Triste tigre

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  RL_automne_2023

Prix Femina 2023

Prix Blù Jean-Marc Roberts 2023
Prix littéraire des Inrockuptibles 2023
En lice pour le prix de Flore 2023
Finaliste du Prix Décembre 2023
Finaliste du Prix Alain Spiess du deuxième roman 2023
En lice pour le Premier Prix Littéraire Gisèle Halimi

En deux mots
Comment vivre avec ce poids terrible, les viols à répétition subis de 7 à 14 ans par son beau-père ? Maintenant que le bourreau est jugé et condamné, Neige Sinno va essayer de comprendre en multipliant les points de vue, en cherchant dans ses lectures, en posant des mots sur ce drame au plus profond de l’intime.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Dans la famille, il était tout-puissant»

Livre-choc, témoignage glaçant, recherche littéraire et tentative d’explication : Neige Sinno raconte les viols commis de 7 à 14 ans par son beau-père et va chercher par l’écriture une explication à l’inceste. Un récit aussi bouleversant que salutaire.

«Je l’ai longtemps perçu comme un démiurge, un être plus grand que nature. Il m’apparaissait comme une créature mythologique, un Sisyphe, un Prométhée torturé par des démons. Plus tard, avec le recul, je me suis dit que c’était peut-être simplement un pauvre type qui avait le don de la manipulation et qui a profité de la vulnérabilité d’encore plus faible que lui. Dans le monde clos de la famille, il était tout-puissant.» C’est par le portrait de son bourreau que commence ce récit d’inceste que l’on n’ose nommer un roman tant il est précis dans la description, tant il est dramatiquement autobiographique.
C’est leur passion commune pour la montagne qui va rapprocher sa mère et son beau-père. Nous sommes en 1983, «il a vingt-quatre ans. Ils sont ensemble dans une formation pour accompagnateurs en moyenne montagne. Il est grand, sportif, sympathique.» Elle décide de s’installer avec lui dans les Hautes-Alpes où ils ont déniché une maison à retaper, accompagnée de ses «deux filles avec des prénoms de contes de Grimm, Neige et Rose, six ans et quatre ans». Ils vivent d’expédients, de stages en montagne et de travaux de ménage pour elle, de chantiers pour lui. Mais cette précarité ne leur déplaît pas vraiment, eux qui ont gardé un côté hippie. Ensemble, ils font «assez vite deux nouveaux enfants, un garçon puis une fille».
C’est au sein de cette famille nombreuse que se noue le drame. Neige est violée par son beau-père de façon régulière, de ses 7 à ses quatorze ans. Sous emprise et soumise à un chantage qui l’emprisonne, la fillette ne peut se défendre, ne peut se confier. Ce n’est que lorsqu’elle comprend que sa sœur pourrait fort bien être la prochaine victime qu’elle se décide à tout raconter à sa mère.
Une plainte est déposée, une enquête est menée et les faits sont établis. An l’an 2000, le tribunal condamne son beau-père à neuf ans de prison.
Mais il aura fallu bien plus de temps pour pouvoir sortir du silence, pour oser mettre des mots sur cette histoire. Allons même jusqu’à dire pour reconnaître que ces viols n’étaient pas commis dans une vie parallèle. Car le traumatisme est tel qu’il est plus facile de la nier que de l’accepter.
Alors la narratrice choisit de ne plus être seule, elle va chercher à se placer du point de vue du bourreau, des jurés, xxx pour s’approcher au plus près de ce drame.
Alors la romancière va chercher dans ses lectures les arguments qui accompagnent sa recherche. De Lolita de Nabokov jusqu’à La Familia grande de Camille Kouchner, de Virginia Woolf, qui elle aussi a commencé à être victime d’inceste à 7 ans à L’Inceste de Christine Angot en passant par La Curée de Zola, elle va trouver des compagnes d’infortune et la force de briser ce silence qui permet à ce crime d’exister.
Car si un Français sur 10 (dont 78 % de femmes) a été victimes d’inceste en France, comme le rappelait Copélia Mainardi dans Marianne, «ce sont les prises de parole qui mettent fin à l’injonction de se taire, quitte à éclabousser du même coup tout un cercle de témoins plus ou moins complices. Et nous voilà passé du drame intime au message universel.
Avec ce style froid et tranchant, Neige Sinno nous offre bien davantage qu’un nouveau récit d’inceste. On comprend le jury du Prix Goncourt qui a placé ce livre dans ses quatre finalistes, car ici le journal intime s’ouvre sur la littérature et sur la force de l’écriture. Ce que Clarisse Gorokhoff résume ainsi: «Triste tigre va sans doute chambouler des destins et même sauver des vies – réduire l’immense « armée des ombres ». Triste tigre fera date, c’est certain, d’un point de vue sociétal et littéraire, mais surtout d’un point de vue… humain.»

Triste tigre
Neige Sinno
Éditions P.O.L
Roman
286 p., 20 €
EAN 9782818058268
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans le Nord, à Briançon puis à Paris.

Quand?
L’action se déroule des années 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Il disait qu’il m’aimait. Il disait que c’est pour pouvoir exprimer cet amour qu’il me faisait ce qu’il me faisait, il disait que son souhait le plus cher était que je l’aime en retour. Il disait que s’il avait commencé à s’approcher de moi de cette manière, à me toucher, me caresser c’est parce qu’il avait besoin d’un contact plus étroit avec moi, parce que je refusais de me montrer douce, parce que je ne lui disais pas que je l’aimais. Ensuite, il me punissait de mon indifférence à son égard par des actes sexuels. »
Entre 7 et 14 ans, la petite Neige est violée régulièrement par son beau-père. La famille recomposée vit dans les Alpes, dans les années 90, et mène une vie de bohème un peu marginale. En 2000, Neige et sa mère portent plainte et l’homme est condamné, au terme d’un procès, à neuf ans de réclusion. Des années plus tard, Neige Sinno livre un récit déchirant sur ce qui lui est arrivé. Sans pathos, sans plainte. Elle tente de dégoupiller littéralement ce qu’elle appelle sa « petite bombe ». Il ne s’agit pas seulement de l’histoire glaçante que le texte raconte, son histoire, une enfant soumise à des viols systématiques par un adulte qui aurait dû la protéger. Il s’agit aussi de la manière dont fonctionne ce texte, qui nous entraîne dans une réflexion sensible, intelligente, et d’une sincérité tranchante. Ce livre est un récit confession qui porte autant sur les faits et leur impossible explication que sur la possibilité de les dire, de les entendre. C’est une exploration autant sur le pouvoir que sur l’impuissance de la littérature. Pour se raconter, la narratrice doit interroger d’autres textes, d’autres histoires. Elle nous entraîne dans une relecture radicale de Lolita de Nabokov, ou de Virginia Woolf, et de nombreux autres textes sur l’inceste et le viol (Toni Morrison, Christine Angot, Virginie Despentes). Comment raconter le « monstre », « ce qui se passe dans la tête du bourreau », ne pas se contenter du point de vue de la victime ? Jusqu’à reprendre la question que le poète William Blake adressait au Tigre : « Comment Celui qui créa l’Agneau a-t-il pu te créer ? » (The Tyger). Le récit de Neige Sinno nous fait alors entrer dans la communauté de celles et ceux qui ont connu « l’autre lieu », celui de la nuit et du mal, qui ont pu s’en extraire mais qui en sont à jamais marqués, et se tiennent ainsi à la frontière des ténèbres et du jour. Nulle résilience. Aucun oubli ni pardon. Juste tenter de tenir debout, écrire son récit comme une « petite bombe artisanale qu’on fait exploser tout seul chez soi, dans l’intimité de la lecture. Elle a l’intensité et la fragilité des choses conçues dans la solitude et la colère. Elle en a aussi la folle et ridicule ambition, qui est de faire voler ce monde en éclats. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Transfuge (Oriane Jeancourt Galignani)
Diacritik (Jordi Bonells)
Philosophie magazine (Martin Legros)
Revue Études (Alexis Jenni)
Paris Match (Marie-Laure Delorme)
Madame Figaro (Colombe Schneck)
France Culture (Les midis de culture)
Diacritik (Johan Faerber)
France Inter (L’invité de 7h 50)
France 24
RTS (Salomé Kiner)
M.XXI
Page Wikipédia du roman
Lokko.fr (Hélène Bertrand-Féline)
C à vous
Le Devoir (Christian Desmeules)
Blog Tours et culture
Blog Mademoiselle lit
Blog Vagabondage autour de soi


Neige Sinno parle de «Triste tigre» avec Nelly Kaprièlan © Production Maison de la poésie

Le roman Triste Tigre de Neige Sinno présenté dans l’émission Quotidien © Production Groupe TF1

Les premières pages du livre
Chapitre I
PORTRAITS
Portrait de mon violeur
Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau. Les victimes, c’est facile, on peut tous se mettre à leur place. Même si on n’a pas vécu ça, une amnésie traumatique, la sidération, le silence des victimes, on peut tous imaginer ce que c’est, ou on croit qu’on peut imaginer.

Le bourreau, en revanche, c’est autre chose. Être dans une pièce, seul avec un enfant de sept ans, avoir une érection à l’idée de ce qu’on va lui faire. Prononcer les mots qui vont faire que cet enfant s’approche de vous, mettre son sexe en érection dans la bouche de cet enfant, faire en sorte qu’il ouvre grand la bouche. Ça, c’est vrai que c’est fascinant. C’est au-delà de la compréhension. Et le reste, quand c’est fini, se rhabiller, retourner vivre dans la famille comme si de rien n’était. Et, une fois que cette folie est arrivée, recommencer, et cela pendant des années. N’en jamais parler à personne. Croire qu’on ne va pas vous dénoncer, malgré la gradation dans les abus sexuels. Savoir qu’on ne va pas vous dénoncer. Et quand un jour on vous dénonce, avoir le cran de mentir, ou le cran de dire la vérité, d’avouer carrément. Se croire injustement puni quand on prend des années de prison. Clamer son droit au pardon. Dire que l’on est un homme, pas un monstre. Puis, après la prison, sortir et refaire sa vie.
Même moi, qui ai vu cela de très près, du plus près qu’on puisse le voir et qui me suis interrogée pendant des années sur le sujet, je ne comprends toujours pas.

Le portrait
Si on ne devait remarquer qu’une chose de lui, ce serait son énergie. C’est quelqu’un de très vivant. Il bouge, il est dans l’action. Quand il était petit, il était déjà comme ça. Ses frères aussi. Trois garçons, très rapprochés en âge, ça faisait du désordre dans le petit appartement de la banlieue parisienne. Le père essayait de se concentrer pour peindre. Il criait qu’il ne pouvait pas travailler dans ce bazar ! Et la mère essayait de faire taire les enfants, elle les emmenait dans une autre pièce, ou bien au parc, qu’il pleuve ou qu’il vente, pour qu’ils se défoulent. Le père n’arrivait pas à vivre de la peinture, sa première vocation, et il avait monté, à côté des cours de dessins, une petite entreprise qui vendait des cheminées design. C’était les années 1970-1980, les cheminées en question nous semblent aujourd’hui parfaitement ridicules, ou rigolotes selon la perspective, en tout cas il ne viendrait plus à l’idée de quiconque de mettre chez soi une de ces singulières capsules aux formes psychédéliques avec des cassettes en verre intégrées. À l’époque pourtant, je crois que ça marchait plutôt bien. Les grands-parents étaient ouvriers, des deux côtés, des gens du Nord, de vers Boulogne-sur-Mer où la famille possédait encore un appartement qu’ils occupaient pour les vacances. La mère, je crois, était secrétaire du truc de cheminées, un peu femme au foyer, un peu dans l’ombre du père. Rien de spécial, ni riches ni pauvres, des Parisiens de la petite classe moyenne. Aucun des fils n’a fait d’études, ils sont partis de la maison avant d’avoir passé le bac. L’aîné pour travailler dans le commerce, le deuxième dans l’armée et mon beau-père pour faire son service militaire dans les Alpes. Il ne retourna jamais à Paris. Les parents étaient plutôt sévères, et avaient élevé leurs enfants à l’ancienne, avec justice et discipline. Il était fier de cette éducation un peu à la dure, ainsi que de son passage chez les scouts, comme de tout ce qui avait trait à la formation qu’il avait reçue. Tout avait contribué à faire grandir sa force et son envie de vivre, de connaître, de conquérir.

J’ai du mal à l’imaginer dans la banlieue parisienne. Je l’ai toujours vu dans la montagne, en vêtements de sport, en habits de chantier. Il a pourtant été un jour vêtu comme un petit citadin qui va à l’école religieuse, la chemise repassée, les chaussures cirées, les cheveux plaqués, jusqu’à ses dix-huit ans. Après, il est parti à Briançon où il a découvert l’escalade, la haute montagne, le parapente, une vie plus libre, plus sauvage, sans chemises, sans plus jamais attendre le métro ni se faire la raie sur le côté, sans messe le dimanche, une vie de grand air et de lumière.

En 1983, quand il rencontre ma mère, il a vingt-quatre ans. Ils sont ensemble dans une formation pour accompagnateurs en moyenne montagne. Il est grand, sportif, sympathique. Dans le groupe, il aime bien prendre les situations en main, diriger les opérations quand une urgence se présente, quand on affronte un moment difficile, une paroi dangereuse, si un accident a lieu. Il est charismatique, il a beaucoup d’amis, il plaît aux filles.
Il lui plaît, à elle. Il lui rappelle l’amoureux qu’elle vient de perdre quelques mois auparavant, emporté par une avalanche. Elle avait été dévastée par cette mort soudaine. Elle se pensait inconsolable. Mais peut-être pas, en fait. Elle passe beaucoup de temps en la compagnie de ce nouvel ami. Elle aime son caractère volontaire, décidé, enjoué. Ça la repose de Sammy, le père de ses filles, qui est, lui, plutôt rêveur, lunaire, souvent en retrait. Il cherche très vite à la conquérir. Il la conduit par des chemins escarpés jusqu’à des cimes où ils se sentent transportés par la beauté de la nature. Ils marchent en montagne l’un derrière l’autre, en silence, sous les ciels changeants des étés dans les Alpes, avec des nuages qui bougent comme des panneaux de théâtre, qui ont l’air de glisser vers l’ouest pour laisser la place à d’autres ciels cachés en dessous. À la descente, ils se donnent la main. Il est déjà avec quelqu’un, et elle, elle a quatre ans de plus que lui et déjà deux enfants. Deux filles avec des prénoms de contes de Grimm, Neige et Rose, six ans et quatre ans, qui sont avec leur papa pour l’instant mais qu’elle ne peut pas laisser trop longtemps car elles ont besoin d’elle et elles lui manquent. Elle est surprise qu’il aille au-delà de la séduction, des premiers jours d’amour passionné, qu’il lui propose de continuer, de faire venir ses filles, d’essayer quelque chose ensemble, elle est surprise mais heureuse, elle se dit qu’elle a de la chance.
Elle aime son corps athlétique, l’énergie qui s’en dégage. Mais oui, l’énergie, la force, je l’ai déjà dit. Il fait du ski, de l’escalade, il aime le travail dur, aller au bout de ses ressources, se dépasser. Avant d’être accompagnateur, il a fait ses classes chez les chasseurs alpins, un régiment d’élite pour les jeunes qui aiment la haute montagne. On l’a fait courir sur la route des Traverses sous la neige à la tombée de la nuit, monter à des refuges d’altitude avec 80 kilos de pierres dans le sac à dos, creuser des tranchées au col de l’Échelle à l’aide d’une petite pelle en aluminium jusqu’à ce que des ampoules se forment sur ses mains gelées, des trucs comme ça. Il a adoré. Elle est pacifiste, elle a du mal à comprendre qu’il ait aimé ce monde de règlements arbitraires et de démonstrations viriles. Surtout après Sammy, qui a joué le malade mental pour se faire réformer, qui avait en horreur les armes, l’uniforme, la cruauté. Mais il lui raconte les randonnées avec les copains, la camaraderie pendant les épreuves, les leçons apprises à la dure quand on se confronte aux éléments. Avant cela il se croyait prisonnier d’une grise banlieue, c’est l’amour du sport qui l’a amené à découvrir autre chose. Maintenant il sait qu’il ne repartira pas, il a trouvé sa voie, dans la nature, avec elle.
La montagne, les chasseurs alpins, la banlieue, ça aussi je l’ai déjà dit. »

Elle aime son visage aux pommettes hautes, son regard noir, ses yeux en amande qui rappellent un ancêtre asiatique, un ancêtre un peu égaré au milieu de cette tête plutôt nordique, de Français du Nord, d’où viennent ses deux parents, le Pas-de-Calais, peau blanche, nez aquilin. Il rêve d’une grande famille. Avec ma mère il a assez vite deux nouveaux enfants, un garçon puis une fille. Quand on lui pose la question, il dit qu’il aimerait en avoir huit. Les gens ne font pas de commentaires, ils essaient de cacher leur embarras car ils pensent que quatre c’est déjà trop pour eux. Il a gardé de son enfance le goût du beurre, des laitages. Sa mère faisait une espèce de bûche à la crème au beurre et au café qu’on a essayé de reproduire, un Noël après l’autre, pendant des années, en vain. Ce n’était jamais aussi bon. C’est même arrivé que ce soit carrément infect, des boulettes de beurre minuscules refusant de se dissoudre, perçant la crème de milliers de petits boutons gras et insipides alors que les particules de sucre crissaient sous la dent. Parfois la saveur et la texture se sont approchées vraiment très près de l’original, et ces fois-là, nos regards suspendus à son visage pour déchiffrer le jugement final nous ont transmis une sensation de félicité contagieuse, qui est à peu près l’image du bonheur familial suprême qu’il nous a été donné d’atteindre.
Il prend facilement des coups de soleil et les pollens du printemps déclenchent chez lui une violente allergie. Il éternue comme un forcené. Il aime les jeux de société mais il est trop irascible et ça finit toujours mal. Les parties de Monopoly en famille ou les jeux de stratégie avec des amis se terminent parfois en accès de colère et il arrête de jouer, en plein milieu, en donnant un coup de poing sur la table qui fait valser tous les petits pions en plastique, les hôtels verts et les maisonnettes rouges, les tas de faux billets, et il s’en va, outré, en claquant les portes. Au tennis pareil, plusieurs fois je l’ai vu balancer sa raquette par terre. C’est cher une raquette, et on n’a vraiment pas d’argent à dépenser dans un objet comme celui-ci. Mais c’est plus fort que lui. Il hurle des injures, contre son adversaire, contre lui-même, contre la balle qui a fait la faute. Rouge et transpirant, les yeux brillants de rage, il tape du pied et envoie valdinguer sa raquette dans le grillage. Bon, j’arrête là. J’ai essayé. Je voulais faire ce portrait depuis ma perspective d’aujourd’hui, de femme devenue mère à mon tour, en cherchant à voir ce que ma mère voyait à l’époque, ce que les gens de notre entourage voyaient, ce qu’on voit en général dans un corps, un visage, quand on lit un portrait, avec des yeux adultes, habitués à la lecture, aux descriptions de personnages dans les romans, les reportages, à regarder et interpréter des images. Je n’y arrive pas. Pourtant j’ai écrit un grand nombre de nouvelles, plusieurs romans, je devrais savoir faire un portrait. Mais là, ce n’est pas pareil. D’abord j’essaie de coller à une certaine vérité objective qui m’échappe, malgré les photos, les souvenirs qui subsistent. Ensuite, évidemment, c’est impossible parce que c’est lui. Le portrait donc il est grand et fort. Brutal même. Sa voix passe facilement de la douceur à la violence. Dès que quelque chose commence à l’énerver, il crie. Il crie fort. Il ordonne. Il trouve complètement aberrante la façon dont on nous a élevées jusqu’ici, ma sœur et moi, dans la permissivité excessive, le chaos. On a fait de nous deux petites sauvages. C’est n’importe quoi. Ses mains sont grandes, d’une couleur qui vire souvent au rose-rouge, comme son visage dès qu’il est un peu exposé au soleil ou à la colère. Ses mains sont fortes. Elles saisissent, elles caressent mais avec une sorte de rudesse, une caresse qui s’approprie, qui se fraie un chemin. Comme sa voix qui essaie d’être douce mais qui en fait trop, qui vire dans l’aigu à la fin des phrases, un petit air interrogatif comme pour demander l’aval de l’interlocuteur, comme pour avoir la confirmation qu’on est d’accord, qu’on l’écoute, qu’on veut bien. Sauf que le ton ne change pas si la confirmation n’est pas donnée, si on reste en silence ou si on dit non. La voix continue pareil. En réalité, cette petite note d’interrogation fait partie de son monologue qui tourne en boucle. Son corps est grand. Ses pieds, laids, comme tous les pieds, mais d’autant plus laids qu’ils sont poilus et roses et abîmés. C’est bizarre qu’il ait des poils sur les pieds car le reste du corps est plutôt lisse, le torse, les bras. Sa peau surtout est laide, de différents tons de rose, de blanc, de rouge et de marron. La peau de son sexe, tendue toujours sous l’érection, d’un rose violacé, prend une teinte pêche quand on s’éloigne du gland pour devenir beige et fripée sur les testicules comme si c’était de la peau morte, un bout de cadavre qui pend sous l’énorme sexe bandé et dur comme un os. Je ne l’ai jamais vu avec un livre entre les mains, mais il aimait les bandes dessinées, en particulier celles qui se passaient dans le Far West. Il possédait la collection presque complète d’une série dont le héros s’appelait Blueberry. Il restait souvent longtemps dans les toilettes à les lire. J’allais dire qu’il s’enfermait dans les toilettes mais ce serait faux. Quand on a enfin eu des toilettes, il n’y a jamais eu de loquet pour fermer, ni dans aucune des chambres. Il ne voulait pas que quiconque ait le contrôle sur une possible intimité. Aujourd’hui je trouve ça un peu étrange, ça l’aurait sans doute arrangé de pouvoir fermer derrière lui quand il était seul dans une pièce avec moi. Il adorait Johnny Hallyday. Nous avons donc été forcées d’écouter Johnny nous aussi, pendant des heures, il accompagnait les longues journées de travaux dans la maison à retaper, les voyages familiaux en voiture, les fins de soirée avec des amis. Plus on écoutait les mêmes chansons, plus les paroles me semblaient empreintes d’une hypocrisie profonde. Tout ce cinéma de brave homme au cœur pur, de dur à cuire qui au fond est un tendre, de macho qui souffre, toute cette symphonie de l’apitoiement sur soi me rebutait. Mon beau-père se percevait certainement lui-même comme un cow-boy solitaire. Il disait qu’il avait un sens aigu de l’injustice. Il racontait deux ou trois anecdotes de mauvais traitements dont il avait été témoin à l’école primaire et qui l’avaient révolté. Quand il nous surprenait en train de faire des bêtises, ma sœur et moi, il nous punissait toutes les deux sévèrement, en insistant sur le fait que la punition était collective. Il nous faisait transporter des brouettes de cailloux d’un bout à l’autre du jardin, creuser des trous, ramasser du bois. Il avait une haute exigence morale avec laquelle nous ne pouvions transiger.
À plusieurs occasions de mon enfance, je l’ai vu réagir héroïquement pour aider les autres. En montagne, dans des accidents, lors d’un incendie. Il a conduit pendant quelques années une ambulance. Il a été responsable d’une équipe sur des chantiers dangereux et prenait en charge la sécurité des autres. Dans ces moments il se transformait. Tout en lui se mettait au service de son objectif, les muscles et l’esprit tendus, il semblait scintiller de l’intérieur et on avait envie de suivre ses instructions, on avait confiance en son jugement, son instinct. Il était le guide qui nous mènerait en lieu sûr, celui qui était prêt à se sacrifier pour le bien commun, celui qui ne doutait pas une seconde, qui affrontait les dangers, le feu, la neige. La bravoure en personne. Je l’ai longtemps perçu comme un démiurge, un être plus grand que nature. Il m’apparaissait comme une créature mythologique, un Sisyphe, un Prométhée torturé par des démons. Plus tard, avec le recul, je me suis dit que c’était peut-être simplement un pauvre type qui avait le don de la manipulation et qui a profité de la vulnérabilité d’encore plus faible que lui. Dans le monde clos de la famille, il était tout-puissant. »

Extraits
« Parce que ce n’est pas fini. Ni pour moi, ni pour vous, ni pour personne. Et tant qu’un enfant sur terre vivra cela, ce ne sera jamais fini, pour aucun d’entre nous. » p. 87

« Je déteste l’idée que certains s’en sortent et d’autres pas, et que surmonter le traumatisme est un but moralement louable. Cette hiérarchie qui fait du résilient un surhomme par rapport à celui qui ne peut pas s’en sortir me dégoûte. » p. 199

« Un abus sexuel sur un enfant n’est pas une épreuve, un accident de la vie, c’est une humiliation profonde et systémique qui détruit les fondements mêmes de l’être. Quand on a été victime une fois, on est toujours victime. Et surtout, on est victime pour toujours. Même quand on s’en sort, on ne s’en sort pas vraiment. » p. 202

À propos de l’autrice

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Neige Sinno © Photo Hélène Bamberger

Neige Sinno est née en 1977 dans les Hautes-Alpes et vit aujourd’hui au Mexique. (Source: Éditions P.O.L)

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Fuir L’Eden

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Prix Louis-Guilloux
Prix des Lecteurs de la Maison du Livre

En deux mots
Adam survit dans la banlieue de Londres aux côtés d’un père alcoolique et violent et de sa petite sœur. Sa mère a disparu et il vit de petits boulots, jusqu’à ce qu’il trouve une place de lecteur chez une vieille dame aveugle. C’est elle qui l’encourage à retrouver la jeune fille croisée sur un quai de gare et dont il est immédiatement tombé amoureux.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Adam et Ève, version banlieue londonienne

Olivier Dorchamps nous régale à nouveau avec son second roman. L’auteur de Ceux que je suis nous entraîne cette fois dans la banlieue de Londres où un jeune homme tente de fuir la misère sociale et un père violent. Un parcours semé d’embûches et de belles rencontres.

Adam, le narrateur du second roman d’Olivier Dorchamps – qui nous avait ému avec Ceux que je suis –, va avoir dix-huit ans. Pour l’heure, il vit avec «L’autre», le nom qu’il donne à son père de trente-sept ans qui, à force de frapper son épouse, a réussi à la faire fuir sans qu’elle ne donne plus aucune nouvelle, et sa sœur Lauren. Ils habitent dans un appartement de la banlieue londonienne faisant partie d’un complexe pompeusement baptisé l’Eden et qui est aujourd’hui classé. Composé de deux bâtiments, « une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. (…) L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. » Dans cette cité cosmopolite, représentante du style brutaliste, qui a oubliée d’être rénovée, chacun essaie de s’en sortir comme il peut. Avec des trafics en tout genre ou un petit boulot.
Ce matin-là, à la gare de Clapham Junction – le plus gros nœud ferroviaire de Londres – la chance sourit à Adam. Au bord des voies, il croise le regard d’une jeune fille blonde et imagine qu’elle va se suicider. Il se précipite et ne parvient qu’à la faire fuir après avoir lâché son sac. Son copain polonais Pav, qui ne comprend pas vraiment pourquoi il a envie de la retrouver, va pourtant l’aider en découvrant le nom de la propriétaire: Eva Czerwinski.
Un tour par l’épicerie puis la paroisse polonaise et le tour est joué. Mais arrivés devant le domicile de la jeune fille, ils trouvent porte close. Avec les clés retrouvées dans le sac, ils s’introduisent chez elle et déposent le sac. Adam a le réflexe de laisser un message sur le téléphone et espère l’appel d’Eva.
C’est Claire, la vieille dame aveugle chez qui il travaille comme lecteur – un emploi mieux payé qu’au supermarché où il avait été embauché adolescent – qui l’encourage à ne pas baisser les bras, maintenant qu’il sait que son amour est la fille d’un couple d’architectes et qu’il n’a guère de chances d’intégrer son monde. Pourtant, le miracle se produit. Eva l’appelle et lui fixe un premier rendez-vous.
N’en disons pas davantage, de peur d’en dire trop. Soulignons plutôt qu’Olivier Dorchamps a parfaitement su rendre l’atmosphère à la fois très lourde de ce quartier et de cet embryon de famille et l’envie d’Adam de s’en extirper au plus vite avec Lauren. L’histoire d’Adam et Eva prend alors des allures de Roméo et Juliette, rebondissements et drame à la clé.
Le romancier qui vit à Londres réussit à faire d’Adam un héros touchant et tellement attachant que l’on veut voir réussir et ce d’autant plus que cela semble quasiment impossible. Si Fuir l’Eden se lit comme un thriller haletant, c’est aussi parce que le style est enlevé, l’humour délicat venant contrebalancer la brutalité domestique. Mais ce roman de la misère sociale est aussi un formidable chant d’amour et de liberté. Autant dire que l’on se réjouit déjà du troisième roman en gestation, s’il est comme celui-ci percutant, enlevé, magnifique!

Fuir l’Eden
Olivier Dorchamps
Éditions Finitude
Roman
272 p., 19 €
EAN 9782363391599
Paru le 5/02/2023

(version poche)
Éditions Pocket
240 p., 7,70 €
EAN 9782266328708
Paru le 02/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Grande-Bretagne, principalement dans la banlieue londonienne. On y fait aussi une escapade à Brighton.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.»
Adam a dix-sept ans et vient de tomber amoureux, là, sur le quai de la gare de Clapham Junction, à deux pas de cet immeuble de la banlieue de Londres où la vie est devenue si sombre. Cette fille aux yeux clairs est comme une promesse, celle d’un ailleurs, d’une vie de l’autre côté de la voie ferrée, du bon côté. Mais comment apprendre à aimer quand depuis son enfance on a connu plus de coups que de caresses? Comment choisir les mots, comment choisir les gestes?
Mais avant tout, il faut la retrouver…

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Olivier Dorchamps présente Fuir l’Eden © Production Librairie Mollat


Philippe Chauveau présente Fuir L’Eden d’Olivier Dorchamps © Production WebTVCulture

Les premières pages du livre
« 1
Je vis du côté moche des voies ferrées ; pas le quartier rupin avec ses petits restos, ses boulangeries coquettes, ses boutiques bio et ses cafés qui servent des cappuccinos au lait de soja à des blondes en pantalon de yoga. Non. Tu passes sous le pont ferroviaire, au-delà de la gare routière et son rempart de bus qui crache une ombre vermeille le long du goudron flingué et, un peu plus loin, derrière le bosquet et les capotes usagées, la barre d’immeubles au fond de l’impasse, c’est chez moi. Au bout du monde. C’est ça, juste en face de la vieille bicoque victorienne transformée en mosquée. J’habite au treizième étage avec ma sœur Lauren et l’autre. Eden Tower, mais tout le monde ici dit l’Eden.
Les mecs ne manquent pas d’humour parce que c’est loin de ressembler au paradis. Il y a un panneau derrière les grilles, côté rue pour les passants, avec un croquis et les dimensions du bâtiment. Sous les tags, on peut lire sa chronologie jusqu’à l’année où il a été classé, il y a vingt ans, sans doute pour remercier l’architecte d’avoir si bien embrigadé la misère. Après, plus rien. Ça lui fait une belle jambe cette reconnaissance. Il est mort depuis belle lurette d’après le panneau.

Classé, ça ne veut pas dire que c’est beau, ni même entretenu, juste qu’on interdit aux habitants de faire quoi que ce soit qui pourrait contrarier la vision artistique de l’architecte, qui n’en a sûrement rien à foutre depuis son cimetière. C’est formulé comme ça – la vision artistique, pas le cimetière – dans la circulaire qui met les nouveaux arrivants au parfum et encombre nos boîtes aux lettres chaque année. On se marre parce que tout le monde sait que ceux qui pondent ce genre de littérature ne fouleront jamais le sol de l’Eden. Ils se bornent à nous rappeler la chance que nous avons de vivre dans un monument historique, puis nous assènent leur traditionnelle série de « ne pas » paternalistes : ne pas laisser pendre de linge aux fenêtres (qui ferment à peine), ne pas repeindre les volets (qui ouvrent à peine), ne pas mettre de fleurs aux balcons (qui tiennent à peine), ne pas accrocher de vélos aux lampadaires (qui n’éclairent plus le chemin de personne depuis longtemps).
Ne pas.
Ne pas.
Ne pas.
Chaque année ils déboulonnent le panneau, devenu illisible, pour le remplacer par un autre tout neuf. Deux jours plus tard, il est de nouveau couvert de tags. De temps en temps, avec Ben et Pav, on observe les touristes s’aventurer jusqu’aux barreaux qui nous encerclent. Ils arpentent la rue, nez en l’air, et se tordent le cou, appareil photo ou téléphone brandi pour canarder notre immeuble sous tous les angles. Il est tellement gigantesque qu’il déborde toujours du cadre. Gamins, on s’amusait à contrarier leurs efforts. Pas méchamment, pour rigoler. On n’avait pas grand-chose à faire : juste s’approcher nonchalamment de la limite et patienter. Ils ne pouvaient refréner un mouvement de recul en nous apercevant. On polluait leurs photos. Souvent ils s’énervaient et gesticulaient pour nous chasser. Pour aller où ? Parfois ils attendaient qu’on se lasse. Nous aussi. Débutait alors un long bras de fer de l’ennui. Les perdants, nous la plupart du temps, détalaient par dépit. Aujourd’hui on les mate pendant qu’ils se ridiculisent, allongés sur l’asphalte, téléphone à la main. Ils se contorsionnent comme s’ils allaient crever d’une overdose puis repartent, ravis, avec dans leur poche un bout de notre ciel gris derrière le béton gris.

L’Eden se compose de deux bâtiments : une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. On dirait une fusée prête à décoller. D’ailleurs on l’a surnommée Cap Canaveral entre nous. L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. Les passerelles qui le relient à Cap Canaveral paraissent frêles en comparaison. On jurerait qu’elles vont s’effondrer et nous propulser vers la lune dans un nuage de poussière.

« Eden Tower est l’un des plus beaux exemples de Brutalisme au monde, une architecture typique des années cinquante à soixante-dix qui privilégie le béton et les matières brutes et se caractérise par l’absence totale d’ornements. Ce courant architectural imagine des cités composées de cellules d’habitat, empilées à répétition sur plusieurs niveaux. Il s’est particulièrement illustré dans notre pays. Depuis 2012, toutes les constructions brutalistes de Grande-Bretagne font l’objet d’un classement auprès du Fonds Mondial pour les Monuments (WMF), qui assure la protection des bâtiments les plus précieux de la planète. »
C’est ce que dit le panneau.

2
Le texto de Ben m’a réveillé super tôt ce matin. Ma tête bourdonnait. Je ne sais pas pourquoi. La vie. Tu as beau retourner les choses dans tous les sens, il y a toujours un truc à l’envers, comme quand tu tiens un livre devant un miroir. Sauf qu’un bouquin tu peux le relire si tu as du temps à tuer. Ce sera toujours un peu différent. La vie quand c’est foutu, c’est foutu.

Ben a presque fini son tableau à Banksy Tunnel. Il nous a envoyé les premières photos hier, à Pav et moi. C’est canon, pourtant je n’ai aucune envie de bouger. Je bullerais bien jusqu’à ce soir en glissant d’une connerie à l’autre sur mon téléphone. Les week-ends servent à ça après tout. Encore une ou deux vidéos et je me lève. Il est à peine neuf heures du mat. S’il envoie un autre texto, je sors du lit. J’adore son travail, ce n’est pas la question – Ben a un talent dingue -mais j’ai joué à Fortnite toute la nuit et je suis naze. Il me faut un Red Bull d’urgence, histoire de me remettre les yeux en face des trous.

Je bande sans raison sous la couette, les yeux égarés dans les fissures qui rampent sur le plafond. L’Eden se lézarde de partout. Ils ont même tendu un filet le long d’une partie de la façade pour contenir les éboulis après la pétition de certains touristes. Ils exigeaient que l’extérieur du bâtiment soit restauré et les grilles repeintes. Pour leurs photos. L’intérieur pouvait attendre. Notre chambre est un cube blanchâtre, comme les trois pièces de l’appartement ; des cubes blanchâtres vides de nos vies et remplis des saloperies qu’on nous vend.
J’hésite à me masturber. Lauren est déjà dans la cuisine et prépare le thé. Je jette un coup d’œil à mon site porno préféré. Un samedi matin ordinaire. Je me caresse. Pav appelle ça l’instinct de survie, cette gaule incontrôlable au réveil, morning glory. À mon avis il confond avec les personnes qui ont frôlé la mort. J’ai lu ça sur Internet après les attentats de je ne sais plus où, je ne sais plus quand. Apparemment, les gens qui en réchappent sont pris d’une furieuse envie de baiser ; une espèce de chant du cygne du survivant, un élan de reproduction pour que perdure l’espèce. Mes chants du cygne à moi avortent en général dans un Kleenex.

J’ai besoin de prendre une douche. Pour aller à la salle de bains, il faut passer devant le salon, la télé qui beugle, l’odeur de rance de l’autre et son ivresse pâteuse des lendemains de cuite. Hier soir il a picolé au pub avec ceux du chantier, comme tous les vendredis. Il cuve sûrement sa misère à présent, avachi sur le canapé, dans le scintillement bleuté d’une émission de téléréalité. Je n’ai pas trop envie de voir sa gueule.
J’attrape la boîte de Kleenex.

Je traverse le couloir à pas de loup, referme doucement la porte de la salle de bains et jette mon orgasme d’adolescent aux chiottes. Celui-ci se désagrège dans un tourbillon de chasse d’eau. Ça pue la bière fraîchement pissée ici. Il y en a partout. L’autre a encore visé à côté cette nuit, s’il a même pris la peine de viser. J’étale une serviette, la sienne, sur le carrelage pour absorber son souvenir et grimpe dans la baignoire. L’accumulation jaunâtre de calcaire, au fond, me râpe les pieds. L’eau est glacée, comme toujours les samedis matin. Les footeux de l’Eden rentrent de l’entraînement et vident la chaudière centrale à coups de douches interminables. Je me savonne en vitesse sous un filet d’eau polaire, puis m’essuie en sautillant pour me réchauffer. Serviette autour de la taille, plus ou moins sec, je vérifie mes yeux, mes cheveux, ma peau dans le miroir. J’ai l’air de quoi avec mon air buté, mon nez dévié et mes sourcils protubérants qui écrasent des yeux délavés ? J’éclate deux points noirs puis me frotte les dents rapidos avec un peu de dentifrice sur l’index avant de me réfugier de nouveau dans notre chambre.

Mon téléphone vibre. Deuxième message de Ben : « À quelle heure tu déboules ? On est à l’entrée de Banksy Tunnel. On aura fini dans un peu plus d’une heure. Vous venez ensemble, Pav et toi ? »
Je flaire mon T-shirt de la veille, mes chaussettes ; ça ira. Je les enfile, j’attrape mon pantalon de survêt qui traîne au pied du lit, mes baskets cachées sous le sommier et m’habille. J’ai le temps, Banksy Tunnel se trouve seulement à onze minutes de l’Eden en train, pourtant je me dépêche. Je veux décamper d’ici au plus vite.

Tu ne connais pas Banksy Tunnel ? Cherche sur Internet, tu verras. C’est un long passage piétonnier sous les voies ferrées de la gare de Waterloo, en plein centre de Londres. Pendant longtemps, les sans-abri s’y sont réfugiés, entre les junkies et la police qui faisait régulièrement des descentes. En hiver, les ambulances ramassaient les overdoses et les cadavres frigorifiés sous leurs couvertures de cartons d’emballage. Banksy et d’autres artistes ont recouvert les parois et le plafond de leur génie et, en quelques années, c’est devenu la cathédrale mondiale du Street Art. Ben m’a raconté tout l’historique il y a deux ans. Il y passe sa vie. Ses potes tagueurs et lui refont l’accrochage de leur petit musée souterrain chaque semaine ou presque. C’est pour ça qu’il vaut mieux se grouiller pour voir son œuvre avant qu’un autre artiste ne la recouvre de la sienne. Les mecs sont doués, il faut dire. Enfin, les mecs, il y a plein de filles aussi, tout aussi douées, si ce n’est pas plus. Une, surtout, que Ben aime bien. Elle a un nom de duchesse dont je ne me souviens jamais. Ils ont passé la journée d’hier à bosser sur un tableau commun. Les premières photos sont grandioses. Ben m’impressionne depuis l’enfance. Il sait ce qu’il veut, il avance. Moi ? Non. Je n’ai pas vraiment d’idée. Je m’efforce de ne pas reculer.

On l’appelle Ben mais en réalité, son nom c’est Tadalesh, « celui qui a de la chance » en somalien. Quand il a échoué à Londres avec ses sœurs et ses parents, il avait huit ans et ne baragouinait pas un mot d’anglais. Un jour, Pav et moi dévorions un pot de Ben & Jerry’s, appuyés contre le muret qui délimite le bout de gazon pelé devant l’Eden, quand Tadalesh et sa mère sont passés près de nous. Il la suivait comme un caneton. Elle s’est arrêtée pour tchatcher avec une autre Somalienne et le gosse s’est approché du muret. Classique. « C’est quoi ton nom ? » Il ne comprenait rien et nous a dévisagés, l’air béat. Pav lui a tendu sa cuillère. Tadalesh l’a léchée avec délectation. On s’est marrés. Des années plus tard, il nous a avoué que c’était la première fois qu’il goûtait de la glace. Sa mère l’a chopé par le bras, a hurlé trois mots dans leur drôle de langue, puis l’a traîné de nouveau à sa suite. Elle n’avait pas l’air commode. Depuis elle s’est adoucie à force de nous côtoyer. Il faut dire que Pav et moi sommes sans doute les moins voyous de l’Eden. Enfin, surtout moi. Ce jour-là, Pav a juste eu le temps de crier « Hey ! Ben & Jerry ! On t’revoit bientôt ? » C’est comme ça que Tadalesh est devenu Ben ; à cause d’un pot de crème glacée piqué le matin même au supermarché. Il a eu du bol que ce ne soit pas de la Häagen-Dazs.

J’attrape mon sweat à capuche et fourre les livres de Claire dans mon sac à dos. J’entends ma sœur plaisanter au téléphone avec une copine. J’entrouvre la porte de la cuisine et mime un « à ce soir » accompagné d’un clin d’œil. C’est nul, ce clin d’œil, surtout que Lauren a quatorze ans. La semaine, pendant les vacances, on passe notre temps à jouer à Fortnite quand l’autre est au boulot. Je me suis acheté une console, un casque et un écran d’occasion avec le fric que me donne Claire tous les mois. J’ai posé un cadenas sur la porte de notre chambre au cas où l’autre se croirait autorisé d’y traîner ses guêtres.

Fortnite, c’est énorme ! Au début du jeu, tu es parachuté dans un monde virtuel où tu dois débusquer quatre-vingt-dix-neuf autres joueurs, les dégommer et leur piquer leurs armes pour exterminer ceux qui restent. Tu ne peux pas te planquer parce qu’une tempête repousse tout le monde jusqu’à une zone où les survivants sont obligés de se massacrer. C’est géant ! Je choisis toujours la skin, le personnage si tu veux, d’un mec musclé, tatoué en général, avec les cheveux très courts et la tête bien carrée comme moi. Je me sens invincible. Si je me fais buter, je continue de suivre celui ou celle qui m’a troué la peau à l’écran, pour m’améliorer et copier son jeu dans la partie suivante. J’y retourne et je bousille tout ce qui bouge avec encore plus d’efficacité. J’ai montré la technique à Lauren. Elle se débrouille plutôt bien. Je la soupçonne de s’entraîner en cachette. Elle a un double de la clef de notre chambre, évidemment.

Le week-end je rejoins mes potes le matin. L’après-midi, je fais la lecture à Claire. Ça m’évite de croiser l’autre. On doit se dire dix phrases par mois, et encore. Toujours autour du fric et des courses que je me tape pour qu’on ait de quoi bouffer. Je rapporte souvent des mandarines. Lauren en raffole. L’autre déteste enlever la dentelle autour des quartiers. J’en achète régulièrement. Pour l’emmerder.

Je passe devant la télé qui braille tout ce qu’elle peut. Il est encore torché d’hier soir, à moitié clamsé dans son fauteuil et ne me calcule même pas. Tant mieux. J’ouvre la fenêtre du salon pour laisser un peu s’échapper la puanteur.
— Tu crois que j’vois pas ton p’tit manège? marmonne-t-il tout à coup.
— Ta gueule. J’ai autre chose à foutre que d’écouter tes délires de pochtron.
— Tu vas où ?
— Qu’est-ce t’en as à secouer ?
— Tu vas où ?! répète-t-il en balançant péniblement une canette de bière vide qui s’affaisse à un mètre du fauteuil.
— T’occupe, fous-moi la paix !
— Me rapporte pas encore tes putains de mandarines !
— T’as qu’à te bouger le cul si tu veux autre chose, connard !

L’autre serine constamment que je ferais mieux de trouver du boulot sur les chantiers plutôt que de traîner avec mes potes. Dans quelques mois j’aurai dix-huit ans et je pourrai enfin lui dire d’aller se faire foutre quand il ressasse qu’à mon âge il gagnait déjà sa croûte. Il n’a aucune leçon à me donner. Je bosse depuis mes treize ans, comme la loi anglaise l’autorise ; douze heures par semaine durant l’année scolaire, vingt-cinq pendant les vacances. J’ai commencé par le supermarché en bas de l’Eden. Une copine caissière de ma mère m’y avait dégoté un job, peu après mon treizième anniversaire. Ça valait mieux que de traîner dans le quartier avec le deal ou la seringue pour horizon. J’ai fait entrer Pav et Ben quand des places se sont libérées. Qu’est-ce qu’on s’est marrés ! Au bout de deux ans, j’en ai eu ma claque d’aligner des paquets de pâtes à l’infini pour des prunes. J’ai répondu à la petite annonce de Claire sans me faire trop d’illusions. C’était mieux payé, c’est tout ce que je voyais. Ça me rapprochait du moment où je me casserais de l’Eden.
Et puis aussi, j’ai honte de l’avouer aujourd’hui parce que Mister Ferguson est un mec bien, mais je flippais à l’idée de finir comme lui, chef de rayon pour le reste de ma vie. En fin de journée, il nous filait un tas d’invendables qu’il faisait passer en pertes et profits, même s’il n’était pas dupe et savait bien qu’on les endommageait exprès pour ne pas avoir à les payer. Il nous a raconté un jour que lui aussi a grandi à l’Eden. Peut-être qu’un Mister Ferguson a eu pitié de lui dans sa jeunesse. Je ne sais pas, mais je ne voulais ni de sa pitié, ni d’une existence comme la sienne de ce côté-ci des voies ferrées.

Les premières séances chez Claire n’ont pas été une sinécure. J’ai failli jeter l’éponge à plusieurs reprises. Elle n’aurait jamais accepté, alors je me suis accroché. Au bout d’un moment, je n’ai plus pu m’en passer. Et pas que pour l’argent. L’autre continue de s’imaginer qu’à mes heures perdues je déballe des pots de moutarde sous un néon capricieux. Je ne lui ai jamais parlé de Claire. Je ne préfère pas. S’il savait, il me racketterait tout ce que j’économise et le claquerait sur un site de casino en ligne. Il aboierait que je perds mon temps chez elle, alors que c’est lui qui s’embourbe dans une vie de chien. Claire est persuadée que j’ai des capacités, alors hors de question de planter le lycée, même si c’est un repaire de pourritures. Évidemment pour l’autre, tout ça c’est du pipeau. Il n’est pas resté longtemps à l’école.

L’autre, c’est mon père. Il a trente-sept ans. Il en avait tout juste vingt quand je suis né.
Ma mère ? Dix-sept.

3
Je quitte l’appart et claque la porte, exprès pour le faire sursauter, puis sprinte le long de la passerelle jusqu’à Cap Canaveral. Il surgit sur le palier et braille dans mon dos ses insultes habituelles. Les ascenseurs mettent toujours une plombe à monter. Ils sont en panne une semaine sur deux et puent la pisse. Arrivé en bas, je pousse la porte en verre qu’une batte de base-ball a réduite en flocons la semaine dernière.
L’ombre de l’Eden écrase le jardin. Chaque année elle prolonge l’hiver de quelques jours. Les arbres verdissent timidement. Les jonquilles luttent pour percer le gazon gercé par la neige. J’ouvre le portail en acier dans un grincement de rouille. Le bouquet de fleurs a finalement fané. Ça doit bien faire dix jours qu’il est accroché là. Tout le monde à l’Eden connaissait la victime, un gosse de quatorze ans, quinze peut-être ; pas beaucoup plus vieux que Lauren. Une bande rivale lui a perforé les reins et le foie au cran d’arrêt. On ne sait pas pourquoi. Il y a rarement une raison. Un regard, un mot de travers. La mère du gamin a tout vu depuis sa fenêtre. Elle s’est ruée hors de chez elle en hurlant. Le môme est mort dans l’ambulance. Après ça, la police a interrogé chaque habitant. Personne n’a mouchardé. Trop peur des représailles.
La grille se referme dans un clic métallique.

Je remonte l’impasse sans me presser. J’ai prévenu Ben que j’étais en route. J’entame le décompte dans ma tête, comme d’habitude. Je longe les autres barres d’immeubles nanifiées par l’Eden. Ça fait des années qu’on nous promet de rénover le quartier. Il a été sérieusement amoché pendant la Deuxième Guerre Mondiale m’a expliqué Claire, comme la plupart de Londres. Elle s’y connaît en Histoire. Je retiens mieux ses anecdotes que tout ce qu’on m’enfonce dans le crâne au lycée : Churchill, Darwin, Newton, Shakespeare. À quoi il me sert, Shakespeare, dans ma vie ? Ça agace Claire quand je réagis comme ça. « Si tu te plongeais davantage dans Shakespeare, tu te poserais moins de questions inutiles et tu irais à l’essentiel. » Ça veut dire quoi ? Elle parle toujours par énigmes. Avant de la rencontrer, je n’avais même jamais ouvert un bouquin. Maintenant, je lis tout ce qu’elle me met entre les mains.

En 1945, il ne restait rien ici. Les Allemands avaient entièrement réarrangé les rues à grand renfort de bombes. Ils visaient la gare de Clapham Junction pour bloquer les trains, mais leurs avions manquaient de précision, alors toute cette destruction s’est abattue sur nos têtes, enfin, celles des habitants de l’époque. La paix revenue, on a reconstruit comme on a pu, en posant des tours dans les trous de la guerre. On y a parqué les Irlandais, les Jamaïcains, les Indiens, les Pakistanais quand on en a eu besoin, puis les Ghanéens, les Nigérians, les Chypriotes et enfin les Polonais, les Lituaniens, les Somaliens, les Chinois, les Afghans et les autres. Une vraie tour de Babel ! Nous sommes les seuls Anglais de l’Eden. Et encore, l’autre est écossais. Pav dit souvent, pour plaisanter, que c’est la faute au politiquement correct. Il fallait un quota de British et c’est tombé sur nous. Il y a aussi des Kurdes qui tiennent l’épicerie derrière le barbier turc et un café algérien vient d’ouvrir en face de la mosquée et du centre d’études islamiques.

L’autre répète à qui veut l’entendre que c’est là que pousse la graine de terroriste, mais c’est lui le terroriste. Ma mère ne nous aurait jamais quittés s’il ne l’avait pas tabassée. La télé hurlait pour couvrir ses cris, mais les murs sont si fins que, même amortis par son ventre, les coups résonnaient dans tout l’Eden. Il ne frappait jamais le visage. Trop visible. Elle s’effondrait en faisant trembler la cloison de notre chambre. Il ne la finissait au pied que les soirs où il était sobre, en semaine. Il appelait ça ses moments de tendresse, en ricanant, le lendemain matin.
Souvent il la violait. Au bout de plusieurs minutes, elle se relevait, se traînait jusqu’à la salle de bains et laissait longuement couler l’eau dans le lavabo. Aujourd’hui encore, lorsque le siphon rote les trop-pleins d’eau stagnante, son fantôme revient me hanter. Elle entrouvrait la porte de notre chambre, vérifiait que Lauren et moi dormions ou faisions semblant, puis regagnait sagement la cuisine pour terminer sa vaisselle. Un soir, après son passage à la salle de bains, je m’étais faufilé derrière elle en silence. L’autre cuvait son crime, cul nu, sur la moquette. Elle me tournait le dos, brisée devant l’évier et la fenêtre entrouverte, le regard ancré sur la voie ferrée qui serpente au pied de l’Eden.

Le matin, elle nous accompagnait jusqu’à l’école, de l’autre côté du pont ferroviaire, et tirait sur sa blouse pour camoufler les bleus. Elle rejoignait ensuite son boulot de caissière à une heure et demie de transport de l’Eden. Elle ne pouvait pas risquer de manquer son train et nous déposait en avance devant les grilles de l’école avant de repartir immédiatement en direction de la gare. Lauren courait vers ses camarades de maternelle et son verre de lait quotidien tandis qu’au travers des barreaux, je fixais l’ombre de ma mère s’engloutir dans la masse brune des négligeables.

Soixante et onze, soixante-douze, soixante-treize, l’épicier kurde me salue, comme chaque matin et, comme chaque matin, je désigne du doigt une canette de Red Bull. Il me rend la monnaie en me souhaitant une bonne journée, main sur le cœur comme si le cœur y pouvait quoi que ce soit. Je réponds d’un hochement de la tête pour ne pas perdre mon compte. Quatre-vingt-dix-sept, quatre-vingt-dix-huit. J’ouvre la canette. Une gorgée. Deux. Il y a sept cent cinquante-trois pas jusqu’aux portillons de Clapham Junction.
Tous les jours, je prends le même chemin que ma mère et nous empruntions, ensemble, jusqu’à l’école. Je me fais croire qu’en les comptant, mes pas s’imbriquent parfaitement dans les siens, qu’à huit ans de distance ils talonnent l’ombre de son dernier trajet comme si elle n’avait que huit secondes d’avance sur moi. Je m’arrête toujours devant la vitrine du barbier turc, au pas quatre cent vingt-deux. Au pied de la devanture, une empreinte s’est prise dans le macadam ; un clebs, sans doute, ou un renard comme on en voit souvent arpenter les ruelles de Londres à la nuit tombée. Il a posé la patte sur une plaque de goudron frais, et signé ainsi le trottoir pour l’éternité. Je voudrais que cette empreinte soit celle de ma mère. J’aurais alors la certitude qu’elle s’est tenue à cet endroit il y a huit ans et que, si le temps nous offrait un répit, son parfum y flotterait encore et je tendrais la main pour la glisser dans la sienne.

Un jour, la direction de la chaîne de supermarchés mit en place deux caisses automatiques dans le magasin où elle travaillait. Pour tester l’idée auprès de la clientèle, avait-on rassuré les employées qui s’inquiétaient pour leur avenir. Elles s’excusèrent d’avoir posé la question, réflexe de pauvre, et attendirent, confiantes, le verdict. Le succès fut tel que, trois mois plus tard, on décida de remplacer deux tiers du personnel par des machines coréennes. Ces salauds proposèrent à ma mère un contrat d’intérim dans un charmant quartier verdoyant du nord-ouest de Londres – « à trente minutes à peine de votre lieu de travail actuel » – c’est-à-dire à quatre heures aller-retour de l’Eden. Elle possédait l’orgueil des humbles et n’aurait jamais quémandé le moindre traitement de faveur ni que sa situation reçoive davantage de considération que celle de ses collègues. Elle accepta le poste jusqu’à ce que la clientèle écranophile du nouveau magasin opte, elle aussi, pour l’automatisation. Les habituées avaient massivement coché la case « gain de temps » sur le questionnaire qu’on exhiba en guise de justification. L’une d’elles avait même pris soin de commenter qu’elle serait soulagée de ne plus avoir à répondre au bonjour machinal des caissières, sans réfléchir que, bientôt, des machines la traiteraient avec autant d’humanité qu’un sachet de salade, sans s’encombrer du moindre bonjour humain. Et elle ne trouverait rien à redire.
Même quand c’est la dernière des connes, la cliente a toujours raison.

Aux employées, on suggéra une place, presqu’au même taux horaire, encore un peu plus loin géographiquement, ce qui, pour ma mère, aurait représenté près de cinq heures de transport quotidien. Elle déclina l’offre en s’excusant et ne reçut aucune indemnité, comme spécifié dans son contrat d’intérim qui venait de débuter. C’est aussi ce que précisait la lettre qu’elle avait timidement tendue à l’autre. On exigeait cependant qu’elle travaille jusqu’à la fin du mois car les nouvelles machines ne seraient installées qu’après cette date. Forts du succès mondial de leur procédé, les Coréens accusaient un léger retard de livraison. L’autre lut la lettre à voix haute. Il ne devait pas s’inquiéter, elle trouverait autre chose, plus près de l’Eden. Il s’était énervé. « Parce que tu crois qu’on roule sur l’or peut-être ?! »
La direction décida d’affecter ma mère à l’équipe du soir. Pendant les trois dernières semaines de son contrat, elle finit à vingt-deux heures et rentra à l’Eden à minuit passé, éreintée. L’autre était déjà couché. Il ne la touchait plus. Pourtant un soir, j’ignore pourquoi, il la frappa comme jamais auparavant.

Le lendemain matin, j’avais serré sa main un peu plus fort que d’habitude devant l’école, puis avais rebroussé chemin jusqu’à la gare sans qu’elle s’en aperçoive. J’avais neuf ans. Je m’étais faufilé sous les portillons et avais grimpé les escaliers derrière elle. Caché en retrait d’un pilier, j’avais attendu son train dans l’ombre avant de regagner l’école en courant.

Souvent, je lui demandais pourquoi elle travaillait si loin alors qu’un supermarché de la même enseigne, celui de Mister Ferguson, jouxtait l’Eden. « La vie ne fonctionne pas comme ça », répondait-elle avant de se pencher sur moi, de me caresser les cheveux et de chuchoter, « le choix n’existe qu’au-delà des rails ».

4
La gare de Clapham Junction dresse devant moi son orgueil de briques rouges. Du haut de sa colline, les rails en contrebas, elle se donne des airs de forteresse médiévale, la vanité victorienne en plus. C’est le plus gros nœud ferroviaire de Londres. Vingt-quatre voies s’y croisent dans un dédale d’aiguillages, de feux clignotants, de quais, de ponts et desservent en quelques minutes les deux principales gares du centre, Victoria et Waterloo, ainsi que l’aéroport de Gatwick et les principales villes du sud-ouest de l’Angleterre, Brighton, Southampton, Exeter – la côte à moins d’une heure de l’Eden. Je n’ai jamais vu la mer.

Le grouillement, ici, est permanent. L’entrée du haut, celle qu’empruntent les costumes gris et les tailleurs bleu marine, force les voyageurs à grimper la colline jusqu’au grand hall avant de les faire redescendre vers les voies par une série de passerelles et d’escaliers. L’autre accès, celui d’en bas, le nôtre, chemine sous les rails. Il aboutit dans un souterrain humide et mal éclairé d’où germe une série d’escaliers menant aux quais. Celui-ci se remplit de couleurs aux premières et dernières heures du jour : des bleus de travail, des pantalons cargo kaki, orange, des salopettes marron, des vestes fluo, des uniformes rouges, verts ou bleus. Souvent un logo criard, dans le dos, rappelle à qui ils appartiennent. Et puis des blouses, des blouses, des blouses – blanches, roses, bleu ciel, vertes, rayées ou vichy – toutes avec un badge sur la poitrine.
Un matin que je jouais avec son badge dans la cuisine, ma mère me l’avait repris des mains et épinglé sur son uniforme. Elle avait soupiré à voix basse, « à quoi bon de toute façon ? ». Quand je lui avais naïvement demandé pourquoi, du haut de mes six ans, elle m’avait confié que les clientes n’adressaient la parole aux caissières que pour demander un sac supplémentaire ou leur reprocher de quitter leur poste pour aller aux toilettes. Connaître leur nom leur importait peu. Je n’avais pas encore appris à lire et m’étais écrié, « Tant mieux, il n’y a que moi qui ai le droit de t’appeler Maman ! Lauren aussi quand elle saura parler ». Elle avait ri de bon cœur et m’avait embrassé avant d’ajouter, « Promets-moi que, quand tu seras grand, personne ne sera invisible à tes yeux. C’est pire que le mépris. Pire que les coups ».

J’hésite à sauter les portillons comme d’habitude. Tapi dans la pénombre, le contrôleur me fixe, prêt à bondir. Je hausse les épaules et claque ma carte de transport sur le capteur. La gare est toujours un peu vide en milieu de matinée. Encore plus en période de vacances scolaires quand les costards et les tailleurs bleu marine emmènent leur famille au soleil.

Une fille m’effleure de son parfum. Je me retourne. Elle m’a déjà dépassé dans le souterrain. Sa longue jupe flotte sur un brouillard de poussière. Ses cheveux, presque blonds, cascadent en boucles sur ses épaules nues. Elle porte des sandales trop légères pour un mois de mai. J’aperçois ses pieds fins, aux orteils bien détachés, aux petits ongles vernis comme un soir de juillet. Ils avalent calmement chaque marche jusqu’au vaste quai à demi désert.

Voie neuf, une dizaine de voyageurs attend le train pour Waterloo. Je termine mon Red Bull et balance la canette. Une dame s’énerve toute seule car je n’ai pas utilisé la poubelle de recyclage. Elle meurt d’envie de me faire la réflexion mais lâche l’affaire quand je soutiens son regard. On nous a fait un cours sur l’écologie au lycée l’an dernier. Bien sûr que je connais la môme suédoise qui insulte tout ce qui bouge avec sa gueule de fin du monde, c’est juste qu’à l’Eden, on n’est pas nombreux à bouffer bio ou rouler électrique. C’est un truc de riches ça. On recycle, oui si on veut, quand personne n’a foutu le feu aux conteneurs pour se distraire.

La fille longe le quai réservé à l’express de l’aéroport, puis s’arrête brusquement, presque chancelante. Elle se retourne, le visage voilé par l’ombre du grillage anti-pigeons. Un pas sur le côté. La lumière la révèle. Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, oui, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.

Le chuintement de l’express se rapproche et fend l’air à vive allure. Je m’adosse contre un pilier, à l’écart, et laisse la douceur printanière m’envahir. Les haut-parleurs aboient l’ordre de s’éloigner de la bordure du quai. Le crissement métallique des essieux absorbe d’abord le frémissement des arbres, les querelles joyeuses des moineaux puis recouvre de sa plainte le reste des bruits du monde dans une légère odeur de brûlé.

J’avance d’un pas. La fille me considère, surprise, presque inquiète. Elle a compris. Moi aussi. Un autre pas. Avec la fragilité d’une funambule, elle s’approche des voies et défie mon regard. Trop près du bord. Enlisés dans leur indifférence, le nez sur leur téléphone, les autres voyageurs ne remarquent rien. Le souffle sec de l’express fouette les premiers mètres du quai dans un vrombissement qui fait tressaillir mes semelles. Une impression de déjà-vu me happe soudainement.
De nouveau la fille chancelle et se précipite vers le train.

5
Après l’école, une voisine nous récupérait, le temps que ma mère accoure de l’autre bout de Londres pour nous donner le bain et préparer notre dîner. Ma naissance avait bouleversé ses dix-sept ans, bien sûr, mais la tendresse l’emportait toujours sur la fatigue et elle ne manquait jamais de nous couvrir de baisers lorsque la voisine nous restituait. L’autre, lui, rentrait tard de ses chantiers. Parfois sobre.
Un soir, elle n’est pas venue. Lauren avait six ans. Moi, trois de plus. La voisine avait tenté de joindre ma mère plusieurs fois, en vain. L’autre a sonné à la porte, le regard rouge, l’haleine fatiguée d’alcool, une enveloppe décachetée à la main. Il a remercié brusquement la voisine dont les yeux mouraient d’indiscrétion et nous a ramenés chez nous. Il venait de trouver le mot que ma mère avait abandonné dans la cuisine le matin même. Elle nous quittait ; nous, l’autre, l’Eden. Pour un homme et pour un pays : l’Espagne. Il a parcouru les lignes plusieurs fois à voix basse, en répétant qu’il n’avait rien vu venir. Entre ses doigts, un petit objet scintillait dans la lumière tremblante du plafonnier. L’autre n’en détachait pas les yeux. Soudain il s’est mis à chialer, à tousser comme un jour de rhume des foins. Lauren s’est approchée et a bredouillé « atchoum Papa ». Il a levé la tête. Nous existions. Il a chialé de plus belle avant de s’en prendre à Lauren qui réclamait Maman et de me coller une beigne au moment où j’ai voulu la protéger. Il a enfoncé la lettre dans sa poche, abandonné le petit objet devant lui, puis nous a plantés tous les deux dans la cuisine avant de foutre le camp au pub. Je me retenais de pleurer, pour Lauren, pour qu’elle ne se noie pas dans tout ce chagrin, et puis aussi parce que l’autre me répétait depuis toujours que je ne serais jamais un homme si je passais mon temps à chougner comme ça. Je ne l’avais d’ailleurs jamais vu pleurer jusqu’alors. Sur la table, l’alliance de ma mère avait cessé de scintiller.

Souvent je tape son nom sur Internet à la recherche d’une existence virtuelle. Jamais elle ne s’est façonné de vie heureuse sur les réseaux sociaux ici ; elle trouvait à peine le temps d’être triste. Je sais que la traquer ne sert à rien car disparaître est un droit. Je me suis renseigné. N’importe quel adulte est libre de plaquer sa vie pourrie pour en recommencer une autre ailleurs, sans qu’on vienne l’emmerder. Et même si on le retrouve, on n’a pas le droit de prévenir sa famille sans son autorisation. La loi permet aux gens qui le souhaitent de ne plus exister. Elle n’a rien prévu pour leurs gosses. J’espère qu’un jour – à Lauren, je dis même que j’en suis sûr – ma mère partagera son bonheur en ligne. Peut-être qu’elle l’a déjà fait sous un autre nom. Je ne sais pas. Je lui ai inventé de nouveaux enfants avec l’homme qui nous l’a volée. Nous nous ressemblons un peu, eux et nous.

J’ai acheté un ordinateur en même temps que ma console de jeux dans une boutique d’occase. De recel en réalité. Je le partage avec Lauren, le temps de gagner assez pour lui en offrir un à elle. En fond d’écran, j’ai choisi un paysage de Benidorm. L’autre ressasse que notre mère s’est installée là-bas, avec son maquereau comme il l’appelle. Elle a dû le mentionner dans sa lettre. Je ne sais pas, je ne l’ai jamais lue. Il l’a brûlée, avec toutes les photos d’elle.
Les tours en Espagne sont beaucoup plus belles que l’Eden. Elles rappellent les couleurs du coucher de soleil et oscillent dans une chaleur permanente, le long d’une grande plage toute jaune avec ma mère et sa nouvelle vie, sûrement, en bikini quelque part dessus. Le reste nous l’avons inventé, Lauren et moi. Enfin, surtout moi au début parce que Lauren était trop petite. Ma solitude mémorisait les noms et les images sur la carte d’Espagne que je gardais sous mon oreiller. Le soir, je les racontais à ma sœur pour la voir sourire. Avant de nous coucher, nous guettions les avions par la fenêtre, persuadés que l’un d’entre eux nous la ramènerait, qu’elle pousserait la porte de l’appartement pour venir nous chercher. Elle constaterait qu’ici, rien n’a changé. »

Extrait
« Comme je disais, c’est elle qui a déniché la petite annonce de Claire au supermarché. Quelqu’un l’avait punaisée au panneau Love your Community, dans un recoin mal éclairé, près de la porte de sortie. Ça disait, « Dame aveugle cherche personne pour lui faire la lecture deux heures et demie, trois fois par semaine», suivi d’un numéro de téléphone. Karolina a ajouté, «si tu veux pas une vie de ce côté-ci des rails, je te conseille de téléphoner». C’était mieux payé que d’ouvrir des cartons chez Mister Ferguson.
Alors j’ai appelé. » p. 63

À propos de l’auteur

Portrait d'Olivier Dorchamps, Paris, 20 mars 2019

Olivier Dorchamps © Photo DR

Olivier Dorchamps est franco-britannique. Issu d’une famille cosmopolite, il a grandi à Paris et vit à Londres d’où il a choisi d’écrire en français. Il pratique l’humour, l’amitié et la boxe régulièrement. (Source: Éditions Finitude)

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La Petite

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Lauréate du Prix Jean Anglade 2022

En deux mots
Jean et Ophélie sont orphelins. Élevés par les grands-parents dans le massif de la chartreuse, ils vont tenter de se réapproprier leur histoire dans une famille de taiseux qui cultive le goût du travail et du silence. Quelques lettres trouvées dans un coffret vont leur fournir une première piste.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Un secret croît avec la rage de dire»

Sarah Perret est la quatrième lauréate du Prix Jean Anglade. Ayant eu l’honneur de défendre ce premier roman en tant que membre du jury, c’est avec un plaisir redoublé que je vous invite à la découvrir à votre tour !

C’est une histoire de famille. De ces tribus comme il n’en existe plus beaucoup et qui rassemblent sous un même toit plusieurs générations. Nous sommes dans le massif de la Chartreuse au milieu de l’été, quand chacun apporte son concours aux travaux de la ferme. Autour de la table, présidée par le grand-père, on trouve ses fils Charles et Fernand et son gendre Albert. Les tantes, quant à elles, encadrent la grand-mère Euphroisine et sa sœur Séraphie, ainsi que l’arrière-grand-mère Adèle. Jean, l’aîné et sa sœur Ophélie, la petite qui donne son titre au roman, complètent la tablée avec leurs cinq cousins. Dans la suite du récit, on va apprendre que les deux enfants sont orphelins après le décès de leurs parents dans un accident et qu’ils sont élevés par leurs grands-parents.
Dans la famille, les valeurs de travail et de droiture sont sacro-saintes, et nul ne saurait y déroger. Et dans cet environnement hostile, on a appris à souffrir en silence et à ne pas poser trop de questions. «Il ne fallait pas penser au passé, pénétrer dans les cavités, remuer le sol des cavernes sombres et revoir les visages perdus. On ne se remettait jamais des deuils. Jamais. Le passé n’était pas une page que l’on tourne. Il fallait le porter. Accomplir sa tâche de chaque jour et allumer sa lampe. Et résister aux assauts réguliers des vagues de chagrin, de nostalgie, aux ressacs. On devait avoir le cœur bien accroché, pour vivre.»
Alors Jean et Ophélie vont chercher par tous les moyens à se réapproprier cette histoire qui est aussi la leur. D’abord en s’accrochant aux histoires contées à la veillée. Livrées avec parcimonie et souvent entourées d’un halo de mystère, elles sont aussi révélatrices. Puis en explorant la maison familiale, qui date de 1835. Un jour, Jean découvre dans un petit coffre une correspondance signée par une religieuse qui a visiblement quitté la famille pour choisir les ordres et dont il n’avait jusque-là jamais entendu parler. Un choc qui va le pousser à poursuivre son exploration de ces histoires qu’il fallait mettre sous le boisseau. «Cependant, un secret étouffé est comme un homme bâillonné qui veut crier justice; sa violence croît avec la rage de dire. Telle la maison, qui laissait suinter malgré elle des révélations sibyllines.»
Sarah Perret nous livre un fort émouvant premier roman autour des secrets de famille, d’une enfant qui cherche à comprendre qui elle est et d’où elle vient, qui veut trouver sa place dans un monde duquel elle se sent bannie. Avec émotion et autour d’un microcosme fort bien rendu, elle s’inscrit dans la lignée de ces forts romans qui ont exploré la France rurale, sur les pas de Jean Anglade.
L’Auvergnat aurait sans doute été sensible à ce chemin au bout de l’enfance, derrière les secrets de famille, à cet itinéraire qui construit une vie. Comme le souligne fort pertinemment Jean Vavasseur, le président du jury de ce Prix dont j’ai l’honneur de faire partie, sous la plume de Sarah Perret «la gamine se répare, se recoud, se défend, patiente, encaisse, résiste, s’accorde goulûment aux paysages et aux personnages, et se mélange aux histoires des autres pour n’en faire qu’une.»
J’ajouterai que la primo-romancière, prof de lettres à Pézenas, a écrit une première version de ce roman à seize ans. Avec le temps, et en s’éloignant de la terre de ses ancêtres, elle aura trouvé la juste focale pour faire de ce roman un écrin de sensibilité aux émotions qui sonnent aussi fortes que justes.

PERRET_la_petite_prix_jean_anglade_2022Le jury du Prix Jean Anglade 2022, sous la présidence de Pierre Vavasseur à Clermont-Ferrand © DR

La Petite
Sarah Perret
Presses de la Cité
Premier roman
256 p., 20 €
EAN 9782258202504
Paru le 29/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans les Alpes et plus précisément dans le massif de la Chartreuse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec de nombreux retours en arrière jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
La Petite, c’est le paradis ressuscité de l’enfance et d’un monde désormais perdu : celui des paysans de Chartreuse dans le courant du vingtième siècle — des vies modestes, pétries d’humanité.
Au cœur de la Savoie, deux orphelins recueillis par leurs grands-parents paysans dans la maison de famille séculaire se battent contre des puissances obscures, remontées du passé. Autour d’Ophélie, le loup rôde ; quant à Jean, il emploie ses forces à haïr.
Le silence s’amoncelle comme le travail à abattre, dans ce village au pied des montagnes de Chartreuse. En cette fin de XXe siècle, la modernité n’est pas encore arrivée et le temps est toujours rythmé par les saisons et les labeurs, les fêtes religieuses, les visites. Mais, intimement, les enfants pressentent les drames et souffrent. Les secrets eux-mêmes aspirent à se dire…
La Petite, entre délicatesse et passion, fragilité et violence, brode et tricote d’une main sûre son ouvrage et conduit le lecteur dans les tours et détours de l’âme enfantine.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
« Un, deux, trois, quatre… »
Louis, une main sur les yeux, s’était mis à compter, et tous les cousins avaient quitté la pièce comme une volée de fauvettes, en direction de leur « planque ».
La petite resta un instant paralysée. Où irait-elle se musser ?
« Cinq, six, sept, huit… »
Les battements de son cœur s’accéléraient. Elle voyait Louis de dos, en bermuda beige et chemise à carreaux, qui scandait les secondes sur le frigo, de sa main libre. Le four électrique, au-dessus du réfrigérateur, vibrait sous les pulsations. Vite, il fallait se sauver. La crainte d’être découverte se mêlait à une trouble jubilation en son cœur.
« Neuf, dix, onze, douze… »
Elle fit du regard le tour de la pièce. Sous la table ? Il la trouverait aussitôt. Dans le bas du placard, à côté des pantoufles du grand-père ? Les battants grinceraient, en s’ouvrant.
« Treize, quatorze, quinze… »
Elle avait enfin trouvé. Elle avança sans bruit pour se dissimuler sous les patères, dans l’angle formé par le mur et la porte ouverte aux trois quarts. Elle s’apprêtait à se glisser derrière la veste bleue du pépé, qui sentait fort la sueur et la vache, quand elle sursauta. Raphaël y était déjà et lui faisait signe de se taire, en roulant ses gros yeux bleus. Un fichu de la grand-mère, qu’il avait fait choir en se dissimulant, jonchait le parquet.
« Seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf… »
L’estomac contracté et l’esprit en ébullition, elle se détermina pour l’unique cachette possible : entre le fourneau et le placard de l’évier, dans la petite remise où la grand-mère rangeait sa batterie de cuisine.
« Vingt, vingt et un, vingt-deux, vingt-trois… »
Louis ralentissait le comptage avec un plaisir sadique. Elle manœuvra délicatement la porte pour qu’il ne l’entendît pas, se coula à pas de chat, se tint accroupie, entre les poêles et les casseroles, et referma soigneusement le loquet.
« Vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, trente ! J’arrive ! »
Son cœur battait encore la chamade ; elle le sentait cogner contre ses tempes. Essoufflée comme après une course, elle tentait de maîtriser sa respiration pour ne pas se trahir. Tout son sang avait afflué à son visage, et ses joues étaient brûlantes. Elle se tenait en boule, bras autour des genoux et genoux au menton. Elle devinait dans son dos la tige de l’écumoire et, contre son mollet, le contact glacé de la cocotte en fonte.
Elle tendit l’oreille, comme un animal traqué. Les pas de Louis étaient inaudibles. C’est à peine si elle l’entendait s’exclamer : « Trouvé ! » Tous les bruits lui parvenaient assourdis, comme si, à la distance, la ténèbre de la remise ajoutait l’enveloppe d’une épaisseur ouatée. Elle percevait le lointain brouhaha des adultes qui prenaient l’apéritif. Parfois, elle reconnaissait le rire de gorge, proche du roucoulement, de l’oncle Albert, qui fumait sans doute, près de la fenêtre, avec l’oncle Fernand. La petite s’y projetait en imagination. Les femmes s’affairaient. Tante Claudie sermonnait sa mère, toujours prête à se lever pour servir, jusqu’à s’épuiser à la tâche ; ses belles-sœurs ouvraient le placard pour sortir la cruche et les assiettes et dresser le couvert. La petite les voyait comme si elle s’y trouvait. Et le soleil miellé de ce jour d’août finissant coulait à flots entre les vitres ouvertes, ambrait le vaisselier où l’on rangeait les verres et les mazagrans, mollissait le vernis du bois qu’elle aimait gratter d’un ongle, rendait le papier peint plus orangé. Les faisceaux lumineux, où dansait la poussière, floutaient les coins, si puissants était leur éclat, en sorte que l’aïeule, dans cette pulvérulence dorée, semblait une apparition, les pieds campés dans ses chancelières, son corps lourd arrimé au fauteuil, un demi-sourire flottant sur son visage où les lunettes fumées dessinaient deux trous aveugles.
Soudain, la vitre en verre dépoli vibra. Louis avait dû ouvrir la porte qui donnait « d’en bas », comme disait le grand-père.
« Y f’rait beau voir qu’y m’cherche noise, et j’l’attraperais ! Y vaut pas mieux qu’son père, çui-là ! »
La voix du grand-père tranchait sur la rumeur familiale.
« Papa, ne remue pas le passé, je te prie », suppliait Claudie.
La porte avait claqué dans son chambranle. À nouveau les voix des adultes n’étaient plus qu’un lointain murmure. Mais les paroles du grand-père s’étaient insinuées dans le cou de la petite, comme un vilain courant d’air.
Elle revint mentalement dans le jeu. Elle recensa toutes les cachettes dans son esprit, en les comptant sur ses doigts. Il y avait, en face de la salle à manger d’en haut, au-delà du petit couloir d’entrée, qui servait aussi d’accès à l’étage, interdit aux enfants en pleine journée, une pièce servant de resserre et de buanderie, qu’on appelait « l’autre côté » et qui donnait accès aux toilettes et à la salle d’eau, étonnamment fraîches. Cela faisait trois cachettes au moins. Autour de la maison, on pouvait aussi se plaquer derrière le mur, de part et d’autre de la façade, ou s’enfermer dans le hangar, l’ancien four à pain, avec les outils du grand-père, ou encore derrière le muret du jardin, sans piétiner les salades.
Enfin, restait la cave.
À moitié troglodyte, creusée dans la côte, en face de la maison, close par une lourde porte de bois. La petite n’aimait pas cet endroit, à l’obscurité plus épaisse que la remise où, à travers le cadre de la porte, se faufilait un jour mince. Quand on passait l’entrée de la cave, en plus de l’odeur âcre d’humus, de vin vieux et de pomme, c’est ce trou noir, où l’on ne discernait rien et dont on ne mesurait pas la profondeur, qui sautait au visage. De quelles créatures était-il peuplé ? Une souris, parfois, passait entre les jambes du grand-père lorsqu’il allait y chercher du vin. Qui sait si ces ténèbres sans fond ne recelaient pas des monstres ?
Une nuit, la petite avait fait un odieux cauchemar : le grand-père la traînait par le bras en la menaçant de l’enfermer à la cave pour la punir de quelque faute. Elle suppliait, pleurait, hoquetait, criait, en proie à une angoisse terrible. Mais le grand-père demeurait ferme et la livrait aux mille dangers de l’ombre. La panique était telle que la petite s’était réveillée en sursaut, dégoulinante de sueur, haletante. Plusieurs minutes avaient été nécessaires pour qu’elle s’apaisât enfin.
Ce souvenir la fit frémir. Elle observa la pénombre où elle se trouvait à présent avec une crainte nouvelle. La remise n’était guère plus rassurante que la cave. C’était l’espace compris sous l’escalier menant à l’étage. Étaient-ce bien des poêles, des marmites et des casseroles qui étaient rangées ici ? L’ombre se jouait des objets d’usage courant, qu’elle remodelait en de sinistres anamorphoses. La petite, posant une main au sol, crut sentir sous ses doigts de la toile d’araignée. Elle frissonna et enfouit son visage entre ses genoux.
Ce fut soudain comme si le fil qui la retenait au monde se rompait, comme si elle chutait dans le vide. Happée par les ténèbres de la soupente, elle oublia le jeu.
Elle se sentit seule, abandonnée de tous, son cœur devint froid et minéral comme une planète inhospitalière. Les garçons l’avaient oubliée. Comme toujours. Elle croyait les entendre rire. Ils se moquaient d’elle, ou, pire, son existence leur était indifférente. Personne ne viendrait la chercher ici. Elle mourrait de faim et de chagrin. Aspirée dans le couloir de la peur, elle sentit bourdonner ses oreilles et vit éclore dans son imagination des fantasmagories semblables aux œufs monstrueux du crétacé. Des êtres informes, bouillie d’humanité, visqueux fantômes aspirant à se détacher de l’obscurité qui leur faisait une matrice commune, hurlaient dans le silence. La petite n’éprouvait pas seulement de l’épouvante à leur contact mais aussi, de manière inexplicable, de la honte. Comme si la seule vue de ces créatures pouvait la souiller. Et tout à coup le loup apparut. Tel un chien galeux, l’œil jaune et les dents suintant de bave, tous ses muscles bandés, il s’approchait de la petite. Il était là, dans la soupente. Il allait la déchiqueter et la dévorer.
« Eh ben, qu’est-ce qu’elle fait là, la p’tiote ! C’est-y pour cligne-musette ? » s’écria Séraphie en la tirant vigoureusement par le bras. La grand-tante avait la poigne solide et bienveillante, et la chair moelleuse. Dans ses yeux gris-bleu se lisait la bonté des vieilles femmes qui ont su traverser les tempêtes, en puisant du réconfort dans les bienfaits de la terre, les travaux et les jours, les floraisons, la douceur des bêtes et des couvertures de laine.
« C’est pas plus lourd qu’une poupée de son ! » ajouta-t-elle en lui pinçotant la joue, sans se douter qu’elle arrachait l’enfant aux griffes de la nuit. Elle attrapa ensuite le coquemar pour mettre à chauffer de l’eau sur le fourneau.
La petite Ophélie restait silencieuse à côté de Séraphie, presque surprise d’être à nouveau dans le monde des vivants. Dans sa petite robe amande à fleurettes, elle avait l’air en effet d’une poupée auprès de la grand-tante Séraphie, charpentée comme un homme, « une grande bringue », disait le pépé. Cette dernière saisit le crochet pour déplacer le cercle de fonte, dans un bruit de raclement. La petite contempla les étincelles, autour des bûches qui achevaient de se consumer.
Les garçons rentrèrent à cet instant, en groupe braillard et pressé.
« Ben, t’étais où ? » fit Raphaël, tandis que Jean feignait de ne pas la voir, cette petite sœur qui semblait l’importuner. Boris, Pierre et Côme, qu’on appelait Coco, jouaient des coudes pour arriver les premiers. Louis et Christophe devisaient sagement.
« À table ! » cria la tante Claudie, et les enfants s’engouffrèrent d’en bas, dans le brouhaha des adultes.

2
On avait placé les enfants en bout de table, vers le chiffonnier. Le grand-père présidait comme à l’ordinaire, du côté du vaisselier, entouré de ses fils Charles et Fernand, et de son gendre Albert. Il avait ôté sa casquette, et Ophélie s’étonnait une nouvelle fois des drôles de couleurs du pépé. Son crâne, dissimulé en temps normal par son couvre-chef, était tout blanc, ou plutôt d’un jaune pâle, alors que la peau de son visage et de son cou était rouge, tannée par le soleil et les intempéries. Comme sa chemise à carreaux gris et bleus n’était pas boutonnée jusqu’au col, on voyait que son thorax était de même teinte que le haut de sa tête. Et, pour l’avoir vu, quelquefois, torse nu, assis à la cavalière sur une chaise en paille, les coudes posés sur le dossier, tandis que la mémé lui rasait les rares cheveux du cou, Ophélie savait que ses avant-bras, jusqu’à la manche de sa chemisette, étaient aussi cramoisis que son visage. Dans ces moments furtifs, le pépé et la mémé avaient presque l’air timides et amoureux. Ils ne disaient rien, pourtant.
À côté des hommes, autour de la table, se tenaient les tantes, souvent levées pour le service. Elles encadraient la grand-mère, sa sœur Séraphie et leur mère à toutes deux, l’arrière-grand-mère Adèle. La table avait été dressée selon l’usage : assiettes et serviettes à fleurettes, couteaux à droite, fourchettes à gauche, et le broc d’eau ainsi que le pain au milieu, sur lequel le grand-père allait tracer la croix, de son opinel, avant de le rompre.
Comme toujours, quand on se trouvait réunis, les conversations fusaient en tous sens, dans un bourdonnement de ruche. Avec la porte vitrée fermée, on se sentait, tous ensemble, comme dans une cocotte. Très vite, la chaleur et le bruit augmentaient. Rouge et étourdie par l’ambiance, Ophélie essayait d’attraper, à droite ou à gauche, des bribes de conversations.
« T’étais caché où ? lança Raphaël à Coco, qui affectait un air de mystère, en lissant ses boucles.
— Une super planque, mon gars. J’me la garde. »
Les yeux de Raphaël brillaient de convoitise. Il fallait trouver le moyen d’arracher à Côme son secret.
« Et si on fondait une société secrète, toi et moi ? lui proposa Raphaël.
— Qu’est-ce que vous dites, les gars ? »
Louis et Jean, qui tendaient leur cou vers les comploteurs, paraissaient vivement interpellés.
« Poussez donc vos coudes, les enfants, qu’on puisse vous servir, réclamait tante Claudie.
— Oh non, encore de la soupe », soupira Boris.
Le potage fumait dans la soupière blanche où tante Claudie tournait lentement la louche, qu’on appelait la pauche.
« Ne cause pas et tends donc ton assiette, rouspéta le grand-père qui coupait le saucisson sur la planche de bois. Si t’avais connu la guerre, mon grand, disait-il en roulant les r, tu f’rais pas la fine bouche, va. »
« Quand les corbeaux sont trop saouls, ils trouvent les cerises amères », commentait naguère l’Adèle en patois. Cette formule était l’un de ses dictons les plus fameux. Désormais trop âgée pour participer aux discussions, elle demeurait silencieuse à table, concentrée sur ses cuillerées, présente à ses mondes intérieurs. Mais naguère, en femme autoritaire et maîtresse des lieux, elle ponctuait souvent les propos d’une sentence, maxime de prudence ou constat désabusé d’un comportement humain. Elle en avait toute une escarcelle.
Ophélie aimait les repas en famille. Mais, à chaque fois, elle avait l’impression que sa tête gonflait, sous la pression de la chaleur et du bruit, de l’humeur ambiante, vive, joyeuse et cependant tendue. Il lui semblait que son crâne aurait pu éclater. Dans ces moments, les adultes comme les enfants avaient besoin de s’agiter et de parler haut, de sauter du coq à l’âne, masquant les silences où peut-être quelque ange messager eût pu passer. Alors Ophélie ouvrait grand les yeux pour intensifier son attention. Parce que des choses advenaient, dans la maison. Des choses dont personne ne parlait jamais, sinon dans de rares phrases échappées d’une tante ou du pépé, dans un accès d’émotion vite ravalé, suivi d’une banalité, pour éviter d’attirer la curiosité des enfants. Il y avait des secrets. Elle les lisait dans les regards, dans la suspension d’une phrase, dans la vibration d’une voix. Même la maison livrait des messages à sa manière. Des objets étaient déplacés, que l’on cherchait longtemps. Les meubles craquaient.
Le brouhaha était tel, parvenu au degré le plus haut, qu’on entendait des bouts de phrases sans savoir qui les avait prononcés.
« Faudrait créer un nom de code…
— Fernand, veux-tu qu’je t’serve ?
— … prêter serment… et même avec du sang…
— Très bonne, ta soupe, Séraphie !
— Pour quoi faire ?
— Trouver un trésor, pardi…
— Qui veut de l’eau ? »
Les enfants tendirent leur verre tour à tour, après avoir constaté leur « âge », au chiffre inscrit sur le fond du récipient.
« Allez, les gars, un pour tous, sept pour un », dit Coco, l’aîné des cousins, en présentant le sien pour trinquer. Et les garçons firent tinter les verres, non sans gloussements et éclaboussures.
« C’est bien, les sept, dit Jean, mais les sept quoi ? Les sept mercenaires ?
— Faites moins de bruit, les enfants, réclamait Suzie. Belle-maman, je vous en prie, restez assise ! »
Contrariée dans son dévouement, la mémé Euphroisine avait été prise d’une quinte de toux interminable. Séraphie lui tendit un verre. Le grand-père roulait des yeux furibards. Quand il ne les raillait pas, il paraissait continuellement en colère contre les femmes de la maison, à commencer par la sienne, surtout quand elle avalait un aliment de travers et s’étouffait. Elle avait beau sortir alors son mouchoir de son tablier, pour atténuer la crise, elle toussait pendant de longues minutes, rouge et les yeux brillants, et l’on craignait qu’elle n’en perdît la respiration.
Après cet incident, n’ayant pas sa place, parmi les feux croisés des conversations, la petite ne tarda pas à s’abstraire dans ses rêveries, tandis que la rumeur des voix se faisait plus indistincte. Dans une sorte de nébuleuse, elle percevait désormais les voix sans saisir les propos.
C’était drôle… Le visage des grands-parents était tracé net, mais les tantes, à ses yeux, n’en avaient pas, ou seulement un visage collectif. Ou plutôt des bras, des mains qui coupaient du pain d’épices et des tartines, que l’on beurrait et parsemait de sucre, des voix qui distribuaient les goûters et de tendres attentions. C’étaient tatan Claudie, tatan Suzie et tatan Marie-Hélène. N’avaient-elles pas la même intonation, d’ailleurs, ou la même manière de s’exclamer, au milieu de la conversation, déclenchant les réactions des deux autres ?
Le repas touchait à sa fin. Le brouhaha saturait l’espace ; l’atmosphère était dense, surchauffée comme une étable. Les couleurs du papier peint, le vaisselier, les couverts, tout devenait indécis avec l’arrivée du soir.
*
Avant la tombée de la nuit, les garçons étaient descendus jusqu’au bassin du village. Quinze mètres de pente gravillonneuse, qui passait devant la maison Perrier, et on y était. Le bassin était au bord de la route. C’était leur quartier général. Ils l’investissaient en conquérants, à cheval sur la margelle, les pieds sur le plan incliné où les femmes, d’antan, étalaient les bleus des hommes pour les frotter à la brosse.
Le ronronnement du tank à lait des Perrier, dont la grange jouxtait la demeure, couvrait tout autre bruit. Perrier s’y cachait, comme d’habitude. Entendre le tank, le piétinement et le souffle des bêtes, parfois un meuglement, à travers les petites ouvertures, et ne voir personne, à part les chats qui rôdaient et grattaient le jardin de la Julienne, avait on ne sait quoi d’inquiétant. Même la Julienne avait un comportement bizarre. Quand les garçons étaient au bassin, elle les épiait, derrière ses rideaux, et disparaissait aussitôt, dès qu’ils l’avaient aperçue. Son regard était toujours fuyant et elle se signait régulièrement, comme si elle avait vu le diable. Et quand on lui adressait la parole, elle levait les bras par réflexe, comme si on allait la frapper.
« Une vraie sauvage, la Julienne », disait la mémé Euphroisine. D’ailleurs personne n’allait chez elle. À la Noël, il pouvait arriver qu’on entrât chez les voisins, les Marolliat ou les Francillon pour y chercher les étrennes : un sachet brun avec des clémentines et des papillotes, mais chez les Perrier, jamais. On aurait eu trop peur. Et de toute manière, on n’y était pas convié.
Grand-mère invitait les enfants à la clémence. Sans elle, ils auraient considéré la Julienne comme une sorcière. Voûtée, ridée, drôlement nippée, avec ses fichus, ses châles, ses jupes superposées, ses jambes sèches tout écaillées, marbrées de veines mauves et bleues, ses gros brodequins, elle parlait de plus en patois, de sorte que la jeune génération ne la comprenait pas… Elle avait tout l’air d’une vieille d’un autre temps, comme une émanation de la terre, de la terre rude et brune de Chartreuse, semée de rocs calcaires. Quand le bassin se trouvait de nouveau libre, elle s’en approchait, et faisait sa prière sous la croix, juste à côté. Elle y laissait régulièrement un bouquet. Mais, au moindre bruit de graviers, elle rentrait se terrer chez elle.

La petite, comme toujours, avait suivi de loin les garçons. Elle était restée un instant derrière la maison, les doigts serrés sur le grillage du jardin, qui s’effritait sur sa peau humide en grains rouillés, laissant comme une odeur de sang. Les garçons l’oubliaient souvent, unis comme un seul homme, dans leurs folles équipées. Elle savait bien ce qu’ils pensaient. L’attitude de Jean le lui signifiait souvent… Ils n’avaient pas besoin d’une pisseuse dans leurs pattes. Une fille… « à ne toucher qu’avec une fleur », disait grand-mère… un cœur trop tendre, une gamine toujours prête à chialer… Eux étaient déjà de petits hommes, nés pour le risque et l’aventure.
Au milieu des sept garçons, elle était la seule fille. Les garçons étaient forts et beaux. Ils la fascinaient, par leurs idées, leur morgue, leur goût de la transgression. Ils étaient bêtes, aussi. Ils ne remarquaient rien. Pourtant une simple attention de leur part colorait ses joues de rose. Car elle avait l’âme amoureuse. Elle rêvait d’eux sur son nuage.
Elle attendait un peu pour les pister, afin qu’ils ne la vissent pas. Du reste, dans l’enthousiasme qui les prenait de se retrouver tous ensemble, bien souvent, elle l’avait remarqué, sa présence demeurait invisible à leurs yeux. C’est ainsi qu’une fois ils l’avaient perdue, la pauvrette, un après-midi, aux Échelles, chez la tante Suzie qui préparait des crêpes. Elle baguenaudait, à quelques pas derrière eux, chantonnant et cueillant des fleurettes… Ils avaient gravi un escalier, parlant et riant fort… « Je les retrouverai en haut », s’était dit la petite… Mais en haut, les garçons avaient disparu. La petite était perdue…
Elle longea la grille du jardin jusqu’au bord de la route. Un poteau la dissimulait aux garçons.

Louis, avant de descendre au bassin, avait attrapé une feuille dans le placard d’en bas, et un stylographe dans le chiffonnier.
« Les gars, il faut qu’on prête serment. »
D’une écriture tremblée qui épousait les aspérités du bassin sur lequel il avait posé la feuille en guise de sous-main, il traça des signes que la petite, ne sachant pas lire, observait avec fascination.
« Allez, les gars », fit-il solennellement, en leur montrant une aiguille, qu’il avait dû chiper dans le panier à ouvrage de l’Adèle.
Fronts rapprochés, avec gravité, dans un silence initiatique, chacun à son tour pratiqua le rituel de l’aiguille et apposa son doigt, coloré de sang, sur la feuille gondolée. La petite, bouche bée, regardait s’accomplir le Mystère…
« Maintenant, dit Louis, jurez que vous n’en parlerez à personne.
— Je le jure », certifièrent-ils, tous ensemble, en levant la main.
Alors Louis roula le papier en tube, le glissa dans sa poche, et les Sept, unis désormais par un serment signé de leur sang, conspirèrent en chuchotant…
Le tank à lait avait cessé de bourdonner. On n’entendait plus que les grillons, qui crissaient dans le jardin potager, en contrebas de la maison. La lumière qui fusait d’en bas permettait de distinguer les tuteurs des haricots grimpants. L’air avait fraîchi. Au bord du bassin, les Sept paraissaient, Louis à la proue, Jean à la poupe et les autres vautrés sur le pont, les naufragés d’un vaisseau fantôme, dans le soir bleu d’été, à la clarté de la lune.

3
« On fait quoi, aujourd’hui ? » avait articulé Jean d’une voix enrouée, rompant le silence comme on lance un galet sur la surface lisse de la rivière pour en perturber un instant le calme étal. Sa sœur et son cousin Christophe, engourdis par la touffeur de l’été, ne répondaient point. Ses mots avaient vibré en un léger écho dans leurs esprits assoupis, puis la surface du silence s’était refermée sur ses paroles comme une eau profonde.
Ils étaient tous les trois assis sur le trottoir depuis un bon moment, devant la vieille maison, les mollets et les genoux tout blancs à force de traîner dans les graviers, en face du mur couvert de corbeilles d’argent.
Le rideau à mouches, à l’entrée, frémissait encore : le grand-père venait de partir. Il s’était épongé un instant le front avec un grand mouchoir froissé avant d’enfoncer sa casquette sur son crâne. Boule, l’énorme patou, qu’on appelait aussi Boulon ou le chien, s’était redressée avec peine sur ses longues pattes, prête à suivre son maître. La langue pendante et baveuse, elle haletait bruyamment, et ses grands yeux, au regard bon et un peu bête, étaient rouges de fatigue.
« Allez, p’tits, à ce soir ! » s’était exclamé le grand-père avec son accent savoyard. Puis de sa démarche lourde et sûre, il s’en était allé en direction du bois, une faucille à la ceinture, la Boule à ses côtés, qui dandinait des hanches. Les enfants l’avaient vu tourner derrière la maison des Perrier, ses godillots ripant sur les gravillons.
C’était l’heure de la sieste pour l’arrière-grand-mère Adèle. La grand-tante Séraphie l’avait aidée à gravir l’escalier menant aux chambres. Les enfants avaient suivi d’une oreille leurs pas pesants sur les marches grinçantes. À présent, les deux femmes, Séraphie et la grand-mère Euphroisine occupées au ménage, échangeaient de brèves paroles qui ricochaient par les fenêtres ouvertes, avec le bruit de la serpillière dégouttant dans le seau. La petite aimait bien voir le bois non verni du parquet, noirci par le temps, absorber l’eau, puis s’éclaircir en séchant. Mais grand-mère Euphroisine l’avait chassée avec une rudesse bienveillante.
« Ne reste pas dans mes pattes, mon petit. » « Mon petit » ou « petite Ophélie », disait-elle affectueusement.
Peut-être, en fin d’après-midi, devant la maison, sous le fil où pingolait du linge, traînerait-on une chaise de paille sur le trottoir afin que l’Adèle fît ses pelotons de laine, et, à la brune, les chats, qui connaissaient les bons coins, viendraient s’y étirer, la queue follette et les oreilles en arrière, pour jouir du petit air coulant de la venelle et de la fraîcheur des corbeilles d’argent.
Les enfants, désœuvrés, se sentaient englués par la chaleur écrasante à la manière de mouches figées dans le miel. Même le temps semblait empêché d’avancer. On entendait par moments Kapi, le chien bâtard des Perrier, tirer sur sa chaîne dans la grange attenante, et d’autres bruits plus confus. Le voisin, peut-être, qui espionnait les enfants dans l’ombre, l’œil luisant.

Ils vivaient tous ensemble dans la vieille maison : l’Adèle avec ses deux filles, Euphroisine et Séraphie, le grand-père Jules et les deux enfants, Jean et Ophélie. On avait convié Christophe, l’un des cousins des Échelles, à rester quelques jours.
La veille, le 2 août, on avait fêté la fin des foins avec toute la famille, comme chaque année. À la tombée de la nuit, les oncles et tantes étaient partis : Claudie, la fille de la famille et son mari Albert, avec leur fils Côme, le plus âgé des cousins, Fernand, le frère de Claudie et sa femme Suzie, avec Boris et Pierre, qui prétendaient couler des jours tranquilles sans leur aîné Christophe, invité pour une quinzaine dans la vieille maison, puis Charles, le « petit dernier » des grands-parents, avec son épouse Marie-Hélène et leurs enfants, Louis et Raphaël.
Le mois de juillet avait été si beau qu’on avait fané sans discontinuer. Le grand-père avait terminé avant les Marolliat et les Francillon, et de mémoire ce n’était jamais arrivé qu’il achevât les fenaisons à la fin du mois.
Les enfants avaient aidé un peu aux champs, à leur mesure. Ils avaient ratissé, en plein soleil, quelques après-midi, l’herbe sèche demeurée sur le pré après qu’on avait calé les bottes sur le transporteur. La petite aimait, en fin de journée, accrochée aux ridelles de l’engin, assise sur les quelques bottes restantes qui piquetaient ses cuisses, cahotée sur le chemin des Monts, rentrer avec le grand-père. Le transporteur faisait un vacarme tel qu’on pouvait hurler sans que personne n’entendît, et on était secoué si fort qu’on se sentait vibrer des pieds à la tête. Dans les faisceaux de lumière qui traversaient les ridelles dansait la poussière de foin, qu’on respirait âcrement. Fauchés ras, les champs, asséchés par un ardent mois de juillet, paraissaient jaunes au soleil de la fin d’après-midi. Les arbres y projetaient leurs ombres. Seules désormais les corneilles y becquetaient quelques graines, arpentant les sillons dessinés par les roues du transporteur, comme des pèlerins devisant, avant de reformer leurs escadres.
Christophe soupira.
Il avait oublié qu’on s’ennuyait à la montagne, qu’il ne s’y passait rien.
« Et si on allait au ruisseau ? » Le sourire des deux autres valait acquiescement.
Les enfants partirent en direction des Monts. On longea la ruelle semée de paille, entre la maison des Perrier et le mur soutenant les hauts du village : on y passait toujours très vite, et avec crainte. Kapi, sorti brusquement de la grange où il se terrait, aboyait et menaçait de mordre, au bout de sa chaîne, ou Perrier regardait les enfants d’un air torve, sans les saluer. Il fallait se méfier de lui disait le grand-père ; il buvait. Il n’était que de voir les litrons de rouge vides renversés, devant la porte de la grange.
On longea le bûcher du grand-père, vis-à-vis de l’escalier où parfois, l’été, on s’asseyait pour discuter au frais, entre deux petites mottes de mousse. On y entendait par moments la voix aigrelette de la mère Francillon, qui trouvait toujours à râler. Au-dessus de l’escalier était scellé un drôle de crochet dont on ignorait l’usage.
La proposition de Christophe leur avait donné de l’allant, et les langues se déliaient à présent.
« Y a de vieilles roues de poussettes, dans le hangar. On pourrait fabriquer des karts. Faudrait demander au pépé, avait lancé Jean, tandis qu’ils passaient en vue de l’escalier du village, en roulant des graviers sous leurs souliers.
— Ah oui, avec les planches qu’il remise à la grange ! »
La petite trottait derrière les garçons, sans perdre une miette de la conversation.
« Mon rêve, disait Jean, ce serait même de fabriquer une cabane roulante, tu vois. Y aurait tout, à l’intérieur : cuisine, bureau, lit… Je pourrais y vivre, y dormir. Et avec ça j’irais jusqu’au château de la Roche-Fendue. »
Il imaginait les planches de contreplaqué, le volant, la banquette, la table, et même les rideaux, à carreaux blancs et rouges, de l’unique fenêtre, et son départ sur l’asphalte… Alors, le souvenir furtif d’un autre véhicule se juxtaposa au rêve de la cabane. Une route verglacée, un paysage de neige, une matinée lourde d’anxiété suspendue, une voiture, qui avait peiné à démarrer, glissant lentement en suivant les lignes courbes des virages du Frou… mais Jean chassa ces images de toutes ses forces, pour esquiver le chaos dont elles étaient porteuses et oublier ce boulet qui venait de se loger dans son ventre. Il bouscula sa sœur. Son petit visage sembla se chiffonner et il en éprouva un plaisir fugace et sournois.
Les enfants avaient dépassé la maison des Francillon et cheminaient en direction de la grange du pré qui appartenait au pépé, sur la colline semée de pommiers tordus. Quelques veaux y ruminaient à l’ombre des arbres. »

Extraits
« Mais il ne fallait pas penser au passé, pénétrer dans les cavités, remuer le sol des cavernes sombres et revoir les visages perdus. On ne se remettait jamais des deuils. Jamais. Le passé n’était pas une page que l’on tourne. Il fallait le porter. Accomplir sa tâche de chaque jour et allumer sa lampe. Et résister aux assauts réguliers des vagues de chagrin, de nostalgie, aux ressacs. On devait avoir le cœur bien accroché, pour vivre. Alors, dans la pénombre grandissante, où des ombres indécises pouvaient surgir, on pressa le pas. De retour à la maison, on monta sans bruit dans les chambres: le pépé s’était assoupi sur son poing, d’en haut, à côté de son bol de soupe. L’Adèle dormait peut-être déjà, à l’étage. » p. 98

« Mais la vieille maison résistait aux assauts. Elle gardait les secrets de la famille, telle une malle bien close, un cercueil, à la manière de chacun de ses hôtes, savoyards taiseux, portant le poids de la honte. On ne disait jamais un mot de trop. Chaque parole était patiemment pesée. L’Adèle avait toujours prôné le silence et la discrétion: « Derrière cises et buissons, faut pas dire sa raison», déclarait-elle. Il fallait mettre sous le boisseau tout ce qui était bizarre, tout ce qui sortait des sentiers battus. Cependant, un secret étouffé est comme un homme bâillonné qui veut crier justice; sa violence croît avec la rage de dire. Telle la maison, qui laissait suinter malgré elle des révélations sibyllines.» p . 169

Sarah Perret se présente:
« Je suis née le 1er octobre 1976 à Chambéry. Le premier livre que j’ai lu à 6 ans, offert par ma grand-mère, Les Malheurs de Sophie, m’a révélé la passion de ma vie : la littérature. À 11 ans, je savais qui je voulais devenir: un écrivain. Je lisais sans mesure : un livre par jour ; j’allumais ma veilleuse pour ne pas alerter mes parents. Le Grand Meaulnes, Pêcheur d’Islande et L’Âne Culotte ont été des éblouissements. J’ai passé mes étés d’adolescente à lire, avec pour discipline 100 pages par jour. En première, j’ai lu, parmi d’autres lectures, l’intégralité d’À la recherche du temps perdu. Je me suis d’ailleurs enfermée, pendant des années, au milieu de ces murailles de livres, devenues ma citadelle, ma tour d’ivoire. Parallèlement, j’écrivais (activité longtemps restée secrète) : mon journal, des pastiches, des idées sur des bouts de papier, des débuts de roman, des lettres d’amour… Mes tiroirs en sont remplis.
Aujourd’hui encore, il ne m’est pas possible de vivre ma vie sans l’écrire. J’ai choisi des études de lettres modernes, qui m’ont conduite en hypokhâgne et khâgne au lycée Berthollet à Annecy et au lycée Lakanal, à Sceaux, pour une seconde khâgne, sur les traces d’Alain-Fournier. Depuis 1999, j’essaie de transmettre ma passion à mes élèves de lycée, et à mes étudiants.
Parmi mes réussites littéraires : j’ai été finaliste du prix de la nouvelle érotique 2017 et ma nouvelle Sparagmos a été publiée dans le recueil Ta maîtresse, humblement (Au Diable Vauvert). Et j’ai soutenu une thèse en décembre 2020 à l’université Paul Valéry-Montpellier III: Édition critique des œuvres de Sarasin. »
Quand on interroge Sarah Perret sur son roman, elle explique que cette histoire la hante depuis une trentaine d’années: «La première version, écrite l’été de mes 16 ans, s’appelle Mon grand frère. En 2017, alors que ma mère exprimait son regret d’avoir perdu la demeure familiale, vendue lors du départ de mon grand-père en maison de retraite, j’ai eu de nouveau l’envie de réécrire cette histoire, en décrivant la vieille maison telle que mon souvenir la restituait, avec ses recoins, ses odeurs, et toutes les images des étés passés avec mes frères et mes cousins.
Je me suis imprégnée aussi de tous les récits de mes grands-parents, de mes parents. J’ai mêlé à mes propres rêveries des anecdotes familiales et locales, que j’ai transposées, romancées, découvrant parfois d’étranges coïncidences entre mes personnages « inventés » et des membres de l’arbre généalogique.
Ce roman, c’est le paradis ressuscité de l’enfance et d’un monde désormais perdu : celui de mes ancêtres, paysans de Chartreuse – des vies modestes, pétries d’humanité.»

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Appelez-moi César

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En deux mots
Les vacances d’un groupe d’adolescents tournent mal. Séparés de leur accompagnants, ils vont vivre un drame qui va les marquer à jamais. Vingt cinq ans après, Étienne décide de raconter ce qui s’est vraiment passé ce jour où la mort est venue leur rendre visite.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un serment si lourd à porter

Quand les gendarmes retrouvent les adolescents perdus dans la montagne, l’un d’entre eux manque à l’appel. Vingt cinq ans après le drame Étienne décide de tout raconter. Boris Marme signe un roman prenant, un suspense étouffant.

Durant l’été 1994 un groupe de onze garçons se perd en montagne, après avoir refusé de suivre leurs accompagnants. Le lendemain un peloton de gendarmerie récupérera dix d’entre eux. Dans la nuit, l’un d’entre eux a glissé et n’a plus donné signe de vie. «De jeunes innocents. Un accident regrettable. Un traumatisme puissant. Des adultes irresponsables. Voilà ce que les gens ont retenu, voilà ce qu’ils ont gobé. Le reste de l’histoire, le narrateur a voulu l’oublier, s’imposant des années de silence « pour tenter de vivre comme tout le monde, dans le mensonge, mais vivre quand même, devenir quelqu’un. Exister.»
Mais a quarante ans et après avoir perdu sa mère, Étienne décide de rompre le pacte et de raconter ce qui s’est vraiment passé.
Il avait été inscrit par ses parents à ce camp de vacances, mais craignait tout à la fois de quitter ses amis et son domicile et la rencontre avec tous ces jeunes qu’il ne connaissait pas. Des craintes que le voyage en TGV n’ont pas vraiment dissipées. Après avoir monté leurs tentes, le groupe se retrouve au grand complet. «Il y avait Mélodie, la seule fille, qui ne voulait pas être là. Il y avait le sympathique Clément, le cleptomane, avec son plâtre au bras pour une raison que j’ai toujours ignorée, et Bruno que je découvrais presque alors, le visage transparent pour le moment, si ce n’était son duvet de moustache. Il y avait James, dit la Taupe, avec ses petits yeux et son visage criblé de boutons qui fumait de la beuh, et Michaël, avec sa voix basse et érayée, et son caractère de con. Il y avait les jumeaux, Louis et Arnaud, qui ne disaient pas grand-chose, si sérieux, toujours prêts les premiers. Il y avait Charbel qui nous avait tous éclatés au foot en fin d’après-midi, Adama avec ses airs de grand prince, Steve qui semblait sympa mais franchement bête, et Franck, le fameux rouquin avec sa tête à faire peur et qui donnait l’impression de vous agresser quand il parlait. Il y avait Aristote que les autres appelaient la Tronche et Ganaël, le petit, le gamin, le collégien. Enfin, il y avait moi et il y avait Jessy, deux mondes, qu’un océan séparait encore et qui ne tarderaient pas à se rencontrer.»
Au fil des jours et des longues marches éprouvantes, le groupe va apprendre à se connaître. Étienne va se rapprocher de ses compagnons et vouloir partager leurs initiatives souvent stupides, quelquefois dangereuses. Entre larcins, provocations, mises au défi, il s’agit de désigner qui est vraiment César. Un petit jeu qui, on le sait, va virer au drame. Mais le groupe retrouvé au petit matin ne trahira pas le serment scellé après l’accident.
En choisissant, 25 ans plus tard, de confier à Étienne le soin de confesser ce qui s’est vraiment passé, Boris Marme dit tout à la fois la charge émotionnelle ressentie sur le coup et le traumatisme trop lourd à porter au fil des ans. Hantés par la mort et leur silence, les adolescents verront leurs vies brisées. Un roman construit comme un polar, un suspense qui va aller crescendo jusqu’au drame et qui permet à l’auteur de scotcher son lecteur dès les premières pages jusqu’à l’épilogue qui, lui aussi, réservera son lot de surprises. C’est fort, prenant, très réussi!

Appelez-moi César
Boris Marme
Éditions Plon
Roman
320 p., 18 €
EAN 9782259310994
Paru le 12/05/2022

Où?
Le roman est situé en France, à Paris et sa banlieue, mais principalement dans la commune imaginaire de Saint-Martin-de-Morieuse et ses environs dans les Alpes.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1990.

Ce qu’en dit l’éditeur
Appelez-moi César est un roman initiatique. L’histoire d’une bande de garçons partis marcher en montagne au cours de l’été 1994 et qui, de conneries en jeux de pouvoir, vont glisser peu à peu dans une spirale tragique. Pour comprendre leur groupe, il faut s’y immerger, sentir son souffle de liberté, partager sa bêtise joyeuse, se laisser happer par sa mécanique cruelle.
Vingt-cinq ans après les faits, Étienne, le narrateur, exprime le besoin absolu de dire la vérité, au-delà de la version officielle, sur ce qu’il s’est passé durant cette nuit terrible au cours de laquelle l’un des gars a disparu dans un ravin. Écrire devient alors pour lui un moyen d’exister à nouveau en dehors du mensonge et du secret. Il entend ainsi redonner à chacun la place qui lui revient, pour mieux reprendre la sienne. Il lui faut pour cela reconstituer chacune des journées qui ont précédé l’accident, car la vérité n’est pas si évidente, elle a plusieurs visages. Pour comprendre, il faut plonger dans le groupe, sentir son souffle de liberté, partager sa bêtise joyeuse, se laisser happer par sa mécanique cruelle.
Étienne raconte son histoire, celle de ce gamin de quinze ans, venu de sa banlieue aisée, et qui, jeté dans l’arène de l’adolescence débridée, fasciné par la figure insaisissable et dangereusement solaire du leader Jessy, a brisé les carcans de son éducation pour devenir un autre, et tenté, au gré des épreuves et des expériences émancipatrices de rivaliser avec les autres pour s’emparer du titre de César.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Sorbonne Université

Extraits
« De jeunes innocents. Un accident regrettable. Un traumatisme puissant. Des adultes irresponsables. Voilà ce que les gens ont retenu, voilà ce qu’ils ont gobé. Rien qu’un épilogue fâcheux, venu clore l’histoire d’un groupe d’adolescents partis marcher en montagne au cours de l’été 1994. Le reste, tout le monde s’en foutait. Nous avons raconté ce qu’ils voulaient entendre, sans mentir. À quelques détails près. Une version officielle derrière laquelle nous nous sommes planqués durant toutes ces années, les gars de la Miséricorde et moi. Il fallait en rester là et tenter de sauver ce qu’il y avait à sauver de nos vies. Le reste de l’histoire était à oublier. C’est ce que je me suis imposé, sans relâche. Des années de silence et de renoncement à lutter contre moi-même pour tenter de vivre comme tout le monde, dans le mensonge, mais vivre quand même, devenir quelqu’un. Exister. » p. 18

« Quinze jeunes adolescents qui débutent leurs vacances. Il y avait Mélodie, la seule fille, qui ne voulait pas être là. Il y avait le sympathique Clément, le cleptomane, avec son plâtre au bras pour une raison que j’ai toujours ignorée, et Bruno que je découvrais presque alors, le visage transparent pour le moment, si ce n’était son duvet de moustache. Il y avait James, dit la Taupe, avec ses petits yeux et son visage criblé de boutons qui fumait de la beuh, et Michaël, avec sa voix basse et érayée, et son caractère de con. Il y avait les jumeaux, Louis et Arnaud, qui ne disaient pas grand-chose, si sérieux, toujours prêts les premiers. Il y avait Charbel qui nous avait tous éclatés au foot en fin d’après-midi, Adama avec ses airs de grand prince, Steve qui semblait sympa mais franchement bête, et Franck, le fameux rouquin avec sa tête à faire peur et qui donnait l’impression de vous agresser quand il parlait. Il y avait Aristote que les autres appelaient la Tronche et Ganaël, le petit, le gamin, le collégien. Enfin, il y avait moi et il y avait Jessy, deux mondes, qu’un océan séparait encore et qui ne tarderaient pas à se rencontrer. » p. 62

À propos de l’auteur
MARME_boris_DRBoris Marme © Photo DR

Professeur et écrivain franco-néerlandais, Boris Marme vit à Paris. Il a publié en 2020 Aux armes (éditions Liana Levi), un premier roman salué par la critique. Avec son nouveau roman Appelez-moi César (2022), il nous plonge au cœur des années 90 dans un groupe d’adolescents pris dans l’engrenage d’un jeu de pouvoir. (Source: éditions Plon)

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Toucher la terre ferme

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En deux mots
C’est un soir de novembre, avec son premier enfant dans les bras, que Madame Kerninon se rend compte que sa vie a basculé. Alors, elle pense à fuir, à retrouver sa vie d’avant, de femme libre. Mais l’amour va la transformer et lui permettre de nous offrir ce bouleversant récit.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Je vais continuer à vivre ma vie invivable»

Après nous avoir régalé avec Liv Maria, formidable roman paru fin 2020, Julia Kerninon se confie à travers un récit intime. Toucher la terre ferme est l’émouvante confession d’une jeune femme devenue mère.

En refermant ce récit bouleversant, je ne sais si j’en ai le plus admiré l’écriture qui vous entraine au fil des pages, vous bouscule et vous fait découvrir combien la force de ces mots alignés peut vous ramener à votre propre histoire, à vos propres lectures ou si c’est le courage de cette confession intime, très intime, qui m’a bouleversé. Toujours est-il que Julia Kerninon a rassemblé en un peu plus de 100 pages une philosophie de l’existence, un bréviaire pour les temps futurs – notamment pour ses deux enfants –, une superbe déclaration d’amour et une non moins superbe déclaration d’indépendance. Sans oublier le besoin vital de lire et d’écrire.
Une histoire, son histoire, qui commence par un constat auquel tous les parents doivent faire face, souvent sans en mesurer les conséquences: donner naissance à un enfant va bouleverser votre vie. Celle que vous connaissiez avant. Et pour les mères, ce grand chambardement commence dès la grossesse. Une période difficile car c’est celle des questions sans réponse. Serai-je une bonne mère? Et d’abord qu’est-ce qu’une bonne mère? Comment va se passer l’accouchement? Vais-je souffrir? Comment vais-je faire pour concilier mon rôle de mère, d’épouse et mon activité professionnelle? Au fil des jours ces craintes deviennent de vraies angoisses. Même si en fin de compte l’accouchement qui s’annonçait délicat se passe plutôt bien. Et l’enfant déposé entre les bras de sa mère justifie laisse derrière lui les souffrances endurées. «J’ai compris qu’il n’y aurait pas de retour, seulement des échappées. Que pour la première fois j’avais vraiment pris une décision. Debout dans le noir, sous les étoiles, j’ai pensé que je pourrais faire face à ça. J’étais perdue, mais pas dépourvue. Les livres que j’avais lus, ce seraient eux qui me sauveraient, qui me protégeraient. Les livres qui m’avaient faite, et tout ce qui s’était passé, tout ce que j’avais aimé, resté intact dans ma mémoire, armes et bagages, brindilles, murmures, balbutiements, sédiments formant mon histoire et mon identité.»
Une histoire qu’il faut désormais revisiter à l’aune de cette naissance, celle qui fait de Madame Kerninon le dernier maillon des autres Madame Kerninon, la grand-mère aujourd’hui disparue et la mère devenue avec cette naissance grand-mère. Cette mère si aimante qu’il a fallu fuir pour se construire, cet amour étouffant dont il a fallu s’émanciper. «Je suis partie à l’étranger, et je suis progressivement devenue étrangère. Je suis partie dans d’autres pays, et je suis moi aussi devenue un autre pays. Je me suis fait un continent de désordre, de travail, d’écriture, de livres, un état de papiers de bonbons, de révolte et de bains chauds, de cendriers posés en équilibre sur la fenêtre et de petits déjeuners au lit. Je maitrise toujours la langue de mes parents, mais j’ai appris à en parler de nouvelles, j’ai appris à poser des questions, appris à tenir une conversation, appris à respecter mon désir, j’ai cessé d’être péremptoire, j’ai arrêté de penser que l’amour se méritait, arrêté de penser que j’étais responsable de tout. J’ai fait des choix. Je suis devenue quelqu’un.» De cette vie, de cette jeunesse avide de découvertes, Julia Kerninon ne fait pas un récit nostalgique mais plutôt une expérience enrichissante. Quand elle refaisait le monde au petit matin avec les copines, quand elle découvrait l’amour dans les bras d’un écrivain beaucoup plus âgé qu’elle, mais qui lui écrivait de si beaux mots d’amour, quand elle le trompait avec un profil bien différent, un athlète taillé pour le plaisir. Puis vint l’été de ses 25 ans, quand elle s’est installée à Paris. «Là-bas, j’ai eu une vie à la fois trépidante et très triste, et j’avais déjà prévu de quitter la ville quand, à la fin d’une fête d’anniversaire, j’ai accepté de rentrer à pied de Belleville à Montmartre avec un ami d’amis qui vivait à quelques rues de chez moi. C’était la première fois que je le voyais.» Alors elle n’imaginait pas qu’elle avait rencontré l’homme de sa vie. Un homme qui, pour les pages que lui consacre Julia, pourra se dire qu’il a réussi sa vie. Même et surtout parce que ce n’était pas gagné d’avance.
Avec lui, elle a construit un couple avec deux enfants. Oui maintenant, elle a touché la terre ferme.

Toucher la terre ferme
Julia Kerninon
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
128 p., 15 €
EAN 9782378802752
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi Nantes où l’histoire a commencé, Marseille et Aix-en-Provence, New York, Kings Norton dans la banlieue de Birmingham et Berlin.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Devenir mère et rester femme : entre bonheurs et tempêtes, le récit d’un cheminement intérieur.
Le sentiment d’une noyade…
À 30 ans, Julia Kerninon devient mère, « une situation qui, si je l’avais tellement désirée, ne cessait de me dépasser ».
La maternité, synonyme de bonheur dans le regard des autres, lui semble un « cercle de feu ». Elle raconte sans détour l’impression de perdre pied, la difficulté à trouver sa place, le poids des contraintes. « J’ai pensé à fuir. »
… jusqu’à toucher la terre ferme
Tandis qu’elle avance à tâtons dans cette nouvelle vie, les souvenirs reviennent, comme un appel au large. Les amours passionnels, les nuits de liberté, l’écriture sans entrave, les vagabondages sans fin. Julia Kerninon décrit les tempêtes intérieures, et cette mue progressive de la jeune femme en mère, jusqu’à atteindre l’autre rive, où tout se réconcilie.
Le regard d’une romancière qui excelle à sonder l’intime

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Blog L’Homme Qui Lit
Blog Lili au fil des pages

Les premières pages du livre
« J’étais à bout de forces et je ne le savais pas. À trente-deux ans, j’avais un enfant d’un an et demi. J’essayais d’être une mère, je ne savais pas par où commencer, la maternité était un cercle de feu dans lequel je ne parvenais pas à me tenir. J’avais fait semblant. J’avais prétendu que tout allait bien, mais je sentais la tempête se lever. Il m’avait fallu tout ce temps pour me mettre à pleurer, et maintenant je n’arrivais plus à m’arrêter.
C’était l’été. Pour ériger des barrières contre ma peur, je buvais, et je commençais tout juste à en prendre conscience et à m’alarmer. Je buvais parce qu’être seule et saoule dans la nuit à écouter de la musique assise à mon bureau semblait le seul moyen à ma portée de me rappeler qui j’étais, qui j’avais été, de garder un pied dans la réalité. J’écrivais plusieurs livres à la fois, écrire était devenu mon métier. C’était ce que j’avais toujours voulu et je ne savais plus quoi imaginer après ça. Je n’avais plus aucun désir, j’étais absolument perdue. Je venais d’accepter la demande en mariage du père de mon fils, mais j’avais parfois l’impression que notre histoire était terminée. Nous essayions d’avoir un deuxième enfant, et l’arrêt de la pilule me précipitait dans des abîmes de détresse hormonale. Dans cet état, alcoolique, fiancée, dépassée par mon fils, prolixe littérairement, j’essayais de concevoir un bébé dans la torpeur de la canicule mondiale.
Il me semblait parfois, dans ces semaines incandescentes, que je n’avais pas les moyens émotionnels d’élever mon fils, ni même de le côtoyer – tout ce qui avait semblé quelque temps si simple était devenu un enfer rougeoyant. Aimer mon enfant était trop. Écrire devenait trop, aussi. Le matin, je ne parvenais plus à me mettre debout, je restais allongée sur le matelas déposé dans le salon pour fuir la chaleur écrasante de notre chambre sous les toits. Quand le bébé se réveillait, réclamant d’une voix poignante maman, maman, je n’étais pas là pour lui, j’étais pétrifiée, je devais laisser son père s’en occuper, je restais à l’horizontale avec la certitude d’être en train de mourir, trouvant à peine la force de me redresser assez pour lui lire un livre le temps que son père se douche, avant de retomber sur le lit, exténuée. Notre enfant nous appelait tous les deux maman, d’abord indifféremment, et puis, au bout de quelques semaines, le mot en était venu à désigner principalement son père, malgré nos corrections répétées. Bien sûr, dans mon désespoir, j’y voyais un signe – mon enfant savait, lui, qu’il ne devrait compter toute sa vie que sur son père, parce que je n’étais pas capable d’être sa mère.
J’étais cette jeune femme épuisée, instable, tapant sans relâche sur son clavier, un verre à la main, un vrai écrivain, lisant de plus en plus de livres et des livres de plus en plus compliqués, et me sentant de plus en plus vide pourtant. Quand la pédiatre de mon enfant m’a reçue pour une consultation de gynécologie et qu’elle m’a posé une question de routine sur l’alcool, je me suis, bien sûr, sentie aussi humiliée que soulagée – mais après lui avoir confié mes peurs, j’ai vu son regard se remplir d’inquiétude, et je ne suis pas parvenue à trouver en moi l’énergie de lui dire tout ce que j’avais fait de difficile dans ma vie qui témoignait de ma résistance, je n’ai pas pu lui décrire le bonheur fou que je ressentais quand j’écrivais, quand je lisais, ni la terrible confusion que je ressentais à voir coïncider autant de choses considérables – mon fils, et la vie déjà merveilleuse, la vie déjà extraordinaire que j’avais eue toutes les années avant sa naissance. Je ne trouvais pas les mots pour expliquer que les traits de caractère auxquels je devais les réussites de ma vingtaine – l’obstination, la solitude, l’intransigeance – n’étaient d’aucune utilité à une mère, seraient presque létaux pour un enfant. C’était pour ça que je n’arrivais pas à me lever, à me tenir debout, à faire face. C’était le but que visaient l’alcool et les cigarettes, la musique de Tina Turner résonnant dans la nuit – à retrouver ma propre piste dans la neige. Who needs a heart / When a heart can be broken ? Moi qui m’étais toujours pensée solide, je me découvrais brutalement si fragile, comme si j’étais redevenue petite fille et que je devais grandir une nouvelle fois, retraverser toute ma vie pour arriver là.
J’avais été une femme enceinte confiante, courageuse, grimpant à cinq mois de grossesse comme un chevreau parmi les arbousiers en Corse, suivant sans un mot l’homme bon qui nous guidait dans les sous-bois de sa jeunesse. J’étais restée inexplicablement sereine face aux angoisses des médecins lorsqu’il avait été découvert que le liquide amniotique n’était pas en quantité suffisante, quand il avait été question de sortir mon premier enfant de mon ventre juste après le sixième mois, quand on m’avait dit qu’il ne se retournerait pas, jamais, quand on m’avait mise en garde contre un accouchement par le siège, quand on m’avait menacée d’une césarienne d’urgence si je dépassais le terme. Tout ce temps-là, sauf une après-midi et une nuit, j’avais tenu bon, sans savoir moi-même pourquoi. Le jour venu, j’avais simplement accompagné mon petit qui semblait savoir parfaitement comment venir au monde, lui, et l’avait fait avec une telle grâce que la sage-femme en avait oublié d’appeler les renforts obligatoires. La veille, mon ventre avait commencé à battre une cadence régulière, quelque chose qui ne ressemblait à rien que j’avais déjà connu dans ma vie, mais je pouvais encore marcher, alors je l’avais fait sur les trottoirs ensoleillés de novembre. Quand la pression s’était intensifiée, j’avais commencé à tenir le compte de ce qui se passait, j’avais fermé mon sac, nous étions partis à la maternité où j’avais arpenté les galeries tandis que la pulsation s’accélérait. Je me demandais ce qui allait se passer, je marchais à tout petits pas dans le couloir ovale, et quand j’avais demandé à la sage-femme si ça allait faire encore beaucoup plus mal, je l’avais vue hésiter avant de me répondre, Disons que là, vous arrivez encore à parler. Elle nous avait installés en salle de naissance en nous expliquant que nous en avions pour au moins dix heures de travail encore, mais à peine avait-elle passé la porte que la douleur était devenue terrifiante. Ted Hughes a écrit : Le maximum d’ouverture cérébrale de son petit crâne / Le fit tout juste s’étonner, concernant la mer, / Qu’est-ce qui pouvait faire tellement mal ? Au bout d’une heure à ce régime, vaincue, désespérée par mon manque de cran, j’avais accepté de rappeler la sage-femme, et quand elle avait touché entre mes jambes, avec une délicatesse indescriptible, elle s’était écriée, Le bébé arrive, et je me souviens du soulagement qui m’a saisie, de savoir qu’une telle douleur était ça, l’arrivée d’une nouvelle personne sur terre, la naissance de quelqu’un, parce que ça semblait la seule chose suffisamment extraordinaire pour faire aussi mal. William Faulkner a écrit : Car l’amour et la douleur sont une seule et même chose, et la valeur de l’amour est la somme de ce qu’il faut payer pour l’obtenir, et chaque fois qu’on l’obtient à bon compte on se vole soi-même.
L’anesthésiste avait posé la péridurale en m’ordonnant de cesser de bouger, de courber le dos, alors que mon ventre avait la taille d’un de ces gros ballons gonflables sur lesquels on nous avait suggéré de faire de l’exercice au cours des semaines précédentes, et que toutes les trente secondes j’étais déchirée par cette douleur insolente, moyenâgeuse, à la violence de laquelle je ne parvenais pas à me résoudre. Mais je n’avais plus peur. Ma peur avait disparu, de la même façon que la douleur fondait doucement grâce au produit, et je sentais mes muscles se tordre comme des fouets, sûrs d’eux, je sentais mes os céder, consciencieux, un ballet puissant parfaitement orchestré, un chef-d’œuvre de maîtrise. Si seulement mon écriture pouvait un jour rivaliser avec ça – si seulement mes phrases pouvaient avoir cette force et cette certitude, cette élégance, cette absence de retenue, et pourtant cette hauteur. »

Extraits
« J’ai compris qu’il n’y aurait pas de retour, seulement des échappées. Que pour la première fois j’avais vraiment pris une décision. Debout dans le noir, sous les étoiles, j’ai pensé que je pourrais faire face à ça. J’étais perdue, mais pas dépourvue. Les livres que j’avais lus, ce seraient eux qui me sauveraient, qui me protégeraient. Les livres qui m’avaient faite, et tout ce qui s’était passé, tout ce que j’avais aimé, resté intact dans ma mémoire, armes et bagages, brindilles, murmures, balbutiements, sédiments formant mon histoire et mon identité. p. 32

L’été de mes vingt-cinq ans, je me suis installée à Paris. Là-bas, j’ai eu une vie à la fois trépidante et très triste, et j’avais déjà prévu de quitter la ville quand, à la fin d’une fête d’anniversaire, j’ai accepté de rentrer à pied de Belleville à Montmartre avec un ami d’amis qui vivait à quelques rues de chez moi. C’était la première fois que je le voyais. J’ai accepté en me disant que je pourrais toujours prendre un taxi, mais nous avons parlé sans nous arrêter tout le chemin. Arrivés en bas de chez lui, il m’a proposé de monter boire un dernier verre — il était quatre heures du matin — et j’ai accepté, et je ne suis presque plus jamais repartie. Il est le père de mes enfants aujourd’hui.
Pourtant, si je dois raconter cette histoire avec honnêteté, voilà ce qu’il faudrait dire aussi: je n’y ai pas cru, au départ. Dans les premiers jours de cette histoire, j’ai beaucoup douté de lui, parce que ça paraissait trop facile. Trois semaines après notre rencontre, j’ai traversé l’Atlantique pour aller deux mois à New York faire des recherches pour ma thèse. Il m’a écrit tous les jours. Quand je suis revenue, il m’a donné un double de ses clés. p. 58-60

Pour moi, pourtant, c’était soit être quitte, soit les quitter. C’est aussi pour ça que j’ai fui. Je suis partie à l’étranger, et je suis progressivement devenue étrangère. Je suis partie dans d’autres pays, et je suis moi aussi devenue un autre pays. Je me suis fait un continent de désordre, de travail, d’écriture, de livres, un état de papiers de bonbons, de révolte et de bains chauds, de cendriers posés en équilibre sur la fenêtre et de petits déjeuners au lit. Je maitrise toujours la langue de mes parents, mais j’ai appris à en parler de nouvelles, j’ai appris à poser des questions, appris à tenir une conversation, appris à respecter mon désir, j’ai cessé d’être péremptoire, j’ai arrêté de penser que l’amour se méritait, arrêté de penser que j’étais responsable de tout. J’ai fait des choix. Je suis devenue quelqu’un. p. 75

À propos de l’auteur
KERNINON_Julia_©DRJulia Kerninon © Photo DR

Julia Kerninon est née en 1987 à Nantes, où elle vit. Elle est docteure en lettres, spécialiste de littérature américaine. Elle s’est fait remarquer dès son premier roman, Buvard (2014), qui a reçu notamment le prix Françoise-Sagan. Trois livres vont suivre aux Éditions du Rouergue, dans lesquels elle affirme son talent et déroule son principal thème de prédilection, la complexité du sentiment amoureux. En 2020, elle publie Liv Maria aux Éditions de L’Iconoclaste (Source: Éditions de L’Iconoclaste)

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L’os de Lebowski

MAILLARD_los_de_lebowski  RL_2021  Logo_second_roman  coup_de_coeur

En deux mots
Lebowski, le chien d’un jardinier-paysagiste découvre un os en grattant la terre sur le domaine d’un client producteur de télévision. S’agissant d’un reste humain, notre homme n’aura de cesse de découvrir le fin mot d’une histoire dont il aurait peut-être mieux fait de ne pas chercher à connaître l’origine.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Jim Carlos a disparu

L’os de Lebowski, le second roman de Vincent Maillard, est un petit bijou qu’il serait bien dommage de laisser passer. Vous allez vous régaler de son ironie subtile, de son habile construction et de son surprenant épilogue!

Voilà un second roman qui est bien davantage qu’une confirmation. C’est un vrai bonheur de lecture! Son titre livre à lui seul les principaux éléments de l’intrigue. Le Lebowski dont il est question est le chien du narrateur. S’il répond à ce patronyme, c’est d’une part en hommage au Dude, le «Big Lebowski» des frères Coen, mais aussi parce que cette grosse boule de poils à la même nonchalance et cette envie furieuse d’en faire le moins possible. S’il accompagne son maître, jardinier-paysagiste chez ses différents clients, c’est d’abord pour se trouver une place tranquille et ne plus en bouger. Il n’en va pas différemment sur ce nouveau chantier, dans la belle propriété d’Arnaud Loubet, rédacteur en chef à la télévision qui entend donner une touche «développement durable» à ses trois hectares de terrain en intégrant un potager bio sur sa propriété, à quelques encablures de sa piscine.
Au fur et à mesure de l’avancée du chantier, Jim Carlos est invité à la table familiale, ayant promis à Amandine, la fille du couple formé par Arnaud et son épouse Laure d’attacher Lebowski, car elle a la phobie des chiens. L’occasion de constater combien ces bobos vivent dans leur monde, se confortant de leur arrogance et leur suffisance, dissertant sur les plaies de la société et les difficultés de la planète. Il va aussi découvrir une faille au cours de ces invitations, la fuite de leur fille aînée Jeanne. Un sujet devenu tabou, mais qu’il entend élucider en se mettant à la recherche de la jeune fille qu’il croit localiser à Doussac, dans la Vienne. L’occasion d’une excursion dans ce village et la rencontre avec une bien sympathique tenancière de café. Une escapade que Jim a pris le soin de consigner dans un grand cahier bleu dans lequel on trouve aussi le récit de l’étonnante découverte de Lebowski, pourtant peu habitué à une telle dépense d’énergie. Il s’est mis à gratter énergiquement la terre d’où il sort avec fierté l’os du titre. Un os qui va intriguer son maître au point de le confier à un voisin, ex médecin-légiste, qui ne va pas tarder à lui révéler qu’il s’agit bien d’une partie de squelette humain. À priori, il faudrait avertir la police.
Mais notre homme, on l’a vu, a des velléités d’enquêteur et entend confronter son employeur à sa découverte.
Sans en dire plus, on ajoutera que ce n’était sans doute pas la meilleure de ses idées. Ni pour lui, ni pour Lebowski. Encore que… S’il nous est donné de lire cette histoire et ses développements, c’est parce que la juge d’instruction Carole Tomasi est en possession du cahier bleu, mais aussi du cahier orange qui sera découvert après les premières investigations déclenchées par la magistrate.
Avec une imagination fertile et un sens de l’humour très incisif, Vincent Maillard réussit à construire une histoire très addictive, usant des codes du thriller pour creuser cette curieuse propension que développent ceux qui se retrouvent soudain à la tête d’une belle fortune et disposant d’un pouvoir tout aussi certain. Ils s’imaginent alors au-dessus des lois. Ou se sentent investis du droit de faire tourner le monde comme ils l’entendent, parce qu’après tout ils ont «tout compris». Et leurs éventuels contradicteurs ne peuvent du coup être que des ignorants ou des incapables.
Cette savoureuse charge contre les élites trop bien-pensantes est politiquement très incorrecte, mais elle fait joyeusement plaisir. On se régale!

L’os de Lebowski
Vincent Maillard
Éditions Philippe Rey
Roman
208 p., 19 €
EAN 9782848768786
Paru le 6/05/2021

Ce qu’en dit l’éditeur
Je m’appelle Jim Carlos, je suis jardinier.
J’ai disparu le 12 janvier 2021. Un de mes derniers chantiers s’est déroulé aux Prés Poleux, dans la propriété des Loubet : Arnaud et Laure. Lui est rédacteur en chef à la télévision, elle est professeure d’économie dans l’enseignement supérieur. Chez eux tout est aussi harmonieux, aussi faux qu’une photographie de magazine de décoration. Tout, même leurs cordiales invitations à partager des cafés ou des déjeuners au bord de leur piscine, vers laquelle je me dirigeais avec autant d’entrain que pour descendre au bloc opératoire…
Vous trouverez dans ce livre les deux cahiers que j’ai écrits lors de mon aventure chez ces gens. Mais aussi l’enquête menée par la juge Carole Tomasi après ma disparition.
Lebowski est le nom de mon chien. Tout est sa faute. Ou bien tout le mérite lui en revient. C’est selon.
Maintenant il est mort.
Et moi, suis-je encore vivant ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Première partie (Le cahier bleu)
Premier jour
Il faut, d’une manière ou d’une autre, être enfermé pour avoir le temps d’écrire. C’est le cas. Et avoir une idée. Je n’avais pas d’idée. Pas d’histoire. Hormis la mienne.
Et celle de mon chien, auquel je ne cessais de penser.
Notre histoire donc, depuis le premier jour où je l’ai vu.

Je n’avais pas demandé « combien pour ce petit chien dans la vitrine », d’ailleurs il aurait été bien incapable de ponctuer la question des deux petits « whou whou » de la chanson. Il somnolait. Et depuis il n’a jamais fait que ça. Les autres chiots bondissaient, aboyaient, se mordillaient et se roulaient dans les copeaux artificiels. Lui, non. Ce doit être ça qui m’a attiré. Une forme d’acceptation tranquille, cette philosophie ataraxique qui n’appartient qu’aux animaux.
Le vendeur m’avait fait tout un article sur les mérites du golden retriever, l’ami des enfants. Je ne lui avais pas répondu que je n’avais pas d’enfant, ni que si j’en avais, je n’aurais pas besoin d’acheter un chien. Ni que si j’aimais vraiment les chiens, j’irais en délivrer un à la SPA. Ni que si j’aimais vraiment les goldens, j’en chercherais un dans un élevage digne de ce nom et pas dans un supermarché où on peut acheter un chien comme un paquet de rouleaux de Sopalin. J’ai mélangé tout ça et j’en ai conclu que, malgré tout, je délivrais un petit être de sa prison vitrée dans un temple de la marchandisation du vivant.

C’était il y a sept ans. Je ne regrettais rien de cet achat impulsif. Ce chien était une crème. Un peu crétin? Pas sûr. Au départ je l’avais baptisé Dumby. Je trouvais que ça évoquait My Dog Stupid de John Fante, un des rares bouquins que j’ai lus quand j’étais jeune. Mais ensuite, il s’est transformé en une grosse masse molle et blonde, toujours avachi et décalé comme Jeff Bridges dans le film des frères Coen, alors ça m’a amusé de le surnommer Lebowski, et finalement le nom lui est resté. Depuis sept ans, il dort essentiellement. Il ne court après aucune balle, aucun bâton. Quand je le sors, il marche, la tête basse, derrière moi. On croise des tas de chiens qui tirent sur leur laisse ou courent dans tous les sens. Il les regarde d’un œil apitoyé. Je lui file des croquettes, et lui me refile son bon regard certifié fidélité inconditionnelle. Je le caresse de temps en temps, il soupire de contentement. Ou d’accablement ? C’est difficile à dire. Enfin, disons que nous cohabitons paisiblement.

J’emmène Lebowski sur mes chantiers de jardinage. Je suis paysagiste / création-entretien, comme disent mes cartes de visite. En général, les clients l’apprécient. Il y a des gens qui n’aiment pas les chiens, mais peu qui ne supportent pas les peluches. Il n’existe pas de ligues anti-peluches. Or, incontestablement, cet animal est plus proche de la peluche que du molosse.
Mais cette fois-ci, j’ai eu beau plaider la cause de Lebowski, rien à faire. «Ma fille a une phobie des chiens», m’a dit le client. Il fallait selon lui que je le laisse dans la voiture. Je lui ai dit que ce n’était pas possible avec cette chaleur. On a négocié. Il a fini par accepter que je l’emmène au fond de sa propriété à la condition expresse que je passe au large et que je l’attache à un arbre ou à quelque chose. Je n’ai pas de laisse, j’ai bricolé un bout de corde pour arranger l’affaire. Ça n’a pas eu l’air de traumatiser mon animal, qui n’avait pas dans ses projets de courir toute la sainte journée le long du mur du parc jusqu’à y tracer un cynodrome de lévriers, et encore moins d’aller chasser les garennes ou les canards de la mare. Comme je l’ai dit, c’était un cador surdiplômé de l’école des stoïques. Je l’ai attaché au tronc d’un grand chêne. Il possédait de la sorte un alibi en béton pour déployer tout son savoir-faire en matière de léthargie chronique.
À l’avant de la propriété trônait, à la place de l’ancien manoir des Prés Poleux dont il ne restait que quelques murs, une immense construction blanche, moderne, sérieuse comme un tribunal, et anguleuse comme une villa d’architecte, percée de multiples baies vitrées donnant sur plusieurs terrasses aménagées dont l’une, au sud, accueillait une piscine turquoise et discrètement glougloutante. L’homme, le père de la fille phobique aux chiens, m’accompagna jusqu’à l’angle sud-est de ses trois hectares tout en m’expliquant son projet. On sent bien d’ailleurs que l’homme est un homme de projets. Il s’appelle Arnaud Loubet. Il a, à l’époque, cinquante et un ans, il est plus grand que moi, il mesure donc plus d’un mètre quatre-vingts. Son visage est ambigu, le front, les yeux et le nez expriment une grande détermination, mais les joues sont un peu molles, et le menton un peu faiblard. Ça ne se remarque pas tout de suite car le tout est flouté et harmonisé par une belle chevelure blanche de patriarche, ou de patron, à mi-chemin entre la coupe d’un pilote de ligne et celle d’un mandarin de la littérature. Bref, l’homme a un projet. Il veut créer un jardin potager dans ce coin de la propriété. « J’ai bien réfléchi à la question », me dit-il. C’est un homme construit, qui réfléchit, qui analyse, qui se fait une opinion, puis qui décide.
« Pour moi, ici, c’est parfait, ajoute-t-il en tendant les mains vers la zone prévue.
– Mais… avec le mur et les arbres, c’est à l’ombre.
– Et alors ?
– Alors si vous voulez que ça pousse, à la lumière, c’est mieux. »
L’homme m’a regardé en plissant légèrement les yeux. Il m’a choisi parce que je suis un jardinier spécialisé dans les aménagements éco-bio-permaculture-garantis-sans-pesticide, etc. L’inverse exact de tout ce qui avait été fait sur ces trois hectares depuis Louis-Philippe. Mais l’homme, comme tout le monde, entamait son grand virage vers le bio, le durable, la sobriété heureuse de Pierre Rabhi et de tout ce qui se vendait bien en matière de consommation écoresponsable. Il y avait encore du chemin à faire avant d’apercevoir la sortie de la courbe. Mais surtout, et malgré tout, était-il concevable, pour revenir à la conversation en cours, qu’un simple jardinier puisse penser d’une manière plus juste que lui ? Apparemment oui (ça avait un tout petit peu de mal à passer mais ça allait passer) car l’homme possédait une autre carte dans sa manche, un atout maître : il était « doté d’un solide sens de l’humour », comme on me l’a dit plus tard. Alors il a posé un index sur sa bouche en penchant la tête en arrière tel un homme qui réfléchit intensément, puis il a hoché doucement la tête comme si une idée lumineuse faisait lentement son chemin dans son esprit et il a prononcé avec ironie : « Hum ! hum !… pas bête… on voit que vous êtes de la partie ! » avant de m’adresser un grand sourire complice. J’ai fait un tour d’horizon du regard et je lui ai proposé de créer son potager au sud-ouest.
« J’ai repéré qu’il y a une arrivée d’eau là-bas.
– Non. »
À mon tour je l’ai regardé en plissant légèrement les yeux, exactement comme il l’avait fait, je ne sais pas trop pourquoi, ça devait m’amuser, puis j’ai levé les sourcils en avançant la mâchoire inférieure en signe d’interrogation.
« Non. Là-bas, non. On a… On a d’autres projets dans cette partie. »
Oui. L’homme décidément est un homme de projets. J’ai acquiescé en hochant lentement la tête, toujours comme lui l’avait fait d’une manière ironique quelques secondes plus tôt. Est-ce que je me moquais encore de lui ? Ou bien exerçait-il sur moi une influence inconsciente, une contagion mimétique ? Je l’ignorais. J’ai fait quelques pas, je suis monté sur une butte, j’ai constaté que Lebowski, affalé au pied du grand chêne, avait attaqué sa journée. J’ai laissé l’espace m’imprégner, et je lui ai proposé une autre solution : un carré adossé au mur nord, ce serait moins discret mais, avec une jolie clôture, ce serait charmant. Il a dit « OK, feu vert », j’imagine qu’il s’est retenu de dire green light.
J’ai donné quelques coups de pioche au pied du mur nord. Il faisait déjà très chaud et la pioche soulevait des petits nuages de poussière, mais la terre était tendre et bonne pour le maraîchage. Elle était marbrée, légèrement sableuse et limoneuse – le travail du fleuve, distant de plus de trois cents mètres aujourd’hui, mais qui avait recouvert cette plaine régulièrement au cours des millénaires passés –, et aussi organique – des forêts avaient poussé ici dont l’humus avait amendé le sol. Du gâteau. Presque. Car le bruit de deux épées médiévales qui s’entrechoquent retentit quand l’outil heurta une pierre de la taille d’un pavé parisien. Quelques coups de pioche supplémentaires me firent comprendre qu’il n’y avait pas eu ici que de l’eau et des arbres, des hommes y avaient bâti des édifices qui s’étaient effondrés ou qu’on avait détruits. Des monceaux de pierres s’étaient éparpillés, puis avaient été recouverts comme les vestiges d’un château fort en galets oublié sur une plage. Il me faudrait trimer pour débarder la surface du potager. Et ce n’était pas cette feignasse de Lebowski qui allait m’aider à sortir tout ça. Si un éducateur canin au monde avait pu lui apprendre à creuser pour dénicher quoi que ce soit, même une truffe, ce gars-là pouvait être nommé meilleur dresseur de l’année. C’était pourtant un sacré costaud ce clebs, une carcasse de chien des Pyrénées plutôt que de golden. En le harnachant, j’aurais pu lui faire tirer une carriole pour transbahuter les caillasses à la manière d’un bœuf. T’as qu’à croire ! Autant essayer directement de lui apprendre à marcher sur ses deux pattes arrière et à pousser la brouette. Je délimitais avec des piquets la parcelle d’environ cent cinquante mètres carrés dédiée au potager. Le ciel était d’un bleu si profond que j’avais envie de me cracher dans les mains et d’empoigner gaiement le manche de la pioche – debout, les gars, réveillez-vous, il va falloir en mettre un coup ! –, mais c’était absurde. Je n’aimais pas trop faire ça, mais là, pas le choix, il me faudrait passer le motoculteur pour faire remonter l’essentiel des pierres, sans quoi j’y perdrais trois jours et j’y gagnerais une hernie discale. À moins que je demande à mon pote Yuriy et à sa palanquée d’Ukrainiens de venir me filer un coup de main ? Ils étaient capables de régler ça en deux heures, à peine plus de temps que n’en met une harde de sangliers pour retourner le pied d’un châtaignier. Je passerai plutôt le motoculteur, il faudra que je prépare une explication au cas – très improbable – où Arnaud demanderait des explications à cette entorse aux règles de la permaculture.
Avant de m’y coller, j’ai été voir le chien. Je l’ai appelé, il a soulevé un œil. J’ai tapé dans mes mains pour qu’il se bouge. Il s’est relevé à grand-peine, à la manière d’un pachyderme qui sort d’une anesthésie générale. J’ai détaché la laisse improvisée et je l’ai emmené boire près de l’arrivée d’eau au sud du parc, sur le mur des anciennes écuries, là où Arnaud avait refusé l’installation du potager. En passant sous une charmille, Lebowski s’est approché d’un tronc pour soulever la patte arrière, son seul et unique exercice physique répertorié. J’ai empli d’eau une soucoupe de terre qui traînait là et il a bu avec la délicatesse d’un phacochère d’une savane reculée. Moi-même j’ai avalé deux gorgées et je me suis humidifié la nuque. Il n’était pas encore 10 heures mais le soleil envoyait déjà ses directs comme un boxeur sur le sac de frappe. C’est à ce moment-là que j’ai entendu gratter derrière moi et, dans mon champ de vision périphérique, j’ai cru voir Lebowski s’agiter avec fébrilité. Quelque chose de tout à fait anormal. Une crise d’épilepsie ? Ou un truc dans le genre. Je me suis retourné : il creusait ! En voilà bien une autre ! Il labourait la plate-bande au pied d’une rangée d’hortensias. Bien en appui sur les pattes arrière, il moulinait des pattes avant comme des godets de pelleteuses. Comme un chien de cartoon qui creuse un tunnel. D’abord j’ai cru qu’il avait pris un coup de chaleur, mais il était resté à l’ombre. Il s’est arrêté une seconde, m’a regardé d’un air ravi, et a repris ses travaux d’excavation avec frénésie. Bon Dieu ! Ainsi, ce chien me réservait des surprises. Il avait fallu attendre sept ans pour qu’il se révèle. Il ne pouvait pas y avoir de truffes ici. Un lingot d’or ? Ça n’a pas d’odeur. Du pétrole ? Calmons-nous. Plus probablement un os enterré là par un de ses congénères, ou bien, ce n’était pas à exclure avec lui : rien. Comme ça durait, je lui ai dit : « Ça suffit, allez, on y va ! » Il a redoublé d’efforts, la tête et les épaules enfouies dans son trou, puis s’est relevé, triomphal, quelque chose dans la gueule. Une pierre ? Il avait compris mon problème et il voulait m’aider ? « Je vais te les sortir moi tes caillasses ! » – il voulait me faire payer le dénigrement et les moqueries dont je venais de l’accabler par la pensée ? Non. Malgré la terre qui le brunissait, on pouvait deviner que le truc était un os. Un bout d’os. J’ai voulu regarder ça de plus près. Lebowski a grogné. Ça m’a fait rire : décidément, il faisait son coming out : je suis un chien, nom d’un chien ! Je lui ai quand même pris. J’ai examiné l’objet et j’ai voulu m’en débarrasser en le jetant dans les buissons, mais comme le pauvre me regardait avec son air de chiot affamé de race saint-sulpicienne, je le lui ai rendu. J’avais assez perdu de temps, je me suis remis en marche. Lebowski m’a suivi en remuant doucement la queue, ça, ça n’avait pas changé.
Je retournais donc à ma camionnette pour la rapprocher de ma zone de travail quand Arnaud est revenu vers moi avec sa démarche d’homme tranquille, maître de céans, maître de lui-même, maître de l’univers en première intention. Il m’a dit : « Venez donc boire un café, je vais vous présenter ma femme. » Est-ce que j’avais vraiment le choix ? J’aurais pu lui dire : « Merci, non, c’est gentil mais la demi-heure que je vais perdre avec vous, je vais devoir la rattraper en transpirant un peu plus tout à l’heure ; et puis je crains de vous connaître déjà si bien. Ce sera tellement sans surprise, votre compagnie me semble plus ennuyeuse que celle des arbres. » Mais ça aurait été vexant, évidemment. Lebowski me suivait toujours, de plus en plus à l’aise, le Rantanplan. Alors – j’avais déjà oublié –, d’un signe du menton pour désigner mon chien doublé d’un haussement de sourcils qui se voulait embarrassé, Arnaud a ajouté : « C’est sans doute un oubli, mais je vous rappelle que le chien ne doit pas s’approcher de la maison. » En réalité, il m’adressait une sommation discrète, à la manière d’un adulte demandant à un enfant de ramasser une pièce tombée du porte-monnaie d’une vieille dame dans la queue à la boulangerie. L’homme donnait des ordres et entendait être obéi. J’ai remmené Lebowski au fond du parc et je l’ai rattaché à son arbre, puis je suis revenu sur la terrasse pavée, abritée du soleil par une tonnelle de vigne. Comme le reste, l’endroit était aussi harmonieux, aussi décontracté, aussi faux qu’une photographie de magazine de décoration. Un cruchon en céramique ocre était posé sur un muret de pierres sèches, il devait probablement contenir de l’eau fraîche que Perrette était allée puiser à la source.
Laure s’est levée pour me serrer la main, ou plutôt pour me laisser serrer la sienne ; j’aurais ressenti la même tonicité si j’avais serré la natte de ses cheveux qui pendait sur son épaule droite. Elle me sourit aimablement et me pria de m’asseoir sur un fauteuil de rotin tressé garni de coussins rayés. « Allez, un p’tit café ! » Arnaud se leva pour accéder à la cuisine d’été qui donnait sur la terrasse. Allons bon ! On est entre nous, pas de manières, on se débrouille, on va se faire un « p’tit café ».
Jean-Luc m’avait brossé, il y a longtemps, un portrait de ce couple étincelant. Jean-Luc était un pote et un collègue de la région qui avait travaillé chez eux. Ils ignoraient que je le connaissais, et que j’en savais un peu plus qu’ils ne l’imaginaient. Je savais qu’Arnaud était rédacteur en chef d’un magazine du week-end pour une grande chaîne de télévision.
Tous les ans, on annonçait la mort de la télévision, mais la vieille était coriace comme une baleine bleue, qui peut vivre plus de cent ans – or elle n’en avait que soixante-dix. Certes autour d’elle tournoyaient les réseaux sociaux, des bancs de maquereaux, les chaînes YouTube, des fish-balls délirants, et même de nouvelles plates-formes à péage, quelques épaulards qui prenaient de l’assurance, mais la vieille cétacé poursuivait calmement sa route océanique. Les vieux restaient bien calés devant elle (or tout le monde devient vieux), et Arnaud continuait à percevoir les primes que son émission ajoutait à son salaire déjà bien confortable.
Quant à Laure, elle enseignait l’économie à la faculté de Paris-Dauphine et à l’ESSEC. Leurs deux salaires cumulés pouvaient leur permettre de se fringuer italien, de rouler allemand et de voyager cosmopolitan, mais pas d’acquérir un tel domaine. Non, il venait de ses parents à elle, qui eux-mêmes en avait hérité, etc. Les gros patrimoines sont rarement le résultat d’une vie de dur labeur aux champs ou à l’usine.
Arnaud est revenu avec un plateau et trois expresso. « J’ai fait des firenze arpeggio, je ne vous ai pas demandé, pardon, j’espère que ça ira », a-t-il dit (en soignant son accent italien), essentiellement à l’intention de sa femme, mais tous les deux guettaient ma réaction du coin de l’œil. Le bouseux connaît-il les capsules Nespresso ? J’ai hoché doucement la tête. Firenze, ça ira.
Je savais aussi qu’Arnaud et Laure avaient deux filles. La plus jeune, Amandine, celle qui a peur des chiens, avait seize ans, l’autre était plus âgée, plus de vingt ans en tout cas. Elle était partie de la maison.
Le café était explosif. C’est terrible à avouer, mais cette maudite multinationale suisse avait réussi à faire tenir une montagne péruvienne dans une capsule d’un centimètre cube. Ce qui me gâchait un peu le plaisir, c’était de voir Arnaud avec son pantalon de toile beige retroussé, les pieds bien écartés dans des sandales de marque, visiblement traumatisé par les spots publicitaires de George Clooney, et puis elle, assise bien droit, bien convenable, tenant sa tasse de thé comme si j’étais Élisabeth II, et m’évitant du regard comme si j’étais Pablo Escobar. J’ai tourné la tête vers le parc. Je ne voyais pas Lebowski, qui, lui, devait se tenir comme bon lui semble, autrement dit vautré tel le Dude canin qu’il était. Le parc était aussi nickel que les chromes de la vieille Citroën DS que j’avais entraperçue dans la dépendance près du portail. Je finis mon café aux arômes de forêt équatoriale du nord du Pérou, ces vallées dominées par la cordillère Blanche, ultimes sanctuaires de la planète, l’exact opposé de cet enclos de nature dressée à la trique, tondue à l’anglaise, taillée à la française, alignée comme une parade du Troisième Reich. « Vous savez, pour nous, ce potager, c’est un premier pas vers notre “reconversion”, une forme de résistance au collapse général. Nous avons beaucoup réfléchi, notamment durant le confinement. » Laure avait parlé d’une voix très douce, en tenant sa tasse à deux mains sous son nez telle une geisha son bol de thé, tout en laissant son regard trouver l’inspiration dans le bleu du ciel.
Je hochais la tête en cherchant désespérément quelque chose à répondre, qui ne venait pas. Ces discours enflammés pour « repenser le monde d’après », je les avais entendus des dizaines de fois, et la suite aussi : « Et il n’y a pas que la terre… » avait ajouté Laure en me regardant cette fois dans les yeux d’un air qui m’a semblé étrangement triste. Après avoir laissé passer un silence qu’elle jugea digne d’une mûre réflexion, elle déclara : « En cas de catastrophe, ce sont les liens sociaux qui seront déterminants. » Elle n’a pas précisé « notamment avec les paysans ». Dans le coin, les agriculteurs sulfataient leurs parcelles dont on ne voyait pas le bout en larguant des cargaisons de glyphosate. Leurs tracteurs avaient plus à voir avec une escadrille de B-52 chargés de napalm qu’avec L’Angélus ou Des glaneuses de Millet. Et cette guerre-là n’avait pas cessé avec les accords de Paris en 1973, elle ne s’arrêtait jamais. Par ailleurs ces péquenots votaient plutôt Rassemblement national, ce qui était « la ligne à ne pas franchir » pour pouvoir discuter avec Arnaud et Laure. Bref, j’ai continué à me taire en hochant la tête d’un air pénétré. Ma composition de taiseux-proche-de-la-nature semblait leur plaire. Je représentais probablement le joint idéal avec ceux qui savent faire sortir quelque chose de terre dans l’hypothèse de plus en plus prégnante où les temps deviendraient difficiles.
« Nous n’imaginons pas pouvoir mettre en place une autosuffisance alimentaire avec ce carré mais… il est important que chacun apporte sa pierre à l’édifice n’est-ce pas ? »
J’échappais de peu au colibri de Rabhi dont on m’avait tellement rebattu les oreilles que je l’aurais volontiers explosé à la .22 et englouti en le tenant par le bec comme un ortolan. Laure aurait voulu que je développe un peu : que pouvaient-ils attendre de ce potager, en termes de « retour sur investissement » ? aurait pu dire la professeur d’économie.
« Quelques salades l’été, quelques soupes l’hiver. »
Ils me regardèrent avec une mine déçue. Moi je pensais aux minutes qui s’écoulaient, sans qu’un mètre carré n’ait encore été travaillé. Je sentais qu’ils attendaient que j’explique un peu plus, ce que j’avais déjà fait en long, en large et en travers avec Arnaud au moment du devis. Je laissais mes yeux parcourir l’étendue de gazon, d’un vert tilleul, rasée et irriguée comme un green de golf.
« Vous pourriez vivre à trois sur cette superficie, mais il faudra tout utiliser, cultiver des céréales, vendre la DS pour acheter un vieux tracteur de la même époque, aménager une basse-cour, une étable avec une ou deux vaches, une soue avec un cochon. Transformer la propriété en ferme. »
Cette fois ce sont eux qui hochaient la tête, ils laissaient leur imagination travailler, visualisaient cette transformation du domaine en images scolaires : « les animaux de la ferme ». Je les ai remerciés pour le café, et je me suis levé pour retourner à mon utilitaire et en débarquer non une vache, mais le motoculteur.

Lebowski, sans surprise, dormait. Coincé entre ses deux pattes avant, le bout d’os était prisonnier de la bête. Avec beaucoup d’imagination, quelqu’un, disons un homme préhistorique n’ayant pas connu la domestication des loups, aurait pu croire que l’animal avait dévoré un cerf dont il ne restait que cet os, conservé pour se faire les dents (un noceur repu s’accordant une petite sieste après un festin, son cure-dent entre les doigts). Je me suis attelé au motoculteur pour retourner le sol. Heureusement, aucun écologiste radicalisé dans les parages pour me voir enfreindre l’un des dix commandements de l’agriculture douce. Le plus dur restait à faire : j’ai compté, quatre-vingt-douze brouettes de pierres à transporter jusqu’à l’ancienne fosse condamnée tout au sud. De quoi bâtir une chapelle, au moins. J’ai fini éreinté. Je ne faisais plus de terrassement depuis mon opération du dos. Il a tenu, ça m’a suffi. Le carré était beau. Cette terre n’avait pas été dévitalisée et les vers étaient nombreux, mes plus fidèles ouvriers.
La journée s’achevait, le soleil vaporisait en mille rayons sa lumière jaune à travers les ramures des grands arbres, des chênes sûrs de leur suprématie ancestrale, quelques hêtres aristocratiques, quatre platanes monumentaux, des tilleuls innombrables, des marronniers placides et toute la plèbe des petits feuillus à bois tendre. Lebowski n’avait pas bougé d’un poil, mais il avait ouvert un œil. Le fauve sentait venir la faim. L’heure de se lever pour aller chasser le caribou, ou plutôt, une fois à la maison, attaquer la seule chose qu’il ait jamais attaquée : sa gamelle de croquettes.
Moyennant quoi, rentré chez nous, il n’avait pas lâché son os. Il le tenait coincé dans un coin de sa gueule comme un increvable mégot de Gitane maïs pendu aux lèvres d’un ouvrier à l’ancienne. Je l’ai attrapé. Il l’a retenu une seconde avant de desserrer les mâchoires pour me le céder. Il m’a regardé avec son air de bon copain, « OK je te le prête l’ami, je comprends que ça te fasse envie ». J’ai observé de nouveau la chose. Granuleux, plus brun que blanc, poreux comme une éponge. Je me suis souvenu de mes études d’ingénieur en travaux publics et de l’efficacité maximum de la structure alvéolaire. Et puis une drôle de question m’est apparue : à qui avait appartenu cet os ? Ce truc avait été enrobé de la viande d’un mammifère – pas un os de poulet, loin de là – et avait structuré une bête, un bestiau, avait joué son rôle de vérin de la locomotion, avait été vivant. Avait appartenu à un individu. De quelle espèce ? Je l’ai examiné sur toutes les coutures. Je n’ai pu que constater mon ignorance crasse en matière d’anatomie. C’était un gros os. Un fémur ? une tête de fémur ? une tête de fémur de quoi ? Je me suis demandé qui saurait. Gilbert, le boucher ? J’ai posé l’os sur une étagère de la cuisine. Lebowski le regardait, puis me regardait moi, alternativement, « Euh… c’est à moi quand même, t’oublies pas, l’ami ? ». Il a gémi à la façon de Chewbacca, il avait exactement la fourrure d’un Wookiee. Mais pas les mêmes compétences guerrières. Je l’ai nourri donc. Et j’ai dîné à mon tour. J’ai associé un truc surgelé à une salade de mon jardin, équilibrant l’empoisonnement industriel avec la déprime végane. J’ai parcouru les journaux, écouté distraitement une émission vide de sens, mais l’os me prenait la tête. Ce genre de petit détail sans importance qu’on aimerait ignorer mais qui revient sans cesse, encore et encore, jusqu’à ce qu’on le règle, un point c’est tout. Et même point à la ligne.

On est attablé à la terrasse d’un bon restaurant de bord de mer. Une table pour deux. Sur la gauche, le soleil a accompli sa plongée sous la ligne d’horizon et éclabousse les nuages d’une poudre orangée. Le vin blanc est floral au nez et frais en bouche. On écoute la femme qu’on aime parler des mystères de l’inspiration. Elle est passionnante. Mais. Mais l’employé qui a dressé cette table – un stagiaire sans doute – a placé la salière tout au bord de la nappe. Vraiment à ras du bord ! En fait il n’y a aucun risque qu’elle tombe, même en tapant sur la table avec les deux mains. Mais bon, une salière n’a pas à être aussi près du vide. Sait-on jamais ? Un geste maladroit et c’est la chute. On pense à ça ! Au lieu de célébrer les noces d’un moment de grâce. C’est résolument idiot. C’est absurde. Ça n’a aucune importance. Il faut quand même être capable de passer au-dessus de ces minuscules contingences ! Sinon on n’en sort plus. Tu parles, je veux, oui : plus on se dit ça, plus la salière devient le sujet le plus crucial de l’univers. L’harmonie de l’instant, les yeux de l’être le plus cher au monde, le système solaire, tout cela n’est rien comparé à cette maudite salière. Aucun espoir de vaincre le négligeable petit pot empli de fleur de sel marin. L’objet est maléfique, c’est Satan. Trop près du bord. Ça stresse. À mort. Le moucheron du lion de La Fontaine. Le mieux serait d’abandonner la partie, d’incliner la tête, « respect, petite salière, tu m’as fait mordre la poussière », de tendre la main, de ramener ce petit récipient un peu plus vers le centre, et de revenir à la vie normale. L’os, c’était cette salière.
Mais que faire ? Il ne suffisait pas de tendre la main pour le déplacer, il fallait le passer au spectromètre façon 007 pour un bilan ADN sans appel. J’ai mis de la musique sur la chaîne stéréo. Un disque, pour faire avec les fichiers MP3 la même chose qu’avec la junk-food surgelée ; ou avec le potager dans le parc de Laure et Arnaud : équilibrer, rééquilibrer le monde. L’oreille interne en l’occurrence. J’ai mis The National. Les meilleurs du moment. L’album Trouble Will Find Me, et le morceau « I Need My Girl » m’a soulagé. L’os s’est fait dégager du centre du ring. Lebowski, le Diogène des médors, n’avait pas fait tant d’histoires, il avait posé sa tête sur ses deux pattes avant dans une position qui pouvait laisser supposer qu’il boudait, mais non, je savais qu’il l’avait déjà oublié.
Je vis seul avec ce chien. Je ne suis pas malheureux. Ma bien-aimée, Claire, est partie en Bretagne, une sorte de séparation à l’amiable. On se revoit de temps à autre. Je n’ai pas d’enfant. Claire a une fille d’une vingtaine d’années, Maëlle, avec qui j’entretiens des relations plus qu’épisodiques. J’avais dû assumer la position de père de substitution au pire moment, en pleine adolescence, et ça ne m’avait pas réussi. Voilà. C’est tout. Quant à l’os, je vais le faire voir à Gilbert. Le boucher. Point à la ligne, le retour. »

Extrait
« J’ai repensé à ce déjeuner complètement hystérique derrière son apparente décontraction. Tout était presque normal dans cette famille, mais le presque était énorme, et même flippant. Jeanne, Amandine, la Balagne, rien n’allait. Même ce chien, d’une certaine manière, n’était pas à sa place. En l’observant, je me disais que ce bon gros golden aurait été plus adapté à cette propriété, à cette famille bourgeoise, qu’à leur jardinier. Un labrador-à-cathos-sur-la-plage-de-Saint-Malo. Bon, enfin, c’était comme ça.
Je suis retourné à mon potager, qui prenait forme. » p. 50

À propos de l’auteur
Ancien grand reporter, Vincent Maillard est aujourd’hui réalisateur de documentaires, et scénariste pour la télévision. L’os de Lebowski est son second roman, après Springsteen-sur-Seine (Éditions Fanlac, 2019). (Source: Éditions Philippe Rey)

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Le fou de Hind

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En deux mots:
À la mort de son père, Lydia découvre la lettre qu’il lui a laissée. Commence alors une enquête auprès de ceux qui l’ont côtoyé pour tenter de comprendre ce qu’il a essayé de lui dire. De surprises en révélations, elle va comprendre qu’il y a eu une autre femme dans sa vie.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

La femme dont il ne faut pas parler

Pour ses débuts en littérature, Bertille Dutheil nous propose un premier roman à tiroirs dans lequel plusieurs voix prennent la parole pour raconter leur version d’une histoire que beaucoup ont voulu occulter, la passion de Mohsinn pour Hind, sa fille adoptive.

«Toutes les familles ont un squelette dans le placard, et ces choses-là gagnent à être dites.» C’est suivant ce précepte que Lydia, journaliste de 27 ans, décide d’enquêter après avoir trouvé une lettre de son père Mohsin qui vient de mourir. Il y écrit notamment: «Je ne suis pas un homme bon. Je suis corrompu, j’ai péché au-delà de ce qui est imaginable, oui, et dans ma folie et mon inconséquence, j’ai été responsable de la mort d’un être innocent.» Dans une boîte, quelques vieilles photos sur lesquelles on voit surtout une fille appelée Hind, apportent les premiers indices.
Au chagrin vient s’ajouter le choc de cet aveu. Aussi décide-t-elle, sans doute aussi pour évacuer son chagrin, d’en savoir plus en se rapprochant des gens qui ont connu son père par le passé et qui pourront peut-être lui en dire davantage sur cet homme et son secret.
Bertille Dutheil a choisi une construction assez complexe pour son premier roman en donnant tour à tour la parole à ceux qui ont partagé une partie de la vie de Mohsin. Le premier à s’exprimer est Mohammed le fleuriste, «analphabète par entêtement et par fumisterie». Il a fait partie de cette tribu installée au «château», un immeuble de Créteil où ont trouvé refuge quelques immigrés d’Algérie dans les années soixante-dix où il a côtoyé Mohsin et Hind, dont il est immédiatement tombé amoureux.
Sauf que le jeune homme se découvre un rival en la personne de Badr, sorte de fils prodigue «revenu maintenant lâcher ses démons, ses grandes pattes, sa violence sur la vie enfin apaisée… Badr avec sa moto, sa licence, son assurance odieuse… Badr enfin, mon frère, leur seigneur à tous!» Un caïd qui se lance dans toutes sortes de trafics avant de sombrer dans la drogue et la violence.
Deux femmes en savent davantage sur la vie de Hind, Luna, qui a émigré aux États-Unis et Sakina, la «tisseuse de rêves». Hind a croisé la route de Mohsin à Oran. Après la mort de ses parents, il s’est démené pour lui obtenir des papiers et l’autorisation de l’emmener avec lui en France. Mais une autre version circule «selon laquelle Hind était la nièce par alliance de Mohsin, la fille de sa belle-sœur morte au cours de la même épidémie que sa femme et sa fille.»
Pour Lydia – mais aussi, avouons-le pour le lecteur – il est difficile de séparer le vrai du faux. «Les gentilles anecdotes que j’ai recueillies et collectionnées comme de minuscules fossiles ne sont que quelques points de pâle lumière dans le noir épais qui paraît recouvrir tout ce qui concerne ma sœur et sa relation à notre père. Mes interlocuteurs se sont excusés, se sont troublés, ont composé et éludé toute information trop précise, trop définitive. J’ai senti mon courage faiblir, et la tentation était grande d’abandonner mes recherches, de laisser ce passé obscur à la place où tous semblaient s’être promis.»
Deux hommes vont alors venir éclairer le récit et faire le portrait d’une Hind, loin de l’innocente adolescente décrite jusque-là, Marqus le Libanais et Ali al-Amami, analyste financier chez HSBC. Ils vont aussi revenir sur les circonstances de la mort de Hind qui a fait perdre la tête à Mohsin.
Roman d’un amour fou, d’un amour interdit, ce récit vibrant est aussi celui de ces immigrés qui essaient de trouver une place dans leur pays d’accueil avec leurs différences culturelles, qui tente de se rassembler avant de s’émanciper, qui gardent pourtant à jamais la blessure de l’exil.
«Le quatrain d’Omar Khayyam me revenait en mémoire:
Nous serons effacés du chemin de l’amour;
Le destin nous broiera sous ses talons;
Ô porte-coupe au doux visage, quitte ta pose paresseuse…
Donne-moi de l’eau, car je deviendrai de la poussière.»

Le fou de Hind
Bertille Dutheil
Éditions Belfond
Roman
400 p., 18 €
EAN: 9782714479716
Paru le 16 août 2018

Où?
Le roman se déroule en France, à Saint-Ouen, Sartrouville, Créteil, Rungis, Billancourt, Nanterre, Maisons-Alfort, Bucy-le-Long, Neuilly, Marseille et Paris. On y évoque aussi Oran, Tifritine dans le Haut Atlas et Agrigente en Sicile, un village de la région d’al-Genayna, près de la frontière du Tchad, Khartoum, Le Caire, Mexico, San Francisco.

Quand?
L’action se situe des années soixante-dix à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«La maison avait fait le tour du monde. C’était le navire de Sindbad. Elle avait roulé jusqu’à la rive et elle avait dormi jusqu’à ce que nous, les Arabes, qui n’avions rien, décidions de la retaper. Nous, les champions de la récup et des chansons d’amour, de la colle industrielle et du voyage au long cours, nous avions traversé la mer pour échouer ici, aux accents d’une poésie imparfaite mais vivante, quotidienne, qui donnait à l’exil de nos pères une saveur moins amère.»
Mohsin, un immigré algérien, vient de décéder. Il laisse derrière lui une lettre dans laquelle il s’accuse de la mort d’un être innocent, ainsi qu’une série de vieilles photos où il apparaît avec une enfant brune, omniprésente, Hind.
Sa fille, Lydia, interroge alors ceux qui ont autrefois connu son père, à Créteil, à la fin des années 1970. En particulier les habitants du «Château», une villégiature délabrée plantée non loin de la cité des Choux et transformée par Mohsin et ses amis en maison communautaire. Mohammed, Ali, Luna,Marqus et Sakina font ainsi revivre toute une époque par leurs témoignages. Sous les yeux de Lydia, le puzzle prend forme, révélant la personnalité de l’absente – flamboyante et
mystérieuse Hind –, et la nature de sa relation avec Mohsin…
Un roman polyphonique hanté par une héroïne sans voix, qui s’empare avec brio de la question de l’immigration et de l’intégration en France.

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Bertille Dutheil présente son premier roman Le fou de Hind © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Lydia (l’enterrement)
Nous sommes aujourd’hui le 9 décembre 2011 et mon père vient de mourir à la maison de retraite de Saint-Ouen où je l’avais placé il y a deux ans, peu après la naissance de mon deuxième fils et mon retour au travail. J’étais au journal, occupée à la rédaction d’un article sur la décision du Sénat en faveur du droit de vote des étrangers. Comme je ne suis en poste que depuis deux mois et que je dois encore faire mes preuves, j’étais profondément concentrée et je travaillais avec ardeur, en répondant d’un sourire distrait aux blagues et aux avances de l’un de mes collègues. Cette mesure signifie le net basculement du Sénat à gauche et laisse pressentir la victoire des socialistes aux prochaines élections… J’en étais là lorsque j’ai reçu un appel. Mon mari, qui était au bout du fil, a laissé tomber d’un ton abrupt et désolé ces quelques mots : « La maison de retraite a appelé. Mohsin est mort. »J’avais rendu visite à mon père à plusieurs reprises, quelques semaines auparavant. Pendant l’automne, il avait contracté une pneumonie bactérienne assez grave, qui avait même nécessité des jours d’hôpital. Je m’étais inquiétée alors, mais les médecins avaient été surpris de la rapidité de son rétablissement.— Les patients de cet âge présentent souvent une résistance aux antibiotiques, m’avait dit l’interne. Mais votre père a très bien réagi, toute l’équipe est confiante. Dans quelques jours, au plus, il pourra rentrer chez lui. Lors de ma dernière visite à la maison de retraite, où il avait réintégré sa chambre avec interdiction, pour le moment, de quitter le lit, je lui avais reproché son imprudence.— Les soignants m’ont dit que tu étais tombé malade après avoir passé l’après-midi assis dans le jardin, en simple chandail, sans que personne puisse te convaincre de rentrer. En octobre, avec ce vent !— Le jardin est si beau en cette saison, tu sais, avec ses feuilles rouges ou jaunes et son air de grande décadence, comme un chant du cygne de la nature avant la venue de l’hiver, avait-il répondu en baissant les paupières, tel un petit enfant qu’on gronde. Puis il m’avait exprimé son regret de n’avoir pas pu voir ses petits-fils, en vacances chez les parents d’Antoine. Mais mon père n’était pas de ces hommes que le temps rend amers ou exigeants. Il ne s’est jamais plaint du sort qui lui était fait, pas plus que de sa solitude, ou de son ennui. Seulement il m’avait demandé, en me pressant doucement la main, de ne pas manquer de les amener, une prochaine fois. Ce souhait, que la mort m’a empêchée de réaliser, a été, je ne sais pourquoi, la première chose qui m’est venue à l’esprit. En raccrochant le téléphone, raide et comme terrassée, je me suis mise à pleurer, une main sur la bouche pour étouffer mes sanglots. Celui de mes collègues qui me tournait autour, de goguenard est devenu soucieux. Bientôt je me suis trouvée enveloppée, caressée et consolée par une nuée de gens compatissants et importuns qui m’étouffaient et que je n’ai pas eu la force de renvoyer. Je suis sortie en courant du bâtiment du journal, les jambes vacillantes sur l’asphalte glissant de pluie, et j’ai retiré mes talons hauts pour continuer de courir en collants sur le sol trempé. Sur le pont du Garigliano, que j’ai traversé pour rejoindre la station de RER, le vent glacé s’engouffrait dans ma veste mal fermée, et les nuages, d’un blanc de perle sur le gris de fer du ciel, semblaient filer si vite que j’en avais le vertige. Pendant un instant, en m’engouffrant dans la bouche de RER, j’ai cru qu’il y avait une erreur. Mon père allait mieux. Il était remis. Il n’avait ni problèmes de cœur, ni cancer, ni maladie dégénérative. Il était vieux, il était seul, il n’avait nulle part où aller, mais il tenait bon tout de même. »

Extraits
« Hôpital Bichat, 8 novembre 2011
Chère Lydia, ma toute petite fille,
Tu viens à peine de refermer la porte que je me lève avec difficulté, en traînant derrière moi ma perche à roulettes, pour aller me poster à la fenêtre et vous regarder sortir. Je vois la minuscule silhouette de Salim, qui te tient par la main, et le maillot de foot blanc de Loïc qui gambade autour de vous et mime des tirs au but fait comme une fusée claire dans la semi-obscurité. Vos trois silhouettes sont brouillées par la buée que fait ma respiration en chauffant la vitre. Mes jambes tremblent, je devrais me recoucher. Mais, ici, lorsque je regarde par la fenêtre, je vois l’entrée de l’hôpital et le va-et-vient des nombreux passants du quartier. J’aime cela, toute cette vie de la grande ville. (…)
Je ne veux pas que tu honores un lâche. Je ne te dirai que ceci: je ne suis pas un homme bon. Je suis corrompu, j’ai péché au-delà de ce qui est imaginable, oui, et dans ma folie et mon inconséquence, j’ai été responsable de la mort d’un être innocent. Je suis un assassin, et je suis sans dignité car j’ai fait le mal et je n’ai pas eu la bravoure d’avouer mon ignominie à quiconque, pas même aux êtres que j’aimais le plus au monde.On ne peut espérer de pardon pour de telles fautes. Dieu m’a supplicié en me donnant de survivre trente années à ma victime, et sa mort m’a hanté jusqu’à me faire perdre tout intérêt, tout goût pour la vie. Je n’ai pas su aimer ta mère, je n’ai pas pris de toi le soin que j’aurais dû, j’ai cru imposer silence à ma conscience en me taisant tout à fait, mais ma faute m’a poursuivi chaque jour, comme Oreste tourmenté par les Érinyes. »

À propos de l’auteur
Bertille Dutheil est née en 1991 et vit à Paris. Étudiante en histoire, elle a vécu à Beyrouth pour les besoins de ses recherches. Le Fou de Hind est son premier roman. (Source : Éditions Belfond)

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Danser au bord de l’abîme

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Danser au bord de l’abîme
Grégoire Delacourt
Éditions JC Lattès
Roman
320 p., 19,00 €
EAN : 9782709659567
Paru en janvier 2017

Où?
Les deux premières parties du roman se déroulent dans le Nord de la France, à Lille, Valenciennes, Le Touquet, Cucq, Bondues, Deauville, Rang-du-Fliers-Verton, Étaples, Berru, Wimereux, Boulogne, Fécamp. Des vacances et voyages vers La Baule, Anvers, Paris, Madrid et Londres y sont aussi évoqués.
La troisième partie retrace une escapade dans le Sud de la France, notamment le long de la route du Dracenois, entre Draguignan, les Arcs-sur-Argent et le Cannet-des-Maures, mais aussi à Cavalaire, Lorgues, Salernes.

Quand?
L’action se situe de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Emma, quarante ans, mariée, trois enfants, heureuse, croise le regard d’un homme dans une brasserie.
Aussitôt, elle sait.
Après On ne voyait que le bonheur, Grégoire Delacourt explore dans ce roman virtuose la puissance du désir et la fragilité de nos existences.

Ce que j’en pense
****
L’auteur de La Liste de mes envies et des Quatre Saisons de l’été nous revient avec un roman qui devrait élargir encore davantage le cercle de ses lecteurs, car si sa plume est toujours aussi élégante, elle va cette fois chercher plus profondément les tourments de l’âme. À l’anecdote vient désormais s’ajouter la gravité, aux bonheurs de l’amour viennent désormais se mêler la douleur de l’absence et du deuil.
La première – bonne – surprise est d’avoir choisi le point de vue d’une femme comme narratrice. Une femme dont la confession est sans concessions : « Je transcris ici l’enchaînement des faits tel qu’il s’est déroulé. Je ne commenterai pas l’irrépressibilité de mon désir – elle est sans doute à chercher du côté du sacré.
Je veux juste essayer de démonter la mécanique du désastre. De comprendre pourquoi, plus tard, j’ai incisé à jamais le cœur de ceux que j’aimais. »
Emmanuelle et Olivier ont plutôt bien réussi. Le couple a trois enfants, le mari une bonne situation, Emma arrondit ses fins de mois dans un magasin de vêtements. Un petit bonheur tranquille qui cache toutefois une frustration, une usure, un mal-être : « Je me vidais de moi-même. Je m’essoufflais à ne pas m’envoler. Je pâlissais, et Olivier parfois s’inquiétait – il parlait alors de quelques jours ailleurs, l’Espagne, l’Italie, les lacs, comme si leur profondeur allait engloutir ma mélancolie. Mais nous ne partions pas, parce qu’il y avait les enfants, parce qu’il y avait la concession, et parce que j’avais fini par mettre toutes mes frustrations dans ma poche, un mouchoir par-dessus, comme me l’avait enseigné ma mère. »
Une mère qui prenait aussi la peine de lui lire une histoire chaque soir et qui lui a ainsi donné le goût des histoires et des héroïnes. En suivant les aventures de La chèvre de monsieur Seguin – qui servira de fil rouge tout au long du livre – de Claudine mise en scène par Colette, de la Lily Bart d’Edith Wharton ou des personnages imaginés par Louise de Vilmorin, elle va se construire un imaginaire propice à accepter le regard que lui jette un jour un homme dans la brasserie André.
Sans échanger un mot, elle va tomber amoureuse, fondre de désir. Simplement parce qu’«Il y a des hommes qui vous trouvent jolie et d’autres qui vous rendent jolie». Peu importe le séisme que cette rencontre peut provoquer, peu importe les conséquences du dialogue qui finit par s’installer :
«– Je m’appelle Alexandre et je pense à vous depuis trois semaines.
– Je tiens une boutique de vêtements pour enfants. Mais plus pour très longtemps.
– Je suis journaliste à La Voix du Nord. Les pages «culture».
Sauf que le beau scénario d’Emma et d’Alexandre va s’effondrer avant même d’avoir pu se concrétiser. Pas par peur, pas à cause de la pression – très forte – des enfants pour empêcher la rupture, pas à cause des conjoints respectifs. À cause d’un fait divers banal.
« Une jeune fille est installée à deux tables de la mienne. Soudain, une autre arrive. Pâle. C’est son amie. Elle s’excuse d’être en retard. Ils ont bloqué la Grand-Place, dit-elle. Un type. En V’Lille. Qui s’est fait renverser par un bus. Je crois qu’il est mort. »
Le roman va alors basculer. De la tentative d’évasion à la réclusion. Emma n’a pas le courage de rentrer chez elle et d’oublier ce drame. Elle erre quelques temps avant de finir dans un mobile home du camping Pomme de pin à Cucq.
« Je sais maintenant que le deuil est un amour qui n’a plus d’endroit où se loger. » dira-t-elle pour résumer cette période sombre que de nouvelles connaissances vont tenter d’adoucir. Mais Emma reste lucide : « J’avais abandonné mon mari, mes trois enfants, pour les lèvres d’un homme et pour mille espérances. J’avais erré de longs mois dans ma tentation, j’avais surnagé dans son absence. Et je m’étais perdue dans ce vide. »
L’apaisement viendra avec la troisième partie. Aussi paradoxalement que cela peut sembler, l’apaisement viendra avec une nouvelle épreuve, le cancer dont est victime Olivier. « Viennent alors les tests, les IRM, les PET scan, les décisions, les antalgiques puissants, le dextropropoxyphène, l’oxycodone, les indécisions, l’hydropmorphone. Vient cette période cotonneuse d’avant les séismes, ce temps suspendu où plus rien n’a de valeur (…) Vient enfin le séisme. L’instant où tout bascule. Où plus rien n’a d’importance. » On peut alors tout se dire, laisser tomber les masques. Cette danse au bord de l’abîme est bouleversante. Elle vous fera comprendre que «la vie est la courte distance entre deux vides» et que chacun doit être libre de choisir comment parcourir cette courte distance.

Autres critiques
Babelio
Le Parisien
RTL (Laissez-vous tenter – avec interview de l’auteur)
Blog Les livres de Joëlle 
Blog Les lectures du mouton (Virginie Vertigo)
Le blog d’eirenamg 
Blog Bric A Book 
Blog Les Jardins d’Hélène 
Blog Pretty Books 

Les vingt premières pages 

Extrait
« Je crois que l’on trébuche amoureux à cause d’une part de vide en soi. Un espace imperceptible. Une faim jamais comblée.
C’est l’apparition fortuite, parfois charmante, parfois brutale, d’une promesse de satiété qui réveille la béance, qui éclaire nos manques et remet en cause les choses considérées comme acquises et immuables – mariage, fidélité, maternités –, cette apparition inattendue, presque mystique, qui nous révèle aussitôt à nous-mêmes, nous effraie tout autant, nous fait pousser les ailes pour le vide, qui attise notre appétit, notre urgence à vivre, parce que si nous supposions que rien ne dure jamais, nous en avons alors soudain la certitude, tout comme celle qu’il n’est aucun souvenir que nous emporterons, aucune caresse, aucun goût de peau, aucune saveur de sang, aucun sourire, aucun mot cru, aucune indécence, aucun avilissement: nous découvrons brusquement que le présent est la seule éternité possible. »

A propos de l’auteur
Grégoire Delacourt est l’auteur de six romans, tous publiés chez JC Lattès. En 2011, il publie son premier roman avec L’Écrivain de la famille puis, en 2012, son premier bestseller avec La Liste de mes envies traduit dans 35 pays. Suivent ensuite La Première chose qu’on regarde en 2013, puis On ne voyait que le bonheur en 2014 et Les Quatre saisons de l’été en 2015. (Source : Éditions JC Lattès)

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