Le cratère

BUTAUX_Le_cratere RL_2024

En deux mots
De lourds secrets de famille pèsent sur Aurore, la sœur de Lucas, né différent, sans qu’on lui explique pourquoi. Elle vivra toute son enfance à ses côtés dans l’espoir d’une guérison promise lorsqu’il aura quinze ans. Mais c’est la mort qui vient le cueillir, la laissant désemparée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Toi, le frère que je n’ai jamais vu guérir

On sent combien il a dû être difficile pour Arièle Butaux de mettre des mots sur ce drame, la perte d’un frère «différent». Mais ce roman n’en est que plus fort et plus bouleversant.

Ce court roman vaut d’abord par son style, son ambiance, lourde et oppressante. Une ambiance qui entoure un secret de famille, la disparition d’un adolescent différent l’année de ses quinze ans.
Comme sa sœur Aurore, à qui on a voulu faire croire l’impossible, il s’accroche à un fol espoir: son calvaire s’achèvera lorsqu’il aura quinze ans, alors il sera guéri. Mais constatant qu’aucune amélioration n’arrive, il va se laisser dépérir.
Ce drame absolu a longtemps hanté Adèle Butaux qui va tenter de l’exorciser par l’écriture.
Elle choisit pour cela de situer le récit à hauteur de la petite fille qu’elle était alors et qui a accompagné son frère au fil des années. Elle qui était «née pour composer une fratrie avec Lucas, pour grandir avec lui, partager la même chambre, les mêmes jeux. Les mêmes parents.»
On la suit dans ses jeux, dans ses rendez-vous avec ce frère resté chez ses grands-parents à Cherbourg et dans ses voyages entre Paris et la Normandie.
L’amour qu’elle porte à Lucas est alors joyeux, car fort d’une certitude, la guérison va venir. À l’image de cette escapade dominicale à Carteret où «ils sont heureux comme une famille presque ordinaire. Quand Lucas sera guéri, il n’y aura plus de «presque», il n’y aura plus de séparation du dimanche soir ni de classe manquée le samedi matin».
Même si, au fil du temps et des années, une certaine lassitude s’installe. «Elle n’en peut plus de cette vie coupée en deux qui la prive des sorties et des fêtes avec les copines, l’exclut des complicités nées des expériences partagées, des sorties du samedi racontées le lundi matin à ceux qui n’en étaient pas, comme on jette un os aux exclus du festin. Elle est lasse d’être baladée entre deux mondes. Elle voudrait être enfin comme les autres.»
Une aspiration au goût amer quand viendra la déflagration, quand elle comprendra qu’en lieu et place de la rémission promise, c’est la mort qu’on va lui annoncer. «En explosant, la bombe a creusé dans sa poitrine un trou béant qui ne se refermera pas. Une amputation sans une seule goutte de sang.» Entre la culpabilité et la trahison, la douleur et le vide, la tentation est forte de rejoindre Lucas dans un geste désespéré.
Arièle Butaux a choisi l’écriture la plus sèche, la concision sans aucune fioriture pour dire sa peine. En soulignant qu’il n’existe pas de mot pour dire «le chagrin sans nom d’Aurore, car il n’est ni veuf, ni orphelin, celui que la vie ampute d’un frère ou d’une sœur», elle va même jusqu’à expliciter la béance. Au bord du cratère.
Non, «il n’y a pas, il n’y aura jamais de mot pour dire le mal de frère».

Le Cratère
Arièle Butaux
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
128 p., 17 €
EAN 9782848055213
Paru le 7/03/2024

Où?
Le roman est situé à Paris et à Cherbourg. On y cite aussi Omonville-la-Petite.

Quand?
L’action se déroule il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Aurore est toujours si gaie ! Dès sa tendre enfance, elle a su qu’il lui faudrait vivre pour deux, compenser par son exubérance et sa santé insolente la naissance, deux ans avant la sienne, d’un enfant «différent». Même si le mot n’est jamais prononcé, Lucas est lourdement handicapé. Leurs parents donnent le change, gardent pour eux ce malheur face auquel personne ne sait vraiment comment se comporter et Aurore, qui s’accroche à l’idée d’une guérison possible, grandit comme si de rien n’était. D’autant que Lucas est élevé par leurs grands-parents, dans une maison proche de la mer, où on ne le promène que hors saison et dans des lieux peu fréquentés.
Pour décrire la détresse de cette «enfant de remplacement», qui très vite devient plus grande que son frère, mais aussi l’amour fou qu’elle lui porte et son appétit de vivre, Arièle Butaux trouve des mots d’une justesse tranchante. La ligne claire permettant d’approcher avec une extrême pudeur le cratère abyssal d’un chagrin qui n’a pas de nom, «le mal de frère», mais également de dire les liens indéfectibles d’une famille soudée par un amour immense.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Viabooks (Olivia Phélip)
Page des libraires (Christèle Hamelin, Librairie Le Carnet à spirales à Charlieu)

«Le cratère» d’Arièle Butaux © Production Radio RCJ

Les premières pages du livre
C’EST UNE PHOTO RESCAPÉE, une photo d’avant ma naissance, gravée en moi pour avoir grandi avec elle dans le petit salon de Cherbourg. Une photo disparue quand la maison de mes grands-parents fut vendue, retrouvée aujourd’hui après je ne sais quelle mystérieuse errance. C’est une photo en noir et blanc, mon frère Lucas et notre mère, joue contre joue. Il rit de toutes ses dents de lait tandis que les siennes, légèrement écartées, sont celles du bonheur. Elle est radieuse, s’émerveille du rire, de la beauté de son enfant. Ses mèches blondes dansent en couronne autour de sa tête. L’anagramme de son nom est « aimer » et Marie, à vingt ans, aime la vie, passionnément.
Nulle trace de drame ni de corps souffrant sur cette photo. Une mère et son bébé dans une forêt, un jour d’automne ou d’hiver, car l’enfant porte une cagoule de laine et un manteau à col de velours.
Sur le visage de Marie, l’enfance s’attarde, la sienne et celle de Lucas, tricotées l’une à l’autre.
Sait-elle déjà ? Sait-il, lui qui prend la photo, à quel point ce bonheur est vulnérable ?
La photo dit qu’elle sait, mais espère.
La photo dit sa confiance en sa toute-puissance de mère qui entoure et protège.
Elle fait à Lucas un rempart de ses bras, son regard lui tend le miroir dans lequel il se voit unique et aimé.
Quand ont-ils compris ?
Quand a-t-elle commencé à le regarder autrement ? Quand ont-ils cessé de le photographier ?
Si la photo ne livre rien de tout cela, elle dit l’essentiel, l’amour fou de cette mère pour son premier-né et sa détermination à se battre pour lui.
Quand a-t-elle renoncé ?
Quel désespoir, quelle lassitude ont éteint ce regard dont seule cette photo témoigne ?

1
ILS ONT INSTALLÉ LUCAS SOUS L’ARBRE, sur le lit de camp qui sent l’humidité et le vieux caoutchouc. Bien au milieu, afin qu’il ne tombe pas. Il a treize ans, mais son corps déforme à peine la toile, rêche sous sa joue droite. Un insecte lui chatouille le nez. Ils disent que l’air est bon pour lui, qu’il doit faire la sieste dans le jardin, mais il est trop heureux pour dormir.
Aurore a grimpé dans le pommier, il voit ses pieds se balancer dans le vide. Si elle tombe, elle le tue. Elle se penche, juste assez pour qu’il distingue son visage.
Regarde ces pommes ! Elles sont moches. Toutes tordues et acides. Pouah !
Elle recrache un morceau qui rebondit sur le bras de son frère avant de rouler dans l’herbe.
Oh pardon, Lucas ! Désolée.
Elle rit. Elle est si gaie, toujours ! Un rayon de soleil.
Elle chantonne, une chanson inventée, comme les histoires qu’elle écrit dans ses carnets.

Lucas observe une colonne de fourmis apparue sur le morceau de pomme. Une mouche s’active autour de sa bouche. Il voudrait la chasser, sa main gauche dévie de sa trajectoire et c’est son poignet qui frappe son œil.
Raté. Toujours raté.
Il s’est fait mal, quelque chose voudrait sortir de sa gorge, un râle couvert par le vrombissement des insectes dans la poussière de l’été.
La mouche s’obstine, se promène sur ses lèvres, sur ses dents.
Lucas n’entend plus Aurore, il ne voit plus ses tennis blanches au-dessus de sa tête.
Les fourmis ont réussi à déplacer le morceau de pomme. Le soleil fait briller une pièce de monnaie égarée dans l’herbe. Il se passe toujours quelque chose au jardin, mais cela n’intéresse plus Lucas, car Aurore a disparu.
Il la cherche des yeux, ne peut voir, outre les branches les plus basses de l’arbre, que la pelouse et la maison, car on l’a couché sur le côté droit. Tout à l’heure, c’était le gauche, on le retourne de temps en temps.
Il se résigne à attendre qu’on vienne le déplacer.
Attendre. Toujours attendre.
C’est un pavillon cossu aux portes de Paris. Lucas y vient deux ou trois fois par an, en visite avec ses grands-parents maternels. À travers les baies vitrées de la terrasse, Lucas distingue le corps de sa mère. Marie, allongée elle aussi sur le côté droit, lui tourne le dos.
Sa jambe et son bras gauches s’élèvent en cadence, dans l’effort quotidien de rendre son corps toujours plus mince, plus souple, plus ferme, impeccable dans ses mini-robes comme dans ses pantalons pattes d’eph. Marie a adopté avec enthousiasme la mode de ces années soixante-dix, extravagante et colorée, comme
un étendard pour dire que tout va bien, un paravent pour se protéger des bonnes âmes dont elle refuse la pitié. Son malheur, elle le garde pour elle, n’en dit jamais rien. La plupart des gens ne savent pas comment se comporter devant une tragédie qui les renvoie à leurs propres peurs. Elle ne se plaint pas. Décourage les personnes bien intentionnées qui aimeraient la voir endosser de manière plus évidente son rôle de mère à plaindre.
Elle se tait pour ne pas devenir l’incarnation du drame qui ruine sa jeunesse. Elle se tait pour qu’on ne vienne pas opposer la raison à ses rêves. Elle a trente-trois ans et une vie à vivre. Avec l’enfant cloué au sol.
Ou malgré lui.
Lucas suit des yeux le pied de sa mère. Toujours plus haut. »

Extraits
« Aurore n’a pas les mêmes souvenirs que son petit frère, elle l’envie parfois pour cela. Valentin est né après le départ de Lucas, ils n’ont jamais vécu ensemble comme des frères, ils n’ont pas été élevés par les mêmes personnes, leurs histoires ne se mêlent qu’incidemment. Ils ont la même sœur, mais savent à peine qu’ils sont frères.
Aurore est née pour composer une fratrie avec Lucas, pour grandir avec lui, partager la même chambre, les mêmes jeux. Les mêmes parents. » p. 39

« Ce n’est pas vraiment une chaise roulante, Lucas n’y tiendrait pas assis, Plutôt une grande poussette, semblable à celles des petits enfants, avec assise inclinable jusqu’à l’horizontale pour Lucas, dont le regard passe avec ravissement de sa sœur au ciel, du ciel à sa sœur.
Attention, on décolle ! hurle Aurore.
Marie lui crie de faire attention, mais le vent emporte ses paroles. Aurore court de plus en plus vite, le plus loin possible. Les joues de Lucas sont rose vif, son visage s’anime, il lui faut de la joie, il lui faut de la vie, il lui faut du danger pour guérir.
Suzanne rapporte du camion à frites des barquettes arrosées de vinaigre et propose de s’installer sur la plage. On allonge Lucas sur un plaid, Aurore sautille dans l’eau glacée, Louis et Valentin font des ricochets.
Paul et Marie marchent sur la grève, main dans la main, Un moment d’insouciance et d’oubli, à leur rythme.
Ce dimanche, à Carteret, ils sont heureux comme une famille presque ordinaire. Quand Lucas sera guéri, il n’y aura plus de «presque», il n’y aura plus de séparation du dimanche soir ni de classe manquée le samedi matin. » p. 43

« Lucas a eu quinze ans et rien n’a changé. Il vit toujours chez Suzanne et Louis, les allers-retours du week-end se poursuivent. Aurore à de plus en plus le mal des transports, mal à sa vie aussi, et de moins en moins envie de passer du temps loin de son piano et de ses amis. Elle n’en peut plus de cette vie coupée en deux qui la prive des sorties et des fêtes avec les copines, l’exclut des complicités nées des expériences partagées, des sorties du samedi racontées le lundi matin à ceux qui n’en étaient pas, comme on jette un os aux exclus du festin. Elle est lasse d’être baladée entre deux mondes. Elle voudrait être enfin comme les autres. Égoïstement. Chez elle, l’atmosphère est lourde. Les parents se disputent souvent, la plupart du temps à table. Les cris lui coupent l’appétit. La fourchette en suspens au-dessus de l’assiette, elle s’absente de sa propre vie. » p. 49

« Aurore s’est dégagée de l’étreinte de ses parents, titubante, assommée. En explosant, la bombe a creusé dans sa poitrine un trou béant qui ne se refermera pas. Une amputation sans une seule goutte de sang. » p. 58

« Son père si jeune aux cheveux blancs, sa mère aux yeux de porcelaine brisée, il n’existe pas de mot pour dire la tragédie qui les frappe. Pas de mot non plus pour dire ce qu’il en est de leurs enfants survivants, pas de mot pour dire le chagrin sans nom d’Aurore, car il n’est ni veuf, ni orphelin, celui que la vie ampute d’un frère ou d’une sœur. Aurore, qui cherche, s’égare, pense que ce n’est pas juste de ne pas nommer l’innommable, de ne pas au moins essayer. Mais il n’y a pas, il n’y aura jamais de mot pour dire le mal de frère. » p. 76

À propos de l’autrice
BUTAUX_Ariel_©Lyodoh_KanekoArièle Butaux © Photo Lyodoh Kaneko

Née en 1964, Arièle Butaux, écrivaine et musicienne, vit à Venise, après des années parisiennes pendant lesquelles elle a produit de nombreuses émissions sur France Musique, parmi lesquelles «Un mardi idéal». (Source: Sabine Wespieser Éditeur)

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Client mystère

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En deux mots
Le narrateur, livreur à vélo, est victime d’un accident. Il se reconvertit alors en Mystery Shopper et va ainsi parcourir la France et découvrir les nombreuses facettes du monde du travail. Mais sa profession n’est pas sans risques, il va en faire l’amère expérience.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le monde du travail scruté à la loupe

En suivant le parcours d’un livreur à vélo qui, après un accident, devient client mystère Mathieu Lauverjat nous plonge dans le monde du travail. Un premier roman sans concessions, une analyse aussi lucide que dramatique. Édifiant!

C’est à Lille, sous la pluie, que la carrière de livreur à vélo du narrateur va prendre fin. Il était pourtant en passe de réussir un beau challenge sous des conditions météo exécrables, livrer son quinzième repas de la soirée. Mais un accident de la circulation va ruiner sa prime et sa santé. Fractures et contusions multiples vont le mener à l’hôpital puis en convalescence.
Il va pouvoir tirer un trait sur ses performances et a suffisamment de lucidité pour comprendre qu’il va lui falloir un autre boulot pour payer son loyer.
C’est par hasard qu’il tombe sur une offre de recrutement de Mystery Shopper, ces faux clients chargés de vérifier si le personnel respecte bien les consignes édictées par l’enseigne qui les rénumère. Après des débuts un peu hésitants, il va vite se prêter au jeu et multiplier les missions.
Aidé par la conjoncture, il bénéficie d’une «explosion des offres et d’un niveau de rémunération attrayant. Coiffeurs, barbiers, cafétérias, centres de soins, bijouteries, stations-service, boutiques d’aéroport, Lille s’est convertie en un plateau de jeu immense. Au gré des dés et du tranchant du rasoir, j’étais tantôt ce jeune célibataire fortuné en quête de grosse berline, tantôt cet amant aventureux cherchant un porte-jarretelles pour son cinq-à-sept. De l’hygiène à accueil, de la réalisation de prestation jusqu’à l’ambiance, les points de vente, du bas de chez moi jusqu’au fond de Tourcoing, se sont transformés en cases de Monopoly.»
La DRH va le repérer et lui proposer d’élargir sa palette et de monter en grade. Il est chargé de parcourir la France en train et de noter le personnel de bord, du contrôleur au barista.
Un travail qui l’enchante — surtout au début — et lui permet de découvrir le pays. Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Aussi accepte-t-il de rejoindre le siège où son ambition va encore croître, tout comme sa volonté de surperformer.
Il se fond avec facilité dans le monde de cette entreprise, même s’il doit pour cela se ruiner la santé. «J’essayais de prouver chaque vendredi soir mon utilité à travers mon « PPP ». Tableau de route hebdomadaire, le pipipi — progress, plans, problems — me permettait de me mettre en avant (en gommant à l’envi mes erreurs) et de prouver à la hiérarchie que je faisais bien partie de ce «on» vitaminé à la tech.»
Mathieu Lauverjat réussit parfaitement à décrire ce milieu et sa novlangue, cette entreprise où une « talent acquisition manager » « onboarde » ses agents opérationnels, dont le narrateur devenu le « customer insight du hub 59 ». Tout semble lui sourire, d’autant qu’il file le parfait amour avec Martha qu’il avait croisé sur son vélo et qui caresse désormais l’ambition d’ouvrir son propre restaurant.
Le primo-romancier montre aussi parfaitement la course à la performance, la pression grandissante sur les salariés. Sans qu’ils s’en rendent compte, ils deviennent des hamsters qui s’épuisent à faire tourner une roue qui ne les fait pas avancer d’un pouce, mais les tue à petit-feu.
Cette réflexion acide sur le monde du travail va se terminer de manière étonnante, mais je n’en dirais pas davantage.
Je préfère souligner l’énergie du style, rapide et vif, qui colle parfaitement aux missions confiées à notre client mystère. En le suivant vous découvrirez routes les failles d’un système qui s’ubérise à outrance et broie ceux qui le font tenir. L’analyse est nette, le constat sans appel. Et dire qu’il y a quelques temps on pouvait affirmer en chantant que le travail, c’est la santé.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Client mystère
Mathieu Lauverjat
Éditions Gallimard, coll. Scribes
Premier roman
240 p., 19,50 €
EAN 9782072997686
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé à Lille et dans les environs, comme Tourcoing et Roubaix. Dans la seconde partie, on voyage à travers toute la France et dans la troisième partie on prend la direction du Maroc via Madrid et Tanger.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Alors qu’il pédale comme un dératé dans les rues de Lille pour livrer toujours plus de repas chauds, le narrateur de Client mystère est percuté par une voiture. S’il sort de l’accident sain et sauf (avec un bras mal en point), il se retrouve néanmoins « indisponibilisé » par les algorithmes de l’application pour laquelle il travaillait. Et donc, sans ressources.
C’est alors qu’il entend parler des « clients mystères », des particuliers mandatés par les entreprises pour jouer aux clients afin d’évaluer les performances des employés à leur insu. Notre héros devient donc l’un de ces hommes invisibles à la solde du management contemporain.
Client mystère dépeint avec tension et vivacité le monde du travail au temps de l’ubérisation : dictature de l’algorithme, culte de l’efficacité, déshumanisation progressive des interactions sociales, consumérisme débridé… autant de thématiques explorées dans ce roman, récit d’un passage à l’ennemi — avec toutes les conséquences que cela peut entraîner.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Feya Dervitsiotis)
Zone critique (Mathieu Champalaune)
Blog La bibliothèque de Delphine Olympe
Blog Les livres de Joëlle
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Nyctalopes
Blog Encres vagabondes


Mathieu Lauverjat présente «Client mystère» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« C’était un dimanche de novembre à Lille, il drachait depuis midi, et à dix-neuf heures le ciel se vidait encore sans jamais faiblir. Avec ce temps-là, les gens ne sortent pas et s’affranchissent de l’obligation de cuisiner en tapotant en masse sur leurs écrans tactiles – bien pratique pour les coursiers vélo. Quand j’ai commencé à livrer, nous étions une centaine à patrouiller un cube noir vissé dans le dos. Bien sûr, la concurrence des commandes était déjà féroce sur le créneau du soir, mais si nous ne travaillions pas dans la franche camaraderie, l’entente restait cordiale malgré les différents maillots d’écurie. Nous échangions souvent un salut furtif, une légère inclinaison de casque, parfois un coup de sonnette, un simple check au feu rouge. Réunis sous le dossard, nous étions « la Flotte ». Pour moi, c’était très simple : mon téléphone bipait, je validais la commande et partais chercher la victuaille. Après quoi je chargeais le matos dans le sac, géolocalisais la destination et pédalais comme un dératé. À cette époque, si les cheeseburgers rencontraient le plus de succès, je livrais aussi beaucoup de pizzas, des wraps végé, des menus sushi ou des pad-thaï. Donc, paresse oblige, un dimanche soir à vingt heures, c’était déjà un pic d’activité et là, vu les torrents diluviens, une grosse soirée s’annonçait potentiellement. J’avais d’ailleurs reçu une notification sur mon portable : un bonus pluviométrie avait été enclenché. En prévision, je m’étais connecté dès dix-huit heures trente. L’algorithme l’avait annoncé à nouveau pour motiver la Flotte, une forte demande était attendue. En conséquence, j’avais vérifié mes freins et lubrifié ma chaîne, ajusté ma tenue, vissé la casquette, zippé l’imperméable : tout allait bien s’enchaîner, et en flux tendu, m’étais-je rassuré au moment de partir, décidé à me dégager une bonne marge. À cette époque, le minimum garanti à sept euros cinquante de l’heure n’existait déjà plus. Je tournais sur la nouvelle tarification à la pure distance de trajet, à laquelle, ce soir-là, venait toutefois s’ajouter une variable forfaitaire « spéciale pluie ». Le nez enfoui dans le GPS, j’étais bouillant pour ce premier shift en soirée. Il fallait que ça paie.
Sous l’averse, la Flotte, ainsi bien nommée, était la seule à sillonner les rues et je n’avais pas perdu de temps. J’avais bien cavalé, enchaîné les commandes sans trop forcer. Du côté de la place de la République, une nouvelle adresse tournait à plein régime depuis qu’un blog de bistronomie amoureux de la Botte avait encensé la cheffe toscane. Le dernier miracle italien de Lille s’appelait Trattoria Pepino. La salle, le dimanche, est toujours aux trois quarts vide et ne paie pas de mine, alors qu’en cambuse la brigade est en plein coup de feu. Devant, sur le perron, la valse cycliste à destination des clients calfeutrés chez eux battait son plein. La pluie redoublait d’intensité et, sans précédent, un second bonus pluie venait d’être activé du fait des intempéries : quinze euros pour douze commandes acceptées et livrées. Je me souviens, j’étais avec Abou et Zied, on se collait sous l’auvent pour s’abriter du déluge en priant que notre numéro de tâche sorte comme un loto gagnant. Ça discutait football et mercato d’hiver pour patienter, le LOSC, en grande forme, venait de rafler le titre de champion d’automne. Zied, constamment sur ses applis de rencontres, avait matché avec une fille du côté de Fives, il nous montrait les photos de son profil et semblait tétanisé. On se marrait en l’incitant à la contacter. Sympa, Fabiola, la gérante de Trattoria Pepino, avait branché son système de calorifère pour que la Flotte ait l’illusion de sécher sous la résistance, et ses serveurs gominés abandonnaient quelques instants leur accent rital factice pour fumer leurs clopes à nos côtés.
À vingt-deux heures, je cumulais déjà onze runs et, malgré l’appât constant du gain, mon corps commençait à flétrir. L’eau s’infiltrait dans ma tunique et les prises de commande s’espaçaient doucement. Et pas de prises, pas payé. Vingt-deux heures trente, Fabiola a accepté les dernières livraisons. J’étais courbatu et à trente-cinq suis parti pour ma dernière course avec un brin de lassitude. C’était une quatre-fromages géante – il fallait terminer. J’ai visé le 34 d’une rue dont j’ai oublié le nom. C’était dans le centre en tout cas. J’ai traqué le raccourci, frôlé le trottoir en plissant les yeux pour déjouer les gouttes qui continuaient de s’abattre sur la chaussée. J’accélérais en ligne droite. Je voulais abréger, ne pas avoir à affronter le regard du client, juste lui souhaiter bon appétit pour m’assurer d’obtenir une note de cinq étoiles. En pédalant, je m’imaginais déjà rentré chez moi sous une douche brûlante après m’être étiré et réhydraté. Il n’y avait plus un chat dehors. Au niveau d’un croisement, j’ai grillé la priorité, comme d’habitude. Avec les écouteurs au creux de l’oreille crachant leur musique à plein volume, je n’entendis rien, ne vis rien venir.
La bagnole a surgi de mon angle mort et je me suis encastré dans la portière du conducteur, avant d’être projeté sur le capot telle une balle rebondissante. Le choc a fait un bruit de grosse caisse étouffé, une percussion compacte, épaisse, précédée d’un crissement strident. La Clio a sèchement pilé et j’ai volé en travers de la route. Par chance, aucun véhicule n’était derrière ou tapi de biais en embuscade pour me faucher au sol. Je me suis juste râpé le flanc sur une dizaine de mètres, hagard, spectateur de moi-même. On dit souvent que le temps se fractionne, se suspend et qu’on se voit en ralenti dans ces moments-là. Je pourrais mesurer cet instant passé en lévitation. Une, deux secondes et demie d’apesanteur, puis tout s’est accéléré à l’atterrissage et l’asphalte était froid. Je suis resté étalé sur le dos à m’infuser des gouttes de pluie. Raide, j’observais le réverbère en contre-plongée, sonné sous le casque. Mon téléphone avait été éjecté sur le bitume et j’entendais des bribes sonores se répandre de mes écouteurs. Un court instant, j’ai été cet être lucide, terrassé par la peur, conscientisant la gravité de la situation. Je suis foutu, je me suis dit, dévertébré, légume. J’étais pétrifié. Puis j’ai pris une décharge, un stimulus d’adrénaline, un coup de fouet, une gifle, je ne sais quoi d’électrique, une injonction cérébrale en tout cas qui a piloté mes gestes et m’a ordonné le mouvement. D’instinct, j’ai obéi. Je me suis touché la nuque, j’ai plié la jambe avant de me relever sans grande difficulté à l’aide des mains. J’étais écorché mais valide, un gros larsen bourdonnant au creux de l’oreille.
Mon vélo à pignon fixe, lui, avait eu moins de chance. Il était fracassé, la roue avant voilée, le cadran carbone en mode plié angle droit. J’ai ensuite aperçu mon sac de livraison isotherme éventré en chou-fleur derrière la diode électroluminescente qui clignait, affolée, l’air d’un cyclope épileptique. Quant à elle, la quattro formaggi gisait devant, encore fumante, décomposée en lambeaux. C’est l’image de cette pizza lacérée en vrac qui s’est gravée dans mon souvenir, curieusement. Les traînées filandreuses de mozzarella sur le bitume jonché de tomates concassées, la base de pâte déformée, oblongue, les ricochets de gorgonzola en monticules épars innervés de tranchées bleues, les câpres explosées façon puzzle et les olives éparpillées en étoile. Je revois les serviettes de papier imbibées de pluie fine, les sauces dispersées, le litre de soda agonisant en spasmes et déversant sa mousse sucrée vers le caniveau. Un beau chaos, mets et boissons entremêlés. Si j’avais eu un appareil photo sur moi, j’aurais capturé la composition, fixé la nature morte. Au lieu de ça, je me suis senti coupable. C’est étrange mais j’ai tout de suite pensé à ce couple qui n’aurait pas son dîner prépayé à temps, à cette foutue commande jamais livrée. J’ai imaginé leur soirée streaming, l’attente vautrée dans le canapé, la salivation impatiente de ces cadres supérieurs typiques des livraisons dominicales – trente, trente-cinq, quarante minutes d’attente et toujours rien, bon, prise de décision, coup de fil irrité au restaurant napolitain, incompréhension de Fabiola qui baisse à ce moment le store métallique de la trattoria, veuillez patienter un instant, ne quittez pas je me renseigne, et pour finir la stupéfaction face à mon intraçabilité soudaine. Car à cet instant précis je m’étais volatilisé, dérobé par collision, déconnecté par accident. Je ne produisais plus de données. En informatique, j’avais disparu du logiciel de dispatch. J’avais failli à ma mission à deux cents mètres près. On allait me retenir le prix de la course pour dégradation du plat. C’était la règle. En outre, j’étais en tort. J’avais coupé la route, j’étais responsable de l’accident.

L’automobiliste s’est précipité sur moi. C’était un Asiatique, la soixantaine grisonnante, un type lambda, paniqué. Je n’ai rien, lui ai-je assuré, ça va, je suis vraiment désolé, c’est de ma faute. Je pissais des mains, mon nez mouchait rouge, genou entaillé, coude à vif. La vue de mon imperméable maculé de traînées de sang l’a horrifié, il a vacillé un instant. Il fallait que je l’aide, le pauvre, que je le réconforte. Nous étions trempés. Personne n’arrivait au cédez-le-passage pour aider à débloquer la situation. C’était à moi de le secourir. Si tard, et lui, qui n’avait rien demandé, voilà qu’il se retrouvait seul face à un inconnu ensanglanté. C’est rien, c’est rien, j’ai répété, je vais bien, non mais vraiment. Il parlait fort, confusément, effectuait d’amples gestes en me regardant droit dans les yeux, sa pupille hallucinée, sa bouche en trémolos assaillie de tics nerveux. C’est juste une petite arcade, je lui disais, c’est vrai c’est impressionnant mais c’est trois fois rien. Franchement. Il insistait cependant, tenait à m’emmener à l’hôpital, voir un médecin, il voulait appeler les pompiers, la terre entière. Catégorique, j’ai refusé. Alors, nous avons négocié qu’il me dépose aux urgences les plus proches. Il n’y avait pas d’impact, il n’y aurait pas de constat, c’était bien clair entre nous, on passait l’éponge, mais enfin on était fou de rouler comme ça là, à toute berzingue, la nuit, pour trois francs six sous. Je lui avais foutu une sacrée peur. Ce n’était pas bon pour son cœur, a-t-il ironisé sur la fin de la discussion. En route donc. Ce qui restait du deux-roues attendrait le lendemain, je l’ai attaché au poteau.
Durant le trajet je n’ai pas dit un mot, honteux de laisser perler mon sang sur la banquette grise. Je fixais le pendentif de chat porte-bonheur qui bougeait sa patte, accroché à la base du rétroviseur. La douleur est apparue, un épouvantable mal de chien, et avec elle la migraine du contrecoup. J’ai serré les dents. Ça devait arriver, me suis-je dit. C’était un rite de passage obligé, une tuile de validation tribale. Ne devenait-on pas motard après s’être payé une frayeur sur l’autoroute ? Attestant l’aquaplaning, le flanc brûlé, la Kawasaki bousillée contre la bande d’arrêt d’urgence ? Aux yeux des autres, n’était-on pas perçu comme grand voyageur qu’au prix d’une histoire de grand requin blanc, de cartel mexicain, de revolver flanqué sur la tempe, tard, perdu aux confins d’un bidonville lointain ?
Mon smartphone avait rendu l’âme, la surface de l’écran atomisée en images fractales, perforée de miroirs irréguliers. À cette heure-ci, je pouvais oublier le forfait de l’heure, plus le dernier shift majoré. Exit la prime de quinze euros. Adieu le bonus client, j’allais perdre mes parts de créneaux durement gagnés sur la selle et bien sûr l’évolutivité de mes gains par course serait compromise. Bref, je m’étais assuré de remporter le titre de meilleur coursier du mois.
Mon faucheur m’a laissé devant l’entrée des urgences. Je l’ai remercié, confondu en excuses, puis il a disparu d’un coup de diesel. On m’a pris en charge rapidement au CHRU. Dimanche à vingt-trois heures trente, les formalités d’admission ont été expédiées, à peine ai-je eu le temps de me faire panser et prendre la tension artérielle qu’on est venu s’occuper de moi. J’étais costaud, m’a certifié l’interne, j’avais échappé au pire. Je suis ensuite passé au scanner – il n’y avait aucune hémorragie. Sans transition, on m’a guidé pour la radio. Le diagnostic était sans appel, je m’étais démis l’épaule et fracturé le coude, a confirmé l’urgentiste de garde, luxation du poignet, bascule du radius. L’addition, écharpe amovible et batterie d’antalgiques avec cinq semaines d’immobilisation minimum.
Je me revois sortir sur le parvis, lessivé, ma feuille de soins tremblant dans ma paume valide. Un brancardier en pause fumait sa clope devant l’entrée principale et j’en ai profité pour lui emprunter son portable. J’ai composé de tête le numéro de la société de livraison de repas. J’ai demandé l’administrateur. On m’a passé le responsable secteur. J’ai tout expliqué, me suis excusé à nouveau, je ne sais plus trop pourquoi mais j’étais navré en tout cas. Mon interlocuteur a fini par enregistrer ma déposition. On me tiendrait au courant. Selon le protocole, j’allais être suspendu, convalescent, indisponibilisé.

Après l’averse, Lille s’était replongée dans son sommeil et j’avais claudiqué jusque chez moi pour faire redescendre l’adrénaline dans le silence de la nuit. Pas âme qui vive. Rideaux de magasins baissés, poubelles débordant des livraisons du soir, cartons d’emballage, terrils de cellophane, pailles, sacs en kraft parfois laissés pour morts, éventrés à même le sol. De rares lumières d’insomniaques se reflétaient dans d’immenses flaques d’eau bourbeuses. Pas un bruit. Seulement la musique des gouttières perlant un dimanche d’inondation.
Le trajet a duré une bonne heure, durant laquelle j’ai fait le bilan. J’ai compté, ça faisait trois ans de shift déjà. Alors comme ça, contre toute attente, j’étais devenu coursier au long cours ? L’occasion de me rappeler que j’avais été recruté par hasard, un soir, à Roubaix, alors que j’enquillais les tours au vélodrome André-Pétrieux. À l’époque, un représentant de la société de livraison était venu nous voir et avait distribué quelques flyers. Si on avait quelques minutes, même, il payait sa fricadelle. En vrai, nous avait-il dit, les gars, vous n’en avez pas marre de faire des tours sur cet anneau de ciment ? Ça ne vous dirait pas de vous prendre en main ? Tracer partout dans l’agglo, voir du paysage, rencontrer des gens et vous faire du cash vite et facile ? Il cherchait de la chair fraîche motivée qui savait rouler. Il nous avait vus aborder le grand virage, franchement, avait-il renchéri, vu votre niveau c’est un plan fait pour vous. On est à plus de trente pour cent du Smic horaire, nous avait-il garanti, main sur le cœur, la bouche fumante de frites – ouais plus trente, facile. Vous réfléchissez ? Appelez ce numéro. C’est gratuit et il y a une prise en charge exceptionnelle sur la caution du sac en ce moment. À bientôt j’espère. J’étais avec un pote d’enfance, Zied, et je me souviens très bien qu’on s’était regardés avec enthousiasme en opinant du casque. On était chauds bouillants.
Au début, ça allait comme sur des roulettes. D’un secteur à l’autre, je découvrais de nouveaux recoins de la ville, ça tuait le temps et avec ces rentrées d’argent, trois, quatre cents euros par semaine – record lors de la Coupe du monde de football, triomphe des hot-dogs de buvette de stade à domicile –, j’arrivais à aider ma mère à remplir le frigo et à boucler le mois plus serein, tout en suivant les études. J’avais fini par m’inscrire en première année de licence de géographie – un rêve de gosse. Mais avec les courses sur les mêmes plages horaires que la fac, le standard d’heures-kilomètres au taquet pour truster les tops de l’algorithme, c’est rapidement devenu trop difficile de tout concilier. D’autant que je devais combattre l’ironie de ma propre famille dans cette entame d’études supérieures. Enfin, famille, c’est un bien grand mot : ma mère, son frère Jean-Jacques – Jiji pour le premier guignol croisant son chemin – et ses beaux-frères, les vagues associés de Jiji, enfin quoique eux, je ne les voyais jamais. Car chez nous, autant dire que c’est un système D de type héréditaire, D comme débrouillardise, mais surtout D comme damnation, un logiciel rayé produisant des générations de bidouilleurs de tôle aimantés par le garage familial. Moi, j’étais taxé d’intello parce qu’à dix ans je n’étais pas foutu de faire une vidange. Pas manuel, pas génie mécano, pas fute-fute. À Roubaix, on ne comprenait pas mon désir de cartes, d’évasion, de grands espaces. Aussi loin que je me souvienne, il y avait pourtant ces planisphères multicolores punaisés aux murs de la classe d’école, ces lignes de découpage de frontières qui me fascinaient tant, les drapeaux des pays et les noms des capitales lointaines dans lesquels je me retranchais. Khartoum, Addis-Abeba, Tachkent, Douchanbé, je me les récitais seul, au lit, les invoquais tels des gris-gris tranchant avec l’horizon de tonnelets d’huile et son ciel de pancartes IGOL. Bref de là où je viens, on ne traîne pas trop à la fac. Et en un sens, malgré mes prédispositions aux études, on n’a jamais pu admettre qu’il puisse y avoir un autre avenir que la concession. Alors, Indiana Jones, tu pars étudier le grattage des cailloux ? s’était mis à se moquer Jean-Jacques, mon oncle, gérant, à chaque fois qu’il me croisait aux abords du parc d’occasions. Tu m’en laisseras un ou deux au frigo, hein, si jamais ? – et il piaffait de rire, toussant sa Gitane en montant dans sa nouvelle épave chinée au fin fond du Limbourg. Culture familiale : fumer dur, bosser sans filtre, ne rien déclarer sauf de fausses notes de frais et partir vers le caveau pied au plancher. Tout ce décor pour dire qu’entre l’augmentation des livraisons et les révisions des examens de janvier, les vacances de Noël m’avaient refroidi et j’avoue avoir vite été rebuté par les cours d’aménagement du territoire, l’introduction générale à l’archéologie et ces hallucinants travaux dirigés de géomatique, des plus soporifiques. Il fallait choisir. Mais voilà, si je ne voulais pas finir par moisir dans un garage fantôme, acheter des voitures belges, déjouer les contrôles fiscaux, bricoler des comptes et des cartes grises comme mon oncle Jiji, je n’avais pas vu la couleur des partiels non plus : pragmatique, j’avais opté pour la selle du vélo, sans grande conviction, histoire de m’émanciper au plus vite de l’affaire familiale sans rien demander à personne. Trois mois plus tard, un shift à temps plein et une série de bonus m’ont enfin permis de quitter Roubaix, le marasme de la cité-dortoir, et de sous-louer un studio à Wazemmes. Alors au début, en bon fils, je revenais au cocon voir ma mère le week-end – par le canal ça se fait rapidement –, mais très vite mes visites se sont faites plus rares et à compter du premier printemps je n’ai plus jamais quitté mes zones stratégiques, trop occupé par les livraisons en journée, la traque aux bonus le soir, les dimanches rapaces et le maintien d’une haute statistique de satisfaction.

Voilà, à livrer à temps plein, je n’avais pas vu le temps passer. En un mot, ce que je me suis dit sur le retour des urgences, c’est qu’à l’évidence je m’enfonçais dans ce rythme de tâcheron. Désormais privé de vélo, sans poignets ni coudes, j’étais de toute façon mis en jachère pour des lustres. Alors certes, je n’allais pas être mis à pied. Bien sûr, je ne serais pas poussé vers la porte ni placardisé et l’on ne me notifierait pas non plus une faute grave. Je livrais une prestation d’autoentrepreneur et, en termes de statut, j’étais tout à fait libre de postuler à nouveau. Le hic ? Déjà, quand on travaille pour un algorithme, en cas de besoin, on a plus de chances de tomber sur un bot opaque dirigé par la 5G que sur un humain sensé. Alors après un coup de grisou, autant rêver de tomber sur un délégué du personnel. Ensuite, manquer à l’appel quatre jours, sortir de la mine une semaine, et pourquoi pas partir en vacances, bref, c’est simple : s’absenter induisait que la plateforme vous faisait tomber dans l’abîme du classement d’appels de coursiers. Là, j’ai compris que je ne pourrais même pas livrer à pied et que ça allait durer quelque temps. Inapte, hors selle, je m’exposais en réaction à une chute proportionnelle à la longueur de mon absence. Moins tu travailles, moins tu peux travailler. Car le droit ne régente pas cette étrange contrée de travailleurs intermédiaires. Zéro responsabilité, nulle fiche de paie, nulle présomption de salariat, nulle contrepartie n’est exigée d’eux vis-à-vis des matricules. Et de toute façon pourquoi se triturer quand on sait qu’une quantité de houilleurs sera toujours disponible pour dissoudre sans conciliation un éclopé dans la mathématique de la foule. Je veux dire : à une vieille carcasse blessée succédera un nouveau cabri plein de zèle. Il lui suffira de savoir pédaler le ventre creux.
C’était clair : dans les heures à venir, l’application de livraison de repas chauds ne serait malheureusement plus en mesure de renouveler notre partenariat. Donc rideau. J’allais être rayé de la liste. Résilié. Autrement dit, foutu.
J’ai tourné la clé dans la serrure de mon studio et me suis observé dans le miroir de l’entrée. Mon hématome facial avait doublé de taille et semblait vouloir encore s’étendre. Des ecchymoses annexaient la surface droite de mon visage et les bleus gonflaient sous ma peau. J’ai examiné ces contusions de près, appliqué. La forme de l’œdème dessinait un linéaire côtier et sous l’arcade sourcilière s’était niché une sorte de gros caillot noirâtre. Plus bas, les lésions autour du globe oculaire tiraient une ligne droite. Un front de mer se prolongeait en estuaire tuméfié jusqu’au maxillaire. Il y avait une mélasse mauve et bleu dans ces fjords en sang séché. J’avais déjà pris des tôles mais là, vraiment, j’avais la gueule en tempête atlantique.

Le lendemain matin, la plateforme de livraison m’a fait suivre un mail de réclamation. En résumé, expurgé de ses fautes d’orthographe, JeremXsan62, le client, avait appelé trois fois le restaurant à trente minutes d’intervalle, sa quatre-fromages, je cite, s’était volatilisée, on l’avait renvoyé vers un chatbot, il s’était tapé des téléopérateurs incompétents, livraison jamais effectuée, SAV catastrophique, même pas aimable, il attendait un petit geste, un code promo, un rabais – même pas en rêve –, vingt-trois heures il était mort de faim, dix-neuf euros c’était quand même hors de prix, c’était bien une boîte de voleurs, d’ailleurs, sales enculés – je cite toujours –, ça s’était bien foutu de sa gueule hein, il allait en tout cas porter plainte, parfaitement oui, bâtards, porter plainte, tellement il fallait fuir ce service et passer son chemin, fin de citation.
J’avais déjà encaissé une retenue sur paiement de douze euros pour non-port de tenue réglementaire. En juillet de cette même année, j’avais laissé le lycra manches longues dans le placard pour shifter quelques milk-shakes en tee-shirt. Je livrais dans les squares, au beau milieu des pelouses de parcs, en terrasse, je m’aérais en roulant quoi. Mais c’était interdit, le tee-shirt. Je m’étais fait prendre. Comment, je n’ai jamais trop su, sans doute balancé par un de ces types dépêchés pour surveiller les prises de commande. Une autre fois, alors qu’on jouait au foot aux heures creuses, un autre camarade coursier, Farid, nous avait mis en garde : selon lui, il fallait faire gaffe, il y avait de la délation dans l’air vers la rue de Béthune. On n’était pas censés taper la balle. Pour l’image, le prestige de l’uniforme, le dynamisme. On se méfiait. Je me rappelle autre chose : l’histoire du tiramisu aux spéculoos disparu de la commande plat-dessert, comme par magie, une fable inventée de toutes pièces par ce client qui ne cherchait qu’à se faire rembourser sa formule déjeuner. Je l’aurais, soi-disant, mangé en chemin, adossé à mon vélo. Affamé, le badaud m’aurait guetté depuis sa balustrade en fer forgé et vu bâfrer son dû au mascarpone avant que je ne sonnasse au pied du bâtiment. Un pur mensonge accouchant cependant d’une accusation bien réelle, et qui m’avait coûté cher. Des semaines durant, je m’en souviens très bien, la plateforme m’avait collé un blâme et j’avais dû ingurgiter sans broncher les distances peu rémunératrices du matin, absorber les commandes lointaines pour me refaire une virginité, redorer le blason, jusqu’à retrouver mes précieux quatre-vingt-dix-sept pour cent de bonnes notes et, par là même, les meilleures parts de travail. Jusqu’à ma délivrance, quelques jours plus tôt, où l’algorithme m’avait enfin notifié ma réaffectation sur le créneau du soir.
Ainsi, masqué derrière son petit clavier d’ordinateur, JeremXsan62 avait anéanti en toute impunité mes dernières chances de survie. Chaque avis déposé, chaque note, chaque étoile comptaient tant qu’il n’y aurait aucune indulgence à mon égard. Ce jour-là, j’aurais mis ma main à couper que mon sursis allait tomber. On me rendrait le bad buzz au centuple. Une chose est sûre, le mail était remonté car, en réponse au commentaire, l’administrateur référent avançait platement des excuses et arguait un malencontreux incident technique. Au nom de la société, il allait le contacter en message privé et l’encourageait vivement à sortir du pseudonymat pour trouver un arrangement. Parce qu’ils savaient qu’un repas livré à l’heure était toujours meilleur, ils mettaient un point d’honneur à respecter les délais de livraison. Un crédit exceptionnel était avancé : JeremXsan62 ne resterait pas sur sa faim.

Extraits
« Et ça a fonctionné: si je n’ai guère mieux fermé l’œil, j’ai bénéficié d’une explosion des offres et d’un niveau de rémunération attrayant. Coiffeurs, barbiers, cafétérias, centres de soins, bijouteries, stations-service, boutiques d’aéroport, Lille s’est convertie en un plateau de jeu immense. Au gré des dés et du tranchant du rasoir, j’étais tantôt ce jeune célibataire fortuné en quête de grosse berline, tantôt cet amant aventureux cherchant un porte-jarretelles pour son cinq-à-sept. De l’hygiène à accueil, de la réalisation de prestation jusqu’à l’ambiance, les points de vente, du bas de chez moi jusqu’au fond de Tourcoing, se sont transformés en cases de Monopoly. Et l’Homme invisible s’est vite mué en homme caméléon. Si je m’étais promis d’adapter mes mimiques aux besoins techniques de la mise en scène, d’innover à partir d’un scénario établi par les applications j’avoue que je n’avais pas prévu d’éprouver autant de plaisir à me camoufler dans le magma organique de la ville. » p. 67

« Moi, j’essayais de prouver chaque vendredi soir à cette dernière mon utilité à travers mon « PPP ». Tableau de route hebdomadaire, le pipipi — progress, plans, problems — me permettait de me mettre en avant (en gommant à l’envi mes erreurs) et de prouver à la hiérarchie que je faisais bien partie de ce « on » vitaminé à la tech. Car, sans le vouloir, j’étais entré chez ces cols blancs par effraction après mon Scalp. Et ce que je retenais, c’est que si je n’étais pas une bête en informatique, loin de là, parti de rien, from scratch, j’étais devenu collab PMGT. Anne-Sophie, talent acquisition manager à ses heures perdues, m’avait onboardé ici, et dans ce chaordre défendait bec et ongles la nécessité d’avoir sous le coude un opérationnel terrain couteau suisse. Donc j’étais le customer insight du hub 59. » p. 104

À propos de l’auteur

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Mathieu Lauverjat © Photo Francesca Mantovani

Mathieu Lauverjat est un auteur et éditeur né en 1987 à Bordeaux. Après un zigzag en droit puis un crochet par les sciences politiques, il s’engage dans le métier d’éditeur et jongle entre la non-fiction et les livres illustrés pour diverses maisons et revues. Client mystère est son premier roman. (Source: Éditions Gallimard)

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Ton silence m’appartient

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En deux mots
Ce coin d’Irlande est aussi beau que terrifiant, car au bord de ces falaises les gens viennent se suicider. Sean, qui a perdu sa fille, tente de leur venir en aide. Il recueille Liam qui, à son tour, va sauver Moïra en train de se noyer. Ils vont alors tenter de redonner un sens à leurs existences.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«La différence est le lit de l’amour»

Avec ce troisième roman fort en émotions, Bertrand Touzet confirme son talent à sublimer les vies ordinaires. Sur les pas d’une famille irlandaise, il donne ses lettres de noblesse à l’entraide et appelle à plus d’humanité dans un monde en perte de valeurs.

L’endroit est autant magnifique qu’il est terrible. Si le long des falaises de Kilkee et de la plage de Lahinch on rencontre des surfeurs intrépides, l’endroit est aussi connu pour ses suicides. Régulièrement des hommes et des femmes viennent se jeter dans le vide, s’assurant une mort certaine.
C’est dans ce coin sauvage d’Irlande, où «les saignées de la tourbe et la tête des moutons ont la couleur de la Guinness», que vit Sean et sa famille. Le vieil homme s’est donné pour mission d’aller à la rencontre de ces désespérés, d’entamer un dialogue, de tenter de les persuader qu’une autre voie est possible, qu’ils peuvent au moins s’accorder le temps de la réflexion. S’il ne réussit pas toujours et s’il ne sait pas si ceux qui acceptent de le suivre ne récidiverons pas, il n’oublie aucun visage.
Ce n’est malheureusement pas le cas de son épouse Erin qu’il a été contraint de placer en pension, sachant pertinemment que l’amour de sa vie arrivait ainsi dans l’antichambre de la mort. Chacune de ses visites est une épreuve à laquelle il ne dérogerait pas.
Le soir au pub où il va manger et boire un verre, il lui arrive de croiser le regard noir de Cilian, son fils qui n’a pas été épargné par la vie lui non plus. Un soir sa femme a quitté la maison pour ne plus jamais revenir. Sinead était toute sa vie, une vie qui le hante tous les soirs, mêlée de regrets et de culpabilité. «J’aurais dû essayer de la retenir, j’aurais dû essayer davantage… même si rien ne retient une femme qui a décidé de partir, ni les cris ni les plaintes, encore moins les larmes. Je suis assailli par mes souvenirs d’elle. Ceux du bonheur passé ne sont pas de bons compagnons, ils enfoncent plutôt qu’ils ne réparent, alors je me concentre sur autre chose, je viens jouer au pub, je bois un peu, trop peut-être, Le whisky, le piano, comme quand elle est partie… ça aide à oublier, momentanément, mais les souvenirs sont impossibles à écraser, trop épais.»
Sean a recueilli Liam avant qu’il ne commette le geste fatal. Ce dernier le seconde désormais… aussi dans sa mission de sauveteur. Il va venir au secours de Moïra quand cette dernière est emportée par les flots, qu’elle a décidé de laisser la mer la prendre. La jeune femme, qui avait quitté la région au bras d’un champion, n’avait pas davantage réussi à trouver sa place en ville qu’au sein de son couple. Une blessure qui la rend farouche, peu encline aux confidences. Et pourtant…
On sait depuis Aurore, son premier roman, combien Bertrand Touzet est attentif aux gens simples que la vie n’a pas épargnée. Cette fois encore, il s’attache à tisser des liens entre des êtres désespérés qui semblent être arrivés au bout de la route, que plus rien ne retient, sinon peut-être un instinct vital dont ils se sentaient pourtant dépourvus. En parcourant cette lande irlandaise, il nous rappelle combien un regard, une parole, une main tendue peuvent être nécessaires. À l’heure du repli sur soi, de l’individualisme érigé en doctrine, cette belle leçon d’humanité touche au cœur.
Um message universel, une magnifique déclaration d’amour au genre humain qui n’est jamais aussi vrai que lorsqu’il prend la peine d’écouter.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Ton silence m’appartient
Bertrand Touzet
Presses de la Cité
Roman
272 p., 21 €
EAN 9782258204669
Paru le 8/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Irlande, le long des falaises de Kilkee et Lahinch. On y évoque aussi Killorglin, Athlone, Corofin, Ennis, Galway et Limerick, Dublin, Londres et Perth, en Australie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sauvages et désertes, les falaises de Kilkee, dans l’ouest de l’Irlande, attirent les âmes désespérées. Depuis la mort de sa fille, Sean, un fermier des environs, a pris l’habitude de les arpenter chaque soir, pour être cette dernière main tendue à ceux qui ne croient plus en rien.
Un jour, Liam, brebis égarée recueillie par Sean sur son exploitation, sauve une jeune femme, Moïra, de la noyade.
S’il l’imagine perdue, elle semble être pourtant exactement à l’endroit désiré. Et si ce retour était pour elle l’occasion de renouer les liens défaits et d’apaiser les douleurs du passé?
Une ode à la vie et aux hasards des rencontres qui peuvent changer son cours.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Petite dédicace
Vendredi 24 septembre 2021
Je viens de perdre un patient.
Ça arrive, ça fait partie du « job ».
Ce n’était pas le patient que je voyais le plus, ni le plus bavard. De ces gens dont la parole est rare, un clown triste.
Je vous fais part de cette anecdote, même si le mot me gêne ici, car il avait été touché par un de mes précédents romans, Aurore. Le sujet traité – la vieillesse, la solitude, le besoin des autres – le préoccupait beaucoup. Il disait souvent : « La vieillesse est un naufrage. »
Récemment, il avait acheté cinq exemplaires de mon livre pour les offrir à ses amis proches.
Ce matin, une femme m’a téléphoné pour m’annoncer qu’il était décédé, qu’il s’était suicidé dans la journée de mardi.

Il avait rendez-vous avec moi le matin même, mais il avait annulé.
Cette amie de Gérard m’a dit : « Je ne sais pas pourquoi je vous appelle ; j’en avais envie. J’ai lu le livre que Gérard m’a offert, il avait été touché par l’histoire, moi aussi, il parlait souvent de vous… »
Je raccroche, ému par ce coup de téléphone, par l’annonce de la perte d’un patient à part. Une heure plus tard, une autre de ses amies, une infirmière à qui j’avais dédicacé Aurore, m’appelle à son tour, elle non plus ne sachant pas trop pourquoi, mais un besoin…
Nous, les auteurs, écrivons des histoires, inventons, brodons, mélangeons le réel et l’imaginaire. La portée de ces histoires, ce qu’en font les gens nous échappent.
Je n’avais pas imaginé que ce patient choisisse de partir si vite. Je le savais désenchanté, mais pas à ce point. Le fait qu’il distribue Aurore à ses amis avant de décider de mourir, j’ai l’impression qu’il s’en est servi comme d’un message.
J’étais en train d’écrire ce nouveau roman, j’ai mis un peu de lui dedans, ça lui aurait plu, je pense.
Alors, à Gérard.

Limerick, Irlande
Vous nous avez sauvé la vie et nous vous en remercions infiniment.
Selon vos conseils, nous nous sommes rendus aux services sociaux de Limerick, mais nous ne rentrions dans aucune case. Pour toutes les aides, tout était trop compliqué.
Quand vous êtes vieux, la société ne veut plus de vous et vous le fait sentir, vous êtes un poids pour qui veut avancer. Les vieux, on les voit aux caisses des supermarchés, à remplir les sacs de courses des clients, à distribuer des prospectus, mais ils ne font déjà plus partie de cette vie.
Nous avons été traités comme des sans domicile fixe, des marginaux, par ces gens censés nous venir en aide.
Nous avions tout, un pub, un toit pour nous abriter, nous n’avons plus rien.
Quand les portes se ferment, vous comprenez qu’il ne reste qu’une seule issue.
Nous avons insisté, avec mon épouse, poussés par le soutien de votre main tendue au bord de la falaise. Nous avons insisté en souvenir de vous, en nous disant que cette société, c’était aussi des personnes comme vous.
Aujourd’hui, nous sommes donc retournés à l’antenne sociale, où cet homme nous a reçus.
Il a refusé de nous aider, comme les autres. Au moment de repartir, il pleuvait, il y avait du tonnerre, nous n’avions pas emporté de parapluie, et quand nous lui avons demandé s’il pouvait nous en prêter un, il a répondu : « Et puis quoi encore ? » Il nous a pris sans doute pour des mendiants.
Notre vie ne pouvait pas continuer à être cela, être regardé de travers, sentir que vous coûtez plus cher que vous ne rapportez.
Alors nous lui avons demandé si la solution n’était pas de disparaître complètement. Sans lever les yeux, il a marmonné que ce n’était pas son affaire.
Nous avions décidé de sauter de ces falaises, vous le savez ; pourtant, grâce à vous, nous avions repris courage et étions prêts pour un nouveau départ.
Mais toute cette errance est épuisante, et nous n’avons plus l’énergie de nous battre.
Même morts, nous n’oublierons pas les mots de cette personne aux services sociaux, « Ce n’est pas mon affaire ». Nous n’oublierons pas non plus les vôtres et combien vous vous êtes efforcé de nous aider.
Nous sommes passés en quelques jours du désespoir à l’espoir, qui a été ensuite réduit en miettes.
Bien que ma femme et moi ayons peur de mourir, nous avons pris notre décision et prions pour qu’à l’avenir personne n’ait à suivre le même chemin que nous.
Ted et Kelly O’Reilly

1
C’était une lettre écrite sur un bout de papier, l’enveloppe à mon nom, sans timbre, fermée par un pansement. Une lettre d’adieu à mon intention. Cette lettre a déterminé ma mission, ma vie.
Depuis toujours, j’étais confronté à la réalité de cette falaise. Je venais pêcher dans les eaux froides qui la fouettent les jours de gros temps. J’observais les oiseaux qui nichent dans ses recoins, allongé sur l’herbe humide, les doigts bien agrippés au bord, seule ma tête dépassant dans le vide. Je porte en moi le souvenir du vent remontant le long des parties abruptes, assourdissant, chargé d’écume.

Ce soir, comme tous les soirs depuis cette lettre, je commence ma ronde.
Je finis ma cigarette, attends patiemment l’heure bleue, celle qui suit le crépuscule. Ce moment de la journée entre chien et loup. C’est là que les candidats au suicide se montrent, s’approchent.
Le coucher de soleil est magnifique ici, peut-être le plus beau d’Irlande. Au loin, Spanish Point, immense baie de sable blond avec ses surfeurs. Il n’y a que les phoques et les Irlandais qui puissent se baigner dans ces eaux froides. Les seuls dont le sang ne craint pas le froid.
Mes désespérés viennent ici, à Kilkee, plutôt qu’à Moher, car si les falaises y sont tout aussi impressionnantes, il y a moins de touristes et l’on peut s’approcher du bord sans éveiller les soupçons des gardes. Certes, elles sont moins hautes que leurs célèbres voisines, mais l’équivalent de dix étages, cela suffit pour être sûr de mourir.
La réalité de cet endroit pour moi, depuis cette lettre, c’est que des gens viennent s’y tenir face au vide, celui de la falaise, celui de leur vie. Je n’y avais pas prêté attention avant tout ça, avant Sinead, avant le couple O’Reilly.
Je me suis renseigné, il y a toujours eu des suicides ici, mais il y en avait moins autrefois.
Avant, on se suicidait par désespoir amoureux, par folie ; pas parce que la vie est devenue trop dure. Parce que c’est nous qui l’avons rendue ainsi.
Généralement, je cherche les endroits où ils se cachent en attendant qu’il n’y ait plus personne, après avoir vu le dernier coucher de soleil de leur vie.
On pourrait mettre des barrières, mais je crois que cela fait venir les touristes. Aujourd’hui, dans les minicroisières qui partent vers les îles d’Aran, il est fréquent de leur montrer ces falaises meurtrières en faisant un décompte morbide : « Ici, depuis le début de l’année, quinze personnes ont trouvé la mort… » Qu’est-ce que pensent les vacanciers en entendant ça ? « Oh, c’est romantique de se suicider par amour, comme Juliette » ? Est-ce qu’ils espèrent se procurer des frissons si jamais quelqu’un fait le big jump au moment où leur bateau passe ?
Comme si le suicide était devenu une attraction en soi. Comme en tout, le profit est privilégié au détriment de l’humain et personne ne veut que ça change. La société a amené ces désespérés ici et continue de profiter d’eux, même morts.
La cabine téléphonique sur la corniche, c’est comme un dernier rempart. J’y laisse des affaires qui peuvent rattacher à la vie, une bible, des pièces pour acheter un billet retour pour Limerick, une carte de téléphone, des cigarettes…
Certains acceptent directement mon aide, d’autres plus difficilement. Mon approche est toujours la même : « Bonjour, ça va ? Qu’est-ce qui vous amène ici ? »
Qu’un autre être humain leur parle les surprend, leur fait du bien. Ils existent à nouveau.
Certains me répondent, d’autres fixent le sol, d’autres encore se mettent à trembler, fondent en larmes dans mes bras.
Aucun ne se jette du haut de ces falaises sans hésiter. Souvent, il leur faut la nuit entière pour rassembler leur courage. J’interprète cette attente comme l’espoir que quelqu’un vienne les sauver, jusqu’à la dernière seconde.
Alors je pose ma main sur leur épaule et je les écoute.
Il y a aussi ceux qui m’envoient promener : « Ça ne vous regarde pas, ça ne regarde que moi. » Même cette réponse, c’est un appel au secours. Donner des conseils ou faire la morale, ça ne sert à rien. Si je veux qu’ils s’en sortent, je dois faire le chemin à côté d’eux pour trouver la solution, prendre leur souffrance et marcher avec elle pour avancer.
Bref, me mettre à leur place. Je n’ai pas trop de mal, j’ai failli m’y trouver un jour.
J’en ai sauvé beaucoup, pas tous. Je suis une bouée, s’ils veulent me lâcher, repartir vers le bord, je n’y peux rien. Ceux-là laissent leurs chaussures, leur portable à l’endroit où ils sautent. Pour qu’on les retrouve, pour ne pas complètement disparaître, pour être enterrés convenablement.
C’est ici que j’ai rencontré ce vieux couple. Ted et Kelly O’Reilly. C’était peu de temps après avoir perdu Sinead, ma fille. J’étais là, en train de regarder la falaise, quand je les ai vus tous les deux, se tenant la main face à la mer. Ils avaient un pub à Limerick et avaient fait faillite. Ils n’avaient aucun moyen de rembourser leurs dettes. Je leur ai dit qu’il ne fallait pas mourir pour ça. Je croyais les avoir dissuadés de passer à l’acte et les avais orientés vers les services sociaux compétents… Quelques jours plus tard, j’ai reçu cette lettre, celle écrite sur un bout de papier. En la lisant, j’ai eu un choc violent, comme si un crime s’était commis devant mes yeux, comme s’ils avaient sauté devant moi depuis cette falaise.
J’ai appelé la mairie, où Ted et Kelly s’étaient rendus en dernier. On m’a passé le service social. Là, on m’a expliqué qu’ils s’étaient pendus dans le bois derrière les bâtiments. Je les ai traités de meurtriers, la mairie, les services sociaux. Parce que c’est ce qu’ils étaient, des meurtriers.

Cela fait quatorze ans que ma fille est morte, quatorze ans que j’arpente cette falaise. Je n’ai oublié aucun visage.

2
Sean remonte l’avenue qui longe la grande plage de Lahinch. Le soleil disparaît lentement au large, et avec lui le sentiment que les gens d’ici sont les derniers en Irlande à encore profiter de sa douce lumière.
Le bout d’une île, un « finistère » ; en face, ceux des îles d’Aran doivent sûrement se dire la même chose. Septembre offre de belles journées, mais semble abandonner chaque jour un rayon de son soleil, le rendant de plus en plus pâle.
Des surfeurs, torse nu, combi roulée en bas des hanches, rincent leurs planches à l’arrière des vans. Sean passe, les salue. Les odeurs de sel, d’iode, mélangées à celles du monoï et du gel douche à la vanille, semblent vouloir maintenir artificiellement l’été. Les surfeurs écoutent de la musique, boivent des bières, rient. Ils sont jeunes. Sean envie cette insouciance, cet âge où l’on rit de tout. Il aimerait pouvoir encore appréhender cette côte, cette ville avec la même candeur.
Ici, c’est chez lui, jamais il ne pourra en partir. Tout homme a besoin d’un ancrage, quel qu’il soit, même s’il résonne de son chagrin.
Devant lui l’océan, derrière le Burren.
Devant lui, cet ennemi magnifique qui lui a tant pris, et, derrière, un plateau karstique que même Cromwell n’a pas voulu soumettre, « pas assez d’eau pour noyer un homme, pas assez de bois pour le pendre, pas assez de terre pour l’enterrer ».
Chez lui, c’est cette bande de terre perdue entre deux immensités grises, tourmentées et chaotiques.
Le marchand de journaux range les présentoirs de cartes postales, les pelles et les râteaux en plastique coloré. Sean soulève sa casquette, lui sourit, ils se parleront plus tard au pub.
Depuis que sa femme n’est plus avec lui pour partager les repas du soir, il préfère les prendre au Cornerstone, un pub de Lahinch où il avait déjà ses habitudes. Il y venait pour voir les matchs de football gaélique, les courses de chevaux, les amis après la journée à la ferme, à la salle de boxe.
Le ciel se charge d’épais nuages. Un grain ne va pas tarder à tomber, vidant les rues.
En entrant dans le pub, Sean aperçoit Cilian, assis dans un coin de la salle, le regard perdu dans sa pinte de Smithwick’s.
Il le salue rapidement, il sait que cela ne sert à rien de venir lui parler quand il a cette noirceur dans les yeux.
Son couvert l’attend déjà à sa table. Sean s’assied et déplie le journal posé devant lui.
— Tout va bien ? lui demande Josh, en posant une assiette fumante et une pinte de Guinness sur la table. Pas de désespéré à sauver ce soir ?
— Non, personne, malgré le coucher de soleil magnifique.
— Tant mieux.
— Josh ?
— Oui.
— Il est là depuis longtemps ?
— Deux heures et six pintes. Ça fait plusieurs soirs qu’il finit ici, comme à l’époque de…
— Je ne l’avais pas vu depuis un moment.
— D’habitude, il arrive plus tard, il passe au Mulligan’s picoler et jouer du piano avant de venir ici. C’est pour ça que tu ne le vois pas.
— Je vais en parler à Moïra, je vais lui dire de venir le voir.
— Elle est dans le coin ?
— Non, mais peut-être que ça la décidera à revenir.
— Au fait, comment va ta petite-fille ?
— Bien, je crois. Elle est toujours à Limerick. Elle s’est entichée d’un joueur de football gaélique.
— Ben quoi ? Tu aurais préféré qu’elle se trouve un gardien de moutons comme toi ? C’est bien pour elle.
— Quitte à partir avec un pousseur de pelote, j’aurais préféré que ce soit un mec de Clare ou de Kerry, ils sont meilleurs.
— Pfff !
— En attendant, je ne la vois plus et elle me manque.
— Elle reviendra, elle est amoureuse, comprends-la.
La pluie fouette les carreaux, le grain n’aura pas mis longtemps à arriver.
Sean sait qu’ici, les nuages suivent la marée. Le temps de finir son verre, son assiette, il sera déjà loin.
— Il est bon, ton ragoût, Josh.
— Comme d’habitude.
— C’est toi qui le dis.
Sean sourit, s’essuie la commissure des lèvres, boit une gorgée de bière.
Sur l’écran passe un match de rugby. Le Munster contre Cardiff, une rediffusion du week-end. Sean connaît déjà le résultat final mais fixe le rectangle vert, attiré, désireux de meubler sa solitude. Bercé par le bruit des verres, du brouhaha des conversations, il sent son corps lentement plonger dans la torpeur de la fin du jour, ses joues s’empourprer à la chaleur du pub, du ragoût.
La journée a été longue, le travail à la ferme est de plus en plus difficile, même si le « petit » l’aide beaucoup. Il devrait se reposer, penser à la retraite, mais c’est impossible, l’exploitation a besoin de lui et lui a besoin de l’exploitation pour ne pas trop penser, finir comme Cilian au coin du bar.
Sean a toujours vécu à Lahinch. Il a connu la petite station balnéaire avant les désirs de mer des gens de la ville, avant l’essor du surf et l’arrivée des vans.
Il a rencontré sa femme Erin en livrant des bêtes au marché à bestiaux d’Ennis. Elle marchait dans la rue, droite, altière, remarquable. Il a croisé son regard et espéré secrètement qu’elle viendrait le soir à la fête qui clôturerait le marché.
Sean était plus jeune même si, par sa carrure, son assurance, il donnait le change. Il osa l’inviter à danser et jamais plus elle ne lâcha la main qu’il lui avait tendue. Elle fit les trente kilomètres qui séparent les deux villes pour venir s’installer à Lahinch avec lui.
Erin n’est plus là pour partager son repas du soir, mais Sean continue de venir la voir tous les jours à la maison de retraite. Contrairement à elle, il n’a pas oublié le moindre fragment de leur existence ensemble.
Cilian finit son verre, le pose sur la table, se lève, faisant crisser les pieds de sa chaise sur le parquet.
Sa démarche est hésitante mais il ne titube pas. Il fait signe à Josh de noter ses consommations et traverse le bar jusqu’à la porte d’entrée.
— Bonsoir, Sean.
— Bonsoir, Cilian, ça va aller ? Tu veux que je te ramène ?
— Je vais marcher un peu, voir les étoiles…
Sean sourit, regarde les gouttes perler sur la vitre.
— Tu es sûr de pouvoir les voir ce soir ?
— Quelqu’un doit aller leur dire qu’il faut qu’elles s’allument.
Le pub est calme, Cilian parti, Sean perdu dans ses pensées, le Munster mène 26 à 14, il reste dix minutes à jouer mais le score ne bougera plus.
Sean lève son verre en direction de Josh, qui commence à faire couler une nouvelle pinte.
— Tu as raison de ne pas attendre d’avoir fini celle-là. Il faut du temps pour tirer une Guinness.
— Oui, tu prends des libertés avec le temps, quelquefois tu oublies, même…
— C’est faux et tu le sais. « Le diable se cache dans les détails », et le respect du temps de repos en est un. Cent dix-neuf secondes et cinq centièmes, toujours à six degrés, c’est la durée nécessaire pour une pinte parfaite.
— Oui, pas le double, autrement elle s’évente !
Sean finit sa pinte, regarde celle qui repose sur le bar, les bulles fines remontent, donnant un aspect de cascade à l’intérieur du verre sombre.
Josh attend que les bulles se stabilisent, que la crème redescende.
Il prend la pinte, finit de la remplir et l’apporte à Sean.
— Les bonnes choses viennent à ceux qui savent attendre.

3
La pluie a cessé en abandonnant une légère brume sur les trottoirs humides. Les nuages se détachent les uns des autres, laissant un peu de place au ciel pour s’exprimer.
Cilian remonte l’avenue principale, passe devant le Mulligan’s, regarde ses mains, le piano derrière la vitre du pub. Elles tremblent, il ne jouera pas ce soir, même s’il en a envie, même s’il sait que cela lui ferait plus de bien que des verres de whisky.
Il s’assied sur le parapet de la digue, suffisamment loin des lumières du centre-ville pour profiter des étoiles. L’océan s’est retiré, mais il entend toujours le ressac au loin.
J’ai essayé, j’ai réellement essayé mais tout me ramène à toi. Je me suis jeté dans cet océan, espérant partir loin de tout ça, mais inlassablement il me ramène ici. Comme s’il t’avait laissée partir et qu’il ne voulait pas me prendre. J’ai fini par accepter de vivre une vie que je n’aurais jamais voulu vivre, arrêter de me laisser flotter dans cette mer en espérant couler. Tu vas me dire que je suis ici parce que je me suis encore fait larguer, qu’à force de chercher à te remplacer je me suis encore planté. Tu as peut-être raison.
Je me rends compte que les filles se servent de moi pour réapprendre à voler, et quand elles retrouvent leurs ailes c’est pour partir loin de moi. La différence entre elles et toi, c’est que je ne cherche pas à les retenir alors que toi, je n’y suis pas arrivé.
Cilian passe sa main sur la pierre du muret, ses doigts jouant avec l’eau qui affleure des aspérités de la roche.
J’ai encore rêvé de toi hier soir. Quand je bois je rêve de toi.
Nous étions bien, nous riions de bêtises, de phrases que tu n’arrivais pas à dire, de fourchelangues, nous riions de tes erreurs, de toutes ces choses insignifiantes, tout ce à quoi nous ne faisons pas attention au jour le jour, tout ce qui me manque le plus finalement, ces petits riens qui me venaient de toi. C’était tellement bon de t’entendre, de me souvenir de ton rire.
C’était là, palpable, simple, comme dans les rêves.
Cet instant au bord de la conscience où tu es presque éveillé, comme dans la réalité, mais où il y a toujours quelque chose qui t’indique que tu rêves. Là, je ne pouvais pas te toucher, impossible. Je t’entendais, tu étais tellement proche que je pouvais sentir ton cœur, la vibration de ton corps, mais mes mains ne pouvaient pas t’atteindre, te prendre pour t’approcher complètement de moi. Au bout d’un moment j’ai compris que tout allait se dissoudre, disparaître, alors j’ai ouvert les yeux. Je suis resté là, immobile, avec mes mains vides de toi et la sensation d’être condamné à me réveiller dans un lit vide ou à côté d’un corps qui ne serait plus jamais le tien.
Je me souviens de la première femme que j’ai eue après toi.
C’est con, mais j’avais l’impression de te tromper. Je sentais son corps sur le mien, pas plus lourd mais plus dense, je le sentais surtout quand elle était sur moi, ses jambes enserrant mon bassin.
J’avais ta voix : « Tu pensais vraiment trouver une autre femme qui te ferait oublier mes jambes ? »
Plus j’essayais de me perdre en elle, plus tu étais présente. Elle était douce, tendre, mais elle n’était pas toi. Je me suis dit que ça passerait, que je finirais par ne plus me souvenir de ton corps, mais à cet instant cette femme me permettait d’être un peu avec toi. C’est bizarre comme sensation, faire l’amour avec un autre corps pour convoquer le souvenir du tien. Au moment de jouir, les yeux fermés, tu étais presque là.
C’est ma croix, m’efforcer de vivre uniquement avec ton souvenir. Tu n’étais pas mon premier amour, mais tu as rendu les autres insignifiants.
Depuis le temps, j’aurais dû m’y habituer, mais non, je suis toujours là, à regarder les étoiles, la mer, à marcher dans la rue en calquant mon rythme sur le tien, à essayer de prier pour que tu m’entendes, où que tu sois, une prière idiote avec des mots creux, car je crois en toi mais pas en Dieu.
J’ai vu ton père tout à l’heure au pub, il rentrait de sa ronde quotidienne sur la falaise. Il doit être comme moi, qui tente de retenir mes rêves. En tendant la main à ces gens sur la falaise, c’est un peu ton souvenir qu’il attrape.
Quelquefois je me dis que j’aurais dû me foutre en l’air, mais il y avait Moïra.
Les psys me répétaient que je devais me raccrocher à autre chose qu’à ma fille, que ça ne suffisait pas, qu’elle avait sa vie à vivre, elle aussi. Je leur répondais que je me satisfaisais de ça, survivre pour mon enfant. Maintenant qu’elle est partie avec ce type, que je ne la vois plus, je comprends qu’ils avaient raison, rien ne m’attache à cette vie que je n’ai pas voulue, que je ne veux plus.
Cilian regarde les étoiles. Quelqu’un l’a entendu et a bien voulu les allumer. À présent, le ciel en est rempli.
Tu vois ce que tu as fait de moi, j’en suis à prier le ciel comme un foutu croyant.
Avant, je ne pouvais te parler que là-bas, maintenant le ciel me suffit. Ici ou à la cabane, c’est le même de toute façon.
Sinead, notre histoire, j’aurais préféré que ce soit celle d’une femme qui s’en va. Je l’ai pensé dès le départ, même Brian D’Arcy, notre ami de la police d’Ennis qui avait commencé l’enquête, le pensait. Il était désolé d’avoir à me poser toutes ces questions pour élucider les raisons de ta disparition, éliminer l’hypothèse que tu aies pris la tangente pour échapper à quelque chose. Est-ce que je te connaissais un amant, est-ce que je te battais…
J’avais le sentiment de double peine, celui qui souffre de la disparition et celui que l’on soupçonne. Même quand ils t’ont retrouvée, j’ai senti qu’ils se demandaient si je ne t’avais pas poussée de ces falaises. Tu n’avais rien laissé, pas de lettre, comme si tu n’avais pas prémédité ton geste.
Je t’imaginais partant sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller Moïra. Poser le camée que je t’avais offert sur le lit, fermer la porte, puis te retourner une dernière fois vers la maison avant de monter dans cette voiture.
Une voiture qui t’amènerait loin, celle d’un amant ou un taxi… je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours imaginé un break. Bizarre, non, une familiale, justement pour quitter sa famille ? Je t’imagine le regard perdu, le front appuyé sur la vitre, paisible, soulagée, pensant à notre réveil, à moi gérant le petit déjeuner de Moïra, son départ pour l’école, tout en essayant de te téléphoner.
Éparpille-toi, déchire-toi, constelle mon air de tes confettis, fais-moi oublier un instant que tu pars !
Je préfère encore t’imaginer partie que plus là.
Quand j’ai su que l’on ne te retrouverait pas vivante, je t’ai appelée, pour entendre ta voix une dernière fois, j’ai laissé un message pour te dire adieu. Ton portable qui est resté ici, chez nous, éteint dans une boîte, doit contenir des dizaines de messages de moi, des soucieux, des agacés au début, des suppliants, des éperdus, nostalgiques, futiles, quotidiens, et puis un dernier, tout simplement d’adieu. C’est con, mais de parler à ce téléphone, ça me faisait du bien, entendre ta voix, neutre, sur le message du répondeur m’était nécessaire. Je te racontais ma vie, celle de notre fille, te demandais ton avis sur tel ou tel truc…
Cilian sort une cigarette, l’allume, souffle la première bouffée vers le ciel, les yeux sur le bout incandescent.
Tu vois, je fume toujours, j’ai l’impression que cette fumée m’aide à combler les vides de mon âme. Tu imagines, sept ans, c’est le temps qu’il faut au corps humain pour régénérer toutes ses cellules, comme s’il repartait de zéro. Sept ans, c’est aussi le cycle de l’amour, tous les sept ans, une remise en question. Cela fait deux fois sept ans que tu es partie, je me suis régénéré deux fois. Plus aucune de mes cellules n’a non seulement connu ton corps, mais aucune n’en a connu qui aient été en contact avec toi. Pourtant, rien n’a changé. Je suis toujours là à parler à un fantôme.
Il ne me reste presque plus rien de toi, seule ton absence m’appartient encore.
Cilian souffle vers le ciel des volutes bleues, y cherche les pensées que l’alcool libère mais dont il rend l’expression confuse.
Tu te rends compte que je n’ai jamais voulu dormir dans notre chambre ? J’en ai fait un débarras, une chambre d’amis où personne ne vient jamais dormir. Dès le premier soir j’ai laissé notre lit, pas la force, et puis Moïra voulait dormir avec moi, je ne voulais pas créer une habitude, mais je me suis dit que le premier soir on a le droit. Nous n’avions pas commencé à vivre notre vie sans toi, alors ce n’était pas grave. Ensuite j’ai dormi dans le canapé-lit, Moïra me disait que j’avais trop de chance de dormir dans le salon, face à la télévision.
Je me demande quand elle a découvert pour toi, à quel âge.
Je ne lui ai jamais dit que tu étais morte, je l’ai laissée espérer et puis accepter que l’espoir s’éteigne.
Elle a mesuré le manque et a appris à renoncer, même pour ça j’ai été lâche.
Je ne parlais pas de toi, ou quasiment pas. Elle ne m’a jamais posé la question, elle devait se dire que cela me faisait de la peine, elle avait raison. Maintenant, nous ne nous parlons plus du tout, pas que l’on soit fâchés, juste éloignés. C’est en partie ma faute, bon, surtout celle de la femme avec qui je vivais et de ma couardise à prendre des décisions, à imposer mes choix. Tu te rends compte, je n’ai pas réussi à prendre la défense de ma fille, j’ai honte, je n’ai que ce que je mérite.
Cilian se lève, rejoint petit à petit les lumières du remblai.
Mourir c’est pour toujours. À six ans, le toujours s’arrête à après-demain, je n’avais pas envie de ressasser ta mort trois fois par semaine.
La vie n’a pas de sens, Sinead, elle n’en a jamais eu, même avec toi. On doit rester là, debout, profiter des gens tant qu’ils sont là, leur dire qu’on les aime avant qu’ils meurent.
On aurait pu avoir une vie différente, ne pas se connaître du tout, ou tu pourrais être encore là, mais on ne choisit rien, on peut juste apprécier quand c’est là, et puis subir.
Cilian écrase sa cigarette. Le silence l’accompagne le long du remblai. Il croise un groupe de jeunes partant finir la soirée sur la plage, refaire le monde au son des vagues, le sable humide ne semble pas pouvoir les arrêter.

4
Un café filtre dans un mug. C’est la seule chose qu’est capable d’avaler Sean avant de partir travailler. Après la traite du matin, il lui arrive de prendre du fromage ou un verre de lait frais, un morceau de brown bread. Mais au saut du lit il n’a jamais rien pu avaler.
Il rince sa tasse dans l’évier face à la fenêtre, la pose sur l’égouttoir. Il regarde comme chaque matin les champs devant lui, comme s’ils avaient pu changer pendant la nuit.
Les cottages aux toits de tuiles brunes posés sur les prés d’un vert intense, les murets de pierre laissant suffisamment d’espace pour que les moutons et les vaches paissent en toute tranquillité.
Ici, les saignées de la tourbe et la tête des moutons ont la couleur de la Guinness.
Au loin, sur l’océan, la nuée donne l’impression que le ciel et l’eau se confondent, que tout est mélangé.
Il ferme la porte de la maison à clé, remonte le col de son blouson, observe les jardinières, les parterres laissés à l’abandon. Les fleurs c’était elle, ça a toujours été Erin.
Il ne fait pas froid, mais le vent souffle par bourrasques. Le vent d’ouest, celui qui grille les cigarettes à votre place, qui cingle les joues de gouttes de pluie presque salées.
Comme tous les jours depuis qu’ils ont pris la décision de la placer, il va voir Erin à la maison de retraite.
Et chaque matin il a cette boule au ventre en partant, la sensation de l’avoir abandonnée.
Même s’il sait qu’il est allé au bout de ce qu’il pouvait faire, il ne pensait pas finir sa vie avec elle séparés par cinq kilomètres.
Au début, elle lui reprochait de l’avoir laissée là, comme s’il l’avait en effet abandonnée. Les médecins, les aides-soignants avaient beau le rassurer, lui dire qu’il avait fait ce qu’il fallait, que tous les résidents faisaient le même reproche à leurs familles, que les paroles qu’il entendait n’étaient déjà plus vraiment les siennes… la boule grossissait encore plus.
Et puis, avec le temps, ses mots s’étaient enfuis, eux aussi. Sean se demande où vont les souvenirs quand ils se perdent. Existe-t-il un lieu où retrouver, réclamer ses idées, sa mémoire perdue ? Existe-t-il un endroit où les sourires, les querelles, tout ce qui fait une vie à deux se rassemblent comme les feuilles mortes poussées par le vent au coin d’une rue, au fond d’une allée ?
En arrivant dans le hall d’accueil, Sean salue tout le monde, un geste, un sourire, un mot pour chacun. Souvent des banalités, mais il a besoin de ça, oublier le contexte, les blouses, l’odeur des couloirs, les bruits, les fauteuils. Chaque matin, il s’arrête à côté de l’ascenseur qui déverse les fauteuils dans le hall, prend une chaise et discute quelques minutes avec Donncha Flagerty. Cet homme fait partie des visages qu’il a toujours croisés à Lahinch, sans jamais vraiment lui parler. Il se souvient de lui, plus jeune, participant aux fêtes comme aux corvées organisées pour rendre service aux autres éleveurs. Une véritable force de la nature, d’une grande discrétion, nimbée de ces mystères qui impressionnent les enfants. Sean lui donne les nouvelles du village, des champs, des bêtes. Donncha l’écoute sans répondre, il acquiesce, parfois sourcille. Donncha a toujours été un taiseux et le grand âge ne rend pas bavard, mais quand Sean s’assied le matin à côté de lui, qu’il lui serre la main comme il l’a toujours fait, qu’il croise son regard bleu intense, il a l’impression que le vieux Flagerty est tout à coup ailleurs, sur son banc devant sa ferme, regardant passer les gens sur la route.

En entrant dans le studio, Sean passe la main sur la commode, celle qui était dans leur chambre à la ferme, et dans la chambre d’Erin à Ennis lorsqu’elle était enfant. Cette commode l’aura accompagnée toute sa vie, elle fera partie du peu de meubles qui l’entoureront jusqu’au bout. Il pose sa casquette à côté de la coupelle de pot-pourri. Elle adorait ça, elle en mettait partout. Celui-ci, depuis le temps, ne dégage quasiment plus de parfum, et ses couleurs intenses, rose, violet, se sont fanées.
Il l’embrasse sur le front, caresse sa main. Elle ne réagit presque plus aux attentions qui faisaient leurs habitudes.
Normalement il lui parle, raconte la vie du bourg, enchaîne, trouve les mots, les sujets de discussion. Aujourd’hui il n’y arrive pas et laisse le silence s’installer entre eux. Alors il occupe l’espace par ses gestes, vérifie les placards, le linge, les magazines qu’elle ne lit plus depuis longtemps, change de chaîne à la télévision.
Il a beau se dire que ce n’est plus vraiment elle, que son esprit est presque parti, le plus dur est que son corps est encore là, face à lui, l’étincelle dans le regard en moins, mais physiquement là.

Extraits
« Le plus dur c’est pour ceux qui restent. Le problème du corps que tu nous as laissé, c’est qu’il contient tous mes souvenirs. Au début, tu avais peur de perdre tes feuilles une à une, que le vent les emporte en secouant tes branches, ne laissant qu’un squelette sec. Des feuilles comme des souvenirs… Tout à l’heure, je me demandais où étaient partis les tiens. Dans ton monde, Sinead était encore là, tu la réclamais, tu me demandais des nouvelles. » p. 34-35

« Quand j’ai perdu Sinead, j’ai pleuré, j’ai tellement pleuré dans mon coin que la mousse verdissait à cet endroit. Je me disais: À quoi bon pleurer, ça ne va pas la faire revenir. Avec le recul, je me dis qu’il est nécessaire de laisser couler les larmes, elles permettent de faire de la place pour que les autres puissent entrer. » p. 79

« — Ça revient tous les soirs. On ne refait pas sa vie, Moïra. On continue le chemin, c’est tout. Kate et toutes les autres ne sont que des sourdines à ma mémoire. J’aurais dû essayer de retenir ta mère, j’aurais dû essayer davantage… même si rien ne retient une femme qui a décidé de partir, ni les cris ni les plaintes, encore moins les larmes. Je suis assailli par mes souvenirs d’elle. Ceux du bonheur passé ne sont pas de bons compagnons, ils enfoncent plutôt qu’ils ne réparent, alors je me concentre sur autre chose, je viens jouer au pub, je bois un peu, trop peut-être, Le whisky, le piano, comme quand elle est partie… ça aide à oublier, momentanément, mais les souvenirs sont impossibles à écraser, trop épais. » p. 118

À propos de l’auteur
TOUZET_Bertrand_DRBertrand Touzet © Photo DDM Sophie Vigroux

Né à Toulouse il y a une quarantaine d’années, Bertrand Touzet a grandi au pied des Pyrénées. Après des études à Nantes, il est revenu exercer sa profession de masseur-kinésithérapeute en région toulousaine. Il y a cinq ans, il a décidé d’écrire et puise dans son quotidien personnel et professionnel les expériences qui nourrissent ses romans. Après Aurore, premier roman finaliste du Prix Jean Anglade 2020 et lauréat du Grand Prix national du Lions Club de littérature 2022, il a publié Immortelle(s) en 2022 et Ton silence m’appartient en 2024. (Source: Presses de la Cité)

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Dernier rendez-vous avec la Lady

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En deux mots
Le narrateur arrive à Zapotal, village perdu du Mexique, avec un stock d’opium et d’héroïne (sa Lady), dans l’attente du shoot final qui le fera passer de vie à trépas. Entre rêve et éveil, souvenirs et rencontres improbables, il va vivre des expériences très particulières.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

En route vers le dernier voyage

Le premier roman de Mateo Garcia Elizondo raconte les errances d’un junkie arrivant dans un village perdu du Mexique pour se shooter à mort. Un récit halluciné, initiatique, qui efface la frontière entre le rêve et la réalité, la vie et la mort.

Quand il arrive à Zapotal, le narrateur a un plan bien précis en tête. Il va dépenser ses derniers pesos pour s’acheter ses dernières doses d’héroïne, la Lady, et s’offrir une fin en apothéose, une surdose qui le fera passer de l’autre côté. Il a déjà vendu ses derniers biens et s’est éloigné des siens pour gagner ce coin perdu du Mexique, à la lisière de la jungle.
Sa dégaine et son physique – il est cadavérique – ne plaident pas pour lui. Dans le village, on veut qu’une chose, son départ. Mais il va tout de même trouver un homme qui va accepter de lui louer une chambre miteuse. Un yaourt devrait suffire à la faire tenir encore quelques heures, avant de partir pour son ultime trip. Car la drogue, c’est devenu toute sa vie, depuis ce jour où il est devenu addict. «La première fois que tu prends de l’héroïne, tu as l’impression de découvrir quelque chose d’extraordinaire, quelque chose qui vaille enfin la peine d’être vécu. Nous, à l’époque, on n’avait jamais rien ressenti de pareil. Notre vie s’annonçait plus que banale et solitaire jusqu’à ce que l’on croise la lady sur notre route. À partir de ce jour-là, on a eu l’impression d’être en couple avec la femme la plus sensuelle de la planète.» En parlant de femme, on découvrira au fil du récit qu’il a perdu la sienne, devenue accro à son tour. «On passait des jours entiers blottis l’un contre l’autre comme des fœtus, elle maigrissait à vue d’œil ; mais les cernes et le look moribond lui allaient plutôt bien, on aurait dit une princesse de la nuit.»
C’est aussi un peu pour la retrouver qu’il a continué à se shooter, elle qui peuple désormais ses rêves. Quand la frontière entre conscient et inconscient se fait floue, quand il lui devient impossible de comprendre si ce qu’il perçoit est la réalité ou non. «Je vois des chiens et des enfants courir entre les arbres, des amis morts, qui auraient vieilli, en train de faire cuire de la viande sur un gril. Scènes impossibles. Je crois que je n’aurais rien pu espérer d’autre dans la vie. Ça fait bien longtemps que j’ai oublié ce qu’étaient le désir et le plaisir, c’est l’effet de la lady.»
Avec cette bizarre sensation de se réveiller, de revenir de l’au-delà. Et devoir reporter le grand voyage qu’il appelle de ses vœux. Il est pris à partie, manque de s’effondrer en creusant la terre à la recherche d’un coffre, et erre à la recherche du Rincón de Juan, le rendez-vous de tous les paumés du coin.
L’auteur, fils de la photographe Pía Elizondo et du graphiste Gonzalo García Barcha est aussi le petit-fils de Gabriel García Márquez et de l’écrivain et poète mexicain Salvador Elizondo. Bon sang ne saurait mourir. On sent ce premier roman nourri de ses ancêtres et de tous les morts qui l’entourent et dont la compagnie ne le dérange nullement, bien au contraire. Dans sa vallée de larmes, il chemine à leurs côtés, va chercher dans les vestiges de sa mémoire de quoi nourrir ses rêves.

Dans la tradition mexicaine, qui veut que les morts accompagnent les vivants, l’auteur joue constamment avec cet au-delà, en abolissant la frontière. Est-ce la confession d’un junkie halluciné ou le message laissé par un esprit qui a déjà gagné les limbes? On retrouve la fantasmagorie d’Au-dessous du volcan, dans ce roman initiatique déjà riche de – belles – promesses.

Dernier rendez-vous avec la Lady
Mateo Garcia Elizondo
Éditions Maurice Nadeau
Roman
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Julia Chardavoine
184 p., 21 €
EAN 9782862315089
Paru le 22/08/2023

Où?
Le roman est situé au Mexique, dans un village imaginaire nommé Zapotal.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un jeune homme s’installe à Zapotal, un village perdu au fin fond du Mexique en lisière de la jungle. Il emporte avec lui d’impressionnantes réserves d’opium et d’héroïne pour en finir avec la vie et un cahier dans lequel il entreprend de raconter les derniers instants de son existence. Hanté par des visions et des souvenirs, il oscille entre la vie et la mort dans les limbes magiques du demi-sommeil et de la drogue, se promène au hasard et découvre le Rincón de Juan, un bar où convergent les âmes perdues et où ivrognes et prostituées lui apprennent à fumer des scorpions pour se sevrer. Mais les trous de mémoire se multiplient, les réserves de drogue s’étiolent, le manque se fait plus fort et la mort s’approche inéluctablement. À moins qu’il ne soit déjà passé de l’autre côté et que cela ne ressemble en rien à ce qu’il avait pu imaginer…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La cause littéraire (Patryck Froissart)
RFI (Olivier Rogez) https://rfi.my/9t3c
Lettres capitales (Dan Burcea)
Mateo Garcia Elizondo présente son roman «Dernier rendez-vous avec la Lady»

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
Je suis venu à Zapotal mourir une bonne fois pour toutes. Dès que j’ai mis un pied dans le village, je me suis débarrassé de tout ce que j’avais dans les poches, des clés de la maison que j’ai laissée derrière moi à la ville, des cartes en plastique et de tout ce qui avait mon nom ou ma photo. Il ne me reste plus que trois mille pesos, une boulette de résine d’opium et sept grammes d’héroïne. Ça devrait suffire à me tuer, sinon je n’aurai plus de quoi me payer une chambre ou m’acheter un peu de lady, pas même assez pour un pauvre paquet de clopes. Et je finirai par mourir de froid et de faim, au lieu de faire l’amour avec ma belle faucheuse, lentement, tout en douceur, comme prévu. Ça devrait être plus que suffisant, mais je m’y suis déjà essayé à plusieurs reprises et je finis toujours par me réveiller. Je dois avoir quelque chose à régler avant.

Ce voyage, je veux le faire depuis longtemps. C’est mon dernier souhait dans cette existence dépouillée de tout désir. Tout ce qui me rattachait à la vie, je m’en suis déjà défait. Ma femme est morte, mon chien aussi. J’ai coupé les ponts avec ma famille et mes amis, j’ai vendu la télé, la vaisselle, les meubles. Un peu comme dans une course avec moi-même pour amasser assez de came et de blé et réussir à me tirer avant d’être complètement paralysé. Je voulais tout perdre, c’était comme ça. Là où je vais, je n’ai plus besoin de rien, pas même de mon corps, mais ce sac d’os m’a collé aux basques pendant tout le trajet et je n’ai pas eu d’autre choix que de me le trimballer.
J’ai seulement pris mon kit avec moi. C’est dans cette boîte que je garde ma pipe, ma cuillère, mes seringues, tout le matos. C’est là que je range mon cash aussi. J’ai acheté ce carnet à la station de bus, parce que je n’aurai pas grand-chose pour me divertir quand je serai en train de crever et je ne veux pas devenir fou. Et puis, il faut que je mette les choses au clair. Pas pour les autres, juste pour moi-même, pour comprendre ce qu’il m’arrive. J’ai besoin d’écrire ce que ça fait de mourir, parce que personne n’est jamais là pour le raconter. Et moi si. Je suis encore là, même si je suis déjà loin. Je sais ce que c’est de vivre dans les limbes et de glisser progressivement de l’autre côté. Je suis une sorte de mort-vivant et, depuis un moment déjà, les gens me regardent comme ça. Je préfère ne pas en parler avec eux, car ce que j’ai à dire, ce n’est plus pour les vivants. J’espère que personne ne me lira d’ailleurs afin d’éviter tout malentendu, que personne ne trouvera ce carnet, qu’on le brûlera, qu’on le jettera à la poubelle ou dans une fosse avec ce qui restera de moi.
Je suis venu jusqu’ici parce que je ne veux pas qu’on me réveille quand je serai en train de mourir. Je ne veux pas qu’on me retrouve, qu’on me lève du lit, qu’on m’habille ou qu’on me maquille. Je ne veux rien de tout le tralala : les rites, les pleurs, les beaux discours. Je veux seulement qu’on dise que j’ai renoncé à tout comme un saint, que je me suis défait des liens terrestres et des préoccupations de la chair, que je suis allé seul dans la montagne affronter la mort. Je veux qu’on pense et dise de moi : « Quel courage ! » et « C’était pas n’importe qui. » Les gens croient qu’on fait ce genre de choses par lâcheté, mais non. On le fait quand on comprend qu’on est venu au monde pour ça. C’est la seule chose qui garde du sens. Enfin, je crois. C’est justement ce que j’essaye de tirer au clair.
Je n’avais jamais entendu parler de Zapotal et je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai atterri ici. Je voulais simplement me rendre au bout de la ligne, aux confins de cette terre, mais je n’avais pas imaginé que ce serait cet endroit-là. Ici s’achève le monde des hommes, ensuite il n’y a plus que jungle et montagne. On raconte qu’au-delà du village les gens se perdent dans les fourrés et deviennent fous, qu’ils voient des monstres apparaître et qu’ils attrapent une fièvre qui les fait saigner de tous leurs pores. La journée, on entend le bruit des cigales se mêler au rugissement des scies électriques dont les hommes du village se servent pour abattre les arbres dans un bras de fer avec la nature, une lutte pour envahir son territoire. Chaque arbre est une victoire qui laisse dans son sillage des sols arides et enveloppés d’un brouillard chaud et puant, des friches désolées qui ne servent plus à rien et qui n’ont plus la moindre trace de vie. Les mauvaises herbes, en revanche, poussent plus vite qu’on ne peut les arracher, elles envahissent le village, dévorent les rues et les maisons sur leur passage. De jour, les hommes se débattent avec ce fléau dans la chaleur suffocante et, de nuit, pour se distraire et oublier, ils s’enivrent et se bastonnent jusqu’à tomber raides.
J’ai cru comprendre que le village avait été fondé comme une exploitation forestière, parce qu’il n’y avait rien d’autre ici, rien qui ait pu intéresser qui que ce soit. Pour encourager la colonisation, le gouvernement a fait venir des prostituées de toute la région, et ce hameau de putes et de bûcherons est devenu le Zapotal. En dehors des maisons pour la plupart modestes, on trouve quelques fermes, des scieries, une chapelle, deux haciendas abandonnées, une épicerie et un bar. La route en terre qui mène jusqu’ici sert uniquement au passage des camions chargés d’arbres récemment abattus et des rares bus comme celui avec lequel je suis arrivé. Ce sont les seuls moyens de transport qui pénètrent ces terres désolées et apportent suffisamment de bière, de cigarettes et de Coca-Cola pour donner au village un air illusoire de civilisation.
Près de l’arrêt de bus, j’ai trouvé une maison d’hôtes ou du moins ce qui s’y apparente le plus dans le village. Le patron me loge dans une chambre au deuxième étage d’une construction inachevée en béton et au toit de tôle. Elle donne d’un côté sur la rue et, de l’autre, sur une cour intérieure et une citerne. Le patron me fait la nuit à cent pesos, même si c’est une porcherie. Il y a un lit simple, une table, une commode et des toilettes au fond avec un lavabo et une cuvette sans siège. Les murs de ciment sont déjà fissurés et, l’après-midi, une lumière rougeâtre filtre à travers les rideaux fleuris. La piaule parfaite pour mourir.
Le patron m’a demandé ce que je venais faire au village, et comme je savais qu’il ne comprendrait pas, je lui ai répondu que j’étais en vacances. Il m’a dit de ne pas fumer dans la chambre, parce que les gens qui viennent en vacances comme moi, ils brûlent toujours leur matelas et il y a déjà eu plusieurs incendies. Je lui ai dit de ne pas s’inquiéter et je lui ai donné six cents pesos pour avoir la paix pendant quelques jours. Puis je me suis étalé sur le lit pour fumer de l’opium. J’étais enfin arrivé et je n’avais plus besoin de me presser.
Je me souviens que j’ai commencé à avoir sommeil et que j’ai senti dans ma bouche une boule de coton prendre la forme de mes dents. Peu à peu, j’ai cessé de sentir mes narines, puis les orbites de mes yeux et les lobes de mes oreilles. Je baignais dans le plaisir qui me parcourait tout entier, de la pointe de mes orteils à celle de mes cheveux.
Ça commence toujours comme ça.

Chapitre 2
Quand on fume l’opium, le brouillard dans le cerveau se dissipe ; les pensées deviennent aussi réelles et tangibles que des objets physiques, on pourrait presque les toucher. On dit que l’opium donne envie de dormir ; mais moi, je ne me sens jamais aussi éveillé que dans ces moments-là. Sous une douce cape de fumée, les visions cachées dans les sous-sols de l’esprit, impossibles à saisir en état de veille, se déploient en bifurcations harmoniques, surgissent pour se fondre dans la clarté d’un panorama lumineux. On se sent bien, on se sent intelligent et raffiné, fort physiquement, et si quelqu’un venait toquer à la porte, on serait prêt à le recevoir avec du thé et des biscuits. Moi, quand je fume l’opium, j’ai l’impression d’être allongé dans une pièce débordant d’œuvres d’art, de tables en marbre et de fauteuils en velours, d’être installé dans un château ou dans la demeure de quelque milliardaire. Il me semble même que ce milliardaire, c’est moi, que ce royaume exubérant et voluptueux m’appartient, qu’il est entièrement mien.
On s’endort doucement et les rêves se transforment en basse, une musique de fond qu’on n’entend plus au bout d’un certain temps, même si elle est encore là. La première chose que je vois quand la roupillante me gagne, ce sont des nuées d’oiseaux qui volent dans le ciel, à l’unisson, sans se toucher les uns les autres, comme une cape qui ondule et palpite au vent. Je sais que c’est un souvenir lointain, quelque chose que j’ai vu en voiture quand j’étais petit, mon père conduisait et la route traversait une plaine infinie d’herbes dorées et monotones. Je n’arrive pas à me rappeler du contexte ; je ne sais pas où on allait ni d’où l’on venait, mais depuis la fenêtre du siège arrière, j’observais cette présence gigantesque et abominable avec un mélange d’horreur et de fascination.
Il me semble toujours apercevoir dans cette entité unique et vivante, qui se contracte et se dilate tour à tour dans le ciel, une présence tantôt humaine, tantôt animale, comme si un visage se penchait derrière ce voile pour m’observer et me protéger. Me saluer un instant avant de disparaître. C’est une présence connue, mais qu’il m’est difficile de reconnaître et quand il me semble que la clarté est telle que je vais enfin y parvenir, alors la nuée d’oiseaux se contracte à nouveau. Le visage se cache une fois encore, et si je l’attends, il ne revient plus. Il ne ressurgit que lorsque je l’oublie et que je me laisse surprendre une fois de plus.
Cette vision me berce, m’apaise. Je dois lutter contre le sommeil écrasant qui m’envahit dès que cette image survient dans mon esprit. Je me maintiens éveillé uniquement pour pouvoir continuer à l’observer, et si je n’y arrive pas, alors je l’imagine, et je ne tarde jamais à m’écrouler comme un corps mort. Dans ce va-et-vient, je découvre des paysages qui gagnent en netteté avant de se volatiliser et j’essaye de trouver un fil qui me conduirait au travers de ses passages, de ses petites portes, de ses ruelles obscures, sous ses voûtes, le long de ses escaliers et jusqu’à ses remparts. J’avance entre ses sommets et ses crêtes, le long des sous-sols et des vides derrière les murs, je me perds dans la texture de chaque vision jusqu’à ce que, comme dans tous les rêves, j’oublie que je suis en train de rêver, je me laisse alors porter par ces trames improbables qui m’entraînent vers l’endroit le mieux caché au monde qui m’est à la fois étrange et familier.

J’étais en train de me promener dans un jardin luxuriant, orné de statues en marbre comme celles de dieux grecs, mais osseuses, pleines de plaies et d’ecchymoses, je me suis approché pour les regarder de plus près et je me suis rendu compte que je les connaissais. C’était ma bande du squat. Je n’avais pas vu certains de mes potes depuis très longtemps. Mike par exemple, était mort depuis belle lurette, mais peut-être qu’il n’était pas tout à fait mort. Il était immobile, sauf que j’ai remarqué que ses lèvres bougeaient : « T’es déjà là, brindille ? Tu ferais mieux de te tirer, c’est pas un endroit pour toi, ici… »
J’ai eu l’impression qu’il voulait me dire qu’ils s’étaient tous retrouvés ici, que le Zapotal était une immense salle de shoot, et qu’au lieu de m’échapper, j’étais simplement revenu au point de départ. Il me conseillait de rentrer à la ville parce qu’ici, c’était un club très select ; je trouvais ça bizarre parce que Mike n’avait jamais été un type comme ça, c’était plutôt le genre à te recevoir à bras ouverts, à partager s’il avait de quoi, alors je lui ai juste répondu : « Bordel, Miguel, qu’est-ce qui te prend ? Depuis quand tu te la racontes comme ça, hein ? T’es en manque ou quoi ? »
Entre deux rêves, j’ai senti qu’un chien me léchait la main, comme pour essayer de me réveiller, j’ai ouvert les yeux et j’ai regardé autour de moi. Une très vieille dame squelettique allait et venait dans la chambre. Elle se comportait comme ma mère, mais c’était impossible puisque ma mère était morte en me mettant au monde. … »

Extraits
« La première fois que tu prends de l’héroïne, tu as l’impression de découvrir quelque chose d’extraordinaire, quelque chose qui vaille enfin la peine d’être vécu. Nous, à l’époque, on n’avait jamais rien ressenti de pareil. Notre vie s’annonçait plus que banale et solitaire jusqu’à ce que l’on croise la lady sur notre route. À partir de ce jour-là, on a eu l’impression d’être en couple avec la femme la plus sensuelle de la planète. » p. 52-53

« Je ne sais pas pourquoi elle est tombée amoureuse, mais elle a réussi à trouver une faille dans ma carapace pour se faufiler jusqu’à moi: personne d’autre qu’elle n’a jamais réussi à m’atteindre. Je crois qu’avec Valérie, la vie a essayé de me sauver, oui, c’est bien ça, je crois. Je ne peux pas imaginer que la vie ait plutôt voulu l’envoyer droit dans un incinérateur, et c’est pourtant ce qui s’est passé.
Elle disait que la lady était un peu comme ma maîtresse et je lui promettais que je n’aimais personne d’autre qu’elle. Petit à petit, nos rendez-vous ont commencé à tourner de plus en plus autour de la lady, et de moins en moins autour de nous, jusqu’à ce qu’elle devienne accro elle aussi. On passait des jours entiers blottis l’un contre l’autre comme des fœtus, elle maigrissait à vue d’œil ; mais les cernes et le look moribond lui allaient plutôt bien, on aurait dit une princesse de la nuit. » p. 88

« Je ne sais pas si mes yeux sont ouverts ou fermés, mais j’ai l’impression d’être dans une boîte très étroite, de descendre dans les tréfonds les plus sombres et reculés d’un sous-sol. Cette sensation de plonger n’est pas nouvelle ; je l’ai fait toute ma vie. Je sais qu’on ne touche jamais le fond. Allongé, immobile, je coule et, tout au fond, je retrouve mes souvenirs, comme des animaux monstrueux qui nagent dans les profondeurs de l’océan.
Et là, je vois Valérie. Je sens son corps chaud autour du mien et sa respiration lente contre mon cou. Des frissons hérissent ma peau quand elle me caresse le dos. Avec elle, je me sentais pleinement en sécurité et en paix. Quand je m’endormais dans ses bras, des idées et des rêves me venaient à l’esprit, exactement comme quand je fume de l’opium. Il me semble que dans ma vie, rien n’a été aussi semblable à un shoot de lady qu’un moment dans les bras de ma Valérie.
Entre les eaux, j’aperçois son corps étendu sur le lit. Son parfum de fleurs fanées me parvient et je découvre à flanc de montagne, au-dessus des nuages, un chalet dont la cheminée en pierre laisse échapper de la fumée. Je vois des chiens et des enfants courir entre les arbres, des amis morts, qui auraient vieilli, en train de faire cuire de la viande sur un gril. Scènes impossibles. Je crois que je n’aurais rien pu espérer d’autre dans la vie. Ça fait bien longtemps que j’ai oublié ce qu’étaient le désir et le plaisir, c’est l’effet de la lady. »

« Ce sont des souvenirs récents, des souvenirs de mon errance dans Zapotal. Mon temps perdu. Je vois des foules de gens qui chuchotent et me dévisagent depuis les champs de maïs ou les maisons abandonnées. Je vois au loin des silhouettes indistinctes qui se penchent au-dessus des murailles des haciendas: elles ont conscience de ma présence, elles savent que je m’approche et que tôt ou tard je finirais par les rejoindre. Je vois un corps allongé et immobile sur un lit, aussi gris que la fumée dans laquelle je l’observe se former ; autour de lui, des présences chuchotent avec des voix préoccupées. C’est moi, mais je vois tout de l’extérieur, comme dans un rêve ou comme un fantôme. Je sens les parois d’une boîte très étroite qui descend au-delà de la croûte terrestre. Elle a la forme d’un corps humain et se dissout immédiatement en fumée. Il n’en reste plus que des résidus, des particules informes qui flottent dans l’air et jaillissent de l’encens comme un courant d’air.
Ce sont des souvenirs de l’autre côté, des choses dont on ne peut pas se rappeler de son vivant. On dirait que mes yeux, incapables jusqu’alors de faire la mise au point, peuvent soudain voir que dans le bol qu’on m’a offert, il n’y a rien qu’un peu de lait. Je récupère la sensation du toucher et je sens que les haillons effilochés que je porte depuis des jours sont immatériels. » p. 149

À propos de l’auteur
ELIZONDO_Mateo_Garcia_©Jaime_NavarroMateo García Elizondo © Photo Jaime Navarro

Mateo García Elizondo est né en 1987 à Mexico. Il est titulaire d’un diplôme de journalisme et est également scénariste (il a écrit le film Desierto et de nombreux scénarios de romans graphiques). Son premier roman, Dernier rendez-vous avec la Lady, a remporté le prix littéraire Ciutat de Barcelona et lui a valu d’être inclus dans la deuxième liste des 25 meilleurs jeunes auteurs de langue espagnole du magazine Granta. Malgré le poids d’une filiation littéraire des plus honorifique, puisque son grand-père paternel est Gabriel García Márquez et son grand-père maternel est l’écrivain mexicain Salvador Elizondo, Mateo fait preuve pour son premier roman d’une très grande originalité et d’une puissance d’écriture remarquable. (Source: Éditions Maurice Nadeau)

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L’hôtel des oiseaux

MAYNARD_lhotel_des_oiseaux  Grand_Guide_rentree_litteraire_automne_2023  coup_de_coeur

Lauréate du Palmarès Livres Hebdo des libraires 2023

En deux mots
Quand sa mère meurt tragiquement Joan a 6 ans. Sa grand-mère la recueille et la rebaptise Amelia. Mariée et mère d’un petit garçon, elle vit un nouveau drame et se retrouve seule, décidée à en finir. Finalement, elle quitte la Californie dans un bus brinquebalant jusqu’en Amérique centrale. Là, elle trouve son paradis, même s’il est entouré de serpents.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La réfugiée de la Llorona

Joyce Maynard nous offre une nouvelle preuve de son talent avec ce riche roman, aux multiples rebondissements. Il raconte le destin tragique d’une femme qui, après avoir perdu sa mère, puis son mari et son fils, trouve refuge en Amérique centrale où elle va tenter de se reconstruire, en essayant d’oublier les fantômes du passé. Brillant!

«J’avais vingt-sept ans quand j’ai décidé de sauter du Golden Gate Bridge. L’après-midi j’avais une vie merveilleuse et, une demi-heure plus tard, je ne voulais plus que mourir.» Quel incipit! Avouez que vous avez d’emblée envie de savoir ce qui peut motiver une jeune femme à vouloir en finir avec la vie.
C’est ce que Joyce Maynard va nous raconter en revenant sur le parcours de son héroïne, mais aussi et surtout en nous dévoilant ce qui s’est passé après être monté sur le célèbre pont de San Francisco.
Joan a connu une enfance plutôt heureuse, même si la carrière de sa mère Diana – une chanteuse que l’on comparait à Joan Baez – la contrainte à se retrouver souvent seule. Mais elle a trouvé le moyen de s’évader grâce à ses crayons de couleur. Mais un premier drame va venir la frapper, alors qu’elle n’a pas sept ans. Sa mère meurt à New York dans des circonstances troubles. Un groupuscule terroriste, le Weather Underground, provoque un accident mortel en tentant de fabriquer une bombe et Diana figurait dans la liste des victimes. «Dans l’un des bulletins d’informations qui passa à l’antenne dans les jours suivant l’explosion, une photo de ma mère tirée de son annuaire du lycée apparut à l’écran. Elle était beaucoup plus jolie en vrai que sur la photo qu’ils montrèrent. Un reporter colla un micro devant une femme qui se révéla être l’épouse du policier décédé. «J’espère qu’elle brûle en enfer comme les autres», dit-elle. C’est à ce moment-là que nous avons changé de nom et sommes devenues Renata et Amelia.»
Joan ne comprend pas vraiment pourquoi elle s’appelle désormais Amelia, ni pourquoi sa grand-mère devient Renata, mais elle obéit et suit son aïeule. Elle n’aura plus l’occasion de voir son père non plus, ce dernier ayant promis de rester loin d’eux.
Les années vont passer, sa passion pour le dessin s’affirmer sans pour autant que ses blessures ne se referment. C’est quand elle va croiser Lenny qu’elle va croire le bonheur possible. Celui qui va devenir son mari est attentionné et aimant. Ensemble, ils rêvent de construire une famille. Quand naît leur fils Arlo, ils sont aux anges.
Mais un nouveau drame vient frapper leur paisible existence. En courant derrière un ballon, Arlo et son père, qui tentait de le rattraper, sont fauchés par une voiture et meurent sur le coup. Dès lors, on comprend l’envie d’Amelia d’en finir. Sauf qu’au moment de faire le grand saut, elle s’est souvenue de cette phrase de Lenny: «quand on a atteint le fond, on ne peut que remonter.»
Alors plutôt que de mourir, elle va rassembler quelques affaires et prendre le premier bus, sans vraiment connaître sa destination. Sur la route, au gré des rencontres et du hasard, elle va laisser le destin la guider. Et arriver en Amérique centrale dans un village au bord d’un lac et d’un volcan, dans un hôtel baptisé La Llorona, une sorte de petit paradis sur terre: «L’hôtel ressemblait à la maison d’un conte de fées. Partout où je posais le regard, je découvrais un détail extraordinaire, sans doute une création de Leila ou des gens du village: pas seulement les pierres transformées en singes, jaguars ou œufs, mais les plantes grimpantes qui formaient des tonnelles ruisselaient de fleurs épanouies évoquant les visions les plus folles d’un trip au LSD, les cours d’eau artificiels serpentaient dans les jardins, butaient sur des pierres lisses et rondes – quelques-unes vertes, sous une certaine lumière en tout cas, d’autres presque bleues. Un banc de pierre était creusé à flanc de colline. Il y avait aussi une méridienne qui semblait faite d’un seul tronc d’arbre. Un vieux bateau de pêche en bois, sur lequel s’empilaient des coussins, était suspendu à un arbre. De son tronc jaillissaient une demi-douzaine de variétés d’orchidées et une chouette taillée elle-même dans une loupe de bois.»
Commence alors, au fil des rencontres et des destins des habitants mais aussi des clients de l’hôtel, le roman d’une reconstruction. Mais comme tout paradis, il est entouré de serpents et ce chemin de résilience sera semé d’obstacles. La propriétaire de l’hôtel qui l’a accueillie va mourir et lui laisser gérer l’endroit. Une tâche délicate car tous ne voient pas d’un très bon œil cette étrangère leur dicter leur conduite. Mais Amelia a appris à affronter les problèmes lorsqu’ils surviennent, qu’ils soient petits ou gigantesques. Et à tenter de trouver dans l’adversité un nouveau chemin sur lequel elle pourra avancer. Jusque vers l’autre rive.
Joyce Maynard fait preuve d’une rare maîtrise de la narration pour tisser une histoire avec l’autre, pour s’imprégner de la magie d’un lieu, pour nous en décrire toute la sensualité. Elle enrichit aussi son roman de légendes, plus ensorcelantes et mystérieuses les unes que les autres, sans pour autant perdre le fil d’un récit qui court sur quatre décennies. Car l’écriture est toujours très fluide, les descriptions – en particulier la flore et la faune – précises, le rythme d’une grande musicalité. Et le tout accompagné d’un final éblouissant.
Comme le dit Gabriel García Márquez dans L’Amour aux temps du choléra, cité en exergue du livre: «Considérer l’amour comme un état de grâce qui n’était pas un moyen mais […] une fin en soi.»

Playlist
La Llorona, le nom de l’hôtel, fait référence à une chanson traditionnelle mexicaine sur une mère qui arpente la terre en pleurant la mort de ses enfants.
Dos besos llevo en el alma, Llorona,
que no se apartan de mí.
Dos besos llevo en el alma, Llorona,
que no se apartan de mí.
El último de mi madre, Llorona,
y el primero que te di.
El último de mi madre, Llorona,
y el primero que te di.

Je porte deux baisers dans mon cœur, Llorona,
qui jamais ne me quitteront.
Je porte deux baisers dans mon cœur, Llorona,
qui jamais ne me quitteront.
Le dernier que m’a donné ma mère, Llorona,
et le premier que je t’ai donné.
Le dernier que m’a donné ma mère, Llorona,
et le premier que je t’ai donné.
«La Llorona»


Angela Aguilar interprète La Llorona © Production Angela Aguilar Oficial

L’hôtel des Oiseaux
Joyce Maynard
Éditions Philippe Rey
Roman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Florence Lévy-Paoloni
528 p., 25 €
EAN 9782384820313
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Amérique centrale, au Guatemala – même si le pays n’est pas précisé – et aux États-Unis, de New York à San Francisco, en passant par Poughkeepsie dans l’État de New York, puis en Caroline du Nord, en Floride et en Californie. On y évoque aussi une île de la Colombie-Britannique.

Quand?
L’action se déroule des années 1970 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
1970. Une explosion a lieu dans un sous-sol, à New York, causée par une bombe artisanale. Parmi les apprentis terroristes décédés : la mère de Joan, six ans. Dans l’espoir fou de mener une vie ordinaire, la grand-mère de la fillette précipite leur départ, loin du drame, et lui fait changer de prénom : Joan s’appellera désormais Amelia.
À l’âge adulte, devenue épouse, mère et artiste talentueuse, Amelia vit une seconde tragédie qui la pousse à fuir de nouveau. Elle trouve refuge à des centaines de kilomètres dans un pays d’Amérique centrale, entre les murs d’un hôtel délabré, accueillie par la chaleureuse propriétaire, Leila. Tout, ici, lui promet un lendemain meilleur : une nature luxuriante, un vaste lac au pied d’un volcan. Tandis qu’Amelia s’investit dans la rénovation de l’hôtel, elle croise la route d’hommes et de femmes marqués par la vie, venus comme elle se reconstruire dans ce lieu chargé de mystère. Mais la quiétude dépaysante et la chaleur amicale des habitants du village suffiront-elles à faire oublier à Amelia les gouffres du passé ? A-t-elle vraiment droit à une troisième chance ?
Dans ce roman foisonnant, Joyce Maynard, avec la virtuosité qu’on lui connaît, emporte les lecteurs sur quatre décennies. Riche en passions et en surprises, L’hôtel des Oiseaux explore le destin d’une femme attachante, dont la soif d’aimer n’a d’égale que celle, vibrante, de survivre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV Culture (Laurence Houot)
Les Échos (Isabelle Lesniak)
Le Devoir (Christian Desmeules)
Madame Figaro (Minh Tran Huy)
Femina.fr (Anne Michelet)
Blog Aude bouquine

Le livre du jour (Frederic Koster)

Les premières pages du livre
Le pays où se déroule cette histoire, s’il évoque par certains aspects différents lieux d’Amérique centrale, est une invention de l’autrice. C’est également le cas du lac, du volcan, de l’hôtel, des habitants du village, de l’herbe magique, des lucioles qui n’apparaissent qu’une fois par an, une nuit seulement. De nombreuses espèces d’oiseaux décrites dans ces pages n’existent pas réellement. Cette histoire peut être qualifiée de chimère ou simplement de rêve. La partie sur le pouvoir de l’amour – et la capacité de ceux qui en vivent les effets à accomplir l’impossible – est réelle et authentique.

« Une chose sur les temps difficiles
J’avais vingt-sept ans quand j’ai décidé de sauter du Golden Gate Bridge. L’après-midi j’avais une vie merveilleuse et, une demi-heure plus tard, je ne voulais plus que mourir.
J’ai pris un taxi. Je suis arrivée près du pont juste après le coucher du soleil. Il se dressait dans le brouillard avec cette magnifique teinte rouge que j’adorais, quand je m’intéressais encore à la couleur des choses et des ponts, lorsque je les traversais. À l’époque où je m’intéressais à tant de choses qui me semblaient à présent dénuées de sens.
Avant de quitter pour la dernière fois mon appartement, j’avais fourré un billet de cent dollars dans ma poche. Je l’ai donné au chauffeur. Attendre la monnaie était inutile.
Il y avait des touristes, bien sûr. Des voitures circulant dans les deux sens. Des parents avec leurs enfants dans des poussettes. J’avais été comme eux.
Un bateau passait sous le pont. De là où je me trouvais, me préparant à sauter, je l’ai regardé s’engager entre les piles. Des hommes lavaient le pont du bateau. Plus rien n’avait de sens.
J’avais vaguement conscience qu’un homme âgé m’observait. Peut-être chercherait-il à m’arrêter. J’ai attendu qu’il s’en aille, ce qui s’est produit quelques minutes plus tard.
Sauf que j’étais incapable de faire le dernier pas, de monter sur le garde-fou, de passer par-dessus.
Lenny avait dit, un jour que le chèque de notre loyer avait été rejeté, la semaine où Arlo avait été renvoyé du jardin d’enfants parce qu’il avait des poux, que j’avais attrapé une mononucléose et qu’une canalisation avait éclaté dans l’appartement, détruisant une pile de dessins sur lesquels je travaillais depuis six mois : « Une chose sur les temps difficiles : quand on a atteint le fond, on ne peut que remonter. »
Debout sur le pont, tandis que je contemplais l’eau sombre et ses remous, je crois que j’ai compris autre chose. Même si ce que je vivais était affreux, une petite partie de moi ne pouvait pas abandonner le monde. Pleurer un deuil immense, comme je le faisais, devait servir d’une certaine façon à me rappeler que la vie était précieuse. Même la mienne. Même alors.
Je me suis éloignée du garde-fou.
Je ne pouvais pas le faire. Mais je ne pouvais pas non plus rentrer chez moi. Je n’avais plus de chez-moi.
C’est ainsi que je me suis retrouvée à l’hôtel des Oiseaux.

1
1970
À partir d’aujourd’hui, tu t’appelles Amelia
Nous avons entendu l’information à la télévision, deux semaines avant mon septième anniversaire. Ma mère était morte. Le lendemain matin, ma grand-mère m’annonça qu’il nous fallait changer mon nom.
J’étais assise à la table de la cuisine – Formica jaune parsemé d’éclats en forme de diamants, éternel paquet de Marlboro Light de ma grand-mère, mes crayons de couleur disposés dans leur boîte en fer. Le téléphone n’arrêtait pas de sonner, mais ma grand-mère ne décrochait pas.
« Ils peuvent tous aller au diable », maugréait-elle. Elle avait l’air en colère, mais pas contre moi.
Bizarre, les souvenirs. Je m’accrochais à mon crayon. Tout juste taillé. Bleu. Le téléphone sonnait sans arrêt. J’ai fait le geste de décrocher, mais Grammy m’a dit non.
« Les gens vont nous poursuivre. Ils auront tout un tas d’opinions. Il vaut mieux qu’ils ne fassent pas le rapport », m’expliqua ma grand-mère en prenant une cigarette.
Opinions sur quoi ? Rapport ? Quels gens ?
« On ne peut laisser personne découvrir qui nous sommes. Tu ne peux plus t’appeler Joan », décréta Grammy.
À vrai dire, j’avais toujours voulu un autre prénom que celui que ma mère m’avait donné, celui de sa chanteuse préférée. (Baez, pas Joni Mitchell. Même si elle les adorait toutes les deux.) Je lui demandais souvent de m’appeler autrement. (Liesl, comme l’une des enfants de La Mélodie du bonheur. Skipper, comme la petite sœur de Barbie. Tabitha, comme dans Ma sorcière bien-aimée.)
« Je peux m’appeler Pamela ? » demandai-je.
C’était le prénom d’une fille de l’école qui avait des cheveux magnifiques. J’adorais sa queue-de-cheval.
Grammy répondit que ça ne marchait pas comme ça. Elle avait déjà choisi mon nouveau prénom. Amelia.
Alice, une amie de Grammy au club de bridge, avait une petite-fille de mon âge. Je ne l’avais vue qu’une seule fois. Amelia. Elle était morte quelque temps auparavant. (D’un cancer, j’imagine, mais on ne prononçait pas ce mot à l’époque.) Après quoi, Alice avait cessé de venir au club de bridge.
Ma grand-mère raconta quelque chose que je ne compris pas au sujet d’un papier nécessaire avec mon nom dessus pour aller à l’école et prouver que j’existais.
« J’existe.
– C’est trop compliqué à expliquer », dit-elle. Il fallait qu’on déménage tout de suite. J’irais dans une autre école. On ne me laisserait pas entrer au cours préparatoire sans les papiers. Elle savait comment s’y prendre. Elle l’avait vu dans un épisode de Columbo.
L’après-midi même, nous sommes allées en bus jusqu’à un immeuble où ma grand-mère a rempli plein de papiers. J’étais assise par terre et je dessinais. Quand nous sommes parties, nous avions mon nouveau certificat de naissance. « C’est officiel. Maintenant, tu es Amelia », m’apprit-elle.
J’avais aussi un nouvel anniversaire, le même que celui d’Amelia qui était morte. Il me manquait maintenant deux mois avant mes sept ans. Ce n’était que l’un des nombreux événements qui se produisirent les jours suivants et qui me perturbèrent. « Ne pose pas autant de questions », répétait Grammy.

Ma grand-mère changea aussi de nom. Esther devint Renata. Pour moi elle était toujours Grammy, alors c’était facile. Il me fallut un certain temps pour me rappeler que j’étais Amelia et pas Joan. J’étais en train d’apprendre les majuscules. Je maîtrisais bien le « J », mais je devais tout recommencer avec le « A ».
Un carton arriva avec, à l’intérieur, des vinyles. Je les reconnus tout de suite : ceux de ma mère. L’écriture sur le carton était la sienne.
Quelques jours plus tard, les déménageurs vinrent. Ma grand-mère avait emballé toutes nos possessions, peu nombreuses en fait. Quand ils eurent emporté le dernier carton – ma poupée Tiny Tears, quelques livres, ma collection d’animaux en porcelaine, le ukulélé que ma mère m’avait offert pour mes six ans et dont je ne savais pas jouer, mes crayons de couleur –, je regardai par la fenêtre les hommes charger le camion. Personne n’avait dit où nous allions. On partait, voilà tout.
« Tu vois cet homme avec l’appareil photo ? demanda ma grand-mère en le montrant du doigt. Voilà pourquoi nous devons partir. On ne nous laissera plus jamais tranquilles. »
Qui ?
Les paparazzi. « Ceux-là mêmes qui ont rendu la vie impossible à Jackie Kennedy, au point qu’elle a été obligée d’épouser ce vieux bonhomme affreux avec son yacht. »
Je ne comprenais rien du tout. Le week-end suivant, nous défaisions les cartons dans notre nouvelle maison, un appartement avec une seule chambre à Poughkeepsie, dans l’État de New York, où vivait mon oncle Mack, le frère de Grammy. Il l’appelait toujours Esther, mais comme il ne m’avait vue que deux fois, ça ne lui a pas été difficile de m’appeler Amelia. Le premier soir, il nous commanda des plats à emporter chinois. Je lui tendis le petit papier plié dans mon biscuit.
« Une tasse est utile quand elle est vide », lut-il.
Il y avait une ombrelle en papier sur la table. Ouverte fermée, ouverte fermée.

Grammy trouva du travail dans un magasin de tissu. Comme ma mère ne s’était jamais occupée de me faire entrer à l’école maternelle, l’année précédente, elle m’inscrivit au cours préparatoire à l’école élémentaire Clara Barton. Par la suite, je n’ai posé qu’une seule fois des questions sur ma mère. J’avais l’impression que je n’étais pas censée parler d’elle et je ne le faisais pas.
Il n’y avait pas eu d’obsèques. Personne ne vint nous dire combien ils étaient navrés de ce qui était arrivé. Si Grammy possédait des photos de ma mère, elle les gardait dans un endroit qui m’était inconnu. En l’absence d’une image d’elle, j’en dessinai une que je glissai sous mon oreiller. Joues roses, yeux bleus, bouche en bouton de rose. Longs cheveux bouclés comme une princesse.
Quand, à l’école, les enfants me demandaient pourquoi je vivais avec ma grand-mère et pourquoi ma mère n’était jamais là, je répondais qu’elle était une chanteuse célèbre, mais que je n’avais pas le droit de dire laquelle. Elle était en tournée avec son groupe et répétait pour un spectacle au Hootenanny.
« Ça ne passe plus à la télé, dit un certain Richie qui fichait toujours la pagaille.
– Je voulais dire The Johnny Cash Show. Je les confonds toujours. »
Au bout d’un moment, il y eut moins de questions, mais de temps en temps un enfant demandait encore quand elle allait rentrer, si j’allais partir à Hollywood et si je pouvais leur donner un autographe.
Je répondais qu’elle s’était cassé la main. La main gauche, mais elle était gauchère. Je trouvais que cela rendait le mensonge plus convaincant.
« Je parie que ta mère n’est pas vraiment célèbre. Je parie qu’elle est bête, comme la grand-mère dans Beverly Hillbillies, dit Richie.
– Ma mère est très belle », assurai-je. Ça au moins, c’était vrai.

Les cheveux noirs et brillants de ma mère lui arrivaient à la taille et j’adorais les brosser. Elle avait de longs doigts élégants (mais des ongles sales) et elle était si mince que quand nous étions allongées toutes les deux sur un matelas pneumatique, dans l’un des campings où nous vivions toujours à l’époque, je pouvais suivre ses côtes du doigt. Je me souvenais surtout de sa voix, un pur soprano sans faiblesse. Elle avait une si bonne oreille (son talent pour la musique était bien meilleur que son talent pour choisir les hommes) qu’elle pouvait chanter une mélodie complexe en mode mineur sans le soutien d’une guitare, même si elle n’éprouvait apparemment aucune difficulté à trouver un beau guitariste folk barbu pour l’accompagner.
On la comparait à Joan Baez, mais son petit ami, Daniel – celui avec qui elle était le plus souvent (par intermittence) durant mes six premières années jusqu’au mois précédant l’accident –, prétendait que non, elle ressemblait davantage à la sœur cadette de Joan, Mimi Fariña. La plus jolie, avec la voix plus douce.
Elle chantait tout le temps pour moi, dans la voiture tard le soir ou quand nous nous apprêtions à dormir sous notre tente dans le sac de couchage que nous partagions. Elle connaissait toutes les vieilles ballades anglaises – des chansons sur des hommes jaloux qui jettent la femme qu’ils aiment dans la rivière parce qu’elle ne veut pas les épouser, sur des femmes au cœur pur promises à un noble, qui lui préfèrent un humble roturier et s’aperçoivent qu’il est le plus riche du pays.
Elle chantait pour m’endormir tous les soirs. Les chansons faisaient office d’histoires.
Twas in the merry month of May, when green buds all were swellin’… Sweet William on his death bed lay. For love of Barbara Allen 1.
« Est-ce qu’on peut vraiment mourir parce qu’on aime trop quelqu’un ? lui demandais-je.
– Seulement si on est un vrai romantique, répondait-elle.
– Est-ce que tu es une vraie romantique ?
– Oui. »
Certaines chansons de ma mère risquaient plus de me tenir éveillée que de m’endormir.
I’m going away to leave you, love. I’m going away for a while. But I’ll return to you some time. If I go ten thousand miles 2.
Quand elle chantait « Je vais partir », j’étais inquiète. C’était mieux quand elle chantait « Je reviendrai », peu importait comment. « Ce n’est qu’une chanson », m’expliquait-elle.
Mais l’une de ces vieilles ballades me faisait une peur bleue, « Long Black Veil ». J’étais couchée et je serrais dans mes bras la girafe que Daniel avait gagnée pour moi un jour dans une fête foraine en faisant exploser cinq ballons de suite avec des fléchettes. Même si j’avais entendu ma mère chanter cent fois cette chanson, j’en redoutais la fin.
Late at night when the north wind blows… In a long black veil she cries o’er my bones 3.
Drôle de choix pour une chanson censée m’endormir, mais ma mère était ainsi.
« Arrête ! » criais-je de mon lit – ou du matelas, quel qu’il soit, sur lequel elle m’avait couchée – chaque fois qu’elle chantait « Long Black Veil » et qu’elle en arrivait là. Elle se taisait et je la suppliais de continuer. J’aimais tellement sa voix. Même quand les paroles me donnaient des cauchemars.
Ma mère voulait que je l’appelle Diana. Elle disait que m’entendre l’appeler Maman lui donnait l’impression d’être vieille, comme un personnage d’une série télé qui portait un tablier. Ou comme ma grand-mère, ce qui était pire.
Elle avait fait ses études à Berkeley. Elle avait rencontré mon père lors d’un sit-in contre la guerre au Vietnam à People’s Park. Elle ne le savait pas encore, bien sûr, mais quand ils retraversèrent le pont, elle était enceinte.
Mon père reçut son ordre d’incorporation à l’automne. Il devait se présenter à peu près au moment de ma naissance. Il partit pour le Canada. Il écrivait à Diana tous les jours, parfois deux fois par jour, pour la supplier de le rejoindre, mais elle s’était alors mise avec un joueur de banjo qui s’appelait Phil et qui lui rappelait Pete Seeger, en plus sexy. Je pense que Diana était plus amoureuse des chagrins d’amour, dans la vie ou dans les chansons, qu’elle ne l’avait jamais été de mon père. Puis Phil et elle rompirent, et elle chanta beaucoup de chansons tristes. Enfin, c’était toujours le cas.
Elle rencontra Daniel le jour de son accouchement. C’était tout elle. Il lui fallait un homme à ses côtés et elle n’avait jamais de mal à en trouver un.

Daniel était sa sage-femme en salle d’accouchement, chose rare à l’époque pour un homme, mais Daniel adorait les bébés et, comme il me le dit un jour, il aimait aider les femmes à mettre un enfant au monde. Il avait assisté Diana durant trente-deux heures de contractions, suivies de six heures à pousser. L’histoire raconte que, quand je suis née, tous deux étaient tombés amoureux.
Mes souvenirs de ce que je qualifie comme les « Années Daniel », avec l’apparition fréquente de divers « invités », se concentrent surtout sur la musique que nous écoutions, un disque de Burl Ives que Daniel m’avait acheté. Burl Ives ressemblait tout à fait au grand-père qu’on aurait aimé avoir, si on avait un grand-père. Il m’avait aussi acheté un album de chansons pour enfants de Woody Guthrie. Contrairement à Burl Ives, Woody Guthrie paraissait un peu dingue, mais ses chansons étaient bien plus drôles. Je demandais à Diana et à Daniel de passer le disque de Woody Guthrie une douzaine de fois par jour. La chanson que je préférais évoquait une promenade en voiture et s’accompagnait de drôles de bruits qu’il fallait faire avec la bouche. La façon qu’avait Daniel de se tapoter les lèvres pour imiter le bruit du pot d’échappement des très vieux véhicules, qui correspondait parfaitement au pot d’échappement de notre très vieux véhicule, constitue l’un des souvenirs les plus vivaces que je garde de lui. Je croyais que toutes les voitures faisaient ce genre de bruit.
Nous passions beaucoup de temps en voiture – une voiture après l’autre. En général ces vieilles guimbardes problématiques rendaient l’âme sur une route nationale alors que nous allions à une manifestation pour la paix, à un concert, ou que nous rentrions à la maison quand nous en avions une, au motel, au camping ou, à défaut, à l’appartement d’un guitariste ami de ma mère. Diana et moi passions des heures sur le bord de la route pendant que Daniel ou un autre copain bricolait la voiture. La plupart d’entre eux se mélangent dans mon esprit – cheveux longs, drôle d’odeur, jeans traînant dans la poussière –, mais l’un d’eux, Indigo, se détache des autres. Il m’appelait Gamine et s’amusait à me chatouiller même après que je lui avais dit que je détestais les chatouilles. Un jour que nous avions une chambre dans un motel avec piscine, il m’a jetée à l’eau.
« Joanie ne sait pas nager », cria Diana. Indigo se contenta de rire. Je sentais que je coulais au fond de la piscine. J’ouvris la bouche. Pas d’air. J’agitais les bras, mais je n’avais rien à quoi m’accrocher.
Enfin, Diana fut là. Elle avait sauté dans la piscine vêtue de sa jupe en jean. Elle me tirait vers la surface. Je me suis mise à tousser et à chercher mon souffle, en me vidant de toute l’eau avalée. Ce fut la dernière fois que je m’aventurai dans une piscine.

Ma mère et ses copains m’emmenèrent à de nombreux concerts. Mes principaux souvenirs de l’époque concernent l’odeur des toilettes portables Porta Potti où j’avais toujours peur de tomber, celle de marijuana et de musc, ainsi que le bien-être que je ressentais quand ma mère entrait dans la tente avec moi et son petit ami du moment, tard le soir. Ensuite, je les entendais chuchoter et rire doucement d’une manière que j’interprète maintenant comme faisant partie de leurs jeux amoureux, quand ils me croyaient endormie. À l’époque, c’était simplement la bande son de ma vie, pas différente des vieilles ballades et de « Kumbaya ».
Les discours continuaient souvent dehors, transmis par une sono qui grésillait. Mes nuits préférées étaient celles où Diana chantait pour moi tandis que les papillons de nuit tournaient autour de nos têtes à la lumière de notre lampe Coleman. Lorsqu’elle et Daniel vivaient ensemble, il s’asseyait devant la tente avec sa lampe de poche et lisait le manuel préparant à l’examen qu’il allait passer pour obtenir un niveau supérieur dans son métier de sage-femme, fumait un joint ou taillait le bout de bois que je le voyais travailler aussi loin que remontaient mes souvenirs. Il ne ressemblait à rien de reconnaissable, ce bout de bois, mais il était si doux que j’aimais le tenir contre ma joue. J’imaginais que la main de ma mère me caressait de cette façon, mais elle était souvent occupée ailleurs.
Nous avons un moment vécu tous les trois à San Francisco. Nous habitions même dans un appartement, avec un canapé et un vrai lit pour moi. La sœur de Daniel lui avait envoyé une souche de levain. Durant quelque temps, une odeur de pain plana dans notre appartement et je crus vraiment que, pour une fois, nous allions y rester. Mais, à l’été 1969, j’avais alors six ans, ma mère et Daniel décidèrent de traverser le pays pour assister au festival de musique de Woodstock. Son idée à elle, sans doute, mais Daniel était d’accord.
Ils chargèrent la voiture, une Renault couleur argent cet été-là, avec tout ce que nous possédions, c’est-à-dire pas grand-chose : quelques chemises teintes au nœud, quelques jeans, et comme toujours ma boîte de crayons de couleur, ma girafe, un édredon en patchwork que nous avait fait ma grand-mère, les bottes de ma mère avec des roses gravées sur les côtés, auxquelles elle tenait beaucoup, et les manuels de l’école de sage-femme de Daniel. Une caisse contenant la précieuse collection de vinyles de Diana était rangée dans le coffre. Quand nous nous trouvions dans une région chaude comme l’Arizona, elle avait peur qu’ils ne fondent. Un jour, elle acheta une glacière et y mit de la glace pour qu’ils soient en sécurité. À l’époque, il ne m’est pas venu à l’idée qu’elle prenait davantage soin de ses disques que de moi.
Nous campions la plupart du temps, mais pas dans les parcs nationaux parce qu’ils étaient trop chers. Une semaine avant le début du festival, notre voiture commença à émettre des bruits comme dans la chanson de Woody Guthrie et nous ne sommes jamais arrivés à Woodstock. Nous avons échoué à un festival dans une petite ville près de la frontière canadienne. Diana dansa avec un homme qui faisait un trip d’acide et qui lui donna les clés de sa Coccinelle orange. Nous avons quitté le concert et pris la route avant qu’il soit suffisamment redescendu de son trip pour changer d’avis.
Trois jours plus tard, peut-être parce que Diana avait dansé avec le type de Hare Krishna, ma mère et Daniel se sont disputés, comme souvent, sur une aire de repos dans le New Jersey. Ce fut la dernière fois. Je n’ai qu’un vague souvenir de ce qui se passa ensuite. Diana et moi étions assises à l’avant de la voiture pendant que Daniel fourrait ses affaires dans son sac, ainsi que quelques albums dont ma mère ne voulait plus parce qu’ils lui rappelaient Daniel (Burl Ives en faisait partie et aussi Woody Guthrie) et la souche de levain qu’il avait mise dans un bocal. Le bout de bois sur lequel il travaillait fut la dernière chose qu’il plaça dans le sac.
« Tu es une super petite fille », me dit-il, juste avant de sortir du parking de l’aire de repos. Nous l’avons dépassé quelques minutes plus tard, debout sur le côté de la route, le pouce levé. Il avait l’air de pleurer, mais ma mère prétendit que ce n’était sans doute qu’une allergie. Moi aussi, j’avais envie de pleurer. De tous les gens que j’avais connus au cours de ces années, Daniel semblait le seul fiable.
En remplissant le réservoir de la voiture, sans faire le plein, Diana engagea la conversation avec un certain Charlie qui appartenait à un groupe appelé The Weather Underground 4. Je retins ce nom parce que l’idée me semblait déroutante : quel temps pouvait-il faire sous terre ? Pour moi, il devait toujours être à peu près le même.
Charlie nous invita à venir avec lui et un groupe d’amis, dans une maison de l’Upper East Side sur la 84e Rue Est qui appartenait aux parents de l’une d’eux. Peu après, nous traversions un pont et arrivions à New York.
C’était une maison de brique avec un pot de géranium sur le perron que personne n’avait apparemment arrosé depuis un bon moment. Charlie et ses amis passaient de nombreux disques dont j’étudiais les pochettes, car je n’avais pas de livres : Jefferson Airplane, Led Zeppelin, Cream. Ma mère avait toujours la plupart de nos albums dans la caisse, bien sûr, mais personne n’avait envie de les écouter. Des chansons comme « Silver Dagger » et « Wildwood Flower » semblaient déplacées dans la maison des parents de l’amie de Charlie.
Je savais, même à l’époque, que Joan Baez et ma grand-mère n’auraient pas aimé cet endroit, elles auraient désapprouvé ce qui s’y passait. La musique que Charlie et ses amis écoutaient était différente – bruyante, pleine de cris, et les guitares avaient l’air de pleurer. Nous mangions beaucoup de beurre de cacahuète, de Cocoa Puffs et parfois des glaces pour le dîner, ce qui aurait pu paraître super mais ne l’était pas. La belle-fille de l’amie de Charlie vint un jour. Elle avait deux ans de plus que moi et elle rangeait sa poupée Barbie dans une boîte spéciale. Je connaissais suffisamment les opinions de ma mère pour ne pas réclamer une Barbie, mais la fille me laissa lui enfiler tous ses vêtements et j’étais ravie.
Lors de ce dernier voyage à travers le pays, Daniel m’avait lu tous les soirs un chapitre de La Toile de Charlotte dans la chambre d’un motel, sous la tente ou là où nous nous étions arrêtés. Il avait dû emporter le livre en partant alors qu’il nous restait trois chapitres avant la fin. Je ne savais pas ce qui arrivait à Fern, Wilbur le cochon et Charlotte, et je me faisais du souci pour eux. Je ne comprenais pas pourquoi tous les amis de ma mère détestaient les cochons 5. Si Wilbur était un exemple typique, les cochons paraissaient vraiment super.
Je ne comprenais pas grand-chose aux conversations de Charlie et de ses amis, sinon que la guerre au Vietnam prenait une place importante. Je ne savais pas, bien sûr, ce qu’était cette guerre ni où elle se déroulait. J’avais compris qu’ils construisaient au sous-sol un truc qui nécessitait beaucoup de clous. Un jour, je suis descendue voir et tout le monde s’est mis en colère, surtout Charlie, qui m’a traitée de sale gosse.
Après quoi, ma mère décida qu’il valait mieux que je ne reste pas dans la maison de l’Upper East Side et elle m’emmena chez ma grand-mère dans le Queens. « Charlie n’est pas mon genre. Je ne vais pas rester là-bas », dit-elle. Elle irait prendre ses disques et reviendrait me chercher quelques jours plus tard. Nous nous installerions dans une jolie petite maison quelque part à la campagne et nous aurions un jardin. Elle trouverait quelqu’un qui m’apprendrait à jouer du ukulélé (il y avait à parier que ce serait un homme). Elle voulait enregistrer un album. Un type qui avait un jour rencontré Buffy Sainte-Marie lui avait donné sa carte.

1. « C’était le joyeux mois de mai, quand tous les bourgeons gonflaient… Le tendre William était couché sur son lit de mort. À cause de son amour pour Barbara Allen. » (Toutes les notes sont de la Traductrice.)
2. « Je vais partir et te laisser, mon amour. Je vais partir un long moment. Mais je reviendrai un jour. Si je parcours dix mille miles. »
3. « Tard dans la nuit quand souffle le vent du nord… Vêtue d’un long voile noir elle pleure sur mon cadavre. »
4. Le Temps sous terre.
5. Pigs : « cochons », mais aussi « flics ».

2
Apparemment, aucun survivant
Ma grand-mère préparait des sandwichs au fromage fondu, les informations en fond sonore, quand nous avons appris l’explosion. Le présentateur ne cessait de parler d’un endroit qu’il appelait la maison du Weather Underground sur la 84e Rue Est. « Complètement détruite », disait-il. Deux personnes dans la rue à l’extérieur du bâtiment avaient été tuées lors de l’explosion, dont un policier qui n’était pas en service, père de trois filles et d’un garçon de dix ans.
Il ne restait rien de la maison, mais on montra une photo de ce qu’elle avait été et je reconnus les marches et la porte d’entrée rouge. « Apparemment, aucun survivant », ajouta le présentateur.
Dans la rue, au milieu des décombres, un reporter interviewait une passante. « Une bande de meurtriers. Bon débarras », dit-elle.
Après avoir coupé les informations, ma grand-mère me mit au lit, mais je l’entendais à travers le mur qui séparait le salon où je dormais et sa chambre. Ce fut la seule fois que j’entendis Grammy pleurer.
On ne révéla que le lendemain les noms de ceux qui avaient été tués en fabriquant la bombe, mais nous avions compris. Si ma grand-mère ne m’en dit rien, j’entendis le reportage à la radio et une seule image s’imposa à mon esprit : des Cocoa Puffs fusant dans toutes les directions. J’avais en tête la pochette de l’album des Beatles qui tenaient sur leurs genoux des poupées ensanglantées, ainsi que la pochette de King Crimson qui me donnait des cauchemars, même avant l’explosion : le visage d’un homme vu de si près qu’on distinguait l’intérieur de ses narines et ses yeux écarquillés comme s’il était en train de hurler. J’imaginais des bouts de vinyles éparpillés dans la rue devant la maison et les bottes de Diana avec les roses gravées sur les côtés qu’elle emportait chaque fois que nous déménagions, même quand nous ne prenions presque rien d’autre. (Ma collection d’animaux en verre, par exemple. Je les avais tous laissés dans la maison qui avait explosé. Je me représentais mes animaux, un par un, qui volaient à travers la pièce et se retrouvaient projetés dans la rue. Cheval. Singe. Souris. Licorne. J’avais pris si grand soin d’eux jusqu’alors.)
À dire vrai, il ne restait rien de reconnaissable, même si un reporter de la télé indiqua que la police avait trouvé un bout de doigt. En l’entendant, Grammy éteignit le poste.
« Comment est-ce que le doigt est parti de la main de la personne ? Ils en ont fait quoi quand ils l’ont trouvé ? » ai-je demandé à ma grand-mère.
Dans l’un des bulletins d’informations qui passa à l’antenne dans les jours suivant l’explosion, une photo de ma mère tirée de son annuaire du lycée apparut à l’écran. Elle était beaucoup plus jolie en vrai que sur la photo qu’ils montrèrent. Un reporter colla un micro devant une femme qui se révéla être l’épouse du policier décédé.
« J’espère qu’elle brûle en enfer comme les autres », dit-elle.

C’est à ce moment-là que nous avons changé de nom et sommes devenues Renata et Amelia.
Ensuite, j’ai vécu avec ma grand-mère, d’abord à Poughkeepsie, puis en Caroline du Nord, en Floride et de nouveau à Poughkeepsie et encore en Floride. Je n’ai jamais rencontré mon père, Ray, mais environ un an après notre premier déménagement ou peut-être notre deuxième, ma grand-mère l’a recherché. Au cas où il n’aurait pas entendu ce qui était arrivé à ma mère, elle pensait qu’il devait l’apprendre. Elle lui fit promettre de ne jamais révéler à qui que ce soit nos nouveaux noms ni où nous vivions.
Ray habitait sur une île de la Colombie-Britannique avec sa femme, qui avait récemment donné naissance à des jumeaux. Il dit à ma grand-mère que j’étais la bienvenue si jamais nous passions dans le coin.
« Je me rappellerai toujours que nous étions assis dans le parc cet été-là et que nous chantions toutes ces vieilles chansons idiotes. On peut dire ce qu’on veut sur Diana, mais elle avait une très belle voix », écrivit-il.
Je devais être en CE2 quand Daniel sonna à notre appartement en Floride. Il avait sans doute réussi l’examen pour monter en grade, car il roulait dans une voiture normale. Il travaillait dans un hôpital de Sarasota. Ray avait à l’évidence rompu sa promesse de garder notre secret.
« Ta mère était l’amour de ma vie », me dit Daniel. Il se mit à pleurer. Je croyais qu’il venait pour me réconforter, mais finalement, ce fut moi qui le consolai. « Je pense qu’elle n’a jamais voulu faire de mal à personne. Elle n’a sans doute pas compris ce que préparaient les autres. Tout ce qui lui importait, c’était de chanter », me dit-il.
Et moi ? avais-je envie de lui demander.
« Diana n’aurait sans doute pas été d’accord, mais je t’ai apporté une poupée. » C’était une Barbie et il avait bien sûr raison. Ma mère ne m’aurait jamais permis d’avoir une Barbie, pas même celle qui était noire.
Ma grand-mère et moi avons raccompagné Daniel dans la rue pour lui dire au revoir. Il a ouvert le coffre. J’ai compris à la manière dont il a soulevé le carton que ce qu’il contenait lui était très précieux et qu’il lui était difficile de s’en séparer. C’était une pile d’albums, ceux que ma mère l’avait laissé emporter le jour où nous l’avions abandonné sur l’aire de repos : Woody Guthrie, Burl Ives, le premier disque de Joan Baez, très rayé. Je connaissais encore les paroles de toutes les chansons : « Mary Hamilton », « House of the Rising Sun », « Wildwood Flower ». Toutes les vieilles chansons que nous chantions ensemble dans la voiture.
« Je suis le premier à t’avoir vue. J’ai coupé le cordon », dit Daniel en s’asseyant sur le siège du conducteur. Il me fallut une minute pour comprendre de quoi il parlait. Dans la salle d’accouchement, ce jour-là, il était de service.
« J’aurais adoré être ton père.
– Ça aurait sans doute été bien », répondis-je.

Hormis Daniel – et Ray, mon père, à qui ma grand-mère avait fait jurer de garder le secret, comme à moi –, aucun de ceux que nous connaissions ne nous retrouva après l’explosion. Malgré tout Grammy vivait dans la peur d’être découverte. Les années passèrent et je ne compris jamais pourquoi cela lui semblait si important, mais pas une semaine ne s’écoulait sans qu’elle me rappelle ma promesse de ne jamais raconter à personne ce qui était arrivé et qui nous étions auparavant.
« C’est notre secret. Nous l’emporterons dans la tombe », disait-elle. Cela me faisait penser à la mort et me rappelait la chanson du long voile noir, « Long Black Veil », qui me donnait toujours des frissons.
L’emporter dans la tombe. Quel sens avaient ces mots pour une fillette de dix ans ? C’était le mantra de mon enfance. Jamais personne ne doit savoir qui tu es. Tu dois me le promettre. Tu l’emporteras dans la tombe.
Je faisais des cauchemars sur ce qui arriverait si quelqu’un découvrait qui nous étions.

Ma grand-mère passa d’un emploi à l’autre durant ces années. Ne pas avoir de carte de sécurité sociale posait un problème. Il lui fallait connaître quelqu’un personnellement pour être embauchée, ou faire du babysitting pour lequel on ne lui demandait rien.
J’avais dix-huit ans, je venais de terminer le lycée, quand ma grand-mère reçut le diagnostic. Cancer du poumon stade quatre. Les Marlboro avaient eu raison d’elle.
Je me suis occupée d’elle tout l’été. La dernière semaine, alors qu’elle était en soins palliatifs, elle m’a fait promettre, encore une fois, de garder le secret sur ma mère.
« Je n’en ai jamais parlé à personne, Grammy. Mais même si je le faisais, ça n’aurait plus d’importance. » Je comprenais beaucoup mieux à présent ce qui s’était produit et ce que faisaient Charlie et les autres dans le sous-sol de la maison de l’Upper East Side ce jour-là. À seize ans, j’étais devenue curieuse et j’avais passé une journée entière à la bibliothèque à faire des recherches sur le Weather Underground. Je n’avais sans doute jamais voulu savoir auparavant comment ma mère était morte, mais en lisant les articles je ne réussis pas à m’ôter les images de l’esprit. Du verre brisé dans toute la rue. Un bout de doigt. Celui d’une femme.
« Promets-moi. N’en parle jamais. Ça risque d’entraîner des ennuis que tu ne peux pas comprendre », répéta Grammy.
Elle suivait un traitement lourd et, à part ces mots, ce qu’elle disait n’avait guère de sens, mais elle se mit à marmonner quelque chose à propos du FBI et de nouveaux examens devenus possibles pour retrouver des gens, réalisés à partir d’une simple trace de salive sur une tasse de café ou quelques cheveux sur une brosse.
« Si jamais quelqu’un te pose des questions sur Diana Landers, tu n’as jamais entendu parler d’elle », chuchota-t-elle.

3
Un homme côté soleil
Il ne fallut pas longtemps pour débarrasser l’appartement de ma grand-mère, qui possédait si peu de choses. Elle avait voulu être incinérée et que ses cendres soient dispersées au pied de l’Unisphere de la Foire internationale de 1964 où elle m’avait emmenée quand j’étais bébé. Ses économies, quand j’eus payé sa dernière facture, s’élevaient à un peu plus de mille huit cents dollars. Mon héritage. Je m’en servis pour prendre un studio et acheter un tourne-disque afin d’écouter mes albums.
Il faut vivre d’une manière très différente quand vous gardez un secret, surtout un secret gros comme la façon dont votre mère est morte et que le nom qu’on vous donne n’est pas celui de votre naissance.
Si on détient un secret, il est plus facile de n’être proche de personne et, longtemps, c’est ce que je fis. Durant toutes mes années de lycée et d’école d’art, je n’eus jamais de petit ami ni d’amie proche. À l’exception de mes cours et de mon travail de serveuse dans un modeste restaurant de Mission, j’étais isolée.
Je dessinais tout le temps. Je punaisai une photo de Tim Buckley au mur, en partie parce que je le trouvais beau, mais aussi parce qu’il était mort jeune et de façon tragique, comme ma mère. Je passais si souvent « Once I Was » que je dus racheter l’album. Chaque fois que j’avais envie de me retrouver d’une humeur particulièrement sombre, il me suffisait de mettre cette chanson.
Et puis j’ai rencontré Lenny, un homme étranger à toute forme de tragédie. Si je voulais décrire Lenny en une phrase, ce serait celle-ci : Il marchait côté soleil. Je veux dire que c’était la dernière personne de qui je me serais imaginé tomber amoureuse, la dernière personne susceptible de tomber amoureuse de moi. Sauf que ce fut ce qui nous arriva.
Peu après mon diplôme de l’école d’art, j’avais été sélectionnée pour participer à une exposition à San Francisco, dans une petite galerie coopérative de Mission. Les artistes s’y relayaient et proposaient des assiettes de crackers saupoudrés de fromage en boîte quand quelqu’un entrait jeter un coup d’œil, ce qui n’arrivait pas très souvent.
La plupart des œuvres de l’exposition étaient abstraites ou conceptuelles. L’une d’elles consistait en un morceau de viande posé au milieu de la pièce. Le deuxième jour, les mouches tournaient autour, et le quatrième jour on sentait l’odeur de la viande pourrie dans toute la galerie. « Je crois que tu devrais l’enlever », dis-je à son auteur quand il arriva pour distribuer à son tour les crackers. « Pas de problème », répondit-il. Il avait apporté un autre bout de viande. Un morceau moins cher.
Mon travail était accroché dans un coin. À la différence de presque tous les artistes exposant leurs œuvres dans la galerie, mes dessins au crayon étaient très réalistes, inspirés par la nature. Dessiner m’intéressait depuis que j’étais toute petite, avant même de venir habiter avec ma grand-mère, mais cela devint une obsession probablement après la disparition de ma mère. Quand je sortais mes crayons, plus rien d’autre n’existait.
Au cours des années, il m’était arrivé de passer mes journées dans les bois ou, quand c’était impossible, au parc, à dessiner toute sorte de champignons ou à soulever des branches pourries pour observer le fourmillement des insectes qu’elles cachaient et à les reproduire. Au printemps suivant le décès de ma grand-mère, j’étais partie dans la Sierra Nevada une quinzaine de jours. J’avais marché, dormi dans ma vieille tente et rempli mon carnet de croquis de dessins des fleurs sauvages que je trouvais. Ce carnet de croquis m’avait valu une bourse à l’école d’art.
À l’époque de l’exposition à la galerie, mes dessins représentaient surtout des oiseaux. Les croquis affichés au mur montraient une espèce de perroquets connue sous le nom de conures, qui avaient élu domicile en ville.
On disait que, vers le milieu des années quatre-vingt, deux ou trois conures rares et magnifiques s’étaient échappées d’un magasin d’oiseaux exotiques au sud de la Californie pour remonter vers le nord et arriver finalement à San Francisco, où elles s’étaient accouplées avec un étonnant succès. Bientôt, une volée d’oiseaux de couleurs vives était perchée dans les arbres de Telegraph Hill.
Dans une ville où la population d’oiseaux était majoritairement constituée de pigeons, de moineaux et de geais, on ne pouvait que remarquer le plumage rouge, bleu et jaune des perroquets de Telegraph Hill. Par la fenêtre de mon petit studio de Vallejo Street, debout avec ma tasse de café, je les regardais descendre en piqué au-dessus des marches de Filbert en direction de Coit Tower. Mes photos de ces oiseaux exotiques, si inattendus dans la brume de la Bay Area, punaisées sur le mur au-dessus de ma table à dessin, devinrent le point de départ de la série de dessins que j’exposais à la galerie le jour où Lenny y entra.
Cet homme de taille et de carrure moyennes devait avoir à peu près mon âge. Son apparence n’avait rien de particulièrement remarquable, sinon son regard très doux et l’allure de quelqu’un bien dans sa peau. J’en fus sans doute frappée parce que je n’aurais pas pu en dire autant de moi. Il portait une veste des San Francisco Giants si usée que la plupart des gens l’auraient trouvée bonne à jeter. J’en conclus qu’il était soit totalement fauché, soit extrêmement attaché à son équipe. Les deux étaient vrais, mais Lenny aimait les Giants presque autant qu’il m’aima, au bout du compte.
Il passa sans s’arrêter devant les autres œuvres exposées – un œil géant sculpté avec les mots « BIG BROTHER » en travers de la pupille, un tableau représentant un jeune homme tenant un revolver contre sa tempe qui, je le savais (contrairement à d’autres), ressemblait beaucoup à l’artiste. Il était dans mon cours de dessin d’observation et souffrait de dépression. Quand le moment vint pour l’auteur du tableau au revolver d’accueillir les visiteurs à la galerie et de proposer les crackers, il déclara qu’il ne pouvait pas. Il n’arrivait pas à sortir de son lit.
On comprenait, au premier coup d’œil, que Lenny avait une attitude extrêmement positive dans la vie. Il ne prêta aucune attention au flanchet de bœuf qui pourrissait par terre. Il se dirigea droit vers mes conures de Telegraph Hill.
« Elles sont magnifiques », dit-il devant le dessin d’une paire de conures perchées sur une branche. Il avait un cracker dans la bouche, deux autres dans les mains et il souriait. J’appris plus tard qu’il était entré dans la galerie avec l’espoir de trouver à manger gratuitement. Ce qui finit par arriver fut un bonus inattendu.
« C’est moi qui les ai dessinées, dis-je.
– Quand j’étais petit, nous avions un perroquet dans la famille. Jake. Je lui avais appris à dire “Téléportation, Scotty 1” et “Vas-y, fais-moi plaisir 2”. »
C’était Lenny tout craché. Ses attachements à une chanson, un tableau ou un lieu étaient fondés sur de plaisantes associations avec une vie jusqu’alors singulièrement heureuse. Outre le perroquet, il avait deux sœurs qui l’adoraient (une aînée, une cadette) et un chien, ainsi que des oncles, des tantes, des cousins, des amis de colonies de vacances qu’il voyait encore régulièrement, des parents toujours mariés et toujours amoureux. À sa bar mitzvah, sa famille l’avait porté sur une chaise à travers la pièce en chantant. Il faisait partie d’une équipe de bowling, possédait ses propres chaussures de bowling et une chemise avec son nom brodé sur la poche. C’était sa première année d’enseignement dans un quartier difficile et il entraînait une équipe de T-ball le week-end. Pour quelqu’un comme moi, c’était un vrai Martien.
« J’admire vraiment les artistes. Je suis incapable de tracer une ligne droite.
– Tu as sans doute plein d’autres talents. Des trucs pour lesquels je suis complètement nulle. » Une remarque pas très maligne, mais pour moi, ces quelques mots adressés à un homme – pas un canon de beauté, mais attirant, à peu près de mon âge – étaient tout à fait inhabituels. Après les avoir prononcés, j’eus peur qu’ils apparaissent comme pleins de sous-entendus sexuels, ce qu’il me confirma plus tard.
« Tu sais lancer une balle de base-ball ?
– Devine.
– Je vais t’emmener à un match, déclara-t-il, comme ça.
– Où ?
– Ne me dis pas que tu n’as jamais été à Candlestick Park ?
– Alors, je ne te le dirai pas. »

Ensuite, nous ne nous sommes plus quittés. Pendant le match – mon premier événement sportif professionnel –, il prit le temps de m’expliquer le tableau des scores, le point produit et l’erreur forcée. Vers la fin, lors d’un tour de batte, l’un des Giants exécuta un coup sûr qui vola au-dessus de la tête du lanceur. Je me tournai vers lui et dit quelque chose du genre : « Super ! »
« On appelle ça une chandelle. Ce n’est pas une bonne chose », m’expliqua-t-il gentiment. Puis il m’embrassa sur la bouche. Un baiser fabuleux. Ce soir-là, de retour dans mon appartement (le mien, parce que Lenny était en colocation), nous avons fait l’amour pour la première fois. Pour moi, la toute première fois.

J’avais vingt-deux ans, j’avais terminé l’école d’art depuis six mois. J’étais illustratrice médicale à temps partiel, ce qui expliquait les crayons alignés par couleur sur la table de la cuisine de mon appartement de Vallejo Street, ainsi que les photos des principaux organes et les dessins des appareils reproducteurs, circulatoires, lymphatiques, digestifs et squelettiques affichés au mur. Quelques années auparavant, pendant mes études, j’avais punaisé, à côté de mes schémas d’anatomie, une carte postale d’un tableau de Chagall que j’adorais – un homme et une femme, dans un petit appartement quelque part en Russie, avec sur la table un gâteau et un bol rempli d’une sorte de baies, une rangée de maisons proprettes et identiques, visibles par la fenêtre, une chaise avec un coussin brodé, un unique tabouret.
Le tableau représente les amoureux qui occupent la pièce. La femme porte une modeste robe noire à col ruché, des chaussures noires à hauts talons à ses pieds incroyablement petits et elle tient un bouquet. L’homme et la femme s’embrassent et leurs pieds sont comme en apesanteur. Seules leurs lèvres sont en contact, en fait, même si cela exige une gymnastique étonnante de la part de l’homme. Pour réaliser ce baiser, il tourne la tête à 180 degrés, ce que la tête d’aucun être humain ne peut accomplir, comme me le rappelaient mes graphiques d’anatomie. Sans parler du fait que les personnages ne touchent pas terre. Seul l’amour permet à deux êtres de prendre ainsi leur envol.
Quelque chose d’incroyablement tendre et innocent, mais en même temps érotique, émane des deux amoureux du tableau. Ils n’ont besoin que du contact de leurs lèvres pour s’élever.
Le lendemain du match de base-ball, Lenny m’apporta une carte postale identique à celle accrochée au mur. Il la glissa sous la porte avec un mot : Je crois que je suis amoureux.
Quand il vint me chercher pour dîner le même soir, avec un bouquet de roses, il ressemblait à un type qui avait gagné le gros lot au jeu télévisé préféré de ma grand-mère, Jeopardy ! Si des mortels avaient pu prendre leur envol ce jour-là, ç’aurait été nous deux. Je n’aurais sans doute pas encore dit que j’aimais cet homme, mais je savais que je le ferais très vite. Lenny et moi ressemblions aux personnages du tableau. Comme si nous avions inventé l’amour.

Il enseignait en CE1 à l’école élémentaire Cesar-Chavez. Il adorait ses élèves. Tous les soirs, au dîner, il me racontait ce qui s’était passé en classe, quel élève avait eu une journée difficile, quel autre avait fini par comprendre la soustraction. J’en vins à connaître leur nom à tous.
Il fut tout de suite romantique. Durant la brève période précédant son emménagement chez moi, et par la suite, il n’arrivait jamais sans un bouquet de fleurs, une barre de chocolat ou un cadeau idiot, par exemple un yo-yo. Il copiait des poèmes dans des livres et me les lisait tout haut. Il aimait des chansons comme « I Think I Love You », « Feelings », « You Light Up My Life », parce qu’elles exprimaient parfaitement ce qu’il ressentait pour moi. Si une chanson qu’il aimait passait à la radio quand nous étions en voiture, il montait le son et chantait en même temps. Un jour, il apporta un album des Kinks. Il voulait me faire écouter une chanson qui lui évoquait notre relation : « Waterloo Sunset ».
Pour moi, les meilleurs moments avec Lenny, ceux auxquels je penserais après, n’étaient pas ceux-là. J’étais davantage touchée par des choses très ordinaires que Lenny considérait comme évidentes : alors que j’avais attrapé un rhume, il courut m’acheter des médicaments contre la toux, une autre fois il rentra chez nous avec une paire de lacets (pas des roses, des lacets) parce qu’il avait remarqué que les miens étaient si effilochés que j’avais du mal à les passer dans les œillets de mes baskets. Il ne faisait jamais très froid à San Francisco, mais quand il pleuvait, il chauffait la voiture pour moi et un jour, sachant que j’empruntais sa Subaru pour traverser le pont et me rendre à un rendez-vous chez le dentiste, il vérifia la pression des pneus la veille. Une autre fois, lors d’une escapade d’un week-end à Calistoga, il resta assis deux heures à côté de moi sur le bord de la piscine de l’hôtel en essayant de m’aider à surmonter ma peur de l’eau. « Je ne te quitterai jamais », disait-il. Sans doute sa seule déclaration qui se révéla fausse.
Alors que nous essayions de faire un bébé (décision prise environ une semaine après notre rencontre), il prépara un tableau qu’il posa sur le réfrigérateur pour noter ma température tous les matins et savoir quand j’ovulais, à côté d’une boîte où il vérifiait chaque jour que j’avais pris mon comprimé d’acide folique.
Nous n’étions à peu près jamais en désaccord, même si ça ne s’était pas très bien passé quand, pour plaisanter, j’avais déclaré que, étant née dans le Queens, j’aurais probablement dû être supportrice des Yankees. « On va y remédier », répondit-il.
Pratiquement, notre seul sujet de tension concernait mon peu d’envie de voir sa famille. Pour lui, étant juif, Noël n’était pas un problème, mais il y avait toutes les autres fêtes : Thanksgiving, l’anniversaire de Lenny, celui de sa mère, de sa grand-mère, de sa tante, de son oncle Miltie. Il n’était pas religieux, mais il jeûnait à Yom Kippour en l’honneur de son grand-père, mort quelques années avant notre rencontre. Lenny aimait beaucoup son grand-père, comme à peu près tous les membres de sa nombreuse famille, et gardait de merveilleux souvenirs d’être allé au stade de base-ball avec lui quand il était enfant.
D’une part, j’aimais bien entendre les anecdotes de Lenny sur son enfance heureuse, sa vie heureuse. Mais d’autre part, parfois, les histoires de sa vie côté soleil – le côté de Lenny – semblaient me séparer de l’homme que j’aimais, comme si nous ne parlions pas la même langue. En dehors du fait que nous étions dingues l’un de l’autre, il m’apparaissait toujours comme une sorte de voyageur étranger me rendant visite depuis son pays d’origine, et il devait ressentir la même chose à mon égard. Malgré tout ce que nous partagions, ce fossé existait entre nous. Son expérience du monde lui donnait un sentiment d’espoir et de sécurité, alors que je repérais facilement les problèmes et anticipais les malheurs avant même qu’ils ne se produisent.
Les parents de Lenny vivaient à El Cerrito, de l’autre côté du pont. La première année de notre vie commune, il pensait que je viendrais avec lui au seder de Pessah dans sa famille. Je trouvai une excuse, une obligation en rapport avec mon cours de peinture, mais il ne fut pas dupe.
« C’est difficile pour moi de me trouver dans une famille », lui expliquai-je.
Il avait posé des questions sur la mienne, naturellement. Je ne lui avais parlé que de l’essentiel : je ne connaissais pas mon père et ma mère était morte quand j’étais toute petite, ma grand-mère m’avait élevée et, après sa mort quatre ans plus tôt, il n’y avait plus personne.
Lenny étant Lenny, il voulait en savoir plus : comment ma mère était morte, comment j’avais vécu sa disparition. « Nous devrions aller sur sa tombe », dit-il. Il voulait connaître la date de son décès pour allumer une veilleuse le jour anniversaire.
Je ne pouvais pas lui dire qu’il n’y avait pas de tombe. Comment enterrer un bout de doigt ?
« Je ne veux pas en parler. C’est mieux comme ça. » Il était ma famille à présent, tout ce dont j’avais besoin.
Puis arriva quelqu’un d’autre. Notre fils.

Arlo naquit juste un an après notre rencontre. C’était le soir de la Série mondiale, une rencontre entre les Mets et les Red Sox qui ne laissait d’autre choix à Lenny que d’encourager Boston. Mais ce soir-là, il ne pensait qu’à notre bébé et à moi. Ni la casquette portée à l’envers par les Mets à partir d’un déficit de deux points dans la dixième manche pour gagner le match ni, finalement, le championnat ne réussirent à détourner Lenny une seule minute de sa place à mes côtés durant les vingt-trois heures qu’il fallut à Arlo pour venir au monde. « C’est incroyable, non ? Nous avons fait un bébé », s’émerveilla-t-il quand la sage-femme plaça notre fils dans mes bras.
Je suis papa. Il ne cessait de répéter ces mots.

Je disais souvent qu’il n’y avait pas de meilleur papa ni de meilleur mari. Il m’apportait le café au lit, rentrait à la maison avec des cadeaux bizarres et drôles : un stylo plume, une paire de chaussettes aux couleurs des Giants, un diadème en faux diamants. Il emmenait Arlo aux bébés nageurs tous les samedis. Il était le seul père dans un bassin rempli de mères, leurs bébés dans les bras, tandis que j’étais assise au bord, car j’avais gardé une phobie de l’eau depuis le jour où Indigo, le copain de ma mère, m’avait jetée dans la piscine du motel. Quand Arlo pleurait la nuit, Lenny était toujours le premier à sauter du lit pour me l’amener. Il le baignait et le changeait chaque fois qu’il le pouvait. Jusqu’alors, il adorait son métier d’enseignant, mais maintenant il détestait partir travailler. « Je ne veux rien rater », disait-il.
La famille de Lenny, ses parents en particulier, restait un sujet délicat. J’avais accepté de rendre visite de temps en temps à Rose et Ed, mais pas aussi souvent qu’ils l’auraient souhaité avec leur premier petit-fils, ni comme Lenny l’aurait voulu pour eux.
Rose et Ed étaient des gens merveilleux, ce qui n’était en rien surprenant compte tenu de l’attitude de Lenny dans la vie. De tout temps, j’avais rêvé de faire partie d’une grande famille aimante, mais maintenant que j’y étais accueillie je me sentais inadaptée. Quand nous nous trouvions dans la famille de Lenny, tout le monde parlait sans arrêt et fort. On s’interrompait, on donnait son opinion, on exprimait librement ses sentiments. On riait toujours beaucoup.
Je participais peu à ces échanges, mais c’était sans importance car la discussion allait bon train. J’étais assise sur le canapé, je nourrissais Arlo et acceptais les offrandes comestibles qui se succédaient. J’emportais parfois un carnet à dessin et faisais des croquis de tout le monde. Ma belle-mère m’appelait « le Michel-Ange de notre famille ». (Notre famille, disait-elle. Pour Rose, sinon pour moi, je faisais partie de leur cercle bienheureux.) Elle et mon beau-père avaient encadré tous les dessins que j’avais réalisés chez eux. Ils étaient accrochés à côté des photos de tous les membres de la famille, moi y compris. Ma photo n’avait jusqu’alors jamais figuré sur le mur de personne.
« Alors, quand allez-vous faire le deuxième ? » me demanda Rose, le jour du premier anniversaire d’Arlo. Je n’avais pas l’habitude de ce genre de question. J’avais appris très jeune à ne pas dévoiler mes intentions.
Dans la voiture ce jour-là, en quittant El Cerrito pour rentrer chez nous, Lenny était plus silencieux qu’à l’ordinaire.
« Ne fais pas attention à ma mère. Elle est comme ça. Elle t’adore, dit-il.
– Je ne savais pas quoi répondre.
– Je sais que c’est difficile pour toi. Peut-être qu’un jour tu pourras essayer de m’expliquer pourquoi. »
C’était impossible. J’avais fait une promesse à ma grand-mère.

Nous nous sommes mariés quelques semaines après le premier anniversaire d’Arlo, au sommet du mont Tamalpais, dans un gîte de randonnée extraordinaire et sans électricité, la West Point Inn. Rachel, la sœur de Lenny, joua du piano sur le vieil instrument de la pièce principale – des airs de comédies musicales, de l’American Songbook, des Beatles –, accompagnée par quelques membres de la famille aux bongos, au tambourin, et à l’accordéon par l’oncle Miltie. La mère de Lenny et ses sœurs avaient passé les jours précédents à faire des gâteaux. On avait tout hissé, y compris la chaise haute d’Arlo, par le sentier forestier. Arlo venait de faire ses premiers pas. Il courait en rond, rayonnant.
Dans les dernières semaines, Lenny n’avait cessé de revenir sur la question des invités de mon côté. Pour lui, il était inconcevable que personne n’ait envie d’être là quand quelqu’un qu’il considérait comme adorable prononcerait ses vœux.
À l’école d’art, j’avais entretenu des relations occasionnelles avec les autres étudiants, mais rien de sérieux. Même si je ne pouvais pas l’expliquer à mon futur époux, le vieux fléau du secret – l’impossibilité de dire qui j’étais vraiment – m’empêchait d’être proche de qui que ce soit, à part de Lenny.
« Et des oncles, des tantes, des cousins ? Il doit bien y avoir quelqu’un. »
Dans un moment de faiblesse, j’avais révélé que la dernière fois que j’avais entendu parler de mon père biologique, c’est-à-dire presque vingt ans auparavant, il vivait sur une toute petite île de la Colombie-Britannique. Cela suffit à Lenny.
« Je ne l’ai jamais vu, avais-je rappelé à Lenny. Je sais juste qu’il s’appelle Ray et qu’il est le père de jumeaux. »
Mon futur époux rechercha Ray. J’étais dans la pièce quand il lui téléphona.
« Vous ne me connaissez pas, mais je suis amoureux de votre fille, dit Lenny. Nous allons nous marier le mois prochain dans le comté de Marin, en Californie. Cela nous ferait un immense plaisir si vous assistiez au mariage. »
Des années auparavant, le gouvernement des États-Unis avait annoncé une politique d’amnistie pour les réfractaires à la guerre du Vietnam qui avaient fui au Canada. Ray ne courait aucun danger d’être appréhendé à la frontière s’il venait à la cérémonie. Mais d’après la moitié de la conversation que j’entendais, celle de Lenny, il était évident qu’assister à mon mariage intéressait à peu près autant mon père biologique que participer à un contrôle fiscal.
En parlant à l’homme qui allait devenir son beau-père, la voix de mon futur époux demeura amicale, sans trace d’accusation ni de tentative de culpabilisation.
« Je sais que c’est un long voyage, dit Lenny, une main tenant le combiné, l’autre sur mon épaule. Je serais ravi de vous offrir le billet d’avion. Mes parents peuvent vous loger. Amelia serait vraiment touchée. »
Bien des années plus tôt, ma grand-mère avait informé Ray de mon changement de nom. De toute façon, il ne m’avait jamais appelée par mon prénom d’origine.
« Je vois », dit Lenny d’une voix très calme à présent. Je savais qu’il essayait de toutes ses forces de ne pas se mettre en colère. « Je comprends. Vous y réfléchirez peut-être. »
Ses derniers mots avant la fin de la conversation furent : « Vous avez une fille magnifique, Ray. Si vous la rencontrez un jour, vous l’adorerez. »
Je devinai à l’expression de Lenny que Ray avait alors raccroché.

1. Référence à la série Star Trek.
2. Référence à Dirty Harry de Clint Eastwood.

4
Une façon de trouver sa famille
J’étais heureuse, sans doute pour la première fois de ma vie. Mais le secret était toujours là – la peur que ma grand-mère m’avait léguée, en plus de ses figurines Hummel et son livre de cuisine de Betty Crocker, qu’un jour quelqu’un trouverait de qui j’étais la fille et s’en prendrait à moi.
Cet automne-là, j’étais pelotonnée sur le canapé et je regardais la télévision avec Lenny après avoir couché Arlo quand, dans un magazine d’information, survint un sujet sur les nouvelles technologies qui aidaient à résoudre les crimes. Le cas exposé était celui de deux adolescentes violées et tuées en Angleterre. Un garçon du village avait été accusé du crime, mais innocenté grâce à un test ADN. Le même test avait finalement permis d’identifier le véritable coupable après que la police locale eut mis en place des points de collecte d’échantillons de sang ouverts à tous les hommes volontaires de la région. Un seul avait refusé, mais un autre qui répugnait à se faire tester avait persuadé son ami de le faire sous son nom. Quand la police finit par obtenir l’échantillon, l’ADN de cet homme correspondait à celui du violeur. L’émission que nous regardions racontait sa mise en accusation et sa condamnation à la prison à vie.
Lenny aimait la science autant que les énigmes policières. La nuit, dans notre lit, il continua à parler de cette histoire. Lui pour qui la famille comptait tellement était tout excité à l’idée que je pourrais peut-être, grâce à un test ADN, trouver des parents dont j’ignorais l’existence – autres que Ray, mon père biologique, qui n’avait montré aucune envie de faire ma connaissance.
« Même s’ils sont parfois un peu agaçants, c’est si important pour moi d’avoir mes parents, mes sœurs, mon oncle Miltie et tous les autres. Je voudrais que tu connaisses ce genre de liens.
– Je vous ai, toi et Arlo. »
Mon mari n’était pas prêt à abandonner.
« Cette histoire d’ADN est formidable. Je n’arrive pas à croire que quelques mèches de cheveux ou tout autre indice enfermé pendant trente ans dans un labo permette de résoudre une affaire. »
Comme un bout de doigt, pensai-je, mais je n’en dis rien. À mon avis, cela ne m’apprendrait rien de plus sur ce qui était arrivé à ma mère presque vingt ans plus tôt. Cette histoire était close. Je ne voulais plus y penser.
Puis quelque chose se produisit qui m’y replongea. Marcy, ma professeure de dessin de l’école d’art, me téléphona : « Ça paraît dingue, mais j’ai reçu un appel d’une sorte de détective qui posait des questions à votre sujet. Il parlait d’activités terroristes à New York et d’un policier tué. Son discours n’avait aucun sens. À la date où a eu lieu l’événement, quel qu’il soit, vous étiez une petite fille. Je lui ai dit qu’il devait faire erreur.
« Il se trompait même sur votre nom. Il vous appelait Joan », poursuivit Marcy.
Je sentais la transpiration sur la paume qui tenait le combiné. Depuis l’explosion, dix-neuf ans plus tôt, j’avais tenu la promesse faite à ma grand-mère de garder pour moi ce qui était arrivé et la manière dont j’y étais liée. Seules deux personnes avaient appris où nous nous trouvions : mon père biologique, Ray, et Daniel.
Daniel n’aurait jamais parlé. Ray, c’était une autre histoire.
« Le détective vous a-t-il dit où il avait trouvé cette prétendue information à mon sujet ? » demandai-je à ma professeure. C’était certainement le FBI. Il me recherchait.
« Tout ça, c’était dingue. Il a évoqué un voyage qu’il avait fait en Colombie-Britannique. Un réfractaire à la conscription pendant la guerre du Vietnam.
– Ils ont dû me confondre avec quelqu’un d’autre », affirmai-je à mon amie.
Durant quelques jours, je m’attendis à voir un agent fédéral sonner à notre porte, mais personne ne se montra. Je savais pourtant qu’il était temps de raconter la vérité à Lenny.
Je m’y préparais. Mais on était en octobre et les Giants étaient parvenus en Série mondiale, contre les Oakland Athletics. Lenny était sur un petit nuage. Je me suis dit que rien ne devait venir contrarier son enchantement. Je lui avouerais ce que j’avais toujours caché quand les matchs seraient terminés.

5
Un ballon orange et noir
Les Giants contre les Athletics. Le rêve de mon mari. En l’honneur du troisième anniversaire d’Arlo, les sœurs de Lenny s’étaient cotisées et nous avaient offert des billets pour le troisième match. L’idée était qu’Ed et Rose gardent Arlo pendant que Lenny et moi allions au stade.
La veille, tandis qu’Oakland menait la série, Lenny prit une décision.
« Mon père est supporter des Giants depuis encore plus longtemps que moi. Voir le match à Candlestick lui ferait un immense plaisir. Donnons nos billets à mes parents. De toute façon, je n’ai pas vraiment envie d’y aller sans Arlo. »
Nous sommes donc restés chez nous, ce qui me convenait parfaitement. Nous allions regarder le match à la télé. Je n’avais pas besoin d’être avec cinquante mille personnes. Deux me suffisaient, du moment que c’étaient ces deux-là.
Une demi-heure avant le début du match, Lenny décida qu’il nous fallait des cacahuètes, comme au stade. Nous avons couru tous les trois au bout de la rue pour en acheter, ainsi qu’un pack de bière. « Allez, les Giants », dit Marie, la caissière, à Lenny en lui rendant la monnaie. Tout le voisinage connaissait mon mari et savait qu’il soutenait l’équipe.
Arlo avait repéré dans le magasin un ballon gonflé à l’hélium. Aux couleurs des Giants, orange et noir. Marie le lui donna.
Je me suis repassé un millier de fois les huit minutes qui suivirent, comme la séquence de l’explosion du Hindenburg, le nuage atomique sur Hiroshima, l’assassinat de Kennedy.
Arlo voulait tenir le ballon, mais Lenny dit que ce n’était pas une bonne idée. « Tu risques de le perdre, mon chéri. On va enrouler la ficelle à ton poignet pour l’empêcher de s’échapper. »

Extraits
« Comment décrire La Llorona telle qu’elle m’apparut ce jour-là? Une vision du paradis à la période la plus noire de ma vie,
L’hôtel ressemblait à la maison d’un conte de fées, Partout où je posais le regard, je découvrais un détail extraordinaire, sans doute une création de Leila ou des gens du village: pas seulement les pierres transformées en singes, jaguars ou œufs, mais les plantes grimpantes qui formaient des tonnelles ruisselaient de fleurs épanouies évoquant les visions les plus folles d’un trip au LSD, les cours d’eau artificiels serpentaient dans les jardins, butaient sur des pierres lisses et rondes – quelques-unes vertes, sous une certaine lumière en tout cas, d’autres presque bleues. Un banc de pierre était creusé à flanc de colline. Il y avait aussi une méridienne qui semblait faite d’un seul tronc d’arbre. Un vieux bateau de pêche en bois, sur lequel s’empilaient des coussins, était suspendu à un arbre. De son tronc jaillissaient une demi-douzaine de variétés d’orchidées et une chouette taillée elle-même dans une loupe de bois. » p. 81

« Maria et Luis avaient commencé à travailler pour Leila peu après qu’elle avait acheté le terrain. Ils étaient tous jeunes à l’époque. À présent, ils étaient vieux.
Luis faisait encore de longues journées physiquement éprouvantes: il réparait les murs, transportait du bois, préparait du ciment, montait sur une vieille échelle pour tailler les branches du jocote, s’occupait du jardin. Mais ses gestes trahissaient des douleurs au dos. Maria se chargeait des repas et, si ses plats étaient toujours délicieux, elle se déplaçait lentement, restait de longues minutes à éplucher une mangue ou à hacher une tête d’ail.
Elmer, le fils du couple, donnait un coup de main partout où il le fallait, mais il était encore adolescent et facilement distrait, surtout par Mirabel, la jeune femme qui aidait Maria. Elle faisait ls chambres, la lessive et chaque jour, au coucher du soleil, elle me préparait au mixeur une boisson composée de fruits frais, de lait de coco et d’un mystérieux assortiment d’épices (cardamome, peut-être, et gingembre?) devenue sa spécialité à La Llorona. Au fil des années, de nombreux clients l’avaient suppliée de leur donner la recette, proposant de la payer, mais Mirabel se contentait de sourire et de secouer la tête. » p. 117-118

« Il m’arrivait une chose étrange à l’hôtel de Leila. Je ne m’étais pas débarrassée de ma profonde tristesse, mais je revenais modestement à La vie. Mon corps engourdi retrouvait des sensations. Le soleil sur ma peau, les bons plats, tout simplement l’odeur du jus d’orange pressée que Mirabel posait devant moi chaque matin et l’élixir au coucher du soleil que j’attendais à présent avec impatience en fin d’après-midi, tout en regardant le soleil plonger derrière le volcan, suivi tous les soirs par un merveilleux repas.
Durant nos dîners dans le patio, Leila me racontait les histoires de ses clients sur plusieurs dizaines d’années. Pour des raisons que je ne comprenais pas, elle semblait souhaiter que je sache ce dont elle avait été témoin. Plus encore, ce qu’elle avait appris.
« Un jour… » commençait-elle devant notre plat de tamales, de pepian de poulet ou une soupière de ragoût de poisson, assaisonné avec des aromates que je ne connaissais pas. Et elle se lançait dans une nouvelle histoire. » p. 119

« Beaucoup d’histoires se sont déroulées à cet endroit. Certaines heureuses, d’autres à vous briser le cœur. Tous ceux que j’ai rencontrés venaient ici poussés par une quête ou une autre. Ils n’ont pas toujours trouvé ce qu’ils cherchaient, mais ils ont en général trouvé ce dont ils avaient besoin. » p. 123

« Le nom qu’elle avait choisi, La Llorona, était un hommage à une vieille légende d’Amérique centrale. Une femme, qui avait vu son mari dans les bras d’une autre, avait fui, aveuglée par la colère, et avait noyé ses enfants dans la rivière. Regrettant immédiatement son geste, elle s’était elle aussi jetée dans la rivière, mais n’avait pas réussi à les sauver. Depuis, elle vivait au purgatoire, parcourait le monde à la recherche de ses enfants et pleurait toutes les nuits. On l’appelait La Llorona – la femme qui pleure. » p. 123

« Une chose qui concernait Leila. Même si elle était morte depuis sept ans, elle hantait encore ce terrain et ses bâtiments. Durant le court laps de temps pendant lequel je l’avais connue, j’avais non seulement compris sa passion, mais j’en étais venue à la partager. J’éprouvais l’obligation d’entretenir ce qu’elle avait créé. Un jardin est une chose vivante. Il faut s’en occuper tous les jours.
« Rien n’est immuable. Ni les jardins ni les histoires d’amour. Ni la joie ni le chagrin. Les animaux meurent. Les enfants grandissent. Il faut apprendre à accepter les changements quand ils se produisent. S’en réjouir si c’est possible. Voir ce qu’ils apportent de nouveau à la vie », m’avait dit Leila un jour que nous nous promenions dans les allées de la propriété et que nous nous arrêtions le temps d’examiner certaines de ses plantes préférées. » p. 368

À propos de l’autrice
MAYNARD_Joyce_©Audrey_BethelJoyce Maynard © Photo Audrey Bethel

Collaboratrice de multiples journaux, magazines et radios, Joyce Maynard est aussi l’auteur de plusieurs romans – Long week-end, Les Filles de l’ouragan, L’homme de la montagne, Les règles d’usage, Où vivaient les gens heureux – et d’une remarquable autobiographie, Et devant moi, le monde (tous publiés chez Philippe Rey). Mère de trois enfants, elle partage son temps entre la Californie et le Guatemala. (Source: Éditions Philipe Rey)

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Western

POURCHET_Western

  RL_automne_2023 coup_de_coeur 

En deux mots
Alexis Zagner s’apprête à remonter sur les planches pour interpréter Dom Juan. Aurore est quant à elle une mère célibataire qui vient de perdre sa mère et hérite de sa maison dans le Quercy. C’est là que le hasard va les faire se rencontrer, au moment où le comédien est accusé d’agression sexuelle.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Dom Juan 2023

Le nouveau roman de Maria Pourchet raconte une rencontre improbable entre un comédien célèbre et une mère célibataire. Ils ont tous deux quitté leur vie parisienne pour se retrouver dans un village aux environs de Cahors. C’est là que la France post #metoo va les rattraper.

Au fronton d’un théâtre parisien, on annonce déjà la nouvelle adaptation de Dom Juan, avec Alexis Zagner, comédien célèbre, dans le rôle-titre. Pendant ce temps Aurore s’épuise à mener de front sa carrière et son rôle de mère célibataire dans un Paris qui devient ingérable. Du coup, l’annonce du décès de sa mère est presque un soulagement. D’autant qu’elle hérite d’une maison dans le Lot, certes peu confortable mais idéale pour quelqu’un qui entend changer de vie, car rien ne la retient vraiment dans la capitale, même pas une relation que l’on pourrait qualifier de simple confort sanitaire, histoire de contrôler que tout fonctionne encore, maintenant que la «fracture d’avec les hommes, d’avec l’amour, d’avec la joie, pour la simple sensation du moteur» est consommée, qu’après l’acte elle est renvoyée «à la solitude la plus totale dont un adulte puisse se souvenir».
Un avenir sans perspectives va pousser Aurore prendre le large, à essayer de sortir du piège dans lequel elle était prise, ayant appris à «tout avaler sans rien dire. À commencer par Tchernobyl à six ans, à pleins poumons, puis les conneries sur l’Europe réunifiée en pleine tête, la pilule microdosée, le non à Maastricht, le sperme, d’abord un peu puis tout car dans ELLE on disait que c’était coupe-faim.»
Au moment de se retrouver avec sa fille dans une bâtisse plutôt inconfortable et loin de tout, elle se souvient de ses rêves avortés. «Elle a cru à l’amour comme marché, à la libéralisation des échanges hommes-femmes, elle a pensé en termes d’offre et de demande, puis offensive et force de vente, s’est appliquée à déclarer ses sentiments la première, y compris sans certitude, s’entraînant ainsi à ne plus être un objet passif du désir. Elle a cru au travail, à la patience et qu’en France on pouvait rire de tout. Elle a cru pour un discours de vieux stal moins mal écrit que d’habitude que le communisme était une idée neuve.»
C’est donc très méfiante qu’elle ouvre sa porte au visiteur du soir. Et c’est encore plus méfiante qu’elle va lui demander de partir au petit matin, ne voulant plus partager son foyer avec un homme, fut-il un comédien célèbre. «Elle sait de cet homme son nom, sa frayeur, cette tenace odeur de ville, sa bonne volonté musculaire et ça suffit. Elle est déjà pleine de prénoms et de romans, pleine de traces que depuis un an elle s’applique à effacer.»
Mais Alexis lui explique alors qu’il est ici chez lui, qu’il a acheté la maison en viager. À cet imbroglio vient aussi se greffer pour le Dom Juan une tentative de fuir Paris et ses rumeurs. Car les médias se sont emparés d’un témoignage qui laisse croire à une emprise forte exercée sur une jeune comédienne. La machine va s’emballer quand un journaliste part en chasse du scoop et détaille l’histoire du maître et de son élève. Très vite, elle finira dans son lit, très vite il va échanger avec elle des messages brûlants. Abus de position dominante ou passion amoureuse librement consentie? Toute la question est là. Car comme le résume la fille d’Aurore, «le problème avec une vie, même méprisable, c’est que lorsqu’on la détruit, elle est terminée.»
Après la confrontation proposée l’an passé par Pascale Robert-Diard avec La petite menteuse, le procès mis en scène en 2019 par Karine Tuil dans Les choses humaines et l’injonction de Mazarine Pingeot la même année avec Se taire, Maria Pourchet poursuit l’exploration de la société française post #metoo avec beaucoup de finesse. Des relations complexes qui lient hommes et femmes, la romancière réussit, dans son style inimitable, à jouer sur le registre de la subtilité, comme elle le faisait du reste déjà dans Feu, son précédent roman. Loin du brûlot féministe, elle choisit de décrire plutôt que de juger, laissant le soin lecteur de se faire une opinion.

Western
Maria Pourchet
Éditions Stock
Roman
300 p., 20,90 €
EAN 9782234094901
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et à Villeneuve-d’Aveyron ainsi que sur le causse de Cajarc dans le Lot, non loin de Cahors.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’entends par western un endroit de l’existence où l’on va jouer sa vie sur une décision.» Éternelle logique de l’Ouest à laquelle se rend le célèbre comédien Alexis Zagner quand, poussé par l’intuition d’un danger, il abandonne un rôle mythique – Dom Juan – et quitte brusquement la ville, à la façon des cow-boys. Quelles lois veut-il laisser derrière lui? Qu’a-t-il fait pour redouter l’époque qui l’a pourtant consacré? Et qu’espère-t-il découvrir à l’ouest du pays? Pas cette femme, Aurore, qui l’arrête en pleine cavale et semble n’avoir rien de mieux à faire que le retenir et percer son secret. Tandis que dans le sillage d’Alexis se lève une tempête médiatique qui pourrait l’emporter, un face à face impudique s’engage entre les deux exilés. Dans ce roman galopant porté par une écriture éblouissante, Maria Pourchet livre, avec un sens de l’humour à la mesure de son sens du tragique, une profonde réflexion sur notre époque, sa violence, sa vulnérabilité, ses rapports difficiles à la liberté et la place qu’elle peut encore laisser au langage amoureux.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Cela commence à Paris, au théâtre, sur la scène, au centre et au fond, dans l’humeur et l’impatience. Le théâtre c’est comme une mine, un volcan ou une fille. Tout se passe dans le ventre.
Pour le moment le théâtre est fermé, il ouvrira bientôt pour la première du Dom Juan de Molière. Pour le moment, on y travaille. Le plateau est éclairé et presque nu : un écran de projection d’environ quatre mètres sur six et, plantée au centre, une porte de saloon ouvrant sur le vide. Rien autour. Sur l’écran gigantesque s’anime à peine un paysage minéral en plein soleil. Une étendue de terre sèche, une chaîne de montagnes jaunes que limitent au tout premier plan quelques végétaux étendant une ombre courte qu’un cheval recherche. L’image assoiffe.

Une répétition en costumes est en cours, enfin pas vraiment en cours, pas encore, comme suspendue. On devrait jouer mais l’on ne joue pas parce qu’on attend quelqu’un. Six acteurs en quête d’un septième patientent autour du metteur en scène dans des appareils contrastés. Elvire porte une robe à paniers, lourdement brodée, Sganarelle est en jean, torse nu avec des éperons, et Dom Alonse comme Dom Carlos portent des costumes trois-pièces sur des tennis. Des vedettes en majorité. Des qui vivent bien de leur art, avec leurs personnages, leurs contradictions, avec ce pesant désir d’être reconnus quand, traversant un restaurant ou un aéroport, ils pressent le pas pour fuir leur prénom. Le Commandeur, celui qui est mort, n’est pas encore là, c’est normal. À l’acte I, il n’est pas sorti du tombeau.
Nous sommes à la veille des représentations publiques et ces gens à haut capital social s’emmerdent. Elvire consulte sur son téléphone des photos et autres contenus spécifiques ; Dom Carlos fume des clopes qu’il a classiquement tapées aux techniciens ; la statue du Commandeur, un type dans les vingt-deux ans qui vient d’arriver, demande avec un petit ton où est la diva. Sganarelle effectue mezza voce de perturbants exercices vocaux, « empoigne par la poignée du panier les pots posés sur le poignant piano, empoigne par la poignée du panier », et Gusman veut savoir si on va rester comme ça longtemps. Comme ça comment ? Comme des cons.
Au téléphone et en retrait du plateau, le metteur en scène se masse les sourcils et profère d’assez audibles grossièretés. C’est normal aussi.
Il fait face, à deux jours de la première, à l’absence de Dom Juan lui-même.

Le Dom, c’est Alexis Zagner, la gueule du siècle – du début surtout. Son contrat s’élève à cent cinquante mille euros, dont les deux tiers en minimum garanti, la pièce s’est montée sur lui sinon pour lui. Il devrait être là depuis plusieurs heures et personne ne l’a vu depuis. Depuis quand d’abord ?

Eh bien Dom Alonse et Gusman l’ont vu la semaine dernière, tous les trois ont déjeuné avec cette petite journaliste pour évoquer le spectacle.
— Et ?
Un moment agréable. En verve comme d’habitude et reprenant à son compte la note d’intention du metteur en scène, Alexis prétendait en la jouant montrer enfin cette pièce pour ce qu’elle était. Visionnaire, articulée autour d’une figure hypermoderne de la dissidence, Dom Juan, fuyant une société malade d’avoir mis la sexualité au centre de son imaginaire. Dom Juan, disait Zagner à la journaliste, voyage trois actes sur cinq, une exception pour un personnage de Molière. Il parle et se déplace, cherchant toujours le désordre d’après, laissant la société dans l’état où il l’a trouvée, piaillante et ulcérée. La petite notait et Alexis se resservait du vin. L’acteur allait bien, de toute évidence, l’homme aussi.

Qu’Alexis se précipite sur tout ce qui porte un micro et sur une occasion de déjeuner gratis ne constitue pas une information pour le metteur en scène, Alexis a ceci de commun avec le rôle qu’on lui confie qu’il bavarde et qu’il avale. La question est qu’a-t-il fait depuis et où est-il à présent ?
— On s’en fout, éructe aimablement la très jeune statue du Commandeur, il est en retard, les divas c’est comme ça. On n’a qu’à faire la scène 2, il n’est pas dedans.
Bien qu’on ne lui demande rien, Sganarelle confesse ne pas savoir ce que fout le premier rôle. Il n’a pas déjeuné à l’extérieur depuis un moment car il apprend son texte, lui. Et même tout le texte, aussi connaît-il toutes les répliques de Dom Juan, soit dit en passant et dans l’hypothèse où. Une hypothèse qui ne fait pas lever un sourcil au metteur en scène. Pendu à son téléphone, il fait sonner ceux du directeur du théâtre, du secrétaire général, de la déléguée du ministère, de l’agent d’Alexis, du restaurant d’à côté, d’un sien camarade de murge qu’il sait également proche d’Alexis. Ceux qui répondent ne savent rien et n’ont eu accès, sur ce qui fut la messagerie d’Alexis, qu’à un fort perturbant « SFR vous signale que le numéro n’est pas attribué ». On se résout à appeler Olivia, son épouse légale.

Dans le vide.

Bientôt on constatera que les comptes ouverts sur les réseaux sociaux qu’Alexis fréquentait sans assiduité ont été supprimés. Quelqu’un qui n’avait encore rien dit et qui doit jouer Dom Louis, le père de Dom Juan, prononce avec beaucoup de métier, faisant vibrer la négation et la virgule :
— Ce n’est pas un retard, c’est une disparition.
Et la dernière syllabe explose comme si la phrase finissait dans un trou. Disparition ! L’effet est saisissant.

On entend enfin Elvire, dont le beau regard grave et profond faisait mercredi dernier la couverture de Télérama, se souvenir d’avoir croisé Alexis ce dimanche. Il était seul et sans but apparent. À l’angle des rues Madame et Vaugirard, ils avaient bavardé.
— Ah tu l’as vu dimanche, eh bien dis-le.
Oui, elle le dit, si on veut bien la laisser finir. Alexis était très pâle. Interrogé, il avait prétexté la fatigue et les dernières répétitions, la scène du face-à-face avec la statue du Commandeur l’avait ébranlé comme un novice. Mais elle avait songé, Elvire, avec toute sa gravité et sa profondeur de regard, qu’il avait des ennuis. Ce n’était pas une pâleur de transfert comme on voit chez les Macbeth et les Antigone mal entraînées mais une vraie. Il était blanc.

Blanc, d’accord. Bon. Merci pour le diagnostic mais une gastro-entérite n’a jamais constitué un motif suffisant pour s’évaporer à cinq jours de la générale. Elle est conne, elle, s’agace par-devers lui le metteur en scène qui n’en voulait pas de cette Elvire de cinquante balais, condition émise d’en haut par la déléguée du ministère qui ne souhaitait pas, elle, fourrer une effrontée de vingt-deux ans dans les bras d’Alexis Zagner. Retenu et déconstruit comme il est.
Elle est conne mais elle est là, a entendu Elvire.
Enfin elle était. Elle va disparaître elle aussi, tiens, ciao, plein le dos de cette robe XVIIe en polyamide qui gratte à mort. Pièce de merde, siècle de merde.

Plus d’Elvire. Et bientôt exit Sganarelle, vexé que sa suggestion d’intérim fût à ce point lettre morte. Il se voyait d’ici assumer les deux rôles, dans une figure bicéphale et subtilement monstrueuse confondant le malade et son médecin, le diable et le clergé, la déviance et la morale, qui n’aurait pas manqué de gueule et d’à-propos. Dom César, de nature suiveuse, les a suivis. Ce n’était ni de son âge ni de son rang, attendre sous un spot un impoli même plus sociétaire de la Comédie-Française, faiseur de téléfilms. À demain même heure.

Formidable. Manquerait plus qu’une grève des techniciens.

Le metteur en scène panique crescendo, à croire qu’il ne maîtrise pas les références qu’il prétendait avoir. Son plateau nu, la porte inutile et le désert en papier peint, c’est pourtant clair, c’est même criant que cela commence. Dans les westerns, le théâtre que constitue l’artère principale est toujours vide, au vent près qui soulève la poussière. L’homme qu’on recherche est ailleurs, dans la plaine, dans les têtes.

Quelques mois plus tôt, dans la même ville, une femme emprunte un ascenseur, une femme un peu quelconque, bientôt sortie sur le trottoir et que la ville bouffe direct avant même qu’elle ait pu la regarder. Pas si quelconque de près, une belle peau, des muscles et des yeux luisants, tout noirs, de petit gibier. Elle a déjà le cœur au bord des lèvres à 9 h 10, c’est comme une habitude. Elle s’appelle Aurore. Aurore crève de chaud, ses cheveux collent en paquets sur sa nuque, une mince auréole s’étend entre ses omoplates mais sur du blanc ça ira. À la façon d’un grand sac, elle déplace dans la rue son corps déréglé, à la fois sec et plein d’eau, luttant sans intuition contre une chaleur qu’il ne sait pas comment faire sienne, pas encore. Il fait déjà vingt-huit degrés. Le sac a pour seule inspiration d’être balancé à l’eau le plus vite possible, comme ça il irait d’instinct à la Seine, mais il attendra. Où est-ce qu’on a bien pu garer la bagnole ?
Nulle part. On n’en a plus. La conduite et les insomniaques, c’est comme l’alcool et les médicaments, jamais ensemble.
Cette nuit encore, la fatigue a tenu bien éveillé le corps d’Aurore qui fonctionne depuis un moment sur la réserve. Inépuisable tambouille mixant ensemble la haine entêtée de soi, la culpabilité systématique, la résistance pathologique à l’hostilité professionnelle, la résistance apprise aux opiacés et un obsessionnel sentiment de retard sur tout, la réserve permet de tenir longtemps, Aurore en est la preuve anémiée mais vivante. Ce matin elle a songé qu’elle ne tiendrait pas une journée de plus.

Bien vu.

Vingt minutes plus tard vers Levallois-Perret, auréole séchée, cheveux humides de la nuque fourrés à la base du chignon mal foutu, Aurore entre dans un bâtiment très facile à lire. Il est plat et allongé, pensé à l’image de ce mode de travail que l’entreprise se tue à développer depuis désormais vingt ans, horizontal et collaboratif. Elle y remonte une allée vitrée, distribuant des alvéoles vitrées, évoquant l’éternel fantasme de la relation entre collaborateurs, la transparence. Gentiment fasciste ambition managériale, pas attaquable sur le fond mais qui impliquerait à minima que les collaborateurs soient là. Qu’ils reviennent.
On dirait qu’il n’y a que nous.
C’est qu’il s’agit d’une entreprise de services privilégiant le travail à distance et le métier d’Aurore ici relève d’une catégorie claire, théorisée en sociologie du travail : les jobs à la con. Une taxinomie qui fut longtemps réservée au service des cafés latte dans les halls de gare ou au transport de pizzas par des cyclistes sans casque mais plus maintenant. Un jour, dans un article, quelqu’un a objectivé la détresse intellectuelle d’Aurore en norme et depuis elle sait ce qu’elle fait, c’est bien. A non-operational bullshit job. Concrètement, elle est depuis deux ans coordinatrice de projet, un projet d’avant la crise, périmé et inabouti dont on peut s’épargner la description. Cela n’aura bientôt plus d’importance.
Aurore attend dans un couloir qu’un supérieur la reçoive, c’est prévu. Elle parcourt, centimètre par centimètre, la progression d’un lierre véritable sur le mur peint, son ingéniosité à envelopper les obstacles dont une rampe métallique, une applique en verre, une corniche, à les étouffer, à revenir sur lui pour masquer les espaces nés de son propre enchevêtrement, à gagner, à supporter par endroits son propre poids par l’épaississement soudain de ses tiges, à le fuir par un surgeon, fixant les extrêmes de ses plus débiles ramures aux microreliefs de la peinture de plus en plus près des ouvertures, histoire d’aller filtrer la lumière partout où elle frappe. Devant ce défi d’intelligence et d’adaptation rampante, semblant soutenir le mur qu’en vérité ce lierre dévore sous prétexte d’ornement, elle voudrait qu’on lui apprenne que le premier homme ne descend pas de la dernière brute crétacée mais du végétal.

— Mais ne reste pas dans le couloir, entre, tout le monde est là, apparaît bientôt le supérieur, excessivement souriant.
Passons sur le café, la météo, le cours de l’action. Aurore apprend à peine assise que son travail à la con n’existe plus.
Et pourtant tout va bien en ces lieux. L’entreprise de rien jouit des nouvelles richesses offertes par le capitalisme numérique. Avec la généralisation du télétravail (deux collaborateurs sur trois à la maison) on a fait des économies de loyer, d’intendance, et l’on a perdu cette fâcheuse habitude des voyages en premium pour visiter les succursales et les clients. Ils rendent très bien à l’écran, les clients, fallait-il une crise sanitaire pour s’en apercevoir.
Alors pourquoi on la sort, Aurore, mère célibataire, dans l’été brûlant ?
Parce que la fabrique de rien se digitalisant de plus en plus, le pouvoir se déplace vers les détenteurs de la technique numérique, et d’iceux Aurore ne fait pas partie. Il lui manque des choses, des réflexes.
— Il te manque un peu l’envie d’apprendre, lui reproche présentement le supérieur, arguant que ce ne sont pas les formations qui manquent.
C’est tout de même dommage, être à ce point la bonne personne au bon endroit et n’en rien faire.

La bonne personne c’est être une femme. Le bon endroit c’est là. N’en rien faire, ça veut dire qu’au concours improvisé de l’adaptation auquel la crise avait appelé tout le monde Aurore avait perdu.

Je crois qu’elle n’a pas gagné souvent, Aurore, mais qu’importe. Dans les westerns ce n’est plus la conquête qu’on filme, c’est la route.

Aurore lève les yeux vers l’autre moins supérieur, Emmanuel, qui baisse les siens. Un an auparavant, lire le prénom Emmanuel sur un compte-rendu ou à la fin d’un courrier lui donnait envie de se déshabiller. À présent ni chaud ni froid.
— On va te trouver quelque chose, tu as tout de même fait ton trou ici, promet le gradé à côté d’Emmanuel.
Alors un trou c’est en négatif. Aurore entend qu’elle n’est pas quelqu’un mais une lacune, ça l’étonne à peine. Une lacune qui n’a pas un métier mais quelque chose. Et l’autre répète, avec un embryonnaire brin de sadisme et son sourire que moi je lui aurais fait bouffer, qu’ici il est décidément bienvenu d’être une femme.
Pardon mais pour le moment Aurore n’est pas une femme mais une réduction. Un précipité de fatigue, d’inquiétude, d’ironie et d’eczéma. Elle se gratte l’avant-bras au sang à travers le coton d’une chemise dangereusement blanche, dans une seconde ça va se voir. Ça se voit.
— Ça va ? Tu saignes ?
— C’est rien.
C’est vrai, ce n’est rien. C’est la machine qui craque. Sans qu’elle soit tout à fait démonstrative, la machine, on peut toutefois compter sur elle pour s’exprimer plus clairement que les hommes.

L’instant d’après c’est déjà le déjeuner qui déplace Aurore dans un autre décor, vers la rue Louise-Michel. Elle trotte, soudain réveillée. Et voici qu’elle court, inutilement car elle est très en avance, et où d’abord ? Au 78, un immeuble étroit, années 1990, dont l’ascenseur requiert un code qu’elle a oublié pour la première fois. Impossible de se souvenir ne serait-ce que du premier chiffre.
Trois étages sans ascenseur, les marches qu’elle s’envoie par deux alors qu’une demi-heure plus tôt elle se serait allongée dans le couloir pour dormir, tout ça pour sûrement attendre. Mais ce n’est pas l’heure qui l’agite, Aurore. Il semble qu’elle se presse pour la beauté du geste, qu’elle veuille s’ajouter des battements cardiaques entre les battements standard, forcer sa chair à la contraction piquante qui devrait naturellement précéder ce genre de rendez-vous. Elle atteint la porte un peu plus suante, encore un peu plus chaude que tout à l’heure, c’est mieux, et bientôt sur le canapé dépliable elle ferme les yeux sur des fantasmes familiers. Toujours les mêmes depuis l’école, un homme devant, un homme derrière, et elle bien tenue, envahie et bloquée. Elle s’interrompt à l’acte II du gang bang, ayant établi des conditions physiologiques acceptables pour la situation. Elle se parfume, se remaquille, se décoiffe, et bientôt qui passe la porte, avance et la rejoint sur le canapé ?
Emmanuel.
Sans un regard pour les traces de verres laissées par ses clients Airbnb, pour ce nouveau trou de cigarette dans l’accoudoir, on verra cela après, Emmanuel déploie un buste gracieux juste au-dessus d’Aurore qui l’attrape par la nuque, allant fixer ses lèvres sur son cou du geste certain qu’on aurait pour se brancher à l’électricité, si l’on marchait à ça. Il vire ce qu’il reste de chemise, de chaussures mais pas tout, et sa tête entre ses adducteurs à elle, il dit t’es belle, tu sens bon. Elle est surtout maigre mais ce n’est pas le moment d’en parler. On entend « oui » plusieurs fois en cascades, des phrases obscènes dépourvues d’imagination échouant dans leur but et dans les gorges, le sexe d’Emmanuel menant une vie propre, molle, en retrait de cette vaine bousculade. On entend le bruit des sirènes vers l’hôpital Henri-Mondor et des éclats de voix à l’étage. Dans le mélange de femme, d’homme et de tissus apparaît soudain un objet bleu et fusiligne, étonnamment rudimentaire au regard de ce qu’offre le marché des loisirs créatifs en la matière. De la main droite d’Emmanuel le truc bleu passe dans le sexe d’Aurore avec une indiscutable adresse, l’habitude quoi, tandis qu’Emmanuel de son pouce gauche masse le clitoris à peine enflé d’Aurore dont le corps entier se contracte autour, abolissant Emmanuel qui n’attendait que ça, semble-t-il, pour enfin bander. L’objet l’atteint loin, au centre, plus aveuglément que n’importe qui et la fait passer du plaisir à la douleur très vite, de la douleur au plaisir car l’outil se trompe de nerfs un coup sur deux mais ça marche. Lui regarde tout près le tremblement de son sexe en HD, très gros plan, c’est beau suffoque-t-il, jouissant proprement à son tour tandis que le machin bleu s’extrait un peu tout seul. Aurore ne gémit pas vraiment. C’est plus une exhalaison, quand on rend quelque chose avec le souffle.

Instantané de femme en poupée Corolle, bouche en trou adaptable aux tétines, avec ses accessoires, ses yeux fixes, son odeur de brioche et de pétrole.

Alors pourquoi tout ce tralala, le parfum, le cœur en avance sur son temps, la répétition, les mots, les baisers dans le cou, pour un geste gynécologique avec un collaborateur ?

Pour le tralala.

Et par quels chemins, renoncements, parvient-on à cette fracture d’avec les hommes, d’avec l’amour, d’avec la joie, pour la simple sensation du moteur, celle qui vous renvoie à la solitude la plus totale dont un adulte puisse se souvenir, l’enfant qui joue sur son corps un plaisir panique et déroutant ? Comment ?

Aucune idée. Elle va bientôt se poser la question, Aurore, mais ça doit passer par un petit effondrement. Pour l’instant elle fonctionne, tout fonctionne.

— Putain ! ne se contient plus un Emmanuel rhabillé, à propos de la marque de cigarette sur le canapé, encore une.
Un, deux, désormais huit trous de clope dans un canapé de l’année dernière. Il les déteste, ces vandales, cette chambre il va la bazarder, marché stagnant ou pas. On ira à l’hôtel. Et d’expliquer à Aurore refermée qu’il préfère s’asseoir sur la plus-value plutôt que sur un cendrier, pas toi ? Non, pas elle. Elle s’en fout des plus-values, elle loue. Elle souscrit à des crédits à la consommation à 7 %, pas à des prêts immobiliers. Et surtout elle n’écoute pas. Toujours nue, tachée, poisseuse, toujours là mais déjà partie, ses cheveux bruns rassemblés en rideau sur son visage, une main posée sur son ventre. Elle est passée d’un coup de l’obscénité scolaire d’Emmanuel à son royaume à elle, le lointain, là où s’oublient les codes d’ascenseur mais pas les prénoms, ni les poèmes. On dirait qu’elle dort.
— T’es pas avec moi, suppose lucidement le collaborateur.
C’est dans la rue, en fin de journée, que la fin l’a prise davantage. Au moment d’entrer dans le métro pour rejoindre l’école, ses genoux avaient comme disparu. Elle a dû s’appuyer longtemps à la rampe ouvragée, évanouie debout. Avant de repartir. Puisque ça marche encore, puisque quelque part dans la ville insupportable un enfant l’attend devant un établissement privé. L’emprunt à 7 %, c’est pour l’école. Pour les loisirs aussi, pour les choses et l’électricité, mais surtout pour l’école.
Elle aperçoit Cosma à quelque vingt mètres, en conversation avec la directrice. Elle sourit, elle pourrait courir, quotidiennement bouleversée, elle pense : celui qui l’abîme, qui le peine, qui le bouscule, je l’égorge avec les dents, rien à foutre. Elle peine à imaginer le motif de cette convocation adressée dans la journée par la directrice. L’enfant est un ange, regardez-le, blond, fragile, avec son prénom céleste.

Il a embrassé Marguerite.
Et ?
Il a embrassé Marguerite sans lui demander.
Et ?
Dans le couloir. Il l’a attendue dans le couloir. Marguerite va bien, ses parents s’occupent d’elle. Marguerite n’a pas de traumatisme apparent.
Et ?

Et vous êtes marrante. L’institutrice a appliqué le protocole de sécurité comportementale comme elle a pu, la pauvre, mais au moins elle n’a pas crié. Elle a d’abord éloigné Cosma, sécurisé Marguerite dans la salle des maîtres, appelé les foyers parentaux. Cosma a un texte à lire à la maison en présence du parent référent, que peut-on faire d’autre. Le reste appartiendrait aux familles, n’est-ce pas, enfin dans l’idéal. La directrice ne vise personne mais Aurore par exemple ne donne pas beaucoup de temps à la cellule des parents vigiles. Elle n’est jamais là aux réunions.
C’est vrai, jamais. Un point. Aurore est toujours ailleurs, à chercher ce qui lui manque. Un homme, de l’argent, un orgasme, une formation, toutes choses vitales. Ce n’est pas comme si elle cherchait du sens, merde.

— C’est laquelle, Marguerite ?

Aurore cherche à deviner dans la cour le visage choisi par son ange, forcément le plus beau.

— Marguerite n’est plus là, elle est rentrée après l’accident, je vous l’ai dit. Dis à ta mère pourquoi tu as fait une chose pareille, Cosma.

Aurore pense plutôt crever que répondre à sept ans d’agression. Et ça lui recommence, le goût du sang dans la bouche, prélude à la lutte en terres non évangélisées. Le premier dans cette ville décadente qui l’approche, qui l’humilie, elle le mord.

— Parce que figurez-vous, soupire la directrice, il l’aime ! Il ne comprend pas pourquoi on ne se jette pas sur les petites filles.

Il ne s’est pas jeté.
Vous n’étiez pas là.
Il s’est jeté ?
Non.
Bon.

Cosma, fils unique et solitaire, sait peu de l’enfance mais beaucoup des adultes. Il a passé le clair de sa vie avec eux. Il connaît leurs cris, leurs messes basses, leur épouvante, il a observé leurs limites et leurs emballements. Sans être savant puisqu’il n’y réfléchit pas encore, il est informé. Lui paraît évident par exemple que la directrice est plus perdue que lui. Et que sa mère est dans son état habituel, quelque part entre s’en foutre et s’excuser à genoux. Son état habituel en encore plus pâle.

Marguerite reviendra demain. Nous allons réinstaller les tables de manière à ce que Cosma en soit éloigné.

C’est un cauchemar ?
Oui.

La directrice a demandé, avec une soudaine bonté, une véritable inquiétude, ce qui se passait « à la maison ». Mais comme ce qui se passait n’avait pas de nom, que c’était trop humble et trop étouffé pour avoir un nom, Aurore a haussé les épaules. Elle a encore dû passer pour ce qu’elle n’est pas, méprisante et à l’ouest.

— On y va, maman ? a proposé Cosma.
— Ce n’est pas toi qui commandes, mon garçon, nous n’avons pas terminé avec ta maman.

Si, c’est lui qui commande. Franchement c’est mieux.

Voilà, soir, ciel rose et dioxyde d’azote, encore cent mètres pour arriver chez soi. Le soleil rasant dore la pâleur d’Aurore, on pourrait penser que ça s’arrange, avec la main en menotte de Cosma qui la tient au sol à coups de questions empiriques.
— On mange quoi, ce soir ?
Elle a voulu répondre. Elle se souvenait d’un gros sachet vert et givré mais plus du mot pour désigner le légume qu’il contenait. Quelque chose de facile à faire que Cosma mangeait souvent avec du… comment ça s’appelait, ça aussi, le truc blanc ?
— Je sais pas, mon amour, on verra.
— Je peux te poser une question grave ?

C’est quelqu’un qui a toujours aimé répondre, Aurore. Le problème c’est les questions. Personne n’en pose. Parfois elle prend rendez-vous avec des types sur le Net, couche avec, juste pour la propédeutique de la baise, le verre et la partie questions. Les vingt minutes à répondre sur soi en commençant par « je », pronom de l’imaginaire.
— Bien sûr. Même deux ! qu’elle se précipite.
— Tu le sais, toi, que mamie, elle est morte ?
— Elle n’est pas morte, mon chéri, elle est à la campagne. C’est très différent.
— Si, elle est morte. Elle me l’a dit cette nuit. Elle m’a réveillé avec du vent pour dire au revoir.

Cosma est de ces enfants qui annoncent les choses, qui sont prévenus. Pluies, départs de feu, départs du père, ils le savent avant, c’est comme ça. Aurore ne l’ignore pas, qui sent déjà se nouer son cœur gauche, l’air manquer. Maman est morte, on va bientôt lui téléphoner. Un notaire ou quelque chose comme ça.

C’est une heure plus tard, dégivrant sous l’eau chaude le sachet vert et le morceau blanc qu’elle échouait durablement à nommer, qu’Aurore est tombée de sa hauteur, dans le froissement de son joyeux kimono en viscose. Un son doux et franc de voile abattue, les mains gracieusement agrippées une seconde à la vasque, pour rejoindre très vite le reste du naufrage, accompagnée du non moins joli son que fait la peau humide en glissant sur la faïence. J’ignore si, dans l’histoire poussive de la libération des femmes par elles-mêmes, toutes celles qui se sont écroulées sur le carreau de leur cuisine avaient autant d’allure.

Elle s’est réveillée sur le dos, a goûté un bref instant le merveilleux engourdissement de la claque. Quelque chose de puissant, de rudimentaire avait pris la machine en charge en l’assommant avec méthode, telle une mère violente et juste. Le carrelage lui-même semblait diffuser un sédatif. Cosma lui prenait le pouls ainsi qu’il l’avait vu pratiquer à la télévision. Elle chercha à formuler une phrase propre à le rassurer sur la continuité de l’écosystème domestique : elle allait se lever, le nourrir, le reconduire demain sur les lieux de l’instruction obligatoire et travailler en avalant des cachets pour maintenir leur relative indépendance matérielle.
Le temps qu’elle parvienne à émettre un son, l’enfant n’était plus dans la pièce mais occupé, côté rue, à appeler tous les noms sur l’interphone jusqu’à ce que quelqu’un, au troisième, réponde « oui ».

Sur son téléphone patientait un message qu’elle écoutera le lendemain, l’hôpital de Villeneuve-d’Aveyron qui dit Votre mère est décédée, amputant l’annonce. L’intégralité du message serait Votre mère est décédée, laissant vacante sa maison sur le causse de Cajarc (Lot, 46), tandis qu’ici, gonflée de particules fines et d’amertume, vous ne supportez plus la cuisson latérale du ciel et du bitume. Laissez-vous faire.

Tandis que les pompiers la berçaient professionnellement, imprimant au brancard ce mouvement pendulaire qu’on espère maîtrisé entre le mur et la rampe d’escalier, tandis qu’on parvenait ainsi devant l’immeuble et avant que d’être fourrée dans le réconfortant véhicule, elle s’est souvenue des mots.
« Épinards ». « Colin ».
Et puis surtout le mot pour dire ce qu’elle avait. Le mot de la fin en somme. Ce n’était pas un mot mais un trouble, qui passait par les veines, par le sang pauvre en fer, pour monter vers le cœur qui l’a entendu en premier et l’a dit à tout le monde. C’était très tiède, envahissant et presque musical. C’était « épuisement ».

Ce serait là le bon moment pour lui demander mais que se passe-t-il, Aurore. Elle pourrait répondre en face je suis sans ressource. Je suis vide, à peine un reste de vie rassemblé dans ce mouvement limité et timide qui est le mien depuis mon enfance de fille et dont participe jusqu’à mon langage. Mes phrases courtes et polies pour dire, depuis des années, je ne viendrai pas, pardon, pardon je suis fatiguée, j’ai un enfant, je n’ai pas faim, maman est morte, je rappellerai. Je marche depuis des lustres au réflexe et sur la mémoire du ressort. La fin du modèle et la fin des ressources, ce n’est pas que les pays, c’est nous. Et j’ai toujours été de mon temps.
Coïncider de tout son corps avec son temps, elle a l’habitude, c’est vrai. L’époque a toujours fait d’Aurore ce qu’elle voulait, sans souci des contradictions. Elle a tout avalé sans rien dire. À commencer par Tchernobyl à six ans, à pleins poumons, puis les conneries sur l’Europe réunifiée en pleine tête, la pilule microdosée, le non à Maastricht, le sperme, d’abord un peu puis tout car dans Elle on disait que c’était coupe-faim. Du jus d’ananas pour maigrir, des médicaments pour les problèmes de thyroïde avalés avec l’explication. Non, les thyroïdes déglinguées ce n’est pas Tchernobyl, les chiens d’Ukraine à six pattes oui, mais pas elle. Elle a cru à l’amour comme marché, à la libéralisation des échanges hommes-femmes, elle a pensé en termes d’offre et de demande, puis offensive et force de vente, s’est appliquée à déclarer ses sentiments la première, y compris sans certitude, s’entraînant ainsi à ne plus être un objet passif du désir. Elle a cru au travail, à la patience et qu’en France on pouvait rire de tout. Elle a cru pour un discours de vieux stal moins mal écrit que d’habitude que le communisme était une idée neuve. Elle est descendue dans la rue. Elle est remontée, fourbue et aspirant fermement au clan, à la propriété. Elle a travaillé plus pour gagner la même chose, puis travaillé moins pour aucune différence, elle a été normale et cynique, libérale et ratissée, amoureuse, patiente, infidèle, sadique et à nouveau calme, a fait des injections sous la peau, écoute encore Noir Désir sans faire exprès quand ça passe, lit la presse quand ça sonne. Par alerte sans verbe, par scandale. Elle manque de temps, d’informations, d’idées, elle manque de gens pour lui dire de quoi elle a l’air, ce qu’elle devrait faire pour inverser la courbe, elle doit tout à ses parents, à l’entreprise, elle doit vingt-six mille euros au Crédit Lyonnais sans compter les pénalités, elle doit son fer assimilable à la Sécurité sociale, elle manque d’arguments pour ne pas se haïr de devoir tant, alors elle en rajoute. Elle doit désormais dix balles par mois à l’Unicef par virement automatique, elle ne sait pas dire non et ils sont venus par deux dans l’immeuble. Ils sonnent à l’heure du repas ou du bain des enfants et vous demandent gentiment ce que vous faites pour les autres, les agonisants et les analphabètes. Elle a signé sans regarder, après tout dix euros de plus ou de moins sur un découvert. Enfin, voilà, de son temps, Aurore, le nôtre. Anorexique et repenti, une vague honte et la carence un peu partout.

Aussi, nous y sommes, tout au bord du western.
J’entends par western un endroit de l’existence où l’on va jouer sa vie sur une décision, avec ou sans désinvolture, parce qu’il n’y a plus d’autre sens à l’existence que l’arbitraire. C’est un lieu assez nu, on s’y rend au sens du verbe « se rendre ». L’autre y est un décor et le temps dilaté. Le western se fout de son temps et de faire avec, il va contre. Ne coïncident plus l’homme et le manque mais l’homme et la plaine.
Quelque chose précède toujours le western : une logique violemment personnelle et dérisoire, vouée à finir, faite d’ordre et de ville, de liens et d’habitudes. Et de dettes. »

Extraits
« Et par quels chemins, renoncements, parvient-on à cette fracture d’avec les hommes, d’avec l’amour, d’avec la joie, pour la simple sensation du moteur, celle qui vous renvoie à la solitude la plus totale dont un adulte puisse se souvenir, l’enfant qui joue sur son corps un plaisir panique et déroutant? Comment? » p. 24-25

« Coïncider de tout son corps avec son temps, elle a l’habitude, c’est vrai. L’époque a toujours fait d’Aurore ce qu’elle voulait, sans souci des contradictions. Elle a tout avalé sans rien dire. À commencer par Tchernobyl à six ans, à pleins poumons, puis les conneries sur l’Europe réunifiée en pleine tête, la pilule microdosée, le non à Maastricht, le sperme, d’abord un peu puis tout car dans Elle on disait que c’était coupe-faim. Du jus d’ananas pour maigrir, des médicaments pour les problèmes de thyroïde avalés avec l’explication. Non, les thyroïdes déglinguées ce n’est pas Tchernobyl, les chiens d’Ukraine à six pattes oui, mais pas elle. Elle a cru à l’amour comme marché, à la libéralisation des échanges hommes-femmes, elle a pensé en termes d’offre et de demande, puis offensive et force de vente, s’est appliquée à déclarer ses sentiments la première, y compris sans certitude, s’entraînant ainsi à ne plus être un objet passif du désir. Elle a cru au travail, à la patience et qu’en France on pouvait rire de tout. Elle a cru pour un discours de vieux stal moins mal écrit que d’habitude que le communisme était une idée neuve. » p. 33

« Car soudain elle craint la phrase à venir. Elle ne veut plus qu’il parle, qu’il ajoute quoi que ce soit au trop qu’elle connaît déjà. Une nuit après eux, elle sait de cet homme son nom, sa frayeur, cette tenace odeur de ville, sa bonne volonté musculaire et ça suffit. Elle est déjà pleine de prénoms et de romans, pleine de traces que depuis un an elle s’applique à effacer. Elle lui dit, en ratant à nouveau le café, je ne veux rien savoir, vous devriez partir.
— Je ne suis pas sûr de pouvoir. J’ai quelques affaires dans la voiture et…
Et rien. Je n’aime plus, dit-elle, que les hommes laissent leurs affaires chez moi, il n’y a plus de place. » p. 82

« Ça raconte une femme qui n’a pas envie de chercher, d’attendre ou d’essayer des hommes trop longtemps, qui pense qu’essayer ça abîme, que goûter pour jeter ce n’est pas humain, c’est l’industrie agroalimentaire. Qui pense qu’ils sont tous pareils, qu’il s’agit moins d’espérer un homme qu’apprendre à en fabriquer un, se saisir du premier qui fut civilisé et le finir à la patience. Ça raconte une naïve qui pense qu’avec un minimum d’intelligence dans la solution chimique l’amour à deux peut tout, qu’elle va grandir et parvenir à l’état de vraie femme par la force pygmalioniste du couple. Donc une soirée qui fut la bonne, Aurore élit pour le faire sien un brave type dont on n’apprendra pas le prénom ce soir. » p. 118

« L’avocate entame sa deuxième heure gratuite et c’est exagérément généreux, aussi se donne-t-elle dix minutes pour exposer que cette histoire de concours ne sera toutefois pas non plus suffisante au civil. Elle ne le tentera pas. Enfin, en règle générale, la carte violence morale se joue sur le terrain du divorce et de la faute. En droit conjugal, la violence psychologique devient un rail intéressant, voire rentable pour les plaignants mais hors du mariage c’est savonneux. Encore un point pour cette inébranlable institution. Bref, vous n’étiez pas mariés? Ben non. Il ne s’agit pas d’un couple, il s’agit d’un maître, d’une élève et de l’abus de position qui structurellement les lie, d’une histoire d’amour et de destruction. Oui, alors non. Rien à faire. Peut-être un confrère, une consœur. » p. 140-141

« Le problème avec la violence psychologique, c’est qu’on peut. Le problème avec elle, c’est de lui avoir si longtemps donné d’autres noms. Comme passion, comme liberté. Le problème avec l’emprise c’est son synonyme, l’amour, et le problème avec lui ce sont ses droits. Le problème avec la douleur c’est qu’elle veut faire savoir. Et alors le problème avec le scandale ce sont ses conséquences.
— Les conséquences pour ?
— Maman, s’il te plaît.
Les conséquences pour Alexis Zagner. Le problème avec une vie, même méprisable, c’est que lorsqu’on la détruit, elle est terminée. » p. 166

« On va enfin connaître les armes de l’ennemi, promet le rédacteur surinvesti.
Alexis abuse de la comparaison avec 567 occurrences. Ton sexe est un temple qui n’accueille que moi. La métaphore filée du végétal pour 545 occurrences. Fier ton orchidée s’est ouverte à se déchirer, c’est moi qui l’ai saccagée, arrosée, j’espère que tu n’as pas mal, ma fleur, tout à l’heure je lécherai tes pétales un à un. Ou la métaphore volcanique pour dire grosso modo la même chose. Ce soir dans ton ventre bouillant je plongerai ma main, tu jouiras sur mon poignet, ça ruissellera, brûlant. La personnification avec citation rimbaldienne (asseoir la beauté sur mes genoux et me branler entre ses seins) pour 78 occurrences identifiées dans l’ensemble des correspondances confiées à la rédaction. Aucune allégorie, sinon une seule, du masculin protecteur. Je sais que tu as peur de moi, je te prendrai par la main, je t’apprendrai à être plus libre, je l’apprendrai à ton corps, c’est mon rôle. L’image beaucoup trop, 678 occurrences, et même franchement le cliché. J’ai un monstre dans la bite, il tape, 1l grogne il devient fou, viens. La métonymie pour 453 occurrences. Je veux passer la nuit sous ta peau. La périphrase en pagaille ventilant toutes les façons d’évoquer son sexe qui nous fatiguent d’avance, qu’on va s’épargner. L’antonomase raclant le fond du répertoire dramaturgique dont on remarquera qu’elle ne désigne que des victimes, Mon Ophélie, ma Chimène, mon Elvire. » p. 232

À propos de l’auteur
Maria POURCHET, Paris, 2013Maria Pourchet © Photo Richard Dumas

Maria Pourchet est romancière. Elle est notamment l’autrice de Rome en un jour (2013), Toutes les femmes sauf une (Prix Révélation de la SGDL 2018) et Feu (2021). (Source: Éditions Stock)

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L’été en poche (37): Les fêlures

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En deux mots
Garance découvre sa sœur Roxane et son conjoint Martin inanimés dans leur lit après une tentative de suicide. Les secours parviendront à la sauver et constateront le décès de Martin. Pour Odile, sa belle-mère, Roxane est coupable. Et si la police conclut à un non-lieu après l’autopsie, le poison du doute s’est instillé et n’a pas fini de faire des dégâts.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Les fêlures

Les premières pages du livre
« Certains réveils sont plus pénibles que d’autres.
Au moment où Roxane ouvre les yeux, malgré le chaos qui règne dans sa tête, elle comprend que les choses ne se sont pas passées comme prévu.
Les souvenirs peinent à refaire surface, ils se désordonnent à mesure qu’ils apparaissent, comme on joue à cache-cache dans l’obscurité. Ce sont des formes confuses, des ébauches d’impressions, ils se dérobent à peine décelés, ils s’échappent sitôt saisis. Sa conscience en profite pour occuper le terrain : sans perdre de temps, elle découvre des crocs redoutables qu’elle plante sans pitié dans sa raison. C’est fulgurant, la jeune femme essuie un premier assaut, dont la violence la laisse pantelante. Elle tente de rassembler ses idées, d’organiser la bouillie qui lui sert de mémoire, de dompter la souffrance qui, déjà, lui ronge l’âme. Peine perdue. Elle n’a pas encore retrouvé son calme qu’elle doit affronter une meute de spectres grimaçants, dont elle devine qu’ils ne lui accorderont aucun répit.
À la douleur de l’esprit succède celle du corps. Comme pour se mettre au diapason, c’est la tête qui endure le premier supplice. Elle explose sous la charge d’une pression féroce, brutale, qui arrache à Roxane une plainte rauque. Elle tousse, et chaque quinte lui écorche les voies respiratoires. Elle tente de se redresser pour atténuer le mal, le mouvement réveille son estomac qui se tord instantanément et propulse dans tout l’abdomen de virulentes pointes aiguës, lesquelles la forcent à se recoucher.
— Ne bouge pas, ma petite souris. Je suis là. Tout va bien.
Cette voix, Roxane l’identifie à la seconde : c’est celle de Garance, sa sœur. Celle-ci se penche sur elle, sa respiration lui effleure le front. Cela apaise Roxane durant quelques secondes, juste avant que ses démons repartent à l’assaut. Elle veut parler, savoir ce qui se passe, où elle se trouve, pourquoi, comment ?
— N’essaie pas de parler, on a dû t’intuber.
En croisant le regard de Garance, Roxane lit l’angoisse tapie au fond des yeux de sa sœur, la peur rétrospective dont elle est l’otage, une charge émotionnelle difficile à dompter. Elle devine enfin la pointe de reproche que Garance ne parvient pas à dissimuler tout à fait. Des images commencent alors à émerger, se révélant à son esprit par petites touches, une silhouette d’abord, dont elle discerne les contours, et, avec elle, le souvenir éprouvant des derniers instants, juste avant que la morphine se rue dans son organisme et prenne d’assaut une à une ses fonctions vitales.
Martin.
Roxane sonde aussitôt la pièce dans laquelle elle se trouve, à sa recherche.
— Tu veux quelque chose ? lui demande Garance avec douceur.
La peur de savoir lui tord le cœur, mais, très vite, l’ignorance l’effraie plus encore.
Posant sur sa sœur un regard inquisiteur, entre terreur et détermination, Roxane attend.
Il faut quelques instants à Garance pour déceler ce que cherche sa cadette. Alors, elle s’assombrit et la considère avec gravité. Le temps s’arrête. Les secondes s’étirent dans l’immobilité du silence, les deux femmes se contemplent, l’une en demande, à l’affût du moindre indice, l’autre en retrait, épouvantée par la réponse qu’elle doit formuler. Alors, prenant le parti de contourner l’impossible épreuve, Garance se contente de secouer lentement la tête.
Non.
Ce qui se passe ensuite restera gravé dans la mémoire de Garance. Les traits de Roxane se figent un court instant, voilés d’une obscurité minérale, presque tombale, avant de se décomposer en une grimace déchirante. Terrassée, la jeune femme se recroqueville, on dirait qu’elle se dessèche, se vide, se décolore, soudain diaphane, transparente, presque un fantôme. Elle s’abîme dans un interminable sanglot qui met une éternité à émerger, à expulser le hoquet de peine, celui qui donnera le coup de feu du départ, la permission d’exprimer sans retenue son chagrin et sa douleur.
Garance se tient pétrifiée à côté d’elle. Elle assiste, impuissante, à la déliquescence de Roxane, à sa déchéance, à sa mise à mort. Et lorsque sa sœur plonge dans les flots de sa détresse, lorsqu’elle donne libre cours à ses larmes, lorsque les plaintes emplissent l’espace, déchirées et déchirantes, Garance la prend enfin dans ses bras et la serre contre elle.
Les deux jeunes femmes pleurent longuement, agrippées l’une à l’autre.
— Pourquoi ? demande Garance.
Roxane frémit. Elle s’extirpe de l’étreinte et reste figée. D’une immobilité parfaite, elle tente pourtant de contenir le tumulte qui malmène ses pensées, son cœur, ses muscles, ses tripes.
Pourquoi ?
Comment répondre à cette question ?
Comment raconter, comment expliquer ?
Comment traduire en mots la folie de ce geste ? Roxane tressaille en songeant que son premier juge est là, devant elle, Garance, son âme sœur, et que rien, à ses yeux, ne justifiera la dérive de leurs illusions.
Elle tente d’endiguer les souvenirs qui l’assaillent et ne peut réprimer un frisson d’angoisse. À mesure que la situation se dévoile, à mesure que se révèlent à sa conscience celles et ceux qui lui demanderont des comptes, elle voit se creuser sous ses pas un abîme sans fond dans lequel la tentation est grande de se laisser sombrer. Disparaître, s’évanouir, se désagréger. S’ajoute un sentiment de solitude terrifiant, un étau qui lui enserre la poitrine au point d’entraver sa respiration. Enfin, il y a cette voix qui ricane sous son crâne, la persécute et l’accuse, vomissant une déferlante de reproches, tu croyais quoi, pauvre idiote ? Les mots ricochent dans sa conscience, elle voudrait les chasser, mais comment ? La voix poursuit sa diatribe, implacable. Tu pensais vraiment que ce serait aussi facile, que tu allais t’en sortir comme ça ? Roxane secoue la tête, non, promis, elle ne pensait rien, elle mesure son arrogance, elle comprend son erreur. Elle demande pardon, pitié, elle sait maintenant que tout cela était vain, qu’ils avaient tort, bercés d’illusions.
Elle sait surtout qu’elle ne maîtrise rien et qu’elle doit affronter son destin. Seule.

Jamais démenti
La première fois que Garance et Roxane se sont vues, les choses ont mal commencé. En même temps, tout allait mal à cette époque, pourquoi aurait-ce été différent ?
Pour commencer, il était prévu qu’elles se rencontrent dans la matinée, c’est en tout cas ce qu’on avait dit à Garance. Au lieu de ça, Roxane était arrivée en fin d’après-midi. Garance avait passé la journée le nez à la fenêtre, les nerfs à fleur de peau. Elle avait tenté de négocier avec son impatience, consciente malgré ses quatre ans que cette journée serait déterminante et que, rien, jamais, ne serait plus comme avant.
Elle ne s’était pas trompée.
Lorsque Roxane est arrivée – enfin ! –, Garance était dans un tel état de tension qu’elle a mis plusieurs minutes avant de venir l’accueillir. Elle avait tourné en rond dans sa chambre, ravalant sa rancœur et cherchant au fond d’elle-même un reste de cette fébrilité qui l’animait ce matin encore. Les bruits du salon lui parvenaient par bribes étouffées, la voix de Judith, sa mère, impatiente et agacée, celle de Jean, son père, déjà à cran. Elle se demandait pourquoi ces deux-là prenaient encore la peine de se parler, le moindre mot entre eux dégénérait invariablement, quelle que soit l’heure de la journée, quel que soit le sujet abordé, tournant à l’aigre dans le meilleur des cas, virant au pugilat dans le pire.
Seule dans sa chambre, Garance percevait la tension, une nervosité ambiante qu’elle connaissait par cœur, elle pouvait en prévoir chaque étape. En entendant ses parents se chamailler dès le retour de sa mère, avant même qu’elle n’ait pris le temps de se poser, sans même s’inquiéter d’elle, Garance avait éprouvé une amertume chargée de dépit.
Qu’allait penser Roxane ?
Elle s’était donc résolue à rejoindre le salon, sans grand espoir d’apaiser la dispute qui se cristallisait sous les mots accablants et les paroles blessantes.
Quand elle était apparue, sa mère l’avait gratifiée d’un simple « Ah, tu es là, toi ? » avant de reporter son attention sur son mari à qui elle reprochait l’état de l’appartement, tu as vu le bordel, franchement, tu ne pouvais pas faire un effort, au moins pour mon retour ? Jean s’était retranché derrière son emploi du temps surchargé, tu crois que j’ai eu le temps, sans oublier qu’il a fallu s’occuper de Garance, lui préparer ses repas, la conduire à l’école et aller la rechercher, putain, tu n’es pas là depuis dix minutes que tu fais déjà chier !
Roxane s’était mise à pleurer.
Blotti dans son couffin, le nouveau-né s’agitait dans l’indifférence générale.
La querelle des parents prenait de l’ampleur, mais leurs mots se noyaient dans les pleurs du bébé. Garance s’était avancée, en apnée, navrée pour cet enfant, ça n’a pas l’air terrible comme ça, mais tu verras, il y a parfois de bons moments.
À mesure qu’elle se rapprochait de Roxane, la cacophonie familiale s’était estompée dans les battements de son cœur. Elle avait dû grimper sur la chaise, car le couffin était posé sur la table et elle ne distinguait rien de ce qu’il y avait à l’intérieur. Le temps avait alors endigué sa course, comme s’il lui donnait la possibilité de faire marche arrière, de retourner dans sa chambre comme si de rien n’était, après tout elle n’avait rien demandé à personne…
Bien sûr, Garance n’avait pas hésité.
Elle s’était penchée au-dessus du couffin et avait découvert sa petite sœur.
Le coup de foudre avait été immédiat.
Et réciproque.
Était-ce cette présence au-dessus d’elle, cette odeur d’enfance, cette douceur sucrée, ce regard à la fois étonné et déjà fasciné, cette menotte qui s’était approchée et avait effleuré sa joue ?
Au contact de la fillette, Roxane s’était tue, aux aguets.
Les yeux froncés, encore fermés au monde qui l’entourait, le teint laiteux, la peau plissée et duveteuse, elle s’était aussitôt apaisée tandis que Garance lui murmurait de jolis sons, une berceuse improvisée dans les replis de ses espoirs.
C’est ainsi que les deux sœurs avaient fait connaissance. Roxane ne se rappelle pas, bien sûr, mais Garance lui a tant de fois raconté cette première rencontre qu’elle a la sensation de se souvenir de chaque seconde.
Vingt ans plus tard, cet amour ne s’est jamais démenti.

Garance sort de la chambre et se presse vers les ascenseurs. Elle a besoin d’air, elle a envie de fumer, elle doit passer un coup de fil, prévenir son père que Roxane est réveillée.
Tandis que les portes se referment sur elle, Garance découvre son reflet dans le miroir. Ses traits sont creusés, son teint est gris, elle semble à peine plus vaillante que Roxane. Elle prend une grande inspiration et se pince les joues pour en raviver les couleurs. Le résultat est décevant mais elle s’en contentera.
Dehors, elle tire une cigarette de son paquet, l’allume et aspire longuement la fumée qu’elle garde quelques secondes dans ses poumons. Elle attend de l’avoir recrachée pour s’emparer de son smartphone. Quatre appels en absence, tous de son père, dont deux avec message qu’elle n’écoute pas. À la place, elle compose directement son numéro.
La discussion est éprouvante. Il lui reproche d’emblée tout un tas de choses, de ne pas l’avoir prévenu plus tôt, et d’ailleurs de ne pas répondre au téléphone, de ne rien savoir de plus, de ne pas avoir vu le médecin. Il tourne en rond depuis des heures, il devient fou, vouloir mourir à vingt ans, ça n’a pas de sens ! Garance lui fait remarquer qu’elle est dans le même état que lui, qu’elle se pose les mêmes questions, ce n’est pas la peine de passer ses nerfs sur elle. Jean soupire, il s’excuse, oui, désolé, il est à cran. Garance se justifie comme d’habitude, et, comme d’habitude, son père ne l’écoute pas. Il l’informe qu’il n’a pas pu annuler la répétition de cet après-midi, mais qu’il a trouvé un vol dans la soirée et qu’il sera là demain matin, au plus tard à 10 heures. La discussion s’achève, tendue, Garance raccroche, et soudain la fatigue s’abat sur elle, une fatigue extrême qui la laisse sans force, le cœur vide. Elle devrait rentrer chez elle, se reposer quelques heures, mais la hantise d’être seule sans personne pour détourner ses pensées la décourage. Elle sait que cet instant viendra, forcément, et que les événements éprouvants des dernières vingt-quatre heures la hanteront jusqu’au petit matin. Comme pour confirmer ses craintes, le souvenir de la chambre de Roxane et Martin envahit son esprit, ce moment étrange où elle pressent le drame, l’obscurité à cette heure matinale, les deux silhouettes couchées dans le lit, le silence malgré ses appels et ses questions, il y a quelqu’un, Roxane, Martin, vous êtes là ?
Et puis…
Et puis l’horreur, le cauchemar, glaçant, indescriptible. Elle les voit tous les deux, ils sont là, allongés sur le lit, immobiles et muets. Elle s’approche, ne comprend pas pourquoi ils ne l’entendent pas, pourquoi ils ne bougent pas. Elle se penche sur eux, elle tend la main pour réveiller sa sœur, Roxane, c’est moi, c’est Garance. Elle allume la lampe de chevet…
Alors seulement elle découvre son visage figé, son regard déjà absent, ses lèvres trop pâles, son teint cireux. Garance se glace, son cœur dégringole dans son estomac. Elle pousse un cri d’épouvante, se jette sur sa sœur, l’appelle, la secoue, la supplie. Elle panique, se tourne vers Martin pour lui demander son aide… L’effroi lui agrippe les tripes, il est plus livide encore. Elle se précipite hors de la chambre, court jusqu’au salon où elle a laissé son sac, y plonge la main, y fouille avec frénésie à la recherche de son téléphone. Elle appelle les secours dans un état second, bafouille de pauvres mots dépourvus de sens. Elle invective la voix à l’autre bout du fil, l’implore de venir tout de suite, d’être déjà là, ne comprend rien à ce qu’on lui demande. L’adresse ? Elle hurle le nom de la rue, le numéro de l’immeuble, hystérique, doit recommencer, la voix ne saisit pas le numéro, trente et un, merde, c’est pas compliqué !
L’attente débute, longue, lente, interminable. On lui a assuré que les secours étaient en route, mais Garance ne voit rien, n’entend rien. Le silence s’abat sur elle avec une violence qui la laisse étourdie. Elle se morfond, hébétée, puis regagne la chambre, se précipite vers le lit, empoigne sa sœur par les épaules, la redresse de force tout en la stimulant, tiens bon, Roxane, l’ambulance va arriver, je t’en supplie, tiens le coup ! Elle parvient à la stabiliser et la retient dans un semblant de posture assise. Roxane ressemble à une poupée à taille humaine, repliée sur elle-même, dont la tête tombe lourdement sur la poitrine. Ses longs cheveux blonds lui mangent la figure. Garance ne distingue pas ses traits. Elle la presse contre elle et la frictionne, c’est idiot, elle ne sait pas pourquoi, il semble que c’est ce qu’elle doit faire, conserver la chaleur du corps, solliciter chaque parcelle de sa peau, chaque cellule, chaque nerf. Elle voudrait sentir sa sœur bouger, percevoir une résistance dans ses muscles, une énergie, un mouvement… Mais dès qu’elle lâche la jeune femme, celle-ci manque de s’affaisser d’un côté ou de l’autre. Garance la retient avec plus de détermination encore, à tel point qu’elle ne sait plus très bien qui maintient qui à la verticale, laquelle empêche l’autre de tomber.
Alors qu’elle sombre dans l’intensité de l’étreinte, tout entière absorbée par cette communion rédemptrice, son attention est attirée par une enveloppe posée sur la table de nuit, juste à côté de Roxane. Une alerte hurle dans son cerveau. Elle reconnaît tout de suite l’écriture de sa sœur. « Garance ». Elle tourne instinctivement la tête vers la table de nuit du côté de Martin… Une enveloppe y est également posée.
Quelque chose se brise en elle, comme un verre éclatant sur le sol, fracassé en mille morceaux. Elle sait, elle a compris. Les mots que renferment ces enveloppes seront difficiles à lire, impossibles à accepter. Ils engendreront des interrogations, des remises en question, des jours noirs et des nuits blanches. Elle tend malgré tout la main vers la lettre de Roxane, c’est plus fort qu’elle, la saisit et la ramène vers elle.
« Pourquoi ? », murmure-t-elle en enfouissant son visage dans le cou de la jeune femme.
Elle presse sa sœur contre elle, et ce corps glacé la brûle, la consume, lui ronge le cœur et l’âme. Elle se sent aspirée vers des fonds dérobés, des rivages parallèles auxquels seuls ceux qui souffrent accostent, et dont certains ne reviennent jamais. Déchirée par une insupportable douleur, elle lâche prise, se dit tant pis, à quoi bon, s’enfonce peu à peu… »

L’avis de… (ELLE)
« On se plonge illico dans « Les Fêlures », le nouveau polar de Barbara Abel, l’histoire d’un couple fusionnel qui choisit le suicide, et dont seule la femme en réchappe. Est-elle une victime ou la coupable d’un crime parfait ? Entre les deux, nos nerfs balancent. Pas de doute, cette autrice et scénariste possède l’art du trouble. »

Vidéo
Barbara Abel est l’invitée de Marion Jaumotte pour son roman «Les fêlures». © Production LN24

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L’été en poche (04): Les Envolés

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En 2 mots:
Le 4 février 1912 Franz Reichelt saute du premier étage de la tour Eiffel et, quelques secondes plus tard, s’écrase au sol. Le tailleur venu de Bohême était persuadé d’avoir inventé un parachute qui sauverait les aviateurs. Il en avait fait le serment.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Les Envolés

Les premières pages du livre
Tu as les yeux fermés, les bras ballants, la tête légèrement penchée. Tu portes une large casquette, des gants, des souliers vernis, une combinaison de couleur sombre qui fait comme une bouée au-dessus de tes épaules. Tu es l’image de la douceur. On dirait l’artiste qui, au moment de saluer son public, chavire sous le poids d’un amour débordant.
Dans l’angle supérieur droit, une série de diagonales dessine ce qui ressemble à des visages. C’est l’un des piliers de la tour Eiffel. Juste en dessous, un flamboiement noir : un arbre.
Tout le reste est gris pâle, presque blanc – blanc du ciel, blanc du sol, couvert de sable. Et sur ce blanc, une autre tache noire, presque au centre de la photo, un peu à ta droite : la silhouette d’un homme qui marche.
Tu vas te mettre à marcher, toi aussi.
Tu vas rouvrir les yeux, les lever vers le ciel, t’approcher du pilier et t’engager lentement dans l’escalier.

4 février 1912, au petit matin. Une trentaine de personnes s’étaient rassemblées là, devant la tour Eiffel. Des policiers, des journalistes, des curieux. Tous levaient les yeux vers la plateforme du premier étage. De là-haut, le pied posé sur la rambarde, un homme les regardait. Un inventeur.
Il avait trente-trois ans. Il n’était pas ingénieur, ni savant. Il n’avait aucune compétence scientifique et se souciait peu d’en avoir.
Il était tailleur pour dames.
Il s’appelait Franz Reichelt.
*
Il venait de Bohême, un vieux royaume qui mourait lentement au bord d’un vieil empire.
Il y avait un village près de Prague, Wegstädtl, c’est là qu’il était né, dans une petite maison grise que longeait le fleuve. Tout autour, des champs de houblon et, plus loin, dans toutes les directions, de longs sentiers qui se perdaient sous les arbres.
Il n’avait pas voulu devenir cordonnier comme son père ; le tisserand de la ville d’à côté l’avait pris comme apprenti. À l’âge où l’on se choisit une vie, il était allé à Vienne pour entrer chez un couturier. Il était consciencieux, habile de ses mains : après quelques années, en 1900, il était parti tenter sa chance à Paris, capitale de la mode.
Les débuts avaient été durs. Il ne savait pas un mot de français. C’était un étranger. Pire, presque un Allemand. On se méfiait encore, alors, des vainqueurs de 70. Mais il avait fini par trouver un patron, puis un autre, avant de s’installer à son compte, tout près de l’Opéra, au 8 de la rue Gaillon. Une chambre, un petit salon pour recevoir ses clients, une pièce un peu plus vaste qui lui servait d’atelier : c’était son royaume à lui et il s’y sentait bien.
Il vivait seul.
*
Il avait les yeux clairs, presque gris, ceux d’un rêveur. Ses larges moustaches se relevaient curieusement quand il souriait. Sa voix, profonde, avec des accents rauques, était capable d’une grande tendresse.
Il avait gardé de ses premières années en France l’habitude de s’exprimer avec lenteur. Quand il butait sur un mot, il masquait sa gêne derrière un sourire timide, hanté par la peur d’être jugé, méprisé. Il parlait toujours à voix basse.
Il lisait peu. Le soir, ses yeux étaient fatigués d’avoir, des heures durant, examiné des fils et des aiguilles. Parfois, il rouvrait pourtant, avec une émotion qui l’étonnait lui-même, un livre qu’une cliente, un jour, avait oublié chez lui. Elle n’était jamais venue récupérer le manteau qu’elle avait commandé. Il avait interrogé les voisins, les commerçants : plus personne ne l’avait vue. Elle était morte, sans doute. Le livre était resté. C’était un recueil de poèmes, des classiques, ceux qu’on apprend à l’école. Franz ne les comprenait pas tous ; leur charme n’en était que plus fort. Il s’en imprégnait sans même s’en rendre compte, émaillant son discours de formules surannées et d’images déconcertantes.
À ceux qui l’écoutaient, il parlait des nuages et des larmes, de ces mondes lointains, de toutes ces choses de la terre et du ciel que ne savent que les enfants et les fous.
Mais la plupart du temps, il ne disait rien.
*
Chaque matin, vers sept heures, il ouvrait la porte à Louise et l’accueillait d’un sourire. Elle le saluait d’un signe de tête, passait dans l’atelier et s’asseyait à sa table de couture. C’était une femme mince, aux gestes précis, qui se tenait très droite. Elle venait de Berlin. Ils se parlaient en allemand.
À l’époque où il l’avait engagée, quelques années plus tôt, il hébergeait encore sa sœur cadette, Katarina, qui avait quitté leur village natal et rêvait d’un avenir à Paris. Un jour, la porte était restée ouverte. Il avait eu l’impression soudaine d’être observé : sur le seuil, une fillette de deux ou trois ans, pieds en dedans, mains derrière le dos, lançait des regards timides autour d’elle, séduite et comme rassurée par ce lieu merveilleux où des caisses d’emballage, des bobines de fil et des monceaux de tissu s’offraient à ses doigts. Il avait fait quelques pas vers elle. Elle s’était précipitée sous une table.
Il allait lui parler quand une femme avait pénétré dans la pièce, essoufflée. Elle sortait de chez un fournisseur installé au rez-de-chaussée. Sa fille lui avait échappé, elle l’avait cherchée partout, elle était désolée, affreusement désolée.
Franz lui avait tendu une chaise.
À la fin de la journée, Katarina était rentrée. Il lui avait expliqué qu’il recruterait une employée. Elle s’occuperait un peu de l’appartement et l’aiderait à l’atelier. Elle s’appelait Louise Schillmann. Son patron ne pouvait plus la payer. Elle avait une fille à charge, Alice.
— Tu sais qu’elle te laissera tomber quand la môme aura le nez qui coule ?
Il avait répondu qu’il avait une décision difficile à prendre et qu’il réfléchirait. Le lendemain, il avait dit à Katarina qu’il l’aiderait à se trouver une chambre quelque part.
*
Dans les premiers jours de 1906, Katarina rencontra un bijoutier qui la couvrit de cadeaux et fit d’elle sa fiancée. De ce moment, elle eut de la pitié pour son frère qui, disait-elle, n’avait pas la tête bien solide et jetait son argent par les fenêtres.
En vérité, ses affaires se portaient bien. Un soir, il examina ses comptes et découvrit qu’il pouvait engager un apprenti. Il embaucha Maurice, un gaillard de quatorze ans qui vivait juste en face.
Maurice arrivait chaque matin un peu après Louise et la rejoignait dans l’atelier. Franz, lui, allait et venait entre l’atelier et le salon, où entraient les premiers clients.
Puis les clients repartaient, Maurice et Louise retournaient chez eux, les heures s’ajoutaient les unes aux autres et les rideaux n’en finissaient pas de s’alourdir dans le silence du soir.
Franz restait seul.
*
Chaque semaine, le même jour, à la même heure, il partait en promenade. Il prenait la rue Saint-Augustin puis la rue de Richelieu et gagnait le square Louvois. Là, il faisait le tour de la fontaine et s’arrêtait un instant. Alors il levait les yeux vers les arbres et regardait les feuilles soulevées par le vent.
Il rentrait toujours par le même chemin.
À l’atelier, ensuite, il n’avait jamais l’air d’être vraiment revenu. On aurait dit qu’il voyait encore les arbres au- dessus de sa tête. Du bout des doigts, il esquissait parfois dans le vide la forme d’une branche ou d’une écorce qui lui avait paru belle.
Maurice s’étonnait, insistait, voulait faire dire à Louise que le patron n’avait pas toute sa tête. Louise haussait les épaules en souriant. Elle aimait la manière qu’il avait de vous regarder, sans vous juger, comme si votre seule présence était une joie. Sa façon d’exprimer exactement ce que vous ressentiez avait fini par la convaincre qu’il avait une sorte de don.
Maurice répétait : C’est un drôle de type, tout de même.
*
Alice allait sur ses six ans. Certains jours, quand elle ne pouvait pas faire autrement, Louise l’emmenait avec elle rue Gaillon. La fillette passait des heures dans le salon, saluant les objets un à un. Un vase. Une armoire. Une chaise. Puis elle recommençait, de sa petite voix aiguë.
Maurice sortait, excédé. Louise se confondait en excuses. Franz souriait.
Il emmenait parfois Alice avec lui au square Louvois. En chemin, il lui apprenait les noms des plantes ou lui montrait mille détails qu’il découvrait avec elle.
Elle l’adorait. Quand, la nuit tombée, Franz cherchait son recueil de poésies, il n’était pas rare qu’il fût au milieu des affaires d’Alice – crayons, gomme, grandes feuilles recouvertes de taches.
Elle ne savait pas encore lire. Sa voix résonnait étrangement, comme si elle vous parlait de très loin. Parfois, à sa manière de baisser les yeux, d’ouvrir la bouche, de bouger les pieds, vous aviez une sensation pénible, comme un problème, une menace, quelque chose qui s’avançait et vous alertait. Puis elle partait soudain d’un grand rire, vous courait dans les bras et vous étiez rassuré.
Louise murmurait : Si seulement son père…
Elle n’en disait jamais plus. Franz ne posait pas de questions. Il savait sans savoir. Une histoire de violence, de dettes, la déchéance d’un mari qui noyait sa vie dans l’alcool, disparaissait, revenait, plein d’une colère vaine envers le monde et lui-même.
Louise, à tout moment, trouvait des prétextes pour aller sur le balcon, laver les vitres, chasser des araignées. On la retrouvait en larmes et répétant qu’il ne fallait pas faire attention à elle.
*
C’était une merveille de taffetas gris, à la fois très sobre et très ouvragée. Le tissu, incroyablement léger, s’éclairait de lueurs roses à certaines heures du jour. Un liseré de dentelle soulignait la taille.
Rue Gaillon, on disait simplement : la Robe.
Franz l’exposait depuis des années sur un vieux mannequin de bois, dans un coin du salon. Bien des clients avaient souhaité l’acheter ; il s’était toujours refusé à la vendre.
Alice pouvait toucher aux ciseaux, ouvrir les tiroirs, s’approprier chaque recoin de l’appartement, mais pas s’approcher du mannequin. C’était la seule règle que fixait Franz. La fillette pressait sa mère de questions : d’où venait cette robe ? Qu’avait-elle de spécial ? Louise n’en savait rien. Elle n’avait jamais rien vu d’aussi bien cousu.
Certains soirs, Franz s’attardait devant la Robe, visage fermé, lèvres tremblantes. Quand on lui demandait s’il se sentait mal, il répondait qu’il allait parfaitement bien. Il sortait sur le balcon et y restait longtemps, appuyé à la rambarde.
La première fois qu’il le vit ainsi, de dos, penché vers l’avant comme s’il cherchait à toucher quelque chose, Maurice crut qu’il pensait à sauter et se précipita vers lui. »

Vertiges de l’oubli


L’avis de… Pierre Benetti (En Attendant Nadeau)
« Étienne Kern se refuse à tout trait d’humour. La chute obsède son narrateur autant que l’effort de mémoire et la lutte contre l’oubli de ces morts. Avec lenteur et une gravité mélancolique, il relie les différentes histoires – souvent simplement esquissées – pour nous faire entrer, de manière troublante mais toujours pudique, dans l’arrière-fond d’un esprit marqué moins par le rêve de voler que par le désir de tomber. Sur toutes ces histoires de chute plane le soupçon du suicide, puisque «l’expérience du vertige n’est pas la peur de tomber mais le désir de sauter».
La part biographique et historique du roman passe dès lors derrière cette écriture sèche et pourtant chaleureuse, qui nous fait contempler les vies dont est faite une vie, celles qu’on se rêve, celles qu’on croise, celles qui nous entourent. »

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Etienne Kern présente son premier roman Les envolés. © Production Librairie Mollat

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À prendre ou à laisser

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En deux mots
Après s’être occupé pendant plus de dix ans de son père sénile, Kay accepte de conclure un pacte avec son mari Cyril. Les quinquagénaires partiront ensemble à 80 ans. Un choix réfléchi, mais avec de nombreuses variations présentées ici avec un humour caustique.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Nous partirons à 80 ans

Avec son humour caustique, Lionel Shriver nous offre une douzaine de variations sur un couple qui, après avoir dû souffrir en accompagnant un père sénile décide de se donner la mort à 80 ans. Le pacte de Kay et Cyril Wilkinson résistera-t-il à l’actualité du Royaume-Uni ?

La vie de Kay Wilkinson n’est pas de tout repos. Elle voit son père décliner, rongé par la maladie. En soins constants, il devient sénile, agressif et ne reconnaît plus ses enfants. Autant dire que sa mort est un soulagement. Après ses obsèques, le traumatisme reste présent – ce père leur a pompé toute leur énergie pendant plus d’une décennie – et va la mener à accepter le pacte que lui propose son mari Cyril, se suicider lorsqu’elle aura 80 ans.
Nous sommes en octobre 1991, Kay a 51 ans et Cyril 52. Le couple, lui est médecin généraliste et elle est infirmière, vit à Lambeth dans le sud de Londres, dans une maison qu’ils ont fini de payer. S’il leur reste donc encore de longues années à vivre, cette échéance va désormais leur servir de boussole, à la fois épée de Damoclès et incitation à profiter de la vie qui leur reste. Puisant dans leur fortune, ils vont s’offrir des voyages et chercher leur bonheur loin de leurs trois enfants, Hayley, Roy et Simon.
Mais leur retraite va être perturbée par le Brexit, décidé alors que leur échéance s’approche à grands pas. Cyril, travailliste et fermement opposé à la sécession, va alors s’engager pour le maintien dans l’UE et faire des dons conséquents pour soutenir les opposants au gouvernement. Kay, qui avouera plus tard avoir voté pour les conservateurs, ne partage pas vraiment ce combat et préfère se consacrer à leurs obsèques. Elle imagine aussi des rendez-vous – les derniers – avec les amis et la famille. Mais cette fois, c’est la pandémie qui vient chambouler ce beau programme. Des impondérables dont Lionel Shriver va faire son miel et nous régaler de quelques scénarios qui vont permettre à la romancière de faire étalage de cet humour qui nous avait déjà ravi dans Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes. Celui que je préfère voit Hayley débarquer avec toute une équipe d’urgence. Sans montrer la moindre compassion, elle veut persuader des parents qui visiblement n’ont plus toute leur raison, de finir en maison de retraite. Autrement dit, d’aller dans l’endroit qu’ils détestent et que leur pacte voulait justement éviter.
Mais les développements sur la crise des réfugiés ou sur la recherche de médicaments miracle ne sont pas mal non plus, surtout si vous aimez l’humour noir. Mais ce qui donne au roman son charme, derrière la satire acerbe, c’est l’amour qui unit ce couple au fil du temps. Plus d’un demi-siècle de vie commune et cette impression que désormais même le pire ne saura les séparer.

À prendre ou à laisser
Lionel Shriver
Éditions Belfond
Roman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Catherine Gilbert
288 p., 22 €
EAN 9782714495846
Paru le 26/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Angleterre, dans le Sud de Londres.

Quand?
L’action se déroule de 1991 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Lionel Shriver met toute son ironie, son acuité et sa tendresse dans cette nouvelle bombe de provocation. Hilarante et touchante, une œuvre explosive doublée d’une réflexion mordante sur notre rapport à la vieillesse et sur l’art délicat de préparer sa sortie.
Pendant dix ans, Kay a assisté son père atteint de la maladie d’Alzheimer. À la mort de ce dernier, le soulagement l’emporte sur la tristesse et une question surgit : comment gérer sa propre fin de vie ?
Une discussion avec son mari Cyril, quelques verres de vin et les voici qui en viennent à nouer un pacte. Certes, ils n’ont que cinquante ans, sont en bonne santé et comptent bien profiter encore de leurs proches, mais pas question de faire peser sur ceux-ci et sur la société leur inéluctable déliquescence. C’est décidé, le jour de leurs quatre-vingts ans, Kay et Cyril partiront ensemble.
Le temps passe et voici qu’arrive la date fatidique.
Une date, douze possibilités et une conclusion : dans la vie, tout est à prendre ou à laisser…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter
En Attendant Nadeau ( Steven Sampson)
Livraddict
ARTE TV
France TV Culture (Laurence Houot)
Critiques libres
Blog froggy’s delight
Blog littéraire de Pierre Ahnne
Blog Baz’Art

Les premières pages du livre
« 1. La boîte du porte-savon
— J’AURAIS DÛ pleurer ? demanda Kay en se débarrassant de son gros manteau noir, parfaitement approprié en cet avril interminable au froid maussade digne d’un mois de janvier.
Seul changement notoire de ce printemps, Kay, qui d’ordinaire acceptait sans rechigner les rigueurs de l’hiver, leur vouait désormais une haine tenace.
— Il n’y a pas de règle, répondit Cyril en remplissant la bouilloire.
— Si j’en crois certaines normes bien établies, il y en aurait. Et, je t’en prie, je sais qu’il est un peu tôt mais je ne veux pas de thé.
Sans plus tarder, Kay alla chercher la bouteille d’amontillado sec dans le frigo. Elle avait avalé une gorgée de vin à la cérémonie et ne se voyait pas revenir à l’English Breakfast. Boire un verre à la maison à dix-sept heures trente relevait d’une faiblesse coupable, mais le caractère exceptionnel de cette journée l’autorisait à enfreindre le principe qui prévalait sous leur toit – principe tacite et néanmoins gravé dans le marbre – interdisant formellement d’ouvrir une bouteille avant vingt heures. Imaginer qu’elle noyait son chagrin était pure présomption. À vrai dire, le sentiment que lui laissait l’événement marquant de l’après-midi ne s’apparentait en rien à du chagrin. Il s’agissait plutôt d’une valse-hésitation entre faim et indigestion.
À la surprise de Kay, Cyril renonça au thé pour partager un verre avec elle à la table de la cuisine, sans oublier de découper au préalable deux zestes de citron vert. Des deux époux, c’était sans doute Cyril qui portait la responsabilité initiale du diktat de vingt heures, même si la trame de leurs habitudes s’était tissée depuis trop longtemps pour que quiconque en remonte le fil.
— Je pensais au moins être soulagée, lâcha-t-elle en choquant un verre ordinaire contre celui déjà posé sur la table en un toast sans panache.
Très pratiques, ces verres hauts et étroits rapportés de Barcelone avaient des proportions idéales, ce qui n’était pas le cas de la plupart des jolis services en cristal. Le fait qu’elle soit capable de s’intéresser à la forme des verres en un moment pareil ne faisait qu’accroître son impression d’être en décalage.
— Tu n’es pas soulagée ?
— À vrai dire, j’attendais que cette page se tourne depuis plus de dix ans. Ce qui peut sembler abominable mais ne te surprendra pas. Puisque maintenant nous sommes face à ce qu’on appelait dans le temps « l’inéluctable »…
— On ferait peut-être mieux de parler aujourd’hui de « l’éventuel », la coupa Cyril. Ou de « l’indéfiniment reportable ». Ou encore de « Chérie, à la réflexion, et si on remettait ça à la semaine prochaine ? ».
— Je ne me sens pas plus légère ni plus libre, j’ai plutôt l’impression de peser une tonne et de n’avoir aucune énergie. Avec le temps qu’il a mis à mourir, mon père a pompé toute la vie autour de lui. Il nous a peut-être même privés du peu de vitalité dont nous aurions eu besoin pour enfin fêter son décès.
— Quel gâchis, dit Cyril.
— C’est vrai, et si seulement ce gâchis s’était limité à la seule vie de Godfrey Poskitt et à sa fin tragique, mais non, il a débordé. Sur ma pauvre mère, sur les soignants, et même sur nos enfants, jusqu’à ce qu’ils arrêtent de rendre visite à mon père. Je me félicite de les avoir autorisés à ne plus jouer les petits-enfants redoublant d’amour. À quoi ça aurait servi ? La plupart du temps, il ne les reconnaissait pas ou il les abreuvait d’injures en remerciement de leur sollicitude. Et puis, il était dégoûtant, Dieu sait si ma mère et moi avons essayé de le maintenir propre, mais changer ses couches était une épreuve, il se débattait, donnait des coups de pied et, beaucoup plus gênant, il lui arrivait même d’avoir une mini-érection – mon père, quand même ! Alors on retardait le moment de le changer et, souvent, il puait.
— Malgré tout, deux de ses petits-enfants ont fait acte de présence aujourd’hui, c’est bien.
— Simon est venu, bien sûr. Il a le sens du devoir et des responsabilités chevillé au corps, à tel point qu’à vingt-six ans on croirait qu’il en a quarante. Je suis contente qu’il soit venu, ne serait-ce que pour ma mère, mais Hayley est arrivée en retard évidemment – histoire de faire une entrée remarquée et d’attirer tous les regards. Je parie qu’elle l’a fait exprès, elle a dû allumer la télé avant de partir pour être sûre de ne pas être à l’heure comme tout le monde. Quant à la dérobade de Roy, elle était prévisible. Être un petit-fils, voilà encore un engagement qu’il est incapable de tenir sur la durée.
— Pour en revenir au gâchis, dit Cyril en reprenant le fil de leur conversation, tu as oublié que tu en as été toi aussi une des principales victimes.
Mieux valait l’entendre de la bouche de son mari.
— J’hésite à calculer le nombre d’années de ma vie que la sénilité de cet homme m’a coûté.
— Au moins, tu as réussi, par miracle, à continuer à travailler. C’est ton temps libre que ton père a aspiré. Les soirées, les week-ends, les matins à l’aube, les déplacements en urgence à Maida Vale en pleine nuit. Des moments que tu aurais pu passer avec moi.
— Ce qui fait aussi de toi une victime ?
— Une de plus, effectivement.
Ne pouvant pas tenir en place, Kay se leva pour aller ramasser près de l’évier les miettes qui traînaient sur le plan de travail, avec un regard las pour la véranda en construction censée prolonger la cuisine : un chantier qui durait depuis deux ans et un énième dégât collatéral lié aux besoins infernaux de son père. Aujourd’hui, les enfants leur enviaient cette maison alors qu’au moment où Cyril et elle l’avaient achetée en 1972 – ils venaient de découvrir que Kay était enceinte de Hayley –, le pays était à genoux et le quartier de Lambeth aussi. Ce qui explique qu’une aussi grande bâtisse, même située au sud de la Tamise, ait été dans les moyens d’une infirmière et d’un généraliste du secteur public.
Construite sur trois niveaux auxquels s’ajoutait un grenier aménageable, la maison n’était bluffante que de l’extérieur ; on n’aurait même pas pu la qualifier de « pépite à retaper ». Dix-neuf ans de dépassements budgétaires et de désagréments plus tard, ils étaient enfin propriétaires d’un bien habitable. Les enfants avaient tendance à oublier que, petits, ils devaient enjamber des piles instables de planches pour aller aux toilettes ou secouer la tête pour se débarrasser des morceaux de placoplatre avant de partir à l’école. Ils ne se souvenaient pas non plus que leurs parents les exhortaient à se dépêcher de rentrer à la maison en sortant du métro car le quartier, à l’époque, était infréquentable. Et ils avaient encore moins eu conscience de la charge financière pesant sur les salaires d’un jeune couple payé par l’État et du risque, considérable, que l’intérieur délabré ne s’effondre comme un château de cartes. Tout ce que les enfants voyaient aujourd’hui, c’était l’imposante et respectable demeure de papa et maman, incarnation bourgeoise d’un certain statut social – maison qu’ils ne pourraient jamais s’offrir, pas avec des taux d’intérêt à quinze pour cent ; concernant Roy, si sa mère devinait juste, il s’imaginait déjà hériter du nid. Roy cherchait toujours des raccourcis.
Maintenant que son père était mort, elle aurait le temps de finir la véranda, mais son enthousiasme pour le projet avait largement décliné. Elle avait cinquante et un ans. Combien de temps vivraient-ils encore dans cette maison ? Ou plutôt, combien de temps leur restait-il à vivre ? Kay s’était figuré franchir l’étape cruciale de la cinquantaine avec panache – Regardez-moi ! Je me ris du temps qui passe et cette nouvelle décennie ne me fait ni chaud ni froid –, or ce genre de réflexions morbides ne lui avait jamais traversé l’esprit au passage des quarante ans.
— Je me demande si je n’aurais pas dû raccompagner ma mère après la cérémonie, lâcha Kay, en proie au doute. Percy a dit qu’il rentrerait avec elle pour lui tenir compagnie mais je connais mon frère, il ne s’attardera pas.
— Tu n’en as pas assez de te sacrifier ? maugréa Cyril. C’est bien les femmes ! Vous êtes toujours en train de vous plaindre de ce que vous vous occupez de tout le monde, et dès que vous avez un moment libre, vous proposez aussitôt votre aide à quelqu’un d’autre.
— On « propose » notre aide, comme tu dis, uniquement parce qu’on sait que personne d’autre ne le fera !
Sa colère les surprit tous les deux. Kay se reprit.
— Excuse-moi. On ne peut pas dire que je n’aie pas sollicité Percy, tu le sais. Mais Tunbridge Wells, c’est loin, et, bien sûr, il était trop affairé à trahir sa femme et ses enfants.
— Ce n’est pas très juste de ta part.
— Je ne dis pas qu’il a eu l’idée de devenir gay uniquement pour échapper à son devoir filial. Mais le fait est qu’il s’est servi de son homosexualité pour se défiler. « Je ne peux pas m’occuper de papa ce week-end parce qu’il vit mal mon coming out. » Bien sûr qu’il le vivait mal, il était né en 1897 !
— Ce n’est pas tant que les femmes soient toujours cantonnées au rôle de porte-bassin, c’est surtout un problème politique, déclara Cyril en se redressant avec l’autorité qu’elle lui connaissait. Le gouvernement doit s’engager davantage dans l’aide sociale. Ça ne devrait pas échoir à ta mère, à toi ou au reste de ta famille…
— Et pourtant c’est bien ce qui s’est passé, se passe et se passera quand toi et moi serons à notre tour des croulants. Même une aide minime de la commune, pour faire le lit (et on ne parle même pas d’aller te récupérer dans la rue quand tu divagueras), c’est inenvisageable. Les prestations sont accordées en fonction des revenus, or mon père était avocat.
— C’est vrai, les critères de revenus sont assez stricts…
— La commune n’enverra jamais personne te torcher le derrière si tu gagnes plus de vingt mille livres – et maman n’atteignait même pas ce seuil une fois payée la ribambelle d’aides à domicile. Pourtant elle ne pouvait prétendre à aucune aide sous prétexte qu’elle était propriétaire de la maison. Si tu n’as rien mis de côté ou presque rien, la commune paye l’intégralité de l’addition. Qu’est-ce que tu en dis, monsieur le socialiste ? Tu t’échines toute ta vie, comme l’a fait mon père, pour être indépendant financièrement et subvenir aux besoins de ta famille, et, quand tu t’écroules, l’État te dit de te débrouiller tout seul. Ne fais rien, ne gagne rien, n’épargne rien, ne mets absolument rien de côté et l’État s’occupera de toi gratuitement, de A à Z. Force est de constater que celui qui exerce une activité, gagne et économise de l’argent est un crétin.
— Tu exagères. De toute façon, je pense que l’aide sociale devrait être un avantage universel, au même titre que la Sécurité sociale.
— C’est ça. Et alors ces mêmes individus responsables qui gagnent un tant soit peu d’argent continueront de payer pour eux et pour tout le monde avec des impôts extravagants. Tu n’aurais pas dû participer à la grosse manifestation de Trafalgar Square l’année dernière contre la poll tax, puisqu’elle était censée financer l’aide sociale et beaucoup d’autres choses.
— Arrête avec ça. La poll tax était totalement inégalitaire et tu le sais très bien. Et, grâce à des manifs comme celle de Trafalgar Square, elle vient d’être abrogée. Par ailleurs, je doute que ce soir, après cette journée éprouvante, tu sois dans le meilleur état d’esprit pour réfléchir à une politique gouvernementale complexe.
— Quand je pense à tous ces soins – couper ses gros ongles de pied hideux, retirer les glaires de ses narines velues, utiliser des boîtes entières de lingettes pour lui nettoyer le derrière…
Kay s’était mise à arpenter le sol en ardoise – en réunissant la cuisine et la salle à manger, ils avaient réussi à créer un très bel espace pour faire les cent pas.
— Tu ne peux pas imaginer à quel point c’est bizarre de brosser les dents d’un autre adulte, qui finit par te mordre… ou de lui courir après et de le coincer pour le déshabiller… J’avais l’impression d’être à moitié sa fille, à moitié son chien de berger. Je devais le surveiller en permanence comme un môme de deux ans, sinon il risquait de se couper, de boire du liquide vaisselle ou de mettre le feu à la maison… Le nourrir à la cuillère, essuyer la bouillie qui avait coulé sur sa barbe… Le persuader pendant des heures de bien vouloir descendre de l’échelle qui monte au grenier, forcément…
Kay s’interrompit, se tourna vers Cyril et poursuivit :
— Tous ces soins cumulés pour mon seul père auraient coûté une fortune à la communauté. Prendre en charge les autres épaves du même acabit saignerait l’État à blanc, voilà pourquoi ça ne peut pas être un avantage universel. Il fallait être trois pour le tenir : maman, l’auxiliaire et moi – en fait, on y arrivait à peine. Le vrai problème n’est pas la façon dont cette décomposition progressive mais inéluctable est financée, mais le fait qu’elle soit financée tout court. Pendant quatre ans d’affilée, l’état de mon père s’est détérioré avec régularité, puis pendant dix bonnes années, il est allé de mal en pis. Qu’importe qui s’acquitte des frais, c’est un gâchis d’argent monumental, doublé d’un gâchis de temps pour les personnes plus jeunes – ma mère, moi. On a gaspillé ce temps alors qu’on est encore en bonne santé, saines d’esprit et toujours capables de profiter de l’existence. Gâchis, tu disais ? Oui, un vrai gâchis, et pourquoi ? Il aurait dû mourir au moment où la maladie a été diagnostiquée. J’aurais pu alors revenir de ses obsèques en pleurant à chaudes larmes.
Kay se laissa retomber sur la chaise de cuisine, les yeux secs. Secs au point d’être douloureux.
Cyril observa sa femme. Cette froideur affectée ne lui ressemblait pas. Des deux, elle était la plus passionnée. Lui était l’intellectuel posé que certains prenaient parfois pour un homme insensible. D’habitude, elle ne savait pas dissimuler ses émotions. Pourtant, huit jours plus tôt, lorsque sa mère avait appelé à quatre heures du matin, Kay s’était montrée détachée. Certes, la nouvelle était attendue. Cela faisait plusieurs semaines que son père ne pouvait plus vraiment s’alimenter, le pauvre homme n’arrivait plus à déglutir. (Son cerveau, devenu trop défaillant, ne parvenait plus à fermer l’épiglotte. Au stade ultime, la maladie assène le coup de grâce : le cerveau oublie comment respirer.) Après avoir raccroché, Kay avait reposé le combiné et annoncé sans détour :
— Mort.
Puis elle s’était glissée sous la couette et s’était aussitôt rendormie.
— Tu ne ressens vraiment rien pour lui ? s’enquit Cyril. Même pas un peu de peine, une certaine nostalgie ?
À l’aune de l’incroyable indifférence dont elle avait fait preuve toute la semaine, il était facile d’imaginer le soulagement de Kay si Cyril venait à tomber raide mort à côté d’elle : enfin plus personne pour monopoliser la couette, elle l’aurait pour elle toute seule !
— Non, je ne ressens rien et pourtant, j’ai essayé, répondit-elle. Cette mort graduelle trompe tout le monde. J’ai l’impression qu’il a disparu depuis des années. Je n’ai pas eu droit non plus à un vrai deuil. Je ne devrais pas m’apitoyer sur mon sort, celui de maman a été bien pire. Mon père l’accusait de lui voler ses affaires ou de fouiller dans ses papiers. Il a appelé la police plus d’une fois et il lui arrivait d’avoir des moments de lucidité assez longs pour convaincre le policier venu sonner à la porte que la dame inconnue dans le salon était en fait une arnaqueuse ou une voleuse. Je n’ose pas imaginer sa douleur. J’ai déjà dû t’en parler mais, ces dernières années, il avait complètement oublié leur mariage. En revanche, il était obnubilé par une certaine « Adélaïde », tu te rappelles ? La belle qu’il avait épousée à son retour de la Grande Guerre. Même pas deux ans après, Adélaïde était morte, sans doute de la grippe espagnole. Tu te rends compte de ce que ma mère a dû ressentir, ses cinquante-cinq années de mariage effacées au profit d’une relation de dix-huit mois datant de 1920 ? C’est comme si, dans mes vieux jours, je me languissais encore de David Machin…
— David Castleveter, compléta Cyril avec aigreur.
— Tu vois, tu te souviens mieux de mes ex que moi. Pour en revenir à Adélaïde, mon père la réclamait à cor et à cri et accusait ma mère de l’avoir kidnappée. Il prenait maman pour une mégère qui le retenait prisonnier dans cette étrange maison. J’ai vu la photo en noir et blanc d’Adélaïde tout en haut de la bibliothèque du bureau de mon père et je peux te dire que c’était une bombe, beaucoup plus séduisante que ma mère ne l’a jamais été. Pour maman, ça n’a pas dû être facile.
— Tu ne peux pas faire la part des choses, lui dit Cyril en lui resservant un petit verre.
Ce n’était pas la première fois que Kay lui parlait de l’obsession pathologique de Godfrey pour Adélaïde, mais la ressasser semblait avoir un effet apaisant sur elle.
— Tu avais l’air d’avoir une véritable tendresse pour ton père avant qu’il décline. Tu ne peux pas garder le souvenir de lui au mieux de sa forme dans un compartiment à part ?
— Bonne idée, mais la mémoire ne fonctionne pas comme ça. Elle n’est pas manipulable. Le souvenir de cette époque est comparable à un petit insecte piétiné par ces dix dernières années. Quand je pense à mon père, je ne peux pas contrôler ce qui me vient à l’esprit. Et l’image la plus fréquente, c’est lui nu de la taille aux pieds, écumant de rage et couvert d’excréments.
— Je me rappelle très bien Godfrey plus jeune. Un peu coincé et conservateur – mais, par respect, on pardonne à nos aînés leurs erreurs de jugement.
— Tu ne pardonnais rien du tout. Vous avez eu des disputes homériques à l’arrivée de Thatcher – à ce moment-là il avait déjà commencé à divaguer, vous ne discutiez pas à armes égales.
— Tu vois. Tu te rappelles de choses qui datent d’avant la période où il a complètement perdu la boule.
— Ma mère est persuadée d’être la cause de ce désastre.
— Comment ça ?
— Mon père a sans doute été vraiment anéanti par la disparition d’Adélaïde puisqu’il ne s’est remarié qu’en… 1936, il me semble. Il était plutôt bel homme à l’époque – svelte, les pommettes hautes, une superbe chevelure abondante qu’il a gardée jusqu’à la fin. Ma mère était réceptionniste à son cabinet et ne devait pas gagner grand-chose. Épouser un avocat lui apportait une sécurité dont elle n’aurait jamais osé rêver. En ce temps-là, la seule raison pour laquelle une jeune femme célibataire travaillait, c’était que sa famille ne pouvait pas subvenir à ses besoins, et le père de ma mère était un petit commerçant, il tirait le diable par la queue.
— Épargne-nous ton numéro sur les origines modestes de ta mère, ma caille. Tu as été élevée dans l’opulence et tu le sais.
Autrefois, les Britanniques prétentieux se réclamaient d’un parent éloigné doté d’un titre de noblesse – baron, duc – pour mieux se hisser sur l’échelle sociale aux yeux de leurs compatriotes. Plus récemment, la classe moyenne dans son ensemble se réclamait au contraire de parents mineurs ou d’ouvriers métallurgistes. Mais avec un père qui avait d’abord travaillé chez Longbridge puis chez British Leyland, Cyril, originaire de Birmingham, remportait toujours la palme de celui qui venait du milieu le plus déprimant. Pourtant il avait lui-même tendance à minimiser le fait qu’au moment où son père avait pris sa retraite, les ouvriers du secteur automobile étaient grassement payés. Il avait aussi inventé toutes sortes d’explications afin de justifier la totale disparition de son accent brummie quand il avait quitté Birmingham pour Londres ; mais en réalité la vraie raison en était simple : il avait honte. Ce qui faisait d’un vestige régional comme « ma caille » une attention d’autant plus précieuse.
— Laisse-moi finir, ô homme du peuple, lança Kay. Au milieu des années 1930, l’économie n’était pas très florissante. Et, bien sûr, ma mère avait été flattée de recevoir les attentions d’un homme plus âgé. Je pense qu’elle est réellement tombée amoureuse de lui, mais comme on s’entiche d’un homme qui vous en impose de par sa profession et vous impressionne, d’autant plus qu’il est votre patron. Il la rassurait. Les dix-huit ans de différence d’âge ont dû lui apparaître comme un avantage plutôt qu’un sacrifice.
— Les jeunes n’ont aucune imagination, railla Cyril.
— Pas faux, approuva Kay. Elle a peut-être quand même réfléchi aux conséquences pour nous, leurs enfants – puisque notre père nous a toujours semblé vieux, à Percy et à moi. On ne se rendait pas compte à quel point il était encore jeune. Tous les pères de nos camarades de classe avaient fait « la guerre » mais nous, on s’efforçait de dissimuler le fait que le nôtre avait fait la Première. Cela dit, j’imagine que la dernière chose à laquelle ma mère a dû penser le jour de son mariage, c’est qu’aux quatre-vingts ans de son promis, elle n’en aurait que soixante-deux, qu’elle serait toujours alerte pour une femme de son âge et qu’elle se retrouverait coincée avec un vieux gâteux qui, soudain, ne se rappellerait plus qui est Premier ministre. Et, dans la mesure où personne ne vivait très vieux dans les années 1930, ma mère n’a pas pu imaginer qu’au moment où il mourrait enfin à quatre-vingt-quatorze ans, elle en aurait soixante-seize, des hanches en mauvais état après avoir foutu en l’air dix ans et demi de sa vie à jouer les dames pipi, copieusement injuriée en remerciement de ses bons offices. Tout ça pour, au final, être terrorisée à l’idée de vivre à son tour la même chose que lui !
— Je ne vais pas t’accuser d’égocentrisme, tenta Cyril avec douceur en lui effleurant la main, mais tu pleures sur le sort de ta mère ou sur le nôtre ?
— Je n’en sais rien, répondit Kay en s’essuyant les yeux, soulagée, en ce jour pas comme les autres, de pleurer sur le sort de quelqu’un, fût-ce le sien.
— Est-ce que, par hasard, tu serais aussi en colère contre moi ? demanda Cyril d’un ton hésitant. Parce que je ne t’ai pas suffisamment remplacée auprès de ton père ?
— Non, non, on en a déjà parlé. Arrête de te flageller, s’il te plaît. Un de nous deux devait être là pour Hayley tant qu’elle était scolarisée. Et il fallait bien quelqu’un pour penser à prendre du pain ! Quoi qu’il en soit, rappelle-toi, les rares fois où tu m’as remplacée, mon père a été terriblement stressé. Si ça se trouve, il te prenait pour un rival lorgnant sur Adélaïde. Et puis, toi aussi tu devais aller à Birmingham tous les mois pour t’assurer que tes vieux parents allaient bien. Maintenant, qui sait ce qu’il adviendra de ma mère… Je suis littéralement lessivée, et pourtant, il nous faudra peut-être faire face à d’autres fins de vie difficiles… Est-ce que le travail à plein temps qui nous attend, c’est regarder des fruits pourrir dans une coupe ?
Cyril s’accorda une seconde de réflexion.
— Si ta mère vit effectivement longtemps, je comprends que tu aies peur d’avoir à en repasser par là. C’est vrai que ton frère s’est contenté d’organiser les obsèques une fois que le plus dur était passé…
— Et il a fait n’importe quoi. Il aurait dû dissuader maman de réserver la chapelle principale de St Mark, qui peut accueillir cinq cents personnes. Tous les amis de mon père sont morts, ses frères et sœurs aussi. Sa démence avait aussi éloigné ses neveux et nièces, qui sont de toute façon trop âgés pour assister à un office dans le nord de Londres sans déambulateur. Le résultat était ridicule, il n’y avait personne. On aurait dit des touristes en visite plutôt qu’un enterrement.
— Je suppose qu’en plus tu penses à mes parents, reprit Cyril patiemment, mais ma sœur nous prêtera main-forte. Et je paierai ce qu’il faut pour éviter qu’ils viennent vivre chez nous, étant donné que ma mère et toi vous ne vous êtes jamais vraiment bien entendues. Donc, si tu n’y vois pas d’inconvénient, je préfère m’inquiéter de ce qu’il adviendra de nous.
— On a à peine passé le cap de la cinquantaine, tu ne brûles pas un peu les étapes ?
— Pas du tout. On est encore relativement jeunes et en bonne santé, c’est le meilleur moment pour réfléchir aux choix qui s’offriront à nous lorsqu’on atteindra le grand âge. C’était très gentil de ta part de me protéger, mais si je me suis ingénié à ne pas m’occuper de ton père, c’est que j’avais du mal à supporter le spectacle de sa déchéance, et pourtant je n’ai pas eu à subir grand-chose. Ce n’était pas mon père, donc ça ne me regardait pas vraiment, et j’avoue que cette situation m’arrangeait bien : je n’ai pas mis la main à la pâte parce que je n’avais pas à le faire, c’est tout. J’ai quelques patients très âgés et fragiles dans mon service, mais les rendez-vous ne durent que dix minutes, ils sont presque toujours accompagnés d’un parent et je ne suis pas censé changer leurs couches ou décider cinquante fois par jour si je dois les accompagner dans leurs délires ou les ramener sur terre. J’ai trouvé ces consultations lugubres et démoralisantes mais pas au point de m’empêcher de faire mon travail. En revanche, ton père me donnait des envies de suicide, ou de meurtre, voire les deux. Une demi-heure avec lui me semblait durer des millions d’années. Dans ces moments-là, la vie me paraissait vaine et horrible. Il avait eu ses errements politiques, certes, mais Godfrey s’était toujours exprimé avec distinction, avait toujours été bien élevé, impeccable, tout ça pour finir à un stade inférieur à celui de l’animal. Au moins, les vrais animaux peuvent être euthanasiés chez le véto avant que leur état ne se dégrade. Je suis prêt à n’importe quoi pour nous éviter ça.
— C’est ce que tout le monde prétend, répliqua Kay d’un air sombre en posant les pieds sur la chaise qui lui faisait face. Chacun pense être une exception. Tout le monde voit ce qui arrive aux vieilles personnes et jure que ça ne lui arrivera jamais. Les gens disent qu’ils ne le toléreront pas, qu’ils ont des exigences et qu’ils mettent leur qualité de vie au-dessus de tout. Soi-disant ils trouveront le moyen de vieillir dans la dignité. Si d’aventure ils devaient mourir – même si la plupart sont persuadés qu’ils ne mourront jamais –, ils se montreront sages, chaleureux, drôles et lucides jusqu’à la dernière minute, entourés de leurs amis et d’une famille débordant de tendresse. Chacun pense avoir trop d’amour-propre pour laisser un inconnu faire sa toilette intime ou être emprisonné dans un hospice aseptisé et impersonnel ou dégoûtant et impersonnel, au choix. Puis il se trouve que, oh, surprise, les gens sont exactement comme tout le monde ! Ils tombent en décrépitude comme tout le monde et finissent tristement leur vie comme tout le monde : soit en compagnie d’une Bulgare hébergée dans la chambre d’amis – laquelle les déteste copieusement et boit leur whisky en douce –, soit dans une institution cynique qui fait des économies en leur servant des sandwichs de pain rassis au pâté à tous les repas. Certes, mon père était jadis élégant et cultivé. Si, à l’époque, une cartomancienne lui avait laissé entrevoir ce à quoi sa vie ressemblerait lorsqu’il aurait quatre-vingt-dix ans, c’est-à-dire fuir sa femme qu’il pensait être un agent des services secrets tout en macérant dans ses excréments, tu ne crois pas qu’il lui aurait dit qu’il préférerait mourir ?
— C’est justement où je voulais en venir, expliqua Cyril. J’ai vu passer suffisamment de patients âgés pour en conclure de façon définitive que très peu d’individus parviennent à maintenir au-delà de l’âge de quatre-vingts ans cette « qualité de vie » considérée comme acquise. Les maladies chroniques commencent à s’additionner. Même si on garde toute sa tête, le corps implose et la vie quotidienne tourne quasi exclusivement autour de la douleur. Chaque année qui passe allonge la liste des gestes qu’on ne peut plus faire. Le monde rétrécit, plus rien de ce qui s’y déroule n’a d’importance, ce qui compte c’est de diminuer la douleur ou, au moins, de ne pas la laisser empirer. Et peut-être la nourriture, dans l’éventualité improbable où on ait toujours de l’appétit. Quatre-vingt, c’est un nombre rond. Donc, j’aime bien que ce soit la limite.
— Et il se passe quoi alors ?
— En tant que praticien, je suis bien placé pour trouver la solution médicale efficace. Pour ne pas finir comme tout le monde, il suffit de prendre les devants.
— Attends une seconde. Que les choses soient claires, dit Kay en reposant les pieds par terre et en se redressant. Tu proposes qu’on vive jusqu’à quatre-vingts ans et qu’ensuite on se suicide ? Tu n’as pas prononcé le mot. Quand on échafaude un projet pareil, on ne doit pas avoir recours à un euphémisme, ni éluder.
— Tu as raison, admit Cyril. Je propose qu’on vive jusqu’à quatre-vingts ans et qu’ensuite on se suicide, ânonna-t-il.
— Mais, à supposer que tu sois sérieux…
— On ne peut pas être plus sérieux. D’ailleurs, on peut être victime d’un accident ou succomber à une maladie à tout âge. On devrait, par principe, être toujours prêt à tirer sa révérence en vitesse. Il est des expériences que certains peuvent supporter dix minutes alors que toi et moi nous supplierions d’en finir bien avant.
— C’est une menace ?
— Une observation. Je n’ai pas besoin de te rappeler ce dont on a été témoins tous les deux.
— Mais comment fonctionnerait ce pacte ? Tu as un an de plus que moi. Je te regarde piquer définitivement du nez une fois que tu auras bu ton effroyable ciguë, je n’appelle pas les urgences – sans que ça m’envoie en prison, bien sûr – puis je passe les quatorze mois suivants à pleurer ta disparition ? Après quoi, je suis contractuellement obligée de faire pareil ?
— Je préférerais qu’on procède comme toujours depuis 1963 : à savoir, ensemble. On pourrait choisir mon anniversaire mais, à moins que tu ne sois mal en point, ce qui est une possibilité, cela te contraindrait à un petit sacrifice. Donc je suggère que je tienne bon, quel que soit mon état, et qu’on attende le tien.
— Tu parles d’un anniversaire, marmonna Kay.
— Il faut que notre engagement soit inébranlable. D’un autre côté, tu seras peut-être rassurée de savoir que l’espérance de vie en Angleterre et au Pays de Galles est aujourd’hui de soixante-treize ans pour les hommes et de soixante-dix-neuf ans pour les femmes. Ton père était une aberration statistique. Un bookmaker coterait à plus d’une chance sur deux la probabilité que nous avons de ne jamais devoir respecter notre pacte.
À peine quelques années plus tard, quiconque énoncerait l’espérance de vie des hommes et des femmes d’Angleterre et du Pays de Galles ne parviendrait pas à impressionner la galerie, sachant que des gosses de huit ans ayant accès à une ligne téléphonique obtiendraient ces chiffres en quelques secondes. Quelques années plus tard encore, les mêmes gosses de huit ans auraient dans la poche de leur pantalon un outil leur permettant de se les procurer directement – ainsi que la superficie de la Micronésie et les traitements habituels du maïs –, ôtant de ce fait pratiquement toute valeur à la culture générale. Mais à l’époque, Cyril pouvait citer ces chiffres actualisés pour l’unique raison qu’il était médecin généraliste et qu’il se tenait au courant.
— Et si je disais non ? s’inquiéta Kay. Tu le ferais quand même ?
— C’est possible. Comme un service. Un grand service, d’après ce que ton père nous a montré.
— Je pourrais ne pas le prendre comme un service.
— La gentillesse authentique n’a pas besoin de félicitations.
Sur le moment, Kay aurait pu abuser son mari en lui donnant un accord de façade, il aurait lâché l’affaire et ils auraient continué leur vie comme avant. À mesure que les images les plus terrifiantes du déclin de son père commenceraient à s’estomper, Cyril oublierait peut-être ce pacte absurde. Mais elle le connaissait trop bien. Il n’oublierait pas. Sa relation à son mari était fondée sur le respect et Kay ne comptait pas y déroger. Après vingt-huit ans de mariage, Cyril aurait fatalement décelé toute duplicité de sa part. Tout comme il aurait admis la sienne si Kay avait soupçonné derrière ce projet un quelconque caprice ou une imprudence passagère. C’était un homme sérieux, souvent trop sérieux au goût de son épouse, qui trouvait parfois son idéalisme oppressant. Il ne faisait aucun doute qu’il avait réfléchi à la question depuis un certain temps, voire des années. S’il s’était avancé aujourd’hui à mettre la proposition sur la table, c’est que sa détermination était sans faille. Le moins qu’elle puisse faire était d’y réfléchir sérieusement et de s’engager corps et âme ou bien de refuser totalement.

Elle déclara donc à Cyril que son idée l’avait prise de court et que, compte tenu de la gravité de ce qui était en jeu, elle devait l’étudier. En se levant pour remettre le xérès au frigo, elle fut consternée de découvrir qu’ils, ou plutôt elle, avait terminé la bouteille. Bon sang, à seulement dix-neuf heures cinq, elle était déjà pompette, pas très enthousiaste à l’idée de préparer le dîner, et dans un état où il était préférable de ne pas s’approcher d’une cuisinière allumée. Pas d’alcool avant vingt heures ! La fameuse règle de Cyril semblait stricte et arbitraire mais, dans la vie, certains repères intangibles érigeaient une structure qui permettait d’être à la fois déterminé et efficace.
Dans la semaine qui suivit la proposition de son mari, Kay était en train d’inspecter la clayette supérieure du frigo, persuadée d’y trouver un pot de sauce à la menthe entamé, quand elle tomba sur une petite boîte noire en carton rigide nichée au fond du coin gauche. Elle reconnut cette boîte comme étant l’emballage d’un porte-savon en inox élégant mais mal pensé (l’inox est un matériau séduisant à condition qu’il ne soit pas barbouillé de savon). Pour tout dire, elle avait gardé cet accessoire inutilisable uniquement pour sa jolie boîte, dont le couvercle se refermait avec un pff délicieux. Cyril n’ayant pas encore commencé à dérailler, il n’avait évidemment pas mis à refroidir un porte-savon en métal. À la seconde où elle posa les yeux sur la boîte, elle fut certaine de son contenu. Il serait excessif de dire que la boîte lui fit peur. Elle étudia l’objet avec un mélange contrarié de curiosité et de circonspection, mais son intérêt ne fut pas assez fort pour qu’elle soulève le couvercle. Elle laissa la boîte où elle était sans la toucher et se résigna à ouvrir un nouveau pot de sauce à la menthe.
Quelques mois plus tard, à l’automne, Kay balança le même manteau noir sur le plan de travail et se laissa tomber sur la même chaise de cuisine. Sa famille avait beau être amputée d’un élément, elle n’était pas entièrement libérée de Maida Vale, même si les visites étaient désormais programmées à l’avance et à des heures décentes de la journée. Ce mois-là, Cyril était de garde dans son service le samedi et il venait juste de rentrer.
— On est plus ou moins arrivé à la conclusion que la maladie d’Alzheimer a une forte composante génétique, non ? avança Kay d’une voix molle.
— Il semblerait que le mode de vie contribue au développement de la maladie – cette petite chanson gagne en popularité au sein du National Health Service et c’est une manière fort habile de rejeter la responsabilité de leur malheur sur les patients –, mais oui, la démence possède, semble-t-il, un caractère héréditaire.
— Parce que j’ai trouvé dix boîtes de Weetabix dans les placards de ma mère. Elle a toujours fait des provisions avec la même efficacité qu’un mess des armées, sauf qu’elle dit maintenant aller chez Sainsbury’s en oubliant qu’elle a déjà acheté des céréales. Je me suis retenue de lui faire remarquer qu’elle ne se rappelait pas non plus que c’était mon père qui mangeait des Weetabix au petit déjeuner, et elle des toasts.
— C’est bien normal que tu t’inquiètes, mais tu ne tirerais pas des conclusions hâtives ?
— Pas si hâtives que ça. En l’espace d’une heure, elle m’a raconté trois fois le même concert de musique de chambre à St Mark. Elle n’a pas arrêté de me demander comment « Cyril » se débrouillait à la Barclays et si « Cyril » appréciait son nouvel appartement, j’ai fini par en déduire qu’elle parlait de Simon. Enfin, j’ai découvert une pile de serviettes de toilette toutes propres dans son four. Ce pacte dont tu parlais, mon chéri, conclut Kay d’un air sombre en se levant – elle n’avait fait aucune allusion à la proposition macabre de son mari depuis la première fois où il l’avait évoquée en avril –, je suis à fond pour.
C’est ainsi que Kay et Cyril Wilkinson scellèrent leur accord au mois d’octobre 1991. Avec l’éternelle arrogance du présent, la dernière décennie du XXe siècle semblait avancer à grands pas vers le meilleur des mondes. À l’instar des précédentes, cette époque avait un air de redoutable modernité et débordait d’innovations époustouflantes – notamment des ordinateurs abordables et assez compacts pour qu’on puisse en avoir un chez soi. La plupart des gens n’avaient pris aucune part à leur invention mais leurs fonctionnalités éblouissantes semblaient pourtant les flatter.
Malgré certains remous économiques, ce fut une période portée par un optimisme vertigineux. Au Royaume-Uni, Michael Heseltine avait planté un couteau dans le dos de la cheffe de file de son propre parti, et la méchante sorcière avait été défaite (Kay avait la sagesse de le dissimuler à Cyril, mais elle avait malgré tout une faiblesse pour Maggie). Mandela était sorti de prison et pardonnait déjà ce qui semblait impardonnable tandis que des négociations de paix multipartites avaient lieu à Johannesburg. Les six semaines de ce qu’on n’appelait pas encore la « première » guerre du Golfe parurent interminables sur le moment, pourtant elles furent bientôt joyeusement ramenées à « seulement » six semaines. Le mur de Berlin ayant été débité en souvenirs pour touristes, les tyrans d’Europe de l’Est furent destitués ou lynchés, l’Allemagne fut réunifiée et une flopée de républiques soviétiques, dont la plupart des Occidentaux n’avaient jamais entendu parler, déclarèrent leur indépendance. L’ensemble de ces événements incita un philosophe politique de renom à poser comme postulat « la fin de l’Histoire », ce qui, alors que deux guerres mondiales étaient encore dans les mémoires, offrait une perspective réjouissante.
Le National Health Service avait été créé quand Cyril avait neuf ans et le climat général qui régnait après-guerre, dans lequel Kay et lui avaient grandi, fleurait bon la solidarité et le sacrifice. Impatient de prendre part au grand et nouveau projet socialiste de son pays, il avait décidé d’être généraliste à l’âge de quinze ans. Par conséquent, malgré le scandale du sang contaminé au virus HIV et à l’hépatite C de l’Agence nationale du sang dans les années 1980 et le cauchemar de l’envol des coûts, son engagement professionnel dans ce que les hommes politiques, tout comme les patients, appelaient affectueusement « notre NHS », était resté inébranlable. À partir de son premier internat, la question ne s’était plus jamais posée : le docteur Cyril J. Wilkinson serait marié à vie au NHS.
Kay, en revanche, avait choisi de faire des études d’infirmière par opportunité. À la fin des années 1950, le métier d’infirmière était l’un des rares ouverts aux femmes. Pourtant, Kay n’était pas taillée pour ce travail. Gamine, elle était peureuse, allergique aux aiguilles et, lorsqu’elle piquait un patient, il fallait qu’elle s’imagine faire une injection à un rôti de porc pour ne pas défaillir. Elle pouvait faire preuve de générosité mais pas au point de se sacrifier, et rêvait d’une reconnaissance personnelle que les professions de santé n’offraient pas. Bien qu’elle ait été tout à fait compétente et très loin d’être effacée au service d’endocrinologie de St Thomas, elle n’avait jamais considéré le métier d’infirmière comme une vocation. Elle prit donc sa retraite à l’âge légal de cinquante-cinq ans et s’inscrivit aussitôt à un cycle de décoration d’intérieur à Kingston University. Se réinventer impliquait de venir à bout de l’opposition farouche de son mari. Elle fut obligée de lui rappeler le nombre incalculable de fois où il avait salué son sens esthétique. Il faut dire qu’elle avait rénové seule leur maison de Lambeth, qui avait désormais du cachet et attirait les commentaires flatteurs. Après avoir obtenu son diplôme et s’être inscrite au registre du commerce, elle travailla d’abord pour des amis, ce qui lui fit sa propre publicité et lui permit d’acquérir très vite une réputation. Avec le temps, Kay se construisit une toute nouvelle carrière, beaucoup plus amusante.
Les généralistes étaient censés prendre leur retraite à soixante ans, mais Cyril s’attarda cinq années de plus – et peut-être serait-il resté davantage tant l’oisiveté le rendait grognon (le jardin ne l’intéressait pas). Il avait ses livres, même si les essais arides qui avaient sa préférence ne servaient à rien si ce n’est à son enrichissement personnel (et qui se souciait des sujets sur lesquels un médecin retraité était incollable ?). Même avant ses diatribes dénonçant une seconde guerre du Golfe, il passait des heures à éplucher le Guardian en pestant : quel intérêt d’avoir enfin un gouvernement travailliste quand le Premier ministre était un conservateur qui s’ignorait, influençable et au sourire factice ? Il ralentit son rythme, ne serait-ce que pour remplir ses journées, tandis que Kay, énergique comme toujours, mettait les bouchées doubles. Il y avait toujours une couleur de peinture à choisir, une énième vente aux enchères à laquelle assister ou une bergère charmante trouvée sur le trottoir qui ne demandait qu’à être sauvée et retapissée avant que les services de la voirie ne l’emportent à la décharge.
Le couple faisait rarement allusion à son jour J autodécrété. La « solution médicale efficace » demeura au fond du même coin gauche du frigo pendant des années et Kay n’y toucha jamais. Il est probable que Cyril remplaçait régulièrement le contenu de la boîte par de nouveaux médicaments, en tout cas jamais en sa présence. Lorsque leur fidèle frigo John Lewis finit par inonder la cuisine comme un vieux chien tremblant sur le point d’être piqué, Kay se chargea de sortir les pots de mayonnaise et de confiture ; et de jeter les demi-citrons moisis au fond du bac à légumes. Cependant, en vidant la clayette du haut, elle tomba sur un pot de sauce à la menthe entamé avec une croûte sur le dessus, mais la boîte noire avait disparu. Une fois le nouveau Bosch livré, elle commença à y ranger les provisions encore comestibles quand elle s’aperçut que, dans le réfrigérateur par ailleurs entièrement vide, la boîte noire était de retour à son emplacement habituel. Pendant toute la transition, elle n’avait pas vu Cyril traîner autour du défunt frigo ni de son remplaçant. Mystère.
Néanmoins, au cours des échanges animés mais pas toujours gais qui ponctuaient leurs dîners, Cyril faisait régulièrement allusion à leur accord de façon implicite. Pour lui, se montrer plein d’esprit pouvait se traduire par ce genre d’observation :
— As-tu remarqué que, dans la nature, on ne voit jamais d’animaux qui ont l’air vraiment vieux – des animaux voûtés qui perdent leurs poils et marchent avec difficulté ? Prenons le cerf, par exemple : il arrive à l’âge adulte, puis il garde plus ou moins le même aspect toute sa vie durant et ensuite, il meurt. On s’habitue à voir des gens très âgés mais on est aussi des animaux, or, chez les animaux, survivre dans un état de délabrement avancé est contre nature.
Il continuait de suivre l’augmentation constante de l’espérance de vie avec consternation.

— Aux infos, sur un sujet concernant notre « population vieillissante », fit-il remarquer un soir qu’ils partageaient une tourte au poulet, tout de suite après avoir dit que l’espérance de vie s’est encore accrue, le présentateur a ajouté : « Ce qui est une bonne chose, bien sûr ! » Il n’a pas pu s’en empêcher. Mais ce n’est pas une bonne chose ! On ne vit pas plus longtemps. On n’en finit pas de mourir !
À propos d’un détail, il avança que, depuis sa création en 1948, le budget annuel du NHS avait été multiplié par quatre ! Et ce en valeur réelle, inflation comprise ! En 1999, l’année où Tony Blair injecta des liquidités dans le service de santé « gratuit » comme s’il fourrait une dinde au beurre fondu, le même Cyril mit ses chiffres à jour : « multiplié par six ! ».
Il tenait sa femme informée de la proportion galopante de Britanniques âgés de plus de soixante-cinq ans, soulignant en particulier l’augmentation des « super vieux » de plus de quatre-vingt-cinq ans, dont les diverses maladies chroniques étaient désastreuses sur le plan fiscal pour le reste de la population, sans parler de leurs incalculables souffrances intimes.
— Les gens de notre âge, fit-il remarquer alors que le couple avait passé la soixantaine, coûtent deux fois plus cher à la Sécurité sociale qu’un trentenaire. Mais, à quatre-vingt-cinq ans, le différentiel est de un à cinq ! Cinq fois plus de pognon pour garder en vie un vieux croûton avachi tout l’après-midi devant Top Chef, comparé à un contribuable, père de jeunes enfants, encore capable de profiter d’une belle journée en plein air et de taper dans le ballon.
Presque guilleret, il annonça à Kay que la reine, qui signait en personne les cartes d’anniversaire de tous les nouveaux centenaires, serait bientôt contrainte de laisser la tâche à un ordinateur en raison du nombre croissant de Britanniques de plus d’un siècle, au risque pour l’aimable vieille dame de devoir s’aliter pour cause de crampe de l’écrivain.
Cyril tenait à jour le pourcentage toujours plus important des « monopoliseurs de lit » dans les hôpitaux britanniques : patients âgés assez en forme pour rentrer chez eux mais trop fragiles pour être libérés sur parole. Compte tenu de l’aide sociale défaillante en Grande-Bretagne, ils restaient souvent plusieurs mois à l’hôpital, prenant la place d’un patient plus jeune qui avait toutes les chances de se rétablir et en avait un besoin urgent. Cyril semblait presque se réjouir du taux exponentiel d’annulations d’opérations du fait de ces monopoliseurs de lits. Il arrivait, en effet, qu’un patient voie son opération indispensable reportée à de nombreuses reprises à la dernière minute, faute de lit disponible pour sa convalescence.
— Tu imagines un peu ? demanda Cyril à sa femme avec véhémence. Tu l’as vu toi-même. Il faut un sacré courage pour se préparer mentalement à se faire charcuter. Physiquement aussi, il y a le protocole, ne rien boire ni manger après minuit, par exemple. Quand tu penses à toute cette angoisse qui monte pour qu’on te dise le matin même : « Désolé, finalement l’opération n’aura pas lieu, je vous prie de rentrer chez vous. » Et supporter de se préparer de nouveau et d’être de nouveau déçu encore et encore ? C’est proprement scandaleux.
Ce sermon n’était pas sans rappeler les nouveaux évangéliques « born again » qui prêchaient à Hyde Park, à la différence près que Cyril ne prônait pas la vie éternelle mais plutôt le contraire. Sa rancune manifeste à l’égard des personnes âgées pouvait apparaître comme peu charitable, sachant que la seule faute de tous ces pauvres gens était de s’attarder. Néanmoins, le temps passant, Kay fut amenée à lui faire cette remarque :
— Il va bientôt falloir que tu arrêtes de dire « ils » et que tu te mettes à râler contre « nous ».
En vieillissant, la plupart des gens commencent à se prendre les pieds dans le tapis de leur propre organisation, sachant qu’on ignore avec exactitude pour combien d’années à venir ce sera nécessaire. Ils prennent différentes dispositions comme s’il leur restait quatre décennies à vivre et non quatre jours – c’est pourquoi il est fréquent que des personnes très âgées prennent des décisions fondées sur la certitude qu’elles vivront toujours. Au bout du compte, la solution serait d’accepter sans réserve le fait qu’on puisse tomber raide mort d’une seconde à l’autre. Cela conduirait logiquement à déclarer à ses proches et autres êtres chers, de façon incessante et sans doute agaçante, à quel point on les porte dans son cœur – tout en ne se préoccupant jamais des factures d’électricité à payer, des lettres de motivation à rédiger et du nettoyage des toilettes qui, comme de juste, ne devraient jamais priver quiconque de ses derniers moments sur cette terre. Il conviendrait donc, pour résumer, de demeurer dans une pièce sans lumière, d’être au chômage et d’avoir des toilettes nauséabondes.
Savoir avec certitude, ce qui était rare, quand prendraient fin leurs deux existences permit à Kay et Cyril de planifier les choses, surtout en termes financiers. Ils étaient du même avis concernant leurs enfants. Simon gagnait très bien sa vie à la City et n’avait pas besoin d’un coup de pouce. Le diplôme de Hayley en spectacle vivant obtenu à Goldsmith ne lui avait pas ouvert, ainsi qu’on pouvait s’en douter, les portes d’une carrière lucrative, mais l’éclat de sa jeunesse lui avait permis de mettre le grappin sur un mari titulaire d’une chaire de linguistique à University College, bien avant que son inconstance phénoménale ne se transforme en névrose ordinaire et en égocentrisme. Un héritage, quel qu’il soit, ne ferait qu’accroître sa tendance démoralisante à la dépendance. Quant à Roy, il était le seul de leurs enfants à avoir besoin d’argent puisqu’il passait son temps à faire exploser le plafond de sa carte de crédit. Hayley affirmait, à tort ou à raison, que son plus jeune frère avait un problème de drogue récurrent. Quoi qu’il en soit, Roy avait bel et bien abandonné d’innombrables études à mi-parcours, laissé tomber un bon paquet de petites amies et sollicité régulièrement ses parents pour qu’ils le renflouent. Lui donner un bas de laine bien garni revenait à arroser du sable. De toute façon, Cyril n’était pas partisan de l’héritage et d’ailleurs l’État non plus, vu le montant ridicule de l’abattement sur les successions.

Moyennant quoi, lorsque Cyril commença lui aussi à toucher sa retraite, ils réhypothéquèrent la maison, obtenant plus de fonds qu’ils n’en avaient déboursé pour l’acheter. Ils souscrivirent des fiducies irrévocables au profit de leurs cinq petits-enfants – assez importantes pour leur mettre le pied à l’étrier mais pas assez généreuses pour les rendre paresseux. Afin de couvrir les dépenses extravagantes liées à la prise en charge de Godfrey, Dahlia, la mère de Kay, avait, elle aussi, été obligée de réhypothéquer sa maison de Maida Vale. Si bien que, lorsque cette dernière avait été vendue, le fruit de la vente en avait été réduit et aussitôt avalé par le coût d’une maison de retraite plutôt chic (et chic elle pouvait l’être, à soixante-dix-huit mille livres par an – charges dont Kay et Cyril s’acquittèrent le moment venu). Ils engagèrent également une aide à domicile pour les parents de Cyril à Birmingham, sachant qu’il n’était pas question de faire peser ce poids sur le salaire d’assistante sociale de sa jeune sœur.
Au moins, le déclin de Dahlia Poskitt fut modéré, sans les accès de violence et changements de personnalité qui avaient affecté Godfrey sur le tard. N’ayant jamais accepté que la maison de retraite soit son lieu de vie, elle se réveillait tous les matins, persuadée d’être en « visite ». C’est ainsi que, lorsqu’elle croisait d’autres résidents, Dahlia s’enquérait aimablement de leur santé ou leur faisait des commentaires consternés sur le temps, toutes amabilités auxquelles les gens de sa génération pouvaient s’attendre de la part d’une Anglaise d’un certain rang acceptant leur hospitalité. Respectueuse à l’excès et soucieuse de ne pas déranger, elle refusait de choisir entre la crème au citron et la charlotte aux cerises quand il ne manquait ni de l’une ni de l’autre. Contrairement à son mari, elle avait un souvenir précis de son mariage à son apogée, oubliant fort heureusement ses quatorze dernières années de torture. La biographie de son mari telle que réécrite par la dégénérescence neurologique ne comportait plus aucune référence à « Adélaïde ». Sa première perte de mémoire se manifesta le jour où elle ne fut plus capable de se rappeler que son mari était mort. Par gentillesse, Kay cessa finalement de la corriger, la nouvelle du décès l’assommait chaque fois et plongeait la pauvre femme dans un chagrin sans nom. Il était plus simple pour tout le monde de prétendre que Godfrey l’attendait à la maison au retour de sa « visite ». À sa mort, à l’âge de quatre-vingt-six ans – sans doute de déshydratation car, inquiète d’abuser de la générosité de ses hôtes, elle ne demandait pas à boire –, Kay versa une larme ou deux, comme une bonne fille.

Quant aux parents de Cyril, sa mère mourut assez brusquement à l’âge de soixante-dix-neuf ans. Même si Cyril était triste, sa peine semblait mâtinée d’une curieuse nuance de ce que Kay ne pouvait désigner autrement que par de l’approbation. Betsy Wilkinson s’était éteinte pile à l’instant où résonnait le glas de l’espérance de vie des femmes d’Angleterre et du Pays de Galles. Elle n’avait pas donné le mauvais exemple en trempant son pied dans le Rubicon que son fils avait tracé à son quatre-vingtième anniversaire. La pneumonie virale se déclara soudainement et la maladie fut brève : Betsy ne pesa donc pas de manière excessive sur le sacro-saint NHS en dépérissant interminablement pour, au final, subir le même sort mais non sans avoir coûté dix fois plus à la collectivité. »

À propos de l’auteur
SHRIVER_lionel_©eva-vermandelLionel Shriver © Photo Eva Vermandel

Née en 1957 en Caroline du Nord, Lionel Shriver a fait ses études à New York. Diplômée de Columbia, elle a été professeur avant de partir parcourir le monde. Elle a notamment vécu en Israël, à Bangkok, à Nairobi et à Belfast. Après Il faut qu’on parle de Kevin (Belfond, 2006 ; J’ai Lu, 2008), lauréat de l’Orange Prize en 2005, La Double Vie d’Irina (Belfond, 2009), Double faute (Belfond, 2010), Tout ça pour quoi ? (Belfond, 2012 ; J’ai Lu, 2014), Big Brother (Belfond, 2014 ; J’ai Lu, 2016) et Les Mandible, une famille (Belfond, 2017 ; Pocket, 2019), Propriétés privées et Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondesÀ prendre ou à laisser est son neuvième roman traduit en français. Lionel Shriver vit entre Londres et New York avec son mari, jazzman renommé. (Source: Éditions Belfond)

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Les poumons pleins d’eau

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Lauréate du concours Bookmakers © Production Arte Radio

En deux mots
Le père de Claire s’est donné la mort. Une fin tragique à laquelle sa fille ne se résout pas. Alors, elle fait revivre cet homme fantasque en explorant sa vie, ses souvenirs, ses rêves. Alors cet homme-poisson continue de nager à ses côtés.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La solution est aqueuse

Dans ce premier roman qui fait revivre un père qui s’est suicidé sous la forme d’un poisson, Jeanne Beltane dit avec poésie la relation père-fille, la difficulté du deuil et la force des rêves. Joliment construit, cette plongée fantastique est aussi un bel hommage.

En collaboration avec Arte Radio, Nicolas Mathieu avait proposé aux auditeurs le challenge suivant: «Faites exister un personnage sans le décrire et en 1.000 mots.» La lauréate de ce concours était Jeanne Beltane. Elle s’est appuyée sur ses premiers mille mots pour enrichir son récit et en arriver à ce premier roman.
Les poumons pleins d’eau est une réflexion originale, à la fois dans sa construction que dans son style, sur la relation qui unit un père et sa fille. Il y est question de deuil et de la douleur de la perte, de métempsychose et de réincarnation, mais aussi d’échange et de dialogue par-delà la mort. Ajoutez-y une touche de fantastique, quelques poissons et un rat et vous aurez le cocktail absurde qui fait le sel de cet inclassable quête.
Tout commence par une partie de pêche. Un minuscule poisson argenté, qui se faufile au milieu des silures, est hameçonné. L’épinoche finira dans un aquarium où la jeune fille qui l’a attrapé peut tout à loisir l’observer.
On retrouvera l’épinoche plus tard dans le récit, le temps de comprendre qu’il symbolise le père dont Claire fait le deuil.
C’est sur la plage de Saint-Malo qu’une amie le fait revivre. L’ayant bien connu, elle raconte à sa fille l’homme qu’il était, fantasque et excessif. Au tabac, à l’alcool et au cannabis, il ajoutait volontiers une bonne dose d’adrénaline. Cigarettes, alcool, cannabis. C’est ainsi qu’il a sauté d’un balcon pour honorer un pari, qu’il s’est lancé sur une piste de ski sans se soucier des autres ou encore qu’il plongé dans une piscine pour enfants posée sur une dalle de béton. À chaque fois, il a frôlé la mort.
Alors Claire ne peut pas comprendre pourquoi il a choisi de se suicider. Alors Claire refuse cette mort. D’ailleurs, il n’est pas mort puisqu’il partage ses rêves qui, insérés au fil des chapitres, donnent une autre image de cet homme.
Jeanne Beltane a choisi une écriture poétique pour poursuivre une relation que la mort ne saurait entraîner vers le néant. En remontant à l’origine, dans le liquide amiotique, elle peut nager aux côtés de cet homme-poisson.
Chargé de jolies métaphores, l’écriture fuit alors le réel pour se rapprocher de la seule vérité qui vaille, celle des sentiments.
N’hésitez pas à plonger avec Jeanne Beltane!

Les poumons pleins d’eau
Jeanne Beltane
Éditions des Équateurs
Premier roman
144 p., 16 €
EAN 9782382843611
Paru le 24/08/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
«Sans qu’elle ait pu s’y préparer, elle traverse à toute vitesse une surface liquide. Elle se débat dans un fluide baveux et chaud qui lui rappelle le ventre de sa mère. Elle n’a bientôt plus d’oxygène et peine à remonter à la surface quand ses yeux croisent un regard. Son père!»
Le père de Claire s’est suicidé. Confrontée aux vérités étouffées et aux facettes douces-amères de cet homme fantasque, elle tente de faire le deuil.
Quelque part entre le monde des vivants et celui des morts, surgit soudain la voix de ce père-chimère, qui observe sa fille se démener pour le retrouver. Depuis ce territoire impalpable, il sent peu à peu Claire se rapprocher…
Dans ce premier roman sous forme d’une quête hallucinée, Jeanne Beltane raconte la perte et lui redonne chair en interrogeant la porosité des frontières entre les royaumes du réel et du sensible. Par son verbe tranchant et son goût pour l’absurde, elle nous transporte dans un univers onirique, teinté d’un humour noir salvateur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Lolita Francoeur)
Arte Radio (Concours Bookmakers)
Le Petit bulletin (Stéphane Duchêne)
Blog Baz’Art
Blog littéraire de Rémanence des mots

Les premières pages du livre
« Prologue
Au commencement étaient les sédiments. Une masse sombre et oblongue gît au fond de l’eau. Par temps clair, elle est visible depuis la surface, quand la vase n’est pas remuée par la pluie. À première vue, il s’agit d’une grosse pierre polie par les années et recouverte d’algues vert brun. Jusqu’à ce que la pierre bouge et remue la vase avec ses nageoires.
L’animal rejoint ses congénères dans un nuage de limon. Il pressent quelque chose. Imperceptiblement, les oscillations à la surface de l’eau lui indiquent un changement à venir. Son instinct le guide vers ses pairs, déjà dans l’attente, à l’affût. Ils ont perçu des vibrations, sourdes.
L’eau se trouble davantage. Les silures agitent désormais leurs barbillons, frénétiques, à la recherche d’indices supplémentaires. Leurs corps mous et massifs se frôlent d’abord, puis se bousculent. Au milieu de cette agitation, un minuscule poisson argenté semble s’être égaré et se faufile entre les chairs glissantes et sans écailles des mastodontes préhistoriques.
Soudain, une pluie sablée descend lentement au fond de l’eau, comme au ralenti. Une poussière d’or dans les rayons du soleil qui traversent la surface.
Les silures se battent pour ingérer cette pluie sédimentaire. Le petit poisson, plus vif qu’eux, gobe une quantité excessive pour son gabarit. Une intuition le pousse à se gaver de cette nourriture providentielle. Très vite, il se sent lourd, oppressé par cette matière non identifiée qui lui érafle l’œsophage et pèse sur son estomac. Il appréhende l’erreur peut-être fatale. Il respire avec difficulté, ses branchies se soulèvent péniblement. La nuit tombe au-dessus du lac et il n’en mène pas large.
Au matin, alors que le soleil perce la brume, il est toujours. Il se remet doucement, mais, en son for intérieur, quelque chose a changé. Étrangement, il éprouve une vitalité nouvelle. Ce repas n’était finalement pas une mauvaise chose.
Un éclair attire son regard, il aperçoit un ver à la surface. Ces dernières heures, sa curiosité lui a été plutôt bénéfique. Il se hâte donc vers la larve pour la gober quand une douleur fulgurante lui déchire la bouche. Il se sent happé hors de l’eau.— J’ai réussi ! J’ai réussi !
— Bravo, ma chérie. C’est une épinoche.
— On peut le garder ?
— Il vaudrait mieux le remettre à l’eau. On l’a déjà bien amoché. Et on n’en fera rien pour le repas.
— S’il te plaît… J’aimerais le garder et le mettre dans un bocal. Dis oui.
Cerné par les parois en plastique du seau, la bouche endolorie par la morsure de l’hameçon, le poisson sait qu’il devrait être terrifié. Mais cette force nouvelle en lui exalte plus encore sa curiosité. Ignorant son instinct de survie, il se laisse guider par cette énergie autoritaire qui a pris possession de son organisme.

À la recherche d’indices
Claire longe la grande plage de Saint-Malo.
La marée monte vite et ses pieds s’enfoncent dans le sable trop mou. Il infiltre ses méduses, formant des paquets sous ses pieds. Elle retire ses sandales en plastique et poursuit pieds nus, progressant tant bien que mal dans ce sol meuble.
Elle n’est pas une fille de l’océan. Son environnement naturel : la montagne et les forêts.
Elle voit une femme se diriger vers elle. C’est une amie de jeunesse de son père avec qui elle a rendez-vous. Pendant deux heures, cette femme lui racontera combien son père incarnait la vie.
Claire n’a pas vu cette femme depuis vingt-cinq ans, et pourtant son souvenir persistait dans sa mémoire olfactive. Pendant près de deux décennies, sans jamais avoir eu l’assurance de la revoir, Claire s’était remémoré par intermittence son parfum de tubéreuse poudrée. Dans son esprit, cette voix rauque était indissociable d’une photographie en noir et blanc étudiée cent fois – ou plus. On y voit quatre jeunes femmes assises en tailleur sur un grand tapis poilu. Elles ont les cheveux longs et des pulls tricotés main en mohair. La femme de la plage tient une tasse de thé à deux mains. Au milieu du cercle, un bébé, Claire. La photo saisit un instantané de vie, une discussion entre amies. Il s’en dégage quelque chose d’éminemment rassurant. Cette image agit dans sa mémoire comme une évocation de sa toute petite enfance, la nostalgie d’une époque qu’elle imagine insouciante. La fin de la décennie 70 et le début de la suivante sont racontés par des albums photo remplis de jeunes gens ébouriffés et hilares. Ils font la fête, souvent, ou le GR 20 en espadrilles. Et il y a, elle, Claire, minuscule dans un caban rouge, désormais centre de gravité de ce petit monde.
L’amie de son père fait resurgir un passé doux comme un cocon. Elle lui raconte cette amitié de jeunesse qui débute à une boum. Elle dit : j’ai 14 ans, je suis une gamine, pas réglée et asexuée. Le long du mur s’alignent des garçons plus âgés en pantalon de velours côtelé et pull shetland, l’uniforme de l’époque. Je suis seule sur la piste, je danse comme une folle, sans me soucier des regards. Ton père a quatre ans de plus que moi mais on va devenir inséparables. Pendant des années il va me raconter ses amours. Il tombait amoureux souvent.

Dans la tête de Claire, Suzanne de Leonard Cohen. Elle imagine son père jeune grattant la guitare au coin du feu. Il n’a jamais fait de guitare.
Une nuit, il l’avait réveillée et lui avait fait traverser Paris : j’ai une grande nouvelle à t’annoncer. Elle avait marché dans la nuit comme une somnambule. Il lui avait dit, surexcité : Je vais être père. C’était la naissance à venir de Claire qu’il annonçait à cette femme.
Elle dit : On ne possède qu’une chose dans la vie, c’est un corps. Un corps, c’est un océan, une forêt, une montagne. On doit en prendre soin. Ton père a maltraité le sien. Cigarettes, alcool, cannabis.***Son père, cette gueule cassée. Non, il n’avait aucun respect, aucune indulgence pour son corps.
Qu’il saute d’un balcon pour honorer un pari absurde en soirée ou qu’il file sur une piste de ski sans se soucier des autres, cela se terminait invariablement sur un lit d’hôpital.
Ainsi, la station debout sur un skate n’avait duré que quelques secondes avant la fracture ouverte. L’os sortait de sa jambe devant les regards horrifiés des enfants. Scène gore au milieu du lotissement. Ou le plongeon dans une piscine pour enfants posée sur une dalle de béton pour ensuite arborer pendant six mois une coque en plastique le moulant du torse à la tête. Un moindre mal face à la tétraplégie qui avait failli être la conclusion de ce choc. Elle le revoit, immobile, la tête dans l’eau, comme un cadavre.
Mais aussi l’accident de ski. Il avait percuté quelqu’un, et failli perdre un œil. La lame du ski était passée juste à côté, entaillant l’arcade. Claire ne s’en souvient pas tout à fait, mais sa mère lui avait raconté qu’elle était terrifiée par son père, le visage violacé, hématome géant.
Et puis l’accident de voiture. Là, elle s’en souvient. Elle se remémore le coup de fil lui annonçant son père à l’hôpital, le pronostic vital engagé. C’était trois jours avant son départ à Madagascar où elle partait travailler. Elle avait sauté dans un train et l’avait découvert intubé de toutes parts, la tête tondue, shooté à la morphine, incapable de parler. Elle se souvient aussi de lui six mois plus tard : il flottait dans ses vêtements, une chiffe molle, vieilli prématurément. Et les douleurs qui ne l’avaient plus quitté ensuite, qui le rongeaient.
Elle se souvient de sa lampe clignotant en haut de la montagne qui fait face à leur immeuble. Il a décidé de grimper seul et de dormir là-haut. Ils échangent des signaux lumineux, lui avec sa frontale, elle en actionnant l’interrupteur de la cuisine.
Elle le revoit jurer en bricolant. Les insanités fleurissaient, en français ou en allemand, dès qu’une vis ou qu’un clou lui tenait tête. Il jurait souvent contre les objets, les accusant d’agir effrontément contre sa volonté. Quand elle était d’humeur taquine, elle en riait – ce qui n’arrangeait pas les choses –, mais le plus souvent, elle fuyait la tempête.
Elle se souvient de la dernière fessée déculottée. Celle de trop. Elle a déjà 13 ans et vivra longtemps avec cette humiliation.
Elle le revoit les yeux brillants, le verbe haut. Il a trop bu et s’insurge une fois de plus contre la connerie du genre humain. Il refait le monde, sans religion monothéiste. Il dit : une bombe à neutrons sur Jérusalem et on règle le conflit israélo-palestinien une bonne fois pour toutes ! Sans rien détruire de cette magnifique ville. Propre et efficace.
Enfin, elle le revoit en pleurs, figure victimaire : Tu ne m’aimes pas, personne ne m’aime.
***
Il y a quelques jours, elle est allée vider la maison de son père avec son frère et sa sœur. Ils se sont partagé les vinyles. Ils ont rassemblé les petits objets qui leur semblaient importants ou impossibles à jeter : de vieux passeports, des poèmes et des carnets de notes, deux pipes en écume, un morceau d’optique de microscope, une loupe, des ciseaux de coiffeur, un coupe-ongles, deux couteaux de poche, une figurine de mineur en plomb. »

À propos de l’auteur
BELTANE_Jeanne-©marion-bornazJeanne Beltane © Photo Marion Bornaz

Lauréate du concours d’écriture d’Arte Radio (Bookmakers) à l’initiative de Nicolas Mathieu et Richard Gaitet, Jeanne Beltane livre ici son premier roman, Les Poumons pleins d’eau, inspiré des quelques pages primées. (Source: Éditions des Équateurs)

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