Imaginer Calder

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En deux mots
Lors d’une promenade dominicale le long de l’Indre, Géraldine aperçoit une grande bâtisse avec d’étranges formes noires et rouges. Bien des années plus tard, elle viendra explorer ce domaine érigé par Calder. Et nous raconter l’artiste, qui a passé une vingtaine d’années en Touraine, et la genèse de ses œuvres.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les maisons d’Alexander Calder

Après nous avoir régalé sur les pas de Rodin et Camille Claudel durant «Un été à l’Islette», Géraldine Jeffroy, nous propose de découvrir un autre artiste qui a passé deux décennies en Touraine, Alexander Calder. Une évocation aussi sensible que documentée.

«La maison, écrit Gaston Bachelard, est notre premier univers. C’est particulièrement vrai pour Calder, pour qui la maison est un cosmos, un cosmos pour vivre et rêver, travailler et respirer.» Aussi c’est bien à travers les différentes propriétés qu’Alexander Calder a acheté ou fait construire du côté de Saché que Géraldine Jeffroy nous fait découvrir ce si sympathique géant.
La première fois qu’elle a entendu son nom, c’était lors d’une sortie dominicale, sur la route allant de Montbazon à Azay-le-Rideau. Elle devait avoir sept ans et a été intriguée par une grande demeure avec d’étranges formes noires et rouges. Bien entendu, la réponse laconique de son père, «c’est l’atelier de Calder», ne saura satisfaire sa curiosité.
En fait, c’est bien des années plus tard qu’elle retrouvera ce lieu magique, devenu résidence d’artistes. Mais ne brûlons pas les étapes et commençons par le commencement.
Nous sommes en 1953 lorsque l’Américain goûte à la douceur de la région et décide de s’y installer. Il va alors porter son choix sur la maison François Ier à Saché, une construction inconfortable à moitié troglodyte, mais qu’il fait aménager selon ses goûts. C’est là qu’il va poursuivre son travail entamé aux États-Unis et poursuivi à Paris, réalisant des dizaines de mobiles.
Un travail qu’il complète en échangeant avec son gendre Jean Davidson une petite maison qui va devenir sa Gouacherie où il va peindre des centaines d’œuvres sur des feuilles de papier Canson, joyeux dérivatif à son activité principale, car «il y a chez l’homme et l’artiste une joie esthétique à être en communion avec les lieux qu’il occupe.» C’est là aussi que fut tourné, en 1961, le film de Carlos Vilardebó: Le Cirque de Calder, «spectacle parodique et populaire, jouet fou et sorte de cirque du pauvre qui fera connaître le jeune Américain.» C’est aussi là que Géraldine Jeffroy a pu s’installer.
Mais la maison qu’elle a vue enfant est bien différente. C’est une sorte de gigantesque hangar que l’artiste a fait construire pour ériger «des œuvres monumentales, à la fois ludiques et architecturales (…) À l’opposé des mobiles, ces nouvelles «choses », statiques et stables, seront solidement enracinés dans la terre, tels des arbres centenaires: les stabiles. Comme pour les mobiles, on n’avait jamais rien vu de pareil!»
En suivant la romancière sur les pas de l’artiste, visiblement très heureux de sa vie en Touraine, partageant son bonheur avec ses amis et voisins, on partage sa jubilation à faire revivre les lieux, les hommes et les œuvre, tout comme elle l’avait fait avec Un été à l’Islette, son premier roman qui suivait, non loin de là, Auguste Rodin et Camille Claudel durant leur séjour dans ce château.
«Calder enchante le monde de ses OVNI polychromes. Quand tout fonctionne bien, un mobile est un morceau de poésie qui danse avec la joie de vivre. Les merveilles qui l’entourent, celles qu’il a créées ainsi que les autres, il vous les montre comme un enfant dévoile ses trésors cachés au grenier. Calder fait des fêtes pour la vie.» Les mots sont de Prévert et viennent joliment conclure cette chronique.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Imaginer Calder
Géraldine Jeffroy
Éditions Arléa
Roman
118 p., 18 €
EAN 9782363083807
Paru le 7/05/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, en Touraine, entre Montbazon et Azay-le-Rideau et plus précisément à Saché. On y cite aussi Tours, Tréguier en Bretagne, Paris, Montréal et Roxbury aux États-Unis.

Quand?
L’action se déroule de de 1953 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Alexander Calder achète la maison François I er à Saché et s’installe en Touraine en 1953. Il y restera plus de vingt ans.
Géraldine Jeffroy met ses pas dans ceux du grand artiste sur ces lieux enchanteurs qui sont aussi ceux de son enfance. Elle pénètre dans la maison, la gouacherie et l’atelier de ce Tourangeau d’adoption, pose son regard sur le paysage caldérien, la vallée verdoyante, les ciels immenses, la douceur des collines, les prés alentour.
Imaginer Calder est une histoire de rencontres. Entre Calder et l’auteure, entre une vallée du centre de la France et un Américain de Philadelphie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
« J’ai six ans. Peut-être sept.
C’est probablement un dimanche puisque nous sommes en voiture, mes parents, mon frère et moi. Nous roulons vers Azay-le-Rideau, petite commune rurale où habitent mes grands-parents. Il fait un temps magnifique, l’air est doux, ce doit être le printemps.
Le trajet dure une petite demi-heure. Nous sommes partis de Montbazon où nous vivons et nous empruntons la D17. Nous traversons les quelques petites villes qui s’égrènent au fil de la route puis nous bifurquons sur la D84, sur la rive nord de l’Indre. Cette fois-là, je me suis installée sur le siège de droite, c’est à mon avis la meilleure place pour contempler la vallée, à l’aller comme au retour. Mon frère en général ne me la dispute pas. Ce qui ne m’empêche pas, à l’occasion, de choisir le siège de gauche, pour changer de point de vue.
La vallée en question débute à cette bifurcation entre la D17 et la D84, elle est le paysage de mes rêveries d’enfant et elle est la vallée chère à Balzac, celle qui constitue le décor et l’âme du roman Le Lys dans la vallée. Dans ce coin de Touraine, dès le plus jeune âge, on fait très vite connaissance avec le Grand Écrivain. Non seulement parce qu’il est né à Tours – même s’il vivra principalement à Paris – mais aussi parce qu’il écrira aimer la Touraine «comme un artiste aime l’art». Tout par ici nous le rappelle : le nom des rues, des places, des cafés, des écoles. À cette époque je grandis rue Honoré-de-Balzac; il y a chez nous, dans le salon, sur une étagère posée sur un radiateur en fonte, les œuvres complètes de La Comédie humaine; enfin, chaque dimanche ou presque, nous roulons sur la D84 aussi nommée route de la Vallée du Lys. Nous passons devant le manoir de Vonnes, qui devint le château de Clochegourde dans le roman, puis nous longeons l’Indre au moment de traverser la partie basse du village de Saché. À Saché justement, se trouve le château des Margonne, refuge régulier de l’écrivain poursuivi par ses créanciers parisiens. Là, dans la petite chambre qui lui est réservée, il écrit comme un forcené, de douze à seize heures par jour.
Nous suivons donc l’Indre en cette fin de matinée ensoleillée et comme à chaque fois je me délecte du paysage. J’observe les maisons, leurs pierres, les cours, l’entrée des caves à flanc de coteau, les troglos, les racines des arbres qui sortent de la roche — pour aller où ? -, l’éolienne Bollée face au château de Mazères, les coups de pêche verdoyants et leurs cabanons délabrés. Je connais tous les manoirs et tous les moulins de ce territoire, je rêve que j’habiterai plus tard l’un d’entre eux. Je m’imagine fort bien châtelaine. Je suis certaine que cela sera, je fais confiance à la vie, je crains juste d’avoir du mal à choisir. Je voudrais demander à mon père de ralentir pour que j’ai le temps de bien voir, j’aimerais pouvoir passer les portes, pénétrer dans les domaines, mais nous sommes attendus pour le déjeuner. Je suis toujours contrariée lorsque nous arrivons. J’espère que nous repartirons avant la nuit, afin que l’enchantement renaisse. Aujourd’hui, tant d’années plus tard, je savoure ma liberté de pouvoir parcourir la vallée à vélo, réglant le défilé du paysage à guère plus de vingt kilomètres-heure, et faire halte selon mon bon plaisir. Comme la rivière entre les coteaux, je prends mon temps, je sillonne tranquillement la route qui suit les méandres de l’Indre.
Ce dimanche de mon enfance, à Saché, je lève le regard un peu plus haut que d’habitude, vers la colline dite du Haut Carroi dont j’ignore évidemment le nom à cette époque. J’aperçois une grande bâtisse que je prends pour un hangar ou bien une grange. De loin cela ressemble fortement à une grange mais il faut dire que j’ai, à six ou sept ans, peu de connaissances en la matière. J’entrevois donc le bâtiment plus que je ne l’aperçois car devant, d’étranges formes noires et rouges sont « posées ».
Des figures fantastiques immenses, d’inquiétantes créatures, immobiles. Qu’est-ce que c’est là-haut? je demande. Mon père conduit, concentré, ma mère regarde la route, pensive; on ne me répond pas. Je m’agace, j’insiste: Les grands trucs là-haut, qu’est-ce que c’est? Mais déjà nous sommes passés. Au retour, par chance, il ne fait pas nuit. J’anticipe, je préviens: Attention, c’est bientôt! Mon père ralentit, tourne la tête. Il dit : Là-bas? C’est l’atelier de Calder.
Sa réponse m’a cloué le bec, Comme si, interrogé sur un arbre, il m’avait dit : Ça? C’est un peuplier. Que répondre à cela ? Il y a des réponses qui mettent fin à toute discussion. Je compris au moins une chose : ce n’était ni un hangar ni une grange.
Lorsque nous sommes repassés une ou deux semaines après, les étranges formes étaient toujours là… mais je n’ai rien demandé.
En grandissant, j’apprendrai évidemment qui était Calder et quel était son lien avec Saché. Le totem offert par l’artiste aux villageois témoigne de son passage incontestable dans la vallée. Lorsque des années plus tard je fis visiter la région à mon compagnon et qu’il m’interrogea sur la sculpture en question, j’étais assez fière de lui annoncer : Eh bien, c’est un Calder! Et, avant même que je lui explique le pourquoi du comment de la présence de l’œuvre en ce lieu, il m’arrêta: C’est qui Calder ? Je faillis lui répondre: C’est un peuplier.
Très longtemps, je ne partageais ma vallée qu’avec Balzac. Il en avait écrit le roman, il l’avait sublimée, il l’avait fait connaître au monde. Il était le seul géant qui la méritât à mes yeux. Pourtant un autre titan en est tombé amoureux. Mais j’en savais trop peu sur l’artiste américain pour l’admettre véritablement citoyen des lieux. Je me rends compte à présent combien mon indifférence était injuste à l’égard du sculpteur qui vécut à Saché plus de vingt ans alors que l’écrivain ne fit qu’y passer, souvent contraint, pour de plus ou moins longs séjours. Calder fut un vrai Sachéen, et un Tourangeau de cœur. Je dus lui reconnaître cela, cette indéniable légitimité, même si le Yankee francophile ne put jamais terminer la lecture du Lys dans la vallée.
À l’époque où j’aperçois les formes sur la colline, nous sommes dans les années 1980. Alexander Calder est mort en 1976, mais dans son atelier et les prés alentour un certain nombre de ses œuvres tardent à quitter le domaine de leur créateur. »

Extraits
« À la gouacherie, je travaille dans l’ancienne grange, à l’endroit exact où fut tourné, en 1961, le film de Carlos Vilardebó: Le Cirque de Calder. Précieux document audiovisuel, dernier témoin d’une œuvre première désormais conservée au Whitney Museum de New York. Tout à la fois spectacle parodique et populaire, jouet fou et sorte de cirque du pauvre, cette œuvre fantaisiste est celle qui fera connaître le jeune Américain qui en 1926 vient de s installer à Montparnasse, au 22, rue Daguerre, dans une chambre-atelier où sans surprise il a construit lui-même ses meubles et son établi. Rappelons que dans les années 1920, le cirque ainsi que les marionnettes sont en vogue, ils fascinent et inspirent les poètes et peintres de l’époque. Alexander, comme Picasso, se rend régulièrement à Medrano. » p. 47

« À partir des années 1950, Calder se lance progressivement dans une expérience inédite. Il veut créer des œuvres à l’échelle du paysage, des œuvres monumentales, à la fois ludiques et architecturales. Les nombreuses commandes qu’il reçoit désormais lui permettent cette audace. À l’opposé des mobiles, ces nouvelles «choses », statiques et stables, seront solidement enracinés dans la terre, tels des arbres centenaires : les stabiles. Comme pour les mobiles, on n’avait jamais rien vu de pareil! Ces géants d’acier échappés des rêves fous de l’homo faber à la chemise rouge sont un agencement de feuilles et de plaques métalliques découpées et assemblées entre elles à divers angles et posées à même le sol. » p. 51

« Entre les mains habiles de l’artisan-poète, le métal devient docile, léger, se métamorphose en feuilles et plumes. Lorsqu’il est temps de signer l’œuvre, Calder trace ses initiales à la craie, puis au burin. Un ouvrier leur donnera du relief en repassant les deux lettres d’un cordon de soudure. Légitime double signature.
Entre 1962 et 1976, dans ce coin de Touraine, plus de cent vingt stabiles naîtront de cette collaboration entre l’industrie et l’art. » p. 61

« La maison, écrit Gaston Bachelard, est notre premier univers. C’est particulièrement vrai pour Calder, pour qui la maison est un cosmos, un cosmos pour vivre et rêver, travailler et respirer. J’ai besoin de grandes quantités d’air frais, disait-il. Je le crois volontiers et je ne peux imaginer l’homme en appartement, même s’il en occupa quelques-uns. En Amérique comme en France, ses maisons sont situées en pleine nature. Pour Alexander l’au-dehors est un espace à investir intensément, autant que les murs. D’ailleurs ses œuvres occupent le dehors comme le dedans. Chez lui, rien n’est jamais figé, rien n’est hermétique. Tout circule, tout se déplace, tout est en mouvement.
Il y a chez l’homme et l’artiste une joie esthétique à être en communion avec les lieux qu’il occupe. » p. 79

« Calder enchante le monde de ses OVNI polychromes. Quand tout fonctionne bien, un mobile est un morceau de poésie qui danse avec la joie de vivre. Les merveilles qui l’entourent, celles qu’il a créées ainsi que les autres, il vous les montre comme un enfant dévoile ses trésors cachés au grenier. Calder fait des fêtes pour la vie. Les mots sont de Prévert. » p. 87

À propos de l’autrice
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Géraldine Jeffroy © Photo DR

Géraldine Jeffroy est née à Chinon, en Touraine. Elle est professeur de lettres. Elle est également l’auteur Un été à l’Islette et de Soutine et l’Écolier bleu, Fondencre, 2019. (Source: Éditions Arléa)

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Le Nom sur le mur

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En deux mots
Après l’achat d’une maison en Drôme provençale, Hervé Le Tellier découvre une inscription sur le crépi: André Chaix. Intrigué, il retrouve ce même nom sur le monument aux morts du village. Il décide alors d’enquêter, puis de raconter la vie de ce résistant mort à vingt ans.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Vie et mort d’un résistant

Alors que l’on commémore les 80 ans du débarquement et des combats de la libération, Hervé Le Tellier a choisi de retracer le destin d’un résistant, choisi presque au hasard, André Chaix. L’occasion de revenir sur l’occupation, l’engagement, la résistance, l’idéal de liberté.

Hervé Le Tellier a acheté une maison «vieille de deux siècles, aux murs épais, au cœur du hameau de La Paillette, à Montjoux, tout près de Dieulefit.» Un havre de paix qui va offrir au Prix Goncourt pour L’Anomalie le sujet de son prochain livre. Mais n’allons pas trop vite en besogne.
Cette maison appartenait à une céramiste qui avait décoré les murs de plaques qu’elle a retirées avant son départ. «Lorsque la dernière plaque, la plus à droite, a été retirée, un nom est apparu, gravé à la pointe en lettres majuscules dans le crépi grège : ANDRÉ CHAIX».
L’auteur ne le sait pas encore, mais ce nom va l’occuper durant de longues semaines. Il le retrouve d’abord sur le monument aux morts, avec ce complément d’information: mai 1924 – août 1944. «Les dates disaient tout: Chaix était un résistant, un maquisard sans doute, un jeune homme à la vie brève comme il y en eut beaucoup.»
Nous étions en 2020 et comme le confinement décrété par les autorités serait plus agréable dans la Drôme qu’à Paris, l’occasion était tout trouvée d’en savoir davantage sur la vie de cet illustre inconnu.
«J’ai posé des questions, j’ai recueilli des fragments d’une mémoire collective, j’ai un peu appris qui il était. Dans cette enquête, beaucoup m’a été donné par chance, presque par miracle, et j’ai vite su que j’aimerais raconter André Chaix. Sans doute, toutes les vies sont romanesques. Certaines plus que d’autres.»
Voilà pour le projet esquissé durant le chapitre initial.
Les archives militaires vont livrer les premières informations sur ce destin brisé: «André Chaix est l’un des 13 679 FFI (Forces françaises de l’intérieur) tués au cours de la guerre. Les deux tiers sont tombés entre juin et septembre 1944.»
Une plaque commémoratives apposée à Grignan en dira davantage: «Ici, à Grignan, le 22 août 1944, un détachement FTP du 3ème bataillon Morvan se dirigeant sur Montélimar s’est heurté à une colonne de chars allemands. Au cours de cet engagement, sept jeunes combattants furent tués. Les combats de Nyons et de Grignan furent cités à l’ordre de l’armée. Vous qui passez souvenez-vous.»
Les archives de la Drôme permettront de retrouver sa famille, ses parents et son frère Marcel.
Mais c’est un coup de chance qui va nourrir le livre-hommage qui prend alors forme. Une petite boîte renfermant des objets personnels d’André Chaix qu’Hervé Le Tellier nous détaille avant de poursuivre avec les digressions dont il a le secret.
Le roman prend alors un tour plus personnel, revient sur l’Occupation et la Résistance, sur des exactions et des faits d’armes avec, entre les lignes, cette question : qu’aurions nous fait dans de pareilles circonstances ? Le seul petit bémol que j’apporterai à ces réflexions sont celles concernant l’Alsace qui méconnaissent le lourd tribut payé par cette région et les résistants qui ont bel et bien existé dès le début du conflit. Alors oui, «le nazisme n’est pas une page comme les autres de l’histoire de l’humanité. Tant mieux s’il est impossible d’en parler sereinement, et serein, ce chapitre ne le sera pas.»
Des souvenirs et des émotions personnelles viennent tout au long du livre s’ajouter à l’évocation de ce jeune résistant, comme la projection de Nuit et brouillard d’Alain Resnais au ciné-club de son lycée. «Les images de ces monceaux de cadavres charriés dans des fosses par des bulldozers m’interdisaient soudain l’insouciance. J’avais douze ans et je n’étais plus que questions et colère. J’ai trouvé certaines réponses. La colère, la rage, même, ne sont jamais retombées. Il est bon qu’elles restent intactes.»
Livre engagé, Le Nom sur le mur fait aussi le parallèle avec l’actualité et nous met en garde. Je souscris entièrement à son analyse à laquelle je ne retirerai aucune virgule : «On ne débat pas de telles idées, on les combat. Parce que la démocratie est une conversation entre gens civilisés, la tolérance prend fin avec l’intolérable. Quiconque sème la haine de l’autre ne mérite pas l’hospitalité d’une discussion. Quiconque veut l’inégalité des hommes n’a pas droit à l’égalité dans l’échange. La formule lapidaire de l’historien et résistant Jean-Pierre Vernant me convient: « On ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages. »»

Signalons la rencontre avec Hervé Le Tellier organisée par la Librairie 47° Nord à Mulhouse le 16 mai à 20h

Le nom sur le mur
Hervé Le Tellier
Éditions Gallimard
Roman
176 p., 19,80 €
EAN 9782073061539
Paru le 18/04/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Drôme provençale, du côté de Dieulefit.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière pendant la Seconde guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
Je ne suis pas l’ami d’André Chaix, et aurais-je d’ailleurs su l’être, moi que presque rien ne relie à lui ? Juste un nom sur le mur.
Chaix était un résistant, un maquisard, un jeune homme à la vie brève comme il y en eut beaucoup.
Je ne savais rien de lui. J’ai posé des questions, j’ai recueilli des fragments d’une mémoire collective, j’ai un peu appris qui il était. Dans cette enquête, beaucoup m’a été donné par chance, presque par miracle, et j’ai vite su que j’aimerais raconter André Chaix. Sans doute, toutes les vies sont romanesques. Certaines plus que d’autres.
Quatre-vingts années ont passé depuis sa mort. Mais à regarder le monde tel qu’il va, je ne doute pas qu’il faille toujours parler de l’Occupation, de la collaboration et du fascisme, du rejet de l’autre jusqu’à sa destruction. Ce livre donne la parole aux idéaux pour lesquels il est mort et questionne notre nature profonde, ce désir d’appartenir à plus grand que nous, qui conduit au meilleur et au pire. H. L. T.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Point (Laetitia Favro)
France Inter (Grand canal)
Marianne (Solange Bied-Charreton)
Huffington Post
France culture (Les midis de culture)
Les Inrocks (Nelly Kaprièlan)
Page des libraires (Stanislas Rigot, Librairie Lamartine à Paris)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog Culture 31


Hervé Le Tellier présente «Le Nom sur le mur» à la Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« LA MAISON NATALE
Je cherchais une « maison natale ». J’avais expliqué à l’agent immobilier : pas une villa de vacances, pas une ruine « à rénover », pas une « maison d’architecte », pas un « bien atypique », ces bergeries ou magnaneries transformées en habitations où l’on se cogne dans les chambranles de portes à hauteur de brebis.
Non, je voulais une maison où j’aurais pu m’inventer des racines, et aussi une maison dans un village vivant, où l’on fait ses courses à l’épicerie et boit l’apéro au café, dans cette Drôme provençale où j’avais des amis, depuis longtemps. Alors, j’ai visité cet ancien relais de poste, fait quelques pas dans le petit jardin potager à l’arrière, avec sa perspective sur les pics de Miélandre et du Grand Ruy, j’ai gravi l’escalier de pierre qui desservait les chambres et un grenier poussiéreux. Bien sûr, j’avais trouvé, c’était elle, ma maison natale. Une bâtisse de deux étages, solide, vieille de deux siècles, aux murs épais, au cœur du hameau de La Paillette, à Montjoux, tout près de Dieulefit.
Tina, la propriétaire, était céramiste. Elle était aussi allemande. Elle avait vécu là près de deux décennies, jusqu’à ce qu’elle estime, à soixante-cinq ans, que le métier exigeait trop de ses muscles et de son dos et qu’il était temps pour elle d’aller peindre des aquarelles à Granville. Son travail sur la matière évoquait un Nicolas de Staël amateur d’émail, et sur la façade côté rue, des plaques de céramique vernissées, vissées à hauteur d’homme, couvraient une bande horizontale. À son départ, elle les avait toutes emportées sauf une. C’était son cadeau et sa trace, que je lui ai promis de préserver.
Lorsque la dernière plaque, la plus à droite, a été retirée, un nom est apparu, gravé à la pointe en lettres majuscules dans le crépi grège : ANDRÉ CHAIX. Le R d’André, à mieux regarder, est une grande minuscule. Lorsque l’on déjeune dans cette cour, au frais, à l’ombre du grand platane, on distingue à peine les lettres. Je doute que le crépi, qui s’est ici et là détaché de la pierre, ait été repris jamais. Je me suis habitué à ce nom sur le mur, et j’ai fini par l’oublier.
Je connais quelques Chaix. Marie Chaix, surtout, la romancière et traductrice : Marie fut la compagne de Harry, Harry Mathews, l’écrivain oulipien, le grand ami de Perec. Mais Chaix est le nom de son premier mari Jean-François, originaire de Savoie, qu’elle a gardé comme patronyme. Elle a refusé, tout comme sa sœur aînée Anne Sylvestre, de porter celui de son père Albert Beugras. Beugras, le bras droit de Doriot, qui avait fui en Allemagne à la fin de la guerre, qui avait été fait prisonnier par les Américains et que leurs services secrets avaient protégé. Lorsqu’ils avaient enfin accepté de le livrer à la justice française, Beugras avait échappé de peu à la peine de mort. Tout cela, Marie le raconte dans son roman Les Lauriers du lac de Constance, sous-titré Chronique d’une collaboration. C’est une digression, la première de nombreuses, mais elle prendra bientôt son sens.
Nous étions début mars 2020. Avec quelques amis, nous avions organisé une résidence d’écriture à La Paillette quand la menace d’un confinement s’est précisée. Nous avons décidé de ne retourner ni à Paris pour certains, ni à Nantes pour d’autres, mais de poursuivre ici nos travaux. Les épreuves de L’Anomalie m’arrivaient par coursier masqué, les réunions virtuelles se multipliaient, on inventait le mot « présentiel » et tout le monde se fabriquait des masques en tissu. À quoi bon rentrer ?
Sur la petite place du village, à côté de la boulangerie et à quelques mètres de chez moi, il y a un monument « à la mémoire des enfants de Montjoux morts pour la France ». Les guerres sont loin, ces morts sont oubliés et en ces matins de l’étrange printemps 2020 où la pandémie avait suspendu le temps, j’ai dû passer devant vingt fois, chargé de pain et de croissants, indifférent et pressé. Un jour de mai, je crois, un nom a accroché mon regard : CHAIX ANDRÉ (mai 1924 – août 1944). Les dates disaient tout: Chaix était un résistant, un maquisard sans doute, un jeune homme à la vie brève comme il y en eut beaucoup.
Je ne savais rien de lui, et plusieurs mois ont passé sans que je l’envisage comme sujet d’un livre possible. J’ai posé des questions, j’ai recueilli des fragments d’une mémoire collective, j’ai un peu appris qui il était. Dans cette enquête, beaucoup m’a été donné par chance, presque par miracle, et j’ai vite su que j’aimerais raconter André Chaix. Sans doute, toutes les vies sont romanesques. Certaines plus que d’autres.
Dans les Lettres à Lucilius qui disent l’essence du stoïcisme, Sénèque parle d’un homme qui se trouve au chevet d’un malade. Est-ce son ami qui veut être là dans ses derniers moments, ou bien un vautour qui convoite l’héritage ? « Le même acte est honteux et honorable », répond Sénèque. Seule l’intention compte. Je me suis interrogé sur la mienne. Je ne suis pas l’ami d’André Chaix, et aurais-je d’ailleurs su l’être, moi que presque rien ne relie à lui ?
Juste un nom sur le mur.

En laissant tomber cette courte phrase à la ligne, je me sens mal à l’aise. L’alinéa est toujours une décision littéraire, elle est parfois esthétisante, et je crains soudain l’insincérité derrière l’effet de style, quand le meilleur style doit se faire oublier. Pardonnez-moi par avance s’il m’échappe une phrase trop grosse, une tournure indécente, affectée, une métaphore s’échouant dans le lyrisme ou la grandiloquence. J’ai essayé de ne pas, même si j’ai parfois eu envie de.
Je n’ai pas écrit un « roman », le « roman d’André ». Je ne me suis pas adressé à lui comme s’il vivait, je ne l’ai pas tutoyé au fil du livre comme si c’était un ami. L’exercice aurait été artificiel, l’artifice aurait été indécent. Parfois, c’est vrai, je laisse l’imagination parler, mais il m’aurait paru obscène d’inventer, et j’ai préféré voyager dans cette époque que je n’ai pas connue, mais qui m’a constitué. J’ai désiré vous y emmener, partager avec vous ce que j’ai appris en écrivant. J’ai aussi voulu que le livre contienne des images, des photographies, afin qu’André, son amie Simone et quelques autres aient un visage et un corps pour vous puisqu’ils en ont pour moi. Des cartes postales, des affiches, pour rendre les lieux et l’époque. Si j’avais un enregistrement d’André, je le donnerais à entendre.
Je ne suis pas non plus historien et pourtant l’Histoire est forcément là, puisque André en fut à la fois acteur, héros et victime. Je n’ai pas écrit une thèse, je ne me suis pas plongé dans des archives secrètes, et je remercie tous ceux et toutes celles qui m’ont aidé à trouver des réponses à des questions parfois naïves. J’ai ici et là redit avec mes propres mots ce que j’ai lu dans des livres et des journaux, entendu dans des reportages radiophoniques, vu dans des documentaires. Je cite peut-être trop souvent, mais c’est pour m’approprier, ou ne pas paraphraser, ce qui a été fort bien formulé par d’autres.
Pardonnez-moi aussi les quelques erreurs, car bien sûr il y en a : parfois les mémoires vacillaient, les récits se contredisaient. Croyez-moi malgré tout, j’ai essayé de ne pas tricher.
L’année 2024 est celle du centenaire de la naissance d’André Chaix, et quatre-vingts années ont passé depuis sa mort. Mais à regarder le monde tel qu’il va, je ne doute pas qu’il faille toujours parler de l’Occupation, de la collaboration et du fascisme, du racisme et du rejet de l’autre jusqu’à sa destruction. Alors, je n’ai pas voulu que ce livre évite le monstre contre lequel André Chaix s’est battu, ne donne pas la parole aux idéaux pour lesquels il est mort et ne questionne pas notre nature profonde, notre désir d’appartenir à plus grand que nous, qui conduit au meilleur et au pire.
Je n’écrirai pas que ce texte était une « évidence », une « obligation », ou une « obsession ». À son ami Oskar Pollak, Franz Kafka dit qu’« un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous ». Il parle de lectures, plus que d’écriture. Disons que pour moi, parler avec simplicité d’André Chaix est devenu nécessaire.
Je n’arrive pas à penser la mort, ma mort, à l’apprivoiser, à donner enfin un sens à une vie qui n’en a pas. J’ai dû espérer qu’un livre respectueux, honnête et pudique sur ce jeune homme et ce que je crois savoir de lui comme de moi serait une borne sur ce chemin.

ANDRÉ CHAIX
Les auteurs de jadis commençaient sereinement leurs histoires à la naissance du héros. Ce procédé en vaut beaucoup d’autres, aujourd’hui de grand usage. Pourtant, c’est par sa mort que l’on commencera, puisque c’est elle qui donne naissance à ce livre.

Cette cote AC 21 P correspond aux dossiers individuels des déportés et internés résistants de la Seconde Guerre mondiale. On y trouve 55 788 dossiers. André Chaix est l’un des 13 679 FFI (Forces françaises de l’intérieur) tués au cours de la guerre. Les deux tiers sont tombés entre juin et septembre 1944.
Une plaque, apposée à Grignan, au chemin des Lièvres, en raconte un peu plus :
Ici, à Grignan, le 22 août 1944, un détachement FTP du 3ème bataillon Morvan se dirigeant sur Montélimar s’est heurté à une colonne de chars allemands. Au cours de cet engagement, sept jeunes combattants furent tués. Les combats de Nyons et de Grignan furent cités à l’ordre de l’armée.
Vous qui passez souvenez vous.

Un ami a pris la photographie pour moi. Yves habite tout à côté du chemin des Lièvres, et il n’y a jamais prêté attention. La plaque, enfin disons cette plaque, ne dit pas le nom des résistants. On ne peut pas tout écrire sur une plaque, c’est vrai. Ils s’appellent Jean Barsamian, Aimé Benoît, André Chaix, Gabriel Deudier, Jean Gentili et Robert Monnier. Des civils sont également tués : Paul Martin et Raoul Dydier. André est un combattant parmi d’autres, un « anonyme » comme on dit parfois, mais pas un « sans nom », puisqu’on le retrouve à La Paillette gravé dans le marbre d’un monument.
Les archives de la Drôme nous enseignent que son père Jean Chaix est né en 1900, à Vesc, un village à quelques kilomètres au nord de La Paillette, et sa mère Marcelle « née Sourbier » en 1903 à Montmeyran, au sud-est de Valence. Le premier mourra à l’âge de quatre-vingts ans, en 1983, la seconde dix ans plus tard. Ils vivront quarante et cinquante ans dans le deuil d’un fils.
Autour de Dieulefit, Chaix est un patronyme courant. D’ailleurs, sur les cinq mille Chaix de France, un sur quatre vit dans la Drôme. Le x final se prononce, comme dans Aix, ou pas, comme dans paix, mais pour André Chaix, plutôt un peu, sans trop l’appuyer : ɑ̃dre ʃɛks, donc, comme mari ʃɛks l’écrivaine. Chaix serait la forme régionale de l’ancien occitan cais – « machoire » –, un sobriquet pour un homme à la mâchoire proéminente, mais dans les Alpes, le mot désigne aussi une variété de genévrier dont on fait un sirop, le chaï.

Lors du recensement de 1931, Jean Chaix est inscrit comme boulanger à La Paillette – la boulangerie d’aujourd’hui est d’ailleurs au même endroit. C’est dans ce bâtiment que Marcelle et lui travaillent et habitent. Peu après la guerre, ils revendront le bail, incapables de continuer à vivre dans cette boulangerie hantée par le souvenir d’André. Ils ont un deuxième fils, Marcel, son cadet de quatre ans. Une photographie aux tons sépia, protégée par un verre et un cadre d’aluminium, réunit les deux frères. Ils ont sans doute huit et douze ans, sont coiffés comme il convient, ils sourient au photographe.

Si j’ai pu tenir ce cliché entre mes mains, c’est grâce à quelques-uns. En août 2023 avait lieu à Taulignan une exposition sur la Résistance dans la Drôme. Le site internet mentionnait l’affrontement de Grignan, ce bref combat où André Chaix et d’autres maquisards ont trouvé la mort, et le nom d’André apparaissait. J’ai contacté les organisateurs, et nous avons pris rendez-vous dans la salle polyvalente. Entre une jeep de l’armée américaine et une scène reconstituée de la vie au maquis où un poste à galène diffusait les messages de Radio Londres, ils m’ont tendu une petite boîte en carton, de la taille d’une carte postale, haute d’un centimètre, fermée par un ruban gris. Scotché maladroitement, un bout de papier où est simplement indiqué « André ». La famille leur avait légué tout ce qui pouvait rester d’un grand-oncle disparu, afin que sa mémoire ne se perde pas totalement. J’ai aussitôt ouvert la boîte et ce cadre où André et son frère sourient est apparu au-dessus d’enveloppes et de photographies. Comme honteux de profaner une sépulture, je n’ai pas osé fouiller davantage, j’ai refermé la boîte avec précaution, et j’ai attendu d’être rentré à La Paillette pour étaler sur mon bureau le contenu du petit coffret.

Il s’y trouvait beaucoup de choses, toutes précieuses et minuscules : la carte d’identité d’André, son certificat de travail comme apprenti aux « Céramiques de Dieulefit », l’article du Dauphiné libéré annonçant ses funérailles le 12 octobre 1949 au cimetière de Montmeyran, la page d’un livre pliée en quatre, un tract des Francs-tireurs et partisans, deux enveloppes contenant des lettres envoyées par André à ses parents, une dizaine de photographies aux bords dentelés, comme c’était la mode, une petite boîte métallique et rouillée de bonbons laxatifs purgatifs « Fructines-Vichy » – ça ne s’invente pas –, « traitement rationnel de la constipation et de ses conséquences » (la pharmacopée existe encore, j’en ignore l’efficacité), boîte remplie de minuscules clichés, bien sûr des planches-contacts qu’André a découpées. Il y a aussi une broderie de fil rouge aux initiales entrelacées A.C., un petit portefeuille de cuir marron, et enfin, objet incongru, terriblement intime et vivant, son fume-cigarette.
Ces poussières de la vie d’André Chaix, je les avais devant moi. Sur une photo, le jeune homme se tient debout sur un cheval, en équilibre ; sur une autre, il skie entre les tilleuls de la départementale enneigée qui mène à Dieulefit et où se trouve ma maison ; sur une autre encore, sa fiancée et lui marchent, enlacés : elle s’appelle Simone, si j’en crois les quelques mots amoureux que lui écrit André au dos du cliché. Mais j’en parlerai plus tard.

C’est étrange, mais je n’avais jusqu’alors jamais voulu, ou osé, imaginer André, ses traits, sa silhouette. Aujourd’hui encore je ne me représente pas le timbre de sa voix, son accent. Sur ces images d’hier, André a quoi, dix-neuf ans, mais il en paraît bien plus. Une maturité dans le regard, une assurance dans la stature. Il semble grand, il est athlétique, son visage est franc, ses yeux clairs, il a « une gueule », aussi. Une tête d’acteur, même. Quelque chose d’un Jean Gabin jeune, ou de Burt Lancaster, pour les choisir dans cette époque, ou d’un Marlon Brando, qui fêterait ses cent ans lui aussi cette année. Marcelle devait être si fière de son aîné.

Un certificat de travail dit qu’en avril 1943 « Chaix André » entre comme apprenti « dans la catégorie 7 » aux « Céramiques de Dieulefit ». Document signé par le gérant, André Le Blanc, le 20 avril, le jour où Hitler fête ses cinquante-quatre ans. L’apprenti André n’a que dix-huit ans, le destin peut encore basculer cent fois, mais le fils de boulanger veut déjà une autre vie, et il commence par troquer un four à 260 degrés contre un four à 1 200. L’atelier se situe rue du Savelas, au bord du Jabron, la petite rivière qui traverse Dieulefit. André, venant de la place Chateauras où se trouve le temple, remontait l’animée rue du Bourg et tournait à gauche, juste après l’église.
L’école communale de Montjoux est à quelques pas de la boulangerie, elle fait face au relais de poste et à ce mur au nom gravé.
J’ai voulu retrouver les bulletins scolaires du petit André, mais un siècle ou presque, c’est trop pour que l’Éducation nationale en ait gardé aucun. L’aurait-elle fait qu’un tel conservatisme m’eût quelque peu inquiété. Sur les lettres, ou au dos des photographies, l’écriture d’André peut sembler vacillante, mais les fautes ne sont pas si nombreuses, et les tournures sont élaborées. Et puis, les taches en témoignent, allez écrire proprement avec une plume Sergent-Major.
À La Paillette, …

Extraits
« Quand un événement fait basculer notre existence, c’est souvent des années plus tard qu’on en prend la mesure. J’ai été éjecté de l’enfance par un film, Nuit et brouillard d’Alain Resnais, vu au ciné-club du lycée. Les images de ces monceaux de cadavres charriés dans des fosses par des bulldozers m’interdisaient soudain l’insouciance. J’avais douze ans et je n’étais plus que questions et colère. J’ai trouvé certaines réponses. La colère, la rage, même, ne sont jamais retombées. Il est bon qu’elles restent intactes.
Le nazisme n’est pas une page comme les autres de l’histoire de l’humanité. Tant mieux s’il est impossible d’en parler sereinement, et serein, ce chapitre ne le sera pas. » p. 67

« On ne débat pas de telles idées, on les combat. Parce que la démocratie est une conversation entre gens civilisés, la tolérance prend fin avec l’intolérable. Quiconque sème la haine de l’autre ne mérite pas l’hospitalité d’une discussion. Quiconque veut l’inégalité des hommes n’a pas droit à l’égalité dans l’échange. La formule lapidaire de l’historien et résistant Jean-Pierre Vernant me convient: « On ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages. »» p. 80

À propos de l’auteur
LE_TELLIER_herve_©francesca_mantovaniHervé Le Tellier © Photo Francesca Mantovani

Né à Paris le 21 avril 1957, Hervé Le Tellier est l’auteur de romans, nouvelles, poésies, théâtre, ainsi que de formes très courtes, souvent humoristiques, dont ses variations sur la Joconde. Mathématicien de formation, puis journaliste — diplômé du Centre de formation des journalistes à Paris (promotion 1983) —, il est docteur en linguistique et spécialiste des littératures à contraintes. Il a été coopté à l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) en 1992 par l’intermédiaire de Paul Fournel (simultanément au poète allemand Oskar Pastior) ; il soutient en 2002 une thèse de doctorat consacrée à l’Oulipo sous la direction de Bernard Cerquiglini et publie en 2006 un ouvrage de référence sur l’Ouvroir, Esthétique de l’Oulipo : il est depuis 2019 le président de Oulipo, le quatrième depuis la fondation de l’Ouvroir. Il a participé à l’aventure de la série Le Poulpe, avec un roman, La Disparition de Perek, titré en hommage à La Disparition, et adapté également en bande dessinée.
Éditeur, il a fait publier plusieurs ouvrages au Castor Astral comme What a man! de Georges Perec, et Je me souviens de Roland Brasseur. Avec d’autres artistes et écrivains, comme Henri Cueco, Gérard Mordillat, Jacques Jouet et Jean-Bernard Pouy, il a participé de 1991 à 2018 à l’émission Des Papous dans la tête animée par Françoise Treussard sur France Culture, ainsi qu’à l’émission de Caroline Broué, La Grande Table.
Chroniqueur de 1991 à 1992 sous le pseudonyme de « Docteur H » à l’hebdomadaire satirique français La Grosse Bertha, il a collaboré quotidiennement, de 2002 à 2016, à la lettre électronique matinale du journal Le Monde, par un billet d’humeur intitulé Papier de verre (en 2003, il publie sous le titre Guerre et plaies : de Chirac à l’Irak, un an de chroniques en tandem dans Le Monde.fr ces billets, avec les illustrations de Xavier Gorce), ainsi qu’à la revue Nouvelles Clés, où il a animé depuis 2009 la page Retrouver du non-sens. Il collabore à Mon Lapin quotidien, revue de L’Association, maison d’édition française de bande dessinée. Il est avec Frédéric Pagès, journaliste au Canard enchaîné, l’un des fondateurs en 1995 de Association des amis de Jean-Baptiste Botul, philosophe fictif. Il a reçu en 2013 le Grand prix de l’humour noir pour sa traduction factice des Contes liquides de Jaime Montestrela, un auteur portugais dont il a inventé la biographie. L’Anomalie, publié aux éditions Gallimard, obtient le prix Goncourt le 30 novembre 2020. En 2022, il participe à la conception d’un ouvrage de jeunes engagés pour la paix en Ukraine. En effet, celui-ci est membre du comité de lecture de l’ouvrage De l’encre pour la paix, ouvrage sorti en 2023 au profit de l’Unicef. En 2024, il publie Le Nom sur le mur, roman-hommage au résistant André Chaix. (Source: Wikipédia)

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Vues d’intérieur après destruction

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En deux mots
Après la mort de son ami Gabriel qui n’a pas pu tenir sa promesse et lui faire découvrir son Liban natal, la narratrice décide partir pour Beyrouth sur les traces de la maison qu’il voulait lui faire découvrir. Le temps et la guerre ont laissé de lourds stigmates, mais elle va finir par retrouver tout ce que Gabriel a laissé derrière lui.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une maison au Liban

Dans ce court et bouleversant roman, Arielle Meyer MacLeod raconte la douleur de l’exil autour du voyage de la narratrice au Liban. Après la mort de son ami, elle part pour Beyrouth afin de retrouver son histoire, sa maison.

Ce roman est né d’une pulsion, d’une envie soudaine, sans doute un besoin. Après les obsèques de son ami Gabriel, mort après avoir lutté en vain contre sa maladie, la narratrice prend un billet à destination de Beyrouth. Elle entend tenir post-mortem la promesse qu’il lui avait faite, lui faire découvrir son pays natal et sa maison. Des lieux qu’il n’a jamais revus depuis son exil en France. Cet exil qui les avait tous deux rapprochés: «Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.»
En arrivant à Beyrouth, elle est à la fois triste de découvrir une ville défigurée par la guerre et l’explosion du port qui ont laissé de douloureux stigmates et heureuse de humer l’air de ce pays fantasmé depuis la France et qui a gardé une part de sa beauté, de ses parfums. Peut-être aussi ce goût de l’enfance qui laisse à l’imagination la liberté de s’appuyer sur des rêves. Comme celui de Gabriel décrivant sa maison, son palais. Mais comment retrouver une construction plus imaginaire que réelle, re-construite des dizaines de fois pour son amie? Car, il y a «des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir.» Pour les trouver, il faut laisser sa part au hasard et la chance guider vos pas. Elle va se personnifier dans Nassim, un chauffeur de taxi à l’optimisme chevillé au corps. Lorsqu’il s’engage sur les routes de montagne vers le village de Bhamdoun, il est sûr de parvenir à retrouver cette belle demeure. Promesse tenue, même s’il ne reste que quelques murs, quelques pierres, quelques traces de la demeure. À l’image de Gabriel, elle retourne à la poussière, ne vit plus que dans le souvenir de ceux qui ont pu la contempler.
Comme l’avait fait son père, parti trop vite, c’est avec les mots que Gabriel avait réussi à conserver la splendeur de sa maison, à adoucir son exil. Les mots qui disent la douleur de l’exil en sublimant la beauté du lieu. «Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes». Et si quelques clichés accompagnent le texte, c’est parce qu’ils réussissent, comme l’affirme la citation de W. G. Sebald en exergue du livre, à faire apparaître «sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs qui surgissent en nous au milieu de la nuit».
C’est en creusant l’intime dans ce qu’il a de plus fort qu’Arielle Meyer MacLeod atteint l’universel. Avec une écriture toute en pudeur et en finesse, elle donne ses lettres de noblesse à une humanité qui conserve par-delà les drames un souffle de vie. Alors souffle le vent de l’espoir, des montagnes du Liban jusqu’au cœur des exilés.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Vues d’intérieur après destruction
Arielle Meyer MacLeod
Éditions Arléa
Roman
96 p., 17 €
EAN 9782363083623
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman part de France pour aller jusqu’au Liban, à Beyrouth et dans les environs jusqu’au village de Bhamdoun. On y évoque aussi Genève, Tel-Aviv et le Vaucluse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, sur un coup de tête, sans avertir personne – je n’ai envoyé un texto à ma fille qu’une fois arrivée sur place – j’ai pris un billet sur internet, fourré quelques affaires dans une valise, rédigé une réponse automatique sur mon mail professionnel, un laconique Absente je ne répondrai que dans quelques jours, et je suis partie, seule, pour Beyrouth.
Gabriel, l’ami de toujours, meurt sans avoir tenu sa promesse: emmener la narratrice au Liban, où il est né, où il a grandi, où il n’est jamais retourné. Mue par un élan qu’elle ne comprend pas elle-même, elle entreprend alors seule ce voyage, à la recherche de la maison d’enfance de Gabriel dont elle ne sait que ce qu’il lui en a raconté.
Ce voyage sur les traces d’un passé dont ne subsistent que des ruines, d’une affolante beauté, va la mener face aux non-dits de sa propre histoire.
Ce roman est une enquête intime qui, de lettres en photographies retrouvées, fait émerger des maisons marquées par l’exil et le déracinement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Vertigo)
Actualitté (Sean Rose)
Mare Nostrum (Jean-Jacques Bedu)

Les premières pages du livre
« En jetant une pivoine blanche dans le trou béant où le cercueil venait d’être déposé, une pivoine charnue, en pleine maturité, sa fleur préférée – Gabriel en tapissait son intérieur pendant les quinze jours annuels de la floraison, des gerbes de pivoines blanches partout dans des vases chinés ici et là dont il faisait collection, de celles qui ne cessent de se déplier et se déplier encore, découvrant de nouveaux pétales alors qu’on les pense tous éclos, leur cœur d’une générosité inépuisable les multipliant à foison –, en jetant cette dernière pivoine dans la fosse où maintenant il gisait j’entendais cette phrase, promesse non tenue, ultime dérobade, Tu verras, quand nous irons ensemble à Beyrouth, je te montrerai la maison de mon enfance. Gabriel avait quitté le Liban en 1978 et n’y était jamais retourné. Il m’en parlait des soirées entières, les histoires devenant de plus en plus abracadabrantes avec le nombre de margaritas ingurgitées. Histoires de vie et de guerre, de fêtes hallucinantes, elles se transformaient, un détail ici un autre là – fruits de son imagination sans doute mais je m’en fichais, j’aimais les histoires de Gabriel. Je le prenais parfois en flagrant délit d’incohérence, il trouvait toujours la parade et s’en sortait d’une pirouette qui me faisait rire bien sûr – Gabriel était drôle – mais qui avait aussi le don de m’exaspérer, cette façon bien à lui de vous filer entre les doigts. Au cœur de ces histoires se tenait, immuable, la maison de famille où il passait ses étés. La maison de la montagne. Elle en était l’horizon immobile, le point de fixation. Le foyer vers lequel toujours le récit revenait. Ses aventures avaient beau l’en éloigner, les péripéties s’accumuler, le dénouement, invariablement, l’y ramenait. Une maison pleine de souvenirs dont il avait fait le leitmotiv décliné à l’envi d’une épopée dont il était à la fois le dépositaire et le conteur infatigable. Gabriel était mon ami. Il était sculpteur. Gabriel est mort sans revoir Beyrouth, où il a grandi, où il ne m’a jamais emmenée. Beyrouth dont le seul nom – ses inflexions molles mâtinées de rugosité – me touchait, évoquant un lieu inabordable, un territoire de légendes auréolé d’une aura mystérieuse, connu des seuls initiés. Un mirage – une image, floue. Beyrouth la magnifique – Paris levantine au cœur de la Suisse du Moyen-Orient. Beyrouth la massacrée, dont j’entendais les échos de la guerre lorsque, enfant, je vivais en Israël, n’en saisissant pas grand-chose. Un nom où résonnaient des bruits d’obus. Et dans les yeux des soldats revenus de cette guerre, l’effroi de Sabra et Chatila que j’ai mieux compris en voyant des années plus tard Valse avec Bachir. Beyrouth dont j’avais croisé la violence et l’attachant murmure dans les livres, des récits marquants. Beyrouth la résiliente, qui s’était relevée de ses cendres et dansait à nouveau dans les quartiers branchés vantés par les magazines.

Après sa mort, il y eut d’abord le temps arrêté, ce temps du deuil où l’intensité des émotions le dispute à la peine, une parenthèse pendant laquelle je m’étais retrouvée dans la sidération d’un événement que je savais pourtant inéluctable – je l’invoquais même tant sa souffrance, les derniers jours, était devenue intolérable. Sa mort me frappait néanmoins avec la violence d’un coup que je n’aurais pas vu venir. À l’hôpital je répétais les mêmes gestes – humecter ses lèvres desséchées, tenir sa main piquée d’un cathéter, gérer le flux de morphine quand la douleur déformait ses traits et augmentait les râles. Lui parler aussi, évoquer nos souvenirs communs, les moments drôles surtout et cette soirée où, étudiants encore, nous nous étions rencontrés. Le Moyen-Orient – nous avions chacun le nôtre – nous avait immédiatement rapprochés.
Le sentiment de l’exil aussi, cet état de flottement que nous connaissions bien, qui nous maintenait en permanence sur le côté, au bord, à la marge – tout désir d’appartenance (à un clan, une chapelle, une bande, une communauté) se doublant aussitôt d’un mouvement de retrait. En être et ne pas en être. Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.
Mais lui, Gabriel, avait un port d’attache, un endroit où revenir en pensée et s’ancrer depuis l’exil – cette maison dont il m’avait tout de suite parlé – alors que je suis, moi, une exilée de nulle part. Les amis – nombreux, Gabriel connaissait un nombre incalculable de gens – étaient venus de partout. Certains logeaient à la maison. Pour les uns Gabriel était le camarade d’enfance, pour les autres l’amour fou, la sensualité d’une nuit, la passion impossible, pour d’autres encore le frère réincarné, l’artiste admiré ou le compagnon de fête. Gabriel habitait mille vies et sans doute plus. Des vies publiques, d’autres secrètes. Il avait le goût de la nuit dans laquelle parfois il m’embarquait, et je l’accompagnais dans les hauts lieux de la culture gay où il rejoignait ses amants, toujours différents, je n’arrivais pas à suivre la valse des amants de Gabriel, il y avait les rencontres d’un soir ou d’une heure parfois, les amants de passage et les grandes romances toujours intenses et compliquées, le plus souvent platoniques celles-là, semées d’embûches qu’il semblait rechercher autant qu’elles le faisaient souffrir.
Gabriel se moulait dans le désir de l’autre tout en restant insaisissable. Il avait la faculté de se mouvoir avec la même aisance dans les milieux les plus disparates vers lesquels sa curiosité le menait et partout, quelles que soient les circonstances, il exerçait aussitôt une séduction dont il jouait, avec malice parfois. Tu es une surface de projection sur laquelle chacun vient plaquer son propre fantasme, je lui disais, stratégie assez efficace qui te permet d’échapper à tout le monde. Il riait.
Et puis l’enterrement. L’atmosphère lourde et dense, oppressante. Le soleil n’avait pointé le bout d’un rayon qu’au moment de la mise en terre, immobilisant soudain la pluie qui n’avait cessé depuis le matin, une pluie fine et sale qui bavait sur les yeux et fanait toutes les fleurs, les gerbes de fleurs recouvrant son cercueil. Mes mots d’adieu devant la tombe encore ouverte, une oraison que je n’ai pu terminer, où la maison forcément apparaissait – comment parler de Gabriel sans l’évoquer. Les larmes, la pluie, la morve coulaient sur mon visage, je m’essuyais du revers de la main. Et cette boule compacte dans ma gorge, étouffant mes derniers mots ravalés en un galimatias inaudible. »

Extraits
« Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes. Je ne sais quel fil, lien, corde, pourrait les tenir ensemble — feuille caillou ciseaux, un deux trois, je me souviens de ce jeu d’enfants, la feuille désarme la pierre en l’enveloppant. » p. 49

« Il y a des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir. Toutes me fascinent, toutes me sont étrangères. » p. 85

À propos de l’autrice
MEYER_MACLEOD_Arielle_DRArielle Meyer MacLeod © Photo DR

Après avoir été formée comme comédienne à l’École de la Rue Blanche à Paris, Arielle Meyer MacLeod a poursuivi ses études de Lettres à l’Université de Genève, où elle a décroché un doctorat en 1999. Avant de revenir au théâtre en se spécialisant en dramaturgie, elle a enseigné dans deux universités. Autrice de plusieurs articles ainsi que du Spectacle du secret (Droz, 2003) et de Tourner la page (avec Balzac), elle réside et travaille à Genève. Vues d’intérieur après destruction est son deuxième roman. (Source: Éditions Arléa)

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Cartographie d’un feu

DEMOULIN_cartographie_dun_feu  RL_2024

En deux mots
Le feu a pris en plein hiver sur les contreforts du Jura. Un incendie inattendu qui va provoquer un vent de panique et mettre en danger la propriété et l’usine de Jason, mais aussi secouer toute sa famille, son père, son frère, son épouse. Réussira-t-il à sortir indemne de ce drame?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La forêt s’embrase en plein hiver

Autour d’un feu de forêt qui prend en plein hiver dans la forêt jurassienne et provoque de gros dégâts, Nathalie Démoulin a construit un roman à l’atmosphère lourde. Un drame qui va déchirer une famille et réveiller bien des fantômes.

«Les arbres meurent debout. Ils ne gardent que leurs branches principales, noires et fendues, ouvertes comme de grosses bouches ébréchées. Par endroits, on voit grouiller les uniformes, des types de la taille d’un Playmobil manœuvrent des tuyaux géants. Une flamme immense, dix mètres de largeur environ, lèche la départementale…» La forêt jurassienne brûle autour de la Cuisance, bien que ce genre de catastrophe n’est pas censée se produire en février. Si le maire parie sur des dégâts contenus, les faits ne vont pas tarder à lui donner tort. Il faut évacuer les maisons et les bâtiments qui sont proches du périmètre de l’incendie. Pour Jason, c’est déjà la double-peine. Sa maison et son usine sont menacées. Carole, son épouse, a pris les devants et s’est réfugiée chez son beau-père, au grand dam de son mari. Il aurait préféré trouver une chambre d’hôtel et ne pas se retrouver aux côtés de son père qui ne s’est jamais vraiment remis de la mort de son épouse. Il ne lui reste plus qu’à espérer que le sinistre sera vite circonscrit.
Un espoir que partagent nombre d’habitants et notamment ses employés. Car il est le premier employeur de la ville. Son entreprise, spécialisée dans les assemblages mécanosoudés et les superalliages, fournit l’aéronautique, le nucléaire et le secteur médical. Jason explique ainsi son activité et son succès: «Nous soudons des formes complexes, des matériaux qui seront bientôt plus précieux que l’or. Je parle de métaux de transition comme le cobalt, le titane ou le tungstène. Je parle de richesses prises aux ténèbres de la terre, de celles qui dorment dans nos montagnes. C’est moi qui ai développé la fabrication d’outils chirurgicaux. Et c’est ce secteur qui nous permet aujourd’hui une croissance exceptionnelle à deux chiffres.»
Dans cette atmosphère particulièrement tendue, chacun essaie de trouver de quoi apprivoiser sa peur. Carole se plonge dans son travail, une étude sur le peintre britannique Peter Doig. Mais à ses feuillets raturés et froissés, on voit qu’elle ne peut guère se concentrer. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur l’ambiance et les couleurs utilisées par cet artiste pour des toiles qui résonnent avec le drame qui se joue, avec cet univers oppressant (voir ci-dessous trois toiles évoquées dans la roman).
La peur se fait de plus en plus présente et offre un terreau favorable à toutes les histoires macabres, aux accidents de la vie, aux disparitions mystérieuses. Chacun ressasse les pans noirs de son histoire, les rêves de gloire avortés, les amours mortes, les accidents et les flirts avec la mort «j’étais passé du côté des anges, entre les vivants et les autres, et je ne savais plus bien, dans ce coma de draps blancs et d’intraveineuses, où commençait le rêve».
Et c’est bien là le secret de l’écriture de Nathalie Démoulin, cette faculté à passer du rêve à la réalité, de la mort à la vie. Alors que les frontières s’estompent, que les personnages se perdent dans le paysage, que leur âme participe de cet incendie qui donne l’impression de ne jamais devoir s’arrêter. Alors, on se dit que les portes de l’enfer viennent d’être franchies.

Cartographie d’un feu
Nathalie Démoulin
Éditions Denoël
Roman
146 p., 17 €
EAN 9782207180198
Paru le 3/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, principalement dans le Jura, le long de la Cuisance. On y évoque aussi Besançon.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Ai-je compris à ce moment-là que l’incendie désormais était en nous? Dans nos reins et nos cœurs ses ailes ardentes. Éclairant tout à sa façon anarchique, sur le point de tout dévaster. »
Les montagnes du Jura sont couvertes des neiges de février. C’est pourtant là, par des températures négatives, que s’est déclenché un incendie menaçant la ville de Cuisance. Chassé par les flammes, Jason Sangor part s’abriter dans la maison où il a grandi. Il y retrouve sa femme, mais aussi son père et son frère, avec lesquels rien n’est simple – l’un a trop de secrets, l’autre trop de folie. Dans cette bâtisse qui semble abriter des fantômes, encombrée d’objets qui témoignent de guerres anciennes ou familiales, Jason perd pied.
Quand le réel se teinte de fantastique, quand le feu dessine autour de la vallée un cercle de l’Enfer, les vivants, les morts, les disparus et les égarés se croisent autour d’un lac couleur de lune. Un roman intense sur le pouvoir des souvenirs et le chagrin de ceux qui restent.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Marie-Ange Pinelli)
Blog Kanoubook


Bande-annonce du roman © Production Éditions Denoël

Les premières pages du livre
« La montagne flambe depuis bientôt vingt-quatre heures. La montagne blanche, la montagne de froid et de neige, la montagne de février est en feu. Elle brûle en cercle tout autour de la ville. La peau de glace des sapins se brise à distance, la forêt éclate comme du verre, puis se couvre d’une autre peau, de sa seconde et vraie mort, de résine ardente.
Un anneau de cendres flotte, silencieux et immobile, un peu plus qu’à mi-hauteur du cratère. Dessous, le feu remue dans les congères, immense déjà, et ses flammes grandissent par instants jusqu’à toucher l’anneau, agiter la fumée. Les camions des pompiers ont dû grimper jusque-là, et pour ça
il a fallu déneiger les chemins forestiers à la force des bras.
Ils stationnent dans des reculées délaissées, à l’aplomb de sapinières austères, et il me semble voir leurs jets, dirigés à l’aveugle, hachurer le ciel.
— Un feu d’enfants, me dit le maire.
Décidément, des contes il nous en aura servi, celui-là, en trois mandatures, lui qui a survécu à tout, aux listes dissidentes, à l’usure des affiches électorales, à la fermeture des ateliers de diamantaires et à celle de l’usine de plasturgie.

Il porte une tenue immuable, je ne lui en connais pas d’autre.
Un costume un peu mou, qui gondole sur ses chaussures, qui ne donne pas le change à sa face épaisse, aux paupières tombantes, au nez énorme, bulbeux, marbré de couperose, des
traits simplets qui trompent le monde. Je secoue la tête, ce vieux geste malgré moi, ma vieille tête de cheval, le mors qui griffe mes lèvres, le silence qui tourne dans ma bouche. La
montagne, je croyais la connaître. J’ai payé des ingénieurs, des géologues, des spéléologues pour radiographier ses richesses, ses minerais, ses terres rares. Je sais où il faut creuser, mes relevés sont plus précis que ceux du BRGM. Mais
cet incendie dans la neige, ces rougeurs soudaines hier, les sapins partant en torche dans le grand blanc, je ne savais pas ça possible.
— De petits vauriens, de la graine de salopiots, ceux-là brûleront tout, insiste Noirot.
Pour un peu il me parlerait de mon frère, un archétype, dans son genre, mais il n’ose pas me fâcher, j’emploie tout de même la moitié de la population active de la ville. Alors il se tait, le regard insaisissable sous la peau lourde des paupières.
Je lui serre la main. Nous nous quittons sans rien ajouter. Il est pataud et fatigué. Je parie qu’il n’a pas dormi de la nuit. Je parie qu’il est soulagé qu’on lui parle d’autre chose que du
cabinet d’audit, des emprunts toxiques, de la dette de la ville qui s’élèverait à cinquante millions d’euros, de sa possible démission. Il y aura bien quelqu’un pour l’accuser d’avoir mis
le feu lui-même, vous ne croyez pas ?
Dehors, j’entends tout de nouveau. La bouche géante du brasier respire avec force. Les arbres gémissent comme se plaint ce qui meurt. Est-ce le premier, est-ce le dernier cercle ? Celui des lâches, celui des luxurieux, celui des perfides? Les villes qui brûlent à l’écart de nos frontières, les sphères ardentes qui tournent dans le ciel sont-elles orientées vers nous comme des miroirs ? Je fais démarrer ma voiture qui
tangue comme une barque sur la chaussée gelée. Il n’y a plus de ciel au-dessus de la cluse qui brûle. Une simple paupière de fumée soudée à la montagne. Ici la lumière se tait. Les cœurs se fendent. Les feux s’enténèbrent.
Vous connaissez Cuisance. Notre ville est encaissée au coude d’une vallée dont les pentes abruptes sont des murailles de sapins. À la fonte des neiges, quand on longe la crevasse, quand le pied s’enfonce légèrement dans une tourbe brune, souple, pneumatique, on est tenté de croire que la montagne est faite d’aiguilles de conifères, assemblées comme les cartes
ou le sable qui font les châteaux. En bas, la lumière est froide.
Le ciel, lointain. La nuit tombe tôt.
À la fenêtre de mon bureau, le feu est toujours là, on devine des chicots gris dans la houle des sapins et par instants une lueur comme un astre tapi dans la montagne. Nous avons le bilan à examiner, des chiffres à lire et au lieu de ça
Léontin se détourne sans arrêt, sur son visage tatoué, comme sur un réflecteur, l’anneau de cendres tombe puis remonte, oscillant devant un soleil froid, quasi lunaire.
Je m’interroge. Peut-il s’agir d’une manigance de Noirot qui aura voulu une catastrophe plus grande que ses erreurs ?
Ai-je ma part dans ce malheur, moi qui ne considère plus guère la montagne que comme le gisement de richesses issues du carbonifère ? Ou bien cet incendie qui défie la raison est-il l’amorce des jours redoutables qui nous sont promis ?
À dix heures, des avions larguent des nappes prises aux lacs, elles tombent en vastes coulées livides, repeignent la montagne de traits blêmes, sales. Cette fois je renonce à la réunion. Nous sommes à la fenêtre tous les trois. Léontin,
Sage et moi. J’ai froid. Il faudrait davantage d’avions. En faire venir de Marseille, de Ligurie, de Rome. Le feu qui progressait le long des fosses aménagées pour le contenir semble
à présent les franchir. Je ne vois plus les camions, ni les silhouettes au bout des lances. Le feu monte vers le crêt de Furieuse. Ma maison est là-haut, à une altitude moins riche
en oxygène. La forêt s’ouvre dans sa direction à la manière d’un nuage. Elle devient nuage. S’il neige, la neige sentira la fumée. L’odeur est déjà sur notre peau. Dans notre cerveau.
Il est quinze heures. J’ai roulé deux kilomètres vers Furieuse quand une alerte interrompt le programme sur lequel était réglée la radio. La route est coupée au niveau du bois de Sombes. Furieuse sera abandonnée aux flammes s’il
faut. Qu’y a-t-il à ces hauteurs ? Quelques cabanes, une poignée de chalets confondus à la forêt, ma maison chauffée par un insert, les livres de ma femme. J’avance. J’accélère.
Des chevreuils se sont jetés sur la route. Une petite troupe désorientée qui ne s’écarte pas à l’approche de ma voiture.
Pattes légères et bifides, mouvements incohérents. Suis-je devenu invisible ? Je coupe le moteur. Leurs flancs respirent follement. Je sens la résine qui coule dans l’air. Chaude et
entêtante. Soudain le groupe s’éparpille. Les sabots crépitent sur l’asphalte. Ils s’élancent vers les hauteurs de Sombes, vers le crêt de Furieuse, un trait de neige sur le ciel blanc. Après
eux une nuée de fumée. Elle roule, épaisse, langoureuse, sur mon pare-brise.
Au barrage, le gendarme me salue.
— Servant, dit-il.
— Sangor, je réponds.
Il hoche la tête. Bien sûr il me connaît.
— Vous ne passerez pas.
Je ne crois pas que ma maison soit menacée par les flammes, pas à cette altitude, pas avec les bancs de neige, les congères qui ne fondent pas. Même si ce feu joue avec nos esprits cartésiens, je suis un homme qui s’obstine à brandir des raisonnements. Il se fout de ce que je lui dis. Il tape ses bottes sur le bitume.
— Votre femme est partie, elle ne vous a pas prévenu ?
Je fouille dans ma veste, chope mon portable. J’y trouve un message que Carole a envoyé, en début de matinée, vers Cuisance où les antennes dorment, où les signaux se déclenchent avec des heures de décalage. C’est une photo de sa main, doigts blancs, alliance, saphirs à côté d’une patte de chien noire. Bon sang, elle sait pourtant à quel point cet animal me dégoûte.
— L’incendie ne montera pas jusqu’à Furieuse, dis-je quand même.
Le type recule, lève la tête, mordille ses lèvres gercées. Au soleil, son visage est traversé d’anneaux sombres, globuleux, explosifs, comme ce matin celui de Léontin. Il hausse les épaules.

Carole aurait pu choisir un hôtel. Ou bien louer une maison. Oui, une maison confortable, équipée d’un sauna, de celles que louent les hivernants pour suer lorsqu’ils rentrent du ski, ou après une trop longue nuit en boîte. N’importe quoi mais pas aller chez mon père, à Messia. Et c’est pourtant ce qu’elle a fait.

Je pourrais l’appeler, dénouer le sort. À la place, je fais demi-tour. Je bute contre la neige drossée sur le côté par les engins. D’ici on aperçoit une coulure de braises au pied des Grands Bois. Des sapins se consument sans flamme. Des choucas tournent autour sans se poser. Cuisance est invisible dans sa crevasse. On ne distingue que les lèvres rêches, bleutées, compactes, de l’anticlinal et immédiatement sous la paroi la masse des épicéas qui tombe hors du regard vers quelque chose qu’on soupçonne aussi profond que la nuit.

Je prends par la vallée, je traverse Cuisance, le cercle de nouveau est au-dessus de ma tête, le cercle des flammes et des fumées, le cercle des luttes. Le tunnel n’est pas fermé. Les phares éclairent la roche humide. La voiture traverse de larges flaques noires. Des traits jaunes, fluorescents, dessinent la chaussée dans l’obscurité. À l’autre bout, ce n’est pas encore le crépuscule, les jours durent plus longtemps de ce côté de la montagne. Le lac s’est refermé après la morsure des hydravions. Une brume bleue sourd en surface. Il n’y a pas un souffle d’air. La route suit la berge, fait un immense écart avant de piquer au nord. Là où la neige ne tient plus affleurent de vastes plaques d’herbe roussie.

Je fais le plein à la station-service. Les lumières sont déjà allumées, des néons rouges et bleus qui clignotent en vain, dans l’immense pâleur d’un jour d’hiver. C’est à peine s’ils colorent l’Express garé derrière le manomètre. Dans l’aquarium où la patronne encaisse, trois globes à cent watts valsent sur ma rétine, ferment mes yeux. Le bas-rouge grogne dans le dos de Magali. À travers mes cils, je vois vibrer ses doigts chargés de bagouses. Elle me déleste fissa de ma carte bleue.
— Alors, elle a pas fini de brûler, la cluse ?
C’est comme ça. Pas de bonjour, des questions dont elle connaît les réponses, son petit visage précis, à peine fané, au-dessus d’un col en renard. Carole appelle la station L’Observatoire. D’ici, on a vue sur pratiquement toute la vallée de Messia. Madame Je-sais-tout a une paire de jumelles à portée de main, juste à côté du téléphone. Elle fait des listes, comme les enfants. Les voitures qui passent. Celles qui stationnent trop longtemps sur le parking du lac. Lorsqu’elle n’a pas eu la présence d’esprit de refermer son carnet, on lit ses relevés, à l’envers: date, heure, numéro minéralogique.

Rien ne défend la maison de mon père. Mais une vasière en été contient les estivants à l’écart, au long d’un embryon de plage et d’un sentier entretenu entre quelques vieux arbres. Comme une paupière rougie, un sable fin sépare l’eau de la prairie. Il arrive que des canoteurs accostent au ponton que mon père a fait installer, il arrive qu’ils croient bon de s’allonger sur l’herbe, il arrive que mon père leur envoie son chien. En hiver ne passent à pied que quelques chasseurs. La maison grandit sur la neige. Il ne reste qu’elle au bord du lac.

De loin, je vois les cheveux blonds de ma femme qui volettent autour de son visage. Elle est tournée vers la montagne, comme s’il était possible de voir à travers, de lire des présages. Elle a enfilé une de ces vieilles capotes militaires qu’on trouve accrochées dans les maisons, encore toutes clinquantes de leurs breloques et chaudes d’odeurs qui ne sont pas les nôtres. Et c’est dans cet attirail qu’elle vient vers moi, grande, nerveuse, étrange. Son menton pointu posé sur un col d’officier amidonné de poussière et de poudre à canon. Mes bras sont retombés. Comment l’enlacer dans cette défroque de soldat, dans ces vêtements d’un oncle de mon père qui attendent depuis cent ans de reprendre l’air ? Qu’elle ne soit plus elle-même, voilà qui m’inquiète. Je n’ai pas le temps de lui faire des reproches. Elle a le souffle un peu court, la voix saccadée, l’incendie met du rose sur ses joues, du brillant dans ses yeux, elle a dû quitter Furieuse en moins d’une demi-heure, pressée par les pompiers, et quand elle est arrivée ici il n’y avait personne, sauf le chien, qui montait la garde mais l’a laissée entrer. L’animal.

Elle est plus grande que moi, et plus encore dans ce long manteau raide qui traînerait dans la neige si on le posait sur mon dos. Elle qui connaît mes désirs, comment a-t-elle pu concevoir venir ici ? À cette heure nous devrions être nus dans une cabine de bois, nous jetterions de l’eau sur les pierres brûlantes, une vapeur nous envelopperait, un parfum de sauge. Au lieu de quoi, il faut marcher pesamment jusqu’à la maison sur le chemin mal déneigé et je ne dis rien de cette angoisse qui grandit, revenir dans cette maison c’est entrer dans ma nuit, et sans doute ce feu qui brûle la cluse est-il une force, une force maligne et irrésistible qui m’oblige à rebrousser chemin, à revenir là où je croyais ne plus revenir, jamais, ne plus jamais reprendre ma place d’enfant, jamais.

Dedans, la télévision est allumée. On y voit l’incendie. Filmé par des drones qui traversent des écrans de fumée avant de s’en échapper d’un coup pour survoler un brasier étouffé et lent. Les arbres meurent debout. Ils ne gardent que leurs branches principales, noires et fendues, ouvertes comme de grosses bouches ébréchées. Par endroits, on voit grouiller les uniformes, des types de la taille d’un Playmobil manœuvrent des tuyaux géants. Une flamme immense, dix mètres de largeur environ, lèche la départementale qui grimpe vers Furieuse. Carole a passé l’après-midi ici. Sur le divan, des feuillets tapuscrits, raturés, froissés, une litière, les épreuves de son étude sur Peter Doig. Peter Doig, vous savez, le peintre. Swamped. The House that Jack Built. Echo Lake. Non ? »

Extraits
« L’entreprise est spécialisée dans les assemblages mécanosoudés de superalliages. Nous fournissons l’aéronautique, le nucléaire mais aussi le secteur médical. Nous soudons des formes complexes, des matériaux qui seront bientôt plus précieux que l’or. Je parle de métaux de transition comme le cobalt, le titane ou le tungstène. Je parle de richesses prises aux ténèbres de la terre, de celles qui dorment dans nos montagnes. C’est moi qui ai développé la fabrication d’outils chirurgicaux. Et c’est ce secteur qui nous permet aujourd’hui une croissance exceptionnelle à deux chiffres. J’ai embauché des ouvriers spécialisés dans le soudage Tungsten Inert Gas. Léontin forme toutes nos recrues. » p. 31

« (Traité des prescriptions, de l’aliénation des biens d’Église, et des dixmes, en 1730). Ses premières toiles coïncident avec le retrait des troupes de Condé de la Franche-Comté au terme de la Guerre de Dix Ans, en 1644. Dans une région décimée par les armes et la famine, où l’on a vu des mères et des pères se faire cannibales, où près de six habitants sur dix ont été portés en terre, il peint des sujets religieux empreints d’une sourde gravité. À une époque où Rubens prête à ses Christs une chair tendre comme le beurre, Dunod de Charnage fait percer de fragiles nativités dans des ténèbres oppressantes, réduit les ciels à de pâles lueurs d’orage, fait lourde la tête des crucifiés. Il peint comme on donne la mort. En vérité, on ne connaît de lui qu’une poignée d’œuvres, dont les signatures sont fluctuantes, parfois un simple Charnage, parfois les initiales DC, parfois un Dunod de Charnage fait plus affirmatif, ou plus officiel. Carole a inspecté les inventaires, consulté des érudits locaux, parcouru à la loupe des liasses d’archives. Il y dans son ordinateur des photographies de toutes les toiles recensées, des vues de détail, l’empreinte du pinceau dans l’huile, figée en tourbillons que les années ont assombris.
Claude Dunod de Charnage a connu des incendies. Il a vu des survivants, réduits à se nourrir d’herbes et d’écorces. Il n’en montre rien dans sa peinture. Pas même cet écran que forme la chaleur dans l’air lorsque les villes brûlent. Il peint un pays polaire. Mais il est vrai que les hivers du siècle sont terribles. Les armées traversent à pied les fleuves gelés, les rivages d’Europe sont pris dans des banquises, les flottes royales immobilisées par les glaces. » p. 61

« Dunod de Charnage a peint des fratries pour les bourgeois de Besançon. Dans l’une d’elles, commente Carole dans l’un de ses articles, est représenté un enfant mort, un bambin qui n’aura pas survécu plus de quelques jours à une époque où la mortalité infantile est effroyable. Au milieu de ses aînés vêtus de chausses et de pourpoints comme de jeunes adultes, lui est nu. » p. 68

« Trois mois après la mort de ma mère, Biljana est repartie en Serbie. Je me suis retrouvé seul entre mon père et mon frère. J’ai fait ce qu’il fallait. J’ai volé une dernière fois au sortir d’un virage en épingle, dans les tôles encore intactes de ma voiture. J’ai passé une entière saison de ski cloué à un lit. C’en était fini pour moi des podiums. Lorsqu’il neigeait, il me semblait que ma mère posait sa main sur mon front. Je n’étais plus l’oiseau, jaillissant de la piste d’envol, dessinant ma trajectoire comme on le fait d’un jet de flèche, j’étais passé du côté des anges, entre les vivants et les autres, et je ne savais plus bien, dans ce coma de draps blancs et d’intraveineuses, où commençait le rêve. » p. 69

À propos de l’autrice

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Nathalie Démoulin © Photo DR

Née à Besançon en 1968, Nathalie Démoulin est éditrice. Romancière, elle a publié Après la forêt (2005), Ton nom argentin (2007), La Grande Bleue (2012) aux éditions du Rouergue, et Bâtisseurs de l’oubli (2015) chez Actes Sud. (Source: Éditions Denoël)

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La Maison aux chiens

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Prix Jean Anglade 2023

En deux mots
Francis et Geneviève élèvent des chiens dans un petit village de l’Allier. Mais ils accueillent aussi les enfants placés par les services sociaux. Roman, Sofian, Atalante, Grégory et les autres vont tenter de se construire un avenir, eux qui ont déjà tant souffert. On va suivre leur parcours, ponctué de drames.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Des enfants et des chiens

Caroline Hussar est la lauréate 2023 du Prix Jean Anglade. Son roman raconte l’odyssée d’enfants placés en famille d’accueil, élevés comme les chiots qui les entourent. Dans ce petit village, dans la France des années 1990, l’amour est une denrée rare.

La première réussite de ce roman est indéniablement cette atmosphère très prenante qui saisit le lecteur dès les premières pages. Il sent littéralement cette odeur âcre qui imprègne tout, de poils et de crasse, de tabac froid et de désinfectant, de pot-au-feu et de chien mouillé. Une odeur que l’on trouve dans le chenil, dans la maison, dans la voiture, dans les habits. Nous sommes dans les années 1990 au sein d’une famille d’éleveurs dans un village de la plaine de l’Allier.
Dans de grandes cages, Francis soigne les chiens de différentes races et héberge quelquefois aussi ceux du voisinage. Si Geneviève, son épouse, le seconde en s’occupant surtout de l’intendance, elle s’affaire prioritairement à l’autre mission de la famille : accueillir les enfants placés par les services sociaux.
Au moment où s’ouvre le roman, ils sont cinq.
Roman, onze ans, arrivé deux mois plus tôt, Sofian, cinq ans, qui est là depuis presque an « le temps que ses deux grands frères trouvent une formation et que leur mère prouve qu’elle peut gérer la situation», Sandy, un bébé de dix-huit mois pour lequel il n’y avait pas de place en pouponnière et dont la mère est en hôpital psychiatrique et Atalante, qui vient d’arriver. Sans oublier Angélique, leur grande fille de quatorze ans. Tout au long du roman d’autres enfants viendront s’agréger au groupe, au fil des départs et des arrivées, comme les frères Nelson et Grégory. «Ici, il y avait quelque chose de la vie de meute. Chacun sa place, du plus jeune à l’ancien, un rôle acté, immuable, sauf à évoluer en avançant en âge.»
Pour les chiens comme pour les enfants, Geneviève et Francis ont appris à ne pas trop s’attacher, car ils savent qu’ils ne sont que de passage. Même s’il arrive que le provisoire dure. Leur principale mission consiste à éviter les incidents, à instaurer une autorité susceptible de permettre à la communauté de vivre dans une relative harmonie. Et d’intervenir dès qu’un «bébé se met à vagir et un chien à pleurer. À moins que ce soit l’inverse.»
Au fil des jours, on découvre les parcours des uns et des autres, les traumatismes avec lesquels ils luttent, leur aspiration à une «vraie» vie de famille, mais aussi les liens qui se créent entre eux. Caroline Hussar montre très bien combien les enfants sont déstabilisés, privés de leurs parents et de leurs repères, ne sachant combien de temps ils sont là et ne pouvant guère se projeter vers l’avenir. Mais elle montre tout autant le malaise de la famille qui les accueille, surtout ici où Geneviève, enfant légitime, doit cohabiter avec des «faux frères», des «fausses sœurs».
De manière diffuse, par petites touches, on sent la fragilité de cet édifice et la menace qui croît. Sans rien dire des drames qui couvent, soulignons combien le manque d’amour peut faire de ravages. Surtout au sein d’une communauté dont chacun des membres, pour des raisons bien différentes, se garde d’exprimer ses sentiments. Mais au final, il va rester quelque chose de ce lien, de ces petites graines semées au fil des jours et qui trouvent dans cette nature une terre fertile. Car la vie rurale, marquée par les saisons de chasse et de pêche, donne ici le cadre qui manque cruellement aux enfants en errance.
Je partage l’avis de Lorraine Fouchet, la présidente du jury du Prix Anglade, lorsqu’elle conclut sa préface en écrivant qu’elle pense «sincèrement que Jean Anglade aurait aimé» ce roman. On peut du reste y voir une parenté avec Les cousins Belloc, ces deux orphelins recueillis en Auvergne par deux grands-mères. Sans oublier le petit clin d’œil à la lauréate de ce même Prix en 2022, Sarah Perret et La Petite qui rassemblait aussi deux orphelins autour d’une grande table à la campagne.

La Maison aux chiens
Caroline Hussar
Éditions Presses de la Cité, coll. Terres de France
Premier roman
240 p., 20 €
EAN 9782258206922
Paru le 28/09/2023

Où?
Le roman est situé dans un village dans la plaine de l’Allier.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est une maison perdue au cœur des plaines de l’Allier. Un étonnant capharnaüm, entouré de chenils. Geneviève et Francis y accueillent des enfants à l’histoire cabossée. Entre ce couple fruste et ces gamins, dans cette maisonnée organisée autour des chiens, l’amour se fraie son chemin. Il y a Roman, que l’on a dû éloigner d’une famille déstabilisée, Nelson et Grégory, deux frères « difficiles »… Et Atalante, petite fille aussi sage que maladroite. Ces enfants qui arrivent avec leur passé, souvent traumatique, vont devoir apprendre à vivre ensemble. Et cohabiter avec la fille de leurs parents d’accueil, Angélique, qui peine à trouver sa place dans ce refuge… Un havre que le regard des autres, voisins, familles, services sociaux, va au fil du temps de plus en plus menacer.
« Dans cette meute de papier, chacun a sa place, même le chiot le plus fragile. Dans ce texte, chaque mot a aussi sa place. […] Lorsque vous le refermerez, vous en conserverez longtemps la douceur. » Lorraine Fouchet, préface
Roman d’une force rare, presque brute, à la tendresse rugueuse.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Philippe Poisson

Les premières pages du livre
« Préface de Lorraine Fouchet
Dans préface, il y a «face à». Présidente pour l’année 2023 du jury du beau prix Jean Anglade, je me suis trouvée « face à » cette histoire romanesque, tendre, touchante, concrète dans sa réalité sociale, puissante, contée d’une plume fougueuse et fluide, poétique par l’imagination des narrateurs enfants, pleine de rage et d’amour.
Une des héroïnes s’appelle Atalante, un prénom rare. Ce roman aussi est rare, intelligent et énergique. Sonore et musical, par l’aboiement des chiens de la famille d’accueil que vous allez découvrir. Odorant, vous verrez pourquoi. Prenant, vibrant, incandescent parfois. Bouleversant par ses leçons de vie boiteuses, fouillis, incohérentes, magnifiques.
Parfois, lorsqu’on repose un livre, une phrase particulière se fiche dans notre cœur et y vibre doucement. Je partage avec vous celle-ci, qui m’a chamboulée : Ils faisaient durer le plaisir, cherchaient dans leurs mémoires les histoires qui déjà s’effaçaient, et dont ils ne conservaient que la douceur.
Il y a cela dans la grâce de certains livres, ils s’impriment en vous, on est téléporté dans leur univers. Mon chien a droit au canapé, je préfère les animaux vivants et libres plutôt qu’étalés sur un tableau de chasse, et je suis fille unique. Pourtant, le temps de cette lecture, j’ai fait partie de la meute d’enfants et de chiens dans laquelle vous êtes invités, j’ai couru avec eux, et je m’y suis sentie chez moi.
Dans cette meute de papier, chacun a sa place, même le chiot le plus fragile. Dans ce texte, chaque mot a aussi sa place.
Vous allez froncer les sourcils, retenir votre respiration, écarquiller les yeux.
Vous serez tour à tour inquiets, émus, amusés, troublés, vous réagirez à l’instinct.
Vous aurez parfois le sourire aux lèvres et parfois le cœur chiffonné et les yeux embués.
Lorsque vous le refermerez, vous en conserverez longtemps la douceur.
Je crois sincèrement que Jean Anglade l’aurait aimé.

J’ajoute quelques gouttes de Viandox.
La rue était plate, à l’image de la plaine qui se déployait alentour. Un peu en retrait du bourg se tenaient les dernières habitations avant le Bois Randenais, des hectares de rien jusqu’à la ville la plus proche. Une berline sombre vint se garer devant le portail de l’entrée principale, déclenchant des aboiements déchaînés à l’arrière de la maison. C’était une bâtisse des années trente, vétuste, assez étroite, tout en hauteur. Le crépi beigeasse de sa façade s’effritait. Le toit d’ardoise qui la surplombait était délavé et comme cabossé. Aux angles des fenêtres, les volets, sans doute rouges à l’origine, avaient désormais une teinte passée, tirant sur le brun. La petite fille pâle sortit de la voiture et remonta l’allée de dalles cassées en fronçant le nez. Il flottait dans l’air une odeur âcre, mélange de poils de chiens et de désinfectant. Son père frappa à la porte. À l’intérieur, Francis grogna, à la fois pour prévenir qu’il fallait aller ouvrir et indiquer qu’il ne s’en chargerait pas. Aucun des enfants ne fit mine de bouger. Il relevait d’une convention tacite que Geneviève gérait les relations avec l’extérieur. Bien droit sur le seuil, le couple de petits-bourgeois se figea légèrement en la voyant. Ses cheveux formaient un halo sec et volumineux d’une couleur indéfinissable, entre le rouge et le violet. Son nez, busqué, était si fin que, de face, il se contentait de tracer un long sillon sur son visage. On aurait dit que cette femme avait été brûlée, tant sa peau était tirée sur l’ossature de sa figure. Le simple fait de la regarder faisait mal. Après avoir salué les parents, elle se pencha vers la fillette pour lui faire répéter son prénom.
– Atalante ? Quelle drôle d’idée ! s’exclama-t-elle. Moi, c’est Geneviève.
Elle parlait fort, comme affectée d’un début de surdité. Autour de ses épaules, un châle noir au crochet s’ouvrait sur une cascade de colliers de perles multicolores et de pendentifs dorés. Dessous, elle portait un pantalon de treillis kaki et de lourdes chaussures de marche, que soulevaient à grand-peine ses jambes squelettiques.
Elle les invita à entrer d’un mouvement de ses doigts tordus, couverts de bagues de pacotille. Les enfants avaient déjà fui les lieux pour s’égailler dans les chambres desservies par le long couloir sombre, à l’arrière de la maison, la grande emportant le bébé qui vagissait d’indignation, les plus jeunes formant un troupeau indistinct dont il ressortait tout de même qu’ils étaient dans l’ensemble bruyants et mal fagotés.

Dès le seuil, la gamine eut le souffle coupé. L’odeur la prit à la gorge. Un mélange de crasse, de tabac froid et de relents de pot-au-feu. Et par-dessus ces effluves, ceux, plus forts et plus tenaces, de chien mouillé. Elle lutta contre la nausée qui l’assaillait. Ses hoquets attirèrent l’attention de son père, qui, d’un geste sec, lui enjoignit en silence de le suivre. Du coin de l’œil, elle nota que sa mère plongeait le nez dans son foulard pour y chercher le réconfort du parfum dont elle s’aspergeait copieusement chaque matin.
Geneviève leur fit faire le tour du propriétaire. Francis trônait devant la table de salle à manger qui occupait la majeure partie de la pièce, protégée par une toile cirée où se répétait de loin en loin la même scène de chasse au canard, plus ou moins effacée selon les endroits où s’étaient attablés les convives. Il cassait des noix d’une main épaisse, et s’interrompit à peine pour les saluer. Deux chiennes somnolaient à ses pieds. Une caniche gris sale, aux poils mal taillés agglomérés de manière écœurante dans les plis humides de ses babines, était à moitié couchée sur une bobtail qui haletait bruyamment. La famille les évita soigneusement, et se glissa entre la table et un grand vaisselier sombre, encombré de bibelots de porcelaine et de photos de nombreux enfants de tous âges, dont pas un ne ressemblait aux autres. Ils traversèrent le salon ou ce qui s’y apparentait. Il s’agissait en réalité d’un espace étroit attenant à la table de la salle à manger, où l’on avait entassé un grand canapé en velours marron et deux fauteuils assortis autour d’un volumineux poste de télévision. Ils durent contourner la table basse, au plateau en carreaux de faïence à motif floral, pour atteindre la porte-fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin.

Une fois sur la terrasse, Atalante aspira goulûment l’air extérieur, pourtant chargé d’une forte odeur de désinfectant, plus prégnante de ce côté-ci de la maison. Enfin, elle distingua la source des aboiements qui saturaient l’air depuis leur arrivée. D’immenses cages en fer occupaient l’espace situé à l’arrière de la propriété. De part et d’autre du chemin mal entretenu sur lequel ils avançaient, des chiens se précipitèrent en vociférant dans un claquement métallique sur le grillage qui les retenait de justesse. Mais la voix de Geneviève, qui s’était mise à leur distribuer leur nourriture, était plus puissante.
– Assez ! Ah, mais vous allez me laisser passer ?
Elle repoussa sans ménagement deux braques et leur balança une gamelle remplie d’une substance douteuse.
– Qu’est-ce que vous leur donnez ? s’enquit la mère depuis son poste d’observation, sur la partie goudronnée de l’allée.
Elle pointait du doigt les énormes seaux que Geneviève transportait avec une force surprenante chez une femme aussi frêle.
– Ah ça, c’est une recette personnelle. Je fais mijoter des abats que me donne le boucher dans un fond de soupe de pot-au-feu, et en fin de cuisson j’y mélange du pain rassis et des croquettes. En période de chasse, j’ajoute quelques gouttes de Viandox, pour stimuler leur appétit et les forcer à s’hydrater lorsqu’ils ont couru toute la journée. Le tout, c’est de bien penser à retirer les os qui peuvent rester accrochés à la viande. Une fois cuits, ils deviennent cassants, et c’est dangereux pour les chiens. Ils peuvent se coincer entre leurs crocs, les blesser et les empêcher de se nourrir. Si un os transperce la paroi de l’estomac, c’est la mort assurée. Ce sont des « pure race », tu comprends ? informa-t-elle la petite fille. Ils sont fragiles, il faut faire très attention à eux, les bichonner. Ah, mais enfin, doucement ! Tu vas t’enlever, oui?

Geneviève repoussa d’un pied ferme la bête qui l’avait presque renversée en cherchant à atteindre sa gamelle.
– Ce sont des animaux magnifiques, dit le père, en flattant le flanc d’un beagle qui reniflait le sol à ses pieds tel un cochon truffier.
– Oui, n’est-ce pas ? Viens, approche ! lança Geneviève à Atalante. Ils sont pas méchants, hein ?
Mais son intonation interrogative n’était pas pour rassurer la fillette.
– J’ai peur des chiens.
Son murmure était inaudible.
– Qu’est-ce qu’elle dit ? brailla Geneviève à l’adresse du père.
– J’ai peur des chiens.
La petite était au bord des larmes. Sa voix se cognait contre sa gorge. L’un des braques s’avança vers elle. Geneviève insista :
– Caresse-le, vas-y ! Mais enfin n’aie pas peur, c’est pas la petite bête qui va manger la grosse !

C’étaient des chiens de chasse, des bêtes athlétiques, musculeuses. Du point de vue d’Atalante, ils lui auraient arraché la main d’un léger coup de crocs. Pourtant, sur un nouveau regard de son père, elle finit par glisser ses doigts dans le pelage malodorant.
– Ah, voilà ! Tu vois comme ils sont gentils, mes chiens ! triompha Geneviève.

De retour à l’intérieur, ils retrouvèrent Francis à la même place que lorsqu’ils étaient sortis. À ses côtés se tenait un garçon qui ne devait pas être beaucoup plus vieux qu’Atalante. La peau mate et les cheveux noirs, ce dernier n’était pas grand, mais déjà massif pour son âge. Une cicatrice, à la base de son arcade sourcilière, venait affaisser sa paupière gauche, créant un déséquilibre dans son regard. Pour la masquer, il inclinait légèrement la tête dans une torsion incongrue, le cou crispé, la mâchoire projetée en avant. Ses mains étaient larges, mais ses doigts étonnamment fins. Francis lui parlait à voix basse. L’enfant pliait et dépliait ses mains dans un mouvement saccadé, les yeux au sol, visiblement pressé de se soustraire à l’échange. Il profita de leur arrivée pour quitter la pièce.
Une fois qu’il fut parti, le père interrogea Geneviève :
– C’est le garçon qui vous a été confié ?
– Oui, enfin l’un d’entre eux. C’est Roman. Tu le verras à l’école, expliqua-t-elle à Atalante, et ça te fera de la compagnie, le soir. Vous allez bien vous amuser tous les deux.
– Merci d’avoir accepté au pied levé, enchaîna le père. La personne qui s’occupait d’Atalante jusqu’alors nous a informés de son déménagement au dernier moment. Nous n’avons pas eu le temps de nous retourner. C’est juste histoire de lui faire faire ses devoirs et qu’elle ne soit pas seule avant qu’on rentre du travail. Elle a dix ans, c’est encore trop tôt pour la laisser seule à la maison après l’école et le mercredi. Elle ne devrait pas vous donner de fil à retordre, elle est calme et elle sait se débrouiller sans trop d’aide. Mais il nous faut quelqu’un pour la surveiller.
– Oh, vous savez, un enfant de plus ou de moins, c’est pas ça qui va faire la différence ici ! Et puis elle devrait être dans la classe de Roman, alors en ramener un ou deux, le soir, ça changera pas grand-chose.
– Vous en gardez combien ?
– Pour l’instant, il y a Roman, que vous venez de rencontrer. Il va sur ses onze ans. Ça va faire deux mois qu’il vit chez nous. Nous avons aussi Sofian, qui a cinq ans, et qui est arrivé il y a bientôt un an. Lui, il va et vient ; des essais sont en cours pour qu’il retourne chez sa mère. Il a deux grands frères adolescents qui font pas mal de bêtises. Ils sont assez violents et ça le perturbe. Comme ils sont revenus de foyer il y a peu, les services sociaux nous ont confié le petit le temps que les deux grands trouvent une formation et que leur mère prouve qu’elle peut gérer la situation. En attendant, il reste ici, mais il devrait bientôt rentrer chez lui. C’est pour ça qu’ils nous ont confié Roman, même s’il est arrivé en avance et qu’on affiche complet. Parce qu’il y a aussi le bébé, Sandy, qui a dans les dix-huit mois maintenant. Elle, on l’a parce qu’il n’y avait pas de place en pouponnière. Sa mère ne s’en sortait pas, je crois qu’elle n’avait pas trop prévu d’avoir un enfant… Le père est en détention, et les grands-parents n’ont pas réussi à se mettre d’accord pour savoir qui allait garder la petite en attendant que la mère sorte de l’hôpital psychiatrique. Elle est là-bas juste le temps de se requinquer, elle a fait une dépression après la naissance du bébé, et ça dure un peu. Ils ont préféré placer la petite en famille d’accueil le temps que ça se tasse. Dès que la mère reviendra vivre chez ses parents, Sandy devrait pouvoir y retourner. Chez nous, c’est du temporaire, le plus souvent. Mais je préfère ne pas m’avancer. Quand ça capote, les enfants reviennent et tout est à refaire. Voilà pour nos pensionnaires du moment ! Ce qui fait qu’avec notre fille, plus la vôtre, ça fait cinq. Oui, nous avons une grande fille de quatorze ans, Angélique.
– Eh bien dites-moi, vous ne devez pas vous ennuyer avec tout ce petit monde !
Atalante savait qu’il en fallait beaucoup pour déstabiliser son père, mais sa réponse inappropriée et le ton sur lequel il la fit la prirent au dépourvu.
– Ah çà, pour sûr ! soupira Geneviève.
– Tu vois, Atalante, toi qui te plaignais de ne pas avoir de frères et sœurs, tu devrais être contente !
À l’arrière de la maison, un bébé se mit à vagir et un chien à pleurer. À moins que ce ne fût l’inverse.

I Portée
C’était un vieux van Volkswagen rouge et blanc, qui avait été vidé de l’ensemble de sa structure interne.
La maison de Geneviève et Francis était située dans un de ces villages sans attrait qui jalonnent la plaine de l’Allier. Sa caractéristique la plus notable était que seule la façade avant des habitations y était crépie. On arrivait en ligne droite dans le bourg en longeant un alignement de propriétés à l’allure soignée, puis on amorçait un virage, et alors on faisait face à des empilages de parpaings bariolés d’enduit. Les apparences étaient sauves – manière d’avertir, aussi, qu’il valait mieux ne pas s’attacher à regarder ce qui se passait derrière.
Hormis cela, la commune ressemblait à tous ces villages qui, dans les années quatre-vingt-dix, continuaient de vivoter, malgré les stigmates de l’exode rural de la décennie précédente. On pouvait encore y pousser la porte d’une épicerie, d’un bureau de poste ouvert quelques heures par semaine, d’une boucherie et d’un tabac-journaux et, s’il n’y avait plus ni boulangerie ni bibliothèque, un camion de pain y faisait une tournée quotidienne et le bibliobus le desservait une fois par quinzaine. Comme dans tous les patelins que l’on traverse lorsqu’on suit les routes de la campagne bourbonnaise, la grand-rue était jalonnée de bâtiments administratifs, organisés autour d’une place centrale d’où rayonnaient les routes secondaires menant aux différents hameaux qui en constituaient les métastases bourgeonnantes. Sur cette place se trouvait l’école publique que fréquentaient tous les enfants accueillis dans la maison. Assistante maternelle le reste de la journée, Geneviève y travaillait en tant que cantinière le midi. Le soir, elle revenait s’occuper du ramassage scolaire, ce qui lui permettait de rassembler ses pensionnaires et de les surveiller tout en finissant sa journée de travail. Le chauffeur du car avait organisé sa tournée de sorte qu’elle s’achève devant l’abribus le plus proche de la maison.
Depuis la rentrée, Atalante avait pris l’habitude d’attendre avec Sofian sous le préau, les doigts serrés sur les bretelles de son cartable rose, guettant le volumineux casque mauve des cheveux de Geneviève à travers la vitre en verre dépoli qui ornait la porte battante de la cantine. Elle courait alors la rejoindre en traînant le petit garçon par la main car elle savait que Geneviève ne ralentirait pas pour les attendre.

Après le porche qui constituait l’unique accès à l’école, ils retrouvaient les autres élèves déjà agglutinés devant l’arrêt de bus. Roman était parmi eux. Jamais il n’attendait Sofian et Atalante, veillant à ce qu’on ne le voie pas en compagnie de la femme-épouvantail chez laquelle il vivait. Cela lui évitait les ricanements qui accueillaient la fillette à son arrivée. Il s’étonnait qu’elle n’en fasse pas cas et persiste à respecter les consignes de cette femme, qui ne pouvait pas ignorer la honte qu’elle suscitait chez lui en se baladant dans cet accoutrement, avec ces cheveux. Atalante et Sofian allaient s’installer au fond du bus ; Roman finissait, à regret, par s’asseoir en face d’eux, jamais à leurs côtés. Geneviève les rejoignait une fois qu’elle avait fini de battre le rappel des jeunes passagers.
Une curiosité, ce car. C’était un vieux van Volkswagen rouge et blanc, qui avait été vidé de l’ensemble de sa structure interne. Dans son squelette, on avait fixé de longs bancs recouverts de cuir, deux sur chaque flanc et deux dos à dos, dans l’allée centrale. On y casait une vingtaine de personnes, ce qui était bien suffisant au regard des effectifs de cette école de campagne. L’école était petite, mais la commune, elle, était étendue. Le trajet durait environ une heure, durant laquelle Geneviève était chargée de faire descendre à chaque arrêt un ou deux enfants. Assis de part et d’autre des portes battantes, Roman, Sofian et Atalante les regardaient s’éloigner, jusqu’au dernier, puis faisaient à pied la fin du trajet entre le dernier abribus et la maison. Cela leur donnait une certaine importance, de fermer la marche. Les autres n’avaient pas besoin de savoir où ils se rendaient ensuite.

Au moment de passer la porte, Atalante avait toujours le réflexe inutile de retenir son souffle le plus longtemps possible, jusqu’à sentir ses poumons sur le point d’éclater. Elle devait ensuite hyperventiler pour retrouver une respiration normale, et aspirer tellement d’air vicié qu’elle était prise de haut-le-cœur. Pourtant, elle ne pouvait se résoudre à rentrer dans cette maison comme si de rien n’était. Chaque seconde durant laquelle elle parvenait à se soustraire à son odeur fétide constituait une petite victoire, bien qu’illusoire, car elle imprégnait le tissu de ses vêtements et se rappelait souvent à elle lorsqu’elle se mouvait au cours de la journée.
Ce soir-là, comme tous les autres soirs, Geneviève ne se formalisa pas devant ses hoquets. Déjà, elle s’affairait dans la cuisine, entamant la préparation du dîner pour les hommes et les bêtes. Angélique, l’aînée, était passée récupérer la petite Sandy à la crèche en sortant du collège, et lui donnait son bain. Livrée à elle-même, Atalante se glissa silencieusement dans la pièce principale. À son habitude, Roman ne fit pas attention à elle. À peine jeté son cartable dans l’entrée, il partit s’enfermer dans sa chambre à l’étage.
Soulagée de ne plus le voir, Atalante s’installa pour faire ses devoirs sur la table de la salle à manger, à bonne distance des deux chiennes de la famille, vautrées sur le tapis, sous la chaise de Francis. Le temps passait, mais elle ne leur pardonnait pas l’odeur qui imprégnait les lieux et dont elle les tenait pour responsables. Elle luttait déjà contre sa peur des chiens en restant dans la même pièce qu’elles ; il ne fallait pas lui en demander plus. En général, à cette heure-là, Francis était sorti nourrir les bêtes. La fillette entendit leurs hurlements se déchaîner, puis cesser brusquement. Elle imaginait leurs bruits de succion et les claquements voraces de leurs mâchoires, entrecoupés de gémissements de plaisir et de grondements d’avertissement à l’égard de leurs compagnons à mesure que les gamelles se vidaient en grinçant sur le sol bétonné. Ça la dégoûtait.
Réprimant un nouveau haut-le-cœur, elle s’assit de manière à pouvoir surveiller l’horloge fixée au mur face à elle : un dalmatien dont la queue en plastique blanc battait la mesure au rythme des minutes interminables qui la séparaient du moment où sa mère viendrait la rechercher. Elle ne pensait qu’au bain qu’elle prendrait en rentrant, à l’odeur propre du shampooing dans ses cheveux, du savon sur sa peau, qu’elle décaperait jusqu’à ce qu’elle devienne rouge et nette, lavée de la moindre trace de sa présence dans la maison.

2
C’était lui qui se chargeait de creuser les fosses du cimetière communal.

La vie de la famille s’organisait autour des chiens de Francis. Il y avait les siens, et ceux qu’il hébergeait pour d’autres chasseurs qui n’avaient pas le temps de s’en occuper au quotidien, la place de construire leurs propres chenils ou dont le voisinage risquait de s’opposer à la présence d’une meute, avec les désagréments que cela entraîne. Outre l’odeur qui se répandait à la ronde, le bruit mettait les nerfs des enfants, surtout les plus grands, à vif. Les aboiements étaient fréquents, et puissants. Les chiens hurlaient quand un individu ou un véhicule venait à longer la clôture la plus proche de leurs cages, quand ils sentaient venir l’heure des repas, mais surtout dès qu’ils voyaient apparaître leur maître avec la promesse souvent tenue d’une pitance de qualité, qui leur était servie avant que les habitants de la maison puissent à leur tour passer à table. En retrait de la route et à plusieurs dizaines de mètres des plus proches habitations, la maison était suffisamment isolée pour que les nuisances ne troublent que ses occupants.
Les horaires de travail de Francis étaient souples, lui permettant généralement de rentrer nourrir ses bêtes. Il faisait partie de l’équipe d’employés municipaux responsable des travaux d’entretien au sein de la commune. Accompagné des deux mêmes collègues depuis qu’il avait été embauché par la mairie, à peine sorti de l’adolescence, quelque trente années auparavant, il effectuait le ramassage des ordures, à l’aube. Puis il prenait une pause en fin de matinée, revenait s’occuper des chiens, lavait le sol des chenils, soignait celui qui s’était planté une épine dans la patte et montrait les signes d’un début d’infection, ou la chienne atteinte de mammite et qui, harassée de fièvre et de douleur, risquait de refuser son lait à sa jeune portée. Il déjeunait tôt et faisait une courte sieste avant de retourner à la tâche qui lui était confiée par la mairie. Cela pouvait aller de l’élagage des arbres de la place du bourg à la taille des buissons longeant la voie ferrée, afin d’éviter les feux de broussailles au cœur de l’été, fruits d’une étincelle malencontreuse née du frottement de l’acier sur les rails. C’était également lui qui se chargeait de creuser les fosses du cimetière communal situé sur le chemin entre la maison et la mairie.

Roman avait la mission d’abreuver les chiens, matin et soir. Le mercredi matin, quand sa mère la déposait, Atalante l’observait avant de descendre de la voiture, dont elle peinait à s’extraire. Le temps qu’elle remonte l’allée jusqu’au perron, elle entendait le ronronnement du moteur de la pompe à eau qui se mettait en route, à proximité du lavoir communal sur lequel Francis avait bricolé un branchement qui permettait une économie d’eau non négligeable. Venait ensuite le raclement du tuyau d’arrosage sur les pierres du chemin, puis le grincement de la porte du premier enclos. La fillette marchait lentement, guettant le moment où Roman se mettrait à parler aux chiens, d’un ton affectueux qu’elle ne lui connaissait qu’avec eux, sous les couinements des bêtes tentant d’attirer son attention.
– Alors les p’tits potes, la nuit a été bonne ? Il commence à faire frais, vous tenez le coup ? Là, ma belle, doucement ! Moi aussi je suis content de te voir.
Le soir, il accomplissait le même rituel afin de remplir leurs écuelles d’eau pour la nuit.

Un mercredi du mois de novembre, Atalante constata que son humeur s’était dégradée. Depuis plus de deux mois qu’elle venait ici, Roman la traitait avec indifférence, mais il ne l’avait jamais malmenée. Là, il la bouscula volontairement en la croisant sur les marches du perron. Puis, une fois la porte d’entrée refermée, elle l’entendit claquer avec rage les portes des cages contre le grillage. »

Extrait
« Ici, il y avait quelque chose de la vie de meute. Chacun sa place, du plus jeune à l’ancien, un rôle acté, immuable, sauf à évoluer en avançant en âge. Or, dans l’objectif de survie de la meute, Grégory n’avait pas d’utilité, a priori, pour le groupe. » p. 74

À propos de l’autrice
HUSSAR_Caroline_DRCaroline Hussar © Photo DR

Née en Auvergne, Caroline Hussar a grandi dans la campagne bourbonnaise. Dans le cadre de ses études au sein de la faculté de droit de Clermont-Ferrand, elle s’est intéressée au droit de la santé, ce qui l’a amenée à poursuivre des études à la faculté d’Aix-Marseille. Elle a choisi de revenir exercer son activité d’avocate en Auvergne, et de se spécialiser dans la défense des victimes, notamment auprès des enfants. Elle vit aujourd’hui au pied du Puy-de-Dôme. (Source: Éditions Presses de la Cité)

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La maison vénéneuse

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En deux mots
Arty a 11 ans quand il est attaqué par la maison que son père a dessinée. Ou du moins c’est ce qu’il ressent. Petit à petit son frère aîné, sa meilleure amie Anna, sa tante Claudie et même sa mère vont partager ses angoisses. Avec sa bande de copains, il va tenter de conjurer le sort.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le combat de l’enfant contre la maison

Le premier roman de Raphaël Zamochnikoff met aux prises un enfant avec sa maison. Persuadé qu’elle lui veut du mal, il va tenter d’en percer le mystère. Une quête qui va lui permettre de découvrir un lourd secret de famille. Habile et haletant!

C’est une peur irraisonnée qui fait fuir Arthur au petit matin. Il quitte la maison, enfourche son vélo et s’éloigne au plus vite de cet endroit qu’il a senti «vivant».
À 11 ans, il sait qu’il ne comprend pas tout et ne peut partager cette angoisse qui l’étreint. Franck, son aîné de cinq ans, se moquera de lui. À moins qu’il ne profite de la situation pour entretenir sa peur en lui livrant d’autres histoires effrayantes. «Des fois, quand je me couche et que j’éteins la lumière, je me dis que si quelqu’un montait et faisait grincer la dernière marche… je deviendrais complètement fou.»
Pas vraiment rassurant. Ni d’ailleurs son goût pour les films d’horreur qu’il raconte à son petit frère avant de lui offrir des séances privées, comme cette Nuit du chasseur avec Robert Mitchum, qui le fait cauchemarder.
«Il ne faisait qu’entrer dans le monde grisâtre qui commençait avec le collège. Il allait devoir se trimballer toutes ces peines et bien d’autres qu’il ne connaissait pas encore. L’avenir l’effrayait.» Il a de la difficulté à suivre le rythme, mais trouve un peu de réconfort auprès de ses copains et de la belle Anna qui va devenir sa plus proche amie, même si les deux années qui les séparent lui semblent former un énorme gouffre que son frère n’a lui aucun mal à combler pour se rapprocher de la voisine.
Le récit va alors osciller entre cette peur diffuse et les tentatives de s’en émanciper. C’est avec l’arrivée de l’été qu’il pense avoir trouvé l’apaisement, quand avec son père et son frère, il construit une cabane dans les arbres, sous le regard attendri de sa mère: «Catherine leur apportait de la citronnade, contemplant ses hommes en sueur occupés à bâtir le monde merveilleux d’Arty. Cela faisait longtemps qu’elle ne les avait pas vus si épanouis, si complices. La famille rayonnait.»
Un répit qui va pourtant être de courte durée, car sa mère va être la cible d’une attaque, mordue par on ne sait quoi. Une blessure qui va s’infecter et l’obliger à être hospitalisée, ravivant les craintes d’Arty. Qui reprend son enquête, essaie d’en savoir davantage sur l’histoire de ce coin de pays et ses habitants. Il va aussi découvrir les rituels que pratique sa mère avec les objets de sa boutique. «Elle dit qu’il faut parfois libérer la mémoire des choses, car certaines matières captent des énergies et peuvent les rendre, mais ce n’est pas sain.»
À force de fureter, il va mettre la main – dans le bureau de son père – sur un tube contenant des documents et des photos. «La vérité brûlait. Le mensonge aussi. Il attrapa une enveloppe, déformée par son séjour dans le cylindre. Elle contenait une petite carte blanche surmontée d’un nœud de tissu rose. Nous avons le bonheur d’accueillir… Rose. Poupée, Liza. Diminutif d’Elizabeth. Elizabeth Kena, Plus il lisait les mots, plus ceux-ci perdaient de leur sens. Il les prononça plusieurs fois, à haute voix, La date, surtout: 12 mars 1966.» Pourquoi personne ne lui avait-il parlé de cette sœur? et qu’était-elle devenue?
Raphaël Zamochnikoff a trouvé comment entretenir le mystère, comment faire d’une intuition une obsession, comment mêler le factuel au fantastique, sans que vraiment on ne puisse démêler le vrai du faux. Au fil des semaines la tension croît, les secrets sont dévoilés, la famille – y compris la tante et son fils – est totalement déstabilisée.
Si l’auteur a habité le Jura dans une maison semblable, il a surtout été biberonné aux films de genre et à la lecture de Stephen King. Ce n’est du reste pas un hasard qu’au détour d’une page, son frère souligne combien Le Talisman l’a marqué: «ses histoires, il sait comment les raconter, tu vois. Je veux dire, il sait quel angle adopter pour qu’on soit happé. On veut toujours tourner la page.» On peut dire qu’il a retenu la recette et que cette maison vénéneuse a tout d’un Stephen King à la française.

La Maison vénéneuse
Raphaël Zamochnikoff
Éditions Belfond
Premier roman
416 p., 22 €
EAN 9782714497901
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans le Jura, dans une petite ville baptisée Selvigny, située à quelques cinquante kilomètres de Besançon où les protagonistes se rendent ici. On y cite aussi Venise et sa région, New York, Jersey City et Toronto.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1980 avec des retours en arrière jusqu’en 1966.

Ce qu’en dit l’éditeur
Arty, un enfant de 11 ans, est convaincu que sa maison a essayé de l’étrangler. Un premier roman enthousiasmant, impressionnant de maîtrise .
Arty, 11 ans, est convaincu que sa maison a essayé de l’étrangler. Il ne prend pas cette menace à la légère : sa famille est peut-être elle aussi en danger. C’est Paul, le père d’Arthur, qui a tracé les plans de cette bâtisse, la première du lotissement. Et si ça avait bouleversé l’ordre naturel ? Sa mère, Catherine, est antiquaire, experte dans le nettoyage des objets anciens : se doute-t-elle de quelque chose ? Avec l’aide de son VTT, de ses copains, de ses cassettes vidéo et de la magnétique Anna, Arty va chercher des réponses à ses questions et vivre l’aventure de sa vie. Et perdre à jamais son insouciance.

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Raphaël Zamochnikoff présente «La Maison vénéneuse» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« PREMIÈRE PARTIE
1986-1987
La maison sait tout
1
Vivante
C’est l’été précédant son entrée au collège qu’Arty vécut le premier choc. On aurait dit qu’un vent soufflait sur un tapis de feu, l’étouffant tout en l’avivant par endroits. Un tourbillon qui bousculait ce qu’il savait, ou ce qu’il croyait savoir.
Réveillé à l’aube, il avait fait bien attention d’être discret en sortant de sa chambre. Des années de pratique : tourner la poignée métallique en la tirant au maximum vers lui, pour empêcher le claquement du pêne et tout grincement du mécanisme. Il tentait de contenir sa terreur. Il la tenait serrée en lui, et si la serrure avait claqué, il aurait poussé un cri. Il s’était faufilé dans le couloir en chaussettes, glissant comme un chat sur le carrelage jusqu’à l’escalier du garage. Là, il avait répété sa technique de Sioux sur la porte au bois usé.
Il n’avait réveillé personne lorsqu’il atteignit le placard du sous-sol renfermant les chaussures de sport. Encombré d’outils de jardin, l’endroit baignait dans une pénombre épaisse et pourtant ce n’était qu’un garage ordinaire lorsqu’on allumait le plafonnier. Un renfoncement accueillait des ténèbres si parfaites qu’elles paraissaient solides. Le mur du fond aurait tout aussi bien pu ouvrir un passage vers un ailleurs, un espace de pure horreur, bien sûr. Tandis qu’il s’emparait de son vélo, Arty s’efforçait de ne pas y penser. Même en accélérant chaque geste pour gagner la sortie et mettre la menace derrière lui, il sentait le serpent glacé d’un frisson lui remonter l’échine. Ce n’est qu’en ouvrant la porte qu’il terrassa le monstre, dans l’afflux brutal du jour.
Il dégagea l’une après l’autre les poignées de son vélo tout-terrain et repoussa la porte du pied. La force qu’il fuyait était enfermée derrière lui. Il fixa le seuil comme s’il s’attendait à la voir déborder. Alors qu’il enfourchait son vélo, Arty porta tout son poids sur la pédale et fut aspiré dans l’air d’été par le goudron vrombissant de la cour. Il se retourna vers la maison qui s’éloignait, perdue au coin de son œil, la maison invraisemblable qui restait là, qui l’attendait.
Qu’est-ce qui avait changé ? Rien, à part… Arty. Depuis ce matin, il pouvait rattacher sa peur à quelque chose de concret. Qui trouvait sa source dans la maison. Dans sa maison.
Celle qui l’avait vu naître et grandir.
Alors il pédalait, la chair frissonnante, l’air sifflant contre son visage. Il voulait hurler mais respirait mal, les mains crispées sur les poignées de plastique, le corps tendu à se rompre sur le frêle esquif ballotté par le vent, destination le grand inconnu.
Une sensation de liberté le saisit dans la distance qui augmentait avec l’objet de son effroi. Cette idée flottait sur la route qui défilait à toute vitesse sous les roues folles. La raison d’Arty lui décochait des flèches : était-il vraiment en train de fuguer le ventre vide ? Pourrait-il couper le cordon vital qui le reliait à cette maison, maison construite par son père, son foyer censé le rassurer et le protéger ?
Que pouvait-il y avoir là-bas de mauvais ?
Il appuya fort sur ses jambes dans la côte à la sortie du village. Il ne relâcha son effort que lorsque le vélo glissa en roue libre sur une légère descente en aplomb du dernier lotissement. Il filait à travers les champs labourés entre les coteaux rebondis, recouverts de vigne. Malgré sa gorge douloureuse, il ne faiblit pas avant que le village ne se retrouve loin en contrebas. Il jeta le vélo dans un buisson d’avoine à chapelets, sa cachette préférée, avant de bondir sur la falaise dont il connaissait le moindre relief. Une fois le promontoire gagné, il s’assit en laissant ses jambes pendre dans le vide. À ses pieds s’étalait la forêt épaisse, d’un vert sombre. Le soleil faisait une sortie à travers les nuages de traîne. Le garçon plissa les yeux, le regard rivé sur les bicoques alignées au milieu du paysage, les mêmes que celles qui entourent les trains électriques dans les magasins de jouets.
Il reprit son souffle mais le tourbillon dans sa tête n’avait fait que s’accélérer depuis son échappée. Il ignorait comment maîtriser ses émotions, elles débordaient de tous les côtés.
Tandis que le film des événements ne cessait de repasser dans son esprit, une pensée revint s’imposer lentement : La maison est vivante.

Vivante.

Bien que ce mot semblât le seul apte à décrire la situation, Arthur avait du mal à comprendre ce qu’il impliquait. Il avait entendu parler de maisons hantées, de fantômes, dans les contes mais aussi dans les livres rangés dans la bibliothèque de Franck, en couverture de revues de cinéma. Les images émanaient de films interdits aux moins de treize ans que ses parents l’empêchaient de regarder. Lui qui n’en avait que onze en ressentait une palpitation excitante et dangereuse. Il avait ouvert en cachette un de ces magazines pour y découvrir des scènes choquantes, des créatures difformes et sanguinolentes. Il en gardait un souvenir vif, comme une brûlure qui se propage bien après le contact du feu.
Cette fois, on aurait dit que le monstre avait jailli pour se ruer à sa poursuite. En vrai.
Quand Arty commença à recouvrer son calme, il se força à examiner les faits. Qu’avait-il vu au juste dans la pénombre ? N’avait-il pas fait un cauchemar ? À la lumière du jour se dissipait l’effluve, l’essence du rêve qui ne survit ni au raisonnement ni au souvenir. Arty avait d’abord senti une pression sur sa trachée, un poids dans sa poitrine. En essayant de remuer, il s’était vu privé du contrôle sur son corps, et saisi par une chose indéfinissable et toute-puissante qui tombait sur lui, des mains tendues pour le tenir, le capturer… avant qu’il ne s’éveille et ne prenne conscience de la présence qui glissait le long du mur pour enserrer sa gorge.
Un nimbe pâle entourait les volets fermés, le matin approchait. La respiration d’Arty s’était bloquée d’un coup, répercutant dans son rêve une sensation de noyade. L’eau noire l’engloutissait et il luttait pour se maintenir à la surface. Il toussa et fut brutalement propulsé dans la réalité. Une douleur explosa dans sa tête. Il garda les yeux fermés, tentant de contenir le mal qui prenait toute la place. Son cœur tambourinait dans ses côtes, à ses tempes, égrainant les secondes de son agonie. Il chercha à bouger sa main droite, paralysée. Une pression sur son poignet, irrésistible, lui envoya cette information que quelqu’un était là.
Quelqu’un le tenait.
Du plus grand effort qu’il pût fournir, il n’arriva pas à arracher un geste à ce bras. Malgré la souffrance, il ouvrit les yeux et contempla le mur par-dessus le bois du lit, immense espace inversé dont l’horizon menait au plafond obscur. Il ne vit rien, mais sentit que le mal provenait de là, qu’il ruisselait contre le mur jusqu’à lui pour l’étreindre. La menace n’était guère plus qu’une ombre portée sur le papier peint, se prolongeant contre sa tête et sur son cou, glissant sur sa poitrine sous son T-shirt, au contact de sa peau. Arty songea que ce devait être la mort elle-même qui se jetait sur lui mais, si son corps rendait les armes, sa volonté s’opposait de toute sa force, bien qu’elle ne fût à cet instant que l’écho d’un hurlement au fond d’un puits, le râle gluant d’un souffle perdu.
Arty ignorait où il trouvait les ressources pour tenir bon. Il se mit à se tordre très lentement, à s’enrouler sur lui-même avec méthode, cherchant à se dégager de l’emprise en se ramassant en position de fœtus. Il ramena ses bras contre son torse, récupéra ses jambes sous les draps. Ses gestes obéissaient à une mesure de protection d’urgence. Cela faisait une éternité qu’il ne respirait plus, comme s’il avait franchi le seuil où les fonctions vitales sont abolies, où seul résiste l’esprit. Et puis l’obstacle dans sa gorge céda et il toussa, toussa à s’en arracher les poumons. Tandis qu’il aspirait une bouffée d’air, la première, salvatrice, la douleur irradia et parcourut tout son corps pour se concentrer en une vague de feu le long de sa trachée.
L’hôte avait disparu : la lumière du jour semblait avoir lavé le mur et ses motifs de fleurs d’automne. Arty émergea péniblement. Son corps lui faisait mal, il grelottait – fièvre ou terreur ?

Assis sur les pierres chaudes de la falaise, il regardait sa main frémir. Sa migraine ne mollissait pas. Il avait réagi de l’unique manière possible, même si ça signifiait se retrouver en détresse, seul et mal en point : ainsi fonctionnait Arthur, le garçon qui ne saurait jamais appeler au secours, préférant garder sa souffrance pour lui comme si personne au monde ne savait la comprendre.
Il pouvait à peine mettre des mots sur ce qui s’était passé, sur ce qu’il avait vu (une ombre ?), sur l’agression. Dans le meilleur des cas, on chercherait à le rassurer, à le convaincre qu’il ne s’agissait que d’un mauvais rêve influencé par la maladie. Version satisfaisante pour tout le monde. Quoi qu’il dise, il resterait seul avec son démon car sa famille ne pourrait croire en son existence. Eux ne l’avaient pas ressenti, ils n’en avaient pas fait l’expérience. Ça n’existait pas.
Peut-être y avait-il bien une dimension où régnaient ces forces-là, un pan de la réalité dissimulé que nos sens ne pouvaient appréhender en dehors de certains moments de crise. Arthur pensa à l’un de ses plus vieux souvenirs. À quatre ans, il n’avait jamais eu l’occasion d’imaginer la mer avant de la voir surgir sous ses yeux : une étendue infinie et remuante, un être vivant qu’il n’aurait jamais soupçonné. Tenu par les mains de son père, il avait avancé sur la plage en direction de l’eau, d’abord d’un pas volontaire, avant qu’une peur indicible ne s’empare de lui. Brusquement, il avait refusé d’aller plus loin, pressentant l’imminence d’un danger. Il s’était laissé tomber dans le sable, avait pleuré comme s’il était le témoin d’une disparition radicale du monde, d’une désolation, un naufragé sans espoir de retour. Toute sa famille l’avait rejoint et entouré, et il se souvenait de la communion des mains chaudes de son frère et de ses parents sur ses petits bras boudinés, des cajoleries et des mots indistincts qui avaient éloigné la peur et fait naître l’idée d’une beauté nouvelle. Au fond, l’entité l’avait heurté de la même manière, mais cette fois-ci, personne ne l’entourait et la révélation merveilleuse n’aurait pas lieu.
Il se leva et tandis qu’il faisait quelques pas le long du précipice, une quinte de toux l’ébranla, brisant le silence du sanctuaire. Comme si l’étreinte de mort de la maison l’avait contaminé, injectant un poison lent. Il pensa De l’eau et se rappela où il était : à la lisière de la forêt, sur le terrain de jeu de Franck et ses copains, qui représentait la limite haute de ses escapades, comme si on craignait que, cette frontière franchie, il ne se perdît et ne disparût pour de bon, boulotté par un ogre.
Son frère lui avait déjà montré les profondeurs de ce bois. Un sentier abrupt y menait, qu’il fallait descendre en s’accrochant au lierre sauvage ou aux racines. À un certain point, un chemin s’écartait pour longer la falaise côté est. D’une percée en hauteur dans la roche coulait l’eau d’une rivière, rien de spectaculaire, mais suffisant pour que la bande de Franck s’en serve de douche aux jours les plus chauds.
Il rechercha l’entrée du sentier, parmi les fougères et les genévriers. Le sol se dérobait en une pente dissuasive, dessinant un chemin sinueux entre charmes et chênes. Au moment où il posa le pied sur la piste terreuse et parcourue d’insectes, Arty sentit son cœur se serrer. Il pénétrait dans un royaume où les lois du quotidien n’avaient plus autorité. Le site vallonné flamboyait de couleurs et résonnait du chant des oiseaux, mais aussi d’une vie cachée qui remuait sous les feuilles, rampait et cassait des rameaux de bois sec. Tout était vivant sans être dévoilé, camouflé par le miroitement du clair-obscur. La forêt exhalait une variation infinie d’odeurs évoquant la vitalité organique, la décomposition et la présence animale.
Rien de ce qui habitait là ne pouvait lui nuire, il se sentait accueilli plutôt que surveillé et abandonna vite ses mauvaises pensées. En jetant un œil circulaire sur la forêt, il faillit rater la fourche. Quinze mètres plus loin, il entendit naître derrière le couvert des branches, au-delà des buissons d’aubépine, le clapotis soutenu de l’eau sur les pierres. Le ruisseau cascadait le long de la paroi, sur la mousse et le sol où il formait une rigole écumeuse, polissant les pierres. Arthur s’approcha en tendant les mains et les plongea dans le rideau de pluie. Une onde de soulagement l’envahit, le froid anesthésia la douleur un instant, pourtant boire ne lui rendait pas service : la sensation à l’intérieur se révélait une autre douleur.
Il suivit du regard le sillon creusé sur la pente en direction des amas rocheux. Là en dessous se trouvait le repaire de Franck et de sa bande : une formation caverneuse et ample, ouverte sur la forêt, où ils aimaient passer leurs soirées autour d’un feu de bois, avec bières et guimauves grillées à volonté. Franck prétendait qu’il avait déjà été assez cool pour emmener Arthur à l’une de ces réunions secrètes. Qui était dupe ? Franck ne se serait pas encombré de la sorte. Arty ne connaissait l’endroit qu’à travers les anecdotes de son frère et de ses amis. Des histoires visiblement mémorables, entre explorations téméraires et joyeuses bitures, les premières présidant aux secondes. N’empêche que la perspective d’un tel lieu caché au cœur des bois avait tout pour intriguer Arty.
À mesure qu’il avançait s’ouvrit devant lui un trou, une gueule béante, comme si la montagne voulait l’avaler. Ce puits aux parois irrégulières lui apparut d’abord sans fond. Il régnait là-bas une certaine obscurité qui se dissipa en partie tandis que les yeux d’Arty accommodaient. Le sol se trouvait une dizaine de mètres plus bas, et Arty se demanda si Franck et ses potes descendaient dans la grotte en s’agrippant aux pierres de la paroi ou s’il y avait un accès moins risqué. Il sentait ses pensées aspirées par l’abîme, tirées hors de lui comme le lierre du tapis qui s’accrochait par mille minuscules griffes et pourtant tombait dans le gouffre. La manne obscure s’empara de ses peurs, de ses questions, anesthésia tout. Il croyait entendre une voix qui lui disait Viens, viens Arty, il est plus doux de se laisser aller… tout cela est plus grand que toi. L’ombre est partout… Que tu vives ou que tu meures, que tu voles ou que tu te brises les os, tu as été un bon garçon. Tu as le droit d’être triste. À ta place je pleurerais…
À présent qu’il remontait vers la route, vers la lumière, Arty songea qu’il ne pouvait pas continuer à errer seul dans les bois. Pas dans cet état.
Rentrer…
Si la chose des ténèbres avait voulu le tuer, quelle qu’en soit la raison, n’essaierait-elle pas de recommencer ? S’il y retournait et se taisait, se mettait-il en danger ? Toute sa vie appartenait à cette maison où il avait fait ses premiers pas, prononcé ses premiers mots, grandi d’un mètre cinquante, ouvert et fermé les yeux tant de fois et appris tout ce que la vie signifiait pour lui. Il avait dessiné au feutre sur les murs, s’était caché dans tous les placards, avait construit des abris de fortune dans l’obscurité du grenier qui faisait office de salle de jeu. C’était son château fort, son refuge ultime. Jamais il n’avait fait le lien entre ses peurs d’enfant et un élément extérieur à lui et hostile. Qui sait si cette force n’avait pas toujours été là, autour de lui, depuis sa naissance ? Les membres de sa famille se doutaient-ils de cette présence, avaient-ils déjà été attaqués sans peut-être en avoir conscience ?
Arthur s’attarda sur le plat des rochers, laissant le soleil sécher son sweat-shirt. Cette caresse brûlante sur sa peau valait l’énergie d’un bon repas. La pierre sur laquelle il se tenait redistribuait généreusement la chaleur qu’elle captait.
Arty n’avait pas vu une seule voiture passer sur la route. Un vent docile animait la nature, la campagne à perte de vue semblait vierge. Au loin, une bande à peine discernable de béton traçait la route nationale où quelques reflets argentés rendaient compte du trafic. Là-bas régnait la vie ordinaire. Ce matin-là, en toute discrétion, le monde d’Arthur venait de changer. Il en ressentait une amertume, sans savoir que cela se nommait mélancolie. Rien ne serait plus jamais pareil, comme si ces quelques jours qui le séparaient du grand bain tumultueux de l’école de la ville lui offraient un dernier défi à relever.
Il se résigna à enfourcher son vélo pour redescendre au village, et tandis qu’il prenait de la vitesse, il se dit qu’il aurait aimé demeurer pour toujours au milieu des arbres, à respirer l’odeur de chèvrefeuille et de résine des sapins dans la seule compagnie des oiseaux et des invisibles animaux qui peuplaient la forêt. Vivre dans une forme d’insouciance, comme lorsqu’il jouait à l’aventurier dans les tréfonds du jardin ou filait avec le vent sur les chemins de traverse.

2
Dédales
Personne n’appelait ça un quartier. Il s’agissait tout au plus d’une rue, un lieu-dit sans pancarte répertorié au cadastre sous le nom de La Chapelaine. Ce procédé d’homologation, sursaut de créativité administrative, était monnaie courante en région rurale. C’était le cas dans les petites localités comme Selvigny qui échappaient à la modernité et dont on devinait que la mise aux normes des édifices les plus anciens avait été récente. Pour retracer l’origine de certains hameaux ou maisons de maître dont le dernier héritier avait disparu, il fallait s’adresser aux anciens, en espérant qu’ils n’aient pas perdu la boule.
Tout un pan de l’histoire de ces campagnes relevait de la mémoire collective, sous forme de légendes émoussées par le temps. La Chapelaine était associée, selon les sources, à une personnalité pieuse du canton ou à une abbaye dont aucune trace ne subsistait. On pourrait presque dire, à une vue de l’esprit.

La maison, qui n’avait pas de nom, avait été conçue par le père d’Arthur au numéro 3 de cette rue, au centre d’un terrain légèrement surélevé. Le lot de terres qui constituait La Chapelaine, d’une superficie de près de huit hectares, avait été acheté avantageusement au mitan des années 1960 par un ensemble d’actionnaires du cabinet d’architecture dont le père d’Arthur faisait partie. Les familles avaient bondi comme beaucoup d’autres à l’époque sur l’occasion de se constituer un patrimoine. Elles avaient quitté la ville et ses logements étriqués pour bâtir des murs et planter des arbres fruitiers, adopter un chien et faire deux ou trois enfants, ce qui semblait être le cours ordinaire d’une vie comblée – en tout cas, le cours d’une vie ordinaire. La confiance en l’avenir était de rigueur, les affaires en progression constante, et pour chaque parcelle, chaque foyer, un défilé de tractopelles et de camions-bennes, un bac à sable taille réelle accomplissaient le rêve de ceux qui avaient jusque-là bâti tant d’édifices qu’ils n’habitaient pas.
Une fois les maisons plantées dans le décor, encore dénuées de volets, de crépi et de peinture, les haies, les sapins et les cerisiers avaient commencé à habiller le paysage pour donner à l’ensemble l’élégance d’un domaine protégé, la promesse d’un paradis de propriétaires.
Quinze ans plus tard, des bouquets d’arbres, des forêts miniatures aux espèces variées qui abritaient écureuils et nids de pies tapissaient de mystère ce qui ressemblait il y a peu de temps encore à des champs de patates. Pruniers, pêchers et abricotiers offraient chaque été leurs fruits généreux. Des rangées de thuyas du Japon à hauteur d’homme firent leur apparition, délimitant les propriétés et creusant à l’ombre des conifères de larges espaces de circulation, zones de jeu et repaires de pirates sous la réquisition des enfants.
Il n’y avait aucune barrière sinon autour des potagers, défense vis-à-vis des renards et des sangliers. Ces barrières, on se demandait bien à quoi elles auraient servi pour ces voisins et collègues de travail, qui se fréquentaient. Le petit quartier résidentiel avait un goût de nouveauté pour être le premier à voir le jour à Selvigny.
Ce rêve aux quatre saisons, aussi indolent l’été que verglacé l’hiver, devait connaître des nuances importantes avant l’entrée de plain-pied dans les années 1980. La Chapelaine respirait au rythme de ses résidents, de leurs intrigues, de leurs succès mais aussi de leurs regrets. Plus qu’ailleurs dans le village, un promeneur du dimanche aurait dit qu’il y régnait une atmosphère. Le chemin qui montait en pente douce jusqu’aux habitations avait sa part d’obscurité, comme s’il marquait un passage. Les chênes qui ployaient de part et d’autre de la route, tels les gardiens de quelque temps reculé, semblaient en avoir défendu l’accès avant que l’homme du XXe siècle ne les ampute. Les cercles de vie dans leurs plaies sèches témoignaient d’une présence séculaire. Ces plaies ne guérissaient pas, comme vitrifiées, les stigmates d’un avertissement.
Après une petite côte qui réservait la vue d’ensemble, la rue plongeait en ligne droite dans une symétrie imparfaite évoquant la nef d’une église dont les arbres auraient formé les colonnes, et la dernière bâtisse tout au fond le chœur. Si la référence échappait à la majorité des visiteurs, chacun reconnaissait que La Chapelaine, îlot cerné par des prairies d’herbes hautes, pouvait susciter une impression de malaise pour qui connaissait les légendes de l’ancienne abbaye de Sainte-Rose. Le soleil rebondissait sur les herbes sauvages dans des reflets d’argent, il ne pénétrait pas sous les futaies les plus denses, là où les enfants jouaient à cache-cache.
Voilà à peu près tout ce qu’Arthur savait au sujet de Selvigny et de La Chapelaine, et c’était déjà pas mal. La Chapelaine, qui représentait le monde entier ou presque, le territoire hermétique de ses plus grandes joies mais aussi de ses plus grandes peurs, faisait partie de lui autant qu’il lui appartenait. Chaque journée apportait son lot de sensations fraîches. Souvent, pendant les grandes vacances, quand il se retrouvait seul avec la maison dans l’imminence magique et pesante du crépuscule, toute son attention se projetait en lui-même et réveillait ses sens. Et alors, la présence de l’invisible s’abattait sur lui comme un intense chagrin refoulé.

Arty freina pour franchir le tournant en épingle, dépassa l’abri délabré en surplomb de la route où leur voisin, Brican, garait son vieux tracteur Deutz. Le vélo glissa à travers l’ombre portée des arbres et commença à perdre de la vitesse en amorçant la côte. Arty bloqua les pédales et passa la jambe par-dessus le cadre. Il continua à pied, poussant le vélo à côté de lui. Il apercevait le faîte de la maison qui se découpait derrière le grand cerisier. Ses mains serraient les poignées jusqu’à faire blanchir les jointures de ses doigts. La douleur au ventre et à la gorge, ses jambes, la fièvre, l’esprit embrumé par la peur, tout le ligotait.
La maison se révéla dans la splendeur du matin. Un bloc entier dont la présence brute était adoucie par la blancheur des peintures, la brillance des ferronneries, par les adorables touches d’élégance et la végétation abondante qui l’entourait. Composée de deux vastes bâtiments reliés, elle n’avait qu’un étage mais semblait étrangement très haute. Les fenêtres de la façade principale, reflétant un carré de ciel mouvant, formaient comme deux grands yeux habités qui vous toisaient. Elle paraissait vous tenir à l’œil tout en vous ignorant, gardant pour elle ses secrets et ses jugements. La maison ? Un piège habillé de papier peint et de meubles, d’objets futiles censés masquer la résonance en elle, son écho primordial. Sa voix. Dans le bruit constant de leurs vies, ils ne percevaient pas son chuchotement. Arty, lui, l’avait entendu. Il ne pouvait plus contester son pouvoir.
Lorsqu’il atteignit les piliers de l’entrée, il remarqua que l’un des montants du portail était lâche. Il appuya le vélo contre le mur et entreprit de replacer la grille sur son arrêt. Sous ses doigts, le fer forgé était chaud et luisant, poussiéreux. Au mois de mai dernier, Franck et lui avaient passé tout un samedi après-midi à repeindre la grille après une séance de ponçage à la brosse métallique. Ils avaient accepté cette tâche pour faire plaisir à leur père, qui voyait d’un bon œil qu’ils participent à l’entretien des lieux. D’abord exécutée de mauvaise grâce, cette action s’était transformée en un moment privilégié pour les deux frères, biscuits et bouteilles de limonade à l’appui. Tout en jouant du pinceau, souillant les journaux de protection d’une mélasse couleur pétrole, ils s’étaient affrontés dans un challenge consistant à réciter des slogans publicitaires. Avec la chaleur, l’odeur chimique, entêtante de la peinture, à l’égal de la térébenthine utilisée pour se nettoyer les mains, semblait encore exsuder du métal. L’effluve restait en suspension, comme l’émanation de cet instant avalé par le passé. Ce souvenir resterait là pour toujours, attaché au seuil du domaine, à la lisière du monde intime de la famille et de l’espace invisible de la maison.
À peine l’eut-il touchée que la grille poussa un grincement strident. C’était un stratagème : elle l’attendait.
Arty remonta l’allée goudronnée dans un silence que seul venait troubler le son du cliquet sur sa roue arrière. Un jappement de l’autre côté de la rue, Asia, le cocker spaniel des voisins. En ouvrant la porte du garage, il reçut l’air froid qui stagnait dans la cave, et cela lui rappela l’abîme dans les bois. Il sentit une sorte de contraction, un nœud qui se serrait de plus en plus fort dans son ventre. La chair de poule. Il fixait l’obscurité, sans distinguer le fond de la pièce. Il pensait Je dois partir en courant, s’attendant à une attaque qui lui aurait peut-être fait perdre la raison, d’un coup, pop ! comme la capsule d’une bouteille de Coca. Il luttait, luttait très fort. Sans tourner la tête, il déplaça sa main sur le mur derrière lui, le long du chambranle, à la recherche de l’interrupteur. Celui-ci était précisément à l’endroit où il devait être. La faible lumière de l’ampoule nue éclaboussa les murs.
Arty respira. Il rangea son vélo en dessous de celui de son frère qui était suspendu à deux pitons plantés dans le mur. Il regardait toujours par-dessus son épaule en défaisant ses lacets, en rangeant ses chaussures. Et en montant l’escalier.
La lumière se déversait des portes-fenêtres, des verres dépolis de l’entrée, des couloirs qui reliaient les volumes à la cuisine et de l’autre côté aux chambres. Elle parcourait la maison mais n’arrivait pas à chasser cette obscurité logée derrière les portes closes, dans les plafonds trop grands, dans les pièces reculées. Par plein soleil, tout cet espace semblait respirer et accueillir la vie. Comment comprendre que la nuit et la grisaille annulent si vite cette impression ? L’hiver possédait la même ferveur que l’été et dressait des rideaux de brume derrière les vitres, piégeant la perspective, paralysant le parc d’une neige épaisse et fantomatique. Rien ne valait la pluie pour répandre le chagrin. Omniprésente aux demi-saisons, elle pouvait être mesquine ou cinglante. Elle était la compagne préférée des cœurs lourds et des frayeurs orageuses. Elle ruisselait sur les vitres en traçant des rigoles, des torrents de larmes jetés sur d’interminables semaines. Et il fallait vivre avec, danser avec elle car elle ne partait plus.
À cette heure-ci, Maman doit être levée. Arty avança dans le séjour où se dressaient le piano et les vaisseliers. Il contourna la table en merisier sur laquelle trônait un pot de fleurs séchées et jeta un œil dans le salon avant d’aller visiter la cuisine. En chaussettes, il s’accordait avec le calme autour de lui. Il ne voulait pas briser cette suspension magique. Mais le silence installait aussi une tension. Il avait envie de hurler, et peut-être l’aurait-il fait s’il n’avait pas vu la tasse de thé sur le plan de travail. Une fumerolle de vapeur se trémoussait au-dessus du liquide tel un minuscule génie des airs. La clarté du matin rebondissant sur le vieux grille-pain en fer. Des mirages, encore.
Arty chercha sa mère dans la buanderie. Il tendit l’oreille mais ne perçut aucun bruit. Il retraversa le hall, passa devant le pot de céramique décoré et son philodendron d’un vert profond, amazonien. Dans le second couloir sombre, il dépassa sa chambre toujours fermée et la porte de la chambre de ses parents. Il pénétra dans la salle de bains attenante.
La petite fenêtre rectangulaire donnait à la pièce un caractère intime, mais c’était la couleur des carreaux de céramique, du même azur que le pot dans l’entrée, qui installait une sérénité. Arty tomba devant son reflet au-dessus des lavabos : pâle comme de la crème fouettée, les traits exténués. Il examina son cou à la recherche d’une marque qui aurait prouvé l’étranglement. Rien. Rien que la braise pulsant dans ses tempes et autour de sa mâchoire.
Il se hissa sur le lavabo pour atteindre le haut du placard à pharmacie. Il tira la boîte à chaussures où sa mère stockait les médicaments, fouilla parmi les petites boîtes en carton. Que cherchait-il au juste ? Une gélule blanche… Il ne se souvenait plus du nom du cachet que Maman lui donnait pour les états grippaux. Et comment être sûr de la posologie ? Ses bras tremblaient, il eut peur de tomber. Il abdiqua et s’assit sur le bord de la baignoire. Les fantômes pouvaient bien se jeter sur lui, cette fois-ci il ne leur résisterait pas.

Elle arriva comme une apparition. En silence, dans une caresse délicate, à peine plus dense qu’un voile de mousseline. Sa présence à elle aussi hantait la maison, mais Arty ne voulait pas y penser. La main de sa mère effleura sa joue, elle n’était qu’amour et justesse. Chaleur, énergie.
— Qu’est-ce qui se passe, mon chéri ?
— Je suis tout en feu, laissa-t-il tomber, vaincu.
Première fois qu’il parlait depuis son réveil. Un exploit. Il ne parvenait plus à ouvrir les yeux, et la main de Catherine se déplaça sur son front, l’entoura, attendit. Le front brûlait d’un feu féroce, elle le sentait bien. Elle le vit déglutir dans une grimace.
— Tu as mal à la gorge ?
Il hocha la tête. Un sourire déforma les lèvres de Catherine qui se leva pour ouvrir l’armoire à pharmacie. Elle portait une longue robe d’été blanche avec des fleurs pastel. Il connaissait par cœur la ligne du corps de sa mère, la courbe de son dos, l’arc de ses jambes, la finesse de sa taille. Les reflets de ses cheveux blonds mi-longs dont elle rejetait une mèche derrière l’oreille lorsqu’elle se concentrait. Il avait toujours été en admiration devant sa beauté et se surprenait, depuis quelque temps, à en ressentir un trouble. On aurait dit une peur, ou un danger qu’il n’expliquait pas et qui remontait de très loin. L’émoi ne durait pas, mais il pouvait le sentir comme un tressaillement dans sa poitrine et dans une zone de son corps plus basse qui n’avait jamais été activée.
Sa mère détenait des secrets, et parmi eux la connaissance de la médecine élémentaire. Dans la famille elle jouait le rôle de guérisseuse, pouvant recueillir un oiseau blessé et lui redonner l’envol. Ses enfants devenaient parfois ces petits animaux en détresse qu’elle s’empressait de soigner avec toute la bonté de l’amour maternel. Elle savait quoi faire, comment nettoyer une plaie. Elle prononçait les mots justes, les consignes avec chaleur, son sourire et ses gestes inspiraient la confiance. D’elle émanait cette splendeur d’âme liée à la terre et aux choses simples, qui prenait la vie au sérieux et anticipait le drame sans jamais exagérer son emprise. On pouvait lire en elle une forme d’acceptation des choses.
— Tu es parti tôt ce matin, qu’est-ce que tu as fait ?
Il ne répondit pas tout de suite. Il avait espéré que sa fuite passe inaperçue. Et comment pouvait-il dire une vérité qu’il ne cernait pas très bien lui-même ?
— Je n’arrivais pas à respirer, tenta-t-il. J’ai eu envie de prendre l’air, alors j’ai roulé jusqu’en haut de la grange Deville. Je me sentais de plus en plus mal…
Catherine lui servit un verre d’eau et une gélule rouge et blanc comme dans les dessins animés.
— Prends ça, ça va te soulager et faire tomber la fièvre. Je t’en donnerai une autre à midi. Tu devrais rester tranquille, d’accord ? C’est bientôt la rentrée, moi, je veux que tu sois en forme.
Elle le raccompagna à sa chambre avec une bouteille de sirop, ouvrit les volets et laissa la fenêtre entrebâillée. Arty s’affala sur son lit, à bout de forces. Quand sa mère eut quitté la pièce, il se rendit compte que sa présence l’avait calmé. Laissé seul, il sentit un retour de panique l’envahir.
— Maman, tu t’en vas ?
Il espérait que sa détresse ne s’était pas entendue dans la précipitation à former sa phrase enrouée.
— Arthur, je dois aller travailler. Tout le monde n’est pas en vacances !
Il l’avait perdue : elle s’éloignait dans le couloir d’un pas un peu pressé. La suspension magique était brisée.
Arty osa lever les yeux vers le mur, ce mur le long duquel la chose avait rampé le matin même pour s’en prendre à lui. La pleine lumière avait lavé la scène de crime de ses ténèbres. Ne restaient que les fleurs pâles, entrelacées du papier peint, et les coups de crayon criminels qu’il y avait donnés étant enfant.
Catherine réapparut en coup de vent pour déposer une tasse de chocolat chaud et des biscuits sur une assiette.
— Où est Franck ?
— Il est parti tondre la pelouse de Claudie. Il lui avait promis.
Et ce fut tout. Elle alla boire son thé, s’affairer à toutes ces menues choses cachées aux enfants qui façonnent la vie d’adulte, et Arty avala son chocolat, essayant de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il songea à la maison, à ce qu’impliquait ce mot, vivant, le premier qui lui était apparu. Pour un humain, cela voulait dire avoir un cœur qui bat, du sang qui circule dans les veines, une conscience. La maison possédait-elle une anatomie, un organisme ? Une âme ? Maman prétendait parfois que l’âme appartenait à Dieu, que chaque être était un minuscule fragment de Dieu. Mais la maison était faite de briques et de ciment, de poutres de bois. Que pouvait-il y avoir de vivant là-dedans ?
À force de tourner et retourner cette idée, Arty fut gagné par la somnolence. Il avait tellement envie d’en parler à Franck. Mais oserait-il ? Franck pourrait aussi bien se moquer de lui et le charrier longtemps. Comme la fois où il avait dit C’est pas des cheveux que tu as, c’est du poil de sanglier. Et il avait ri, sans comprendre qu’il lui faisait du mal. Quelque chose s’était effondré en Arty. Il avait été tenté de laisser exploser sa colère, mais pour une fois il avait gardé ses larmes (elles coulaient à l’intérieur, une cascade rugissante, un torrent emportant tout dans l’abîme sans fond) et pris la fuite. Des années après, il détestait toujours ses cheveux et Franck ne s’était jamais excusé. Il glissa dans le sommeil sans s’en apercevoir, à peine sentit-il un voile de velours passer sur sa conscience. À l’espace confiné du lit d’enfant…

… succède un vaste lieu de passage, qui ressemble à un hall de gare. Des gens-fourmis vont et viennent sans lui accorder un regard. Ombres, transparences. Croisées. Carrefour. Il vole, plane. Tombe. Ses pieds touchent le béton. Les mots s’égrainent dans son esprit. Poussière. Particules… Il lève les yeux et voit les très hautes fenêtres, les rayons dorés qui descendent en oblique, morcelant le volume du lieu colossal. La voûte au-dessus se trouve au moins à dix kilomètres. Il suit les gens. Il faut marcher le long d’un trottoir, on dirait qu’il y a une route au milieu, mais c’est plutôt une piste. Il y a suffisamment de place pour faire décoller un avion… L’espace change. Se réduit. Pas plus de train qui passe que d’avion qui atterrit. Le tunnel s’enfonce en pente douce. Arty marche sans réfléchir. Il ne voit pas le fond. Il y a un peu moins de gens sur le trottoir, silhouettes toutes différentes, toutes semblables. Un flux. Après ce tunnel, les inconnus passent une porte. Arty les suit. Un tunnel moins large, hermétique. D’où vient la lumière ? Que sont-ils tous devenus ? Il n’y a plus devant lui qu’une poignée d’individus. La pente est faite d’un béton grossier. Tout est recouvert d’une épaisse couche de poussière. Un pipeline, une zone de travaux, peut-être. Le temps n’a pas prise ici, n’est-ce pas ? Une autre porte. L’inconnu devant lui disparaît dans le sas. Arty reste immobile : à sa gauche, un passage, un rectangle d’ombre découpé dans le mur. Une voix l’appelle. Il n’hésite qu’un instant et emprunte cette voie.
L’espace a changé. Il est seul. La lumière plus forte. Les murs sont nus, bruts. Zone de travaux, il se répète. Zone de travaux. En plein labyrinthe : les couloirs sont connectés à d’autres couloirs, chaque angle révélant un réseau identique, répété à l’infini. Le motif joue le rôle d’un déclencheur : une grande solitude s’abat sur Arty. Une vibration, comme si quelque part on avait pincé une corde de guitare. Par cette très légère perturbation, à peine un effleurement, toute sa vie vient de trembler. Un édifice de sable s’écroule, dévoilant une architecture complexe. Arty le sait, ce n’est qu’une image. Des territoires vierges. Les écoulements révèlent des béances dans les murs, des passages. Des choix. D’innombrables choix.
Arty, qui n’avait pas peur jusqu’ici, hésite à continuer. Il redoute un piège au fond de ces pièces exhumées, il ne veut pas entrer. Il aimerait bien ne pas avoir à le faire. Chaque salle dégorge une masse de gravats. Ses yeux s’habituent. La pièce est immense. Infinie, peut-être. Au fond, se dit-il, il y a ce que contient la maison. L’origine de toutes ses peurs. Le mystère sans nom.
Arty pose le pied sur…

3
Les charges
Un sursaut le tira du sommeil au milieu de la journée. La chambre mal aérée, cuite par le soleil, faisait l’effet d’une cocotte-minute et Arty eut l’impression que sa tête avait été passée au mixeur. Seul un filet d’air traversait ses narines pleines. Il laissa le motif des salles obscures s’effilocher, tandis que la douleur infusait ses tempes et sa poitrine. Il grimaça en se rétablissant sur l’oreiller, corps lourd, tordu et rejeté par les songes.
La lumière liquide fondait sur ses yeux, il enfouit sa tête sous la couverture en gémissant. Que n’aurait-il fait pour que quelqu’un, n’importe qui, vienne fermer les volets ? Il n’imaginait pas tenir sur ses jambes, encore moins se pencher au-dehors pour tirer les lourds panneaux de bois. Arty resta immobile tel un alpiniste coincé sous les glaces. Il comata un moment, sa conscience jouant au ping-pong entre l’univers cotonneux de son refuge et une version sous acide de lieux qu’il connaissait. Il chemina le long de rues entortillées, luisant sous le crachin d’une pluie d’aquarelle, découvrit des plages de sable roux où les étoiles venaient s’échouer. Le paysage au crépuscule pourpre paraissait se diluer à l’infini, abolir les frontières de la terre et du ciel. L’esprit d’Arty flottait, compensant les frayeurs de la matinée. Une sensation d’apesanteur, la rêverie chamarrée figurant la guérison. Les nuées agissaient sur son esprit comme le médicament dans la chimie de son corps d’enfant, et il sut en fixant le tourbillon des nuances dans l’horizon que quelque chose, quelque part, s’occupait de lui.

L’après-midi vint, porté par des chants d’oiseau et des odeurs de gâteau. La douleur avait en partie reflué quand il se redressa dans les draps, un peu ébahi d’avoir traversé toutes ces images d’Épinal et de se retrouver de l’autre côté du cauchemar.
Il y avait de la vie dans la maison, et cette fois-ci ce n’était pas une pensée effrayante. À fond les ballons sur un tube de Supertramp, Franck faisait des crêpes. Il les faisait à la Franck, c’est-à-dire avec l’enthousiasme débridé (et la grâce inconsciente) des expérimentateurs, piochant l’inspiration dans les placards grands ouverts. En suivant les traces de farine, on pouvait deviner où il avait promené ses mains, quelles boîtes avaient été visitées, et reconstituer une scène de crime dont la confiture de fraise tiendrait le rôle sanguinolent, autant de pistes que leur mère ne manquerait pas de suivre bien après leur nettoyage maladroit.
Ce ballet mettait du baume au cœur d’Arty : il voyait la pleine expression du caractère de Franck dans la vitesse à laquelle celui-ci coulait la pâte, secouait la poêle d’un petit geste du poignet, faisait sauter la crêpe pour la retourner. Et surtout, la manière qu’il avait d’en réserver une sur deux sur une assiette à part, juste pour lui. Il profitait de tout au maximum, sans attendre les autres.
Quand il aperçut Arty, il s’illumina.
— Hé, qui voilà ? Ça va, frangin ?
Arty s’assit lourdement sur une des chaises. Les rêves lui collaient encore à la peau. Il sourit.
— M’man a dit que tu étais malade. Je suis passé te voir tout à l’heure mais tu roupillais…
Il avait fait un effort sur les dernières crêpes, les offrant au plat commun. Il en secoua une dans la poêle et la servit toute chaude sur une assiette qu’il déposa devant Arty.
— Tiens, prends des forces. Tu veux du sucre ? De la confiture ?
L’odeur de pâte croustillante ne pouvait lui faire plus plaisir. Il engouffra la crêpe en deux bouchées tandis que Franck reprenait les paroles de Supertramp comme une vraie casserole. Cette vitalité avait quelque chose de précieux, elle conjurait la nuit et la peur, les fantômes et la maladie. L’heure du goûter approchait, ils avaient pris de l’avance, sales gosses pillant les réserves, se goinfrant de sucreries, semant le chaos. Arty suivait Franck dans ses élans parce qu’il voulait que Franck l’aime et le respecte. Ils pouvaient former une alliance infernale, même s’il existerait toujours entre eux un schisme. Cinq ans irrattrapables. Un continent.
Leurs moments ensemble oblitéraient cette frontière : des rêveries au-dessus d’un magazine de cinéma, une aventure dans les bois, une complicité dans le crime comme la fois où ils avaient brisé un carreau et l’avaient dissimulé derrière une plante. Une parenthèse dans le monde des adultes, de l’école, des responsabilités. Un monde rien qu’à eux, dont ils posaient depuis des années, une à une, les briques… mais qui devenait fragile à mesure que Franck consacrait du temps à sa bande, à de mystérieuses activités à l’extérieur qui impliquaient la compagnie de filles. Tandis qu’Arty, lui, vivait dans un espace creusé par le rêve, l’imagination. Il se sentait parfois abandonné et craignait que lui-même, passant dans la cour des grands, ne finît aussi par oublier l’accès à ce lieu magique.
— Alors, Maman t’a donné quelque chose ?
— Oui, un truc pour la gorge. Ça me fait mal quand j’avale…
— Tu nous fais une petite angine, c’est l’école qui te fiche la frousse.
Il n’avait pas cessé d’avaler des crêpes. Imperturbable Franck.
— Arrêtez de me dire ça, tous ! C’est pas vrai. C’est pas ça.
— C’est quoi alors ?
— Si je savais.
Il parlait pour ne rien dire, voulant à tout prix garder une certaine assurance même s’il était conscient que les barrières de sa volonté étaient si fines que, d’ici à une minute, il pourrait aussi bien céder à la colère et déballer que la maison avait essayé de le tuer. Il opta pour une autre stratégie.
— Francky, toi, t’as jamais eu peur dans la maison ?
Pris au dépourvu, Franck suspendit sa mastication. Il n’en parut pas perturbé pour autant. Arty comprit que la question lui était familière.
— Dans la maison ?
Arty n’ajouta rien, il se contenta de hocher la tête.
— Oui, évidemment que j’ai peur dans la maison la nuit. Je vais te dire, depuis mon lit, si je laisse la porte ouverte, je vois le haut de l’escalier. Des fois, quand je me couche et que j’éteins la lumière, je me dis que si quelqu’un montait et faisait grincer la dernière marche… je deviendrais complètement fou.
Il avait une manière de raconter ça, avec détachement mais aussi conviction. L’arrogance de ses seize ans lui permettait de jouer du bobard, pourtant les mots, ses mots… Le ventre et le cœur d’Arty se serrèrent d’un coup, saucissonnés comme des gigots, mettant un terme à son bel appétit. Franck ne devait pas être encore satisfait de son effet, il en remit une couche.
— Une fois, tu te rappelles, je suis resté ici un week-end quand vous êtes partis à Paris. Deux nuits, tout seul. C’était dément !
Soit il en avait trop dit, soit… non, il en avait trop dit. Arty aurait voulu qu’il se taise à jamais ! Hélas, quand Franck était lancé, rien ni personne ne pouvait l’arrêter. Privilège de grande gueule.
— En hiver, le bois grince de partout. Au milieu de la nuit, j’avais l’impression d’entendre des ongles qui griffaient les volets. J’avais fermé ma chambre à clé et je dormais tout habillé, la lampe allumée et avec de la musique. Le téléphone a même sonné à un moment. Je te jure, j’ai jamais eu aussi peur de ma vie !
Il roula de grands yeux, se moquant de lui-même.
— Mais le pire… le pire ! C’est au moment où j’ai dû descendre pour aller aux vécés.
Il secoua la tête, leva la main d’un geste théâtral comme s’il allait s’abstenir de parler. Épargner Arty. Sauf qu’il ne le ferait pas. Il tenait trop bien son public.
— Je descends et j’allume tout sur mon passage, tu imagines bien. Je traverse le couloir en rasant le mur. Je fais mon truc, et puis je reviens sur mes pas, pareil, en regardant par-dessus mon épaule. J’éteins le couloir… et là… je me rends compte qu’une lumière est allumée dans le salon.
À cet instant, tout un édifice s’écroula à l’intérieur d’Arty. Toute la petite assurance qu’il avait réussi à se fabriquer depuis le matin. Cette brindille de courage, envolée, balayée.
— Paraît que ça s’explique, dit Franck en calmant le jeu. Il y a des phénomènes, dans les maisons, ça vient des charges. J’ai lu ça une fois dans un bouquin sur le paranormal.
Il se versa un verre de jus d’orange, qu’il siffla d’un trait. Puis une pause, nécessaire pour tout faire passer, jus, crêpes, fantômes.
— Tu crois que notre maison elle a une charge ?
La voix d’Arty tremblait un peu. Franck ne sembla pas le remarquer. Il réfléchit une seconde.
— Je pourrais pas le jurer… On parle de notre maison, de notre nid. Papa l’a construite, elle fait en quelque sorte partie de la famille. S’il y avait une charge, je suppose que c’est nous qui l’aurions créée, d’une manière ou d’une autre. La maison, c’est nous, tu comprends ?
Il hocha la tête, mais en vérité il n’y comprenait rien du tout. Il lui faudrait bien des années avant de mettre ses propres mots sur ce qu’avait voulu dire Franck. Bien des années, et quelques maisons.
Il n’osait pas poser d’autres questions. Il ne pouvait être certain que Franck avait vécu ce qu’il racontait, en tout cas pas à cent pour cent. Mais cela confortait son impression qu’ils n’étaient pas seuls.
Les deux frères passèrent le reste de l’après-midi ensemble. Ils firent une partie d’échecs car Arty avait décidé qu’il devait devenir un maître en la matière et dévorait un manuel de stratégie, dont les pages commençaient à s’arracher. Ils se calèrent dans des oreillers pour regarder La Folle Journée de Ferris Bueller, un film qu’ils connaissaient si bien qu’ils doublaient les répliques en français sans se tromper. Franck répétait en soupirant qu’il était amoureux de Mia Sara, qu’il ne s’en remettrait jamais. Quant à Arty, il adorait le moment où Ferris simulait des éternuements sur un synthétiseur, mentant à tout le monde sur son état de santé. Je suis un autodidacte, proclamait Matthew Broderick en jouant du hautbois. Arty ne savait pas ce que ça voulait dire, mais le personnage l’inspirait et il ne manquait jamais une occasion de lui piquer une réplique.
Ils traînèrent encore un peu sans reparler de fantômes. Ils allèrent lire sur la terrasse, Franck raconta sa soirée du dimanche et comment lui et ses copains avaient bu le whisky des parents de Bog en écoutant des disques. Pauvre Bogdan, l’émigré roumain qui finissait toujours un peu en souffre-douleur du groupe, celui à qui on joue les sales tours. Le père de Bog, un brave homme discret et trop gentil, travaillait dans le même groupe que leur père. Les familles se rencontraient au gré d’invitations à dîner appréciées des adultes comme des enfants. Ce plaisir tenait à deux choses : les parents de Bog, au-delà d’une certaine pudeur, étaient des conteurs cocasses. Et puis il y avait Anna, la sœur de Bogdan.
Les deux frères recherchaient sans se l’avouer la compagnie d’Anna – pas tout à fait pour les mêmes raisons. En la voyant, Arty se sentait toujours un peu chamboulé en dedans. Il aurait pu lui demander de le serrer dans ses bras. Il n’avait jamais osé, n’oserait sans doute jamais, devinant son vœu déplacé pour des raisons qui avaient tout à voir avec le regard posé sur lui. Anna portait en elle une ambivalence divine, l’incandescence convoitée par l’insecte prêt à s’y brûler vif.
Pour Franck, Anna paraissait délicieusement accessible. Elle avait quatorze ans, lui seulement deux ans de plus, juste assez pour imposer le brin de supériorité nécessaire. Il voulait séduire cette jeune fille aux cheveux blonds cascadés, une beauté, n’était une petite tache de vin sur la joue, sacrifice d’un défaut à Bouddha juste pour souligner que la perfection n’est pas de ce monde. Elle n’avait pas conscience de son charme mais se montrait épanouie, prête à accueillir l’imprévu. Ç’aurait été du tout cuit si seulement elle n’avait pas été la sœur de Bog. Et si Franck n’avait pas possédé au fond de lui un petit bout d’âme romantique qui l’empêchait de faire n’importe quoi.
Sur ce plan, il ne manquait pas de sollicitations. Il s’était forgé une assurance tranquille qui attirait la plupart des filles, ce qui le dispensait d’avoir à leur courir après. C’est ce qu’il appelait son hold-up parfait. Dans le cas d’Anna, même si le charme semblait agir, il devait accepter de rebattre les cartes. Et de prendre son temps. En faisant attention. Beaucoup de choses qui n’étaient pas au nombre de ses qualités principales.
Franck et ses potes avaient donc sifflé le whisky du père de Bog, et Anna avait peut-être passé une partie de la soirée avec eux, à jouer les complices sur des airs de Dire Straits ou de Genesis. Arty n’avait plus tellement envie de lire et la journée tournait à l’émeraude et au doré derrière les arbres. Ils rentrèrent dans la maison, dont les pièces se paraient d’un léger voile de pénombre, les lueurs du jour mourant dans un scintillement sur les verres dépolis. Et la présence semblait s’accrocher aux voûtes, tissant son piège de nuit.
Arty pensait à la maison. Franck pensait à Anna. Et la maison ? À qui pensait-elle ?

Franck rêvassait, insoucieux des tourments qui agitaient Arty. L’atmosphère de la maison s’imprégna d’une tranquillité surnaturelle. Comme si les énergies se rééquilibraient. À mesure que Franck basculait dans la somnolence, qu’Arty retrouvait le chemin de ses mondes imaginaires, la maison abandonnait ses atours pour aspirer la fraîcheur de la terre et des arbres alentour, absorbant dans ses murs l’humidité chaude de la soirée, l’intimité des ténèbres. Le vert des sapins, le roux des écorces, le bleu du ciel reposaient leur éclat dans un écrin de nuances froides, pointant vers l’heure bleue, dernier rempart avant la nuit.
Les humains contemplaient ce cycle avec leur impuissance d’humains. Les jours raccourcissaient à vue d’œil, les jetant sur la pente savonneuse d’un automne toujours plus précoce, pluie et vents froids, ruissellement infini dans une mare boueuse dont la surface renvoyait une image d’années perdues. Il n’y avait rien à faire. Arty soupira. Un souffle profond qui figurait un tremblement de son âme. Il ne faisait qu’entrer dans le monde grisâtre qui commençait avec le collège. Il allait devoir se trimballer toutes ces peines et bien d’autres qu’il ne connaissait pas encore.
L’avenir l’effrayait.
Il regarda le soleil se défaire derrière l’horizon. Liquéfié comme du métal en fusion aux confins du monde.
L’obscurité envahit le cœur de la maison, tandis que les lueurs du jour s’attardaient sous les fenêtres.
Arty écouta : le vide, l’absence. La résonance.
Un vrombissement lointain dans La Chapelaine.
Le réel s’invitait comme il sait si bien le faire.
Une minute plus tard, le claquement d’une portière. Un tour de clé, métal cliquetant contre la tôle dans la paume d’une main. Arty retenait sa respiration, visualisant chaque geste : les quelques pas jusqu’au garage, le grincement du bois, la porte qu’on referme. Tout le rituel des chaussures, les pantoufles sur chaque marche de l’escalier intérieur, jusqu’à…
Irruption.
La vie, de nouveau.
Le bois du lit de Franck grinça. Arty se releva et alluma la lampe de son bureau. Clic. Le soir officiel. Tintement des clés dans un bol en céramique. Froissement de veste, placard. Papa qui se racle la gorge. Franck qui parle. Salut Papa, salut fiston.
Arty se dit qu’il ne pouvait pas juste rester là, immobile. Il devait faire quelque chose. Il prit des crayons et commença à dessiner ce qui lui passait par la tête. Son père traversa le couloir et s’arrêta sur le seuil de sa chambre.
— Arthur, ça va ?
Il hocha la tête, il aurait pu aussi lui dire la vérité. Pas sur la présence, bien sûr. Sur la maladie. Paul entra dans la pièce, posa une main sur la tête de son fils et son regard effleura la feuille (une créature fantaisiste). Il caressait peut-être l’espoir d’y voir une imitation de ce que lui dessinait là-haut, dans son bureau, lorsqu’il traçait les plans de la prochaine maison qu’il allait faire construire. La relève n’étant vraisemblablement pas assurée, il récupéra sa main et quitta la chambre sans un mot.
La scène résumait assez bien le mystère Paul Kena. Un taiseux qui montrait peu. Jamais un mot pour ne rien dire, jamais un emportement. Un tempérament égal et rationnel, flexible et posé, dont la façade ne résistait pas à un examen minutieux. La fine surface s’écaillait pour qui savait regarder. Une personnalité comme celle de Paul, qui se cachait sans cesse, demandait qu’on la débusque. Au-delà du camouflage, un univers complexe s’étendait, à l’image de ses plans d’architecte. Quand Arty pensait à son père, il voyait le monolithe au centre du cercle familial, la pierre d’achoppement inébranlable et terrible. Et parfois le sourire pudique qui naissait d’un instant de relâchement. L’indice d’un amour immense planqué derrière la figure de l’autorité – aîné, paternel, actionnaire. Paille de joie dans un monde de responsabilités qui nécessitait flegme et fermeté, et par-dessus tout un contrôle permanent. Tenir le guidon bien fort, coûte que coûte. La première leçon du père au fils pour conduire un vélo.
Chaque soir, quelle que soit l’heure à laquelle il rentrait, Paul faisait un passage éclair à l’étage, dans le bureau où il stockait ses projets, des rouleaux de carton qui s’entassaient sur une bibliothèque entière, tous classés selon une date, une référence précise. Paul n’égarait jamais ses affaires, il se donnait un devoir d’ordre.
La pièce représentait son centre de gravité. Orientée à l’est, super lumineuse le matin, c’était le lieu idéal pour ses études, un abri brut, sans décoration, vierge de toute distraction. Tout reposait sur le meuble qui donnait à la pièce sa fonction, un bureau en chêne massif recouvert d’un carré de feutrine verte, un méta-objet qui regroupait en son sein tous les ingrédients de l’essentiel : carnets, feuilles, notes, outils, consommables. Arty fantasmait sur les instruments qui s’y trouvaient : la boîte à crayons Faber-Castell, le tire-ligne, la règle Kutch… Ils détenaient une magie, un langage propre. Ses rares incursions en ce lieu (Paul ne l’admettait pas de bonne grâce à ses côtés quand il travaillait, Arty pouvant assez vite être classé dans la catégorie « distractions ») ne lui avaient pas permis de déchiffrer ce qu’il avait vu : sur les larges feuilles blanches s’étalaient des croquis, une géométrie d’expert avec sa propre culture de symboles et de légendes. De petits numéros jonchaient les plans ici et là, des cotes, comme les appelait son père. D’où une fascination pour cet univers à part où gisaient les fondations d’un monde qu’il n’arrivait pas à se représenter. Dans son esprit, son père bâtissait des cathédrales sur un continent inaccessible. En grandissant, il s’était bien rendu compte que cette vision était une de ses inventions. Mais parmi tous ces projets, n’y avait-il pas quelques pièces d’imagination ? Quelques délires de passionné ?
Arty repensa à ce qu’avait dit Franck au goûter. Ce père aux intentions enfouies, c’était lui qui avait extrait la maison de ses limbes, lui qui l’avait dessinée, lui qui en avait supervisé le bâti. La maison était sa création, l’épine dorsale de leur vie.
La maison, c’était eux.
La maison, c’était lui.
Ce qui n’éclairait rien et n’expliquait pas la peur. Quelque part dans les tubes en haut devaient se trouver les plans de la maison. Un début de piste, se dit Arty, et il décida de les rechercher. Qui sait ce qu’il découvrirait ?
Venue avec la nuit, une vrille torturait Arty, sous la forme d’une question à la cruauté inédite.
Qu’allait-il faire ?
Que faire sinon subir, et espérer que ce n’était qu’un cauchemar ?
Pour l’heure, il misait sur les apparences. Lorsque sa mère rentra, il aida à organiser le repas, suggéra qu’ils jouent tous ensemble à un jeu de société ou qu’ils regardent à la télévision le Grand Film du mardi Soir. Il fit tout ce qui était en son pouvoir pour ne pas se décoller de sa famille. Dès qu’elle le vit, sa mère plaqua une main sur son front pour prendre sa température, ce qui alerta son père. On brandit tous les arguments possibles pour qu’il aille se coucher tôt. Arty rouspéta.
— J’ai pas sommeil, j’ai déjà piqué du nez toute la journée…
— Tu as envie d’en profiter avant que l’école reprenne, dit Paul, c’est normal. Il faut quand même que tu te reposes. Au collège, ça va pas être la même, les profs vont t’en demander beaucoup, il faudra que tu sois à la hauteur.
— Ouais, je sais…
Il n’était pas encore prêt à faire le deuil de son enfance, de son temps libre, de sa liberté de rêver. Franck vint à son secours.
— N’empêche que, pour l’instant, c’est encore les vacances.
Catherine leur servit un plat de lasagnes fumantes.
— J’espère que les crêpes étaient bonnes ?
Elle s’adressait à Franck mais aussi à Arty. Elle avait décodé la scène de crime, ils auraient pu leur en laisser quelques-unes au lieu de se goinfrer comme des égoïstes. S’ils prétendaient n’avoir pas suffisamment d’appétit pour faire honneur à ses lasagnes, ils filaient droit vers l’incident diplomatique.
Ils mangèrent, lui concédant les compliments qu’elle méritait. Catherine était un vrai cordon-bleu. Lorsque Franck cuisinait, il ne faisait que lui rendre hommage. Catherine y voyait la preuve qu’elle réussissait à inculquer quelque chose à ses enfants, les valeurs du faire.
Les parents restèrent partager des glaces, puis se retirèrent au calme. Arty et Franck piochèrent un film en VHS dans leur collection, La Nuit du chasseur avec Robert Mitchum, une copie du « Cinéma de minuit ». Arty adorait la voix du présentateur, Patrick Brion, son ton traînant unique au monde que Franck imitait à la perfection.
Cette nuit-là, Arty lutta longtemps mais la fatigue finit par le terrasser. Quand il sombra, son subconscient le bombarda d’images. Un couple d’enfants courant pour échapper aux ténèbres. Une main aux doigts griffus. Des étoiles. Les mots sur les poings de Mitchum : amour/haine. La silhouette du croque-mitaine dans le couchant. Un cri derrière une porte, dans une maison à l’apparence banale. Cruauté ordinaire, gestes violents et dissimulés. Espaces absorbés par une lumière aux rayons coupants, annihilée par l’ombre cotonneuse au plafond, rampant sur les murs, vautrée au fond des couloirs vides. Et dans le noir parfait, braqués sur lui, deux yeux flamboyants.

4
Bunker
Les bonnes nuits, Arty gardait la lumière allumée et lisait des bandes dessinées, s’endormant au petit matin à la renaissance du monde, quand la menace refluait avec le jour. Les mauvaises le capturaient dans des tenailles d’enfer où son esprit se débattait contre ses créations. Le calvaire ne cessait que lorsque la terreur l’éjectait hors du pays des rêves, mais seulement pour mieux lui coller à la peau à la manière d’une membrane visqueuse. Il ne pouvait plus dormir après ça, et la veille recommençait.
Arty était épuisé et sa dernière portion de vacances fondit comme neige au soleil. Le jour fatidique de la rentrée arriva alors qu’il reprenait tout juste le dessus. La route le menait à un bâtiment rectangulaire sans grâce, carrelage laid, pylônes de béton, barrières épaisses… Un univers industriel qui le contiendrait, si tout allait pour le mieux, pendant les quatre années à venir.
Lorsqu’il partit ce matin-là, cartable sur le dos, il fut saisi d’un sentiment de fraîcheur, d’aventure qui atténua la tension du grand bond qui le menait en sixième. Longtemps il avait convoité l’insouciance de Franck, sa décontraction face aux vicissitudes des cours, de l’orientation, de l’éducation au sens large. En entrant au collège, Arty repoussait la frontière de son territoire, qui ne serait plus cantonné au village mais s’étendrait aussi à la ville. Il pourrait faire des sorties plus loin et plus souvent, se faire des amis… et bien d’autres choses.
Choisir. Grandir. Grandir semblait sa seule chance de trouver des réponses à toutes ses questions.
Il traversa Selvigny jusqu’à la grande route et attendit sur un banc installé dans un cabanon. Il arriva le premier mais fut bientôt rejoint par d’autres élèves, plus âgés que lui, qu’il ne connaissait pas. Personne ne lui adressa la parole. Le bus arriva à l’heure et Arty s’installa sur une banquette au fond, contre la vitre, d’où il regarda le paysage se déplacer dans les vibrations et le grondement du moteur qui devait se trouver, au hasard, pas très loin sous ses fesses. Le cuir du siège était ancien et abîmé. La peau sèche d’un animal mort, sous la main de l’enfant, dans ce vaisseau de métal brinquebalant qui menaçait de se défaire en mille morceaux dans les virages. Toute comparaison avec un voyage cosmique s’arrêtant là. Quoique. Le bunker qui faisait office de collège pour la ville de Claris n’aurait pas juré dans le panorama d’une lointaine planète inhospitalière. Note pour plus tard : Paul aurait peut-être un avis sur l’esthétique du lieu. L’horrible atmosphère émanant de ce bloc ingrat qui se disait d’accueil scolaire pouvait-elle donner envie aux enfants de s’y rendre et de s’y investir ? Il ne manquait qu’une poignée de soldats armés et le tableau serait complet : un parfait camp de travail forcé. La grisaille du matin, le ciel bas ne faisaient qu’ajouter à ce tableau de fin du monde.
La troupe d’élèves apportait la vie qui manquait au projet urbanistique. Déboulant de toutes parts telles des fourmis, surmontés de paquetages démesurés, traînant les pieds, ils rappelaient les troufions au premier jour d’incorporation. Les bleus rejoignaient les vétérans des classes de cinquième, quatrième et troisième, guère plus contents mais rompus à l’exercice. Ils formaient des communautés fermées qui se serraient les coudes, se retrouvaient avec le sourire après plusieurs mois de séparation, bronzés, cheveux coupés court, vêtements neufs et crayons affûtés.
La cour était circulaire, avec des zones herbeuses entretenues, et accueillait un chahut inimaginable. Dans ce qu’on appelait la cour des grands, il n’y avait que des gosses qui se couraient après, ou qui jouaient aux adultes au sein de leur bande. Seule l’intensité qui se dégageait de ces relations un peu fausses séparait cette école de la précédente. On s’y prenait bien davantage au sérieux.
Une sonnerie métallique battit le rappel des troupes. Il fallut plusieurs minutes pour que les rangs se dessinent. Des surveillants avaient fait leur apparition, guidant les nouveaux, les paumés tels qu’Arty (Arthur Kena, ce jour-là, très officiellement), sur les zones de marquage au sol. Mets-toi là et tais-toi. Répertorié, direct. Comme une fiche dans un classeur.
Les professeurs principaux sacrifièrent au rituel de l’appel. Des mains se levèrent, dociles mais pas très volontaires. Chacun faisait la connaissance de l’inéluctable lorsque son nom sortait. Pouvait-on faire le vœu d’être oublié ? L’un d’entre eux, introuvable sur les listes, serait-il remercié et invité à rentrer chez lui ?
Le bâtiment terrible les ingurgita, en cinq ou six bouchées. Tous gobés, comme des cuillerées de petits pois. Et les néons dans les salles de classe s’allumèrent, estompant les ombres, harmonisant de leur clarté froide cette pagaille d’hormones en folie. Ainsi se déroula le premier jour d’Arthur dans cet autre monde insensé. À l’automne de ses onze ans, après sa rencontre avec la maison. Bien avant de comprendre tout ce qui se jouait autour de lui.
Les habitudes emportent tout sur leur passage. En moins de jours qu’il ne pouvait en compter sur sa main, Arty se retrouva plongé jusqu’au cou dans la routine du collège, qui finit par accaparer ses pensées et l’affranchir de ses terreurs nocturnes. La présence vivante de la maison ne devint plus qu’un curieux, invérifiable souvenir.
Les cours s’enchaînaient à toute vitesse et il eut l’impression d’empiler les leçons sans avoir le temps de les intégrer. Il comprenait à présent de quoi parlaient les parents quand ils évoquaient ce pas à franchir entre les petites classes et la sixième. Pour ne pas se noyer, il devait tout reprendre le soir, et l’heure des devoirs faisait tache d’huile sur ses loisirs. Sacrifiés les montages de Lego, la lecture de Lucky Luke, les heures passées à dessiner. Bienvenue aux fractions, à la géométrie, à George Orwell, Molière, Jules Renard. Un univers en expansion qui aurait pu être fascinant s’il n’eût été imposé.
Ce nouveau rythme l’assommait. Il voulait explorer par lui-même tous les livres, les films qui l’excitaient, se faire des piqûres d’aventure. Il menait comme une résistance passive, ce qui ne l’empêchait pas de travailler avec sérieux. Les bonnes notes sécurisaient ses parents, sans pour autant rapporter de compliments. Mieux, elles éloignaient les regards. Arty entendait qu’on ne le dérange pas dans la lente et minutieuse construction de sa vie.
Avec le temps, il arriverait même à s’intéresser vraiment à certaines disciplines. Pour l’heure, il balbutiait son anglais et galérait sur les premières notions de chimie. Le sport d’endurance l’affligeait, quant aux sons qui sortaient de sa flûte en classe de musique, ils tenaient moins du quatrième art que du cri d’un canard au supplice.
Il se détendait pendant le cours d’arts plastiques, deux heures animées par un prof jovial d’une cinquantaine d’années, M. Landi. Un gaillard aux mains immenses qui gigotaient tout le temps, et qui devenaient d’une précision folle lorsqu’elles s’employaient à peindre ou à modeler de l’argile. Ne trahissant pas ses origines napolitaines, il pouvait se montrer très loquace et passionné, et on sentait que son autorité (respectée) s’imposait par la profondeur de son expérience et de sa culture. Il faisait preuve d’un humour expansif et n’aimait rien autant que de partager ses affections particulières pour Friedrich, Dalí ou Hopper. Il chaussait des lunettes minuscules pour fouiller dans les livres qu’il trimballait avec lui, exhibait la reproduction d’œuvres géniales qu’il commentait dans le détail, pointant ici la lumière, là la perspective, soulignant l’effet recherché, l’idée derrière l’exécution. Landi, le prof idéal, possédait le feu absent chez tous les autres. Arty l’adorait.

Un automne implacable s’abattit sur la région. La pluie assombrissait la teinte des tuiles, jetait un tapis d’argent sur le revêtement des routes, oblitérait l’horizon, recouvrant les coteaux d’une brume translucide et mouvante. L’eau ruisselait sur les vitres du bus lancé vers la ville. Les parapluies partaient en torche. »

Extraits
« Ils commencèrent les travaux fin juin, père et fils collaborant chaque week-end à la réalisation de ce rêve d’enfant. Catherine se félicitait de les voir aussi proches et heureux, car Arty ne se reposait pas sur les compétences de Paul mais participait activement, réclamant sans cesse clous à planter, planches à scier ou à raboter, demandant comment allaient s’emboîter telles pièces, quand viendrait le temps de peindre tel élément. Sa soif d’apprendre ne tarissait pas. Et à mesure que l’ouvrage se déployait, que mille petites taches restaient à accomplir, Franck vint mettre la main à la pâte. Catherine leur apportait de la citronnade, contemplant ses hommes en sueur occupés à bâtir le monde merveilleux d’Arty. Cela faisait longtemps qu’elle ne les avait pas vus si épanouis, si complices. La famille rayonnait. » p. 73

« Elle m’a raconté un truc étrange, à La Baroquerie. Dans le fond de la boutique, il y a un coin où elle nettoie les objets tu dois le savoir, Arty? Quand je suis passé l’autre jour, elle travaillait sur un bracelet qui lui donnait du fil à retordre. Notre mère, expliqua-t-il à Anna, arrive à sentir si les objets, les bijoux par exemple, ont une bonne influence ou non, et si ce n’est pas le cas, elle pratique des rituels pour les purifier. Elle dit qu’il faut parfois libérer la mémoire des choses, car certaines matières captent des énergies et peuvent les rendre, mais ce n’est pas sain. » p. 130-131

« Mais dans le tube, il y avait quelqu’un d’autre.
La tension qui culminait encore un instant auparavant se vaporisa dans un frisson. Les doigts du garçon caressaient le grain de ce papier glacé d’un autre âge, sans reconnaître les personnes habitant les curieuses photographies. Son cerveau, d’ordinaire si fertile à tricoter des théories, avait abdiqué. Sa tête restait vide devant cette trouvaille, il n’arrivait pas à la rattacher au réel.
Sur l’une des photos, sa mère très jeune tenait un enfant dans ses bras. Un bébé, qui venait d’un gros ventre illustré sur un autre cliché. L’enfant marchait et souriait. Cheveux blonds, dorés, les mêmes que Catherine. Bouclés. Un bonheur espiègle en robe de poupée. Poupée. Fille, Rose. Fille.
Un mot s’accrocha sur le tableau noir de sa conscience.
SŒUR.
Comme saisi d’une répulsion, il laissa les photos retomber devant lui. La vérité brûlait. Le mensonge aussi. Il attrapa une enveloppe, déformée par son séjour dans le cylindre. Elle contenait une petite carte blanche surmontée d’un nœud de tissu rose. Nous avons le bonheur d’accueillir…
Rose. Poupée, Liza.
Diminutif d’Elizabeth.
Elizabeth Kena,
Plus il lisait les mots, plus ceux-ci perdaient de leur sens. Il les prononça plusieurs fois, à haute voix, La date, surtout: 12 mars 1966. Ces chiffres abolissaient le temps. Il sursauta, avec l’impression d’avoir été hypnotisé, d’avoir passé l’après-midi assis par terre, les photos et le faire-part sous les yeux. Quelle heure était-il ? La fatigue pesait sur ses épaules. Il n’arrivait pas à recoller les morceaux. S’il y avait un autre enfant, si Arthur avait une sœur, où était-elle et pourquoi avoir caché son existence? » p. 146

« Claudie réapparut avec un dossier cartonné qu’elle déposa sans un mot sur la table. Le poids seul de l’objet suffisait à faire autorité. Elle ouvrit une pochette, fit une rapide recherche, puis tira plusieurs feuillets qu’elle plaça à côté des dessins d’Arty. Ce qu’il avait sous les yeux semblait impossible, et pourtant…
Les dessins de Jude ressemblaient beaucoup aux siens. Une silhouette dans le noir, parfois à peine un contour, un visage déformé, contrarié, mais sans aucune marque d’hostilité. Collée aux murs, blottie loin de la lumière, la présence semblait aspirer le regard et même modifier l’environnement (Jude avait tracé un halo autour d’elle). Les perspectives torturées trahissaient cette tension. Il ne pouvait y avoir de hasard : Arty et Jude avaient vécu des expériences similaires. » p. 188

« — Bon sang, qu’est-ce que j’aimerais savoir écrire comme Stephen King.
— Pourquoi tu dis ça? Tu veux faire dans l’horreur, maintenant ?
— Pas forcément, non. Je crois pas. Mais ses histoires, il sait comment les raconter, tu vois. Je veux dire, il sait quel angle adopter pour qu’on soit happé. On veut toujours tourner la page. T’as jamais lu Le Talisman, Arty, j’me trompe ?
— Non, ça parle de quoi ?
— C’est l’histoire d’un gamin qui découvre l’existence d’un élixir qui lui permet de passer dans un univers parallèle. Et dans cet autre monde, il y a une princesse qu’il doit sauver, l’alter ego de sa mère en train de mourir d’un cancer.
— Et il y arrive ?
— Tu crois pas que je vais te raconter, t’as qu’à le lire !
J’adore ce bouquin, un des meilleurs que j’aie jamais lu. Je te le prêterai. » p. 310

À propos de l’auteur
ZAMOCHNIKOFF_Raphael_©_Chloe_VollmerRaphaël Zamochnikoff © Photo Chloé Vollmer

Raphaël Zamochnikoff est né en 1977. Il a grandi au milieu des forêts profondes du Jura. À 17 ans, alors que l’école l’ennuie, il se met à écrire d’épais romans d’aventure qui feront pendant de longues années son apprentissage. Il nourrit son amour du cinéma et des histoires en développant des scénarios et en tournant des courts métrages. Il vit aujourd’hui à Nice. La maison vénéneuse est son premier roman. (Source: Éditions Belfond)

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Je vais bien

FRANC_je_vais_bien RL_automne_2023

En deux mots
Après avoir enterré son père, le narrateur décide de rester un peu à Lézignan-Corbières, le fief familial. Alors les souvenirs affluent et le besoin de retracer sa vie et celle des défunts va s’accompagner d’un vibrant hommage à ce père qu’il n’aura su aimer de son vivant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Comment j’ai fini par ressembler à mon père

Régis Franc a délaissé la table à dessin pour dresser la chronique familiale, raconter les drames et l’incompréhension qui ont jalonné son parcours et rendre un bel hommage à son père. Un récit plein de pudeur, mais à fleur d’émotion.

C’est en voyant son reflet dans une vitrine de Londres que le narrateur a compris qu’il avait désormais l’apparence et la démarche de son père défunt. Rattrapé par le temps qui passe en quelque sorte. L’occasion de dresser un premier bilan, de raconter aussi la vie de tous les défunts qui ont jalonné sa vie, et en particulier celle de son père qu’il a mis en terre dans le caveau familial de Lézignan-Corbières. Sa mort aura en quelque sorte provoqué un électrochoc pour lui qui accompagné les derniers mois de son géniteur claîtré dans la maison de retraite qu’il avait surnommé «le chenil».
«On a porté le corps dans la tombe où il a retrouvé sa fille, ma mère, son père, sa mère, sa sœur. Du bord de la fosse j’ai contemplé tous ceux-là, leurs boîtes usées par le temps. Ils étaient posés au fond. Tous les miens.»
Tous les siens qu’il ne peut laisser. Faisant fi de ses obligations, il décide de passer encore quelques jours dans ce sud où il a grandi et où désormais il sera toujours seul. «Sans but véritable, j’allais vers la mer, je suivais les collines, les garrigues, les chemins des étangs. Les salins, les roseaux. (…) Et devant moi, la Méditerranée, notre mer, ma mère étaient là. Eh bien, puisqu’il s’agissait de commencer. Commençons».
L’écrivain va alors plonger dans ses souvenirs et faire revivre ceux qui l’ont accompagné et qui ont forgé sa personnalité, quelquefois par affection, quelquefois en réaction et aussi quelquefois par le grand vide qu’ils ont laissé. C’est notamment le cas de sa mère qui après avoir partagé les années noires avec son mari, l’a vu s’en sortir à force de travail, gagner sa vie comme maçon et construire la maison dont elle rêvait et qu’elle n’habitera jamais. «Ma mère s’éteignit le 24 juillet 1960, on l’enterra le 27, la maison fut terminée le 1er août et nous déménageâmes. Ce contretemps signa nos vies. Voilà comment nous entrâmes épuisés et vaincus dans une maison moderne, si moderne et si désirée par elle. Sans elle. Ni mon père, ni ma petite sœur, ni moi-même ne devions nous en remettre.»
Le petit garçon devient rebelle, délaisse une scolarité qui l’ennuie, sa sœur plonge dans une dépression qui l’entrainera dans une spirale mortifère et son père cherchera refuge dans le travail, oubliant sa famille, alors même qu’il lui apportait là une preuve d’amour. Mais ses enfants ne le comprendront pas, ne voyant que le grand vide qu’il laissait.
Comme Régis Franc le confiait à Romain Brethes dans les colonnes du Point à l’automne dernier: «Je fonctionne par cycle de dix ans. Après Le Café de la plage, j’ai continué la bande dessinée quelque temps, puis je me suis lancé dans le cinéma, entre 1985 et 1995 environ. J’ai beaucoup espéré du cinéma, et j’ai été beaucoup déçu. Puis, jusqu’en 2004, j’ai livré pour ELLE une page qui s’intitulait Fin de siècle. Ce sont mes derniers exploits dans le dessin. Et, un jour, j’ai accompagné la femme que j’avais rencontrée pour un tournage à Londres qui devait durer trois mois. Nous y sommes restés finalement quatorze ans!» La littérature a suivi avec un premier roman, Du beau linge, paru en 2001. Un cycle qui se poursuivra jusqu’en 2012 avec London Prisoner.
Après une petite récréation sous forme d’un album hybride rassemblant textes, photos, pastels et crayonnés, et qui raconte l’histoire du domaine viticole de son épouse, La Ferme de Montaquoy, le voilà donc à nouveau écrivain, pour notre plus grand plaisir.
Servi par une plume élégante, toute de pudeur contenue, Régis Franc dépose ici la quête d’un fils à la recherche de son vrai père, raconte la France des Trente glorieuses qui aura vu la classe ouvrière ramasser les miettes d’une prospérité économique qu’elle a pourtant construite de ses mains et dresse en creux un autoportrait tout en nuances, plein de tendresse et de mélancolie.

Je vais bien
Régis Franc
Éditions des Presses de la Cité
Récit
160 p., 18 €
EAN 9782258199958
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Lézignan-Corbières et environs, mais aussi à Londres et Paris.

Quand?
L’action se déroule principalement dans la seconde moitié du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
«On ne se débarrasse de rien en s’éloignant.» Régis Franc, London Prisoner (Fayard)
Ma mère est morte le jour où fut achevée la maison de ses rêves. C’est mon père qui l’avait construite de ses mains. Pour elle. Et nous y avons emménagé, le lendemain de son enterrement. Sans elle.
Ce contretemps signa nos vies. Ni mon père, ni ma petite sœur, ni moi-même ne devions nous en remettre. Nous avons alors appris la mélancolie, sentiment si inapproprié au caractère des gens du peuple.
Toute cette histoire, ma vie d’enfant, je l’ai oubliée pendant des années. Jusqu’au jour où j’ai cru voir mon père dans le reflet d’une vitrine à Londres.
Je vais bien raconte les tourments d’un jeune garçon qui se sait incapable de sauver les siens.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
News Day

Les premières pages du livre
« C’est arrivé d’un seul coup. Comme une apparition. Il se peut que, sidéré, je me sois exclamé à voix haute : « Oh mon Dieu… » J’eus l’impression de traverser le miroir. Oui, il était là, dans le reflet de l’imposante vitrine du magasin vers lequel je me hâtais comme tous, au passage piéton, dans la foule de Brompton Road. Il venait, j’allais vers lui. Un léger effroi m’a saisi. « Eh bien, nous y sommes », ai-je murmuré. Car ce mirage dans la vitrine, cet homme engoncé dans mon pardessus, mon cher vieux manteau usé de Muji, fabricant japonais, n’était plus moi. Ou l’idée que j’avais de moi, je veux dire ce type qui habitait mon corps et que, vaille que vaille, toujours un peu agacé, je m’étais, avec le temps, habitué à côtoyer. Désormais je marcherais, je le voyais bien, de ce pas chaloupé. Mains calées au fond des poches. Regardant sans rien voir, confit dans une sorte de méditation hasardeuse puisque ainsi il chemina tout au long de sa vie. À mon tour, j’irais de ce pas. Un pas dansant. Même taille, même tête, j’étais devenu lui. Lui, « Bataillé »… Je n’ai pas trouvé là une nouvelle qui puisse me réjouir. Jamais, oh je le jure, je n’ai voulu ressembler à mon père. Si bien que, face au miroir, pris dans le flux des Londoners, je me suis rappelé ce commentaire trouvé je ne sais où à propos de tribus primitives, de leurs rituels. Pourquoi enterraient-elles leurs morts sous un tas de pierres ? La réponse m’avait fait sourire : Pour qu’ils ne se relèvent pas. Mort en paix, et depuis enfoui sous la terre, mon père relevé était là, il habiterait désormais mon manteau. Bon. Il me faudrait faire avec…

Tout alla de travers durant le mois de décembre. Depuis l’automne son corps avait commencé à l’abandonner et si sa tête, sa volonté restaient intactes, ses jambes maintenant refusaient de le porter. Il était épuisé. Il tombait. Il avait honte, il se sentait humilié. La dignité lui commandait de rester debout. Un genou à terre, il s’excusait, grommelait que ça n’était rien, interdisait qu’on l’aide, se redressait tant bien que mal. Exigeant d’une voix qui ne supportait pas de réplique qu’on lui foute la paix. « Il n’y a rien à voir », disait-il, tamponnant son visage en sang avec un torchon trouvé là, et son médecin accouru me rapportait qu’il était furieux.

À son arrivée au « chenil » – il appela ainsi la maison de retraite où il avait choisi de terminer sa longue course –, il ne s’émut pas. Sans se retourner, il venait de quitter sa chère maison, sa vie d’avant, toute sa vie, emportant dans un sac plastique à 20 centimes, spécialité de Carrefour, un de ces pauvres pyjamas rayés dont les vieillards ont si souvent le goût. Il avait ajouté quelques chemises repassées.
« Au cas où le soir, il y aurait dancing », précisa-t-il.
J’ai toujours aimé chez lui cette fausse tranquillité. Son humour. Ceci par exemple :
« Bon, puisque me voilà dans un nouveau quadrille parfumé à la soupe aux choux, n’y aurait-il pas ici quelque raison de se réjouir ? Salue-t-on ceux qui sortent les pieds devant par des salves d’applaudissements, une haie d’honneur ? Il faudra y penser… Nous créerons le comité Adieu à la Vie. »
Afin qu’il se sente un peu à la maison dans cette chambre si commune, où, avant lui, étaient venus s’éteindre d’autres de son âge, j’avais couvert les murs de photos, témoignages de ce qu’il avait été. On l’y voyait jeune et « vaillant ». Joyeux. Vivant.

Ainsi s’écoula cette année où il vécut au « chenil », s’asseyant le soir au réfectoire pour manger la purée de pois cassés sans sel parmi ses nouveaux camarades, arrivés pour la plupart sans bien savoir comment, eux que leurs familles n’avaient pas pris la peine de secourir au seuil de la pause éternelle et qui recréaient ici, vaille que vaille, une sorte de société. Un pittoresque club de cabossés. De sourds. De béquillards. Mme Lucette Fabre-Petit ne quittait pas sa chambre sans ses boucles d’oreilles en plaqué or 18 carats, serties de brillants. Patiente, Lucette la dorée attendait un silence pour entamer un épisode glorieux, déjà dix fois répété, de sa vie mignonnette « quand elle habitait Toulon ». À sa droite, M. Martinelli Gregorio, « son fiancé », ancien garde-chasse. Et aussi Mme Bonnet, considérablement tordue, abîmée, tremblante, montrait un petit museau où se devinait une réelle bonté, un vrai grand cœur, une âme claire, paisible. Tous, doux, perdus, déjà éloignés du monde, gardant un bon sourire. Dans cette ménagerie sans barreaux vécut mon père. Un an où, parmi tous ceux-là, il peaufina sa légende.

Quand vint l’automne, il était pensionnaire depuis janvier, glissant sans illusions vers l’ombre, curieux, il ne quittait presque plus son lit, souffle court, protégeant son front d’une main tachée de fleurs de cimetière et moi, maladroit venu le visiter, je baissais la tête, perclus de culpabilité. Il voyait que je voyais tout ça, « la tôle rouillée, usée », haussait les épaules et me lançait, ironique :
« Pas mal, non ? »
J’avais le cœur serré. Il m’arrivait de m’éloigner de sa chambre pour me réfugier dans le couloir, incapable de supporter longtemps la vue d’un vieil homme à la peine.

J’aurais dû être doux et compatissant, je restais sans voix, sans chaleur, incapable de trouver le bon tempo. Submergé par de lourdes envies de fuite, je résistais, adossé au mur de la loggia où trottaient les employées poussant des fauteuils dans lesquels gémissaient de pauvres choses accablées. Je tâchais de faire bonne figure face aux autres grands vieillards passant par là, des au-bout-du-rouleau, des ex-êtres humains qui nous connaissaient depuis toujours et se fendaient d’un sourire édenté en me parlant naturellement dans la langue d’oc, celle d’ici :
« Eh bien ? Ton père ? Comment va-t-il aujourd’hui ? Ne t’en fais pas. Il s’en sortira, vaï. On le connaît. C’est un Bataillé, non ? Un combattant. »

Le soir venu, je quittais sa chambre avec l’impression d’avoir accompli un devoir majeur comme un minable. Et j’allais de l’autre côté de la ville pour dormir dans sa maison, cet ancien rêve parfait de sa femme. Ma mère. Maison d’ouvrier qu’il avait, pour elle, bâtie de ses mains. Et qui n’avait pas bougé. Dessinée dans l’esprit des années 1960, telle que de malins architectes l’avaient inventée quand les Français sortant des troubles du siècle avaient découvert la modernité, salle de bains et frigo compris. Des « villas » (on les appela ainsi) avec pierres taillées apparentes sur la façade, rampes en fer forgé et de larges ouvertures pour rôtir au soleil, contresens d’experts du Nord à l’usage des gens du Sud. Maison où jamais, hélas, hélas, hélas, ma mère qui en avait tant rêvé n’était entrée, malgré les efforts que lui, le maçon, avait déployés, travaillant quinze heures par jour afin de finir ce palais dédié à celle qu’il aimait de tout son cœur. Et morte une semaine avant la fin des travaux, à 39 ans, comme c’est triste. À quelques jours près, ça aurait pu aller, oh, quelques jours, ça n’était pas grand-chose.
Mais non.

Ma mère s’éteignit le 24 juillet 1960, on l’enterra le 27, la maison fut terminée le 1er août et nous déménageâmes. Ce contretemps signa nos vies. Voilà comment nous entrâmes épuisés et vaincus dans une maison moderne, si moderne et si désirée par elle. Sans elle. Ni mon père, ni ma petite sœur, ni moi-même ne devions nous en remettre. Nous apprîmes alors la mélancolie, sentiment si inapproprié au caractère des gens du peuple. On note ça sur les photos. Si tous les trois nous affichons un demi-sourire, c’est que la joie s’était pour moitié glissée dans la tombe : elle ne remonterait plus. Il se pourrait qu’ici, je finisse par ce court récit un si long deuil.

Mon père, Roger Alphonse Franc, était maçon. Il avait les mains courtes, dures. Et militant, il avait le verbe haut, ne laissait personne parler à sa place. Et poète, il écrivait des vers interminables dans la langue du Sud, cette merveille oubliée qui m’embrumera toujours les yeux.
Des poèmes de félibre à la gloire du Languedoc. Des hymnes à la fraternité ouvrière. Il aimait Marcel Pagnol d’Aubagne, la Catinou du Grenier de Toulouse, Charles Trenet de Narbonne, notre capitale, Gruissan Plage au bord de la mer, ses chalets sur pilotis, Lézignan-Corbières, sa « ville » de 3 500 habitants et, comme tous ceux de son âge, il connaissait et respectait Victor Hugo, le grand Français. Mon père lisait, il écrivait. Les femmes assuraient qu’il avait une belle voix, il chantait « du Tino ». Quand il plâtrait une pièce vide, il chantait « … et je vous dis que je vous aime, mon amour… ». Dans la pièce à côté, le carreleur aussi chantait. Et plus loin, le plombier chantait. L’électricien ne chantait pas, impossible pour lui qui avait toujours une vis dans le bec et des doigts trop gros pour de si petits écrous.

Là était le charme de la classe ouvrière.
Celle aperçue dans Jean Renoir, Duvivier ou Grémillon. Carné, bien sûr. Tous ceux-là, « la belle équipe », étaient « rouges ». Ils n’en faisaient pas une histoire. Ils lisaient en diagonale L’Humanité, un point c’est tout. Demande-t-on aux gens des beaux quartiers de qualifier leur allure, de justifier leurs souliers vernis ? Qui oserait ? Ces rouges-là étaient frères, ils avaient « fait la jeunesse » ensemble, connu des grappes de filles au bal, à la rivière, des qui gloussaient déjà en les voyant venir. Des filles d’ici, sœurs, voisines, cousines en pique-nique, assises sur le bord de la nappe blanche, des filles qui leur criaient :
« Eh, dis donc ! Elle te plaît ma cousine ? Attention là ! Tiens-toi donc tranquille ! Je t’ai repéré, tu es un rouge !
— Eh bé, c’est-à-dire que…
— Vas-y ! Tu la fais danser, tu as le béguin, ne mens pas, tié tout rouge le rouge… »
On avait bu du panaché, de la grenadine, du Picon, les couples s’étaient trouvés. Comme la guerre avait brisé le cours des choses, on avait attendu en faisant pénitence et puis, la guerre finie, on avait rattrapé le temps. On eut des enfants. Le petit Jean-Claude, le petit Jean-Pierre, Jean-Paul aux oreilles décollées. La plupart des ouvriers allaient à vélo, les plus dépensiers eurent des Mobylette. Les durs de durs des motos, des 250 cc, des « culbutées » noires et chromées. Des Terrot. Les photos aux murs de sa dernière chambre témoignaient de ce temps. Une fois que je les eus exhumées des boîtes à chaussures dormant au fond d’armoires, une fois qu’elles furent agrandies, punaisées, il chaussa ses lunettes, celles à la branche scotchée au sparadrap, maintenue par un trombone, et longuement regarda son père et sa mère morts, sa sœur morte, sa femme et sa fille adorée.
Tous morts.
« Tu n’y es pas ? avait-il commenté. Il n’y a pas de photo de toi ?
— Je suis là, avais-je répondu, et il avait hoché la tête.
— Ce sont toujours les meilleurs qui partent », avait-il ajouté, et nous avions souri.
Oui, les meilleurs étaient partis et nous étions les survivants. Ce qu’il disait, dont je ne prenais pas ombrage, c’était que l’avenir, mes enfants, ne comptaient pas dans ce jeu entre lui et moi puisque, à 20 ans, j’avais quitté le Sud contre son avis, j’étais parti, j’avais trahi, j’avais vécu une autre vie où il n’avait pas de place. Ses règles, ses désirs, sa façon de voir le monde, je n’étais pas prêt à les faire miens.

Décembre se remplissait de guirlandes.
Le hall de la maison de retraite accueillit le sapin clignoteur. Bientôt Noël. Noël ? Il s’en foutait. Une fête chrétienne n’avait jamais été une affaire. Il avait tôt appris à bouffer du curé auprès de républicains espagnols arrivés dans la Narbonnaise vers 1936. Des funambules rencontrés sur les échafaudages, à peindre les pylônes du chemin de fer où, régulièrement, un de ceux-là grillait comme un poulet en touchant les fils électriques secoués par la tramontane. Allons, allons, du temps avait passé. Il savait que le ciel est vide, que lorsqu’on est mort, on est foutu, il n’en faisait pas un roman et avait toujours supporté, gardant l’air amusé, le goût immodéré qu’avait sa mère pour le pape. Sa mère, Eugénie Perrin épouse Franc, native de Boutenac, au milieu des pinèdes, où vécut en contemplation dans un trou de rocher le saint ermite Siméon. Pinèdes murmurantes, dernières barrières avant les collines de l’abbaye de Fontfroide, juste avant de basculer dans les étangs, avant les lidos de sable clair, avant la mer. La Méditerranée. Notre mer.

« Vas-y, va, va retrouver ta famille, je penserai à vous. Je n’ai rien à faire de tout ça, tu le sais. Va. On s’occupe de moi ici, mieux que tu ne sauras jamais le faire. À bientôt. »

Je l’ai laissé là.

J’ai pris le train pour Paris d’abord et les jours suivants, j’ai contemplé la montagne à skis, en silence. « Quand fond la neige, où va le blanc ? » s’interrogeait Shakespeare. Comme pour lui, à peine audible, lorsque je l’avais quitté, il avait murmuré « Adieu mon fils ». Et si j’avais trouvé le propos théâtral, je ressens l’effroi maintenant, la cape d’abandon qui couvrait son vieux cœur et, pour tout dire, ne pas l’avoir consolé me fait honte.

Noël à Paris avait ressemblé à Noël à Paris et je songeais à lui, là-bas, dans sa chambre où patrouillaient les infirmières. Du lit, avec vue sur les pins parasols et le clocher de l’église glacée illuminant la nuit, il se souvenait, j’en suis sûr, d’Eugénie sa mère qui aimait la fraîcheur vive de l’hiver des Corbières, les santons ornant la crèche et Jean XXIII au balcon. Il respirait mal, et puis s’étonnait : « Que c’est long de mourir, ce n’est pas une partie de rigolade. » Puis il souriait, s’accrochait. Ah ! S’accrocher avait été le cœur battant de sa vie, mais là…
Quand le docteur m’a appelé au soir du 31, qu’il a insisté pour que je vienne vite, j’ai repris le train tôt au matin du 1er janvier. Je l’ai trouvé dans son lit, le visage creusé, des bleus au front, il n’ouvrait presque plus les yeux. Par moments, il levait la main comme pour s’essuyer le visage mais elle retombait avant d’avoir pu finir son geste. Il était à bout. On lui avait enlevé ses dents et il avait désormais la figure des grands vieillards. Je lui disais :
« Tout va bien, papa, la maison est chauffée, ne t’inquiète pas, je règle les papiers, tout est en ordre. »
Je ne réglais rien, les papiers à régler m’ont toujours saoulé. Pour ces choses aussi, je suis une catastrophe. Il essayait de me répondre mais ce qu’il disait était une bouillie, sauf un jour où il a semblé aller mieux. Il souffla en me souriant :
« C’est l’heure. »

Ensuite il garda les yeux fermés. Je lui donnai ma main, qu’il ne serra plus. Je lui caressai la jambe et, plus tard encore, il était très éloigné du monde des vivants. J’étais là, le jour où les infirmières lui ont enlevé son appareil pour entendre. Son médecin lui a mis des patchs de morphine – la bien nommée. On aurait cru un bébé. Un vieux bébé. Son front se plissait quand il avait mal, il levait encore un peu les bras et gémissait. Les femmes en blanc, que j’avais croisées sur les bancs de l’école communale, qui avaient fait leur vie ici, me disaient « C’est dur pour toi », et je répondais « C’est pour lui que c’est dur ». L’une d’elles, sur le ton le plus neutre possible, m’a demandé d’apporter « des vêtements, un costume par exemple », au cas où. J’ai trouvé à la maison une veste d’été que j’aimais, molle, un peu de guingois, qui lui allait bien. Il la mettait pour aller voter, m’a dit plus tard une vieille militante. J’ai emporté aussi sa chemise bleue. Pas de cravate. Les ouvriers n’en portent pas, il me semble. Quand je suis revenu dans la chambre, les vêtements pour l’éternité au bout du bras, j’ai prié pour qu’il ne me voie pas. Il dormait et j’avais l’impression affreuse de le trahir. J’anticipais sa fin. Un moment infect. Oh, cela n’était pas simple. Il s’accrochait aux barreaux du lit à pleines mains, il essayait de se soulever. Il voulait sortir, s’en aller, sans doute revenir au bord de la rivière en pique-nique et chanter encore du Tino Rossi. Regarder ma mère dans l’eau, les mains à plat sur les hanches, hésitante à nager vers le lit du courant où dansent des libellules. Il sera resté jusqu’au bout le maçon, le militant ouvrier qui ne se laissait pas faire. Il ne chantera plus de mélodies simplettes et la rivière continuera de couler sans lui, la belle affaire.

Un vendredi, un peu plus tard donc, j’ai pris le train pour Montpellier. Il y avait dix jours que j’étais près de lui, seul, ruminant, et j’étais soulagé de changer d’air. Valentine m’a rejoint. Le lendemain, nous avions prévu d’aller à un marché, ce genre de stupidité, je ne sais plus où. Mon portable a sonné vers 10 heures, après une suite de messages commencés vers 6 heures du matin. C’était fini. Fini.
Nous sommes revenus à Lézignan-Corbières où nous l’avons retrouvé dans sa chambre, habillé, couvert d’un drap jusqu’à la poitrine. »

Extraits
« On a porté le corps dans la tombe où il a retrouvé sa fille, ma mère, son père, sa mère, sa sœur. Du bord de la fosse j’ai contemplé tous ceux-là, leurs boîtes usées par le temps. Ils étaient posés au fond. Tous les miens. Que j’avais vus vivre, apprendre à faire du vélo, partir au travail par un froid de loup, pleurer de dépit, boire des demis panachés glacés, tricoter des pull-overs, se réchauffer les engelures, chanter. » p. 23

« Je décidai de passer quelques temps dans ce Sud où désormais je serais seul. Sans but véritable, j’allais vers la mer, je suivais les collines, les garrigues, les chemins des étangs. Les salins, les roseaux. Je souriais quand sur ma nuque, la caresse légère, le parfum revenu, l’appel… Au murmure du bois de pins, je fredonnais: «Vent frais, vent du matin, soulevant le sommet des grands pins…» Ainsi servie par cette comptine, «la vie magique» s’invitait, je le sentais, et à genoux sur la plage de Saint-Pierre-la-Mer j’avais encore 3 ans. Intactes, les odeurs. Les émois.
Mes premiers pas inondés de lumière. Et devant moi, la Méditerranée, notre mer, ma mère étaient là. Eh bien, puisqu’il s’agissait de commencer.
Commençons. » p. 27

À propos de l’auteur

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Régis Franc © Photo Christophe Fortin

Régis Franc est né en 1948 à Lézignan-Corbières, à deux pas de la Méditerranée. Vingt-deux ans et demi plus tard, il arrive à Paris pour la première fois. Pour toujours. Il commence à dessiner dans Pilote, À suivre, Charlie, L’Écho des savanes, etc. En 1977, il entame dans Le Matin de Paris, à un rythme quotidien, une longue série de planches intitulée Le Café de la plage. Au milieu des années 1990, après un passage par le cinéma, il se consacre à l’écriture et collectionne les succès critiques (parmi lesquels London Prisoner, Fayard, 2012, ou encore Jamais les papillons ne voyagent, Fayard, Prix Mottart de l’Académie française, 2015). Par ailleurs artiste peintre, il réunit ses talents dans une œuvre graphique parue en 2022 aux Presses de la Cité, La Ferme de Montaquoy. Avec Je vais bien, Régis Franc renoue avec le récit pour faire revivre les voix du passé et la terre de son enfance. (Source: Éditions Les Presses de la Cité)

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Georgette

LIANE_georgette  RL_automne_2023  Logo_premier_roman  coup_de_coeur

En lice pour le Prix «envoyé par la poste»

En deux mots
Quand à treize ans la narratrice comprend que Georgette, l’employée qui a veillé sur elle depuis sa naissance, va la quitter pour se marier, le choc est terrible. Comment sa seconde maman peut-elle l’abandonner? Entre colère et résignation, l’adolescente va tenter de surmonter l’épreuve.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Toutes les vies contenues dans sa vie à elle»

Dans son premier roman la comédienne Dea Liane rend hommage à se seconde mère, la bonne qui l’a accompagnée durant ses treize premières années en Syrie, au Liban et en France. Un roman initiatique qui touche au cœur.

Quand on a 13 ans et que l’on a toujours vécu avec la même personne, que cette dernière s’est toujours occupée de vous, qu’elle vous aime et vous aide, il est compréhensible que l’annonce de son départ provoque un terrible choc. C’est ce qui arrive à la narratrice. Depuis sa naissance, Georgette était à ses côtés. Mais Georgette n’est qu’une employée et malgré l’affection qu’elle éprouve pour la jeune fille, elle vit sa vie. L’annonce de son mariage prochain marque tout à la fois son envie de créer une nouvelle famille et l’abandon de celle qui l’emploie.
Après l’incompréhension vient l’envie, sinon le besoin, de rendre hommage à celle qui aura été comme sa seconde mère.
«Georgina K. est née près de Hassaké, en Syrie, le 13 novembre 1960. C’est une région très pauvre, la région des premiers chrétiens, les Assyriens, qui parlent un dialecte descendant de l’araméen. Elle a grandi dans une fratrie de treize enfants. Elle a commencé à travailler comme domestique dans des familles à l’âge de treize ans. Elle n’a jamais appris à lire ni à écrire.» De cette biographie parcellaire, on comprend combien la vie de la jeune femme au sein d’une famille bourgeoise tient davantage de l’exploitation que de l’émancipation. Au fil du temps Georgette s’attache pourtant à ses employeurs et plus encore à leurs enfants. Elle va trouver normal de les suivre dans leurs différentes demeures, en Syrie puis en France. Discrète et effacée, elle vit à l’ombre de cette famille, apparaissant ici et là, comme dans le grand film familial que réalise sa mère après avoir reçu une caméra en cadeau. De décembre 1990 à janvier 2008, «les vingt volets de la saga familiale sont fichés et rangés dans un classeur. Il existe des épisodes pour toutes les années sauf une: 2003, l’année du départ de Georgette. Le dernier épisode filmé est celui de mon dix-huitième anniversaire.»
L’originalité de ce premier roman tient justement à sa construction originale, détaillant cette cinématographie dans laquelle on voit les relations de la famille avec Georgette qui apparaît dans le champ au gré des demandes de la mère avant de se faire assistante et, plus rarement, de jouer son rôle de mère de substitution.
Dea, au fil des films, interroge la condition de cette pièce rapportée qu’elle aime tant, va chercher les indices qui lui permettront de croire que son amour est partagé. Elle ira même, au moment de coucher cette relation particulière sur le papier, jusqu’à rechercher la Georgette d’aujourd’hui, désireuse de renouer un contact perdu si violemment. Mais je vous laisse découvrir le résultat de cette démarche, soulignant plutôt le charme mélancolique de ces souvenirs en super 8, avec les images tremblantes, aux couleurs passées qui soulignent le côté nostalgique de cet émouvante évocation de l’enfance.

Georgette
Dea Liane
Éditions de l’Olivier
Premier roman
160 p., 17 €
EAN 9782823620276
Paru le 18/08/2023

Où?
Le roman est situé en Syrie, à Damas et Saidnaya, en France, à Courbevoie, Châtenay-Malabry et Verrières-le-Buisson et au Liban, à Rabieh et Bsalim. On y voyage aussi – notamment pour des vacances – du Mont Saint-Michel à Saint-Malo, dans le Jura, à Fontainebleau ou à Eurodisney, dans le bassin d’Arcachon, à Fort-Mahon-Plage et au domaine de Bourgenay, en Vendée.

Quand?
L’action se déroule des années 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Georgette était notre bonne, mais le mot était imprononçable».
Georgette veille sur les rituels qui scandent la vie de la narratrice et de son frère : le bain, les repas, le lever et le coucher, les fêtes, les voyages. Elle est aussi la seule à savoir comment se débarrasser des serpents et des scorpions.
Georgette est une seconde mère. Elle est indispensable. Mais socialement, elle demeure une fille, c’est-à-dire une domestique. Telle est la contradiction présente au cœur de ce récit subtil et déchirant.
En vingt-six séquences, Dea Liane décrit la vie quotidienne d’une famille sur le modèle du film amateur tel qu’il existait encore dans les années 90. En substituant des mots à des images, elle propose une nouvelle manière de raconter – sensible, précise. Sans oublier pour autant ce qu’elle doit à son autre langue maternelle: l’arabe.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Cult.news (Yaël Hirsch)

Les premières pages du livre
« Quand nous disions Georgette c’était comme dire maman. Georgette n’est pas un prénom, c’est un qualificatif nouveau et inédit, le nom d’une relation indicible. C’est impossible de répondre à la question : qui est Georgette pour vous ? Georgette c’est Georgette, tout simplement.

Georgette était notre bonne, mais le mot était imprononçable.

Un jour – j’ai treize ans – ma mère m’annonce avec délicatesse que Georgette va se marier, qu’elle va bientôt nous quitter. Que maintenant nous sommes grands, qu’à son tour elle va fonder sa propre famille. Quelque chose se révolte en moi à cette idée. Il me semble – c’est terrible à avouer – que Georgette ne peut pas se marier, ni avoir d’enfants. L’idée est aberrante. La phrase – « Georgette va se marier » – est aberrante. L’image n’est pas crédible. Impossible de me représenter Georgette, notre Georgette, avec un homme, couchant avec un homme, enceinte, mère de sa famille. Tout cela je le ressens mais je ne dis rien, bien sûr que Georgette doit vivre sa vie, je veux y croire, mais déjà il me semble entrevoir un mensonge.

Avant ce moment-là je n’avais jamais envisagé que Georgette puisse partir. Elle était là quand je suis née, elle avait toujours été là. La perspective de nous retrouver à quatre m’angoissait. Nous avions toujours été quatre plus une, et en réalité nous avions été quatre plus un. Quatre – ma mère, Georgette, mon frère et moi – plus mon père. Il y avait des couples : mon frère et moi, ma mère et mon frère, ma mère et moi, ma mère et Georgette, Georgette et mon frère, Georgette et moi. Je crois pouvoir dire que Georgette et moi était l’un des duos privilégiés ; j’étais sa préférée, sa partenaire de chambrée. J’étais celle qu’elle avait vue naître. J’étais la deuxième-née et j’étais la fille ; deux critères qui me condamnaient à demeurer dans l’ombre de mon frère. Georgette aussi était du côté de l’ombre. Elle se battrait pour moi.

Le jour où il a fallu se dire adieu. Nous sommes dans notre appartement de Bsalim au Liban, où nous passons tous nos étés. C’est l’été 2003. Celui entre ma cinquième et ma quatrième. Je regarde fixement par la vitre du salon, qui donne sur la baie de Beyrouth. J’ai le trac, j’essaie de trouver une contenance dans cette contemplation prolongée de la mer. Il fait très beau et très chaud. Je crois que mon père attend de conduire Georgette quelque part en voiture. Je ne sais plus si je lui dis au revoir dans l’appartement ou si je les accompagne.

L’image qui me reste : une bande bleu foncé surmontée d’une bande bleu clair et le vacillement du paysage sous la chaleur. La sensation de quelque chose dans mon dos à quoi je ne veux pas faire face. La gêne immense devant l’impossible : dire adieu à sa mère. Le sentiment que la situation ne me permet pas d’exprimer ma douleur, mon incompréhension. Être brutalement ramenée à cette réalité après treize années de vie commune et d’intimité partagée : cette personne ne fait pas partie de notre famille, c’est une domestique, nous l’avons payée pour ça.

Je suis mortifiée. Comment dire mon amour à Georgette, comment parler d’amour alors que nous n’avions jamais dit les mots ? L’amour était dans le soin quotidien, c’était sa seule façon de s’exprimer dans un cadre qui n’autorisait pas les mots d’amour. Ma mère pouvait nous prendre dans ses bras et nous dire je t’aime, nous lui faisions des cadeaux aussi laids qu’attendrissants pour la fête des Mères ; Georgette m’aidait à faire ces cadeaux, elle tressait mes cheveux pour l’occasion, elle me portait à bout de bras pour la photo, et le soir elle me lavait.

Au moment de se dire adieu, donc, aucun souvenir précis, juste la certitude que Georgette devait rire tout en parlant, comme à son habitude, de son rire rauque et lumineux. Je crois qu’elle a pleuré aussi. Et moi naïvement j’ai dû penser quelque chose comme : « Pourquoi pleure-t-elle alors qu’elle va se marier ? »

Je ne me suis pas autorisée à pleurer. Elle seule était sincère à ce moment-là, et j’en pleure aujourd’hui chaque fois que j’y pense. Je pleure à la pensée de ma lâcheté, de ma honte. Je pleure d’être passée à côté de la vérité de ce moment, d’avoir accepté sans broncher les termes de ce départ, d’y avoir souscrit. De ne pas avoir été à la hauteur.

Georgette ne s’en était pas tenue à son rôle de bonne. Nous étions ses enfants, et comme toute mère elle n’avait pas tempéré son amour pour nous. Sa situation était née d’une nécessité économique, d’un déséquilibre social. Mais une fois à l’intérieur Georgette n’a pas posé les limites de sa condition, elle s’est laissé prendre, elle a pris le risque. Elle n’a pas été prudente. Elle était notre mère aussi – elle était notre père aussi. Nous avions tout simplement deux mères – ou deux pères. Les apparences étaient respectées mais tout le reste dénonçait cette vérité, tous les gestes, tous les regards, tous les cris, tous les jeux.

Alors voilà. Un jour, ils disent : stop, retour à la réalité, dites-vous adieu, Georgette a mieux à faire ailleurs, son travail est terminé, merci Georgette et belle vie.

Il n’avait jamais été question d’un travail entre nous. Entre eux – entre adultes – peut-être. Mais nous ?
Les larmes de Georgette ne sont pas passagères. Georgette a vécu sa maternité, a aimé ses enfants. Elle a sa place parmi nous. Elle pleure parce qu’elle en est subitement arrachée, parce que ce qui était un emploi est devenu toute sa vie, parce qu’elle sait qu’il n’y aura pas de vraie famille, ni de vrais enfants, ni de vraie vie. L’accepter serait discréditer toutes les années passées auprès de nous, comme si cela n’avait pas été la vraie vie pour elle. Peut-être sait-elle déjà que rien de plus véritable ne l’attend ailleurs. Non, il n’y aurait rien de cela, sinon d’autres familles dans lesquelles elle n’aurait plus la force d’apporter tant d’amour ; il y aurait ce rapport cru de domesticité, la sensation permanente de gagner son pain sans broncher.

Le bain
Intérieur jour / Damas
03/04/1991
Le bain est une fête.

Nu, assis dans l’eau, le bébé rit aux éclats, tape des mains. À gauche du cadre, Georgette rit aussi. Pendant quelques minutes le bébé sera tout entier entre ses mains. Le bébé, la toute petite fille, est à l’aise avec elle, ne pleure pas avec elle, elle s’amuse, elle s’abandonne. Avec les autres, elle reste coite, l’air absent, elle est désorientée. Avec Georgette, non, l’enfant est libre, spontanée. Avec la mère aussi. Elle et la mère sont sa garde rapprochée. Elle et la mère.

Les grandes mains brunes de Georgette soulèvent l’enfant hors de l’eau. L’enfant se laisse faire, les yeux écarquillés, joyeux, l’air un peu abasourdie. Le geste est vif, presque brusque. Elle n’a pas peur du bébé, cela fait plus d’un an qu’elle soupèse ce petit corps. Depuis qu’il est né, depuis le jour où la mère est rentrée de la maternité. Elle retourne le bébé contre son bras, attrape un broc rempli d’eau claire et le renverse au-dessus de sa tête. Le visage du bébé est ébahi par le torrent qui s’abat sur lui, il faut agir vite, il ne faut pas le laisser s’impatienter et prendre froid. Lestement, deux ou trois grandes rasades d’eau. C’est vite terminé, en un mouvement le corps minuscule est enroulé dans une serviette.

Le visage de l’enfant réapparaît emmitouflé, tout contre son visage à elle. Elle fait durer cet instant, cette soudaine proximité, elle tapote tendrement le corps du bébé avec l’extrémité de la serviette.

La mère la rappelle à l’ordre, lui indique d’allonger d’abord l’enfant sur la table à langer, de ne la sécher qu’ensuite. La mère l’appelle affectueusement Joujou. Elle la guide, lui indique les étapes, les mains de Joujou sont ses mains, ses gestes tendres sont les siens. Joujou suit les indications sans aucune résistance. Une fois le bébé allongé, elle le chatouille en riant. La mère zoome sur le bébé hilare et luisant, satisfaite d’arriver à capter les images de ce rire partagé.

Le bain est une fête, toutes les trois aiment ce moment. Elle, la mère, et l’enfant.

Je ne sais pas.
Je ne sais pas qui elle était vraiment.

Je ne sais pas ce qu’elle pensait de nous. Ce qu’elle pensait de mon père, de ma mère, de mon frère. Ce qu’elle pensait de moi.

J’ai grandi dans la certitude de son amour pour moi, de son amour pour nous, mais je n’en suis pas absolument sûre. Personne ne pourrait dire à quoi pensait Georgette.

Je ne sais pas ce qu’elle pensait de sa situation. Si elle se posait la question du choix. Si elle avait des regrets.

Je sais ce qu’elle était pour moi. Je ne sais rien d’autre d’elle.

Je la cherche dans les souvenirs, si peu nombreux au regard des treize années passées côte à côte. Passées dans ses bras. Ma mémoire de cette vie avec elle est si maigre, je suis parfois effrayée de la quantité d’heures vécues ensemble et tombées dans l’oubli. Je sens que le temps presse, c’est maintenant ou jamais, et je suis soulagée quand je vois ces morceaux de mémoire inscrits sur le papier. On pourrait croire que j’écris à propos d’une personne morte. Le plus fou dans cela, le plus insupportable : savoir qu’elle est là quelque part, qu’elle respire pendant que j’écris, mais qu’elle n’existe plus dans nos vies. Comment on disparaît d’une vie. Quelle valeur donner à cette relation. Comment contredire ce que disent ces années de silence et d’absence : elle était une domestique et tu étais une enfant de la bourgeoisie.

Je porte en moi cette foi comme un diamant : il y avait autre chose. Nous nous aimions.

Et alors, me dit la petite voix cruelle. Et alors ? Ça revient au même.

Depuis quand l’amour est-il une justification ? Un joker ? Un alibi ?

Et cette vérité comme une pierre dans la poitrine : il aurait mieux valu que rien de tout cela n’ait lieu. Il aurait mieux valu que Georgette n’entre pas dans nos vies, que Georgina K. ne devienne jamais Georgette, ne devienne jamais ce prénom lancé à tout-va dans une grande maison. Il vaudrait mieux qu’il n’y ait aucune Georgette, nulle part. Il faudrait abolir la domesticité traditionnelle. Nommer les rapports de domination, le mépris de classe, le racisme ordinaire. Oser parler d’esclavage. Il faudrait détruire l’ambivalence. Je dois être impitoyable envers cette histoire, impitoyable envers moi-même.

Je n’y arrive pas.

Ou plutôt, ma manière d’y arriver : faire quelque chose de tout cela. « Enregistrer sa vie infiniment obscure. » Faire confiance à ma mémoire. Transmettre sa réalité, en chercher les traces, imaginer le reste. Être le passeur, la conteuse.

Tenter cela : la faire exister plus que jamais, tout en espérant que de telles situations n’existent plus jamais. Tout prendre ensemble car c’est là qu’elle apparaît entière : la personne, le personnage, la figure.

Je la cherche dans les archives, dans les photographies, dans les films. Je cherche son regard, ses expressions. Je la cherche quand elle oublie qu’elle est filmée, quand aucune indication ne lui est donnée, quand elle s’abandonne. Je la cherche quand elle obéit. Je guette les moments d’impatience, les moments de joie feinte, les moments de joie spontanée.

Je fais le point sur elle, elle qui est toujours dans les marges du cadre, cachée derrière nos corps, planquée derrière son rire rauque et offert. Je cherche le geste qui lui échappe. Je la traque. Je plisse les yeux et j’essaie de distinguer dans l’image pixellisée les contours de son univers ; d’entendre dans les paroles grésillantes les limites de sa condition.

Extraits
« Peu de temps après ma naissance, mon père a offert une caméra à ma mère. Dès lors, elle nous filme au quotidien, elle filme tout, les premières journées d’école, les réunions familiales, l’heure de la sieste, le bain, les annıversaires, les voyages, l’arrivée du piano, le jardinage, les châtaignes dans la cheminée.
Dans ces films soigneusement numérotés et répertoriés et classés par année, il y a des personnages principaux et des personnages secondaires. Ma mère signe le scénario et la réalisation ; elle filme en début de séquence à travers des pochoirs colorés, elle fait des plans larges de paysage avant de doucement glisser vers le décor intérieur et les visages, elle choisit pour nous les costumes appropriés; parfois elle attend les moments de spontanéité pure pour capter quelque chose du réel, d’une heure de paix, et elle nous surprend sa caméra à la main. Elle filme quand quelque chose d’important va se passer, elle filme aussi quand rien ne se passe. Nous savons dès notre plus jeune âge que la caméra peut surgir à n’importe quel instant. Nous y sommes préparés, nous choisissons de l’ignorer ou de jouer avec.
Dans ces films c’est un trio d’acteurs qui mène l’intrigue. Mon frère, moi, et Georgette. Georgette comme nous sait qu’elle tient un rôle devant la caméra, elle doit jouer son rôle mais aussi assurer la fonction de première assistante; parfois elle ajuste le décor, elle nous place dans la lumière, elle lance une improvisation. Ma mère derrière la caméra s’adresse à elle qui est au plateau. Ma mère lui dit: «Joujou, tourne-la vers moi», ou bien «Donne-lui une bouchée de poulet». C’est alors que la main de Georgette surgit dans le champ, la main qui relève la mèche, la main qui porte la nourriture à la bouche, la main qui essuie la goutte qui pend au nez.
Ma mère écrit cette fiction. Le Film de la famille est son grand œuvre, elle en est fière, tout comme je suis fière d’inscrire sur les fiches de renseignements à l’école qu’elle est «mère au foyer». » p. 46-47

« Le Film commence en décembre 1990 et se termine en janvier 2008. Les vingt volets de la saga familiale sont fichés et rangés dans un classeur. Il existe des épisodes pour toutes les années sauf une: 2003, l’année du départ de Georgette. Le dernier épisode filmé est celui de mon dix-huitième anniversaire. » p. 50

« Georgina K. est née près de Hassaké, en Syrie, le 13 novembre 1960. C’est une région très pauvre, la région des premiers chrétiens, les Assyriens, qui parlent un dialecte descendant de l’araméen. Elle a grandi dans une fratrie de treize enfants. Elle a commencé à travailler comme domestique dans des familles à l’âge de treize ans. Elle n’a jamais appris à lire ni à écrire.
Je demande à ma mère de me donner des détails sur l’arrivée de Georgette dans notre famille. Ce n’est que maintenant, pour écrire ce livre, que je pose des questions sur sa rencontre avec mes parents, sur ce qui avait précédé leur rencontre. Georgette n’en parlait jamais, et il m’a longtemps paru impensable qu’elle ait pu travailler pour une autre famille que la nôtre.
Ma mère raconte. Sa cousine à Damas lui avait parlé d’une fille qui travaillait chez le ministre syrien de la Défense et qui voulait partir. Georgette vivait dans cette famille avec sa sœur, Les enfants avaient grandi et quitté la maison, elle s’y ennuyait. Georgette aimait beaucoup les enfants. Quand elle est arrivée chez nous mon frère avait un an, ma mère avait repris son travail. Georgette avait vingt-huit ans.
Ma mère se souvient que durant les premiers mois Georgette partait souvent, elle retournait chez elle, dans sa famille, elle y allait puis elle revenait. Comme si elle se méfiait de quelque chose. Ou comme si elle hésitait. Ma mère dit: «Elle était un peu lunatique. On sait pas pourquoi elle partait. Elle était très perturbée jusqu’au moment où elle s’est attachée sentimentalement à… à nous et… et puis voilà, elle est restée.»
Ma mère m’apprend que les premiers temps, en Syrie, Georgette échangeait tout ce qu’elle gagnait contre de l’or. Elle donnait ensuite cet or à sa mère, qui le lui gardait «pour plus tard». Sa mère était «comme une banque». Elle me raconte aussi que Georgette allait parfois avec des hommes lors de ses week-ends libres.
Ma mère précise qu’elle ne lui «commandait» jamais. » p. 68-69

À propos de l’auteur
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Dea Liane © Photo DR

Née en 1990 dans une famille syro-libanaise, Dea Liane est comédienne. Formée au conservatoire du 8e arrondissement de Paris, elle intègre, en 2014, l’École du Théâtre national de Strasbourg. Au théâtre, elle joue notamment sous la direction de Falk Richter, Stanislas Nordey, Julien Gosselin, Paul-Émile Fourny, Pauline Haudepin, Mathilde Delahaye et Lucie Berelowitsch. Au cinéma, elle joue, en 2020, dans L’Homme qui avait vendu sa peau de Kaouther Ben Hania. Elle joue dans Anaïs Nin au miroir d’Agnès Desarthe d’après L’Imtemporalité perdue et autres nouvelles d’Anaïs Nin, mis en scène par Élise Vigier au Festival d’Avignon 2022. Georgette est son premier roman. (Source: Éditions de l’Olivier / ubba.eu)

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La forme du fleuve

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  RL_2023

En deux mots
La narratrice a choisi de cheminer le long de la Loire, d’Angers à Nantes. Tout au long de son périple, elle recueille les témoignages de ceux qui habitent et font vivre le grand fleuve, s’inquiète des changements climatiques et rend hommage à Louis Poirier, alias Julien Gracq dont la maison est située en milieu de parcours.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

À la recherche de Julien Gracq

Après avoir cheminé dans les Cévennes sur les pas de Robert-Louis Stevenson, Gwenaëlle Abolivier récidive en suivant les boucles de la Loire sur les pas de Julien Gracq. Un récit de voyage littéraire, poétique et géographique.

Gwenaëlle Abolivier a choisi de rechausser ses chaussures de marche. Délaissant les Cévennes et les chemins pris dans les pas de Robert-Louis Stevenson qui nous avait donné le beau Marche en plein ciel, la nouvelle directrice artistique et littéraire de la Maison Julien Gracq a choisi cette fois d’explorer les paysages chers à l’auteur du Rivage des Syrtes. Le long de cette partie de Loire que l’on appelle armoricaine, d’Angers à Nantes, elle va nous proposer de découvrir avec elle des paysages sans cesse changeants, en constante mutation. Une nature que l’homme aura tenté en vain de domestiquer, mais les caprices du fleuve auront eu raison de cette volonté qui se révélera utopique face aux crues, aux bancs de sable et aujourd’hui à la sécheresse.
Si une partie du livre est consacrée à la géographie, la romancière choisit, à la manière des Choses vues de Victor Hugo de nous sonder l’histoire et de rencontrer les acteurs qui font vivre jour après jour le grand fleuve, du scientifique au jardinier, du pêcheur à l’artisan. On comprend alors ce qui fait la richesse, le génie du lieu. On se rend aussi compte de la fragilité d’un écosystème et on saisit la dimension poétique de ces pérégrinations. Au détour d’une phrase, du vol d’un oiseau, d’un clocher qui domine les eaux calmes et pourtant sournoises, d’une lumière plus intense, on se rapproche de la littérature et de la figure tutélaire de Louis Poirier, plus connu sous son nom d’écrivain: Julien Gracq.
Le natif de Saint-Florent-le-Vieil n’est jamais très loin dans cette exploration intime des paysages qui l’ont marqué, façonné, inspiré. Un peu comme dans une enquête de police, Gwenaëlle Abolivier déroule le fil à partir de premiers indices, retrouve un ami intime qui va lui faire cadeau du nom d’une autre personne qui l’a bien connu. Et de fil en aiguille, on voit se dessiner le portrait tout en nuances d’un homme attachant et fidèle à sa Loire, y compris durant ses années parisiennes. On le suit dans ses années de formation à Nantes jusqu’à sa mort à Angers, sans oublier cette maison devenu e résidence d’écriture. Ce faisant, le récit de voyage devient aussi une façon d’explorer une œuvre et de nous donner envie d’y retourner depuis Les Eaux étroites et les souvenirs d’enfance jusqu’à La Presqu’île du côté de Guérande qui va marier le ciel, le fleuve et la mer, au bout d’un voyage qui creuse l’espace et fait à chaque pas s’unir les paysages et l’aventure intérieure.

La forme du fleuve
Gwenaëlle Abolivier
Éditions Le Mot et le Reste
Roman
176 p., 17 €
EAN 9782384311774
Paru le 21/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement le long de la Loire armoricaine d’Angers à Nantes. On y évoque aussi un petit écart en Bretagne.

Quand?
L’action se déroule en 2021.

Ce qu’en dit l’éditeur
Gwenaëlle Abolivier nous raconte ses pérégrinations poétiques en bord de Loire sur les traces de Julien Gracq.
Ce récit relate une immersion sur les bords de la Loire armoricaine, entre Angers et Nantes ; dans les coulisses du grand fleuve, celles des îles et des îlots de sable. L’occasion pour Gwenaëlle Abolivier d’observer la façon dont toute cette eau douce agit sur son imaginaire et de parcourir les territoires de lisières et de marges qui avaient les faveurs de Louis Poirier, alias Julien Gracq. En résidence dans la maison qui fut celle de l’écrivain, elle sonde aussi ce qui participe au génie du lieu et donne la parole à celles et ceux qui ont partagé son quotidien. Ainsi La Forme du fleuve est à la fois une navigation sur le motif, une descente dans la mémoire du fleuve ainsi qu’une composition de fragments poétiques et documentaires dans les pas d’un des plus grands écrivains français.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com https://www.lecteurs.com/livre/la-forme-du-fleuve/6066787
France Culture (Affaire en cours)

Les premières pages du livre
« xxx

Extrait
« xxx. » p. 00

À propos de l’auteur

ABOLIVIER_Gwenaelle_©Bertrand_Bechard
Gwenaëlle Abolivier © Photo Bertrand Béchard

Journaliste et auteure, Gwenaëlle Abolivier est une voix de France Inter. Formée à l’école de Claude Villers, elle parcourt le monde pendant 20 ans en tant que reporter pour les ondes de France Inter, France Culture et RFI. Elle a présenté pendant plus de vingt ans des émissions de grands reportages. Aujourd’hui Directrice artistique et littéraire, autrice associée à la Maison Julien Gracq, elle se tourne vers l’écriture tout en continuant d’intervenir sur les ondes et dans des revues telles que ArMen et Latitude mer. Son écriture littéraire puise ses racines dans le voyage au long-cours et les horizons du monde entier. Elle est l’autrice de récits de voyages et d’anthologies, de textes poétiques et de scénarii ainsi que des livres illustrés pour la jeunesse. Elle anime des ateliers d’écriture littéraire et radiophonique. En 2015, elle séjourne trois mois d’hiver dans le sémaphore d’Ouessant où elle écrit Tu m’avais dit Ouessant (2019) Prix Bravo Zulu, 2020. En janvier 2022, paraît Marche en plein ciel un récit où elle raconte sa traversée à pied des Cévennes dans les pas de R.L. Stevenson. En avril de la même année parait L’invention des dimanches, illustré par Marie Détrée, peintre officiel de la Marine. Après avoir résidé durant l’été 2021 dans la Maison Julien Gracq, à Saint-Florent-le-Vieil, elle a écrit La forme du fleuve (2023). (Source : Blog de l’auteur / éditions Le Mot et le Reste).

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Les dernières volontés de Heather McFerguson

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En deux mots
Le courrier d’un notaire écossais ne manque pas de surprendre Aloïs. Il hérite d’une maison en Écosse, propriété d’une inconnue, Heather McFerguson. Intrigué, notre libraire parisien décide de se rendre sur place, bien décidé à lever ce mystère. Il lui faudra du temps et de la persévérance pour réussir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les secrets de la maison d’Applecross

Avec ce nouveau roman, Sylvie Wojcik confirme les espoirs nés avec Les narcisses blancs. Elle nous entraîne cette fois en Écosse sur les pas d’un libraire parisien bien décidé à comprendre comment il a pu hériter la maison d’une illustre inconnue.

Quand Aloïs découvre le contenu du courrier qui lui est adressé par un notaire d’Inverness, il croit d’abord à une erreur. Mais c’est bien son état-civil qui figure en détail sur le courrier venu d’Écosse et lui annonçant qu’il était l’héritier d’une maison appartenant à une défunte Heather McFerguson. Le coup de fil passé à l’étude ne lui en apprendra pas davantage, sinon qu’il peut refuser ce leg. Après des recherches vaines dans le coffre où les souvenirs de famille sont rangés et une nuit censée porter conseil, il décide finalement de faire le voyage pour tenter de comprendre ce qui le lie à cette inconnue.
Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il emporte avec lui une pièce importante du puzzle, Le Seigneur des anneaux de Tolkien que lui a offert son père et qu’il a lu et relu dans son enfance et qu’il a retrouvé dans la caisse aux souvenirs. Cette version française, illustrée avec la carte détachable du monde où se déroule l’intrigue porte la marque d’une librairie d’Inverness. Mais après avoir acquis la certitude que ce livre provenait bien de cette terre très éloignée, il lui faudra encore beaucoup de temps à rassembler les pièces du puzzle.
Mais après tout, il n’est pas pressé. Son ami et collègue Johan peut présider aux destinées de leur librairie en son absence. Lui doit se frotter aux habitants du village d’Applecross et essayer de leur tirer les vers du nez. Eileen, à qui Heather avait confié les clés de la maison avant sa venue n’est guère diserte. Elle peut tout au plus lui indiquer les personnes qui ont bien connu la vieille dame et l’aider pour l’intendance, elle qui tient la seule épicerie du village. Au fil des rencontres et des échanges avec Stuart le pasteur de Lochcarron, Jim McLeod, Archie et les rares clients du pub, la vérité va s’esquisser, le secret de famille se révéler. Entre promesses et renoncements va surgir un amour si fort qu’il ira jusqu’au sacrifice.
Une quête qui va transformer Aloïs, qui va s’attacher à sa maison inconfortable, à ce paysage de lande et de tempêtes que Sylvie Wojcik rend avec autant de précision que de poésie, donnant à ses lecteurs l’envie de partir eux aussi explorer ces paysages.
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Applecross © Colin Baird from Killearn, UK

C’était du reste aussi le cas dans son précédent roman, Les Narcisses blancs, qui nous menait sur les Chemins de Compostelle. Et là encore, il s’agit de rencontres qui changent une vie. Émouvante et touchante, cette histoire est à la fois une invitation au voyage et une belle réflexion sur la transmission. N’hésitez pas à filer en Écosse!

Les dernières volontés de Heather McFerguson
Sylvie Wojcik
Éditions Arléa
Roman
152 p., 17 €
EAN 9782363083302
Paru le 6/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Écosse, du côté d’Inverness et Applecross. On y évoque aussi Édimbourg et Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un jour, Aloïs, libraire à Paris, reçoit la lettre d’un notaire d’Inverness lui annonçant qu’une inconnue, Heather McFerguson, lui lègue sa maison dans le village d’Applecross. Qui est cette femme, dont Aloïs n’a jamais entendu parler et surtout pourquoi fait-elle de lui son héritier universel ? Après avoir hésité, il accepte et se rend en Ecosse pour essayer d’élucider ce mystère. Là-bas, dans ces paysages faits d’eau, de pierres et de lumière, il ressent ce sentiment si étrange d’avoir trouvé sa place. Tout, absolument tout l’attire dans ce pays inconnu. Il y rencontrera des personnes qui, avec leur part d’ombre et de lumière, l’aideront, chacune à sa manière, à comprendre la raison de sa présence. Commence alors pour Aloïs un long chemin de questionnements où, peu à peu, se dessinera une part de son histoire familiale. Il sera question de hasard, d’audace et de renoncement, de choix, de promesses tenues ou non, de silence et de secrets. Les paysages d’Ecosse, omniprésents, grandioses et purs, qui gardent la trace de ceux qui passent et veillent sur eux, dévoileront la fuite, le déchirement entre passion et raison, fidélité et abandon.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Lili au fil des pages

Les premières pages du livre
« En sortant de l’étude du notaire à Inverness, Aloïs rejoint immédiatement sa voiture. Si vous voulez y aller dès aujourd’hui, tâchez d’arriver avant la nuit. La route n’est pas évidente, lui a confié l’homme serré dans son costume trois pièces, avant de refermer la porte capitonnée de son bureau.
Après le pont de fer au-dessus de la rivière Ness, Aloïs entre dans le vif du paysage: un vallonnement de lande à perte de vue sous un ciel dessiné au couteau. Il quitte la route principale pour suivre une voie unique, bordée de traits blancs, avec des espaces de croisement sur le côté tels les renflements d’une veine.
La visibilité est réduite. Chaque tournant pourrait être un tremplin vers le vide. Aloïs serre à droite. Non, à gauche. Ici on roule à gauche.
Ses repères sont bouleversés. L’essentiel est de garder le cap.
Aloïs ne croise personne, ce qui le rassure et l’inquiète à la fois. Il a hâte d’arriver. La route tourne et grimpe jusqu’à un plateau surplombant la baie. Il s’arrête et relâche ses bras qui s’étaient crispés sur le volant. La lumière du soir s’est déposée par cristaux en contrebas, à la surface de l’eau. Mer, lac, fjord? Il ne sait pas très bien. Il y a l’eau, il y a la terre, la terre percée d’eau ou la mer recouverte d’îlots, il ne saurait dire. Tout cela l’attire mais ne lui rappelle rien, ne lui parle pas. Seul le vent qui s’engouffre dans son caban lui souffle de continuer sa route. La Fiat 500 rouge, louée ce matin à l’aéroport d’Édimbourg, descend prudemment vers la baie d’Applecross.
Le cœur du village est une rue bordée de maisons blanches, tapies les unes contre les autres, comme rejetées d’un bloc par la marée, Aloïs arrive avec le crépuscule. C’est la dernière maison, lui a dit le notaire, avec un ancien fumoir à saumon à l’arrière. À quoi peut bien ressembler un fumoir à saumon? Il n’en a aucune idée.
Il s’engage doucement dans la rue jusqu’au pub. L’endroit est animé. Les vitres sont couvertes de buée. Quelques personnes fument devant la porte, d’autres discutent dans la rue. Aloïs est obligé de s’arrêter. Les gens s’écartent lentement en faisant un signe de la main. Par la porte ouverte, il discerne des voix fortes et des verres qui s’entrechoquent. Bientôt des notes échappées de cordes pincées émergent du brouhaha. Les voix si inégales quand elles parlaient, avec le chant ne font qu’une. Aloïs reste là quelques secondes avant de poursuivre son chemin.
Il y a de la lumière à l’intérieur et des bottes en caoutchouc sur le paillasson. Il a dû se tromper. C’est pourtant bien la dernière maison. Il cherche une sonnette et ne trouve qu’un heurtoir à mi-hauteur de la porte, une main effilée en bois dur qu’il n’ose pas toucher, mais déjà la porte s’ouvre. Une femme emmitouflée dans un châle à franges trop grand pour elle lui fait signe d’entrer.
Elle s’appelle Eileen et était la meilleure amie de l’ancienne propriétaire, Heather McFerguson. C’est elle qui a entretenu la maison depuis le départ de Heather. Le notaire lui avait demandé d’être là aujourd’hui. Depuis ce matin, elle attend, mettant encore de l’ordre par endroits.
— Heather était tellement méticuleuse, s’empresse-t-elle d’ajouter. Elle n’aurait pas souhaité que sa maison soit laissée à l’abandon, même si, à la fin, la pauvre ne s’en préoccupait plus. Elle ne pouvait même plus dire où elle habitait. C’est triste. Vous avez acheté la maison avec le mobilier, je crois ?
Acheté? Aloïs croit avoir mal compris. Pourtant les paroles d’Eileen sont parfaitement claires malgré son accent. Non, cette maison, il ne l’a pas achetée. Elle semble l’ignorer et c’est certainement mieux ainsi. D’ailleurs, personne n’avait prévenu Aloïs de la présence de cette femme. Il ne s’en offusque pas, il est juste un peu surpris.
— Oui, bien sûr, j’ai tout acheté.
— Alors, je vous montre. Mais avant, vous prendrez bien une tasse de thé?
Aloïs a hâte d’être seul mais il lui est impossible de refuser. Il comprendra vite qu’ici personne n’entreprend jamais rien d’important avant de boire une généreuse tasse de thé. Un thé fort, adouci par un nuage de lait frais, entier.
Après lui avoir signalé plusieurs défauts de la maison, le chauffe-eau qui siffle, la fenêtre de la chambre qui ferme mal, le portillon qui grince, Eileen se décide enfin à prendre congé. S’il a besoin de quoi que ce soit, qu’il n’hésite pas à venir la voir. Elle tient l’épicerie du village.
— Ah, j’oubliais. Voici ma clé, dit Eileen, hésitante, pensant peut-être qu’Aloïs lui proposerait de la garder.
— Merci. La clé d’Eileen serrée au creux de la main, il reste quelques minutes adossé à la porte d’entrée, observant l’intérieur de la maison.

«Selon les dernières volontés de Miss Heather Margaret Jane McFerguson…» Heather Margaret Jane McFerguson. Combien de fois avait-il prononcé, à haute voix ou en lui-même, ce nom inconnu, cette suite de sons qu’il trouvait harmonieuse mais qui n’éveillait rien en lui? Chaque soir avant de s’endormir, il se répétait: Heather Margaret Jane McFerguson, Applecross, pour essayer de faire ressurgir ne serait-ce que l’esquisse d’un souvenir. Il l’avait même prononcé dans son sommeil. C’est ce que lui avait dit Anne lorsqu’elle était venue chercher ses cartons et qu’ils avaient dormi sous le même toit pour la dernière fois. Mais trop impatiente de partir et absorbée par sa nouvelle vie, elle n’avait fait aucun cas de ces paroles, ni posé aucune question.
Une fois seul pour de bon, un lundi après-midi, Aloïs ferma la librairie et, dans l’arrière-boutique, il relut avec attention la lettre venue d’Écosse. Qui pouvait bien être cette femme? Applecross, Highlands, Écosse, où était-ce exactement? Aloïs ne connaissait personne dans ce pays. Il avait cru d’abord à une erreur mais son état civil, décliné dans les documents, était en tous points exact: Aloïs François Marie Delcos, né le 11 juillet 1969 à Paris, VIe.
Il se récita quelques phrases toutes faites en anglais, piochées dans un vieux Harrap’s, et après maintes répétitions et hésitations, se résolut à téléphoner à Inverness. Le notaire lui expliqua la situation dans un français impeccable. La défunte lui avait dicté son testament environ deux ans avant son décès. Elle était venue seule, avec toutes les informations en tête concernant son héritier. Avec clarté et détachement, le notaire expliqua à Aloïs qu’il pouvait refuser l’héritage sans donner de motif, par simple lettre recommandée. Il disposait d’un délai légal d’un mois avant de se décider. Aloïs essaya d’obtenir quelques informations sur cette femme, mais le notaire lui répéta ce qui figurait déjà dans le courrier : nom, adresse, date et lieu de naissance. Il ajouta qu’elle était décédée à «l’entité spécialisée» de l’hôpital d’Inverness, qu’elle avait toujours vécu à Applecross, dans cette maison qu’elle lui léguait et qu’elle tenait de ses parents. Elle était célibataire, n’avait ni frère ni sœur, ni aucune autre descendance. Sur le formulaire officiel du testament, elle avait certifié sur l’honneur n’avoir aucun lien de parenté avec Aloïs. D’après les recherches généalogiques d’usage, elle n’en avait pas non plus avec quiconque encore de ce monde. Toutes ces informations figureraient sur l’acte de succession qui lui serait remis s’il acceptait le legs. C’est tout ce que le notaire avait à lui dire. Il avait exclusivement pour rôle de faire appliquer le droit et de respecter la volonté de ses clients, pas de fouiller dans leur passé. Aloïs aurait voulu lui demander si elle lui avait parlé de lui mais il sentit bien qu’il n’obtiendrait rien de plus de cet homme si attaché à son devoir. Il lui dit poliment qu’il allait réfléchir. Le soir même, dans son appartement, Aloïs ouvrit l’ancienne malle de voyage où il conservait les quelques objets qui lui restaient de ses parents. Sous les coussins en soie élimés, il sortit le Polaroïd et la caméra Super 8 de son père, les paquets de lettres et de cartes postales serrées par des élastiques et les boîtes à chapeau de sa grand-mère maternelle, remplies de photos en noir et blanc. Il explora la malle de fond en comble et relut chacune des lettres, à la recherche d’une photo, d’un mot, d’un signe ou d’une allusion à cette femme ou à ce pays. Il y passa la nuit, la suivante et encore la suivante. Parce que la nuit, pensait-il, serait plus propice à révéler les secrets. Mais ces nuits-là le laissèrent dans les ténèbres les plus profondes. Pas un début d’explication. Rien, à part des anecdotes qu’il connaissait déjà et qui l’avaient toujours ennuyé. Rien d’Écosse ni d’Applecross, rien de Heather ni de Margaret, ni de Jane, ni de McFerguson. Il replaça le tout dans la malle, à l’exception de l’album photo de son enfance et de quelques livres de sa jeunesse qu’il fut heureux de retrouver.
L’album recouvert de cuir peint avait été confectionné par sa mère, restauratrice de livres. À l’intérieur, elle avait inséré des photos de son fils. Les photos classiques d’un jeune enfant, entouré et choyé: premier sourire, premier anniversaire, premier Noël, premières vacances à la mer. Aloïs les connaissait par cœur mais, ce soir, il avait l’impression de les regarder pour la première fois. Il s’attachait aux détails, surtout aux visages et aux expressions. Il observait son enfance avec recul et, peu à peu, avec effroi. Était-il vraiment un des leurs?
Parmi les livres sortis de La malle, il mit la main avec émotion sur Le Seigneur des anneaux de Tolkien, version illustrée avec la carte détachable du monde où se déroule l’intrigue: la Terre du Milieu. Un livre qu’il avait lu tant de fois pendant ses jeunes années et qu’il n’avait pas touché depuis. Un monde où, adolescent, il s’était si souvent retranché. Il dépoussiéra délicatement la couverture et, assis sur son lit, il l’ouvrit et entra chez les Elfes et les Hobbits, dans des lieux qui le fascinaient et l’effrayaient à la fois. Il entama une nouvelle lecture de son Seigneur des anneaux jusqu’à tard dans la nuit et ne pensa plus au reste.
Quelques jours plus tard, il rappela le notaire d’Inverness pour lui dire qu’il acceptait l’héritage. »

Extrait
« Elle a peut-être connu tous ces gens, se dit-il. Ce sont peut-être son frère, son père, son cousin. Et elle, comment était-elle? Grande ou petite? Mince ou un peu forte ? Avait-elle un visage long et anguleux ou plutôt arrondi? Il n’a pas de photo d’elle. S’il en avait une, même floue, il la reconnaîtrait peut-être ou au moins il pourrait se faire une idée d’elle. Pour cela, il faudrait chercher, ouvrir les tiroirs et les armoires, mais en a-t-il le droit? Il a hérité de sa maison, pas de son intimité. Malgré le sentiment de familiarité qu’il éprouve depuis son arrivée, il ne peut se résoudre à explorer les lieux. Elle a forcément laissé une indication quelque part, une explication du pourquoi. Pourquoi lui? À Paris, personne n’a pu l’aider, ni les généalogistes, ni les détectives, ni les spécialistes en héritage. Ils sont tous formels: il n’a aucun lien de parenté avec cette femme. Mais ces photos au mur veulent lui dire quelque chose. » p. 23

À propos de l’auteur
WOJCIK_sylvie_DRSylvie Wojcik © Photo DR

Sylvie Wojcik est née en Bourgogne en 1968. Après des études de langues, allemand et anglais, à l’université de Lyon, puis à Paris, elle vit aujourd’hui à Strasbourg, où elle est traductrice dans les domaines scientifiques et juridiques. Elle écrit depuis plusieurs années des journaux, textes courts, contes et nouvelles, et a publié en 2020 un premier roman Le Chemin de Santa Lucia (éditions Vibration). Deux autres suivront: Les Narcisses blancs (2021) et Les dernières volontés de Heather McFerguson (2023). (Source: Éditions Arléa)

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