Vues d’intérieur après destruction

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En deux mots
Après la mort de son ami Gabriel qui n’a pas pu tenir sa promesse et lui faire découvrir son Liban natal, la narratrice décide partir pour Beyrouth sur les traces de la maison qu’il voulait lui faire découvrir. Le temps et la guerre ont laissé de lourds stigmates, mais elle va finir par retrouver tout ce que Gabriel a laissé derrière lui.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une maison au Liban

Dans ce court et bouleversant roman, Arielle Meyer MacLeod raconte la douleur de l’exil autour du voyage de la narratrice au Liban. Après la mort de son ami, elle part pour Beyrouth afin de retrouver son histoire, sa maison.

Ce roman est né d’une pulsion, d’une envie soudaine, sans doute un besoin. Après les obsèques de son ami Gabriel, mort après avoir lutté en vain contre sa maladie, la narratrice prend un billet à destination de Beyrouth. Elle entend tenir post-mortem la promesse qu’il lui avait faite, lui faire découvrir son pays natal et sa maison. Des lieux qu’il n’a jamais revus depuis son exil en France. Cet exil qui les avait tous deux rapprochés: «Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.»
En arrivant à Beyrouth, elle est à la fois triste de découvrir une ville défigurée par la guerre et l’explosion du port qui ont laissé de douloureux stigmates et heureuse de humer l’air de ce pays fantasmé depuis la France et qui a gardé une part de sa beauté, de ses parfums. Peut-être aussi ce goût de l’enfance qui laisse à l’imagination la liberté de s’appuyer sur des rêves. Comme celui de Gabriel décrivant sa maison, son palais. Mais comment retrouver une construction plus imaginaire que réelle, re-construite des dizaines de fois pour son amie? Car, il y a «des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir.» Pour les trouver, il faut laisser sa part au hasard et la chance guider vos pas. Elle va se personnifier dans Nassim, un chauffeur de taxi à l’optimisme chevillé au corps. Lorsqu’il s’engage sur les routes de montagne vers le village de Bhamdoun, il est sûr de parvenir à retrouver cette belle demeure. Promesse tenue, même s’il ne reste que quelques murs, quelques pierres, quelques traces de la demeure. À l’image de Gabriel, elle retourne à la poussière, ne vit plus que dans le souvenir de ceux qui ont pu la contempler.
Comme l’avait fait son père, parti trop vite, c’est avec les mots que Gabriel avait réussi à conserver la splendeur de sa maison, à adoucir son exil. Les mots qui disent la douleur de l’exil en sublimant la beauté du lieu. «Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes». Et si quelques clichés accompagnent le texte, c’est parce qu’ils réussissent, comme l’affirme la citation de W. G. Sebald en exergue du livre, à faire apparaître «sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs qui surgissent en nous au milieu de la nuit».
C’est en creusant l’intime dans ce qu’il a de plus fort qu’Arielle Meyer MacLeod atteint l’universel. Avec une écriture toute en pudeur et en finesse, elle donne ses lettres de noblesse à une humanité qui conserve par-delà les drames un souffle de vie. Alors souffle le vent de l’espoir, des montagnes du Liban jusqu’au cœur des exilés.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Vues d’intérieur après destruction
Arielle Meyer MacLeod
Éditions Arléa
Roman
96 p., 17 €
EAN 9782363083623
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman part de France pour aller jusqu’au Liban, à Beyrouth et dans les environs jusqu’au village de Bhamdoun. On y évoque aussi Genève, Tel-Aviv et le Vaucluse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, sur un coup de tête, sans avertir personne – je n’ai envoyé un texto à ma fille qu’une fois arrivée sur place – j’ai pris un billet sur internet, fourré quelques affaires dans une valise, rédigé une réponse automatique sur mon mail professionnel, un laconique Absente je ne répondrai que dans quelques jours, et je suis partie, seule, pour Beyrouth.
Gabriel, l’ami de toujours, meurt sans avoir tenu sa promesse: emmener la narratrice au Liban, où il est né, où il a grandi, où il n’est jamais retourné. Mue par un élan qu’elle ne comprend pas elle-même, elle entreprend alors seule ce voyage, à la recherche de la maison d’enfance de Gabriel dont elle ne sait que ce qu’il lui en a raconté.
Ce voyage sur les traces d’un passé dont ne subsistent que des ruines, d’une affolante beauté, va la mener face aux non-dits de sa propre histoire.
Ce roman est une enquête intime qui, de lettres en photographies retrouvées, fait émerger des maisons marquées par l’exil et le déracinement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Vertigo)
Actualitté (Sean Rose)
Mare Nostrum (Jean-Jacques Bedu)

Les premières pages du livre
« En jetant une pivoine blanche dans le trou béant où le cercueil venait d’être déposé, une pivoine charnue, en pleine maturité, sa fleur préférée – Gabriel en tapissait son intérieur pendant les quinze jours annuels de la floraison, des gerbes de pivoines blanches partout dans des vases chinés ici et là dont il faisait collection, de celles qui ne cessent de se déplier et se déplier encore, découvrant de nouveaux pétales alors qu’on les pense tous éclos, leur cœur d’une générosité inépuisable les multipliant à foison –, en jetant cette dernière pivoine dans la fosse où maintenant il gisait j’entendais cette phrase, promesse non tenue, ultime dérobade, Tu verras, quand nous irons ensemble à Beyrouth, je te montrerai la maison de mon enfance. Gabriel avait quitté le Liban en 1978 et n’y était jamais retourné. Il m’en parlait des soirées entières, les histoires devenant de plus en plus abracadabrantes avec le nombre de margaritas ingurgitées. Histoires de vie et de guerre, de fêtes hallucinantes, elles se transformaient, un détail ici un autre là – fruits de son imagination sans doute mais je m’en fichais, j’aimais les histoires de Gabriel. Je le prenais parfois en flagrant délit d’incohérence, il trouvait toujours la parade et s’en sortait d’une pirouette qui me faisait rire bien sûr – Gabriel était drôle – mais qui avait aussi le don de m’exaspérer, cette façon bien à lui de vous filer entre les doigts. Au cœur de ces histoires se tenait, immuable, la maison de famille où il passait ses étés. La maison de la montagne. Elle en était l’horizon immobile, le point de fixation. Le foyer vers lequel toujours le récit revenait. Ses aventures avaient beau l’en éloigner, les péripéties s’accumuler, le dénouement, invariablement, l’y ramenait. Une maison pleine de souvenirs dont il avait fait le leitmotiv décliné à l’envi d’une épopée dont il était à la fois le dépositaire et le conteur infatigable. Gabriel était mon ami. Il était sculpteur. Gabriel est mort sans revoir Beyrouth, où il a grandi, où il ne m’a jamais emmenée. Beyrouth dont le seul nom – ses inflexions molles mâtinées de rugosité – me touchait, évoquant un lieu inabordable, un territoire de légendes auréolé d’une aura mystérieuse, connu des seuls initiés. Un mirage – une image, floue. Beyrouth la magnifique – Paris levantine au cœur de la Suisse du Moyen-Orient. Beyrouth la massacrée, dont j’entendais les échos de la guerre lorsque, enfant, je vivais en Israël, n’en saisissant pas grand-chose. Un nom où résonnaient des bruits d’obus. Et dans les yeux des soldats revenus de cette guerre, l’effroi de Sabra et Chatila que j’ai mieux compris en voyant des années plus tard Valse avec Bachir. Beyrouth dont j’avais croisé la violence et l’attachant murmure dans les livres, des récits marquants. Beyrouth la résiliente, qui s’était relevée de ses cendres et dansait à nouveau dans les quartiers branchés vantés par les magazines.

Après sa mort, il y eut d’abord le temps arrêté, ce temps du deuil où l’intensité des émotions le dispute à la peine, une parenthèse pendant laquelle je m’étais retrouvée dans la sidération d’un événement que je savais pourtant inéluctable – je l’invoquais même tant sa souffrance, les derniers jours, était devenue intolérable. Sa mort me frappait néanmoins avec la violence d’un coup que je n’aurais pas vu venir. À l’hôpital je répétais les mêmes gestes – humecter ses lèvres desséchées, tenir sa main piquée d’un cathéter, gérer le flux de morphine quand la douleur déformait ses traits et augmentait les râles. Lui parler aussi, évoquer nos souvenirs communs, les moments drôles surtout et cette soirée où, étudiants encore, nous nous étions rencontrés. Le Moyen-Orient – nous avions chacun le nôtre – nous avait immédiatement rapprochés.
Le sentiment de l’exil aussi, cet état de flottement que nous connaissions bien, qui nous maintenait en permanence sur le côté, au bord, à la marge – tout désir d’appartenance (à un clan, une chapelle, une bande, une communauté) se doublant aussitôt d’un mouvement de retrait. En être et ne pas en être. Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.
Mais lui, Gabriel, avait un port d’attache, un endroit où revenir en pensée et s’ancrer depuis l’exil – cette maison dont il m’avait tout de suite parlé – alors que je suis, moi, une exilée de nulle part. Les amis – nombreux, Gabriel connaissait un nombre incalculable de gens – étaient venus de partout. Certains logeaient à la maison. Pour les uns Gabriel était le camarade d’enfance, pour les autres l’amour fou, la sensualité d’une nuit, la passion impossible, pour d’autres encore le frère réincarné, l’artiste admiré ou le compagnon de fête. Gabriel habitait mille vies et sans doute plus. Des vies publiques, d’autres secrètes. Il avait le goût de la nuit dans laquelle parfois il m’embarquait, et je l’accompagnais dans les hauts lieux de la culture gay où il rejoignait ses amants, toujours différents, je n’arrivais pas à suivre la valse des amants de Gabriel, il y avait les rencontres d’un soir ou d’une heure parfois, les amants de passage et les grandes romances toujours intenses et compliquées, le plus souvent platoniques celles-là, semées d’embûches qu’il semblait rechercher autant qu’elles le faisaient souffrir.
Gabriel se moulait dans le désir de l’autre tout en restant insaisissable. Il avait la faculté de se mouvoir avec la même aisance dans les milieux les plus disparates vers lesquels sa curiosité le menait et partout, quelles que soient les circonstances, il exerçait aussitôt une séduction dont il jouait, avec malice parfois. Tu es une surface de projection sur laquelle chacun vient plaquer son propre fantasme, je lui disais, stratégie assez efficace qui te permet d’échapper à tout le monde. Il riait.
Et puis l’enterrement. L’atmosphère lourde et dense, oppressante. Le soleil n’avait pointé le bout d’un rayon qu’au moment de la mise en terre, immobilisant soudain la pluie qui n’avait cessé depuis le matin, une pluie fine et sale qui bavait sur les yeux et fanait toutes les fleurs, les gerbes de fleurs recouvrant son cercueil. Mes mots d’adieu devant la tombe encore ouverte, une oraison que je n’ai pu terminer, où la maison forcément apparaissait – comment parler de Gabriel sans l’évoquer. Les larmes, la pluie, la morve coulaient sur mon visage, je m’essuyais du revers de la main. Et cette boule compacte dans ma gorge, étouffant mes derniers mots ravalés en un galimatias inaudible. »

Extraits
« Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes. Je ne sais quel fil, lien, corde, pourrait les tenir ensemble — feuille caillou ciseaux, un deux trois, je me souviens de ce jeu d’enfants, la feuille désarme la pierre en l’enveloppant. » p. 49

« Il y a des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir. Toutes me fascinent, toutes me sont étrangères. » p. 85

À propos de l’autrice
MEYER_MACLEOD_Arielle_DRArielle Meyer MacLeod © Photo DR

Après avoir été formée comme comédienne à l’École de la Rue Blanche à Paris, Arielle Meyer MacLeod a poursuivi ses études de Lettres à l’Université de Genève, où elle a décroché un doctorat en 1999. Avant de revenir au théâtre en se spécialisant en dramaturgie, elle a enseigné dans deux universités. Autrice de plusieurs articles ainsi que du Spectacle du secret (Droz, 2003) et de Tourner la page (avec Balzac), elle réside et travaille à Genève. Vues d’intérieur après destruction est son deuxième roman. (Source: Éditions Arléa)

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Un beau jour

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En deux mots
Marie-Pierre, Luc, Paule et Jean profitent d’une journée de liberté, leurs parents sont partis pour une course en montagne. Mais un orage éclate en cette mi-août 1970 et les parents ne reviennent pas. Désormais, il va leur falloir vivre avec cette absence.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Disparus en montagne

Agnès Laurent raconte comment en famille vole en éclats. Après la disparition de leurs parents qui ne sont jamais revenus d’une course en montagne, Marie-Pierre, Luc, Paule et Jean vont devoir vivre avec cette absence. Ils ne s’en remettront jamais.

Quand commence cette histoire, à la mi-août 1970, toute la famille Cotraz était réunie. Autour de Claude et Marie, leur quatre enfants Marie-Pierre, Luc, Paule et Jean profitent de leurs derniers jours de vacances dans leur chalet. Les plus âgés sortent de l’enfance et font des rêves d’avenir. Peut-être que Luc marchera dans les pas de son père, guide de montagne. À moins que Jean ne décide d’endosser de reprendre le flambeau? Quant aux plus jeunes, ils découvrent le monde avec gourmandise.
Et n’ont aucune raison de s’inquiéter quand leurs parents décident de partir en montagne jusque vers le glacier qui domine le village. C’est leur oncle qui va montrer les premiers signes d’inquiétude en apprenant qu’un orage se prépare. Un peu plus tard, il proposera aux enfants de les accueillir chez lui en attendant le retour de leurs parents. Qui ne reviennent pas.
Alors que les recherches pour les retrouver sont lancées, l’attente devient de plus en plus éprouvante. Les jours passent sans aucune nouvelle du couple. Les mois passent et de difficiles décisions sont prises. Marie-Pierre et Luc vont en pension à la ville dans deux établissements séparés, Paule et Jean restent chez leur oncle et tante. La belle fratrie vole en éclats, laissant le benjamin inconsolé. «Il n’y a plus de maman, plus de père, ni même de Luc et de Marie-Pierre. On les a envoyés loin. Quand ils reviennent de leur école, ils ne ressemblent plus à son frère et à sa sœur. (…) Lorsqu’elle est là, Paule le prend dans ses bras, le cajole le temps qu’il se calme, il sent bien que les bras ne sont pas aussi grands que ceux dans lesquels il a passé ses premières années».
Pendant des années Luc courra la montagne à la recherche du moindre indice, sans renoncer mais sans rien trouver. À Christine, sa nouvelle compagne, il promet même de renoncer à ses escapades sans pourtant s’y résigner vraiment.
C’est en 1986, quand le couple donne naissance à leur fils Philippe, que les choses vont commencer à se dégrader. Une spirale infernale s’enclenche alors. Et ce n’est pas la naissance de leur fille Catherine qui parviendra à l’enrayer.
En choisissant de retracer les suites de ce drame sur olusieurs décennies et sur trois générations, Agnès Laurent parvient à parfaitement rendre compte du traumatisme subi. Elle montre combien, même derrière les silences, le poids de cette absence est lourd à porter. Ce deuil impossible allant même jusqu’à provoquer de nouveaux drames.
Comme dans Rendors-toi, tout va bien, son premier roman paru en 2021, c’est en multipliant les points de vue qu’elle enrichit sa trame romanesque. Car s’il reste entendu que chacun ne réagit pas de la même manière face à l’adversité, personne ne peut affirmer qu’il sort indemne d’une telle catastrophe.

Un beau jour
Agnès Laurent
Éditions Récamier
Roman
330 p., 20,90 €
EAN 9782385770952
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans un petit village les Alpes.

Quand?
L’action se déroule de 1970 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elle avait ajouté, ils ne sont pas morts, ils ont « disparu ». Et alors, c’est quoi la différence ? Elle avait expliqué, il avait souri, tu crois vraiment qu’ils pourraient encore revenir ?
Tout commence un beau jour d’été. Claude et Marie Cotraz décident de partir faire une excursion en haute montagne, laissant leurs quatre enfants au chalet, seuls. Le temps change, le chien aboie, un violent orage se profile. L’inquiétude gagne la fratrie. Ils connaissent les dangers de la montagne. Elle a englouti tant d’hommes et de femmes sans un mot, et il arrive qu’elle prenne ceux qu’on aime.
Marie-Pierre, Luc, Paule et Jean se souviendront à jamais de l’attente, de l’angoisse, des éclairs, du sommeil qui vient quand même, et au réveil, de l’espoir d’entendre les parents dans la cuisine. Reviendront-ils? La montagne livrera-t-elle son secret?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Bretagne 5
Blog Aude bouquine


Agnès Laurent présente «Un beau jour» © Production Éditions Récamier

Les premières pages du livre
« 1970
Un matin de la mi-août
Marie-Pierre s’est réveillée tôt. Trop tôt. Un bruit l’a tirée du sommeil. Le ciel est encore sombre. De l’autre côté de la chambre, Paule respire doucement. Un mouvement dans la maison, peut-être. Luc dort, elle entend un léger ronflement à travers la cloison. Il a le sommeil si lourd que le matin, il est impossible de le sortir du lit. Régulièrement, Père est obligé d’intervenir, Luc résiste, Père le bouscule, parfois Luc se fait mal en tombant. Quand il se plaint, maman lui répond en soupirant, tu connais ton père.
Marie-Pierre entend un bruit de casserole en bas. Jean a dû réclamer son biberon. Il a tout le temps faim. Il est capable de pleurer jusqu’à ce qu’on lui donne un peu de lait, un bout de pain. Ça énerve Père, il trouve qu’il est trop gâté, comment voulez-vous en faire un homme si vous cédez dès qu’il pleurniche ? Il dit vous, mais c’est à maman qu’il s’adresse. Il voudrait qu’elle éduque Jean plus durement, à ce rythme, il ne sera jamais un montagnard. Maman ne relève pas, elle laisse pleurer Jean cinq minutes, puis part le consoler. Le plus souvent, Marie-Pierre lui a déjà donné un truc à manger.
Ce petit frère, c’est vraiment le sien, elle aime quand il la cherche dans la maison en criant Marie ! Il ne l’appelle pas Marie-Pierre, il n’arrive pas encore à le prononcer. Elle est ravie, elle déteste son prénom composé. Elle voudrait ne plus aller à l’école, s’occuper de Jean toute la journée, elle n’en a pas parlé, maman ne serait pas d’accord. Alors, quand elle rentre le soir, elle se précipite pour prendre le petit dans ses bras, elle touche sa peau douce et lui fait des bisous. Luc se moque d’elle, il trouve ça bête d’aimer autant un bébé. Au moins, je suis utile à maman ; quand il est avec moi, il s’arrête de pleurer.
Marie-Pierre ne se souvient pas comment c’était, le silence dans la maison, avant la naissance de Jean. Elle ne sait plus si Paule pleurait quand elle était bébé. Aujourd’hui, sa sœur ne fait jamais de bruit. Elle se faufile d’une pièce à l’autre sans qu’on la remarque, elle est la seule à descendre les escaliers sans les faire grincer, pas même la septième marche qui trahit tout le monde. Luc pense que c’est parce qu’elle a peur de Père, qu’elle essaie de se rendre invisible pour éviter les coups. Marie-Pierre rétorque que sa sœur est juste née comme ça, discrète. Même quand elle se fait mal, on ne l’entend pas.
L’année dernière, ils étaient montés dans les pâturages avec les vaches, Paule a voulu courir après Blanchette qui s’éloignait, elle n’a pas vu la pierre en bordure du champ, elle s’est cassé le bras. Tout le chemin du retour, elle a tenu son bras tordu contre elle. Elle souffrait, mais à aucun moment elle n’a laissé échapper un cri ou une larme. Quand ils sont arrivés à la maison, Luc et Marie-Pierre ont appelé à l’aide. Père est venu en courant de l’étable, maman est sortie en portant Jean. Le bras de Paule pendouillait dans une position bizarre, toute la famille criait sauf elle. Il a fallu aller à l’hôpital, le médecin du village ne pouvait rien faire. Ils ont regardé leur sœur partir avec Père, elle n’avait toujours pas prononcé un mot. Père a raconté plus tard qu’en voiture, chaque trou de la route lui faisait un mal de chien, mais qu’elle se contentait d’une grimace. Il en était fier, elle est costaude, cette petite, répétait-il. Luc et Marie-Pierre étaient jaloux.
Paule était rentrée avec un plâtre tout blanc qui lui couvrait l’intégralité du bras. Maman n’a pas voulu qu’ils écrivent dessus. Ça fera tout dégoûtant après, a-t-elle décrété. Paule s’est chargée de le salir en le traînant partout dans la ferme. Ils se sont vite rendu compte que ce n’était pas si marrant que ça d’avoir un plâtre, on ne pouvait rien faire tout seul. Maman était obligée de nouer les lacets de Paule, de l’aider à s’habiller. Même pour manger, il fallait lui couper sa viande et ses légumes en tout petits bouts. Ouh le bébé ! avait ri Luc un jour. Il s’était pris une claque sur la tête de la part de Père, j’aimerais t’y voir, toi. Paule avait mis du temps avant de récupérer l’usage de son bras. Il est resté un peu de travers. Les docteurs auraient pu s’appliquer pour le réparer.
Marie-Pierre attend encore un peu avant de sortir de son lit. Dès qu’elle sera levée, elle aura plein de choses à faire. Se laver, manger, ranger les chambres. Maman n’aime pas qu’on refasse les lits sans les aérer, il faut secouer les couvertures à la fenêtre, ouvrir les draps, puis tout remettre en ordre. Marie-Pierre se contenterait bien de tirer la literie, franchement, qui ça gêne quelques plis ? C’est lourd, toutes ces couvertures, ces édredons, maman ne se rend pas compte. Un jour, Marie-Pierre le lui a dit. Bien sûr que je le sais, a répondu maman, je le fais depuis tellement d’années. Marie-Pierre aurait voulu se défendre, ce n’est pas pareil qu’à ton époque, maintenant, on va à l’école, on a des devoirs en plus du travail à la maison. Elle s’était tue, si elle rouspétait encore, elle récupérerait deux fois plus de corvées.
Elle est contente de cette journée qui s’annonce. Elle a un peu peur évidemment, c’est la première fois qu’avec Luc, ils gardent les petits pendant aussi longtemps. Paule à la limite, ce sera facile, mais Jean, s’il se met à piquer une colère et à réclamer maman, qu’est-ce qu’elle fera ? Il a beau l’adorer, parfois, il ne veut rien savoir, il devient tout rouge, tape du pied, il n’y a qu’un adulte pour le calmer. Mais maman avait l’air si heureuse quand elle leur a parlé de cette randonnée, Marie-Pierre n’a pas osé partager ses craintes. Vous êtes grands maintenant, vous êtes raisonnables. Je compte sur vous. Et puis, ça passe vite une journée. Marie-Pierre s’est mise à rêver, ils pourront aller faire des glissades dans le champ derrière, ils pourront préparer un pique-nique et le manger au bord du torrent. Ou elle cuisinera un plat que maman ne veut jamais préparer, ou alors ils se goinfreront de fromage, de jambon, de pain. Il n’y aura pas leur mère pour leur dire, vous me videz tous les placards, ni Père râlant parce qu’ils coûtent trop cher. Ils pourront sauter sur les lits, courir dans les escaliers… Je compte sur vous, hein. Maman l’avait répété. Marie-Pierre avait compris que s’il y avait le moindre problème, ce serait sur elle et Luc que ça retomberait. Mais elle avait promis pour que maman parte tranquille.
Marie-Pierre pose un pied par terre. Le sol est frais. Hier, le soleil a cogné toute la journée sur le sol de la chambre, elle en sentait encore la chaleur en allant se coucher, elle n’avait tiré que le drap sur elle. La température a dû baisser dans la nuit, elle a repris la couverture sur ses épaules au matin. S’il ne fait pas très beau, les parents vont peut-être renoncer à leur balade. Elle rejoint maman dans la cuisine. Elle est devant la fenêtre, immobile. C’est rare de la voir comme ça. Marie-Pierre tire une chaise sur les carreaux pour signifier qu’elle est là. Chut, tu vas réveiller les autres. Maman s’est enfin retournée. Marie-Pierre voit du ciel bleu derrière elle, elle s’est trompée, la journée s’annonce belle. Vous partez à quelle heure ? Dans une heure. Commence ton petit déjeuner, il y a encore plein de choses à faire. Et toi ? Tu ne manges pas ? Si, si, bien sûr. Maman se force à prendre un bol de café et une tartine.
Marie-Pierre se rend bien compte qu’elle n’en a pas envie, elle n’avale quelque chose que parce que sa fille lui a dit qu’il ne fallait pas partir en montagne le ventre vide, s’il t’arrive un pépin, tu seras sans force pour y faire face. Père le répète sans arrêt. Même pour une petite randonnée, il vérifie que les clients aient de quoi manger. Et il emporte toujours quelques-uns de ces gros biscuits qui servent de ravitaillement d’urgence. Elle demande à maman si elle veut une autre tartine, elle peut lui beurrer même. C’est gentil, prends-en une, toi, la journée va être longue. Au ton de sa mère, Marie-Pierre sent qu’il y a un truc qui cloche. Peut-être que maman n’a plus envie d’aller faire cette balade, qu’elle craint le jugement de Père.
L’autre jour, elle disait à tante Andrée qu’elle ne savait plus depuis combien d’années elle n’était pas allée en montagne. Dix au moins. Plus que ça même. Elle a reparlé de cette fois où Marie-Pierre était toute petite, encore un bébé, elle l’avait laissée à sa sœur. Au début, tout allait bien, elle grimpait tranquillement derrière Père. Il prenait garde de ne pas avancer trop vite, elle n’avait plus l’habitude. Pourtant, à la maison, en plus du bébé, elle s’occupait des bêtes. Ils étaient à mi-chemin quand elle avait commencé à avoir mal aux pieds, elle n’avait rien dit de peur que Père se fâche. Elle avait continué en serrant les dents tant la douleur était forte. Père avait vu qu’elle peinait, il croyait qu’elle manquait de souffle, que ses muscles tiraient un peu trop. Il avait ralenti, il allait de plus en plus lentement, elle souffrait de plus en plus. Au sommet, ils s’étaient arrêtés, elle avait voulu enlever ses chaussures, il le lui avait interdit, tu sais bien qu’il ne faut jamais les retirer, sinon, on ne peut plus les remettre. Elle ne l’avait pas écouté, elle avait quitté ses chaussettes, elle lui avait montré ses talons qui n’étaient plus qu’une ampoule géante. Des brins de laine rouge de sa chaussette étaient restés collés dessus. Mais je te l’ai dit, de porter tes chaussures plusieurs fois avant aujourd’hui, tu ne l’as pas fait ?
Il était furieux. Elle n’était pas idiote, mais son univers quotidien se résumait à quelques pas de la chambre de Marie-Pierre à la cuisine, de l’étable au lavoir, il en fallait plus pour casser des chaussures de marche. Père s’était calmé, il savait qu’ils allaient avoir un sérieux problème pour redescendre, il lui avait mis des bandes pour limiter le frottement entre la peau arrachée et la chaussette, ça ne suffisait pas, elle avançait tout doucement, il la soutenait par le bras quand il le pouvait, ils étaient épuisés en arrivant à la maison après ce qui aurait dû être une course facile. Depuis, les enfants s’étaient enchaînés, Luc puis Paule, puis Jean enfin. Ils n’avaient plus jamais réessayé. Maman ne se plaignait pas, mais la montagne lui manquait. Elle devinait qu’elle ne pourrait plus faire d’alpinisme, mais elle n’arrivait pas à renoncer à une vraie marche sur les glaciers, avec les crampons, dans des endroits où l’on ne croise personne, où l’air est si froid que, même en été, on le sent brûler dans les poumons. Quand Jean avait grandi, elle avait commencé à en parler, peut-être qu’on pourrait, qu’est-ce que j’aimerais remonter, et si on se faisait… Père répondait que c’était trop tôt, que les enfants étaient trop petits, qu’ils ne pouvaient pas tous les laisser chez Andrée et Antoine. Et puis, il avait fini par dire, et si on la faisait cette randonnée. Maintenant, maman doute. Elle ne veut pas le montrer, mais Marie-Pierre sait.
Hier, elle l’a vue essayer ses chaussures de marche, maman arrivait à peine à se plier pour les attacher. Son ventre est énorme depuis la naissance de Jean, il forme comme un ballon devant elle, un peu mou, un peu tombant. Marie-Pierre le trouve dégoûtant, elle espère que le sien ne deviendra jamais comme ça. Un jour, elle a dit à maman de prendre soin d’elle, de faire attention à ce qu’elle mange, maman l’a regardée avec tellement de peine qu’elle a aussitôt regretté. Hier, maman a dû s’y reprendre à trois fois pour attraper ses lacets et elle était essoufflée quand elle a eu fini. Elle aura des difficultés à marcher, c’est évident. Pourvu que Père ait choisi un trajet facile, Marie-Pierre imagine déjà maman coincée dans un passage étroit ou incapable d’escalader un rocher. Elle entend Père s’énerver, lui lancer qu’elle pourrait faire un effort. Mais peut-être qu’avec elle, il ne dira pas ça. Il paraît qu’en montagne, il n’est pas comme à la maison.
Au village, tout le monde le reconnaît comme le meilleur des guides. Il est l’un des seuls à avoir déjà fait toutes les voies difficiles. Lorsqu’on a besoin d’un type solide pour des clients pas trop expérimentés, c’est toujours lui qu’on demande. Il connaît le massif sur le bout des doigts, il devine qu’un nuage qui monte à cette heure de l’après-midi est synonyme d’orage en fin de journée, il ne prend pas de risques inutiles, aussitôt il ordonne de redescendre vers la vallée. Bien sûr, il lui est arrivé de se trouver en difficulté. Les soirs comme ça, Père rentre le visage fermé, les yeux sombres, il faut le laisser tranquille, maman les tient éloignés de lui jusqu’à l’heure du coucher. La plupart du temps, il a juste besoin de digérer une grosse frayeur. Une fois, il a laissé un orteil sur la montagne. Un seul, il a eu de la chance, avait dit l’oncle Antoine. Elle avait trouvé ça bizarre que ça soit une chance de perdre un orteil, mais elle n’a jamais demandé ce qu’avait voulu dire l’oncle Antoine. Une autre fois, il est rentré sans Simon, son meilleur ami, il est resté longtemps en colère, une colère contre lui, mais qui débordait souvent contre eux, contre Luc en particulier.
Bon, finis ton petit déjeuner, je vais aller réveiller tes frères et sœurs. Tu les feras manger pendant que j’irai me préparer. Marie-Pierre avait envie de prolonger le moment avec maman, tant pis. Elle met quatre bols sur la table, commence à couper de grosses tranches de pain, une pour chacun. Jean ne finira peut-être pas la sienne, Père lui en prendra un morceau. Elle entend le pas lourd dans l’escalier, elle met vite le café à réchauffer, il l’aime bien chaud, maman se fait souvent houspiller parce qu’il ne l’est pas assez. Bonjour, ça va, ma fille ? Marie-Pierre hoche la tête, elle s’assied en face de lui, il ne dit pas un mot, il est concentré sur le trajet qu’il va effectuer. C’est toujours comme ça quand il part en course, il se repasse les obstacles qu’il pourrait rencontrer. Elle regarde ses grosses mains attraper les côtés du bol et le remonter vers sa bouche, elle n’aime pas le son qu’il fait en avalant son café mélangé à son pain, ça fait un bruit de mou un peu écœurant. Ça lui coupe l’appétit, mais elle ne peut rien dire, Père n’est pas du genre à supporter la critique.
Luc les rejoint, il est à peine réveillé, Père lui donne déjà des ordres. Tu n’oublieras pas de traire les bêtes si on rentre un peu tard. Tu n’oublieras pas de ramasser les bouses et de les mettre sur le tas de fumier. Tu n’oublieras pas qu’il faut apporter Blanche à Antoine, il doit l’examiner. Tu n’oublieras pas… Luc ne répond pas. Père continue. Tu feras ci, tu feras ça. Luc boit son café lentement. Depuis quelques semaines, il a arrêté de prendre du lait, il veut montrer qu’il est un grand, même s’il n’aime pas vraiment le café. Tu m’écoutes ? Père s’énerve. Luc le regarde. Ouais. Ouais ? Oui, Père, on dit. Marie-Pierre sent la tension monter, elle espère que Luc va rester silencieux. Il en est incapable. De toute façon, c’est moi qui devrais grimper avec toi, pas faire toutes ces corvées. Père était sur le point de quitter la pièce. Des corvées ? Mais pour qui tu te prends ? Ces corvées, c’est notre travail, à ta mère et à moi. Ouais, ben, ce boulot, moi, je le ferai jamais. Je gagnerai ma vie juste en grimpant.
C’est reparti. Père se rapproche de Luc, son frère va se faire corriger. Marie-Pierre est en train de débarrasser, elle se met sur le chemin de Père pour le ralentir, elle sait qu’il n’osera pas la frapper, il la contourne, tu vas voir, sale morveux, je vais t’apprendre, tu n’es même pas capable de finir une course. Luc a le temps d’ouvrir la porte et de sortir, il hurle, de toute façon, c’est toujours pareil avec toi, on ne peut rien dire, tu ne sais que crier et frapper. Marie-Pierre le regarde traverser le pré en courant, il va se cacher derrière la cabane abandonnée en pierres. Elle devine ce que son frère pense. Il le lui dit souvent, il verra, quand je serai plus grand, je serai le meilleur grimpeur de la vallée. Là, c’est moi qui me moquerai de lui. Que fera-t-elle si Père lui demande où est son frère ? Inutile de s’inquiéter. Ce matin, Père est pressé, il renonce à corriger Luc. Elle mesure sa colère au bruit de ses pas dans les escaliers, il cogne chaque marche comme s’il avait son fils devant lui. Elle espère que Paule ne sera pas sur son passage, même elle, la chouchoute, pourrait prendre pour son frère.
Que fabrique-t-elle d’ailleurs ? Marie-Pierre monte chercher sa sœur. Quand elle passe devant la chambre des parents, elle les entend discuter. Tu es sûr, Claude, qu’avec la météo, on peut monter ? Père ne répond pas. Claude, je t’ai posé une question. Père secoue la tête, Marie-Pierre l’aperçoit, il enfile son pull, bien sûr qu’on peut y aller, on ne grimpera pas assez haut pour être touchés. Marie-Pierre n’aime pas la tête de maman, elle n’a pas l’habitude de se faire du souci pour rien. Père se rapproche d’elle, lui pose la main sur l’épaule, Marie, tu en avais tellement envie. Marie-Pierre a peur de se faire surprendre, elle grimpe vers leur chambre.
Paule dort encore, enroulée dans un édredon, comme d’habitude, quelle que soit la température. Marie-Pierre la secoue, Paule râle, elle se retourne, rien à faire, Marie-Pierre attrape l’édredon, sa sœur déteste la sensation de froid qui la saisit quand elle perd ses précieuses plumes. Elle hurle, Marie-Pierre rit, tu n’as qu’à te lever, espèce de paresseuse, allez, les parents vont partir et on a plein de choses à faire. Paule se décide enfin, elle enfile une jupe et un chandail en laine, il fait beau, tu vas avoir trop chaud. Paule s’en fiche. Tu m’as dit de me dépêcher, il faudrait savoir. Marie-Pierre ne relève pas, elle n’a pas besoin d’une nouvelle dispute. Elle a laissé Jean seul en bas devant un bout de pain, pourvu qu’il ne fasse pas de bêtise.
Elle abandonne Paule, redescend dans la cuisine, maman est là, elle surveille le petit tout en terminant le pique-nique. Marie-Pierre note les œufs durs, les sandwichs au jambon, maman a ajouté un bout de tomme, Père aime bien finir le repas avec du fromage. Pour elle, elle a pris des pommes. Elle remplira les gourdes en métal au dernier moment, comme ça, l’eau restera bien fraîche. Paule n’arrête pas de lui parler, tu crois que vous allez voir des bouquetins, la maîtresse nous a dit qu’il y en avait plein dans la montagne, tu vas marcher sur le glacier, tu m’apprendras à utiliser les crampons. Marie-Pierre lui ordonne de se taire, maman sourit gentiment. Et tu me rapporteras un bout de glacier, et… attends, je vais t’aider.
Paule a vu que maman avait du mal à tout faire tenir dans les sacs à dos. Surtout dans le sien, il est plus petit. Elle s’est levée trop vite, son bol de lait a valsé, il y en a partout, sur la table, sur les carreaux, sur maman. Maman est fâchée, il faut qu’elle remonte se changer. Du temps perdu. Ils n’en ont pas tant que ça, Père voulait partir avant sept heures pour que la neige sur le glacier ne soit pas trop molle lorsqu’ils arriveront là-haut, et ils sont déjà en retard. Maman crie sur Paule, c’est malin, maintenant, tu nettoies tout. Paule ne dit rien, elle a les larmes aux yeux. Marie-Pierre a de la peine pour elle, elle souhaitait juste bien faire. Elle l’aide à ramasser, elle lui propose de lui préparer un autre bol, Paule ne veut pas, elle quitte la cuisine en pleurant, dans cette maison, on me crie toujours dessus. Jean, sur sa chaise haute, ne bouge pas, paralysé par les colères de ce début de journée.
Marie-Pierre commence la vaisselle, les parents sont presque prêts, ils sont en train d’enfiler leurs chaussures dans l’entrée. Maman a du mal, Père est patient avec elle, attends, je vais te les lacer, il faut que ce soit bien fait. Marie-Pierre va chercher Paule, elle sait où elle s’est cachée. Dans le poulailler. Elle adore cet endroit, Marie-Pierre ne comprend pas, l’odeur lui donne envie de vomir. Viens, ils vont partir, dis-leur à ce soir. Paule est encore vexée, elle refuse de sortir. Marie-Pierre n’insiste pas. Luc non plus n’est pas revenu. Elle se retrouve seule devant la maison, avec Jean dans les bras, à regarder les parents partir. Maman passe la main dans les cheveux de Jean, Père dit à Marie-Pierre, je compte sur toi, elle hoche la tête. Il lui fait confiance, à elle plus qu’aux autres, elle ne peut pas le décevoir. Maman est inquiète, j’espère que ton frère et ta sœur ne t’embêteront pas, je leur parlerai ce soir. Marie-Pierre la rassure, dans cinq minutes, ils seront là, ne t’inquiète pas. Elle les regarde s’éloigner. La silhouette trapue de Père, son piolet qui dépasse du sac à dos, il l’a pris pour éviter que maman ait du poids à porter. Elle remarque que maman a changé de foulard. Elle a enlevé le jaune et mis un rouge. C’est bien, elle pourra mieux les suivre sur le chemin quand ils vont commencer à s’éloigner. Elle les observe un moment devenir des points minuscules. Jean pèse dans ses bras, elle le pose.
*
Quand Luc revient, Marie-Pierre est en train de finir la vaisselle. À ses pieds, Jean joue avec une cuillère. C’est malin, tu ne leur as même pas dit au revoir. Tu as vu comme Père est avec moi ? Tu exagères aussi… C’est toujours comme ça, Marie-Pierre prend la défense des parents. Elle se comporte comme si elle était sa mère. Juste avant l’été, elle l’avait cafté. Il n’était pas allé à l’école en racontant à la maîtresse que Père avait besoin de lui. C’est dommage, avec le certificat d’études qui approche, on aurait révisé, avait-elle dit. Luc avait profité de ces journées volées pour se promener en montagne, faire la sieste dans l’herbe, se goinfrer de myrtilles. Jusqu’au soir où il était rentré et s’était pris une rouste. Tu crois quoi, qu’on te nourrit à rien faire ? C’est l’école ou un boulot. T’étais où d’abord ? Luc était resté muet.
Père s’était tourné vers Marie-Pierre, tu le sais, toi, où il va ? Au début, elle n’avait rien dit, puis Père avait sorti sa baguette et elle avait craché le morceau. Elle détestait la baguette. Luc l’avait traitée de fayotte, Père l’avait frappé de nouveau, tu ne parles pas à ta sœur comme ça. Le lendemain, Luc avait coincé Marie-Pierre sur le chemin de l’école, il lui avait reproché de ne pas l’avoir soutenu. Elle avait tenu bon, Luc, il faut que tu ailles à l’école, il faut qu’on puisse partir d’ici, on ne va pas passer notre vie dans ce trou, je ne veux pas devenir comme les parents. Il l’avait regardée, surpris qu’elle le comprenne si bien, mais il n’avait pas voulu le reconnaître. De quoi je me mêle, je suis bien ici moi, il avait craché vers elle. Il était furieux de la rouste qu’il avait prise à cause d’elle.
Avant, elle était toujours la première à désobéir aux parents, à échapper à leur surveillance. Elle n’était pas une mijaurée comme aujourd’hui. Quand les parents leur disaient d’aller déposer les fromages à la coopérative, ils prenaient le chemin le plus long possible. Ils s’amusaient bien ensemble, comme ce jour où ils avaient trouvé une prairie pleine d’herbe grasse, pentue juste comme il faut pour faire des glissades, pas trop pour ne pas se blesser, assez pour que ça soit drôle. Ils avaient glissé, ri, glissé encore, ils avaient laissé filer les minutes, les heures, à la fin l’herbe était tout écrasée.
Quand ils avaient voulu repartir, ils avaient eu du mal à retrouver les fromages, ils croyaient les avoir posés à côté de leurs chaussures, ils étaient un peu plus bas, comme s’ils avaient eux aussi fait des roulades. Le paquet avait une drôle de forme, les fromages étaient tout mous dans le papier. Luc les avait tendus, un peu tremblant, à la dame de la coopérative. Tu as la tête de quelqu’un qui a fait une bêtise, toi. Elle l’aimait bien, il n’avait pas répondu, il attendait le verdict, s’imaginant déjà revenir et dire à Père qu’il n’y avait pas de sous, que les fromages n’étaient pas bons. Mais vous leur avez fait quoi à ces fromages ? Ils ont une drôle de tête. Ça y est, elle va les refuser. La catastrophe. Luc voyait déjà la baguette dans les mains de Père, son pantalon baissé. Il n’en pouvait plus, il y avait droit au moins une fois par semaine, il portait en permanence des traces rouges sur le derrière.
C’est vrai qu’ils sont un peu mous, on ne sait pas ce qu’il s’est passé, la chaleur, et puis ils devaient être un peu faits. Vous savez, il y a des gens qui adorent les manger comme ça, ils aiment quand la croûte est toute jaune, que la crème se cavale. Moi, je trouve ça dégoûtant, mais il en faut pour tous les goûts. Marie-Pierre ne s’arrêtait plus. Luc admirait sa sœur, il était incapable de tenir un discours pareil. La patronne de la coopérative avait fini par céder, allez, je les prends vos fromages, un petit coup au frais et ça devrait aller, mais la prochaine fois, faites attention, hein. Sur le chemin du retour, Luc avait imité Marie-Pierre, mais si, le fromage écrabouillé, c’est très très bon, vous avez qu’à leur dire que c’est une spécialité locale, je suis sûre qu’ils les achèteront. Ils riaient, Marie-Pierre était fière de leur avoir sauvé la mise. Elle voulait retourner sur la pente s’offrir quelques roulades, Luc l’avait retenue, non, cette fois, on rentre. Maman n’avait pas posé de question sur leur retard, elle les avait juste regardés de travers, eh ben, vous en avez mis du temps pour trois malheureux fromages, Marie-Pierre rigolait dans son dos. C’est cette sœur-là que Luc aimait, pas celle d’aujourd’hui qui se prend tellement au sérieux.
Tu pourrais m’aider à laver la vaisselle, ça ferait gagner du temps. Luc n’a pas su se retenir, tu as déjà vu Père faire la vaisselle ? Il aperçoit le dos de sa sœur se raidir de colère. Il n’attend pas qu’elle riposte, il s’échappe, je vais voir si tout va bien à l’étable. Un prétexte. Bien sûr que tout va bien à l’étable, Père s’en est chargé avant de partir. Il ne les a pas laissés s’occuper des bêtes toute la journée, les traire, nettoyer les stalles. Il n’a pas confiance. La dernière fois qu’il a demandé à Luc de les sortir, c’était un jour où maman et lui devaient aller à un enterrement, un lointain cousin, mais un cousin quand même, ils tenaient à y assister. Luc avait guidé les bêtes vers le pré, il adorait pousser le cri de Père pour les faire avancer, il hurlait tellement fort que Marie-Pierre était sortie, arrête, tu vas leur faire peur à ces pauvres vaches. Il les surveillait de près, il ne voulait surtout pas que l’une d’elles s’échappe. Pour une fois, elles avaient toutes obéi tranquillement, bien sagement. Il était parti à l’école, fier de lui. Mais lorsque Père et maman étaient rentrés, ils avaient croisé les vaches sur le chemin, Luc avait remis en place le poteau pour fermer le champ, mais pas le fil de fer qui le retenait, il avait suffi d’un petit coup de corne pour que les bêtes retrouvent leur liberté. Père l’avait houspillé, tu te rends compte, on aurait pu perdre le troupeau. Luc s’était défendu, je l’ai fermé, je te jure, quelqu’un a dû venir après, ou alors c’est quand Marie-Pierre m’a appelé pour le déjeuner, j’ai fait vite. Arrête de te chercher des excuses, assume tes bêtises.
Depuis, Père ne voulait plus lui laisser les animaux. Maman lui disait, réessaie, il était petit, il fait plus attention maintenant. Père ne cédait pas, non, il va encore faire une connerie. Luc en était vexé. Un jour, il avait même pensé ouvrir la barrière après que Père s’était occupé des bêtes pour lui montrer que tout le monde peut commettre des erreurs. Il avait parlé de son idée à Marie-Pierre. Non mais ça va pas, t’imagines si y a une des bêtes qui se blesse ou quoi. Je te préviens si tu fais ça, je te dénonce à Père. Ç’avait été le début de la nouvelle Marie-Pierre.
Dans l’étable, il cherche quelque chose à faire pour éviter que sa sœur lui colle une corvée. Il pourrait couper du bois, on ne sait jamais, même en cette saison, il peut faire frais. L’oncle Antoine lui a expliqué comment faire, poser la souche, la caler pour qu’elle ne bouge pas, lever la hache et l’abattre. Clac, clac, clac. Luc cherche la hache, il peste contre Père, où l’a-t-il mise ? Il finit par la dénicher derrière un bidon en plastique, drôle d’endroit pour ranger du matériel. Il se demande ce qu’il y a dans le bidon, de l’essence ou de l’engrais, un truc dangereux sûrement, il passe derrière avec précaution, pas question de le renverser, Père le tuerait. Il commence, une souche, un premier coup, un second, il sent les muscles de ses bras se crisper, la peau de ses mains se tendre jusqu’à craquer, il persiste, il ne va pas arrêter si vite. Encore un coup, deux, il peut à peine lever la hache. Il abandonne, il laisse l’outil contre la souche, il n’a pas la force de le remettre derrière le bidon. Père va rouspéter quand il reviendra, c’est grave, ton frère et ta sœur auraient pu se blesser. Il voit toujours du danger là où il n’y en a pas.
Quand Luc rentre dans la maison, il entend des cris. Marie-Pierre est en train de gronder Jean. Bien sûr que ton tricot te gratte, tu le sais qu’il faut mettre ton maillot d’abord, allez, allez, pantalon, chaussettes. Dépêche-toi, je n’ai pas toute la matinée. Jean chouine encore plus fort. Luc reste en bas, dans l’entrée, il ne veut pas que Marie-Pierre le voie, elle lui dirait de s’occuper de son frère. Hors de question de rester coincé là toute la journée, il a envie de descendre au village, peut-être que ses copains seront là, sur la place, prêts à faire un foot. Il hésite, sa sœur lui en voudrait terriblement. Il voit les chaussures bien alignées le long du mur, ça lui donne une idée. Il entend la voix de Marie-Pierre dans la cuisine. Mais c’est pas vrai, qu’est-ce que vous avez tous aujourd’hui ? Pourquoi tu ne veux pas aller à la boulangerie ? Cette fois, c’est après Paule qu’elle râle. La petite refuse d’aller chercher le pain. Elle ne veut pas dire pourquoi. Luc le sait. Un jour, après l’école, il avait trouvé Paule en train de pleurer, elle s’était essuyé les joues vite fait, mais il avait compris qu’un truc clochait. Le lendemain, il l’avait suivie, il avait vu deux filles en train de lui tirer les cheveux et de lui dire des gros mots dans une ruelle. Il les avait arrêtées, les menaçant de s’en prendre à elles si elles continuaient à embêter sa sœur. Luc pensait le problème réglé, il s’aperçoit que sa sœur a toujours peur de croiser ces filles en allant au village. Marie-Pierre insiste, la petite ne lâche rien. Luc les rejoint dans la cuisine.
Il va proposer d’aller à la boulangerie, ça lui donnera une raison de quitter la maison, mais Marie-Pierre l’alpague, occupe-toi de Jean un peu, il est d’humeur chouineuse ce matin, peut-être que toi, il t’écoutera. Il attrape son frère, le balance sur son dos, tête en bas, viens, on va faire un foot dans le pré derrière, le petit rit. Ils n’ont pas de ballon, ils joueront avec la boule de tissu bien ferme que maman leur a confectionnée. Elle est plus dure qu’une vraie balle, Luc se l’est déjà prise sur le torse, il en a gardé un bleu pendant plus d’une semaine. Au moment où ils sortent, il entend un bruit de chute, Paule pousse un cri et se met à pleurer. Mais c’est pas vrai, quel est l’imbécile qui a attaché les lacets des chaussures ensemble ? Luc, si tu continues, je raconterai tout à Père ce soir ! Luc rit. Marie-Pierre ne dira rien. Il prend Jean par la main.
Paule a fini par dénouer ses lacets, Luc les avait bien serrés. Elle a un peu peur. De croiser les filles qui l’embêtent. De perdre les pièces que Marie-Pierre lui a données. Sa sœur lui a dit de les mettre dans sa poche, mais dès qu’elle s’est penchée pour enfiler ses chaussures, elles sont tombées. Alors, elle les garde à la main, il y en a quatre. Elle les serre si fort qu’elle sent les crénelures lui rentrer dans la chair. Elle n’a pas osé demander à sa sœur de l’accompagner, Marie-Pierre aurait refusé. Dépêche-toi, ça ne te prendra pas longtemps, et après, tu viendras m’aider, j’ai la lessive, le manger, le ménage à faire.
Paule hésite entre courir pour être vite de retour à la maison et traîner pour éviter le travail. Pour l’instant, il n’y a personne sur le chemin, juste de jolies fleurs bleues dans le fossé, elle en ramasse quelques-unes, ça fera plaisir à Marie-Pierre, elle pourra mettre le bouquet sur la table de la cuisine. Maman n’aime pas qu’on y mette des fleurs, elle dit qu’on ne se voit plus pour parler, mais aujourd’hui, ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Elle en prépare un pour la chambre de maman, comme ça, elle sera moins fâchée quand elle rentrera. Elle regrette de ne pas leur avoir dit au revoir. Elle se demande si Père la punira ce soir. Maintenant, elle a deux beaux bouquets dans les mains. Elle court pour rattraper son retard, un peu, pas trop, sinon les fleurs s’échappent. Et ses sous aussi, elle n’arrive pas à tout tenir, elle jette un des bouquets. Ça y est, elle est presque au village.
Elle aperçoit la maison de l’oncle Antoine, elle pourrait aller faire un bisou à la tante, ça ne lui prendrait pas trop de temps. Bonjour, ma belle, elles sont jolies, tes fleurs. Paule tend le bouquet à Andrée, tiens, il est pour toi, elle aime bien sa tante, elle est toujours de bonne humeur. L’oncle Antoine, c’est un peu différent, il ne parle pas beaucoup. Viens dans la cuisine, j’ai fait des beignets ce matin, prends-en un. Paule ne sait pas depuis combien de temps maman n’a pas fait de beignets, elle dit que c’est trop long et qu’après, ça sent trop la friture. Dans la cuisine de tante Andrée, la table est couverte de plats de nourriture. Père dit toujours qu’ils mangent comme des ogres et qu’ils veulent montrer qu’ils ont plus de sous que les autres. Vous recevez des gens ? Non, c’est à cause de l’orage, je m’avance. Paule se lèche le bout des doigts plein de sucre. Et toi, comment ça se fait que tu traînes par ici ? Paule explique, les parents, la randonnée, Marie-Pierre, le pain, les sous. Tante Andrée insiste, ils sont partis à quelle heure, ils devaient aller où. Paule ne sait pas répondre, tiens, prends un second beignet. Pendant qu’elle mange, elle voit Andrée discuter avec l’oncle Antoine, ils ont l’air en colère, elle espère que ce n’est pas sa faute s’ils se disputent, et puis, il faut qu’elle y aille, la boulangerie risque de fermer.
Elle repart en faisant un grand geste de la main à son oncle et sa tante, elle se met à courir. Encore une rue, puis la place à traverser. Ouf ! Elle y est, elle n’a pas croisé les filles de l’école. Au retour aussi, elle prendra ce chemin, c’est le seul qui passe loin de chez elles. Elle pousse la porte de la boulangerie avec ses mains, elle laisse une marque grasse sur la vitre, elle espère que la boulangère n’a rien vu, c’est à cause des beignets. Et pour cette demoiselle, ce sera ? Paule ne se souvient plus. Marie-Pierre lui a dit un pain ou deux ? La boulangère doit savoir combien ils en prennent d’habitude. Non, elle ne sait pas, elle en voit défiler des gens, elle ne peut pas se souvenir de tout le monde. Combien tu as d’argent ? Paule se fige. Les pièces. Depuis combien de temps elle ne les serre plus dans la main ? Elle a dû les poser pour faire les bouquets. Ou alors pour manger les beignets. Oui, c’est ça, elle a dû les laisser chez Antoine et Andrée. Marie-Pierre sera moins fâchée si elle les a juste oubliées, pas perdues. Je n’ai pas de sous, ma mère vous les donnera demain. Comment ça, pas de sous ? Je fais pas crédit, moi.
La boulangère a pris sa grosse voix, Paule n’ose plus bouger, elle sent qu’elle va se mettre à pleurer. Elle balbutie, s’il vous plaît. Pas question, si je commence, tout le village va me réclamer. Paule imagine Marie-Pierre, son air furieux, ses cris, Luc va ronchonner, manger sans pain, on n’a jamais vu ça. Et ce soir, Père le leur reprochera, vous n’avez même pas été capables d’aller chercher du pain, qu’est-ce que vous avez fichu toute la journée ? Elle se met à pleurer. Bon, allez, j’ai des clients à servir, moi. Paule n’a pas vu que deux personnes étaient entrées derrière elle. Elle entend une dame dire à la boulangère, vous exagérez, vous pouvez bien les lui donner. Oui, mais si je commence… Allez, va, c’est une petite Cotraz. Ah, je ne l’ai pas reconnue, c’est la plus petite ? La boulangère s’est radoucie. Assez pour lui donner deux gros pains, pas assez pour ne pas ajouter : bon, tu diras bien à ta mère de passer me payer demain, puis se tournant vers ses clientes, même pour eux, il paraît que c’est pas facile. Paule hoche la tête et sort. Derrière elle, la boulangère râle, regardez-moi dans quel état elle m’a mis mes vitres.
Cette fois, Paule part directement vers la maison. Elle croise le patron de la compagnie des guides. C’est un ami de Père, Louis, il s’appelle, il la salue, lui demande si son père est là. Elle lui répond en chantonnant, nan, ils sont partis en montagne avec maman. Il a l’air inquiet, tout à coup. Tu te souviens où ils allaient ? À quelle heure ils ont dit qu’ils rentraient ? Mais qu’est-ce qu’ils ont tous ce matin à vouloir savoir où les parents sont allés ? Elle secoue la tête, elle ne sait pas. Elle arrive enfin en vue du chalet. Les pains sont lourds, elle a manqué d’en lâcher un sur le chemin, elle l’a rattrapé avec son genou, elle les pose bruyamment sur la table.
Je suis là ! Marie-Pierre est en train de finir la lessive. Ça tombe bien, viens m’aider à étendre le linge. Paule grimace, elle déteste soulever les draps lourds d’eau, elle se retrouve avec les vêtements mouillés, collant à sa peau. Alors, tu viens ? Elle ne peut pas s’échapper. Déjà, elle a eu de la chance de ne pas avoir à faire la lessive, il faut frotter, frotter, appliquer le savon tout du long, ça n’en finit pas. Ça ne fait pas longtemps que maman lui a appris. Tiens, aide-moi à essorer. Marie-Pierre lui demande de rattraper les draps à la sortie des rouleaux, tu ne les laisses pas traîner dans la terre, hein. Paule s’applique. Avec les draps, elle forme un gros serpent dans la bassine en bois, comme maman lui a montré. Allez, prends l’autre anse, on y va.
Elles arrivent à peine à soulever la bassine, Paule manque de lâcher la poignée en descendant les quelques marches qui mènent au pré de derrière. Elles commencent à étendre sur le fil, un drap, puis deux. Paule aime bien ce moment, quand elles prennent chacune un bout du drap, le secouent pour qu’il soit moins froissé. Elle adore secouer trop fort, juste un peu pour que ça n’ait pas l’air fait exprès, mais assez pour que Marie-Pierre lâche quand même le coin du drap. Paule, arrête, on n’a pas toute la journée, et puis tu vas les salir. Elles entendent Luc et Jean, ils ne sont pas loin. Ils se cachent au milieu des draps, Jean pense qu’elles ne le voient pas. Il veut leur faire peur. Bouh ! Marie-Pierre ne rit pas. Jean a le visage tout violet. J’espère que tu n’as pas touché les draps ! Il ne comprend pas pourquoi elle crie tout à coup, il est encore dans son jeu. Tu as eu peur, hein, tu as eu peur ! Luc, pourquoi tu l’as laissé s’approcher de la lessive, je te préviens, s’il y a une tache de myrtille sur les draps, c’est toi qui recommences. Luc rigole. Eh ! Ne t’énerve pas, j’en ai rapporté un seau entier pour toi. Paule rigole aussi quand elle voit la petite tête de Jean couverte de violet. Marie-Pierre est calmée, la lessive est sauvée.
Bon, va l’aider à se laver, je vais finir le repas. On mange quoi ? Les garçons sont insupportables aujourd’hui. Vous verrez. Luc insiste, du fromage, un truc à base de fromage. Va nettoyer Jean, ou tu ne mangeras pas. Marie-Pierre a la voix qui chevrote, même pas quatre heures écoulées, elle est déjà épuisée. Luc s’en rend compte, enfin. Viens, Jean, je vais te tremper dans l’abreuvoir, c’est encore là que ce sera le plus facile de te laver. Le petit se met à hurler, nan, pas l’abreuvoir, pas l’abreuvoir. Paule le comprend, une fois, elle est tombée dedans en essayant de rattraper un caillou, l’eau est glacée, elle vient directement du torrent. Luc ! Marie-Pierre ne rigole plus, il se dépêche de s’éloigner avec Jean. À table dans cinq minutes !
Ils mettent de l’eau partout dans la cuisine, Jean a voulu se laver tout seul et Luc l’a laissé faire. Il essuie un peu pour ne pas énerver davantage sa sœur. Il assied Jean à table. J’ai mangé au moins deux cents myrtilles. Tu les as comptées ? lui demande Paule. Jean est très fier d’énoncer, un, deux, trois. Oui, ben, tu as intérêt à manger à table. Quelle idée de lui donner des myrtilles à cette heure ? Luc, tu ne penses vraiment à rien. Marie-Pierre s’énerve de nouveau. Bah, je croyais qu’aujourd’hui, on avait le droit de faire ce qu’on voulait. Pour une fois que les parents ne sont pas là. Marie-Pierre pose un plat de pommes de terre sur le dessous de plat, elle en épluche une pour Jean, elle lui coupe, elle sent qu’elles ne sont pas assez cuites, elle a fait ça trop vite, elle espère que personne ne dira rien. Elle rajoute un gros morceau de beurre sur celle de Jean, ça passera mieux. Tu veux quoi, un bout de fromage, du jambon ? Du jambon, du jambon, Jean tape sa cuillère sur la table, ça fait rire Luc. Mais, c’est pas vrai, tu as le diable au corps !
Elle peut enfin s’asseoir, elle s’épluche une patate. Elle voit Paule et Luc échanger un regard. Luc prend une grosse tranche de pain, il met du jambon et du fromage dessus. Il a laissé sa patate sur le bord de l’assiette. Tu ne vas pas manger que ça, prends plus de pommes de terre. Marie-Pierre n’a pas pu s’empêcher de lui dire quelque chose. Nan, ça va. Luc ne souhaite pas envenimer les choses. Tu as vu combien j’en ai fait cuire, il faut les manger. Sinon, de toute façon, vous les aurez ce soir. Luc avale sa tranche de pain comme s’il n’avait pas entendu. Jean dit, moi aussi, je veux du pain, je veux pas de pommes de terre. Tu vois, c’est malin, maintenant, ton frère veut faire pareil. C’est Paule qui lâche le morceau, mais Marie-Pierre, tes patates, elles sont pas cuites. Marie-Pierre ne crie plus. Si vous m’aviez aidée aussi… Bon, allez, tant pis, on mange du pain, les patates, je les ferai recuire pour ce soir.
Tout le monde se détend, Marie-Pierre coupe de grosses tranches, ils y entassent du fromage et du jambon, Marie-Pierre met de la moutarde dans le sien, Paule sépare le fromage du jambon, une tartine pour chaque, tu comprends, sinon, on ne sent le goût ni de l’un ni de l’autre. Elle fait des théories sur tout, cette Paule. Luc s’en taille une seconde. J’ai tellement faim, j’ai couru après Jean toute la matinée. Marie-Pierre lui fait remarquer qu’il exagère un peu, mais il n’y a plus la tension de tout à l’heure. Jean grignote à peine sa tartine, j’ai plus faim, il s’endort presque dans son assiette, il marmonne, c’était bien le matin avec Luc, mais c’était fatigant. Tout le monde rigole.
Marie-Pierre et Paule se sont mises à l’ombre du pommier. Elles ont fini la vaisselle, elles jouent à feuille-pierre-ciseaux. Jean est en train de faire la sieste à l’intérieur, Luc veille sur lui. Paule ronchonne, tu gagnes tout le temps, tu triches forcément. Marie-Pierre proteste, nan, c’est pas vrai, je suis juste plus forte, c’est normal, je suis plus grande. Elles arrêtent de jouer, Marie-Pierre n’a pas envie de se disputer avec sa sœur, la matinée a déjà été assez pénible, elle a envie de profiter de ces quelques heures sans les parents. Elle pense à Claudine. Son amie passera peut-être les voir tout à l’heure, si son père la libère.
Ils se plaignent de leurs parents, ceux de Claudine sont bien pires. Ils sont tout le temps sur son dos : où tu vas ? Pourquoi ? Tu ferais mieux de nous aider. Elle ne peut pas faire un pas tranquille. Même à la fête de la Saint-Jean au mois de juin, elle n’a pas pu venir. Pourtant, tout le village était là, les enfants, les adultes, ils ont bu, ils ont mangé des tourtes que les mères avaient préparées, c’est ce qu’il y a de plus facile à manger avec les doigts. Chacun apporte un plat, personne ne paie. Sauf le vin. Pour le vin, il y a une buvette spéciale, c’est deux francs, Luc a essayé d’en acheter, Père l’a vu, il lui a crié dessus, tu crois que t’es un homme pour t’enivrer ? Non mais je rêve. Marie-Pierre aurait pu dire que, l’année dernière déjà, au mariage de Louis, l’ami de Père, Luc avait fini tous les verres qui restaient sur les tables, puis avait vomi dans le fossé. Heureusement, Père n’avait rien remarqué. À la fête, il a prévenu Luc, si je te revois tourner autour de la buvette, tu rentres directement à la maison. Ils ont regardé le feu monter dans la nuit, ils ont dansé sur la place du village.
Marie-Pierre a regretté que Claudine ne soit pas là. Son père exagérait, il l’avait punie parce qu’elle était rentrée un peu tard de l’école. C’était la faute de Marie-Pierre en plus. Elle voulait lui parler de Jules, il habitait dans la vallée, ils étaient allés ensemble ramasser le bois pour la Saint-Jean, sa main dans la sienne, les bras qui se frôlent. Elle le trouvait beau, elle voulait le revoir, mais elle ne pouvait pas aller tourner devant l’école des garçons, son père la tuerait s’il l’apprenait, tu n’as que onze ans, tu te rends compte. Alors elle avait demandé conseil à Claudine. Profite du bal de la Saint-Jean, lui avait dit sa copine. Claudine, faut que tu m’aides, je n’oserai jamais, et puis y aura mon père, et puis je n’ai pas de jolie robe à me mettre. Finalement, à cause de cette discussion qui avait trop duré, Claudine avait été punie et n’avait pas pu y aller.
Marie-Pierre avait une belle jupe qui tournait autour d’elle, maman lui avait prêté un chemisier qu’elle ne pouvait plus mettre. Il était un peu grand pour Marie-Pierre, elle n’avait pas beaucoup de poitrine, elle l’avait fait blouser, c’était joli quand même. Jules l’avait quasiment ignorée, il était avec les autres garçons, il lui a juste fait un petit geste en la croisant. Elle s’était dit qu’ils allaient se retrouver un peu plus tard, elle avait dansé avec l’oncle Antoine et avec Louis, son parrain, mais pas de Jules, il était resté avec ses copains. Il a dû avoir peur de ton père, l’avait consolée Claudine, le lendemain, lorsque Marie-Pierre lui avait raconté. Si tu crois qu’un gars va se montrer avec toi dans le village, tu te trompes, avait ajouté Luc, il aurait honte devant ses copains. Le jour de la fin de l’école, elle avait recroisé Jules dans le village, il lui avait souri, elle l’avait ignoré, il l’avait appelée, elle avait continué son chemin. Elle ne sait pas pourquoi elle a réagi comme ça alors qu’elle rêvait de lui depuis des jours. Sur le moment, elle trouvait que c’était mieux. Maintenant elle regrette, elle entend sans arrêt le Marie-Pierre qu’il lui a lancé et qu’elle a méprisé, elle voudrait pouvoir faire différemment. Elle ne l’a pas revu.
Paule la sort de ses rêves, c’est pas Jean qu’on entend pleurer ? Marie-Pierre court vers la maison, elle trouve le petit plein de vomi, un vomi couleur violet. Elle le prend dans ses bras, encore un coup de Luc. Il est où d’ailleurs celui-là ? Elle nettoie Jean. Ça va ? Tu veux retourner faire la sieste ? Il secoue la tête, nan, je veux rester avec toi. Elle l’allonge sur une couverture dehors, il s’assoupit. Elle pense à tout ce qui lui reste à faire, les lits, il faut qu’elle mette des draps propres dans celui de Jean, les haricots verts à équeuter, elle a promis à maman que ce serait fait quand ils rentreraient. Elle ne peut pas bouger, Jean a posé sa tête sur ses cuisses. Elle observe les nuages se rapprocher dans le ciel, elle se demande s’il ne va pas pleuvoir, elle ne sait plus ce que dit l’oncle Antoine dans ces cas-là, c’est lui qui sait tout sur le temps, il fait tellement beau, ce serait vraiment étonnant. Elle attend Luc de pied ferme pour lui dire ce qu’elle pense de ses manières, elle finit par s’endormir.
*
Lorsqu’elle émerge, elle est complètement engourdie. Son visage a rougi, il la tire, elle a soif comme jamais. Elle pose la main sur Jean, il ronfle doucement, pourvu qu’il n’ait pas pris un coup de chaud, maman lui en voudrait terriblement. Jean est souvent malade, maman dit toujours qu’à cause de lui, elle donne plus de sous au docteur qu’au boulanger, Père lui répond qu’elle n’a pas besoin d’appeler si souvent le médecin, qu’elle s’affole pour un rien. Dès qu’il a de la fièvre, maman l’emmène au village, elle en revient avec des médicaments, et Jean avec un bonbon donné par le docteur. Le petit remue sur la jambe de Marie-Pierre, il laisse échapper un peu de bave, elle en voit la trace sur sa jupe. Paule est là, légèrement plus loin, elle compte ses doigts, un, deux, trois, quatre, elle ne se souvient plus, elle recommence, une fois, deux fois, trois fois. Marie-Pierre se demande si sa sœur n’est pas un peu timbrée. Les enfants du village se moquent d’elle, ils la trouvent bizarre. Une fois, Marie-Pierre en a eu assez qu’on l’appelle la sœur de la folle, elle s’est fâchée, tu le fais exprès, hein, de faire la débile. Elle n’avait pas vu que maman était là, qu’elle écoutait, elle s’était pris une gifle. De la part de maman, c’était vraiment rare, ne parle plus jamais à ta sœur comme ça, elle est dans son monde, ça ne dérange personne. Depuis, Marie-Pierre fait bien attention à ce qu’elle dit, n’empêche, ça l’énerve de voir Paule continuer ses âneries.
Luc vient s’asseoir avec eux, l’air coupable. Marie-Pierre se demande ce qu’il a pu faire pendant qu’ils dormaient. Il se place juste derrière Paule, il se moque d’elle en exagérant les gestes de ses mains ; Paule l’aperçoit, elle essaie de l’en empêcher, il l’esquive, elle se jette sur lui, elle hurle, Luc aussi. Arrêtez, vous allez réveiller Jean, les gronde Marie-Pierre. Trop tard, le petit se frotte les yeux, il se met à pleurer doucement. C’est malin, vous allez vous en occuper maintenant, hein ? C’est surtout à Luc que Marie-Pierre en veut. Tu étais où d’abord ? Je ne t’avais pas dit de le surveiller ? Il a été malade, figure-toi. J’en ai assez que tu me prennes pour ta bonniche.
Luc n’a pas le temps de répondre, Paule crie, regardez le chien, il est trop bizarre. Marie-Pierre se tourne vers l’arrière de la maison, c’est là qu’on attache Belle, la chienne de Père. Elle pointe son museau vers le ciel, elle marche en cercle, tire sur sa chaîne. Marie-Pierre ne l’a jamais vue comme ça. Manquerait plus qu’elle soit malade elle aussi. Père ne serait pas content, cette chienne, il l’adore. Il ne la gronde jamais, même quand ils sont ensemble avec le troupeau et qu’elle n’obéit pas. C’était déjà pareil avec Charlie, celui d’avant. Quand il est tombé malade, chaque fois qu’il passait devant son coussin dans la cuisine, Père se baissait et le caressait pour le soulager.
Paule et Jean rient de voir Belle se comporter comme une folle. Tu crois qu’elle va s’échapper, hein, hein ? Luc, lui, est devenu sérieux, il a compris qu’il y a quelque chose d’anormal, les animaux, ça ne trompe pas. Il s’approche de Marie-Pierre, la dernière fois que je l’ai vue comme ça, on a eu un sacré orage. Sa sœur secoue la tête, impossible, tu as vu le ciel. Regarde mieux, lui crache Luc, et tu comprendras. Il lui montre des petits nuages gris très hauts, qui s’entassent derrière la montagne. Tu vois, ceux-là, dans une heure ou deux, ce sont des éclairs et de la pluie. Marie-Pierre est tentée de rire, son frère n’y connaît rien à la météo, mais il a l’air tellement sérieux, il n’est pas du genre à s’inquiéter pour rien. Elle frissonne, elle pense aux parents, un peu, pas longtemps, de toute façon, elle ne peut rien faire pour eux, elle ne sait même pas où ils sont partis, elle regrette de ne pas avoir été plus attentive quand ils en parlaient ce matin.
J’ai faim. Elle se demande comment Jean peut avoir envie de manger avec ce qu’il a vomi. En même temps, il n’a plus rien dans le ventre. Allez, je vais vous préparer un goûter, rentrez vous laver les mains. Paule et Jean sont comme des fous. D’habitude, maman refuse, c’est quoi cette invention du goûter, c’est un truc des Américains encore, cette idée que les enfants doivent se nourrir quatre fois par jour. Paule pense aux beignets de la tante Andrée, elle en aurait bien mangé quelques-uns maintenant ; elle repense aux sous, elle n’a toujours rien dit à Marie-Pierre, elle devrait aller les chercher, non, le goûter d’abord, elle ira après. Je veux du chocolat, je veux du chocolat, Jean n’arrête pas. C’est ça, pour que tu le vomisses partout, tu crois que je vais te changer et laver tes affaires encore une fois ? »

Extrait
« Il n’y a plus de maman, plus de père, ni même de Luc et de Marie-Pierre. On les a envoyés loin. Quand ils reviennent de leur école, ils ne ressemblent plus à son frère et à sa sœur. Il ne reste que Jean. Et lui ne comprend toujours pas, il sent juste qu’il lui manque la chaleur de sa mère. Il pleure souvent, d’abord doucement, les larmes glissent le long de ses joues, puis les sanglots se font plus profonds, il finit dans de grands hoquets, il s’en étouffe. Lorsqu’elle est là, Paule le prend dans ses bras, le cajole le temps qu’il se calme, il sent bien que les bras ne sont pas aussi grands que ceux dans lesquels il a passé ses premières années, la poitrine n’est pas aussi tendre. La maîtresse ne sait rien de tout ça, personne ne sait rien de tout ça. » p. 76

À propos de l’autrice

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Agnès Laurent © Photo DR

Agnès Laurent est grand reporter à L’Express. Passionnée par les histoires familiales et les liens qui se tissent entre les êtres, elle a publié en 2021 son premier roman, Rendors-toi, tout va bien (Pocket), sélectionné pour le prix Maison de la Presse 2021. (Source: Éditions Récamier)

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Border la bête

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Finaliste du Prix François Sommer 2024

En deux mots
Après la mort d’un proche, une femme décide de partir vers l’océan. En pleine nature, elle va croiser la route de Jeff et d’Arden au moment où ils tentent de sauver une orignale. Un respect pour la vie qui la pousse à faire étape chez eux. Au côté d’Arden, elle va retrouver un sens à sa vie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le combat pour toutes les vies

Dans ce roman de Nature writing, Lune Vuillemin raconte la rencontre de la narratrice avec Arden et Jeff, une femme et un homme qui se battent pour sauver les animaux et leur milieu. Un combat qu’elle va partager, car il devient pour elle une planche de salut.

Au sortir de l’hiver, la narratrice décide prendre la route et d’affronter une nature encore hostile. Un voyage ressenti comme une nécessité, après la mort de l’homme à qui elle devait tout et qui travaillait à ses côtés dans une brasserie. Chemin faisant, elle croise deux personnes qui s’affairent autour d’une orignale prise dans la glace et qui vont réussir à la sortir de ce mauvais pas. Elle va alors se joindre à Arden et Jeff qui lui propose de l’embaucher dans sa ferme. Au fil des jours, elle apprend à mieux le connaître et va lui confier son histoire. Quand Jeff lui demande d’où elle vient, elle lâche: «J’aurais pu te dire que je venais de voir un homme mourir, que je n’avais pas dormi depuis deux jours parce que je faisais du stop pour me rapprocher de la côte et que je voulais voir l’océan parce que j’avais l’impression qu’il me soignerait de la mort. Peut-être que j’aurais dû te répondre Je viens d’un endroit où l’on brasse du houblon dans de l’eau, un endroit imprégné d’eau qui sent parfois l’amer, le clou de girofle et les produits d’entretien. Je travaillais pour un homme que j’aimais comme un père et qui est mort tôt un matin pendant que je dansais dans la pièce d’à côté en écoutant The Clash. J’ai ses cendres dans mon sac, chez Arden. Je ne sais pas quoi en faire, je me suis dit que l’océan ça lui plairait. Mais en fait je ne sais pas trop.»
Une confidence en entraînant une autre, Jeff va lui raconter comment il a rencontré Arden et combien elle a souffert, victime d’un frère-bourreau.
En parcourant la contrée, en cherchant à sauver des castors ou un renard, les deux femmes vont se rapprocher, se reconnaître, s’aimer. «Faire l’amour avec elle, c’est comme grimper un séquoia géant à mains nues, une fois arrivé à la cime on regarde en bas avec le vertige, surtout ne pas tomber mais surtout ne pas redescendre non plus, lâcher le cœur qui sursaute comme un animal.»
Mais est-il besoin de rappeler que les histoires d’amour finissent mal? Lune Vuillemin va en apporter une nouvelle preuve avec une écriture pleine de sensualité et de poésie. En situant la rencontre entre la narratrice et Jeff et Arden au début du printemps, elle fait communier la fin de la période de deuil et le renouveau de la nature, elle fait renaître l’espoir, sans pour autant masquer les périls qui la menace.
Ajoutant une dimension onirique à sa quête, elle réussit un roman qui s’ouvre aux grands espaces.
On pense bien sûr à Thoreau et à ses disciples américains, mais aussi aux francophones Sylvain Tesson et sa Panthère des neiges ou encore à André Bucher avec La Montagne de la dernière chance. Deux noms auxquels il conviendra désormais d’ajouter celui de Lune Vuillemin.

Border la bête
Lune Vuillemin
Éditions La Contre-Allée
Roman
192 p., 19 €
EAN 9782376651338
Paru le 12/01/2024

Où?
Le roman est situé dans une nature sauvage proche d’un Océan, quelque part en Amérique du Nord.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout me rappelle combien le sol sous nos pieds est fragile.
Sur les berges d’un lac gelé, la narratrice assiste au sauvetage d’une orignale. Touchée par Arden, la femme aux mains d’araignée, et Jeff, l’homme à l’œil de verre, qui se démènent l’un et l’autre pour sauver l’animale, elle décide de les accompagner dans le refuge dont ils s’occupent.
Au cœur d’une nature marquée par les saisons, où humains et non-humains tentent de cohabiter, notre narratrice apprivoisera ses propres fêlures tout en apprenant à soigner les bêtes sauvages, et à interpréter les sons et les odeurs de la forêt et de la rivière.
Dans ces lieux qui façonnent les êtres qui les peuplent, comment exister sans empiéter sur ce qui nous entoure ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog L’élégance des livres


Lune Vuillemin présente «Border la bête » © Production Éditions La Contre-Allée

Les premières pages du livre
« Quand le vent reprend son souffle, l’air se fige au-dessus du lac Petit. La glace soliloque sous le ciel blanc, parfois elle grince des dents, se met à rire et sa mâchoire claque. Sa peau blanche gercée de bleu semble forte et prête à recevoir les baisers ardents du printemps. Il y a d’abord une expiration de brume sur les sapins baumiers, puis le froid bondit d’un bout à l’autre du lac à la manière des chevreuils en fuite. Le chant de la glace rencontre le rire de la sittelle. Les trembles nus se tendent la main, si blancs et lourds d’une neige glacée. Dans la forêt, le pas silencieux des biches alertes, le ventre rond d’une mésange sur une branche tordue, une petite martre baille, dents minuscules et poils hérissés par une couverture de neige fondue tombée d’en haut. Le matin pointe le long de la rivière Babine. Elle vient du nord de la vallée et rejoint le lac Petit, séparé du lac Grand par une forêt dense qui fait ricocher les bruissements d’ailes, les fracas de la neige et les silences éphémères.
Un corbeau sur une souche blanche, le bec enneigé, espiègle, regarde un peu alentour, surveille le lac Petit. Il neige, doucement et silencieusement, une neige fine et timide. Quelque chose grignote ou dépiaute, ça crépite comme un feu sec. Un groupe de trois mésanges sur une branche gigote, elles font les yeux doux à l’air piquant du matin. L’une d’elles plonge, flocon tacheté de noir, et disparaît.
Le corbeau sur sa souche, avec sa moustache de poudreuse, croasse un coup, regarde par là, pense. Haute sur ses pattes, l’orignale avance doucement. Elle traverse le matin blanc, grandes oreilles vers le ciel, narines écartées. Douceur dans le regard. La solitaire a le ventre rond, le poil épais et brun avec un cœur qui cogne en dessous, peut-être même deux. Ses longs doigts agiles évitent les roches et les branches dissimulées par la neige. Des yeux sous les pattes, elle avance confiante vers Lac Petit. La neige s’arrête, si l’on regarde bien. La troisième mésange se pose à nouveau sur la branche. Une chose indicible se déroule entre les trois petits oiseaux à tête noire. Sur la souche, en bas, au pied du sapin, le corbeau n’est plus là. Le lac chuchote sous la glace qui lui met la main sur la bouche. L’animal sur ses longues et fines jambes envisage la robe d’hiver de l’étendue d’eau qu’elle connaît bien. De l’autre côté elle longera la rivière Babine, remontera un peu vers les tourbières qui regorgent de vie, croisera quelques loutres au regard fourbe et rejoindra une autre forêt calme où l’on ne chasse pas. Y croquer les pousses de cèdres et de sapins. Le grand corbeau fend le ciel blanc, fait rebondir un chant de gorge entre les arbres. Derrière le lac, le long de la rivière aux rives recouvertes de névés, enflées comme des lèvres tuméfiées, les jeunes bouleaux ont la peau fragile.

Un ventre lourd s’abîme. Les muscles tendus dans les eaux de griffes, eaux-poignards. Des hommes aux bras fatigués ont extirpé la bête du lac blanc.
Nous restons là, à observer le cervidé exténué couché sur son flanc. Les heures tournent comme nos regards perdus, nos sourcils qui se froncent.
Sous le ventre gonflé d’angoisse et de vie qui s’affole, passer les sangles robustes. Dans le jour qui se couche, entendre les coyotes au loin et le moteur du débusqueur qui doucement soulève son treuil, sorte de poing fermé prêt à frapper la terre. Une grande femme aux épaules lourdes fait un signe à l’homme qui manœuvre le débusqueur. Il recule d’un coup sec, le moteur cale, l’orignale laisse échapper un râle.
Je ne regarde que ses yeux qui cherchent à se fermer.
Mes mains s’engourdissent de froid dans les poches de ma veste alors que l’animale est hissée vers un van à chevaux attelé à un pick-up. Elle paraît déjà morte, sa tête semble trop lourde à porter. Le treuil la dépose sur un tapis posé devant le van et les hommes aux bras fatigués aident à tirer la bête à l’intérieur.
C’est long, il faut s’y reprendre à deux fois. La grande femme aux épaules lourdes me fait signe d’entrer dans le van avec elle. Elle pose une vieille serviette de bain sur le haut de la tête de l’animale, cache ses yeux, et je l’aide à étendre une couverture sur l’orignale.
Je regarde les mains de cette femme, blanches et tordues comme des pattes d’araignées. Elle me parle avec le regard et le menton et je comprends tout, je crois. Son nez est incroyable, une falaise.
Elle sort du van, jette un regard sur l’animale, puis sur moi, je hoche la tête. Elle fait basculer la porte arrière comme un pont-levis et je me retrouve dans l’obscurité avec la bête. Je peux voir par un hublot le paysage que nous traversons. Je pétris la poche d’électrolytes avec ce qu’il me reste de force dans les mains. Je n’ai pas dit au revoir au garde forestier qui m’a conduite ici, au bord d’un lac, en lisière d’une vallée que je ne connais pas. Nous partons vers un refuge, un sanctuaire, où cette femme au nez gigantesque accueille des animaux sauvages. Chacun de mes doigts se contracte et brûle mais je continue à pétrir le sac. L’orignale ne bouge plus. Je serre les dents sur ma peur qu’elle meure avant que nous arrivions. Entre nous, le cordon ombilical. Comme ça, sans prévenir, l’hiver a décidé d’ouvrir grand la bouche. Avaler cette mère dans le calme formidable du matin.

Au refuge, le pick-up continue sur un chemin qui contourne une grange bleu-gris un peu sinistre et s’arrête plus loin sur une piste forestière. Les pneus font craquer la fine couche de gel recouvrant la terre. Le pont du van s’ouvre sur une clairière flanquée d’épinettes hautes. Le poing du débusqueur fait à nouveau glisser la bête hors du van puis la hisse au-dessus du sol avec ses gestes mécaniques.
L’homme et la femme parlent français, lui a un fort accent anglophone. Quelque chose dans sa voix à elle, comme un accent qui tente de se dérober. Une inflexion déguisée, qui me semble familière. Elle murmure un ordre sec et nos mains si petites se mettent à masser les pattes de l’orignale suspendue au-dessus de nous. Sous mes doigts la peau si dure, la peau froide et tendue, les murs d’une prison qui ne tombent pas. Des poils, longs comme mon annulaire, se collent à mes paumes. J’aimerais que mes phalanges pénètrent la chair de l’animale mais tout est si raide. Ça résiste. J’ai des poils dans la bouche. Je voudrais pleurer, je regarde les autres qui pétrissent les muscles avec force. Ils ont la même grimace au visage. Masque d’impuissance. Eaux froides du lac qui engloutissent la vie. J’essaye de chanter tout bas une chanson que j’aime mais les mots n’ont pas de sens. J’enrage et donne un coup de poing dans la cuisse glacée, l’orignale a encore les yeux ouverts mais plus rien ne semble battre sous la peau. Une tique, grosse comme un bleuet, trace un sillage dans le pelage brun. Une autre la suit, puis une autre encore. Petite meute à la queue leu leu dans les poils épais et trempés de l’orignale. Un vent désagréable se lève, personne n’a son manteau sur le dos.
La grande femme aux épaules lourdes et l’homme ne massent plus. Elle lui dit quelque chose que je n’entends pas. J’abandonne aussi et nous restons un instant tête baissée, les mains noires de crasse, de poils et de terre, les genoux qui tremblent. Sous les épinettes frissonnantes, la nuit s’en vient. Je prie pour que, cette nuit, les coyotes épargnent l’orignale.
Que personne n’ouvre ce ventre encore chaud, où un souffle respire peut-être encore. L’orignale, les yeux toujours ouverts, les membres tordus sous son lourd corps de bête des bois, garde la tête haute. Je regarde la grande femme aux épaules lourdes qui a enfilé un bonnet, elle a le visage marqué, elle pourrait avoir quarante ans, elle pourrait aussi en avoir cinquante.
Au-dessus de nous, les grands corbeaux s’exclament et hoquettent, chantent et accompagnent une vie qui part. L’homme relève la tête vers moi.
– Avec ça, on ne s’est pas présentés. I’m Jeff, this is Arden.
Je serre sa main, tout est froid, la clairière et nos peaux. Il me sourit faiblement. Sous ses yeux se dessinent des arroyos qui s’écoulent vers la joue, parfois remontent vers la source de l’œil, la paupière crevassée de fines failles qui tranchent dans la peau.
Un de ses yeux semble éteint. Il me demande si je crois en Dieu. Je lui dis que non, en tout cas pas celui auquel il pense, mais il m’arrive de prier, souvent, de m’adresser à d’autres… choses. I get that, il dit.
Nous restons là, incapables de quitter l’orignale. Je me sens fatiguée. Mes doigts sont durs, petits cailloux ocre. Personne ne prie. Je ne trouve pas les mots pour cette animale merveilleuse que nous ne parvenons pas à sauver. Arden remonte la couverture sur l’encolure de l’orignale qui a posé son énorme tête au sol. Ce geste, remonter la couverture, sans recouvrir la tête, me donne comme un espoir que l’orignale s’en sorte. Pourtant le froid s’engouffre dans la clairière, chasse les corbeaux, fait trembler ma poitrine. Arden se redresse, me dit que je peux dormir chez elle, sur le canapé. On discutera demain.
Je les suis jusqu’au van vide. Arden le referme et le décroche de l’attelage du pick-up. Jeff m’ouvre la porte passager, nous tenons à deux sur la banquette en nous serrant. Je regarde mes mains souillées et anéanties, je les rapproche de la petite bouche du chauffage qui crache sa chaleur. Fuck souffle Arden en manœuvrant pour faire demi-tour. Je regarde encore ses mains à elle. Longues et tordues, comme des pattes d’araignées. Jeff demande ce que je faisais avec le garde forestier. Je réponds qu’il m’a prise en stop une heure avant et qu’en chemin il y a eu le coup de téléphone. Il a parlé de l’orignale, m’a proposé de me laisser au premier motel mais je suis restée avec lui. Je voulais voir ça. Jeff ne demande pas où je vais mais d’où je viens. Je ne sais pas quoi répondre à ça. Une image me pénètre. J’essaye de la
chasser. Jeff n’insiste pas. Je ne sais pas quoi faire de mes réponses. Arden ne dit rien. Je regarde ses doigts arachnéens sur le volant. Au-dehors la noirceur vient saisir le jour dans la forêt, je m’endors un peu dans une odeur qui, bientôt, sera aussi familière que la robe trouble d’une bière noire au café.

Arden me laisse dans le vestibule, le sol est brun et granuleux sous mes chaussettes mouillées. Des morceaux de terre séchée s’y collent. Il y a cette odeur de chien-poils-cuir-écorce-terre-femme. Je me suis réveillée quand Jeff a refermé la portière. Arden, le pick-up et moi avons continué à rouler dans la nuit. Je ne voyais rien, je n’avais pas compris qu’on faisait demi-tour, qu’on retournait vers l’orignale, vers le refuge. Dans ce territoire inconnu brouillé par la nuit, Arden s’est garée devant une petite maison. C’est peut-être là que tout commence. Et en même temps je ne sais pas s’il doit y avoir un début, ni où il se situe vraiment. Je dépose mon blouson par-dessus deux parkas sur le portemanteau qui étouffe. Derrière la porte du vestibule, il n’y a qu’une seule grande pièce dans laquelle Arden est accroupie devant la bouche ouverte d’un énorme poêle à bois. Je vois ses chaussettes qui traînent sur une couche de cendres recouvrant le parquet.
Elle se redresse, me propose un café, je dis que je n’aime pas le café, enfin, j’aime le goût, par exemple dans certaines stouts, mais pas le café. Elle reste là, sourcils froncés, à me regarder. Je me rends compte à quel point elle est grande. Un thé alors. Dans un coin de la pièce, un frigo qui est aussi haut qu’elle, une cuisinière et une petite table ovale en bois
sombre font office de cuisine. Elle fourrage dans les armoires et se retourne, triomphante, tenant à la main un sachet de thé. Je souris poliment. Je lui demande si je peux utiliser la salle de bain le temps qu’elle fasse le thé, lui montre mes mains poisseuses.
Elle m’indique un petit escalier à l’autre bout de la pièce. Avant de me lever, je frotte mes pieds contre la barre latérale de la chaise pour me débarrasser des miettes de boue. Il fait encore frais. Le petit escalier en forme de coude mène à une toute petite chambre à coucher et à une salle d’eau si basse de plafond que je me demande comment une telle femme peut se mouvoir là-haut. Mes habits collent à ma peau, j’ai du mal à enlever mon sweat-shirt, comme si ma tête avait gonflé. J’étire mon cou et ça craque, je vois la glace qui cède en silence sous le poids de l’orignale et me demande si ça ressent la solitude, un animal aussi sacré, lorsque la mort s’empare de lui. Je m’assois dans la petite baignoire et pose le pommeau de douche sur mon ventre. L’eau coule, chaude, épaisse, elle rigole entre mes jambes et disparaît brune dans la bonde. Je gratte une piqûre d’araignée sur mon bras. Mes ongles s’enfoncent dans la chair de ma rose écarlate tatouée. Ses pétales sont plus forts que les jambes de l’orignale, car ils ne s’écroulent pas sous mes griffes. Quelque chose escalade mon œsophage alors que je revois les tiques recouvrir l’animale. Je lâche un petit glapissement pour ne pas pleurer et attrape le pain de savon. Je le frotte partout, mes mains, mes bras, mes pieds, le brun de mon ventre,
sur les encres, mes seins, mes jambes, je frotte tout, même ce qui n’a pas touché l’orignale. Je ne peux pas laver mon cœur au savon. Dedans, la peine de ne pas l’avoir sauvée implose. J’entends Arden qui monte les escaliers et s’arrête derrière la porte de la salle de bain. Elle dit Le thé est prêt. Je me rince, je remplis ma bouche d’eau chaude, recrache.
Quand je descends, je m’arrête à l’articulation du coude de l’escalier, sur un minuscule palier, et regarde par la fenêtre posée là. C’est étrange d’avoir mis une fenêtre ici. Une forêt noire dans un carré. L’orignale est seule. J’ai une crampe à la main gauche. Il fait bien plus chaud au rez-de-chaussée maintenant que le poêle, bouche fermée, rumine le bois, le digère. Elle a posé une tasse sur la table basse près du canapé. J’aime qu’il n’y ait pas de télé mais un feu à regarder. Le thé est âpre, il a un goût de vieillesse et de calcaire. Le chaud fait du bien, alors je ne dis rien. Arden monte se laver, je termine mon thé. J’ai peur qu’en refroidissant il ne devienne encore plus écœurant. Je somnole un peu en écoutant l’eau de sa douche couler. Mes mains sont encore noires, l’orignale qui ne part pas. Quand Arden redescend, elle me tend un t-shirt propre, pour dormir. Je peux faire des œufs brouillés si tu as faim. Son visage tout blanc est boursouflé, la pointe de son nez rose. Elle a pleuré dans l’eau, comme moi. Quand les œufs sont prêts, elle s’assoit à côté de moi et nous partageons la même assiette. Elle a arrosé sa part de Tabasco. On ne parle pas. Le poêle miaule de temps en temps et je lui trouve un prénom dans ma tête. J’aimerais savoir d’où vient le prénom Arden, s’il veut dire quelque chose, qui sont ses parents, pourquoi elle vit seule ici, qui est Jeff, si elle se cogne beaucoup aux poutres et au plafond là-haut, pourquoi sauver les animaux.
Je ne pose aucune question. Pas encore. Puis, je prends mon courage à deux mains et je plonge les dents de ma fourchette de son côté de l’assiette, œufs flous tachés d’une épaisseur de Tabasco. Elle me laisse faire, ne dit rien. Accord tacite, un silence pour dire que c’est OK de rester là un peu.
Alors je reste. »

Extraits
« Quand tu m’as demandé d’où je venais, je n’ai pas su quoi répondre. Je ne sais jamais ce qu’entendent les gens lorsqu’ils me demandent d’où je viens. J’ai pensé que tu voulais savoir d’où je sortais, là tout de suite. J’aurais pu te dire que je venais de voir un homme mourir, que je n’avais pas dormi depuis deux jours parce que je faisais du stop pour me rapprocher de la côte et que je voulais voir l’océan parce que j’avais l’impression qu’il me soignerait de la mort. Peut-être que j’aurais dû te répondre Je viens d’un endroit où l’on brasse du houblon dans de l’eau, un endroit imprégné d’eau qui sent parfois l’amer, le clou de girofle et les produits d’entretien. Je travaillais pour un homme que j’aimais comme un père et qui est mort tôt un matin pendant que je dansais dans la pièce d’à côté en écoutant The Clash. J’ai ses cendres dans mon sac, chez Arden. Je ne sais pas quoi en faire, je me suis dit que l’océan ça lui plairait. Mais en fait je ne sais pas trop.
Je dis tout ça sans pleurer, Jeff me regarde sans sourire, avec une énorme tendresse dans son œil qui marche. Ça m’enveloppe, cette tendresse. » p. 36-37

« Les vergetures sur les cuisses, ces petits coups de griffes, je les caresse comme les marques horizontales sur l’écorce des bouleaux. Sous la peau pulse une sève chaude. J’empoigne une fesse, un souffle chaud dans la gorge, à expirer. J’embrasse son cou et il y a sa main sur mon sexe et sur mon ventre qui caresse les rebonds, les plis, les interstices, les cavités. Faire l’amour avec elle, c’est comme grimper un séquoia géant à mains nues, une fois arrivé à la cime on regarde en bas avec le vertige, surtout ne pas tomber mais surtout ne pas redescendre non plus, lâcher le cœur qui sursaute comme un animal. Deux coccinelles tracent péniblement leur chemin dans les draps. Arden voudrait les écarter alors je les fais monter sur mon index, les pose sur la table de chevet. Elle ferme les yeux et soupire longuement. » p. 106-107»

À propos de l’autrice
VUILLEMIN_lune_©seb_germainLune Vuillemin © Photo Seb Germain

Née en 1994, Lune Vuillemin a grandi au fond d’une forêt de l’Aude puis a vécu en Colombie-Britannique, au Québec et en Ontario. Aujourd’hui, elle réside dans le Sud de la France, dans l’Hérault (34), où elle écrit, toujours à la recherche du vivant, aussi petit soit-il, en forêt, à flanc de falaise ou dans la garrigue, un roman et son carnet d’écriture dans la poche. En 2019, Quelque chose de la poussière paraissait aux éditions du Chemin de fer et en 2024 Border la bête à la Contre-Allée (Source: Éditions La Contre-Allée)

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Rose museau

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En deux mots
Urbain a choisi de mettre de côté son rat le plus doué, car il l’a senti lui échapper. Modard, qui a suivi le numéro du dresseur de ces rongeurs, a peut-être trouvé une solution. Il va proposer d’allier ses talents de trapéziste à ceux du rat pour réussir un numéro époustouflant. Mais désormais le temps lui est compté, car son propriétaire le menace d’expulsion.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un numéro époustouflant

Un rat qui nous livre ses confidences est la vedette de ce premier roman. Jean-Pierre Ancèle, qui retrace la genèse d’un numéro de cirque jamais tenté à ce jour, réussit son entrée en littérature avec un conte plein d’humanité et des dialogues joliment ciselés.

Ce matin au marché, Urbain, un dresseur de rats, propose son numéro au public. À son affaire, il réussit à récolter quelques piécettes dans la soucoupe qui circule parmi les spectateurs. Mais, il faut le souligner, la prestation du jour n’a rien d’exceptionnelle, d’autant que le rat le plus doué de la troupe est laissé au repos. Accusé d’avoir attaqué violemment à un chat, il est séparé de ses congénères.
Mais Modard, qui a assisté avec gourmandise au spectacle, reste convaincu du potentiel de cet animal. L’ancien trapéziste va se rapprocher d’Urbain et, après lui avoir raconté sa tragique destinée – il a perdu sa compagne et son gagne-pain quand son partenaire a laissé échapper sa compagne d’un trapèze situé à 8 m du sol – va lui proposer de s’associer pour créer un spectacle totalement inédit. Un numéro d’acrobatie associé à un rat.
Un projet qu’il va pouvoir détailler au dresseur qui a accepté de le prendre dans sa camionnette et de l’inviter chez lui.
Enfin, chez lui, c’est aller vite en besogne. La maison, le hangar et la cave où se trouvent les cages des rats sont à Bourfre, un homme peu commode qui peut chasser la petite compagnie à la moindre occasion. Mais pour l’heure Urbain et sa fille Paulette, que tous appellent Belette, peuvent encore profiter du domaine, même si l’entourage n’aime pas savoir tous ces rats à proximité.
La belle idée de ce roman, c’est de donner la parole au rat. Une sorte de contrepoint aux certitudes du dresseur, persuadé de son talent et d’un savoir-faire hors du commun, affirmant même qu’il était parvenu à décrypter le langage de ses bêtes de concours. La version de l’animal est bien différente, soulignant les défauts des uns, les préjugés des autres. Ce faisant, il va aussi faire état de suffisance, mais après tout, il reste l’acteur principal de cette tragi-comédie.
Soulignons que pour son premier roman, Jean-Pierre Ancèle fait montre d’une belle habileté à tricoter des dialogues qui entraînent le lecteur avec bonheur dans cette fête foraine. On s’amuse, on s’indigne, on se laisse emporter d’une émotion à l’autre tout au long de cette quête d’un numéro qui fera date dans les annales des arts du cirque.

Rose Museau
Jean-Pierre Ancèle
Éditions Fugue
Roman
232 p., 18 €
EAN 9782494062351
Paru le 5/01/2024

Ce qu’en dit l’éditeur
Au temps où la banlieue était à la campagne, on rencontrait parfois sur les marchés des dresseurs de rats. C’est le métier d’Urbain, qui habite un petit pavillon avec sa fille Paulette, surnommée Belette. Sa rencontre avec Modard, acrobate de cirque, et leur complicité scellée autour de quelques bouteilles de sauvignon vont infléchir leur destin: sauront-ils ensemble déjouer les affreuses manœuvres qu’un voisin ourdit au fond de son hangar? Élucider la mystérieuse attaque perpétrée par le plus agile des rats, au museau d’un rose si tendre qu’il réconcilierait presque les hommes avec sa race? Apprendre pour de bon les secrets de la conjugaison à Belette? Savoir, enfin, où disparut un jour la maternelle Félie?
Entre les tortillons attrape-mouches, les grenouilles baromètre, les herbes folles et les hercules de foire, Rose museau est un roman noir tendre et hilarant. Mi-nostalgique mi-fantaisiste, l’univers de Jean-Pierre Ancèle révèle, à travers des dialogues savoureux et virtuoses, une humanité pudique et gouailleuse, une galerie de personnages aussi fêlés qu’attachants.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Trames

Les premières pages du livre
« CHAPITRE UN
Indécis toujours, Modard fit un pas en avant. Pantalon noir collant à ses maigres jarrets avec, aux pieds, semblables à des chaussons de danse, de fines chaussures de toile noire, l’homme, qu’il voyait de trois quarts, semblait d’un autre temps. Une tignasse rousse, serrée, presque rase, lui tapissait le crâne et la nuque puis se perdait dans le col élimé d’une redingote grise boutonnée jusque sous le menton. À ses chevilles en grosse pelote de poils, trois rats blottis les uns contre les autres attendaient qu’on ouvre leur cage. La couleur de leur pelage évoquait celle de la redingote. Un quatrième, séparé de ses compagnons par un solide grillage, semblait profondément endormi.
Autour du dresseur, une dizaine de badauds, nez en l’air, suivaient la progression de deux rats le long d’une étroite planche longue d’environ trois mètres, posée à chacune de ses extrémités sur la petite plateforme de deux escabeaux de bois. Sûrs de leur affaire, les rats avançaient sans hâte. Le premier faisait quelques pas, s’arrêtait, regardait devant lui, sur les côtés, vers le sol, semblait d’un bref coup de museau évaluer la distance à parcourir puis reprenait sa progression. Il ne se retournait jamais. Non loin derrière, le second rat suivait sans impatience. Il n’avait pas à se préoccuper d’éventuelles embûches, l’autre s’en chargerait.
Aussi pouvait-il considérer tout à loisir les spectateurs en dessous.
Comme la fois précédente, Modard ressentait un curieux malaise. Aucun doute, le rat passait les spectateurs en revue, comme s’il avait eu l’intention de se souvenir d’eux.
À quoi est-ce que ça peut penser un rat avançant en équilibre sur une planche au-dessus des gens?
Est-ce que ça pense? tentait de se rassurer Modard.
Soudain, le premier rat glissa, faillit tomber entraîné vers le bas par son cul qu’il avait gras, mais, enfonçant ses griffes dans le bois, il réussit un habile rétablissement. Il se hissa de nouveau sur la planche, reprit l’aplomb et se remit en marche, toujours suivi de son compère plus curieux qu’inquiet.
Alors là, on peut dire que ça a été moins une. Je leur ai pourtant montré. Combien de fois ? Bon, enfin, y a pas de bobo. Heureusement qu’il l’entretient, sa planche. Pour ça, on ne peut pas dire, il est sérieux, Urbain.
En dessous, les badauds s’étaient reculés. Pas envie de se prendre un rat sur la gueule.
Parvenus à l’extrémité de la planche, les deux rats s’assirent sur la plateforme. Immobile jusque-là, le dresseur plaça devant eux un morceau de quelque chose qu’ils se mirent aussitôt à lacérer et dont il ne resta bientôt plus trace. Ils ont fait des progrès. Faut dire, je les ai fait bosser ces deux-là. Les autres aussi, mais eux, ils passent en premier, alors, hein, pas de faux pas.
Prêts à entrer en scène à leur tour, trois autres rats sortirent alors de la cage, gravirent rapidement à la queue leu leu les barreaux et rejoignirent les deux autres sur la petite plateforme.
Seul dans la cage au pied de l’échelle demeurait derrière la grille de séparation le rat qui semblait dormir, museau dans le ventre.
La consigne ne tarda pas. Modard entendit le dresseur adresser aux trois rats quelques sons gutturaux mêlés de brefs sifflements aigus. Rien là d’un véritable langage, pourtant il ne faisait aucun doute que le dresseur communiquait avec ses bêtes. Immobiles, oreilles et moustaches tendues, museau pointé vers le dresseur, les animaux lui accordaient toute leur attention. Le dresseur se tut et tira de la poche de sa redingote une guimbarde qu’il pressa contre ses incisives. Oreilles et moustaches semblèrent frémir davantage. Les vibrations de la lamelle d’acier montèrent crescendo des dents du dresseur tandis qu’il esquissait un pas de danse. Reprenant ce pas, les cinq rats entamèrent sur la plateforme une curieuse chorégraphie qui s’ouvrit sur une ronde, puis le premier tourna sur lui-même avant de sauter par-dessus les quatre autres arc-boutés côte à côte, en appui sur le museau et les pattes arrière. La figure achevée, les rats firent le tour de la plateforme pour finir assis comme des enfants jouant à la chandelle.
En bas, les gens applaudirent avec enthousiasme ce numéro impeccablement réglé. Impassible, le dresseur ramassa près de la cage une soucoupe de faïence ébréchée qu’il fit lentement passer parmi les spectateurs. De son bras tendu, il écarta bientôt ceux du premier rang pour permettre à tous de déposer pièces ou rares billets.
Franchement, il est bien ce numéro. Je suis sûr que les gens ne se rendent pas compte du boulot qu’il faut pour ça. Et pendant ce temps, moi, je me fais chier dans cette cage, tout seul, derrière la séparation. Mais c’est moi qui devrais y être là-haut pour leur faire voir de la vraie voltige, pour leur en mettre plein les yeux. Mais non, à attendre que ça passe, à ronger ce bout de grillage, plus pour passer le temps qu’autre chose. Si ça continue, je le coupe le grillage et alors là, alors là…
Modard s’était glissé jusqu’au second rang. Il déposa deux pièces dans la soucoupe et examina le visage de l’homme. Parmi les taches de rousseur, deux yeux gris sous un front étroit et d’épais sourcils roux, un nez court et pointu, une bouche à peine dessinée. Sous la mince lèvre inférieure, au-dessus du menton pointu aussi, on devinait une mouche couleur de rouille.
Quel âge pouvait-il avoir ? Trente ans ? Quarante? Il faut qu’il ait un âge, quand même, songea Modard, sans bien savoir si c’était nécessaire.
La quête achevée, l’homme empocha la soucoupe et son contenu, puis adressa un imperceptible signe de tête aux rats toujours assis, immobiles. Ils descendirent illico l’échelle jusqu’à la cage. Les badauds commencèrent lentement à se disperser.
Bon, c’est bien, ils ont bien bossé. Urbain va être content de la soucoupe. Évidemment, c’est pas comme quand je faisais mon numéro. Là, ça sonnait et ça trébuchait dans la porcelaine. Mais bon sang, qu’est-ce qu’il a bien pu venir lui raconter, le vieux des oiseaux ? C’est depuis ce coup-là, depuis qu’il est venu lui parler que je suis tricard. C’est quand même moi le clou, c’est moi qui fais les grosses soucoupes au marché. Alors ?
En dépit de l’heure matinale, le spectacle était fini, mais sur la vaste place cerclée de hauts marronniers, le marché aux animaux du dimanche achevait son installation, offrant aux curieux d’autres points d’intérêt – marchands de bonbons, de gâteaux, de savon, et la cheminée fumante et noircie de la grosse machine d’un brûleur de cacahuètes.

Pourquoi donc part-il si tôt ? se demanda Modard.
Le dresseur replia les deux escabeaux qui supportaient la planche, appuya l’ensemble contre un arbre et souleva à deux mains la cage aux rats. Il se dirigea vers une petite camionnette blanche garée à deux pas le long du trottoir, posa la cage et ouvrit la portière arrière.
— Beau spectacle, dit Modard en s’approchant, remarquable comme ils vous obéissent. On ne voit pas ça tous les jours. Vous partez déjà ? La matinée commence à peine.
Le dresseur se retourna et considéra en silence cet intrus et sa question.
— Reculez, ordonna-t-il soudain. Modard fit deux pas précipités en arrière.
— Des sandalettes, dit le dresseur, et sans chaussettes… Non, vraiment… Les rats, ça raffole des pieds. Surtout les orteils. C’est charnu, les orteils, croquant, que de la viande et du cartilage. Et juste à portée.
Baissant les yeux, Modard vit contre le grillage cinq rats agglutinés, une masse compacte de poils gris foncé parsemée du rose tendre de leurs museaux. Les mailles de la cage se hérissaient de longues incisives.
— Ils n’avaient pourtant pas l’air bien méchant sur la planche.
— L’air ? Ce sont des rats, répondit le dresseur, ils n’ont pas d’air, juste leur nature.
— De rats.
— De rats. Saleté de grillage. Je m’en serais bien tapé un. Deux ? Peut-être. Un amuse-gueule, pour me consoler un peu de rester attaché dans la cage. L’orteil, c’est du cartilage, bien tendre, pas tout à fait de l’os, ça se mordille, et ça se suçote, une friandise, on peut faire durer. Bien sûr, ça n’est pas nourrissant, juste du plaisir. Il n’y est pour rien, ce type, mais des sandalettes, franchement…
Le dresseur plaça la cage à l’intérieur de la camionnette, enfourna les deux escabeaux repliés et la planche avant de refermer sans bruit la portière.

CHAPITRE DEUX
— Je ne peux pas traîner. Qu’est-ce que vous voulez ? demanda le dresseur sans cesser de jeter des regards furtifs autour de l’endroit où Modard et lui se tenaient.
Sa main n’avait pas lâché la poignée de la portière qu’un homme s’approchait d’eux, dans l’espèce de trottinement que lui permettaient son grand âge et la canne sur laquelle il s’appuyait. La chaîne d’une montre à gousset se perdait dans la poche d’un gilet de gros velours noir assorti à son costume.
— Faut y aller, monsieur Urbain, lança-t-il au dresseur. Ce n’est pas prudent d’être venu ce matin.— Il est déjà là ?
— Non, mais il ne va pas tarder. S’il vous trouve, ça peut mal tourner.
— Il ne va pas finir par me foutre la paix, celui-là? Ils doivent être réparés depuis le temps, ses chats. Un accident, ça peut arriver tout de même. Et d’abord, qu’est-ce qu’il faisait lui pendant ce temps, hein ? Où il était ?
— Ben, je vous ai dit…
— Ouais, il n’avait qu’à prendre ses précautions avant. On ne laisse pas sa place comme ça, sans surveillance, juste parce qu’on a envie. Je rentre, père Mistol, mais demain je reviens, et pas de si bonne heure, c’est férié demain, il y aura du monde. Pas question de perdre la recette. Tiens, on fera même deux représentations.
— Deux, eh bien dites donc. Évidemment, la recette…
Ça n’empêche, elle lui a salement esquinté, sa marchandise, votre bestiole.
Pour le père Mistol qui, jusqu’à un passé récent, avait élevé et vendu des poules, le règne animal n’était composé que de bestioles.
— Si vous aviez vu ça, ajouta-t-il à l’adresse de Modard. À votre place, monsieur Urbain, je ne traînerais pas dans le coin. Bon, je voulais juste vous prévenir. Faut que je retourne aux miennes, de cages.
L’homme reparti, le dresseur rajusta le col de sa redingote et passa au volant de sa camionnette.
— J’y vais, lança-t-il à Modard, si vous voulez qu’on parle, montez. Modard prit place à côté du dresseur. À l’arrière, pas de siège ; juste une épuisette, les deux escabeaux, la planche et, à distance de la cage, un sac fermé par une ficelle sur lequel une main enfantine avait inscrit à l’encre noire le mot « croquettes ».
Une odeur âcre et chaudasse vint se coller à Modard comme une entraîneuse trop grasse dans une boîte de strip-tease bon marché à l’heure de la fermeture. Il eut la sensation qu’elle se glissait contre sa peau par le col ouvert de sa chemise.
— Les fenêtres sont bloquées, dit Urbain. Moi aussi je préférerais les ouvrir, mais presque tout est déglingué, là-dedans. L’odeur, c’est normal, les rats.
— C’est fort, fit Modard, mais j’imagine que vous êtes habitué, vous ne la sentez plus.
— Si, répondit le dresseur en démarrant, je la sens. Beaucoup. Au début, ça vous colle à la peau, un peu comme une entraîneuse trop grasse dans une boîte de strip-tease bon marché à l’heure de la fermeture. Mais ensuite, on n’y pense plus. On la sent, c’est tout. Salopard, ajouta-t-il pour lui-même.
Si elle ne lui plaît pas l’odeur, il n’a qu’à descendre, celui-là. Non, c’est vrai quand même, c’est pas nous qui lui avons demandé d’y monter, dans la camionnette. Quelle odeur, d’abord ? Je ne sens rien moi, et les autres non plus, je pense. Si, bien sûr, ça sent l’homme, pas franchement ce qu’on préfère, mais bon, on supporte, on ne se plaint pas, alors il n’a qu’à faire comme nous.
— Salopard, grinça à nouveau le dresseur entre ses dents.
— Pardon ?
— Bourfre. Encore une journée foutue. Salopard, il se permet de louer trois espaces. Quand il est installé, on ne voit que ses chats sur la place. Il fait les plus grosses recettes du marché. Ah, c’est qu’il ne les donne pas, ses chats, Bourfre, et pourtant les gens payent sans compter, sans compter, vous m’entendez. Comme si l’idée d’avoir un chat devait vous faire oublier votre arithmétique. Entre nous, je me demande bien pourquoi. Vous savez, vous ?
— Les goûts, dit Modard… Mais je suis d’accord, sur les chats on en a toujours beaucoup fait.
— Là aussi on se demande pourquoi. Toujours à se faufiler, à se frotter, et que je te saute sur les genoux, et que je te lèche un doigt…
— Sûr qu’un rat qui vous frotterait les mollets ou qui vous sauterait sur les genoux, ça serait une autre paire de manches, remarqua Modard.
— Les rats, ça ne lèche pas. Ça sait se tenir, les rats. Pas un jour de marché sans qu’on vienne lui en acheter de ses chats, au Bourfre. Et pas un, cinq, six…. Au prix qu’il les vend, il ne les perd pas, ses dimanches.

Qu’est-ce qu’il a contre vous ?
Urbain regarda Modard.
— C’est à cause de l’autre jour.
— Ah ?
— Un mois de ça. Un de ceux-là, derrière, celui que j’ai isolé, vous voyez ? Il est sorti de la cage pendant que je m’occupais des autres sur l’escabeau. Je laisse toujours une ouverture au pied de l’échelle pour qu’ils puissent monter ou redescendre, un bon numéro, ça demande des entrées et des sorties.
— Tout à fait d’accord, dit Modard, très important, le mouvement.
— Comment vous savez ça, demanda Urbain, vous êtes de la partie ?
En dehors de quelques banalités échangées avec des spectateurs à la fin des représentations, le dresseur rencontrait peu de monde. Ce type-là commençait à l’intriguer. Qu’est-ce qu’il lui voulait avec ses questions ?Qu’est-ce qu’il lui veut à Urbain, avec toutes ses questions ? Je la sens venir encore une fois l’histoire du vieux.
— Et alors, dit Modard, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Lui, c’est le clou du spectacle. Il ne se produit qu’à la fin. D’habitude en attendant son tour, il dort, alors bien sûr je ne me suis pas méfié. Je n’ai rien vu venir. Il a attendu que je sois occupé et il a filé en douce.
— Filé ? … En douce ?
— Personne ne l’a vu. Comment il s’y est pris, j’en sais rien. Un vrai courant d’air. Droit sur le stand à Bourfre, à l’autre bout de la place.
— Mais ça fait bien cent mètres. Personne ne l’a vu, vous dires.
— C’est pas ordinaire, hein, vous êtes d’accord. Faut vous dire que lui, derrière, il est tout sauf ordinaire.
Le dresseur marqua une pause pensive avant de reprendre :
— Bourfre, ses chats il les assied dehors, exposés si vous voyez, sur des coussins pour que les gens puissent venir les caresser. Le b.a.-ba, dans le commerce du chat. Un chat caressé, c’est un chat vendu, surtout s’ils sont avec des gosses, bien rare qu’ils repartent sans. Bourfre, il connaît les ficelles, avec les chats, ça n’est pas bien difficile.
— Celles-là, tout le monde les connaît, abonda Modard.
— Pour dire qu’il n’a pas grand-chose à faire, le Bourfre, ils se vendent tout seuls, ses chats… Pas comme moi, toujours à m’escrimer pour trouver du nouveau… Bref, une fois rendu devant son stand, le mien, là derrière, il prend le temps de leur passer sous le nez, tranquillement, comme à la revue. Pas mieux pour les exciter, il le savait. Les chats, au quart de tour, ils démarrent.
— Tous ?
— Tous. Le chat, ça en a plus dans la griffe que dans la tête. De vraies furies, les voilà qui se mettent à essayer de l’alpaguer. Mais Bourfre, ses chats, il ne veut pas risquer qu’ils se carapatent, alors il les retient par une laisse. Au prix que ça coûte, il ne faudrait quand même pas qu’ils prennent le large. Le rat, ne me demandez pas comment, mais pour la laisse, il savait.
— Il s’était renseigné ?
— D’après vous il s’est lancé à l’aveuglette ? Il improvisait ?
— Vous venez ici depuis longtemps ?
— Dans les trois mois. Si on reste plus longtemps au même endroit, on risque de lasser son public. Pas facile, le badaud du dimanche, il veut de la nouveauté.

— Ah, pour ça… Et en semaine ?
— Pas d’animaux sur les marchés en semaine. Sauf ceux qui se mangent, les morts. En semaine, les marchés c’est que ménagères et vieux. Ça ne fait pas un public. Alors nous, on se réserve le dimanche. Et aussi les jours fériés, comme demain, tiens. Sauf quand il pleut, quand il pleut le monde ne vient guère. Et la planche est vite glissante, il pourrait y avoir de la casse.
— Ah, la casse… répéta Modard en un écho presque inaudible.
— Je dis ça, mais les rats, ça sait tomber, rectifia le dresseur. Même pas besoin de leur apprendre.
— Oui, approuva Modard, les rats, c’est connu, ça tombe bien.
— Vous êtes connaisseur ?
— Pas plus que ça…
— Tenez-vous bien, il se retourne et il se met à pisser sur les moustaches d’une paire de siamois qui s’apprêtaient à lui sauter dessus. À deux, ensemble, faut du vice, non ? Mais question vice, le siamois, c’est le chat du chat. Sauf que…
Captivé, Modard en avait oublié la strip-teaseuse.
— Sauf que lui, reprit le dresseur, il les avait repérés. Bien sûr, ils bondissent, ces deux cocus. Mais je t’en fous, trop courte, la laisse. Alors, il ne bouge pas. Il finit d’arroser. Sur les moustaches, tranquille. Eux, ils tirent, ils en manquent de s’étrangler, ces deux furieux. Et là, ça a été à son tour de sauter. Une sacrée fête, il leur a faite, aux siamois. Ah s’ils l’ont dansée la tonkinoise ! Et pas qu’à eux. Ils y sont tous passés, les chats de Bourfre, au bout de leur laisse. Une sacrée corrida.
— J’imagine. Un rat, ça mord, non ? Et ça griffe.

Un rat, c’est du danger. Toujours. J’en sais quelque chose.
Le dresseur releva la manche droite de sa redingote. Une boursouflure violacée filait du poignet au coude comme une vipère endormie sous la peau diaphane.
— S’il s’était contenté de les mordre, on pourrait comprendre. Mais lui, ce n’est pas un rat ordinaire. Il avait une autre idée.
— Ah ? fit Modard, c’était quoi son idée ?
C’est vrai ça, c’était quoi son idée ? Qu’est-ce que ça peut bien mijoter, un rat qui s’attarde devant un banc de chats juste après leur avoir distribué plaies et bosses et copieusement arrosé les moustaches ? s’interrogeait Modard.
— Écoutez, depuis le temps, je croyais les connaître, les rats, et depuis j’y ai bien réfléchi, avoua Urbain, mais une idée comme ça… pour l’avoir, il faut qu’il soit spécial, celui-là. Figurez-vous que le rat, les chats à Bourfre… Non, vous n’allez pas me croire.
— Dites…
— Les chats, il a sauté par-dessus, et une fois derrière…
— Non !
— Si ! Ni une ni deux, il les a baisés. Là sur leur banc, en ligne, allez hop, les derniers outrages, tous à la casserole.
— Les mâles aussi ? fit Modard incrédule.
— Déchaîné, je vous dis. Ça vous en bouche un coin, avouez.
— J’avoue, avoua Modard.
— Remarquez que moi aussi. Une chose comme ça, j’en avais jamais entendu parler. En tout cas pas chez les rats. Comme quoi, on croit les connaître et puis…
— Vous parlez d’une histoire…
— Ah, s’ils se sont mis à miauler, les greffiers. Les siamois, déjà que d’habitude ça pousse des cris à vous arracher les oreilles, là vous imaginez, avec les autres sur le banc, une vraie chorale de damnés. Les chats crachaient, criaient, sifflaient, essayaient de se détacher, mais la laisse tenait bon. Et mon rat, pas plus pressé que ça, qui passait de l’un à l’autre, et vas-y que je te fourre, que je te saute. Une vraie bacchanale, d’après le père Mistol.
— Mistol ?
— Le marchand d’oiseaux, celui qu’est venu me prévenir. Moi de ce côté-ci, je n’ai rien vu, j’étais trop loin. Il surveillait le stand pendant que Bourfre était parti à la pissotière et au marchand de saucisses. C’était l’heure de sa prostate et de son casse-croûte, à Bourfre. Mistol, il ne savait pas quoi faire pour arrêter le rat. Il avait peur d’approcher. Faut comprendre, et d’une il n’est plus tout jeune, Mistol, et puis quand il s’agit de choisir entre être mordu par un rat en rut ou se faire arracher la peau par des chats hystériques, on hésite. Il a traversé la place pour venir m’avertir, mais agité comme il était et tout essoufflé, il m’a fallu un moment pour comprendre ce qu’il voulait. Je me suis précipité avec l’épuisette pour attraper le rat, comme ça, voyez, un coup à prendre.
Le dresseur esquissa un geste du poignet si preste que Modard fut incapable de le saisir.
— Vous l’avez eu?
— Pensez donc. Il avait filé.
— Alors?
— J’ai couru partout. Heureusement, Bourfre n’avait la tête qu’à ses chats. Finalement je l’ai retrouvé. Vous ne devinerez jamais où.
— Où?
— Je vous le donne en mille. Dans la cage.
— Pas possible…
— Exactement ce que je me suis dit. Le dernier endroit où je l’aurais cherché. Et l’air de rien, avec ça. Juste d’attendre son tour de sortir faire son numéro là-haut. Mais je ne suis pas resté là à me poser des questions, hein, je n’allais pas attendre que Bourfre rapplique. D’accord, il lui faut du temps pour pisser, et il y avait de la réparation urgente, mais tout de même… J’ai remballé en vitesse et salut la compagnie. Je ne suis pas revenu depuis, le temps que ça se calme, mais on ne peut pas rester sans travailler, hein?
— Quelle histoire…
Bon, et voilà, ça y est. Il l’a racontée, Urbain, l’histoire.
— Que voulez-vous, les rats, c’est comme les gens, conclut le dresseur, c’est pas parce qu’on les fréquente qu’on les connaît…
— Comme les gens, comme les gens…, voulut objecter Modard.
— Des fois il n’y a pas de différence. Tenez, cette histoire de baiser tout le monde, si on y réfléchit, c’est plus des manières d’hommes que de bêtes, non ? Qu’est-ce qu’ils faisaient les barbares, Attila et sa bande, les Vikings à peine débarqués, et les uhlans en 70, et tous les autres, hein, vous n’allez pas me dire que c’est des rats, tous ceux-là.— Eh non, admit Modard, pas de rats là-dedans.

CHAPITRE TROIS
Le dresseur arrêta sa voiture à un feu, vérifia sa cargaison d’un coup d’œil dans le rétroviseur et redémarra.
— Un rat échappé, ça arrive. Les miens, sans me vanter, jamais. Avant ce coup-là, je veux dire. Qu’est-ce qu’ils iraient faire ailleurs, je vous le demande. On s’entend bien, eux et moi. Et puis je les ai à l’œil. Mais celui-là, il m’avait piégé à faire semblant de dormir. Pendant que j’étais parti lui courir après, les autres attendaient. Mettez-vous à leur place, ils ne savaient pas s’ils devaient continuer ou s’interrompre jusqu’à mon retour. Ils faisaient la gueule quand je suis revenu, surtout qu’en plus il a fallu remballer dare-dare avant la fin du numéro.
— Mais, les circonstances… concéda Modard.
— Arrêter un numéro en plein milieu, vous imaginez ?
— Ça, il faut des circonstances…
— On est d’accord, et là, question circonstances, j’étais servi. Ça ne fait rien, ils n’étaient pas contents. Conscience professionnelle. C’est qu’ils travaillent dur, vous savez. Et ils ont leur fierté, leur fierté d’artistes. Mais le père Mistol avait entendu Bourfre dire qu’il allait me crever, et mes rats aussi. C’est un sanguin, ce type-là. Remarquez, ça se comprend, avec ses chats tout bancals, plus un seul qui pouvait tenir seulement assis. Et impossible de les approcher. Même après lui, ils en avaient. D’après Mistol, ils n’étaient plus jolis à regarder ses chats. Son banc et ses coussins non plus. Il pouvait les remiser, Bourfre.
— J’imagine.
C’était plutôt manière de dire. L’histoire que le dresseur était en train de lui raconter ne laissait pas beaucoup de place à l’imagination. De plus, les détails du récit d’Urbain suffisaient à captiver Modard.
— Partir si tôt, vous vous rendez compte. Un bon numéro, ça ne se gaspille pas. Alors moi, je vous le dis, un mois, ça suffit. Aujourd’hui c’était manière de tâter le terrain, mais demain c’est décidé, je reviens et je reste, Bourfre ou pas. Des jours fériés, il n’y en a pas tant que ça, faut pas les perdre, les jours fériés, c’est là que le badaud sort.
Les jours fériés, c’est connu, le badaud abonde.

À propos de l’auteur
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Jean-Pierre Ancèle © Photo DR

Jean-Pierre Ancèle, né en 1953, a longtemps enseigné la littérature anglaise en classes préparatoires et en région parisienne. Aujourd’hui, il pratique assidûment le kinomichi, écoute Bob Dylan et déguste chaque jour à petites lampées le sirop de la rue. Son premier roman, Au rendez-vous des Pas-Pareils, est paru aux éditions Phébus en 2022. Avec Rose Museau, il signe son second roman (Source: Éditions Fugue)

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Le Mâle du siècle

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En deux mots
Après des vacances au Nicaragua qui ont tourné au fiasco, Rémy et Charlotte vont tenter de sauver leur couple en consultant une psy. Mais la thérapie de couple n’est guère plus efficace que l’agence «Love Inclusive», chargée de pimenter une relation qui part à vau-l’eau. Rémy va alors intégrer le Cercle des mâles disparus.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le Cercle des mâles disparus

C’est avec beaucoup d’humour et sur le ton de la satire que Fabrice Châtelain étudie le statut de l’homme d’aujourd’hui. En racontant les déboires du couple que forme Rémy et Charlotte, sa comédie loufoque pose de vraies questions.

Tout commence par un voyage «de rêve» au Nicaragua. Rémy et Charlotte se sont offerts une escapade dans la jungle pour vivre une belle aventure, loin du pavé parisien. Mais Rémy craint les araignées, ne supporte pas leur guide local qui ne cesse de le provoquer et trouve les commentaires des autres touristes particulièrement agaçants. Il ne le sait pas encore, mais ces vacances vont creuser un gouffre entre Charlotte – qui a envie d’un «vrai mec» – et lui.
De retour à Paris, chacun retrouve son train-train et le stress qui va avec, mais aussi le questionnement sur leur relation.
C’est alors que Charlotte décide de prendre les choses en main et prend rendez-vous chez une psy. La thérapeute avait élaboré une méthode d’«écoute active». En faisant s’allonger ses patients, elle cherchait «d’une part un discours plus libre de la part de celui qui s’exprimait et d’autre part à son partenaire d’entendre réellement les choses qui étaient dites.» Une théorie qui va très vite être parasitée par de nouvelles interrogations et par un doute croissant sur leur volonté réciproque d’avancer. D’autant qu’à la banque où travaille Rémy, l’ambiance n’est pas vraiment à la rigolade. On s’observe en chiens de faïence, on est attentif aux moindres rumeurs, on cherche à faire bonne figure, c’est-à-dire dominer le panier de crabes.
L’arrivée du gros Paulo, qui s’installe «provisoirement», ne va pas non plus dans le sens d’une réconciliation. Son modèle d’homme à lui, c’est Gabin, Delon ou Ventura, bien loin de l’image que véhicule Rémy.
Le couple va alors se tourner vers «Love Inclusive», une agence qui offre des services très particuliers: «On fait de la lecture de textes érotiques à domicile, ça marche très fort, c’est notre prestation de base. On propose aussi des séances participatives de pole dance et de striptease non-genré. (…) On effectue aussi des prestations haut de gamme et sur mesure qui consistent à réaliser leur fantasme».
La prestation high level qui est choisie va elle aussi virer au fiasco, signant la fin du couple. Rémy se tourne alors vers le «Cercle des mâles disparus», bien décidé à regagner un statut de «vrai mec». Le stage auquel il participe est du reste l’un des passages les plus hilarants du roman.
On l’aura compris, Fabrice Châtelain s’amuse et nous amuse en détaillant cette quête. Il interroge ainsi la place de l’homme dans la société post #metoo. À l’image de cet anti-héros fragile alors qu’il se rêve macho, gentil alors qu’il sent bien les injonctions qui entendent en faire plutôt un tueur, on avance à tâtons dans cette recherche du profil idéal.
Le style alerte et drôle va alors nous entraîner vers une farce loufoque, lorsqu’avec Paulo, Rémy décide d’endosser le costume des tontons flingueurs. N’est pas gangster qui veut ! Un roman qui se lit comme on suce un bonbon acidulé. C’est doux, mais quelquefois amer. Après En haut de l’affiche, un premier roman qui avait dû être décalé pour cause de pandémie, Fabrice Châtelain confirme son talent d’explorateur de notre société.

Le Mâle du siècle
Fabrice Châtelain
Éditions Intervalles
Roman
256 p., 17 €
EAN 9782369563334
Paru le 17/11/2023

Où?
Le roman commence au Nicaragua, avant de revenir en France, à Paris. On s’y déplace aussi à la campagne, jusqu’à Val-de-Reuil dans l’Eure, en passant par Heudebouville, Vironvay, Saint-Pierre-du-Vauvray.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après des vacances désastreuses en Amazonie, le couple de Rémy Potier bat de l’aile, et sa femme Charlotte sait pourquoi: ce n’est pas un «vrai mec». Banquier sans ambition, harcelé par son patron, végétarien à mi-temps, Rémy n’échappe pas à la thérapie de couple, puis aux services de Love Inclusive, agence de réalisation de fantasmes féminins. Mais le scénario du kidnapping en limousine tourne court.
Tandis que Charlotte prend la poudre d’escampette avec un Marseillais pas très distingué, Rémy est traîné par son ami Paulo, mufle et volage, dans un stage masculiniste destiné à démanteler la « propagande » féministe et réveiller l’homme en lui. Le vrai. Malgré le fiasco annoncé, Rémy fonde avec Paulo et un des participants le « Cercle des mâles disparus ». Le but : devenir de vrais hommes, à l’image de leurs idoles Gabin, Ventura et Delon.
Mais ne se sont-ils pas complètement trompés d’époque? Le Mâle du siècle est une comédie rafraîchissante dont l’humour truculent se joue de toutes les modes et de tous les tabous.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Tu l’as lu?
Blog Lyvres

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
Il tendit une nouvelle fois l’oreille, à l’affût, mais ne perçut que le bourdonnement lancinant de la jungle. Il inspecta encore la couche d’un regard circulaire, puis examina fébrilement les endroits où il avait repéré des interstices dans les filets. Il faillit se jeter hors du lit mais renonça à cette prise de risque inconsidérée. Pour s’échapper, il lui aurait été nécessaire de se frayer un passage dans la moustiquaire.
Et si la bête s’engouffrait dans l’ouverture à ce moment précis? Et s’il s’emmêlait dans le réseau de fils entrelacés et restait prisonnier avec elle ? La sueur lui obstruait la vue. À tout instant, il redoutait que la Sandinista lanceolatum profite de cette occasion pour grimper sur les draps à son insu.
En restant debout au milieu du lit, il avait au moins l’impression qu’il pouvait réagir en cas d’invasion. En bon phobique, il s’était pourtant renseigné sur le sujet avant le : voyage et savait que si l’araignée décidait de passer à l’attaque, il n’avait aucune chance.
Tandis qu’il tentait de contrôler sa respiration et de reprendre ses esprits, la porte de la cabane s’ouvrit enfin.
Anastasio entra gaiement dans la chambre. Sans un regard pour le «petit Français», il inspecta le sol avant de s’agenouiller pour regarder sous le lit. Il disparut quelques instants avant de réapparaître en brandissant l’araignée Comme un trophée, «Welcome to Nicaragua!» clama le guide dans un grand éclat de rire,
«Rémy, je crois que tu peux descendre maintenant», dit Charlotte, apparue dans l’encadrement de la porte.
La jeune femme s’approcha pour observer la bête,
«Viens voir, c’est impressionnant, elle a plein de pattes!»
Quand Rémy, toujours perturbé, descendit du lit, le colosse nicaraguayen se précipita dans sa direction pour lui mettre l’arachnide sous le nez en poussant un cri rauque. Rémy effectua un bond en arrière et laissa échapper un petit râle aigu de vierge effarouchée dont il eut aussitôt honte. Anastasio, hilare, s’adressa alors à Charlotte en espagnol.
«Il dit qu’Indiana Jones n’a rien à craindre parce qu’elle n’est pas venimeuse.
— Très drôle. Dis-lui qu’il peut partir maintenant. On n’a plus besoin de lui, merci. Et t’en profiteras pour lui demander qu’il arrête avec ce surnom.»
Quelques mots furent encore échangés en espagnol entre le guide et la jeune fille.
«Il me dit de te dire que ce soir, tu vas te régaler, c’est grillade de mygale en entrée, puis chauve-souris farcie.
— Hein ?!!
— Mais non, il déconne. Tu tombes vraiment dans tous les panneaux.»
Installé devant son assiette vide — comme tous les jours, le dîner avait été en réalité composé du sempiternel gallo pinto con pollo (riz aux haricots rouges accompagné de poulet) —, Rémy surveillait d’un œil inquiet le ballet des chauves-souris qui virevoltaient autour de la terrasse. Il s’agissait plus exactement d’un espace en terre battue sur lequel avaient été dispersées quelques tables en bois surmontées d’un maigre toit en tôle. Le seul avantage de l’endroit résidait dans la vue imprenable sur le Rio Papaturo, la rivière qui serpente la réserve naturelle de Los Guatuzos. Mais, la nuit tombée, le cours d’eau n’était plus visible et la «terrasse» faiblement éclairée par quelques ampoules projetant une lumière crue ne présentait que peu d’agrément. Tout autour, c’était le noir complet.
C’est dans cette ambiance un peu sinistre que se déroulaient les repas du soir. Aujourd’hui, ils avaient été les seuls convives. Les vieilles Américaines à casquettes blanches, qui s’extasiaient à chaque instant et trouvaient tout «amazing» (les iguanes, les fleurs mais aussi les baraques en bois, les enfants pauvres et le riz blanc) étaient parties la veille au grand soulagement de Rémy. Au moins, ce soir, il n’avait pas été obligé de leur faire la conversation. «Ah, votre fils vit à Boston, mais dites-moi c’est amazing ça. Et votre fille vient de se marier à Chicago?!! Olala comme c’est amazing ça aussi. Et votre mari est mort pendu dans votre cave?! Amazing… Euh non sorry Madame, c’est terrible. »
Les Italiens — une blonde décolorée à l’air hagard et à l’âge incertain et son fils, un vieux garçon d’une trentaine d’années, universitaire spécialiste des amphibiens —, ne s’étaient pas montrés lors du repas. Lui, c’était un exalté. Il poussait des cris stridents à chaque fois qu’il apercevait une grenouille. On le voyait régulièrement surgir de la végétation tel un diable de sa boîte et sauter sur la terrasse sans crier gare avec son épuisette à la main. Dès qu’il attrapait un crapaud, il se croyait obligé de venir à table pour le brandir devant les assiettes en déclinant ses noms latins et en décrivant avec force détails son mode d’alimentation. Tout ça parce que, trois jours avant, Charlotte, par politesse, avait eu le malheur de lui poser des questions sur ses travaux.
À table, Anastasio et Charlotte conversaient devant un album photographique représentant des papillons et insectes locaux. Afin de ne pas totalement exclure Rémy de leur échange, elle lui montrait, de temps à autre, la photographie d’un coléoptère ou d’une chenille. En retour, il feignait vaguement de s’y intéresser, puis se replongeait dans une morne rêverie entrecoupée par l’inspection angoissée du toit de fortune fait de branchages dès qu’il entendait un bruit suspect.
«Il propose un night tour sur la rivière. Seulement quarante dollars par personne, on y va? proposa Charlotte.
— Seulement quarante dollars par personne! Avec une somme pareille tu fais vivre une famille de quatre enfants pendant un mois.
— Justement, il en a plus besoin que nous.
— Mais il est célibataire!
— Bon, tu fais quoi ?
— Je sais pas. Je suis fatigué et je me sens poisseux, j’aurais bien pris une douche.
— Allez, c’est un truc à voir. Tu ne vas pas rester comme un con dans la cabane.»
La barque à moteur progressait avec lenteur sur la rivière étroite et sinueuse faiblement éclairée par un projecteur fixé à l’avant du bateau. Plongé dans les ténèbres, le Rio Papaturo évoquait un décor de film fantastique propice à l’apparition de créatures surnaturelles. On pouvait s’attendre à tout instant à voir un génie maléfique ou un monstre visqueux émerger des eaux. Les arbres, courbés et noueux, paraissaient se refermer sur eux un peu plus à mesure de leur avancée, donnant l’impression angoissante que leurs branches finiraient par les envelopper tout à fait. Quand le guide arrêtait le moteur, un silence épais s’abattait sur les lieux. Alors, seuls quelques hululements isolés et de légers bruissements étaient perceptibles, sons étranges qui chargeaient l’atmosphère d’une menace sourde. Rémy pensait à toutes ces vies invisibles et grouillantes qui peuplaient la forêt, mais qui restaient sournoisement cachées. Des feuilles gigantesques remuaient à la façon ondoyante des algues marines sur les deux rives tandis que des formes indistinctes et furtives semblaient se mouvoir dans l’eau noire et boueuse. L’esprit le moins disposé à la paranoïa pouvait constater que la menace pouvait surgir de partout. Seul le ciel bas constellé d’étoiles constituait une vision réconfortante.
Le guide fit arrêter une première fois le bateau pour contempler un genre de hibou, qui les fixa d’un œil méprisant. Puis, après avoir examiné les eaux sombres pendant quelques instants, il enjamba la barque, fit quelques pas dans la rivière peu profonde et plongea les mains dans l’eau avant d’en ressortir triomphalement un bébé caïman. Évidemment, le guide proposa à Rémy de prendre le reptile affolé dans ses bras quelques instants, tandis qu’il lui maintiendrait la gueule ouverte. Quand le jeune homme déclina la proposition en souriant d’un air crispé, Charlotte se porta aussitôt volontaire. Anastasio proposa d’immortaliser l’exploit. Un flash éclaira la nuit. Après avoir balancé le caïman dans la rivière, le guide désigna la jeune femme du doigt en proclamant: «You are the man of the couple ! Indiana Jones is not a real man!»
La blessure narcissique fut instantanée et Rémy se renfrogna le reste de la traversée. Au retour, ils croisèrent une nuée de petites chauves-souris. Il leur fallut se baisser et se couvrir les cheveux, les rats volants, comme les appelait Rémy, les frôlèrent, en accompagnant leur passage d’un sifflement désagréable. Rémy s’efforça de rester digne afin de ne pas donner prise à de nouveaux quolibets d’Anastasio qui l’observait avec son sourire en coin. L’éclairage de la lampe donnait l’impression à Rémy que deux fentes brillantes lui jetaient des maléfices.
Il soupçonnait que le baroudeur local nourrisse une véritable haine à son égard. La veille, ils avaient marqué une pause bien méritée dans leur excursion pour déjeuner d’un «gallo pinto à la Anastasio» (boule de riz pâteux, os de poulet enrobés d’une mince couche de chair desséchée et haricots bouillis). Charlotte s’était éloignée de la petite clairière où ils étaient installés sur des troncs d’arbres s’enfonçant dans la boue pour faire pipi. La jeune femme à peine partie, la physionomie du guide s’était transformée. Son visage s’était fermé. Rémy avait bredouillé quelques mots afin d’éviter qu’un silence gênant ne s’installât, mais l’autre était resté mutique. Il l’avait fixé d’un air sombre, puis s’était emparé de sa machette et s’était mis à jouer avec, à trancher les bouts de bois qui se trouvaient à ses pieds. Au bout de quelques secondes qui avaient paru interminables à Rémy, Anastasio avait interrompu son manège pour lui dire: «French revolution. I like it. Decapitation, good thing. Some people deserve to be. You know…»
Le guide avait accompagné ses paroles d’un geste éloquent avec sa machette à la hauteur de son cou.
Un frisson avait parcouru l’échine de Rémy. Heureusement, Charlotte était vite revenue. La conversation avait ensuite roulé sur l’Histoire de France. Anastasio qui, pour une raison inconnue, faisait une fixette sur Napoléon, «le Simon Bolivar français», voulait savoir si c’était bien ce dernier qui avait fait guillotiner Louis XIV.
Après coup, Rémy s’était dit qu’il avait peut-être exagéré les choses et que le but du guide n’était pas de l’intimider. Charlotte lui avait souvent reproché ce qu’elle nommait ses accès de paranoïa. En tout cas, il était certain que le guide jouissait de le voir en difficulté.
Une pluie tropicale s’abattit sur eux. Les trombes d’eau menaçant leur frêle embarcation, Anastasio en profita pour avertir Rémy que la pluie faisait sortir les caïmans et les rendait agressifs. Il accompagna ses propos d’une grosse bourrade dans le dos du jeune homme qui manqua de le faire basculer par-dessus bord.
De retour dans la cabane, la tension était palpable. Rémy, trempé jusqu’à l’os, lança à Charlotte:
«Les prochaines vacances, c’est Club Med à Agadir, on est d’accord?
— Mon pauvre Rémy, c’est quoi ton problème? T’as été un peu mouillé, c’est ça?
— Non, mais entre l’araignée, les chauves-souris, la pluie, et l’autre qui se fout de moi à longueur de journée, c’est tout sauf des vacances!
— Ah, c’est sûr que t’es pas Indiana Jones…
— Tu vas t’y mettre toi aussi? T’es au courant qu’il est complètement taré Anastasio. Je suis sûr que si je restais seul à seul avec lui pendant une heure, il me ferait la peau.
— Arrête un peu ta parano. Il est adorable. Mais je sais pourquoi tu réagis comme ça. T’es jaloux!
— Moi, jaloux de ce bourrin ?
— Oui, tu es jaloux parce que c’est un vrai mec, lui!»

Extraits
« En guise de préambule, elle leur traça les grandes lignes de sa thérapie. Elle n’était qu’un simple intermédiaire, un arbitre bienveillant qui allait tenter d’instaurer un nouvel équilibre dans leur couple par son «écoute active». Il leur appartenait d’accomplir le vrai travail. Elle prit connaissance de leur charte et félicita Rémy pour sa concision et son sens des priorités. Elle y vit la marque d’un être nourri de spiritualité se concentrant sur les choses essentielles de l’existence et lui demanda s’il était bouddhiste ou s’il avait une appétence particulière pour les livres de Pierre Rabhi. S’ils n’avaient pas de questions, elle leur proposait de commencer la séance à proprement parler. Rémy s’enquit alors des tarifs et des modes de paiement, tandis que Charlotte interrogea la petite souris sur les délais dans lesquels une amélioration notable de leur relation pourrait être espérée. Puis, la thérapeute les pria de s’allonger chacun sur une banquette et de fermer les yeux. Elle avait élaboré cette méthode qui permettait d’une part un discours plus libre de la part de celui qui s’exprimait et d’autre part à son partenaire d’entendre réellement les choses qui étaient dites. » p. 53

« Éléonore, pourvu d’un sens du contact inné qui l’avait tout de suite mise à l’aise, plaisantait et riait facilement. Tactile, elle n’hésitait pas à lui toucher le bras pour donner plus de poids à un propos et même à lui taper dans sa main dans un accès d’enthousiasme.
La directrice de l’agence l’avait d’abord fait parle d’elle, de sa vie et, bien sûr, de sa relation avec Rémy avant de lui donner des précisions sur les services de l’agence
«On fait de la lecture de textes érotiques à domicile, ça marche très fort, c’est notre prestation de base. On propose aussi des séances participatives de pole dance et de striptease non-genré. Nos sœurs clientes ont la possibilité de choisir sur photographie les intermittents du spectacle qui nous font le cadeau de faire partie de notre team. Voilà, ça ce sont nos “basic services”. Pour nos sœurs les plus audacieuses, on effectue aussi des prestations haut de gamme et sur mesure qui consistent à réaliser leur fantasme, Donc, on rencontre la sœur, elle nous parle de ses désirs, nous on ne juge pas, on n’est pas là pour ça, on lui dit ok ma belle, on va voir ce qu’on peut faire avec ton budget. On lui fait des propositions, c’est interactif et super enrichissant On scénarise ensemble la séquence pour que celle-ci se déroule exactement comme la sœur l’a imaginée, en ajoutant seulement un ou deux éléments imprévus. Pour ces prestations high level, qui mobilisent une véritable équipe de professionnels (scénaristes, comédiens, costumiers voire cascadeurs), les tarifs sont évidemment en rapport avec nos efforts et nos investissements, mais jamais aucune sœur n’a regretté d’avoir franchi le pas. Au contraire, 100% d’entre elles reviennent. Quand on a commencé à goûter au fruit défendu…» dit Éléonore en ponctuant son discours par un sourire complice. Quand celle-ci finit par lui avouer qu’une des prestations les plus demandées était l’enlèvement avec supplément bondage et relation sexuelle «faussement non-consentie» avec son ou sa partenaire (préalablement briefé(e) quant à la marche à suivre), Charlotte avait eu du mal à cacher son trouble. À partir de ce moment, son choix était fait. Elle avait pourtant continué à écouter Éléonore poursuivre son laïus étayé par d’autres exemples de jeux de rôle incluant des pratiques dont elle n’avait pas soupçonné l’existence et qui ne furent pas sans la choquer. » p. 73

À propos de l’auteur
CHATELAIN_Fabrice

Fabrice Châtelain © Photo DR

Fabrice Châtelain est avocat au barreau de Paris. Après En haut de l’affiche (2020), il a publié Le Mâle du siècle (2023). (Source: Éditions Intervalles)

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Pour qui s’avance dans la nuit

CONRUYT_pour_qui_savance_dans_la_nuit  RL_automne_2023  Logo_second_roman

En deux mots
Le ferry va accoster sur l’île de Sjena, baignée par l’Adriatique. Ce dernier voyage vers la terre des origines a aussi, pour Pierre et Orphée, tout d’une quête impossible, tenter de sauver leur mère qui sombre vers la folie. Alors, ils s’accrochent à leurs rêves.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Où es-tu Bérénice?

Dans son nouveau roman Claire Conruyt raconte le séjour d’une mère et de ses enfants sur une île de l’Adriatique. Un dernier séjour qui est aussi une quête spirituelle, un adieu à l’enfance, une fuite éperdue.

Le ferry qui accoste à Sjena compte parmi ses passagers Bérénice, Pierre et Orphée. Une mère et ses deux enfants étreints par l’émotion. Ils retrouvent une terre qu’ils chérissent, la promesse d’une parenthèse enchantée durant laquelle ils retrouvent Anouk, leur amie qui vit ici.
«L’île était un continent inexploré. Du moins, c’était ainsi que nous la percevions. C’était une terre originelle où la violence n’avait pas encore été matée. Une terre d’asile où se retrouvaient les affranchis. Les marginaux. Il n’y avait ni rang ni hiérarchie. (…) C’était une terre dure où nous étions absolument libres. Un rêve éveillé pour les enfants que nous étions.»
Et de fait, les premiers jours sont idylliques. Un parfum de liberté emplit l’air chaud. La mer est belle, les enfants insoumis. «Les règles habituelles que nos parents nous imposaient étaient abolies. Entre le monde des adultes et le nôtre, une frontière s’érigeait, un mur épais que personne n’osait franchir. Ils avaient leur territoire et nous avions le nôtre. La seule condition était d’être de retour à l’heure du dîner. Le reste nous regardait, nous n’avions aucun compte à rendre.»
Mais au fil des jours, la belle harmonie est troublée tout à la fois par les garçons qui se laissent aller à quelques rites initiatiques loin d’être anodins, mais surtout par la fièvre qui gagne Bérénice. Derrière le feu de la passion, derrière l’admiration, derrière l’envie, on sent poindre la jalousie, l’incompréhension, le drame.
Parallèlement, la beauté et la faconde d’Orphée séduisent les îliens. Mais elle irrite Pierre. Tout comme ses talents de conteur, lui qui est capable de ressusciter la mémoire de Sjena «en donnant une voix aux maisons abandonnées».
Car ce petit frère qui aime raconter des histoires, qui est capable de «repeupler cette île désolée de destins superbes», peut aussi se transformer en messager de l’apocalypse. Alors sa beauté devient inquiétante. «On ne lui donnait pas d’âge, il avait les traits d’un immortel.»
Les rêves – que l’autrice nous livre tout au long du roman – se transforment alors en cauchemar. Petit à petit, on voit poindre la folie. Comme une vague qui enfle et grossit, elle va venir briser ce séjour. Pierre essaie de résister, mais Orphée décline en voyant sa mère, sa complice, s’enfoncer. Il est «incapable, désormais, de la suivre dans sa folie.» Elle s’absente de plus en plus fréquemment jusqu’au moment où elle ne reparaît plus.
Claire Conruyt réussit parfaitement à rendre l’atmosphère de ce paradis qui va finir par devenir un enfer. Elle montre aussi combien la quête de Pierre et d’Orphée pour retrouver leur mère est désespérée. Dans une sorte d’inéluctable danse tragique dans laquelle on retrouve des accents de Mourir au monde, son premier roman. On comprend alors que le choix des prénoms de ce trio n’a rien de fortuit. Nous sommes bien dans aux abords de la Grèce et se ses tragédiens, à commencer par Sophocle et son Œdipe-Roi. Ici aussi les sentiments sont aussi puissants que troubles. Ici aussi, on sent poindre la tragédie sous un été brûlant.
«C’est notre dernier été et peut-être même notre dernier voyage…»

Pour qui s’avance dans la nuit
Claire Conruyt
Éditions de l’Observatoire
Roman
176 p., 20 €
EAN 9791032927977
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé sur une île imaginaire de la mer Adriatique face à la côte dalmate baptisée Sjena.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il y a quelque chose de magique à Sjena, Pierre le sent ; le garçon voit bien l’effet étrange qu’ont l’île, ses ruines et ses criques hantées sur son petit frère, le délicat Orphée, et surtout sur sa mère – car c’est à Sjena que la sibylline Bérénice quitte ses oripeaux de tristesse pour devenir la danseuse flamboyante que les deux enfants vénèrent.
Il y a quelque chose de tragique à Sjena, lorsque les lieux menacent d’engloutir Bérénice. Orphée, lui, sait comment la sauver. Commence la quête éperdue d’un petit garçon pas comme les autres, prêt à braver tous les fantômes pour sa mère adorée, et de son grand frère qui a juré de le protéger. Mais l’île a des défis pour les rêveurs: sa mer belliqueuse, ses loups chassant les faons égarés et autres créatures de la nuit pas tout à fait de notre monde… Les rêves sont parfois des cauchemars.
Claire Conruyt tisse d’une plume gracieuse la frontière entre les mondes, et l’amour tendre, parfois cruel, de deux garçons et de leur mère. Un conte aux doux reflets de valse macabre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
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Les premières pages du livre
« Ma mère danse sur un lac de glace, enlacée par une épaisse forêt noire. Seule, elle glisse sur des eaux immobiles, les bras en croix et la poitrine offerte à un ciel nu, sans relief ni nuages. Depuis le rivage, je la regarde triompher de ce paysage mort, de ce qui, en dessous, gronde. Le sol, bien que gelé, est trop mince. Belle imprudente, ma mère avance pourtant. J’entends l’immonde bruit de la glace qui rompt, un râle lointain, le bruit du fer qui grince et menace d’exploser. Je hurle, mais elle ne m’entend pas. Ma mère
poursuit sa danse macabre et sourit. Tout autour, le chaos. Elle valse, elle tourne sur elle-même et, d’un seul élan, projette son corps dans les airs. Suspendue au ciel, ma mère embrasse le vide, tend les bras comme pour rejoindre son créateur. Mais ici, Dieu est absent. Ralentie dans sa course par une mystérieuse force, elle
se déplace comme l’on se déplace sous l’eau. La bise glaciale, celle qui, il y a un instant, me mordait la nuque, tombe. Le monde se tait. Ma mère est paralysée. Je sens ma mâchoire se délier et ma bouche s’agrandir mollement. Mon cri, un cri urgent, ne vient pas. Ce monde n’en veut pas. Il est déjà trop tard. Le corps de ma mère cède à la gravité et s’écrase contre la monstrueuse surface blanche.
*
Ce soir-là, j’ai rêvé que ma mère dansait sur un lac de glace avant de disparaître, engloutie par les eaux. À mes côtés, mon petit frère dormait, je l’entendais inspirer, expirer profondément, et le bruit de ce souffle régulier agissait sur moi comme celui des vagues qui avancent. Allongé dans notre chambre, à même la pierre, je me perdais dans une nuit que la lucarne perçant le toit avait capturée. L’air était doux. Un chat est venu s’allonger sur la vitre encore tiède et m’a fixé. Des yeux jaunes à la pupille pleine et dans laquelle je croyais déceler un présage.
Je me suis endormi.

— C’est notre dernier été tous ensemble, Pierre.
Ma mère chuchotait, comme si elle me confiait là un grand secret.
— C’est notre dernier été et peut-être même notre dernier voyage… Ce sera inoubliable.
Elle chuchotait.
— Je crois que j’attends cela depuis toujours…
Il était tard, nous étions en avance, le ferry n’accosterait pas avant deux heures. Gagné par la fatigue, mon petit frère s’était assoupi sur les genoux de ma mère.
— Tu as vu comme il dort ?
Ses boucles noires couvraient son front, et son corps mince, ainsi recroquevillé, tenait sur la longueur d’un petit banc. Il se reposait comme les enfants se reposent avant un grand départ. Il rêvait, je le voyais à ses yeux qui roulaient sous ses paupières. Ma mère lui caressait la joue.
— Orphée… tout va bien. Nous partons.
C’était le soir. Nous étions seuls, seuls sur la berge déserte d’une ville née au bord de l’eau. Devant nous, la mer s’étendait, vaste et tranquille, mortellement silencieuse. Je sentais un monde entier vibrer. Un monde composé des choses, vivantes comme mortes, que les eaux avaient absorbées. Je distinguais le mât blanc d’un voilier que le ciel avait déposé là, et que la
brise faisait tanguer de droite à gauche.
— Nous partons, répétait ma mère.
Comme une prière. Elle avait dû sentir mon inquiétude tandis que je fixais la pénombre.
— Pierre, nous partons, ça y est. Nous retrouvons notre île adorée.
Le ferry arrivait, nous allions y passer la nuit. Orphée dormait toujours.
— Fais comme lui. Prends des forces.

Rejoindre l’île revenait à quitter le monde, la flamboyante côte n’était plus qu’une frange sombre piquée de taches lumineuses. Peu à peu, elle disparaissait.
— Sjena, murmurait ma mère, penchée par-dessus la balustrade, une main nouant ses cheveux pris dans le vent. L’île des ombres…
L’île de nos ancêtres à la vie si misérable nous attendait.
À chaque voyage, ma mère nous racontait l’existence de ceux dont nous partagions le sang. Les mêmes mots, toujours, pour la décrire: une vie dure, impitoyable, une vie de labeur. Les femmes aux champs de pommes de terre, les hommes à la mer. Elles, aussi solides que la roche de cette île, qui, lorsqu’il le fallait, regagnaient la côte pour se donner aux marins de passage. Eux, qui pêchaient, vendaient, puis repartaient.
Certains disparaissaient pendant des mois. D’autres ne revenaient pas.
— L’Adriatique porte leur histoire, murmurait ma mère. Ce n’est pas une mer comme les autres… Elle a l’air calme, n’est-ce pas? Mais elle est changeante, imprévisible. Le matin, c’est un lac. L’après-midi, c’est un torrent. Le soir, c’est un gouffre. Orphée ne dormait plus.
— Ce n’est pas une mer comme les autres, mes fils…

Nous arrivions. Nous arrivions car, au loin, le clocher de l’église blanche s’élevait. C’était l’empreinte de l’île, son joyau.
Orphée, envoûté par cette chapelle qui depuis toujours l’appelle, l’a désignée du doigt, un sourire radieux aux lèvres.
— Terre !
Ma mère a couru et l’a pris dans ses bras.
— Terre ! Terre, mon Orphée…
Le clocher nous guettait. Je sentais que nous passions d’un monde à l’autre. Ma mère, tout entière penchée par-dessus bord, a tendu son bras pâle, l’a allongé jusqu’à, croyait-elle, frôler cette tour, cette petite aiguille au sommet de laquelle, bien qu’on ne la distinguât pas encore tout à fait, s’élevait une croix de fer.
— Mon église… Ma blanche église au ventre sombre.
Le clocher irradiait et ma mère, envoûtée, murmurait des paroles inaudibles. Son bras tendu et son corps étaient parfaitement immobiles, elle semblait ne plus respirer et sa peau, blanche, si blanche, s’était comme pétrifiée.

Mais elle me voyait l’observer.
— Qu’est-ce que tu veux ? a-t-elle pesté.
Orphée m’a regardé. J’ai fermé les yeux.
— Rien… Tu es belle, c’est tout.

L’île était un continent inexploré. Du moins, c’était ainsi que nous la percevions. C’était une terre originelle où la violence n’avait pas encore été matée. Une terre d’asile où se retrouvaient les affranchis. Les marginaux. Il n’y avait ni rang ni hiérarchie.
Le pauvre se parait de mille richesses, la laideur était une beauté convoitée, le doyen écoutait religieusement les sages enseignements du benjamin. Tout était comme inversé. « Ici, les dieux vivent avec les bêtes », disait ma mère. On mangeait avec les doigts, on attaquait en montrant les dents, on chassait la nuit en grognant. C’était une terre dure où nous étions absolument libres. Un rêve éveillé pour les enfants que nous étions.
Nous nous approchions du petit port, là où Anouk devait nous attendre depuis l’éternité.
— Mon Anouk adorée! hurlait ma mère depuis le pont. Tu es là, tu es là !
Les deux amies exultaient, se saluaient de loin par de grands gestes et riaient aux éclats.
— Oh, je pourrais sauter dans l’eau tout de suite et la rejoindre ! s’impatientait ma mère.
C’était chaque fois la même scène : ma mère courant jusqu’à la cabine du capitaine en le pressant d’arriver. Et l’homme de renchérir mollement :
— Da… da… We arrive, we arrive… »

Extraits
« À Sjena, nous étions des enfants insoumis. Les règles habituelles que nos parents nous imposaient étaient abolies. Entre le monde des adultes et le nôtre, une frontière s’érigeait, un mur épais que personne n’osait franchir. Ils avaient leur territoire et nous avions le nôtre. La seule condition était d’être de retour à l’heure du dîner. Le reste nous regardait, nous n’avions aucun compte à rendre.
Depuis quelques jours déjà, les garçons de l’île jouissaient d’une totale indépendance. Leurs cheveux, mordus par le sel, secs comme de la paille, leurs maillots de bain que l’eau et le soleil avaient déteints, leurs pieds noircis et leurs ongles sales témoignaient de leur sauvagerie. Quant à Orphée et moi, nous appartenions encore à un monde civilisé. Nous étions trop propres. Les garçons de l’île avaient le crâne rasé, ce qui leur donnait l’air de petits hommes féroces, quand mon frère et moi n’avions de cesse de dégager les boucles d’hiver qui nous barraient le front. L’un des gamins, plus grand que moi, un blond rugueux dont je ne reconnaissais pas le visage, a empoigné d’une main l’une des mèches de mon frère. De l’autre, il mimait des coups de ciseaux. » p. 34

« Il n’était pas inhabituel qu’avec ma mère, nous perdions sa trace. Et combien de fois l’avons-nous retrouvé dans le salon d’un îlien, l’enfant aux boucles noires, l’enfant du village, l’enfant qu’on attendait. À ceux qui ne le connaissaient pas encore, il y avait toujours quelqu’un pour le présenter. Et la suite était inévitable : ils en tombaient amoureux. Ce jour-là, Orphée avait imaginé, à n’en pas douter, le plus beau des contes. Et en donnant une voix aux maisons abandonnées, il ressuscitait la mémoire de Sjena.
— La pierre retient tout : l’eau, le feu, l’insecte, les secrets.
Ma mère traduisait et les habitants, assis par terre ou sur de vieilles banquettes, l’écoutaient religieusement.
— Elle garde ce que la mémoire des hommes efface. Elle est le refuge du temps.
De ses yeux bleus, il balayait la pièce, s’arrêtant sur chaque visage avec la grâce d’un petit messie. » p. 46

« Orphée et ma mère se retrouvaient le soir sur le petit banc du port. C’était l’un de leurs rendez-vous et je comprenais sans peine qu’il ne fallait pas m’en mêler. Cet instant ne m’appartenait pas, ce monde qu’ils bâtissaient n’était pas le mien. Aussi était-ce dans ces moments que je mesurais tout ce qui me séparait d’Orphée.
Il était si différent de ceux de son âge quand, moi, j’étais le plus banal des adolescents. Nous étions, à entendre Anouk, de « jolis garçons ». Mais la beauté d’Orphée était inquiétante. On ne lui donnait pas d’âge, il avait les traits d’un immortel. Son visage manquait d’expression, cruellement lisse, et ses lèvres, molles, étaient d’un rouge vif. Sur son front tombaient des boucles de jais parfois balayées par la brise, la même qui venait frapper ses joues d’un rose si délicat qu’elles semblaient avoir été poudrées. Il était né avec une grâce naturelle qui incitait souvent ma mère à proclamer : « Orphée, tu es belle. » Ce que son cœur retenait de secret, son regard le confessait. Tout son mystère reposait dans ses yeux bleus. » p. 62

« La nuit, j’empêchais désormais Orphée de rejoindre ma mère. Nous nous cachions dans l’armoire et observions à travers la fente des battants en bois Bérénice, hagarde, retournant le lit et fouillant les draps. Orphée plongeait son visage dans mon cou. Son petit corps contre le mien, je l’enveloppais de mes bras et nous transpirions, nous suffoquions, pris au piège. Je passais mes doigts dans ses boucles, je le berçais très légèrement, le regard toujours rivé sur ma mère qui grognait. Pleurait. S’allongeait dans le lit d’Orphée, désespérée de devoir affronter ses monstres seule.
Peu à peu, elle s’est éloignée de nous. Elle nous évitait, se réfugiait chez Anouk ou dans la mer. Orphée déclinait, malade de la laisser dériver ainsi, mais incapable, désormais, de la suivre dans sa folie. Aux heures d’inquiétude, celles durant lesquelles elle s’absentait, succédaient des jours d’insouciance et le sentiment d’avoir retrouvé un paradis perdu. Orphée m’accompagnait dans mes expéditions, mes grandes explorations de l’île. Je nageais avec lui jusqu’à la dépouille d’une torpille dormant au fond de l’eau. Elle pouvait contenir un homme, même deux. » p. 120

À propos de l’autrice
CONRUYT_Claire_©Francois_BouchonClaire Conruyt © Photo François Bouchon

Claire Conruyt est journaliste au Figaro. Après Mourir au monde (2021), elle a publié un second roman Pour qui s’avance dans la nuit (2023). (Source: Éditions de l’Observatoire)

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Hazel

KOSKIEVIC_Hazel  RL_automne_2023  Logo_second_roman

En deux mots
Hazel brûle sa vie dans les soirées parisiennes, tentant de noyer son mal-être dans l’alcool, la drogue, le sexe sans lendemain. Quand elle croise Ian, une lueur d’espoir s’allume, même si elle sait qu’elle n’est pas prête pour une vie de couple. Les sentiments viendront-ils à bout de sa soif d’indépendance ? Rien n’est moins sûr, comme le serine son ami Romain.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Elle vivait sa vie comme une éphéméride»

Dans un second roman haletant, Sarah Koskievic raconte la vie dissolue d’une Parisienne qui, entre la drogue, l’alcool et le sexe, rêve d’une improbable histoire d’amour. Ian sera-t-il l’homme qui réussira à lui faire renoncer à ses principes ?

Les scientifiques ont bien essayé d’expliquer ce qui se passait au moment d’une rencontre, quand deux êtres se trouvent. Les manifestations physiologiques, la chimie du «coup de foudre». Pourtant le mystère reste entier. Ainsi quand Ian croise le regard de Hazel, il ne sait pas encore qu’il est sur le point de faire basculer sa vie. Tout juste peut-il constater qu’il n’avait encore jamais rencontré une telle fille: «Elle avait dans le fond de son regard un minuscule éclat jaune, qui laissait transparaître sa folie. Elle était de celles qui ne reculent devant rien. Elle ne disait jamais non, trop contente de prouver qu’elle pouvait relever n’importe quel défi. Elle voyait la vie comme une succession de moments chiants et longs, un fléau dont elle voulait désespérément s’échapper sans bien savoir comment faire. Elle vivait sa vie comme une éphéméride. Une journée s’écoulait, elle en arrachait le souvenir et passait à la suivante. Elle avait cette propension à se renouveler tous les matins et à mourir tous les soirs.»
On se doute bien que cette fille incandescente n’est pas faite pour la vie de couple. Peut-être pas non plus pour le bonheur. Pourtant, elle a envie d’y croire, elle qui noie son mal-être dans la vodka, dans des soirées qui ne sont plus vraiment joyeuses, mais plutôt faites pour oublier, pour sombrer dans des nuages de tabac, dans des lignes de coke, dans des vapeurs d’alcool, dans des relations aussi éphémères qu’insatisfaisantes. Elle se donne pour avoir l’impression de vivre. Et se retrouve au petit matin encore plus malheureuse que la veille.
C’est sur le rythme syncopé d’une playlist (voir ci-dessous) qui donne aux chapitres leur titre que l’on suit ces errances dans le Paris des bobos qui, s’ils n’ont guère de problèmes d’argent, sont tous plus ou moins mal dans leur peau.
En leur donnant successivement la parole, Sarah Koskievic nous permet de détailler ces malaises existentiels, ces quêtes désespérées vers un avenir plus serein. Et comme il est plus facile de juger les autres que soi-même, les avis sont souvent tranchés, excessifs, assassins. Ainsi, Romain qui est l’ami d’Hazel, ne peut s’empêcher de penser que son féminisme est excessif, qu’elle devrait s’amender un peu. L’occasion de souligner que la galerie de personnages proposée ici montre combien l’époque est dramatiquement instable. Chacun se veut fort et affiche ses faiblesses, chacun se veut libre et se perd dans des principes destructeurs. Chacun veut profiter de la vie en oubliant que le bonheur ne se trouve pas dans des addictions plus ou moins puissantes. Cette Meute, pour reprendre le titre du premier roman de l’autrice, a sans doute écouté No Future en boucle.
On pense au Vernon Subutex de Virginie Despentes, mais dans un style plus frénétique, plus décapant, qui colle parfaitement au propos. Jusqu’à l’ultime chapitre qui ne reprend pas pour rien le titre du premier, Sympathy For The Devil, bouclant une boucle qui pourrait vous surprendre.

Playlist du roman
« Sympathy For The Devil », The Rolling Stones
« Heal Tomorrow », Naive New Beaters Feat. Izïa
« Unknown Pleasures », Joy Division
« Take Me Out », Franz Ferdinand
« La nuit je mens », Alain Bashung
« La ritournelle », Sébastien Tellier
« How Deep Is Your Love ? », The Rapture
« Whip It », Devo
« Comment est ta peine ? », Benjamin Biolay
« Je bois et puis je danse », Aline
« Le reste », Clara Luciani
« Come Back To Me », HollySiz
« L’anamour », Serge Gainsbourg
« Love Will Tear Us Apart », Joy Division
« Veridis Quo », Daft Punk
« Reviens va-t’en », Alain Bashung
« Feels Like We Only Go Backwards », Tame Impala
« The Less I Know The Better », Tame Impala
« Sympathy For The Devil », The Rolling Stones

Hazel
Sarah Koskievic
Éditions de La Martinière
Roman
192 p., 18 €
EAN 9791040116417
Paru le 25/08/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, ainsi qu’en Espagne, à Barcelone.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Hazel est éblouissante.
Hazel est brisée.
Hazel enchaîne les relations d’un soir.
Dans ses veines coulent le vitriol et la fureur.
Et puis.
Et puis, elle rencontre Ian.
Elle, princesse du cynisme, décide de croire en cet amour qu’elle n’a vu que sur les comptes Instagram de ses copines, triptyque coup de foudre/mariage/compte-joint.
Au rythme du Paris nocturne et des fumoirs de boîtes de nuit, ces deux trentenaires se télescopent dans une histoire d’amour toxique. Jusqu’à sa fin, inattendue.
«Un coup de foudre entre eux? Non, c’était une collision.»

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Benzine Mag. (Éric Debarnot)
IDBOOX (Elizabeth Sutton)
Blog Ce que j’en dit
Blog À bride abattue
Blog Miss Chocolatine bouquine

Les premières pages du livre
1
Romain
« Sympathy For The Devil »
J’ai replacé le voile sur ses cheveux. Finalement ça lui allait bien ce blanc virginal, comme quoi on peut grimer une putain en ange. Hazel a glissé son bras sous le mien et nous avons remonté l’allée doucement. J’ai senti ses muscles se raidir sous les miens, j’entendais même ses dents grincer. Me lâche pas, a-t-elle murmuré, me laisse pas faire ça et je me suis retenu d’exploser de rire et d’interrompre cette mascarade.
J’avais de la gueule dans mon smoking Yves Saint Laurent et elle aussi avait mis les petits plats dans les grands : c’est elle qui habillait la robe et non l’inverse. Elle arborait fièrement le blanc, la traîne, le voile et ses cicatrices.
Devant l’autel, j’ai frôlé ses lèvres pour la première fois, elles avaient un goût de sel, de peur et de défiance. Plus vite que je ne l’aurais voulu, j’ai dû me résoudre à la donner à quelqu’un d’autre.
Je l’ai laissée partir avec une pointe dans le cœur.
Si on m’avait dit qu’un jour je serais le témoin du mariage d’Hazel, je n’y aurais jamais cru.
Jamais.
Mais elle était là, dans cette église protestante, et je m’attendais à la voir se consumer par le feu à tout moment. Elle ne croit même pas en Dieu.
À la place de la marche nuptiale, « Sympathy For The Devil » a retenti et les gens se sont levés. Y a pas à dire, Hazel avait réussi un coup de maître.

2
Romain
« Heal Tomorrow »
Je l’attends au comptoir comme je l’ai toujours fait et elle est en retard. J’aime les choses linéaires et immuables.
Propres. Stables. Précises.
C’est pour ça que je me refuse à décaler ce dîner au vendredi ou à l’avancer au mercredi. Impossible aussi de changer de resto. On va chez Sam le jeudi, c’est une adresse qu’on ne partage pas, on se la refile sous le manteau, rue du Faubourg-Saint-Denis. On a commencé à venir quand on était au lycée et qu’on n’avait pas les moyens de se payer autre chose que le plat du jour, c’est normal qu’on perpétue la tradition.
On a trente ans, on est architectes et on gagne du fric. Beaucoup trop aux yeux de certains. Bien sûr, j’en gagne plus qu’Hazel, je suis un homme. Quinze pour cent de plus, pour être exact. Elle n’a pas l’air de m’en vouloir.

Au fil des années, Sam a apporté quelques améliorations. Les murs en crépi couleur rouille ont été repeints, les tables en Formica ont été remplacées par du vieux chêne à l’aspect faussement abîmé et les prix ont doublé. Sam a son bouclard au milieu des Turcs, des Indiens qui tiennent les manucures du passage Brady, des putes chinoises et des souteneurs du boulevard Saint-Denis, de la mafia sri-lankaise qui règne en haut, côté gare de l’Est.
Dans le bas de la rue, on trouve encore quelques réminiscences des Turcs qui ont investi le quartier au milieu des années 1980. Le Lahmacun a été rebaptisé Street Food et la Pizza Grill Istanbul a dû adapter sa carte au flot incessant de nouveaux clients qui se bousculent dans le coin.
Le patron a investi son argent pour se payer un webmaster. Il lui a fait un joli petit site qui promet des pizzas à la viande hachée et des grillades aussi bien adaptées à un déjeuner sur le pouce qu’à un dîner d’affaires. Comme si les pontes des grandes banques allaient asseoir leur cul en argent massif dans un resto oublié des services d’hygiène. Reste qu’il a quatre étoiles sur Google, que les affaires tournent mieux que jamais et que maintenant au Pizza Grill, on voit tous ces jeunes couples pleins d’avenir qui se lâchent le jour de leur cheat meal.

La junk food, c’est chic qu’une fois par semaine, faut pas charrier.
Plus loin, sur le même trottoir, le PNY ne désemplit pas. Pour les riverains, l’ouverture de ce resto a été le signal : le quartier va enfin prendre de la valeur. Pour Sam, la concurrence fait rage et les affaires vivotent depuis que 5 Pailles a ouvert à droite de son troquet. On y bouffe bio et vegan.
Des graines, des pousses, le tout dans des bols en bambou recyclables, pas l’ombre d’un Coca, mais du thé matcha verdâtre infâme. La faune d’instagrammeuses se bouscule pour le boire, un peu et le prendre en photo, beaucoup. Impossible de croire qu’à une rue près, les rabatteurs de Château-d’Eau attendent la cliente pour la traîner vers un salon de coiffure afro. Les tresses, les extensions, les ongles… Ils suivent les femmes jusqu’à l’usure, jusqu’à ce qu’elles acceptent enfin. Devant le Lidl du boulevard de Strasbourg, les daronnes africaines côtoient les petites vieilles historiques du quartier, armées de leurs caddies et de leurs cannes. Dans les rayons, les nouvelles habitantes de Strasbourg-Saint-Denis, Stan Smith aux pieds dans leur jean 7/8 juste au-dessus des chevilles viennent acheter une centrifugeuse Silvercrest pour presser les fruits qui accompagnent leur morning routine. Les moins connes téléchargent le catalogue sur leur iPhone avant de se déplacer et se retrouvent en file indienne devant la vitre du magasin le jour de la promo. Chéri, ce soir on bouffe des pâtes aux truffes, c’est semaine italienne chez Lidl.
Avant de rencontrer Hazel, je n’avais jamais bu un verre « juste comme ça » avec une meuf. Une amie. Le terme me filait la gerbe. Chez moi, on est des hommes. Des bonshommes, des mecs, des vrais, on fait régner la loi, on n’a pas d’« amies ».
On a des plans cul, des rencards, des meufs à ne plus savoir qu’en faire, mais pas une nana avec qui on partage réellement quoi que ce soit, et sûrement pas tout.
La première fois que j’ai vu Hazel, c’était en terminale. Elle venait d’intégrer le lycée en milieu d’année après s’être fait virer de son bahut précédent, on ne sait pourquoi. Elle a échoué sur la chaise à côté de moi, la seule de libre. Elle ressemblait à Keira Knightley avec son ossature frêle, ses pommettes saillantes, ses cheveux longs et noirs.
Ses yeux sans expression qui lui donnaient un air fantomatique. Quand elle a sorti ses stylos et les a alignés sur le bord de la table, j’ai compris qu’elle était flinguée. J’ai prié pour la détester, j’ai tout fait pour ça, mais quand personne ne la regardait, elle esquissait un drôle de sourire de morte qui me plaisait beaucoup trop.

Extrait
« Je n’avais jamais rencontré une fille comme Hazel. Elle avait dans le fond de son regard un minuscule éclat jaune, qui laissait transparaître sa folie. Elle était de celles qui ne reculent devant rien. Elle ne disait jamais non, trop contente de prouver qu’elle pouvait relever n’importe quel défi. Elle voyait la vie comme une succession de moments chiants et longs, un fléau dont elle voulait désespérément s’échapper sans bien savoir comment faire. Elle vivait sa vie comme une éphéméride. Une journée s’écoulait, elle en arrachait le souvenir et passait à la suivante. Elle avait cette propension à se renouveler tous les matins et à mourir tous les soirs. » p. 160

À propos de l’autrice
KOSKIEVIC_Sarah_©Astrid_di_CrollalanzaSarah Koskievic © Photo Astrid di Crollalanza

Sarah Koskievic est journaliste. Après plusieurs années passées à New-York, à Miami, à Tel-Aviv, elle est aujourd’hui directrice de production éditoriale de «Transfert» (Slate.fr), l’un des podcasts les plus écoutés en France. Après La Meute (Plon, 2019), Hazel est son deuxième roman. (Source: Éditions de La Martinière)

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Tout blanc

PLOUSSARD_tout-blanc  RL_automne_2023  Logo_second_roman

En deux mots
Une jeune femme qui fuit son mari violent, un savant dont l’invention – une neige qui ne fond qu’à 36°C – lui échappe, un maire corrompu et un jeune homme placé en foyer, voilà quelques-uns des personnages de ce road-trip déjanté où il s’agit d’éviter de mourir sous des amas de neige incontrôlables.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Il nous en fait voir de toutes les couleurs

Frédéric Ploussard confirme toute l’originalité de sa plume avec ce second roman tout aussi déjanté que Mobylette. Cette fois, il imagine un savant débordé par son invention, une neige qui ne fond pas et va envahir la planète. Un roman noir tout blanc.

Longtemps elle aura retardé l’échéance – par peur, par honte ou par lassitude – mais cette fois tout est prêt. Blanche prend la fuite, quitte l’ouest et un mari violent. Ce n’était que «lorsqu’il n’était pas là ou trop saoul pour l’emmerder» qu’elle pouvait éviter les coups. Elle part pour les Alpes où elle espère retrouver son frère et se construire une nouvelle vie. Après une étape à Lyon chez Malika, une ancienne collègue, la voilà dans cette station qui dépérit et où pourtant elle espère pouvoir se construire une nouvelle vie, s’inventer un avenir radieux.
L’avenir radieux, c’est aussi ce qu’espère Arsène Tapelot, patron des textiles Tapelot, qui a investi dans l’invention de François Tapinski, le coton thermorégulé , c’est-à-dire qu’il permet au corps de rester toujours à la même température, peu importe le climat dans lequel se meut l’individu qui a enfilé cette invention. Si Arsène a très vite compris le potentiel de ces vêtements, les ventes ne décollent pas car «la couleur Allemagne de l’Est» de ce coton est rédhibitoire. Il faudrait trouver un moyen pour que l’on puisse teindre la matière. Alors le savant cherche…
C’est alors que le roman va basculer.
Ah, la figure du savant fou! On pense au Docteur Jekyll devenant Mister Hyde, à Mabuse, à Frankenstein ou encore au docteur Moreau de H.G. Wells. À cette liste, il convient désormais d’ajouter François Tapinski. Comme beaucoup de ses prédécesseurs, le chercheur est animé de bonnes intentions, mais va se laisser entraîner dans une dangereuse spirale. Pour relancer Bourgevel, la station de sports d’hiver qui se meurt – le réchauffement climatique a fait disparaître son beau manteau blanc – Tapinski a l’idée de créer une neige artificielle qui ne fondrait qu’à 36°C. Autant dire que le maire du village accueille à bras ouverts l’idée et le savant. Son premier essai ira bien au-delà de ses espérances puisque son usine va produire, produire, produire… Devenue une boîte de Pandore incontrôlable, sa fabrique va non seulement transformer la vallée, mais s’étendre bien au-delà. La neige s’accumule partout et ne fond pas. Il faut désormais se mouvoir dans des mètres de neige qui recouvrent le pays et bientôt le continent, avant de s’attaquer à la planète tout entière. Seul un petit archipel du Pacifique a pu éviter le désastre. Au milieu de ce «tout blanc», il ne reste qu’à fuir!
Et nous voilà partis dans un road-trip totalement improbable, passant de la motoneige au chalutier, mais qui va nous réserver son lot de surprises. On y croisera à nouveau Blanche et son frère, un tueur à gages finnois, Arsène et son épouse Mélina – qui va révéler son vrai visage –, un éleveur de chiens, un survivant de la station spatiale ou encore la Présidente de la République. Bref, vous l’aurez compris, il y a là de quoi vous régaler.
Creusant le sillon entamé avec Mobylette, Frédéric Ploussard laisse son imagination débordante envahir toutes les pages – encore blanches – pour nous offrir un roman noir. Ce faisant , il n’oublie pas en chemin son humour corrosif. En s’amusant et en nous amusant, il nous offre ce conte apocalyptique qui est aussi une mise en garde contre les excès de la science, contre les atteintes à la nature. Un avertissement de ce calibre, on en redemande!

Tout blanc
Frédéric Ploussard
Éditions Héloïse d’Ormesson
Roman
320 p., 19 €
EAN 9782350878911
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, de l’Ouest aux alpes, en passant par Lyon. On y voyage jusque dans le sud de la France avant de partir jusqu’aux îles Chatham, en Océanie.

Quand?
L’action se déroule dans un avenir plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Déjanté, outrageusement drôle, toujours plus givré!
Cette fois, c’est décidé, Blanche se casse pour de bon. Pas question de finir dans la rubrique « féminicide » d’un canard local. Déterminée, elle s’en va trouver refuge à la montagne, chez son frère. Là-bas, elle est embauchée comme vendeuse par Tapelot textiles, une marque de prêt-à-porter connue pour son invention révolutionnaire : le coton 19. Qu’importe la météo, les vêtements demeurent à température ambiante. Seulement voilà, le scientifique Tapinski à l’origine de cette trouvaille ne s’en tient pas là. Un nouveau projet, plus grandiose encore, tourne à la catastrophe. Son but ? Faire tomber la neige. Le hic ? La neige est tiède, elle ne fond pas et, à son contact, une partie de la population tombe malade avant de succomber. Sans le vouloir, avec son expérience, Tapinski a créé l’Apocalypse.
La France est à l’arrêt, mais pas seulement. Aucun des cinq continents n’est épargné. Pour s’en sortir, Blanche s’allie avec Anthony, son nouveau compagnon, et Mélina, sa patronne. Ensemble, ils vont déjouer le terrible Salvetat, un tueur à gages sans pitié et pas vraiment pétillant (bien qu’un peu poète), affronter des congères géantes (un lion aussi) et rejoindre le chalutier qui les conduira aux îles Chatham, dernière terre sauve en vue.
Avec son humour corrosif et son imagination débridée, Frédéric Ploussard s’amuse des excès de la science. Dans ce roman d’anticipation tout aussi extravagant que visionnaire, il déploie à loisir une écriture sur-vitaminée et désopilante.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Wukali (Émile Cougut)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Positive Rage
Blog A l’écoute des livres
Blog L’Atelier de Litote
Blog Mic Mac dans la bibliothèque

Présentation de «tout blanc» dans «Toujours à la page». © Production France Bleu Drôme Ardèche

Les premières pages du livre
« Elle lisait le message qu’elle venait de recevoir sur son smartphone. Jérôme, son mari, dormait encore. Il s’était couché ivre au petit matin. Comme presqu’à chaque fois qu’il n’était pas d’équipe de nuit. Après avoir traîné au bar du port, il avait continué à boire à la maison, avec son pote, le gros Evan, celui qui avait perdu une jambe sous un container. Elle s’était pris une claque dans la nuit parce qu’elle leur avait demandé de baisser le son du match de baseball…Partir. Un thé infusait sur le plan de travail. Le message émanait de son beau-père. Il était en mer sur son chalutier à proximité des côtes anglaises et il avait pensé à elle. Blanche avait nettoyé et rangé le salon. Evan avait probablement dormi dans le canapé qu’il avait quitté à l’aube. Le salon, la cuisine, les chiottes. Un sac poubelle plein de merdouilles, puis elle s’était douchée, habillée, maquillée. Toujours un minimum de fond de teint à fort pouvoir couvrant pour cacher la misère, même s’il évitait son visage le plus souvent. Ce dont il se vantait. «Son cul et son visage, qu’est-ce qu’elle a d’autre?» Humour de docker.
Mais pas vraiment, pas cette nuit. Elle avait un bleu marbré sur la pommette en se levant.
Partir.
Il était dix heures. Par la fenêtre de la cuisine, elle aperçut la factrice devant l’immeuble alors qu’elle portait la tasse à ses lèvres. L’appartement était au troisième étage, les boîtes aux lettres au bord de la route, la fenêtre donnait de ce côté-là. C’était son anniversaire aujourd’hui. Le père de Jérôme le lui souhaitait dans son message. Trente-et-un-ans. Il lui demandait également des nouvelles de son frère. Blanche avait eu son frère au téléphone la veille au soir. Geoffrey lui avait annoncé avoir posté un cadeau. Il travaillait dans un atelier de confection à Bourgevel et chaque année, pour son anniversaire, il lui envoyait des grosses écharpes ou des moufles qui servaient peu dans le Finistère. Ça les faisait marrer avec Malika, sa meilleure amie. C’était l’intention qui comptait. Il l’avait appelée du standard de son foyer dans les Alpes, il avait perdu son portable, ce n’était pas la première fois. Elle avait toujours un pincement au cœur en pensant à son petit frère. Geoffrey ne s’était jamais complétement remis de l’accident de voiture qui avait coûté la vie à leur mère et dont Blanche était sortie indemne vingt ans plus tôt. Il avait été hospitalisé plus d’un an. Hébergé quelques mois avec elle en famille d’accueil à sa sortie pour ensuite être placé dans un premier foyer pour handicapés, puis un deuxième et, à sa majorité, un centre d’aide par le travail dans les Alpes qui l’hébergeait depuis onze ans. Elle le voyait peu. La dernière fois, c’était à son mariage. Son mari n’appréciait pas son beubeu de frangin, comme il l’appelait.
Blanche était restée dans la famille d’accueil. Leur père n’existait pas. Adolescente perdue et apeurée, une période tellement difficile, la pire. Quoiqu’aujourd’hui c’était la pire aussi, apeurée encore. Différemment.
Partir.
Elle le remercia pour son message. Le père de son mari, comme son mari, était un filou, mais lui n’était pas doublé d’un sale con. Elle frissonna en débouchant dans le hall. Son beau-père savait ce qu’elle endurait et il prenait toujours de ses nouvelles. Un filou délicat, le beau-père. Une fois dehors, elle se retourna pour regarder la façade de l’immeuble: la fenêtre de leur chambre, volets fermés, aucun mouvement derrière les vitres du salon, calme plat. Encore en train de cuver. Les meilleurs moments de sa vie de couple quand elle y réfléchissait.
Lorsqu’il n’était pas là ou trop saoul pour l’emmerder.
Au matin, elle ne craignait plus sa violence. Juste ses excuses ou son arrogance ; ce qui n’était pas moins douloureux. Elle se mit sur la pointe des pieds pour atteindre la boîte aux lettres. Capuche rabattue sur le visage, en sweat, ses longs cheveux auburn ramassés ; elle portait un jeans et des Vans bleues aux pieds. Une grosse enveloppe se trouvait bien à l’intérieur. L’écriture du petit frère en diagonale sur le papier, le cachet du foyer dans un angle. Elle s’en saisit. Geoffrey lui avait dit qu’elle serait fraîche, et c’était vrai. Elle la décacheta avant de remonter. Elle contenait un tee-shirt gris-noir qu’elle déplia. De taille 6XL au moins le maillot. Et un mot au feutre sur un papier à carreau qui lui glissa des mains : BONE ANNIVAIRSERE GRANDE SŒUR !
Entouré d’une trentaine de cœurs dessinés aux crayons de couleur.
Un tee-shirt toile de tente quasi-noir.
Il faisait chaud dans l’ascenseur mais le tee-shirt lui semblait bel et bien frais. Au téléphone, Geoffrey lui avait expliqué qu’ils ne produisaient plus de moufles pour les maisons de retraite. Les prisonniers leur avaient piqué le marché, moins chers, plus adroits et tout aussi disponibles. Eux cousaient désormais de la lingerie de corps dans un tissu fait d’une matière grise thermorégulée. De la matière grise, son frère en avait toujours eu à revendre mais l’accident avait tout rempilé autrement. Il avait ajouté qu’il avait eu super mal au ventre les jours précédents, parce qu’ils avaient mangé trop de nouilles chinoises pendant la semaine du goût. Elle était habituée à ses histoires sans queue ni tête. Elle ouvrit la porte de l’appartement et déposa le tee-shirt dans le vestibule en apercevant Jérôme assis à la table de la cuisine. Il s’était manifestement fait couler un café tout seul et c’était presque un deuxième cadeau d’anniversaire. L’apercevant, il lança :
– T’as une sale gueule Blanche !
Presque.

Un mois plus tard, Blanche faisait défiler les photos qu’elle venait de prendre sur l’écran de son smartphone. Son buste, son cou, son visage, pris en reflet dans le miroir.
Un bip se fit entendre. Un autre SMS de Jérôme. Il l’avait déjà appelée deux fois depuis qu’elle était dans la salle de bains. Elle n’avait pas décroché. Aucun bruit derrière la porte. Le verrou était tiré. Elle alluma la radio. Une journaliste interviewait Matthias Lescut, un cosmonaute français. Blanche lut le message: «Tu sais les couleurs de nos vies, celles qui demeurent. J’avais besoin du tee-shirt et j’ai oublié le psy. La nuit sucrée nous sortira de cette journée acide. Sors et maintenant et demain…»
Patati patata. Ses excuses.
Les couleurs. Ses couleurs à lui, mais ses couleurs à elle aussi. Elle les voyait bien, là, dans la glace. Violacées. Sa poitrine sur tout le côté droit, mélange d’ancien et de nouveau. Son sein gauche, toujours le gauche, avec la trace de ses doigts. Et son œil qui bleuissait déjà. Sa lèvre. Elle prit un pantalon, un sweat. Sa naïveté.
La raison n’était pas importante. Il y en avait toujours une. Ce soir, deux. D’abord celle de ne pas foutre la main sur le tee-shirt. Jérôme l’adorait ce tee-shirt. Elle aurait dû se taire, ne rien ajouter, mais elle avait commis la maladresse de lui demander ensuite s’il était passé chez le psy, c’était lui qui avait proposé, et les coups avaient commencé à pleuvoir.
Les insultes habituelles. Poussée, secouée, acculée contre la porte de la salle de bains. Une bonne dérouillée. Réfugiée à l’intérieur.
Il était resté derrière la porte un moment. Elle, immobile contre la baignoire, à serrer les dents, à écouter sa douleur pulser. Elle avait préparé un sac. Caché dans le vaisselier. Toujours une raison. Elle n’avait pas répondu. Alors il avait mis un coup dans la porte. Puis il avait essayé de lui téléphoner. Deux fois. Puis de la chambre le message : « Sors et maintenant et demain… »
Et demain tout continuera.
Elle n’avait jamais pensé le quitter, jamais vraiment pensé le quitter. Jusqu’à la mort de Brune. Ils étaient en couple depuis plusieurs années, mariés depuis deux. Il l’avait toujours battue. Peut-être pas les six premiers mois, ou c’était sa mémoire qui la trahissait. Une claque au début. « Oh ! chérie t’arrêtes! » Des pincements, des tapes du dos de la main. Et ces dévalorisations incessantes: «Ce que t’es conne!», «Tu me pousses à bout princesse», «Je m’en veux poulette, tu es tout pour moi, mais t’abuses!» Elle l’excusait. Elle s’excusait aussi. S’excusait de le pousser à bout. Excusait l’inexcusable pour tout encaisser. Tout recommencer. Se rabibocher. Pardonner.
Jusqu’à la semaine dernière, Brune Parchoie, première goutte, et hier, deuxième…
Hier, son frère l’avait appelée pour lui annoncer qu’on l’avait changé de foyer. Elle ne l’avait pas eu depuis son anniversaire. Un problème d’intoxication à cause des nouilles chinoises, il y avait eu deux morts. Qu’elle ne s’inquiète pas, il allait bien. Les projets individuels avaient été reconsidérés: le sien étant équitation, il allait probablement se retrouver à bosser dans un chenil parce qu’un haras, fallait pas rêver !
Il n’avait toujours pas de téléphone, mais il en aurait un dès qu’il aurait rejoint son nouveau lieu de vie. Geoffrey lui avait demandé si le tee-shirt lui plaisait. Il paraissait tellement heureux. Elle lui avait dit que oui et même avoué que c’était devenu le tee-shirt préféré de Jérôme. Geoffrey n’avait rien répondu. Il n’aimait pas davantage Jérôme que Jérôme ne l’appréciait.
Après avoir raccroché, elle avait repensé à l’article du journal paru la semaine précédente, celui qu’elle avait photographié, qui lui avait donnée envie de remplir un sac. Il concernait la mort d’une femme appelée Brune Parchoie quelques jours plus tôt.
Pour rien, pour tout, une autre couleur, Brune, Blanche, effacée l’une, l’autre…
Brune Parchoie avait été tuée par son compagnon lors d’une querelle dans leur appartement. Après l’avoir frappée, il l’avait jetée du deuxième étage devant leur fille. Un étage de moins que le sien dans un quartier tout proche. Parce qu’elle avait refusé ses avances. L’homme, comme Jérôme, travaillait sur les docks. Quelques affaires, du maquillage, un disque dur: Blanche avait préparé un sac. Partir avant. Brune était morte trois jours plus tard sans avoir repris connaissance. Avant l’inéluctable. Jérôme avait promis de consulter un psy. Son rendez-vous était ce matin. Il s’en voulait. Promis de bien se tenir mais…Pour ce que ça valait mais il n’avait même pas essayé.
Éviter de se faire balancer par la fenêtre, rester en vie, choisir. Ce que prononcent ses lèvres tuméfiées devant le miroir. Prendre le sac, franchir la porte avant qu’il s’en aperçoive. Aussi simple que ça. Partir maintenant ce soir tout de suite. Respirer prendre la fuite.

Prendre un train. Recommencer ailleurs. Aller chez Malika le temps de rebondir. Rebondir. Se rapprocher de son frère. Cela faisait si longtemps. Geoffrey dans un refuge pour animaux. Elle regarda son œil. L’ecchymose prenait forme. Heureusement, elle avait son fond de teint magique. Son humiliation. Ne pas fléchir.
Partir.
Prévenir Malika.
Elle ôta le verrou, entrouvrit la porte de la salle de bains. Le couloir était sombre, la cuisine au bout simplement éclairée par la veilleuse du four. Aucun autre bruit que la chaleur tournante. Il était en haut. Habitué à ce qu’elle le rejoigne. Ce qu’elle faisait toujours. Habitué aussi à la frapper pour clore certaines discussions. Tellement souvent. Habitué…
À l’étrangler, la cogner, la laisser gisante contre le carrelage. La balancer, l’insulter, la terrifier. Pas tous les soirs mais presque. Peut-être que c’était sa faute à elle, comme il disait. Trois fois cette semaine. Elle s’était pissée dessus ce soir.
Mécaniquement, elle acheva de remplir sa trousse de toilette. Derrière la panière à linge sale, elle le vit. En boule. Foutu tee-shirt frais. Elle avait mal au cou. Elle ferma la trousse, traversa le couloir à pas feutrés. Évita de renifler. La pizza était par terre devant le plan de travail, celle qu’elle préparait lorsqu’il s’était énervé. Elle faillit la ramasser, se retint. Elle récupéra le sac, y glissa la trousse de toilette. Nouveau message : « Ne traîne pas trop ma chérie!»
Il n’y avait plus rien pour elle dans cette maison.
La soirée s’étirait, Blanche se tirait.
Elle envoya un message à Malika: «J’arrive dans la nuit.» Malika savait, la seule à qui elle en avait parlé. Au magasin, ils ne faisaient que se douter. Malika était une ancienne collègue. Une amie qui habitait loin désormais. Suffisamment loin.

Blanche saisit au passage une photo. Une petite somme dans le cadre. Il devait imaginer qu’elle nettoyait la cuisine, qu’elle enfournait la pizza. Elle enfourna la bouteille de bourbon en fait, celle de son apéro. Bien au fond du four, le referma. Elle donna un coup de lingette sur le plan. Plus fort qu’elle. Elle se passa un doigt sur les lèvres et enclencha la pyrolyse. Un couteau traînait. Comme un point de non-retour. Elle enfila son manteau. Son bonnet alors qu’il ne faisait pas froid dehors. Mit le couteau dans une poche. Elle avait tout. Des rafales d’images assaillirent son esprit. Elle pouvait encore renoncer. Elle avait essayé d’éviter le deuxième coup. Parfois ça suffisait. Parfois il se contentait d’un coup. Parfois pas. Ce soir, cela n’avait pas suffi. „On t’attend» suivi d’une adresse à Lyon. La réponse de Malika. Pas davantage. Téléphone en mode silencieux. Pas de questions. Blanche referma le sac. Une part d’elle avait envie de baisser le thermostat du four. Une part d’elle avait envie de monter rejoindre son mari. Une part d’elle avait envie de mourir.
À la porte vitrée, nouveau message: «Tu ranges la cuisine?»
C’était sa vie. C’était normal ce qui venait de se passer. C’était normal de s’écrire d’une pièce à l’autre de la maison. De ranger la cuisine après s’être pris des gnons dans la gueule. De remonter avec le tee-shirt et une part de pizza. De se déshabiller. De se faire reprocher de marquer si facilement, d’avoir la peau si fine. De se faire pardonner. De s’appeler Blanche et d’être couverte de bleus. Puis de dîner en l’écoutant parler de la grue qu’il manipulait au boulot pour déplacer les containers, de ses collègues, d’Hervé que sa gonzesse menait par le bout du nez, ou encore de Corinne, la responsable containers du port de Tréboul, toujours bien roulée malgré ses deux grossesses. Des problèmes avec un chalutier en difficulté vers les grands bans à l’ouest de Guernesey…

«Ressers-moi un verre mon amour s’il te plaît.» Le resservir, débarrasser, le rejoindre devant la télé. Il sifflerait une bière ou deux ou trois ou dix. La main sur sa cuisse jusqu’au signal du coucher. Comme si elle ne s’était pas prise une branlée trois heures plus tôt. Comme s’il n’était pas bourré. Comme s’ils s’aimaient encore.
Maintenant ou jamais. Elle était prête. Elle s’approcha de l’écran 16 pouces et débrancha le câble qui le reliait à la box. Petite pulsion. Il lui avait tellement pris la tête au sujet de ce câble. Toujours une raison.
Elle observa le salon une dernière fois, avec calme. Elle enroula le câble autour de sa main. La dernière fois. Ses objets, ses doudous, la pendule de sa mère. Elle s’en passerait. Cinq ou six minutes depuis qu’elle était sortie de la salle de bains. Elle ouvrit la porte d’entrée doucement car elle grinçait. Elle se faufila, sac à l’épaule. Ascenseur. En bas de l’immeuble, elle jeta le câble de toutes ses forces. L’Acura, sa voiture, était devant les garages. Elle sentit le couteau dans sa poche. Lorsqu’elle l’avait pris, elle s’était demandé pourquoi, elle comprit. Elle creva la roue arrière en le plantant dans la gomme d’un seul coup. Elle ne put ressortir la lame du pneu. Le message était clair. Elle rabattit son bonnet pour masquer son œil marbré, l’étole dissimulait le reste. Elle se dirigea vers le bas de la rue. La gare était de l’autre côté de la rivière.
Lyon. Malika habitait à Lyon.
Une ville où il faisait bon mourir. Elle se souvenait d’une série dans laquelle une des actrices avait eu cette phrase étrange. Blanche marchait vite. Douarnenez n’était pas une ville où il faisait bon mourir. Elle s’arrêta pour retirer le maximum à un distributeur. Elle pensait payer son billet en liquide à une borne. Il allait la chercher. Ne serait-ce que pour son câble. Elle avait intérêt à brouiller les pistes en prenant une correspondance.

Une vibration. «T’as pas fini, qu’est-ce que tu fous ma belle?»
Belle, elle ne l’était plus, mais ça reviendrait.
Elle le connaissait si bien. Il s’énervait de ne pas pouvoir s’excuser, comme un con allongé sur leur lit, à mater n’importe quoi sur Netflix. Il s’impatientait. Il appellerait. De plus en plus fort. Est-ce que la bouteille allait exploser? Il finirait par descendre, s’étonnant de l’écran noir normalement toujours allumé le soir. Il hésiterait un instant peut-être. Il tenterait d’allumer l’écran – faut tout faire bordel ! –, il découvrirait l’absence du câble et…
BOUM ! la bouteille de bourbon lui chaufferait les miches dans l’idéal.
Il ouvrirait en grand la porte de la salle de bains.
Il ouvrirait en grand celle du couloir.
Le silence.
Le prochain train partait dans six minutes. Paris-Montparnasse. Blanche verrait pour la suite là-bas. Elle avait faim.

À l’autre bout de la France, un peu plus tôt cette même semaine, dans une pièce attenante à un atelier de confection, une pièce vaste, bien remplie, encombrée même, deux hommes: l’un était à son poste de travail derrière un microscope électronique, une centrifugeuse à sa gauche, l’autre franchissait le sas d’accès, sécurité renforcée et précautions d’usage.
– Que me vaut le plaisir petit poulet? minauda celui qui était assis.
Le petit poulet en question fit de gros yeux sans lâcher le renfort de la porte.
– On est seuls, ne flippe pas Arsène! François Tapinski souriait. J’espère que tu ne viens pas que pour me parler d’opaque couché ?
– Entre autres…
– Laisse-moi deviner! poursuivit Tapinski, dit le Taps, dit la Flèche, depuis son siège de gamer à l’entrée du laboratoire Tapelot. Tu passes m’annoncer que les ventes ont décollé malgré tes récriminations envers la teinte et qu’on va enfin pouvoir s’équiper de cette cuve que je réclame à cor et à cri.

Arsène Tapelot, patron des textiles Tapelot, parut comme désemparé une seconde. Une longue seconde. À croire qu’il s’était trompé d’endroit. Impression chaque fois répétée lorsqu’il se rendait au laboratoire. Drôle de truc.
Il franchissait les portes de cette pièce sécurisée réaménagée en laboratoire le plus rarement possible. Peut-être une dizaine de fois depuis l’embauche du chercheur. Lors de sa dernière visite, quelques semaines plus tôt, il avait quitté Tapinski allongé au sol. Une des soirées parmi les plus riches en connerie de toute la vie d’Arsène. Mais pas que…
La pièce était dans le prolongement du bâtiment en L. L’ancien entrepôt des ateliers Tapelot avait été reconverti en centre de recherche et d’application dans le domaine textile. À la suite du retour de l’autre farfelu. À l’intérieur, un cube de test à pression négative côtoyait un vivarium, une douche…L’espace était bien plus encombré que dans son souvenir.
– Je suis mort de rire, Taps.
– Tu as vu les souris? Viens voir les souris. En pleine forme. Hydratées à l’eau de rinçage depuis trois semaines et elles vont bien. Aucun décès façon poupée de cire. Ce qui s’est passé à l’atelier protégé est possiblement sans lien avec notre expérimentation.
– Le chef d’atelier a jugé bon de réorienter les autres quand même. Deux morts et huit cents tee-shirts géants.
– Oh arrête ! OK, ils ont déconné dans la production, mais les deux morts étaient hors du groupe témoin. Et même s’ils ont été en contact avec l’eau, le test est validé pour les dix participants recrutés. La mise de départ. Sur les cent soixante-dix pensionnaires. C’est bon, détends-toi !
– C’est bon? Tu y vas fort. Tu as vu le deuxième? Le chef de service m’a montré des photos avant de faire nettoyer. Pas mort d’une fausse route, le gars!
– Le panel des cobayes est indemne et les souris aussi. Avec la cuve, je vais vraiment pouvoir travailler sur la couleur du textile.
Les ateliers Tapelot avaient fourni l’eau de la semaine du goût organisée par l’institut d’aide par le travail qui sous-traitait une partie de la production de la collection Désir d’opaque. Arsène n’en avait été informé qu’au troisième jour. Cette eau était le résidu des dernières expérimentations du chercheur. Elle avait connu la haute pression de l’opaque profond et de sa bactérie vorace avant de cuire les pâtes à l’institut. Deux pensionnaires étaient décédés dans la semaine. Le premier assis dans son fauteuil, dur comme du bois. Le deuxième, dans l’escalier. Le chef de service avait dû faire scier la rampe.
– Une légère constipation pour les autres, le chef de service a flippé c’est tout, se justifia Tapinski. La mort fait pleinement partie de la prise en charge dans ce genre d’établissement. Que ça tombe la semaine du goût les a un peu embarrassés, mais pour ta gouverne, ils ont connu d’autres problèmes depuis, des soucis de canalisations dans les sanitaires. Les aléas du quotidien au crépuscule.
– Franchement je m’en tape de savoir qu’ils ne peuvent plus tirer la chasse. On peut dire que tu sais me rassurer François.
– Toi, tu profites mais moi je vivote Arsène, comme elles.
Tapinski désignait les souris.
– Tu plaisantes, j’espère? J’aimerais surtout ne pas couler la boîte avec tes conneries ! Le coton thermorégulé est une merveille, mais sa couleur Allemagne de l’Est est rédhibitoire. Tu sais cette couleur utilisée sur les paquets de clopes depuis plus de vingt ans. »

À propos de l’auteur
PLOUSSARD_frederic_©charlene-boirieFrédéric Ploussard © Photo Charlène Boirie

Né en 1968, dans les Vosges, Frédéric Ploussard a longtemps exercé le métier d’éducateur spécialisé. Il vit aujourd’hui en Ardèche où il se consacre à l’écriture. Mobylette, son premier roman, prix Stanislas, prix du premier roman de la ville d’Angoulême, a paru en 2021. Tout blanc est son second roman. (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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Vie et mort de Vernon Sullivan

Mise en page 1  RL_automne_2023

En deux mots
Quand Boris Vian relève le défi d’écrire en moins d’un mois un roman à scandale, il ne se rend pas compte combien sa vie va basculer. En inventant Vernon Sullivan, soi-disant auteur américain censuré, il se dote d’un double littéraire qui va secouer la France bienpensante avec J’irai cracher sur vos tombes et va faire de l’ombre à… Boris Vian.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Boris Vian et son double

Dimitri Kantcheloff retrace la vie d’un auteur américain qui n’a jamais existé. Vernon Sullivan est l’invention de Boris Vian, mais cette création va faire bien des ravages dans la France de l’après-guerre. Il secoue le milieu littéraire et les pères la vertu. Et mange la vie de son créateur.

C’est l’histoire d’un employé de l’Office Professionnel des Industries et des Commerces du Papier et du Carton qui rêve de gloire. C’est l’histoire d’un écrivain sur lequel mise son éditeur, mais qui tarde à rencontrer le succès. C’est aussi le résultat d’un défi lancé un peu trop vite à Jean d’Halluin qui dirige les éditions du Scorpion, celui de lui écrire en dix jours le roman qui va s’arracher dans les librairies. Son idée? «Il suffirait, détaille-t-il d’un air docte, d’inventer de toutes pièces un auteur américain à scandale. Noir et alcoolique de préférence. Et victime de la censure de son pays, bien sûr. Admettons maintenant que ses textes — pleins de sexe et de violence —, à défaut de sortir aux États-Unis, trouvent en France un éditeur assez farfelu pour les publier. (…) Aux fins de parfaire le subterfuge et de ne négliger ni l’absurde ni l’ironie de la manœuvre, Boris, propose aussi d’endosser le rôle de traducteur.»
Voilà comment un jour de 1946 naît Vernon Sullivan. Et comment Boris Vian essaie de se relancer après les échecs commerciaux de se premiers livres parus chez Gallimard, Vercoquin et le Plancton et L’Écume des jours pour lequel il espérait la consécration d’un Prix littéraire qui ira finalement à un illustre inconnu.
Chose promise, chose due. En moins de deux semaines le manuscrit de J’irai cracher sur vos tombes est prêt.
Avec son éditeur, Jean d’Halluin, ils mettent tous les ingrédients nécessaires à faire le buzz, comme on ne disait pas encore à l’époque: «titre provocateur, omniprésence de violence, de beuveries et de pornographie, dénonciation des mœurs et du racisme de l’ Amérique — thème d’autant plus osé que les États-Unis, et ce malgré la ségrégation raciale, l’anticommunisme ou la pratique assumée de la censure, jouissent à cet instant précis de l’Histoire, faut-il le rappeler, de l’honneur d’avoir libéré la vieille Europe du joug nazi. Et pour ne rien gâcher, l’aura mystérieuse d’un auteur inconnu, impalpable, interdit.»
Les ventes sont pourtant assez décevantes. Mais c’est sans compter sur Daniel Parker. Le secrétaire général du Cartel d’Action Sociale et Morale entend faire interdire le livre en dénonçant l’outrage, les excès et la pornographie. Dès lors la presse va s’emparer de l’affaire et faire ses choux gras de ce combat, se ralliant en grande majorité à la thèse de la liberté d’expression de l’auteur et à la liberté des lecteurs de juger sur pièces.
Ce qu’ils vont faire avec voracité. Il faudra réimprimer. Déjà Vernon Sullivan s’attelle à un second roman.
C’est la fête à Saint-Germain-des-Prés. Aux côtés de Sartre et Beauvoir, mais aussi des zazous et des jazzmen, Boris Vian fête son succès, même si ses médecins lui ont conseillé de réfréner ses ardeurs en lui annonçant que son cœur ne tiendrait plus très longtemps le rythme endiablé qu’il lui impose. Face à cette dramatique échéance Boris Vian – et son double – fourmillent de projets. Des romans à écrire, des paroles de chanson, une adaptation au théâtre de J’irai cracher sur vos tombes, peut-être même un film. Et au milieu de cette effervescence, n’oublions pas le tribunal. Car Daniel Parker n’a pas renoncé à faire condamner ce Vernon Sullivan dont de plus en plus de critiques commencent à douter de l’existence.
Bien documenté, Dimitri Kantcheloff réussit fort bien à rendre l’ambiance de l’époque, allant jusqu’à utiliser le vocabulaire en usage durant ces années d’après-guerre, et à montrer combien la société aspirait à davantage de liberté. C’est sur des airs de Duke Ellington que se joue le drame de Boris Vian.
Inspiré par la trilogie biographique de Jean Echenoz avec Courir, consacré à Emil Zátopek, Ravel et Des éclairs, qui retrace le parcours de Nikola Tesla ainsi que par Les trois jours dans la vie de Paul Cézanne de Mika Biermann et aussi par le Limonov d’Emmanuel Carrère, cette biographie romancée confirme le talent de l’auteur après Supernova qui était paru en 2021.

Vie et mort de Vernon Sullivan
Dimitri Kantcheloff
Éditions Finitude
Roman
176 p., 17,50 €
EAN 9782363391940
Paru le 22/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris et Ville-d’Avray, mais aussi à Megève, Saint-Jean-de-Monts, Saint-Tropez.

Quand?
L’action se déroule de 1946 à 1959.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un soir d’été de 1946, Boris Vian parie avec son éditeur qu’il peut écrire un « best-seller américain » qui trompera les critiques. Ce sera J’irai cracher sur vos tombes, qui paraît sous le nom de Vernon Sullivan dans une «traduction» de Boris Vian. Le livre fait scandale. Dans les caves de St-Germain, on s’interroge et Vian jubile. Hélas, en parallèle, la carrière d’écrivain de Boris ne décolle pas. L’Écume des jours est un échec alors que le public redemande du sulfureux, du Sullivan. Vian ne cache ni son amertume, ni sa fatigue.
Sous la légèreté de façade du boute-en-train amateur de jazz auquel on réduit souvent Boris Vian, Dimitri Kantcheloff montre les blessures d’un écrivain qui a souffert de n’avoir jamais été pris au sérieux. On sent l’amertume et la désillusion grandir chez Vian alors que, malade du cœur, il se sait condamné. Sa frénésie créative, sa volonté de se défaire de ce Vernon Sullivan trop encombrant, prennent alors une tout autre résonance, bouleversante.
Dans un jeu de miroirs, entre fiction et réalité, Kantcheloff donne vie à un de ces discrets drames intimes de l’histoire littéraire. Il offre à Boris Vian, écrivain dévoré vivant par son double Vernon Sullivan, un hommage à sa mesure, élégant, virevoltant et poignant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
« Né en 1946, Vernon Sullivan vécut épisodiquement jusqu’en 1959 ; ce qui explique sans doute la brièveté de sa biographie. La vie, cependant, lui laissa le temps d’écrire quatre romans, dont certains furent adaptés au cinéma, au théâtre ou en bande dessinée.
Ne cherchez pas de tombe à son nom. Ni pour vous y recueillir, ni pour y cracher. Vous n’en trouverez pas.
D’aucuns, d’ailleurs, réfutent jusqu’à l’existence même de Sullivan.
Ce serait faire bien peu de cas de ce récit.

1
Reprenons depuis le début. 1946, donc.
Le 25 juin, pour être précis.
C’est un mardi et Boris Vian s’emploie à quelque activité à l’Office Professionnel des Industries et des Commerces du Papier et du Carton.
Sa longue silhouette roide est penchée sur la table de travail. Son air, qu’un teint have exagère, semble sérieux.
D’un index sûr, il gratte son menton, ce qui n’est pas sans ajouter à la gravité de la tâche.
Tout, autour de lui, s’agite : ingénieurs falots et secrétaires sans grâce, petits chefs aux complets-vestons grisâtres, on va, on vient, comme les idées dans l’esprit de Boris, la poésie en moins.
Lui ne bouge pas, s’applique à rester concentré.
Nul ne sait à quoi il s’occupe – à vrai dire, ça n’a pas l’air passionnant – mais il tient manifestement à ce que ce soit bien fait.
Aussi le laisse-t-on triturer les instruments de mesure et les appareils de calcul qui occupent son bureau, raturer les documents administratifs et les brouillons au dos desquels il a pris l’habitude de griffonner, entre deux réunions, des poèmes et des nouvelles, des idées de romans et toute une
panoplie de personnages aux faux airs primitifs.
Mais cela ne dure pas ; le téléphone, déjà.
Oui, répond-il, bien sûr, ce sera fait… bien sûr, répète-t-il comme pour rassurer cet interlocuteur dont on ne sait rien, sinon, à la déférence de Boris, son importance
dans la hiérarchie de l’entreprise. C’est entendu, mes hommages à Madame.
La conversation expédiée, il retourne à ses calculs, a tout juste le temps de gribouiller un schéma ou deux.
Mais le téléphone, encore.
Cette fois, c’est Raymond.
Queneau.
Le mentor.
On ne présente pas le grand écrivain. D’ailleurs, lui-même n’en prend pas la peine. Je suis désolé, se contente-t-il d’annoncer en guise d’introduction.
Et puis, chose rare, Raymond cherche ses mots, bafouille, pas peu gêné par la situation, et c’est bien le moins quand on sait ce qui vient d’arriver.
Après avoir fait accepter chez Gallimard, en début d’année, les deux premiers romans de Boris – Vercoquin et le Plancton ainsi que L’Écume des jours –, il tenait pour acquise l’attribution à ce dernier du Prix de la Pléiade. Il avait assuré le jeune auteur du soutien de l’entièreté ou presque du jury : Malraux, Éluard, Arland, Camus, Sartre et Paulhan – le directeur de la NRF. Tous avaient promis
leur voix pour récompenser le meilleur manuscrit de l’année. On en était même venu à se demander s’il était nécessaire de réunir tout ce petit monde pour délibérer tant le résultat passait pour joué d’avance.
Mais voilà, si Queneau prend la peine d’appeler en pleine après-midi de cette voix un peu serrée, ce n’est pas pour annoncer de bonnes nouvelles.
Boris se tend, attrape un élastique dont il entend, par l’action de ses doigts étirant puis lâchant la chose, se servir pour calmer ses nerfs, écoute.
Vois-tu, annonce Raymond, il s’est produit lors des délibérations un événement, disons, inattendu.
Vian observant un silence, Queneau poursuit. L’abbé Grosjean, dit-il, qui comme tu le sais est un ami de Malraux, a passablement intrigué auprès de celui-ci et de Paulhan afin que les jurés attribuent le prix à son recueil
de poèmes.

Silence, toujours, face à quoi Queneau rappelle son indéfectible soutien, tout comme celui de Sartre, bégaie une excuse convenue, se maudit d’avoir pu se montrer aussi inconséquent, croit bien faire en déplorant les
arcanes du milieu littéraire, ses manigances, ses entourloupes, s’indigne du comportement de la bande à Paulhan, fulmine, enrage, pérore tant que Boris ne
prononce toujours pas le moindre mot.
Et s’il se tait, ce n’est pas qu’il n’ait rien à dire. Non.
C’est qu’il ne peut s’empêcher d’embrasser d’un regard morne ce bureau qu’il s’imagine tout à coup ne jamais pouvoir abandonner : ingénieurs falots et secrétaires sans grâce, on l’a déjà dit, petits chefs aux complets-vestons grisâtres, donc, qui lui font tout à coup l’impression d’un écosystème carcéral à peine amélioré.
Il s’efforce de ne pas s’énerver, au moins de n’en rien laisser paraître – après tout, il sait ce qu’il doit à Raymond –, abrège la conversation – formules de politesse habituelles, sans aller, n’exagérons rien, jusqu’aux remerciements –, raccroche ; alors, un mélange de tristesse et de haine s’empare de lui.
On a beau être pacifiste, on ferait tout de même bien sauter, juge-t-il, tous ces gendelettres sur une belle petite bombe atomique.

2
Mais enfin, Boris n’est pas du genre à se lamenter sur son sort. Lui qu’on afflige d’une éternelle bonne humeur a trop d’autres choses à faire, à vivre, à penser.
Il quitte le bureau, rejoint l’appartement de la rue du Faubourg-Poissonnière, promet à Michelle de se préparer au plus vite pour ce soir, au lieu de quoi il s’installe à son secrétaire, tire un brouillon et couche les premières lignes d’un poème un rien vachard qu’il intitule « Je n’ai pas gagné le Prix de la Pléiade ». Il y moque la fourberie de Paulhan, les incommodantes flatulences de celui qu’il
renomme Marcel à relents, et son besoin de vengeance à peu près satisfait – tout du moins pour le moment –, attrape sa guitare-lyre sur laquelle il aurait volontiers composé une mélodie ou deux si Michelle ne l’en avait
empêché.
Mais on est déjà très en retard et il faut encore faire dîner le jeune Patrick – dit Pat, dit Petit Bison, dit Bisonneau – avant de le confier à sa grand-mère ; ce n’est pas le
moment de traînasser.
Boris se contente de passer un coup d’eau sur son visage, se presse, et tant pis pour son costume, il gardera celui du bureau – coton léger et anthracite aux fines rayures gris clair –, prend soin néanmoins de changer sa
cravate noire pour un motif plus gai.
Michelle, elle, a sorti la petite robe bleu ciel qui s’accorde si bien à ses cheveux blonds et sa joie de vivre.
Boris la contemple un instant, troublé par ce sentiment un peu niais de se trouver si heureux de partager sa vie, son mariage et son fils, avec une femme aussi merveilleuse.
Bientôt, ils descendent la rue du Faubourg-Poissonnière jusqu’aux Grands Boulevards, d’où un tramway-bus, en attendant de pouvoir enfin, un jour, se payer une bagnole, les emmène à Saint-Germain-des-Prés.
Sur la terrasse du Flore, les Vian commencent par saluer Sartre et Beauvoir, accaparés par leurs travaux respectifs.
Jean-Paul, à moins que ce ne soit son air habituel, semble d’humeur nauséeuse ; peut-être cette histoire de récompense qui lui reste, lui aussi, en travers de la gorge.

Il accueille Boris et Michelle d’un mouvement de tête, sans un mot, bourre sa pipe de tabac, puis, d’un geste de la main, les invite à s’assoir.
Simone tente un sourire, propose un drink ; ce n’est pas de refus, et l’occasion d’un premier Martini.
On évite, comme il se doit entre gens de bonne compagnie, d’évoquer cette pénible histoire de Prix de la Pléiade et, l’alcool aidant, Sartre se détend un peu. D’autant que
d’autres amis rejoignent vite la tablée, des filles surtout, et des jolies, ce qui n’est pas pour déplaire au philosophe.
Sur ses lèvres pincées, on jurerait voir le début d’une moue amusée.
De quoi l’encourager – mais enfin, il en faut peu – à se lancer dans un exposé au sujet de ses théories existentialistes, prenant comme au débotté le premier garçon de café venu afin d’illustrer son propos ; idée qui n’est pas
sans captiver les jeunes femmes, à commencer par Michelle, ni exaspérer Boris. Il apprécie peu que le patron donne ainsi son intelligence en spectacle ; encore moins de ne pas être lui-même au centre de l’attention.
Il commande une nouvelle tournée de Martini et préfère se laisser distraire par l’agitation alentour.
Le soleil brille à donner des couleurs au gris de la ville.
Le quartier a tout de l’atmosphère provinciale. Les copains se répandent de terrasse en terrasse, rigolards, un verre ou deux à la main, arpentent d’un pas léger les rues pavées, ornées de platanes et de tilleuls.

Tous passent saluer le Bison, ainsi qu’on l’appelle ici, et trinquer à sa santé. Boris se mêle aux conversations les plus diverses, papote, plaisante, raisonne – ou inversement –, redit les blagues mille fois racontées, débat des heures durant au sujet des positions politiques de Camus ou de la composition du Show Burn – 2/3 de vodka, 1/6 de crème cacao, 1/6 de Cointreau, précise-t-il, soucieux, comme toujours, de la rigueur des choses lorsqu’il s’agit de se distraire.
Il en a assez bouffé, de la guerre, de l’occupation et du rationnement, de la peur et de la mort, des idées noires à plus savoir qu’en faire. Il ne demande qu’à pouvoir
s’amuser à nouveau, s’oublier, prendre sa revanche sur cette Histoire qu’il n’a pas choisie. Alors, il fait du bruit, beaucoup, et ne se tait jamais vraiment que devant la beauté spectaculaire de Juliette Greco ; la voilà justement qui arrive.
Les frères d’Halluin s’installent à la table voisine ; c’est l’occasion d’un nouvel apéritif.
Le Major – qui n’a que peu à voir, sinon le sobriquet, avec un militaire – vous fait l’honneur de son passage ; une tournée de plus.
D’aucuns se contenteraient de ça pour toute soirée.
Mais pas Boris et Michelle. Pas plus que leurs amis.
Ils quittent maintenant le Flore pour les Deux Magots, où ils prennent soin de continuer à s’employer au même genre d’activités.

Après quoi, traversant le boulevard pour se rendre Chez Lipp, la petite bande se régale d’un bon repas pour à peine plus de 20 francs – il faut en profiter, ça ne durera pas.
Un digestif ou deux, trois peut-être, et direction le Bar
Vert où le programme reste plus ou moins semblable : s’aimer, boire et danser, dans cet ordre si cher à Boris.
Dans ce maelström d’énergumènes en tous genres, il se plaît à naviguer de table en table, à faire se rencontrer jeunes zazous fauchés et vieux sages existentialistes, musiciens à succès et auteurs sans avenir. Pareil à son
pianocktail, il concocte d’audacieux mélanges, avec une aisance et une élégance presque agaçantes.
C’est qu’il est grand et beau et d’une pâleur de mort ; charmant fantôme aux yeux bleus faussement naïfs. Sous le front haut, comme pour ajouter au mystère, un rictus malin égaye sa mine grave. L’air de n’être pas là, on ne voit pourtant que lui.
Et cependant qu’il observe Michelle s’éterniser dans une conversation avec Sartre, il s’en va partager le comptoir avec les frères d’Halluin et Claude Léon.
Il y est question de be-bop et de littérature américaine, comme souvent, du déhanché des jeunes filles enivrées.
On commande à nouveau un cocktail ou deux; et dire que tout ceci, d’ordinaire, fait office d’échauffement avant de rejoindre les caves enfumées de jazz.
Mais il est presque minuit et Vian s’égare dans les vapeurs de l’ivresse.
Il a trop bu. Trop ri. Trop parlé. Trop enragé. Trop vécu pour aujourd’hui.
Les plissements gagnent son visage, disent la fatigue, et sa peau paraît plus pâle encore que d’habitude.
Les copains insistent, déçus de ne pouvoir compter sur lui pour animer ce qu’il reste de la nuit, mais il lui faudra remettre à plus tard la fête et le jazz, les grandes marrades et les solos de trompette enfiévrés.
Il doit se reposer.
Ménager son cœur.
Son médecin ne le lui a que trop rappelé.
Allez, on rentre. »

Extraits
« Son idée n’a rien d’un gag, jure-t-il. Il a même une vision assez précise de ce qu’il conviendrait de faire.
Et soudain, on ne rit plus; on écoute.
Il suffirait, détaille-t-il d’un air docte, d’inventer de toutes pièces un auteur américain à scandale. Noir et alcoolique de préférence. Et victime de la censure de son pays, bien sûr. Admettons maintenant que ses textes — pleins de sexe et de violence —, à défaut de sortir aux États-Unis, trouvent en France un éditeur assez farfelu pour les publier. Disons, par exemple, les Éditions du Scorpion — chez qui la publication de littérature inconvenante passe pour une occupation respectable. Eh bien nous aurions là tous les ingrédients pour fabriquer notre best-seller.
Aux fins de parfaire le subterfuge et de ne négliger ni l’absurde ni l’ironie de la manœuvre, Boris, dans un sourire, propose d’endosser le rôle de traducteur.
Pas peu fière de l’esprit retors de son époux, Michelle jubile.
Quant à d’Halluin, le voilà excité comme un gosse s’apprêtant à craquer une allumette au milieu d’une forêt un jour de mistral. À la bonne heure! » p. 28

« À sa grande satisfaction, tous les ingrédients d’un succès annoncé sont réunis: titre provocateur, omniprésence de violence, de beuveries et de pornographie, dénonciation des mœurs et du racisme de l’ Amérique — thème d’autant plus osé que les États-Unis, et ce malgré la ségrégation raciale, l’anticommunisme ou la pratique assumée de la censure, jouissent à cet instant précis de l’Histoire, faut-il le rappeler, de l’honneur d’avoir libéré la vieille Europe du joug nazi. Et pour ne rien gâcher, l’aura mystérieuse d’un auteur inconnu, impalpable, interdit.
Tout cela augure du coup le plus parfait. » p. 46

« Les voilà d’ailleurs, coupes à la main et fourberie plein la bouche, songeant à l’épatante mystification de Pierre Louÿs: Bilitis, jeune poétesse grecque de l’antiquité dont il prétendit avoir traduit les poèmes érotiques, écrits parfaitement fallacieux pour lesquels il produisit, afin de berner jusqu’aux plus grands spécialistes, des extraits non-traduits et des références bibliographiques imaginaires — stratagème dont il nous faudra reparler plus tard.
Puis, c’est au tour de Mérimée, que Georges, entre deux gorgées de pétillant, évoque avec amusement: celui-là, soucieux de se faire passer pour une autrice de théâtre espagnole, alla jusqu’à se grimer en femme sur quelque photographie afin d’assurer le subterfuge.
Mais nos amis savent aussi les erreurs à éviter.
Comme ces Lettres à sa fille de Calimity Jane, sorties cinq ans plus tôt; œuvre dont l’authenticité vint se fracasser contre l’analphabétisme vraisemblable de sa soi-disant autrice.
Le canular, en vérité, est un jeu sérieux.
Qu’il s’agisse de garder le secret, d’organiser la sortie du roman ou de préparer l’appétit de la presse pour le scandale à venir, Boris et Jean savent le travail immense qui les attend encore, Ils savent aussi les inévitables interrogations, les critiques et les suspicions que pourrait engendrer le succès. Le moment n’est ni à l’improvisation ni au dilettantisme.
Mais enfin, commençons tout de même par fêter ça; on aura bien le temps de se mettre au travail plus tard. » p. 47

« Ma main s’est refermée sur sa gorge sans que je puisse m’en empêcher», titre ainsi Libération, citant un extrait du livre. À quoi l’auteur de l’article ajoute: « Ayant lu ces mots Edmond a étranglé Marie Anne», laissant peu de doute quant aux torts du romancier et de la littérature dans l’affaire – avec un tel niveau d’investigation, nul besoin de procès. France Dimanche, adepte des attaques les plus violentes, qualifie carrément Vian « d’assassin (par procuration) », comme on s’en prendra plus tard à Salinger, à tous ces lâches criminels cachés derrière leur machine à écrire, puis à la musique rock, aux dessins animés japonais, aux jeux vidéo…
À cette ambiance délétère, ajoutons la médiocrité affligeante de la plupart des papiers, prêtant ici à Kafka la paternité de l’ouvrage incriminé, égratignant là les noms des protagonistes, affabulant un détail macabre afin de corser le récit, ou ne résistant pas, tandis que l’étrangleur est retrouvé pendu dans la forêt de Saint-Germain-en-Laye, à l’idée d’un bon mot: «Edmond Rougé n’ira pas cracher sur la tombe d’Anne-Marie Masson.» Autant d’idioties qui ne sont pas pour rassurer Boris.
Ne manque plus que le retour des attaques de Daniel Parker — ça ne devrait plus tarder —, dont on imagine sans peine La délectation devant pareil spectacle. » p. 93

« Il lui faut donc négliger l’acharnement de la presse, les attaques du Cartel d’Action Sociale et Morale, et les risques d’un procès à venir; faire fi de son éviction de chez Gallimard et de son incapacité à se faire accepter par le milieu littéraire de Saint-Germain; négliger son cœur malade et sa vie de condamné; oublier, enfin, les échecs pathétiques de Vercoquin et le Plancton puis de L’Écume des jours, inlassablement ignorés par la presse et les libraires. » p. 100

À propos de l’auteur
KANTCHELOFF_Dimtiri_©Guillaume_MarragonisDimitri Kantcheloff © Photo Guillaume Marragonis

Dimitri Kantcheloff est né en 1981. À vingt ans, il est guitariste dans des groupes de rock’n’roll, à trente il travaille dans la communication, à quarante il publie son premier roman, Supernova (Les Avrils, 2021). Eux ans plus tard, il récidive avec Vie et mort de Vernon Sullivan. Ensuite, on verra. (Source: Éditions Finitude)

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L’été en poche (32): Le temps des grêlons

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En deux mots
Tout a commencé par une sortie scolaire et ces images qui ne montraient plus les gens pris en photo. Pour le narrateur et ses amis, il va désormais falloir apprendre à vivre avec cette nouvelle donne, mais aussi s’occuper de ceux qui tombent du nuage, retrouvant une vie après le temps saisi par le cliché.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format: Le temps des grêlons

L’avis de… Thomas Mourier (Ernest Mag)
« Mak-Bouchard revient avec un nouveau roman surprenant: Le temps des Grêlons, fable connectée à notre époque, depuis les hauteurs du Luberon ou du Plateau d’Albion. Pleins de surprises, ce nouveau récit qui lorgne du côté de l’anticipation tout en conservant cet ancrage régional qui avait fasciné les lecteurs dans le Le Dit du Mistral, se penche sur une bande de gamins qui vont grandir dans un monde où les appareils photo et les caméras n’enregistrent plus la présence humaine. Ou plutôt si, l’enregistrent, mais ne la diffusent plus, créant des avatars des personnes capturées par l’objectif, qui reviennent sur Terre : les Grêlons. Imaginez-vous croiser Arthur Rimbaud en Provence ou Hitler à Paris… Ces événements incongrus s’enchaînent avant que le monde ne prenne conscience qu’il va falloir gérer ces « réfugiés temporels » qui deviennent de plus en plus nombreux tandis que la technologie démocratise la photo. Raconté à hauteur d’enfant, le roman suit le parcours de 3 jeunes amis qui vont vivre différemment le délicat passage à l’âge adulte à l’heure où le fascisme sourdre, où les réseaux sociaux se font toujours plus intrusifs et où la poésie apparaît comme un dernier îlot de résistance à la bêtise. »

Vidéo


Olivier Mak-bouchard présente «Le temps des grêlons». © Production Librairie Mollat

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