Je vais bien

FRANC_je_vais_bien RL_automne_2023

En deux mots
Après avoir enterré son père, le narrateur décide de rester un peu à Lézignan-Corbières, le fief familial. Alors les souvenirs affluent et le besoin de retracer sa vie et celle des défunts va s’accompagner d’un vibrant hommage à ce père qu’il n’aura su aimer de son vivant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Comment j’ai fini par ressembler à mon père

Régis Franc a délaissé la table à dessin pour dresser la chronique familiale, raconter les drames et l’incompréhension qui ont jalonné son parcours et rendre un bel hommage à son père. Un récit plein de pudeur, mais à fleur d’émotion.

C’est en voyant son reflet dans une vitrine de Londres que le narrateur a compris qu’il avait désormais l’apparence et la démarche de son père défunt. Rattrapé par le temps qui passe en quelque sorte. L’occasion de dresser un premier bilan, de raconter aussi la vie de tous les défunts qui ont jalonné sa vie, et en particulier celle de son père qu’il a mis en terre dans le caveau familial de Lézignan-Corbières. Sa mort aura en quelque sorte provoqué un électrochoc pour lui qui accompagné les derniers mois de son géniteur claîtré dans la maison de retraite qu’il avait surnommé «le chenil».
«On a porté le corps dans la tombe où il a retrouvé sa fille, ma mère, son père, sa mère, sa sœur. Du bord de la fosse j’ai contemplé tous ceux-là, leurs boîtes usées par le temps. Ils étaient posés au fond. Tous les miens.»
Tous les siens qu’il ne peut laisser. Faisant fi de ses obligations, il décide de passer encore quelques jours dans ce sud où il a grandi et où désormais il sera toujours seul. «Sans but véritable, j’allais vers la mer, je suivais les collines, les garrigues, les chemins des étangs. Les salins, les roseaux. (…) Et devant moi, la Méditerranée, notre mer, ma mère étaient là. Eh bien, puisqu’il s’agissait de commencer. Commençons».
L’écrivain va alors plonger dans ses souvenirs et faire revivre ceux qui l’ont accompagné et qui ont forgé sa personnalité, quelquefois par affection, quelquefois en réaction et aussi quelquefois par le grand vide qu’ils ont laissé. C’est notamment le cas de sa mère qui après avoir partagé les années noires avec son mari, l’a vu s’en sortir à force de travail, gagner sa vie comme maçon et construire la maison dont elle rêvait et qu’elle n’habitera jamais. «Ma mère s’éteignit le 24 juillet 1960, on l’enterra le 27, la maison fut terminée le 1er août et nous déménageâmes. Ce contretemps signa nos vies. Voilà comment nous entrâmes épuisés et vaincus dans une maison moderne, si moderne et si désirée par elle. Sans elle. Ni mon père, ni ma petite sœur, ni moi-même ne devions nous en remettre.»
Le petit garçon devient rebelle, délaisse une scolarité qui l’ennuie, sa sœur plonge dans une dépression qui l’entrainera dans une spirale mortifère et son père cherchera refuge dans le travail, oubliant sa famille, alors même qu’il lui apportait là une preuve d’amour. Mais ses enfants ne le comprendront pas, ne voyant que le grand vide qu’il laissait.
Comme Régis Franc le confiait à Romain Brethes dans les colonnes du Point à l’automne dernier: «Je fonctionne par cycle de dix ans. Après Le Café de la plage, j’ai continué la bande dessinée quelque temps, puis je me suis lancé dans le cinéma, entre 1985 et 1995 environ. J’ai beaucoup espéré du cinéma, et j’ai été beaucoup déçu. Puis, jusqu’en 2004, j’ai livré pour ELLE une page qui s’intitulait Fin de siècle. Ce sont mes derniers exploits dans le dessin. Et, un jour, j’ai accompagné la femme que j’avais rencontrée pour un tournage à Londres qui devait durer trois mois. Nous y sommes restés finalement quatorze ans!» La littérature a suivi avec un premier roman, Du beau linge, paru en 2001. Un cycle qui se poursuivra jusqu’en 2012 avec London Prisoner.
Après une petite récréation sous forme d’un album hybride rassemblant textes, photos, pastels et crayonnés, et qui raconte l’histoire du domaine viticole de son épouse, La Ferme de Montaquoy, le voilà donc à nouveau écrivain, pour notre plus grand plaisir.
Servi par une plume élégante, toute de pudeur contenue, Régis Franc dépose ici la quête d’un fils à la recherche de son vrai père, raconte la France des Trente glorieuses qui aura vu la classe ouvrière ramasser les miettes d’une prospérité économique qu’elle a pourtant construite de ses mains et dresse en creux un autoportrait tout en nuances, plein de tendresse et de mélancolie.

Je vais bien
Régis Franc
Éditions des Presses de la Cité
Récit
160 p., 18 €
EAN 9782258199958
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Lézignan-Corbières et environs, mais aussi à Londres et Paris.

Quand?
L’action se déroule principalement dans la seconde moitié du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
«On ne se débarrasse de rien en s’éloignant.» Régis Franc, London Prisoner (Fayard)
Ma mère est morte le jour où fut achevée la maison de ses rêves. C’est mon père qui l’avait construite de ses mains. Pour elle. Et nous y avons emménagé, le lendemain de son enterrement. Sans elle.
Ce contretemps signa nos vies. Ni mon père, ni ma petite sœur, ni moi-même ne devions nous en remettre. Nous avons alors appris la mélancolie, sentiment si inapproprié au caractère des gens du peuple.
Toute cette histoire, ma vie d’enfant, je l’ai oubliée pendant des années. Jusqu’au jour où j’ai cru voir mon père dans le reflet d’une vitrine à Londres.
Je vais bien raconte les tourments d’un jeune garçon qui se sait incapable de sauver les siens.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
News Day

Les premières pages du livre
« C’est arrivé d’un seul coup. Comme une apparition. Il se peut que, sidéré, je me sois exclamé à voix haute : « Oh mon Dieu… » J’eus l’impression de traverser le miroir. Oui, il était là, dans le reflet de l’imposante vitrine du magasin vers lequel je me hâtais comme tous, au passage piéton, dans la foule de Brompton Road. Il venait, j’allais vers lui. Un léger effroi m’a saisi. « Eh bien, nous y sommes », ai-je murmuré. Car ce mirage dans la vitrine, cet homme engoncé dans mon pardessus, mon cher vieux manteau usé de Muji, fabricant japonais, n’était plus moi. Ou l’idée que j’avais de moi, je veux dire ce type qui habitait mon corps et que, vaille que vaille, toujours un peu agacé, je m’étais, avec le temps, habitué à côtoyer. Désormais je marcherais, je le voyais bien, de ce pas chaloupé. Mains calées au fond des poches. Regardant sans rien voir, confit dans une sorte de méditation hasardeuse puisque ainsi il chemina tout au long de sa vie. À mon tour, j’irais de ce pas. Un pas dansant. Même taille, même tête, j’étais devenu lui. Lui, « Bataillé »… Je n’ai pas trouvé là une nouvelle qui puisse me réjouir. Jamais, oh je le jure, je n’ai voulu ressembler à mon père. Si bien que, face au miroir, pris dans le flux des Londoners, je me suis rappelé ce commentaire trouvé je ne sais où à propos de tribus primitives, de leurs rituels. Pourquoi enterraient-elles leurs morts sous un tas de pierres ? La réponse m’avait fait sourire : Pour qu’ils ne se relèvent pas. Mort en paix, et depuis enfoui sous la terre, mon père relevé était là, il habiterait désormais mon manteau. Bon. Il me faudrait faire avec…

Tout alla de travers durant le mois de décembre. Depuis l’automne son corps avait commencé à l’abandonner et si sa tête, sa volonté restaient intactes, ses jambes maintenant refusaient de le porter. Il était épuisé. Il tombait. Il avait honte, il se sentait humilié. La dignité lui commandait de rester debout. Un genou à terre, il s’excusait, grommelait que ça n’était rien, interdisait qu’on l’aide, se redressait tant bien que mal. Exigeant d’une voix qui ne supportait pas de réplique qu’on lui foute la paix. « Il n’y a rien à voir », disait-il, tamponnant son visage en sang avec un torchon trouvé là, et son médecin accouru me rapportait qu’il était furieux.

À son arrivée au « chenil » – il appela ainsi la maison de retraite où il avait choisi de terminer sa longue course –, il ne s’émut pas. Sans se retourner, il venait de quitter sa chère maison, sa vie d’avant, toute sa vie, emportant dans un sac plastique à 20 centimes, spécialité de Carrefour, un de ces pauvres pyjamas rayés dont les vieillards ont si souvent le goût. Il avait ajouté quelques chemises repassées.
« Au cas où le soir, il y aurait dancing », précisa-t-il.
J’ai toujours aimé chez lui cette fausse tranquillité. Son humour. Ceci par exemple :
« Bon, puisque me voilà dans un nouveau quadrille parfumé à la soupe aux choux, n’y aurait-il pas ici quelque raison de se réjouir ? Salue-t-on ceux qui sortent les pieds devant par des salves d’applaudissements, une haie d’honneur ? Il faudra y penser… Nous créerons le comité Adieu à la Vie. »
Afin qu’il se sente un peu à la maison dans cette chambre si commune, où, avant lui, étaient venus s’éteindre d’autres de son âge, j’avais couvert les murs de photos, témoignages de ce qu’il avait été. On l’y voyait jeune et « vaillant ». Joyeux. Vivant.

Ainsi s’écoula cette année où il vécut au « chenil », s’asseyant le soir au réfectoire pour manger la purée de pois cassés sans sel parmi ses nouveaux camarades, arrivés pour la plupart sans bien savoir comment, eux que leurs familles n’avaient pas pris la peine de secourir au seuil de la pause éternelle et qui recréaient ici, vaille que vaille, une sorte de société. Un pittoresque club de cabossés. De sourds. De béquillards. Mme Lucette Fabre-Petit ne quittait pas sa chambre sans ses boucles d’oreilles en plaqué or 18 carats, serties de brillants. Patiente, Lucette la dorée attendait un silence pour entamer un épisode glorieux, déjà dix fois répété, de sa vie mignonnette « quand elle habitait Toulon ». À sa droite, M. Martinelli Gregorio, « son fiancé », ancien garde-chasse. Et aussi Mme Bonnet, considérablement tordue, abîmée, tremblante, montrait un petit museau où se devinait une réelle bonté, un vrai grand cœur, une âme claire, paisible. Tous, doux, perdus, déjà éloignés du monde, gardant un bon sourire. Dans cette ménagerie sans barreaux vécut mon père. Un an où, parmi tous ceux-là, il peaufina sa légende.

Quand vint l’automne, il était pensionnaire depuis janvier, glissant sans illusions vers l’ombre, curieux, il ne quittait presque plus son lit, souffle court, protégeant son front d’une main tachée de fleurs de cimetière et moi, maladroit venu le visiter, je baissais la tête, perclus de culpabilité. Il voyait que je voyais tout ça, « la tôle rouillée, usée », haussait les épaules et me lançait, ironique :
« Pas mal, non ? »
J’avais le cœur serré. Il m’arrivait de m’éloigner de sa chambre pour me réfugier dans le couloir, incapable de supporter longtemps la vue d’un vieil homme à la peine.

J’aurais dû être doux et compatissant, je restais sans voix, sans chaleur, incapable de trouver le bon tempo. Submergé par de lourdes envies de fuite, je résistais, adossé au mur de la loggia où trottaient les employées poussant des fauteuils dans lesquels gémissaient de pauvres choses accablées. Je tâchais de faire bonne figure face aux autres grands vieillards passant par là, des au-bout-du-rouleau, des ex-êtres humains qui nous connaissaient depuis toujours et se fendaient d’un sourire édenté en me parlant naturellement dans la langue d’oc, celle d’ici :
« Eh bien ? Ton père ? Comment va-t-il aujourd’hui ? Ne t’en fais pas. Il s’en sortira, vaï. On le connaît. C’est un Bataillé, non ? Un combattant. »

Le soir venu, je quittais sa chambre avec l’impression d’avoir accompli un devoir majeur comme un minable. Et j’allais de l’autre côté de la ville pour dormir dans sa maison, cet ancien rêve parfait de sa femme. Ma mère. Maison d’ouvrier qu’il avait, pour elle, bâtie de ses mains. Et qui n’avait pas bougé. Dessinée dans l’esprit des années 1960, telle que de malins architectes l’avaient inventée quand les Français sortant des troubles du siècle avaient découvert la modernité, salle de bains et frigo compris. Des « villas » (on les appela ainsi) avec pierres taillées apparentes sur la façade, rampes en fer forgé et de larges ouvertures pour rôtir au soleil, contresens d’experts du Nord à l’usage des gens du Sud. Maison où jamais, hélas, hélas, hélas, ma mère qui en avait tant rêvé n’était entrée, malgré les efforts que lui, le maçon, avait déployés, travaillant quinze heures par jour afin de finir ce palais dédié à celle qu’il aimait de tout son cœur. Et morte une semaine avant la fin des travaux, à 39 ans, comme c’est triste. À quelques jours près, ça aurait pu aller, oh, quelques jours, ça n’était pas grand-chose.
Mais non.

Ma mère s’éteignit le 24 juillet 1960, on l’enterra le 27, la maison fut terminée le 1er août et nous déménageâmes. Ce contretemps signa nos vies. Voilà comment nous entrâmes épuisés et vaincus dans une maison moderne, si moderne et si désirée par elle. Sans elle. Ni mon père, ni ma petite sœur, ni moi-même ne devions nous en remettre. Nous apprîmes alors la mélancolie, sentiment si inapproprié au caractère des gens du peuple. On note ça sur les photos. Si tous les trois nous affichons un demi-sourire, c’est que la joie s’était pour moitié glissée dans la tombe : elle ne remonterait plus. Il se pourrait qu’ici, je finisse par ce court récit un si long deuil.

Mon père, Roger Alphonse Franc, était maçon. Il avait les mains courtes, dures. Et militant, il avait le verbe haut, ne laissait personne parler à sa place. Et poète, il écrivait des vers interminables dans la langue du Sud, cette merveille oubliée qui m’embrumera toujours les yeux.
Des poèmes de félibre à la gloire du Languedoc. Des hymnes à la fraternité ouvrière. Il aimait Marcel Pagnol d’Aubagne, la Catinou du Grenier de Toulouse, Charles Trenet de Narbonne, notre capitale, Gruissan Plage au bord de la mer, ses chalets sur pilotis, Lézignan-Corbières, sa « ville » de 3 500 habitants et, comme tous ceux de son âge, il connaissait et respectait Victor Hugo, le grand Français. Mon père lisait, il écrivait. Les femmes assuraient qu’il avait une belle voix, il chantait « du Tino ». Quand il plâtrait une pièce vide, il chantait « … et je vous dis que je vous aime, mon amour… ». Dans la pièce à côté, le carreleur aussi chantait. Et plus loin, le plombier chantait. L’électricien ne chantait pas, impossible pour lui qui avait toujours une vis dans le bec et des doigts trop gros pour de si petits écrous.

Là était le charme de la classe ouvrière.
Celle aperçue dans Jean Renoir, Duvivier ou Grémillon. Carné, bien sûr. Tous ceux-là, « la belle équipe », étaient « rouges ». Ils n’en faisaient pas une histoire. Ils lisaient en diagonale L’Humanité, un point c’est tout. Demande-t-on aux gens des beaux quartiers de qualifier leur allure, de justifier leurs souliers vernis ? Qui oserait ? Ces rouges-là étaient frères, ils avaient « fait la jeunesse » ensemble, connu des grappes de filles au bal, à la rivière, des qui gloussaient déjà en les voyant venir. Des filles d’ici, sœurs, voisines, cousines en pique-nique, assises sur le bord de la nappe blanche, des filles qui leur criaient :
« Eh, dis donc ! Elle te plaît ma cousine ? Attention là ! Tiens-toi donc tranquille ! Je t’ai repéré, tu es un rouge !
— Eh bé, c’est-à-dire que…
— Vas-y ! Tu la fais danser, tu as le béguin, ne mens pas, tié tout rouge le rouge… »
On avait bu du panaché, de la grenadine, du Picon, les couples s’étaient trouvés. Comme la guerre avait brisé le cours des choses, on avait attendu en faisant pénitence et puis, la guerre finie, on avait rattrapé le temps. On eut des enfants. Le petit Jean-Claude, le petit Jean-Pierre, Jean-Paul aux oreilles décollées. La plupart des ouvriers allaient à vélo, les plus dépensiers eurent des Mobylette. Les durs de durs des motos, des 250 cc, des « culbutées » noires et chromées. Des Terrot. Les photos aux murs de sa dernière chambre témoignaient de ce temps. Une fois que je les eus exhumées des boîtes à chaussures dormant au fond d’armoires, une fois qu’elles furent agrandies, punaisées, il chaussa ses lunettes, celles à la branche scotchée au sparadrap, maintenue par un trombone, et longuement regarda son père et sa mère morts, sa sœur morte, sa femme et sa fille adorée.
Tous morts.
« Tu n’y es pas ? avait-il commenté. Il n’y a pas de photo de toi ?
— Je suis là, avais-je répondu, et il avait hoché la tête.
— Ce sont toujours les meilleurs qui partent », avait-il ajouté, et nous avions souri.
Oui, les meilleurs étaient partis et nous étions les survivants. Ce qu’il disait, dont je ne prenais pas ombrage, c’était que l’avenir, mes enfants, ne comptaient pas dans ce jeu entre lui et moi puisque, à 20 ans, j’avais quitté le Sud contre son avis, j’étais parti, j’avais trahi, j’avais vécu une autre vie où il n’avait pas de place. Ses règles, ses désirs, sa façon de voir le monde, je n’étais pas prêt à les faire miens.

Décembre se remplissait de guirlandes.
Le hall de la maison de retraite accueillit le sapin clignoteur. Bientôt Noël. Noël ? Il s’en foutait. Une fête chrétienne n’avait jamais été une affaire. Il avait tôt appris à bouffer du curé auprès de républicains espagnols arrivés dans la Narbonnaise vers 1936. Des funambules rencontrés sur les échafaudages, à peindre les pylônes du chemin de fer où, régulièrement, un de ceux-là grillait comme un poulet en touchant les fils électriques secoués par la tramontane. Allons, allons, du temps avait passé. Il savait que le ciel est vide, que lorsqu’on est mort, on est foutu, il n’en faisait pas un roman et avait toujours supporté, gardant l’air amusé, le goût immodéré qu’avait sa mère pour le pape. Sa mère, Eugénie Perrin épouse Franc, native de Boutenac, au milieu des pinèdes, où vécut en contemplation dans un trou de rocher le saint ermite Siméon. Pinèdes murmurantes, dernières barrières avant les collines de l’abbaye de Fontfroide, juste avant de basculer dans les étangs, avant les lidos de sable clair, avant la mer. La Méditerranée. Notre mer.

« Vas-y, va, va retrouver ta famille, je penserai à vous. Je n’ai rien à faire de tout ça, tu le sais. Va. On s’occupe de moi ici, mieux que tu ne sauras jamais le faire. À bientôt. »

Je l’ai laissé là.

J’ai pris le train pour Paris d’abord et les jours suivants, j’ai contemplé la montagne à skis, en silence. « Quand fond la neige, où va le blanc ? » s’interrogeait Shakespeare. Comme pour lui, à peine audible, lorsque je l’avais quitté, il avait murmuré « Adieu mon fils ». Et si j’avais trouvé le propos théâtral, je ressens l’effroi maintenant, la cape d’abandon qui couvrait son vieux cœur et, pour tout dire, ne pas l’avoir consolé me fait honte.

Noël à Paris avait ressemblé à Noël à Paris et je songeais à lui, là-bas, dans sa chambre où patrouillaient les infirmières. Du lit, avec vue sur les pins parasols et le clocher de l’église glacée illuminant la nuit, il se souvenait, j’en suis sûr, d’Eugénie sa mère qui aimait la fraîcheur vive de l’hiver des Corbières, les santons ornant la crèche et Jean XXIII au balcon. Il respirait mal, et puis s’étonnait : « Que c’est long de mourir, ce n’est pas une partie de rigolade. » Puis il souriait, s’accrochait. Ah ! S’accrocher avait été le cœur battant de sa vie, mais là…
Quand le docteur m’a appelé au soir du 31, qu’il a insisté pour que je vienne vite, j’ai repris le train tôt au matin du 1er janvier. Je l’ai trouvé dans son lit, le visage creusé, des bleus au front, il n’ouvrait presque plus les yeux. Par moments, il levait la main comme pour s’essuyer le visage mais elle retombait avant d’avoir pu finir son geste. Il était à bout. On lui avait enlevé ses dents et il avait désormais la figure des grands vieillards. Je lui disais :
« Tout va bien, papa, la maison est chauffée, ne t’inquiète pas, je règle les papiers, tout est en ordre. »
Je ne réglais rien, les papiers à régler m’ont toujours saoulé. Pour ces choses aussi, je suis une catastrophe. Il essayait de me répondre mais ce qu’il disait était une bouillie, sauf un jour où il a semblé aller mieux. Il souffla en me souriant :
« C’est l’heure. »

Ensuite il garda les yeux fermés. Je lui donnai ma main, qu’il ne serra plus. Je lui caressai la jambe et, plus tard encore, il était très éloigné du monde des vivants. J’étais là, le jour où les infirmières lui ont enlevé son appareil pour entendre. Son médecin lui a mis des patchs de morphine – la bien nommée. On aurait cru un bébé. Un vieux bébé. Son front se plissait quand il avait mal, il levait encore un peu les bras et gémissait. Les femmes en blanc, que j’avais croisées sur les bancs de l’école communale, qui avaient fait leur vie ici, me disaient « C’est dur pour toi », et je répondais « C’est pour lui que c’est dur ». L’une d’elles, sur le ton le plus neutre possible, m’a demandé d’apporter « des vêtements, un costume par exemple », au cas où. J’ai trouvé à la maison une veste d’été que j’aimais, molle, un peu de guingois, qui lui allait bien. Il la mettait pour aller voter, m’a dit plus tard une vieille militante. J’ai emporté aussi sa chemise bleue. Pas de cravate. Les ouvriers n’en portent pas, il me semble. Quand je suis revenu dans la chambre, les vêtements pour l’éternité au bout du bras, j’ai prié pour qu’il ne me voie pas. Il dormait et j’avais l’impression affreuse de le trahir. J’anticipais sa fin. Un moment infect. Oh, cela n’était pas simple. Il s’accrochait aux barreaux du lit à pleines mains, il essayait de se soulever. Il voulait sortir, s’en aller, sans doute revenir au bord de la rivière en pique-nique et chanter encore du Tino Rossi. Regarder ma mère dans l’eau, les mains à plat sur les hanches, hésitante à nager vers le lit du courant où dansent des libellules. Il sera resté jusqu’au bout le maçon, le militant ouvrier qui ne se laissait pas faire. Il ne chantera plus de mélodies simplettes et la rivière continuera de couler sans lui, la belle affaire.

Un vendredi, un peu plus tard donc, j’ai pris le train pour Montpellier. Il y avait dix jours que j’étais près de lui, seul, ruminant, et j’étais soulagé de changer d’air. Valentine m’a rejoint. Le lendemain, nous avions prévu d’aller à un marché, ce genre de stupidité, je ne sais plus où. Mon portable a sonné vers 10 heures, après une suite de messages commencés vers 6 heures du matin. C’était fini. Fini.
Nous sommes revenus à Lézignan-Corbières où nous l’avons retrouvé dans sa chambre, habillé, couvert d’un drap jusqu’à la poitrine. »

Extraits
« On a porté le corps dans la tombe où il a retrouvé sa fille, ma mère, son père, sa mère, sa sœur. Du bord de la fosse j’ai contemplé tous ceux-là, leurs boîtes usées par le temps. Ils étaient posés au fond. Tous les miens. Que j’avais vus vivre, apprendre à faire du vélo, partir au travail par un froid de loup, pleurer de dépit, boire des demis panachés glacés, tricoter des pull-overs, se réchauffer les engelures, chanter. » p. 23

« Je décidai de passer quelques temps dans ce Sud où désormais je serais seul. Sans but véritable, j’allais vers la mer, je suivais les collines, les garrigues, les chemins des étangs. Les salins, les roseaux. Je souriais quand sur ma nuque, la caresse légère, le parfum revenu, l’appel… Au murmure du bois de pins, je fredonnais: «Vent frais, vent du matin, soulevant le sommet des grands pins…» Ainsi servie par cette comptine, «la vie magique» s’invitait, je le sentais, et à genoux sur la plage de Saint-Pierre-la-Mer j’avais encore 3 ans. Intactes, les odeurs. Les émois.
Mes premiers pas inondés de lumière. Et devant moi, la Méditerranée, notre mer, ma mère étaient là. Eh bien, puisqu’il s’agissait de commencer.
Commençons. » p. 27

À propos de l’auteur

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Régis Franc © Photo Christophe Fortin

Régis Franc est né en 1948 à Lézignan-Corbières, à deux pas de la Méditerranée. Vingt-deux ans et demi plus tard, il arrive à Paris pour la première fois. Pour toujours. Il commence à dessiner dans Pilote, À suivre, Charlie, L’Écho des savanes, etc. En 1977, il entame dans Le Matin de Paris, à un rythme quotidien, une longue série de planches intitulée Le Café de la plage. Au milieu des années 1990, après un passage par le cinéma, il se consacre à l’écriture et collectionne les succès critiques (parmi lesquels London Prisoner, Fayard, 2012, ou encore Jamais les papillons ne voyagent, Fayard, Prix Mottart de l’Académie française, 2015). Par ailleurs artiste peintre, il réunit ses talents dans une œuvre graphique parue en 2022 aux Presses de la Cité, La Ferme de Montaquoy. Avec Je vais bien, Régis Franc renoue avec le récit pour faire revivre les voix du passé et la terre de son enfance. (Source: Éditions Les Presses de la Cité)

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