Les dernières volontés de Heather McFerguson

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En deux mots
Le courrier d’un notaire écossais ne manque pas de surprendre Aloïs. Il hérite d’une maison en Écosse, propriété d’une inconnue, Heather McFerguson. Intrigué, notre libraire parisien décide de se rendre sur place, bien décidé à lever ce mystère. Il lui faudra du temps et de la persévérance pour réussir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les secrets de la maison d’Applecross

Avec ce nouveau roman, Sylvie Wojcik confirme les espoirs nés avec Les narcisses blancs. Elle nous entraîne cette fois en Écosse sur les pas d’un libraire parisien bien décidé à comprendre comment il a pu hériter la maison d’une illustre inconnue.

Quand Aloïs découvre le contenu du courrier qui lui est adressé par un notaire d’Inverness, il croit d’abord à une erreur. Mais c’est bien son état-civil qui figure en détail sur le courrier venu d’Écosse et lui annonçant qu’il était l’héritier d’une maison appartenant à une défunte Heather McFerguson. Le coup de fil passé à l’étude ne lui en apprendra pas davantage, sinon qu’il peut refuser ce leg. Après des recherches vaines dans le coffre où les souvenirs de famille sont rangés et une nuit censée porter conseil, il décide finalement de faire le voyage pour tenter de comprendre ce qui le lie à cette inconnue.
Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il emporte avec lui une pièce importante du puzzle, Le Seigneur des anneaux de Tolkien que lui a offert son père et qu’il a lu et relu dans son enfance et qu’il a retrouvé dans la caisse aux souvenirs. Cette version française, illustrée avec la carte détachable du monde où se déroule l’intrigue porte la marque d’une librairie d’Inverness. Mais après avoir acquis la certitude que ce livre provenait bien de cette terre très éloignée, il lui faudra encore beaucoup de temps à rassembler les pièces du puzzle.
Mais après tout, il n’est pas pressé. Son ami et collègue Johan peut présider aux destinées de leur librairie en son absence. Lui doit se frotter aux habitants du village d’Applecross et essayer de leur tirer les vers du nez. Eileen, à qui Heather avait confié les clés de la maison avant sa venue n’est guère diserte. Elle peut tout au plus lui indiquer les personnes qui ont bien connu la vieille dame et l’aider pour l’intendance, elle qui tient la seule épicerie du village. Au fil des rencontres et des échanges avec Stuart le pasteur de Lochcarron, Jim McLeod, Archie et les rares clients du pub, la vérité va s’esquisser, le secret de famille se révéler. Entre promesses et renoncements va surgir un amour si fort qu’il ira jusqu’au sacrifice.
Une quête qui va transformer Aloïs, qui va s’attacher à sa maison inconfortable, à ce paysage de lande et de tempêtes que Sylvie Wojcik rend avec autant de précision que de poésie, donnant à ses lecteurs l’envie de partir eux aussi explorer ces paysages.
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Applecross © Colin Baird from Killearn, UK

C’était du reste aussi le cas dans son précédent roman, Les Narcisses blancs, qui nous menait sur les Chemins de Compostelle. Et là encore, il s’agit de rencontres qui changent une vie. Émouvante et touchante, cette histoire est à la fois une invitation au voyage et une belle réflexion sur la transmission. N’hésitez pas à filer en Écosse!

Les dernières volontés de Heather McFerguson
Sylvie Wojcik
Éditions Arléa
Roman
152 p., 17 €
EAN 9782363083302
Paru le 6/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Écosse, du côté d’Inverness et Applecross. On y évoque aussi Édimbourg et Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un jour, Aloïs, libraire à Paris, reçoit la lettre d’un notaire d’Inverness lui annonçant qu’une inconnue, Heather McFerguson, lui lègue sa maison dans le village d’Applecross. Qui est cette femme, dont Aloïs n’a jamais entendu parler et surtout pourquoi fait-elle de lui son héritier universel ? Après avoir hésité, il accepte et se rend en Ecosse pour essayer d’élucider ce mystère. Là-bas, dans ces paysages faits d’eau, de pierres et de lumière, il ressent ce sentiment si étrange d’avoir trouvé sa place. Tout, absolument tout l’attire dans ce pays inconnu. Il y rencontrera des personnes qui, avec leur part d’ombre et de lumière, l’aideront, chacune à sa manière, à comprendre la raison de sa présence. Commence alors pour Aloïs un long chemin de questionnements où, peu à peu, se dessinera une part de son histoire familiale. Il sera question de hasard, d’audace et de renoncement, de choix, de promesses tenues ou non, de silence et de secrets. Les paysages d’Ecosse, omniprésents, grandioses et purs, qui gardent la trace de ceux qui passent et veillent sur eux, dévoileront la fuite, le déchirement entre passion et raison, fidélité et abandon.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Lili au fil des pages

Les premières pages du livre
« En sortant de l’étude du notaire à Inverness, Aloïs rejoint immédiatement sa voiture. Si vous voulez y aller dès aujourd’hui, tâchez d’arriver avant la nuit. La route n’est pas évidente, lui a confié l’homme serré dans son costume trois pièces, avant de refermer la porte capitonnée de son bureau.
Après le pont de fer au-dessus de la rivière Ness, Aloïs entre dans le vif du paysage: un vallonnement de lande à perte de vue sous un ciel dessiné au couteau. Il quitte la route principale pour suivre une voie unique, bordée de traits blancs, avec des espaces de croisement sur le côté tels les renflements d’une veine.
La visibilité est réduite. Chaque tournant pourrait être un tremplin vers le vide. Aloïs serre à droite. Non, à gauche. Ici on roule à gauche.
Ses repères sont bouleversés. L’essentiel est de garder le cap.
Aloïs ne croise personne, ce qui le rassure et l’inquiète à la fois. Il a hâte d’arriver. La route tourne et grimpe jusqu’à un plateau surplombant la baie. Il s’arrête et relâche ses bras qui s’étaient crispés sur le volant. La lumière du soir s’est déposée par cristaux en contrebas, à la surface de l’eau. Mer, lac, fjord? Il ne sait pas très bien. Il y a l’eau, il y a la terre, la terre percée d’eau ou la mer recouverte d’îlots, il ne saurait dire. Tout cela l’attire mais ne lui rappelle rien, ne lui parle pas. Seul le vent qui s’engouffre dans son caban lui souffle de continuer sa route. La Fiat 500 rouge, louée ce matin à l’aéroport d’Édimbourg, descend prudemment vers la baie d’Applecross.
Le cœur du village est une rue bordée de maisons blanches, tapies les unes contre les autres, comme rejetées d’un bloc par la marée, Aloïs arrive avec le crépuscule. C’est la dernière maison, lui a dit le notaire, avec un ancien fumoir à saumon à l’arrière. À quoi peut bien ressembler un fumoir à saumon? Il n’en a aucune idée.
Il s’engage doucement dans la rue jusqu’au pub. L’endroit est animé. Les vitres sont couvertes de buée. Quelques personnes fument devant la porte, d’autres discutent dans la rue. Aloïs est obligé de s’arrêter. Les gens s’écartent lentement en faisant un signe de la main. Par la porte ouverte, il discerne des voix fortes et des verres qui s’entrechoquent. Bientôt des notes échappées de cordes pincées émergent du brouhaha. Les voix si inégales quand elles parlaient, avec le chant ne font qu’une. Aloïs reste là quelques secondes avant de poursuivre son chemin.
Il y a de la lumière à l’intérieur et des bottes en caoutchouc sur le paillasson. Il a dû se tromper. C’est pourtant bien la dernière maison. Il cherche une sonnette et ne trouve qu’un heurtoir à mi-hauteur de la porte, une main effilée en bois dur qu’il n’ose pas toucher, mais déjà la porte s’ouvre. Une femme emmitouflée dans un châle à franges trop grand pour elle lui fait signe d’entrer.
Elle s’appelle Eileen et était la meilleure amie de l’ancienne propriétaire, Heather McFerguson. C’est elle qui a entretenu la maison depuis le départ de Heather. Le notaire lui avait demandé d’être là aujourd’hui. Depuis ce matin, elle attend, mettant encore de l’ordre par endroits.
— Heather était tellement méticuleuse, s’empresse-t-elle d’ajouter. Elle n’aurait pas souhaité que sa maison soit laissée à l’abandon, même si, à la fin, la pauvre ne s’en préoccupait plus. Elle ne pouvait même plus dire où elle habitait. C’est triste. Vous avez acheté la maison avec le mobilier, je crois ?
Acheté? Aloïs croit avoir mal compris. Pourtant les paroles d’Eileen sont parfaitement claires malgré son accent. Non, cette maison, il ne l’a pas achetée. Elle semble l’ignorer et c’est certainement mieux ainsi. D’ailleurs, personne n’avait prévenu Aloïs de la présence de cette femme. Il ne s’en offusque pas, il est juste un peu surpris.
— Oui, bien sûr, j’ai tout acheté.
— Alors, je vous montre. Mais avant, vous prendrez bien une tasse de thé?
Aloïs a hâte d’être seul mais il lui est impossible de refuser. Il comprendra vite qu’ici personne n’entreprend jamais rien d’important avant de boire une généreuse tasse de thé. Un thé fort, adouci par un nuage de lait frais, entier.
Après lui avoir signalé plusieurs défauts de la maison, le chauffe-eau qui siffle, la fenêtre de la chambre qui ferme mal, le portillon qui grince, Eileen se décide enfin à prendre congé. S’il a besoin de quoi que ce soit, qu’il n’hésite pas à venir la voir. Elle tient l’épicerie du village.
— Ah, j’oubliais. Voici ma clé, dit Eileen, hésitante, pensant peut-être qu’Aloïs lui proposerait de la garder.
— Merci. La clé d’Eileen serrée au creux de la main, il reste quelques minutes adossé à la porte d’entrée, observant l’intérieur de la maison.

«Selon les dernières volontés de Miss Heather Margaret Jane McFerguson…» Heather Margaret Jane McFerguson. Combien de fois avait-il prononcé, à haute voix ou en lui-même, ce nom inconnu, cette suite de sons qu’il trouvait harmonieuse mais qui n’éveillait rien en lui? Chaque soir avant de s’endormir, il se répétait: Heather Margaret Jane McFerguson, Applecross, pour essayer de faire ressurgir ne serait-ce que l’esquisse d’un souvenir. Il l’avait même prononcé dans son sommeil. C’est ce que lui avait dit Anne lorsqu’elle était venue chercher ses cartons et qu’ils avaient dormi sous le même toit pour la dernière fois. Mais trop impatiente de partir et absorbée par sa nouvelle vie, elle n’avait fait aucun cas de ces paroles, ni posé aucune question.
Une fois seul pour de bon, un lundi après-midi, Aloïs ferma la librairie et, dans l’arrière-boutique, il relut avec attention la lettre venue d’Écosse. Qui pouvait bien être cette femme? Applecross, Highlands, Écosse, où était-ce exactement? Aloïs ne connaissait personne dans ce pays. Il avait cru d’abord à une erreur mais son état civil, décliné dans les documents, était en tous points exact: Aloïs François Marie Delcos, né le 11 juillet 1969 à Paris, VIe.
Il se récita quelques phrases toutes faites en anglais, piochées dans un vieux Harrap’s, et après maintes répétitions et hésitations, se résolut à téléphoner à Inverness. Le notaire lui expliqua la situation dans un français impeccable. La défunte lui avait dicté son testament environ deux ans avant son décès. Elle était venue seule, avec toutes les informations en tête concernant son héritier. Avec clarté et détachement, le notaire expliqua à Aloïs qu’il pouvait refuser l’héritage sans donner de motif, par simple lettre recommandée. Il disposait d’un délai légal d’un mois avant de se décider. Aloïs essaya d’obtenir quelques informations sur cette femme, mais le notaire lui répéta ce qui figurait déjà dans le courrier : nom, adresse, date et lieu de naissance. Il ajouta qu’elle était décédée à «l’entité spécialisée» de l’hôpital d’Inverness, qu’elle avait toujours vécu à Applecross, dans cette maison qu’elle lui léguait et qu’elle tenait de ses parents. Elle était célibataire, n’avait ni frère ni sœur, ni aucune autre descendance. Sur le formulaire officiel du testament, elle avait certifié sur l’honneur n’avoir aucun lien de parenté avec Aloïs. D’après les recherches généalogiques d’usage, elle n’en avait pas non plus avec quiconque encore de ce monde. Toutes ces informations figureraient sur l’acte de succession qui lui serait remis s’il acceptait le legs. C’est tout ce que le notaire avait à lui dire. Il avait exclusivement pour rôle de faire appliquer le droit et de respecter la volonté de ses clients, pas de fouiller dans leur passé. Aloïs aurait voulu lui demander si elle lui avait parlé de lui mais il sentit bien qu’il n’obtiendrait rien de plus de cet homme si attaché à son devoir. Il lui dit poliment qu’il allait réfléchir. Le soir même, dans son appartement, Aloïs ouvrit l’ancienne malle de voyage où il conservait les quelques objets qui lui restaient de ses parents. Sous les coussins en soie élimés, il sortit le Polaroïd et la caméra Super 8 de son père, les paquets de lettres et de cartes postales serrées par des élastiques et les boîtes à chapeau de sa grand-mère maternelle, remplies de photos en noir et blanc. Il explora la malle de fond en comble et relut chacune des lettres, à la recherche d’une photo, d’un mot, d’un signe ou d’une allusion à cette femme ou à ce pays. Il y passa la nuit, la suivante et encore la suivante. Parce que la nuit, pensait-il, serait plus propice à révéler les secrets. Mais ces nuits-là le laissèrent dans les ténèbres les plus profondes. Pas un début d’explication. Rien, à part des anecdotes qu’il connaissait déjà et qui l’avaient toujours ennuyé. Rien d’Écosse ni d’Applecross, rien de Heather ni de Margaret, ni de Jane, ni de McFerguson. Il replaça le tout dans la malle, à l’exception de l’album photo de son enfance et de quelques livres de sa jeunesse qu’il fut heureux de retrouver.
L’album recouvert de cuir peint avait été confectionné par sa mère, restauratrice de livres. À l’intérieur, elle avait inséré des photos de son fils. Les photos classiques d’un jeune enfant, entouré et choyé: premier sourire, premier anniversaire, premier Noël, premières vacances à la mer. Aloïs les connaissait par cœur mais, ce soir, il avait l’impression de les regarder pour la première fois. Il s’attachait aux détails, surtout aux visages et aux expressions. Il observait son enfance avec recul et, peu à peu, avec effroi. Était-il vraiment un des leurs?
Parmi les livres sortis de La malle, il mit la main avec émotion sur Le Seigneur des anneaux de Tolkien, version illustrée avec la carte détachable du monde où se déroule l’intrigue: la Terre du Milieu. Un livre qu’il avait lu tant de fois pendant ses jeunes années et qu’il n’avait pas touché depuis. Un monde où, adolescent, il s’était si souvent retranché. Il dépoussiéra délicatement la couverture et, assis sur son lit, il l’ouvrit et entra chez les Elfes et les Hobbits, dans des lieux qui le fascinaient et l’effrayaient à la fois. Il entama une nouvelle lecture de son Seigneur des anneaux jusqu’à tard dans la nuit et ne pensa plus au reste.
Quelques jours plus tard, il rappela le notaire d’Inverness pour lui dire qu’il acceptait l’héritage. »

Extrait
« Elle a peut-être connu tous ces gens, se dit-il. Ce sont peut-être son frère, son père, son cousin. Et elle, comment était-elle? Grande ou petite? Mince ou un peu forte ? Avait-elle un visage long et anguleux ou plutôt arrondi? Il n’a pas de photo d’elle. S’il en avait une, même floue, il la reconnaîtrait peut-être ou au moins il pourrait se faire une idée d’elle. Pour cela, il faudrait chercher, ouvrir les tiroirs et les armoires, mais en a-t-il le droit? Il a hérité de sa maison, pas de son intimité. Malgré le sentiment de familiarité qu’il éprouve depuis son arrivée, il ne peut se résoudre à explorer les lieux. Elle a forcément laissé une indication quelque part, une explication du pourquoi. Pourquoi lui? À Paris, personne n’a pu l’aider, ni les généalogistes, ni les détectives, ni les spécialistes en héritage. Ils sont tous formels: il n’a aucun lien de parenté avec cette femme. Mais ces photos au mur veulent lui dire quelque chose. » p. 23

À propos de l’auteur
WOJCIK_sylvie_DRSylvie Wojcik © Photo DR

Sylvie Wojcik est née en Bourgogne en 1968. Après des études de langues, allemand et anglais, à l’université de Lyon, puis à Paris, elle vit aujourd’hui à Strasbourg, où elle est traductrice dans les domaines scientifiques et juridiques. Elle écrit depuis plusieurs années des journaux, textes courts, contes et nouvelles, et a publié en 2020 un premier roman Le Chemin de Santa Lucia (éditions Vibration). Deux autres suivront: Les Narcisses blancs (2021) et Les dernières volontés de Heather McFerguson (2023). (Source: Éditions Arléa)

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Patte blanche

WYRZYKOWSKA_patte_blanche  Logo_premier_roman  68_premieres_fois_2023

En lice pour le Prix Françoise Sagan 2023

En deux mots
Dans la France de 2015, les Simart-Duteil ne se sentent plus en sécurité et décident de se réfugier dans leur manoir normand. Une paranoïa liée au climat anxiogène, mais aussi aux prétentions d’un demi-frère syrien qui est bien décidé à prendre sa place. Le conseil de famille devient alors explosif !

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Grandeur et décadence d’une famille française

Inspiré d’un fait divers – l’histoire d’une famille qui a choisi de se cloîtrer dans sa demeure – le premier roman de Kinga Wyrzykowska est un joyeux jeu de massacre au sein d’une famille bourgeoise. Vous allez vous régaler avec les Simart-Duteil !

Souvenez-vous, c’était avant le covid et avant la guerre en Ukraine. Mais le climat n’en était pas moins anxiogène. Nous étions en 2015 et la France était confrontée à une vague d’attentats. C’est dans ce contexte que Kinga Wyrzykowska nous offre un premier roman aussi corrosif que jouissif. Il met en scène une famille bourgeoise, les Simart-Duteil, qui décident de se cloîtrer dans leur maison de famille en Normandie. Héritiers d’une fortune amassée dans les travaux publics et plus exactement la construction d’autoroutes au Moyen-Orient, Paul, Clothilde et Samuel n’auraient pourtant guère de raisons de s’en faire, si ce n’est cette crainte ancrée profondément de ne pas être à la hauteur. Car ils ont tous espéré suivre la voie de la réussite et ont finalement dû se rendre compte que le chemin de la réussite était semé d’obstacles.
Paul aura été le premier à connaître son heure de gloire. Sous le nom de Pol Sim, il a travaillé avec Thierry Ardisson et s’est fait connaître par ses saillies féroces. Sa chaîne YouTube (Pol’pot) lui aura aussi permis d’asseoir sa notoriété, mais comme rien n’est plus éphémère qu’une carrière médiatique, il sent bien que sa chance est passée. Son réseau s’étiole, dans les allées du Racing-Club de France on ne le reconnaît même plus.
Samuel a longtemps pensé que son avenir était beaucoup plus solide. En ouvrant une clinique de chirurgie esthétique, il s’imaginait faire fortune en un rien de temps. Il a d’ailleurs très vite trouvé une clientèle, élargi son réseau et fait fructifier son entreprise. Mais dans ce milieu, la réputation fait tout. Alors quand les premières critiques – même infondées – ce sont fait jour, la confiance envers le chirurgien en a pâti. Si bien qu’il doit désormais penser à sauver les meubles. Ce qui tombe plutôt mal, car il a demandé Monika, rencontrée lors du tournage d’un film publicitaire pour vanter l’un de ses appareils censés faire rajeunir, en mariage. Une nouvelle qu’il compte annoncer à la famille réunie à Yerville. Quant à Clotilde, avouons-le, elle n’a pas eu à faire grand-chose, sinon un trouver un mari de son rang et lui faire trois enfants qui font sa fierté. Mais l’usure du couple est là, faisant croître les angoisses de Clothilde, toujours prompte à voir les choses en noir.
Et les choses ne vont pas s’arranger. Car de la Syrie en guerre leur parvient un message qui va les déstabiliser. Leur père menait une double-vie, de part et d’autre de la Méditerranée. Il avait une maîtresse qui lui donnera un fils. Ce dernier annonce sa venue, fuyant les combats via le Liban.
L’ambiance devient explosive, les vieilles histoires ressortent, la tension croit et le vernis de la bienséance se craquelle. Ce jeu de massacre auquel participent trois générations est servi par un style corrosif au possible. On se régale de cette descente aux enfers.
Kinga Wyrzykowska montre avec finesse combien les phrases convenues se vident de sens, comment les belles conversations basculent dans l’anathème et comment le bien-parler peut se transformer en blessures profondes. On imagine combien un Chabrol aurait pu faire son miel de ces dialogues tranchants et de ce huis-clos explosif. Et on jubile avec autant de plaisir qu’avec la prose de Stéphane Hoffmann, notamment dans On ne parle plus d’amour.

Patte Blanche
Kinga Wyrzykowska
Éditions du Seuil
Premier roman
320 p., 20 €
EAN 9782021514087
Paru le 19/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Yerville en Normandie. On y évoque aussi Paris et la région parisienne, de Créteil à Clamart, ainsi que la Syrie et le Liban.

Quand?
L’action se déroule autour de 2015.

Ce qu’en dit l’éditeur
Les Simart-Duteil ont marqué votre enfance. Leur nom si français, leur maison flanquée d’une tourelle – comme dans les contes –, leur allure bon chic bon genre ont imprimé sur le papier glacé de votre mémoire l’image d’une famille parfaite.
Un jour, pourtant, vous les retrouvez à la page des faits divers, reclus dans un manoir normand aux volets fermés. Les souvenirs remontent et, par écran interposé, vous plongez dans la généalogie d’un huis clos.
Paul, Clothilde, Samuel ont été des enfants rois. Leur père, magnat des autoroutes au Moyen-Orient, leur mère, Italienne flamboyante, leur ont tout donné. Quand un frère caché écrit de Syrie pour réclamer sa part de l’héritage, la façade se lézarde. Les failles intimes se réveillent.
Paul, dont la notoriété d’influenceur politique commence à exploser, décide de prendre en main le salut de son clan. Une lutte pour la survie de la cellule familiale se met en branle. Et l’« étranger » a beau montrer patte blanche… il n’est pas le bienvenu.
Une fable qui porte un regard d’une grande finesse sur le climat social et la peur de l’autre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Ulysse Baratin)
Benzine mag. (Alain Marciano)
Cité Radio (Guillaume Colombat)
Page des Libraires (Clémence Lambard, libraire à Fécamp)
Blog Domi C Lire
Blog Lili au fil des pages
Blog de Gilles Pudlowski
Blog Tête de lecture
Blog Ça va mieux en l’écrivant
Blog La bibliothèque de Mlle Christelle


Kinga Wyrzykowska présente son roman Patte blanche © Production Éditions du Seuil

Les premières pages du livre
« 0.
Imaginez, vous avez du temps à tuer. Une vacance.
Échine courbée, doigt sur l’écran du portable, yeux légèrement plissés, vous vérifiez vos mails, la météo, passez en revue les messages qui s’empilent dans vos conversations actives, jetez un œil au cours de la Bourse alors que vous n’avez placé d’argent nulle part, ouvrez Le Monde, Leboncoin, un jeu de poker en ligne et Instagram. Les minutes passent, l’ennui pas : vous cédez à l’appel d’une news qui promet un rebondissement insensé dans l’affaire Dupont de Ligonnès, et puis finalement rien. Déçu·e, vous sautez par la première fenêtre surgissante pour découvrir que Britney Spears a dorénavant les cheveux bleus.
Vous scrollez la vie des autres, sans émotion, anesthésié·e. Vous balayez les chiens écrasés avec distance, clic après clic.
Tant de chair et pas un os à ronger. Rien qui croustille.
Vous devriez vous arrêter, ranger la machine, prendre un bon roman, parler à votre voisin, lever le nez. Vous n’y arrivez pas. La déception vous affame. Le vagabondage vous rend vorace.
Tout à coup, alors que vous alliez déposer les armes, à la fois gavé·e et vide, quelque chose se met à vibrer à l’intérieur. L’excitation monte, et, avec elle, la vie. Vous ne l’auriez pas parié en entamant cet article de seconde zone, au titre peu engageant, « Les reclus d’Yerville », dans un journal régional. L’histoire d’une famille de Franciliens bon chic bon genre, originaires de Paris et proche banlieue (sans autre précision), qui, depuis plusieurs mois, ne sort plus de sa résidence secondaire normande. Le journaliste profite de l’affaire pour promouvoir la région, vante le bocage dans toute sa splendeur, la situation du village à quelques encablures de la gare d’Yvetot, en surplomb de la campagne, la mer en trente minutes – une aubaine pour relancer le marché immobilier du pays de Caux. Dessert son enthousiasme la photographie qui accompagne l’article : une maison de maître, imposante et lugubre, aux volets fermés, et sa légende tragi-comique – Le Clos (ça ne s’invente pas), devenu la prison volontaire des Simart-Duteil. Vous apprenez qu’ils sont dix, de tous âges, de la grand-mère aux petits-enfants, leurs courses sont livrées devant la grille d’entrée sous vidéosurveillance, les séquestrés les récupèrent à la tombée de la nuit. On rapporte les propos stupéfaits de l’épicière, les Simart-Duteil étaient tout ce qu’il y a de plus normal, ouvert même, ils recevaient beaucoup surtout depuis la mort du patriarche, un grand monsieur. Elle se souvient de voitures garées en file devant chez eux, de baptêmes, de mariages, d’anniversaires, et vous, chaque fois que vous lisez « Simart-Duteil », vous vous troublez. Ça vous parle.
De quoi ? D’où ?
Un des fils a eu son heure de gloire, est-il mentionné, mais son nom de vedette, Pol Sim, ne vous évoque rien. Vous le googlez. Sa tête non plus. Froid, froid, froid. Vous revenez à l’article, aux Simart-Duteil, un picotement de nouveau, un frémissement nostalgique, vous pourriez le jurer. La génération médiane, trois enfants nés dans les années soixante-dix, est la vôtre. L’un d’entre eux a peut-être fréquenté la même classe que vous. Vous tapez « Simart-Duteil » dans le moteur de recherche, vous trouvez un ou deux avis de décès, un arbre généalogique qui ne correspond pas, et des liens comme autant d’impasses, dont plusieurs vers le site d’une clinique de chirurgie esthétique. Vous proposez « famille enfermée dans sa maison + Normandie » à la sagacité de Google, qui choisit d’ignorer le dernier mot et de vous servir des femmes et des enfants séquestrés à la pelle, surtout en Hollande ou en Autriche. Vous apprenez que Natascha Kampusch est devenue l’heureuse propriétaire de son ancienne geôle. Vous suivez la sortie de l’enfer du petit peuple de la cave, jouet de l’ogre Josef Fritzl. Vous vous égarez sur les traces des reclus de Monflanquin, cloîtrés pendant huit ans dans leur château près de Bergerac. Des gens bien qui avaient mis leur intelligence en jachère. Vous achoppez là-dessus. Sur la jachère, sur les gens bien. Vous n’écoutez plus. L’expression du journaliste tourne en boucle. Vous chauffez. Vous y êtes presque.
Et soudain, ça vous revient : des murs surmontés de tessons de bouteilles qui ceignent une bâtisse imposante, son toit pointu, aux tuiles orange, une girouette, de la végétation luxuriante et surtout, comme dans les contes, une tourelle. En somme, une fantaisie architecturale un peu floue, tels les lieux rêvés ou souvenus, qu’une promenade sur Street View ne rendra pas plus nette. Elle confirme néanmoins que la maison en pierre tranche avec le reste du cadre urbain, enduit de crépi : elle est exceptionnelle.
Vous êtes à Créteil, le Vieux Créteil, dans la zone résidentielle : des pavillons Bouygues au jardin carré, quelques résidences fleuries et leur court de tennis, des immeubles HLM à taille humaine, dont le vôtre à l’époque, beige, avec parking à l’entrée, rue de Bonne. Une rue que vous descendiez jusqu’à celle de l’Espérance pour vous rendre à l’école, quinze minutes à pied, un peu moins en passant par la rue du Cap. Et, sur votre chemin, la maison à la tourelle, dont s’ouvrait tous les matins, à huit heures quinze précises, le portail électrifié, pour laisser sortir dans une berline chic une fillette de huit ans qui ne vous ressemblait pas. Parfois, vous aperceviez ses frères, habillés comme elle en bleu marine. Un ado, un peu gros, et l’autre, tout juste collégien, pensiez-vous, l’air grave et les traits parfaits. Ils allaient à l’école privée, en voiture donc. Avec leur père, tiré à quatre épingles, qui devait sentir l’eau de Cologne et la lessive propre. Parfois, c’était leur mère, une beauté à l’allure d’actrice de cinéma. Et ils se sont gravés à jamais dans votre imaginaire d’enfant né·e ailleurs pour y former une catégorie à part, qui nourrissait tous vos fantasmes : celle des « gens bien ». Vous les appeliez comme ça : « les gens bien de la rue du Cap ». Alors que vous connaissiez leur nom, inscrit sur une boîte aux lettres au style anglais. Un patronyme si français à votre oreille, enfoui au fond de votre mémoire qui émerge à cet instant, intact et toujours aussi chic : Simart-Duteil (car, oui, c’était eux).
Et vous vous rappelez le prénom de la fillette, Clothilde, et que l’un de ses frères (le beau) avait joué dans une pub Benco (comment l’aviez-vous su ?) que vous retrouvez en ligne.
Les Simart-Duteil, un horizon inatteignable, une énigme depuis toujours, désormais à portée de main. Tout ce que vous avez voulu connaître, toucher, enfermé dans une résidence secondaire à Yerville. Et leurs vies d’avant, traçables. Ici et là. Il suffit de glaner.
Imaginez, il y a de quoi frissonner.

1.
D’abord Paul.
Alias Pol Sim, le plus populaire des Simart-Duteil, avec sept cent soixante-quinze mille occurrences sur Google. Il s’agite sur l’écran dans différentes émissions de Thierry Ardisson (site de l’INA), veste en similicuir collée à son torse nu, jouant la provoc, rires à sa gauche, rires à sa droite, tout le monde en parle, tout le monde applaudit, et plus tard, vieilli d’une quinzaine d’années, seul contre tous sur sa chaîne YouTube (Pol’pot), portant beau en costard cravate. Plus classique, crâne impeccablement chauve – lustré – et toujours en verve, à bas le politiquement correct ! Entre les deux, pas grand-chose, quelques articles poussifs, deux ou trois interviews dans des magazines de seconde zone qui fleurent bon le zèle d’un attaché de presse et des tags d’ordre privé sur les murs des autres.
Il a décidé que cette année serait celle de son come-back: il en rêve, quelque temps qu’il trépigne en observant tous ceux qui émergent grâce à une vidéo merdique, qu’il cherche l’idée qui fera mouche, le concept qui tue. Et le bon moment. Tout se joue sur le timing. Et les relations.
Sans le réseau, on n’est rien.
C’est pourquoi Paul sourit (intérieurement) en franchissant la grille du Lagardère Paris Racing, ancien Racing Club de France, dont il a toujours scrupuleusement payé l’adhésion même en période de vaches maigres, même quand chaque silhouette croisée dans les allées du parc lui rappelait qu’il ne connaissait plus personne, qu’on l’avait oublié, qu’il n’était plus rien. Il ne boude pas son plaisir : après deux mois à l’affût, il a décroché le Graal, un rendez-vous pour un double avec Hugo de Saint-Mars. Énorme.
C’est arrivé la veille en salle de muscu. Entre deux allers-retours sur son rameur, Paul a échangé quelques blagues avec son voisin, sa cible number one, le grand manitou de la presse néo-réac qui, on ne va pas se mentir, est la seule à tirer son épingle du jeu. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour rivaliser avec la ligne de notre cher président ? a-t-il lancé, goguenard. Je ne l’ai pas attendu, celui-là, pour tester le régime Dukan, a rétorqué Saint-Mars en accélérant imperceptiblement ses mouvements. Confidence pour confidence, moi je ne l’ai pas attendu du tout, a renchéri Paul. Et je ne l’attends toujours pas. Merci pour ce moment et bon vent ! Saint-Mars a ri. Gagné. À la fin de sa session, il s’est tourné vers Paul : je vous connais, non ? C’est quoi votre nom déjà ? Pol Sim. Oui, c’est ça… Pol Sim… On peut se tutoyer, non ? Pardi, entre collègues ! Pol, tu joues au tennis ? Le partenaire de Saint-Mars était blessé, Paul pourrait le remplacer. Le lendemain matin, un petit double avec deux copains très fréquentables.
Voilà une affaire rondement menée. Le rendez-vous est fixé à dix heures cinquante-cinq devant le court numéro sept.
Paul arrive largement en avance pour enchaîner les trente longueurs auxquelles il aime s’astreindre. Il lui reste même du temps pour une orange pressée au Bar Anglais. Il fait défiler les infos du jour sur son iPhone. Pendant la nuit, il a lu Le Suicide français – Saint-Mars est un intime de Zemmour. Il s’est fait une liste de bons mots qu’il trouvait implacables il y a encore une heure mais, à présent, il doute de tout, craint de ne pas être drôle, pas mordant, à côté de la plaque. Il ne faut pas qu’il se loupe. Avec des mecs comme ça, t’as pas le droit à l’erreur, il n’y a pas de seconde chance. Ils sont impitoyables. Après le match, ils iront déjeuner ensemble. Les quatre mousquetaires. Et c’est là qu’il veut amener, entre la poire et le fromage, son bébé. Pol’pot. Il a préparé une formule de présentation qui claque. Il doit la caser avec détachement : Pol’pot, c’est la fusion assumée de Voici et de L’Express, version Pure Player. Les potins de Pol : les dessous de la politique. Les liens secrets entre les puissants : le cul, le fric, la famille. Ils voudront en savoir plus. C’est sûr. Saint-Mars flairera le coup fumant. Et s’il en est, les investisseurs suivront. Pour un lancement correct, Paul a besoin d’argent et de soutien.
Et de lui-même. Ne pas faillir. Se faire confiance. S’autoriser à réussir.
Comme il ne veut pas arriver en avance, il se présente avec trois minutes de retard devant le numéro sept. Il est quand même le premier. La réservation précédente occupe toujours le court. Paul patiente en observant quelques gamins, seize, dix-sept ans à peine, qui jouent au volley sur le terrain voisin. Il n’y a pas à dire, c’est un sport qui allonge les corps. Les adolescents, c’est quitte ou double : minces, ils le fascinent ; sinon, ils le dégoûtent.
À onze heures cinq, Paul poireaute et s’inquiète. Les deux joueuses se foutent de déborder sur son créneau. Les autres manquent toujours à l’appel. Il vérifie ses messages, consulte son répondeur, hésite à écrire à Saint-Mars. Il ne veut pas paraître oppressant, à cheval sur les horaires comme un pécore. Les grognasses le saoulent à jouer en l’ignorant. À onze heures douze, d’un pas déterminé, entre deux balles, Paul traverse le court. Les squatteuses de terre battue s’arrêtent, surprises. Un goujat ? Un étourdi ? Je vais m’échauffer avant l’arrivée de mes amis si vous permettez, mesdames. Il accentue « amis » avec emphase. Plus tard il y repensera, humilié ; plus tard, quand il connaîtra le fin mot de l’histoire, qu’il fera surgir de sa mémoire, comme un diable de sa boîte, cette petite phrase fanfaronne et ridicule, elle achèvera de le torturer. Il pourrait avoir l’amabilité d’attendre qu’elles aient terminé, s’offusque la coupe au carré. Il leur reste quarante-cinq minutes, elles ont bien l’intention de les utiliser. La queue-de-cheval a une voix nasillarde, insupportable. Étonnant que personne ne l’ait encore égorgée. Je pense qu’il y a malentendu. Paul a les mains qui tremblent. Mes partenaires et moi avons réservé depuis cinq jours, au moins. Elles en doutent, elles bloquent le créneau d’une semaine sur l’autre. Vous n’avez qu’à vérifier. Vous nous faites perdre notre temps, monsieur. Paul ressort. Scrute son portable pour se donner une contenance. Salopes, il jure, entre ses dents croit-il, mais la coupe au carré lui adresse un je vous en prie éclatant. Tandis que l’autre l’interpelle : c’est quoi votre nom ? Prends-le en photo, c’est un intrus. Il ne fait pas partie de nous.
Toujours personne et pas de message, aucune excuse. Nada. Saint-Mars se fout de sa gueule ou quoi ? Paul se poste devant le tableau des réservations. Saint-Mars, court no 7 de 11 h à 12 h. Elles vont l’entendre les pouffiasses – tu dois t’affirmer, ne pas t’écraser. Paul accélère, échauffé par la perspective de les virer manu militari. Ses oreilles bourdonnent. Il n’entend pas que devant le Club-House on le hèle. Une fois, deux fois : Pol Sim ! Des rires. Enfin, il se retourne. Hugo de Saint-Mars, au centre d’un petit groupe animé dont font certainement partie Mathieu Brison (animateur radio, né le 26 février 1973 dans le 15e arrondissement de Paris), et Laurent Mayol (personnalité du monde des affaires, né le 7 mai 1967 à Poitiers). Paul s’approche. Avec eux, un quatrième larron, au visage de poupon. T’avais peur qu’ils nous mettent la pâtée, hein ? T’avais peur qu’ils nous mettent la pâtée ! Je vous présente Pol Sim, qui nous a lâchés ce matin. Vous le connaissez, n’est-ce pas ? Essayiste, polémiste, journaliste, arrêtez-moi, Pol, hein, si je me trompe. Et sacré fêtard, hein, c’est peut-être encore ce qui te définit le mieux ! Bien sûr, on le connaît, confirme Mayol sans grande conviction. Hein Pol ? Comment c’était déjà le titre de ton livre ? Une citation… c’est ça, non ? Tu seras un homme, mon fils. Paul peine à avaler sa salive. Kipling, non ? C’est ça ? Kipling ? Paul opine. Brison cherche : une autobiographie, je ne me trompe pas ? Oui, tranche Saint-Mars qui revient à son mouton noir : tu nous as lâchés, Pol. T’es pas du matin, toi ! Heureusement qu’il y avait Guillaume – l’homme qui tombe à pic ! Parce que je déteste perdre, hein, et encore plus déclarer forfait. Hugo saisit familièrement l’inconnu par les épaules – qui c’est ce roux ? –, Guillaume Lepetit, qui sait manier la raquette presque aussi bien que Twitter… Un tueur. Saint-Mars ne plaisante pas : Guillaume est le meilleur journaliste actuel. Je le dis tout net. Un fleuret en guise de plume. En cent quarante caractères, il te cloue au pilori. Ses tweets sont suivis par plus de… Combien de followers, déjà ? se délecte-t-il, la bouche gourmande. Oh je ne sais plus… C’est très volatil tout ça, tempère modestement Lepetit. Il vaut mieux l’avoir de son côté, celui-là, je peux te le dire Pol. Paul acquiesce machinalement, de plus en plus perdu. Justement, à propos de réseaux sociaux, lance-t-il comme un piolet dans la glace, pour se hisser à leur niveau, ne pas perdre de vue les premiers de cordée. On ne l’écoute pas. Brison propose de se faire la revanche le lendemain. Paul peut se libérer mais personne ne relève. On l’ignore. Il tente d’élucider le malentendu : le rendez-vous était à onze heures, non ? Il ne comprend pas : il était au Racing à neuf heures, pour nager. Il avait piscine ! se gausse Brison, la bouche ouverte. Il se plie en avant pour expulser son hilarité silencieuse. Paul oscille : le mieux serait de rire avec eux, mais il n’y arrive pas. Il reste là, les bras ballants, hors sujet. Le problème, c’est toujours les autres. Dans un souffle : c’était à quelle heure le rendez-vous ? C’est pas qu’ils s’emmerdent mais Mayol et Saint-Mars doivent rejoindre leurs moitiés sur le court sept. Puis on déjeune rapidement tous ensemble ? Paul ne pipe mot, interdit : leurs moitiés ? Le court numéro sept ? Coupe-au-carré et Queue-de-cheval. Il est fichu. Il sort son portable de sa poche, le déverrouille pour lire, encore une fois, le message de Saint-Mars.
Neuf heures, putain. Blanc sur bleu, c’est marqué neuf heures. Depuis toujours neuf heures. Distribué et lu. Comment s’est-il débrouillé pour lire onze ?
C’est plus prudent de quitter le Lagardère. S’il croise les deux connasses, elles le reconnaîtront. On ne le retient pas d’ailleurs et il choisit de contourner le self-service où disparaît Lepetit qui, lui, va déjeuner avec la bande. Il porte bien son nom. Un nabot. Paul vérifie ses mails et consulte la météo de l’iPhone pour se donner une contenance en marchant. Temps couvert.
À l’automne, même la Croix-Catelan, c’est triste. Inhospitalier. Dire qu’il raque deux mille boules pour avoir envie de se tirer une balle en pleine tête dans leur putain de parc de dix hectares, jonché de feuilles mortes. C’était un très-au vent d’octobre paysage. Des vers – de qui ? – surgissent à la surface de sa rage tandis qu’il franchit, sans un regard pour le vigile, la sortie du club. Dans ce monde, si on veut réussir, il ne faut pas avoir d’états d’âme. Pas d’âme du tout, comme ce pisse-froid de Lepetit. Que découpe, aujourd’hui dimanche, la fenêtre : c’est quoi, déjà, la suite ? Il ne s’en souvient plus. Il inscrit le début du poème dans son moteur de recherche. Ah voilà : Jules Laforgue. Avec sa jalousie en travers, hors d’usage… Il tape « Guillaume Lepetit », voit apparaître quatre cent quatre-vingt-sept mille résultats, un portrait de lui dans Libération, des articles récents à foison, des signes de gloire. Lepetit, nouvelle coqueluche de la droite. Lepetit, hussard de la plume. Trente ans et un avenir prometteur. Un garçon plein de valeurs, aux aguets, prêt à prendre sa place.
Paul efface d’un geste désabusé le patronyme du journaliste et rentre « Pol Sim » à la place. Il guette, terrifié, les signes de sa disparition à venir, de son inéluctable chute dans les limbes de l’anonymat. Là où jamais Saint-Mars ni aucun autre ne songeront à le repêcher. Ouf, le nain a moins d’occurrences que lui. Ça le console un peu. Il faudra qu’il s’en souvienne, demain, quand il ira à l’anniversaire de sa mère et que chacun des invités lui demandera par politesse, par sadisme ou par ennui – ce qui dans le fond revient au même – ce qu’il fait en ce moment, où il en est, comment ça va, quoi, toi.
Bien. Très bien. Au mieux. Je reviens. De loin mais je suis là. Comptez sur moi. Je ne suis pas mort. C’est mon moment. My time. À vos marques.
Feu.

2.
Irrésistible Isabella, sur cette photo, postée sur Instagram le 12 octobre 2014. C’est une journée particulière – une journée d’anniversaire, avec un mois d’avance parce que le 14 novembre, c’est barbant, il fait toujours froid. Isabella a mis sa robe mauve, en soie légère, pour découvrir ses épaules, sans frissonner d’autre chose que du plaisir de se sentir jolie. Elle penche la tête sur le côté, vers le bouquet d’asters blancs serré dans sa main gauche. On ne voit pas la droite, ni ses jambes, c’est un plan américain, mais on imagine facilement qu’elle porte des sandales à semelles compensées beiges. Pratiques et glamour.
Elle destine les fleurs à la décoration du buffet et va les lancer, une par une, sur la nappe, pour créer une atmosphère primesautière et un effet de savant négligé. Elle ne veut pas d’une cérémonie trop formelle, surtout pas. Juste bucolique. On est à la campagne après tout. À Yerville, où elle habite désormais à mi-temps. Au Clos plus précisément, que dans la famille on appelle le Cottage, avec l’accent anglais, en allongeant exagérément le a, pour se moquer un peu de soi-même. La maîtresse des lieux aime rire. La légèreté. Elle a lâché ses cheveux – pourquoi pas ? –, elle pensait mettre un chapeau toscan mais elle ne le trouve plus. Aucune importance, ses boucles noires lui chatouillent le dos, libres, sauvages. Avec son teint hâlé de l’été, c’est extra.
Elle hésite devant la grande table dressée : les assiettes, les verres et les couverts ont été disposés de façon maussade, en rangs ordonnés, des deux côtés de la table, comme alignés pour une bataille. Il faut chambouler tout ça. De la fantaisie avant toute chose ! Isabella dissémine la vaisselle çà et là, par petites piles, idem pour les couverts. Voilà qui donne du mouvement à l’ensemble, de la joie. On aurait pu mettre davantage de couleurs encore mais… Elle songe aux reflets bleutés des fleurs de lin et regrette de ne pas être née au printemps. Enfin, il n’y a pas de quoi se plaindre, la journée s’annonce MA-GNI-FI-QUE. La fête pourra se dérouler à l’extérieur. Chacun aura le loisir d’admirer le parc : sa fierté. Tout pousse. 2014 a été une année particulièrement chaude, ce qui ne l’inquiète pas ; elle est de nature optimiste, pas comme Clothilde qui imagine tout de suite des catastrophes en série, et tiens, tant qu’on y est, l’apocalypse. Qu’elle regarde plutôt le magnolia ! Un prodige, un miracle : il fleurit de nouveau, en plein mois d’octobre ! Du moins Isabella l’espère – elle n’a pas pensé à vérifier depuis la veille. Elle sait la nature capricieuse : tout peut faner en une seule nuit.
Clothilde pose sur le buffet un plateau de coupelles garnies de crabe spicy spicy, façon street food thaïe. Le prend en photo. En commentaire sur Facebook, elle précisera qu’elle s’est fait envoyer des boîtes de conserve de fruits de jacquier de Bangkok pour retrouver le goût de là-bas. Pas très écolo mais délicieux, clin d’œil. La cuisine thaïe, c’est sa marotte. Clothilde a tenu à s’investir personnellement dans le catering. Tout prendre chez le traiteur, elle trouve ça sinistre. C’est la raison principale de son arrivée précoce au Cottage, avec son mari et leurs trois enfants.
Pendant que Clothilde s’affaire, Isabella goûte un dernier instant de solitude, à l’autre bout du jardin, devant le magnolia paré de fleurs d’un élégant rose poudré. Elle ferme les yeux pour se concentrer sur leur parfum. Elle inspire, fronce les sourcils, recommence. Rien. Peut-être que les phéromones ne dégagent plus d’odeur à l’automne. Elle frissonne. À l’ombre, il fait froid.
Elle ne veut pas avoir à se changer. Sa tenue lui va à merveille – une vraie jeune fille, a susurré Marco en l’embrassant dans la nuque.
Soixante-dix ans. Elle hume l’air aux senteurs mêlées de sous-bois. La Normandie est humide, même quand il fait beau.
Elle en paraît dix de moins, si ce n’est vingt.
Les invités ne vont pas tarder à arriver. Elle observe le ciel avec inquiétude. Rien ne doit gâcher la fête. La clef, elle le répète encore et encore, c’est de s’amuser.
Elle entend le cliquetis et le grincement qui suivent l’ouverture du vieux portail en fer forgé. Déjà ? Elle ne porte jamais de montre. Sur le seuil, elle tombe sur son gendre Antoine, la benjamine dans les bras. Elle passe une main tendre dans les cheveux ensommeillés de sa petite-fille. A-t-il entendu sonner à la porte ? Antoine acquiesce : c’est ce qui a réveillé Emma. Mais il ne s’agit pas encore des vrais invités. Ce n’est que Paul, de retour de son footing sans ses clefs. Arrivé la veille au Cottage avec un nouveau projet, encore un. Il a passé la soirée à expliquer de quoi il s’agissait mais Isabella n’a toujours pas compris. Ça se passe sur Internet, et elle, ce qu’elle aime, c’est la vraie vie. La chair et l’os. Enfin, la bonne nouvelle, c’est que Paul voudrait aménager la Bergerie pour venir plus souvent au Clos. Avec l’informatique, on peut tout faire à distance. Isabella préfère avoir Paul près d’elle, à l’œil. Il y a fatalement un enfant pour lequel on s’inquiète plus que pour les autres. Un plus fragile, sensible. Imprévisible. Cinquante ans qu’il se cherche, soupire Isabella avec agacement, et son deuxième, qui n’est pas encore là. Qu’est-ce qu’il fiche ?

Samuel, le cadet en question, sort juste de l’autoroute quand il reçoit un message de sa mère qui voudrait tous les siens auprès d’elle à l’arrivée des premiers convives. Monika l’observe, inquiète. Nous sommes en retard ? Le retard, ce n’est rien. Samuel aurait souhaité qu’Aurélien se joigne à eux au lieu de prétexter une grippe et de cuver sa gueule de bois chez sa mère. Samuel ment. Ce n’est pas l’absence de son fils qui le contrarie mais la perspective de présenter sa nouvelle fiancée à la famille. Il ne veut ni de leurs questions ni de leurs commentaires. Il n’a besoin de l’assentiment de personne.
Il l’aime comme il n’a jamais aimé auparavant.
Ça a commencé par un coup de foudre, lors du tournage d’un court film publicitaire, consultable en ligne sur le site de la Clinique Claude Simart-Duteil. Samuel y présente les mérites d’une machine de photoréjuvénation par lumière intense pulsée IPL. Malgré son indéniable cinégénie, il déteste la caméra et jouer au marchand de tapis. Sa mauvaise humeur se ressent à l’image. Promouvoir des appareils de rajeunissement, à la portée de la première esthéticienne venue, l’humilie. Il est professeur à l’ISAPS (International Society of Aesthetic Plastic Surgery), que diable ! Il forme tous les mois des spécialistes aux techniques les plus pointues. Il publie régulièrement des articles scientifiques. La sculpture des nez représente pour lui un véritable sacerdoce, une passion. Comme Samuel n’en éprouve pour rien ni personne.
Sauf maintenant pour Monika.
Il ne lui a pas prêté d’abord plus d’attention qu’à un mannequin de cire. Il s’est approché, le nouvel appareil à la main, de la table où elle était allongée. Il s’est penché au-dessus d’elle, conformément aux instructions du réalisateur. Elle portait des lunettes de protection laser. Ses cheveux formaient une couronne blonde autour de sa tête qui reposait sur une serviette mauve marquée du logo Simart-Duteil. La première chose qu’il a remarquée, son nez, lui a semblé d’une beauté incomparable, une ligne parfaite partiellement recouverte par les lunettes qui dissimulaient une zone secrète essentielle, supérieure, dans tous les sens du terme, celle de l’os propre. Un endroit qu’il a aussitôt eu envie de connaître.
Pour des raisons obscures, le moment incongru où Samuel soulève le masque de Monika n’a pas été coupé au montage. Le trouble du chirurgien est manifeste. Il a du mal à se concentrer. Il bafouille.
La séance a duré plus longtemps que prévu. Il s’en fichait. Il se sentait foudroyé, conquis, ferré, à jamais.
Depuis, c’est l’idylle. Ils s’accordent sur tout. Deux jours avant l’anniversaire de sa mère, Samuel a demandé sa beauté slave en mariage. Il a fait ça à l’ancienne, genou à terre, solitaire Cartier que Monika triture nerveusement tandis que la voiture se rapproche d’Yerville.
Dans l’allée, ils croisent Mathilde Pritulin. Sa maison se trouve à quelque cinq cents mètres du Clos. Samuel ne l’a pas vue depuis une bonne vingtaine d’années mais reconnaît sa démarche adolescente, et ses vêtements, il jurerait que ce sont les mêmes qu’alors : un jean noir serré sur ses mollets ronds, un perfecto et des Creepers. Quand il freine, elle se retourne et éclate de rire. Samuel ! Toujours aussi beau gosse ! Chic ! Tu n’as pas bougé ! Il note les rides autour de ses yeux, un début, léger, de relâchement de l’ovale du visage, des cernes prononcés. Pourtant, quelque chose de frais se dégage d’elle. Samuel se sent vieux en baissant la vitre de sa voiture. Depuis l’enfance, en présence de Mathilde, il a l’impression d’être lourd, poussiéreux, pas dans le coup. Elle l’impressionne avec son rapport au monde dépourvu de gêne. Lui, face aux autres, s’absente, pense à autre chose qu’à la conversation en cours, pas par indifférence, au contraire, par timidité, comme pour se garder une porte dérobée.
Mathilde s’accoude à la portière et passe sa tête à l’intérieur de l’habitacle tel un enfant envahissant. Elle le fixe. Y a de la bagnole ! Et y a de la meuf… Samuel rougit, cherche le bon mot, ne le trouve pas, se tourne vers Monika, interrogateur. Mathilde est drôle, non, quand même ? Gonflée. Monika tend la main avec une raideur hiératique : Monika Ogurska, la fiancée de Samuel. Mathilde ! Ils conviennent de se retrouver plus tard, autour d’une coupette, que propose Samuel avant sa marche arrière pour se garer en bataille impeccable. Il tient la portière de Monika, et les deux avancent vers les invités massés à distance respectable du buffet, aux aguets.
Samuel devine sa mère au milieu d’un groupe très bien conservé du troisième âge, qui s’extasie devant la tenue exceptionnelle du jardin. Il dispose de cinq minutes de répit pour boire un verre, se donner du courage. Il attrape une flûte, demande à un serveur un jus de pamplemousse pour Monika, puis l’escorte jusqu’à sa sœur qui vient de répartir les différents indices de la chasse aux trésors organisée pour les enfants.
Je ne savais pas que tu avais une nouvelle amoureuse, glisse Clothilde à l’oreille de son frère. I’m so happy for you. Elle tend sa joue à la chérie, tu as un léger accent… Je suis polonaise. Ah, c’est sympa ! Elle s’étonne : Monika est arrivée cinq ans auparavant en France ? Elle parle incroyablement bien ! Quasiment sans fautes. Sans fautes même, carrément. Les gens de l’Est sont forts en langue. Une question de palette des sons ou quelque chose comme ça. Clothilde prend une voix nasillarde de personnage de dessin animé : moi, je suis nulle. J’ai un accent français à couper au couteau même en anglais alors que j’ai habité trois ans en Thaïlande, deux à Hong Kong. Il m’arrive de rêver en anglais depuis que j’ai quitté Shanghai en juin. Les enfants ont fait leur première rentrée en France. Elle soupire : entre la qualité de vie en Asie et en France, y a pas photo. Shanghai, quand on est expat, c’est le bonheur. Mais la famille vous manque. Les repères. Home sweet home. Et puis, elle n’est pas à plaindre. Loin de là. Antoine et elle ont trouvé une jolie maison à Clamart. Entièrement refaite. Une école bilingue Montessori. Nous sommes gâtés. Et toi ? demande-t-elle soudain, craignant d’avoir trop parlé. Sa bienveillance se lit sur son visage ouvert, les yeux plissés, le museau à l’écoute, et toi ? elle répète en articulant. En guise de réponse, Monika lève la main droite et agite son annulaire couronné d’un diamant. Clothilde louche vers son frère, interloquée. Nous allons nous marier, traduit-il avec embarras. Tu es la première au courant. Ah d’accord ! C’est une bague de fiançailles ! Fabulous ! En France, on la porte à la main gauche. Félicitations ! Je suis tellement contente pour vous. Maman ne le sait pas encore ? Ni Paul?
D’ailleurs où est-il?
Maman arrive, justement. Elle vient de quitter le groupe de ses amis. Ses bracelets cliquettent tandis qu’elle fond sur son fils les ailes déployées. De loin, on pourrait croire qu’elle danse ou qu’elle se livre à une étonnante parade amoureuse.
Samuel entraîne Monika à la rencontre de l’oiseau de paradis.

Paul se change dans la Bergerie où il a stocké deux valises, la veille, en guise d’installation symbolique. Enfant, il aimait dormir là, à même le sol. À l’époque, c’était un mélange de graviers et de terre. Dans les années quatre-vingt-dix, on l’a remplacé par un dallage en pierres reconstituées. Ça a enlevé tout le charme. Paul mettra de la tommette. C’est très important pour lui de se réapproprier les choses. Sa maison, son destin.
Sa nièce Drisana apparaît sur le seuil. Il faut que Paul se dépêche, le film sur Mamisa va commencer. Paul ignorait qu’il y avait quelque chose d’organisé, Clothilde ne l’a pas prévenu. Maman ne le savait pas non plus, c’est une surprise de Fanny, précise l’adolescente en haussant les épaules.
Fidèle à sa réputation de meilleure amie rigolote, l’instigatrice de la projection se tord devant la première photo. L’image rendue floue par l’agrandissement laisse deviner deux fillettes d’une dizaine d’années, l’une blonde et l’autre brune, se livrant à un concours de grimaces. Quoique l’expression des enfants soit à peine perceptible, Fanny n’en peut plus. C’est nerveux. Elle est émue. À l’époque, on copinait depuis deux ans déjà, hein ma Zaza ? C’était hier. Chaque fois le cliché produit le même effet sur Fanny. Je ris, je pleure. Elle a l’émotion contagieuse. Isabella, au premier rang, lui envoie des baisers du bout des doigts, les yeux brillants. Le public (une quinzaine d’invités) glousse en attendant la suite. La photo d’après, un portrait d’enfant dodue, se révèle encore plus bouleversante. Apprêtée, en robe à smocks de couleur claire, col à dentelle et nœud démesuré au sommet de sa tête, le modèle paraît surpris, hésitant, comme si la petite fille se demandait ce qu’elle fait là. Nous la connaissons tous, sans avoir malheureusement pu la rencontrer, intervient Fanny, la gorge serrée. L’adorable Sofia, la jumelle adulée, partie trop tôt. Il n’y a pas un jour sans que tu ne penses à elle, ma Zaza chérie, et comme tu le fais remarquer chaque année, c’est aussi, aujourd’hui, son anniversaire. Il y a un silence dans la salle, bientôt rompu par Solal, le fils de Clothilde, qui veut savoir exactement comment est morte sa grand-tante et si elle était plus grande, égale, ou plus petite que lui aujourd’hui.
Vite, Fanny relance le diaporama : Isabella en tenue de soirée, à un dîner, un bal masqué, une garden-party. Une beauté renversante, nul ne peut le nier. Élégante et radieuse. Parfois éméchée. Toujours souriante. Boute-en-train. Qu’est-ce qu’on a rigolé, toutes les deux, hein Zaza ? Chaque fois qu’il y avait un coup dur, tu me répétais : la joie est une politesse rendue aux morts. « La joie est une politesse rendue aux morts » : c’est tout Zaza ! La Zaza qu’on aime. Et qui, en plus d’être une femme sublime, a été, enfin est, une mère et une grand-mère épatante. Après Zaza, Mamisa ! Aussitôt succèdent à la Femme du monde la Mère et la Grand-Mère. Qui donne le biberon à Samuel, apprend à lire à Drisana, et replace, émue, une épingle dans le chignon de Clothilde avant son entrée dans l’église, le jour de son mariage.
Fanny a beaucoup réfléchi à la manière de faire défiler les photos. Par ordre chronologique, trop barbant. Et c’est désolant, malgré tout, une femme qui vieillit. Elle a choisi le pêle-mêle thématique, qui correspond mieux à la personnalité d’Isabella. Elle n’a pas prévu que la superposition kaléidoscopique, et sans transition, d’une Isabella de quinze ans, puis de soixante, et à nouveau gamine, puis telle qu’elle est à présent, certes rajeunie mais néanmoins mûre, aurait une conséquence plus cruelle encore : celle de montrer le passage du temps comme une conquête sauvage, procédant par assauts inéluctables et ravageurs. Plus fâcheux, dans ce défilement aléatoire, le visage récent d’Isabella, à plusieurs reprises rafraîchi par la chirurgie esthétique, surgit à intervalles réguliers comme un masque mortuaire posé sur les traits enjoués et animés de sa jeunesse perdue. Un memento mori ou un visage-écran, comme il y a des souvenirs-écrans, qui cachent la dégradation insupportable de la jeunesse.
Et maintenant, musique ! Isabella se lève sitôt la projection terminée, merci, merci pour cette initiative merveilleuse absolument délicieuse mais maintenant ça suffit, il faut ouvrir les rideaux, de la lumière, de la vie ! De la vie par pitié ! Toute cette obscurité rend claustrophobe. Ces souvenirs, ça ressuscite trop de… C’est normal qu’il n’y ait aucune photo de moi ? lance Paul à la cantonade. De l’air, de la musique, de la gaieté, il n’y a que ça qui compte. Le passé chagrine. Marco, devançant les désirs, a déjà pris place au piano. Il sait comment relancer l’ambiance. Tu vois le mal partout, il y en avait au moins une, celle du baptême de Solal ! Marco officie comme pianiste pour le Princesse Danae ou MSC Croisières. Que du haut de gamme. Sur son site (marcopianiste.com) il se félicite de sa profession très enrichissante artistiquement parlant. Ce n’est pas donné au premier venu de manier tous les styles pour satisfaire un maximum de personnes dans un cadre unique. Comme ici, ajoute-t-il en improvisant un morceau entraînant et léger. Demande à Fanny, c’est elle qui a choisi les photos. Les serveurs apportent flûtes et champagne, sur les recommandations de Clothilde qui s’est réfugiée dans la cuisine pour échapper au sentiment d’injustice permanent de Paul, et allumer les bougies de sa somptueuse pavlova à quatre étages, un exploit.
Parfaitement synchrone avec l’arrivée du gâteau, le musicien (qui a introduit en amont quelques accords festifs) entame un Happy birthday to you jazzy et endiablé. Les plus audacieux des invités l’accompagnent en fredonnant. Les autres se contentent de secouer la tête en rythme et d’apprécier par des soupirs d’aise le passage de la montagne de meringue recouverte de crème chantilly et de framboises. Il paraît que tu détestais te faire photographier, alors je n’avais pas grand-chose, reconnaît Fanny. En plus ta sœur m’a conseillé d’éliminer celles où tu es, disons, rondouillard. Mais tu ne vas pas te rendre malade avec ça maintenant. Maintenant qu’Isabella souffle avec succès (presque avec colère, comme le note Drisana) ses soixante-dix bougies. Les soixante-dix merveilleuses années qui viennent de s’écouler, crie-t-elle pour couvrir le chant devenu collectif. MER-VEIL-LEUSES, et encore, elle pèse ses mots. Elle a toujours été comblée par les siens, par ses enfants, par ses petits-enfants, choyée par Claude jusqu’à sa mort, survenue trop tôt, et entourée par ses amis fidèles. Elle n’a vraiment pas à se plaindre. Elle est née sous une bonne étoile. Et, elle touche du bois (sa main sur le piano), son bonheur se poursuit jusqu’aujourd’hui. Elle le doit aussi à sa rencontre avec Marco (sa main sur le pianiste). Elle ajoute, espiègle, que certains n’ont pas parié spontanément sur leur amour. Ils trouvaient Marco beaucoup trop sérieux pour elle. Un rire unanime traverse l’auditoire, ravi de mettre à distance à peu de frais les médisances auxquelles il s’est livré quand Isabella a entamé une romance avec un type sorti de nulle part et de quinze ans son cadet. Sur ces paroles, elle se penche et embrasse son homme comme une amoureuse de vingt ans. Avec la langue, remarque Solal aux premières loges d’un spectacle dégueu, à la limite du porno.
Bientôt les invités se pressent autour du couple pour les cadeaux. Clothilde s’évertue à découper la pavlova, qui s’émiette impitoyablement. Sur les assiettes, son dessert ne ressemble plus à rien. Antoine la rassure : tout le monde est pété. Personne ne remarque, tu connais ta famille. Antoine dépose un baiser sur le front de Clothilde. Pas la peine de se mettre dans un état pareil. En plus, Samuel est en train d’annoncer son mariage. Regarde la tête de ta mère.
Isabella pâlit sous l’effet de la surprise. Samuel aurait pu le lui dire en privé. Elle observe le couple. À quarante-deux ans, son fils a la beauté du diable. Il ressemble à Gregory Peck. En plus mat, et les cheveux bouclés, un Gregory Peck méditerranéen. La silhouette fine, élégante et virile de Claude. Monika ne démérite pas non plus. Une créature, dans son genre scandinave un peu froid. Un peu triste. Pas la sensualité italienne mais si ça convient à Samuel… Isabella devra s’en accommoder. Que peut-elle faire d’autre ?
La chenille ! La chenille ! lance Fanny.
La farandole se déroule jusqu’à la véranda et chemine bondissante et irrégulière dans les allées de la propriété, en avalant un par un les invités plus timorés, dont Monika et Samuel. Ce dernier, malgré son aversion pour ce genre d’élan collectif, en profite pour se libérer de son frère qui ne comprend pas, putain, qu’on n’ait pas pensé à mettre une photo un peu valorisante de sa gueule. Ce n’est pas trop en demander quand même. Il y en a des dizaines sur Internet. Fanny en a bien trouvé deux de toi avec ta blouse blanche de toubib. »

À propos de l’auteur
WYRZYKOWSKA_kinga_©benedicte-roscotKinga Wyrzykowska © Photo Bénédicte Roscot

Née à Varsovie en 1977, Kinga Wyrzykowska suit ses parents en France au début des années 80. Après avoir étudié les Lettres modernes à l’École Normale Supérieure, elle enseigne à la fac de Saint-Étienne et commence une thèse qu’elle abandonne pour se tourner vers le théâtre et l’audiovisuel. Elle écrit deux films documentaires et traduit des pièces de théâtre avant de publier deux livres en littérature jeunesse chez Bayard Memor, le monde d’après en 2015 (Prix Cultura du premier roman et Prix Coup de cœur jeunesse de la ville d’Asnières) et De nos propres ailes en 2017. Elle fait partie des fondatrices de l’agence littéraire Trames. Patte blanche est son premier roman. (Source: Éditions du Seuil)

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La vie têtue

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En deux mots
La sœur de la narratrice meurt à trente-trois ans d’un cancer généralisé. Une absence qu’elle essaie de combler en s’adressant à la défunte, en lui racontant l’histoire de sa famille, en explorant sa propre vie, maintenant qu’elle est mère à son tour. Un récit poignant.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Nos douleurs et nos rages

Passant de l’essai à l’autofiction, Juliette Rousseau explore la vie des femmes de la famille et rend hommage à sa sœur, emportée par un cancer à trente-trois ans. Une mise à nu percutante, qui passe par l’exhumation des secrets de famille.

C’est sur une veillée funèbre que s’ouvre ce roman. La famille est alors rassemblée, mais chacun reste avec ses pensées, essaie de conjurer sa peine, s’occupe pour ne pas penser à l’absence, au vide, à l’inacceptable deuil qui les réunit. La jeune sœur de la narratrice est morte a trente-trois ans, dans un service d’oncologie, d’un cancer généralisé. Quelques heures auparavant, les médecins avaient suggéré de l’amputer. «C’est horrible, mais ça veut dire que tu vivras car, sinon, un geste aussi atroce n’a aucun sens.»
La recherche du sens, c’est bien ce qui préside à ce récit qui va explorer les vies des femmes de la famille, la mère et les deux filles, creuser les non-dits et remettre en perspective leur identité au cœur d’une société qui reste très inégalitaire.
C’est avec un regard distancié que la narratrice revient sur les épisodes marquants, passant de sa sœur à sa mère, témoignant de son propre vécu. Car elle a choisi de fuir cette «périphérie de périphérie», ville où ont vécu sa mère et son père et ses grands-parents: «Comme beaucoup d’enfants de la classe moyenne rurale, j’ai eu besoin d’aller à Paris pour prouver que moi aussi je comptais. Dissiper mon accent, changer mon apparence, mes références.»
En racontant à sa sœur défunte comment elle avance dans sa vie, elle continue de cheminer avec elle, lui rendant ainsi un bel hommage.
«Trois ans après ta mort, un soir, je me suis trouvée seule dans mon appartement à Paris, titubant de tristesse, égarée, nue. Instinctivement, et peut-être pour vérifier que j’étais bien là, je suis allée vers le miroir. Ce que j’y ai vu m’a fait l’effet d’une déflagration. C’était moi, et c’était moi toute seule. Tu n’étais pas là. Pourtant, face à moi, il y avait ce visage, la mâchoire carrée, plutôt masculine, le nez qui s’étire en un arrondi enfantin et surtout, les yeux noirs, le regard franc. Le même visage que toi.
Que vaut d’être sœurs face à la mort? La solitude tranchante dans laquelle tu m’as laissée est inconsolable. Tant mieux, elle est parmi ce que j’ai de plus cher.»
Maintenant qu’elle est mère à son tour, elle sent ce besoin de ne plus rien cacher, de dire le viol conjugal qui est à l’origine de la lignée ou qui a entraîné des avortements douloureux, de mettre des mots sur des troubles psychiques qui étaient alors jugés comme des caprices de femme faible. Alors elle comprend mieux ces existences, alors elle pardonne. En s’appropriant l’héritage familial, elle fait aussi œuvre de sociologue et d’historienne des mœurs, dans la lignée de son essai, Lutter ensemble, quitte à forcer le trait. Parce qu’elle a compris que c’est précisément cela, faire son deuil, «ancrer en nous une histoire qui apaise, aussi mensongère fût-elle. Les vivantes ne s’embarrassent pas de la vérité, ce n’est pas elle qui guérit.»
C’est en courts chapitres que Juliette Rousseau nous offre de plonger dans ce passé et ce présent familial, en disant les choses avec un regard acéré.

La vie têtue
Juliette Rousseau
Éditions Cambourakis
Roman
120 p., 15 €
EAN 9782366246940
Paru le 7/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une petite ville de province. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Nous sommes les héritières d’une détermination farouche, nous les descendantes des avortements ratés, des grossesses imposées. Celle-ci est indémêlable de nos douleurs et de nos rages, transmises d’une génération à l’autre comme on essore un torchon plein de sang, dans l’anonymat d’une cuisine plongée dans la nuit. »
Depuis la maison familiale où elle est revenue habiter, une femme, s’adressant à sa sœur disparue, convoque les souvenirs de leur enfance. Porteuse d’un lourd passé de violences patriarcales, elle explore les possibilités de survivre à cet héritage, dans un paysage rural dévasté, où les haies ont disparu et où la forêt se fait moins dense, cernée par les champs de maïs industriels.
Avec ce récit composé de courts chapitres, Juliette Rousseau nous offre un premier texte littéraire poignant, sensible et lumineux qui rend hommage aux femmes de sa famille.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Missives
RTBF (Fanny de Weeze)
Ouest-France (Agnès Le Morvan)
Podcast Bretonnes et féministes (entretien avec Juliette Rousseau)
Blog Joelle Books

Les premières pages du livre
La langue française, dans sa construction patriarcale, ne me permet pas de donner à lire la lignée de femmes blessées dont je viens. Elle nous efface, encore et toujours. Les méthodes d’écriture dites « inclusives » non plus, elles qui continuent de faire advenir le masculin, y compris là où les hommes ont depuis longtemps choisi de déserter. Ma langue ne cherche pas l’égalité, ni de nouvelles règles. Elle invoque des filiations, rétablit des trajectoires.
Comme dans nos vies, souvent, le masculin l’emporte. Mais parfois, c’est le féminin. Ni l’un ni l’autre ne me semblent désirables. Je ne cherche pas à forger la langue d’un monde souhaitable. Ce sont nos vérités qui m’intéressent. Tant mieux si apparaissent ensuite, dans ma généalogie comme dans les autres, des êtres libres de cette binarité épuisante, et qui trouveront leurs propres mots pour se dire.
Nous dire avec justesse, c’est laisser la porte ouverte à ce qui vient pour nous remplacer, joyeusement et sans douter, comme tout ce qui naît pour vivre pleinement. Dans la langue comme dans nos histoires, nous ne sommes jamais que des passages.

L’automne est doux cette année. Dans ce petit espace qui test dédié, entre le potager et la maison, les bambous foisonnent. Le cerisier du Japon, les rosiers et le sureau ont fleuri, les uns après les autres, et ton jardin se prépare désormais à l’hiver, entamant une mue vert sombre. Les feuilles, qui commencent à s’amasser sur le sol, dégagent une odeur réconfortante de pourriture végétale. Plus agréable que celle des décompositions humaines et animales, elle est un rappel du cycle de la vie avec lequel je peux cohabiter. Elle me prépare à l’hiver, qui reprendra les formes de celui qui avait suivi ton départ, le premier de ma vie d’endeuillée. Depuis ta mort, chaque saison a ses façons de me rappeler ma condition.
Tu as peut-être quatre ans. Tu viens d’emménager ici avec ta mère et ta sœur, après avoir vécu dans un HLM de la grande ville la plus proche. Ta mère est au bout d’elle-même, c’est-à-dire très loin de toi, et tu sens déjà confusément qu’il te faut prendre soin delle. La maison dans laquelle vous vous installez est humide et sombre. Elle se dissimule au terme d’un petit sentier qui plonge vers l’extrémité est du hameau. Dans peu de temps, ta mère oubliera le gaz allumé et la maison brûlera. Elle se calcinera discrètement mais en totalité, de l’intérieur et sans flammes. Une belle métaphore à n’en pas douter. Ta mère survit, ta mère oublie, et ce qu’elle délaisse dans ce geste se consume. Elle gardera longtemps le vestige calciné d’une bague en or et lapis-lazuli offerte par ton père du temps de leurs fiançailles.
Cet automne-ci nous nous retrouvons devant la stèle que maman t’a construite. De cette famille composée sans trop y réfléchir, comme la plupart des familles, par la synthèse des impulsions du corps et de la contractualisation des relations, il ne reste plus grand monde. Cela ajoute à la tristesse. Décès, drames, défections. On se représente à tort la famille comme cette entité bien délimitée, immuable, soudée par un terreau biologique. Or c’est un terrain fluctuant, en partie instable, en recomposition permanente. où la biologie n’est que peu de chose, quoi qu’on en dise. La famille que tu as connue de ton vivant n’existe presque plus, et, aujourd’hui, d’autres nous sont venues qui ne t’ont pas connue. Ce qui fait notre commun peu à peu s’éloigne de toi.
Tu as trente ans. Tu reviens au hameau pour la première fois depuis longtemps. Depuis ton mariage, célébré à la mairie du village. Tes sœurs ont fait de ta venue une surprise. Lorsque tu entres dans la maison, par la porte latérale, celle qui donne directement sur la cuisine et ta mère, le visage de celle-ci se transforme. Elle en pleurerait si elle savait pleurer. Tu arrives quand tout le monde est déjà là. La tablée est longue et bruyante, comme dans tes souvenirs. On t’accueille d’un sourire timide, les yeux pleins de sollicitude. On est prêtes à jouer la comédie pour ne pas te brusquer. Peut-être est-ce que cela t’arrange. Peut-être aussi que tu en crèves un peu plus, qui peut savoir? Ta mère s’affaire en cuisine, c’est sa façon à elle d’habiter le malaise, de pratiquer un retrait sans lequel elle ne peut pas faire avec ses proches. Ta mère compense depuis toujours, le travail domestique est une de ses stratégies. Ce soir, tu la rejoins et te prêtes à son jeu. Tes apparitions à table sont brèves, emballées de peu de mots. Ta petite sœur t’observe et retient son souffle.
J’ai disposé des bougies sur le pourtour du terre-plein central, au pied des bambous. Leurs flammes labiles se mêlent doucement au bleu profond de la nuit qui s’installe. Le moment est maladroit, les gestes et les mots sont autant d’explorations, appesanties par l’émotion. Plus personne ne nous apprend à faire avec la mort. Nous parlons un peu, tournées vers ta stèle, maïs en réalité nous nous parlons les unes aux autres. En partant, tu as fermé derrière toi une porte infiniment lourde, qu’il nous coûte d’ouvrir. Ne nous en veux pas si nous l’avons si longtemps laissée fermée, il n’est pas aisé de survivre à celles qu’on aime.
Moi qui te parle en silence depuis toujours, je commence seulement à t’écrire ce soir. Ta vie, ses débuts, ses sursauts et sa fin, continuent d’organiser la métrique de la mienne, ses mouvements de plaques.

C’est d’abord le bruit discret d’un papier que l’on fait glisser sur le parquet, par l’interstice sous la porte. Ce sont quelques mots, griffonnés par une connaissance. Je suis désolée pour toi. Dans la chambre fermée, je suis blottie dans les bras d’une amie. La pièce est sombre, protégée de la lumière criarde et de la chaleur étouffante de ce début d’après-midi. De ce côté-ci de l’Europe, il fait encore chaud. Si on t’appelle, c’est que tu dois venir, m’avait dit maman au téléphone. J’étais prévenue, le sous-texte était clair pour tout le monde. Mais pas pour moi. Alors pourquoi suis-je en train de pleurer? Ce qui ne m’est pas encore accessible en pensée fait déjà son chemin en moi, insensible à ma peine.
Quelques heures plus tard, c’est l’autre côté du continent. Celui où il fait déjà froid, qui baigne dans le brouillard. Le train depuis l’aéroport est plongé dans la pénombre. Il s’arrête trop souvent. Les lumières palpitantes des faubourgs viennent, par intermittence, soutenir les néons fatigués de l’allée centrale. Je ne sens plus mon corps. Depuis déjà des mois je m’échine à quelque chose le concernant. Je ne sais pas bien quoi. Le faire disparaître peut-être, ou bien tenter de le sentir à nouveau. Peu à peu, il s’est effacé, jusqu’à ce moment, cette nuit d’automne et sa dissolution presque complète dans les reflets poudrés des rues de Londres.
À la sortie de la station de métro, mon père m’attend, planté dans l’obscurité. Je vois mal son visage, mais j’en discerne déjà les traits tendus, épuisés. Nous nous embrassons, sans un mot. Puis, je le suis dans l’entrée de l’hôpital, éclaboussée par la lumière blafarde qui est le propre de toutes les institutions de ce type. Comme une façon de nous pousser, déjà, à la capitulation. »

Extraits
« En moi, la possibilité de ta mort n’a toujours pas sa place. Alors je m’accroche à tout ce qui se présente. Que l’on te propose de t’amputer, c’est horrible, mais ça veut dire que tu vivras car, sinon, un geste aussi atroce n’a aucun sens. Que tu sois si calme, c’est déroutant, mais ça veut dire que tu maîtrises. Or, quelqu’un qui maîtrise n’est pas en train de mourir. C’est le genre de bêtises auxquelles je crois. Mais je ne sais rien de la mort. Je crois encore, de façon brouillonne, que les choses, ces choses-là, ont une forme de sens, si tant est qu’on le recherche. Je pense que la mort a ses façons de nous avertir, et qu’on ne meurt pas comme ça, si facilement, à trente-trois ans.
Et pourtant quelques heures plus tard, tu meurs. » p. 14

« Le village est une périphérie. Une périphérie de périphérie. C’est le bout de la ligne de train, les confins du département, de la région. À l’autre bout, il y a une ville, de celles qu’on appelle métropoles pour faire grand. Elle est elle-même une périphérie de la seule et l’unique, la ville de notre mère et de ton père, la ville de nos grands-parents. Comme beaucoup d’enfants de la classe moyenne rurale, j’ai eu besoin d’aller à Paris pour prouver que moi aussi je comptais. Dissiper mon accent, changer mon apparence, mes références. Tu avais fait la même chose avant moi. Après quelques années, il s’est avéré que c’était plus facile de gagner sa place en ville. Mais je n’ai jamais rencontré une seule personne qui était née à Paris même. » p. 38

« Trois ans après ta mort, un soir, je me suis trouvée seule dans mon appartement à Paris, titubant de tristesse, égarée, nue. Instinctivement, et peut-être pour vérifier que j’étais bien là, je suis allée vers le miroir. Ce que j’y ai vu m’a fait l’effet d’une déflagration. C’était moi, et c’était moi toute seule. Tu n’étais pas là. Pourtant, face à moi, il y avait ce visage, la mâchoire carrée, plutôt masculine, le nez qui s’étire en un arrondi enfantin et surtout, les yeux noirs, le regard franc. Le même visage que toi.
Que vaut d’être sœurs face à la mort ?
La solitude tranchante dans laquelle tu m’as laissée est inconsolable. Tant mieux, elle est parmi ce que j’ai de plus cher. » p. 58

« Peu importe que nos souvenirs divergent. Je n’écris pas pour rétablir la vérité. Faire son deuil de toi c’est, pour chacune, ancrer en nous une histoire qui apaise, aussi mensongère fût-elle. Les vivantes ne s’embarrassent pas de la vérité, ce n’est pas elle qui guérit. » p. 89

À propos de l’auteur
ROUSSEAU_Juliette_©Mathieu_GenonJuliette Rousseau © Photo Mathieu Génon

Juliette Rousseau est née en 1986 dans un petit village de Haute-Bretagne. Tour à tour autrice, journaliste, traductrice, éditrice et militante, elle explore différentes formes d’écriture et leurs potentiels émancipateurs. Récemment, elle a choisi de revenir habiter le hameau de son enfance. La Vie têtue est le fruit de ce retour aux racines, et son premier roman. (Source: Éditions Cambourakis)

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Sortir au jour

DHEE-sortir_au_jour  RL_2023

En deux mots
Une autrice rencontre une thanatopractrice lors d’une séance de dédicace. Mais leur échange ne va pas s’arrêter là. Curieuses l’une de l’autre, elles ne vont pas tarder à se découvrir des points communs, y compris durant le confinement décidé par les autorités, et explorer les liens unissant les humains et les défunts.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ma rencontre avec une thanatopractrice

Amandine Dhée raconte la rencontre d’une autrice et d’une thanatopractrice, la personne qui prépare et embaume les cadavres. Une fois écartés les préjugés, leurs échanges vont s’avérer passionnants, autour de la mort et de la transmission.

Ce roman est d’abord l’histoire d’une rencontre. Lors d’une séance de dédicace, un visiteur explique qu’il n’aime pas le mot «autrice». Un débat s’engage alors, les opinions s’expriment jusqu’à ce que Gabriele explique qu’une autrice est tout aussi légitime que d’autres professions, dont la sienne, thanatopractrice. Une affirmation qui va éveiller la curiosité de la romancière, car cela lui permet de constater combien ses préjugés sont forts en la matière, à commencer par l’aspect physique de la personne chargée d’embaumer les morts et qu’elle imaginait plutôt triste, vieille et introvertie et qu’elle découvre jeune et pleine de vie!
Après leur échange initial, de nombreuses rencontres vont suivre qui vont permettre de mieux comprendre Gabriele, mais aussi de parler de la mort sous un aspect totalement différent que d’ordinaire, ce qui rend le livre formidablement intéressant.
Il est ici aussi question de technique, d’habitudes et de rituels – quelquefois très curieux – et de l’évolution de la société dans son rapport aux défunts.
Amandine Dhée a eu la bonne idée d’insérer au fil de son récit les extraits de l’émission «Vis ma vie de thanatopracteur», qui, comme l’indique l’autrice en fin de volume, ont été retranscrits avec l’autorisation de Réservoir Prod. Car ces échanges montrent de manière éclatante combien ce métier est méconnu et combien il véhicule de fantasmes. La confrontation entre ce verbatim et le témoignage de Gabriele va même nous offrir un côté burlesque, pas forcément attendu dans un ouvrage parlant de la mort. Oui, il y a dans ce livre d’intéressantes réflexions sur nos rapports aux défunts, sur cette envie de les voir continuer à cheminer à nos côtés, à leur parler et à surmonter la douleur de la perte. Mais il y a aussi l’humour rehaussé par la construction et le style.
Quand, durant la rédaction du livre, survient la pandémie, «ce scénario éculé de science-fiction, le coup du virus dévastateur», puis le confinement qui fait émerger un nouvel ordre social ponctué par l’annonce tous les soirs du nombre de morts, l’autrice comprend une chose essentielle: «Écrire sur la mort me tient en vie».
Écrire va aussi lui permettre de comprendre combien son affinité avec Gabriele n’est nullement le fruit du hasard, bien au contraire, puisque toutes deux font un peu le même métier: raconter une histoire. «Gabriele dénoue les traits des visages défunts, ferme les yeux, fait se joindre des mains. Elle met en scène une fin paisible, elle oppose un récit au chaos. C’est bien que la personne ait l’air endormie plutôt que décédée. Ce n’est pas un mensonge, puisque tout le monde veut y croire. Parce qu’on en a besoin, parce qu’on a peur. Personne n’est dupe, mais on joue le jeu. J’apprends que la chambre mortuaire s’appelle un amphithéâtre. Le temps d’une veillée, nous lier avec ce récit.»
Amandine Dhée démontre ce côté théâtral dans le spectacle qu’elle a conçu autour de «Sortir au jour» et qui est en tournée actuellement et qui prouve lui aussi qu’une autrice ne doit pas avoir de sujet tabou. N’hésitez pas, à votre tout, à aller danser avec la mort.

Sortir au jour
Amandine Dhée
Éditions La contre allée
Roman
120 p., 17,50 €
EAN 9782376650843
Paru le 13/01/2023

Où?
Le roman se déroule en France, mais n’est pas précisément situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« On pourrait lire Sortir au jour comme un livre qui parle de la perte, mais c’est exactement l’inverse, Sortir au jour raconte ce qui nous lie. » Amandine Dhée
À l’origine de Sortir au jour il y a cette rencontre dans une librairie entre l’autrice et Gabriele. Gabriele est thanatopractrice.
Très vite, entre elles, un dialogue s’instaure où il sera tour à tour question de la quête de sens chez Gabriele et de sa reconversion dans une profession qui véhicule autant de clichés que de préjugés, mais aussi des réflexions qui animent l’autrice à propos du désir de transmission, des pertes et des liens qui unissent les êtres et marquent les générations.
Liant l’intime au politique, avec l’humour et le sens de la formule qu’on lui connaît, Amandine Dhée atteint le but qu’elle s’était fixé : « écrire un livre réconfortant sur la mort ».

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Noé Megel)
La Viduité
Blog la bibliothèque de Delphine Olympe


Amandine Dhée présente «Sortir au jour» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« C’est le nombre de peluches dans la salle d’attente qui m’a mis la puce à l’oreille. Cette générosité. Cette opulence. C’était suspect à force d’être mignon. On est restés plantés au milieu de la pièce une bonne minute puis on s’est assis du bout des fesses sur les chaises en plastique.
Une femme d’une cinquantaine d’années s’est approchée avec un doux sourire. Elle s’est présentée, bénévole pour l’association des maladies cardiaques congénitales. Je lui ai adressé un sourire de pure forme. Que ce soit clair : nous n’irions pas plus loin, elle et moi. Notre rencontre était accidentelle et il était hors de question que j’entretienne la moindre relation avec une bénévole de l’association des maladies cardiaques congénitales.
Nous n’avons pas attendu longtemps. Une jeune femme vêtue d’une blouse blanche nous a invités à entrer et a prié mon fils de se déshabiller. Mon petit garçon s’est exécuté, puis s’est allongé sur la table.
Il était paisible. Il s’est toujours prêté de bonne grâce aux examens médicaux, avec une confiance qui me serre le cœur. Il se hisse sur les grands fauteuils de cuir, grimpe sur les tables d’examen, allonge son inspiration, tend le bras sans rechigner pour la piqûre.
Si au moins il pouvait résister et pousser quelques hurlements, il m’offrirait l’occasion de le rassurer, de jouer ma partition de mère protectrice et, ce faisant, me détournerait de ma propre angoisse. Mais sa conduite digne m’oblige à rester stoïque et me laisse me ronger du dedans. Inutile de compter sur son père. Face au corps de notre petit garçon allongé sur la table d’examen, nous évoluons sur deux pôles opposés. Lui adopte une technique simple pour canaliser son angoisse : il l’ignore. Il surjoue la normalité pour mieux forcer le destin. Pour un peu, il siffloterait. Tiens bonjour madame, ah oui c’est sympa pour occuper son temps libre, l’association des maladies cardiaques congénitales, quelle bonne idée !
Moi, je fais l’inverse, je brandis le pire pour l’exorciser, je dis maladie, peur, mort. Un jour, de retour d’une promenade avec mon fils, j’avais fait remarquer, la voix gorgée d’angoisse, que notre enfant toussait exactement de la même façon que le défunt cocker de mon enfance qui souffrait d’un souffle au cœur. Mon compagnon m’avait jeté un regard ahuri, avait ouvert la bouche, puis s’était ravisé. J’étais restée seule à mouliner mon pressentiment morbide. L’ennui avec la paranoïa, c’est qu’elle ressemble beaucoup à une folle intuition. Dès lors, comment s’en débarrasser ?Depuis nos rives éloignées, nous nous contemplons lui et moi avec stupéfaction, chacun trouvant l’autre un peu cinglé mais se retenant de le dire parce que, vraiment, ce n’est pas le moment. La peur nous retient de nous disputer et, à bien y penser, je me demande si ce n’est finalement pas le plus inquiétant pour notre enfant, cette harmonie artificielle et tendue.
La soignante a recouvert le corps de mon petit garçon avec des électrodes. Voilà, on y est. Au lieu de gambader dans la cour de récré ou de s’efforcer d’obtenir un bon point, qui fait une grande image avec un animal sauvage dessus au bout de dix, mon fils est là. L’écran s’est animé, la machine a pris le relais, l’examen a commencé. L’engin a ensuite crachoté du papier.
La jeune femme a arraché la feuille, observé attentivement le tracé sans dire un mot. Ça a duré environ un millénaire. Puis elle a félicité mon fils pour son courage et l’a invité à se rhabiller. Elle a de nouveau regardé le tracé et nous a annoncé que c’est le médecin qui nous donnerait le résultat. Ma gorge s’est nouée. Elle fuyait, c’était évident. La jeune femme s’est alors tournée vers un grand coffre en plastique, a plongé son bras dedans et tendu une peluche à mon fils en slip. Elle l’a de nouveau félicité pour son courage, ça devenait lourdingue.
Porte suivante. Cardiologue. L’enfant s’allonge une fois de plus. Cette fois, l’homme passe du gel sur sa peau et promène une sonde sur son cœur. Ça dure une minute ou deux pendant lesquelles, comme tout le monde à l’orée du drame, je fais enfin preuve d’humilité. Je prie je ne sais quelle entité supérieure, en régie générale, je supplie, dégouline de gratitude, promets de ne plus me plaindre, de voir enfin la chance qui est la mienne. Si seulement rien ne bougeait, rien ne s’abîmait. C’est simple, je supplie que rien ne change, surtout que rien ne change.
Très vite, il annonce : tout est normal. Il le répète, tout est normal, pour être sûr que cette phrase atteigne les cavités les plus lointaines de nos cerveaux. L’air afflue de nouveau, un sourire barre nos visages. L’horizon se dégage d’un coup, les épaules descendent. Pour la première fois depuis que j’ai franchi le seuil de cet hôpital, je vois en couleur. Super, je dis. Super, je répète. Voilà, c’est fini. Le médecin écrit son compte-rendu, il parle d’un enfant éveillé et plein de vie et d’énergie, il en rajoute un peu, puis nous regarde droit dans les yeux et nous dit adieu. Il dit encore, on ne se reverra jamais. Je crois que j’ai répété super, n’essayant même pas d’être un peu polie. Nous sommes ressortis d’un pas léger. Dans le couloir, la femme bénévole a passé sa tête, j’imagine qu’à nous voir, le sang revenu au visage, le frou-frou animé du bonnet, écharpe, manteau, les corps de nouveau élastiques, elle a tout de suite su, mais elle a quand même posé la question. Tout va bien, lui avons-nous annoncé avec cette fois un peu de chaleur dans le regard. Alors adieu, a-t-elle dit elle aussi. J’imagine que cet adieu est un truc auquel ils ont réfléchi. Un adieu, ce n’est pas un au revoir, c’est beaucoup plus puissant. Un adieu pour gratter vigoureusement la tache, effacer la peur et faire en sorte que l’on ne regarde pas notre fils comme une bombe à retardement les vingt prochaines années. Ce qui s’est passé n’est pas un avertissement mais une erreur d’aiguillage.
Chaque fois que je raconte cette histoire, je me demande ce qu’est devenue la fameuse peluche que l’on a offerte à mon fils ce jour-là. J’imagine que personne ne lui a reprise (rends-nous ça tout de suite, petit imposteur !), mais je suis incapable de me souvenir de ce qu’elle est devenue.
Un soir, chez des copains, une femme m’a dit qu’il lui était arrivé la même chose, le dépistage d’un souffle au cœur, l’examen du cardiologue. Non, elle n’avait pas eu peur, c’est des conneries elle avait dit, c’est pour faire marcher la machine à fric, ces examens. Je lui avais envié ce cynisme, il m’aurait été tellement secourable.
Ce non-événement a été l’une des premières choses que j’ai racontées à Gabriele. Elle m’avait demandé si j’en savais plus sur ce que je voulais écrire. J’avais répondu que non, que je ne savais pas exactement encore mais que je sentais que c’était important pour moi. Je crois que j’essayais de faire quelque chose avec ma peur.
La naissance de ma petite fille avait de nouveau ouvert la brèche. Pouls, souffle, palpitations. Comme s’il m’avait fallu fabriquer de la vie pour la savoir si fragile. Serrer contre moi cette minuscule densité, son ventre collé au mien, son abandon contre ma peau, et le creux de mon cou qui guérit tout.
J’ai si peur de perdre. Je n’arriverai jamais à me débrouiller avec cette pensée, à lui faire une place, qu’elle s’y tienne, qu’elle se taise. D’abord, il faut faire avec l’idée que tout dépend de nous, et puis que plus rien ne dépendra de nous. Quel est le pire?
J’aimerais tellement réussir à prendre de la distance, accepter, m’injecter de la philosophie en intraveineuse. La plupart du temps, je parviens à ériger de fragiles barrages, mais parfois : tsunami d’angoisse. Les plus grandes joies sont talonnées par la peur. Et si ça disparaissait ? Je m’agrippe aux statistiques. Tout va bien se passer. Mais les chiffres réconfortent si peu. Je sais à quel point ma peur est partagée, même si personne ne la nomme jamais. Au point que la société n’a même pas voulu inventer de mot pour dire les parents qui perdent un enfant.
Heureusement, il me reste l’agitation.
Les journées très remplies, le travail, comme c’est pratique pour s’offrir des angoisses plus digestes, leur donner forme humaine, et tandis que je flirte avec le burn-out au moins je ne pense pas à la mort, et d’ailleurs je ne manquerais pas de lui dire si elle se pointait, sa faux sur l’épaule : désolée, je n’ai pas le temps, je bosse, moi !Le dictaphone a enregistré ma voix qui bégaye lorsque je tente d’expliquer tout cela à Gabriele. Je veux lui dire ma peur de la mort, mais ça ne vient pas tranquillement, ça bute, ça lapsus, et je m’entends dire: j’ai meurs.
Le métier de Gabriele, c’est d’être là quand la catastrophe a eu lieu. Elle travaille avec les morts.
À cet endroit que je fuis. Elle et moi nous sommes rencontrées par hasard. J’ai entendu son rire, j’ai vu ses yeux briller. Alors j’ai dit : j’aimerais que tu me parles. »

Extraits
« Ce soir, le président de la République nous pousse à l’intérieur de nos maisons et nous ordonne d’y rester. Il nous invite même à lire, c’est dire si la situation est grave.
La vie ose tout, même ce scénario éculé de science-fiction, le coup du virus dévastateur. Ça ne peut pas bien se finir. Cette fois, nous allons payer nos excès.
Nous rangeons nos corps, aiguillés par la peur et l’absurde d’un virus invisible pour les uns, invincible pour les autres. Un nouvel ordre social émerge: héroïnes ou non-essentielles, épuisement ou désœuvrement. Quelqu’un à la radio annonce tous les soirs le nombre de morts.
Et puis le quotidien reprend.
D’abord, le court-circuit n’est pas si douloureux. C’est même inespéré d’avoir autant de temps avec ma toute petite fille, de ne plus être écartelée entre vie familiale et vie professionnelle, un rab de congé maternité sans la peur de ne pas retrouver sa place, sans la frustration de voir les autres avancer. » p. 68

« Écrire sur la mort me tient en vie. » p. 74

« Pourquoi maintenir les lieux de culte et pas de culture ? Qui décide de notre sacré?
Je crois aussi que Gabriele et moi faisons un peu le même métier: raconter une histoire.
Gabriele dénoue les traits des visages défunts, ferme les yeux, fait se joindre des mains. Elle met en scène une fin paisible, elle oppose un récit au chaos. C’est bien que la personne ait l’air endormie plutôt que décédée. Ce n’est pas un mensonge, puisque tout le monde veut y croire.
Parce qu’on en a besoin, parce qu’on a peur. Personne n’est dupe, mais on joue le jeu. J’apprends que la chambre mortuaire s’appelle un amphithéâtre. Le temps d’une veillée, nous lier avec ce récit.
Sur scène, mes comparses sont à mes côtés, je peux compter sur elles, et elles sur moi. Ensemble, nous tiendrons ce spectacle. Ensemble, nous tiendrons tout court. » p. 114

À propos de l’auteur
DHEE_Amandine_©petra-hillekeAmandine Dhée © Photo Petra Hilleke

Amandine écrit et arpente les scènes pour y confronter son écriture inspirée de la vie quotidienne. Ses textes viennent interroger la place de chacun.e dans notre société.
Comment exister malgré les autres? se demande-t-elle.
Cherchant encore la réponse, elle continue d’écrire.
Amandine est artiste associée à la Générale d’Imaginaire et est publiée aux éditions La Contre Allée. Après un premier «roman de la ville», puis un essai insolite sur le monde du travail et un roman plus personnel sur l’émancipation, elle écrit son premier texte jeunesse en 2016, Les Gens d’ici, qui traite de l’accueil des personnes migrantes. Ce texte sera mis en scène par Juliette Galamez et produit par La Générale d’Imaginaire. En janvier 2017 elle publie La Femme brouillon aux éditions La Contre Allée dans lequel elle livre un éclairage politique sur une expérience intime, sa maternité, roman qui a obtenu le prix Hors Concours 2017. En 2020, elle publie À mains nues, toujours à la Contre Allée, où Amandine explore la question du désir et de l’attachement à travers le parcours d’une femme et ses expériences sexuelles et affectives. En 2023 elle publie Sortir au jour, un ouvrage dédramatisant la mort. Ses livres sont adaptés en lectures musicales, qu’elle interprète notamment aux côtés du violoncelliste Timothée Couteau. (Source: lageneraledimaginaire.com)

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Un puma dans le cœur

DUPAYS_un_puma_dans_le_coeur

  RL_2023

En deux mots
En voulant aider sa mère dans ses recherches généalogiques, la narratrice découvre que son arrière-grand-mère est décédée près de quarante ans après la date que la famille annonçait. Un mystère qui va la pousser à enquêter et à découvrir que son ancêtre a été internée en asile où sa famille l’a quasiment oubliée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Enquête sur une arrière-grand-mère oubliée

À partir d’un extrait du registre des décès, «Anne Dèche née Décimus 14 mai 1875 – 14 mars 1964», Stéphanie Dupays raconte l’enquête qu’elle a mené pour retrouver l’histoire de son arrière-grand-mère, «oubliée» par sa famille durant quarante ans. Un récit bouleversant.

La narratrice occupe un poste au ministère de la santé et des affaires sociales, loin de son sud-ouest natal. Sa vie parisienne est désormais comme déconnectée de ses racines. C’est ainsi que, quand le TGV la mène à Bordeaux, elle a l’impression d’arriver dans un autre monde. Ses parents continuent de mener leur vie, de jardiner, sans s’épancher. Aussi n’est-ce pas sans étonnement qu’elle découvre que sa mère a trouvé une nouvelle occupation, la généalogie. Mais avec ce nouveau loisir, elle atteint très vite ses limites, ne parvenant pas à trouver trace cette arrière-grand-mère que la légende familiale dit morte d’un chagrin d’amour. Du coup, elle sollicite sa fille afin de l’aider à compléter son arbre généalogique. À l’heure d’internet, il suffira à cette dernière de quelques clics pour que le registre des décès de Gironde affiche l’information souhaitée: «Anne Dèche née Décimus 14 mai 1875 – 14 mars 1964».
Deux dates qui entrainent une réécriture de l’histoire familiale. «Ce soir-là je pressens que l’histoire familiale qui passe de « matière solide et stable de lieux et de faits » à « un tissu lâche et mouvant de souvenirs déformés, de fantômes errants et de mensonges. (…) Je sens que derrière le récit autorisé se presse une réalité difficile à cerner mais impossible à écarter.»
Intriguée par cette longue vie qui n’a pas laissé de traces, elle cherche et interroge, découvre que cette ancêtre a été internée en asile psychiatrique où elle est décédée, quasiment oubliée des siens.
«Mes parents ne comprennent pas pourquoi cette histoire me bouleverse. Ils restent indifférents à ma quête. (…) Ma mère dit: « De l’eau a coulé sous les ponts ». Mon père dit: « C’était une autre époque, les gens se posaient moins de questions que maintenant. »»
Mais les temps changent. Aujourd’hui, on étudie l’hérédité et la psychogénéalogie, on cherche comment se transmet l’héritage. Ce sont dès lors ces voies que part explorer la narratrice. Elle va explorer les rares documents qu’elle retrouve sur l’asile où Anne a été internée, chercher des témoins, tenter de percer ce secret de famille: comment Anne a-t-elle vécu plus de trente années sans que sa famille se préoccupe d’elle? Comment occupait-elle ses journées? De quoi est-elle morte? Où est-elle inhumée? Quand sa mère lui assène «Il n’y a rien à raconter. Nos vies ne sont pas des romans», elle y voit un encouragement à lui prouver le contraire, à poursuivre une enquête. Comme elle le souligne dans un texte confié au site Actualitté, elle va chercher à organiser le chaos: «Je pose sur le papier les faits, les dates, les souvenirs comme autant de petits cailloux en espérant qu’ils dessineront un chemin. Je convoque l’archive administrative, la médecine, la sociologie pour m’aider à approcher la vie d’Anne Décimus.»
Outre la vie de l’aïeule, on y explore l’histoire de la psychiatrie ou encore le sort des internés durant la Seconde guerre mondiale. Instructif et émouvant, ce troisième roman de Stéphanie Dupays, après le brillant Brillante (2016) et le superbe Comme elle l’imagine (2019) vaut aussi pour sa forme. La romancière choisit en effet de dire «je» pour ne pas ajouter de la fiction au mensonge. Elle prend toutefois soin de compléter sa prose de poésie, entre haikus et plus longs poèmes qui soulignent les émotions ressenties et offrent une transition, une respiration dans cette quête difficile et par trop lacunaire. «La documentation m’a ouvert le passage pour comprendre ce qu’elle a vécu. Et la poésie m’a permis d’affronter le bouleversement, d’oser exprimer une émotion, pas frontalement, mais par la grâce de l’image.»

Un puma dans le cœur
Stéphanie Dupays
Éditions de l’Olivier
Roman
208 p., 18 €
EAN 9782823620092
Paru le 10/02/2023

Où?
Le roman est situé en France, à Paris et à Bordeaux ainsi que dans la région Aquitaine.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Morte de chagrin, le cœur brisé.»
C’est la légende familiale qui entoure l’arrière-grand-mère de la narratrice; Anne Décimus aurait suivi son mari dans la mort. L’étrange proximité que Stéphanie Dupays ressent avec son ancêtre la pousse à mener l’enquête. Elle découvre alors un secret qui fait vaciller ses certitudes : Anne a passé la majeure partie de sa vie dans un asile; elle est décédée quarante ans après la date que tous pensaient officielle. Comment l’existence de cette femme a-t-elle pu être effacée au point que même les siens ignorent tout d’elle? Un puma dans le cœur raconte un cheminement intime vers la compréhension et la reconquête d’un héritage. En sondant les liens et les malentendus qui unissent ou séparent les êtres d’une même famille, ce sont nos failles originelles que ce roman bouleversant interroge. Mêlant fiction et récit personnel, Stéphanie Dupays redonne une voix à une femme extraordinaire qui ne savait pas comment supporter le monde et qu’on a réduite au silence. Elle prouve que la littérature peut apaiser les fantômes.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Agence Trames
Actualitté

Les premières pages du livre
« 1. On n’est pas seul dans sa peau

Je viens de loin de beaucoup plus loin qu’on ne pourrait croire
C’est une famille restreinte, quelque peu ratatinée, que la mienne. Mes parents, ma grand-mère et moi. C’est tout. Depuis sa retraite, ma mère a entrepris d’y ajouter des ascendants puisque je lui refuse les descendants : elle s’est mise à la généalogie. Je n’ai jamais voulu d’ enfant, ceux de mon compagnon me suffisant amplement. Je devine que ce choix est une douleur pour mes parents, bien qu’ils ne m’en aient jamais parlé. Nous parlons très peu chez nous, surtout des sujets importants. Peut-être aussi qu’éviter de poser la question donne le bénéfice du doute: tant que le non n’est pas clairement prononcé, cela laisse le oui virtuellement possible.
Ce soir-là, nous sommes attablés dans le jardin de Marc.
Le soleil se couche derrière la rangée de pins et le ciel est tout rose. Dans la nuit odorante qui nous enveloppe, nous parlons de tout et de rien. Nous avons atteint la trentaine, cet âge où les moins chanceux d’entre nous commencent à avoir des problèmes avec leurs parents. Ce n’est pas mon cas, les miens continuent de se lever à six heures du matin pour retourner le jardin avec l’énergie de travailleurs exploités. Ils débordent d’activités nouvelles et je me mets à raconter avec une certaine ironie comment ma mère tente par tous les moyens de grossir les rangs de la tribu, à ma place. Clément réagit au nouveau hobby de ma mère:
— Tu n’as pas peur qu’elle découvre un ancêtre meurtrier ou bagnard ?
Il est historien, spécialiste des guerres de religion, il s’y connaît en massacres.
— Ou alors un noble, un Jean-Eudes de la Tour-qui-penche, renchérit Romain qui connaît ma phobie des particules.
J’avoue ne pas y avoir pensé. Des aïeux morts et enterrés depuis des siècles, quel intérêt? Je balaie la question d’un revers de main, il faut bien que vieillesse s’occupe. Et mieux vaut la généalogie que le parapente.
— Le passé proche, je le connais. Quant au passé lointain, il ne peut blesser personne. Claire se lève et déclame: Je viens de loin de beaucoup plus loin
Qu’on ne pourrait croire

Je dis oui, je sais, des choses importantes dans ma vie ont eu lieu avant que je vienne au monde.
J’ai souvent lu que les traumatismes se transmettent de génération en génération. Il m’arrive de penser que la pluie de catastrophes qui s’était abattue sur ma grand-mère avait certainement quelque chose à voir avec l’inquiétude de ma mère et avec la mienne. Mais jusqu’où faut-il remonter le fil? Qu’est-ce que cela apporte?
C’est le moment où le soleil rougeoyant enflamme la cime des pins, mon moment préféré. Le flamboiement des couleurs donne à l’atmosphère une certaine solennité. Je me cale contre le fauteuil et je finis par dire:
— Je ne vois pas ce qu’on pourrait découvrir de pire que ce que je sais déjà à propos de ma grand-mère et de mon arrière-grand-mère. Même Dickens n’aurait pas osé farcir de tant de drames la vie de ses personnages!
Devant les regards curieux de mes amis, je continue:
— Rien que leur nom a quelque chose de menaçant. Décimus. «Décimer» c’est «mettre à mort une personne sur dix».
La réalité a largement dépassé l’onomastique: quatre des six membres de la famille de ma grand-mère ont été emportés alors qu’elle n’avait pas huit ans. Par réflexe professionnel — je suis statisticienne de formation —, j’aime bien ramener le particulier au général et le mettre en perspective. Parce que je crains l’excès, l’outrance, le mélodrame, je relativise tout de suite mes propos dramatiques. Pour ces générations nées entre deux massacres, les destins comme ceux-là étaient fréquents. Les femmes mouraient encore en couches, les bébés étaient terrassés par des fièvres que l’on ne savait pas soigner, La médecine n’avait pas encore triomphé des maladies infectieuses. La précarité des modes de vie et la rudesse des travaux exterminaient les gens très tôt. Pourtant, la banalité de ces destins dévastés n’apaisait en rien la douleur que j’ai pu ressentir, enfant, à savoir ma grand-mère au centre du carnage. L’évocation de ses disparus m’a toujours meurtrie, comme si je Les avais connus. Mais ce n’est pas le moment de gâcher la douceur de cette fin de soirée en développant ces vieilles histoires. Je minimise:
— C’était le lot de beaucoup de familles, la mort faisait partie de la vie.
Brice interrompt la conversation en apportant des infusions pour les uns et des digestifs pour les autres et La discussion change de cours. En sirotant la boisson chaude, je me dis que j’ai de la chance d’être une femme du XXIe siècle, qui n’a pas connu la perte brutale et fréquente d’amis, de parents, d’enfants, pour qui les guerres et les épidémies sont, encore, lointaines, et qui peut profiter d’une soirée insouciante entre amis dans une maison de campagne sentant la résine de pin et l’océan.

Quelque chose se débattait en vous que vous ne pouviez dire avec des mots
Chaque fois que j’interrogeais ma grand-mère sur son enfance et sa vie d’avant ma naissance, d’avant la naissance de ma mère, elle évoquait ses disparus comme on égrène les billes d’un chapelet. Ou plutôt des lentilles car la scène avait lieu le plus souvent dans la cuisine, le cœur battant de la maison.
Nous prenions deux assiettes, elle disposait une poignée de graines d’un côté et, avec un doigt, les faisait passer d’une extrémité à l’autre de l’assiette, en enlevant les grains de blé et les cailloux minuscules qui s’étaient glissés dans le tas. Concentrée sur cette activité aux allures de rite ancestral, elle me parlait des siens.
Ses deux frères, Léon et Louis, étaient morts alors qu’elle était petite fille. Léon qui travaillait dans une vinaigrerie avait été gazé lors de la Première Guerre mondiale et avait succombé à ses blessures. Probablement des lésions pulmonaires. Léon avait été renversé par un tramway à Bordeaux. Leur père, Armand, avait été terrassé par une crise cardiaque ou un AVC, une nuit. Et leur mère, Anne Dèche née Décimus, avait disparu à sa suite.
À ce stade de l’histoire, ma grand-mère interrompait le tri. Sa voix devenait plus grave et elle disait dans un soupir :
— Elle est morte de chagrin, le cœur brisé.
Suivre son bien-aimé dans la mort, un vrai destin d’héroïne tragique! Nous n’étions plus dans la petite cuisine aux tommettes frottées une fois par semaine à la brosse mais sur la scène d’une tragédie, avec le lourd rideau rouge, les fauteuils de velours et les trois coups. Les moineaux se ruant sur les grains de blé extraits des lentilles que ma grand-mère venait de jeter devant la porte se transformaient en oracles, annonciateurs d’une catastrophe.

J’imagine
ma grand-mère enfant
quelle drôle d’expression
moi qui ne l’ai connue que ridée les cheveux gris
Enfant
c’est-à-dire
désarmée
dépendante
naïve
Trois jours après son anniversaire
réveillée
en pleine nuit
une nuit noire comme le fond des mers
elle entend des cris des bruits une lampe qui tombe
Sa mère
Anne Décimus
les cheveux emmêlés les yeux affolés
trébuchant comme une soûlarde
Les pompiers sont là
« Ils n’ont pas pu le sauver»
Que signifie la mort à sept ans?
Il fait nuit partout

Anne Décimus se laisse sombrer. La présence de ses deux filles, Henriette et Andrée, ne suffit pas à l’extirper du trou noir. Elle disparaît, elle aussi.
L’aînée, Andrée, «un mauvais sujet», est placée en maison de redressement, la Miséricorde, à Bordeaux. La cadette, ma grand-mère, part à Soulac, une ville balnéaire coincée entre la côte atlantique et l’estuaire de la Gironde, à cent kilomètres de là. Elle entre à l’orphelinat qu’elle nomme le «couvent» car il est tenu par les religieuses de la Présentation. Ma grand-mère et sa sœur avaient des oncles et tantes et une marraine «qui vivait dans un château à Cenon». Aucun n’a adopté les orphelines. Pour ma grand-mère, cet abandon tenait à un ostracisme politique: Armand et Anne Décimus étaient brouillés avec le reste de la famille car ils étaient communistes. Cela reste une hypothèse, que pouvait en savoir une enfant de sept ou huit ans?
Ce récit maintes fois répété a fait germer en moi deux idées:
— on ne peut pas compter sur les riches;
— on peut mourir de chagrin. D’un chagrin d’amour.
Il fallait donc s’en protéger (des riches et de l’amour). Les études ont joué leur rôle de paratonnerre contre les dominants; quant à l’amour, je n’ai pas encore trouvé l’antidote. »

Extraits
« Ce soir-là je pressens que l’histoire familiale qui m’était apparue jusqu’alors comme une matière solide et stable de lieux et de faits ressemble plutôt à un tissu lâche et mouvant de souvenirs déformés, de fantômes errants et de mensonges. Les violons et les clarinettes entament une plainte sombre et grave. Dans cet état d’attention flottante qu’autorise le concert, mon esprit se met à errer, je revisite mes souvenirs. Je sens que derrière le récit autorisé se presse une réalité difficile à cerner mais impossible à écarter. » p. 28

« Le silence est notre langue maternelle
Mes parents ne comprennent pas pourquoi cette histoire me bouleverse. Ils restent indifférents à ma quête alors même que la démarche généalogique émanait de ma mère. Étrangement, ce n’est pas le destin d’Anne Décimus qui attise sa curiosité mais la vie d’un autre ancêtre, un marin nommé Barthes qui fut décoré de la Légion d’honneur pour avoir sauvé plusieurs passagers lors du naufrage de la corvette française L’Uranie, aux Malouines en 1820. Elle dévore un ouvrage sur le sujet et programme une visite aux Archives de la Marine à Vincennes. Mais sur Anne Décimus, elle ne veut rien savoir. Ma mère dit: «De l’eau a coulé sous les ponts». Mon père dit: «C’était une autre époque, les gens se posaient moins de questions que maintenant.» p. 63

«Il n’y a rien à raconter. Nos vies ne sont pas des romans. » p. 80

À propos de l’auteur
DUPAYS_stephanie_DR_mollatStéphanie Dupays © Photo DR – Librairie Mollat

Stéphanie Dupays est l’auteur de trois romans. Son travail se situe à la croisée à la croisée de l’intime, du social et du politique et questionne l’expérience de l’homme (et de la femme) contemporaine confronté(e) à un monde en mutation. Brillante (Mercure de France 2016, J’ai lu 2017) explore la violence des rapports au travail. Comme elle l’imagine (Mercure de France 2019) interroge la façon dont les réseaux sociaux bouleversent nos manières de penser, de se parler et d’aimer. Dans Un puma dans le cœur ( éditions de l’Olivier 2023), elle mêle les formes (récit, poésie et document-) pour évoquer la transmission intergénérationnelle des traumatismes et la prise en charge de la maladie mentale. En plus de son activité d’écrivain, elle collabore depuis une dizaine d’années au supplément littéraire du Monde et travaille dans le domaine de la santé. (Source: AOC média)

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Vertiges persans

TALON_vertiges-persans RL_2023

En deux mots
Émilie a enfin concrétisé son rêve, elle suit les traces de son père décédé alors qu’elle n’avait que dix ans. Accompagnée de Zohre, guide expérimentée, elle escalade le plus haut sommet d’Iran, le Damavand. Une ascension difficile et riche en émotions.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Sur les pas de son père en Iran

Émilie Talon raconte son expédition en Iran où elle concrétise un projet un peu fou: faire comme son père en 1956 l’ascension du Trône de Salomon et du Damavand, le plus haut sommet iranien. Quand l’escalade prend un tour mémoriel.

Émile, le père d’Émilie qu’on appelait Milou, est mort en 1992. Sa fille n’avait dix ans. Trente ans plus tard, elle décide de partir sur ses traces, d’aller à son tour à l’assaut du Trône de Salomon et du Mont Damavand en Iran. Ce sommet qu’il avait gravé en 1956, à 27 ans. Une expédition qui tient à la fois du pèlerinage, de l’exploit sportif et de l’envie de découvrir des sensations nouvelles dans un monde où le minéral remplace peu à peu le végétal.
Mais avant de partir pour l’Iran, il faut s’approprier cette histoire. Un dossier récupéré dans les affaires héritées après la mort de son père, la bibliographie succincte disponible sur l’alpinisme en Iran et surtout la solidarité entre alpinistes vont lui permettre de poser les premiers jalons. De découvrir qu’en 1954 un premier groupe avait déjà pris la direction de la montagne de Téhéran, que des liens s’étaient alors formés avec les Français.
Quand Michel, Jean, Gérard, André, Milou et Amos, les six membres de l’expédition de 1956, partent pour l’Iran via Beyrouth, ils ont dans leurs bagages le témoignage de leurs prédécesseurs.
Et quand Émilie s’attaque à son tour à la montagne avec son amie Zohre, elle est déjà forte de cette histoire, d’un film tourné à ce moment et des conversations avec les passionnés stéphanois du club alpin. En marchant dans les pas de sa guide, elle marche aussi sur la trace de son père.
Émilie Talon a alors la bonne idée de retracer en parallèle les deux ascensions, 12 juillet 1956 et 6 août 2021. De chercher les différences, de deviner comment il a réagi face à tel obstacle, s’il a eu peur… Il n’est alors plus question de savoir si elle a bien fait d’entreprendre cette ascension, mais de ne pas laisser les émotions prendre le pas sur la sécurité. Mais pour cela, il y a fort heureusement Zohre, véritable ange gardien qui n’hésitera pas à payer de sa personne pour aider Émilie à atteindre son objectif. On ajoutera que ce comparatif entre 1956 et 2021 permet aussi de saisir l’ampleur de réchauffement climatique. Quand son père se battait contre la glace, elle doit éviter les éboulements de pierre. La roche est devenue instable et l’ascension au moins tout aussi dangereuse.
Après un premier récit, Iran, la paupière du jour (ed. Elytis 2021) qui retraçait ses voyages en Iran – où vit une partie de sa famille – Émilie Talon a conjugué ses deux passions dans ce second opus. La montagne, dont on comprend ici combien cet héritage lui est vital et l’écriture qu’elle soigne et peaufine dans de jolies formules où la poésie vient rehausser le récit, ou comme elle le dit si joliment, «croiser des fils ténus tirés d’une grosse pelote». En fouillant les traces, en y mêlant les souvenirs, les échanges avec les spécialistes et les journaux intimes, elle parvient à en démêler les nœuds pour nous offrir «quelques centimètres d’une tresse» que nous pourrons ceindre de cette belle citation: «Le bec de la plume peigne la chevelure du langage.»

Vertiges persans
Émilie Talon
Éditions Paulsen
Récit
160 p., 22 €
EAN 9782352213703
Paru le 21/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, en Rhône-Alpes du côté du Châtelard-en-Bauges, Bourg d’Oisans, Saint-Sorlin d’Arves et Saint-Étienne. Puis c’est l’expédition en Iran, avec l’ascension du Trône de Salomon et des pentes du volcan Damavand.

Quand?
L’action se déroule en 1956 et en 2021 avec de constants allers et retours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une jeune autrice part sur les traces de son père dans les montagnes d’Iran.
Une femme s’en va sur les traces de son père, disparu alors qu’elle avait 10 ans. Il était alpiniste et, bien avant cela, dans les années 1950, il était parti gravir le Trône de Salomon et le volcan Damavand en Iran. Elle arpente ces montagnes, fouille ses souvenirs, où survivent les traces les plus profondes de cet homme qu’elle a aimé. Sur place, une autre histoire s’écrit avec Zohre, formidable guide iranienne, belle, libre en ses hautes altitudes, audacieuse, qui devient son amie et l’accompagne pour apprivoiser sa peur et son histoire.
« Dans les pas de Zohre, je marche sur les traces de mon père. Je ne me fraie pas seulement un chemin dans la montagne, je descends et je remonte le long d’un fil ténu. Je dévale derrière Zohre et je le cherche lui. Mon père.
Il est venu par ici, dans les montagnes du nord de l’Iran. Il descendait du Trône de Salomon, la neige couvrait tous ces versants. C’était en 1956, il avait 27 ans, il brassait la neige.
Plus tard, je suis née. Il s’appelait Émile, on l’appelait Milou, je m’appelle Émilie. Il m’a appelée Émilie.
Cela fait trente ans qu’il n’est plus de ce monde et je marche sur ses traces sous les pas de Zohre. J’ai fouillé ses papiers, ses pitons, j’ai interrogé ses témoins, sa jeunesse, je questionne mes souvenirs, mon enfance, je le cherche sur la montagne et dans ma mémoire. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Altitude news (Adélie F.)

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
LES AVALANCHES
Nous sommes deux avalanches, la pente de pierre descend en même temps que nous, dans une fumée grise, jaune ; nous glissons, poussières. Nous déshabillons la montagne de sa parure de roches brisées. Nous sommes deux femmes devenues avalanches, glissements.
Comme elle me l’a demandé, je me tiens tout près derrière Zohre, ainsi les pierres que je déloge en déboulant ne prennent pas trop de vitesse avant d’atteindre ses chevilles. De loin en loin, nous nous arrêtons, le pied enfoncé dans la pente, enracinées dans la montagne dégringolante. Zohre se tourne alors, me sourit, elle m’appelle Miel, Honey. Nous rions même, nous conjurons la petite peur et les injonctions à la prudence de nos pères, que nous percevons sans avoir besoin de les entendre. Dans la montagne ne retentit que l’écho des pierres qui chutent libres, éclatent ou se replantent plus loin comme un poignard jeté dans la terre meuble.
Zohre, mon amie, ma guide, m’a proposé que nous nous encordions, cela m’a paru plus dangereux qu’autre chose : en équilibre précaire, secouée par une petite chute de l’une, l’autre pourrait voler et nous nous précipiterions l’une l’autre tout en bas, responsables et coupables, soudées par la corde et solidaires, mortes peut-être. J’ai donc refusé. Rien ne nous attache mais un même mouvement nous entraîne, nous descendons ensemble du Trône de Salomon, aux aguets, sur le fil et vivantes. Par un chemin de traverse.
Les rochers les plus imposants zippent, roulent sur les petits qui entraînent les autres pièces du puzzle : ce versant très peu arpenter qui doit nous permettre de prendre pied sur un glacier apparemment plat. De là, nous comptons glisser doucement jusqu’à une épaule un peu verte, où des plantes poussent, où nous pourrons nous reposer. Au début de la descente, nous voyions déjà l’épaule et nous nous amusions. Nous nous enfoncions dans la matière qui dévalait mais que j’imaginais alors seulement superficielle, je me figurais un roc solide sous elle, je m’élançais. En réalité, c’était la montagne elle-même qui dévalait déjà. Bientôt, j’ai réalisé que je n’avais jamais provoqué de tels éboulements. Le plus effrayant, c’est quand la pierre qu’on détache sous son pied tient l’ensemble des autres au-dessus de soi.
Nous ne sommes pas encore à mi-pente. Nous descendons du Trône à petits pas retenus. Nous contractons nos corps, indolores, soumis au désir qui nous anime, boucler notre ascension, serrer le nœud qui nous liera à cette montagne, puis nous retourner vers sa cime, la voir et nous souvenir.
Soudain : un fracas ! La montagne et Zohre filent, qui ont déplacé une pièce maîtresse et descendent comme un radeau de pierre et de chair. Tous les tessons de pierraille entassés dans un pli coulent ensemble, Zohre se transforme en avalanche, elle est une pierre, à plat ventre en un instant. Le haut du corps dressé pour rester en surface, elle ne nage pas car la pierre n’a pas la fluidité de la neige, mais elle émerge et la poussière n’éteint pas tout à fait sa couleur, l’orange des nœuds dans ses cheveux noirs, le rouge de ses lèvres sur lesquelles demeure un reste de cosmétique, le vert et le bleu dont elle s’habille dans la pente grisée qui drape la montagne comme un tchador sale et immense, et qui glisse. Elle part sous mes yeux, le buste dressé face à la pente…
Elle s’accroche à la poussière.
Elle s’arrête.
Cela a duré un instant.
Elle s’extrait avec lenteur, je m’approche prudemment, pour éviter une suravalanche. Je vois d’abord des gouttes écarlates sur le rocher, son sang rouge, sombre comme ses lèvres et ses ongles dont il dégoutte. Sa main s’est ouverte. Elle se tourne alors, elle me sourit, elle m’appelle Miel. Je l’appelle Azizam, ça veut dire « chérie » en persan, on se le dit entre filles, entre garçons, entre les deux, je le lui dis comme elle me dit Miel. Elle me demande si l’on peut s’asseoir un peu, je me dis que oui mais je pense qu’elle pourrait tomber dans mes bras si elle le voulait – malheureusement, le mètre qui nous sépare est trop abrupt pour être franchi sans danger.
À la verticale, les fesses posées, avec le plus de légèreté possible, contre un éclat de pierre, chacune se tient donc assise. Elle me dit que tout va bien en modulant sa voix comme le font les Iraniennes pour se montrer douces. Sa tête part un moment en arrière, ses yeux se sont fermés, elle se retient au bord du malaise. Bougeant à peine, je tends mon sac derrière elle pour lui faire un dossier, je le maintiens pour qu’il ne prenne pas la voie des airs.
La poussière est déjà retombée, une lumière pure baigne le profil de Zohre, plaquée dos à la pente, dans la traînée que nous seules pouvons discerner dans le chaos. Je module ma voix à mon tour, Azizam. Elle sourit, déchire l’emballage d’un biscuit puis le biscuit lui-même avec ses dents, sort la pharmacie de sa main sauve. Je la vois regarder le reste de la descente, tracer sa ligne. Elle n’a pas pleuré ou alors ses larmes ont été arrêtées net par ses cils de princesse des Mille et une nuits – ça ne sert pas qu’à faire des œillades au sultan. Elle s’empare des compresses. Je regarde et détourne les yeux alternativement ; moi non plus, je ne veux pas me pâmer. Elle tient la gaze autour sa main, je l’enturbanne avec du sparadrap, contractée au-dessus du mètre qui ne nous sépare plus complètement. Le sang maquille tout mais un long lambeau se détache clairement. Il faudrait suturer, nous ne le ferons pas, nous avons renoncé aux travaux de couture. Et puis Zohre se redresse, elle me sourit, Miel, tu es prête à descendre ? Les nœuds orange au bout de ses tresses vont recommencer à tressauter, nous visons le glacier. Je me lève, je franchis le mètre qui nous sépare. Je me remets en marche derrière Zohre.

Dans les pas de Zohre, je marche sur les traces de mon père. Je ne me fraie pas seulement un chemin dans la montagne, je descends et je remonte le long d’un fil ténu. Je dévale derrière Zohre et je le cherche lui. Mon père.
Il est venu par ici. Tandis qu’il descendait du Trône, il y a soixante-dix ans, la neige couvrait tous ces versants. C’était en 1956, il avait 27 ans, il brassait la neige.
Plus tard, je suis née, en 1982. Et il est mort en 1992. Il s’appelait Émile, on l’appelait Milou, je m’appelle Émilie. Il m’a appelée Émilie.
Cela fait trente ans qu’il n’est plus de ce monde et je marche sur ses traces sous les pas de Zohre. J’ai fouillé ses papiers, ses pitons, j’ai interrogé ses témoins, sa jeunesse, je questionne mes souvenirs, mon enfance, je le cherche sur la montagne et dans ma mémoire.

Ces versants dans lesquels Zohre et moi déboulons à nouveau, la main bandée, le corps serré, il y a soixante-dix ans, la neige les couvrait donc comme une chape royale… Le talon des Koflach d’Émile se plantait dans la pente blanche. Alors qu’aujourd’hui, sous les semelles d’Émilie, le socle du Trône s’effrite, les petites pierres roulent sous les grandes en crissant, les grandes glissent sur les petites comme des radeaux, avec fracas.
Dans les pas de Zohre, je marche sur les traces de mon père. Soudain, sous moi, la montagne s’effondre.

Chapitre 2
LIGNE DE FAILLE
Bien avant de parvenir dans les pentes du Trône de Salomon, quand j’ai décidé de partir dans les pas de mon père, ma mémoire s’est ébrouée doucement, me resservant les scènes profondément ancrées, ressassées, et celles appartenant au folklore familial. Écrire ces premières scènes m’a permis d’en révéler les subtilités, de rappeler quelques autres fragments.
J’étais une adulte de 38 ans qui pensait à son père, auquel l’avait liée – la liait ? – une relation fusionnelle. Prête à descendre vers son passé, à se laisser glisser le long du lien. Car qui me dit père, me dit enfance. L’histoire y prend sa source, c’est là que la pente se fracture et que l’avalanche commence à couler.

Ma mémoire me mène d’abord dans le petit creux – tout part du corps de mon père. Ma joue en épouse parfaitement la forme : il se dessine entre ses muscles pectoraux et son épaule, c’est un nid, un havre d’où j’écoute les mille et une histoires dont il me gâte.
Nous sommes allongés dans l’herbe, sous le ciel intense de l’Oisans, un ruisseau qui traverse le replat du Carrelet tinte tout près de nous. Le bruit de l’eau se mêle au conte de mon père. Il s’allonge toujours sur le dos, prenant comme oreiller soit son vieux sac, soit un caillou, il ouvre son bras et je viens me loger dans le fameux petit creux. Il scrute le ciel de l’Oisans, il sent sa fille aux anges contre lui et il fait pleuvoir des histoires dans l’air bleu qui nous entoure. Son imagination s’étend comme ce ciel, sans limite, les histoires ne cessent jamais, nous vivons avec elles, elles n’ont ni début ni fin clairement établis. S’y bousculent des hermines, la noble girouette Moitié de Poulet, les canards de Walt Disney, des cimes et partout, qui me fascinent, des fils d’Ariane qui permettent d’évoluer à travers les labyrinthes dissimulés par les glaciers. Des cristaux brillent dans la vitrine de Bourg d’Oisans et à tous les coins de nos fables. Pour raconter, mon père ne prend jamais de livre, il est le livre, l’album, le grimoire. Son bras s’ouvre comme une page moelleuse, sa voix s’élève, douce : c’est celle d’un homme qui a la cinquantaine, une grave maladie et une petite fille folle de lui.
Il conte l’histoire en regardant le ciel et en me tenant contre son flanc. Parfois sa main libre se lève pour dessiner quelque chose dans l’air. À d’autres moments, lorsque seule la minuscule lampe au plafond de notre van ou la bougie du foyer éclaire la nuit, il fait des ombres chinoises. Ses mains entrent en scène, grandes, larges, polies par des milliers de prises, quelquefois ornées d’une chevalière – rarement, l’usure sur le rocher l’a tant affinée qu’elle est devenue trop coupante pour être portée en permanence. Dans la nuit, ses mains projettent des figures de loups, d’oiseaux, d’écureuils sur les surfaces éclairées où le récit prend forme. Je joins alors mon poing au sien, ouvert, qui m’accueille, et nous formons la tête d’un ours brun énorme. D’autres fois encore, de nuit ou de jour, sa main me protège : au volant quand il freine, elle se tend instantanément devant moi, elle se pose sur mon ventre. Ce n’est pas la ceinture, qu’il a pourtant renforcée de bretelles pour en faire une forme de baudrier, qui me retient. C’est sa main immense posée sur moi.
Le berceau de l’épaule, le bouclier de la main : deux repères sur ce territoire originel que scinde aussi une faille, un point faible et central. Pourtant, quand le ruisseau tinte sous le ciel bleu d’Oisans, quand j’écoute l’histoire depuis son petit creux, je l’oublie un temps. Le ventre de mon père. Là où la douleur sourd. Je ne touche jamais ce ventre qu’on lui ouvre régulièrement, pendant sept ans, pour en déloger le cancer.
Mon père s’habille en salopette pour ne pas se faire mal là. Quand il conduit, il bloque sa ceinture de sécurité avec des pinces à linge afin que rien n’appuie sur sa douleur. D’ailleurs, si nous avions eu un accident, l’aurait-elle retenu, cette sangle au mécanisme entravé ? Mais nous n’en avons pas eu car il maniait les voitures avec le même doigté que les histoires. Sur la route de l’Oisans, à bord de notre VW, large vaisseau, il frôlait le précipice avec grâce. Rien ne l’attachait. Et moi, j’avais sa main qui me protégeait mieux que tout le reste.
Mais je voudrais revenir ici et maintenant en Oisans, en revenir au souvenir à l’estomac : je dois avoir 7 ans, l’âge de l’imagination, j’ai toujours 7 ans. Dans le petit creux, j’écoute l’eau et l’histoire : « Moitié de Poulet a trouvé des cristaux noirs entre les lames de glace. Ils brillent, couleur chocolat, couleur tabac. Ils brillent, ils éblouissent, dans le soleil… » Je tourne un peu la tête sans quitter le petit creux, un instant je regarde le ciel en face, puis le profil du conteur. Les rayons rebondissent sur son front, qu’il a grand et bombé, comme le mien. Ce front de mon père me fait penser au globe terrestre. Quelques rides horizontales le creusent, les ultraviolets l’ont cuivré pour toujours, ses cheveux blonds, paille, secs sont peignés sur le côté. Mon père entretient une élégance sportive, détendue, naturelle?
Je pose mes doigts sur son front, j’interromps le récit des cristaux noirs et nous jouons à « peau de pêche ». Une autre histoire prend alors nos visages pour supports : mon père dit « peau de pêche » et me caresse la joue, « cheveux de blé » dans mes mèches… il me chatouille, je prends le relais, j’appuie sur son front, même si ce que je préfère, c’est lui pincer doucement le nez, ce qui le fait sourire dans la seconde. « Peau de pêche » peut durer à l’infini, comme l’histoire. J’ignore si sa patience vis-à-vis de l’enfance vient de son âge apaisé ou s’il en a toujours fait preuve. Vingt-deux ans plus tôt, une autre petite fille blonde se blottissait contre lui : Bibi, ma douce et grande demi-sœur. Lui pressait-elle le nez ? J’ai 7 ans et il me semble alors qu’elle habite une autre terre, loin de la planète Père – ici ne vivent que deux êtres : lui et moi qui lui serre allègrement le nez et suis du bout du pouce la lisière de ses cheveux.
Le soleil de l’été uissan luit toujours sur nos fronts, mon père reprend l’histoire des cristaux, qui évolue. Son héros, Moitié de Poulet, personnage protéiforme et romanesque, mue. Sans explication excessive, il resurgit en jeune homme athlétique et devient un autre grand personnage de mon panthéon féerique : mon père jeune. Il admire les cristaux tabac et il grille une cigarette au sommet de la montagne, lors d’une ascension d’antan donc, du temps de la corde en chanvre autour de la taille. Là va survenir l’accident, on le sent déjà…
Le conteur n’a pas d’ambition didactique, il ne fait pas les histoires pour m’instruire mais pour notre bon plaisir. Nous voguons sur le fil de l’émotion. Il n’empêche que, par hasard et parce que sa mémoire l’inspire, son récit nous guide parfois sur des lieux périlleux. La peur se pointe alors, davantage que l’exaltation : on n’héroïse pas, on ne se complaît pas face au danger. D’autant que l’histoire sert avant tout à rendre inoffensifs les assauts malveillants du réel.
Le récit du péril encouru par le père jeune et fantasmatique, par le père de chair et d’os auquel je m’accroche, se déploie donc : au sommet, il roule sa cigarette. Lui et ses compagnons se sont décordés pour être plus à l’aise. Il n’y a pas de vent, on ne sent plus le danger. Une photo ? Oui, ce serait bien de faire une belle photo là ! Clope au bec, mèche sur le côté, mon père jeune met son œil dans le viseur. Il ne voit pas tout le monde. Alors il recule. Il recule encore. Un instant, il voit tout le monde, et puis il ne voit plus que la paroi : il tombe ! À la verticale, droit comme un i.
Puis il s’arrête : cette montagne-là est solide, une prise en granit, grosse comme le poing, vient de bloquer la pointe de sa Koflach… Il serre alors la paroi contre lui. « C’est sur les pieds que ça se passe », j’entendrai mille fois ce précepte. C’est sur les pieds que ça se passe pour grimper. Pour marcher. Pour se tenir debout. Et jusqu’à ce jour d’accident frôlé.
Maintenant, dans notre Oisans, mon père lève sa grande main dans le bleu du ciel. Il représente un cercle avec son pouce et son index : OK, c’était la taille de la prise. Confusément effrayée, je me blottis mieux dans le petit creux, et je jette un œil à la pointe de ces pieds qui l’ont sauvé, qui dépassent là-bas. Jamais il ne les dénude ailleurs que dans son lit qu’il déborde systématiquement : ils ont dû avoir trop froid, il en a gardé une sensibilité accrue au niveau des orteils. Aussi, dans la maison, dehors, partout, il craint que quelque chose tombe dessus, un caillou par exemple. Chaussée de sandales, ma mère l’inquiète, l’énerve même : quelque chose pourrait tomber sur son pied ! Le jour de la photo qui l’a lui-même fait chuter à pic, c’est son pied qui est tombé sur la pierre plutôt que l’inverse : nous soufflons.

Le ruisseau miroite au soleil maintenant, l’ombre a tourné. Nous nous redressons et regardons le moulin de bois que nous avons construit avant la sieste. Ses pales d’écorce virevoltent à toute berzingue. Une boîte de conserve rouillée, type corned-beef, trouvée sur place, maintient le dispositif concocté à partir de lambeaux de bois que mon père a retaillés. Avec son couteau – qu’il ne faut pas imaginer comme un Opinel mais comme un poignard –, il fait naître des formes nouvelles, des pièces du puzzle : le monde, aussi réel qu’imaginaire, reste notre grand jeu. En aval du Carrelet, ce sont les cailloux qui constituent le jouet par excellence ; roulés là par le fracassant Vénéon, ils s’arrondissent, deviennent de doux galets. En fin d’après-midi, quand nous serons descendus, nous nous rendrons sur le bord du torrent : je bâtis là des montagnes de cailloux, des montagnes qui débaroulent.

Enfant, je l’ignore encore, mais le lit du Vénéon et le large sommet du Trône de Salomon se font écho. Arrivée là-haut, adulte, je sursauterai : c’est, pour moi, le même terrain de jeux, des cailloux à peine plus anguleux, où des enfants joueraient à faire des tas, des cairns, des châteaux et des hommes de pierre, à se cacher derrière les rochers.

Au bord du Vénéon, mon père me regardait faire mes montagnes qui dégringolaient. Pensait-il alors au sommet du Trône ? Aux pentes qui s’étaient échappées sous ses pieds ? À celle sur laquelle nous nous tenions, joue dans le petit creux, en équilibre, fragiles ?

Chapitre 3
UNE LETTRE À LA SOURCE
Remonter à la source paternelle. Adolescente, je le souhaitais confusément. Jeune adulte, je le désirais ardemment sans oser le dire. Trentenaire, j’entame mes recherches à bas bruit. Je veux tirer et tisser le fil d’Ariane, découvrir l’histoire et la faire mienne. Jusqu’au voyage qui n’est encore qu’un désir confus.
Je cherche donc, comme on erre, jusqu’à ce que Bibi, ma demi-sœur, me remette une pochette qui contient un fatras de documents relatifs à notre père, conservés pendant des décennies par sa première épouse. Je la reçois comme un cadeau, quoique j’ignore à quels souvenirs, au-delà des miens, je m’apprête à me confronter.

Je touche et tourne ce porte-documents banal, dont la couleur a peut-être été vive avant qu’on ne l’oublie trop longuement au soleil, qu’elle y pâlisse comme les cheveux blondis par l’été au grand air. Une teinte beige, un or passé. Je fais glisser le ruban satiné dans la pièce métallique qui ferme le tout. La masse d’un livre non relié. Et dans ce tout, quelques mystères de mon père. Comme je l’ouvre, une page se soulève d’une liasse de feuilles légères, si fines qu’on dirait du papier bible.
Un rebord bleu attire mon œil. Cette première chose que j’examine, c’est une peinture : une carte simple, tracée par un pinceau qui y a représenté deux mers en bleu pâle sur la teinte plus sombre du papier, mer Noire et mer Caspienne. Entre elles et plus au sud, court une série de montagnes orange : Caucase, Alborz, mont Zagros, Alam Kouh, le Damavand assorti d’une mention erronée de son altitude – 6 010 mètres.
Je me suis moi-même baignée dans la mer Caspienne, sur la berge de l’Iran, avec ma famille maternelle qui, coïncidence, vit dans ce pays. J’en ai admiré les lions de mer. Mais ce qui m’interpelle ici, c’est la mention Alam Kouh: l’inconnu. J’effectue une recherche, découvre que le nom de ce massif signifie « la montagne du monde ».

Extrait
« Essayez d’écrire sur votre père, vous vous retrouverez à croiser des fils ténus tirés d’une grosse pelote : la maille des traces, les souvenirs de l’ex-belle-sœur, de votre mère, l’analyse du spécialiste, les journaux intimes, les filaments de votre mémoire. Si vous parvenez à en démêler les nœuds, vous ferez quelques centimètres d’une tresse. « Le bec de la plume peigne la chevelure du langage. » p. 137

À propos de l’auteur
TALON_emilie_DRÉmilie Talon © Photo DR

Ancrée au pied des Alpes, Émilie Talon entretient une connivence avec l’Iran où vit une partie de sa famille franco-iranienne. Son goût de l’ailleurs et de l’interculturalité l’ont aussi amenée à vivre au Portugal et en Tunisie. Elle a publié un premier récit en 2021: Iran, la paupière du jour (édition Élytis, 2021). (Source: Éditions Paulsen)

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Les corps solides

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En lice pour le Prix littéraire les Inrocks

En deux mots
Anna est victime d’un accident de la route au volant de sa camionnette-rôtissoire qui est son gagne-pain. Elle va alors se retrouver en grandes difficultés financières. Son fils Léo décide alors de l’inscrire à un jeu de télé-réalité pour remporter un véhicule de 50000 €. Elle va finir par accepter d’y participer.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

On achève bien les mères célibataires

Les Corps solides, le nouveau roman de Joseph Incardona est une pépite, bien dans la lignée de La soustraction des possibles. On y suit Anna, essayant de se sortir de ses problèmes d’argent en participant à un jeu de téléréalité particulièrement cruel. Implacable.

C’est le genre de fait divers qui ne fait que quelques lignes dans le journal. Après avoir heurté un sanglier, une fourgonnette a fini dans le fossé avant de prendre feu. Aucune victime n’est à déplorer. Mais pour Anna qui vit seule avec son fils de treize ans dans un mobil-home en bordure d’un camping du sud-ouest, face à l’Atlantique, c’est un gros coup dur.
Elle survivait en vendant des poulets rôtis dans sa camionnette et cet accident la prive de tout revenu. Sans compter que l’assurance ne lui accordera aucun remboursement sous prétexte qu’elle consomme régulièrement du cannabis.
Elle a bien quelque 2000 euros en réserve, mais sa fortune s’arrête à ce mobil-home qu’elle n’a pas fini de payer et à une planche de surf, souvenir de ses années où elle domptait les vagues californiennes, où son avenir semblait plus dégagé, où avec son homme elle caressait l’envie de fonder une famille et avait mis au monde Léo.
Un fils qui surfe à son tour et essaie d’épauler au mieux sa mère, même s’il est constamment harcelé par Kevin et sa bande. Il travaille bien au collège, revend en douce le cannabis que sa mère a planté dans un coin du jardin et décide d’envoyer un courrier aux producteurs d’un nouveau jeu de téléréalité dont le gagnant empochera un SUV de dernière génération valant plus de 50000 €.
Mais quand Anna découvre le courrier lui annonçant sa sélection, elle enrage. Pour elle, il est hors de question de s’abaisser à cette exploitation de la misère humaine. Elle a assez à faire avec ses emmerdes, avec ce sentiment d’oppression. «Cette sensation que, où qu’elle regarde, des bouts d’humanité s’effritent comme les dunes de sable se font happer sous l’effet des tempêtes.»
Elle préfère continuer à trimer comme femme de ménage affectée à l’entretien des mobil-homes avant l’arrivée des touristes. C’est alors qu’un nouveau drame survient. Rodolphe, son fournisseur de volailles, a été acculé au dépôt de bilan et s’est pendu dans son poulailler. Et Pauline, sa compagne, lui fait endosser la responsabilité de ce geste ultime. « »Fous le camp ». Anna obéit. Elle avait besoin de ça, aussi. Besoin qu’on lui enfonce bien la gueule dans sa gamelle, qu’on lui fasse bien comprendre le rouage mesquin qu’elle représente dans la grande machine à broyer les hommes.»
C’est dans ce tableau très noir, que Joseph Incardona souligne avec son sens de la formule qui sonne très juste, que le roman va basculer dans l’horreur. Anna finit par accepter de participer au jeu pour tenter d’assurer un avenir à Léo, pour trouver davantage de stabilité. La règle du jeu en est on ne peut plus simple: les candidats doivent se tenir au véhicule et ne plus le lâcher. Le dernier à tenir a gagné.
On pense évidemment à On achève bien les chevaux de Horace McCoy, ce roman qui racontait les marathons de danse organisés aux États-Unis durant la Grande dépression et qui récompensait le dernier couple à rester en piste. Mais aujourd’hui, des dizaines de caméras filment en permanence les candidats, que le public se presse, que les réseaux sociaux jouent leur rôle de caisse de résonnance. Ce beau roman social, ce combat insensé d’une mère célibataire dénonce avec force les dérives médiatiques. Mais le romancier en fait aussi une formidable histoire d’amour, celle qui lie sa mère et son fils, et qui nous vaudra un épilogue étourdissant
Après La soustraction des possibles, superbe roman qui nous entraînait dans la belle société genevoise, Joseph Incardona confirme qu’il est bien l’un des auteurs phare de la critique sociale, aux côtés de Nicolas Mathieu ou encore Franck Bouysse.

Les corps solides
Joseph Incardona
Éditions Finitude
Roman
272 p., 22 €
EAN 9782363391667
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans une ville au bord de de l’Atlantique, dans le Sud-Ouest.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Mettez l’humanité dans un alambic, il en sortira l’essence de ce que nous sommes devenus: le jus incolore d’un grand jeu télévisé. »
Anna vend des poulets rôtis sur les marchés pour assurer ¬l’essentiel, pour que son fils Léo ne manque de rien. Ou de pas grand-chose. Anna aspire seulement à un peu de tranquillité dans leur mobile-home au bord de l’Atlantique, et Léo à surfer de belles vagues. À vivre libre, tout simplement.
Mais quand elle perd son camion-rôtissoire dans un accident, le fragile équilibre est menacé, les dettes et les ennuis s’accumulent.
Il faut trouver de l’argent.
Il y aurait bien ce « Jeu » dont on parle partout, à la télé, à la radio, auquel Léo incite sa mère à s’inscrire. Gagner les 50.000 euros signifierait la fin de leurs soucis. Pourtant Anna refuse, elle n’est pas prête à vendre son âme dans ce jeu absurde dont la seule règle consiste à toucher une voiture et à ne plus la lâcher.
Mais rattrapée par un monde régi par la cupidité et le voyeurisme médiatique, a-t-elle vraiment le choix?
Épopée moderne, histoire d’amour filial et maternel, Les corps solides est surtout un roman sur la dignité d’une femme face au cynisme d’une époque où tout s’achète, même les consciences

Les critiques
Babelio
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RTS (QWERTZ – Francesco Biamonte)
A Voir A Lire (Cécile Peronnet)
Positive Rage
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Blog Mon roman? Noir et bien serré

Les premières pages du livre
« 1. LA RONDE DES POULETS
Les phares de la camionnette éclairent la route en ligne droite. On pourrait les éteindre, on y verrait quand même, la lune jaune rend visibles les champs en jachère aussi loin que porte le regard. La nuit est américaine. La fenêtre côté conducteur est ouverte, il y a l’air doux d’un printemps en avance sur le calendrier.
De sa main libre, Anna tâtonne sur le siège passager et trouve son paquet de cigarettes. À la radio, une mélodie lente accompagne le voyage ; et quand je dis que la nuit est américaine, c’est qu’on pourrait s’y croire avec le blues, la Marlboro et l’illusion des grands espaces.
La cigarette à la bouche, Anna cherche maintenant son briquet. Elle se laisse aller à un sourire de dépit après la nouvelle perte sèche d’une journée avec si peu de clients. Demain, elle réchauffera le surplus de ses poulets et fera semblant de les avoir rôtis sur la place du marché. C’est comme ça qu’on étouffe ses principes, sous la pression d’une situation qui vous étrangle.
Qu’on étouffe tout court.
Sa tournée s’achève à nouveau sur un passif. Depuis le dernier scandale des volailles nourries aux farines animales bourrées d’hormones et d’antibiotiques, allez expliquer aux clients que votre fournisseur est un paysan local. Vraiment, Anna, tes fossettes et tes yeux noisette ? T’as beau faire, même les jeans moulants et les seins que tu rehausses avec un push-up canaille sous le T-shirt ne peuvent concurrencer les images du 20 Heures, celles de batteries de poulets soi-disant labellisés « rouge » qui se révèlent des pharmacies ambulantes.
Alors, quoi ? L’instant est paisible malgré tout. Parce que le soir, parce que cet air tiède dans tes cheveux ; parce que le soleil a pris son temps pour se coucher sur la Terre et céder la place à la lune. Tout à l’heure, à la maison, une bière glacée dans ta main, l’accalmie de la nuit — une trêve, avant de reprendre la route demain.
Mais avant tout ça, céder à l’envie impérieuse de cette cigarette, l’appel du tabac dans les poumons, ce qui meurtrit et fait du bien : trouve ce que tu aimes et laisse-le te tuer.
Le briquet, lui, est introuvable. Anna se rabat sur l’allume-cigare, le truc qu’on ne pense même plus à utiliser, mal placé sur le tableau de bord. Elle entend finalement le déclic et se penche au moment où le sanglier surgit sur la gauche ; l’animal est pris dans la lumière des phares, marque une hésitation. L’impact sourd évoque la coque d’une barque heurtant un rocher. Les semelles usées des baskets glissent sur les pédales, la camionnette fait une embardée et sort de route. À quatre-vingt-dix kilomètres-heure, le petit fossé latéral pas plus profond qu’un mètre fait pourtant bien des dégâts : le châssis du Renault Master et sa rôtissoire aménagée racle l’asphalte, ça fait des étincelles comme des allumettes de Bengale, la tôle se plie, le métal crisse, la double portière arrière s’ouvre à la volée et des dizaines de poulets sans tête se répandent sur la route.
Le fourgon s’immobilise.
Anna est assise de biais, la ceinture la retient et lacère son cou. Elle ressent une douleur vive à l’épaule. L’allume-cigare encore chaud roule par terre, tombe sur la chaussée par la portière qui s’est ouverte. Anna comprend, détache la ceinture et saute du camion. À peine le temps de s’éloigner en courant que le fourgon s’embrase, la ligne des flammes zigzague sur le bitume, mettant le feu aux poulets trempés d’essence, balises dans la nuit.
Alors qu’elle contemple le désastre, un souffle rauque la fait se retourner. Le sanglier gît sur le flanc, sa cage thoracique se soulève dans une respiration saccadée. Son œil noir et luisant la regarde tandis que son cœur se cramponne à la vie. Ton camion brûle, mais c’est moi qui meurs. Anna constate que c’est une laie qui doit peser ses quatre-vingts kilos, peut-être a-t-elle des petits quelque part. Elle devrait tenter quelque chose pour la sauver, mais il y a la peur et le dégoût que lui inspire l’animal blessé. La gueule de la laie semble s’étirer dans un sourire. Anna s’agenouille, pose une main sur son ventre comme pour l’apaiser, le poil est humide de sueur. La laie tente de la mordre, Anna s’écarte et s’éloigne de la bête.
Elle se rend compte alors que la cigarette jamais allumée est encore coincée entre ses lèvres.
C’est pas une bonne raison pour arrêter de fumer, Anna ?
Anna se tourne vers les flammes qui montent haut vers le ciel. Au loin, un gyrophare pointe dans sa direction. Elle est seule avec sa cigarette tordue entre les lèvres. Elle pense à ses affaires restées à l’intérieur : téléphone, clés, papiers.
Sur le flanc de la camionnette en train de se consumer, Anna peut encore lire ce qui faisait sa petite entreprise depuis cinq ans, le crédit à la consommation, les réveils à l’aube, les milliers de kilomètres parcourus ; elle lui avait choisi un joli nom un peu naïf, peint en lettres rouges sur fond blanc.
Et pendant un bon moment, ça avait marché :
La Ronde des Poulets.
*
Il a regardé la télé le plus longtemps possible — le Nokia à portée de main sur le canapé au cas où elle rappellerait, luttant contre le sommeil, laissant la lumière de la kitchenette allumée. Mais quand la voiture approche du bungalow, il se réveille en sursaut. La petite horloge au-dessus de l’évier indique minuit trente. Il éteint la télé et se précipite à l’extérieur. Son épaule heurte l’encadrement de la porte.
La fourgonnette de la gendarmerie s’arrête devant la pergola dont la charpente sommaire est recouverte d’une bâche en plastique verte.
« Maman ! »
Anna n’a pas encore refermé la portière, accuse le choc du corps de son fils contre le sien. Elle le serre dans ses bras, passe une main dans ses cheveux épais et noirs : « Tout va bien, Léo, tout va bien. »
Les deux gendarmes regardent la mère et le fils en silence. Le moteur de leur fourgon tourne au point mort, la lueur des phares éclaire la forêt de conifères dans le prolongement du bungalow. Anna semble se souvenir d’eux, se retourne.
« Merci de m’avoir ramenée. »
Celui qui est au volant la regarde avec insistance :
« Y a pas de quoi, on va en profiter pour faire une ronde dans le coin. N’oubliez pas d’aller chercher les formulaires à la préfecture pour refaire vos papiers. »
Le gendarme lui adresse un clin d’œil avant de s’éloigner en marche arrière, masquant sa convoitise par de la sollicitude.
Connard.
Anna franchit le seuil du bungalow derrière son fils. Elle ne referme pas la porte, à quoi bon, le monde est toujours là, et l’intérieur sent le renfermé. Le garçon sort du frigo les deux sandwichs qu’il lui a préparés. Thon-mayonnaise, avec des tranches de pain de mie. Et une bière qu’il s’empresse de décapsuler. Il n’oublie pas la serviette en papier.
« Merci, mon lapin. »
Il n’aime plus trop le « mon lapin ». Anna le sait, ça lui échappe encore. Pour une fois, Léo ne réplique pas. Il a 13 ans, le docteur dit qu’il est dans la moyenne de sa courbe de croissance. Mais, à force de se prendre en charge, il est devenu plus mûr que son âge. Cela n’empêche : elle voit bien qu’il a sommeil et fait un effort pour lui tenir compagnie.
« Hé, Léo. Tu peux aller te coucher, tu sais ?
— Ça va, maman ? Tu n’as rien, alors ?
— Juste un peu mal à l’épaule, c’est supportable.
— Faudrait voir un médecin, non ?
— Quelques cachets suffiront.
— Et La Ronde des poulets ?
— Partie en fumée… »
Ça semble le réveiller tout à fait :
« Tu m’as rien dit !
— Je voulais pas t’inquiéter.
— Merde, maman.
— Pas de gros mots. L’assurance va nous aider de toute façon.
— C’est pas ça, tu aurais pu mourir brûlée ! »
Léo la fixe maintenant comme si elle était une survivante.
« Comment c’est arrivé ?
— Un sanglier.
— Ah ouais ?!
— J’ai ma bonne étoile, aussi.
— Sans blague.
— Le camion est dans le fossé, mais moi je suis vivante. La chance, c’est aussi quand on manque de pot. »
Anna mord dans son sandwich. Elle n’a pas faim, mais ne veut pas décevoir son fils qui a pensé à son dîner.
« Va te coucher, maintenant. On reparle de tout ça demain, d’accord ? »
Ils s’embrassent et Léo referme la porte de sa chambre derrière lui. Elle hésite à lui rappeler de se brosser les dents, laisse tomber.
Anna sort sous la véranda, emportant la bouteille de bière et une petite boîte métallique qu’elle range dans le placard des disjoncteurs. La lune a passé son zénith. Les arbres grincent sous la brise comme les mâts d’un voilier, des aiguilles de pin s’accrochent à ses cheveux qu’elle retire d’un geste machinal.
Le transat vermoulu plie sous son poids. Anna ouvre la boîte, prend un des joints préparés à l’avance et l’allume. Après deux bouffées, son épaule va déjà mieux. Elle voudrait faire le vide dans sa tête, mais une montée d’angoisse grandit dans la nuit claire, une ombre capable de voiler l’éclat de la lune : si elle était morte dans cet accident, Léo aurait fini à l’Assistance. Il n’a personne d’autre qu’elle, et cette pensée suffit à l’écorcher vive. Son fils n’hériterait que de ce mobile home dont il reste à payer deux ans de crédit.
C’est-à-dire, rien.
Oui, tu as eu une sacrée veine, Anna.
Tu es vivante.
Elle tire une nouvelle bouffée de cette herbe qu’elle cultive dans un coin du potager. L’apaisement du corps arrive plus vite que celui de l’âme. En réalité, il nous manque la suite du précédent dialogue entre la mère et le fils, une sorte de coda. Ce qui la fait dériver vers une intuition anxiogène : au moment où elle ouvrait le placard pour prendre son herbe, Léo était ressorti de sa chambre et lui avait demandé ce qui se passerait maintenant.
« Je vais rester quelques semaines à la maison, le temps que l’assurance me rembourse et que je trouve un nouveau camion. »
Léo avait souri : « C’est pas si mal, je te verrai plus souvent. Encore une chance dans la malchance.
— Tout ira bien, mon lapin.
— Mon poulet, tu veux dire ! »
Les deux avaient ri.
Mais à présent qu’elle est seule sous la lune, la promesse faite à son fils a perdu de sa force.
Anna est moins confiante.
Anna doute.
Quelque chose lui dit que les emmerdes ne font que commencer.

2. POISSONS D’ARGENT
Le lendemain, dimanche, un vent d’autan récure le ciel des dernières scories de l’hiver. La lumière vive du jour nous permet de mieux voir le bungalow où vivent Anna et Léo, un de ces mobiles homes fournis en kit et posés sur des rondins. Bardage en vinyle, gouttières en plastique, toiture en goudron. Anna a ajouté une pergola et, dans le prolongement de la maisonnette, installé une remise et un auvent toilé où elle garait sa camionnette-rôtissoire. Le potager derrière l’étendoir à linge a été désherbé, prêt à recevoir ses semis.
Le bungalow est le dernier d’une trentaine disposés en lisière du camping municipal, là où le chemin sablonneux se termine en cul-de-sac. Seul un quart sont habités à l’année. On les reconnaît parce que ce sont les mieux aménagés et que, généralement, ils sont fleuris. Surfeurs, retraités et marginaux pour l’essentiel. Une clôture sépare les habitations du reste de la forêt qui s’étend sur des milliers d’hectares.
L’intérieur du mobile home est divisé en trois parties : aux extrémités, les deux chambres ; au centre, une mini-cuisine aménagée, un petit séjour et la salle de bains. Un peu plus de trente-cinq mètres carrés au total.
Assis sur le sofa en velours rouge usé, Léo jette un œil sur le calendrier des marées. Il se dit merde, ce serait trop con de ne pas y aller ce matin, et sort par la porte-fenêtre rejoindre sa mère dans le potager. Il se risque pieds nus sur le grépin, grimace à cause des aiguilles piquant sa peau.
Agenouillée, Anna creuse la terre avec une truelle. Ses cheveux longs agités par les rafales de vent masquent son visage.
« Tu plantes déjà des trucs ?
— Hein ? Non, je déterre. »
Un tas de terre grossit près d’elle au fur et à mesure qu’elle racle les entrailles du potager.
« Sauf que je ne sais pas si c’est exactement là, dit-elle.
— T’as caché un trésor ? », plaisante Léo.
Plusieurs monticules font penser qu’une taupe géante serait passée par là. Léo regarde autour de lui, heureusement le premier voisin vit dans la rangée suivante du lotissement. Aucun risque qu’il puisse voir que sa mère est barjo.
« Maman, le coefficient des marées est bon et le vent souffle de terre.
— Ouais, et alors ?
— Je pourrais aller surfer. »
Anna s’interrompt, ses bras sont couverts de terre noire et grasse jusqu’aux coudes. Elle regarde son fils.
« C’est le jour idéal pour débuter la saison », insiste Léo.
Anna se remet à creuser.
« Je pense pas que tu rentres dans ta combi de l’an passé.
— Pas grave si elle me serre. Et puis, j’ai pas dû grandir autant que ça.
— J’ai mal à l’épaule.
— À voir comme tu creuses, on dirait pas. Allez, on y va !
— J’ai pas la tête à ça.
— S’il te plaît, maman… »
Le bout de la pelle heurte quelque chose de dur. Anna sourit.
« Enfin ! Je savais qu’il était là, putain !
— Maman… Mais qu’est-ce que t’as ?
— J’ai plus de boulot, et toi tu me parles de surf. »
Anna sort de terre un pot fermé par un couvercle, le verre sale masque ce qu’il contient. Anna dégage ses cheveux du revers de la main, barbouille son front sans le vouloir. Elle plante sa truelle dans la terre et se dépêche de retourner au bungalow. Léo soupire et va chercher son matériel dans la remise.
Anna rince le pot sous le robinet de l’évier, l’essuie avec un torchon. Elle doit y mettre toute sa force pour réussir à l’ouvrir. Elle renverse son contenu sur le plan de travail. Les billets tombent par grappes silencieuses.
Léo revient à ce moment-là, vêtu de sa combinaison en néoprène.
« Regarde, tu vois qu’elle me va encore et… C’est quoi, ce fric ?!
— Tu sais bien que je crois pas aux banques.
— Il y a combien ?
— Deux mille trois cents euros exactement. De quoi payer mes poulets à Rodolphe et tenir en attendant les sous de l’assurance. C’est sûr qu’on mangera plutôt des pâtes que de la viande, mais bon, ça devrait le faire.
— On s’en fiche, j’adore ça. Et les sucres lents, c’est bon pour le sport, non ? »
Anna examine son fils vêtu de sa combinaison intégrale qui remonte sur ses avant-bras et ses chevilles. Elle voit les épaules qui s’élargissent, l’ombre de moustache sur sa lèvre supérieure, le petit homme qu’il devient.
« Il est de combien le coef’ déjà ?
— Soixante-cinq.
— Et la période ?
— Dix.
— Un vent offshore, tu dis ? »
Il a un beau sourire, Léo, il faut le voir.
*
Léo a sorti sa planche de la remise — un modèle fish avec l’arrière en forme de queue de poisson —, l’a calée sur le support de son vieux mountain bike. Anna l’attend sur son vélo, et les deux se mettent en route. Léo a déroulé sa combinaison à la taille, son dos se réchauffe au soleil. Sous le T-shirt, Anna a enfilé son maillot pour son premier bain de l’année.
Ils descendent le chemin menant à la plage, cadenassent leurs vélos près du parking. La plupart des voitures sont celles de citadins venant à l’océan pendant le week-end. Les touristes ne sont pas encore là. De toute façon, il leur suffirait de pédaler un moment vers le nord, et ils trouveraient des spots déserts. Mais, à cette saison, pas besoin de se tracasser à vouloir s’isoler sur la centaine de kilomètres de plage à disposition.
Léo transporte sa planche sous le bras. Anna se charge du sac à dos contenant les serviettes-éponges et la bouteille d’eau. Ils remontent l’allée centrale menant aux caillebotis qui traversent les dunes. Les deux rangées de restaurants, bars et commerces, sont encore fermées. Le bruit court que certains ont fait faillite et ne rouvriront pas. Anna songe alors à sa situation et son visage s’assombrit ; elle ralentit le pas, laisse son fils prendre un peu d’avance pour qu’il ne perçoive pas son trouble.
Léo passe devant un groupe d’adolescents, certains ont leurs planches, d’autres pas. Il les salue, l’un d’eux lui fait un doigt d’honneur, et tous s’esclaffent. Léo baisse la tête et continue tout droit.
Anna passe à son tour devant eux.
« La moindre des choses serait de répondre quand on vous dit bonjour.
— Elle veut quoi la pétasse ? »

Extraits
« À nouveau, ce sentiment d’oppression. Cette sensation que, où qu’elle regarde, des bouts d’humanité s’effritent comme les dunes de sable se font happer sous l’effet des tempêtes. » p. 60-61

« « Fous le camp ». Anna obéit. Elle avait besoin de ça, aussi. Besoin qu’on lui enfonce bien la gueule dans sa gamelle, qu’on lui fasse bien comprendre le rouage mesquin qu’elle représente dans la grande machine à broyer les hommes. » p. 109

À propos de l’auteur
INCARDONA_joseph_©DRJoseph Incardona © Photo DR

Joseph Incardona a 50 ans, il est Suisse d’origine italienne, auteur d’une douzaine romans, scénariste de BD et de films, dramaturge et réalisateur (un long métrage en 2013 et plusieurs courts métrages). Ses derniers livres, Derrière les panneaux, il y a des hommes (Finitude 2015), Grand Prix de littérature policière, et Chaleur (Finitude 2017), Prix du polar romand, ont connu un beau succès, tant critique que public. (Source: Éditions Finitude)

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Le pays aux longs nuages

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En deux mots
Les hasards de l’existence vont se faire croiser Acia et Kamar. La première a perdu son emploi à Naples, la seconde fuit la Syrie en guerre. Elles vont se retrouver dans un petit village et apprendre à se connaître autour d’un patrimoine commun, leurs talents culinaires.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les recettes de plusieurs vies

Dans son nouveau roman plein de saveurs, Christine Féret-Fleury imagine la rencontre entre deux femmes qui espèrent conjurer un sort qui leur est défavorable et se construire un avenir plus serein avec l’aide de leur patrimoine culinaire.

Acia erre dans les rues de Naples sans vraiment savoir de quoi sera fait son lendemain. Elle a perdu son emploi dans le restaurant qui l’hébergeait également et ne dispose que d’un petit pécule pour voir venir des jours meilleurs, d’une vieille Fiat et un chat trouvé qui va devenir son compagnon d’infortune. Et si la misère est moins pénible au soleil, elle n’en demeure pas moins un lourd boulet à traîner.
À des milliers de kilomètres de là, Kamar fuit sa Syrie natale. Après avoir perdu Assâad, son mari, tué par la guerre fratricide qui a embrasé le pays, elle s’est résignée à prendre la route avec sa fille Hana, sans toutefois pouvoir préjuger des difficultés rencontrées le long de ce chemin vers l’exil. Après avoir laissé une grande partie de sa fortune aux passeurs et avoir été entassée dans une embarcation de fortune, elle va voir son périple stoppé net par une patrouille qui intercepte les migrants et les mène dans un camp de rétention avant de décider de leur sort.
Pour tenir, elle s’attache à l’espoir d’offrir un avenir à Hana et s’accroche à cette cuillère en bois sculptée par son grand-père, symbole de l’héritage familial également fait de valeurs et de…saveurs qui ont accompagné l’enfance de Kamal et des recettes de cuisine de sa grand-mère qu’elle récite comme une incantation : «Dans un grand bol, tu mélangeras l’oignon, le bourghol et le sel, l’eau et la viande, et tu travailleras le tout jusqu’à ce que tu obtiennes une pâte souple, n’oublie pas de mouiller tes mains, ma fille.»
Un patrimoine culinaire qui va constituer le lien entre Acia et Kamar qui, vous l’aurez compris, vont finir par se retrouver après leur errance respective dans un petit village près d’Assise joliment baptisé Palazzo. C’est là que vit Nebbe, dans une Osteria qui tombe en ruine.
En vous laissant découvrir par quel subtil jeu de piste elles ont atterri dans la campagne de l’Ombrie, j’aimerais souligner combien l’écriture de Christine Féret-Fleury est riche d’odeurs, de couleurs, de saveurs, en communion avec le savoir-faire de ces trois femmes qui n’auraient, à priori, jamais dû se rencontrer. Sensible et sensuelle, cette écriture accompagne trois destins que la vie n’a pas épargnés. Les amateurs de cuisine italienne et orientale y trouveront aussi quelques délicieuses recettes, même si la plus importante d’entre elle est bien la recette pour conduire son existence, comme un doux soleil au bout du tunnel.

Le pays aux longs nuages
Christine Féret-Fleury
Éditions Marabout – La Belle Étoile
Roman
384 p., 19,90 €
EAN 9782501157643
Paru le 30/03/2022

Où?
Le roman est situé en Italie, d’abord à Naples puis dans le petit village de Palazzo près d’Assise en Ombrie. On y évoque aussi la Syrie et la Turquie, notamment Izmir.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Les petites joies ne font pas de bruit, elles ne s’annoncent pas à grand fracas de cuivres comme les réussites éclatantes, mais elles sont là, blotties dans les interstices, entre deux échecs […]. Si discrètes qu’il faut les débusquer, les prendre contre soi, les protéger du vent. Si fugaces qu’elles ne laissent dans la mémoire qu’une ombre de douceur. Mais c’est avec ces douceurs-là qu’on réussit à survivre.»
En Italie, Acia se retrouve sans projet ni attache lorsque le patron de l’osteria où elle travaille disparaît avec l’argent de la caisse. Le hasard, et la compagnie despotique mais amicale d’un chat des rues napolitaines, la mènent jusqu’à un banc sur lequel elle découvre un livre de cuisine.
À l’intérieur, le nom d’un village: Palazzo. Acia y voit un signe et décide de se laisser guider une fois encore par le destin capricieux qui semble gouverner sa vie. Peut-être doit-elle rapporter ce livre à sa propriétaire ?
À quelques milliers de kilomètres de là, à Izmir, Kamar est sur le point d’embarquer avec sa fille sur un canot de fortune. Pour fuir les bombardements, la mort, la guerre qui ravage la Syrie… Elle n’emporte avec elle qu’un peu d’argent, le souvenir de son mari et, avec une cuillère en bois sculpté léguée par sa grand-mère, les effluves épicés des mets de son pays.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« 1
Kamar
En premier, c’était le bruit – ce bruit. Nous étions partis depuis des heures, la nuit était tombée, impossible de compter. Et ils m’avaient pris mon téléphone dès le début, parce que le prix du passage avait augmenté, une femme seule avec une gamine, c’est dangereux, plus cher, ils insistaient. J’ai protesté, vous étiez d’accord, mon oncle vous a payés… Ils ont simplement ri, une main s’est tendue vers les cheveux de ma fille, une autre vers moi, je les ai repoussées et je leur ai donné ce qu’ils exigeaient. Je n’avais pas le choix.
Depuis que les fourgonnettes s’étaient arrêtées devant nous en projetant sur nos chevilles une giclée de poussière, j’avais peur. Les chauffeurs ne sont même pas descendus, une main a donné une claque sèche sur la portière ; mon oncle s’est avancé pour ouvrir la porte du véhicule le plus proche. Il m’a fait signe de monter. Je l’ai regardé. Le blanc de ses yeux était strié de veinules rouges, le bord de ses paupières tout fripé, comme desséché de l’intérieur. Un morceau de tissu brûlé autour de son regard triste. Je me suis détestée de m’accrocher à ça ; il y a tant de façons de dire adieu, celle-là était la pire, rester muette, mon enfant serrée contre moi, ne pas trouver une seule larme à lui offrir, pas un mot, même pas un semblant de sourire.
Il s’est baissé, a soulevé Hana – les toutes dernières secondes, je n’ai pas pu les retenir, elles se sont dissoutes dans le rugissement des moteurs. J’ai peut-être posé le front sur la toile rêche de sa veste, respiré une dernière fois son odeur de vinaigre et de cumin, l’odeur de ma cuisine et de celle de ma tante ; j’ai peut-être trouvé là, dans ce souvenir des jours heureux, de quoi mouiller mes yeux.
Ça n’a pas duré. Pour pleurer, il faut en avoir le temps, il faut être seul et laisser le chagrin venir. Et du temps, je n’en avais pas. Pour Hana, je devais me durcir, comme la lame d’un couteau, capable de percer et trancher, de nous ouvrir une voie. Vers quoi ? Je n’arrivais même pas à l’imaginer. Un abri où respirer, écarter la peur.
Et pleurer, oui, comme ce serait bon, alors, de pleurer.

Nous étions nombreux dans la fourgonnette, plusieurs familles, un bébé criait, la femme qui le tenait lui donnait à téter un coin de tissu mouillé. Trempé dans de l’eau sucrée, peut-être. Elle n’était pas sa mère, cela se voyait. Je n’ai pas osé demander ce que celle-ci était devenue, tant de choses avaient pu se produire, tant de drames, chacun gardait le sien bien plié sous ses vêtements et se taisait. L’enfant, lui aussi, a fini par se taire, hoquetant à petits sanglots épuisés. Il apprenait. À rester silencieux, à se faire petit. Un peu de jour filtrait encore par les trous de la bâche, je voyais les têtes, en face de moi, osciller en cadence, oui, signifiaient-elles, oui, je suis d’accord. Faites de moi ce que vous voulez, vous aurez tout, mon argent, mes prières, ma reconnaissance. Je ne sentirai rien, ni la soif, ni la faim, ni la saleté lentement cristallisée sur ma peau, accumulée entre mes orteils et sous mes ongles. Je ne crierai pas. Mon corps évidé ne demandera plus à se soulager. Mes yeux se fixeront sur le néant, ouverts et aveugles.
J’obéirai.

À mesure que les kilomètres défilaient, ma langue gonflait dans ma bouche, couverte de cette poussière salée jaillie du sol piétiné. Je ne voulais pas boire, pas encore, je gardais l’eau de la petite gourde donnée par ma tante pour Hana, quand elle se réveillerait. De l’eau du puits dans laquelle elle avait plongé une de ses dernières feuilles de menthe séchée, conservée dans un sachet de gaze à l’abri des insectes. « La menthe, m’avait-elle chuchoté bien des fois, est l’amie de la cuisinière. Quand je prépare un repas spécial, je frotte la table avec de la menthe. Son parfum éveille l’appétit, elle fait le ventre léger et la conversation agréable. Garde toujours de la menthe sur toi, kbida. »
Une seule feuille. Je ferais boire ma fille, et ensuite je m’accorderais une gorgée, une merveilleuse gorgée. La maison que je venais de quitter y serait contenue tout entière, la maison d’avant, avec son jardin et sa cour ombragée, ses chambres fraîches, son dallage poli, doux aux pieds comme la caresse d’une paume enduite d’huile de nigelle. La maison délivrée de ses gravats et des bâches qui remplaçaient une partie du toit, celui qui avait été touché par une bombe quelques semaines plus tôt.
La maison.
Il ne fallait peut-être pas boire cette eau. La moindre goutte suffirait à faire vaciller ma résolution. Je me voyais serrer Hana contre moi, me lever, enjamber les corps affaissés et sauter de la camionnette, je me voyais courir sur la route poudreuse, mon voile flottant derrière moi. Je nous voyais aussi couchées derrière un talus, mortes. Tant d’autres n’étaient pas allés jusqu’au bout du voyage. Les passeurs n’attendaient personne, et ils n’avaient aucune pitié. Nous le savions tous, même si nous faisions semblant de l’ignorer. Même si les rares phrases qui circulaient exprimaient un optimisme forcé : tout irait bien. La traversée serait courte. Nous serions bien accueillis. Ceux qui ont envie de travailler trouvent toujours un emploi, un toit, un coin de terre. Mon père le disait souvent, et il savait de quoi il parlait, mon père, il n’avait pas pris un jour de repos de toute sa vie. La mort l’avait saisi au coin de son champ, une pierre dans chaque main. En tombant, il ne les avait pas lâchées. Il ne voulait pas, probablement, qu’elles s’enfouissent à nouveau, gâchant une minute de dur labeur.
Les mères ne cessent de prier pour leurs enfants, et qu’importe le dieu auquel elles s’adressent, qu’importe même si elles implorent un ciel vide. Pendant des mois, j’ai prié, le cœur dévasté, pour que ma fille me soit enlevée, qu’elle vive en paix loin de moi, de ce pays ravagé. J’ai prié aussi pour ne jamais la quitter du regard, pour mourir avec elle s’il le fallait, avant elle, pour ne jamais voir couler son sang. Aujourd’hui, je veux seulement qu’elle ne sente pas le froid de la nuit. Quand les véhicules ont stoppé, je l’ai enveloppée dans une chemise de son cousin, trop grande, j’ai noué les manches autour de sa taille, soufflé dans le col qui bâillait, elle serait réchauffée, habillée de mon haleine. Je ne pouvais pas lui donner plus.

Mes pieds ont repris contact avec le sol. J’ai cru qu’il pleuvait, mais la bruine qui humectait mon visage avait un goût salé. Machinalement, j’ai léché mes lèvres. Pas de quoi apaiser ma soif, surtout avec le sel, juste de quoi imaginer que le renflement de ma chair était comestible, tendre et saisi à point, que je pouvais y mordre pour me réconforter. Depuis combien de temps n’avais-je pas préparé et savouré un vrai repas ?
Quelqu’un a crié un ordre, et nous avons commencé à marcher dans l’obscurité, vers cette rumeur grandissante, rythmée. Je savais que c’était la mer mais aucune image ne me venait, je ne l’avais vue qu’une fois, elle était bleue, luisante et docile, et venait lécher mes pieds nus comme un chat familier. Nous avions pique-niqué sur la plage, les enfants couraient, tête levée vers un cerf-volant dont les rubans frissonnaient et claquaient. Cette nuit, c’était un monstre qui bramait sa faim, il nous attendait, la gueule ouverte, prêt à nous avaler. Les genoux d’Hana pressaient ma taille, elle respirait dans mon cou, je sentais son souffle. Elle se faisait légère, et pourtant j’avais l’impression de porter sur mon dos tout ce que je venais de quitter et tout ce qui avait déjà disparu, les visages aimés, les voix, les pièces pleines des objets accumulés au cours des années, le coussin sur lequel je couchais ma fille quand je l’allaitais, le collier hérité de ma mère et son cahier de recettes, les tasses dont il ne restait plus que des tessons, le vase en verre qui avait volé en éclats au premier souffle des bombardements, j’en avais ramassé un éclat, j’aimais tellement ce bleu, et je l’avais gardé, rangé au fond de mon sac à dos, sans savoir pourquoi.
Peut-être serais-je obligée de le jeter dans les vagues pour que le monstre accepte de nous laisser vivre. Mais c’était une idée d’enfant, une idée d’avant, quand le fil des légendes brillait encore dans la trame de notre vie.
Qui s’était déchirée. Et qui ne pourrait jamais être réparée.

2
Acia
Depuis longtemps – des années –, je parle et je pense en italien. Parfois, je rêve encore en français. Ces rêves ressemblent à des citernes ouvertes au ras du sol que je pourrais franchir d’un bond, mais le vide m’attire et je chute, inéluctablement. Tout au fond, un visage à peine formé affleure à la surface de l’eau noire. Je ne l’ai jamais vu, je ne lui ai pas donné de nom, et pourtant je le reconnais. Il émerge peu à peu et se presse contre le mien jusqu’à ce que je hurle de terreur.
Il sait où me trouver. Nuit après nuit.
Ce soir-là, je n’étais pas la proie d’un cauchemar. Bien trop occupée par une pensée étouffante comme la menace d’un orage d’été et aussi impossible à ignorer qu’un bâillon de tissu humide : Je ne sais pas où aller.
Assise sur les marches du perron de ce qui avait été, durant trop peu de temps, mon restaurant, je pleurais en regardant la pancarte qu’un agent immobilier avait fixée l’après-midi même au rideau de fer baissé sur la porte d’entrée : Chiuso. Vendesi. Tout était à vendre, sauf moi. J’étais trempée, mais incapable de bouger. Les larmes et les violentes averses qui s’étaient abattues sur Naples depuis midi avaient lavé mon visage de toute trace de maquillage, de ce mascara que j’appliquais chaque jour juste avant le premier service, depuis que le patron m’avait balancé que je n’étais pas assez féminine et que la clientèle regardait parfois autre chose que son assiette, à défaut de bonne humeur il faut de la présentation, tu vois ce que je veux dire, Acia ? J’avais failli lui jeter l’assiette à la figure – assiette que je tenais en équilibre sur ma paume gauche, des linguine alle vongole avec quelques pousses de roquette (une hérésie) et une ridicule tomate cerise pour décorer le tout.
J’aurais dû le faire. Si j’avais osé, le moment aurait été bien choisi pour revivre la scène, apprécier l’ondulation des longues lanières enveloppées d’huile et de persil sur le crâne chauve du tyran, revoir les palourdes glisser jusqu’à ses oreilles et s’y suspendre une seconde, comme des joyaux ou des excréments, et un tout petit morceau de piment oiseau s’immobiliser sur l’arête de son nez. Pas de safran dans cette version du plat, ni d’arselle, il détestait les Sardes, ce connard.
Mais c’était quand même un bon cuisinier.
Il était parti trois semaines plus tôt avec la caisse et un joli tableau représentant une rue de Pompéi, un lavis aux couleurs passées dont il était persuadé qu’il datait du début du XIXe siècle. Je l’entendais encore fanfaronner devant les clients, une bouteille de limoncino dans une main, avec de grands gestes en direction de l’œuvre d’art, qui trônait au-dessus du comptoir des desserts. Ruines et couronnes de chantilly, douce pierre ocrée et cassata glacée au sucre.
— Mon pauvre ami, s’était agacé, un soir, un Français en tenue faussement décontractée – du polo aux bottines Giuseppe Zanotti usées juste ce qu’il fallait –, vous n’avez aucune idée du marché de l’art. Le XIXe ne vaut plus rien. Plus rien, je vous dis. Un Delbeke, un Massé, vous vendez ça quoi ? Trois mille euros, une misère. Je ne vous parle même pas des grands tableaux, personne n’en veut. Alors votre pochade…
Il avait haussé les épaules et étalé de la purée d’anchois sur son crostino. Ses lèvres brillaient, une traînée brunâtre maculait son menton. J’avais détourné la tête, écœurée. Et j’avais filé à la cuisine, où je me sentais toujours mieux que dans la salle. Servir, je n’ai rien contre, mais j’ai toujours préféré découper un carré d’agneau ou préparer une brunoise.
Au Pulcinella, je n’avais pas le droit d’approcher le piano flambant neuf, ni même les plans de travail récurés trois fois par jour. J’avais été embauchée pour porter les plats, point, et Fabrizio, mon patron, ne ratait pas une occasion de me le rappeler. Alors je profitais de chaque moment où il était occupé à parader entre les tables pour passer la porte battante et me remplir les oreilles et le nez des cris, des chants, des odeurs du coup de feu. Je fermais les yeux pour savourer le staccato du tranchoir, les grésillements des encornets qui valsaient dans la poêle avec les oignons à peine blondis, le chant adouci de la pulpe de tomates fraîches mijotant avec du vin blanc et de l’ail ; je humais, reconnaissant ici l’odeur acidulée d’un zeste d’orange, là le bouquet plus fade d’un tronçon d’anguille juste sorti du four, ailleurs le parfum puissant, maritime, des couteaux qui s’ouvraient sur un feu vif et livraient leur suc iodé.
Et puis la porte battait, Fabrizio surgissait, me bousculait… Une table était à refaire, pane e coperto ! La huit attendait son dessert, le couple de Belges sa bouteille de barolo, et qu’est-ce que je fichais là, à sourire aux anges ?
— Tanto va la gatta al lardo che ci lascia lo zampino !
Je m’en moquais. J’avais grappillé quelques secondes de délices, quelques précieuses secondes qui me donnaient le courage de supporter tout le reste : ma chambre aménagée dans une ancienne remise à vélos et donnant sur l’arrière-cour (sur les poubelles, en fait), les remarques machistes du patron, les exigences des clients, les maladresses de Dragomir, le garçon de salle, la chaleur oppressante de la petite salle et de sa terrasse couverte, en tôle ondulée, sur laquelle on avait entassé des canisses pour cacher la misère, comme disait autrefois ma grand-mère, passée experte dans l’art du camouflage en tout genre. Robes retournées, chaussettes raccommodées, pulls détricotés et transformés en moufles et bonnets. Chemises, chiffons, torchons, bandes pour rallonger une jupe ou élargir un corsage. Toute mon enfance gaspillée à découper, retailler, rafistoler. Et pour les sentiments, c’était la même chose. On les estimait à leur juste degré d’usure, on les rognait pour en ôter la partie pourrie, avec ce fatalisme propre aux démunis qui ne pensent pas mériter plus qu’ils n’ont réussi à arracher au destin, à force de patience et d’endurance, à force de ruse et de cette habileté tendre qui redonne du lustre aux objets de rebut, à tout ce que les autres, les nantis, les heureux, laissent au bord de la route.
On m’a appris ça. Très tôt. J’ai toujours fait avec. Il fallait garder le sourire aux lèvres et l’œil aux aguets, car les petites joies ne font pas de bruit, elles ne s’annoncent pas à grand fracas de cuivres comme les réussites éclatantes, mais elles sont là, blotties dans les interstices, entre deux échecs, une rupture et un licenciement, une humiliation et une gifle, au revers de la vie, en quelque sorte. Si discrètes qu’il faut les débusquer, les prendre contre soi, les protéger du vent. Si fugaces qu’elles ne laissent dans la mémoire qu’une ombre de douceur. Mais c’est avec ces douceurs-là qu’on réussit à survivre.

Après le départ de Fabrizio, j’ai connu trois semaines de douceur. Trois semaines à mener ma barque comme je l’entendais. Je me suis mise aux fourneaux, j’ai changé la carte, acheté un tablier flambant neuf à Dragomir, qui ne s’est pas trop fait prier pour m’offrir en échange la moitié de son lit. Il bégayait parfois, mais il n’avait pas le menton trop râpeux le matin, il buvait modérément et ne ronflait pas. Et j’aimais bien son dos.
J’ai espéré, vraiment espéré, que ça durerait. J’aurais pu prendre la gérance du restaurant, j’en étais capable et j’en mourais d’envie. Mais mon désir ne pesait pas lourd face aux propositions des promoteurs qui guignaient l’établissement, un emplacement en or, pas loin du port mais à l’écart de la foule, pour y construire un immeuble de cinq étages avec toit-terrasse.

J’avais tellement pleuré que je ne voyais plus rien. Rien que les pavés noircis par la pluie, les affiches déchirées sur le mur de l’autre côté de la rue, la terrasse vide avec ses chaises pointant leurs pieds en l’air, et les tables sans nappe, et l’ardoise du dernier soir où s’effaçait l’ultime menu élaboré par mes soins – on ne pouvait déjà plus lire qu’une partie du choix de desserts, sfogliatella riccia, torta caprese, gelati.
Sous mon coude gauche, le gros sac de sport qui m’accompagnait depuis quelques années déjà et contenait tout ce que je possédais, ou presque. Le bilan était plutôt désolant : trente-sept ans, seule et au chômage, sans même la clé d’une chambre dont j’aurais pu dire « c’est chez moi ». Même Dragomir était parti. Ciao, bella. Il n’avait jamais été très doué pour les discours, mais là, il avait battu son record.
Où étaient-elles, les grandes et même les petites joies, ce soir ?
C’est alors qu’une fourrure mouillée a frôlé mes mollets nus et qu’un miaulement a couvert le tambourin obstiné de la pluie.
— Salut, toi.
J’avais une voix de vieille fumeuse. Une nouvelle larme a coulé sur mon nez. Ou une nouvelle goutte de pluie. Il y a des moments où la météo et la détresse se confondent si bien qu’on ne sait plus sur quoi on flotte, au sens propre – ou presque.
Le chat s’est installé sur la marche supérieure pour faire sa toilette. Son poil roux, hérissé, et une oreille mutilée lui donnaient un air bagarreur. Un chat des bas quartiers, expert dans l’art de fouiller les poubelles et de défendre son territoire contre les autres matous. Un chat qui en avait vu des vertes et des pas mûres, qui avait sorti ses griffes quand il le fallait et encaissé les coups. Et pourtant il trônait sur la pierre lézardée comme si celle-ci avait été le socle d’une statue antique. Les yeux mi-clos, il léchait sa patte, puis la promenait avec soin sur son museau, sur sa tête et même sur son oreille fendue. Je me souvenais vaguement d’un conte où la pluie avait cessé de tomber sur la campagne parce qu’un chat vexé avait décidé de ne plus jamais passer sa patte par-dessus son oreille. Jusqu’à ce que les fermiers, affolés par la sécheresse persistante et la perte de leurs récoltes, lui fassent les excuses appropriées, il s’était obstiné.
Il n’y a pas plus obstiné qu’un chat.
— Tu pourrais t’arrêter, maintenant, lui ai-je fait remarquer. Il a plu toute la journée.
Qui m’avait raconté cette histoire ? Je ne savais plus. Ma mère, avant qu’elle prenne le large pour de bon, dans une bulle irisée et lointaine ? Entre moi et cette lumière, des couches et des couches de mois interminables semblables à des épaisseurs de feutre jetées l’une sur l’autre, où le gris dominait même si quelques fils brillants s’y trouvaient pris. Bien sûr, il y avait eu des couleurs dans tout ça, des flambées, des matins de soleil, une ou deux siestes amoureuses… mais peu à peu le gris avait pris le dessus. Je sentais que cette crasse pelucheuse était montée à l’assaut de mon corps, l’avait recouvert et terni, et que plus personne ne voyait qui se cachait derrière. Fabrizio et d’autres s’étaient chargés de me le faire comprendre : j’étais un thon, une grande gueule, une mal baisée, pour faire court et brutal, deux adjectifs qui caractérisaient assez bien les hommes du genre de Fabrizio.
Le chat avait fini sa toilette. Dans la rue, tout était tranquille. Quelques heures encore et la ville s’animerait à nouveau, les véhicules reprenant leur circulation anarchique dans un concert d’avertisseurs et d’injures, les fumées des pots d’échappement montant devant les façades jaune d’œuf ou vert olive. Les enfants se remettraient à courir et à crier, ils respireraient à pleins poumons la brise de mer et les effluves nauséabonds des moteurs avec le même délice ou la même indifférence. À l’horizon passeraient les paquebots blancs, les goélands empliraient le ciel de leurs cris rauques avant de s’abattre sur les décharges pour y festoyer.
Et je devrais me lever et partir. Il n’y avait rien à attendre ici, ni personne. Je n’avais pas touché mon dernier salaire et mon compte était dans le rouge. Faire le tour de mes possessions terrestres ne me prendrait qu’une minute : une Fiat 500 de 1979 achetée dans une casse dont le patron était un copain de mon avant-dernier employeur, le contenu de mon gros sac, un tabouret de rotin et une plante en pot qui n’avait pas bien supporté l’air fétide de l’arrière-cour du restaurant ni l’ombre continuelle qui régnait sur les lieux. Je l’avais quand même calée entre les sièges, à l’arrière, avec la cocotte en fonte qui me venait de ma grand-mère et dont j’avais toujours refusé de me séparer, même quand j’avais dû la porter en équilibre sur ma tête dans des trains bondés – et elle était lourde, sacrément lourde. Mais c’était le seul objet qui me reliait à certaines chaleurs, et aussi aux premiers plats que j’avais cuisinés. Si je l’avais abandonnée, je me serais abandonnée moi-même.
Je me suis remise sur mes pieds et j’ai chargé mon sac sur mon épaule. Puis j’ai tendu vers le chat une main hésitante. Indulgent, il m’a laissée gratter le sommet de son crâne encore humide.
— Bonne chance, mon vieux.
J’ai renversé la tête pour scruter le ciel, où s’amoncelaient de gros nuages. Une autre averse se préparait.
— Il faut que j’y aille.
À nouveau ce miaulement rauque et péremptoire. J’ai baissé les yeux : le chat s’était levé et, posément, descendait les marches pour me rejoindre. »

À propos de l’auteur
FERET-FLEURY_Christine_DRChristine Féret-Fleury © Photo DR

Christine Féret-Fleury est éditrice et autrice. Elle anime également des ateliers d’écriture. Elle a publié plus d’une centaine de romans pour la jeunesse et pour adultes (La Fille qui lisait dans le métro, 2017, Denoël, La Femme sans ombre, 2019, Denoël). Son premier roman Les vagues sont douces comme des tigres (Arléa, 1999) a été récompensé par le prix Antigone.

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Les accords silencieux

MEISSIREL_les_accords_silencieux

  RL_Hiver_2022

Finaliste du Prix Orange du Livre 2022

En deux mots
À New York en 1937 Tillie Schultz accède à son rêve, elle est engagée chez Steinway où travaillent déjà beaucoup de membres de sa famille venue d’Allemagne. À la même période, à Shanghai, Shēn fait montre de réelles qualités de pianiste. Mais la guerre va bousculer leurs plans. En 2014, à Hong Kong, ces deux morceaux d’histoire vont se retrouver et faire gagner la musique.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Tout pour la musique

Le nouveau roman de Marie-Diane Meissirel est une ode à la musique, langage universel. De Shanghai à New York, en passant par Hong Kong, il raconte le destin de deux familles et celui de la manufacture de pianos Steinway. Éblouissant !

À travers le temps et à travers l’espace, la musique transmet un message universel, vertu que ce roman fort bien documenté déploie de la fin des années 1930 à aujourd’hui.
Il commence à New York en 1937, au moment où Tillie Schultz est engagée au Steinway Hall, suivant ainsi plusieurs générations de sa famille venue d’Allemagne. Aux côtés du grand-père et du père, accordeur, notamment pour Rachmaninov, elle baigne littéralement dans la musique. Aux côtés de son frère jumeau Joseph, elle rêve d’un avenir de création et de concerts virtuoses.
Durant ce même été 1937 Shanghai est la proie de violents combats. Après l’assaut des troupes japonaises, la riposte chinoise et les manœuvres américaines et britanniques pour protéger les concessions internationales, la ville est une poudrière. Qiáng organise alors le départ de son épouse sur l’un des derniers paquebots, mais Mēi refusera de partir sans Ān et Shēn qui partagent leur vie. D’autorité Qiáng en décide autrement et part vers le port. Leur Buick est alors prise pour cible et, après leur chauffeur, le couple meurt après l’explosion d’une bombe. Shēn devra dès lors se débrouiller tout seul s’il veut poursuivre sa formation de pianiste.
On bascule alors en septembre 2014, au moment où Xià a rendez-vous avec son destin. Arrivée à Hong Kong pour y étudier, elle découvre cette annonce dans son foyer universitaire: Personne privée recherche jeune pianiste pour jouer au piano à son domicile à Happy Valley. Le piano est un Steinway à queue de 1914. Musiciens confirmés et de confiance, adressez votre lettre de motivation et CV à contact@FuMusicFoundation.com.
Même si elle a déjà renoncé à une carrière de concertiste après un examen manqué, elle tente sa chance. Convoquée par Tillie Fù pour une audition, elle est choisie par la vieille dame pour jouer sur son Steinway. Les manifestations étudiantes pour davantage de démocratie l’empêchent toutefois d’honorer ses rendez-vous. À moins que ce ne soit le poids du passé.
Marie-Diane Meissirel a fort habilement construit son roman. D’abord autour de la musique et des pianos Steinway, mais aussi autour de pages d’histoire qui vont bouleverser le destin de deux familles que le destin finira par réunir. De la seconde Guerre mondiale jusqu’à la révolution culturelle et ses aberrations comme l’interdiction de la «musique bourgeoise», en passant par les jugements hâtifs et sans appel de la police politique soviétique, de sombres pages viendront contrarier carrière et amour.
Le journal de Tillie va s’insérer au fil des chapitres et dévoiler comment elle a fini à Hong Kong et devenir Madame Fù. Mais laissons à Shēn le soin de conclure la chronique de ce roman lumineux que l’on pourra lire tout en écoutant la playlist concoctée par la romancière: «Dans la nuit de son existence, il prit conscience qu’il y avait toujours eu une lumière, celle d’un amour infini qui lui avait appris à être par la musique et qui s’était révélé sous des traits aimés. Cet amour absolu qui anime, inspire, sublime, console, pardonne et porte l’espoir, était celui qu’il avait voulu mettre au centre de sa musique et de sa vie avec toutes les limites de son humanité mais avec une sincérité inaltérable. Cette révélation fulgurante embrasa son cœur.»

Playlist du roman

Les accords silencieux
Marie-Diane Meissirel
Éditions Les Escales
Roman
256 p., 20 €
EAN 9782365696937
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé principalement aux Etats-Unis, à New York, en Chine, à Shanghai, et à Hong Kong.

Quand?
L’action se déroule de 1937 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Autour d’un Steinway qui a traversé le XXe siècle, les destins de deux femmes que tout sépare se rencontrent, liés par un ancien secret et l’amour de la musique.
New York, juin 1937. Tillie Schultz perpétue la tradition familiale et entre chez Steinway & Sons pour travailler auprès des « immortels », ces pianistes de légende comme Rachmaninov et Horowitz. Grande mélomane, son talent n’égale pas celui des maîtres qu’elle côtoie. Pour vivre sa passion, elle ne peut que se mettre au service de ceux qui possèdent le génie qu’elle n’a pas.
Hong Kong, septembre 2014. Xià, une étudiante chinoise, retrouve le plaisir de jouer grâce à Tillie Fù et à son Steinway. Elle s’autorise, pour la première fois depuis un examen raté, à poser ses doigts sur un clavier et interprète pour Tillie les airs que la vieille dame ne peut plus jouer. Si soixante-dix ans séparent les deux femmes, elles sont unies par une histoire commune insoupçonnée et par leur amour pour la musique qui projette sur leurs vies une lumineuse beauté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Revue ESPRIT (Samuel Bidaud)
France Bleu (Le coup de cœur des libraires – Marie-Ange Pinelli)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Mémo Émoi
Blog Joellebooks
Blog Christlbouquine
Blog Des livres des livres

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
Hong Kong, 25 septembre 2014
Seule dans le noir, Tillie guette les derniers rayons du soleil. Ils sont les rares visiteurs de sa maison de Happy Valley, les compagnons de ses interminables journées. Elle aimerait aussi accueillir le vent, sa caresse, ses murmures mais ici, il est sauvage et ne vient qu’en rafales, alors les fenêtres restent closes pour éviter que les portes ne claquent et se referment sur sa solitude. Chaque faisceau lumineux soulève une poussière d’étoiles et pave une voie vers cet autre monde où l’attendent ceux qu’elle porte dans son cœur. Pourquoi ne pas partir maintenant ? Fermer les yeux et se laisser glisser vers cet au-delà peuplé de visages familiers… Mais la vie s’accroche et la retient malgré elle. Ce mystère la dépasse : que lui reste-t-il à faire sinon s’y abandonner, elle qui n’a plus personne à qui donner ?
Tillie rêve, des après-midi entiers, allongée sur la méridienne du salon. Elle quitte son corps, usé par les années. Un rire d’enfant dans la rue : elle s’évade vers les ateliers de Steinway dans le Queens, y joue à cache-cache avec son jumeau, parmi les ceintures de bois, jusqu’à ce que leur grand-père les gronde et les oblige à attendre sous les pianos qu’il règle avant leur sortie de l’usine. Elle respire alors, à pleins poumons, le parfum du bonheur : celui qui mêle l’aigreur de la colle et du vernis à la douceur de la sciure et du feutre. Une bouchée de strudel : elle retrouve la cuisine de sa grand-mère, au cœur des maisons ouvrières de Steinway Village, et lèche le fond de la casserole où les pommes, le beurre et le sucre se sont imprégnés du goût de la cannelle. La sirène d’une ambulance : elle court hors d’haleine dans les rues de Manhattan pour rattraper son retard ; le concert va commencer, toute sa famille a déjà pris place à Carnegie Hall, les applaudissements retentissent pour accueillir Sergueï Rachmaninov ; derrière le rideau de velours rouge, elle aperçoit le sourire de son père, l’oreille tournée vers le piano qu’il a accordé dans l’ombre. Le sifflement discordant d’un coucou koël : elle marche sur un sentier qui s’enfonce dans la jungle pour ressurgir sur un col perdu dans les nuages, avant de replonger à pic vers la mer. Elle admire les coulées de lave végétale qui déferlent vers des eaux de jade ainsi que la découpe ciselée de la côte hongkongaise où se nichent des croissants de sable ocre. Sous le dais fleuri d’une allée de flamboyants, elle court vers la plage et plonge dans les reflets du soleil couchant. Le ciel s’embrase, enveloppe d’un halo orangé les îlots rocheux et transforme les jonques, aux voiles déployées, en ombres flottantes. Là-bas, au loin, son mari lui fait signe : la nuit tombe, Tillie tente de le rejoindre mais le vent s’est levé, elle peine à avancer, des vagues furieuses s’enflent à la surface de l’eau, à bout de forces, elle se laisse emporter par le courant qui l’attire vers les abysses. Elle ne respire presque plus, son corps inanimé gît au fond de la mer de Chine. Tout est silencieux. Six notes timides, un accord qui enfle, une mélodie, celle de l’Adagio de Pa, on la joue sur son piano. Son cœur se remet à battre, une main la tire vers la surface. Une quinte de toux lui déchire la poitrine et la réveille en sursaut. Le piano se tait.
Le couvercle de l’instrument est refermé avec précipitation. Dans le silence s’élèvent, de part et d’autre du grand paravent, deux respirations rapides. L’instant se prolonge dans l’écho des souffles. Tillie trouve la force de se lever. Avec l’aide de sa canne, elle vient poser son œil contre la séparation. Derrière les interstices du feuillage de bois, elle aperçoit une jeune femme assise devant son Steinway. Un rayon de soleil se pose sur ce visage de lune et révèle un ovale parfait, un teint de porcelaine, des cheveux noirs et soyeux, des sourcils à peine tracés, de grands yeux en amande, un nez plat, relevé par des lèvres charnues et un grain de beauté, unique, posé comme une larme sous l’œil gauche. Cette jeunesse l’éblouit et l’attire.
De l’autre côté de la pièce, le miroir lui renvoie l’image de son visage oblong, encadré par ses cheveux de neige ; sous ses yeux d’opale, le temps a creusé de profonds sillons tandis que le soleil a moucheté sa peau laiteuse dont la finesse laisse apparaître des veines bleutées. Elle sort de sa cachette et se dirige d’un pas hésitant vers l’instrument. Son piano, Tillie l’évite depuis des mois : le tremblement incessant de ses mains l’a séparée de son dernier confident. Observer son silence est devenu trop douloureux. Elle pensait l’avoir, lui aussi, perdu pour toujours.
Aujourd’hui, elle le retrouve avec l’émerveillement de leur première rencontre, enrichi de ce qui les lie depuis. Elle se souvient de la joie teintée de tristesse qui lui avait alors serré le cœur et c’est avec ce même pincement qu’elle avance vers lui, que son regard l’embrasse dans toute sa longueur, que son nez hume son parfum de bois, de vernis et de feutre, que ses doigts frôlent ses cordes nues, glissent sur son manteau fauve et satiné et s’arrêtent sur les deux papillons. Au contact des ailes délicates, gravées dans la ceinture de bois, son corps tout entier se met à trembler. Elle perd l’équilibre et s’accroche au Steinway pour ne pas basculer en arrière. La jeune femme, jusque-là restée immobile, se précipite derrière elle et la maintient, son corps pressé contre le sien. Le long de son cou, Tillie reçoit le souffle de l’inconnue ; au creux de son dos, elle accueille les battements de son cœur. Ce rapprochement soudain l’apaise. Elle ne tremble plus. Avec confiance, elle se retourne. Gênée, l’autre fait un pas de côté et baisse le regard. Tillie s’étonne de se trouver face à un être si frêle : elle a ressenti une telle force derrière elle, un soutien venant de bien plus loin. Elle s’adresse à la visiteuse :
— Avez-vous joué l’Adagio de Pa ou était-ce encore l’un de mes rêves ?
Dans un anglais timide, au fort accent, la Chinoise répond à la vieille dame :
— C’était l’Adagio du Concerto italien en ré mineur de Bach, BWV 974. Je suis désolée de vous avoir réveillée. C’est votre aide qui m’a autorisée à me mettre au piano. Je suis…
— C’est troublant, l’interrompt Tillie, vous l’avez interprété exactement comme mon père : ce tempo plus lent, ces ornements si mélancoliques… Ce morceau, c’est le seul qu’il jouait ; chaque jour passé à ses côtés, je l’ai entendu. Pouvez-vous le rejouer pour moi ?
— Bien sûr, bredouille l’inconnue, encore gênée.
Tillie lui fait signe d’avancer un grand fauteuil en orme près du tabouret. Elle veut voir les mains sur les touches, capter les vibrations du corps, sentir la chaleur du souffle, s’approcher au plus près de la source intime qui jaillira et fera vivre ce chant aimé. Posées sur ses genoux, ses mains presque centenaires ne cessent de trembler. La jeune femme ajuste son assise, baisse la tête, ferme les yeux, inspire profondément, retient sa respiration avant d’expirer en trois temps, déjà son souffle épouse le rythme de l’Adagio. Alors, son majeur gauche vient à la rencontre du clavier et égrène six notes timides, son index le retrouve pour lui donner la force d’un accord, puis son petit doigt vient en renfort et offre à sa main droite l’élan nécessaire pour porter la mélodie. Le corps de Tillie s’est enfin immobilisé, son âme vibre à nouveau. Le morceau fini, les deux femmes écoutent les résonances du silence. Lorsque enfin elles se regardent, elles se rencontrent dans la sérénité d’un même sourire.
— Vous reviendrez, j’espère, dit Tillie. Xià, n’est-ce pas ? Je me souviens maintenant : Xià comme l’été, 夏. De toutes les réponses à l’annonce que nous avons passée, je n’ai retenu que la vôtre. C’est votre parcours qui m’a intriguée, il y avait une brisure… si rare…
La vieille dame marque une longue pause avant de reprendre sur un ton moins évasif :
— Je suis désolée, je ne me suis même pas présentée, je suis Mathilda mais tout le monde m’appelle Tillie. C’est moi qui ai fait mettre l’annonce pour trouver un pianiste pour mon Steinway. Je ne peux plus jouer, vous comprenez…
Elle montre ses mains tremblantes, soupire longuement avant d’ajouter :
— Venez quand vous voulez, ma porte vous sera toujours ouverte.
— Madame, vous êtes sûre ? répond Xià, incrédule. Vous ne voulez pas m’entendre jouer un autre morceau ? Vous savez, cela fait longtemps que j’ai arrêté, peut-être que je n’ai plus le niveau…
— Peu importe le niveau, vous avez l’envie ! C’est de cela dont j’ai besoin. Excusez-moi, je suis très fatiguée, je dois m’allonger. Revenez vite, c’est tout ce que je vous demande.

Chapitre 2
Extraits du journal de Tillie
New York, juin 1937
La nuit dernière, j’ai été réveillée par les cris de Joseph. Je me suis précipitée dans sa chambre ; il se battait contre les rideaux comme s’il voulait en extraire un fantôme. Je me suis approchée de lui le plus lentement possible pour ne pas le réveiller, ne surtout pas l’effrayer… Délicatement, j’ai posé mes mains sur ses épaules puis lui ai murmuré que c’était moi, qu’il fallait se recoucher, que le matin était encore loin.
Sous mes mains, à travers son pyjama imbibé de sueur, je sentais son corps trembler. Je l’ai guidé jusqu’à son lit, me suis assise par terre et, mon visage à la hauteur du sien, lui ai fredonné l’air de la Wiegenlied de Brahms en caressant ses boucles humides. J’ai vu la terreur nocturne battre en retraite et le calme poser son baiser sur ses traits apaisés. J’ai gagné : une fois encore, j’ai été la gardienne victorieuse des nuits de mon jumeau.
J’allais quitter sa chambre quand je l’ai entendu chuchoter. Il s’inquiétait que je lui en veuille encore. Encore de quoi ? lui ai-je répondu, de m’avoir réveillée en pleine nuit ? Tout en sachant pertinemment qu’il pensait à mes déboires avec nos parents et qu’il se reprochait son silence, là où j’avais espéré son soutien. Il a tenu à s’expliquer : c’était un crève-cœur pour lui de me voir renoncer à mes études musicales pour aller travailler chez Steinway, il avait tant espéré poursuivre sur cette voie avec moi. Je me suis fâchée : il savait très bien que nous n’allions pas continuer ensemble, que depuis longtemps il était engagé sur la voie de l’excellence alors que je peinais à convaincre notre mère de mes talents, que ses études à la Juilliard n’étaient en rien comparables avec les cours dispensés à l’école de musique de Mme Steiner. J’ai ajouté que tout cela avait peu d’importance, que ma décision de devenir vendeuse au Steinway Hall, je l’avais prise il y a bien longtemps. Ce à quoi il s’est empressé de me répondre qu’il savait exactement de quand datait ma décision, qu’il se souvenait de la nuit où notre père était rentré à la maison après avoir assisté à la rencontre de Rachmaninov et Horowitz dans le Basement de Steinway Hall, subjugué par l’interprétation fulgurante du Concerto no 3 que le jeune pianiste avait offerte au compositeur. Il en tremblait encore, ses yeux brillaient d’émotion. Je l’avais serré dans mes bras et m’étais exclamée : « Pa, il y a donc un nouvel immortel ? » Il avait souri, passé sa main dans mes longs cheveux et répondu : « Cela ne fait aucun doute. » Joseph n’avait pas oublié mes mots d’alors : « Il faudra faire en sorte que ce monsieur Horowitz ait toujours un Steinway, je t’aiderai, Pa, moi aussi je travaillerai au service des immortels. » Dix ans après, tu tiens ta promesse ! a conclu Joseph avec admiration.
À l’évocation de ce souvenir, j’ai senti ma gorge se serrer et les larmes prêtes à couler. Qui d’autre que mon jumeau pouvait se souvenir d’un tel instant et en comprendre la portée ? Oh ! mon frère adoré, tu me connais si bien ! Moi aussi, je sais exactement de quand date ta vocation de violoncelliste. Ce jour-là, je ne l’oublierai jamais…
Pour la énième fois, Frieda nous avait chassés de son studio car nous faisions trop de bruit pour ses élèves qui ne s’entendaient plus chanter. Trop heureuse d’échapper à la supervision de notre grand-mère pour enfin jouer librement les Walkyries, je t’avais embarqué sous mon aile tel un héros déchu dans une course effrénée jusqu’à ce que je te perde dans les couloirs de Carnegie Hall. Je t’ai cherché partout et j’ai fini par te retrouver, l’oreille collée contre une porte, dans un état proche de l’extase. Furieuse, je me suis emportée contre toi. La porte s’est ouverte : un petit homme chauve, violoncelle au bras et pipe en bouche, nous a regardés sévèrement. Tu n’as pas laissé au musicien le temps de parler, toi en temps normal si timide, tu lui as d’emblée demandé quel morceau il était en train de jouer. J’avais rarement senti autant d’émotion dans ta voix. L’homme a répondu que c’était la Suite no 1 de Bach et nous a invités à entrer pour l’écouter. La musique m’a touchée mais j’étais encore plus surprise par ton attitude, tu semblais hypnotisé par les vibrations du violoncelle. Au moment de nous donner congé, le violoncelliste a posé sa main sur ton épaule et t’a dit avec insistance : « Hijo, j’espère qu’on se reverra. » Tu t’es ensuite précipité au foyer pour attraper le programme du soir, on y a appris que Pablo Casals interpréterait, sous la direction de Wilhelm Furtwängler, le Concerto pour violoncelle et orchestre de Schumann. Je sais que, ce jour-là, ton destin a épousé sa trajectoire. Tout comme toi, je suis la détentrice de tes souvenirs les plus précieux.
De retour dans le couloir, j’ai sursauté. Ma était là, dans le noir, son visage aussi pâle que sa longue chemise de nuit. Depuis combien de temps nous espionnait-elle ? Elle était une fois de plus arrivée trop tard et c’est moi qui avais sauvé Joseph de sa terreur nocturne, ça a toujours été moi ! Notre mère ne connaît pas nos secrets. Elle reste au seuil de notre intimité, trop attachée à l’idée qu’elle s’est faite de qui nous devrions être pour comprendre qui nous sommes vraiment. Je lui en veux pour cela et tant d’autres choses. Je me suis fait la promesse qu’elle ne se mettrait jamais entre Joseph et moi, nous sommes unis pour toujours, rien ne pourra jamais séparer nos âmes sœurs.
*
New York, septembre 1937
Aujourd’hui, c’était mon premier jour en tant que vendeuse chez Steinway & Sons. J’étais émue en arrivant devant la grande porte du 109 et pourtant, combien de fois en ai-je franchi le seuil depuis mon enfance ? Mais cette fois-ci, c’était différent, je n’étais pas là pour rendre visite à un membre de ma famille, j’y étais pour démarrer ma vie professionnelle, pour faire mon premier pas vers l’indépendance. J’en suis convaincue : ce n’est pas seulement mon rêve d’enfant qui me guide, ma plus grande motivation, c’est ma volonté de m’éloigner de la carrière de professeur de piano que Ma aimerait m’imposer. Je ne veux plus vivre en fonction de ses désirs, elle ne choisira plus ce que je dois faire, ce que je dois écouter, ce que je dois jouer, etc. Je ne renoncerai pas au piano, je suis bien trop attachée à la musique mais je veux jouer comme je l’entends, explorer tous les horizons musicaux. J’ai envie de chanter, de danser, de voyager, de vivre autrement, je ne sais pas encore comment mais je trouverai…
J’ai attendu Grandpa comme il me l’avait demandé. J’aurais préféré faire une entrée discrète mais il tenait absolument à me présenter lui-même aux autres vendeurs. Je crois qu’il était très ému lui aussi, il a insisté pour me décrire tous les éléments de la façade du Hall comme si je la découvrais, je n’ai pas échappé à l’énumération des compositeurs dont les profils sculptés ornent la façade. J’ai aussi eu droit à un rappel de ses débuts chez Steinway & Sons comme simple vendeur à son arrivée d’Allemagne et de son ascension à sa position actuelle de directeur des ventes. Je l’ai écouté patiemment. Je sais tout ce que je lui dois. S’il n’était pas intervenu auprès de Ma, je serais certainement en train de me morfondre dans une école de musique pour jeunes filles.
Je ne vais pas mentir ici. La journée a été assommante. On m’a installé un bureau au premier étage, dans la mezzanine du dôme, loin de l’entrée, loin de l’activité. De mon perchoir, je peux observer les vendeurs qui m’évitent poliment. J’ai eu tout le loisir de détailler les fresques de la voûte et de compter les cristaux du lustre central. Quel ennui ! Je serais volontiers allée rendre visite à Pa au Basement mais je craignais que cela ne soit mal vu de mes collègues. Je n’ai poussé mes explorations qu’aux salons d’exposition pour me familiariser avec les modèles en vente. J’ai même eu le temps d’apprendre par cœur la brochure de présentation du Pianino. À l’heure exacte de la fermeture, tous les vendeurs sont partis. J’en ai profité pour m’installer à l’un des bureaux du rez-de-chaussée pour attendre Grandpa et Pa avec qui nous avions convenu de dîner. Je commençais presque à regretter mon choix de travailler ici…
Je ne l’ai pas entendue entrer, la première chose que j’ai vue ce sont ses chaussures vernies noires qui dépassaient à peine sous sa robe en soie bleu nuit, j’ai ensuite découvert le reste de sa silhouette, enroulée dans un manteau sombre au col fourré. Et seulement après, son visage ; je ne l’oublierai jamais. J’ai à peine relevé la tête que son regard aimantait déjà le mien : si franc, si pétillant, je ne voyais rien d’autre. Et puis elle m’a souri et d’une voix chaude s’est excusée de sa visite tardive tout en me demandant si elle pouvait essayer un piano, elle y tenait absolument.
J’ai bredouillé qu’il était malheureusement trop tard et lui ai suggéré de revenir un autre jour mais elle a insisté, c’était très important pour elle. Je ne pouvais pas le lui refuser, il y avait un tel aplomb dans sa requête et je peux l’écrire, j’étais subjuguée par sa beauté. Je l’ai conduite au premier étage dans le salon Directoire, où j’avais repéré un magnifique modèle L en bois de cerisier, et l’ai invitée à y prendre place. Elle n’a pas pris la peine d’enlever son manteau mais a retiré ses gants, a caressé religieusement le bois lisse du couvercle puis l’a soulevé et aussitôt ses mains ont commencé à danser sur des rythmes de jazz. Mon cœur s’est mis à battre si rapidement à l’écoute de cette musique que je guette à tout moment à la radio mais que je n’avais jusque-là jamais entendue en vrai. Alors qu’elle jouait, je pouvais l’entendre murmurer des paroles. Entre deux morceaux, je lui ai demandé si en plus d’être une pianiste remarquable, elle était aussi chanteuse. Elle a eu un rire nerveux puis sur le ton de la confidence m’a soufflé qu’elle avait reçu une formation d’art lyrique, qu’elle était soprano mais que les gens de sa couleur ne faisaient pas carrière à l’opéra. Puis elle m’a demandé si j’aimais Wagner.
Je n’ai pas eu le temps de lui répondre, déjà elle jouait les premières notes du Liebestod d’Isolde et quand sa voix s’est élevée au-dessus de celle du piano, j’ai senti mon cœur se gonfler d’émotion. Ce chant d’amour, combien de fois ai-je entendu ma grand-mère Frieda le porter dans tout ce qu’il a de plus douloureux ? J’ai fermé les yeux et la voix de cette femme est venue se confondre avec celle de ma grand-mère, avec celle d’Isolde, passionnée, entière, prête à aimer Tristan pour l’éternité.
Mais une voix sévère l’a interrompue avant la fin de l’aria, c’était Grandpa. Depuis combien de temps était-il là ? J’ai pu voir à ses yeux rouges que le chant d’Isolde ne l’avait pas laissé indifférent, peut-être que chez lui aussi le souvenir de Frieda avait été réveillé. Il ne l’a pas avoué. Je me suis mise à bafouiller sans pouvoir donner d’explications à notre présence dans ce salon à cette heure avancée.
L’inconnue s’est levée, a expliqué à Grandpa qu’elle avait demandé à essayer un instrument, qu’elle s’excusait si cela avait pu poser un problème et qu’elle reviendrait une autre fois pour acheter un piano car elle n’en connaissait pas de plus merveilleux. Je pouvais deviner toute la désapprobation de Grandpa à la manière dont il se lissait la moustache avec nervosité. Je n’aimais pas le ton froid et condescendant sur lequel il s’adressait à cette femme, ne pouvait-il pas la remercier pour les émotions qu’elle avait éveillées en lui ?
J’ai raccompagné cette mystérieuse visiteuse au rez-de-chaussée. En partant, elle m’a remerciée pour mon accueil et m’a invitée à venir l’écouter au Cotton Club, je n’avais qu’à guetter son nom, Mary-Jane Jones.
Après cela, Pa nous a rejoints. Grandpa n’a pas dit un mot de cette visite, c’était comme si elle n’avait jamais eu lieu. Nous sommes allés dîner chez Frau Schwartz, la cantine munichoise de mon grand-père. Impossible pour moi de prendre part à leur conversation. J’étais ailleurs, avec Mary-Jane Jones ; un feu brûlait en moi, j’éprouvais une envie furieuse de quitter cette table et de danser. Ce fut un tel choc de voir Joseph entrer, le visage tuméfié, les vêtements déchirés, j’ai tout de suite su qu’il avait été attaqué, il n’est pas de ceux qui aiment se battre. Il avait mal mais surtout était en colère, il a jeté sur la table une brochure, une invitation pour un week-end dans un camp d’entraînement du German American Bund. Il avait refusé de la prendre, c’est pour cela qu’on l’avait passé à tabac. Pa était furibond, il ne supporte pas que notre quartier de Yorkville soit devenu le centre névralgique de l’organisation pro-nazie. J’étais aussi hors de moi : comment ces types avaient-ils pu s’attaquer à Joseph, l’être le plus innocent qui soit ? Si seulement j’avais été là pour le protéger, ils n’auraient pas osé me frapper. Grandpa nous a demandé de parler moins fort, soucieux des regards des tables voisines, il connaissait trop bien les sympathies du restaurateur pour le régime hitlérien. C’est là qu’il a créé une diversion en insistant pour que Joseph et moi venions nous installer chez lui, dans l’Upper West Side, un bon moyen de nous éloigner de cette violence, de rapprocher Joseph de la Juilliard et de m’avoir sous la main pour mieux me former à mon nouveau métier. J’exultai !
Cette idée de Grandpa est la meilleure qui soit, il faut qu’il parvienne à convaincre Ma… et là, je serai vraiment libre !
*
New York, janvier 1938
Joseph m’a fait un cadeau fabuleux pour nos dix-huit ans : il m’a invitée au concert de Benny Goodman et son orchestre à Carnegie Hall. Nous ne pouvions pas manquer cette entrée officielle du jazz dans notre temple de la musique classique, nous n’avons pas été déçus, quelle soirée mémorable !
On ne se doutait pas qu’il y aurait autant de monde, pas un siège de libre dans le Main Hall. Le public était un peu guindé au début, mais très vite il s’est laissé aller au rythme du swing. C’était difficile pour moi de rester assise, de ne pas me mettre à danser, mes pieds battaient la mesure avec frénésie, mon buste se déhanchait et Joseph était dans le même état. Il faut dire que depuis que nous avons emménagé chez Grandpa et que nous avons pris possession de son tourne-disque, les grands hits du jazz n’ont plus de secrets pour nous, toutes mes économies y passent. Nous tentons même des adaptations au piano et au violoncelle, notre duo excelle dans l’improvisation, cela nous change de nos traditionnelles sonates ! Quel luxe de pouvoir explorer ensemble de nouvelles voies d’expression, on s’amuse tant. Enfin, le temps que Grandpa nous rappelle à l’ordre et que Joseph se replonge dans ses études. Il n’arrête jamais, travaille si dur et ne cesse de m’impressionner. Bientôt, c’est lui qui fera ses débuts sur cette scène, son professeur affirme qu’il est le meilleur élève qu’il ait eu ces dix dernières années. Je n’ai pas de mal à le croire, sa sensibilité transparaît dans tout ce qu’il joue, il fusionne avec son instrument et parvient à toucher chacun au plus profond de son âme. Sa plus grande force, j’en suis certaine, c’est sa curiosité, son ouverture à toutes les musiques, son désir de s’initier à d’autres rythmes et pour cela, je serai toujours à ses côtés, je m’assurerai qu’on ne l’enferme pas dans une bulle musicale rigide. Un grand musicien doit vivre dans le monde, j’en suis convaincue !
Nous avons tellement ri et applaudi pendant ce concert, j’en ai eu mal aux mains pendant plusieurs jours. Je n’oublierai jamais l’interprétation de Sing Sing Sing : nos battements de cœur se sont accélérés sur le tempo de la batterie de Gene Krupa, puis nos respirations se sont coupées le temps du solo de Benny Goodman et nos souffles ont accompagné sa clarinette en apnée jusqu’au do aigu final, qui a introduit une improvisation du pianiste Jess Stacy, d’une douceur enchanteresse.
Toutes ces voix, toutes ces variations, nous les avons emportées avec nous et les avons chantées sur notre trajet du retour pour ne pas les oublier ! Qu’il est bon d’avoir dix-huit ans et la vie devant nous…
*
New York, 7 décembre 1941
Cela fait longtemps que je n’ai pas écrit ici. Je préférerais ne pas avoir à le faire mais il sera difficile de passer sous silence les événements de cette journée historique… et tragique.
Je travaille beaucoup plus depuis que j’ai rejoint le Département des concerts et des artistes, je m’y plais aussi davantage et m’approche enfin de ma mission au service des pianistes immortels. Je sors aussi beaucoup plus, j’ai découvert parmi mes collègues d’autres amoureux de jazz et, ensemble, nous explorons les cabarets new-yorkais. Je sors en cachette, ce n’est pas difficile, Grandpa est si fatigué qu’une fois couché rien ne saurait perturber son sommeil. Parfois, j’ai la joie d’applaudir Mary-Jane Jones, elle ne me reconnaît sans doute pas mais j’aime quand par hasard son regard se pose sur moi, me rappelant ma première journée chez Steinway et tout l’espoir que sa visite a éveillé chez moi. J’aimerais que Joseph nous accompagne plus souvent mais il travaille trop et quand il s’accorde une pause, c’est pour aller à des réunions antifascistes organisées par ses amis musiciens ; ils multiplient les manifestations et pétitions en faveur des réfugiés juifs. Son militantisme déclenche beaucoup de heurts avec Grandpa, dont les propos frôlent l’antisémitisme, nos parents s’en inquiètent aussi, ils craignent surtout l’impact que cet engagement pourrait avoir sur sa carrière musicale.
Aujourd’hui, nous avions promis à Grandpa de passer la journée avec lui. Depuis qu’une pneumonie l’a forcé à prendre sa retraite, il tourne en rond dans l’appartement. Il est si faible qu’il lui est désormais difficile de se rendre au concert et c’est avec impatience qu’il attend les retransmissions en direct de l’orchestre symphonique, à la radio, le dimanche. Nous devions nous retrouver à quinze heures pour écouter le Concerto pour piano no 2 de Brahms, interprété par Arthur Rubinstein. Absorbé par son travail, Joseph a manqué le début de la retransmission, moi aussi mais c’est mon retard de sommeil qui m’absorbait. À la fin de la première de Chostakovitch, Grandpa a profité de la pause du programme pour venir nous chercher. Quand nous sommes arrivés dans le salon, le cor introduisait déjà le thème du premier mouvement. Nous nous sommes assis, Grandpa et Joseph ont fermé les yeux et j’ai observé toutes les émotions qui défilaient sur leur visage, j’ai été frappée par leur ressemblance, ils paraissaient soudainement si proches, et cette proximité de cœur m’a touchée d’autant plus qu’entre eux le fossé des idées ne cesse de s’élargir. Le deuxième mouvement allait s’achever dans toute sa fougue quand le téléphone a sonné. J’ai voulu me lever pour répondre mais Grandpa m’a demandé d’ignorer l’appel, il ne voulait surtout pas manquer le début du troisième mouvement, le solo du violoncelle, ces instants de paix et de grâce, ce temps suspendu a-t-il dit. J’ai fermé les yeux à mon tour, la sonnerie du téléphone semblait de plus en plus lointaine, il n’y avait plus que le murmure de l’orchestre qui pénétrait jusqu’au plus profond de mon être, un lieu de solitude et de vérité, quel instant de paix en effet !
Une puissante quinte de toux de Grandpa nous a tirés hors de notre état méditatif. Ces aboiements rauques qui semblent lui déchirer la poitrine sont une source d’angoisse pour nous, nous craignons à tout instant de rencontrer la mort dont Joseph ne cesse de dire qu’il sent l’ombre approcher. Le téléphone sonnait toujours : Grandpa, dont l’attention avait été détournée du concert, m’a demandé avec agacement de répondre. C’était Pa : avions-nous entendu l’annonce à la radio ? Les Japonais. Pearl Harbor. Une attaque surprise. La flotte américaine bombardée. Ses mots étaient saccadés, confus, anxieux.
J’ai senti ma gorge se serrer : nous étions donc en guerre.
Ce soir, alors que je rédige ces lignes, je tremble à la seule idée que Joseph puisse à tout moment être appelé au front.

Chapitre 3
Shanghai, juillet 1936
Měi, assise à l’arrière de la Buick, cachait son visage entre ses mains. Elle entendait, comme un écho lointain, le claquement du coffre duquel Piotr avait sorti les bagages, la voix de son mari hélant un coolie et celle de son fils prenant congé du chauffeur. Elle avait si souvent imaginé cette scène de séparation, redoutée depuis des années. Quand Měi leva les yeux, elle aperçut Vince dans le rétroviseur : il avançait d’un pas assuré vers le SS President Coolidge, prêt à embarquer pour les États-Unis. Arrivé à la passerelle, il se tourna vers la voiture et la chercha du regard, il souriait de cette joie confiante dont il ne se départait jamais. Elle ne voulait pas qu’il vît son visage rougi par les larmes, alors elle sortit sa main par la fenêtre et agita son mouchoir en signe d’au revoir. Le déchirement était plus douloureux encore que ce qu’elle avait anticipé. Měi se demanda si elle n’aurait pas dû l’accompagner, si elle n’avait pas eu tort de laisser son mari avoir le dernier mot. Quand elle en avait émis le projet, Qiáng s’y était formellement opposé, arguant qu’elle serait un poids et une source de raillerie pour leur fils qui aurait déjà bien assez de mal à s’intégrer à Harvard en étant chinois pour ne pas s’ajouter la honte d’avoir une mère handicapée. Qiáng avait touché juste, la dernière chose que Měi souhaitait était de porter préjudice à son fils. Une fois de plus, son handicap l’empêchait de traverser le Pacifique pour découvrir ce pays qui avait été porteur de tous ses rêves.
Piotr reprit sa place au volant et demanda à Měi si elle souhaitait attendre le départ du bateau. Il ajouta que M. Qiáng était monté à bord pour accompagner leur fils à sa cabine et qu’il se rendrait ensuite à son bureau. Měi fut soulagée de ne pas avoir à subir un tête-à-tête avec son mari, elle pourrait ainsi rester seule avec sa peine. Elle n’avait pas le courage d’attendre le sifflement des sirènes, ni de regarder le paquebot quitter le quai et disparaître à la pointe de Pudong. Elle demanda à Piotr de la raccompagner à la villa. Il se fraya un chemin sur le Bund, manœuvrant habilement entre les tramways, les pousse-pousse, les voitures et les piétons, puis tourna dans la rue de Nankin. Měi sentit son cœur se serrer : elle laissait, derrière elle, son fils voguer vers son avenir et remontait, seule, le fil de leurs souvenirs. Vince était présent à chaque coin de l’artère commerciale : aux grands magasins Lane Crawford où, à tout âge et à chaque saison, on lui faisait tailler ses vêtements sur mesure ; à la confiserie où, enfant, il se remplissait les poches de bonbons ; à la librairie américaine où, adolescent, il voulait acheter tous les livres ; et au Grand Théâtre où, jeune homme, il se précipitait pour voir les derniers films hollywoodiens.
Ils étaient déjà sur Bubbling Well Road, bientôt ils passeraient devant la maison de ses parents. Elle en guettait la grille en fer forgé et, au bout de l’allée de gravier, la façade blanche à colombages rouges, dissimulée par une vigne vierge généreuse. Ses parents étaient à Hong Kong où son père venait de faire construire une maison. Měi aurait aimé qu’ils soient là pour la consoler comme lorsqu’elle était enfant. Pour ses parents, elle l’était toujours restée, c’était la conséquence de son handicap : ils devaient la protéger. Sa mère lui aurait interdit de s’apitoyer sur son sort et lui aurait sommé de ne pas perdre confiance en Dieu. Elle aurait demandé à un domestique de leur servir le thé au salon et lui aurait lu un passage de la Bible. Měi aurait écouté d’une oreille distraite, bercée par sa voix grave et son parfum ambré. Sa mère l’aurait crue endormie, l’aurait alors allongée sur la banquette, puis aurait fait un signe de croix avant de s’éclipser sur la pointe des pieds, tout en faisant cliqueter ses bracelets de jade. Son père serait rentré après un déjeuner d’affaires et aurait demandé qu’on installât Měi sur la terrasse, côté jardin. Il lui aurait fait part de ses dernières acquisitions, lui aurait posé des questions sur Vince sans jamais lui laisser le temps d’y répondre et se serait lancé dans un monologue nostalgique sur ses propres années estudiantines aux États-Unis. Sans doute aurait-il fini par s’assoupir.
Měi aurait alors fait un tour d’horizon du jardin depuis son fauteuil pour y retrouver les confidents de son enfance : le magnolia, les rosiers d’été et, surtout, le saule pleureur. C’était sous cet arbre qu’avec sa sœur elles se cachaient au retour de l’école et rêvaient à cette Amérique où leur père leur avait promis qu’elles iraient étudier ensemble. Tout cela, c’était avant que la maladie ne privât Měi de l’usage de ses jambes, … »

Extrait
« Dans la nuit de son existence, il prit conscience qu’il y avait toujours eu une lumière, celle d’un amour infini qui lui avait appris à être par la musique et qui s’était révélé sous des traits aimés. Cet amour absolu qui anime, inspire, sublime, console, pardonne et porte l’espoir, était celui qu’il avait voulu mettre au centre de sa musique et de sa vie avec toutes les limites de son humanité mais avec une sincérité inaltérable. Cette révélation fulgurante embrasa son cœur. » p. 166

À propos de l’auteur
MEISSIREL_marie-diane_DRMarie-Diane Meissirel © Photo DR

Marie-Diane Meissirel est née le 28 Décembre 1978. Son père est français, sa mère, américaine. Elle est la quatrième d’une famille de sept filles. Au cours de ses études à Paris (Hypokhâgne, Sciences Po, HEC), elle saisit toutes les opportunités pour voyager et explorer l’Asie. Depuis, elle a toujours vécu à l’étranger: en Croatie (2004-2009), en Grèce (2009-2014), à Hong Kong (2014-2020) et maintenant à Singapour.
Toutes ces expériences nourrissent son imaginaire romanesque. Son premier roman, Un été à Patmos (Éditions Fereniki) a été publié à Athènes en 2012. Le deuxième, Un héritage grec (2014, Éditions Daphnis & Chloé) a pour toile de fond la crise économique qui a touché la Grèce à partir de 2009. Le troisième, Huit mois pour te perdre (2016, Éditions Daphnis & Chloé), se déroule quant à lui en Croatie. Son quatrième roman, Les Accords Silencieux, est paru en Janvier 2022 aux éditions Les Escales (Source: http://www.marie-dianemeissirel.com)

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Saint Jacques

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En deux mots
Au décès de sa mère, Paloma hérite d’une maison dans les Cévennes et d’un cahier qui va faire le lumière sur un secret de famille. Arrivée sur place, elle revoit ses plans et décide de ne pas vendre, mais de rénover la bâtisse. Les rencontres qu’elle va alors faire vont bousculer sa vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Paloma dans les Cévennes

Avec Saint Jacques on retrouve l’ouverture aux autres et l’humanité dont Bénédicte Belpois avait fait montre avec Suiza. Ce portrait de femme, qui part s’installer dans les Cévennes après un héritage, est bouleversant.

Ce n’est pas de gaîté de cœur que Paloma prend la direction de Sète. Elle se rend aux obsèques de sa mère et va retrouver sa sœur avec laquelle est n’entretient plus guère de relations, sinon conflictuelles. Elle fait contre mauvaise fortune bon cœur et n’a qu’une hâte, retourner à Paris où l’attend sa fille Pimpon et son travail. Elle est donc très surprise lorsque le notaire lui annonce qu’elle hérite d’une maison dans les Cévennes, sa sœur conservant pour sa part l’appartement de Sète.
Mais Paloma n’est pas au bout de ses surprises. Un cahier – à n’ouvrir qu’une fois sur place – accompagne cette première annonce. Ce qu’elle y découvre va la laisser pantoise: cette maison appartenait à son père biologique. Michel, le père qui l’a élevée, ayant juré de garder le secret sur ses origines.
Dans cette montagne délaissée où ne vivent plus qu’une poignée d’habitants, elle s’imagine vendre au plus vite son bien, avant de revenir sur son choix initial et la garder. «J’avais pris mes décisions dans l’urgence, je me doutais que si je gardais un peu de raison, j’aurais fait marche arrière. Je m’étais jetée dans un tourbillon de démarches administratives pour pouvoir oublier la petite voix en moi qui me susurrait que j’étais folle.» Elle se met alors en disponibilité de l’hôpital où elle travaille et décide de s’installer en tant qu’infirmière libérale, achète une voiture et vend son appartement. «Pimpon avait été d’accord sur tout. Elle resterait à Paris pour ses études, je ne pouvais pas l’embarquer totalement dans ma folie, elle viendrait seulement aux vacances.»
La seconde partie du roman nous raconte la nouvelle vie de Paloma dans un environnement peu accueillant. Pourtant, à l’image de Rose sa voisine, la distance et la méfiance vont faire place à l’entraide et à la solidarité. Même Jacques, l’entrepreneur appelé sur place pour établir un devis de réfection de la toiture, va finir par trouver du charme à cette femme aussi courageuse qu’inconsciente. Car jamais, avec ses maigres revenus, elle ne pourra payer les travaux. Car il faut tout refaire, déposer les lauzes, une partie de la charpente, et refaire toute la toiture. Après un repas arrosé, il accepte toutefois de sa lancer dans cette réfection avec Jo, le jeune employé qui va ainsi pouvoir montrer son savoir-faire.
Comme dans Suiza, Bénédicte Belpois raconte avec talent cette histoire simple mais touchante, faisant de ce microcosme un concentré d’humanité. Les liens se créent et se renforcent au fil des pages. Et même si le drame n’est jamais loin, ces moments de bonheurs simples, cette envie de partage fait un bien fou.

(Signalons que ce beau roman paraît en mai dans sa version poche chez Folio)

Saint Jacques
Bénédicte Belpois
Éditions Gallimard
Roman
160 p., 14 €
EAN 9782072932304
Paru le 8/04/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, puis à Sète, Alès et dans les Cévennes.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À la mort de sa mère, Paloma hérite d’une maison abandonnée, chargée de secrets au pied des montagnes cévenoles. Tout d’abord décidée à s’en débarrasser, elle choisit sur un coup de tête de s’installer dans la vieille demeure et de la restaurer. La rencontre de Jacques, un entrepreneur de la région, son attachement naissant pour lui, réveillent chez cette femme qui n’attendait pourtant plus rien de l’existence bien des fragilités et des espoirs.
Ode à la nature et à l’amour, Saint Jacques s’inscrit dans la lignée de Suiza, le premier roman de Bénédicte Belpois, paru en 2019 aux Éditions Gallimard. Avec une simplicité et une sincérité à nulles autres pareilles, l’auteure nous offre une galerie de personnages abîmés par la vie mais terriblement touchants.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
RTS (Jean-Marie Félix – entretien avec Bénédicte Belpois)
Maze (Emma Poesy)
L’Est Républicain (Catherine Chaillet)
Blog Les lectures de Cannetille
Blog Loupbouquin
Blog Le domaine de Squirelito
Blog Les livres de Joëlle

Les premières pages du livre
« Françoise m’a appelée, je ne me souvenais plus qu’elle avait mon numéro. Elle a dit simplement: «Maman est morte.» Elle voulait que je vienne, au moins ça. Elle s’occupait de tout, mais il y avait le notaire, je ne pouvais pas y échapper. J’ai raccroché. Je me suis répété : « Camille est morte » plusieurs fois. Cela ne changeait rien, ça ne me faisait pas mal comme cela aurait dû. Elle était morte depuis longtemps pour moi.
J’ai réveillé Pimpon, je me suis assise sur le bord de son lit et j’ai annoncé abruptement comme Françoise : « Camille est morte », sans même lui dire bonjour. Elle m’a pris la main, encore à moitié endormie et m’a juste demandé : « Qu’est-ce que tu vas faire ? »
Je ne savais pas vraiment. Il fallait que j’y aille, bien sûr, pas moyen de déroger. Je devais prendre quelques jours de congé et descendre m’occuper de tout ça, nous le savions toutes les deux.
«Je ne peux pas venir, maman, mes partiels commencent demain.
— Ça ira, ne t’inquiète pas, chérie.»
J’ai appelé ma surveillante. Pour une fois, elle a été compréhensive, le décès d’une mère tout de même, c’était un motif sérieux d’absence, pas une gastro-entérite. En reposant le combiné je me suis demandé qui allait s’y coller à ma place : le service était plein et nous étions en sous-effectif chronique.

J’ai choisi un train pour le lendemain. Celui qui arrivait juste avant la cérémonie, pour ne pas perdre trop de temps. Le voyage a été rapide, mon voisin monté à Valence étant plutôt bavard, à la manière des gens du Sud avec cette façon enfantine de réfléchir tout haut et d’en faire profiter l’entourage. Au début, on s’agace, puis on écoute malgré soi. Impossible de ne pas prendre part, un tant soit peu, au monologue théâtral. J’ai donc ri comme mes voisins, de son accent et de ses reparties, j’ai remis à plus tard l’introspection.
Françoise m’attendait à la gare. L’enterrement était pour l’après-midi, elle m’a proposé d’aller manger vite fait quelque part, « entre sœurs ». Elle n’avait pas changé, elle affichait toujours ce regard supérieur et cet air méprisant quand elle posait les yeux sur moi. Je me sentais sa cadette, alors que j’étais son aînée de dix ans. J’ai décliné l’invitation, je ne voulais pas me retrouver en face d’elle, je n’avais rien à lui dire. Je préférais aller à mon hôtel, me reposer un peu. J’avais négocié de tout faire dans le même après-midi, pour pouvoir remonter dès le lendemain à Paris, je ne voulais pas moisir ici. Françoise a eu une moue agacée. « Tu pourrais faire un effort, maman n’est plus là maintenant. »
Juste un sandwich alors, et un verre de vin rouge pour m’anesthésier. Il m’aurait fallu un whisky, ou plutôt deux, pour que Françoise m’apparaisse inoffensive.
Il y avait un bar pas loin du funérarium, le patron faisait des croque-monsieur, j’en ai commandé un, puis un autre. Ce n’est pas que j’avais tellement faim, c’était pour avoir un alibi : mâcher m’empêchait de parler. J’ai lu dans les yeux de Françoise : tu ne vas pas en bouffer deux, tout de même ? Ça ne te coupe pas un peu l’appétit, la mort de maman ? Mais je savais aussi que je n’étais pas tout à fait objective, que je réglais des comptes dont elle n’était pas ma débitrice. J’ai eu, une fraction de seconde, une culpabilité immense de ne pas pouvoir poser ma main sur la sienne, de ne pas lui sourire. Elle a tenté de remuer l’enfance, quand nous jouions ensemble, je l’ai arrêtée net. Nous étions là pour enterrer notre mère, pas pour exhumer le passé. Elle a baissé la tête dans sa salade light et ne l’a plus relevée.
Au café, j’ai quand même eu droit au « Tu es dure, Palo ». Elle avait raison, j’étais dure avant de te connaître, Jacques, je n’avais de douceur que pour ma fille. Mon cœur était aride comme le désert de Gobi.

Au funérarium, je n’ai pas voulu voir ma mère. Je gardais d’elle un souvenir précis, une photo où elle posait avec mon père, dans sa jeunesse. Elle y était magnifique, blonde, mince, des yeux clairs, la coiffure un peu gaufrée de l’époque, une robe simple, blanche, très classe, une broche en or qui ressemblait à un scorpion. Elle avait ce sourire énigmatique, un peu triste, à la Mona Lisa. Je ne voulais pas sortir de cette image immobile où le temps s’était arrêté sur sa beauté, je ne voulais pas la voir vieille et morte.
Pour la cérémonie, il y avait quelques amis à elle, que je ne connaissais pas, j’ai été soulagée. Une femme est venue lire un petit texte sur « sa vie, son œuvre », et je me suis étonnée d’apprendre des choses. Elle avait eu une existence, bien sûr, en dehors de moi, et c’était comme si, naïvement, je le découvrais. Françoise a lu, elle aussi, son éloge funéraire. J’ai été surprise. C’était un beau texte, loin d’être cucul la praline. Elle décrivait toute la tendresse qu’elle avait eue pour Camille malgré sa dureté et la constance de son amour filial au-delà des difficultés. Elle avait résisté, alors que j’avais déserté. Quand elle est revenue s’asseoir, je me suis fendue d’un « tu as été parfaite ». J’ai même réussi à éviter le « comme toujours ». Moi aussi, j’ai dû la surprendre. Ses joues se sont teintées de rose.
À peine le temps de serrer quelques mains racornies, de boire le verre de l’amitié, et Françoise m’a embarquée dans sa belle Volvo pour aller chez le notaire.
Je m’attendais à voir un vieux croûton, avec des lunettes demi-lune. Mais c’était un homme plutôt jeune, dynamique, sérieux. On avait envie de lui faire confiance et il n’avait pas de problèmes de vue.
Camille m’avait laissé une lettre. Mes orteils se sont recroquevillés dans mes sandales, j’avais supposé qu’elle écrirait quelque chose, un truc terrible comme à son habitude où j’en prendrais plein la figure. Elle savait écrire, surtout pour me démonter : un mélange raffiné de douceur et de méchanceté. De quoi rendre schizophrène n’importe qui. À la fin, ses lettres, je ne les lisais plus, je mettais trop de temps pour m’en remettre. Je les rangeais dans une boîte en haut de mon armoire.
Pendant que le notaire parlait, je me demandais ce que j’allais en faire, maintenant, si j’allais avoir le courage de les lire un jour.

« Pour être tout à fait exact, plutôt qu’une lettre, votre mère vous a laissé un cahier. Elle a souhaité que vous l’ayez. Mais elle a demandé une faveur, une sorte de condition si vous voulez : que vous lisiez ce cahier dans les Cévennes, quand vous irez voir la maison qu’elle vous lègue.
— Une maison ? Dans les Cévennes ?… »
J’ai éclaté de rire.
« C’est une blague ? » J’ai tourné la tête vers Françoise : « Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?! »
Françoise était aussi incrédule que moi, et plutôt vexée : depuis le temps qu’elle vivait avec Camille, celle-ci ne lui avait jamais parlé de cette maison. Le notaire m’a tendu une enveloppe, un gros trousseau de clefs, et une photo, celle d’une maison noire, avec des fenêtres fermées de lourds volets de bois.
« Votre mère avait prévu votre surprise, mais elle m’a dit que vous trouveriez les réponses à vos questions dans ce cahier.
— Et pour moi ? a demandé Françoise, a-t-elle laissé quelque chose ?
— Elle vous a laissé l’appartement dans lequel vous viviez avec elle, c’est un bel héritage. »
Françoise a baissé la tête. Elle était jalouse. Elle aurait voulu son cahier, elle imaginait qu’elle y aurait trouvé notre mère, tendre et gorgée de cette reconnaissance après laquelle elle courait en vain depuis tant d’années.
« Pourquoi veux-tu qu’elle t’en laisse un ? C’est à moi qu’elle doit expliquer les choses. C’est devant moi qu’elle doit se justifier de te léguer son immense appartement de Sète, alors que je n’ai que cette baraque au milieu de nulle part. »
Le notaire a continué pour apaiser la tension qui devenait palpable : la maison cévenole n’avait que très peu de valeur en l’état, certes, mais avec un peu de travaux de rénovation, je pouvais espérer la vendre un bon prix : la région avait un fort pouvoir touristique, les Anglais et les Néerlandais raffolaient de ce genre de bien, authentique, au sein d’un des rares parcs naturels habités. Je pouvais en tirer trois cent mille euros facilement, grâce aux nombreuses pièces, à la multitude de dépendances, aux trois hectares de châtaigniers en terrasse, adossés à la grosse bâtisse.
Il y avait aussi de l’argent sur des assurances-vie à mon nom, elle me laissait un certain pécule, consciente de la différence entre la valeur mobilière de ses biens.
« Et pour les meubles, la vaisselle ? a demandé Françoise.
— Tu prends tout. Je ne veux rien. Que des photos, et encore, seulement celles où je suis dessus. Tu peux les scanner ? Je te laisse les originaux.
— Tu ne veux pas un petit quelque chose d’elle ? Je ne sais pas, un meuble, un tableau…
— Je ne veux rien. Tu t’es occupée d’elle, c’est normal que cela te revienne. »
J’ai signé les papiers, je me moquais de tout, je voulais juste en finir. Je voulais partir, rentrer chez moi, aller me rouler en boule dans mon lit.
Françoise a proposé d’aller boire un café. Elle faisait durer, elle savait bien que c’était sûrement la dernière fois que je lui parlais. Camille morte, je ne voyais pas vraiment ce qui allait nous obliger à nous revoir, à l’avenir.
J’ai dit oui pour le café. J’aurais dû décliner.
« Tu ne veux pas essayer de l’appeler maman à présent ? Chaque fois que tu l’appelles Camille, j’ai l’impression que tu parles d’une étrangère. C’est ta mère, tout de même.
— C’est elle qui a toujours voulu que je l’appelle Camille et pas Maman, tu le sais bien. Elle trouvait que c’était plus flatteur, qu’elle avait un joli prénom qui valait la peine qu’on le prononce. Elle disait aussi que vu notre peu de différence d’âge nous pouvions passer pour deux sœurs. »
Françoise a tenté à nouveau de convoquer le passé et de me faire la morale, je lui ai demandé de se taire. Elle a explosé d’une fureur contenue depuis mon arrivée : Camille avait raison, j’étais mauvaise, je ne me préoccupais que de ma petite personne, j’étais insensible, perverse. Elle pleurait des larmes de crocodile, et reniflait après chaque phrase.
« Françoise, c’est exactement ce que je voulais éviter. Les reproches et les pleurs. Je paye les cafés et je m’en vais. Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour Camille. »
Je l’ai laissée là, j’ai jeté un billet sur le comptoir et je suis sortie sans me retourner. J’ai marché vite, couru presque, de peur qu’elle ne me poursuive, en m’agonissant d’injures. J’ai marché sans voir la ville, jusqu’à la mer. Une femme se promenait sur la plage avec une petite fille, toutes deux habillées d’une robe légère qui frissonnait au vent. Un jeune chien jappait devant elles. À distance respectueuse se promenaient des goélands au cou immaculé, aux pattes palmées jaune d’or. Je me suis surprise à rester rêveuse et émerveillée, à songer à Sorolla au lieu de penser à ma mère. Le ressac avait chassé en partie mes sombres pensées, alors je me suis rassurée avec des phrases convenues du genre : la vie continue, c’est normal de perdre ses parents, etc. J’avais peur d’être réellement méchante, au fond. Aussi méchante que ma mère.
Sur le chemin de l’hôtel je me suis acheté à manger, des gâteaux, du saucisson, du pâté, du pain et deux bouteilles de vin rouge, du Languedoc premier prix. Des courses pour trois personnes, de gras et de sucre pour apaiser mon âme malmenée et résister à une soirée en solitaire dans une chambre minable, à converser avec les morts et les souvenirs.
J’ai appelé Pimpon, pour savoir comment s’étaient passés ses examens.
«Formidablement bien. J’ai cartonné, je crois.
— Je n’étais pas inquiète, ma chérie, tu réussis toujours tout.
— Et toi, m’man?»
J’ai expliqué mon soulagement, proportionnel à mon incrédulité devant le don de cette maison que je ne connaissais pas, dans cet endroit perdu qui ne me rappelait aucun souvenir.
«Camille m’a laissé un cahier, que je dois lire là-bas.
— Vas-y, mais tu vas résister? Tu ne vas pas l’ouvrir avant? Heureusement que c’est pas moi, j’aurais commencé à le lire dans les escaliers du notaire.
— Je crois que j’ai peur de ce que je vais y trouver.
— Tu es sûre que tu veux la vendre cette maison? Elle est peut-être bien.
— Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse d’une maison dans les Cévennes, Pimpon? Je n’ai même pas fini de payer l’appartement, tu me vois entretenir une maison de campagne? Il y a trois hectares autour, tu m’imagines en paysanne à sarcler mes tomates?
— Cool, m’man. Tu dis toujours que tu n’as pas le temps de prendre des vacances. Je suis en plein partiels, j’en ai encore pour toute la semaine, je n’ai pas besoin de toi. Prends un bus, va voir cette baraque, passe deux jours là-bas et après tu décides. Là-bas, ce n’est pas Sète et ce n’est pas vraiment ta mère.»

Si j’avais su à ce moment-là, Jacques, que c’était toi, au fond, qui m’attendait là-haut, j’y serais montée le soir même dans cette montagne lointaine, pour gagner un peu de temps, puisque chaque minute nous était comptée. Je t’en prie, mon amour, ouvre les yeux, parle-moi, ne me laisse pas avec la pendule d’argent, celle de l’autre Jacques, qui ronronne au salon et qui nous attend.

J’ai bu mon languedoc devant les informations régionales, en noir et blanc : la télé datait du Neandertal. J’avais fait des économies drastiques sur le prix de la chambre, et je crois que j’avais choisi sans le savoir un hôtel de passe. J’entendais des allées et venues régulières, des râles suggestifs, dignes de films pornos, mais exclusivement masculins, me semblait-il. Les prostituées ne faisaient plus semblant.
Moi, si j’avais été à leur place, j’aurais poussé des cris de plaisir magnifiques pour que le client soit content. Sans rire, j’aurais dû faire prostituée, je suis sûre que j’aurais été à la hauteur. Je savais aussi que c’était l’effet du vin cette idée saugrenue : les clients en question, je les fantasmais toujours beaux, pleins de charme. Je leur aurais arraché du plaisir. Il aurait suffi de les caresser un peu, à travers leur pantalon, de les rassurer, de leur sourire. Leur laver le sexe, doucement, dans le petit lavabo minable de la chambre.
Puis je réalisais que les vrais clients, ils devaient être bedonnants, avec des poils sur les épaules, des ongles de pied mycosiques et des petites jambes d’alcooliques. Je pensais à mes patients de chirurgie digestive et vasculaire et tout à coup j’avais nettement moins envie de leur caresser le sexe. Je m’en suis voulu de penser à des idioties pareilles, alors que j’aurais dû penser à ma mère. Elle est apparue enfin, lorsque le soir est tombé, à cause des martinets qui trissaient dans la rue, du calme relatif de la ville, de la solitude et de la première bouteille de vin. Son poème préféré, le songe d’Athalie, me revenait en mémoire, chaque fois que je pensais à elle : Tremble, fille digne de moi, le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi.
J’ai été infiniment triste, d’un seul coup. Elle n’était plus là, nous ne pourrions plus jamais nous haïr, ni nous aimer. Mais ma tristesse n’avait d’égal que mon soulagement. Je ne me sentais pas coupable. Simplement délivrée d’une part d’angoisse, comme si, enfin, l’œil de Sauron avait détourné son regard destructeur de moi. Je pleurais gentiment le nez dans mon languedoc, dans une chambre au papier peint jauni, je me sentais seule au monde. Je croyais l’être.
Et puis j’ai pensé à ma fille. La météo régionale annonçait pour le lendemain un soleil radieux sur toute la côte. Pimpon avait raison, il fallait quand même que j’aille la voir avant de la vendre, cette maison que me laissait Camille comme une punition.
Je me demandais pourquoi les Cévennes. J’aurais été moins étonnée si elle m’avait laissé un bien en Espagne : j’avais quelque chose à voir avec ce pays. Je me souvenais de la volonté de Camille que j’apprenne l’espagnol. Elle avait remué ciel et terre pour que je puisse prendre cette langue en sixième, en lieu et place du traditionnel anglais. Elle s’était enfermée avec le proviseur plus d’une demi-heure dans son bureau, j’attendais dehors assise sur une chaise, les jambes battant dans le vide. Elle était ressortie victorieuse, fière et droite.
« Tu feras espagnol première langue. Ne me déçois pas, sois bonne, que je ne me sois pas donné tout ce mal pour rien. »
Il y avait aussi mon prénom. Paloma. J’avais demandé plusieurs fois à Camille pourquoi ce prénom original, elle m’avait dit que c’était en référence à une chanson de Mireille Mathieu, un truc sirupeux qu’elle avait beaucoup aimé. Je savais que ce n’était pas la vérité : Camille détestait la musique quand elle n’était pas classique, et je ne l’avais jamais entendue ne serait-ce que siffloter un air à la mode.
On m’a toujours appelée Palo. Sauf toi, Jacques. Tu as dit que tu voulais prendre le temps de m’appeler en entier, parce que Paloma c’était un nom de vierge, de colombe, alors que Palo ça faisait tenancière de bar crasseux. Grâce à toi, j’ai retrouvé une certaine virginité.

Mais j’avais beau fouiller le passé, les Cévennes, de près ou de loin, cela ne me disait absolument rien.
J’ai tâté le cahier à travers la grosse enveloppe de papier kraft. Je voulais savoir, mais j’avais peur. Alors que sa dépouille reposait sagement au fond de son caveau, cette crainte sournoise et insidieuse que j’avais toujours ressentie aux côtés de Camille m’empêchait d’ouvrir l’enveloppe. Je supposais que cette lecture interdite me porterait malheur.
J’ai eu l’envie subite d’aller voir cette maison, pour en finir une bonne fois pour toutes, lire ce que me réservait de cruauté ce cahier. J’ai regardé le trajet sur Internet. Il y avait bien un bus pour Alès, mais ensuite je ne trouvais rien pour monter au village. Bien sûr, j’aurais pu faire du stop, mais je n’avais pas envie de poireauter sur le bord d’une départementale déserte avec ma pauvre valise. Bagdad Café n’était qu’un film, ces choses-là n’arrivent pas dans la vraie vie.
Sur un coup de tête, j’ai enfilé mon jean, et je suis allée à la gare pour louer une voiture et annuler mes billets de retour.

La soirée loin de ma fille a été longue, j’ai continué de pleurer sur mon malheur comme une pauvre petite Cosette alcoolique. Le sommeil ne m’a surprise que tard dans la nuit.
Je me suis réveillée à cinq heures, comme d’habitude. Mon corps ne savait pas que je ne travaillais pas. J’ai bu un café à la machine de l’accueil, atrocement mauvais, trop noir, trop fort, trop court. J’ai fumé une cigarette sur le devant de la porte, dans le petit matin. L’aube venait doucement, j’entendais les cris des goélands, et vu le raffut qu’ils faisaient, il devait y avoir un retour de pêche sur le port. Les éboueurs entrechoquaient les conteneurs en un vacarme du diable, j’ai eu droit à un bref signe de main sympathique au passage du camion. Ils avaient dû me prendre pour la femme de ménage et c’était sûrement une marque de fraternité, entre gens qui travaillent quand les autres dorment encore, et qui sont payés une misère. La solidarité de l’infortune.
J’ai pris une douche qui m’a rendue à la vie, j’ai jeté mes affaires dans mon sac et j’ai fui Sète, cette ville félonne qui n’avait même pas été capable d’enterrer son Brassens sur la plage, alors qu’il l’en avait si bien suppliée.

Je n’avais pas à réfléchir, la voix synthétique du GPS me disait où aller. L’A9, la sortie de Lunel, puis des départementales désertes. Sommières qui sommeillait. J’aurais aimé que la voix désincarnée, de temps à autre, me dise : tu roules bien, ou bravo, ou quelque chose dans le genre, pour m’encourager.
Tout à coup, le soleil s’est levé. J’ai ouvert la fenêtre, et une bouffée d’odeurs méditerranéennes est entrée dans l’habitacle : toutes les herbes de Provence sont venues parfumer ma voiture. Tu vois, Jacques, à force de les acheter en pot, sèches et broyées, on finit par oublier que ce sont de vraies plantes qui doivent bien pousser quelque part. C’était une bonne odeur de vacances, qui m’a mise en joie, tout à coup. Je me suis souvenue de papa qui conduisait en bras de chemise, le coude à la portière. De l’arrêt dans cette bourgade au bord du Rhône, où nous avions pu prendre le petit déjeuner après avoir roulé toute la nuit. Quand j’avais ouvert les yeux, nous étions sur un parking, papa m’avait caressé l’épaule et il m’avait dit : « Viens, ma chérie, on va se payer un vrai petit déjeuner. » Il y avait les coteaux couverts de vignes, roses dans l’aube naissante et un immense panneau Chapoutier. Le Rhône était grand comme la mer, presque à hauteur de la route, un long fleuve étale, d’un beau bleu pâle. Nous nous étions assis en terrasse, comme des habitués, et le serveur avait demandé ce que voulait la petite famille. Les parents avaient commandé des cafés noirs et Françoise et moi des chocolats onctueux, dans lesquels nous avions trempé des croissants, croustillants et brillants de beurre. Les meilleurs de ma vie et un des rares souvenirs heureux de mon enfance.
Là, c’était la même joie. L’air s’engouffrait dans la voiture, c’était à nouveau les vacances, je me moquais de Paris, du boulot, du testament, soudain je me sentais libre. Camille aurait été surprise de me voir si heureuse, j’étais sûre qu’elle avait pensé me punir avec cet héritage. J’ai hurlé : « Merci, Maman » par la fenêtre. Maman.
J’ai roulé doucement, traversé Anduze endormie, Saint-Jean qui s’éveillait, et je suis entrée dans la Vallée-Française. Le Gardon coulait limpide au fond de sa gorge, je l’apercevais par endroits. Au bord de la rivière, j’ai appelé Pimpon pour lui expliquer ma folie. Elle m’a comprise. »

Extrait
« J’avais pris mes décisions dans l’urgence, je me doutais que si je gardais un peu de raison, j’aurais fait marche arrière. Je m’étais jetée dans un tourbillon de démarches administratives pour pouvoir oublier la petite voix en moi qui me susurrait que j’étais folle. Disponibilité de l’hôpital, installation en tant qu’infirmière libérale, achat d’une voiture, vente de l’appartement. Pimpon avait été d’accord sur tout. Elle resterait à Paris pour ses études, je ne pouvais pas l’embarquer totalement dans ma folie, elle viendrait seulement aux vacances. Sans le savoir, elle était le cœur de la plus forte de mes angoisses: comment allais-je vivre sans elle? Mon Olympe, que je continuais à appeler du Pimpon de l’enfance, alors qu’elle était déjà une jeune femme. Bien sûr, je savais qu’un jour elle partirait, qu’il me faudrait trouver une solution pour combler le vide affectif qu’elle laisserait, mais je repoussais toujours cette éventualité. » p. 42-43

À propos de l’auteur
BELPOIS_Benedicte_©DR_RTSBénédicte Belpois © Photo DR – RTS

Bénédicte Belpois vit à Besançon où elle exerce la profession de sage-femme. Elle a passé son enfance en Algérie. C’est lors d’un long séjour en Espagne qu’elle a commencé à écrire Suiza, son premier roman paru en 2019. En 2021, elle récidive avec Saint Jacques. (Source: Babelio)

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