime pour toujours. Même quand on s’en sort, on ne s’en sort pas vraiment. » p. 202

À propos de l’autrice

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Neige Sinno © Photo Hélène Bamberger

Neige Sinno est née en 1977 dans les Hautes-Alpes et vit aujourd’hui au Mexique. (Source: Éditions P.O.L)

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La Maison aux chiens

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Prix Jean Anglade 2023

En deux mots
Francis et Geneviève élèvent des chiens dans un petit village de l’Allier. Mais ils accueillent aussi les enfants placés par les services sociaux. Roman, Sofian, Atalante, Grégory et les autres vont tenter de se construire un avenir, eux qui ont déjà tant souffert. On va suivre leur parcours, ponctué de drames.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Des enfants et des chiens

Caroline Hussar est la lauréate 2023 du Prix Jean Anglade. Son roman raconte l’odyssée d’enfants placés en famille d’accueil, élevés comme les chiots qui les entourent. Dans ce petit village, dans la France des années 1990, l’amour est une denrée rare.

La première réussite de ce roman est indéniablement cette atmosphère très prenante qui saisit le lecteur dès les premières pages. Il sent littéralement cette odeur âcre qui imprègne tout, de poils et de crasse, de tabac froid et de désinfectant, de pot-au-feu et de chien mouillé. Une odeur que l’on trouve dans le chenil, dans la maison, dans la voiture, dans les habits. Nous sommes dans les années 1990 au sein d’une famille d’éleveurs dans un village de la plaine de l’Allier.
Dans de grandes cages, Francis soigne les chiens de différentes races et héberge quelquefois aussi ceux du voisinage. Si Geneviève, son épouse, le seconde en s’occupant surtout de l’intendance, elle s’affaire prioritairement à l’autre mission de la famille : accueillir les enfants placés par les services sociaux.
Au moment où s’ouvre le roman, ils sont cinq.
Roman, onze ans, arrivé deux mois plus tôt, Sofian, cinq ans, qui est là depuis presque an « le temps que ses deux grands frères trouvent une formation et que leur mère prouve qu’elle peut gérer la situation», Sandy, un bébé de dix-huit mois pour lequel il n’y avait pas de place en pouponnière et dont la mère est en hôpital psychiatrique et Atalante, qui vient d’arriver. Sans oublier Angélique, leur grande fille de quatorze ans. Tout au long du roman d’autres enfants viendront s’agréger au groupe, au fil des départs et des arrivées, comme les frères Nelson et Grégory. «Ici, il y avait quelque chose de la vie de meute. Chacun sa place, du plus jeune à l’ancien, un rôle acté, immuable, sauf à évoluer en avançant en âge.»
Pour les chiens comme pour les enfants, Geneviève et Francis ont appris à ne pas trop s’attacher, car ils savent qu’ils ne sont que de passage. Même s’il arrive que le provisoire dure. Leur principale mission consiste à éviter les incidents, à instaurer une autorité susceptible de permettre à la communauté de vivre dans une relative harmonie. Et d’intervenir dès qu’un «bébé se met à vagir et un chien à pleurer. À moins que ce soit l’inverse.»
Au fil des jours, on découvre les parcours des uns et des autres, les traumatismes avec lesquels ils luttent, leur aspiration à une «vraie» vie de famille, mais aussi les liens qui se créent entre eux. Caroline Hussar montre très bien combien les enfants sont déstabilisés, privés de leurs parents et de leurs repères, ne sachant combien de temps ils sont là et ne pouvant guère se projeter vers l’avenir. Mais elle montre tout autant le malaise de la famille qui les accueille, surtout ici où Geneviève, enfant légitime, doit cohabiter avec des «faux frères», des «fausses sœurs».
De manière diffuse, par petites touches, on sent la fragilité de cet édifice et la menace qui croît. Sans rien dire des drames qui couvent, soulignons combien le manque d’amour peut faire de ravages. Surtout au sein d’une communauté dont chacun des membres, pour des raisons bien différentes, se garde d’exprimer ses sentiments. Mais au final, il va rester quelque chose de ce lien, de ces petites graines semées au fil des jours et qui trouvent dans cette nature une terre fertile. Car la vie rurale, marquée par les saisons de chasse et de pêche, donne ici le cadre qui manque cruellement aux enfants en errance.
Je partage l’avis de Lorraine Fouchet, la présidente du jury du Prix Anglade, lorsqu’elle conclut sa préface en écrivant qu’elle pense «sincèrement que Jean Anglade aurait aimé» ce roman. On peut du reste y voir une parenté avec Les cousins Belloc, ces deux orphelins recueillis en Auvergne par deux grands-mères. Sans oublier le petit clin d’œil à la lauréate de ce même Prix en 2022, Sarah Perret et La Petite qui rassemblait aussi deux orphelins autour d’une grande table à la campagne.

La Maison aux chiens
Caroline Hussar
Éditions Presses de la Cité, coll. Terres de France
Premier roman
240 p., 20 €
EAN 9782258206922
Paru le 28/09/2023

Où?
Le roman est situé dans un village dans la plaine de l’Allier.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est une maison perdue au cœur des plaines de l’Allier. Un étonnant capharnaüm, entouré de chenils. Geneviève et Francis y accueillent des enfants à l’histoire cabossée. Entre ce couple fruste et ces gamins, dans cette maisonnée organisée autour des chiens, l’amour se fraie son chemin. Il y a Roman, que l’on a dû éloigner d’une famille déstabilisée, Nelson et Grégory, deux frères « difficiles »… Et Atalante, petite fille aussi sage que maladroite. Ces enfants qui arrivent avec leur passé, souvent traumatique, vont devoir apprendre à vivre ensemble. Et cohabiter avec la fille de leurs parents d’accueil, Angélique, qui peine à trouver sa place dans ce refuge… Un havre que le regard des autres, voisins, familles, services sociaux, va au fil du temps de plus en plus menacer.
« Dans cette meute de papier, chacun a sa place, même le chiot le plus fragile. Dans ce texte, chaque mot a aussi sa place. […] Lorsque vous le refermerez, vous en conserverez longtemps la douceur. » Lorraine Fouchet, préface
Roman d’une force rare, presque brute, à la tendresse rugueuse.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Philippe Poisson

Les premières pages du livre
« Préface de Lorraine Fouchet
Dans préface, il y a «face à». Présidente pour l’année 2023 du jury du beau prix Jean Anglade, je me suis trouvée « face à » cette histoire romanesque, tendre, touchante, concrète dans sa réalité sociale, puissante, contée d’une plume fougueuse et fluide, poétique par l’imagination des narrateurs enfants, pleine de rage et d’amour.
Une des héroïnes s’appelle Atalante, un prénom rare. Ce roman aussi est rare, intelligent et énergique. Sonore et musical, par l’aboiement des chiens de la famille d’accueil que vous allez découvrir. Odorant, vous verrez pourquoi. Prenant, vibrant, incandescent parfois. Bouleversant par ses leçons de vie boiteuses, fouillis, incohérentes, magnifiques.
Parfois, lorsqu’on repose un livre, une phrase particulière se fiche dans notre cœur et y vibre doucement. Je partage avec vous celle-ci, qui m’a chamboulée : Ils faisaient durer le plaisir, cherchaient dans leurs mémoires les histoires qui déjà s’effaçaient, et dont ils ne conservaient que la douceur.
Il y a cela dans la grâce de certains livres, ils s’impriment en vous, on est téléporté dans leur univers. Mon chien a droit au canapé, je préfère les animaux vivants et libres plutôt qu’étalés sur un tableau de chasse, et je suis fille unique. Pourtant, le temps de cette lecture, j’ai fait partie de la meute d’enfants et de chiens dans laquelle vous êtes invités, j’ai couru avec eux, et je m’y suis sentie chez moi.
Dans cette meute de papier, chacun a sa place, même le chiot le plus fragile. Dans ce texte, chaque mot a aussi sa place.
Vous allez froncer les sourcils, retenir votre respiration, écarquiller les yeux.
Vous serez tour à tour inquiets, émus, amusés, troublés, vous réagirez à l’instinct.
Vous aurez parfois le sourire aux lèvres et parfois le cœur chiffonné et les yeux embués.
Lorsque vous le refermerez, vous en conserverez longtemps la douceur.
Je crois sincèrement que Jean Anglade l’aurait aimé.

J’ajoute quelques gouttes de Viandox.
La rue était plate, à l’image de la plaine qui se déployait alentour. Un peu en retrait du bourg se tenaient les dernières habitations avant le Bois Randenais, des hectares de rien jusqu’à la ville la plus proche. Une berline sombre vint se garer devant le portail de l’entrée principale, déclenchant des aboiements déchaînés à l’arrière de la maison. C’était une bâtisse des années trente, vétuste, assez étroite, tout en hauteur. Le crépi beigeasse de sa façade s’effritait. Le toit d’ardoise qui la surplombait était délavé et comme cabossé. Aux angles des fenêtres, les volets, sans doute rouges à l’origine, avaient désormais une teinte passée, tirant sur le brun. La petite fille pâle sortit de la voiture et remonta l’allée de dalles cassées en fronçant le nez. Il flottait dans l’air une odeur âcre, mélange de poils de chiens et de désinfectant. Son père frappa à la porte. À l’intérieur, Francis grogna, à la fois pour prévenir qu’il fallait aller ouvrir et indiquer qu’il ne s’en chargerait pas. Aucun des enfants ne fit mine de bouger. Il relevait d’une convention tacite que Geneviève gérait les relations avec l’extérieur. Bien droit sur le seuil, le couple de petits-bourgeois se figea légèrement en la voyant. Ses cheveux formaient un halo sec et volumineux d’une couleur indéfinissable, entre le rouge et le violet. Son nez, busqué, était si fin que, de face, il se contentait de tracer un long sillon sur son visage. On aurait dit que cette femme avait été brûlée, tant sa peau était tirée sur l’ossature de sa figure. Le simple fait de la regarder faisait mal. Après avoir salué les parents, elle se pencha vers la fillette pour lui faire répéter son prénom.
– Atalante ? Quelle drôle d’idée ! s’exclama-t-elle. Moi, c’est Geneviève.
Elle parlait fort, comme affectée d’un début de surdité. Autour de ses épaules, un châle noir au crochet s’ouvrait sur une cascade de colliers de perles multicolores et de pendentifs dorés. Dessous, elle portait un pantalon de treillis kaki et de lourdes chaussures de marche, que soulevaient à grand-peine ses jambes squelettiques.
Elle les invita à entrer d’un mouvement de ses doigts tordus, couverts de bagues de pacotille. Les enfants avaient déjà fui les lieux pour s’égailler dans les chambres desservies par le long couloir sombre, à l’arrière de la maison, la grande emportant le bébé qui vagissait d’indignation, les plus jeunes formant un troupeau indistinct dont il ressortait tout de même qu’ils étaient dans l’ensemble bruyants et mal fagotés.

Dès le seuil, la gamine eut le souffle coupé. L’odeur la prit à la gorge. Un mélange de crasse, de tabac froid et de relents de pot-au-feu. Et par-dessus ces effluves, ceux, plus forts et plus tenaces, de chien mouillé. Elle lutta contre la nausée qui l’assaillait. Ses hoquets attirèrent l’attention de son père, qui, d’un geste sec, lui enjoignit en silence de le suivre. Du coin de l’œil, elle nota que sa mère plongeait le nez dans son foulard pour y chercher le réconfort du parfum dont elle s’aspergeait copieusement chaque matin.
Geneviève leur fit faire le tour du propriétaire. Francis trônait devant la table de salle à manger qui occupait la majeure partie de la pièce, protégée par une toile cirée où se répétait de loin en loin la même scène de chasse au canard, plus ou moins effacée selon les endroits où s’étaient attablés les convives. Il cassait des noix d’une main épaisse, et s’interrompit à peine pour les saluer. Deux chiennes somnolaient à ses pieds. Une caniche gris sale, aux poils mal taillés agglomérés de manière écœurante dans les plis humides de ses babines, était à moitié couchée sur une bobtail qui haletait bruyamment. La famille les évita soigneusement, et se glissa entre la table et un grand vaisselier sombre, encombré de bibelots de porcelaine et de photos de nombreux enfants de tous âges, dont pas un ne ressemblait aux autres. Ils traversèrent le salon ou ce qui s’y apparentait. Il s’agissait en réalité d’un espace étroit attenant à la table de la salle à manger, où l’on avait entassé un grand canapé en velours marron et deux fauteuils assortis autour d’un volumineux poste de télévision. Ils durent contourner la table basse, au plateau en carreaux de faïence à motif floral, pour atteindre la porte-fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin.

Une fois sur la terrasse, Atalante aspira goulûment l’air extérieur, pourtant chargé d’une forte odeur de désinfectant, plus prégnante de ce côté-ci de la maison. Enfin, elle distingua la source des aboiements qui saturaient l’air depuis leur arrivée. D’immenses cages en fer occupaient l’espace situé à l’arrière de la propriété. De part et d’autre du chemin mal entretenu sur lequel ils avançaient, des chiens se précipitèrent en vociférant dans un claquement métallique sur le grillage qui les retenait de justesse. Mais la voix de Geneviève, qui s’était mise à leur distribuer leur nourriture, était plus puissante.
– Assez ! Ah, mais vous allez me laisser passer ?
Elle repoussa sans ménagement deux braques et leur balança une gamelle remplie d’une substance douteuse.
– Qu’est-ce que vous leur donnez ? s’enquit la mère depuis son poste d’observation, sur la partie goudronnée de l’allée.
Elle pointait du doigt les énormes seaux que Geneviève transportait avec une force surprenante chez une femme aussi frêle.
– Ah ça, c’est une recette personnelle. Je fais mijoter des abats que me donne le boucher dans un fond de soupe de pot-au-feu, et en fin de cuisson j’y mélange du pain rassis et des croquettes. En période de chasse, j’ajoute quelques gouttes de Viandox, pour stimuler leur appétit et les forcer à s’hydrater lorsqu’ils ont couru toute la journée. Le tout, c’est de bien penser à retirer les os qui peuvent rester accrochés à la viande. Une fois cuits, ils deviennent cassants, et c’est dangereux pour les chiens. Ils peuvent se coincer entre leurs crocs, les blesser et les empêcher de se nourrir. Si un os transperce la paroi de l’estomac, c’est la mort assurée. Ce sont des « pure race », tu comprends ? informa-t-elle la petite fille. Ils sont fragiles, il faut faire très attention à eux, les bichonner. Ah, mais enfin, doucement ! Tu vas t’enlever, oui?

Geneviève repoussa d’un pied ferme la bête qui l’avait presque renversée en cherchant à atteindre sa gamelle.
– Ce sont des animaux magnifiques, dit le père, en flattant le flanc d’un beagle qui reniflait le sol à ses pieds tel un cochon truffier.
– Oui, n’est-ce pas ? Viens, approche ! lança Geneviève à Atalante. Ils sont pas méchants, hein ?
Mais son intonation interrogative n’était pas pour rassurer la fillette.
– J’ai peur des chiens.
Son murmure était inaudible.
– Qu’est-ce qu’elle dit ? brailla Geneviève à l’adresse du père.
– J’ai peur des chiens.
La petite était au bord des larmes. Sa voix se cognait contre sa gorge. L’un des braques s’avança vers elle. Geneviève insista :
– Caresse-le, vas-y ! Mais enfin n’aie pas peur, c’est pas la petite bête qui va manger la grosse !

C’étaient des chiens de chasse, des bêtes athlétiques, musculeuses. Du point de vue d’Atalante, ils lui auraient arraché la main d’un léger coup de crocs. Pourtant, sur un nouveau regard de son père, elle finit par glisser ses doigts dans le pelage malodorant.
– Ah, voilà ! Tu vois comme ils sont gentils, mes chiens ! triompha Geneviève.

De retour à l’intérieur, ils retrouvèrent Francis à la même place que lorsqu’ils étaient sortis. À ses côtés se tenait un garçon qui ne devait pas être beaucoup plus vieux qu’Atalante. La peau mate et les cheveux noirs, ce dernier n’était pas grand, mais déjà massif pour son âge. Une cicatrice, à la base de son arcade sourcilière, venait affaisser sa paupière gauche, créant un déséquilibre dans son regard. Pour la masquer, il inclinait légèrement la tête dans une torsion incongrue, le cou crispé, la mâchoire projetée en avant. Ses mains étaient larges, mais ses doigts étonnamment fins. Francis lui parlait à voix basse. L’enfant pliait et dépliait ses mains dans un mouvement saccadé, les yeux au sol, visiblement pressé de se soustraire à l’échange. Il profita de leur arrivée pour quitter la pièce.
Une fois qu’il fut parti, le père interrogea Geneviève :
– C’est le garçon qui vous a été confié ?
– Oui, enfin l’un d’entre eux. C’est Roman. Tu le verras à l’école, expliqua-t-elle à Atalante, et ça te fera de la compagnie, le soir. Vous allez bien vous amuser tous les deux.
– Merci d’avoir accepté au pied levé, enchaîna le père. La personne qui s’occupait d’Atalante jusqu’alors nous a informés de son déménagement au dernier moment. Nous n’avons pas eu le temps de nous retourner. C’est juste histoire de lui faire faire ses devoirs et qu’elle ne soit pas seule avant qu’on rentre du travail. Elle a dix ans, c’est encore trop tôt pour la laisser seule à la maison après l’école et le mercredi. Elle ne devrait pas vous donner de fil à retordre, elle est calme et elle sait se débrouiller sans trop d’aide. Mais il nous faut quelqu’un pour la surveiller.
– Oh, vous savez, un enfant de plus ou de moins, c’est pas ça qui va faire la différence ici ! Et puis elle devrait être dans la classe de Roman, alors en ramener un ou deux, le soir, ça changera pas grand-chose.
– Vous en gardez combien ?
– Pour l’instant, il y a Roman, que vous venez de rencontrer. Il va sur ses onze ans. Ça va faire deux mois qu’il vit chez nous. Nous avons aussi Sofian, qui a cinq ans, et qui est arrivé il y a bientôt un an. Lui, il va et vient ; des essais sont en cours pour qu’il retourne chez sa mère. Il a deux grands frères adolescents qui font pas mal de bêtises. Ils sont assez violents et ça le perturbe. Comme ils sont revenus de foyer il y a peu, les services sociaux nous ont confié le petit le temps que les deux grands trouvent une formation et que leur mère prouve qu’elle peut gérer la situation. En attendant, il reste ici, mais il devrait bientôt rentrer chez lui. C’est pour ça qu’ils nous ont confié Roman, même s’il est arrivé en avance et qu’on affiche complet. Parce qu’il y a aussi le bébé, Sandy, qui a dans les dix-huit mois maintenant. Elle, on l’a parce qu’il n’y avait pas de place en pouponnière. Sa mère ne s’en sortait pas, je crois qu’elle n’avait pas trop prévu d’avoir un enfant… Le père est en détention, et les grands-parents n’ont pas réussi à se mettre d’accord pour savoir qui allait garder la petite en attendant que la mère sorte de l’hôpital psychiatrique. Elle est là-bas juste le temps de se requinquer, elle a fait une dépression après la naissance du bébé, et ça dure un peu. Ils ont préféré placer la petite en famille d’accueil le temps que ça se tasse. Dès que la mère reviendra vivre chez ses parents, Sandy devrait pouvoir y retourner. Chez nous, c’est du temporaire, le plus souvent. Mais je préfère ne pas m’avancer. Quand ça capote, les enfants reviennent et tout est à refaire. Voilà pour nos pensionnaires du moment ! Ce qui fait qu’avec notre fille, plus la vôtre, ça fait cinq. Oui, nous avons une grande fille de quatorze ans, Angélique.
– Eh bien dites-moi, vous ne devez pas vous ennuyer avec tout ce petit monde !
Atalante savait qu’il en fallait beaucoup pour déstabiliser son père, mais sa réponse inappropriée et le ton sur lequel il la fit la prirent au dépourvu.
– Ah çà, pour sûr ! soupira Geneviève.
– Tu vois, Atalante, toi qui te plaignais de ne pas avoir de frères et sœurs, tu devrais être contente !
À l’arrière de la maison, un bébé se mit à vagir et un chien à pleurer. À moins que ce ne fût l’inverse.

I Portée
C’était un vieux van Volkswagen rouge et blanc, qui avait été vidé de l’ensemble de sa structure interne.
La maison de Geneviève et Francis était située dans un de ces villages sans attrait qui jalonnent la plaine de l’Allier. Sa caractéristique la plus notable était que seule la façade avant des habitations y était crépie. On arrivait en ligne droite dans le bourg en longeant un alignement de propriétés à l’allure soignée, puis on amorçait un virage, et alors on faisait face à des empilages de parpaings bariolés d’enduit. Les apparences étaient sauves – manière d’avertir, aussi, qu’il valait mieux ne pas s’attacher à regarder ce qui se passait derrière.
Hormis cela, la commune ressemblait à tous ces villages qui, dans les années quatre-vingt-dix, continuaient de vivoter, malgré les stigmates de l’exode rural de la décennie précédente. On pouvait encore y pousser la porte d’une épicerie, d’un bureau de poste ouvert quelques heures par semaine, d’une boucherie et d’un tabac-journaux et, s’il n’y avait plus ni boulangerie ni bibliothèque, un camion de pain y faisait une tournée quotidienne et le bibliobus le desservait une fois par quinzaine. Comme dans tous les patelins que l’on traverse lorsqu’on suit les routes de la campagne bourbonnaise, la grand-rue était jalonnée de bâtiments administratifs, organisés autour d’une place centrale d’où rayonnaient les routes secondaires menant aux différents hameaux qui en constituaient les métastases bourgeonnantes. Sur cette place se trouvait l’école publique que fréquentaient tous les enfants accueillis dans la maison. Assistante maternelle le reste de la journée, Geneviève y travaillait en tant que cantinière le midi. Le soir, elle revenait s’occuper du ramassage scolaire, ce qui lui permettait de rassembler ses pensionnaires et de les surveiller tout en finissant sa journée de travail. Le chauffeur du car avait organisé sa tournée de sorte qu’elle s’achève devant l’abribus le plus proche de la maison.
Depuis la rentrée, Atalante avait pris l’habitude d’attendre avec Sofian sous le préau, les doigts serrés sur les bretelles de son cartable rose, guettant le volumineux casque mauve des cheveux de Geneviève à travers la vitre en verre dépoli qui ornait la porte battante de la cantine. Elle courait alors la rejoindre en traînant le petit garçon par la main car elle savait que Geneviève ne ralentirait pas pour les attendre.

Après le porche qui constituait l’unique accès à l’école, ils retrouvaient les autres élèves déjà agglutinés devant l’arrêt de bus. Roman était parmi eux. Jamais il n’attendait Sofian et Atalante, veillant à ce qu’on ne le voie pas en compagnie de la femme-épouvantail chez laquelle il vivait. Cela lui évitait les ricanements qui accueillaient la fillette à son arrivée. Il s’étonnait qu’elle n’en fasse pas cas et persiste à respecter les consignes de cette femme, qui ne pouvait pas ignorer la honte qu’elle suscitait chez lui en se baladant dans cet accoutrement, avec ces cheveux. Atalante et Sofian allaient s’installer au fond du bus ; Roman finissait, à regret, par s’asseoir en face d’eux, jamais à leurs côtés. Geneviève les rejoignait une fois qu’elle avait fini de battre le rappel des jeunes passagers.
Une curiosité, ce car. C’était un vieux van Volkswagen rouge et blanc, qui avait été vidé de l’ensemble de sa structure interne. Dans son squelette, on avait fixé de longs bancs recouverts de cuir, deux sur chaque flanc et deux dos à dos, dans l’allée centrale. On y casait une vingtaine de personnes, ce qui était bien suffisant au regard des effectifs de cette école de campagne. L’école était petite, mais la commune, elle, était étendue. Le trajet durait environ une heure, durant laquelle Geneviève était chargée de faire descendre à chaque arrêt un ou deux enfants. Assis de part et d’autre des portes battantes, Roman, Sofian et Atalante les regardaient s’éloigner, jusqu’au dernier, puis faisaient à pied la fin du trajet entre le dernier abribus et la maison. Cela leur donnait une certaine importance, de fermer la marche. Les autres n’avaient pas besoin de savoir où ils se rendaient ensuite.

Au moment de passer la porte, Atalante avait toujours le réflexe inutile de retenir son souffle le plus longtemps possible, jusqu’à sentir ses poumons sur le point d’éclater. Elle devait ensuite hyperventiler pour retrouver une respiration normale, et aspirer tellement d’air vicié qu’elle était prise de haut-le-cœur. Pourtant, elle ne pouvait se résoudre à rentrer dans cette maison comme si de rien n’était. Chaque seconde durant laquelle elle parvenait à se soustraire à son odeur fétide constituait une petite victoire, bien qu’illusoire, car elle imprégnait le tissu de ses vêtements et se rappelait souvent à elle lorsqu’elle se mouvait au cours de la journée.
Ce soir-là, comme tous les autres soirs, Geneviève ne se formalisa pas devant ses hoquets. Déjà, elle s’affairait dans la cuisine, entamant la préparation du dîner pour les hommes et les bêtes. Angélique, l’aînée, était passée récupérer la petite Sandy à la crèche en sortant du collège, et lui donnait son bain. Livrée à elle-même, Atalante se glissa silencieusement dans la pièce principale. À son habitude, Roman ne fit pas attention à elle. À peine jeté son cartable dans l’entrée, il partit s’enfermer dans sa chambre à l’étage.
Soulagée de ne plus le voir, Atalante s’installa pour faire ses devoirs sur la table de la salle à manger, à bonne distance des deux chiennes de la famille, vautrées sur le tapis, sous la chaise de Francis. Le temps passait, mais elle ne leur pardonnait pas l’odeur qui imprégnait les lieux et dont elle les tenait pour responsables. Elle luttait déjà contre sa peur des chiens en restant dans la même pièce qu’elles ; il ne fallait pas lui en demander plus. En général, à cette heure-là, Francis était sorti nourrir les bêtes. La fillette entendit leurs hurlements se déchaîner, puis cesser brusquement. Elle imaginait leurs bruits de succion et les claquements voraces de leurs mâchoires, entrecoupés de gémissements de plaisir et de grondements d’avertissement à l’égard de leurs compagnons à mesure que les gamelles se vidaient en grinçant sur le sol bétonné. Ça la dégoûtait.
Réprimant un nouveau haut-le-cœur, elle s’assit de manière à pouvoir surveiller l’horloge fixée au mur face à elle : un dalmatien dont la queue en plastique blanc battait la mesure au rythme des minutes interminables qui la séparaient du moment où sa mère viendrait la rechercher. Elle ne pensait qu’au bain qu’elle prendrait en rentrant, à l’odeur propre du shampooing dans ses cheveux, du savon sur sa peau, qu’elle décaperait jusqu’à ce qu’elle devienne rouge et nette, lavée de la moindre trace de sa présence dans la maison.

2
C’était lui qui se chargeait de creuser les fosses du cimetière communal.

La vie de la famille s’organisait autour des chiens de Francis. Il y avait les siens, et ceux qu’il hébergeait pour d’autres chasseurs qui n’avaient pas le temps de s’en occuper au quotidien, la place de construire leurs propres chenils ou dont le voisinage risquait de s’opposer à la présence d’une meute, avec les désagréments que cela entraîne. Outre l’odeur qui se répandait à la ronde, le bruit mettait les nerfs des enfants, surtout les plus grands, à vif. Les aboiements étaient fréquents, et puissants. Les chiens hurlaient quand un individu ou un véhicule venait à longer la clôture la plus proche de leurs cages, quand ils sentaient venir l’heure des repas, mais surtout dès qu’ils voyaient apparaître leur maître avec la promesse souvent tenue d’une pitance de qualité, qui leur était servie avant que les habitants de la maison puissent à leur tour passer à table. En retrait de la route et à plusieurs dizaines de mètres des plus proches habitations, la maison était suffisamment isolée pour que les nuisances ne troublent que ses occupants.
Les horaires de travail de Francis étaient souples, lui permettant généralement de rentrer nourrir ses bêtes. Il faisait partie de l’équipe d’employés municipaux responsable des travaux d’entretien au sein de la commune. Accompagné des deux mêmes collègues depuis qu’il avait été embauché par la mairie, à peine sorti de l’adolescence, quelque trente années auparavant, il effectuait le ramassage des ordures, à l’aube. Puis il prenait une pause en fin de matinée, revenait s’occuper des chiens, lavait le sol des chenils, soignait celui qui s’était planté une épine dans la patte et montrait les signes d’un début d’infection, ou la chienne atteinte de mammite et qui, harassée de fièvre et de douleur, risquait de refuser son lait à sa jeune portée. Il déjeunait tôt et faisait une courte sieste avant de retourner à la tâche qui lui était confiée par la mairie. Cela pouvait aller de l’élagage des arbres de la place du bourg à la taille des buissons longeant la voie ferrée, afin d’éviter les feux de broussailles au cœur de l’été, fruits d’une étincelle malencontreuse née du frottement de l’acier sur les rails. C’était également lui qui se chargeait de creuser les fosses du cimetière communal situé sur le chemin entre la maison et la mairie.

Roman avait la mission d’abreuver les chiens, matin et soir. Le mercredi matin, quand sa mère la déposait, Atalante l’observait avant de descendre de la voiture, dont elle peinait à s’extraire. Le temps qu’elle remonte l’allée jusqu’au perron, elle entendait le ronronnement du moteur de la pompe à eau qui se mettait en route, à proximité du lavoir communal sur lequel Francis avait bricolé un branchement qui permettait une économie d’eau non négligeable. Venait ensuite le raclement du tuyau d’arrosage sur les pierres du chemin, puis le grincement de la porte du premier enclos. La fillette marchait lentement, guettant le moment où Roman se mettrait à parler aux chiens, d’un ton affectueux qu’elle ne lui connaissait qu’avec eux, sous les couinements des bêtes tentant d’attirer son attention.
– Alors les p’tits potes, la nuit a été bonne ? Il commence à faire frais, vous tenez le coup ? Là, ma belle, doucement ! Moi aussi je suis content de te voir.
Le soir, il accomplissait le même rituel afin de remplir leurs écuelles d’eau pour la nuit.

Un mercredi du mois de novembre, Atalante constata que son humeur s’était dégradée. Depuis plus de deux mois qu’elle venait ici, Roman la traitait avec indifférence, mais il ne l’avait jamais malmenée. Là, il la bouscula volontairement en la croisant sur les marches du perron. Puis, une fois la porte d’entrée refermée, elle l’entendit claquer avec rage les portes des cages contre le grillage. »

Extrait
« Ici, il y avait quelque chose de la vie de meute. Chacun sa place, du plus jeune à l’ancien, un rôle acté, immuable, sauf à évoluer en avançant en âge. Or, dans l’objectif de survie de la meute, Grégory n’avait pas d’utilité, a priori, pour le groupe. » p. 74

À propos de l’autrice
HUSSAR_Caroline_DRCaroline Hussar © Photo DR

Née en Auvergne, Caroline Hussar a grandi dans la campagne bourbonnaise. Dans le cadre de ses études au sein de la faculté de droit de Clermont-Ferrand, elle s’est intéressée au droit de la santé, ce qui l’a amenée à poursuivre des études à la faculté d’Aix-Marseille. Elle a choisi de revenir exercer son activité d’avocate en Auvergne, et de se spécialiser dans la défense des victimes, notamment auprès des enfants. Elle vit aujourd’hui au pied du Puy-de-Dôme. (Source: Éditions Presses de la Cité)

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L’été en poche (30): Le parfum des cendres

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En deux mots
Alice se propose de rédiger une thèse sur les pratiques funéraires et va pour cela suivre des thanatopracteurs. Sa rencontre avec Sylvain, qui «sent les morts», va l’intriguer avant de changer sa vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Le parfum des cendres

Les premières pages du livre
« Bernadette était allongée, paupières fermées, les bras sagement étendus le long du corps. Au cœur de ses joues sillonnées de rides, légèrement affaissées, on distinguait le creux des fossettes, centres névralgiques d’un visage encore animé par des années de sourire. Visage arborant désormais une expression sereine – Bernadette attendait que l’on s’occupe d’elle, remettant placidement son enveloppe charnelle aux soins d’autres mains que les siennes.
Sylvain la contempla avec tendresse. D’un mouvement délicat, le pinceau alla caresser les lèvres de la vieille femme, une caresse minutieuse et colorante. Rouge grenat. Teinte identique à celle du tailleur que la famille avait préparé pour elle.
Ça lui allait bien, cette couleur au parfum de groseille. Sylvain écarquilla les narines, son regard glissa le long de la petite bouche ronde et encore charnue, séductrice, encadrée de plis amers que venaient contrebalancer, un peu plus loin, les deux fossettes rieuses. Et puis, au bout de ses doigts déformés par l’arthrose, ultime coquetterie, une dentelle de vernis écaillé… Groseille, oui. C’était bien ça. Cette fragrance piquante et fruitée. Une bille écarlate qui éclate en jus acide, très acide sous ses dehors pimpants, pas du genre à enrober le palais de douceur sucrée, la groseille, plutôt du genre à le picoter délicieusement – avec, de temps à autre, l’éclair d’amertume des minuscules grains qui cèdent sous la dent…
Il reporta son attention sur le pinceau. Une touche de plus, là. À la commissure. Une touche de plus et Bernadette retrouverait pleinement son arôme de groseille…
« … Et ça vous dérange pas, les odeurs ? »
Sylvain se retourna, irrité. Elle le regardait tranquillement, visage neutre et sourire interrogatif aux lèvres, avec son petit carnet de fouille-merde sur lequel elle grattait sans discontinuer.
« Quoi, les odeurs ? » demanda-t-il sèchement.
Elle ne se démonta pas, son sourire s’adoucit encore, de même que s’arrondirent les inflexions de sa voix, calmement pédagogue :
« Ben, vous savez, des fois, avec les débuts de la décomposition… ça dégage quand même une odeur un peu… putride… Vous la supportez sans problème ? »
Il haussa les épaules et se contenta de lâcher :
« Faut croire que oui. »
Elle hocha la tête, retourna de plus belle à son carnet et lui à son cadavre, non sans mauvaise humeur.
Deuxième jour d’« observation ».
Putain, ça allait être long.

Il avait reçu son appel la semaine précédente, une certaine – c’était quoi son nom déjà ?… ah oui, Alice Kekchose – demandait à pouvoir « observer quotidiennement sa pratique pendant quelques semaines », dans le cadre « d’une thèse sur les thanatopracteurs » (sic) – tu parles d’un sujet – d’ailleurs, curieusement, elle n’avait pas dit « sur la thanatopraxie », mais « sur les thanatopracteurs », Sylvain se demandait à quoi tenait exactement la nuance. En attendant, il avait dit OK – il n’avait jamais su dire non de toute façon, c’est toujours ce qui avait causé sa perte, d’ailleurs.
Et elle avait donc débarqué la veille, était restée plantée à côté de lui pendant toute la journée, avec ses questions intempestives et le frottement désagréable de son crayon sur le papier à grain épais de son carnet bon marché. Ô joie.

Pour l’instant il se contentait de serrer les dents et attendre que ça passe. Mais cette observation, décidément, était indécente : une intrusion malvenue dans son espace intime.
Il faut dire qu’il n’avait pas l’habitude. L’essentiel de son travail s’effectuait en solitaire – ou plutôt, en tête à tête avec les défunts, instant privilégié durant lequel se tissait entre lui et le mort ce lien fragile et éphémère, cette connivence précieuse que la présence d’un vivant venait inévitablement troubler.
Sylvain ne s’entendait pas avec les vivants. Il ne pouvait établir avec eux la même complicité, ressentir à leur égard la même affection qu’envers ces dépouilles vaguement nauséabondes étalées sur la table de préparation. Un fossé le séparait d’eux : le fossé entre la mort et la vie. Ce que ressentaient les macchabées, il le comprenait, et eux semblaient le comprendre aussi, bien mieux qu’aucun vivant. Leur monde à eux, le monde des vivants, Sylvain Bragonard l’avait quitté, sur la route de Grasse, le 21 juillet il y a quinze ans.

L’ouverture de la housse, c’était toujours un moment spécial. On ne savait jamais exactement à quoi s’attendre. Instant Kinder Surprise.
Cette fois-ci, à l’intérieur du Kinder, c’était un lot en pièces détachées.
Alice ne put s’empêcher de réprimer un haut-le-cœur. Manque d’habitude. Elle en avait vu d’autres, pourtant, depuis plus de six mois qu’elle accompagnait les thanatopracteurs, mais là, c’était hard. Le bas, pas de souci, mais alors le haut… Sylvain, lui, ne cilla pas. Il se contenta d’observer le crâne pulvérisé et de commenter sobrement :
« Va y avoir du boulot. »
Ce qui ne semblait pas pour lui déplaire.
Deux semaines qu’Alice le suivait quotidiennement. C’était son cinquième thanatopracteur : avant lui, elle avait eu un jeune type boute-en-train expert en blagues gores, une sympathique trentenaire biberonnée à Six Feet Under, un aîné plus grave type majordome discret et minutieux, et puis Farida, ce sacré bout de femme charismatique, au brushing toujours parfait et aux ongles toujours soigneusement manucurés. Et maintenant, ce Sylvain Bragonard. Cinq personnalités différentes, avec leurs méthodes propres, leurs enthousiasmes, et leur attention qui ne s’attardait pas sur les mêmes détails.
Lui, pourtant, n’était pas tout à fait comme les quatre autres. Elle l’avait constaté dès le premier jour. La façon dont il regardait et maniait les corps… Y’avait un truc.

Elle le scruta. Pas vieux – la trentaine ? – des mains fines, délicates, un visage fermé qui ne montrait des signes d’épanouissement que lorsqu’il se plongeait dans la préparation des défunts. Du reste, pas spécialement porté sur la communication.
Elle sentait bien que sa présence lui courait sérieusement sur le haricot. Pas besoin d’un doctorat en intelligence sociale pour interpréter l’expression de ses pupilles dès qu’elle s’avisait d’émettre le moindre son… Elle se faisait donc la plus discrète possible, retranchée dans un coin de la pièce, évitant généralement d’ouvrir la bouche, histoire de ne pas perturber monsieur. Elle avait également remarqué que le bruit même de son crayon paraissait l’irriter ; et, en conséquence, s’abstenait de prendre des notes, s’efforçant de garder en mémoire tout ce qui pouvait être utile, afin d’en noircir son carnet sitôt sortie du funérarium et libérée de cette compagnie légèrement taciturne.
Parfois, malgré tout, elle tentait de tirer quelque chose de cette peu active cavité buccale.
« À votre avis, lui, comment il est…
— Accident. »
Il ouvrit d’un geste sec, précis, la mallette noire contenant une partie de ses instruments, sans jeter un regard à Alice. Puis précisa après quelques secondes :
« Voiture. Ou moto. »
Alice était toujours quelque peu impressionnée par l’assurance avec laquelle ces professionnels se montraient capables, d’un simple coup d’œil, de déterminer les raisons qui avaient amené ces corps inertes sous la pointe de leur bistouri. Sylvain Bragonard, à ce titre, ne faisait pas exception.
Il commença à déshabiller le mort. Le jean déchiré, le T-shirt ensanglanté pour lequel il fallait déployer des trésors de technicité afin de l’extirper par la tête (ou ce qu’il en restait). Sylvain ne découpait jamais les vêtements, si complexe que fût l’opération. Ses mouvements étaient rapides mais doux, presque tendres ; à la précision chirurgicale s’ajoutait un on-ne-sait-quoi de délicatement attentionné, comme si ce qu’il manipulait n’était pas une masse de chairs et de fluides inanimée, mais un être vivant sensible dont il convenait de respecter à la fois les plaisirs et la pudeur.
Et surtout, une fois le corps entièrement dénudé, il prenait toujours quelques instants pour l’examiner sous toutes les coutures – jusqu’ici rien d’extraordinaire – et pour… Alice ne trouvait pas le terme exact. Difficile à décrire. Tiens, c’est ça, voilà qu’il le refaisait maintenant… comme à chaque fois… Le regard intense qui enrobe la dépouille, non pas dans ses détails anatomiques mais dans une forme de totalité, et ces narines dilatées, tendues vers leur cible… Ce corps, il le humait, oui, voilà ! C’était ça. Précisément. Il humait le défunt. Dans une inspiration profonde, comme si sa vie en dépendait. Quelques secondes en suspension, durant lesquelles le reste du monde semblait ne plus exister.
Alice savait qu’il ne fallait absolument pas le troubler à cet instant-là. Elle se contentait d’observer en silence ce réflexe incongru, qu’elle n’avait remarqué chez aucun autre embaumeur de sa connaissance, et dont le sens lui échappait.

Les produits utilisés pour la désinfection du corps dégageaient une odeur chimique passablement désagréable – quoique, jugeait Alice, toujours moins pénible que les émanations naturelles du cadavre. Les mains gantées de Bragonard se promenaient à présent sur les membres du défunt, les caressaient, les frottaient et les malaxaient pour les assouplir. Rien que la procédure classique ; mais ici, il semblait que ses gestes visaient réellement à ranimer les chairs glacées, à leur insuffler, par ce contact, un peu de la vie qui coulait dans les veines de l’embaumeur. Elle ne savait dire exactement à quoi tenait cette différence infime : peut-être à l’intensité avec laquelle Sylvain Bragonard effectuait ces actes routiniers, l’expression étrange qui flottait sur ses traits – pas de la simple concentration, non, c’était définitivement autre chose – ou encore le frémissement de ses doigts minces sur la peau grise du mort…
Celui-ci, de ce qu’on pouvait en juger, contrairement à la majorité des défunts qui atterrissaient sur la table mortuaire, paraissait jeune. Très jeune. Vingt ans ? Alice n’osait pas demander à Sylvain son pronostic sur la question. Un échange de trois mots par session, c’était le maximum qu’elle pouvait espérer – au-delà, les réserves de patience verbale du thanatopracteur atteignaient très manifestement leurs limites.
Avec les autres, la conversation s’était révélée bien plus fluide et naturelle. Une succession de petites discussions informelles, techniques ou plus personnelles, qui s’égrenaient tout au long de la journée, pendant les soins eux-mêmes ou bien, davantage encore, durant les longs trajets en fourgon d’un funérarium à un autre, d’une maison endeuillée à une autre : c’était généralement lors de ces voyages entre deux morts que les langues se déliaient le plus, que le dialogue dérivait insensiblement vers le tout et le rien – ce rien riche de sens qu’Alice recueillait aussi précieusement que le reste – et qu’une forme d’intimité se tissait avec cette thésarde un peu obscure, dont on ne savait pas très bien au fond ce qu’elle cherchait, mais qui les accompagnait quotidiennement depuis des semaines.

Avec Sylvain Bragonard, toutefois, l’intérieur du fourgon, la plupart du temps, ne résonnait que de l’écho du silence. Alice avait bien essayé de lui tirer les vers du nez – c’était son boulot, et elle était habituellement assez douée en la matière – mais le nez en question était toujours resté résolument fermé, gardant pour lui ses potentiels parasites. Tout ce qu’elle avait pu en extirper se résumait à des réponses laconiques, quelques rares commentaires un tantinet borborygmiques, et le minimum syndical de la cordialité.
Pourtant, il ne s’était jusqu’à présent jamais opposé à sa présence (si désagréable cette dernière semblât-elle être à ses yeux) et continuait scrupuleusement à l’informer de ses déplacements professionnels afin qu’elle puisse se joindre à lui. Alice en déduisait qu’il était pris en sandwich entre une tranche de misanthropie en haut, et en bas une autre tranche, plus fine, de désir de contact humain. Restait juste à exploiter au maximum la saveur de la tranche du bas.
Pour ça : essayer d’arranger un entretien. C’était son objectif à court terme. Elle n’en avait pas ressenti le besoin avec les autres, les informations glanées ici ou là au gré des journées passées ensemble lui fournissant largement assez de matière. Mais si lui n’ouvrait pas la bouche sur son lieu de travail, peut-être fallait-il l’emmener sur un autre terrain. Ça se tentait, du moins.
L’opération, cette fois, dura presque dix heures : il y avait du pain sur la planche – en l’occurrence, une tête entière à faire passer du statut de sauce bolognaise à celui de visage humain. La famille avait fourni avec le corps une photo du jeune homme pour aider à la reconstitution, mais Sylvain n’y avait jeté qu’un œil distrait, paraissant agir au feeling bien plus qu’en suivant un rigoureux protocole de copie.
Le résultat, constata Alice, n’en fut pas moins bluffant d’exactitude. Ou plutôt, à y regarder de plus près, moins exact que proprement vivant… Ce qui, à la fin de la journée, se trouvait allongé sous leurs yeux n’était pas une poupée de cire figée ; c’était un garçon endormi, un peu abîmé, mais sous les paupières duquel la vie semblait continuer de battre – et de se battre. Alice en était troublée. Elle ne pouvait détacher son regard de ce corps presque vibrant quoiqu’immobile, le voyant déjà se relever d’un bond sur ses jambes, ciao les gars merci pour le ravalement de façade, j’vais m’faire un p’tit kebab…
Sylvain affichait un air satisfait. Ses traits avaient rarement paru aussi détendus. Il s’était montré intensément concentré durant toute la journée, plus encore que d’habitude, ne levant même pas la tête lorsqu’Alice, au bord de l’inanition, avait fini par sortir s’acheter un sandwich et demandé, au passage, s’il souhaitait qu’elle lui ramène quelque chose. (D’ordinaire, c’était lui qui, entre deux préparations de corps, la plantait là en marmonnant qu’il allait manger et revenait dans vingt minutes.) Et à présent, planait sur son visage la sérénité du boulot accompli.

Il désinfectait et rangeait ses instruments un à un dans les lourdes mallettes noires lorsqu’elle se jeta à l’eau. Une brèche temporaire s’était ouverte dans sa nervosité habituelle : c’était maintenant ou jamais.
« Au fait, à l’occasion… si vous avez le temps… on pourrait discuter un peu ? Ça serait très utile pour mon travail… en complément de l’observation directe, vous voyez. »
Il se retourna, sourcils froncés.
« Discuter de…? »
De vos organes génitaux et des modalités d’élevage du lapin nain, faillit-elle répondre, mais se retint – réflexe professionnel.
« Ben, de votre parcours, de votre perception du métier de thanatopracteur… ce genre de chose… »
Elle accompagna ses propos d’un sourire engageant :
« On pourrait, par exemple, aller se poser dans un café après le travail, si ça vous dit ?
— Un café ?…
Visiblement, non, ça ne lui disait pas. Il la fixait comme si elle lui avait proposé de partir en Sibérie à dos de chameau.
« Ou bien, je sais pas, n’importe quel endroit qui vous semblerait approprié pour discuter… »
Silence.
« Va pour le café, finit-il par marmonner de mauvaise grâce, mais pas longtemps, hein. »
C’était pas gagné, mais toute perche était bonne à saisir : petit pas pour Alice, grand pas pour Sylvain Bragonard et son humanité. »

L’avis de… Jérôme Leroy (Causeur)
« On voit dans «Le Parfum des cendres» à quel point une écriture, encore une fois, peut sublimer un propos macabre en méditation poétique. Le style de Marie Mangez déploie le champ lexical des odeurs avec une précision étonnante et sensuelle. Pour Sylvain Bragonard, personnage ascétique et solitaire, hanté depuis quinze ans par un drame dont on ne découvre que très progressivement la nature, l’intimité qu’il entretient avec les morts passe par les parfums. C’est ainsi qu’il se souvient, avec une mémoire hallucinée, de chacun d’entre eux : « Bernard avec son arôme iodé, vivifiant et brut comme une brise marine », « Odile avec sa fragrance de prune cuite et d’aubépine » ou encore Édith, « du chèvrefeuille en infusion, gaie et sautillante, un vrai parfum à la fraîcheur juvénile ».»
L’intérêt de la thésarde pour Sylvain Bragonard dépasse vite le cadre universitaire et se transforme en enquête sur la famille et le passé de cet homme qui, le soir, se saoule au vinaigre de vin. Qu’a-t-il pu lui arriver, lui qui aurait pu devenir un grand parfumeur ? Marie Mangez raconte cette rencontre improbable en jouant de bien jolie manière avec ce refoulé très contemporain qui consiste à occulter la mort, vue comme une obscénité scandaleuse. »

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Marie Mangez présente son roman Le parfum des cendres © Production Librairie Mollat

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L’été en poche (13): Mobylette

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En deux mots
Dominique a coupé les ponts avec sa famille et s’est installé dans les Vosges avec son épouse et leur premier enfant. Éducateur dans un foyer d’adolescents «difficiles», il tente de remettre un peu d’ordre dans une vie bousculée de tous côtés, C’est à ce moment qu’il va recroiser son père…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Mobylette

Les premières pages du livre
« Les arbres aux angles improbables. Leurs racines souffreteuses. Les troncs ravinés par l’acide ne m’avaient pas manqué. Les fougères, les ronces, les noisetiers aux couleurs de l’automne éternel. Pas davantage. Des corneilles se battent au-dessus de moi. Mes pieds subissent la succion à chaque pas. C’est vert et brun et noir. Gris également, si on y intègre le nuage triste qui nous surplombe par-delà les frondaisons.
La nature est rancunière dans les parages. Cette forêt s’étend sur plusieurs milliers d’hectares, et ce que j’en vois correspond bien à l’image déprimante que j’en ai gardée.
En contrebas du plateau que nous traversons, à une vingtaine de kilomètres vers l’ouest, se trouve une bourgade du nom de Clinquey. Ancienne place forte construite à la sortie d’une vallée encaissée et autoproclamée capitale du Texas lorrain à l’époque du Texas lorrain. Pendant des décennies, le village avait connu la prospérité grâce à la sidérurgie qui s’était développée alentour, avant que cette dernière ne décline et ne renvoie toute son humanité à la maison ou au bistrot. La suie retombe sur les hauts-fourneaux abandonnés. La pluie s’infiltre dans les anciennes galeries de mines. J’y suis né.
Je suis clinquin. Ma mère est clinquine. Mon père, c’est autre chose.
Pour l’instant, je fais corps avec cette terre grasse. La bruine me détrempe le visage. Mes vêtements me collent à la peau. Dix mètres derrière moi, Matthias patauge. Dans le silence de cette mélasse où même les corneilles se taisent, je l’entends parfaitement. Il râle. Ayant grandi dans les parages, je sais qu’il n’est pas conseillé de se garer trop près. Contre son avis, j’ai laissé la voiture en bordure de la route nationale. Loin derrière nous à présent.
Hier soir, il s’est cru mourir dans la combinaison de plongée de son père. Troublé, il a passé la nuit à regarder en boucle la vidéo des cent vingt-sept secondes en buvant du vin. Un contrecoup de notre grande frousse lacustre. Ce matin, il s’est réveillé en vrac une heure avant notre départ. Quel courage. Ses douleurs ont varié pendant le trajet. Devenues abdominales alors que nous marchions. Quelle abnégation. J’ai moi-même la bouche sèche depuis notre descente de voiture.
Nous progressons dans une végétation dense hors de tout chemin forestier. Des bosses et des creux recouverts d’un sous-bois épais et mou. Le dernier affaissement minier dans la zone date d’une quinzaine d’années, mais notre rythme s’en ressent.
Le relais de chasse se situe devant nous à quelques centaines de mètres. C’est le lieu du rendez-vous. En pleine forêt. Un fouillis de choses gluantes et de bois mort plus loin, je me colle au tronc d’un robinier étonnamment vertical. Matthias me chuchote à l’oreille qu’il n’a jamais eu aussi mal au ventre de sa vie. Je soupire. Pire que sa péritonite en CM1. Je cherche une vue sur le relais. Une envie de chier impossible à réaliser. N’en ayant rien à foutre de ses problèmes intestinaux, je lui demande de fermer sa gueule.
Les découvrir avant qu’ils nous aperçoivent. C’est l’idée.

Un gros bonhomme est assis sur la table fixée au sol de la clairière. Les autres discutent devant le relais en piteux état. J’en reconnais immédiatement deux malgré ma vue approximative. Ce qui aurait pu être rassurant, et pourtant c’est déjà deux de trop : Molosse et mon père.
J’appuie mon front contre le tronc rugueux du robinier. Ma première pensée est que j’avais été à deux doigts de l’appeler la nuit précédente tandis que Matthias regardait encore et encore les dernières minutes du sien. Dix ans que je ne l’avais pas fait. Pour lui annoncer que j’avais failli mourir avant lui.
La vie est étrange. Un poisson me fait flipper, je pense à mon père et, quelques heures plus tard, je le découvre dans un bois. J’ai l’impression que l’arbre vibre. La dernière fois que je l’ai vu, j’étais sur le parking de l’immeuble avec mes affaires éparpillées autour de moi, et lui à la fenêtre de ma chambre, dans l’appartement au premier étage, à hurler que j’allais mourir avant lui.
L’homme à table est surnommé Molosse pour sa ressemblance avec un gros jambon à l’os. C’est le fils spirituel de mon père, même si spirituel ne convient pas vraiment à leur relation. La table forestière semble sous-calibrée pour le quintal et demi de matières carnées qui repose dessus. Molosse se cure le nez avec une flûte à bec en regardant dans le vide. Le troisième homme porte une veste de cuir noir, des bottes à renforts et des gants de motard. Entre trente-cinq et quarante-cinq ans. Une tête de gagnant. Rougeaud, les cheveux clairsemés, les yeux exorbités. Il agite des mains volatiles. Il a un fusil en bandoulière. Papa a Molosse. Lequel commence à souffler dans sa flûte. J’aurais pu entendre sa petite musique s’il n’y avait pas eu les récriminations incessantes de mon pote. Il me demande ce qu’on attend pour y aller. Je le rassure, mon père est là.
Nous émergeons des fourrés une dizaine de secondes plus tard. L’inconnu nous aperçoit en premier et nous met en joue. La montagne mélomane semble surprise. Papa se retourne vers nous. L’inconnu éructe : « Ah merde, c’est pas des clefs d’antivol, ça ! »
Retour au pays des phrases baroques. Si mon père a déniché une sorte d’alter ego de la déconne pour se promener en forêt, il n’en montre rien. Nous sommes possiblement dans une situation où ça peut faire mal.
Ah non, mon père est présent.
Ah si, en fait, cette donnée n’est pas fiable.
« Matthias ! C’est toi, Matthias ? » poursuit l’homme en désignant mon ami du bout de son fusil.
Trois lettres tatouées sont visibles sur le dos de sa main : HIL. Matthias ne répond pas.
« Pourquoi t’es pas venu tout seul, trou du cul ? Bordel ! Je t’ai pas demandé d’emmener ta sœur ! » Tournant son fusil vers moi : « Salopard, mais t’es grand, toi ! La vache ! T’es qui ?
– Le conducteur. »
Il rote.
Mon père tient un cactus en main. Il a toujours eu des trucs bizarres en main, mais c’est la première fois que je le vois avec une plante verte. Un cactus dans la main paternelle, un fusil dans celle de son collègue, Molosse qui joue de la flûte : ça peut faire très mal.
« Elle est où, ta bagnole, conducteur ? » L’homme jette un œil aux alentours, puis à mon père. « Il va me le dire, Ser… Dès que je sais où elles sont, je saurai où elle est ! T’inquiète pas, tu peux me croire, je te paierai quand j’aurai remis la main dessus ! »
Mon père ne semble pas inquiet, plutôt mortifié. L’autre continue : « T’es pas trop grand pour conduire, toi ? »
C’est l’histoire de ma vie. La bourde initiale. Trop grand pour le conduit. Trop grand pour la conduite. Trop grand tout court. J’opte pour une entrée en matière sans rapport avec sa question : « Salut, papa. »
Molosse bouge. Il se rengorge de m’avoir remis. La table et le sol sous la table craquent lorsqu’il décolle ses fesses du plateau. Mon père a un sursaut, lui aussi paraît m’avoir reconnu. Une contraction sur son visage. C’est déjà une réponse. Il ajoute : « Eh merde. »
Il s’était sûrement fait à l’idée d’en avoir fini avec moi d’une manière ou d’une autre.

2
C’ÉTAIT la veille, en sortant du lac, que j’avais accepté d’accompagner Matthias dans la forêt de Clinquey, mais cet épisode touchant de retrouvailles père/fils trouvait son origine un mois plus tôt dans mon quotidien de jeune père à la ramasse. À quelques centaines de kilomètres de Clinquey. Aux alentours d’un foyer de l’enfance à la dénomination étrange érigé à proximité d’un lac magnifique. Pas très loin des prés vosgiens dans lesquels mon pote avait cueilli sa fameuse récolte de champignons hallucinogènes qu’il allait perdre emportée par la forêt qui avalerait mon père.

Nous habitions depuis deux ans, Patricia et moi, dans une maison située entre les étangs et la route départementale 420 qui menait à Saint-Dié-des-Vosges. Matthias avait un appartement à Raon-l’Étape. Je bossais comme éducateur spécialisé dans un foyer situé sur les hauteurs, Patricia était technicienne dans un laboratoire d’analyses médicales de Saint-Dié. Elle était tombée enceinte le printemps suivant notre emménagement.
Analyser le sang et l’urine des Vosgiens étant une activité qui faisait voyager – il y avait peu de substances que l’on ne trouvait pas dans le sang d’un Vosgien –, elle s’était mise en congé au troisième mois de sa grossesse pour protéger notre fœtus des émanations diverses. Noble attention. Elle s’était alors allongée dans notre chambre pour le sentir pousser, se développer, pour lui parler, se caresser le ventre en écoutant de la musique molle. La maison impeccable, le bruit interdit, chaque chose à sa place. Allongée, elle était devenue moins drôle. Allongée avec son ventre qui s’amplifiait, ses lèvres de gourmande, son air pincé. Allongée, elle m’avait fait douter d’elle.
Et six mois plus tard, nous étions parents.
Parents d’un garçon. Pas trop grand selon le personnel médical. Je ne sais pas si cela m’avait rassuré. Concernant Patricia, j’avais gardé pour moi que je la trouvais changée. Certes, nous avions un fils, elle était mère, alors elle avait changé. D’ailleurs, elle me reprochait clairement de ne pas avoir changé. En avait découlé moins de rires entre nous. Avec les pleurs du bébé, nous ne nous serions pas entendu rire de toute façon.

À ce moment-là, quelque temps avant de retrouver mon père en forêt, avant bien entendu de perdre mon boulot parce que mon directeur avait fini dans une haie, avant que ma femme ne croise la maladie et que mon pote ne décime tous les pigeons de Raon, mon fils avait achevé sa première année d’existence. À pleurer et à régurgiter, et toujours la couche pleine. Patricia me paraissait en être au même stade : pleurer et régurgiter en donnant l’impression d’avoir toujours la couche pleine. Je ne me sentais guère père. À son crédit, elle se sentait mère. Je la trouvais déprimée, tendue, revêche, à cran. Elle me jugeait défaillant, idiot, geignard, égoïste. Amant flottant, maîtresse allaitante. Je dormais de plus en plus souvent dans le canapé du salon.
Le mois dernier, elle était rentrée mutique d’un rendez-vous avec son généraliste. Elle aurait pu avoir une aventure avec son généraliste tellement elle le voyait souvent. J’avais supposé qu’il s’agissait d’inquiétudes liées à la fin de l’allaitement. Elle se plaignait tout le temps. Merde, elle donnait du lait, elle n’allait pas donner de la joie en plus. Non seulement je n’avais pas changé, mais je ne comprenais rien à sa vie de mère. Je la gonflais et Dieu savait qu’elle n’en avait pas besoin – comme si Dieu avait une alerte « allaitement difficile compliqué par le conjoint ». Notre dernier échange avant que je prenne mon poste au foyer de La Dent du diable ce jour-là. Je n’avais pourtant pas posé de questions. Juste fait une remarque. J’avais dansé avant de partir.
Assis dans le bureau de l’internat, je savais que des roses m’attendraient le soir en rentrant. Assis sur Anthony dans le bureau. Des Post-it roses. Depuis son accouchement, c’était sa façon de communiquer quand elle était colère. Avant, il n’y avait jamais eu de Post-it entre nous. Jaune la veille sur le micro-ondes : « Tu fais chier, égoïste ». Vert l’avant-veille sur la lunette des chiottes : « Tu fais chier, égoïste ». Là, forte chance qu’ils soient roses et sur le frigo. Elle avait ses codes couleur, ma femme, elle était très organisée. Encore une paire d’heures donc, avant d’étoffer ma palette et de retrouver les hurlements de la chair de ma chair avec pas mal de la sienne.

L’activité de l’après-midi m’avait rincé. Derrière la fenêtre du bureau, la pluie tombait fort. Elle s’était intensifiée alors que je quittais le skate-park avec le groupe. Pas de mort, un disparu, peu de sang. J’avais récupéré les vélos et le ballon. Simplement un rétroviseur cassé.
Assis sur Anthony, je pouvais me féliciter d’être au moins à l’abri de la pluie. Anthony était un des ados du groupe des 12-18 ans dont j’avais la charge. En tant qu’éducateur spécialisé en gestion des crises, du mal-être et autres boulettes. Il avait perdu deux dents dans l’après-midi. Il s’était battu, s’était fait piétiner par la horde, puis un coup de boule de Mélanie l’avait mis à terre et, à cet instant, je l’écrasais. Ou plutôt je lui maintenais la tête contre le sol pour nous calmer. Installé sur son dos, je lui parlais. Je lui disais que cela m’apaisait. Il ne se débattait plus. Lui aussi s’apaisait. À défaut d’être convaincant, j’étais relativement lourd.
À l’extérieur, le gymnase masquait le terrain de basket et la section des ateliers. De mon siège vivant, je voyais le parc s’étendre flou jusqu’à la route montant vers le col où aucune voiture ne circulait jamais. Au-delà, les bois de mélèzes engloutis par la nuit. L’éclairage public était allumé dans la vallée. Pas encore à notre altitude. Cela semblait paisible dehors. Humide, sombre et paisible.
Le foyer de La Dent du diable tirait sa dénomination pittoresque d’une pierre en forme de couille plus haut dans la montagne. Avec leur donjon pointu et leurs tourelles arrondies, les bâtiments ressemblaient davantage à un château de conte de fées qu’à une dépendance diabolique de l’aide sociale à l’enfance. Magie des vieilles pierres, sûrement.
Nulle innocence n’habitait hélas ce château. Ni prince, ni princesse, pas d’éduc’ magicien, de psychologue devin ou de prof d’atelier empathique. Sans parler du nouveau directeur… Il n’y avait jamais eu de fée dans les environs. Ou alors elle s’était fait tatouer des étoiles sur les fesses pour partir sucer des bites à la frontière avant que j’y bosse.
L’internat accueillait quarante-deux adolescents et adolescentes fracassés. Sa capacité maximum. De douze à dix-huit ans. Victimes d’horreurs. Coupables d’horreurs. Sur des temps différents. Ces gosses avaient tout connu dans la trahison et la peur. J’en avais un bon exemple sous mon derrière. Anthony Sagrel. Je lui tenais la gorge pour l’obliger à se taire. Qu’il s’apaise en se taisant. Il haletait quand je relâchais la pression et je voyais alors dans sa bouche l’espace laissé par ses dents manquantes.
Il venait de me frapper. De m’insulter et de tenter de m’en mettre une deuxième. J’avais mal à la pommette. La pluie crépitait. Nous discutions alors de ses amours adolescentes depuis quelques minutes. Il se pensait amoureux d’une jeune fille du groupe, la tendre Mélanie. Rien n’était simple. C’était donc compliqué. Pas sûr qu’elle en pince pour lui. Mélanie était relativement dangereuse pour une jeune fille de quinze ans. Pas sûr qu’il voit clair en lui, les hormones, son statut dans le groupe, son surnom de « honte au nid ». Pas sûr qu’il voit clair en elle, surtout. Mélanie, merde ! Il m’assurait que si. Embrasse une flamme, plutôt. Il n’en démordait pas, mais comme elle venait de lui coller le coup de boule qui lui avait fait tomber deux dents, il doutait. Sa frustration était importante. Je m’étais employé à relativiser ses espoirs fous. Il n’avait pas supporté. Il m’avait surpris par une patate en pleine gueule. Bien que fatigué par ma vie de couple, je ne lui avais pas laissé l’occasion de m’en mettre une deuxième.

L’avis de… Clara Georges (Le Monde)
« Mobylette creuse joyeusement la tombe d’une région qui n’en a guère besoin, à grands coups de pelle cyniques, et l’on rit. / On se croirait dans une variante sous champignons hallucinogènes de Nicolas Mathieu / Que l’on se rassure cependant : ce n’est pas parce que ça finit bien que l’on s’en débarrasse. Mobylette colle à la peau et à l’esprit. »

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Un jour, ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Pour ses huit ans, ses parents emmènent Nina à la foire. Mais devant le stand de tir la fillette disparaît. Fort heureusement, elle est retrouvée saine et saine le lendemain. Sauf que sa mère ne reconnaît plus sa fille. Pire, elle accumule des indices troublants qui la confortent dans son idée, elle a affaire à une autre personne.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Je ne reconnais plus ma fille»

Le troisième roman de Stéphanie Kalfon est un habile thriller psychologique. Après la disparition de leur fille dans une fête foraine, un couple passe une nuit d’angoisse avant qu’elle ne soit retrouvée. Sauf que pour sa mère, il ne s’agit plus de la même personne.

Nous sommes précisément le 9 novembre 2022, le jour où Nina fête ses huit ans. Pour marquer l’événement, Emma et Paul, ses parents, décident de lui offrir une sortie à la fête foraine. Tout va pour le mieux jusqu’à cet arrêt au stand de tir. Après l’ultime tir – réussi – c’est pourtant un sentiment de panique qui le gagne. Car Nina a disparu. Et malgré les recherches presque instantanées qui sont menées, il est impossible de la retrouver.
Après une nuit d’angoisse, la police leur annonce que la fillette est retrouvée non loin de là. Partie à la poursuite d’un chaton, elle s’est perdue dans la forêt avant de trouver refuge dans un abri chantier où elle est restée enfermée jusqu’à ce que des ouvriers ne le retrouvent et ne préviennent les forces de l’ordre. C’est au moment des retrouvailles que le drame se noue. Emma a un doute. «Ma petite fille s’est perdue hier soir, un ouvrier l’a trouvée ce matin, nous rentrons chez nous, fin de l’histoire. Pourtant, j’en suis sûre, je n’ai pas retrouvé ma fille. (…) Elle est une vraie ténèbre; y avancer équivaut à envisager que le soleil ne se lève pas demain.»
À partir de ce moment, on plonge dans une enquête minutieuse qui explore chaque détail qui permettra de justifier cette intuition. Comme son «cœur en sa présence ne sourit pas», elle a forcément affaire à un imposteur. Aussi un grain de beauté qui n’est plus à sa place ou encore une teinte de cheveux différente vont la conforter dans cette opinion qui va vite devenir une obsession.
« En surface, je singe ma vie antérieure, mais j’habite clandestinement mon propre arrière-pays. Je me suis réfugiée dans un lieu qui n’existe pas vraiment, situé en dessous du chagrin, un espace qui ne rejoint plus la maison. » Elle pense tout d’abord trouver auprès de Paul une oreille attentive, avant de comprendre qu’il s’éloigne peu à peu d’elle, qu’il voit son épouse basculer dans la paranoïa.
Elle va alors demander à Nina elle-même de l’aider. On comprend alors qu’elle est perdue, que son délire est profondément ancré, à l’image du traumatisme vécu durant son enfance et qu’elle pensait avoir éloigné.
Derrière cette femme prête à tout pour qu’on lui rendre son enfant, Stéphanie Kalfon réussit un roman aussi fort que dérangeant. Parce qu’elle parvient à associer le lecteur à cette chute que l’on sent inéluctable, que toutes les tentatives faites pour l’aider vont échouer, que la folie la gagne au fil des jours. La spirale infernale est enclenchée…
Après Les parapluies d’Erik Satie (2017) et Attendre un fantôme (2019), Stéphanie Kalfon confirme son talent d’exploratrice de l’âme humaine avec toutes les sortes de circonvolutions qui la rendent aussi complexe que fascinante.

Un jour, ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau
Stéphanie Kalfon
Éditions Gallimard, coll. Verticales
Roman
208 p., 18,50 €
EAN 9782072994852
Paru le 05/01/2023

Où?
Le roman n’est pas précisément situé en France.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Pour me consoler, la petite fille revenue de la nuit pose sa main sur mon épaule, je la saisis mécaniquement : elle est fraîche et potelée, mais ce geste ne suffit pas à dissiper mes doutes. On pourra bien me dire que cette enfant a gardé son visage de la veille, que sa voix désordonnée reste inimitable, que cette pâleur dans les yeux c’est tout elle, comparer ne mène à rien. Cette enfant n’est pas la mienne. »
Emma, la narratrice de ce roman, raconte le trouble qui la saisit en revoyant sa fille Nina, disparue plusieurs heures un soir de septembre. Quelque chose dissone dans leurs retrouvailles, un « presque-rien », provoquant chez Emma une vrille qui nous plonge dans une vertigineuse incertitude.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Cultures sauvages
Maison de la poésie (Podcast – lecture)
Blog Domi C Lire
Blog Joëlle Books
Blog de Brigitte Sabban-Weyers

Les premières pages du livre
« J’ai perdu ma fille Nina la nuit du neuf novembre deux mille vingt-deux, date de son anniversaire. Pour ses huit ans, Paul et moi l’avions emmenée dans une fête foraine. Les stands étaient dressés sur le parking d’un hypermarché en périphérie de la ville. À l’époque se trouvait un chantier en contrebas et d’imposants travaux. Je me souviens des grues au long cou, d’une forêt immobile, de la joie de Nina quand elle a aperçu la Grande Roue. « Ce qu’elle a grandi, la petite ! » a dit Paul. Avant la naissance de ma fille, je ne connaissais pas la taille de mes rêves, je veux dire, leurs dimensions réelles. Grâce à sa présence, j’ai pu mesurer leurs étroitesses, leurs immensités et, parfois aussi, leurs inaccomplis. Nina tient entre ses mains mes forces vives : pour elle, je peux dépasser l’impensable.
— Allez viens maman !
Elle m’entraîne vers le stand de tir. Pour lui faire plaisir, Paul se met en tête de remporter le gros lot. Il pose le fusil sur son épaule en imitant un héros de western. Je ris, parce que ça lui va mal. Il a l’air d’un type qui s’est coincé du chewing-gum dans les dents, et pas vraiment d’un dur à cuire empestant le crottin, le désert et la virilité. Il nous regarde, puis tire un premier coup, un ballon rouge éclate : un point. La deuxième fois, je me prends au jeu, je ne regarde que Paul, il vise le ballon vert : deux points ! Il tire une troisième fois, dans le mille, le ballon jaune se déchire avec fracas mais sans panache, j’applaudis, je me retourne vers Nina, elle n’est plus là.
Ma petite fille n’est plus là.

Je cours, j’appelle, je nage à contre-courant de la foule électrique, je traverse des forêts de bruits, de jambes et de bras hirsutes, des gueules indifférentes ou horrifiées, des visages laids, gras, suintants, avec leurs yeux en forme de boules à facettes. Partout surgissent des monstres, des gens maquillés de rires exagérés, leurs voix larsen m’engloutissent… ils ne se poussent pas, les gens, ne me répondent pas, ils restent agglutinés en file indienne devant le train fantôme, ils veulent leur ticket pour le grand divertissement, mon cœur tremble tel un mauvais alcool dans le fond d’un verre, je les harangue et j’implore.
— Vous avez vu une petite fille : huit ans, brune, des couettes, un sac à dos vert, un jean ?
Je perds mon souffle, j’ai la nausée, je m’affole, je crie.
— Madame, s’il vous plaît, j’ai perdu ma fille… Monsieur, vous avez vu une petite fille, huit ans, brune, des couettes, un jean, un sac à dos ?… Nina !!!
Le visage de ma fille est fixé à l’horizon de mon crâne, cible terrifiante. J’accélère, me cogne aux stands pastiches mais personne ne me remarque, les gens me bousculent pour mieux voir à travers le rideau des corps, c’est l’heure du show avec ses fausses bagarres : ici le sosie de Johnny Hallyday tabasse celui d’Elvis Presley, bienvenue dans le grand débarras de la joie unisexe ! Je suffoque, j’ai peine à croire, j’ai peine à croire, à croire mes propres mots : j’ai perdu ma fille.

Une demi-heure plus tard. Peut-être moins. Je ne sais plus. Tout est flou. Je suis debout face à deux policiers. L’un d’eux prend un ton rassurant.
— On va vous la retrouver madame.
J’ai envie de le gifler.
Il nous demande d’attendre en retrait sur le bas-côté de la route, j’obéis, je distingue des uniformes au loin, ils posent des questions à des silhouettes sous les néons insomniaques. Paul se tient raide, hébété. C’est idiot, mais je remarque qu’il ne me prend pas la main. En fait c’est la seule chose dont je me souviens, cet acte manquant et nos corps immobiles. Le flic désigne le contour des arbres massés au loin dans le noir.
— On a mis en place deux équipes pour la battue, on va faire une fouille dans la forêt. Rentrez chez vous, on vous appellera.
Je n’oublierai jamais cette sensation d’alourdissement. L’image noire de la forêt sombre coule goudron dans mon cerveau, ma tête se remplit d’une matière que je ne connais pas, sans lumière. Autour de moi il y a de la vitesse, mais je me noie dans une lenteur spéciale, comment vous dire… je suis aspirée par un irrésistible mouvement, vers un intérieur terne où les minutes s’égrènent, gigantesques et dilatées. Le seul mot pour décrire ce qui se passe, c’est : épouvantable. Je me murmure de petites phrases où m’accrocher en piquets de rappel, orpheline ritournelle : ce soir, la nuit est trop épaisse, comme la mousse au chocolat que j’ai ratée et qu’on n’a pas finie au dîner.

Retour à la maison. Maintenant Paul et moi sommes assis sur le canapé du salon. J’observe les morceaux du décor : les papiers cadeau jetés en boule sur le tapis, le jus de pomme délaissé sur la table basse, la banderole qui trône au-dessus de nous, «Joyeux Anniversaire!», on dirait un pendu. En fin d’après-midi, Nina et moi l’avons accrochée ensemble, j’avais dû affronter mon foutu vertige en montant sur l’escabeau, elle avait tendu le bras pour me donner le rouleau de scotch, ses pieds tremblaient, hissés sur leurs pointes malhabiles, elle essayait d’être à la bonne hauteur ma trop petite Nina, j’entends son rire soudain, oh ! son rire, c’est une flûte enchantée, c’est Mozart. J’observe les partitions étalées sur le piano de Paul, le dénivelé des points noirs et blancs sur les portées, je revois Nina juchée sur les épaules de son père, avisant le salon avec ses yeux de géant pas sûr de soi.

Je ne peux pas dire si on s’est parlé avec Paul. Je ne crois pas. Nous nous tenions côte à côte, séparés par la même peur. Le sang circule en nous, oui, mais on ne sait plus à quel tempo. Il est une lave qui revient sans chaleur, tristesse âcre, poreuse, collante, coulant encore son fleuve de ciment dans nos veines. Je repense à la rivière au bout du jardin de la maison de maman, où j’ai grandi : cette eau noire dans la nuit, cette eau noire dans le jour. Est-ce le fleuve de mon enfance qui me traverse ? Les souvenirs qu’il charrie me figent dans une sidération liquide, et le bronze de pénombre ainsi coulé vient durcir dans le moule du même vocable : épouvantable. Décidément, ce mot s’infiltre dans ma gorge buvard qui n’absorbe plus. Ne peut rien avaler.

Paul se lève brutalement et claque la porte.
— Ne rien faire, ça me rend dingue !
À travers la fenêtre, le froid se lève d’un bond, comme Paul. J’écoute sans réagir le bruit du moteur, départ. Je me demande où mon mari est parti : avec son air de musique classique et son cœur mathématique, est-il bien armé pour retrouver Nina ? Il la cherche probablement au gré des rues en se persuadant qu’il va la sauver, lui, le chevalier-papa soudoyant l’inutile et fendant l’incertain. Je l’imagine hagard dans le hasard, roulant à la seule lueur de sa bonne étoile. Il écrase la nuit, mais elle ne diminue pas, la nuit, non, ici aussi. Aujourd’hui c’est l’anniversaire de Nina, une pensée couteau m’agresse, mon Dieu, est-ce possible de mourir le jour de sa date de naissance ?
Je m’en veux, tout est de ma faute : faire naître quelqu’un, c’est l’exposer au risque de mourir. Mes paupières me brûlent. J’entends qu’on frappe à la porte, je me précipite, ouvrir, non, rien, j’ai rêvé, personne, il n’y a personne hormis l’absence de Nina et la pluie qui commence : elle cherche à me tenir compagnie, la sotte. Je résiste, je trouve tout bête, je suis très en colère.
Assise sur le bord de son lit, j’attrape une peluche, puis un coussin pour y crier à m’en mordre la langue. Sur la commode bleu cyan, je remarque les yeux loupes d’Hector le poisson rouge, coincé dans son bocal. Il a l’air content de nager son ennui dans le sens des aiguilles d’une montre, puis en sens inverse, croit-il qu’ainsi, il a changé de jour ? Oh ce que j’aimerais changer de jour, revenir à la seconde avant que Nina disparaisse. Pour la première fois je réalise que ce poisson est rouge brique, et non orange. Il est d’un vif, vif, fille, fiv, vie… scrabble dans ma tête. Me voilà aussi coincée dans ma nuit bocal, et ainsi de suite, sans suite. Je prie tout bas un dieu inapparent : faites que le poisson ne quitte jamais sa maison, faites que Nina n’ait pas quitté sa chambre, qu’elle revienne vivre une vie identique, faites que rien ne soit arrivé et que tout rentre dans l’ordre des montres.
Quand Paul revient, il me retrouve debout devant la porte de la maison, empaillée. Je suis devenue un mannequin qui me ressemblerait, ma peau est un trompe-l’œil, du papier mâché collé sans soin contre le paysage de la ville. Cessation de vivre jusqu’au retour de l’enfant. Paul panique, tapote mes joues glacées.
— Hé qu’est-ce que tu as, qu’est-ce qui se passe ? …
Sous l’effet de ses mains tremblantes, par contagion je tremble aussi. Il pleure, je pleure. Tout cela ne me dit rien qui vaille, rien qui vaille la peine d’être dit. On dirait que l’horizon s’est hissé pianoforte sur nos lendemains sans chanson, nous abandonnant au néant. Autour, tout est blanc, je crois qu’il neige mais c’est une fausse impression : en se vidant de la présence de Nina, mes pupilles ont aspiré mes perceptions. Cette absence de lumière me fait office de regard, elle est ce qu’il me reste de ma fille. Un blanc. Efface. Maintenant. Les couleurs. Jusqu’à l’obscur. Et je porte cette éclipse en guise de lunettes noires. Elle projette devant mes yeux l’ombre de Nina, mais sans son portrait, une ombre paradoxale qui blanchit les points où je regarde et où ma fille n’apparaît pas. Malgré mes efforts, rien ne la fait surgir.
Ce soir je suis une marionnette à qui on enfile un manteau. Paul m’entraîne vers la voiture. Nos mains se grippent l’une à l’autre, conscientes de ne plus faire partie de l’ordinaire, nous avons basculé dans le domaine de la trouille. Alors nous restons ainsi côte à côte, à l’arrêt.
Je voudrais me lever mais mon cœur reste assis.
La sonnerie du téléphone. Voilà qu’elle retentit. Aiguë, acide, écrue, la sonnerie du téléphone. Paul décroche, ses yeux s’agrafent à la voix du flic, sa bouche grelotte tandis que son visage s’affaisse tel un masque en caoutchouc dont on aurait scié l’élastique. Il pince le coin interne de ses yeux et sourit, je comprends qu’ils ont retrouvé Nina. Je n’ose plus respirer de peur d’endommager la bonne nouvelle. Paul s’effondre dans sa joie ; sous le poids des sanglots, son front chute en avant contre le volant, je ne saurais dire s’il pleure ou s’il rit. Je devrais être soulagée moi aussi, mais quelque chose me retient, une prudence : avant de relâcher la tension, j’attends de voir ma fille. Je ne peux pas desserrer trop vite le moule de ma terreur. Paul ouvre brusquement la fenêtre et jette sur la ville un rugissement qui résonne jusqu’au petit matin. Un clochard lui répond en écho. Moi, je ne dis rien. Moteur, démarrer, la retrouver. La retrouver. La retrouver. Mon cœur balbutie.

Nous dépassons le parking de la fête foraine. Le jour se pointe au loin. Dans sa clarté à jeun, la découpe des stands évidés me fait l’effet d’une suite de carcasses. Je regarde le ciel. Paul me caresse doucement le visage, j’embrasse ses doigts, mes souvenirs m’entraînent à l’époque où nous attendions Noël grâce au « calendrier de lavande », l’âge tendre de ma fille. Lorsque je lui racontais une histoire, si quelque chose n’était pas logique, elle disait : « Maman, je trouve que l’organisateur des mots a mal travaillé. » Je souris, rien qu’à repenser à ces années courte paille où elle apprenait le sens des mots. Les sons faisaient bifurquer les définitions vers des ailleurs ou des proximités inédites, créant dans nos vies une autre vie, comme des lits superposés. Sa voix résonne à nouveau dans l’invisible: «Maman, pourquoi le matin, le ciel c’est une guimauve?», «Et pourquoi le matin, j’ai des miettes de nuit dans les yeux?», «Maman regarde! Une étoile fumante…», «Je t’aime de tout mon cœur et si j’ai fini mon cœur, j’en achète un autre tellement je t’aime», «T’en fais pas maman, ma tête, elle est solidaire», «Je ne veux plus parler d’amour sinon je rêve de tristesse». Sa voix me revient, me rend mon enfant, je ferme les yeux, j’essaye de la toucher de mes mains sans sommeil, la retrouver, la retrouver, mon cœur balbutie. Nous arrivons au commissariat.

On nous fait patienter le temps de finir «les tests médicaux d’usage», nous dit-on. Des professionnels sont en train de vérifier si ma gamine ne s’est pas fait violer. Cette perspective me coupe sec la parole, alors l’inspecteur s’adresse d’abord à Paul. Comparé à moi, mon mari paraît très solide, il utilise convenablement ses intonations, oui, il m’épate, je trouve qu’il fait un automate absolument sensationnel. La seule chose dont je suis capable pour l’instant, c’est de faire bonne figure. Par politesse, donc, j’imite les vivants, j’acquiesce au rythme des intonations de l’inspecteur qui déroule le récit des faits : Nina a suivi un chaton, elle s’est perdue dans la forêt, puis elle a tenté de rejoindre le parking de la fête foraine, mais elle a eu peur et s’est réfugiée dans les sanisettes d’un chantier où elle est restée coincée. Elle a dormi là. C’est un ouvrier qui l’a entendue appeler au secours et qui l’a délivrée, à l’aube.
Autant vous le dire tout de suite, je ne crois pas un mot de cette histoire. Je connais ma fille, ça ne lui ressemble pas.

À l’entrée du poste de police, les silhouettes des flics s’agitent en ombres chinoises. Leur chorégraphie du matin est parfaitement exécutée : cohue des mains aux machines à café, douleurs dorsales, jambes qui craquent, bâillements, griffonnages administratifs, Nina apparaît soudain tel un petit pop-up en relief fragilement appuyé contre la vie.
— Nina !
— Maman !
Ça va très vite, elle se précipite dans mes bras, son sourire devance mon âme, mais je m’arrête en plein élan, horrifiée par ce que je vois : son visage sale, ses cheveux ébouriffés, ses yeux terrifiés, mon Dieu, que lui est-il arrivé ? Paul nous enlace comme un ruban sur un paquet cadeau. Nous restons ainsi, serrés serrés tous les trois : unis, réels, une famille brisée.

Paul échange une poignée de main reconnaissante avec l’inspecteur, j’esquisse un sourire approprié… elle est vivante, elle est là… mais je garde en bouche le goût persistant de l’épouvante. Ma voix reste coincée, mes mâchoires se sont verrouillées, malgré la tension mes sensations ne répondent pas, au lieu d’intensité je me sens prisonnière dans un épais formol, anesthésiée. Pour les réveiller, je serre un peu trop fort la main de ma fille qui se cramponne à la mienne. Ça fait mal et ça ne fait rien. Je regarde longuement Nina, j’attends, mais ça ne fait rien, non. On dirait que j’ai capturé la main de ma fille mais que cette main s’est détachée. Je saisis ses petits doigts, mais je n’attrape rien du moment. Je tressaille, inquiète. Le temps d’une étincelle, ma vue se brouille. Coupure de courant. Douleur fine, quelque chose cède, mais quoi ? je ne sais pas. Je regarde ma fille, et je ne ressens rien. Le fil invisible reliant mon crâne à mon cœur vient de rompre sec, crac, ça casse. Je regarde ma fille, et je ne ressens rien. C’est horrifiant. Je ressens que je regarde ma fille, voilà c’est tout, et cette enfant puzzle tombe en morceaux. Effondrement. Face à elle à présent, je ne me sens plus du tout réelle. Debout devant son visage, je n’y vois qu’une esquisse représentant ma fille, j’ai envie de le rectifier comme quand je fais travailler mes étudiants aux Beaux-Arts. Lisser, gommer, restaurer, dégrader, insister, griser, hachurer, contraster cette matière et y déposer un souffle. Mes pieds ne touchent plus vie.

Tout cela, bien sûr, a lieu dans l’infime et sans bruit, entre Nina et moi. À travers son sourire préoccupé, je décèle qu’elle cherche ma douceur habituelle, mon attendrissement, peut-être aussi qu’elle vérifie que je suis bien vivante. Je devrais lui rendre son sourire pour la rassurer, mais je ne peux pas, je suis en colère, pourquoi ? À cause des élastiques bleu et jaune dans ses cheveux défaits. Ils me dérangent, ils m’agressent. Une nouvelle décharge me parcourt, un éclair fend mon cœur en zigzag, cinglant frisson qui laisse au passage la trace d’un petit rien, une rayure, un doute minime ramassé sur le chemin des événements, au bord de cette nuit. Ce doute déposé dans mon esprit, sans preuve, s’épaissit brusquement, qu’est-ce que c’est ?… De l’étrangeté, oui c’est ça, de l’étrangeté ! Apparu à cet instant même, dans sa traîne de malaise, voilà qu’il pèse déjà en sourdine sur la musique de ma vie pour en baisser le volume jusqu’aux abysses. Il a déguisé sa voix dans la mienne, il cherche à se rendre indistinct et c’est ainsi, decrescendo, qu’il fait descendre d’un ton, puis d’un ton encore, la teneur du réel. L’usant jusqu’à le taire. Je manque de perdre connaissance, Paul me rattrape dans ma chute, je dissimule mon tournis.
— Ça va, ça va.
Il remarque enfin mon sourire sans joie et abrège sa conversation avec l’équipe du commissariat. Ses phrases me paraissent étranges, on dirait des moutons venus se jeter volontairement d’une falaise. Blottie contre moi, Nina attend que je lui parle. Impossible. Elle me fait peur.
— On y va ? annonce Paul.
Un silence nous accompagne jusqu’à la voiture. Interminable. Il prend doucement sa place dans notre famille, comme un toutou.

Je devrais m’asseoir à l’arrière à côté de ma fille, non ? Pas envie. Je la laisse reprendre sa place ordinaire, tout est normal, je rejoins la mienne, à l’avant près de Paul, la place du mort. Nous rentrons dans l’ordre, si ce n’est que de ne pas m’asseoir près de ma fille est un geste agressif. Nina le perçoit. Je l’observe par le rétroviseur : elle est déçue mais elle ne proteste pas. Je devrais être touchée par sa gueule d’ange, la manière dont cette petite fille attend tout de moi, eh bien pas du tout, elle m’agace. Je ne constate qu’une chose : mon cœur n’y est pas.

Comment est-ce possible et où est-il donc, alors, ce cœur ? Auprès de qui est-il donc, mon cœur, s’il n’y est pas ? Ce retour devient excessivement pénible. Je ne comprends pas pourquoi cette enfant traumatisée me perturbe autant. Je me retourne vers elle sans cesse, pourquoi ? sans arrêt je la regarde, pour vérifier, oui, c’est ça ! pour vérifier quelque chose, oui mais quoi ? J’étouffe, j’ouvre la fenêtre, une peur gelée me brûle la gorge, d’où vient-elle puisque tout est fini ?… Mes pensées s’engagent dans une valse dangereuse qui dit : regarde bien, ce n’est pas ta fille ! Je porte la main à ma bouche, Paul ne remarque rien mais la petite assise à l’arrière, si. Elle a tout vu. Elle me fixe, anxieuse, pourtant ça la fait sourire. Est-ce qu’elle le sait aussi ?… Pour distraire l’anormal, je tends à Nina un carré de chocolat récupéré au fond de mon sac.
— Tiens, tu dois avoir faim.
Mon bras tendu est trop court, comme quand on se passait les morceaux de scotch pour accrocher les ballons de sa fête, sauf que ce matin, rien ne colle. Je dis, d’un ton faussé de mère :
— C’est tout ce que j’ai.
Nos mains se rencontrent, elle me remercie, n’empêche, aucun contact, nos peaux sont silencieuses, entre ma fille et moi ce n’est qu’un rien qui passe. Je suis déçue. Quand j’essaye de comprendre, j’achoppe sur une fourche logique : ou bien j’ai un sérieux problème, ou bien nos retrouvailles sont ratées. Je bute, oui, mais mon cerveau trouve une sortie et s’ouvre malgré moi vers une troisième voie d’explication : si je ne ressens rien, c’est parce que ce retour est une fiction. Contrairement aux apparences, je n’ai pas retrouvé ma fille ! »

Extrait
« Aussi extravagant que cela puisse paraître, aussi catastrophique pour moi dans ses conséquences, cette impensable réponse est la seule qui m’apaise. Je sais bien qu’elle ne correspond pas au dehors des faits: ma petite fille s’est perdue hier soir, un ouvrier l’a trouvée ce matin, nous rentrons chez nous, fin de l’histoire. Pourtant, j’en suis sûre, je n’ai pas retrouvé ma fille. Et cette possibilité m’attire et m’effraie. Je résiste à la suivre, elle ressemble au petit chat qui a entraîné Nina hier soir, elle est une vraie ténèbre; y avancer équivaut à envisager que le soleil ne se lève pas demain. Ne se relève plus de cette nuit. » p. 25

À propos de l’auteur
KALFON_Stephanie_Francesca_MantovaniStéphanie Kalfon © Photo Francesca Mantovani

Née à Paris en 1979, Stéphanie Kalfon est écrivaine et scénariste. Elle a publié deux romans aux Éditions Joëlle Losfeld, Les parapluies d’Erik Satie (prix littéraire des Musiciens, 2017 ; Folio, 2018) et Attendre un fantôme (2019). Son troisième roman Un jour, ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau est paru en 2023 chez Verticales. (Source: Éditions Gallimard / Verticales)

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