À double tour

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En deux mots
À six ans et demi, le narrateur est séquestré par sa mère en compagnie de sa sœur de neuf ans. Leur calvaire va durer près de deux ans. C’est à dix-sept ans, après le procès qui a condamné la tortionnaire, qu’il décide de raconter ce terrible drame.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Séquestrés pendant près de deux ans

Dans son second roman Thomas Oussin a choisi de se glisser dans la peau d’un jeune homme de dix-sept ans qui raconte à froid le calvaire qu’il a vécu à six ans et demi. Avec sa sœur de neuf ans, il a été séquestré pendant plus de 600 jours par sa mère. Glaçant !

Le 4 janvier 1989, la mère du narrateur décide de l’enfermer – lui et sa sœur – dans leur chambre à coucher. Les enfants ont 6 et demi et 9 ans. Ils pensent alors être victimes d’une punition infligée par leur génitrice, devenue de plus en plus irritable après le départ de son mari, parti rejoindre sa maîtresse et ses autres enfants.
En fait leur calvaire va durer près de deux ans. À compter de ce jour funeste, Victor et Amandine vont devoir composer avec un quotidien carcéral aux règles strictes: ne plus faire de bruit, faire leurs besoins dans la poubelle, vivre avec les habits, livres et jouets qui se trouvent dans leur prison. Et n’avoir quelquefois à manger et à boire qu’un jour sur trois, selon les caprices de leur bourreau. Très vite, l’aînée va décider de rationner leur pitance et aussi assurer un minimum d’éducation en apprenant à lire à son frère. Pour cela, elle va se servir d’une version de l’Odyssée d’Homère adaptée aux enfants. Les aventures d’Ulysse deviennent alors la porte vers un nouveau savoir et un moment de distraction bienvenu dans ce lieu confiné, propice aux maladies. «Je n’imaginais pas un instant que mon manque d’hygiène pouvait être à l’origine des fortes démangeaisons qui me ravageaient les bras et la raie des fesses. Je n’imaginais pas que mon corps et mes cheveux étaient infestés de poux. Je n’imaginais pas être en état de sous-nutrition. Ma conscience se limitait à l’enfermement, au silence et à l’obscurité.»
Mais ils ne sont pas au bout de leurs peines, bien au contraire. Après leur avoir coupé l’électricité, ne leur offrant pour toute lumière que celle qui perçait à travers les volets de bois, leur mère va découvrir qu’ils disposent encore d’une lampe-torche. Elle va alors les transférer dans un placard de deux mètres carrés. Ils vont alors devoir apprendre à survivre dans cette cellule. Et profiter de chaque seconde d’éclaircie: «Quelquefois, notre mère, par inadvertance sans doute – j’ai du mal à imaginer que l’inverse puisse être possible – oubliait d’éteindre la lumière de la buanderie. Alors, en dessous de la porte et à travers la serrure, cette clarté qui fendait notre obscurité nous réjouissait telle de la poussière d’étoile.»
Si le lecteur sait dès les premières pages que cette épreuve est désormais un souvenir pour Victor, qui a trouvé refuge chez sa grand-mère, il va découvrir avec effroi les circonstances qui ont permis sa libération et l’arrestation de sa mère.
Bouleversante, cette tragédie a beau être rédigée à froid, des années après l’enfer vécu par les deux enfants, elle n’en conserve pas moins son côté glaçant et une forte intensité dramatique. Thomas Oussin joue avec brio sur le clavier des émotions, entraînant tout à tour le lecteur de la sidération à la révolte, de l’incompréhension à l’empathie. Si les formules n’étaient pas déjà éculées, je dirais volontiers que ce roman se lit d’une traite et qu’il est impossible de la lâcher jusqu’à la dernière page.

À double tour
Thomas Oussin
Éditions Viviane Hamy
Roman
144 p., 14,90 €
EAN 9782381400501
Paru le 1/03/2023

Où?
Le roman est situé en France, dans un endroit qui n’est pas spécifié.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pendant ces six cent douze jours, le silence et l’obscurité ont été mes seuls amis. Presque les seuls. Victor, dix-sept ans, vit depuis quelques années chez sa grand-mère maternelle, Ma, dont la gouaille vindicative cache l’amour qu’elle lui porte. Un simple geste a fait basculer leur vie : une porte fermée à double tour quand Victor était âgé de six ans et sa sœur Amandine de neuf ans.
Habitués à subir la colère de leur mère, les deux enfants pensent ce jour-là l’avoir contrariée sans raison et n’y prêtent guère attention. Mais quand Victor insiste pour qu’ils sortent de la pièce, sa mère répond qu’elle ne veut plus les voir, sa sœur et lui. L’enfer commence alors. À double tour est un roman noir qui nous tient en haleine et nous révolte. C’est aussi une histoire bouleversante, celle de l’émouvante reconstruction de deux êtres cabossés par la vie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Mare Nostrum (Christiane Sistac)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
RTBF (Thierry Bellefroid)
Blog The Unamed Bookshelf
Blog Sur la route de Jostein
Blog L’œil d’Olivier

Les premières pages du livre
« Pendant un an, huit mois et quatre jours, j’ai été caché. Presque deux ans d’une vie. C’est long deux ans dans une vie, surtout quand on est un enfant de huit ans. Pendant ces six cent douze jours le silence et l’obscurité ont été mes seuls amis. Presque les seuls. Je continue à utiliser le mot «caché» lorsqu’il m’arrive d’en parler, sans doute dans un élan enfantin de ma part, mais le terme exact, en tout cas employé par mon avocat, c’est «séquestré». J’ai été séquestré. Entre mes six ans et demi et mes huit ans. J’ai toujours eu du mal à comprendre le processus qui m’a amené à être la victime de cette séquestration. D’autant que lors des tout premiers jours, je n’avais pas conscience de cette privation de liberté. J’étais, de mon point de vue, dans une situation à peu près confortable dans ma maison, avec ma sœur et ma mère. Comment imaginer que ce cocon douillet allait être ma prison et que celle qui m’avait mis au monde allait être mon bourreau? Ce qui a été une chance pour moi, c’est que je n’étais pas seul dans cette épreuve. Ma grande sœur a été un soutien constant. Du premier jour d’enfermement à la libération ultime, elle était à mes côtés. Je crois que, sans sa présence, je ne serais sans doute pas là aujourd’hui pour écrire ces quelques lignes. Je lui dois ma vie.

Victor. Voilà le nom qu’elle m’a donné à ma naissance, il y a un peu plus de dix-sept ans à présent. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’ai appris en cinquième que mon prénom signifiait « vainqueur » en latin ! Quelle ironie ! Je n’avais, pendant ces années de collège, absolument rien d’un vainqueur. J’étais une espèce de morceau de chair, un petit être chétif, à mille lieues du jeune homme que je suis devenu. Même si je sais que le chemin est encore long, je suis conscient que je reviens de loin. J’ai bel et bien vaincu quelque chose ou quelqu’un. Mes angoisses. Mes démons intérieurs peut-être. Cela dit, je n’ai pas tout vaincu ; un masque terne vient par moments affadir mon visage jovial. Mon esprit est traversé d’interrogations qui demeurent et demeureront tout le reste de ma vie.
Cela fait un peu plus de neuf ans que je suis sorti de cet enfer et parfois mes souvenirs se brouillent. Les années viennent déposer leur voile de crêpe sur ces instants. Sans doute mon esprit adoucit il les angles de certains moments et en aiguise-t il d’autres. Je vous demande donc d’excuser le caractère quelquefois fragmentaire de mon propos. Je vous livre ces informations comme elles reviennent à ma mémoire : tantôt elles surgissent avec facilité et simplicité, tantôt je les accouche aux forceps.
Par ailleurs, quand on a six ans et demi, on ne se souvient pas de tout. La conscience du temps se met alors tout juste en place. Il est donc possible que la chronologie des événements que je vais évoquer soit quelque peu approximative. Enfin, du fait de mon bas âge, certains éléments m’étaient totalement inconnus. C’est en recoupant les témoignages de tierces personnes, en lisant les notes d’audience du procès et les différents documents archivés dans le dossier que j’ai pu tenter de reconstituer le déroulement des faits. Et aussi grâce à ma grand-mère. Ah… Ma grand-mère, tout un poème ! Je l’appelle Ma. Elle aussi me parle… Parfois…
« Reconstituer le déroulement des faits », c’est une chose. Les comprendre, c’en est une autre. Vaste programme que d’essayer de trouver des réponses à ces « pourquoi ? ». Pourquoi ma mère a-t elle séquestré ses deux enfants ? Et pendant aussi longtemps ? Pourquoi ne pas nous avoir abandonnés, plutôt ? A-t elle, à un moment, songé à la folie de son acte ? Y songe-t elle maintenant ? Je me demande comment une femme peut en arriver à vouloir oublier, à vouloir soustraire de sa vue, de celle des autres, ses propres enfants. Autant de questions avec lesquelles je vais devoir vivre.

Ma, assise au bout de la table de la cuisine, est occupée à faire ses mots croisés en silence. Je lève de temps en temps le regard et décroche de ma dissert de philo pour l’observer. Elle est concentrée et aspirée par son activité. Comme si de rien n’était, elle se rend aux pages finales pour jeter un œil furtif aux solutions. « Juste pour vérifier », dit elle. Ça m’amuse et je la taquine parfois.
Elle a la respiration profonde et apaisée des gens d’expérience. Sa présence a toujours eu un effet rassurant sur moi, en tout cas depuis que je vis chez elle. J’ai pris l’habitude de faire mes devoirs sur la table de la cuisine, près d’elle, alors même qu’elle avait aménagé un coin bureau dans ce qui est devenu ma chambre.
Au milieu de cette vieille maison à la décoration des années soixante-dix, je me sens bien. Ce n’est pas le lieu de vie rêvé pour un garçon de dix-sept ans, certes, mais c’est chez moi. J’ai cependant mis du temps à considérer cette maison comme la mienne.
Les premiers jours qui ont suivi ma libération demeurent assez flous. Je me souviens de nuits à l’hôpital, d’un nombre incalculable de rendez-vous dans des bureaux : gendarmerie, psychologue, avocat, aide sociale à l’enfance. Ils se ressemblaient tous, je ne les différenciais pas vraiment. Je me contentais de répondre aux questions de ces gens du mieux que je le pouvais, bien souvent sans lever les yeux. J’observais à chaque fois avec une grande attention le revêtement des bureaux qui nous séparaient, les « interrogateurs » et moi. Je finissais par en connaître chaque texture, chaque nervure, chaque égratignure. Ils constituaient pour moi les garants de mon espace vital. Je percevais que toutes ces personnes voulaient mon bien, mais j’étais quelque peu apeuré après avoir passé des mois privé de tout contact social. J’avais surtout, je pense, peur de mal faire, et je vivais ces moments avec une extrême tension, tiraillé par la crainte de commettre une erreur qui aurait déclenché leur colère.
Dans l’attente de savoir qui s’occuperait de moi, j’ai passé, à ma sortie de l’hôpital, plus d’une semaine dans un foyer. Je n’ai gardé des nuits dans ce lieu que l’image de mes petits poings serrant un coussin jaune ainsi qu’une vague impression de sanglots dans la nuit, dont je ne sais a posteriori s’il s’agissait des miens ou des pleurs de mes co-pensionnaires de fortune.
Il fallut d’abord contacter mon père, qui avait disparu du paysage, mais il fut décidé que je n’irais pas chez lui ; je reviendrai plus en détail sur ce point. Ma grand-mère, dans un premier temps, ne voulut pas de moi, me confia-t elle. Elle avait coupé les ponts avec sa fille, ma mère, plusieurs années auparavant et préférait rester en dehors de toute cette affaire. Elle ne me connaissait pour ainsi dire pas et j’étais presque un étranger pour elle. Me prendre chez elle ne serait qu’une source d’emmerdements, pensait elle. Elle avait d’autres chats à fouetter. Pourtant, et j’ignore si son revirement est dû à l’obstination de l’assistante sociale ou si la pitié l’avait assaillie le jour où elle avait découvert mon visage marqué par le poids de l’hébétude, mais elle finit par m’accueillir chez elle. Sa volte-face ne s’arrêta pas là, puisqu’elle prit la résolution de se constituer partie civile, contre ma mère.
Au début, je fus installé dans l’ancienne chambre de mon oncle Joseph, laquelle conservait quelques stigmates de son adolescence comme une cible de fléchettes dessinée directement sur le mur et un poster d’ACDC. Puis très vite, sur les conseils avisés de l’assistance sociale, et grâce à l’aide apportée par un autre de mes oncles, Michel, la chambre fut repeinte et aménagée de manière à convenir davantage à un enfant de mon âge. Selon les experts, il était souhaitable que je m’approprie ce lieu et que je m’y sente en sécurité. Pour ma part, j’avais surtout l’impression de flotter, comme un ballon sans attache, égaré entre deux courants d’air. Je me retrouvais vide, seul, sans ma mère, ce qui était sans doute mieux, mais surtout sans ma sœur qui avait été mon compagnon de jeux, mon unique amie, ma confidente, mon institutrice, pendant ces longs mois. J’avais perdu l’habitude de l’école. Je restais assis sur mon lit à contempler les palmiers verts et bleus imprimés sur la housse de couette. Et j’attendais. Quoi ? Je n’en avais aucune idée. Ma grand-mère, à sa façon, c’est-à dire avec une attitude maladroite et un ton de butor, tentait de me stimuler : « T’as pas fini de rêvasser ? Viens donc m’aider à éplucher les patates ! » « Bouge ton cul de ce tabouret, va jouer dans le jardin ! » « On va faire des crêpes ! » J’ai fini par m’habituer à cette vie. À cette autre vie. À cette nouvelle vie. À cette étroite cour grillagée qui servait de jardin, à cette maison coincée dans une autre époque, aux scènes de chasse représentées sur le papier peint du salon, à ce canevas au-dessus du canapé, à cette petite horloge sous un globe de verre et dont le balancier tournait sur lui-même invariablement. »

Extraits
« Lorsque nous étions là-bas, nous n’avons jamais évoqué l’idée de la mort ou de la maladie. La notion de survie m’était inconnue: peut-être ma sœur en avait-elle conscience. Je n’imaginais pas un instant que mon manque d’hygiène pouvait être à l’origine des fortes démangeaisons qui me ravageaient les bras et la raie des fesses. Je n’imaginais pas que mon corps et mes cheveux étaient infestés de poux. Je n’imaginais pas être en état de sous-nutrition. Ma conscience se limitait à l’enfermement, au silence et à l’obscurité. » p. 65

« Dans ce ciel sombre que représentait notre épreuve, il nous arrivait d’apercevoir des éclaircies. Quelquefois, notre mère, par inadvertance sans doute — j’ai du mal à imaginer que l’inverse puisse être possible — oubliait d’éteindre la lumière de la buanderie. Alors, en dessous de la porte et à travers la serrure, cette clarté qui fendait notre obscurité nous réjouissait telle de la poussière d’étoile. » p. 77

À propos de l’auteur
OUSSIN_Thomas_©Christophe_MassonThomas Oussin © Photo Christophe Masson

Né en 1982, Thomas Oussin a passé son enfance dans un petit village de la Nièvre auquel il reste profondément attaché. Après une maîtrise de Lettres Classiques obtenue à Dijon, il enseigne le français, le latin et le grec, d’abord à Pantin puis à Paris. Parallèlement à son métier d’enseignant, il suit une formation d’acteur au Cours Florent et joue dans deux longs-métrages. Il s’adonne également au dessin ainsi qu’à l’écriture de scénarios et de chansons. Il est aussi l’auteur de deux romans, Soleil de juin (2021), roman lumineux sur les premiers émois adolescents et À double tour (2023). (Source: Éditions Viviane Hamy)

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L’art du dressage

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Marceau est amateur de maquettes d’avions de combat. À ses enfants, il veut inculquer la discipline militaire, les valeurs d’ordre et de discipline. Son fils Gilles va commencer par le suivre sur cette voie avant de bifurquer. Mais quand il rencontre Nour, sa future épouse et mère de son enfant, il va retrouver L’art du dressage.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Il va falloir resserrer la longe, tirer sur les rênes

Le second roman de Christel Périssé-Nasr décrit les ravages que peut provoquer une éducation virile. Sous couvert de passion, un père va inculquer à ses fils des principes qui finiront par les perdre.

C’est d’abord une histoire de passion. Celle de Marceau pour l’aéronautique qu’il traduit en mettant beaucoup de soin à sa collection de maquettes. Il est en particulier fier des avions de la Seconde Guerre mondiale, comme ces Junkers avec lesquels Hitler ambitionnait de s’imposer sur tous les champs de bataille.
Une passion qu’il transmet à son fils, qui ne peut intégrer l’armée, car il a perdu un œil. Il poursuivra donc son œuvre, tandis que Gilles, son second enfant, portera l’uniforme. Lorsque ce dernier accepte d’intégrer un collège militaire, il se dit que son éducation a payé. Mais à la fois le bizutage et les idées qui règnent du côté de Saint-Cyr auront raison de sa bonne volonté. Gilles jette l’éponge et entend oublier les militaires. Il va choisir de faire son service comme coopérant en Afrique. Puis croise Nour et décide rapidement d’en faire la femme de sa vie. Tandis que le couple s’installe et que la famille s’agrandit avec la naissance d’une fille, Mais tout aussi rapidement, les ennuis commencent et l’orage gronde. Alors Gilles et Nour se séparent, provoquant l’incompréhension d’un mari qui aura su grimper les échelons jusqu’à ce statut social qui lui est dû et qui devrait faire l’admiration de son épouse. C’est du moins ce qu’il pense. Mais peut-être lui a-t-il laissé trop de liberté, oubliant de serrer les rênes.
C’est ce système que dénonce subtilement ce livre. En s’appuyant sur les petites manies et les grands principes, la représentation du pouvoir et la domination des grands mâles. Ici tout tient dans les habitudes et les gestes sournois plutôt que dans les démonstrations de force. Pour être pernicieuse, la violence n’en est pas moins réelle.
Ce roman sur l’emprise, celle du père sur ses fils, celle du mari sur son épouse, pose aussi la question du statut de l’homme, bousculé dans sa virilité. On le sent ici fragilisé et déstabilisé. Alors il répond par la force et par le mépris. Un conte glaçant qui démontre combien le chemin vers une relation équilibrée et apaisée est encore long.

L’art du dressage
Christel Périssé-Nasr
Éditions du sonneur
Second roman
256 p., 00 €
EAN 9782373852707
Paru le 12/01/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Trop jeune pour avoir connu la Seconde Guerre mondiale, trop âgé pour avoir « fait l’Algérie », Marceau inculque les vertus de la chose militaire à ses fils. Ensemble, on fantasme des combats épiques mais on tue des petits animaux, on rêve de panache mais on soumet des enfants ; quant à la guerre, on ne la fait plus que sur des maquettes de petits garçons…
Authentique conte moral contemporain, L’Art du dressage ausculte les affres familiales tout en sondant les présupposés d’une inaccessible masculinité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Revue Etudes (Antoine Corman)
Ouest-France (Amandine Clévarec)
Blog de Marc Villemain
Blog Joellebooks

Les premières pages du livre
« L’avion Ju 87 trône sur une étagère de la chambre. Derrière lui, vingt-quatre de ses congénères sont alignés au garde-à-vous. Religieusement époussetés chaque semaine, ils pointent leur nez vers la fenêtre. Leur propriétaire en est fier, ce sont des répliques presque parfaites. Leurs détails si authentiques, si savamment reconstitués donnent une certaine tenue à la chambre, rappellent l’Histoire, son grand H. Le Ju 87 est à la même échelle que les autres, mais incontestablement supérieur. Il n’est qu’à contempler ses deux canons BK 37 fixés en gondole sous ses ailes, dérivés du canon antiaérien Flak 18, de calibre identique. Avec cet équipement, la merveille est surnommée Kanonenvogel. L’oiseau-canon. Une splendeur. Blindage amélioré en 1943 avec pour objectif de dézinguer les chars russes directement sur les champs de bataille. L’oiseau pouvait enfourner dans son ventre quatre bombes de cinquante kilos. Il faut imaginer la prouesse que cela représente à l’époque. Il faut imaginer le plein de la guerre et ces oiseaux-là dans le ciel de 1943. La guerre aérienne est une tueuse de premier ordre. Par exemple, fin juillet, les Britanniques bombardent Hambourg et massacrent quarante-deux mille civils en quelques jours. On peut tenter une reconstitution mentale en visualisant des statuettes : une statuette pour un civil tué, une deuxième pour deux civils tués, une troisième pour trois civils tués, etc. On n’ira pas loin. Jusqu’à quelques dizaines tout au plus, puis on perdra la représentation. On reprendra l’exercice d’un bloc, en convoquant directement quelques centaines de statuettes. On ne les voit plus une à une, mais ça tient dans l’esprit, quelques centaines de statuettes. Il y a une forme qui ressemble à cela. On l’appelle une armée. Mais quarante-deux mille, jamais. Quarante-deux mille humains, c’est irreprésentable. Cette extraordinaire donnée de 1943 – les avions de guerre sachant tuer quarante-deux mille personnes en quelques jours – fascine. La fascination, qui signifie « irrésistible séduction », est un terme qui a de très beaux synonymes. Le plus intense est l’envoûtement. Il a des relents vaudou, de la poudre magique, on perd la tête, on rêve. On y revient ; on se documente, on collecte. On dispose sur une étagère l’objet de l’envoûtement, on chérit sa passion. Le B-17 américain côtoie le Lancaster de la Royal Air Force, ce Lancaster qui fut lui aussi à l’œuvre dans le ciel de Hambourg en 1943. Ils sont tous dépoussiérés chaque semaine avec des égards sacrés, mais le Kanonenvogel, lui, suscite un envoûtement particulier : c’est l’oiseau-canon du Führer. C’est son petit nom pour les habitués, parce que son nom entier est Junkers. Une sorte de nom de famille, partagé par de nombreux modèles perfectionnés au fil de la tuerie. De massacre en massacre, l’industrie – ô envoûtement intense ! – du fer et du feu innove et optimise ses bijoux. Elle a donné à ce Junkers-là Gustav comme prénom. Il faut le prononcer à l’allemande pour en goûter la douceur et le feulement. La tête de son hélice avant, affublée de ce prénom qui fait dans le lointain résonner des symphonies, deviendrait presque un nez. On trouve qu’il a une gueule quand même, ce Gustav, une bonne gueule. On le décale sur l’étagère. Gustav. On l’aime, celui-là. On peut le dire, c’est de l’amour.

À dix-huit ans, le collectionneur envoûté décide d’intégrer l’armée française. Il n’est pas gourmand : première classe sera déjà un honneur. Il remplit un formulaire. Il y est honnête, conscient que c’est dans un espace sacré qu’il souhaite pénétrer. Un espace où l’on entre nu et humble. Il ne cache pas qu’il est aveugle d’un œil depuis la naissance. Un œil suffit amplement pour vivre, conduire, aller au cinéma, nager dans la mer, manger des spaghettis, coller des maquettes très délicates et très réalistes. Il les a toutes, les maquettes, elles sont exactes et patiemment constituées, et avec ça consciencieusement disposées sur l’une de ses étagères, toutes : le Ju 87H, le Ju 87K, le Ju 87D-1/To – ce dernier était une version navale torpilleur, finalement abandonnée, mais il en possède la maquette et a modélisé ce possible non advenu, il le note en bas du formulaire qu’il les a toutes, dans le blanc où il est autorisé à parler de lui avec quelque liberté. Il n’a pas pensé à prendre des photos, c’est vrai, un incendie, un vol et tout ce travail minutieux partirait en fumée, ces après-midi de concentration, ce rêve qui a pris forme sous ses mains, oiseaux-canons, danse du feu, symphonie des bombardiers, au rapport soldat, sa joie, sa jouissance, il va prendre des photos, on ne sait jamais, et les punaisera à la caserne. Il a hâte. Le collectionneur aime la vie, pas la mort, qu’on ne s’y trompe pas, c’est justement sa vie qu’il vient d’inscrire dans les cases du formulaire, son désir et la projection de son devenir. Mais le collectionneur n’a qu’un œil, et pour entrer dans le corps sacré, il en faut deux. C’est ainsi. C’est le réel. Parfois le réel affiche quarante-deux mille civils et nous laisse le soin de nous représenter à loisir les tombes, les champs – combien d’hectares de champs faut-il pour ensevelir ce chiffre, et combien de milliers de litres de larmes, combien de lacs, de zéros au nombre des douleurs ? Parfois le réel affiche quarante-deux mille et parfois il affiche deux, comme deux yeux. Mais bravo pour les Junkers, clin d’œil, on se comprend, j’ai les mêmes à la maison, en revanche pour l’enrôlement, c’est non, au revoir loufiat, il te reste les vaisseaux imaginaires, le cinéma, le ressentiment. Le corps sacré rejette le collectionneur, qui n’est pas une machine parfaite. Les honneurs ne seront pas pour lui, l’uniforme non plus, le clairon ne sonnera pas dans sa cour, le lit au carré, tintin, et le fusil d’assaut, c’est mort.

Le collectionneur a restreint sa jeune vie aux quelques mètres qui séparent son étagère-aux-avions de son bureau. L’espace des obsessions est aussi celui qui abrite les possibles. Il dessine. Et de dessin en dessin, de maquette en maquette, une idée lui vient. Il s’intéresse aux ratés, aux déchets. À celui en particulier qui s’appelle l’Inflatoplane. Un avion expérimental et gonflable, américain, des années 1950, sorte de bouée des airs, amusante en temps de paix, mais parfaitement inutile en temps de guerre, puisqu’une simple flèche suffit à le dégonfler en plein vol. Le collectionneur, touché par les machines qui, pour cause de déficience technique, sont disqualifiées par l’armée, jette donc son dévolu sur l’Inflatoplane : cet avion n’est pas une simple et ridicule tentative datée, c’est la voie de son salut. Il se met en tête de réparer au moins une injustice en ce monde. Et décide de perfectionner l’Inflatoplane, d’en déposer le brevet, d’être courtisé par les industries d’armement, de devenir puissant, de venger son œil aveugle, d’être enfin un homme. Et puisqu’il n’aura, sa vie durant, participé à aucun combat, vibré d’aucune adrénaline mercenaire, au moins aura-t-il survolé, grâce à son invention, les plus belles boucheries du monde. Il dessine donc une manière de coque articulée, façon armure du Moyen Âge, repliée sur elle-même tel un éventail fermé, mais qui se déploie sous la pression de l’air jusqu’à former une coque rigide, sorte de suppositoire, qui se cadenasse autour du cockpit gonflable. Les flèches peuvent pleuvoir, l’Inflatoplane est désormais increvable. Il ajoute à cet incroyable tacot deux ailerons déclipsables d’un simple geste d’urgence. Si bien qu’en cas d’amerrissage forcé, les ailerons décrochent l’armure qui s’éjecte au loin, et alors l’Inflatoplane flotte, majestueux cygne noir au bec de feu, comme une bouée sur la mer. Le collectionneur dépose son brevet rapidement, craignant du fond de sa chambre qu’un œil intéressé, russe possiblement, n’observe avec appétit sa petite cuisine. Il s’acquitte du prix qu’il faut pour protéger son œuvre et attend que son invention soit convoitée par le monde entier. Le temps file. Aucune proposition ne lui parvient. Il passe alors à la phase maquette. Les plans ne suffisent pas, ces gens ne savent pas imaginer, il leur faut une modélisation de la machine, une preuve par l’objet miniature. Cette étape est moins évidente qu’il n’y paraît. Il bricole un engin qui ressemble à un mauvais jouet et trépigne au cours de pathétiques soirées qui ne mènent à rien de probant. C’est un prototype qu’il lui faut, construit par des professionnels dans un lieu professionnel. Or le collectionneur est verni. Comme les familles sont bien faites et qu’elles obéissent souvent aux mêmes obsessions, il a ce qu’il lui faut sous la main : un frère aîné, Gilles.

Deux années séparent le collectionneur de Gilles, ainsi que de nombreux points de moyenne générale en classe. C’est donc à l’aîné qu’est dévolu le soin d’entrer à l’école militaire. Le jour de leur naissance, Marceau, leur père, a passé à chacun de ses fils un cordon au travers de la main droite et un autre au travers de la main gauche. Après la période de cicatrisation, les cordelettes, quoique fines au point de devenir invisibles à l’œil nu, solidarisées qu’elles sont avec la chair, deviennent une composante pour ainsi dire naturelle des corps. Ainsi papa Marceau indique-t-il à ses fils quelques menues orientations, aussi simplement qu’on invite un cheval à prendre à droite ou à gauche en lui caressant les rênes ou la longe. À la veille de l’entrée de Gilles en classe de seconde, Marceau lui fait une proposition. Fils, tu as deux ans de plus que le collectionneur, mais tu as surtout une bien meilleure moyenne. Tu ne collectionnes pas les avions de chasse, ni les tanks, ni les porte-avions, ta passion sans doute est moins vive, mais tu goûtes les films de guerre, surtout les américains, que tu regardes chaque soir jusqu’après minuit sans jamais en louper un, et tu es mon fils, fils. Tu sais que je porte dans la poche de ma chemisette, celle qui est du côté du cœur, la carte d’ancien combattant de ton grand-père. Bien sûr je projette de la brandir devant tout agent de police ou de gendarmerie qui souhaiterait m’aligner comme un vulgaire pékin. Je la brandirai sous son nez en disant voyez qui je suis, voyez dans quelles contrées familiales j’ai galopé, sous quel soleil mon propre père a cuit, dans quelle tourmente il a fait ses classes, ne reculant jamais devant un ennemi pourtant féroce. Regardez la date de sa mort. Ton grand-père faisait partie du corps de l’armée de l’air, Gilles, de ce grand corps volant et sacré. Je garde sa carte sur mon cœur, je suis le fils de cet homme avant d’être moi-même, et quand d’autres ont lu tous les livres, moi j’ai loupé toutes les guerres. Bébé d’après la Seconde Guerre mondiale, trop jeune pour Alger. Mal né. Mais je suis père d’un collectionneur qui aligne obsessionnellement des avions de chasse sur une étagère, et j’ai un Gilles qui va me répondre, oui papa, je veux bien, si c’est ainsi qu’il faut être ton fils, je veux bien intégrer une école militaire. À peine Marceau caresse-t-il la longe qu’elle vibre toute seule dans la brise familiale. Ainsi va l’éternité, qu’on recherche bêtement dans la continuation d’un seul individu, quand elle se duplique simplement, mécaniquement, d’un individu à l’autre.
Marceau tapote le tabouret à côté de lui, assieds-toi là, fils aimant. Je sens en toi le goût de la force et des chants militaires. »

Extrait
« Nour veut perdurer dans la corbeille dorée que lui a offerte son papa, ne pas trimer comme nous, n’est-ce pas ? Offre-le lui, ce confort. Tu la tiens par la pelote et on lui pliera doucement l’échine. Elle apprendra à compenser son petit temps et son petit silence, à te les payer au prix fort. Tu l’auras, ta servante. »

À propos de l’auteur
PERISSE-NASR_Christel_DRChristelle Périssé-Nasr © Photo DR – Ouest-France

Christel Périssé-Nasr vit à Nantes, où elle anime des ateliers d’écriture et des formations. Elle a publié un premier roman aux Éditions Rivages, Il n’y a pas de grand soir (2012). (Source: Éditions du Sonneur)

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Un grand bruit de catastrophe

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

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En deux mots
Marco, Louise et Laurence ont grandi à Val Grégoire, petite bourgade à la frontière du Labrador canadien, d’où ils se promettent de fuir pour avoir enfin une vie passionnante. Louise sera la première à partir, mais pour donner naissance à un enfant qu’elle n’a pas voulu. Marco et Laurence promettent de la rejoindre, mais leurs plans vont être contrariés.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le pacte de Marco, Louise et Laurence

Trois adolescents se promettent de faire leur vie loin de ce coin perdu du Canada où ils étouffent. En suivant les pas de Marco, Louise et Laurence, Nicolas Delisle-L’Heureux raconte une amitié qui va virer au drame dans une société loin d’être émancipée.

Commençons par planter le décor, essentiel dans ce roman. Nous sommes en 1956, une année qui a marqué le narrateur, «puisque c’est celle où nous avons commencé à naître, infatigablement, comme une diarrhée mal soignée» à Val Grégoire, une de ces cités loin de tout, qui a poussé comme un champignon, dans le Nord du Québec. «Après L’hôtel de ville on y construisit l’épicerie, l’école primaire, puis secondaire, la piscine, l’aréna, le poste de police, la caserne de pompiers, la station-service, les rues asphaltées, les ballons qui roulent devant la voiture à la dernière seconde, les panneaux de limite de vitesse, le bureau des examens de conduite. On vit apparaître un des hôpitaux les mieux équipés de la province, une prison tout inclus (avec buffet à volonté, activités de groupes tous les matins et spectacles amateurs des geôliers le vendredi), un asile psychiatrique tout ce qu’il y a de plus innovant, ainsi que la Plaza du monde, un centre commercial fait sur le long où on vendait du linge comme on en voyait à la télé.» La dynastie Desfossés a mis la main sur la mairie et règne sur la communauté. C’est au tour de Jean-Marc, qui n’est pas le plus fûté, d’entrer en scène. Avec son épouse Marie-Pierre, ils sont à l’origine du désastre à venir, en mettant au monde, de 1972 à 1978, «comme de vilains lapins, sept garçons: Ricardo, Julio, Bruno, Théo, Mario, Léo et Marco – ils l’expliquaient avec le plus grand sérieux: « Le o, c’est pour l’onneur. »»
C’est Marco, le dernier de la lignée, qui va s’acoquiner avec Louise Fowley et Laurence Calvette, formant un trio aussi inséparable qu’improbable. Ils essaient de tuer leur ennui et leur scolarité médiocre en participant à quelques mauvais coups. Mais l’élément déclencheur du drame à venir, est une virée durant laquelle Louise perdra sa virginité. Pas avec Laurence, comme la logique le voudrait, mais avec son grand-frère William qui va la forcer et la mettre enceinte.
Une situation que Louise gère en prenant la fuite pour Montréal, espérant que ses deux amis la suivront bientôt. Mais si Marco et Laurence disparaissent effectivement et sont officiellement portés disparus, personne ne sait ce qui leur est arrivé.
La seconde partie du roman, qui court sur une quinzaine d’années, fera la lumière sur ce «traumatisme collectif jamais convenablement soigné et qui a gangrené l’âme de la ville.» On y verra Louise revenir à Val Grégoire. Pour se venger ou pour retrouver la trace de ses amis d’enfance?
Nicolas Delisle-L’Heureux met habilement en place les pièces du puzzle, dévoilant peu à peu ces destins bousculés jusqu’à l’épilogue très réussi. Des amitiés adolescentes au poids du déterminisme social, de l’envie de fuir un environnement désespérant à la force des liens familiaux, l’auteur réussit à dresser un vaste panorama de quelques questions existentielles majeures. Servi par l’exotisme de la langue, il confirme avec ce second roman toutes ses qualités de narrateur. Une belle réussite!

Un grand bruit de catastrophe
Nicolas Delisle-L’Heureux
Éditions Les Avrils
Roman
296 p., 22€
EAN 9782383110125
Paru le 25/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Val Grégoire, «La ville est sise dans une vallée touffue de la Betsiamites, en Haute-Côte-Nord, à une centaine de kilomètres au nord de Forestville, entre le Saguenay–Lac-Saint-Jean et le réservoir Manicouagan, pas si loin non plus, à vol d’oiseau, du Labrador.» On y évoque aussi le Labrador, Terre Neuve, Québec et Montréal.

Quand?
L’action se déroule principalement des années 1990 aux années 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
Voilà longtemps que Louise Fowley n’avait pas emprunté la route 385 pour rejoindre Val Grégoire, une petite ville au nord du nord de la forêt boréale. C’est là qu’elle a passé son enfance avec Marco Desfossés, le fils du despote local, et le clairvoyant Laurence Calvette. Ensemble, ils formaient un trio flamboyant. Jusqu’à l’événement. Aujourd’hui, vengeance en bandoulière, Louise est prête à relancer les dés, racheter ce qui peut l’être.
Un grand bruit de catastrophe nous entraîne dans les territoires rudes de la Côte-Nord, à la frontière du Labrador canadien. Dans une langue inventive et vernaculaire, Nicolas Delisle-L’Heureux raconte l’histoire d’une amitié percutée par la cruauté du destin comme s’il faisait pivoter un cristal jusqu’au dénouement. Il signe un roman ample et addictif. Il vit à Montréal.

L’intention de l’auteur
Je suis né dans une banlieue typiquement nord-américaine, en carton-pâte. C’est un livre sur le sentiment d’enfermement inspiré de ce que j’ai pu y ressentir dans mon enfance. J’avais la sensation de ne pas comprendre les codes, les normes, d’être mal à l’aise avec ce conformisme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Ophélie Drezet, librairie La Maison jaune à Neuville-sur-Saône)
Radio MDM
Untitled magazine (Mathilde Ciulla)
Blog fflo la dilettante
Blog Les livres de Joëlle
Blog Le Capharnaüm éclairé
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)

Les premières pages du livre
« Prologue
Il y a trois semaines, Wendy a vu Mémère accoucher en silence dans le garage. Pas une plainte. Les chatons sont apparus comme des gens qui se penchent pour passer une porte un peu basse, un, deux, trois, quatre. Ils étaient tellement beaux que Wendy en avait mal en arrière des genoux. Elle est allée chercher du lait Carnation et du thon et, à son retour, Mémère mangeait le placenta.
Dix jours plus tard, alors qu’elle lavait la vaisselle, Wendy l’a entendue miauler comme une folle. De la cuisine, elle l’a vue qui crachait, tournaillait, sautait sur les rebords en ciment des fenêtres du garage et creusait le sol. Mémère ne s’est pas retournée quand Wendy est sortie et s’est approchée d’elle en panique. La porte coulissante du garage s’est soulevée et la chatte s’est faufilée à l’intérieur. Wendy a vu les pieds, puis les genoux, puis les hanches de Willy, puis ça s’est immobilisé. Mémère beuglait et Willy lui a sacré après, ils avaient l’air de s’engueuler, là-dedans. Wendy est entrée à son tour et c’est là qu’elle a aperçu, dans la bassine rouge sur le sol en ciment gris, les quatre chatons qui flottaient comme des toutous trempes. Mémère les a sortis par le cou un par un et les a séchés avec sa langue rugueuse. Elle chignait du plus profond de sa gorge et frôlait ses mamelles enflées sur leurs museaux roses. Ils n’ont pas bougé.
Au bout de quelques instants, Willy a ordonné à Wendy de laisser Mémère faire son deuil toute seule. C’est à ce moment-là qu’elle a vu que Mémère l’avait griffé sur la joue.
Elle s’est sauvée, Mémère, et n’est pas reparue. Depuis, Wendy l’appelle dans le bois en faisant cling-cling avec le pot de bonbons pour chats, puis revient bredouille et s’assoit à la table de pique-nique en pleurant presque. Cette disparition est tellement triste que c’en est quasiment doux. Wendy espère que, si Mémère la voit dans cet état-là, elle se laissera consoler. Wendy lui chuchotera que Willy n’a pas d’allure d’avoir fait ça, que c’est juste pas normal de tuer des bébés.
Durant plusieurs jours, Wendy n’a pas parlé à Willy, n’a pas fait les repas, n’a pas fait le ménage. D’habitude, elle dépense ses matinées à balayer le plancher de la cuisine, de la salle à manger qui est aussi le salon, de la chambre de Willy et de la sienne. Les quatorze autres chambres de l’ancien hôtel sont barrées et on n’y va jamais. Elle passe la moppe le mercredi, fait le lavage le jeudi, suspend les brassées dehors quand c’est pas l’hiver. La semaine dernière, il a plu sur le linge blanc pendant qu’elle cherchait Mémère. Elle n’avait pas vu venir l’orage et il lui a fallu deux jours à s’en remettre. Ne sachant plus par où recommencer, elle a tout relavé, même le linge de couleur. Le samedi, sa grosse journée, elle époussette les animaux empaillés de Willy dans toutes les pièces et termine au fond de la salle à manger.
L’autre soir, après le souper, Willy s’est placé en travers de la porte pour empêcher Wendy de sortir.
– Pas avant que tu m’ailles au moins fait un sourire…
Elle a gardé les yeux baissés.
– Non…
– Quessé que t’as ? Regarde-moi, au moins !
Wendy, qui se mordait les joues depuis presque deux semaines, a explosé :
– Non, non, non !
Quand Willy a haussé le ton et lui a serré le bras, « Ça va faire ! », elle lui a bondi dessus et lui a griffé le visage. Comme Mémère. Willy est resté bête, sa face ne comprenait rien.
Un beau cadeau de fête aurait peut-être permis à Willy de se racheter un peu auprès d’elle. Wendy sait de quoi il est capable. Par le passé, il lui a déjà fabriqué des décorations pour sa chambre ou le dessus du foyer, des animaux en fil de fer ou des statuettes en bois. Une année, il lui a offert un collier en perles mauves. Tout énervée, Wendy n’arrêtait pas de vérifier si ça venait vraiment d’un magasin et ça l’empêchait de dormir si le bijou était dans la même pièce qu’elle. Willy s’était fâché :
– C’est fini, les cadeaux de la ville, ça te met trop à l’envers !
Sauf qu’hier, la veille de l’anniversaire de Wendy, il a aligné les quatre chatons qu’il venait tout juste de finir d’empailler sur le plancher, près de la porte de la cuisine. Wendy s’est forcée toute la journée pour ne pas les voir quand elle passait à côté.
Ce matin, Wendy se réveille avant le soleil et décide que sa chicane avec Willy ne va pas l’empêcher de profiter de sa journée. Elle se brosse les dents, enfile sa plus jolie robe, une robe rouge vif avec une crinoline, des motifs de fleurs et des bretelles larges. Son ventre frotte sur le tissu rugueux. Elle met ses souliers rouges avec les petits talons qu’elle sort seulement à sa fête pour avoir hâte de marcher avec. Dehors, l’air goûte le gâteau. Elle s’élance vers le remonte-pente et va appuyer sur le bouton rouge dans la cabine. Le disjoncteur claque et les machines s’activent. Lentement, comme un vieux chien qui se lève de sa sieste, les sièges se mettent à virailler, et l’un d’eux se pose sous ses fesses.
Sur le télésiège, Wendy ne se retourne jamais pour voir derrière. Son endroit préféré, à l’aller comme au retour, est la côte Magique, là où le sol est le plus loin des pieds. Quand ils étaient plus jeunes, Laurence avait calculé la hauteur à trente-cinq mètres. Le mont Brun dépasse toutes les autres collines autour, et Val Grégoire n’est nulle part. Lorsque Wendy essaie d’imaginer ce qu’il y a après les arbres et de l’autre côté des montagnes, sa tête tourne un peu. Laurence disait aussi que Val Grégoire est à trente-cinq kilomètres du mont Brun. Wendy connaît ces chiffres-là par cœur, mais ils sont comme une langue étrangère. Elle compte jusqu’à trente-cinq à haute voix pour être certaine de comprendre. Trente-cinq la côte Magique, trente-cinq jusqu’à Val Grégoire. Trente-cinq partout. Trente-cinq, c’est l’âge qu’elle a aujourd’hui.
Wendy a toujours aimé les vieilles histoires du mont Brun de Laurence. Elle pouvait l’écouter sans se tanner lui raconter que, à une certaine époque, les gens descendaient la montagne en skis en allant aussi vite qu’un tour de truck ou que l’hôtel était tellement plein que ça débordait de monde à messe jusqu’à Val Grégoire. Mais depuis que Laurence est parti et que Mercedes est morte, le passé n’existe plus et la vie est un long jour qui ne se termine pas : le dégel du printemps qui ramène toujours le même lac au milieu du stationnement, le bois à corder en dessous de la galerie aussitôt que les feuilles rouges commencent à annoncer l’hiver, les mêmes après-midi à toujours rien faire de la même façon.
Parfois, Wendy essaie de compter depuis combien de temps Mercedes est morte, mais elle n’en est pas capable. Elle n’a pas entendu la voix de sa mère depuis tellement longtemps qu’elle a parfois l’impression de l’avoir oubliée, d’avoir oublié toute leur vie ensemble. Si on l’envoyait à Val Grégoire, en tout cas, elle ne retrouverait jamais son chemin jusqu’à la maison où ils habitaient, les Calvette, avant de déménager ici. Comme souvent dans le remonte-pente, elle repense à la ville, ferme les yeux pour se souvenir des formes, des sons, des odeurs. Derrière ses paupières, Wendy voit la fontaine du centre commercial avec de l’or dedans, mais n’est plus certaine si elle l’a vue en vrai ou si c’est un ancien rêve. Les trottoirs gris s’étirent à l’infini, le seul feu de circulation de Val Grégoire passe du vert au jaune au rouge, et le soleil quitte le ciel en laissant des traces mauve-bleu au-dessus des maisons. Les visages des passants ont des contours pâles et flous, et les noms de rues sont des lettres mélangées.
Au bout de quelques tours de machine, Wendy devine le son d’un moteur, au loin, malgré le ronron du télésiège. Le cou tordu, les mains agrippées à la barre de sécurité, elle aperçoit une auto rouge sortant d’entre les branches. Une fois au sommet, la chaise revire enfin. Quelqu’un la salue, debout dans le stationnement. Le cœur de Wendy bat plus vite à mesure qu’elle redescend. Elle voudrait crier que ce ne sera pas long, mais se retient parce que tout ce qui n’est pas calme la met sur le gros nerf. Elle plisse les yeux, puis reconnaît la silhouette : c’est Louise, Louise Fowley, toujours aussi belle, d’une beauté qui donne faim, Louise qui sent la ville à plein nez, même de loin, avec son linge beau comme un mariage. Wendy ne se souvient même pas de la dernière fois qu’elles se sont vues, mais ça ne se compte pas avec les doigts. Ça date du temps de Val Grégoire.
Elle débarque trop tôt du remonte-pente et se tord une cheville, la même que d’habitude. Elle tombe, puis, quand elle se relève, le siège suivant lui atterrit en arrière de la tête. Louise lui tend les mains, elles ont toujours la même odeur sucrée de poudre pour bébés. Wendy les bécote en pleurant sans savoir pourquoi.
– On est pas le 1er juillet aujourd’hui ? demande Louise avec un gros sourire. Je suis là pour ta fête…
Elle a apporté de la nourriture que Wendy n’a pas goûtée depuis longtemps : du fromage, des confitures maison, des bananes, des légumes. Louise ne mange pas de viande ; Wendy aime trop les animaux pour s’imaginer arrêter. Elles cuisinent toute la matinée, font la fameuse recette de bonbons aux patates de Mercedes que Wendy connaît par cœur, mais qu’elle n’ose jamais faire seule. Louise éclate de rire.
– On popote et on papote !
Willy s’est réveillé tard et n’a presque pas salué Louise, comme si c’était normal qu’elle soit là. Il s’est installé dans un coin de la salle à manger et les regarde de travers, de loin, depuis ce temps-là.
L’après-midi, elles dessinent, comme quand elles étaient jeunes. Ce n’est maintenant plus Montréal, le nom de la ville de Louise, mais Québec. À ce qui paraît, ces mots-là sont des affaires qui existent ; en tout cas, elles sont faciles à illustrer : aquarium, château frontenac, traversier, funiculaire, escaliers du cap blanc, hôtel de glace. Louise est toujours aussi bonne, c’est même devenu un de ses métiers. Elle fait des vrais de vrais livres.
– Quand tu viendras à Québec, je vais t’en donner quelques-uns.
Au moment où ces mots-là arrivent aux oreilles de Wendy, quand tu viendras à Québec, sa joie fait un bruit dans sa gorge. Elle se tourne vers Willy pour vérifier s’il a entendu, mais non. Louise chuchote :
– Je vais t’emmener, Didi…
Wendy fronce les sourcils, pas certaine que ça pourrait être possible. Chaque fois que Willy revient de Val Grégoire avec l’épicerie, il lui répète que c’est pas fait pour elle, la ville, que c’est rendu trop fou.
Le soir venu, Wendy lui offre la chambre 3, juste à côté de la sienne, mais Louise veut profiter de la nature et insiste pour qu’elles couchent toutes les deux dans le pavillon d’été, en haut de la montagne. Willy vire les yeux : faire du camping quand on habite dans un hôtel. Aussitôt débarquées du remonte-pente, elles s’assoient l’une à côté de l’autre et se serrent fort sous les étoiles… Louise lui pose des questions sur ses activités, sur ses journées, sur ce qu’elle mange. Wendy est un moulin à paroles, elle voudrait qu’on continue à s’intéresser à elle encore longtemps. Louise veut savoir si Willy la traite bien ; Wendy répond que oui, ben oui. Louise sourit, mais ce n’est pas vraiment un sourire. Sa voix devient plus aiguë d’une coche ou deux.
– Est-ce que je peux voir ?
Wendy reste bête : contrairement à Willy qui ne semble pas s’apercevoir que le corps de Wendy change, Louise a remarqué. Wendy relève son gilet et dépose la main de Louise sur sa bedaine. Juste pour être sûre, elle vérifie si Louise trouve que c’est une bonne nouvelle. Louise refait exactement le même sourire qui n’en est pas un.
– C’est une des meilleures nouvelles que t’auras jamais, Didi.
Depuis le milieu de l’hiver, son ventre n’a plus de dents pour la mordre jusqu’au sang et la faire se plier en deux. Pendant quelques semaines, Wendy n’a pas pu manger sans avoir mal au cœur, et son corps était tout le temps fatigué. Au début, elle a eu peur d’avoir le cancer parce que, chez les Calvette, on se le transmet de mère en fille, les grands-mères des grands-mères de Mercedes l’ont eu avant même qu’il soit inventé. Sauf que, depuis quatre, cinq jours, il y a comme un petit chat qui gigote en dedans. Et maintenant, on dirait que Louise comprend la même chose qu’elle. Wendy respire mieux, tout à coup.
Depuis le pavillon d’été, Louise et elle aperçoivent des bouts des feux d’artifice du 1er juillet de Val Grégoire, les entendent éclater dans le ciel. Le silence revenu, la nuit invente plein de bruits étourdissants et les mélange, ils caressent Wendy derrière les oreilles, s’enroulent autour de son cou, elle pourrait presque y déposer sa tête. Elle dort bien, collée en cuiller contre Louise, emmitouflées les deux sous cinq couvertures. Quand elle rêve, Louise a l’air inquiète, on dirait qu’elle ne se repose pas.
Au matin, elles descendent du mont pour faire leur journée. Elles vont marcher après le dîner, puis encore après le souper. Les yeux de Willy leur brûlent le dos quand elles s’éloignent sur le sentier. À leur retour, il profite des moments où Louise est aux toilettes ou dans la douche pour demander à Wendy où elles sont allées se promener, de quoi elles ont parlé. Elle répond juste par oui ou par non, ou avec des bouts de phrases quand elle se sent obligée. Le soir approche et Louise annonce :
– On va se coucher.
Pour Wendy, c’est comme un cadeau : ça veut dire qu’elle reste encore un peu.
Le lendemain et les jours d’après, ça se passe de la même façon : le dessin, les marches, la cuisine, le bla-bla, puis le télésiège pour aller dormir, une petite danse qui commence à ressembler à une vieille habitude, mercredi, jeudi, vendredi, monte, descend, dessine, papote. Cette vie-là pourrait vraiment plaire à Wendy si elle devait continuer comme ça… Elle pense, même si elle n’y croit pas vraiment : peut-être que Louise voudrait habiter au mont Brun pour toujours ? Elle l’aiderait à prendre soin du bébé, elles l’appelleraient Ti-Loup, lui chanteraient des chansons autour du feu, le nourriraient avec des fraises en juin, des framboises en juillet et des pommettes à la fin de l’été. Avec Willy, ils seraient bien, les quatre ensemble. Ils joueraient à la dame de pique.
Mais le samedi, Louise leur annonce de sa voix la plus de bonne humeur possible qu’elle va repartir dans deux jours. Wendy n’est pas assez surprise pour être triste.
– Demain, on devrait aller pique-niquer sur la montagne, tout le monde ensemble. Ça va être mon repas de départ et une dernière occasion de fêter Wendy. Trente-cinq ans, on peut ben souligner ça deux fois…
Le cœur de Wendy s’arrête. Dans sa chaise berçante, Willy se raidit, puis fait OK du menton. Wendy est tellement contente qu’elle a envie de faire pipi. Elle sent que ça se pourrait qu’elle ne soit bientôt plus fâchée contre lui. Pas tout de suite, mais bientôt.
Le reste de la journée s’étire lentement. Louise a préparé un gâteau qui refroidit sur le comptoir. La cuisine sent la vanille. Wendy fait tout plus vite – marcher, manger, parler, faire la vaisselle – en espérant que le temps suivra son exemple. Comme ça, on sera déjà demain et son anniversaire, son deuxième.
Au matin, elles redescendent du mont Brun très tôt parce que Wendy est trop énervée pour se rendormir. Après le déjeuner, elle se brosse les dents et remet son linge de fête, le même que le jour où Louise est arrivée, puis elle file vers le télésiège. Même s’il soleille, de la petite brume couvre le ciel et les formes restent embuées comme après une sieste.
Louise la rejoint plus tard avec un panier de provisions. Elle envoie Wendy cueillir des fleurs pour décorer le centre de table pendant qu’elle installe les guirlandes et le couvert. Wendy ne connaît pas le nom des fleurs, mais il paraît qu’elles en ont chacune un. Durant l’été, comme ça, il y en a tellement qu’elle ne sait pas lesquelles choisir.
C’est long avant que Willy arrive. Wendy va se coucher dans le foin qui sent le dessert et attend. Elle promet au bébé qu’ils vont revenir ici ensemble quand il sera né. Après une bonne secousse, elle aperçoit enfin Willy à travers le trou des arbres. Elle s’excite :
– Il s’en vient !
Elle cherche Louise des yeux. Pas à la table de pique-nique.
– Il s’en vient, il s’en vient !
Pas non plus à l’intérieur du pavillon d’été. Willy est presque au-dessus de la côte Magique, maintenant. Wendy n’avait jamais vu la distance qui sépare le sol des pieds parce que c’est toujours elle qui est suspendue. Trente-cinq, c’est encore plus haut qu’elle pensait ! Elle lui fait des signes de bras et rit toute seule, c’est comme si tout ce qu’elle aime le plus au monde s’approchait d’elle avec un grand sourire, les bras pleins de cadeaux. Puis le remonte-pente s’arrête d’un coup sec.
Wendy devine, au loin, le visage de Willy aussi surpris que le sien.
– Louise ! Louise ! elle appelle.
Louise surgit de derrière la cabane électrique.
– Willy est pris !
– Je sais, elle répond en la rejoignant. Je sais. J’ai vu… C’est brisé…
Willy hurle, et ça résonne dans le sternum de Wendy. Louise lui prend le menton et la force à la regarder, lui parle comme si elle la chicanait.
– Écoute-moi, Didi, il faut que tu m’écoutes !
Wendy chasse violemment la main de Louise : la peur de Willy, accrochée au-dessus du vide, là-bas, remplit le silence.
– Hé ! se fâche Louise en lui serrant le bras. La machine est brisée.
Elle lui réexplique, la voix pointue et tremblante :
– Mais il faut se calmer si on veut aider Willy.
Wendy essaie de respirer moins vite, essuie ses joues. Louise est satisfaite, elle la félicite, elle trouve que Wendy est super bonne pour se consoler quand il le faut. Elle lui fait signe d’attendre et va grimper sur la plateforme en bois du télésiège. Elle crie à Willy qu’elles s’en vont avertir les pompiers pour qu’ils apportent leurs échelles. Willy s’agite, mais Wendy n’entend pas ce qu’il dit à cause de l’écho de la vallée. Louise va ramasser le panier de provisions sur la table.
– Il dit merci. Il dit qu’il va attendre.
Wendy a juste des larmes et pas d’idées. Elle fixe Louise dans les yeux.
– T’es-tu vraiment, vraiment certaine que la machine est vraiment, vraiment brisée ?
Louise a l’air surprise de la question : bien sûr qu’elle est certaine ! L’inquiétude de Wendy a encore faim : est-ce que Willy sera fâché si elles partent ? Louise fronce les sourcils.
– Mais pourquoi il serait fâché ? Il serait ben plus en mautadit si on faisait rien, tu penses pas ? C’est vraiment la seule façon de l’aider… Y en a pas d’autres. Tu comprends, hein ?
Wendy fait oui de la tête, à demi convaincue.
– Dépêche ! la presse Louise en se dirigeant vers la piste qui longe l’autre versant du mont Brun.
Willy, presque debout sur son siège, crie des sons raboutés. Wendy ravale sa morve et lui envoie un signe de la main.
– On va reviendre !
– Retourne-toi plus, maintenant, Didi. Ça va être plus facile de même…
Elles descendent sans parler. Wendy pleurniche en essayant de ne pas faire trop de bruit. Ses beaux souliers rouges à talons lui frottent la peau, et elle passe proche de tordre sa cheville fragile à quelques reprises. Quand elles arrivent enfin à la voiture de Louise, Wendy ne peut s’empêcher de regarder Willy ; il gesticule encore.
– Ça donne rien de t’en faire, souffle doucement Louise. Ça va être correct. Ça va être correct, tu vas voir. Ils vont venir le chercher…
Dans l’auto, les odeurs mélangées de poudre pour bébés et de gâteau à la vanille la calment un peu. Louise répète que Wendy a été très bonne, puis elle dit :
– Maintenant, c’est l’heure de ton cadeau…
Les mots prennent leur temps pour faire leur chemin. L’heure. De. Ton. Cadeau. Louise lui pointe un sac à vidanges sur la banquette arrière.
– J’ai mis ton linge dedans.
Elle s’éclaircit la gorge, puis lui annonce qu’elle l’emmène à Québec pour quelques jours.
– Est-ce que ça te tente ?
Wendy voudrait être contente, mais ça reste embrouillé dans son cerveau, comme quand on dit que le télésiège est à trente-cinq mètres en haut de la côte Magique ou que Val Grégoire est à trente-cinq kilomètres du mont Brun.
– Oui. C’est juste que…
Louise ne la laisse pas terminer sa phrase.
– Les voyages, les gens paient pour ça… Tout le monde veut voyager. C’est un super beau cadeau que je te donne, Didi. Tu devrais être reconnaissante…
Wendy repense à ce que Willy a fait subir aux bébés de Mémère et ça devient plus facile d’être reconnaissante, même si elle n’est pas certaine de ce que ça veut dire. On peut sûrement être reconnaissante et inquiète en même temps… Louise lui flatte le cou du bout des doigts.
Le moteur démarre, et les pneus sur la garnotte font trembler la voiture. Wendy vire sa tête et ne détache pas son regard de Willy pour lui tenir compagnie le plus longtemps possible. Suspendue sur son siège, petite, sa silhouette s’éloigne, puis disparaît. Partout à l’horizon, le ciel est devenu gris. Il va pleuvoir et ça va laver tout ce qui est sale. »

Extraits
« Les premières maisons sortirent de terre juste après, en 1956 – nous connaissons l’année puisque c’est celle où nous avons commencé à naître, infatigablement, comme une diarrhée mal soignée. L’hôtel de ville ne tarda pas à être inauguré par l’aïeul Desfossés, qui s’y était réservé un grand bureau ensoleillé de patron de multinationale. S’ensuivirent l’épicerie, l’école primaire, puis secondaire, la piscine, l’aréna, le poste de police, la caserne de pompiers, la station-service, les rues asphaltées, les ballons qui roulent devant la voiture à la dernière seconde, les panneaux de limite de vitesse, le bureau des examens de conduite. On vit apparaître un des hôpitaux les mieux équipés de la province, une prison tout inclus (avec buffet à volonté, activités de groupes tous les matins et spectacles amateurs des geôliers le vendredi), un asile psychiatrique tout ce qu’il y a de plus innovant, ainsi que la Plaza du monde, un centre commercial fait sur le long où on vendait du linge comme on en voyait à la télé. Des chercheurs d’or nouveau genre traînaient pas loin derrière avec leur concessionnaire automobile, leur terrain de golf, leur station de ski, leur roulodrome, leur salon de quilles, leur arcade, leur place à beignes. »

« Les descendants Desfossés seraient tous d’incurables illettrés et Jean-Marc ferait de son manque de classe crasse sa marque de commerce. Il avait grandi pour devenir alcoolique et, déjà, à pas même vingt ans, il se montrait aussi prévisible que s’il avait eu la soixantaine et des marottes. À la Brasserie du Nord, il rencontra Marie-Pierre, une grande brune malséante et écornifleuse de Baie-Comeau qui aurait pu faire actrice, mais qui avait une dentition exécrable et qui se flétrissait la peau avec la cigarette. Entre 1972 et 1978, ils préparèrent sans le vouloir le désastre à venir, engendrant coup sur coup, comme de vilains lapins, sept garçons: Ricardo, Julio, Bruno, Théo, Mario, Léo et Marco – ils l’expliquaient avec le plus grand sérieux : « Le o, c’est pour l’onneur. »»

À propos de l’auteur
DELISLE-LHEUREUX_2©Chloe_Vollmer-LoNicolas Delisle-L’Heureux © Photo Chloé Vollmer-Lo

Nicolas Delisle-L’Heureux a grandi à Gatineau dans les années 1980 et vit désormais à Montréal où il travaille dans le secteur social, veillant à créer du lien entre communautés dans un quartier populaire. Un grand bruit de catastrophe est son deuxième roman. (Source: Éditions Les Avrils)

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Solitude nue

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En deux mots
« A » était un bon pote, mais pas forcément un bon amant. Les suivants non plus. Pauline, la musicienne qui pose nue, raconte ses expériences sexuelles, de A à Z et dit la difficulté de trouver l’amour.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ma collection d’amants

Dans ce roman-confession, Pauline Wuth retrace ses expériences sexuelles, de A à Z. Des expériences plutôt décevantes qui dressent une carte du tendre en peau de chagrin.

«L’année de mes dix-neuf ans, il y a eu deux garçons: il y a eu A, et il y a eu B.
Ils avaient à peu près mon âge. Ils avaient plus d’expérience que moi, c’est-à-dire qu’ils en avaient, alors que moi je n’avais rien.» Dès les premières lignes, le ton est donné. Pauline liste ses amants avec les lettres de l’alphabet et va nous mener de A à Z. Si ses premières expériences sont plutôt décevantes, c’est sans doute par manque d’expérience, mais c’est aussi parce que ses partenaires pensent d’abord à eux, ne s’inquiétant guère de son plaisir ou pire même, lui font mal.
Alors, après avoir tâtonné, cru qu’il s’agissait en quelque sorte d’un passage obligé, elle va essayer de trouver l’homme qui, au-delà de l’acte, aura envie de partager sa vie, qui considèrera l’amour comme un sentiment plutôt qu’un acte sexuel. Mais au fil de ses rencontres et de ses voyages, à Vienne ou à Amsterdam, elle ne va réussir qu’à entrapercevoir ce qui pourrait s’apparenter à un véritable compagnon de route. Ses liaisons restent éphémères, souvent choisies comme telles par des hommes qui complètent leur tableau de chasse.
Pauline essaie alors de renouer avec ses premiers amants, mais finira une fois encore insatisfaite et frustrée. Elle souffre de na pas trouver l’âme-sœur et se dit alors qu’elle ne doit plus se cacher, qu’elle doit s’accepter et revendiquer ses formes, son corps.
Après avoir couché avec N – qui la complimente sur sa plastique – elle va offrir à une école des beaux-arts de poser nue pour ses élèves. Une expérience dont témoignent les dessins de Charlotte Vellin qui illustrent le livre au fil des chapitres et soulignent cette volonté assumée de vraiment se mettre à nu.
Pauline Wuth ne cache rien, ni de son corps, ni de ses pensées. Elle dit avec des mots simples sa peine à trouver l’homme de sa vie, celui qui partagerait davantage que le sexe. Tour à tour crue et touchante, elle dresse un état assez désolant des relations entre hommes et femmes d’aujourd’hui. Est-il vraiment si difficile de construire un couple? Faut-il refuser de s’engager vraiment? La déception est-elle assurément au bout du chemin?
Entre lucidité et mélancolie, entre moments de bonheur et de tristesse, Pauline Wuth ne répondra pas à ces questions, mais nous livrera en toute franchise le bilan d’une expérience qui se poursuivra au-delà de Z.
L’histoire n’est pas finie.

Solitude nue
Pauline Wuth
Dessins de Charlotte Vellin
Éditions Thierry Marchaisse
Roman
160 p., 16 €
EAN 9782362802973
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi des séjours à Vienne et à Amsterdam.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une jeune femme se remémore sa vie sexuelle, alors qu’elle est en train de poser nue.
« Se mettre à poil devant tout le monde, prendre la pose et s’oublier, c’est facile. C’est se déshabiller devant un autre nu qui est bouleversant : on se touchera, peut-être, ce sera doux ou malheureux, angoissé, urgent, raté ; on tremblera. »
Chacun de ses amants est représenté par une lettre de l’alphabet. On passe donc inexorablement avec elle de A à Z, à partir de ses premiers tâtonnements sexuels et au rythme de ses expériences successives, souvent ratées, souvent éphémères, parfois dévastatrices.
Ce roman est composé de courts chapitres qui vont de quelques lignes à quelques pages. Une jeune femme d’aujourd’hui, indépendante, violoniste, s’y remémore sa vie sexuelle, alors qu’elle est en train de poser nue.
Des croquis d’elle, pris sur le vif, viennent alors ponctuer le texte, dans un dispositif en miroir très singulier, car ils représentent la narratrice elle-même. Poser nue est pour elle une forme de nécessité ; tout se passe comme si cela mettait paradoxalement en pause la tension insatiable du désir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Naturisme mag. (Jean-Luc Bouland)

Les premières pages du livre
« La nuit dernière, j’ai rêvé que j’étais très amoureuse, mais je ne savais pas de qui. En tout cas, dans mon rêve, il vivait au bout du monde et il avait déjà une copine, qui s’appelait Constance ; c’était foutu, on n’aurait jamais d’histoire lui et moi. Je pensais à ce rêve, dans le métro, en venant ; je me disais qu’en posant j’essayais peut-être d’être constante. Parfois, on a des fringales de côte de bœuf ou de légumes verts : le corps sait ce dont il a besoin, il réclame du fer ou des fibres. Moi, j’ai eu envie de poser nue à nouveau, c’était comme une intuition ; et sans doute que d’une façon ou d’une autre j’en avais aussi besoin. Il n’y a pas à comprendre plus. Se mettre à poil devant tout le monde, comme autrefois à l’école d’art, prendre la pose et s’oublier, c’est facile ; et c’est facile aujourd’hui devant Charlotte qui est toute seule mais qui garde sa jupe, son pull, ses sous-vêtements et qui prend ses pinceaux : comme autrefois je n’ai rien à faire, je peux demeurer quiète et penser au passé. C’est se déshabiller devant un autre nu qui est bouleversant : on se touchera, peut-être, ce sera doux ou malheureux, angoissé, urgent, raté ; on tremblera.
J’enlève tout et je ne bouge plus ; alors, pendant qu’on ne se dit rien, je pense à toutes les fois.

Les commencements
L’année de mes dix-neuf ans, il y a eu deux garçons : il y a eu A, et il y a eu B.
Ils avaient à peu près mon âge. Ils avaient plus d’expérience que moi, c’est-à-dire qu’ils en avaient, alors que moi je n’avais rien. Je m’étais toujours sentie en retard, pour les premières règles, la première main qu’on prend, le premier baiser ; mais pas seulement en retard : peu aimable, vivant dans la fatalité d’un manque, devant me débrouiller avec. J’avais aussi un corps trop grand, tout maigre et dégingandé dont je ne savais pas quoi faire ; des seins qui dépassaient des bonnets B que je leur imposais parce que je me voyais toujours comme cette fille qui n’a pas de seins que j’avais été longtemps. Déjà étrangement j’affichais, même si je n’y croyais pas tout à fait, une méfiance envers le couple, l’amour, la conjugalité. En vrai, comme tout le monde, je rêvais d’un petit copain ; ce que j’imaginais, c’était pleurer contre son épaule, l’hiver, quand la vie est insupportable.
A, c’était le pote de pote, le garçon sympa, que bizarrement il était facile de chauffer pour moi à qui rien n’était facile. Il ne me plaisait pas beaucoup physiquement mais je crois que j’aimais lui plaire, et puis il m’inspirait confiance. Je le taquinais toujours sur un mode très sexuel, comme si j’en avais l’habitude. Un jour, on a dû dormir sur le même matelas, par terre, dans la chambre d’une amie, laquelle ronflait dans le lit juste à côté de nous. Je me suis rapprochée, on s’est embrassés, on s’est tripotés toute la nuit. Je découvrais mouiller, et je ne savais pas quoi faire de mes mains.
Quand j’ai rencontré B, j’ai tout de suite su qu’il serait important : que je l’aimerais et qu’il me ferait du mal. Il était très sûr de lui, arrogant ; je l’admirais, il me rabaissait dès que j’ouvrais la bouche. Je ne le trouvais pas très beau, mais je l’idéalisais absolument : s’il avait chez lui des étagères noires, celles d’Ikea que tout le monde avait mais noires, je me sentais en tort d’en avoir des blanches, ridicule et digne de ses moqueries. Il avait commencé à travailler très jeune à des emplois que je trouvais prestigieux, il vivait seul dans un deux-pièces depuis avant sa majorité. Je ne me rendais pas compte, à l’époque, que ce qui m’apparaissait comme des accomplissements exceptionnels où s’exprimait sa pure singularité procédait surtout de cela que ses parents étaient des gens aisés et intellectuels qui lui avaient acheté un appartement et des certitudes. C’était facile, alors, de vivre comme un grand et de se sentir fort.
Un soir, on était allés prendre un verre et puis il m’avait dit au revoir. J’ai inspiré un grand coup et je me suis penchée vers lui. Il s’est laissé faire. Il embrassait très bien. Moi, je tremblais. On s’est embrassés encore devant l’immeuble de ma mère, où je vivais toujours, au début de mes études ; je me souviens qu’il tenait son vélo d’une main et moi de l’autre et que l’équilibre était précaire, je me souviens que nous luttions pour ne pas séparer nos lèvres alors que le vélo s’effondrait dans la rue et que les gars du resto d’en face, qui me connaissaient bien, nous regardaient du coin de l’œil en se marrant. Le soir d’après, chez lui, sur son lit, il avait les mains sur mes seins et c’était bon, j’avais un de ces soutiens-gorge qui ne soutiennent rien, sans armatures, un genre de brassière en fait et il n’avait qu’à passer la main sous l’élastique. Moi j’aimais ça, mais j’avais un peu peur aussi. Ce soir-là, quand il a voulu m’enlever mon pantalon, j’ai arrêté sa main, j’ai dit maladroitement que je ne voulais pas dormir là, et parce que c’était la seule excuse à laquelle je pensais j’ai dit, et je me suis sentie ridicule tout de suite, bête et immature et nulle, que ma mère m’attendait pour dîner. Puis, quand il m’a à nouveau invitée chez lui, quelques jours plus tard, j’ai décidé que j’étais prête. J’ai dit à ma mère que j’allais à une soirée pyjama. J’ai emporté une serviette hygiénique, au cas où je saignerais. Et puis il m’a ouvert la porte, n’a pas voulu m’embrasser et m’a dit, ça n’a rien à voir avec toi, mais je ne suis pas prêt à une relation en ce moment. Je suis rentrée chez ma mère. C’était l’hiver, la vie était insupportable.
Au printemps, je suis allée rendre visite à A dans la ville lointaine où il faisait ses études. Je dormais dans son lit, lui sur un matelas par terre. Le dernier soir, on est allés au cinéma, un film très drôle. C’était son anniversaire ; on a bu du champagne dans sa chambre de cité U, je buvais pour me donner du courage. Et puis je l’ai amené dans le lit. Je n’ai pas dit que j’étais vierge et je n’ai jamais su s’il s’en était rendu compte. J’ai eu un peu mal, pas trop, et au bout d’un moment, je ne sais pas combien de temps, je l’ai fait s’arrêter. Il a obéi. Après, il avait envie de parler, pas moi. Il a dormi sur le matelas par terre, j’ai repoussé au matin sa tendresse. Dans le train du retour, je saignais un peu. Il m’appelait tous les soirs, sur le téléphone fixe de ma mère, mais on ne se promettait rien. À la fin de l’été, il m’a dit qu’il m’aimait, m’a dit qu’il voulait qu’on soit ensemble, et moi j’ai répondu ça n’a rien à voir avec toi, mais je ne suis pas prête à une relation en ce moment.
Et puis, à la rentrée, j’ai réussi un concours difficile et je suis allée continuer mes études de violon à Paris. J’ai envoyé par erreur un texto à B, il m’a répondu, on s’est appelés ; on a découvert qu’il venait lui aussi d’emménager à Paris, et à cinquante mètres de chez moi. Je n’ai pas dormi de la nuit. On s’est revus quelques jours plus tard, pour un café. On parlait librement, on se sentait d’un coup très bien ensemble et c’était inattendu. On n’avait pas envie que ça s’arrête ; on est allés manger chez lui. Il a dit à un moment je crois que je ne suis pas fait pour le couple et moi j’ai dit oh tu sais moi non plus parce que j’aurais dit n’importe quoi pour être d’accord avec lui. Il m’a dit j’ai envie de t’embrasser, j’ai dit mais je t’en prie. On s’est déshabillés ; j’étais amoureuse, j’avais très envie de lui ; on s’est caressés longtemps ; il n’arrivait pas à me pénétrer, sans doute que je ne m’ouvrais pas assez ; il mettait un doigt, deux, c’était bon. On a fait une pause ; on parlait, nus, j’étais assise sur ses genoux et constatais la continuité de son érection, on s’embrassait, mais je ne crois pas avoir touché son sexe : c’était trop intimidant. Puis on a réessayé. Il est venu en moi, il a joui tout de suite et s’est laissé aller contre moi, j’ai pensé ah bon et j’étais très heureuse, je me disais que nos corps l’un contre l’autre et son abandon étaient le bonheur exactement.
Puis il a été fuyant et odieux. Quand je lui écrivais, il se moquait de ma façon d’écrire. Quand je proposais qu’on fasse quelque chose ensemble, une soirée, il n’avait jamais le temps, était pris par un monde censément très branché dans lequel il ne voulait pas m’inviter. Il me parlait de son travail, de ses collègues, ne posait pas de questions sur le mien ou bien pour dévaloriser les choix que je faisais, l’hyper-classicisme de ma formation, le caractère nécessairement conventionnel et académique de mes goûts. De temps en temps, il venait chez moi, attendait qu’on aille au lit. J’avais toujours très envie de lui ; mais je me sentais tellement mal, tellement méprisée que je ne voulais pas, surtout pas, lui montrer que je prenais du plaisir, comme si ça allait lui donner encore plus d’ascendant sur moi. Pourtant c’était bien, je n’avais pas mal, j’avais très envie, mais je ne gémissais pas, je me retenais, je soutenais son regard jusqu’à ce qu’il baisse les yeux pour jouir et je pensais, moi je connais son visage quand il jouit, et pas lui. La première fois qu’il était venu chez moi, il n’avait pas voulu rester dormir. Quand il est revenu, la fois d’après, j’avais eu quelques jours plus tôt un petit accident de voiture. Je le lui ai raconté ; il n’a pas réagi, il m’a juste demandé de changer la musique, parce qu’il n’aimait pas mon disque. On est allés au lit, et j’ai demandé s’il voudrait bien rester jusqu’au matin ; j’ai dit que je m’étais sentie mal qu’il s’en aille, la fois d’avant. Il a dit oui. J’avais des bleus partout, à cause de l’accident ; il n’y faisait pas attention. Alors qu’on changeait de position, son sexe est sorti du mien et il y a eu un bruit, un bruit visqueux et drôle, il a dit charmant avec un air méchant ; ça ne pouvait pas être bien. Après, il est quand même parti dormir chez lui.
Je pleurais beaucoup, tous les jours. À une fille du conservatoire que je venais de rencontrer, dans cette ville où je ne connaissais personne, et qui m’avait demandé si j’avais un copain, j’avais répondu, avec beaucoup de désinvolture et d’assurance, oh je vois vaguement quelqu’un en ce moment, un type qui me méprise et pour qui je ne suis qu’un plan cul ; je me souviens de mes termes exacts. La fille avait ri et m’avait fait la réponse que j’appelais, mais largue-le, et c’était ce que j’avais besoin d’entendre, comme si j’avais été incapable de le penser toute seule, qu’il fallait ces mots-là pour m’arracher à une sorte de torpeur. Assez rapidement, j’ai appelé B pour qu’on se voie, j’ai dû insister, il m’a fait venir chez lui le lendemain. Je lui ai dit que je voulais qu’on arrête, et il a dit d’accord, il a dit ça m’est égal. Ensuite il a parlé de ma difficulté à communiquer, de son rapport exclusif au travail. Pendant les mois qui ont suivi, j’ai continué à pleurer beaucoup, à espérer sans cesse le croiser dans le quartier, à sortir, tard le soir, faire le tour du pâté de maisons pour passer sous sa fenêtre et voir si elle était éclairée.
Et puis j’étais toujours en contact avec A, on s’appelait. Je lui avais raconté l’histoire, en sachant bien que ça lui faisait du mal.
L’année de mes dix-neuf ans, il y a eu le garçon qui m’aimait et m’encombrait, me dégoûtait un peu avec son amour et qu’en même temps, par culpabilité, j’ai continué à voir pendant plus de dix ans et parfois, des années après, il me disait encore je t’aime au téléphone et ça m’agaçait ; et puis il y a eu le garçon que j’aimais et qui s’aimait passionnément, et j’ai pleuré longtemps.
B a défini ma normalité : il m’a appris, ou seulement confirmé, qu’il ne fallait rien exiger, que je ne méritais rien. Dans mes pleurs je pensais que j’aurais aimé qu’il me mente, qu’il me dise mais non c’était quand même sympa, parce qu’en ne le faisant pas il me signifiait que je ne méritais même pas ça, même pas un peu de réconfort, un peu de ce semblant d’affection qui est déjà de l’affection, pour les amoureux solitaires, dans une ville morte.

L’autre langue
C’était plus d’un an après B, presque deux en fait. J’étais à un festival de rock avec des amis ; on dormait sous tente et il y avait énormément de monde. C m’a plu, on s’est chopés à un concert, on s’est embrassés, on est allés sous ma tente. Il n’y avait pas vraiment d’intimité ; quelqu’un en passant a donné un petit coup sur la toile en disant oh mais, ils sont deux là-dedans. Il n’a pas réussi à bander, et il m’a léchée, et c’était très bon.
Il parlait une autre langue que je savais aussi un peu, par le truchement d’une généalogie sans importance, mais qui n’était pas vraiment la mienne. C’est une langue où je me sentais bien et plusieurs fois j’ai voulu des hommes qui la parlaient, peut-être en partie pour cela, parce qu’ils la parlaient.
Il restait encore quelques jours. Tout de suite s’est installée avec C une forme de simplicité ; c’était naturel de se prendre la main, c’était naturel de s’embrasser, et de se laisser aller contre lui quand nous étions à un concert et d’aller parmi nos amis comme si on sortait ensemble. Ce n’était pas trop demander, ce n’était pas risquer de se faire rembarrer pour outrecuidance, ce n’était pas comme avec B. C’était sympa, comme ce le serait souvent dans l’autre langue. On a échangé nos mails. Il m’a écrit, quelques jours après notre retour dans nos pays respectifs : ma copine a vu le suçon que tu m’as fait dans le cou, et je me suis fait engueuler. Il avait écrit dans l’autre langue et avait ajouté entre parenthèses le mot « suçon » en français, cherché exprès, pour moi, dans un dictionnaire de traduction.

Environ quatre-vingt-dix secondes
La rentrée après C, je suis partie à Vienne avec une bourse, dans une école de musique prestigieuse. Pourtant, je travaillais mon violon par habitude et sans désir. Je pleurais toujours beaucoup et souvent j’avais l’impression que je ne referais plus jamais l’amour. Je pensais toujours à B, alors que les années passaient. À la fin de l’année, à une soirée entre étudiants, j’ai rencontré D ; un soir, je l’ai amené dans ma chambre. On s’embrasse et, très vite, il m’a déshabillée ; ses gestes sont rapides, brutaux, il me fait très mal à un sein en l’empoignant mais déjà il me pénètre ; je crie de douleur. Je lui demande d’arrêter, parce que j’ai trop mal, il me demande si je suis vierge, il me dit ça ne me dérange pas si t’es vierge et je me sens humiliée, nulle. On dort ensemble malgré tout. C’est le printemps, on se promène et on se prend la main devant nos amis. La nuit d’après, c’est encore chez moi. C’est encore très rapide. J’ai encore très mal quand il me pénètre, mais je ne l’arrête pas, même si je pleure tellement j’ai mal. Peut-être que mon visage grimaçant l’énerve ; brutalement, il me retourne, me sodomise. Je me souviens de la partition qui traînait dans mon lit et que j’agrippe alors en attendant que ça finisse. Il me retourne à nouveau, revient dans mon vagin et puis il se retire et il jouit. Je sens son sperme sur ma cuisse, je panique : il avait une capote. Il dit je ne sais pas, elle a dû tomber. Je comprends qu’il l’a enlevée quand il m’a retournée et qu’il n’a pas eu envie d’en remettre une après, que c’est aussi pour ça qu’il s’est retiré ; mais il continue à dire je ne sais pas, elle a dû tomber, il a envie de dormir. On passe la nuit ensemble, il ronfle.
Le matin, alors qu’il dormait encore, je suis allée frapper à la porte d’un copain qui vivait dans la même résidence. J’avais peur : peur d’être enceinte et peur des maladies. Le copain m’a écoutée, on a décidé qu’il n’y avait pas grand-chose à faire, à part un test pour les maladies et un autre pour la grossesse. Je suis retournée chez moi, D s’est réveillé, on est allés petit-déjeuner ensemble et je lui ai demandé de m’accompagner faire un test vih. Il a dit non. Il a dit qu’il en avait fait un quand il était avec sa copine ; que depuis il y avait eu, il ne sait pas, six ou sept filles, qu’il n’avait pas eu d’accident. Je me suis sentie nulle, avec A, B, C, D et rien de plus et ma façon d’avoir mal. Quelques jours plus tard, à l’infirmerie, on m’a fait un frottis, j’ai saigné, la dame très gentille m’a demandé est-ce que ça va aller et j’ai dit oui, la dame m’a demandé avez-vous consenti et j’ai dit oui, et elle m’a regardée avec pitié.
C’était il y a longtemps ; peut-être qu’aujourd’hui la dame à l’infirmerie, le copain qui m’a ouvert sa porte le matin auraient eu d’autres réactions. Peut-être aussi que D n’aurait pas fait ça. C’était un mauvais moment. J’ai eu mal. Ensuite, j’ai eu peur. Je me suis aussi sentie humiliée par son refus de reconnaître le problème, par sa façon de suggérer que c’était moi qui en avais un. Sans doute, si pendant longtemps je n’ai plus fait l’amour et si, souvent, par la suite, j’ai eu mal en faisant l’amour, c’est en partie de sa faute. Mais je crois aussi que si j’ai pleuré encore, pendant des années, si j’ai cru que je ne referais plus jamais l’amour, si je crois encore parfois qu’on ne m’aimera jamais, ce n’est pas lui. Ce garçon-là, je le trouvais sympa, rigolo, attirant, mais je ne l’aimais pas, ne voyais aucun risque de l’aimer ; et à cause de cela, il ne m’a pas déçue, il ne m’a pas blessée, il ne m’a pas bousillée pour toujours en me disant que j’étais une merde, il m’a juste forcée à un rapport non protégé et pénétrée trois fois brusquement et fait mal physiquement pendant quatre-vingt-dix secondes. À côté du reste, à côté de déçue, blessée, bousillée pour toujours, c’est rien. C’est rien, hein, c’est rien. Ça va aller.

Lorsque je suis revenue à Paris, quelques semaines plus tard, j’ai écrit à B pour lui proposer de prendre un café, pour enfin tourner la page. Il s’est montré content de me voir, impressionné par ce que j’avais fait les années précédentes, ma bourse à Vienne, par ce que je m’apprêtais à entamer pour sortir de la musique classique. Il m’avait apporté des brochures de son travail, en me disant et en ayant l’air de penser que ça me ferait plaisir ; j’ai eu l’impression qu’il faisait sa pub, je l’ai trouvé un peu ridicule. Il m’a parlé de son ex, avec qui il était resté deux ans, et ça m’a fait mal puisqu’il m’avait pourtant dit qu’il n’était pas fait pour le couple. Au moment de partir, il a proposé qu’on se revoie à l’occasion et je ne l’ai jamais rappelé. Lui non plus ; lui, parce que tout lui était dû ; moi, parce que j’essayais de vivre.»

À propos de l’auteur
WUTH_pauline_dessin_Charlotte_VellinPauline Wuth © Dessin Charlotte Vellin

Pauline Wuth est née en 1985. Elle est enseignante et l’auteure d’un premier roman publié sous un autre nom. Charlotte Vellin est née en 1987, dans une famille d’artisans du livre. Elle dessine depuis toujours et fréquente les ateliers de dessin d’après modèle vivant. Toutes les deux vivent à Paris. (Source: Éditions Thierry Marchaisse)

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Lettres à Clipperton

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Ouvrage figurant dans la sélection 2023 des «68premières fois»

En deux mots
Munie d’un stock d’enveloppes et d’un crayon, Irma prend le pari d’écrire chaque jour un courrier à tout résident de l’île de La Passion-Clipperton, sans savoir si sa correspondance trouvera un destinataire. À cet ami lointain, elle raconte sa vie, mais aussi ce qu’elle a découvert sur cette île presque inaccessible.

★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les courriers du bout du monde

Entre le 16 mai et le 26 septembre 2017, Irma Pelatan a rédigé une lettre quotidienne a «Tout résident de l’île La Passion-Clipperton». Au-delà de l’exercice de style, ce roman nous permet de découvrir l’histoire de ce confetti de France dans le Pacifique nord. Ludique et très documenté.

Ce roman singulier, sans pagination, mérite que l’on s’arrête sur sa genèse. C’est en attendant la réponse des éditeurs auxquels elle avait envoyé son premier manuscrit et qu’elle guettait sa boîte aux lettres désespérément vide que l’idée a jailli d’en remplir une autre, très loin. À Clipperton. «Une île française, un anneau blanc posé comme un nombril au milieu du Pacifique Nord. Une île déserte, inaccessible, et pourtant inexplicablement pourvue d’un code postal».
Après avoir déniché sur leboncoin.fr un stock de 425 enveloppes au liseré tricolore et s’être munie d’un crayon, elle se lance le défi de rédiger tous les jours un courrier qui sera adressé à: Tout résident
98799 La Passion-Clipperton
C’est avec ce type de contraintes que les membres de l’Oulipo adorent jouer. Voire compléter, comme le propose Jacques Jouet, le bien-nommé. «Tout le projet serait résolument une sorte de bouteille à la mer à l’envers, vers l’île déserte. Il reprendrait les quatre contraintes jouetiennes: écrire chaque Jour ; renoncer à corriger le texte une fois le jour écoulé; adresser ledit texte, daté et localisé, à une personne choisie; enfin le confier à l’efficience des services postaux, pour le faire directement parvenir à son destinataire.»
Voici donc cette œuvre singulière, écrite entre le 16 mai et le 26 septembre 2017 et accompagnée d’illustrations qui documentent le projet, comme la pile de lettres revenues à leur destinataire après un voyage assez extraordinaire autour de la planète.
Mais venons-en à cette correspondance. Quand Irma prend la plume, elle s’est déjà beaucoup documentée, a recherché la bibliographie disponible, s’est fait une idée de ce coin perdu du Pacifique nord. Idée qu’elle va pouvoir discuter avec son mystérieux correspondant. Comme tenter de comprendre ce qui se cache derrière la formulation choisie par les autorités, «L’atoll ne comporte aucune population humaine permanente», et qui peut vouloir dire que les habitants sont de passage ou qu’ils ne sont pas humains, ce qui laisse peu de place à un échange épistolaire, vous en conviendrez.
Mais Irma ne renonce pas pour autant à son projet. Elle nous raconte ce qu’elle sait de ce confetti, de sa découverte et de son histoire jusqu’à son statut actuel discuté en commission à l’Assemblée nationale – la retranscription de ces échanges vaut le détour – et qui fixe que «l’île est un domaine de l’État, comme un logement de fonction ou un Camion militaire. Clipperton est placée sous l’autorité directe du Chef du gouvernement.» Qui a bien d’autres préoccupations et confie ce dossier à un fonctionnaire du nom de Gutzwiller, ce dernier n’imaginant pas ses pouvoirs. Car, avec beaucoup de malice, Irma nous propose de réfléchir à quelques questions assez vertigineuses sur la finitude, la propriété, la solitude ou encore la justice. Elle nous parle des Mexicains qui ont posé le pied sur ce territoire, des Américains de l’USS Cleveland qui venaient ravitailler la maigre colonie avant de s’en désintéresser et de l’exploitation du guano qui sera elle aussi vite abandonnée, tout comme les tombes portant les inscriptions Pollo et Perkins, deux noms voués à l’oubli. «Clipperton, au fond, c’est ça: l’expérience si puissante de la finitude, de la solitude sans nom.»
Si on en apprend beaucoup sur Clipperton au hasard de ces lettres, on en apprend aussi beaucoup sur la vie de la romancière durant son expérience. Ses rencontres à Corny-sur-Moselle où se sont regroupés quelques passionnés de Clipperton: Georges, Christian, Ludmilla et les autres, ses voyages qui vont la conduire d’Aix-en-Provence, où elle assiste à un mariage, à la Méditerranée sur laquelle elle vogue quelques jours et même sur ses petits ennuis de santé. Des informations que l’on échange effectivement avec un ami.
Irma Pelatan, que l’on avait découverte avec L’odeur de chlore, nous revient avec ce petit bijou joliment ciselé qui donne toutes ses lettres de noblesse à cette littérature qui de Georges Perec à Raymond Queneau, en passant par Hervé Le Tellier ajoute un aspect ludique à l’originalité du propos. On se régale!
S’il y a bien un Prix littéraire «Envoyé par la Poste», suggérons à ce service public de lancer un Prix spécial pour tous les auteurs qui mettent la correspondance épistolaire au premier plan. Irma Pelatan en serait une digne lauréate, elle qui donne toute la noblesse aux lettres !

Lettres à Clipperton, une aventure épistolaire
Irma Pelatan
Éditions La Contre Allée
Roman
224 p., 21 €
EAN 9782376650720
Paru le 8/04/2022

Où?
Le roman est situé évidemment sur l’île de Clipperton dans le Pacifique Nord, mais aussi du côté de l’expéditrice des lettres, à Condrieu, Corny-sur-Moselle, Filstroff, mais aussi à Aix-en-Provence, en Méditerranée, à Balaruc-les-Bains, Port-Camargue, Palavas-les-Flots, Port-de-Bouc, Carry le Rouet, les îles du Frioul, de Pomègues, Vieux-Port, Les Saintes-Maries-de-la-Mer, Frontignan, Sète, Marseillan

Quand?
L’action se déroule du 16 mai au 26 septembre 2017.

Ce qu’en dit l’éditeur
Du 16 mai au 26 septembre 2017, Irma Pelatan écrit et poste quotidiennement une lettre à destination de «Tout résident, 98799 La Passion-Clipperton», une île aujourd’hui déserte, néanmoins pourvue d’un code postal.
134 jours durant, s’adressant à un Cher ami dont elle ne sait rien, l’autrice livre le feuilleton d’une intrigue romanesque où se mêlent l’histoire saisissante d’une île du Pacifique et l’intime secret d’une mémoire enfouie.
19/8/17, Vieux-Port.
Cher ami,
Ma lettre de ce soir se résumera à une devinette : que se passe-t-il sur une île sans maître, lorsqu’ il ne reste que six femmes, quelques enfants et un gardien de phare?
À vous,
Irma
Après L’Odeur de chlore, prix Hors Concours 2019 et prix des lecteurs de la Librairie Lucioles (Vienne), Lettres à Clipperton, une aventure épistolaire est le deuxième ouvrage d’Irma Pelatan à La Contre Allée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (Sans oser le demander)
Mare Nostrum
Blog Un dernier livre
Blog froggy’s delight (Jean-Louis Zuccolini)
Blog Chroniques culturelles (Caroline Doudet)


Irma Pelatan présente Lettres à Clipperton, une aventure épistolaire © Production La Contre-Allée

Les premières pages du livre
Condrieu, mardi 16 mai 2017.
À tout résident de l’île de La Passion-Clipperton.
Cher ami,
Bien sûr selon le cas, il faudra lire ici un féminin, voire un pluriel. Chers tous serait sans doute plus juste ; peut-être faudrait-il aller jusqu’à cher chacun.
Lorsque l’on s’adresse à une île déserte, au fond, les potentialités dans la destination sont extrêmes. Mais n’intellectualisons pas trop, voulez-vous ?
Laissons-nous plutôt aller au bonheur de la rencontre fortuite, à l’improbable destination de la bouteille à la mer.
J’ai tant de choses à vous dire.
Cela fait plusieurs mois déjà que je pense à vous écrire, que je cherche sans cesse votre nom, que j’épuise les bibliographies pour tenter de vous approcher, de vous saisir.
L’existence si particulière de l’île ne quitte plus mes pensées.
Le miracle de ma tablette me montre, dans une étrange simultanéité, qu’il fait 22°C à Clipperton, sous un ciel plutôt ensoleillé mais humide, bercé par une légère brise de nord-nord-ouest. Je sens presque la brise sur ma joue, la brise qui apaise cette sensation de chaleur humide, de soleil qui tape fort. L’application météorologique m’invite à cette destination tout empathique : sur l’île déserte la température ressentie est de 25°C. Quel miracle, tout de même, cette noria de marisondes, pensez qu’elles transmettent jour et nuit le pouls précis de la mer, là, autour. Pensez qu’à l’instant, le centre de météorologie spatiale de Lannion traduit cela et file comme un long, un immense ombilic entre nous, entre l’île et la métropole, entre vous et moi.
Nous sommes réciproquement la preuve de notre existence au monde.
Mais je dois vous laisser à présent, je vous écrirai plus longuement demain.
Demain, nous parlerons du pot-au-noir.
À très vite,
Irma

17/5/17, Condrieu.
Cher ami,
Je vous le redis, cet en-tête exprime mal toute la proximité, toute la connivence que je voudrais entre nous (et que dit presque mieux la date du jour).
Pour vous approcher, pour me placer au plus près, je cherche encore la connexion des marisondes : sur Clipperton, il fait un peu moins chaud aujourd’hui, mais nuageux.
Je m’aperçois soudain que cette application permet à l’usager de signaler « une condition météorologique spécifique », à l’aide d’une série d’icônes bien reconnaissables. Peut-être un jour devrai-je ainsi signaler au monde la présence de grêle, de verglas sur l’île, et subséquemment ses chaussées glissantes. Je regarde ces icônes et je sens qu’en moi s’ourdit un plan dont pour l’heure je ne sais rien. Nous verrons, nous avons le temps : il me reste 424 enveloppes.
Vous avez dû à présent recevoir la première et je sais que vous avez apprécié le charme désuet de l’enveloppe par avion, l’élégance des vieux timbres imagés.
Le premier affranchissement s’adressait aux Postiers, bien sûr, ce beau voilier au près, bien bordé, tout à sa gîte, me semblait de bon augure pour espérer vous atteindre. La légende disait «Les Postiers autour du monde» et ma rêverie courait sur ce beau deux-mâts.

L’image ne permet pas de distinguer la hauteur relative de la mâture, de savoir s’il s’agit d’un ketch ou d’une goélette mais je le vois, oui, je le vois fendant les flots jusqu’à vous, parcourant héroïquement toute l’eau qui nous sépare, descendant le Rhône puis, de Fos, tirant sur Gibraltar à travers ma chère
Méditerranée ; la quittant cap aux Canaries avant de rejoindre le courant nord-équatorial pour traverser l’Atlantique jusqu’au canal de Panama et enfin, enfin atteindre le Pacifique, cap en plein sur Clipperton, où il vous a tendu la lettre avec fierté, avec orgueil.
C’est pour cet attachement au travail bien fait, à l’amour de la tâche herculéenne – celle de faire advenir cette communication –, que j’ai adjoint le second timbre, hommage vibrant au Facteur de Jour de fête, l’immense François qui, jusqu’à vous saura porter l’orgueil postal du just-in-time à la française.
Cher ami, sachez-le : je vous écrirai tous les jours. Je mettrai moi aussi tout mon orgueil, toute ma ténacité à tenir ce pari.
Ami, je saurai gagner votre confiance. Mais je veux vous le dire d’emblée, afin de ne pas susciter en vous de vains espoirs :
un jour cette si belle communication quotidienne prendra fin.
Dans 424 jours, le samedi 14 juillet 2018 exactement, j’aurai en effet fini mon stock d’enveloppes par avion, à la si belle bordure bleu-blanc-rouge. Mais qui sait ? Peut-être que finira d’abord le crayon «écrit sur tout» à l’aide duquel je compose ces lignes et que je taille à mesure. Je vous promets de mettre
tout mon acharnement à vous écrire le plus longtemps possible lorsque le crayon, diminuant, ne sera plus que rognure de bois
enchâssant le dernier grain de graphite. La fin matérielle des enveloppes ou du crayon sonnera le glas de ce vibrant projet.
Que de surprises d’ici là, que de péripéties nous attendent !…
J’ai devant moi 23,6 cm de crayon jaune à trois côtés – tant de mots cachés dans le carbone !
Mais j’ai été bien longue et je ne peux excéder les sept feuillets par enveloppe sans dépasser le fatidique seuil de 20 grammes.
Je n’oublie pas ma promesse : demain, nous parlerons du pot-au-noir.
Bien à vous,
Irma

Condrieu, le jeudi 18 mai 2017.
Cher ami,
J’ai tourné toute la journée, allant et venant pour m’occuper, plutôt que de faire face au courrier qui m’attend. C’est qu’il n’est pas simple de parler du pot-au-noir. D’affronter les
images qui m’assaillent.
Vous le savez, depuis un certain temps je collectionne des connaissances sur l’île. Je lis fébrilement les récits d’expéditions, les travaux scientifiques, météorologiques, parlementaires même.
Tous pointent l’aspect désolé de l’île. Laissez-moi vous citer cet exemple :
«La nature sur Clipperton est bien ingrate et n’a jamais incité les météorologistes, pourtant endurcis à l’isolement et
à la rigueur des conditions de vie, à habiter ce site. »
Le Ministère va même plus loin :
«L’atoll ne comporte aucune population humaine permanente. »
Ce genre de phrases définitives est lourd pour qui porte notre projet.
Pourtant, je le sais, je le sais de cette certitude écrasante et sans faille qui parfois vous assaille au mitan de la nuit, je sais que quelque chose, quelqu’un sur Clipperton attend, a besoin, infiniment besoin, de ces lettres. Au milieu du sommeil le plus étale, cette attente impérieuse soudain m’envahit, me réveille en sursaut, me tiraille.
Quelque chose, quelqu’un sur Clipperton a faim, a soif de cette proximité que je peux lui offrir, que je vais lui offrir, je l’ai dit, pendant les 423 jours restants.
Tout est venu de cette phrase :
«Le pont de la Jeanne est encore luisant des averses de la nuit, le ciel est couvert, la température est élevée, ainsi que l’humidité ; l’axe du pot-au-noir n’est pas loin. »
Éveillées à sa simple évocation, toutes les frayeurs enfantines sont revenues. Jamais je n’aurais cru, en moi, si disponibles, si fraîches, si prégnantes ces terribles sensations de peur du noir. Même le dictionnaire le sait : le Pot au noir est
une région de brumes opaques redoutées des navigateurs, pourtant eux aussi endurcis à l’isolement et à la rigueur des conditions de vie ; le Pot au noir : situation dangereuse et
inextricable.
Je revois le visage de ces marins sur tant de vidéos, regardant le pot au noir qui s’approche et qu’il va bien falloir traverser.
Chaque mot me coûte.
Il est possible que je parle dans le vide

Les encyclopédies les plus anciennes s’en souviennent : le pot au noir, c’était inévitable, appartient aux règles du colin-maillard. On l’évoquait pour prévenir le chasseur des obstacles que ses yeux bandés ne pouvaient voir.
Pendant qu’avec difficulté j’écris ceci, cherchant un réconfort dans le savoir des livres, je revois mentalement une autre vidéo, une autre expédition sur Clipperton : un zoom
sur le visage concentré, tendu, de ce radioamateur qui égrenait lentement les fréquences, tournant cran à cran un gros
bouton argenté avec la précision d’un braqueur de coffre-fort. Il n’atteignait jamais que la longue et monotone note de
la friture, le grésillement du vide.
Durant 423 jours, je risque d’avancer, yeux bandés, dans le noir plein de gouffres et de périls, les bras battant l’air en quête d’un visage à palper, à cerner, à tenter de reconnaître.
Faites qu’un jour une voix me dise : Gare au Pot au Noir.
Irma

Extrait
« Donc l’île est un domaine de l’État, comme un logement de fonction ou un Camion militaire. Clipperton est placée sous autorité directe du Chef du gouvernement. Vous aurez d’ailleurs noté que c’est ce qui a motivé le choix du 16 mai comme début de ces lettres, au lendemain de la nomination du nouveau Chef de l’île. »

À propos de l’auteur
PELATAN_irma_©hesseromierIrma Pelatan © Photo DR – hesse romier

Irma Pelatan est née quelque part sur le calcaire pelé du Causse Méjean, vers 1875. C’est cependant sous l’exact soleil de Tunisie qu’elle est morte, en 1957. Sur la carte entre les pointes du compas, s’ouvre tout l’espace de la Méditerranée, ce centre flottant – infini terrain de jeu pour sa soif d’ailleurs, pour ce fol esprit aventureux.
Irma Pelatan a pris corps à nouveau – mon corps – le neuf mars 2017, dans la chambre douze de l’hôpital de Vienne. Depuis, elle conquiert du terrain. (Source: Éditions La Contre-Allée)

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Staline a bu la mer

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En deux mots
Dans ses rêves de gloire et de puissance, Staline a voulu dompter la nature. L’un de ses coups de folie aura été de vouloir faire disparaître la mer d’Aral. Pour cette mission, il va engager un jeune ingénieur, Leonid Borisov, et lui promettre d’immenses moyens. Les travaux sont lancés…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Que cette mer lointaine soit mise à mort!»

Fabien Vinçon raconte dans son premier roman le projet fou imaginé par Staline, assécher la mer d’Aral et la remplacer par des champs de coton. Un drame qui est aussi l’occasion d’une réflexion sur nos rapports à la nature.

Trois fois rien. Il n’aura fallu qu’un coup de vent et un refroidissement et un rapport expliquant que sur les bords de la mer d’Aral, on se laissait aller à faire la fête et à boire un peu trop pour que Staline se mette en colère et hurle: «Que cette mer lointaine soit mise à mort! Elle renferme la sédition en son sein. Deux attentats ignobles ont été perpétrés contre les plus hautes autorités de ce pays. La science nous permettra d’effacer une mer frondeuse qui n’a pas sa place dans le monde radieux que nous édifions.»
C’est ainsi qu’est décidé, le 12 septembre 1950, de creuser le grand canal turkmène qui détournera le fleuve Amou-Daria vers la mer Caspienne. Un chantier gigantesque de mille kilomètres à travers le désert du Karakoum, planifié en cinq ans et qui doit s’accompagner de trois usines hydro-électriques et l’objectif de décupler la production de coton.
Pour mener à bien ce projet l’ingénieur-amiral Aristote Bérézinsky va mandater un jeune ingénieur prêt à tout pour sortir du lot, Leonid Borisov. En combattant «l’attitude honteusement antisoviétique de la mer d’Aral», il a trouvé un défi à sa (dé)mesure. Accompagné de milliers d’hommes, il part s’installer à Mouïnak, d’où il va superviser les travaux gigantesques consistant à détourner les deux grands fleuves qui l’alimentent.
Une première énorme explosion va secouer le pays, marquant des débuts prometteurs pour Leonid qui réussit à détourner le cours de l’Amou-Daria et le début de la fin pour les habitants de la région, les Ouzbeks et les Kazakhs.
D’abord fascinés par l’intérêt de Moscou pour leur région reculée, les autochtones vont vite déchanter, puis entrer en résistance. Car ils comprennent très vite qu’ils ont été dupés et que Staline ne les considère que comme quantité négligeable, que comme des rebelles qu’il s’agit de mater.
Fabien Vinçon raconte l’avancée des travaux en parallèle à la fièvre qui s’est emparée des dirigeants. Borisov va même s’interdire de s’engager plus avant dans une liaison amoureuse pour ne pas voir ses sentiments prendre le pas sur sa mission. Une ténacité ou un aveuglement, c’est selon, qui lui vaudra le Prix Staline. On sait qu’il réussira, provoquant ainsi une catastrophe écologique majeure, mais le romancier nous fait partager ses états d’âme et ses angoisses. Il détaille aussi la machine répressive qui, du jour au lendemain peut s’emballer et faire du héros du jour un ennemi public le lendemain. La chronique de cette machinerie infernale donne du relief au roman. Il montre aussi que, bien ou mal intentionné, on ne s’attaque pas impunément à la nature et à ses lois. Des pêcheurs, des sous-mariniers et quelques femmes folles sont là pour en témoigner.

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Staline a bu la mer
Fabien Vinçon
Éditions Anne-Carrière
Premier roman
272 p., 19 €
EAN 9782380822663
Paru le 13/01/2023

Où?
Le roman est situé en ex-Union soviétique, principalement à Moscou, puis du côté de la mer d’Aral, à Mouïnak et Aralsk.

Quand?
L’action se déroule de 1948 à 1953.

Ce qu’en dit l’éditeur
1948. Joseph Staline lance son grand plan de transformation de la nature. Au crépuscule de son règne, le tyran n’a plus qu’un adversaire à sa mesure : la planète. Il veut la dominer par ses grands travaux. Miné par la maladie, enfermé dans ses forteresses, le petit père de peuples, 70 ans, redoute les complots. D’où vient le vent déchaîné qui le pourchasse ? Sous ses ordres, un jeune ingénieur fanatique reçoit l’ordre de vider une petite mer en plein désert d’Asie centrale. La grandeur de l’URSS a un prix, la folie meurtrière. Envoûtement chamanique, passion amoureuse, Leonid Borisov part pour un grand voyage. Entre fable et réalisme magique, c’est l’histoire d’un des plus grands désastres écologiques du XXe siècle : la disparition de la mer d’Aral.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Culture Tops (Bertrand Devevey)
France Inter (Chroniques littorales)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Fréquence Protestante (Podcast Anachroniques – Thomas Perroud)
L’Usine nouvelle
Géo (Nastasia Michaels)

Les premières pages du livre
Le baiser de la steppe
1
Une nuit sans lune, un vent déchaîné force une lucarne à l’angle du Kremlin et s’engouffre dans ses longs couloirs. Les rafales décrochent les tentures puis s’essoufflent, s’atténuent en une simple bise, rampent sous une porte, zigzaguent dans la chambre de Joseph Staline, atteignent le bord du lit, effleurent la grosse moustache argentée.
Le petit père des peuples se jette hors de sa couche, s’écrie dans le noir d’une voix étouffée qu’il cherche à gonfler d’autorité :
— Qui vient m’assassiner ?
Il boxe l’assaillant invisible, oubliant qu’il n’est plus qu’un vieil homme dont le nombril tend l’élastique du pantalon de pyjama. Les assauts du vent se jouent de lui jusqu’à l’aube puis l’abandonnent, plaqué au sol, déshonoré et muet.
Seule pièce à conviction à verser au dossier d’instruction ouvert en octobre 1949 : des relents iodés qui ont persisté dans le sillage de la bourrasque et été décelés par les meilleurs nez du MGB 1. L’attaque, qualifiée de tentative d’assassinat -perpétuée par les airs, n’est pas ébruitée mais elle mobilise les limiers de la police secrète et une poignée de dignitaires au sommet de la pyramide du pouvoir. À tour de rôle, deux patrouilles d’élite, soldats de haute stature aux cous de taureaux, montent la garde devant la porte de la chambre.
Pris de nausées et de vertiges, le maréchal reste cloué au lit pendant plusieurs jours. Il perd l’usage de la parole. La fièvre ne cesse de grimper et la chambre disparaît dans le flou. Il est frictionné de vinaigre chaud et d’eau-de-vie par sa fidèle gouvernante ; rien, cependant, ne lui rend la santé. Les sangsues sur la nuque, les cataplasmes à la moutarde seraient venus à bout d’une angine de poitrine mais ce mal aux symptômes instables reste une énigme.
Les sommités médicales de l’URSS accourent au chevet du maître. Aucun médecin n’ose diagnostiquer un deuxième accident vasculaire cérébral, celui survenu quatre ans plus tôt ayant mis Staline dans une colère folle. Aucun médecin ne tente un conseil de bon sens, qui tiendrait en quelques mots sincères et bien envoyés : « Sans vouloir te froisser, Vojd, il faut assainir ton mode de vie. Moins fumer, faire de l’exercice, te coucher tôt. Il est inutile de se révolter face à la vieillesse. Les facultés physiques et mentales de tout être humain, si génial soit-il, doivent finir un jour par décliner. » Pas plus qu’on ne s’imagine lui dire : « Rabaisse ta vanité d’un cran ! » Chacun sait qu’il menace de prison Vinogradov, son médecin personnel, qui s’est risqué à lui suggérer de prendre sa retraite. Les membres du premier cercle restent sur leurs gardes.

Deux semaines plus tard, le grand homme souffre tou¬¬jours de convulsions, bras et jambes secoués, yeux révulsés. La perplexité des médecins, leur impuissance ajoutent à la confusion générale. D’autres savants, moins académiques, sont appelés à la rescousse : chimistes de l’air, astrologues, spécialistes des caprices des vents et de la trajectoire des nuages. Les plus brillants cerveaux de l’époque se mettent à la disposition du chef suprême. Tous sont obligés de prendre au pied de la lettre ces événements absurdes alors qu’il serait tellement plus logique et rassurant de considérer Staline comme le jouet de ses propres hallucinations.
Le malade se dresse soudain au milieu de ses oreillers trempés de sueur. Ses yeux roulent d’une rage démente. Quel crédit accorder aux minuscules subordonnés qui gravitent autour de sa vie majuscule ? Il ordonne aux savants de poursuivre jusqu’au bout du monde s’il le faut le souffle sacrilège qui a osé l’humilier.
Les vils serviteurs s’exécutent. Sur la foi de leurs calculs invérifiables, on avance que le petit vent criminel naît au-dessus de l’archipel de la Résurrection, au milieu de la mer d’Aral ; nul n’a jamais entendu parler de ces îles lointaines et pour la plupart inhabitées, longues langues de sable qui s’étirent à l’infini.
Aussitôt dépêchés sur place, les scientifiques quadrillent les plages sauvages avec des sortes de filets à papillons pour capturer le souffle blasphématoire. Deux savants veillent sur la boîte en métal qui renferme les échantillons d’air marin. Ce sont d’ordinaire des camarades obéissants et réservés, mais la curiosité a bientôt raison de leur prudence. Ils entrebâillent le couvercle de la boîte et plaquent leur nez contre la fente étroite. En relevant la tête, chacun voit le visage de l’autre couvert de marbrures rouges et de cloques comme les brûlures à vif qu’inflige aux alpinistes l’oxygène presque pur du sommet des montagnes. Le soir au bivouac, dans un déluge de paroles, ils annoncent à leurs collègues qu’ils démissionnent pour se lancer dans une carrière de music-hall et profèrent d’autres idées transgressives du même acabit qu’il serait gênant de répéter ici. Les membres de la mission secrète se montrent indignés. Rapatriés par un vol spécial à Moscou, les deux inconscients sont frappés pendant plusieurs heures dans les sous-sols de la Loubianka avant de revenir à plus de raison.

Questionnés par les membres de la sûreté d’État, les rares habitants de l’archipel de la Résurrection déclarent que ce vent fou s’appelle dans leur idiome étincelant « le baiser de la steppe » ; chacun le redoute à juste titre parce qu’il se plaît à tourner les gens en ridicule. Certains insulaires refusent même d’en prononcer le nom. Les savants décident de dresser un rempart de grosses tur¬bines sur les rivages de l’archipel. Moscou doit être mis à l’abri du phénomène météorologique renégat, probablement guidé depuis un pays étranger par les ennemis capitalistes dotés d’une arme technologique encore inconnue.
Quand le baiser de la steppe se lève, les grosses hélices patriotiques rugissent, créant un souffle contraire si puissant qu’il refoule aussitôt les masses d’air suspectes. Les savants rentrent au Kremlin. Pour les récompenser, Staline les élève au titre de « héros de l’Union soviétique ». En quelques mois, on perd de vue les turbines géantes perchées sur de hauts pylônes ; elles montent toujours la garde là-bas et font penser, par la curiosité qu’elles éveillent, par les mille questions qu’elles soulèvent chez les voyageurs, aux statues de l’île de Pâques. Les mécanismes se recouvrent au fil des saisons d’une fine pellicule de rouille, puis les pales finissent par se gripper. Même les meilleurs archéologues peineront à comprendre leur utilité dans les siècles à venir, lorsque la farce du communisme russe sera reléguée aux oubliettes.

Depuis que Staline ne s’en préoccupe plus, le baiser de la steppe traîne où il veut, la gueule fendue d’un large sourire goguenard. Au printemps, il renifle les tulipes sauvages et les pavots en fleur, se roule dans les buissons, rampe au ras des saxaouls. Le vent rusé contamine de son poison hallucinatoire toute la mer d’Aral, l’archipel de la Résurrection, les ports d’Aralsk et de Mouïnak, les jetées aux planches disjointes, les hangars aux portes défoncées, les conserveries de poisson, les immeubles communautaires, les postes de police, les gares et leurs vieux wagons de marchandises. Certains jours d’avril ou de mai, ce gros nuage gorgé de pollen déboule sans prévenir et vient s’ébrouer au-dessus du moindre aoul, de la plus reculée et de la plus calcinée des petites fermes. Les bêtes en deviennent folles, sautent les barrières et s’enfuient loin des masures d’argile séchée, perdues à jamais dans l’immensité. Les chameaux en rut s’entre-dévorent. Les habitants préfèrent clouer d’épaisses couvertures et même des tapis pour calfeutrer les fenêtres. Ils restent confinés en famille, terrorisés, un foulard plaqué contre le visage.

2
Le mal mystérieux s’étend chaque jour davantage. Il arrive que Staline ne reconnaisse plus ses proches collaborateurs, des pans entiers de sa mémoire battant la campagne. Il ne souffle plus un mot de l’attentat. À la fin de l’été 1950, il décide de prolonger ses vacances jusqu’à Noël. À la même époque, un jeune médecin plein d’avenir expose à ¬l’Académie des sciences les principes d’une méthode révolutionnaire pour soulager les maux du grand âge. Il reçoit l’autorisation d’ouvrir un sanatorium sur l’archipel de la Résurrection afin de soigner les plus glorieux édificateurs du communisme. Un vaste bâtiment moderne aux lignes épurées, recouvert de dalles blanches, sort de terre pour accueillir des vieillards fripés auxquels on veut manifester la reconnaissance de la patrie. Les pensionnaires déambulent en peignoir et en sandalettes dans un dédale de couloirs qui dessert un ensemble de chambres et de salles de soins d’une hygiène irréprochable. L’après-midi, les curistes prennent le soleil dans des chaises longues, alignés en rangs serrés sur une terrasse panoramique qui domine la mer. Leurs pieds se balancent au bout de leurs jambes décharnées. On sangle les mollets des plus agités dans des plaids écossais de sorte qu’ils ne puissent pas se défiler quand se lève le baiser de la steppe. Le jeune docteur iconoclaste soutient que ce vent fera l’effet d’un électrochoc sur les plus épuisés des héros de la patrie, travailleurs acharnés, anciens combattants ou membres du præsidium du Soviet suprême. Des cas désespérés aux yeux de la médecine. Mais rien de tout cela n’arrive. Le souffle marin, quoique saturé d’embruns tonifiants, ne leur fait pas desserrer les dents. De jeunes serveurs sont vite priés de circuler entre ces messieurs avec des verres de punch, de gin ou de vodka glacés. Les braves curistes se saoulent du matin au soir, si bien que le bruit court de Riga à Vladivostok qu’il est possible de finir ses jours sur l’archipel de la Résurrection dans une ivresse grandiose.
La réputation du sanatorium atteint son apogée en quelques mois. On fait la queue à l’hôpital dans l’espoir de se voir prescrire la cure miraculeuse. On édifie un village de vacances destiné à la nomenklatura. L’office du tourisme prolétarien se dote d’une grande enseigne lumineuse qui clignote dès la tombée de la nuit, place Pouchkine : « Prenez l’air ! » La vulgarité du slogan, sa nature ambiguë surtout déplaisent en haut lieu ; il est bientôt remplacé par quelque chose de plus conforme au dogme : « Le vent de la steppe revigore la paysanne, l’ouvrier et le soldat. » En s’adressant à un public plus large, les cures de l’archipel de la Résurrection supplantent rapidement les célèbres bains de boue de Crimée.
Un succès fulgurant ! Jusqu’à l’événement qui met fin à jamais aux délices de la mer d’Aral.

— Les porcs ! Quelle honte ! Comment osent-ils ? s’emporte le colonel Aransky en se tournant vers son épouse alors qu’ils débarquent sur l’archipel par un jour de grand vent.
La découverte de la colonie d’ivrognes invétérés les indigne. Ils n’y voient que le symbole du déclin de l’idéal soviétique, la mortelle déchéance dans laquelle est tombée la pensée socialiste. Pas question de se mêler à l’orgie de curistes alcooliques et cacochymes. Ils décident d’explorer l’archipel par leurs propres moyens, en randonneurs solitaires et ascétiques. Dès avant l’aube, ils quittent leur hôtel pour flâner dans les dunes et profiter du lever du soleil.
La colonelle, une femme sculpturale au visage austère, à la poitrine opulente, s’entiche d’un petit sentier qui débouche sur une crique de sable blanc. C’est leur coin de paradis, loin de la terrasse bondée de débauchés à moitié séniles.
Au neuvième jour, vers midi, alors que le colonel dévore à belles dents une cuisse de poulet trempée dans une sauce à la crème, la colonelle, soudain pétrifiée et grimaçante, pointe du doigt quelque chose d’inconcevable. Le colonel se pince lui-même avec une telle vigueur qu’il en pousse un couinement de douleur.
Sous l’apparence d’une simple baigneuse, ils ont reconnu la Sainte Vierge, conforme aux icônes de Novgorod qui leur reviennent en mémoire. D’une beauté irradiante, le port de tête altier, la Madone s’est avancée dans les vagues. D’une main elle lisse sa longue chevelure brune qui tombe en cascade sur ses épaules gracieuses, de l’autre elle tient un pan de sa tunique. Pâle et rêveuse, les yeux éperdus glissant vers le lointain, elle semble prisonnière d’une bulle de clarté.
Le couple de curistes échange des regards épouvantés.
Le colonel sait qu’il suffit de brûler un bâtonnet d’encens dans le secret de son appartement ou de chuchoter une prière pour être dénoncé par ses voisins, arrêté par la police secrète et englouti à jamais dans les cachots du régime. L’homme vérifie d’abord qu’il n’y a aucun témoin et s’égosille :
— Laissez-nous tranquilles ! Partez !
Les lèvres de la Vierge Marie s’animent doucement :
— Vous ne voulez pas que j’intercède en votre faveur auprès du Tout-Puissant ?
S’attend-elle à ce qu’ils tombent en extase après ces simples paroles ? Ils préfèrent croire qu’elle ne cherche qu’à profiter de leur crédulité.
— Passez votre chemin. Ce pays est libéré de la religion et de ses superstitions.
Terrifiés, le colonel et sa femme s’enfuient à toutes jambes. Pourtant ils entendent à nouveau la Vierge qui s’adresse à eux d’une voix douce et implorante :
— Allons, mes petits, il est impossible de se dérober au regard du Seigneur. Ses yeux pleins de bonté sont posés sur chacun. Nous ne sommes que de minuscules choses apeurées entre les mains du Créateur.
La colonelle gémit, éplorée :
— Qu’allons-nous devenir ?
Au sommet d’une dune, Aransky risque un coup d’œil en arrière, puis lance de pleines poignées de cailloux et de coquillages, mais les projectiles traversent la tunique de gaze céleste sans retarder ou perturber la marche décidée de la mère de Dieu.
Le couple espère encore que la vision n’osera pas les poursuivre jusqu’au sanatorium. Ils montent sur la terrasse en oubliant de reprendre leur souffle. L’apparition se glisse derrière eux et surprend les vieux curistes en train de s’adonner à l’une de leurs beuveries habituelles. Un ancien commissaire du peuple tombe à genoux dans un sanglot et commence à se signer frénétiquement. Ils sont trois à mourir, comme foudroyés. D’autres, frappés d’aphasie, gardent longtemps les yeux agrandis de terreur. L’apparition résiste à toute description. Ailleurs, on aurait célébré pareille vision comme un miracle. Là, il n’en est rien.
Quand les policiers d’élite parviennent à encercler l’archipel de la Résurrection, l’ectoplasme vagabond s’est envolé dans une soudaine bourrasque.

Le récit de ces événements suscite chez Staline un étonnement profond qui n’est rien en comparaison de sa colère. Il éclate d’un rire sardonique. Chacun sait qu’un sourire annonce la plupart du temps un oukase du præsidium, mais un tel éclat laisse présager les pires cruautés. Il fouille dans sa mémoire, regrette de ne pas avoir tranché la question deux ans plus tôt, au moment du Plan de transformation de la nature qu’il a fait voter sans le moindre débat. Le vieux maréchal sort de son lit, met la main sur sa culotte de cheval et ses bottes, revêt une veste militaire, bourre méthodiquement sa pipe pour se laisser le temps de réfléchir.
— Que cette mer lointaine soit mise à mort ! Elle renferme la sédition en son sein. Deux attentats ignobles ont été perpétrés contre les plus hautes autorités de ce pays. La science nous permettra d’effacer une mer frondeuse qui n’a pas sa place dans le monde radieux que nous édifions.
Ainsi ordonne-t-il, le 12 septembre 1950, de creuser le grand canal turkmène qui détournera le fleuve Amou-Daria vers la mer Caspienne. Plus de mille kilomètres de tranchées à travers le désert du Karakoum, en cinq ans. Il exige que trois usines hydro-électriques géantes sortent de terre, il envisage de décupler la production de coton de la région. Des travaux uniques dans l’histoire de l’Humanité. La mer d’Aral y perdra un de ses principaux cordons nourriciers.
Le silence qui s’abat sur la salle du conseil dit bien la stupeur générale. Chacun sent que le Soleil de la pensée a accouché d’un projet comme lui seul est capable d’en imaginer. Sans doute le souvenir du canal de la mer Blanche, qui une quinzaine d’années plus tôt a coûté la vie à des dizaines de milliers de prisonniers politiques, refait-il surface dans les consciences, mais encore une fois personne ne dit mot. La séance est levée.
Les chefs de la police secrète excellent dans l’art de crever les yeux, d’arracher les ongles, de poser des électrodes sur les testicules d’un ennemi de classe, de déporter un peuple entier en le forçant à marcher plusieurs semaines sans eau ni nourriture à travers des marécages infestés par la malaria, ils ont même élucidé la disparition de la pipe de Staline ; mais aucun d’entre eux n’a jamais eu à supplicier une mer. Personne au MGB ne sait comment s’y prendre. Les hauts gradés se défilent grâce à des prétextes adroits. Les hommes de l’ombre, les chevaliers de la révolution se mettent en quête du savant génial capable d’exécuter les ordres de Staline.

3
Les lauréats de la faculté des sciences de l’Union ¬soviétique envahissent les salons de l’hôtel Moskva réservés d’ordinaire aux invités d’honneur de la patrie. Le jour de la remise des diplômes, les étudiants gagnent le privilège exorbitant de s’y défouler. Affamés pour la plupart, hâves et efflanqués, ils ont fait la queue plusieurs heures devant les portes et, dès l’ouverture, ils se ruent à l’assaut du buffet dans une pagaille affreuse. Ils avalent vin mousseux et bières glacées, déchiquettent les côtelettes d’agneau à pleines dents, dévorent les pyramides de croquettes de poisson. Les plateaux de queues d’écrevisses, blancs de volaille, champignons marinés n’ont pas le temps de se frayer un chemin de table en table qu’ils sont déjà pillés.
Au fil du banquet, les relents de sueur et d’ivrognerie montent à la tête. Un garçon aux lunettes métalliques, les lèvres luisantes de graisse, se dresse sur une chaise pour s’écrier :
— Saoulez-vous ! Ne pensez à rien ! Sa Majesté l’ivresse jaillit !
Sur ce, il glisse entre ses dents un long hareng dont il ne recrache que l’arête, avant de lâcher un rot bruyant.
Cette gaieté débridée n’est pas du goût du personnel. Le maître d’hôtel, sanglé dans un grand habit noir sans le moindre faux pli, s’approche du directeur du restaurant et s’enquiert d’un air pincé :
— Faut-il laisser faire plus longtemps ces barbares ?
Mais déjà le toast, accompagné de gestes virils et obscènes, se propage de table en table.
Plus tard dans la nuit, les rares diplômés qui tiennent encore l’alcool se toisent avec défi. Dans le dernier bastion où règne la sobriété se tient un étudiant au visage maigre, imberbe et brutal. Esseulé, il semble perdu dans la contemplation des serveurs qui passent de lourds plateaux d’esturgeon et de flétan fumés au-dessus des têtes. Chaque fois qu’on se tourne vers lui pour trinquer, il lève mollement son verre, se contentant de répéter avec indifférence : « À l’avenir ! À l’avenir ! » Tous ses gestes paraissent ralentis, presque apathiques, dosés à l’économie. De manière générale, les autres diplômés l’évitent, tant le caractère distant de Leonid Borisov, l’étoile de la promotion, a ménagé un grand cercle de méfiance et même de crainte autour de lui.
On lit sur sa figure une volonté que rien ne peut altérer. Mais nul ne pourrait dévoiler la moindre bribe des innombrables desseins qui semblent grouiller sous son crâne. On dit qu’il bénéficie d’invisibles protecteurs.
De toute la soirée, Leonid Borisov ne profère pas un mot d’orgueil à propos de son rang dans le classement des diplômés, ni de reconnaissance envers ses vénérables professeurs, ni de satisfaction devant son avenir tout tracé. Ses pensées, tout énigmatiques qu’elles soient, paraissent se succéder sans le moindre lien avec le spectacle décadent qu’il a sous les yeux. Faut-il y voir l’humilité enseignée dans les institutions d’État qui forgent l’avant-garde de la nation, une ambition qui ne fait pas grand cas de la vie quotidienne, ou un certain embarras à parler et à se comporter en public ? Mais quand il s’est adressé à l’assemblée un peu plus tôt pour jurer fidélité à la mère patrie, les mots et le souffle ne lui ont pas manqué.
Les autres se gavent de délices, boivent à en perdre le sens des réalités. Soudain, ils forment une meute et forcent les portes de la cuisine. Les marmitons et les cuisiniers en toque blanche tentent de s’interposer en distribuant force coups de louche. En vain. Avec une avidité qui dépasse l’imagination, les étudiants vident les derniers flacons, lèchent le fond de la soupe comme s’ils mangeaient pour la dernière fois. Pas le moindre quignon de pain n’en réchappe. Un garçon au visage joufflu, aux cheveux d’un roux flamboyant, a dégrafé son pantalon pour libérer sa panse devenue douloureuse, il se goinfre de petites cailles aux raisins dont il ne fait qu’une bouchée. Les os minuscules se brisent avec un bruit de brindille entre ses dents, le jus lui monte au bord des lèvres.
On dirait que, à l’opposé, Leonid Borisov tire sa primauté de sa propension à étudier les autres, à jauger leurs caractères et leurs travers, à faire le tri, à déterminer ceux qui pourraient lui servir à quelque chose. De notoriété publique, les femmes l’évitent à cause de ses grands airs, caractéristiques d’un complexe de supériorité qui le rend détestable. Pour ses maîtres, il s’est imposé comme un élément brillant, logique et dévoué à la patrie. Un jeune homme aux nerfs d’acier qui ne cède rien à ses émotions, promis à conduire les affaires les plus délicates de l’État.
Ruisselant de sueur, le gros roux est élu roi paillard et trône au milieu de l’assemblée de ses sujets. Des chants à sa gloire s’élèvent des gosiers, dans un concert de pets, de sonorités rauques et dissonantes. Le souverain, qui s’appelle Seloukov, bat la mesure avec un os de gigot en guise de sceptre d’où pendouillent quelques lambeaux de viande rose. Chaque fois qu’il veut parler, il doit au préalable déglutir, son regard de goinfre se voile, l’empêchant de prononcer le moindre mot intelligible. La bande des paillards pourrait dévorer les murs, les tentures, les serveurs tout vivants. Rien ne les arrête. Comme la plupart des enfants devenus adultes après la Grande Guerre patriotique, les étudiants réunis à l’hôtel Moskva pensent que la vie civile qui les attend sera bien morne. Sans l’épreuve purificatrice des armes, il leur sera impossible de devenir de vrais hommes. Et le banquet tout comme les virées nocturnes dans les quartiers louches sont la promesse de sensations fortes.
Soudain, Leonid Borisov s’aperçoit qu’un œil, aussi froid et calculateur que le sien, lui fait passer une sorte d’examen. Un homme qu’il ne connaît pas se tient dans l’angle de la vaste pièce et suit chacun de ses gestes avec une attention anormale. Depuis combien de temps l’épie-t-il ?
Quand le carillon du Kremlin sonne 2 heures du matin, les serveurs balaient les bris de vaisselle, font déguerpir les étudiants à grands coups de serpillière. L’espion s’étire comme un gros chat et s’approche de Borisov. Ses yeux le parcourent des pieds à la tête jusqu’à provoquer un petit frisson désagréable chez le jeune homme.
— Présentez-vous demain matin à 9 heures au bureau de l’ingénieur-amiral Aristote Bérézinsky à l’Institut d’océanographie.
Puis l’agent place sur sa tête un chapeau de feutre aux dimensions prodigieuses et disparaît dans la cohue.

4
Le lendemain, sous la pluie fine et glacée, les visages mal dégrossis des ouvriers sont collés aux vitres embuées du tramway. Tous paraissent absorbés dans des pensées moroses, isolés, tous se méfient les uns des autres. Moscou a un goût de malheur. Cela tient sans doute à l’air appauvri et stagnant que respirent ses millions d’habitants.
Un couple en train de s’embrasser attire le regard de Leonid Borisov. La jeune femme s’abandonne contre la banquette sans prêter attention aux voyageurs. L’ingénieur la toise froidement, sans ciller. Il voudrait la gêner, la contraindre à interrompre son baiser. Quel goût peut avoir la bouche d’une femme ?
Le malaise réveille ses vieux tourments. La salive mêlée au tabac, une sensation qu’il tente de chasser au plus profond de sa mémoire, la langue râpeuse d’un représentant de commerce aux cheveux teints qui avait essayé de plaquer sa bouche sur la sienne devant la gare de Saviolovo. Cauchemar des lèvres répugnantes, évitées de justesse. Les garçons de la bande avaient poussé le vieux dégoûtant dans un recoin près de la gare, ils l’avaient roué de coups. Une sacrée danse. Le couple s’enlace toujours. Borisov demeure englué dans le passé informe, la période noire. Une vie entière. Toute une enfance à se sentir une proie facile pour les créatures vicieuses et dégénérées qui traînaient dans une grande métropole en pleine révolution. Être frappé n’était pas la chose la pire, loin de là. Enfant des rues, il avait été arraché à la chaleur des bras de sa mère, une douleur plus forte encore. L’a-t-elle lâché un jour ? une heure ?
Sa mère était une des premières militantes de la section féminine du Parti. Une femme courageuse, autrefois domestique dans un grand domaine. Une pure militante communiste, comparée à tous les opportunistes qui avaient suivi. Elle avait eu le courage de dénoncer une famille de koulaks de son village qui, au plus fort de la famine, cachait des sacs de blé et de seigle sous son plancher. Les tchékistes avaient accouru et arraché les lattes, les coupables avaient été arrêtés. Quand elle s’était retrouvée seule, les villageois l’avaient prise à partie et poursuivie sur des kilomètres en la traitant de « moucharde ». Puis, elle avait disparu.
Il n’avait jamais connu son père. Du jour au lendemain, pendant l’hiver 1934, Leonid Borisov avait erré avec d’autres petits vagabonds dans les rues de Moscou. Quand ils ne chapardaient pas à la sortie des cinémas, ils se vendaient comme « mulets » sur les quais, portant les bagages les plus lourds à l’arrivée des trains, recevant en échange du pain et des pastèques. Les gens s’étaient habitués à eux mais les miliciens les pourchassaient.
Le couple descend du tramway. Leonid Borisov s’en rend à peine compte. Le soir, les enfants des rues soulevaient les plaques d’égout et descendaient dans les tunnels pour dormir. Un jour, ils avaient eu si faim qu’ils avaient coursé un vieux chien galeux toute l’après-midi en espérant qu’il crève. Au soleil couchant, la sale bête était trop affaiblie pour échapper à ses poursuivants ; les enfants s’étaient jetés sur elle, avaient découpé son cadavre et l’avaient grillée.
Borisov s’était endurci, avait appris à ne faire confiance à personne. Transformer le monde, rien d’autre ne comptait à ses yeux. Aujourd’hui, il voudrait que les images qui précèdent sa renaissance dans la maison d’enfants où il a été recueilli ne viennent plus le hanter. Seule la perspective de l’avenir, lumineuse, lui paraît aisée. Rien n’est plus intense que l’envie d’ailleurs. Il se sent souvent étranger à la vie des gens qui l’entourent, il n’éprouve rien pour eux. Son trouble face aux manifestations de l’amour n’a rien d’une nouveauté. Le couple du tramway a réveillé la seule question valable : peut-on seulement désirer quelque chose de cet ordre ? L’amour complique l’existence et Borisov a appris à vivre dans son exil intérieur. Quelle étrange nature. Tout me sourit désormais, se dit-il pour passer à autre chose.
Le jeune lauréat de l’université revient au seul langage qu’il veut parler, celui de la force et de l’élévation. Le gratte-ciel de l’Académie des sciences perce les nuages comme une fusée tendue vers les espaces infinis.
Les vestiges de l’ancien Institut d’océanographie ont été déménagés d’un palais de la Russie tsariste vers ce bâtiment lumineux et moderne. Dans le hall démesuré, les cadets de la marine astiquent le pavage de marbre. La fresque à la gloire de l’Océanographie et de l’Hydrologie surplombe l’immense vestibule. Dès son arrivée à l’orphelinat, Leonid Borisov avait nourri une passion pour l’exploration et les cartes, rêvant de découvrir les derniers espaces blancs à la surface de la planète. Les images sous ses yeux glorifient les terres sauvages conquises par la Russie au fil des derniers siècles. Les grands fleuves de Sibérie, les lacs sacrés où se reflètent les pointes enneigées de l’Altaï. Les chapelets de phoques, de bélougas, de baleines évoquent les splendeurs immémoriales de la mer des Laptev. Sous l’arche monumentale, la scène centrale glorifie le Plan de transformation de la nature. Les cours des fleuves Ienisseï, Volga, Dniepr ont été coupés par des barrages aux dimensions surnaturelles, capables de capter la puissance motrice des eaux, d’avaler leurs flots et de les recracher dans un labyrinthe de canaux d’irrigation, jusque dans les steppes les plus méridionales de l’Union. Les kolkhoziens du Sud, aux larges visages aplatis, sourient au milieu des récoltes abondantes de blé et de coton. Le génie des ingénieurs allège le labeur du paysan et de l’ouvrier. Au fond, les rouages de la nature ne sont pas si éloignés de ceux des machines-outils pour ceux qui savent en jouer.
Pétri d’admiration, Leonid Borisov se fait grave, presque recueilli en abordant le dernier pan de la fresque, dont il connaît par cœur les chapitres de bravoure patriotique. La terre François-Joseph, la Nouvelle-Zemble. Il peut réciter le nom des explorateurs qu’il reconnaît. Vitus Béring désigne de son doigt pointé le soleil couchant. Borisov contemple le premier brise-glace inventé par le vice-amiral Makarov, l’avion amphibie, les bases dérivantes sur le pôle. Toutes les icônes de Septentrion sont réunies sous ses yeux. La conquête du Grand Nord, est-ce donc le sort triomphal qu’on lui réserve ? À cette idée, une vague de chaleur le submerge et empourpre ses joues. Il contemple le héros de son adolescence, Ivan Papanine, et se remémore le sauvetage épique du Sedov emprisonné par la banquise. Tout le peuple a tremblé avec lui. Quel bel homme au sourire éclatant ! Aux femmes en corsets rouges qui lui offraient des bouquets de fleurs, la légende de l’exploration polaire opposait la modestie prolétarienne de l’homme nouveau. Leonid Borisov s’adonne à la contemplation de son modèle. Il vibre. Le jeune diplômé plonge dans un grand songe de ferveur patriotique.
Alors qu’il s’abîme encore dans sa rêverie et dans la gêne qu’elle déclenche en lui, il arrive au seuil du cabinet de travail de l’ingénieur-amiral.
— Il vous attend, lance un cadet en vareuse, ouvrant une porte d’un geste plein de déférence.
Les deux vastes pièces en enfilade tiennent à la fois du laboratoire et du cabinet de curiosités. Les échantillons d’eau prélevés dans tous les océans du monde jouxtent de vieux traités de navigation reliés de cuir. Un albatros empaillé prend son envol. Plus loin, un spécimen de cœlacanthe malgache voisine avec la pointe d’un harpon inuit.
Un homme écrit, assis à un bureau d’acajou dont le lourd plateau repose sur quatre défenses torsadées de narval. Borisov sait que ce stylo plume peut faire et défaire les carrières de la fine fleur des explorateurs soviétiques. L’ingénieur-amiral lui fait signe d’approcher. Sa haute silhouette en uniforme blanc dégage une autorité martiale. Ayant fini de parapher des documents manifestement de première importance, son hôte se lève brusquement et lui serre la main d’une poigne de bois dur. Sa voix est sèche. Ses mots mâchés sur un mode mineur prennent tout de suite une certaine ampleur.
— Je vais tenir devant vous des propos qui doivent rester confidentiels. S’ils tombaient dans des oreilles étrangères, nous serions, vous et moi, accusés de haute trahison. Et par conséquent en danger.
Leonid Borisov goûte aussitôt le ton de gravité. Il n’a jamais éprouvé ce sentiment de connivence avec les plus hauts dignitaires. Une certaine exaltation s’empare de lui, la tête lui tourne un peu mais il se domine pour ne rien laisser paraître et baisse le front respectueusement.
— Staline a ordonné que la mer d’Aral soit vidée, reprend l’ingénieur-amiral. L’opération exceptionnelle, classée secrète, a reçu la nuit dernière pour nom de code la « Grande Soif ». Elle doit donner lieu à l’expression du génie soviétique et sera pilotée ici même par un collège de neuf académiciens que j’ai l’honneur de présider. Nous avons sélectionné nos meilleurs éléments pour la mener à bien. Compte tenu de la modernité des moyens techniques inédits que nous mettrons en œuvre et de vos capacités louées par vos professeurs, j’ai décidé de vous en confier le commandement sur le terrain.
Borisov se raidit. Ses narines ourlées et conquérantes se dilatent. Mais presque aussitôt son cœur engage une bataille acharnée, à contre-courant de cet enthousiasme immédiat. L’ingénieur-amiral Bérézinsky semble avoir deviné ses pensées.
— Entendons-nous bien : nous répugnons, nous autres marins, à effacer une création de la nature aussi envoûtante que la mer. D’autant plus que nous chérissons les aventures qu’elle offre aux hommes valeureux… mais avez-vous déjà entendu…

Extraits
« – Que cette mer lointaine soit mise à mort! Elle renferme la sédition en son sein. Deux attentats ignobles ont été perpétrés contre les plus hautes autorités de ce pays. La science nous permettra d’effacer une mer frondeuse qui n’a pas sa place dans le monde radieux que nous édifions.
Ainsi ordonne-t-il, le 12 septembre 1950, de creuser le grand canal turkmène qui détournera le fleuve Amou-Daria vers la mer Caspienne. Plus de mille kilomètres de tranchées à travers le désert du Karakoum, en cinq ans. Il exige que trois usines hydro-électriques sortent de terre, il envisage de décupler la production de coton de la région. » p. 20

« Aristote Bérézinsky se redresse et ses yeux flamboient avant qu’il ne porte son coup le plus dur.
— Nous nous devons de corriger cette erreur de la nature. La mer d’Aral ne sert à rien. Elle doit disparaître.
Leonid Borisov qui rêve de trouver une place ou un engagement en rapport avec sa valeur est immédiatement conquis par l’impression de grandeur que dégage le projet. Il ne peut pas y avoir d’autre justification à un tel dessein que l’attitude honteusement antisoviétique de la mer d’Aral.
— Saurez-vous remplir cette mission? demande l’ingénieur-amiral.
— Pas un d’entre nous ne pourrait poser des yeux sur cette mer sans les sentir aussitôt souillés par la honte, récite Leonid Borisov d’une voix forte et presque inhumaine. Mes intentions sont pures, je suis convaincu qu’elle doit être éradiquée.
Rempli d’aise, Bérézinsky déploie une carte maritime sur son bureau. Ses yeux devenus presque affectueux se concentrent d’abord sur les steppes. D’une forme ovale, la mer d’Aral a été fendue en son milieu par une ligne aussi droite qu’un coup de sabre, le trait d’une frontière qui la partage à parts égales entre la république socialiste soviétique d’Ouzbékistan et sa sœur, celle du Kazakhstan.
— Il faudra d’abord juguler les deux grands fleuves qui l’alimentent. Quand elle sera privée de leur apport, la mer mourra peu à peu sous l’effet de l’intense évaporation.
Tête baissée, Leonid Borisov cherche à retenir chaque détail du plan pour satisfaire en tout point les espoirs qu’on place en lui. » p. 33

« Nous sommes capables de décider de ce qui est bon pour nous. Ils veulent nous retirer la mer et avancent masqués en prétendant qu’ils viennent nous équiper d’un réseau d’irrigation moderne. C’est un mensonge grossier. La mer va être entièrement asséchée et le désert recouvrira tout après leur passage. Notre vie deviendra impossible. L’heure est venue. Nous n’avons plus à avoir peur. Ils doivent partir, nous rendre notre pays. » p. 111

À propos de l’auteur
VINCON_Fabien_©Celine_NieszawerFabien Vinçon © Photo Céline Nieszawer

Fabien Vinçon est né en 1970 à Paris. Producteur éditorial adjoint IAV Arte, il a publié un récit La Cul-singe (2021) et Staline a bu la mer (2023), son premier roman aux éditions Anne Carrière. (Source: Tiffany Meyer)

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Fuir L’Eden

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Prix Louis-Guilloux
Prix des Lecteurs de la Maison du Livre

En deux mots
Adam survit dans la banlieue de Londres aux côtés d’un père alcoolique et violent et de sa petite sœur. Sa mère a disparu et il vit de petits boulots, jusqu’à ce qu’il trouve une place de lecteur chez une vieille dame aveugle. C’est elle qui l’encourage à retrouver la jeune fille croisée sur un quai de gare et dont il est immédiatement tombé amoureux.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Adam et Ève, version banlieue londonienne

Olivier Dorchamps nous régale à nouveau avec son second roman. L’auteur de Ceux que je suis nous entraîne cette fois dans la banlieue de Londres où un jeune homme tente de fuir la misère sociale et un père violent. Un parcours semé d’embûches et de belles rencontres.

Adam, le narrateur du second roman d’Olivier Dorchamps – qui nous avait ému avec Ceux que je suis –, va avoir dix-huit ans. Pour l’heure, il vit avec «L’autre», le nom qu’il donne à son père de trente-sept ans qui, à force de frapper son épouse, a réussi à la faire fuir sans qu’elle ne donne plus aucune nouvelle, et sa sœur Lauren. Ils habitent dans un appartement de la banlieue londonienne faisant partie d’un complexe pompeusement baptisé l’Eden et qui est aujourd’hui classé. Composé de deux bâtiments, « une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. (…) L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. » Dans cette cité cosmopolite, représentante du style brutaliste, qui a oubliée d’être rénovée, chacun essaie de s’en sortir comme il peut. Avec des trafics en tout genre ou un petit boulot.
Ce matin-là, à la gare de Clapham Junction – le plus gros nœud ferroviaire de Londres – la chance sourit à Adam. Au bord des voies, il croise le regard d’une jeune fille blonde et imagine qu’elle va se suicider. Il se précipite et ne parvient qu’à la faire fuir après avoir lâché son sac. Son copain polonais Pav, qui ne comprend pas vraiment pourquoi il a envie de la retrouver, va pourtant l’aider en découvrant le nom de la propriétaire: Eva Czerwinski.
Un tour par l’épicerie puis la paroisse polonaise et le tour est joué. Mais arrivés devant le domicile de la jeune fille, ils trouvent porte close. Avec les clés retrouvées dans le sac, ils s’introduisent chez elle et déposent le sac. Adam a le réflexe de laisser un message sur le téléphone et espère l’appel d’Eva.
C’est Claire, la vieille dame aveugle chez qui il travaille comme lecteur – un emploi mieux payé qu’au supermarché où il avait été embauché adolescent – qui l’encourage à ne pas baisser les bras, maintenant qu’il sait que son amour est la fille d’un couple d’architectes et qu’il n’a guère de chances d’intégrer son monde. Pourtant, le miracle se produit. Eva l’appelle et lui fixe un premier rendez-vous.
N’en disons pas davantage, de peur d’en dire trop. Soulignons plutôt qu’Olivier Dorchamps a parfaitement su rendre l’atmosphère à la fois très lourde de ce quartier et de cet embryon de famille et l’envie d’Adam de s’en extirper au plus vite avec Lauren. L’histoire d’Adam et Eva prend alors des allures de Roméo et Juliette, rebondissements et drame à la clé.
Le romancier qui vit à Londres réussit à faire d’Adam un héros touchant et tellement attachant que l’on veut voir réussir et ce d’autant plus que cela semble quasiment impossible. Si Fuir l’Eden se lit comme un thriller haletant, c’est aussi parce que le style est enlevé, l’humour délicat venant contrebalancer la brutalité domestique. Mais ce roman de la misère sociale est aussi un formidable chant d’amour et de liberté. Autant dire que l’on se réjouit déjà du troisième roman en gestation, s’il est comme celui-ci percutant, enlevé, magnifique!

Fuir l’Eden
Olivier Dorchamps
Éditions Finitude
Roman
272 p., 19 €
EAN 9782363391599
Paru le 5/02/2023

(version poche)
Éditions Pocket
240 p., 7,70 €
EAN 9782266328708
Paru le 02/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Grande-Bretagne, principalement dans la banlieue londonienne. On y fait aussi une escapade à Brighton.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.»
Adam a dix-sept ans et vient de tomber amoureux, là, sur le quai de la gare de Clapham Junction, à deux pas de cet immeuble de la banlieue de Londres où la vie est devenue si sombre. Cette fille aux yeux clairs est comme une promesse, celle d’un ailleurs, d’une vie de l’autre côté de la voie ferrée, du bon côté. Mais comment apprendre à aimer quand depuis son enfance on a connu plus de coups que de caresses? Comment choisir les mots, comment choisir les gestes?
Mais avant tout, il faut la retrouver…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Agence Livre PACA
Blog Joellebooks
Blog À bride abattue
Blog Mlle Maeve
Blog La marmotte à lunettes


Olivier Dorchamps présente Fuir l’Eden © Production Librairie Mollat


Philippe Chauveau présente Fuir L’Eden d’Olivier Dorchamps © Production WebTVCulture

Les premières pages du livre
« 1
Je vis du côté moche des voies ferrées ; pas le quartier rupin avec ses petits restos, ses boulangeries coquettes, ses boutiques bio et ses cafés qui servent des cappuccinos au lait de soja à des blondes en pantalon de yoga. Non. Tu passes sous le pont ferroviaire, au-delà de la gare routière et son rempart de bus qui crache une ombre vermeille le long du goudron flingué et, un peu plus loin, derrière le bosquet et les capotes usagées, la barre d’immeubles au fond de l’impasse, c’est chez moi. Au bout du monde. C’est ça, juste en face de la vieille bicoque victorienne transformée en mosquée. J’habite au treizième étage avec ma sœur Lauren et l’autre. Eden Tower, mais tout le monde ici dit l’Eden.
Les mecs ne manquent pas d’humour parce que c’est loin de ressembler au paradis. Il y a un panneau derrière les grilles, côté rue pour les passants, avec un croquis et les dimensions du bâtiment. Sous les tags, on peut lire sa chronologie jusqu’à l’année où il a été classé, il y a vingt ans, sans doute pour remercier l’architecte d’avoir si bien embrigadé la misère. Après, plus rien. Ça lui fait une belle jambe cette reconnaissance. Il est mort depuis belle lurette d’après le panneau.

Classé, ça ne veut pas dire que c’est beau, ni même entretenu, juste qu’on interdit aux habitants de faire quoi que ce soit qui pourrait contrarier la vision artistique de l’architecte, qui n’en a sûrement rien à foutre depuis son cimetière. C’est formulé comme ça – la vision artistique, pas le cimetière – dans la circulaire qui met les nouveaux arrivants au parfum et encombre nos boîtes aux lettres chaque année. On se marre parce que tout le monde sait que ceux qui pondent ce genre de littérature ne fouleront jamais le sol de l’Eden. Ils se bornent à nous rappeler la chance que nous avons de vivre dans un monument historique, puis nous assènent leur traditionnelle série de « ne pas » paternalistes : ne pas laisser pendre de linge aux fenêtres (qui ferment à peine), ne pas repeindre les volets (qui ouvrent à peine), ne pas mettre de fleurs aux balcons (qui tiennent à peine), ne pas accrocher de vélos aux lampadaires (qui n’éclairent plus le chemin de personne depuis longtemps).
Ne pas.
Ne pas.
Ne pas.
Chaque année ils déboulonnent le panneau, devenu illisible, pour le remplacer par un autre tout neuf. Deux jours plus tard, il est de nouveau couvert de tags. De temps en temps, avec Ben et Pav, on observe les touristes s’aventurer jusqu’aux barreaux qui nous encerclent. Ils arpentent la rue, nez en l’air, et se tordent le cou, appareil photo ou téléphone brandi pour canarder notre immeuble sous tous les angles. Il est tellement gigantesque qu’il déborde toujours du cadre. Gamins, on s’amusait à contrarier leurs efforts. Pas méchamment, pour rigoler. On n’avait pas grand-chose à faire : juste s’approcher nonchalamment de la limite et patienter. Ils ne pouvaient refréner un mouvement de recul en nous apercevant. On polluait leurs photos. Souvent ils s’énervaient et gesticulaient pour nous chasser. Pour aller où ? Parfois ils attendaient qu’on se lasse. Nous aussi. Débutait alors un long bras de fer de l’ennui. Les perdants, nous la plupart du temps, détalaient par dépit. Aujourd’hui on les mate pendant qu’ils se ridiculisent, allongés sur l’asphalte, téléphone à la main. Ils se contorsionnent comme s’ils allaient crever d’une overdose puis repartent, ravis, avec dans leur poche un bout de notre ciel gris derrière le béton gris.

L’Eden se compose de deux bâtiments : une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. On dirait une fusée prête à décoller. D’ailleurs on l’a surnommée Cap Canaveral entre nous. L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. Les passerelles qui le relient à Cap Canaveral paraissent frêles en comparaison. On jurerait qu’elles vont s’effondrer et nous propulser vers la lune dans un nuage de poussière.

« Eden Tower est l’un des plus beaux exemples de Brutalisme au monde, une architecture typique des années cinquante à soixante-dix qui privilégie le béton et les matières brutes et se caractérise par l’absence totale d’ornements. Ce courant architectural imagine des cités composées de cellules d’habitat, empilées à répétition sur plusieurs niveaux. Il s’est particulièrement illustré dans notre pays. Depuis 2012, toutes les constructions brutalistes de Grande-Bretagne font l’objet d’un classement auprès du Fonds Mondial pour les Monuments (WMF), qui assure la protection des bâtiments les plus précieux de la planète. »
C’est ce que dit le panneau.

2
Le texto de Ben m’a réveillé super tôt ce matin. Ma tête bourdonnait. Je ne sais pas pourquoi. La vie. Tu as beau retourner les choses dans tous les sens, il y a toujours un truc à l’envers, comme quand tu tiens un livre devant un miroir. Sauf qu’un bouquin tu peux le relire si tu as du temps à tuer. Ce sera toujours un peu différent. La vie quand c’est foutu, c’est foutu.

Ben a presque fini son tableau à Banksy Tunnel. Il nous a envoyé les premières photos hier, à Pav et moi. C’est canon, pourtant je n’ai aucune envie de bouger. Je bullerais bien jusqu’à ce soir en glissant d’une connerie à l’autre sur mon téléphone. Les week-ends servent à ça après tout. Encore une ou deux vidéos et je me lève. Il est à peine neuf heures du mat. S’il envoie un autre texto, je sors du lit. J’adore son travail, ce n’est pas la question – Ben a un talent dingue -mais j’ai joué à Fortnite toute la nuit et je suis naze. Il me faut un Red Bull d’urgence, histoire de me remettre les yeux en face des trous.

Je bande sans raison sous la couette, les yeux égarés dans les fissures qui rampent sur le plafond. L’Eden se lézarde de partout. Ils ont même tendu un filet le long d’une partie de la façade pour contenir les éboulis après la pétition de certains touristes. Ils exigeaient que l’extérieur du bâtiment soit restauré et les grilles repeintes. Pour leurs photos. L’intérieur pouvait attendre. Notre chambre est un cube blanchâtre, comme les trois pièces de l’appartement ; des cubes blanchâtres vides de nos vies et remplis des saloperies qu’on nous vend.
J’hésite à me masturber. Lauren est déjà dans la cuisine et prépare le thé. Je jette un coup d’œil à mon site porno préféré. Un samedi matin ordinaire. Je me caresse. Pav appelle ça l’instinct de survie, cette gaule incontrôlable au réveil, morning glory. À mon avis il confond avec les personnes qui ont frôlé la mort. J’ai lu ça sur Internet après les attentats de je ne sais plus où, je ne sais plus quand. Apparemment, les gens qui en réchappent sont pris d’une furieuse envie de baiser ; une espèce de chant du cygne du survivant, un élan de reproduction pour que perdure l’espèce. Mes chants du cygne à moi avortent en général dans un Kleenex.

J’ai besoin de prendre une douche. Pour aller à la salle de bains, il faut passer devant le salon, la télé qui beugle, l’odeur de rance de l’autre et son ivresse pâteuse des lendemains de cuite. Hier soir il a picolé au pub avec ceux du chantier, comme tous les vendredis. Il cuve sûrement sa misère à présent, avachi sur le canapé, dans le scintillement bleuté d’une émission de téléréalité. Je n’ai pas trop envie de voir sa gueule.
J’attrape la boîte de Kleenex.

Je traverse le couloir à pas de loup, referme doucement la porte de la salle de bains et jette mon orgasme d’adolescent aux chiottes. Celui-ci se désagrège dans un tourbillon de chasse d’eau. Ça pue la bière fraîchement pissée ici. Il y en a partout. L’autre a encore visé à côté cette nuit, s’il a même pris la peine de viser. J’étale une serviette, la sienne, sur le carrelage pour absorber son souvenir et grimpe dans la baignoire. L’accumulation jaunâtre de calcaire, au fond, me râpe les pieds. L’eau est glacée, comme toujours les samedis matin. Les footeux de l’Eden rentrent de l’entraînement et vident la chaudière centrale à coups de douches interminables. Je me savonne en vitesse sous un filet d’eau polaire, puis m’essuie en sautillant pour me réchauffer. Serviette autour de la taille, plus ou moins sec, je vérifie mes yeux, mes cheveux, ma peau dans le miroir. J’ai l’air de quoi avec mon air buté, mon nez dévié et mes sourcils protubérants qui écrasent des yeux délavés ? J’éclate deux points noirs puis me frotte les dents rapidos avec un peu de dentifrice sur l’index avant de me réfugier de nouveau dans notre chambre.

Mon téléphone vibre. Deuxième message de Ben : « À quelle heure tu déboules ? On est à l’entrée de Banksy Tunnel. On aura fini dans un peu plus d’une heure. Vous venez ensemble, Pav et toi ? »
Je flaire mon T-shirt de la veille, mes chaussettes ; ça ira. Je les enfile, j’attrape mon pantalon de survêt qui traîne au pied du lit, mes baskets cachées sous le sommier et m’habille. J’ai le temps, Banksy Tunnel se trouve seulement à onze minutes de l’Eden en train, pourtant je me dépêche. Je veux décamper d’ici au plus vite.

Tu ne connais pas Banksy Tunnel ? Cherche sur Internet, tu verras. C’est un long passage piétonnier sous les voies ferrées de la gare de Waterloo, en plein centre de Londres. Pendant longtemps, les sans-abri s’y sont réfugiés, entre les junkies et la police qui faisait régulièrement des descentes. En hiver, les ambulances ramassaient les overdoses et les cadavres frigorifiés sous leurs couvertures de cartons d’emballage. Banksy et d’autres artistes ont recouvert les parois et le plafond de leur génie et, en quelques années, c’est devenu la cathédrale mondiale du Street Art. Ben m’a raconté tout l’historique il y a deux ans. Il y passe sa vie. Ses potes tagueurs et lui refont l’accrochage de leur petit musée souterrain chaque semaine ou presque. C’est pour ça qu’il vaut mieux se grouiller pour voir son œuvre avant qu’un autre artiste ne la recouvre de la sienne. Les mecs sont doués, il faut dire. Enfin, les mecs, il y a plein de filles aussi, tout aussi douées, si ce n’est pas plus. Une, surtout, que Ben aime bien. Elle a un nom de duchesse dont je ne me souviens jamais. Ils ont passé la journée d’hier à bosser sur un tableau commun. Les premières photos sont grandioses. Ben m’impressionne depuis l’enfance. Il sait ce qu’il veut, il avance. Moi ? Non. Je n’ai pas vraiment d’idée. Je m’efforce de ne pas reculer.

On l’appelle Ben mais en réalité, son nom c’est Tadalesh, « celui qui a de la chance » en somalien. Quand il a échoué à Londres avec ses sœurs et ses parents, il avait huit ans et ne baragouinait pas un mot d’anglais. Un jour, Pav et moi dévorions un pot de Ben & Jerry’s, appuyés contre le muret qui délimite le bout de gazon pelé devant l’Eden, quand Tadalesh et sa mère sont passés près de nous. Il la suivait comme un caneton. Elle s’est arrêtée pour tchatcher avec une autre Somalienne et le gosse s’est approché du muret. Classique. « C’est quoi ton nom ? » Il ne comprenait rien et nous a dévisagés, l’air béat. Pav lui a tendu sa cuillère. Tadalesh l’a léchée avec délectation. On s’est marrés. Des années plus tard, il nous a avoué que c’était la première fois qu’il goûtait de la glace. Sa mère l’a chopé par le bras, a hurlé trois mots dans leur drôle de langue, puis l’a traîné de nouveau à sa suite. Elle n’avait pas l’air commode. Depuis elle s’est adoucie à force de nous côtoyer. Il faut dire que Pav et moi sommes sans doute les moins voyous de l’Eden. Enfin, surtout moi. Ce jour-là, Pav a juste eu le temps de crier « Hey ! Ben & Jerry ! On t’revoit bientôt ? » C’est comme ça que Tadalesh est devenu Ben ; à cause d’un pot de crème glacée piqué le matin même au supermarché. Il a eu du bol que ce ne soit pas de la Häagen-Dazs.

J’attrape mon sweat à capuche et fourre les livres de Claire dans mon sac à dos. J’entends ma sœur plaisanter au téléphone avec une copine. J’entrouvre la porte de la cuisine et mime un « à ce soir » accompagné d’un clin d’œil. C’est nul, ce clin d’œil, surtout que Lauren a quatorze ans. La semaine, pendant les vacances, on passe notre temps à jouer à Fortnite quand l’autre est au boulot. Je me suis acheté une console, un casque et un écran d’occasion avec le fric que me donne Claire tous les mois. J’ai posé un cadenas sur la porte de notre chambre au cas où l’autre se croirait autorisé d’y traîner ses guêtres.

Fortnite, c’est énorme ! Au début du jeu, tu es parachuté dans un monde virtuel où tu dois débusquer quatre-vingt-dix-neuf autres joueurs, les dégommer et leur piquer leurs armes pour exterminer ceux qui restent. Tu ne peux pas te planquer parce qu’une tempête repousse tout le monde jusqu’à une zone où les survivants sont obligés de se massacrer. C’est géant ! Je choisis toujours la skin, le personnage si tu veux, d’un mec musclé, tatoué en général, avec les cheveux très courts et la tête bien carrée comme moi. Je me sens invincible. Si je me fais buter, je continue de suivre celui ou celle qui m’a troué la peau à l’écran, pour m’améliorer et copier son jeu dans la partie suivante. J’y retourne et je bousille tout ce qui bouge avec encore plus d’efficacité. J’ai montré la technique à Lauren. Elle se débrouille plutôt bien. Je la soupçonne de s’entraîner en cachette. Elle a un double de la clef de notre chambre, évidemment.

Le week-end je rejoins mes potes le matin. L’après-midi, je fais la lecture à Claire. Ça m’évite de croiser l’autre. On doit se dire dix phrases par mois, et encore. Toujours autour du fric et des courses que je me tape pour qu’on ait de quoi bouffer. Je rapporte souvent des mandarines. Lauren en raffole. L’autre déteste enlever la dentelle autour des quartiers. J’en achète régulièrement. Pour l’emmerder.

Je passe devant la télé qui braille tout ce qu’elle peut. Il est encore torché d’hier soir, à moitié clamsé dans son fauteuil et ne me calcule même pas. Tant mieux. J’ouvre la fenêtre du salon pour laisser un peu s’échapper la puanteur.
— Tu crois que j’vois pas ton p’tit manège? marmonne-t-il tout à coup.
— Ta gueule. J’ai autre chose à foutre que d’écouter tes délires de pochtron.
— Tu vas où ?
— Qu’est-ce t’en as à secouer ?
— Tu vas où ?! répète-t-il en balançant péniblement une canette de bière vide qui s’affaisse à un mètre du fauteuil.
— T’occupe, fous-moi la paix !
— Me rapporte pas encore tes putains de mandarines !
— T’as qu’à te bouger le cul si tu veux autre chose, connard !

L’autre serine constamment que je ferais mieux de trouver du boulot sur les chantiers plutôt que de traîner avec mes potes. Dans quelques mois j’aurai dix-huit ans et je pourrai enfin lui dire d’aller se faire foutre quand il ressasse qu’à mon âge il gagnait déjà sa croûte. Il n’a aucune leçon à me donner. Je bosse depuis mes treize ans, comme la loi anglaise l’autorise ; douze heures par semaine durant l’année scolaire, vingt-cinq pendant les vacances. J’ai commencé par le supermarché en bas de l’Eden. Une copine caissière de ma mère m’y avait dégoté un job, peu après mon treizième anniversaire. Ça valait mieux que de traîner dans le quartier avec le deal ou la seringue pour horizon. J’ai fait entrer Pav et Ben quand des places se sont libérées. Qu’est-ce qu’on s’est marrés ! Au bout de deux ans, j’en ai eu ma claque d’aligner des paquets de pâtes à l’infini pour des prunes. J’ai répondu à la petite annonce de Claire sans me faire trop d’illusions. C’était mieux payé, c’est tout ce que je voyais. Ça me rapprochait du moment où je me casserais de l’Eden.
Et puis aussi, j’ai honte de l’avouer aujourd’hui parce que Mister Ferguson est un mec bien, mais je flippais à l’idée de finir comme lui, chef de rayon pour le reste de ma vie. En fin de journée, il nous filait un tas d’invendables qu’il faisait passer en pertes et profits, même s’il n’était pas dupe et savait bien qu’on les endommageait exprès pour ne pas avoir à les payer. Il nous a raconté un jour que lui aussi a grandi à l’Eden. Peut-être qu’un Mister Ferguson a eu pitié de lui dans sa jeunesse. Je ne sais pas, mais je ne voulais ni de sa pitié, ni d’une existence comme la sienne de ce côté-ci des voies ferrées.

Les premières séances chez Claire n’ont pas été une sinécure. J’ai failli jeter l’éponge à plusieurs reprises. Elle n’aurait jamais accepté, alors je me suis accroché. Au bout d’un moment, je n’ai plus pu m’en passer. Et pas que pour l’argent. L’autre continue de s’imaginer qu’à mes heures perdues je déballe des pots de moutarde sous un néon capricieux. Je ne lui ai jamais parlé de Claire. Je ne préfère pas. S’il savait, il me racketterait tout ce que j’économise et le claquerait sur un site de casino en ligne. Il aboierait que je perds mon temps chez elle, alors que c’est lui qui s’embourbe dans une vie de chien. Claire est persuadée que j’ai des capacités, alors hors de question de planter le lycée, même si c’est un repaire de pourritures. Évidemment pour l’autre, tout ça c’est du pipeau. Il n’est pas resté longtemps à l’école.

L’autre, c’est mon père. Il a trente-sept ans. Il en avait tout juste vingt quand je suis né.
Ma mère ? Dix-sept.

3
Je quitte l’appart et claque la porte, exprès pour le faire sursauter, puis sprinte le long de la passerelle jusqu’à Cap Canaveral. Il surgit sur le palier et braille dans mon dos ses insultes habituelles. Les ascenseurs mettent toujours une plombe à monter. Ils sont en panne une semaine sur deux et puent la pisse. Arrivé en bas, je pousse la porte en verre qu’une batte de base-ball a réduite en flocons la semaine dernière.
L’ombre de l’Eden écrase le jardin. Chaque année elle prolonge l’hiver de quelques jours. Les arbres verdissent timidement. Les jonquilles luttent pour percer le gazon gercé par la neige. J’ouvre le portail en acier dans un grincement de rouille. Le bouquet de fleurs a finalement fané. Ça doit bien faire dix jours qu’il est accroché là. Tout le monde à l’Eden connaissait la victime, un gosse de quatorze ans, quinze peut-être ; pas beaucoup plus vieux que Lauren. Une bande rivale lui a perforé les reins et le foie au cran d’arrêt. On ne sait pas pourquoi. Il y a rarement une raison. Un regard, un mot de travers. La mère du gamin a tout vu depuis sa fenêtre. Elle s’est ruée hors de chez elle en hurlant. Le môme est mort dans l’ambulance. Après ça, la police a interrogé chaque habitant. Personne n’a mouchardé. Trop peur des représailles.
La grille se referme dans un clic métallique.

Je remonte l’impasse sans me presser. J’ai prévenu Ben que j’étais en route. J’entame le décompte dans ma tête, comme d’habitude. Je longe les autres barres d’immeubles nanifiées par l’Eden. Ça fait des années qu’on nous promet de rénover le quartier. Il a été sérieusement amoché pendant la Deuxième Guerre Mondiale m’a expliqué Claire, comme la plupart de Londres. Elle s’y connaît en Histoire. Je retiens mieux ses anecdotes que tout ce qu’on m’enfonce dans le crâne au lycée : Churchill, Darwin, Newton, Shakespeare. À quoi il me sert, Shakespeare, dans ma vie ? Ça agace Claire quand je réagis comme ça. « Si tu te plongeais davantage dans Shakespeare, tu te poserais moins de questions inutiles et tu irais à l’essentiel. » Ça veut dire quoi ? Elle parle toujours par énigmes. Avant de la rencontrer, je n’avais même jamais ouvert un bouquin. Maintenant, je lis tout ce qu’elle me met entre les mains.

En 1945, il ne restait rien ici. Les Allemands avaient entièrement réarrangé les rues à grand renfort de bombes. Ils visaient la gare de Clapham Junction pour bloquer les trains, mais leurs avions manquaient de précision, alors toute cette destruction s’est abattue sur nos têtes, enfin, celles des habitants de l’époque. La paix revenue, on a reconstruit comme on a pu, en posant des tours dans les trous de la guerre. On y a parqué les Irlandais, les Jamaïcains, les Indiens, les Pakistanais quand on en a eu besoin, puis les Ghanéens, les Nigérians, les Chypriotes et enfin les Polonais, les Lituaniens, les Somaliens, les Chinois, les Afghans et les autres. Une vraie tour de Babel ! Nous sommes les seuls Anglais de l’Eden. Et encore, l’autre est écossais. Pav dit souvent, pour plaisanter, que c’est la faute au politiquement correct. Il fallait un quota de British et c’est tombé sur nous. Il y a aussi des Kurdes qui tiennent l’épicerie derrière le barbier turc et un café algérien vient d’ouvrir en face de la mosquée et du centre d’études islamiques.

L’autre répète à qui veut l’entendre que c’est là que pousse la graine de terroriste, mais c’est lui le terroriste. Ma mère ne nous aurait jamais quittés s’il ne l’avait pas tabassée. La télé hurlait pour couvrir ses cris, mais les murs sont si fins que, même amortis par son ventre, les coups résonnaient dans tout l’Eden. Il ne frappait jamais le visage. Trop visible. Elle s’effondrait en faisant trembler la cloison de notre chambre. Il ne la finissait au pied que les soirs où il était sobre, en semaine. Il appelait ça ses moments de tendresse, en ricanant, le lendemain matin.
Souvent il la violait. Au bout de plusieurs minutes, elle se relevait, se traînait jusqu’à la salle de bains et laissait longuement couler l’eau dans le lavabo. Aujourd’hui encore, lorsque le siphon rote les trop-pleins d’eau stagnante, son fantôme revient me hanter. Elle entrouvrait la porte de notre chambre, vérifiait que Lauren et moi dormions ou faisions semblant, puis regagnait sagement la cuisine pour terminer sa vaisselle. Un soir, après son passage à la salle de bains, je m’étais faufilé derrière elle en silence. L’autre cuvait son crime, cul nu, sur la moquette. Elle me tournait le dos, brisée devant l’évier et la fenêtre entrouverte, le regard ancré sur la voie ferrée qui serpente au pied de l’Eden.

Le matin, elle nous accompagnait jusqu’à l’école, de l’autre côté du pont ferroviaire, et tirait sur sa blouse pour camoufler les bleus. Elle rejoignait ensuite son boulot de caissière à une heure et demie de transport de l’Eden. Elle ne pouvait pas risquer de manquer son train et nous déposait en avance devant les grilles de l’école avant de repartir immédiatement en direction de la gare. Lauren courait vers ses camarades de maternelle et son verre de lait quotidien tandis qu’au travers des barreaux, je fixais l’ombre de ma mère s’engloutir dans la masse brune des négligeables.

Soixante et onze, soixante-douze, soixante-treize, l’épicier kurde me salue, comme chaque matin et, comme chaque matin, je désigne du doigt une canette de Red Bull. Il me rend la monnaie en me souhaitant une bonne journée, main sur le cœur comme si le cœur y pouvait quoi que ce soit. Je réponds d’un hochement de la tête pour ne pas perdre mon compte. Quatre-vingt-dix-sept, quatre-vingt-dix-huit. J’ouvre la canette. Une gorgée. Deux. Il y a sept cent cinquante-trois pas jusqu’aux portillons de Clapham Junction.
Tous les jours, je prends le même chemin que ma mère et nous empruntions, ensemble, jusqu’à l’école. Je me fais croire qu’en les comptant, mes pas s’imbriquent parfaitement dans les siens, qu’à huit ans de distance ils talonnent l’ombre de son dernier trajet comme si elle n’avait que huit secondes d’avance sur moi. Je m’arrête toujours devant la vitrine du barbier turc, au pas quatre cent vingt-deux. Au pied de la devanture, une empreinte s’est prise dans le macadam ; un clebs, sans doute, ou un renard comme on en voit souvent arpenter les ruelles de Londres à la nuit tombée. Il a posé la patte sur une plaque de goudron frais, et signé ainsi le trottoir pour l’éternité. Je voudrais que cette empreinte soit celle de ma mère. J’aurais alors la certitude qu’elle s’est tenue à cet endroit il y a huit ans et que, si le temps nous offrait un répit, son parfum y flotterait encore et je tendrais la main pour la glisser dans la sienne.

Un jour, la direction de la chaîne de supermarchés mit en place deux caisses automatiques dans le magasin où elle travaillait. Pour tester l’idée auprès de la clientèle, avait-on rassuré les employées qui s’inquiétaient pour leur avenir. Elles s’excusèrent d’avoir posé la question, réflexe de pauvre, et attendirent, confiantes, le verdict. Le succès fut tel que, trois mois plus tard, on décida de remplacer deux tiers du personnel par des machines coréennes. Ces salauds proposèrent à ma mère un contrat d’intérim dans un charmant quartier verdoyant du nord-ouest de Londres – « à trente minutes à peine de votre lieu de travail actuel » – c’est-à-dire à quatre heures aller-retour de l’Eden. Elle possédait l’orgueil des humbles et n’aurait jamais quémandé le moindre traitement de faveur ni que sa situation reçoive davantage de considération que celle de ses collègues. Elle accepta le poste jusqu’à ce que la clientèle écranophile du nouveau magasin opte, elle aussi, pour l’automatisation. Les habituées avaient massivement coché la case « gain de temps » sur le questionnaire qu’on exhiba en guise de justification. L’une d’elles avait même pris soin de commenter qu’elle serait soulagée de ne plus avoir à répondre au bonjour machinal des caissières, sans réfléchir que, bientôt, des machines la traiteraient avec autant d’humanité qu’un sachet de salade, sans s’encombrer du moindre bonjour humain. Et elle ne trouverait rien à redire.
Même quand c’est la dernière des connes, la cliente a toujours raison.

Aux employées, on suggéra une place, presqu’au même taux horaire, encore un peu plus loin géographiquement, ce qui, pour ma mère, aurait représenté près de cinq heures de transport quotidien. Elle déclina l’offre en s’excusant et ne reçut aucune indemnité, comme spécifié dans son contrat d’intérim qui venait de débuter. C’est aussi ce que précisait la lettre qu’elle avait timidement tendue à l’autre. On exigeait cependant qu’elle travaille jusqu’à la fin du mois car les nouvelles machines ne seraient installées qu’après cette date. Forts du succès mondial de leur procédé, les Coréens accusaient un léger retard de livraison. L’autre lut la lettre à voix haute. Il ne devait pas s’inquiéter, elle trouverait autre chose, plus près de l’Eden. Il s’était énervé. « Parce que tu crois qu’on roule sur l’or peut-être ?! »
La direction décida d’affecter ma mère à l’équipe du soir. Pendant les trois dernières semaines de son contrat, elle finit à vingt-deux heures et rentra à l’Eden à minuit passé, éreintée. L’autre était déjà couché. Il ne la touchait plus. Pourtant un soir, j’ignore pourquoi, il la frappa comme jamais auparavant.

Le lendemain matin, j’avais serré sa main un peu plus fort que d’habitude devant l’école, puis avais rebroussé chemin jusqu’à la gare sans qu’elle s’en aperçoive. J’avais neuf ans. Je m’étais faufilé sous les portillons et avais grimpé les escaliers derrière elle. Caché en retrait d’un pilier, j’avais attendu son train dans l’ombre avant de regagner l’école en courant.

Souvent, je lui demandais pourquoi elle travaillait si loin alors qu’un supermarché de la même enseigne, celui de Mister Ferguson, jouxtait l’Eden. « La vie ne fonctionne pas comme ça », répondait-elle avant de se pencher sur moi, de me caresser les cheveux et de chuchoter, « le choix n’existe qu’au-delà des rails ».

4
La gare de Clapham Junction dresse devant moi son orgueil de briques rouges. Du haut de sa colline, les rails en contrebas, elle se donne des airs de forteresse médiévale, la vanité victorienne en plus. C’est le plus gros nœud ferroviaire de Londres. Vingt-quatre voies s’y croisent dans un dédale d’aiguillages, de feux clignotants, de quais, de ponts et desservent en quelques minutes les deux principales gares du centre, Victoria et Waterloo, ainsi que l’aéroport de Gatwick et les principales villes du sud-ouest de l’Angleterre, Brighton, Southampton, Exeter – la côte à moins d’une heure de l’Eden. Je n’ai jamais vu la mer.

Le grouillement, ici, est permanent. L’entrée du haut, celle qu’empruntent les costumes gris et les tailleurs bleu marine, force les voyageurs à grimper la colline jusqu’au grand hall avant de les faire redescendre vers les voies par une série de passerelles et d’escaliers. L’autre accès, celui d’en bas, le nôtre, chemine sous les rails. Il aboutit dans un souterrain humide et mal éclairé d’où germe une série d’escaliers menant aux quais. Celui-ci se remplit de couleurs aux premières et dernières heures du jour : des bleus de travail, des pantalons cargo kaki, orange, des salopettes marron, des vestes fluo, des uniformes rouges, verts ou bleus. Souvent un logo criard, dans le dos, rappelle à qui ils appartiennent. Et puis des blouses, des blouses, des blouses – blanches, roses, bleu ciel, vertes, rayées ou vichy – toutes avec un badge sur la poitrine.
Un matin que je jouais avec son badge dans la cuisine, ma mère me l’avait repris des mains et épinglé sur son uniforme. Elle avait soupiré à voix basse, « à quoi bon de toute façon ? ». Quand je lui avais naïvement demandé pourquoi, du haut de mes six ans, elle m’avait confié que les clientes n’adressaient la parole aux caissières que pour demander un sac supplémentaire ou leur reprocher de quitter leur poste pour aller aux toilettes. Connaître leur nom leur importait peu. Je n’avais pas encore appris à lire et m’étais écrié, « Tant mieux, il n’y a que moi qui ai le droit de t’appeler Maman ! Lauren aussi quand elle saura parler ». Elle avait ri de bon cœur et m’avait embrassé avant d’ajouter, « Promets-moi que, quand tu seras grand, personne ne sera invisible à tes yeux. C’est pire que le mépris. Pire que les coups ».

J’hésite à sauter les portillons comme d’habitude. Tapi dans la pénombre, le contrôleur me fixe, prêt à bondir. Je hausse les épaules et claque ma carte de transport sur le capteur. La gare est toujours un peu vide en milieu de matinée. Encore plus en période de vacances scolaires quand les costards et les tailleurs bleu marine emmènent leur famille au soleil.

Une fille m’effleure de son parfum. Je me retourne. Elle m’a déjà dépassé dans le souterrain. Sa longue jupe flotte sur un brouillard de poussière. Ses cheveux, presque blonds, cascadent en boucles sur ses épaules nues. Elle porte des sandales trop légères pour un mois de mai. J’aperçois ses pieds fins, aux orteils bien détachés, aux petits ongles vernis comme un soir de juillet. Ils avalent calmement chaque marche jusqu’au vaste quai à demi désert.

Voie neuf, une dizaine de voyageurs attend le train pour Waterloo. Je termine mon Red Bull et balance la canette. Une dame s’énerve toute seule car je n’ai pas utilisé la poubelle de recyclage. Elle meurt d’envie de me faire la réflexion mais lâche l’affaire quand je soutiens son regard. On nous a fait un cours sur l’écologie au lycée l’an dernier. Bien sûr que je connais la môme suédoise qui insulte tout ce qui bouge avec sa gueule de fin du monde, c’est juste qu’à l’Eden, on n’est pas nombreux à bouffer bio ou rouler électrique. C’est un truc de riches ça. On recycle, oui si on veut, quand personne n’a foutu le feu aux conteneurs pour se distraire.

La fille longe le quai réservé à l’express de l’aéroport, puis s’arrête brusquement, presque chancelante. Elle se retourne, le visage voilé par l’ombre du grillage anti-pigeons. Un pas sur le côté. La lumière la révèle. Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, oui, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.

Le chuintement de l’express se rapproche et fend l’air à vive allure. Je m’adosse contre un pilier, à l’écart, et laisse la douceur printanière m’envahir. Les haut-parleurs aboient l’ordre de s’éloigner de la bordure du quai. Le crissement métallique des essieux absorbe d’abord le frémissement des arbres, les querelles joyeuses des moineaux puis recouvre de sa plainte le reste des bruits du monde dans une légère odeur de brûlé.

J’avance d’un pas. La fille me considère, surprise, presque inquiète. Elle a compris. Moi aussi. Un autre pas. Avec la fragilité d’une funambule, elle s’approche des voies et défie mon regard. Trop près du bord. Enlisés dans leur indifférence, le nez sur leur téléphone, les autres voyageurs ne remarquent rien. Le souffle sec de l’express fouette les premiers mètres du quai dans un vrombissement qui fait tressaillir mes semelles. Une impression de déjà-vu me happe soudainement.
De nouveau la fille chancelle et se précipite vers le train.

5
Après l’école, une voisine nous récupérait, le temps que ma mère accoure de l’autre bout de Londres pour nous donner le bain et préparer notre dîner. Ma naissance avait bouleversé ses dix-sept ans, bien sûr, mais la tendresse l’emportait toujours sur la fatigue et elle ne manquait jamais de nous couvrir de baisers lorsque la voisine nous restituait. L’autre, lui, rentrait tard de ses chantiers. Parfois sobre.
Un soir, elle n’est pas venue. Lauren avait six ans. Moi, trois de plus. La voisine avait tenté de joindre ma mère plusieurs fois, en vain. L’autre a sonné à la porte, le regard rouge, l’haleine fatiguée d’alcool, une enveloppe décachetée à la main. Il a remercié brusquement la voisine dont les yeux mouraient d’indiscrétion et nous a ramenés chez nous. Il venait de trouver le mot que ma mère avait abandonné dans la cuisine le matin même. Elle nous quittait ; nous, l’autre, l’Eden. Pour un homme et pour un pays : l’Espagne. Il a parcouru les lignes plusieurs fois à voix basse, en répétant qu’il n’avait rien vu venir. Entre ses doigts, un petit objet scintillait dans la lumière tremblante du plafonnier. L’autre n’en détachait pas les yeux. Soudain il s’est mis à chialer, à tousser comme un jour de rhume des foins. Lauren s’est approchée et a bredouillé « atchoum Papa ». Il a levé la tête. Nous existions. Il a chialé de plus belle avant de s’en prendre à Lauren qui réclamait Maman et de me coller une beigne au moment où j’ai voulu la protéger. Il a enfoncé la lettre dans sa poche, abandonné le petit objet devant lui, puis nous a plantés tous les deux dans la cuisine avant de foutre le camp au pub. Je me retenais de pleurer, pour Lauren, pour qu’elle ne se noie pas dans tout ce chagrin, et puis aussi parce que l’autre me répétait depuis toujours que je ne serais jamais un homme si je passais mon temps à chougner comme ça. Je ne l’avais d’ailleurs jamais vu pleurer jusqu’alors. Sur la table, l’alliance de ma mère avait cessé de scintiller.

Souvent je tape son nom sur Internet à la recherche d’une existence virtuelle. Jamais elle ne s’est façonné de vie heureuse sur les réseaux sociaux ici ; elle trouvait à peine le temps d’être triste. Je sais que la traquer ne sert à rien car disparaître est un droit. Je me suis renseigné. N’importe quel adulte est libre de plaquer sa vie pourrie pour en recommencer une autre ailleurs, sans qu’on vienne l’emmerder. Et même si on le retrouve, on n’a pas le droit de prévenir sa famille sans son autorisation. La loi permet aux gens qui le souhaitent de ne plus exister. Elle n’a rien prévu pour leurs gosses. J’espère qu’un jour – à Lauren, je dis même que j’en suis sûr – ma mère partagera son bonheur en ligne. Peut-être qu’elle l’a déjà fait sous un autre nom. Je ne sais pas. Je lui ai inventé de nouveaux enfants avec l’homme qui nous l’a volée. Nous nous ressemblons un peu, eux et nous.

J’ai acheté un ordinateur en même temps que ma console de jeux dans une boutique d’occase. De recel en réalité. Je le partage avec Lauren, le temps de gagner assez pour lui en offrir un à elle. En fond d’écran, j’ai choisi un paysage de Benidorm. L’autre ressasse que notre mère s’est installée là-bas, avec son maquereau comme il l’appelle. Elle a dû le mentionner dans sa lettre. Je ne sais pas, je ne l’ai jamais lue. Il l’a brûlée, avec toutes les photos d’elle.
Les tours en Espagne sont beaucoup plus belles que l’Eden. Elles rappellent les couleurs du coucher de soleil et oscillent dans une chaleur permanente, le long d’une grande plage toute jaune avec ma mère et sa nouvelle vie, sûrement, en bikini quelque part dessus. Le reste nous l’avons inventé, Lauren et moi. Enfin, surtout moi au début parce que Lauren était trop petite. Ma solitude mémorisait les noms et les images sur la carte d’Espagne que je gardais sous mon oreiller. Le soir, je les racontais à ma sœur pour la voir sourire. Avant de nous coucher, nous guettions les avions par la fenêtre, persuadés que l’un d’entre eux nous la ramènerait, qu’elle pousserait la porte de l’appartement pour venir nous chercher. Elle constaterait qu’ici, rien n’a changé. »

Extrait
« Comme je disais, c’est elle qui a déniché la petite annonce de Claire au supermarché. Quelqu’un l’avait punaisée au panneau Love your Community, dans un recoin mal éclairé, près de la porte de sortie. Ça disait, « Dame aveugle cherche personne pour lui faire la lecture deux heures et demie, trois fois par semaine», suivi d’un numéro de téléphone. Karolina a ajouté, «si tu veux pas une vie de ce côté-ci des rails, je te conseille de téléphoner». C’était mieux payé que d’ouvrir des cartons chez Mister Ferguson.
Alors j’ai appelé. » p. 63

À propos de l’auteur

Portrait d'Olivier Dorchamps, Paris, 20 mars 2019

Olivier Dorchamps © Photo DR

Olivier Dorchamps est franco-britannique. Issu d’une famille cosmopolite, il a grandi à Paris et vit à Londres d’où il a choisi d’écrire en français. Il pratique l’humour, l’amitié et la boxe régulièrement. (Source: Éditions Finitude)

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Regarde le vent

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En deux mots
En rangeant la maison de sa grand-mère décédée, Camille découvre des photos et des lettres et décide de prendre la plume pour raconter la vie de ces femmes qui l’ont précédée. Un projet soutenu par sa fille Jeanne et par son mari, même si ce dernier entend profiter du talent de son épouse.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quatre générations d’amoureuses

Marie-Virginie Dru nous offre un second roman-gigogne. Autour de la biographie de ses aïeules, elle nous raconte le parcours de la romancière face à son manuscrit, face à ses enfants et face à son mari. Une habile construction, une ode à la liberté.

Camille, la quarantaine, mariée et mère de deux filles, vient de perdre sa grand-mère. Après les obsèques et surtout après avoir vidé l’appartement de son aïeule et y avoir trouvé de nombreuses photos de famille ainsi que des lettres, elle décide de prendre la plume pour lui rendre hommage, ainsi qu’à la lignée qui l’a précédée. «Elle s’en tiendra à trois générations: après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette. qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde.»
Voici donc Henriette qui renaît sous sa plume. «Née en 1879 à Alger, elle arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.» Devenue une belle jeune femme, elle va faire tourner les cœurs et se marier trop vite, car c’est avec son amant Pablo qu’elle va vivre la vraie passion. Mais à la veille de fuir avec le bel Espagnol, un accident va la défigurer. Elle renonce alors à son projet et suit son mari du côté de Narbonne. Entre temps, elle s’est rendu compte qu’elle était enceinte et va mettre au monde l’enfant de sa liaison extra-conjugale. La fille illégitime va alors devenir la «marque de fabrique» de la famille durant trois générations. Après Henriette, Odette puis Annette feront de même.
Pour Camille, il n’est pas question de juger ce faux pas, tout au plus y voit-t-elle des femmes qui ont eu l’envie de vivre pleinement leur vie, des femmes libres. C’est en tout cas ainsi qu’elle entend raconter ces vies et les transmettre à ses filles Louise et Jeanne.
La romancière a eu la bonne idée d’insérer dans son roman des extraits du journal intime de Jeanne, ce qui permet au lecteur de découvrir l’ambiance au sein de la famille quand elle découvre son projet d’écriture. Si sa fille est partagée parce qu’elle comprend vite que cette activité n’est pas neutre et que sa mère s’y investit au point de négliger ses enfants, elle y voit aussi un effet-miroir pour sa propre passion, la danse. Comme sa mère, elle s’investit à fond pour progresser jour après jour au sein de l’école des petits rats de Nanterre pour pouvoir être acceptée à l’Opéra.
En revanche son mari, journaliste dans un grand quotidien, y voit une sorte de concurrence déloyale. Après tout, c’est à lui d’écrire un roman, de compléter ses reportages et interviews par la publication d’un livre. Alors, il félicite son épouse, souligne combien les extraits qu’il a pu lire lui plaisent. Et cherche comment il pourrait détourner ce projet à son profit.
Comme dans son premier roman, Aya, Marie-Virginie Dru raconte l’histoire d’une femme qui cherche à se forger un destin et qui, pour cela, doit se battre et se délester du poids qui pèse sur ses épaules. Mais pour cela Camile a des alliées, ses aïeules qui désormais l’accompagnent et la rendent chaque jour plus forte. C’est aussi ça, la magie de l’écriture !

Playlist du livre
Y’a de la joie, Charles Trenet, 1936
Sous les jupes des filles, Alain Souchon, 1993

Déjeuner en paix, Stephan Eicher, 1991
Il venait d’avoir 18 ans, Dalida, 1973

Fascination, Pauline Darty, 1904
Je m’suis fait tout petit devant une poupée, Georges Brassens, 1956
Allô maman bobo, Alain Souchon, 1978
Dans la vie faut pas s’en faire, Maurice Chevalier, 1921
Qui c’est celui-là ?, Pierre Vassiliu, 1973

Premier rendez-vous, Danielle Darrieux, 1941

Ne me quitte pas, Jacques Brel, 1959
Mais je l’aime, Grand Corps Malade, 2020
Il suffit de presque rien, Serge Reggiani, 1968

Boum, Charles Trenet, 1938
Heroes, David Bowie, 1977

Regarde le vent
Marie-Virginie Dru
Éditions Albin Michel
Roman
272 p., 21,90 €
EAN 9782226474421
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris ainsi qu’à Nanterre. On y évoque aussi des séjours du côté de Narbonne, un week-end à Dinard et des vacances à La Baule.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au lendemain de la mort de sa grand-mère, tandis qu’elle feuillette de vieux albums de famille, Camille se met en tête de retracer la lignée de ses aïeules, des femmes libres et extravagantes, « toujours sur leur trente et un, élégantes, coquettes, bavardes, indisciplinées, des gigolettes qui se balançaient en dévoilant leurs genoux et en profitant de la douceur du jour ».
Chaque nuit, au fil de sa plume, elle puise son inspiration dans ce passé triste et joyeux, exhume des secrets bien gardés et fait revivre quatre générations d’amoureuses qui n’ont pas hésité à braver les interdits de leur temps.
Mais c’est compter sans son époux, qui ne supporte pas de voir sa femme écrire et s’épanouir…
Avec l’écriture tendre et veloutée qui a séduit les lecteurs d’Aya, Marie-Virginie Dru dévoile les plaisirs et les blessures de l’amour en ressuscitant une dynastie de femmes au destin romanesque.

Les critiques
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Les premières pages du livre
Prologue
Notes sur les articles 311 et 312 du Code pénal :
« Il y a abus de confiance quand une personne s’approprie un bien que lui a confié sa victime. Cela peut être une somme d’argent, une marchandise ou une œuvre. Aucune poursuite légale ne pourra être engagée pour l’abus de confiance entre époux.
Le vol entre époux n’est pas reconnu. Un époux peut, par exemple, partir du domicile conjugal en emportant tous les biens qu’il souhaite. »

PREMIÈRE PARTIE
LES ÂMES FLÂNANTES
Un rêve impossible
Camille termine de préparer sa prochaine visite. Elle regarde par la fenêtre et, à l’aide de ses doigts, commence à compter. Bientôt sept ans qu’elle promène des petits groupes dans les méandres d’un Paris mystérieux. Guide conférencière, un travail à mi-temps, et à mi tout court, comme le lui fait souvent remarquer Raphaël qui trouve que sa femme a trop de temps libre. « Juste un hobby, dit-il. D’ailleurs, elle ne pourrait pas en vivre, ou alors à moitié. Et encore ! »
Il ne croit pas si bien dire. Camille a si souvent l’impression de vivre à moitié, dans l’à-peu-près. Presque quarante ans, ni jeune ni vieille, un entre-deux tiède. Une vie où rien ne dépasse. Parfois Camille voudrait retrouver cet âge où tout semble possible, où le moyen n’existe pas. Ce temps de l’insouciance où l’on peut refaire le monde, partir sur un coup de tête et dormir jusqu’à pas d’heure. Oui, retourner en arrière : « S’il vous plaît, on peut recommencer, je n’étais pas prête ! » Trop tard, les jeux sont faits. Les habitudes ordonnent les jours. C’est comme ça !
Elle regarde l’heure sur son portable, se lève d’un bond. Sans vérifier son reflet dans le miroir, elle attrape sa veste et claque la porte. Louise doit l’attendre, planquée à deux rues de son école. Pour Camille, comme pour tant de mères, ses filles sont ses trésors. Jeanne et Louise, douze et quatorze ans, petites et grandes, gentilles et méchantes, courageuses et velléitaires, des paradoxes ambulants. En dévalant la rue à toute allure, elle ne pense plus à rien, pas même à son nouveau projet. Son livre. Depuis qu’elle a perdu sa grand-mère il y a un peu moins de trois mois, elle ressent le besoin d’écrire. Un premier mot hésitant, comme le pied qu’on trempe dans l’eau froide sans être sûr de vouloir plonger… puis une foule de mots qui s’agitent telle une guirlande, et des phrases qui s’assemblent presque par magie. Pourtant, écrire lui avait toujours semblé un rêve impossible.
Depuis trop longtemps, Camille enfouit ses tristesses et ses peurs. Devant Raphaël et leurs amis, elle cherche ses mots et n’arrive pas à terminer ses phrases. Alors elle se tait, mine de rien. Elle ne se serait jamais crue capable de transcrire toutes ces contradictions qui l’habitent. Découvrir que l’écriture peut devancer sa pensée la grise.
Presque chaque nuit, elle quitte son lit en prenant soin de ne pas réveiller son mari. Elle rejoint sa lignée maternelle, sa plume parle pour elle. Elle s’amuse, s’étonne. Parfois même, elle pleure. Et c’est doux de retrouver ainsi sa grand-mère dont elle refuse de se séparer.
Tout a commencé le jour de son enterrement.

Celle qui fut
Y’a d’la joie
Bonjour bonjour les hirondelles
Dans le ciel par-dessus les toits
Partout y’a d’la joie
C’était en plein hiver, un jour glacial. Pendant la messe, Camille n’avait pas pleuré. Pas une larme. Serrée contre ses cousins, elle chantait avec eux en fixant la lumière colorée qui perçait les vitraux de l’église Sainte-Clotilde, pour ne pas se noyer dans la tristesse des ombres grises. Son frère accompagnait les chants à la guitare, en gardant les yeux fermés. Leur grand-mère était morte, et ils célébraient à leur manière la joie qu’elle leur avait léguée.
Puis ils avaient regagné leurs rangs pour s’agenouiller sur les prie-Dieu. Mathilde, la mère de Camille, était assise devant elle, recroquevillée dans son chagrin, elle était redevenue une petite fille qui cherche sa maman. Camille a posé une main sur son épaule. À travers le tissu de sa veste, elle sentait ses os qui tremblaient. Autour d’elles, tout s’est accéléré. Les témoignages remplis d’amour et de souvenirs, les prières, les chants, l’encens et toujours la petite flamme rouge, témoin d’une présence improbable. Pendant que le prêtre parlait de résurrection, le regard de Camille est tombé sur une statue de la Vierge qui, pour la consoler, lui présentait son Enfant.
Sa fille Jeanne s’était placée près de l’autel pour dire une prière. Derrière son pupitre, elle se tenait très droite dans sa robe rose pâle, et lisait un texte de sœur Emmanuelle. Son timbre enfantin avait sorti Camille de ses rêveries. Comme un souffle, la voix de Jeanne faisait vaciller les cierges. Les mots remplissaient le silence, quelques reniflements s’accrochaient aux mouchoirs. Quand la cérémonie a pris fin, Camille a retrouvé sa fille dans l’allée centrale et s’est appuyée sur elle, de peur de s’écrouler.
Dehors, elles ont plissé leurs yeux rougis, aveuglées par le soleil. On venait les embrasser, les réconforter, les féliciter pour cette messe et aussi pour avoir si bien chanté. « Y’a d’la joie », fallait oser quand même ! Des mines contrites qui forçaient leur tristesse et des accolades remplies de compassion. Tous ceux qu’on aime et tous les autres, éclairés par la lumière crue de décembre.
Camille a filé en douce avec sa famille pour suivre le corbillard qui roulait à toute allure. Surtout ne pas louper la dernière heure. Dans l’allée du cimetière, ils se sont groupés autour du cercueil. Jeanne a chuchoté à l’oreille de sa mère qu’elle savait que bonne-maman n’était pas dedans. « Sa maison c’est là-haut, tu sais, avec les anges et les étoiles. »
Calée entre sa mère et ses enfants, Camille était comme un arbre. Plantée. Et ses idées, pareilles aux feuilles, flottaient dans l’air glacial. Puis ses deux filles ont rejoint leurs cousins en sautillant, illuminant cet instant de leur jeunesse frivole. Bonne-maman aurait adoré ! Elle n’aimait que les rires et la gaieté, les couleurs claires et les jardins fleuris.
Des messieurs avec des têtes d’enterrement se sont approchés pour la déposer au fond du trou, sa dernière demeure. On a jeté des fleurs comme autant de baisers. « Regardez le nuage tout rose juste au-dessus de nous, c’est elle ! Elle nous sourit… » Et, telle une vague, les cous se sont tendus vers le ciel qui s’embrasait, puis se sont courbés vers la petite fille blonde comme l’aurore qui le pointait du doigt, seule à avoir vu ce signe qu’il ne fallait pas rater. Des larmes brouillaient la vue de Camille et, à ce moment seulement, elle a pleuré sur tout ce qui nous échappe. Sur tout ce qui nous quitte à jamais.
Puis ils sont repartis par la grande allée, et Camille s’est arrêtée devant une tombe en granit noir qui trônait au-dessus des autres. Sa stèle, représentant un immense escalier donnant sur une porte entrouverte, semblait monter jusqu’au ciel. Attirée par la force qui s’en dégageait, elle s’est approchée pour lire l’épitaphe gravée en lettres d’or : « Pour celle qui fut tout mon bonheur ». Ces mots l’ont bouleversée, l’amour pouvait régner sur la mort, une passion pouvait être infinie. Cet amour-là, auquel elle rêvait depuis toujours.
En rejoignant Raphaël, elle a glissé sa main dans la sienne. Il l’a serrée si fort qu’elle s’est sentie rassurée.

Photos sépia
Quelques semaines après, il a fallu déménager l’appartement de bonne-maman. En arrivant devant chez elle, Camille, par réflexe, a failli sonner. Elle ne pouvait pas croire que sa grand-mère ne serait plus jamais là pour l’accueillir.
Son chat avait pris sa place. Sur le coussin brodé, il avait enfoui sa tête sous ses pattes pour ne pas voir ce qui se passait. Puis il s’était mis en boule, pendant que Mathilde, plus orpheline que jamais, tournait en rond dans l’appartement. Elle s’affairait, ordonnait, triait, étiquetait ce qui avait été la vie de sa mère. Le commissaire-priseur devait passer le lendemain pour mettre un prix sur ces meubles qui furent les témoins de ses jours. Ses petits-enfants avaient déjà choisi l’objet, le bibelot chargé de souvenirs qu’ils emporteraient chez eux. Afin que leur grand-mère continue à les protéger. Chaque recoin était imprégné de sa présence et son parfum flottait encore dans l’escalier de son immeuble.
En voyant sa mère si pâle, Camille craignait qu’elle ne s’effondre au beau milieu des objets autour desquels elle s’affairait. Son oncle était assis derrière un bureau, il remplissait de la paperasse, téléphonait, organisait. Il avait l’air d’un vieil enfant trop sérieux. Dès que sa bonne-maman, au sourire aussi large que le cœur, lui revenait à l’esprit, Camille s’efforçait de retenir ses larmes. Sa grand-mère lui avait enseigné la légèreté, la gourmandise, la joie. C’était à elle qu’elle se confiait, elle qui comprenait mieux que personne ses secrets d’adolescente.
Annette avait toujours été gaie, rose et parfumée. Une grand-mère aussi soyeuse que ses foulards. Aujourd’hui, par son absence, elle devenait pesante pour la première fois.
Camille s’était lovée dans un coin pour trier les albums photos. Il y en avait plusieurs piles, agglutinées derrière le canapé. Beaucoup étaient déchirés à force d’avoir été feuilletés. Elle connaissait par cœur les plus récents. Ceux avec ses filles, avec leurs cousins. Dans d’autres, un peu plus anciens, se succédaient des images témoins de son enfance. Camille avait du mal à se reconnaître dans cette ado au regard intransigeant. Où était-elle passée ? Les dîners de Noël où ils sont tous réunis et les montagnes de cadeaux sous le sapin qui touche le plafond. Les mines réjouies des enfants devant les beaux paquets qu’ils n’osent pas ouvrir. Ces instants magiques qui ne reviendront plus. Cette grand-mère était leur Mère Noël, impossible d’y croire sans elle.
Les photos changent de saison, et voilà des plages remplies de châteaux de sable, de mines barbouillées de chocolat et de pique-niques joyeux. La Baule, Saint-Aubin, Chassignol, les maisons passent comme les années. Tout se mélange.
Camille se sentait alourdie par ces morceaux de vies qui s’étalaient sous ses yeux. Elle classait les albums en fonction de ceux qui y figuraient, et de l’époque où les clichés avaient été pris. Certains remontaient à très loin. L’un d’eux, qui semblait dater de Mathusalem, s’était ouvert tout seul. Camille a senti un appel. Des photos sépia représentant d’autres plages, d’autres visages, des femmes en robe longue protégées par leurs ombrelles. Des regards profonds qui semblaient l’interroger. Des enfants appuyés sur de grandes pelles avec des rubans plein les cheveux. Des scènes joliment cadrées, des perrons accueillants et des pergolas débordant de glycines. Quelques instants de bonheur dans des sentiers aujourd’hui disparus. Dans les photos de famille, on n’immortalise que le meilleur, pour laisser une trace des beaux jours. Qui étaient ces aïeules qui prenaient vie dans ces souvenirs muets ?
Certains visages lui revenaient en mémoire. Elle avait tout de suite reconnu les yeux pétillants d’Odette, son arrière-grand-mère. Si jolie sur cette image où elle est déguisée en fée. Au bas de certaines photos, des prénoms, des lieux et des dates l’aident à se faufiler dans le passé de ces inconnus qui étaient pourtant ses ascendants. Ce moustachu en redingote à l’œil polisson, Narbonne, 1921, c’était qui ? Camille avait commencé à imaginer, à rêver. À force de remonter le temps, elle ne l’avait pas vu filer. Installée confortablement dans le canapé, elle feuilletait cette succession d’univers désuets avec la sensation d’épier des existences. Les photos se décollaient de leurs pages pour lui raconter une histoire étrange et familière. Elle était curieuse d’en savoir plus sur ces gens qui tous avaient un lien avec elle. Leurs expressions avaient été fidèlement conservées, imprimées, collées, avant de tomber dans l’oubli.
Ce déjeuner sur l’herbe avant la disette. Cette parade dans un chariot avant la guerre. Cet enfant qui sourit juste avant d’être mis au coin. Cette femme entourée qui sera un jour abandonnée. Camille avait l’impression de faire leur rencontre, il ne leur manquait que la parole. Elle aurait voulu entendre leurs voix, découvrir leurs intonations, leurs accents, leurs murmures. Un brouhaha envahissait son cerveau au moment où la sonnerie d’un portable la ramena au présent. En levant la tête, elle a soudain remarqué les murs du salon vidés de leurs tableaux. Des rectangles clairs comme des fantômes faisaient ressortir la peinture défraîchie. Ce spectacle lui arrachait le cœur, la mettait face à ce qui s’efface. Ce qui passe. Ce qui ne reviendra jamais. Comment prolonger le souvenir de ses aïeux ? Elle a reposé les albums, décidée à ne pas perdre cette mémoire. L’idée de son livre s’était enclenchée.
Un peu partout dans la pièce assombrie, plein de petits tas. Des lots prêts à partir pour les enchères. Le seul à ne pas avoir changé de place, c’était le chat. Toujours en boule sur son coussin, il a relevé la tête en jetant un regard hautain. Puis il s’est remis à ronronner et a replongé la tête sous ses pattes, sûrement pour aller retrouver sa maîtresse.

Jours de visite
Les jours se suivent, les nuits s’écrivent. Sa plus jeune fille sautille pendant que l’autre s’évade dans son monde d’ado. Camille planifie ses journées en attrapant les heures au vol, elle file sa vie à toute allure. Des cernes fanent ses yeux, on ne voit que le bleu limpide de ses pupilles.
Deux fois par mois en moyenne, il y a les visites qu’elle organise. Il lui faut au moins une semaine de recherches pour s’imprégner du coin de Paris sur lequel elle a jeté son dévolu. Sa méthode est toujours la même. D’abord elle se perd dans les rues du quartier. Elle frôle les vieilles pierres, pousse les portails entrouverts à l’affût de secrets. Ensuite elle fouille dans ses livres, sur Internet et déniche les histoires insolites qui se sont déroulées dans ces lieux. Allongée sur son lit, elle griffonne sur ces existences passées en se transportant des siècles en arrière.
Les jours de visite, elle attend les participants le ventre un peu noué. Le rendez-vous est à quatorze heures pile. Ils sont en général une quinzaine, majoritairement des femmes. Deux ou trois hommes s’immiscent timidement, ce sont souvent les plus attentifs. L’excursion peut débuter. Camille déambule sur les trottoirs en se tenant bien droite, serrée de près par son groupe. Elle fait de grands gestes en parlant haut et distinctement, elle embarque son escadrille dans un voyage à travers le temps.
Puis vient la nuit… elle émerge de ses rêves, et, sur la pointe des pieds, quitte les ronflements de Raphaël pour retrouver ses feuilles. Les phrases s’enchaînent, Camille dérive, amarrée à son stylo. Elle laisse l’écriture voguer au fil de sa pensée, et s’aventure sur des sentiers inexplorés pour laisser ses mots dépasser les lignes.
Ses héroïnes sont Henriette, Odette, Annette. Dans l’ordre, son arrière-arrière-grand-mère, son arrière-grand-mère et sa grand-mère ! Ses idées s’ordonnent en prenant forme. Elle se sent reliée à une force étrange qui prend racine au creux de son ventre, dans ses souffrances et dans son passé. Comme si elle essorait son âme de profondeurs insoupçonnées. Elle voudrait comprendre ce qui se transmet d’une génération à l’autre, ce qui l’a fabriquée. Beaucoup de ce qui nous constitue vient de si loin. Nous héritons d’une mémoire dont il faudrait pouvoir s’alléger pour échapper à ce qui se répète à travers les générations. Cette mémoire, elle a décidé de l’explorer.
Un rayon de soleil filtre sous la porte, les ombres se déplacent, le jour se lève. Camille va cacher les feuilles qu’elle vient de noircir dans un placard de la cuisine. En revenant dans le couloir, elle jette un coup d’œil au miroir devant elle. Ses cheveux ébouriffés tombent sur son front et ses yeux luisent dans la pénombre. Elle se sourit avant de réendosser son rôle de mère, et tape aux portes : « Allez, les filles, c’est l’heure ! »

Jeanne
Un pas devant l’autre. Surtout pas marcher sur les lignes. Sauter dans les carrés, jouer à la marelle sur le trottoir. C’est mieux dehors, parce que chez moi, il y a cette odeur de trop, trop chaud, trop serré, trop je sais pas quoi, mais trop. Comme elle dit tout le temps ma grande sœur. Trop…
Je n’ai pas touché une seule ligne avec mon pied, trop forte. Pourtant y’a trop de gens autour, bon j’arrête de dire trop, ils me bousculent… un peu, avec leurs grands sacs.
Ah ! cet air dans ma tête, lalalalala, j’ai envie de faire un entrechat. Je suis forte en entrechats, je saute, mes pieds tourbillonnent et vraiment c’est mon rêve d’être un rat d’opéra. Un rat qui aime les chats ! Je veux absolument, énormément, incroyablement, plus que tout au monde entier, devenir danseuse étoile, être tout là-haut avec des fleurs dans les bras. Papa, il ne croit pas que j’y arriverai. Pourtant j’ai été admise à l’école de danse de l’Opéra, c’est ma première année, je suis en sixième division. Mon papa m’appelle sa rate, mais il préférerait que j’arrête de voler sur mes jambes toute la journée et que je retombe enfin sur terre. Il dit des choses, mais elles passent au-dessus de ma tête comme si c’étaient les flèches d’un Indien qui ne saurait pas viser.
Ma sœur, elle me demande toujours : « Tu préfères papa ou maman ? » C’est bête comme question ! Mais j’hésite pas : maman, elle est belle et si douce. Son seul défaut, c’est qu’elle ne voit que ce qu’elle veut, elle ne voit que ce qu’elle aime. On dirait qu’elle filtre les mochetés pour y mettre sa lumière. Elle est naïve. Pas comme moi ! J’ai une loupe dans ma tête, je ressens tout, jusqu’au bout de mes doigts que je tends si loin pour pouvoir tout attraper, même ce que l’on ne voit pas : les battements de cils, les ronds de fumée dans le ciel, les bulles de savon transparentes, les toiles d’araignée planquées dans les coins. Je m’étends en étoile de mer et je vais jusqu’à l’océan infini… Je me faufile, je me glisse partout. Je ne veux surtout rien rater. D’ailleurs ça m’énerve quand on parle dans mon dos. J’ouvre bien mes écoutilles, et j’arrive toujours à entendre ce que je ne devrais pas.
Maman, ma maman sur la terre comme au ciel, elle ne s’en doute pas, mais elle a besoin de moi. Pour l’aider à voir, à savoir. Tiens, je suis déjà arrivée à mon école de ballet. C’est à Nanterre, c’est un peu loin pour y aller, je suis obligée de prendre le RER. À chaque fois c’est pareil quand j’arrive, mon cœur bat fort, il cogne à l’intérieur comme s’il voulait sortir, ce n’est pas parce que j’ai couru, c’est juste parce qu’il aime tellement ce moment-là… Et les après-midi, après les cours barbants de maths ou de français, je suis trop heureuse de me retrouver dans la salle immense toute recouverte de glaces ! Mon cœur m’accompagne, il suit la musique, me donne le rythme et fait des claquettes. Je me sens Marie pleine de grâce.
Je cours vite vers la salle Lifar, je vais encore être en retard. « Bonjour, madame Platel, oui je me dépêche ! » J’accroche mon sac, je remets mon cœur à sa place… et sur la pointe de mes chaussons, j’entre dans mon royaume ! Me voilà !

Les failles
Camille est partie à pied de chez elle, c’est le premier jour du printemps, les arbres bourgeonnent de promesses et un soleil frais l’accompagne. En remontant la rue Saint-Jacques, elle songe aux cycles de la vie, à ceux des saisons, au temps qui file.
Elle s’est retrouvée allongée sur une table au centre d’une petite pièce sombre. Ça sent comme à l’église. C’est son amie Dorothée qui lui a conseillé ce praticien. Les premiers instants, elle se demande ce qu’elle fait là. Puis elle décide de jouer le jeu et ferme les paupières pour être plus réceptive. Deux mains s’agitent autour de son corps pour repérer les failles et les désaccords qui en perturbent l’harmonie. Elle commence à ressentir une profonde léthargie qui l’extrait peu à peu de ce lieu. Par moments, une chaleur diffuse l’envahit et ses pensées flottent en apesanteur. Des images, des réminiscences viennent de loin, pour s’enfuir tout aussi vite. Le va-et-vient des mains et les mouvements de l’air qui l’accompagnent la bercent, un ruban se déploie dans les recoins les plus profonds de ses cellules. Pour alléger ce qui l’étouffe. Des nœuds, des précipices.
Ses veines palpitent en cadence et Camille imagine un chef d’orchestre qui coordonnerait son corps avec sa baguette. Sous cette impulsion, son enfance lointaine a surgi comme la lave d’un volcan qui l’envelopperait. Une sensation à la fois brûlante et réconfortante. Ses épaules tressautent dans la vague qui l’enroule et la submerge. Marée haute, le soleil n’est pas loin, c’est triste et doux, ses larmes coulent pour laisser sortir de son cœur l’océan qui l’inonde. Des pleurs sans tristesse mouillent ses joues, c’est comme une pluie d’été. Des bouffées de son passé transformées en gouttes salées pour nettoyer ses plaies. Pleurer ne lui a jamais semblé aussi approprié. Des larmes serpillières pour étancher ses paniques.
Quand le magnétiseur lui dit qu’il va se placer derrière sa tête pour communiquer avec ses aïeules, Camille n’ose plus respirer. Elle éprouve une crainte irrationnelle face à tout ce qu’elle garde en elle. Son cœur cogne dans sa poitrine, comme une requête. Mais l’homme est déjà en résonance, ses doigts s’incrustent dans son cerveau, ses paumes sont brûlantes.
Le silence est devenu tellement profond que Camille croit entendre des voix qui viennent de très loin. Il suffit d’écouter.

Jeanne
Stop, la barrière est fermée. La petite dame très maquillée sort de sa guérite et, avec une démarche de paresseux, s’avance pour la relever. La gardienne du cimetière des Batignolles, je lui souris avec respect. C’est pas rien de passer sa vie près des tombes et d’être responsable de la frontière qui sépare les vivants des morts. C’est pour ça qu’elle m’impressionne dans son uniforme bleu, avec sa casquette et ses paupières très bleues aussi. Schtroumpfette de la mort.
« S’il vous plaît, madame, une pelle et un arrosoir. » Elle me répond mollement, comme si chaque mot venait de l’autre monde : « Sers-toi, tu les remettras où tu les as pris… » Je prends vite mon barda, oui bien sûr madame, je ne vais pas les garder pour moi, qu’est-ce qu’elle croit, et je file bien vite entre les lignes délimitées des enterrés.
J’écoute fort le silence, il prend toute la place. Maman marche près de moi sans faire de bruit. On vient ici pour voir Annette, sa grand-mère qui est morte juste avant Noël. Mon arrière-grand-mère à moi. Je vais rendre belle sa tombe, je ramasse les fleurs fanées, je plante des petites pensées, elles sont jolies comme tout. Je pense à elle qui n’est évidemment pas en dessous de tout ça, mais en dedans de moi ou alors là-haut avec les étoiles, les nuages, les anges posés dessus et tout le tralala ! Oui, tout est dans le ciel, je le regarde toujours, c’est pour ça qu’on dit que je suis tête en l’air.
Je parle à ma bonne-maman, je sais que la mort c’est pas ne plus exister, c’est au contraire être là, partout avec moi, en moi, je sens son amour qui me frôle. Un arbre très grand est penché au-dessus de sa tombe, je retrouve dans ses branches le sourire qu’elle avait quand j’arrivais chez elle. Elle me préparait toujours mon déjeuner préféré, la salive dans ma bouche rien qu’à y penser, et l’odeur du chocolat qui se mélangeait à son parfum, c’était comme entrer dans le jardin le plus beau du monde. Son gros chat se frottait à mes jambes, je goûtais les délices du mercredi en ronronnant avec lui.
Elle est juste là. Pour toujours. Elle me chuchote des mots avec les ailes d’un oiseau, ou bien dans le vent et les feuilles qui s’échappent en flottant, parfois aussi dans les pas des gens, alors je ferme les yeux pour mieux la retrouver. C’est notre secret, j’adore ce qu’on ne voit pas, ce dont on doute. Les racines des arbres, qui leur permettent de parler entre eux, et qu’on devine sous l’herbe, l’empreinte de la mer qui donne ses rides au sable mouillé, et j’adore aussi me réveiller la nuit et ne pas être certaine que le jour va se lever. Même l’angoisse qui me serre le cœur quand maman n’est pas rentrée et que j’imagine tout plein de choses, c’est bizarre mais j’aime aussi. J’aime ne pas être sûre d’être amoureuse un jour. J’aime être certaine de rien, pour garder la surprise. J’aime les points d’interrogation.
Je ne comprends pas pourquoi les grands veulent tout savoir, tout connaître, tout planifier. Rien ne se passe jamais comme on croit. Je préfère douter de tout, mais je suis quand même sûre d’une chose. Mourir, ce n’est pas la fin, mais la suite. C’est ma seule certitude.
Maman me dit qu’il faut déjà rentrer. On se retourne en même temps pour saluer la tombe si gaie maintenant, avec ses fleurs roses et violettes, on dirait qu’elle rit. La lumière humide glisse sous les arbres et les pierres tombales se dressent comme des soldats au garde-à-vous, les feuilles tourbillonnent dans les allées vides. Les mots d’amour gravés dans la pierre parlent doucement de la vie qui s’en va.

Les loyautés invisibles
Elles très fières
Sur leurs escabeaux en l’air
Regard méprisant et laissant le vent tout faire
Elles dans l’suave
La faiblesse des hommes elles savent
Que la seule chose qui tourne sur terre
C’est leurs robes légères
Pour raconter une histoire, il y a forcément un point de départ. D’abord la mort de sa grand-mère, les albums photos… Et les mains du magnétiseur qui sont venues fortifier ce qui s’ébauchait en elle. Camille se souvient de ses mots pendant la séance : « Elles sont toutes là, si nombreuses, elles vous écoutent et sont très joyeuses. Elles vous laissent les rênes. Rassurez-vous, vous serez aussi libre qu’elles, vous leur ressemblez. Votre grand-mère aussi est là, elle ne veut pas se retourner, mais elle est avec vous. Comme une ombre qui vous accompagne. Toutes ces femmes sont fières de vous et vous protègent… Des phénomènes ! Elles sont exceptionnelles… » Camille voit défiler ces visages retrouvés dans les albums photos. Toutes ces mémoires enfouies. Explorer sa famille à partir d’interrogations, sans vraiment savoir ce qu’elle cherche. Comme si la vie n’était qu’un vaste questionnement, dont les réponses varient et tournent en rond. Que sait-on pour de vrai ? C’est ce pas-grand-chose que Camille arpente en tâtonnant, pour remonter le temps et retrouver ces aïeules qui l’interpellent. Elle a choisi de s’en tenir à la chronologie, elle commencera par écrire sur son arrière-arrière-grand-mère. À partir d’images d’elle éparpillées, de bribes d’histoires qu’on lui a confiées, elle va tenter de lui recréer une vie.
Née en 1879 à Alger, Henriette arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.
La tour Eiffel, dont Henriette allait suivre l’édification, fut sa première passion. La petite fille habitait sur le Champ-de-Mars, elle avait l’impression de grandir en même temps que cet échafaudage gigantesque. Tout était immense autour d’elle comme en elle, sa joie devant les fastes de la capitale, sa peine d’avoir quitté son père. L’excitation de découvrir l’Exposition universelle, de se balader sur un bateau-mouche, ou d’accompagner sa tante faire des emplettes à la Samaritaine, ce grand magasin où l’on trouvait déjà tout. Les bicyclettes, les fiacres, les affiches, les fanfares et les terrasses de cafés, tout cela l’enchantait. Mais il y avait aussi ces heures où, prostrée dans son lit, elle implorait le bon Dieu de ressusciter sa mère. Son père passait en coup de vent prendre de ses nouvelles, et chaque fois qu’il repartait, elle piquait une crise de nerfs. Ce caractère tout en extrêmes restera sa marque de fabrique. Elle ira par monts et par vaux, laissant aux autres les chemins plats et raisonnables. Sa vertu ne regardait qu’elle, et ses hauts et ses bas l’entraîneront dans des pirouettes dont elle se relèverait la nuque fière et le torse bombé. Pour flotter en apesanteur et détourner les lois de la bienséance, il faut savoir rester légère.
La grand-mère de Camille lui en avait souvent parlé. Elle lui décrivait Henriette, sa grand-mère à elle, à mi-voix, comme si elle la craignait encore. Originale, délurée, capricieuse, autoritaire, elle avait fait tourner les hommes en bourrique. On lui avait même raconté qu’Henriette avait « le fri-fri en aigrette », ce qui laissait supposer des tas de choses indécentes. En grandissant, Camille s’était dit que dans ce monde, la seule chose qui tourne rond, ce sont les jupes des filles. Et ce qui se cache dessous.
Camille puise dans deux sources d’inspiration : les lettres de ses aïeules et de nombreuses photos. En pensant à son livre, elle a pointé son index sur cette femme et tracé une courbe qui descend jusqu’à la naissance de sa mère. Qu’elle ne tient pas à évoquer, elle est trop proche d’elle. Elle s’en tiendra à trois générations : après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette… qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde. Et de mère en fille, au milieu de toutes ces transformations, toutes trois ont laissé leurs propres traces. Avec l’amour comme religion et le rire en partage, ces femmes ont rattrapé le temps dans une société qui bougeait autant qu’elles. Elles ont choisi les bonheurs fugaces et dangereux plutôt que la monotonie respectable des jours qui passent. Une vie en spirale.
Camille a surtout voulu se pencher sur une faille qui se répète et se prolonge tout au long de sa lignée. Comme un trait héréditaire tenu longtemps secret, ses aïeules eurent en commun un secret de fabrication : chacune d’entre elles conçut un enfant sous le joug d’une passion avec un père qui n’était pas leur mari. Guidées par une sorte de loyauté invisible et singulière, toutes les trois donnèrent vie à des enfants de l’amour. Des secrets de famille périmés.
Henriette, Odette et Annette furent des guerrières et des amazones. Camille veut les faire revivre, reconstituer leur destin de femmes libres. Joyeuses, jalouses, possessives, égoïstes, maternelles, amoureuses, mélancoliques, romantiques, angoissées, courageuses. Dans leurs vies, le rire éclaboussera les larmes et la légèreté sera érigée en arme.
Un monde en frous-frous et en jupons où les pères sont perdus et les maris absents.

Henriette, 1899
Ce matin, c’est encore Henriette, la grand-mère de sa propre grand-mère, qui s’est réveillée sous sa plume. Camille l’a rejointe dans sa chambre aux dessins fleuris de la rue Galvani.
Henriette émergeait d’une sieste dont les rêves étaient plus brûlants que le thé déposé par la bonne sur sa table de chevet. Devant sa coiffeuse, son visage aux contours encore flous la fit sourire, tandis que son esprit prenait de l’avance. Dans deux petites heures, elle sera près de lui. Son cœur lui sembla aussi ébouriffé que sa coiffure, il battait si vite, déjà prêt à s’évader. En se coiffant, elle remit de l’ordre dans ses idées et reposa sa brosse, satisfaite du résultat. Avec sa houppette, elle déposa la poudre de riz sur ses joues trop roses d’avoir bien dormi. Ses cheveux devaient briller de mille feux, mais surtout pas son nez !
En se détaillant dans l’ovale de sa glace cerclée d’acajou, une image de ses jeunes années ressurgit. Henriette ressentit au fond d’elle les bonds de son cœur d’enfant qui explosait de joie lorsque son père arrivait. Elle entendit sa voix qui lui murmurait : « Ma fille, ma poupée, tu n’es pas jolie, tu es plus que ça, irrésistible. Tes yeux immenses, ta bouche large, montre-moi tes quenottes, oh oui, admirables, et cette fossette qui vient creuser ta joue me fait fondre. Tu es le portrait de ta pauvre mère. » Les yeux de son papa qui la fixait en s’avançant vers elle. Si près qu’elle sentait son haleine et sa gêne. Une odeur de tabac lui soufflait un air dont elle ne savait quoi faire. Ses grandes mains encore froides du dehors se posaient sur son cou. Et déjà son papa chéri qu’elle attendait sans cesse reculait en prétextant : « Je dois aller voir ta tante. » Il la laissait seule dans sa chambre devenue soudain glaciale.
Henriette releva ses cheveux pour ranger ses souvenirs et ses barrettes dans son chignon. « Irrésistible. » Depuis, elle s’était donné tant de mal pour devenir jolie qu’elle y était presque arrivée. En tout cas, les hommes confirmaient les propos de son père en succombant à son charme les uns après les autres. Son mari en était fou et s’il fréquentait d’autres femmes, ce n’était que pour se rassurer sur lui-même. Mais en ce jour d’automne capricieux, le seul qui comptait devait déjà l’attendre à l’angle du boulevard Exelmans pour une promenade interdite.
« Zèle, cria-t-elle à sa gouvernante, viens attacher mon corset, vite, le temps presse ! » Et les lacets en satin furent noués en un éclair par les doigts agiles. Henriette admira sa taille devenue si fine et sa cambrure parfaite. Avec sa silhouette en S, elle n’arrivait plus à respirer et se sentait prête à faire chavirer les cœurs. La dentelle grise de son soutien-gorge lui chatouillait l’épaule et ses seins comprimés avaient repris leur galbe. Comme avant la naissance de ses jumelles. Elle enfila son jupon, sa chemisette et la nouvelle robe au tissu moiré qui allait refléter la lumière de ce beau jour. Elle était fin prête, et se détaillait. Pas jolie, non, plus que ça : belle. Elle savait que c’était d’aimer si fort qui la faisait resplendir. Elle se retourna devant la glace pour admirer de trois quarts ses fesses rebondies et sa nuque pâle. En attrapant son ombrelle, elle commença à chantonner puis se ravisa aussitôt. « Ce n’est pas le moment de réveiller les petites ! »
Pablo et elle se rendirent au bois de Boulogne. Pour piétiner les feuilles mortes en se tenant par la main, bâtir, non plus des châteaux en Espagne, mais de vrais projets d’avenir. Ils prirent la décision de faire éclater leur amour au grand jour. Il la serra contre lui un peu trop fort. Entre le corset et les bras vigoureux, elle se sentit défaillir. La bouche de Pablo lui rendit son souffle en la propulsant dans une joie si intense que plus rien n’existait. Ils se sont enlacés sous les branches cachotières. Les cliquetis venant du lac où des barques dérivaient à coups de rames et de rires s’accordaient à leurs soupirs. Un bonheur qu’Henriette essayait de retenir, des larmes comme des gouttes de rosée allégeaient son cœur qui contenait trop de passion. Inquiète de cet instant qui s’enfuyait déjà, elle pensait au Rimmel qui allait laisser une trace noire sur sa joue, à son mari qu’elle abandonnerait, à son chignon qui s’effondrait. Des pensées terre à terre, alors qu’elle côtoyait le septième ciel. « Dévergondée, divorcée. » Ses jumelles seraient rejetées par leurs amies. Tant pis. Contre vents et marées, elle était prête à tout pour se réveiller chaque jour près de lui.
Pablo lui aussi l’adorait. Depuis que ce bel Espagnol avait rencontré cette femme, épouse d’un ami, il en était fou. Plus rien n’avait d’importance quand il caressait sa peau si douce. Ni les lois, ni les dieux, ni les fidélités. Elle s’était offerte si rapidement qu’il n’avait pas eu le choix, il n’avait même pas eu à faire le premier pas. Un amour dévastateur. Les deux amants ne vivaient plus que pour ces heures fugaces où leurs mains se caressaient. Ventres noués et bouches collées, ils s’envolaient vers des mondes nouveaux, emplis d’un émerveillement partagé. En comparaison, le danger qu’ils couraient semblait minime. »

Extraits
« Que sait-on pour de vrai ? C’est ce pas-grand-chose que Camille arpente en tâtonnant, pour remonter le temps et retrouver ces aïeules qui l’interpellent. Elle a choisi de s’en tenir à la chronologie, elle commencera par écrire sur son arrière-arrière-grand-mère. À partir d’images d’elle éparpillées, de bribes d’histoires qu’on lui a confiées, elle va tenter de lui recréer une vie.
Née en 1879 à Alger, Henriette arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.
La tour Eiffel, dont Henriette allait suivre l’édification, fut sa première passion. La petite fille habitait sur le Champ-de-Mars, elle avait l’impression de grandir en même temps que cet échafaudage gigantesque. Tout était immense autour d’elle comme en elle, sa joie devant les fastes de la capitale, sa peine d’avoir quitté son père. L’excitation de découvrir l’Exposition universelle, de se balader sur un bateau-mouche, ou d’accompagner sa tante faire des emplettes à la Samaritaine, ce grand magasin où l’on trouvait déjà tout. Les bicyclettes, les fiacres, les affiches, les fanfares et les terrasses de cafés, tout cela l’enchantait. Mais il y avait aussi ces heures où, prostrée dans son lit, elle implorait le bon Dieu de ressusciter sa mère. »
p. 35

« Camille puise dans deux sources d’inspiration: les lettres de ses aïeules et de nombreuses photos. En pensant à son livre, elle a pointé son index sur cette femme et tracé une courbe qui descend jusqu’à la naissance de sa mère. Qu’elle ne tient pas à évoquer, elle est trop proche d’elle. Elle s’en tiendra à trois générations: après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette. qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde. Et de mère en fille, au milieu de toutes ces transformations, toutes trois ont laissé leurs propres traces. Avec l’amour comme religion et le rire en partage, ces femmes ont rattrapé le temps dans une société qui bougeait autant qu’elles. Elles ont choisi les bonheurs fugaces et dangereux plutôt que la mélancolie respectable des jours qui passent. » p. 36-37

À propos de l’auteur
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Marie-Virginie Dru © Photo DR

Marie-Virginie Dru est peintre, sculptrice et romancière. Son œuvre est très inspirée par l’Afrique, et en particulier le Sénégal, où elle a vécu et séjourne régulièrement. C’est aussi le cas de Aya, son premier roman. En 2023, elle publie Regarde le vent.

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Madjik ou l’incertitude

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  RL_2023  Logo_second_roman
En deux mots

Ils sillonnent les rues de Paris à toute vitesse. Madjik, Lo et Diesel sont livreurs à vélo, pris dans un tourbillon qui rend leur vie précaire, risquée, imprévisible. Un accident va faire basculer leur insouciance.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’accident qui devait arriver

Dans son nouveau roman Julien Cabocel met en scène trois livreurs à vélo. Leurs courses dans Paris sont à l’image de leur vie, précaire, risquée, imprévisible. Une fable sur la violence économique menée à cent à l’heure.

Déjà dans Bazaar, son premier roman, Julien Cabocel nous entraînait dans un road-trip infernal. Cette fois, c’est à vélo qu’il sillonne les rues de Paris. À toute vitesse. Derrière Diesel, le narrateur, et ses amis Lo et Madjik. Un trio qui se retrouve exténué après une journée éreintante. Car les livreurs savent que leurs gains dépendent de leur agilité, de leur vitesse, des notes que leurs clients leur confèrent. Et des risques qu’ils prennent. Au fil des chapitres, on va découvrir comment chacun d’eux en est arrivé là.
Madjik, qui avait vu son père retourner à Brazzaville alors qu’il n’avait que huit ans et n’a plus jamais donné de nouvelles depuis, a choisi de quitter le lycée sans son bac techno «avec l’envie furieuse d’en découdre, de cracher à la face du monde ce qu’il avait dans le ventre. Son surnom venait de cette époque, lorsqu’il traînait dans Paris pour se découvrir.»
Lo, quant à lui, a longtemps rêvé du Tour de France, d’une carrière de cycliste professionnel. Il s’est entraîné d’arrache-pied et a réussi de grandes performances. Mais n’a jamais réussi à accrocher la bonne caravane, n’est pas devenu le champion espéré. Alors, «pour ne pas abandonner tout à fait, il livrait des sushis et des burgers dans des boîtes en polystyrène.»
Édouard, ou plutôt Diesel, est à la fois acteur et témoin de cette histoire. C’est d’abord avec son smartphone qu’il rend compte de leurs exploits respectifs. Des films qu’il réalise d’abord pour sa petite sœur restée dans la maison familiale de Châtellerault, espérant que «l’énergie incroyable de ses errances illumine son quotidien». Encouragé par les collègues, il a poursuivi et amélioré sa technique. Complétons la galerie des personnages avec Bassem, réfugié syrien qui a trouvé un emploi à l’aéroport. C’est là qu’il va croiser Kristell, qui rentre à Paris après un voyage d’affaires. Elle sait que son père l’attend, même si elle préfèrerait se reposer. Les hasards de leurs emplois du temps respectifs vont conduire ces acteurs à se rencontrer. À part Madjik qui lui doit combattre sur un lit d’hôpital, victime d’un grave accident. «Une camionnette blanche. Un coup de freins dans la rue d’Odessa. Pas un cri, il est trop tard pour crier. Un bruit sourd, c’est tout. La tête de Madjik sur le bitume. Une fraction de seconde, il y a ce bruit qui résonne. Puis tout se fige.»
En épousant le rythme effréné des cyclistes, Julien Cabocel montre la fragilité de ces existences. En leur faisant croire qu’ils sont libres, leurs employeurs exploiteurs ne font que cacher leur violence économique. Mais l’énergie que dégage ce roman de la précarité, qui se lit d’une traite, évite l’écueil du manifeste politique. Il suffit de prendre la roue de Madjik, Lo ou Diesel pour se rendre compte des enjeux. Un tourbillon, un vent de folie.

Playlist du roman


Brand New Day Esther Phillips © Production Robert Burton


A part of this Asaf Avidan © Production Asaf Avidan

Madjik ou l’incertitude
Julien Cabocel
Éditions Grasset
Roman
178 p., 18 €
EAN 9782246830573
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris que les livreurs sillonnent dans tous les sens. On y évoque aussi Argenson et Châtellerault et des vacances à Saint-Jean-de-Monts.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Livreurs à vélo, Diesel, Madjik et Lo sillonnent la ville à un rythme effréné, prêts à tout risquer pour quelques points sur l’appli, quelques courses supplémentaires, quelques euros gagnés. L’un a failli devenir cycliste professionnel, l’autre est un étudiant en rupture de ban, le troisième a le flow dans le sang… Trois surnoms, trois copains qui tentent de conjurer leur précarité en jouant chaque jour un peu plus avec la vitesse, tandis que se tisse entre eux une amitié improbable et profonde.
Leurs courses inlassables dessinent un étrange ballet urbain où d’autres personnages évoluent selon leur propre urgence. Kristell, quadragénaire empêtrée entre ses sentiments amoureux et l’ombre pesante de son père, descend d’avion et passe commande sur l’appli avant de sauter dans un taxi pour rejoindre la ville. A l’aéroport, son chemin croise celui d’un autre éclopé, Bassem, homme de ménage écrasé par la désolation laissée au pays. Lui attrape le RER où un individu inquiétant le ramène aux souvenirs qui le hantent.
Tous tournent, tournent et tournent à travers la ville. Si différents soient-ils, tous sont fragiles, partagent une profonde incertitude sur eux-mêmes et sur le monde comme il va. Tous étouffent et aspirent à se libérer. La mécanique de la cité toujours plus folle va-t-elle les rapprocher ou les broyer ?
Une ronde urbaine pleine d’humanité qui nous entraîne dans un vertige étourdissant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Christophe Gelé


Julien Cabocel nous offre la bande-annonce de son roman Madjik ou l’incertitude © Production Julien Cabocel

Les premières pages du livre
« Un surnom. Voilà à peu près tout ce que l’on sait les uns des autres. Et la plupart du temps, c’est largement suffisant pour ce que nous avons à nous dire en attendant devant les restaurants. Dans un surnom, on met ce que l’on veut de soi, tout ce qu’on voudrait être, et tant pis si rouler pour livrer des sandwichs n’a rien à y voir.
Pour tenir sur un vélo, il n’y a rien à faire, personne à être en particulier. Il suffit d’avancer. Si tu arrêtes de pédaler, tu tombes, c’est aussi simple que cela. Tu le sais depuis la première fois où ton guidon s’est mis à trembler et qu’il t’a fallu répondre à la seule vraie question qui te sera jamais posée: continuer à pédaler ou accepter de tomber ?
Et nous en étions là, tous autant que nous étions, avec nos surnoms qui ne voulaient peut-être rien dire, Madjik, Lo et moi, Diesel.
On tombait.

Malgré la fatigue et nos jambes tétanisées à l’idée de tourner encore, nous avons quitté la terrasse rouge et blanc du Falstaff. Comme des insectes éblouis, happés par la valse des phares, nous sommes remontés en selle.
À nous trois, nous n’avions même pas cent ans et nous roulions côte à côte dans une ville deux fois millénaire. Je ne sais plus lequel d’entre nous a lancé ces mots mais ils ont filé dans l’air luisant et nous sommes partis à leur poursuite avec des hurlements de Sioux. L’un après l’autre, nous avons gueulé comme des gamins, comme on crache à la face du temps, comme on lui fait un doigt d’honneur que seule la jeunesse peut faire parce que ce sont ses étincelles qui enflamment l’avenir et que son feu n’a pas encore le goût des cendres. Rien que la vie qui nous appartient. Et le rire de Madjik. Et les façades qui tremblaient au loin.
Mains dans les poches, dans le miroir de cet instant, nous étions les Quatre Fantastiques, les Sept Mercenaires, les Gardiens de la Galaxie, une Chevauchée Fabuleuse, trois livreurs à vélo qui roulions sans commande, sans personne à délivrer qu’eux-mêmes, comme on renverse le monde, pour le plaisir, pour rien.
À Saint-Paul, dans un ballet qui nous échappait, nous avons quitté la voie de bus et nous sommes retrouvés à rouler sur toute la largeur de la rue. Aucune des voitures qui derrière nous commençaient à s’impatienter ne pouvait nous doubler. Ça gueulait, ça klaxonnait. Les insultes fusaient des vitres baissées et des casques aux visières relevées mais pas un de nous ne se décalait. Nous étions intouchables et nos yeux brillaient bien plus fort que la haie d’honneur des réverbères devant nous.
Dans le bouche-à-bouche de nos roues sur l’asphalte, la ville asphyxiée reprenait son souffle. À croire que je n’avais pas avalé tous ces kilomètres depuis que je pédalais dans Paris pour rien. À croire qu’on y pouvait bel et bien quelque chose.
Nous avons tenu jusqu’à la tour Saint-Jacques, avant le boulevard Sébastopol vers lequel les camionnettes, les voitures et les scooters se sont rués comme des affamés dans un bruit d’ogre qui veut dévorer la ville et nous bouffer avec.
Qu’est-ce que c’était bon.
J’en ai lâché mon vélo sur le trottoir d’une rue piétonne qui mène à Beaubourg. Les bras en l’air, en sautillant tel un boxeur qui vient d’arracher le dernier round (poids léger contre métaux lourds), j’ai hurlé à la vie comme si j’avais gagné la partie, prêt à faire face pour les siècles des siècles, et pour des siècles encore, vivant. Et Lo, descendu lui aussi de son cadre pour répondre dans un sourire triomphant aux insultes qui reprenaient de plus belle à notre hauteur quand Madjik, dans un rire éblouissant, leur lançait des baisers !
Et il y en avait eu, des instants comme celui-ci, presque trop beaux pour y croire. Comme la fois où Lo avait tourné sur des Champs-Élysées déserts dans ce qui ressemblait au final d’un Tour de France dont il avait dû rêver tant de fois. Nous avions parlementé un moment pour qu’il puisse rejoindre la ligne de départ d’un « alleycat » inattendu. Dans un sourire railleur, les organisateurs de ces courses improvisées qui incendiaient la ville certains soirs avaient fini par accepter. C’était l’aristocratie de la livraison à vélo, ces types aux t-shirts unis, aux lunettes profilées, aux bermudas de toile. Employés de véritables messageries, ils n’étaient pas tenus de se déguiser pour rouler, n’avaient pas même à payer leur sac à dos d’une caution qu’ils ne récupéreraient jamais. Non, ils utilisaient des vélos à pignon fixe avec lesquels ils se défiaient régulièrement dans ces compétitions nocturnes où tous les coups étaient permis. Tandis que Lo se faisait digérer par la masse des participants, Madjik et moi avions rejoint le rond-point des Champs-Élysées. Les coureurs avaient d’abord remonté l’avenue dans un peloton compact qui comptait bien profiter de l’occasion pour asseoir sa réputation et confirmer une bonne fois pour toutes sa supériorité sur les livreurs low-cost dans notre genre. Mais très vite Lo s’était retrouvé en tête et tous les autres s’étaient lancés à sa poursuite depuis les rues voisines. D’un coup d’œil, il les avait vus s’approcher et avait accéléré encore, donnant tout pour s’échapper de leur horde écumante mais aussi de lui-même, sans doute, de ce qui dans le fond de sa gorge avait quand même le goût d’une défaite. Lui qui n’était pas devenu le champion espéré et qui, pour ne pas abandonner tout à fait, livrait des sushis et des burgers dans des boîtes en polystyrène. Nous nous déchaînions à chacun de ses passages, hurlions à nous casser la voix, à faire vaciller Paris, emportés par notre fierté de voir avec quelle majesté il les distanciait tous. Jusqu’au bout, il avait tenu et avec ce qu’il nous restait de cordes vocales, nous l’avions acclamé puis porté aux nues sur nos épaules tandis que les derniers passaient encore la ligne. Son regard à cet instant, là-haut, au-dessus de nous, au-dessus de tous, valait toutes les médailles, toutes les victoires qu’il n’avait pas remportées. Il ressemblait au champion qu’il aurait dû être, et redevenir pour un instant au moins ce vainqueur magnifique valait toutes les récompenses, vraiment, effaçait tout le reste.
Quand les flics étaient apparus à leur tour pour nous courir après, le peloton s’était dispersé, chacun saluant brièvement Lo d’un geste amer ou beau joueur pour sa victoire. Nous avions détalé derrière eux comme des gamins que nous étions, des enfants qui croyaient encore, ou faisaient semblant de croire, plutôt, à l’imparfait de leurs jeux, de leur job, de leur vie : « Alors moi j’étais l’Indien et toi t’étais le cow-boy. » Imparfait, c’était le mot adéquat, le temps le plus juste. Que les enfants l’aient choisi pour donner vie à leurs rêveries était bien la preuve de leur sagesse. Et toutes les publicités au présent, à l’avenir, tous les storytellers et leur monde idéal pouvaient bien ravaler leurs histoires à tourner en rond. Nous ne serions jamais que des enfants dans le monde imparfait de leurs jeux qui ne croient pas tout ce qu’on leur raconte mais font semblant d’y croire – ce qui n’est pas la même chose. On sait que la roue est voilée, que la chaîne va finir par dérailler, ce n’est pas parce qu’on accepte de pédaler qu’on ne s’en rend pas compte, surtout pas.

Avec Paris, Madjik et Lo tiennent le premier rôle de mes vidéos – des images brutes de nos exploits que je poste de temps en temps sur ma chaîne. Il arrive que j’y apparaisse aussi dans un selfie bancal, un œil sur la route, l’autre sur mon portable. On m’y découvre essoufflé, la masse de mes boucles noires aplatie par le casque d’où jaillit toujours une mèche rebelle, le col de ma chemisette hawaïenne dépassant de mon blouson bicolore. J’en envoie parfois le lien à ma sœur avec l’idée de lui montrer la ville, ce qu’il y a de lumineux malgré tout dans la vie que je me suis choisie. J’espère que l’énergie incroyable de nos errances illumine son quotidien, entre le collège George Sand où j’ai été élève moi aussi et la zone commerciale d’Argenson où se trouve la concession automobile de mon père – elle va bientôt y faire son stage de troisième, m’a-t-elle annoncé dans un SMS ponctué d’un smiley au sourire triste. Pour l’avoir vécue avant elle, je connais sa vie dans le centre-ville de Châtellerault ou devant le journal télévisé, chaque soir à 20 heures, dans le salon du pavillon familial, si propre, si parfaitement rangé, si identique à celui des voisins, des voisins des voisins. À travers ces images de nos prouesses, j’essaie de lui dire que même dans les ruines, même sur les cendres, elle a le droit de danser. Oui, il est encore permis de rire, de faire les cons sans raison et même si cela devient de plus en plus incongru, elle n’y est pour rien. Elle a le droit de s’amuser, de faire des rêves improbables, des rêves d’avenir sans que la planète fasse peser tout le poids de sa survie sur ses épaules de jeune fille. Je me charge de ça. Elle peut danser, faire tourner ses longs cheveux d’or sur la nuit, embrasser le bleu de l’air, et rire, même trop, même fort, et aimer surtout.
À chaque fois que je reçois une de ses lettres, invariablement garnie d’un billet de dix euros soigneusement plié – une page pleine qu’elle entame toujours par mon prénom, « Édouard », enluminé de boucles tracées au feutre mauve –, je m’en veux d’être parti, de ne pas avoir tenu plus longtemps mon rôle de grand frère. J’ai envie de la serrer dans mes bras, de croire qu’il nous reste encore tout un bout d’enfance à partager. Nous nous connaissons si peu finalement même si les fous rires sans raison au beau milieu d’un repas morose sont un ciment d’une solidité inaltérable. Comme les engueulades affreuses des parents dans lesquelles nous craignions d’être engloutis l’un et l’autre ou ces vacances d’été dans le jardin de nos grands-parents, à Saint-Jean-de-Monts, dans l’ombre de la grande maison bâtie pour durer toujours et qui avait passé plus vite encore que l’enfance.

Extraits
« Madjik a grandi place des Fêtes dans le XIXe arrondissement et ce n’était pas franchement la fête. Son père, employé de sécurité dans la galerie marchande Bercy 2, est reparti vivre à Brazzaville d’où il n’a plus jamais donné de nouvelles. Madjik avait huit ans. «Personne ne te doit rien, mon fils. Ce que tu veux, c’est à toi d’aller le prendre», c’est la seule leçon que son père lui ait prodiguée avant de partir, les seuls mots que sa mère lui a répétés à chaque fois qu’il demandait quelque chose.
Pour savoir ce qu’il voulait vraiment, à seize ans, il a quitté le lycée Diderot, en haut du XIXe, comme on sort d’un piège, sans le bac techno mais avec l’envie furieuse d’en découdre, de cracher à la face du monde ce qu’il avait dans le ventre. Son surnom venait de cette époque, lorsqu’il traînait dans Paris pour se découvrir. » p. 53

« Une camionnette blanche. Un coup de freins dans la rue d’Odessa. Pas un cri, il est trop tard pour crier. Un bruit sourd, c’est tout. La tête de Madjik sur le bitume. Une fraction de seconde, il y a ce bruit qui résonne. Puis tout se fige. La ville retient son souffle. Sur le trottoir d’en face, quelqu’un porte la main à ses lèvres.
Ce qu’il reste du choc dans le silence résiste encore un instant puis tout redémarre.
En beaucoup trop bruyant.
En trop fort.
Trop rapide.
Tout le monde s’affole. On court jusqu’à lui. Ça klaxonne. «Écartez-vous! Laissez-le respirer!» La ville reprend son chaos. L’odeur âcre du caoutchouc que le coup de freins a brûlé flotte dans l’air.
Moi, je ne bouge pas. Madjik est allongé là et sans savoir pourquoi je reste immobile, je pense au plat qui a dû se renverser dans son emballage de papier. » p. 82-83

À propos de l’auteur
CABOCEL_julien_©_stephane_remaelJulien Cabocel © Photo Stéphane Remael

Julien Cabocel est né en 1970. Après des études de lettres, il se consacre à la chanson en tant qu’auteur, compositeur et interprète. Après Bazaar (2018), son premier roman, il a publié Madjik ou l’incertitude (2023). (Source: Éditions Grasset)

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Le souffle des hommes

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En deux mots
En ce printemps 1999, Phérial n’a guère d’autre option que de fuir la Serbie avec Danie, l’amour de sa vie. Mais en France, un nouveau drame l’attend. Danie est emportée par la maladie et avec ce décès, il met fin à son projet de devenir un grand comédien. Il (sur)vit de petits boulots, rencontre Anna puis Alice et rêve de réconcilier son passé et son avenir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ce jour où il me faudra être un autre

Second roman ambitieux, Le souffle des hommes suit Phérial dans ses multiples vies, de l’orphelin au comédien, du Serbe au Français, du veuf au père. Avec à chaque étape, l’envie de savoir enfin qui il est vraiment.

C’est par un désastre que s’ouvre le second roman de Philippe Krhajac. L’auteur d’Une vie minuscule (disponible en Folio sous le titre Un dieu dans la poitrine) y raconte la mort de la Yougoslavie. Après un conflit déclenché en 1991 et des milliers de mort, nous sommes au moment où l’OTAN décide d’intervenir, au printemps 1999. Pour Phérial et Danie, sa compagne, la situation devient beaucoup trop dangereuse. «Dans la fumée des décombres, les hommes courent à leur perte en tenant leurs bras arrachés. La fureur des bombes démolit la Serbie et Belgrade en feu laisse monter la sourde plainte de tous ces visages n’ayant pas cru que la punition finirait par arriver.»
Le couple décide de fuir en passant par Novi Sad. C’est là que les médecins vont diagnostiquer la présence d’un éclat d’obus dans la tête de Danie. Aussi décident-ils de gagner au plus vite la France pour des examens plus approfondis. Un nouveau déchirement pour Phérial l’orphelin qui n’avait retrouvé sa famille qu’en 1990, après de longues recherches. Français et Serbe, il s’était découvert une mère aujourd’hui exilée à Francfort. Une mère qu’il va retrouver pour lui annoncer le décès de son frère et de sa belle-sœur et la peur que lui cause la blessure de Danie.
Guilé, son ami et confident, lui conseille alors de veiller sur elle et de «faire son théâtre». Car il rêve d’une carrière d’acteur et de comédien.
Second rêve qui va se briser avec le décès de Danie, car dès lors il est en mode survie. Il se contente de petits boulots et avance dans la vie sans vraiment savoir pourquoi. Car ce nouveau drame le ramène à ces années d’enfance «bafouées, solitaires, tout comme l’ont été celles de ses petits camarades. Petits camarades chétifs d’alors, désœuvrés, promenés en train, en ambulance, d’un établissement à un autre, d’une famille à une autre, avec cette particularité de n’avoir pour elles, tortionnaires d’enfants, absolument aucune identité. Cette solitude, sans cesse… et qui fut mise à terre, envahie, violée, piétinée.»
Ce n’est qu’après sa rencontre avec Alice qu’il pourra reprendre le cours de sa vie, relancer sa carrière, essayer de refermer ses blessures et tenter de comprendre comment il a pu être abandonné, lui qui se jette à corps perdu dans la paternité.
Cette histoire «d’enfant perdu, de mère cherchée puis trouvée, cette histoire sans chichis, sans fées, si cruelle dans ses vérités» est bouleversante. En fouillant cette quête d’identité, Philippe Krhajac nous propose une intense réflexion sur ce qui fait un homme, construit son histoire. À fleur de peau, avec un cœur qui ne demande qu’à aimer.

Le souffle des hommes
Philippe Krhajac
Éditions Belfond
Roman
300 p., 20,50 €
EAN 9782714495808
Paru le 2/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, mais on y évoque l’ex-Yougoslavie, avec Belgrade et Novi-Sad, la Roumanie, la Hongrie, l’Allemagne avec Francfort et l’Espagne, avec notamment la petite ville d’Alcalá de Henares «qui a vu naître Cervantès lui-même».

Quand?
L’action se déroule de 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après Un dieu dans la poitrine, un deuxième roman porté par la même fougue et la même fureur de vivre, où l’on retrouve l’orphelin Phérial, cet Oliver Twist des temps modernes, à l’âge où c’est à lui d’apaiser ses démons et d’apprendre à devenir père… Un roman d’apprentissage toujours sur le fil, au rythme des battements de son cœur.
Le souffle des hommes s’ouvre en plein bombardement de l’Otan, le 24 mars 1999. Dans la fumée des décombres, les hommes courent à leur perte en tenant leurs bras arrachés. La fureur des bombes démolit la Serbie et Belgrade en feu laisse monter la sourde plainte de tous ces visages n’ayant pas cru que la punition finirait par arriver. Au milieu du chaos, deux jeunes amoureux, Phérial et Danie, parviennent à filer en zastava vers Novi Sad avant de rejoindre la Serbie, puis la Roumanie, la Hongrie, l’Allemagne et enfin Paris, dans une épopée pour laisser derrière eux la folie des hommes. C’est un Phérial au seuil de sa vie d’adulte, lui l’orphelin balloté de famille d’accueil en famille d’accueil, cherchant ses origines avec une vitalité insensée. Lui qui ne comprend rien aux affaires belliqueuses de cette terre qui lui est encore très étrangère, lui qui est serbe depuis si peu. Dans son autre pays, la France, on vit en paix. Mais chaque fois qu’il retourne en Serbie, quelque chose change, quelque chose d’infime qui semble rendre l’été suivant plus enflammé que le précédent. Après ce bombardement qui lui coûtera son grand amour, Phérial sombre et s’installe en banlieue parisienne, rattrapé par ses démons. Car comment vivre quand on est un éternel réfugié, étranger à soi, à sa famille, à son propre pays ? Quand c’est à lui de devenir père, il renonce à ses rêves de comédien pour vivre une vie d’intérimaire, tragédie ordinaire d’une vie perdue à la gagner. Et le vertige revient. Que fait-on d’une mère qui ne veut pas de nous ? D’un père mort avant de l’avoir rencontré ? Comment supporter la joie quand celle-ci renvoie au vide originel ? Seuls le souffle de vie, un optimisme féroce et l’amour – celui de son fils et d’Anna, puis d’Alice et enfin, toujours, du théâtre – guideront Phérial à la portée des étoiles.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Échoué sur une plage déserte, nu comme nous tous, je fixe ce point qui flotte dans l’air et, alors que je n’attrape rien de tout ce que je voudrais voir, que je n’entends rien de tout ce qu’il m’est donné d’entendre, j’avance encore, en sachant parfaitement comme je ne suis pas plus avancé avec ou sans elle.
Suis-je descendu des arbres ?
Suis-je tombé du ciel ou est-ce la mer qui m’a fait ?
Je trébuche, le souffle court, au gré des décors, en souhaitant :
L’ultime bonheur
De nos vieux os,
À l’ombre de jours en paix.
Nous, que la solitude ne quitte jamais.
Et nos forces enfin pacifiées
Contempleront notre colossale fragilité.

I
L’ORIGINE DES FEUX
La folie des Balkans
Quelques mois d’attente et nous revenons au jardin. Là, devant le verger des orphelins, chacun de nous s’émerveille des transformations. Un véritable parterre végétal, haut en couleur et en saveur, nous attend. Et, au milieu de nos cultures, se dresse un magnifique cerisier gorgé de burlats énormes et bien noires, que personne n’avait, jusque-là, vraiment remarquées.
Au sol, partout, haricots verts, courgettes, tomates et surtout fraises.
— Vous avez tous un panier ?
— Oui !!!
— Vous êtes prêts à cueillir ?
— Oui !!!
Aussitôt dit, aussitôt fait. On cueille, on ramasse et on grappille quelques fraises au passage. On s’y met tous, on y goûte tous.
Le plus génial, c’est dans le cerisier. Là, gaiement, poignée par poignée, on s’en met plein la bouche et on recrache les noyaux sur la tête des autres enfants encore en bas. Moi, je mange sans m’arrêter, je mange comme dans un rêve, sans m’arrêter… Ici, pas de soucis à l’horizon, que du soleil et du ciel bleu. Enfin, chacun redescend, paniers et ventres pleins, tous repus sauf moi qui reste dans l’arbre. Je mange toujours, comme seuls les orphelins savent manger, c’est-à-dire avec la faim de l’infini au ventre. Je mange les feuilles et même du bois et de la terre et toutes les pierres, c’est un régal cosmique… pour Danie et moi.
— Lève-toi, Phérial !!!
Danie hurle. Nos mains sont soudées. Je me réveille, je me lève, elle m’entraîne.
On sort d’un immeuble déjà en ruine. Notre course dépasse notre peur. On vole, on file, sans même prendre le temps de partager les pleurs des hommes à terre, des enfants morts, des femmes effondrées. La folie vient de surgir des hauteurs nuageuses et les bombes s’abattent sans répit sur le peuple serbe en faillite.
Danie et moi on dépense toutes nos forces en débâcle, mais lorsque l’on veut se dire « À droite ! » « À gauche ! » « Je t’aime ! », nos mots sont aussitôt terrassés par le fracas de l’enfer.
On tombe, on se relève, on tombe à nouveau, on laisse tout, on perd tout, rescapés provisoires, happés dans le tourbillon des haines humaines, amoureux prisonniers sous la pluie des bombes meurtrières.
La course folle reprend de plus belle et, arrivés devant l’immense bâtiment de la télévision serbe, stoppés net dans notre élan par le manque d’air, les yeux ahuris comme si nous étions devenus fous à la seconde même, sans savoir quoi faire, nous assistons comme au ralenti à la chute du dernier symbole de la tyrannie.
On se blottit l’un contre l’autre, voulant se protéger jusqu’à l’infini, et, avant que les débris ne nous recouvrent, on reprend notre épreuve dans la poussière, sans chercher à comprendre.
En ce 24 mars 1999, les sirènes retentissent et brisent toute confiance en l’être qui sait marcher. L’alliance est rompue. Dans la fumée des décombres, les hommes courent à leur perte en tenant leurs bras arrachés. La fureur des bombes démolit la Serbie et Belgrade en feu laisse monter la sourde plainte de tous ces visages n’ayant pas cru que la punition finirait par arriver.
Il n’y a plus de trains, il n’y a plus de voitures, plus d’ordre, plus d’essence, plus de cerises. Seule la survie cellulaire l’emporte sur la peur et la folie.
Dans les moments de répit, Danie et moi nous nous déplaçons en charrette, de kilomètre en kilomètre, nous éloignant chaque jour un peu plus de la capitale en flammes pour atteindre un pays loin des cris.

Premier voyage ou le théâtre ambulant
Eau froide sur le visage, une goutte de parfum derrière chaque oreille, j’enfile ma chemise blanche, impeccable. En ce beau matin de juillet 1990, je m’apprête à découvrir pour la première fois de ma vie le pays de mes origines : la Yougoslavie. Et le plus incroyable, c’est qu’à vingt-quatre ans, je vais rencontrer toute une famille que je ne connais pas encore, mais surtout mon frère. Je ne sais que son prénom, Lalé, et qu’il a vingt ans de plus que moi. Je suis nerveux et heureux, heureux parce que Danie, l’amour de ma vie, me rejoindra, nerveux parce que… Qu’est-ce que je vais leur dire ? Qu’est-ce qu’ils vont me dire ? Pas le temps d’y réfléchir, ma mère me lance à travers la porte de la salle de bains :
— Hajde sine, brzo ! (Allez, mon fils, vite !)
Je passe une main dans mes cheveux noirs, clin d’œil dans le miroir. L’aventure m’attend !
Nous sortons du métro, station Hauptbahnhof, et nous dirigeons vers la gare routière. Le bus pour la Yougoslavie est plein, nous sommes les derniers à mettre nos valises dans la soute tandis que le chauffeur nous invite à prendre place. Ma mère, toute pimpante, va droit vers le fond et je m’assois près d’elle. La porte se referme, le chauffeur donne le coup de clé et en avant le périple, en avant les Balkans. Moi aussi, je me sens tout ardent. Il est 6 heures du matin, la ville est encore tranquille, on quitte Francfort sans encombre. Dans le bus, c’est déjà un peu le pays. Tout le monde parle en serbo-croate et chacun se passe du bon salami, du fromage de là-bas ; certains débouchent même quelques petites fioles de slivovitz. Deux heures plus tard, les chants du cru se font entendre sur toutes les autoroutes qui nous conduisent en Autriche puis en Hongrie et enfin au pays tant attendu. Et moi aussi, le Yougo de sang, j’entonne avec la force du jeune explorateur que je me sens quelques phrases des pesme (chansons), quelques refrains. Les pauses sont rares et, à chacune d’entre elles, il se trouve toujours quelqu’un pour relancer le voyage en disant : « Hajde Majstere, idemo kući ! » (Allez, chef, allons à la maison !), comme si chacun voulait au plus vite fouler le sol du pays.

Tout au long du voyage, ma mère me fait beaucoup rire parce qu’elle imite à la perfection ses semblables. Tel vieux qui se mouche bruyamment, tel autre qui a un défaut de prononciation, qui boite, qui parle fort ou qui est timide. Elle les rend tellement plus vivants, plus comiques encore que ce qu’ils sont. Elle s’amuse comme une petite folle, sans relâche, et parfois, elle pousse la plaisanterie jusqu’à singer sa proie alors même qu’elle discute avec elle. Je suis plié de rire. C’est étrange, comme si son sens de la comédie avait plus d’importance que celui d’être mère. Comment pourrait-il en être autrement ? Je l’ai retrouvée il y a si peu, à peine deux ans, et puis, elle vit à Francfort, moi à Paris. Et puis, je ne suis plus un tout-petit, elle a sa vie, j’ai la mienne.
On traverse les Alpes dans la nuit. On arrive enfin à la frontière slovène. Quelques Yougos de cette région descendent, contrôlés par deux douaniers qui montent dans le bus tandis que tous ceux qui restent assis tendent leurs papiers. Kalachnikov en bandoulière, ils arpentent l’allée du bus en jetant des regards furtifs sur les mains tendues. À un moment, l’un d’eux s’arrête à la hauteur d’une femme, la trentaine passée, et dont le maquillage n’a rien à envier à son manteau en fausse fourrure… Le douanier enfonce le canon de son arme dans le poil soyeux et, sans même regarder cette jolie dame, il lance d’une voix grave mais neutre :
— Daj mi tvoj mantil… (Donne-moi ton manteau…)
Il continue son inspection avec son acolyte et lorsqu’ils reviennent sur leurs pas, le manteau est plié sur l’accoudoir. Il l’attrape et souhaite à tous, en descendant du bus, un bon voyage. Personne n’a bronché.
Je suis stupéfait, ahuri. Les mots me manquent, alors tout me vient en français.
— C’est quoi, ce bordel ? C’est quoi, cette façon de faire ? On est au XXe siècle ! Le mur de Berlin est tombé ! On est en démocratie !
Tout le monde se retourne et je suis sûr que de ma rage face au bakchich des Balkans, le seul mot qu’ils ont compris est : démocratie. Les deux douaniers remontent aussi sec tandis que ma mère m’attrape par le bras en me suppliant de me taire, de me rasseoir, chose que je fais immédiatement lorsque j’entends le son de la kalachnikov qu’un des douaniers arme. Manteau sous le bras, le douanier me dévisage, me sourit avec dédain et marmonne dans sa barbe :
— Francusi, Francusi… (Français, Français…)
Et ils repartent pour de bon.
Aussitôt, le bus démarre et ma mère m’explique qu’il ne faut pas dire ça, qu’ici on n’est pas en France, en démocratie, qu’on est chez les Slovènes et qu’il ne faut pas faire de vagues, que c’est le jeu, que c’est ainsi. Je ne dors pas de toute la nuit. Quel choc, cette impuissance face aux armes, quel choc pour moi, le métis culturel.
Plus tard, c’est la Croatie, sans bakchich cette fois-ci.
Lorsque enfin mes yeux se ferment, les voix du bus montent en un seul chœur et j’entends haut et fort cette drôle de chanson, en découvrant le soleil qui s’élève au-dessus des petites montagnes de Voïvodine :
Tamo daleko,
Daleko kraj mora,
Tamo je selo moje,
Tamo je ljubav moja…

Loin là-bas,
Loin près de la mer,
Là-bas est mon village,
Là-bas est mon amour…

Tito au mur
Quelques semaines après le bombardement de Belgrade, nous réussissons à remonter jusqu’à Novi Sad, chez mon oncle Dragan, le frère de ma mère. Nous sommes venus plusieurs fois lui rendre visite au cours de ces dernières années, avec Danie. C’est un homme discret et bon. Il n’a jamais posé de questions sur l’histoire de mon abandon mais j’ai toujours senti sa compassion pour mes douleurs. Lui et sa femme, Svetlana, aiment beaucoup Danie. Ils m’ont souvent dit que c’était une vraie Serbe, ce qui n’est pas peu.
Dès notre arrivée, ils s’empressent de nous demander si nous avons des nouvelles de Belgrade. Je raconte qu’au moment de notre fuite, personne de la famille là-bas n’était mort, mais bon, en temps de guerre, tout va très vite, tout change très vite.
Mon oncle voit notre fatigue.
— Va te reposer, avec Danie.
— Merci, ujak (mon oncle).
Ils nous prêtent, comme à leur habitude, leur petite chambre. On s’enferme, on se glisse sous les couvertures. Main dans la main. Danie tourne son visage vers le mien. Dans la pénombre, j’écarte avec douceur les cheveux qui tombent sur ses yeux. Nous avons mis tant de temps pour venir de Belgrade jusqu’ici. Nous avons croisé en chemin les vieux, les femmes, les enfants, les milices, et, malgré notre accoutrement de riches Occidentaux en sale état et notre valise made in Barbès, nous n’avons pas été inquiétés. Une fois seulement, un milicien, kalachnikov à la main, ayant reconnu mon accent français, m’a attrapé au col en hurlant :
— Pourquoi les Français ont fait ça ? On s’est battus avec eux contre les nazis ! Pourquoi ? Dieu, pourquoi ils nous tuent ?
— Gospodin (Monsieur), je dois aller voir mon oncle à Novi Sad… Mon père est serbe, ma mère est serbe. Je ne sais pas pourquoi ils font ça. Je ne sais pas pourquoi…
Il m’avait aussitôt lâché, en larmes, murmurant oprosti (pardonne-moi).
J’aurais aimé lui dire à quel point je ne comprends rien aux affaires belliqueuses de cette terre qui m’est encore très étrangère, que je suis serbe depuis si peu, que dans mon autre pays, la France, on vit en paix, que, de ma vie, jamais je n’ai vu de guerre.
Danie s’endort, ses mains sont froides. Je remonte la couverture au-dessus de nos têtes. J’ai beaucoup de mal à fermer les yeux. Je me demande si on va réussir à quitter ce navire balkanique qui, troué de part en part, coule lentement. Dans son tourbillon, beaucoup vont périr. Je ne veux pas perdre Danie. Je ne veux toujours pas mourir. Il faut se sortir de ce bourbier. Au mur de la chambre trône le portrait du maréchal Tito. Les fantômes n’aident guère au sommeil, mais mon oncle idolâtre toujours ce personnage habillé tout de blanc. Interdit de le décrocher. Il rêve en secret que ce vieux stratège revienne d’entre les morts et rétablisse la paix qu’il n’a pas su transmettre. Souvent, il m’emmenait dans sa chambre et, planté devant la photo de l’ex-grand dirigeant, il me prenait par l’épaule en disant :
— Taj čovek (Cet homme), c’était le plus grand ! Il a fait de nous les Yougoslaves, il a empêché Staline de nous soumettre. Il a combattu les Nemci (Allemands) avec les Serbes, lui qui était croate. Il a fait un pays !
Danie respire doucement. Je me demande si moi aussi je fais partie de ce « nous » plein d’assurance et si je serai aussi fier que lui un jour d’appartenir à un peuple. Dehors, les sirènes. Les bombes déchirent le ciel. Fini les grandes questions, l’appartement vole en éclats. Danie dort encore. Un morceau de mur la recouvre.
Je ne crie pas. Je suis à terre dans la salle à manger. Mon oncle et ma tante, eux, n’y sont plus. Ils ont été soufflés et je vois leurs corps sur l’herbe, parmi les papiers, les gravats. Ils ne bougent plus. Ils dorment à ciel ouvert. L’appartement n’a plus que deux murs. La photo de Tito est le seul ornement qui, sur l’un d’eux, tient encore. Danie m’appelle :
— Phérial ? Phérial ?
Danie essaie de pousser la pierre.
Abasourdi, je bondis et soulève le pan de béton.

Les rois de l’échiquier
On a planté les parasols pour ma mère et ma tante Svetlana. Miky a sorti un beau plateau tout en bois et on a disposé les pièces sans plus attendre, sur une petite table de camping. Miky est le fils de Dragan et de Svetlana, c’est donc mon cousin, mais ici en Yougoslavie, un cousin n’est pas un cousin, mais un frère. Miky parle bien le français et il est très fier de pouvoir converser dans cette langue avec moi. C’est aussi un joueur d’échecs invétéré, Miky, comme son père et comme moi. Il est dans un club. Je vais devoir faire attention. Il connaît toutes les ouvertures, les variantes… En short, torse nu, chapeau sur la tête, on est bien, au soleil. Dragan regarde attentivement chacun de nos déplacements. Ils ne m’ont jamais vu jouer et, d’ailleurs, il y a à peine quinze jours qu’ils connaissent mon existence.
Mon oncle est venu nous chercher à la gare dans sa toute petite voiture pot de yaourt et on a eu du mal à rentrer les valises. Chez lui, Svetlana nous a servi du café et ma mère lui a lu, dans le marc, son avenir. Il n’y a eu aucune question sur ce fils perdu en France. Non, j’ai été accueilli chaleureusement, avec la joie des gens simples qui préfèrent les miracles aux vérités.
Miky reste prudent. Il analyse longuement mes réponses à ses avancées. Moi, je profite de ses réflexions pour regarder le Danube. Je n’avais jamais vu de fleuve aussi grand. La Loire de mon adolescence semble être une simple rivière au regard de ce géant. Combien de temps pour le traverser à la nage ? Il paraît que mon oncle l’a fait, dans sa jeunesse. Le courant est fougueux, puissant, mais moi aussi j’ai envie d’essayer, de leur montrer comme je suis fort, que ce fleuve est aussi le mien même si je n’ai pas grandi ici, même si je n’en connais pas tous les tourments. Je suis heureux, sous les nuages des Balkans, je suis enfin chez moi, en famille, du moins je le veux, je le crois.
— Échec ! m’annonce Miky calmement.
Je reviens au jeu. Son fou noir menace mon roi. Je regarde Miky en souriant. Il est tombé dans le panneau. Il voudra prendre ma reine qui couvre maintenant mon roi… Il la prend ! Les prochains coups lui seront fatals, cavalier qui prend le fou gourmand, fourchette royale, tour en renfort et j’annonce un glorieux :
— Šah mat ! (Échec et mat !)
Miky revoit les coups un par un et finit par me tendre la main.
— Toujours se méfier des chevaux… dit-il dans un français impeccable.
Mon oncle prend sa place. Je lis dans ses yeux qu’il veut en découdre lui aussi et nous voilà partis à jouer jusqu’à l’heure où les énormes moustiques viennent nous dévorer les mollets, les épaules, les bras. Qu’importe, les pièces claquent sur l’échiquier comme nos mains claquent sur notre peau noircie par le soleil pour tenter de tuer nos assassins volants. Tout au long de l’après-midi, j’ai aussi observé ma mère. Elle change à vue d’œil dans son pays. Je la trouve si drôle, si détendue et si fière, malgré les possibles qu’en-dira-t-on, de présenter son fils, portrait craché de son amour disparu, son fils retrouvé, rendu. Elle est heureuse et je suis fier aussi.
On n’y tient plus, on plie la table de camping, les moustiques sont les vrais gagnants. On s’apprête à partir quand j’entends derrière moi un bruit, un vacarme qui fait trembler le sol même, je me retourne et aperçois, là, en plein milieu du fleuve, un immense bâtiment de guerre, un croiseur, un destroyer, je ne sais pas…
De fortes vagues viennent nous engloutir les pieds, c’est incroyable. Il a surgi de nulle part et mon oncle et Miky font des signes aux marins qui s’affairent sur ce monstre tout de fer vrombissant.

Départ imminent
J’attends dans le couloir de l’hôpital de Novi Sad. Un médecin m’explique moitié en français, moitié en serbe, que Danie a peut-être reçu un éclat d’obus. Ils vont essayer de l’extraire. L’homme repart. Les blessés jonchent les couloirs. Je pleure. Je pleure mon oncle et ma tante, épuisé par la misère guerrière. Je pleure pour ma Danie, pour notre amour qui risque de prendre fin ici, entre le feu, les flammes et le sang. Un vieux me tend une petite fiole de slivovitz. Je la prends et je bois, moi qui ne bois plus depuis mes dix-sept ans déjà.
Quatre jours d’attente encore. Les bombardements ont presque cessé. Le même médecin me permet de rendre visite à Danie au bout du deuxième. Elle est toujours endormie. Il approche, accompagné d’une infirmière.
— Tu sais faire un bandage ? me lance-t-il tout en examinant le crâne de Danie.
— Non.
— Nema problema, tu vas apprendre. Elle se porte mieux.
Il passe au blessé suivant. L’infirmière me montre, ses gestes sont rapides, efficaces. Elle soulève la tête de Danie, refait le bandage puis l’enlève. Elle me montre l’endroit du crâne où l’éclat a pénétré.
— Ici, tu désinfectes toujours avant.
Je me mets au travail. Je suis lent et, le bandage fini, Danie semble porter un masque de film d’horreur réalisé sans un sou. L’infirmière rigole franchement et moi aussi. Danie dort toujours pendant que je joue au Dr Frankenstein. Je change le bandage toutes les deux, trois heures. Je touche son front et m’endors assis au sol, contre le lit, la main de Danie près de ma joue. Deux jours encore et je suis un expert du bandage. Je change Danie, la lave, et le sommeil m’emporte au son des râles des blessés de guerre.

Au cinquième jour, le médecin me réveille. Accroupi devant moi, il dit :
— Ta femme est guérie. Faible, mais guérie.
Il ajoute à voix basse :
— Il y a une voiture qui démarre pour la Hongrie. Il faut partir, vous n’avez rien à faire ici. Va au 37, Trg Slobode, l’avenue de la Liberté, de la part de Radomir Ječinac. Allez, courage, tu es un Serbe !
Il me glisse deux cachets, sans doute des antidouleurs, et part aussitôt. Je me lève, Danie est assise dans son lit et son sourire est miraculeux.
— Mon amour !
— Mon beau paysan !
— Tu vas pouvoir te lever ?
— Fichons le camp, Phérial, sors-moi de ce cauchemar.
Je l’aide à se lever et on part sur-le-champ. Les rues sont calmes. Les gens sont rares et nous sommes bel et bien reliés par la peur. Je demande notre chemin, on me renseigne, on y est.
Une femme, un châle sur la tête, nous ouvre. Elle me rappelle ma mère, elle lui ressemble. Ou est-ce parce que j’ai envie d’être chez ma maman, assis sur le canapé à regarder la télé en mangeant toutes sortes de choses sucrées, salées, que je vois en elle une irréfutable ressemblance ? Pas le temps d’approfondir, son fils Branko se joint à nous et, cinq minutes plus tard, nous voilà tous les quatre en fuite sur les routes, à éviter les cratères, direction les Carpates.

Ballotté à l’arrière de la Zastava, la même que celle de mon oncle et ma tante venus nous accueillir lors de mon premier voyage au pays, je pense à eux, sur le sol, à Novi Sad. C’était un homme droit, mon oncle, bon, d’une honnêteté exemplaire, sauf peut-être lorsqu’il perdait aux échecs. Il accusait alors son partenaire d’une quelconque tricherie et, si l’autre n’avouait pas, il faisait voler le plateau et toutes les pièces restantes avec. Ma tante ramassait aussitôt les rois, les reines et servait de la rakija pour calmer son homme au sang explosif en souriant aux invités comme pour dire : « Il n’est pas méchant, mais c’est ainsi, il n’aime pas perdre. »
Peut-être est-ce ça, la guerre : ne pas aimer perdre et croire, malgré tous les signes contraires, qu’on finira par gagner je ne sais trop quoi…
Danie, son bandage sur la tête, considère les arbres brisés le long de la route et s’exclame avec joie lorsqu’elle en aperçoit un qui se dresse encore tout là-haut vers le ciel. Elle me le montre du doigt et je partage son ravissement.
— Comme toi, il vivra !
Ma « maman au châle » conduit comme une dingue. Branko, qui a notre âge, nous explique qu’il fuit le pays. Il ne veut pas être enrôlé dans les milices, il s’en fiche de cette guerre ethnico-religieuse. Que l’on parle croate, bosniaque, serbe, qu’on soit de Voïvodine ou de Macédoine, peu lui importe, seule l’archéologie l’intéresse. Il désire rejoindre l’Allemagne où il continuera ses études pour, un jour, expliquer aux générations futures, au détour d’armes trouvées dans les entrailles de la terre ou de crânes emplis de poussière, les pourquoi du comment. On roule, on roule jusqu’au soir venu.

On s’endort tous,
À l’orée d’une forêt brisée.
Nulle étoile dans le ciel.

Gambling
Ma mère m’avait dit qu’il viendrait pour me voir.
Et il est là.
Elle m’avait montré quelques photos de lui enfant et il ne ressemble plus vraiment à cet enfant.
Il se dirige vers moi.
Ujak (oncle), ujna (tante) et Miky, tout comme moi, ne disent rien, émus.
Il est grand et costaud. Il a vingt ans de plus que moi et il s’appelle Lalé.
Mon premier réflexe est de chercher en quoi on se ressemble. Il s’agit de mon frère après tout. Enfin, du premier enfant que ma mère a eu avec un autre homme. Il a les cheveux noirs comme moi. Il y a quelque chose au niveau de la bouche, des yeux aussi. Il s’avance encore et me serre fort dans ses bras.
— Brate moj ! (Mon frère !)
Ma mère apporte du café. Ses gestes, ses mots, tout a l’air parfaitement normal pour elle, comme si nous ne nous étions pas vus depuis quelques semaines seulement. Je me dis que sa façon d’être comme à l’accoutumée lui permet de cacher son trouble, son émotion. Mais je n’en suis pas vraiment sûr. Ces retrouvailles familiales me plongent dans un état que je connais bien. Exactement le même que lorsque, enfant de l’Assistance publique, orphelin, j’arrivais dans une nouvelle famille d’accueil. Je suis à la fois dans le moment présent, envahi par la force qui s’en dégage, et en dehors. En dehors, pour me permettre d’observer tout ce qui se passe, d’enregistrer ce qui se dit ou ne se dit pas, bref, un mélange de méfiance, de crainte qui fait que l’on ne dévoile son cœur qu’avec prudence, vigilance. Ma mère fait des blagues, mon frère l’embrasse avec une aisance que je n’ai pas encore. Je m’ouvre peu à peu. Les heures s’écoulent et il est temps d’aller chercher Danie qui arrive tout droit de Paris. Lalé, Miky et moi on grimpe dans la Zastava de mon oncle. En chemin, je profite des connaissances en français de Miky pour poser des questions à Lalé à propos de mon père. Lalé l’a peu connu parce que c’est surtout sa grand-mère, la mère de ma mère, notre grand-mère donc, qui l’a élevé. Il se rappelle juste avoir été au cimetière de Markovac, un petit village situé en dessous de Belgrade, pour la mise en bière et combien il avait été difficile de rapatrier son corps pour qu’il repose en terre serbe. C’est étonnant comme à chaque fois personne ne semble savoir grand-chose de mon père. Même Guilé, mon cousin yougo de Paris du côté paternel, n’était pas tout à fait sûr qu’il soit enterré dans ce village. Il règne autour de ce père une flopée de mythes et de légendes. Je comprends que Lalé l’a à peine connu. Le couple vivait sans lui, en Allemagne, pour faire, comme beaucoup d’immigrés, de l’argent. L’éducation des enfants revenait aux grands-parents.
Lalé, lui, ne me pose aucune question. Là, entre nous, sans ma mère, nous sommes seulement deux inconnus. Et puis ces vingt ans d’écart… Je comprends.

On arrive à l’aéroport de Novi Sad. La chaleur est écrasante. On grille, on coule comme des paprike lorsque au barbecue, sur la flamme, ils rendent leur jus. Danie, en robe blanche légère, lâche ses valises et se jette sur moi.
— Danie, voici Lalé, mon frère, et Miky, un autre frère !
Ils la saluent en souriant. On rentre comme on peut, à quatre, dans la petite voiture et, tout le long de la route, Danie pose mille questions. À la maison, ma mère est heureuse de la présenter au reste de la famille. On sort des bières et ma mère tire les cartes à ujna et à Danie. Nous autres, les hommes, on s’affale sur les canapés et on en profite pour faire la sieste. Plus tard, vers 18 heures, Lalé et Miky décident de nous emmener, Danie et moi, quelque part. Et lorsque je demande où on va, mes deux frères répondent en chœur :
— U raju, brate, u raju ! (Au paradis, frère, au paradis !)
Dans les rues de Novi Sad, c’est la fournaise. Cela n’empêche pas Danie de filer. Lalé, Miky et moi, on n’arrête pas de lui dire de ralentir, qu’à cette allure on va finir par y rester, mais elle, tout excitée, répond :
— Soyez des hommes et arrêtez de râler, la surprise n’attend pas !
Lalé veut que je lui traduise, je lui fais signe de la main de laisser tomber.
— Elle est folle, ma Danie, elle est folle et je ne sais que l’aimer.
Miky traduit. Mon frère, heureux pour moi, sourit et me serre dans ses bras.
On quitte le grand boulevard de Novi Sad, on prend les rues piétonnes, quelques ruelles encore, plus sombres, plus fraîches, et on arrive devant une porte blindée en sous-sol sur le haut de laquelle on peut lire en cyrillique « La Roulette Serbe » et, en dessous, cette épitaphe :
Pas d’argent, pas de vie !
Pas de vie ? Plus rien à gagner.
Passe ton chemin, alors, étranger,
Ou la mort, tu vas trouver.
Lalé cogne deux coups secs puis trois plus lourds, plus lents. Une voix derrière crie :
— Lozinka ? (Mot de passe ?)
De sa voix de basse profonde, il lance :
— Cerni Dunav. (Danube noir.)
La porte s’ouvre aussitôt et nous voilà pénétrant dans la caverne comme les quarante voleurs de mon enfance, avec la certitude, cette fois-ci, d’y découvrir bien des trésors… La fumée règne en maîtresse absolue, le nuage est si épais qu’on dirait même que le ciel prend naissance ici, dans ce boui-boui entièrement voué au jeu, à l’argent et aux femmes, où la slivovitz et le rhum coulent à flots. Il y a du poker, du black-jack, du jeu impérialiste à gogo et aussi un loto – où le premier prix n’est pas un vélo mais une kalachnikov en or ou plaquée or, je ne sais pas trop. Ça pulse, ça parle fort, ça lance les dés, c’est un concentré de regards qui ne quittent jamais des yeux les tables de jeu, sauf pour aller se soulager.
Ici, pas besoin de changer notre argent français, tout argent est le bienvenu, deutschemarks, livres, dollars, et mon frère et Miky m’embrassent lorsque je leur donne cent francs qu’ils vont illico miser d’une table à l’autre sans sourciller.
Danie est fougueuse, elle s’est collée au poker, elle implore la quinte flush, le carré mais sait bien, au fond, que cela n’arrive quasiment jamais en mains, sauf dans les James Bond.

Extraits
« Je lui raconte tout du désastre au pays, de la mort de la Yougoslavie, de notre fuite avec Danie. Tout en écoutant mon récit, Guilé fume cigarette sur cigarette, il fouille parmi ses cadavres de bouteille et en sort une encore à moitié pleine. Il boit. Lorsque j’ai tout dit, Guilé se lève et remarque, comme si c’était la première fois, qu’à cause des nouvelles constructions il ne voit plus le ciel. Il me demande si je me suis rendu chez ma mère et comment va ma jolie fleur. Je lui réponds que je reviens de Francfort où j’ai dû annoncer à ma mère le décès de son frère et de sa belle-sœur. Je lui confie que j’ai peur pour Danie, à cause de l’éclat dans sa tête, que j’aimerais avoir des enfants avec elle. Guilé se retourne.
— C’est bien, des enfants, c’est bien.
— Mais ça aussi, ça me fait peur, Guilé.
— Zašto? (Pourquoi ?)
Son français n’est pas meilleur que depuis notre première rencontre en 1987. Pour ma part, je connais mieux le serbocroate, mais de là à expliquer dans la langue le vertige que j’éprouve à l’idée d’être père, il y a tout un monde.
— Ne znam zašto. (Je ne sais pas pourquoi…)
— Ne t’en fais pas, Bog zna (Dieu sait).
Guilé s’inquiète aussi de cette histoire d’éclat. Je lui explique qu’on a fait tous les examens possibles, que tout le monde nous a affirmé qu’il n’y avait aucun problème tant que le bout de métal reste là où il est. Guilé, méfiant, conclut en me disant que les médecins sont tous des imbéciles, que le plus important est que je veille sur elle et que je fasse mon théâtre. » p. 94

« Je ne pleure pas. Je repense à toutes ces années de rien avec ma mère retrouvée, aux révélations de Guilé. Voilà bien le canon sur ma tempe, voilà bien les illusions qui s’évaporent sous la chaleur de la Mancha. Après le spectacle, j’irai à Francfort. Après le spectacle, j’irai en découdre pour de bon avec cette histoire, son histoire, mon histoire d’enfant perdu, de mère cherchée puis trouvée, cette histoire sans chichis, sans fées, si cruelle dans ses vérités. Je m’enfonce dans les bras d’Alice qui pleure doucement pour moi. » p. 262

« Bouleversé, je revois mes années d’enfance bafouées, solitaires, tout comme l’ont été celles de mes petits camarades. Petits camarades chétifs d’alors, désœuvrés, promenés en train, en ambulance, d’un établissement à un autre, d’une famille à une autre, avec cette particularité de n’avoir pour elles, tortionnaires d’enfants, absolument aucune identité. Cette solitude, sans cesse… et qui fut mise à terre, envahie, violée, piétinée. En un éclair, les coups anciens ont ressurgi autant que les injures, la brutalité. Qu’importe, puisqu’en un éclair, M. Josef est devenu comme un père aimant, attentionné, ici dans ce théâtre de la petite ville d’Alcalá de Henares qui a vu naître Cervantès lui-même. Qu’importe, puisque notre lien et notre entente, jusqu’au dernier jour, furent ceux d’un fils et d’un père qui n’ont eu aucune hésitation à s’aimer. » p. 266

À propos de l’auteur

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Philippe Krhajac © Photo DR

A propos de l’auteur

Né en 1966, enfant de l’Assistance publique, Philippe Krhajac a joué dans des pièces de théâtre, des films et des séries pour le cinéma ou la télévision. Après Une vie minuscule, premier roman remarqué repris en Folio sous le titre Un dieu dans la poitrine (Lauréat du Festival du premier roman de Chambéry, prix du salon du premier roman de Draveil, sélection Prix Folio des Lycéens), Le souffle des hommes est son deuxième roman. (Source: Éditions Belfond)

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