Petites choses

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En deux mots
Valentina et Gordon Wasson vont se passionner pour les champignons et créer l’ethnomycologie. Après la théorie, ils vont sur le terrain et découvrent au Mexique une espèce hallucinogène. Les deux ethnomycologues ne se doutent pas qu’ils vont bientôt changer le monde.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les champignons qui changent le monde

Dans un premier roman hallucinant, Benoît Coquil nous raconte comment un couple de passionnés découvrent les psilocybes, des champignons hallucinogènes qui vont transformer la société. Stupéfiant!

Quand Gordon Wasson rencontre Valentina, il est loin de se douter que sa future épouse va l’entraîner dans une folle aventure. C’est lors de leur voyage de noces dans les Catskill Mountains que Valentina découvre des champignons dont elle fera une bonne poêlée sous l’œil méfiant – pour ne pas dire angoissé – de son jeune mari.
Rentrés à New York, «ils commencent à lire frénétiquement tous les ouvrages qui traitent des champignons dans les cultures anciennes et modernes. Ils se passionnent pour la façon dont on les nomme et les consomme ici et là, dont on en fait des êtres supérieurs ou bien des monstres. Partout dans le pays, et même ailleurs, les Wasson vont écumer les bibliothèques des musées, des collections ethnographiques, des instituts de botanique. Leurs carnets se remplissent de croquis, de cartes, d’idéogrammes, de noms surnaturels, Lycoperdon furfuraceum, Marasmius oreades, satyre élégant, fairy circles. Toute une vie de recherche s’ouvre pour les Wasson, bien que ce qui les séparait va maintenant les lier résolument. Au passage, ils s’inventent un titre pour leur passion bizarre: ils seront ethnomycologues.»
Une passion que la naissance de deux enfants ou l’ascension au poste de vice-président de la J.P. Morgan et Company ne vont nullement entamer. Ils continuent de voir des champignons partout. Dans les productions de Disney, Fantasia puis Alice au pays des merveilles, que Tina va voir avec Peter et Masha. Dans les recherches du chimiste Hoffmann à Bâle qui va bientôt breveter le LSD. Dans les faits divers, comme cette curieuse affection qui frappe les habitants de Pont-Saint-Esprit dans le Gard. Le 17 août 1951 des centaines d’habitants sont bizarrement intoxiqués, sans que l’on sache précisément pourquoi.
Un mystère de plus qui va aiguiser la curiosité de notre couple. Alors quand ils lisent qu’au Mexique des cérémonies mettent en scène les champignons, ils prennent l’avion. De Mexico ils se rendent à Huautla de Jiménez, où «les champignons t’emportent donde está Dios, là où se tient Dieu.»
Un voyage suivi de plusieurs autres expéditions et d’expériences quasi mystiques que María Sabina, la grande prêtresse, leur demande de garder secrètes.
Un serment que Gordon va trahir plusieurs millions de fois, soit le tirage du magazine Life auquel il a confié son histoire et ses clichés. «Cela s’appelle «Seeking the magic mushroom», et s’ouvre sur une photo pleine page de María Sabina tenant un champignon dans la fumée bleutée du copal. Puis vient un long texte où Wasson explique ses premières recherches, revient sur les rites ancestraux autour des champignons en Amérique Centrale, raconte sa découverte des pierres-champignons et ses voyages à Huautla, sa rencontre avec la chamane, ses visions sous psychotropes.»
On l’aura compris, le premier roman de Benoît Coquil ne se contente pas de vulgariser la mycologie en explorant son histoire, mais y ajoute un aspect que l’on pourrait qualifier de folklorique s’il n’avait pas profondément bouleversé le monde. Le Flower Power avec ses effets politiques, sociaux, culturels est une révolution à laquelle les Psilocybes ne sont pas étrangers. Paraphrasant Thierry Hazard, on pourrait dire que Petites choses est «un Spécimen rare chef-d’œuvre unique, Modèle d’époque pièce authentique, C’est un roman psyché, un roman psychédélique.

Petites choses
Benoît Coquil
Éditions Rivages
Premier roman
224 pages, 19,50€
EAN 978000
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, à Great Falls, Montana, à Newark, New Jersey, à New York ainsi que dans les Catskill Mountains et à Danbury, Connecticut. Puis on voyage au Mexique, de Mexico jusqu’à Huautla de Jiménez. On y évoque aussi Paris et Bâle.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1950-1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mexique, années 1950. Au cœur des montagnes brumeuses de la région de Oaxaca, la chamane María Sabina se livre à d’étranges incantations, mêlées de transes et de chants. Elle a recours dans ses rituels aux psilocybes, de puissants champignons hallucinogènes, qu’elle appelle ses « petites choses ».
Mus par une insatiable curiosité, Gordon et Valentina Wasson, d’étonnants scientifiques autodidactes, partent depuis New York en quête du dernier psychotrope encore inconnu de l’Occident.
Le récit de leur découverte et de leurs expériences sous l’effet de cette substance va bientôt faire vibrer la planète, de la CIA au Muséum d’Histoire naturelle de Paris, de la contre-culture psychédélique aux laboratoires Sandoz. Et faire basculer à tout jamais l’univers de María Sabina.
D’une plume vive et jubilatoire, entre récit d’aventures et tableau magique, Benoît Coquil nous fait revivre la fabuleuse histoire d’un champignon qui a changé le monde.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Technikart (Anna Prudhomme)
Kimamori (Yassi Nasseri)
Brut media
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
America Nostra
Blog de Kitty la mouette
Blog Ma voix au chapitre
Blog Les livres de Joëlle
Blog Alex Mot-à-mots


Benoît Coquil présente son premier roman, «Petites choses» © Production TV5 Monde

Les premières pages du livre
« Voici Psilocybe.
Psilocybe qui se tient droit, se dresse sur la terre, pas bien haut.
Psilocybe le discret ne paie pas de mine. Il passe inaperçu. Un corps mince, élancé, fait d’un seul tenant, là-dessus un simple chapeau brun beige terreux, un peu élimé sur les bords. Vous le trouverez le plus souvent près d’un champ de maïs ou bien dans une prairie, à l’abri du soleil. Psilocybe, comme tous les autres, se tient dans l’ombre. Et comme tous les autres, il est là pour quelques jours à peine, après la pluie. Il ne fait que passer.
Pas tape-à-l’œil, Psilocybe. Rien à voir avec Amanita muscaria et son chapeau rouge à pois blancs, tout droit sorti d’un conte pour enfants.
Mais, sous ses apparences d’individu banal, il cache bien son jeu. Sous la cape et le chapeau couleur de terre, malgré la courte stature, la silhouette filiforme, Psilocybe a tout d’un mage. Hygrophane, sa peau change de couleur selon le climat. Si vous tenez à croiser son chemin, gare à vous. Ses pouvoirs sont multiples.
Psilocybe n’exaucera pas de vœu de fortune, ne vous offrira pas d’éternelle jeunesse. Psilocybe n’est pas ce genre de génie bienfaiteur. Il œuvrera en vous selon son bon vouloir, dans l’obscur, dans la clarté, ou bien dans le gris entre les deux. Vous ne déciderez de presque rien.
À coup sûr, il fera s’emballer ou ralentir votre cœur, dilatera vos pupilles. C’est toujours ainsi avec lui. Sans doute, il vous fera connaître l’euphorie et les larmes. Il ne vous montrera rien de lui, vous fera plutôt voir en dedans de vous-même.
Peut-être vous montrera-t-il vos morts, ceux qui étaient là avant vous. Vos morts et aussi votre mort à venir. Ce sera terrifiant ou apaisant, impossible de le savoir à l’avance.
Si vous avez un au-delà, Psilocybe vous le fera toucher du doigt. Il vous fera tutoyer votre dieu, vos dieux.
Si vous croyez au temps des horloges, au temps régulier résolu rectiligne des horloges, Psilocybe le rendra liquide et sinueux comme le ruisseau, le fera s’épaissir, le rendra solide, gazeux, changera les heures en secondes.
Si vous croyez aux contours de votre personne, Psilocybe les abolira. Psilocybe vous amplifiera, lèvera les barrières douanières de votre tout petit ego, vous fera arbre parmi les arbres. Vous oublierez ce qui vous distingue de la chaise qui vous soutient, de l’air qui vous emplit, de la pluie tombée sur vous, de la mouche posée sur vous. Psilocybe vous rendra cosmique.
De tout cela il est capable, malgré ses cinq ou dix centimètres, malgré son air de rien. De tout cela vous ne déciderez pas.

Psilocybe vient du Mexique. C’est là que tout commence. Les Anciens, en náhuatl, l’ont appelé teyuinti-nanácatl, « celui qui enivre », ou bien teonanácatl, « chair des dieux ».
C’est autour de lui, Psilocybe l’imperturbable, celui qui revient toujours après la pluie, autour de Psilocybe qui enivre, que tourne cette histoire. C’est autour de son pied mince et droit que tous vont orbiter, chamanes, sorciers, chercheurs, chimistes, espions, hippies, sages et fous, dieux et diables. Approchez voir Psilocybe haut comme trois pommes. Penchez-vous pour le cueillir et vous les verrez tourner, ces histrions du siècle dernier, enivrés qu’ils sont de lui.
Approchez, et vous saurez.

I
A SHORT CUT TO MUSHROOMS
Gordon Wasson a cinq ans à peine lorsqu’il quitte Great Falls, Montana, la ville où il est né, pour s’installer avec ses parents et son frère à Newark, New Jersey, juste à côté de New York. Autant dire à l’autre bout du pays. Il ne s’en souvient pas, ou alors comme d’un voyage sans fin, d’une durée qui frôle le surnaturel. Un voyage si long qu’il mène vers un autre monde. Peut-être garde-t-il tout de même le souvenir très net de ces quelques minutes où il perd de vue ses parents dans la gare de Minneapolis noyée par la vapeur des locomotives, minutes qu’il passe à fixer sans le comprendre le logo du Northern Pacific Railway, une espèce de yin et yang rouge et noir qui l’hypnotise, jusqu’à ce que sa mère affolée le retrouve enfin et l’arrache à son hypnose de gamin fatigué.

En 1900 et quelques, les Wasson passent donc de l’interminable plaine du Montana à la grande ville debout. Ils ont pris une douzaine de trains pour y arriver et pourtant les voilà, fourbus mais heureux, dans leur maison en brique près de l’Hudson, à quinze kilomètres de Manhattan.
Le père, Edmund Atwill Wasson, est pasteur. Il a été promu par le diocèse pour guider les âmes égarées de la paroisse de Newark. On se figure révérend Edmund comme un large bonhomme ventripotent qui impressionne ses fils par des yeux très clairs qu’il écarquille lors de ses sermons, parce qu’il aime théâtraliser, surtout lorsqu’il leur raconte l’histoire du Buisson ardent et que sa grosse voix résonne dans la nef.
N’imaginons pas pour autant un personnage austère : Edmund est aussi amateur de bonne chère et ne crache pas sur le vin de messe, bientôt le seul alcool en circulation en ces années de prohibition galopante. D’ailleurs, il s’apprête à faire paraître un livre intitulé Religion and Drink, dans lequel il plaide pour que ses ouailles puissent continuer à boire du vin, dans les limites de la modération chrétienne, s’en référant à saint Jean Chrysostome – « Ne condamnez point le vin, mais l’abus que l’on fait du vin ! » Alors que les brasseries et les tripots ferment les uns après les autres, tandis que dans les saloons on se met à l’eau de Seltz, Edmund, les yeux pétillants après quelques verres du Précieux Sang, devise peut-être sur les Noces de Cana ou sur l’Extase de sainte Thérèse d’Avila, « enivrée de vin céleste ».
Son goût pour le mystère, le petit Gordon le doit sans doute à sa lecture immodérée des aventures de Sherlock Holmes, quoique son père lui répète qu’en matière de mystère, rien n’égale ceux, majuscules, de Dieu et de la Bible. Mais cela, Gordon le sait. À quatorze ans, il a déjà achevé sa troisième lecture de l’Ancien et du Nouveau Testament, et trouvé là-dedans bon nombre de mystères. Ses épisodes favoris sont, par ordre croissant de préférence : Jonas mangé puis recraché par la baleine ; Élie monté au ciel dans un tourbillon ; les flammes de l’Esprit-Saint perchées sur les têtes des apôtres qui se mettent à parler toutes les langues.
C’est aussi à leur père que Gordon et son frère Tom doivent leur bel anglais, cette prose si châtiée qu’ils déroulent à toute heure, même pour parler de baseball, car révérend Edmund leur interdit, dans un but d’enrichissement stylistique, l’usage de l’adverbe very et du verbe get, et leur a promis les flammes des enfers s’ils s’avisaient de confondre like et as, shall et will, should et would.

Non contents de faire de leurs fils de bons chrétiens et des anglophones hors pair, les parents Wasson veillent aussi à les dégourdir, de corps et d’esprit : une fois par mois, Gordon et Tom reçoivent un billet de train aller-retour et quelques dollars pour aller visiter tout seuls un musée de la capitale. C’est l’aventure : New York est comme un archipel. Il faut traverser trois fleuves pour arriver jusqu’à Manhattan, puis à la jungle de Central Park, échapper aux brigands de la Cinquième avenue, aux espions de Times Square, avant de découvrir enfin le trésor attendu : momie, squelette de dinosaure, automate musicien, selon le musée.

Un jour, au Metropolitan Museum, au fond de la grande salle déserte des arts océaniens, Gordon tombe nez à nez avec un masque de Nouvelle-Guinée qu’il dévisage – ou plutôt qui le dévisage – pendant presque une heure. À nouveau, il est hypnotisé, comme dans la gare de Minneapolis. Plutôt qu’un masque, c’est comme un heaume de chevalier – un heaume majestueux en écailles de tortue, avec au milieu un long nez pointu et deux yeux grands ouverts, très blancs, qui le clouent sur place. À son sommet, un oiseau marin en bois, genre albatros ou frégate, aux vastes ailes déployées. Un masque à métamorphose, donc, une sorte d’objet magique qui transformerait son porteur en oiseau des mers, ou lui conférerait au moins le don de voler. Est-ce à cela que pense le petit Gordon planté là ? S’imagine-t-il chausser le masque et s’envoler par la pensée au-dessus de Long Island ? A-t-il déjà l’intuition qu’il existe des voyages immobiles ? Mais ça y est, la rêverie est finie, cette fois c’est son frère qui l’attrape par le collet.

D’après la notice biographique mise en ligne par le musée botanique de l’université d’Harvard, c’est vers 1914 que tout s’emballe. La guerre éclate au loin, Gordon a seize ans. Il ne traîne plus dans les musées. Il part pour l’Angleterre rejoindre son frère. En 1917, il s’enrôle dans le corps expéditionnaire américain en France. D’abord dans l’infanterie, puis comme opérateur radio.
Après 1918, une fois la paix retrouvée, la notice passe des faits d’armes au curriculum : Columbia School of Journalism, London School of Economics, professeur d’anglais à Columbia, reporter pour le New Haven Register, chroniqueur économique pour le New York Herald Tribune, à peu près quarante ans avant que Jean Seberg ne vende ce même journal sur les Champs-Élysées dans À bout de souffle.
L’ennui, c’est que ça ne nous dit pas s’il préfère l’automne à Londres ou à New York. S’il est le premier de sa famille à avoir autant voyagé. Si, une fois de retour, il regrette l’Europe, comme Rimbaud. Ça ne nous apprend rien de la guerre qu’il a vue, si elle le précipite dans l’âge adulte, s’il a vu Verdun ou Craonne, s’il en tremble encore. C’est le problème avec les notices biographiques : ça ne raconte pas grand-chose. Celle de Wasson nous renseigne au moins sur l’enfant rêveur qu’il a cessé d’être ou bien qu’il a fait taire pour un temps. »

Extraits
« Ils en font même le trait d’union de leur histoire commune, puisqu’à partir de 1927 ils commencent à lire frénétiquement tous les ouvrages qui traitent des champignons dans les cultures anciennes et modernes. Ils se passionnent pour la façon dont on les nomme et les consomme ici et là, dont on en fait des êtres supérieurs ou bien des monstres. Partout dans le pays, et même ailleurs, les Wasson vont écumer les bibliothèques des musées, des collections ethnographiques, des instituts de botanique. Leurs carnets se remplissent de croquis, de cartes, d’idéogrammes, de noms surnaturels, Lycoperdon furfuraceum, Marasmius oreades, satyre élégant, fairy circles. Toute une vie de recherche s’ouvre pour les Wasson, bien que ce qui les séparait va maintenant les lier résolument. Au passage, ils s’inventent un titre pour leur passion bizarre : ils seront ethnomycologues. » p. 29

« à Huautla, les champignons t’emportent donde está Dios, là où se tient Dieu. » p. 89

« Cela s’appelle «Seeking the magic mushroom», et s’ouvre sur une photo pleine page de María Sabina tenant un champignon dans la fumée bleutée du copal. Puis vient un long texte où Wasson explique ses premières recherches, revient sur les rites ancestraux autour des champignons en Amérique Centrale, raconte sa découverte des pierres-champignons et ses voyages à Huautla, sa rencontre avec la chamane, ses visions sous psychotropes. Le tout agrémenté de nombreuses images : portraits des époux Wasson au travail, maisons du village, étapes de la cérémonie – María Sabina distribuant les paires, María Sabina en prière après les avoir mangées, deux enfants en transe – et plusieurs aquarelles représentant les différents spécimens hallucinogènes trouvés dans la région. » p. 111

À propos de l’auteur
COQUIL_Benoit_©Michel_CoquilBenoît Coquil © Photo Michel Coquil

Benoît Coquil enseigne la littérature et la civilisation d’Amérique latine. Petites choses est son premier roman. (Source: Éditions Rivages)

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Ce que je sais de toi

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Prix Femina des lycéens 2023

En deux mots
La vie de Tarek semble toute tracée. Il sera médecin comme son père, épousera Mira et se réjouira de la naissance de leurs enfants. Mais il rencontre Ali et son destin va basculer. Retraçant son parcours, le narrateur va nous livrer une quête bouleversante.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Recherche Tarek désespérément

Dans ce premier roman brillant de maîtrise, Éric Chacour retrace le parcours d’un médecin égyptien qui a fui son pays et sa famille pour s’installer à Montréal. Une quête des origines, une histoire familiale bouleversante sur fond d’amours interdites.

Cela commence comme un roman initiatique. Le jeune Tarek, 12 ans, se promène dans les rues du Caire quand son père lui propose un petit jeu, désigner la voiture qu’il aimerait conduire. En fait, peu importe le choix de son fils, c’est pour lui expliquer qu’il lui faudra travailler beaucoup pour pouvoir se la payer.
Une dizaine d’années plus tard, il aura suivi le conseil et mis les pas dans ceux de son père, sera devenu médecin. À la mort de ce dernier, il reprendra cabinet, clientèle et développera le dispensaire. Une vie bien réglée, entouré de sa sœur Nesrine, de sa mère et de leur gouvernante.
Fatheya. Mais au cœur de ce gynécée manque Mira, son amour d’enfance.
Alors quand, bien des années plus tard, elle réapparait et se laisse enfin embrasser, la voie semble toute tracée pour prolonger la dynastie familiale. Elle deviendra son épouse et la mère de ses enfants.
Mais c’est oublier l’arrivée d’Ali dans sa vie. Le jeune homme devient son assistant et l’accompagne dans ses tournées. Gai et libre, il va très vite le fasciner. Et l’embrasser.
«À quoi bon décrire l’espoir tourmenté dans lequel te plongeait la vue de sa nuque, le frisson soudain au contact de sa chaleur, le tourment intérieur qui précédait chacune de ses paroles, l’incertitude du lendemain, l’intranquillité à l’idée que tout s’arrête brusquement?».
Au fil des jours leur relation va devenir de plus en plus nécessaire à Tarek. À tel point qu’il ne perçoit aucun des signes qui pourtant se multiplient. Les rumeurs enflent, le danger se précise. Jusqu’au jour où il n’est plus question de l’esquiver. Il faut alors mettre brutalement un terme à cette union «contre nature».
Une rupture qui va contraindre Tarek à l’exil. Il part pour Montréal.
C’est alors que le roman bascule. Habilement construite, la narration va passer du
« Toi » au « Moi » (avant de finir avec le « Nous »). Le narrateur change et avec lui la perspective de ce bouleversant roman. Ce « Moi » à la recherche de cet homme parti au Canada va explorer les secrets de la filiation qui sont autant au cœur du livre que les amours interdites. On y lira de belles pages sur l’exil et le renoncement, mais aussi sur l’espoir et la grâce.
Car c’est à la fois le combat d’un individu face à la société qui n’accepte pas ceux qui vivent à la marge que met en scène Éric Chacour que le combat d’un fils bien décidé à retrouver son père. Bouleversant!

Ce que je sais de toi
Éric Chacour
Éditions Philippe Rey
Premier roman
304 p., 22 €
EAN 9782384820344
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé en Égypte, principalement au Caire, mais aussi à Héliopolis et en Haute-Égypte, à Sohag. Il y est aussi question d’un exil à Montréal, au Canada et d’un voyage à Boston.

Quand?
L’action se déroule de 1980 à 2001.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le Caire, années 1980. La vie bien rangée de Tarek est devenue un carcan. Jeune médecin ayant repris le cabinet médical de son père, il partage son existence entre un métier prenant et le quotidien familial où se côtoient une discrète femme aimante, une matriarche autoritaire follement éprise de la France, une sœur confidente et la domestique, gardienne des secrets familiaux. L’ouverture par Tarek d’un dispensaire dans le quartier défavorisé du Moqattam est une bouffée d’oxygène, une reconnexion nécessaire au sens de son travail. Jusqu’au jour où une surprenante amitié naît entre lui et un habitant du lieu, Ali, qu’il va prendre sous son aile. Comment celui qui n’a rien peut-il apporter autant à celui qui semble déjà tout avoir ? Un vent de liberté ne tarde pas à ébranler les certitudes de Tarek et bouleverse sa vie. Premier roman servi par une écriture ciselée, empreint d’humour, de sensualité et de délicatesse, Ce que je sais de toi entraîne le lecteur dans la communauté levantine d’un Caire bouillonnant, depuis le règne de Nasser jusqu’aux années 2000. Au fil de dévoilements successifs distillés avec brio par une audacieuse narration, il décrit un clan déchiré, une société en pleine transformation, et le destin émouvant d’un homme en quête de sa vérité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Info culture (Mohamed Berkani)
RTS (Nicolas Julliard)
Le Devoir (Manon Dumais)
La Presse (Sylvain Sarrazin)
Culture 31
Blog T Livres T Arts
Blog Mémo Émoi
Blog The Unamed Bookshelf
Blog Les livres de Joëlle
Blog Mademoiselle lit


Eric Chacour présente «Ce que je sais de toi» à la Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« TOI
1 Le Caire, 1961
– Quelle voiture voudrais-tu, plus tard ?
Il avait posé cette simple question, mais tu ignorais alors qu’il fallait se méfier des questions simples. Tu avais douze ans, ta sœur dix. Vous vous promeniez avec votre père sur le bord du Nil, dans le quartier résidentiel de Zamalek. Porté par le cortège sonore d’une circulation désordonnée, ton regard s’oubliait sur cette tour en forme de lotus qui venait de surgir de terre. La plus haute d’Afrique, affirmait-on fièrement. Et construite par un melkite !

Ta sœur, Nesrine, n’avait pas attendu que tu répondes pour s’exclamer :
– Celle-ci, Baba ! La grosse rouge, là-bas !
– Et toi, Tarek ?
Cette considération ne t’avait jamais effleuré l’esprit.
– Pourquoi pas… un âne ?
Tu crus bon de te justifier : C’est moins bruyant.
Ton père força un rire qui signifiait que ta réponse n’était pas recevable. À moins que ce ne fût pour se convaincre que tu blaguais. Nesrine détachait une mèche de ses cheveux noirs pour l’enrouler autour de son index ; elle répétait ce geste quand elle cherchait à prendre la parole. Visiblement persuadée qu’un peu d’insistance lui permettrait de terminer l’après-midi au volant de sa décapotable, elle réitéra avec un enthousiasme décuplé :
– Moi, je veux la rouge, Baba ! Avec le toit qui s’ouvre !
Le regard de ton père te fit comprendre qu’il attendait toujours ta réponse. Pour lui faire plaisir, tu tentas au hasard :
– Je voudrais la voiture noire, là-bas. Celle qui est arrêtée au coin.
Ton père s’éclaircit la voix ; il pouvait procéder à sa démonstration :
– Tu as raison, c’est une belle américaine. Une Cadillac. Tu sais qu’elle coûte cher ? Il te faudra un bon travail pour pouvoir te l’offrir. Ingénieur ou médecin. Lequel préférerais-tu ?
Il s’adressait à toi sans te regarder, l’attention détournée par la pipe qu’il venait de coincer entre ses lèvres. Aspirant à vide dans un léger sifflement, il enclencha un rituel qui t’était à la fois mystérieux et coutumier. Satisfait de l’écoulement de l’air, il sortit de sa poche un sachet de tabac dont tu n’aurais su dire si l’odeur, par trop familière, te plaisait ou non. Il bourra ensuite le foyer, tapant de son majeur droit pour que les feuilles séchées trouvent leur place, puis tassa le tout avec application. Chaque étape de la méticuleuse opération semblait destinée à t’offrir un délai raisonnable de réflexion. Lorsqu’il remit en bouche l’instrument pour en vérifier le tirage, tu compris qu’il ne te restait que peu de temps pour répondre. Le claquement du briquet retentit comme une alarme de minuterie. Dans la fumée des premières bouffées, tu hasardas sans conviction :
– Médecin, plutôt…
Il s’immobilisa un instant, comme s’il considérait une offre que tu viendrais de lui faire, puis lâcha sobrement :
– Bien, mon fils, c’est un bon choix.
C’était un choix par défaut : tu ignorais ce en quoi consistait le métier d’ingénieur. Cela n’avait plus d’importance, son fils serait médecin comme lui. Il n’avait plus besoin d’argumenter. Les doigts qui t’apprendraient un jour ton futur métier tassèrent d’un bourre-pipe les premières cendres de votre conversation. Pendant que ton père rallumait d’une flamme sa pipe, tu t’imaginais revêtant sa blouse blanche, celle qu’il portait au rez-de-chaussée de votre villa de Dokki dont il avait fait son cabinet. Tu avais l’âge de n’avoir pour projets que ceux que l’on formait pour toi ; n’était-ce réellement qu’une question d’âge ?
Votre marche se poursuivait dans le silence. Chacun semblait absorbé dans ses pensées. Lorsque le tabac fut consumé, ton père consulta sa montre de gousset, celle qui portait à son dos ses initiales. Et incidemment, les tiennes. Il était l’heure de rentrer. Elle affichait systématiquement l’heure de rentrer quand il ne restait plus rien à fumer. Infaillible synchronicité entre pipe et montre de gousset.

Le soir venu, tu annoncerais à ta mère que tu serais un jour docteur. Sans émotion, comme on transmet une information anodine que l’on vient d’obtenir. Elle accueillerait la nouvelle avec autant d’enthousiasme que si tu venais de lui présenter ton diplôme d’État avec mention. Nasser construisait le plus grand pays du monde et ta mère avait décidé que tu en serais le plus prestigieux médecin. Un peu plus tôt, Nesrine t’avait fait promettre de lui acheter une voiture rouge décapotable.
Tu avais douze ans. Tu te méfierais désormais des questions simples.

2
Tu ne savais pas quand commencerait la vie. Petit, tu étais un élève brillant. Tu rapportais de bonnes notes à la maison et l’on te disait que ce serait utile pour plus tard. La vie commencerait donc plus tard. À ce stade, seuls défilaient des instants dont tu ne conserverais pratiquement rien. On ne retient pas le nom de ceux qui se sont usé le dos à vous porter sur leurs épaules, pas plus qu’on ne remarque les heures passées à préparer votre plat préféré. On conserve, en revanche, l’insignifiance : tu avais ri de Nesrine parce qu’elle n’arrivait pas à prononcer correctement pyramide en arabe, vous aviez mangé sur une plage des frescas et la mélasse avait taché vos maillots, tu dessinais avec ton doigt sur les fenêtres couvertes de buée quand Fatheya, votre domestique, cuisinait…
Tu scrutais les adultes, leur gestuelle, leurs intonations, leur apparence. Il arrivait que l’un d’eux prenne la parole, comme désigné par une autorité naturelle, pour raconter la dernière plaisanterie qu’il avait entendue. Les yeux de l’assistance se rivaient sur lui et cette attention nouvelle le transfigurait. Sa voix se modulait, ses mouvements épousaient son récit et tu sentais une tension s’installer dans la pièce. Tu t’émerveillais de l’effet produit sur l’auditoire, une foule soudain réduite à une respiration unique dont le rythme épousait l’intonation de l’orateur. Ce dernier pouvait enfin accélérer le débit de ses mots et dévoiler la chute que chacun attendait. Tous l’accueillaient alors d’un rire sonore et libérateur, un rire non concerté et pourtant parfaitement accordé.
C’étaient les hommes qui riaient. Pourquoi riaient-ils ? Tu n’en savais rien. Les indéchiffrables sous-entendus, les évidentes exagérations, les mots qui t’étaient encore inconnus, les œillades complices, les moues réprobatrices des mères qui rappelaient la présence d’enfants, les gestes désinvoltes des hommes qui semblaient leur répondre que, de toute façon, ils ne sont pas en âge de comprendre. De toute façon, tu n’étais pas en âge de comprendre. Ce langage semblait appartenir au monde des adultes, un continent lointain qu’il te restait à découvrir. Tu ignorais si l’on y échouait un jour, sans s’en apercevoir, pour trop avoir laissé l’enfance dériver, ou s’il s’agissait de terres qui se conquièrent dans la souffrance. Se pouvait-il qu’elles te restent à jamais étrangères ? Rirais-tu un jour comme eux ?
Leur présence électrisait Nesrine. Elle interrompait leurs discussions pour demander la signification d’un mot ou répondre à la plus rhétorique de leurs questions. Elle ne saisissait pas plus que toi le sens de leurs blagues, mais joignait son rire d’enfant à ceux de l’assemblée. Elle riait à la seule idée de rire avec les autres. Cela lui suffisait. Ne la trouvait-on pas adorable ?

La vie commencerait plus tard. Pour l’heure, ce n’était pas la vie. C’était une attente, un répit peut-être, l’enfance, une lente préparation. À quoi te préparais-tu ? Ou, plus précisément, à quoi te préparait-on ? Tu appréciais davantage la compagnie des adultes que celle des enfants de ton âge. Tu étais ébloui par ceux qui n’hésitent jamais. Ceux qui, avec le même aplomb, peuvent critiquer un Président, une loi ou une équipe de football. Ceux dont chaque geste semble affirmer qu’ils détiennent la vérité pleine et entière. Ceux qui régleraient en un claquement de doigts les questions de la Palestine, des Frères musulmans, du barrage d’Assouan ou des nationalisations. Tu finissais par croire que c’était cela, l’âge adulte : la disparition de toute forme de doute.
Un jour, il t’apparaîtrait pourtant avec évidence qu’il n’existe que très peu d’adultes véritables. Que nul ne se départ tout à fait de ses peurs originelles, de ses complexes adolescents, du besoin inassouvi de venger ses premières humiliations. On s’étonne encore de déceler une réaction puérile chez un de nos semblables, mais c’est une grossière erreur : il n’y a pas d’adultes au comportement d’enfant, il n’y a que des enfants qui ont atteint l’âge où le doute est honteux. Des enfants qui finissent par se conformer à ce que l’on attend d’eux : qui renoncent à la moindre remise en question, affirment sans plus trembler, méprisent la différence. Des enfants aux voix rauques, aux cheveux blancs, à l’alcool facile. Bien des années plus tard, tu finiras par comprendre qu’il faut les fuir quoi qu’il en coûte. Mais en ce temps-là, ils te fascinaient.

3
Le Caire, 1974
Les pères sont faits pour disparaître ; le tien était mort dans la nuit. Dans son lit, comme Nasser, au moment où chacun se faisait à l’idée qu’il était immortel. Ta mère ne s’en était rendu compte qu’au matin. Il était inhabituel qu’elle se réveille avant lui. Le croyant endormi à ses côtés, elle n’osa pas le déranger. Il offrait à la mort la même absence inflexible d’expression qu’il avait opposée à la vie et rien ne laissait à penser qu’il venait d’abandonner la seconde pour la première. Elle lança un regard machinal à sa montre. Il était 6 heures passées. Elle s’étonnait de ce qu’il ne se soit pas levé à 5 h 20 comme à son habitude. Dans un premier temps, elle craignit qu’il ne la blâme de le réveiller. Peut-être avait-il simplement besoin d’un peu plus de sommeil. Qui était-elle, après tout, pour savoir mieux qu’un médecin ce qui est bon pour lui ? Elle attendit. Ne le voyant toujours pas se lever, elle s’inquiéta qu’il ne l’accuse, à l’inverse, de l’avoir trop laissé dormir. Elle commença par faire quelques bruits discrets qui demeurèrent sans effet. Désormais assurée qu’il lui serait reproché quelque chose quoi qu’elle fasse, elle se décida à le secouer. Contre toute attente, il ne lui reprocha rien.

La nouvelle ne te parvint pas tout de suite. Tu venais de prendre la route en direction du Moqattam. Un dispensaire se bâtissait à ton initiative sur cette colline située en bordure orientale du Caire et tu avais pris congé pour superviser l’avancée des travaux. À peine descendais-tu de ta voiture qu’un gamin courut en ta direction.
– Docteur Tarek ! Docteur Tarek ! Docteur Thomas votre père vient de mourir, il faut rentrer chez vous tout de suite !
Tu aurais cru à une mauvaise plaisanterie s’il n’avait prononcé ton nom et celui de ton père. Tu essayas de le questionner, mais il te fit comprendre d’un haussement d’épaules qu’il n’en savait pas plus que le message qu’on lui faisait transmettre. Tu sortis de ta poche quelques piastres pour le remercier avant de te remettre en route. Le large sourire qui se dessina sur ses lèvres à la vue des pièces eut raison de la gravité qu’il s’était efforcé d’afficher en te portant la nouvelle. Tu repris la route, plus choqué que triste, sans avoir tout à fait conscience de l’annonce qui venait de t’être faite. Tu étais pressé de retrouver les tiens.

Tu entras par la clinique où ton père n’officierait plus, sans chercher à comprendre les implications de cette nouvelle réalité, et gravis quatre à quatre les escaliers pour rejoindre ta mère. Tu la trouvas assise dans le salon avec ta tante Lola. L’une semblait s’exercer à son nouveau rôle de veuve devant l’autre, visiblement exaltée à l’idée d’assister à cette intronisation depuis les premières loges et ne manquant pas d’exprimer sa reconnaissance par quelques sanglots démonstratifs. Tu eus presque le sentiment de les déranger. Percevant ton trouble sur le pas de la porte, ta mère t’invita à entrer d’un geste de la main. Ses bracelets s’entrechoquèrent dans un cliquetis impatient. Lorsque tu fus à sa hauteur, elle se leva, te prit dans ses bras et répondit par un convenu « Il n’a pas souffert » à la question que tu ne lui avais pas posée. Elle avait les traits et les cheveux respectablement tirés. Comme elle était plus petite que toi d’une bonne tête, tu voûtais tes épaules pour l’enserrer dans un mouvement qui t’était inconfortable. Tu restas quelques secondes immobile, sans trop savoir lequel de vous deux consolait l’autre, puis elle se libéra de ton étreinte et t’enjoignit d’aller retrouver ta sœur.
Te voyant entrer dans la cuisine, Nesrine se mit à pleurer sans retenue, au grand dam de la bonne. Cela faisait plusieurs heures que Fatheya improvisait boissons chaudes, caresses énergiques et implorations divines pour l’empêcher de s’effondrer ; ton arrivée fut un courant d’air sur son château de cartes laborieusement érigé. Elle te lança un regard noir mais se radoucit aussitôt, comme s’il lui avait fallu quelques secondes pour comprendre que ce deuil était aussi le tien. Elle s’approcha de toi, murmura « Mon cœur » en te regardant. Elle qui avait mille manières de t’appeler « mon cœur » avait choisi celle qui signifiait « Sois fort ». Elle t’indiqua d’un geste de la tête qu’elle avait fort à faire et vous laissa seuls.
La mine défaite par le chagrin, ta sœur te paraissait plus jeune que ses vingt-trois ans. Elle te rappelait l’adolescente que tu emmenais manger du fetir sucré à Zamalek quand elle te confiait ses malheurs. Tu ne lui en connaissais aucun qui ne se dissolve dans le miel. Peut-être était-ce cela qui lui procurerait le plus grand réconfort à cet instant précis. Tu ne lui dirais pas où tu la conduisais, elle ne chercherait pas à le deviner, l’important étant simplement de vous éloigner de ces murs qui transpiraient la tristesse. Elle esquisserait un sourire au moment de reconnaître la devanture du café et vos pensées se rejoindraient. Aucun mot ne serait nécessaire ; elle se contenterait de regarder le cuisinier étirer sa pâte en la faisant virevolter au-dessus de son comptoir en marbre, son tour de main expert amplifié par les miroirs derrière lui. Ce ne serait qu’une incartade au milieu de votre deuil.
Tu chassas rapidement cette idée de tes pensées. Tu ne te voyais pas annoncer à ta mère que vous partiez vous promener en ville en pareilles circonstances. On n’est jamais que ce que la société attend de soi ; à cet instant précis, la société attendait de vous des visages qui inspiraient l’estime et la compassion. Certainement pas des miettes de pâtisseries que l’on essuie au coin des lèvres avec l’empressement d’un enfant gourmand.
Lesté du poids de tes vingt-cinq ans, tu t’assis près de ta sœur. La chaise avait gardé la chaleur de Fatheya.
– Ça va ?
Elle répondit en te montrant les coulures de khôl sur ses joues. Comment cela pouvait-il aller ? Elle sourit. C’était tout ce qui comptait.

Tu profitas de ce calme avant la tempête annoncée. La nouvelle du décès ne tarderait pas à lever les foules comme le khamsin emporte le sable au printemps. Tu n’avais pas connu la communauté levantine du Caire à son apogée, mais elle demeurait une ville dans la ville. La sachant soudée dans les moments de joie comme dans les drames, tu te doutais que le départ de l’un de ses éminents médecins provoquerait une certaine émotion. Ces Chawams composaient de fait l’essentiel de la pratique de ton père et de votre vie sociale. Chrétiens issus de divers rites orientaux, ils étaient originaires du Liban, de Syrie, de Jordanie ou de Palestine. Ils avaient beau être établis sur les rives du Nil depuis plusieurs générations, nombre d’entre eux maniaient mieux le français que l’arabe, ne parlant ce dernier que par nécessité. On les considérait d’ailleurs comme des étrangers, au mieux des « égyptianisés », sans qu’ils cherchent vraiment à s’en défendre.
Tu évoluais dans ce monde bourgeois et occidentalisé, sorte de bulle allogène de plus en plus anachronique. Elle était l’héritage d’une Égypte cosmopolite et tournée vers l’avenir où les différentes populations d’ascendances lointaines se fréquentaient. Les Levantins se reconnaissaient dans l’éducation européenne des Grecs, des Italiens ou des Français. Ils savaient, comme les Arméniens, le goût ferreux du sang qui précède un exil. Ces choses-là rapprochent. La famille de ton père était de celles qui avaient fui les massacres de Damas, en 1860. Il n’en conservait que son prénom, hommage au quartier chrétien de la porte Saint-Thomas où ses ancêtres avaient vécu, et quelques bijoux, rescapés de la joaillerie qu’ils y tenaient, dont cette montre de gousset qui ne le quittait jamais. Dans l’espoir, sans doute, que vous les transmettiez un jour à vos enfants, il vous racontait, à ta sœur et toi, des histoires d’un autre temps. Elles parlaient de ceux qui vous avaient précédés, arrivés par vagues successives et contribuant à la renaissance intellectuelle du pays qui les accueillait, mais aussi de la domination britannique dont ils s’accommodaient bien et des fonctions prestigieuses qu’ils occupaient dans l’administration, le commerce, l’industrie ou la culture. De ses mots transparaissait une fierté mêlée de reconnaissance envers ce peuple qui leur avait ouvert les bras. Mais ses intonations avaient de plus en plus de peine à contenir leurs notes mélancoliques. Il savait bien que l’eau avait coulé sous le pont de Qasr al-Nil et qu’une autre Égypte s’était éveillée. Une Égypte à la reconquête de son identité arabe et musulmane, galvanisée par le patriotisme nassérien et ses rêves de grandeur retrouvée. Une Égypte résolue à ne pas se faire déposséder de son élite. Suez, les nationalisations, les confiscations et les départs avaient provoqué un réveil brutal pour ces Chawams qui s’étaient rêvés en trait d’union entre Orient et Occident. Tu te souvenais de cette époque où pas un jour ne passait sans qu’un ami vous annonce son départ pour la France, le Liban, les États-Unis, l’Australie ou le Canada. Sans autre violence que celle d’un déchirement intérieur, ils se résignaient à quitter la terre qu’ils avaient éperdument aimée et où ils pensaient être un jour enterrés. Vous apparteniez à ces quelques milliers qui étaient restés, refusant d’abandonner un pays qui leur tournait le dos. Ceux-là qui tâchaient de perpétuer l’illusion d’une vie de douceur dans le décor familier de leurs maisons, leurs églises, des écoles françaises où ils inscrivaient leurs enfants et de ce cimetière grec-catholique du Vieux-Caire où ton père, bientôt, reposerait.
Ils furent nombreux à se bousculer le lendemain, à votre domicile de Dokki. Une cousine de Fatheya était venue prêter main-forte à l’organisation de ce défilé condoléant que ta mère accueillait avec sa dignité de rigueur. Elle recevait les visites minutées de ceux que l’alliance improbable des règles de bienséance et d’un instinct voyeuriste conduisaient à votre palier. Ils venaient avec leurs formules convenues et quelques souvenirs de ton père soigneusement dépoussiérés pour l’occasion, jugeaient intérieurement de votre état d’accablement. Ils scrutaient le sillon obscur creusé sous vos yeux par la fatigue, le frémissement s’emparant de vous au moment où ils prononçaient le nom du défunt, puis repartaient avec le goût mêlé des pâtisseries à la pistache et du devoir accompli. Pour certains, la mort est résolument ce que la vie peut offrir de plus divertissant.

Il s’agissait du premier deuil auquel tu étais si directement exposé. Tu découvrais ce sentiment diffus d’être extérieur à toi-même, presque dissocié de ta propre enveloppe, comme si l’esprit se refusait à infliger au corps une douleur qu’il ne supporterait pas. Tu te voyais apprendre la disparition de ton père, recevoir les invités, tâcher de soulager ta mère. Tu entendais chacun des mots que tu disais comme s’il était prononcé par un tiers. Tu t’observais en compagnie de Nesrine, elle pleurant autant que tu ne pleurais pas.
Il fallut près d’une semaine pour qu’une nuit, dans la solitude de ta chambre, montent tes premières larmes. Tout ce qui concernait ton père relèverait désormais du souvenir, mais ce n’est pas ce vertige-là qui s’emparait de toi. Non, c’est une autre détresse qui t’envahissait. Tu ressentais soudain l’étau des responsabilités qui enserrait ta poitrine. Les obligations sociales auxquelles tu t’étais plié durant les derniers jours t’avaient conduit à jauger la place qu’occupait ton père dans votre communauté et, par translation, celle qu’il te faudrait désormais investir. En fait, à cet instant précis, tu pleurais surtout sur ton sort. Tu étais cet imposteur qui dépossédait son père jusque des larmes qui lui revenaient.
Dans un mélange de superstition et de fatigue, tu imaginas qu’il pouvait être là, présence invisible, omnisciente, observant tes gestes et déchiffrant tes pensées. À mesure que tu le sentais proche te revenaient le ton de sa parole rare et l’éloquence de son sourcil. L’odeur du tabac bourrant sa pipe, les éclats de voix que seules pouvaient provoquer ses parties de bridge, sa capacité à mémoriser chaque carte qui avait été jouée lors d’une levée. La main sûre qui t’avait appris à palper les corps, à traquer les signes naissants de la maladie, à anticiper les questions cliniques qui ne feraient bien souvent que confirmer l’intuition d’une première auscultation. Le regard ferme dont l’autorité suffisait à interrompre les scènes de colère auxquelles pouvait se livrer ta mère. Tu te demandas brièvement si, de tous, ce n’était pas ce dernier élément qui te manquerait le plus.
Revoir ton père à travers ces détails anodins t’apaisa. C’est comme s’il redevenait le centre légitime de ta détresse, étouffant par là même le feu d’une culpabilité qui menaçait de te consumer. Ton cœur reprit un rythme normal. Tu avais pensé à lui et tu avais pleuré. Qu’importait l’ordre dans lequel cela s’était produit, tu avais fait ce qu’un fils en deuil se doit de faire. Ton corps était fatigué d’un effort difficilement identifiable. Tu te demandas le temps qu’il faudrait à ton esprit pour lui soustraire chacun de ces souvenirs. Tu t’endormis avant d’avoir trouvé une réponse convaincante.
* * *
Les semaines suivantes furent inondées de considérations diverses. Ta mère se plongeait avec une dévotion minutieuse dans sa nouvelle réalité. Elle tolérait les signes de fatigue (quoi de plus légitime ?), mais prenait garde à ce qu’ils ne soient pas perçus comme des indices de relâchement. Un peu d’éplorement pouvait s’entendre, mais en aucun cas l’abattement ! Elle traçait entre l’un et l’autre une frontière subtile dont elle parvenait toujours à se trouver du bon côté. Derrière sa force de caractère que tous admiraient, on faisait peu de cas de la contribution de Fatheya qui s’attachait avec une discrète abnégation à répondre aux injonctions de son employeuse. Il me faut d’ailleurs rétablir ici une vérité : Fatheya ne s’appelait pas vraiment Fatheya. Ses parents l’avaient nommée Nesrine à la naissance, mais il apparut très tôt à ta mère qu’avoir deux Nesrine à la maison ne pouvait être que source de confusion (sans compter qu’il n’était pas décemment envisageable que sa progéniture partage ne serait-ce qu’un prénom avec la bonne). Mais voilà, il se trouvait que Fatheya travaillait bien, apprenait vite et ne semblait nourrir aucune concupiscence suspecte pour les couverts en argent, comme l’attestaient les recomptes méticuleux qui suivaient ses fins de service. Ta mère décida donc de ne pas tenir rigueur à Nesrine-Fatheya de l’usurpation rétrospective du prénom de sa fille. D’autorité, elle en choisit un autre à sa bonne, relevant que cette dernière n’avait pas été davantage consultée pour le précédent et qu’il n’y avait donc pas lieu de s’en plaindre. Cette rédemption onomastique inespérée encouragea Fatheya à redoubler d’inventivité pour satisfaire sa patronne. À ce moment précis, cela consistait essentiellement à convertir son entrée dans le veuvage en une éclatante séquence sociale.
Tu ne pouvais pas lui en vouloir, tu savais bien que ce n’était pas une situation enviable. Même un demi-siècle après que Hoda Charawi eut fait voler son voile au large d’Alexandrie, la gestion autonome de sa propre existence administrative demeurait un horizon lointain pour une femme seule. Avoir un fils se révélait alors un atout précieux. Tu pris assez naturellement en charge les diverses procédures bureaucratiques occasionnées par le décès de ton père et qui s’ajoutaient au travail que tu poursuivais dans son cabinet. Ses patients te conservèrent d’ailleurs, dans une large majorité, leur fidélité malgré l’écart important en expérience et en réputation qui te séparait de lui.
Tu reproduisais les gestes qui t’avaient été froidement enseignés dans la prestigieuse faculté de médecine de Kasr el Aini et auxquels ton père avait su donner sens et matière. Il t’avait appris la technique et, pour autant que cela puisse se transmettre, l’intuition. La manière d’aborder une maladie et celui qui la porte. Celle d’écouter les pulsations d’un cœur autant que ce pour quoi il bat. Il n’avait pas le compliment facile, mais tu savais reconnaître les marques d’approbation, parfois même de fierté, qu’il exprimait parfois de manière détournée. De simple assistant, il avait su progressivement t’amener à prendre une part grandissante dans les consultations qu’il offrait. Il lui arrivait même de demander ostensiblement ton opinion devant certains patients ou de souligner la valeur de ton avis dans un diagnostic rendu. Cela te gênait au début, mais tu compris vite que c’était une manière pour lui de te positionner en légataire de son savoir. À présent qu’il avait disparu, il te restait à poursuivre la construction de cette légitimité dont il avait bâti les fondations.

Extraits
« Tu ne cherchais pas à mettre de mots sur l’effet qu’Ali produisait sur toi. À quoi bon décrire l’espoir tourmenté dans lequel te plongeait la vue de sa nuque, le frisson soudain au contact de sa chaleur, le tourment intérieur qui précédait chacune de ses paroles, l’incertitude du lendemain, l’intranquillité à l’idée que tout s’arrête brusquement? » p. 106

« Écrire, c’est une belle saloperie. Ce n’est pas de moi: c’est Fatheya qui l’a dit. Au début, j’ai cru que je pourrais raconter ton histoire, choisir des mots, des beaux mots, des mots comme ceux des tragédies françaises exposées en bonne place dans la bibliothèque en chêne de Mémie. J’ai cru que ça suffirait. Dire ce que je savais de toi, inventer le reste, te trouver des excuses, te décrire à la mesure de celui que j’aurais voulu que tu sois. Pis, j’ai cru que je pourrais rester extérieur à ce récit. C’était insensé. On ne peut pas rester extérieur à sa propre histoire. À ce qui vous a précédé, ce qui vous a manqué, ce qui vous a construit. Alors on finit par se raconter soi-même. On ôte les mots d’apparat, on ne garde que ceux qui sonnent juste. S’ils ne sont pas plausibles, s’ils n’expliquent pas ce qui est ou ce qui aurait pu être, ils ne servent à rien. On déchire des pages entières d’artifices accommodants, de vraies esquives, de faux-fuyants, pour finalement s’apercevoir que l’on décrit autant sa propre haine que la lâcheté de l’autre. Et on en sort épuisé. » p. 263

À propos de l’auteur
CHACOUR_Eric_©justine_latourÉric Chacour © Photo Justine Latour

Né à Montréal de parents égyptiens, Éric Chacour a partagé sa vie entre la France et le Québec. Diplômé en économie appliquée et en relations internationales, il travaille aujourd’hui dans le secteur financier. Ce que je sais de toi est son premier roman. (Source: Éditions Philippe Rey)

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Ressacs

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En deux mots
Et si la vocation de sculptrice de Clarisse Griffon du Bellay était inscrite dans ses gènes? Une hypothèse qui prend corps avec le livre laissé par son ancêtre, passager du radeau de la Méduse. Un voyage entre art et histoire.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Errance dans un paysage de peau, de chair et d’os»

Revenant sur un épisode fondateur de la lignée familiale, la présence d’un ancêtre sur le radeau de la Méduse, Clarisse Griffon du Bellay interroge la version officielle de ce drame et son chemin artistique. La mort qui donne la vie.

Joseph Jean Baptiste Alexandre Griffon du Bellay est l’ancêtre de Clarisse Griffon du Bellay. S’il est passé à la postérité, c’est pour avoir été l’un des très rares survivants du radeau de la Méduse. Cette histoire, qui a inspiré la célèbre toile de Théodore Géricault, commence en juillet 1816 quand la frégate s’échoue sur un banc de sable au large des côtes africaines. Malgré tous les efforts de l’équipage le bateau reste bloqué. Il aurait alors fallu organiser des navettes en canot pour débarquer les quelques 400 passagers jusqu’à la côte pas si lointaine. Mais Hugues Duroy de Chaumareys, le commandant, ordonne la construction d’un radeau sur lequel 150 hommes prendraient place et qui serait remorqué par les chaloupes.
Mais rien ne va se passer comme prévu. La mer se déchaîne, les amarres se rompent et le radeau part à la dérive. Son voyage, raconté jour par jour par la romancière, est un enfer. Les naufragés boivent du vin et capturent des poissons volants. Mais ils sont trop nombreux, se suicident ou tombent à la mer quand ils ne sont pas tués. La quinzaine de survivant doit aussi son salut au cannibalisme.
Et c’est surtout cet aspect qui va bouleverser les Griffon du Bellay.
Après le procès du commandant et la parution du récit de deux témoins cherchant surtout à se dédouaner, Joseph Jean Baptiste annote son ouvrage et raconte l’indicible. Cet écrit va rester dans la famille et sera transmis de génération en génération, avec la promesse de conserver secret les détails du drame.
Quand Clarisse est autorisée à son tour à lire ces pages, elle comprend qu’elle porte cette histoire en elle, que ses cauchemars portent cette chair, que ses sculptures aussi, travaillées dans le plâtre puis dans le bois, viennent de ses ancêtres cannibales. Elle sent qu’elle tire son sang de là : «on est fait de ça, on l’aurait fait aussi.» Les secrets de famille et cette culpabilité, cette honte qu’elle porte à son tour trouvent un exutoire dans l’art, dans les sculptures puis dans ces lignes cathartiques.
Ce cri de rage qui remet en question une version officielle trop belle pour être honnête est aussi un cri de liberté, celui d’une artiste dont le verbe s’est fait chair.

Ressacs
Clarisse Griffon du Bellay
Éditions Maurice Nadeau
Premier roman
112 p., 17 €
EAN 9782862315348
Paru le 19/01/2024

Ce qu’en dit l’éditeur
Chez les Griffon du Bellay, l’Épopée du Radeau de la Méduse a toujours été une Histoire de famille : depuis qu’en 1818, Joseph Jean Baptiste, l’ancêtre, un des quinze survivants du naufrage, a corrigé avec la minutie et la précision d’un sculpteur le récit officiel de la tragédie, il a été instauré la tradition de transmettre son exemplaire annoté de père en fils aîné.
Pourtant, c’est une des arrières-arrières-petites-filles, Clarisse, sculptrice, qui avec la même sincérité que l’aïeul, a ressenti la volonté intime de se dégager du tabou familial, à l’aide de son écriture, si proche de la pointe, précise, de sa gouge.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter (Elisabeth Philippe)
France Inter (L’édito culture)
Blog Litterae Meae
Blog Mediapart (Gilles Fumey)
Blog Les Découvreurs

Les premières pages du livre
« À mon père
J’ai toujours su pour le radeau, comme si j’avais été bercée avec cette histoire. Il n’y a pas eu de première fois. Je sais depuis toute petite. C’est ma mère qui m’en parlait, sans filtre, de cet ancêtre qui avait mangé de l’homme, qui avait bu son pipi et qui avait la peau toute rongée et brûlée par le sel de l’eau de mer.
Je n’en ai pas eu d’images mentales, je crois n’avoir rien imaginé. C’était ce que c’était.

Enfant, C’était plutôt un sentiment diffus. L’atmosphère lourde de chez mes grands-parents paternels. Une nuit d’hiver dans la « maison d’en face » où on logeait, à l’autre bout de la cour. Un jouet à poignée m’accompagnait, une sorte de petite radio qu’il fallait remonter pour entendre quelques notes: la chanson du petit navire où on tire à la courte paille pour savoir qui sera mangé.

C’est le plus petit qui perd et le plus petit c’est moi.

Ce n’était pas terrifiant, c’était étrange. Dérangeant peut-être. Mais comme l’était le reste de l’enfance, avec ce sentiment de ne pas être à sa place, de ne pas appartenir.

C’est dans cette maison qu’était gardé le «livre», une narration éditée du naufrage, écrite par d’autres rescapés, qui avait été annotée à la plume, dans les marges, par mon ancêtre. Dans mes souvenirs on disait que mon grand-père le gardait caché et que personne n’aurait le droit de le lire avant sa mort. Dans un texte d’un de mes cahiers datant d’une quinzaine d’années je parle de grand-mère qui, ayant survécu à mon grand-père, à son tour empêchait qu’on lise le livre, parce qu’il était trop horrible.

J’aime cette idée que c’est par la mort qu’il se transmet. Ce qui explique qu’on ne le cherche pas, qu’il ne se demande pas. Il est inatteignable.

Durant mon enfance, il y avait à la maison deux courants contraires. Le silence de mon père. Et ma mère, volubile, qui déclinait cette généalogie paternelle avec fierté et qui évoquait ce drame avec une extrême légèreté. Mes sœurs aînées ont plutôt connu une époque où on se taisait, alors que ma petite sœur a fini par trouver l’histoire « barbante » à force de l’entendre.

J’ai su plus tard la raison de ce changement : mon grand-père, qui n’en parlait pas dans sa propre famille, avait confié à ma mère, sa belle-fille, tous les détails de cette tragédie qui la passionnait tant. À cette époque une expédition scientifique était partie à la recherche de l’épave de la Méduse. Grand-père avait entretenu une correspondance avec le directeur de l’expédition. Suite à la découverte de l’épave il avait prêté des documents de famille pour une exposition aux musées de la marine de Paris et de Rochefort. Il n’a pas pu se résoudre à prêter le « livre ». C’était en 1981, l’année de ma naissance.

Je suis née sous ce signe.

Je ne saurais dire le rapport que j’entretenais avec cette histoire les années qui suivirent. Cette filiation trop déclinée était pour moi vide de sens. Il n’y avait rien à en penser. J’en parlais pourtant, parfois, et c’était juste un peu extraordinaire. Pour les autres.

Il y avait quand même le sentiment d’avoir ce quelque chose de spécial.

Puis un jour le fameux livre annoté est apparu physiquement sur la table du salon chez mes parents. À cette époque je devais être étudiante à Paris, mais je rentrais encore le week-end à la maison. Je me souviens de mon père et ma mère, penchés sur le livre, une loupe à la main, butant sur le décryptage d’un mot.
J’ai vu ce livre souvent, sans jamais le regarder. Je l’ai peut-être même ignoré, sciemment.

Je refusais de tout mon corps ce qui me déterminait à être « une jeune fille de bonne famille ». Loin de moi vieilleries, traditions et rituels de cimetière.
Les gestes face aux morts me semblaient absurdes et vains. Enlever inlassablement la mousse sur la tombe des siens. Mais c’était avant tout la réalité de la mort que je niais.

jusqu’à ce déchirement dans ma vie.

J’étais enfin autonome, financièrement. Je vivais dans ma petite chambre de bonne, je travaillais. Je suivais des cours de dessin d’après modèle et de modelage. Les choses s’étaient arrangées, organisées.
Et brutalement un mal-être a fondu sur moi. J’ai commencé à faire des crises d’angoisse. Pendant un an j’en ai fait tous les jours, et cela a été l’année la plus déterminante de ma vie.

Je m’asphyxiais, je ne pouvais plus déglutir ; commençait alors la panique, le cœur qui s’emballe, les jambes en coton. Ça me prenait n’importe où.

La peur. Constante.

Je me sentais mourir, plusieurs fois par jour, je découvrais mon corps faillible, traître.

Il a fallu rompre. Changer radicalement ce qui faisait ma vie. Moi qui étais plutôt légère et flottante je me trouvais clouée sur place.

J’ai déployé le nœud de mes angoisses.
Tout y était.
Mon sentiment essentiel du corps, de la mort, de la chair, de la palpitation. Mes interrogations profondes.
Tout est sorti en torrent.
Obscur, violent, indéchiffrable.

Je me souviens de moi comme d’un petit animal sauvage. Déterminée par ma peur. Je n’étais plus maître à bord. J’avançais en faisant ce qui m’était nécessaire pour survivre. Au jour le jour. C’est une année très nette dans mes souvenirs. Je me rappelle ma colère. J’étais aiguisée par cette lutte quotidienne. J’étais, étrangement, beaucoup plus vivante.

Je ne respirais librement que lorsque je dessinais. J’emportais partout un carnet comme une planche de salut. Dès que je sentais l’angoisse monter je me mettais à griffonner. J’ai transformé ma chambre de bonne de neuf mètres carrés en mon premier atelier de sculpture. J’ai protégé le sol avec du linoléum, mis de la bâche aux murs, installé des étagères pour stocker. Je travaillais le plâtre direct. Je dormais dans du plâtre, je mangeais du plâtre. Après quelques mois à ce régime j’étais incapable de reprendre ma vie là où je croyais l’avoir laissée en suspens. Et je suis rentrée pour trois ans en formation de sculpture en taille directe.

Cette « crise d’adulte » a finalement été ma chance. C’est là que tout s’est ouvert, mon chemin d’artiste et l’essence de mes grands questionnements. Je placerais là le début du travail lent et insidieux de mon inconscient pour laisser émerger, un jour, le radeau. »

Extraits
« La viande me parle de ma propre substance, m’en fait prendre la mesure. J’y recherche une force vitale, primordiale, à nu. Je veux faire surgir la présence à son niveau le plus profond, là où l’empreinte de la mort donne puissance à la vie.
Toucher à l’intimité pure.
Errance dans un paysage de peau, de chair et d’os.
Forces sourdes.
Essentielles.
La Perception viscérale du vivant. » p. 17

« Désorganisation du groupe, mésentente.
On ne prend que des demi-mesures pour tenter de remettre la Méduse à flot. Elle n’est pas assez délestée. Les manœuvres échouent. Immense et terrible gâchis qui à chaque instant aurait pu être évité, La mer grossit. Le gouvernail démonté vient frapper et éventrer la frégate.
Inévitablement.
Infailliblement. Tout se met en place pour la débâcle.
La panique se fait maître à bord.
Évacuation précipitée, dans la peur que la Méduse ne chavire, dans la peur que la mer ne devienne impraticable.
La Méduse ne sombrera pas, bien plantée dans son banc de sable. Il aurait suffi d’y rester. Organiser un va-et-vient de canots jusqu’à la côte, si proche. Aurait pu.
Aurait dû. Éviter le radeau. » p. 32

« Je suis la chair de la chair née de cette digestion première. » p. 46

« Par la sculpture est née l’incontournable nécessité d’exhumer de moi l’histoire du radeau.
Tailler, donner du corps aux choses, en leur donnant du temps, de la densité, du poids.
Prendre la mesure de l’impensable choix auquel je dois ma vie.
Cet héritage, je l’accepte aujourd’hui comme étant pleinement mien. Il aura été fondateur, déterminant mon rapport à la chair et à la meurtrissure. Mon rapport à la vie comme une envie féroce et farouche d’être là. » p. 75

« On se transmet le livre mais on se transmet aussi l’impossibilité de parler de son contenu, de formuler ce qu’il fait résonner en nous. L’objet s’entoure de mystère et devient l’objet physique du tabou. En nous laissant son livre sans directives, il nous a légué son propre questionnement irrésolu.
Que faire de ce témoignage ? Chacun ayant le livre entre les mains a dû se poser la question. Qu’aurait-il voulu qu’on en fasse ?
Nous nous trouvons impliqués malgré nous. Nous devenons complices du secret en nous taisant à notre tour. Nous recevons notre part de culpabilité. Et nous pouvons la transmettre à nouveau. » p. 83

« Le radeau a toujours été là. Je ne peux pas avancer plus sans sauter dans le vide, sans commencer à tailler, en aveugle. J’ai tout sur le bout des doigts mais je suis incapable de voir la forme que cela aura.
À l’heure qu’il est je me dis que ce que je dois faire ne doit pas me rendre malade, me rendre triste. Comme lorsque je me suis forcée à voir, alors que je n’étais pas tout à fait prête. Ça coince toujours un peu.
Je n’ai rien à démontrer. Seul, mon désir de mer, de failles, du travail de ronger, de détruire et de faire de la dentelle. Mon plaisir absolu de tailler des corps, de les dessiner, de les ouvrir. Tresser corps et vagues. Piéger les corps, les faire fondre, les traverser. Faire vivre la mer dans les corps, faire mourir les corps dans la mer. »

À propos de l’autrice
GRIFFON_DU_BELLAY_Clarisse_©Radio_France_Charlotte_PerryClarisse Griffon du Bellay ©Radio France Charlotte Perry

Clarisse Griffon du Bellay est née en 1981. Elle suit des études de lettres modernes,
avant de se consacrer à la sculpture en taille directe de bois. Depuis 2010, elle expose régulièrement en France et en Europe. Ressacs est son premier livre. (Source: Éditions Maurice Nadeau)

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Pauline ou l’enfance

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En deux mots
Venant revisiter les lieux de son enfance, le narrateur se souvient des vacances passées avec son cousin Pierre et leur amie Pauline. Il parcourt avec nous le «petit royaume de l’enfance» dans un coin de Saône-et-Loire. Un paradis perdu riche de merveilleux souvenirs.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les vacances en Saône-et-Loire

C’est du côté de Louhans que Philippe Bonilo a passé son enfance. Dans ce premier et court roman, il convoque ses journées passées à parcourir la région avec son cousin Pierre et leur amie Pauline qu’il espère retrouver trente ans plus, en revenant en Saône-et-Loire. Nostalgique, enchanté, émouvant.

«L’enfance est un tout petit royaume. Un homme le parcourt en quelques enjambées. Je m’en suis aperçu en refaisant le grand tour d’autrefois. Il faut que cet âge soit peu regardant et en même temps bien imaginatif pour se faire un monde d’un aussi modeste territoire.»
C’est ce tout petit royaume que le narrateur nous propose d’explorer du côté de Louhans où ses parents tenaient une épicerie ambulante. Après de longues années passées à voyager, il revient dans le village, à la recherche des traces du passé. Mais tout a bien changé, à tel point qu’il a failli passer devant la maison familiale sans le reconnaître. Les nouveaux propriétaires l’avaient totalement transformée.
Alors, bien que ne possédant pas «ce don d’ubiquité qui permettrait d’habiter tous les âges à la fois ni la capacité de revivre le passé à volonté», le romancier va tout de même parvenir à convoquer «ces minutes heureuses dont on voudrait qu’elles durent toujours».
Dans ce lieu qui ressemblait à un entrepôt désordonné, entre les marchandises livrées, déballées et proposées à la vente dans la camionnette qui sillonnait la région, il y a d’abord l’amour inconditionnel d’une mère qui semble toutefois d’une telle évidence qu’il n’y a pas lieu de s’y appesantir. Celui du père est plus riche en aventures, parce qu’il passe par la découverte des alentours. « Jamais je n’étais plus heureux que les jours, c’était habituellement le jeudi ou le samedi, où mon père me prenait avec lui dans le camion. Je voyais le monde d’en haut, j’avais l’impression de le dominer, de commander au tracé de la route, comme en tirant les rênes d’un cheval on le dirige à droite ou à gauche. Lors des arrêts sur le bas-côté, aux abords des maisons, c’est moi qui klaxonnais. » Parmi les clientes, Germaine tenait une place particulière. Avec l’instituteur, elle possédait une langue différente des autres, ses paroles envoûtaient. Et puis Germaine était la grand-mère de Pauline, arrivée pour les vacances.
Avec le cousin Pierre, lui aussi hébergé pour les vacances, le trio va vivre des journées d’un bonheur sans égal. « la vie pourrait s’arrêter là et on en aurait assez vu pour se faire une idée de l’existence tout entière ».
Ce sont ces belles journées de découverte, d’exploration, de promesses que Philippe Bonilo raconte avec gourmandise et mélancolie, jusqu’à ce spectacle de fin d’année de l’école de danse, quand toute la famille était à Louhans pour voir Pauline sur scène. Un moment de bascule pour le petit garçon qui comprend alors que désormais le temps de l’insouciance est passé, que la rigueur et le travail sont nécessaires pour parvenir à ce moment de grâce.
Au moment où on célèbre les cinquante ans de la mort de Marcel Pagnol, on ne peut s’empêcher de penser à ses souvenirs d’enfance et en particulier au Temps des secrets dont on retrouve ici tout à la fois la grâce mélancolique et la force d’évocation.
Alors nous étreint une émotion d’autant plus forte qu’elle émane d’un paradis perdu, celui de l’innocence et des rêves d’un avenir où tout reste possible. On mesure alors le chemin parcouru, quand «l’étendue de toute une vie se déploie dans la mémoire.»

Pauline ou l’enfance
Philippe Bonilo
Éditions Arléa, coll. La rencontre
Roman
120 p., 19 €
EAN 9782363083715
Paru le 5/04/2024

Où?
Le roman est situé d’abord dans un port normand puis en Saône-et-Loire, à Romenay et Louhans. On y évoque aussi Bourg, Saint-Amour et Loisy, sans oublier tous «les lieux remarquables de la région: les pertes de l’Ain, la Roche de Solutré, Tournus, Pérouges, la maison du curé d’Ars (lui et la petite Thérèse étant les saints préférés de ma mère); d’autres fois, c’étaient de véritables expéditions : la Mer de Glace, par exemple, ou Saint-Flour.»

Quand?
L’action se déroule à la fin du siècle passé.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il n’y avait dans l’esprit de Pauline guère de place que pour la danse. Quand nous étions, Pierre, elle, et moi, dans les prés, elle nous montrait la difficulté du saut de chat qui nous fai¬sait tant rire. Elle nous invitait à l’imiter, mais nos pirouettes se terminaient invariablement par des roulades le long des pentes, roulades dont quant à moi j’aurais voulu qu’elles durent toute la vie.
Certains souvenirs sont des trésors. Certaines ren¬contres aussi. Qu’avait-elle de si singulier cette petite fille, l’amie fascinante des lointains étés, pour échapper à l’oubli et à la trame des jours ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Victor de Sepausy)

Les premières pages du livre
« Au retour d’un long voyage, après tant de hautes terres et de montagnes, j’eus envie de revoir la mer. Je me suis donc rendu dans ce petit port de Normandie où je vais de temps en temps, car la mer m’y semble plus belle qu’ailleurs. Lorsque je suis arrivé, tout paraissait désert, comme toujours à l’heure du déjeuner. J’étais heureux d’être là, respirant à pleins poumons l’air marin. La paix d’un grand soleil tombait sur le port. La forêt des mâts immobiles vibrait au loin dans la chaleur : devant moi un élévateur à bateaux, une grue, tous deux à l’arrêt, et des filets de pêche à terre qui emmêlaient leurs couleurs. Sur la gauche, les entrepôts ; du côté opposé, la boutique de souvenirs et l’habituel tourniquet de cartes postales. Il y avait surtout au-dessus de ma tête le ciel bleu qui reflétait son image dans la mer, où dans un grand flamboiement disparaissaient les voiliers.
Je me rendais sur la plage, lorsqu’une fillette de huit-neuf ans apparut sur le terre-plein, trop absorbée par son monde pour avoir remarqué ma présence : seule, à part moi, dans cette solitude. La coque d’un bateau abattu en carène faisait derrière elle l’effet d’une montagne ou d’une baleine échouée. L’enfant était tête nue, vêtue d’une robe bleue à bretelles, sandalettes dorées aux pieds. Elle donnait libre cours à son imagination, semblant s’interdire la ligne droite, alternant grands et petits pas, sauts de côté étranges et capricieux, moments d’arrêt à pieds joints et bras le long du corps. Qui mettrait autant d’application dans la conduite de ses affaires serait capable de grandes choses. Je la voyais gracieuse et légère, se mouvant dans une histoire qui n’appartenait qu’à elle.
J’avais connu jadis une petite fille de cet air-là, ou du moins qui agissait en toutes circonstances, y compris dans ses jeux, d’une manière non moins sérieuse et concentrée. Mais au lieu d’être au bord de la mer, cette fillette, ma Pauline, courait dans les champs, sur les chemins de terre, dans les hautes herbes, sous d’autres nuages. Il m’arrivait souvent de penser à elle. Un frisson dans l’air, une éclaircie, ou, comme dans le cas présent, une ressemblance, il n’en fallait pas plus pour la faire apparaître. J’avais alors le sentiment qu’elle était vraiment là, tout près, vivante, que son regard, son sourire s’adressaient à moi. L’espace d’une seconde, je retombais en enfance, car j’entrais dans son univers plus qu’elle ne surgissait dans le mien. Nous ne nous étions pas revus depuis bien longtemps, trente ans peut-être, et jamais je n’avais cherché à la retrouver. Rien ne pressait, car je suis de ceux qui estiment avoir l’éternité devant eux, et notre rendez-vous, s’il devait avoir lieu, viendrait à son heure. Quelque temps après la scène du bord de mer, la chance me souriant enfin, j’eus l’occasion de me rendre dans la Saône-et-Loire. C’est donc sans l’ombre d’une hésitation, avec un total abandon à ce qui devait arriver, que je décidais d’aller à Louhans, où je supposais qu’elle vivait encore, rendre visite à la femme que Pauline était devenue.

La route qui menait à Pauline traversait Romenay. En arrivant, sur une esplanade (je me souvins que se tenait là deux fois l’an la vogue), je reconnus les terrasses surélevées du Lion d’or et des Remparts où mes amis et moi dégustions des glaces, les belles portes médiévales de carrons rouges dont les noms d’Orient et d’Occident sont sans doute trop glorieux pour un si modeste village. Enfant, quand j’arpentais la petite rue commerçante qui reliait ces deux portes, j’avais l’impression en écartant les bras de toucher aux deux extrémités de la terre. L’Occident, c’étaient les couchers de soleil sur l’océan, la mer des Caraïbes, l’aventure, et l’Orient, l’immense plaine continentale vers laquelle glissait le paisible troupeau des nuages d’ici. Les nombreux voyages que j’entrepris plus tard n’auront été que le prolongement aux dimensions du monde de cette sensation première.

Je ne voulus pas m’attarder davantage car je savais que sur la route de Montpont je passerais devant ma maison d’enfance, Les Talus, l’épicerie-café de mes parents que j’étais curieux et impatient de revoir. En chemin, vitres ouvertes, je respirais à pleins poumons une odeur d’autrefois, de terre lourde et de bestiaux, de feuilles froissées et de chaume brûlé. Ma campagne n’avait pas changé. C’était le même pays agréablement vallonné, reprenant à perte de vue le motif de boqueteaux et de champs de maïs ; quelques haies vives soulignant d’un trait d’ombre le vert des prés, survivances d’anciens bocages. Je guettais notre maison, dans mon souvenir au sortir d’un bois, entre un virage et le bas d’un coteau, pourtant je suis passé devant sans la remarquer. Elle m’apparut in extremis, juste avant que son image ne sorte du rétroviseur.
Après avoir fait demi-tour, je suis allé me garer au bout du bâtiment, le long du mur latéral, sur le retrait herbeux où mon père mettait son camion. La maison donnait à présent directement sur la chaussée, un élargissement de la voie ayant recouvert le bas-côté. Comme il fallait s’y attendre, ça n’était plus ma maison : la porte du magasin avait été murée et la baie vitrée ramenée aux proportions d’une fenêtre ordinaire. Je ne fus pas autrement surpris de constater qu’elle était en vente. J’ai contourné le bâtiment pour voir ce qu’était devenue la terrasse. À en juger par les empreintes de pneus qui quadrillaient une terre dure comme pierre, l’endroit, contigu du champ de maïs, devait servir de tournière aux tracteurs. Je n’ai malheureusement pas connu ce temps où à la belle saison les familles prenaient là leur repas à l’ombre du tilleul. À mon époque, le souvenir de cette ombre bienfaisante n’était plus que prétexte à l’évocation d’un passé regretté, et la terrasse un débarras à ciel ouvert encombré de caisses de bouteilles, de pièces mécaniques et quantité d’objets bons pour la décharge. Les restes d’un jeu de quilles occupaient sur toute la longueur le fond de la cour. Les planches de la palissade derrière laquelle se pratiquait le jeu achevaient de pourrir au pied du mur de clôture. Les gaillards des fermes voisines s’y donnaient rendez-vous pour une partie qui devait davantage à la chance et au hasard qu’à l’adresse des joueurs, puisque la terre battue, depuis longtemps à l’abandon, et la planche de piste gondolée interdisaient toute pratique selon les règles. Ils choisissaient leur renvoyeur parmi ces gamins qui, s’imaginant naïvement appartenir à la bande, traînaient en permanence dans leurs jambes. Plutôt malingre, j’étais souvent promu à cette dignité (dans mon souvenir j’ai six ou sept ans). Évidemment, la dérision de tout cela m’échappait. Prenant ma tâche à cœur, je redressais les quilles, soulevant la lourde boule de fer pour la déposer sur la goulotte de renvoi. Et non sans une intense satisfaction je la voyais ensuite repartir vers les joueurs le long de la magnifique rampe d’acacia dans une course de toute beauté qui me faisait trépigner de joie. En revenant devant la maison, je faisais mentalement l’inventaire de ces lieux où j’avais été heureux. Du côté de l’épicerie-café, je revoyais le comptoir, les rayonnages le long du mur, quelques tables, la réserve et la chambre froide, la porte de derrière, dont le verre dépoli du panneau supérieur reflétait le matin les notes d’ambre du soleil. De l’autre côté, les deux pièces à vivre : la grande où trônait la cuisinière, et, dans l’angle opposé à la fenêtre, mon lit ; à gauche, la chambre des parents. Entre la pièce principale et le jardin s’insérait un réduit, abusivement nommé « la chambre du fond ». Un lit de dimensions imposantes, surmonté d’un énorme édredon rouge, débordait sur l’ouverture de la porte et gênait le passage. C’est là que couchait mon cousin Pierre pendant les vacances. Maintes fois mes parents m’avaient suggéré d’en faire ma chambre, considérant que j’y serais plus tranquille. Mais je ne pouvais me résoudre à dormir en un lieu qui à mes yeux était la chambre de Pierre et qui du reste me semblait le bout du monde sitôt la porte refermée. Moi, les conversations du soir ne me dérangeaient pas ni l’odeur du tabac, bien au contraire. Ainsi bercé de ces impressions familières, mon sommeil était en mesure d’affronter le profond silence de la campagne que rompait de temps à autre le fracas d’une automobile ou d’un camion.
L’épicerie et la maison disposaient toutes deux d’une entrée en façade, aussi les mondes ne se mélangeaient guère ; dans la chambre des parents, la porte communicante avait été condamnée. La route était en léger surplomb. Contemplé depuis la fenêtre, l’horizon se ramena durablement pour moi à une poignée d’herbes, une bande de goudron et des roues de voiture.
Je suis allé demander les clés à la ferme voisine. Les bâtiments avaient été remis à neuf et un hangar de belles proportions remplaçait la grange. Un enrobé bleuté recouvrait la cour d’une épaisse graisse odorante, présentant çà et là sous le soleil des effets lustrés qui rappelaient, en plus abstrait, les flaques d’eau comblant jadis les nids de poule. Bien alignés devant le hangar, imitations parfaites des modèles réduits dont raffolent les gamins de la campagne, des engins agricoles exposaient avec bonhommie leurs formes généreuses. Il se dégageait de l’étable une odeur acide et piquante d’oseille croupie, bien différente des senteurs capiteuses du fumier d’autrefois. »

Extraits
« Jamais je n’étais plus heureux que les jours, c’était habituellement le jeudi ou le samedi, où mon père me prenait avec lui dans le camion. Je voyais le monde d’en haut, j’avais l’impression de le dominer, de commander au tracé de la route, comme en tirant les rênes d’un cheval on le dirige à droite ou à gauche. Lors des arrêts sur le bas-côté, aux abords des maisons, c’est moi qui klaxonnais. Des portes jaillissaient, comme autant d’oiseaux échappés de leur cage, les enfants qui s’emparaient sans un merci, tels des voleurs, de la rondelle de saucisson, ou du talon de pâté en croûte où tremblotait un reste d’appétissante gélatine, que leur tendait mon père par-dessus le porte-cabas. De menues grands-mères suivaient à pas lents. J’étais émerveillé des égards avec lesquels il leur parlait, en leur remettant leurs achats emballés dans ce beau papier rose vichy. » p. 26

« Je ne fus pas cependant un animal si difficile à apprivoiser. Bientôt, Pauline revint aux Talus, accompagnée de son père. Puis, Pierre et moi fûmes autorisés à nous rendre chez Germaine — que par faveur spéciale Pauline nous permit d’appeler nous aussi mémé. Cet été-là se mit en place entre Les Rippes et Les Talus un va-et-vient qui devait se maintenir des années, nos pères sans trop se faire prier prêtant leur concours à cette logistique du bonheur.
Sur une période s’étalant du cours préparatoire à mon entrée au collège, je n’ai vécu que dans l’attente de mes deux amis. Je fréquentais par désœuvrement les gamins du voisinage. Il fallait voir toutefois avec quelle ingratitude je me désintéressais d’eux sitôt qu’apparaissait dans mon champ de vision l’un ou l’autre de mes amis de toujours. » p. 41

« Monsieur Amance, accompagné de ma mère, pour qui ces sorties étaient autant d’occasions de «prendre l’air», nous emmenait visiter les lieux remarquables de la région : les pertes de l’Ain, la Roche de Solutré, Tournus, Pérouges, la maison du curé d’Ars (lui et la petite Thérèse étant les saints préférés de ma mère) ; d’autres fois, c’étaient de véritables expéditions : la Mer de Glace, par exemple, ou Saint-Flour. Sans doute n’étions-nous pas peu fiers de nous asseoir sur la banquette de la DS, Pauline bien calée entre Pierre et moi, et ce malgré le luxueux mal des transports qui nous obligeait à des haltes fréquentes. » p. 50

« L’enfance est un tout petit royaume. Un homme le parcourt en quelques enjambées. Je m’en suis aperçu en refaisant le grand tour d’autrefois. Il faut que cet âge soit peu regardant et en même temps bien imaginatif pour se faire un monde d’un aussi modeste territoire.
Je présume que c’est de l’empilement d’expériences vécues en un même lieu et prises dans une constante répétition que naît ce sentiment d’étendue, qui trouve par conséquent sa véritable expansion, sa terre d’élection, dans la mémoire. Je suis cruellement de mon temps et ne dispose pas hélas de ce don d’ubiquité qui me permettrait d’habiter tous mes âges à la fois ni la capacité de revivre le passé à volonté. Pourtant, ces minutes heureuses dont on voudrait qu’elles durent toujours ne sont pas toutes perdues. Certaines s’attardent dans l’air, vous les croisez en chemin. » p. 53

« Il y a des moments dans l’enfance où il semble que tout soit dit du présent et de l’avenir: la vie pourrait s’arrêter là et on en aurait assez vu pour se faire une idée de l’existence tout entière. Quand un hasard les fait remonter du passé, c’est non seulement la joie de l’heure qui nous est rendue, mais l’étendue de toute une vie qui se déploie dans la mémoire. » p. 87

« Au fond, qui était Pauline pour moi aujourd’hui? Un être dont, à la vérité, je n’avais plus entendu parler depuis une trentaine d’années. «Une petite fille.» Mais à peine avais-je prononcé pour moi-même ces derniers mots que l’émotion me submergea. Cette enfant disparue me devint plus présente et plus chère que jamais. Pauline qui n’existait plus avait conservé intacte la faculté de m’émouvoir, plus profondément que n’importe quelle personne vivante en ce monde. Cet appel qu’elle nous lançait quand elle peinait à nous suivre: «Attendez-moi, les garçons!», je l’entendais encore, ce n’était pas la voix d’une enfant qui va mourir. » p. 106

À propos de l’auteur
BONILO_philippePhilippe Bonilo © Photo DR

Né à Chambéry en 1961, Philippe Bonilo réside à Paris où il a embrassé divers métiers liés à l’univers du livre, incluant des postes en librairie, en tant que commercial et dans l’édition. Actuellement, il travaille au sein d’un centre de psychanalyse et contribue à l’édition de diverses revues spécialisées dans ce domaine. Il est l’auteur de La Chambre, un texte poétique paru en 2007. Pauline ou l’enfance est son premier roman. (Source: Éditions Arléa)

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Les âmes fragmentées

MONSARRAT_les_ames_fragmentees  Logo_premier_roman  68_premieres-fois_logo-2024

En deux mots
Véronica réalise des « filmémoires » à partir des souvenirs de personnes décédées. Mais quand elle reçoit un enregistrement pirate la mettant en scène avec un homme recherché par la police, elle comprend que sa mémoire n’est plus intacte. Avec l’aide de Rémi, sa compagne, elle va chercher à comprendre comment cela a pu arriver.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

J’ai la mémoire qui flanche…

Avec cette incursion dans la science-fiction, Charlotte Monsarrat raconte comment dans le futur on exploite les souvenirs des disparus, extirpés de leur cerveau. Une technique qui a cependant ses failles. Alors on bascule dans le thriller à forte intensité dramatique.

Dans un futur peut-être pas si lointain, la réalisation de films de fiction a été bannie, remplacée par des productions qui s’appuient sur les souvenirs de personnes décédées, les filmémoires. Véronica en est l’une des meilleures réalisatrices, même si pour l’instant, elle est plutôt en panne d’inspiration pour son projet intitulé mOther. C’est alors qu’elle reçoit une mémosphère dans un courrier anonyme. Elle contient des myriades d’images non triées. En commençant à les visionner, elle se met hors-la-loi. Mais ce qui va bien davantage la perturber, c’est qu’elle y voit Joachim Beckett, un criminel notoire, inventeur de l’extraction mémorielle, condamné pour trafic de souvenirs, se suicider dans sa cuisine. Puis, stupéfaite, elle se voit faisant l’amour avec cet homme qu’elle ne se souvient pas avoir rencontré.
Un mystère qu’elle aimerait bien élucider sans mettre Rémi, sa compagne qui est aussi sa productrice, dans le secret. Toutefois, au fil de son enquête, elle va se rendre compte des conséquences vertigineuses de ses découvertes. Et du danger qu’elle court désormais.
Alors, il n’est plus question de tergiverser. Il lui faut trouver de l’aide pour remettre en ordre les traces de son passé, pour comprendre comment on a pu effacer une grande partie de sa mémoire. Pour comprendre aussi qu’elle n’est pas la seule victime.
Pour retrouver son identité, il lui faut trier et organiser les pièces retrouvées, redonner une cohérence à son âme fragmentée. Quitte à provoquer quelques dégâts collatéraux.
Charlotte Monsarrat fait alors basculer son récit dans le thriller, avec enquête et rebondissements, chasse à l’homme et course contre la montre. Un récit haletant et très addictif.
Les amateurs de science-fiction pourront compléter cette lecture avec d’autres ouvrages qui s’intéressent à la mémoire, à commencer par la série romanesque Effacée de Teri Terry, dans laquelle on enlève aux criminels une partie de leur mémoire. Dans … et Alice Tao se souvint du futur de David Elbaz on imagine la création d’un centre de stockage de la mémoire de l’humanité face aux souvenirs qui disparaissent. On n’oubliera pas non plus les films Total Recall qui raconte comment on implante de faux souvenirs dans le cerveau et Minority Report . On n’a pas fini de trembler…

Les âmes fragmentées
Charlotte Monsarrat
Éditions Anne Carrière
Roman
250 p., 19 €
EAN 9782380822755
Paru le 3/02/2023

Où?
Le roman n’est pas situé géographiquement.

Quand?
L’action se déroule dans le futur.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un futur proche, les tournages de cinéma, trop polluants, ont été interdits. À la place, un procédé permet d’extraire les souvenirs de personnes décédées pour les monter en films éphémères qui durent le temps que la mémoire s’efface.
Veronica, réalisatrice de filmémoires en panne d’inspiration, est condamnée à restaurer ses anciens succès pour gagner sa croûte. En dérushant les souvenirs d’un trafiquant de mémoires, elle découvre qu’elle a eu avec lui une relation amoureuse dont elle ne se souvient pas.
Aidée par sa compagne et sa mère, Veronica mène une enquête intime sur les traces de son passé. Pour retrouver son identité, elle doit recoller les morceaux de son âme fragmentée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Uzbek & Rica (Pablo Maillé)
20 minutes
Actualitté (Noé Megel)
Blog EmOtionS

Les premières pages du livre
« 1
J’ai attendu que Rémi dorme pour commencer à ¬dérusher. Elle croit que je travaille mais je n’arrive pas à m’y mettre. Bientôt, les images de mOther s’effaceront définitivement car la mémoire extraite des morts n’est pas éternelle. Rémi espérait que mon dernier filmémoire serait un succès. Raté, c’est le pire échec de ma carrière. Alors elle a annoncé à la presse la restauration de mon premier film, et sa sortie prévue dans quelques mois. Elle est optimiste. Je manque de temps pour visionner des heures de souvenirs, trouver les plus proches possible de ceux d’origine et reconstituer la trame narrative. C’est un travail de fourmi dont je n’ai plus envie. J’invente mille excuses pour ne pas aller en mémothèque, où Duma trouverait sans doute ce dont j’ai besoin. C’est lui, psycho-¬documentaliste chez Arescience, qui a dégotté la matière pour Éclaire-moi : les souvenirs d’un couple de pompiers décédés dans un incendie. Je m’étais dit : Une histoire d’amour à la fin tragique, ça va faire venir le public. « Paresseux et racoleur », a écrit une critique.
Où est passée la réalisatrice de vingt-quatre ans qui raflait des prix prestigieux ? J’avais une grande gueule et des choses à raconter. Dix ans plus tard, je passe mes journées cloîtrée à la maison. Cette nuit, comme toutes les autres depuis des semaines, assise à ma table de montage, je reste figée, incapable de lancer la lecture de mOther. Je me sens vide. Puits sans eau.

Enfin une distraction. Une enveloppe au courrier du jour avec un prénom écrit à la main, le mien : Veronica. Expéditeur inconnu. Je décachette le pli et en sors une mémosphère. Je fais rouler la bille dorée entre mes doigts avant de la tenir sous la loupe. Elle est quasi lisse. Très peu de microsillons : très peu de souvenirs. Je la dépose au-dessus du lecteur et elle flotte en tournant entre la table et le laser. Le rayon rouge met en évidence chaque aspérité de la sphère. Instantanément, une multitude de vignettes mémorielles s’affichent dans mon interface holographique. Deux nuages composés d’une myriade d’images.
La mémoire extraite n’a pas été triée. D’habitude, quand on lit une mémosphère, les entrées mémorielles sont rangées par listes, avec des mots-clés et des dates en dessous, grâce aux psycho-documentalistes d’Arescience, seuls habilités à trier les souvenirs pour éliminer ceux qui sont inexploitables ou interdits au public. Posséder une mémosphère non triée en laboratoire est illégal, même pour une réalisatrice comme moi. J’hésite un instant, puis me dis que l’enveloppe m’est clairement adressée et que la mémosphère aurait pu tomber entre de plus mauvaises mains. Je la retournerai à Arescience après visionnage.

Lecture // J’attaque en agrandissant le premier nuage. Les holovignettes se déploient dans l’espace de mon bureau comme des constellations. J’attrape entre l’index et le pouce de la main droite celles non signifiantes et je les mets dans la corbeille. Elles se décomposent en pixels et laissent des espaces noirs au milieu du nuage. Le laser efface leurs sillons sur la sphère. Je cherche le souvenir-racine, le seul avec un contour net. Dans notre mémoire, chaque souvenir est rattaché à d’autres par un réseau dense de sensations, significations et champs sémantiques. Les plus importants sont intégralement lisibles mais ils se cachent au milieu de leurs échos. Je me débarrasse des souvenirs flous, en noir et blanc, incomplets. Je repère des références d’odeurs, des taches de couleur, des occurrences thématiques. Ce premier nuage est lumineux mais sauvage. Beaucoup de rouge, des cris étouffés, une légère odeur de brûlé. Des bouts de cauchemars ou des souvenirs de films d’horreur. En dix ans de dérush, j’ai appris à prendre du recul. Avant, les images brutales me frappaient en pleine poire.
J’ai fini par identifier le souvenir-racine et je le tapote pour le lire. Aussi glauque que son écrin d’images : le souvenir d’un suicide. Lecture // Des mains d’homme tournent les boutons des quatre feux d’une cuisinière / Il attend un long moment que le gaz s’en échappe / Plan de travail en bois, crédence à carreaux vert émeraude / Au bout d’une éternité, il craque une allumette / Tout prend feu très rapidement / Il ne sort pas de la pièce. // Le sujet a mis intentionnellement le feu à sa cuisine. Je vois la scène au travers de son regard. Pause.
Je ne veux pas lire la fin du souvenir, et surtout pas l’entendre. Je me sens mal à l’aise. J’ai rarement eu accès à des fins de vie. Quelques-unes, naturelles, des crises cardiaques ou des vieux qui s’éteignent comme une bougie. Jamais de mort violente. Ces souvenirs-là sont censurés et livrés à la police. Je triture l’enveloppe. Veronica, c’est ton nom qui est écrit là. T’as quoi à perdre ? Je suis trop curieuse de comprendre ce que fout cette sphère dans mon courrier pour renoncer. Et je veux savoir à qui appartient la mémoire.

Je sors du premier nuage et entame l’exploration du second. Il est beaucoup plus touffu, avec une centaine d’entrées. Les rythmes, les couleurs et les mouvements forment un tout harmonieux. Je navigue, je mets des entrées à la corbeille, j’en ouvre d’autres, je zappe. Quand des images me frappent, je m’y arrête. Mes doigts frôlent à toute vitesse la table de montage. Lecture // avance rapide / image par image / séparer l’audio / défilement / couper / recadrage / rotation / réduction du bruit. // Attaquer la mémoire pour en tirer la moelle. Rendre intelligible la matière brute. Ne pas lâcher le rythme. Capturer les impressions en plissant les yeux. Je défriche, j’élague. Je tranche dans la chair mémorielle au coupe-coupe jusqu’à l’épure. Il faut savoir opérer sans amputer le sens. Dix ans que mes doigts rangent les souvenirs en partition. Je dérushe comme je respire. Parfois même plus facilement.
Plongée en apnée dans le cœur du nuage, je reconnais la sensation des souvenirs chauds et intimes. // Feu qui crépite dans une cheminée / Écho de musique classique / Étal de légumes d’été sous des halles de marché / Lecture au lit avec une pluie battante derrière les vitres / Odeur de l’herbe mouillée / Plaid en laine sur les genoux / Main qui caresse des cheveux noirs / Rayon de soleil sur le parquet. // Happée par ce vortex de sucreries digitales, je fais défiler les images jusqu’à la nausée.
La nuit est bien avancée quand je déniche enfin le second souvenir-racine. Sur la vignette, une femme brune aux cheveux courts, nue, de dos. Elle se brosse les cheveux devant un miroir, de telle façon que je ne peux pas voir son visage. J’ai la tête qui tourne un peu et les yeux qui piquent. Boule au ventre familière, quand je m’apprête à visionner un souvenir intime de femme. Limite voyeurisme. Lecture // L’homme (je) regarde la femme qui se brosse les cheveux devant son miroir / Le regard de l’homme (à travers le sien mon propre regard) s’attarde sur ses fesses, sa main les effleure. // Je retiens mon souffle. S’il lève les yeux, je vais apercevoir son visage dans le miroir et alors je saurai à qui appartient cette mémoire. // Son regard remonte le long du dos de la femme, lentement, comme une caresse / Plus que quelques centimètres… / Il jette un regard dans la glace. //
Je le reconnais immédiatement. Joachim Beckett, criminel notoire, inventeur de l’extraction mémorielle, trafiquant de souvenirs. Mort il y a quelques semaines dans sa cuisine, à laquelle il aurait lui-même mis le feu. Je n’ai pas le temps de m’attarder sur cette découverte, ça enchaîne. // Beckett embrasse la nuque de sa compagne, qui relève alors le visage, auparavant caché par une mèche de cheveux bruns. // Je découvre que la femme brune nue qui sourit à Beckett dans le miroir, c’est moi.

Je pousse un cri et je ferme l’interface. Cœur qui s’emballe, souffle court. J’ai dû me tromper, parce qu’il est impossible que j’apparaisse dans les souvenirs de Beckett, a fortiori nue. Je ne l’ai jamais rencontré.
Je m’apprête à relancer la lecture pour dissiper le malentendu quand Rémi débarque, peignoir en soie, les yeux mi-clos et les cheveux ébouriffés. Même comme ça, tout juste décollée de l’oreiller, elle est chic.
— Pourquoi t’as crié ?
Je retire la mémosphère du lecteur avant qu’elle la voie.
— Je me suis cognée, c’est rien. Je vais bientôt venir me coucher.
— Il est quelle heure ?
Me débarrasser d’elle. Je dois revoir ce souvenir, savoir ce que je fous dans la mémoire de ce type glauque. Ça me fait frissonner de dégoût rien que d’y penser. Mais Rémi s’assoit sur mes genoux et me caresse les cheveux.
— Ça avance, mOther ? Tu me montres ?
À 3 heures du matin, elle reste ma productrice. Ce n’est plus un métier, c’est une obsession.
— J’ai pas avancé, j’y arrive pas.
Je ne mens pas complètement. Je lui suis reconnaissante de tenter de prolonger la vie de mon œuvre, mais cet acharnement thérapeutique me fatigue. Laissons crever le passé.
— Je regardais une série à la con. Aucun intérêt.
— Je croyais qu’on ne regardait plus de séries, pour le bien de notre vie conjugale ?
— Je suis épuisée, Rémi, allons nous coucher.
Elle a raison, regarder des trucs idiots le soir nuit dangereusement à ma libido. Après sa dernière retraite ¬chamanique, Rémi m’a fait promettre d’arrêter. Elle va tirer la gueule, mais je préfère ça plutôt que de lui avouer ce que je viens de voir. Je la suis dans notre chambre, je me déshabille et me mets au lit sans me laver les dents.

Rémi est blottie dans mon dos, ses seins écrasés contre mes omoplates et son souffle dans mon cou. Elle s’endort toujours rapidement, c’est à peine si elle finit de me souhaiter bonne nuit. Quand elle sombre, elle est traversée par des spasmes. J’ai lu que c’était normal, les muscles relâchent la tension juste avant le sommeil. Parfois on rêve qu’on tombe dans un trou, ça dure une fraction de seconde et tout le corps se crispe comme pour se raccrocher à quelque chose. J’aimerais que ce soit si simple. Depuis des mois je ne dors plus. Le sommeil de Rémi est profond, silencieux et régulier comme si elle plongeait au fond d’une piscine sans une éclaboussure. Son ventre se gonfle et se dégonfle contre moi. Parfois, elle laisse même un peu de bave sur mon dos. Je l’appelle « mon escargot », ça la fait marrer. Mais là, elle me gêne.
Je me déplace au bord du lit pour ne pas sentir son corps brûlant contre le mien. Je veux avoir l’espace de réfléchir à ce que j’ai vu ou à ce que j’ai cru voir. Ce que je sais de Joachim Beckett, je l’ai lu sur les réseaux. Bien avant le scandale, je connaissais son nom, parce que c’est l’inventeur du procédé qui me permet de réaliser des films : l’extraction de la mémoire de personnes décédées qui en ont fait don au Septième Art.
Quand je suis sortie de mon école de ciné, les films de fiction étaient de plus en plus rares. Trop d’énergie, trop d’argent dépensé, trop de pandémies, plus assez d’acteurs à force de fermer les conservatoires et de classer leur métier dans la catégorie des « sous-emplois ». Plus personne ne s’intéressait à des histoires inventées, de toute façon. On voulait du vrai, des faits réels, des personnes normales. C’était un immense progrès que de pouvoir utiliser ces millions d’heures de mémoire stockées dans des cadavres qui n’en avaient plus l’utilité. Le nom de Joachim Beckett était encore celui d’un scientifique admiré pour sa contribution au cinéma en passe de disparaître au profit des émissions de téléréalité et des documentaires sensationnels.
« Beckett, de l’extraction à la prison », « Joachim Beckett, trafiquant de mémoire ». Les articles défilent dans le moteur de recherche de mon téléphone. Il y a cinq ans, Beckett a été arrêté et condamné dans une affaire qui a relancé le débat sur l’extraction et ses possibles dérives. Il prélevait la mémoire de personnes vivantes, ce qui est interdit par la loi sur la bio¬¬éthique. Il aurait pu s’en tirer puisque ses cobayes étaient rendus amnésiques par la manipulation. Aucun d’entre eux n’aurait dû se souvenir de lui. Mais il a suffi d’un seul « patient » pour le faire plonger. Il est allé raconter aux flics qu’il avait subi un truc pas clair dans le labo du scientifique. Quand ils sont allés fouiller chez Beckett, ils ont découvert des preuves accablantes : des dizaines de mémo¬sphères remplies de souvenirs dégueulasses. Viols, meurtres, séquestrations, incestes, humiliations… Un petit musée des pires pulsions de la nature humaine. Grâce aux images, ils ont retrouvé d’autres victimes, incapables de témoigner parce qu’elles ne se rappelaient rien. Deux d’entre elles se sont suicidées après avoir visionné les souvenirs extraits de leur cerveau.
Personne n’a jamais su ce que Beckett comptait faire de tout ce matériau. Il n’a rien dit aux flics ni aux journalistes. Alors, les réseaux sociaux se sont répandus en fake news : trafic sur le Darkweb, vidéos amateurs pour sites de cul déviants… Aucune preuve mais aucun démenti. Comme toujours quand une société part en vrille, elle provoque une réaction violemment contradictoire. On réclame du réel mais on refuse de regarder là où c’est pourri.
Je clique sur une vidéo amateur du procès. C’est avant la prison, Beckett est plus gras que dans le souvenir de son suicide. Carré, droit, tranquille. Un bloc. Il a la classe qui manque au procureur, on dirait que c’est lui qui mène le jeu. Sauf qu’il ne décroche pas un mot. De temps en temps, son avocat se penche vers son oreille, tente de lui soutirer une réponse, sans succès. Je me souviens de ses interviews : je trouvais ce type glaçant. Le regard dur, pas un mot de pardon aux victimes. Comme beaucoup, j’étais exaspérée par son silence.
À la suite de cette histoire, mon métier a été pointé du doigt. Le public et la critique sont devenus très méfiants. « Filmémoires : art ou voyeurisme ? » a titré un journal censé couvrir la sortie de mon dernier film, À la rue. La journaliste m’accusait, à demi-mot, d’avoir utilisé des mémoires de clochards vivants. Ça m’a fait mal, surtout après toutes ces nuits passées dans les foyers à consoler des ivrognes de la mort d’un des leurs. Après les batailles pour obtenir l’extraction de leur mémoire malgré son coût. Après les centaines d’heures de dérush de leurs souvenirs à la fois banals et terribles. Le film était médiocre mais j’ignore si son échec a résulté du déclin de mon inspiration ou de la mauvaise presse qu’on lui a faite. Sans doute un mélange des deux.

J’ai mal aux coudes à force de regarder l’écran de mon téléphone sous la couette pour éviter que la lumière réveille Rémi. D’après l’un des derniers articles sur sa mort, Beckett est sorti de prison, en conditionnelle, et quatre jours plus tard un incendie fulgurant s’est déclaré chez lui. Il a été grillé vif. « Suicide mais la piste criminelle n’est pas écartée », écrit le journaliste. Avec ce que j’ai vu sur la mémosphère, je peux l’écarter, moi, la piste criminelle. Beckett a bien craqué une allumette après avoir laissé échapper assez de gaz pour faire péter un immeuble. Il n’a pas dit un mot. Silence coupable.
Demain, on va déjeuner chez ma mère et si je ne dors pas elle le verra sur ma tronche. Je ferme les yeux. J’aimerais y arriver seule, mais comme d’habitude une petite voix dans ma tête me dit c’est bon, juste pour cette fois, prends ton cachet. T’as jamais été aussi près d’arrêter. En attendant, j’ouvre tout doucement le tiroir de la table de nuit. Ne pas la réveiller – je triture l’alu – ne pas la réveiller – la pilule tombe dans ma paume. Dans quelques minutes, mes jambes s’alourdiront, je sentirai un picotement dans ma nuque et mes bras. Je sombrerai dans le sommeil, enfin. Je ne ferai pas de rêve. Mes nuits sont noires comme le fond du puits.

2
Je me suis réveillée avant Rémi et j’ai préparé son petit déjeuner. Je le lui apporte au lit, comme tous les matins depuis six ans. Elle aime son pain pas tout à fait cramé mais presque. Le beurre à moitié fondu mais avec des taches de blanc qui restent. Très peu de confiture, jamais à la fraise. Ou du miel, avec parcimonie, juste pour le goût, et encore mieux si le beurre est salé en dessous. Le café dans une tasse étroite et haute, surtout pas dans un bol parce que ça refroidit trop vite. Pas de jus, plutôt un fruit frais, mais pas de pomme, elle les préfère cuites. Un yaourt blanc. Elle adore le goût de la tartine grillée et du yaourt en même temps. Le dimanche, je dépense une demi-unité carbone supplémentaire à la boulangerie qu’elle aime et lui achète un croissant pour remplacer la tartine. Elle me sourit jusqu’aux yeux.
Je la regarde manger en avalant une gorgée de café. Pas faim le matin, jamais faim en fait. Elle me tend un bout de viennoiserie que je refuse. L’odeur du beurre me répugne. Je n’ai qu’une hâte, retourner à mon ordinateur pour relancer la lecture de la sphère. Mais dans une demi-heure on va entamer le long trajet en métro, train, bus et à pied qui nous mènera chez ma mère, à l’autre bout du monde. Je prendrai mon ordi avec moi, je trouverai bien quelques minutes pour regarder à nouveau l’extrait. De toute façon, j’ai dû rêver. Il était tard, j’ai mal vu. Je vais découvrir une femme que je ne connais pas. J’irai déposer la sphère demain au commissariat du quartier. Alors, mon ventre cessera de se tordre dès que je pense au souvenir de Beckett. Je me brûle le bout de la langue avec le café.

Ma mère est l’opposé de Rémi. Extravagante, vulgaire, bruyante et maquillée. Elle a des cils immenses et porte des décolletés plongeants. Nous n’avons pas grand-chose en commun. La première fois que les deux femmes de ma vie se sont rencontrées, je m’attendais à un désastre. Rémi juste polie face à ma mère et ses questions indiscrètes. Il s’est produit un étrange phénomène : c’est comme si elles s’étaient toujours connues. Elles se sont trouvé des points communs. Parmi tous leurs sujets de conversation, celui dont elles ne se lassent jamais, c’est moi. Mes défauts, mes faiblesses, mes blessures. J’aurais préféré qu’elles se détestent.
Ma mère s’appelle Ava. Quand on ne s’engueule pas, on rit. J’aime retourner dans cette petite maison où elle m’a élevée, dans notre lointaine banlieue, quasiment déjà la campagne. Elle l’a tapissée de papiers peints criards. Pisser dans des toilettes aux murs léopard est l’un de mes plus beaux souvenirs d’enfance.
Maman les a rangés dans des albums, ces souvenirs, et les ressort quand je viens la voir. Chaque année elle fait imprimer une sélection de nos meilleurs moments. Il y en a une étagère entière dans mon ancienne chambre. Quand j’étais petite, avant la monnaie carbone, on pouvait encore voyager pour pas trop cher. Elle me raconte des anecdotes que j’ai entendues vingt fois en caressant du bout des doigts des photos de nous deux à la mer, dans un chalet à la montagne, dans une yourte à la campagne. Au fur et à mesure que je grandis, les lieux de vacances se rapprochent de la maison et j’ai l’air de moins en moins heureuse. Ado, je ne prends même plus la peine de sourire à l’objectif. À force de regarder ces albums, j’ai l’impression que mon enfance se résume à des shootings au retardateur sur des terrasses de bungalow.

Maman parle tellement qu’elle anime à elle seule la conversation, comme d’habitude. Je l’écoute en mâchant sans plaisir la salade de son jardinet. Elle nous raconte sa dernière visite chez la voyante, qui lui a annoncé une rencontre importante avec un homme.
— Un prince charmant ?
— Ne sois pas naïve, Veronica, ça n’existe pas. Et la restauration de ton film, ça avance ?
— Pas vite. J’ai l’impression de faire toujours la même chose mais de moins en moins bien. J’ai plus le goût.
Ma mère se tourne vers Rémi.
— J’ai encore lu des articles plutôt violents sur l’extraction mémorielle, ça ne s’arrange pas.
— C’est de pire en pire. On s’inquiète dans le milieu. La mort de Beckett a relancé les débats. Malgré les droits de diffusion élevés que touchent les descendants, de moins en moins de gens acceptent de léguer leurs souvenirs.
Rémi a dû mettre de côté les projets qui lui tenaient à cœur pour se concentrer sur des images qui ne choquent personne, principalement des comédies romantiques. C’est pour cette raison qu’elle me pousse à remonter mOther.
— C’est des films comme ça qui peuvent sauver le métier, conclut-elle.
— On les emmerde, ces connards. Tu vas pas te laisser intimider.
Un truc que j’aime chez ma mère : elle ne mâche pas ses mots. Elle embraye sur une autre discussion, elle a dû comprendre que c’était un sujet sensible.
— Veronica m’a dit que tu faisais une retraite chamanique bientôt ?
— Oui, ça va me faire du bien. J’ai essayé de la convaincre de venir avec moi mais elle est toujours aussi terre à terre…
— C’est pas faute d’avoir essayé d’ouvrir ses chakras. Moi, j’adorerais venir avec toi un jour. J’ai bien besoin de ça, je me sens seule dans ce village de coincés des fesses. C’est pas avec les Quentin que je vais rencontrer mes animaux de pouvoir.
Les Quentin, ce sont les voisins d’en face, avec qui maman se prend le bec tous les quatre matins quand elle oublie de rentrer la poubelle.
— Je vous vois bien toutes les deux vider les toilettes sèches d’un bungalow miteux au milieu de la forêt.
Rémi me lance un regard noir. Maman éclate de rire.

Au dessert, j’annonce que je vais faire une sieste, pour me remettre de ma courte nuit. Je sais que Rémi ne me suivra pas, elle est incapable de dormir en pleine journée. Elle aura bien des coups de téléphone de boulot à passer. Je monte dans mon ancienne chambre. De mes affaires de jeune fille, il ne reste que mes meubles et le lit. Je m’assois au bureau, j’effleure machinalement le sous-main en faux cuir, j’ouvre l’ordinateur. Je mets mon casque sur les oreilles, en le décalant un peu d’un côté pour entendre d’éventuels pas dans l’escalier. J’ai le cœur qui bat dans mes oreilles. Je pose la mémosphère sur le lecteur. La dernière image visionnée hier s’affiche. Cette femme brune, nue, qui me ressemble comme un double.
Lecture // Derrière la femme, il y a un miroir, et dedans je vois Beckett, de face, qu’elle cache à moitié / Il s’approche de son visage, que je distingue maintenant nettement / Elle sourit sans un mot / Beckett l’embrasse, ferme les yeux, plonge dans son cou / Gros plan sur le lobe de son oreille / La main de Beckett passe dans ses cheveux, sur sa nuque / Noir – il ferme les yeux / Il les rouvre sur son regard à elle, flou, langoureux / Ses paupières se ferment et s’ouvrent lentement comme celles d’un chat qui ronronne. // Elle a envie de lui, ça se voit. Morcelée comme ça, par à-coups, je ne suis plus certaine qu’elle me ressemble. Jusqu’à ce que j’aperçoive un détail qui me trouble, le grain de beauté sous le menton, puis une tache jaune dans son œil droit qu’on trouve aussi dans le mien. / Beckett fait quelques pas en arrière en la tenant serrée dans ses bras et ils basculent tous les deux sur le lit / Le décor bascule derrière / Elle – je ? – est au-dessus de moi, me regarde sérieusement maintenant, comme si elle voulait fixer ce moment dans sa rétine / Elle – je ? – embrasse le torse de Beckett / Elle longe le muscle avec sa langue jusqu’au téton / Le mord / Il émet un son rauque, il rit / Il l’empoigne par les bras, avec ses mains tellement grandes qu’elles en font presque le tour / Elle est maintenant sous lui, sur le couvre-lit rouge qui a l’air tout doux / Beckett regarde entre ses cuisses. / Je découvre son pénis, mon ventre se serre, c’est puissant un sexe d’homme en érection.

Je regarde la scène sans respirer. Même si je suis habituée à voir des gens faire l’amour depuis le point de vue de l’un ou de l’autre, c’est troublant de mater mon double en train de prendre du plaisir. J’admire son corps en gros plan, je vibre de la voir bouger et se tordre en gémissant. Je ressens du désir pour son corps de femme long et musclé, si différent du corps diaphane et anguleux de Rémi. En même temps, je ne peux m’empêcher de l’envier parce que l’homme dont j’habite le regard m’attire, avec ses bras puissants, ses mains longues et fines.
Ça dure plusieurs minutes, je ne bouge pas, ne serait-ce qu’un cheveu, parce que avec le mouvement j’ai peur de tout ce qui va m’envahir, des picotements dans le bas de mon ventre, de la chaleur. Je ne veux pas ressentir ça pour un criminel et mon sosie, encore moins ici, avec ma mère et Rémi en bas. En même temps, à quoi je m’attendais en jouant ce souvenir ? Mon corps me trahit. Je les regarde encore, elle a les yeux qui brillent, sa poitrine se soulève bruyamment. Il se repose à côté d’elle, j’entends sa respiration distinctement, comme le souffle du vent sur un micro.
Je suis encore abasourdie par l’érotisme de la scène. Je crois qu’est venu le temps de reprendre ma respiration, de réfléchir à tout ça. Mais Beckett murmure trois mots que j’entends distinctement dans mon casque. Il lui susurre au creux de l’oreille, comme un baiser : Veronica, mon amour.

Je me mets à trembler. Reprends-toi. C’est la première fois que j’entends ces mots de Beckett, mais au fond de moi je sais que ce n’est pas vraiment la première fois. L’intonation douce, qui contraste avec la carrure de l’homme, m’a vrillé l’estomac. Je mets un moment avant de formuler l’évidence : c’est moi, dans ses souvenirs. Je n’ai plus aucun doute, je ne saurais pas dire comment mais je le sais. J’ai peur.
Pour me calmer, je regarde autour de moi et j’essaie de me rappeler les détails disparus de ma chambre d’adolescente. Les mots de mes amies écrits au crayon de papier qui étaient accrochés au-dessus de la tête de lit. À cet âge-là, on s’aime si fort, on ne sait plus si c’est de l’amitié ou de l’amour. La photo encadrée de moi bébé, engoncée dans une grenouillère bleue. J’ai déjà un épais duvet noir sur la tête. Le rayonnage de livres au-dessus du bureau, avec la tranche épaisse de l’encyclopédie où j’ai lu et relu le chapitre sur la sexualité pour tenter de comprendre seule ce que je ne voulais pas que ma mère m’explique. Un gros ours en peluche dont le ventre rebondi me servait d’oreiller.
Un ours un ours un ours à quoi ressemble-t-il déjà ?
L’image se fige. L’ours disparaît.
Noir brun blanc doux rêche poils longs ou courts je ne me rappelle pas
Un animal en peluche, un animal en peluche je disais ça m’échappe ma pensée divague
Qui m’a offert l’ours ? Le quoi ?
je ne parviens plus à attraper ma propre pensée elle file entre mes doigts plus je me concentre plus elle s’efface
Qui me l’a offert ? Qui ? Je disais quoi déjà ?
tout ça paraît si loin comme si je regardais par le mauvais bout d’une paire de jumelles

Black-out. Dès que je tente de me concentrer, tout devient flou. Je ne sais plus ce que je disais. Ma mère et moi nous sommes engueulées le jour où je suis partie. J’avais déjà porté dans le coffre de la voiture les cartons de vêtements et de bibelots assez sérieux pour m’accompagner dans ma vie d’adulte. Quand elle m’a demandé ce que je comptais faire du reste, j’ai dû tirer la tête de quelqu’un qui n’a absolument pas imaginé que sa chambre ne resterait pas SA chambre, conservée dans son jus comme on transforme les ateliers d’artistes en musées. Ma mère a ajouté : « Je n’ai pas les moyens de garder une chambre vide, au prix du mètre carré. J’ai mis une annonce pour la louer à des étudiants et j’ai une jeune fille intéressée. » J’en avais laissé tomber mon carton. J’aurais dû lui dire à quel point ça me blessait, qu’elle me remplace si rapidement pour des questions d’argent. Elle m’aurait sans doute rassurée, consolée, elle m’aurait dit qu’elle allait acheter un canapé-lit pour m’accueillir quand je viendrais la voir, que je pouvais trier quelques affaires qu’elle garderait religieusement sur une étagère du garage à l’abri des fuites d’eau. Elle m’aurait peut-être dit qu’elle m’aimait et que j’étais sotte d’en faire tout un plat. Mais à la place, un flot de colère m’a envahie et je me suis mise à crier qu’elle n’avait qu’à tout foutre à la poubelle, que de toute façon je n’allais plus la gêner parce que je ne reviendrais pas la voir de sitôt et que j’étais bien contente d’avoir mon propre appartement et d’être enfin libre. Elle s’était figée et m’avait répondu froidement : « On ne parle pas comme ça à sa mère. »

La première fois que je suis revenue déjeuner à la maison, elle avait rangé toutes mes affaires dans des cartons qu’elle avait empilés dans le garage. Mon ancienne chambre était vide et nue comme si je n’y avais jamais joué, pleuré, ri, chanté, dansé, dormi, rêvé, joui, grandi en un mot. Elle avait seulement gardé quelques albums photo de nos vacances d’été annuelles, bien alignés sur une étagère entre deux serre-livres. La semaine suivante, j’ai loué un camion pour prendre mes cartons et les déposer chez Emmaüs, sans les ouvrir. Maman n’a finalement jamais loué ma chambre à des étudiants.

Le souvenir de cette journée flotte un moment autour de moi puis m’échappe, comme si je me réveillais d’un rêve. Je me lève et sors le dernier album photo. J’ai le même âge que sur la vidéo, vingt-quatre, vingt-cinq ans peut-être. On vient de me remettre un prix pour mOther. Ma mère est à mon côté. Sur une autre photo, nous sommes bras dessus bras dessous, les pieds dans l’eau. Puis nous posons dans la salle de montage avec Rémi et notre trophée. C’est elle qui a produit mon premier film. Nous n’étions pas encore ensemble. J’ai l’air bien. J’essaie de me rappeler qui a pris les photos. Certainement maman et Rémi.
Joachim Beckett. De notre rencontre, je n’ai aucun souvenir. Je répète son nom à voix haute jusqu’à lui enlever toute chair. J’ai bon espoir qu’il se dissolve et avec lui le malaise qui l’accompagne. Je me couche sur mon lit tiré à quatre épingles en serrant l’album contre moi. C’était une belle époque. Depuis combien de temps je n’ai pas ri, les pieds dans l’eau ? Ma gorge se serre et les larmes viennent, coulent sans bruit, mouillent l’oreiller sous ma joue. Je ne veux plus jamais me relever.

3
Couchée face contre terre, couverte de feuilles mortes, j’ai très froid et une migraine atroce. Je me tourne sur le dos avec effort, mon corps pèse des tonnes. Les arbres presque nus entrelacent leurs branches devant le ciel gris. Le cerveau engourdi comme le corps, je me concentre sur ce que je sens. Le vent glacial. La terre mouillée. L’humidité qui monte vers mes omoplates. Les coups dans ma tête. Comme un marteau qui enfoncerait un clou entre mes deux yeux depuis l’intérieur de mon crâne. Je suis Veronica Mora. Je peux bouger le bout de mes doigts, articuler, tirer la langue. Mais je ne sais pas où je suis. Alors je prends appui sur mes avant-bras pour regarder autour de moi. Je suis sur le bas-côté d’une route, dans une forêt. À quelques mètres de mes pieds, un vélo est couché sur le flanc. Ce vélo, je le connais, c’est le mien. Je l’utilise pour aller au studio, en passant par cette route au milieu des bois. Mais je ne me rappelle pas l’avoir pris, ni comment j’ai chuté. Je me laisse retomber sur le sol, épuisée par l’effort. Je ne vais pas pouvoir me lever, encore moins continuer ma route. J’ai besoin d’aide.
Rémi doit m’attendre au studio. Je presse l’écran de ma montre, l’approche de ma bouche et dis tout haut, surprise par la faiblesse de ma voix : « Appelle Rémi. » Après quelques sonneries, j’entends le timbre de ma productrice.
— Veronica ?
— J’ai eu un accident. Je suis dans le bois sur la route du bureau, je ne sais pas exactement où, je ne peux pas me lever.
Rémi est le genre de personne qui garde son calme dans les situations de crise. Elle reste lucide et monte un plan d’attaque comme un chef de guerre. Mais cette fois, je sens sa voix vibrer : « Tu es blessée ? Tu saignes ? » Puis j’entends qu’elle se met à courir, je l’imagine en train d’attraper son manteau, de faire signe à son assistante de décaler ses rendez-vous, d’empoigner son sac à main. « J’arrive. Parle-moi, Veronica. » Elle ne m’a pas quittée pendant les dix minutes suivantes. J’ai répondu faiblement je suis là, ça va, je peux bouger les membres et ne t’inquiète pas. En fait, j’ai la trouille. Je m’accroche à sa voix, même si l’écouter parler redouble la douleur dans ma tête.
Au bout de quelques minutes, elle me met en attente pour appeler les secours. Je répète son prénom en boucle, comme une chanson. J’ai l’impression que ça atténue un peu les coups de marteau. Jusqu’au moment où j’entends un taxi qui s’arrête – vingt unités carbone la course, ça va lui coûter cher de voler à mon secours –, des talons qui claquent sur la route, et cette fois sa voix vraiment affolée. Me voir dans cet état, avec le vélo tordu à quelques mètres, doit lui faire prendre conscience que ce n’est pas une petite égratignure. Je peux bouger les extrémités de mes bras, soulever mon torse, mais mes jambes sont inertes.

Je me réveille en sueur avant le lever du soleil. Rémi dort encore. Pendant un moment je n’arrive pas à bouger mes jambes privées de sang. Puis elles se mettent à fourmiller et ça fait une crampe à pleurer de douleur. Je pince mes cuisses, pour m’assurer qu’elles sont sensibles. Ça fait deux jours que j’ai regardé le souvenir de moi dans la mémoire de Beckett, et deux fois que je rêve de mon accident de vélo. Moi qui ne rêve jamais. Comme hier, j’ai mis un moment à réaliser que j’étais au lit et pas dans la forêt où je me suis violemment vautrée il y a quasiment sept ans.
Cette fois, je revois distinctement mon réveil, l’arrivée de Rémi paniquée, la douleur dans ma tête. Je ne me rappelle pas ce qui est arrivé juste avant, mais les médecins ont dit que c’était normal. Légère amnésie post-traumatique. Vu l’état du vélo, je suis probablement sortie de la route avant de me prendre un arbre en pleine face et de faire un vol plané de plusieurs mètres. Pas de lésions ni de fractures, seulement une commotion qui m’a fait perdre connaissance et m’a filé un mal de crâne abominable pendant les semaines qui ont suivi. Le visionnage du souvenir de Beckett a dû réveiller quelque chose. Rémi dirait qu’elle ne croit pas aux coïncidences.

Soit le souvenir a été trafiqué, mais il faudrait être sacrément doué pour reconstituer un nuage entier et y implanter un souvenir-racine, soit c’est vraiment Beckett et moi, et je ne m’en souviens pas. Si j’ai perdu des bribes de ma mémoire, il est possible que mon accident de vélo en soit à l’origine. Sauf que, dans le souvenir, j’ai environ vingt-cinq ans. Quand je suis tombée de vélo, j’en avais vingt-sept. Ce n’est donc pas une « légère amnésie ». C’est deux ans pendant lesquels j’aurais eu une relation intime avec un homme que j’ai oublié.
Pourtant, je n’ai pas l’impression d’avoir des trous dans la mémoire, même si c’est difficile de creuser les souvenirs. Quand je me concentre sur mes vingt-cinq ans, je peux me rappeler de grands événements, la sortie de mes films, les festivals, les anniversaires, les vacances. Avec des plages de flou entre deux images. Je ne pourrais pas jurer qu’il ne manque rien.
J’ai cherché sur le Web des points communs entre Beckett et moi. Il n’y a rien qui puisse laisser imaginer que nous avons été proches. La seule chose qui nous lie, c’est notre activité. Son métier d’origine, qui a permis la création des filmémoires. Il y a presque vingt ans, quand j’étais encore une gamine, il a breveté l’extraction mémorielle et contribué à créer Arescience. Les souvenirs légués au labo par des personnes décédées étaient extraits grâce à une grosse machine enfermée à double tour, que seul le personnel qualifié d’Arescience était habilité à utiliser. Ça n’a pas changé. Le comité de bioéthique a fixé des limites claires à l’usage qu’on peut en faire.
Je dois me rendre à Arescience et parler à Duma. Seul un psycho-documentaliste peut m’aider à authentifier la mémo¬sphère. J’ai sympathisé avec lui pendant mes dernières années de montage. »

À propos de l’autrice
MONSARRAT_Charlotte_DRCharlotte Monsarrat © Photo DR

Charlotte Monsarrat est née en 1983. Petite, elle passe sa vie à se raconter des histoires. À 11 ans, elle écrit son premier roman dans un cahier 96 pages à grands carreaux. Mais son père lui dit toujours que, pour être écrivain, il faut au moins être Proust. Alors elle prend un «vrai métier» dans la production audiovisuelle. C’est dans le documentaire, le cinéma puis la série d’animation, que Charlotte produit les histoires des autres. (Source: Éditions Anne Carrière)

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Le roman de Jeanne et Nathan

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Prix Transfuge du Meilleur premier roman français 2023

En deux mots
Jeanne tourne des films porno à la chaîne. Nathan travaille à sa thèse sur le cinéma. Tous deux tiennent se droguent pour tenir le coup. Jusqu’à ce jour où ils franchissent la porte d’une clinique spécialisée. Leur rencontre va marquer une nouvelle étape dans leur vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le roman des addicts

Clément Camar-Mercier entre en littérature avec un roman que l’on déconseillera aux âmes sensibles. Il raconte la rencontre d’une actrice de films porno et d’un universitaire dans une clinique où ils vont tenter de se guérir de leur addiction aux drogues dures. Cru, vif, romantique.

Le film que Jeanne s’apprête à tourner a beau s’appuyer sur la mythologie, en l’occurrence adapter librement les amours de Phèdre avec Thésée et son fils Hippolyte, il n’en reste pas moins un film porno de triolisme, avec une douloureuse scène de double-pénétration.
Mais Jeanne a l’habitude. Cela fait cinq ans qu’elle offre son corps à des productions très hard.
Nathan, quant à lui, est un universitaire qui travaille sur sa thèse tout en donnant des cours sur le cinéma américain et des contributions dans divers colloques. Son point commun avec Jeanne? La drogue qu’ils consomment quotidiennement. Dans les chapitres initiaux, on va les suivre dans leurs activités respectives et leur découvrir un second point commun, leur malaise croissant face à leurs activités et le besoin de se faire aider.
C’est après un film de bukkake (un terme qui désigne l’éjaculation sur un visage de femme) qui rassemble 50 hommes autour d’elle que Jeanne va craquer. À la fin du film, pendant une fellation, elle va sectionner le sexe qu’elle a dans sa bouche avec ses dents, provoquant un jet de sang et une panique générale. Elle prend la fuite et va trouver refuge dans la clinique de Neuilly-sur-Seine où elle va pouvoir soigner son addiction.
À peu près au même moment, Nathan assiste à un colloque à Blois. Après avoir entendu des critiques assassines sur sa prestation dans les toilettes où il s’était isolé pour sniffer un rail de coke, il va se rendre à l’apéro de clôture. C’est à ce moment que tout va dégénérer et qu’il va se retrouver chancelant au bord de la route avant de sombrer. À son réveil, il prend lui aussi la direction de la clinique à Neuilly. C’est là que tous deux vont séjourner alors que le confinement est déclaré, qu’ils vont faire connaissance et se confier durant les séances avec le psy. C’est là que va venir la lumière avec l’amour comme médicament. On suit alors Jeanne et Nathan dans leur virée à travers la France… jusqu’au chapitre 1, puisque l’auteur a choisi de numéroter à l’envers en partant du chapitre 57.
Le magazine Transfuge, qui a décerné son prix du meilleur premier roman 2023 à Clément Camar-Mercier, souligne, sous la plume d’Arnaud Viviant qu’il s’agit là du «roman générationnel de ces jeunes adultes ayant payé dans leur chair l’addiction au porno comme à la drogue, qui ont été confinés au désespoir, qui ont rêvé d’indépendance et d’un monde d’après durant cette séquence de sevrage social». Je partage cette analyse, mais je la complète en soulignant qu’il y a du Bret Easton Ellis dans ce roman, la même force, le même rythme, l’horreur en moins. Même si les ravages de la drogue et autres addictions vont aussi vous secouer. Mais comme dit en introduction, on demandera aux âmes sensibles de s’abstenir.

Le Roman de Jeanne et Nathan
Clément Camar-Mercier
Éditions Actes Sud
Premier roman
352p., 22,50 €
EAN 9782330182106
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé à Paris et en région parisienne, à Meudon, Malakoff ou Neuilly-sur-Seine. On y cite aussi Blois et Vendôme avant de sillonner la France.

Quand?
L’action se déroule en 2020, autour de la période de confinement.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jeanne sait que des centaines de milliers d’amateurs de vidéos pornos jouissent de voir son corps livré à des étreintes brutales et à des plaisirs qu’elle feint résolument durant d’odieux tournages. Tout ce qu’exige son métier d’actrice, elle le subit en professionnelle et l’accomplit en toute liberté. Pour autant que la cocaïne la préserve d’en vomir l’abjection.
Loin d’elle – ils ne se connaissent pas encore –, Nathan donne quelques cours sur le cinéma américain, poursuit une improbable thèse, et se drogue jour après jour pour supporter l’inutilité de son existence. Or voici qu’advient leur rencontre, éblouissante, dans un jardin singulier, les plongeant dans la douceur de vivre. Pour toujours, assurément. Si toute la violence du monde d’avant ne vient pas les rattraper.
Tour à tour cru, onirique, romantique, tragique, « Le Roman de Jeanne et Nathan » déploie toute l’étendue des addictions par lesquelles notre époque travestit sa propre réalité, se sature de ses propres images, s’y projette, s’y observe, se nourrit d’illusions, perceptions, vibrations, sensations hors desquelles nul
enchantement ne viendrait plus nous satisfaire.
À moins que le ravissement de l’amour – le philtre éternellement magique de Tristan et Iseult – n’ensorcelle pour de bon, jusqu’à l’événement ultime, les héros de ce premier roman si audacieusement lucide.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Transfuge (Arnaud Viviant)
France Culture
Harper’s Bazaar (Clovis Goux)
Paris La Douce


Clément Camar-Mercier présente «Le roman de Jeanne et Nathan» © Production Librairie Mollat


Clément Camar-Mercier présente «Le roman de Jeanne et Nathan» © Production Actes Sud

Les premières pages du livre
« 57.
Puisqu’émerger quelques minutes avant la sonnerie de son réveil est souvent synonyme d’une nuit reposante, cela aurait pu être un matin idéal. En s’étirant, elle se souvint que son nouveau rôle méritait une attention particulière et que les dernières ambitions de la boîte de production qui l’embauchait lui tenaient à cœur. Passionnée de mythologie, elle y voyait une manière tout à fait joyeuse de joindre l’utile à l’agréable. Si l’épisode était réussi, elle serait l’effigie d’une série inédite qui voulait proposer aux spectateurs une relecture des mythes grecs pas si éloignée de leur réalité ontologique. Oui, où trouve-t-on aujourd’hui des scénarios où l’on couche avec sa mère, où l’on viole une fille devant les yeux du père, où l’on humilie avec plaisir, où l’on se couvre de sperme, où le désir est si fort qu’il nous fait perdre tout moyen et où les fantasmes n’ont pas de limites ? Maintenant que les livres et les films ne devaient parler que de ces choses chastes et réalistes qui l’avaient toujours ennuyée, il ne lui restait effectivement que les scénarios de l’industrie pornographique pour espérer se hisser à la hauteur de l’imagination débridée des fondateurs de la démocratie. Si ces films devenaient des succès, elle rêvait même de continuer ce travail autour de la Bible, un autre souvenir d’enfance. Peut-être qu’elle pourrait devenir réalisatrice. Ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Elle sourit de la désuétude de l’expression qu’elle venait, en pensant, de chuchoter.
La perspective d’une Phèdre jeune et séduisante, et non pas de cette horrible marâtre dont l’imaginaire théâtral nous a farci la tête, la comblait de joie puisque, dans cette version, Hippolyte lui succombait. Mais pas que ! La scène du triolisme avec le père et le fils, qu’elle allait tourner aujourd’hui, renversait enfin les codes du stéréotype “un homme, deux femmes”. Scénario trop souvent visible dans le genre de production conventionnelle : mère-enseigne-le-sexe-à-sa-fille-et-son-gendre. Sans aucun doute, elle serait parfaite en fille de Minos et de Pasiphaé.
L’exigence physique que requiert le métier d’actrice porno¬graphique n’est pas à prendre à la légère : elle dut entièrement s’épiler, se nettoyer et, surtout, procéder à un lavement anal. Elle avait son propre matériel, une petite poire qui faisait très bien le travail. Malgré la faim, elle devait évidemment être à jeun en vue de garder propre le précieux orifice. Elle but tout de même un jus frais, qu’elle pressa avec avidité. Vint le moment de l’ego-¬portrait rituel ; avec son téléphone intelligent, elle se prit en photo, tout sourire, avant de diffuser le cliché sur l’armada de réseaux sociaux qu’elle possédait, avec la phrase suivante en exergue : “Double péné pour moi aujourd’hui – quelle excitation !” Les commentaires ne se firent pas attendre, tous ses admirateurs l’encouragèrent : “trop hâte de voir, bon courage, émoticone cœur, toujours dans la cour des grandes, kiffe bien ta race”, et patin-couffin.

Quelque chose avait changé. Il ne pouvait pas dire exactement quoi. Quand il ouvrit les yeux, il pensa que s’il s’arrêtait maintenant, il était encore possible de dire qu’il avait passé un bon moment. Rien n’est si facile. La tête lourde, les paupières sèches, la gorge en feu. Physiquement : dur. Il avait l’habitude. Mentalement : insupportable. Il savait que plus le temps avançait, plus il avait à perdre. Il en avait peur, visiblement pas assez pour changer. Son aspiration au changement lui permettait de rester inlassablement le même et de répéter les mêmes erreurs. Au fond, il avait l’intuition qu’il ne vivait sa vie sans autre but que de la vivre et les événements qui semblaient la ponctuer n’étaient là que pour lui faire croire en l’idée même de vie. Comment passer le temps, alors ? La cigarette était souvent la réponse la plus matinale, avant que la journée ne dégénère. Une clope et le tracas de ce rien n’était presque plus rien du tout. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir inventer aujourd’hui pour vivre un truc exceptionnel ? Bordel. Il aimait bien ce mot, bordel. Il le pensait si fort qu’il lui arrivait parfois de s’entendre.
Il se souvint alors du cahier posé sur sa table de nuit. Il en avait fait l’acquisition la veille. C’était un de ces beaux cahiers neufs qu’on s’offre dans des boutiques artistico-conceptuelles avec la conviction que l’on va se mettre à écrire, à ordonner ses idées. Un stylo et un cahier achetés sont des gages positifs pour le moral. Ils ouvrent des perspectives. C’est Hitchcock qui lui avait soufflé cette idée : celle du scénariste en manque d’inspiration la journée, mais qui a l’impression de rêver la nuit de scénarios plus novateurs les uns que les autres. Sur les conseils d’un ami, ce scénariste décide de mettre un calepin à son chevet pour pouvoir écrire ses idées dès qu’il se réveille. Au petit matin, il se précipite sur ses papiers et relit les notes nocturnes. Il n’y a qu’une phrase : “Un homme rencontre une femme.”
“J’ai envie de mourir. Je suis un drogué incapable. La vie est une douleur terrible.” Voilà les seuls mots qu’il trouva ce matin-là. Finalement, ce cahier n’était peut-être pas un achat malin. Il se rendormit.
Un bruit étrange le réveilla. Il tenta de marcher jusqu’à sa cuisine – tout bien réfléchi il rampa –, puis découvrit que son frigidaire était devenu un rabbin transsexuel roumain dont le yiddish laissait pourtant à désirer. Avec évidence, il gardait tout de même sa capacité à tenir les aliments frais. Ses pieds s’enfoncèrent dans le sol, une matière visqueuse non identifiée et non identifiable l’entraînait. Quand vint le tour de sa tête d’être submergée, la viscosité gélatineuse et le goût aigre de la substance mouvante qui l’aspirait le réveillèrent encore. Il souffrait de ce que la toile appelait prétentieusement la paralysie du sommeil. Il s’était instruit à ce sujet sur les moteurs dits de recherche. Ce symptôme vous fait vous réveiller à l’endroit où vous vous êtes endormi, toutefois vous n’avez plus la capacité ni de bouger, ni de parler, ni de crier. Parfois, vous êtes en mesure de vous mouvoir, avec grande difficulté. Tout semble à la fois irréel et très réel. Votre respiration, votre cœur, tout s’accélère. Et vous vous réveillez à de nombreuses reprises, sans fin. Jusqu’au sursaut final qui vous sort de votre terreur nocturne, ponctué souvent d’un cri.
Il fallait aller en cours. Dans une heure, il tiendrait une conférence sur l’esthétique du cinéma classique hollywoodien. Malgré les apparences, cela pouvait bien se passer.

Outre l’approche religieuse de leur aurore respective, ce matin-là, Jeanne et Nathan eurent autre chose en commun. Avant de quitter leurs appartements, ils consommèrent de la drogue. Dans ce cas précis, ils aspirèrent chacun une dose de cocaïne par le nez.
C’était une ligne.

56.
Il était clair qu’elle devait dominer la séquence. Dans la version qu’ils tournaient, elle avait déjà couché avec Hippolyte qui n’avait pas su résister à ses charmes. Sous l’influence d’Œnone, la nourrice cochonne – qui se contentait de regarder les scènes pornographiques en se masturbant –, Phèdre devait provoquer la colère de Thésée avec la perspective d’avoir un rapport charnel original mêlant son fils puceau et l’ogre héroïque qui lui servait de mari. Le réalisateur, Damien, l’écoutait avec une attention toute particulière. Les deux acteurs, James et Loren, ne participaient pas aux discussions, ils préparaient avidement la prochaine séquence en massant consciencieusement leurs sexes pour qu’ils restent durs et fermes pendant des heures.
Damien lui posa la question. Elle tenta d’y répondre. “Difficile de décrire l’orgasme féminin.” Il n’imagine même pas. Sinon, il ferait le contraire de tout ce qu’il se passe dans cette vidéo. D’ailleurs, il ferait, de manière plus générale, le contraire. Il serait bon que les hommes fassent le contraire. Tout ce que vous faites, les mâles, pour le faire bien, il y a juste à faire le contraire. Plus largement, si la société idéale existait, elle serait le contraire de celle-ci. Elle le pensait. La description la plus précise qu’elle pouvait donner au réalisateur d’un orgasme, même si la dernière fois qu’elle y avait réellement goûté datait, c’était un arbre. “Imagine un arbre qui part de tes parties génitales et qui se met à pousser dans tout ton corps, branche après branche. Et qui remonte jusqu’à ton crâne.” De cet arbre, tu ne goûteras pas le fruit. Elle aimait se répéter cette phrase chaque fois qu’elle devait faire semblant de jouir.
Jeanne ne voulait pas tomber dans la caricature de ceux qui disent que faire du sexe, du bon sexe torride avec imagination éclatante, c’est se comporter comme des animaux. Loin d’elle cette idée. Elle n’avait d’ailleurs jamais vu un taureau quémander une branlette espagnole. Cela n’avait donc rien d’animal, tous ces plaisirs coquins. D’ailleurs, elle connaissait inhumanité, mais n’avait jamais entendu parler d’inanimalité. Quel dommage d’avoir tout gâché. Jeanne appréciait cette formule. Quel dommage d’avoir tout gâché. Cela vous donne une certaine idée de l’histoire, telle qu’elle l’envisage, de l’Homo sapiens sapiens (elle tient à rajouter la répétition sans savoir ce que ça peut vouloir dire : celui qui sait qu’il sait – la classe).
En parlant de taureau, elle avait refusé de participer aux passages zoophiles qui devaient mettre en scène sa mère copulant avec cet animal viril. Une toute jeune actrice, en quête de célébrité, les accepta. Le lendemain, le tournage aurait lieu, Jeanne était invitée et y passerait sûrement, par curiosité, au moins pour voir l’accouplement entre une femme et un taureau. La modernité a ses secrets.
L’heure était à la double pénétration. Pour ce faire, elle enduisit ses orifices de lubrifiant. Et les deux hommes, déguisés avec des pagnes grecs bon marché, purent – comment dit-on – la prendre.

La difficulté d’être professeur réside dans la prouesse de faire semblant que l’on sait répondre aux questions, à toutes les questions. Par souci d’autorité, par professionnalisme. Sobre, plus Nathan écoutait son cours, plus il se déprimait, et plus ses propres lacunes mutaient en plaies à vif. Comme tant de fractures ouvertes qui l’immobiliseraient à jamais et le laisseraient exsangue. Drogué, il se trouvait brillant, et pouvait parfois avoir l’impression d’apprendre des choses en s’écoutant. Peut-être était-ce le signe d’un enseignement peu fiable, mais cette pensée égocentrique le rassurait. Pour faire le malin, Nathan décrivait le cinéma classique hollywoodien comme la symbiose parfaite entre les arts soumis aux lois de la représentation synchronique et ceux soumis aux lois de la représentation diachronique. Il raconta approximativement que cette distinction chère à Lessing, que lui-même empruntait à James Harris, entre les signes naturels, propres à la peinture, et les signes arbitraires, propres à la poésie, pouvait, selon lui, dé¬finir l’apothéose esthétique occidentale du XXe siècle que fut le cinématographe. Seul cet art pouvait lier ensemble le désir de reproduction mimétique de la nature et les conventions du langage. Pour arrêter d’être didactique, il dut s’accorder une petite pause à mi-chemin de son long et foisonnant monologue (deux heures trente) pour se repoudrer le nez. Il avait appris assez récemment que cette expression décrivait un geste de maquillage féminin alors que, dans son imaginaire, cela avait toujours renvoyé à l’usage de la cocaïne. Dans les deux cas : il était bien question de ce que nous paraissons et de ce que nous pensons de nous-mêmes. Du regard. Imaginez. Plus de cent bourgeons d’humains, héritiers de rien, lui faisaient face, tous en quête d’une carrière artistique. Il aimait dire aux étudiants lors de ses premiers cours : “Si vous voulez faire du cinéma, vous pouvez partir.” Son cynisme plaisait à une jeunesse prise en étau entre le progressisme exécrable du monde et la vieillesse aigrie des professeurs. Par la même occasion, il justifiait son échec. Son rôle consistait à faire de sa vie ratée un modèle à ne pas suivre. Au moins, il pouvait se contenter de servir de mauvais exemple.
Chaque minute passée en cours devenait une torture, il fallait que ça cesse. Comme on peut faire l’amour à quelqu’un que l’on n’aime plus juste pour qu’il ne nous le réclame pas, il vivait sa vie en espérant qu’elle se termine au plus vite. Ses élèves le sauvaient. Avec eux, il jouait à ce mec cool qu’il n’était sûrement pas. Seul, il se trouvait face à l’atroce réalité de n’être que celui qu’il était. Il devait l’accepter, pire : le supporter. La drogue l’aidait évidemment à tolérer celui qu’il était en lui faisant croire qu’il en était un autre, plus fort, plus cool donc. Ce que la drogue lui apportait au quotidien de manière détournée, ses étudiants le lui offraient de manière réelle. En alliant les deux, il pouvait être heureux. Pour eux, il était généreux et disponible. Avec eux, il était aimable. Sans eux, il serait déjà mort. Bref, il fallait qu’il se calme. Ça tombait bien, c’était la fin du cours. Toilettes.

“T’aimes la douce mélodie juteuse de ma bite dans ta bouche ?” Posait-il sincèrement la question ? Avait-il travaillé, préparé cette phrase ? La lui avait-on inspirée ? Elle la trouvait pas mal, littérairement parlant. Mais attendait-il réellement qu’elle lui réponde : “Oui, j’aime la douce mélodie juteuse de ta bite dans ma bouche.” La vérité n’était pas pire, elle était simple : oui, il le pensait vraiment. C’était bien pire que tout. Jeanne savait que l’homme était tellement prétentieux qu’il allait jusqu’à croire pouvoir donner du plaisir à une pute, pour se dire en définitive qu’il avait accompli ça non pas pour lui, mais pour elle – pour la pute –, pour lui donner un peu de plaisir dans son quotidien de soumission. Jeanne trouvait bizarres tous ces gens qui voulaient donner du plaisir aux prostituées, alors qu’ils payaient pour qu’elles simulent, et tous ces gens qui se masturbaient sur elle en s’imaginant que son plaisir était vrai. Je suis une actrice. En sortant du théâtre, on peut être impressionné par la performance d’un acteur, se dire “Il joue tellement bien le fou”. Sa manière de jouer nous frappe, c’est-à-dire sa manière d’être réel. La reproduction de la réalité nous émeut et non pas la réalité en soi. L’acteur ne doit surtout pas être ce qu’il joue, sinon il n’y a plus de théâtre. Il faut que ce soit faux. Mais pour pouvoir se masturber devant du faux, il faut se persuader, même temporairement, que c’est vrai. Pour l’homme, une différence notoire : il n’est pas en capacité de simuler l’éjaculation, sinon le monde serait plus beau. Son métier était compliqué. Peut-être que la simulation vient juste combler un vaste processus en cours : celui de la dépendance affective généralisée. Très compliqué. Elle avait eu le temps d’avoir ces considérations durant une courte pause, nécessaire aux changements de lumières, de positions et au repos des phallus éternellement dressés. Elle était passée aux toilettes, la cocaïne lui enlevait l’inexorable faim, la fatigue et lui redonnait le peu de fierté et d’assurance qui pouvaient lui manquer quand sa situation professionnelle prenait trop de distance avec le désir qu’elle avait de faire revivre la Grèce antique.
Ce tournage se déroulait bien. Elle s’éloignait du début difficile de la vie des pornographes. Monter dans le camion. Voir la trentaine d’hommes qui vont te sauter. Leurs visages. Leurs sourires. Te demander où sont les autres filles. Te rendre compte que tu seras la seule. Comprendre leurs sourires. Leur répondre. Être professionnelle. Il y a des matins plus durs que d’autres. Jeanne se souvenait du tournage de Ces nécromanciens ramènent une femme à la vie et la défouraillent. Alors aujourd’hui, ça allait. Ce n’était pas si pire.

Midi. Il mangea une pomme. Seul aliment qu’il pouvait avaler. Une pomme un peu molle et fraîche pour sa gorge sèche et tendue par la poudre au goût de pétrole. Il lui arrivait de penser à Kierkegaard après le déjeuner. L’idée que, pour arrêter de désespérer, il fallait vraiment désespérer l’inspirait à cette heure médiane de la journée. La moitié était passée, il restait encore l’autre. La mort lui semblait plus facile à vaincre que le désespoir. Le soleil ne pointait pas son nez, la baie vitrée du restaurant universitaire était propre et laissait entrevoir tout un univers potentiellement vivable à l’extérieur. Cela devait être une belle journée : il pouvait dire oui à la vie. Il y a tant de manières de vivre en disant non à la vie. Il doit y avoir des trucs comme ça chez les Danois. Parce qu’il y a une vraie différence entre répondre et réagir. Parce qu’il y a l’idée qu’on ne peut pas trouver la sortie du désespoir, qu’elle advient par elle-même. Parce qu’il ne faut pas être volontariste, car dans le volontarisme, il y a un désespoir qui s’ignore. Parce qu’il faut juste accepter pleinement de vivre. Faire le saut de la foi. S’apercevoir qu’exister est bien une expérience terrorisante, mais pas que. Savoir en quoi je crois : une pensée encombrante ; c’est extraordinaire qu’être moi soit tombé sur moi : une pensée rassurante ; nul ne peut penser à moi avant que je ne sois moi : une pensée enivrante. Décidément, il aimait bien les baies vitrées.

Au loin, dans une autre partie du réfectoire, il aperçut Lou, une étudiante avec laquelle il entretenait ce qui pouvait s’appeler une liaison. Un léger courant d’air fit voler pianissimo sa jupe couleur de cendre au-dessus de ses genoux. C’était un événement objectivement beau et le seul sentiment qu’il était capable d’éprouver en le voyant fut de la jalousie. Il prit soin de se décaler un petit peu, pour qu’elle ne pût le voir. Il sortit son téléphone et lui envoya un message qui lui proposait un rendez-vous l’après-midi même. Elle y répondit, comme à son habitude, et, de surcroît, positivement. Lou demeurait irréprochable et il n’avait aucune raison d’être jaloux. C’était précisément ce qui lui était insupportable.
Le temps vint pour lui de s’occuper de formalités administratives liées à son laboratoire de recherche. Une demande de subvention et d’autres banalités. Il savait trop bien qu’on ne pouvait affronter l’Administration française qu’en étant défoncé. Il n’existait, objectivement, aucune alternative. Il y succomba.

55.
Vous êtes-vous déjà demandé à quoi pensent vos actrices et acteurs fétiches lors des vidéos qui rythment le désengorgement de votre misère sexuelle ? L’esprit de Jeanne divaguait toujours, comme ces quelques minutes avant l’endormissement, ou quand un regard perd sa mise au point pour se focaliser sur l’infini. Ses idées flânaient, comme des idées. En tout cas, elles n’étaient jamais dévouées à l’action présente, ni au plaisir, ni au désir, ni à une quelconque représentation sexuelle.
Cependant que deux énormes sexes de vingt-trois centimètres allaient et venaient à grande vitesse dans son vagin et son anus, Jeanne poussait de ces petits cris ridicules qui rendent fous les hommes. D’abord, elle rêva d’avoir faim. Elle pensa chocolat puis réfléchit à l’utilité de la pornographie. Changement de po¬¬sition. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Son poids reposait entièrement sur les deux sexes des acteurs. Ce qu’elle faisait en ce moment évitait-il que les fantasmes débordent sur le réel ? Jeanne s’inquiéta. N’était-elle pas justement en train de créer la frustration qu’elle voulait elle-même combattre ? Elle en oublia de couiner. Le réalisateur la rappela tout de suite à l’ordre. Elle gémit outrageusement. Toute l’équipe en fut comblée. Jeanne devait jouer à la pute. Elle ne devait pas jouer à la fille qui avait réellement du plaisir, elle devait jouer vraiment à la fille qui faisait semblant pour que les gens réussissent à penser que c’était vrai. Ces multiples mises en abyme l’éloignèrent encore plus de la rudesse de sa tâche. Il lui fallait quelques minutes. De la cocaïne, du lubrifiant. Elle s’excusa. Cherchant l’absolution, elle offrit quelques profondeurs de sa gorge aux acteurs qui la trouvaient, pour l’instant, peu professionnelle, disons pas à la hauteur de sa réputation. Le mal était pardonné. On l’attacha. Elle dit : “C’est ça que tu appelles dominer la scène, Damien ?” Il répondit : “T’inquiète, fais-moi confiance.” Elle n’était plus à ça près. On la ligota plus fort. Au moins, elle n’aurait plus à bouger. Juste gémir. Ses pensées s’envolèrent encore un peu plus loin.
La cocaïne fit son effet. En fait, Jeanne donnait du bonheur aux solitudes du monde. Elle n’était certainement pas une victime. Personne ne l’avait jamais forcée et les femmes ne devraient pas se sentir honteuses d’être à l’aise avec leur érotisme. Avant, les actrices pornographiques étaient surtout des prostituées qui changeaient vaguement leur fusil d’épaule. Maintenant, les jeunes adolescentes ont grandi avec la pornographie, c’est devenu une vocation. L’industrialisation numérique et la gratuité de la pornographie ont tout changé. “T’es pas dedans, Jeannette !” Elle s’excusa, n’osant guère dire qu’elle pensait au droit du travail juste avant qu’ils éjaculent sur son visage de nymphe.
Sa réflexion se clôtura par des problématiques contemporaines et consensuelles : si vingt-sept pour cent des vidéos de la toile sont à caractère pornographique, cela veut dire que leur visionnage pollue autant que la totalité des gaz à effet de serre produits par un pays comme la Roumanie. La misère sexuelle était l’une des plus grosses sources de pollution de la planète. Elle s’essuya le visage.

Lou arriva vers quinze heures. Nathan l’avait invitée pour que quelqu’un puisse lui dire : “Tu sublimes tout ce que tu touches.” S’il savait pertinemment qu’il devait arrêter de croire que l’amour consistait à être révéré, cela le rendait heureux. En essayant avec générosité et sincérité de dire un truc sympa, en pensant même avoir trouvé la raison secrète de ses amours naissantes, il lui dit, comme ça, au creux du lit, dans une nudité molle et étoilée, avec l’assurance névrosée du cocaïnomane : “Lou, en fait, t’es un peu comme mon père, mais avec une vulve.” L’affrontement qui suivit fut très bruyant. Il ne comprenait pas. Avant de partir, Lou l’avait singé, langue tirée : “De toute façon, t’es comme ma mère, mais avec une queue.” La dernière tentative de la part de Nathan “Bah c’est cool, non ?” ne la retint pas. Elle hurla :“Non, ce n’est pas cool !” La porte claqua.

Déjà quand il terminait son adolescence, il avait cette impression de vieillir trop vite, d’être lassé, épuisé par le fonctionnement mécanique de l’existence. Il traînait un gros paradoxe démodé sur les épaules, la tête remplie de souvenirs inutiles. Dans cette ville, il tournait en rond : autour des mêmes rues, des mêmes bistrots, des mêmes cinés, des mêmes habitudes. Les seuls moments de répit qu’il aimait s’accorder dans ses phases erratiques, où il répétait inlassablement, sans s’arrêter de marcher, les mêmes trajectoires, étaient le silence des églises. Et la Vierge Marie. En apercevant au loin un clocher, il affectionnait en faire son objectif, marcher dans le seul but de trouver une église et d’y entrer pour dire quelques mots à la blancheur d’albâtre d’une Vierge Marie abandonnée par la désillusion collective. Il n’y avait que l’Occident pour faire d’une femme un personnage si important. Il l’imaginait. Alors, s’il avait pu, un instant unique, tenir dans ses bras la Vierge Marie, la câliner. Cette pensée le bouleversait. Avec elle, peut-être qu’il ne serait pas tenu de démontrer sa virilité, peut-être qu’il n’y aurait pas de rapport de séduction, peut-être qu’il n’aurait plus peur d’être mou. Peut-être qu’il n’aurait plus besoin d’amour. Câliner la Vierge Marie lui paraissait une utopie si désirable qu’elle en était fondamentalement impossible. Comme le jour où il cesserait d’avoir peur du désir.
Face à cette incongruité, il se demanda ce que pourrait envisager le célèbre talmudiste Moïse Maïmonide devant de tels comportements. Ses pensées filèrent, comme des pensées. Il remarqua ainsi que l’acronyme hébraïque de l’auteur (Rambam) lui rappelait un refrain de la chanteuse à succès Rihanna. Refrain qu’il n’avait jamais vraiment compris, mais qui sonnait dans le genre : ram pam pam pam. Cela le fit sourire et lui apporta le peu d’assurance qu’il avait perdu (non pas qu’il en eût beaucoup, il en avait plutôt peu à perdre). Il pouvait finalement se considérer comme quelqu’un qui savait mêler tradition et modernité de manière presque subversive. Nathan était définitivement un homme de son temps.

Qu’il fût rentré chez lui particulièrement tôt était assez exceptionnel. Le plus dur semblait être fait quand il décida de ne pas ressortir. Il n’avait pas arrêté de se droguer si précocement depuis, allez, à cent jours près : six ans. Il se sentait presque heureux, heureux d’avoir résisté. Cette dispute (rupture ?) avec Lou apparaissait comme une aubaine. Il s’endormit sans drogues – ce qu’il n’avait pas fait non plus depuis longtemps. En se réveillant, il prit sa douche et regarda le pommeau en contre-plongée tout en pensant aux inserts de Psychose et à la réappropriation de cette grammaire par Scorsese dont certains plans rapides se succèdent toujours par trois. Rythme ternaire. Ce sentiment de perfection narrative persistait presque à mesure que la chaleur caressait sa peau. Il n’avait pas un mal de tête épouvantable. Pour une fois, il était même en forme. En forme. Mais pour quoi ? La question l’abattit brusquement. C’est là que l’affaire se corsa et qu’il se rendit compte que ses lendemains de fête, ses gueules de bois, ses descentes – qu’importe le nom – lui servaient à justifier son incapacité. Son incapacité à faire de ses journées des choses et inversement. Grâce à ces états lamentables, il avait un responsable, il pouvait se morfondre avec raison de ne pas avoir la force d’entreprendre quoi que ce fût. Le fameux “T’es une merde” adressé au miroir le matin obtenait son coupable : la drogue. Son âme en ressortait blanchie. Il pensait presque en ces termes : “Que vais-je faire aujourd’hui si je n’ai pas la gueule de bois comme lamentable excuse de ne justement rien faire ?” La journée s’annonçait longue. Il se cama très tôt.

Extraits
« Le métier d’actrice pornographique se trouve être un des seuls où on est obligé de sourire dans la douleur.

« Nous n’y sommes pas tout à fait. Avant que Jeanne et Nathan se rencontrent, il s’écoula trois jours.
La clinique Quito de Neuilly-sur-Seine les accueillit dans des conditions sanitaires exceptionnelles, au sens de peu ordinaires. Un nouveau virus s’étant répandu sur le territoire, un confinement avait été décrété la veille par le gouvernement pour désengorger les hôpitaux et ralentir sa propagation. Possédant son laboratoire particulier d’analyses (pour contrôler la consommation de ses patients) et grâce à des molécules qu’elle avait préalablement commandées, la clinique pouvait effectuer ses propres tests. Succédant à un entretien très rapide avec un des infirmiers coordinateurs, Nathan et Jeanne y furent aussitôt soumis (résultats le lendemain : les deux, négatifs). En attendant, ils durent porter un masque médical, se désinfecter les mains et enfiler des vêtements prêtés par la clinique = ce qui arrangea bien Nathan avec ses problèmes urinaires. Ensuite, le docteur en chef, François, bon-chic-bon-genre-ayant-eu-la-bonne-idée-qui-rapporte-plein-de-fric, autorisa, pour l’un comme pour l’autre, une hospitalisation immédiate sans passer par les inscriptions préalables. Sa décision fut amplement motivée par quatre raisons : la condition physique et mentale de nos deux héros, l’état d’urgence sanitaire nationale, la disponibilité des chambres qui ne se seraient peut-être pas remplies de sitôt (selon la durée des mesures gouvernementales) et la nécessité que l’histoire avance. » p. 107

À propos de l’auteur

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Clément Camar-Mercier © Photo DR

Clément Camar-Mercier est auteur, traducteur et dramaturge. Il est notamment spécialiste du théâtre élisabéthain et plus particulièrement de William Shakespeare, dont il entreprend une nouvelle traduction de l’œuvre intégrale. Ses pièces et ses traductions sont publiées aux éditions Esse Que. Le Roman de Jeanne et Nathan est son premier roman. (Source: Éditions Actes Sud)

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Le diplôme

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En deux mots
Quand Geneviève, qu’il ne supporte plus, décide rompre, Guillaume, prof d’histoire-géo désabusé, est plutôt content. D’autant qu’il ne lui faut que quelques jours pour retrouver une compagne, vendeuse chez Zara. Mais Guillaume, ébloui par ses capacités, décide de bousculer les choses en falsifiant un diplôme qui va lui ouvrir les portes d’une grande entreprise, et plus si affinités.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’ascension fulgurante de Nadia

Dans ce premier roman revigorant, Amaury Barthet imagine la carrière fulgurante d’une vendeuse vive et intelligente quand son petit copain lui offre un diplôme falsifié. L’occasion d’une réflexion sur le mérite, la valeur des études supérieures et l’évaluation des compétences. Inventif, ironique, entraînant.

Guillaume mène une petite vie assez déprimante. Cela fait un bout de temps qu’il a remisé ses ambitions d’enseignant en histoire-géo face à des élèves turbulents et démotivés. Et le couple qu’il forme avec Geneviève ne va pas mieux. Éternelle insatisfaite, elle ronchonne en permanence. Aussi lorsqu’après une énième dispute, elle décide de partir, c’est un soulagement pour lui. En fait, il n’attendait que ça, même s’il ne se voyait pas faire le premier pas.
Désormais, il peut gérer son emploi du temps à sa guise. Parmi ses bonnes résolutions de néo-célibataire, il décide de se remettre au sport et va s’inscrire dans un club. C’est là qu’il fait la connaissance de Nadia, une habituée qui lui prodigue quelques conseils.
Il va alors lui proposer un rendez-vous qu’elle va accepter à sa grande surprise. Très vite la belle jeune va l’épater par sa vivacité d’esprit, son intelligence et son sens de la répartie. Aussi quand ils s’installent ensemble, il lui vient une idée de cadeau insolite: après avoir subtilisé le diplôme d’HEC de son frère Henri, avec lequel il n’a plus que des rapports distants, il le falsifie et en fait le sésame indispensable à postuler aux postes de cadres supérieurs dont il sent Nadia tout à fait capable d’endosser.
D’abord réticente, elle finit par accepter – après tout, elle n’a rien à perdre – et va décrocher un poste de responsable de la transition écologique au sein d’une grande entreprise. Et faire des étincelles. Lors de l’assemblée générale, elle est même approchée par Nicolas Sarkozy en personne.
Mais une telle réussite ne va pas sans susciter des convoitises et des interrogations. Tout l’enjeu étant alors de savoir jusqu’où on peut aller trop loin. Si Guillaume, l’instigateur de ce petit jeu, observe d’abord avec un œil amusé cette réussite, il va aussi en payer le prix. Au fur et à mesure que Nadia grimpe les échelons, il accumule les rendez-vous avec Anaé, une call-girl avec laquelle il s’entend très bien.
Amaury Barthet, qui est lui-même bardé de diplômes, nous régale avec cette satire sociale qui analyse avec beaucoup d’à-propos cette manie française du diplôme et au-delà ces formations dispensées dans des écoles qui ne s’adressent qu’à des classes sociales aisées qui cooptent leurs élites.
Le frère et la belle-sœur de Guillaume en sont du reste des exemples parfaits. Ici règne l’entre-soi. Il n’est pas question d’ascenseur social, mais bien davantage de reconnaissance de profils partageant les mêmes valeurs, passés par les mêmes moules sanctionnés des mêmes diplômes. Si l’on met de côté de petites incohérences, on se laisse volontiers entraîner dans cette comédie jubilatoire. C’est drôle et ironique, mais aussi explosif et même cruel. Ajoutons-y une vivacité de ton qui offre une lecture très agréable, voire addictive, et vous rassemblerez tous les ingrédients d’un premier roman très réussi.

Le Diplôme
Amaury Barthet
Éditions Albin Michel
Premier roman
220 p., 19,90 €
EAN 9782226486363
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris. On y évoque aussi la banlieue, l’Algérie et Reims.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jeune, intelligente, Nadia a toutes les compétences pour réussir. Il ne lui manque qu’un diplôme pour en attester et lui ouvrir les portes d’un avenir meilleur. Conquête pour certains, droit inné pour d’autres, ce sésame agit ici comme le révélateur d’un vaste mensonge érigé en système. Guillaume, prof de banlieue désabusé, va lui en offrir les clés. Mais si le mérite se monnaie au même titre que le sexe, le pouvoir et les idéaux, quel est le prix à payer ?
Amaury Barthet orchestre le récit d’une revanche à double tranchant, mêlant critique sociale et fable philosophique. Un premier roman dérangeant, cruel et drôle qui dénonce les faux-semblants de la société.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Benzine magazine (Éric Attic)
L’Espadon
Sang d’encre polars
Blog À livre ouvert
Blog Mes p’tits lus
Blog Les livres de Joëlle
Blog Jadorelalecture


Amaury Barthet présente son roman «Le diplôme » © Production Albin Michel

Les premières pages du livre
« 1.
Au fond, j’avais hâte d’être à la retraite. Je me voyais déjà passer mes vieux jours sur une plage paradisiaque en Thaïlande, occupant l’infinité de mon temps libre à boire des mojitos, à me faire masser, et à nager au milieu des raies mantas. Cette nouvelle vie, tout entière consacrée à l’oisiveté et aux plaisirs simples, me délivrerait enfin de mon asservissement à l’Éducation nationale.
Je songeais à ces jours meilleurs en corrigeant les copies de ma classe de terminale. Non, Victor Hugo n’était pas « né à l’âge de deux ans » ; non, la Corée du Nord n’était pas dirigée par le terrible dictateur « King Kong Un » ; et oui, le niveau de culture générale de mes élèves me donnait des envies de démission sans préavis. Professeur depuis huit ans dans un lycée de Bobigny, j’avais depuis longtemps abandonné tout espoir de transmission du savoir.
À l’origine pourtant, l’enseignement de l’histoire-géographie était chez moi une vocation. Je m’étais initialement donné la mission de guider les élèves défavorisés vers un avenir meilleur, de briser les mécanismes de reproduction sociale qui les maintenaient dans leur condition, naïvement convaincu de pouvoir faire une différence. En réalité, mes espoirs s’étaient effondrés dès les premières semaines de ma prise de fonction. Mes trente lycéens étaient pareils à un millier d’animaux en cage, hurlant et tapant du poing sur les tables, prêts à en découdre sauvagement contre toute forme d’autorité. Chaque jour apportait son lot d’insultes, d’humiliations et de violences. Très vite, je dus me rendre à l’évidence : il était vain de chercher à les extraire de leur milieu. L’institution scolaire exigeait un rapport à la langue française et à la culture classique dont ils ne disposaient pas et qu’il était trop tard pour acquérir. Ils semblaient prisonniers d’un destin sociologique écrit d’avance, un TGV lancé à 300 kilomètres-heure vers le chômage, et aucun de mes conseils ne pourrait les faire dévier de leur trajectoire qui les menait inéluctablement droit dans le mur.
La première année, cette confrontation au réel avait provoqué chez moi des crises d’anxiété épouvantables ainsi que des remises en question auxquelles je ne voyais aucune issue. Enseigner, oui, mais pour quoi ? La loterie génétique et familiale avait déjà désigné les gagnants, et mes élèves n’en faisaient pas partie. Mon médecin généraliste m’avait alors prescrit du Xanax à doses généreuses, ce qui permit que la deuxième année se déroulât dans des conditions plus sereines. À l’issue de celle-ci, il me fallut prendre une décision : changer de métier ou poursuivre avec résignation. Sur les conseils de mes collègues, je choisis la seconde option et me mis alors à enseigner le programme en fournissant un effort minimal, sans attentes vis-à-vis des élèves, dans une atmosphère de laxisme total. Mes cours s’apparentaient à des séances de garderie chaotiques au cours desquelles je ne tentais même plus de me faire entendre. Il s’agissait d’une solution fiable, éprouvée, qui nécessitait uniquement de m’asseoir sur ma dignité, et ça je savais le faire, j’étais même le champion du monde. Les six années suivantes s’écoulèrent ainsi avec fadeur, sans joie ni souffrance particulière, de sorte que j’atteignis l’âge de trente-deux ans en étant, on pouvait le dire, passé à côté de ma vie.
Souvent, j’essayais de me rassurer en me disant qu’au moins j’étais en couple, mais là encore, ma situation n’était pas réjouissante. Je vivais avec Cécile depuis notre rencontre à la fac douze ans auparavant, et il fallait bien admettre que notre amour enflammé avait désormais laissé place à une routine fatiguée. Les sourires complices et les étreintes affectueuses n’existaient plus que sur les photographies des années passées, reléguées dans une boîte à souvenirs au fond du placard. C’était triste, mais c’était la vie, pensais-je à l’époque avec fatalisme. Après tout, l’érosion des sentiments constitue l’horizon de la plupart des couples.
Une vie plate, donc, mais une vie stable. Ce n’est que vers la fin juin 2017, alors que Cécile et moi dînions dans un restaurant marocain près de Bastille, que les choses dégénérèrent. En entamant mon tajine au mouton, je vis tout de suite qu’elle était d’humeur massacrante. « Dis-moi, Guillaume, dit-elle avec défiance en se servant un verre de Sidi Brahim, tu as des idées de destinations pour nos vacances d’été ?
– Pas vraiment, non…, bredouillai-je. On n’a qu’à retourner chez mes parents en Bretagne…
– Alors là, il en est hors de question. C’est au moins la dixième fois qu’on y va, j’en ai ras le bol, j’ai besoin de voir autre chose. On ne peut pas partir ailleurs pour une fois ? Des copines m’ont recommandé la Grèce, c’est joli la Grèce, en cherchant bien on peut trouver des billets abordables pour Santorin ou Paros. Ou alors la Croatie, il y a de belles criques dans ce coin-là.
– Bof, marmonnai-je la bouche pleine, c’est un peu cher la Méditerranée…
– Et alors, s’agaça-t-elle, tu ne sais pas te faire plaisir ? L’argent, tu ne vas pas l’emporter dans ta tombe!»
Je ne voyais pas très bien de quel argent elle voulait parler. Mon traitement de fonctionnaire s’élevait, après huit ans de carrière, à moins de 2 000 euros net mensuels ; mon frère gagnait la même somme à vingt-deux ans lorsqu’il était stagiaire chez HSBC. « Tu sais bien que je n’ai pas les moyens, soupirai-je. Je suis déjà à découvert et je ne veux pas me retrouver interdit bancaire pour attraper des coups de soleil sur une plage bondée de touristes allemands.
– Tu es constamment blasé. Ça t’arrive parfois de vouloir t’amuser, de prendre les choses avec légèreté? Merde quoi, je ne bosse pas toute l’année pour passer l’été avec un mec dépressif ! »
Je haussai vaguement les épaules. Cécile faisait partie de ces grandes gueules qui assumaient fièrement leur côté cash. Fort d’un calme légendaire, j’absorbais la plupart du temps ses excès sans broncher, il me suffisait de répéter : « Oui, Cécile, c’est vrai, tu as raison », et son exaspération retombait comme un soufflé. Je m’y étais habitué. Au travail comme à la maison, je subissais les sautes d’humeur des autres, c’était mon lot.
Je repris un peu de tajine et constatai qu’il était encore chaud. Grâce au plat en terre cuite et au couvercle hermétique, la viande pouvait conserver sa température de cuisson pendant près d’une heure ; ils étaient vraiment ingénieux, ces Marocains. Cécile tenta de se resservir en vin mais constata avec surprise que la bouteille était vide. « Tu te fous de moi, s’emporta-t-elle de nouveau, tu as déjà fini le rouge ? On prend une bouteille à 40 euros et tu la termines sans m’en proposer ? » Je l’avais rarement vue aussi agacée, elle me reprochait de cumuler tous les travers : blasé, égoïste, paresseux, fauché, et maintenant alcoolique et goujat. Ses accusations me semblaient franchement exagérées, et surtout injustes. Je rêvais secrètement de renverser la table en hurlant : « Ah ouais, et si je dressais la liste de tes défauts, pour une fois ? On n’aurait pas assez d’une nuit pour les égrener tous, pauvre conne ! » Évidemment, je n’en aurais jamais eu le courage.
À la fin du repas, la serveuse apporta l’addition que je réglai pour moitié, laissant à Cécile le soin de payer son propre menu. Vexée, elle me sermonna sur le chemin du retour au sujet de mon manque de romantisme. Dans les artères de la capitale, l’air était sec et la température demeurait exceptionnellement élevée malgré la nuit qui tombait. À l’ouest, le soleil s’était couché derrière les lointains quartiers riches, là où mon frère Henri et son impitoyable femme Eva habitaient depuis toujours.

« Je ne peux plus accepter ça… », soupira-t-elle avec désespoir en arrivant dans notre deux-pièces de la place Pigalle. Je levai les yeux au ciel : que pouvait-elle bien avoir encore ? À ce jour, je n’ai toujours pas compris quelle avait été la goutte d’eau. Était-ce cette histoire de vacances refusées ? de bouteille de rouge vidée ? d’addition partagée ? Toujours est-il qu’elle fondit en larmes. Recroquevillée sur le lit, elle se mit à pousser des cris de détresse entrecoupés de pleurs. « On passe nos journées à s’engueuler, à quoi ça rime ? gémit-elle entre deux hoquets étouffés par l’oreiller. Tu ne me dis jamais que tu m’aimes ! Tu ne me l’as pas dit depuis des années ! Est-ce que tu as seulement envie d’être avec moi ? »
J’observai en silence son visage défait, empourpré et gonflé de larmes. J’aurais pu lui répondre, j’aurais pu lui révéler la douloureuse vérité – que je restais avec elle uniquement par lâcheté – mais je pressentais qu’il valait mieux la laisser crever l’abcès elle-même.
« En fait, tu t’en fous…, se désola-t-elle. Je le savais, j’ai l’impression de te traîner comme un boulet depuis douze ans. Chaque fois que je propose quelque chose, tu ronchonnes, tu maugrées, tu grommelles un vague désaccord pour finalement accepter à contrecœur. En réalité tu n’as qu’une envie, c’est que je te foute la paix. Mais pourquoi tu ne le dis pas ? Pourquoi tu n’avoues pas que tu rêves d’être seul avec tes bouquins, tes séries et tes jeux vidéo ? »
Là, elle me tendait une sacrée perche, il fallait vraiment intervenir. Je me préparais mentalement à faire valoir mon point de vue, à lui faire part de mes impressions sur cette décennie de relation bancale, mais au moment d’ouvrir la bouche, aucun son n’en sortit. Je n’y arrivais pas. J’étais incapable de m’opposer à elle.
« Tu n’as pas de courage…, constata-t-elle avec un soudain mépris. Tu n’es pas un homme. Tu n’as jamais osé rompre alors que tu rêves de le faire depuis des années. Eh bien, si tu n’en es pas capable, je vais décider pour toi : c’est terminé, ciao, il est hors de question que je fasse ma vie avec un lâche. » Elle se leva d’un bond, mâchoire serrée, sourcils froncés, dans la posture de la femme en colère bien déterminée à prendre ses cliques et ses claques. Mon rythme cardiaque s’accéléra brutalement et des bouffées d’angoisse commencèrent à me faire transpirer. Je me visualisais en train de prononcer une phrase du genre : « Cécile, attends, ne pars pas ! », j’imaginais la scène en spectateur de ma propre vie, comme filmé par une caméra extérieure, mais rien ne se produisit.
Elle fourra des vêtements en vrac dans une grosse valise en reniflant. « Je vais chez ma mère, déclara-t-elle d’un ton coupant, je passerai chercher le reste de mes affaires plus tard. » Je la contemplais sans dire un mot, paralysé, absent de moi-même. On ne sait jamais que l’on est à un tournant de son existence, personne ne prévient, aucun prophète ne nous annonce l’imminence de la catastrophe, et lorsque celle-ci se produit, on ne peut qu’assister impuissant à l’effondrement de sa confortable routine.
Avant de partir, elle s’immobilisa sur le pas de la porte pour me laisser une dernière chance, me dévisageant longuement dans l’attente d’une réaction quelconque de ma part. Après une minute de silence absolu, elle secoua la tête de dépit et se résolut à tourner les talons. « Au revoir, Guillaume… », dit-elle d’une voix étouffée.

2.
Je bondis hors de mon lit dès sept heures du matin, habité d’une énergie et d’une détermination que je ne m’étais jamais connues. Cécile m’avait abandonné, oui, et alors ? C’était tant mieux, j’étais désormais un homme libre, il fallait en profiter pour se ressaisir.
Je lançai à plein volume la musique de Rocky 3 – « Eye of the Tiger » – et me préparai un petit-déjeuner gargantuesque composé d’œufs brouillés, de bacon, et de trois bols de café. Je tentai de me mettre dans la peau d’un homme qui ne se laisse pas abattre, un homme au mental de winner, mettons Nicolas Sarkozy. Qu’aurait fait Nicolas Sarkozy à ma place ? Voilà la question que je devais me poser, la seule question qui comptait, et il était nécessaire d’agir en conséquence.
En me contemplant nu dans le miroir de la salle de bain, je tentai de réévaluer froidement mes capacités de séduction. La dernière fois que j’avais « dragué une gonzesse » (l’expression était-elle encore actuelle ?) remontait à mes vingt ans, et de toute évidence, j’avais pris un sacré coup de vieux depuis. J’avais des bourrelets, mes épaules tombaient légèrement, et des rides s’étaient creusées à plusieurs endroits de mon visage. D’un autre côté, j’avais encore tous mes cheveux, ça c’était rassurant. Quelques exercices de musculation et une alimentation saine suffiraient à me redonner un sex appeal décent. Avec un peu de chance, je pouvais espérer rencontrer une femme dans les prochaines semaines et ainsi refaire ma vie.
Je dénichai de vieilles baskets Decathlon, enfilai un short élimé et me rendis à la salle de sport la plus proche. À l’intérieur, une vingtaine de personnes pratiquaient des exercices sportifs avec une rigueur méthodique. À gauche, une étudiante était aux prises avec une machine infernale qui faisait travailler son fessier. À droite, un quadragénaire au crâne dégarni effectuait frénétiquement des abdos sur un tapis de sol, dans l’espoir noble mais vain de retarder l’effondrement de son potentiel érotique. Au fond, on pouvait apercevoir un espace de musculation où deux culturistes soulevaient de lourds haltères en s’admirant de profil dans le miroir. Dans la totalité du club, une musique techno d’une brutalité délirante était diffusée à haut volume, vraisemblablement dans le but de susciter un sentiment de toute-puissance dans le cerveau des clients. Je jetai un coup d’œil à la brochure d’information disposée à l’entrée : « Stay-Fit, ce sont des femmes et des hommes rassemblés autour de valeurs universelles : le DÉPASSEMENT DE SOI et la PERFORMANCE. Rejoignez la communauté, se maintenir en forme est un droit ! » Formidable, songeai-je en souscrivant un abonnement à la borne automatique. Un accès illimité était proposé pour 300 euros, c’était un peu cher, mon compte en banque terminait déjà dans le rouge tous les mois, mais j’étais décidé à me faire plaisir.
Après quelques étirements, je me dirigeai vers la zone réservée à la musculation. Celle-ci accueillait une multitude de machines aux fonctionnalités énigmatiques, truffées de câbles, de mécanismes de rotation, de barres métalliques et de rouages crantés. J’avais l’embarras du choix mais une notice explicative n’aurait pas été de trop. Il me fallait un peu d’aide. Je m’approchai d’une brune élancée aux vagues airs de Nabilla ; en matière de fitness, elle devait être une source de renseignements fiable.
« Excusez-moi, fis-je en levant l’index, vous savez comment fonctionnent ces machines? C’est la première fois que je viens, je suis un peu perdu…
– Bonjour ! dit-elle sur un ton enjoué. Bien sûr, je peux vous renseigner, vous voulez travailler quels muscles ?
– Je ne sais pas, je n’y ai pas vraiment réfléchi…
– Il faut choisir les exercices en fonction de votre objectif. Si vous voulez faire un peu de renforcement musculaire, vous pouvez utilement commencer par des pompes. C’est bien, les pompes, ça sollicite beaucoup de muscles simultanément. Mais vous avez peut-être un but plus ciblé, par exemple les épaules si vous êtes nageur, ou bien les jambes si vous préparez le semi-marathon d’octobre ? »
Ses yeux noirs me transperçaient de part en part. Elle avait un très joli visage, et surtout un corps magnifique que son legging moulant mettait ostensiblement en valeur.
« J’aimerais simplement paraître plus musclé en général, dis-je sans conviction, enfin prendre un peu de masse…
– Je vois. Commencez par les pectoraux, les abdos et les biceps. Quatre séries de chaque devraient suffire, je vais vous montrer comment fonctionne la machine. »
Elle saisit deux poignées reliées à des poids en fonte et s’installa à califourchon sur le siège, en position cambrée. « Il faut tirer les poignées vers vous, comme ça. Veillez à garder le buste bien droit pour éviter de solliciter le dos. » Elle effectua des mouvements précis et agiles, gonflant sa poitrine à chaque inspiration. Une goutte de sueur perla sur ma tempe gauche, je détournai le regard pour ne pas passer pour un dégoûtant voyeur. Elle devait déjà avoir un amant, probablement un grand brun aux pectoraux saillants, ce n’était même pas la peine de tenter quoi que ce soit.
« Je… je vais commencer par ces exercices, balbutiai-je. Votre nom, c’est ?
– Nadia ! répondit-elle en me serrant la main. Nadia Azzaoui.
– Guillaume Carpentier, enchanté.
– Vous verrez, les premières semaines constituent un cap difficile mais ensuite vous ne pourrez plus vous en passer. On peut se tutoyer ?
– Bien sûr. »
Nous nous engageâmes dans une conversation légère, avec cette familiarité qui naît spontanément entre sportifs matinaux. Nadia correspondait assez exactement à l’image que l’on se fait de la girl next door : une jeune femme fraîche, avenante et sympathique, qui aimait parler de choses simples. J’appris qu’elle venait de fêter ses trente-deux ans et qu’elle travaillait comme vendeuse au magasin Zara de la rue de Rivoli. C’était un métier usant, ingrat et mal payé, mais son optimisme indéfectible lui faisait garder espoir. À terme, elle espérait évoluer vers des postes davantage tournés vers le management. « Enfin, je ne vais pas t’embêter avec mes histoires, dit-elle joyeusement, je te laisse à tes exercices ! » Et elle se dirigea vers les tapis de course, le pas léger. J’admirais sa chevelure brune coiffée en queue-de-cheval, sa nuque gracile, ses fines épaules, et plus bas, ses deux longues jambes fuselées.
Les paroles de Cécile flottaient dans ma mémoire. La garce m’avait reproché de n’avoir « pas de courage ». Au fond, qu’est-ce qui m’empêchait d’aller voir cette Nadia et de lui proposer un rencard ? Qu’avais-je à perdre, si ce n’est une fierté déjà bien entamée par mes humiliations professionnelles et amoureuses ? Nicolas Sarkozy, lui, n’aurait pas hésité une seule seconde à aller l’aborder. C’était le moment ou jamais de passer à l’action.
Je me levai brusquement et marchai d’un pas décidé vers le tapis roulant où elle faisait son jogging.
« Excuse-moi, dis-je avec une assurance exagérée.
– Oui ?
– Ça te dirait d’aller boire un verre ce soir ? »
Elle retira ses écouteurs et arrêta la machine, faisant retomber un silence embarrassant.
« Pardon ?
– Euh… Je disais, est-ce que tu voudrais boire un verre ce soir… à Pigalle par exemple ? »
Ses grands yeux noirs s’écarquillèrent, incrédules. Je regrettai aussitôt d’avoir posé la question.
« Boire un verre ? demanda-t-elle en éclatant de rire. Mais pourquoi ? »
Je perdis soudainement tous mes moyens. « Eh bien…, bafouillai-je avec embarras, pour… pour faire connaissance entre sportifs quoi… » C’était ridicule, c’était sans doute la réponse la plus grotesque qui ait été formulée à cette question, j’avais envie de disparaître six pieds sous terre. Elle me regarda pendant d’interminables secondes avec un large sourire qui me semblait ouvertement moqueur, puis leva les yeux au ciel.
« Laisse tomber, fis-je en agitant les mains en signe d’excuse, oublie ce que je viens de dire. » Je retournai vers les machines de musculation, liquéfié de honte. Pour qui m’étais-je pris ? On était dans le réel, pas dans une comédie romantique hollywoodienne. La séduction n’était de toute façon pas mon fort ; d’aussi loin que je me souvienne, les femmes m’avaient toujours intimidé. Enfant, je percevais déjà qu’elles n’étaient pas comme nous, les garçons, je me disais que l’essence de leur personnalité avait quelque chose de fondamentalement différent. À l’école primaire ce n’était pas un problème, il suffisait de rester à distance d’elles pendant les récréations. Mais au collège et au lycée, les choses s’étaient compliquées, il fallait soudainement leur plaire, les conquérir, et ceux qui échouaient voyaient leur masculinité publiquement contestée. Naturellement, toutes mes tentatives s’étaient soldées par des échecs lamentables. L’année de mes seize ans, un commentaire d’une fille de ma classe m’avait utilement éclairé sur ces rejets systématiques : « Je ne vais pas sortir avec une victime », avait-elle déclaré. J’avais acquiescé, sans pleinement comprendre ce qu’elle voulait dire. Victime de quoi, au juste ? Ce n’est que bien plus tard que je compris le sens de sa phrase. Victime, je l’avais été tout au long de mon existence, vis-à-vis de mon frère, de ma conjointe, de mes élèves, et plus largement de la société française dans son ensemble, qui méprisait le métier d’enseignant. Étais-je né avec un terrain génétique favorable à la soumission, ou avais-je acquis cette faiblesse par l’éducation ? L’état des connaissances scientifiques ne permettait pas d’apporter de réponse claire à cette question, qui, en fait, n’avait aucune importance. La seule chose que je voyais, c’était que je me situais à la mauvaise extrémité de la chaîne alimentaire.
« Je me fais trop souvent aborder par des types lourds dans cette salle, c’est assez pénible », dit une voix dans mon dos. C’était Nadia, elle avait terminé son exercice et venait vers moi.
« Pardon, je ne voulais pas t’importuner, répondis-je immédiatement.
– Non non, justement. Je t’ai repoussé par automatisme, mais en fait, tu n’as pas l’air d’être le dragueur de base. Et puis je crois que j’en ai assez de me méfier systématiquement des hommes, ça ne me fait pas du bien. Du coup, c’est d’accord.
– Comment ça ?
– On peut aller boire un verre si tu veux. Ce soir, vingt heures à Pigalle, je t’attendrai à la sortie du métro. »
Elle m’adressa un clin d’œil, reprit sa serviette, et partit vers les vestiaires.

Extrait
«Alors, dis-je en fouillant dans mon sac à dos, j’ai quelque chose à te montrer.» Je lui tendis le diplôme sans un mot. Elle l’examina en fronçant les sourcils.
«Qu’est-ce que c’est que ce truc?… Un master d’HEC ? Pourquoi il y a mon nom dessus ?
— C’est ton diplôme, enfin ça aurait été le tien si tu avais fait le choix de poursuivre tes études.
— Qu’est-ce que tu racontes ? D’où tu le sors ?
— Ça n’a pas d’importance. Écoute, ce que je te propose, c’est de vivre la vie que tu aurais pu avoir si tu avais été mieux conseillée. Peut-être existe-t-il dans une réalité alternative une version de toi-même ayant fait des choix différents, et peut-être que cette Nadia mène une vie bien plus facile, heureuse et prospère. Il ne s’agit pas de tricher, mais simplement de corriger la mauvaise décision que tu as prise dans ta jeunesse, de renouer avec la vie meilleure qui aurait dû être la tienne. » p. 46

À propos de l’auteur
BARTHET_Amaury_©Francois_BouchonAmaury Barthet © Photo François Bouchon

Né en 1992 à Reims, Amaury Barthet a étudié le droit et les relations internationales en France et au Royaume-Uni (Paris I, Paris II, Southampton Solent University). Après son début de carrière dans un grand cabinet d’avocats, son goût prononcé pour les enjeux de l’ESR l’a amené à rejoindre le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres). Pendant près de cinq ans, il y a notamment piloté des évaluations de grandes écoles et d’organismes nationaux de recherche aux côtés de comités d’experts de haut niveau. Il a rejoint Dual Conseil pour apporter un appui concret aux décideurs de l’ESR dans leurs projets de transformation. Passionné de géopolitique, il enseigne par ailleurs les relations internationales à l’Institut catholique de Paris. Le diplôme est son premier roman. (Source: dual-conseil.com / Babelio)

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Client mystère

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En deux mots
Le narrateur, livreur à vélo, est victime d’un accident. Il se reconvertit alors en Mystery Shopper et va ainsi parcourir la France et découvrir les nombreuses facettes du monde du travail. Mais sa profession n’est pas sans risques, il va en faire l’amère expérience.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le monde du travail scruté à la loupe

En suivant le parcours d’un livreur à vélo qui, après un accident, devient client mystère Mathieu Lauverjat nous plonge dans le monde du travail. Un premier roman sans concessions, une analyse aussi lucide que dramatique. Édifiant!

C’est à Lille, sous la pluie, que la carrière de livreur à vélo du narrateur va prendre fin. Il était pourtant en passe de réussir un beau challenge sous des conditions météo exécrables, livrer son quinzième repas de la soirée. Mais un accident de la circulation va ruiner sa prime et sa santé. Fractures et contusions multiples vont le mener à l’hôpital puis en convalescence.
Il va pouvoir tirer un trait sur ses performances et a suffisamment de lucidité pour comprendre qu’il va lui falloir un autre boulot pour payer son loyer.
C’est par hasard qu’il tombe sur une offre de recrutement de Mystery Shopper, ces faux clients chargés de vérifier si le personnel respecte bien les consignes édictées par l’enseigne qui les rénumère. Après des débuts un peu hésitants, il va vite se prêter au jeu et multiplier les missions.
Aidé par la conjoncture, il bénéficie d’une «explosion des offres et d’un niveau de rémunération attrayant. Coiffeurs, barbiers, cafétérias, centres de soins, bijouteries, stations-service, boutiques d’aéroport, Lille s’est convertie en un plateau de jeu immense. Au gré des dés et du tranchant du rasoir, j’étais tantôt ce jeune célibataire fortuné en quête de grosse berline, tantôt cet amant aventureux cherchant un porte-jarretelles pour son cinq-à-sept. De l’hygiène à accueil, de la réalisation de prestation jusqu’à l’ambiance, les points de vente, du bas de chez moi jusqu’au fond de Tourcoing, se sont transformés en cases de Monopoly.»
La DRH va le repérer et lui proposer d’élargir sa palette et de monter en grade. Il est chargé de parcourir la France en train et de noter le personnel de bord, du contrôleur au barista.
Un travail qui l’enchante — surtout au début — et lui permet de découvrir le pays. Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Aussi accepte-t-il de rejoindre le siège où son ambition va encore croître, tout comme sa volonté de surperformer.
Il se fond avec facilité dans le monde de cette entreprise, même s’il doit pour cela se ruiner la santé. «J’essayais de prouver chaque vendredi soir mon utilité à travers mon « PPP ». Tableau de route hebdomadaire, le pipipi — progress, plans, problems — me permettait de me mettre en avant (en gommant à l’envi mes erreurs) et de prouver à la hiérarchie que je faisais bien partie de ce «on» vitaminé à la tech.»
Mathieu Lauverjat réussit parfaitement à décrire ce milieu et sa novlangue, cette entreprise où une « talent acquisition manager » « onboarde » ses agents opérationnels, dont le narrateur devenu le « customer insight du hub 59 ». Tout semble lui sourire, d’autant qu’il file le parfait amour avec Martha qu’il avait croisé sur son vélo et qui caresse désormais l’ambition d’ouvrir son propre restaurant.
Le primo-romancier montre aussi parfaitement la course à la performance, la pression grandissante sur les salariés. Sans qu’ils s’en rendent compte, ils deviennent des hamsters qui s’épuisent à faire tourner une roue qui ne les fait pas avancer d’un pouce, mais les tue à petit-feu.
Cette réflexion acide sur le monde du travail va se terminer de manière étonnante, mais je n’en dirais pas davantage.
Je préfère souligner l’énergie du style, rapide et vif, qui colle parfaitement aux missions confiées à notre client mystère. En le suivant vous découvrirez routes les failles d’un système qui s’ubérise à outrance et broie ceux qui le font tenir. L’analyse est nette, le constat sans appel. Et dire qu’il y a quelques temps on pouvait affirmer en chantant que le travail, c’est la santé.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Client mystère
Mathieu Lauverjat
Éditions Gallimard, coll. Scribes
Premier roman
240 p., 19,50 €
EAN 9782072997686
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé à Lille et dans les environs, comme Tourcoing et Roubaix. Dans la seconde partie, on voyage à travers toute la France et dans la troisième partie on prend la direction du Maroc via Madrid et Tanger.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Alors qu’il pédale comme un dératé dans les rues de Lille pour livrer toujours plus de repas chauds, le narrateur de Client mystère est percuté par une voiture. S’il sort de l’accident sain et sauf (avec un bras mal en point), il se retrouve néanmoins « indisponibilisé » par les algorithmes de l’application pour laquelle il travaillait. Et donc, sans ressources.
C’est alors qu’il entend parler des « clients mystères », des particuliers mandatés par les entreprises pour jouer aux clients afin d’évaluer les performances des employés à leur insu. Notre héros devient donc l’un de ces hommes invisibles à la solde du management contemporain.
Client mystère dépeint avec tension et vivacité le monde du travail au temps de l’ubérisation : dictature de l’algorithme, culte de l’efficacité, déshumanisation progressive des interactions sociales, consumérisme débridé… autant de thématiques explorées dans ce roman, récit d’un passage à l’ennemi — avec toutes les conséquences que cela peut entraîner.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Feya Dervitsiotis)
Zone critique (Mathieu Champalaune)
Blog La bibliothèque de Delphine Olympe
Blog Les livres de Joëlle
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Nyctalopes
Blog Encres vagabondes


Mathieu Lauverjat présente «Client mystère» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« C’était un dimanche de novembre à Lille, il drachait depuis midi, et à dix-neuf heures le ciel se vidait encore sans jamais faiblir. Avec ce temps-là, les gens ne sortent pas et s’affranchissent de l’obligation de cuisiner en tapotant en masse sur leurs écrans tactiles – bien pratique pour les coursiers vélo. Quand j’ai commencé à livrer, nous étions une centaine à patrouiller un cube noir vissé dans le dos. Bien sûr, la concurrence des commandes était déjà féroce sur le créneau du soir, mais si nous ne travaillions pas dans la franche camaraderie, l’entente restait cordiale malgré les différents maillots d’écurie. Nous échangions souvent un salut furtif, une légère inclinaison de casque, parfois un coup de sonnette, un simple check au feu rouge. Réunis sous le dossard, nous étions « la Flotte ». Pour moi, c’était très simple : mon téléphone bipait, je validais la commande et partais chercher la victuaille. Après quoi je chargeais le matos dans le sac, géolocalisais la destination et pédalais comme un dératé. À cette époque, si les cheeseburgers rencontraient le plus de succès, je livrais aussi beaucoup de pizzas, des wraps végé, des menus sushi ou des pad-thaï. Donc, paresse oblige, un dimanche soir à vingt heures, c’était déjà un pic d’activité et là, vu les torrents diluviens, une grosse soirée s’annonçait potentiellement. J’avais d’ailleurs reçu une notification sur mon portable : un bonus pluviométrie avait été enclenché. En prévision, je m’étais connecté dès dix-huit heures trente. L’algorithme l’avait annoncé à nouveau pour motiver la Flotte, une forte demande était attendue. En conséquence, j’avais vérifié mes freins et lubrifié ma chaîne, ajusté ma tenue, vissé la casquette, zippé l’imperméable : tout allait bien s’enchaîner, et en flux tendu, m’étais-je rassuré au moment de partir, décidé à me dégager une bonne marge. À cette époque, le minimum garanti à sept euros cinquante de l’heure n’existait déjà plus. Je tournais sur la nouvelle tarification à la pure distance de trajet, à laquelle, ce soir-là, venait toutefois s’ajouter une variable forfaitaire « spéciale pluie ». Le nez enfoui dans le GPS, j’étais bouillant pour ce premier shift en soirée. Il fallait que ça paie.
Sous l’averse, la Flotte, ainsi bien nommée, était la seule à sillonner les rues et je n’avais pas perdu de temps. J’avais bien cavalé, enchaîné les commandes sans trop forcer. Du côté de la place de la République, une nouvelle adresse tournait à plein régime depuis qu’un blog de bistronomie amoureux de la Botte avait encensé la cheffe toscane. Le dernier miracle italien de Lille s’appelait Trattoria Pepino. La salle, le dimanche, est toujours aux trois quarts vide et ne paie pas de mine, alors qu’en cambuse la brigade est en plein coup de feu. Devant, sur le perron, la valse cycliste à destination des clients calfeutrés chez eux battait son plein. La pluie redoublait d’intensité et, sans précédent, un second bonus pluie venait d’être activé du fait des intempéries : quinze euros pour douze commandes acceptées et livrées. Je me souviens, j’étais avec Abou et Zied, on se collait sous l’auvent pour s’abriter du déluge en priant que notre numéro de tâche sorte comme un loto gagnant. Ça discutait football et mercato d’hiver pour patienter, le LOSC, en grande forme, venait de rafler le titre de champion d’automne. Zied, constamment sur ses applis de rencontres, avait matché avec une fille du côté de Fives, il nous montrait les photos de son profil et semblait tétanisé. On se marrait en l’incitant à la contacter. Sympa, Fabiola, la gérante de Trattoria Pepino, avait branché son système de calorifère pour que la Flotte ait l’illusion de sécher sous la résistance, et ses serveurs gominés abandonnaient quelques instants leur accent rital factice pour fumer leurs clopes à nos côtés.
À vingt-deux heures, je cumulais déjà onze runs et, malgré l’appât constant du gain, mon corps commençait à flétrir. L’eau s’infiltrait dans ma tunique et les prises de commande s’espaçaient doucement. Et pas de prises, pas payé. Vingt-deux heures trente, Fabiola a accepté les dernières livraisons. J’étais courbatu et à trente-cinq suis parti pour ma dernière course avec un brin de lassitude. C’était une quatre-fromages géante – il fallait terminer. J’ai visé le 34 d’une rue dont j’ai oublié le nom. C’était dans le centre en tout cas. J’ai traqué le raccourci, frôlé le trottoir en plissant les yeux pour déjouer les gouttes qui continuaient de s’abattre sur la chaussée. J’accélérais en ligne droite. Je voulais abréger, ne pas avoir à affronter le regard du client, juste lui souhaiter bon appétit pour m’assurer d’obtenir une note de cinq étoiles. En pédalant, je m’imaginais déjà rentré chez moi sous une douche brûlante après m’être étiré et réhydraté. Il n’y avait plus un chat dehors. Au niveau d’un croisement, j’ai grillé la priorité, comme d’habitude. Avec les écouteurs au creux de l’oreille crachant leur musique à plein volume, je n’entendis rien, ne vis rien venir.
La bagnole a surgi de mon angle mort et je me suis encastré dans la portière du conducteur, avant d’être projeté sur le capot telle une balle rebondissante. Le choc a fait un bruit de grosse caisse étouffé, une percussion compacte, épaisse, précédée d’un crissement strident. La Clio a sèchement pilé et j’ai volé en travers de la route. Par chance, aucun véhicule n’était derrière ou tapi de biais en embuscade pour me faucher au sol. Je me suis juste râpé le flanc sur une dizaine de mètres, hagard, spectateur de moi-même. On dit souvent que le temps se fractionne, se suspend et qu’on se voit en ralenti dans ces moments-là. Je pourrais mesurer cet instant passé en lévitation. Une, deux secondes et demie d’apesanteur, puis tout s’est accéléré à l’atterrissage et l’asphalte était froid. Je suis resté étalé sur le dos à m’infuser des gouttes de pluie. Raide, j’observais le réverbère en contre-plongée, sonné sous le casque. Mon téléphone avait été éjecté sur le bitume et j’entendais des bribes sonores se répandre de mes écouteurs. Un court instant, j’ai été cet être lucide, terrassé par la peur, conscientisant la gravité de la situation. Je suis foutu, je me suis dit, dévertébré, légume. J’étais pétrifié. Puis j’ai pris une décharge, un stimulus d’adrénaline, un coup de fouet, une gifle, je ne sais quoi d’électrique, une injonction cérébrale en tout cas qui a piloté mes gestes et m’a ordonné le mouvement. D’instinct, j’ai obéi. Je me suis touché la nuque, j’ai plié la jambe avant de me relever sans grande difficulté à l’aide des mains. J’étais écorché mais valide, un gros larsen bourdonnant au creux de l’oreille.
Mon vélo à pignon fixe, lui, avait eu moins de chance. Il était fracassé, la roue avant voilée, le cadran carbone en mode plié angle droit. J’ai ensuite aperçu mon sac de livraison isotherme éventré en chou-fleur derrière la diode électroluminescente qui clignait, affolée, l’air d’un cyclope épileptique. Quant à elle, la quattro formaggi gisait devant, encore fumante, décomposée en lambeaux. C’est l’image de cette pizza lacérée en vrac qui s’est gravée dans mon souvenir, curieusement. Les traînées filandreuses de mozzarella sur le bitume jonché de tomates concassées, la base de pâte déformée, oblongue, les ricochets de gorgonzola en monticules épars innervés de tranchées bleues, les câpres explosées façon puzzle et les olives éparpillées en étoile. Je revois les serviettes de papier imbibées de pluie fine, les sauces dispersées, le litre de soda agonisant en spasmes et déversant sa mousse sucrée vers le caniveau. Un beau chaos, mets et boissons entremêlés. Si j’avais eu un appareil photo sur moi, j’aurais capturé la composition, fixé la nature morte. Au lieu de ça, je me suis senti coupable. C’est étrange mais j’ai tout de suite pensé à ce couple qui n’aurait pas son dîner prépayé à temps, à cette foutue commande jamais livrée. J’ai imaginé leur soirée streaming, l’attente vautrée dans le canapé, la salivation impatiente de ces cadres supérieurs typiques des livraisons dominicales – trente, trente-cinq, quarante minutes d’attente et toujours rien, bon, prise de décision, coup de fil irrité au restaurant napolitain, incompréhension de Fabiola qui baisse à ce moment le store métallique de la trattoria, veuillez patienter un instant, ne quittez pas je me renseigne, et pour finir la stupéfaction face à mon intraçabilité soudaine. Car à cet instant précis je m’étais volatilisé, dérobé par collision, déconnecté par accident. Je ne produisais plus de données. En informatique, j’avais disparu du logiciel de dispatch. J’avais failli à ma mission à deux cents mètres près. On allait me retenir le prix de la course pour dégradation du plat. C’était la règle. En outre, j’étais en tort. J’avais coupé la route, j’étais responsable de l’accident.

L’automobiliste s’est précipité sur moi. C’était un Asiatique, la soixantaine grisonnante, un type lambda, paniqué. Je n’ai rien, lui ai-je assuré, ça va, je suis vraiment désolé, c’est de ma faute. Je pissais des mains, mon nez mouchait rouge, genou entaillé, coude à vif. La vue de mon imperméable maculé de traînées de sang l’a horrifié, il a vacillé un instant. Il fallait que je l’aide, le pauvre, que je le réconforte. Nous étions trempés. Personne n’arrivait au cédez-le-passage pour aider à débloquer la situation. C’était à moi de le secourir. Si tard, et lui, qui n’avait rien demandé, voilà qu’il se retrouvait seul face à un inconnu ensanglanté. C’est rien, c’est rien, j’ai répété, je vais bien, non mais vraiment. Il parlait fort, confusément, effectuait d’amples gestes en me regardant droit dans les yeux, sa pupille hallucinée, sa bouche en trémolos assaillie de tics nerveux. C’est juste une petite arcade, je lui disais, c’est vrai c’est impressionnant mais c’est trois fois rien. Franchement. Il insistait cependant, tenait à m’emmener à l’hôpital, voir un médecin, il voulait appeler les pompiers, la terre entière. Catégorique, j’ai refusé. Alors, nous avons négocié qu’il me dépose aux urgences les plus proches. Il n’y avait pas d’impact, il n’y aurait pas de constat, c’était bien clair entre nous, on passait l’éponge, mais enfin on était fou de rouler comme ça là, à toute berzingue, la nuit, pour trois francs six sous. Je lui avais foutu une sacrée peur. Ce n’était pas bon pour son cœur, a-t-il ironisé sur la fin de la discussion. En route donc. Ce qui restait du deux-roues attendrait le lendemain, je l’ai attaché au poteau.
Durant le trajet je n’ai pas dit un mot, honteux de laisser perler mon sang sur la banquette grise. Je fixais le pendentif de chat porte-bonheur qui bougeait sa patte, accroché à la base du rétroviseur. La douleur est apparue, un épouvantable mal de chien, et avec elle la migraine du contrecoup. J’ai serré les dents. Ça devait arriver, me suis-je dit. C’était un rite de passage obligé, une tuile de validation tribale. Ne devenait-on pas motard après s’être payé une frayeur sur l’autoroute ? Attestant l’aquaplaning, le flanc brûlé, la Kawasaki bousillée contre la bande d’arrêt d’urgence ? Aux yeux des autres, n’était-on pas perçu comme grand voyageur qu’au prix d’une histoire de grand requin blanc, de cartel mexicain, de revolver flanqué sur la tempe, tard, perdu aux confins d’un bidonville lointain ?
Mon smartphone avait rendu l’âme, la surface de l’écran atomisée en images fractales, perforée de miroirs irréguliers. À cette heure-ci, je pouvais oublier le forfait de l’heure, plus le dernier shift majoré. Exit la prime de quinze euros. Adieu le bonus client, j’allais perdre mes parts de créneaux durement gagnés sur la selle et bien sûr l’évolutivité de mes gains par course serait compromise. Bref, je m’étais assuré de remporter le titre de meilleur coursier du mois.
Mon faucheur m’a laissé devant l’entrée des urgences. Je l’ai remercié, confondu en excuses, puis il a disparu d’un coup de diesel. On m’a pris en charge rapidement au CHRU. Dimanche à vingt-trois heures trente, les formalités d’admission ont été expédiées, à peine ai-je eu le temps de me faire panser et prendre la tension artérielle qu’on est venu s’occuper de moi. J’étais costaud, m’a certifié l’interne, j’avais échappé au pire. Je suis ensuite passé au scanner – il n’y avait aucune hémorragie. Sans transition, on m’a guidé pour la radio. Le diagnostic était sans appel, je m’étais démis l’épaule et fracturé le coude, a confirmé l’urgentiste de garde, luxation du poignet, bascule du radius. L’addition, écharpe amovible et batterie d’antalgiques avec cinq semaines d’immobilisation minimum.
Je me revois sortir sur le parvis, lessivé, ma feuille de soins tremblant dans ma paume valide. Un brancardier en pause fumait sa clope devant l’entrée principale et j’en ai profité pour lui emprunter son portable. J’ai composé de tête le numéro de la société de livraison de repas. J’ai demandé l’administrateur. On m’a passé le responsable secteur. J’ai tout expliqué, me suis excusé à nouveau, je ne sais plus trop pourquoi mais j’étais navré en tout cas. Mon interlocuteur a fini par enregistrer ma déposition. On me tiendrait au courant. Selon le protocole, j’allais être suspendu, convalescent, indisponibilisé.

Après l’averse, Lille s’était replongée dans son sommeil et j’avais claudiqué jusque chez moi pour faire redescendre l’adrénaline dans le silence de la nuit. Pas âme qui vive. Rideaux de magasins baissés, poubelles débordant des livraisons du soir, cartons d’emballage, terrils de cellophane, pailles, sacs en kraft parfois laissés pour morts, éventrés à même le sol. De rares lumières d’insomniaques se reflétaient dans d’immenses flaques d’eau bourbeuses. Pas un bruit. Seulement la musique des gouttières perlant un dimanche d’inondation.
Le trajet a duré une bonne heure, durant laquelle j’ai fait le bilan. J’ai compté, ça faisait trois ans de shift déjà. Alors comme ça, contre toute attente, j’étais devenu coursier au long cours ? L’occasion de me rappeler que j’avais été recruté par hasard, un soir, à Roubaix, alors que j’enquillais les tours au vélodrome André-Pétrieux. À l’époque, un représentant de la société de livraison était venu nous voir et avait distribué quelques flyers. Si on avait quelques minutes, même, il payait sa fricadelle. En vrai, nous avait-il dit, les gars, vous n’en avez pas marre de faire des tours sur cet anneau de ciment ? Ça ne vous dirait pas de vous prendre en main ? Tracer partout dans l’agglo, voir du paysage, rencontrer des gens et vous faire du cash vite et facile ? Il cherchait de la chair fraîche motivée qui savait rouler. Il nous avait vus aborder le grand virage, franchement, avait-il renchéri, vu votre niveau c’est un plan fait pour vous. On est à plus de trente pour cent du Smic horaire, nous avait-il garanti, main sur le cœur, la bouche fumante de frites – ouais plus trente, facile. Vous réfléchissez ? Appelez ce numéro. C’est gratuit et il y a une prise en charge exceptionnelle sur la caution du sac en ce moment. À bientôt j’espère. J’étais avec un pote d’enfance, Zied, et je me souviens très bien qu’on s’était regardés avec enthousiasme en opinant du casque. On était chauds bouillants.
Au début, ça allait comme sur des roulettes. D’un secteur à l’autre, je découvrais de nouveaux recoins de la ville, ça tuait le temps et avec ces rentrées d’argent, trois, quatre cents euros par semaine – record lors de la Coupe du monde de football, triomphe des hot-dogs de buvette de stade à domicile –, j’arrivais à aider ma mère à remplir le frigo et à boucler le mois plus serein, tout en suivant les études. J’avais fini par m’inscrire en première année de licence de géographie – un rêve de gosse. Mais avec les courses sur les mêmes plages horaires que la fac, le standard d’heures-kilomètres au taquet pour truster les tops de l’algorithme, c’est rapidement devenu trop difficile de tout concilier. D’autant que je devais combattre l’ironie de ma propre famille dans cette entame d’études supérieures. Enfin, famille, c’est un bien grand mot : ma mère, son frère Jean-Jacques – Jiji pour le premier guignol croisant son chemin – et ses beaux-frères, les vagues associés de Jiji, enfin quoique eux, je ne les voyais jamais. Car chez nous, autant dire que c’est un système D de type héréditaire, D comme débrouillardise, mais surtout D comme damnation, un logiciel rayé produisant des générations de bidouilleurs de tôle aimantés par le garage familial. Moi, j’étais taxé d’intello parce qu’à dix ans je n’étais pas foutu de faire une vidange. Pas manuel, pas génie mécano, pas fute-fute. À Roubaix, on ne comprenait pas mon désir de cartes, d’évasion, de grands espaces. Aussi loin que je me souvienne, il y avait pourtant ces planisphères multicolores punaisés aux murs de la classe d’école, ces lignes de découpage de frontières qui me fascinaient tant, les drapeaux des pays et les noms des capitales lointaines dans lesquels je me retranchais. Khartoum, Addis-Abeba, Tachkent, Douchanbé, je me les récitais seul, au lit, les invoquais tels des gris-gris tranchant avec l’horizon de tonnelets d’huile et son ciel de pancartes IGOL. Bref de là où je viens, on ne traîne pas trop à la fac. Et en un sens, malgré mes prédispositions aux études, on n’a jamais pu admettre qu’il puisse y avoir un autre avenir que la concession. Alors, Indiana Jones, tu pars étudier le grattage des cailloux ? s’était mis à se moquer Jean-Jacques, mon oncle, gérant, à chaque fois qu’il me croisait aux abords du parc d’occasions. Tu m’en laisseras un ou deux au frigo, hein, si jamais ? – et il piaffait de rire, toussant sa Gitane en montant dans sa nouvelle épave chinée au fin fond du Limbourg. Culture familiale : fumer dur, bosser sans filtre, ne rien déclarer sauf de fausses notes de frais et partir vers le caveau pied au plancher. Tout ce décor pour dire qu’entre l’augmentation des livraisons et les révisions des examens de janvier, les vacances de Noël m’avaient refroidi et j’avoue avoir vite été rebuté par les cours d’aménagement du territoire, l’introduction générale à l’archéologie et ces hallucinants travaux dirigés de géomatique, des plus soporifiques. Il fallait choisir. Mais voilà, si je ne voulais pas finir par moisir dans un garage fantôme, acheter des voitures belges, déjouer les contrôles fiscaux, bricoler des comptes et des cartes grises comme mon oncle Jiji, je n’avais pas vu la couleur des partiels non plus : pragmatique, j’avais opté pour la selle du vélo, sans grande conviction, histoire de m’émanciper au plus vite de l’affaire familiale sans rien demander à personne. Trois mois plus tard, un shift à temps plein et une série de bonus m’ont enfin permis de quitter Roubaix, le marasme de la cité-dortoir, et de sous-louer un studio à Wazemmes. Alors au début, en bon fils, je revenais au cocon voir ma mère le week-end – par le canal ça se fait rapidement –, mais très vite mes visites se sont faites plus rares et à compter du premier printemps je n’ai plus jamais quitté mes zones stratégiques, trop occupé par les livraisons en journée, la traque aux bonus le soir, les dimanches rapaces et le maintien d’une haute statistique de satisfaction.

Voilà, à livrer à temps plein, je n’avais pas vu le temps passer. En un mot, ce que je me suis dit sur le retour des urgences, c’est qu’à l’évidence je m’enfonçais dans ce rythme de tâcheron. Désormais privé de vélo, sans poignets ni coudes, j’étais de toute façon mis en jachère pour des lustres. Alors certes, je n’allais pas être mis à pied. Bien sûr, je ne serais pas poussé vers la porte ni placardisé et l’on ne me notifierait pas non plus une faute grave. Je livrais une prestation d’autoentrepreneur et, en termes de statut, j’étais tout à fait libre de postuler à nouveau. Le hic ? Déjà, quand on travaille pour un algorithme, en cas de besoin, on a plus de chances de tomber sur un bot opaque dirigé par la 5G que sur un humain sensé. Alors après un coup de grisou, autant rêver de tomber sur un délégué du personnel. Ensuite, manquer à l’appel quatre jours, sortir de la mine une semaine, et pourquoi pas partir en vacances, bref, c’est simple : s’absenter induisait que la plateforme vous faisait tomber dans l’abîme du classement d’appels de coursiers. Là, j’ai compris que je ne pourrais même pas livrer à pied et que ça allait durer quelque temps. Inapte, hors selle, je m’exposais en réaction à une chute proportionnelle à la longueur de mon absence. Moins tu travailles, moins tu peux travailler. Car le droit ne régente pas cette étrange contrée de travailleurs intermédiaires. Zéro responsabilité, nulle fiche de paie, nulle présomption de salariat, nulle contrepartie n’est exigée d’eux vis-à-vis des matricules. Et de toute façon pourquoi se triturer quand on sait qu’une quantité de houilleurs sera toujours disponible pour dissoudre sans conciliation un éclopé dans la mathématique de la foule. Je veux dire : à une vieille carcasse blessée succédera un nouveau cabri plein de zèle. Il lui suffira de savoir pédaler le ventre creux.
C’était clair : dans les heures à venir, l’application de livraison de repas chauds ne serait malheureusement plus en mesure de renouveler notre partenariat. Donc rideau. J’allais être rayé de la liste. Résilié. Autrement dit, foutu.
J’ai tourné la clé dans la serrure de mon studio et me suis observé dans le miroir de l’entrée. Mon hématome facial avait doublé de taille et semblait vouloir encore s’étendre. Des ecchymoses annexaient la surface droite de mon visage et les bleus gonflaient sous ma peau. J’ai examiné ces contusions de près, appliqué. La forme de l’œdème dessinait un linéaire côtier et sous l’arcade sourcilière s’était niché une sorte de gros caillot noirâtre. Plus bas, les lésions autour du globe oculaire tiraient une ligne droite. Un front de mer se prolongeait en estuaire tuméfié jusqu’au maxillaire. Il y avait une mélasse mauve et bleu dans ces fjords en sang séché. J’avais déjà pris des tôles mais là, vraiment, j’avais la gueule en tempête atlantique.

Le lendemain matin, la plateforme de livraison m’a fait suivre un mail de réclamation. En résumé, expurgé de ses fautes d’orthographe, JeremXsan62, le client, avait appelé trois fois le restaurant à trente minutes d’intervalle, sa quatre-fromages, je cite, s’était volatilisée, on l’avait renvoyé vers un chatbot, il s’était tapé des téléopérateurs incompétents, livraison jamais effectuée, SAV catastrophique, même pas aimable, il attendait un petit geste, un code promo, un rabais – même pas en rêve –, vingt-trois heures il était mort de faim, dix-neuf euros c’était quand même hors de prix, c’était bien une boîte de voleurs, d’ailleurs, sales enculés – je cite toujours –, ça s’était bien foutu de sa gueule hein, il allait en tout cas porter plainte, parfaitement oui, bâtards, porter plainte, tellement il fallait fuir ce service et passer son chemin, fin de citation.
J’avais déjà encaissé une retenue sur paiement de douze euros pour non-port de tenue réglementaire. En juillet de cette même année, j’avais laissé le lycra manches longues dans le placard pour shifter quelques milk-shakes en tee-shirt. Je livrais dans les squares, au beau milieu des pelouses de parcs, en terrasse, je m’aérais en roulant quoi. Mais c’était interdit, le tee-shirt. Je m’étais fait prendre. Comment, je n’ai jamais trop su, sans doute balancé par un de ces types dépêchés pour surveiller les prises de commande. Une autre fois, alors qu’on jouait au foot aux heures creuses, un autre camarade coursier, Farid, nous avait mis en garde : selon lui, il fallait faire gaffe, il y avait de la délation dans l’air vers la rue de Béthune. On n’était pas censés taper la balle. Pour l’image, le prestige de l’uniforme, le dynamisme. On se méfiait. Je me rappelle autre chose : l’histoire du tiramisu aux spéculoos disparu de la commande plat-dessert, comme par magie, une fable inventée de toutes pièces par ce client qui ne cherchait qu’à se faire rembourser sa formule déjeuner. Je l’aurais, soi-disant, mangé en chemin, adossé à mon vélo. Affamé, le badaud m’aurait guetté depuis sa balustrade en fer forgé et vu bâfrer son dû au mascarpone avant que je ne sonnasse au pied du bâtiment. Un pur mensonge accouchant cependant d’une accusation bien réelle, et qui m’avait coûté cher. Des semaines durant, je m’en souviens très bien, la plateforme m’avait collé un blâme et j’avais dû ingurgiter sans broncher les distances peu rémunératrices du matin, absorber les commandes lointaines pour me refaire une virginité, redorer le blason, jusqu’à retrouver mes précieux quatre-vingt-dix-sept pour cent de bonnes notes et, par là même, les meilleures parts de travail. Jusqu’à ma délivrance, quelques jours plus tôt, où l’algorithme m’avait enfin notifié ma réaffectation sur le créneau du soir.
Ainsi, masqué derrière son petit clavier d’ordinateur, JeremXsan62 avait anéanti en toute impunité mes dernières chances de survie. Chaque avis déposé, chaque note, chaque étoile comptaient tant qu’il n’y aurait aucune indulgence à mon égard. Ce jour-là, j’aurais mis ma main à couper que mon sursis allait tomber. On me rendrait le bad buzz au centuple. Une chose est sûre, le mail était remonté car, en réponse au commentaire, l’administrateur référent avançait platement des excuses et arguait un malencontreux incident technique. Au nom de la société, il allait le contacter en message privé et l’encourageait vivement à sortir du pseudonymat pour trouver un arrangement. Parce qu’ils savaient qu’un repas livré à l’heure était toujours meilleur, ils mettaient un point d’honneur à respecter les délais de livraison. Un crédit exceptionnel était avancé : JeremXsan62 ne resterait pas sur sa faim.

Extraits
« Et ça a fonctionné: si je n’ai guère mieux fermé l’œil, j’ai bénéficié d’une explosion des offres et d’un niveau de rémunération attrayant. Coiffeurs, barbiers, cafétérias, centres de soins, bijouteries, stations-service, boutiques d’aéroport, Lille s’est convertie en un plateau de jeu immense. Au gré des dés et du tranchant du rasoir, j’étais tantôt ce jeune célibataire fortuné en quête de grosse berline, tantôt cet amant aventureux cherchant un porte-jarretelles pour son cinq-à-sept. De l’hygiène à accueil, de la réalisation de prestation jusqu’à l’ambiance, les points de vente, du bas de chez moi jusqu’au fond de Tourcoing, se sont transformés en cases de Monopoly. Et l’Homme invisible s’est vite mué en homme caméléon. Si je m’étais promis d’adapter mes mimiques aux besoins techniques de la mise en scène, d’innover à partir d’un scénario établi par les applications j’avoue que je n’avais pas prévu d’éprouver autant de plaisir à me camoufler dans le magma organique de la ville. » p. 67

« Moi, j’essayais de prouver chaque vendredi soir à cette dernière mon utilité à travers mon « PPP ». Tableau de route hebdomadaire, le pipipi — progress, plans, problems — me permettait de me mettre en avant (en gommant à l’envi mes erreurs) et de prouver à la hiérarchie que je faisais bien partie de ce « on » vitaminé à la tech. Car, sans le vouloir, j’étais entré chez ces cols blancs par effraction après mon Scalp. Et ce que je retenais, c’est que si je n’étais pas une bête en informatique, loin de là, parti de rien, from scratch, j’étais devenu collab PMGT. Anne-Sophie, talent acquisition manager à ses heures perdues, m’avait onboardé ici, et dans ce chaordre défendait bec et ongles la nécessité d’avoir sous le coude un opérationnel terrain couteau suisse. Donc j’étais le customer insight du hub 59. » p. 104

À propos de l’auteur

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Mathieu Lauverjat © Photo Francesca Mantovani

Mathieu Lauverjat est un auteur et éditeur né en 1987 à Bordeaux. Après un zigzag en droit puis un crochet par les sciences politiques, il s’engage dans le métier d’éditeur et jongle entre la non-fiction et les livres illustrés pour diverses maisons et revues. Client mystère est son premier roman. (Source: Éditions Gallimard)

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Assises

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En deux mots
Diane Delaurel, avocate installée à Montreuil-sur-mer, s’est emparée du dossier de Jeanne, une enfant victime d’inceste, de Laura qui n’a plus supporté les violences conjugales et a fini par tuer son bourreau. On va la suivre jusqu’au verdict, cherchant la meilleure stratégie, essayant de ne pas se laisser envahir par les émotions, y compris dans sa vie privée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’avocate, sa cliente et la cour d’assises

Tiphaine Auzière est avocate. Aussi a-t-elle choisi pour son premier roman de nous entraîner dans les pas d’une consœur fictive, en charge de délicats dossiers d’affaires familiales. Une plongée réussie dans un milieu que chacun croit connaître, souvent à tort.

«On ne sort jamais indemne d’une cour d’assises, qu’on y soit victime, accusé ou auxiliaire de justice». En choisissant de retracer les affaires dont Diane, avocate installée à Montreuil-sur-Mer sur la Côte d’Opale, Tiphaine Auzière nous démontre route la justesse de cette affirmation. Quand nous faisons sa connaissance, elle se rend au tribunal de Boulogne-sur-Mer pour y retrouver Jeanne, une fillette victime d’inceste. Il lui faut user de beaucoup de pédagogie, d’humour et d’empathie pour pouvoir entendre l’histoire de cette enfant. Un premier dossier qu’elle mènera à bien et qui assoit sa réputation d’avocate aussi ambitieuse que tenace.
Et de la ténacité, il va lui en falloir pour défendre Laura, qui se retrouve derrière les barreaux pour avoir assassiné son conjoint. Un coup de couteau porté au cou qu’elle ne nie pas et des aveux qu’elle accompagne d’un mutisme qui ne va pas faciliter la tâche de celle qui entend la défendre. Tout au long de l’instruction qui nous est ici détaillée jusqu’au verdict final, Diane va user de toute son expérience, de sa connaissance des méandres de la justice et des secrets de la procédure pour réussir à atténuer la peine encourue par sa cliente.
Pour cela, elle va même devoir user de son charme qui n’a pas échappé au procureur et avec lequel elle va jouer une danse très troublante.
Au fil des entretiens au parloir avec Laura, elle va chercher à gagner la confiance de la prévenue, à l’amener à lui ouvrir d’autres perspectives qu’une vie derrière les barreaux, en bref à se défendre après avoir subi pendant des années des violences conjugales.
Bien entendu, il n’est pas question ici de dévoiler l’issue du procès, par ailleurs très bien raconté, mais bien de souligner qu’effectivement il va changer la vie de tous ceux qui l’ont vécu. L’avocate et sa cliente, mais aussi les magistrats et les jurés, autres rouages essentiels de cette justice qu’on aimerait toujours juste.
Avec beaucoup de finesse et de sensibilité, Tiphaine Auzière nous fait partager les doutes et les interrogations des uns et des autres, rendant toute son humanité à une institution à laquelle il arrive d’en manquer cruellement. Mais pour la fille de Brigitte Macron, il n’est pas question d’écrire un réquisitoire soulignant les failles de l’institution, mais bien davantage de faire preuve de pédagogie et de nous faire découvrir le fonctionnement d’un tribunal. Exercice parfaitement réussi pour l’avocate qui peut désormais se targuer d’avoir rejoint les autrices qui l’ont inspirée comme Delphine de Vigan avec Les Loyautés et Karine Tuil avec Les Choses humaines. Un duo auquel j’associerai également une autre primo-romancière, Claire Jéhanno avec La Jurée. Car j’ai perçu là aussi, derrière le besoin de partager une expérience et un univers, l’envie – sinon le besoin – d’écrire. Un second roman viendra sans doute étayer cette hypothèse, du moins je l’espère.

Assises
Tiphaine Auzière
Éditions Stock
Premier roman
220 p., 20,90 €
EAN 9782234096875
Paru le 06/03/2024

Où?
Le roman est situé principalement dans les Hauts-de-France, principalement sur la Côte d’Opale.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un soir ordinaire de violences conjugales, quand la victime consentante dit non, et ôte la vie de son compagnon et persécuteur.
À la croisée des chemins et des tribunaux, autour de Diane, avocate, se nouent et se dénouent les destins. Laura accusée du meurtre de son conjoint, la petite Jeanne victime d’inceste, qui va tenter de se reconstruire. Comment certains ont pu se retrouver là? Que vont-ils devenir? On les découvre, on s’y attache, on vit avec eux le temps d’un procès. Tantôt du côté des victimes, tantôt de celui des coupables; mais la frontière est-elle si évidente? Entre la droiture de la justice et l’ambivalence des êtres, les individus évoluent sur des lignes de crêtes mouvantes.
Dans son premier roman, Tiphaine Auzière nous plonge au cœur de la justice, elle décompose le mécanisme des assises, on écoute le ressac des vies brisées, on entre dans les considérations parfois contradictoires de la plaidoirie, finalement on se questionne sur sa propre posture; qu’aurions-nous fait à leur place?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Madame Figaro (Minh Tran Huy)
Diverto (Pauline Laforgue)
Affiches Parisiennes (Boris Stoykov)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)


Tiphaine Auzière présente son roman «Assises» au micro de Léa Salamé © Production France Inter

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
Jeanne patientait sur une chaise, ses pieds ne touchaient pas le sol. Elle semblait si petite dans ce couloir interminable. Tout était sombre, sauf elle. Elle avait mis une robe en jean, des baskets neuves et un nœud rouge pour attacher sa queue-de-cheval blonde. Elle paraissait prête et déterminée au milieu de ce dédale du tribunal judiciaire de Boulogne-sur-Mer.
Un enchevêtrement de chemins, de recoins, dans lesquels se côtoient victimes, coupables et auxiliaires de justice. La lumière y est artificielle, l’angoisse réelle et le brouhaha permanent. On y court, on y attend, on craint autant que l’on espère. Même si parfois l’air est difficilement respirable. Une cohabitation bruyante, surprenante, normée, où chacun a sa place, son rôle, son temps d’audience.
Ce jour-là, dans le couloir de l’instruction, devant le cabinet 2, on pouvait apercevoir une succession de chaises vides puis cette petite fille aux yeux marron qui serrait son doudou contre son cœur. Elle emplissait tout l’espace par sa présence. Jeanne était ce paradoxe de la jeunesse et de la maturité. Face à elle, Sandra, sa maman, s’agitait, tournait en rond, froissant nerveusement la convocation qu’elle tenait dans sa main. Ce 1er septembre 2016, c’était le jour de leur audition devant M. Deiss, juge d’instruction en charge du pôle des mineurs.
Jeanne avait tenu à prendre son cartable, elle voulait se rendre à l’école dès sa sortie du tribunal. Elle aurait préféré faire sa rentrée comme tout le monde, à 9 heures, avec ses amies et le mot d’accueil du directeur. D’autant que c’était sa dernière année en primaire. Mais depuis un an, la vie de Jeanne n’était plus tout à fait normale.
C’est de cela qu’elle devait parler ce matin alors qu’elle aurait aimé se taire. La petite fille joyeuse et bavarde aurait souhaité qu’on arrête de la questionner. Ou alors qu’on l’interroge sur son chien, ses copines, les menus de la cantine, mais pas sur ça. Ça, comme elle l’appelait, c’était le viol qu’elle avait subi par son beau-père quand elle avait huit ans.
« Maman, quand est-ce qu’elle arrive ? On en a pour longtemps ?
– On parle de moi ? Je te manquais déjà, Jeanne ? rétorqua une jeune femme souriante.
– Si vous saviez, elle n’arrête pas de vous réclamer depuis ce matin, maître Delaurel. Elle est très énervée parce que c’est la rentrée.
– Ah oui, j’avais oublié ! »
Diane Delaurel sortit de sa sacoche en cuir sa robe d’avocat.
« Comme d’habitude, à toi puis à moi ? »
Jeanne sauta de sa chaise avec un hochement de tête satisfait. Elle enfila la robe, fit quelques pas dans le couloir, puis défia sa mère et Diane en tendant un bras vers elles.
« C’est moi, maître Jeanne.
– Alors dites-moi, maître, vous avez une stratégie pour notre rencontre de ce matin avec M. Deiss ? lui demanda Diane.
– Garder le silence. »
Tout était dit. Jeanne était toujours ainsi, déconcertante de vérité.
« J’entends, maître, mais permettez-moi de vous proposer autre chose. Pour cela, accepteriez-vous de vous approcher ? »
Intriguée, Jeanne s’avança vers son avocate qui lui tendit un petit paquet dont elle s’empressa de déchirer le papier cadeau. Elle découvrit un carnet de notes, une trousse et un joli stylo plume gravé à ses initiales.
« Ouah, vous n’aviez pas oublié du tout !
– Que c’est la rentrée. Que j’accompagne la petite fille la plus incroyable que je connaisse et qu’elle mérite bien un cadeau pour cette nouvelle année scolaire ? Ou que tu dois me rendre ma robe ? Non, je n’ai pas oublié. »
Jeanne fit un dernier pas de danse avant de rendre à Diane son armure.
« Ce stylo et ce carnet, c’est pour te permettre d’écrire et dessiner ce que tu veux et de me le montrer ou non. Notre aventure continue, avec cette audition et, dans quelques mois, le procès aux assises. Sans doute auras-tu des questions, de la colère, de la tristesse, ou peut-être voudras-tu juste faire une BD de toi et moi ?
– Ça me plairait bien, ça, mais je vais réfléchir.
– En attendant, ce matin, j’ai besoin de toi maître Jeanne pour m’assister. Il faut que tu répondes une dernière fois à M. Deiss pour qu’il puisse terminer son rapport afin d’aider les juges aux assises. En es-tu d’accord ?
– Je vais essayer. »
M. Deiss, qui avait suivi la scène à l’autre bout du couloir, s’était bien gardé de se montrer ou d’intervenir. Cet homme de loi, proche de la retraite, à la patience infinie et l’écoute attentive, connaissait la difficulté de l’exercice qui attendait la petite. Comment faire parler un enfant de choses dont il devrait tout ignorer à son âge ?
Cet ancien policier, devenu magistrat sur le tard, avait voué sa vie aux mineurs. Il s’était formé auprès de psychologues, se remettait sans cesse en question, se réinventant à chaque affaire pour être en capacité de rendre des instructions cohérentes et objectives pour ses pairs, dans le respect des jeunes victimes.
Il faut dire qu’il œuvrait dans un tribunal hanté par le fantôme de l’affaire Outreau. Ce procès, qui avait eu lieu douze ans plus tôt, mettait en cause dix-sept adultes pour des faits de viols, de corruption de mineurs ou encore de proxénétisme sur douze enfants. Des habitants de Boulogne et des environs dont le bruit des pas retentissait encore dans le couloir de l’instruction. Tout le monde gardait à l’esprit la décision de la cour d’appel de Paris de novembre 2005 qui avait fini par innocenter treize des mis en cause au motif notamment d’une dénonciation mensongère de certains enfants souffrant d’un syndrome d’aliénation parentale. Face à cette débâcle judiciaire, le garde des Sceaux de l’époque, Pascal Clément, ainsi que le président Jacques Chirac avaient même présenté leurs excuses au nom de l’institution judiciaire. Des excuses à qui ? Et pourquoi ? Aux adultes, évidemment, pour avoir été privés injustement de leur liberté. Ceux dont la réputation et la vie sociale avaient été définitivement ruinées sur l’autel médiatique.
Quid des enfants ? Hélas, pas un mot sur ces victimes collatérales du rouleau compresseur de la justice. Ces enfants violés, à la fois victimes et coupables d’un système qui n’avait su ni les entendre ni les protéger.
L’erreur judiciaire avait mis en lumière deux dysfonctionnements majeurs que le tribunal de Boulogne s’efforçait d’oublier et de corriger. D’une part, l’isolement du jeune magistrat, chargé d’enquêter seul sur une importante affaire de pédophilie. Il lui avait été reproché d’avoir instruit contre les accusés et non à charge et à décharge, comme le lui imposait la loi, pour connaître la vérité. À cela, il fallait remédier par la collégialité en assurant aux magistrats instructeurs la possibilité de traiter à plusieurs ce type de dossiers pour permettre à chacun de partager ses doutes, remettre les autres en question, éviter l’erreur. Et surtout repenser la manière dont on recueille la parole des enfants. Des mots qui défilent parfois sous la contrainte, les conflits de loyauté, ou qui reprennent la parole d’un adulte ayant autorité. Comment faire parler et entendre un enfant ?
Avec les années, le juge Deiss n’avait acquis aucune certitude. Il vivait de ses doutes, qui le rendaient humain, sensible et assurément juste. Tous regrettaient son départ prochain à la retraite. Ainsi, dans ce couloir du tribunal de Boulogne-sur-Mer, il était ému par la scène qu’il venait de voir entre Jeanne et son avocate. Cette complicité de cour, ces instants volés et des rires qui, même entre ces murs, pouvaient résonner.
« Bonjour, Jeanne, madame, maître Delaurel. J’ai cru comprendre que j’aurais affaire à deux avocates ce matin, j’ai intérêt à bien me tenir. »
Ils entrèrent dans son bureau.
« Jeanne, tu connais mon poisson presque rouge, Maurice ?
– Oui. Je peux lui donner à manger, comme la dernière fois ?
– OK, et après on commence, ça te va ? »
Jeanne s’approcha du poisson et versa quelques granulés dans l’eau.
« Regardez, maître, il est comme moi, il ne tourne pas tout à fait rond dans son bocal. »
Jeanne retourna s’asseoir en prenant au passage la poupée qui était sur l’étagère. Après quatre auditions, elle savait ce qui l’attendait. La figurine était le témoin de son effraction corporelle. D’abord la déshabiller puis la caresser, la toucher, au niveau des cuisses, de la poitrine, en terminant par les fesses et le sexe. Son beau-père suivait toujours le même rituel dès que sa mère était absente. Jeanne mimait les gestes presque mécaniquement. Sa mémoire corporelle était intacte tandis que son cerveau semblait ailleurs. Il n’y avait plus qu’en ce lieu qu’elle jouait à la poupée. À la maison, elle les avait toutes jetées.
Son avocate la regardait avec admiration autant qu’avec compassion. Elle percevait en elle une résilience et une force dont bien des adultes ne pouvaient se targuer. Une fois l’exercice terminé, les yeux de Jeanne se rallumaient.
« C’est bon, j’ai tout bien fait ? On peut y aller ? »
Jeanne souffrait du « syndrome du premier de la classe ». En présence du juge, ou de son beau-père, elle cherchait toujours à être la meilleure, à faire plaisir aux autres.
« Jeanne, tu sais ici il n’y a pas de notes. Et moi, ce qui me rend heureux, c’est déjà ta présence et que tu acceptes de répondre à mes questions. Tes réponses t’appartiennent et, pour ton âge, tu fais déjà sacrément entendre ta voix. Alors, ce qui compte, c’est ta vérité. Pas celle que l’on a pu te demander de raconter. Pas celle que tu aurais envie de dire pour épargner ta maman, ton beau-père ou le reste de ta famille. Celle que tu ressens, qui est juste, pour nous permettre de faire notre travail. »
Jeanne poussa un léger soupir de soulagement et regarda son avocate.
« De toute façon, je ne connais qu’une seule histoire, la mienne. »
Cette phrase sonna la fin de l’audition et la clôture prochaine de l’instruction.
« Jeanne, si on allait manger un welsh pour fêter ça ? À moins bien sûr que tu préfères aller à la cantine, lui lança Diane.
– Ah oui ! Hein, maman, je peux ? »
Sandra hocha la tête en guise d’assentiment. Si, au départ, il lui avait été difficile d’accepter le lien qui s’était créé entre Diane et sa fille, elle avait compris qu’il était nécessaire pour Jeanne de pouvoir refaire confiance à d’autres adultes et de pouvoir s’exprimer devant une personne extérieure à la famille. Unique moyen pour Jeanne de parler sans la crainte de déplaire ou de faire souffrir. Aussi, elle s’amusa de voir sa fille partir au restaurant comme si rien ne s’était passé.
« Promis, je vous la ramène à temps pour l’école cette après-midi. Faut bien qu’elle bosse, cette petite, si un jour elle veut reprendre mon cabinet. »

Chapitre 2
La calculette mentale de Diane fonctionnait à plein régime. Plus que trois jours, une garde à vue, une plaidoirie et une visite en centre pénitentiaire pour clore cette année. Quelle ironie que d’être enfermée pour les derniers jours de décembre ! Ultime manière de retenir encore les jours tranquilles de 2016, comme si 2017 devait s’annoncer tumultueuse. C’était son truc, à Diane, de compter – les jours, les tâches à réaliser, les bougies sur les gâteaux –, lui donnant l’illusion de la maîtrise du temps. Elle s’appliquait d’ailleurs à l’organiser méticuleusement – pour les autres, évidemment.
Diane s’était toujours sentie légitime à le faire puisqu’elle anticipait et faisait siens les désirs des autres. Pas un délire de toute-puissance, plutôt un don qu’elle s’était évertuée à développer. En effet, elle avait vite compris qu’en devançant les besoins des autres, en s’attelant à les combler, elle pouvait tout obtenir. Offrez de la réussite scolaire, et vous aurez le respect de vos parents. Offrez de la franche camaraderie, et vous aurez des amis. Offrez de l’écoute, de l’admiration, du sexe, et vous aurez un homme. C’était devenu son mantra : contenter les autres pour se réaliser. Ce faisant, elle avait obtenu tout ce qu’elle voulait. Pas de redoublement, pas de détour, de la réussite dans le travail comme en amour. À commencer par une trajectoire professionnelle ascendante. Diane pouvait se targuer d’avoir créé son cabinet d’avocats, là où beaucoup de ses camarades avaient choisi la collaboration dans des cabinets dont la réputation n’était plus à faire. Elle avait pris ce risque en décidant de s’installer sur la place de Montreuil-sur-Mer. Une jolie ville des Hauts-de-France dans laquelle Diane se sentait heureuse. Elle y trouvait le confort d’une ville bourgeoise de province, protégée par ses remparts, avec une perspective sans limites sur la campagne et l’horizon.
Diane incarnait les contrastes de cette terre qu’elle avait arpentée enfant avec ses grands-parents, de riches industriels du Nord qui avaient fait fortune dans le textile. À chaque période de vacances, ils se rendaient en villégiature au Touquet en emmenant avec eux la petite Diane, son père étant trop occupé par son travail, et sa mère à l’attendre.
Faute d’avoir hérité de l’affaire familiale dont la transmission se faisait uniquement de père en fils, la mère de Diane avait opté pour un bon mariage. Celui qui la mettrait à l’abri du besoin et lui permettrait d’avoir des enfants, comme sa mère et sa grand-mère avant elle. Avec l’âge, ses critères avaient évolué. Elle avait oublié un point : l’amour ! Celui que son mari accordait à d’autres et qui lui manquait cruellement. La dépression l’avait cueillie alors que Diane n’avait que neuf ans tandis que ses deux frères venaient de quitter la maison. Dès lors, avec sa mère, elle vivait les montagnes russes de la bipolarité. Elle la relevait lorsqu’elle sombrait, tentait de l’apaiser lorsqu’elle s’enflammait. Son père avait quitté le champ de bataille, achetant l’amour de Diane à coups de cadeaux faramineux. Assurément, elle ne manquait de rien, sauf d’un père.
Dans sa jeunesse, la Côte d’Opale avec ses grands-parents était devenue son échappatoire. Elle n’avait plus à porter le poids des angoisses de sa mère, à peser chacun de ses mots pour éviter de déclencher une crise aussi inattendue qu’inexpliquée. Loin de ses parents, elle n’était plus obligée de mentir pour sauver les apparences. Là, personne ne connaissait sa famille, elle n’avait donc plus besoin de la survendre. Le Touquet avait pour Diane la saveur de l’insouciance. Tout lui y paraissait plus doux – la caresse du sable fin sous ses pieds, l’enveloppante lumière de la fin de journée qui se reflétait sur les vagues. Elle était si heureuse lorsque sa grand-mère l’emmenait rue Saint-Jean pour acheter un jouet à La Boîte à joujoux et déguster une crêpe à la cassonade aux Mignardises. Diane aimait aussi accompagner son grand-père au marché le samedi matin. Ces étals colorés, cette ambiance où se mêlaient les familles et les vendeurs ambulants. Son préféré, c’était « Aster », comme elle l’avait surnommé. Un homme convivial qui haranguait la foule avec un slogan imparable : « Y a des affaires à faire à cette heure ! »
Au fil des années, Diane avait fait un refuge de la maison de ses grands-parents. Dessinée par l’architecte Louis Quételart, cette demeure au charme anglo-normand était typique des habitations touquettoises, avec de larges fenêtres donnant au sud, une grande hauteur sous plafond et un salon immense dans lequel Diane jouait avec Hutch, le labrador noir de la famille. Avec lui, elle explorait chaque parcelle du jardin et s’amusait à guetter le passage des chevaux qui se promenaient le long des allées cavalières bordant le terrain. Diane avait toujours été fascinée par ces animaux qui l’attiraient autant qu’ils l’effrayaient. Elle était sensible à leur beauté, la grâce de leurs mouvements, la vivacité de leur instinct et l’imprévisibilité de leur comportement. Elle aurait tant aimé ressentir la liberté du cavalier qui galope sans destination. Ses parents lui avaient formellement interdit de monter à cheval, de crainte qu’elle ne se blesse. Alors, Diane se contentait de les regarder avant de regagner la maison. Elle adorait jouer au Uno avec ses grands-parents devant la large cheminée du salon qui la réchauffait après les journées denses et fraîches qu’elle passait au club de plage Caddy Sports. Là-bas, elle nourrissait des amitiés estivales faites de bonheurs simples et de soucis passagers. Le temps des vacances était pour elle celui de l’enfance.
C’est à cette époque-là que Diane avait tissé un lien fusionnel avec la plage du Touquet. Son relief était à l’image de son être, pluriel et changeant, ses dunes comme autant de petites collines de sable qu’elle s’évertuait à gravir toujours plus haut – hauteur dont elle avait besoin pour s’apaiser en contemplant le paysage. Elle aimait le jeu entre les marées et le sable, cet éternel recommencement où la mer recouvrait en quelques heures ce qu’elle venait de découvrir. Diane préférait la marée basse, sa plage immense et la confusion qu’elle entraînait pour le regard du promeneur, quand la mer et l’horizon semblaient ne faire qu’un, une ligne lointaine et continue où rien ne s’arrête et tout commence. Sur cette plage sans limites, Diane ne s’en fixait aucune. Chaque parcelle de sable conquise, chaque nouveau sommet franchi était autant de victoires pour cette petite fille qui n’aspirait qu’à la liberté des grands espaces. Un jour, elle cesserait de subir le choix des autres et déciderait par elle-même de sa vie.
Aussi, ce fut pour elle une évidence de s’établir sur cette terre d’Opale dans laquelle elle avait puisé sa force. Lorsqu’elle vissa la plaque de son cabinet d’avocats devant ses amis et ses frères, elle esquissa un sourire et pointa les remparts en déclarant :
« Pourvu que je ne finisse pas en ruine ! »
Connaissant l’ironie de Diane, tous n’y avaient vu qu’une facétie. Pourtant elle avait beau lutter, elle sentait parfois la fragilité de son édifice. Et puis, elle repensait à cette tirade de Roméo à qui l’on annonce qu’il est banni de Vérone : « Ah ! le bannissement ! Par pitié, dis la mort ! L’exil a l’aspect plus terrible, bien plus terrible que la mort. […] Hors des murs de Vérone, le monde n’existe pas […]. Être banni d’ici, c’est être banni du monde […]. »
C’était bien là ce que pensaient ses anciens camarades des grandes écoles parisiennes. Pour eux, le Nord, c’était la mort professionnelle. Comment avait-elle pu faire ce choix, d’autant qu’elle avait reçu de multiples offres de la part de prestigieux cabinets de la capitale ? C’était le chemin tout tracé, la collaboration dans une grande et belle enseigne pour cinq ans avant d’envisager de devenir associée d’un cabinet dont la carte de visite faisait rêver le Tout-Paris. Certains accusaient Diane de fuir son destin ; c’était pour elle un retour aux sources. Elle refusait d’être comme ses jeunes confrères qui grattent du papier pour leurs associés sans jamais rencontrer un client avant d’avoir quarante ans. Diane avait choisi cette profession pour côtoyer des gens, non des conclusions. Elle avait envie d’échanger, de ressentir, de s’investir aux côtés de personnes de chair et d’os, pas de cas A ou B qu’on lui soumettrait sur papier. Alors, qu’importent les avis, elle s’était bannie en province et promis de réussir, même si ça devait prendre plus de temps. Elle n’avait pas pour habitude de choisir, encore moins de renoncer, elle voulait tout et elle y était parvenue.
À trente-six ans, elle s’était hissée au classement Choiseul Hauts-de-France des leaders économiques de demain avec pour objectif de devenir la pénaliste incontournable en France pour ses quarante ans.
Dans sa vie privée, Diane n’avait également laissé aucune place au hasard. La jolie brune aux yeux verts avait eu l’embarras du choix. Pourtant, elle ne s’était jamais égarée en chemin, usant avec parcimonie de sa beauté, dont elle ne mesurait pas la portée. Elle était allée droit au but en rencontrant au lycée celui qui deviendrait quelques années plus tard son mari, Georges. Un jeune homme de bonne famille au charme simple qui avait rapidement suscité son intérêt. Il était doux et attentionné. À l’âge des beaux parleurs, Georges était un garçon timide et honnête en qui elle pouvait avoir confiance. Il lui était à la fois familier et prévisible, lui apportant la sérénité dont elle avait toujours manqué. Ne restait plus à Diane qu’à dérouler son plan de vie : le diplôme, le métier, le mari et la famille.
Loin des romans du XIXe siècle dont elle s’était abreuvée et des héroïnes qu’elle avait admirées, Diane avait écrit son conte de fées, s’évertuant à dissimuler ses élans romantiques pour ne pas sombrer comme Emma Bovary. Elle s’efforçait donc de se départir de sa sensibilité qui lui apparaissait comme une fragilité. Elle avait bâti autour d’elle et de ses émotions une forteresse qu’elle pensait imprenable. À l’abri des passions et de tout emportement, elle en avait fait son havre de paix – d’aucuns diraient sa cage dorée –, avec pour corollaire son lot d’envieux. Après tout, c’était énervant, les gens heureux ! En cette fin d’année-là, Diane elle-même semblait s’en agacer. Chaque nouvel an était pour elle un éternel recommencement, où il lui fallait tout questionner, comme si quelque chose lui avait jusqu’alors toujours échappé. Elle repensa à un article qu’elle avait lu la veille sur l’espérance de vie des femmes, 83,5 ans dans l’Union européenne. Une question la percuta : si elle avait déjà tout, n’avait-elle donc plus rien à se souhaiter pour les 46,5 années qu’il lui restait à tirer? »

Extrait
« On ne sort jamais indemne d’une cour d’assises, qu’on y soit victime, accusé ou auxiliaire de justice.» p. 159-160

À propos de l’autrice
AUZIERE_Tiphaine_DRTiphaine Auzière © Photo DR

Tiphaine Auzière est née le 30 janvier 1984 à Amiens. Elle est la troisième enfant du couple formé par Brigitte Macron et André-Louis-Auzière, décédé en 2019. Elle grandit à Amiens et y passe la majeure partie de sa scolarité. Après l’obtention de son baccalauréat, elle déménage à Paris et entame dans un premier temps une prépa hypokhâgne, qu’elle arrête cependant au bout d’un mois. Elle intègre par la suite l’université Panthéon-Sorbonne et y suit des études de droit. Elle choisit alors une spécialisation en droit du travail, et finit par intégrer l’école de la formation du barreau de Paris en 2009. Durant un stage d’étude, elle exerce pendant plusieurs mois le rôle de défenseur syndical auprès de la CFDT. Elle prête serment en 2009 et exerce d’abord au barreau de Lille, puis au barreau de Boulogne-sur-Mer. Elle se spécialise à nouveau dans la défense des salariés et des syndicats. Mariée au gastro-entérologue Antoine Choteau, Tiphaine Auzière est également la maman de deux filles : Élise et Aurèle. Aujourd’hui inscrite au barreau de Paris, elle vit dans les Hauts-de-France. Assises est son premier roman. (Source Marie-Claire / Éditions Stock)

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La Jurée

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En deux mots
Anna vient d’être tirée au sort pour faire partie d’un jury d’assises. Elle doit juger un jeune couple accusé d’avoir tué une vieille dame. Tout au long du procès, elle va suivre la juge, les avocats, les témoins, les prévenus et les jurés pour se faire une intime conviction. Mais elle va aussi réveiller un drame intime.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Chronique d’un procès d’assises

Pour son premier roman, Claire Jéhanno a choisi de se mettre dans la peau d’une femme tirée au sort pour juger un couple accusé de meurtre. En suivant Anna, elle nous fait vivre le procès de l’intérieur et montre combien les histoires personnelles viennent se heurter aux débats existentiels. Fort, émouvant, bouleversant.

Le dimanche 21 août 2016 à 14h 27 est déclaré le décès de Gilberte Gagneron. Mais d’après le médecin, cela fait entre douze et vingt-quatre heures que la septuagénaire est morte. Deux mois après l’enterrement Frédéric Gagnon, son neveu, et Lucile Moulin, la compagne de Frédéric, sont mis en examen pour le meurtre de la vieille dame.
Quand le roman commence, nous sommes deux ans plus tard, au moment où sont sélectionnés les jurés de la cour d’assises. Anna, la narratrice, en fait partie. Cette enseignante va nous raconter le procès de l’intérieur. Avant les débats, elle fait connaissance de la juge Caillebote qui prend bien soin d’expliquer leur rôle aux jurés: «Pour juger, il faut comprendre une personne, deux personnes en l’occurrence, dans cette affaire. Dans les jours à venir, il y aura donc des moments intimes, délicats, éprouvants. Le temps vous paraîtra à la fois immensément long et terriblement court, mais c’est une chance, que dis-je, un privilège, de la cour d’assises de réunir ainsi professionnels et jury populaire pour juger un crime. Considérez votre fonction comme l’un des rouages essentiels de la démocratie.»
Une lourde responsabilité qu’Anna endosse avec gravité, car elle sait combien il est difficile de faire émerger la vérité. Cela fait des années qu’elle cherche ce qui a bien pu arriver le jour où sa cousine Aurore a disparu alors qu’elle jouait près d’un terrain de sport avec elle et sa sœur Maxine. Une affaire qui va pousser la famille à quitter les côtes d’Armor pour Chartres et à changer de nom, de Boulanger à Zeller, le nom de jeune fille de leur mère. L’une des jurées finira du reste par faire le rapprochement avec ce fait divers et raviver ce passé douloureux qu’elle mettait tant de soin à occulter.
Mais pour l’heure il s’agit de juger Frédéric Gagnon et Lucile Moulin et à essayer de comprendre l’enchaînement des faits qui ont conduit le couple à empoisonner Geneviève et à l’étrangler. Le policier chargé de l’enquête est le premier à s’avancer à la barre. Il énonce les faits avec froideur: «À l’examen externe du corps, des hématomes sur le cou pouvant correspondre à une strangulation. Sur la table, devant la défunte, un flacon de Laroxyl, un verre d’eau. Recherche de toxiques : présence d’amitriptyline dans le sang confirmant l’usage de psychotropes. Pas de dose létale.» Une énumération qui laisse les prévenus de marbre, ayant choisi de ne s’exprimer qu’avec parcimonie.
La juge, les différents avocats, le procureur et les jurés ainsi que certains témoins vont bien tenter de les pousser à avouer, mais jusqu’au terme des débats, ils resteront fidèles à leur ligne de conduite, ou presque.
Il faut dire que le cas, d’après les experts, ne fait guère de doute. Pour les jurés en revanche, l’affaire n’est pas si limpide, la personnalité de la victime vient notamment les troubler.
Au fil des jours et des témoignages, on sent la tension croître. Le récit est parfaitement mené, les débats et le ballet judiciaire bien détaillés. Les contradictions apparaissent alors et avec elles, les interrogations.
Un peu comme dans Anatomie d’une chute de Justine Triet, le dernier film mettant en scène un procès. Car le cinéma s’est emparé de ces histoires au point d’en faire un genre à part entière (par parenthèse, La jurée mériterait également une adaptation). Côté littérature, on pense aussi à Article 353 du code pénal de Tanguy Viel, à Célestine de Sophie Wouters et à Assises de Tiphaine Auzière, pour ne citer que les romans les plus récents.
Le tour de force de Claire Jéhanno – qui n’a jamais été jurée – aura ici été de montrer combien les vies particulières, les expériences vécues par les jurés, viennent interférer avec le procès en cours. Le drame de la disparition d’Aurore pour Anna, mais aussi la difficulté à avoir un enfant ou à l’inverse l’avortement. Des traumatismes qui laissent de profondes traces et qui vont transparaître à l’heure du jugement, après une tension de plus en plus forte.
Vous l’aurez compris, ce roman fort habilement construit ne vous laissera pas indifférent.

La Jurée
Claire Jéhanno
Éditions Harper Collins France
Premier roman
352 p., 19 €
EAN 9791033913689
Paru le 5/04/2023

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Signalons que la version poche est parue le 20/03/2024

Où?
Le roman est situé en Bretagne, à Trémenc puis à Chartres et à Paris. On y évoque aussi Gellainville.

Quand?
L’action se déroule de 1997 à 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
Anna Zeller a été tirée au sort pour devenir jurée aux assises. Une expérience aussi vertigineuse qu’inédite. Appelée à juger un couple au casier vierge dans un procès pour empoisonnement et meurtre, la jeune femme va voir resurgir son passé. Un passé qui la transporte vingt ans plus tôt, sur une aire de jeux en Bretagne. Le jour où Anna Boulanger est devenue Anna Zeller. Les jurés ont une semaine pour décider du destin des accusés et s’emparer de leur troublante histoire. C’est aussi le temps qu’il faudra pour que bascule la vie d’Anna.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Tête de lecture
Blog Les livres de Joëlle
Blog La bibliothèque de Marjorie
Blog Julie chronique
Blog Mademoiselle lit

Claire Jéhanno est l’invitée de Web TV culture


Claire Jéhanno présente «La Jurée» © Production Harper Collins France

Les premières pages du livre
« Il y avait une chance sur mille deux cents pour que mon nom soit tiré au sort sur la liste électorale. Une chance sur vingt lors du deuxième tirage et une chance sur trois lors de l’ouverture du procès.
Il y avait une chance infime pour que ma vie se fende en deux. Elle m’est tombée dessus comme une pierre d’un immeuble délabré.
— Jurée no 23, annonce la présidente.

Je décroise les jambes, sèche mes mains moites sur mes cuisses, attrape mon sac et me lève. Les pieds des autres jurés gênent mon passage. Ils les rangent sous le banc et baissent le menton pour ne pas croiser mon regard. Peut-être me plaignent-ils d’avoir été appelée. Moi, je retiens ma respiration, je me concentre.
Dans le silence épais de la cour d’assises, les talons de mes chaussures claquent sur le parquet. Tant que je n’ai pas atteint ma place, un avocat peut me renvoyer sur le banc. Récusée.
Tout un tas de bruits se mélangent dans ma tête. Les regards qui grésillent comme des mouches au soleil. Le sac qui frotte contre mon jean. La salive que j’avale avec difficulté. Au milieu des robes noires et des visages fermés, ma peur résonne à plein volume.
Je m’assois dans un fauteuil aux accoudoirs élimés, en face des accusés. À droite du policier, Lucile Moulin. À gauche, Frédéric Gagneron. Comme moi, ils ont une allure ordinaire. Environ trente ans. Aucun signe distinctif. Ils sont accusés d’empoisonnement et de meurtre.

Lorsque j’ai reçu la lettre en novembre, je n’avais qu’une vague idée de la loi : tout citoyen âgé de plus de vingt-trois ans peut être appelé à devenir juré d’assises. Il suffit d’être inscrit sur les listes électorales et de posséder un casier judiciaire vierge. Sauf raison impérieuse et attestée, personne ne peut s’y soustraire.
J’ai l’habitude de suivre les règles. Je respecte les limites de vitesse, je vote à toutes les élections, je m’arrête aux stops, je traverse sur les passages piétons, je ne jette pas mes mégots par terre. D’ailleurs, je ne fume pas. J’appartiens à ces gens, ce large troupeau de gens, que l’on croise dans la rue sans les distinguer et qui se déportent sur le côté pour laisser passer les plus pressés. Souvent, je baisse la tête.
Quand j’ai lu le courrier, un pincement d’excitation m’a serré le ventre. Je me suis dit, c’est l’aventure, je vais vivre quelque chose d’exceptionnel, quelque chose qui ne se choisit pas, il y aura des larmes et des frissons, ce sera dur, sûrement, mais tellement, tellement enrichissant. J’en ai parlé à ma sœur, à mes collègues, je leur ai dit peut-être que, il se pourrait bien, on verra si.
Sur ma table de salon, j’ai ouvert mon ordinateur pour voir si le procès tombait pendant les vacances scolaires et comment me débrouiller avec le collège. Mon salaire serait suspendu, mais je bénéficierais d’une compensation financière. C’était déjà ça. Allongée sur mon lit, les yeux braqués sur le plafond de ma chambre, j’ai pensé pendant des heures aux ors de la République et à l’idée de justice. Puis j’ai oublié.
Une seconde lettre, cette fois de la cour d’assises d’Eure-et-Loir, m’est parvenue quelques mois plus tard. Elle était adressée à Anna Zeller, née le 26 septembre 1988, jurée no 23. À nouveau, je me suis sentie importante. On me convoquait un lundi matin d’avril 2019, à 8 h 30, au tribunal de Chartres. Une réunion d’information à l’intention des jurés ouvrirait la session. Deux semaines, trois affaires à juger. Au début de chaque procès, un nouveau tirage au sort serait organisé.

Je ne suis pas récusée. D’après mon nom, mon métier, mes quelques pas jusqu’au fauteuil, les avocats ont considéré que j’étais apte à juger. J’ai l’impression d’avoir gagné au loto.
À l’entrée de la salle d’audience, grise non seulement par sa couleur mais aussi par l’absence de dorures, de lustre, de lumière vive et d’ornements, un policier refoule deux jeunes filles venues assister au procès. Derrière une paroi vitrée, trois autres uniformes, pistolet à la ceinture, entourent les accusés. Leurs yeux sont fixés sur un point invisible, entre une porte dérobée et un drapeau bleu, blanc, rouge.
La juge Caillebotte – la présidente de la cour – glisse la main dans l’urne et pioche une nouvelle bille. Juré no 6. Un homme en costume marine et chaussures qui brillent se lève. En avançant vers l’estrade, il se rengorge, fier d’être l’élu, mais à quelques mètres du fauteuil le verdict tombe : récusé par l’avocat général. Deux autres jurés, plus âgés que moi, sont tirés au sort. Je garde les mains bien à plat sur mes cuisses. La nuque arquée par la tension. Je ne sais pas bien pourquoi on m’a gardée.
L’air renfrogné, l’homme récusé commence à rassembler ses affaires. La présidente lui demande de se rasseoir. On ne peut pas quitter la salle pour le moment. Nous sommes enfermés. Comme les accusés en prison, comme les comédiens d’une pièce de théâtre. Dès lors que le rideau s’est ouvert, il faut aller au bout de la représentation. Plus d’échappatoire. Sur la scène du tribunal, nous sommes désormais au complet.
Je louche sur mes sept compagnons de hasard, ceux avec qui je vais partager mes doutes et mes certitudes. Trois femmes, quatre hommes. Comme moi, ils ont du mal à s’endormir le dimanche soir, cherchent leur portable pendant dix minutes alors qu’il est dans la poche de leur manteau, disent je regarde, merci dans les magasins pour qu’on ne les ennuie pas. Leur nom de famille n’a pas besoin d’être épelé. Ils pourraient s’appeler Leroy, Durand, Mercier. Des citoyens quelconques.

Je n’ai pas toujours porté un nom qui traverse l’alphabet. Enfant, je m’appelais Anna Boulanger. Un patronyme plus simple, plus concret. Il s’agissait du nom de mon père et probablement de celui d’un ancêtre dont c’était le gagne-pain. J’aimais comme il sonnait, avec ses trois syllabes et ses lettres rondes à colorier. Ma gourmandise en filigrane.
Sur les photos de mon enfance – ma mère n’en a conservé qu’une dizaine –, j’ai des cheveux réglisse qui m’arrivent à la taille, des lèvres charnues et des yeux ronds comme des bonbons. Je ressemble à ma grand-mère, orgueilleuse et décidée. De la bande d’enfants du village, je suis la première à escalader le mur pour récupérer le ballon tombé dans le jardin d’à côté. J’invente les jeux les plus dangereux, je connais chaque cachette de Trémenc, chaque recoin secret. Je n’ai pas peur. Je suis une Boulanger.
Nous avons reçu nos nouvelles cartes d’identité juste après l’emménagement à Chartres, quelques semaines avant mes onze ans. Taille : un mètre cinquante et un. Signature : un gribouillis que j’avais tenu à tracer moi-même.
Ma sœur Maxine a saisi les deux rectangles de plastique et s’est moquée de ma tête figée. « On dirait un hibou. » Puis elle s’est mise à sauter sur le canapé. Je me souviens du grand trait de feutre qui lui barrait la joue. « Maxine Zeller, Maxine Zeller ! » elle criait en faisant traîner le Z. À neuf ans, on veut juste s’amuser.
Pour calmer l’inquiétude qui grandissait dans mon regard, notre mère a préparé une casserole de chocolat chaud. Une demi-tablette de chocolat, un fond de crème fraîche, quelques pincées de cannelle. Les mains jointes autour de son bol, elle nous a expliqué que ce nom représentait notre nouveau foyer à trois, sans papa. Hélène, Anna et Maxine Zeller. Nous ne devions plus jamais utiliser notre ancien patronyme. Ni à la maison ni à l’extérieur. « Boulanger » était aussi proscrit que « merde », « putain », « con ». Elle a répété plusieurs fois les gros mots pour nous faire rire. J’avais envie de pleurer.
Ce jour-là, ma mère a creusé un trou au milieu de nos vies, un trou dans lequel elle a tout jeté, les autres membres de la famille, les vieilles pierres du village, l’école du Sacré-Cœur, l’omelette-frites du mercredi midi, les chutes à vélo, les bras poilus de notre père, ses yeux d’un bleu si vif qu’ils paraissaient trempés dans le ciel, nous assises sur la banquette avant du fourgon blanc, à vouloir klaxonner une dernière fois pour dire au revoir, et lui qui agite le bras sur le palier de notre maison d’enfance, de notre enfance tout court. Elle a creusé un trou si grand qu’il m’a fallu rassembler toutes mes forces pour ne pas tomber dedans.

J’ai passé mon second CM2 – j’avais redoublé – à penser à Anna Boulanger comme à une jumelle qui m’aurait abandonnée. Je me demandais ce qu’elle aurait fait à ma place pour être acceptée par les filles du préau, comment elle aurait camouflé ce corps qui commençait à changer, quelle maladie elle aurait pu inventer pour ne pas jouer à la balle au prisonnier.
Sur les grands carreaux, la cartouche d’encre fuyait. Mes doigts tout tachés. J’étais devenue double. Une division au résultat erroné. Dans mes cahiers, j’essayais d’écrire Anna Zeller, mais je m’adressais à Anna Boulanger pour trouver la bonne orthographe aux dictées. Quand j’utilisais mon effaceur, le papier se trouait.
Un jour, la maîtresse a convoqué ma mère : « Madame, je voudrais m’assurer que tout va bien à la maison. Anna est une très bonne élève. Mais, madame Zeller, pourquoi ce nom, pourquoi écrit-elle Boulanger dans ses cahiers ? »
Les yeux braqués sur le carrelage sale, sur la terre qui bouchait les joints, je craignais autant les explications de ma mère que ses reproches. Le suspense n’a pas duré longtemps. Avant même que la maîtresse ait terminé, Hélène a explosé : « De quoi vous vous mêlez ? Vous ne pouvez pas laisser ma fille tranquille ? On ne vous demande pas grand-chose pourtant. Faites votre boulot et foutez-nous la paix ! » Elle s’est levée d’un coup, faisant tomber sa chaise dans un grand fracas.
Ma mère m’a traînée vers la cour, entre les dessins d’enfants et les portemanteaux nus. Les phalanges douloureuses à force d’être broyées, je peinais à la suivre. Elle m’a attachée sur la banquette arrière de la voiture, a claqué la porte, a fait vrombir le moteur. La maîtresse n’a plus osé poser de questions. Moi non plus.

Derrière la salle de délibération, un étroit couloir mène aux toilettes. Accoudée à une fenêtre dont l’opacité floute l’extérieur, j’appelle le directeur du collège.
— Je voulais vous prévenir de mon absence ces prochains jours. J’ai été tirée au sort pour le deuxième procès.
Le directeur me demande quelques précisions puis part dans un de ses longs monologues. Il ne va pas pouvoir me remplacer, il faudra que je me débrouille avec mes classes pour rattraper le temps perdu.
— Et puis votre collègue de français est souffrante, ça ne m’arrange pas ces changements de dernière minute… En tout cas, elle ne va pas être facile, votre affaire. Deux accusés. Une vieille dame. Quelle horreur. Vous êtes sûre que vous ne feriez pas mieux de vous désister ? Vous êtes jeune, ça va vous traumatiser. Enfin, si vous trouvez ça important, très bien, allez-y et bon courage !
En six ans d’enseignement à Jacques-Prévert, j’ai été absente une fois. Une seule fois. Une journée et demie. Le reste du temps, je m’arrange pour tomber malade pendant les vacances scolaires. De la préparation des cours à la correction des copies, je consacre à mes élèves la majeure partie de mon temps libre. J’ai même quelques corpus de textes en réserve pour les occuper pendant le reste de la semaine, alors non, cher directeur, je ne culpabiliserai pas. Malgré les craintes qui me nouent l’estomac, j’ai ma place ici et je compte bien l’occuper.
En raccrochant, je jette un coup d’œil à l’écran de mon téléphone : 10 h 21. Il reste neuf minutes avant que l’audience commence, mais la juge nous a demandé de la rejoindre au plus tôt dans la salle de délibération. Jusqu’à lundi prochain, cette pièce nous servira de lieu de pause. Des murs beiges, sans cadre ni diversion, une grande table, des chaises en plastique, une machine à café, des gobelets, la froideur et l’odeur de désinfectant des lieux publics. On est de passage dans ce tribunal. Même les murs nous le font sentir.
Les autres jurés semblent plus détendus que moi. Certains plaisantent, d’autres touillent leur café en tapotant sur leur téléphone. Sous ma veste, mon eczéma ne demande qu’à se réveiller. Un mélange d’impatience et de nervosité. Dans quoi me suis-je embarquée ?
— Veuillez ranger vos téléphones, s’il vous plaît, demande la présidente. Leur utilisation est interdite dans cette salle.
Je m’appuie contre le mur, à côté de la porte, et je mémorise les prénoms glissés d’une conversation à l’autre. Côme, quarante-cinq ans, les épaules aussi larges que celles d’un rugbyman, et Laurence, une blonde en tailleur-pantalon un peu plus âgée, semblent déjà se connaître. Elle sort un carnet flambant neuf de son sac pour le lui montrer. D’un geste maladroit, il fait tomber quelques gouttes de café sur la couverture. Elle lui sourit comme à un gamin dont on connaît la propension à faire des bêtises. La juge se moque gentiment. Ils discutent tous les trois, sans se préoccuper de nous.
Si j’avais gardé le nom de famille de mon père, est-ce que j’aurais été tirée au sort ? Quelle allure, quels sillages convoque un nom ? Quelle personnalité pour Juste, Aymé, Lefier ? Qu’est-ce qui m’a fait devenir cette jeune femme gênée de finir ses phrases, remplie de questions, obsédée par la normalité ? Et que recèlent les patronymes Moulin et Gagneron pour que le couple soit menotté sur le banc des accusés ?
Il faudrait étudier les branches de l’arbre généalogique, pas seulement les noms. La sève, les racines, les traces de pas laissées au bord d’un patronyme. Ce qui s’écrit entre les lettres d’une famille. Boulanger. J’entends encore ma mère me sermonner. « Il y a deux ailes à Zeller. » J’espère qu’elles vont me porter.
Une fois tous les jurés réunis dans la salle, la présidente frappe deux fois dans ses mains pour demander le silence. Elle a le teint chiffonné des gens qui travaillent trop et l’éclat de ceux qui adorent ça. Ses yeux verts entourés de ridules, son ton formel, presque impérieux, disent autant son autorité que sa bienveillance. Cela fait deux ans qu’elle préside la cour d’assises de Chartres.
— Laurence et Côme se trouvaient déjà à mes côtés lors du premier procès de la session, commence-t-elle en les désignant. Ils vous le confirmeront : être juré est une expérience qui ne s’oublie pas. Heureusement, dans cet exercice difficile de la justice, vous n’êtes pas seuls, je suis là pour vous aider dans l’examen et l’analyse des faits reprochés aux accusés. Avec mes assesseurs, nous vous guiderons tout au long de la semaine.
Nous opinons de la tête, certains que, des questions, nous en aurons plus que de raison. Hervé, juré suppléant assis à l’écart, lève déjà la main. Il porte une chemise à carreaux trop large et tient en équilibre sur les deux pieds arrière de sa chaise. Concentrée sur son discours, la présidente ne le remarque pas.
— Il ne s’agit pas seulement d’étudier des actes. Pour juger, il faut comprendre une personne, deux personnes en l’occurrence, dans cette affaire. Dans les jours à venir, il y aura donc des moments intimes, délicats, éprouvants. Le temps vous paraîtra à la fois immensément long et terriblement court, mais c’est une chance, que dis-je, un privilège, de la cour d’assises de réunir ainsi professionnels et jury populaire pour juger un crime. Considérez votre fonction comme l’un des rouages essentiels de la démocratie.
Cinq jours de procès à raison de dix heures par jour, cela offre cinquante heures pour décider de l’avenir de deux personnes. Personne ne voudrait que sa vie soit suspendue à un lambeau de temps si ramassé. Encore moins quand il repose en grande partie sur la considération de débutants.
J’ai lu que, dans certaines cours d’assises, une visite de prison vient compléter les quelques heures de sensibilisation dont nous avons bénéficié. L’idée est de permettre aux jurés de visualiser le lieu où ils enverront ceux qu’ils jugeront coupables. La cellule de neuf mètres carrés à partager, les douches communes avec leurs rideaux qui viennent se coller à la peau, le tintement des trousseaux de clés, les barbelés au-dessus des miradors, la cour recouverte de goudron, un goudron qui crame le caoutchouc des vieilles semelles l’été et le gèle le reste de l’année.
— Est-ce qu’il y a des pauses pendant l’audience pour aller aux toilettes ? demande Hervé, les quatre pieds de sa chaise enfin posés au sol.
La juge hoche la tête, provoquant un sourire rassuré chez Hervé, puis elle nous présente le plan prévisionnel d’audience indiquant les horaires de passage de chaque personne appelée à la barre. Elle nous prévient que cela peut tout à fait dépasser, qu’il vaut mieux ne pas compter sur l’idée de dîner en famille. Malgré l’habitude, Laurence serre les lèvres mais, moi, de toute façon, je n’ai plus vraiment de famille. Juste ma sœur, les soirs où elle ne rentre pas trop tard.
Une femme d’une soixantaine d’années, aux joues tombantes et aux cheveux parsemés de mèches grises, intervient :
— On peut avoir une copie du planning ?
Depuis des mois, Marjolaine se renseigne sur le fonctionnement d’une cour de justice. Elle a étudié le rôle de chaque membre du tribunal, y compris celui du greffier et celui de l’huissier. Elle a décortiqué les protocoles, les affaires les plus abjectes. À présent, elle veut se dévouer au procès et le montre en notant tout ce que dit la juge Caillebotte. Accoutumé à ce genre de personnalités, l’assesseur promet de faire des photocopies. La présidente reprend la parole :
— Pour terminer, je vais vous demander de garder à l’esprit trois impératifs.
Marjolaine pose sa tasse et attrape son stylo. Le reste du groupe lève les yeux vers la juge. On entend le sifflement de la respiration d’Hervé.
— Vous devez être attentifs. Vous devez être impartiaux. Vous ne devez rien laisser transparaître.
Comme moi, certains grimacent, s’inquiètent déjà : comment être sûr que notre visage ne révélera aucune de nos pensées ? Un froncement de sourcils, un coin de bouche qui se soulève, une lueur dans les yeux, il suffit d’un rien pour se montrer humain.
— Si, à un moment donné, vous sentez vos émotions vous submerger, faites-moi passer un mot, je lèverai l’audience. Vous aurez également la possibilité de poser des questions aux accusés, aux témoins et aux experts. Je vous l’indiquerai le moment venu.

La sonnerie. La voix de la greffière. Le visage bouclé à double tour. Un silence de plomb et de cendres.
— Mesdames et messieurs, la cour.
La porte s’ouvre sur la salle aux fenêtres monumentales qui laissent passer une lumière pâle, comme filtrée par la poussière et les années de malheur.
Nous avançons en file indienne, et les quelques personnes du public, les avocats dans leur robe noire, les accusés aux doigts serrés devant eux, comme en prière, les policiers, la greffière, l’huissier se lèvent.
Épaule contre épaule, nous nous tenons derrière la longue table en bois qui nous sépare du reste de l’assistance, pendant que la juge déclame :
— Vous jurez et promettez d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre M. Frédéric Gagneron et Mme Lucile Moulin, de ne trahir ni les intérêts des accusés, ni ceux de la société qui les accuse, ni ceux de la victime ; de ne communiquer avec personne jusqu’après votre déclaration ; de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection.
Les bras rigides le long du corps, je sens mes jambes osciller. À nouveau, mon cœur bat si fort que toute l’assemblée pourrait l’entendre. Personne n’ose tousser ni déglutir. Chaque mot résonne. Chaque mot compte.
— Vous jurez de vous rappeler que les accusés sont présumés innocents et que le doute doit leur profiter ; de vous décider d’après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre, et de conserver le secret des délibérations, même après la cessation de vos fonctions. Levez la main droite et dites « je le jure ».
Je lève la main droite et je dis :
— Je le jure. »

Extraits
« Ouest-France, 16 juin 1997
Elle a huit ans, des yeux bleus, des cheveux blonds, un T-shirt vert et un jean. Voici le portrait d’Aurore Boulanger lorsqu’elle a été vue pour la dernière fois, hier après-midi à Trémenc, dans les Côtes-d’Armor.
La fillette a disparu alors qu’elle jouait près d’un terrain de sport où se déroulait un match de football intercommunal. Des dizaines de policiers sont à pied d’œuvre pour la retrouver. Avec l’aide de la population, ils ratissent les alentours sur un rayon de plusieurs kilomètres.
La famille de la petite Aurore affirme qu’il ne s’agit pas d’une fugue. Le père déclare : «Aurore est toute petite et c’est une enfant heureuse, bien dans ses baskets. Il faut la retrouver au plus vite. Nous comptons sur toute personne pouvant faire avancer les recherches. Je vous en supplie, contactez la gendarmerie si vous avez la moindre information.»
Les enquêteurs privilégient l’hypothèse d’un enlèvement. Une information judiciaire pourrait être ouverte dans les heures à venir. » p. 56

« À l’examen externe du corps, des hématomes sur le cou pouvant correspondre à une strangulation. Sur la table, devant la défunte, un flacon de Laroxyl, un verre d’eau. Recherche de toxiques : présence d’amitriptyline dans le sang confirmant l’usage de psychotropes. Pas de dose létale. Le corps est envoyé aux légistes.
Lors d’une autopsie, un fragment de chaque organe, y compris du cerveau, est prélevé. On coupe, découpe, dissèque. Le cœur est généralement enlevé dans son entièreté. Le directeur d’enquête ne le dit pas, mais je suis sûre que celui de Gilberte était plus généreux que la normale, qu’il était gonflé de son goût pour la vie.
Une fois l’autopsie effectuée, le médecin légiste procède à la restauration du corps. Les organes sont remis à l’intérieur et la peau est suturée, protégée, maquillée. » p. 84

« Elle est tentante, la proposition de Me Digne. Elle nous prend par la main et nous déroule une histoire très cohérente, qui donne envie d’y croire. Pendant que l’avocate parle, je vois le regard de Lucile s’éclairer (…). L’avocate a suffisamment joué sur notre empathie pour que je rapproche nos deux histoires, que j’offre à l’accusée ma sympathie (…). Je compatis avec le mal-être de Lucile. Et je doute qu’elle ait pu se rendre complice du meurtre en lui-même. L’empoisonnement, oui, elle en est convenue, mais le reste, l’étranglement, le cadavre resté dans le salon toute la nuit, les pompiers qu’on appelle pour s’en débarrasser, les dizaines d’heures d’audition à mentir sur ce qui s’est réellement passé, cela me semble hors de sa portée. Me Digne a raison. La jeune femme qui se ronge les doigts comme sa mère, cette jeune femme anxieuse n’a pas la carrure pour tuer. » p. 294-295

À propos de l’autrice

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Claire Jéhanno © Photo Melania Avanzato

Claire Jéhanno est née en Bretagne en 1987. Elle vit à Paris où elle est autrice et productrice de podcasts. La Jurée est son premier roman. (Source: Éditions Harper Collins France)

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