Lulu

PAUL_LE_GARREC_lulu Logo_premier_roman  68_premieres_fois_2023

Finaliste du « Coup de Cœur des Lycéens » 2023

En deux mots
Lulu passe son enfance auprès de sa mère, mais surtout auprès de sa mer. La plage de l’Atlantique devient son terrain de jeu et de découverte. Il ramasse trie et classe tout ce qu’il trouve. Une quête obsessionnelle qui pourrait bien cacher celle du père absent.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ma mère, ma mer et mon père

Léna Paul-Le Garrec a réussi un premier roman très touchant. En nous racontant la passion, puis l’obsession, du petit Lucien pour les objets que la mer laisse sur la plage, elle livre un roman initiatique sensible et poétique.

Du plus loin qu’il s’en souvienne, Lucien a toujours chéri la mer. Il garde cette image de l’Atlantique balayée par les vents, du sable et des rochers, et de cette sensation forte de liberté. Lui qui vit seul avec sa mère trouve dans les embruns et dans les ciels changeants sa raison de vivre. Dès qu’il en a l’occasion, il parcourt la plage à la recherche des trésors livrés par les marées. Sa collection de coquillages va d’abord lui permettre de montrer à ses camarades de classe tout le savoir que sa passion lui permet d’accumuler.
Une passion qui va vite virer à l’obsession, passant ses journées à sonder la plage et à chercher dans les livres comment trier et classer ses trésors: «Je suis submergé d’informations: les coquillages, les plumes d’oiseaux, les bois flottés. Ma tête commence à être aussi envahie que ma chambre. À force de tout mémoriser, je me demande si mon cerveau n’est pas allé se réfugier dans mon cœur.»
Dans le petit carnet qui ne le quitte plus, il consigne la date, l’heure, le lieu et le contenu de toutes ses trouvailles. Et élargit son catalogue avec des pièces en métal qu’il découvre aux côtés d’une vieille dame un peu excentrique et sa drôle de machine jusqu’aux bouteilles.
Ces dernières, lorsqu’elles contiennent un message, vont former un espace à part dans son accumulation d’objets, car elles contiennent un puissant moteur, l’imaginaire. Qui a laissé ce message et dans quel but? Peut-on retrouver leur propriétaire? Et si oui, va-t-il répondre au courrier qu’il leur adresse? En se rendant compte tout à la fois du caractère très aléatoire de ce mode de communication, il va aussi se rendre compte qu’il existe une internationale des bouteilles à la mer et qu’il n’est pas le seul à être passionné. Avec l’hymne de Police dans la tête, il va lancer à son tour les message in a bottle.
Léna Paul-Le Garrec a construit son roman en deux parties que l’on pourrait résumer à une quête de la mer (la mère) à laquelle succéderait une quête du père. Chacune des parties étant accompagnée d’un style et d’une narration qui lui sont propres, marquant ainsi ce moment de bascule quand vient le temps pour Lucien de se demander qui il est. Quand il se rend compte qu’il s’est construit sur un vide: «mes fondations sont creuses, suspendues dans un néant. Nous ne sommes pas seulement notre mémoire, nous sommes aussi nos oublis, les trous de notre mémoire, nos absences, nos comblements, la fiction de ces comblements.»
Il part alors pour de nouvelles aventures. Mais ça, c’est une autre histoire, celle de l’âge d’homme, une fois que l’enfance s’est effacée sur le sable. Pour constater, au bout de ce chemin, qu’«on ne naît pas nu, on hérite d’une mémoire souterraine, on s’emmaillote d’une mythologie.»

Lulu
Léna Paul-Le Garrec
Éditions Buchet-Chastel
Premier roman
176 p., 16,50 €
EAN 9782283036051
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Enfant singulier et solitaire, élevé par une mère maladroite, étouffante, malmené par ses camarades de classe, Lulu trouve refuge sur le littoral. Tour à tour naturaliste, collectionneur, chercheur de bouteilles, ramasseur de déchets, il fera l’expérience de la nature jusqu’à faire corps avec elle.
Conte initiatique et poétique, Lulu, premier roman de Léna Paul-Le Garrec, interroge notre rapport à la liberté et à la nature.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Maze (Marie Viguier)
Citéradio (Guillaume Colombat)
Actualitté (Lolita Francoeur)
Blog La page qui marque
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Les livres de Joëlle
Blog Zazymut
Blog Mademoiselle lit

Les premières pages du livre
« Sur les rives de la lointaine Atlantique, quelque part très à l’ouest, flottent à l’entrée de mon cabinet de curiosités trois verbes en lettres capitales : croire, creuser, rêver.
Il se raconte que, un jour de folie moderne, la sérendipité s’est invitée dans mes expériences interdites, menées la nuit en laboratoire, sur la pérennité et l’équilibre biologique de la chaîne alimentaire dans la biocénose des écosystèmes marins (oui, ça impressionne toujours un peu au début, mais n’ayez pas peur). Cette découverte serait fortuite, ce qui ne manque pas d’irriter la communauté des chercheurs aguerris.
Une espèce animale inédite révolutionne actuellement le monde scientifique.
Glorifié par les uns, étrillé par les autres, je me joue de cette rumeur. Les médias s’amusent de mes histoires fantasques et sans cesse réinventées, je suis l’érudit déjanté à la blouse jamais blanche, aux cheveux trop longs, à l’éloquence marginale, perché au milieu de ses tubes, pipettes et éprouvettes, dans cette perfection du désordre sur fond de musique rock. Les savants s’agacent de mes comparaisons avec Frankenstein et ils ont peut-être raison, elles amplifient le qu’en-dira-t-on.

Je suis le créateur du Piscis detritivore.
Poisson d’un nouveau genre. À la constitution robuste, de la taille et de la forme d’un dauphin, pourvu d’un incommensurable système digestif, il se nourrit exclusivement de détritus. Il nettoie les mers de la pollution humaine, il rétablit l’équilibre salutaire.
Vous comprendrez que j’en conserve le secret de fabrication.
Se répand le bruit d’un prix. Si j’en obtiens un (ce n’est en rien un but et je n’y crois pas, je suis bien trop jeune pour qu’un collège de sages experts, un aréopage me décerne quoi que ce soit, on ne peut toutefois s’empêcher d’y songer), je sais que mon discours sera romanesque. Lorsque le fil est trop long à remonter, autant le recréer.
Et pourtant, si le temps m’est accordé, je me hisserai sur la dune de mon existence et avec l’assurance d’un scaphandrier, j’exposerai à tous ma quête. Elle n’est pas la résultante d’une succession d’imprévus, elle prend ancrage dans les fatras de mon enfance, dans les tréfonds de ma consolation.
Venez, je vais vous la raconter.

1.
La première fois, c’est en hiver.
La pluie sur les lunettes, le vent sur les pommettes, sur les morceaux de joues qui dépassent de la capuche trop serrée, le lien qui m’étrangle le cou. Maman tire toujours de toutes ses forces, de crainte que le froid ne se faufile dans mon corps.
Les rafales giflent mon visage, la pluie tape si fort qu’on dirait de la grêle. Un son sombre, une plainte lugubre, quasi humaine, inonde mes oreilles.
Je ne sais plus quel est mon âge. Petit. Mes bottes excessivement grandes. Elles me semblent lourdes, immenses. Avec elles, j’ai peur de tomber, que la houle y pénètre et tente de m’enlever.
Ce moment-là, dans le froid de l’hiver, dans l’agitation de l’hiver, lutter contre le vent pour avancer, respirer péniblement tant l’étourdissant tourbillon de l’air s’engouffre dans ma bouche, dans mes narines tout entières. En apnée. Je ne vois rien, je n’arrive pas à marcher. Il faut plier les genoux, courber le corps pour ne pas vaciller. Même les rares mouettes ne parviennent pas à voler, elles bataillent pour ne pas chuter.
La mer, au loin. Elle me semble à l’autre bout du monde. Je perçois à peine ses vagues, devine son écume. Ça sent le sel, il pénètre dans mes sinus. Je sens que mon nez va couler. Je me retiens, tourne la tête pour renifler. Maman n’aime pas quand je renifle, maman n’aime pas quand mon nez coule.
Le ciel triste, bas, empli de cendres, l’absence de soleil, l’horizon bouché. Tout cela est ce que je vois de plus vaste, de plus lumineux.
Ce moment-là est magique. Le premier instant de liberté inscrit dans la porosité de ma jeunesse.
Je me souviens de tout. Chaque recoin de sable, chaque bout de rocher, chaque aile d’oiseau.
On ne se souvient pas toujours de ses premières fois, elles ne marquent pas toutes. Les premières fois ne sont pas toujours les meilleures, elles peuvent aussi être les pires, les plus fades, les plus médiocres. Ce dont on se souvient, c’est de la première intensité, de la première fois où submerge l’émoi. Nos sens envahissent notre mémoire, la travestissent.
Cette première fois là n’est pas la meilleure. La plage va me réserver bien d’autres moments de joie.
Ce qui compte ce n’est pas la première fois. Ce sont les suivantes, bien plus tard, après, lorsque arrive l’habitude. C’est l’émotion qui surgit alors qui est la plus belle, la plus pure, la plus réelle. En dehors des artifices de la passion.
Ça commence comme ça. L’hiver, sur la plage.
Ça ne peut pas commencer autrement.

2.
J’ai toujours eu envie d’en changer. Par moments, je m’imagine avec un autre.
Je n’aime pas mon prénom. Je ne l’ai jamais aimé, comme tous sans doute. Les parents veulent un prénom original, les enfants un prénom banal. On souffre souvent de ne pas être tout le monde, de ne pas être passe-partout, se fondre dans la masse. Surtout ne pas se faire remarquer. Nathan, Jules, Lucas, Louis, Léo, Hugo, Enzo…
En latin, il signifie « lumière ». Un comble, je l’ai si peu vue. Maman dit que justement, je la porte en moi, pas besoin de tant la regarder.

C’est en hommage qu’elle l’a choisi. À cause de Serge Gainsbourg. Étrange admiration, il fume et maman n’aime pas les gens qui fument, il est négligé et maman n’aime que la propreté. Incohérence de l’adulation artistique qui ébranle les certitudes, qui décale les images, celle que l’on renvoie, celle que l’on est, au fond.
En boucle, elle écoute ses vinyles sur Elipson, la vieille platine qui régulièrement dérape. Parfois elle danse, seule, sur le tapis du salon, et chante les amours mortes. Elle connaît tous les titres par cœur. Et puis, elle pleure. Alors je ne l’aime pas ce Lucien qui fait sangloter maman. Moi non plus.
Pour me consoler elle va chercher, tout en haut de l’étagère, le grand livre des prénoms. Elle l’ouvre à l’endroit du marque-page, une ficelle rouge effilochée. Elle y a légèrement souligné, à peine effleuré, au crayon à papier, la rubrique caractère. Elle chausse ses lunettes et lit à haute voix :
« Imagination fertile. Les sentiers battus et les vérités données ne sont pas faits pour lui. Il sera constamment à la recherche de renouveau et d’émerveillement. »
Elle referme lentement l’ouvrage comme si une absolue vérité prophétique venait d’être prononcée.

Je me demande souvent d’où provient le déterminisme des prénoms. Comment tant de gens peuvent avoir le même caractère.
À la naissance, reçoit-on une petite liste d’attentes sociales avec lesquelles il faudra être en cohérence ? Que se passe-t-il si on refuse de tendre vers le stéréotype de référence ?
Nous ne sommes pas neutres. Nous sommes le choix de nos parents, nous sommes les héritiers, d’une originalité, d’une désuétude, d’un classicisme. C’est de ce fatalisme qu’il faudra se construire une singularité.
Au-delà d’une nature, influence-t-il nos traits ? Soi-disant, notre état civil se traduirait sur notre visage. Nous en prendrions l’apparence. Il paraît qu’à partir d’une simple photo les ordinateurs sont capables de dire comment on s’appelle. Notre prénom nous façonne, nous sculpte, nous sommes taillés dans ces quelques lettres. Nous affichons sans le savoir notre classe, notre appartenance, à un contexte, un lieu, une époque.

À la maison, il n’y a pas de miroir. Même pas dans la salle de bains.
La première fois que j’en vois un, c’est à l’école. Au-dessus du lavabo des toilettes, il parcourt le mur tout entier, recouvre les petits carreaux de mosaïque. Les enfants aiment s’y regarder, ils y déforment leur visage, font des grimaces. Ils rient, gloussent. Je n’y arrive pas, je ne parviens pas à bouger le masque collé à ma peau. Poupée de cire figée par le sel de la vie.
J’ai découvert mon aspect à travers les fenêtres de la maison. Parfois, lorsque arrive la nuit, je retarde le moment où maman vient fermer les volets. Je n’ai pas le droit de les rabattre seul, trop dangereux, la balustrade branlante en fer forgé, trop dangereux. J’invente des ruses. Rien que pour pouvoir me voir, furtivement, quelques secondes, deviner mon visage flou sur le noir de la nuit des vitres.
Serais-je comme Gainsbourg ? Aurais-je son nez, ses oreilles, ses yeux ? J’effleure les pochettes des vinyles, je caresse ma propre peau. J’ai peur d’être laid.

Plus tard, je dirai que mon prénom honore la littérature. Tout de suite ça impressionne. J’aime, aujourd’hui encore, observer cet infime moment où les yeux de l’interlocuteur cherchent, où ils balaient dans leur cerveau en quête d’une réponse. Peu savent, beaucoup changent de bottes, mettent le sujet sur la touche.
Alors, quand j’entends sur les lèvres répliquer Stendhal ou Balzac naît une immédiate tendresse, une particulière complicité.

3.
À voir maman noyée de larmes qui m’enserre outrageusement, je crois que l’école est une épreuve, une torture. Au début. Ça ne dure pas, très vite, je chéris l’école. Sur le chemin sinueux où nous marchons chaque matin, main dans la main, je n’ose le montrer à maman, je crains qu’elle ne soit déçue.
L’école est mon échappatoire, le lieu de toutes les parenthèses. J’apprends. Je happe chaque mot prononcé par la maîtresse, je m’immerge d’informations, entendues, lues. Je m’ennivre. Je pénètre pleinement chaque page de toutes mes petites cellules grises.
Lorsque je lève la tête, c’est pour étudier. Les autres. Je regarde les enfants, ils me semblent étranges. Je les vois telles des bestioles singulières. Ils ont un mode de fonctionnement qui paraît inné, de l’ordre de l’inconscient collectif. Ils vivent ensemble sans connaître les règles, tous les maîtrisent spontanément. Je les étudie de la même manière que j’analyserai plus tard les coquillages, avec précision. Je les contemple, de loin, avec recul. Là est la différence.
Je me demande s’il ne faudrait pas tenter de leur ressembler, entrer dans leur monde. Seul, je suis bien. Parfois, l’idée d’avoir un copain me parcourt discrètement l’esprit. J’ai tant de secrets, les expliquer serait long, compliqué, et surtout, pas sûr que ça plairait à maman.
Ce que je préfère, à la récréation, ce moment qui sonne la délivrance pour les élèves, c’est les observer, surtout faire du sport. S’agiter comme si leur vie en dépendait, prononcer fort de drôles de mots impudiques, se démener à en avoir les cheveux collés au front par la moiteur de l’effort. Et lorsqu’ils ne jouent pas, ils en parlent, racontent des histoires de professionnels qui manient si bien la balle qu’ils ont de fières allures de héros grecs. J’aimerais bien, moi aussi, ressembler à ces champions de stade. J’aimerais bien essayer sur le bitume de la cour. Je ne sais pas si mon corps en a la force. Maman a peur que je me fasse mal, que je me casse quelque chose. Alors, j’essaie caché dans ma chambre. Une peluche, un coussin, deviennent des ballons, mon lit et mon bureau sont les buts de ce terrain fictif. Je jongle au ralenti, mimant un effet spécial de cinéma, je décompose chaque mouvement, sans faire de bruit, sans faire perler la moindre goutte de sueur. Je n’ai jamais l’audace d’accélérer la cadence.
Je suis cet enfant aux poches de jean usées à force d’être assis seul, sur les marches, dans un coin du préau. En classe aussi je suis physiquement seul, je dis physiquement parce que je me sens comme un poisson dans l’océan, dans mon élément. Je ne suis pas seul, je suis accompagné par la connaissance, je joue avec elle. Il m’arrive de me tromper, volontairement, j’ai néanmoins très bien compris la consigne. Une gommette mal positionnée, une couleur à la place de l’autre, puis progressivement, un mot incorrect, une définition erronée, une réponse incomplète. Se fondre dans la masse. Surtout ne pas se faire remarquer.
Cela laisse à maman l’occasion de me consoler. Et elle aime ça. Je ne peux pas être parfait, ça la blesserait. Je me dois de lui renvoyer les faiblesses qu’elle imagine.

Souvent, la maîtresse veut la rencontrer. Je dis la maîtresse, parce que le hasard veut que je n’aie pas de maître, le hasard ou les statistiques. Je dis la maîtresse, mais il y en a eu plusieurs, la maîtresse qui les englobe toutes. Elle veut parler avec maman, un rendez-vous aux allures de séance des pourquoi : pourquoi je suis seul, pourquoi je ne parle pas, pourquoi je ne joue pas, je ne cours pas. Je ne comprends pas ces questions de soi-disant grandes personnes. Et pourtant, dans ma tête, c’est en permanence que défilent les interrogations.
Je ne rentre dans aucune case. Parfois elle se demande même si j’en ai une en moins, ou peut-être une en trop (est-ce si important le nombre de cases ?).
Toujours maman s’agace, elle ne parle plus, elle hurle :
« Vous ne comprenez rien à rien ! Qui êtes-vous pour considérer mon fils comme un sauvage ! Et cessez avec vos histoires de psys, c’est bon pour les frappadingues comme vous ! »
Et tous les ans, ça recommence. Toujours. Ce n’est pas grave, un mauvais moment de tempête à passer la tête basse. Après je reprends le rôle du fils fragile, je joue le jeu de l’élève à part. Chacun regagne sa place et les ormeaux sont bien gardés.

4.
Ce jour-là, des châteaux ont poussé comme après la pluie les champignons, des forteresses de sable laissées par des enfants. Mes yeux ne savent plus où donner de la tête, ils cabriolent aux quatre coins, ils vont de tourelle en donjon, de rempart en pont-levis.
Ces édifices abandonnés, incomplets, érodés par les pas et les vagues sont l’occasion de m’inventer des histoires, des voyages dans une lointaine Espagne. Je suis tour à tour conquistador, écuyer, serf ou seigneur.
Mes préférés, ceux ornés par mer nature, surtout ceux parés de coquillages. Il y en a de toutes les formes, de toutes les couleurs, j’aime cette attention apportée aux détails. J’imagine le temps passé à ramasser ces coquilles perdues, bouts de bois flotté, plumes délavées. Ce soin un peu vain, un peu fou pour une éphémère construction. Le fantôme du Facteur Cheval planait au-dessus de chacun de ces palais de passage.
À pas feutrés, soulevant la pointe des pieds, j’ose m’approcher. Je les effleure doucement, je glisse une main en haut des ponts jusqu’au sommet des tours, j’en faufile une autre sous les tunnels, touche les courbes de sable, le sens devenir de plus en plus humide, de plus en plus épais. Entre mes doigts menus ruissellent les grains de plusieurs existences, de siècles de vie.

Ce jour-là, je décide de rapporter un petit coquillage, en souvenir de ce doux moment de rêverie. Je le glisse, discrètement, au fond de ma poche, sans que maman regarde. Surtout ne pas se faire remarquer. Je sais qu’il ne faut pas lui demander, elle dirait non. Elle n’aime pas l’inutile (notion toute relative).
Minuscule, anodin, cet acte va en entraîner tant d’autres, mon effet papillon. Si nous savions, si nous avions le pouvoir de savoir qu’un geste dérisoire répercuterait son écho sur l’ensemble de notre sablier, le ferions-nous ? On se focalise toujours sur les grandes décisions. Finalement, ce sont les petites, irréfléchies, qui bouleversent nos vies. »

Extraits
« Je suis submergé d’informations : les coquillages, les plumes d’oiseaux, les bois flottés. Ma tête commence à être aussi envahie que ma chambre. À force de tout mémoriser, je me demande si mon cerveau n’est pas allé se réfugier dans mon cœur.
Je sens qu’il faut gagner en efficacité. Certes, mes connaissances sont déjà précises mais je dois approfondir plus encore, aller plus loin dans les détails. Il me faut un carnet. Un petit carnet que je pourrais glisser dans ma poche afin de consigner la date, l’heure, le lieu, le contenu des trouvailles.
Mercredi 25 / 8 h 30 | plage des estrans | 8 plumes | 3 bois flottés.
Très vite, j’y ajoute la couleur, la couleur du ciel et de la mer. Il serait une erreur de penser qu’elle est toujours la même. » p. 44

« Je me suis construit sur un vide, mes fondations sont creuses, suspendues dans un néant. Nous ne sommes pas seulement notre mémoire, nous sommes aussi nos oublis, les trous de notre mémoire, nos absences, nos comblements, la fiction de ces comblements.
La vérité, avons-nous envie d’elle, besoin d’elle. Je ne crois pas. Il n’y a qu’une vérité, celle que l’on s’invente, chaque jour. » p. 114-115

« Lucien aura peut-être envie de savoir. Il ne vous interroge pas verbalement, mais il se demande, ou se demandera, qui il est. On ne naît pas nu, on hérite d’une mémoire souterraine, on s’emmaillote d’une mythologie. » p. 165

À propos de l’auteur
PAUL_LE_GARREC_Lena_©Philippe-MatsasLéna Paul-Le Garrec © Photo Philippe Matsas

Léna Paul-Le Garrec vit à Nantes et se consacre à l’enseignement. Lulu est son premier roman. (Source: Éditions Buchet Chastel)

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L’Épouse

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En deux mots
Vivian et Piper Desarzens s’installent à Gaza dans une villa mise à disposition par le Comité international de la Croix Rouge. Tandis que le mari part en mission visiter les prisons, son épouse cherche un jardinier qui l’aidera à agrémenter son nouveau lieu de vie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un jardin à Gaza

Dans son nouveau roman Anne-Sophie Subilia nous propose de découvrir le quotidien d’un couple d’expatriés partis à Gaza pour le compte du CICR. Une chronique douce-amère depuis l’un des points les plus chauds de la planète.

Un couple d’expatriés emménage dans sa nouvelle affectation, une maison un peu à l’écart à Gaza, en Palestine. Employés par le Comité International de la Croix Rouge, ils bénéficient d’un statut particulier et savent qu’ils ne sont là que le temps de leur mission. Ce qui ne les empêche pas d’engager Hadj, un jardinier, afin que ce dernier plante des arbres, des légumes et des fleurs dans leur cour qui n’est que sable et poussière. Accompagné de son âne et quelquefois de ses fils, le vieil homme s’acquitte de sa tâche sous les yeux de Piper Desarzens, la maîtresse de maison.
Expatriée, elle tue le temps en attendant le retour de Vivian, son mari, parti inspecter les prisons de la région. Son occupation principale consistant à retrouver tous les expatriés au Beach Bar pour y faire la chronique de leur quotidien, se raconter et se distraire en buvant force verres, si les coupures de courant ne viennent pas mettre prématurément un terme à leur programme. Elle profite aussi du bord de mer pour se baigner. Quelquefois, quand l’emploi du temps de Vivian le permet, ils bénéficient de quelques jours pour faire un peu de tourisme, aller visiter Israël.
Si les paysages désertiques du Néguev ou les bords de la mer morte n’ont rien à voir avec ceux du cercle polaire où Anne-Sophie Subilia avait situé son précédent roman, Neiges intérieures, on y retrouve cette quête de l’intime derrière l’exploration de la planète. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la meilleure amie de Piper soit Mona, une psychiatre palestinienne. C’est avec elle qu’elle essaiera de comprendre la difficile situation de ce peuple sans pays, la «drôle de vie» qu’il mène. C’est en lui rendant visite à l’hôpital qu’elle constatera la situation difficile des orphelins et qu’elle se prendra d’affection pour l’un d’eux. Jusqu’au jour où on lui annonce qu’il a trouvé une famille d’accueil. Une nouvelle qui pourrait la réjouir, mais qui va la laisser en plein désarroi.
Paradoxalement, cette chronique douce-amère d’un quotidien peu enthousiasmant fait la force de ce roman. Ici, il n’est pas question de politique, encore moins de prendre parti et pourtant, au détour d’une chose vue, d’une difficulté rencontrée pour se procurer telle ou telle chose, on saisit parfaitement le drame qui se noue ici. La vie n’est pas seulement en suspens pour Piper et Vivian, mais pour tous ces habitants qui les entourent. À la différence que pour les expatriés, il existe une porte de sortie…

L’épouse
Anne-Sophie Subilia
Éditions Zoé
Roman
224 p., 17 €
EAN 9782889070251
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en Israël et en Palestine, principalement à Gaza.

Quand?
L’action se déroule en 1974.

Ce qu’en dit l’éditeur
Janvier 1974, Gaza. L’Anglaise Piper emménage avec son mari, délégué humanitaire. Leurs semaines sont rythmées par les vendredis soir au Beach Club, les bains de mer, les rencontres fortuites avec la petite Naïma. Piper doit se familiariser avec les regards posés sur elle, les présences militaires, avec la moiteur et le sable qui s’insinue partout, avec l’oisiveté. Le mari s’absente souvent. Guettée par la mélancolie, elle s’efforce de trouver sa place. Le baromètre du couple oscille. Heureusement, il y a Hadj, le vieux jardinier, qui sait miraculeusement faire pousser des fleurs à partir d’une terre asséchée. Et Mona, psychiatre palestinienne sans mari ni enfants, pour laquelle Piper a un coup de cœur. Mais cela suffit-il ?Plus que jamais, dans L’Épouse, Anne-Sophie Subilia révèle la profondeur de l’ordinaire. La lucidité qui la caractérise ne donne aucune circonstance atténuante à ses personnages.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Blog de Francis Richard


Anne-Sophie Subilia présente son roman L’Épouse © Production éditions Zoé

Les premières pages du livre
« Gaza, janvier 1974
Arrive une carriole tirée par un petit âne brun. Elle quitte la route Al-Rasheed, qui borde la mer, et s’engage dans l’allée à peu près cimentée de la maison. Elle passe la grille restée ouverte et fait halte plus près du mur d’enceinte que de la bâtisse, peut-être pour ne pas se montrer intrusive. L’âne comprend qu’il faut attendre, il piétine. Ses sabots claquent contre le ciment pour chasser les mouches, qui reviennent. Il trouve une touffe de foin dans le sable et entraîne la carriole un peu plus vers la maison. Son maître le laisse brouter. Assis en tailleur dans sa robe, sur le plateau de bois, l’homme regarde en l’air.
La première chose qu’il a cherchée des yeux depuis la route, c’est le drapeau fixé à une hampe au centre du toit-terrasse. Une plaisanterie collective parle du «grand mouchoir sorti d’une poche suisse». Ce jour-là, le tissu blanc ne faseye presque pas et, dans son affaissement, il mange la croix rouge. L’homme qui regarde longtemps ce pavillon flottant pense peut-être que le travail aurait pu être mieux fait pour éviter que le tissu se plisse aux heures creuses. Il éprouve une pointe de déception et de gêne pour les nouveaux arrivants. Leur drapeau ne devrait jamais s’enrouler. On devrait toujours voir la croix entière, même si la plupart des Gazaouis reconnaissent cet emblème au premier coup d’œil.
Il regarde en plissant les yeux, à cause du soleil blanc du mois de janvier. Il continue d’attendre sans oser descendre. Heureusement, les bêtes ne sont pas entravées par les mêmes règles de politesse. L’âne s’agite et commence à braire à sa façon, timide. Trois têtes de dromadaires viennent de faire leur apparition de derrière le mur et se frottent les unes aux autres, le museau bien tendu vers ce qui pourrait se manger. Le terrain d’à côté est une sorte de friche où ces animaux paissent librement. L’âne veut prendre ses distances et entraîne la carriole toujours plus près de la maison. Le maître dit quelques mots en arabe à sa bête, il parle aussi aux dromadaires.
C’est alors que surgit la femme sur le perron à loggia. Elle noue vite ses cheveux, enfile une veste en daim sur sa blouse. On la voit dans l’ombre, les gestes rapides, se retenant d’une main à la colonnade, elle glisse ses pieds dans des mocassins. Elle découvre une scène assez drôle et désolante dans son jardin – une vision un peu anarchique, qui confine aux situations de rêves : une carriole qui tourne sur elle-même, un âne au museau gris, un vieillard muni d’un fouet et trois dromadaires surgis du voisinage, arrachant autant d’herbes hautes que possible. À cet instant, le vieux maître semble incapable de guider sa bête qui caracole et finit par amener la carriole devant les jambes de la dame. Lui la regarde en baissant légèrement la tête. Est-ce un sage ? Un soufi ? Il porte un de ces bonnets brodés magnifiques, un kufi. La couleur bleu roi couronne sa vieillesse. Le couvre-chef lui vient à l’extrême bordure des sourcils et semble reposer sur eux. Ce sont d’énormes sourcils hirsutes, blancs et gris, splendides. Les tempes blanches leur font harmonie sur la peau foncée. On dirait un veilleur, aux rides gorgées d’ombre. Un de ces princes immortels, son bonnet bleu pour seule extravagance. Il touche son front et se présente. Hadj.
Hadj ? La femme semble chercher dans son esprit. Elle remarque qu’il est atteint de cataracte.
Il ajoute «Muhammad, garden».
Ça lui revient, tandis qu’elle fixe le cristallin opacifié du vieillard.
La proposition que leur avait faite le propriétaire, Muhammad, de faire appel aux services de quelqu’un pour le jardin.
— Oh ! Welcome !
Elle cherche du regard les mains de l’homme. L’une d’elles est restée cachée sous le caftan, mais l’autre se laisse entrevoir. À l’embouchure d’un poignet étroit se déploie une main raffinée, qui semble faire l’objet de soins et se ramifie en cinq doigts juvéniles, assombris au niveau des phalanges. Les ongles sont roses.
En pointant l’alliance qu’elle porte à l’annulaire, il lui demande où est son mari.
— Sinaï.
Il dit qu’il peut revenir une prochaine fois.
— Pourquoi ? Restez !
Elle le retient. Faisant le geste de l’invitation et d’une boisson, elle lui montre un endroit à l’abri pour l’âne et file à la cuisine. Dans la pénombre, elle se dépêche de préparer du café. Puis elle se ravise, tranche trois énormes citrons qu’elle presse et coupe avec de l’eau et du sucre de canne. Elle cherche quelques biscuits pour accompagner ce jus. Mais des cafards se sont réfugiés dans le paquet qu’elle secoue au-dessus de l’évier. Elle prend une grappe de dattes.
Lorsqu’elle retourne au jardin avec son plateau, la grille de l’allée est refermée. La cour est vide. Elle voit la carriole s’éloigner sur la route et, dans un nuage de sable et de poussière, bifurquer au carrefour. De dos, la tache claire de la robe qui ne se retourne pas. Seule la trace des sabots dans le sable du jardin atteste qu’elle n’a pas rêvé cette visite. Demi-lunes qu’au crépuscule le vent revenu commence à effacer.
Ils ont trouvé leur logement avec l’aide du bureau du CICR.
Quand le délégué est arrivé en novembre, tout était organisé, le contrat de location, les clés, une assurance et un semblant d’état des lieux. Des prix adaptés aux expats.
L’habitation n’était pas exactement prête, il avait fallu attendre le 10 janvier pour y entrer.
C’est une construction ocre un peu cubique, située à l’extrémité sud de la ville de Gaza, à un kilomètre du centre. Elle est assez isolée. Il n’y a guère que cinq ou six autres bâtisses, plus ou moins habitées, et ces terrains en friche, qui semblent inanimés, déjà rendus au sable, mais où parfois on parque des chameaux.
Au plafond de la loggia, Muhammad a fixé une balancelle en rotin. De là, on regarde la mer pardessus le muret d’enceinte. La maison, c’est comme si elle avait émergé du sable sous la forme d’un cube et qu’elle s’était durcie naturellement à l’air. Elle est sable, et celui-ci entre par tous les côtés. Il y en a dans les mailles du tapis, sous le tapis, dans les dents, à l’intérieur des fruits dès qu’on les entaille. Il crisse et on le croque autant que du sel.
La maison, c’est une poterie en pisé. Mais à l’allure un peu massive, comme peuvent avoir les châteaux de sable ou les plots. C’est ça que la femme a d’abord dit en arrivant, une poterie. Puis elle a dit, un château de sable.
L’un des murs est pistache, parcouru par une frise blanche meringuée. Il y a comme ça quelques détails originaux, comme ces volets de bois en accordéon et les grilles en fer forgé, très ouvragées, protectrices des fenêtres. On se sent tantôt dans une forteresse miniature, tantôt dans une résidence de nantis. L’élément central reste le drapeau de la Croix-Rouge, hissé sur le toit-terrasse, marqueur des zones de conflits. À lui seul, il transforme l’endroit. La femme est fière du drapeau sur sa maison temporaire.
Au début de leur installation, Muhammad, le propriétaire, vient presque tous les jours les aider. La maison qu’il leur loue « meublée » est pratiquement vide. Un lit, une armoire, une grande table à rallonges, quelques chaises. Les prédécesseurs ont finalement tout repris. La salle de bain est en travaux et sent bon le plâtre. Protégé par une bâche, son carrelage hélas fêlé figure un entrelacs d’oiseaux ornés et de grappes de raisin. Une curieuse fenêtre en losange permet d’apercevoir la Méditerranée. Muhammad s’emploie à organiser plusieurs trajets chez des marchands de Gaza. Il présente le couple européen au tisserand, au potier et au vannier. C’est ainsi que leur logis se remplit peu à peu de mobilier, de tapis, d’objets, de corbeilles et textiles de toutes sortes.
Un jour, il arrive en voiture, accompagné du vieux Hadj. Ce dernier porte un costume de flanelle grise raccommodé avec du beau fil rose qui surgit çà et là des coutures. Ils traversent le terrain. Le vieux monsieur se déplace à l’aide de son long fouet qu’il pique dans le sable. À chaque pas, il marque une brève halte et observe le jardin en terrasses inachevées autour de lui, hochant la tête comme si mille et une idées lui venaient à l’esprit, avec lesquelles il est d’accord. Ses sourcils florissants, hérissés, augmentent son expression étonnée et lui donnent un air sympathique et doux. Il boite, ou alors ce sont ses hanches qui le font claudiquer, et suscite la compassion. Muhammad et lui gravissent les quatre marches du perron et attendent sous la loggia après avoir toqué. Le propriétaire fait la conversation pour deux. Hadj, tu as vu mes beaux murs tout neufs ? Il tape du plat de la main sur la partie de façade repeinte en vert pistache. L’autre, mains jointes sur le ventre, se contente de sourire. Le propriétaire fait deux fois le tour de la maison et toque encore. Les clés il les a dans sa poche, mais il n’oserait pas entrer chez ses locataires sans y être invité, et ce n’est pas le but de l’opération. C’est ainsi qu’ils repartent bredouilles cette fois-là.
C’est un samedi quand ils reviennent. Cette fois, grâce à Dieu, il y a tout le monde. Le propriétaire Muhammad, le vieux Hadj, son âne, le délégué et sa femme.
— Here is Hadj. He is a farmer.
Sans attendre, Muhammad confie à la dame les grands sacs en plastique bleu qu’il tient à la main. Pain pita, olives et pistaches. Elle file à la cuisine chercher de quoi leur offrir à boire. Ils s’installent sous la pergola.
Hadj est venu avec ses deux cadets, Samir et Jad. Les garçons attendent près de la grille qu’on leur fasse signe. Pour qu’ils s’assoient eux aussi, on va chercher une planche derrière la maison et deux briques creuses en béton, il y en a des tas disséminées dans le jardin. La femme rapporte un coussin pour le vieux Hadj, qui n’en veut pas. Sur ces bancs de fortune enfoncés dans le sable, tous les six ont les genoux près du menton, mais semblent satisfaits. La lumière hivernale mordore la vigne nue et non taillée qui s’entortille autour de leur petite communauté improvisée du crépuscule. Ils auraient pu se mettre à l’intérieur, au salon par exemple, mais c’était mieux d’être au cœur du propos : au jardin.
Les deux cadets pouffent, intimidés par la femme qui les regarde. Leur père, le vieux Hadj, les gronde en arabe. La femme du délégué a remarqué qu’elle suscitait l’excitation. Son mari lui jette un coup d’œil. Il sort de sa poche de poitrine un paquet de cigarettes pour tout le monde. Hadj tape sur le dos de la main d’un de ses fils qui s’apprêtait à en prendre une. Le garçon glisse ses mains sous ses fesses. Son frère et lui regardent fumer la femme. Elle fume ses propres cigarettes, tirées d’un petit étui en daim. Elle tire longuement sur le filtre en levant le menton vers la voûte en vigne, puis expire en regardant dans le vague. Les deux garçons ont vu de telles scènes dans des films américains. Sans doute sont-ils impressionnés. Elle feint d’abord de ne se rendre compte de rien, puis écrase sa cigarette avant la fin. De dos, sa robe à col rond en flanelle et son catogan laissent entrevoir une nuque creusée et forte. De face, elle partage avec Samir et Jad les yeux verts des chats abyssins.
Le soir approche. L’apéritif se prolonge par des boîtes de thon, des câpres, des anchois, des fromages frais saupoudrés de zaatar. Le propriétaire boit du thé tiède à sa gourde, qu’il passe aux trois autres adultes.
Le délégué lui demande ce que Hadj prévoit de faire dans le jardin.
— Il va planter des choses, explique Muhammad en anglais.
Le délégué dit qu’ils aimeraient bien des fleurs si possible.
Pendant l’apéritif, les garçons commencent déjà à dégager l’une des terrasses les plus encombrées de détritus de chantier. Ils jouent au foot dans le sable, entre les palmiers, avec un petit ballon mousse.
Les voix sous la treille s’assourdissent. La femme enfile un pull en laine que son mari est allé lui chercher à l’intérieur. Il veut savoir quand Hadj commencera.
— Il ne sait pas, traduit Muhammad.
Cela dépend. Peut-être demain, peut-être la semaine prochaine. Mais il viendra régulièrement, soyez sans crainte. Ils n’ont pas encore été capables de conclure le contrat puisqu’aucun chiffre n’a été articulé. C’est la femme qui pose la question, en frottant ses doigts pour évoquer le thème.
— Combien il demande par heure ou par mois ?
Hadj comprend et secoue la tête.
— Il veut avant tout vous être utile, souligne Muhammad, qui se tourne vers le vieux Hadj pour lui rappeler ce dont ils sont convenus. Il faut oser aborder cette question. Tu as une famille à nourrir, Hadj. Tu as des petits-enfants à vêtir. Tu as une ferme dans un état calamiteux.
C’est le délégué qui vient avec une proposition mensuelle. Les horaires seraient libres et sans contraintes, explique-t-il. Hadj pourrait venir seul ou avec du renfort. Simplement, pour l’amour du ciel, plantez-nous des choses dans ce sable, disent ses yeux.
Le vieux Hadj paraît gêné, mais il accepte la somme offerte. Ce soir-là, sous les premières étoiles de Palestine, pendant que deux gamins jouent au foot dans un jardin de sable, on se serre la main.
La femme sort de sa maison dès qu’elle entend le trot des sabots sur la route. Elle voit arriver la carriole tirée par le petit âne brun. Ils s’arrêtent devant la propriété, près du muret. Elle avance vers l’animal, qui se laisse approcher. Rarement elle a vu un si doux visage. La peau fine, couleur taupe, … »

Extrait
« Elle retourne à la cuisine, se penche sur sa lettre et continue sa phrase. C’est que nous avons un jardin de sable. Son collier de grosses perles en bois lui fait un poids au cou. Du menton, elle joue avec. Elle raffole des kumquats, c’est peut-être pour ça que son collier ressemble à une rangée de ces petits agrumes. Elle s’interrompt une seconde pour se gratter le tibia. La maison aussi est remplie de sable, on s’accoutumera. Un rai de lumière entre dans le champ de la feuille de papier. La femme se décale, puis se lève. Elle se hisse sur la pointe des pieds et tire un casier en rotin poisseux. Elle tend encore le bras et saisir l’anse d’une tasse de camping. Chaque vertèbre affleure sous la blouse fleurie. Sa tignasse gonflée remplit le creux de la nuque. Elle s’énerve à chercher le sucre et le café. Quelque chose la fait sursauter, pivoter, guetter. « Vivian, c’est toi? » Mais il n’y a personne dans son dos. Lui est parti à l’aube. »

À propos de l’auteur
SUBILIA_Anne-Sophie_©Romain_GuelatAnne-Sophie Subilia © Photo Romain Guélat

Suisse et belge, Anne-Sophie Subilia vit à Lausanne où elle née en 1982. Elle a étudié la littérature française et l’histoire à l’Université de Genève. Elle est diplômée de la Haute École des arts de Berne, en écriture littéraire.
Elle écrit pour des ouvrages collectifs et des revues, pour la radio ou encore pour la scène avec Hyperborée, performance inspirée d’une navigation le long des côtes groenlandaises. Poète et romancière, elle est l’auteure de L’Épouse (Zoé, août 2022), abrase (Empreintes, 2021, bourse Pro Helvetia), Neiges intérieures (Zoé, 2020, Zoé poche 2022), Les hôtes (Paulette éditrice, 2018), Qui-vive (Paulette éditrice, 2016), Parti voir les bêtes (Zoé, 2016, Arthaud poche 2018, bourse Leenaards) et Jours d’agrumes (L’Aire, 2013, prix ADELF-AMOPA 2014).

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La femme d’après

FRIEDMANN_la_femme_dapres  RL_Hiver_2022

En deux mots
En rentrant à son hôtel en pleine nuit, la narratrice est agressée par quatre jeunes hommes. Elle va pourtant réussir à leur échapper, même si elle reste très choquée. D’autant qu’elle va découvrir que durant la même nuit une jeune femme a été assassinée tout près de son itinéraire.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Échapper à un prédateur n’évite pas le traumatisme

Arnaud Friedmann se met dans la peau d’une femme agressée la nuit à Montpellier en rentrant à son hôtel. Un épisode traumatisant qui va faire basculer sa vie. La femme d’après ne sera plus jamais la même qu’avant.

En 1986, quelques jours avant la catastrophe de Tchernobyl, la narratrice a eu une brève liaison avec Jacques. Vingt ans après, cette mère célibataire revient à Montpellier pour le retrouver. Peu après minuit, alors qu’elle regagne son hôtel, elle est interpellée par quatre jeunes hommes qui lui expliquent qu’elle ne devrait pas sortir ainsi seule. Si les phares d’une voiture qui passe poussent les jeunes à fuir, le choc est violent, le traumatisme entier. D’autant qu’elle apprend un peu plus tard qu’une jeune fille de 20 à 23 ans a été agressée durant cette même nuit avant d’être assassinée non loin de là où elle marchait. Elle se torture l’esprit, cherche une explication, croit comprendre qu’elle était trop vieille aux yeux des quatre jeunes hommes. La demi-journée qu’elle va passer à la plage avec Jacques ne lui mettront pas de baume au cœur, bien au contraire. Ces retrouvailles ne sont pas celles espérées. Elle décide alors de regagner Besançon où l’attendent ses deux filles.
Mais au kiosque de la gare, c’est le choc. À la une du Midi-Libre cette Une «L’assassin a avoué» accompagnée d’une photo de son agresseur. Elle défaille.
Quand elle revient à elle, son TGV est déjà parti. Elle décide alors de regagner son hôtel et de prolonger son séjour d’une semaine supplémentaire. Mais elle ne retrouvera l’apaisement ni dans les bras de Jacques, ni en regagnant la Franche-Comté. Peut-être aussi parce que ni sa mère ni ses filles ne lui prêtent une oreille attentive.
Un an plus tard, après avoir reçu l’autorisation de rendre visite à l’assassin dans sa prison de Villeneuve-lès-Maguelone, elle revient séjourner à Montpellier. Elle pense alors qu’affronter cet homme pourra l’aider à comprendre.
Arnaud Friedmann réussit à parfaitement mettre en scène le traumatisme subi et sa transformation en un trouble obsessionnel qui va finir par emporter la raison de cette femme dans un épilogue glaçant. En la suivant au fil de ses séjours montpelliérains, on voit son esprit dériver vers un besoin incessant de rejouer la scène de l’agression, de l’analyser sans cesse, d’essayer de trouver des réponses à ses interrogations. Et comme elle ne peut les obtenir, elle va finir par sombrer. Une trajectoire que l’auteur restitue dans son implacable logique, dans sa troublante et terrifiante vérité.

La femme d’après
Arnaud Friedmann
La Manufacture des livres
Roman
208 p., 18,90 €
EAN 9782358878203
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Montpellier et Villeneuve-lès-Maguelone. On y évoque aussi Besançon et Paris.

Quand?
L’action se déroule en 2009, 2010 et 2011, avec des réminiscences à 1986.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans la nuit, elle regagne son hôtel après ce dîner avec un amour de jeunesse, retrouvé vingt ans plus tard. Elle se sent légère, grisée par la promesse de cette nouvelle aventure. Mais quatre hommes s’arrêtent soudain devant elle. Des mots échangés, une insulte, un regard qui refuse de se baisser. Ils repartent. On pourrait dire que rien ne s’est passé et pourtant demeure en elle une angoisse sourde. Son trouble grandit quand le corps d’une jeune fille est retrouvé le lendemain dans le même quartier. Pourquoi se sent elle coupable de cette mort ? Qu’y a-t-il en elle qui dissuade ? Pourquoi lui trotte dans la tête le soupçon indigne de n’avoir pas été assez désirable ?
La Femme d’après nous conte la mécanique implacable d’une agression qui aux yeux de tous passera inaperçue. En écho à cette scène, avec finesse et sensibilité, Arnaud Friedmann explore les blessures et les désirs qui marquent la vie d’une femme tandis que le temps passe.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog motspourmots (Nicole Grundlinger)
Blog Aude bouquine

Les premières pages du livre
Montpellier
6 au 10 août 2009
Il y a l’air tiède du milieu de la nuit, quelques moteurs en écho, le bourdonnement des télévisions à l’intérieur des immeubles, puis soudain, des voix. Je ne m’y attendais pas. Je pensais avoir le trajet pour moi. J’avais fantasmé ce retour solitaire jusqu’à la voiture, dix minutes pour infuser la soirée, ses promesses. Il n’y a pas loin, de l’appartement au parking, le quartier est excentré ; cubes neufs, habitations cossues ; malgré l’été je n’avais pas prévu ça : croiser des gens.
Je ne ressens pas d’appréhension. Juste le dépit d’autres silhouettes que la mienne dans les rues, et l’ennui des politesses auxquelles il faudra se soumettre.
Ils s’approchent, ils parlent fort. Je les entends, même si je ne distingue pas les mots. Ils ont l’accent d’ici, du Sud, ou de plus au sud ; des voix d’hommes jeunes. Je souris. Je revois la silhouette de Jacques à côté de la mienne sur le balcon, nos corps animés par la même attraction que vingt ans plus tôt, les gestes vigilants qui étaient les nôtres pour trinquer et nous dévoiler sans l’urgence des premières fois.
Ils avancent vers moi sans le savoir, sans savoir qu’à la prochaine intersection ils me croiseront, moi que leur jeunesse attendrit. Leurs voix s’imposent à la nuit, des promesses les attendent, plus entières que les miennes, moins sereines. Je m’ouvre à eux avant de les avoir vus, malgré mon envie d’avoir la ville pour moi seule.
Depuis combien d’années ne me suis-je pas sentie légère à cause d’un homme ? Du commencement possible d’une histoire – de sa répétition dans le cas présent ?
Maintenant, je les vois. Ils m’ont vue, eux aussi. Ils cessent de parler, continuent d’avancer dans ma direction. Une angoisse, d’un coup. Elle chasse mes rêves de romance répétée avec Jacques, m’assène que je ne devrais pas être là, à marcher dans les rues de Montpellier le visage allumé d’un espoir anachronique, avec mes rêves de promenades dans la nuit pareilles à celles de mon adolescence.
Ils sont quatre, trois derrière, un qui se tient devant, qui met le cap sur moi comme si je n’existais pas. Ou que si, justement. Comme si j’existais trop.
– C’est pas prudent de se balader toute seule, comme ça, la nuit, madame.
Derrière, les comparses ne ricanent pas. Je me serais attendue à ce qu’ils ricanent, ça aurait correspondu à mes codes, j’aurais identifié l’agression, au moins reconnu ça, ça m’aurait tranquillisée.
Celui qui se tient devant est tout près de moi. Les autres à quelques pas, indistincts. Je sens l’odeur de son haleine, un relent de chewing-gum à la menthe, décalé. C’est ce qui m’affole le plus, de reconnaître dans sa bouche les effluves de mes premières amours, de Jacques à la sortie de notre premier cinéma ensemble, il y a un peu plus de vingt ans. Opening Night.
– T’as entendu ce que j’ai dit ? C’est pas prudent, ce que tu fais.
L’affiche du film rechigne à s’estomper, derrière la vitre sale de la rue Gambetta. L’obtuse pâleur de Gena Rowlands et la force qui se dégageait d’elle. Je t’imagine comme elle, plus tard, m’avait chuchoté Jacques pendant qu’on s’approchait de la caisse ; je l’avais mal pris.
Le silence me contraint à regarder celui qui vient de parler, le silence et l’immobilité soudaine de notre décor. Aucun de ses traits n’adhère à ma mémoire. Je me concentre sur sa voix, y déniche des intonations qui pourraient plaire aux filles s’il les modulait différemment, à la manière d’un acteur américain. Les autres continuent de se taire. Je n’avais pas l’impression, avant d’apparaître dans leur champ de vision, que leur conversation rendait un son grégaire. L’idée me traverse, je me hais pour cette idée, l’idée me traverse que je ne devrais pas être là, pas avoir traversé la France pour retrouver Jacques vingt ans après notre séparation, me mettre en travers du chemin de ces types, les contraindre à m’agresser. À laisser leur chef rouler ces mots menaçants, jouer la partition attendue.
Au moins j’aurais dû rester chez Jacques jusqu’à la fin de la nuit, accomplir ce que j’étais venue chercher, plutôt que m’offrir cette liberté dans les rues, le film de la soirée dansant dans la tête jusqu’au parking, jusqu’à l’hôtel. La possibilité de croire que j’avais encore le pouvoir d’en rester là, rentrer chez moi, juste l’avoir revu et désiré autant qu’il y a vingt ans.
– Tu me réponds, connasse ?
J’enregistre qu’il ne m’a pas traitée de salope. J’en tire un courage inouï, déplacé, une absence de peur absolue. Salope, oui, l’histoire aurait été différente. Les comparses aussi sont déçus. Il n’y pas de temps à perdre pour garder l’avantage.
– Je me promène.
– Toute seule ?
Il va ajouter quelque chose. La phrase est déjà prête, elle contient le mot qui déclenchera ce qui est écrit, qui scellera mon destin. Je le refuse. J’improvise une réponse pour que le mot ne soit pas dit, qu’il me reste une chance d’atteindre la voiture, de ne pas finir en fait divers.
– Vous êtes de Montpellier ?
Ça le déstabilise. Le mot n’est pas sorti. Je prends mon sac le paquet de cigarettes entamé avec Jacques, lui en tends une. Pas aux autres.
– Je fume pas.
Je range mon paquet, comme si ça ne se faisait pas, de s’en griller une devant un non-fumeur. Même si le non-fumeur est l’agresseur. Je l’ai énoncé, mentalement : l’agresseur. Ça devient réel, du coup, la situation. Plus de place pour Opening Night, les souvenirs d’il y a vingt ans, la douceur de la nuit, le bras de Jacques autour de mes épaules quand on avait quitté la salle de cinéma. Le passage qui nous ramenait à la rue Gambetta, la vitre battue de quelques gouttes devant laquelle nous étions restés enlacés, une dizaine de minutes, à fixer l’affiche comme pour prolonger les impressions du film. Le même regard tout à l’heure quand j’ai quitté son appartement.
Quatre types, dont un à moins d’un mètre de moi ; des paroles menaçantes. La suite, je la connais. C’est comme si on me l’avait racontée, la scène que je vais vivre, exactement, l’absence d’issue. Pourtant, il n’y a pas de peur, juste le sprint de mon cerveau pour dénicher des phrases qui pourraient me sauver.
– Je viens de Besançon. J’ai deux filles.
Je cherche dans mon sac, mes mains ne tremblent pas. J’aurais eu les mêmes gestes pour une amie perdue de vue croisée à la sortie d’un hypermarché. La grande est mon portrait craché, du moins c’est ce que tout le monde prétend. Moi je suis incapable de trouver des ressemblances aux visages. Du porte-monnaie j’extrais les photos de Zoé et de Clara. Clara, mon portrait craché, paraît-il. Je tends les clichés en direction du type, bras replié. Ne pas le toucher, surtout ne pas le toucher.
Il chasse l’air devant les images, ne me touche pas non plus. Il n’est pas passé loin de ma main. S’il l’avait frôlée, la suite se serait enclenchée, la suite à laquelle je ne vais pas parvenir à échapper, ou peut-être que si, sûrement que si, j’ai l’espoir imbécile d’y échapper, pas pour retrouver la douceur de ma rêverie sur Jacques, ni même le souvenir de mes filles. Non, juste mes pas comme avant ; juste mes pas sans la menace d’inconnus, dans le milieu de la nuit montpelliéraine, la possibilité de me remémorer une soirée d’il y a vingt ans, l’attente dans la file d’un cinéma de province avant la découverte de ce qui deviendrait mon film préféré, la bouche de Jacques. Le lendemain la télévision tournait en boucle sur trois syllabes, Tchernobyl, mon père monologuait pour rassurer la famille, une exagération de journalistes, ça n’aura pas de conséquences pour nous. Je pensais aux baisers de Jacques. Des mots nouveaux survolaient la table : radio¬activité, fission, réacteur, tandis que j’échouais à me rappeler la forme de son nez, les dimensions de son front, l’épaisseur de ses lèvres.
– Je m’en fous, de tes filles.
– Pas moi.
Pas moi, j’ai dit. J’ai envie de pleurer tout à coup. Il faut congédier Zoé et Clara, ce soir je ne peux compter que sur moi. Parler, pour qu’il ne me traite pas de salope, ou de pute, pour que ne s’enclenche pas ce à quoi il aspire, ce que guettent ses trois comparses en arc de cercle. Parler comme mon père devant sa télévision pour conjurer une inquiétude confuse.
– Vas-y, te laisse pas embrouiller.
Le meneur fait un geste, l’autre se tait. Il me regarde, je comprends que j’ai gagné, pas un muscle de mon visage ne l’indique, toute ma concentration monte à mes yeux, pour les vider de toute expression, ne pas les détourner de lui et dans le même temps lui dénier tout prétexte de conflit, d’étincelle.
– Pourquoi t’as parlé de tes gosses ?
Il sait aussi qu’il a perdu. Il gagne du temps, pour les trois autres, derrière. Je manque de hausser les épaules, la sueur me saisit le dos, la nuque, hausser les épaules, non, surtout pas.
– L’aînée a dix ans. Zoé. La plus petite sept. Clara.
– T’as pas de mari ?
Il pourrait ajouter la phrase qui contiendrait le mot, celui qui déclencherait le scénario. Je me grise du risque de lui en laisser la possibilité. L’emballement que ça me procure, tout proche du sentiment que j’avais en sortant de chez Jacques.
L’âge réel de mes filles, je ne peux pas l’avouer. Dix ans et sept ans, c’est doux, ça se dépose comme un baume sur les violences prêtes à surgir. L’âge qu’elles ont sur les photos dans mon porte-monnaie.
Non, je réponds.
C’est lui qui hausse les épaules. Je me dis qu’il voit ce que ça fait. Ça ne m’apporte aucun sentiment de victoire, ni de vengeance.
– Tu devrais pas te balader toute seule, la nuit.
À nouveau, il me fixe dans les yeux. L’odeur de menthe passe, mêlée à celle des arbres sous lesquels on s’est arrêtés. Il y a les phares d’une voiture, à la perpendiculaire du boulevard, dans notre direction.
– On se casse.
– Mais…
– On se casse, j’ai dit.
Ils se cassent.
Je les laisse passer à côté de moi, les quatre, je ne me retourne pas, je ne frissonne pas quand ils me frôlent. Les phares de la voiture s’approchent, je compte qu’il leur faudra cinq secondes pour être à ma hauteur, j’enclenche le compte à rebours, un effort incroyable pour maîtriser chaque pore de mon visage. »

À propos de l’auteur
FRIEDMANN_Arnaud_©jc-polienArnaud Friedmann © Photo JC Polien

Arnaud Friedmann est né en 1973 à Besançon. Après des études de Lettres et d’Histoire, il a travaillé dans la fonction publique et dirigé une structure liée à l’emploi dans les Vosges. Il est également propriétaire associé de la librairie Les Sandales d’Empédocle de Besançon. La femme d’après est son septième roman. (Source: La Manufacture des livres)

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Au café de la ville perdue

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En deux mots
Une journaliste s’installe dans café et entame la conversation avec le patron et ses employés. Ils viennent tous de Varosha, la cité balnéaire voisine d’où ils ont été bannis. Au fil de son enquête, elle va comprendre le drame des chypriotes et nous expliquer d’où vient la scission de l’île entre grecs et turcs.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le mariage impossible

Pour son troisième roman, Anaïs Llobet s’est installée à Chypre. Dans Le café de la ville perdue, elle suit une famille au destin brisé, elle nous raconte le drame d’un pays toujours déchiré. Celui d’une impensable réconciliation.

Il fallait bien un jour qu’Anaïs Llobet s’arrête à Chypre. Car, comme dans ses deux premiers romans, Les mains lâchées et Des hommes couleur de ciel, elle a choisi de mêler son métier de journaliste à celui de romancière pour retranscrire la réalité, la mettre en perspective, lui donner chair en l’habillant de personnages qui racontent leur histoire.
Oui, cette île déchirée, que se disputent chypriotes turcs et grecs, était faite pour elle. Et son poste d’observation ne pouvait être mieux choisi, le Tis Khamenis Polis, le café de la Ville perdue. C’est là que Giorgos a rassemblé les souvenirs de Varosha, la ville devenue fantôme après l’invasion turque de 1974. Le vieil homme a accroché au mur la carte de la ville, «épinglant tout autour les photos d’anciens habitants, pour la plupart décédés. L’une d’elles était encadrée, avec une fleur séchée glissée entre le bois et la vitre: Eleni, dont le regard ne quittait jamais Andreas derrière le comptoir.»

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Car Giorgos, même s’il ne faut pas croire toutes les histoires qu’il raconte, est le garant de la mémoire familiale et au-delà de cette ville vouée à accueillir les touristes du monde entier. Les hôtels poussaient alors comme des champignons et les plus grandes stars d’Europe et d’Hollywood s’y pressaient. On y a même tourné des films comme Exodus, avec Paul Newman.
«L’armée turque, en 1974, n’a pas mené une invasion, mais deux. La première, le 20 juillet, a été déclenchée cinq jours après un coup d’État perpétré contre le président Makarios, événement téléguidé depuis Athènes et qui, selon Ankara, menaçait la sécurité des Chypriotes turcs. Les troupes turques ont alors déferlé sur l’île avant de ralentir leur progression à la faveur d’un cessez-le-feu. Le 23 juillet, les bombes ont plu sur Varosha. (…) Le 14 août, les tanks turcs ont repris leur marche. Le lendemain, Varosha était abandonnée à l’ennemi. C’était une conquête précieuse, une otage ravissante. L’armée turque l’a enveloppée d’un manteau de ferraille et a placé son cœur sous cloche. Les mois suivants, beaucoup de réfugiés ont tenté de se faufiler dans Varosha pour récupérer les bijoux enterrés à la hâte dans le jardin, les albums photos oubliés sur les étagères. Aucun n’est revenu vivant.»
Anaïs Llobet a choisi un excellent système narratif pour nous permettre de comprendre les enjeux d’un conflit qui s’éternise. Elle alterne les chapitres qui se déroulent au moment de son enquête, de l’écriture du livre et ceux qui nous replongent dans les années 60, au moment où s’érigeait la station balnéaire, au moment où Ioannis, le fils de Giorgos choisissait pour épouse Aridné, une chypriote turque. Une union qui sera scellée malgré les mises en garde et les réticences des deux familles. Et en 1964, le couple emménage au 14, rue Ilios. Cette maison dont la journaliste a choisi de consigner l’histoire afin qu’elle ne disparaisse pas, maintenant qu’elle a été vendue, détruisant par la même occasion le rêve de l’habiter à nouveau une fois le conflit résolu.
En nous livrant la chronique de ces années difficiles, de 1964 à 1974, qui vont déboucher sur un conflit ouvert, Anaïs Llobet raconte d’abord celle du mariage impossible, de la promesse intenable de faire cohabiter chypriotes grecs et orthodoxes et chypriotes turcs et musulmans. À l’image d’une mer en furie qui sape une falaise, Giorgos ne va pas manquer une occasion de harceler Aridné jusqu’au drame, jusqu’à l’éclatement de ce couple symbolisant le pays. «Chypre ressassait sa douleur, refusait de panser ses plaies. Les check-points auraient dû faire office de points de suture mais ils ne suffisaient pas. Les deux faces de l’île continuaient à vivre comme si l’autre n’existait pas.»

Arbre généalogique simplifié

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Au Café de la ville perdue
Anaïs Llobet
Éditions de l’Observatoire
Roman
332 p., 20 €
EAN 9791032916759
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé à Chypre, principalement dans un petit café adossé à la zone interdite de Varosha.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière aux années 1960-1974.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ariana a grandi à l’ombre du 14, rue Ilios. Sa famille a perdu cette maison pendant l’invasion de Chypre en 1974, lorsque l’armée turque a entouré de barbelés la ville de Varosha. Tandis qu’elle débarrasse les tables du café de son père, elle remarque une jeune femme en train d’écrire. L’étrangère enquête sur cette ville fantôme, mais bute contre les mots : la ville, impénétrable, ne se laisse pas approcher.
Au même moment, Ariana apprend que son père a décidé de vendre la maison familiale. Sa stupeur est grande, d’autant plus que c’est dans cette demeure qu’ont vécu Ioannis et Aridné, ses grands-parents. Se défaire de cet héritage, n’est-ce pas un peu renier leur histoire ? Car Ioannis était chypriote grec, Aridné chypriote turque, et pendant que leur amour grandissait, l’île, déjà, se déchirait.
Ariana propose dès lors un marché à la jeune écrivaine : si elle consigne la mémoire du 14, rue Ilios avant que les bulldozers ne le rasent, elle l’aidera à s’approcher au plus près des secrets du lieu.
Page après page, Varosha se laisse enfin déchiffrer et, avec elle, la tragédie d’une île oubliée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog Mumu dans le bocage
Blog motspourmots (Nicole Grundlinger)
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Mes échappées livresques

Les premières pages du livre
« Le coup de feu retentit au milieu de la nuit. Dans son lit, Ahmet se redresse. À côté, sa femme dort. Un rêve, ce n’est qu’un mauvais rêve.
Derrière les barbelés, au cœur de la Ville morte, un soldat turc regarde en tremblant l’ombre qui vient de s’évanouir. L’homme a laissé des pas dans la poussière, il a disparu, frôlant les façades rouillées des magasins, les murs où s’écaillent de vieilles affiches.
Le soldat tend l’oreille, le cœur battant. Il sait les consignes, il doit s’élancer à la poursuite de l’intrus, arpenter le labyrinthe de l’hôtel abandonné. Tirer à vue et, si possible, blesser pour ne pas tuer. Mais à son bras, l’arme pèse de plus en plus lourd. Il est seul cette nuit, dans une ville sans lumière.
Peu à peu, le silence revient. Les chants d’insectes recommencent et une légère brise venue de la mer fait crisser les branches des arbres. Avec lenteur, le soldat baisse son arme, reprend sa respiration.
Il n’a pas l’habitude. Il vient de villes où l’on vit, klaxonne, marche en parlant fort au téléphone. Ici, les rues se taisent.
Il cherche dans sa poche son briquet. On a tué une ville, pense-t-il en allumant une cigarette, pour reprendre courage. On a tué une ville et c’est moi le gardien de sa tombe.

Le premier bâtiment, en rejoignant la plage, était éventré sur toute sa face gauche. Un ascenseur y pendait, relié à des câbles distendus ; il avait fini par tomber un jour, dans un fracas immense. Les vacanciers, sur le sable, s’étaient redressés, soudain aux aguets, observant le nuage de poussière retomber lentement derrière les barbelés.
C’était la fin septembre, le soleil était encore haut dans le ciel, le sable brûlant. Varosha s’effondrait lentement. Un soldat, dans sa guérite, luttait contre le sommeil, assommé de chaleur.
Des enfants piaillaient dans leurs bouées multicolores, leurs parents somnolaient à l’ombre des parasols. Le bar diffusait une odeur de grillade et de la musique trop forte, des sérénades sirupeuses, du R’nB criard. Une discothèque installée en plein cimetière. Mais j’étais peut-être la seule à remarquer l’immense sépulture, cette ville anormalement calme qui ceignait la mer au plus proche.
Les autres s’étaient habitués à sa présence, à son silence.
Un grillage séparait la plage du reste de la baie, qui se prolongeait à flanc d’immeubles. Les vagues avaient dévoré la promenade en béton, le vent avait dépouillé les bâtiments de leurs vitres et balustrades. Varosha n’était plus qu’un squelette, rongée jusqu’à l’os par le temps.
Les barbelés s’enfonçaient dans la mer, je les imaginais se confondre parmi les algues, ramper sur les fonds marins pendant des kilomètres. Un panneau indiquait Interdit de photographier et de filmer – la phrase était déclinée en turc, anglais, français, depuis peu en grec. Varosha était depuis sa mort une zone militaire. Elle devait rester invisible, le corps du crime caché au public.
L’ombre des immeubles avait rejoint celle des parasols et l’horizon prenait une teinte violacée, boursouflé de rouge. La ville, lentement, a sombré dans la nuit sans lumière pour la retenir. Les vacanciers, un à un, ont quitté la plage. À mon tour, j’ai plié ma serviette et je suis partie.
C’était si facile d’oublier Varosha.

Mais je n’y suis pas parvenue. Je suis rentrée à Nicosie en pensant à cette ville qui, depuis près de cinquante ans, n’avait plus d’habitants. J’ai commencé à la surnommer la Ville morte, comme s’il suffisait à une ville d’être inhabitée pour mourir. J’ai multiplié les reportages, cherchant toutes les occasions pour m’approcher au plus près d’elle. Je suis plusieurs fois retournée sur cette plage où j’avais fait sa connaissance, je suis revenue en automne, puis au début de l’hiver, lorsque les chaises longues sont rentrées et les parasols repliés. La Méditerranée déposait à chaque vague sa moisson de trésors de pacotille. Des bouées percées, des jouets d’enfants abandonnés, des morceaux de plastique impossibles à identifier. Les vestiges d’un été qui venait de s’achever. J’ai imaginé la plage comme un mille-feuille de sable où, si l’on creusait suffisamment profondément, remonteraient les souvenirs des vacanciers de 1974.
Je revenais régulièrement, hantée par la Ville morte. Au bout d’une année, à force de lire tout ce que les bibliothèques et Internet m’offraient à son propos, j’ai fini par me convaincre que j’en comprenais les confins. Varosha commençait ici, derrière cette clôture qui s’enfonçait dans la mer, et terminait là-bas, butant contre le no man’s land surveillé par l’Onu. C’était une ville cadavre, immobile, envahie par la végétation et la poussière.
J’ai passé des après-midi sur Google Earth, à zoomer et dézoomer, frustrée par la myopie des satellites. Puis j’ai commencé à écrire sur cette ville que je n’avais jamais vue et où je n’avais jamais vécu.

Un jour, alors que le printemps faisait éclore les fleurs de pommiers dans les rues de Nicosie, j’ai découvert le Tis Khamenis Polis. La capitale chypriote était traversée par une bande de terre où, là aussi, comme à Varosha, des maisons s’écroulaient. Le no man’s land séparait les Chypriotes turcs des Chypriotes grecs et, tout près des barbelés, les tables du Tis Khamenis Polis s’agglutinaient contre un mur de sacs de ciment et de bidons d’essence. Il suffisait de se mettre debout sur une chaise pour apercevoir derrière eux les rues inhabitées, puis, au loin, le premier avant-poste turc.
J’étais en train de relire un paragraphe sur mon ordinateur, encore et encore, sans savoir s’il était bancal ou tout simplement inutile. J’aurais tout donné pour parvenir à fermer l’écran, à avouer mon échec. Peut-être qu’il y avait, après tout, des choses dont on ne pouvait parler et le meurtre de Varosha en faisait partie.
Un homme, d’une soixantaine d’années, s’est alors approché de moi. Il m’avait vue scruter à l’écran une vieille photo de la ville. Il s’appelait Giorgos et était d’une élégance rare, la chemise repassée et propre malgré la chaleur, un petit mouchoir brodé à ses initiales glissé dans la poche.
— J’y ai grandi, a-t-il dit en montrant mon écran. C’est bien plus beau en vrai.
C’était une photographie du parc municipal. On y voyait une pelouse bien taillée, des bancs et une fontaine.
— Ce que tu ne sais pas, a-t-il ajouté, c’est que les arbres sont des orangers : ils embaument l’air. L’été, des bals sont donnés et les couples dansent dans la fraîcheur du soir, glissant sur les écorces d’agrumes. Personne ne part avant l’aube, et les amoureux vont jusqu’à la plage s’embrasser et regarder le soleil se lever.
Giorgos s’est tu subitement, comme s’il venait de prendre conscience qu’il avait parlé au présent de cette ville qui n’existait plus. Il m’a saluée puis s’est éloigné à petits pas pour rejoindre une table où ses amis lançaient des dés sur un plateau de backgammon. J’ai pensé : c’est ça qu’il me faut, des personnes pour qui la ville est encore vivante.
La serveuse est alors apparue. Elle a déposé sur ma table un pichet de limonade que je n’avais pas commandé et j’ai aperçu ses bras couverts de tatouages. Elle s’est penchée vers moi avec une mine de conspiratrice.
— Giorgos affabule, a-t-elle chuchoté. L’été, ce n’est pas la saison des oranges.
Puis elle a éclaté de rire et m’a demandé si elle pouvait s’asseoir à ma table pour fumer une cigarette.
Elle s’appelait Ariana, c’était sa pause.
Elle avait quelques années de moins que moi et s’exprimait dans un anglais parfait. Alors qu’elle étudiait l’architecture à Londres, elle était revenue chez elle, à Chypre, pour effectuer des recherches pour son mémoire. Lorsqu’elle était rentrée à Londres, elle n’avait pas eu la force d’achever ses études. C’est comme ça, avait-elle ajouté en haussant les épaules. Les tatouages remontaient de ses poignets jusqu’à son buste, et je devinais que son débardeur en coton blanc en cachait d’autres encore. Elle fumait en pinçant sa cigarette entre le pouce et l’index, tapotait la cendre sur les sacs de ciment qui nous séparaient du no man’s land. Elle ne ressemblait à aucune des Chypriotes que j’avais jusque-là rencontrées.
— Tu écris sur Varosha, c’est ça ?
Elle m’avait vue m’installer chaque jour dans le patio avec mon ordinateur jusqu’à ce que le soleil tape trop fort. Surtout, elle s’amusait de ma façon, en arrivant, de détailler la grande carte de Varosha affichée au mur, à l’intérieur du café. Je prenais un carnet et je notais les rues, le nom des personnes dont les photos avaient été épinglées par des clients tout autour. J’avais désespérément besoin de réel ; elle trouvait ça drôle pour une écrivaine qui se piquait de fiction.
Elle m’a montré son avant-bras. Une phrase en grec l’entourait, ornement d’encre noire, et j’ai déchiffré : 14, odos Ilios. 14, rue Soleil.
— C’est l’adresse de notre maison à Varosha.
Elle disait notre, même si elle était trop jeune pour y avoir vécu. C’était son héritage : une maison coquette, de plain-pied, avec un jardin désormais envahi par les mauvaises herbes. On la lui promettait depuis l’enfance. Son grand-père Ioannis l’avait achetée à Giorgos dans les années 1960 ; il était sur le point de finir de rembourser son ami lorsque les Turcs avaient envahi.
La guerre avait tout bouleversé. La grand-mère d’Ariana était chypriote turque ; elle avait disparu et tous disaient qu’elle avait suivi un soldat en Anatolie. Ioannis n’avait pas supporté les rumeurs. Il avait embarqué sur le premier bateau venu et confié son fils Andreas, le père d’Ariana, à sa sœur.
Cette sœur s’appelait Eleni. À vingt-trois ans, elle avait dû s’occuper de sa mère vieillissante et d’un gamin qui jouait à la guerre en se roulant dans la poussière. Tant bien que mal, elle avait tenté d’inculquer à Andreas son amour pour cette ville disparue, cette maison qu’il avait à peine connue : elle-même en connaissant chaque recoin, elle en parlait comme si elle y avait vécu les plus belles années de sa vie. Eleni était morte il y a quatre mois à peine.
— C’est elle ma vraie grand-mère, me dit Ariana en regardant par-dessus les sacs de ciment. Elle était convaincue que Varosha rouvrirait bientôt. « Ce sera l’année prochaine », répétait-elle, toujours l’année prochaine.
Et il fallait se tenir prêt, garder un peu d’argent de côté pour reconstruire leur maison. Ariana écoutait la vieille dame en biffant et raturant les plans, au gré des souvenirs qui remontaient. Elle se concentrait sur le 14, rue Ilios puisque Eleni lui avait toujours interdit à demi-mot de s’intéresser au sort de ses grands-parents, surtout de cette Chypriote turque qui avait amené honte et opprobre sur sa famille. À vrai dire, Ariana préférait ne pas creuser. Elle vivait sur une île minuscule aux immenses douleurs, il suffisait de gratter la terre pour que remontent les secrets ; elle préférait s’en tenir à l’écart.
Son père, qui préparait des cafés à la chaîne derrière le comptoir et qui me saluait toujours d’un hochement résolu de la tête, avait sept ans en 1974. Lorsque les avions turcs étaient apparus dans le ciel, il se baignait dans la mer avec sa tante. Les premiers avions avaient frôlé le toit du Seaside, l’hôtel de Giorgos. Ils avaient couru à perdre haleine. Une amie d’Eleni avait pilé à leur hauteur et leur avait hurlé de monter dans la voiture. D’un bond, ils s’étaient jetés sur la banquette arrière en maillot de bain, la sueur se mêlant à l’odeur âcre de la peur.
Ils avaient quitté leur ville natale nus comme des vers.
Depuis, aucun d’entre eux n’avait pu y retourner. L’armée ennemie avait entouré Varosha de miradors et barbelés. La ville avait été vidée, ses habitants chassés. Petit à petit, il avait été clair que la mère d’Andreas ne reviendrait pas d’Anatolie et que son père s’était perdu dans l’océan. Mais Eleni, chaque dimanche sans exception, continuait à dresser à midi un couvert de plus pour son frère. Elle était morte sans que Varosha ne rouvre, sans que son frère ne revienne. Dans son testament, elle demandait à Andreas et Ariana de l’y enterrer.
Depuis, le dimanche, Andreas ferme le café et part vider la maison d’Eleni à Deryneia.
J’ai regardé Ariana. En quelques phrases, elle avait tracé les grandes lignes d’un roman familial dont la dramaturgie surpassait de loin celle que je m’évertuais à construire, chapitre après chapitre.
J’étais livide.
Elle m’a souri, puis a écrasé sa cigarette. La toile des sacs de ciment a grésillé et une odeur de roussi m’a chatouillé les narines. Ariana s’est levée. Sa pause était terminée.
— Reviens quand tu veux. Giorgos sera toujours d’accord pour te parler de Varosha. Mais attention à ses mensonges, a-t-elle ajouté avec un clin d’œil.
Je suis partie du café, effondrée. J’ai pensé à mon manuscrit. Rien ne sonnait juste. Les personnages étaient des pantins désarticulés qui avançaient d’un chapitre à l’autre, soufflant et renâclant, la mâchoire serrée, parce que je les y obligeais. La ville était de papier mâché, un décor de bric et de broc. Ce n’était pas Varosha. Elle refusait de se laisser prendre.
J’ai suivi une rue qui longeait le no man’s land de Nicosie, jusqu’à buter contre les bastions de la vieille ville. Un soldat chypriote grec se curait les ongles, affalé sur une chaise en écoutant la radio. Le jour déclinait. Une profonde lassitude m’a envahie.
Ce soir, j’allais tout effacer.

Liste des souvenirs d’Andreas concernant Varosha
(mais rien ne dit que la plupart ne sont pas inventés)
— L’interminable attente devant la boulangerie Vienna lorsque son père Ioannis avait envie d’une tourte au fromage
— Les châteaux construits par sa mère que les vagues effaçaient
— Une minuscule figurine de plongeur en plastique rouge retrouvée dans le sable
— Le kiosque de son grand-père, le ronronnement de la machine à glaces, la petite tape sur ses doigts qu’il lui administrait s’il voulait jouer avec les manivelles
— La façon que Giorgos avait de tonner Makarios le soir à table après le dîner, comme si le président pouvait entendre ses menaces. Et ce mot Enosis qui revenait si souvent qu’Andreas avait fini par croire qu’il s’agissait d’une personne connue, une star de cinéma, un acteur aux muscles bien dessinés qui devait venir pour sauver ou détruire toute l’île
— La façon dont le visage de sa mère blanchissait soudainement dès que Giorgos apparaissait, la façon aussi dont elle se pinçait les lèvres lorsque Eleni venait le chercher au 14, rue Ilios pour aller à la plage tôt le matin et éviter les grosses chaleurs
— L’odeur sucrée, presque écœurante, des figues cueillies dans le jardin
— L’immense gâteau le jour de ses quatre ans et sa mère introuvable dans la salle de bains, la cuisine, le salon, la chambre
— Le chien des voisins qui aboyait dès les premières lueurs du jour et qui, la veille du bombardement, était resté silencieux.

Juillet 1962
Lorsqu’il la vit, il était invisible à ses yeux. Elle se tenait droite, les pieds enfoncés dans le sable, fixant au loin un point dans la mer. Elle n’entendait ni les rires des touristes ni celui de Giorgos, gras, moqueur.
— Regarde-moi cette folle, dit-il à Ioannis. Elle n’a rien d’autre à faire que d’emmerder les gens ?
Ioannis ne répondit rien. Il lisait et relisait sur le carton la phrase tracée à la peinture noire. Sauvez notre Constitution, refusez l’État-Apartheid – vivre ensemble est possible.
Ioannis avait déjà entendu ce mot, apartheid. Un reportage à la télévision : il se rappelait vaguement d’hommes noirs buvant à des lavabos sales tandis que des femmes blanches poussaient la porte de toilettes immaculées.
Elle exagérait. Ça n’avait rien à voir.
Les Chypriotes turcs avaient autant de droits que les Chypriotes grecs. Ils pouvaient se déplacer librement, aller dans les mêmes magasins, se baigner sur les mêmes plages, boire la même eau.
Ils vivaient ensemble. Simplement, ils ne s’appréciaient pas.
Giorgos ricana encore en détaillant le front rougi par le soleil, la robe fleurie qui se soulevait à chaque coup de vent, laissant apparaître des cuisses bien en chair. Elle avait leur âge. Mais elle n’était jamais venue ici, Ioannis en était certain, sinon il l’aurait remarquée.
— Je suis sûr que c’est une Chypriote turque, fit Giorgos.
La pancarte était écrite en anglais. Elle s’adressait aux touristes, pour faire honte aux Chypriotes, pensa Ioannis. Il y avait quelque chose dans sa façon de foudroyer les vagues du regard qui lui faisait penser à la déesse Athéna des livres de leur enfance : il pensa que s’il lui adressait la parole, elle lui répondrait dans un grec sans accent. Un grec lapidaire, académique, loin des voyelles traînantes des insulaires.
À quelques mètres d’eux, une jeune touriste leva la main. Giorgos lui sourit et fit signe d’attendre. Il se tourna vers Ioannis.
— Quelqu’un a besoin de tes services, phile mou.
Ioannis se leva, épousseta les grains de sable collés contre sa peau et bomba un peu le torse. La touriste était scandinave, le nez parsemé de taches de rousseur, les cheveux si clairs qu’ils en semblaient blancs au soleil. Tandis qu’il plantait le parasol et remontait le dossier de son lit de plage, elle sourit à Ioannis. Il bavarda comme d’habitude, demanda si elle passait de bonnes vacances, la complimenta sur son bronzage comme Giorgos le lui avait appris, puis indiqua le bar où lui et ses amis aimaient se retrouver.
— On y sera dès neuf heures ce soir, ajouta-t-il. Et lorsqu’elle paya, elle laissa sa main s’attarder dans la sienne.
Mais Ioannis n’y prêtait déjà plus attention. Il pensait à la jeune fille à la pancarte. Est-ce qu’elle fixait toujours la mer ? Est-ce qu’elle l’avait suivi du regard lorsqu’il était passé devant elle ? Son panneau ne la protégeait pas du soleil. Peut-être devrait-il lui proposer un parasol, afin qu’elle ait un peu d’ombre.
Mais lorsqu’il quitta la Scandinave et revint sur ses pas, Giorgos déployait déjà une ombrelle au-dessus d’elle. La déesse Athéna avait vacillé ; elle s’éventait avec un journal, les cheveux en pagaille.
— Mademoiselle s’est évanouie, expliqua Giorgos à son ami quand il approcha.
— J’ai oublié de prendre mon chapeau, murmura-t-elle. Je ne pensais pas qu’il ferait si chaud.
Son grec était parfait, nota Ioannis. Il aida Giorgos à caler le parasol et se pencha vers elle.
— Ça va mieux ?
Elle hocha la tête. Elle s’appelait Aridné, dit-elle. Sa mère venait d’un village mixte et avait désiré pour sa fille un prénom grec qui sonne turc.
— Aridné, c’est comme Ariane et son fil qui a sauvé Thésée du Minotaure.
— Et j’imagine que Chypre est ton labyrinthe, ajouta Giorgos, en esquissant un sourire moqueur.
Aridné hocha la tête avec sérieux. Elle avait étudié le grec avec une professeure particulière, elle connaissait les mythes et les dieux. Elle regarda tristement sa pancarte, que sa chute avait déchirée en deux. Ioannis en ramassa les morceaux et les lui tendit.
— Je vais te rapporter de l’eau, dit-il.
Il se sentait incapable de rester plus longtemps auprès d’elle, il avait l’impression que la présence d’Aridné amplifiait les cris d’enfants, le bruit des vagues ; la mer, d’un coup, était trop proche. Même le sable avait changé de consistance, devenu traître sous ses pieds. Il dut se concentrer pour ne pas trébucher.
La serveuse, au bar, avait suivi toute la scène de loin.
— Y avait écrit quoi sur sa pancarte ?
Ioannis ne savait pas comment prononcer le mot apartheid.
— Une Chypriote turque, éructa le patron, en crachant par terre depuis son tabouret. Il n’y a qu’eux pour refuser de changer la Constitution. Ils veulent nous asphyxier.
La serveuse acquiesça vigoureusement puis tourna le dos afin d’ouvrir le frigidaire et saisir une bouteille d’eau. Ioannis sentit sa langue dans sa bouche s’assécher. Il mourait d’envie de boire une bière fraîche. Mais il n’était que quinze heures et il devait encore travailler, apporter des lits et des parasols aux touristes, les plier puis les ranger avec Giorgos lorsque le soleil se coucherait et qu’ils se retrouveraient soudain seuls sur la plage.
Le patron s’étira et un bouton de sa chemise sauta, laissant apparaître son ventre, couvert de poils et de sueur. Il se tourna vers Ioannis.
— Tu lui diras de ne pas revenir ici, avec sa pancarte. Les gens sont là pour se reposer, pas pour se prendre la tête avec de la politique.
Ioannis hocha la tête.
— Ça marche, patron.
La serveuse tendit la bouteille d’eau et Ioannis paya. Il pensait aux grains de sable dans les cheveux d’Aridné. Elle s’était évanouie sans un cri : il n’avait rien entendu. Giorgos avait bondi de sa serviette de plage pour se précipiter à son secours, il avait peut-être réussi à la retenir avant qu’elle ne s’effondre. À cette idée, Ioannis sentit monter en lui une pointe de jalousie. Aridné n’était pourtant pas son genre, ni celui de Giorgos. Ils préféraient tous deux les touristes blondes, celles dont l’amour avait un billet retour pour leur pays, les promesses d’un été prochain jamais tenues. Aimer des femmes d’ici était trop compliqué, elles avaient une famille, un père, un frère, un honneur qui les obligeaient à ne pas brûler les étapes. Voire à faire demi-tour si elles étaient chypriotes turques comme Aridné.
Sous le parasol, Giorgos moulinait des bras et des mains. Aridné le regardait, les lèvres pincées.
— Tu fais le clown alors qu’il s’agit de choses importantes.
Ioannis s’assit en silence et tendit la bouteille d’eau à la jeune femme, mais elle l’ignora. Giorgos tempêtait.
— Enfin, tu dois bien t’en rendre compte toi-même, reprit-il. Comment veux-tu que ça fonctionne si le président chypriote grec et le vice-président chypriote turc ont tous les deux un droit de veto ?
— Ça s’appelle le partage du pouvoir.
— Nous sommes quatre fois plus nombreux que vous, c’est à nous de prendre les décisions. Nous sommes le seul pays à qui la Constitution refuse le principe de la majorité !
— Et si vous avez le pouvoir, que nous reste-t-il alors comme choix ? Celui de nous taire et d’obéir ?
Le visage d’Aridné avait viré au rouge.
— Exactement, répondit Giorgos. Si cela ne te convient pas, tu n’as qu’à repartir en Turquie.
— Repartir ? s’étrangla Aridné. Ma famille vit ici depuis aussi longtemps que la tienne !
Giorgos plissa les yeux.
— C’est une île grecque. Pas turque. Nos églises étaient là avant vos mosquées.
Ioannis tapota sur l’épaule de son ami.
— Arrête.
Pas ici, pas avec elle.
Mais Giorgos continua et Aridné finit par pousser un long soupir. Elle se leva et ramassa sa pancarte déchirée.
— Ça ne sert à rien de discuter avec vous, vous préférez la guerre à la paix.
Ioannis la regarda, décontenancé. Vous ? Il ne lui avait pas dit un mot depuis le début de la discussion, mais elle avait interprété son silence comme un consentement muet aux propos de son ami. Elle allait partir en le pensant d’accord avec tout ce que disait Giorgos.
Il ne la reverrait plus. Cette idée, soudain, lui fut intolérable.
— Où vas-tu ?
Elle le regarda, méfiante.
— J’habite à Famagouste, derrière les bastions.
— La ville dont vous nous avez chassés, siffla Giorgos.
Elle haussa les épaules puis, sans un mot, s’éloigna.
— Attends, s’exclama Ioannis, enfilant ses chaussures, attrapant son pantalon et son tee-shirt froissé. Ce n’est pas une bonne idée de prendre le bus seule, tu viens de t’évanouir. Je t’accompagne !
— Pas la peine, je vais bien.
Mais Ioannis s’était déjà élancé à sa poursuite.
Interloqué, Giorgos regarda son ami s’éloigner. Les mains en porte-voix, il cria :
— T’as intérêt à rentrer à temps pour ranger les parasols ! Je ne vais pas faire ton boulot !
Ioannis ne l’entendit pas. Il tentait de calquer ses pas sur ceux d’Aridné, tout en mettant son pantalon à cloche-pied, cherchant en vain quelque chose d’intelligent à dire. Quelque chose qui lui ferait comprendre que, contrairement à Giorgos, il n’avait pas d’avis tranché sur la politique de leur pays et qu’il était curieux d’apprendre à prononcer le mot apartheid.
Mais Aridné continuait à marcher sans lui accorder un regard. Il n’existait pas. Seules comptaient la mer, les vagues, et Varosha qui s’effaçait derrière elle.

Varosha, précisions
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement : l’adage s’embourbe dans les méandres de la Ville perdue mais voilà ce que Giorgos se tue à répéter à la Française.
Varosha, en chypriote, signifie banlieue, un terme-valise qui englobe tout ce qui a été construit autour des bastions de Famagouste (Gazimağusa, disent les Turcs). Il y a quelques générations, les Chypriotes grecs ont été chassés de la vieille ville par la loi ottomane ; le colon britannique a pérennisé cette injustice et a offert, à titre de compensation dérisoire, des territoires ensablés et marécageux pour que les exilés puissent s’y installer en périphérie.
La nouvelle ville, Varosha, a grandi et s’est étalée tout le long de la baie. Lorsque le tourisme et le bronzage ont été de mode, les hôtels ont poussé au plus près de la mer. Les plus grandes stars d’Europe et d’Hollywood se sont pressées dans cette station balnéaire en ciment et béton, des tournages internationaux s’y sont tenus (Exodus, avec Paul Newman, en 1960) et Chypre, enfin, a trouvé sa place dans le monde.
L’armée turque, en 1974, n’a pas mené une invasion, mais deux. La première, le 20 juillet, a été déclenchée cinq jours après un coup d’État perpétré contre le président Makarios, événement téléguidé depuis Athènes et qui, selon Ankara, menaçait la sécurité des Chypriotes turcs. Les troupes turques ont alors déferlé sur l’île avant de ralentir leur progression à la faveur d’un cessez-le-feu. Le 23 juillet, les bombes ont plu sur Varosha. À des milliers de kilomètres de là, dans une ville suisse où les passants profitaient de la douceur de l’été, des émissaires ont tenté de sauver la paix ou ce qu’il en restait. Mais, le 14 août, les tanks turcs ont repris leur marche. Le lendemain, Varosha était abandonnée à l’ennemi.
C’était une conquête précieuse, une otage ravissante. L’armée turque l’a enveloppée d’un manteau de ferraille et a placé son cœur sous cloche.
Les mois suivants, beaucoup de réfugiés ont tenté de se faufiler dans Varosha pour récupérer les bijoux enterrés à la hâte dans le jardin, les albums photos oubliés sur les étagères.
Aucun n’est revenu vivant.
Les Chypriotes grecs continuent à appeler Varosha cet ensemble disparate – la zone surveillée par les miradors turcs et la banlieue informe qui s’étend jusqu’au pied des bastions de Famagouste. Mais à vrai dire, cette dernière partie n’a plus rien à voir avec Varosha l’interdite. Elle a été englobée par Gazimağusa, les maisons ont été vidées de leurs habitants ; ceux qui les occupent parlent désormais turc.
Si Giorgos cherche la ville où il est né, il doit presser le front contre les barbelés, humer l’air de la mer jusqu’à ce qu’un soldat lui ordonne de déguerpir.
Mais il n’est jamais venu voir Varosha. Il ne peut apaiser sa colère. Il y a là quelque chose d’impardonnable : on a tué sa ville et on lui refuse le droit de pleurer sur ses ruines.
L’olivier est toujours au même endroit, le bougainvillier aussi. Une fois de plus, Andreas reste immobile près de son pick-up, les poings serrés. La maison a rapetissé depuis son dernier passage, ses proportions jurent avec ses souvenirs.
La mâchoire serrée, il se force à faire un pas. Encore un autre avant d’ouvrir enfin le portail en fer forgé d’Eleni.
Sur le palier, une petite silhouette l’attend. Un instant, il croit qu’Eleni est revenue, qu’elle a quitté sa cuisine pour guetter son neveu, la table déjà dressée pour le traditionnel déjeuner du dimanche.
Mais ce n’est pas elle.
Lucia, la voisine, s’avance vers lui, courroucée.
— Tu es en retard.
— De vingt minutes, seulement.
Il sourit, comme un petit garçon pris en faute. Elle grommelle :
— Je t’avais préparé un café, mais il a refroidi. Je vais devoir en faire un autre.
Il serre la vieille dame dans ses bras. Elle continue à ronchonner, puis palpe ses côtes.
— Tu as encore maigri. Tu travailles trop, Andreas-mou.
Il se love dans ce mou, ce signe de tendresse et de complicité, sans lequel la langue grecque s’emmêle et se glace. Eleni ne lui manque jamais autant que lorsqu’il entend cet appendice qui allongeait chaque phrase de sa tante. « Andreas-mou, où étais-tu passé ? Pourquoi es-tu toujours en retard ? » Il avait quarante minutes de retard ce dimanche-là. Une vague histoire de table cassée au Tis Khamenis Polis : il avait voulu la réparer avant de se rendre à l’habituel déjeuner dominical.
Eleni l’avait attendu puis s’était effondrée sur le sol de la cuisine. Elle avait cuisiné un stifado, du bœuf mijoté, dont l’odeur grasse, entêtante, embaumait encore la pièce lorsqu’Andreas était arrivé. Son cœur avait lâché, sans signe avant-coureur. Elle avait certainement encore trop regardé par la fenêtre, vers le liseré des immeubles de Varosha, par-delà l’immense champ de terre brûlée où rien ne pousse.
« Eleni-mou, ce n’est pas bon pour ton cœur, toute cette tristesse ! » Lucia passait parfois une tête par la fenêtre de la maison et houspillait sa voisine. C’était elle qui avait entendu Andreas hurler – de mémoire, il n’avait jamais hurlé de sa vie. Elle avait accouru et jusqu’au moment où Eleni avait été mise en terre, Lucia n’avait plus lâché sa main.

La vieille dame ouvre la porte de la maison et Andreas la suit. Depuis la mort d’Eleni, Lucia est venue chaque jour aérer les pièces, passer un coup de balai, épousseter les meubles. Elle a aussi donné le stifado aux pauvres de la paroisse, vidé le frigidaire, arrosé les plantes, caressé le chat errant qu’Eleni avait pris l’habitude de nourrir. Elle n’a jamais demandé la permission à Andreas – ici, l’entraide se passe de politesse.
Andreas se frotte les yeux en entrant dans la cuisine : là aussi, tout a rétréci. Comme si quelqu’un, en son absence, avait réorganisé la pièce, confondant mètres et centimètres, voûtant le plafond, rapprochant les murs. Il se souvient, enfant, de la peur qu’il éprouvait chaque fois qu’il tournait le regard vers les effrayants crochets au mur, où Giorgos une fois par semaine venait suspendre la charcuterie. « De quoi manger pour que le petit grandisse. » Les énormes saucisses ressemblaient à des doigts coupés dont le sang noir avait séché.
Giorgos apportait aussi quelques tablettes de chocolat qu’Eleni conservait précieusement dans le plus haut des placards. Andreas se remémore toutes ces stratégies élaborées avec Théodoris et Nikos, les jumeaux de Lucia, pour y accéder sans être repérés. Ils étaient plus jeunes et obéissaient à ses ordres : un jour, ils étaient parvenus à ouvrir le placard et avaient dévoré deux tablettes chacun avant de s’allonger, ballonnés, sur le canapé. Andreas s’était soudain redressé et avait vomi sur le tapis. Eleni n’avait jamais réussi à faire disparaître la tache brune ; elle avait jeté le tapis aux encombrants. Mais elle n’avait rien dit à Andreas, elle ne lui avait fait aucun reproche.
Il avance vers le placard et tend le bras pour l’ouvrir. Un cafard se fige et l’observe, les antennes aux aguets. Le placard est vide, il n’y a plus de friandises.
Lucia fait crépiter le gaz et pose le briki sur le feu.
— J’ai fait le tri dans les vêtements de ta tante, annonce-t-elle. J’ai gardé des habits pour Ariana. (Elle claque la langue.) Des robes à manches longues, pour cacher ses affreux tatouages.
Andreas ne peut s’empêcher de sourire. Il imagine sa fille froncer le nez en regardant les vieilles nippes choisies par Lucia. « Ce n’est même pas vintage, c’est juste moche. »
Du plus loin qu’il se souvienne, Eleni s’est vêtue de noir. Il a longtemps cru qu’elle portait le deuil de son père et de sa ville. Puis, au fil des années, il a compris qu’elle portait aussi celui d’une vie qui aurait pu être la sienne : s’habiller de noir était une façon d’indiquer aux autres qu’elle y avait renoncé.
Mais elle avait vécu heureuse, lui avait-elle dit une fois. Elle avait pu s’occuper de sa vieille mère, broder d’innombrables nappes et mouchoirs, se faire des amies à l’église et dans sa petite rue. Surtout, elle avait vu Andreas grandir et son neveu était devenu son fils. Il lui suffisait de se pencher par la fenêtre ou d’aller à la plage pour apercevoir et retrouver Varosha, muette et silencieuse, à une centaine de mètres seulement des rochers qui marquaient la séparation entre Deryneia et le no man’s land.
Pourtant, lors du discours que Giorgos avait prononcé à son enterrement, le vieil homme avait décrit Eleni comme une héroïne tragique. Une femme qui s’était éternellement sacrifiée, pour sa mère, son frère, son neveu, une femme qui avait tout perdu. Elle ne s’était jamais mariée, avait-il rappelé, et ici, ces mots pesaient comme une malédiction.
Andreas, lui, s’était tu. Il n’avait jamais eu les mots. Il n’avait pas su décrire aux autres cette femme qui souriait lorsqu’il apprenait à faire du vélo, et qui s’était précipitée à Nicosie en apprenant la naissance d’Ariana.
Lucia fait couler le café dans deux tasses et se tourne vers Andreas. Elle a le même parfum qu’Eleni, mélange de néroli et de gâteau cuisant au four, qui lui rappelle les longues après-midi de son enfance, les interminables semaines d’été lorsque Théodoris et Nikos allaient perfectionner leur anglais à Londres tandis que lui restait ici à accompagner les deux femmes à la plage. Giorgos avait bien proposé de lui payer également un séjour en Angleterre, mais Eleni avait refusé net.
— Il y a des limites à la reconnaissance qu’on te doit, avait-elle dit, d’une voix brusquement sèche.
Pendant des années, Andreas avait ressassé cette phrase.
Alors que Lucia ajoute sans lui demander une cuillerée de sucre dans sa tasse, il se demande ce qu’aurait été sa vie, si Eleni avait laissé le droit à Giorgos d’être un peu plus présent. Il aurait pu aller à l’université. Parler anglais sans accent. Ne pas avoir peur d’emmener sa femme Melina en voyage. Théodoris et Nikos ont quitté Deryneia depuis longtemps. Ils arpentent les rues de la City de Londres en costume-cravate. Andreas a revu les jumeaux quelques fois ; ils sont allés se baigner ensemble sur la plage de leur enfance, celle cachée entre deux rochers, puis ont passé la soirée à boire des bières, entre souvenirs et banalités. Ils n’avaient plus rien à se dire. Les deux frères, avec cette politesse insulaire qui fait parler fort en moulinant des promesses, avaient assuré qu’ils viendraient lors de leurs prochaines vacances sur l’île découvrir le Tis Khamenis Polis, le café de la Ville perdue.
— C’est marrant que tu l’aies appelé ainsi, avait commenté Nikos. Varosha n’est pas perdue, mais occupée. On la retrouvera forcément un jour.
— La ville qu’ont connue Eleni et Lucia n’existe plus, avait rétorqué Andreas.
Nikos l’avait regardé sans comprendre. Ils avaient changé de sujet.
Le café de Lucia est plus sucré que celui d’Eleni ; Andreas retient une grimace en trempant ses lèvres dans la crème brune. La vieille femme coupe une tranche de halva et pousse l’assiette devant Andreas.
— Mange, Andreas-mou, tu es trop maigre, vraiment. C’est une honte.
Des gestes en écho, des paroles répétées mille fois et qui s’adressent à un fantôme derrière lui. Ces dernières années, Eleni avait perdu énormément de poids. Elle continuait à cuisiner mais ne touchait plus au contenu des casseroles, aux pâtisseries dorées de miel qu’elle préparait le dimanche après la messe. Si Andreas ou Ariana ne venaient pas déjeuner, elle n’avalait rien d’autre de la journée et se couchait avec des maux de ventre épouvantables. En semaine, Lucia s’invitait continuellement chez elle. C’était le seul moyen de s’assurer que sa voisine mangeait correctement.
Andreas fait crisser sur sa langue la texture farineuse du halva. Il aurait voulu que sa fille soit là, avec lui. La maison est petite et Eleni n’avait pas beaucoup d’affaires. Il ne lui reste plus qu’à trier le garage, une sorte de débarras où s’empilent des cartons avec ses jouets d’enfance et des liasses de papiers. La tâche lui semble insurmontable. Un instant, il se demande s’il ne faudrait pas qu’il demande de l’aide à Melina.
Comme si elle lisait dans ses pensées, Lucia soupire.
— Quel dommage que vous vous soyez séparés.
Andreas grince des dents. C’était l’une des raisons pour lesquelles il ne venait que rarement voir Eleni : il ne supportait plus ses commentaires sur le départ de Melina. « Tu veux vieillir tout seul comme moi?»
— On ne s’entendait plus.
— Moi non plus je ne m’entendais pas avec Pambos, rétorque Lucia. J’ai fait des efforts, et puis j’ai attendu qu’il meure, voilà tout.
Elle se signe, furtivement, et son regard sonde avec malice celui d’Andreas.
Il se force à sourire.
Melina est partie sans qu’il s’en rende compte. Il n’a pas fait d’efforts ; il n’a même pas su qu’on le lui demandait. Elle a commencé par quitter le salon lorsqu’il regardait la télévision, puis à ne plus l’accompagner le dimanche chez Eleni. Un jour, elle lui a dit qu’elle partait à Londres voir leur fille, sans lui. Mais une fois arrivée en Angleterre, Melina ne répondait plus au téléphone et lorsqu’il parvenait à joindre Ariana, celle-ci murmurait, mal à l’aise, que sa mère n’était pas là. Au pub, en train de courir les boutiques, dans un musée, en train de se promener. Ariana répondait par monosyllabes.
À son retour, il avait demandé à Melina si elle « voyait quelqu’un ». Elle avait répondu oui et elle avait eu l’air presque surprise de voir son texte appris par cœur lui échapper. L’autre était un Anglais au front éternellement brûlé par le soleil : elle l’avait rencontré dans un restaurant à Paphos, c’était un de ces quinquagénaires qui s’était acheté une villa clinquante à Chypre pour y vivre sa retraite. Il possédait une piscine, mais il ne se baignait jamais ; Melina aimait y nager le week-end.
Andreas n’a jamais eu les mots ; il savait qu’il aurait dû faire des promesses, dire qu’il éteindrait la télévision le soir, fermerait le café le week-end, réapprendrait à apporter le petit déjeuner au lit le matin.
Le jour de l’enterrement d’Eleni, Melina était venue le serrer dans ses bras. Il lui avait trouvé l’air rajeuni, heureux et il s’était demandé ce qu’elle voyait, elle, en le regardant. Rien n’avait changé dans sa vie depuis le divorce, hormis le fait que désormais Ariana travaillait avec lui et qu’il s’obligeait à fermer le café le dimanche pour vider la maison de sa tante à Deryneia.
Andreas avale le dernier morceau de halva, puis pose ses mains sur ses genoux et prend une grande respiration.
— Allez, je dois m’y mettre.
Lucia agite un index vindicatif vers lui.
— N’oublie pas de laisser la porte d’entrée ouverte quand tu pars. Sinon, je ne pourrai pas venir donner un coup de balai.
Il acquiesce et la raccompagne dehors.
— Fais bien attention à enlever tes chaussures si tu entres dans la chambre d’Eleni, continue-t-elle. J’ai passé ma semaine à récurer le sol.
Il embrasse la vieille dame qui s’éloigne en grommelant. Il soupire. Cet acharnement à tout nettoyer.
Andreas, lui, voudrait que la poussière s’accumule sur les meubles. Que la seule photo d’Ioannis, accrochée dans le salon au-dessus de la télévision, devienne floue derrière une toile d’araignée. Que les draps que s’obstine à laver Lucia blanchissent au soleil avant de s’éparpiller dans les arbres.
Et qu’un jour, le jardin si bien entretenu se couvre de ronces, pour qu’enfin la maison d’Eleni rejoigne Varosha, puisqu’elle même n’en a pas eu le droit.

Petit à petit, j’ai pris l’habitude de me rendre régulièrement au café. Je m’asseyais toujours à la même table, celle dans un coin à l’ombre, le dossier de ma chaise collé contre les sacs de ciment. J’aimais sentir le no man’s land dans mon dos, entendre parfois le bruit d’une jeep de l’Onu. Des chats grattaient la terre pour se frayer un passage et ils arrivaient sous ma table tout poussiéreux, quémandant un bout de gâteau pour leurs efforts.
Ariana m’accueillait avec le sourire et m’accompagnait jusqu’à ma table pour passer un coup de torchon humide dessus.
— Alors, ça avance ?
Je mentais, je disais que oui, je parlais d’un chapitre en cours qui me donnait du fil à retordre et elle écoutait avec intérêt. Puis elle donnait son avis et je retenais mon souffle.
— Ton personnage, là, il ne vaut rien du tout, il ne ressemble pas à un Chypriote.
Je mourais d’envie de lui répondre qu’elle non plus. Elle s’appliquait à paraître nonchalante, mais il lui suffisait de prononcer quelques mots pour laisser apparaître son ironie mordante, sa franchise parfois blessante qui tranchait avec la politesse complaisante de ses compatriotes.
Progressivement, Ariana a commencé à me donner des directives.
— Ajoute-lui des problèmes d’argent. Rappelle-toi qu’il y a eu une grave sécheresse cette année-là.
Puis elle se reprenait :
— Enfin, c’est toi l’écrivain, je te laisse faire.
Mais elle gardait un air soucieux, comme si elle craignait que je ne fasse fausse route sans elle.
Elle n’avait pas tort. J’avais repris le manuscrit à zéro et je ne parvenais à avancer qu’au Tis Khamenis Polis. Tout ce que j’écrivais ailleurs sonnait faux. J’avais parfois l’impression de ne savoir écrire qu’en noir et blanc : pour ajouter des couleurs, il me fallait Ariana, Giorgos, le no man’s land, les chats.
Ariana me laissait un pichet de limonade puis s’éloignait. Le plus souvent, à sa pause, elle rejoignait des amis venus prendre un verre à la fin de leurs cours. Parmi eux, une jeune femme, Gavriella, le visage très pâle, les yeux cerclés de noir, qu’Ariana m’avait un jour présentée. Elle avait étudié avec Ariana à Londres, à la différence qu’elle, contrairement à son amie, avait obtenu son diplôme. Elle portait des robes noires et amples qui tombaient en ligne droite et traînaient par terre lorsqu’elle s’asseyait. J’avais vite écourté notre conversation ; ses pupilles agrandies, sa fébrilité me mettaient mal à l’aise.
Les amis d’Ariana parlaient fort ; je mettais des boules Quiès pour rester concentrée. Mais souvent, au bout d’une heure ou deux, une main tirait la chaise en face de moi et, avant que je ne puisse dire quoi que ce soit, Giorgos s’asseyait à ma table.
— Tu écris encore ?
Je levais les yeux de mon écran. Toujours habillé avec soin, Giorgos attendait patiemment que j’éteigne l’ordinateur et que je saisisse mon carnet avec un stylo. J’avais vite compris qu’il avait l’habitude de donner des interviews. Un jour, dans le journal, il m’avait montré une photo de lui en jeune soldat. L’article était en grec, mais il m’en avait traduit les grandes lignes : on célébrait l’anniversaire d’une opération qui avait coûté la vie à une vingtaine de militaires turcs en 1974. Sur la photo, décoré d’une médaille, il souriait. Il avait passé le bras autour d’un autre soldat qui, lui, avait le regard vide. – C’est Ioannis, m’avait-il expliqué. Le père d’Andreas, même s’il refuse qu’on parle de lui.
L’article suivant mettait en garde les réfugiés de Varosha : Ne vendez pas vos maisons. La République turque de Chypre-Nord avait institué une commission chargée d’évaluer les propriétés abandonnées et de fixer le montant du dédommagement. Les sommes étaient dérisoires et l’opération à peine légale au regard du droit international, tout comme ces agences qui proposaient de racheter les biens des réfugiés.
— Vendre sa maison, c’est vendre Varosha aux Turcs, répétait Giorgos, furieux.
Ariana m’avait prévenue : le vieil homme était un grand bavard. Il me fallait toute mon expérience de journaliste pour couper le flot de ses paroles (il commençait toujours par une diatribe contre les Turcs) et rediriger ses souvenirs vers Varosha. C’était lui qui avait trouvé le nom du café : Tis Khamenis Polis, le café de la Ville perdue. Et c’était lui également qui avait accroché au mur la carte de la ville, épinglant tout autour les photos d’anciens habitants, pour la plupart décédés. L’une d’elles était encadrée, avec une fleur séchée glissée entre le bois et la vitre : Eleni, dont le regard ne quittait jamais Andreas derrière le comptoir.
— Sa mort lui a donné un sacré coup de vieux.
Giorgos, lui, donnait l’impression que rien, ou très peu, ne pouvait l’ébranler. Il aimait pourtant me réciter la liste de ses malheurs : en 1974, du jour au lendemain, sa famille, très puissante, avait perdu toutes ses possessions. De prince de Varosha, son père était devenu un simple réfugié sans le sou, devant quémander des prêts aux banques alors que l’entreprise Papantoniou avait construit la moitié de Varosha. L’un des hôtels que l’on apercevait depuis les barbelés était le sien. L’un des plus beaux, certainement le plus réputé. Ses chambres avaient accueilli Sophia Loren, Paul Newman. Le groupe ABBA y avait chanté, quelques années avant de remporter la victoire à l’Eurovision.
Tout, ils avaient tout perdu, même les albums photos restés sur les étagères de leur bibliothèque. Giorgos n’était parvenu qu’à sauver l’honneur en revenant médaillé du front. Son père, lui, ne s’était jamais remis de l’invasion turque. Il y avait eu deux guerres, assurait Giorgos : celle de 1974 et celle qui avait eu lieu juste après, pendant cette période que certains appelaient à tort la paix. La deuxième, menée en sourdine, avait emporté plus de vies que la première, soutenait-il. Après avoir usé de ses dernières économies, son père s’était résolu à se faire embaucher sur un chantier. Le lendemain, il était mort broyé par un bulldozer. Aux commandes, le jeune ouvrier avait juré que l’ancien promoteur s’était jeté volontairement sous les chenilles de l’engin.
Ariana venait nous resservir en limonade fraîche et me jetait un regard complice. Il ment, articulait-elle en silence.
Mais peu m’importait. J’aimais écouter Giorgos parler de Varosha comme s’il avait quitté la ville la veille, évoquer la guerre comme si elle venait tout juste de s’achever. Parfois, il baissait la voix et se souvenait d’Ioannis. Leur amitié avait longtemps été solide, mais la guerre avait fini par les séparer. À son retour, Ioannis n’avait plus toute sa tête. Il s’était démené pendant des mois pour que sa femme, Aridné, soit inscrite au registre des disparus, alors que tous savaient qu’elle était partie avec l’ennemi, puisqu’elle était chypriote turque. Lorsqu’il était devenu certain qu’elle ne reviendrait pas, Giorgos avait vu son ami sombrer. À la fin de l’année 1976, Ioannis était parti, sans dire adieu, sans prévenir. Il avait préparé son sac en secret et quelqu’un, au port, l’avait vu monter dans un bateau.
Toute sa vie, Giorgos était resté fidèle à cet ami qu’il avait perdu, aidant Eleni à élever Andreas.
— Par contre, celle-là, qu’on ne dise pas que j’ai eu quoi que ce soit affaire avec son éducation, maugréait-il en coulissant un regard vers Ariana et ses amis.
Ce n’étaient pas seulement les tatouages, les études délaissées. Giorgos avait entendu dire qu’Ariana traversait souvent le no man’s land avec Gavriella pour aller y faire la fête. Il leva les mains, roula des yeux. Est-ce qu’on danse sur la terre perdue ?
Il me regardait et j’acquiesçais, même si moi aussi, tous les vendredis, tous les samedis, je traversais les check-points pour danser de l’autre côté de la ligne verte.
La partie nord de Nicosie était la capitale d’un pays fantoche : la République turque de Chypre-Nord, uniquement reconnue par Ankara qui y avait posté plus de trente mille soldats à l’affût. Dans les champs et les maisons abandonnés par les Chypriotes grecs ayant fui au sud, les autorités avaient installé des milliers de familles venues d’Anatolie. On leur promettait des voitures gratuites, des frigidaires dernier cri, des canapés en similicuir. Pillés à Varosha et dans d’autres villes désormais à moitié vides.
Prendre une bière au nord, c’était reconnaître la partition. Il fallait changer ses euros pour des livres turques, troquer les efharisto pour les teşekkür ederim, prendre un kebab au lieu d’un souvlaki. Pour Giorgos et de nombreux Chypriotes, c’était impensable. »

Extraits
« Varosha, en chypriote, signifie banlieue, un terme-valise qui englobe tout ce qui a été construit autour des bastions de Famagouste (Gazimağusa, disent les Turcs). Il y a quelques générations, les Chypriotes grecs ont été chassés de la vieille ville par la loi ottomane ; le colon britannique a pérennisé cette injustice et a offert, à titre de compensation dérisoire, des territoires ensablés et marécageux pour que les exilés puissent s’y installer en périphérie.
La nouvelle ville, Varosha, a grandi et s’est étalée tout le long de la baie. Lorsque le tourisme et le bronzage ont été de mode les hôtels ont poussé au plus près de la mer. Les plus grandes stars d’Europe et d’Hollywood se sont pressées dans cette station balnéaire en ciment et béton, des tournages internationaux s’y sont tenus (Exodus, avec Paul Newman, en 1960) et Chypre, enfin, a trouvé sa place dans le monde.
L’armée turque, en 1974, n’a pas mené une invasion, mais deux. La première, le 20 juillet, a été déclenchée cinq jours après un coup d’État perpétré contre le président Makarios, événement téléguidé depuis Athènes et qui, selon Ankara, menaçait la sécurité des Chypriotes turcs. Les troupes turques ont alors déferlé sur l’île avant de ralentir leur progression à la faveur d’un cessez-le-feu. Le 23 juillet, les bombes ont plu sur Varosha. À des milliers de kilomètres de là, dans une ville suisse où les passants profitaient de la douceur de l’été, des émissaires ont tenté de sauver la paix ou ce qu’il en restait. Mais, le 14 août, les tanks turcs ont repris leur marche. Le lendemain, Varosha était abandonnée à l’ennemi.
C’était une conquête précieuse, une otage ravissante. L’armée turque l’a enveloppée d’un manteau de ferraille et a placé son cœur sous cloche.
Les mois suivants, beaucoup de réfugiés ont tenté de se faufiler dans Varosha pour récupérer les bijoux enterrés à la hâte dans le jardin, les albums photos oubliés sur les étagères.
Aucun n’est revenu vivant.
Les Chypriotes grecs continuent à appeler Varosha cet ensemble disparate – la zone surveillée par les miradors turcs et la banlieue informe qui s’étend jusqu’au pied des bastions de Famagouste. Mais à vrai dire, cette dernière partie n’a plus rien à voir avec Varosha l’interdite. Elle a été englobée par Gazimağusa, les maisons ont été vidées de leurs habitants ; ceux qui les occupent parlent désormais turc.
Si Giorgos cherche la ville où il est né, il doit presser le front contre les barbelés, humer l’air de la mer jusqu’à ce qu’un soldat lui ordonne de déguerpir.
Mais il n’est jamais venu voir Varosha. Il ne peut apaiser sa colère. Il y a là quelque chose d’impardonnable: on a tué sa ville et on lui refuse le droit de pleurer sur ses ruines. » p. 32-33

« Ariana m’avait prévenue: le vieil homme était un grand bavard. Il me fallait toute mon expérience de journaliste pour couper le flot de ses paroles (il commençait toujours par une diatribe contre les Turcs) et rediriger ses souvenirs vers Varosha. C’était lui qui avait trouvé le nom du café: Tis Khamenis Polis, le café de la Ville perdue. Et c’était lui également qui avait accroché au mur la carte de la ville, épinglant tout autour les photos d’anciens habitants, pour la plupart décédés. L’une d’elles était encadrée, avec une fleur séchée glissée entre le bois et la vitre: Eleni, dont le regard ne quittait jamais Andreas derrière le comptoir.
— Sa mort lui a donné un sacré coup de vieux.
Giorgos, lui, donnait l’impression que rien, ou très peu, ne pouvait l’ébranler. Il aimait pourtant me réciter la liste de ses malheurs: en 1974, du jour au lendemain, sa famille, très puissante avait perdu toutes ses possessions. De prince de Varosha, son père était devenu un simple réfugié sans le sou, devant quémander des prêts aux banques alors que l’entreprise Papantoniou avait construit la moitié de Varosha. » p. 44-45

« Nous étions à l’été 1964, année de l’emménagement d’Ioannis et Aridné dans leur nouvelle maison. Les oranges à Varosha étaient plus parfumées que celles de Nicosie.
Et les figues ? J’essayai de me représenter leur peau duveteuse, leur lait sucré tacher mon tee-shirt.
Mais Giorgos avait raison. Jamais je ne pourrais connaître la douleur d’avoir perdu Varosha. Ni me souvenir du goût des fruits d’alors. Tout ce que je pouvais faire, c’était de l’imaginer. Et cette fois encore, ce n’était pas suffisant. » p. 91

« Chypre ressassait sa douleur, refusait de panser ses plaies. Les check-points auraient dû faire office de points de suture mais ils ne suffisaient pas. Les deux faces de l’île continuaient à vivre comme si l’autre n’existait pas.
Au moins, pensais-je avec soulagement, Ariana avait eu le courage de traverser la ligne verte pour prendre un café avec ce garçon. À écouter son amie, je comprenais que celle-ci avait tenté de l’en dissuader puis, résignée, avait baissé les bras. » p. 247

À propos de l’auteur
LLOBET_Anais_©DRAnaïs Llobet © Photo DR

Anaïs Llobet est journaliste. En poste à Moscou pendant cinq ans, elle a suivi l’actualité russe et effectué plusieurs séjours en Tchétchénie, où elle a couvert notamment la persécution d’homosexuels par le pouvoir local. Aujourd’hui, elle est en poste à Nicosie pour l’AFP. Elle est l’auteure de trois romans, Les Mains lâchées (2016), Des hommes couleur de ciel (2019) et Au café de la ville perdue (2022). (Source: Éditions de l’Observatoire)

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Un invincible été

BARDON_un_invincible_ete  RL_hiver_2021  coup_de_coeur

En deux mots
Gaya, la fille de Ruth et la petite-fille d’Almah fête ses quinze ans à Sosúa, ce village de République dominicaine où une poignée de juifs ont trouvé refuge durant la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes en 1980 et c’est désormais à la troisième génération de reprendre le flambeau pour faire entrer la petite communauté dans le troisième millénaire.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«On construit de mots la chair du passé»

Aragon

Catherine Bardon met un terme à la saga des Déracinés avec cet invincible été qui couvre la période 1980-2013. L’occasion de retrouver avec plaisir et émotion les rescapés de cet exil forcé et leurs descendants. Et de faire gagner la vie sur l’adversité!

Quoi de mieux qu’une fête de famille pour ouvrir le dernier volet d’une saga entamée en 2018 avec Les Déracinés? À Sosúa, ce village de République dominicaine où une poignée d’hommes et de femmes persécutés par les nazis ont trouvé refuge et tenté de sa construire un avenir, on fête la Quinceañera, c’est-à-dire les quinze ans de Gaya, la fille de Ruth et de Gabriela, son amie d’enfance. Les deux adolescentes ressentent toutefois bien différemment ce rite de passage. La première a l’impression de participer à une mascarade à laquelle elle se soumet pour faire plaisir à ses parents et à sa grand-mère, soucieuse du respect des traditions, pour la seconde c’est l’occasion de fêter joyeusement cette étape qui la fait «devenir femme».
Pour Almah, la patriarche de cette tribu, c’est aussi l’occasion de voir le chemin parcouru. Pour sa fille Ruth tout semble aller pour le mieux. Elle a surmonté le chagrin de la perte de son amie Lizzie en mettant au monde Tomás, le fils conçu avec Domingo qui partage désormais sa vie. Un bonheur simple qu’elle aimerait voir partagé par Arturo, le musicien installé à New York, avec lequel elle aime tant correspondre. Mais quelques mois plus tard, c’est du côté de la tragédie qu’il va basculer. Victime d’un accident de moto, il est hospitalisé avec son passager, son ami Nathan, danseur à la carrière fulgurante, beaucoup plus gravement atteint que lui. À son chevet Ruth va découvrir que les deux hommes formaient un couple depuis longtemps et ne sait comment soulager leur peine. Car Nathan ne dansera plus jamais.
Il faudra un séjour à Sosúa pour qu’un coin de ciel bleu ne déchire son univers très noir et n’ouvre au couple un nouvel horizon.
Gaya, la fille de Ruth, a choisi de quitter la République dominicaine pour aller étudier les baleines à l’université de Wilmington en Caroline du nord. Elle ne sait pas encore que ce ne sera là qu’une première étape d’un exil qui passera notamment par les Galápagos.
Mais n’en dévoilons pas davantage, sinon pour évoquer un autre projet qui à lui seul témoigne du demi-siècle écoulé, l’ouverture du musée juif de Sosúa, voulu par Ruth avec le soutien d’Almah. L’occasion de nouvelles retrouvailles et d’un hommage à toutes ces vies qui, par «leur détermination, leur goût de l’effort, leur âpreté au travail, leurs renoncements, leur dignité magnifique devant l’ineffable, s’étaient faufilés dans les lézardes de l’histoire pour écrire ici une page essentielle, sans laquelle rien d’autre n’aurait pu advenir. Ils étaient des rocs, de la race des vainqueurs, et la présence de chacun ici, aujourd’hui, témoignait de ça: ils étaient victorieux et indestructibles.»
En parcourant le destin de cette communauté de 1980 à 2013 la romancière, comme elle en a désormais pris l’habitude, raconte les grands événements du monde. Elle va nous entraîner à Berlin au moment où s’écroule le mur ou encore à New York lorsque les deux tours du World Trade center s’effondrent. Sans oublier la mutation politique et économique de ce coin des Caraïbes menacé par les tremblements de terre – comme celui d’Haïti à l’ouest de l’île qui poussera Ruth, Domingo et Gaya sur la route en 2010 – et le réchauffement climatique.
Bien plus qu’un hommage à cette communauté et à cette histoire qui aurait sans doute disparu dans les plis de l’Histoire, Catherine Bardon nous offre une formidable leçon de vie. Elle a en quelque sorte mis en scène la citation d’Henry Longfellow proposée en épilogue «… nous aussi pouvons rendre notre vie sublime, et laisser derrière nous, après la mort, des empreintes sur le sable du temps.»

La saga
Les déracinés (2018), L’Américaine (2019), Et la vie reprit son cours (2020), Un invincible été (2021)  
   

Les personnages
LES ROSENHECK :
Wilhelm est né à Vienne en 1906. Ses parents, Jacob et Esther, sont décédés pendant la Shoah. En 1935 il a épousé Almah Kahn (née en 1911). Almah et Wilhelm ont eu un fils, Frederick, en octobre 1936. Ils ont quitté l’Autriche en décembre 1938 et sont arrivés à Sosúa, en République dominicaine, en mars 1940. Leur fille Ruth est née le 8 octobre 1940. Leur fille Sofie, née en décembre 1945, n’a vécu que cinq jours. Wilhelm est mort des suites d’un accident de voiture en juin 1961.
En 1972, Almah a épousé en secondes noces Heinrich Heppner, un ami d’enfance de dix ans son aîné qu’elle a retrouvé en Israël. Elle vit désormais entre Israël et la République dominicaine.
Frederick, le fils d’Almah et Wilhelm, gère l’élevage et la ferme familiale. Il a épousé Ana Maria. Ils ont des jumelles.
Ruth, née en 1940, est le deuxième enfant d’Almah et Wilhelm. Elle fut le premier bébé à voir le jour dans le kibboutz de Sosúa. Après avoir fait ses études de journalisme à New York entre 1961 et 1965, puis une année passée dans un kibboutz en Israël, elle a décidé de vivre à Sosúa où elle a repris le journal créé par son père.

LES SOTERAS :
Arturo Soteras : benjamin d’une riche famille dominicaine d’industriels du tabac de Santiago, il est devenu l’ami de Ruth lors de leurs études à New York où il vit désormais. Il est pianiste et professeur de musique à la Juilliard School.
Domingo Soteras est le frère d’Arturo. Il a épousé Ruth en novembre 1967. Ils ont trois enfants. Gaya, née en 1965 de la liaison de Ruth avec un journaliste américain, Christopher Ferell, mort au début de la guerre du Vietnam. Le premier fils du couple, David, est né en 1968 et le benjamin, Tomás, en 1980.
George Ferell est le grand-père américain de Gaya.

LES GINSBERG :
Myriam est la sœur de Wilhelm. Née en 1913 à Vienne, elle a épousé Aaron Ginsberg, architecte, en mai 1937. Après son mariage, le couple a émigré aux États-Unis. Ils vivent à Brooklyn où Myriam a créé une école de danse. Ils ont un fils, Nathan, né en septembre 1955, qui est danseur étoile dans une compagnie new-yorkaise.

Svenja : Autrichienne d’origine polonaise, psychologue, elle est arrivée à Sosúa en mai 1940 avec son frère Mirawek, juriste. Ils ont quitté Sosúa en juillet 1949 pour s’établir en Israël. Svenja a épousé Eival Reisman, médecin, rencontré dans un kibboutz. Ils vivent à Jérusalem. Mirawek occupe de hautes fonctions dans le gouvernement israélien.

Markus Ulman : né en 1909, il est autrichien. Juriste et comptable, il est arrivé à Sosúa en mars 1941. Il est devenu l’ami de Wilhelm. Il a épousé Marisol, une Dominicaine originaire de Puerto Plata, en mars 1943 et s’est installé définitivement à Sosúa.

Liselotte Kestenbaum : née en 1939, arrivée à Sosúa en décembre 1944 avec ses parents, Lizzie est l’amie d’enfance de Ruth. Ses parents se sont séparés et elle a émigré en 1959 avec sa mère Anneliese aux États-Unis, où elle a mené une vie désordonnée. Elle a rejoint Ruth à Sosúa après une tentative de suicide à New York et a mis fin à ses jours en se noyant en 1979.

Jacobo : c’est le régisseur de la finca des Rosenheck. Sa femme Rosita s’occupe de la maison. Il est le fils de Carmela, une vieille Dominicaine dont Almah a fait la connaissance en mai 1940.

Deborah : fille d’une famille de cultivateurs aisés du Midwest, c’est une amie d’université de Ruth. Elle vit à New York où elle poursuit une brillante carrière de journaliste à la télévision.

La Playlist
Les Déracinés
Igor Borganoff / Dajos Béla: Zigeunerweisen
Czerny: fantaisie à quatre mains
Brahms: danses hongroises
Maria Severa Onofriana: fado
Glen Miller, Billie Holiday, Frank Sinatra, orchestre de Tommy Dorsey, Dizzy Gillespie
Quisqueyanos valientes (hymne national dominicain)
Hatikvah (hymne national israélien)
Luis Alberti y su orquesta: El Desguañangue
Shana Haba’ah B’Yerushalayim, «Next year in Jerusalem »
Anton Karas — Le Troisième Homme — Harry Lime Theme

L’Américaine
Booker T. & The MG’s: Green Onions
The Contours: Do You Love Me
The Ronettes: Be My Baby
Ben E. King: Stand By Me
Roy Orbison: Mean Woman Blues
The Beatles: She Loves You
The Beatles: I Want to Hold Your Hand
The Beatles: Can’t Buy Me Love
Peter, Paul and Mary
The Chiffons, The Miracles
Martha and the Vandellas
Bob Dylan: Only a Pawn in Their Game
Bob Dylan: When the Ship Comes In
Joan Baez: We Shall Overcome
Odetta Holmes: Don’t Think Twice, It’s All Right

Et la vie reprit son cours
Michael Bolton: When a Man Loves a Woman
Dajos Béla: Zigeunerweisen
Scott McKenzie: San Francisco
Pérez Prado: mambo
The Turtles: Happy Together
Beatles: The Fool on the Hill
Cuco Valoy, El Gran Combo de Puerto Rico, Johnny Ventura
Tchaïkovski: Le Lac des cygnes

Un invincible été
Whitney Houston: I Will Always Love You
Mariah Carey: I’ll Be There
Amy Grant: That’s What Love Is For
Michael Bolton: Love Is a Wonderful Thing

Joan Manuel Serrat: Another Day In Paradise
Antonio Machín: El Manisero
Igor Borganoff / Dajos Béla: Zigeunerweisen

Un invincible été
Catherine Bardon
Éditions Les Escales
Roman
352 p., 20,90 €
EAN 9782365695633
Paru le 8/04/2021

Où?
Le roman est situé principalement en République dominicaine. On y voyage aussi aux États-Unis, notamment à New York, Wilmington ou encore Boca Raton ainsi qu’en Israël, à Jérusalem, ainsi qu’aux Galápagos ou encore en Autriche, à Vienne.

Quand?
L’action se déroule de 1980 à 2013.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le dernier volet de l’inoubliable saga des Déracinés: roman de l’engagement et de la résilience, Un invincible été clôture avec passion une fresque romanesque bouleversante.
Depuis son retour à Sosúa, en République dominicaine, Ruth se bat aux côtés d’Almah pour les siens et pour la mémoire de sa communauté, alors que les touristes commencent à déferler sur l’île.
Gaya, sa fille, affirme son indépendance et part aux États-Unis, où Arturo et Nathan mènent leurs vies d’artistes. Comme sa mère, elle mène son propre combat à l’aune de ses passions.
La tribu Rosenheck-Soteras a fait sienne la maxime de la poétesse Salomé Ureña : « C’est en continuant à nous battre pour créer le pays dont nous rêvons que nous ferons une patrie de la terre qui est sous nos pieds. »
Mais l’histoire, comme toujours, les rattrapera. De l’attentat du World Trade Center au terrible séisme de 2010 en Haïti, en passant par les émeutes en République dominicaine, chacun tracera son chemin, malgré les obstacles et la folie du monde.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 


Bande-annonce du roman «Un invincible été» de Catherine Bardon © Production Éditions Les Escales

Les premières pages du livre
« Prologue
Sans un mot, sans un signe, Lizzie s’était dissoute dans l’espace. Ne me restaient d’elle que nos photographies d’enfance, quelques objets fétiches, des souvenirs à la pelle, un lourd fardeau de regrets et une butte face à la mer sur laquelle un grand arbre du voyageur avait emprisonné un peu de son âme dans les plis de son éventail.
Ce fut le jour où je compris que j’étais enceinte que je finis par admettre qu’elle était définitivement partie.
Une disparition pour une nouvelle vie, un malheur pour un bonheur, un regret pour un espoir. Devant cette évidence qui étreignait mon corps, le chagrin relâcha peu à peu son étau.
Je n’avais pas été préparée à endurer l’échec, ni à affronter le malheur. Après la mort de mon père et celle de Christopher, le père de Gaya, c’était la troisième fois que la vie m’infligeait la perte d’un être aimé. J’avais échoué à protéger Lizzie d’elle-même, à me protéger de la souffrance.
J’étais à l’aube de mes quarante ans, la vie palpitait de nouveau en moi et c’était un vertige.
J’avais cru ma famille solidement arrimée et voilà que le destin en décidait autrement.
Je mis longtemps à cicatriser. Tous les miens, Almah, Markus, Heinrich, Arturo, Svenja, et les autres, si loin qu’ils aient été, m’y aidèrent. Domingo, dont j’avais parfois surpris l’œil mélancolique s’attardant à la dérobée sur la porte close, celle de la quatrième chambre qu’il avait voulue pour notre maison, était fou de bonheur.
Pendant ma grossesse, Lizzie occupa souvent mes pensées. Je m’en voulais de n’avoir pas réussi à l’arracher à ses démons, je lui en voulais d’avoir trahi les promesses de notre jeunesse, et, égoïstement, je lui en voulais de m’avoir abandonnée.
Un matin, le bébé me réveilla d’un furieux coup de pied. Mon ventre était distendu, curieusement bosselé, et cela me fit éclater de rire.
Un rire de pur bonheur.
La vie avait repris son cours.

Première Partie
La force de la jeunesse
Quinceañera
Janvier 1980
Ce qui lui plaisait le plus, plus que son absurde robe longue froufrouteuse, plus que sa coiffure aux boucles sophistiquées raides de laque, plus que son diadème, plus que l’énorme pièce montée de choux à la crème commandée par sa mère, c’était que toutes ses amies étaient là. Sur leur trente et un, plus jolies les unes que les autres. Il y avait aussi les garçons, bien sûr, les indispensables cavaliers. Mais par-dessus tout, la présence de son aréopage d’amies, et surtout celle de Gabriela, mettait Gaya en joie.
Pour sa quinceañera, Gaya aurait préféré une fête intime. Sa mère était encombrée par un ventre plus volumineux de jour en jour, Svenja, sa marraine, ne pouvait quitter Israël où Eival luttait contre la tumeur qui colonisait son corps, Nathan qui répétait sans relâche son prochain ballet avait dû décliner l’invitation, Myriam et Aaron viendraient seuls de New York. Mais ses parents avaient tenu à respecter la tradition en faisant les choses en grand.
— Il n’y a qu’une fête des quinze ans, avait déclaré Ruth. Il y aura ça et ton mariage, ma chérie, sans doute les deux plus belles soirées de ta vie. Moi je n’en ai pas eu, à cette époque-là à Sosúa nous ne respections que les traditions juives et allemandes. Alors, fais-moi confiance, nous allons nous rattraper et donner une fête du tonnerre.
— C’est comme le premier bal d’une débutante à Vienne, un moment très spécial, avait ajouté Almah en souriant doucement, et Gaya ne savait pas résister à la fossette de sa grand-mère.
« Le plus bel hôtel de Puerto Plata », avait décidé sans ambages Domingo qui répétait ses pas de valse depuis des semaines et avait commandé un nouveau tuxedo sur mesure pour l’occasion. « J’ai un peu forci, s’excusait-il. Rien n’est trop beau pour ma fille. »
Ils s’y étaient tous mis, la persuadant qu’il n’y avait pas d’échappatoire, et voilà, elle allait devoir les affronter dans cette tenue qui ne lui allait pas du tout. Cette robe qu’elle avait pourtant choisie avec plaisir, une véritable robe de princesse comme dans les contes de fées de son enfance. Pourtant elle la portait maintenant avec résignation et même une pointe de rancune.
*
Gaya redoutait cette cérémonie. Quinze ans. Est-ce qu’on en faisait tout un plat pour les garçons ? On allait lui coller une étiquette sur le front : « Femme, prête à être courtisée, prête à être… consommée. » Absurde ! Elle avait été tentée à maintes reprises de se dérober. Si elle l’avait vraiment voulu, il n’y aurait pas eu de fête. Mais elle aimait trop les siens pour les décevoir. Et puis il fallait rendre les invitations aux fêtes de ses amies et elle ne pouvait être en reste avec Alicia et Elvira, ses cousines. Gaya entrerait dans sa vie de femme par la porte solennelle de la quinceañera. C’était ainsi dans son île. Une obligation familiale, sociale, culturelle, autant que mondaine.
*
Elle était là maintenant, abandonnée aux mains habiles de la maquilleuse qui transformait son visage d’adolescente rebelle en une frimousse de poupée de porcelaine. Gaya se regarda dans la glace. Cette magnifique jeune femme, éblouissante dans sa robe bustier bleu moiré, ces cheveux disciplinés en crans dociles par le fer à friser, ces yeux de biche étirés sur les tempes et ourlés de noir, ces lèvres rehaussées de rouge cerise, c’était elle aussi. Le résultat était tout à fait bluffant. Si on aimait ce genre-là. Elle eut soudain envie de rire. Puis elle ressentit une étrange morsure au creux de son ventre. Elle seule savait toute la duplicité de cette soirée.
Elle sortit de la chambre mise à sa disposition par l’hôtel, telle une actrice de sa loge. Domingo battait la semelle devant la porte, un rien emprunté dans son habit de soirée. C’était l’heure, la reine d’un soir allait faire son entrée en scène. La salle de réception foisonnait de fleurs blanches disposées dans des vases de cristal. Dans un angle, un trio jouait en sourdine. Les portes-fenêtres de la terrasse s’ouvraient sur un vaste jardin. La centaine d’invités était éclatée en petits groupes engagés dans des conversations animées. Les serveurs passaient de l’un à l’autre, les bras chargés de plateaux de coupes de champagne et d’appétissants canapés. Au bras de son père, Gaya s’avança, nerveuse, allure guindée, coups d’œil furtifs à droite et à gauche. Ses yeux croisèrent le regard attendri de sa mère. Quand elle repéra sa grand-mère qui lui adressa un clin d’œil complice, elle esquissa un sourire soulagé. Elle avait retrouvé son inconditionnelle alliée.
*
Après le dîner servi en grande pompe, on alluma solennellement les quinze bougies de la pièce montée, il y eut un toast cérémonieux, puis Gaya ouvrit le bal au bras de Domingo. Les yeux brillants de fierté, il s’en tira très bien. Almah se fit la réflexion que son gendre avait fait des progrès depuis son mariage, même si sa valse était un peu chaloupée pour les standards autrichiens.
Les danseurs s’étaient empressés auprès de Gaya. Son oncle Frederick, Arturo son parrain, Markus, Heinrich, George, son grand-père américain qui n’aurait manqué sa fête pour rien au monde, Aaron son grand-oncle, les frères de son père, tous, ils l’avaient tous fait valser. Jusque-là elle avait tenu le coup. Puis on était passé au be-bop et au merengue, et ça avait été le tour des garçons. Dans les bras de Guillermo, le frère d’une de ses amies âgé de vingt ans, Gaya avait piteusement lorgné du côté de Gabriela qui se frottait avec entrain contre un bellâtre au rythme des tamboras. Elle en avait grimacé de dépit. La jalousie lui mordait le ventre. Elle avait alors surpris sur elle le regard appuyé et soucieux d’Almah. Sa grand-mère adorée savait, Gaya en aurait mis sa main au feu. Avec elle, pas de secret qui tienne. Almah avait cette capacité à deviner les individus et tout particulièrement ceux qu’elle aimait. Gaya lui adressa un misérable sourire. Almah l’encouragea d’un signe de la tête, tandis que Guillermo resserrait son étreinte. Quel lourdaud ! Mais qu’est-ce qu’il croyait ? Gaya, qui n’avait qu’une envie, embrasser les lèvres roses de Gabriela, se résigna à subir son danseur jusqu’à la dernière mesure.
Les flashs du photographe éblouissaient tout le monde. Son frère, David, chahutait avec d’autres petits garçons. Ses copines se déhanchaient et flirtaient. Les adultes potinaient et le champagne coulait à flots. Rien à redire, c’était une belle soirée, vraiment très réussie.
Gaya eut soudain une envie de petite fille, se réfugier dans les bras de son père. Elle le chercha des yeux dans la foule. Ses parents dansaient, étroitement enlacés. Ruth, plantureuse et magnifique dans une longue robe noire largement décolletée dans le dos, avait posé sa tête sur l’épaule de Domingo, un peu raide dans son tuxedo neuf. Serré entre eux, son gros ventre. Il n’y avait pas à dire, ses parents en jetaient. Un doux sourire flottait sur les lèvres de sa mère. Ruth murmura quelque chose à l’oreille de son mari qui embrassa ses cheveux. Ils semblaient plus amoureux que jamais. Gaya sentit son cœur se dilater et une bouffée de reconnaissance l’envahit. Elle était heureuse pour eux et se sentait rattrapée par les ondes bienfaisantes de leur amour. Plus loin, Almah, infatigable, et dont la mauvaise jambe n’était plus qu’un lointain souvenir, valsait avec une grâce exquise au bras d’Heinrich. Ces deux-là connaissaient les pas et eux aussi avaient belle allure, et aussi quelque chose de plus… aristocratique que le reste de l’assistance. Une interrogation traversa l’esprit de Gaya : Almita avait-elle valsé à son propre bal des débutantes à Vienne ? De quelle couleur était sa robe ? Avait-elle un carnet de bal dans lequel s’inscrivaient ses cavaliers ? Sa grand-mère avait bien évoqué ce bal, mais elle ne le lui avait pas raconté en détail. Gaya se promit de l’interroger. Vienne et son bal des débutantes, ça devait avoir une autre allure que Puerto Plata et ses quinceañeras, puis cette pensée s’évapora, tandis que ses yeux se posaient sur son oncle. Frederick fumait un cigare, le bras autour des épaules d’Ana Maria, les inséparables jumelles en tenue de princesse jouaient les mijaurées, roulant des yeux, se mordant les lèvres, sous les regards ébahis de deux prétendants. Son cousin, Nathan le magnifique, comme elle l’appelait en secret, qui lui avait fait la surprise de débarquer in extremis, observait attentivement les danseurs, les yeux plissés, indifférent aux regards admiratifs de la gent féminine ; on lorgnait vers lui, on se poussait du coude, il était la célébrité de la famille, il avait même fait la une de Vanity Fair. Myriam, la sœur de son grand-père Wil, papotait avec son mari en martelant de son pied le sol au rythme de la musique ; on sentait que ça la démangeait furieusement, mais les rhumatismes d’Aaron avaient mis un terme à ses piètres talents de danseur. À les voir, tous réunis pour la fêter, Gaya se dit qu’elle avait de la chance, une chance incroyable même. Elle avait une famille formidable, certes un peu excentrique, un peu de bric et de broc et éparpillée dans le monde, mais vraiment formidable.
On tapota son épaule. Gaya se retourna et sourit franchement. C’était Arturo, son oncle et parrain, Arturo le gringo, comme on le surnommait depuis son installation aux États-Unis. Il avait fait spécialement le voyage depuis New York pour assister à sa fête. Avec Arturo, elle se sentait bien, vraiment bien, comme si une étrange fraternité les liait l’un à l’autre.
— C’est ton grand jour. Tu t’amuses ?
— Franchement ? Non !
— Oh Gaya, quelle rabat-joie tu fais ! Moi je m’amuse. Vraiment. Elle est très réussie ta fête.
Dans ses yeux bruns, elle lut qu’il la comprenait.
— Tiens, on va encore trinquer, décida-t-il en attrapant au vol deux coupes de champagne sur le plateau d’un serveur qui passait devant lui.
— Si je continue comme ça, je vais être ivre morte et ça va jaser !
— Si tu te soucies de ce que les gens pensent de toi, tu seras toujours leur prisonnière ! Lao Tseu, un philosophe chinois.
— Tu as raison, je m’en fiche, approuva Gaya en éclusant sa coupe.
— Allez viens, on danse, avant qu’on nous mette des charangas et des guajiras pour faire plaisir aux vieux, ou pire, le Manisero de ta mère !
Gaya se laissa aller dans les bras d’Arturo et entama avec entrain son meilleur be-bop de la soirée.
*
Almah regardait l’assistance, pensive, un sourire énigmatique flottant sur ses lèvres. Comme les liens familiaux étaient surprenants. Comme ils les reliaient les uns aux autres subtilement et d’étrange façon, trouvant des voies inattendues. Comme chacun avait trouvé sa juste place dans l’échiquier. Comme sa magnifique famille l’émerveillait. Heinrich dansait avec Myriam. Almah laissa échapper un petit rire involontaire en se souvenant qu’autrefois Wil avait vainement essayé de les caser ensemble, pour se débarrasser de son rival. C’était loin, et pourtant c’était hier. Comme le temps a passé, songea-t-elle.
— Toi, je sais à quoi tu penses !
Markus venait de se matérialiser à son côté.
— Vraiment Markus ? Dis-moi !
— Tu peux être fière, tu es l’âme de cette tribu, Almah, tu en es la racine première. Avais-tu imaginé cela en débarquant ici avec ta petite valise il y a presque quarante ans ?
— Eh bien… oui ! Dans mes rêves les plus fous, j’avais secrètement espéré quelque chose qui ressemblerait à ça…
— Eh bien, te voilà comblée ! Si tu savais à quel point cela me rend heureux.
Almah ne répondit pas, c’était inutile. La générosité, la bienveillance de Markus à son égard n’avait jamais, au grand jamais, été prise en défaut, et elle en remerciait le ciel chaque jour, avec un petit pincement au cœur en pensant que Markus n’avait pas eu sa chance.
*
De loin Gaya repéra Gabriela. Affalée sur une banquette, pantelante après un merengue endiablé, elle tentait de s’éventer d’un gracieux mouvement des mains. Gaya traversa la salle en priant de ne pas subir d’abordage. Elle se laissa tomber près de son amie, remarquant la sueur qui perlait sur les ailes de son nez et dans son décolleté. Elle regarda avec tendresse ses joues rouges, ses tempes moites, les petites mèches folles échappées de son chignon que la chaleur collait à sa nuque. Baissant le nez, Gabriela souffla dans son encolure et Gaya en fut troublée. Gabriela releva la tête et, avec un sourire complice, elle lui prit la main et l’entraîna sur la terrasse dans un frou-frou de robes longues. Accoudées côte à côte à la rambarde qui surplombait le jardin, elles restèrent un moment silencieuses, à contempler le ciel piqueté d’innombrables points lumineux, dans la lueur opaline de la lune. Gaya devinait le sourire de son amie dans l’ombre. Gabriela tourna vers elle un visage extatique, son regard brillait.
— Ne bouge pas, je reviens !
Une minute plus tard, elle était de nouveau là, deux coupes dans les mains. Elle en tendit une à Gaya et d’une voix joyeuse, rendue légèrement traînante par l’alcool :
— À nos quinze ans ! À notre vie qui commence !
Elles firent tinter leurs coupes de champagne l’une contre l’autre. Et ce fut à cet instant-là, précisément, que quelque chose éclata dans la tête et dans le cœur de Gaya. Elle comprit qu’elle ne serait jamais comme Gabriela. Ni comme elle, ni comme les autres. Sa vie ne commençait pas aujourd’hui, sa vie qui avait déjà bien sinué pendant ces quinze premières années. Et surtout, elle refusait de se définir à partir de ce ridicule rituel de passage. C’était un refus viscéral, presque un dégoût. Non, sa vie ne commençait pas aujourd’hui, et surtout sa vie ne serait pas régie par les codes des autres. Elle se battrait contre ça, seule contre tous s’il le fallait. C’était vital, sinon elle en crèverait. Sa quinceañera, au lieu de la faire rentrer dans l’ordre, lui intimait d’en sortir. Au lieu de lui montrer la voie, elle lui ouvrait une autre route.
Gaya leva des yeux résignés sur Gabriela, cette amie d’enfance qu’elle avait adorée, et comprit qu’elle venait de pousser une porte qu’elle ne pouvait franchir que seule, et qu’elle devait laisser son amie sur le bord du chemin, derrière elle.
*
Et voilà, Gaya, ma petite sauvageonne, entrait dans le monde des adultes. Comme la mienne, son enfance de liberté avait fait d’elle une fille aventureuse, résistante, endurante et combative. Gaya et son charme d’animal sauvage, sa brusquerie de garçon manqué, ses extravagances de tête brûlée, son regard farouche d’adolescente en colère, ses jambes musclées habituées à courir le campo, ses seins trop ronds, cette poitrine apparue tardivement dont je savais qu’elle l’encombrait inutilement, Gaya et sa détermination qui pouvait virer à l’entêtement, voire à la rébellion, Gaya et ses contradictions que je percevais intuitivement sans qu’elle s’en fût jamais ouverte à moi.
Dans ce pays où une fille est une femme à quinze ans, moi, Ruthie, j’étais devenue une vieille maman. Le bébé cabriolait dans mon ventre rebondi, me rappelant à l’ordre. J’avais l’interdiction de me sentir vieille, pour lui je devais être la plus tonique des mamans. Malgré mes quarante ans.
Je soupirai d’aise en regardant nos invités s’amuser. La fête était réussie et, dès demain, nous allions passer quelques jours bien mérités juste entre nous.

Un sérieux gaillard
Juillet 1980
3,9 kg, 52 centimètres.
Tomás.
De mes trois enfants, c’était le plus costaud, le plus grand et celui dont la naissance avait été la plus aisée, bien qu’il se fût attardé une semaine au-delà du terme au chaud de mon ventre. Alors qu’avec ma quarantaine j’avais redouté un accouchement difficile et, pire, la césarienne quasi automatique dont les Dominicains étaient si coutumiers, par souci d’efficacité, de rapidité, par désinvolture.
« C’est parce que tu es rompue aux maternités ! » avait souligné Domingo que j’avais supplié de tout faire pour m’éviter cet acte chirurgical que je jugeais barbare quand il n’était pas absolument nécessaire. Combien de Dominicaines, telle Ana Maria, ma propre belle-sœur, se voyaient affublées d’une horrible balafre qui courait du nombril au pubis, simplement parce que les médecins ne voulaient par s’embarrasser des longueurs d’un accouchement. Mais j’avais eu droit à la meilleure clinique privée de Puerto Plata et aux soins attentifs de mon mari.
Avec quelques difficultés et force câlineries, j’avais réussi à le convaincre de rester dans l’expectative quant au sexe de notre enfant. Je voulais une surprise, nous avions déjà une fille et un garçon, alors qu’importait de savoir, et jusqu’au dernier moment j’avais tenu bon.
Domingo n’était pas peu fier de son second fils.
Car avec Tomás nous flirtions avec les standards de la famille dominicaine, trois enfants c’était un minimum pour tout chef de famille qui se respectait. Moins que ça, on soupçonnait un empêchement ou une discorde du couple et on vous jetait des regards de commisération.
Côté grands-parents Soteras, on était heureux d’agrandir la tribu familiale, il fallait maintenant trois mains pour compter les petits-enfants.
Almah était déjà folle de ce gros bébé, potelé et rieur. « Ce sera un bon vivant et un sérieux gaillard, j’en mets ma main au feu, pas vrai Tomás ? » s’extasiait-elle en frottant son nez contre celui, minuscule, de son cinquième petit-enfant. Dès le lendemain de sa naissance, elle lui avait noué autour du cou la perle d’ambre qui éloignait le mauvais œil. J’avais approuvé d’un sourire, même si je n’accordais aucun crédit à cette croyance du campo, pas plus que Domingo qui ne s’y était pas opposé, soucieux de ne pas froisser Almah.
Perdue dans les tourments de l’adolescence et absorbée par ses projets d’avenir, Gaya ne prêtait au bébé qu’une attention polie. Je regrettais secrètement qu’elle ne fût pas plus câline, pas du genre à pouponner et que le sort des animaux semblât lui importer plus que celui du nouveau-né. Mais ma fille était ainsi faite et je n’avais pas souvenir, moi non plus, d’avoir traversé l’adolescence comme un long fleuve tranquille.
Quant à David, élevé au milieu d’un trio de filles et d’ordinaire si réservé, il avait du mal à contenir sa joie d’avoir enfin un petit frère. Son unique préoccupation était qu’il grandisse au plus vite pour en faire son compagnon de jeu.
Le seul chez qui je notais comme une légère fêlure, bien qu’il l’eût nié la tête sur le billot, était Frederick. Mais je connaissais mon frère. Mon frère, qui en son temps avait tant espéré un fils, s’était résolu, non sans une once de regret, perceptible bien qu’il l’eût toujours tue, à l’idée de devoir céder la gestion de l’élevage à ses neveux, seule descendance masculine de la famille. Car à seize ans, Alicia et Elvira, ses jumelles, formaient des projets de vie qui les éloignaient radicalement de notre terre rustique, décoration d’intérieur pour l’une, styliste pour l’autre, si possible en Floride, et bien évidemment ensemble.
Nous fêtâmes la naissance de Tomás de façon tout à fait païenne, avec de sérieuses agapes dont la pièce maîtresse fut un cabri rôti tout droit venu des prés salés de Monte Cristi.
« Il va falloir se calmer, commenta Almah, si nous continuons à enchaîner les réunions de famille à cette cadence infernale, mon tour de taille n’y résistera pas ! »

Un choc violent
15 décembre 1980
C’était un pacte tacite : le téléphone pour le tout-venant, les lettres pour les échanges intimes et nourris. Je relisais des bribes de la lettre d’Arturo datée du 9 décembre et reçue le matin même.
… Est-ce qu’on est déjà vieux quand on voit partir les idoles de sa jeunesse ?…
… L’assassinat de Lennon a été un choc violent, pour sa brutalité, son absurdité…
… Avait-il vraiment trahi son message de paix et de fraternité entre les hommes ?
… Le Dakota Building est devenu un lieu de pèlerinage, le trottoir est jonché de fleurs…
… J’ai le sentiment que se referme une période de ma vie, une période heureuse qui a commencé sur le pont d’un bateau en provenance de Saint-Domingue par une rencontre avec une jeune fille qui m’avait surnommé « Vous pleurez mademoiselle »…
… Il est grand temps pour moi de prendre ma vie à bras-le-corps et de lui donner une nouvelle impulsion…
… Je m’encroûte dans mon académie de musique et j’ai l’impression d’y moisir lentement…
… je manque cruellement d’inspiration…
… En même temps, je manque cruellement du courage d’entreprendre qui te caractérise, ma Ruthie…
Comme celle des notes, Arturo possédait la magie des mots. Chacune de ses lettres que je conservais religieusement me plongeait dans un océan d’émotions. Il avait le chic pour ça. Comme à chaque fois, des souvenirs me submergèrent.
Arturo et moi en balade sur les rives du lac George, lors de lointaines vacances dans les Adirondacks. Marilyn Monroe venait de mourir. Arturo m’avait fait tout un sketch, à son habitude il en faisait vraiment des tonnes, se disait même en deuil. À l’époque je m’étais gentiment moquée de lui. Mais aujourd’hui je partageais son émotion et celle de toute une génération sidérée par l’absurdité d’un geste assassin que personne ne comprenait et qui nous privait d’un des musiciens mythiques qui avaient accompagné notre jeunesse. Je nous revoyais au premier concert américain des Beatles avec Nathan, les billets obtenus à prix d’or, Gaya déjà là, minuscule promesse de vie en moi. Je secouai la tête pour chasser ces fantômes. Plus de quinze années avaient passé.
Je sentais dans les mots d’Arturo une sorte de nostalgie douce-amère, comme empreinte de désillusion. Mais aussi, enfouis derrière, sourdaient les prémices d’un nouvel envol qui hésitait encore. Malgré mes encouragements incessants, Arturo n’avait jamais franchi le pas. Il ne se plaignait jamais et prétendait se plaire dans sa fonction de professeur de musique et de révélateur de talents. Mais je savais qu’au fond son ambition était ailleurs et que, dans ses rêves les plus fous, miroitaient les feux de la rampe. Composer et interpréter ses œuvres devant le parterre du Radio City Music Hall, ou quelque chose dans ce genre, voilà ce qui l’aurait comblé.
Il y avait bien eu des embryons, des frémissements avec, par le biais d’un de ses amis, une commande de musique pour une comédie romantique prometteuse qui s’était contentée de faire un flop commercial. Il avait aussi travaillé pour des agences de publicité, mais il n’était pas fier de ces ouvrages besogneux qui consistaient à mettre en musique des maux du marketing et qu’il jugeait indignes de son talent sans oser le dire, de peur de paraître prétentieux. Et pourtant, Arturo était doué. Un musicien inventif, délicat, plein d’imagination. Il y avait quelque chose de magique quand ses doigts déliés couraient sur le clavier. Mais il n’avait pas la pugnacité nécessaire pour émerger dans cet univers ingrat où les relations comptaient au moins autant que le talent, il ne savait pas cultiver ces fausses amitiés, et surtout il n’avait pas suffisamment foi en lui-même. Il lui manquait un élan et j’étais bien en peine de deviner quel pourrait être le tremplin, le déclencheur, qui lui permettrait de naître enfin à ce destin de compositeur-interprète que je pressentais pour lui, et dont je souhaitais de toute mon âme qu’il voie le jour.
Et puis il y avait autre chose. Arturo n’était pas heureux en amour. C’était bien le seul domaine sur lequel il ne se confiait pas à moi. À de vagues allusions, je devinais des liaisons sulfureuses, dominées par le sexe et peu épanouissantes, des emballements généralement éphémères qui le désenchantaient chaque fois un peu plus. J’espérais de tout mon cœur qu’il rencontre l’âme sœur, et sur ce terrain, là aussi il piétinait. Bon joueur, ingénu, il affichait toujours un optimisme de façade qui décourageait de plus amples investigations de ma part. Je savais, car il me l’avait dit un jour, qu’il enviait notre bonheur et notre parfaite entente à Domingo et moi. Je savais aussi qu’il désespérait de jamais rencontrer pareille chance. Et cela me broyait le cœur.
Comme les précédentes, sa lettre alla rejoindre ses semblables dans le petit coffret de caoba où je conservais notre correspondance. Et comme pour les précédentes, je m’attelai avec délices à une réponse. C’était un exercice que j’aimais par-dessus tout. Une feuille de papier vierge, mon vieux stylo-plume de Bakélite. Je les écrivais en secret, un peu comme une adolescente cache sa correspondance amoureuse, car Domingo aurait bien pu se moquer gentiment de moi. Ou pire Gaya, un peu plus férocement. Seule Almah, me semblait-il, aurait pu vraiment me comprendre. J’avais l’impression que ces échanges épistolaires nous reliaient à un monde révolu, celui des longues correspondances littéraires d’autrefois de ces poètes, de ces grands voyageurs que j’aimais lire.
Chaque fois que j’écrivais à Arturo, et ça ne m’arrivait qu’avec lui, je sentais une fièvre s’emparer de moi, un élan me propulser. Et je me disais que, oui, j’aimais écrire, j’aimais choisir le mot juste, l’adjectif lumineux, l’adverbe astucieux, agencer l’ordonnance des termes, utiliser ces signes de ponctuation déconsidérés. Je réfléchissais à chaque phrase, je voulais qu’elle exprime au plus juste ce qui était tapi au fond de moi. Nul doute que j’y mettais bien plus de cœur qu’à la rédaction de mes articles, même les plus excitants. Écrire à Arturo, c’était mettre mon âme à nu, mon cœur noir sur blanc, et je savais qu’en me lisant il en avait l’intuition intime. Car dans le tourbillon de nos vies il y avait la permanence rassurante de notre relation, qui jamais ne s’essoufflait. Je vérifiai avec de douces pressions que la pompe de mon stylo n’était pas grippée et je sortis mon beau vélin, lisse et doux, sur lequel ma plume glissait comme sur de la soie.
Querido Arturo…

Une greffe improbable

Avril 1981
Extrait de La Voix de Sosúa
Nous sommes heureux et fiers d’annoncer la création de la paroisse israélite de Sosúa « Kehilat Bnei Israel ».
La nouvelle paroisse est organisée en une fondation dont tous les pionniers arrivés dès 1940 d’Allemagne et d’Autriche et résidant à Sosúa, leurs familles et leurs descendants sont membres. Elle se chargera désormais du fonctionnement et de l’organisation des services et des fêtes religieuses. Tous les frais de la paroisse, ainsi que l’entretien de la synagogue et du cimetière, seront pris en charge par Productos Sosúa, la prospère coopérative laitière dont la renommée n’est plus à faire et dont les produits sont distribués dans tout le pays. Mazel Tov!
Mon court article était illustré d’une photographie de notre synagogue, magnifique de simplicité sous les rayons d’un soleil rasant de fin de journée, un véritable projecteur qui l’illuminait comme une star. Je n’avais pas voulu en faire trop. Tous ceux qui étaient concernés au premier chef connaissaient la nouvelle. Ils avaient âprement milité, Almah en tête malgré son sens tout relatif de la religion, pour cet aboutissement que nous avions fêté comme il se doit, par un sérieux festin.
Je m’étais donc contenté d’un faire-part de naissance factuel. La nouvelle paroisse était la concrétisation de notre enracinement heureux, une greffe improbable entée dans les cassures de l’Histoire, quand une poignée d’émigrants juifs, arrivés d’Allemagne et d’Autriche début 1940, avaient choisi de rester dans cette terre caraïbe et d’y faire souche.
Une greffe qui, contre toute attente, avait merveilleusement pris.
Même ceux qui, comme moi, étaient éloignés des choses de la religion n’avaient pu rester insensibles à cet accomplissement symbolique. Comme l’avait prophétisé Almah, nous étions bien les premiers maillons d’une nouvelle espèce hautement exotique : Homo dominicano-austriaco-judaicus.

De la bonne graine de capitalistes
Juin 1981
Huit kilomètres entre canneraies et mer turquoise. C’était la distance qui nous séparait de l’aéroport international Gregorio-Luperón de Puerto Plata. Balaguer avait tenu sa promesse de désenclaver notre région. Une route côtière flambant neuve nous reliait désormais au reste du pays. Un long ruban d’asphalte courait de Puerto Plata à Nagua, remplaçant l’ancienne piste poussiéreuse, truffée d’ornières et de nids-de-poule. Et au bord de cette route, le nouvel aéroport d’où l’on pouvait s’envoler pour Miami, New York, Montréal et même l’Europe.
Un Balaguer à moitié aveugle coupa le ruban au son de Quisqueyanos valientes exécuté avec plus d’entrain que de maestria par l’orphéon municipal. Une délégation de Sosúa fut bien sûr invitée et j’en étais. C’était un grand jour et j’en rendis largement compte dans les colonnes de La Voix de Sosúa.
Frederick se frottait les mains et avec lui tous les propriétaires terriens de la région. La tarea allait flamber, comme il le prédisait depuis des années avec ce que j’avais en mon for intérieur baptisé « son petit air de supériorité sans vouloir y toucher » qui m’agaçait tant. On avait suffisamment moqué ses investissements, ils allaient enfin lui donner raison. Les milliers de tareas qu’il avait achetées pour une bouchée de pain dans la région de Río San Juan, de bonnes terres grasses et herbues pour nos vaches laitières, allaient prendre de la valeur. Sans compter notre finca de Sosúa et nos édifices du Batey. Mon frère traversait désormais la vie avec le sourire satisfait de qui se sait conforté dans ses convictions par la tournure des événements.
Depuis l’annonce de l’ouverture du projet, dix-huit mois auparavant, Frederick caressait l’idée de bâtir un grand hôtel en surplomb de la partie est de la baie, à l’emplacement d’anciennes maisons de pionniers : il voulait être prêt à accueillir les touristes qui, à l’en croire, n’allaient pas tarder à affluer par charters entiers. Dans cet objectif, il avait créé une société, Sosúa Properties CXA, dont chaque membre de la famille était actionnaire. Il était sûr que le développement de la région ferait de nous des gens riches, si nous avions le cran d’aller de l’avant, sans rester à la traîne des autres pays et des îles voisines. « Nous devons prendre exemple sur la Martinique et Saint-Martin », s’enflammait-il.
« La famille Rosenheck-Soteras, de la bonne graine de capitalistes », raillait Almah qui ajoutait : « Nous n’avons vraiment pas besoin de ça pour être heureux, pas vrai ? » Et je voyais une lueur fugitive de nostalgie passer dans son regard bleu.
À Puerto Plata aussi les investisseurs s’activaient. Un ambitieux complexe touristique baptisé Playa Dorada – une dizaine d’hôtels de luxe aux normes internationales, restaurants, galerie marchande, parcours de golf – sortait de terre.
Était-ce un bien pour un mal ?
Almah était une des rares à émettre haut et fort des réserves quant au bien-fondé de ces développements. « Nous allons vendre notre âme au diable », clamait-elle à qui voulait l’entendre. Frederick temporisait « Le tourisme n’est pas le diable, loin de là ! Outre des ressources, ce sont aussi des emplois. C’est quand même autrement plus glorieux pour notre pays que les remesas! » Mais Almah craignait de voir son paradis dénaturé, défiguré, et surtout envahi. Elle n’avait pas tort. L’avenir lui donnerait raison en déversant sur nos plages des hordes de touristes en bermuda, bikini et tongs, luisants d’huile solaire, qui viendraient se pavaner sur des transats, achèveraient de saper nos pilotillos en grimpant dessus, pilleraient nos récifs de corail, effraieraient nos lamantins, obligeraient les pêcheurs à naviguer toujours plus au large pour rapporter du poisson, ruinant à jamais le charme bucolique de notre paradis terrestre. Le visage de notre côte en serait à jamais bouleversé. Tout cela nous pendait au nez, mais nous ne suspections pas encore la violence du raz de marée à venir.
Frederick avait raison sur un point essentiel, l’économie du pays, encore considéré comme proche du tiers-monde, avait bien besoin de la manne des devises du tourisme. Comme Domingo et Markus, il y voyait une véritable opportunité de nous sortir du marasme économique dans lequel nous nous enlisions depuis de nombreuses années.
Il fallait reconnaître que notre région, et plus largement notre pays, possédait largement de quoi prétendre au titre d’Éden balnéaire : un climat idéal, un soleil toujours bienveillant, des plages magnifiques, une mer sage, des habitants accueillants. Juste derrière les Canadiens, les premiers Européens à débarquer furent les Allemands. Leur arrivée n’avait rien d’un mystère.

Der Spiegel
Juin 1981
Signe évident que nous sortions de l’ombre, quelques mois après l’inauguration de l’aéroport, je reçus un coup de téléphone d’Allemagne. Un journaliste de l’hebdomadaire Der Spiegel s’invitait chez nous. Notre histoire, ou plutôt celle de Sosúa, l’intéressait. En tant que «confrère» – je notai une nuance très perceptible de condescendance dans ses intonations –, il me contactait pour que je l’aide à planifier son reportage, comme un «fixeur» se plut-il à me préciser, fier de son jargon. Je restai sur la réserve, ne sachant comment ceux que nous appelions entre nous les pionniers réagiraient. Jusque-là, ils s’étaient complu dans la discrétion, ne faisant guère parler d’eux au-delà de nos cercles familiaux respectifs. Le destin de notre colonie n’avait guère fait de vagues, une minuscule anecdote de la Seconde Guerre mondiale qui en comptait d’autrement plus spectaculaires, un fragment d’histoire de la Shoah au dénouement heureux.
J’en parlai à Markus et Almah. Je ne voyais qu’eux pour répondre favorablement à une telle demande et, le cas échéant, convaincre leurs compagnons de la première heure. Nous convoquâmes une réunion du premier cercle, soucieux de savoir comment les anciens allaient prendre cette démarche. Les avis étaient tranchés. Certains avaient la rancune tenace et presque tous récriminaient, qui avec violence, qui avec amertume, qui avec finesse :
— Un Allemand ! Il ne manque pas de toupet.
— On ne les intéressait pas tant que ça, il y a quarante ans.
— Pas question de jouer les curiosités exotiques !
— Je parie qu’il est de mèche avec une agence de tourisme qui va nous en envoyer des troupeaux !
— De toute façon, objectai-je, s’il veut faire un reportage, on ne peut pas l’en empêcher.
— Alors autant l’encadrer pour qu’il n’aille pas raconter n’importe quoi sur nous, répliqua Almah.
— Oh, on les connaît les journalistes ! la coupa Josef Katz qui, se rendant compte trop tard de sa bourde, me lança un œil penaud.
— Lui serrer la vis, Ruthie, tu vas devoir lui serrer la vis ! renchérit Alfred Strauss.
— Et nous n’avons absolument pas à rougir de ce que nous sommes devenus, souligna Markus.
— Bien au contraire ! s’exclama Almah.
— Si ce journaliste a besoin de témoignages, nous nous y collerons Almah et moi, en veillant au grain, décida Markus dont je connaissais l’attention pointilleuse. Et toi, Ruthie, tu serviras de garde-fou. Le moment venu, je te laisserai la vedette, Almah, si tu en es d’accord, je ne tiens pas particulièrement à être sur le devant de la scène. Si tu ne vois pas d’inconvénient à ce que ta femme joue les vedettes, ajouta-t-il en se tournant vers Heinrich.
Celui-ci se contenta d’incliner la tête en signe d’approbation. Cette histoire n’était pas la sienne. Puis se ravisant, il glissa un sourire ironique en direction d’Almah :
— Ce ne sera pas la première fois, et sans doute pas la dernière non plus, n’est-ce pas ma chère ?
— Je ne vois pas du tout à quoi tu fais allusion, mon cher, lui rétorqua Almah avec un clin d’œil. D’accord Markus, faisons comme ça, ajouta-t-elle enthousiaste, si cela convient à tout le monde.
Nous étions tous d’accord. Et je sentais ma mère ravie de l’occasion qui lui était donnée de se raconter et de revivre l’odyssée de sa jeunesse.
*
Accompagnée d’Almah, j’allais accueillir Dieter Müller dans notre nouvel aéroport. Nous le reconnûmes immédiatement, la trentaine, grand, blond, pâle de peau, il portait un gilet de reporter multipoche et un sac de photographe jeté sur l’épaule. « Une caricature d’Aryen doublée d’un journaliste de bande dessinée », me souffla Almah en catimini en enfonçant un coude dans mes côtes. Je retins un éclat de rire.
Dès la première poignée de main, franche, chaleureuse, je pris Dieter en sympathie et je crois bien qu’Almah aussi. Il était bien trop jeune pour avoir connu la guerre, ce qui cloua le bec des râleurs et des revanchards. Son âge et son sincère intérêt à notre endroit balayèrent les réticences que sa démarche avait pu faire naître. Nous lui avions offert l’hospitalité à la finca, qui comptait désormais quatre bungalows pour les amis, comme nous appelions les petites dépendances que nous avions construites au fur et à mesure que la famille s’agrandissait.
Almah entraîna Dieter à cheval à l’assaut des lomas, lui ouvrit les portes de notre cimetière, celles de la synagogue que nous n’utilisions plus que pour les grandes occasions, et celles, plus intimes, de nos albums de photographies. Il y eut des repas joyeux, des expériences culinaires – Dieter découvrit le mangú et la Sachertorte à la mangue, une curiosité métisse de Rosita, parfaite illustration de notre culture hybride –, des chevauchées fantastiques, un bain de nuit, des séances d’observation des étoiles et de longues, très longues conversations.
*
Le dernier soir avant le départ de Dieter, nous nous balancions mollement dans les mecedoras de la terrasse en sirotant un rhum au gingembre.
— D’où vous vient cet intérêt pour notre communauté, Dieter ? Car je sens bien que vous n’avez pas tout dit.
Almah fixait le journaliste avec un regard inquisiteur. Son intuition ne la prenait jamais en défaut. Sous son hâle tout frais, le rouge monta aux joues de Dieter et une ride qui n’était pas de son âge se dessina sur son front. Il était manifestement dérouté d’avoir été percé à jour. Quand il prit la parole, son ton était grave :
— Mon père avait dix-huit ans en 1938. Il a fait partie des Jeunesses. Il a placardé des écriteaux dans les parcs, les tramways et les bains publics. Il a défilé le bras levé, il a peint des étoiles de David sur des vitrines… Il a eu le temps de s’en repentir, bien avant de mourir d’un cancer. Mais c’est une tache indélébile.
Il y eut un silence gêné. Un ange passa. Dieter se racla la gorge et d’un ton plus léger, avec un enthousiasme un peu forcé :
— Il ne faudrait pas croire que c’est pour racheter ce qu’a fait mon père dans sa jeunesse, ou quelque chose de cet ordre-là. Non. Mais depuis toujours j’éprouve à l’endroit des histoires d’émigrés un intérêt sincère. Cette réinvention des vies me bouleverse. C’est quelque chose qui a à voir avec la grandeur de l’homme. Qui plus est la vôtre, dans les conditions que l’on sait.
Il secoua la tête comme pour chasser de vieux démons et son regard s’attarda sur Almah comme s’il attendait une sorte d’absolution. Elle acquiesça. Dieter reprit, comme soulagé :
— Jamais un reportage ne se sera révélé plus aisé et plus plaisant à réaliser. Vraiment, je ne sais pas comment vous remercier pour votre accueil et votre hospitalité. Ce n’était pas une enquête, c’étaient de vraies vacances !
— Nous sommes comme ça, nous les Juifs dominicains ! plaisanta Almah.
— Nous les Dominicains, la corrigeai-je.
— Faites-nous donc un bel article, racontez ce que vous avez vu, ce que vous avez ressenti, et dites-leur bien qu’ils ne nous manquent pas, ajouta Almah.
— N’êtes-vous jamais retournée en Autriche ? demanda Dieter, et je sentis que cette question lui brûlait les lèvres depuis longtemps.
C’était un sujet tabou, un des rares qui existât entre ma mère et moi. Chaque fois que je tentais de la questionner, que j’évoquais l’éventualité d’un voyage dans le pays de son enfance, un voyage que j’aurais tant aimé faire avec elle, elle se refermait comme une huître. À mon grand regret, cela semblait sans appel.
— Non !
Le ton d’Almah était ferme et catégorique. Une fin de non-recevoir. Comme de juste.
— En avez-vous eu l’envie ?
— Non ! réitéra Almah. L’Autriche ne me manque pas. Mon pays, c’est cette île depuis très longtemps. Un pays dans lequel je n’ai jamais cessé d’être en exil, mais un pays hors duquel, n’importe où, je serais en exil.
Almah laissa Dieter méditer sa formule quelques secondes. Il ne pouvait que partiellement en appréhender la signification, ne connaissant pas les morts de ma mère, ni ceux de Vienne, ni ceux qui la liaient à cette île.
— Sacré paradoxe, hein ? le nargua-t-elle. Et je vous assure, mon cher Dieter, que malgré les soubresauts de la politique, malgré la corruption rampante, malgré les problèmes sociaux, nous sommes très bien ici. Infiniment mieux que dans cette vieille Europe qui ne cesse de lécher ses plaies.
— Vous avez raison. Ma génération a été élevée sous la chape de la culpabilité. Nous avons reconsidéré l’histoire en long, en large et en travers.
— Ce qui n’empêche pourtant pas certains de nier l’évidence.
— Vous voulez parler des révisionnistes ? On a affaire à une bande de fanatiques totalement aveuglés et qui plus est limités intellectuellement, pour rester poli.
— De vrais cons, vous voulez dire ? Vous voyez, rien ne change… sourit Almah triomphalement.
Dieter se balança doucement pendant quelques secondes, semblant peser le pour et le contre d’une décision. Il prit une grande respiration et se lança.
— Savez-vous que vous pouvez désormais demander réparation pour tous les biens dont vous avez été spoliés ? Il y a eu des précédents, et même des lois. Je pourrais vous aider, ajouta-t-il avec une ferveur presque enfantine.
— À vrai dire, cela ne m’intéresse pas. C’est une bataille d’arrière-garde, et inutile de surcroît. Vous l’avez constaté, nous vivons au paradis. La page est tournée depuis bien longtemps. Nous ne manquons de rien ici et surtout pas de souvenirs. Alors les biens matériels…
— Tout de même, s’enflamma Dieter, c’est un combat juste et légitime. Ça a valeur de symbole. La preuve : la plupart de ceux qui se sont engagés dans cette voie ont obtenu gain de cause. Et ils ont presque tous choisi de se défaire des biens restitués au profit d’associations ou de musées.
— C’est exactement ce que nous avons fait avec mon second mari, figurez-vous.
Et Almah entreprit de raconter à Dieter l’histoire du tableau de Max Kurzweil. Suspendu à ses lèvres, le journaliste n’en perdait pas une miette. Quand Almah mit le point final à son récit, Dieter avait les yeux qui brillaient.
— Votre histoire, Almah, c’est un véritable roman !
— Toute la vie de ma mère est un véritable roman, c’est ce que je dis toujours, ajoutai-je en guise de conclusion. Et si nous allions nous coucher maintenant ? Il se fait tard et demain vous avez un avion à prendre.
*
Deux mois plus tard, un paquet en provenance d’Allemagne atterrissait dans notre boîte postale, une dizaine d’exemplaires du Spiegel. En couverture, sous le titre « Sosúa, lointaine terre promise des Juifs allemands et autrichiens, le kibboutz des Caraïbes », une vue panoramique de la baie ; en médaillon, un portrait d’Almah rayonnante : « Une pionnière raconte… »
Je me jetai sur les huit pages du dossier, un reportage juste et empreint d’admiration, bien ficelé et fort documenté. Et pour cause : nous avions mis à la disposition de Dieter toutes nos archives. Je distribuai les exemplaires de l’hebdomadaire : trois pour l’école, deux pour notre bibliothèque, un pour les archives du journal et un pour les archives de la Dorsa. J’en gardai un à la maison, un pour Markus et un pour Almah qui s’empressa de le faire disparaître dans sa valise aux souvenirs, comme je devais le découvrir des années plus tard.
J’envoyai un télex à Svenja pour la prévenir de la parution, sûre qu’elle ne manquerait pas d’acheter l’hebdomadaire en Israël, et un autre pour remercier Dieter et lui demander d’en envoyer un exemplaire au Joint à New York.
Si nous avions été plus perspicaces, nous aurions entrevu les conséquences de la publication de l’article. Almah se serait sans doute abstenue de répondre à l’interview. Car Der Spiegel fit des émules. Après la parution du dossier de Dieter, débarquèrent à Sosúa des flots d’Allemands et d’Autrichiens curieux de notre histoire, puis ce fut un magazine américain et un historien autrichien. Nous sortions définitivement de l’ombre.

Modèle
Juin 1982
New York, le 20 juin 1982
Ma Ruthie,
Des nouvelles du front new-yorkais où les premières grosses chaleurs nous promettent un été caniculaire, ce qui me donne un prétexte tout trouvé pour revenir chez nous pendant quelques semaines… »

Extraits
« Anacaona ouvrit la voie. Nathan venait d’entamer un parcours chorégraphique qui allait faire de lui une figure importante de la danse contemporaine. Il imprimerait un style unique et innovant, soutenu par un langage chorégraphique narratif questionnant l’identité, un reflet de l’époque. Avec Arturo, ils vogueraient de succès en succès. «Pas des succès d’estime, mais de bons gros succès commerciaux», comme s’en vanterait Nathan, qui avait gardé quelque chose d’enfantin dans ses rodomontades,
Quelques années plus tard, leur ballet intitulé Terre promise, une ode à l’exil qui retraçait, pour qui savait lire entre les lignes, l’historiographie familiale, serait carrément porté aux nues et ferait de Nathan un des chorégraphes les plus courtisés au monde, consacré en 1998 par un American Dance Festival Award. » p. 146

« Tant de choses étaient advenues, tant de vies s’étaient construites ici, des bonheurs, des drames aussi, cela donnait le vertige. J’oubliais les petites jalousies, les rancœurs, les mesquineries, pour ne garder que les sourires. Avec leur détermination, leur goût de l’effort, leur âpreté au travail, leurs renoncements, leur dignité magnifique devant l’ineffable, ils s’étaient faufilés dans les lézardes de l’histoire pour écrire ici une page de leur vie, la page essentielle, celle sans laquelle rien d’autre n’aurait pu advenir. Ils étaient des rocs, de la race des vainqueurs, et la présence de chacun ici, aujourd’hui, témoignait de ça: ils étaient victorieux et indestructibles.
La synagogue n’avait pu accueillir tout le monde pour le service religieux et les invités piétinaient sur la pelouse en une cohue compacte.
Il y eut des embrassades, des accolades, des rires, des congratulations, des confidences, des séances de photographie, des toasts, des libations, des agapes, des chants, des danses, des gueules de bois, et des larmes, beaucoup de larmes. » p. 165-166

À propos de l’auteur
BARDON_Catherine_©Philippe_MatsasCatherine Bardon © Photo Philippe Matsas

Catherine Bardon est une amoureuse de la République dominicaine où elle a vécu de nombreuses années. Elle est l’auteure de guides de voyage et d’un livre de photographies sur ce pays. Son premier roman, Les Déracinés (Les Escales, 2018 ; Pocket, 2019), a rencontré un vif succès. Suivront L’Américaine (2019), Et la vie reprit son cours (2020), et Un invincible été (2021). (Source: Éditions Les Escales)

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L’Avantage

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En deux mots
Dans la vie de Marius, il y a qu’une sorte de vide existentiel qu’il essaie de remplir en disputant un tournoi de tennis. Hébergé chez les parents de Cédric, son ami et partenaire, dans une villa du sud de la France, il promène sa mélancolie des courts aux bars. Pas vraiment de la graine de champion…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La vie, comme un tournoi de tennis

Thomas André a su profiter d’un Master de création littéraire pour peaufiner un premier roman très original. Construit tout au long d’un tournoi de tennis, il dresse un sombre portrait de notre jeunesse.

Marius passe des vacances dans le sud de la France avec ses amis Alice et son frère Cédric, les enfants de Maud et Georges. Dans leur maison avec piscine, le temps s’écoule agréablement, tous les occupants profitant des journées ensoleillées pour ne pas faire grand-chose sinon manger, boire (plutôt beaucoup) et se reposer. Alice doit mettre la main à son mémoire et les garçons participent à passent des tournois de tennis. Marius se révèle être un adversaire redoutable, notamment pour Cédric qui, après une nouvelle défaite face à son ami, entend arrêter le tennis. Est-ce seulement sur le coup de la déception qu’il a affirmé cela, lui qui gamin « s’était dégoté une raquette et s’était mis à taper furieusement la balle contre le mur du garage et avait joué comme ça, contre lui-même, plusieurs années d’affilée ». Puis Marius avait débarqué. « À partir de là, on avait passé des heures ensemble sur le court, à se mesurer l’un à l’autre. J’ai souri en repensant à tout ça, et je me suis demandé ce que je serais devenu si, à l’époque, je n’avais pas rencontré ce garçon possédé par le tennis qui, plein d’assurance, m’avait entraîné dans son sillage. »
Après une virée à la plage, une sortie en mer pour du ski nautique et une tournée au casino et dans les bars, le sujet est oublié. Il faut reprendre le chemin des courts, il faut s’entrainer pour avoir une chance de progresser dans le tableau. Mais dans ce sud qui incite davantage au farniente Cédric et Marius vont continuer à jouer avec le feu. Et si Marius passera tout près de la correctionnelle en arrivant en retard et encore passablement secoué, Cédric manquera carrément le virage.
Voilà toute l’attention reportée sur le seul Marius dont les prestations commencent à retenir l’attention d’un fan-club et de la bande des argentins qui tous les étés viennent encaisser les primes des tournois, eux qui sont les maîtres de la terre battue.
On l’aura compris, les matches de tennis qui se succèdent sont pour Thomas André la métaphore de ces jeunes vies qui réussissent quelquefois des points gagnants venus d’ailleurs, mais qui pour la plupart vont déraper, faute de motivation, faute de concentration. Du coup, l’enjeu n’est pas savoir si Marius va remporter le tournoi, mais s’il va parvenir à remplir une vie qu’il semble davantage regarder passer que prendre à bras le corps. De ce point de vue, l’épilogue ne laisse guère place à l’optimisme. Même si…

L’avantage
Thomas André
Éditions Tristram
Roman
160 p., 17 €
EAN 9782367190808
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, dans le sud de la France où séjourne le narrateur, venant de Lens. On y évoque aussi Paris et Buenos-Aires.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Marius a seize ans, ou peut-être dix-sept. Il participe à un tournoi de tennis, l’été, dans le sud de la France. Il vit chaque partie avec une intensité presque hallucinatoire, mais le reste du temps, dans la villa où il séjourne avec ses amis Cédric et Alice, rien ne semble avoir de prise sur lui. Il se baigne. Il constate qu’Alice rapproche de lui ses jambes nues. Il accompagne Cédric le soir dans tes bars de la ville.
Les événements se succèdent, moins réels que le vide qui se creuse en lui, jour après jour. Jusqu’à ce que Marius retrouve, sur l’immuable rectangle de terre battue, un nouvel adversaire…

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
DIACRITIK (Christine Marcandier)
Blog Cultures sauvages
Canal + (Augustin Trapenard)
Culturopoing
Trends-Tendances – Le Vif
France bleu (Le coup de cœur des libraires)
Blog shangols 
Blog L’Espadon
Blog Baz’Art 
Le blogue de Tilly 

Les premières pages du livre
« Je n’arrivais pas à exister. Il allait me prendre mon service encore une fois et plier le match en deux sets. Mais qu’est-ce que je pouvais faire, Ça jouait trop vite pour moi.
Sur ma ligne, j’ai fait rebondir la balle trois ou quatre fois avant de servir. J’ai forcé sur mon bras et c’est sorti d’un bon mètre. J’ai poussé ma deuxième dans le terrain et il a retourné long. Il m’agressait dès la première frappe. Il cherchait à venir au filet, sans se précipiter. J’ai insisté sur son revers, en essayant de varier les trajectoires, mais ça ne servait à rien. Il a accéléré long de ligne, s’est engouffré dans le terrain et a claqué son smash. Voilà, ça faisait déjà 3-1, c’était bientôt fini.
Je lui ai renvoyé les balles et j’ai croisé le regard de Cédric derrière le grillage. Il a mis ses mains en haut-parleur et m’a crié de me secouer, que je n’étais pas un punching-ball. J’ai détourné le regard. Je m’en foutais de perdre, peut-être même que j’en avais envie. Le soir commençait à tomber. Il faisait toujours aussi chaud, mais les couleurs avaient perdu de leur superbe. La terre battue était fatiguée sous nos pieds, sèche et toute pâle. Elle ne collait même pas à nos semelles, elle se contentait de cramer sous le soleil. On aurait dit de la poussière.
Sur son service, il a continué sur le même rythme. Il utilisait son chop pour me couper les jambes, trouvait toujours de la longueur, des angles, Je me sentais dépassé, comme un nageur emporté par le courant. À 40/30, il m’a mis au supplice en coup droit, avant de conclure le point sur une amortie sortie de nulle part. Je n’ai même pas essayé de courir, c’était trop bien touché,
Je me suis assis sur mon banc et j’ai étendu les jambes. Mes chaussettes étaient pleines de terre battue. Il y avait des mouches qui me volaient autour, attirées par la chaleur de mon corps. J’ai remarqué que l’ombre commençait à se déployer sur le bord du court. Bientôt, l’atmosphère deviendrait presque respirable. Je pouvais peut-être essayer de tenir jusque-là, pour voir. Je me suis essuyé les paumes sur mon tee-shirt et j’ai bu une gorgée d’eau. Elle était tiède, ça m’a donné envie de vomir.
J’ai servi mollement, sans plier les jambes, et j’ai commencé à refuser le jeu, juste mettre la balle dans le court, encore et encore. Il ne s’est pas démonté, il a essayé d’ouvrir lentement une brèche dans ma défense. Je me contentais de jouer long, sans mettre d’intensité. D’un coup, je suis venu au filet et j’ai arraché le point comme ça, par surprise. Je me suis replacé l’air de rien, et j’ai servi une première balle bien cotonneuse. Plutôt que de me rentrer dedans, il a retourné en slice. J’ai accéléré et son passing a fini dans le couloir.
Sur balle de jeu, 1l s’est mis à jouer comme moi. Il y avait de la tension sur le court maintenant. On a frappé la balle une vingtaine de fois chacun, avant qu’il craque en coup droit. J’étais peut-être plus patient que lui. J’ai renvoyé les balles par-dessus le filet et j’ai jeté un coup d’œil sur le bord du court. L’ombre, oblique, se rapprochait déjà de la ligne intérieure du couloir.

On est arrivés à 30/A. Entre chaque point, il replaçait sa tignasse rousse dans son bandeau. Il prenait tout son temps avant de servir. On tenait chacun notre ligne sans reculer d’un pas. Rompant la monotonie de l’échange, il est venu au filet d’un chop furtif. J’ai joué mon passing en demi-volée et, au dernier moment, il a dérobé sa raquette pour laisser passer la balle. Elle a plongé juste devant la ligne de fond, il n’y avait rien à dire. C’était le genre de point qui fait basculer un match. Je me suis penché en avant pour attendre son service. Il a tenu longtemps, dans la diagonale revers, avant de craquer une nouvelle fois.
Je suis retourné sur mon banc. Cédric a essayé de se glisser dans mon champ de vision mais j’ai enfoui mon visage sous ma serviette. Je ne voulais pas de ses encouragements. Je me sentais trop fatigué, je n’avais pas envie de continuer à me battre. Juste quelques mètres d’ombre encore, et puis terminé.
Les points duraient longtemps maintenant. Il m’a fait cavaler d’un coin à l’autre du terrain avant de me perforer en coup droit. Derrière, il s’est ouvert le court au service et m’a mis à deux mètres de la balle. Il avait l’air d’avoir repris du poil de la bête pendant le changement de côté. Son tennis avait retrouvé toute sa fougue, tout son allant. J’ai joué trop court à nouveau, et il m’a puni en deux coups de raquette.
J’essayais de tenir l’échange, mais c’était peine perdue, il jouait trop vite, trop long, je n’avais pas le temps. Il m’a travaillé côté revers, bombant les trajectoires, puis son slice est venu s’échouer juste dans l’angle du carré de service. Les deux pieds dans le court, il m’a tranquillement ajusté dans le contre-pied.
Je suis allé voir la marque et je l’ai effacée du bout de la semelle. Je savais qu’elle était bonne, je voulais juste reprendre un peu mon souffle. Je suis retourné me placer d’un pas traînant. L’ombre avait gagné toute une partie du terrain maintenant, mais comme on avait changé de côte, je continuais à griller dans le soleil. J’ai suivi un court croisé au filet et il m’a lobé d’un coup de poignet. Rien de ce que Je faisais ne pouvait le surprendre. Il a lâché son service sur le T et mon retour est resté dans ma raquette. On s’est serré la main et j’ai fourré mes affaires dans mon sac. Je n’ai toujours pas regardé dans la direction de Cédric qui entrait sur le court. Il s’est arrêté pour dire un mot à mon adversaire et s’est approché de moi. J’ai levé la main de mauvaise grâce et il a tapé dedans avant de m’ébouriffer les cheveux. Ce sera pour la prochaine fois, il a dit. C’est ça, J’ai fait.
Dans le club-house, on a bu un verre tous les trois. Je n’avais pas tellement envie, mais ils ont insisté pour que je prenne une bière. Mon adversaire nous a demandé ce qu’on faisait dans le coin. Pendant que Cédric lui racontait nos vies, lui n’arrêtait pas de gratter son début de barbe, comme si elle le démangeait. Il nous a expliqué qu’il habitait la région depuis quelques années. Il avait raccroché les raquettes petit à petit — le boulot, la vie quoi — mais l’année dernière, comme ça, sans crier gare, il avait eu envie de s’y remettre. Après avoir dit ça, il a laissé planer une espèce de sourire et il a fouillé dans ses poches à la recherche de ses cigarettes. Cédric en a accepté une et ils sont allés la fumer dehors, pendant que je restais seul à finir ma bière. J’ai observé un peu mon reflet dans le miroir moucheté de noir, derrière le bar. J’étais vraiment pâle, malgré le sang qui mt battait aux tempes. La juge-arbitre, occupée à mettre des bouteilles de Coca au frigo, m’a regardé d’un drôle d’air. Elle a eu l’air de vouloir dire quelque chose, mais finalement elle s’est ravisée.
Dans la voiture, j’ai regardé défiler le paysage. Les champs étaient marron et jaunes autour de nous. Il y avait une sorte d’intensité dans l’air, comme s’il était surchargé de lumière. Cédric, le coude sur l’appui de fenêtre, n’arrêtait pas de parler. J’ai allumé la radio et j’ai monté le volume. T’es passé à ça, il a dit. Mais non, j’ai dit, ça jouait trop vite pour moi. Il a continué à me jeter des regards à la dérobée, tout en prenant les virages sans jamais ralentir. Regarde la route, j’ai dit, j’ai pas envie de finir dans le ravin.
On s’est engagés dans les hauteurs. Les pins parasols nous protégeaient de la lumière rasante du soir. Cédric a enlevé ses lunettes de soleil et les a rangées dans la boîte à gants. Il a dérapé dans l’allée de gravier et a arrêté la voiture à cinq centimètres de celle de son père.
J’ai fait le tour de la maison pour aller m’asseoir sur la terrasse. Alice était en train de nager. Elle portait son maillot vert et des lunettes de piscine. Elle avait l’air très sérieuse, dans l’eau. Je me suis enfoncé dans le transat et j’ai commencé à l’observer. Elle nageait un crawl régulier, prenant soin du moindre de ses mouvements. Moi, je sentais tous mes muscles fatigués, j’avais la tête qui bourdonnait. Quand elle est remontée à l’échelle, elle dégoulinait de partout. Elle a essoré ses cheveux et m’a éclaboussé en me faisant une bise, même ses joues étaient mouillées. Je me suis essuyé du revers de la manche pendant qu’elle s’asseyait à côté de moi. Une guêpe est venue vrombir autour de nous, elle a essayé de la chasser en agitant la jambe. Tu veux boire quelque chose? Je n’ai pas eu le temps de répondre, elle était déjà partie nous chercher du rosé. Il était tellement frais que ça faisait de la buée sur nos verres. On les a fait tinter l’un contre l’autre et Alice a plongé ses lèvres dedans. J’en ai bu une gorgée aussi, c’était sucré et comme acidulé sur ma langue.
On n’attendait que vous pour diner, a dit Georges en désignant la table. C’était du poulet froid, de la salade et beaucoup de vin. À chaque fois que j’avais fini mon verre, Georges me resservait. On mangeait sur la terrasse, toutes lumières éteintes pour éviter d’attirer les moustiques, mais Ça ne servait à rien. Ils nous piquaient partout, les jambes surtout. »

Extraits
« Sandra est venue à ma rencontre. Bah alors, qu’est-ce que tu fous? elle a dit. Derrière elle il y avait un grand type tout maigre et c’était mon adversaire. Sur le terrain, il balançait des coups droits dans tous les sens et moi, pris au dépourvu, je jouais beaucoup trop court pour l’inquiéter. J’étais encore tout gluant de sommeil et il fallait courir partout sur le terrain. Ça faisait déjà 2-0 pour lui. Il jouait bien, cette fois j’allais enfin me faire battre. Je me suis quand même concentré pour mettre quelques jeux. Je suis revenu à 2-1. Il faisait les points gagnants et les fautes, et moi, de la figuration. Bizarrement, ma gueule de bois n’était pas si terrible. C’était presque agréable. Quand j’étais sur la balle, je tentais un passing, sinon tant pis. Mais il n’est pas parvenu à se détacher et même à 4-4, j’ai pris l’avantage. Je suis monté à contretemps, j’ai serré le jeu en coup droit, et j’ai mis mon service blanc. À 5-4, 30/A, il a fait une double faute et je n’ai pas réalisé tout de suite que j’avais balle de set. J’ai retourné dans le court, et il a fait une nouvelle faute.
J’étais un peu gêné en me rasseyant sur mon banc. J’avais gagné le premier set sans le faire exprès. »

« J’ai mis un sachet dans le fond de ma tasse, avant de verser l’eau chaude. Je me sentais fatigué, mais mon cerveau continuait de vrombir. Je me suis brûlé la langue en buvant la première gorgée et, en attendant que ça refroidisse, je me suis assis sur le bord de la piscine. Il y avait des petites bestioles qui flottaient à la surface. J’en aidé une à sortir, en la recueillant dans ma paume. Elle s’est secouée et s’est envolée. J’aurais bien aimé que la chouette se manifeste mais elle n’était toujours pas là. »

« Quand j’étais gamin, je n’arrêtais pas de perdre des matchs pourtant faciles sur le papier. Un jour, j’avais peut-être douze ans, mon coach m’a dit que j’étais une fiotte et j’avais commencé à pleurer, devant lui. »

« Mon ombre est toujours là, sur le court, avec moi. Elle s’étire même davantage à mesure que le soir tombe. Chaque fois que je frappe la balle, je la voir accomplir exactement le même geste que moi. On pourrait presque croire que c’est elle qui joue, elle qui existe, que moi je ne suis personne, rien d’autre qu’un double indistinct, sans texture. »

« Comme je ne bougeais pas, elle a continué à me parler de Cédric. Déjà, gamin, il était intenable. Un beau jour, il s’était dégoté une raquette et s’était mis à taper furieusement la balle contre le mur du garage. Ça résonnait dans toute la maison. Il avait joué comme ça, contre lui-même, plusieurs années d’affilée, jusqu’à ce que je débarque. À partir de là, on avait passé des heures ensemble sur le court, à se mesurer l’un à l’autre. J’ai souri en repensant à tout ça, et je me suis demandé ce que je serais devenu si, à l’époque, je n’avais pas rencontré ce garçon possédé par le tennis qui, plein d’assurance, m’avait entraîné dans son sillage. » p. 65

À propos de l’auteur
ANDRE_Thomas_©philippe_matsasThomas André © Photo Philippe Matsas

Thomas André a vingt-neuf ans. L’Avantage est son premier roman. (Source: Éditions Tristram)

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La maison de Bretagne

SIZUN_la_maison_de_bretagne  RL_2021

En deux mots:
Claire part en Bretagne pour finaliser la vente de la maison de famille. En arrivant, une surprise de taille l’attend: un cadavre! Pour les besoins de l’enquête, elle prolonge son séjour et va aller de découverte en découverte. De quoi bouleverser ses plans.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«C’était juste une triste et belle histoire»

Dans La maison de Bretagne où elle revient, Claire va être confrontée à un mort et à ses souvenirs. Dans son nouveau roman, Marie Sizun découvre une douloureuse histoire familiale.

Il aura suffi d’un coup de fil de l’agence immobilière rappelant qu’il faudrait faire des travaux dans la maison qu’elle loue aux vacanciers pour décider Claire, la narratrice à la mettre en vente. Et la voilà partie en direction de la Bretagne, sur cette route des vacances et des jolis souvenirs. Quand son père était au volant. Ce père artiste-peintre parti en 1980 en Argentine et qui n’en est jamais revenu, mort accidentellement sur une route perdue à quelque 35 ans, six ans après son départ. Ce père qui lui manque tant qu’elle l’imagine quelquefois présent. Comme lorsqu’elle pénètre dans le manoir et qu’elle voit une silhouette sur le lit. Mais le moment de stupéfaction passé, elle doit se rendre à l’évidence. C’est un cadavre qui gît là!
À l’arrivée de la police, elle comprend que son séjour va se prolonger. Pas parce qu’elle doit rester à la disposition des enquêteurs, mais parce que les scellés sur la porte du mort et plus encore, le reportage dans Le Télégramme ne sont pas de nature à favoriser une vente. Et puis, il y a ce choc émotionnel, cet « ébranlement nerveux » qui a ravivé sa mémoire: «Il avait suffi que je revienne dans cette maison, et, surtout, qu’il y ait eu le choc dont parlait le jeune journaliste pour que la machine à souvenirs se remette en marche. Non, je n’avais jamais vraiment oublié. C’était là, en moi, profondément ancré.»
Reviennent alors les images des grands parents qui ont acheté la maison et dont le souvenir reste très vivace, notamment de Berthe qui avait choisi de s’installer là et posé les jalons de la «maison des veuves», comme les habitants de l’île ont appelé la maison. Car Albert et Anne-Marie, les parents, ont certes passé de nombreuses années de vacances ici, mais depuis ce jour d’août où Albert est parti avec prendre le bus puis le train jusqu’à Paris, Anne-Marie s’est retrouvée seule avec ses filles Armelle et Claire, si différentes l’une de l’autre. «Armelle, petite sauvage qui ne ressemblais, sombre de cheveux et de teint et d’âme, ni à ton père, si blond, si léger, ni à ta mère, cette rousse à la peau blanche, au verbe et à l’esprit froids. Armelle dont on pouvait se demander d’où elle venait…» et qui, outre l’indifférence de son père avant son départ deviendra la souffre-douleur de sa sœur. Comment s’étonner alors du délitement progressif de la famille.
Marie Sizun dit avec une écriture simple et limpide les tourments qui hantent Claire, déroule avec les souvenirs de ces étés boulevard de l’Océan les secrets de famille. Et s’interroge durant cette semaine en Bretagne sur la force des sentiments, la permanence des rancœurs, la possible rédemption. C’est le cœur «atténué, adouci, relativisé» qu’elle reprendra la route.
«C’était juste une triste et belle histoire. C’était la nôtre.»

La maison de Bretagne
Marie Sizun
Éditions Arléa
Roman
264 p., 20 €
EAN 9782363082428
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Paris mais principalement sur l’île-Tudy, près de Pont-l’Abbé, en face de Loctudy et Bénodet. On y évoque aussi la route vers la Bretagne qui passe par Le Mans, Laval et Quimper.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Décidée à vendre la maison du Finistère, où depuis l’enfance, elle passait ses vacances en famille, parce que restée seule, elle n’en a plus l’usage, et surtout parce que les souvenirs qu’elle garde de ce temps sont loin d’être heureux, Claire prend un congé d’une semaine de son bureau parisien pour régler l’affaire. Elle se rend sur place en voiture un dimanche d’octobre. Arrivée chez elle, une bien mauvaise surprise l’attend. Son projet va en être bouleversé. Cela pourrait être le début d’un roman policier. Il n’en est rien ou presque. L’enquête à laquelle la narratrice se voit soumise n’est que prétexte à une remontée des souvenirs attachés à cette maison autrement dramatique pour elle.
Et si, à près de cinquante ans, elle faisait enfin le point sur elle-même et les siens ?
Dans La Maison de Bretagne, Marie Sizun reprend le fil de sa trajectoire littéraire et retrouve le thème dans lequel elle excelle : les histoires de famille. Il suffit d’une maison, lieu de souvenirs s’il en est, pour que le passé non réglé refasse surface. L’énigme d’une mère, l’absence d’un père, les rapports houleux avec une sœur, voici la manière vivante de ce livre. Mais comme son titre l’indique, c’est aussi une déclaration d’amour à la Bretagne, à ses ciels chahutés et sa lumière grandiose, à l’ambiance hors du temps de ce village du bout des terres, face à l’Océan, où le sentiment de familiarité se mêle à l’étrangeté due à une longue absence.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
Le Télégramme (Jean Bothorel) 
Le Blog de Pierre Ahnne 
Bretagne Actuelle (Pierre Tanguy) 
Fréquence protestante (Points de suspension – Terray-Latour) 

Les premières pages du livre
« Ce qui m’a décidée, finalement, c’est le message de l’agent immobilier qui depuis la mort de maman, il y a six ans, s’occupe pour moi de louer la maison de Bretagne à des vacanciers. Il m’informait que des locataires s’étaient encore plaints de l’inconfort, qu’il y avait des réparations urgentes à faire, sinon des travaux de plus grande envergure, que ça ne pouvait plus attendre, même en baissant le loyer. «Vous comprenez, madame Werner, les gens qui viennent sur l’Île en vacances, vu la nouvelle cote de l’endroit, ils sont plus exigeants!» Je comprenais. Je savais. J’étais bien consciente du problème. Mais tout ça m’ennuie. Il est hors de question pour moi de me mettre à rénover cette maison. Pour toutes les raisons, matérielles, mais aussi affectives. Surtout affectives. Oui, on peut employer ce terme, je crois. Il faut la vendre, cette baraque! Elle en a trop vu. Sans plus attendre. Je l’ai dit à cet homme et lui ai annoncé que j’arrivais. Que je serais là le dimanche 5 octobre. Que je le verrais le 6. Et J’ai pris un rendez-vous chez le notaire pour le 7.
Qu’est-ce qui m’a soudain pris de vouloir en finir avec cette histoire, quelle brusque rage? La colère plus que la tristesse accumulée depuis des années. Avec la tristesse, on sursoit ; avec la colère non. Moi qui avais si longtemps attendu, par négligence, par lâcheté, cette fois, tout à coup, il fallait que ce soit fait.
J’ai pris huit jours au bureau. Dans un premier temps ça suffirait. Je partirais dimanche. Et je serais de retour le dimanche suivant. «Tu n’auras pas beau temps, m’ont dit, le sourire en coin, mes collègues d’AXA assurances, la météo annonce qu’il pleut en Bretagne!» Comme si j’allais faire du tourisme!
Tout de même, ça m’a fait drôle, ce dimanche après-midi, de reprendre l’autoroute à la porte d’Italie. Comme avant. À chaque début des vacances d’autrefois. De retrouver ce paysage de banlieue, les panneaux indicateurs, le moment où il ne faut pas se tromper de voie, la droite pour Chartres, la gauche pour le Mans. J’ai souri au rappel de mes errances coutumières. Ma maudite étourderie, Acte manqué, sans doute. Mais aujourd’hui j’étais de bonne humeur en mettant dans le coffre ma petite valise. Après tout je me souviens de certains départs presque heureux.
Il y avait longtemps que je n’avais pas pris la route. Quand il me faut aller loin, je préfère le train. La voiture, c’est pour Paris, en certaines circonstances — rares, je sors si peu! —, et pour la banlieue quand le bureau m’y envoie. Mais, cette fois, avec tous les petits trajets à prévoir entre l’Île, Quimper et Pont-L’Abbé, pour rencontrer notaires et agents immobiliers, il me fallait ma voiture. Avec elle je me sentirais moins seule, moins nue. Pourtant, retourner là-bas, quelle perspective!
De toute façon, me disais-je, tout en conduisant à ma manière précautionneuse — ma mère se moquait assez de ma lenteur au volant —, je ne verrai personne. Et personne ne me verra : quel inconnu s’intéresserait à cette blonde fanée, d’un âge incertain? Quarante ans? Quarante-cinq? Cinquante? Célibataire endurcie? Vieille fille? Et qui, parmi les familiers, me reconnaitrait, se rappellerait la jeune femme effacée qui venait pourtant sur l’Île été après été depuis si longtemps et qu’on avait connue enfant? « Mais si, la fille de la maison des veuves! Les veuves ?
Tu sais bien, les femmes de la petite maison du boulevard de l’Océan! Cette drôle de maison avant d’arriver à la Pointe?» Oui, c’est peut-être cela qu’ils diraient, ceux de l’Île. Cette maison bizarre, pas comme les autres. Pas soignée, Pas belle. Différente des villas voisines. S’ils l’appelaient la maison des veuves, c’était sans méchanceté. Ça voulait seulement dire que, dans cette maison-là, il n’y avait pas d’homme. Ou plutôt qu’il n’y en avait plus. La seule veuve véritable, en fait, c’était ma grand-mère.
Boulevard de l’Océan! Curieuse, cette dénomination de boulevard sur une si petite île, fût-ce une presqu’île! La municipalité en est tellement fière, de cette belle rue qui longe la mer, dominant la plage dont elle est séparée par un muret, coupé de quatre petits escaliers pour descendre sur le sable. C’est la promenade locale : le dimanche, les habitants y déambulent, et, tout l’été, les touristes. Courte – à peine deux cents mètres -, mais assez large pour que les voitures s’y garent en épi, côté océan. De l’autre se dressent, serrées les unes contre les autres, les habitations : des villas pour la plupart, des maisons bourgeoises, et tout au bout, avant la Pointe, de plus modestes demeures, placées un peu en retrait, comme des dents irrégulières. La nôtre en fait partie.
Sur la route, ce dimanche d’octobre, il n’y avait personne. J’arriverais en fin d’après-midi. J’avais bien fait de partir tôt.
Il s’est mis à pleuvoir et je ne pouvais m’empêcher d’évoquer des voyages plus gais, sous le soleil de juillet, avec maman et ma sœur. On était toujours heureuses de partir, même si arrivées là-bas, à la maison, au bout d’un jour ou deux, l’euphorie décroissait, les rancœurs renaissaient. La mélancolie, la tristesse reprenaient leurs droits.
Oui, je me souvenais de ces départs en vacances d’autrefois, avec ma mère et Armelle; et bien plus lointainement, quand mon père était encore là, de voyages à quatre, lui, ma mère, les deux filles. J’étais alors une enfant. Mais comme je me les rappelle, ces voyages-là. Ce bonheur-là. Celui d’être la préférée. La reine en somme. Avec moi, mon père se montrait toujours très gai, alors qu’il ignorait sa femme, qui, le visage tourné vers la vitre, semblait ne pas s’en apercevoir. J’étais assise derrière, juste dans le dos de mon père, souvent un bras passé autour de son cou. J’aimais lui parler à l’oreille, jouer avec ses courts cheveux blonds toujours en désordre.
Nous rions ensemble, lui et moi, sans nous soucier des autres. J’étais trop jeune pour sentir l’étrangeté de la situation. Quand il est parti, j’avais dix ans. Ma petite sœur, elle, n’en avait que cinq. Un bébé, en somme; pour lui une quantité négligeable. Il avait, je crois, quand elle est née, à peine remarqué son existence.
Ce qu’il était drôle, mon père! Sur la route des vacances, mais aussi à la maison, rue Lecourbe quand il venait faire un saut à l’appartement depuis l’atelier de la rue de Vaugirard. On ne savait jamais à quelle heure il serait là, interrompant la toile en cours pour venir attraper un déjeuner ou un dîner avec ou sans nous. J’espérais toujours le trouver en rentrant de l’école. Quand ça arrivait — mais c’était rare —, quel bonheur! Je repérais tout de suite son sac dans l’entrée: «Ah Papa! Où tu es?, je criais à l’aveugle avant même de l’avoir vu, tu restes, au moins?» Cette angoisse, toujours, qu’il s’en aille. Il accourait, me prenait dans ses bras, parlant de tout, de rien, de gens qu’il avait rencontrés, d’artistes dont l’atelier était voisin du sien, et il les imitait, mimant leur attitude, reproduisant leur langage. Je riais. Et comme il riait avec moi! Mais, de son travail, il ne disait rien. Avec les petits enfants, on ne parle pas de ces choses. Je savais juste qu’il était peintre. Que c’était un artiste. Le soir il rentrait tard ; quelquefois pas du tout. Pourtant, quand il était là, il n’oubliait jamais de venir m’embrasser, même si je dormais. Je pouvais avoir sept ans la première fois qu’il m’a emmené à son atelier. Il m’a montré ses tableaux, J’ai trouvé ça tellement beau que, dans l’enthousiasme, je lui ai déclaré que, moi aussi, plus tard, je ferais de la peinture! « Vraiment ?», a-t-il fait en riant, Mais pour mol c’était sérieux, Moment de rêve. Inoubliable.
Trois ans plus tard, il partait. Une exposition à Buenos Aires, une proposition inespérée, disait-il. Il devait rester là-bas une année. On ne l’a jamais revu. Jamais eu de nouvelles. Si, une fois, au début : il a envoyé de l’argent. Sans un mot pour accompagner le mandat. Puis rien pendant presque six ans, jusqu’à l’annonce officielle de sa mort accidentelle, sur une route perdue, là-bas, en Argentine. Il n’avait pas trente-cinq ans.
L’atelier de la rue de Vaugirard a été liquidé. À la maison, dès le départ de son mari, maman avait fait disparaître tout ce qu’il pouvait rester du souvenir de l’homme et du peintre. Mais, moi, je ne l’oubliais pas. Impossible de l’oublier. Bien plus tard, quand il s’est agi pour moi de faire des études, j’ai parlé de peinture. Ma mère, éludant, m’a conseillé le droit. « Pour que tu saches te défendre, disait-elle. Et puis ça te donnera un métier. Un vrai.» Tout maman, ces mots-là. »

Extraits
« Pourquoi est-ce que je me suis mise à évoquer ces moments-là, si douloureux? Comme si l’ébranlement nerveux de la veille avait mis en marche une mémoire que le temps avait essayé d’endormir. Il avait suffi que je revienne dans cette maison, et, surtout, qu’il y ait eu le choc dont parlait le jeune journaliste pour que la machine à souvenirs se remette en marche. Non, je n’avais jamais vraiment oublié. C’était là, en moi, profondément ancré. » p. 72

« Armelle, ma sœur, mon enfant terrible, ma victime, mon bourreau! I fallait donc venir ici pour remuer le vieux chagrin! Et que ce soit par l’entremise de cet homme si étranger à ce que nous sommes, à ce que nous avons vécu!
Armelle, petite sœur si étrangère à la famille où tu étais arrivée de si surprenante façon! Armelle si différente de moi, de nous; Armelle, petite sauvage qui ne ressemblais, sombre de cheveux et de teint et d’âme, ni à ton père, si blond, si léger, ni à ta mère, cette rousse à la peau blanche, au verbe et à l’esprit froids. Armelle dont on pouvait se demander d’où elle venait…
Armelle, détruite, perdue, et maintenant si curieusement réapparue! » p. 114

À propos de l’auteur
SIZUN_Marie_©DRMarie Sizun © Photo DR

Marie Sizun est née en 1940. Elle a été professeur de lettres en France puis en Allemagne et en Belgique. Elle vit à Paris depuis 2001 mais revient régulièrement en Bretagne où elle aime écrire. En 2008 elle a reçu le grand Prix littéraire des Lectrices de ELLE, et celui du Télégramme, pour La Femme de l’Allemand ; en 2013 le Prix des Bibliothèques pour Tous ainsi que le Prix Exbrayat, pour Un léger déplacement ; en 2017 le Prix Bretagne pour La Gouvernante suédoise. Après Vous n’avez pas vu Violette? elle publie La Maison de Bretagne (2021). (Source: Éditions Arléa)

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Et toujours en été

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  RL2020

En deux mots:
C’est une maison de vacances sur la côte normande, très exactement à Saint-Pair-sur-Mer (Manche). C’est là que la narratrice a passé quasiment tous ses étés depuis les années 80. L’occasion d’un retour en arrière sous forme d’escape game dans une exploration pièce par pièce.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

La maison de Saint-Pair-sur-Mer

Julie Wolkenstein nous entraine dans un escape game. Une façon très originale d’explorer la maison de vacances pièce par pièce et de raconter plus de quarante années de souvenirs.

Pour commencer, émettons deux hypothèses. La première, que vous ayez profité du confinement pour écrire ou mettre un peu d’ordre dans vos affaires. La seconde que vous préparez des vacances en France, peut-être dans un endroit que vous avez connaissez déjà et que vous avez envie de revoir, éventuellement même dans une maison de vacances. Deux hypothèses qui, si elles s’avèrent justes, devraient être deux raisons supplémentaires de vous plonger dans ce délicieux roman dont le titre à lui seul vous indique que sa lecture sera idéale dans les prochaines semaines.
Julie Wolkenstein nous en donne la clé à la page 159: «ouvrir successivement les pièces de ma maison, franchir un à un ses seuils et libérer chaque fois un pan de sa mémoire, relier ces fragments d’histoire entre eux, pour moi, c’est un escape game. Sans doute parce que j’écris ce livre pour me sortir d’une autre sorte de cage, de prison où m’enfermait la crainte de ne plus aimer écrire, ni cette maison.»
Car si cette belle réponse à la question que posait Lamartine, «Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer?» est une manière ludique de plonger dans des décennies de souvenirs, elle est aussi une sorte de thérapie pour la romancière qui a perdu en quelques années son père, l’écrivain Bertrand Poirot-Delpech, son frère et son éditeur. Et si leurs fantômes hantent ces pages, ils ne gâchent en rien le plaisir que l’on prend à cette exploration. Les amateurs d’énigmes sont même ravis de voir combien la généalogie compliquée ajoute une dose de mystère au récit. Plusieurs femmes et plusieurs descendances, des divorces et des héritages vont apporter leur lot de mobilier – forcément dépareillé – dans la maison acquise en 1972.
Julie a alors quatre ans et se souvient de l’escalier qu’elle a gravi dans les bras de sa mère, premier indice topographique permettant de confirmer la présence d’un étage et de situer les chambres à coucher. Tout au long du roman, c’est ainsi que le lecteur va progresser, découvrant ici les cirés accrochés au porte-manteau, là un coffre au trésor, ici les boîtes de jeux de société, là les objets de décoration accumulés au fil des ans ainsi que les livres. Le piano, le baby-foot ou encore la table de ping-pong ne viendront que plus tard… L’histoire se déroule au gré des découvertes, sans pour autant être chronologique, comme nous l’explique la narratrice: «Si c’est la première fois que vous jouez à un escape game, vous méritez que je vous aide un peu. Chaque fois que vous activez une fonction, au fil de votre progression, vous pouvez avoir provoqué un événement ailleurs, dans l’espace ou dans le temps, et il faut vous en assurer systématiquement.»
L’originalité du roman, on l’aura compris, tient à cette manière d’accumuler les anecdotes, qu’il s’agisse de petites histoires qui font une vie ou d’épisodes plus marquants comme les travaux de 2002. La mérule, un champignon qui a provoqué de gros dégâts va entrainer de grandes modifications dans l’agencement de la villa et la décoration, effaçant en quelques semaines des décennies de souvenirs. Et peut-être l’envie de les consigner pour ne pas les oublier. À moins que l’envie d’écrire ne soit consécutive à la lecture de Portrait de femme de Henry James.
Au fil des séjours et des années, le décor va évoluer, les habitants aussi. L’histoire va gagner en densité, la focale va se faire plus précise, souvent accompagnée d’une bande-son. Et s’il nous arrive quelquefois de perdre un peu le fil, peu importe. C’est un bien joli parfum de nostalgie qui flotte sur ces journées estivales.

WOLKENSTEIN_saint-pair_vue-de-la-plageVue de la plage Saint-Nicolas à Saint-Pair-sur-Mer SOURCE : https://awarewomenartists.com/

Et toujours en été
Julie Wolkenstein
Éditions P.O.L
Roman
224 p., 18 €
EAN 9782818049679
Paru le 8/01/2020

Où?
Le roman se déroule en France, plus précisément à Saint-Pair-sur-Mer (Manche). On y évoque aussi les voyages depuis Paris, passant par Villedieu-les-Poêles, ainsi que les environs, notamment Granville et les îles Chausey.

Quand?
L’action se situe en 2018, avec des retours en arrière jusqu’en 1972.

Ce qu’en dit l’éditeur
Julie Wolkenstein invente avec ce nouveau livre une émouvante forme d’autobiographie contemporaine. Et toujours en été s’inspire des jeux vidéo dits escape games (ou escape the room) dans lesquels les joueurs doivent explorer pièce par pièce une maison, un château, collecter des indices et ainsi progresser et finir par découvrir une histoire et ses secrets.
Un escape game c’est comme la vie. Surtout lorsque cette vie (la mienne) est d’abord un lieu, une maison aux multiples pièces, chacune encombrée de souvenirs et peuplée de fantômes », écrit la narratrice. Les fantômes, il y en a deux principalement, le père, écrivain et académicien, mort en 2006, et le frère disparu en novembre 2017. Il y a aussi le souvenir de l’Anyway, le voilier du père transmis à son fils. La narratrice s’adresse à ses lecteurs et nous participons avec elle à la visite de la maison familiale de Saint-Pair-sur-mer dans la Manche. On remonte le temps, celui des étés des années 70 et 80, mais aussi de plus lointaines époques. Comme dans les escape games, il y a parfois des raccourcis topographiques à découvrir et à emprunter pour aboutir à des révélations. C’est en quelque sorte une « vie mode d’emploi ». Les pièces, les meubles, les objets de toutes sortes (tableaux, disques vinyles, horloges, livres, instruments de cuisine, jouets…) forment un drôle de puzzle autant spatial que temporel, à reconstituer pour faire apparaître avec bienveillance et mélancolie l’histoire d’une famille. Son humanité, avec ses failles et ses disparitions.

Les autres critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Croix (Francine de Martinoir)
Le JDD (François Wey)
Culture-tops(Didier Cossart)
Blog mots pour mots (Nicole Grundlinger)
Lire au lit
Aware – Women House (Julie Wolkenstein lit un extrait du livre)


Julie Wolkenstein présente Et toujours en été © Production Jean-Paul Hirsch

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« TUTORIEL
Fin février, début mars 2018, j’étais avec Jules et deux ou trois amis à Saint-Pair-sur-Mer (Manche). Je ne me souviens plus du temps qu’il a fait, variable sans doute, pas chaud – je revois des feux dans la cheminée. Nous avons joué au mah-jong bien sûr, et à des jeux de société primés au dernier festival annuel des jeux de société, où il fallait combiner des bûches et des prairies (Kingdomino), ou créer des carrelages portugais (Azul). Malgré une connexion internet presque inexistante, nous avons aussi joué sur écran à un jeu vidéo du type escape game qui s’appelle Rusty Lake: Hotel.
Je ne suis pas experte en escape game (c’est, en gros, une variante particulière de jeu vidéo d’aventure graphique), et je commettrai peut-être des fautes en présentant ce que j’en ai retenu, confondrai certains des principes exposés ici avec ceux d’autres jeux, différents aux yeux des puristes. Bref, je simplifie.
Vous entrez dans une pièce. Plus ou moins familière : une cuisine, ou une salle des machines. Selon l’univers virtuel dans lequel vous projette le jeu : un laboratoire, un observatoire, une centrale électrique, une bibliothèque, un hangar à bateaux, un ascenseur, une chambre à coucher, etc. Vous devez l’explorer sous tous les angles.
Vous pouvez activer certains éléments du décor en cliquant dessus. Dans la plupart des jeux, lorsque, animée par votre souris, la petite flèche balaie l’écran, les éléments du décor sur lesquels vous pouvez agir, et seulement ceux-là, se signalent par une légère phosphorescence. Lorsque c’est une porte (d’armoire, ou donnant sur une autre pièce, un autre espace, parfois un autre temps), en général vous n’arrivez pas à l’ouvrir. Vous entendez un grincement, le battant résiste, il vous faut trouver une clef.
Parfois, pourtant, le tiroir d’un meuble cède : à l’intérieur, d’un clic, vous vous appropriez un objet. Pas une clef, ce serait trop facile : plutôt une bobine de fil, ou une petite boule de verre enneigée, un truc en tout cas dont vous ne voyez pas immédiatement à quoi il pourrait vous servir. Vous le rangez dans votre « inventaire ».
Votre « inventaire » devient, au fil de votre exploration, une liste hétérogène d’objets matérialisée à votre gré sur l’écran (à gauche ou en dessous de l’image principale, c’est-à-dire de l’espace que vous explorez), et dont vous pouvez utiliser certains éléments, séparément ou ensemble, une ou plusieurs fois (une clef – ou une clef reconstituée à partir d’un écrou et d’un tire-bouchon – ne sert d’ordinaire qu’une fois, et disparaît donc de votre inventaire, alors qu’une boîte d’allumettes y restera, et resservira).
Le but de ces jeux consiste à sortir d’une pièce pour en explorer une autre. Les plus scénarisés finissent, pièce après pièce, indices après indices, par raconter une histoire (policière, fantastique, comique, ou les trois à la fois).
Pour progresser dans le jeu (l’espace, souvent aussi le temps), il faut observer minutieusement chaque nouveau décor. Pour avancer, reculer, tourner votre regard, à droite ou à gauche, vers la zone qui vous intéresse (admettons que vous ayez affaire à un jeu dont la technique et le graphisme sont relativement sophistiqués : pas à un pionnier des années 1980), il suffit de bouger légèrement votre souris. Lorsque vous aurez réussi à ouvrir des portes, des passages, et franchirez de plus grandes distances, pointez votre souris (ou plutôt la flèche qui la représente sur l’écran) vers l’endroit où vous voudrez aller, et cliquez. Dans certains jeux, il y a même un raccourci clavier qui permet de courir. Enfin, la plupart vous offrent la possibilité de zoomer sur ce que vous voulez regarder de plus près, par exemple en caressant de votre index la molette de votre souris.
S’il y a dans un nouveau décor (c’est fréquent) des papiers qui traînent (lettre décachetée, liste de noms ou de numéros, recettes de cuisine : tout dépend du genre de pièce que vous explorez), il faut les lire attentivement. Si le jeu ne prévoit pas que vous puissiez les ranger dans votre inventaire, il vaut mieux les recopier, ou les prendre en photo si vous disposez d’un smartphone (ce qui n’est pas le cas de Jules, qui joue donc toujours muni d’un grand cahier où il prend toutes sortes de notes cabalistiques).
S’il y a des images, accrochées aux murs ou traînant dans un coin (regardez bien dans tous les coins), elles ont généralement un sens qu’il vous faudra deviner. N’oubliez pas de vérifier aussi les plafonds, on ne sait jamais.
S’il y a des appareils (télévision, grille-pain, réacteur thermonucléaire, gramophone, là encore, en fonction de l’univers proposé), essayez de les faire fonctionner en cliquant dessus. La plupart du temps, vous n’y arriverez pas (pas tout de suite), mais vous verrez s’allumer des voyants, ou passer des liquides dans des tuyaux, et vous apprendrez plus tard (lorsque vous aurez déchiffré les papiers, ou décrypté les images) à les faire marcher. »

Extraits
« Si c’est la première fois que vous jouez à un escape game, vous méritez que je vous aide un peu. Chaque fois que vous activez une fonction, au fil de votre progression, vous pouvez avoir provoqué un événement ailleurs, dans l’espace ou dans le temps, et il faut vous en assurer systématiquement. Récapitulons: depuis l’entrée, vous avez appris à voyager entre deux époques, les années 1980 et le présent, où vous êtes revenus après avoir offert le Elle d’août 2017 à la jeune fille autrefois curieuse de son avenir. Vous avez constaté que ce cadeau vous avait ouvert la porte de la salle à manger, où vous êtes bloqués. Et si, maintenant que vous avez ouvert cette salle à manger, vous retourniez dans les années 1980 pour voir à quoi elle ressemblait alors, et, surtout, si vos voyages temporels n’ont pas déverrouillé une autre porte? » p. 76

« Mais puisqu’il s’agit, même lorsqu’on explore un archipel, de résoudre des énigmes pour se déplacer d’un lieu à un autre, ou d’une époque à une autre, et que ces lieux sont, avant la résolution de ces énigmes, des lieux clos, je campe sur mes positions: ouvrir successivement les pièces de ma maison, franchir un à un ses seuils et libérer chaque fois un pan de sa mémoire, relier ces fragments d’histoire entre eux, pour moi, c’est un escape game. Sans doute parce que j’écris ce livre pour me sortir d’une autre sorte de cage, de prison où m’enfermait la crainte de ne plus aimer écrire, ni cette maison. » p. 159

À propos de l’auteur
Julie Wolkenstein, qui enseigne la littérature comparée à Caen, a publié 8 livres aux éditions P.O.L et y a traduit Edith Wharton et Francis Scott Fitzgerald. Elle a reçu le Prix des deux Magots en 2018 pour son dernier livre Les Vacances. (Source: Éditions P.O.L)

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Et la vie reprit son cours

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En deux mots:
Avec son ami Arturo venu lui rendre visite à Sosúa, Ruth s’offre une récréation au carnaval et tombe amoureuse de son frère Domingo. Une passion brûlante qui s’achève avec un mariage rassemblant toute la famille et les connaissances. Une occasion rêvée pour faire le point sur leurs parcours respectifs.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Ruth fonde une famille

Le troisième volet de la saga dominicaine de Catherine Bardon couvre les années 1967-1979. L’occasion pour Ruth, la narratrice, de trouver l’amour et d’affronter de nouveaux défis. On la suit avec toujours autant de plaisir.

«Il y avait là deux continents, quatre pays, cinq langues, trois générations. Comme Wilhelm Rosenheck aurait été fier de cette belle et grande famille née de son exil et du sacrifice de sa terre natale.» À l’image de l’émotion qui étreint Ruth qui retrouve tous les membres de sa tribu à Sosúa à l’occasion de son mariage, le lecteur qui l’a suivie depuis Les déracinés à l’impression de faire partie de la noce. Pour un peu, il lèverait son verre avec eux, heureux de partager ce moment de bonheur. Car il sait ce qu’ils ont enduré depuis cet exil en République dominicaine dans les sombres années de l’Anschluss.
La belle histoire de ce troisième tome commence avec l’arrivée sur l’île d’Arturo, son ami pianiste installé à New York. Le jeune homme est venu passer quelques jours auprès de sa famille – de riches industriels du tabac – et retrouver Ruth. Il était pourtant loin d’imaginer que son escapade au carnaval avec son frère Domingo aboutirait à un mariage. Faisant fi des conventions – inutile d’ajouter qu’elle nous avait habitué à ça – Ruth se laisse aller dans les bras de cet homme marié et plonge à corps perdu dans une «passion folle, impétueuse, exaltée, excessive même.»
Un tourbillon qui va tout balayer en quelques mois et trouver son apothéose dans ce mariage célébré en novembre 1967, quelques mois après la fin de la Guerre des six jours que la branche des émigrés installés en Israël a vécu au plus près.
Car Catherine Bardon – comme dans les précédents épisodes – profite de cette chronique qui embrasse la période de 1967 à 1979, pour revenir sur les faits historiques marquants qui vont toucher de près la diaspora. On se souvient qu’après avoir joué L’Américaine (qui vient de paraître en poche chez Pocket), Ruth avait choisi de revenir en République dominicaine pour poursuivre l’œuvre de son père et diriger le journal de Sosúa. Elle est donc aux premières loges pour commenter les soubresauts du monde, notamment quand ceux-ci touchent directement la communauté. Au choc de l’assassinat de Martin Luther King succéderont les images du premier homme sur la lune, puis celles terribles de cette guerre au Vietnam qui n’en finit pas.
Bien entendu, elle ne pourra laisser sous silence les accords de Camp David et cette photo chargée de tant d’espoirs rassemblant Jimmy Carter, Anouar El Sadate et Menahem Begin, espoir douché à peine une année plus tard par la sanglante prise d’otages aux J.O. de Munich.
Aux bras de son mari, Ruth nous fait aussi partager son quotidien et nous raconte la vie sur ce bout de terre des Caraïbes et la chape de plomb imposée par le dictateur Balaguer. Je vous laisse notamment vous régaler des péripéties engendrées par la visite de Jacques Chirac en 1971 et la course à un objet de l’ethnie tainos à offrir à ce grand amateur d’arts premiers.
Et le roman dans tout ça? J’y viens, d’autant plus qu’il occupe la part prépondérante du livre, comme le titre le laisse du reste suggérer. Lizzie, l’amie d’enfance de Ruth, qui avait émigré aux États-Unis et avait rejoint le flower power en Californie, lui a fait la surprise d’être présente à son mariage. Mais derrière l’excentricité se cachait la gravité. C’est une personne malade qu’elle accueille chez elle et qu’elle entend aider. Et pour que la vie reprenne son cours paisible, il faut aussi que Gaya, la fille de Christopher, accepte son beau-père. Disons simplement qu’un voyage aux États-Unis servira à dénouer ce problème, avec une belle surprise à la clé.
Catherine Bardon se régale et nous régale. Elle est passée maître dans l’art de faire rebondir son récit, de mettre tour à tour les différents protagonistes au premier plan, de faire brusquement rejaillir le passé, comme par exemple quand un tableau de Max Kurzweil se retrouve dans une galerie de Tel-Aviv…
Et si un quatrième tome est déjà programmé, la romancière aimerait bien s’affranchir de sa famille dominicaine pour se lancer dans une autre histoire, totalement différente. En attendant, ne boudons pas notre plaisir !

Voici, avec l’aimable complicité de Catherine Bardon, quelques bonus…

plage de Sosua«Notre plage faisait toujours le même effet à ceux qui la découvraient. C’était magique. Les yeux s’arrondissaient, les lèvres dessinaient un oh ou un ah d’admiration. Puis venait l’envie irrépressible de courir vers la mer, d’enfouir ses pieds dans le sable tendre et de laisser l’eau lécher les orteils.» (extrait de Et la vie reprit son cours) © Catherine Bardon

Liste des personnages
Les Rosenheck: Wilhelm est né à Vienne en 1906. Ses parents, Jacob et Esther, sont décédés pendant la Shoah. En 1935 il a épousé Almah Kahn (née en 1911). Almah et Wilhelm ont eu un fils, Frederick, en octobre 1936. Ils ont quitté l’Autriche en décembre 1938 et sont arrivés à Sosúa, en République dominicaine, en mars 1940. Leur fille Ruth est née le 8 octobre 1940. Leur fille Sofie, née en décembre 1945, n’a vécu que cinq jours. Wilhelm est mort des suites d’un accident de voiture en juin 1961.

Myriam: sœur de Wilhelm. Née en 1913, elle a épousé Aaron Ginsberg, architecte, en mai 1937. Juste après son mariage, le couple a quitté l’Autriche pour émigrer aux États-Unis. Ils vivent à Brooklyn et ont un fils, Nathan, né en septembre 1955.

Svenja Reisman: Autrichienne d’origine polonaise, psychologue, elle est arrivée à Sosúa en mai 1940 avec son frère Mirawek, juriste. Ils ont quitté Sosúa en juillet 1949 pour s’établir en Israël. Svenja a épousé Eival Reisman, médecin, rencontré dans un kibboutz. Ils vivent à Jérusalem. Mirawek occupe de hautes fonctions dans le gouvernement israélien.

Markus Ulman: né en 1909, il est autrichien. Juriste et comptable, il est arrivé à Sosúa en mars 1941. Il est devenu l’ami de Wilhelm. Il a épousé Marisol, une Dominicaine originaire de Puerto Plata, en mars 1943.

Liselotte Kestenbaum: née en 1939, arrivée à Sosúa en décembre 1944 avec ses parents, Lizzie est l’amie d’enfance de Ruth. Ses parents se sont séparés et elle a émigré aux États-Unis avec sa mère Anneliese en 1959.

Jacobo: c’est le régisseur de la finca des Rosenheck. Sa femme Rosita s’occupe de la maison. Il est le fils de Carmela, une vieille Dominicaine dont Almah a fait la connaissance en mai 1940.

Arturo Soteras: benjamin d’une riche famille dominicaine d’industriels du tabac de Santiago, il est devenu l’ami de Ruth lors de leurs études à New York où il vit désormais. Il est pianiste et professeur de musique à la Julliard School.
Deborah: fille d’une famille de cultivateurs aisés du Midwest, c’est une amie d’université de Ruth.

Et la vie reprit son cours
Catherine Bardon
Éditions Les Escales
Roman
352 p., 19,90 €
EAN 9782365695176
Paru le 28/05/2020

Où?
Le roman se déroule en République dominicaine. Mais on y voyage aussi principalement de et vers Israël et les États-Unis.

Quand?
L’action se situe de 1967 à 1979.

Ce qu’en dit l’éditeur
LA SAGA LES DERACINES
Après Les Déracinés et L’Américaine, découvrez le troisième tome de la superbe fresque historique imaginée par Catherine Bardon. Au cœur des Caraïbes, en République dominicaine, la famille Rosenheck ouvre un nouveau chapitre de son histoire.
Jour après jour, Ruth se félicite d’avoir écouté sa petite voix intérieure : c’est en effet en République dominicaine, chez elle, qu’il lui fallait poser ses valises. Il lui suffit de regarder Gaya, sa fille. À la voir faire ses premiers pas et grandir aux côtés de ses cousines, elle se sent sereine, apaisée. En retrouvant la terre de son enfance, elle retrouve aussi Almah, sa mère, l’héroïne des Déracinés. Petit à petit, la vie reprend son cours et Ruth – tout comme Arturo et Nathan – sème les graines de sa nouvelle vie. Jusqu’au jour où Lizzie, son amie d’enfance, retrouve le chemin de Sosúa dans des conditions douloureuses.
Roman des amours et de l’amitié, Et la vie reprit son cours raconte les chemins de traverse qu’emprunte la vie, de défaites en victoires, de retrouvailles en abandons.
Guerre des Six-Jours, assassinat de Martin Luther King, chute de Salvador Allende… Catherine Bardon entrelace petite et grande histoire et nous fait traverser les années 1960 et 1970. Après Les Déracinés, salué par de nombreux prix, et le succès de L’Américaine, elle poursuit sa formidable fresque romanesque.
«La saga qui nous transporte.» Olivia de Lamberterie, ELLE

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Bande-annonce de Et la vie reprit son cours de Catherine Bardon © Production éditions Les Escales

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Prologue
Je tirai sur les rênes, un coup sec, et j’arrêtai mon cheval. Je pris une profonde inspiration, relâchai tous les muscles de mon corps. La vue, les parfums, les sons, c’était une symphonie pour les sens. Un instant parfait dans les couleurs pâles du petit matin de l’hiver caraïbe.
À l’aube de ce premier jour, je m’étais réveillée avec les lueurs du jour naissant. Dressée sur ses jambes potelées, agrippée aux barreaux de son petit lit de bois, Gaya jouait à l’ascenseur, enchaînant les flexions, une deux, une deux, en gazouillant. Je l’avais changée en vitesse, j’avais passé un pantalon, une chemise, enfilé une paire de bottes, serré ma fille contre moi dans son écharpe de portage, puis j’avais sellé un cheval.
Je m’étais arrêtée un instant avant de talonner ma monture. De notre ferme perchée au sommet de sa colline, on voyait les propriétés alentour et tout le village en contrebas, puis le regard filait vers la mer dont le turquoise encore incertain virait au bleu profond et se perdait au loin, butant contre l’azur du ciel.
C’était notre terrain de jeu, les champs, les pâturages, le village, la plage… C’est là où j’étais née, c’est là où j’avais grandi, c’est là où j’avais choisi de vivre. Chaque parcelle de mon âme appartenait à cette île. Je n’avais plus d’états d’âme, j’étais Ruth Rosenheck, j’étais née à Sosúa, j’étais dominicaine, je parlais l’espagnol, l’anglais et l’allemand et même quelques bribes d’hébreu, j’aimais les quatuors à cordes de Schubert et les merengues de Julio Alberto Hernández, je dansais la valse et la bachata, j’étais blanche, blonde et juive dans un pays de métis catholiques, j’avais des amis, éparpillés aux quatre coins du monde.
À regarder le paysage paisible du haut de la colline, le ciel bosselé de nuages douillets, le bétail essaimé dans les lomas ondulantes piquetées de cocotiers, la mer étale, déjà scintillante dans son écrin de sable blanc, le village endormi sous le soleil levant, on aurait pu croire que rien n’avait changé. J’aurais pu avoir l’illusion que je reprenais ma vie là où je l’avais laissée six ans auparavant. « Tu as ta propre vie à construire, loin des scories des nôtres », m’avait dit ma mère quand j’étais partie. Et voilà, j’étais de retour.

Un cri suraigu, comme seuls en émettent les tout petits enfants, accompagné d’une gesticulation désordonnée de petites jambes et de petits bras me vrilla les tympans et me ramena à la réalité. Gaya se manifestait.
L’illusion vola en éclats. Tout avait changé. Rien n’était plus comme avant. Mon frère s’était marié, la famille s’était agrandie, il avait deux enfants, j’en avais un.
Je posai un baiser sur le sommet du crâne finement duveté de noir, sur cet espace si fragile où une dépression à peine perceptible disait que Gaya n’était encore qu’un bébé. Je resserrai l’étreinte de mes jambes autour du ventre du cheval et enfonçai fermement mes talons dans ses flancs. Après quelques pas, ma monture prit le trot sur la piste poussiéreuse. Gaya laissa échapper de légers hoquets de pur ravissement. Ses petites mains battaient l’air, elle gloussait de plaisir à chaque soubresaut.
*
Je guidai le cheval dans l’étroite sente creusée dans la pierre corallienne qui descendait à la plage et l’arrêtai face à la mer. Elle était toujours là, la plage de mon enfance. Telle qu’en mon souvenir, immense bande de sable blanc en croissant, ombragée de raisiniers et d’amandiers, ourlée d’une eau transparente qu’un soleil triomphant ferait bientôt miroiter implacablement.
Sur ma droite, se dressaient les pilotillos, tout ce qui restait d’une ancienne jetée où s’amarraient autrefois les navires de la United Fruit Company pour charger leur cargaison de fruits tropicaux. La mer ne les avait pas épargnés. Rongés par l’érosion, ils me parurent désespérément petits. Les fières et hautes colonnes de mon enfance n’étaient plus que des piles incertaines, aux contours irréguliers, sapées par l’assaut permanent de la mer. Je reconnus les vieux bancs de béton du bañadero, haut lieu de la vie sociale, usés par des générations de fessiers, le grand álamo vigoureux dont les feuilles en décoction soulageaient de bien des maux, les massifs de coraux de la islita grouillant de vie sous-marine qui affleuraient au loin…
Sans que j’y prenne garde, les souvenirs commencèrent à déferler. Des émotions mêlées m’envahirent. Je sentis mon cœur se gonfler.
Je me souvenais.
Je chassai les images et je mis pied à terre, conduisant le cheval jusqu’à un amandier où j’attachai les rênes à une branche basse. Je me déchaussai et j’avançai jusqu’à l’eau. Le sable était encore frais de la nuit, une caresse. Gaya s’agitait, roucoulant de petits mots dans son sabir incompréhensible. Je dénouai l’écharpe qui la retenait prisonnière et la déposai sur le sable.
Sans réfléchir, je la déshabillai, et moi ensuite. Je n’avais pas prévu de maillots de bain, nous étions nues sur la plage. Je rattrapai Gaya, déjà dans l’eau jusqu’au cou, et entamai une danse tribale à grands coups de sauts et d’éclaboussures. C’était le bain le plus délicieux que j’avais pris depuis une éternité. Gaya riait, renversait sa tête en arrière et battait l’eau de ses menottes. Et m’échappa. Je la vis se débattre sous l’eau puis se calmer. Elle flottait juste sous la surface et… nageait, agitant lentement bras et jambes. Ma fille de deux ans nageait aussi naturellement qu’un de ces minuscules poissons colorés qui s’ébattaient autour de son corps aux contours rendus flous par ses mouvements. Elle s’ébroua pour reprendre sa respiration, je la rattrapai. Ma fille nageait, et j’y vis un signe, un bon signe.

Bien des années plus tard, quand Gaya me demanderait de lui raconter cette première chevauchée, je n’omettrais aucun détail, ses cheveux fins comme du duvet, le parfum de vanille de son cou, la chaleur de son petit corps contre mon ventre, ses minuscules menottes qui battaient l’air, son instinctive nage sous l’eau. Nous tomberions d’accord : cette première chevauchée, ce premier bain avaient décidé de sa destinée.
*
Nous reprîmes le chemin de la ferme. Mes cheveux dégoulinaient dans mon cou. Sur mes lèvres, un goût de sel. Je remontai par cette piste de terre qui avait eu raison de mon père quelques années plus tôt. Les clôtures des pâturages avaient été renforcées, c’étaient maintenant de hautes et solides palissades de bois sombre. Infranchissables par le bétail. Blottie au sommet de sa colline, la ferme semblait encore endormie.

J’aimais la beauté pure de la terre resplendissante, j’aimais cette lumière d’une limpidité sans pareille, j’aimais la puissance des couleurs crues, le jeu des formes aussi abondantes que tumultueuses, j’aimais l’air embaumant les multiples fragrances des tropiques, j’aimais ces paysages pleins de poésie enfantine…
En observant le spectacle de ce matin-là, je commençai à guérir d’un mal dont je ne savais même pas que j’avais souffert, le manque de mon île.

Je sentis une énergie incroyable m’animer. Je débordais d’un enthousiasme neuf que rien ne pourrait battre en brèche. J’avais des projets plein la tête, des projets qui s’étaient forgés au fil de ces six années passées entre les États-Unis et Israël, sans que j’en eusse véritablement conscience.
Remettre à flot le journal de mon père. En faire un quotidien digne de ce nom, qui compterait dans le panorama médiatique du pays.
Me faire un nom dans le journalisme.
Aider ma mère à développer sa fondation humanitaire.
Soutenir son projet fantaisiste avec Markus, cet atelier de menuiserie qui produisait des fauteuils Adirondack qui n’intéressaient personne.
Et surtout, je voulais offrir à ma fille une enfance de radeaux, de plongeons, d’explorations sous-marines, d’élevages de têtards, de chevauchées fantastiques, de cabanes dans les arbres… Oui, Je voulais que ma fille grandisse ici, dans cet endroit si paisible et si beau.
J’avais enfin reconnu notre place, c’étaient la terre, le ciel et la mer qui me le disaient.
Quand je franchis le portique de la finca Polka, je croisai Jacobo. Dans son fourreau de cuir, sa machette battait sa cuisse au rythme des pas de son mulet. Il leva la main et me décocha un grand sourire: «Hola amores, qué tal las princesas?»
Oui, nous étions les princesses de Sosúa.
Finalement rien n’avait changé. »

Extrait
« Jérusalem, juillet 1967
Chère Almah,
Cette courte lettre pour te rassurer.
Une guerre de plus.
Il est donc écrit que nous ne vivrons jamais en paix. Nous aurions pu croire, après ce que nous avons traversé, particulièrement notre peuple, que le monde serait plus sage. Nous aurions tant aimé qu’il soit plus sage, comme nous aspirions si fort à la paix. Et nous allons de déception en déception. Plus que jamais je pense que la guerre est une fatalité et la paix une utopie.
Le pire c’est qu’ici les Israéliens sont euphoriques, malgré les horreurs commises dans les deux camps. Il y a eu un terrible pogrom à Tripoli et certains des 4 000 Juifs libyens sauvés par le Joint sont arrivés ici après avoir transité par l’Italie. Notre victoire est totale, notre supériorité avérée, le pays s’est agrandi de façon spectaculaire. Les images des soldats au Mur des lamentations tournent en boucle. Aux dires des politiques, Jérusalem est enfin libérée. Moi, je préfère dire réunifiée.
Mais à quel prix ? Plus de 20 000 vies, sans compter les dizaines de milliers de blessés, avons-nous le droit de nous en réjouir ? Je suis infiniment triste et j’ai honte. Entre libération et conquête, où est la vérité ?
Entre votre guerre et les nôtres, l’horreur n’en finit jamais. Parfois j’ai envie de me retirer dans un ashram et de vivre ce qui me reste de temps loin du tumulte des hommes. M’accompagnerais-tu ? Ce serait enfin notre repos des guerrières !
Je t’embrasse très fort, Almah,
en souhaitant nous voir bientôt réunies,
Svenja

P.-S. : Tu ne trouves pas que notre Moshe Dayan a l’air d’un pirate ?
Cette lettre qui suintait le découragement ne ressemblait pas à Svenja. L’écriture était hachée, les lignes se tordaient comme sous l’effet de la colère ou du chagrin. Seul le post-scriptum ressuscitait un peu son ancienne verve.
Almah était peinée pour son amie. Elle non plus n’approuvait pas la politique conquérante d’Israël, même si, par loyauté, elle la soutenait. Il y avait des combats justes, mais la politique était une affaire complexe dont les enjeux les dépassaient, et celle d’Israël plus encore. Une ride se creusa au milieu de son front qu’elle effaça en décidant de se concentrer sur les préparatifs de la fête à venir. »

À propos de l’auteur
Catherine Bardon est une amoureuse de la République dominicaine où elle a vécu de nombreuses années. Elle est l’auteure de guides de voyage et d’un livre de photographies sur ce pays. Son premier roman, Les Déracinés (Les Escales, 2018 ; Pocket, 2019), a rencontré un vif succès ainsi que sa suite L’Américaine. (Source: Éditions Les Escales)

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Une jeunesse en fuite

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En deux mots:
Le narrateur passe un été en Bretagne, auprès de ses parents, avec sa fille Louise. Il vient consulter les lettres envoyées par son père, médecin militaire, durant la Guerre du golfe pour un roman. L’occasion de se souvenir de ses années d’adolescent.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

En Bretagne, à la pêche aux souvenirs

Après le remarqué Adieu aux espadrilles, Arnaud Le Guern nous revient avec sa plume acidulée pour explorer ses années d’adolescent, à l’époque où son père partait pour la Guerre du Golfe. Avec humour et une bonne dose de nostalgie. Magique!

Il faut certes attendre la page 162 et le rendez-vous du narrateur-écrivain avec son éditeur pour trouver résumé ce livre. Mais cette patience nous apporte une belle récompense puisque Arnaud Le Guern raconte très bien son livre (et m’évite de la faire!): « Le narrateur, de retour en Bretagne avec sa fille, Louise, le temps d’un été près de ses parents, se souvient de la fin de son adolescence. Il a alors quinze, seize ans. Son père, médecin militaire, est parti en Arabie saoudite. L’Irak, dirigé par Saddam Hussein, a envahi le Koweït. La France, à la suite des États-Unis, s’apprête à entrer en guerre. François Mitterrand, président de la République, et Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères, sont à la manœuvre. Début janvier 1991, la guerre est déclarée. Opération Tempête du désert. Le narrateur apprend la nouvelle à la radio. Dans son oreille: les voix des reporters et le bruit des missiles qui zèbrent la nuit orientale. Scud irakien contre Patriot américain. L’angoisse ancrée en lui, le narrateur poursuit sa vie de lycéen, rythmée par les lettres d’Arabie que son père envoie, dans une époque où la légèreté, déjà, n’est plus une affaire sérieuse. Il s’agit, des années plus tard, de raconter un père, retenir les derniers souvenirs d’une jeunesse, les confronter au bel aujourd’hui troublé.»
Voilà pour le scénario. Reste l’essentiel, à savoir un style qui emporte le lecteur dans une farandole de souvenirs. Car la nostalgie habite cette villa du Trez-Hir où il retrouve ses parents en compagnie de sa fille Louise et de Matéa, la copine de cette dernière. Et les drames côtoient la légèreté des vacances balnéaires. En tentant de consoler son père qui vient de perdre sa chienne, il combien son chagrin est immense. Tout remonte en fait à l’époque de cette Guerre du golfe qui a cassé. Il avait quelque chose chez ce médecin militaire peu expansif. Il va alors chercher dans les lettres qu’il envoyait d’Irak pour tenter de comprendre ce qu’il avait zappé à l’époque. Il faut dire qu’il avait alors fort à faire avec les copains, les copines qu’il n’osait pas toucher, du moins au début, le film porno de canal+ qu’il regardait en cachette, et l’équipe de basket où il occupait le poste de pivot.
Et puis il y avait les films et les belles actrices qui le faisait fantasmer, les livres, les chansons. La bande-son de ce roman couvre trois générations, de la discographie paternelle aux chansons qu’écoutent les filles. Il y avait aussi Bernard Pivot et son Bouillon de culture.
Aujourd’hui il est avec sa fille et son amie sur la plage, regarde les femmes en maillot tout en pensant à sa femme Mado restée à Paris.
Il lira les lettres plus tard. Il veut d’abord terminer le roman de Cecil Saint-Laurent qu’il a avec lui, un auteur qui figure dans la liste de ces écrivains disparus qu’il aimerait rééditer. Chassé-croisé entre aujourd’hui et cette époque, ce délicieux roman fleure bon la légèreté en n’oubliant jamais les questions essentielles. Si l’auteur cite François Weyergans et Bernard Frank, j’y vois aussi du Jean d’Ormesson qui, notamment dans ses premiers romans, aspirait aussi à ne rien faire. On s’amuse beaucoup, notamment dans la galerie des premiers flirts, de Catherine «Non, pas tout de suite. Sois patient», à Hélène et Céline, jalouses l’une de l’autre, puis de la rencontre avec Kristen un soir de réveillon, sans oublier les sportives, Roxane la basketteuse et Nathalie la gymnaste. Plus tard viendront les brunes Christelle, Sophie, Caroline et Mado qui partage désormais sa vie.
La lecture d’Une jeunesse en fuite est une excellente manière de bien débuter l’année!

Une jeunesse en fuite
Arnaud Le Guern
Éditions du Rocher
Roman
232 p., 17,90 €
EAN : 9782268101293
Paru le 9 janvier 2019

Où?
Le roman se déroule en France, principalement en Bretagne, à Plougonvelin et Brest, mais aussi à Paris. Le narrateur y évoque aussi les autres étapes de sa vie, sur les bords du Léman, à Lyon, Joigny dans l’Yonne, Rochefort, Metz ou encore Marrakech.

Quand?
L’action se situe des années 80 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
De retour en Bretagne avec sa fille, le temps d’un été chez ses parents, l’auteur se souvient du début des années 90. La guerre du Golfe et le départ de son père, médecin militaire, pour l’Arabie saoudite. Une époque qu’il avait balayée de son esprit. Remplacée par les fiancées éphémères, la griserie des nuits, les écrivains fantaisistes. Relisant les lettres que son père envoyait depuis le Moyen-Orient, il retrouve les traces d’une adolescence perdue. Tout lui revient par petites touches : ses camarades de lycée, la moustache de Saddam Hussein, les actrices et mannequins à la mode, la peur que son père ne revienne pas.
Dans Une jeunesse en fuite, Arnaud Le Guern fait résonner sa musique intime, entre quête du père et éducation sentimentale. Une touchante invitation à la flânerie romanesque.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Mon père a perdu sa chienne: Tess. Comme Nastassja Kinski dans le film de Polanski. Un airedale terrier noir et fauve. Elle avait douze ans. Mon père est touché, coulé. Jusqu’à ce week-end de printemps, je ne l’avais jamais entendu pleurer. C’était bizarre. J’ai beau fouiller mes souvenirs : rien. Il m’a fallu attendre quarante ans pour deviner le grondement de ses sanglots, comme un orage qui couve, avant l’explosion à l’autre bout du sans-fil, fin de la terre, la voix noyée.
Mon père est médecin. Anesthésiste-réanimateur. Longtemps au sein du Service de santé des armées, aujourd’hui au CHU de Brest. Toujours en poste, alors qu’il a l’âge de la retraite. La retraite pour un général : pas au programme. Pire qu’une désertion. Il n’arrive pas à décrocher. Il a essayé ; y retourne en bon soldat. Fidèle à son poste vacant. Il n’y a pas assez de praticiens hospitaliers dans sa spécialité ; on lui demande de dépanner. Juste pour quelques mois. Puis encore quelques mois. Mon père ne refuse jamais. Je le soupçonne de proposer ses services. Son excuse : il coûte moins cher que la jeune génération. Ma réplique : « Tu casses les prix du marché. » Mon père fait mine de s’offusquer. Il n’est pas dupe de ses tours de passe-passe.
Avant que mon père ne prénomme sa chienne Tess, je n’imaginais même pas qu’il puisse connaître Nastassja Kinski. Dommage. Nous aurions pu partager nos souvenirs de l’actrice. Savait-il que Nastassja, tout juste quinze ans, et Roman Polanski s’étaient aimés dans les seventies, autour de l’année de ma naissance ? A-t-il vu les photos de Nastassja prises par Roman et publiées dans Vogue ? Celles parues dans Playboy, circa 1983 ? Je dois avoir un exemplaire vieilli du magazine quelque part. Nastassja en couverture, féline comme jamais. Mon père la préférait-il brune ou blonde, chevelure longue ou coupée au carré ? La pureté du visage de Nastassja. Sa langue entre les lèvres tandis qu’elle s’amuse avec une cuillère en argent. Le compas de ses jambes. Ses seins délicats comme de la chantilly. Nastassja m’égare.
C’est ma mère qui m’a prévenu de la mort de Tess. J’appelle ma mère tous les dimanches. On se donne des nouvelles, sans y toucher. La vie de mes parents au Trez-Hir. Ma sœur, qu’elle a souvent au téléphone. Les livres que j’édite, ceux que j’écris. Ma situation financière. Louise, ma fille. Mado, ma fiancée. Nos deux chats, Pablo et Malcolm. La mère de Louise qui ne se remet pas d’un AVC, clouée au lit ou dans un fauteuil, le bras gauche paralysé. Ma mère avait la voix hésitante, faussement enjouée, jusqu’à ce qu’elle m’annonce la nouvelle :
« Tess n’est plus avec nous. Ton père et moi sommes allés il y a deux jours chez le vétérinaire…
— Vous l’avez fait piquer ?
— Ça devenait invivable pour ton père. Il devait se lever toutes les nuits pour la sortir dans le jardin. Elle souffrait beaucoup, ne parvenait presque plus à se déplacer… Et elle ne voyait plus rien.
— Papa tient le coup ?
— Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il va un peu mieux. Mais il ne veut pas en parler. Il reste silencieux, la tête ailleurs. Je crois qu’il est très malheureux… »
La mort de son père avait-elle immunisé le mien, alors âgé de dix-sept ans, à l’expression de la tristesse ? Il en parle rarement. Il était en pension. Parenthèse de vie fragile. Ai-je déjà vu une photo de mon grand-père inconnu ? Ma mémoire n’en a conservé aucune image. Je sais qu’il était malade, s’en est allé après une longue agonie. Longue agonie : foutaise. Cancer de la gorge et de la bouche. Il fumait et buvait, beaucoup. Sa manière de supporter le stalag, où il avait été prisonnier, puis de l’oublier. Sa manière de s’évader, comme il avait deux fois tenté de le faire pendant la guerre. En quelle année était-il décédé ? 1965 ? 1966 ? Je poserai la question lors de mon prochain séjour au Trez-Hir.
Je ne sais plus si j’ai envoyé un mèle ou un SMS à mon père. En fouillant, j’ai retrouvé : un mèle.
Mon cher père,
Maman vient de m’apprendre la triste nouvelle. Je sais ta peine et, de tout cœur, je la partage. Tess était une belle chienne, dans tous les sens du terme. Il n’y a malheureusement guère de mots pour apaiser ce que tu ressens. Juste laisser le temps, lentement, faire son œuvre, et garder en toi les précieux souvenirs et la joie qu’elle t’a donnée pendant tant d’années.
Je t’embrasse.
Sur l’écran de mon vieux Nokia, en début de soirée : « Papa ». J’ai très rarement mon père au téléphone. Ce n’est pas dans nos habitudes. Il lui arrive de répondre à la place de ma mère. Deux ou trois mots rapidement échangés. « Ton travail se passe bien ? » « L’argent rentre ? » « Tu as pensé à appeler ta sœur ? » « Quand viens-tu nous voir ? » Là, il prend son temps. Je peine à reconnaître sa voix. Il y a des blancs et des creux dans ses phrases atones. Merci, ta mère, Tess, vétérinaire, humanité, douleur. Corde très sensible sur laquelle les sanglots tentent de ne pas choir, jusqu’à ce qu’ils sautent comme un bouchon de champagne éventé, obstruent la gorge de mon père. Tess n’avait pris la place de personne, Tess était un lien affectueux qui nous réunissait, petits et grands, Tess comprenait tout, Tess était un symbole de joie familiale, Tess rassurait et apaisait, Tess rendait heureux. Un râle de deuil qui ne passe pas. Je me suis tu, ne voulant pas interrompre le bruit de son chagrin. Puis les pleurs d’un coup se sont apaisés. Mon père a retrouvé ses mots ; son débit s’est accéléré :
« Depuis mon retour de la guerre du Golfe, je me sens déphasé, incompris parfois. Je me sens seul avec ce que je vis, ce que je ressens.
— La guerre du Golfe ?
— À mon retour, plus rien n’a été pareil. J’ai mal vécu le temps que j’ai passé là-bas. Vous ne l’avez pas perçu. Tout ceci, pour vous, était peu de choses. Moi, je n’étais plus le même. Votre vie s’était poursuivie et j’étais mis de côté. Une distance nous séparait. Mon diabète n’a rien arrangé. La guerre et la maladie m’ont isolé. J’ai eu peur dans le Golfe et j’ai eu peur ensuite, avec la maladie. L’arrivée de Tess m’avait permis de me sentir moins seul. Maintenant, elle n’est plus là… »
La guerre du Golfe. Pendant des années, je n’y avais plus pensé. Le départ de mon père, l’angoisse, le théâtre des opérations : aux oubliettes. Cette période était sortie de mon esprit. Remplacée par les filles à effleurer, les premiers verres, les écrivains que je découvrais chez les bouquinistes. Ensuite : Louise, Mado, ma vie de patachon. Puis la guerre du Golfe avait fait sa réapparition, les derniers mois, alors qu’étaient abattus des journalistes satiriques, les spectateurs d’un concert de rock, des passants ou les fêtards de novembre, qui inventaient des étés indiens en trinquant en terrasse. L’État islamique, à la suite d’Al-Qaïda, était né sur les ruines de l’Irak de Saddam Hussein. Il suffisait de tirer le fil de l’histoire pour comprendre. Humiliation orientale, revenue comme un boomerang vengeur. La guerre du Golfe avait allumé la mèche de Daech et des attentats récents. J’en avais le cœur net. La guerre du Golfe : les derniers souvenirs de ma jeunesse, que je tentais de retenir. »

À propos de l’auteur
Éditeur et écrivain, Arnaud Le Guern vit entre Paris, le Finistère et les rives du lac Léman. Il aime ses chats, Paul Gégauff, les filles de la rue du Douanier-Rousseau et Roger Vadim (liste non exhaustive). Son précédent roman, Adieu aux espadrilles, paru en 2015, a été salué par la critique. (Source: Éditions du Rocher)

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