La langue des choses cachées

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En deux mots
Un prêtre accueille le fils de leur guérisseuse, qui revient au pays pour reprendre le flambeau, afin de le mener auprès d’un homme qui craint de perdre son fils. Son extrême sensibilité va lui permettre de ressentir tous les maux de la communauté et mettre en lumière la violence des hommes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le guérisseur revient au village

Dans ce conte tragique servi par une langue poétique, Cécile Coulon raconte comment le retour d’un fils au village va réveiller de douloureux souvenirs. Appelé à reprendre le rôle de guérisseuse de sa mère, il va découvrir tous les maux qui gangrènent la communauté.

Nous sommes à une époque qui n’est précisément définie dans un lieu qui ne l’est pas davantage, pas plus que les personnages qui portent des noms génériques, le fils, la mère, la femme, le prêtre. Bref, tous les ingrédients du conte sont rassemblés pour nous offrir un récit aussi sombre que lumineux.
Sombre, parce que l’atmosphère est lourde, les crimes odieux. Quand le prêtre accueille le fils, de retour au Fond du Puits après un long exil, il espère qu’il succèdera à sa mère qui avait le don de soigner les corps et les âmes. Dès ses premiers pas dans le village, il ressent ce trouble, comprend que la violence des hommes continue de régir le quotidien de la communauté: «les bûches tanguent près du feu, la table est rongée par le viol, le couloir suinte, la saleté gonfle le vieux papier. Une odeur d’air froid et de volets pourris hante la chambre».
Et si le père est un homme affreux, il aimerait sauver son fils sur lequel «il plante des yeux fous, ivres d’angoisse, furieux de peur». Mener à bien sa mission n’est pas chose facile pour ce successeur à la sensibilité exacerbée qui ressent d’emblée le mal qui préside aux destinées de ce microcosme et qui s’est instillé partout, dans les murs et dans les meubles, dans les corps et les âmes. Lui qui parle la langue des choses cachées, peut-il «rétablir l’équilibre du monde»?
Quand un enfant vient le chercher pour se rendre au chevet de sa grand-mère qui agonise, il se retrouve à l’endroit même où sa mère était venue soulager cette femme et comprend qu’ici résonnent «toutes les voix de toutes les femmes du Fond du puits depuis mille ans».
On le sait, Cécile Coulon aime s’imprégner de l’esprit du lieu pour dérouler ses histoires, comme dans Seule en sa demeure ou Une bête au paradis. Il n’en va pas autrement ici, dans cet endroit où suinte la violence et où règne le mutisme.
Où le temps est peut-être venu de parler cette langue des choses cachées pour ne plus laisser le viol impuni, pour ne plus subir le machisme ordinaire qui semble être inscrit dans les gènes.
Alors nous voilà du côté lumineux de ce roman, celui qui s’appuie sur les horreurs et la noirceur pour chercher une voie (voix) nouvelle.
Prenez la peine de lire quelques pages de ce livre à voix haute et vous comprendrez immédiatement son lyrisme hypnotique. La mélodie de ce texte d’une grande poésie ne vous lâchera plus. Alors vous ici parlerez la langue des choses cachées que Cécile Coulon enseigne ici dans toute sa pureté, comme une source cristalline s’écoulant au flanc d’une colline.

Cécile Coulon sera le vendredi 2 février 2024 à 20h à la Librairie 47° Nord à Mulhouse pour y présenter son livre.

La langue des choses cachées
Cécile Coulon
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
134 p., 17,90 €
EAN 9782378804046
Paru le 11/01/2024

Ce qu’en dit l’éditeur
À la tombée du jour, un jeune guérisseur se rend dans un village reculé. Sa mère lui a toujours dit : «Ne laisse jamais de traces de ton passage.» Il obéit toujours à sa mère. Sauf cette nuit-là.
Cécile Coulon explore dans ce roman des thèmes universels: la force poétique de la nature et la noirceur des hommes. Elle est l’autrice de Une bête au Paradis, Prix littéraire du Monde, Trois saisons d’orage, prix des Libraires, et du recueil de poèmes Les Ronces, prix Apollinaire. Avec La Langue des choses cachées, ses talents de romancière et de poétesse se mêlent dans une œuvre littéraire exceptionnelle.

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Cécile Coulon présente «La langue des choses cachées» à la Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Prologue
Car c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent, en prenant avec les cieux de funestes engagements : leurs mains caressent et déchirent, rendent la peau si douce qu’on y plonge facilement des lances et des épées. Rien ne les effraie sinon leur propre mort, leurs doigts sont plus courts que ceux des grands singes, leurs ongles moins tranchants que ceux des petits chiens, pourtant ils avilissent bêtes et prairies, ils prennent les rivières, les arbres et les ruines du vieux monde. Ils prennent, oui, avec une avidité de nouveau-né et une violence de dieu malade, ils posent les yeux sur un carré d’ombre et, par ce regard, l’ombre leur appartient et le soleil leur doit sa lumière et sa chaleur. Ils se nourrissent des légendes qui font la terre ronde et trouée, le ciel bleu et fauve, ils construisent des villes géantes pour des vies minuscules et la haine de cette petitesse les pousse à toutes les grandeurs. En amour, ils ne comprennent rien aux secousses du cœur et du sexe, ils tentent de les apaiser, leurs forces sont fragiles, leurs corps mal préparés aux tempêtes des sentiments. Ils ont trouvé un langage pour tout dire ; avec ce trésor, ils s’épuisent à convaincre qu’ils sont les chefs, les puissants, les vainqueurs.
Qu’importe qu’ils violent des femmes, des enfants, des frères ou des inconnus, qu’importe qu’ils vident des océans et remplissent des charniers, tout est voué à finir dans un livre, un musée, une salle de classe, tout sera transformé en statue, en compétition, en documentaire. Alors, qu’importe qu’ils incendient des bibliothèques, des villages et des pays entiers, qu’ils martyrisent ceux qu’ils aiment, il faut pour vaincre tout brûler, et regarder les flammes monter au-dessus des forêts jusqu’à ce qu’elles forment sous l’orbe des nuages de grandes lettres illisibles. Qu’importe qu’ils passent sur cette terre plus vite qu’un arbre, une maison, une tortue ou un rivage, ils sont si beaux, avec leurs yeux pleins d’amour et leurs mains pleines de sang, ils sont si beaux, avec leurs corps comme des brindilles, ils se tiennent droit, ils imitent les falaises, ils se croient montagnes ou sommets, ils sont si beaux dans leur soif capable de tarir les sources les plus anciennes, ils sont si beaux dans la timidité du premier baiser, cela ne dure qu’une seconde mais après ils ne seront plus jamais grands. Oui, c’est ainsi que les hommes naissent, vivent et disparaissent.
Au milieu de cette foule aveugle, titubante, certains comprennent les choses cachées. Ils devinent en silence les grands tremblements du corps, les affaissements soudains du sang, ils possèdent le don, la force. Ils se mêlent aux autres et les soignent, les apaisent, ils ressemblent à des hommes et des femmes mais ils portent en eux des décennies de douleur et de joie, ils connaissent le feu, ils l’ont en eux, ils maîtrisent les flammes. Comme des chiens de berger autour d’un troupeau affolé par l’orage, ces gens-là s’approchent d’un corps et immédiatement le corps parle avec eux, s’exprime, ils entendent, écoutent, répondent, ils guérissent, dans un fond de ferme, près d’un lit sale, à côté d’un berceau cassé, ils guérissent, voilà, on les appelle pour cela, mais c’est bien autre chose que nous ne comprenons pas.
Ils ont appris, très tôt, la langue des choses cachées.

À mi-pente, l’odeur du sang et des trembles mouillés lui parvint. Il avait marché longtemps : la journée finissait à mesure que la colline, derrière lui, s’arrondissait, et qu’une autre, devant lui, s’élevait. Le hameau gisait là, sous ses yeux abîmés par la bruine, il voyait un filet de maisons gris et noir de part et d’autre de ce qui ressemblait à une rivière, si étroite qu’elle disparaissait presque entre les arbres. Il distinguait deux ponts, bombés, plutôt larges, qui enjambaient fièrement le cours d’eau. L’église, toute menue dans cette vallée, tendait vers les nuages son clocher silencieux. D’où il se trouvait, il compta vingt maisons, trois longs bâtiments à l’écart – des étables –, une route qui piquait à l’entrée du village et sortait de l’autre côté avant de remonter.

C’était sa première fois.
Sa mère, âgée, ne quittait plus leur maison, à trente kilomètres. Quand on l’avait appelée, cette fois-ci elle s’était tournée vers son fils et il avait compris. Il prenait son tour. Il faisait suite.
– Où dois-je aller ?
– Entre deux basses collines. Il n’y a qu’un seul lieu-dit : le Fond du Puits. Ne traîne pas, tu es attendu.
– Et si je me perds ?
– Tu ne te perdras pas. C’est pour ça que les braves gens font appel à nous : car nous ne nous perdons jamais. Tâche de t’en souvenir.
Puis elle avait préparé un bagage léger et il était parti pour une journée de marche, les yeux fixés sur les basses collines à l’horizon, qui enfermaient un village où les âmes perdues avaient appelé.

Sur le chemin dix fois il s’était retourné, croyant sentir sa mère derrière lui. Mais rien ne bougeait, ni les trembles verts et longs, ni les prairies débordées par leurs fleurs. Le vent brisa le paysage en milieu de journée, il crut y entendre la voix de sa mère. Il devait avancer vite, passer la colline, arriver avant la nuit. Là, on attendait sa venue, il comprendrait, avait-elle dit, quelqu’un viendrait l’accueillir, on l’emmènerait dans une maison, et ça commencerait au bord d’un lit, près d’un malade. Cent fois il avait accompagné sa mère quand elle était appelée – il n’y avait pas d’autre manière de le dire, elle était appelée –, quand les hommes ne savaient plus où demander de l’aide. Les hôpitaux étaient trop loin, les médecins absents, les vieux refusaient d’être soignés autrement que par des coupeurs de feu, des guérisseurs, des rebouteux. Les noms qu’on donnait à sa mère, elle s’en accommodait, et quand son fils lui demandait comment elle se définissait, elle répondait : « Nous voyons des choses cachées et il n’y a pas de mot pour cela. »
Alors elle laissait celles et ceux qu’elle nommait « braves gens » utiliser le langage qu’ils voulaient pendant qu’elle apprenait le sien à son fils. Aujourd’hui, sur un chemin sans bornes, il partait seul accomplir cette tâche. Voir les choses cachées.

C’est une manière douce – trop douce – de raconter. Ce garçon, cheminant à dos de basse colline pour atteindre le Fond du Puits, ce garçon, jeune comme une tige, moins joli qu’un enfant mais plus qu’un adulte, ce garçon, pour les langues habituées aux choses cachées qu’il s’en va voir,
ce garçon est un drame.

Le Fond du Puits repose toujours à l’ombre : l’eau y est fraîche, l’herbe plus verte que sur les deux seins pelés qui l’entourent, une seule route le traverse, un clocher le grandit. Les maisons y sont bien rangées. Les vivants persistent à vivre. On ne quitte jamais le Fond du Puits sur ses deux jambes, mais toujours portés par d’autres. Des sorciers insolents ont fait ici de grands feux pour attraper le soleil et le soleil les a punis : plus jamais il ne vient. Parfois il effleure, en de rares occasions, il brûle les yeux, la peau éclate en bulles rouges sur le dos des enfants, alors on se terre encore plus loin, dans les arrière-cuisines et sous les appentis en bord de rivière. Le Fond du Puits s’appelle ainsi car, du sommet de la colline où le garçon se trouve, on n’imagine pas que la terre puisse accepter des endroits pareils.
Il comprend pourquoi sa mère l’a envoyé à sa place : elle n’a plus l’âge de marcher jusque-là. Elle n’a plus l’âge d’affronter cette solitude, ces vallées enfoncées. Lui doit apprendre que le soleil, ici, est un meurtrier, que l’eau est si froide qu’elle écrase le ventre, que la nuit les deux collines se rapprochent pour tenir entre leurs cuisses les maisons au chaud jusqu’à l’aube. Sa mère n’a plus l’âge d’entrer en ces lieux. Il le sent, depuis la pente qui tourne entre des bosquets de genêts et des corridors de fleurs de carotte. Il n’y a aucun troupeau, aucun barbelé aux rives des champs, pas d’affût de chasse à l’orée des bois. Entre les basses collines, il n’y a rien que le Fond du Puits.
Il se demande s’il en sortira vivant.

La nuit tombe : le prêtre attend devant la croix plantée dans un rocher gris, il a appelé la mère le matin, il sait où la trouver, comment l’atteindre. Lorsqu’il demande, elle vient. Mais la mère est vieille : le prêtre ne sait pas que cette fois son fils arrive. Quand la silhouette du garçon apparaît au pied de la colline, le prêtre, noir d’habit et d’iris, pense qu’un voyageur s’est égaré. Il avance promptement, ne souhaitant pas être dérangé quand la vieille viendra, mais alors que sur ce chemin à peine plus large qu’un grand cercueil les deux hommes se rapprochent, le prêtre reconnaît immédiatement l’étranger. Il y a dans sa démarche, dans son reste d’enfance, la trace de la mère, son pas inaudible, son calme, sa chevelure volante, mal peignée, et son dos droit malgré les trente kilomètres à pied. Le garçon s’arrête au milieu du chemin, il incline la tête et murmure :
– Vous savez qui je suis.
Le prêtre esquisse un sourire.
– Vous êtes le fils de votre mère et vous êtes arrivé bien vite. Suivez-moi.
Ils reprennent route côte à côte. De loin, on croirait des amis qui se rendent à un dîner sous les arbres, mais vite ils disparaissent, la nuit est entièrement là. Deux hiboux se répondent de l’autre côté du pont : le prêtre veut dire quelque chose, que c’est bon signe quand on arrive d’entendre ces hululements, rarement les oiseaux nocturnes souhaitent la bienvenue, mais c’est la première fois que le garçon vient ici et le prêtre sent son cœur battre à ses côtés à mesure qu’ils pénètrent dans la rue principale. Les maisons dorment : les deux hommes passent le pont, les chaussures du prêtre claquent sur les pavés inégaux et les savates du garçon glissent, il semble marcher sur l’air, pense le religieux. Le gave est furieux : le prêtre entend l’eau éclater sur les roches, il croit sentir le pont se dérober sous ses pieds. La rivière se retourne dans son lit : elle a commencé à ruer quelques heures avant l’arrivée du garçon, et son compagnon jurerait que sur son passage elle hurle, mais l’enfant aux cheveux de vieillard ne quitte pas l’église des yeux.
– Je dois dormir quelque part.
– Tout est arrangé : il y a une ancienne dépendance du presbytère à l’arrière, répond le prêtre en pointant du doigt un espace flou à côté du clocher. Votre mère a pour habitude de loger là.
Le fils se remet en marche comme si la conversation n’avait jamais eu lieu. Le prêtre connaît ces gens : rien du monde des hommes ne leur est inconnu, sauf les bonnes manières.

Ils suivent le bord de l’eau, cheminant sur d’anciens remparts écroulés, la nuit est pleine d’oiseaux hurleurs et de froissements de branches, on n’entend rien des maisons fermées, aucune lampe n’éclaire les fenêtres désolées et les paliers en forme de coquillage. Ils avancent sous un pauvre croissant de lune : le prêtre connaît par cœur le Fond du Puits, le garçon voit les choses cachées. Il n’a pas besoin de lumière, elle l’empêcherait de faire son travail. Sur la route entre sa maison natale et le hameau des basses collines, il a plusieurs fois protégé ses yeux du soleil, il s’est arrêté sous des arbres énormes. »

Extraits
« Certains comprennent les choses cachées. Ils ressemblent à des hommes et des femmes mais ils portent en eux des décennies de douleur et de joie, ils connaissent le feu. »

« La maison est tenue par un homme violent: les bûches tanguent près du feu, la table est rongée par le viol, le couloir suinte, la saleté gonfle le vieux papier. Une odeur d’air froid et de volets pourris hante la chambre: l’homme aux épaules rouges lève sur le fils des yeux sans âme, sans honte et sans remords. Sa femme n’est plus de ce monde, mais son fils, son unique fils croit-il, repose, vivant, dans ce lit qui est la seule place chaude de la maison. Le père est un homme affreux mais près de ce fils malade son inquiétude prend le dessus: il regarde son enfant avec la crainte de tout perdre. Il plante en lui des yeux fous, ivres d’angoisse, furieux de peur. C’est un homme monstrueux, il n’a fait que du mal autour de lui. Pourtant, son enfant, il ne l’a jamais battu, jamais touché. » p. 27

« Ce travail — sa mère dit que c’est un métier comme un autre et qu’il n’y a pas de mot mieux trouvé pour définir ce qu’ils font — permet aux familles de résister aux secousses du temps et du sol, il inspire les romanciers, les pasteurs et les sorcières, il déterre les vieilles histoires et enfouit celles qui ont besoin, encore, de mûrir. Mais si quelqu’un trouble le processus, si une voix recouvre celle des choses cachées, alors le fils sent trembler un autre monde, plus violent, plus noir, un lieu d’horreur. » p. 82

À propos de l’autrice
COULON_Cecile_©Julien_bruhatCécile Coulon © Photo Julien Bruhat

Cécile Coulon est née en 1990 au milieu des volcans d’Auvergne. En 2006, elle publie un premier texte dans une petite maison d’édition locale. Après avoir fait ses premières armes en région, elle est reçue, en 2009, aux Éditions Viviane Hamy, où elle restera jusqu’en 2018, publiant cinq romans, dont Le roi n’a pas sommeil (prix France Culture/Nouvel Observateur), et Trois saisons d’orage (prix des Libraires). En 2018, elle publie son premier recueil de poèmes aux Éditions du Castor Astral, Les ronces, et reçoit le Prix Apollinaire, ainsi que le prix Révélations Poésie de la Société des Gens de Lettres. Son roman Une bête au paradis paru à L’Iconoclaste en août 2019 a reçu le Prix littéraire Le Monde et a été élu le roman préféré des libraires. (Source: Trames)

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Misericordia

JORGE_misericordia  RL_automne_2023

Prix Medicis étranger 2023
Sacré Meilleur roman lusophone par le magazine Transfuge

En deux mots
Désormais recluse à l’Hôtel Paradis, résidence pour personnes âgées, Dona Alberti enregistre ses mémoires sur un petit magnétophone. Mêlant ses souvenirs, ses lectures et son quotidien, elle raconte avec beaucoup de sensibilité sa vie qui s’en va.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Dona Alberti n’en a pas fini avec la vie

Couronnée par le Prix Medicis étranger, Lidia Jorge raconte dans Misericordia la vie de Dona Alberti, pensionnaire d’une résidence pour personnes âgées. Avec humour, émotion et sensibilité.

Quand la nuit vient l’envelopper, Dona Alberti joue avec elle. Aux questions qu’elle pose, combien y a-t-il de villes au monde? Quelles sont toutes les capitales? De quel pays Bakou est-elle la capitale, il le faut trouver une réponse. Une belle manière d’aiguiser sa mémoire, de se rappeler ce Grand Atlas qu’elle feuilletait quand elle était encore dans sa maison.
Car désormais Dona Alberti vit à l’Hôtel Paradis, une résidence pour personnes âgées. D’avril 2019 à avril 2020, elle a enregistré son quotidien et ses souvenirs sur un magnétophone. Ce roman en est la « transcription infidèle », car les 38 heures sont résumées et livrées sans les sentiments perçus à l’audition, mais aussi structuré et divisé en chapitres, accompagné de titres. En d’autres mots, une manière habile pour Lìdia Jorge de mettre en scène son travail d’autrice.
Voici donc défiler le personnel, entre ceux qui s’impliquent et s’intéressent aux résidents, Salomé, Maria Lina, Lila, Lilimunde et ceux qui préfèrent les ignorer. Lilimunde, sans doute l’une de ses préférées, parce que sa venue s’accompagne d’un parfum de bergamote, de tilleul, de cèdre et de pivoine. Mais on verra au fil du livre combien ces effluves peuvent varier en fonction des occupations et des relations de l’aide-soignante. L’occasion aussi de souligner l’importance des odeurs et des parfums dans ce récit qui éveille à la sensualité.
Voici aussi défiler les autres résidents, avec leur passé, leurs histoires, mais aussi leur quotidien, pas toujours très rose, comme ce jour où M. Paiva avait tenté de fuir et s’était cogné à une vitre. Ou quand un autre résident ne s’est pas relevé. Le tableau dans l’entrée où s’affichent les portraits des pensionnaires devient alors une sorte de macabre décompte des décès, à mesure que les photos sont décrochées, comme une sorte d’avertissement.
Voici enfin la vie de Dona Alberti elle-même, au fil des jours et des nuits. Ces nuits qui la hantent et qu’elle combat durant ses insomnies. Ces nuits qui sont la métaphore d’un mot qui n’est jamais prononcé, la mort. Ces nuits peuplées de questions, simples ou métaphysiques, de Bakou à l’univers.
Mais, si elle a parfois du mal à trouver ses mots, elle se bat. Elle va chercher à profiter de chaque instant, d’un (trop) bref coup de fil de sa fille exilée à des milliers de kilomètres, de la visite d’un jeune homme chargé de lui faire la lecture.
Désormais pour elle tous les menus détails de l’existence sont importants. L’invasion des fourmis dans l’établissement puis leur éradication devient une épopée, tout comme ce confinement imposé presque en catimini et qui – malgré les dégâts qu’il cause – va resserrer les liens entre le personnel et les pensionnaires. N’est-ce pas là l’essentiel?
C’est à la demande de sa mère, et en s’inspirant de sa vie, que Lidia Jorge a écrit ce livre. Ce qui donne encore davantage de sel aux réflexions de Dona Alberti sur cette fille qui la délaisse et ne prend plus le temps d’écouter sa mère, sur cette romancière qui n’arrive pas à bien finir ses livres, sur ce pessimisme qui semble l’habiter.
À l’inverse, on peut lire entre les lignes le respect de la fille pour cette mère qui se bat, la culpabilité face à ses absences trop répétées, l’admiration pour les paroles qu’elle découvre, la poésie qui émane des enregistrements ponctués de courts poèmes. Alors le roman devient un hymne à l’écriture, à ces mots que l’on ne veut ou ne peut pas dire et qui trouvent ici toute leur puissance, parce qu’ultimes. Une manière aussi de transcender la mort, de «faire l’amour avec l’univers».

Misericordia
Lidia Jorge
Éditions Métailié
Roman
Traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues
416 p., 22,50 €
EAN 9791022612920
Paru le 18/08/2023

Où?
Le roman est situé au Portugal, dans un lieu qui n’est pas précisé.

Quand?
L’action se déroule d’avril 2029 à avril 2020.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une vieille dame enregistre sur un petit magnétophone le journal d’une année de vie en maison de retraite. Sa fille, l’écrivaine Lidia Jorge, retranscrit les textes et leur rend leur force littéraire en suivant les pas de ce personnage extraordinaire qui a gardé une mémoire intacte, une imagination fertile, une curiosité pour les autres et une attention réelle à la beauté du monde, en dialoguant avec la mort comme avec un adversaire légitime. Ce texte constitue un condensé incroyable de force vitale, de dérision, de révolte et de foi dans la vie. Avec des instants mémorables de la relation entre une mère et sa fille. Tout cela transforme ce récit en un témoignage admirable sur la condition humaine. Misericordia est une véritable prouesse littéraire. Un récit à la fois brutal, ironique et aimable, un mélange de larmes et de rires qu’on n’oublie pas. Il nous montre une femme exceptionnelle portée par l’immortalité de l’espoir.

Les critiques
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Le Devoir (Christian Desmeules)
France Culture (Guillaume Erner)
En Attendant Nadeau (Gabrielle Napoli)
Arte (L’invitée)
Blog La Viduité
Blog Sur la route de Jostein
Je lis, je blogue


Lidia Jorge présente «Misericordia» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« VISITEUR
Vous êtes prié d’attendre patiemment à la porte que quelqu’un vienne ouvrir. Ne sonnez pas deux fois. Nous vous recevrons dès que possible.
Les dimanches et les jours fériés, le visiteur pourra venir une demi-heure plus tôt que l’horaire indiqué pour le confort du résident.
Mais le visiteur est invité à laisser aux portails tout signe de tristesse : à l’intérieur, le résident attend votre joie.
Ici, tous ensemble, nous sommes une famille paisible : admirez les belles fleurs de notre jardin avant de pénétrer dans cette maison. Cette résidence est un parterre magnifique et les résidents, nos pétales les plus chéris.
Il est à noter que, pour le respect de votre dignité, nous vous qualifierons tous de madame ou de monsieur. Aidez-nous à conserver l’étiquette qui vous est due.
La Direction
Ana P. de Noronha
18 novembre 2018

HÔTEL PARADIS
C’est un lieu de plaisir
Un lieu d’apprentissage
Un lieu pour séjourner
Un lieu de convivialité
Un lieu d’amitié
Un lieu de tendresse
Un lieu d’affection
Un lieu pour s’embrasser
Un lieu pour se serrer dans les bras
Un lieu pour danser
Un lieu où tous
Ensemble nous sommes frères.
Adorons, chantons
Signons-nous, alors.
Définition poétique composée par nos Résidents.
25 décembre 2018

ARCHIVE 210
Les textes qui suivent correspondent à la transcription d’une archive audio d’une durée de 38 heures contenant les témoignages de Maria Alberta Nunes Amado, enregistrés entre le 18 avril 2019 et le 19 du même mois de l’année suivante, sur un Olympus Note Corder DP-20. À l’instar de cas similaires, il s’agit d’une transcription infidèle comme il ne pourrait en être autrement. De sorte que l’ordre, les sauts de page ainsi que les titres ne sont pas de son ressort. Les marqueurs d’oralité ont aussi été retirés de son discours. La trace de ses rires et de ses larmes également. Mais les mots, la respiration et le rythme correspondent entièrement à l’original. Notons que la musique qui accompagne certaines de ces pages, comme le populaire “Miserere” chanté par Zucchero Fornaciari et Luciano Pavarotti, ou le “Miserere mei, Deus” de Gregorio Allegri, ainsi que les autres extraits musicaux, tels que les anciens boléros, les rumbas et les paso doble, ont été omis. Soulignons encore l’importance des 38 notes écrites de la main de la susnommée qui ont fortement contribué à l’ordonnancement de ce livre, notes que Nina Nuñez Mercedes a toutes rangées dans une enveloppe. À laquelle quelqu’un a joint une bague, des boucles d’oreilles, un collier de perles et encore un petit sac en tissu. À l’intérieur du sac, un billet manuscrit plié, un bloc de six feuilles vierges au format A8, et un petit crayon taillé au couteau, de marque Viarco.

1 ATLAS
Là où je suis, même au printemps, quand les jours ont d’ordinaire la même durée que les nuits, la nuit est toujours plus longue que le jour. Sachant cela, c’est précisément au beau milieu de la nuit que la nuit vient à ma rencontre, en me posant des questions inimaginables comme si elle était cet antique chat gris nommé sphinx. Je parle de cette nuit qui connaît mes croyances les plus profondes, mes gloires et mes défaites, tous mes secrets enfouis, même ceux qu’on ne raconte jamais à personne, surtout ceux qui ont trait aux doux souvenirs de l’amour. Plus exactement, pendant que je dors, elle est calme, mais à un moment je me réveille et la provocatrice me tourne déjà autour, elle avance en direction de mon corps, se pose sur mon lit et m’interroge comme une institutrice qui voudrait me prendre en faute. Ce n’est pas facile.
La nuit dernière, sa bouche sombre, confondue avec l’obscurité la plus sombre, a commencé par me poser une question à laquelle il était impossible de répondre : elle a voulu savoir combien de villes il y a dans le Monde. Mais je connais les ruses de la nuit, aussi ne me trouve-t-elle jamais complètement démunie. Devant pareille question, je lui ai répondu que je savais bien que la Terre est une chose et que le Monde en est une autre. Le Monde est beaucoup plus vaste que la Terre et jusqu’à présent, d’après mon gendre, on n’a encore découvert aucune autre planète qui ait été habitée, encore moins des villes situées en dehors de l’espace terrestre. Comment pouvais-je lui répondre ?
Ainsi, j’ai réussi à soulever ma tête de l’oreiller et j’ai regardé la nuit en face pour lui dire : “Pose-moi une question raisonnable si tu veux que je te donne une réponse cohérente.” À ce stade, la nuit semble avoir pris conscience qu’elle ne parlait pas à une ignorante en matière de villes et elle a changé d’idée, elle a seulement voulu vérifier combien de capitales il y a sur Terre. J’ai imaginé le Globe Terrestre que j’utilisais sur ma table de nuit, instrument que j’ai laissé là-bas, dans ma vraie maison, et j’ai trouvé que là encore il était impossible d’énumérer toutes les capitales existantes. Néanmoins, je me suis mise à compter sur les doigts, en parcourant tout d’abord l’Europe, d’ouest en est. J’ai mentionné Lisbonne, Dublin, Londres, Madrid, Paris, Bruxelles, Amsterdam, Berlin, Rome, Vienne, Belgrade, Bucarest, Kiev, et je filais déjà vers la Russie quand je me suis embrouillée dans mes calculs et la nuit, comprenant que je n’arriverais jamais au bout, a renoncé à l’exploit colossal qu’elle m’avait assigné. Maligne, elle m’a alors demandé de mentionner uniquement les villes que ma fille aurait déjà visitées. Mais je lui ai répondu : “Pas ça. Je ne veux pas mêler le nom de ma fille au cauchemar de la nuit, je veux qu’elle reste associée aux belles choses de la vie, celles qui se passent loin de ces murs nus. Laisse-moi tranquille…” Mais, malgré tout, la nuit s’est obstinée.
Elle s’est obstinée, elle a voulu savoir où se trouvait cette ville capitale du nom de Reykjavik, pensant que je n’identifierais pas ce mot du fait de son étrangeté et qu’elle pourrait par là même s’asseoir sur mon cœur, le comprimer et le faire s’arrêter. Mais je lui ai répondu du tac au tac, triomphante, sans hésiter : “Reykjavik est en Islande, une île qui possède un volcan très dangereux, qui envoie des bouffées de fumée dans tout le nord de l’Europe quand il entre en activité, il bouche la lumière du soleil et s’unit aux nuages. À cause de toute cette fumée, il y a de ça quelques années, ma fille a été retenue plusieurs jours dans une ville du Canada…”
Devant cette réponse, la nuit est restée sans voix. Qui d’autre aurait pu par hasard lui répondre mieux que moi ? Malgré tout, la nuit ne renonçait pas. La nuit s’est déplacée de l’autre côté de la Terre et a voulu savoir où se trouvait Karachi. Elle persistait à vouloir me prendre en défaut. Mais elle n’a pas réussi parce que j’ai répondu aussi sec : “Ah, oui, tu parles du Pakistan. Ah ! Ah ! Seulement j’en sais beaucoup plus que toi, triste nuit noire. Car Karachi n’est plus la capitale de ce pays, la capitale s’appelle désormais Islamabad. Je l’ai appris dans Le Grand Atlas du Monde de l’édition Civilização, avant qu’il ne s’abîme. Pose-moi toutes les questions que tu veux. Vaincs-moi, nuit, si tu en es capable…” l’ai-je défiée.
Nous en étions là, au lieu de renoncer elle a tourné autour de mon corps, agité ses ailes sombres, sombres comme la nuit la plus sombre, et m’a demandé, ripostant à mon défi avec une ferveur redoublée, si je savais de quel pays la ville de Bakou était la capitale. “Comment ça s’écrit ?” ai-je demandé. Avec un K, a-t-elle répondu. Aussitôt, j’ai vu le mot Bakou défiler devant mes yeux comme dans un film, ce nom net, tracé, découpé sur un territoire en Asie du Sud-Est, adossé à la mer Caspienne, et j’étais sur le point de prononcer le nom du pays, sans la moindre hésitation, quand, soudain, le mot a disparu de ma vue.
Comme si un râteau avait brassé ma mémoire, emportant les lettres vers une zone hors de ma portée, sans savoir comment, le film avait disparu. Zou, zou. Au lieu du nom précieux que j’étais sur le point de prononcer, seulement le vide. Bakou, écrit avec un K, a vacillé dans le noir de ma pensée et, autour, il n’y avait plus le moindre pays. La nuit me regardait, fixait son regard sans yeux sur les miens, elle triomphait de moi. Mon ignorance, à ce moment-là, est devenue insupportable. Comment pourrais-je continuer à affronter cette nuit terrible qui se moquait de moi, dans l’obscurité de la chambre ? Comment ? J’ai réfléchi, réfléchi, sans quitter des yeux ceux de la nuit, contenant son avancée, la gardant le plus possible à distance, et à cet instant j’ai trouvé une issue.
Sans jamais détourner mon regard du corps innommable de la nuit, j’ai réussi à redresser un peu la tête, j’ai attrapé mon portable sous mon oreiller, j’ai ouvert la coque, l’écran1 s’est éclairé, j’ai appuyé sur une touche et je suis restée à l’écoute. À l’autre bout du fil, j’ai compris que celui à qui je téléphonais décrochait mais ne disait rien. J’ai encore attendu et rien. Là, c’est moi qui ai parlé : “Écoutez, j’ai une question à vous poser. Par hasard, vous savez où se trouve une ville du nom de Bakou ?” Celui qui se trouvait à l’autre bout du fil a gardé le silence, j’entendais sa respiration comme s’il était là, à mes côtés, mais il ne prononçait pas un seul mot. J’ai attendu, j’ai insisté : “Oui, Bakou, s’il vous plaît, ça s’écrit avec un k…”
Alors sa voix a résonné distinctement, grave, un tambour en action près de mes oreilles : “Vous savez quelle heure il est, madame ? Vous savez qu’il est quatre heures du matin ? Qu’est-ce qui vous prend de me téléphoner à une heure pareille pour m’interroger sur une ville nommée Bakou ?” Je me suis excusée mais il ne m’écoutait pas, ses paroles recouvraient les miennes : “Ah, cette fois, vous ne vous en tirerez pas, votre fille sera au courant de tout. Ah, c’est sûr. Attendez-vous au coup…”
Je me suis tenue prête. À son intonation, j’ai compris qu’il continuerait à protester sur le même ton, je n’envisageais même pas comment cette conversation pourrait prendre fin, j’ai donc appuyé sur la touche pour raccrocher, j’ai appuyé le plus lentement possible, désireuse d’annihiler le son, désireuse d’imaginer que cela aurait été une très bonne chose que cet appel n’ait pas eu lieu. Qu’il n’ait jamais eu lieu. Et je suis restée comme ça, le téléphone à la main, attendant qu’il me rappelle, ou qu’elle-même le fasse un peu plus tard, là-bas de l’autre côté de la Terre, le temps pour lui de l’appeler et qu’elle, à son tour, me demande depuis très loin pourquoi je téléphonais à la maison à quatre heures du matin.
Mais cela ne s’est pas passé ainsi. La nuit avait regagné sa place, sans qu’il y ait eu entre nous deux une perdante et une gagnante, et je n’ai plus entendu la moindre rumeur, pendant que je gardais le téléphone bien serré dans la paume de ma main, dans l’attente de ce qui pouvait arriver. Jusqu’à ce qu’un oiseau printanier passe en chantant à proximité. Dans le rectangle de la fenêtre, l’aube rose est apparue et le plafond blanc a surgi rosé au-dessus de ma tête annonçant un nouveau jour. Et tandis que le mot Bakou n’apparaissait pas inscrit sur la feuille bleu-vert de la carte du pays dont il est la capitale, je pensais à la clarté qui, à cet instant, devait éclairer la maison qui est restée là-bas, avec ses tables, ses chaises, ses fenêtres, ses draps et ses rideaux, et son secrétaire avec son étagère haute où j’ai laissé mes journaux intimes et mon Atlas perdu.
19 avril 2019
La pluie est entrée par un petit
trou – En moins d’un éclair
elle a inondé le Monde.

2 VEILLE
Je suis restée couchée à attendre que les heures passent et que le mot que j’avais trouvé puis aussitôt perdu, au cours du combat avec la nuit, me vienne naturellement à l’esprit, j’entendais les coucous dehors et le sifflement des merles, et je me réjouissais à l’idée de l’arrivée du printemps. Je parcourais en pensée les pages de mon Atlas avant qu’il n’ait été détruit, je le feuilletais dans ma tête sans aucune hâte. En effet, si le nom du pays dont Bakou est la capitale n’apparaissait pas dans la matinée, il arriverait sans doute dans le courant de l’après-midi. Je suis de ces personnes qui ne pensent pas que l’espoir est le dernier à mourir. Je pense que l’espoir est simplement immortel. Ce nom absent, qui a interrompu la confrontation avec la nuit, surgirait sûrement quand on l’attendrait le moins. J’ai totalement confiance dans les lois de la pensée. Elles me guident et m’apportent la paix.
Aussi, sachant par avance que le mot que je cherchais se présenterait de lui-même, je suis restée à l’écoute des manifestations du matin à l’intérieur, à mesure que les oiseaux au-dehors abandonnaient les alentours des casuarinas et que les bruits domestiques, issus de l’activité même de la maison, s’entremêlaient. Pour des raisons que j’ignore, parfois mon traversin fonctionne comme un haut-parleur. Nombre des sons lorsqu’ils atteignent l’oreiller s’amplifient sous ma tête. Ainsi, encore tôt, j’ai perçu la camionnette d’approvisionnement qui approchait en roulant doucement, puis elle stoppait et repartait. Le camion à eau a vrombi scandaleusement près du portail de l’entrée, et ce qui m’avait tout l’air d’une bonbonne de gaz a roulé sur le pavé avec fracas. Comme elle n’a pas heurté le muret des parterres, quelqu’un l’en aura empêchée. Qui avait pu la retenir ? Le klaxon d’une voiture a retenti, un sifflement aigu, par négligence, certainement. Une fille a braillé depuis une fenêtre, ce qui ne devrait pas arriver, certaines ont déjà été renvoyées pour avoir crié moins que ça. Les hurlements de la fille en réponse au son du klaxon ont été tout aussi stridents. Qui pouvait-elle être ? Si je ne me trompe pas, c’était la voix de Lurdes Malato.
C’était elle ?
Entre-temps, ici juste en dessous, à l’étage inférieur, quelqu’un s’est mis à déplacer des meubles lourds d’un côté à l’autre. Puis, quelqu’un a activé les touches du piano, et quelqu’un a crié près de l’ascenseur à l’étage supérieur pour qu’on le libère. Quelqu’un a répondu que l’engin était arrêté à la cave, dans la zone de la buanderie. Une conversation dont on percevait les cris mais pas les mots. L’ascenseur a fini par atteindre cet étage. Il y a eu des éclats de rire. Je savais ce qui se passait. Ce sont les mouvements de la veille, et la veille apporte toujours des dérangements. Pauvres de nous, résidents. Tant d’énergie le long des couloirs, en revanche nulle âme qui vive dans l’encadrement de la porte pour nous dire bonjour. J’ai encore pensé à actionner la sonnette afin que quelque chose se produise. J’ai attrapé la poire pour la presser, mais je suis restée immobile, craignant que cette voix, que j’avais entendue crier à une fenêtre, n’appartienne de fait à Lurdes Malato, et qu’elle-même en personne, les mains sur les hanches, n’entre dans ma chambre pour se plaindre de mon appel. J’ai gardé la poire dans ma main très longtemps, si longtemps que le temps a cessé de compter. C’est ainsi que – à force d’attendre, en ouvrant les yeux, j’ai trouvé sur le seuil de la porte la personne de Nina Mercedes.
Nina a avancé vers moi, j’ai attendu qu’elle se penche sur mon visage et me couvre comme elle seule savait le faire. Mais rien de tel ne se produisait, car la jeune Portoricaine, à mesure qu’elle approchait, ramassait des objets tombés qu’elle entendait remettre à leur place. Comme à tant d’autres occasions, la moitié des objets qui protègent mon repos pendant la nuit s’étaient éparpillés autour de mon lit. La jeune fille énumérait les choses à mesure qu’elle les prenait par terre – la bouteille d’eau, la montre, la photo, le sac en tissu, le stylo, les chaussettes pour dormir, d’abord l’une puis l’autre. Même le portable était tombé sur le plancher. Nina l’a ramassé. Elle a approché son visage du mien. Et m’a dit à l’oreille : “Estuviste otra vez luchando con tu Atlas ? Y a quién llamaste esta noche ? Seguro que un día me vas a contar lo que le pasó a ese libro malvado2 .”
Elle parle bas, elle porte les mêmes chaussures à semelle souple que les autres, mais elle marche silencieusement dans le couloir comme si elle était pieds nus. De toutes, c’est elle qui a les mains les plus douces, le mot le plus gai. Parfois, je me demande si Nina est cette personne que j’ai en tête, ou si c’est moi qui la magnifie. La vérité est que tous désirent être lavés et habillés par Nina Mercedes. Tous font appel à elle et la veulent à proximité, et moi, un matin agité comme celui d’aujourd’hui, j’ai eu la chance de tomber sur Nina. Une récompense pour ne pas avoir appuyé sur la sonnette pendant que tant d’autres sonnaient en même temps dans le couloir. Nina m’a demandé : “Qué es lo que pasó a tu Atlas ? Cuéntamelo, niña3 …” J’ai répondu : “Un jour où tu auras le temps de t’asseoir ici sur le lit à côté, à ce moment-là je te raconterai.”
Nina me levait, et sa façon de faire était agréable, mais je ne lui raconterai jamais comment, par une nuit d’hiver, dans la maison que j’ai laissée là-bas, une pluie inattendue, mêlée au tonnerre, est entrée par le trou de l’installation téléphonique, s’est infiltrée le long du mur, s’est accumulée dans un coin de la salle à manger et s’est déversée dans le panier à revues. Je ne raconterai à personne, pas même à Nina, les déboires qui ne sont qu’à moi. Je ne lui raconterai pas comment j’avais laissé, par hasard, dans ce panier, Le Grand Atlas du Monde, alors que sa place était sur le secrétaire. Seulement les objets sont comme les êtres humains, ils cherchent leur lieu de perdition lorsqu’ils doivent se perdre. Donc, au cours de cette nuit orageuse, l’eau de pluie, poursuivant son chemin imparable, en s’infiltrant jusqu’à atteindre le coin de la salle à manger, a transformé tout ce qui était papier accumulé dans le panier en osier en une masse informe, sans que je ne me rende compte de rien. Quand je suis tombée sur la paperasse trempée, il était trop tard. À la pluie et à l’orage a succédé le beau temps, et la catastrophe était là. Le Grand Atlas était encore reconnaissable mais il était perdu. Dans l’espoir de le récupérer, je l’ai même mis au soleil, je l’ai encore passé au sèche-cheveux et au fer à repasser. Rien n’y a fait. J’ai détaché les feuilles une à une, mais elles étaient collées les unes aux autres et, à mesure que je les séparais, de grandes taches blanches remplissaient l’espace où auparavant se trouvait la représentation des océans, des mers, des continents, des pays, des pages bien indiquées sur lesquelles j’étudiais le monde à ma manière. Je n’allais pas encombrer la vie de Nina avec des anecdotes aussi intimes, j’ai simplement dit à Nina : “Beaucoup d’agitation court dans cette maison. Y aura-t-il un concert demain ?”
Elle a répondu : “No va a haber, no, Alberti. Nos sigue faltando el señor Peralta, y sin él, no hay conciertos.”
Nina a lavé mon visage avec du coton imprégné d’eau de rose, puis d’eau claire, elle m’a parfumée, mis mon collier, ma bague avec la pierre bleue, elle m’a accroché mes pendants d’oreilles et installée dans le fauteuil roulant qu’elle appelle charrette. Elle m’a demandé : “Quieres ahora tu tabla de plástico, tu hojita de papel y tu lapicerito ? O quieres esperar al caer la tarde ? Si quieres te escribo las fechas para toda la semana, lo hago con mucho gusto. Así, tú, Alberti, reservas toda la fuerza de tus manos para escribir tus pensamientos. Quieres hacerlo ahora, o prefieres escribir por la noche?”
Je lui ai dit qu’il était déjà tard, que j’écrirais mes notes quand la nuit viendrait. Elle a poussé la charrette le long du couloir. Dans mon dos, je l’entendais dire buenos dias à gauche et à droite, à mesure qu’on croisait ceux qui rentraient déjà. Dona Marcela, qui marchait sans difficulté, arrivait en annonçant qu’on était le samedi saint. En passant à sa hauteur, je lui ai fait signe et lui ai demandé si elle regagnait déjà sa chambre, la 214, à quoi elle a répondu : “Non, non je ne vais pas dans ma chambre. Mais quelle drôle d’idée ? Je vais dans l’au-delà…” Nina a commenté : “Qué lejos, qué lejos está ese sitio, doña Marcela…”
Nina me conduisait par le couloir en direction du Salon Rose. Les images des chalets nordiques enneigés exposées sur le mur me regardaient, certains semblaient rire, au vu de la forme des portes et des fenêtres peintes. Après une nuit de lutte, une belle matinée de samedi était là, j’ai pensé. J’ai fait un gros effort pour reconstituer la page où se trouverait Bakou, mais il me manquait la représentation de l’Atlas.
20 avril 2019
Samedi saint ! – Avec le souvenir de mon Atlas
et un peu de chance – Même mes
espoirs échapperont
à la mort.

3 LE PARTAGE
C’est la deuxième fois que je passe le dimanche de Pâques dans cette demeure. Même ici, loin de celle qui a été ma maison, c’est un grand jour. Sachant par avance que je n’aurais pas à nouveau droit à la présence de Nina, j’ai pensé à Lilimunde, la gamine brésilienne qui sent un mélange de cèdre et de bergamote. J’y ai tellement pensé qu’à mon réveil, j’ai senti mes poignets humides et j’ai eu l’illusion que ma peau exhalait le parfum de cette eau de Cologne. J’ai appelé fort : “Lilimunde, c’est toi qui es là ?” Mais non, malheureusement, ce n’était pas elle.
Le bruit que j’entendais émanait de deux filles qui, une fois entrées dans ma chambre, se sont mises à aller et venir, très pressées, et tout en déplaçant mes vêtements elles parlaient et riaient très fort. Je suis restée silencieuse à les écouter, dans l’attente qu’elles s’adressent à moi, mais elles ne me saluaient pas car elles discutaient avec entrain de leurs virées nocturnes et de ce qui leur arrivait dans le noir. Ceci étant, j’ai insisté : “Qui est là ? Vous ne me dites rien ?”
Elles ne répondaient pas. Elles pouffaient plutôt avec des éclats de rire mal contenus, penchant leur tête en arrière comme si elles voulaient partager leur rire avec le plafond de la chambre. J’ai encore répété plusieurs fois, bonjour, aujourd’hui c’est dimanche de Pâques. Mais elles me mettaient mon maillot de corps et mon chemisier, m’enfilaient mes bas et mon pantalon, sans me voir, leurs rires passaient à côté de mon corps et par-dessus ma tête, elles levaient mes bras comme si elles maniaient des pièces métalliques au milieu d’une usine. J’ai redit bien fort : “Bonjour, Jésus a ressuscité, on dit.” Lurdes Malato, oui c’était bien elle, a pris le téléphone et parlé au loin : “OK, vers cinq heures de l’après-midi, je serai là.” La grande fille qui l’accompagnait a commenté, on va avoir une fête, ma vieille. Sans même m’avoir dit bonjour ou un autre mot de salutation, elles m’ont conduite jusqu’à la Salle Bleue où se déroulerait le déjeuner de Pâques.
Si elles l’ont fait exprès, elles ne m’ont guère impressionnée – Je sais que le bonheur est une denrée très rare. On doit le garder sur le cœur quand il nous touche de près, en remplir toutes les poches de notre âme, pour servir de bouclier quand son contraire se produit, aussi ne me dérangeaient-elles pas outre mesure, je me tenais prête. Les filles m’ont installée à table, elles ont poussé mon fauteuil roulant de manière à ce que ma poitrine frôle la nappe, elles sont parties, toujours sans m’avoir dit bonjour. Mais j’ai levé les yeux et j’ai senti à proximité une bonne source de bonheur – la salle était comble, sur les murs il y avait des décorations de Pâques et mes compagnes de table m’ont saluée. Je leur ai communiqué toute ma joie. Et si je ne me rappelle pas le déjeuner de Pâques de l’année dernière, celui-ci je ne l’oublierai pas.
Dans la salle à manger, il y a douze tables pour soixante-dix personnes. À la nôtre, nous sommes six plus moi, et on s’entend bien. Entre les tables, des filles couraient, pressées et agitées. Comme toujours elles m’avaient placée face à la fenêtre, et j’ai pu regarder le ruban de la mer. J’aime être assise de ce côté car même loin, si je ne distingue pas l’entrée de la baie, je sais comment sont les vagues. Certains points sombres sont sûrement des bateaux, et si ce n’est pas le cas, j’imagine qu’ils le sont. Autrement, le menu du déjeuner était ordinaire, mais pour compenser dona Rita de Lyon a reçu un cadeau de Pâques de son fils, pilote d’avion, et elle l’a partagé avec ses voisines de table. Moi, j’ai eu droit à une amande fine, à la liqueur d’amaretto, confiserie française*, a dit dona Rita. Mais dona Ema, non. Dona Ema a apporté à table un lapin en chocolat et ne l’a partagé avec personne car ses proches lui avaient recommandé de le manger seule. Devant nous, Ema a ôté l’aluminium, elle a cassé le lapin en petits bouts et a savouré toute seule son cadeau de Pâques.
Dona Fátima a demandé si c’était bon, mais Ema ne s’en est pas émue, elle ne lui en a même pas fait goûter une miette. Luísa de Gusmão a déclaré comprendre parfaitement qu’une personne qui reçoit un petit lapin en chocolat le jour où l’on célèbre la Résurrection veuille le manger seule, mais qu’elle devrait alors le faire dans sa chambre, en privé, comme l’exigent les bonnes manières. Dona Luísa de Gusmão se dit descendante de comte, bien qu’elle n’oblige personne à la traiter de comtesse. Pour dona Luísa, manger un lapin en chocolat en entier, à une table où se trouvent sept personnes, est la preuve qu’il y a des gens qui ne pourraient jamais faire partie de la noblesse. Nous ne sommes pas tous égaux. De son côté, dona Julieta a versé quelques larmes, car elle aurait aimé que quelqu’un dans le monde au-dehors ait pensé à son déjeuner.
Dona Joaninha Amaral, au contraire, a dit que cela lui était égal que personne ne se souvienne d’elle, qu’il y avait bien d’autres choses avec lesquelles s’amuser. Tôt le matin, elle s’était promenée dans le jardin de la résidence et elle avait vu comme les roses avaient éclos. Dona Joaninha a décrit les roses qui semblaient la regarder en lui disant, emporte-nous avec toi, emporte-nous avec toi, femme. Les pétales étaient tous retournés, désireux d’être cueillis sur leur tige pleine d’épines et de sauter dans ses bras. Mais elle n’aime pas toucher à ce qui ne lui appartient pas, même lorsqu’il s’agit d’un bien commun comme c’est le cas du jardin de l’Hôtel Paradis. Car ces roses ne seraient-elles pas, par hasard, à tous ceux qui entretiennent la résidence ? Dona Joaninha est fille de poissonnier, mais elle est bien élevée, elle n’avait pas touché à une seule rose puisqu’elle n’y était pas autorisée.
Entre-temps, une tranche de gâteau avait fait son apparition dans chaque assiette, et dona Fátima a dit à dona Ema qu’elle ne devrait pas toucher au gâteau de Pâques vu qu’elle avait déjà mangé toute seule son lapin argenté. Estimant qu’une part lui revenait, dona Ema a tendu le bras, a pris la plus grosse et l’a avalée. J’ai beaucoup regretté de ne plus écrire mon journal comme avant pour noter la scène du déjeuner de Pâques, avec tous les détails, comme j’aurais tant aimé le faire. Mais entre-temps il a fallu changer de sujet, car en pleine conversation sur le partage de la nourriture des pas faisaient irruption dans la salle. Cela se passait derrière moi parce que j’étais tournée vers la mer. J’ai pensé que ce devait être les quatre veuves, et je ne me suis pas trompée. J’ai reconnu leurs voix avant même qu’elles ne chantent.
L’une d’elles a crié très fort comme si elle s’adressait à une classe d’enfants : “Quelqu’un sait ce que signifie Alléluia ?” Un grand silence s’est fait, personne n’a rien dit, et moi je savais ce que cela signifiait, mais comme j’avais le dos tourné, j’ai décidé de rester silencieuse à regarder le ruban de la mer. Elles insistaient avec leur question. Alors que je m’apprêtais à dire que cela signifiait Louons le Seigneur, l’une des veuves a couvert ma voix : “Eh bien on va interpréter Alléluia, Alléluia !” Et elles se sont mises à chanter comme si c’était un opéra. Heureusement que j’avais le dos tourné, vu que je ne suis pas très attachée à ces quatre femmes, mais leurs voix je les aime.
Plus qu’aimer, je les apprécie véritablement. Il y a des voix qui devraient surgir du ciel, elles ne devraient pas avoir besoin d’enveloppe corporelle. Derrière moi, j’entendais leur chant émouvant et, à la fin, tout le monde a applaudi, de bien faibles applaudissements pour de si belles voix. Une jeune fille s’est souvenue de tourner mon fauteuil et j’ai pu vérifier que c’étaient elles, habillées en blanc et en rose. Elles ressemblaient à des bonbons.
Dans la vallée ou sur la colline, j’adorerai
J’adorerai, j’adorerai.
Alléluia, alléluia !

Elles chantaient. J’ai fermé les yeux, je ne les aime pas. Mais elles chantaient et on ne voyait pas le temps passer. Si vous ne chantez plus, allez, allez-vous-en, ai-je pensé lorsqu’elles se sont tues et s’attardaient encore car elles réclamaient toujours plus d’applaudissements. Ces derniers étaient désormais plus longs que la chanson et elles ne partaient toujours pas. Et les voilà qui sortaient à présent, en secouant leurs vêtements blanchâtres, les quatre veuves endimanchées. Il est difficile de croire que ces personnes aient en elles des voix pareilles, je le répète, maintenant que je suis toute seule avec mes pensées. Après le déjeuner, dona Joaninha Amaral a dit, elles chantent très bien ces femmes, elles nous distraient toujours, et elle a voulu pousser mon fauteuil roulant. J’apprécie beaucoup la gentillesse de dona Joaninha. Qu’aurait été mon dimanche de Pâques si elle n’avait pas été là ? En poussant mon fauteuil le long du couloir, elle disait : “Dona Alberti, je vais vous laisser dans votre chambre, installée confortablement devant la fenêtre grand ouverte, à regarder la Nature. Il est difficile de croire qu’un jour comme celui-là, votre fille soit là-bas…” Mais nous n’avons pas atteint le bout du couloir.
Une fille désormais à la retraite, du nom d’Hermínia, en service bénévole, nous appelait pour retourner au salon. Nous y sommes retournées. Et là, oui, quelque chose se passait. J’ai fermé les yeux car ce que je voyais était plus que ma vue ne pouvait supporter. J’ai même demandé à la jeune retraitée de s’arrêter à mi-parcours. Je voulais me remettre de ma surprise, je ne voulais pas qu’on me voie envahie par le trouble qui m’assaillait. Je n’aurais jamais imaginé – Près du piano, debout, se trouvaient mes voisins de la Maison Blanche, ceux de la Quinta Ferrari et ceux de la Villa Almanjar. Je les ai tous regardés des pieds à la tête et j’ai trouvé qu’ils étaient les plus belles créatures du genre humain que j’avais jamais croisées. Je les ai comptés, en tout ils étaient huit voisins. Ils étaient venus me rendre visite. Le chant des quatre veuves, qui n’étaient plus là, a nimbé mes oreilles et je me suis sentie m’élever au-dessus du plancher. Des alléluias sortaient de mon cœur, faisant trembler mon poignet droit. Mais je me suis agrippée au fauteuil, j’ai pris un mouchoir dans le sac que je porte toujours autour de mon cou, et je leur ai demandé, calmement, comme si je les attendais : “Quelles nouvelles m’apportez-vous de notre monde ? Est-ce que tout est toujours pareil par là-bas ?”
L’un de mes voisins s’est penché vers moi et m’a demandé : “Savez-vous qui vous rend visite ?”
Je me suis vexée : “Pour l’amour du ciel, monsieur Frank, je suis capable de décrire vos maisons, à qui elles ont appartenu avant que vous ne les habitiez, en quelle année c’est arrivé, et pourquoi vous les avez achetées, beaucoup plus chères que vous n’auriez dû les payer. Je connais le nom de tous les présents et de ceux qui manquent. Ma question est différente : dans vos maisons, et dans celle qui a été la mienne, par là-bas, tout va bien ? Les pelouses ne sont pas marron, avec toute cette sécheresse ?”
“Tout va bien, dona Alberti, mais il faudrait quelques gouttes de pluie. Les jardins en ont plus besoin que la bouche le pain…” a dit la voisine de la Maison Blanche. Et j’ai répondu : “Ah ! Les jardins et les arbres, aussi. Parce que le jardin n’est finalement qu’un agrément, mais les arbres, pour le climat, sont la vraie clé de voûte. Si les grands arbres ne libèrent pas d’oxygène, il n’y a pas d’humidité possible, et donc il n’y aura pas de jardin. Il y a des espèces végétales qui disparaissent. Mais ce n’est pas seulement la flore qui change, mes amis, comme vous le savez, la faune aussi. On dit qu’entre les immeubles et les maisons neuves parmi les plus modernes surgissent des sangliers qui fouissent dans les jardinières. L’infirmier Marlon m’a raconté qu’il y a quelques jours, ils ont trouvé un renard près d’ici qui buvait dans une piscine et se roulait sur la pelouse. Ce qui signifie que les espèces sauvages commencent à cohabiter avec les espèces domestiquées et avancent en direction des familles humaines. Nous sommes tous des créatures, c’est bien vrai, mais il convient de séparer les espèces. C’est le monde qui change. N’est-ce pas ?”
Tous ont répondu oui, ils se sont penchés vers moi, ils m’ont parlé et m’ont écoutée, à la différence de ce qui se passe ici à l’intérieur où personne ne m’écoute au-delà de deux mots, moi seule écoute les autres. Mes voisins, au contraire, m’ont parlé, puis ils ont déposé des cadeaux sur mes genoux et ils ont dit que je comprenais parfaitement combien le monde est en transition. Et moi, enchantée par ce qui m’arrivait, je ne m’en suis pas tenue là, j’ai ajouté : “Je suis enfermée ici mais je suis au courant de tout ce qui se passe sur Terre et pas seulement. Ce à quoi j’ai assisté au long de ma vie me suffit à imaginer ce qui va se passer ensuite. Et, si Dieu le veut, bien que la Nature soit désorientée, la vie va s’améliorer. L’avenir sera une splendeur…”
Mes voisins étaient très contents, en me regardant, en m’ouvrant les cadeaux, ils ont continué à me parler. Et moi j’ai dit ça car je voulais qu’ils comprennent que je suis toujours à la hauteur de recevoir sereinement mes visites, au milieu d’un salon rempli de voix, d’enfants, de rires, de quelques pleurs, de quelques petits dérapages émotionnels, de gâteaux, de bonbons, de bananes et de chemises de nuit, parce que c’est dimanche de Pâques. Mes voisins riaient de bonheur parce qu’ils me retrouvaient telle que j’étais en quittant ma maison, ils ont fait une ronde autour moi et c’était comme si nous dansions. Dona Joaninha ne s’est pas éloignée, elle a écouté attentivement, intervenant d’ailleurs dans plusieurs sujets. Ce n’est pas grave. Cela a été un grand jour, grâce à mes voisins, un des plus beaux jours de ma vie. Quand j’ai fermé les yeux, dans ma tête, des scènes de toutes les couleurs se sont mêlées.

4 LE PARFUM
Celle qui avait été la plus ancienne employée de la maison, qui avait assisté à la transformation de l’Hôtel Paradis en complexe résidentiel, celle qui garde la mémoire vivante de toutes ces étapes, c’était elle, Hermínia, qui m’avait accompagnée au salon, et au départ de mes visiteurs c’est elle qui m’a ramenée dans ma chambre. Personne amère, elle a encore essayé de briser ma joie. Elle m’a dit : “Ne vous faites pas d’illusions, dona Alberti, les jours comme celui-ci, les voitures font la queue le long de l’avenue, elles tournent encore et encore sur la petite place devant. Mais c’est seulement ces jours-là. Les proches viennent décharger leur culpabilité avec des mamours en tout genre. Je les appelle les journées où on vide son sac. Je ne parle pas de soulager son remords, qui est un sentiment honorable. Pas celui-là. Le sac est le lieu où chacun enferme la peur de ce que les autres disent de nous. Ils viennent ici juste pour combattre leur peur. Une honte. Des feux d’artifice pour que les autres voient. Je suis ici depuis trop longtemps. Je les reconnais au premier coup d’œil…” L’ancienne employée a mis un doigt sur son œil et l’a écarté, découvrant l’intérieur de sa paupière.
Les murs du couloir ont répondu ? C’est comme ça que j’ai répondu.
Je l’ai seulement remerciée de m’avoir tenu compagnie. Elle pouvait désormais partir, Mme Hermínia avait déversé son fiel et accompli son devoir. J’avais sur mes genoux, entre mes mains croisées, l’intention de tenir bien fermement la joie apportée par mes voisins. Et, par un heureux hasard, elle serait redoublée. En effet, il devait être dans les six heures de l’après-midi quand j’ai perçu une rumeur dans le couloir, c’était dona Joaninha qui entrait dans la chambre, avec un beau bouquet de fleurs dans les bras. Elle était exubérante.
Finalement elle aussi avait eu des visites. Des cousines éloignées, qu’elle croyait mortes, étaient bien en vie et elles étaient venues la voir, elles lui avaient offert un énorme bouquet* qu’elle désirait partager avec moi. Des roses, des marguerites et des branches de gypsophile ont rempli le vase de l’entrée. Les roses, véritablement roses, embaumaient, c’était un vrai bout de printemps qui pénétrait dans ma chambre. Dona Joaninha Amaral a dit que l’arôme des roses la rendait folle. Le chant des oiseaux aussi. Dona Joaninha s’est assise sur le lit d’à côté, qui heureusement est toujours vide, et elle s’est mise à parler des fleurs mêlées à sa vie passée. Et ses yeux souriaient au point de se fermer. Elle a dit : “À cette époque de l’année, je me souviens énormément de mes amours…” Et elle a continué à sourire de plus en plus : “Mes amours et les fleurs, ce sont deux choses qui vont de pair.” Et elle a alors raconté comment l’amour était entré dans sa vie. Toute jeune encore, un jour de printemps, elle était allée à la plage avec son petit ami et en était revenue avec un autre. Comme elle avait été heureuse, ensuite, avec les deux. Elle n’avait jamais pu choisir entre l’un et l’autre, elle n’avait d’ailleurs pas eu à le faire, mais elle ne racontait l’histoire de sa vie que maintenant, parce que tous les deux étaient morts. Et elle a relaté comment elle avait fait en sorte qu’ils ne se rencontrent jamais au fil des années, en vivant dans la même localité, et comment la vie avait été agréable de cette façon, partagée. Le samedi matin avec l’un, la nuit du dimanche avec l’autre. Pour être franche, elle était sûre que les deux hommes avaient fini par apprendre l’existence de l’autre, mais s’ils l’avaient su, cela ne les avait pas dérangés. Finalement, tous les trois avaient été heureux jusqu’à la fin. Trois veinards.
Et, pendant que le parfum des roses se répandait dans toute la chambre, dona Joaninha s’est remémoré certains de ses pas de deux avec une gaieté printanière que je n’entendais plus chez personne depuis bien longtemps. Au souvenir de ses moments de gloire, le visage de dona Joaninha ressemblait à l’image de Notre-Dame de la Foi. Ses yeux et ses joues resplendissaient. Et j’ai pensé : Béni soit l’effet du printemps, car sous son vent bénéfique, tout luit, tout se reproduit et se multiplie, même pour ceux dont l’amour est un souvenir.
Et elle a parlé et parlé, et moi je lui posais des questions et elle répondait, mais à vrai dire mon ressenti était différent, car tout en pensant à la vie exubérante de dona Joaninha, je pensais aussi à la mienne. Comme dona Joaninha se déplace avec agilité, avant qu’elle ne parte, je lui ai demandé de prendre mon bloc-notes et d’avoir la gentillesse de détacher une feuille très délicatement et de la placer sur le support acrylique. Elle m’a remis la feuille impeccablement détachée par les pointillés et m’a encore attrapé le crayon avec une bonne glisse. J’ai remercié : “Merci beaucoup, dona Joaninha, vous êtes toujours la bienvenue.” Puis j’ai laissé ma compagne de table partir, ses pas disparaître dans le couloir pour que je puisse tracer, au milieu de la page blanche, le mot qui avait trotté dans mes pensées pendant tout le dimanche de Pâques. En majuscules, avec le plus grand soin que ma main le permet, j’ai écrit: BAKOU.
21 avril 2019
Mon Dieu – Le coucou est si petit et sa voix
si forte. Si malin son œuf
et moi si bête – Ce nid ne sera pas
attaqué.

5 LA LECTURE
Il était environ sept heures du matin quand j’ai senti mon téléphone vibrer sous mon traversin. Difficile d’atteindre le téléphone, ma main avait du mal à l’extirper de là où il était. Quand j’ai enfin réussi à répondre, j’ai entendu une voix me dire en portugais, essayez maintenant, s’il vous plaît. La voix passait l’appel à mon interlocutrice. C’était elle. J’ai crié autant que ma voix le permet : “J’écoute, parle, parle, j’entends !”
Elle allait se mettre à parler. J’ai écouté et sa voix a surgi si distinctement qu’elle semblait naître de l’intérieur de l’oreiller. J’ai entendu ma fille dire : “C’est juste pour te souhaiter de Joyeuses Pâques. Là où je suis, le réseau est très mauvais, je n’ai pas pu appeler hier, je ne sais pas ce qui se passe…” Je m’apprêtais déjà à la remercier et à l’interroger sur sa santé, ses problèmes, ses vêtements et la date de son retour, quand j’ai compris que l’appel avait été interrompu.
J’ai gardé le téléphone entre mes mains très longtemps dans l’attente, mais sans le moindre résultat. Pour me consoler, j’ai pensé à l’exploit que cela représente – quelqu’un est allongé sur un lit devant l’océan Atlantique, et quelqu’un d’autre, de l’autre côté de la mer, à la pointe extrême d’un autre continent, près de l’océan Pacifique, peut dire, C’est juste pour te souhaiter de Joyeuses Pâques, et à l’entendre, celui de ce côté-ci se retrouve réconforté. Car je sais maintenant qu’elle est en territoire hispanophone, mais elle est accompagnée par quelqu’un qui parle la langue de sa patrie. J’ai donc dormi paisiblement pendant la dernière heure du matin. Heureusement qu’il y a des phases comme ça, tranquilles, dans notre vie.
Le deuxième moment de cette journée que j’aimerais beaucoup consigner de ma propre main, pour m’en souvenir à jamais, maintenant qu’il fait déjà nuit noire, s’est produit après le déjeuner. Je somnolais, assise, dans mon fauteuil, quand j’ai entendu une rumeur. J’ai ouvert les yeux et j’ai vu un très grand jeune homme devant moi. Je suis habituée à ce genre d’apparitions, et j’ai aussitôt imaginé qu’il s’agissait d’un volontaire d’une association de jeunes bénévoles chargés de distraire, pendant une heure, sous la coordination de Bianca, l’animatrice, les résidents de l’Hôtel Paradis. Le jeune homme s’est installé. Une fois qu’il a été assis, j’ai remarqué qu’il était très laid. Il avait des sourcils très épais et, quand il riait, il découvrait des dents blanches, trop blanches et puissantes. Très laid. Il a sorti un journal de son sac à dos, mais je l’ai prié de ne pas le lire. “Pourquoi ?” a-t-il demandé. “Parce que”, ai-je répondu, et je lui ai expliqué que dernièrement les journaux et les informations télévisées me rendaient triste.
Le jeune homme a insisté pour en connaître la raison, j’ai encore hésité à répondre mais j’ai fini par dire la vérité. Je lui ai expliqué que, depuis un certain temps, j’étais écœurée par le récit de tant de tragédies, d’escroqueries, de vols, de gens morts sur des bateaux pneumatiques sans atteindre de rives, de guerres, de bombes, d’enterrements avec des cercueils sur le dos de foules révoltées. C’est le monde dans son désordre continu et cet effondrement n’en finit jamais, lui ai-je dit. Parce que les journaux ne révèlent jamais la fin des tragédies, ils se bornent à les annoncer et à les décrire sous leurs couleurs les plus sombres, ai-je ajouté. Ils sont le portrait permanent du désordre sans ordre en vue. Alors j’ai décidé, par moi-même, de mettre fin à cet effondrement, en l’ignorant. Puisque je ne peux pas combattre ces tristes réalités, je renonce à les connaître. Autrefois, c’était différent.
Le jeune homme de l’Association de Boa Vontade a eu l’air déçu. “Un renoncement ?” a-t-il repris. Oui, j’ai acquiescé. Avant j’avais l’habitude de demander qu’on me lise les informations, mais maintenant je ne veux plus. Dans la vie, naturellement, le bien succède au mal, dans les journaux, au contraire, on ne fait qu’ajouter du mal au mal, j’ai dit. J’ai précisé cependant que j’aimais toujours écouter lire, à présent que je n’y arrivais plus par moi-même. J’ai précisé encore que passé la première ligne, toutes les autres se confondent et tremblent comme si le papier produisait de petits éclairs qui m’aveuglent. Le jeune homme aux sourcils épais, très laid, s’est mis à fouiller dans son sac à dos pour en sortir de petits paquets de feuilles rangées dans des pochettes transparentes. “J’ai une nouvelle pour vous”, a-t-il dit, après avoir sondé le contenu des pochettes. J’ai voulu savoir de quoi parlait la nouvelle qu’il avait l’intention de lire. Le jeune homme aux sourcils épais a répondu : “Elle parle de la vie d’un instituteur chilien qui a inspiré une très belle histoire.” Mais je me suis méfiée : “Très belle et très triste, n’est-ce pas ? Si elle est plus belle que triste, d’accord. Sinon, je m’en passe.”
“Plus belle que triste, je vous assure”, a-t-il répondu, et il s’est mis à lire l’histoire d’un instituteur du nom de Gálvez.
Le garçon lisait bien, très bien même. Même si la nouvelle ne parle que de misères, de persécutions, de déportations et de tristesses, comme je l’avais imaginé, la voix du jeune homme parvenait à être plus belle que les malheurs qu’il lisait. Les sourcils trop épais, sur son teint très sombre, avec ses dents trop blanches et puissantes, se sont mis à se modifier sous mes yeux à mesure que le garçon lisait les phrases surprenantes, que je ne réussissais pas à retenir mais qui éclairaient la fluidité de cette voix. Et une fois évoqués les malheurs et les tristes voyages accomplis entre les continents par le personnage, persécuté par un dictateur assassin, le jeune homme que j’avais auparavant trouvé très laid a lu admirablement le dernier volet de l’histoire de cet instituteur du nom de Gálvez. Il s’agissait d’un rêve, le rêve de don Gálvez, comme l’appelait le jeune homme dans sa lecture. Le jeune homme a lu les lignes brèves qui mentionnaient le rêve – Dans sa vie passée, là-bas dans sa patrie, cet instituteur s’était consacré avec un tel dévouement à sa mission, qu’une nuit, peu avant de mourir, exilé en Europe, il avait rêvé qu’il était revenu dans l’école de son pays lointain pour enseigner les verbes réguliers aux enfants, et le rêve avait été à ce point intense et réel qu’il s’était réveillé au petit matin les doigts couverts de poussière de craie. Le jeune homme laid a rangé les feuilles dans la pochette et a déclaré : “Comme vous voyez, ça finit bien.”
Je n’ai rien répondu.
Je suis restée quelques instants à réfléchir à la fin de cette histoire, car je tardais à saisir le sens de ce dénouement surprenant. Pour comprendre l’épisode dans sa totalité, il fallait imaginer le rêve du retour de l’instituteur dans son école, l’imaginer devant les tout-petits, imaginer son rêve dans la pénombre du sommeil, voir l’instituteur dans le rêve tracer des lettres blanches sur un tableau noir, imaginer ensuite le réveil de l’instituteur et l’image de ses doigts couverts de poussière de craie. Imaginer ensuite ce que l’instituteur avait imaginé, qu’il aurait souhaité que son imagination corresponde à la réalité, l’imaginer encore en véritable citoyen trahi, j’ai été stupéfaite par la façon dont on peut, par si peu de choses, déclencher un sentiment de si grande tristesse. J’ai regardé le jeune homme qui avait été laid, il me paraissait beau désormais, et je me suis sentie faiblir, me laisser aller, comme cela arrive habituellement avec ma fille, et je n’ai pas voulu alimenter ce sentiment de faiblesse qui mouillait mes yeux.
Enfin j’ai dit : “Oh ! Oui, ça finit très bien. Mais ceci étant, ce n’est rien d’autre que l’histoire d’un instituteur et de son fils, un récit très court. Et un récit très court, même quand il correspond à la vérité, est toujours plus proche du mensonge. Quand je lisais, j’aimais les gros livres, ceux qui ressemblent à la vie d’une personne qui se déploie au long du temps. Et j’aimais lire des livres sur des personnages remarquables et non sur des instituteurs qui meurent vaincus, sans faire d’histoire.” Le jeune homme a consulté sa montre mais il n’avait pas l’air pressé. “Alors quels livres aimiez-vous ?” a-t-il demandé.
Je suis restée incrédule à regarder le jeune homme aux sourcils épais.
C’était le premier jeune de l’Association de Boa Vontade qui me posait une pareille question. Ma familiarité avec ce jeune homme grand et maigre devenait exagérée. Je suis restée vague, je lui ai dit que j’aimais les livres qui parlaient des batailles napoléoniennes, j’en avais lu deux. De la vie des Anglais en Arabie, j’en avais lu un. De la vie des empereurs romains, quand ils commandaient sur tout, j’en avais lu quelques-uns. Un de ces empereurs était homosexuel et aimait un garçon qui est mort ensuite, un nom ressemblant à Antoine, et le chagrin de l’empereur avait été si grand que j’avais moi-même eu envie de pleurer. Et pourtant il avait été très difficile à lire, j’avais passé six mois à essayer de le terminer, sautant des pages quand le sujet échappait à mon entendement, car les noms de ces villes et de ces mers n’étaient pas ceux d’aujourd’hui. Mais maintenant que je ne lisais plus, aussi grosses que soient les lettres, maintenant que je dépendais de qui pouvait lire à ma place, je devais me résigner à de petits récits sur la vie simple des choses, c’était bien aussi, mais pas aussi bien que les gros livres, avec beaucoup de pages, pour que les histoires ressemblent à la vraie existence des gens.
Et on a parlé comme ça pendant plus d’une heure.
Le jeune aux sourcils épais a voulu alors connaître un peu ma vie, mais je n’allais pas lui raconter. De même que je n’ai pas voulu qu’il me raconte la sienne. Je suis très vieille, je sais qu’il faut conserver l’enchantement dans son propre vase, sinon il déborde et il est réduit à néant. Nous restions ainsi, cantonnés à la lecture d’une nouvelle, c’était suffisant pour que notre rencontre ait été parfaite. Je lui ai donc demandé, pour clore cette séance de détente animée par l’Association de Boa Vontade, de relire la même nouvelle. Ce qu’il a fait. Et en lisant les malheurs rien n’était malheureux, parce que tous les mots étaient tendus vers ce moment où l’instituteur se réveille et a les doigts couverts de poussière de craie. Quand il a terminé pour la deuxième fois la lecture de l’histoire de l’instituteur, j’ai remarqué sous les sourcils du lecteur l’existence de ses yeux profonds, ses cheveux tombaient sur un côté dans un beau désordre, et sa silhouette trop maigre, assise un peu de biais, me rappelait la photographie d’un esprit. Je l’ai trouvé beau. Si beau que j’avais mal aux yeux de le voir. À mes yeux, il était maintenant différent, il était la voix précieuse de celui qui lit merveilleusement une nouvelle pour qu’une femme âgée puisse écouter, et sa voix avait eu le pouvoir de révéler la beauté cachée du visage du lecteur. De ses lèvres qui m’avaient paru trop épaisses et de ses dents trop blanches avait surgi une nouvelle admirablement lue, sur un ton juste. Sa beauté, révélée après le dernier mot, était si intense qu’il devenait insupportable de lui faire face. J’ai eu envie que le jeune homme disparaisse vite.
Je ne devrais pas être comme je suis, toujours à attendre le beau, le grandiose, le puissant. Peut-être un peu maladroitement, j’ai levé la main, j’ai renvoyé le jeune homme. Je lui ai dit : “Merci, vous avez fait une bonne action. Vous pouvez partir.” Et il s’en est allé. Je m’en suis voulu. Mais j’ai ce tempérament, je veux trop, je donne trop d’ordres, j’aime trop quelque chose hors de ma portée et, quand je ne l’atteins pas, je cherche désespérément à transformer ce qui existe de façon à rapprocher l’objet défectueux de la réalité inatteignable. Je ne sais pas où mettre mes pensées qui sont beaucoup trop vastes pour le vase de ma tête et la taille de mon cœur. Il était trois heures de l’après-midi. C’est alors qu’on est venu me chercher.

6 DANS LE SALON ROSE
Les pas du jeune homme ont disparu dans le couloir. Je ne savais pas quoi faire de l’écho de cette lecture. Pendant un certain temps, je suis restée immobile, à réfléchir à la signification de cette nouvelle et à sa tonalité, mais immédiatement ce sentiment d’enchantement figé s’est mué en action. Salomé la rapide passait dans le couloir, je l’ai appelée et elle est venue m’aider, efficace et disponible comme toujours. Je lui ai demandé de me descendre au rez-de-chaussée. Je savais qu’à peine franchi le seuil de la grande salle où on racontait que, dans les années cinquante, il y avait eu des bals et des réceptions, des rideaux avec des scènes de chasse, des tableaux avec des paysages anglais sur les murs, et qui était désormais occupée par soixante-dix chaises avec accoudoirs, une télévision suspendue au plafond et un piano au milieu du passage, l’écho de la voix du jeune homme lisant merveilleusement les malheurs de l’instituteur chilien et son rêve de craie m’aiderait à prendre ma décision. Et c’est ce qui s’est passé. Je me suis concentrée sur l’espace qui m’entourait, sur l’ensemble de mes camarades assis, et avant que Salomé ne m’attribue une place quelconque, je lui ai demandé de me laisser là où je pourrais parler à la directrice Noronha.
Salomé m’a fait plaisir. Elle m’a placée dans le passage, entre la porte qui ouvre sur le Grand Hall et celle qui donne sur le cabinet de consultation et la chapelle, et dans cette rangée je n’étais pas seule. Une fois installée, j’ai compris que les deux autres camarades à mes côtés se trouvaient dans la même situation, dans l’attente du passage d’Ana Noronha, la jeune femme qui, depuis quelques mois, était à la tête de l’administration de cette maison. J’ai remarqué également que la télévision n’était pas allumée, chose rare dans un espace où le brouhaha des émissions de l’après-midi permet à peine de nous entendre les uns les autres. Et j’ai pensé que les astres du hasard se conjuguaient en notre faveur, puisque le silence qui régnait là permettrait à la jeune Ana Noronha, désormais directrice, de nous entendre. “Sollicitez-la quand elle passera, mais poliment”, a recommandé Salomé comme si elle craignait que nous abusions. Et bientôt la directrice s’est approchée, mais en nous regardant sans nous voir. La directrice a continué son chemin, très pressée.
En suivant ses mouvements, il m’était difficile de croire qu’un an auparavant, la directrice Noronha avait répondu au nom d’Anita. Elle n’était alors qu’une stagiaire qui rendait visite aux résidents dans leurs chambres dès sept heures et demie du matin. Elle arrivait avec ses chaussures plates en frappant du bout des doigts à chacune des portes, elle demandait la permission d’entrer et, que nous dormions ou non, elle s’approchait de nos lits et se penchait. Elle nous regardait alors posément dans les yeux, son regard parcourait nos visages, contemplant ce qu’ils renfermaient, lentement, comme si elle avait le temps de visiter nos âmes en personne. Elle bavardait avec chacun de nous. On dit qu’elle avait si bien rempli son rôle de stagiaire qu’en quelques mois elle était devenue salariée. Et était aussitôt montée en grade, une ascension surprenante, compte tenu du fait que tout cela s’était produit en l’espace d’un an. Mais si cela signifiait qu’elle avait beaucoup gagné, de mon point de vue il y avait dans tout cela, en contrepartie, une grande perte – elle avait perdu son regard paisible.
Désormais, les yeux de l’ancienne Anita passent rapidement sur toutes les surfaces sans s’arrêter sur aucune d’elles, ils vont et viennent acculés, mouillés, fébriles, et je pense que, parce qu’elle doit tout diriger, elle ne possède plus rien de ce qui avait fait d’elle une personne aimée. Anita transformée en Mme Noronha a perdu la paix de son regard. À mon avis, on ne l’a pas montée en grade mais rétrogradée. Cet après-midi-là, quand on m’a placée dans le passage, elle allait et venait, ne paraissant voir personne. Occupée.
Tellement occupée qu’elle surgissait tantôt du côté du Grand Hall, tantôt du côté du cabinet de consultation, comme si elle faisait le tour de la maison, sans s’arrêter auprès de nous même si mes camarades réclamaient ouvertement son attention. Dona Santanita, assise à ma gauche, au passage de Mme Ana Noronha, en est arrivée à tirer sur le bout de sa jupe. Elle y a mis beaucoup d’ardeur, mais la jupe a échappé à sa main. Au nouveau passage de la directrice, M. Mota, assis à ma droite, s’est levé et a tenté de freiner son pas avec sa canne. La directrice, qui marchait à vive allure avec une liasse de papiers dans les bras, a réussi à avancer, nous laissant derrière elle. Je ne perdais pas espoir, je savais que, si elle se baissait pour leur répondre, j’aurais également ma chance. La télévision était toujours muette et seules des voix s’élevaient du côté de l’ascenseur, parmi lesquelles je reconnaissais celle de dona Joaninha. Certains parlaient fort, mais dona Joaninha riait aux éclats. C’était dans cette direction que la directrice se dirigeait, comme s’il y avait là un centre d’intérêt particulier. Dans le salon, sans le bruit de la télévision, les voix en arrière-fond, bien que sur le simple ton d’une conversation, retentissaient dans toute la pièce. Néanmoins, M. Mota ne renonçait pas. La directrice Noronha, que nous appelions encore récemment simplement Mlle Anita, repassait. Il a crié : “Halte là !”
On raconte que M. Mota a été un bon menuisier, en son temps il avait géré un grand atelier d’où sortaient des meubles pleins de tiroirs et de la taille de maisons. Je le crois. Qui que soit Mota, son cri a fonctionné. “Halte là !” La directrice s’est baissée, ses cheveux longs à hauteur de nos visages, elle a souri à mes camarades. “Allez-y…” a dit Mme Noronha. Ses yeux se sont posés par terre un moment. Elle a écouté. Alors dona Santanita lui a parlé à l’oreille, longuement, sans cesser de remuer les lèvres. Noronha s’est dégagée, elle lui a répondu à haute voix : “Dona Santanita, personne n’a volé votre manteau de printemps. Il a simplement disparu. Mais ici, ces derniers temps, tout ce qui disparaît réapparaît. Il est sûrement dans la buanderie. Ne vous inquiétez pas, je vais le chercher moi-même. Vous verrez, vous pourrez le mettre dès demain…”
Dona Santanita l’a crue : “Ah ! Quelle joie de retrouver ma veste marron.” Et alors la directrice s’est adressée à M. Mota : “Allez-y.” Un sujet très simple. En définitive, M. Mota voulait juste mettre en lieu sûr un billet de vingt euros et il ne savait pas comment faire. Mais dans ce cas il lui faudrait patienter et remettre le billet au secrétariat, Luís Cotovio s’en occuperait. La directrice n’avait pas le temps d’emmener M. Mota jusqu’à Cotovio, mais Cotovio viendrait le voir. M. Mota n’était pas convaincu. “Et moi qu’est-ce que je fais de mon billet entre-temps ?” a interrogé le menuisier la voix pleine d’angoisse. “Tenez-le bien dans votre main, monsieur Mota, ne le lâchez pas, serrez-le fort au fond de votre poche, Luís arrive.” Et la directrice Noronha allait se relever et partir, ses cheveux ont même volé dans une autre direction, mais je ne l’ai pas laissée. J’ai dit : “Et moi je ne suis personne ?”
Noronha a posé la main sur mon épaule : “Quelle idée, dona Alberti. Dites aussi ce dont vous avez besoin.” Là, je me suis mise à trembler, les mots étaient arrimés à mon cœur et refusaient de se détacher. Comme la directrice attendait patiemment mes paroles, j’ai fini par réussir à lui demander : “Madame Ana Noronha, savez-vous par hasard où se trouve une ville nommée Bakou?”
“Bakou ?” a-t-elle interrogé.
J’ai dû répéter le mot plusieurs fois parce que la jeune directrice n’avait pas la moindre idée qu’il existait une ville dans ce monde avec un nom pareil. Et, incapable de reconnaître ce mot, elle allait encore une fois repartir, mais je lui ai dit, avec toute l’énergie de mon âme : “Mademoiselle Anita, je vous demande de chercher sur votre portable, je vous en supplie, parce que j’ai oublié où est située cette ville, dans un pays près de la mer Caspienne dont je ne me rappelle pas le nom, et si j’y pense je peux à peine dormir…” Et comme je me tenais prête, j’ai ouvert le sac que je porte sur la poitrine et je lui ai tendu le papier avec le mot écrit.
Elle a pris son portable, a recopié le mot, tout en regardant en même temps autour d’elle. Le silence inhabituel qui planait sur le salon transformait tous les gestes et toutes les paroles en événements importants. Les rires de satisfaction de dona Joaninha au fond claquaient au milieu du silence, et d’autres voix l’accompagnaient. Pendant ce temps-là, Mme Noronha, très jeune, très bien habillée, très bien chaussée, cherchait sur son portable le mot Bakou, déplaçant ses doigts agiles, d’avant en arrière. Et moi, encore impressionnée par la lecture du garçon aux sourcils épais dont la vie m’avait fait cadeau, je pensais combien il était triste qu’une jeune fille, aussi bien habillée, âgée de trente ans seulement, ne sache pas où se trouvait une ville du Caucase, en Asie méridionale, Bakou. Je ne nie pas avoir éprouvé du dépit. Que savent certains diplômés de nos jours ? Que lisent-ils, qu’écrivent-ils, quelles vétilles étudient-ils à la place de ce qu’ils devraient, pour ne connaître ni l’histoire ni la géographie ? Peu savent lire comme le garçon aux sourcils épais. J’étais dans ces pensées, pendant que la jeune femme pianotait sur le clavier de son portable, quand on a entendu la voix d’une aide-soignante brailler depuis le hall : “S’il vous plaît, allez à la porte d’entrée, M. Paiva veut se sauver !”
“Qui est-ce qui veut se sauver ?”
Les voix animées qui provenaient du fond du salon se sont interrompues. Quelques têtes se sont tournées vers la porte d’entrée. J’ai cherché à faire de même. Je me trouvais loin de l’incident, mais je comprenais qu’une épreuve de force se déroulait sans doute dans la zone de l’accueil entre M. Paiva et l’une des aide-soignantes. À cet instant, la directrice avait déjà refermé son portable où se trouvaient cachées l’Europe et l’Asie, avec toutes les mers et les rivières, et parmi elles le mot Bakou, et parce qu’elle devait superviser en même temps soixante-dix personnes assises, elle s’était envolée vers la zone du hall. La confrontation n’a pas duré longtemps. La bagarre a été rapide. Un choc métallique et des vitres brisées. Mais après quelques cris, M. Paiva était de retour dans le salon, prisonnier des bras de plusieurs filles, et non seulement il avait blessé l’une d’elles, une maigrichonne, celle avec laquelle il s’était battu à la porte, mais il s’était lui-même blessé et il saignait. Noronha en personne aidait à maîtriser l’ardeur du fugitif, qui présentait une belle entaille sur le front des suites de son coup de tête contre la vitre. Finalement ils ont assis M. Paiva, l’ont rassuré, allongé et couvert d’un linge blanc, en attendant les soins. Le brancard improvisé, installé sur le lieu de passage, se trouvait juste à côté de nous. À ma gauche dona Santanita, à ma droite M. Mota. Tous les trois nous avons alors pris conscience de ce qui se passait – Sous les chaises où ils avaient réussi à allonger M. Paiva, … »

À propos de l’autrice
JORGE_lidia_DRLidia Jorge © Photo DR

Née à Boliqueime le 18 juin 1946, Lidia Jorge est diplômée en philologie romane de la faculté des lettres de l’université de Lisbonne, a été enseignante dans l’enseignement secondaire et a exercé cette fonction pendant quelques années en Angola et au Mozambique. Elle a écrit de nombreux romans traduits dans une douzaine de pays, en particulier Le Rivage des murmures, Le Vent qui siffle dans les grues et Les Mémorables. Misericordia (2023) a obtenu de nombreux prix, dont le Medicis étranger. Egalement autrice de sept recueils de nouvelles, ainsi que des pièces de théâtre, de la poésie et des chroniques. Tout au long de sa carrière, elle a reçu 21 prix littéraires. Elle vit à Lisbonne. (Source: Éditions Métailié)

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En deux mots
Eleanor découvre sa grand-mère assassinée. Alors que l’enquête de police piétine, elle se rend avec son compagnon et l’exécuteur testamentaire dans le vaste domaine dont elle vient d’hériter. Alors qu’un hiver rigoureux s’installe, elle cherche à en savoir davantage sur l’histoire de ses aïeux. Mais la mise à jour de secrets de famille ne semble pas plaire à tout le monde. L’assassin rôde toujours.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vie cachée de ma grand-mère

Camilla Sten nous revient avec un thriller tout aussi glaçant que «Le village perdu». Cette fois une héritière est confrontée à de lourds secrets de famille et à un tueur qui rôde autour du manoir isolé qu’elle est venue découvrir alors que l’hiver et la nuit s’installent.

Ce thriller saisissant s’ouvre par un interrogatoire. Eleanor doit tenter d’expliquer les circonstances de la mort de sa grand-mère. En lui rendant visite, elle l’a découverte avec des plaies au cou, des ciseaux dans la main. Mais elle a aussi croisé son assaillant, un homme en noir, qui a pris la fuite. Le problème, c’est qu’Eleanor souffre de prosopagnosie, le trouble de la reconnaissance des visages. Son cerveau n’enregistre pas les visages humains et se contente de détails comme la vivacité d’un regard. L’enquête s’annonce particulièrement délicate.
D’ailleurs cinq mois plus tard, elle piétine toujours. En revanche, les formalités de succession peuvent suivre leur cours. Eleanor découvre avec stupéfaction qu’elle hérite d’un grand domaine avec une forêt et des terres de chasse, à une heure et demie de route au nord de Stockholm.
Elle décide de se rendre sur place avec Sebastian, son compagnon, et d’un avocat, Rickard Snäll. «Quand elle débouche de la clairière, elle découvre une grande bâtisse bien entretenue de deux étages, somptueuse avec ses murs en crépi blanc et ses rangées de fenêtres noires qui vous regardent sans vous voir.» Elle constate que sa tante Veronika, la sœur de ma mère, a également fait le voyage. En revanche, Bengtsson, le gestionnaire du domaine, semble s’être évaporé. Et ce n’est pas le seul mystère qui plane au-dessus de ce vaste domaine. Au cours de leur inventaire, Eleanor va découvrir un carnet rédigé en polonais dans une petite chambre occultée et va tenter d’en savoir davantage sur l’histoire de ses grands-parents.
Qui était vraiment Vivianne? Qui aurait pu vouloir la tuer? Et pourquoi voulait-elle garder l’étrange manoir secret? Mais à chaque fois qu’elle progresse dans ses recherches, elle est confrontée et de nouveaux mystères.
Camilla Sten a choisi de scinder le récit en deux périodes, la quête d’Eleanor pour trouver les réponses à tous les secrets de famille et en parallèle la chronique des années 1960, lorsque Viviane vivait dans le domaine. Une construction qui permet au lecteur de comprendre les circonstances qui ont conduit à cette atmosphère si sombre. Les événements sont de plus en plus dramatiques et la saison – le froid et la nuit s’installent – ainsi que l’isolement – le domaine est loin de tout, les communications interrompues – vont renforcer la peur qui s’installe. Quand l’avocat est grièvement blessé, Eleanor ne peut s’empêcher d’imaginer que l’assassin de sa grand-mère rôde toujours. Aussi décide-t-elle de rentrer à Stockholm au plus vite.
Mais un véhicule en travers de la route va l’obliger à rebrousser chemin et à affronter le tueur.
Bien entendu, le thriller construit autour d’une maison isolée et de l’atmosphère angoissante n’est pas nouveau. Le cinéma et la littérature ont abondamment traité le sujet. Mais aussi Camilla Sten elle-même dans son précédent thriller, Le village perdu. Elle s’est aussi souvenue d’un roman de sa mère Viveca, Les nuits de la Saint-Jean, pour combiner les deux temporalités. Et c’est très réussi. Le suspense est au rendez-vous, la peur décuplée du fait de la prosopagnosie d’Eleanor, une maladie qui va bien compliquer l’enquête.
À l’heure où l’automne s’installe, n’attendez pas la nuit noire ou les grands froids pour vous plonger sous la couette avec ce Manoir des glaces!

Le manoir des glaces
(Arvtagaren)
Camilla Sten
Éditions du Seuil, cadre noir
Thriller
412 p., 21,90 €
EAN 9782021515367
Paru le 13/10/2023

Où?
Le roman est situé en Suède, à Stockholm et dans une région isolée du pays, en pleine forêt.

Quand?
L’action se déroule de nos jours ainsi que dans les années 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
Eleanor n’aurait jamais imaginé assister au meurtre de sa cruelle mais bien-aimée grand-mère Vivianne. Sur le seuil de l’appartement, elle croise le tueur. Mais atteinte d’une maladie rare, la prosopagnosie, elle ne peut reconnaître les visages.
En état de choc, elle apprend de surcroît que Vivianne lui a légué un manoir isolé dans la forêt suédoise dont elle n’avait jamais entendu parler.
Accompagnée de sa tante Veronika, de son compagnon Sebastian et d’un avocat un peu étrange, Eleanor se rend, angoissée, dans ce lieu inconnu. Le manoir dévoile peu à peu ses secrets et semble avoir été le témoin d’un passé terrible. Que cachait Vivianne ? Pourquoi n’avoir jamais mentionné l’existence de cette bâtisse ?
Beaucoup d’interrogations et si peu de temps, car le blizzard se lève et l’ombre des bois pénètre dans le domaine de Haut Soleil. Commence alors un huis clos pour le moins glaçant…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog L’Ivresse du noir
Blog Blacknovel 1
Blog Ma voix au chapitre


Bande-annonce du roman «Le Manoir des glaces» de Camilla Sten © Production Éditions du Seuil

Les premières pages du livre
« ELEANOR
Dimanche 15 septembre
L’ampoule à économie d’énergie jette une lumière froide et blanche dans la pièce exiguë. Sans doute censée convoquer une normalité rassurante, de même que les chaises passe-partout et la table en bois lisse devant moi.
Lorsque je regarde mes mains, j’ai toujours l’impression d’y voir du sang, bien que je les aie frottées au savon antiseptique jusqu’à ce qu’elles soient rouges et irritées, dans la salle de bains aux murs immaculés.
La porte s’ouvre. Je sursaute. Entre un homme aux cheveux blonds en brosse, en uniforme de policier. Il tient à la main un petit dictaphone.
Il pose l’appareil gris sur la table entre nous avec un bruit étonnamment fort.
– Victoria, commence-t-il. Je vais enregistrer notre conversation, êtes-vous d’accord ?
Il m’appelle Victoria, comme si nous nous connaissions.
La pièce tourne autour de moi. Je suis si lasse, j’ai si froid. Je ferme les yeux pour que tout s’arrête.
– Victoria, répète-t-il de sa voix à la douceur factice.
J’ouvre les paupières, la bouche pâteuse. Je suis obligée de le corriger :
– Eleanor. Je m’appelle Victoria Eleanor mais personne ne m’appelle Victoria. Sauf Vivianne.
– Entendu. Vous êtes d’accord pour que j’enregistre la conversation, Eleanor ?
Je hoche la tête.
– Pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé lorsque vous avez rendu visite à votre grand-mère ?
– S’il vous plaît, ne l’appelez pas ma « grand-mère ». Elle n’aime pas ça. Elle s’appelle – s’appelait – Vivianne.
– D’accord, acquiesce le policier, conciliant. Pouvez-vous me dire ce qui s’est passé quand vous êtes allée chez Vivianne ?
Il a les yeux bleu clair, d’une couleur si homogène qu’ils semblent faux. Faciles à mémoriser. Bon signe distinctif.
Connaît-il mon diagnostic ? Je me surprends à me poser la question.
A-t-il déjà entendu le mot prosopagnosie ? Lui a-t-on déjà expliqué ce qu’il signifie ?
Je suis douée pour expliquer ça aux gens. Je le suis devenue. C’est inévitable quand on passe son temps à le faire.
La prosopagnosie est le trouble de la reconnaissance des visages. Mon cerveau n’enregistre pas les visages humains de la même manière que le commun des mortels. Je ne reconnais pas les visages. Au lieu de cela, je suis obligée de mémoriser des caractéristiques.
Non, pas très pratique en soirée. Oui, c’est une bonne excuse, sauf que ce n’est pas une excuse. C’est ma vie. Je ne reconnais personne. Pas même mon visage quand je me regarde dans le miroir.
– J’ignore ce qui s’est passé.
Il ne répond pas, m’oblige à remplir le silence.
– Je devais aller dîner chez Vivianne dimanche. Nous dînons ensemble tous les dimanches. Nous nous sommes mises d’accord sur ça. Elle ne doit pas venir chez moi, ne doit pas débarquer à mon travail ou appeler mille fois jusqu’à ce que je décroche. En échange, je lui rends visite tous les dimanches soir. Je le fais toujours. J’allais juste dîner chez elle et…
Je dévisage le policier. Les mots me manquent.
– Ça n’a pas besoin d’être parfait. Racontez-moi ce dont vous vous souvenez.
Ce que je fais.

ELEANOR
Cinq heures et cinq minutes plus tôt
L’écho de mes pas résonnait dans la cage d’escalier. L’angoisse me nouait l’estomac, comme chaque fois que je gravissais les dernières marches qui menaient à l’appartement de Vivianne. J’y avais vécu seize ans. C’était « chez moi ». Si ça ne tenait qu’à moi, je n’y aurais plus jamais mis les pieds.
Les dîners du dimanche étaient un compromis. Deux heures par semaine pendant lesquelles Vivianne avait le droit de murmurer, régenter, me faire avaler du xérès dans de petits verres délicats et m’examiner sous toutes les coutures. C’était l’idée de ma psy, Carina, et l’arrangement avait bien fonctionné depuis près de quatre ans. C’était un compromis.
Je ne voulais pas complètement couper les ponts avec Vivianne. Elle était ma grand-mère en théorie, ma mère en pratique. Impossible de vivre avec elle, impossible de vivre sans.
Les coups de téléphone de la semaine dernière, en ces journées de septembre à la chaleur accablante, avaient rompu notre pacte. Elle ne devait appeler qu’en cas d’urgence. Je n’avais pas répondu mais elle avait laissé des tas de messages sur mon répondeur. Quatre le mardi, six le jeudi. Un seul tard le vendredi soir.
Je les entends dans les murs. Ils me murmurent des choses.
Le dernier message m’avait flanqué la chair de poule.
J’étais habituée à ce qu’elle m’appelle, ivre et folle de rage, ivre et triste ou encore ivre et hallucinée, mais là, c’était différent.
Avait-elle commencé à perdre la boule ? Pour moi, Vivianne n’était pas âgée – elle était sans âge, Vivianne tout simplement – mais il est vrai qu’elle approchait des quatre-vingts ans.
Je me suis arrêtée devant sa porte. La plaque polie portait l’inscription V. Fälth. Courte. Convenable.
Je me suis préparée mentalement.
Pourquoi l’air était-il toujours irrespirable dans ce foutu immeuble ? J’étouffais. Si seulement j’étais restée dans mon appartement spacieux, un bras de Sebastian autour de mes épaules, sur notre canapé Ikea élimé, devant notre écran plat bien trop cher. Si seulement je pouvais passer mes dimanches soir à mater Netflix sans me prendre la tête, comme tous les autres.
Je frappai.
Les secondes s’écoulèrent. Une. Deux.
La porte s’ouvrit.
Je me forçai à sourire, bouche fermée ; je m’apprêtais à entrer mais une intuition m’arrêta. Quelque chose ne tournait pas rond. La personne à la porte ne correspondait pas à ma grand-mère.
Je la dévisageai, cherchant les traits distinctifs de Vivianne. Je ne voyais qu’un bonnet noir en laine à la place des cheveux brillants de ma grand-mère.
Je baissai les yeux sur ses mains.
Ce n’étaient pas les mains de Vivianne. Les ongles n’étaient pas longs et rouges ; l’index de la main droite ne portait pas une grosse bague en topaze. Les mains étaient, semblait-il, tachées de rouille.
– Qui…
Mais elle m’avait déjà bousculée et avait dévalé l’escalier. Stupéfaite, je suivis du regard la silhouette puis me retournai vers l’appartement.
Vivianne gisait sur le sol de l’entrée. Devant elle, sur le tapis gris-bleu à motifs, un objet reflétait la lumière du lustre de cristal. J’ouvris la bouche pour poser une question. C’est là que je sentis l’odeur.
Elle me frappa comme un mur.
Lourde, doucereuse – du fer, de la viande, du parfum. Elle me souleva l’estomac.
Sur le tapis, les ciseaux étaient ouverts, lames écartées. Je ne les avais jamais vus ainsi. Je ne les avais vus que polis, beaux et inutilisables à côté du miroir à main assorti aux décorations sinueuses et de la blague à tabac sur le buffet de la salle à manger.
Ils n’étaient plus lustrés. Ils laisseraient des traces sur le tapis.
Vivianne tendait le bras vers les ciseaux, la main ouverte.
Comme c’est étrange, pensa mon cerveau gelé, embrumé, pendant le court instant où je demeurai immobile. Pourquoi cherche-t-elle à attraper les ciseaux ? Et pourquoi ne s’assied-elle pas pour les saisir ?
Je sortis soudain de ma torpeur et je compris qu’elle ne tendait pas le bras vers les ciseaux mais vers moi ; que le gémissement, le râle qui sortait de sa bouche était sa tentative de crier mon nom ; que son chemisier à motifs n’était pas à motifs mais transpercé, à plusieurs reprises, par les ciseaux posés sur le tapis à cinquante centimètres de mes pieds.
Je traversai l’entrée en deux enjambées et m’agenouillai auprès d’elle. Je m’entendais parler, mais ma voix me parvenait depuis le lointain :
– Que se passe-t-il ? Que s’est-il passé ? Que dois-je faire ? Que veux-tu que je fasse ?
Parce qu’elle savait toujours quoi faire.
Alors je continuai à lui poser des questions, même si je voyais l’intérieur de son œsophage, écarlate, sanguinolent. La chair sous la peau. Elle me saisit le poignet de sa main tendue, comme un écho de toutes les fois où elle avait exécuté ce geste. Elle serra si fort que mes os semblèrent s’entrechoquer, comme si elle se noyait et que j’étais sa bouée de sauvetage. En un sens, elle se noyait vraiment. J’entendais à sa respiration difficile, rauque, que le liquide visqueux qui s’écoulait de plus en plus lentement de sa gorge avait déjà commencé à s’insinuer dans ses poumons.
Je fis la seule chose qui me vint à l’esprit.
Je pressai ma main libre contre la plaie de son cou.

ELEANOR
Aujourd’hui
– Vous souvenez-vous à quoi ressemblait la personne qui a ouvert la porte ? demande le policier. Pouvez-vous décrire son visage ? Était-ce un homme ou une femme ? Vous rappelez-vous son âge ?
Je secoue lentement la tête, croise ses yeux bleus, brillants, et souffle entre mes lèvres muettes :
– Non.

PREMIÈRE PARTIE
ELEANOR
Mercredi 19 février
Cinq mois plus tard
Il fait une chaleur à crever dans la voiture mais je ne dis rien. L’hiver a été marqué par la grisaille et les champs que nous dépassons s’étendent décolorés, couverts de givre, sous le ciel lourd ; seule une fine couche de neige les protège du vent. Avec un temps pareil, pas étonnant qu’on se sente gelé jusqu’à la moelle. Sans compter que c’est la voiture de Sebastian, et c’est lui qui conduit ; il règle la température à sa convenance.
– Merci d’avoir pris le volant, lui dis-je.
Il esquisse un vague sourire sans quitter la route des yeux.
– Pas de problème. J’aime bien conduire à la campagne. Moins stressant qu’en ville.
Je pose une main sur son genou car je sais que c’est la chose à faire, je serre délicatement. Nous sommes en couple depuis six ans mais ce genre de geste ne me paraît toujours pas naturel.
Nous nous taisons.
– Je me demande dans quel état est la maison, déclare Sebastian au bout de quelques minutes. Si ça se trouve, c’est une ruine ; c’est peut-être pour ça que ta grand-mère n’en a jamais parlé.
– Je ne sais pas.
Quand l’avocat de Vivianne avait mentionné le domaine de Haut Soleil pour la première fois, j’avais cru à une erreur. Je venais de sortir de l’hôpital, je ne savais pas encore comment j’allais supporter le monde réel.
L’avocat avait été très factuel. À mon grand soulagement, il avait esquivé les condoléances.
Tout d’abord nous devons parler de Haut Soleil, avait-il annoncé de but en blanc.
Avec une grande concision, il avait expliqué que Vivianne possédait des documents selon lesquels un bien était enregistré à son nom. Un ancien domaine avec une forêt et des terres de chasse, à une heure et demie de route au nord de Stockholm, qu’elle avait hérité de feu son mari – mon grand-père.
– Je crois que mon grand-père est décédé aux alentours de Noël. Ils passaient les fêtes au domaine. Ça a dû arriver là-bas. C’est peut-être pour ça qu’elle a cessé d’y aller.
Sebastian fronce les sourcils.
– Comment est-il mort, déjà ? Il me semble que tu ne me l’as pas dit.
– Non, c’est vrai. Je n’en suis pas sûre moi-même. Elle n’en parlait jamais. Elle n’aimait pas parler de papi. J’ai toujours pensé qu’il avait été emporté par une crise cardiaque ou quelque chose dans le genre. En tout cas, il n’était pas malade. Ça a dû être assez brutal.
Les habitations se font plus rares. Nous avons dépassé de charmantes maisons de campagne puis des fermes, et ne voyons désormais que de vieilles bâtisses décaties aux murs en ruine et aux vitres brisées. Nulle trace de pas ou de roues sur la couche de neige glacée qui recouvre les prés. La région semble abandonnée. On se sent seul au monde.
Je regarde par la fenêtre en me rongeant l’ongle du pouce, une mauvaise habitude qui me suit depuis l’enfance et dont je ne parviens pas à me défaire. J’arrive de temps à autre à arrêter plusieurs mois d’affilée, puis un coup de stress me fait replonger. Depuis ce soir-là, je n’ai même pas essayé de me retenir. Mes ongles sont réduits à l’état de moignons déchiquetés, mes cuticules sont à vif.
Le GPS nous indique d’une voix monocorde de tourner à droite. Sebastian quitte la route et s’engouffre dans la forêt.
Direction, le domaine de Haut Soleil.

Anushka, le 18 juin 1965
Avant mon départ, ma mère m’a dit qu’ici il ferait froid. Très froid. Qu’il fallait que je me prépare à toujours être frigorifiée. Elle m’a fait ranger d’épais pulls dans ma valise et enfiler son gros manteau par-dessus le mien qui était élimé.
Mais dans cette maison, il fait une chaleur à crever. Je me sens trop grande pour mon enveloppe corporelle. Lourdaude, gonflée.
Nous sommes à la campagne depuis quatre jours et je me demande bien comment je vais tenir. On ne peut même pas ouvrir les fenêtres. Quelqu’un a peint les chambranles à grands coups de pinceau, ce qui les a complètement englués, et j’ai beau savoir que c’est vain, je ne peux m’empêcher de tirer sur la poignée, lorsqu’ils descendent au lac. J’appuie le front contre la vitre brûlante, y laissant des taches graisseuses.
Je les essuie avant qu’ils rentrent, pour qu’Elle ne voie pas.
Il dit toujours que c’est l’été le plus chaud de l’histoire, et semble étonnamment ravi même quand Il s’évente avec son journal à la table du petit-déjeuner. Je me contente de sourire, sans répondre. Elle croit que je ne le comprends pas, mais c’est juste que je ne sais pas quoi répondre.
Au début, je me taisais parce que j’avais honte ; les mots semblaient si maladroits dans ma bouche, mes phrases si laides et hésitantes. J’avais toujours été vive. C’est ce que disaient les voisins à ma mère quand j’étais petite : « Elle n’est pas jolie, mais elle est vive », « Estime-toi heureuse d’avoir une fille aussi éveillée. Aux jambes aussi rapides que l’esprit ».
Maintenant, je me sens bête. Depuis mon arrivée, j’ai l’impression que mon intelligence s’est envolée.
Ici, je ne suis pas drôle non plus. Personne ne rit à mes blagues, personne n’est impressionné par mes raisonnements. Pire, personne ne veut entendre ce que j’ai à dire. Si je garde le silence, ils pensent que je ne comprends pas, et si je parle, ils n’entendent que mes fautes d’accent et en déduisent que je suis sotte.
Ce n’est pas la vie que ma mère voulait pour moi. Ce n’est pas une chance qui m’est offerte.
Je ne suis dans ce pays que depuis quatre mois et je sais que je dois tenir bon, mais pitié, maman, tout ce que je veux c’est rentrer à la maison.
Si seulement je pouvais rentrer.

ELEANOR
– Là ! s’écrie Sebastian, m’arrachant à mes pensées.
Je sursaute et lève les yeux.
Après des kilomètres de champs, une route étroite nous a menés à travers une forêt dense aux grands troncs couverts de givre. Nous débouchons sur une clairière qui accueille plusieurs bâtiments. Une route en terre monte vers le manoir – une grande bâtisse bien entretenue de deux étages, somptueuse avec ses murs en crépi blanc et ses rangées de fenêtres noires qui vous regardent sans vous voir. Plus loin, on devine des maisons plus modestes et un petit lac entouré de roseaux gelés. La glace bleutée s’étire à la surface, parfaite, intacte.
– Waouh, incroyable ! s’enthousiasme Sebastian.
– Oui, c’est impressionnant. L’avocat avait parlé d’un manoir, mais ça…
Je hausse les épaules.
– Et ces autres petites constructions ? Qu’est-ce que c’est ?
J’essaie d’embrasser le domaine du regard. Certains des bâtiments ne sont pas si petits. L’un d’entre eux fait presque la moitié de la surface de l’édifice principal – ça doit être une écurie ou une sorte de hangar car il est un peu en retrait, caché à la lisière du bois.
– Plein de choses. Je ne sais pas.
À ma grande surprise, deux véhicules sont garés dans l’allée. L’un d’entre eux est une Volvo grise anonyme mais l’autre…
– Je croyais qu’il n’y aurait que l’avocat et nous ? s’étonne Sebastian en arrêtant la voiture.
Je secoue la tête.
– Moi aussi.
Au même moment, j’aperçois la sœur de ma mère, vêtue de l’un de ses innombrables manteaux noirs, appuyée contre la façade de la demeure, cigarette à la bouche. J’ajoute, d’un ton sec qui ne me ressemble pas mais qui l’espace d’un instant me fait penser à Vivianne :
– C’est typique de Veronika !
Aucun d’entre nous ne fait mine de vouloir sortir de la voiture.
– Je ne pensais pas qu’elle viendrait, dit Sebastian, la voix teintée d’une inquiétude qu’il ne parvient pas à dissimuler.
Sebastian n’a rencontré Veronika qu’une fois mais c’était amplement suffisant. Ça l’est pour la plupart des gens.
– Moi non plus. Elle avait dit qu’elle ne viendrait pas.
Ses mots exacts étaient les suivants : Il aurait fallu que cette vieille bique me paie pour y aller. D’une certaine manière, Vivianne la payait puisqu’il fallait faire estimer le domaine pour qu’elle touche sa part de l’héritage.
Je ne suis pas proche de Veronika. Je ne sais pas si Veronika a des proches. Quand j’étais petite, elle nous rendait visite et m’apportait toujours des cadeaux. Elle arrivait, toujours de noir vêtue, dans un nuage de fumée de cigarette à l’odeur à la fois glamour et écœurante. Puis elle avait cessé de venir. Depuis plusieurs années maintenant, je ne la vois plus que pour Noël, autour d’un long repas guindé où nous dégustons de la selle de chevreuil, de la gelée de groseilles et du gratin de pommes de terre. Veronika et Vivianne se toisent, les yeux mi-clos, chacune à un bout de la table et je tente de créer tant bien que mal un ersatz de bonne ambiance.
Je la voyais, plus exactement. Nous ne fêterons plus Noël toutes les trois. Pas avec Vivianne.
Veronika contemple la voiture de Sebastian avec le regard nonchalant, légèrement dégoûté qu’elle jetterait à un blaireau écrasé sur le bord de la route. Son manteau ébène trop large pend comme une paire d’ailes repliées et son sévère carré court de jais encadre son visage oblong.
Ses cheveux ont toujours été son trait le plus caractéristique. Il m’arrive de tressaillir quand je vois dans la rue une personne coiffée d’un carré court de la même couleur ; je croise son regard et j’attends qu’elle détourne les yeux sans me reconnaître avant d’oser souffler.
Sebastian éteint le moteur.
– Ne t’en fais pas, me rassure-t-il. On n’est là que pour quelques jours. Et puis, elle va sans doute se lasser et rentrer dès demain.
Sebastian, cet éternel optimiste.
– Ça doit être l’avocat, reprend-il au moment où j’aperçois un homme.
Si Veronika fait penser à un corbeau, l’exécuteur testamentaire semble tiré d’une banque d’images de photos de juristes. Il porte un pardessus gris assorti à sa Volvo – je ne peux m’empêcher de me demander si c’est à dessein –, les cheveux soigneusement peignés vers la gauche le long d’une raie parfaitement rectiligne, des gants en cuir et une serviette coordonnée posée à ses pieds alors qu’il nous attend en haut de l’escalier à l’entrée du manoir.
– Bonjour, lui dis-je en sortant de la voiture.
Je ferme la portière. Après cet habitacle surchauffé, l’air de février me revigore.
– Victoria ? demande-t-il avec cet accent typique de Stockholm qui doit rendre difficile pour lui un séjour prolongé hors de la capitale. Nous avons échangé par téléphone, n’est-ce pas ? Je suis Rickard Snäll, du cabinet Lindqvist.
C’est lui qui m’avait contactée quelques semaines plus tôt en m’informant qu’il serait temps de visiter le Haut Soleil pour procéder à un inventaire de succession. Il est plus jeune que je ne l’ai pensé quand je l’ai aperçu depuis la voiture. Il doit avoir la quarantaine bien tassée d’après les rides autour de ses yeux et les mèches grises dans ses épais cheveux bruns. Un autre avocat, plus âgé, était en charge du testament.
– Eleanor. (Je souris pour ne pas sembler désagréable.) Je préfère Eleanor.
– Ah. Ravi de vous rencontrer enfin, Eleanor.
Sa poignée de main est chaude et ferme. Je la lâche un peu trop vite.
Mon pouls accélère, palpite dans mes veines.
Ce n’est que l’avocat qui va s’occuper de l’inventaire. Aucun danger. Tu lui as parlé au téléphone, tu te rappelles ?
Je cherche un autre point où fixer mon regard pour ne pas le dévisager et je tombe sur Veronika. Elle jette sa cigarette dans le gravier, l’écrase du talon d’un geste aussi brutal qu’efficace et lève les yeux sur moi.
Pendant plusieurs secondes, personne ne dit mot. Elle attend que je me lance. C’est une technique de Vivianne, même si Veronika se mettrait en rogne si je le soulignais. Je craque la première.
– C’est génial que tu aies pu venir.
Ses lèvres s’étirent dans un sourire. Mais seulement vers la gauche. Petite, je pensais qu’elle le faisait à dessein. À l’époque j’étais encore émerveillée par ma tante qui me prodiguait une attention distraite, de celle qu’on accorde à un chiot. Son attention durait plus longtemps que celle de Vivianne, mais son humeur était plus changeante. Je la vénérais pour cela.
Ce n’est qu’à l’adolescence, lorsque la fougue de Veronika avait commencé à se calcifier et à se changer en agressivité, que Vivianne m’avait confié avec mesquinerie que ce défaut avait été causé par une paralysie faciale temporaire dont ma tante avait souffert avant ma naissance. C’était en réalité une bénédiction, avait affirmé Vivianne avec son sourire parfaitement symétrique. Elle ressemble tout de même à son père. Cette paralysie a au moins conféré à son visage du caractère.
– J’ai changé d’avis, lance Veronika. (Elle n’a ni regardé ni salué Sebastian.) Je ne suis pas venue au domaine de Haut Soleil depuis mon enfance. Je ne pouvais pas manquer ça. (Elle hausse légèrement les sourcils.) Ah ah ! Voilà le petit ami. Je vois.
Sebastian affiche son plus grand sourire, comme si elle l’avait salué poliment.
– Ravi de vous revoir, Veronika.
Bien joué !
Veronika le dévisage quelques instants puis hoche sèchement la tête. Elle se tourne vers l’avocat.
– Et vous êtes… ? s’enquiert-elle, sourcils haussés, comme si elle était restée plantée là sans se présenter ni lui accorder un regard jusqu’à notre arrivée.
C’est sans doute exactement ce qui s’est passé. Il la contemple comme on regarderait un chien qui vous grogne dessus.
– Rickard Snäll. Avocat. Je suis ici pour vous aider à procéder à l’inventaire de succession et à l’évaluation du bien. (Il se tourne vers moi.) C’est vous qui avez la clé, n’est-ce pas ?
– Oui.
Je monte les marches, fouille dans ma poche, la main moite. J’évite son regard.
– Elle se trouvait dans l’enveloppe découverte dans l’appartement de Vivianne. Avec l’adresse du domaine de Haut Soleil et le numéro de téléphone de Bengtsson. Je ne sais pas si elle ouvre autre chose que le bâtiment principal. Possible qu’il y ait des serrures aux autres portes, dans ce cas c’est peut-être Bengtsson qui a les clés. C’est…
– Celui qui s’occupe du domaine, oui, termine Rickard. J’ai essayé de le contacter au numéro que vous m’avez indiqué mais je n’ai pas eu de réponse.
– Moi non plus.
Cela fait plusieurs semaines que je tente d’appeler le gestionnaire, sans succès. Je tombe directement sur le répondeur. D’après le premier avocat, le testament de Vivianne précise que son salaire doit lui être versé sur la succession jusqu’au partage de l’héritage.
– Il a peut-être arrêté, suggère Rickard.
Je ne croise pas son regard, j’introduis la clé dans la serrure et tente de la tourner. Le verrou résiste mais finit par céder. La porte s’ouvre sur des gonds silencieux et bien huilés.
Voilà donc le manoir de Haut Soleil. Le secret que Vivianne m’a caché toute ma vie.

ELEANOR
Nous entrons dans un vestibule spacieux au parquet massif, agrémenté d’un authentique tapis persan. Le plafond est haut – probablement plus de trois mètres – et la lumière qui filtre par les fenêtres de part et d’autre de la porte inonde toute la pièce.
L’intérieur ne semble pas avoir été laissé à l’abandon. Juste une fine couche de poussière sur le sol, pas de toiles d’araignée dans les coins, des vitres plus ou moins propres. Sous un grand miroir sur le mur de gauche se trouve un guéridon, le genre de meuble qui n’a d’autre fonction qu’attirer le regard avec ses pieds sculptés peints en jaune et son marbre tacheté, d’ailleurs suffisamment propre pour briller dans la lumière de la fin d’après-midi.
Bengtsson a beau ne pas décrocher son téléphone, il s’est clairement occupé de cet endroit. Lui ou quelqu’un d’autre.
– C’est elle ? s’enquiert Sebastian.
Je ne remarque le portrait que maintenant. Les rayons du soleil frappent le miroir de l’autre côté de la pièce, de sorte qu’il attire l’attention et éblouit à la fois. Pourtant, comment ai-je pu passer à côté du tableau ? Il est immense, sans doute deux mètres de haut sur un mètre cinquante de large, sombre ; la peinture à l’huile est si épaisse qu’elle semble vouloir dégouliner de la toile.
C’est un portrait de famille. Un homme, une femme et deux fillettes se détachent sur un fond gris foncé. L’homme est installé dans un fauteuil, la femme sur l’accoudoir, les jambes coquettement croisées. La plus jeune des fillettes se tient à côté d’elle, une poupée dans les bras – l’enfant ne peut pas avoir plus de deux ans – et la plus âgée – cinq ou six ans – est assise aux pieds de son père, en robe carmin agrémentée de rubans blancs. Son visage est un ovale blanc anonyme où s’ouvrent de grands yeux bruns perdus dans le vague, ses cheveux sont coiffés en deux tresses noires.
– Nom de Dieu !
Dans la bouche de Veronika, ces mots forment une phrase complète dégoulinante de mépris.
– Oui, dis-je à Sebastian. (Je déglutis.) Ça doit être Vivianne et Evert. Et les filles…
– Moi, m’interrompt Veronika en désignant sa version à deux ans.
Impossible de regarder les joues rebondies, les boucles brunes et les petites lèvres roses de l’enfant sur le tableau et de reconnaître la femme sèche aux sourcils fins à côté de moi.
– Et… Vendela, ajoute-t-elle, d’une voix un peu plus suave, en indiquant ma mère.
Ah ! Si seulement je pouvais reconnaître quelques traits de ma maman dans la fillette du tableau, dans les tresses soigneuses ou les sourcils droits, dans les petites mains ou les jambes parfaitement repliées, mais les souvenirs de ma mère sont flous. J’avais trois ans et quatre mois quand elle est morte. Vivianne ne m’a jamais informée de la date précise, autrement j’aurais aussi compté les jours et les semaines.
Le jour précis de sa mort ? Quelle importance, Victoria ! J’entends encore la voix cruelle de Vivianne dans ma tête. Avec son accent arrogant, typique des nantis de Stockholm, et son petit défaut de prononciation à peine discernable dont elle n’avait jamais réussi à se défaire tout à fait. C’était comme si certains sons se retrouvaient au mauvais endroit dans sa bouche. Je me suis toujours demandé si elle zozotait enfant ou si elle avait eu un bec-de-lièvre opéré très tôt, mais je n’avais jamais osé poser la question.
Elle n’est plus là, désormais. Je ne saurai jamais.
Les souvenirs fragmentaires que je garde de ma mère ne sont pas son visage mais son odeur, la sensation de coller mon nez contre sa nuque, sa voix quand elle riait ou me grondait. L’épisode qui reste le plus précisément gravé dans ma mémoire est le savon qu’elle m’avait passé parce que j’avais manqué de me faire écraser par une voiture. J’avais fondu en larmes et elle m’avait serrée fort dans ses bras, si fort que toute ma tristesse s’était envolée.
Je n’ai en revanche aucun souvenir de mon père. Vivianne m’a dit que c’était un moins que rien, qu’il ne méritait pas ma magnifique mère, qu’il avait mis les voiles dès qu’il avait appris sa grossesse. À mes dix-huit ans, j’ai pu lire son nom sur mon acte de naissance. Je l’ai retrouvé sur Facebook et lui ai envoyé un message. Pas de réponse. Pour l’instant, il semblerait que Vivianne ait eu raison.
Sebastian entoure mes épaules de son bras. Je crois d’abord qu’il a lu sur mon visage les signes de cette mélancolie sans contours, aussi brève qu’intense, mais il commente le tableau :
– Elle était vraiment… hum.
Bien sûr, il ne regardait pas ma mère. Il contemplait Vivianne. Toujours Vivianne.
Je sais ce que signifie son « hum ». Ça m’agace sans raison valable. Car c’était une vraie beauté. À plus de soixante-dix ans, elle était encore belle, d’une manière presque féroce. Sa peau marmoréenne artificiellement tendue, son maquillage agressivement féminin, ses cheveux d’une douceur étonnante. Elle luttait avec hargne contre le passage du temps qu’elle considérait comme une agression personnelle.
Surtout quand elle avait compris que le combat était perdu d’avance.
Parfois, un joli visage est tout ce qu’on possède, Victoria.
Mets-toi un peu de rouge à lèvres. Tu n’es pas assez brillante pour pouvoir te passer d’être jolie !
Sur ce tableau, elle doit avoir la trentaine. Evert, près de quarante ans. Impossible de ne pas la contempler, assise sur l’accoudoir. Elle porte un cardigan bleu et une jupe gris perle ajustée – elle n’a jamais apprécié la couleur, Vivianne, sauf sur les ongles et les lèvres. Ses cheveux de jais ondulés encadrent son visage avec douceur, sa peau est blanche comme de la crème, assortie aux perles qui pendent à ses oreilles, ses lèvres pulpeuses, couleur carmin, forment un sourire parfaitement équilibré et énigmatique. Ses mains sont longues et minces, l’une posée sur l’épaule d’Evert, l’autre sur ses genoux.
Peut-être que je me fais des idées, mais j’ai l’impression qu’elle est représentée avec plus de détails et de lustre que les autres membres de la famille. Même la petite cicatrice au menton est peinte ; une fine ligne blanche qui ne fait que renforcer l’harmonie de son visage. N’y a-t-il que moi qui la vois, ou le portraitiste a-t-il aussi été fasciné ? Comment est-il possible que la femme sur le tableau, presque cinquante ans plus tard, avec un visage différent, des cheveux différents, des vêtements différents, puisse être avec une telle évidence, sans l’ombre d’un doute, Vivianne ?
– Oui, vraiment…
Je ne parviens pas à dissimuler la tension dans ma voix. Je me détourne du tableau et croise brièvement le regard de Veronika.
J’ai l’impression que ses yeux sont brillants de larmes, mais le temps d’un battement de paupières, elles ont disparu.

ELEANOR
Je pensais que nous allions jeter un rapide coup d’œil à la demeure avant de choisir nos chambres, mais la visite immobilière improvisée est plus longue que prévu. C’est un voyage dans le passé ; pas tant dans les années soixante-dix, sans doute la dernière décennie où la maison a été habitée, mais à la fin du dix-neuvième siècle. La bâtisse est tout en longueur avec des pièces en enfilade. D’un côté du hall d’entrée se trouvent une cuisine dotée de tous les ustensiles dont on peut rêver ainsi qu’une salle à manger spacieuse et élégante. Les deux pièces sont reliées par un couloir de service. Les meubles de la salle à manger sont si luisants que je suis prise d’une honteuse envie de les lécher. De l’autre côté du vestibule s’ouvre une splendide salle de séjour ou plutôt, comme l’aurait dit Vivianne, un salon. Les pièces sont vastes, les carreaux en faïence lustrés sont couverts de somptueux tapis et les meubles semblent tous être des antiquités.
L’étage est composé de quatre chambres à coucher, deux salles de bains et une bibliothèque servant également de cabinet de travail avec un bureau qui fleure bon le cuir et l’encaustique. Les portes des chambres sont toutes grandes ouvertes. Les fenêtres donnent à l’ouest.
Trois des chambres sont identiques : carrées, meublées d’un large lit à baldaquin, d’une armoire, d’une commode sculptée et d’une élégante table de chevet placée sous la fenêtre. Seuls les coloris varient.
La quatrième chambre est plus grande. C’était celle de Vivianne, je le comprends immédiatement. Je ferme la porte et me détourne. Nous dormirons dans les autres.
À côté, une autre porte. Tapissée de papier peint, comme pour se fondre dans le mur. Je n’aurais probablement pas remarqué sa présence si Sebastian n’avait rien dit.
– Qu’est-ce que ça peut bien être ? s’étonne-t-il.
En l’absence de poignée, j’introduis l’index dans la serrure et je tire. La porte résiste à peine avant de s’ouvrir.
Les gonds grincent. C’est la première fois que cette maison émet le moindre bruit. Je n’avais encore entendu ni crissement ni craquement. Tout semble graissé, huilé, lustré. À l’exception de cette petite porte.
Dehors, la nuit tombe rapidement mais cela n’a aucune importance pour la pièce sans fenêtre dans laquelle nous nous trouvons. Il fait si noir que Sebastian sort son téléphone portable et allume la lampe torche. La lumière crue éclaire une petite chambre à coucher austère. Un lit étroit, sans drap ni couverture, adossé au mur. Un matelas rayé surmonté d’un simple oreiller.
La pièce est quasiment vide, hormis le lit. Une chaise à barreaux au pied du lit et un bol en étain par terre.
– Qu’est-ce que c’est que ce cagibi ? s’enquiert Sebastian.
– Elle était destinée au personnel, dit la voix de Veronika derrière nous.
Je me retourne. Veronika s’est arrêtée, appuyée contre la rampe de l’escalier.
– Quand j’étais petite, personne ne l’occupait, mais mon père m’a raconté que c’était une chambre de bonne. Ça l’avait été, en tout cas. Quand on venait, le personnel habitait toujours dans les dépendances. Maman ne voulait pas qu’ils soient là la nuit. Personne n’avait le droit de dormir là-dedans.
Veronika observe la porte.
– Je crois que c’est pour cacher la porte qu’elle a fait mettre du papier peint dessus. Quand j’étais petite on la voyait à peine, mais un après-midi Vendela et moi sommes venues discrètement. Nous avons découpé le papier pour pouvoir jeter un coup d’œil dans la pièce.
Elle pince les lèvres et poursuit.
– Elle nous a flanqué une telle raclée ce jour-là que mon père s’est interposé. D’habitude, il n’intervenait jamais.
Sebastian est mal à l’aise, il ne sait comment réagir. Une partie de moi le plaint, une autre éprouve un soudain agacement. C’est injuste, j’en ai conscience. Je suis injuste.
Ce n’est pas sa faute s’il a grandi avec des parents qui n’auraient pas l’idée de lui décocher des gifles à l’envoyer valser au sol. Ce n’est pas sa faute si la simple idée de lever la main sur un enfant le révolte.
C’est une bonne chose.
Cela ne fait pas de lui quelqu’un de faible ou de pourri gâté. Seulement quelqu’un de sain. »

À propos de l’autrice
STEN_Camilla_©Stefan_TellCamilla Sten © Photo Stefan Tell

Camilla Sten, née en 1992, est la fille de Viveca Sten, superstar suédoise de polars.
Elle étudie actuellement la psychologie à l’Université d’Uppsala et a déjà publié une série pour la jeunesse (L’île des Disparus, éditions Michel Lafon) à quatre mains avec Viveca. Après Le Village perdu, un thriller très original dans la lignée de Stephen King ou de John Ajvide Lindqvist, elle publie Le manoir des glaces. (Source: Éditions du Seuil)

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Hazel

KOSKIEVIC_Hazel  RL_automne_2023  Logo_second_roman

En deux mots
Hazel brûle sa vie dans les soirées parisiennes, tentant de noyer son mal-être dans l’alcool, la drogue, le sexe sans lendemain. Quand elle croise Ian, une lueur d’espoir s’allume, même si elle sait qu’elle n’est pas prête pour une vie de couple. Les sentiments viendront-ils à bout de sa soif d’indépendance ? Rien n’est moins sûr, comme le serine son ami Romain.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Elle vivait sa vie comme une éphéméride»

Dans un second roman haletant, Sarah Koskievic raconte la vie dissolue d’une Parisienne qui, entre la drogue, l’alcool et le sexe, rêve d’une improbable histoire d’amour. Ian sera-t-il l’homme qui réussira à lui faire renoncer à ses principes ?

Les scientifiques ont bien essayé d’expliquer ce qui se passait au moment d’une rencontre, quand deux êtres se trouvent. Les manifestations physiologiques, la chimie du «coup de foudre». Pourtant le mystère reste entier. Ainsi quand Ian croise le regard de Hazel, il ne sait pas encore qu’il est sur le point de faire basculer sa vie. Tout juste peut-il constater qu’il n’avait encore jamais rencontré une telle fille: «Elle avait dans le fond de son regard un minuscule éclat jaune, qui laissait transparaître sa folie. Elle était de celles qui ne reculent devant rien. Elle ne disait jamais non, trop contente de prouver qu’elle pouvait relever n’importe quel défi. Elle voyait la vie comme une succession de moments chiants et longs, un fléau dont elle voulait désespérément s’échapper sans bien savoir comment faire. Elle vivait sa vie comme une éphéméride. Une journée s’écoulait, elle en arrachait le souvenir et passait à la suivante. Elle avait cette propension à se renouveler tous les matins et à mourir tous les soirs.»
On se doute bien que cette fille incandescente n’est pas faite pour la vie de couple. Peut-être pas non plus pour le bonheur. Pourtant, elle a envie d’y croire, elle qui noie son mal-être dans la vodka, dans des soirées qui ne sont plus vraiment joyeuses, mais plutôt faites pour oublier, pour sombrer dans des nuages de tabac, dans des lignes de coke, dans des vapeurs d’alcool, dans des relations aussi éphémères qu’insatisfaisantes. Elle se donne pour avoir l’impression de vivre. Et se retrouve au petit matin encore plus malheureuse que la veille.
C’est sur le rythme syncopé d’une playlist (voir ci-dessous) qui donne aux chapitres leur titre que l’on suit ces errances dans le Paris des bobos qui, s’ils n’ont guère de problèmes d’argent, sont tous plus ou moins mal dans leur peau.
En leur donnant successivement la parole, Sarah Koskievic nous permet de détailler ces malaises existentiels, ces quêtes désespérées vers un avenir plus serein. Et comme il est plus facile de juger les autres que soi-même, les avis sont souvent tranchés, excessifs, assassins. Ainsi, Romain qui est l’ami d’Hazel, ne peut s’empêcher de penser que son féminisme est excessif, qu’elle devrait s’amender un peu. L’occasion de souligner que la galerie de personnages proposée ici montre combien l’époque est dramatiquement instable. Chacun se veut fort et affiche ses faiblesses, chacun se veut libre et se perd dans des principes destructeurs. Chacun veut profiter de la vie en oubliant que le bonheur ne se trouve pas dans des addictions plus ou moins puissantes. Cette Meute, pour reprendre le titre du premier roman de l’autrice, a sans doute écouté No Future en boucle.
On pense au Vernon Subutex de Virginie Despentes, mais dans un style plus frénétique, plus décapant, qui colle parfaitement au propos. Jusqu’à l’ultime chapitre qui ne reprend pas pour rien le titre du premier, Sympathy For The Devil, bouclant une boucle qui pourrait vous surprendre.

Playlist du roman
« Sympathy For The Devil », The Rolling Stones
« Heal Tomorrow », Naive New Beaters Feat. Izïa
« Unknown Pleasures », Joy Division
« Take Me Out », Franz Ferdinand
« La nuit je mens », Alain Bashung
« La ritournelle », Sébastien Tellier
« How Deep Is Your Love ? », The Rapture
« Whip It », Devo
« Comment est ta peine ? », Benjamin Biolay
« Je bois et puis je danse », Aline
« Le reste », Clara Luciani
« Come Back To Me », HollySiz
« L’anamour », Serge Gainsbourg
« Love Will Tear Us Apart », Joy Division
« Veridis Quo », Daft Punk
« Reviens va-t’en », Alain Bashung
« Feels Like We Only Go Backwards », Tame Impala
« The Less I Know The Better », Tame Impala
« Sympathy For The Devil », The Rolling Stones

Hazel
Sarah Koskievic
Éditions de La Martinière
Roman
192 p., 18 €
EAN 9791040116417
Paru le 25/08/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, ainsi qu’en Espagne, à Barcelone.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Hazel est éblouissante.
Hazel est brisée.
Hazel enchaîne les relations d’un soir.
Dans ses veines coulent le vitriol et la fureur.
Et puis.
Et puis, elle rencontre Ian.
Elle, princesse du cynisme, décide de croire en cet amour qu’elle n’a vu que sur les comptes Instagram de ses copines, triptyque coup de foudre/mariage/compte-joint.
Au rythme du Paris nocturne et des fumoirs de boîtes de nuit, ces deux trentenaires se télescopent dans une histoire d’amour toxique. Jusqu’à sa fin, inattendue.
«Un coup de foudre entre eux? Non, c’était une collision.»

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Benzine Mag. (Éric Debarnot)
IDBOOX (Elizabeth Sutton)
Blog Ce que j’en dit
Blog À bride abattue
Blog Miss Chocolatine bouquine

Les premières pages du livre
1
Romain
« Sympathy For The Devil »
J’ai replacé le voile sur ses cheveux. Finalement ça lui allait bien ce blanc virginal, comme quoi on peut grimer une putain en ange. Hazel a glissé son bras sous le mien et nous avons remonté l’allée doucement. J’ai senti ses muscles se raidir sous les miens, j’entendais même ses dents grincer. Me lâche pas, a-t-elle murmuré, me laisse pas faire ça et je me suis retenu d’exploser de rire et d’interrompre cette mascarade.
J’avais de la gueule dans mon smoking Yves Saint Laurent et elle aussi avait mis les petits plats dans les grands : c’est elle qui habillait la robe et non l’inverse. Elle arborait fièrement le blanc, la traîne, le voile et ses cicatrices.
Devant l’autel, j’ai frôlé ses lèvres pour la première fois, elles avaient un goût de sel, de peur et de défiance. Plus vite que je ne l’aurais voulu, j’ai dû me résoudre à la donner à quelqu’un d’autre.
Je l’ai laissée partir avec une pointe dans le cœur.
Si on m’avait dit qu’un jour je serais le témoin du mariage d’Hazel, je n’y aurais jamais cru.
Jamais.
Mais elle était là, dans cette église protestante, et je m’attendais à la voir se consumer par le feu à tout moment. Elle ne croit même pas en Dieu.
À la place de la marche nuptiale, « Sympathy For The Devil » a retenti et les gens se sont levés. Y a pas à dire, Hazel avait réussi un coup de maître.

2
Romain
« Heal Tomorrow »
Je l’attends au comptoir comme je l’ai toujours fait et elle est en retard. J’aime les choses linéaires et immuables.
Propres. Stables. Précises.
C’est pour ça que je me refuse à décaler ce dîner au vendredi ou à l’avancer au mercredi. Impossible aussi de changer de resto. On va chez Sam le jeudi, c’est une adresse qu’on ne partage pas, on se la refile sous le manteau, rue du Faubourg-Saint-Denis. On a commencé à venir quand on était au lycée et qu’on n’avait pas les moyens de se payer autre chose que le plat du jour, c’est normal qu’on perpétue la tradition.
On a trente ans, on est architectes et on gagne du fric. Beaucoup trop aux yeux de certains. Bien sûr, j’en gagne plus qu’Hazel, je suis un homme. Quinze pour cent de plus, pour être exact. Elle n’a pas l’air de m’en vouloir.

Au fil des années, Sam a apporté quelques améliorations. Les murs en crépi couleur rouille ont été repeints, les tables en Formica ont été remplacées par du vieux chêne à l’aspect faussement abîmé et les prix ont doublé. Sam a son bouclard au milieu des Turcs, des Indiens qui tiennent les manucures du passage Brady, des putes chinoises et des souteneurs du boulevard Saint-Denis, de la mafia sri-lankaise qui règne en haut, côté gare de l’Est.
Dans le bas de la rue, on trouve encore quelques réminiscences des Turcs qui ont investi le quartier au milieu des années 1980. Le Lahmacun a été rebaptisé Street Food et la Pizza Grill Istanbul a dû adapter sa carte au flot incessant de nouveaux clients qui se bousculent dans le coin.
Le patron a investi son argent pour se payer un webmaster. Il lui a fait un joli petit site qui promet des pizzas à la viande hachée et des grillades aussi bien adaptées à un déjeuner sur le pouce qu’à un dîner d’affaires. Comme si les pontes des grandes banques allaient asseoir leur cul en argent massif dans un resto oublié des services d’hygiène. Reste qu’il a quatre étoiles sur Google, que les affaires tournent mieux que jamais et que maintenant au Pizza Grill, on voit tous ces jeunes couples pleins d’avenir qui se lâchent le jour de leur cheat meal.

La junk food, c’est chic qu’une fois par semaine, faut pas charrier.
Plus loin, sur le même trottoir, le PNY ne désemplit pas. Pour les riverains, l’ouverture de ce resto a été le signal : le quartier va enfin prendre de la valeur. Pour Sam, la concurrence fait rage et les affaires vivotent depuis que 5 Pailles a ouvert à droite de son troquet. On y bouffe bio et vegan.
Des graines, des pousses, le tout dans des bols en bambou recyclables, pas l’ombre d’un Coca, mais du thé matcha verdâtre infâme. La faune d’instagrammeuses se bouscule pour le boire, un peu et le prendre en photo, beaucoup. Impossible de croire qu’à une rue près, les rabatteurs de Château-d’Eau attendent la cliente pour la traîner vers un salon de coiffure afro. Les tresses, les extensions, les ongles… Ils suivent les femmes jusqu’à l’usure, jusqu’à ce qu’elles acceptent enfin. Devant le Lidl du boulevard de Strasbourg, les daronnes africaines côtoient les petites vieilles historiques du quartier, armées de leurs caddies et de leurs cannes. Dans les rayons, les nouvelles habitantes de Strasbourg-Saint-Denis, Stan Smith aux pieds dans leur jean 7/8 juste au-dessus des chevilles viennent acheter une centrifugeuse Silvercrest pour presser les fruits qui accompagnent leur morning routine. Les moins connes téléchargent le catalogue sur leur iPhone avant de se déplacer et se retrouvent en file indienne devant la vitre du magasin le jour de la promo. Chéri, ce soir on bouffe des pâtes aux truffes, c’est semaine italienne chez Lidl.
Avant de rencontrer Hazel, je n’avais jamais bu un verre « juste comme ça » avec une meuf. Une amie. Le terme me filait la gerbe. Chez moi, on est des hommes. Des bonshommes, des mecs, des vrais, on fait régner la loi, on n’a pas d’« amies ».
On a des plans cul, des rencards, des meufs à ne plus savoir qu’en faire, mais pas une nana avec qui on partage réellement quoi que ce soit, et sûrement pas tout.
La première fois que j’ai vu Hazel, c’était en terminale. Elle venait d’intégrer le lycée en milieu d’année après s’être fait virer de son bahut précédent, on ne sait pourquoi. Elle a échoué sur la chaise à côté de moi, la seule de libre. Elle ressemblait à Keira Knightley avec son ossature frêle, ses pommettes saillantes, ses cheveux longs et noirs.
Ses yeux sans expression qui lui donnaient un air fantomatique. Quand elle a sorti ses stylos et les a alignés sur le bord de la table, j’ai compris qu’elle était flinguée. J’ai prié pour la détester, j’ai tout fait pour ça, mais quand personne ne la regardait, elle esquissait un drôle de sourire de morte qui me plaisait beaucoup trop.

Extrait
« Je n’avais jamais rencontré une fille comme Hazel. Elle avait dans le fond de son regard un minuscule éclat jaune, qui laissait transparaître sa folie. Elle était de celles qui ne reculent devant rien. Elle ne disait jamais non, trop contente de prouver qu’elle pouvait relever n’importe quel défi. Elle voyait la vie comme une succession de moments chiants et longs, un fléau dont elle voulait désespérément s’échapper sans bien savoir comment faire. Elle vivait sa vie comme une éphéméride. Une journée s’écoulait, elle en arrachait le souvenir et passait à la suivante. Elle avait cette propension à se renouveler tous les matins et à mourir tous les soirs. » p. 160

À propos de l’autrice
KOSKIEVIC_Sarah_©Astrid_di_CrollalanzaSarah Koskievic © Photo Astrid di Crollalanza

Sarah Koskievic est journaliste. Après plusieurs années passées à New-York, à Miami, à Tel-Aviv, elle est aujourd’hui directrice de production éditoriale de «Transfert» (Slate.fr), l’un des podcasts les plus écoutés en France. Après La Meute (Plon, 2019), Hazel est son deuxième roman. (Source: Éditions de La Martinière)

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Combien de lunes

EL_MAKKI_combien_de_lunes RL_automne_2023  Logo_premier_roman

En deux mots
Dans le village, les habitants sont confrontés à un angoissant phénomène. La nuit s’est installée pour durer. Sous la seule lumière de la lune, ils doivent essayer de comprendre et chercher à s’en sortir. Josselin y voit quant à lui l’œuvre d’une sorcière.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

« Les choses arrivent. C’est tout. »

Sous des airs de conte apocalyptique, le premier roman de Laura El Makki confronte des villageois à une nuit qui n’en finit pas. Une situation de crise qui révèle les personnalités.

Cette nuit est pour Anna «comme un vœu fait avant d’éteindre une bougie et qui s’exauce». En prenant le chemin de la maison, elle sait que désormais rien ne sera plus comme avant. Elle a franchi une étape sur son parcours initiatique et rentre discrètement chez elle et «s’endort tout habillée, l’odeur de Pierre sur sa peau. Son corps à lui encore en elle.»
Ce qu’elle ignore, c’est que dans le village endormi Ethel l’a vu passer. Ethel qui aime ces heures qui lui donnent l’impression qu’elle domine ce coin reculé, que son idée de tout reprendre de zéro a fonctionné. Un jour, elle avait quitté son domicile et son métier d’enseignante et était montée dans un train, venant compléter la liste des quelque 10000 personnes qui disparaissent chaque année. Elle voulait «décider de l’histoire à écrire. Elle était une femme libre, après tout. De choisir, d’essayer, de rater, de souffrir. Un couteau qui joue à se planter entre les doigts.»
Alors, elle avait débarqué dans ce village perdu. Alors, elle avait choisi Josselin qui lui n’avait jamais pris le train, ne vivait que de sa maison et ses bêtes. Si son homme se réveille alors que le jour ne s’est pas levé, c’est en raison du bruit qui a trahi Ethel. Un instant, il se demande ce qu’elle peut faire de si bon matin, mais très vite ses pensées vont être accaparées par un problème autrement plus sérieux. Les bêtes ont disparu, l’électricité est coupée, les montres ne fonctionnent pas davantage que les téléphones et les voitures ne démarrent plus. Tout semble figé, jusqu’à la lune qui semble un peu plus grande que d’habitude, seul point positif dans cette malédiction, car elle les éclaire.
Pour rassurer les villageois désorientés, et peut-être aussi pour asseoir son autorité, Josselin décide que cette femme solitaire qui vit un peu à l’écart leur a jeté un sort, qu’il faut la chasser pour que tout revienne dans l’ordre. Y croit-il vraiment? Toujours est-il qu’il cherche à persuader la communauté de monter une expédition pour en avoir le cœur net.
Gautier, un jeune orphelin, va lui aussi faire preuve d’imagination pour trouver les causes de ce drame et essayer d’en sortir.
Car tout n’est pas noir dans ce conte postapocalyptique. C’est peut-être aussi ce qui en fait son originalité par rapport aux autres œuvres partant de ce même postulat comme Si le soleil ne revenait pas de Charles-Ferdinand Ramuz (qui a aussi donné lieu au film éponyme de Claude Goretta) ou Le soleil ne se leva pas d’André Dahl. Dans le style mêlé d’envolées poétiques de Laura El Makki, on ne sait combien de lunes il va falloir attendre, mais il se pourrait bien qu’à nouveau le jour se lève…
La primo-romancière dit s’être inspirée de la période du confinement – quand soudain tout s’arrête – pour écrire ce conte noir. Un moment suspendu durant lequel, il faut remettre en question ses choix, se reconnecter à la nature. Voilà en quelque sorte la version poétique de Chaleur humaine de Serge Joncour.

Combien de lunes
Laura El Makki
Éditions Les Escales
Roman
160 p., 20 €
EAN 9782365697798
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé dans un village isolé, sans davantage de précisions.

Quand?
L’action n’est pas davantage située dans le temps.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sommes-nous capables de nous reconnaître dans la nuit ?
Un matin comme un autre, le soleil ne se lève pas. Les bêtes disparaissent. Les voitures et les téléphones cessent de fonctionner. Et c’est tout un village – le monde, peut-être – qui est plongé dans le noir.
La jeune Anna, qui vient de connaître l’amour, Ethel, qui a perdu depuis longtemps le fil de sa vie, Josselin, qu’un accident a rendu aussi monstrueux qu’hostile, et le petit Gautier, à l’imagination admirable, cherchent à vivre dans cette nuit souveraine. Une femme étrange, vivant en retrait du village, est vite soupçonnée d’avoir jeté un sort au ciel et devient l’objet de toutes les obsessions.
Colossale, éblouissante, la Lune seule les éclaire tous, désarmés et tâtonnants. Elle les guide et peu à peu les transforme, remettant tout en jeu : leurs choix passés et leurs désirs enfouis. Et si, loin d’être la fin d’un monde, cette nuit était le début d’un autre ?

Les critiques
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Laura El Makki présente «Combien de lunes » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« car ce qu’il s’est passé n’a pas d’importance
seul compte ce qui n’a pas encore eu lieu
mais je sais la soif de comprendre
je sais ce qui traverse les cœurs et construit les jours
les questions les regrets et les choses jamais dites qui resteront au fond quelque part
parce qu’il faudrait soudain un peu de courage
le moment propice qu’on attend et qui ne vient jamais
pour oser aller dans cet endroit arracher les racines regarder en face ce qu’on a à l’intérieur
le prendre dans ses mains s’en occuper comme d’un enfant perdu
et dire ces choses leur enlèverait du sens de la justesse
tout ce qui les a polies
l’informulable l’inavouable
et elles se multiplieront
toutes les ramifications
les petites branches pousseront sous la peau comme un arbre
elles poussent déjà dans le silence le sommeil quand nous parlons rions mangeons aimons
elles chatouillent la fine écorce
ne les entendez-vous pas pousser parfois
nous les entendrons longtemps si nous sommes chanceux
et nous nous dirons que ce n’est pas possible
nous n’en aurons rien à faire
nous déciderons de les ignorer les moquer les étouffer
parce qu’il faut bien vivre
et pourtant un jour il faudra l’écouter la chérir
la forêt en nous

1
Anna
Avec une agilité parfaite, Anna retombe sur ses pieds. Le mur a frotté son ventre et éraflé ses genoux. Sa peau brûle un peu. « Fais gaffe au chien », dit Pierre. Elle s’est laissée tomber de deux mètres, plus rien ne lui fait peur. Elle longe la façade, évite le gravier qui réveillerait tout le monde et marche sur les gros cailloux qui délimitent les fuchsias, les fleurs préférées de Mme Letourneur, ex aequo, aime-t-elle souvent préciser, avec les hortensias bleus. Anna avance en funambule. Le matin arrive. Victorieuse, elle atteint la route et regarde Pierre à la fenêtre. Elle croit voir un sourire sur son visage et lui fait un signe rapide de la main. Le mouvement de son ombre fait aboyer le chien qui se lance après elle. Anna se met à courir, ivre de cette nuit qu’elle n’oubliera jamais.

Dans l’obscurité bleue, son corps se découpe, sec, léger, plein d’une assurance nouvelle. Elle n’en revient pas de ce qui vient de se passer et rit en pensant qu’elle n’est plus la même, que cela se verra peut-être, que les copines, sa mère, son père, sa sœur, ceux qui la connaissent lui demanderont demain si elle va bien, ils seront à l’affût d’un changement, la coiffure peut-être, et elle répondra « non », évidemment, alors que si, tout aura changé. Plus elle y pense, plus c’est clair. Même ces maisons de pierre qu’elle voit depuis toujours, cette route qu’elle foule depuis toute petite et qu’elle connaît par cœur, tout lui paraît différent. La vie n’est plus la même.

Maintenant la nuit l’enserre. C’est une nuit comme un vœu fait avant d’éteindre une bougie et qui s’exauce.

Anna pense à toutes ces fois où le chagrin l’a gouvernée, à ce qu’il faut de force pour tenir, aux choses qu’elle aimerait faire désormais. Tout lui semble possible. Il faut se dépêcher, répondre à chaque intention qui se manifeste. Et même si un jour tout est amené à se défaire, si tout doit s’arrêter, elle saura que cet instant a existé. Dans sa tête, elle en trace les contours pour s’en souvenir, pour après. Les yeux fermés, les poings serrés, elle sent son cœur prêt à heurter ses côtes. C’est donc ça, vivre. Elle court et son corps ne ressent pas la fatigue. Au loin, elle aperçoit les rondeurs franches de la lune qui perce derrière les arbres. Certains semblent flotter sans tronc dans le ciel noir.

Arrivée à hauteur de la rivière, elle s’arrête pour reprendre son souffle. L’air charrie une mélodie indistincte, le cri d’un hibou, des feuilles nerveuses, des branches qui craquent, et le courant léger avec son bruit de toujours. Anna plonge sa main dans l’eau. De petites vagues se forment au contact de ses doigts puis de grands arcs souples, et sur cette toile qui lèche sa peau, elle n’arrive pas à distinguer ce qui s’y reflète, la pierre voisine, son visage ou l’ombre du grand saule qui flotte à côté. Elle boit, pose ses doigts frais sur sa nuque, et repart.

La route monte en faux plat. Elle poursuit tout droit, passe au coin de la « mortelle », devant le Christ sur sa croix, elle résiste au point de côté qui s’installe, elle entend d’ici son père qui dirait que ça se corse. Depuis dix ans au moins, il s’entraîne pour le marathon mais déclare forfait dès qu’il s’agit d’y aller. C’est avec lui qu’elle court d’habitude. Les dimanches matin, ils vont jusqu’au mascaret. D’une même foulée, ils filent droit vers la vague et, quand la terre n’est pas trop molle, ils rejoignent le vieux presbytère en ruine de l’autre côté sans jamais dire un mot, sauf quand Anna sent la petite aiguille derrière ses côtes. Alors son père lui dit de vider ses poumons, complètement, de souffler. « Voilà, encore et… inspire ! » Anna sait comment faire. Elle vide ses poumons et maintient sa foulée, comme son père le lui a appris. L’aiguille disparaît. L’air lui chatouille la gorge. Elle ricoche sur le sol.

Le vent soulève les graminées géantes qui ornent les grilles entrouvertes du domaine. Anna évite les chaises abandonnées sur la pelouse, le fouillis du tuyau d’arrosage et s’agenouille comme on prie à hauteur du lion en granit qui surveille la porte. Il a les muscles saillants et une crinière massive. Dans l’escalier, il y a une photo d’elle assise à côté de lui, elle doit avoir trois ans, son bras est posé autour de son cou. Sa mère a toujours aimé qu’elle prenne la pose et lui a appris à sourire, même si l’envie lui manquait. C’est ainsi que se bâtissent les souvenirs chez elle, en ayant l’air heureux.

Anna glisse sa main entre les deux grosses pattes et saisit une clef. Elle reprend son souffle et fixe les yeux déserts de l’animal qui a tout vu, qui voit tout depuis si longtemps, et elle pense aux secrets qu’il garde. Des choses lui reviennent en tête. L’impulsion est forte. Anna la sent venir et s’échapper, soudain nostalgique d’un instant qu’elle aurait voulu retenir.

Dans la maison, ça sent encore le repas du soir, une odeur de légumes bouillis et de vin. Les pièces muettes attendent d’être envahies. Anna pense au peu d’heures qui lui restent avant que le réveil sonne, au contrôle de maths à 10 h 30, aux dix balles qu’elle doit à Lucie. Hier, elles avaient trois heures devant elles, elles ont marché le long de la départementale pour aller en ville dans le magasin qu’elles préfèrent. Anna a essayé un rouge à lèvres très rouge. Dans le miroir, elle ne s’est pas reconnue et cela lui a plu d’être quelqu’un d’autre. Lucie lui a dit « Prends-le ! Il te va trop bien. » Et Anna a répondu « J’ai pas assez sur moi et puis ma mère voudra jamais que je mette ça. » Alors Lucie a ouvert son porte-monnaie, un cœur au tissu abîmé auquel elle tient plus que tout. « Tu me les rendras. » Elles étaient reparties en se tenant par le bras, le rouge à lèvres dans un étui doré qu’Anna ne porterait probablement jamais mais qui était une promesse, qui scellait une amitié que les deux jeunes filles voulaient indéfectible, surtout Lucie qui la faisait passer avant le reste, les cours, la famille et bien sûr les copains. C’était elle, la gardienne de leurs phrases fétiches, des gestes, des goûts et des souvenirs communs, de tout ce qui s’amoncelait comme un trésor imprenable et que chacune chérissait sans se le dire.

Anna monte l’escalier, longe le couloir tapissé qui file jusqu’à sa chambre, passant discrètement devant celle de ses parents puis devant la porte vitrée qui mène au grenier. À cet instant, elle ferme les yeux, un réflexe de l’enfance, comme si cela pouvait la protéger de la peur ridicule qui est là, tapie en elle, avec ses images informes, ses mains énormes, toutes ces chimères qui ont fini par la façonner entre autres choses inoubliables : les amis imaginaires, les carnets enfouis sous les matelas, les rires sur la balançoire, les étreintes et les pleurs aussi, et puis ce que les doigts ont désigné à l’horizon, les nuages comme des histoires, le vide des dimanches après-midi, ces moments où l’on sait que quelqu’un vous manque.

Elle tombe en étoile sur son lit. Les bruits vagues de la maison s’estompent et elle n’entend plus bientôt qu’une branche caresser la vitre de sa chambre, et son cœur tambouriner.

Demain, maintenant déjà, la nouvelle vie.

Elle s’endort tout habillée, l’odeur de Pierre sur sa peau. Son corps à lui encore en elle.

2
Ethel
Le froid lui tire des larmes. Elle n’aurait pas dû mettre de mascara. C’est pourtant son plaisir, « sa coquetterie » dit son mari, et il souligne souvent ce mot d’un geste appuyé avant de s’éclipser, la laissant comme sur le bord de la route, ne sachant trop où aller.

Ethel s’essuie le coin des paupières. Elle pense à ce mot prononcé par Josselin et à tous ces mots, toutes ces phrases qu’ils n’échangent plus, à la parole qui entre eux a étrangement disparu et au risque que chacun prend, quelquefois, pour la faire de nouveau exister. Elle réfléchit, tente de se souvenir du moment où ils ont cessé de s’adresser l’un à l’autre, se demande comment leur vie peut, depuis si longtemps, s’organiser dans le silence. Elle a peur de trouver des réponses. Dans le noir, elle imagine que tout va bien.

Elle est passée très vite. Des cheveux qui volent et une foulée légère, presque pas de bruit. La petite Anna. Enfin, petite, plus vraiment. Elle a l’âge des grandes choses et elle doit le savoir. Le meilleur à venir, pense Ethel, le meilleur, juste devant.

C’est plutôt rare de voir passer quelqu’un à cette heure-ci, une heure qui n’appartient qu’à Ethel d’habitude. C’est le seul avantage de son travail, un privilège même : connaître ce temps d’avant le jour que la plupart des gens, toujours endormis, ne connaîtront jamais.

Elle jette un œil à l’étage de la maison. L’essaim n’est plus là. Josselin a fait le nécessaire, c’est ce qu’il a dit hier. Il avait dit la même chose la semaine dernière mais elles bourdonnaient encore entre les pierres, elles avaient pénétré les poutres et, d’épuisement peut-être, s’étaient laissées mourir sur le sol. Ethel n’avait pas osé les toucher, elle avait toujours eu peur des abeilles. Dans le silence, elle avait assisté à leur mort et observé leurs abdomens tremblants sur le parquet, hypnotisée par la finesse de leurs ailes aux reflets opalins.

Ses pieds sur le gravier brisent un silence qu’elle aurait voulu total. À chaque pas, elle regrette son élan, s’arrêtant parfois quelques secondes, retenant comme elle peut son poids pour mesurer ce qu’elle va de nouveau déchirer. C’est tout elle ça, la précaution dans l’intention, la peur infinie de déranger le monde. Josselin dort là-haut. Ils se sont couchés tard hier, elle n’a presque pas dormi.

Elle repense au dîner, les courbes de la viande, le feu qu’il aurait fallu chahuter. Elle avait si peu parlé, elle aurait pu s’en charger. Et la voix de Suzanne qui repose son verre tout juste rempli, ce verre de vin qu’elle n’a pas bu et cette phrase : « On a quelque chose à vous annoncer. » Ethel savait exactement ce qu’elle allait dire, et elle aurait voulu ne pas être là pour l’entendre. Elle avait posé ses couverts, levé les yeux vers Suzanne, vers Adalric qui lui tenait la main, et elle avait senti la vague arriver, « C’est pas vrai ! », elle avait souri, joué la surprise et la joie, disant ce que n’importe quelle amie aurait dit à cet instant, « C’est merveilleux ! T’es à combien ? Tu te sens comment ? », et dans cette comédie qui la sauvait provisoirement du naufrage, elle avait renversé son verre, le vin s’était étalé comme du sang sur la nappe qui était fichue maintenant, et elle avait ressenti une peine immense qui l’avait écrasée, une peine inconnue, idiote, et elle avait regardé Josselin qui ne disait pas un mot, n’endiguait pas le vin. Josselin, qui n’avait aucune idée de ce qui se passait en elle.

Ethel les avait raccompagnés à la porte et elle avait remarqué la délicatesse des genoux de Suzanne, ses chevilles, les attaches fragiles de ses articulations. Elle avait de belles jambes. Suzanne avait serré sa main très fort. « On fait un truc toutes les deux bientôt ? » Ethel avait fait oui de la tête et s’était sentie obligée d’ajouter « Je suis si heureuse pour vous », c’était une évidence mais il fallait s’en persuader encore. « Je t’appelle demain ? » Suzanne avait embrassé sa joue chaude et Ethel avait retenu sa main encore un peu, elle voulait la garder auprès d’elle, lui dire un mot peut-être, juste prendre quelque chose de son bonheur et de la force qui désormais l’habitait et allait grandir, et elle s’était dit : « Avec un peu de chance, cette force traversera ma peau, pénétrera mes veines, mon cœur, l’irriguera d’un coup et pour toujours et je serai sauvée. » Elle avait serré la main de Suzanne comme elle boirait à une source. La vie, peut-être, viendrait la contaminer.

Ethel s’engouffre dans la voiture. Elle pense à la route, aux champs humides, à l’inconfort de ce trajet sans relief, au vide de ce pays de pierres qui, au fond, ne lui a jamais plu. Cette vie à la campagne, elle l’a pourtant voulue. Elle cherchait un endroit pour calmer ce qui la consumait, elle n’en pouvait plus des rêves, de leurs décombres, elle avait tout fait pour que quelque chose arrive mais rien n’était arrivé et elle s’était demandé jusqu’où aller encore, à quel moment elle mettrait un terme à tout cela, et un matin, elle avait tout lâché, tout laissé derrière elle. La cuisine où elle aimait réfléchir, son bureau recouvert de livres, la chambre, les vêtements, les photos et Louis qui, comme chaque jour avant de partir, l’avait embrassée dans le cou et avait claqué la porte. Il ne rentrerait pas tard, il achèterait du pain sur le chemin, ils se raconteraient leur journée avant de tomber de fatigue. « À ce soir ! » Elle avait entendu l’ascenseur s’ouvrir en bas, le porche grincer et se refermer.

Elle n’avait pas vraiment réfléchi. Elle était perdue, elle voulait se trouver. Mieux, devenir. À la gare, elle avait regardé l’écran des départs et elle avait pensé à ce chiffre entendu à la radio il y avait quelques semaines. Dix mille. C’était le nombre de personnes qui disparaissaient chaque année dans le pays sans qu’on retrouve leur trace. Dix mille, c’était beaucoup, et elle se demandait où étaient tous ces corps, s’ils étaient encore vivants, s’ils se cachaient, comment vivre sans être vu. Ethel avait souvent pensé à disparaître. Pas mourir, juste s’évaporer. Elle s’était demandé comment effacer les traces qu’on laisse sans s’en rendre compte, elle aurait aimé avoir le pouvoir de la mer qui avale en quelques secondes les châteaux de sable qu’on a mis des heures à construire. Elle avait pensé aux autres aussi, au chagrin que sa disparition causerait. C’était une idée tordue, l’espoir inavouable qu’elle puisse être regrettée. Voie 9, un train partait. Devenir, peut-être. Elle était montée dedans sans le dire à personne, sans prévenir sa mère, ses collègues, ses élèves, sans un mot pour Louis. Juste avant, elle avait jeté son téléphone dans une poubelle. Elle avait aimé tout reprendre de zéro, décider de l’histoire à écrire. Elle était une femme libre, après tout. De choisir, d’essayer, de rater, de souffrir. Un couteau qui joue à se planter entre les doigts.

Parfois, elle frissonnait de son audace. Ce que certains rêvent de faire en silence, tout quitter, tout oublier, cette petite révolution de l’âme qu’on tente par tous les moyens de faire taire, elle lui avait donné sa chance. Pour inaugurer sa nouvelle vie, elle s’était teint les cheveux et elle avait travaillé comme serveuse au bar-tabac du coin. Elle y travaille encore. Le patron avait accepté de ne pas la déclarer, de ne pas poser de questions. Elle gardait un œil sur les journaux, quelqu’un la cherchait peut-être mais les nouvelles tombaient et rien ne se passait. Son évaporation fonctionnait.

C’est là-bas, un matin, qu’elle a rencontré Josselin. Il venait presque tous les jours acheter ses cigarettes. Il habitait plus loin, dans les champs. Il disait toujours « Ma terre, mes bêtes. » Sa maison, c’était sa mémoire et sa vie.

Josselin était né et avait toujours vécu dans la région. Comme les autres, il ne fermait jamais sa porte à clef avant d’aller dormir, il savait comment les vieux se tuaient, au cidre ou aux poutres des granges, les jours de pluie et de solitude. Il avait grandi au milieu d’hommes et de femmes dont le cœur avait disparu, qui ne lisaient pas, sortaient peu et n’avaient jamais appris à aimer. Ethel savait tout cela quand elle s’était installée avec Josselin, qu’il était rempli d’une colère capable de se fracasser contre n’importe quoi pourvu qu’elle sorte et qu’il n’ait plus à la subir. Elle l’avait vu faire, tuer un agneau, découper du bois, sans jamais retenir son bras ni douter de son devoir. Ses gestes fendaient le vide et la matière. Elle gardait de ces instants des images brèves et nettes : le soleil pâle à travers les branches, l’herbe humide sur les bottes, cette odeur de terre qui flotte. Elle avait tout de suite aimé Josselin, elle n’aurait su dire pourquoi.

Ethel ajuste son rétroviseur et frotte le contour inférieur de son œil, léchant un peu son doigt pour éclaircir la traînée noire. Elle met les clefs sur le volant. La voiture s’emballe légèrement et le moteur, comme épuisé, grince en continu. Elle essaie de nouveau, s’acharne, soudain grossière. Elle éventre son sac, cherche entre les mouchoirs, les tickets de caisse et un vieux gilet son téléphone tout juste rechargé qu’elle trouve éteint. Dans le coffre, sa main pressée trouve le parasol de l’été dernier. Le sable colle à ses mains moites et se loge sous ses ongles faits de la veille. Dans un coin, une vieille lampe torche qui ne sert jamais. Foutue, elle aussi. Un léger vent fait lentement plier un arbre contre la porte ouverte. Un grand bras feuillu caresse la tôle et frôle Ethel qui croit un instant être en danger. Mais elle aime avoir peur. Elle a toujours pensé qu’ainsi, elle pouvait exercer son courage.

Ethel lève la tête vers le ciel et regarde la lune comme si c’était la première fois. Elle s’étonne qu’elle soit si grande, si belle, elle se demande pourquoi elle ne la regarde jamais et si elle a toujours été comme ça, grande et belle. Elle ferme les yeux pour les reposer et sent le sommeil la prendre. De petites boules noires, bleues et rouges flottent comme des feux follets sous ses paupières puis se réunissent pour former une boule unique et incandescente. Elle rit, se sait ridicule. Ça fait si longtemps, elle pensait en être débarrassée, mais elle doit bien reconnaître l’évidence. Elle est là, tout habillée dans le jardin, en pleine nuit, alors que tout le monde dort. Elle fait une crise, elle en est certaine.

3
Josselin
Comme toujours, c’est la porte qui le réveille. Josselin connaît la partition par cœur. Les pièces traversées, la prudence des pas dans l’escalier aveugle, les meubles frôlés, le manteau qu’on décroche et les clefs qu’on attrape. Tous les recoins de cette maison, les poignées et les fenêtres sont gravés en lui. Parfois, des silences se font plus longs que d’habitude et il se demande ce qu’Ethel peut bien faire, pourquoi elle ne bouge plus. La bouche déformée, le regard vainqueur dans le miroir, à se faire belle pour quoi, … »

Extrait
« Et Anna comprend. La nuit qui reste, la lune plus grande que d’habitude. Pierre lui a déjà tout expliqué et elle a toujours refusé de le croire. Elle voyait bien qu’il amplifiait les choses, c’était devenu entre eux un sujet pénible, une occasion de dispute, à un moment donné chacun se retenait d’insulter l’autre. Pour elle, l’idée de l’apocalypse avait été fabriquée pour faire peur aux gens, pour les forcer à vivre, il leur fallait une histoire qui les mette en mouvement, leur fasse éprouver l’inutilité des conflits, les heures périssables, l’urgence d’aimer. Et puis, elle avait observé Pierre compter les séismes chaque année, sans en omettre un seul, voir leur nombre croître, tout comme les éruptions volcaniques et la fonte des pôles, le vent qui souffle des villes entières, les gens flottant sur des radeaux, des toits. Elle avait assisté, amusée, à l’’empilement de boîtes de conserve, à l’inventaire précis de ses outils, à sa soudaine obsession pour la musculation et aux heures qu’il passait dans la forêt au lieu d’aller en cours. Elle avait voulu en savoir plus, regarder le monde avec lui et, tout en retenant son opinion, elle avait compris que, peut-être, la vie telle qu’on l’avait connue disparaîtrait un jour, mais elle imaginait qu’ils avaient encore le temps, elle pensait être à l’abri ou que l’avenir donnerait tort à ces prédictions. À l’échelle de sa vie en tout cas, tout lui semblait tenir. » p. 70

À propos de l’autrice
EL_MAKKI_Laura_©Philippe_MatsasLaura El Makki © Photo Philippe Matsas

Laura El Makki est l’autrice de plusieurs biographies (Henry David Thoreau et H. G. Wells, éd. Gallimard ; Les Sœurs Brontë, la force d’exister, éd. Tallandier). Productrice de radio et de podcasts, elle a notamment dirigé les séries Un été avec Proust (2013) et Un été avec Victor Hugo (2015) sur France Inter, adaptées en livres aux Éditions des Équateurs. Combien de lunes est son premier roman. (Source: Éditions Les Escales)

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L’été en poche (34): Dix âmes, pas plus

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En deux mots
Après avoir postulé pour un poste d’enseignante à Skálar, le plus petit village d’Islande, Una découvre cette communauté de dix personnes, dont ses deux élèves. Et va se rendre compte au fil des jours que bien des secrets sont enfouis là, dont un double meurtre non élucidé et une fillette qui hante la maison qu’elle occupe.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Dix âmes, pas plus

Les premières pages du livre
« Avant-propos
Cette histoire se déroule au milieu des années quatre-vingt dans le village de Skálar, situé à l’extrême nord-est de l’Islande. En vérité, il est abandonné depuis les années soixante, mais j’ai emprunté le décor de ce roman à la réalité. Si les maisons et les personnages décrits ici sont le fruit de mon imagination et ne font aucunement référence aux véritables habitants de Skálar, j’ai néanmoins voulu m’assurer que les faits historiques locaux évoqués soient le plus juste possible, notamment grâce à l’ouvrage L’Histoire des habitants de Langanes de Fridrik G. Olgeirsson. Je me réfère aussi à divers contes folkloriques collectés par Sigfús Sigfússon dans ses Contes et récits islandais. Au cas où des erreurs se seraient glissées dans ce roman, j’en assume évidemment l’entière responsabilité.
Je tiens à remercier Haukur Eggertsson pour m’avoir guidé à travers la péninsule de Langanes et Skálar durant l’écriture de ce livre. Pour la relecture du manuscrit, je remercie également mon père, Jónas Ragnarsson, la procureure Hulda María Stefánsdóttir ainsi que Helgi Már Árnason, dont la famille est originaire de ce village. Enfin, un grand merci à Helgi Ellert Jóhannsson, médecin à Londres, pour ses conseils avisés.
Dans la première partie du livre, je cite le poème Heims um ból1 de Sveinbjörn Egilsson, et dans la deuxième partie, Svefnljóð2 de David Stefánsson.
On trouvera également dans le texte une berceuse écrite par Thorsteinn Th. Thorsteinsson et publiée dans la revue Heimskringla de Winnipeg en 1910. Thorsteinn est né dans la vallée de Svarfadardalur en 1879 et mort au Canada en 1955. Ragnar Jónasson

1. « De par le monde », poème mis en musique sur la mélodie de « Douce nuit, sainte nuit ». (Toutes les notes sont du traducteur.)
2. « Berceuse ».

Una se réveilla en sursaut.
Elle ouvrit les yeux. Plongée dans l’obscurité, elle ne voyait rien. Incapable de se rappeler où elle se trouvait, elle avait la sensation d’être perdue, allongée sur un lit inconnu. Son corps se raidit dans un soudain accès de panique. Elle frissonna, puis comprit qu’elle avait jeté sa couette par terre dans son sommeil. Il faisait un froid glacial dans la chambre. Elle se redressa doucement. Prise d’un léger vertige, elle se ressaisit rapidement et se souvint tout à coup d’où elle était.
Le village de Skálar, sur la péninsule de Langanes. Seule, abandonnée dans son petit appartement sous les combles.
Et elle savait ce qui l’avait réveillée. Enfin, elle croyait savoir… Avec ses sens encore engourdis, difficile de distinguer le rêve de la réalité. Elle avait entendu du bruit, un étrange son. Tandis que sa conscience s’éclaircissait, la peau de ses bras se couvrit de chair de poule.
Une fillette, oui, c’était ça, à présent cela lui revenait très nettement : une petite fille qui chantait une berceuse.
N’y tenant plus, elle s’extirpa du lit, tâtonna dans les ténèbres à la recherche de l’interrupteur du plafonnier. Complètement aveugle, elle pesta de ne pas avoir de lampe de chevet. Pourtant, elle hésitait encore à allumer ; l’obscurité avait quelque chose de sécurisant.
La voix de la petite fille résonna de nouveau dans sa tête, fredonnant cette berceuse qui ne lui laissait qu’un souvenir flou. Il devait s’agir d’un rêve, bien sûr, mais cela lui avait semblé si réel.
Un grand fracas déchira le silence. Retenant un cri, elle perdit l’équilibre. Bon sang, que se passait-il ? Envahie d’une vive douleur, elle comprit qu’elle avait marché sur le verre de vin rouge abandonné par terre la veille au soir. Elle passa la main sous son pied ; un tesson s’était fiché dans sa peau, et un filet de sang chaud s’échappait de la plaie. Elle tira prudemment sur le bout de verre en serrant les dents.
Avec la plus grande difficulté, elle se releva, tendit la main vers l’interrupteur et alluma. Elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle, comme si elle s’attendait à voir quelqu’un, tout en s’efforçant de se convaincre que tout cela était le fruit de son imagination, qu’elle n’avait pas vraiment entendu de voix, qu’elle avait rêvé cette berceuse.
Elle rejoignit son lit d’un pas chancelant, s’assit, leva la jambe et observa sa blessure. Dieu merci, elle n’était pas aussi profonde que ce qu’elle avait cru.
Elle était seule dans sa chambre. Son cœur retrouva peu à peu un rythme normal.
La berceuse lui revint d’un coup :
Douce nuit petite Thrá,
Que tes rêves soient beaux.
Le frisson d’horreur qui la saisit alors était bel et bien réel.

Quelques mois plus tôt
Recherche enseignant au bout du monde.
Una relut l’annonce pour le moins singulière, assise à la table de la cuisine dans son petit appartement en sous-sol niché au cœur du quartier ouest de Reykjavík. Elle l’avait acheté quatre ans plus tôt, après avoir réuni avec difficulté de quoi constituer un apport. Sa famille – ou, plus précisément, sa mère – ne bénéficiant que de modestes ressources, elle n’avait pu compter que sur elle-même, comme d’habitude.
Toujours aussi vétuste que lors de son emménagement, la cuisine arborait un sol en linoléum jaune et des carreaux colorés sur les murs, tandis que le mobilier rouge vif et l’antique cuisinière blanche Rafha accusaient vingt ans de retard. En voyant cette pièce, difficile de croire qu’on était en 1985.
Heureusement, le café avait bon goût, rehaussé d’un trait de lait. Una avait commencé à en consommer lors de ses études, et depuis elle ne pouvait plus s’en passer.
Sa meilleure amie, Sara, était assise en face d’elle.
– Je ne sais pas, Sara, dit-elle avec un sourire forcé.
Manifester un quelconque signe de joie était devenu de plus en plus compliqué ces derniers temps. Son salaire de remplaçante dans une petite école de Kópavogur lui suffisait à peine, et la précarité de son poste l’angoissait constamment. Économisant chaque centime, elle ne pouvait s’autoriser le moindre plaisir. Elle mangeait du poisson, moins coûteux que la viande, au moins trois fois par semaine, et choisissait toujours celui qui était en promotion. À chaque fin de mois, elle regrettait de ne pas avoir terminé ses études de médecine, même si elle n’en aurait pas été plus heureuse. Elle avait supporté trois ans de dur labeur avant de se rendre compte qu’elle ne s’était inscrite que pour faire plaisir à son père, et qu’elle avait cherché à réaliser son rêve à lui plutôt que le sien. Jamais elle n’aurait pu travailler comme médecin, cela ne lui correspondait tout simplement pas. Durant ces trois années, elle avait validé chaque examen, obtenu d’excellents résultats. Mais là n’était pas l’essentiel. L’étincelle lui manquait.
– Je t’en prie, Una ! Tu te plains toujours de tes difficultés. Tu adores enseigner, et en plus tu es une vraie aventurière ! s’exclama Sara, de ce ton empreint d’optimisme qui la caractérisait.
Venue prendre le café ce samedi matin avec le journal sous le bras, elle avait montré l’annonce à Una, qui n’était pas abonnée – elle ne pouvait pas se le permettre. Le soir même, elles comptaient se retrouver chez Sara pour regarder en direct à la télévision un concert en soutien aux enfants africains victimes de la famine. Le programme, diffusé internationalement, était un véritable événement sur la chaîne publique, et Una, passionnée de musique, de danse et de fête, n’attendait que cela.
– C’est tellement loin, littéralement à l’autre bout du pays. On ne peut pas faire plus éloigné de Reykjavík!
Elle baissa de nouveau les yeux sur l’annonce.
– Skálar…, lut-elle. Je n’en ai jamais entendu parler.
– C’est minuscule. Ils disent qu’ils ont besoin d’un professeur pour un petit groupe d’élèves. Ils te logent même gratuitement ! Imagine tout l’argent que tu pourras mettre de côté ! J’ai vu un reportage sur ce hameau à la télé l’hiver dernier, je m’en souviens bien, il disait qu’on comptait dix habitants au dernier recensement, ce qui semblait beaucoup l’amuser.
– Quoi, dix habitants ? Tu plaisantes ?
– Non, c’était même pour ça que le journaliste y était allé. Je crois que c’est le plus petit village d’Islande. Tu n’auras sans doute qu’un élève ou deux.
Au début, Una avait considéré cette proposition comme une blague, mais peut-être n’était-ce pas une si mauvaise idée ? Peut-être était-ce là l’occasion tant rêvée ? Elle n’avait jamais projeté de vivre à la campagne, ayant grandi dans un quartier résidentiel de la capitale où son père, médecin, avait construit presque entièrement de ses mains un petit pavillon individuel. Elle y avait vécu une enfance assez heureuse. Elle se revoyait jouant avec ses amies dans les rues gravillonnées de ce quartier encore en plein développement. Jusqu’au drame.
D’une certaine manière, cela avait été comme grandir dans un petit village, même s’il ne comptait pas dix habitants. Les souvenirs qu’elle gardait de ce lieu demeuraient vifs et lumineux.
Sa mère et elle avaient fini par partir. Quelqu’un d’autre avait pris leur place dans cette maison, et peu importe de qui il s’agissait, Una n’y remettrait jamais les pieds. Mais ce hameau, Skálar, touchait une corde sensible en elle. Elle avait besoin de changer d’environnement.
– Ça ne coûte rien de postuler, finit-elle par dire, presque malgré elle.
Elle s’y voyait déjà : repartir à zéro au cœur de la nature, savourer cette proximité avec l’océan. Elle songea alors qu’elle ne savait même pas si le village se trouvait en bord de mer – mais c’était fort probable, sur une île où seules les côtes étaient habitables.
– Si c’est sur la péninsule de Langanes, ça doit être au bord de la mer, non ?
– Bien sûr, répondit Sara. D’ailleurs, l’essentiel de l’activité est un petit port de pêche. C’est plutôt charmant, non ? Vivre à la marge, mais en même temps pas tout à fait seul.
Un village de dix personnes qui se connaissaient toutes. Ne serait-elle pas une intruse ? Peut-être était-ce justement ce dont elle avait besoin, l’isolement sans la solitude. Échapper au tumulte de la ville, à cette routine où son salaire servait surtout à rembourser son emprunt ; pas vraiment de vie sociale, pas d’amoureux, la seule amie avec laquelle elle gardait contact était Sara.
– Oh, je ne sais pas. On ne se verra jamais, au mieux très rarement.
– Ne dis pas de bêtises. On se rendra visite régulièrement, répliqua Sara avec douceur. En fait, j’hésitais à te montrer cette annonce à cause de ça. Je ne veux pas te perdre. Mais je pense vraiment que ce serait parfait pour toi, pendant un an ou deux.
Recherche enseignant au bout du monde. L’honnêteté du titre charmait Una. Au moins, on ne cherchait pas à dissimuler le défi que représentait ce poste. Elle se demanda combien de personnes allaient répondre à l’annonce. Peut-être serait-elle la seule, si toutefois elle se décidait ? Il fallait bien avouer que rien ne la retenait en ville. Certes, il y avait Sara, mais elles n’étaient pas aussi proches qu’elles le prétendaient. Son amie avait commencé à se construire une famille, avec son mari et son enfant, et le temps qu’elle consacrait à cette vieille amitié ne faisait que diminuer. Elles s’étaient connues au lycée, et peu à peu la vie les avait éloignées. Una s’était dit que le temps d’une soirée, tout serait comme avant : elles regarderaient le concert à la télévision en buvant de délicieux cocktails, elles feraient la fête jusqu’au bout de la nuit. Mais en réalité, peut-être que Sara cherchait à se débarrasser d’elle en lui montrant cette annonce. Peut-être qu’au fond, elle était lasse de cette relation. Alors passer un an à Langanes sans revoir Sara, était-ce vraiment inenvisageable ?
Le pire était sans doute de devoir abandonner sa mère. Cependant, à cinquante-sept ans, celle-ci avait une santé de fer et avait refait sa vie depuis longtemps. Elle n’avait pas besoin que sa fille soit présente au quotidien. Una ne s’était jamais vraiment entendue avec son beau-père, mais toutes deux restaient très proches, elles avaient traversé tant d’épreuves ensemble.
– Je vais y réfléchir, conclut-elle. Je peux garder le journal ?
– Bien sûr, fit Sara en se levant après avoir terminé sa tasse. Je dois filer, mais on se voit ce soir. Ça va être sympa, une soirée entre filles !
Una eut soudain la sensation d’être seule au monde. Déménager, faire de nouvelles rencontres aurait sans doute un effet bénéfique sur elle. Sortir des sentiers battus, suivre son instinct et vivre une aventure excitante.
– Tu me promets de ne pas passer à côté de cette occasion ? insista Sara. Je suis certaine que tu y trouveras ton compte.
– Promis, répondit Una avec un sourire.

C’était une journée d’août étonnamment belle. La température était plutôt clémente, pas de vent, et le soleil faisait même une timide apparition de temps à autre.
Généralement, Una n’aimait pas ce mois-là, lorsque la nuit recommençait à tomber après la clarté perpétuelle des mois précédents, mais cette fois la situation était différente. Se tenant sur les marches de l’immeuble où sa mère vivait avec son mari à Kópavogur, elle songea qu’elle n’aurait jamais pu habiter dans un endroit pareil, aussi froid que mal entretenu. Elle préférait son petit appartement du quartier ouest de Reykjavík, même s’il était en sous-sol. Elle le louait désormais à un jeune couple avec un bébé.
Sa mère l’avait raccompagnée dehors après leur café. Le moment était venu de se dire au revoir.
– Nous viendrons te rendre visite, ma chérie, ne t’inquiète pas. Et puis, ce n’est que pour un an, non ?
– Une année scolaire, oui, répondit-elle. Vous serez toujours les bienvenus.
Façon de parler : sa mère serait la bienvenue, mais quelque chose chez son second mari – entré dans leurs vies plusieurs années auparavant – avait toujours dérangé Una.
– Tu vas t’arrêter quelque part en route ? demanda sa mère. C’est affreusement loin. Il faut que tu fasses une pause, c’est dangereux de conduire quand on est fatigué.
– Je sais, maman, soupira Una.
La sollicitude de sa mère était parfois un peu écrasante. Elle avait juste besoin de respirer, de prendre son envol. Quelle meilleure solution que de devenir enseignante dans un village si petit qu’il méritait à peine ce qualificatif ? Dix âmes, pas plus. Comment une société de cette taille pouvait-elle fonctionner ?
Ce serait une expérience enrichissante, revigorante autant pour son esprit que pour son corps. Una n’avait pas eu de difficulté à obtenir le poste. Elle avait appelé le numéro inscrit sur l’annonce quelques jours après la visite de Sara. Une femme d’un âge indéterminé, entre trente et quarante ans à en juger par sa voix, lui avait répondu et expliqué qu’elle siégeait au sein de la commission scolaire de la municipalité à laquelle le hameau appartenait.
– Ça me fait plaisir d’entendre que quelqu’un est intéressé. Pour tout vous dire, personne d’autre n’a postulé.
Una lui avait retracé en détail son parcours universitaire et son expérience professionnelle.
– Mais pourquoi voulez-vous venir vivre ici ? lui avait alors demandé la femme.
Una était d’abord restée silencieuse. Les prétextes ne manquaient pas : échapper à l’existence monotone qu’elle menait en ville, échapper à Sara, ou pour être plus exacte laisser Sara en paix quelque temps, se séparer un peu de sa mère – et surtout de son beau-père –, enfin changer d’environnement. Mais la véritable raison n’était pas aussi claire.
– J’ai juste envie de connaître la vie autrement qu’à la ville, avait-elle finalement répondu à son interlocutrice.
Elle n’avait pas immédiatement obtenu le poste, mais de toute évidence, ses chances étaient bonnes. Avant de raccrocher, elle avait demandé :
– Combien d’élèves aurai-je ?
– Deux, seulement. Deux fillettes de sept et neuf ans.
– C’est tout ? Vous avez vraiment besoin d’un professeur ?
– Oui, on ne peut pas faire des allers-retours quotidiens vers une autre école, surtout en hiver. Mais ce sont deux petites filles adorables.
Ainsi son voyage allait-il démarrer, à Kópavogur, au petit matin. Une année scolaire à la campagne, sur la péninsule de Langanes, parmi des inconnus, avec une classe composée de deux élèves. C’était risible, un travail presque trop facile pour accepter un salaire complet. Mais en fait, elle avait hâte.
La femme avec qui elle s’était entretenue au téléphone, Salka, lui avait semblé sympathique.
Peut-être que ce petit village l’accueillerait à bras ouverts.
Peut-être tomberait-elle amoureuse de la nature environnante et de ses habitants, au point de s’y installer de manière permanente…
Una revint à elle tandis que sa mère lui donnait un petit coup de coude et lui reposait la même question, à laquelle elle avait pourtant déjà répondu :
– Ce n’est que pour un an, n’est-ce pas ?
– Oui, maman. Je n’ai aucune envie de vivre aussi loin de Reykjavík à long terme.
– Eh bien. J’ai la sensation que mon oisillon prend enfin son envol.
– Voyons, maman, ça fait longtemps que j’ai quitté la maison.
– Mais tu n’as jamais été bien loin, ma chérie, nous avons toujours été là l’une pour l’autre… J’espère que ce ne sera pas trop dur pour toi là-bas, toute seule, sans pouvoir venir me voir et parler de… parler du passé.
Sa mère sourit. Una soupçonnait qu’elle décrivait sa propre peur, que cette séparation serait plus difficile qu’elle ne l’avait prévu.
Elle la serra fort contre elle, et toutes deux se regardèrent un instant en silence.
Il n’y avait plus rien à dire.

L’avis de… Gilles Médioni (Marie France)
« Ragnar Jónasson semble se délecter des ambiances de bout du monde. Ici, il nous embarque dans le petit village de Skálar, à l’extrême nord-est de l’Islande où Una, jeune enseignante peu sûre d’elle, décide d’aller passer une année pour faire l’école à deux fillettes. Arrivée sur place, elle découvre un lieu-dit hostile animé par seulement dix habitants, et comprend vite qu’elle n’est pas la bienvenue. Même la maison où elle loge semble être hantée. Le jour de Noël, l’une des fillettes est assassinée. L’étau se resserre autour de l’étrangère. Jusqu’où les habitants seront-ils capables d’aller ? L’auteur islandais fait régner dans ces pages une atmosphère angoissante et surnaturelle qui dérange. »

Vidéo


Ragnar Jonasson présente son roman «Dix âmes, pas plus». © Production Librairie Mollat

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Les sables

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En deux mots
Dans une cité portuaire des bateaux partent et arrivent, des gens se croisent, apparaissent puis disparaissent. Marlo est le premier à ressentir ce trouble, à vivre des événements qu’il a de la peine à comprendre, entre réalité et fake news. Il sera suivi d’une galerie de personnages qui eux aussi tenteront de sortir des sables.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Six personnages en quête de réel

Pour son premier roman, Basile Galais a choisi de nous transporter dans une cité portuaire, dans un monde où la vérité a disparu. Alors tous ses personnages tentent de la retrouver. Déroutant, troublant, étrange.

« Les Sables est venu avec le vent, porté par les bourrasques qui s’engouffraient entre les immeubles droits d’une ville, celle du Havre, de la Cité, un espace traversé de lumières qui a ouvert un interstice dans lequel je me suis coulé. Car il est avant tout question d’une plongée en écriture, une immersion totale qui m’a saisi et a saisi, d’un même élan, chacun des personnages, nous mettant au même rang. » Après avoir fait les Beaux-Arts, c’est au bénéfice d’une résidence d’écriture au Havre que Basile Galais a écrit ce premier roman très singulier.
À l’image de Marlo, le premier personnage à entrer en scène dans cette dystopie, le lecteur est en permanence appelé à se mettre au diapason des personnages, tous en quête de vérité. Pour Marlo, il ne semble pas y avoir de doute. Il se souvient nettement du déroulé des événements. Sur la jetée, il a assisté à une altercation entre deux groupes d’hommes avant de rentrer chez lui retrouver ses parents et son frère jumeau. Mais le lendemain, tout le monde avait disparu, même un bout du complexe portuaire, avalé par sa mémoire ou par la force des éléments.
Ester, quant à elle, doit rejoindre un centre de recherches accessible uniquement par bateau. Une mission curieuse qui la déstabilise, les instructions restant parcellaires. Il faut avouer que pour une professeure de linguistique ces mots qui perdent leur sens sont tout sauf rassurants. Et les choses ne vont pas aller en s’arrangeant car on a annoncé la mort du Guide. Peut-être la dernière figure tutélaire à laquelle se raccrocher. Même si presque simultanément l’image se brouille à nouveau. Il est question de fake news. Mais le doute persiste et ronge les esprits. «C’est comme si son expérience sur l’île et la mort du Guide n’étaient qu’une seule et même chose, une sorte de jeu de miroirs orchestré par un illusionniste voulant la rendre folle.» D’ailleurs, elle semble incapable d’une pensée structurée, ce qui pour une enseignante est un gros handicap. Ses élèves vont en faire la douloureuse expérience.
Pourra-t-elle compter sur Gaspar qui a fait ce curieux voyage avec elle. Mais ce peintre est lui aussi confronté à une énigme. Quels sont ces visages qui apparaissent? Ont-ils un lien avec la mort du Guide? Lui qui essaie de saisir le réel pour le retranscrire, de déposer sur sa toile les nuances de couleur, de lumière, de densité peine aussi à transcender son ressenti dans ses œuvres.
Alors qu’il se rapproche d’Ester, qu’ils font l’amour, le mystère n’en reste pas moins entier. «Tout est noyé dans une sorte de doute que les personnages tentent de résoudre en courant, à leurs risques et périls, après une vérité qui se dérobe» explique Basile Galais dans un entretien accordé à Maze.
C’est cette étrangeté, cette ambiance particulière que plusieurs autres personnages vont traverser, à commencer par Maeva, la journaliste et Henri le photographe, tous deux en quête de légitimité. Sans oublier Alexander, sorte d’agent secret retiré des affaires pour jouir de ses biens, un appartement avec une piscine étonnante et dont la relation avec Ester reste bien mystérieuse. Un mystère qui plane encore davantage sur Dennis, spécialistes des mondes virtuels et dont on comprend qu’il est sans doute celui qui a le plus de mal à faire le tri entre le vrai et le faux, le virtuel et le réel. Peut-être qu’à la nuit tombée, lui aussi trouvera de quoi se rassurer dans le sexe.
Basile Galais dit ici toute l’étrangeté de notre société, bombardée par des images et de l’information en continu, mais qui a du plus en plus de peine à faire le tri, à discerner l’important du superflu, le vrai du faux. À l’image de quelques-uns de ses personnages, il nous suggère de trouver des points d’ancrage dans l’art et la culture. La photographie, la peinture, l’écriture deviennent alors les nouvelles frontières. Celles qui nous offrent la liberté.

Les Sables
Basile Galais
Éditions Actes Sud
Premier roman
240 p., 21 €
EAN 9782330169213
Paru le 17/08/2022

Où?
Le roman est situé dans une ville portuaire, sans davantage de précisions

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est une Cité portuaire, verre et béton sur sable, qui se dresse contre un ciel-champ de bataille. Un enfant se volatilise, la ville est amputée d’un morceau de terre mais ne s’en souvient pas. Une fake news tourne en boucle sur tous les écrans, la mort d’un Guide spirituel, quelque part au fond d’un désert, secoue des mondes lointains, retentit jusqu’au plus proche. L’information attaque la réalité et le vertige saisit chacun différemment, interrogeant la mémoire, la vérité, l’avenir. Dans la tempête, quelques silhouettes se détachent, nous ouvrant le chemin vers une histoire de disparition et d’oubli.
Dans une langue précise et atmosphérique, génératrice d’images en haute définition dont la netteté contraste avec éclat contre le mystère omniprésent, Les Sables observe comment les habitants de la Cité s’affrontent à cette série de dérèglements. Et nous plonge dans leur trouble.
Sismographie d’une modernité inquiète où la réalité n’est jamais certaine, ce roman est aussi une expérience d’immersion totale dans l’univers inédit et immédiatement prégnant d’un écrivain qui croit aux pouvoirs de l’imagination.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Maze (Marie Viguier)
Actualitté
Toute la culture (Marianne Fougère)
sudmag.nc
Blog Nyctalopes
Blog Domi C Lire


Basile Galais parle de sa résidence d’écriture au Château Hagen de Nouméa où il a retravaillé son premier roman Les sables © Production Alexandre Rosada

Les premières pages du livre
« LA ZONE
Il avançait comme le spectre d’un lieu hanté. Il était l’ombre de la zone, l’enfant d’un hors-champ.
Les lampadaires se dépliaient dans la brume, de grands cônes de lumière jaune qui s’évaporaient dans le noir. Les allées étaient désertes, quelques emballages volaient le long du trottoir. Au loin, la myriade de lumières du complexe éblouissait la nuit. Un souffle grondait, s’arrêtait puis recommençait. La flamme emplissait le ciel, une lumière vacillante apparaissait sur son visage puis le noir s’emparait de nouveau des formes. C’était un immense crachat de feu qui s’échappait des cheminées et cela lui semblait la plus belle chose qui soit. Ces quelques mètres de combustion le bouleversaient depuis toujours.
Marlo était né là. La zone était déjà abandonnée à l’époque, supplantée par le complexe qui venait de s’établir. Son père l’avait imprégné de sa méfiance face à ce monstre rutilant qui l’avait poussé à passer ses journées dans le canapé du salon, vêtu de son éternel jogging maculé de taches de gras, il s’enfilait son premier whisky à quatorze heures, jamais avant. C’est la faute au complexe, il disait. Le doigt de Marlo aussi, c’était la faute au complexe, cette protubérance qui s’échappait de son auriculaire droit, cette petite monstruosité qui se faisait l’écho des cheminées cracheuses de feu et des cuves chromées dont les reflets déformaient l’espace alentour. Tous les médecins qu’il avait consultés s’étaient tus en la voyant, comme s’il n’y avait là rien à redire, ils avaient simplement échangé un regard entendu, les hommes en blouse blanche et ses parents.
Il avait grandi entouré par la haine du complexe, une haine qui se développait proportionnellement à sa protubérance, une croissance lente et inexorable. Pourtant, depuis qu’il avait sept ans il sortait chaque soir par la fenêtre de sa chambre pour aller admirer les machines qui s’y activaient la nuit. Un grouillement de lumières et de sons, c’était l’atmosphère dans laquelle il s’était construit. Il se demandait si c’était dû à son petit doigt, cette fascination pour les géants mécaniques.
Il errait comme chaque nuit, porté par les souffles qui s’échappaient des cheminées du port. Les barbelés brillaient dans l’éclat fugitif des flammes. Au loin, les lumières de la Cité vibraient. L’air était lourd et saturé d’une odeur qui lui piquait la gorge et les yeux. Ses pas résonnaient un instant dans la nuit avant de se fondre dans le murmure des machines. Il y avait quelque chose d’organique dans ce ballet de lumières et de sons, quelque chose qui lui faisait considérer le complexe comme une créature vivante, avec ses râles, ses grognements et son pouls battant la mesure.
Il longeait la clôture, enveloppé par cette étrange harmonie, lorsqu’un mouvement rompit le calme. À une centaine de mètres devant lui, au niveau de la guérite marquant l’entrée du complexe, un projecteur découpait nettement les silhouettes qui se contorsionnaient dans la nuit. Un jeune homme aux cheveux longs se débattait face à deux colosses en costume noir. Il s’agrippait de toutes ses forces à un caméscope que les deux hommes tentaient de lui extirper. Le jean du jeune chevelu qui se tortillait dans tous les sens avait glissé au niveau de ses genoux et son tee-shirt commençait à partir en lambeaux dans la lutte. Les colosses, avec leurs crânes luisants, prenaient nettement le dessus.
Ils parvinrent enfin à le maîtriser et se dirigeaient vers l’intérieur du complexe quand le jeune homme se mit à hurler dans la direction de Marlo 99.9 la parole du loup qui dort, 99.9 rien ne stoppe les flux invisibles, 99.9 le pouvoir n’a pas de prise sur le vide ! Il avait la voix d’un possédé, on aurait dit un fou en plein délire, un prophète déclamant une litanie. Les hommes en costume se retournèrent et balayèrent l’obscurité du regard. Marlo se plaqua au grillage, le souffle court. Il entendit le captif se contorsionner dans un ultime effort et crier 99.9 ! Son cœur était à deux doigts de lui exploser le thorax. Quand il se dégagea du grillage pour jeter un œil à la scène, les trois silhouettes avaient disparu. Il ne restait qu’une tache de lumière, vide.
Lorsqu’il arriva à la bicoque, l’horizon commençait déjà à bleuir. Le rideau de sa chambre oscillait dans le vent qui s’engouffrait par la fenêtre entrouverte, de la fumée s’échappait par la grille d’aération, une flaque reflétait un morceau de lune. Il aperçut la silhouette de son frère endormi, il l’observa quelques instants, détaillant ce visage qui aurait pu être le sien, cette peau translucide qui ne pouvait voir le jour sans brûlure, et ces yeux, derrière les paupières closes, qu’il savait azurins. Il trouvait toujours étrange de pouvoir contempler son double exact, il ne s’était jamais habitué à cette sensation paradoxale, cette façon qu’il avait de se retrouver dans l’autre sans jamais parvenir à s’y reconnaître totalement. Son jumeau dormait paisiblement. Une douleur aiguë irradiant l’extrémité de sa main le sortit de sa rêverie. Il enjamba la fenêtre sans bruit, se glissa dans les draps glacés et aperçut son doigt ; la protubérance était violine.
Ça, il était le seul à l’avoir.
Un jour, alors que les vieux barbus grisonnants s’étaient regroupés dans le salon, comme ils faisaient quelquefois, parlant fort et crachant leur haine envers le complexe, le plus en verve, un gros à la moustache drue qui sentait le rance, l’avait saisi par les aisselles et brandi devant les autres comme un trophée de chasse, exposant son petit doigt aux regards ébahis de ses camarades. Son père ne l’avait pas supporté et ils s’étaient battus dans le salon, mettant tout sens dessus dessous. Les objets avaient valdingué, l’ancienne table basse en verre s’était brisée. Tout s’était terminé quand sa mère était sortie de la cuisine et avait hurlé. Le gros moustachu, son père et les autres qui braillaient autour s’étaient arrêtés net. C’était sa force, à sa mère, elle ne disait jamais rien, elle faisait tout, et de temps en temps elle hurlait. Il y avait en elle un feu qui par instants jaillissait, autrement, il restait tout entier contenu dans sa chevelure cuivrée. Marlo s’était tenu là, le gros moustachu et les autres s’étaient tirés en vitesse et son père s’était affalé dans le canapé l’air hagard. Il avait du sang déjà sec sur la lèvre inférieure et sous la narine droite. Depuis, les barbus grisonnants n’avaient pas reparu si ce n’est au détour d’un article dans la presse locale décrivant une énième tentative de blocage du complexe par un groupe de récalcitrants, et son père n’avait plus décollé son derche du canapé. Marlo s’était senti responsable de cette déchéance, il avait appuyé tous les jours sur son petit doigt pour que la protubérance disparaisse, cette petite excroissance qui semblait la cause de tous les maux.
La radio tournait à plein tube quand il se réveilla. Les voix du monde pénétraient sa chambre, celle d’un chroniqueur à la diction saccadée, celles d’hommes en colère, de femmes éplorées, d’enfants en détresse ; des tonalités et des langues qui lui emplissaient l’esprit d’images mentales variées, un désert à perte de vue, des visages mats enturbannés, de grands tissus dans le vent, des kalachnikovs. Le lit de son frère était vide, le salon aussi. La radio diffusait pour les objets, le canapé défoncé par le cul de son père qui s’y enfonçait chaque jour, le poste télé à l’écran bombé, le papier peint crasseux qui se décollait en lambeaux, les semblants de plantes que sa mère s’entêtait à conserver bien qu’elles soient toutes à moitié mortes, le tapis à poils qui abritait des années de poussière, une guirlande cramée pendue à la bibliothèque, les quelques livres jaunis qu’elle contenait, les sacs poubelles remplis de bouchons en plastique que Marlo collectait. C’était la première fois qu’il voyait ces objets isolément et cela lui parut bizarre. Il prit alors conscience de l’absence de ses parents, de l’absence de son frère. Il s’approcha de la fenêtre de la cuisine donnant sur la zone et l’ouvrit.
L’odeur avait quelque chose d’iodé, un parfum qui se déposait sur la peau. Des cristaux de sel constellaient le montant de la fenêtre. Une lumière étrange éclairait les ensembles de béton et de tôle. Les plantes grimpantes continuaient d’envahir les surfaces ; on disait de certaines espèces qu’elles avaient la force de briser des carreaux. Les structures des silos se découpaient à contre-jour, le quai jonché d’éclats de verre scintillait.
Un courant d’air traversa la pièce, portant avec lui l’atmosphère suspendue de la zone. La radio tournait toujours. Il était question d’un martyr, d’une vengeance prochaine et d’une foule qui se piétinait et s’automutilait dans sa procession. Ça braillait à travers le poste dans une langue inconnue, il y avait de l’exaltation, du désespoir bruyant. Ici, c’était vide, Marlo était seul. Pourquoi ne parlait-on que du bruit ? Il sentait son monde se rétrécir dans les cris qui s’échappaient du poste. Il alluma la télé, l’image hésita un instant puis une foule vue du ciel apparut, matérialisant la plainte qui s’échappait de la radio. Une journaliste blonde au teint clair dit Le Guide est mort. Marlo sentit une bouffée d’angoisse monter. Un élancement sourd parcourait son petit doigt, la malformation semblait plus grosse et plus violette que la veille. Il se dirigea vers la porte et sortit dans la zone.
Une lumière diaphane imprégnait l’espace d’une sorte de transparence. Il longea le quai désert, passa devant les docks aux verrières brisées par la végétation hargneuse. Des grillages et des panneaux d’interdiction en barraient l’entrée, le maillage métallique crevé en plusieurs endroits découvrait des restes de squats à l’intérieur des enceintes. Les nomades qui habitaient ces lieux précaires avaient disparu. Il sentait l’angoisse le coloniser lentement.
Ses pas sonnaient creux, comme si l’esplanade avait perdu sa consistance. Il continua d’avancer, se dirigeant instinctivement vers le complexe. Devant lui, il aperçut le seau, la flasque cabossée et la boîte de plombs du vieux pêcheur posés sur la bitte rouillée. Il avait beau le voir chaque jour, ils ne s’étaient jamais adressé la parole, le vieil homme semblait vivre retranché en lui-même. Il s’approcha, s’attendant à deviner la silhouette en contrebas, penchée sur les eaux, mais il n’y trouva personne. Le pêcheur n’était plus là.
Il se mit à marcher de plus en plus vite. La lumière irréelle, la sensation d’être pris en étau, la disparition de ses parents, de son frère, la disparition de toute présence humaine ; il n’arrivait pas à appréhender les choses, tout était différent. Sa marche se transforma en course, une course effrénée qui se voulait oubli, fuite, réveil. Mais rien, rien qu’un souffle haletant, une sueur froide et l’inconnu. Marlo était seul, perdu dans l’ombre d’un cauchemar.
Il arriva au niveau de la guérite, l’endroit même où, la veille, il avait assisté à l’altercation entre les types en costume et le jeune chevelu. Là où trônait la vieille bâtisse en dur, au bout de la digue reliant la zone à la Cité, il n’y avait plus rien, rien hormis la mer. Marlo crut que ses veines allaient éclater sous la pression, son sang battait ses tempes et des acouphènes lui martelaient les oreilles. Il s’approcha, les jambes en coton. Une béance crevassait l’esplanade. La jetée avait disparu, la guérite avec. Les contours de la Cité s’étaient évaporés. La zone était devenue une île à la dérive.
Il ne restait que l’océan, immense.

LA CITÉ
ESTER
C’est un jour neutre. Le paysage portuaire se dilue dans l’atmosphère sans contraste. Un vent léger menace de forcir. La mer grise est froissée par le clapot. La ville est muette et figée, pas une présence ne s’en extrait hormis quelques feuilles qui volent. Seuls les goélands rompent le calme, ils gueulent et tournoient dans le ciel laiteux.
Ils ont certainement tous reçu le même e-mail une semaine auparavant, sinon ils ne seraient pas là à se jauger, ne sachant pas vraiment quel désir les a poussés jusqu’ici. La curiosité, ou autre chose peut-être. Le silence de la Cité qui s’étend et l’absence de contours auxquels se rattacher instillent une certaine méfiance au sein du groupe qui petit à petit s’étoffe de nouveaux membres. Ils sont tous vêtus de noir. Rien de tel n’était mentionné dans le courriel qu’ils ont reçu. Pourquoi donc cette connivence austère ? Ce hasard qui ne semble pas en être un fait grandir le soupçon, des yeux anxieux se croisent et s’évitent.
Une corne de brume résonne au loin. Le silence se réinstalle, les goélands sont partis à l’assaut du bateau encore masqué par la digue. Plus personne n’arrive, le groupe semble complet. Les regards sont devenus des coups d’œil hâtifs accompagnés de gestes nerveux. Une berline noire aux vitres fumées s’approche et se gare à quelques mètres du groupe.
Un chauffeur en costume en sort, contourne la voiture par l’arrière et ouvre la portière. Un homme tout de blanc vêtu apparaît. L’attention du groupe est désormais tournée vers lui. Elle remarque immédiatement ses yeux, ils sont gris.
Ester ne s’attendait pas à ça. Elle a pris sa valisette, elle déteste ne pas avoir ses affaires à portée de main. Quand l’homme au complet blanc a annoncé que le centre de recherches n’était atteignable que par bateau elle a failli s’effondrer. L’ambiance avait été suffisamment pesante jusque-là, avec tous ces inconnus qui se regardaient de biais. Elle avait d’emblée flairé qu’il s’agissait d’intellects supérieurs, ça se sentait à la manière qu’ils avaient tous de rouler des yeux.
Elle est seule dans sa cabine et n’en revient toujours pas. Le courriel ne stipulait aucune information précise quant au voyage, seulement des propos vagues et allusifs, des tournures presque poétiques qui ont piqué sa curiosité. Il y était question d’une île déserte, d’un espace où déployer des perceptions nouvelles, une pensée neuve ; ce genre d’élucubrations. Sa vie dans la Cité tournait un peu à vide alors elle s’est dit pourquoi pas. Sa cabine est spacieuse. Elle est assise sur le lit et se sent rassurée, elle se faisait une image bien plus spartiate du voyage en mer. Dans la chambre tout est doux et tamisé. Il y a une odeur fraîche de propreté qui ne semble pas artificielle. Une grande baie vitrée est masquée par un store. Elle se lève et fait glisser les lames sur le rail. Dehors, le paysage défile à toute allure. Elle vacille et manque de tomber en arrière.
Elle se rattrape in extremis à l’encadrement de la fenêtre. Elle ne pensait pas qu’un bateau pouvait filer à une telle allure sur l’eau, ou plutôt au-dessus de l’eau ; rien ne bouge sous ses pieds. Elle essaie de reprendre ses esprits. La mer continue de défiler, il y a quelque chose d’envoûtant dans cette course. Elle finit par s’apaiser dans la contemplation du paysage qui devient abstrait ; un flux de formes indistinctes dans lequel elle se coule. Elle paraît désormais absente, debout face à la baie vitrée. Elle a les yeux mi-clos et la bouche entrouverte. Un son sec et répétitif ponctue sa méditation. Il se fait de plus en plus proche. Quelqu’un frappe à la porte. Ester l’avait immédiatement remarqué, l’isolant du reste des individus. Il n’avait pas le même comportement ; quand tous les autres, par leurs regards en biais et leurs tics nerveux, avaient manifesté les symptômes évidents d’une phobie sociale caractéristique d’une précocité intellectuelle, lui était resté calme, absorbé par sa contemplation qui semblait l’emmener vers un horizon vague. Il se tient devant elle et la fixe de cet air à la fois détaché et intense qui l’a tout de suite interpellée. Le regard de l’homme fuit par-dessus son épaule de temps à autre, comme s’il cherchait à voir quelque chose derrière elle, dans la chambre.
— Vous avez jeté un œil par la fenêtre ?
— Oui, c’est un peu flippant, et beau en même temps. J’ai failli tomber en ouvrant le store.
— J’arrive pas à réfléchir, je voudrais pourtant, mais impossible. J’arrive pas y croire. — Tout est si calme. Avant de vous ouvrir, je ne savais pas trop si je rêvais ou pas. Ce bateau est incroyable, on dirait qu’on ne touche pas l’eau.
— Je voulais parler du paysage.
— Je ne rêve pas ?
— Non, je ne crois pas.
— Vous avez visité ?
Ils marchent dans les coursives du bateau. Les portes sont numérotées, comme dans un hôtel, le sol est recouvert d’une fine moquette beige, les murs ponctués de tableaux et de lampes à la lumière tamisée. Ester a l’impression d’avoir déjà foulé ce type de couloirs avec ce type de tableaux et de lampes accrochés aux murs. Elle le suit. Il a l’air tout aussi attentif qu’elle aux détails. Ils avancent en silence. Au bout de l’enfilade, ils gravissent quelques marches qui débouchent sur un espace plus large. C’est une pièce ovale entièrement vitrée qui offre une vue panoramique sur l’océan. Des appareils électroniques clignotent sur des consoles. Ester est de nouveau prise d’un vertige. Elle s’arrête un instant et s’appuie contre le mur. L’homme s’est avancé au centre de l’espace, son regard vague se porte au travers des vitres, empli de cette perplexité qui ne l’a pas quitté depuis qu’elle l’a rencontré, quelques minutes plus tôt. Elle l’observe, seul au milieu de cette pièce vide, cerné par l’océan qui se déroule, immense.
Le carton disposé dans sa cabine mentionnait un rendez-vous sur le Roof I à dix-neuf heures. Le nombre de fauteuils correspond exactement au nombre de personnes convoquées. Devant chaque siège, un dossier à couverture blanche est disposé sur la table. Les gens qui étaient sur le port le matin même prennent place. L’homme au complet blanc les accueille, un semblant de sourire au coin de l’œil. Ils ont tous remarqué le dossier, personne n’ose l’ouvrir. Un petit homme aux cheveux ras et aux yeux globuleux a l’air particulièrement nerveux. L’homme au complet blanc commence à parler, il évoque une clause de confidentialité à signer impérativement. Ester observe les faces blêmes qui l’entourent, elle s’attarde sur le visage du petit homme, avec ses yeux grossis par les verres de ses lunettes, un visage d’enfant se dit-elle. L’homme en blanc continue son discours dans ce langage stéréotypé qui sied bien au décor – Il est vivement conseillé de consulter le dossier qui sera à rendre avant l’accostage, paraphé et signé. L’île devrait se dessiner à l’horizon demain matin. Le mail et les pièces jointes spécifiques qui vous ont été envoyés à chacun seront l’unique base sur laquelle commencer le travail. Les directions de recherche et les modalités seront à définir par chacun en fonction de son approche personnelle. Les travaux interdisciplinaires sont bien évidemment encouragés et adviendront naturellement. Ce qui nous intéresse ici, c’est vos perceptions, vos sensibilités. Une rumeur monte de la table. Toutes ces personnes qui ne s’étaient pas adressé la parole commencent à chuchoter puis à parler, prises d’une vigueur jusque-là insoupçonnée. La raison de ce voyage est toujours aussi floue, et cela ne lui déplaît pas. Ester dévisage les membres du groupe avec un léger dégoût. Il est le seul à se tenir à l’écart, indifférent à cette fièvre soudaine. Il paraît absorbé par ce qui se passe derrière les fenêtres. Elle le trouve beau, avec son regard vague. La nuit s’étend derrière les vitres du Roof I, noire et sans lune. L’homme en blanc salue l’assemblée et se retire. Les membres du groupe se lèvent dans un murmure insupportable. Elle ne bouge pas, lui non plus.
Seul le souffle de l’homme perce le silence de la cabine. Ester le regarde. Les draps forment un ensemble de plis et de surfaces qui se lovent sur les contours de son corps endormi, son visage est serein. Tout est limpide dans ce paysage de coton. Ils ne se sont pas vraiment parlé, le jeu de séduction n’a pas eu lieu, seulement des regards prolongés par le silence. Elle ne sait plus bien qui a brisé la distance, cet espace qui habituellement se rompt par les mots, par une avance, un sous-entendu qui suspend la pudeur et amène le premier contact. Il n’y a eu que l’intensité des regards, sans détour, une espèce de sincérité qui n’existe pas dans son souvenir, dans ses expériences passées. Des corps sans les mots. Elle sent encore le désir frémir sur sa peau. La main ferme et tendre dans le pli de l’aine. Des rais de lumière filtrent par les lames du store et se déforment dans les sillons des draps. Un faisceau traverse le visage de l’homme endormi, elle s’approche et lèche la peau irradiée de lumière.
Ils sont tous sur le Roof I. Un air cérémoniel entoure les silhouettes à mesure que le paysage se précise, un fond de méfiance flotte sur les visages. Une mince bande de terre se dessine à travers les baies panoramiques, elle semble léviter au-dessus de l’eau, comme privée d’ancrage. L’air est frais et sans odeur.
Doucement, des formes émergent et des contours se dessinent. Des lignes de béton accompagnées de bittes d’amarrage plantées à égale distance s’étendent.
Derrière, des dunes cuivrées ondulent dans la brume matinale. Les masses de sable progressent sur ce qui n’est autre que les vestiges d’un port industriel.
L’aperçu lointain lui laisse une impression étrange, un mouvement dans lequel aucune image n’est saisissable. Le paysage lui donne le vertige autant qu’il l’inquiète. Elle se détourne et cherche l’homme au regard vague. Pour la première fois, son visage n’exprime pas cette espèce d’absence, il est anxieux, ou concentré peut-être. Elle revient à l’horizon et aperçoit un point fixe dans l’indistinction générale, une tache de lumière comme un reflet sur une toiture. Elle plisse les yeux et croit deviner une forme dans la chaleur qui ondoie. Une silhouette fait le guet à côté d’une ruine. On dirait un enfant.

La ville est secouée. C’est sonore. Rien ne bouge. Seuls les stores des commerces se gonflent et se dégonflent. Les sifflements, les souffles plus rauques et les claquements créent un drôle de vacarme, presque harmonieux. Les piétons qui occupent les trottoirs se déportent en faisant une série de petits pas chassés à chaque rafale. D’autres semblent vouloir se prémunir de tels écarts en adoptant une démarche étrange, ils avancent penchés, le corps obliquant du côté d’où proviennent les bourrasques. C’est une chorégraphie inédite qui se joue entre les immeubles droits. Le ciel s’abaisse puis remonte sous les grains qui se succèdent.
Ester avance dans ce maelstrom qui lui paraît tout intérieur, elle ne saurait dire pourquoi, c’est comme si, depuis son séjour sur l’île, sa peau était devenue poreuse, qu’entre elle et le monde la frontière s’était dissoute. Devant, à l’abri de l’un de ces blocs de béton immuables, une femme enveloppée de châles est entourée de pigeons. Un voile recouvre ses yeux. Ester se dit qu’elle est certainement aveugle. Lorsqu’elle arrive à son niveau, la femme lève la tête et son regard jusque-là absent la fixe.
— Il faut écouter les oiseaux, ils voient, ils voient les vérités qui se fourvoient, les mensonges qui pullulent, les visions et les croyances, ils tournoient au-dessus des hommes. Il n’y a rien à voir sur les surfaces, rien à voir sur la mer étale, seulement un pâle reflet du ciel, un miroir à briser, les lettres dans les mots, le contour d’une main sur la roche, la paume marquée dans la pierre, rien d’autre, tout et son contraire. Il faut écouter les oiseaux, ils tournoient les oiseaux, il faut briser la glace, retrouver les pierres devenues sable, derrière le ciel on tombera.
Ester a continué à marcher comme si de rien n’était. Désormais, elle est prise de remords. Elle est arrêtée sur le trottoir et vacille à chaque coup de vent. Ce serait ridicule de revenir en arrière, mais elle n’arrive plus à avancer, à s’éloigner de cette présence magnétique, de ses deux yeux calcaire. Ce langage obscur lui en rappelle d’autres, toutes ces voix méconnues qui parsèment la Cité, dans les ruelles, les métros, les squares, les églises, au pied des immeubles, dans les asiles, les prisons, dissimulées dans les bois, les parcs, à la périphérie, sous les ponts, les échangeurs, tapies dans des souterrains, dans l’ombre des terrains vagues ; ces voix l’ont toujours fascinée. Elle finit par reprendre sa route. Derrière elle, la femme s’est immédiatement replongée dans son mutisme, se séparant de nouveau du monde des hommes.
Elle arrive avec une dizaine de minutes d’avance dans l’amphi B, comme à son habitude. Le temps de sortir ses mémos et de brancher son ordinateur au vidéoprojecteur. Elle aime avoir ce laps de temps pour se réapproprier la salle, mesurer l’écho de sa voix, reprendre la conscience des distances, de son corps dans l’espace. »

Extrait
« Un vent frais pénètre la pièce. Ces rêves obscurs l’habitent depuis son retour du centre de recherches, mais la fréquence avec laquelle ils se manifestent s’accroît depuis le mensonge à la télé. Les doutes qui l’assaillent lorsqu’elle se réveille sont de plus en plus fondamentaux. C’est comme si son expérience sur l’île et la mort du Guide n’étaient qu’une seule et même chose, une sorte de jeu de miroirs orchestré par un illusionniste voulant la rendre folle. » p. 37

À propos de l’auteur
GALAIS_Basile_©Malika_MoussiBasile Galais © Photo Malika Moussi

Né en 1995 à Nouméa, Basile Galais grandit en Nouvelle-Calédonie. Il quitte l’île pour étudier en métropole, d’abord aux beaux-arts de Biarritz puis de Nantes, où il pratique la peinture, puis en création littéraire, au Havre. Aujourd’hui, il vit sur son voilier dans la petite rade de Nouméa. Les Sables est son premier roman. (Source: Éditions Actes Sud)

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Le cabaret des mémoires

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En deux mots
Samuel est désormais père. Avant le retour de son épouse et de son bébé de la maternité, il comble sa solitude en convoquant ses souvenirs d’enfance et en cherchant comment il pourra lui transmettre ce lourd héritage, cette Shoah qui a décimé sa famille.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une naissance et tant d’absents

Dans ce court roman Joachim Schnerf cherche à relier son enfance à Rosa, la dernière survivante d’Auschwitz, et son fils qui vient de naître à la Shoah. Les affres d’un père face au devoir de mémoire.

«Par tous les moyens, je dois raconter à mon fils, je dois lui parler d’Auschwitz et de Rosa avant qu’elle s’éteigne. Qu’il entende son nom en la sachant en vie. Sinon, comment nous croiront-ils?» Samuel est seul chez lui. Son épouse Léna est encore à la maternité avec son fils. Une attente qui angoisse le jeune père. Sera-t-il à la hauteur de ce nouveau rôle? Pourra-t-il faire mieux que son propre père qui a longtemps choisi de ne pas le traumatiser avec le lourd passé familial avant d’évoquer sa sœur Rosa, partie s’installer au Texas où, tous les soirs, elle racontait son histoire dans le saloon de Shtetl City.
La tante d’Amérique qui a alors habité l’imaginaire de Samuel au point d’en faire l’héroïne de ses vacances dans les Vosges. Avec sa sœur Tania et son cousin Michaël, ils traversaient le désert et bravaient mille dangers pour parvenir à ce cabaret jusqu’à Rosa. Car alors, il fallait le soutien de l’imaginaire pour construire un récit par trop parcellaire.
Mais avec les années, Samuel va apprendre l’horreur de la Shoah, le drame qui a frappé sa famille qui a réussi à quitter «la Pologne antisémite et son shtetl, pour la patrie des Lumières, avant d’être rattrapée par le nazisme et la collaboration.» Rafles, déportation, extermination. Une fin que connaîtront six millions de personnes et qui ne peut que marquer le jeune homme qui doit apprendre «à respirer pour transformer les angoisses en névroses.»
«C’est lors du camp d’été au cours duquel j’ai rencontré Léna que j’ai compris pour la première fois comment me détacher de moi – je me trouvais à ce moment dans mon petit bois, mon refuge.» Alors, il communie avec Rosa, car à des milliers de kilomètres c’est le même combat qu’elle mène. Elle aussi cherche comment dire l’indicible.
C’est à l’enterrement du grand-père qu’il fera sa connaissance. «Je ne la reverrais plus jamais, mais ses yeux familiers et son tatouage continuent pourtant de me hanter. Comme un souvenir associé à la mort de mon grand-père, comme l’unique maillon me liant au génocide juif de ce côté de la famille.»
Joachim Schnerf, qui dédie ce roman à ses enfants, aura peut-être réussi à exorciser ses fantômes avec ce roman. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il aura réussi à poser sa pierre sur la tombe de Rosa.

Le cabaret des mémoires
Joachim Schnerf
Éditions Grasset
Roman
140 p., 16 €
EAN 9782246828921
Paru le 24/08/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
Demain matin, Samuel ira chercher sa femme et leur premier né à la maternité. Alors, en cette dernière nuit de solitude, à l’aube d’une vie qui ne sera plus jamais la même, Samuel veille. Partagé entre exaltation et angoisse, il se souvient du passé, songe à l’avenir, tente d’endosser son nouveau rôle de père.
Cette nuit est hantée par de nombreuses histoires. Celle de ses aînés, et d’abord celle de sa grand-tante, la fabuleuse Rosa, installée après la Seconde Guerre mondiale au Texas où elle a monté un cabaret extraordinaire. Celles que Samuel se racontait enfant, lorsqu’avec ses cousins il se déguisait en cow-boy et jouait à chercher sa grand-tante dans le désert d’une Amérique fantasmée, face à des ennemis imaginaires. Celles que Rosa, désormais ultime survivante d’Auschwitz, raconte chaque soir sur les planches. Toutes ces histoires, Samuel les partagera avec son fils, l’enfant de la quatrième génération qui naît alors que Rosa fait ses adieux à la scène.
Il n’y aura bientôt plus aucun témoin pour transmettre, mais il restera le récit, la fiction, capables de dévoiler ce qu’on croyait disparu, d’évoquer l’indicible, d’empêcher les falsificateurs de dénaturer le passé. Au Cabaret des mémoires, il s’agit de ne pas oublier, jamais. Et pour Samuel, de comprendre que l’enfant qu’il a été doit passer le relais à celui qu’il s’apprête à accueillir. Roman intimiste, conte moderne, Le cabaret des mémoires entrelace les fils de la transmission au cours d’une bouleversante nuit initiatique à la puissance universelle.

Les critiques
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Joachim Schnerf présente son livre Le cabaret des mémoires © Production éditions Grasset

Les premières pages du livre
« Le long du couloir qui mène à la loge, se succèdent des coupures de presse et des photos jaunies. Des portraits de célébrités venues se produire dans le cabaret, des paysages polonais, le Mur des Lamentations enneigé, de vieilles femmes à Haïfa concourant pour l’élection de Miss Survivante de la Shoah. Certaines encadrées, d’autres non, ces images annoncent le cabinet de curiosités qui se cache au fond de la loge de Rosa et qu’elle détaille, grâce au miroir de sa coiffeuse, avant et après chaque représentation – elle regarde rarement en face ces souvenirs de douleur.
Derrière la porte rouge qui s’ouvre sur son sanctuaire, parmi les statuettes, les habits en lambeaux et les pierres couleur brique, se trouvent deux gamelles de métal. La sienne, qui lui a permis de s’accrocher au jour, marquée d’une infinie culpabilité. D’avoir volé, de n’avoir pas partagé, d’avoir piétiné des corps pour survivre. Rosa se souvient du nom de chaque femme tombée au seuil de la nuit, de leur visage creusé, elle se souvient de s’être nourrie au détriment de tant d’autres, humiliée par ses propres instincts. Et puis la gamelle de Jania.
Rosa tirera sa révérence demain, elle sent que la fin approche. La vieille femme a longtemps réfléchi à ce qu’elle ferait de ses biens, se demandant si elle devait léguer ces souvenirs à sa famille française, à un musée ou à un mémorial débordant déjà de pyjamas rayés et d’étoiles jaunes râpées. Non, elle restera fidèle à son cabaret et à ses spectacles, rien ne sortira de Shtetl City après cette nuit. Elle a préparé un inventaire des objets qu’elle léguera à l’éternité et le reste brûlera. Rosa a pris sa décision, rien ne l’empêchera de mettre le feu aux vestiges qui la rattachent à ses démons, elle veut se débarrasser d’eux avant son départ.
Rosa, qui a perdu son humanité pour revenir d’entre les morts. Rosa, la dernière rescapée d’Auschwitz encore vivante.
Quand demain reviendra la lumière, notre bébé sera là. Dans ce lit à barreaux que je fixe en pensant à mon enfance, lorsque très jeune déjà le nom de Rosa m’obsédait. À table, les histoires de famille nous conduisaient immanquablement vers elle. Mon grand-père racontait cette figure mystérieuse, cette sœur qui hantait les images floues de sa jeunesse et qui avait disparu, après guerre, vers l’Amérique. On ne parlait jamais d’Auschwitz, mais le nom de Rosa faisait jaillir les fours crématoires à l’heure du dessert.
Puis, quand le déjeuner traînait, lors de ces après-midi d’août dans notre maison de campagne au milieu des montagnes vosgiennes, nous nous échappions ma grande sœur, mon cousin et moi. Fuyant la surveillance de nos grands-parents, nous rejouions l’histoire familiale dans le jardin, en haut des marches faites de rochers gris, bruts. Lorsque les nuits étaient douces, nous dormions même à la belle étoile sur l’herbe assombrie. La maison n’était qu’à quelques pas mais nous pressentions que cette liberté nouvelle, cette autonomie chimérique, nous marquerait jusqu’à l’âge adulte.
Je peux sentir le vent qui nous caressa au petit matin, ce jour-là ; je me souviens des regards ensommeillés qui, en un instant, s’illuminèrent face aux promesses de l’aventure. Nous n’avions jamais vu Rosa mais elle nous fascinait. Notre Américaine installée en plein désert, celle qui avait conquis l’Ouest pour bâtir son cabaret. Nous ne savions pas très bien ce qu’était un cabaret, mais nous étions certains de la trouver au milieu du sable texan, tous trois parés de nos costumes de cow-boys dont je me rappelle la moindre frange. Les images et les sensations rejaillissent lorsque je m’y attends le moins, je m’y réfugie comme on se love dans la nostalgie et me laisse glisser en plein songe.
C’était l’été de mes neuf ans.

Les yeux ouverts mais le reste du corps endormi, je retenais ma respiration en restant attentif aux bruits du jardin encore bien calme à cette heure-là. Dans mon sac de couchage, je profitais de la chaleur préservée par le duvet alors que la rosée avait refroidi mes lèvres, que ma langue commençait machinalement à détailler, assoiffée, les perles d’eau. Combien de temps avions-nous dormi ? Tania et Michaël étaient à mes côtés, leur costume marqué par l’herbe humide. Près d’eux leur chapeau, leur lampe de poche, et le cercle de pierres qui protégeait un feu de camp imaginaire. Ma grande sœur avait fêté ses onze ans deux mois plus tôt, mon cousin était son aîné de dix mois – douze ans, l’âge de Rosa quand elle avait été raflée. Je les admirais pour leur assurance et leur courage, eux qui s’endormaient les premiers car à l’époque, les étoiles m’effrayaient. Elles m’obsédaient, me forçaient à les observer sans détourner le regard, pendant une heure, parfois deux, jusqu’à ce que mon corps s’abandonne et cède au sommeil. Une angoisse sans doute née des histoires que l’on raconte sur les morts montés au ciel. Ou peut-être l’idée qu’elles brillaient également au-dessus d’Auschwitz.
La veille, autour des brindilles éclairées à la lampe torche, nous avions chanté en attendant que la nuit s’installe. Nous étions bien loin déjà, transportés dans le désert américain avec ses soirées fraîches et ingrates, un désert sans pitié pour les étrangers de passage lorsque la brune gagne enfin l’horizon. Chacun connaissait son rôle, le jeu avait déjà commencé. « Les réserves d’eau ont atteint un seuil critique, avait solennellement lancé Tania en s’allongeant, le prochain village est à une dizaine d’heures de marche. » Nous partirions le lendemain à la quête d’une âme charitable, l’aventure commençait à se compliquer lorsque le sommeil avait finalement gagné la bataille.
Un peu plus loin, d’autres paupières s’étiraient. Ma sœur, la dure à cuire de la bande, se réveillait à son tour. Tania se disait aguerrie aux arts martiaux, elle affirmait être prête à nous protéger en cas d’attaque et cela me rassurait d’avoir une brute de notre côté. Nous étions partis depuis deux jours à la recherche du cabaret de Rosa, mais faute du moindre indice notre confiance commençait à s’effriter. Et la nuit, notre sang se glaçait lorsque des hurlements étranges perçaient le silence – des cris de coyote. Tania s’étirait lentement, me cherchait du regard. Michaël dormait encore et nous n’osions pas parler de peur de le réveiller. Elle me sourit, comme pour me dire que cette journée serait belle et que nous emporterions les heures à venir avec nous jusqu’à l’âge adulte. Ou peut-être me disait-elle qu’elle serait toujours là, qu’elle m’aimait, que près d’elle rien ne pourrait m’arriver. Nous étions pudiques et n’échangions pas de mots d’amour à cette époque, mais je me souviens de ce réveil comme de l’une de ses plus belles déclarations.
Quand demain reviendra la lumière, les souvenirs seront là ; dans le tiroir que je repousse en silence, le bout des doigts figé contre le bois, un instant encore. Nous sommes des milliers, des centaines de milliers, à conserver ces pages de l’enfer, l’histoire des membres de nos familles marquée à l’encre de douleur. Et pendant ce temps nos aînés s’éteignent. Mes grands-parents n’avaient pas souhaité écrire alors c’est moi qui ai retranscrit avec acharnement leur cachette en zone libre, la peur des dénonciateurs, des regards sur leur nez dont ils craignaient qu’il les trahisse. L’Histoire engloutissait leurs frères et sœurs à l’Est, pendant qu’eux répétaient jusqu’à la nausée les détails de leur nouvelle identité. Puis la guerre prit fin, l’humanité aussi, et le travail de mémoire débuta.
Mes grands-parents paternels avaient été orphelins jusqu’à leur rencontre, disaient-ils. Leurs parents n’avaient pas survécu, ils n’étaient plus là pour les conduire à l’autel lors du mariage qui fut célébré à la Grande Shoule de Strasbourg. Les rangs de la synagogue étaient vides, quelques amis bien sûr, mais la Shoah avait considérablement réduit le nombre de convives à rassasier après la cérémonie – c’étaient les mots de mon grand-père. Sous la houpa, le dais nuptial qui trônait au fond de la synagogue, se trouvait une seule personne de la famille, une inconnue venue des États-Unis pour l’occasion. Mon grand-père n’était pas proche de sa sœur aînée, elle qui n’avait pu être cachée à temps avant la rafle. Quelques lettres échangées lors de l’immédiat après-guerre pour expliquer les raisons de son départ vers l’Amérique, puis le silence. Elle n’avait plus donné de nouvelles au seul proche qui lui restait mais qu’elle ne connaissait plus vraiment, ce frère lui évoquant l’Europe dont elle écrivait ne plus vouloir entendre parler. Il incarnait ce continent associé au bruit des bottes, aux aboiements des bergers allemands, aux cris des gardiens du camp qui avaient émietté toutes ses madeleines. Pour Rosa, le présent était la seule saveur apaisante, le reste avait un goût de mort.
Je la rencontrai lors de l’enterrement de mon grand-père. Une dernière fois, elle avait traversé l’Atlantique, probablement avec un sentiment de devoir familial, lorsque mon père l’avait appelée pour lui annoncer la nouvelle. Jamais mon grand-père n’aurait pu imaginer que cette vieille dame résidant au Texas arriverait à Strasbourg moins de vingt-quatre heures après sa mort. J’étais en train de me laver les mains avant de quitter le cimetière, comme la loi juive l’exige, quand elle se plaça près de moi, face au robinet rouillé. Michaël soutenait ma sœur un peu plus loin, Tania avait quitté sa colocation londonienne pour les funérailles et avait failli s’évanouir au son de la terre frappant le cercueil en bois. Aucun d’eux ne sut à côté de qui je me tenais alors, cette silhouette que nous avions poursuivie toute notre enfance, fuyante, évanescente, une ombre dont je reconnus les traits, même si je les voyais pour la première fois. Rosa était très maquillée, ses yeux noisette me rappelaient ceux de mon grand-père. Elle releva ses manches, se rinça méticuleusement chaque phalange avant de couper l’eau et de me tendre une main encore humide. Je serrai les doigts gelés et aperçus son tatouage. De honte je relevai le visage, comme un enfant surpris en train de fixer avec envie les formes d’un corps adulte, et elle me lança, d’une voix rauque : « Je suis Rosa. » Elle était grande, fine, avec de très larges épaules. Cette ligne horizontale qui allait d’un côté à l’autre de son corps m’avait frappé, une ligne prête à soutenir l’humanité autant qu’à se rompre. Je n’eus pas le temps de lui répondre qu’elle avait déjà franchi le portail du cimetière, rejoint le taxi qui l’attendait.
Je ne la reverrais plus jamais, mais ses yeux familiers et son tatouage continuent pourtant de me hanter. Comme un souvenir associé à la mort de mon grand-père, comme l’unique maillon me liant au génocide juif de ce côté de la famille. J’aurais pu essayer de la contacter, j’aurais peut-être dû, mais les années avaient passé. Jusqu’au jour où j’entendis son nom à la radio, lors d’une émission Quand demain reviendra la lumière, les souvenirs seront là ; dans le tiroir que je repousse en silence, le bout des doigts figé contre le bois, un instant encore. Nous sommes des milliers, des centaines de milliers, à conserver ces pages de l’enfer, l’histoire des membres de nos familles marquée à l’encre de douleur. Et pendant ce temps nos aînés s’éteignent. Mes grands-parents n’avaient pas souhaité écrire alors c’est moi qui ai retranscrit avec acharnement leur cachette en zone libre, la peur des dénonciateurs, des regards sur leur nez dont ils craignaient qu’il les trahisse. L’Histoire engloutissait leurs frères et sœurs à l’Est, pendant qu’eux répétaient jusqu’à la nausée les détails de leur nouvelle identité. Puis la guerre prit fin, l’humanité aussi, et le travail de mémoire débuta.
Mes grands-parents paternels avaient été orphelins jusqu’à leur rencontre, disaient-ils. Leurs parents n’avaient pas survécu, ils n’étaient plus là pour les conduire à l’autel lors du mariage qui fut célébré à la Grande Shoule de Strasbourg. Les rangs de la synagogue étaient vides, quelques amis bien sûr, mais la Shoah avait considérablement réduit le nombre de convives à rassasier après la cérémonie – c’étaient les mots de mon grand-père. Sous la houpa, le dais nuptial qui trônait au fond de la synagogue, se trouvait une seule personne de la famille, une inconnue venue des États-Unis pour l’occasion. Mon grand-père n’était pas proche de sa sœur aînée, elle qui n’avait pu être cachée à temps avant la rafle. Quelques lettres échangées lors de l’immédiat après-guerre pour expliquer les raisons de son départ vers l’Amérique, puis le silence. Elle n’avait plus donné de nouvelles au seul proche qui lui restait mais qu’elle ne connaissait plus vraiment, ce frère lui évoquant l’Europe dont elle écrivait ne plus vouloir entendre parler. Il incarnait ce continent associé au bruit des bottes, aux aboiements des bergers allemands, aux cris des gardiens du camp qui avaient émietté toutes ses madeleines. Pour Rosa, le présent était la seule saveur apaisante, le reste avait un goût de mort.
Je la rencontrai lors de l’enterrement de mon grand-père. Une dernière fois, elle avait traversé l’Atlantique, probablement avec un sentiment de devoir familial, lorsque mon père l’avait appelée pour lui annoncer la nouvelle. Jamais mon grand-père n’aurait pu imaginer que cette vieille dame résidant au Texas arriverait à Strasbourg moins de vingt-quatre heures après sa mort. J’étais en train de me laver les mains avant de quitter le cimetière, comme la loi juive l’exige, quand elle se plaça près de moi, face au robinet rouillé. Michaël soutenait ma sœur un peu plus loin, Tania avait quitté sa colocation londonienne pour les funérailles et avait failli s’évanouir au son de la terre frappant le cercueil en bois. Aucun d’eux ne sut à côté de qui je me tenais alors, cette silhouette que nous avions poursuivie toute notre enfance, fuyante, évanescente, une ombre dont je reconnus les traits, même si je les voyais pour la première fois. Rosa était très maquillée, ses yeux noisette me rappelaient ceux de mon grand-père. Elle releva ses manches, se rinça méticuleusement chaque phalange avant de couper l’eau et de me tendre une main encore humide. Je serrai les doigts gelés et aperçus son tatouage. De honte je relevai le visage, comme un enfant surpris en train de fixer avec envie les formes d’un corps adulte, et elle me lança, d’une voix rauque : « Je suis Rosa. » Elle était grande, fine, avec de très larges épaules. Cette ligne horizontale qui allait d’un côté à l’autre de son corps m’avait frappé, une ligne prête à soutenir l’humanité autant qu’à se rompre. Je n’eus pas le temps de lui répondre qu’elle avait déjà franchi le portail du cimetière, rejoint le taxi qui l’attendait.
Je ne la reverrais plus jamais, mais ses yeux familiers et son tatouage continuent pourtant de me hanter. Comme un souvenir associé à la mort de mon grand-père, comme l’unique maillon me liant au génocide juif de ce côté de la famille. J’aurais pu essayer de la contacter, j’aurais peut-être dû, mais les années avaient passé. Jusqu’au jour où j’entendis son nom à la radio, lors d’une émission consacrée à l’anniversaire de la libération d’Auschwitz. Rosa, la dernière rescapée du camp encore en vie, ne mentionna pas mon grand-père, pas son neveu, pas son petit-neveu français – moi, Samuel. Elle ne dit presque rien, déclina son identité, résuma son histoire, la déportation et sa vie dans le camp en moins de deux minutes. Puis elle parla de son départ aux États-Unis, et du cabaret « Camp Camp » qu’elle avait fondé quelque part au Texas. Sa voix était la même que dans mon souvenir, j’eus l’impression que sa main humide était encore contre la mienne. Je décidai de lui envoyer une lettre.
Depuis quelques mois, on entendait des rumeurs sur l’identité de la dernière rescapée d’Auschwitz encore vivante, alors même qu’on pensait les ultimes témoins de ce camp décédés. Selon les historiens, il s’agissait d’une survivante dont on avait perdu la trace peu après l’arrivée des Soviétiques, lorsqu’elle avait pris la mer pour rejoindre les États-Unis, loin du Vieux Continent où chacun cherchait alors à trouver sa place entre résistants de la dernière heure et collaborateurs de la première. Rosa, ma grande-tante. Elle aurait changé de nom de famille en arrivant sur les côtes américaines, elle se serait inventé un nouveau passé pour repousser les regards compatissants et les coups de main communautaires, mais dans ma famille personne ne l’avait oubliée. Certains racontaient qu’elle s’était installée dans le désert texan après avoir fait fortune dans la bonneterie à Brooklyn. D’autres croyaient que, ruinée, elle s’était mis en tête de rejoindre le Mexique et avait dû s’arrêter en chemin. Cette fois, le mythe avait dépassé le cercle familial et nos jeux d’enfants pour gagner l’Europe tout entière.
En entendant le nom de Rosa à la radio, ma jeunesse dans notre maison vosgienne avait ressurgi ; et avec elle mes angoisses. Je ferme les yeux et revois le rose familier du grès des montagnes. Je m’enfonce dans mon oreiller, la nausée me gagne, comme si ces tentatives désespérées de trouver le sommeil me déchiraient l’estomac. Je me souviens de l’été passé aux côtés de Tania et Michaël, en vacances avec nos grands-parents. Je me souviens de notre quête imaginaire pour retrouver notre grande-tante. Mais soudain c’est à ma femme que j’ai envie de penser, elle que j’ai envie d’appeler même si je sais qu’elle ne répondra pas. Les visages dansent, mon corps résiste. Léna sortira demain de la maternité avec notre bébé, c’est cette image que j’essaie de protéger à présent.
Lorsque j’étais enfant, je rêvais de me rendre dans le cabaret de Rosa. Aujourd’hui il me hante. »

Extraits
« Ils connaissent par cœur la prestation hypnotisante de Rosa, l’histoire de son enfance et puis celle qu’elle tait. La grande histoire qu’elle énumère sans raconter, la Shoah et la tentative d’extermination des Juifs, là-bas en Europe. Et pourtant, c’est comme s’ils redécouvrent chaque soir ce terrible passé. »

« Ses cauchemars ne sont pas peuplés que de cadavres. Rosa est hantée par la vie, par les décisions qui lui ont permis de revenir parmi les vivants. »

« Quand demain reviendra la lumière, ce voyage se prolongera sur la route qui relie mon enfance à Rosa, mon fils à la Shoah. Avec les années, j’ai appris à respirer pour transformer les angoisses en névroses. Alors je prends une grande inspiration pour calmer mon corps et me réfugie dans le passé. C’est lors du camp d’été au cours duquel j’ai rencontré Léna que j’ai compris pour la première fois comment me détacher de moi – je me trouvais à ce moment dans mon petit bois, mon refuge. »

« Vous saurez toute l’histoire d’une famille juive ayant fui la Pologne antisémite et son shtetl, ayant tout quitté pour la patrie des Lumières, avant d’être rattrapée par le nazisme et la collaboration. Vous saurez tout de l’avant. »

« Je ne la reverrais plus jamais, mais ses yeux familiers et son tatouage continuent pourtant de me hanter. Comme un souvenir associé à la mort de mon grand-père, comme l’unique maillon me liant au génocide juif de ce côté de la famille. J’aurais pu essayer de la contacter, j’aurais peut-être dû, mais les années avaient passé. Jusqu’au jour où j’entendis son nom à la radio, lors d’une émission consacrée à l’anniversaire de la libération d’Auschwitz. Rosa, la dernière rescapée du camp encore en vie. »

« Quand demain reviendra la lumière, les souvenirs seront là ; dans le tiroir que je repousse en silence, le bout des doigts figé contre le bois, un instant encore. Nous sommes des milliers, des centaines de milliers, à conserver ces pages de l’enfer, l’histoire des membres de nos familles marquée à l’encre de douleur. Et pendant ce temps nos aînés s’éteignent. Mes grands-parents n’avaient pas souhaité écrire alors c’est moi qui ai retranscrit avec acharnement leur cachette en zone libre, la peur des dénonciateurs, des regards sur leur nez dont ils craignaient qu’il les trahisse. L’Histoire engloutissait leurs frères et sœurs à l’Est, pendant qu’eux répétaient jusqu’à la nausée les détails de leur nouvelle identité. Puis la guerre prit fin, l’humanité aussi, et le travail de mémoire débuta. »

« Mes grands-parents paternels avaient été orphelins jusqu’à leur rencontre, disaient-ils. Leurs parents n’avaient pas survécu, ils n’étaient plus là pour les conduire à l’autel lors du mariage qui fut célébré à la Grande Shoule de Strasbourg. Les rangs de la synagogue étaient vides, quelques amis bien sûr, mais la Shoah avait considérablement réduit le nombre de convives à rassasier après la cérémonie – c’étaient les mots de mon grand-père. Sous la houpa, le dais nuptial qui trônait au fond de la synagogue, se trouvait une seule personne de la famille, une inconnue venue des États-Unis pour l’occasion. Mon grand-père n’était pas proche de sa sœur aînée, elle qui n’avait pu être cachée à temps avant la rafle. Quelques lettres échangées lors de l’immédiat après-guerre pour expliquer les raisons de son départ vers l’Amérique, puis le silence. Elle n’avait plus donné de nouvelles au seul proche qui lui restait mais qu’elle ne connaissait plus vraiment, ce frère lui évoquant l’Europe dont elle écrivait ne plus vouloir entendre parler. Il incarnait ce continent associé au bruit des bottes, aux aboiements des bergers allemands, aux cris des gardiens du camp qui avaient émietté toutes ses madeleines. Pour Rosa, le présent était la seule saveur apaisante, le reste avait un goût de mort. »

« Je la rencontrai lors de l’enterrement de mon grand-père. Une dernière fois, elle avait traversé l’Atlantique, probablement avec un sentiment de devoir familial, lorsque mon père l’avait appelée pour lui annoncer la nouvelle. Jamais mon grand-père n’aurait pu imaginer que cette vieille dame résidant au Texas arriverait à Strasbourg moins de vingt-quatre heures après sa mort. J’étais en train de me laver les mains avant de quitter le cimetière, comme la loi juive l’exige, quand elle se plaça près de moi, face au robinet rouillé. Michaël soutenait ma sœur un peu plus loin, Tania avait quitté sa colocation londonienne pour les funérailles et avait failli s’évanouir au son de la terre frappant le cercueil en bois. Aucun d’eux ne sut à côté de qui je me tenais alors, cette silhouette que nous avions poursuivie toute notre enfance, fuyante, évanescente, une ombre dont je reconnus les traits, même si je les voyais pour la première fois. Rosa était très maquillée, ses yeux noisette me rappelaient ceux de mon grand-père. Elle releva ses manches, se rinça méticuleusement chaque phalange avant de couper l’eau et de me tendre une main encore humide. Je serrai les doigts gelés et aperçus son tatouage. De honte je relevai le visage, comme un enfant surpris en train de fixer avec envie les formes d’un corps adulte, et elle me lança, d’une voix rauque : « Je suis Rosa. » Elle était grande, fine, avec de très larges épaules. Cette ligne horizontale qui allait d’un côté à l’autre de son corps m’avait frappé, une ligne prête à soutenir l’humanité autant qu’à se rompre. Je n’eus pas le temps de lui répondre qu’elle avait déjà franchi le portail du cimetière, rejoint le taxi qui l’attendait. »

« Je ne la reverrais plus jamais, mais ses yeux familiers et son tatouage continuent pourtant de me hanter. Comme un souvenir associé à la mort de mon grand-père, comme l’unique maillon me liant au génocide juif de ce côté de la famille. J’aurais pu essayer de la contacter, j’aurais peut-être dû, mais les années avaient passé. Jusqu’au jour où j’entendis son nom à la radio, lors d’une émission consacrée à l’anniversaire de la libération d’Auschwitz. Rosa, la dernière rescapée du camp encore en vie, ne mentionna pas mon grand-père, pas son neveu, pas son petit-neveu français – moi, Samuel. Elle ne dit presque rien, déclina son identité, résuma son histoire, la déportation et sa vie dans le camp en moins de deux minutes. Puis elle parla de son départ aux États-Unis, et du cabaret « Camp Camp » qu’elle avait fondé quelque part au Texas. Sa voix était la même que dans mon souvenir, j’eus l’impression que sa main humide était encore contre la mienne. Je décidai de lui envoyer une lettre. »

« Par tous les moyens, je dois raconter à mon fils, je dois lui parler d’Auschwitz et de Rosa avant qu’elle s’éteigne. Qu’il entende son nom en la sachant en vie. Sinon, comment nous croiront-ils? »

À propos de l’auteur
SCHNERF-Joachim_©Jean-Francois_PagaJoachim Schnerf © Photo Jean-François Paga

Joachim Schnerf est né en 1987 à Strasbourg. Éditeur et écrivain, il a notamment publié Cette nuit (Zulma, 2018), récompensé par le Prix Orange du Livre. Le cabaret des mémoires est son troisième roman. (Source: Éditions Grasset)

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L’homme qui danse

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Lauréat du Prix Blù – Jean-Marc Roberts
En lice pour le Prix Médicis

En deux mots
Arthur a dix ans lorsqu’à l’occasion d’une fête d’anniversaire, il découvre La Plage. Il ne le sait pas encore, mais cette boîte de nuit va devenir son repaire. Semaine après semaine, il va devenir l’homme qui danse, qui se perd sur la piste.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ultra moderne solitude

Victor Jestin confirme avec ce second roman tous les espoirs nés avec La chaleur. En suivant Arthur, qui passe presque toutes ses nuits en boîte, il explore le mal-être de toute une génération.

C’est à la fête d’anniversaire d’un copain de classe, à laquelle il est invité après un désistement, qu’Arthur découvre La Plage. La boîte de nuit, privatisée pour l’occasion, ne va cependant pas lui laisser un souvenir très agréable puisqu’il va se retrouver bloqué au moment d’inviter sa cavalière sur la piste de danse.
Ce n’est donc pas de gaîté de cœur que huit ans plus tard, il y retourne. Le lieu est alors l’endroit où les garçons doivent choper les filles, c’est-à-dire parvenir à les embrasser et plus si affinités. Mais là encore – par crainte et maladresse – Arthur va être incapable de suivre cette injonction. Mais il suit avec curiosité ses amis et cherche le moyen de dépasser sa timidité maladive. En s’inscrivant dans un club de sport, il se dit qu’il pourra transformer son physique chétif, mais il va surtout finir par trouver un emploi à l’accueil, ce qui va lui permettre de dégager du temps pour ses sorties à La Plage et financer ses rendez-vous qui se multiplient jusqu’à devenir réguliers, du jeudi au dimanche.
Entre temps il aura pris des cours de danse et croisé la route de quelques jeunes filles. Mais s’il n’est plus puceau, il est incapable de construire une liaison stable et va faire de la piste de danse le lieu de son exutoire.
En retraçant en de courts chapitres la chronologie de cette addiction, Victor Jestin trouve l’angle idéal pour raconter l’ultra moderne solitude chantée par Souchon:
Pourquoi ce mystère
Malgré la chaleur des foules
Dans les yeux divers
C’est l’ultra moderne solitude

Pourquoi ces rivières
Soudain sur les joues qui coulent
Dans la fourmilière
C’est l’ultra moderne solitude

Dans ce lieu construit pour faciliter les rencontres, ce n’est pas la chaleur humaine que croise Arthur, mais le clinquant et le factice. Ce n’est pas la vraie vie, qu’il aspire à remplir, qui l’attend à la plage mais un monde sublimé que l’alcool et la musique transforment pour quelques temps en un cocon, une parenthèse enchantée. Sauf que la gueule de bois est inévitable et qu’au fil des années elle va se faire de plus en plus insupportable.
Dans ce drame de la vie ordinaire, le romancier se fait aussi sociologue, nous raconte la fin de ce type d’établissements supplantés par les sites de rencontre et les applications censées mieux faire matcher les profils. Une nouvelle arnaque?
Ce second roman confirme le talent de Victor Jestin. Après La chaleur, qui avait notamment été couronné par le Prix de la vocation, ce second roman vient de se voir attribuer le Prix Blù Jean-Marc Roberts par un jury exigeant. Gageons qu’il n’en restera pas là!

L’homme qui danse
Victor Jestin
Éditions Flammarion
Roman
192 p., 19 €
EAN 9782080239204
Paru le 24/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une ville du Val de Loire.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
La Plage est la boîte de nuit d’une petite ville en bord de Loire. C’est là qu’Arthur, dès l’adolescence et pendant plus de vingt ans, se rend de façon frénétique. C’est dans ce lieu hors du temps, loin des relations sociales ordinaires, qu’il parvient curieusement à se sentir proche des autres, quand partout ailleurs sa vie n’est que malaise et balbutiements. Au fil des années et des rencontres, entre amours fugaces et modèles masculins écrasants, il se cherche une place dans la foule, une raison d’exister. Jusqu’où le mènera cette plongée dans la nuit ?
Après La Chaleur, un deuxième roman intense sur le long voyage intérieur d’un homme qui lutte avec sa solitude, dans l’espoir obsédant d’aimer.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Mes p’tits lus
Blog La Constellation Livresque de Cassiopée …
RTL (Le livre du jour – Laurent Ruquier)
Le suricate magazine


Victor Jestin présente son second roman L’homme qui danse © Production Flammarion

Les premières pages du livre
« Au petit matin les boîtes de nuit trahissent.
Elles révèlent d’un coup la laideur et la saleté. Les lumières s’allument, la musique s’éteint; l’air sent la sueur et l’usine, le sol colle, le palmier est en plastique. Il y a des murs et un plafond, la pièce a des dimensions. Pire, tout le monde s’en va.
Restent les plus saouls, les plus désespérés, comme des enfants qui refusent d’aller au lit. Le videur les chasse. La fête est finie. Il n’y a plus que le bâtiment vide, et moi, oublié sur la banquette du fond.
Les yeux me piquent d’avoir pleuré, mon crâne est chaud, mon corps allongé sur le côté, la tête contre le cuir. Je ne sais pas à quelle heure je me suis endormi.
Ce devait être triste et drôle. J’aurai bientôt quarante ans, c’est vieux pour ici, c’est presque mort. Je suis périmé. Il est temps de partir. Mais je ne sais pas où aller.
J’entends le barman qui lave ses verres. Il ne me voit pas. Tout va bien. Je peux gagner du temps. Je peux même, en regardant la piste et en plissant les yeux, imaginer des gens dessus, la foule qui danse, la nuit qui continue, encore un peu.

1990
La première fois que je suis venu ici, j’avais dix ans.
Je me souviens, j’étais assis sur mon banc dans la cour de récré, les pieds dans le vide, seul comme un nouveau, mais je n’étais pas nouveau, c’était la même école et les mêmes gens depuis le CP. Ils jouaient au foot à un mètre de moi. Pour qu’ils me prennent dans une équipe, n’importe laquelle, je les regardais en souriant.
C’est alors qu’Anthony est venu me parler.
— Dimanche je fais mon goûter d’anniversaire dans un endroit spécial. Il faut qu’on soit autant de garçons que de filles et il y en a un qui peut pas venir, est-ce que tu veux le remplacer ?
Sa proposition m’a touché.
— D’accord.
Il m’a donné une enveloppe bleue puis il est reparti jouer.
Mes parents n’étaient pas habitués à m’emmener à des goûters d’anniversaire. Il y en avait eu déjà quelques-uns, mais toujours des invitations d’amis de la famille ou de voisins. Celle d’Anthony était plus authentique. Quand je leur ai montré l’enveloppe, ils m’ont félicité comme si c’était mon anniversaire à moi. Le dimanche à quinze heures, nous nous sommes donc rendus au point de rendez-vous.
C’était un parking au centre duquel trônait un grand bâtiment jaune et rectangulaire qui ressemblait à un container. Les invités étaient rassemblés devant.
L’oncle d’Anthony nous a accueillis. Il s’appelait Guy. Blond, musclé, bronzé, il avait l’air d’un maître-nageur ou d’un animateur de camping. Il nous a expliqué fièrement que le bâtiment s’appelait La Plage et qu’il en était le propriétaire. Il s’agissait d’une « boîte de nuit ». Je ne savais pas ce que c’était.
Mes parents en revanche ont paru troublés. Ils m’ont demandé si j’étais d’accord pour y aller, j’ai dit oui pour ne rien compliquer et ils m’ont laissé avec Guy, qui m’a fait rejoindre les autres. J’en connaissais la plupart, ils étaient dans ma classe. J’ai voulu leur dire bonjour mais Guy a tapé dans ses mains :
— Alors les terreurs, vous voulez voir comment c’est à l’intérieur ?
Tout le monde a crié « Oui ! ». Je l’ai dit aussi, à voix plus basse, et nous sommes entrés.
Nous avons cheminé en file dans un couloir sombre. Il y avait une odeur de peinture et de poussière, de travaux pas finis. Guy a ouvert une deuxième porte et nous avons débouché dans une grande pièce vide, une sorte de salle polyvalente éclairée par des néons. Des tables et des chaises étaient disposées le long des murs. L’espace semblait avoir été dégagé pour que quelque chose s’y passe.
— Vous voulez danser ?!
Tout le monde a encore crié « Oui ! ». J’ai voulu le faire aussi mais cette fois rien n’est sorti. À partir de là, les événements m’ont dépassé. Guy s’est installé à une table sur laquelle était posée une machine reliée à des fils électriques. Il a appuyé sur un bouton et les lumières se sont éteintes, remplacées par une boule à facettes multicolore suspendue au plafond.
L’ambiance s’est tendue d’un coup. Nous sommes tous devenus plus beaux.
— Les garçons d’un côté, les filles de l’autre.
Quand je mets la musique, les garçons, vous invitez une fille à danser !
Les deux groupes se sont alignés. Pris de court, j’ai suivi. En quelques secondes je me suis retrouvé face aux filles, séparé d’elles et du même coup sommé de les rejoindre.
Madonna – Like a Prayer
Personne n’a bougé.
— Allez, les garçons, un peu de courage !
Anthony a fini par se décider. Il a traversé la piste vers une fille. Les autres ont suivi, les duos se sont formés. La musique est montée d’un cran, et alors d’un même élan, comme si tous avaient répété, ils ont commencé à danser. Leurs bras et leurs jambes se sont mis à enchaîner des mouvements, débordant d’idées, tournoyant par paires sur le sol soudain mouvant lui aussi, parcouru de ronds de lumière. Je me suis
retrouvé seul, à ce détail près qu’en face de moi se tenait une fille plus seule encore, la restante, Aurélie.
Elle avait gardé son pull par-dessus sa robe. Dépassant à partir des genoux, ses jambes subitement fines la faisaient ressembler à un flamant rose. Elle me regardait d’un air apeuré ; craignait-elle que je l’invite, ou que je ne l’invite pas ?
— Manque plus que toi ! m’a crié Guy.
J’ai voulu me lancer mais je suis resté bloqué. L’espace était devenu vaseux. J’étais englué. J’ai réessayé à plusieurs reprises, de toutes mes forces, de toute ma bonne volonté, mais à chaque fois quelque chose en moi se ravisait, comme si j’hésitais au bord d’un plongeoir.
Guy a quitté sa table pour venir me voir. La musique a continué sans lui, les autres aussi. Tout avait l’air automatique.
— Alors, Arthur, tu ne veux pas danser ?
— C’est pas ça…
— Tu n’as pas envie de danser avec elle ?
— C’est pas ça…
— Tu as peur du regard des autres ?
— C’est pas ça…
— C’est quoi, alors ?
J’ai cherché les mots pour expliquer.
— Je suis bloqué.
— Mais non, tu n’es pas bloqué.
— Je vous jure que si.
— Donne-moi ta main.
Il a pris ma main et m’a emmené vers Aurélie. Je sentais mes pieds râper le sol comme une armoire tirée sur le parquet, et pourtant je marchais, un pas après l’autre.
— Tu vois, tu n’étais pas bloqué.
Il m’a lâché devant Aurélie.
— Maintenant, invite-la.
Elle regardait ses chaussures et je regardais les miennes.
— Invite-la, tu vois bien qu’elle est gênée.
Je le voyais et j’en étais désolé. Je n’avais rien contre elle. J’aurais fait sa connaissance avec plaisir dans d’autres circonstances. Simplement, je n’arrivais pas à danser. Mais il le fallait. Les autres me regardaient. La honte montait en moi. J’étais malpoli, je gâchais la fête. On ne me réinviterait pas.
Je suis parvenu à lever une main et à la maintenir quelques secondes à mi-hauteur, entre Aurélie et moi. Elle l’a saisie d’un coup. Je l’ai serrée. Nous étions accrochés.
— Et maintenant, fais-la danser.
Je ne savais pas comment faire. On ne m’avait jamais montré. Il me manquait une impulsion pour démarrer. Chaque idée de mouvement portait en elle toutes celles auxquelles il fallait renoncer. J’ai essayé plusieurs fois, comme une voiture qui cale. Mes efforts étaient invisibles. On pouvait croire que je faisais un caprice.
— Mais enfin, c’est pas si compliqué ! Il suffit de se lâcher ! Regarde !
Et Guy a commencé à danser, levant ses cuisses l’une après l’autre, claquant des doigts avec un grand sourire. Je l’ai trouvé moche. Il voulait que je danse, ça l’obsédait. Que se passerait-il si je continuais à désobéir ? Se mettrait-il à crier ? Moi, je pouvais pleurer. Je n’avais plus que ça pour me faire entendre, on me laisserait tranquille à cette seule condition. Mais ça ne venait pas. Ma colère prenait toute la place.
J’ai lâché la main d’Aurélie.
— Bon, a soupiré Guy, ça suffit. Ici c’est une boîte de nuit, c’est fait pour danser. Tu imagines si tout le monde faisait comme toi ? Danse avec moi, je vais te montrer.
Il m’a attrapé la main, sèchement. Soudain j’ai crié «Non!», et avec mon autre main j’ai tapé sur la sienne. Le bruit a résonné. Je l’ai regardé en serrant les dents et vraiment cru qu’il allait hurler. Au lieu de ça, il m’a donné une claque, une grande claque qui a résonné en retour et mis ma joue en feu. Mes larmes sont sorties. Guy s’est pris la tête dans les mains en gémissant. Les autres se sont figés. Seules la musique et la lumière ont continué, comme pour insister encore : allez, Arthur, rien qu’un petit pas, le reste suivra…

VINCENT
1998
Ça a recommencé huit ans plus tard.
— Les mecs, on va en boîte ?
Je fumais sur le canapé chez Vincent, avec deux autres garçons dont je ne me souviens pas, des figurants. Je me souviens de Vincent. Il était imposant, vêtu toujours de T-shirts blancs et de jeans sales, parfois sentant fort, mais son odeur même jouait pour lui, façonnait comme tous ses gestes une virilité mûre avant la nôtre, un corps d’homme. Il était droitier mais fumait de la main gauche. J’aimais cette manière qu’il avait de chercher son briquet dans sa poche, une cigarette à la bouche, de l’allumer tête inclinée, de ponctuer ses phrases par une longue latte qui nous laissait suspendus à ses lèvres, de jeter enfin son mégot pour signaler la fin de la conversation.
Assis à côté de lui, une fesse dans le vide, je me concentrais pour ne pas crapoter, bien inhaler comme aux répétitions dans ma chambre. J’en espérais un peu de plaisir, rien qu’un peu … »

Extrait
«– Je finis mon verre et je vous rejoins! ai-je crié. La banquette sans accoudoirs m’a paru d’un coup trop grande. J’ai aspiré le fond de mon verre et la paille a fait des bulles dégoûtantes. Je me suis allumé une cigarette. Encore quelques minutes et je me lance, ai-je décidé. La piste s’étalait comme une mer à mes pieds. Là se trouvaient donc les filles à aborder. C’était un bal. Ça ne valsait pas mais en fait c’était tout comme un bal, archaïque et cruel. Chacun se cherchait un partenaire. Si jamais cette foule formait un nombre impair, l’un de nous se retrouverait seul au bout du compte, et cela risquait bien d’être moi, comme aux chaises musicales de mon enfance. Les gens se pressaient. Ils se ressemblaient. Tous se confondaient dans cette lumière, jetée sur eux pour lisser leurs visages, gommer leurs boutons, effacer leurs formes et leur en inventer d’autres. C’était une ambiance excitante, dangereuse aussi, car tous ici, devenus plus beaux, devaient redoubler d’attentes, saturer la boîte de désir, plus qu’elle n’en pouvait contenir. Il existait certainement quelque part un interrupteur pour rallumer les néons du plafond, faire que tout le monde sursaute, se réveille soudain dans les bras d’inconnus rouges et suants.»

À propos de l’auteur
JESTIN_Victor_©Joel_SagetVictor Jestin © Photo Joël Saget – AFP

Victor Jestin a passé son enfance à Nantes et a aujourd’hui 27 ans. Son premier roman, La Chaleur (2019), a obtenu le prix de la Vocation et le prix Femina des lycéens, a été traduit dans plusieurs pays et est en cours d’adaptation cinématographique.

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Quand tu écouteras cette chanson

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En lice pour le Prix Le Monde 2022

En deux mots
Le 18 août 2021, Lola Lafon s’installe dans l’Annexe, la partie du musée Anne Frank où a vécu clandestinement la famille et où Anne a écrit son journal. Durant cette nuit particulière, elle va croiser Anne et sa sœur Margot, mais aussi ses ancêtres disparus, Ceausescu et un jeune cambodgien.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Plaidoyer contre toutes les dictatures

Pour sa contribution à la collection «Ma nuit au musée» Lola Lafon a choisi de passer une nuit en août 2021 dans l’Annexe du musée Anne-Frank, à Amsterdam. Elle y a trouvé bien plus que les traces de la jeune fille.

Avec ce récit poignant, Lola Lafon donne une nouvelle direction à la collection imaginée par Alina Gurdiel. Délaissant les beaux-arts, elle va passer sa «nuit au musée» dans l’Annexe du musée Anne-Frank à Amsterdam. Et ce n’est pas sans une certaine appréhension qu’elle prend place dans ce lieu si chargé d’histoire, de symboles, de silences. On lui a accordé l’autorisation de passer la nuit dans ces murs à condition qu’elle respecte de strictes consignes. Et quand elle sort sa thermos de son sac, elle a déjà mauvaise conscience. Toutefois, le personnel de sécurité, renseigné par les caméras de surveillance, sera indulgent et sans doute un peu désorienté par tous ces va-et-vient dans la cage d’escalier. Car il faut d’abord s’habituer à l’espace, sentir physiquement ce qu’a pu être cette vie recluse dans ce réduit où un petit coin de fenêtre non opacifié permettait d’entrapercevoir le ciel.
Lola Lafon nous rappelle le quotidien de la famille Frank après qu’Otto, le père, ait choisi de se cacher avec sa famille plutôt que de tenter une fuite déjà très risquée. Avec le soutien de ses employés, qui se chargeaient de l’intendance, il espérait pouvoir ainsi assurer la survie des siens. Il sera le seul survivant à revenir des camps, alors même que ses filles le croyaient mort. Margot précédent de quelques jours sa cadette dans ce funeste destin. Ce livre nous permet du reste de mieux connaître l’aînée de la fratrie qui a sans doute aussi tenu un journal dont on a perdu toute trace. C’est après sa convocation devant les autorités en juillet 1942 que la décision a été prise de mettre le plan à exécution, car tout le monde savait le sort qui était réservé aux juifs raflés.
C’est du reste ce qui rapproche les Frank de la famille de Lola Lafon, «un récit troué de silences». Après avoir rappelé que leurs «arbres généalogiques ont été arrachés, brûlés, calcinés», elle explique qu’elles «sont en lambeaux, ces lignées hantées de trop de disparus, dont on ne sait même pas comment ils ont péri. Gazés, brûlés ou jetés, nus, dans un charnier, privés à jamais de sépulture. On ne pourra pas leur rendre hommage. On ne pourra pas clore ce chapitre.» Avant de conclure qu’il «y a ces pays où plus jamais on ne reviendra.»
Voici donc la Anne qui s’installe dans l’Annexe. Après s’être vêtue de plusieurs couches de vêtements, elle «choisit d’emporter ce cahier recouvert d’un tissage rouge et blanc à carreaux et orné d’un petit cadenas argenté, offert par son père» et qui sera soigneusement conservé avant d’être remis à Otto avec toutes les autres feuilles éparses qui avaient pu être rassemblées et qui permettront au survivant de proposer une première version du journal.

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Après avoir retracé les péripéties des différentes éditions et traductions, la romancière nous rappelle qu’aucune «édition, dans aucun pays, ne fait mention du travail de réécriture d’Anne Frank elle-même. Le Journal est présenté comme l’œuvre spontanée d’une adolescente.» En comparant les versions, on se rend cependant très vite compte du travail d’écriture et de la volonté littéraire affichée.
Mais il y a bien pire encore que cet oubli. Aux États-Unis, on travaille à une adaptation cinématographique «optimiste», on envisage même une comédie musicale, achevant ainsi la déconstruction de l’œuvre.
La seconde partie du livre, la plus intime et la plus personnelle, se fait une fois que la visiteuse à franchi le seuil du réduit où Anne écrivait. Il est plus de deux heures du matin. Si l’émotion est forte pour Lola, c’est qu’elle peut communier avec Anne, car elle sait ce que c’est de vivre sous une dictature. Alors émergent les souvenirs pour l’autrice de La Petite Communiste qui ne souriait jamais. Alors reviennent en mémoire les mots échangés avec Ida Goldmann, sa grand-mère maternelle, la vie en famille dans le Bucarest de Ceausescu et la rencontre avec un Charles Chea, un fils de diplomate qui doit retourner au Cambodge après la prise de pouvoir des khmers rouges et avec lequel elle entretiendra une brève correspondance. C’est cette autre victime d’un système qui broie les individus qui va donner le titre à ce livre bouleversant. Et en faire, au-delà de ce poignant récit, un plaidoyer contre toutes les dictatures. Que Lola Lafon se devait d’écrire, car comme elle l’a avoué au magazine Transfuge «Je crois qu’on finit toujours par écrire ce qu’on ne veut pas écrire – et c’est peut-être même la seule raison pour laquelle on écrit.»

Signalons que Lola Lafon sera l’invitée d’Augustin Trapenard pour sa première «Grande Librairie» ce mercredi 7 septembre à 21h sur France 5 aux côtés de Virginie Despentes (Cher connard, éd. Grasset), Laurent Gaudé (Chien 51, éd. Actes Sud) et Blandine Rinkel (Vers la violence, éd. Fayard).

Quand tu écouteras cette chanson
Lola Lafon
Éditions Stock
Coll. Ma nuit au musée
Récit
180 p., 19,50 €
EAN 9782234092471
Paru le 17/08/2022

Où?
Le récit est situé aux Pays-Bas, principalement à Amsterdam.

Quand?
La nuit au musée s’est déroulée le 18 août 2021.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Le 18 août 2021, j’ai passé la nuit au Musée Anne Frank, dans l’Annexe. Anne Frank, que tout le monde connaît tellement qu’il n’en sait pas grand-chose. Comment l’appeler, son célèbre journal, que tous les écoliers ont lu et dont aucun adulte ne se souvient vraiment.
Est-ce un témoignage, un testament, une œuvre ?
Celle d’une jeune fille, qui n’aura pour tout voyage qu’un escalier à monter et à descendre, moins d’une quarantaine de mètres carrés à arpenter, sept cent soixante jours durant. La nuit, je l’imaginais semblable à un recueillement, à un silence. J’imaginais la nuit propice à accueillir l’absence d’Anne Frank. Mais je me suis trompée. La nuit s’est habitée, éclairée de reflets ; au cœur de l’Annexe, une urgence se tenait tapie encore, à retrouver.» L. L.

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Lola Lafon présente son ouvrage Quand tu écouteras cette chanson © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« C’est elle. Une silhouette, à la fenêtre, surgie de l’ombre, une gamine. Elle se penche, la main posée sur la rambarde, attirée sans doute par un bruissement de rires, dans la rue : celui d’un élégant cortège de robes satinées et de costumes gris.
Elle se retourne, semble héler quelqu’un : c’est un mariage, viens, viens voir. Elle insiste, d’un geste de la main, impatiente, elle appelle encore, qu’on la rejoigne, vite. C’est si beau, ce chatoiement d’étoffes, ce lustre des chignons. C’est elle, au deuxième étage d’un immeuble banal, une petite silhouette qui rentre dans l’histoire, au hasard d’un mouvement de caméra.
Elle est vivante, elle trépigne, celle qu’on ne connaît que figée, sur des photos en noir et blanc. Elle a douze ans. Il lui en reste quatre à vivre.
Ce sont les uniques images animées d’Anne Frank. Des images muettes, celles d’un court film amateur tourné en 1941, sans doute par des proches des mariés. Sept secondes de vie, à peine une éclipse.

Comme elle est aimée, cette jeune fille juive qui n’est plus. La seule jeune fille juive à être si follement aimée. Anne Frank, la sœur imaginaire de millions d’enfants qui, si elle avait survécu, aurait l’âge d’une grand-mère ; Anne Frank l’éternelle adolescente, qui aujourd’hui pourrait être ma fille, a-t-on pour toujours l’âge auquel on cesse de vivre.
Anne Frank, que le monde connaît tant qu’il n’en sait pas grand-chose. Une image, celle d’une pâle jeune fille aux cheveux sagement retenus d’une barrette, assise à son petit secrétaire, un stylo à la main. Un symbole, mais de quoi ? De l’adolescence ? De la Shoah ? De l’écriture ?
Comment l’appeler, son célèbre journal, que tous les écoliers ont lu et dont aucun adulte ne se souvient vraiment ? Est-ce un témoignage, un testament, une œuvre ? Celle d’une adolescente enfermée pour ne pas mourir, dont les mots ne tiennent pas en place.
Celle d’une jeune fille, qui n’aura pour tout voyage qu’un escalier à monter et à descendre, moins d’une quarantaine de mètres carrés à arpenter, sept cent soixante jours durant.

Anne Frank à laquelle sont dédiés des chansons, des poèmes et des romans, des requiems et des symphonies. Son visage est reproduit sur des timbres, des tasses et des posters, son portrait est tagué sur des murs et gravé sur des médailles. Son nom orne la façade de centaines d’écoles et de bibliothèques, il a été attribué à un astéroïde en 1995. Ses écrits ont été ajoutés au registre de la « Mémoire du monde » de l’Unesco en 2009, aux côtés de la Magna Carta.
Anne Frank qui, à l’été 2021, fait la une des actualités néerlandaises : à Amsterdam, des manifestants anti-pass sanitaire brandissent son portrait, ils scandent : « Liberté, liberté. »
Anne Frank vénérée et piétinée.

Le 18 août 2021, j’ai passé la nuit au Musée Anne Frank, dans l’Annexe.
Je suis venue en éprouver l’espace car on ne peut éprouver le temps. On ne peut pas se représenter la lourdeur des heures, l’épaisseur des semaines. Comment imaginer vingt-cinq mois de vie cachés à huit dans ces pièces exiguës ?
Alors, toute la nuit, j’irai d’une pièce à l’autre. J’irai de la chambre de ses parents à la salle de bains, du grenier à la petite salle commune, je compterai les pas dont Anne Frank disposait, si peu de pas.

Comment l’appeler ? Je dis Anne, mais cette fausse intimité me met mal à l’aise. Je ne peux pas dire Anne, quelque chose m’en empêche, qui, au cours de ma nuit, se matérialisera par l’impossibilité d’aller dans sa chambre. Alors je dis Anne Frank, comme on fait l’appel, comme on évoque l’ancienne élève brillante d’un collège fantomatique. Deux syllabes.
La nuit, je me la figurais semblable à un recueillement, à un silence. J’imaginais la nuit propice à accueillir l’absence d’Anne Frank, je me préparais à être au diapason du vide, à le recevoir.
Je me suis trompée. La nuit s’est habitée, éclairée de reflets ; au cœur de l’Annexe, une urgence se tenait tapie encore, à retrouver.
En ce mois de mai 2021, Amsterdam, comme Paris, est encore partiellement confinée. L’entretien avec le directeur du Musée, Ronald Leopold, aura lieu par écrans interposés. Cette conversation est déterminante ; lui seul peut m’accorder l’autorisation de passer une nuit dans l’Annexe. Nous discutons de choses et d’autres, une façon de faire connaissance. S’il se réjouit de l’écho que rencontre encore l’histoire d’Anne Frank, le directeur regrette que cette adoration pour la jeune fille fasse de l’ombre à son œuvre, celle d’une autrice prodige.
Certains viennent chaque année, depuis des décennies, se recueillir dans sa chambre. Ils laissent des lettres, des peluches, des chapelets, des bougies. Il n’est pas rare qu’une visiteuse du musée refuse de quitter l’Annexe, persuadée d’être la réincarnation de la jeune fille.
S’identifier à ce point laisse le directeur perplexe. L’appeler par son prénom, comme le font certains de ses collègues, l’embarrasse également.
Bien sûr, travailler journellement au Musée crée une proximité avec elle, mais Anne Frank n’est ni une parente, ni une amie.
À ce propos, il n’a nullement l’intention de me soumettre à un questionnaire, mais Leopold aimerait savoir : que représente la jeune fille pour moi ?
Je fais comme si mon projet était mû par quelque chose de rationnel. J’adopte un ton détaché, je parle de mon travail, des jeunes filles qui sont au cœur de mes romans : toutes se confrontent à l’espace qu’on leur autorise. Toutes, aussi, ont vu leurs propos réinterprétés, réécrits par des adultes.
J’improvise.
Je n’ose lui dire la vérité, craignant que Ronald Leopold me prenne pour une illuminée, obsédée par Anne Frank. Je ne peux lui expliquer que ce projet d’écriture est un désir que je ne comprends pas moi-même, il me poursuit depuis qu’il s’est matérialisé, il y a quelques semaines.
Une nuit d’avril, deux syllabes, que je prononce, peut-être, dans mon sommeil, surgissent de l’enfance. Anne. Frank.
Je n’ai pas pensé à elle les jours précédents, je n’ai rien lu à son sujet. Je me souviens à peine du Journal. Son nom s’impose à la nuit. Anne Frank est l’objet de mon éveil, le sujet que rien ne dissipe les jours suivants. Elle résonne avec quelque chose dont je n’ai pas encore conscience.
Je ne peux pas avouer au directeur que je ne sais pas ce qu’elle est pour moi, mais que je dois écrire ce récit.
Même au travers d’un écran, mon malaise doit être palpable. Ronald Leopold me rassure, nul besoin de lui répondre tout de suite. Le soir même, je lui envoie un mail. Il y a certainement des raisons « objectives » à mon envie de me lancer dans ce projet : comme à quantité d’enfants, mes parents m’ont offert le Journal, j’ai commencé à écrire pour faire comme elle. Ma mère a été cachée, enfant, pendant la guerre. Je suis juive. Mais je crois que tout ceci est sans importance, ou du moins, ça n’est pas suffisant pour expliquer ma volonté d’écrire ce texte. Je termine mon message d’une pirouette, en citant Marguerite Duras : « Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. » La réponse ne tarde pas : Ronald Leopold me propose de rencontrer virtuellement une universitaire, aujourd’hui à la retraite.
Laureen Nussbaum est l’une des dernières personnes en vie à avoir bien connu les Frank, et c’est aussi une pionnière : elle étudie le Journal en tant qu’œuvre littéraire depuis les années 1990.
À l’écran, une dame élégante et vive me sourit : Laureen pressent ce que je brûle de savoir. Depuis plus de soixante ans, on lui pose cette même question : comment était-elle, enfant, celle que Laureen appelle encore sa « petite voisine » ?

« Anne était… bavarde. Tellement bavarde ! Elle détestait avoir tort. Les adultes la trouvaient pénible et adorable à la fois. J’avais quatorze ans. Anne, onze. Pour moi, c’était une gamine, la sœur de mon amie, Margot. Toutes deux étaient très gâtées par leur père. C’était un homme moderne, pour l’époque : il tenait à ce que ses filles soient éduquées, à ce qu’elles se fassent une opinion sur le monde. Elles n’en ont pas vu grand-chose… ».
Comme les Frank, les parents de Laureen doivent fuir l’Allemagne en 1933, après la victoire du Parti national-socialiste.
Ils émigrent aux Pays-Bas : le pays est resté neutre pendant la Première Guerre mondiale.
À Amsterdam, les deux familles se rencontrent dans le quartier de Merwedeplein, où sont logés de nombreux réfugiés d’Europe centrale.
« Au bout de quelques mois Margot, Anne et moi parlions couramment le néerlandais. Nous jouions indifféremment avec des enfants protestants, catholiques. Nous avions l’impression d’avoir trouvé un havre. »
Le 14 mai 1940, la Hollande capitule.
Les Frank tentent de gagner les États-Unis, mais l’administration américaine exige de trop nombreux documents, il sera impossible de les rassembler à temps. Les frontières se referment.

« Les mesures antijuives se sont mises en place, petit à petit. Nous refusions de nous laisser atteindre, il fallait garder la tête haute. Il nous était interdit d’emprunter les transports publics ou de posséder un vélo ? Nous irions à pied. Nous n’avions plus l’autorisation de nous rendre au cinéma, au concert ? Tant pis, nous jouerions de la musique à la maison. À l’été 1941, les directeurs de lycée ont dressé des listes des élèves « de sang juif ». En classe, on nous a obligées à nous asseoir à part. Peu de temps après, nous avons été exclues. Margot était dévastée, elle allait attendre ses anciennes camarades de classe à la sortie des cours, tant elles lui manquaient.
Les enfants juifs n’avaient plus le droit d’aller à l’école ? Qu’à cela ne tienne, il y avait de très bons professeurs juifs, nous ferions nos propres écoles.
Nous nous accrochions à n’importe quelle joie : Otto louait des films qu’il projetait à ses filles, Anne confectionnait des tickets qu’elle adressait à ses amies. Tout y était parfaitement imité : l’horaire de la séance, le siège réservé. »

Laureen rapproche sa chaise de son bureau, elle feuillette un livre – j’aperçois sur la couverture le profil d’Anne Frank –, elle ajuste ses lunettes, s’éclaircit la voix :
Samedi 20 juin 1942
Les juifs doivent porter l’étoile jaune ; les juifs doivent rendre leur vélo, les juifs n’ont pas le droit de prendre le tram ; les juifs n’ont pas le droit de circuler en autobus, ni même dans une voiture particulière ; les juifs ne peuvent faire leurs courses que de 3 à 5, sauf dans les magasins juifs portant un écriteau local juif ; les juifs ne peuvent aller que chez un coiffeur juif ; les juifs n’ont pas le droit de sortir dans la rue de 8 heures du soir à 6 heures du matin ; les juifs n’ont pas le droit de fréquenter les théâtres, les cinémas et autres lieux de divertissement ; les juifs n’ont pas le droit d’aller à la piscine, ou de jouer au tennis, au hockey ou à d’autres sports ; les juifs n’ont pas le droit de faire de l’aviron ; les juifs ne peuvent pratiquer aucune sorte de sport en public. Les juifs n’ont plus le droit de se tenir dans un jardin chez eux ou chez des amis après 8 heures du soir ; les juifs n’ont plus le droit d’entrer chez des chrétiens ; les juifs doivent fréquenter des écoles juives et ainsi de suite, voilà comment nous vivotons et il nous était interdit de faire ci ou faire ça. Jacque me dit toujours : « Je n’ose plus rien faire, j’ai peur que ça soit interdit ».

« Cette page de son Journal est la première à rendre compte d’autre chose que de son quotidien d’écolière… Je me souviens d’une autre interdiction, ajoute Laureen. Les juifs n’avaient plus le droit de posséder de pigeons. Les nazis pensaient à tout… L’étoile jaune est devenue obligatoire en janvier 1942. C’était une telle humiliation d’être signalés comme des pestiférés. Je n’osais plus sortir de chez moi. Il y avait des rafles, en plein cœur d’Amsterdam les nazis arrêtaient des juifs par centaines, ils les forçaient à s’agenouiller, à… faire des choses… avilissantes. On savait qu’ils les déportaient à Mauthausen. Toutes les familles craignaient de recevoir ce qu’on appelait une “convocation”. La Gestapo les envoyait aux jeunes juifs, entre seize et vingt ans. Ils avaient neuf jours pour se déclarer à la police. Margot et moi venions d’avoir seize ans. »

Le lundi 6 juillet 1942, Margot ne vient pas en cours. Inquiète, Laureen décide de se rendre chez son amie. La porte de l’appartement des Frank est entrouverte. Les pièces sont vides, les lits défaits.
La veille, un agent de la Gestapo a sonné chez les Frank, porteur de la redoutable convocation : Margot doit prendre quelques affaires et se présenter au convoi qui l’emmènera dans un « camp de travail ».
Si Laureen se souvient d’avoir été bouleversée, le départ des Frank ne l’a pas étonnée.
« Mister Frank disait de plus en plus fréquemment qu’il n’attendrait pas que la Gestapo vienne les chercher. Tout le monde pensait qu’ils s’étaient enfuis en Suisse. Jamais je n’aurais pu imaginer que Margot et Anne étaient si proches, dans la même ville que moi… ».

Extraits
« Plutôt que savoir, il faudrait dire que je connais cette histoire, qui est aussi celle de ma famille. Savoir impliquerait qu’on me l’ait racontée, transmise. Mais une histoire à laquelle il manque des paragraphes entiers ne peut être racontée. Et l’histoire que je connais est un récit troué de silences, dont la troisième génération après la Shoah, la mienne, a hérité.
Nos arbres généalogiques ont été arrachés, brûlés, calcinés. Le récit s’est interrompu.
Les mots se sont révélés impuissants, se sont éclipsés de ces familles-là, de ma famille. L’histoire qu’on ne dit pas tourne en rond, jamais ponctuée, jamais achevée.
Elles sont en lambeaux, ces lignées hantées de trop de disparus, dont on ne sait même pas comment ils ont péri. Gazés, brûlés ou jetés, nus, dans un charnier, privés à jamais de sépulture. On ne pourra pas leur rendre hommage. On ne pourra pas clore ce chapitre.
Dans ces familles, on conjuguera tout au «plus jamais» : il y a ces pays où plus jamais on ne reviendra. » p. 42-43

« elle choisit d’emporter ce cahier recouvert d’un tissage rouge et blanc à carreaux et orné d’un petit cadenas argenté, offert par son père, dans lequel elle écrit : Ça m’a fait un choc terrible, une convocation pour Margot, tout le monde sait ce que ça veut dire, les camps de concentration et les cellules d’isolement me viennent déjà à l’esprit.
Le dimanche 6 juillet 1942, à 7 h 30, une fille de treize ans traverse la ville grisée de pluie. Une hors-la-loi, en fuite, au cœur frappé d’une étoile jaune, son corps frêle engoncé sous des couches de vêtements, assez pour tenir un automne, un hiver et combien de saisons de plus. » p. 72-73

« En 1947, une petite maison d’édition néerlandaise s’engage à publier le journal, sous condition qu’Otto Frank coupe les passages dans lesquels la jeune fille évoque sa sexualité et ses règles sans équivoque.
Les éditeurs allemands, eux, choisissent de les réintégrer mais exigent la suppression des «paragraphes négatifs» mentionnant l’antisémitisme nazi: de telles pages pourraient «offenser» les lecteurs.
Aucune édition, dans aucun pays, ne fait mention du travail de réécriture d’Anne Frank elle-même. Le Journal est présenté comme l’œuvre spontanée d’une adolescente. » p. 106

« À qui appartient Anne Frank ? À son père, qui admit, à la lecture du Journal, qu’il ne connaissait pas vraiment sa fille ? À Levin, submergé par le désir de faire entendre la voix de la jeune fille au point de parler plus fort qu’elle ? Aux producteurs de la pièce de théâtre, qui remplacèrent sa voix par une autre, moins « triste » et plus « universelle », récompensée par un prix Pulitzer ?
En 1958, c’est au tour du cinéma de s’emparer d’elle. Une jeune mannequin inconnue de vingt ans aux faux airs d’Audrey Hepburn interprétera Anne. Millie Perkins n’a jamais joué la comédie. Interviewée à Cannes, elle s’ébahit d’avoir été choisie, il y avait tout de même dix mille prétendantes. Avait-elle entendu parler d’Anne Frank avant ce casting ? Pas tellement, non, susurre-t-elle, en baissant joliment les yeux, ses faux cils frôlant sa joue. » p. 117

À propos de l’auteur

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© Corentin Fohlen/Divergence. Paris, France. 20 juin 2022. Portrait de l’ecrivaine Lola Lafon, dans son quartier du 18eme

Lola Lafon est l’autrice de six romans, tous traduits dans de nombreuses langues, dont La Petite Communiste qui ne souriait jamais (Actes Sud, 2014), récompensé par une dizaine de prix, et Chavirer (Actes Sud, 2020) qui a reçu le prix Landerneau, le prix France-Culture Télérama ainsi que le choix Goncourt de la Suisse.

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