Ce qu’il reste d’horizon

PERROT_ce-qu-il-reste-dhorizon  RL_2023

En deux mots
Après le décès accidentel de ses parents, le narrateur décide de s’installer dans le vaste espace au 13e étage d’un immeuble qu’il vient d’hériter. C’est là qu’il entame une vaste réflexion existentielle. Que fera-t-il désormais de sa vie ? Entre idées loufoques et rencontre avec des personnages qui ne le sont pas moins, il va se bâtir un avenir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Quand la vie bascule…

Le nouveau roman de Frédéric Perrot met en scène un jeune homme qui vient de perdre ses parents et s’installe dans un vaste espace vide. Pour y faire son deuil et pour tenter de se construire un avenir avec une liberté retrouvée.

Ce roman, c’est d’abord celui d’un lieu. Un immeuble incendié, un propriétaire contraint à une vente aux enchères, et les parents du narrateur se retrouvent propriétaires d’une vaste plateforme au treizième étage d’un immeuble. 400m2 qu’ils se proposent de rentabiliser en y organisant des mariages, car la vue sur la ville y est imprenable. Mais cela ne suffit pas à éponger les dettes. Alors leur fantaisie transforme cette dalle de béton «en un espace de liberté étonnant, un lieu de tous les possibles. (…) Ils ont troqué les mariages contre des représentations artistiques éphémères, des veillées de lecture, des projections privées ou des concerts. L’endroit est devenu le lieu le plus couru de la ville, accueillant artistes et créateurs de tous horizons».
Pour leur fils, cet espace est synonyme de liberté, de fête, de création. Il y organise des boums, des matchs de foot, y échange son premier baiser. Une certaine idée du bonheur qui se voile brutalement quand il apprend la mort de ses parents. «J’avais trente-neuf ans, quatre mois, six jours, quatre heures, trente-sept minutes et cinq secondes quand on me l’a annoncé.» Ils avaient décidé de prendre un bain de minuit et avaient couru main dans la main vers la mer en oubliant la falaise qui les séparaient du rivage.
À compter de ce jour, la vie n’a plus eu de saveur. Mais il a bien fallu avancer. Alors, pas à pas, notre narrateur a cherché du sens à ses actions, un peu aidé par Tartuffe, le chien de ses parents, qu’il fallait bien promener. Il a démissionné, quitté son appartement, donné les clefs de sa voiture et s’est installé au treizième étage.
Vivre consistait alors à regarder le paysage, suivre l’eau qui s’infiltrait par la toiture, regarder pousser les plantes, marcher pieds nus. Ou encore essayer d’atteindre des endroits pointés au hasard depuis sa tour. Après le toit d’un gymnase, il s’est «retrouvé à pousser des cris sur la cime d’un arbre, le parking d’un supermarché ou une piste de karting, un jour de compétition.» En collectionnant les lieux, il a atterri chez une vieille dame puis en répondant à une petite annonce, il a fait la connaissance de Sampras, joueur d’un tennis aux règles très particulières. Deux rencontres qui vont lui donner l’idée d’organiser un repas pour ses nouveaux amis. «Une armoire à glace en marcel, un chien aux poils hirsutes, une vieille dame en tenue de gala et un type aux pieds nus. Quatre solitudes réunies. Le début d’un peuple.»
Leurs extravagances réjouissent Mme de Marigneau qui lui confie alors combien elle apprécie sa façon de vivre: «C’est beau, mon garçon, ce truc que t’as dans le ventre, Je ne sais pas où tu l’as puisé mais cette fièvre vaut de l’or. Moi je n’ai pas eu la chance de le découvrir assez tôt, mais j’aurais aimé vivre comme toi. D’ailleurs c’est comme ça qu’on devrait mourir aussi.»
Comme son personnage principal, Frédéric Perrot sait accompagner sa prose d’un brin de fantaisie et de très jolies formules que l’on voudrait toutes noter, comme «Les déceptions amoureuses sont le plus puissant moteur que l’Homme ait jamais créé» ou encore « Il n’y a rien de plus puissant que l’absence pour donner de la présence à ceux qui sont partis.» Cette chronique d’un deuil difficile à surmonter pourrait être une plongée dramatique vers la folie, mais par la plume allègre de son auteur devient un hymne à la vraie liberté. Celle qui ne nous enjoint pas de rester dans un cadre défini, mais celle qui n’est plus régie que par nos envies et nos désirs.

Ce qu’il reste d’horizon
Frédéric Perrot
Éditions Mialet Barrault
Roman
200 p., 19 €
EAN 978
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé en France, dans une ville qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les parents extravagants font des enfants heureux et des jeunes adultes angoissés.
Le héros de ce livre adorait sa mère et son père qui ne se préoccupaient jamais de rien et ne connaissaient d’autre loi que l’éclosion de leurs plaisirs. Pour leur permettre de vivre comme ils le souhaitent, leur fils unique poursuit une carrière brillante et rémunératrice.
Un soir de pleine lune, le couple éprouve le besoin irrépressible de s’offrir un bain de minuit. Nus, ils courent vers la mer en riant aux éclats, oubliant qu’ils campent sur une falaise. Crucifié par ce deuil, notre héros abandonne du jour au lendemain son travail, son appartement et toutes ces habitudes qui donnent à chacun de nous la certitude de mener une existence satisfaisante.
Il s’installe au dernier étage d’un immeuble d’habitation, à même le béton d’un plateau vide que ses parents avaient acquis pour une bouchée de pain et qu’ils n’avaient jamais eu les moyens d’aménager.
Il décide de vivre désormais au hasard de sa fantaisie. Peut-on échapper à la société et remplir une existence sans avoir à affronter la moindre contrainte ?
Dans ce roman à l’humour débridé, Frédéric Perrot nous entraîne à la suite de cet homme déterminé qui fait preuve d’une extraordinaire imagination.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
AOW


Frédéric Perrot présente son roman Ce qu’il reste d’horizon © Production Mialet-Barrault Éditeurs

Les premières pages du livre
« J’avais tout ce qu’il me fallait puisque je n’avais rien. Rien qu’on puisse me voler, rien à devoir à personne. C’est un luxe notable, je m’en suis rendu compte avec le temps. Si on me retirait tout, je ne perdrais rien. Y a t il plus grande richesse ?
Cette fortune durait depuis longtemps déjà, je ne comptais plus les jours, laissant tourner le compteur dans mon dos. Je me réveillais au chant du coq, passais mes journées à contempler le soleil et le monde qui fourmillait en contrebas. Je buvais un peu, lisais beaucoup. Je faisais des festins des légumes que j’avais moi-même cultivés et prenais des douches avec vue sur la ville entière, sans vis-à-vis. Plus que jamais je profitais de l’existence et du temps, ce sable qui file entre les doigts.

Près de quatre décennies plus tôt, un incendie ravageait les bureaux du dernier étage d’un immeuble d’habitation. Le propriétaire s’est vu contraint de tout raser pour les reconstruire, mais n’a jamais obtenu son crédit pour le faire. Pour éviter la banqueroute, il a fini par proposer son bien aux enchères. Mes parents ont assisté à la vente par hasard, en accompagnant un ami. C’était un jour de canicule, la plus importante depuis vingt-six ans. La salle était déserte. La seule personne présente somnolait au dernier rang, assommée par la chaleur. En entendant que la mise à prix débutait à un franc symbolique, mon père a jeté un regard amusé à ma mère, et il a levé la main. Voilà comment ils se sont retrouvés propriétaires d’un étage totalement vide. Quatre cents mètres carrés de rien. Un plateau de béton désaffecté pour un franc… et quelques dizaines de milliers d’impayés, compris dans le lot. Mais peu importe, ce coup du sort a été l’élan qu’ils attendaient pour redonner du sens aux jours. Ils commençaient à trouver les journées un peu longues, dans une vie qui en comporte si peu.
Quand ils ont découvert qu’il s’agissait d’un treizième étage, il fallait voir leur enthousiasme, deux adolescents, ni plus ni moins. Ils répétaient à qui voulait bien l’entendre que ça leur porterait chance. Ils n’avaient pourtant pas pour habitude de croire aux porte-bonheur ou aux grigris. Combien de fois les avais-je entendus dire : La chance, c’est toi et toi seul qui vas te la construire, mon garçon, sûrement pas le loto. Mais on venait de leur filer un ticket gratuit, alors ils ont délaissé leurs grandes théories, le temps d’y croire un peu.
Ils ont mis des mois à éponger les dettes, en y organisant d’abord des mariages low cost – un peu d’imagination suffisait à rendre cette dalle de béton accueillante, et le point de vue incroyable finissait par convaincre même les plus récalcitrants. L’architecture de l’immeuble était étonnante pour l’époque : les murs extérieurs du bâtiment, vitrés, donnaient l’illusion de leur absence. Il fallait pour y vivre ne pas avoir le vertige. Une excentricité de l’architecte qui baignait en permanence l’étage de lumière, grâce au panorama à trois cent soixante degrés de la ville. De là-haut, tout prenait de l’ampleur, la pluie, les orages, le défilé des voitures et la danse des arbres, le bruit lointain du monde.
Mes parents n’ont jamais eu les moyens pour lancer la reconstruction de l’étage, je ne suis pas sûr qu’ils en aient eu un jour le projet. Mais pour la première fois de leur vie ils étaient propriétaires. Alors ils l’ont gardé, comme un trophée.

En peu de temps, leur fantaisie a transformé cette dalle de béton en un espace de liberté étonnant, un lieu de tous les possibles. Des WC aménagés dans un coin, des dizaines de chaises pliantes et des tréteaux, des draps tendus et des vieilles lampes à franges suffisaient à donner vie à ce treizième étage. Ils ont troqué les mariages contre des représentations artistiques éphémères, des veillées de lecture, des projections privées ou des concerts. L’endroit est devenu le lieu le plus couru de la ville, accueillant artistes et créateurs de tous horizons, et voyant défiler les voisins du dessous, excédés par le bruit, à une vitesse démentielle. Jusqu’à ce qu’ils tombent sur ceux qui profiteraient avec eux de ces fêtes incessantes.
Ils ont fini par quitter leur travail respectif pour ne vivre que des revenus générés par la Plateforme. C’est comme ça qu’on l’a baptisée, au vote à main levée. C’était d’usage pour tout et n’importe quoi dans notre famille, tout se décidait ainsi. Comme on n’était que trois, deux voix suffisaient pour l’emporter : pain aux graines ou baguette tradition ? Balade au parc ou cinéma ? Rue de gauche ou rue de droite ? Pour tous les sujets, si on voulait convaincre, il fallait développer un argumentaire, savoir énoncer clairement son point de vue. Opter pour l’achat d’un cerf-volant plutôt qu’un ballon de foot pouvait nous mener à des diatribes délirantes et spectaculaires. Le résultat, finalement, importait moins que la ferveur pour y parvenir.
Le week-end, ma mère nous lançait souvent des « Ça vous dirait de peindre ? », je levais la main, elle aussi, et on partait à la Plateforme avec des pinceaux et des pots de peinture, et on dessinait des fresques gigantesques sur le sol, des après-midi entiers. Quelquefois pour des occasions particulières, souvent pour notre plaisir personnel. Depuis cette acquisition, le plaisir et la joie étaient devenus leurs seuls guides. Si mes parents avaient été des églises, on se serait empressé de leur graver sur le front cette phrase maintes fois répétée : La norme n’a d’autre forme que celle qu’on veut bien lui donner.
En pleine semaine, à l’heure du dîner, il n’était pas rare que mon père lance « Allons dîner dans les nuages ». Alors on se chargeait d’un nécessaire à pique-nique et on se rendait au treizième étage. Il fallait voir ça, cette excitation en installant les tréteaux près des baies vitrées, face aux lumières de la ville, un ciel étoilé à nos pieds. Chacun de ces dîners, chacun de ces passages à la Plateforme, était des vacances improvisées. Plus besoin de Villers-sur-Mer, de Fréjus ou de Pleubian. On avait ça.
J’ai organisé là-bas mes premières boums, des anniversaires, des parties de foot avec les gars du quartier. Quelques traits à la craie suffisaient à tout changer, à délimiter chaque fois un nouvel espace de jeu. L’imagination est la plus grande des bâtisseuses.
J’y ai décroché mon premier baiser. Une Élodie, impressionnée par cet espace gigantesque dans lequel j’avais allumé des dizaines de bougies, m’a trouvé romantique et, pour la première fois, des lèvres se sont posées sur les miennes. J’ai vite compris que cette dalle de béton était un avantage sur les autres garçons. Je ne m’en suis pas privé quand elle m’a quitté pour un autre. Avec plus ou moins de succès selon les tentatives – les sentiments sont une science hasardeuse – je prenais du galon à mesure qu’on gravissait les étages. Des cloisons, montées par mon père autour de la cage d’ascenseur, créaient l’illusion d’un hall d’entrée donnant sur quatre appartements. Quand j’ouvrais une des portes, toujours la même réaction : bouche bée et yeux écarquillés.
J’ai pris ma première cuite là-bas, après une soirée trop arrosée pour célébrer l’obtention de l’inratable brevet des collèges. L’étage s’était alors transformé en plateforme vacillante, une toupie tournant sur son axe à toute allure, des ados dégueulant sur sa dalle.
J’y ai fumé mon premier joint, aussi, avec un Mathieu. On a tellement ri ce jour-là que la ville entière a dû nous entendre. Comme on était haut perchés et les nuages bas, certains ont dû se dire que Dieu se foutait de leur gueule.

Je n’ai jamais souffert de l’exubérance de mes parents, au contraire, elle m’a inspiré, elle a fait de ma jeunesse un joyau, du genre brillant et coloré. On a dérivé ensemble dans ce monde fantaisiste et joyeux, un paradis pour enfants. J’ai lu plus de bouquins que n’importe quel gosse, me suis endormi au bruit de centaines de concerts, ai visionné des films par milliers. Avant mes dix ans, j’avais une culture de vieillard, je pouvais réciter par cœur les dialogues des films de Sautet, je connaissais toutes les chorégraphies de Chaplin et considérais Klimt comme un frère. J’étais capable de réparer une plomberie défaillante, de bricoler un meuble cassé. Et mes bateaux en allumettes, oui mes bateaux en allumettes conception maison qui venaient chaque semaine agrandir l’impressionnante collection de mon chantier naval. Je les faisais naviguer contre vents et marées, des jours entiers, sur la moquette de ma chambre. La seule contrepartie à tout ça, c’était mon ennui abyssal à l’école. Tout était fade, à côté de ce que mes parents m’apprenaient à leur manière.
J’y ai vécu des moments inoubliables et des joies indélébiles, mais avec l’âge, mon intérêt pour cet étage s’est altéré. J’ai fait un pas de côté, et puis des centaines d’autres. Il m’a fallu prendre de la distance pour me construire une vie, un avenir. Devenir adulte puisque mes parents refusaient de le faire. J’ai dû trouver un travail qui me permette de m’assumer et, occasionnellement, d’éponger leurs dettes et leurs excès : les événements organisés à la Plateforme finissaient par leur coûter plus cher que ce qu’ils leur rapportaient. Chacun de mes avertissements redoublait leur cadence, mon père jurant que si tout devait s’arrêter bientôt, il préférait profiter à fond.
Mais peu importe, je leur devais bien ce juste retour des choses, maintenant que j’étais adulte : prendre à ma charge quelques-unes de leurs fins de mois, les laisser donner à leur norme la forme qu’ils voulaient. J’avais un travail qui me permettait de les combler de plaisir et de joie, comme ils l’avaient fait avec moi. Je l’ai fait de bon cœur, pour qu’ils continuent leurs excès.

C’est arrivé un mardi. Un matin comme un autre, doté d’un ciel bleu tout à fait délicat. Ils sont morts cette nuit. On me l’a annoncé par ces mots. Une amie de mes parents qui était avec eux en vacances. Je n’ai rien entendu d’autre que cette phrase :
Ils sont morts cette nuit.

J’avais trente-neuf ans, quatre mois, six jours, quatre heures, trente-sept minutes et cinq secondes quand on me l’a annoncé. J’ai fait le calcul plusieurs fois, pour ne pas me tromper. Pendant des heures, j’ai disserté sur l’étrangeté de ce temps passé pour parler d’eux : passé composé, imparfait, plus-que-parfait, j’ai tout essayé. Ces temps ne leur allaient pas. J’ai décidé de parler d’eux au présent, à l’avenir, ce serait plus harmonieux à l’oreille.
Ils sont morts en sautant d’une falaise, totalement ivres, à soixante-sept et soixante-dix ans. Le plaisir et la joie auront eu raison d’eux, ils les auront guidés tout droit vers leur perte. Les témoins les ont décrits main dans la main, courant nus vers la mer pour un bain de minuit, oubliant la falaise qui les en séparait. Je me rassurais en me disant qu’ils étaient partis heureux et souriants, plus que jamais ensemble. Mais leur départ avait creusé un vide béant, une solitude qui résistait à la présence des autres. Chaque sourire me rappelait leur absence, chaque réjouissance, chaque bonne nouvelle. La mort fait du moindre détail un rappel ostentatoire de ceux que vous aimiez.
Je n’ai pas assisté à leur enterrement, c’était bien trop triste. Et puis ça ne leur ressemblait pas, mourir. Ils ont des têtes à sourire, boire, chanter, crier, bouffer, aimer, jardiner, faire des clins d’œil et des pâtes, prendre des bus, applaudir, peindre, faire des ombres chinoises avec leurs mains, des doigts d’honneur. Je préférais rester sur ça, plutôt que laisser déteindre sur eux l’image d’un enterrement, un préfabriqué, des cravates noires et des discours préécrits, des gueules cernées, des « Le temps va t’aider, tu verras » ou encore des « C’est toujours les meilleurs qui partent en premier ».
Ils ont dû apprécier que je ne suive pas les convenances, que je m’acquitte de cette célébration sans panache. Le jour de la cérémonie funéraire, je me suis simplement rendu au treizième étage avec une enceinte, et j’ai diffusé en boucle « La Bambola » de Patty Pravo, qu’ils adorent. Je les ai imaginés là, dansant tous les deux pendant des heures, les yeux fermés et le sourire aux lèvres, et c’était bien. Je n’ai pas versé une larme, j’ai tenu bon. Pleurer, c’eût été me résoudre à leur départ, et cette idée ne me convenait pas.
J’ai fait la fête avec eux jusque tard dans la nuit. Je m’en suis sorti avec une bonne barre au crâne le lendemain, et quelques courbatures d’avoir dormi enroulé dans un drap, à même le sol. Mais ça valait la peine, c’était un bel hommage.
C’est Tartuffe, le berger australien de mes parents, qui m’a sorti du sommeil en me léchant le visage. Une cousine me l’avait déposé la veille, pour que je m’en occupe jusqu’à ce qu’elle lui trouve une famille d’adoption – je n’avais ni la vie ni l’appartement pour le garder. En ouvrant les yeux sur la Plateforme, la joue pleine de bave, j’ai immédiatement été happé par cette vue panoramique sur la ville dont j’avais presque oublié la splendeur. Je suis resté un temps, là, sans bruit sans bouger, à admirer ce papier peint de ma jeunesse.
La mort, j’ai pu m’en rendre compte les jours suivants, n’embellit rien. Je ne trouvais pas d’exemple de ce qu’elle pouvait sublimer. Elle met simplement un voile noir sur tout et tout le monde, une tristesse collante et poisseuse. La mort tue, voilà tout ce qu’elle fait. À voir son allure basse et les soupirs qu’il poussait en permanence, Tartuffe semblait d’accord.
Il paraît que le temps permet de tolérer un peu la douleur, que des mécanismes lointains, inutiles jusqu’alors, se mettent en branle pour vous faire avancer. Je me suis efforcé d’y croire, un peu.

Je n’ai pas trouvé le courage de vendre la Plateforme. J’ai d’abord ambitionné d’engager une entreprise pour continuer d’y organiser des soirées, mais je n’ai rien fait. On fait moins de mauvais choix quand on n’en fait aucun.
En rentrant du travail, je découvrais chaque soir le cadavre d’un coussin éventré, un pied de chaise bousillé ou une flaque de pisse sur le tapis du salon. J’avais beau expliquer à Tartuffe que les chaises et les coussins n’étaient en rien responsables de la situation, il persistait. J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour ce chien, mais le contexte particulier de notre rapprochement ne jouait pas en faveur de nos atomes crochus. Il paraît que Tartuffe avait commencé la course vers la falaise avec mes parents, et qu’il s’était arrêté juste avant le grand saut, comme désireux de prolonger un peu sa soirée. Je regrettais qu’il n’ait pas eu la bonne idée de les convaincre de faire comme lui. Je crois que je lui en voulais un peu, pour ça.
Quand, une semaine plus tard, ma cousine est revenue le chercher en s’exclamant qu’elle avait trouvé une famille d’adoption, je n’ai pas pu réprimer un soupir de soulagement. Mais il a refusé de sortir, il s’est planqué sous la table. Il a feint un état d’inconscience assez peu convaincant. La cousine a d’abord tenté de le traîner sur le dos, puis elle a été obligée de le porter jusqu’à l’ascenseur. Il m’a jeté un regard qui disait : Je vais sans doute finir dans une famille qui me battra et me rendra malheureux jusqu’à la fin de mon existence, est-ce que tu es bien certain que c’est ce que tu souhaites ? Tout ça rien que dans ses deux prunelles.
La douleur dans ma poitrine, quand je l’ai vu disparaître dans l’ascenseur, je ne sais pas, je ne l’ai pas supportée. J’ai couru jusqu’au compteur général de l’immeuble et j’ai coupé l’électricité. C’est le premier réflexe qui m’est venu. À cet instant, s’il y avait eu un bouton pour arrêter le monde entier, je l’aurais pressé sans hésiter.
Le temps que je réfléchisse, ma cousine est restée bloquée dans l’ascenseur. À travers les portes, je lui criais que je faisais mon possible pour réparer la panne et, quelques minutes plus tard, j’ai réactivé le courant et je l’ai accueillie à la sortie de l’ascenseur, faussement effaré par ce signe du destin qu’on ne pouvait ignorer. Elle m’a regardé avec des yeux ronds – j’aurais fait pareil, franchement – et elle a fini par lâcher la laisse. Tartuffe s’est précipité dans l’escalier avant que je change d’avis.

J’ai eu des histoires d’amour depuis le premier baiser d’Élodie, bien sûr. Des passions, des ruptures. Parmi elles, une relation plus durable que les autres, avec une Sylvie : six années de vie commune qui se sont terminées en trois minutes. La loi des rationalités ne joue pas toujours en notre faveur.
Je n’avais jamais eu de difficulté à faire des rencontres, mais depuis quelques semaines, rien ni personne ne parvenait à éradiquer cette ronce dans ma poitrine. Aucune des femmes que je rencontrais ne semblait assez charmée par ma mélancolie pour que ça perdure. Je n’étais soudain plus capable de ça : bâtir des amours, élaborer des amitiés. Je n’étais plus certain de ma valeur, ni de celle des autres. Je passais mon temps à regarder le monde distraitement, à travers des vitres : fenêtres de train, hublots, pare-brise de voiture, je n’étais pas regardant sur l’épaisseur ou la qualité, tant que ça me permettait de m’évader. Loin.
Je n’ai conservé de l’enfance qu’une amitié authentique : Anita. Jamais nos lèvres ne se sont effleurées, jamais d’ailleurs l’idée ne nous a tenté. Un lien solide s’est forgé dans cet irréfutable constat. Dès le plus jeune âge, sans arrière-pensée, on a partagé larmes et allégresse, fous rires et désillusions. À peu près tout ce qui consolide une amitié durable.
Ces temps-ci, elle me répétait que j’avais mauvaise mine, qu’il fallait que je fasse quelque chose. Je me contentais d’afficher un air surpris et le minimum syndical des sourires, et je changeais de sujet. Elle était très prise par son nouvel enfant, ça me laissait quelques longueurs d’avance. J’étais le parrain de son fils aîné. Cette année-là, j’oubliai son anniversaire pour la première fois.

Je n’ai jamais vraiment aimé mon travail, mais je m’y suis toujours rendu sans rechigner – si on commence à remettre en cause les nécessités, on ne s’en sort plus. J’ai tout remis en question : mon travail, mon bureau, mon choix de cravate. À tel point qu’un matin, qui ressemblait pourtant à s’y méprendre à tous les autres, j’y suis allé à reculons. Au sens propre. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Par jeu sans doute. Pour avoir un point de vue différent de celui que j’avais depuis douze ans. Je me suis pris des murs et des injures, voilà tout ce que ça m’a apporté, rien de probant. Mais pour la première fois, j’acquérais la certitude que cette dose d’adrénaline, ce changement de perspective, manquait cruellement à mon quotidien. Un quotidien dans lequel il fallait au minimum se délester de cinq euros dans une fête foraine pour espérer quelques frissons.
Plus que jamais, dans une danse inconsciente du pouce, je swipais à gauche, swipais à droite, et rafraîchissais les feeds de mes réseaux sociaux. Quand un signe rouge ou une étoile bleue apparaissait dans mes notifications, j’avais chaque fois comme un sursaut qui s’éteignait dans un profond sentiment de pourquoi. Un like sur une photo de mes pieds face à la mer ne suffisait plus à relancer mon pouls. Je me sentais vieux avant l’heure, ou jeune trop tard. Au bureau, il m’arrivait de plus en plus fréquemment de m’enfermer dans les toilettes, en suffoquant. La seule manière d’en sortir était de jouer au tennis sur mon téléphone, et de gagner ma partie. Sinon, j’arrivais à m’en convaincre, je mourrais dans d’atroces souffrances.
Ma logique perdait doucement en consistance. Tout comme mon désir, qui ne parvenait plus à ériger quoi que ce soit de tangible. J’avais au ventre une incapacité aux autres et au monde, qui proliférait.
« Ça va passer, me disais-je, ça va passer… » Et j’ai vécu mes journées ainsi pendant des semaines encore.

Ce sentiment de ni quoi ni qu’est-ce s’est intensifié. À mon insu, un oiseau noir faisait son nid, brindille après brindille. Pendant que je m’efforçais de tenir debout, il bâtissait son empire d’épines au-dedans. Je réussissais encore à sourire, à donner le change au travail, à accepter les ordres contradictoires de mon supérieur hiérarchique. Chaque geste du quotidien devenait une contribution de plus à cette masse d’absurdités que forme parfois l’existence. Je commençais à remettre en question tout et n’importe quoi. Surtout n’importe quoi, à vrai dire. Qui a décidé qu’une heure serait composée de soixante minutes ? Pourquoi les sens interdits sont rouges, et non émeraude ou parme ? Qui a décrété qu’il fallait dormir la nuit et vivre le jour ?
Je continuais mes trajets à reculons et faisais des progrès fulgurants : je descendais l’escalier en trottinant, m’engouffrais dans les ascenseurs au simple bruit que faisaient les portes en s’ouvrant dans mon dos, slalomais entre les passants avec l’aisance d’un skieur hors piste.
Je prescrivais à chaque journée un changement anodin, souvent absurde. Tous les soirs par exemple, je programmais mon réveil une minute plus tard que la veille. Cette légère modification m’obligeait à accélérer la cadence de ma préparation. Au bout d’une semaine, pour rattraper mon retard, j’étais forcé de me laver les dents en nouant ma cravate, de boire mon chocolat chaud en enfilant mes chaussettes. Je riais déjà de l’improbable chorégraphie qu’il me faudrait mener dans dix jours à peine.
Tout était bon pour occuper mon esprit.

J’ai marché, maladroit et chancelant, jusqu’à ne plus pouvoir faire un pas. Un samedi de février, sur un trottoir inondé de pluie, je me suis arrêté. Net.
Ça y est, je n’étais plus heureux.
J’étais immobile, au milieu de la rue, sous le crachin, accusant le coup de mon propre constat, soudain et tranchant, non négociable. »

Extraits
« Voilà comment je me suis retrouvé à pousser des cris sur la cime d’un arbre, le parking d’un supermarché ou une piste de karting, un jour de compétition. Comme on accumule les timbres, je collectionnais les lieux. Mon arrivée dans les bureaux d’un immeuble d’entreprise, en pleine semaine, me confirma le bien-fondé de mon changement de cap. S’ils avaient eu le temps de lever les yeux dans leur inutile empressement, les employés de cette société de je ne sais quoi se seraient demandé ce que je foutais là, figé dans le couloir, à les observer, pieds nus, la quarantaine approchant. » p. 66

« — C’est beau, mon garçon, ce truc que t’as dans le ventre, Je ne sais pas où tu l’as puisé mais cette fièvre vaut de l’or. Moi je n’ai pas eu la chance de le découvrir assez tôt, mais j’aurais aimé vivre comme toi. D’ailleurs c’est comme ça qu’on devrait mourir aussi. Si ça devait m’arriver un jour, je voudrais qu’on me célèbre comme tu le fais toi, en riant, en dansant, en criant, en baisant s’il le faut. Fais confiance à ce que tu as là, et uniquement là, a-t-elle conclu en pointant mon ventre de son doigt brindille, et ne te laisse jamais guider par autre chose que cette ferveur, c’est tellement beau… » p. 90

« Les déceptions amoureuses sont le plus puissant moteur que l’Homme ait jamais créé. » p. 98

« Il n’y a rien de plus puissant que l’absence pour donner de la présence à ceux qui sont partis. » p. 109

À propos de l’auteur
PERROT_Frederic_DRFrédéric Perrot © Photo DR

Frédéric Perrot est scénariste et réalisateur au sein d’un duo qui sévit sous le nom de Najar & Perrot. Après Pour une heure oubliée (2021) et Cette nuit qui m’a donné le jour (2022), il publie Ce qu’il reste d’horizon (2023). (Source: Éditions Mialet Barrault)

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La Petite

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Lauréate du Prix Jean Anglade 2022

En deux mots
Jean et Ophélie sont orphelins. Élevés par les grands-parents dans le massif de la chartreuse, ils vont tenter de se réapproprier leur histoire dans une famille de taiseux qui cultive le goût du travail et du silence. Quelques lettres trouvées dans un coffret vont leur fournir une première piste.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Un secret croît avec la rage de dire»

Sarah Perret est la quatrième lauréate du Prix Jean Anglade. Ayant eu l’honneur de défendre ce premier roman en tant que membre du jury, c’est avec un plaisir redoublé que je vous invite à la découvrir à votre tour !

C’est une histoire de famille. De ces tribus comme il n’en existe plus beaucoup et qui rassemblent sous un même toit plusieurs générations. Nous sommes dans le massif de la Chartreuse au milieu de l’été, quand chacun apporte son concours aux travaux de la ferme. Autour de la table, présidée par le grand-père, on trouve ses fils Charles et Fernand et son gendre Albert. Les tantes, quant à elles, encadrent la grand-mère Euphroisine et sa sœur Séraphie, ainsi que l’arrière-grand-mère Adèle. Jean, l’aîné et sa sœur Ophélie, la petite qui donne son titre au roman, complètent la tablée avec leurs cinq cousins. Dans la suite du récit, on va apprendre que les deux enfants sont orphelins après le décès de leurs parents dans un accident et qu’ils sont élevés par leurs grands-parents.
Dans la famille, les valeurs de travail et de droiture sont sacro-saintes, et nul ne saurait y déroger. Et dans cet environnement hostile, on a appris à souffrir en silence et à ne pas poser trop de questions. «Il ne fallait pas penser au passé, pénétrer dans les cavités, remuer le sol des cavernes sombres et revoir les visages perdus. On ne se remettait jamais des deuils. Jamais. Le passé n’était pas une page que l’on tourne. Il fallait le porter. Accomplir sa tâche de chaque jour et allumer sa lampe. Et résister aux assauts réguliers des vagues de chagrin, de nostalgie, aux ressacs. On devait avoir le cœur bien accroché, pour vivre.»
Alors Jean et Ophélie vont chercher par tous les moyens à se réapproprier cette histoire qui est aussi la leur. D’abord en s’accrochant aux histoires contées à la veillée. Livrées avec parcimonie et souvent entourées d’un halo de mystère, elles sont aussi révélatrices. Puis en explorant la maison familiale, qui date de 1835. Un jour, Jean découvre dans un petit coffre une correspondance signée par une religieuse qui a visiblement quitté la famille pour choisir les ordres et dont il n’avait jusque-là jamais entendu parler. Un choc qui va le pousser à poursuivre son exploration de ces histoires qu’il fallait mettre sous le boisseau. «Cependant, un secret étouffé est comme un homme bâillonné qui veut crier justice; sa violence croît avec la rage de dire. Telle la maison, qui laissait suinter malgré elle des révélations sibyllines.»
Sarah Perret nous livre un fort émouvant premier roman autour des secrets de famille, d’une enfant qui cherche à comprendre qui elle est et d’où elle vient, qui veut trouver sa place dans un monde duquel elle se sent bannie. Avec émotion et autour d’un microcosme fort bien rendu, elle s’inscrit dans la lignée de ces forts romans qui ont exploré la France rurale, sur les pas de Jean Anglade.
L’Auvergnat aurait sans doute été sensible à ce chemin au bout de l’enfance, derrière les secrets de famille, à cet itinéraire qui construit une vie. Comme le souligne fort pertinemment Jean Vavasseur, le président du jury de ce Prix dont j’ai l’honneur de faire partie, sous la plume de Sarah Perret «la gamine se répare, se recoud, se défend, patiente, encaisse, résiste, s’accorde goulûment aux paysages et aux personnages, et se mélange aux histoires des autres pour n’en faire qu’une.»
J’ajouterai que la primo-romancière, prof de lettres à Pézenas, a écrit une première version de ce roman à seize ans. Avec le temps, et en s’éloignant de la terre de ses ancêtres, elle aura trouvé la juste focale pour faire de ce roman un écrin de sensibilité aux émotions qui sonnent aussi fortes que justes.

PERRET_la_petite_prix_jean_anglade_2022Le jury du Prix Jean Anglade 2022, sous la présidence de Pierre Vavasseur à Clermont-Ferrand © DR

La Petite
Sarah Perret
Presses de la Cité
Premier roman
256 p., 20 €
EAN 9782258202504
Paru le 29/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans les Alpes et plus précisément dans le massif de la Chartreuse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec de nombreux retours en arrière jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
La Petite, c’est le paradis ressuscité de l’enfance et d’un monde désormais perdu : celui des paysans de Chartreuse dans le courant du vingtième siècle — des vies modestes, pétries d’humanité.
Au cœur de la Savoie, deux orphelins recueillis par leurs grands-parents paysans dans la maison de famille séculaire se battent contre des puissances obscures, remontées du passé. Autour d’Ophélie, le loup rôde ; quant à Jean, il emploie ses forces à haïr.
Le silence s’amoncelle comme le travail à abattre, dans ce village au pied des montagnes de Chartreuse. En cette fin de XXe siècle, la modernité n’est pas encore arrivée et le temps est toujours rythmé par les saisons et les labeurs, les fêtes religieuses, les visites. Mais, intimement, les enfants pressentent les drames et souffrent. Les secrets eux-mêmes aspirent à se dire…
La Petite, entre délicatesse et passion, fragilité et violence, brode et tricote d’une main sûre son ouvrage et conduit le lecteur dans les tours et détours de l’âme enfantine.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
« Un, deux, trois, quatre… »
Louis, une main sur les yeux, s’était mis à compter, et tous les cousins avaient quitté la pièce comme une volée de fauvettes, en direction de leur « planque ».
La petite resta un instant paralysée. Où irait-elle se musser ?
« Cinq, six, sept, huit… »
Les battements de son cœur s’accéléraient. Elle voyait Louis de dos, en bermuda beige et chemise à carreaux, qui scandait les secondes sur le frigo, de sa main libre. Le four électrique, au-dessus du réfrigérateur, vibrait sous les pulsations. Vite, il fallait se sauver. La crainte d’être découverte se mêlait à une trouble jubilation en son cœur.
« Neuf, dix, onze, douze… »
Elle fit du regard le tour de la pièce. Sous la table ? Il la trouverait aussitôt. Dans le bas du placard, à côté des pantoufles du grand-père ? Les battants grinceraient, en s’ouvrant.
« Treize, quatorze, quinze… »
Elle avait enfin trouvé. Elle avança sans bruit pour se dissimuler sous les patères, dans l’angle formé par le mur et la porte ouverte aux trois quarts. Elle s’apprêtait à se glisser derrière la veste bleue du pépé, qui sentait fort la sueur et la vache, quand elle sursauta. Raphaël y était déjà et lui faisait signe de se taire, en roulant ses gros yeux bleus. Un fichu de la grand-mère, qu’il avait fait choir en se dissimulant, jonchait le parquet.
« Seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf… »
L’estomac contracté et l’esprit en ébullition, elle se détermina pour l’unique cachette possible : entre le fourneau et le placard de l’évier, dans la petite remise où la grand-mère rangeait sa batterie de cuisine.
« Vingt, vingt et un, vingt-deux, vingt-trois… »
Louis ralentissait le comptage avec un plaisir sadique. Elle manœuvra délicatement la porte pour qu’il ne l’entendît pas, se coula à pas de chat, se tint accroupie, entre les poêles et les casseroles, et referma soigneusement le loquet.
« Vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, trente ! J’arrive ! »
Son cœur battait encore la chamade ; elle le sentait cogner contre ses tempes. Essoufflée comme après une course, elle tentait de maîtriser sa respiration pour ne pas se trahir. Tout son sang avait afflué à son visage, et ses joues étaient brûlantes. Elle se tenait en boule, bras autour des genoux et genoux au menton. Elle devinait dans son dos la tige de l’écumoire et, contre son mollet, le contact glacé de la cocotte en fonte.
Elle tendit l’oreille, comme un animal traqué. Les pas de Louis étaient inaudibles. C’est à peine si elle l’entendait s’exclamer : « Trouvé ! » Tous les bruits lui parvenaient assourdis, comme si, à la distance, la ténèbre de la remise ajoutait l’enveloppe d’une épaisseur ouatée. Elle percevait le lointain brouhaha des adultes qui prenaient l’apéritif. Parfois, elle reconnaissait le rire de gorge, proche du roucoulement, de l’oncle Albert, qui fumait sans doute, près de la fenêtre, avec l’oncle Fernand. La petite s’y projetait en imagination. Les femmes s’affairaient. Tante Claudie sermonnait sa mère, toujours prête à se lever pour servir, jusqu’à s’épuiser à la tâche ; ses belles-sœurs ouvraient le placard pour sortir la cruche et les assiettes et dresser le couvert. La petite les voyait comme si elle s’y trouvait. Et le soleil miellé de ce jour d’août finissant coulait à flots entre les vitres ouvertes, ambrait le vaisselier où l’on rangeait les verres et les mazagrans, mollissait le vernis du bois qu’elle aimait gratter d’un ongle, rendait le papier peint plus orangé. Les faisceaux lumineux, où dansait la poussière, floutaient les coins, si puissants était leur éclat, en sorte que l’aïeule, dans cette pulvérulence dorée, semblait une apparition, les pieds campés dans ses chancelières, son corps lourd arrimé au fauteuil, un demi-sourire flottant sur son visage où les lunettes fumées dessinaient deux trous aveugles.
Soudain, la vitre en verre dépoli vibra. Louis avait dû ouvrir la porte qui donnait « d’en bas », comme disait le grand-père.
« Y f’rait beau voir qu’y m’cherche noise, et j’l’attraperais ! Y vaut pas mieux qu’son père, çui-là ! »
La voix du grand-père tranchait sur la rumeur familiale.
« Papa, ne remue pas le passé, je te prie », suppliait Claudie.
La porte avait claqué dans son chambranle. À nouveau les voix des adultes n’étaient plus qu’un lointain murmure. Mais les paroles du grand-père s’étaient insinuées dans le cou de la petite, comme un vilain courant d’air.
Elle revint mentalement dans le jeu. Elle recensa toutes les cachettes dans son esprit, en les comptant sur ses doigts. Il y avait, en face de la salle à manger d’en haut, au-delà du petit couloir d’entrée, qui servait aussi d’accès à l’étage, interdit aux enfants en pleine journée, une pièce servant de resserre et de buanderie, qu’on appelait « l’autre côté » et qui donnait accès aux toilettes et à la salle d’eau, étonnamment fraîches. Cela faisait trois cachettes au moins. Autour de la maison, on pouvait aussi se plaquer derrière le mur, de part et d’autre de la façade, ou s’enfermer dans le hangar, l’ancien four à pain, avec les outils du grand-père, ou encore derrière le muret du jardin, sans piétiner les salades.
Enfin, restait la cave.
À moitié troglodyte, creusée dans la côte, en face de la maison, close par une lourde porte de bois. La petite n’aimait pas cet endroit, à l’obscurité plus épaisse que la remise où, à travers le cadre de la porte, se faufilait un jour mince. Quand on passait l’entrée de la cave, en plus de l’odeur âcre d’humus, de vin vieux et de pomme, c’est ce trou noir, où l’on ne discernait rien et dont on ne mesurait pas la profondeur, qui sautait au visage. De quelles créatures était-il peuplé ? Une souris, parfois, passait entre les jambes du grand-père lorsqu’il allait y chercher du vin. Qui sait si ces ténèbres sans fond ne recelaient pas des monstres ?
Une nuit, la petite avait fait un odieux cauchemar : le grand-père la traînait par le bras en la menaçant de l’enfermer à la cave pour la punir de quelque faute. Elle suppliait, pleurait, hoquetait, criait, en proie à une angoisse terrible. Mais le grand-père demeurait ferme et la livrait aux mille dangers de l’ombre. La panique était telle que la petite s’était réveillée en sursaut, dégoulinante de sueur, haletante. Plusieurs minutes avaient été nécessaires pour qu’elle s’apaisât enfin.
Ce souvenir la fit frémir. Elle observa la pénombre où elle se trouvait à présent avec une crainte nouvelle. La remise n’était guère plus rassurante que la cave. C’était l’espace compris sous l’escalier menant à l’étage. Étaient-ce bien des poêles, des marmites et des casseroles qui étaient rangées ici ? L’ombre se jouait des objets d’usage courant, qu’elle remodelait en de sinistres anamorphoses. La petite, posant une main au sol, crut sentir sous ses doigts de la toile d’araignée. Elle frissonna et enfouit son visage entre ses genoux.
Ce fut soudain comme si le fil qui la retenait au monde se rompait, comme si elle chutait dans le vide. Happée par les ténèbres de la soupente, elle oublia le jeu.
Elle se sentit seule, abandonnée de tous, son cœur devint froid et minéral comme une planète inhospitalière. Les garçons l’avaient oubliée. Comme toujours. Elle croyait les entendre rire. Ils se moquaient d’elle, ou, pire, son existence leur était indifférente. Personne ne viendrait la chercher ici. Elle mourrait de faim et de chagrin. Aspirée dans le couloir de la peur, elle sentit bourdonner ses oreilles et vit éclore dans son imagination des fantasmagories semblables aux œufs monstrueux du crétacé. Des êtres informes, bouillie d’humanité, visqueux fantômes aspirant à se détacher de l’obscurité qui leur faisait une matrice commune, hurlaient dans le silence. La petite n’éprouvait pas seulement de l’épouvante à leur contact mais aussi, de manière inexplicable, de la honte. Comme si la seule vue de ces créatures pouvait la souiller. Et tout à coup le loup apparut. Tel un chien galeux, l’œil jaune et les dents suintant de bave, tous ses muscles bandés, il s’approchait de la petite. Il était là, dans la soupente. Il allait la déchiqueter et la dévorer.
« Eh ben, qu’est-ce qu’elle fait là, la p’tiote ! C’est-y pour cligne-musette ? » s’écria Séraphie en la tirant vigoureusement par le bras. La grand-tante avait la poigne solide et bienveillante, et la chair moelleuse. Dans ses yeux gris-bleu se lisait la bonté des vieilles femmes qui ont su traverser les tempêtes, en puisant du réconfort dans les bienfaits de la terre, les travaux et les jours, les floraisons, la douceur des bêtes et des couvertures de laine.
« C’est pas plus lourd qu’une poupée de son ! » ajouta-t-elle en lui pinçotant la joue, sans se douter qu’elle arrachait l’enfant aux griffes de la nuit. Elle attrapa ensuite le coquemar pour mettre à chauffer de l’eau sur le fourneau.
La petite Ophélie restait silencieuse à côté de Séraphie, presque surprise d’être à nouveau dans le monde des vivants. Dans sa petite robe amande à fleurettes, elle avait l’air en effet d’une poupée auprès de la grand-tante Séraphie, charpentée comme un homme, « une grande bringue », disait le pépé. Cette dernière saisit le crochet pour déplacer le cercle de fonte, dans un bruit de raclement. La petite contempla les étincelles, autour des bûches qui achevaient de se consumer.
Les garçons rentrèrent à cet instant, en groupe braillard et pressé.
« Ben, t’étais où ? » fit Raphaël, tandis que Jean feignait de ne pas la voir, cette petite sœur qui semblait l’importuner. Boris, Pierre et Côme, qu’on appelait Coco, jouaient des coudes pour arriver les premiers. Louis et Christophe devisaient sagement.
« À table ! » cria la tante Claudie, et les enfants s’engouffrèrent d’en bas, dans le brouhaha des adultes.

2
On avait placé les enfants en bout de table, vers le chiffonnier. Le grand-père présidait comme à l’ordinaire, du côté du vaisselier, entouré de ses fils Charles et Fernand, et de son gendre Albert. Il avait ôté sa casquette, et Ophélie s’étonnait une nouvelle fois des drôles de couleurs du pépé. Son crâne, dissimulé en temps normal par son couvre-chef, était tout blanc, ou plutôt d’un jaune pâle, alors que la peau de son visage et de son cou était rouge, tannée par le soleil et les intempéries. Comme sa chemise à carreaux gris et bleus n’était pas boutonnée jusqu’au col, on voyait que son thorax était de même teinte que le haut de sa tête. Et, pour l’avoir vu, quelquefois, torse nu, assis à la cavalière sur une chaise en paille, les coudes posés sur le dossier, tandis que la mémé lui rasait les rares cheveux du cou, Ophélie savait que ses avant-bras, jusqu’à la manche de sa chemisette, étaient aussi cramoisis que son visage. Dans ces moments furtifs, le pépé et la mémé avaient presque l’air timides et amoureux. Ils ne disaient rien, pourtant.
À côté des hommes, autour de la table, se tenaient les tantes, souvent levées pour le service. Elles encadraient la grand-mère, sa sœur Séraphie et leur mère à toutes deux, l’arrière-grand-mère Adèle. La table avait été dressée selon l’usage : assiettes et serviettes à fleurettes, couteaux à droite, fourchettes à gauche, et le broc d’eau ainsi que le pain au milieu, sur lequel le grand-père allait tracer la croix, de son opinel, avant de le rompre.
Comme toujours, quand on se trouvait réunis, les conversations fusaient en tous sens, dans un bourdonnement de ruche. Avec la porte vitrée fermée, on se sentait, tous ensemble, comme dans une cocotte. Très vite, la chaleur et le bruit augmentaient. Rouge et étourdie par l’ambiance, Ophélie essayait d’attraper, à droite ou à gauche, des bribes de conversations.
« T’étais caché où ? lança Raphaël à Coco, qui affectait un air de mystère, en lissant ses boucles.
— Une super planque, mon gars. J’me la garde. »
Les yeux de Raphaël brillaient de convoitise. Il fallait trouver le moyen d’arracher à Côme son secret.
« Et si on fondait une société secrète, toi et moi ? lui proposa Raphaël.
— Qu’est-ce que vous dites, les gars ? »
Louis et Jean, qui tendaient leur cou vers les comploteurs, paraissaient vivement interpellés.
« Poussez donc vos coudes, les enfants, qu’on puisse vous servir, réclamait tante Claudie.
— Oh non, encore de la soupe », soupira Boris.
Le potage fumait dans la soupière blanche où tante Claudie tournait lentement la louche, qu’on appelait la pauche.
« Ne cause pas et tends donc ton assiette, rouspéta le grand-père qui coupait le saucisson sur la planche de bois. Si t’avais connu la guerre, mon grand, disait-il en roulant les r, tu f’rais pas la fine bouche, va. »
« Quand les corbeaux sont trop saouls, ils trouvent les cerises amères », commentait naguère l’Adèle en patois. Cette formule était l’un de ses dictons les plus fameux. Désormais trop âgée pour participer aux discussions, elle demeurait silencieuse à table, concentrée sur ses cuillerées, présente à ses mondes intérieurs. Mais naguère, en femme autoritaire et maîtresse des lieux, elle ponctuait souvent les propos d’une sentence, maxime de prudence ou constat désabusé d’un comportement humain. Elle en avait toute une escarcelle.
Ophélie aimait les repas en famille. Mais, à chaque fois, elle avait l’impression que sa tête gonflait, sous la pression de la chaleur et du bruit, de l’humeur ambiante, vive, joyeuse et cependant tendue. Il lui semblait que son crâne aurait pu éclater. Dans ces moments, les adultes comme les enfants avaient besoin de s’agiter et de parler haut, de sauter du coq à l’âne, masquant les silences où peut-être quelque ange messager eût pu passer. Alors Ophélie ouvrait grand les yeux pour intensifier son attention. Parce que des choses advenaient, dans la maison. Des choses dont personne ne parlait jamais, sinon dans de rares phrases échappées d’une tante ou du pépé, dans un accès d’émotion vite ravalé, suivi d’une banalité, pour éviter d’attirer la curiosité des enfants. Il y avait des secrets. Elle les lisait dans les regards, dans la suspension d’une phrase, dans la vibration d’une voix. Même la maison livrait des messages à sa manière. Des objets étaient déplacés, que l’on cherchait longtemps. Les meubles craquaient.
Le brouhaha était tel, parvenu au degré le plus haut, qu’on entendait des bouts de phrases sans savoir qui les avait prononcés.
« Faudrait créer un nom de code…
— Fernand, veux-tu qu’je t’serve ?
— … prêter serment… et même avec du sang…
— Très bonne, ta soupe, Séraphie !
— Pour quoi faire ?
— Trouver un trésor, pardi…
— Qui veut de l’eau ? »
Les enfants tendirent leur verre tour à tour, après avoir constaté leur « âge », au chiffre inscrit sur le fond du récipient.
« Allez, les gars, un pour tous, sept pour un », dit Coco, l’aîné des cousins, en présentant le sien pour trinquer. Et les garçons firent tinter les verres, non sans gloussements et éclaboussures.
« C’est bien, les sept, dit Jean, mais les sept quoi ? Les sept mercenaires ?
— Faites moins de bruit, les enfants, réclamait Suzie. Belle-maman, je vous en prie, restez assise ! »
Contrariée dans son dévouement, la mémé Euphroisine avait été prise d’une quinte de toux interminable. Séraphie lui tendit un verre. Le grand-père roulait des yeux furibards. Quand il ne les raillait pas, il paraissait continuellement en colère contre les femmes de la maison, à commencer par la sienne, surtout quand elle avalait un aliment de travers et s’étouffait. Elle avait beau sortir alors son mouchoir de son tablier, pour atténuer la crise, elle toussait pendant de longues minutes, rouge et les yeux brillants, et l’on craignait qu’elle n’en perdît la respiration.
Après cet incident, n’ayant pas sa place, parmi les feux croisés des conversations, la petite ne tarda pas à s’abstraire dans ses rêveries, tandis que la rumeur des voix se faisait plus indistincte. Dans une sorte de nébuleuse, elle percevait désormais les voix sans saisir les propos.
C’était drôle… Le visage des grands-parents était tracé net, mais les tantes, à ses yeux, n’en avaient pas, ou seulement un visage collectif. Ou plutôt des bras, des mains qui coupaient du pain d’épices et des tartines, que l’on beurrait et parsemait de sucre, des voix qui distribuaient les goûters et de tendres attentions. C’étaient tatan Claudie, tatan Suzie et tatan Marie-Hélène. N’avaient-elles pas la même intonation, d’ailleurs, ou la même manière de s’exclamer, au milieu de la conversation, déclenchant les réactions des deux autres ?
Le repas touchait à sa fin. Le brouhaha saturait l’espace ; l’atmosphère était dense, surchauffée comme une étable. Les couleurs du papier peint, le vaisselier, les couverts, tout devenait indécis avec l’arrivée du soir.
*
Avant la tombée de la nuit, les garçons étaient descendus jusqu’au bassin du village. Quinze mètres de pente gravillonneuse, qui passait devant la maison Perrier, et on y était. Le bassin était au bord de la route. C’était leur quartier général. Ils l’investissaient en conquérants, à cheval sur la margelle, les pieds sur le plan incliné où les femmes, d’antan, étalaient les bleus des hommes pour les frotter à la brosse.
Le ronronnement du tank à lait des Perrier, dont la grange jouxtait la demeure, couvrait tout autre bruit. Perrier s’y cachait, comme d’habitude. Entendre le tank, le piétinement et le souffle des bêtes, parfois un meuglement, à travers les petites ouvertures, et ne voir personne, à part les chats qui rôdaient et grattaient le jardin de la Julienne, avait on ne sait quoi d’inquiétant. Même la Julienne avait un comportement bizarre. Quand les garçons étaient au bassin, elle les épiait, derrière ses rideaux, et disparaissait aussitôt, dès qu’ils l’avaient aperçue. Son regard était toujours fuyant et elle se signait régulièrement, comme si elle avait vu le diable. Et quand on lui adressait la parole, elle levait les bras par réflexe, comme si on allait la frapper.
« Une vraie sauvage, la Julienne », disait la mémé Euphroisine. D’ailleurs personne n’allait chez elle. À la Noël, il pouvait arriver qu’on entrât chez les voisins, les Marolliat ou les Francillon pour y chercher les étrennes : un sachet brun avec des clémentines et des papillotes, mais chez les Perrier, jamais. On aurait eu trop peur. Et de toute manière, on n’y était pas convié.
Grand-mère invitait les enfants à la clémence. Sans elle, ils auraient considéré la Julienne comme une sorcière. Voûtée, ridée, drôlement nippée, avec ses fichus, ses châles, ses jupes superposées, ses jambes sèches tout écaillées, marbrées de veines mauves et bleues, ses gros brodequins, elle parlait de plus en patois, de sorte que la jeune génération ne la comprenait pas… Elle avait tout l’air d’une vieille d’un autre temps, comme une émanation de la terre, de la terre rude et brune de Chartreuse, semée de rocs calcaires. Quand le bassin se trouvait de nouveau libre, elle s’en approchait, et faisait sa prière sous la croix, juste à côté. Elle y laissait régulièrement un bouquet. Mais, au moindre bruit de graviers, elle rentrait se terrer chez elle.

La petite, comme toujours, avait suivi de loin les garçons. Elle était restée un instant derrière la maison, les doigts serrés sur le grillage du jardin, qui s’effritait sur sa peau humide en grains rouillés, laissant comme une odeur de sang. Les garçons l’oubliaient souvent, unis comme un seul homme, dans leurs folles équipées. Elle savait bien ce qu’ils pensaient. L’attitude de Jean le lui signifiait souvent… Ils n’avaient pas besoin d’une pisseuse dans leurs pattes. Une fille… « à ne toucher qu’avec une fleur », disait grand-mère… un cœur trop tendre, une gamine toujours prête à chialer… Eux étaient déjà de petits hommes, nés pour le risque et l’aventure.
Au milieu des sept garçons, elle était la seule fille. Les garçons étaient forts et beaux. Ils la fascinaient, par leurs idées, leur morgue, leur goût de la transgression. Ils étaient bêtes, aussi. Ils ne remarquaient rien. Pourtant une simple attention de leur part colorait ses joues de rose. Car elle avait l’âme amoureuse. Elle rêvait d’eux sur son nuage.
Elle attendait un peu pour les pister, afin qu’ils ne la vissent pas. Du reste, dans l’enthousiasme qui les prenait de se retrouver tous ensemble, bien souvent, elle l’avait remarqué, sa présence demeurait invisible à leurs yeux. C’est ainsi qu’une fois ils l’avaient perdue, la pauvrette, un après-midi, aux Échelles, chez la tante Suzie qui préparait des crêpes. Elle baguenaudait, à quelques pas derrière eux, chantonnant et cueillant des fleurettes… Ils avaient gravi un escalier, parlant et riant fort… « Je les retrouverai en haut », s’était dit la petite… Mais en haut, les garçons avaient disparu. La petite était perdue…
Elle longea la grille du jardin jusqu’au bord de la route. Un poteau la dissimulait aux garçons.

Louis, avant de descendre au bassin, avait attrapé une feuille dans le placard d’en bas, et un stylographe dans le chiffonnier.
« Les gars, il faut qu’on prête serment. »
D’une écriture tremblée qui épousait les aspérités du bassin sur lequel il avait posé la feuille en guise de sous-main, il traça des signes que la petite, ne sachant pas lire, observait avec fascination.
« Allez, les gars », fit-il solennellement, en leur montrant une aiguille, qu’il avait dû chiper dans le panier à ouvrage de l’Adèle.
Fronts rapprochés, avec gravité, dans un silence initiatique, chacun à son tour pratiqua le rituel de l’aiguille et apposa son doigt, coloré de sang, sur la feuille gondolée. La petite, bouche bée, regardait s’accomplir le Mystère…
« Maintenant, dit Louis, jurez que vous n’en parlerez à personne.
— Je le jure », certifièrent-ils, tous ensemble, en levant la main.
Alors Louis roula le papier en tube, le glissa dans sa poche, et les Sept, unis désormais par un serment signé de leur sang, conspirèrent en chuchotant…
Le tank à lait avait cessé de bourdonner. On n’entendait plus que les grillons, qui crissaient dans le jardin potager, en contrebas de la maison. La lumière qui fusait d’en bas permettait de distinguer les tuteurs des haricots grimpants. L’air avait fraîchi. Au bord du bassin, les Sept paraissaient, Louis à la proue, Jean à la poupe et les autres vautrés sur le pont, les naufragés d’un vaisseau fantôme, dans le soir bleu d’été, à la clarté de la lune.

3
« On fait quoi, aujourd’hui ? » avait articulé Jean d’une voix enrouée, rompant le silence comme on lance un galet sur la surface lisse de la rivière pour en perturber un instant le calme étal. Sa sœur et son cousin Christophe, engourdis par la touffeur de l’été, ne répondaient point. Ses mots avaient vibré en un léger écho dans leurs esprits assoupis, puis la surface du silence s’était refermée sur ses paroles comme une eau profonde.
Ils étaient tous les trois assis sur le trottoir depuis un bon moment, devant la vieille maison, les mollets et les genoux tout blancs à force de traîner dans les graviers, en face du mur couvert de corbeilles d’argent.
Le rideau à mouches, à l’entrée, frémissait encore : le grand-père venait de partir. Il s’était épongé un instant le front avec un grand mouchoir froissé avant d’enfoncer sa casquette sur son crâne. Boule, l’énorme patou, qu’on appelait aussi Boulon ou le chien, s’était redressée avec peine sur ses longues pattes, prête à suivre son maître. La langue pendante et baveuse, elle haletait bruyamment, et ses grands yeux, au regard bon et un peu bête, étaient rouges de fatigue.
« Allez, p’tits, à ce soir ! » s’était exclamé le grand-père avec son accent savoyard. Puis de sa démarche lourde et sûre, il s’en était allé en direction du bois, une faucille à la ceinture, la Boule à ses côtés, qui dandinait des hanches. Les enfants l’avaient vu tourner derrière la maison des Perrier, ses godillots ripant sur les gravillons.
C’était l’heure de la sieste pour l’arrière-grand-mère Adèle. La grand-tante Séraphie l’avait aidée à gravir l’escalier menant aux chambres. Les enfants avaient suivi d’une oreille leurs pas pesants sur les marches grinçantes. À présent, les deux femmes, Séraphie et la grand-mère Euphroisine occupées au ménage, échangeaient de brèves paroles qui ricochaient par les fenêtres ouvertes, avec le bruit de la serpillière dégouttant dans le seau. La petite aimait bien voir le bois non verni du parquet, noirci par le temps, absorber l’eau, puis s’éclaircir en séchant. Mais grand-mère Euphroisine l’avait chassée avec une rudesse bienveillante.
« Ne reste pas dans mes pattes, mon petit. » « Mon petit » ou « petite Ophélie », disait-elle affectueusement.
Peut-être, en fin d’après-midi, devant la maison, sous le fil où pingolait du linge, traînerait-on une chaise de paille sur le trottoir afin que l’Adèle fît ses pelotons de laine, et, à la brune, les chats, qui connaissaient les bons coins, viendraient s’y étirer, la queue follette et les oreilles en arrière, pour jouir du petit air coulant de la venelle et de la fraîcheur des corbeilles d’argent.
Les enfants, désœuvrés, se sentaient englués par la chaleur écrasante à la manière de mouches figées dans le miel. Même le temps semblait empêché d’avancer. On entendait par moments Kapi, le chien bâtard des Perrier, tirer sur sa chaîne dans la grange attenante, et d’autres bruits plus confus. Le voisin, peut-être, qui espionnait les enfants dans l’ombre, l’œil luisant.

Ils vivaient tous ensemble dans la vieille maison : l’Adèle avec ses deux filles, Euphroisine et Séraphie, le grand-père Jules et les deux enfants, Jean et Ophélie. On avait convié Christophe, l’un des cousins des Échelles, à rester quelques jours.
La veille, le 2 août, on avait fêté la fin des foins avec toute la famille, comme chaque année. À la tombée de la nuit, les oncles et tantes étaient partis : Claudie, la fille de la famille et son mari Albert, avec leur fils Côme, le plus âgé des cousins, Fernand, le frère de Claudie et sa femme Suzie, avec Boris et Pierre, qui prétendaient couler des jours tranquilles sans leur aîné Christophe, invité pour une quinzaine dans la vieille maison, puis Charles, le « petit dernier » des grands-parents, avec son épouse Marie-Hélène et leurs enfants, Louis et Raphaël.
Le mois de juillet avait été si beau qu’on avait fané sans discontinuer. Le grand-père avait terminé avant les Marolliat et les Francillon, et de mémoire ce n’était jamais arrivé qu’il achevât les fenaisons à la fin du mois.
Les enfants avaient aidé un peu aux champs, à leur mesure. Ils avaient ratissé, en plein soleil, quelques après-midi, l’herbe sèche demeurée sur le pré après qu’on avait calé les bottes sur le transporteur. La petite aimait, en fin de journée, accrochée aux ridelles de l’engin, assise sur les quelques bottes restantes qui piquetaient ses cuisses, cahotée sur le chemin des Monts, rentrer avec le grand-père. Le transporteur faisait un vacarme tel qu’on pouvait hurler sans que personne n’entendît, et on était secoué si fort qu’on se sentait vibrer des pieds à la tête. Dans les faisceaux de lumière qui traversaient les ridelles dansait la poussière de foin, qu’on respirait âcrement. Fauchés ras, les champs, asséchés par un ardent mois de juillet, paraissaient jaunes au soleil de la fin d’après-midi. Les arbres y projetaient leurs ombres. Seules désormais les corneilles y becquetaient quelques graines, arpentant les sillons dessinés par les roues du transporteur, comme des pèlerins devisant, avant de reformer leurs escadres.
Christophe soupira.
Il avait oublié qu’on s’ennuyait à la montagne, qu’il ne s’y passait rien.
« Et si on allait au ruisseau ? » Le sourire des deux autres valait acquiescement.
Les enfants partirent en direction des Monts. On longea la ruelle semée de paille, entre la maison des Perrier et le mur soutenant les hauts du village : on y passait toujours très vite, et avec crainte. Kapi, sorti brusquement de la grange où il se terrait, aboyait et menaçait de mordre, au bout de sa chaîne, ou Perrier regardait les enfants d’un air torve, sans les saluer. Il fallait se méfier de lui disait le grand-père ; il buvait. Il n’était que de voir les litrons de rouge vides renversés, devant la porte de la grange.
On longea le bûcher du grand-père, vis-à-vis de l’escalier où parfois, l’été, on s’asseyait pour discuter au frais, entre deux petites mottes de mousse. On y entendait par moments la voix aigrelette de la mère Francillon, qui trouvait toujours à râler. Au-dessus de l’escalier était scellé un drôle de crochet dont on ignorait l’usage.
La proposition de Christophe leur avait donné de l’allant, et les langues se déliaient à présent.
« Y a de vieilles roues de poussettes, dans le hangar. On pourrait fabriquer des karts. Faudrait demander au pépé, avait lancé Jean, tandis qu’ils passaient en vue de l’escalier du village, en roulant des graviers sous leurs souliers.
— Ah oui, avec les planches qu’il remise à la grange ! »
La petite trottait derrière les garçons, sans perdre une miette de la conversation.
« Mon rêve, disait Jean, ce serait même de fabriquer une cabane roulante, tu vois. Y aurait tout, à l’intérieur : cuisine, bureau, lit… Je pourrais y vivre, y dormir. Et avec ça j’irais jusqu’au château de la Roche-Fendue. »
Il imaginait les planches de contreplaqué, le volant, la banquette, la table, et même les rideaux, à carreaux blancs et rouges, de l’unique fenêtre, et son départ sur l’asphalte… Alors, le souvenir furtif d’un autre véhicule se juxtaposa au rêve de la cabane. Une route verglacée, un paysage de neige, une matinée lourde d’anxiété suspendue, une voiture, qui avait peiné à démarrer, glissant lentement en suivant les lignes courbes des virages du Frou… mais Jean chassa ces images de toutes ses forces, pour esquiver le chaos dont elles étaient porteuses et oublier ce boulet qui venait de se loger dans son ventre. Il bouscula sa sœur. Son petit visage sembla se chiffonner et il en éprouva un plaisir fugace et sournois.
Les enfants avaient dépassé la maison des Francillon et cheminaient en direction de la grange du pré qui appartenait au pépé, sur la colline semée de pommiers tordus. Quelques veaux y ruminaient à l’ombre des arbres. »

Extraits
« Mais il ne fallait pas penser au passé, pénétrer dans les cavités, remuer le sol des cavernes sombres et revoir les visages perdus. On ne se remettait jamais des deuils. Jamais. Le passé n’était pas une page que l’on tourne. Il fallait le porter. Accomplir sa tâche de chaque jour et allumer sa lampe. Et résister aux assauts réguliers des vagues de chagrin, de nostalgie, aux ressacs. On devait avoir le cœur bien accroché, pour vivre. Alors, dans la pénombre grandissante, où des ombres indécises pouvaient surgir, on pressa le pas. De retour à la maison, on monta sans bruit dans les chambres: le pépé s’était assoupi sur son poing, d’en haut, à côté de son bol de soupe. L’Adèle dormait peut-être déjà, à l’étage. » p. 98

« Mais la vieille maison résistait aux assauts. Elle gardait les secrets de la famille, telle une malle bien close, un cercueil, à la manière de chacun de ses hôtes, savoyards taiseux, portant le poids de la honte. On ne disait jamais un mot de trop. Chaque parole était patiemment pesée. L’Adèle avait toujours prôné le silence et la discrétion: « Derrière cises et buissons, faut pas dire sa raison», déclarait-elle. Il fallait mettre sous le boisseau tout ce qui était bizarre, tout ce qui sortait des sentiers battus. Cependant, un secret étouffé est comme un homme bâillonné qui veut crier justice; sa violence croît avec la rage de dire. Telle la maison, qui laissait suinter malgré elle des révélations sibyllines.» p . 169

Sarah Perret se présente:
« Je suis née le 1er octobre 1976 à Chambéry. Le premier livre que j’ai lu à 6 ans, offert par ma grand-mère, Les Malheurs de Sophie, m’a révélé la passion de ma vie : la littérature. À 11 ans, je savais qui je voulais devenir: un écrivain. Je lisais sans mesure : un livre par jour ; j’allumais ma veilleuse pour ne pas alerter mes parents. Le Grand Meaulnes, Pêcheur d’Islande et L’Âne Culotte ont été des éblouissements. J’ai passé mes étés d’adolescente à lire, avec pour discipline 100 pages par jour. En première, j’ai lu, parmi d’autres lectures, l’intégralité d’À la recherche du temps perdu. Je me suis d’ailleurs enfermée, pendant des années, au milieu de ces murailles de livres, devenues ma citadelle, ma tour d’ivoire. Parallèlement, j’écrivais (activité longtemps restée secrète) : mon journal, des pastiches, des idées sur des bouts de papier, des débuts de roman, des lettres d’amour… Mes tiroirs en sont remplis.
Aujourd’hui encore, il ne m’est pas possible de vivre ma vie sans l’écrire. J’ai choisi des études de lettres modernes, qui m’ont conduite en hypokhâgne et khâgne au lycée Berthollet à Annecy et au lycée Lakanal, à Sceaux, pour une seconde khâgne, sur les traces d’Alain-Fournier. Depuis 1999, j’essaie de transmettre ma passion à mes élèves de lycée, et à mes étudiants.
Parmi mes réussites littéraires : j’ai été finaliste du prix de la nouvelle érotique 2017 et ma nouvelle Sparagmos a été publiée dans le recueil Ta maîtresse, humblement (Au Diable Vauvert). Et j’ai soutenu une thèse en décembre 2020 à l’université Paul Valéry-Montpellier III: Édition critique des œuvres de Sarasin. »
Quand on interroge Sarah Perret sur son roman, elle explique que cette histoire la hante depuis une trentaine d’années: «La première version, écrite l’été de mes 16 ans, s’appelle Mon grand frère. En 2017, alors que ma mère exprimait son regret d’avoir perdu la demeure familiale, vendue lors du départ de mon grand-père en maison de retraite, j’ai eu de nouveau l’envie de réécrire cette histoire, en décrivant la vieille maison telle que mon souvenir la restituait, avec ses recoins, ses odeurs, et toutes les images des étés passés avec mes frères et mes cousins.
Je me suis imprégnée aussi de tous les récits de mes grands-parents, de mes parents. J’ai mêlé à mes propres rêveries des anecdotes familiales et locales, que j’ai transposées, romancées, découvrant parfois d’étranges coïncidences entre mes personnages « inventés » et des membres de l’arbre généalogique.
Ce roman, c’est le paradis ressuscité de l’enfance et d’un monde désormais perdu : celui de mes ancêtres, paysans de Chartreuse – des vies modestes, pétries d’humanité.»

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En salle

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En lice pour le Prix Médicis
En lice pour le Prix littéraire les Inrocks
En lice pour le prix du Premier Roman 2022
En lice pour le prix du Roman des étudiants France Culture-Télérama

En deux mots
Sur la route des vacances, l’arrêt au fast-food est une fête pour la narratrice et son frère. Ce qu’elle n’imagine pas, c’est qu’une dizaine d’années plus tard, elle sera employée dans cette même chaîne. Alors, elle connaîtra l’envers (l’enfer) du décor.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le roman du fastfood

La narratrice de ce premier roman original raconte son enfance marquée par les arrêts au fast-food sur la route des vacances et son travail dans cette même chaîne une dizaine d’années plus tard. Deux récits en parallèle et un contraste saisissant.

Toute la famille monte dans la Berlingo. C’est l’heure des vacances! Après une année à trimer à l’usine, elles sont bien méritées pour Jérôme, fier de pouvoir emmener Sylvie, son épouse et ses deux enfants, la narratrice et son frère Nico en Bretagne. Un voyage qui est aussi synonyme de sortie au restaurant. Et comme les moyens sont limités on choisira le moins cher, le fast-food. Mais pour les enfants, c’est un peu le paradis. Il y a même des jouets en prime!
Ce souvenir vient contraster avec une autre histoire de fast-food, une dizaine d’années plus tard. On y retrouve la narratrice, mais employée cette fois dans cette même chaîne. Sa formatrice a beau s’appeler Chouchou, il n’y a désormais plus rien de tendre dans cet endroit aux règles strictes, à la discipline de fer.
«Après trois semaines au drive, je suis désormais en salle, le royaume dont personne ne veut, constitué du lobby intérieur où mangent les clients, de la terrasse, des toilettes et du local poubelle. Je suis en salle parce que je viens d’arriver et que les nouveaux servent à être là où personne ne veut travailler. Je comprends que je vais rester à ce poste. Lorsque je sers un des plateaux posés sur le comptoir, je sais que les équipières de l’autre côté se sont battues pour être derrière le rectangle en béton du comptoir, planquées.»
L’envers du décor, c’est l’enfer. Avec sa hiérarchie du côté des exploités. Claire Baglin a eu la bonne idée de raconter cet esclavage moderne en le mêlant à la chronique familiale. Dans une ville de deux mille habitants le long d’un axe routier, «nous vivons au deuxième étage et, chaque soir, lorsque j’ouvre la fenêtre de ma chambre, ce roulement continu de camions me rappelle que je suis dans une ville de passage et que, dans la logique de ce mouvement, je partirai moi aussi.»
Aux cadences de l’usine et aux négligences concernant la sécurité viennent répondre les directives des manas (les managers) et leur surveillance constante, la pression du coup de feu ou encore les exigences de clients peu respectueux. Avec des deux côtés cette envie de bien faire qui peut ressembler à une soumission. Mais il faut bien faire bouillir la marmite.
C’est non sans une dose d’humour – celui du désespoir – que la primo-romancière dépeint l’aliénation par le travail. En détaillant les situations, en racontant les épisodes marquants au sein de son établissement, Claire Baglin n’a guère besoin de forcer le trait pour toucher juste. On ressent sa colère sans qu’elle ait besoin de l’exprimer. Depuis L’établi de Robert Linhart et À la ligne, les feuillets d’usine du regretté Joseph Ponthus, je n’avais pas lu un tel réquisitoire contre l’exploitation de l’homme par l’homme.

En salle
Claire Baglin
Éditions de Minuit
Premier roman
160 p., 16 €
EAN
Paru le 1/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une ville de 2000 habitants qui n’est pas précisément située. On y évoque aussi des vacances en Bretagne.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un menu enfant, on trouve un burger bien emballé, des frites, une boisson, des sauces, un jouet, le rêve. Et puis, quelques années plus tard, on prépare les commandes au drive, on passe le chiffon sur les tables, on obéit aux manageurs : on travaille au fastfood. En deux récits alternés, la narratrice d’En salle raconte cet écart. D’un côté, une enfance marquée par la figure d’un père ouvrier. De l’autre, ses vingt ans dans un fastfood, où elle rencontre la répétition des gestes, le corps mis à l’épreuve, le vide, l’aliénation.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Ulysse Baratin)
Diacritik (Johan Faerber)
Diacritik (Christine Marcandier)
France Culture (Affaire critique)
Blog Aline-a-lu (Aline Sirba)

Les premières pages du livre
« – Et pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? Je suppose que vous avez postulé partout, même chez nos concurrents.
La voiture ralentit et mon père met le clignotant à gauche.
Après une négociation d’une heure, la Berlingo passe enfin le portique et fait plusieurs tours avant de se stabiliser sur le parking. Mon père n’a pas retiré les clés que maman se retourne vers nous. Elle va prévenir, on y va mais c’est exceptionnel et surtout vous ne courez pas, vous ne criez pas. La portière arrière a déjà coulissé, nous sommes dehors. Nico court et passe une manche de manteau après l’autre. Ses lacets sont défaits, il les a dénoués quelques heures plus tôt, après la troisième halte autoroutière. Il faut se dépêcher avant que les parents ne changent d’avis, regrettent et nous rattrapent. Les lampadaires semblent s’allumer à mesure que nous nous approchons.
Très vite, je me fais distancer par Nico, soutiens la porte du regard. Mon nez coule sur ma bouche, de grosses larmes viennent remplir mes oreilles. Le logo lumineux jure que c’est ouvert et me rassure. Il dit on ne vous décevra jamais, on sera toujours là pour vous, partout. Je ne crois qu’en cette lumière qui vacille par intermittence.
Nico gravit les marches, son pied droit bute sur la dernière et son visage s’écrase contre la porte vitrée. Le nez dilaté il rit, je le rejoins. Les parents sont encore loin. Maman défait les manches du gilet autour de sa taille pour l’enfiler. Mon père déclenche la fermeture automatique de la voiture à distance, il appuie une fois, deux fois.
Nico les appelle, allez allez, et l’odeur de friture nous parvient à travers la porte, l’odeur de la fête, de la capitulation parentale.
– Non, non, je connais surtout votre chaîne. Les autres, je n’ai jamais essayé.
Nous entrons et à l’intérieur tout se complique. Le monde, la vache. Le hall est encombré et on ne sait pas où commander. C’est un dimanche soir, retour de vacances. Maman dit attendez mais c’est trop tard, Nico est déjà parti. Il se fraie un passage entre les gens, les écarte avec ses petites mains, pousse les rangées de jambes et les sacs tenus à bout de bras. Nico profite des brèches et je file derrière lui, me réduis à ses dimensions pour passer sans encombre, genoux fléchis, bras repliés le long du corps. J’avance mais contrairement à lui je m’excuse parce qu’on a trois ans d’écart. Nico trouve un espace vide et s’y jette, il sort de l’attroupement. Les néons l’éclairent et il finit par arriver aux caisses. On le renvoie faire la queue avec les parents.
Réfléchissez à ce que vous voulez manger pendant ce temps-là. Nico donne des coups de pied dans les serviettes roulées en boule. Quand il s’éloigne de nous et se rapproche du couple devant, comme s’il souhaitait changer de famille, les ongles de maman le ramènent. Je fixe gravement le porte-clés d’un sac à dos. Mon père a ouvert sa veste, il tripote sa sacoche et s’agace, je vois rien, c’est où les frites ? le prix c’est celui de droite ou de gauche ? Maman regarde autour d’elle comme si elle avait perdu quelqu’un. Les commissures de ses lèvres sont écarlates à cause du sel des chips. Lorsque le porte-clés avance et que je n’avance pas, elle me pousse de la main droite. Je regarde la nouvelle plaque au mur qui interdit de fumer, lis les petites lignes.
A la caisse, une dame à casquette noire pose quatre questions auxquelles mon père répond mais vous avez quoi ? Il se tourne vers maman qui hausse les épaules. Nico ne fait que sourire. Alors mon père me presse du regard, je dois décider. Sur les panneaux, les burgers, les menus, je ne les connais pas, les boissons brillent. A chaque question de la caissière, mon père répète, et en boisson ? et en dessert ? quel accompagnement ? Je m’en sors avec un menu enfant et un extraterrestre qui brille dans le noir.
Passé l’angoisse de la commande, Nico et moi guettons sa préparation derrière le comptoir. Nous crions par moments c’est celle-là, c’est celle-là, et enfin arrive le tour de mon père. Il répète alors, alors alors, et finit par demander des frites. La caissière se jette sur lui pour le manger tout cru. Elle lui propose le grand coca, le burger parfait pour les grosses faims et mon père répond c’est grand comment ? Il lutte à coups de portefeuille, mais ça coûte combien ? ah ouais peut-être pas ça alors. La dame s’accroche, si vous le prenez en menu vous l’aurez pour moins de dix euros. Mon père écarquille les yeux, les burgers ont trop de couleurs, il est sur le point de capituler mais résiste une dernière fois, je peux le prendre en normal ? Maman bâille et regarde sa montre qui retarde.
– Vous êtes sûre que vous allez vous réveiller ? Vous n’allez pas avoir de panne de réveil ?
Le directeur demande trois fois, peut-être quatre, et j’en viens à me poser la question sincèrement. Est-ce que je vais bien me réveiller et est-ce que je peux le promettre ? Le directeur est en face de moi, avec sa tête de trentenaire et sa légère moustache, celle qu’on peut se permettre de porter dans la restauration. Il a le regard narquois et attend que je réponde sans réfléchir. Il veut savoir qui je suis et à quoi je suis prête pour être à l’heure. Il attend que je parle d’honneur d’intégrer une équipe, d’intérêt pour, d’aptitude à. Sur sa feuille, il a commencé une liste à quatre items, c’est moi. Il a tracé un nouveau tiret, je dois lui donner quelque chose, et alors que je prononce une plaidoirie contre le sommeil, il me prend de court.
– D’accord, vous n’aimez pas les grasses matinées mais vous n’avez pas envie d’aller à la mer cet été ? De profiter de vos vacances ?
– Oui on prend les chèques-vacances monsieur.
Jérôme esquisse un sourire soulagé et ouvre la fermeture éclair de son sac. Un instant, il a vu les enfants en pleurs, sa femme qui lui dit t’es con Jérôme, t’aurais pu demander plus tôt franchement. Il a craint le retour jusqu’à la voiture, Nico qui menace de ne plus jamais manger de sa vie, et ce sera de votre faute, avant de pigner tout son saoul à la simple pensée d’une heure de plus sans repas. Il s’est imaginé conduire dans un silence complet, sans allumer la radio qui serait perçue comme une véritable provocation. Le silence se serait poursuivi jusque dans la cuisine, les enfants auraient avalé de grands verres d’eau pour faire passer les brocolis et leur déception aurait définitivement eu ce goût.
Puis Sylvie serait partie se coucher dans le canapé après avoir achevé la soirée comme on achève un animal en fin de vie, allez au dodo maintenant demain il y a école.
– Vous faites quoi comme études ? D’accord donc vous allez partir comme tous les autres pour la rentrée c’est ça ?
Le directeur prend un air mécontent. A ma réponse son sourire revient. En haut de sa fiche, il écrit mi-septembre et l’entoure deux fois. Je ne suis pas seulement dynamique, motivée et polyvalente comme les autres. Mi-septembre devient ma principale qualité. Mon dossier viendra se placer bien au-dessus des indécis, ceux qui ont vaguement évoqué qu’ils partiraient à la fin des vacances. J’ai l’impression que l’entretien va s’arrêter, qu’il va me mettre une casquette sur la tête et me présenter à mes nouveaux collègues mais je sens qu’il lui manque un élément pour être convaincu. Le stylo qu’il tient entre les doigts fait des moulinets, marque le décompte, et une famille passe à côté de notre table, les bras chargés de plateaux. Les enfants crèvent des ballons et veulent faire du toboggan. Je dois poser ma dernière carte.
– J’ai le permis B.
Là ! On s’installe là ! Les parents nous suivent jusqu’à une table de bar au milieu du restaurant. On jette nos manteaux sur les tabourets et ils retombent, on ouvre les emballages mais maman nous arrête, on va aux toilettes d’abord. Alors qu’on court vers la dernière étape qui nous sépare de la béatitude, maman parvient à retenir Nico par la manche. Il n’a plus rien d’humain. Ses cheveux sont ébouriffés par l’électricité statique du manteau retiré, ses joues sont rouges, ses lacets traînent encore au sol et son pull est à l’envers, l’étiquette luisante de salive. Son visage est une énorme contrariété, il est fou, il veut en finir. Dans ses yeux brillent encore les nuggets qu’il a entrevus. Je pousse la porte des toilettes et Nico la retient de toutes ses forces, nous crions parce que nos voix résonnent. Maman tient la porte derrière nous et se retourne, voit mon père attaquer ses frites, la lanière de sa sacoche enroulée deux fois autour de son poignet.

Nico est déjà loin, je rince mes mains et, en sortant, le battant que je pousse vient buter contre une plante verte, elle se renverse à demi. Derrière moi maman se fâche comme elle sait le faire dans les lieux publics, non mais c’est pas possible, fais attention un peu, un éléphant dans un magasin de porcelaine.
– Je dirai que mon principal défaut, c’est que je n’ai pas assez d’expérience.
– Arrêtez, arrêtez. Ce n’est pas un défaut, il faut bien commencer quelque part et ici vous êtes formés. Un défaut, donnez-moi un défaut, n’importe lequel, choisissez. Vous êtes impulsive ? Vous avez du mal à garder votre calme parfois ?
– Non, non.
– Vous n’avez pas peur du Covid, des maladies ?
– C’est pas ici que je l’attraperai plus qu’ailleurs.
– Bonne réponse. Vous êtes tête en l’air ? Vous avez tendance à oublier ?
– Non, enfin pas vraiment.
– Vous n’êtes pas dégoûtée par certaines tâches ? Ça ne vous dérange pas de sortir les poubelles ?
– Je le fais toutes les semaines chez moi.
– Il y a des gens que ça dégoûte.
– Non, pas moi.
– Je comprendrais si c’était le cas.
– Si j’y réfléchis bien… Non, ça ne me pose pas de problème.
– Donc vous n’avez pas de défaut, c’est ça que vous me dites ? Vous êtes parfaite comme moi alors ?
Lorsqu’on le rejoint, mon père a déjà fini toutes ses frites et maman le remarque, t’es pas chié, attention tes manches dans la sauce Nico. Les pailles sont plantées au centre des couvercles transparents, le coca vient nous piquer la gorge. Mon père commence son burger, buvez pas tout le coca les titis vous aurez plus faim après. Maman répartit les sauces dans les boîtes, se met du ketchup sur les doigts. Nico commence à construire le jouet, elle l’arrête, tu joueras à la fin du repas. Je suis silencieuse. Un nugget sur la langue, je sens la panure se décomposer, la sauce glisser et fondre. Les lampes suspendues font briller nos cheveux, nous créent des auréoles.
– Bon je vous cache pas que j’ai une centaine de candidatures sur mon bureau, sans parler de celles en ligne qui attendent et là je vois encore cinq candidates après vous.
Le directeur s’apprête à me demander ce qui me différencie, pourquoi on vous prendrait vous plutôt qu’une autre. Il ne suffit pas d’être véhiculée, d’habiter à cinq minutes et de quitter le poste plus tard que les autres candidats. Il faut aussi avoir envie qu’ils ratent leur entretien, souhaiter prendre leur place. Je cherche un synonyme de polyvalente et je ne trouve pas. Je ne peux quand même pas dire multifonction.
Alors vous êtes contents ? Nous sommes tous les quatre serrés autour de la table et toutes les cinq minutes mon père répète, alors vous êtes contents ? Nous sommes concentrés, personne ne doit nous déranger. La table glisse, traces de doigts, mayonnaise sur le bord du plateau. Maman rassemble les déchets à mesure que nous écartons les cadavres. Mon père raconte, la première fois que je suis entré dans un fastfood, j’étais encore en BTS, on aspirait les glaçons au bout de nos pailles et on soufflait pour qu’ils glissent dans les allées centrales, qu’est-ce qu’on se marrait. Il refait l’historique, les murs orange de la maternelle, les colles du petit séminaire, le bac pro élec’, les escaliers de la cité U d’Hérouville dévalés pour appeler ses parents d’une cabine téléphonique, il crie dans le combiné je veux rentrer à la maison, je vais péter les plombs. Sa mère est à une heure de là, essaie de le rassurer. Calme-toi un peu Jérôme, qu’est-ce que tu racontes, non tu vas pas mourir, tu vas passer ton BTS et trouver un petit boulot pas trop loin de la maison, c’est tout.
Lorsque tout est avalé, Nico et moi avons un hoquet de stupeur. On cherche dans le sachet la frite qui reste, la friture de nugget qu’on essaie de récupérer avec le bout du doigt humide. Alors vous êtes contents ?
– Bon j’ai écrit mi-septembre mais je peux écrire fin ? Ce serait bon pour vous de travailler jusqu’à cette période ?
– Oui, oui pourquoi pas.
– Parfait. Après vous pouvez me dire ça et démissionner quand vous voulez hein. »

Extrait
« Nous avons emménagé dans cette ville de deux mille habitants le jour où mon père y a trouvé un meilleur travail. L’appartement est aussi proche d’une campagne infinie que d’un axe routier fréquenté. Quand mon père parle du travail précédent, il dit Besnier ou Charchigné sans détailler davantage. Ça suffit pour expliquer ce qu’il faut fuir. Nous vivons au deuxième étage et, chaque soir, lorsque j’ouvre la fenêtre de ma chambre, ce roulement continu de camions me rappelle que je suis dans une ville de passage et que, dans la logique de ce mouvement, je partirai moi aussi. »

« Après trois semaines au drive, je suis désormais en salle, le royaume dont personne ne veut, constitué du lobby intérieur où mangent les clients, de la terrasse, des toilettes et du local poubelle. Je suis en salle parce que je viens d’arriver et que les nouveaux servent à être là où personne ne veut travailler. Je comprends que je vais rester à ce poste. Lorsque je sers un des plateaux posés sur le comptoir, je sais que les équipières de l’autre côté se sont battues pour être derrière le rectangle en béton du comptoir, planquées. »

À propos de l’auteur
BAGLIN_Claire_Mathieu_ZazzoClaire Baglin © Photo Mathieu Zasso

Claire Baglin est née en 1998. En salle est son premier roman. (Source: Éditions de Minuit)

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L’odeur d’un Père

 

En deux mots
C’est l’histoire d’une fille qui voit ses parents se déchirer puis se séparer. C’est l’histoire d’une adolescente qui part retrouver son père en Afrique. C’est l’histoire d’une écrivaine qui cherche à retrouver L’Odeur du père.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un père en pointillés

Catherine Weinzaepflen refait le chemin de la fille séparée de son père, de leurs relations compliquées, des découvertes et des incompréhensions. Un beau voyage, une belle histoire.

C’est un court roman qui raconte les souvenirs d’une fille de onze ans, d’une femme de quarante ans, d’une écrivaine de soixante ans. Onze ans, c’est l’âge qu’elle a lorsqu’elle débarque en Afrique équatoriale trois ans avant l’indépendance du pays qui deviendra la République de Centrafrique. Dans cet endroit à «la terre rouge, au fleuve immense et à la végétation intense» elle retrouve son père et sa compagne qui ressemble à l’Olive de Popeye. Une femme qui la déteste et avec laquelle elle va devoir composer. Et un père qu’elle n’arrive pas à cerner: «Quand j’ai onze ans je ne sais pas trop à quoi ça sert, un père. Toi tu as l’air de le savoir, moi j’ai beaucoup de mal à trouver une position de fille. Tout me semble faux: la façon dont tu me réprimandes, l’affection que tu revendiques comme un dû. Tu as l’air sincère, moi je ne sais plus qui je suis. Ce doit être le propre de l’adolescence de se construire secrètement, sans pouvoir dire sa pensée, sans pouvoir parler, alors que les parents ont sur nous pouvoir de vie et de mort.»
Alors, en cherchant une explication, elle revient sur ses premiers émois, sur sa prime enfance et ce souvenir de sa mère penchée sur un bidet et perdant son sang. Elle apprendra plus tard qu’il s’agissait d’un avortement. Quelques mois plus tard, les disputes au sein du couple vont mener au divorce. Quand, après un séjour dans les Vosges où sa mère dirigeait une colonie de vacances, elle regagne leur domicile, tout a disparu, y compris son père.
Elle grandira chez son oncle qui lui fera découvrir la littérature en lui racontant L’Odyssée, une formation culturelle qu’elle complètera des années plus tard avec des séances de cinéma hebdomadaires. Un bagage intellectuel qui lui permettra à quinze ans, d’être embauchée à l’Ambassade de France, chargée du tri des dépêches. Une première expérience professionnelle qui prendra fin trois plus tard, quand son père rentre en France pour ouvrir un garage dans le Roussillon.
Aujourd’hui, à soixante ans passés, elle a un regard nostalgique sur cette période. «Sans doute aurions-nous pu nous réconcilier de ton vivant si ta femme n’avait veillé à ce qu’il n’y eût aucun rapprochement entre nous, jamais. Aujourd’hui je me dis que si tu n’étais pas mort, je saurais t’aborder calmement, délestée de ma colère. Et je t’appellerais Fernand. Je ne m’adresserais plus à toi en t’appelant papa comme je m’efforçais de le faire, sans conviction, avec toujours la sensation d’un parler faux. Aujourd’hui j’ai une vie derrière moi, une vingtaine d’ouvrages publiés, et je ne sais pas ce que tu as pensé de mes premiers livres si jamais je t’en ai offert un. Black-out…»
Catherine Weinzaepflen aura trouvé dans l’écriture les passerelles susceptibles de lever ce Black-out, l’Indochine de Marguerite Duras se révélant proche de son Afrique. Qui donne au paradis perdu de l’enfance les couleurs et les parfums d’une époque révolue. Aujourd’hui, on sent la citoyenne du monde qu’elle est devenue, apaisée et même reconnaissante face à un père auquel elle offre ici un bel écrin, à l’image du paysage qui entoure le cimetière où il repose.

L’Odeur d’un père
Catherine Weinzaepflen
Éditions des Femmes
Roman
144 p., 12 €
EAN 9782721007339
Paru le 14/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, du côté de Strasbourg, dans les Vosges, à Lambesc, Perpignan et Canet-Plage, à Paris ainsi qu’à Marseille, Saint-Paul de Vence et enfin dans les Deux-Sèvres et en Afrique, à Fort-Lamy, Bangui et sur la route de Boali. On y évoque aussi les États-Unis et la Californie, l’Australie, le Moyen-Orient et la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan ainsi que les villes d’Hérat, de Kaboul, d’Istanbul et de Fethiye.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusque dans les années 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
Suivant la trace de sa mémoire olfactive, l’autrice fait ressurgir les fragments d’une enfance tiraillée entre plusieurs pôles. À l’âge de onze ans, elle quitte Strasbourg où sa mère s’est installée avec elle après avoir soudainement quitté le foyer conjugal, et se rend en Centrafrique pour passer les vacances scolaires dans la maison que son père partage avec sa nouvelle épouse au bord d’un lac. Quoi que jouissant de prérogatives coloniales, il y mène une vie simple. L’odeur du père est celle, opiniâtre et agressive, de l’aftershave Gillette Bleu mêlé à la lotion Pantène contre la chute de cheveux ; mais aussi, plus douce, la fragrance du savon Camay rose. Livre de réconciliation autant que « Lettre au père », ce récit à la première personne porte un regard rétrospectif humain sur le déclin d’une figure paternelle, sans en épargner les aspects les plus brutaux. À l’horizon, les vestiges du temps passé à Bangui, berceau d’une enfance africaine débordante de vitalité, à jamais présente dans la chair du souvenir.
« Quand j’ai onze ans je ne sais pas trop à quoi ça sert, un père. Toi tu as l’air de le savoir, moi j’ai beaucoup de mal à trouver une position de fille. Tout me semble faux: la façon dont tu me réprimandes, l’affection que tu revendiques comme un dû. Tu as l’air sincère, moi je ne sais plus qui je suis. » C.W.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Terres de femmes (Angèle Paoli)
Le Littéraire (Jean-Paul Gavard-Perret)
Blog Atelier du passage
Blog entre les lignes entre les mots (Didier Epsztajn)

Les premières pages du livre
« Quand j’ai onze ans la porte du Super G s’ouvre sur une chaleur qui coupe le souffle. Une chaleur humide qui ramollit la tête autant que le corps. Je marque un temps d’arrêt en haut de la passerelle. Je pense « cocotte-minute ». La vapeur qui s’en dégage lorsqu’on libère le bitoniau (un mot à toi). Je viens de passer deux jours et deux nuits d’un avion à l’autre, du nord au sud, Strasbourg/Paris/Marseille/Fort-Lamy/Bangui. L’Afrique c’est chez toi, tu me réceptionnes. Tu es en short, je découvre tes jambes cagneuses. Dans un petit aéroport réservé aux Blancs de la colonie, aéroport quasi familial, tout le monde se connaît. Les indépendances, ce sera trois ans plus tard, l’Afrique équatoriale deviendra République de Centrafrique avec les présidents Boganda, puis Bokassa – Bokassa qui se fit sacrer empereur. Tu m’accueilles joyeusement, à l’aise, volubile. À tes côtés D., ton épouse, qu’en secret j’appellerai Olive. Elle a exactement la tête de la femme de Popeye. Corsage blanc de dentelle, col montant, sans manches quand même, rentré dans une longue jupe plissée gris pâle, chaussures à talon, vernis à ongles rouge, un mix de pruderie et de féminité. Il fait incroyablement chaud, j’aime ça. Et tout me plaît dans ce pays à la terre rouge, au fleuve immense, à la végétation intense (c’est la saison des pluies). Sur le bord de la route, les huttes sont pour moi celles de Tintin au Congo. La maison se trouve au Km 15 sur la route de Boali, isolée. On ne dit pas propriété mais concession, un terrain concédé aux colons. La maison de plain-pied est toute en longueur. Façade ouest vers le fleuve où le soleil se couche. Façade est tournée vers le garage où tu travailles avec cinq ouvriers sous tes ordres. C’est de ce côté-là que nous sommes arrivés. On entre directement dans le living-room, très grand, tout en longueur comme la maison. Terrasse à l’arrière, du côté du fleuve. Vers la gauche, en enfilade, une chambre à coucher, puis une vaste salle de bains au sol en ciment avec une douche à l’italienne. Une salle de douche comme on en construit en Californie ou en Australie, des pays où je séjourne désormais avec une familiarité liée à cette enfance en Afrique. Nous visitons la maison de droite à gauche, tu ouvres la marche et je me demande où est ma chambre. La salle de bains se trouve à l’extrémité de la maison,
nous rebroussons donc chemin vers la droite, nous retraversons la chambre, puis le living. À l’autre extrémité de la maison, à l’opposé de la salle de bains, une cuisine, et dans la cuisine, un rideau qui sépare l’espace. Derrière le rideau, un lit : le mien. Je dors donc dans la cuisine. À l’arrière, depuis la terrasse, on voit le fleuve.
Une allée de sable parallèle à la maison est ombragée de grands arbres. Les fruits des manguiers y pourrissent au sol. Au-delà, une zone de fouillis végétal sépare la maison du fleuve. Régulièrement désherbé, un chemin carrossable, perpendiculaire à l’allée sableuse, traverse la zone de « matitis » reliant la maison à la piste qui longe le fleuve. On peut donc aussi arriver en voiture par là.
Quand j’ai onze ans je suis seule. Le matin tu pars travailler au garage, D. à son boulot de comptable à l’ambassade. Alphonse, le boy, n’a que quelques années de plus que moi, il est déjà marié et père. Je passe mes journées à côté de lui. Je vois Alphonse faire le ménage, la vaisselle, la cuisine, et se faire engueuler par D. parce que le résultat n’est pas équivalent à ce qu’elle aurait fait. Parfois je réussis à le débaucher pour qu’il me pousse sur la balançoire suspendue à un arbre de l’allée de manguiers. Alphonse appliqué à son travail repousse mes suppliques en riant et finit par céder en riant. Le jour où tu découvres qu’Alphonse est pour moi un compagnon, tu crises, tu hurles (heureusement le boy est rentré chez lui, au village, j’aurais honte de toi s’il t’entendait) et tu poses un interdit: pas question de familiarités avec le boy. Ce que tu entends par «familiarités» je ne le comprends pas vraiment mais soupçonne confusément que ta violence se nourrit de fantasmes sexuels. J’ai onze ans et je m’ennuie. Je fais passer le temps en me livrant à des jeux solitaires comme les itinéraires d’aveugle qui consistent à me déplacer sur un trajet donné dans la maison et autour de la maison en identifiant les odeurs.

De toute façon tout communique puisqu’il n’y a pas de vitres aux fenêtres. Odeurs putrides accentuées par la chaleur qui décompose tout végétal ou animal mort, odeurs magiques des fleurs et des fruits. Dans la salle de bains flotte le parfum du savon Camay rose, à moins que je ne commence mon périple tôt le matin lorsque tu viens de te raser et que l’odeur agressive de l’after-shave Gillette bleu le supplante. Le soir après ta douche, c’est la lotion Pantène pour les cheveux qui envahit la salle de bains, et peut-être as-tu raison de lui attribuer le pouvoir d’empêcher la chute des cheveux puisque tu es mort avec tous tes cheveux parmi lesquels de rares cheveux blancs. Autour de la douche, ça sent le moisi comme dans votre chambre où cette même odeur de champignon rivalise avec l’antimite que D. met dans l’armoire. Le living en revanche est quasiment sans odeur, son sol de ciment peint en rouge ne les retient pas, il y a des ouvertures partout, Alphonse passe la serpillière tous les jours. Dans la cuisine, les odeurs de friture m’empêchent de considérer la chambre que vous m’avez aménagée derrière un rideau comme une chambre. Je sors de la maison les yeux fermés, je longe le mur de bougainvillées sans odeur, quelques mètres plus loin l’odeur de fientes de poule m’indique que je suis à la hauteur du poulailler et juste après, celle des bananiers constitue la limite à ne pas franchir du côté du garage : terrain à peine débroussaillé, matitis infran¬chissables. Je contourne la maison et marque un temps d’arrêt à côté des daturas dont le parfum suave me ravit. La chaleur à cet endroit-là est la plus violente, qui me pousse vers l’arrière de la maison, à l’ombre des man-guiers où l’odeur des fruits blets tombés au sol délimite l’endroit que je préfère. Je me tourne vers le fleuve et rouvre les yeux. Là : des effluves de terre, de boue et d’eau qui stagnent tout au long des berges, contrées parfois par l’intense odeur des poissons qu’on vient de décharger d’une pirogue.
Quand j’ai onze ans ma poitrine se forme, visible sous mon T-shirt. Tu veilles au grain, c’est ce que tu te dis j’en suis sûre, en ton for intérieur, ce que je com¬prends des années plus tard en me rappelant la sur¬veillance serrée que tu m’infliges. D. en rajoute, qui s’offusque de la liberté dans laquelle ma mère m’élève, en France. Elle ignore que, chez moi, je peux traîner dans la rue jusqu’à ce que la nuit tombe, ma mère me fait confiance et elle a raison. Et si D. jubile lorsque tu me réprimes, ses raisons ne sont pas les mêmes que les tiennes. En Afrique je suis surveillée au point que vous lisiez mon courrier. Ainsi cet interrogatoire à propos de la lettre d’une copine dont l’enveloppe doublée recelait un mot à propos de « garçons » et de celui dont je suis amoureuse. C’est pour D. la preuve que (à onze ans) je suis une dévoyée. Je ne comprends pas l’opprobre et la violence qui me tombent dessus. Si je n’étais à dix mille kilomètres de chez moi je m’enfuirais pour rentrer à la maison. Ici je suis prisonnière. Dans mes lettres je mens à ma mère en lui faisant croire que tout va bien. Si je lui disais mon malheur, elle serait capable de venir me chercher. Plutôt que de pleurer ma mère je me défends de mes agresseurs, je me construis, me maintenant sur les bords glissants d’un abîme, car je ne sais rien de moi.
C’est mon corps surtout qu’on surveille: D. préconise soutien-gorge et gaine – une ceinture que les femmes portaient alors pour s’affiner la taille ou rétracter leur ventre distendu par les grossesses. Aberration pour une adolescente prépubère et sportive. C’est le corps de sa belle-fille que D. attaque, elle me déteste, je lui résiste. Toi tu fais ton coq entre ta femme et ta fille, D. décrète que je suis mal élevée. Je ne m’y trompe pas en considérant cela comme une offense à ma mère. Je n’ose pas lui dire: ma mère est belle, toi tu es laide. J’ai onze ans et déjà la conscience des phrases qui tuent.
Quand j’ai trois ans je joue seule dans la grande cour qui sépare la maison familiale du garage où tu officies. En barboteuse à smocks je tourne en rond sur mon tricycle (les photos), j’ai même deux tricycles puisqu’en plus du garage tu vends des bicyclettes dans le magasin qui donne sur la rue, de l’autre côté de la maison. Ma mère tient le magasin, abandonnant tâches ménagères ou enfant lorsque la sonnerie de la porte d’entrée retentit. J’ai deux tricycles et aucune occasion de partager mes jeux. Je suis seule, « enfant unique », un statut dont je tenterai toute ma vie de me disculper car je sens bien la stigmatisation qui s’articule autour de l’excès d’attention soi-disant accordé à l’enfant unique. Parmi les images de cette enfance, ma mère, toi, vos bagarres et moi. Je n’ai aucun souvenir d’amis, de visiteurs, et pourtant il devait y en avoir. Tu as toujours été sociable, drôle et généreux – ce sont les seules qualités que ma mère te reconnaît une fois que vous avez divorcé.
Quand j’ai deux ou trois ans, ma chambre se trouve au premier étage de la maison, séparée de la chambre des parents par la salle de bains. Il fait très noir dans ma chambre, j’entends d’énormes bruits d’eau en pleine nuit, j’escalade mon lit à barreaux et découvre ma mère assise sur le bidet, se vidant de son sang. Parmi les fragments de mémoire de ma petite enfance, il ne peut s’agir que d’un vrai souvenir et non d’une photo. Je comprendrai des années plus tard qu’il s’agit d’un avortement bricolé. Je t’ai entendu maintes fois t’auto-citer: «J’avais décidé que je n’aurais pas d’enfant tant que la guerre ne serait pas finie.» À la fin de la guerre, vous êtes mariés depuis sept ans, comment avez-vous fait pour éviter une grossesse ? Ma mère devenue infirmière après votre divorce « aide » certaines de ses amies. Je suis adulte lorsque je comprends qu’il lui arrive de pratiquer des avortements clandestins et l’enjoins d’arrêter en essayant de lui faire peur, en lui expliquant qu’elle risque la prison. Je parle à un mur. Il ne s’agissait pas chez elle de courage mais d’une curieuse indifférence à la loi, mêlée au désir d’aider autrui.

Quand j’ai onze ans je découvre l’Afrique. Un an plus tôt j’ai vu un film américain dans lequel une petite panthère est l’animal domestique d’une famille de Blancs au Kenya. Je t’écris que j’aimerais une panthère lorsque je viendrai te voir. C’est un singe qui m’attend. Tu m’expliques qu’une loi récente interdit d’adopter des fauves, il y a eu trop d’accidents. Ces animaux qui ressemblent à des chats peuvent se transformer en tueurs. Le singe est un ventre gris, il s’appelle Kiki, ce n’est pas moi qui lui ai donné ce nom. Je le traite comme un animal en peluche, lui confectionne des vêtements qu’il souille et m’insurge du fait qu’il refuse de jouer avec moi. Personne ne m’explique comment je pourrais l’apprivoiser. Parfois il découvre ses gencives en poussant de petits cris et Alphonse qui rit de tout et de rien me met soudain en garde, il me fait comprendre que le singe en colère est dangereux. D’ailleurs l’année suivante, lorsque je reviens et que je m’enquiers de Kiki, tu m’annonces qu’il a fallu s’en débarrasser, qu’il s’était mis à mordre. Je pense Forcément, moi aussi si je pouvais vous mordre… L’auras-tu tué avec ta carabine? Je préfère ne pas demander.
J’ai onze ans, tout est réglé au cordeau. Chaque soir au dîner il te faut ta Floraline, un bouillon épaissi de semoule grillée que tu assaisonnes de pili-pili. La première fois que je me sers de la bouteille de Viandox pour en mettre dans ma soupe, j’ai la bouche en feu. Le pili-pili, mixture de piment macéré dans du cognac a remplacé le Viandox. Ça vous fait beaucoup rire et moi ça me fait pleurer, ce qui vous fait encore plus rire. Je ne pleure pas comme lorsqu’on pleure sous l’effet des oignons, il y a dans ces pleurs que je fais passer pour une réaction mécanique, de l’humiliation et de l’impuissance.
Quand j’ai quatre ans vous vous séparez. Seul le récit de ma mère me donnera une version de votre divorce. Tu l’as défiée, elle a relevé le défi. Ma mère est d’un tempérament passif, elle n’aurait jamais osé prendre l’initiative d’une procédure de divorce (c’est du moins ce que je perçois du roman familial). Elle raconte que, l’été de mes quatre ans, elle accepte un poste de directrice de colonie de vacances dans les Vosges, déclarant que ce sera positif pour l’enfant que je suis, et pensant j’imagine que ce sera l’occasion d’un répit à vos sempiternelles disputes. J’ai le souvenir de l’une de ces scènes où, dans la cuisine, vous vous arrachez un sac à main en vernis noir, sorte de bourse à cordons dont tu veux voir le contenu alors que ma mère en pleurs s’y cramponne. La table de la cuisine est plus haute que moi, je suis tétanisée, vous avez oublié ma présence. Quelques jours après qu’elle a pris son poste de directrice de colonie de vacances, tu viens exiger qu’elle rentre à la maison faute de quoi tu demanderas le divorce. Elle a beau te dire qu’elle est tenue par un contrat, tu ne veux rien entendre. Après l’été, lorsque nous rentrons, la maison est vide, tu as tout vendu, et tu as donné ce que tu n’avais pas pu vendre. «Même mon linge de corps», avait-elle l’habitude de dire en racontant la violence que ç’avait été pour elle.
Quand j’ai douze ans tu me fais un cadeau. Tu t’es souvenu de mon intérêt pour les activités de ton ami P., taxidermiste, lorsque nous lui avons rendu visite l’année de mes onze ans: tu m’as fabriqué un filet à papillons et construit des étaloirs pour les naturaliser. Les étaloirs sont constitués de deux planchettes orientées à 45° sur lesquelles on fait sécher les ailes des papillons déployées, en les épinglant sous du papier à cigarettes. Tu sais tout fabriquer de tes doigts. Tu as donc étudié la taxidermie des papillons avec ton ami P. avant que je n’arrive. Il y a autour de la maison des papillons orange, jaunes, turquoise surtout. Je me livre à la chasse aux papillons, il fait une chaleur mortelle. Vous m’imposez le port d’un casque colonial dès que je mets le nez hors de la maison. Je le trouve ridicule et le rejette de la même manière que les ados en France sortent en T-shirt l’hiver pour s’opposer aux adultes et prouver qu’ils ne craignent rien. Mais, pour attraper les papillons, je me couvre la tête, faute de quoi, je l’ai expérimenté, je suis au bord de l’évanouissement tant le soleil est féroce. Au bout de trois semaines les papillons séchés sur les étaloirs sont figés pour l’éternité. Tu me fabriques une boîte au fond de laquelle tu déposes une couche de liège (destinée à planter les papillons dont une épingle traverse l’abdomen), couche de liège que tu as recouverte d’un tissu turquoise. Une fois que nous avons fixé mes papillons dans la boîte rectangulaire, tu la clos d’une vitre rendue étanche par un ruban de chatterton. Cinquante ans plus tard, la boîte à papillons est indemne et me donne à penser que tu m’as aimée. À ta façon.
Quand j’ai douze ans Saturnin, manœuvre au garage, vient se poster devant la maison. Il dit à Alphonse que c’est moi qu’il vient voir. Saturnin n’a pas d’âge ou s’il fallait lui en donner un, je dirais cent ans. Pygmée, il mesure environ un mètre vingt et son visage est plissé comme celui d’un Shar Pei, ces chiens tout en peau superflue. Chez Saturnin les plis du visage sont en courbes relevées car il sourit la plupart du temps ; et ses grosses lèvres découvrent des dents marron foncé colorées par je ne sais quelle plante qu’il mâchouille. Saturnin vient me montrer le serpent qu’il a neutralisé, un serpent de plus d’un mètre de long, un serpent dont je ne saurai jamais s’il était venimeux ou pas, mais vu la fierté de celui qui l’a tué, j’imagine que oui. Saturnin ne parle pas le français, il est venu m’offrir le spectacle de sa proie en supputant que la fille du patron, qui vit en France, n’a jamais vu de serpent et il a raison. Il tient le serpent mort vertical comme un bâton et il sourit de toutes ses dents avariées. Il y a dans son geste une telle générosité que je me sens enfin considérée dans ce lieu où la maîtresse de maison tente de me mortifier dès que tu as le dos tourné. D’ailleurs lorsque je te raconte la visite de Saturnin tu confirmes qu’il est venu de sa propre initiative. J’aimerais lui faire un cadeau, on m’en dissuade. Vous m’empêchez d’approcher les Africains, de quelque façon que ce soit. Lorsque D. m’emmène au marché du Centre, j’ai honte d’elle, de ses attitudes supérieures, de sa laideur. En fait j’ai honte d’être blanche. Les femmes africaines assises au sol avec quelques légumes déposés sur un tissu ou rassemblés dans une bassine en émail, harponnent le chaland, aussi volubiles qu’un attroupement d’agents de change. Elles parlent entre elles, indifférentes à ceux qui leur achètent leur marchandise. Elles ont l’air fortes, elles me fascinent et m’effrayent. Aujourd’hui je saurais leur parler mais je n’ai jamais pu retourner en Centrafrique, empêchée par les guerres. À Paris, dans le métro ou à Barbès, je retrouve les Africaines vêtues des mêmes boubous, coiffées du même morceau de pagne qui les enturbanne, avec leur bébé dans le dos comme elles font en Afrique. Rares sont celles qui utilisent une poussette qui apparaît alors comme un attribut erroné. Une faute de goût. En Afrique, tu reconnais la beauté des femmes, leur port royal. Alors que ma poitrine naissante m’incite à me voûter pour la cacher, tu ne cesses de me dire qu’il faut que je me tienne droite. Regarde les wallies! Tiens, pose une bouteille sur ta tête et marche avec. La bouteille se casse évidemment. Je ne comprends pas leur «truc». Elles font des kilomètres sur les pistes avec une bassine ou un fagot de bois, ou une bouteille verticale sur la tête.

Extraits
« Aujourd’hui, écrivant ce qui sera peut-être un livre, je suis traversée par un élan de tendresse à ton égard. Sans doute aurions-nous pu nous réconcilier de ton vivant si ta femme n’avait veillé à ce qu’il n’y eût aucun rapprochement entre nous, jamais. Aujourd’hui je me dis que si tu n’étais pas mort, je saurais t’aborder calmement, délestée de ma colère. Et je t’appellerais Fernand. Je ne m’adresserais plus à toi en t’appelant papa comme je m’efforçais de le faire, sans conviction, avec toujours la sensation d’un parler faux. Aujourd’hui j’ai une vie derrière moi, une vingtaine d’ouvrages publiés, et je ne sais pas ce que tu as pensé de mes premiers livres si jamais je t’en ai offert un. Black-out… Il devait bien en avoir trois ou quatre avant que tu ne meures et je n’ai que le vague souvenir d’une désapprobation mêlée à une sorte de fierté paternelle. » p. 31

« Quand j’ai onze ans je ne sais pas trop à quoi ça sert, un père. Toi tu as l’air de le savoir, moi j’ai beaucoup de mal à trouver une position de fille. Tout me semble faux: la façon dont tu me réprimandes, l’affection que tu revendiques comme un dû. Tu as l’air sincère, moi je ne sais plus qui je suis. Ce doit être le propre de l’adolescence de se construire secrètement, sans pouvoir dire sa pensée, sans pouvoir parler, alors que les parents ont sur nous pouvoir de vie et de mort. Lorsque tu parades avec moi au Grand Café, tu exprimes plus de conviction affective qu’en n’importe quelle circonstance avec ton épouse. Rien d’étonnant à ce qu’elle me haïsse. Entre elle et ma mère que je représente pour elle, je suis prise en otage. Mais j’aime l’Afrique, comme toi. Je ne saurai jamais comment tu as décidé de partir en Afrique. D’où te venait cette dimension d’aventurier. Tu es resté attaché à ton pays d’origine jusqu’à la fin. » p. 48

À propos de l’auteur

Catherine Weinzaepflen © Photo Jeremy Stiger

Née à Strasbourg où elle a passé son enfance et sa jeunesse, Catherine Weinzaepflen vit à Paris tout en voyageant régulièrement aux quatre coins du monde. Romancière et poète, elle est l’autrice d’une œuvre qui rassemble près d’une vingtaine de textes dont les premiers comme les plus récents ont été publiés aux éditions des femmes-Antoinette Fouque. (Source: Éditions des Femmes)

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Un monde à portée de main

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En deux mots:
Paula Karst part s’initier à l’art du trompe-l’œil à l’Institut supérieur de peinture de Bruxelles. Tout en travaillant d’arrache-pied, elle va se lier avec un groupe de personnes dont nous suivrons le parcours à l’issue de cette formation.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

L’enfance de l’art

Une fois encore, Maylis de Kerangal réussit le tour de force de nous faire découvrir un univers très particulier. Avec Paula Karst, elle nous invite à peindre des trompe-l’œil. Fascinant!

Pour les inconditionnels de la romancière, deux lignes suffiront: Si vous avez aimé les précédents romans de Maylis de Kerangal, vous aimerez celui-ci. Celle que Grégoire Leménager, dans L’Obs, appelle «la star du roman choral documentaire» réussit à nouveau son pari, nous faire découvrir un univers particulier. Cette fois nous partageons le quotidien d’une artiste – même si la responsable de son école lui préfère le terme d’artisan – avec tous ces détails qui «font vrai» et qui donnent au récit sa densité, sa profondeur.
Au moment où s’ouvre le roman, Paula Karst s’apprête à rejoindre des camarades de promotion dans un restaurant parisien. Des retrouvailles qui la réjouissent, car cela fait de longs mois qu’elle n’a pas revu Kate l’Écossaise et Jonas le rebelle. Et même si son corps réclame un pei de repos, elle va aller jusqu’au bout de la nuit pour se rappeler le temps passé à l’Institut supérieur de peinture de Bruxelles et découvrir quels sont les chantiers qui les occupent désormais.
Nous voici donc à l’automne 2007 rue du Métal, à Bruxelles. Pour Paula, c’est un peu la formation de la dernière chance, car elle cherche encore sa voie. Et après quelques jours, elle a du reste bien envie de laisser tomber. Car ce n’est pas tant l’inconfort de sa colocation – dans un appartement difficile à chauffer – qui la dérange que l’énorme charge de travail. La prof au col roulé noir a vite fait de leur expliquer qu’ils ne pourront réussir qu’à force de travail, d’imprégnation, de reproduction sans cesse recommencée, de méticulosité et de connaissance sur les matériaux, les textures, les techniques.
Finie l’image de l’artiste devant son chevalet se laissant guider par l’inspiration. Ici le travail est d’abord physique. Éreintant. Absolu. Pour pouvoir devenir une bonne peintre en décor, il faut qu’elle connaisse la nomenclature des différents marbres, qu’elle sache distinguer les essences d’arbres, qu’elle comprenne comment se forment et se déplacent les nuages. Mais aussi de quoi sont faits les différents spigments, comment réagissent les peintures sur différents supports, quel pinceau, quelle brosse, quel instrument provoque quel effet. Les journées de travail font jusqu’à dix-huit heures.
Tous les élèves qui choisissent de poursuivre la formation vont se rapprocher, sentant bien que la solidarité et l’entraide sont aussi la clé du succès.
Pour Paula qui est fille unique, la formation au trompe-l’œil est d’abord une formation à regarder, à se regarder, à regarder les autres. Il n’est du reste pas anodin qu’elle soit affectée d’un léger strabisme.
Elle va voir autrement, autrement dit s’émanciper, se rendre compte qu’il y a là Un monde à portée de main. Sa conquête commence à la sortie de l’école lorsqu’une voisine lui demande de peindre un ciel au plafond de la chambre de son enfant. Un premier contrat qui va en entraîner un autre jusqu’au jour où elle est appelée en Italie pour un décor imitant le marbre qui va forcer l’admiration. De Turin elle partira pour Rome où les studios de Cinecittà l’attendent. De là on va faire appel à alle pour les décors d’une adaptation d’Anna Karénine à Moscou.
Maylis de Kerangal choisit de ne pas lui laisser la bride sur le cou. Elle enchaîne les contrats, détaille le travail et nous offre par la même occasion une leçon magistrale et minutieuse qui va faire appel à tous nos sens.
Mais le clou du spectacle reste à venir, si je puis dire. On recherche une équipe capable de relever le défi artisitque et scientifique du projet Lascaux 4 : reproduire avec précision les desssins des célèbres grottes pour pouvoir offrir au public l’illusion de se promener dans la «chapelle Sixtine de l’art pariétal».
Voilà Paula confrontée aux premières œuvres d’art. Et nous voilà, heureux lecteurs, témoins d’une histoire pluri-millénaire aussi vertigineuse que l’amour fou. C’est tout simplement magnifique!

Un monde à portée de main
Maylis de Kerangal
Éditions Verticales
Roman
285 p., 20 €
EAN : 9782072790522
Paru le 16 août 2018

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris puis à Bruxelles, à Moscou, Turin, Rome avant de revenir en France, à Montignac en Dordogne.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Paula s’avance lentement vers les plaques de marbre, pose sa paume à plat sur la paroi, mais au lieu du froid glacial de la pierre, c’est le grain de la peinture qu’elle éprouve. Elle s’approche tout près, regarde: c’est bien une image. Étonnée, elle se tourne vers les boiseries et recommence, recule puis avance, touche, comme si elle jouait à faire disparaître puis à faire revenir l’illusion initiale, progresse le long du mur, de plus en plus troublée tandis qu’elle passe les colonnes de pierre, les arches sculptées, les chapiteaux et les moulures, les stucs, atteint la fenêtre, prête à se pencher au-dehors, certaine qu’un autre monde se tient là, juste derrière, à portée de main, et partout son tâtonnement lui renvoie de la peinture. Une fois parvenue devant la mésange arrêtée sur sa branche, elle s’immobilise, allonge le bras dans l’aube rose, glisse ses doigts entre les plumes de l’oiseau, et tend l’oreille dans le feuillage.»

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Culturebox (Laurence Houot)
Télérama (Marine Landrot)
La Croix (Pascal Ruffenach)
Le Temps (Lisbeth Koutchoumoff)
L’Humanité (Alain Nicolas)
En attendant Nadeau (Norbert Czarny)
Blog Mes p’tis lus
Blog Les livres de Joëlle
Diacritik (Jean-Marc Baud)


Maylis de Kerangal présente Un monde à portée de main. © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
Paula Karst apparaît dans l’escalier, elle sort ce soir, ça se voit tout de suite, un changement de vitesse perceptible depuis qu’elle a claqué la porte de l’appartement, la respiration plus rapide, la frappe du cœur plus lourde, un long manteau sombre ouvert sur une chemise blanche, des boots à talons de sept centimètres, et pas de sac, tout dans les poches, portable, cigarettes, cash, tout, le trousseau de clés qui sonne et rythme son allure – frisson de caisse claire –, la chevelure qui rebondit sur les épaules, l’escalier qui s’enroule en spirale autour d’elle à mesure qu’elle descend les étages, tourbillonne jusque dans le vestibule, après quoi, interceptée in extremis par le grand miroir, elle pile et s’approche, sonde ses yeux vairons, étale de l’index le fard trop dense sur ses paupières, pince ses joues pâles et presse ses lèvres pour les imprégner de rouge, cela sans prêter attention à la coquetterie cachée dans son visage, un strabisme divergent, léger, mais toujours plus prononcé à la tombée du jour. Avant de sortir dans la rue, elle a défait un autre bouton de sa chemise : pas d’écharpe non plus quand dehors c’est janvier, c’est l’hiver, le froid, la bise noire, mais elle veut faire voir sa peau, et que le vent de la nuit souffle dans son cou.
Parmi la vingtaine d’élèves formés à l’Institut de peinture, 30 bis rue du Métal à Bruxelles, entre octobre 2007 et mars 2008, ils sont trois à être restés proches, à se refiler des contacts et des chantiers, à se prévenir des plans pourris, à se prêter main-forte pour finir un travail dans les délais, et ces trois-là – dont Paula, son long manteau noir et ses smoky eyes – ont rendez-vous ce soir dans Paris.
C’était une occasion à ne pas manquer, une conjonction planétaire de toute beauté, aussi rare que le passage de la comète de Halley ! – ils s’étaient excités sur la toile, grandiloquents, illustrant leurs messages par des images collectées sur des sites d’astrophotographie. Pourtant, à la fin de l’après-midi, chacun avait envisagé ces retrouvailles avec réticence : Kate venait de passer la journée perchée sur un escabeau dans un vestibule de l’avenue Foch et serait bien restée vautrée chez elle à manger du tarama avec les doigts devant Game of Thrones, Jonas aurait préféré travailler encore, avancer cette fresque de jungle tropicale à livrer dans trois jours, et Paula, atterrie le matin même de Moscou, déphasée, n’était plus si sûre que ce rendez-vous soit une bonne idée. Or quelque chose de plus fort les a jetés dehors à la nuit tombée, quelque chose de viscéral, un désir physique, celui de se reconnaître, les gueules et les dégaines, le grain des voix, les manières de bouger, de boire, de fumer, tout ce qui était en mesure de les reconnecter sur-le-champ à la rue du Métal.
Café noir de monde. Clameur de foire et pénombre d’église. Ils sont à l’heure au rendez-vous, les trois, une convergence parfaite. Leurs premiers mouvements les précipitent les uns contre les autres, étreintes et vannes d’ouverture, après quoi ils se frayent un passage, avancent en file indienne, soudés, un bloc : Kate, cheveux platine et racines noires, un mètre quatre-vingt-sept, des cuisses bombées dans un fuseau de slalomeuse, le casque de moto à la saignée du coude et ces grandes dents qui lui font la lèvre supérieure trop courte ; Jonas, les yeux de hibou et la peau grise, des bras comme des lassos, la casquette des Yankees ; et Paula qui a déjà bien meilleure mine. Ils atteignent une table dans un coin de la salle, commandent deux bières, un spritz – Kate : j’adore la couleur –, puis enclenchent aussitôt ce mouvement de balancier continuel entre la salle et la rue qui cadence les soirées des fumeurs au café et sortent la cigarette au bec, le feu au creux du poing. Les fatigues de la journée disparaissent dans un claquement de doigts, l’excitation est de retour, la nuit s’ouvre, on va se parler.
Paula Karst, honneur à toi qui es de retour, décris tes conquêtes, raconte tes faits d’armes! Jonas craque une allumette, son visage faseye une fraction de seconde à la lueur de la flamme, sa peau prend l’aspect du cuivre, et dans l’instant Paula est à Moscou, la voix rauque, revenue dans les grands studios de Mosfilm où elle a passé trois mois, l’automne, mais au lieu d’impressions panoramiques et de narration vague, au lieu d’un témoignage chronologique, elle commence par décrire le salon d’Anna Karénine qu’il avait fallu finir de peindre à la bougie, une panne d’électricité ayant plongé les décors dans le noir la veille du premier jour du tournage; elle démarre lentement, comme si la parole accompagnait la vision en traduction simultanée, comme si le langage permettait de voir, et fait apparaître les lieux, les corniches et les portes, les boiseries, la forme des lambris et le dessin des plinthes, la finesse des stucs, et dès lors le traitement si particulier des ombres qu’il fallait étirer sur les murs ; elle décline avec exactitude la gamme de couleurs, le vert céladon, le bleu pâle, l’or et le blanc de Chine, peu à peu s’emballe, front haut et joues enflammées, et lance le récit de cette nuit de peinture, de cette folle charrette, détaille avec précision les producteurs survoltés en doudoune noire et sneakers Yeezy chauffant les peintres dans un russe qui charriait des clous et des caresses, rappelant qu’aucun retard ne serait toléré, aucun, mais laissant entrevoir des primes possibles, et Paula comprenant soudain qu’elle allait devoir travailler toute la nuit et s’affolant de le faire dans la pénombre, sûre que les teintes ne pourraient être justes et que les raccords seraient visibles une fois sous les spots, c’était de la folie – elle se frappe la tempe de l’index tandis que Jonas et Kate l’écoutent et se taisent, reconnaissant là une folie désirable, de celle qu’ils s’enorgueillissent eux aussi de posséder –; puis elle déplie encore, raconte sa stupéfaction de voir débarquer dans la soirée une poignée d’étudiants, des élèves des Beaux-Arts que le chef déco avait embauchés en renfort, des volontaires talentueux et dans la dèche, certes, mais bien partis pour tout saloper, du coup cette nuit-là c’est elle qui avait préparé leurs palettes, agenouillée sur le sol plastifié, procédant à la lumière d’une lampe d’iPhone que l’un d’entre eux dirigeait sur les tubes de couleurs qu’elle mélangeait en proportion, après quoi elle avait assigné à chacun une parcelle du décor et montré quel rendu obtenir, allant de l’un à l’autre pour affiner une touche, creuser une ombre, glacer un blanc, ses déplacements à la fois précis et furtifs comme si son corps galvanisé la portait d’instinct vers celui ou celle qui hésitait, qui dérivait, de sorte que vers minuit chacun était à son poste et peignait en silence, concentré, l’atmosphère du plateau était aussi tendue qu’un trampoline, ferlée, irréelle, les visages mouvants éclairés par les chandelles, les regards miroitants, les prunelles d’un noir de Mars, on entendait seulement le frottement des pinceaux sur les panneaux de bois, les chuintements des semelles sur la bâche qui recouvrait le sol, les souffles de toutes sortes… »

Extrait
« Elle s’applique chaque soir à reprendre la leçon, consignant chaque étape, isolant chaque geste, dépliant tout le processus jusqu’à pouvoir l’égrener à voix haute, le réciter par cœur, comme un poème, après quoi elle se laisse tomber en arrière sur son lit, le souffle court.
Elle apprend à voir. Ses yeux brûlent. Explosés, sollicités comme jamais auparavant, soit ouverts dix-huit heures sur vingt-quatre – moyenne qui inclura par la suite les nuits blanches à travailler, et les nuits de fête. Le matin, ils clignent sans cesse comme si elle était placée en pleine lumière, les cils vibrant continuellement, des ailes de papillon, mais passé le coucher du soleil, elle les sent faiblir, son œil gauche cloche, il verse sur le côté comme on s’affaisse sur un talus d’herbe fraîche au bord du chemin. Elle les soigne, rince ses paupières à l’eau de bleuet, y dépose des sachets de thé congelé, essaie des gels et des collyres mais rien ne vient apaiser la sensation d’yeux tirés, secs, de pupilles rigides, rien ne vient empêcher la formation de cernes bruns et durables – un marquage au visage, le stigmate du passage et de la métamorphose. Car voir, sous la verrière de l’atelier de la rue du Métal, défoncée dans les odeurs de peinture et de solvants, les muscles douloureux et le front brûlant, cela ne consiste plus seulement à se tenir les yeux ouverts dans le monde, c’est engager une pure action, créer une image sur une feuille de papier, une image semblable à celle que le regard a construite dans le cerveau. » p.54

À propos de l’auteur
Maylis de Kerangal est l’auteure de cinq romans aux Éditions Verticales, notamment Corniche Kennedy (2008), Naissance d’un pont (prix Médicis 2010, prix Franz-Hessel) et Réparer les vivants (2014, dix prix littéraires), ainsi que de trois récits dans la collection «Minimales»: Ni fleurs ni couronnes (2006), Tangente vers l’est (2012, prix Landerneau) et À ce stade de la nuit (2015). (Source : Éditions Verticales)

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La désertion

LAMBERT_La-dersertion

En deux mots:
Au sein d’une entreprise qui comptabilise les morts, Eva Silber est de plus en plus mal à l’aise. Jusqu’au jour où elle décide de disparaître, laissant sa collègue, son patron, son amant dans l’expectative.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Eva brille par son absence

Pour son troisième roman Emmanuelle Lambert nous livre quatre versions d’un fait divers «parlant»: la disparition subite d’une jeune femme. Étonnant et dérangeant.

Ce roman pourra, je le concède, déconcerter certains lecteurs. Ceux qui n’apprécieront pas la virtuosité et la poésie d’un récit qui ne traite pas d’autre chose que du vide, de l’absence, de la disparition. Les autres vont se régaler de ce fait divers et des perspectives vertigineuses qu’il implique, historiques, sociologiques, criminelles et romanesques. Un petit clic sur la page Wikipédia conscrées aux disparitions inexpliquées pourrait suffire à vous en convaincre. Mais venons-en à l’énigme Eva Silber.
Cette jeune femme n’a rien de particulier, sinon son statut d’observatrice d’un microcosme bien particulier: la grande entreprise qu’elle vient d’intégrer. Elle voit ce que les employés qui sont déjà là depuis des années ne voient plus parce qu’ils ont déjà intégré cette façon de fonctionner, à savoir le harcèlement permanent du chef de service dont l’activité préférée est l’espionnage. Les informations qu’il rassemble lui permettant ensuite de se consacrer à son petit jeu pervers. Aux allusions explicites il ajoutera la séance de masturbation en pensant à la «petite nouvelle».
Qui ne se laisse pas perturber pour autant, à moins qu’elle n’extériorise pas sa frustration. Même pour ses collègues, elle reste assez secrète et préfère écouter plutôt que de parler, laissant les discussions autour des séries télé, de la meilleure façon de cuire le potiron ou de payer ses impôts à ceux qui aiment parler, surtout lorsqu’ils ne connaissent rien au sujet. Son jeu à elle consiste à tenter de remettre un peu d’humanité dans une société où l’on répertorie les décès pour établir des statistiques et des modèles optimisant les rendements. La transgression suprême pour Eva vient le jour où elle décie d edonner un prénom à l’un de ces numéros. Un enfant mort qui va l’accompagner jusqu’à ce jour où… elle ne réapparaît pas.
La construction du roman est alors polyphonique. Les chapitres s’intitulent Franck, Marie-Claude, Paul et Eva. Quatre parties pour autant de versions tentant d’expliquer cette disparition. De leur point de vue, le patron, la collègue, l’amant comprennent qu’ils ne comprennent pas, qu’il est impossible de disparaître comme ça, qu’on ne saurait déserter. Du coup, c’est bien Eva qui aura le dernier mot, qui va briller par son absence.

La désertion
Emmanuelle Lambert
Éditions Stock
Roman
traduit de l’anglais (États-Unis) par
160 p., 15 €
EAN : 9782234084957
Paru le 17 janvier 2018

Ce qu’en dit l’éditeur
« Le premier jour d’absence il était descendu à l’heure du déjeuner pour l’attendre dans le parc, caché derrière l’arbre d’où il observait la sortie de ses subordonnés. Il avait ensuite vérifié les registres de la badgeuse. Aucune trace d’elle. » Un jour, Eva Silber disparaît volontairement. Pourquoi a-telle abandonné son métier, ses amis, son compagnon, sans aucune explication? Tandis que, tour à tour, ses proches se souviennent, le fait divers glisse vers un récit inquiétant, un roman-enquête imprévisible à la recherche de la disparue.

Les critiques
Babelio
La Croix (Patrick Kéchichian)
RTS (émission Versus-lire – Sylvie Tanette)
Page des libraires (Anaïs Ballin – Librairie Les mots et les choses, Boulogne-Billancourt)
Salon littéraire l’internaute (François Xavier)
Blog DOMI C LIRE 
Blog Entre les lignes (Bénédicte Junger)
Blog À l’ombre du noyer
Le nouveau blog littéraire de Pierre Ahnne

Les premières pages du livre:
« Toute organisation humaine appelle une verticalité.
Toute association de personnes étant faite de leurs humeurs, de leurs incohérences, de leurs hauts et de leurs bas et de leur vanité et surtout, la plaie des plaies, de leur opinion, toutes ces personnes, lorsqu’elles sont réunies dans un but productif, ont besoin d’instances supérieures, rationnelles, décisionnaires, pour donner forme et nécessité à leur agrégat.
Il le croyait, il le savait.
Et quand bien même ces fonctions d’encadrement sont remplies par des êtres de chair, avec leur psychologie et leurs sentiments – avec leurs limites –, elles sont nécessairement inhumaines. Ou plutôt, non humaines. Ou encore, hors humaines.
Chaque matin, face au miroir, il se disait : « J’incarne l’ordre nécessaire à nos missions », avec une variante : « La mission est belle, elle est noble. » Et tous les matins, il se rêvait l’incarnant toujours plus, toujours moins humain, dissous dans l’idée de lui-même jusqu’à la disparition finale de son être réel.
Il le savait, cela lui convenait. Sans ordre, pas de société, pas de progrès, pas de réalisations ; une bouillie dépourvue de destination ; une purée de chaos. Cela lui convenait, même, cela lui plaisait. Il était un Cavalier luttant contre l’Apocalypse de la confusion.
Il exultait à l’idée de bientôt se fondre dans le tout d’une vie (par vie, entendez la vie à la grande échelle, la vie sur terre et non ce qu’il tenait pour ses irruptions aléatoires, les êtres humains) dont les mouvements seraient tous prévisibles et donc, encadrés – par des gens comme lui, des fantassins de la raison. Croyant sans Église, il se savait répondre à une autorité supérieure lui conférant une puissance secrète. Sa fonction était sacrée. Sans lui, pas d’ordre. Pas d’organisation. Ceux qui l’avaient recruté ignoraient la part mystique de son être ; lui, avait des renseignements sur tous.

Le soir, chez lui, il s’enfermait dans son bureau et sortait une pile de pochettes d’un tiroir fermé à clé. Chacune portait le nom d’un salarié. À l’intérieur, les informations avaient été écrites à la main, sur de grandes feuilles à carreaux. Il était soucieux d’éviter tout archivage numérique qui aurait pu le dévoiler et, le dévoilant, le compromettre.
Il glanait les renseignements dans la journée. Il écoutait leurs conversations téléphoniques l’air distrait, en fouillant dans des papiers ou en faisant semblant de chercher dans les bases de données. Il laissait traîner son attention jusqu’à entendre la note dissonante, celle de l’erreur ou de la maladresse qu’il décrivait dans des mails adressés à la direction sur le ton de la plaisanterie plus que de la délation ; elle en accusait réception sans commentaire, c’était toujours bon à prendre.
Tous les soirs, après dîner, il s’enfermait pour reporter les observations du jour, transférer photos et enregistrements depuis son téléphone sur un ordinateur portable qu’il n’avait jamais connecté à internet. Valérie ne posait pas de questions. Tous les soirs, il écrivait à son bureau et la petite lampe à capot vert, comme il en avait vu dans les bibliothèques, éclairait les dossiers. À mesure que le jour faiblissait, son halo les faisait luire d’une lumière presque surnaturelle.

Aujourd’hui il avait su qu’il ne fallait pas la chercher. Cela faisait plus d’un an qu’il l’avait recrutée. Ces trois dernières semaines, elle n’était plus venue. Elle ne reviendrait pas.
Le premier jour d’absence il était descendu à l’heure du déjeuner pour l’attendre dans le parc, caché derrière l’arbre d’où il observait la sortie de ses subordonnés. Il avait ensuite vérifié les registres de la badgeuse. Aucune trace d’elle.
Le soir même il avait écrit la date du 8 septembre 2010 sur l’une des feuilles du dossier secret d’Eva Silber. Il avait ensuite rassemblé les renseignements la concernant en commençant par l’enregistrement de son entretien d’embauche, qu’il avait entrepris de transcrire sur les grandes feuilles à carreaux.
Sa voix, à lui, disait qu’elle devrait s’insérer dans une chaîne d’actions qui commençait entre la fin d’une vie et le début de sa conversion en données administratives.
Il en égrenait les étapes lentement. On meurt ; le médecin remplit un certificat de décès qui comporte deux parties. La première est destinée à la mairie de la commune où l’on est mort, pour qu’elle puisse délivrer le permis d’inhumer – on y trouve les éléments d’identité, le domicile, la date et l’heure du décès et des informations sur les opérations funéraires. La seconde est anonyme – on y trouve les informations de localisation et des renseignements médicaux. »

Extrait
« Quatre jours après sa disparition, il s’était rendu en bas de son immeuble. Il était resté longtemps immobile, face à la porte cochère ; elle n’était pas apparue. Il avait aussitôt regretté son inertie des premiers jours. Il était revenu le lendemain, le surlendemain et le jour d’après. Jamais elle n’était venue. Même, le cinquième jour, il s’était rendu dans le nord de Paris, en bas de chez l’homme qu’elle fréquentait et jusque chez qui, un soir, il l’avait suivie.
Il craignait alors que cette pute, cette petite misère stupide, ne se fût suicidée en laissant une lettre qui l’aurait accusé. Il avait souhaité mettre à profit les quelques jours restant avant le déchaînement administratif à venir (procédure de licenciement, signalement aux personnes disparues, enquête) pour tenter d’y voir clair, et peut-être la retrouver. »

À propos de l’auteur
Emmanuelle Lambert est écrivain et commissaire d’exposition. La désertion est son troisième roman. (Source : Éditions Stock)

Site Wikipédia de l’auteur

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Janvier

BOUISSOUX_Janvier

En deux mots :
Janvier est employé d’une grande entreprise qui ne lui confie plus de dossier et finit par l’oublier. Payé à ne rien faire, il va pouvoir prendre des initiatives et changer de vie.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Le vrai faux travail

Le monde du travail prend, sous la plume de Julien Bouissoux, une dimension aussi cocasse que dangereuse.

Commençons par lever toute ambiguïté : le titre de ce roman est celui du patronyme du narrateur et non celui d’un mois de l’année. Est-ce un hommage à Simenon? Toujours est-il que la psychologie de ce monsieur Janvier va recourir toute notre attention. Janvier vit seul, employé d’une grande entreprise. Seulement voilà déjà six mois que dans son bureau au fond d’une impasse il «n’avait reçu aucun nouveau dossier. Première étape avant qu’ils ne suppriment son poste, il en était persuadé. Pourtant, les semaines avaient passé, et ce qui n’était à l’origine qu’une hypothèse improbable s’était peu à peu imposé comme une évidence: ils l’avaient tout simplement oublié. Avec les restructurations, les déménagements successifs et les changements d’organigramme, Janvier avait fini par glisser sous le radar, petit point scintillant dont la lueur s’était estompée jusqu’à ce que plus personne n’y prête la moindre attention».
Mais comme il touche régulièrement son salaire, il continue régulièrement à venir au travail. Et comme il lui faut bien trouver de quoi s’occuper, une fois effectuée l’observation de son environnement du sol au plafond et après l’entretien méticuleux de sa plante verte, il feuillette une revue et notamment un article consacré à la Chine, usine du monde.
Il y découvre une photo de la chaine d’assemblage de sa photocopieuse et décide d’écrire à l’ouvrier qui l’a fabriquée : « Cher Wu Wen, D’avance pardonnez-moi si je ne suis pas le premier à vous écrire. Mais j’ai l’impression de ne pas avoir le choix. Quelque chose m’y pousse et ne me laissera pas en paix. Ce matin, chez le coiffeur, j’ai découvert que l’imprimante que j’utilise a été fabriquée par vous, ou du moins qu’elle est passée entre vos mains. Cher Wu Wen, j’ignore quel poste vous occupez dans la grande usine du monde mais – c’est indéniable – quelque chose fonctionne ici grâce à vous. » Un début de correspondance qui va lui ouvrir de nouveaux horizons. En prenant la plume, il se fait aussi poète à ses heures, en imaginant le travail du Chinois, il se voit déjà lui rendre visite. Mais il ne pousse pas seulement la porte d’une agence de voyage, mais aussi celle d’une agence immobilière, car il a envie d’un appartement plus petit, comme celui qui donne sur les voies ferrées et qui correspond davantage à ses modestes envies.
Car il s’imagine bien qu’un jour son aventure de salarié clandestin prendra fin. Quand arrive Jean-Chrysostome, un ex-collègue, il croit bien que c’est pour lui signifier la fin de la récréation. Mais il n’en est rien. Ce dernier lui offre simplement de partager son bureau le temps de retrouver du travail. Une belle occasion pour Janvier de montrer combien il est devenu un as de la simulation.
On l’aura compris, derrière la fable sociale, c’est la notion même de travail qui est ici interrogée. On pourra aussi y voir une illustration de la deshumanisation grandissante de nos sociétés où l’humain est relégué au rang de numéro, où la digitalisation, le rendement, la robotisation finissent par rendre possible de tels «oublis». Tel Don Quichotte, Janvier serait le grand pourfendeur de ce système, à la fois aussi inconscient et aussi idéaliste que le héros de Cervantès.
Bien entendu le pot aux roses va finir par être découvert, mais je vous laisse vous délecter des conséquences de la chose.
Julien Bouissoux a réussi, avec délicatesse et tendresse, à mettre le doigt sur les dérives d’un système et à démontrer par l’absurde que l’humain reste… humain, c’est-à-dire imprévisible et capable de se transformer et de s’adapter. Dérangeant au départ, Janvier s’avère au final plutôt réjouissant et toujours très divertissant.

Janvier
Julien Bouissoux
Éditions de l’Olivier
Roman
176 p., 16,50 €
EAN : 9782823611830
Paru le 4 janvier 2018

 

Ce qu’en dit l’éditeur
Au cours de la restructuration de la grande entreprise qui l’emploie, Janvier est oublié dans son bureau, au fond d’une impasse. Plutôt que de rester chez lui et être payé à ne rien faire, il décide de continuer à se rendre au travail pour y mener, enfin, une vie sans entrave. S’occuper de la plante verte, amorcer une correspondance avec un fournisseur, bénéficier de l’équipement pour s’essayer à la poésie… Mais combien de temps Janvier pourra-t-il profiter des charmes de la vie de bureau avant que la société ne retrouve sa trace ?
L’écriture sobre et précise de Julien Bouissoux explore la métamorphose d’un homme qui, par un étrange concours de circonstances, s’adonne enfin à l’existence idéale qu’il ignorait vouloir mener.

Les critiques
Babelio
En attendant Nadeau (Sébastien Omont)
Maze (Mathieu Champalaune)
Viveversa littérature.ch (Romain Buffat)
Le Temps (Julien Burri)
L’Usine nouvelle (Christophe Bys)
RTS (émission Versus-lire – Jean-Marie Félix)
Un livre, un jour 
Blog froggy’s delight 


Présentation de Janvier de Julien Bouissoux par Stefane Guerreiro et Stéphanie Roche © Production Librairies Payot

Les premières pages du livre:
« Six mois que Janvier n’avait reçu aucun nouveau dossier. Première étape avant qu’ils ne suppriment son poste, il en était persuadé. Pourtant, les semaines avaient passé, et ce qui n’était à l’origine qu’une hypothèse improbable s’était peu à peu imposé comme une évidence: ils l’avaient tout simplement oublié. Avec les restructurations, les déménagements successifs et les changements d’organigramme, Janvier avait fini par glisser sous le radar, petit point scintillant dont la lueur s’était estompée jusqu’à ce que plus personne n’y prête la moindre attention; les quelques employés qui avaient eu affaire à lui avaient été mutés ou remplacés par des plus jeunes. Personne ne se rappelait l’existence de ce bureau situé dans une impasse loin du siège acheté lors d’un creux de l’immobilier d’affaires et où l’on avait délégué une des innombrables activités de soutien de la firme, activité de soutien dont on venait de perdre la trace à l’occasion du dernier redécoupage.
Janvier le savait. Un jour quelqu’un pousserait la porte de cette ancienne boucherie et emporterait la lampe halogène, les classeurs métalliques, les deux fauteuils, la plante verte. Quelqu’un muni d’un papier où tout serait décrit: les numéros de série, le modèle d’ordinateur. Une lettre de licenciement suivrait, ou précéderait avec un peu de chance.
En prévision de cette dernière journée de travail, Janvier avait pris soin de ranger et d’étiqueter tous les dossiers, ce qui permettrait à un éventuel successeur de ne pas s’y perdre et faciliterait la tâche des déménageurs. Le jour en question, il n’aurait qu’à se lever et se diriger vers la porte, les adieux n’en seraient que plus faciles; il avait déjà rapporté chez lui ses rares effets personnels, plus quelques objets utiles comme une agrafeuse, des ciseaux, deux ramettes de papier, sa prime de licenciement en quelque sorte.
Au matin de chaque jour ouvrable, sans savoir si celui-ci, plutôt qu’un autre, serait son dernier au sein de l’entreprise, Janvier retournait à ce bureau fantôme, s’asseyait, sortait chercher un sandwich, éteignait ou allumait son ordinateur, sans fin, sans ordre, sans but.
Combien de temps passa ainsi? À quand remontait le dernier mémo envoyé? Le dernier rendez-vous reporté, agendé, puis reporté de nouveau? La dernière voix au téléphone? »

Extrait
« C’était un lundi et Janvier remarqua que ses cheveux avaient poussé. Il attrapa une mèche et tira dessus pour voir jusqu’où elle allait. Il pensa: « Il faut que j’aille
chez le coiffeur. Peut-être samedi », et puis il se reprit, presque étonné de cette pensée qui venait de surgir: et s’il y allait maintenant? Lundi était le jour de fermeture
de son coiffeur, mais il en connaissait un autre, juste en face de l’arrêt de bus et à côté de cette vitrine dans laquelle il avait lu la veille « Voyagez hors-saison: 50% sur toutes nos destinations ». Était-ce le salon de coiffure ou l’agence de voyages? Le monde était rempli de nouvelles possibilités. Le cœur de Janvier se mit à battre. »

À propos de l’auteur
Né en 1975, de nationalités suisse et française, Julien Boissoux a vécu successivement à Clermont-Ferrand, Rennes, Paris, Londres, Toronto, Seattle, Budapest, avant de revenir à Paris puis de s’établir en Suisse. Ecrivain et scénariste, il est l’auteur de plusieurs romans publiés au Rouergue, Fruit rouge (2002) et La Chute du sac en plastique (2003), puis Juste avant la frontière (prix Grand-Chosier 2004), Une Odyssée (2006) et Voyager léger (2008).
Auteur d’une douzaine de scénarios et d’adaptations pour le cinéma, il a notamment signé Les grandes ondes (à l’ouest), co-écrit avec Lionel Baier, qui fut son premier scénario porté à l’écran. Il est, par ailleurs, lauréat du Prix de la Fondation Edouard et Maurice Sandoz (FEMS) pour un projet dont les jurés ont relevé « la qualité du style, ainsi que l’originalité et la liberté de ton de l’extrait soumis à leur attention. En observateur attentif de ce qu’il nomme la tribu humaine, Julien Bouissoux s’abstient de juger notre société mais il entend en explorer certains aspects qui le passionnent, un peu à la façon d’un cinéaste ». (Source : romandesromands.ch/ et Éditions de l’Olivier)

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La rentrée n’aura pas lieu

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La rentrée n’aura pas lieu
Stéphane Benhamou
Éditions Don Quichotte
Roman
176 p., 00,00 €
EAN : 9782359495676
Paru en août 2016

Où?
Le roman se déroule en France, principalement dans le Sud du pays et à Paris, même si la première ville citée est Sainte-Menehould. On passe notamment par les péages autoroutiers ainsi que par les lieux de villégiature suivants : Lyon, Orange, Valence, Marseille, Castellane, Gardanne, Gap ou encore Millau, Virsac, Courchevel, Montagnac, Saint-Arnoult, Lançon, Châteauroux, Saintes, Saint-Martin-en-Ré, Cogolin, Eygalières, Le Luc, Biarritz-La Négresse, Agen-Porte d’Aquitaine, Montélimar-Nord, Nîmes-Ouest, Gallargues-le-Montueux, Cambarette Nord, Confrécourt. Bien entendu le PC routier de Rosny-sous.Bois y jour son rôle ainsi que Moustiers, au cœur des gorges du Verdon, qui devient le lieu symbolique de la résistance.

Quand?
L’action se déroule du 27 août au 15 septembre, dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Comme chaque année, pour les traditionnels retours des vacanciers, Bison futé avait prévu que les 26 et 27 août seraient des journées noires sur les routes. Mais aux péages, comme dans les gares et les aéroports, on ne vit personne revenir. Onze millions d’Aoûtiens avaient, semble-t-il, décidé de faire la rentrée buissonnière.
Cette année-là, sans se concerter, sans obéir au moindre mot d’ordre, 11 millions d’Aoûtiens ne reprirent pas le chemin du travail et de l’école à la fin août.
Pandémie de burnout face à la crise qui n’en finissait plus, au terrorisme qui, on ne cessait de le répéter, ne manquerait pas de frapper encore, abstention généralisée devant la menace de moins en moins fantôme d’une élection présidentielle terrifiante?
Tous ceux qui avaient l’habitude de chroniquer et de disserter doctement, observateurs et acteurs de la vie politique, économique et sociale, se trouvèrent aussi désemparés pour comprendre le phénomène que le gouvernement pour trouver des solutions à cette rentrée buissonnière.
Les patrons menacèrent de licencier en masse, les banques de bloquer les comptes des « déserteurs » et, passé le mouvement de sympathie amusée des premiers jours, l’agacement puis la colère s’emparèrent de ceux qui avaient repris le travail.
Les Aoûtiens, eux, ne demandaient chaque jour qu’un autre jour pour reprendre le souffle qui leur avait manqué quand il s’était agi de prendre le chemin du retour.
Objets de toutes les préoccupations, sujets des études les plus alarmantes et cibles des haines les plus féroces, les Aoûtiens découvraient un nouveau monde et une vie dont ils étaient privés jusqu’à cette rentrée.

Ce que j’en pense
***
Voilà une petite fable bien sympathique qui nous met une très grande partie des Français en scène. Je veux parler de tous ceux qui prennent leurs vacances en août et se donnent rendez-vous dans le Sud du pays. Pour son premier roman, Stéphane Benhamou a choisi de faire durer le plaisir en imaginant que ces aoûtiens décident de rester sur le lieu de villégiature au lieu de reprendre le chemin du bureau ou de l’école.
Du 27 août au 15 septembre, cette « parenthèse inattendue » a quelque chose de sympathique et d’effrayant. Après tout, qui n’a pas rêver de pouvoir prolonger ses vacances. Mais si des millions de personnes le font en même temps, cela pose quelques problèmes. Un premier rapport ministériel explique que la fin août n’a pas opéré « comme le sas habituel entre repos et travail. Quelque chose s’est déréglé dans la mécanique inexorable de la rentrée et a laissé une béance à sa place. Les gens ne veulent plus parler. Ils attendent chaque jour le lendemain pour gagner une nouvelle journée et se sentir plus forts. Septembre est un rivage que ne peut atteindre, pour l’instant, ce monde flottant. »
Michel Chabon, dont la profession consiste à rédiger les messages d’information sur les panneaux d’autoroute – et qui se retrouve du coup sans occupation en raison d’une circulation quasi inexistante – est chargé d’analyser cette « sorte de grève générale sans préavis ni revendication. »
Il se rend à Moustiers au bord du Verdon, devenu en quelques jours le lieu symbolique d’un mouvement qui met en cause la place du travail dans la société, les cadences infernales qui mènent au burn-out, l’exaspération face à une économie qui tourne au ralenti, la peur du terrorisme ou encore la démission du pouvoir.
De fait, au sommet de l’État, c’est la sidération qui domine et les solutions tardent à venir. « Ce qui se passe aujourd’hui est d’une gravité qu’il ne faut ni sous-estimer ni exagérer. » Du côté des patrons, des banquiers et des «rentrés» le ton est plus dur, les slogans plus directs. Il faut couper les vivres à ces dangereux sécessionnistes, avant qu’ils n’infestent la société avec ce «virus qui avait infesté le corps national en mai 1968 et dont l’organisme n’avait jamais pu guérir. »
D’un côté on ressort quelques tubes dont la bande son marque bien la volonté de profiter de l’arrière-saison, de l’Aquoiboniste de Gainsbourg à l’Auto-Stop de Maxime Le Forestier, de l’Été indien de Joe Dassin au Sud de Nino Ferrer, en passant par Le lundi au soleil de Claude François, tandis que de l’autre on réclame des licenciements en masse, l’arrêt des approvisionnements et le retrait de l’argent dans les distributeurs bancaires : « Pas de rentrée, pas d’argent. La peur va changer de camp. »
Michel, qui retrouve Martine, sa chef du personnel, allongée au bord de la rivière et pas forcément décidée à regagner son bureau, va devenir le porte-parole de ces aoûtiens qui hésitent entre déprime et révolution.
Si leur histoire va se terminer assez vite, elle nous aura permis de découvrir, sous couvert d’un conte bien enlevé, les racines du mal français, les arcanes de la politique, le jeu des extrêmes et une nouvelle sociologie du travail. Le tout en moins de 200 pages qui se lisent avec les images des dernières vacances et ce refrain tout aussi nostalgique en tête :
«Le lundi au soleil
C’est une chose qu’on n’aura jamais
Chaque fois c’est pareil
C’est quand on est derrière les carreaux
Quand on travaille que le ciel est beau…

68 premières fois
Blog motspourmots.fr  (Nicole Grundlinger)

Autres critiques
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Extrait
« Depuis le début des années soixante-dix, dans tous les ministères – celui de Michel, les Transports – comme à l’Intérieur et au Tourisme, on s’employait à disqualifier le « suivisme moutonnier » (le terme ne devait pas sortir dans des rapports destinés au public) qui voulait que tout le monde parte en même temps aux mêmes endroits. On lançait des campagnes d’information, finançait enquêtes et sondages pour rendre tendances d’autres destinations que le littoral. Les vacanciers modernes et responsables y auraient d’autres préoccupations et plaisirs que ceux de s’entasser sur les mêmes plages et de bouchonner ensemble sur les routes. Mais rien n’y faisait. On continuait à partir en masse au mois d’août – onze millions de Français en congés pour au moins trois semaines – et la France se complaisait dans cette vie ralentie.
Les bilans de la saison touristique étaient présentés avant même la fin août dans les ministères concernés. Et les conclusions, que son chef de service donnait à relire à Michel, se répétaient d’année en année : la masse ne savait pas vivre. Pour elle, on avait saccagé le littoral et bétonné les dernières trouées d’azur. »

A propos de l’auteur
Auteur pour d’autres d’une vingtaine d’ouvrages et sous son propre nom d’autant de films documentaires, Stéphane Benhamou prend généralement ses vacances au mois d’août. (Source : Éditions Don Quichotte)

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