Les Monuments de Paris

HUISMAN_les_monuments_de_paris RL_2024

En lice pour le Grand Prix RTL-Lire

En deux mots
«Je suis rentrée en France de crainte d’être loin de toi quand tu disparaîtrais. Tu as beaucoup regretté notre éloignement au cours des deux décennies que j’ai passées en Amérique». Violaine accompagne les derniers jours de son père et, en fouillant les archives familiales, décide de raconter sa vie. Ce faisant, elle va remonter jusqu’à son grand-père Georges, son œuvre et sa tragique destinée.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Mon père et son père

Violaine Huisman rend hommage à son père Denis, décédé en 2021, ainsi qu’à son grand-père Georges dans ce roman qui retrace leur histoire, rappelle le destin tragique des familles juives dans la France occupée, et nous fait découvrir la naissance du festival de Cannes et le marketing associé à la philosophie.

Nous avions découvert Violaine Huisman en 2018 avec Fugitive parce que reine, le portrait sensible et délicat de sa mère. Poursuivant l’exploration de sa famille, elle se penche cette fois sur son père Denis, décédé le 2 février 2021 et celle de son grand-père Georges.
Après des décennies passées en Amérique, Violaine rentre au pays. «Je suis rentrée en France de crainte d’être loin de toi quand tu disparaîtrais.» Une crainte que la pandémie va raviver, mais finalement sa fille sera bien aux côtés de son père à l’heure où il rend son dernier souffle. Désormais, elle peut en dresser le portrait :
«L’outrance, le trop, le toujours plus, l’hubris a été ton mode opératoire, ton équilibre. Tu avais déjà cinquante ans quand je suis née, tu étais alors riche et célèbre, débordant d’activités, tu te distinguais par ta flamboyance et ta façon de n’être jamais parfaitement dans les clous. Ton énergie foutraque s’assortissait d’une rigueur intellectuelle sévère; à ta soif d’argent répondait une sainte horreur de la spéculation; et ainsi de suite. Tu incarnais la contradiction avec brio et flegmatisme. Pour décrire ta profession, tu t’autodésignais comme universitaire-homme d’affaires. Le trait d’union devait suffire à expliquer ta double casquette. Tu étais à la fois professeur de philosophie et fondateur d’écoles qui avaient fait florès. Tu étais entrepreneur et enseignant, mais aussi auteur, directeur de collection, producteur d’émissions de télévision, père de huit enfants de quatre lits, ex-mari de trois femmes, et séducteur invétéré. À mes yeux, tu étais invincible, omnipotent ; tu étais ailleurs, trop grand, trop imposant, trop tout. Ta panse de bon vivant, mes bras ne parviendraient jamais à en faire le tour. Ton ventre était toujours plein d’un autre enfant, d’une autre histoire – de ceux, de celles qui m’avaient précédée.»
C’est donc sur les pas de cet homme qu’elle nous convie, parcourant le Paris des Trente Glorieuses et, ce faisant, explicite le titre du roman: «Mon père avait vécu, depuis sa naissance, comme au milieu d’une carte postale, dans un rayon de moins de trois kilomètres autour de la tour Eiffel. Petit garçon, il avait grandi au palais de l’Élysée, où son père avait été secrétaire d’État sous Paul Doumer. L’ancien président de la République était avant tout pour moi le nom d’une avenue du seizième arrondissement qui partait de la place du Trocadéro, ou plus précisément du palais de Chaillot dont mon grand-père avait supervisé la construction, en tant que directeur général des Beaux-Arts, face au salon de thé Carette, à l’angle opposé, entre l’avenue Kléber l’avenue Poincaré.»
C’est avec ce style classique, soucieux de trouver le mot juste et bien loin de l’hagiographie que l’on chemine aux côtés de cet homme qui a sûrement brûlé sa vie de peur de la perdre. En 1940, il est aux côtés de son père, à bord du Massilia, quand ce dernier décide de gagner Alger aux côtés de nombreuses personnalités et hauts fonctionnaires. Un paquebot qui finira par aborder à Casablanca, au milieu d’une foule hostile et vaudra à nombre de ses passagers un destin tragique. Car on traque les juifs, car on traque ceux qui entendent continuer le combat et ne pas rejoindre Pétain, considérés comme des traîtres.
Aussi bien durant sa vie professionnelle que privée, on sent ce besoin d’en faire toujours plus. Il se mariera trois fois, aura huit enfants – Violaine étant la petite-dernière – et passera notamment à la postérité pour la publication d’un manuel de philosophie qui a accompagné des milliers d’élèves. Mais il est aussi à l’origine de la création de nombreuses grandes écoles.
À ce portrait sans complaisance, mais avec beaucoup d’amour, vient s’ajouter en filigrane celui de sa mère – «aujourd’hui que j’ai atteint l’âge qu’aura éternellement maman au fond de mon cœur, je me surprends à retrouver ses mains en regardant les miennes, et la douleur qui me saisit alors déchire le réel d’un coup de griffe» – mais surtout celui de son grand-père Georges dont on se dit qu’il aura peut-être aussi un jour «son» roman, tant sa personnalité est riche. Créateur du Festival de Cannes, ce haut-fonctionnaire a aussi beaucoup fait pour la préservation du patrimoine et pour les beaux-arts. Il a notamment organisé la mise en lieu sûr d’œuvres majeures lorsque l’Allemagne nazie a déferlé sur la France. Après l’épisode du Massilia, il parviendra à rester caché et à échapper aux rafles.
On l’aura compris, Violaine Huisman a réussi, une fois encore, en plongeant dans ses racines familiales, à nous raconter la France du siècle passé. Avec élégance, avec style, avec passion.

Les monuments de Paris
Violaine Huisman
Éditions Gallimard
Roman
288 p., 00 €
EAN 9782073044228
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, Bordeaux, Marseille, Valmondois, L’Arcouest dans les Côtes d’Armor, Chaumont-sur-Loire, Albi, Vaison-la-Romaine ainsi qu’à Casablanca, New York et Washington.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec de nombreux retours en arrière jusqu’au sortir de la Première Guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Mon père était un homme d’une autre génération, aurait-on dit pour excuser sa misogynie ou son pédantisme, un homme dont les succès justifiaient l’arrogance, dont l’affabilité surprenait autant que la fureur, dont la tendresse excessive, baroque, totalement débridée, trahissait l’excentricité ou expliquait en partie l’attachement qu’il inspirait en dépit de ses abominables défauts. J’étais sa petite dernière, sa numéro huit, avait-il coutume de dire pour me présenter dans le grand monde. Dans l’intimité, il m’appelait son petit ange.»
Après avoir mis en scène le personnage de sa mère dans Fugitive parce que reine, Violaine Huisman se penche sur celui de son père, à la fois philosophe et businessman, figure hors norme, emblématique des Trente Glorieuses. Mais du portrait d’un iconoclaste follement attachant surgit un autre livre : une enquête familiale autour de Georges Huisman, le grand-père de l’autrice. Haut fonctionnaire juif, le directeur des Beaux-Arts du ministre Jean Zay joua un rôle central dans la création du Festival de Cannes en 1939, avant de connaître la traque durant la Seconde Guerre mondiale.
Avec émotion, l’écriture de Violaine Huisman transforme dans Les monuments de Paris la matière de la mémoire et du temps. L’intimité du souvenir s’y conjugue à l’autorité de l’histoire pour ressusciter les destins oubliés.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le blog de Gilles Pudlowski


Bande-annonce du roman © Production éditions Gallimard

Les premières pages du livre
« Te voir avachi devant la télé en plein après-midi me sidère et me brise le cœur. Je coupe le son. Merci, silence.
Le reflet des images diapre les murs comme les vitraux d’une chapelle. Par la fenêtre, à ta gauche, un rayon de soleil dessine autour de ta chevelure un halo d’or. En arrière-plan, des étagères de livres reliés en cuir châtain forment un paysage vallonné, des collines où se dressent en lettres scintillantes tes auteurs-phares. J’ai poussé ta chaise roulante pour me frayer un passage jusqu’à toi. J’ai déplacé ton repose-pied pour m’installer à côté de ton fauteuil inclinable. J’entrelace mes doigts aux tiens. Ma chérie adorée, c’est drôlement gentil de passer voir ton vieux père. Tu portes mon poignet à tes lèvres pour y déposer une pluie de baisers. Ton si vieux père, un pauvre vieillard cacochyme ! Tout de suite les grands mots. Je lisse ton front inquiet. D’une caresse, j’époussette dans ta barbe inégalement rasée des petits bouts de nourriture. Je baisse mon masque chirurgical pour plonger mon visage au creux de ton cou. Je retiens mes larmes – à peine. C’est ton parfum qui me manquera le plus. Ton salon exhale une odeur de saumure, de soins, de pisse. Tu reçois mes marques de tendresse avec une béatitude lasse ou peut-être enfin une forme d’ataraxie.
Je suis rentrée en France de crainte d’être loin de toi quand tu disparaîtrais. Tu as beaucoup regretté notre éloignement au cours des deux décennies que j’ai passées en Amérique. Tu me téléphonais régulièrement, souvent la nuit. Maintenant tu ne m’appelles plus, mon pauvre papa, tu ne sais plus comment. Ta crinière blanche dénote une élégance que le reste de ta mise contredit cruellement. Sur ton front, tes tempes, je retrouve ce parfum des petites brosses rondes en plastique que tu as toujours affectionnées. Tu les achetais en pharmacie, avec ton éternelle bouteille de Schoum, ton spray Ricqlès extrafort, une Eau de Cologne Impériale, des tas d’autres bricoles à la fois inutiles et essentielles à ton quotidien. La merveilleuse alchimie de ces notes boisées sur ta peau se répandait dans tes écharpes en cachemire, tes pardessus. Tes costumes distingués, en lin ou en laine vierge, anthracite, marine ou camel, tes cravates et tes pochettes, ont été remisés au placard. Sans doute n’en auras-tu plus l’usage, mais je préfère penser qu’ils t’attendent, comme tu m’as si souvent fait attendre.
Dans la quiétude qu’imposent tes fréquentes somnolences, j’admire ton port distingué malgré ton pull taché, la couche qui dépasse de ton jogging. Tu gardes les jambes croisées, les tibias entourés d’un élastique assez lâche pour ne pas te pincer les mollets, les pieds emballés dans d’énormes bandages. Tes plaies ne guérissent pas, ne guériront pas. Sous le pansement, ton pied gauche ressemble à une sculpture cubiste. Des angles se sont formés sous les métatarses, tes orteils sont tout racornis, le gros est entièrement noir. Cet orteil de géant était déjà pourri quand j’étais enfant : un globule de chair enflée autour d’un reste d’ongle de la taille d’une dent de lait.
En ces instants que je passe à ton chevet, je me fous que tu ne te rappelles rien : ni l’âge que j’ai, ni l’existence de mes filles, ni le suicide de ma mère. La guerre est à peu près tout ce dont tu te souviennes, alors je te demande une énième fois de me raconter l’invasion des nazis, l’exode, la spoliation des tiens sous Vichy. De ton lit médicalisé, tu me mènes à bord du Massilia en juin 1940 ; je te suis sur le pont comme dans un théâtre. J’entends à travers les battements de ton cœur les applaudissements du public qui retarde le moment de quitter la salle, et qui scande, les mains jointes, cette prière impossible : Pitié, faites que le temps demeure suspendu. Pitié, que le présent dure l’éternité.
Mon père était un homme d’une autre génération, aurait-on dit pour excuser sa misogynie ou son pédantisme, un homme dont les succès justifiaient l’arrogance, dont l’affabilité surprenait autant que la fureur, dont la tendresse excessive, baroque, totalement débridée, trahissait l’excentricité ou expliquait en partie l’attachement qu’il inspirait en dépit de ses abominables défauts. J’étais sa petite dernière, sa numéro huit, avait-il coutume de dire pour me présenter dans le grand monde. Dans l’intimité, il m’appelait son petit ange. De la même mère j’ai une sœur, Elsa, de deux ans mon aînée. Les autres enfants de notre père, de trois lits différents, s’échelonnent sur trente ans.
J’ai expliqué à mes filles au printemps 2020, après des mois de confinement avec son lot d’école à la maison, que nous allions emménager en France pour nous rapprocher de leur vieux grand-père. George et Sissi étaient nées à New York, elles parlaient un français fantaisiste et appelaient leur aïeul Doggy, sobriquet hérité des générations antérieures. Ce surnom semblait à mes filles d’autant plus saugrenu que l’anglais était leur première langue, et que Doggy, à ce stade de sa vie, se trouvait dans une situation de dépendance telle que le comparer à un chien n’était pas sans fondement. En outre, il possédait avec sa femme un yorkshire très envahissant, dont la place au sein du foyer confinait à la pathologie. La femme de mon père, celle qu’il avait épousée après ma mère, faisait une fixation sur ses chiens, lesquels s’étaient succédé à l’identique au fil des décennies, chacun remplacé tel un multiple industriel. Ils n’avaient pas eu d’enfants mais donc un animal de compagnie, que mon père appelait son fils-chien.
Une infirmière envoyée par l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris vient plusieurs fois par jour surveiller tes pansements. Ta femme tient à te garder à la maison, ce dont nous, tes enfants, lui savons gré. Une auxiliaire de vie te permet de voyager de ton lit au salon à bord d’une chaise roulante aux heures des repas ou des visites. Tu as pour elle une courtoisie exemplaire, un brin ampoulée. Tu la remercies avec effusion, elle te répond avec componction, à la mesure de la grâce avec laquelle tu manies la langue française. Toutefois, il arrive que tu t’indignes. Cette femme t’importune. Pourquoi diable t’empêche-t-elle de profiter de ta fille ? Tu supplies qu’on la fasse partir, qu’on te laisse tranquille ! Tu pourrais en pleurer de rage, d’humiliation. Qu’on parle de te changer ? Est-on tombé sur la tête ? Tu insistes pour m’emmener au restaurant. J’essaie de t’apaiser, j’esquive ta proposition. J’en profite pour te rappeler que les lieux publics sont fermés jusqu’à nouvel ordre. Tu as toujours préféré manger au restaurant. Midi et soir, en vacances comme à Paris. Bientôt ta femme t’apportera un plateau-repas que je t’aiderai à avaler à la petite cuiller.
Dans ce renversement des rôles, nous avons l’âge indécis d’un amour insolvable ; nous vivons en sursis, dans un hors-champ hors du temps.
Mes filles adorent m’écouter te mettre en scène dans des récits où elles partagent le plaisir que je prends à évoquer ta folie douce. Ainsi se déclinent, entre autres aventures rocambolesques en diable, nos courses chez les commerçants du quartier. C’est-à-dire quand, exception qui confirmait la règle, tu avais prévu que nous mangerions à la maison plutôt qu’au restaurant. Nous appelons ce conte : Doggy fait son marché. Alors voilà, Doggy arrive à la boulangerie, mais comme il est déjà vieux, il a une chaise qui l’attend à l’entrée de la boutique. C’est la chaise de M. Huisman.
Doggy s’installe, sa canne à la main, il salue chaleureusement madame la boulangère, et toutes les dames qui travaillent là – Bonjour madame, bonjour mesdemoiselles, comment allez-vous ce matin ? –, et il commence à énumérer sa commande : Ma bonne dame, je vais vous prendre, s’il vous plaît, six croissants, huit pains au chocolat, et, eh bien, quatre pains aux raisins, et mettez-moi… Là, effarée, j’essaie de l’arrêter : Mais papa, enfin, c’est pour qui tout ça ? Eh bien pour tout le monde ! Mais qui tout le monde, papa ? On est juste trois, Elsa, ta femme et moi ; toi, avec ton diabète, tu n’y as pas droit, personne ne va manger tout ça ! Mais si, mais si, ne me contrarie pas ! Reprenons. Ah je vois que vous avez de bien belles pâtisseries aujourd’hui !
Vous allez nous mettre une grande tarte, elle est à quoi celle-ci ? Aux abricots, formidable, on la croirait sertie d’émeraudes avec ces petites choses qui brillent dessus. Ah ce sont des pistaches ! C’est très réussi. Et puis cette magnifique forêt-noire, c’est votre mari qui l’a faite ? Vous le féliciterez de ma part ! Un bien brave homme, et talentueux comme tout. Et quelques religieuses au café, oui deux, non trois, et vos fameux sablés, ils sont excellents, et… Les filles,
vous croyez qu’il va s’arrêter là ? Non, vous avez raison, ça ne lui suffit toujours pas. Papa, c’est vraiment beaucoup trop ! On ne va jamais manger tout ça, je te jure, c’est trop !
Et vous croyez qu’il m’écoute ? Non, vous avez raison, il ne m’écoute absolument pas. Quand finalement nous sortons du magasin, je porte six cartons de pâtisseries en équilibre qui manquent de chavirer, quatre sacs de viennoiseries que
je peine à tenir d’une main, j’ai trois baguettes calées sous le bras, et là, les filles, là, vous savez ce qu’on fait ? On se dirige vers le boucher-charcutier-traiteur ! Est-ce que vous devinez ce qui va se passer là-bas ?
Je leur ai demandé si elles voulaient m’accompagner voir Doggy en arrivant en France. Elles m’ont répondu avec enthousiasme que oui, oh oui, ça leur ferait très plaisir. J’ai pensé qu’elles en rajoutaient. Lors de notre dernière visite – quand la pandémie n’était encore qu’un cauchemar du futur –, mon père avait demandé dix fois à George de lui rappeler qui elle était au juste. Tu me demandes encore ? avait-elle gémi, incrédule. Mais je t’ai dit! Lots of times! Je suis George! Ta petite-fille George! Doggy avait ri aux éclats de la voir se récrier avec la candeur de ses sept ans révolus. Mais bien sûr, ma belle George. Tu as raison, c’est aberrant d’être un tel vieillard cacochyme. Ah gaga ah gaga papa, je suis complètement gâteux ! avait-il dit en déposant sur son poignet une pluie de baisers. Petit ange! (Petit petit ange!) Ah là là, c’est moche de vieillir… Nous avions ri tous les trois, puis j’avais pris la main de mon père adoré dans les miennes, sa main noueuse et bleutée aux ongles jaunes et écaillés comme les ligules du pissenlit en voie de métamorphose. Ne te tracasse pas, mon papa, c’est bien normal que tu perdes un peu la mémoire après tant d’années à retenir tant de choses. Maman, m’a dit George, solennelle, en réponse à ma proposition: I swear, I’m très contente de voir Doggy. Even if he doesn’t know who I am! Ma fille a hérité de mon père des orbes d’obsidienne que les émotions nacrent d’une brillance insolite. La joie ou l’angoisse y perlent abruptement. À chaque instant de leurs échanges, j’ai senti dans les gestes empressés de ma fille pour ce vieil homme édenté, dans les caresses et le regard fasciné de mon père sur ce visage poupin qui lui rappelait très fort un autre, l’intensité de la filiation. Cette chambre de malade tenait aussi du sanctuaire : l’amour y régnait en novice, candide et sublime.
Dans tes moments de lucidité, tu évoques, de manière chaotique et parcellaire, des épisodes de ta vie qui ont précédé ma naissance. Tu te promènes, contemplatif, parmi les paysages de ton histoire : tu déambules, flânes, reviens sur tes pas. Les yeux dans le vague, tu t’engages sur un boulevard, t’égares dans un dédale de rues, empruntes un raccourci ; tu digresses, tu te perds, tu tournes en rond. Tu ne dialogues pas, tu soliloques. Tu ne me laisses intervenir que lorsque tu cherches un mot, un nom, une adresse.
Impossible de poursuivre tant que tu n’as pas trouvé le terme exact qui te permet d’enchaîner. Pas imperméable, mais fermé, ha, tu sais… pas étanche, hermétique, c’est ça bravo! La tige d’un fruit, enfin ça porte un nom : pédoncule!
Phalanstère, paléontologue, rodomontade… Je ne connais que lui, mais enfin tu sais bien, place de la Madeleine, la salade de homard, voilà : Lucas Carton, ouf! Depuis petite, t’aider à retrouver le mot perdu est mon jeu préféré. Ton vocabulaire se repaît d’hyperboles, tu enjolives le réel avec ivresse et désinvolture, mais ton français ne tolère aucune approximation. Tu as la voix qui porte et le ton professoral ; où que tu sois, tu donnes un cours magistral, y compris en tête à tête avec ton agonie. Tu peux de but en blanc déclamer un poème de Hugo ou une tirade de Corneille.
En philosophie, tu es incollable, intarissable. Tu sembles avoir tout lu, tout retenu. Tu convoques une sarabande de noms, des noms de pontifes poussiéreux, de personnalités aujourd’hui insignifiantes, des noms de rues, beaucoup. Tu as fréquenté le Tout-Paris. Dans cette galerie de portraits, je ne visualise aucun visage mais les lettres blanches sur fond bleu nuit aux carrefours de nos enfances. Je vois des caractères alphabétiques sillonner la nébuleuse toponymie de ton histoire.
Mon père avait vécu, depuis sa naissance, comme au milieu d’une carte postale, dans un rayon de moins de trois kilomètres autour de la tour Eiffel. Petit garçon, il avait grandi au palais de l’Élysée, où son père avait été secrétaire d’État sous Paul Doumer. L’ancien président de la République était avant tout pour moi le nom d’une avenue du seizième arrondissement qui partait de la place du Trocadéro, ou plus précisément du palais de Chaillot dont mon grand-père avait supervisé la construction, en tant que directeur général des Beaux-Arts, face au salon de thé Carette, à l’angle opposé, entre l’avenue Kléber l’avenue Poincaré. Si c’est rond, ce n’est point carré ! plaisantait invariablement papa, pour ajouter qu’il ne fallait pas confondre Henri Poincaré – éminent mathématicien, membre de l’Académie des sciences, puis de l’Académie française, auteur de La Science et l’Hypothèse, dont Einstein admirait énormément les travaux – avec Raymond Poincaré, son cousin, pas la moitié d’un nul non plus ce Raymond Poincaré, lui-même de l’Académie française, ancien président de la République, dont le bilan était plutôt mitigé après 14-18, on lui reprochait d’avoir été un peu va-t-en-guerre, Si vis pacem, para bellum, avait-on dit de son alliance avec la Russie ; ce même Poincaré avait déclaré: Une France diminuée… ta ta ta… attends, c’était quoi déjà la formule… Une France diminuée, une France exposée… il y avait encore autre chose avant la chute… ne serait plus la France ! Clemenceau avait rétorqué : Il ne suffit pas d’être des héros. Nous voulons être des vainqueurs ! Bref, cette Première Guerre mondiale dont on promettait qu’elle serait pliée en quelques semaines avait duré quatre ans, une boucherie insensée, plus d’un million et demi de morts, un quart des hommes de la génération de 14, la génération de papa, qui, lui, avait été épargné parce qu’il était dans l’aéronautique, ce qu’on appelait alors l’aéronautique, qui deviendrait l’aviation, mais lui était au sol, en poste d’observateur, d’ailleurs il avait refusé la Légion d’honneur juste après la guerre parce qu’il trouvait qu’il ne la méritait pas, qu’il avait été embusqué comme on disait alors, résultat il l’attendrait quinze ans de plus, cet imbécile! Carette, donc, où papa s’arrêtait immanquablement les jours de départ en vacances pour avoir de quoi pique-niquer dans le train, parce que, à cette époque reculée, la restauration rapide n’avait pas encore été massivement introduite en France, et quoi qu’il en soit, pour mon père, la seule adresse où s’approvisionner convenablement en sandwichs était ce salon de thé des années 20, où les en-cas étaient présentés sous forme de petits rectangles de pain de mie emballés dans un papier transparent à l’enseigne de la boutique.
Les noms des grands personnages historiques du XXe siècle, Paul Doumer, entre autres, avaient ainsi le goût du sandwich parisien par excellence, le jambon-beurre, mais pas n’importe quel jambon-beurre, pas une malheureuse demi-baguette servie sur un comptoir en zinc, non, il s’agissait d’un sandwich avec des faux airs d’entremets, une saveur confuse de banalité et d’exception. Ainsi j’entendais ces noms prononcés par la voix tonitruante de papa, quelque part entre le Petit Palais et le pont Alexandre-III, dans un entrelacs de digressions où l’intime servait de toile de fond aux anecdotes qui concernaient les autres, c’est-à-dire ce que d’autres appelaient communément l’Histoire. À trois ans, il était entré dans le bureau de son père à l’Élysée et lui avait demandé de but en blanc: Dis, papa, t’as des nouvelles de Pierre Laval ?
Si j’aimais la jubilation avec laquelle mon père racontait cet épisode de son enfance, sa signification semblait néanmoins compromise à force d’être répété, comme un mot scandé jusqu’à dissolution du sens. Il y avait quelque chose de burlesque à imaginer un bambin prendre des nouvelles d’un homme politique, et j’en déduisais – cette situation ne m’étant guère étrangère – que son père était pressé, terriblement occupé, et qu’il fallait que son fils l’interroge sur les affaires de l’État pour qu’il s’intéresse à lui. Néanmoins, ce Pierre Laval, qui n’avait pas de rue à son nom, n’était-il pas aussi ce salaud qui avait vendu les femmes et les enfants juifs aux nazis ? N’était-ce pas à lui, avec le concours de Pétain, que nous devions la rafle du Vél’ d’Hiv ? Mon père, mon grand-père, moi-même, n’étions-nous pas juifs ? Mais Pierre Laval avait été un homme de gauche ! me répondait papa en reprenant un petit sandwich au jambon. Comme Benito Mussolini, d’ailleurs ! Pas mal le jambon, mais vraiment le meilleur c’est celui à l’œuf dur, je ne sais pas comment ils font cette mayonnaise, elle est remarquable. Enfin Laval, jamais un cheveu de nos têtes ne se serait imaginé qu’il deviendrait une ordure pareille ! C’était compter sans l’antisémitisme des Français… Mon pauvre père disait d’un de ses anciens camarades de régiment en 14-18, qu’il avait derrière lui quarante siècles d’hypocrisie chrétienne et d’avarice bourgeoise. Perplexe, je reformulais ma question.
Nous sommes juifs, rétorquait papa, oui, évidemment, mais enfin ça dépend pour qui! Pierre Laval avait absolument été de gauche, je te promets. Il avait occupé un peu tous les
postes : ministre de la Justice, du Travail. C’est là qu’il avait fait passer la loi sur les assurances sociales, à l’origine de la Sécurité sociale, quand même ! Ministre des Affaires étrangères aussi, de l’Économie. Et patatras, il avait été victime de sa politique déflationniste, qui s’était révélée catastrophique, en pleine récession, il y avait eu le krach boursier, etc., et le Front populaire avait été élu, à la plus grande joie de mon père, qui était un grand admirateur de Léon Blum… Alors, il n’est pas remarquable ce petit sandwich à l’œuf dur? Moi qui déteste les crudités, je dois dire que le concombre est délicieux.
Au palais présidentiel, tu jouais à faire voler des avions en papier depuis les grandes fenêtres qui surplombaient les jardins, d’où tu admirais la relève de la Garde nationale. Mme Paul Doumer, qui avait perdu ses quatre fils à la guerre, te choyait comme l’un des siens et t’avait même organisé une surprise-partie pour ton troisième anniversaire. Quelques jours après cette fête féerique, tu avais laissé tomber du balcon de ta chambre un coupe-papier, celui avec lequel tu t’étais taillé une braguette dans ton bas de pyjama. L’arme avait chuté à deux doigts de la tête du président ! Quel savon ton père t’avait passé ! Près d’un siècle plus tard, tu te sentais encore responsable d’avoir inconsciemment, innocemment, préfiguré l’assassinat de Paul Doumer. Tu as été élevé dans des appartements de fonction au faste désincarné, entouré de ministres, et d’une grand-mère, du côté de ton père, qui se revendiquait appartenir à la classe des petites gens. Nous autres petites gens, se targuait-elle. Enfin pourquoi ces boniments ? Vous n’étiez pas du tout des petites gens ! clamais-tu. Vous étiez des êtres illustres, bien au-dessus du lot ! Puis la guerre t’avait donné tort. Vous aviez tout perdu : la splendeur de vos intérieurs bourgeois, la reconnaissance de vos contemporains, votre position sociale, vos moyens de subsistance, vos titres, votre nationalité, et enfin votre nom. Vous aviez dû vivre cachés pour échapper aux rafles. Ça tu ne l’as pas oublié. Quand disparaîtra en toi jusqu’à la conscience de notre lien, restera dans ta chair la meurtrissure de la spoliation, de la traque, de la débâcle.
Mon père était parmi les derniers témoins vivants de cette tragédie collective. Sa famille avait survécu, mais le climat de persécution auquel il avait été confronté, enfant, avait laissé en lui des séquelles irréparables. Elles étaient nombreuses, éparses, ces séquelles, et elles étaient aussi devenues ma façon d’interpréter l’extravagance de papa: ce passé terrible et incompréhensible devait pour moi panser le présent. Bientôt ces récits n’appartiendraient plus qu’aux livres, aux archives. L’indignité du régime de Vichy ne se révélerait plus dans la fièvre de ses discours ; sa réalité resterait figée, inscrite. Aussi, tant que mon père vivait, je voulais l’écouter encore me transmettre ce drame historique dans l’invérifiable désordre de l’intime.
Tu as retenu de cette calamité la nécessité de profiter de la vie, d’en jouir au maximum, à l’excès. Tu détestes le gâchis mais tu hais la modération. Entre deux maux, il faut choisir le moindre ! m’as-tu souvent répété. Tu devais te résoudre à gaspiller, à jeter ton argent par les fenêtres, et, si contrariant soit-il, à balancer ces piles de gâteaux avariés à la poubelle. Chez toi, il fallait entrouvrir le frigo prudemment. Quiconque connaissait tes habitudes savait qu’il risquait de se prendre une douzaine de yaourts sur le coin de la gueule, de voir dégringoler des barquettes de plats périmés, ou pire, une tasse de café coincée entre des vieux fromages mal emballés. En toute chose, tu convoitais la quantité. Tu te vantais, lors des années les plus fastes de ta carrière, que ta notice dans le Who’s Who dépasse celle du général de Gaulle ! À l’exception de grand-croix de la Légion d’honneur, une dignité à laquelle tu te résignais à ne pas avoir été élevé, tu avais accumulé les décorations en collectionneur. Quand les gens s’étonnaient de ton incroyable panoplie de médailles, tu répondais non sans autodérision que si tu ne les avais peut-être pas toutes méritées, tu les avais demandées. La plupart des gens attendent qu’on leur donne, expliquais-tu. C’est complètement con!
Si on ne demande rien, on n’obtient rien – ou si peu. Moi je me suis beaucoup fatigué à demander, et en contrepartie j’ai effectivement obtenu pas mal de choses. Cette rosette rouge sur le revers de ton veston intriguait énormément les enfants, toutes générations confondues. À quoi ça sert ? te demandait-on à tour de rôle. À rien mon pauvre amour ! Strictement à rien, sinon à flatter la vanité des vieux croulants comme moi. Ou plutôt si, ça sert à une chose : à partir du grade de grand officier, un vulgaire gendarme ne peut pas vous convoquer au poste, c’est le commissaire de police en personne qui doit se rendre à votre domicile pour vous arrêter. Je ne voyais pas en quoi ce privilège t’aurait été utile. On ne se retrouve pas en garde à vue pour gloutonnerie ou achats compulsifs ! À la rigueur, maman, elle, se faisait assez souvent épingler pour excès de vitesse ou vol à l’étalage. Maman n’avait pas de décorations, elle appelait tes médailles des hochets, elle parlait comme une charretière et insultait allégrement les gendarmes qui la verbalisaient. Mais toi, tu étais un honnête homme, tu t’adressais aux forces de l’ordre comme aux commerçants, avec une courtoisie exemplaire qui témoignait de l’éducation parfaite que tu avais reçue. Seulement tu avais eu le malheur d’être un petit garçon juif en 1940.
Maman, pourquoi Doggy’s dog s’appelle Loup? Loup is not a wolf? me demande timidement ma Sissi. Excellente remarque, mon amour adorée. Ça doit être une manie chez nous de confondre les espèces. Je retrouve dans le regard interloqué de ma plus jeune fille la confusion dans laquelle, enfant, me plongeait la vie des adultes. Moi-même j’essaie encore de comprendre, je m’abstiens de lui dire pour ne pas l’inquiéter. Ma Sissi, je lui réponds, toi ton lapinou, tu l’as bien appelé Wawa comme un toutou. Alors ?
Au restaurant, quand tu ne parvenais pas à finir les douze plats que tu avais commandés, tu buvais au goulot une bonne rasade de Schoum, puis tu proposais d’emporter les restes, mais tu refusais de sauter le dessert, tu ne pouvais pas conclure le repas sans au moins un petit chocolat. Nous étions toujours les derniers à sortir de table. Dans ces établissements d’un chic anachronique où jamais on ne nous aurait mis dehors, tu traînais jusqu’à des heures indues,
repu, heureux, la bonne chère décuplant ta faconde. Nous autres enfants, accablés d’ennui, trouvions des moyens de nous distraire en roulant les miettes de pain en boulettes
que nous lancions à travers la salle. Tu nous intimais d’arrêter nos conneries avec si peu de conviction que nous prenions tes récriminations pour des encouragements. Nous vidions le château Margaux pour le mélanger à nos soupes de sorcières, avec le sucre, le sel, la moutarde, dans un verre à pied en cristal. Goûte, papa ! Ça c’est une grosse bêtise, disais-tu distraitement, rebondissant sur l’importance du jeu dans le développement humain, les castrations symboligènes dans la diachronie du vécu infantile exposées par Françoise Dolto. Toi-même avais été terriblement brimé.
Nous n’étions pas à l’abri que tu enchaînes avec le Massilia. Pendant que les adultes s’éternisaient, nous descendions nous cacher dans la cabine téléphonique du sous-sol, d’où
nous passions des appels anonymes au hasard des pages de l’annuaire, deux volumes de Pages Blanches posés par terre en guise d’escabeau pour atteindre les touches du cadran.
Tu devais te douter que nous faisions encore de grosses bêtises ; tu t’en foutais royalement. Cette anecdote figure en bonne place parmi les contes et légendes de Doggy. Je m’aperçois à leurs questions que je dois expliquer à mes filles qu’autrefois il existait des espaces fermés pour téléphoner, appelés cabines téléphoniques ; qu’il existait aussi des livres dans lesquels étaient recensées les coordonnées des abonnés du téléphone, appelés bottins. Sébastien Bottin
a une rue à son nom à Paris. Il s’agissait d’abord d’une petite impasse au bout de la rue de Beaune, à quelques pas de la Seine. Une partie fut rebaptisée rue Gaston-Gallimard, en l’honneur du fondateur des Éditions Gallimard. C’est là, dans le discret hôtel particulier au numéro 5, que j’ai signé les contrats de mes deux premiers romans. Ma chérie, Gallimard ! t’es-tu écrié quand je t’ai annoncé la nouvelle. Gallimard ! Mais c’est l’Olympe ! Tu m’as envié ce triomphe. Tu aurais aimé toi aussi être publié chez Gallimard, ou y être éditeur, ou les deux, parce que tu aurais aimé tout faire, tout posséder.
Ta volubilité et tes dispendieuses habitudes n’avaient d’égale que ta prodigalité – une largesse hors norme, fantasque, inconsidérée. De la poche gauche de ton veston, tu sortais à tout bout de champ un portefeuille de cuir en un mouvement spontané et grandiose qui donnait corps à l’expression : avoir le cœur sur la main. Tu distribuais sans compter, l’argent était fait pour être dépensé, et tu le dépensais. Tu faisais livrer des bouquets de fleurs gigantesques, des boîtes de chocolats de cent vingt pièces en échange d’un service, d’un rendez-vous galant ou pour rien, pour la beauté du geste. Je t’ai connu très peu d’amis. Tes fréquentations se limitaient à des relations mondaines. Si jadis tu avais partagé des amitiés sincères, elles s’étaient étiolées.
Depuis, il n’y avait de place dans l’univers que tu t’étais construit que pour des renvois d’ascenseur. Je n’ai jamais vu personne d’autre que toi s’assurer que le lift retourne aux rez-de-chaussée une fois parvenu à l’étage. C’était pourtant une règle de courtoisie élémentaire ! Tout comme tenir la porte à une femme, incliner la tête pour lui baiser la main, appeler un docteur docteur, et un professeur monsieur le professeur, dire bonjour et au revoir madame, jamais bonjour tout court. Tes formules de politesse se déclinaient en une fastidieuse cérémonie grammaticale – Je vous prie d’agréer virgule – dans les missives que tu dictais à maman quand elle avait à faire des courriers administratifs ou des mots d’excuse pour ses filles. Elle les recopiait diligemment, et nous les enseignerait scrupuleusement à son tour quand Elsa et moi serions en âge d’imiter sa signature. Toi en tant que président-directeur général de ton entreprise derrière les Champs-Élysées, tu appréciais qu’on t’appelle monsieur le président, ou à défaut monsieur le directeur.
Professeur t’allait aussi puisque tu étais docteur en philosophie, PhD disent les Américains, un titre qu’un ami new-yorkais t’avait permis d’obtenir et en contrepartie de quoi tu lui avais renvoyé de nombreux ascenseurs chargés de superbes présents. Dans ta jeunesse, les camarades s’interpellaient d’un sympathique mon vieux, vestige de la génération de ton père. J’ai retrouvé cette expression dans les fragments de vos correspondances, des feuilles jaunies dans des cartons qui avaient échappé à la purge des ans, au feu ou à l’éparpillement. Cher ami, je t’entendais dire au téléphone, ou en serrant la main de tes compagnons de route.
Une intimité distante se dressait entre ton interlocuteur et toi, vous étiez proches sans engagement, sans prise de risque ; votre amitié était un pacte de convenance, un gage d’échange de bons procédés. Tu n’allais jamais dîner chez personne, tu invitais les gens au restaurant et commandais pour eux toute la carte pour mieux piocher dans leur assiette. Tu ne demandais à personne de te donner son avis, hormis pour t’approuver, te plébisciter. Toi-même tu flattais avec épanchement, ne craignant jamais le ridicule de la flagornerie. Flatouillez, flatouillez, il en restera toujours quelque chose ! claironnais-tu. Tu donnais des exemples de lettres que tu avais envoyées à des confrères, des écrivains ou des critiques littéraires, dont tu redoutais qu’elles ne se retournent contre toi : tu avais tout de même poussé le bouchon en comparant un philosophe assez médiocre à Kant ! On te répondait avec empressement qu’on se sentait enfin compris. Tu supportais difficilement la contrariété. Ces enfants ne tiennent aucun compte de ma psychologie! t’écriais-tu quand nous t’indisposions pour une raison quelconque. À tes maîtresses ou à tes femmes, tu offrais des cadeaux mirobolants pour te faire pardonner ton caractère de cochon. »

Extraits
« L’outrance, le trop, le toujours plus, l’hubris a été ton mode opératoire, ton équilibre. Tu avais déjà cinquante ans quand je suis née, tu étais alors riche et célèbre, débordant d’activités, tu te distinguais par ta flamboyance et ta façon de n’être jamais parfaitement dans les clous. Ton énergie foutraque s’assortissait d’une rigueur intellectuelle sévère ; à ta soif d’argent répondait une sainte horreur de la spéculation ; et ainsi de suite. Tu incarnais la contradiction avec brio et flegmatisme. Pour décrire ta profession, tu t’autodésignais comme universitaire-homme d’affaires. Le trait d’union devait suffire à expliquer ta double casquette. Tu étais à la fois professeur de philosophie et fondateur d’écoles qui avaient fait florès. Tu étais entrepreneur et enseignant, mais aussi auteur, directeur de collection, producteur d’émissions de télévision, père de huit enfants de quatre lits, ex-mari de trois femmes, et séducteur invétéré. À mes yeux, tu étais invincible, omnipotent ; tu étais ailleurs, trop grand, trop imposant, trop tout. Ta panse de bon vivant, mes bras ne parviendraient jamais à en faire le tour. Ton ventre était toujours plein d’un autre enfant, d’une autre histoire – de ceux, de celles qui m’avaient précédée. » p. 31-32

« À dix-neuf ans, j’étais partie pour un stage à New York qui devait durer l’été. J’y étais restée. J’avais commencé à gagner ma vie à vingt ans, certes très modestement, mais tout de même, je m’étais trouvé un poste dans une maison d’édition. Mon expatriation m’avait permis de m’émanciper, me débrouiller seule, me fabriquer une carrière loin des systèmes de papa, de mon histoire familiale et de ses fantômes et de son fardeau. » p. 38

« Quand je te parle d’elle, tu peux encore faire apparaître sa silhouette dans la pénombre de tes souvenirs. Ah, elle était magnifique, Catherine ! D’une beauté à couper le souffle. La fascination qu’exerçait sur toi sa splendeur relevait du fantasme. Tu n’en revenais pas d’avoir pu posséder une femme aussi sublime, de lui avoir fabriqué deux filles aussi belles qu’elle ! Elles ont l’intelligence de leur papa et la beauté de leur maman, répétais-tu à l’envi. Tu n’as jamais compris pourquoi cette déclaration l’offensait. Vous étiez à égalité : elle avait le physique, toi l’érudition ; elle le sensuel, toi le mental ; elle l’inné, toi l’acquis. Votre couple bariolé s’assortissait de l’éclat de la foudre, du frisson d’un désir subjuguant. Vous incarniez chacun un mirage inaccessible et menaçant, une altérité irréductible. Vous partagiez une attraction sauvage et volatile, et une ardeur commune à brûler la chandelle par les deux bouts. Votre amour était du genre qui ne fait pas bon ménage avec la vie domestique, les emmerdements du quotidien. Fonder un foyer à partir de ce brasier ne pouvait qu’être combustible. » p. 56

« C’est mon père. Précisément à l’âge que j’ai aujourd’hui, soit huit ans avant ma naissance. Je ne connais pas cet homme. Et si nos moi successifs se sédimentent en nous telles des strates géologiques, si ce bouffon insupportable était bien encore en lui lorsqu’il était devenu mon père, il avait fini par céder sa place à un moi moins conquérant, plus magnanime, plus aimable. Quarante-deux ans, c’était l’âge qu’avait le père de papa lorsqu’il entrait à l’Élysée comme secrétaire d’État à la présidence de la République. C’était l’âge qu’avait maman quand elle avait été internée de force, à Sainte-Anne, l’année de mes dix ans. C’est l’âge de son visage tel que je l’ai cristallisé en moi, et aujourd’hui que j’ai atteint l’âge qu’aura éternellement maman au fond de mon cœur, je me surprends à retrouver ses mains en regardant les miennes, et la douleur qui me saisit alors déchire le réel d’un coup de griffe. » p. 63

À propos de l’autrice
HUISMAN_Violaine_©Beowulf_SheehanViolaine Huisman © Photo Beowulf Sheehan

Née en 1979, Violaine Huisman est l’autrice de Fugitive parce que reine (2018), prix Françoise Sagan et prix Marie Claire, sélectionné dans la première liste de l’International Booker Prize, de Rose désert (2019) et de Les Monuments de Paris (2024). (Source: Éditions Gallimard)

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Il ne doit plus rien m’arriver

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Un père déambule dans les rues au petit matin, accompagné de ses deux fils. Ils viennent de perdre leur épouse et mère qui n’a rien pu faire face au cancer. Il leur faudra désormais apprendre à vivre sans elle. Et s’occuper des formalités et des obsèques.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Quand la mort frappe, la vie fait son baroud d’honneur»

Dans ce premier roman très touchant Mathieu Persan rend hommage à sa mère, emportée par un cancer à 68 ans. Une évocation bouleversante, pleine de tendresse et d’humour.

«Nous marchions donc, mon père, au milieu, escorté par ses fils, mon frère et moi, d’un pas rapide et franc. Maman est morte au moment où nous passions devant le Toutou Shop, dont le petit chiot vert lumineux qui lui servait d’enseigne tremblotait légèrement.» La première scène du roman qui a du reste inspiré l’auteur-illustrateur pour la couverture de son livre, en donne bien le ton. À l’aide de jolies descriptions teintées d’humour, le narrateur va raconter le combat de sa mère face à la maladie, le jour où elle est morte et ceux qui ont suivi avant de revenir sur sa vie et celle de la famille.
Si le titre peut paraître énigmatique, il résume à lui tout seul ce que fut cette mère-louve, s’exclamant à la naissance de son premier fils «Il ne doit plus rien m’arriver» et scellant ainsi sa conduite à tenir. Désormais, elle sera là exclusivement pour ses enfants et mettra en parenthèse toute autre ambition. Elle était pourtant une brillante scientifique, mais n’hésitera pas à mettre sa carrière entre parenthèses pour jouer à fond son rôle de mère, aimante et dévouée, accueillante et attentive. Si l’auteur en fait un portrait plein de tendresse, il raconte aussi avec pudeur son combat contre la maladie et les derniers jours d’une vie qui s’est définitivement arrêtée trop vite, laissant mari et enfant totalement désorientés.
Les jours qui suivent le décès forment sans aucun doute la pièce-maîtresse de cette tragi-comédie. Car la peine et la perte confèrent aux hommes de la famille une sorte d’hypersensibilité qui les rend attentifs à de détails incongrus, à des paroles maladroites, à des conseils qui dans ce contexte sont totalement absurdes. Cela nous vaut des éclats de rire libérateurs, soulageant une très forte douleur. L’employé de la société d’assurances, celui des pompes funèbres ou encore les ouvriers chargés de sceller la tombe avec leur drôle de machine qui couine devenant, sans qu’ils s’en rendent compte, de formidables acteurs comiques. Car «c’est quand la mort frappe que la vie fait son baroud d’honneur.»
On retrouve dans ce premier roman les mêmes qualités que dans un autre premier roman, celui d’Anne Pauly qui avait rendu en 2019 avec Avant que j’oublie un hommage à son père disparu avec cette même tonalité aussi émouvante que drôle et mettait, elle aussi, le doigt sur tous ces détails absurdes qui suivent le décès.
Mathieu Persan a indéniablement trouvé un style, un ton, qui accroche le lecteur dès les premières pages. Il réussit le tour de force de rendre réjouissante l’épreuve du deuil et, ce faisant, donne aussi à son livre un prix inestimable, puisqu’il aidera tous ceux qui sont frappés par un deuil, à les accompagner et à les soulager dans leur malheur. Quand vous l’aurez lu, je gage que vous aurez comme moi l’envie de le retrouver bien vite dans de nouvelles aventures.

Il doit ne plus jamais rien m’arriver
Mathieu Persan
Éditions de l’Iconoclaste
Premier roman
270 p., 20 €
EAN 9782378803575
Paru le 22/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi Bordeaux, Saint-Malo, l’ancienne commune de Cerçay, Frasne et Pontarlier et des voyages effectués en Italie, Autriche, Allemagne, Yougoslavie, Grèce, Espagne, notamment à Séville, et aux Etats-Unis, à Boston, New London, New York, puis l’Ouest américain de Los Angeles au désert de Mojave et à Monument Valley.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un portrait puissant de femme au travers des yeux aimants de son fils.
De l’illustration aux mots
Pour la première fois, l’illustrateur quitte le dessin pour les mots. Mais il lui reste l’art de la mise en scène et de l’image. Par petites touches, il dresse le portrait d’une mère drôle et aimante, d’une femme forte et déterminée.
L’amour fusionnel entre un fils et sa mère
Lorsqu’elle accouche de son premier enfant, la mère de Mathieu Persan s’exclame : « Il ne doit plus jamais rien m’arriver. » Dorénavant, elle vivra à travers ses enfants, se dévouant à eux corps et âme. Mathieu est le petit dernier, le plus drôle, le plus fusionnel aussi. Il grandit, devient père de deux enfants, mais lorsque sa mère atteint l’âge de la retraite, elle lui annonce l’arrivée d’un intrus : le cancer.
Quand la vie reprend ses droits
Dans ce récit, Mathieu Persan raconte les combats de sa mère contre la maladie, jusqu’à ses derniers jours ainsi que les siens et ceux de sa famille, après sa disparition. Malgré́ tout, à mesure que sa santé se dégrade et ensuite quand le deuil s’installe, un constant appel à̀ la vie refait surface. Ce sont les souvenirs d’enfance au sein d’une famille fantaisiste, l’empreinte des grands-parents juifs, l’amour de la cuisine, les grandes tablées ouvertes à tous. Mathieu Persan manie tendresse, pudeur et humour, et souvent le rire l’emporte sur le chagrin.
Un récit lumineux sur le deuil et la transmission.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Le coin lecture de Nath
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Les lectures d’Antigone
Blog froggy’s delight
Blog La parenthèse de Céline
Blog Les chroniques d’une chocoladdict


Mathieu Persan présente Il ne doit plus rien m’arriver © Production Éditions de L’Iconoclaste

Les premières pages du livre
« Il était quatre heures quarante sur l’avenue de Paris. Nos talons frappaient le trottoir à des rythmes différents mais nous marchions comme un seul homme. Mise à part notre présence incongrue à cette heure si tardive, rien ne venait troubler le calme de cette douce nuit de printemps.
On nous aurait vus, de dos, sur cette avenue déserte, on aurait eu envie de composer une toile à la Hopper. Au premier plan, trois silhouettes sombres, bien distinctes, dans la nuit tout juste claire. La première, grande, maigre, une cigarette au bout des doigts, se tient à gauche. La suivante, au milieu, plus petite, est voûtée mais sa tête est bien relevée. Enfin, la troisième, plus massive, ferme le rang. Les arbres le long de la chaussée, dont les jeunes feuilles reflètent le clair de lune, contrastent avec l’enseigne lumineuse de la station-service qui diffuse un halo froid sur les personnages. Devant ce tableau on imaginerait aisément les pas qui résonnent, se réverbérant de chaque côté de l’avenue sur les façades dépareillées, comme dans un vaste décor de cinéma. Au loin, à l’arrière-plan, au-delà de l’avenue du Trône dont on distinguerait l’une des colonnes, serait esquissée l’empreinte noire de la tour Eiffel.

Nous marchions donc, mon père, au milieu, escorté par ses fils, mon frère et moi, d’un pas rapide et franc.

Maman est morte au moment où nous passions devant le Toutou Shop, dont le petit chiot vert lumineux qui lui servait d’enseigne tremblotait légèrement.

Cette enseigne, elle fait partie de mes plus lointains souvenirs. La ville scintillante, la lumière orange des réverbères, les phares jaune vif des voitures, une légère pluie froide, un soir de novembre sans doute, le son des roues en caoutchouc de ma poussette sur le bitume humide, les pas pressés et réguliers de ma mère, et l’enseigne du magasin de toilettage canin. Cet affreux petit chien a vu défiler l’histoire de notre famille depuis toujours. Il a vu mes parents se rendre à pied à l’hôpital un jour d’automne 1978. Il les a vus rentrer, avec moi dans un grand landau, quelques jours plus tard. Il a vu mon grand-père venir nous rendre visite depuis la rue des Haies, dans le XXe arrondissement, avec des bonbons cachés dans les poches, il nous a vus partir, à chaque début de vacances scolaires, entassés dans le combi Volkswagen, il a vu ma mère tenir par la main ses premiers petits-enfants, il les a vus grandir et la lâcher pour courir devant.
Puis il a vu maman de plus en plus fréquemment. De sa hauteur, idéalement situé entre la maison, l’hôpital et la pharmacie, il l’a vue diminuer, reprendre des forces et s’affaiblir à nouveau. La dernière fois qu’elle est passée devant lui, c’était la veille de notre marche nocturne, allongée dans une ambulance.
Cette enseigne, elle n’a jamais semblé subir les outrages du temps. Ni la pluie, ni les tempêtes, ni les canicules n’ont eu raison d’elle. Elle est comme un point fixe de l’espace-temps. Comme si ce dernier se courbait, s’enroulait, et tournait autour de ce petit clébard lumineux, nous poussant tous inexorablement vers l’avenir. Comme si le Toutou Shop était l’alpha et l’oméga, le début et le commencement de toute chose. Comme si l’univers entier s’était construit autour de la boutique de toilettage canin depuis des milliards d’années et que la flèche du temps avait été décochée depuis l’arrière-boutique. Et ce soir-là, cette saloperie de yorkshire vert nous a regardés avec un petit air narquois, comme pour nous dire que depuis le début il connaissait déjà la fin. T’aurais pas pu nous prévenir ? Aboyer rien qu’une fois ? Ça nous aurait fait une sacrément bonne histoire à raconter, et les bonnes histoires, c’est important.

Quelques dizaines de minutes avant de nous retrouver devant le chien vert, au beau milieu de la nuit, mon téléphone m’avait réveillé en sursaut. Une jeune femme à la voix douce et posée m’avait conseillé de me rendre à l’hôpital rapidement.
– La tension de votre maman baisse très vite. Je pense que vous devriez venir si vous le pouvez.
J’avais enfilé mon pantalon, j’étais descendu d’un étage pour réveiller mon père et mon frère, et nous étions partis vers l’hôpital qui se trouvait à un petit quart d’heure à pied.
À cette époque, je vivais avec ma femme et mes deux filles de presque 7 et 5 ans au-dessus de chez mes parents. Parti de rien ou presque, ce couple de profs de maths avait acheté à Vincennes un vaste appartement en ruine dont personne ne voulait. L’agent immobilier leur avait dit : « J’aurais bien quelque chose, mais franchement, je n’ose même pas vous le montrer », et mes parents avaient insisté.
Lors de leur première visite, en 1976, les vitres étaient cassées, un grand lit défait et souillé accueillait un pigeon mort et une mousse de poussière de plusieurs centimètres recouvrait le parquet massif de ce bel appartement familial. Ils s’étaient tout de suite projetés, impressionnés par les moulures, les cheminées et la vue sur le donjon du château de Vincennes. Ils y avaient surtout vu l’espace, la fin du camping avec deux enfants dans un trente mètres carrés le long du RER, et un champ des possibles, dont je faisais partie. Ma mère, presque honteuse, s’était demandé si ce n’était pas trop pour eux.
Mes parents avaient ouvert les fenêtres, chassé les fantômes, et ils en avaient fait le lieu où j’ai vécu la plus grande partie de ma vie. Celui qui s’appellera toujours « la maison » malgré les changements de moquette et de papier peint.
Quelques années plus tard, à la mort de la voisine, ils avaient racheté l’appartement du dessus afin que chacun de leurs trois enfants puisse avoir sa chambre. Ce grand appartement a protégé notre famille au complet pendant une vingtaine d’années, la porte toujours grande ouverte sur le monde et les gens de passage. Puis nous, les enfants, nous sommes partis les uns après les autres.
Ma mère, en fine stratège, décida de refermer l’escalier intérieur et de revenir au plan initial, avec un appartement au cinquième étage séparé. Elle réussit alors à rapatrier ma sœur et ses enfants, presque sous son toit. Il ne fallait jamais sous-estimer la détermination de maman. Neuf ans après, ma sœur est partie à Bordeaux et nous avons pris le relais, ma femme et moi, avec nos deux filles. Mon ancienne chambre est devenue notre salon. Je revenais aux sources après une dizaine d’années à Paris à quelques stations de métro – je suis un grand aventurier – et ne me lassais pas de la vue sur le donjon, qui m’avait manqué. Une vie simple et globalement heureuse jusqu’à l’arrivée d’un invité surprise : le cancer de maman.

Ça a commencé dans son bas-ventre. Une multiplication de cellules qui semblait anarchique. De mitose en mitose, une forme a commencé à se dessiner. Une grosse protubérance, puis de petites excroissances sont apparues et un battement rapide s’est fait entendre. C’était il y a bien longtemps et cet amas de cellules, c’était moi. Flottant dans l’utérus de maman, au chaud, grandissant en paix, protégé du monde par le liquide amniotique.
Ça a commencé au même endroit, presque quarante ans plus tard. Une multiplication rapide de cellules, incontrôlée. De semaine en semaine, aucune forme précise ne s’est dessinée et aucun battement ne s’est fait entendre. Seule une masse, ferme et insensible, semblait pousser sous la peau de maman. À l’endroit même où la vie avait éclos, maman couvait la mort.
Elle l’avait remarquée depuis longtemps. Ça grossissait de mois en mois, mais il y avait tant d’autres raisons de s’inquiéter. Pas le temps pour ça. Trois enfants, huit petits-enfants, un mari, le champ des drames possibles était si vaste que maman aurait sans doute trouvé égoïste de s’occuper de son petit problème. Rhumes, varicelles, grippes, accidents de la route, problèmes de couples, sans compter l’état du monde, l’avenir, la place en crèche du petit, le réchauffement climatique, la montée des extrêmes, ce qu’on va faire à dîner le soir, tout était prétexte à ce que maman se remplisse intégralement de nos petits soucis quotidiens – mais aussi de nos joies – afin de s’oublier tout à fait.
Jusqu’à ce qu’un jour, elle finisse par parler à mon père de cette induration qu’elle sentait dans son bas-ventre. Mon père est sans doute l’homme le plus optimiste que j’aie jamais connu. Un optimisme qui peut confiner à l’aveuglement, quand la réalité se montre un peu moins belle que ses prédictions.
Ma mère disait souvent : « Papa, quand quelque chose l’embête, il lui suffit de dire tout fort que ça n’arrivera pas et il en est convaincu. »
Je n’ai jamais su si son optimisme forcené était un trait de caractère inné, ou s’il était dû au fait qu’il avait connu la guerre, l’angoisse, l’exil, après son départ d’Alger, en 1962, caché sous un tas de valises, dans le coffre d’une voiture.
Toujours est-il qu’en matière de santé mon père avait cette capacité à prendre le problème en main, et à se dire, comme dans les films américains : « Tout ira bien. » Et si le drame arrivait, il en restait sonné, mais entier et debout.

Ils s’étaient donc rendus chez le médecin de famille, Bernard, qui était aussi un ami. Bernard avait la particularité de rire fréquemment et sans raison apparente, à gorge déployée. C’était un rire qui démarrait dans les graves et montait très haut dans les aigus, où il oscillait légèrement, avant de finir sur un râle guttural du meilleur effet. Un rire qui inspirait la galéjade, la grosse déconne, la fin de soirée ; un rire qui passait sans difficulté à travers la porte de son cabinet pour se répandre dans la salle d’attente à l’ambiance feutrée et solennelle où patientaient les malades.
Bernard avait tâté, Bernard avait palpé, Bernard n’avait pas ri. Il avait appelé un confrère pour que maman puisse faire une biopsie.
– C’est juste une biopsie de contrôle. Il s’agit sans doute d’un kyste bénin, inutile de s’inquiéter, m’a dit mon père au téléphone.
Ma mère, elle, tenait le rôle qu’elle aimait le moins : le centre de l’attention, celle que l’on plaint, la victime. Pas question pour elle de s’appesantir sur le sujet. Elle avait un cancer et elle le savait depuis bien longtemps. Oh, pas besoin de biopsie, pas besoin de prise de sang, pas besoin de scanner. C’était écrit. Elle l’avait dit à mon père quelque temps après leur rencontre : « Tu sais, je vais mourir jeune. » Alors ce truc au bas de son ventre, c’était juste la confirmation de son intuition. Elle n’en avait rien dit parce qu’au fond elle avait attendu de savoir si elle allait se battre ou non.
Elle y a réfléchi longtemps. Et elle a choisi. Ce cancer, elle allait le regarder en face, elle allait le défier, et elle jetterait toutes ses forces dans cette bataille. Mais pas pour elle. Non, ma mère ne faisait jamais rien pour elle. Elle allait se battre pour nous.
Maman, elle savait donner, mais elle avait du mal à recevoir. On voyait dans son regard tous les mots, qui arrivaient de manière désordonnée, qui se bousculaient, qui cherchaient une issue mais qui n’arrivaient pas à sortir. Alors elle finissait par abdiquer et lançait : « Oh, je sais pas dire ! Je sais pas dire ! »
Elle allait donc faire ce qu’elle savait faire le mieux : nous donner encore un peu de sa vie, et ce serait son cadeau d’adieu. Quelques mois après le diagnostic officiel, elle m’avait dit :
– Tu sais, j’ai vraiment hésité. J’aurais été seule, je me serais mise sous le RER. Au fond, qu’est-ce que ça aurait changé ? On est qu’un tas de cellules, non ?
Elle était comme ça maman, elle avait beaucoup plus peur de la vie que de la mort. Mais dans la vie, y a des principes, et elle allait donc mettre un point d’honneur à assumer son rôle jusqu’au bout.

Le diagnostic officiel n’a pas tardé à venir.
C’est mon père qui m’a appelé pour me le dire. Il avait au téléphone une voix satisfaite et presque enjouée. La voix de quelqu’un qui, après plusieurs mois de réflexion, d’hésitation et d’étude du marché, dirait d’un air soulagé : « Ah, ça y est, j’ai enfin acheté ma nouvelle voiture, j’ai cassé la tirelire, j’ai pris une BM et j’en suis vraiment content. »
Ma mère était donc l’heureuse propriétaire d’un carcinome péritonéal. Il y avait de quoi être fier. Un carcinome péritonéal, c’est comme une BM, tout le monde n’en a pas. Ah ça, non, c’est pas la Clio du cancer qu’elle a, maman.
Et puis il y avait surtout dans sa voix le soulagement de savoir enfin. On était dans le grave, certes, mais le poids infiniment plus lourd de l’incertitude disparaissait d’un coup. Ouf ! On l’avait échappé belle, ça aurait pu être un kyste bénin mais là non, on allait pouvoir agir, enfin.
Après quelques recherches, je n’avais pas osé dire à mon père que le carcinome péritonéal, ça s’appelait aussi cancer du péritoine, ce qui était, il faut bien l’avouer, bien moins élégant.

Les mots chimiothérapie, opération, tumeur, debulking, PET-scan avaient été prononcés, tout un nouveau vocabulaire que notre famille avait eu la chance de ne pas vraiment connaître jusqu’à présent mais qui allait nous accompagner désormais au quotidien.
Autant Parkinson et Alzheimer étaient des terrains connus, foulés par les aïeux, autant le cancer demeurait un vaste territoire mystérieux. Le corps qui se met à faire n’importe quoi, sans que personne n’en connaisse véritablement la raison. Le cancer, qui détruit méthodiquement tout l’écosystème qui le fait vivre, dans une démarche suicidaire. Le cancer, qui réalise le prodige de coloniser au-delà du corps malade en devenant le centre de l’attention, le sujet de conversation, la rumination nocturne, l’inquiétude chronique. Le cancer, qui assure sa survie dans les pensées des autres. Plus qu’une maladie, il devient vite une affaire de famille.

Maman n’avait que très peu réagi à cette annonce. Comme un boxeur sur le ring, elle se situait déjà dans le combat et mobilisait son énergie. Elle suivrait le protocole comme un vaillant soldat, sans jamais poser de questions, sans jamais se plaindre. Et comme un sportif qui sait que sur un match, tout peut arriver, elle n’avait jamais demandé à connaître le palmarès de l’adversaire.
De mon côté, je n’avais pu me résoudre à ne pas savoir pour combien de temps encore nous aurions maman auprès de nous. Comme si je voulais connaître le prix du cadeau qu’elle allait nous faire en luttant contre la mort, j’avais cherché, j’avais croisé les informations, j’avais lu de nombreux articles, j’avais appelé des amis, et la conclusion était sans appel. Deux ans. Et pas deux ans de joyeusetés, de vacances en famille, de fêtes d’anniversaire, d’après-midi sur la plage, de barbecues à la campagne ou de champagne pour fêter les bonnes nouvelles. Non. Deux ans qui ne ressembleraient plus vraiment à la vie. Deux ans suspendus aux exigences de la maladie et de son traitement. Deux ans étourdis par le balancier incessant des bons résultats d’analyses et des effets délétères des médicaments. Entre l’espoir de faire mentir les statistiques et le désarroi de constater la réalité des chiffres.

Pendant deux ans, maman a avancé jour après jour sur une route accidentée et brumeuse où pouvait néanmoins percer le soleil, par intermittence. À aucun moment, tout au long de son périple, elle n’a souhaité voir la carte en entier. Elle prenait les étapes les unes après les autres, franchissait les cols, se mettait en roue libre dans les descentes pour récupérer si jamais une nouvelle ascension devait se présenter.
Le parcours était connu et balisé précisément. Cela commencerait par quelques étapes de chimiothérapie pour stopper l’avancée des cellules cancéreuses, voire en éradiquer quelques-unes. On attaquerait ensuite la montagne avec une opération d’ampleur visant à supprimer, manu militari, les tumeurs résistantes, puis, enfin, une seconde vague de chimiothérapie pour finir le travail et espérer apercevoir la ligne d’arrivée.
Le parcours annoncé était difficile, exténuant, et prenait la forme d’un grand contre-la-montre. Il fallait partir vite, partir fort, et attaquer dès la première étape pour sortir du peloton des tumeurs.
Toute une équipe serait à ses côtés. Médecins, oncologues, anesthésistes, psychologues, pour s’assurer que son corps et son mental tiendraient le choc. On lui injecterait tous les produits nécessaires à une performance optimale : hormones, amphétamines et EPO. Une vraie formule de vainqueur. Enfin, la famille serait là pour les encouragements, faisant la route en parallèle pour célébrer à chaque arrivée la victoire d’étape. Mon père, tel un coach professionnel, le regard toujours fixé sur la ligne d’arrivée, ne douterait jamais que maman arriverait victorieuse, maillot jaune éclatant sur les Champs-Élysées de la rémission et de la guérison. Il ne manquait en somme que Jean-Paul Ollivier, en direct de sa moto, pour nous raconter le fascinant voyage de maman au pays du cancer.
La course culmina lors de l’opération de debulking, qui consistait à retirer la ou les tumeurs, au scalpel. Maman m’avait rapporté à sa façon les paroles du chirurgien qui devait l’opérer :
– Tant qu’on n’a pas ouvert et qu’on n’a pas vu en vrai comment c’est dedans, on ne sait pas ce qu’on va enlever et ce qu’on va pouvoir laisser.
Elle est donc partie vers cette épreuve fatidique sans vraiment savoir ce qui resterait d’elle à l’issue de l’intervention.
L’opération fut lourde et longue. À la manière d’un bon commerçant boucher – « Il y en a un peu plus, je vous le mets quand même ? » –, le chirurgien avait ratissé large. Utérus, ovaires, trompes et quelques autres tissus avaient été retirés. Ma maison première, au creux des hanches de maman, avait fini dans un sac à viscères qui serait bientôt incinéré. Le péritoine, constellé de petites tumeurs, n’avait pas pu être traité mais les dernières séances de chimio devaient en venir à bout.
Maman avait passé son Alpe d’Huez, et il ne restait plus que des étapes de plaine avant les Champs-Élysées.
Au sommet de la montagne, dans son lit d’hôpital, sans ses cheveux, exténuée, avec ses yeux qui brillaient encore et son sourire qu’elle tentait de déployer avec effort, elle avait un air de Marco Pantani. Petit oiseau fragile, junkie shooté aux médicaments, le corps en vrac, souris qui a soulevé une montagne, mais vainqueure magnifique.

Durant les huit premiers mois de sa maladie, la mort n’avait pas été un sujet. Je savais que la première phase du cancer n’était en général pas fatale. En somme, tout se passait comme prévu. Maman prenait tout cela avec un recul déconcertant, me racontant toutes les scènes auxquelles elle assistait à l’hôpital.
– Ah, si seulement je savais écrire ! Mais c’est tellement drôle, tu ne peux pas imaginer ce qui se passe là-bas. Il y a tellement d’humanité et d’absurdité dans tout ce qu’on vit là, assis les uns à côté des autres comme des cons avec nos perfusions de chimio.
Elle prenait aussi un certain plaisir à retrouver ses joies d’adolescente en contournant les règlements pour aller s’en griller une discrètement après s’être mis dans la poche une infirmière complaisante.
– Roh, j’ai l’impression de faire quelque chose d’interdit, et tu veux que je te dise, la clope est encore meilleure.

Maman tenait bon, elle avait récupéré de son opération et tout ce qui était possible avait été fait. Maintenant, il fallait vivre. Juste vivre. Vivre en attendant la rémission, peu probable, ou la deuxième attaque de la maladie. Vivre donc, en scrutant le moindre signal, le moindre mal de ventre, le moindre étourdissement, la moindre nausée, la moindre fatigue. Mais vivre malgré tout.
Mourir un peu, également. Cela dépendait si l’on voyait le cancer à moitié vide ou à moitié plein. Il y avait déjà une foule de choses qu’elle aimait et qu’elle ne ferait plus jamais. Des instants dont elle n’avait sans doute pas goûté la juste saveur la dernière fois qu’elle avait pu en profiter. C’est à cette période que nous avons, pour la seule et unique fois, partagé une soirée seuls, tous les deux, à Paris. Restaurant japonais, récital de Lieder à la salle Gaveau, et retour en métro. Maman me tenait le bras dans la rue. C’était la première fois depuis que j’avais lâché sa main, encore enfant.
C’est mon père qui l’a emmenée pour la dernière fois au bord de la mer, à Saint-Malo. Elle a pu s’asseoir sur son rocher, niché sur la plage de Rochebonne, en scrutant l’océan. Elle s’est sans doute revue petite, prenant son goûter au même endroit. Elle s’est sans doute demandé à quel moment elle avait commencé à s’effriter. À quel moment des pans de sa vie lui avaient échappé comme le sable sec glissant entre ses doigts. À quel moment elle s’était mise à perdre plus qu’elle ne gagnait.

Cet entre-deux-mondes ne dura finalement que peu de temps et le corps se détraqua de nouveau. L’intestin décida subitement de faire grève, occasionnant des douleurs aiguës qui la renvoyèrent à l’hôpital pour quelques semaines. Les organes se passaient le relais ; quand l’un allait mieux, l’autre commençait à défaillir. Toute la petite mécanique presque divine du corps, ses enzymes, ses protéines, ses hormones, ses interactions subtiles se déréglaient. Cela ne tenait pas à grand-chose, finalement. Mais maman n’en perdait pas pour autant son sens de l’humour :
– Quand on voit à quel point l’horlogerie du corps est bien faite, ce serait un coup à croire en Dieu, non ? Par contre quand on voit à quel point cette perfection au niveau de l’infiniment petit peut fabriquer des gens cons comme des manches à pioche, on redescend vite sur Terre.
La machine était hors de contrôle. En somme, maman était prisonnière d’un train duquel elle ne pouvait pas sauter. Attachée à un corps qui était lancé sans frein vers la destination finale, il ne lui restait plus qu’à profiter du paysage à travers une fenêtre qui se réduisait jour après jour.
On avait repris la chimio, adapté les dosages et traitements. Les alchimistes préparaient leurs cocktails pour essayer de gagner du temps. On injectait, on vidait, on purgeait, on ajustait, on nettoyait, on contrait les effets de la maladie par un traitement, on contrait les effets indésirables du traitement par un autre, jusqu’à arriver à un équilibre précaire qui permettait à maman de rester vivante. On ne savait plus vraiment si on courait après la vie pour en voler un dernier petit morceau, ou si on luttait contre la mort pour lui échapper encore un peu.

En entrant dans le bureau de l’oncologue, j’ai tout de suite compris pourquoi elle plaisait à ma mère. Petite femme sèche, les yeux bleus perçants, le menton pointu, les cheveux tirés. On se sentait tout de suite pris en charge, presque rassuré devant son professionnalisme militaire. Et puis maman avait l’habitude ; elle en avait vu passer, des gamins, pendant toute sa carrière de prof. Elle savait immédiatement déceler l’intelligence dans les yeux de ses interlocuteurs. Maman m’avait dit :
– L’autre médecin, le grand ponte, je ne l’aime pas du tout. Il s’écoute parler et il est trop bien habillé pour être honnête. Il a toujours le sourire, on dirait un homme politique en campagne. Et puis il a beau être spécialiste, il a toujours l’air d’oublier que le cancer, c’est moi qui l’ai et pas lui. Alors qu’elle, tu verras, elle est brillante, et au moins elle dit les choses clairement.
– Ah bon ? Tu lui as déjà demandé les choses clairement ?
– Ah non ! Mais si je le fais, je sais qu’elle sera claire et précise. C’est carré avec elle, elle va pas essayer de m’emberlificoter.

Quelques semaines avant, maman m’avait autorisé à prendre rendez-vous avec son oncologue. Parce que moi, les choses, j’avais besoin d’en parler clairement. Ah, les choses, quel mot bien pratique ! »

À propos de l’auteur
PERSAN_Mathieu_©Arnaud_JournoisMathieu Persan © Photo Arnaud Journois

Mathieu Persan est un illustrateur connu du milieu littéraire pour son engagement et son travail au style rétro et élégant. Il a réalisé́ les couvertures de nombreux livres, magazines et albums de musique. Il signe avec Il ne doit plus rien m’arriver son premier roman. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)

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Par la racine

TENENBAUM_par-la-racine

  RL_2023

En lice pour le Prix Cazes 2023

En deux mots
En venant récupérer les objets laissés par son père décédé, Samuel découvre un carton rempli de divers objets et d’un carton avec ce message «Pour Samuel, quand le temps sera venu». Commence alors une enquête qui va le mener de Troyes à Dijon en passant par Lyon, Marseille et Venise jusqu’en Israël et lui faire découvrir son histoire familiale.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Pour Samuel, quand le temps sera venu»

Dans cette quête des origines, Gérald Tenenbaum imagine un écrivain et une bibliothécaire partant sur les traces d’un disparu. De Troyes en Italie jusqu’en Israël, ils vont tenter d’approcher la vérité… et se rapprocher.

C’est une route qu’il ne prendra sans doute plus jamais que Samuel emprunte en ce jour gris sur la Lorraine. Il se rend dans l’EHPAD où Baruch, son père, a passé ses derniers jours pour prendre possession des dernières affaires laissées par le vieil homme. En état honnête, cette route, il ne l’a pas empruntée bien souvent, ses relations avec son père étant devenues de plus en plus distendues au fil du temps. Aussi n’est-ce pas sans surprise qu’il découvre une note de Baruch à son intention dans le carton qu’on lui remet: «Pour Samuel, quand le temps sera venu», suivi d’un numéro de téléphone.
Il ne se doute pas encore qu’à partir de là, il va s’engager dans une enquête qui va très vite se muer en quête des origines, à la recherche des secrets de famille. La personne qui répondra à son appel aura beau lui indiquer qu’elle ne se souvient pas de Baruch, il fera le voyage à Troyes pour la rencontrer. Car elle a besoin de ses services. Car Samuel, après avoir tenté en vain de se faire publier, avait fini par accepter la proposition de son éditrice: se transformer en biographe. Désormais, il rédigeait à la demande de ses clients des biographies qu’il n’hésitait pas à «enjoliver» en ajoutant de la fiction dans des existences un peu trop ternes. A moins qu’il ne s’agisse tout simplement d’enrichir un curriculum vitae.
C’est précisément ce que va lui demander la bibliothécaire de l’institut Rachi de Troyes, car elle a besoin de cette «nouvelle vie» pour décrocher un emploi à New York. Ensemble, ils vont entreprendre tout un périple, afin d’étoffer son histoire, de remonter son arbre généalogique, de commencer Par la racine. Une racine commune. Désormais, il n’est plus question d’heureux hasard, les liens entre eux devenant de plus en plus évidents. De Dijon à Lyon puis à Marseille et Venise pour ensuite traverser ensuite la Méditerranée et arriver en Israël, les étapes de leur voyage vont réserver leur lot de surprises et de révélations, les rapprocher de plus en plus, mais aussi soulever de nombreuses questions.
Une enquête permet au romancier de laisser glisser sa plume vers son propre passé, vers l’histoire du peuple juif et sa destinée si singulière. Et, comme dans son précédent roman, L’Affaire Pavel Stein, de nous prouver à nouveau la force des écrits, qu’il s’agisse d’une critique de cinéma, d’une lettre ou encore d’une vraie-fausse biographie. Car ces textes ont un fort pouvoir d’imprégnation. Ainsi, en refermant ce roman vous conserverez quelques images fortes qui feront désormais partie de votre imaginaire.

Par la racine
Gérald Tenenbaum
Éditions Cohen & Cohen
Roman
200 p., 19 €
EAN 9782367491066
Paru le 26/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, notamment en Lorraine, vers Lunéville puis à Troyes, Dijon, Lyon, Marseille. Un voyage mène aussi à Venise puis en Israël.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec de nombreux retours en arrière.

Ce qu’en dit l’éditeur
Samuel Willar est un écrivain particulier, spécialisé dans la rédaction d’autobiographies imaginaires, tant pour les morts que pour les vivants.
Lorsque son père, qui avait peu d’estime pour ce rapiéçage de vies, disparaît à son tour, un numéro de téléphone et une note manuscrite l’orientent vers une nouvelle commande, émanant d’une bibliothécaire de l’institut Rachi de Troyes. Il apparaît rapidement qu’une enquête s’impose, impliquant un voyage en commun à travers la France, l’Italie, la Méditerranée et au-delà. Chemin faisant, au fil des rencontres et alors que les accents d’un poète révolté font écho aux résonances mythiques de la Mitteleuropa, de multiples racines viennent tour à tour livrer leurs secrets.
A l’arrivée, l’avenir est à redessiner dans la lumière d’un regard et le halo du destin.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Lili au fil des pages


Bande-annonce du livre © Gérald Tenenbaum

Les premières pages du livre
« Une semaine et un jour après
Cela a débuté comme un tourbillon et à présent c’est la tempête. Le tourbillon, on peut le laisser vous emporter, il paraît que s’en sortir ainsi est possible, même avec la honte, mais vivant: lâcher prise, se résigner à toucher le fond et marcher sur le fond. Mais avec la tempête, aucune échappatoire. Il faut lutter, l’affronter, il n’y a que ça. Face à face.
Le vent s’est levé une demi-heure en arrière, ou peut-être plus, ou peut-être moins. Le temps de l’orage n’est pas mesurable par les humains. Quant au temps humain, il est insaisissable, on le sait bien, le sablier ne prévient pas, on ne sait rien. S’écouler est dans la nature du sable, chaque grain est indifférent au glissement de son voisin, ce sont tous les grains ensemble qui font le flux.
Qu’importe. Son orage à lui n’est pas celui qui bat la campagne et qui ricoche sur les vitres. Vingt et quelques années plus tôt, son aïeule avait courbé les futaies et déraciné les chênes. Elle avait surpris tout le monde au tournant du millénaire. Fin décembre, on attendait la panne générale, la colère de Dieu, la perte du Nord magnétique ou le déferlement du vent solaire. Ce fut Lothar le 26 et Martin le 27, le plan Orsec, le président à la télévision, et la destruction aux trois quarts des mirabelliers lorrains.
Aujourd’hui, cette tornade nouvelle, qui souffle et qui crie, n’est pas son tourment, même si le volant de sa guimbarde par moments lui résiste, comme envoûté.
Car il est en route.
En début d’après-midi, la directrice de l’Ehpad l’a joint sur son mobile :
— Monsieur Willar ?
Lui revient en flash qu’à une époque, il répondait: « Son fils à l’appareil. »
— Oui.
— Samuel Willar ?
— Lui-même.
Il n’y aura personne, à jamais, pour répondre «Son fils ».
— Ici, madame Marchal. Nous avons rassemblé les affaires de votre p.. papa, enfin de Baruch.
— Oui?
— Il faudrait passer les chercher. C’est-à-dire à l’accueil.
— C’est urgent?
— Un peu. Soit on les stocke, soit on les restitue, mais là, entre deux… Vous comprenez?
— Tout à fait. Je prends la voiture. Je suis là dans une heure, une heure et demie.
— Parfait. N’oubliez pas.
— Oui?
— L’accueil est au premier à gauche, après la porte vitrée. Avant 17 heures, s’il vous plaît, délai de rigueur.
Le vent raréfie l’air, il fait le lit de la tempête. À présent, dedans, dehors, elle est dans sa tête.
La bretelle d’autoroute, puis la départementale contournant Bainville. Le château de Lunéville est planté dans son dos, celui de Bourlémont est assis sur l’horizon. Il cingle cette Lorraine où jadis les grands-parents se sont nidés.
Une fois passé Autreville, il rallie le bas-côté et coupe le moteur. Il a si souvent emprunté cette route, mais en cet instant il ne sait plus par où passer. (Emprunter est le mot, on ne possède pas la voie que l’on suit, on lui appartient.) C’est à gauche qu’il faut aller, il s’en souvient, mais, sous cette voûte ébréchée déchargeant l’averse en rideau, il ne visualise plus la bifurcation.
Il allume la radio. France Musique est de mise. Baruch était plus qu’un amateur, un résident de ce pays-là, un citoyen légitime puisqu’en transit permanent. Haendel, les Neuf airs allemands pour voix soliste, instruments et basse continue. Le timbre radieux de la cantatrice — est-ce Emma Kirkby? — porte la mélodie, épouse les variations, et saisit l’instant aux cheveux.
Haendel l’immigré. De ces cantates profanes ressurgit l’allemand maternel. Baruch lui aussi gardait en sanctuaire une langue d’exil tel le feu sous la cendre.
Baruch ou le baroque embarqué…
Il déglutit, double croche d’amertume.
Il éteint le poste. Da capo, da capo ma diminuendo, les incantations se dissolvent dans la texture de l’air.
Le silence qui suit est de Haendel encore, maïs le soupir entre en lui-même.
Le GPS remplace la modulation de fréquence.
Une autre manière de s’y retrouver.
Pas d’arbres au bord de la route, mais des clôtures à piquets reliés par des fils d’acier galvanisé que les paysans achètent au kilomètre. De loin en loin, un portail de champ ouvrant sur un enclos à foin ou un abri formant remise. La campagne subit la tempête sans vaciller. Placide, elle tient bon. Il n’y a que les hommes pour présumer d’une intention dans les humeurs du ciel. Passé, dans l’échancrure des côtes de Meuse, le village de Coussey, la voix féminine lui enjoint de «faire demi-tour dès que possible». Le carrefour suivant est désert. Il s’exécute devant l’ancienne menuiserie. Des années durant, elle a proposé des cuisines intégrées au goût du jour sans pour autant abandonner la reproduction de l’ébénisterie des jours anciens. Ce temps-là n’a plus cours; le bois vosgien sert-il encore pour les cercueils? Il s’engage finalement sur la route indiquée, qui pleure à grande eau, et ravale ses larmes en ruisseau. Sionne, Midrevaux, Pargny-sous-Mureau, et enfin la maison de retraite. L’allée en gravillons, le parking sous les arbres, le perron. Onze jours auparavant, dans la continuité des jours, il a gravi ces marches sans pressentir que le moment était à l’aguet. Le destin n’a pas de crécelle. L’escalier, deux étages, un troisième.
Le couloir, l’odeur.
Il y va sans se retourner.
La chambre, il y entre sans frapper, comme il fait toujours. Une dame blanche l’occupe, robe de chambre matelassée bleu-gris, col Claudine, cheveux en désordre, regard au-delà de l’horizon. Assise au fauteuil, elle en agrippe les bras et, qui sait pourquoi, retrouve le réflexe d’un sourire:
— Michel? Ah! Michel.
— Excusez-moi. Je cherche… je cherche quelqu’un d’autre.
— Quelqu’un d’ici ?
— Oui, c’est ici qu’il était.
— Alors, vous n’êtes pas Michel.
— Samuel.
— Pas grave.
Samuel balaie la pièce d’un coup d’œil circulaire. S’il a oublié la consigne, il en prend conscience à l’instant, c’est qu’il lui fallait bien, pour un adieu, revoir les lieux. Car les lieux demeurent. Ils ont cette faculté tranquille de persister, de se donner d’un être à l’autre, de transiter.
Les lieux ne font pas de façons.
La penderie est entrouverte. Une seconde robe de chambre de la même étoffe, mais vert céladon. Des robes, un manteau de drap clair et même un pantalon noir sur cintre, vu d’ici en sergé de viscose — ce tissu qu’à la boutique, au temps de la boutique, on désignait en aparté comme du prêt-à-boulocher.
Les vêtements de Baruch, il a dès le jour même, ce jour-là, indiqué qu’on pouvait les donner. Pas les brûler, s’il vous plaît, simplement les donner, le Secours populaire les accepte et les trie, ce qu’il en fait ensuite n’est pas notre affaire.
Le fauteuil, lui, n’a pas bougé. Hier encore, c’est-à-dire il y a peu, il était soudé à Baruch empesé. La dame blanche en bleu-gris matelassé y est installée à présent, mais elle n’est qu’invitée, elle ne fait pas corps avec le siège, pas encore. Elle pourrait se lever et comme un rien trouver une autre place où s’asseoir et soulager ses reins. Il faut du temps, n’est-ce pas, pour apprivoiser les choses qu’on dit inanimées.
Sans le ressentir pleinement, Samuel sonde l’espace. Que reste-t-il de ces années que Baruch a passées dans cette pièce, à lorgner la télévision débats politiques ou matches de tennis, toujours des affrontements — ou bien ouvrir le regard vers la fenêtre dont il avait demandé qu’on retire les rideaux.
La lumière tombait dru et crue: lorsqu’on lui faisait face, Baruch, qui l’avait dans le dos, apparaissait en ombre chinoise. Restait la voix. Les mots eux aussi tombaient dru et crus, pour remplacer les phrases qui souvent peinaient à se former, mais parfois renaissaient et, d’on ne sait où, jaillissaient en essaims.
Sur le seuil, Samuel cherche encore. L’adieu au lieu n’a lieu qu’une fois. La couverture du lit a été remplacée. Celle-ci ne doit pas tenir bien chaud, mais quelle importance, de mémoire de visiteur le radiateur est constamment au taquet.
Tant qu’on ne le prie pas de décamper, Samuel peut poursuivre. Les murs ont toujours été nus, ou vierges, c’est selon. Baruch voulait la place nette et d’un revers de main rejetait toute proposition de garniture. Un cadre métallique est à présent accroché droite du lit, peut-être la pensionnaire s’endort-elle de ce côté-là.
C’est une photographie couleur, demi-format ou un peu plus. Un jeune homme, ou plutôt un homme jeune, sourit sous une fine moustache à la Clark Gable. En blouson de cuir façon RAF, il est debout, la main posée sur le capot d’une Panhard des années cinquante, briquée comme un sou neuf.
Sans doute ce Michel qu’on attendait.
Restaure-t-il encore les véhicules anciens ? Participe-t-il à ces rassemblements qui ont la ferveur des amateurs, salons, rallyes-promenades ou roulages-parades? Ou bien un accident a-t-il brutalement mis fin à sa passion sur une route vosgienne enneigée? Où vont les sapins des Vosges? Michel est-il seulement encore en vie? À supposer que oui, a-t-il pénétré cette pièce où Baruch a vécu? A-t-il respiré cet air confiné? A-t-il ouvert la fenêtre? A-t-il formé le projet de poser des rideaux?
Sur l’unique étagère, dans l’angle de la fenêtre, un pot de géraniums en boutons. Quelques jours auparavant et depuis plusieurs années, la planchette de bois blond (est-ce du sapin vosgien?) était encore garnie de livres. Debout, penchés, ou couchés épars tels des soldats fauchés au champ d’honneur, ils composaient une présence désolée. Des poches cornés en éventail, que Baruch nonchalamment avait demandé qu’on lui apporte pour, disait-il, passer le temps qu’il reste.
Toute sa vie, il n’avait fréquenté que des essais, de Sartre et Beauvoir à Todorov et Grimaldi – de l’humain à l’inhumain -, en passant par Freud, et en évitant soigneusement Lacan. Sur la fin, toujours en éveil, il avait été séduit par le Sapiens de Harari sans pouvoir le terminer: le temps qu’il reste est par nature compté.
Pour autant, aux derniers temps de Baruch, seules les fictions, romans ou recueils de nouvelles, ont eu droit de cité: Asimov et ses robots, Carver et ses égarés, Camus et son étranger. Il lisait lentement, comme pour étirer les heures, et s’attachait à de menus détails, une réplique, un adjectif, une silhouette, une ombre, une ponctuation.
De cette bibliothèque éphémère, Samuel a fait don aussi, sur le coup, sans penser à son aspect testamentaire. Et là, sur le seuil, souriant à demi à cette dame damassée, prêt à prendre congé, il a le sentiment qu’il le regrettera plus tard. »

À propos de l’auteur
TENENBAUM_gerald_DRGérald Tenenbaum © Photo DR

Professeur à l’université de Lorraine, Gérald Tenenbaum est chercheur en mathématique pures et écrivain. Ses publications littéraires s’inscrivent dans de nombreux genres: théâtre, poésie, essai, nouvelles, roman. (Source: Éditions Cohen & Cohen)

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En deux mots
Deux ouvrages viennent rendre hommage à Michel Butel. Ses romans et nouvelles rassemblées en un volume ainsi qu’un fac-similé de l’un des journaux qu’il a lancés durant sa riche carrière, «L’azur». L’occasion de (re)découvrir un esprit libre et une plume aussi féconde que talentueuse.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Tout Michel Butel, ou presque

«L’Autre livre» rassemble les écrits de Michel Butel. En complément à ses écrits, un second ouvrage rassemble les fac-similés de sa revue «L’Azur». L’occasion de retrouver les multiples talents du Prix Médicis 1977.

Une fois n’est pas coutume, laissons le soin à Delphine Horvilleur de commencer cette chronique. Lors des obsèques de Michel Butel (1940-2018), elle a rendu hommage à son ami avec ces mots qui retracent parfaitement l’itinéraire de ce touche-à-tout de génie: «On pourrait commencer ce récit par la fin, par ce lieu où il reposera pour l’éternité tout près d’un homme qui a tant compté pour lui, son grand père Naoum, pilier de son enfance, héritier de cette histoire juive d’arrachement et d’exil, qui plonge ses racines dans le Yiddishkeit de l’Europe de l’est, de la Pologne, de l’Ukraine et de la Russie.
On pourrait raconter la vie de Michel depuis le début, à partir de 1940, d’un mois de septembre à Tarbes où naît un petit garçon caché et sauvé. Une histoire où des Justes vont jouer un rôle-clé, et le sauver, lui et son grand père. A travers eux, la question de la justice, du courage et de la droiture morale habitera toute son œuvre, ses écrits et ses engagements.
On pourrait raconter son histoire à partir, non pas d’un héritage, mais au contraire, de la rupture d’un système familial. Raconter son histoire à partir de la façon dont il s’est fait renvoyer de tant d’établissements scolaires, du collège et du lycée, de l’école alsacienne, comme un «Robin des Bois» de cours d’école qui aurait pu mal tourner, mais qui fut aussi sans doute sauvé par sa force de séduction… et par-dessus tout, sauvé par les mots, par l’écriture et par les journaux. Raconter l’histoire d’un garçon qui crée à douze ans son premier journal, et décide que l’écriture sera le cœur de sa vie, et prend un pseudo, Michel d’Elseneur, pour se débarrasser de son nom de naissance.
On pourrait raconter sa vie à partie de son œuvre, bien sûr. Des livres et des journaux qu’il a lus mais surtout écrit et créé, et dont les titres livrent un secret : L’Azur, L’Imprévu, L’Autre Journal, L’Autre Amour, L’Autre Livre. »
Mais on peut aussi désormais raconter sa vie en lisant cet autre livre qui rassemble ses romans, nouvelles, contes, essais ainsi qu’une courte biographie. Commençons par la fiction et ce premier roman L’Autre Amour, couronné par le Prix Médicis 1977 et qui a tout du thriller d’espionnage sur fond d’affaires louches, de luttes souterraines et de chantage. Van, qui est chargé de «régler les problèmes», n’a rien d’un enfant de chœur. Pas davantage que ses donneurs d’ordre. Ni même Mérien, figure de la lutte en 1968 aux côtés d’un certain Cohn-Bendit. Tous vont finir par douter de la justesse de leur engagement, tous cherchent la vérité sans jamais la trouver. Tous ont rendez-vous avec le drame. Un résumé qui fait oublier l’essentiel que le titre du livre révèle pourtant. La belle Enecke, c’est l’amour de Van, c’est aussi l’amour de Mérien. C’est aussi le rêve inaccessible. Un ange passe…
Le second roman, La Figurante, est tout aussi désespéré. Il raconte l’histoire d’Helle, une femme qui a rêvé de retrouver son père déporté à Auschwitz avant de tenter de se trouver une autre vie en s’enfuyant de chez elle à seize ans. Entre galères et clochardisation, elle va faire de vraies belles rencontres avec d’autres cabossés de la vie, une actrice, une psy très particulière et son homme, artiste-peintre. Mais celui qui va jouer le rôle déterminant est Haas, qui vient de sortir de prison. Ensemble, ils vont croire à la rédemption avant d’être rattrapés par leurs démons.
Puis vient L’Autre livre qui rassemble une tentative d’autobiographie – «Je ne voulais surtout pas être romancier, ni poète, ni essayiste, ni auteur de théâtre. Mais écrivain. Ce qui signifiait publier simultanément un roman, une pièce de théâtre, un recueil de poèmes, un essai, que sais-je encore» – des contes, des poèmes, des bouts d’essai qui éclairent aussi la richesse d’une œuvre, les fulgurances de son écriture.
Michel Butel, en ne cessant de parler à ses morts, a surtout été obsédé par cette idée de transmettre avec une plume inspirée.
Voilà venu pour moi le moment d’une confidence. Étudiant en journalisme à Strasbourg au début des années 1980, j’ai suivi avec passion le Michel Butel patron de presse et je me suis nourri de ses journaux que Béatrice Leca – qui fut associée notamment à L’Impossible en tant que directrice adjointe et rédactrice en chef – détaille avec gourmandise dans sa préface: «mensuels, hebdomadaires, en couleur, en noir et bleu, sur papier bible, agrafés, des journaux de trois cents ou de quatre pages. Le plus célèbre: L’Autre Journal (1984-1992). Le plus fou: l’azur (1994), Le plus insolent: Encore (1993), Le plus jeune: L’Imprévu (1975). Le plus risqué: L’Impossible (2012-2013.» Je rêvais alors moi aussi d’un journalisme de «plumes», de ce pouvoir des mots capables de mettre de la poésie en politique, de l’épopée dans un match de foot, du polar dans un fait divers.
Tout ce que l’on retrouve dans L’Azur que l’Atelier contemporain a eu la bonne idée de rassembler en un volume. 55 numéros de 4 pages et un spécial été que Michel Butel voyait lui-même comme un ensemble : «Dès que possible, dès que j’aurais trouvé les quelques pages de publicité qui le financeront, j’éditerai un album réunissant les 56 parutions.» La mort et les soucis financiers l’empêcheront de mener ce projet à terme. Ce beau livre est l’aboutissement de son projet, même au-delà de la mort. C’est aussi le plus bel hommage que l’on pouvait rendre à cet homme remarquable.

L’Autre livre
Michel Butel
Éditions de l’Atelier contemporain
Romans, nouvelles, contes, poèmes et autres écrits
664 p., 12 €
EAN 9782850350979
Paru le 21/10/2022

L’azur
fac-similé du journal fondé par Michel Butel
Éditions de l’Atelier contemporain
264 p., 28 €
EAN 97828503509-6
Paru le 21/10/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
L’Autre livre
Préface de Béatrice Leca.

Au cœur de son œuvre éparse, aussi bien poétique et romanesque que théorique ou journalistique, si l’on se souvient des journaux qu’il a fondés dont les titres seuls déjouent déjà les attentes du champ médiatique comme L’autre journal, Encore, l’azur ou L’impossible, se trouve cependant une profonde nécessité. Michel Butel est avant tout un écrivain qui écrit depuis « la diagonale du désespoir », au sens où il puise dans son désespoir même les ressources pour lui échapper. Ainsi notait-il, dans le volume hétéroclite L’Autre livre paru en 1997 qui donne son nom à cette édition complète de ses écrits : « Peut-être que tout ce qui précède la mort est une affaire de lignes, d’angles, d’inclinaisons. Peut-être la vie n’est-elle qu’une géométrie variable, les sensations seulement des positions, les sentiments des directions. Et de ce lieu où nous nous attardions, de cette vie où nous fûmes si perplexes, il ne resterait que la diagonale du désespoir. » Autrement dit, écrire est une manière de « se maintenir en un état de gai désespoir », comme il le dit encore, en citant son amie Marguerite Duras.
La littérature, pour Michel Butel, est un consentement aux diagonales, aux flux transgressant perpétuellement les identités, aux innombrables « lignes de fuite » qui nous traversent, comme les nommait son compagnon de pensée Gilles Deleuze. Elle doit lutter contre l’appauvrissement de la vie, contre la mutilation de nos vies multiples ; elle doit nous rendre à la possibilité d’être toujours « autre », de vivre plusieurs vies : « Il faudrait dire à chacun et à tous : ayez plusieurs vies, toutes ces vies mises ensemble n’en feront jamais une, la vraie. Mais du moins, nous permettent-elles d’approcher la vie qui devrait être la nôtre, celle qu’on appelle vraie, d’ailleurs sans raison. » Cela revient, poursuit-il en héritier du mouvement incandescent de Mai 1968, à ne rejoindre rien qui ressemble à un parti ou à une organisation politique, mais à rejoindre plutôt « un vol d’oiseaux », « la nuée de ceux que nous aimons », où se situe « la possibilité de vie, d’action et d’espérance ».
Cette manière de se rendre insaisissable, les trois récits qu’il publia de son vivant, rassemblés ici selon ses vœux, en sont la quête. Ces récits tiennent à la fois du roman policier, du conte philosophique, du témoignage historique. L’Autre Amour , prix Médicis en 1977, raconte une double histoire d’amour en fuite : entre Enneke, actrice de théâtre au destin tumultueux, et Van, gauchiste désabusé recherché par la police ; plus tard entre la même Enneke et Guillaume, survivant du cauchemar nazi, tous deux pressentant avoir attendu « quelque chose comme cela depuis les années d’enfance ». La Figurante , parue en 1979, en est la suite : Helle, devenue figurante de cinéma après une enfance à fuir les persécuteurs nazis, croise sur son chemin Enneke, mais aussi l’analyste Annehilde, le peintre Simon, et enfin Haas, désespéré et révolté, selon qui « il nous faut mener à la fois la vie et la mort ». Quant au récit L’Enfant , paru en 2004, il se démarque de ces tentatives romanesques, par sa brièveté envoûtante, qui est celle d’une fable : dans une chambre d’hôpital, un homme recueille les paroles prophétiques d’un enfant gravement malade ; l’enfant n’a pas de nom, il est seulement « celui qui transmet un message mais il ignore lequel, il ne sait pas qui le lui a confié, il ne sait plus à qui le remettre ». L’écrivain lui-même est comme cet enfant, qui toujours « pense à autre chose ».
Un dernier récit, dont l’écriture fut dictée par la secousse des attentats du 11 septembre à New York, était resté à l’état de manuscrit ; L’Autre Histoire est publiée ici pour la première fois. Deux inconnus l’un pour l’autre, Matthias Manzon, écrivain, et Lena Zhayan, analyste, vivent une aventure brève et passionnée, alors que le monde entier et toutes les dimensions de l’existence sont ébranlés par l’effondrement des tours jumelles. Aimer, écrire, sont les seules réponses imparfaites qu’ils entrevoient à la catastrophe :
« Écris notre réponse à ce qui eut lieu, Matthias, à ce qui avait déjà eu lieu, à ce qui aura encore lieu.
Écris-la
dans notre langue,
qui n’est ni la langue de Dieu, ni celle du Diable, ni celle du Bien, ni celle du Mal
mais
celle de la beauté du monde,
oui, cher Matthias,
je te le demande
écris
dans notre langue
celle qui louange
la beauté du monde
où nous nous sommes connus. »

Écrivain? (…) Ce mot a son importance. Je ne voulais surtout pas être romancier, ni poète, ni essayiste, ni auteur de théâtre. Mais écrivain. Pour Michel Butel, disparu en 2018, être écrivain signifiait essentiellement ne pas faire de l’écriture une activité cloisonnée : écrire dans la même fièvre poèmes, contes, nouvelles, romans, essais ou fragments d’essais. L’Autre livre rassemble, pour la première fois, la pluralité des œuvres de l’écrivain protéiforme qu’il fut.

L’Azur
Préface de Jean-Christophe Bailly.
En ce temps de crise à quoi sert un journal ? Un journal, c’est une conversation. Une conversation banale : des hésitations, des reprises, des silences, des scories, des envolées, des rechutes, des images, des merveilles, des horreurs, des phrases, des noms, des erreurs, des principes, des idées, des interruptions. Si notre modernité est une série de crises perpétuelles morcelant nos solitudes désespérées, un journal doit être, selon Michel Butel, l’ébauche d’une communauté malgré tout. l’azur, mince feuille de quatre pages qui parut de juin 1994 à juillet 1995, dont il était l’unique rédacteur, sans argent, sans bureaux, sans salariés, en fut l’illustration.

L’Azur ce fut un hebdomadaire, 55 numéros de 4 pages avant ce Spécial été.
Dès que possible, dès que j’aurais trouvé les quelques pages de publicité qui le financeront, j’éditerai un album réunissant les 56 parutions.
L’Azur, ce fut aussi une minuscule théorie de 10 (très) petits livres, comportant chacun une ou deux nouvelles. Vous pouvez les commander (pour 50 francs les 10, port inclus).
L’Azur, la première année, pour dire les choses sans exagérer, ce ne fut pas facile.
Le 14 septembre interviendront de grands changements. (L’Azur n°56, 20 juillet 1995)

Les critiques / À propos de Michel Butel
Babelio
Lecteurs.com
Vacarme (Selim Nessib)
Pretexteed (Jean-Christophe Millois)
La Règle du jeu (Delphine Horvilleur)


Extrait de Notre Monde, de Thomas Lacoste. Michel Butel y parle de la presse écrite © Production http://www.notremonde-lefilm.com

Extraits
L’autre amour
« Quand accomplir un mouvement redevient possible, elle s’enfonce dans le dédale des couloirs à la recherche de Marennes ; tout entière enfermée dans la décision de partir. Partir. Une idée à la fois, cela permettra peut-être de se sauver. Elle ne trouve pas Marennes, ou elle ne le reconnaît pas. Si seulement elle parvenait à partir. Où ses pas ne la portent pas, elle va. Des gens grossiers affirment : je vous assure Guillaume a écrit L’autre livre. Demandez-le-lui. Des gens qui rient et qui ne sont pas tous mal intentionnés entourent celui dont le prénom prononcé distinctement et plusieurs fois est Guillaume. Elle s’avance, l’actrice, elle veut le délivrer de ce poids qu’on lui inflige, elle entreprend donc la phrase nécessaire, celle qui confondra les imbéciles, elle ne peut que murmurer, ne dites pas cela, ne dites pas cela ; tous s’écartent. Plus tard elle comprend qu’elle est encore vivante, elle laisse voler son regard, le grand oiseau de l’amour passe de branche en branche.
Guillaume est près d’elle dans la disposition entièrement d’elle.
Ils sont allés dans une chambre très petite, sous les toits, une mansarde encombrée – le vestiaire des invités qu’ils déménagent en silence. Ils s’enferment. Elle le déshabille autant qu’il la dévêt. Allongés, ils se placent sur le flanc, ils se regardent. De la vie, ils attendaient quelque chose comme cela depuis les années de l’enfance. Prononcer un mot, un nom, ils n’y songent même pas. Le grand oiseau de l’amour vole jusqu’à l’aube.
Elle rentre avec Marennes à six heures du matin.
Il ne sait pas mon nom pense-t-elle quand elle va dans le sommeil. »

La figurante
« Elle la revoit deux jours plus tard, à l’enterrement de Marennes. Marennes le vieil écrivain est mort chez lui, d’un cancer à évolution foudroyante. Il n’en avait parlé à personne. Il y a beaucoup de monde au cimetière, Helle s’attarde. Elle aperçoit soudain Haas, presque caché derrière un arbre.
Ils reviennent à pied ensemble. Haas aimait Marennes qu’il avait connu au théâtre.
Les rangs s’éclaircissent trop.
Affolement de l’un et de l’autre. Helle l’à demi enterrée vivante. Haas l’incendié, le survivant.
Rien ne ressemble au bonheur nouveau plus que le tremblement recommencé de l’ancien malheur.
Helle rêve : elle se rend chez Annehilde. L’analyste a déménagé. Il y a un gros homme moustachu à sa place. Partout des meubles renversés, des traces de lutte. Elle s’enfuit. Dans l’escalier elle croise une enfant qui lui crie une horreur. Elle se retourne pour la gifler, c’est Annehilde qui reçoit la gifle – mais d’où vient-elle ? Quand elle ouvre les yeux, Haas penché au-dessus de son désespoir l’embrasse.
Au fond, dit-il plus tard, il nous faut mener à la fois la vie et la mort.
Ils quittent Paris. »

L’enfant
« Le grand autrefois. Voici qu’il regardait au-dedans. « J’aperçois des espèces inconnues ! » Elles n’étaient pas inconnues. Il exagérait. Mais peu visibles. Le limon des siècles a presque tout recouvert.
Certains jours d’exaltation particulière, il soutenait que si nous le désirions vraiment, si nous le désirions avec une force prodigieuse ce grand autrefois nous pourrions le ranimer, nous habiterions à nouveau là-bas. Monde d’une langue commune, naissant à l’identique dans tous les corps et traversant à l’identique toutes les gorges et jaillissant à l’identique de toutes les bouches et prononcée à l’identique par toutes les dents par toutes les lèvres, nommant à l’identique par tant de mots aujourd’hui disparus chacune de nos misères chacun de nos miracles chaque personne et chaque objet. Autrefois les vagabonds, les contrefaits, les idiots, les Juifs marmonnaient une même langue.
Je ne comprenais pas mais j’acquiesçais.
Nous étions en juin, il ne se rasait plus, il délirait peut-être. »

L’Autre livre
« Vers douze ans, j’avais pris la décision d’écrire des livres et de fonder un journal.
Quelques mois plus tard, je décidai de devenir en outre chef de l’État. Ce n’est qu’à l’âge de quinze ans, après avoir vu Le Troisième homme, que je complétai cet ensemble de résolutions: je serai aussi cinéaste.
Le journal, cela ne posa pas trop de problèmes. J’en créai un aussitôt — hebdomadaire (éphémère) au printemps 53. Puis il y eut un trou de vingt ans. Ce fut alors un quotidien (éphémère). Nouveau trou de dix ans. Décembre 84: L’Autre Journal.
Le cinéma? J’y renonçai (provisoirement) en 59.
Écrivain? Justement, ce mot a son importance. Je ne voulais surtout pas être romancier, ni poète, ni essayiste, ni auteur de théâtre. Mais écrivain. Ce qui signifiait publier simultanément un roman, une pièce de théâtre, un recueil de poèmes, un essai, que sais-je encore. Sinon, je serais à tout jamais le romancier (si le premier livre était un roman) qui écrit aussi des poèmes (quand ceux-ci paraîtraient).
À l’époque, je haïssais mon nom de famille. Je m’étais donc choisi un pseudonyme. Pas n’importe lequel: Michel d’Elseneur. Tout simplement. Et j’avais fait les démarches nécessaires pour que cela devienne mon vrai nom.
J’allais visiter Jérôme Lindon (il avait publié Samuel Beckett), là-bas, parfois, je rencontrais Alain Robbe-Grillet, j’essayais d’obtenir une avance en échange de la publication de l’ensemble de mon œuvre (non écrite encore). Lindon me recevait, il était même attentif. Mais prudent.
Sur ces entrefaites j’eus dix-neuf ans et je renonçais à publier de mon vivant. » p. 346

Contes
« Le secret de cette conversation ininterrompue avec ceux et celles qui sont morts et que nous avons aimés à en mourir (mais c’est eux qui sont morts), c’est qu’elle nous protège de mourir à notre tour, à leur façon ils veillent sur nous les morts, ils nous maintiennent en vie avec ce commerce secret, parce qu’ils savent qu’ainsi notre vie est à l’abri, à l’écart, entre parenthèses, à côté de ce dialogue infini, et ils savent qu’ainsi, pensant à eux et parlant avec eux, nous ne vivons pas la vraie vie, la vie infernale, celle qui nous tuerait aussitôt, par sa laideur, sa violence, son horreur, ils savent qu’elle est là cette vie, qu’ils ne peuvent pas nous l’épargner mais au moins la tiennent-ils en lisière, en lisière des paroles que nous échangeons les morts et nous, qui nous aimons à en mourir, mais nous ne sommes pas morts et tant que nous parlerons avec eux, nous ne mourrons pas. » p. 398

L’Azur
« Tu marches le soir dans une rue déserte. Tu rentres chez toi. Chez toi c’est nulle part. Par la fenêtre d’une chambre éclairée, tu entends une sonate de Schubert.
Tu marches sous les pins de l’été. Un amour perdu à côté de toi. À côté de toi, il n’y a personne. Tu entends l’océan, une algue te vient au coeur.
Tu marches, le jour se lève, la ville te dit non, cent fois non. Pourquoi insister ? Un oiseau chante soudain, tu peux pleurer.
Le bonheur, vois-tu, on ne sait pas ce que c’est. » (14 juillet 1994)

« Je crois qu’il faudrait sortir un beau jour de nos gonds. Mais pas n’importe comment.
Quitte à jouer les idiots, aller au bout de l’idiotie.
Faire l’éloge du simple.
Nous réunir en une communauté (bleue), désireuse de choses simples, une autre école, une autre ville, une autre vie.
L’autre vie ?
S’il y en a que ça amuse, ce genre de facéties… rendez-vous à l’automne. » (4 août 1994)

« Je crois que je vais louer un bureau, un petit local qui donnera sur une rue calme. Peut-être ne serais-je pas disponible, d’ailleurs pourquoi le serais-je ? Mais, les soirs de mauvais temps, ce sera comme une petite place d’une Italie absente, ouverte au passant, ouverte à la méditation, ces soirs-là surtout, lorsqu’on apprend que Guy Debord s’est tué.
Je voudrais ajouter quelque chose qui vous paraîtra insolite, mais que voulez-vous ? Ces maisons, ces ateliers, ces jardins, ces cours, ces places qui n’existent pas, nous devrions nous y retrouver à la sortie d’un film (Petits arrangements avec les morts), après la lecture d’un livre (Récits d’Ellis Island), chaque fois que l’aile de la vraie vie nous a effleuré le visage.
Il en serait de même les jours de manifestation politique.
Je tiens à vous dire cela : si nous nous donnions spontanément, librement rendez-vous tantôt parce que quelqu’un est mort, tantôt parce qu’un livre a paru, tantôt parce que quelque chose a eu lieu qui nous jette dans la rue,
la politique serait enfin à sa vraie place, le lieu d’une souffrance commune, d’une douleur commune, d’une révolte commune, comme à la mort de quelqu’un, comme à la sortie de tel ou tel film, de tel ou tel concert.
La politique ne chercherait plus à prendre la place de la vie, de l’ensemble de la vie, elle n’en serait que plus vivante. Non, même pas plus vivante. Mais pour la première fois vivante.
Vivante comme chaque blessure particulière, comme chaque séparation singulière. Et invisible comme les autres souffrances. Car la souffrance est invisible.
Je ne dis pas qu’il ne faut pas manifester. Mais manifester, c’est-à-dire rendre manifeste ce qui ne l’était pas, n’est-ce pas produire les signes de l’invisible ? Et cet invisible, nous ne supporterions pas de l’amener au jour n’importe comment, dans n’importe quel état, ivre, obscène, furieux, bavard. Il suffit donc de se tenir ensemble, ensemble et séparés, pour que soit tout à fait évidente notre si terrible insatisfaction, notre détresse, notre colère même. Le silence sera toujours plus manifeste que la parole.
Et puis ce que nous cherchons à faire accéder au réel, c’est aussi cette séparation et cette communauté qui la nie et qui la fonde. Cette solitude où la communauté prend sa source. Nous voulons manifester cela, qui est au fond de chacun de nous, solitude irrémédiable et irrépressible appartenance à la communauté. Le silence, les larmes, l’absence de mouvement sont sans doute le plus naturel dans l’état où nous voici.
Il faut veiller à l’exactitude de la manifestation, en proportion du secret qu’elle cherche à dévoiler. Sinon ce secret sera dévoyé. Et la manifestation, une imposture.
Et je demande : qui d’entre nous est assez sûr de ses cris ? de ses forces ?
Ne convient-il pas d’abord de se ressaisir ? De reprendre son souffle ? De veiller ? De retrouver une chose perdue ? Cela se fait seul, au milieu de plusieurs.
Et puis crier, c’est faire parler l’animal. Crier vraiment c’est convoquer l’animal en nous disparu. Qui d’entre nous se souvient qu’il est animal ?
Voici pourquoi il faut manifester. Mais d’une telle façon que l’on en vienne à prononcer un jour une vraie parole.
Il n’en existe pas de présage. » (8 décembre 1994)

À propos de l’auteur
BUTEL_Michelucas_©DRMichel Butel © Photo Michel Lucas

Michel Butel est né à Tarbes en 1940, et mort à Paris en 2018. Il fut écrivain ; aussi bien romancier, poète, critique, que fondateur de nombreux journaux singuliers dans l’univers médiatique : L’autre journal, Encore, L’azur ou L’impossible. De son vivant sont parus quatre livres: deux romans, L’autre amour (Mercure de France, 1977, prix Médicis) et La figurante (Mercure de France, 1979), un recueil hétéroclite, L’autre livre (Le passant, 1997), et une brève fable, L’enfant (Melville, 2004). (Source: Éditions L’Atelier Contemporain)

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Le cabaret des mémoires

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En deux mots
Samuel est désormais père. Avant le retour de son épouse et de son bébé de la maternité, il comble sa solitude en convoquant ses souvenirs d’enfance et en cherchant comment il pourra lui transmettre ce lourd héritage, cette Shoah qui a décimé sa famille.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une naissance et tant d’absents

Dans ce court roman Joachim Schnerf cherche à relier son enfance à Rosa, la dernière survivante d’Auschwitz, et son fils qui vient de naître à la Shoah. Les affres d’un père face au devoir de mémoire.

«Par tous les moyens, je dois raconter à mon fils, je dois lui parler d’Auschwitz et de Rosa avant qu’elle s’éteigne. Qu’il entende son nom en la sachant en vie. Sinon, comment nous croiront-ils?» Samuel est seul chez lui. Son épouse Léna est encore à la maternité avec son fils. Une attente qui angoisse le jeune père. Sera-t-il à la hauteur de ce nouveau rôle? Pourra-t-il faire mieux que son propre père qui a longtemps choisi de ne pas le traumatiser avec le lourd passé familial avant d’évoquer sa sœur Rosa, partie s’installer au Texas où, tous les soirs, elle racontait son histoire dans le saloon de Shtetl City.
La tante d’Amérique qui a alors habité l’imaginaire de Samuel au point d’en faire l’héroïne de ses vacances dans les Vosges. Avec sa sœur Tania et son cousin Michaël, ils traversaient le désert et bravaient mille dangers pour parvenir à ce cabaret jusqu’à Rosa. Car alors, il fallait le soutien de l’imaginaire pour construire un récit par trop parcellaire.
Mais avec les années, Samuel va apprendre l’horreur de la Shoah, le drame qui a frappé sa famille qui a réussi à quitter «la Pologne antisémite et son shtetl, pour la patrie des Lumières, avant d’être rattrapée par le nazisme et la collaboration.» Rafles, déportation, extermination. Une fin que connaîtront six millions de personnes et qui ne peut que marquer le jeune homme qui doit apprendre «à respirer pour transformer les angoisses en névroses.»
«C’est lors du camp d’été au cours duquel j’ai rencontré Léna que j’ai compris pour la première fois comment me détacher de moi – je me trouvais à ce moment dans mon petit bois, mon refuge.» Alors, il communie avec Rosa, car à des milliers de kilomètres c’est le même combat qu’elle mène. Elle aussi cherche comment dire l’indicible.
C’est à l’enterrement du grand-père qu’il fera sa connaissance. «Je ne la reverrais plus jamais, mais ses yeux familiers et son tatouage continuent pourtant de me hanter. Comme un souvenir associé à la mort de mon grand-père, comme l’unique maillon me liant au génocide juif de ce côté de la famille.»
Joachim Schnerf, qui dédie ce roman à ses enfants, aura peut-être réussi à exorciser ses fantômes avec ce roman. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il aura réussi à poser sa pierre sur la tombe de Rosa.

Le cabaret des mémoires
Joachim Schnerf
Éditions Grasset
Roman
140 p., 16 €
EAN 9782246828921
Paru le 24/08/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
Demain matin, Samuel ira chercher sa femme et leur premier né à la maternité. Alors, en cette dernière nuit de solitude, à l’aube d’une vie qui ne sera plus jamais la même, Samuel veille. Partagé entre exaltation et angoisse, il se souvient du passé, songe à l’avenir, tente d’endosser son nouveau rôle de père.
Cette nuit est hantée par de nombreuses histoires. Celle de ses aînés, et d’abord celle de sa grand-tante, la fabuleuse Rosa, installée après la Seconde Guerre mondiale au Texas où elle a monté un cabaret extraordinaire. Celles que Samuel se racontait enfant, lorsqu’avec ses cousins il se déguisait en cow-boy et jouait à chercher sa grand-tante dans le désert d’une Amérique fantasmée, face à des ennemis imaginaires. Celles que Rosa, désormais ultime survivante d’Auschwitz, raconte chaque soir sur les planches. Toutes ces histoires, Samuel les partagera avec son fils, l’enfant de la quatrième génération qui naît alors que Rosa fait ses adieux à la scène.
Il n’y aura bientôt plus aucun témoin pour transmettre, mais il restera le récit, la fiction, capables de dévoiler ce qu’on croyait disparu, d’évoquer l’indicible, d’empêcher les falsificateurs de dénaturer le passé. Au Cabaret des mémoires, il s’agit de ne pas oublier, jamais. Et pour Samuel, de comprendre que l’enfant qu’il a été doit passer le relais à celui qu’il s’apprête à accueillir. Roman intimiste, conte moderne, Le cabaret des mémoires entrelace les fils de la transmission au cours d’une bouleversante nuit initiatique à la puissance universelle.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radio RCJ (Sandrine Sebbane)
TicTacBook
Blog Trouble Bibliomane (Marie Jouvin)
Blog Mémo Émoi
Blog Sur la route de Jostein
Blog Christlbouquine
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Vagabondage autour de soi


Joachim Schnerf présente son livre Le cabaret des mémoires © Production éditions Grasset

Les premières pages du livre
« Le long du couloir qui mène à la loge, se succèdent des coupures de presse et des photos jaunies. Des portraits de célébrités venues se produire dans le cabaret, des paysages polonais, le Mur des Lamentations enneigé, de vieilles femmes à Haïfa concourant pour l’élection de Miss Survivante de la Shoah. Certaines encadrées, d’autres non, ces images annoncent le cabinet de curiosités qui se cache au fond de la loge de Rosa et qu’elle détaille, grâce au miroir de sa coiffeuse, avant et après chaque représentation – elle regarde rarement en face ces souvenirs de douleur.
Derrière la porte rouge qui s’ouvre sur son sanctuaire, parmi les statuettes, les habits en lambeaux et les pierres couleur brique, se trouvent deux gamelles de métal. La sienne, qui lui a permis de s’accrocher au jour, marquée d’une infinie culpabilité. D’avoir volé, de n’avoir pas partagé, d’avoir piétiné des corps pour survivre. Rosa se souvient du nom de chaque femme tombée au seuil de la nuit, de leur visage creusé, elle se souvient de s’être nourrie au détriment de tant d’autres, humiliée par ses propres instincts. Et puis la gamelle de Jania.
Rosa tirera sa révérence demain, elle sent que la fin approche. La vieille femme a longtemps réfléchi à ce qu’elle ferait de ses biens, se demandant si elle devait léguer ces souvenirs à sa famille française, à un musée ou à un mémorial débordant déjà de pyjamas rayés et d’étoiles jaunes râpées. Non, elle restera fidèle à son cabaret et à ses spectacles, rien ne sortira de Shtetl City après cette nuit. Elle a préparé un inventaire des objets qu’elle léguera à l’éternité et le reste brûlera. Rosa a pris sa décision, rien ne l’empêchera de mettre le feu aux vestiges qui la rattachent à ses démons, elle veut se débarrasser d’eux avant son départ.
Rosa, qui a perdu son humanité pour revenir d’entre les morts. Rosa, la dernière rescapée d’Auschwitz encore vivante.
Quand demain reviendra la lumière, notre bébé sera là. Dans ce lit à barreaux que je fixe en pensant à mon enfance, lorsque très jeune déjà le nom de Rosa m’obsédait. À table, les histoires de famille nous conduisaient immanquablement vers elle. Mon grand-père racontait cette figure mystérieuse, cette sœur qui hantait les images floues de sa jeunesse et qui avait disparu, après guerre, vers l’Amérique. On ne parlait jamais d’Auschwitz, mais le nom de Rosa faisait jaillir les fours crématoires à l’heure du dessert.
Puis, quand le déjeuner traînait, lors de ces après-midi d’août dans notre maison de campagne au milieu des montagnes vosgiennes, nous nous échappions ma grande sœur, mon cousin et moi. Fuyant la surveillance de nos grands-parents, nous rejouions l’histoire familiale dans le jardin, en haut des marches faites de rochers gris, bruts. Lorsque les nuits étaient douces, nous dormions même à la belle étoile sur l’herbe assombrie. La maison n’était qu’à quelques pas mais nous pressentions que cette liberté nouvelle, cette autonomie chimérique, nous marquerait jusqu’à l’âge adulte.
Je peux sentir le vent qui nous caressa au petit matin, ce jour-là ; je me souviens des regards ensommeillés qui, en un instant, s’illuminèrent face aux promesses de l’aventure. Nous n’avions jamais vu Rosa mais elle nous fascinait. Notre Américaine installée en plein désert, celle qui avait conquis l’Ouest pour bâtir son cabaret. Nous ne savions pas très bien ce qu’était un cabaret, mais nous étions certains de la trouver au milieu du sable texan, tous trois parés de nos costumes de cow-boys dont je me rappelle la moindre frange. Les images et les sensations rejaillissent lorsque je m’y attends le moins, je m’y réfugie comme on se love dans la nostalgie et me laisse glisser en plein songe.
C’était l’été de mes neuf ans.

Les yeux ouverts mais le reste du corps endormi, je retenais ma respiration en restant attentif aux bruits du jardin encore bien calme à cette heure-là. Dans mon sac de couchage, je profitais de la chaleur préservée par le duvet alors que la rosée avait refroidi mes lèvres, que ma langue commençait machinalement à détailler, assoiffée, les perles d’eau. Combien de temps avions-nous dormi ? Tania et Michaël étaient à mes côtés, leur costume marqué par l’herbe humide. Près d’eux leur chapeau, leur lampe de poche, et le cercle de pierres qui protégeait un feu de camp imaginaire. Ma grande sœur avait fêté ses onze ans deux mois plus tôt, mon cousin était son aîné de dix mois – douze ans, l’âge de Rosa quand elle avait été raflée. Je les admirais pour leur assurance et leur courage, eux qui s’endormaient les premiers car à l’époque, les étoiles m’effrayaient. Elles m’obsédaient, me forçaient à les observer sans détourner le regard, pendant une heure, parfois deux, jusqu’à ce que mon corps s’abandonne et cède au sommeil. Une angoisse sans doute née des histoires que l’on raconte sur les morts montés au ciel. Ou peut-être l’idée qu’elles brillaient également au-dessus d’Auschwitz.
La veille, autour des brindilles éclairées à la lampe torche, nous avions chanté en attendant que la nuit s’installe. Nous étions bien loin déjà, transportés dans le désert américain avec ses soirées fraîches et ingrates, un désert sans pitié pour les étrangers de passage lorsque la brune gagne enfin l’horizon. Chacun connaissait son rôle, le jeu avait déjà commencé. « Les réserves d’eau ont atteint un seuil critique, avait solennellement lancé Tania en s’allongeant, le prochain village est à une dizaine d’heures de marche. » Nous partirions le lendemain à la quête d’une âme charitable, l’aventure commençait à se compliquer lorsque le sommeil avait finalement gagné la bataille.
Un peu plus loin, d’autres paupières s’étiraient. Ma sœur, la dure à cuire de la bande, se réveillait à son tour. Tania se disait aguerrie aux arts martiaux, elle affirmait être prête à nous protéger en cas d’attaque et cela me rassurait d’avoir une brute de notre côté. Nous étions partis depuis deux jours à la recherche du cabaret de Rosa, mais faute du moindre indice notre confiance commençait à s’effriter. Et la nuit, notre sang se glaçait lorsque des hurlements étranges perçaient le silence – des cris de coyote. Tania s’étirait lentement, me cherchait du regard. Michaël dormait encore et nous n’osions pas parler de peur de le réveiller. Elle me sourit, comme pour me dire que cette journée serait belle et que nous emporterions les heures à venir avec nous jusqu’à l’âge adulte. Ou peut-être me disait-elle qu’elle serait toujours là, qu’elle m’aimait, que près d’elle rien ne pourrait m’arriver. Nous étions pudiques et n’échangions pas de mots d’amour à cette époque, mais je me souviens de ce réveil comme de l’une de ses plus belles déclarations.
Quand demain reviendra la lumière, les souvenirs seront là ; dans le tiroir que je repousse en silence, le bout des doigts figé contre le bois, un instant encore. Nous sommes des milliers, des centaines de milliers, à conserver ces pages de l’enfer, l’histoire des membres de nos familles marquée à l’encre de douleur. Et pendant ce temps nos aînés s’éteignent. Mes grands-parents n’avaient pas souhaité écrire alors c’est moi qui ai retranscrit avec acharnement leur cachette en zone libre, la peur des dénonciateurs, des regards sur leur nez dont ils craignaient qu’il les trahisse. L’Histoire engloutissait leurs frères et sœurs à l’Est, pendant qu’eux répétaient jusqu’à la nausée les détails de leur nouvelle identité. Puis la guerre prit fin, l’humanité aussi, et le travail de mémoire débuta.
Mes grands-parents paternels avaient été orphelins jusqu’à leur rencontre, disaient-ils. Leurs parents n’avaient pas survécu, ils n’étaient plus là pour les conduire à l’autel lors du mariage qui fut célébré à la Grande Shoule de Strasbourg. Les rangs de la synagogue étaient vides, quelques amis bien sûr, mais la Shoah avait considérablement réduit le nombre de convives à rassasier après la cérémonie – c’étaient les mots de mon grand-père. Sous la houpa, le dais nuptial qui trônait au fond de la synagogue, se trouvait une seule personne de la famille, une inconnue venue des États-Unis pour l’occasion. Mon grand-père n’était pas proche de sa sœur aînée, elle qui n’avait pu être cachée à temps avant la rafle. Quelques lettres échangées lors de l’immédiat après-guerre pour expliquer les raisons de son départ vers l’Amérique, puis le silence. Elle n’avait plus donné de nouvelles au seul proche qui lui restait mais qu’elle ne connaissait plus vraiment, ce frère lui évoquant l’Europe dont elle écrivait ne plus vouloir entendre parler. Il incarnait ce continent associé au bruit des bottes, aux aboiements des bergers allemands, aux cris des gardiens du camp qui avaient émietté toutes ses madeleines. Pour Rosa, le présent était la seule saveur apaisante, le reste avait un goût de mort.
Je la rencontrai lors de l’enterrement de mon grand-père. Une dernière fois, elle avait traversé l’Atlantique, probablement avec un sentiment de devoir familial, lorsque mon père l’avait appelée pour lui annoncer la nouvelle. Jamais mon grand-père n’aurait pu imaginer que cette vieille dame résidant au Texas arriverait à Strasbourg moins de vingt-quatre heures après sa mort. J’étais en train de me laver les mains avant de quitter le cimetière, comme la loi juive l’exige, quand elle se plaça près de moi, face au robinet rouillé. Michaël soutenait ma sœur un peu plus loin, Tania avait quitté sa colocation londonienne pour les funérailles et avait failli s’évanouir au son de la terre frappant le cercueil en bois. Aucun d’eux ne sut à côté de qui je me tenais alors, cette silhouette que nous avions poursuivie toute notre enfance, fuyante, évanescente, une ombre dont je reconnus les traits, même si je les voyais pour la première fois. Rosa était très maquillée, ses yeux noisette me rappelaient ceux de mon grand-père. Elle releva ses manches, se rinça méticuleusement chaque phalange avant de couper l’eau et de me tendre une main encore humide. Je serrai les doigts gelés et aperçus son tatouage. De honte je relevai le visage, comme un enfant surpris en train de fixer avec envie les formes d’un corps adulte, et elle me lança, d’une voix rauque : « Je suis Rosa. » Elle était grande, fine, avec de très larges épaules. Cette ligne horizontale qui allait d’un côté à l’autre de son corps m’avait frappé, une ligne prête à soutenir l’humanité autant qu’à se rompre. Je n’eus pas le temps de lui répondre qu’elle avait déjà franchi le portail du cimetière, rejoint le taxi qui l’attendait.
Je ne la reverrais plus jamais, mais ses yeux familiers et son tatouage continuent pourtant de me hanter. Comme un souvenir associé à la mort de mon grand-père, comme l’unique maillon me liant au génocide juif de ce côté de la famille. J’aurais pu essayer de la contacter, j’aurais peut-être dû, mais les années avaient passé. Jusqu’au jour où j’entendis son nom à la radio, lors d’une émission Quand demain reviendra la lumière, les souvenirs seront là ; dans le tiroir que je repousse en silence, le bout des doigts figé contre le bois, un instant encore. Nous sommes des milliers, des centaines de milliers, à conserver ces pages de l’enfer, l’histoire des membres de nos familles marquée à l’encre de douleur. Et pendant ce temps nos aînés s’éteignent. Mes grands-parents n’avaient pas souhaité écrire alors c’est moi qui ai retranscrit avec acharnement leur cachette en zone libre, la peur des dénonciateurs, des regards sur leur nez dont ils craignaient qu’il les trahisse. L’Histoire engloutissait leurs frères et sœurs à l’Est, pendant qu’eux répétaient jusqu’à la nausée les détails de leur nouvelle identité. Puis la guerre prit fin, l’humanité aussi, et le travail de mémoire débuta.
Mes grands-parents paternels avaient été orphelins jusqu’à leur rencontre, disaient-ils. Leurs parents n’avaient pas survécu, ils n’étaient plus là pour les conduire à l’autel lors du mariage qui fut célébré à la Grande Shoule de Strasbourg. Les rangs de la synagogue étaient vides, quelques amis bien sûr, mais la Shoah avait considérablement réduit le nombre de convives à rassasier après la cérémonie – c’étaient les mots de mon grand-père. Sous la houpa, le dais nuptial qui trônait au fond de la synagogue, se trouvait une seule personne de la famille, une inconnue venue des États-Unis pour l’occasion. Mon grand-père n’était pas proche de sa sœur aînée, elle qui n’avait pu être cachée à temps avant la rafle. Quelques lettres échangées lors de l’immédiat après-guerre pour expliquer les raisons de son départ vers l’Amérique, puis le silence. Elle n’avait plus donné de nouvelles au seul proche qui lui restait mais qu’elle ne connaissait plus vraiment, ce frère lui évoquant l’Europe dont elle écrivait ne plus vouloir entendre parler. Il incarnait ce continent associé au bruit des bottes, aux aboiements des bergers allemands, aux cris des gardiens du camp qui avaient émietté toutes ses madeleines. Pour Rosa, le présent était la seule saveur apaisante, le reste avait un goût de mort.
Je la rencontrai lors de l’enterrement de mon grand-père. Une dernière fois, elle avait traversé l’Atlantique, probablement avec un sentiment de devoir familial, lorsque mon père l’avait appelée pour lui annoncer la nouvelle. Jamais mon grand-père n’aurait pu imaginer que cette vieille dame résidant au Texas arriverait à Strasbourg moins de vingt-quatre heures après sa mort. J’étais en train de me laver les mains avant de quitter le cimetière, comme la loi juive l’exige, quand elle se plaça près de moi, face au robinet rouillé. Michaël soutenait ma sœur un peu plus loin, Tania avait quitté sa colocation londonienne pour les funérailles et avait failli s’évanouir au son de la terre frappant le cercueil en bois. Aucun d’eux ne sut à côté de qui je me tenais alors, cette silhouette que nous avions poursuivie toute notre enfance, fuyante, évanescente, une ombre dont je reconnus les traits, même si je les voyais pour la première fois. Rosa était très maquillée, ses yeux noisette me rappelaient ceux de mon grand-père. Elle releva ses manches, se rinça méticuleusement chaque phalange avant de couper l’eau et de me tendre une main encore humide. Je serrai les doigts gelés et aperçus son tatouage. De honte je relevai le visage, comme un enfant surpris en train de fixer avec envie les formes d’un corps adulte, et elle me lança, d’une voix rauque : « Je suis Rosa. » Elle était grande, fine, avec de très larges épaules. Cette ligne horizontale qui allait d’un côté à l’autre de son corps m’avait frappé, une ligne prête à soutenir l’humanité autant qu’à se rompre. Je n’eus pas le temps de lui répondre qu’elle avait déjà franchi le portail du cimetière, rejoint le taxi qui l’attendait.
Je ne la reverrais plus jamais, mais ses yeux familiers et son tatouage continuent pourtant de me hanter. Comme un souvenir associé à la mort de mon grand-père, comme l’unique maillon me liant au génocide juif de ce côté de la famille. J’aurais pu essayer de la contacter, j’aurais peut-être dû, mais les années avaient passé. Jusqu’au jour où j’entendis son nom à la radio, lors d’une émission consacrée à l’anniversaire de la libération d’Auschwitz. Rosa, la dernière rescapée du camp encore en vie, ne mentionna pas mon grand-père, pas son neveu, pas son petit-neveu français – moi, Samuel. Elle ne dit presque rien, déclina son identité, résuma son histoire, la déportation et sa vie dans le camp en moins de deux minutes. Puis elle parla de son départ aux États-Unis, et du cabaret « Camp Camp » qu’elle avait fondé quelque part au Texas. Sa voix était la même que dans mon souvenir, j’eus l’impression que sa main humide était encore contre la mienne. Je décidai de lui envoyer une lettre.
Depuis quelques mois, on entendait des rumeurs sur l’identité de la dernière rescapée d’Auschwitz encore vivante, alors même qu’on pensait les ultimes témoins de ce camp décédés. Selon les historiens, il s’agissait d’une survivante dont on avait perdu la trace peu après l’arrivée des Soviétiques, lorsqu’elle avait pris la mer pour rejoindre les États-Unis, loin du Vieux Continent où chacun cherchait alors à trouver sa place entre résistants de la dernière heure et collaborateurs de la première. Rosa, ma grande-tante. Elle aurait changé de nom de famille en arrivant sur les côtes américaines, elle se serait inventé un nouveau passé pour repousser les regards compatissants et les coups de main communautaires, mais dans ma famille personne ne l’avait oubliée. Certains racontaient qu’elle s’était installée dans le désert texan après avoir fait fortune dans la bonneterie à Brooklyn. D’autres croyaient que, ruinée, elle s’était mis en tête de rejoindre le Mexique et avait dû s’arrêter en chemin. Cette fois, le mythe avait dépassé le cercle familial et nos jeux d’enfants pour gagner l’Europe tout entière.
En entendant le nom de Rosa à la radio, ma jeunesse dans notre maison vosgienne avait ressurgi ; et avec elle mes angoisses. Je ferme les yeux et revois le rose familier du grès des montagnes. Je m’enfonce dans mon oreiller, la nausée me gagne, comme si ces tentatives désespérées de trouver le sommeil me déchiraient l’estomac. Je me souviens de l’été passé aux côtés de Tania et Michaël, en vacances avec nos grands-parents. Je me souviens de notre quête imaginaire pour retrouver notre grande-tante. Mais soudain c’est à ma femme que j’ai envie de penser, elle que j’ai envie d’appeler même si je sais qu’elle ne répondra pas. Les visages dansent, mon corps résiste. Léna sortira demain de la maternité avec notre bébé, c’est cette image que j’essaie de protéger à présent.
Lorsque j’étais enfant, je rêvais de me rendre dans le cabaret de Rosa. Aujourd’hui il me hante. »

Extraits
« Ils connaissent par cœur la prestation hypnotisante de Rosa, l’histoire de son enfance et puis celle qu’elle tait. La grande histoire qu’elle énumère sans raconter, la Shoah et la tentative d’extermination des Juifs, là-bas en Europe. Et pourtant, c’est comme s’ils redécouvrent chaque soir ce terrible passé. »

« Ses cauchemars ne sont pas peuplés que de cadavres. Rosa est hantée par la vie, par les décisions qui lui ont permis de revenir parmi les vivants. »

« Quand demain reviendra la lumière, ce voyage se prolongera sur la route qui relie mon enfance à Rosa, mon fils à la Shoah. Avec les années, j’ai appris à respirer pour transformer les angoisses en névroses. Alors je prends une grande inspiration pour calmer mon corps et me réfugie dans le passé. C’est lors du camp d’été au cours duquel j’ai rencontré Léna que j’ai compris pour la première fois comment me détacher de moi – je me trouvais à ce moment dans mon petit bois, mon refuge. »

« Vous saurez toute l’histoire d’une famille juive ayant fui la Pologne antisémite et son shtetl, ayant tout quitté pour la patrie des Lumières, avant d’être rattrapée par le nazisme et la collaboration. Vous saurez tout de l’avant. »

« Je ne la reverrais plus jamais, mais ses yeux familiers et son tatouage continuent pourtant de me hanter. Comme un souvenir associé à la mort de mon grand-père, comme l’unique maillon me liant au génocide juif de ce côté de la famille. J’aurais pu essayer de la contacter, j’aurais peut-être dû, mais les années avaient passé. Jusqu’au jour où j’entendis son nom à la radio, lors d’une émission consacrée à l’anniversaire de la libération d’Auschwitz. Rosa, la dernière rescapée du camp encore en vie. »

« Quand demain reviendra la lumière, les souvenirs seront là ; dans le tiroir que je repousse en silence, le bout des doigts figé contre le bois, un instant encore. Nous sommes des milliers, des centaines de milliers, à conserver ces pages de l’enfer, l’histoire des membres de nos familles marquée à l’encre de douleur. Et pendant ce temps nos aînés s’éteignent. Mes grands-parents n’avaient pas souhaité écrire alors c’est moi qui ai retranscrit avec acharnement leur cachette en zone libre, la peur des dénonciateurs, des regards sur leur nez dont ils craignaient qu’il les trahisse. L’Histoire engloutissait leurs frères et sœurs à l’Est, pendant qu’eux répétaient jusqu’à la nausée les détails de leur nouvelle identité. Puis la guerre prit fin, l’humanité aussi, et le travail de mémoire débuta. »

« Mes grands-parents paternels avaient été orphelins jusqu’à leur rencontre, disaient-ils. Leurs parents n’avaient pas survécu, ils n’étaient plus là pour les conduire à l’autel lors du mariage qui fut célébré à la Grande Shoule de Strasbourg. Les rangs de la synagogue étaient vides, quelques amis bien sûr, mais la Shoah avait considérablement réduit le nombre de convives à rassasier après la cérémonie – c’étaient les mots de mon grand-père. Sous la houpa, le dais nuptial qui trônait au fond de la synagogue, se trouvait une seule personne de la famille, une inconnue venue des États-Unis pour l’occasion. Mon grand-père n’était pas proche de sa sœur aînée, elle qui n’avait pu être cachée à temps avant la rafle. Quelques lettres échangées lors de l’immédiat après-guerre pour expliquer les raisons de son départ vers l’Amérique, puis le silence. Elle n’avait plus donné de nouvelles au seul proche qui lui restait mais qu’elle ne connaissait plus vraiment, ce frère lui évoquant l’Europe dont elle écrivait ne plus vouloir entendre parler. Il incarnait ce continent associé au bruit des bottes, aux aboiements des bergers allemands, aux cris des gardiens du camp qui avaient émietté toutes ses madeleines. Pour Rosa, le présent était la seule saveur apaisante, le reste avait un goût de mort. »

« Je la rencontrai lors de l’enterrement de mon grand-père. Une dernière fois, elle avait traversé l’Atlantique, probablement avec un sentiment de devoir familial, lorsque mon père l’avait appelée pour lui annoncer la nouvelle. Jamais mon grand-père n’aurait pu imaginer que cette vieille dame résidant au Texas arriverait à Strasbourg moins de vingt-quatre heures après sa mort. J’étais en train de me laver les mains avant de quitter le cimetière, comme la loi juive l’exige, quand elle se plaça près de moi, face au robinet rouillé. Michaël soutenait ma sœur un peu plus loin, Tania avait quitté sa colocation londonienne pour les funérailles et avait failli s’évanouir au son de la terre frappant le cercueil en bois. Aucun d’eux ne sut à côté de qui je me tenais alors, cette silhouette que nous avions poursuivie toute notre enfance, fuyante, évanescente, une ombre dont je reconnus les traits, même si je les voyais pour la première fois. Rosa était très maquillée, ses yeux noisette me rappelaient ceux de mon grand-père. Elle releva ses manches, se rinça méticuleusement chaque phalange avant de couper l’eau et de me tendre une main encore humide. Je serrai les doigts gelés et aperçus son tatouage. De honte je relevai le visage, comme un enfant surpris en train de fixer avec envie les formes d’un corps adulte, et elle me lança, d’une voix rauque : « Je suis Rosa. » Elle était grande, fine, avec de très larges épaules. Cette ligne horizontale qui allait d’un côté à l’autre de son corps m’avait frappé, une ligne prête à soutenir l’humanité autant qu’à se rompre. Je n’eus pas le temps de lui répondre qu’elle avait déjà franchi le portail du cimetière, rejoint le taxi qui l’attendait. »

« Je ne la reverrais plus jamais, mais ses yeux familiers et son tatouage continuent pourtant de me hanter. Comme un souvenir associé à la mort de mon grand-père, comme l’unique maillon me liant au génocide juif de ce côté de la famille. J’aurais pu essayer de la contacter, j’aurais peut-être dû, mais les années avaient passé. Jusqu’au jour où j’entendis son nom à la radio, lors d’une émission consacrée à l’anniversaire de la libération d’Auschwitz. Rosa, la dernière rescapée du camp encore en vie, ne mentionna pas mon grand-père, pas son neveu, pas son petit-neveu français – moi, Samuel. Elle ne dit presque rien, déclina son identité, résuma son histoire, la déportation et sa vie dans le camp en moins de deux minutes. Puis elle parla de son départ aux États-Unis, et du cabaret « Camp Camp » qu’elle avait fondé quelque part au Texas. Sa voix était la même que dans mon souvenir, j’eus l’impression que sa main humide était encore contre la mienne. Je décidai de lui envoyer une lettre. »

« Par tous les moyens, je dois raconter à mon fils, je dois lui parler d’Auschwitz et de Rosa avant qu’elle s’éteigne. Qu’il entende son nom en la sachant en vie. Sinon, comment nous croiront-ils? »

À propos de l’auteur
SCHNERF-Joachim_©Jean-Francois_PagaJoachim Schnerf © Photo Jean-François Paga

Joachim Schnerf est né en 1987 à Strasbourg. Éditeur et écrivain, il a notamment publié Cette nuit (Zulma, 2018), récompensé par le Prix Orange du Livre. Le cabaret des mémoires est son troisième roman. (Source: Éditions Grasset)

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Triptyque en ré mineur

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En lice pour Le Prix Le Temps Retrouvé

En deux mots
En 1972 Milena est à Paris avec deux auteurs américains. En 1942, Lily se décide enfin à fuir Berlin. En 1995, Ana est sur un campus américain. Trois femmes, leurs amours et leur destin réunis en un triptyque éblouissant.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Toutes les femmes de sa vie

Dans ce triptyque Sonia Ristić raconte les vies de Milena, de Clara et d’Ana. Trois femmes et trois époques, mais aussi trois fragments d’une autobiographie subjective.

Le 14 juillet 1972 Milena admire le feu d’artifice à Paris en compagnie de Peter et de Sam. Ils sont tous les trois écrivains, eux aux États-Unis, elle à Belgrade et profitent de cette parenthèse enchantée pour faire connaissance. Après avoir passé une nuit avec Peter, qui voit cette relation comme un jeu, Milena passe dans les bras de Sam. À compter de ce séjour en France, ils vont entretenir une correspondance intensive. Ce sont les lettres de Milena à Sam qui composent la première partie de ce triptyque où l’humour le dispute à l’émotion, sur fond d’anticommunisme primaire. Mais il est vrai que le rideau de fer continue alors à séparer l’est de l’ouest, rendant les relations d’une partie du globe à l’autre très difficiles.
Encore plus difficile est la situation des juifs en Allemagne à la fin des années 1930. C’est dans la capitale du Reich que vit Clara, fille d’un couple d’avocats juifs. Pour eux, la situation va devenir intenable, voire désespérée. Et Clara, qui est amoureuse de Lily, semble vouloir éluder la réalité au bénéfice de sa passion. Jusqu’au jour où les parents disparaissent, ou Lily n’est pas au rendez-vous quand il s’agit de fuir. Clara se souvient de la France où elle a été accueillie, d’avoir traversé la Suisse et de s’être retrouvée à Belgrade après avoir rejoint un groupe de partisans à Trieste.
Celle qui recueille ses confidences et cette histoire parcellaire est Ana, une écrivaine en mal d’inspiration. Elle a fait la connaissance de Clara dans l’asile psychiatrique où cette dernière est internée pour schizophrénie. Difficile alors de faire le tri entre vérité et affabulation. Mais elle sent qu’elle tient là un sujet de roman, d’autant qu’elle est en panne d’inspiration et vit une situation difficile, maintenant qu’elle a regagné la Serbie. Et qu’à nouveau les bruits de botte résonnent pour un conflit fratricide.
Finie la période bénie durant laquelle, elle a bénéficié d’une aide de l’État et a pu partir étudier dans un campus américain. C’est là qu’elle a rencontré Noah, qu’elle a entamé une liaison avec lui, se doutant qu’elle allait sans doute être éphémère.
Est-ce son amant américain qui lui a envoyé ce paquet contenant les lettres adressées par une certaine Milena à Sam? Le doute n’est pas levé, mais cette correspondance pourrait sans doute aussi faire l’objet d’un roman…
Avec toute la subtilité démontrée dans son précédent roman Saisons en friche, Sonia Ristić nous propose donc un triptyque rassemblant ces trois destinées. Trois manières de raconter la vie des femmes durant trois périodes distinctes, mais toutes trois confrontées à l’Histoire en marche, aux bouleversements politiques et à des décisions personnelles qui font basculer leur existence. Faut-il fuir ou rester? Faut-il accepter la demande en mariage? Faut-il jeter des fleurs sur les chars qui partent vers Vukovar?
Avec cette déclaration d’amour à l’écriture, Sonia Ristić nous offre également des portraits de femmes libres, qui ont envie de choisir leur destin et qui entendent tracer leur propre voie et faire entendre leur propre voix.

Triptyque en ré mineur
Sonia Ristić
Éditions Intervalles
Roman
272 p., 19 €
EAN 9782369563204
Paru le 19/08/2022

Où?
Le roman est situé à Paris, à Belgrade, à New York, à Berlin, à Trieste. On y évoque aussi la Suisse, un voyage en France et aux États-Unis.

Quand?
L’action se déroule durant trois périodes distinctes, dans les années 1930-1940, dans les années 1970-1980 et en 2020.

Ce qu’en dit l’éditeur
Belgrade, années 1970. Milena, une jeune scénariste, entame une relation épistolaire avec Sam, l’un des deux Américains qu’elle a rencontrés lors d’un séjour à Paris.
Berlin, années 1930. Clara, fille unique d’un couple d’avocats juifs et Lily, sœur aînée d’une famille ouvrière, se rencontrent et tentent de s’aimer.
France, 2020. En plein confinement, une romancière parisienne endeuillée reçoit une cantine remplie des lettres de Milena.
Sonia Ristić, par son talent de conteuse, noue pour le lecteur les liens translucides qui traversent les siècles. Liens d’amour, liens de folie, liens de liberté farouche, liens d’écriture ou de création.
Dans cette Chambre à soi moderne, elle tisse un fil entre ces femmes mues par leur indépendance, leur créativité et leur fière détermination à vivre un amour qui soit à la hauteur de leur liberté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La viduité
Blog Un dernier livre avant la fin du monde
Blog L’or des livres (Emmanuelle Caminade)
Blog Lyvres

Les premières pages du livre
MILENA
Lettres à Sam (Concerto pour piano n° 3 de Sergueï Rachmaninov)

Belgrade, August 3rd 1972.
Dear Sam,

Ta lettre est arrivée en neuf jours ! Nous voilà fixés sur les délais postaux, même s’il n’y a aucune garantie que les prochaines seront aussi rapides.

Non, elle n’a pas été « interceptée par le bureau de la censure » qui, je te le répète pour la énième fois, n’existe pas chez nous. Nous avons bien évidemment des gratte-papier qui jettent un œil sur ce qui s’apprête à paraître dans les maisons d’édition et visionnent les films avant de leur accorder un visa d’exploitation, mais on les appelle « lecteurs », tout simplement, et vu la production foisonnante je doute fort qu’ils aient le temps de rédiger des notes détaillées à l’attention du Parti, où je doute encore plus que qui que ce soit prenne le temps de les lire.

Alors, pour clore le chapitre « La fertile imagination d’un Américain moyen qui a vu trop de mauvais films d’espionnage » : Non, je n’ai subi aucun interrogatoire à mon retour de Paris. Personne ne me suit. Il n’y a ni voiture noire ni homme en imperméable fumant, le visage caché, en bas de chez moi. Seulement un grand soleil qui tasse les ombres projetées par les arbres, l’asphalte à moitié fondu par la chaleur épaisse de ce mois d’août, et trois gamines aux voix beaucoup trop aiguës qui sautent à l’élastique pile sous ma fenêtre. (Pure curiosité au rayon sociologie : joue-t-on à l’élastique en Amérique également ou est-ce un de nos exotismes balkaniques ?)

Bref, les seules questions qu’on m’ait posées depuis que je suis rentrée viennent de mes proches et sont, dans cet ordre :

— si j’ai ramené du bon cognac (nous en avons ici un ersatz terrible appelé Vinjak) ;

— quelles fringues je me suis achetées ;

— si j’ai rencontré un Français moche mais terriblement sexy ressemblant à Montand jeune ou à Belmondo.

Lorsque je réponds que j’ai rencontré deux Américains ne ressemblant, hélas ! ni à Steve McQueen ni à Humphrey Bogart, mon auditoire largement féminin est très déçu !

(Je te taquine. En vérité, toutes sont avides de m’entendre raconter les détails croustillants, mais en bonne écrivaine, je sais ménager le suspense et ne leur livre le récit de nos folles aventures que par courts épisodes. Ainsi, je m’assure de briller dans les soirées jusqu’à l’automne au moins.)

Merci pour les cartes avec les tableaux de Hopper, ils sont vraiment merveilleux, je ne connaissais pas ceux que tu m’as envoyés. Et mon voisin, M. Petrović, te remercie infiniment pour les jolis timbres venus enrichir sa collection déjà impressionnante. Depuis qu’il a compris que je reçois du courrier de l’étranger – d’Amérique qui plus est !–, je suis remontée de plusieurs crans dans son estime. Il ne me fait plus de remarques pincées sur la musique que j’écoute ni sur les heures avancées de la nuit auxquelles je rentre. Qui aurait cru qu’il suffirait d’une série de petites images bariolées pour l’amadouer ? Sans le savoir, tu vas m’épargner des conversations désagréables quasi quotidiennes.

J’ai repris le travail le lendemain de mon retour (tu peux imaginer ma forme olympique après la semaine de nuits très courtes que nous avons passée), mais rien de follement excitant. Une énième production du Tramway de Williams se prépare pour la saison prochaine au théâtre où je suis employée ; on m’a demandé d’en revoir la traduction, qui n’était pas très bonne, et de mieux faire sonner les dialogues en ­serbo-croate.

J’y passe quelques heures par jour avec Svetlana, l’amie dramaturge dont je t’ai parlé. Nous n’étions pas particulièrement copines lorsque nous étions à l’Académie des arts dramatiques, je la trouvais insupportablement prétentieuse et tatillonne, mais depuis que nous sommes collègues, nous nous sommes rapprochées et c’est une chic fille en réalité. Tellement farfelue et drôle, elle pourrait être un personnage de roman ! Quand on fait équipe, même en planchant sur les scripts les plus insipides, nous parvenons à nous amuser. Elle me tanne pour que nous partions quelques jours au bord de la mer (Belgrade en plein été est toujours un peu pénible), mais après mon escapade parisienne, je suis trop fauchée pour l’envisager sérieusement. Alors nous nous consolons en passant nos week-ends sur les plages de l’Ada Ciganlija (une petite île fluviale sur la Save, voir carte postale ci-jointe) où Svetlana peut reluquer les maîtres-nageurs à loisir. Elle dit que ça ne vaut pas les spécimens dalmates, mais on fait avec ce qu’on a.

J’ai une grande nouvelle… enfin peut-être. Je croise les doigts et touche du bois pour ne pas tout faire foirer en la criant sur les toits trop vite. Il se pourrait que j’obtienne un contrat permanent à la RTS (la Radio-­télévision-serbe). L’oncle de la tante du voisin du cousin de ma mère y a un poste important et ma mère le travaille au corps depuis des mois pour qu’il me dégotte une place. À la télévision les salaires sont meilleurs qu’au théâtre (ce qui ne serait pas de refus si nous prévoyons de nous revoir avant le siècle prochain), mais surtout, en y devenant permanente je pourrais plus facilement obtenir un logement d’État. Bon, ce serait Dieu sait où, Nouveau Belgrade sans doute, ça voudrait dire prendre des bus bondés pour venir bosser et vivre dans un de ces affreux blocs neufs (je te raconterai la splendide architecture du ­réal socialisme une autre fois), mais je ne m’en plaindrais point.

J’aime bien ma studette d’étudiante du centre-ville, elle est charmante et je suis près de tous les lieux que je fréquente, c’est juste que le loyer mensuel restreint considérablement ma capacité à renflouer ma tirelire dédiée aux voyages, et puis c’est plutôt mal chauffé, mes factures sont astronomiques en hiver. Donc, doigts croisés et bois touché pour que ma mère arrive à faire jouer son piston, puisque c’est ainsi que les choses semblent fonctionner chez nous. Je sais que même sans intervention divine (= maternelle) je finirai par obtenir un appartement tôt ou tard ; le truc, c’est que ça risque d’être tard (on attend habituellement au moins cinq ans avant de se voir accorder un appartement d’État), or ça m’arrangerait que ce soit tôt.

Dans mon entourage, personne ne comprend pourquoi je suis partie de chez mes parents, où j’ai toujours ma chambre, et où j’aurais été logée-nourrie-blanchie-choyée-gâtée en fille unique que je suis. Ici, nous restons vivre chez les parents jusqu’au mariage, et souvent même, les femmes passent de la cuisine maternelle à celle de la belle-mère. Il n’y a que les étudiants de la campagne qui louent chambres et studios le temps de leurs études, quand ils n’ont pas réussi à obtenir une place en résidence universitaire. Mais depuis ma première année à l’Académie, je me suis démenée pour être indépendante, je ne rêvais que de cela depuis l’adolescence. Svetlana dit que c’est à cause de Virginia et de sa Chambre à soi que j’ai prise au pied de la lettre. Elle n’a pas tort, même si je crois que ce fut également pour fuir la maladie de mon père. Bref, aussi modeste que soit mon nid, je n’échangerais ma liberté pour rien au monde. Lorsque je serai mieux logée, vous viendrez me rendre visite ici, tous les deux ?

Quoi d’autre ? Ah oui ! j’ai recueilli un chat errant. Un mâle gris maigrichon qui semble toujours perdu dans ses pensées et qui louche un peu. Je l’ai baptisé Jean-Paul (en hommage à Sartre, pas à Belmondo – je le précise car niveau culture générale, avec vous autres, Américains, on ne sait jamais). Me voilà parée : une mansarde du centre-ville, une machine à écrire sur un grand bureau, des ­reproductions de Hopper et des photos de Paris punaisées au mur, du cognac de luxe dans le buffet et un chat – le parfait attirail de l’autrice, jusqu’au cliché. Il ne reste plus qu’à écrire.

Rien de très prometteur de ce côté-là, hélas ! Des bouts d’idées, des tentatives, mais rien qui tienne, rien qui m’emporte. Je m’étais collée un soir à une nouvelle inspirée de nos soirées parisiennes et c’était d’un mauvais ! Tellement mauvais que j’ai eu un fou rire en la relisant à voix haute. On aurait dit un pastiche de Paris est une fête, le pauvre Ernest a dû se retourner dans sa tombe. Svetlana me maintient que souvent l’habit fait le moine, qu’en peaufinant le décor et les costumes je finirai par y croire moi-même, à mon statut d’écrivaine, mais je ne trouve pas cette approche très convenable pour une stanislavskienne.

Et toi, ton roman avance ? Raconte-moi un peu à quoi tu occupes tes journées. Et s’il te plaît, dis bonjour à Peter de ma part (je ne sais pas s’il a reçu ma lettre postée il y a une semaine).

Je t’embrasse,

M.

Belgrade, November 29th 1972.
Dear Sam,

Tout d’abord, mes plus plates excuses. Je suis désolée d’avoir mis tout ce temps à t’envoyer autre chose que quelques phrases laconiques au dos d’une carte postale, pour te confirmer que je recevais bien tes missives et te promettre une réponse digne de ce nom.

J’ai commencé à t’écrire à plusieurs reprises, mais chaque fois j’ai été interrompue par une urgence ou un imprévu. Les feuilles avec mes débuts de lettres restaient ainsi des jours et des jours sur mon bureau, jusqu’à ce que Jean-Paul finisse invariablement par renverser du café dessus, et alors, tout était à recommencer. C’est Jean-Paul donc qui est responsable de mon silence prolongé !

(Je crois que ce chat a la capacité de lire dans mes pensées. Alors que je suis en train d’écrire ceci, il me ­regarde fixement et avec une expression d’immense déception mâtinée de mépris. Ça va me coûter cher en foie de volaille pour qu’il me pardonne. Quant à mériter ton pardon, il me faut trouver une meilleure idée, car je ne suis pas certaine de pouvoir m’en tirer avec un Tupperware de boulettes de foie en direction de Philadelphie.)

Blague à part, je n’ai pas eu une seconde à moi ­depuis des semaines. À la fin de l’été, j’ai été emportée dans un tourbillon de travail et d’obligations familiales. Et puis on dirait que toutes les femmes de mon entourage se sont données le mot et se sont mises à convoler les unes après les autres. Depuis septembre, tous mes week-ends ont été pris par des noces et des fêtes de mariage. Et qui dit grosses fêtes le week-end dit gueule de bois ou indigestion jusqu’au mardi au moins ; pas les meilleures conditions pour écrire de longs courriers en anglais.

À propos de noces, ma mère semble avoir attrapé le virus également. Elle va me rendre chèvre. Elle me téléphone tous les deux jours pour me rappeler mon grand âge (je viens d’avoir 27 ans !), me causer de mon utérus (qui, selon ma mère, a un délai de péremption approchant à toute vitesse) et m’avertir du nombre décroissant de bons partis encore disponibles sur les étals de la foire aux maris. Elle ne cesse de comploter avec ses amies et me pose des traquenards, m’impose des déjeuners et dîners où soi-disant je ne peux pas me débiner, pour me faire rencontrer le fils d’une telle qui est ingénieur ou le neveu d’une autre promis à une brillante carrière de médecin.

Je me suis même retrouvée un soir à un quasi-blind date avec un professeur d’électrotechnique qu’on m’avait vendu comme le plus adorables des Apollon et qui s’est avéré l’être le plus ennuyeux de la planète. Du bout des lèvres, il m’a posé quelques questions sur mon travail et il a écouté mes réponses avec un sourire condescendant, comme si j’étais sa petite cousine de 12 ans lui racontant un de ses spectacles d’école. Il a enchaîné ensuite avec un exposé de trois heures sur des installations électriques (tu y crois toi, qu’il existe sur terre des hommes capables de parler trois heures durant d’installations électriques en étant persuadés que ça intéresse leur interlocutrice ?). J’ai regretté de ne pas avoir de foulard assez long pour aller me pendre dans les toilettes et abréger ainsi mes souffrances.

Merci, merci, merci infiniment pour les cadeaux ! Tu es fou, ça a dû te coûter une fortune d’envoyer ce colis. Tu es vraiment mon père Noël américain, et des remerciements en trois langues ne suffiraient pas pour exprimer ma gratitude.

(Bien sûr que le Père Noël existe chez nous, voyons ! Il est vrai qu’il ne s’appelle pas ainsi – littéralement, il s’appelle Pépé Givre dans ces contrées – et qu’il a l’habitude de venir dans la nuit du 31 décembre chez la plupart des gens. Mais il est habillé tout pareil ; il sue sous son costume et tripote probablement les enfants qui s’installent sur ses genoux pour la photo tout comme il le fait dans les grands magasins du paradis capitaliste. En revanche, non, pas de Halloween ni de Thanksgiving au paradis de l’autogestion socialiste, juste la fête nationale, qui tombe aujourd’hui d’ailleurs, et que j’honore en ayant enfin une journée rien qu’à moi pour t’écrire une lettre digne de ce nom.)

C’est ma voisine qui a réceptionné ton colis, tu ­aurais dû voir les étoiles dans ses yeux, prunelles transformées en drapeau américain, tandis qu’elle soupesait son poids et reluquait sa provenance. J’ai eu du mal à m’en débarrasser, elle bloquait la porte de son pied en espérant probablement que je le déballerais devant elle. Tu auras compris à ce stade que les services secrets me fichent une paix royale, mais qu’en revanche, la tendance de mes voisins à se mêler de ma vie est sans limite (ce qui n’a aucun rapport avec le communisme, ce sont juste les Balkans qui s’expriment). Qui sait ce qu’elle s’imaginait qu’il y aurait dedans ? Et à quel point elle aurait été déçue de découvrir que le carton contenait seulement des journaux, des livres et des papiers. Mais pour moi, ça a été comme mon anniversaire, Noël catholique, le jour de l’An et Noël orthodoxe combinés !

Je suis tellement touchée que tu te sois souvenu de notre première conversation dans ce café de Saint-­Germain-des-Prés, quand tu m’as demandé quel était mon livre préféré au monde. J’ai East of Eden, en serbo-croate bien sûr, mon exemplaire est corné, annoté, souligné, il ressemble à une tête de chou à force d’être lu et relu, mais que tu aies pris la peine d’écumer les boutiques d’antiquaires et les vide-greniers pour me trouver un exemplaire de l’édition originale signé de la main de Steinbeck m’a émue aux larmes. Je me fiche de savoir que la dédicace n’est probablement pas authentique, je choisis de croire que c’est mon idole lui-même qui a gribouillé ces quelques lignes, et mon cœur s’arrête à chaque fois que je pense que le colis aurait pu se perdre ou être volé.

Et le premier numéro de Ms Magazine, quelle merveille ! Cette couverture ! J’en suis dingue. Je vais l’encadrer je crois, après avoir photocopié les pages intérieures pour pouvoir relire les articles à loisir. Sérieusement, tu trouves que je ressemble à Gloria Steinem ? J’en suis très flattée, même si en dehors des cheveux, je ne vois pas vraiment la ressemblance. Elle a seulement une dizaine d’années de plus que moi, mais quand je vois tout ce qu’elle a déjà accompli, je me dis qu’il faudrait que je me mette plus ­sérieusement au boulot.

And last but not least, ta nouvelle ! J’ai rougi comme une adolescente en découvrant que son titre était Milena à Paris et je me suis précipitée pour la lire. Elle est magnifique, à force j’ai fini par la connaître par cœur. C’est très romancé évidemment, et notre petit trio apparaît bien plus sulfureux et passionné qu’il ne l’a été dans mon souvenir, mais je n’y vois que la preuve de ton immense talent. Et quel bonheur qu’elle ait été acceptée en vue d’une publication ! Je suis sincèrement admirative. Félicitations, mon brillant ami. Je ne voudrais pas abuser, mais te serait-il possible de m’envoyer un exemplaire de la revue lorsqu’elle paraîtra ? Si je me mets à clamer que je suis devenue la muse d’un fabuleux écrivain américain, personne ne me croira ; il me faut donc des preuves tangibles ! Je plaisante, la vraie raison c’est que je trouve cette nouvelle si belle, que j’aimerais beaucoup l’avoir dans sa version publiée.

Hors de question, en revanche, que je te fasse lire la mienne. Surtout après avoir découvert Milena à Paris. Je ne l’ai même pas montrée à Svetlana, à qui je montre bien des premières moutures honteuses en temps normal. Ma nouvelle est très mauvaise, crois-moi sur parole. Plus ampoulée que mes écrits du lycée. Je pourrais aussi bien m’en servir pour tapisser la litière de Jean-Paul. Cependant, je suis assez contente d’une fiction radio que je viens de terminer. Si j’ai le temps, j’essayerai de la traduire pour toi ; si ça t’intéresse bien sûr. Peut-être qu’après tout je ne suis pas complètement perdue pour la littérature.

Non, toujours pas de nouvelles pour l’appartement d’État. Ça va prendre un peu de temps, même avec un piston solide. Ce n’est pas grave, je ne suis pas pressée. Mon père m’a bricolé un chauffage d’appoint (il passe son temps à désosser et réassembler des machines ; pour les rendre plus performantes, dit-il) et ça va aller, je vais pouvoir tenir encore quelques hivers ici. J’aime le quartier où je suis, le grand parc de Tašmajdan tout proche (celui qui est sur la dernière carte que je t’ai envoyée) et les sonneries des tramways qui montent et descendent le boulevard de la Révolution. Mon chez-moi actuel est petit mais charmant. Je te joins le croquis fait par un ami peintre, ça rend mieux qu’en photo. (Garde ce dessin précieusement, Santi est un artiste exceptionnel et ce gribouillis, fait lors d’une soirée de beuverie, vaudra une fortune un jour.)

Alors que je suis en train d’écrire ces lignes, il commence à neiger. J’adore ce moment, celui de la première neige de l’hiver. Souvent ce n’est qu’au réveil que je découvre la ville recouverte de blanc, mais vu que je veille tard pour m’assurer de terminer ma lettre cette fois-ci, la nuit me fait ce cadeau. Jean-Paul est surexcité, il essaye d’attraper les flocons à travers la vitre. Et sur le trottoir en contrebas, un jeune couple s’embrasse. Le tableau est d’un kitsch ! On se croirait dans un navet hollywoodien. Je dois avouer que mon côté midinette s’en délecte. Bien au chaud grâce à l’invention de mon père, j’écoute Rachmaninov (le Concerto pour piano n° 3) et je corresponds avec un futur prix Pulitzer. Je trouve que ma vie est fabuleuse.

Merci encore, mon ami, pour toutes tes délicates attentions.

Love,

M.

P.S. : Merci également pour les nouvelles de Peter, qui est beaucoup moins prolixe que toi et ne m’en donne qu’au compte-gouttes. Embrasse-le de ma part.

Belgrade, January 5th 1973.
Dear Sam,

C’est à mon tour de me faire des films et de me ­demander si ce colis arrivera jusqu’à toi, ou bien s’il sera intercepté par des agents zélés de la CIA, ou du FBI, ou d’une autre de vos nombreuses agences fédérales chargées de veiller à ce que les méchantes communistes ne viennent pas perturber la bonne marche du consumérisme victorieux. Or, comme tu ne cesses de m’affirmer que les États-Unis sont un étalon pour ce qui est des libertés individuelles et du bonheur humain en général, que l’époque de la chasse aux sorcières maccarthyste est bien révolue, je ne peux qu’espérer que mon présent ne sera pas trop malmené avant d’atterrir dans tes mains, ou plutôt, sur tes épaules.

Au cas où,

NOTE À L’ATTENTION DE L’AGENT EN TRAIN D’INSPECTER CET ENVOI :

Cher Monsieur,

Ne perdez pas votre temps avec ma petite personne et allez plutôt boire un bourbon avec vos copains ou faire l’amour à votre femme.

Il n’y a rien ici qui mérite que vous vous y attardiez, seulement un pull-over en laine vierge en provenance du cœur de la Šumadija (Serbie, République fédérative ­socialiste de Yougoslavie), produite par des paysannes farouchement anti-communistes et tricoté de mes mains expertes (mes coordonnées complètes figurent au dos du colis).

Je jure sur l’honneur qu’à part un sens de l’humour passablement lourdaud, ce cadeau ne véhicule aucun message politique subliminal. Même si c’était le cas, Samuel J., destinataire dudit cadeau, est le plus ardent défenseur des valeurs de votre pays et ne saurait être retourné ni amené à le trahir d’aucune manière. Pas que j’eusse essayé, non, cette idée ne m’a même pas effleuré l’esprit, car voyez-vous, nos dissensions d’opinion sont justement ce qui rend mon amitié avec Samuel J. aussi précieuse et notre correspondance si amusante.

Si toutefois il y avait un message glissé entre les lignes (ou entre les mailles, ha ! ha! Ha!), celui-ci serait que le sens de l’humour n’est point incompatible avec le socialisme.

En vous souhaitant une vie formidable, à vous et à vos proches,

Milena Dj.

Je me suis longuement interrogée sur ce que je pourrais t’envoyer pour te remercier des merveilles que tu as fait pleuvoir sur moi. Même si tu as insisté sur le fait que tu n’attendais rien en retour et que tu ne voulais surtout pas que je me sente redevable de quoi que ce soit, je tenais à te faire savoir à quel point ton geste m’avait touchée.

Mais qu’offrir à quelqu’un qui semble tout avoir déjà, et qui vit dans un pays où, apparemment, il a accès à tout ce qu’il pourrait imaginer ? Livres ou magazines étaient éliminés d’office, à moins que tu n’aies maîtrisé le serbo-croate en cachette et en un temps record ? Quant aux disques que je trouve ici, ils sont pour une bonne partie des rééditions d’enregistrements faits aux États-Unis.

On m’a suggéré de te composer un panier garni avec des spécialités de bouche et des alcools locaux, mais si le colis était retenu au milieu de l’Atlantique plusieurs ­semaines durant, je craignais que tu ne sois bon pour une intoxication alimentaire, ce qui, en termes de remerciements, ne me semblait pas très approprié.

Svetlana voulait à tout prix que je pose nue pour notre ami peintre (celui qui a fait le joli dessin de mon studio). Elle imaginait une toile me représentant alanguie sur mon canapé, en train de caresser Jean-Paul, placé stratégiquement pour éviter que le tableau ne soit trop olé, mais :

— il n’y a aucun moyen de convaincre Jean-Paul de rester en place plus de cinq minutes ;

— poser nue en décembre à Belgrade dans un appartement avec des fenêtres datant d’avant-guerre présente un risque certain pour ma santé pulmonaire ;

— notre ami ayant un immense talent, la valeur de l’œuvre pourrait faire croire aux agents du contre-espionnage américain que tu n’es peut-être pas un citoyen si loyal que ça.

Il me fallait donc trouver quelque chose d’original, de non périssable, possédant à la fois une forte valeur sentimentale et une faible valeur matérielle. C’est en suivant ce raisonnement que j’ai eu l’illumination : j’allais te tricoter un chandail !

Si le résultat laisse à désirer, malgré les longues heures que j’y ai passé et les conseils experts de ma mère et de toutes mes tantes (bon, j’avoue, j’ai eu de l’aide pour monter les manches ; après avoir défait et refait trois fois sans que ça tombe comme il faudrait, j’ai laissé ma mère se charger de cette partie), sache que j’y ai mis beaucoup de cœur.

Sens-toi libre également de ne jamais le porter. Je l’ai mis deux minutes et j’ai cru devenir folle tellement la laine vierge gratte. Vive le polyester capitaliste !

Ah oui ! j’allais oublier. Ma mère et toutes mes tantes te passent un message extrêmement important. Si jamais tu étais suffisamment sentimental pour porter cette horreur et que tu te retrouvais obligé de laver le pull-over, surtout ne le met pas à la machine, car il serait foutu. Il faut le laver à la main, dans une bassine d’eau froide, avec du shampoing, et le laisser ensuite sécher à plat sur une serviette. (En écrivant ceci, je me rends compte que c’est un cadeau empoisonné, sorry !) Et s’il est sale mais ne présente aucune tache, il suffit de l’aérer puis de le mettre quelques jours dans un sac en plastique dans ton congélateur, mes tantes m’assurent que le froid désinfecte parfaitement !

Je n’arrive pas à croire que je viens d’écrire plusieurs pages pour parler d’un tricot moche. Il faut vraiment n’avoir rien à raconter !

Il est vrai que c’est un peu la routine.

J’assiste aux répétitions au théâtre. Je remplace la souffleuse partie en congé maternité. L’acteur qui joue Stanley est très, très, très loin du sex-appeal félin de Brando, il est moustachu et sent l’oignon après la pause déjeuner, ce qui nous plonge, Svetlana et moi, dans une hilarité difficile à contenir. Comme c’est moi qui ai revu la traduction, on ne cesse de me demander de réécrire la moitié des répliques parce que ce paysan n’arrive pas à dire correctement son texte. Heureusement, l’actrice qui joue Blanche est merveilleuse.

Je fais également des piges à la télé. Ce n’est pas follement créatif non plus, mais au moins j’apprends beaucoup sur l’écriture des feuilletons. Je file des coups de main sur celui qui a commencé l’année dernière – ça s’intitule Le théâtre à la maison –, c’est mieux que ce que le titre laisse présager et la série a un tel succès qu’il faut aller très vite pour pondre de nouveaux épisodes. Je ne suis pas créditée en tant que scénariste, ce qui m’embête forcément, mais au moins dans les couloirs on commence à savoir qui je suis et personne ne pourra dire plus tard que j’ai été pistonnée lorsque je finirai par obtenir un contrat permanent. (Il semblerait que ce soit pour bientôt, touchons du bois.)

Comme je passe mon temps à cavaler du théâtre à la RTS, inutile de préciser que je n’écris pas du tout « pour moi ». Ce qui me désole, comme tu peux l’imaginer. Mais c’est un renoncement temporaire qui me permettra d’avoir une meilleure situation par la suite, alors je tiens bon.

J’espère que tu as passé des fêtes agréables. Ici nous nous préparons pour la dernière de la série, Noël orthodoxe, qui tombe demain soir. À ce stade du marathon festif, nous avons tous pris au moins cinq kilos, et je ne rentre plus dans mes blue-jeans parisiens.

Je t’embrasse.

M.

P.S. : Peter m’a enfin écrit pour me dire qu’il sera à Athènes début février. Il fait un reportage sur la dictature des colonels pour son journal, mais tu dois être au courant de tout cela. C’est à 1 000 kilomètres de Belgrade et Svetlana pourrait me prêter sa voiture. Je ne suis pas sûre d’être capable de conduire autant tout seule pour faire l’aller-retour le temps d’un week-end, mais si je trouve quelqu’un pour m’y accompagner, j’ai promis à Peter que j’essayerais de l’y retrouver. Si j’y parviens, nous lèverons nos verres d’ouzo à ta santé dans le port du Pirée.

Belgrade, April 2nd 1973.
Dearest Sam,

Me voilà tournant autour de cette lettre depuis des semaines, ne sachant par où la prendre, puisque tu attends une vraie réponse de ma part et que tu m’exhortes à « être sérieuse pour une fois ».

Toute cette histoire est soudainement devenue si compliquée, je ne sais pas quoi en penser, à vrai dire. J’ai l’impression d’être en proie à une tornade d’émotions contradictoires et de ne pas me retrouver dans mes propres sentiments.

Je suis également très confuse face à tes questions, à propos de Peter notamment. Il s’agit de ton ami d’enfance, et même s’il voyage beaucoup et qu’il n’est pas le plus régulier des correspondants, vous vous voyez quand même assez fréquemment. Je suis surprise que vous n’en ayez pas parlé entre vous, et que tu ne sois pas déjà au courant de tous les détails. Mais sans doute que les hommes n’échangent pas avec la même franchise que les femmes ont l’habitude de le faire, qu’il y a des codes – y compris culturels – qui m’échappent, et tu dois avoir tes raisons pour m’interroger, moi, au lieu de ton meilleur ami.

Je vais tenter de reprendre les choses posément, depuis le début, sans être certaine d’y parvenir puisque, comme je te le disais plus haut, je suis très perturbée par ce soudain retournement dramatique.

Lorsque nous nous sommes rencontrés l’année dernière à Paris, tout était léger et pétillant et joyeux. Nous flottions tous les trois sur de petits nuages. Paris dont nous avions tellement rêvé en tant qu’aspirants écrivains ayant lu trop de Hemingway et de Fitzgerald. Ce cadre romanesque, cinématographique, et puis le manque de sommeil, et certainement le vin qui coulait à flots, tout cela faisait que nous étions sur une espèce de high, défoncés à la joie d’être en vie encore plus qu’à l’herbe que Peter dénichait Dieu sait où. Mais surtout, la manière dont nous nous sommes ­retrouvés tous les trois a été si belle dès les premiers instants ! Tu te souviens comment nous trinquions en nous disant que nous savions déjà que ce que nous étions en train de vivre, cette rencontre, était de celles qui marquent une vie ? Même si tu sais tout cela, il me semble important de te raconter comment moi j’ai vécu les choses, car je crois que la manière dont ça s’est déroulé par la suite y est fortement liée.

Tu es bien placé pour savoir que j’ai passé cette première nuit avec Peter, vu que tu nous as accompagnés jusqu’à mon hôtel. La nuit suivante Peter a disparu, sans doute avec cette Italienne fatale que nous avions rencontrée à La Rotonde, et c’est toi qui m’a tenu compagnie jusqu’au petit matin. Nous avons quadrillé Paris en parlant et un vrai lien s’est tissé entre toi et moi cette nuit-là. Il ne s’agissait pas seulement de mettre du baume sur mon amour propre froissé par l’infidélité de mon amant d’une nuit, c’était bien plus profond que ça. Et si deux jours plus tard je t’ai invité dans ma chambre pour rendre jaloux Peter (qui, lui, a paru plutôt se réjouir du tour pris par les événements), ce n’était certainement pas l’unique raison.

Depuis ces prémices probablement, j’étais déjà tiraillée entre la liberté, la joie, l’insouciance qui se dégageaient de lui et ton côté rassurant. À mes yeux, Peter était l’aventurier fougueux et passionnant, mais sur lequel on ne pouvait compter, et toi, tu étais exactement ce que tu t’efforces d’être, the good guy, Gary Cooper dans High Noon, droit dans tes bottes, fiable en toutes circonstances.

Nous étions à Paris, dans le scintillement de ces nuits d’été, au milieu de tous ces gens venant du monde entier que nous rencontrions, dans nos conversations passionnantes, nos fous rires, nos rêves de voyages et de gloire littéraire. Nous n’avions que quelques jours, quelques nuits, et tacitement nous avons tous les trois décidé que nous ne laisserions aucune considération petite-bourgeoise, aucun orgueil mal placé, nous gâcher ces moments. Tacitement nous avons décidé que ce petit tango à trois serait notre aventure, notre Jules et Jim, que nous allions nous y abandonner pour fabriquer ensemble de quoi rêvasser pendant les nuits d’hiver futures et nourrir nos proses.

Une fois que nous sommes tous revenus dans nos « vraies vies », tu as commencé à m’écrire, avec la régularité qui semble être la tienne en toute chose, et je me suis surprise à guetter le facteur. Si mon cœur bondissait également lorsqu’une carte de Peter arrivait, il ne m’y disait pas grand-chose. Je ne t’ai d’ailleurs jamais caché que nous étions en contact et c’est moi, apparemment, qui t’ai appris que nous avions prévu de nous retrouver à Athènes.

Ça me contrarie beaucoup de lire que « j’ai couru 1 000 kilomètres pour me jeter dans ses bras ». J’ai dû ­relire cette phrase plusieurs fois tellement ce genre de ­remarques ne te ressemble pas. Au risque de paraître prétentieuse, crois-tu vraiment que j’aie besoin de courir après un homme ou de me jeter dans les bras de qui que ce soit ? Et puis, quand bien même ce serait le cas, je n’aurais de comptes à rendre à personne. J’ai bien évidemment sauté sur l’occasion de le revoir puisqu’il était si près, mais Sam, j’aurais fait la même chose si ça avait été toi à sa place, ou n’importe quel autre ami que je n’ai pas l’occasion de voir aussi souvent que je le souhaiterais.

D’après ce que je comprends, Peter a été évasif sur notre temps à Athènes. Je ne pense pas que c’était pour te ­cacher quoi que ce soit ; il devait avoir ses raisons et tu le connais mieux que moi. Il y est venu pour un reportage assez général, sans se douter que pile à ce moment commencerait l’occupation de la faculté de Polytechnique par les étudiants. Cette occupation est toujours en cours, les rangs des opposants grossissent, et s’ils tiennent, s’ils ne se font pas tous emprisonner ou assassiner, ça pourrait bien finir par sonner le glas du régime des colonels. Mais je m’égare, ce n’est pas du tout ce que je cherche à t’expliquer…

L’occupation venait donc de commencer, et forcément, Peter a décidé de suivre cette piste. Comme j’étais là, je l’ai accompagné. Ce qui se déroulait sous nos yeux était passionnant, et c’était également la seule manière de partager quand même des moments avec lui. Nous avons passé la majeure partie de mes ­quarante-huit heures athéniennes dans un amphithéâtre plein à craquer à écouter de jeunes Grecs débattre (en grec) de lutte contre la dictature et du rôle des États-Unis dans la situation terrible du pays. Il n’y a eu ni soirées en amoureux dans les tavernes à touristes ni visites romantiques, même si je ne vois pas très bien ce que ça aurait changé. L’Acropole, nous ne l’avons vue que de loin (et elle est aussi impressionnante que je l’imaginais).

De ce qui a eu lieu sur le plan personnel entre ­Peter et moi à Athènes, de ce que nous nous sommes dit, je ne te raconterai rien. Si tu souhaites en connaître les détails, c’est ton meilleur ami qu’il te faudra interroger, pas moi. Si je peux me permettre d’être franche, je trouve que ça ne te regarde pas, comme ne regarde nullement ­Peter ce que toi et moi échangeons dans notre correspondance. D’ailleurs, il ne m’a posé aucune question à ce propos. Ce que je peux te dire en revanche, c’est que ces quarante-huit heures passées avec Peter à Athènes n’interfèrent en rien dans notre relation, épistolaire ou autre. Elles ne sont qu’une sorte de post-scriptum à ce que nous avons vécu à Paris, et qui sait, l’avenir nous le dira, elles en sont peut-être l’épilogue.

Je suis étonnée, je dirais même que je suis sonnée, par l’intensité de tes sentiments. Je m’attendais à tout sauf à une déclaration d’amour aussi enflammée de ta part. Je ne comprends pas trop d’où ça vient et j’aurais tendance à penser que c’est ta fertile imagination d’écrivain qui te fait croire qu’il s’agit là d’un grand amour. Je t’avoue que n’ai jamais réellement cru au coup de foudre, ces histoires m’ont toujours semblé n’appartenir qu’à la fiction. Je me dois d’être honnête avec toi et de te ­répondre que si mon attachement n’est pas à la hauteur du tien – à ce point dans le temps du moins, car de l’avenir je ne peux présumer –, ce que tu m’écris me bouleverse et m’interroge énormément.

Je ne sais pas quoi te répondre d’autre que : je ne sais pas. Je ne sais pas si, au fil des mois et des lettres, je finirai par réaliser que je ressens la même chose pour toi. Je ne sais pas si l’occasion de revoir Peter se représentera de sitôt et si, à cet instant, j’aurai envie de le revoir. Je ne sais pas. Je suis désolée, Sam, mais c’est tout ce que je peux te dire pour le moment, car je suis confuse et tiraillée. J’imagine que tu souhaiterais une réponse plus tranchée, plus certaine, une réponse que malheureusement, à ce jour, je ne suis pas en mesure de te donner.

Ce dont je suis cependant sûre est que je tiens énormément à toi, à nos lettres, à notre lien. Ça me briserait le cœur de te perdre. Sur ce point, je n’ai pas l’ombre d’un doute. Oui, j’ai beaucoup d’amour pour toi. Cet amour n’a peut-être pas la forme ni l’intensité que tu aurais souhaitée, mais c’est de l’amour, sois-en assuré.

Sommes-nous vraiment obligés de trancher, de ­décider de quoi que ce soit, là tout de suite, après quelques nuits parisiennes et quelques mois de correspondance ? Ne pourrions-nous pas juste continuer à nous écrire, ­apprendre à nous connaître par ce biais, en attendant de trouver une nouvelle occasion de passer quelques jours ensemble ? Il me semblerait fou de prendre une décision définitive sans nous être revus.

Ne doute jamais de mon attachement, je t’en ­supplie.

Je guetterai le facteur encore plus anxieusement dans les semaines qui viennent.

With all my affection,

M.

P.S. : Je ne peux pas croire que tu portes vraiment mon affreux pull-over ! Je te soupçonne de ne l’avoir mis que pour la photo. Mais je trouve que la couleur te va ­merveilleusement. »

Extrait
« L’amour de ma vie, c’est ce que je suis en train de faire. C’est l’écriture. Tout le reste que j’ai vécu et qui me reste à vivre n’est là que pour alimenter l’écriture. » p. 93

À propos de l’auteur
RISTIC_Sonia_©Christophe_PeanSonia Ristić © Photo Christophe Pean

Née en 1972 à Belgrade, Sonia Ristić a grandi entre l’ex-Yougoslavie et l’Afrique et vit à Paris depuis 1991. Après des études de lettres et de théâtre, elle a travaillé comme comédienne, assistante à la mise en scène et avec plusieurs ONG. Dans les années 2000, elle a fait partie du collectif du Théâtre de Verre avant de monter sa compagnie. Elle a beaucoup écrit pour le théâtre et est déjà l’auteure de quatre romans publiés chez Intervalles: La Belle Affaire (2015), Des fleurs dans le vent (Prix Hors concours 2018), Saisons en friche (2020) et Triptyque en ré mineur (2022).

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Quand tu écouteras cette chanson

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En lice pour le Prix Le Monde 2022

En deux mots
Le 18 août 2021, Lola Lafon s’installe dans l’Annexe, la partie du musée Anne Frank où a vécu clandestinement la famille et où Anne a écrit son journal. Durant cette nuit particulière, elle va croiser Anne et sa sœur Margot, mais aussi ses ancêtres disparus, Ceausescu et un jeune cambodgien.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Plaidoyer contre toutes les dictatures

Pour sa contribution à la collection «Ma nuit au musée» Lola Lafon a choisi de passer une nuit en août 2021 dans l’Annexe du musée Anne-Frank, à Amsterdam. Elle y a trouvé bien plus que les traces de la jeune fille.

Avec ce récit poignant, Lola Lafon donne une nouvelle direction à la collection imaginée par Alina Gurdiel. Délaissant les beaux-arts, elle va passer sa «nuit au musée» dans l’Annexe du musée Anne-Frank à Amsterdam. Et ce n’est pas sans une certaine appréhension qu’elle prend place dans ce lieu si chargé d’histoire, de symboles, de silences. On lui a accordé l’autorisation de passer la nuit dans ces murs à condition qu’elle respecte de strictes consignes. Et quand elle sort sa thermos de son sac, elle a déjà mauvaise conscience. Toutefois, le personnel de sécurité, renseigné par les caméras de surveillance, sera indulgent et sans doute un peu désorienté par tous ces va-et-vient dans la cage d’escalier. Car il faut d’abord s’habituer à l’espace, sentir physiquement ce qu’a pu être cette vie recluse dans ce réduit où un petit coin de fenêtre non opacifié permettait d’entrapercevoir le ciel.
Lola Lafon nous rappelle le quotidien de la famille Frank après qu’Otto, le père, ait choisi de se cacher avec sa famille plutôt que de tenter une fuite déjà très risquée. Avec le soutien de ses employés, qui se chargeaient de l’intendance, il espérait pouvoir ainsi assurer la survie des siens. Il sera le seul survivant à revenir des camps, alors même que ses filles le croyaient mort. Margot précédent de quelques jours sa cadette dans ce funeste destin. Ce livre nous permet du reste de mieux connaître l’aînée de la fratrie qui a sans doute aussi tenu un journal dont on a perdu toute trace. C’est après sa convocation devant les autorités en juillet 1942 que la décision a été prise de mettre le plan à exécution, car tout le monde savait le sort qui était réservé aux juifs raflés.
C’est du reste ce qui rapproche les Frank de la famille de Lola Lafon, «un récit troué de silences». Après avoir rappelé que leurs «arbres généalogiques ont été arrachés, brûlés, calcinés», elle explique qu’elles «sont en lambeaux, ces lignées hantées de trop de disparus, dont on ne sait même pas comment ils ont péri. Gazés, brûlés ou jetés, nus, dans un charnier, privés à jamais de sépulture. On ne pourra pas leur rendre hommage. On ne pourra pas clore ce chapitre.» Avant de conclure qu’il «y a ces pays où plus jamais on ne reviendra.»
Voici donc la Anne qui s’installe dans l’Annexe. Après s’être vêtue de plusieurs couches de vêtements, elle «choisit d’emporter ce cahier recouvert d’un tissage rouge et blanc à carreaux et orné d’un petit cadenas argenté, offert par son père» et qui sera soigneusement conservé avant d’être remis à Otto avec toutes les autres feuilles éparses qui avaient pu être rassemblées et qui permettront au survivant de proposer une première version du journal.

Journal_Anne_Frank
Après avoir retracé les péripéties des différentes éditions et traductions, la romancière nous rappelle qu’aucune «édition, dans aucun pays, ne fait mention du travail de réécriture d’Anne Frank elle-même. Le Journal est présenté comme l’œuvre spontanée d’une adolescente.» En comparant les versions, on se rend cependant très vite compte du travail d’écriture et de la volonté littéraire affichée.
Mais il y a bien pire encore que cet oubli. Aux États-Unis, on travaille à une adaptation cinématographique «optimiste», on envisage même une comédie musicale, achevant ainsi la déconstruction de l’œuvre.
La seconde partie du livre, la plus intime et la plus personnelle, se fait une fois que la visiteuse à franchi le seuil du réduit où Anne écrivait. Il est plus de deux heures du matin. Si l’émotion est forte pour Lola, c’est qu’elle peut communier avec Anne, car elle sait ce que c’est de vivre sous une dictature. Alors émergent les souvenirs pour l’autrice de La Petite Communiste qui ne souriait jamais. Alors reviennent en mémoire les mots échangés avec Ida Goldmann, sa grand-mère maternelle, la vie en famille dans le Bucarest de Ceausescu et la rencontre avec un Charles Chea, un fils de diplomate qui doit retourner au Cambodge après la prise de pouvoir des khmers rouges et avec lequel elle entretiendra une brève correspondance. C’est cette autre victime d’un système qui broie les individus qui va donner le titre à ce livre bouleversant. Et en faire, au-delà de ce poignant récit, un plaidoyer contre toutes les dictatures. Que Lola Lafon se devait d’écrire, car comme elle l’a avoué au magazine Transfuge «Je crois qu’on finit toujours par écrire ce qu’on ne veut pas écrire – et c’est peut-être même la seule raison pour laquelle on écrit.»

Signalons que Lola Lafon sera l’invitée d’Augustin Trapenard pour sa première «Grande Librairie» ce mercredi 7 septembre à 21h sur France 5 aux côtés de Virginie Despentes (Cher connard, éd. Grasset), Laurent Gaudé (Chien 51, éd. Actes Sud) et Blandine Rinkel (Vers la violence, éd. Fayard).

Quand tu écouteras cette chanson
Lola Lafon
Éditions Stock
Coll. Ma nuit au musée
Récit
180 p., 19,50 €
EAN 9782234092471
Paru le 17/08/2022

Où?
Le récit est situé aux Pays-Bas, principalement à Amsterdam.

Quand?
La nuit au musée s’est déroulée le 18 août 2021.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Le 18 août 2021, j’ai passé la nuit au Musée Anne Frank, dans l’Annexe. Anne Frank, que tout le monde connaît tellement qu’il n’en sait pas grand-chose. Comment l’appeler, son célèbre journal, que tous les écoliers ont lu et dont aucun adulte ne se souvient vraiment.
Est-ce un témoignage, un testament, une œuvre ?
Celle d’une jeune fille, qui n’aura pour tout voyage qu’un escalier à monter et à descendre, moins d’une quarantaine de mètres carrés à arpenter, sept cent soixante jours durant. La nuit, je l’imaginais semblable à un recueillement, à un silence. J’imaginais la nuit propice à accueillir l’absence d’Anne Frank. Mais je me suis trompée. La nuit s’est habitée, éclairée de reflets ; au cœur de l’Annexe, une urgence se tenait tapie encore, à retrouver.» L. L.

Les critiques
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Lecteurs.com
Madame Figaro (Minh Tran Huy)
Les Échos (Philippe Chevilley)
Toute la culture (Yaël Hirsch)
Unidivers (Albert Bensoussan)
Blog alluvions


Lola Lafon présente son ouvrage Quand tu écouteras cette chanson © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« C’est elle. Une silhouette, à la fenêtre, surgie de l’ombre, une gamine. Elle se penche, la main posée sur la rambarde, attirée sans doute par un bruissement de rires, dans la rue : celui d’un élégant cortège de robes satinées et de costumes gris.
Elle se retourne, semble héler quelqu’un : c’est un mariage, viens, viens voir. Elle insiste, d’un geste de la main, impatiente, elle appelle encore, qu’on la rejoigne, vite. C’est si beau, ce chatoiement d’étoffes, ce lustre des chignons. C’est elle, au deuxième étage d’un immeuble banal, une petite silhouette qui rentre dans l’histoire, au hasard d’un mouvement de caméra.
Elle est vivante, elle trépigne, celle qu’on ne connaît que figée, sur des photos en noir et blanc. Elle a douze ans. Il lui en reste quatre à vivre.
Ce sont les uniques images animées d’Anne Frank. Des images muettes, celles d’un court film amateur tourné en 1941, sans doute par des proches des mariés. Sept secondes de vie, à peine une éclipse.

Comme elle est aimée, cette jeune fille juive qui n’est plus. La seule jeune fille juive à être si follement aimée. Anne Frank, la sœur imaginaire de millions d’enfants qui, si elle avait survécu, aurait l’âge d’une grand-mère ; Anne Frank l’éternelle adolescente, qui aujourd’hui pourrait être ma fille, a-t-on pour toujours l’âge auquel on cesse de vivre.
Anne Frank, que le monde connaît tant qu’il n’en sait pas grand-chose. Une image, celle d’une pâle jeune fille aux cheveux sagement retenus d’une barrette, assise à son petit secrétaire, un stylo à la main. Un symbole, mais de quoi ? De l’adolescence ? De la Shoah ? De l’écriture ?
Comment l’appeler, son célèbre journal, que tous les écoliers ont lu et dont aucun adulte ne se souvient vraiment ? Est-ce un témoignage, un testament, une œuvre ? Celle d’une adolescente enfermée pour ne pas mourir, dont les mots ne tiennent pas en place.
Celle d’une jeune fille, qui n’aura pour tout voyage qu’un escalier à monter et à descendre, moins d’une quarantaine de mètres carrés à arpenter, sept cent soixante jours durant.

Anne Frank à laquelle sont dédiés des chansons, des poèmes et des romans, des requiems et des symphonies. Son visage est reproduit sur des timbres, des tasses et des posters, son portrait est tagué sur des murs et gravé sur des médailles. Son nom orne la façade de centaines d’écoles et de bibliothèques, il a été attribué à un astéroïde en 1995. Ses écrits ont été ajoutés au registre de la « Mémoire du monde » de l’Unesco en 2009, aux côtés de la Magna Carta.
Anne Frank qui, à l’été 2021, fait la une des actualités néerlandaises : à Amsterdam, des manifestants anti-pass sanitaire brandissent son portrait, ils scandent : « Liberté, liberté. »
Anne Frank vénérée et piétinée.

Le 18 août 2021, j’ai passé la nuit au Musée Anne Frank, dans l’Annexe.
Je suis venue en éprouver l’espace car on ne peut éprouver le temps. On ne peut pas se représenter la lourdeur des heures, l’épaisseur des semaines. Comment imaginer vingt-cinq mois de vie cachés à huit dans ces pièces exiguës ?
Alors, toute la nuit, j’irai d’une pièce à l’autre. J’irai de la chambre de ses parents à la salle de bains, du grenier à la petite salle commune, je compterai les pas dont Anne Frank disposait, si peu de pas.

Comment l’appeler ? Je dis Anne, mais cette fausse intimité me met mal à l’aise. Je ne peux pas dire Anne, quelque chose m’en empêche, qui, au cours de ma nuit, se matérialisera par l’impossibilité d’aller dans sa chambre. Alors je dis Anne Frank, comme on fait l’appel, comme on évoque l’ancienne élève brillante d’un collège fantomatique. Deux syllabes.
La nuit, je me la figurais semblable à un recueillement, à un silence. J’imaginais la nuit propice à accueillir l’absence d’Anne Frank, je me préparais à être au diapason du vide, à le recevoir.
Je me suis trompée. La nuit s’est habitée, éclairée de reflets ; au cœur de l’Annexe, une urgence se tenait tapie encore, à retrouver.
En ce mois de mai 2021, Amsterdam, comme Paris, est encore partiellement confinée. L’entretien avec le directeur du Musée, Ronald Leopold, aura lieu par écrans interposés. Cette conversation est déterminante ; lui seul peut m’accorder l’autorisation de passer une nuit dans l’Annexe. Nous discutons de choses et d’autres, une façon de faire connaissance. S’il se réjouit de l’écho que rencontre encore l’histoire d’Anne Frank, le directeur regrette que cette adoration pour la jeune fille fasse de l’ombre à son œuvre, celle d’une autrice prodige.
Certains viennent chaque année, depuis des décennies, se recueillir dans sa chambre. Ils laissent des lettres, des peluches, des chapelets, des bougies. Il n’est pas rare qu’une visiteuse du musée refuse de quitter l’Annexe, persuadée d’être la réincarnation de la jeune fille.
S’identifier à ce point laisse le directeur perplexe. L’appeler par son prénom, comme le font certains de ses collègues, l’embarrasse également.
Bien sûr, travailler journellement au Musée crée une proximité avec elle, mais Anne Frank n’est ni une parente, ni une amie.
À ce propos, il n’a nullement l’intention de me soumettre à un questionnaire, mais Leopold aimerait savoir : que représente la jeune fille pour moi ?
Je fais comme si mon projet était mû par quelque chose de rationnel. J’adopte un ton détaché, je parle de mon travail, des jeunes filles qui sont au cœur de mes romans : toutes se confrontent à l’espace qu’on leur autorise. Toutes, aussi, ont vu leurs propos réinterprétés, réécrits par des adultes.
J’improvise.
Je n’ose lui dire la vérité, craignant que Ronald Leopold me prenne pour une illuminée, obsédée par Anne Frank. Je ne peux lui expliquer que ce projet d’écriture est un désir que je ne comprends pas moi-même, il me poursuit depuis qu’il s’est matérialisé, il y a quelques semaines.
Une nuit d’avril, deux syllabes, que je prononce, peut-être, dans mon sommeil, surgissent de l’enfance. Anne. Frank.
Je n’ai pas pensé à elle les jours précédents, je n’ai rien lu à son sujet. Je me souviens à peine du Journal. Son nom s’impose à la nuit. Anne Frank est l’objet de mon éveil, le sujet que rien ne dissipe les jours suivants. Elle résonne avec quelque chose dont je n’ai pas encore conscience.
Je ne peux pas avouer au directeur que je ne sais pas ce qu’elle est pour moi, mais que je dois écrire ce récit.
Même au travers d’un écran, mon malaise doit être palpable. Ronald Leopold me rassure, nul besoin de lui répondre tout de suite. Le soir même, je lui envoie un mail. Il y a certainement des raisons « objectives » à mon envie de me lancer dans ce projet : comme à quantité d’enfants, mes parents m’ont offert le Journal, j’ai commencé à écrire pour faire comme elle. Ma mère a été cachée, enfant, pendant la guerre. Je suis juive. Mais je crois que tout ceci est sans importance, ou du moins, ça n’est pas suffisant pour expliquer ma volonté d’écrire ce texte. Je termine mon message d’une pirouette, en citant Marguerite Duras : « Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, avant d’écrire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. » La réponse ne tarde pas : Ronald Leopold me propose de rencontrer virtuellement une universitaire, aujourd’hui à la retraite.
Laureen Nussbaum est l’une des dernières personnes en vie à avoir bien connu les Frank, et c’est aussi une pionnière : elle étudie le Journal en tant qu’œuvre littéraire depuis les années 1990.
À l’écran, une dame élégante et vive me sourit : Laureen pressent ce que je brûle de savoir. Depuis plus de soixante ans, on lui pose cette même question : comment était-elle, enfant, celle que Laureen appelle encore sa « petite voisine » ?

« Anne était… bavarde. Tellement bavarde ! Elle détestait avoir tort. Les adultes la trouvaient pénible et adorable à la fois. J’avais quatorze ans. Anne, onze. Pour moi, c’était une gamine, la sœur de mon amie, Margot. Toutes deux étaient très gâtées par leur père. C’était un homme moderne, pour l’époque : il tenait à ce que ses filles soient éduquées, à ce qu’elles se fassent une opinion sur le monde. Elles n’en ont pas vu grand-chose… ».
Comme les Frank, les parents de Laureen doivent fuir l’Allemagne en 1933, après la victoire du Parti national-socialiste.
Ils émigrent aux Pays-Bas : le pays est resté neutre pendant la Première Guerre mondiale.
À Amsterdam, les deux familles se rencontrent dans le quartier de Merwedeplein, où sont logés de nombreux réfugiés d’Europe centrale.
« Au bout de quelques mois Margot, Anne et moi parlions couramment le néerlandais. Nous jouions indifféremment avec des enfants protestants, catholiques. Nous avions l’impression d’avoir trouvé un havre. »
Le 14 mai 1940, la Hollande capitule.
Les Frank tentent de gagner les États-Unis, mais l’administration américaine exige de trop nombreux documents, il sera impossible de les rassembler à temps. Les frontières se referment.

« Les mesures antijuives se sont mises en place, petit à petit. Nous refusions de nous laisser atteindre, il fallait garder la tête haute. Il nous était interdit d’emprunter les transports publics ou de posséder un vélo ? Nous irions à pied. Nous n’avions plus l’autorisation de nous rendre au cinéma, au concert ? Tant pis, nous jouerions de la musique à la maison. À l’été 1941, les directeurs de lycée ont dressé des listes des élèves « de sang juif ». En classe, on nous a obligées à nous asseoir à part. Peu de temps après, nous avons été exclues. Margot était dévastée, elle allait attendre ses anciennes camarades de classe à la sortie des cours, tant elles lui manquaient.
Les enfants juifs n’avaient plus le droit d’aller à l’école ? Qu’à cela ne tienne, il y avait de très bons professeurs juifs, nous ferions nos propres écoles.
Nous nous accrochions à n’importe quelle joie : Otto louait des films qu’il projetait à ses filles, Anne confectionnait des tickets qu’elle adressait à ses amies. Tout y était parfaitement imité : l’horaire de la séance, le siège réservé. »

Laureen rapproche sa chaise de son bureau, elle feuillette un livre – j’aperçois sur la couverture le profil d’Anne Frank –, elle ajuste ses lunettes, s’éclaircit la voix :
Samedi 20 juin 1942
Les juifs doivent porter l’étoile jaune ; les juifs doivent rendre leur vélo, les juifs n’ont pas le droit de prendre le tram ; les juifs n’ont pas le droit de circuler en autobus, ni même dans une voiture particulière ; les juifs ne peuvent faire leurs courses que de 3 à 5, sauf dans les magasins juifs portant un écriteau local juif ; les juifs ne peuvent aller que chez un coiffeur juif ; les juifs n’ont pas le droit de sortir dans la rue de 8 heures du soir à 6 heures du matin ; les juifs n’ont pas le droit de fréquenter les théâtres, les cinémas et autres lieux de divertissement ; les juifs n’ont pas le droit d’aller à la piscine, ou de jouer au tennis, au hockey ou à d’autres sports ; les juifs n’ont pas le droit de faire de l’aviron ; les juifs ne peuvent pratiquer aucune sorte de sport en public. Les juifs n’ont plus le droit de se tenir dans un jardin chez eux ou chez des amis après 8 heures du soir ; les juifs n’ont plus le droit d’entrer chez des chrétiens ; les juifs doivent fréquenter des écoles juives et ainsi de suite, voilà comment nous vivotons et il nous était interdit de faire ci ou faire ça. Jacque me dit toujours : « Je n’ose plus rien faire, j’ai peur que ça soit interdit ».

« Cette page de son Journal est la première à rendre compte d’autre chose que de son quotidien d’écolière… Je me souviens d’une autre interdiction, ajoute Laureen. Les juifs n’avaient plus le droit de posséder de pigeons. Les nazis pensaient à tout… L’étoile jaune est devenue obligatoire en janvier 1942. C’était une telle humiliation d’être signalés comme des pestiférés. Je n’osais plus sortir de chez moi. Il y avait des rafles, en plein cœur d’Amsterdam les nazis arrêtaient des juifs par centaines, ils les forçaient à s’agenouiller, à… faire des choses… avilissantes. On savait qu’ils les déportaient à Mauthausen. Toutes les familles craignaient de recevoir ce qu’on appelait une “convocation”. La Gestapo les envoyait aux jeunes juifs, entre seize et vingt ans. Ils avaient neuf jours pour se déclarer à la police. Margot et moi venions d’avoir seize ans. »

Le lundi 6 juillet 1942, Margot ne vient pas en cours. Inquiète, Laureen décide de se rendre chez son amie. La porte de l’appartement des Frank est entrouverte. Les pièces sont vides, les lits défaits.
La veille, un agent de la Gestapo a sonné chez les Frank, porteur de la redoutable convocation : Margot doit prendre quelques affaires et se présenter au convoi qui l’emmènera dans un « camp de travail ».
Si Laureen se souvient d’avoir été bouleversée, le départ des Frank ne l’a pas étonnée.
« Mister Frank disait de plus en plus fréquemment qu’il n’attendrait pas que la Gestapo vienne les chercher. Tout le monde pensait qu’ils s’étaient enfuis en Suisse. Jamais je n’aurais pu imaginer que Margot et Anne étaient si proches, dans la même ville que moi… ».

Extraits
« Plutôt que savoir, il faudrait dire que je connais cette histoire, qui est aussi celle de ma famille. Savoir impliquerait qu’on me l’ait racontée, transmise. Mais une histoire à laquelle il manque des paragraphes entiers ne peut être racontée. Et l’histoire que je connais est un récit troué de silences, dont la troisième génération après la Shoah, la mienne, a hérité.
Nos arbres généalogiques ont été arrachés, brûlés, calcinés. Le récit s’est interrompu.
Les mots se sont révélés impuissants, se sont éclipsés de ces familles-là, de ma famille. L’histoire qu’on ne dit pas tourne en rond, jamais ponctuée, jamais achevée.
Elles sont en lambeaux, ces lignées hantées de trop de disparus, dont on ne sait même pas comment ils ont péri. Gazés, brûlés ou jetés, nus, dans un charnier, privés à jamais de sépulture. On ne pourra pas leur rendre hommage. On ne pourra pas clore ce chapitre.
Dans ces familles, on conjuguera tout au «plus jamais» : il y a ces pays où plus jamais on ne reviendra. » p. 42-43

« elle choisit d’emporter ce cahier recouvert d’un tissage rouge et blanc à carreaux et orné d’un petit cadenas argenté, offert par son père, dans lequel elle écrit : Ça m’a fait un choc terrible, une convocation pour Margot, tout le monde sait ce que ça veut dire, les camps de concentration et les cellules d’isolement me viennent déjà à l’esprit.
Le dimanche 6 juillet 1942, à 7 h 30, une fille de treize ans traverse la ville grisée de pluie. Une hors-la-loi, en fuite, au cœur frappé d’une étoile jaune, son corps frêle engoncé sous des couches de vêtements, assez pour tenir un automne, un hiver et combien de saisons de plus. » p. 72-73

« En 1947, une petite maison d’édition néerlandaise s’engage à publier le journal, sous condition qu’Otto Frank coupe les passages dans lesquels la jeune fille évoque sa sexualité et ses règles sans équivoque.
Les éditeurs allemands, eux, choisissent de les réintégrer mais exigent la suppression des «paragraphes négatifs» mentionnant l’antisémitisme nazi: de telles pages pourraient «offenser» les lecteurs.
Aucune édition, dans aucun pays, ne fait mention du travail de réécriture d’Anne Frank elle-même. Le Journal est présenté comme l’œuvre spontanée d’une adolescente. » p. 106

« À qui appartient Anne Frank ? À son père, qui admit, à la lecture du Journal, qu’il ne connaissait pas vraiment sa fille ? À Levin, submergé par le désir de faire entendre la voix de la jeune fille au point de parler plus fort qu’elle ? Aux producteurs de la pièce de théâtre, qui remplacèrent sa voix par une autre, moins « triste » et plus « universelle », récompensée par un prix Pulitzer ?
En 1958, c’est au tour du cinéma de s’emparer d’elle. Une jeune mannequin inconnue de vingt ans aux faux airs d’Audrey Hepburn interprétera Anne. Millie Perkins n’a jamais joué la comédie. Interviewée à Cannes, elle s’ébahit d’avoir été choisie, il y avait tout de même dix mille prétendantes. Avait-elle entendu parler d’Anne Frank avant ce casting ? Pas tellement, non, susurre-t-elle, en baissant joliment les yeux, ses faux cils frôlant sa joue. » p. 117

À propos de l’auteur

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© Corentin Fohlen/Divergence. Paris, France. 20 juin 2022. Portrait de l’ecrivaine Lola Lafon, dans son quartier du 18eme

Lola Lafon est l’autrice de six romans, tous traduits dans de nombreuses langues, dont La Petite Communiste qui ne souriait jamais (Actes Sud, 2014), récompensé par une dizaine de prix, et Chavirer (Actes Sud, 2020) qui a reçu le prix Landerneau, le prix France-Culture Télérama ainsi que le choix Goncourt de la Suisse.

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Le plus beau lundi de ma vie tomba un mardi

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En deux mots
À 10 ans Noah décide qu’il sera président des États-Unis et part recueillir des signatures. L’un des premiers signataires est un vieil homme, séduit par le culot du garçon. Deux vies qui réservent bien des surprises

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Noah et la shoah

Camille Andrea nous régale à nouveau avec ce roman qui met aux prises un garçon de dix ans qui se rêve président et un rescapé de la Seconde guerre mondiale. L’auteur du sourire contagieux des croissants au beurre signe un conte plein de vitalité.

Pour réussir sa vie, il faut faire preuve d’ambition et d’une volonté de fer. C’est ce que ce dit Noah, 10 ans. Le garçon de Nashville décide de faire du porte à porte pour rassembler un millier de signatures. Quand il sonne à la porte de Jacob Stern, le vieil homme est séduit par le culot du petit métisse qui a déjà rodé son discours, qui commence par dire merci. Une entame qui intrigue le septuagénaire qui décide pourtant de ne pas signer d’emblée de peur de ne pas revoir cet esprit vif qui vient meubler sa solitude.

Au fil de leurs échanges on va en apprendre un peu plus sur leurs vies respectives. Noah a perdu sa mère et doit aider son père qui tient une pizzeria. Le veuf est aigri, sévère et ne fait guère preuve d’affection envers son fils. Il entend être respecté et entend mettre fin aux rencontres avec ce vieux pervers. À tout prendre, il le préfère encore lorsqu’il se plonge dans ses volumes d’encyclopédie.
C’est d’ailleurs à l’aide de ses livres qu’il va en savoir davantage sur cette Shoah dont Jacob Stern a été l’une des victimes. Un passé que la maladie d’Alzheimer va peu à peu effacer et qui est consigné dans cinq cahiers «à brûler après ma mort sans les lire». Car au fil du récit, on va découvrir que le monde n’est pas manichéen, mais paré de nombreuses nuances, que derrière une vérité peuvent se terrer bien des mensonges. Alors, si Noah doit ne retenir qu’une chose de ses visites chez le vieil homme, c’est la complexité du monde, c’est la difficulté à décider en conscience.
Camille Andrea, dont on rappellera qu’il s’agit d’un auteur reconnu publiant sous pseudonyme, joue avec beaucoup d’à-propos ce jeu des masques dans ce conte qui mêle humour et gravité. D’une plume légère, il nous entraîne dans un monde du faux semblant et de la duplicité. Mais la vertu première de ce roman qui se lit avec gourmandise, c’est la belle démonstration qu’il nous propose: ne jugez pas avant d’avoir en main toutes les pièces du dossier.

Le plus beau lundi de ma vie tomba un mardi
Camille Andrea
Éditions Plon
Roman
224 p., 18 €
EAN 9782259312011
Paru le 19/05/2022

Où?
Le roman est situé aux Etats-Unis, principalement à Nashville. On y évoque aussi Washington et l’Allemagne, notamment Auschwitz.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’à la seconde guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
Noah, 10 ans, entra dans la vie de Jacob avec la force d’une tempête. Une rencontre qui changera tout et qui donnera la plus improbable des amitiés.
Une étude des plus sérieuses a démontré que l’on se fait une idée des gens en quatre secondes et cinquante centièmes. Quatre secondes et cinquante centièmes. C’est le temps que Noah, enfant métisse de 10 ans, a pour convaincre chaque personne du voisinage qu’il sera le prochain président des Etats-Unis. C’est peu, quatre secondes et cinquante centièmes, mais ce fut suffisant pour Jacob Stern, vieil homme de confession juive de soixante-quinze ans.
Noah venait d’entrer dans la vie de Jacob avec la force d’une tempête, l’abreuvant de jolis mots et de belles espérances. Une rencontre entre deux générations, deux visions du monde et de l’avenir. Un vieil homme qui a perdu goût à la vie et en proie au vide destructeur, et un enfant ambitieux, lumineux, au discours d’un politicien de cinquante ans. Ils n’ont en commun que les souvenirs qu’ils ont créés ensemble autour de donuts au chocolat et de grands verres de lait. Souvenirs que Jacob oubliera un jour et que Noah ressassera toujours.
Une rencontre qui changera tout et rien. Elle ne ralentira pas la perte de mémoire de Jacob, elle ne rendra pas forcément Noah président. Mais elle leur fera réaliser que rien n’est écrit. Et qu’il suffit de le comprendre assez tôt pour ne pas subir sa vie, mais au contraire la construire.
Un roman qui nous montre qu’on ne peut réellement connaître un homme sans avoir entendu chaque versant de son histoire. Les gens ne sont pas toujours ce que l’on croit. Le monde n’est ni noir ni blanc, il est teinté de nuances et de choix difficiles. Jacob le sait que trop bien, Noah le saura bientôt.
Un livre d’une humanité bouleversante sur la fragilité de la mémoire et de l’âme humaine.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« J’ai appris très tard que mon nom de famille était le nom d’un village du cœur de l’Italie dans lequel s’était réfugié un grand nombre de juifs. Persécutés, nombre d’entre eux durent se convertir au catholicisme pour ne pas être tués. On baptisa ces premiers avec le nom de l’endroit où ils habitaient. Voilà comment mes ancêtres s’appelèrent Andrea. Cette histoire familiale est, sans nul doute, à l’origine de ce roman.
Et bien que je ne me sente ni juif(ve) ni d’aucune autre religion, d’aucun peuple, bien que je ne me sente tout simplement qu’humain(e), d’une seule planète, la Terre, bien que ma culture soit multiple et s’inscrive dans tous ces mélanges qui m’ont engendré(e), je souhaitais dans le présent roman rendre un hommage à ce petit bout d’histoire qui est le mien, à cette petite goutte de sang qui court dans mes veines comme dans celles de millions de juifs dans le monde.
Je souhaitais également aborder des questions plus philosophiques. Peut-on changer ? Peut-on punir un vieil homme pour quelque chose qu’il a fait dans sa jeunesse ? Cela a-t-il une quelconque utilité ? Je ne juge pas, je m’interroge. Ce roman ne pourra y répondre, car je n’y ai moi-même pas trouvé de réponse. Peu importe, après tout. Le principal est de s’être posé la question, d’avoir vibré avec Noah, d’avoir tremblé en apprenant le terrible secret de Jacob.
Vous ne savez toujours pas qui se cache derrière le pseudonyme de Camille Andrea, et vous continuez cependant à lire mes histoires. Ce sont elles qui, derrière le masque, importent vraiment et sont les plus sincères.
Un nom ne sert à rien pour écrire un livre.
Seule une bonne histoire compte.
Je vous aime tant. Vous êtes ma raison de continuer à me lever le matin pour lier les mots sur le clavier d’un ordinateur, ma raison de rêver, de créer.
Pour tout cela, merci. Camille Andrea

Lundi
Je n’ai jamais bien compris pourquoi les gens n’aiment pas les lundis. Je n’ai jamais aimé les jugements gratuits non plus, faits à l’emporte-pièce. Les préjugés. On dit qu’il y a des jours qui valent moins que les autres, puis on dit qu’il y a des sous-hommes, des sous-races. On vilipende le lundi, et puis on finit par vilipender les gens. Qu’ont de moins les lundis, je vous le demande ? Molière disait, dans la bouche de son Dom Juan, que les débuts ont des charmes inexprimables. Or, le lundi est le début de la semaine. C’est le moment où tout est encore possible, où tout reste à faire. La jeunesse de la semaine, dirais-je si j’étais poète. Et la jeunesse, Dieu ce qu’on la regrette quand on arrive à l’hiver de notre vie, vous verrez ça, et bien plus tôt que vous ne le pensez. Lorsqu’il n’y a plus rien à regarder devant, qu’il ne nous reste plus qu’à regarder au-dessus de notre épaule, tous ces souvenirs, ces regrets laissés derrière. Quand on est au lundi de notre vie, tout est à venir. Au lundi de notre vie, tiens, voilà que je continue à faire de la poésie.
Quoi qu’il en soit. Les plus belles choses de ma vie se sont produites un lundi. Enfin, je crois, si la mémoire ne me fait pas défaut. Elle a tendance à s’effriter un peu dernièrement. Il serait peut-être temps que je vous raconte cette histoire, avant que je ne l’oublie.
L’histoire d’un lundi merveilleux. D’un lundi inoubliable.
L’histoire de ce plus beau lundi de ma vie qui, c’est un comble, tomba un mardi.

PREMIÈRE PARTIE
NOAH D’AMICO

Une porte
Août 1992
— Merci, dit Noah lorsque la gigantesque porte s’ouvrit devant lui, en employant le même mot qu’il avait prononcé lorsque la gigantesque porte de chacune des cinq maisons de l’allée auxquelles il avait frappé auparavant s’était ouverte.
Telle était la stratégie qu’il avait mise au point après avoir passé la journée précédente à se prendre des portes en bois, en métal, blindées, en verre, en grillage de cage à poules, de toutes sortes, en pleine figure à peine son « bonjour » prononcé. C’était une évidence, de par son âge, on le prenait pour un élève d’une école du coin et on s’attendait à ce qu’il sorte de derrière son dos un calendrier deux fois plus grand que lui ou un paquet de coupons de tombola multicolores, pour pouvoir payer à sa classe un voyage de fin d’année en Californie ou en Floride, et aller voir les dauphins, animaux que l’on apercevait rarement dans le coin, en plein cœur du Tennessee.
Enfin, cela, c’était dans le meilleur des cas. Car le petit garçon était noir, et dans ce quartier résidentiel, les gens n’avaient pas l’habitude de voir des petits garçons noirs sonner à leur porte. Et dans ce quartier, les gens n’étaient pas curieux de savoir si ce petit garçon noir sortirait de derrière son dos un calendrier deux fois plus grand que lui, des coupons de tombola ou un pistolet automatique pour les braquer. Dans ce quartier, on ne semblait guère aimer les tombolas, ni les calendriers, et encore moins les pistolets automatiques. Ou tout simplement les enfants qui se payaient des voyages de fin d’année en Californie ou en Floride avec l’argent d’une tombola à laquelle on ne gagnerait (si jamais l’on gagnait) qu’une brosse à dents électrique, un porte-clefs ou deux verres gratuits de cet infect punch que la directrice de l’école aurait sûrement concocté pour l’occasion, dans la bassine où elle avait l’habitude de prendre des bains de pieds ou de tremper ses varices.
Une étude des plus sérieuses a démontré que l’on se fait une idée des gens en quatre secondes et cinquante centièmes. Celle que l’on se faisait de ce petit garçon, malgré son costume et sa cravate, malgré ses cheveux bien peignés en boule et ses airs de bonne famille, ne devait pas être des meilleures, car c’était à peu près le temps que les gens mettaient à lui claquer la porte au nez. Quatre secondes et cinquante centièmes. Noah avait compté dans sa tête. Même si les centièmes de seconde, ce n’était pas très pratique à compter dans une tête de petit garçon. Quatre secondes et cinquante centièmes, c’était juste le temps de faire un beau sourire, juste le temps que les muscles zygomatiques majeurs et mineurs s’activent, et puis les gens refermaient amicalement cette maudite porte en accompagnant le geste de formules diverses, polies, mais toujours humiliantes. « Désolé mon garçon, mais je n’ai pas de monnaie », « Cela ne m’intéresse pas », « J’ai déjà donné ». On le refoulait comme un vulgaire marchand de tapis. Si seulement on lui avait laissé une petite chance de s’exprimer, il aurait pu expliquer qu’il ne voulait pas d’argent, qu’il ne voulait rien vendre. Il aurait pu expliquer que ce n’était pas lui qui avait besoin d’eux. Mais eux qui avaient besoin de lui. Car il allait bientôt devenir leur président. Le président des États-Unis.

La même porte
Voilà comment, à la place de « bonjour », il en était arrivé à dire « merci ».
En prononçant ce mot, sans autre préambule, le petit garçon avait remarqué qu’il suscitait la curiosité immédiate des adultes. Intrigué, désarçonné, on lui demandait « Merci pour quoi ? ». Et il était déjà trop tard. Le poisson avait mordu à l’hameçon. « Alors voilà, je vous dis merci parce que… » La conversation était engagée et l’enfant, lançant discrètement son petit pied en avant pour bloquer la porte, déballait le discours qu’il avait appris par cœur et répété cent fois devant le miroir de sa penderie, avec un débit de trois mots à la seconde, à la manière d’un commerçant, d’un marchand de voitures d’occasion. Il fallait convaincre rapidement. En réalité, il ne demandait qu’une simple signature. Juste un nom suivi d’un petit gribouillis qui feraient de lui le prochain président des États-Unis. C’était tout ce qu’il demandait, devenir le prochain président des Américains pour pouvoir ramener la paix dans le monde. En somme, trois fois rien pour un gamin de dix ans.

Un vieux
— Mais tu n’es qu’un enfant !
Le vieux le regardait, immobile et gigantesque, dans le cadre en bois de sa porte. Tel un caméléon, sa peau, jaunie, en avait pris la couleur. Un vieillard en bois.
— J’ai dix ans ! se défendit l’enfant, comme il aurait répondu « j’en ai quarante ».
— Vois-tu mon garçon, je ne suis pas expert en la matière, et je ne voudrais pas te décourager, mais ne faut-il pas être majeur pour devenir président ?
— C’est ce que dit mon père.
— Eh bien, tu devrais l’écouter de temps en temps, répondit l’homme en grattant une croûte de son crâne chauve, ce qui fit perler une minuscule goutte de sang. Les adultes ont quelquefois raison, tu sais.
Il semblait ne pas encore avoir réalisé qu’il parlait politique avec un garçon de dix ans sur le perron de sa maison. Il l’observa un instant. Il n’y avait pas d’enfants noirs dans le quartier. Il n’y avait pas d’enfants, d’ailleurs. Ni noirs, ni blancs, ni verts, ni rouges. Et à moins qu’une nouvelle famille ne se soit installée pendant la nuit, cet enfant n’était pas d’ici, ce qui ne déclencha pourtant aucune once d’inquiétude chez le vieux. Cela se voyait, cet enfant, avec son costume et ses souliers vernis, ne représentait aucune menace pour un vieillard, aussi fébrile fût-il.
— Cela fait bien longtemps que j’ai arrêté d’écouter les grandes personnes, reprit Noah. Et puis, pour ce qui est de mon père, nos opinions divergent sur bien des matières.
Pendant quelques secondes, le vieux se demanda pourquoi cet enfant n’avait tout simplement pas frappé à sa porte pour récupérer son ballon qui serait tombé par-dessus la clôture de son jardin. Comme le faisaient tous les enfants du monde. Il lui aurait dit qu’il n’avait vu tomber aucune balle de son côté de la palissade, le garçon serait reparti, et lui aurait pu retourner s’asseoir devant sa télé éteinte à compter les minutes qui passent. Mais l’enfant n’avait pas l’air de jouer à la balle, avec son costume gris et sa cravate rouge, avec ses cheveux peignés en boule et ses allures de premier de la classe. De plus, il y avait bien longtemps que les enfants ne jouaient plus à la balle dans cette rue. Que des vieux, donc. Des vieux qui consacraient le plus clair de leur temps à regarder la télé, assis dans leur fauteuil. Des vieux qui attendaient la mort. Un vrai mouroir, voilà ce qu’était devenue cette rue depuis que les enfants n’y jouaient plus à la balle ; voilà ce que devenaient toutes les rues lorsque les enfants n’y jouaient plus à la balle.
Et puis le vieux se demanda si c’était déjà Halloween, avant de se rappeler que la fête des Morts tombait vers la fin de l’année. Il ne savait plus la date exacte. Mais en jetant un coup d’œil par-dessus l’enfant, il reconnut la rue cramoisie et le goudron chaud caractéristiques de l’été. Halloween n’arriverait que dans quelques mois. Cela tombait bien, car depuis que les enfants ne jouaient plus à la balle dans la rue, il n’achetait plus de bonbons.
Il fallait se rendre à l’évidence. Ce garçon ne voulait pas récupérer sa balle. Ce garçon ne réclamait pas de bonbons. Ce garçon était bizarre.
Le vieux loucha sur le gros badge que l’enfant avait épinglé, comme les vendeurs de bibles, au col de sa veste. Au milieu : son visage noir sur fond blanc. Au-dessus : JE VOTE. Au-dessous : NOAH. JE VOTE NOAH D’AMICO, en majuscules et typographie Garamond, taille 16, de couleur magenta, rose pour le commun des mortels. Le vieux avait été imprimeur et il reconnaissait toutes les polices d’écriture d’un seul coup d’œil. JE VOTE NOAH D’AMICO. Quelle était donc cette fantaisie ? Le vieux fronça les sourcils, et son regard devint plus austère. Il n’avait jamais aimé la fantaisie. Il en avait toujours eu peur. On ne contrôlait pas la fantaisie. C’était une grosse bête qui débordait de toute part, qui s’échappait des conventions, comme un poulpe d’une bassine. C’était dangereux, la fantaisie. C’était en général le début des problèmes.
— Noah D’Amico, dit l’enfant en tendant sa main.
— Jacob Stern, répondit le vieux en la serrant vigoureusement.
— Il faut avoir plus de trente-cinq ans pour se présenter, reprit le garçon, étranger aux soupçons de son interlocuteur. Mais je ne compte pas gâcher les vingt-cinq prochaines années de ma vie à attendre d’avoir le bon âge. La maturité intellectuelle est un concept relatif. Cela a été prouvé par d’éminents scientifiques de notre pays. C’est maintenant que le peuple américain a besoin de moi.
— Et qu’est-ce qui te dit que le peuple américain a besoin de toi maintenant ?
— C’est bien simple. J’ai la solution miracle.
— La solution miracle ? Cela fait un peu réclame pour détergent, tu ne trouves pas ?
— Oui, la solution miracle. La solution finale, quoi.
— N’utilise pas ce terme, je suis juif. Enfin, je crois. Quelquefois, je ne me souviens plus très bien. Tu as donc une solution miracle pour quoi ?
— Pour tout. Pour la faim dans notre pays, la faim dans le monde, pour le chômage, la crise en Europe, l’immigration illégale, les armes à feu, la criminalité, la guerre au Proche-Orient, toutes les guerres, bref, une solution pour tous ces problèmes que les adultes ont créés et jusque-là échoué si lamentablement à résoudre.
— Et qu’est-ce qui te dit qu’un enfant pourrait réussir là où un adulte, avec un bagage conséquent et une expérience déjà bien complète de la vie, a échoué ?
— Vous connaissez le dicton : la vérité sort de la bouche des enfants. On ne peut pas en dire autant des politiciens.
— Ah, ça, c’est sûr ! s’exclama le vieux avant d’éclater de rire.
— Et puis, vous parlez de bagage, d’expérience, c’est peut-être justement cela qui les voue à l’échec. Un regard neuf, créatif, innocent sur le monde, voilà la clef de la réussite. Les enfants ne sont pas représentés au gouvernement, or, nous sommes concernés par les décisions qui sont prises aujourd’hui, car elles auront des conséquences demain. On bâillonne les enfants, on prend en otage leur avenir parce que l’on se moque de tout, parce que l’on se moque d’eux, parce que l’on se moque du futur, parce qu’il n’y a que le présent qui compte et l’argent que l’on peut se faire maintenant, pendant qu’on est encore en vie, et au pouvoir. Parce que les politiciens dépensent l’argent qui n’est pas à eux, comme s’il n’était pas à eux, justement, comme s’ils ne l’avaient pas gagné à la sueur de leur front, pour la simple et bonne raison qu’ils ne l’ont pas gagné à la sueur de leur front. Et tout ce que l’on gagne de cette façon n’a pas de goût. Si ce n’est celui insipide du trop vite acquis. Mon père n’aimerait pas entendre cela, car il n’aimerait pas savoir que je prépare ses pizzas avec la sueur de mon front. Oui, mon père tient une pizzeria. Il dirait que c’est sale, que ce n’est pas hygiénique. Mais bon, là n’est pas la question. Il faudrait que les gens fassent confiance à d’autres sortes de personnes maintenant. Oui, je suis un enfant. Oui, je suis métis. Oui, je suis différent. Mais si je ne me dis pas que je deviendrai le premier président américain issu des minorités, alors je ne le deviendrai jamais, c’est sûr. Et cela serait bien dommage, car j’aimerais mettre un grand coup de pied dans les préjugés et les conventions, montrer que quelque chose de différent est possible.
— C’est pas faux, dit Jacob, commençant à comprendre la logique du garçon.
Il était tout de même très impressionné qu’un enfant puisse parler de la sorte, dans un anglais impeccable, et que son esprit fût si bien façonné. La télévision, lorsqu’il l’allumait, ce qui lui arrivait de temps en temps, était pleine de programmes où l’on voyait des adolescents débiles avoir des conversations débiles sur des sujets débiles. Ils vivaient dans un appartement à plusieurs, passaient leur temps à ne rien faire si ce n’était se disputer, étaient incapables de débarrasser la table ou laver les assiettes après chaque repas. On désespérait de l’avenir des États-Unis, du monde, même. Alors, cet enfant-là, avec ses jolies manières et ses belles paroles, était comme un sauveur dans un monde préapocalyptique inévitable, un remède aux zombies sans cervelle que la société préparait pour demain.
— Si je laissais les autres décider de ce que je peux faire ou ne pas faire pour une simple question d’âge, simplement parce que j’ai dix ans, alors, je ne deviendrais jamais demain celui qu’aujourd’hui je me suis proposé de devenir. Quand on a un rêve, il faut aller jusqu’au bout, monsieur Stern, indépendamment de ce que disent ou pensent les autres. Indépendamment des barrières et des limites que chacun se met. Au XVIIe siècle, les pays européens n’étaient-ils pas gouvernés par des enfants ? Louis XV avait cinq ans lorsqu’il a succédé à Louis XIV. Et même si le pouvoir a été délégué à son grand-oncle, le jeune souverain a tout de même régné à l’âge de treize ans ! Et le monde allait-il plus mal ? Je me propose donc d’être cet enfant qui, dans l’histoire de l’humanité, sera le premier président des États-Unis âgé de dix ans.
— Ainsi donc, tu veux être le prochain Louis XV…
— Pourquoi pas ? L’esclavage n’existerait-il pas toujours si les hommes ne s’étaient pas révoltés un jour ? Et les Français n’auraient-ils pas toujours un roi aujourd’hui s’ils ne leur avaient pas coupé la tête à l’époque ? Si une poignée de rêveurs ne s’étaient pas donné les moyens d’aller voir ce qu’il y a ailleurs qu’autour de leur petit nombril, aurions-nous découvert la Lune ? Je crois que si nous ne changeons pas les choses, eh bien, elles restent telles qu’elles sont. Et elles pourrissent.
Le vieux pensa à toutes ces choses qu’il n’avait pas changées dans sa vie depuis quinze ans. Qui étaient restées telles quelles. Qui avaient pourri. Sa vie, qui avait pourri. Ses rêves, son espoir, sa joie de vivre, qui avaient pourri. Sans aller chercher bien loin, ce robinet de la cuisine qui fuyait et qu’il n’avait jamais réparé, ce qui avait toujours rendu sa femme furieuse. Mais pouvait-on comparer la Révolution française ou la conquête de la Lune avec le robinet de sa cuisine ? Peut-être, après tout, car la conquête de la Lune ne changeait rien à sa vie quotidienne, alors que son robinet…
— Ma politique ne se base pas sur l’apologie de l’immobilité, reprit Noah.
— En tout cas, tu parles sacrément bien pour un garçon de ton âge, dit l’homme, aussi amusé qu’impressionné, en croquant dans un donut au chocolat qui avait fondu dans sa main et dont il semblait s’être souvenu tout à coup.
L’enfant posa son regard sur le beignet, puis sur la petite bouteille de plongée que l’homme tenait dans l’autre main et traînait comme un chariot de courses. Il fixa de nouveau le donut au chocolat et avala sa salive. Il se présentait peut-être aux élections présidentielles, il n’en demeurait pas moins un enfant.

Un donut au chocolat
Le garçon était assis en face du vieux. Il tenait à présent lui aussi un donut au chocolat dans la main, l’observait comme s’il n’en avait jamais vu de sa vie.
— C’est un donut kasher, dit Jacob. Tu sais ce que ça veut dire ?
— Non.
— Cela signifie qu’il est conforme aux prescriptions rituelles du judaïsme.
— Je ne comprends pas.
— C’est un donut sain et pur.
Et tout en disant cela, le vieux pensa qu’il était ridicule de dire d’un donut qu’il était sain et pur. Un donut, c’était la plus grosse cochonnerie qu’il pouvait y avoir sur la Terre.
— Je suis juif, je te l’ai déjà dit ?
L’enfant haussa les sourcils.
Le vieux sourit. Ses yeux rétrécirent, menaçant à tout moment de disparaître derrière les sillons de ses rides.
— Ce n’est pas une maladie. Et n’aie pas peur, ce n’est pas contagieux !
Le vieux repensa à la célèbre tirade de Shylock dans Le Marchand de Venise qu’il n’avait jamais oubliée. Étrange pour quelqu’un qui commençait à tout oublier. Un juif n’a-t-il pas des yeux ? Un juif n’a-t-il pas des mains, des organes, des dimensions, des sens, de l’affection, de la passion ; nourri avec la même nourriture, blessé par les mêmes armes, exposé aux mêmes maladies, soigné de la même façon, dans la chaleur et le froid du même hiver et du même été que les chrétiens ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas ?
— Tu es catholique, toi ?
— Oui. Parce que mon père est catholique. Il est d’origine italienne.
— C’est vrai, il fait des pizzas.
— Et les meilleures du monde !
— Eh bien, c’est un peu la même chose. Catholique, juif. On croit en quelque chose. Et ça nous rend meilleur, enfin, je pense. Si tu veux être président de tous les Américains, tu devrais t’intéresser à toutes les communautés qui forment notre pays. Les musulmans, les bouddhistes, et tout ça.
— Je m’informerai auprès de mon conseiller.
— Tu as un conseiller ?
— Oui, un conseiller en douze volumes, cela s’appelle une encyclopédie.
Ils éclatèrent de rire et Noah mordit dans le donut avec vigueur. »

À propos de l’auteur
Derrière le pseudonyme Camille Andrea se cache un écrivain français bien connu du grand public.

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Les anges noirs de Berlin

CATTANEO_les_anges_noirs_de_berlin  RL_Hiver_2022

En deux mots
Eva fuit son pensionnat pour rejoindre sa tante à Berlin où elle rêve d’une carrière de chanteuse. Aidée par un banquier, elle mettra le pied à l’étrier en même temps qu’un jeune peintre au style novateur. Mais Hitler arrive au pouvoir et leurs rêves s’envolent…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’art, ultime rempart contre la barbarie

En suivant une jeune chanteuse et un peintre prometteur dans le Berlin des années 1939-1940 Bernard Cattanéo nous offre un roman plein de bruit et de fureur. Et, au sortir de la guerre, des vies bouleversées que l’art réunira à nouveau, dans une dramatique quête de liberté.

À 17 ans, Eva décide de fuir le pensionnat où son pasteur de père l’avait inscrite. De Leipzig elle va gagner Berlin où sa tante Helwige a accepté de l’accueillir. Le rêve de la belle blonde est de devenir chanteuse et pour cela, elle compte sur les relations d’Helwige. Elle tient une parfumerie où se pressent les clients fortunés comme Oskar Schmid, le banquier.
Ce dernier va accepter d’employer la jeune fille à son service courrier le temps pour sa tante de lui trouver un professeur de chant et quelqu’un qui acceptera une audition. Les mois vont passer et l’impatience d’Eva grandir. Helwige va se sentir contrainte de contacter une ancienne relation à la réputation sulfureuse, l’Ange noir. Cette dernière accepte d’accueillir la jeune fille dans son cabaret des Templiers où très vite elle va se faire une place.
Un autre protégé de Schmid y subjugue le public, le jeune peintre Fritz Gühlen qui réalise à la vitesse de l’éclair des toiles présentant les prestations en cours. Son style particulier va pousser un galeriste à l’exposer. Le conte de fées est pourtant assombri par les bruits de bottes et les exactions de plus en plus nombreuses dans la capitale allemande où le parti nazi ne cesse de gagner du terrain. À la veille de la Nuit de cristal, le monde s’apprête à basculer dans l’horreur et les rêves vont virer au cauchemar. La capitale du Reich va se transformer en champ de ruines. La peur et la mort vont devenir le lot quotidien de ceux qui vont survivre à la tragédie. De ce bruit et de cette fureur vont émerger Eva et Fritz.
Bernard Cattanéo a construit son roman autour de ce moment de bascule, quand la vie ne tient plus qu’à un fil, quand un geste, une parole peut vous entrainer en enfer… Mais aussi quand l’humanité peut trouver son chemin parmi les anges noirs. C’est dans les décombres de la guerre et dans l’exil qu’ils se croiseront à nouveau, dans un tragique dénouement. Car le poids de l’Histoire pèse lourd sur ceux qui ont été broyés par la folie nazie. Reste l’art, comme rempart contre la barbarie, comme témoignage d’un esprit libre.

Les Anges noirs de Berlin
Bernard Cattanéo
City Éditions
Roman
304 p., 19 €
EAN 9782824619743
Paru le 5/01/2022

Où?
Le roman est situé en Allemagne, à Leipzig, Potsdam puis Berlin ainsi qu’à Halle. On y évoque aussi New York, Metz et Hambourg.

Quand?
L’action se déroule des années 1930 aux années 1950.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans l’Allemagne des années 1930, la jeune Eva fuit sa triste province et s’installe à Berlin où elle rêve de devenir chanteuse. Grâce à sa tante, qui voit en elle toute la fougue perdue de sa propre jeunesse, Eva rencontre une pléiade d’artistes plus ou moins fréquentables. Commence alors une vie tourbillonnante où Eva s’étourdit dans des fêtes et tombe amoureuse de Fritz, un génie de la peinture, artiste maudit aussi talentueux que sombre. Mais alors qu’Hitler renforce son emprise sur l’Allemagne, l’insouciance cède peu à peu la place à la peur. Tandis que Fritz choisit de mettre son art au service des nazis, Eva est approchée par la Résistance. Dans ce monde qui sombre dans le chaos, écartelée entre son amour, ses convictions et ses rêves de grandeur, la jeune femme va devoir faire des choix difficiles. Au péril de sa vie.

Les critiques
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Blog Lili au fil des pages

Les premières pages du livre
« C’était surtout l’odeur d’urine qui l’incommodait. À croire qu’un bataillon de soudards s’était soulagé contre les murs lépreux. Elle aurait d’ailleurs été en peine d’imaginer ces hommes en pleine action : dans son monde, il était interdit d’y penser. Mais, sans pouvoir s’en faire une idée précise, elle rêva un instant à cette scène improbable. Elle avait basculé dans un univers inconnu, celui des hors-la-loi noyés dans la nuit sale, fugitifs traqués par les bien-pensants et, avec une joie mauvaise, elle laissait son imagination courir. Soudain, elle frissonna. De peur ou d’excitation ? Une locomotive ahanait au loin, et l’on entendait grincer des wagons sur les rails gelés. Elle se rencogna au milieu des caisses où elle avait trouvé refuge et ferma les yeux. Il devait être deux ou trois heures du matin, son cœur battait la chamade. Comment allait-elle sortir de ce trou à rats, hangar miteux et glacial échoué quelque part au bout des voies de chemin de fer de la gare de Leipzig ?
Des bribes de sa lettre lui tournaient dans la tête. À vrai dire, elle en ressassait tous les détails, encore étonnée de sa propre audace.
Quand vous lirez cette lettre, j’aurai quitté Sankt-Ferdinand – eh oui, je n’y suis pas restée pour travailler, il ne fallait pas me croire sur parole ! J’ai pris toutes les précautions possibles pour que vous ne me retrouviez pas… Jamais ! C’est bien pratique, ce règlement qui permet aux pensionnaires de s’en aller pendant les congés sans que les sœurs vérifient leur destination… Méthodes modernes, sans doute. Et vous, le luthérien qui me vouliez chez les catholiques parce que leurs collèges sont des prisons !
Ces religieuses, avant d’être des mégères, étaient des imbéciles. Il n’avait pas été bien difficile de les berner. Dans un demi-sommeil, la jeune fille revit le grand hall de l’institution et le visage lunaire de la concierge. Elle entendait encore sa voix geignarde :
— Vous avez demandé un billet de sortie… Pourquoi donc, Fräulein ? Vous seriez tellement mieux parmi nous, pour travailler vos examens pendant ces vacances ! Et puis, Monsieur l’Abbé compte sur vous pour la chorale…
Ah non !
Elles ne savaient pas que j’avais essayé par deux fois de m’enfuir de la maison, elles auraient été moins confiantes. Et vous, mon cher père, vous qui êtes si bon, vous n’entendez pas mon rire ?
Dans la pénombre, des images surgissaient, puis s’évanouissaient au milieu d’un tourbillon irréel. L’une d’entre elles s’imposa : sa chambre au vicariat, cette maison de pierre grise aux volets verts où elle s’était sentie si malheureuse.
Vous rappelez-vous que vous avez brûlé toutes mes coupures de journaux, toutes mes photos et même les petits objets que j’avais si patiemment rassemblés ? Je vous ai haï à ce moment, comprenez-vous ? Et j’ai décidé de vivre ma vie. Vous n’avez pas cru que votre « petite fille chérie », votre « chère Gudrun » oserait, n’est-ce pas ? Vous avez eu tort. La fille du pasteur en avait assez des sermons ; elle veut être chanteuse et le sera. Maman m’aurait laissée faire, elle. Si elle n’était pas morte en me mettant au monde, si je l’avais connue, je l’aurais aimée.
Le son strident d’un sifflet déchira la nuit et la fit sursauter. Elle bondit sur ses pieds et, en trébuchant, vint regarder par la fenêtre. Le carreau cassé laissait passer un courant d’air glacé. La nuit était sinistre, sans étoiles. Au loin, bien après la limite au-delà de laquelle les rails devenaient invisibles, elle apercevait les premiers bâtiments de la gare de voyageurs violemment éclairés. Un convoi s’ébranlait. Elle se laissa glisser contre le mur et ramena les pans de sa veste sur sa poitrine. De nouveau, elle ferma les yeux. Mais elle ne pouvait pas encore dormir. Toujours lui revenait le texte de la lettre qui l’avait vengée de son père.
Je ne serai pas une bonne petite ménagère, je ne ferai pas la fierté du pasteur Schweischericht, je ne rapiécerai pas les nappes d’autel, je ne ferai pas l’horrible cuisine « de chez nous », je n’épouserai jamais votre vicaire, vous entendez ? Jamais ! Je n’avais que dix ans quand vous êtes allé défiler avec ces affreux nazis, mais j’ai pleuré ce jour-là. Je ne veux pas de votre monde où on s’habille en noir pour demander pardon des fautes qu’on n’a pas commises. Parce que ce ne sont pas des fautes ! C’est une faute de vouloir vivre, c’est un péché d’être heureuse ? Oui, j’ai des amis « métèques ». Oui, j’aime les fêtes. Oui, j’adore chanter. Et pas vos cantiques !
Elle était partie depuis deux jours désormais, et son père avait reçu sa lettre. Ce devait être le branle-bas de combat, mais elle s’en moquait. Il lui fallait gagner Berlin, c’était sa seule chance de disparaître pour de bon. Personne ne la chercherait là-bas. Avant de sombrer dans un mauvais sommeil, elle songea que le pasteur la croirait morte. Et elle sourit.

Pendant la journée grise et froide rythmée par les passages de trains de marchandises, Gudrun resta cachée dans le petit bâtiment. Vu la poussière qui recouvrait les caisses et le plancher, elle se doutait que les lieux n’étaient pas souvent visités, sinon par des vagabonds. Ici ou là, elle déchiffra une étiquette, mais tout semblait dater de la guerre. Ce qu’elle ne savait pas, c’était que ce hangar était voué à la démolition dans les jours suivants. Pour l’heure, elle était tranquille, personne ne s’en préoccupait. Les quignons de pain de sa besace et sa gourde lui suffisaient pour tenir. Ce dont elle souffrait le plus, c’était de la saleté qui lui collait à  la peau. Mais elle aurait bientôt la chance d’un bon bain, elle en était sûre. Elle était toujours très sûre d’elle-même.
Le soir venu, la jeune fille se risqua dehors. Il n’y avait âme qui vive. Elle contourna les lieux pour mettre le bâtiment entre elle et la gare, lointaine mais éclairée, et buta sur une fontaine. Sans hésiter, elle actionna la pompe. Dans un gargouillis rauque, un peu d’eau jaillit. Qu’elle ne fût pas gelée fut une chance. Avec un réel bonheur, Gudrun se débarbouilla, insensible au vent, puis s’enfouit dans son manteau et se mit à courir en trébuchant sur les 10 voies. La ligne noire d’un bois l’engloutit, et elle piqua droit devant elle, se disant qu’il y aurait bien une route quelque part. Elle serrait dans sa poche sa boussole de campeuse, qui lui permettrait de s’orienter vers Berlin. Une pensée l’obsédait: prévenir Helwige. Mais elle ne doutait pas une seconde qu’elle trouverait refuge chez la jeune femme.
Après avoir été copieusement fouettée par les branchages, ce fut guidée par des lueurs encore indistinctes qu’elle parvint à un chemin rejoignant une zone industrielle. Elle s’engagea dans une rue sale et mal pavée. De hauts murs aveugles cachaient sans doute des usines, mais elle se dit que, là où il y a des travailleurs, il y a une auberge. C’était le cas: au coin d’un carrefour dominé par un lampadaire dont l’ampoule avait du mal à percer les ténèbres, elle vit une maison basse dont les fenêtres à petits carreaux jetaient sur les pavés humides des taches de couleur. «Ils auront le téléphone», songea-t-elle avec assurance. Après s’être arrêtée dans l’ombre au passage de cyclistes pressés de se mettre au chaud, elle se couvrit la tête d’un fichu de vieille femme, ferma son manteau jusqu’en haut, et alla résolument pousser la porte derrière laquelle on entendait des rires et des entrechoquements. Il y avait là plein d’hommes qui buvaient dans un brouhaha sympathique, et son entrée passa presque inaperçue. Elle avait caché ses cheveux d’or, masquait le bas de son visage et, avec sa musette informe, son vêtement gris, ses godillots, elle n’était guère appétissante. Une grosse femme s’agitait derrière le comptoir et jonglait avec des chopes énormes de bière mousseuse. C’était soir de paye, et elle ne savait où  donner de la tête.
— Un schnaps, dit Gudrun en grossissant sa voix. Vous avez le téléphone? On le lui indiqua d’un signe de tête après avoir vu la monnaie qu’elle tenait dans sa main. Traînant des pieds, elle contourna les hommes appuyés au comptoir et décrocha. Le cœur battant, elle demanda Berlin.
— Allo, Helwige?
— Oui… Qui parle?
— Helwige, c’est Gudrun. Tu m’entends?
— Gudrun… évidemment!
Une vague de bonheur envahit la jeune fille. Elle poursuivit à voix basse, suppliant sa tante de l’accueillir.
— Bon, tu t’es encore enfuie, dit Helwige.
— Inutile d’en parler au Bon Dieu!
— Tu te rends compte de ce que tu me demandes? Et arrête d’appeler ton père comme ça.
— Merci.
Gudrun raccrocha, but d’un trait la ration de schnaps, avec laquelle elle faillit s’étrangler, et s’en alla sans demander son reste. La femme la regarda partir d’un air suspicieux, puis haussa les épaules. Des gens bizarres, il y en avait décidément de plus en plus.
Elle marcha vite, en rasant les murs. Il fallait qu’elle se rapproche de la capitale, en évitant les grands axes, puis elle téléphonerait de nouveau. Sous un réverbère, elle déchiffra sa boussole et releva la tête pour fixer le trou noir qui lui faisait face, avant de s’y plonger d’un bon pas. Elle n’avait jamais eu peur, ce n’était pas maintenant qu’elle allait ressentir de la crainte. Au contraire, son cœur était léger comme une plume: elle était en passe de réussir, ce dont elle n’avait d’ailleurs jamais douté. C’était aussi ce que se disait sa tante en reposant le téléphone.
«Cette chipie va s’en sortir», songea-t-elle avec admiration. Dans le grand salon envahi par la pénombre, la jeune femme se dirigea vers le bar et se servit pensivement un whisky. Elle avait en tête le coup de fil reçu le matin même.
Une voix reconnaissable entre mille, à la fois sèche et embarrassée. Pour la première fois depuis plus de dix ans, elle avait entendu son beau-frère. Le pasteur était inquiet, certes, mais elle l’avait surtout senti vexé, humilié par ce qu’il prenait pour un affront ultime. Non seulement il avait été roulé, non seulement il constatait l’échec de son éducation, mais il devait s’adresser à la personne qu’il méprisait le plus. Un mépris mêlé de peur et, la jeune femme en était sûre, d’envie. Instinctivement, elle ne lui rendrait aucun service. Quand il commença à parler par circonlocutions, elle comprit que sa fille avait disparu. C’était au moins la troisième fois, et Helwige n’en était pas très surprise. Des lettres et des appels de Gudrun l’avaient de loin en loin tenue au courant des affres dans lesquels se débattait la jeune fille. Mais elle n’avait eu aucun moyen de l’aider. Dès qu’elle avait cherché à    dissuader sa nièce de prendre des risques, elle avait essuyé une rebuffade. Et elle ne savait plus rien depuis six mois, excepté par un entrefilet dans un journal mondain que le pasteur Schweischericht avait célébré le mariage d’un haut dignitaire nazi à   Munich, en le félicitant, dans son sermon, pour son engagement au service «de la régénération de l’Allemagne». Cela résumait tout le personnage.
L’appel avait été bref. La jeune femme ne mentait pas en disant qu’elle n’avait aucune nouvelle de sa nièce, et elle avait coupé court aux déblatérations guindées du pasteur sur «les rêveries imbéciles des jeunes filles» et sur «les tentations crapuleuses de la nouvelle Sodome berlinoise». Elle ne connaissait que trop, par Gudrun, les opinions de Schweischericht sur elle, sur son métier de parfumeuse, sur la capitale, sur la république et sur tout le reste, dans la mesure où ne flottaient pas (encore) sur le pays les bannières du parti de ce «Herr Hitler», dont le pasteur parlait avec tant de respect. Elle connaissait tout cela trop bien pour perdre son temps en vaines politesses.
Ce n’était que du bout des lèvres qu’elle avait vaguement promis de tenir le père au courant du destin de sa fille si elle en recevait des nouvelles. Une fois cet appel désagréable terminé, sans une pensée de compassion pour son beau-frère, elle se dit qu’elle n’en ferait rien. Puis elle attendit que Gudrun se manifeste, en se demandant au passage ce qu’elle-même pourrait lui conseiller. Elle n’avait certes pas envisagé que la jeune fille vienne chercher refuge chez elle après avoir travers  le pays. »

À propos de l’auteur
CATTANEO_Bernard_©DRBernard Cattanéo © Photo DR

Bernard Cattanéo est docteur en Histoire des idées politiques à Aix-en-Provence. Historien et journaliste, il a publié plusieurs documents historiques et des essais. Il signe un deuxième roman très juste qui fait revivre toute la complexité de l’Allemagne des années 1940. (Source: City Éditions)

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Canción

HALFON_cancion  RL_hiver_2021

En deux mots
Un écrivain se rend au Japon, invité comme auteur libanais. En fait s’il a bien des origines au pays du cèdre, il vit au Guatemala. L’occasion pour lui de retracer son arbre généalogique et de raconter le destin d’une famille prise dans les tourments de l’Histoire.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le Guatemala, creuset de mille histoires

Eduardo Halfon brouille les pistes avec un art consommé. Croyant partir avec son narrateur-auteur à la découverte du Japon, on se trouve aux prises avec la Guerre civile du Guatemala, qui a bien secoué son arbre généalogique.

Habile à brouiller les pistes, Eduardo Halfon nous convie tour à tour dans différents points du globe en ouverture de ce roman étonnant à plus d’un titre. Après Tokyo, où l’écrivain-narrateur est convié à un colloque en tant qu’écrivain libanais, il va nous raconter les pérégrinations de ses ancêtres de Beyrouth à Guatemala Ciudad, en passant par Ajaccio, New York, Haïti, le Pérou, Paris et le Mexique. Ces jalons dans la vie du narrateur et de sa famille lui permet d’endosser bien des costumes. Celui qu’il étrenne à Tokyo étant tout neuf. Invité comme «écrivain libanais», il lui faudra toutefois remonter jusqu’à son grand-père pour offrir semblant de légitimité à cette appellation d’origine. Car ce dernier avait quitté le pays du cèdre depuis fort longtemps – il est du reste syrien – et s’était retrouvé au Guatemala où il avait fait construire une grande villa pour toute la famille.
C’est dans ce pays d’Amérique centrale, secoué de fortes tensions politiques, que nous allons faire la connaissance de Canción, le personnage qui donne son nom au titre du roman. Il s’agit de l’un des meneurs de la guérilla qui combat le pouvoir – corrompu – alors en place. En janvier 1967, avec son groupe, il décide d’enlever le grand-père du narrateur en pleine rue, au moment où il sort de la banque où il a retiré l’argent pour payer les maçons qu’il emploie. Canción va négocier le versement d’une rançon et se spécialiser dans ce type d’opérations, passant à la postérité pour la tentative avortée d’enlèvement de l’ambassadeur américain, John Gordon Mein. Car le diplomate tente de s’enfuir et est alors «aussitôt mitraillé par les guérilleros. Huit blessures par balles dans le dos, détaillerait le juge après l’autopsie.» C’est alors que Canción gagne son surnom: le Boucher (El Carnicero).
Avec humour et ironie, Eduardo Halfon montre que durant toutes ces années de guerre civile, il est bien difficile de juger où est le bien et le mal, chacune des parties comptant ses bons et ses mauvais éléments. Si l’on trouve légitime de s’élever contre un pouvoir corrompu, soutenu par les Américains et leur United Fruit Company, pratiquement propriétaire de tout le pays, on peut aussi se mettre à la place de cette famille qui a immigré là pour fuir d’autres conflits et se retrouve, bien malgré elle, au cœur d’un autre conflit. D’autant qu’elle va se retrouver accusée par le pouvoir d’avoir financé les forces armées rebelles en payant la rançon. Pour appuyer cette confusion, l’auteur n’hésite pas à passer, au fil des courts chapitres, dans une temporalité différente. De Tokyo à la guerre civile et à une conversation dans un bar où l’on évoque les chapitres marquants de l’épopée familiale. Le fait que le grand-père et son petit-fils s’appellent tous deux Eduardo Halfon n’arrangeant pas les choses! On file en Pologne pour parler des origines juives, puis au Moyen-Orient qui ne sera pas un refuge sûr avant d’arriver dans un pays «surréaliste», le Guatemala. Il est vrai qu’entre coups d’État, dictature, guérilla, ingérence américaine et criminalité galopante, enlèvements et assassinats, cette guerre civile qui va durer plus de quarante ans offre un terreau que le romancier exploite avec bonheur, tout en grimpant dans les arbres de son arbre généalogique à la recherche d’une identité introuvable.
Le tout servi par un style foisonnant, échevelé qui se moque de la logique pour passer d’une histoire à l’autre et donner une musicalité, un rythme effréné à ce roman où il sera même question d’amour. Voilà une nouvelle version de la sarabande d’Éros et Thanatos, luxuriante et endiablée.

Canción
Eduardo Halfon
Éditions de la Table Ronde
Roman
Traduit de l’espagnol par David Fauquemberg
176 p., 15 €
EAN 9791037107541
Paru le 14/01/2021

Où?
Le roman est principalement situé au Guatemala, à Guatemala Ciudad, mais il commence à Tokyo et nous fait passer par Beyrouth, Ajaccio, New York, Haïti, le Pérou, Paris et le Mexique.

Quand?
L’action se déroule de la seconde moitié du XXe siècle à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Par un matin glacial de janvier 1967, en pleine guerre civile du Guatemala, un commerçant juif et libanais est enlevé dans une ruelle de la capitale. Pourquoi? Comment? Par qui? Un narrateur du nom d’Eduardo Halfon devra voyager au Japon, retourner à son enfance dans le Guatemala des années 1970 ainsi qu’au souvenir d’une mystérieuse rencontre dans un bar miteux – situé au coin d’un bâtiment circulaire – pour élucider les énigmes entourant la vie et l’enlèvement de cet homme, qui était aussi son grand-père.
Eduardo Halfon, dans ce nouveau livre, continue d’explorer les rouages de l’identité. En suivant à la trace son grand-père libanais, il entre avec lui dans l’histoire récente, brutale et complexe, de son pays natal, une histoire dans laquelle il s’avère toujours plus difficile de distinguer les victimes des bourreaux.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Norbert Czarny)
L’Orient – Le Jour (Sabyl Ghoussoub)
L’Orient – Le Jour (Jean-Claude Perrier)
Blog Domi C Lire
Blog La Viduité 
Blog America Nostra
Blog Les miscellanées d’Usva


Eduardo Halfon présente son nouveau roman Canción © Production Musée d’art et d’histoire du Judaïsme

Les premières pages du livre
« J’ARRIVAI à Tokyo déguisé en Arabe. Un petit comité d’accueil de l’université m’attendait à la sortie de l’aéroport, bien qu’il fût minuit passé. Un des professeurs japonais, le chef à l’évidence, fut le premier à me saluer en arabe, et je me contentai de lui sourire, par politesse autant que par ignorance. Une jeune fille, l’assistante du chef ou peut-être une étudiante de troisième cycle, portait un masque chirurgical blanc et des sandales si délicates qu’elle semblait aller pieds nus ; elle n’arrêtait pas de courber le front devant moi, en silence. Un autre professeur, dans un mauvais espagnol, me souhaita la bienvenue au Japon. Un de ses collègues, plus jeune, me serra la main puis, sans la relâcher, m’expliqua en anglais que le chauffeur officiel du département de l’université allait me conduire à l’hôtel afin que je puisse me reposer avant la rencontre du lendemain matin. Le chauffeur, un vieil homme courtaud et grisonnant, portait une tenue de chauffeur. Après avoir récupéré ma main et les avoir tous remerciés en anglais, je pris congé en imitant leurs gestes révérencieux et suivis dehors le vieil homme courtaud et grisonnant, qui m’avait devancé sur le trottoir et marchait d’un pas nerveux sous un léger crachin.
Nous fûmes en un rien de temps à l’hôtel, qui se trouvait à deux pas de l’université. Du moins, c’est ce que je crus comprendre dans la bouche du chauffeur, dont l’anglais était encore pire que les cinq ou six mots d’arabe que je maîtrisais. Je crus aussi l’entendre dire que ce quartier de Tokyo était connu pour ses prostituées ou pour ses cerisiers, ce n’était pas très clair, et je n’osai pas demander. Il se rangea devant l’hôtel et, moteur allumé, descendit de voiture, courut ouvrir le coffre, posa mes affaires devant la porte d’entrée (tout cela, eus-je l’impression, avec la précipitation de qui a une forte envie d’uriner) et me laissa en murmurant quelques mots d’adieu ou de mise en garde.
Je restai planté sur le trottoir, déconcerté mais content d’être là, enfin, dans le vacarme lumineux de la nuit japonaise. Il avait cessé de pleuvoir. L’asphalte noir luisait d’un éclat de néon. Le ciel était une immense voûte de nuages blancs. Je songeai que marcher un peu me ferait du bien avant de monter dans ma chambre. Fumer une cigarette. Me dégourdir les jambes. Respirer le jasmin de la nuit encore tiède. Mais j’eus peur des prostituées.

J’étais au Japon pour participer à un congrès d’écrivains libanais. En recevant l’invitation quelques semaines plus tôt, après l’avoir lue et relue pour être bien certain qu’il ne s’agissait pas d’une erreur ou d’une plaisanterie, j’avais ouvert l’armoire et y avais trouvé le déguisement libanais – parmi tant d’autres déguisements – hérité de mon grand-père paternel, natif de Beyrouth. Je n’étais encore jamais allé au Japon. Et on ne m’avait encore jamais demandé d’être un écrivain libanais. Un écrivain juif, oui. Un écrivain guatémaltèque, bien sûr. Un écrivain latino-américain, évidemment. Un écrivain d’Amérique centrale, de moins en moins. Un écrivain des États-Unis, de plus en plus. Un écrivain espagnol, quand il était préférable de voyager avec ce passeport-là. Un écrivain polonais, une fois, dans une librairie de Barcelone qui tenait – tient – absolument à classer mes livres dans le rayon dévolu à la littérature polonaise. Un écrivain français, depuis que j’ai vécu un temps à Paris et que certains supposent que j’y vis encore. Tous ces déguisements, je les garde à portée de main, bien repassés et pendus dans l’armoire. Mais personne ne m’avait jamais invité à participer à quoi que ce soit en tant qu’écrivain libanais. Et devoir me faire passer pour un Arabe l’espace d’une journée, dans un congrès organisé par l’université de Tokyo, me paraissait peu de chose si cela me permettait de découvrir ce pays.

Il a dormi dans son uniforme de chauffeur. C’est ce que je me dis en le voyant planté debout à côté de moi, tranquille, impassible, attendant que j’aie terminé mon petit déjeuner pour me conduire à l’université. Le vieux avait les mains dans le dos et ses yeux gonflés fixaient un point précis du mur, devant nous, dans la cafétéria de l’hôtel. Il ne me salua pas. Ne m’adressa pas un seul mot. Ne me pressa pas. Mais tout son être évoquait un globe rempli d’eau sur le point d’éclater. Et donc, je ne le saluai pas non plus. Je me contentai de baisser les yeux et continuai de déjeuner aussi lentement que possible, en relisant mes notes sur un papier à en-tête de l’hôtel, et en répétant à voix basse les différentes manières de dire merci en arabe. Choukran. Choukran lak. Choukran lakoum. Choukran jazilen. Puis, quand j’eus fini de boire ma soupe miso, je me levai, adressai un sourire au globe noir et blanc planté à côté de ma table, et allai me resservir.

Mon grand-père libanais n’était pas libanais. J’ai commencé à le découvrir ou à le comprendre il y a quelques années, à New York, alors que je cherchais des pistes et des documents concernant son fils aîné, Salomon, mort tout petit non pas dans un lac, comme on me l’avait raconté lorsque j’étais enfant, mais là-bas, dans une clinique privée de New York, et enterré dans l’un des cimetières de la ville. Je n’ai trouvé aucun document concernant le jeune Salomon (pas un seul, rien, comme s’il n’était pas mort là-bas, dans une clinique privée de New York), mais j’ai trouvé en revanche le livre de bord – l’original, en parfait état – du bateau qui avait débarqué mon grand-père et ses frères à New York, le 7 juin 1917. Ce bateau s’appelait le SS Espagne. Il avait appareillé à Ajaccio, la capitale corse, où tous les frères avaient débarqué avec leur mère après s’être enfuis de Beyrouth (quelques jours ou quelques semaines avant de partir pour New York, ils l’avaient enterrée en Corse, mais encore aujourd’hui, nul ne sait de quoi est morte mon arrière-grand-mère, ni dans quel recoin de l’île se trouve sa tombe). Mon grand-père, ai-je pu lire dans le livre de bord du bateau, avait alors seize ans, il était célibataire, savait parler et lire le français, travaillait comme vendeur (Clerk, tapé à la machine) et était de nationalité syrienne (Syrian, tapé à la machine). Juste à côté, dans la colonne Race or People, le mot Syrian était également tapé à la machine. Mais ensuite, le fonctionnaire de l’immigration avait corrigé son erreur ou s’était ravisé : il avait barré cette mention et juste au-dessus, à la main, avait inscrit le mot Lebanon. Mon grand-père disait toujours, en effet, qu’il était libanais, précisai-je dans le microphone qui fonctionnait à peine, bien que le Liban, en tant que pays, n’eût été créé qu’en 1920, c’est-à-dire trois ans après le départ de Beyrouth de mon aïeul et de ses frères. Jusqu’à cette date, Beyrouth faisait partie du territoire syrien. Donc, d’un point de vue juridique, ils étaient syriens. Ils étaient nés syriens. Mais ils se disaient libanais. Peut-être pour une question de race ou de groupe ethnique, comme il était écrit dans le livre de bord. Peut-être pour une question d’identité. Ainsi, je suis le petit-fils d’un Libanais qui n’était pas libanais, lançai-je au public japonais de l’université de Tokyo, et je repoussai le micro. Respectueux ou dérouté – lequel des deux, je l’ignore –, le public japonais resta muet. »

Extraits
« Le 13 novembre 1960, une centaine d’officiers militaires organisèrent un soulèvement pour s’opposer à la soumission du gouvernement Face aux Américains qui, secrètement, dans une ferme privée du pays nommée La Helvetia, étaient en train de former des exilés cubains et des mercenaires anticastristes en vue d’un débarquement à Cuba, dans la Baie des Cochons (la CIA avait installé, dans cette ferme privée, dont le propriétaire était un proche du président, une station radio pour coordonner la future invasion, vouée à l’échec). La majeure partie des officiers impliqués dans ce soulèvement furent rapidement condamnés et fusillés, mais deux d’entre eux parvinrent à s’enfuir dans les montagnes: le lieutenant Marco Antonio Yon Sosa et le sous-lieutenant Luis Augusto Turcios Lima. En tant que militaires, tous les deux avaient été formés aux tactiques antiguérilla par l’armée des États-Unis; l’un à Fort Benning, en Géorgie; l’autre à Fort Gulick, au Panama. Et une fois passés dans la clandestinité là-haut, dans la montagne, ils entreprirent d’organiser le premier mouvement — ou frente, dans l’argot local — guérillero du pays, le Mouvement révolutionnaire du 13 novembre. Un an et demi plus tard, en 1962, suite au massacre par un groupe de militaires de onze étudiants de la faculté de droit, alors qu’ils posaient des pancartes et des affiches de dénonciation dans le centre-ville, le Mouvement révolutionnaire du 13 novembre s’allierait au Parti guatémaltèque du travail, donnant naissance aux Forces armées rebelles. Quand mon grand-père fut enlevé en janvier 1967, on estimait déjà à environ trois cents le nombre de guérilleros dans le pays. Moyenne d’âge: vingt-deux ans. Temps moyen passé au sein de la guérilla avant de mourir: trois ans. » p.53-54

« L’ambassadeur des États-Unis s’appelait John Gordon Mein. Il ne s’était pas agi d’un assassinat, mais d’une tentative d’enlèvement qui avait mal tourné, lorsque Mein avait tenté de s’enfuir sur l’avenue, où il fut aussitôt mitraillé par les guérilleros. Huit blessures par balles dans le dos, détaillerait le juge après l’autopsie. L’objectif de cet enlèvement était d’échanger l’ambassadeur contre le chef suprême de la guérilla, le commandant Camilo, capturé par l’armée quelques jours plus tôt. Les guérilleros avaient attendu Mein au coin de la rue de l’ambassade – il revenait d’un déjeuner -, à bord de deux voitures de location : une Chevrolet Chevelle verte (Hertz) et une Toyota rouge (Avis). Les deux véhicules, découvrirait-on dans les heures qui suivirent, avaient été loués le matin même par Michèle Firk, journaliste et révolutionnaire juive de France, et par ailleurs compagne de Camilo: celui-ci l’appelait la pleureuse (La Llorona), à cause de sa propension à s’émouvoir au moment des adieux. Une semaine après l’assassinat de Mein, alors que la police militaire était sur le point d’enfoncer la porte de sa maison, Michèle Firk se suicidait d’une balle dans la bouche.
L’un des trois délinquants figurant sur l’avis de recherche, celui de la photo du milieu, celui dont l’expression est à la fois sinistre et puérile, est Canción, également connu, précise la légende, sous le nom du Boucher (El Carnicero). » p. 74-75

« Sur la banquette arrière, lisant le journal, est assis le comte Karl von Spreti, ambassadeur de la république fédérale d’Allemagne au Guatemala. Le chauffeur observe dans le rétroviseur cet homme raffiné, en se disant comme souvent que von Spreti a l’allure d’un acteur de ciné — de fait, il n’est pas sans rappeler Marcello Mastroianni —, et ne remarque pas à quel moment ni d’où ont surgi ces deux voitures qui cherchent à lui bloquer le passage, au niveau du monument à Christophe Colomb : une Coccinelle Volkswagen blanche et une Volvo bleu nacré.
Arrêtez-vous, lui ordonne von Spret avec une assurance teintée de fatalisme. C’est après moi qu’ils en ont.
Six guérilleros descendent des véhicules. Ils ont des cagoules et des mitraillettes Thompson (ils disent des Tomis). Un des six hommes ouvre la portière arrière de la Mercedes, saisit le comte par le bras et, sans prononcer un seul mot, sans se voir opposer la moindre résistance, le conduit jusqu’à la Volvo bleu nacré, Ce guérillero encagoulé, c’est Canción.
Principal objectif de cet enlèvement : échanger l’ambassadeur contre dix-sept prisonniers politiques. Mais quatre jours plus tard, en guise de réponse à l’ultimatum des guérilleros, le gouvernement militaire fait assassiner deux de ces prisonniers.
Ce dimanche-là, quelqu’un appelle la caserne des pompiers depuis un téléphone public. Une voix anonyme annonce au pompier de garde que von Spreti se trouve dans une modeste maison d’adobe privée de toit, au kilomètre 16,5 de la route de San Pedro Ayampuc, village des environs de la capitale, Les pompiers se rendent immédiatement sur place.
Ils trouvent le corps de von Spreti dans le jardin derrière la maison, avec un seul impact de balle au niveau de la tempe droite, calibre neuf millimètres. Le comte est assis par terre, jambes tendues devant lui, adossé à des arbustes. » p. 76-77

« La Roge. C’est ainsi que ses proches et ses amis appelaient Roselia Cruz. En 1958, âgée de dix-sept ans, alors qu’elle achevait ses études à l’Instituto Normal de Senoritas Belén, une école normale d’institutrices, elle fut élue Miss Guatemala. L’été suivant, elle se rendit à Long Beach en Californie — son premier et unique voyage à l’étranger — pour participer au concours de Miss Univers. Elle ne l’emporta pas. Mais dans son discours, vêtue de l’habit traditionnel maya, elle critiqua l’intervention au Guatemala du gouvernement américain, qui, en juin 1954, avait orchestré et financé le renversement du président Jacobo Arbenz — le deuxième président démocratiquement élu de l’histoire du pays.
Arbenz, également connu sous le surnom de Blondin (El Chelon) ou Le Suisse (El Suizo), déclara dans son discours d’investiture que le Guatemala était régi par un système économique de type féodal et, en 1952, il entreprit de mettre en œuvre sa loi de réforme agraire, le fameux Décret 900, dont l’objectif essentiel — proclamait-il  — était de développer l’économie capitaliste des paysans. Des paysans décimés par la misère et la famine (selon le recensement de cette année-là, 57% d’entre eux ne possédaient aucune terre ; 67% mouraient avant l’âge de vingt ans). Première mesure de cette réforme agraire : mettre fin au système féodal toujours en vigueur dans les campagnes (sont abolies, détaillait le décret, toutes les formes de servitude et, par conséquent, toute prestation personnelle non rémunérée de la part des paysans). Deuxième mesure : s’octroyer le droit d’exproprier les terres en friche — c’est-à-dire seulement les terres improductives — contre une indemnisation sous forme de bons, et redistribuer ces propriétés aux pauvres et aux nécessiteux, indigènes et paysans. En 1953, Arbenz expropria ainsi quasiment la moitié des terres en friche d’un des principaux propriétaires terriens du pays, la United Fruit Company – bien que possédant plus de la moitié des terres cultivables du Guatemala, elle en exploitait moins de 3% -, terres dont l’entreprise bananière américaine avait hérité gratuitement en 1901, cadeau du président et dictateur Manuel Estrada Cabrera. La United Fruit Company ne tarda pas à réagir. Par l’intermédiaire des frères Dulles (John Foster Dulles, alors secrétaire d’État des États-Unis, et Allen Dulles, alors directeur de la CIA, avaient travaillé comme avocats au service de la multinationale et siégeaient désormais à son conseil d’administration), elle fit pression sur le gouvernement du président Eisenhower, et Arbenz fut promptement renversé dans le cadre d’une opération de la CIA baptisée OPÉRATION PBSUCCESS. Le pays bascula alors dans une spirale de gouvernements répressifs, de présidents militaires, de militaires génocidaires, et dans un conflit armé interne qui allait durer près de quatre décennies (John Foster Dulles, pendant ce temps-là, était désigné Personnalité de l’année 1954 par Time Magazine). » p. 80-83

« Nul n’ignore que le Guatemala est un pays surréaliste.
C’est par ces mots que s’ouvre la lettre de mon grand-père publiée dans Prensa Libre, l’un des principaux journaux du pays, le 8 juin 1954, trois semaines avant le renversement d’Arbenz. » p. 83

À propos de l’auteur
HALFON_Eduardo_©Ulf_AndersenEduardo Halfon © Photo Ulf Andersen

Eduardo Halfon est né au Guatemala en 1971 et a passé une partie de sa jeunesse aux États-Unis, où il a étudié la littérature qu’il a enseignée à son retour dans son pays natal. En 2007, l’auteur de La Pirouette est nommé parmi les quarante meilleurs jeunes écrivains latino-américains au Hay Festival de Bogotá et en 2012, il bénéficie de la Bourse de Guggenheim. Ses nouvelles et romans sont traduits en huit langues, et il reçoit le prestigieux prix espagnol José Maria de Pereda en 2010 ainsi que le Prix Roger Caillois en 2015 pour deux d’entre eux. (Source: Éditions de la Table Ronde)

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