Le Nom sur le mur

LE_TELLIER_le_nom_sur_le_mur RL_2024

En deux mots
Après l’achat d’une maison en Drôme provençale, Hervé Le Tellier découvre une inscription sur le crépi: André Chaix. Intrigué, il retrouve ce même nom sur le monument aux morts du village. Il décide alors d’enquêter, puis de raconter la vie de ce résistant mort à vingt ans.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Vie et mort d’un résistant

Alors que l’on commémore les 80 ans du débarquement et des combats de la libération, Hervé Le Tellier a choisi de retracer le destin d’un résistant, choisi presque au hasard, André Chaix. L’occasion de revenir sur l’occupation, l’engagement, la résistance, l’idéal de liberté.

Hervé Le Tellier a acheté une maison «vieille de deux siècles, aux murs épais, au cœur du hameau de La Paillette, à Montjoux, tout près de Dieulefit.» Un havre de paix qui va offrir au Prix Goncourt pour L’Anomalie le sujet de son prochain livre. Mais n’allons pas trop vite en besogne.
Cette maison appartenait à une céramiste qui avait décoré les murs de plaques qu’elle a retirées avant son départ. «Lorsque la dernière plaque, la plus à droite, a été retirée, un nom est apparu, gravé à la pointe en lettres majuscules dans le crépi grège : ANDRÉ CHAIX».
L’auteur ne le sait pas encore, mais ce nom va l’occuper durant de longues semaines. Il le retrouve d’abord sur le monument aux morts, avec ce complément d’information: mai 1924 – août 1944. «Les dates disaient tout: Chaix était un résistant, un maquisard sans doute, un jeune homme à la vie brève comme il y en eut beaucoup.»
Nous étions en 2020 et comme le confinement décrété par les autorités serait plus agréable dans la Drôme qu’à Paris, l’occasion était tout trouvée d’en savoir davantage sur la vie de cet illustre inconnu.
«J’ai posé des questions, j’ai recueilli des fragments d’une mémoire collective, j’ai un peu appris qui il était. Dans cette enquête, beaucoup m’a été donné par chance, presque par miracle, et j’ai vite su que j’aimerais raconter André Chaix. Sans doute, toutes les vies sont romanesques. Certaines plus que d’autres.»
Voilà pour le projet esquissé durant le chapitre initial.
Les archives militaires vont livrer les premières informations sur ce destin brisé: «André Chaix est l’un des 13 679 FFI (Forces françaises de l’intérieur) tués au cours de la guerre. Les deux tiers sont tombés entre juin et septembre 1944.»
Une plaque commémoratives apposée à Grignan en dira davantage: «Ici, à Grignan, le 22 août 1944, un détachement FTP du 3ème bataillon Morvan se dirigeant sur Montélimar s’est heurté à une colonne de chars allemands. Au cours de cet engagement, sept jeunes combattants furent tués. Les combats de Nyons et de Grignan furent cités à l’ordre de l’armée. Vous qui passez souvenez-vous.»
Les archives de la Drôme permettront de retrouver sa famille, ses parents et son frère Marcel.
Mais c’est un coup de chance qui va nourrir le livre-hommage qui prend alors forme. Une petite boîte renfermant des objets personnels d’André Chaix qu’Hervé Le Tellier nous détaille avant de poursuivre avec les digressions dont il a le secret.
Le roman prend alors un tour plus personnel, revient sur l’Occupation et la Résistance, sur des exactions et des faits d’armes avec, entre les lignes, cette question : qu’aurions nous fait dans de pareilles circonstances ? Le seul petit bémol que j’apporterai à ces réflexions sont celles concernant l’Alsace qui méconnaissent le lourd tribut payé par cette région et les résistants qui ont bel et bien existé dès le début du conflit. Alors oui, «le nazisme n’est pas une page comme les autres de l’histoire de l’humanité. Tant mieux s’il est impossible d’en parler sereinement, et serein, ce chapitre ne le sera pas.»
Des souvenirs et des émotions personnelles viennent tout au long du livre s’ajouter à l’évocation de ce jeune résistant, comme la projection de Nuit et brouillard d’Alain Resnais au ciné-club de son lycée. «Les images de ces monceaux de cadavres charriés dans des fosses par des bulldozers m’interdisaient soudain l’insouciance. J’avais douze ans et je n’étais plus que questions et colère. J’ai trouvé certaines réponses. La colère, la rage, même, ne sont jamais retombées. Il est bon qu’elles restent intactes.»
Livre engagé, Le Nom sur le mur fait aussi le parallèle avec l’actualité et nous met en garde. Je souscris entièrement à son analyse à laquelle je ne retirerai aucune virgule : «On ne débat pas de telles idées, on les combat. Parce que la démocratie est une conversation entre gens civilisés, la tolérance prend fin avec l’intolérable. Quiconque sème la haine de l’autre ne mérite pas l’hospitalité d’une discussion. Quiconque veut l’inégalité des hommes n’a pas droit à l’égalité dans l’échange. La formule lapidaire de l’historien et résistant Jean-Pierre Vernant me convient: « On ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages. »»

Signalons la rencontre avec Hervé Le Tellier organisée par la Librairie 47° Nord à Mulhouse le 16 mai à 20h

Le nom sur le mur
Hervé Le Tellier
Éditions Gallimard
Roman
176 p., 19,80 €
EAN 9782073061539
Paru le 18/04/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Drôme provençale, du côté de Dieulefit.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière pendant la Seconde guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
Je ne suis pas l’ami d’André Chaix, et aurais-je d’ailleurs su l’être, moi que presque rien ne relie à lui ? Juste un nom sur le mur.
Chaix était un résistant, un maquisard, un jeune homme à la vie brève comme il y en eut beaucoup.
Je ne savais rien de lui. J’ai posé des questions, j’ai recueilli des fragments d’une mémoire collective, j’ai un peu appris qui il était. Dans cette enquête, beaucoup m’a été donné par chance, presque par miracle, et j’ai vite su que j’aimerais raconter André Chaix. Sans doute, toutes les vies sont romanesques. Certaines plus que d’autres.
Quatre-vingts années ont passé depuis sa mort. Mais à regarder le monde tel qu’il va, je ne doute pas qu’il faille toujours parler de l’Occupation, de la collaboration et du fascisme, du rejet de l’autre jusqu’à sa destruction. Ce livre donne la parole aux idéaux pour lesquels il est mort et questionne notre nature profonde, ce désir d’appartenir à plus grand que nous, qui conduit au meilleur et au pire. H. L. T.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Point (Laetitia Favro)
France Inter (Grand canal)
Marianne (Solange Bied-Charreton)
Huffington Post
France culture (Les midis de culture)
Les Inrocks (Nelly Kaprièlan)
Page des libraires (Stanislas Rigot, Librairie Lamartine à Paris)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog Culture 31


Hervé Le Tellier présente «Le Nom sur le mur» à la Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« LA MAISON NATALE
Je cherchais une « maison natale ». J’avais expliqué à l’agent immobilier : pas une villa de vacances, pas une ruine « à rénover », pas une « maison d’architecte », pas un « bien atypique », ces bergeries ou magnaneries transformées en habitations où l’on se cogne dans les chambranles de portes à hauteur de brebis.
Non, je voulais une maison où j’aurais pu m’inventer des racines, et aussi une maison dans un village vivant, où l’on fait ses courses à l’épicerie et boit l’apéro au café, dans cette Drôme provençale où j’avais des amis, depuis longtemps. Alors, j’ai visité cet ancien relais de poste, fait quelques pas dans le petit jardin potager à l’arrière, avec sa perspective sur les pics de Miélandre et du Grand Ruy, j’ai gravi l’escalier de pierre qui desservait les chambres et un grenier poussiéreux. Bien sûr, j’avais trouvé, c’était elle, ma maison natale. Une bâtisse de deux étages, solide, vieille de deux siècles, aux murs épais, au cœur du hameau de La Paillette, à Montjoux, tout près de Dieulefit.
Tina, la propriétaire, était céramiste. Elle était aussi allemande. Elle avait vécu là près de deux décennies, jusqu’à ce qu’elle estime, à soixante-cinq ans, que le métier exigeait trop de ses muscles et de son dos et qu’il était temps pour elle d’aller peindre des aquarelles à Granville. Son travail sur la matière évoquait un Nicolas de Staël amateur d’émail, et sur la façade côté rue, des plaques de céramique vernissées, vissées à hauteur d’homme, couvraient une bande horizontale. À son départ, elle les avait toutes emportées sauf une. C’était son cadeau et sa trace, que je lui ai promis de préserver.
Lorsque la dernière plaque, la plus à droite, a été retirée, un nom est apparu, gravé à la pointe en lettres majuscules dans le crépi grège : ANDRÉ CHAIX. Le R d’André, à mieux regarder, est une grande minuscule. Lorsque l’on déjeune dans cette cour, au frais, à l’ombre du grand platane, on distingue à peine les lettres. Je doute que le crépi, qui s’est ici et là détaché de la pierre, ait été repris jamais. Je me suis habitué à ce nom sur le mur, et j’ai fini par l’oublier.
Je connais quelques Chaix. Marie Chaix, surtout, la romancière et traductrice : Marie fut la compagne de Harry, Harry Mathews, l’écrivain oulipien, le grand ami de Perec. Mais Chaix est le nom de son premier mari Jean-François, originaire de Savoie, qu’elle a gardé comme patronyme. Elle a refusé, tout comme sa sœur aînée Anne Sylvestre, de porter celui de son père Albert Beugras. Beugras, le bras droit de Doriot, qui avait fui en Allemagne à la fin de la guerre, qui avait été fait prisonnier par les Américains et que leurs services secrets avaient protégé. Lorsqu’ils avaient enfin accepté de le livrer à la justice française, Beugras avait échappé de peu à la peine de mort. Tout cela, Marie le raconte dans son roman Les Lauriers du lac de Constance, sous-titré Chronique d’une collaboration. C’est une digression, la première de nombreuses, mais elle prendra bientôt son sens.
Nous étions début mars 2020. Avec quelques amis, nous avions organisé une résidence d’écriture à La Paillette quand la menace d’un confinement s’est précisée. Nous avons décidé de ne retourner ni à Paris pour certains, ni à Nantes pour d’autres, mais de poursuivre ici nos travaux. Les épreuves de L’Anomalie m’arrivaient par coursier masqué, les réunions virtuelles se multipliaient, on inventait le mot « présentiel » et tout le monde se fabriquait des masques en tissu. À quoi bon rentrer ?
Sur la petite place du village, à côté de la boulangerie et à quelques mètres de chez moi, il y a un monument « à la mémoire des enfants de Montjoux morts pour la France ». Les guerres sont loin, ces morts sont oubliés et en ces matins de l’étrange printemps 2020 où la pandémie avait suspendu le temps, j’ai dû passer devant vingt fois, chargé de pain et de croissants, indifférent et pressé. Un jour de mai, je crois, un nom a accroché mon regard : CHAIX ANDRÉ (mai 1924 – août 1944). Les dates disaient tout: Chaix était un résistant, un maquisard sans doute, un jeune homme à la vie brève comme il y en eut beaucoup.
Je ne savais rien de lui, et plusieurs mois ont passé sans que je l’envisage comme sujet d’un livre possible. J’ai posé des questions, j’ai recueilli des fragments d’une mémoire collective, j’ai un peu appris qui il était. Dans cette enquête, beaucoup m’a été donné par chance, presque par miracle, et j’ai vite su que j’aimerais raconter André Chaix. Sans doute, toutes les vies sont romanesques. Certaines plus que d’autres.
Dans les Lettres à Lucilius qui disent l’essence du stoïcisme, Sénèque parle d’un homme qui se trouve au chevet d’un malade. Est-ce son ami qui veut être là dans ses derniers moments, ou bien un vautour qui convoite l’héritage ? « Le même acte est honteux et honorable », répond Sénèque. Seule l’intention compte. Je me suis interrogé sur la mienne. Je ne suis pas l’ami d’André Chaix, et aurais-je d’ailleurs su l’être, moi que presque rien ne relie à lui ?
Juste un nom sur le mur.

En laissant tomber cette courte phrase à la ligne, je me sens mal à l’aise. L’alinéa est toujours une décision littéraire, elle est parfois esthétisante, et je crains soudain l’insincérité derrière l’effet de style, quand le meilleur style doit se faire oublier. Pardonnez-moi par avance s’il m’échappe une phrase trop grosse, une tournure indécente, affectée, une métaphore s’échouant dans le lyrisme ou la grandiloquence. J’ai essayé de ne pas, même si j’ai parfois eu envie de.
Je n’ai pas écrit un « roman », le « roman d’André ». Je ne me suis pas adressé à lui comme s’il vivait, je ne l’ai pas tutoyé au fil du livre comme si c’était un ami. L’exercice aurait été artificiel, l’artifice aurait été indécent. Parfois, c’est vrai, je laisse l’imagination parler, mais il m’aurait paru obscène d’inventer, et j’ai préféré voyager dans cette époque que je n’ai pas connue, mais qui m’a constitué. J’ai désiré vous y emmener, partager avec vous ce que j’ai appris en écrivant. J’ai aussi voulu que le livre contienne des images, des photographies, afin qu’André, son amie Simone et quelques autres aient un visage et un corps pour vous puisqu’ils en ont pour moi. Des cartes postales, des affiches, pour rendre les lieux et l’époque. Si j’avais un enregistrement d’André, je le donnerais à entendre.
Je ne suis pas non plus historien et pourtant l’Histoire est forcément là, puisque André en fut à la fois acteur, héros et victime. Je n’ai pas écrit une thèse, je ne me suis pas plongé dans des archives secrètes, et je remercie tous ceux et toutes celles qui m’ont aidé à trouver des réponses à des questions parfois naïves. J’ai ici et là redit avec mes propres mots ce que j’ai lu dans des livres et des journaux, entendu dans des reportages radiophoniques, vu dans des documentaires. Je cite peut-être trop souvent, mais c’est pour m’approprier, ou ne pas paraphraser, ce qui a été fort bien formulé par d’autres.
Pardonnez-moi aussi les quelques erreurs, car bien sûr il y en a : parfois les mémoires vacillaient, les récits se contredisaient. Croyez-moi malgré tout, j’ai essayé de ne pas tricher.
L’année 2024 est celle du centenaire de la naissance d’André Chaix, et quatre-vingts années ont passé depuis sa mort. Mais à regarder le monde tel qu’il va, je ne doute pas qu’il faille toujours parler de l’Occupation, de la collaboration et du fascisme, du racisme et du rejet de l’autre jusqu’à sa destruction. Alors, je n’ai pas voulu que ce livre évite le monstre contre lequel André Chaix s’est battu, ne donne pas la parole aux idéaux pour lesquels il est mort et ne questionne pas notre nature profonde, notre désir d’appartenir à plus grand que nous, qui conduit au meilleur et au pire.
Je n’écrirai pas que ce texte était une « évidence », une « obligation », ou une « obsession ». À son ami Oskar Pollak, Franz Kafka dit qu’« un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous ». Il parle de lectures, plus que d’écriture. Disons que pour moi, parler avec simplicité d’André Chaix est devenu nécessaire.
Je n’arrive pas à penser la mort, ma mort, à l’apprivoiser, à donner enfin un sens à une vie qui n’en a pas. J’ai dû espérer qu’un livre respectueux, honnête et pudique sur ce jeune homme et ce que je crois savoir de lui comme de moi serait une borne sur ce chemin.

ANDRÉ CHAIX
Les auteurs de jadis commençaient sereinement leurs histoires à la naissance du héros. Ce procédé en vaut beaucoup d’autres, aujourd’hui de grand usage. Pourtant, c’est par sa mort que l’on commencera, puisque c’est elle qui donne naissance à ce livre.

Cette cote AC 21 P correspond aux dossiers individuels des déportés et internés résistants de la Seconde Guerre mondiale. On y trouve 55 788 dossiers. André Chaix est l’un des 13 679 FFI (Forces françaises de l’intérieur) tués au cours de la guerre. Les deux tiers sont tombés entre juin et septembre 1944.
Une plaque, apposée à Grignan, au chemin des Lièvres, en raconte un peu plus :
Ici, à Grignan, le 22 août 1944, un détachement FTP du 3ème bataillon Morvan se dirigeant sur Montélimar s’est heurté à une colonne de chars allemands. Au cours de cet engagement, sept jeunes combattants furent tués. Les combats de Nyons et de Grignan furent cités à l’ordre de l’armée.
Vous qui passez souvenez vous.

Un ami a pris la photographie pour moi. Yves habite tout à côté du chemin des Lièvres, et il n’y a jamais prêté attention. La plaque, enfin disons cette plaque, ne dit pas le nom des résistants. On ne peut pas tout écrire sur une plaque, c’est vrai. Ils s’appellent Jean Barsamian, Aimé Benoît, André Chaix, Gabriel Deudier, Jean Gentili et Robert Monnier. Des civils sont également tués : Paul Martin et Raoul Dydier. André est un combattant parmi d’autres, un « anonyme » comme on dit parfois, mais pas un « sans nom », puisqu’on le retrouve à La Paillette gravé dans le marbre d’un monument.
Les archives de la Drôme nous enseignent que son père Jean Chaix est né en 1900, à Vesc, un village à quelques kilomètres au nord de La Paillette, et sa mère Marcelle « née Sourbier » en 1903 à Montmeyran, au sud-est de Valence. Le premier mourra à l’âge de quatre-vingts ans, en 1983, la seconde dix ans plus tard. Ils vivront quarante et cinquante ans dans le deuil d’un fils.
Autour de Dieulefit, Chaix est un patronyme courant. D’ailleurs, sur les cinq mille Chaix de France, un sur quatre vit dans la Drôme. Le x final se prononce, comme dans Aix, ou pas, comme dans paix, mais pour André Chaix, plutôt un peu, sans trop l’appuyer : ɑ̃dre ʃɛks, donc, comme mari ʃɛks l’écrivaine. Chaix serait la forme régionale de l’ancien occitan cais – « machoire » –, un sobriquet pour un homme à la mâchoire proéminente, mais dans les Alpes, le mot désigne aussi une variété de genévrier dont on fait un sirop, le chaï.

Lors du recensement de 1931, Jean Chaix est inscrit comme boulanger à La Paillette – la boulangerie d’aujourd’hui est d’ailleurs au même endroit. C’est dans ce bâtiment que Marcelle et lui travaillent et habitent. Peu après la guerre, ils revendront le bail, incapables de continuer à vivre dans cette boulangerie hantée par le souvenir d’André. Ils ont un deuxième fils, Marcel, son cadet de quatre ans. Une photographie aux tons sépia, protégée par un verre et un cadre d’aluminium, réunit les deux frères. Ils ont sans doute huit et douze ans, sont coiffés comme il convient, ils sourient au photographe.

Si j’ai pu tenir ce cliché entre mes mains, c’est grâce à quelques-uns. En août 2023 avait lieu à Taulignan une exposition sur la Résistance dans la Drôme. Le site internet mentionnait l’affrontement de Grignan, ce bref combat où André Chaix et d’autres maquisards ont trouvé la mort, et le nom d’André apparaissait. J’ai contacté les organisateurs, et nous avons pris rendez-vous dans la salle polyvalente. Entre une jeep de l’armée américaine et une scène reconstituée de la vie au maquis où un poste à galène diffusait les messages de Radio Londres, ils m’ont tendu une petite boîte en carton, de la taille d’une carte postale, haute d’un centimètre, fermée par un ruban gris. Scotché maladroitement, un bout de papier où est simplement indiqué « André ». La famille leur avait légué tout ce qui pouvait rester d’un grand-oncle disparu, afin que sa mémoire ne se perde pas totalement. J’ai aussitôt ouvert la boîte et ce cadre où André et son frère sourient est apparu au-dessus d’enveloppes et de photographies. Comme honteux de profaner une sépulture, je n’ai pas osé fouiller davantage, j’ai refermé la boîte avec précaution, et j’ai attendu d’être rentré à La Paillette pour étaler sur mon bureau le contenu du petit coffret.

Il s’y trouvait beaucoup de choses, toutes précieuses et minuscules : la carte d’identité d’André, son certificat de travail comme apprenti aux « Céramiques de Dieulefit », l’article du Dauphiné libéré annonçant ses funérailles le 12 octobre 1949 au cimetière de Montmeyran, la page d’un livre pliée en quatre, un tract des Francs-tireurs et partisans, deux enveloppes contenant des lettres envoyées par André à ses parents, une dizaine de photographies aux bords dentelés, comme c’était la mode, une petite boîte métallique et rouillée de bonbons laxatifs purgatifs « Fructines-Vichy » – ça ne s’invente pas –, « traitement rationnel de la constipation et de ses conséquences » (la pharmacopée existe encore, j’en ignore l’efficacité), boîte remplie de minuscules clichés, bien sûr des planches-contacts qu’André a découpées. Il y a aussi une broderie de fil rouge aux initiales entrelacées A.C., un petit portefeuille de cuir marron, et enfin, objet incongru, terriblement intime et vivant, son fume-cigarette.
Ces poussières de la vie d’André Chaix, je les avais devant moi. Sur une photo, le jeune homme se tient debout sur un cheval, en équilibre ; sur une autre, il skie entre les tilleuls de la départementale enneigée qui mène à Dieulefit et où se trouve ma maison ; sur une autre encore, sa fiancée et lui marchent, enlacés : elle s’appelle Simone, si j’en crois les quelques mots amoureux que lui écrit André au dos du cliché. Mais j’en parlerai plus tard.

C’est étrange, mais je n’avais jusqu’alors jamais voulu, ou osé, imaginer André, ses traits, sa silhouette. Aujourd’hui encore je ne me représente pas le timbre de sa voix, son accent. Sur ces images d’hier, André a quoi, dix-neuf ans, mais il en paraît bien plus. Une maturité dans le regard, une assurance dans la stature. Il semble grand, il est athlétique, son visage est franc, ses yeux clairs, il a « une gueule », aussi. Une tête d’acteur, même. Quelque chose d’un Jean Gabin jeune, ou de Burt Lancaster, pour les choisir dans cette époque, ou d’un Marlon Brando, qui fêterait ses cent ans lui aussi cette année. Marcelle devait être si fière de son aîné.

Un certificat de travail dit qu’en avril 1943 « Chaix André » entre comme apprenti « dans la catégorie 7 » aux « Céramiques de Dieulefit ». Document signé par le gérant, André Le Blanc, le 20 avril, le jour où Hitler fête ses cinquante-quatre ans. L’apprenti André n’a que dix-huit ans, le destin peut encore basculer cent fois, mais le fils de boulanger veut déjà une autre vie, et il commence par troquer un four à 260 degrés contre un four à 1 200. L’atelier se situe rue du Savelas, au bord du Jabron, la petite rivière qui traverse Dieulefit. André, venant de la place Chateauras où se trouve le temple, remontait l’animée rue du Bourg et tournait à gauche, juste après l’église.
L’école communale de Montjoux est à quelques pas de la boulangerie, elle fait face au relais de poste et à ce mur au nom gravé.
J’ai voulu retrouver les bulletins scolaires du petit André, mais un siècle ou presque, c’est trop pour que l’Éducation nationale en ait gardé aucun. L’aurait-elle fait qu’un tel conservatisme m’eût quelque peu inquiété. Sur les lettres, ou au dos des photographies, l’écriture d’André peut sembler vacillante, mais les fautes ne sont pas si nombreuses, et les tournures sont élaborées. Et puis, les taches en témoignent, allez écrire proprement avec une plume Sergent-Major.
À La Paillette, …

Extraits
« Quand un événement fait basculer notre existence, c’est souvent des années plus tard qu’on en prend la mesure. J’ai été éjecté de l’enfance par un film, Nuit et brouillard d’Alain Resnais, vu au ciné-club du lycée. Les images de ces monceaux de cadavres charriés dans des fosses par des bulldozers m’interdisaient soudain l’insouciance. J’avais douze ans et je n’étais plus que questions et colère. J’ai trouvé certaines réponses. La colère, la rage, même, ne sont jamais retombées. Il est bon qu’elles restent intactes.
Le nazisme n’est pas une page comme les autres de l’histoire de l’humanité. Tant mieux s’il est impossible d’en parler sereinement, et serein, ce chapitre ne le sera pas. » p. 67

« On ne débat pas de telles idées, on les combat. Parce que la démocratie est une conversation entre gens civilisés, la tolérance prend fin avec l’intolérable. Quiconque sème la haine de l’autre ne mérite pas l’hospitalité d’une discussion. Quiconque veut l’inégalité des hommes n’a pas droit à l’égalité dans l’échange. La formule lapidaire de l’historien et résistant Jean-Pierre Vernant me convient: « On ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages. »» p. 80

À propos de l’auteur
LE_TELLIER_herve_©francesca_mantovaniHervé Le Tellier © Photo Francesca Mantovani

Né à Paris le 21 avril 1957, Hervé Le Tellier est l’auteur de romans, nouvelles, poésies, théâtre, ainsi que de formes très courtes, souvent humoristiques, dont ses variations sur la Joconde. Mathématicien de formation, puis journaliste — diplômé du Centre de formation des journalistes à Paris (promotion 1983) —, il est docteur en linguistique et spécialiste des littératures à contraintes. Il a été coopté à l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) en 1992 par l’intermédiaire de Paul Fournel (simultanément au poète allemand Oskar Pastior) ; il soutient en 2002 une thèse de doctorat consacrée à l’Oulipo sous la direction de Bernard Cerquiglini et publie en 2006 un ouvrage de référence sur l’Ouvroir, Esthétique de l’Oulipo : il est depuis 2019 le président de Oulipo, le quatrième depuis la fondation de l’Ouvroir. Il a participé à l’aventure de la série Le Poulpe, avec un roman, La Disparition de Perek, titré en hommage à La Disparition, et adapté également en bande dessinée.
Éditeur, il a fait publier plusieurs ouvrages au Castor Astral comme What a man! de Georges Perec, et Je me souviens de Roland Brasseur. Avec d’autres artistes et écrivains, comme Henri Cueco, Gérard Mordillat, Jacques Jouet et Jean-Bernard Pouy, il a participé de 1991 à 2018 à l’émission Des Papous dans la tête animée par Françoise Treussard sur France Culture, ainsi qu’à l’émission de Caroline Broué, La Grande Table.
Chroniqueur de 1991 à 1992 sous le pseudonyme de « Docteur H » à l’hebdomadaire satirique français La Grosse Bertha, il a collaboré quotidiennement, de 2002 à 2016, à la lettre électronique matinale du journal Le Monde, par un billet d’humeur intitulé Papier de verre (en 2003, il publie sous le titre Guerre et plaies : de Chirac à l’Irak, un an de chroniques en tandem dans Le Monde.fr ces billets, avec les illustrations de Xavier Gorce), ainsi qu’à la revue Nouvelles Clés, où il a animé depuis 2009 la page Retrouver du non-sens. Il collabore à Mon Lapin quotidien, revue de L’Association, maison d’édition française de bande dessinée. Il est avec Frédéric Pagès, journaliste au Canard enchaîné, l’un des fondateurs en 1995 de Association des amis de Jean-Baptiste Botul, philosophe fictif. Il a reçu en 2013 le Grand prix de l’humour noir pour sa traduction factice des Contes liquides de Jaime Montestrela, un auteur portugais dont il a inventé la biographie. L’Anomalie, publié aux éditions Gallimard, obtient le prix Goncourt le 30 novembre 2020. En 2022, il participe à la conception d’un ouvrage de jeunes engagés pour la paix en Ukraine. En effet, celui-ci est membre du comité de lecture de l’ouvrage De l’encre pour la paix, ouvrage sorti en 2023 au profit de l’Unicef. En 2024, il publie Le Nom sur le mur, roman-hommage au résistant André Chaix. (Source: Wikipédia)

Page sur le site de l’Oulipo
Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte X (ex-Twitter) de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lenomsurlemur #HerveLeTellier #editionsgallimard #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #lundiLecture #LundiBlogs #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Le rouge et le blanc

COBERT_le_rouge_et_le_blanc  coup_de_coeur

En deux mots
Alexeï et Ivan Narychkine ne sont que des enfants quand la révolution couve en Russie. Mais en 1917, les deux frères, fils d’aristocrates, vont choisir des voies différentes. Entre le rouge, bien décidé à faire triompher le communisme, et le blanc, en faveur d’un gouvernement réformateur et modéré, la guerre va s’engager.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ivan le terrible, Alexeï le rêveur

En imaginant le destin de deux frères engagés sur des voies politiques opposées, Harold Cobert réussit une fresque éblouissante, pleine de bruit et de fureur sur la Russie de 1910 à 1990. Un tour de force éclairant et éblouissant.

La famille Narychkine séjourne dans sa datcha aux alentours de Saint-Pétersbourg. Nous sommes à l’orée du XXe siècle et déjà les gamins perçoivent leur statut privilégié est bien moins enviable que celui du peuple, à commencer par leur personnel de maison. Une hiérarchie qui les empêche notamment de partager ne fut ce qu’un goûter avec leurs amis d’extraction modeste. Une situation qui leur déplait d’autant plus qu’ils sont tous deux amoureux de Natalia, leur sœur de lait, fille de leur gouvernante et de l’administrateur des terres familiales.
On comprend dès lors leur volonté de faire changer les choses, de réformer un pays qui laisse au tsar et à sa cour tout le pouvoir et toutes les richesses. Et puis, il faut bien s’opposer au père pour s’émanciper.
Mais alors qu’Ivan veut faire la révolution et s’engage dans un groupe secret de bolchéviks, Alexeï – auquel on prédit une future carrière de diplomate – veut abolir le tsar pour réformer en profondeur le pays et les institutions et le doter d’une constitution libérale.
Deux conceptions qui vont très vite devenir irréconciliables et pousser les deux frères l’un contre l’autre.
Quand éclate la Première guerre mondiale, Ivan défend les révolutionnaires qui entendent profiter du conflit pour faire triompher leurs idées, quitte à retourner leurs armes contre la classe dirigeante et Alexeï espère voir les élites montrer le chemin d’une démocratie apaisée.
Bien mieux que les livres d’histoire qui s’arrêtent tous à 1917, à la chute du tsar et à l’avènement de la Révolution menée par Lénine, Harold Cobert nous raconte ces années de trouble, ces moments où tour à tour les forces en présence progressent ou se voient soudain laminées au gré de circonstances que ni les uns, ni les autres ne maîtrisent vraiment. Après le coup d’État raté de Kornilkov, Kerenski se voit vainqueur, mais son pouvoir aussi s’étiole. «À l’image du soviet de Petrograd, désormais présidé par Trotski, les bolcheviks dominaient l’ensemble des soviets du pays, tant dans les grandes agglomérations que dans les campagnes. Les moujiks, lassés d’attendre les mesures agraires sans cesse repoussées dans l’expectative brumeuse de la convocation d’une Assemblée constituante, avaient pris leur destin en main. Ils avaient procédé au partage des terres, allant jusqu’à brûler les propriétés des maîtres récalcitrants et à assassiner sauvagement leurs anciens oppresseurs. Lorsque la nouvelle était parvenue sur les lignes de front, les conscrits, majoritairement d’origine paysanne, avaient commencé à déserter pour rentrer dans leur village natal et participer à ce mouvement.»
On imagine aisément la violence brutale, les exactions sanglantes, l’aveuglement idéologique d’un pays qui se rêvait en paradis du peuple libéré et se retrouve en enfer.
Un enfer qu’Ivan va mettre toute son énergie à construire, allant même jusqu’à tuer ses parents pour prouver qu’aucun aristocrate ou tenant de l’ancien régime ne se mettra désormais en travers de sa route. Le voilà en totale adéquation avec Staline déclarant: «La mort résout tous les problèmes. Pas d’hommes, pas de problèmes.»
Avant d’ajouter «La mort d’un homme est une tragédie. La mort de millions d’hommes est une statistique. Et les tchékistes sont appelés à devenir les meilleurs statisticiens du monde.»
Harold Cobert, qui s’appuie sur une solide documentation, va nous entraîner dans cette Union des Républiques Socialistes Soviétiques qui va supprimer les libertés les unes après les autres, qui va asseoir un pouvoir dictatorial grandissant au fil des années.
Après avoir vainement tenté de résister à ce rouleau compresseur, Alexeï va être contraint à l’exil. Après avoir traversé un pays exsangue où «les paysages d’apocalypse et les charniers se succédaient les uns aux autres dans une monotonie funèbre. Partout, le même chapelet de villes et de villages fantômes, pillés, saccagés ou incendiés; partout les mêmes tableaux d’exécutions massives dont les dépouilles avaient été abandonnées en des tas de chairs putréfiées à même le sol ou dans des fosses hâtivement creusées et laissées à ciel ouvert; partout, la même litanie de corps mutilés, violés, éventrés, brûlés vifs», le voilà prêt à mener le combat depuis l’étranger, aux côtés d’autres russes blancs qui ont réussi à fuir.
En suivant les deux frères, l’auteur réussit un roman tout en nuances là où les manuels d’histoire écrits par les vainqueurs pour les vainqueurs en manquent cruellement. Si l’idéal révolutionnaire devait justifier les pires exactions, le combat antisoviétique et la chasse aux communistes ne s’est pas davantage accompagné de scrupules. Cette vaste fresque, qui nous conduira jusqu’aux années 1980, résonne aussi fortement avec l’actualité. Elle nous livre quelques clés pour comprendre ce que ce peuple russe a vécu, ce qui constitue cette âme qui ne peut accéder au bonheur et qui n’aura, de fait, jamais goûté à la liberté.

Signalons la rencontre en ligne organisée le jeudi 4 avril 2024 à 19h avec Harold Cobert par «Un endroit où aller». Rencontre animée par Nathalie Couderc.
https://us02web.zoom.us/j/85954278438
Vous pouvez aussi vous connecter directement le site internet à 19h: http://www.1endroitoualler.com pour assister au direct.

Le rouge et le blanc
Harold Cobert
Éditions Les Escales
Roman
520 p., 22 €
EAN 9782365698504
Paru le 7/03/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Russie, à Saint-Pétersbourg et Moscou, en Carélie ou ncore dans les camps d’internement. On y voyage aussi beaucoup, de New York à Berlin en passant par Londres, Birmingham ou encore Paris.

Quand?
L’action se déroule de 1910 à 1980.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une fresque historique magnifique qui raconte le destin tragique de deux frères désunis par l’Histoire mais liés par l’amour d’une femme.
Russie, 1914. Tout oppose Alexeï et Ivan Narychkine, deux frères issus de l’aristocratie. Alexeï, l’aîné, a hérité de leur père son tempérament déterminé et réfléchi. Libéral, il prône la modernisation et la démocratisation de la Russie. Ivan, lui, ressemble à leur mère : d’un naturel tourmenté et exalté, il épouse volontiers les pensées anarchistes et marxistes.
Mais les deux jeunes hommes ont quelque chose en commun : leur amour pour Natalia, leur sœur de lait, fille de leur gouvernante et de l’administrateur des terres familiales.
Quand, en 1917, la Révolution éclate, tous se déchirent et chacun choisit son camp, au risque de devoir un jour s’affronter…
À travers les parcours d’Alexeï, d’Ivan et de Natalia, Harold Cobert livre une épopée passionnante de près d’un siècle, portée par des personnages inoubliables.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Culture vs News
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)

Les premières pages du livre
« PRÉLUDE
LES ESPOIRS DU CRÉPUSCULE
Le soleil déclinait doucement dans le ciel. Sa luminosité ricochait sur la surface de l’eau en un clapotis de larmes d’or tremblantes. Ses rayons frappaient de leurs reflets cuivrés une demeure laissée à l’abandon, rongée par la végétation et le sel du temps. Du pied de l’un des murs d’enceinte, entaillé de quelques pierres effondrées, montaient des éclats de rire.
Deux jeunes garçons escaladaient cette paroi grumeleuse, aux prises rendues instables par les touffes de mousse glissantes et les veinules de lierre irrégulières. Leur respiration saccadée trahissait une rivalité entêtée derrière leur amusement apparent.
« Gagné ! », s’écria le plus âgé en s’asseyant sur le rebord tant convoité.
« Non, c’est moi ! », hurla son concurrent, installé de l’autre côté de la brèche balafrant la fortification.
Alexeï se tourna vers son frère qui le toisait avec hostilité.
« Ivan, tu sais très bien que je suis arrivé le premier. »
À tout juste 15 ans, Alexeï était habitué à déminer l’impétuosité volcanique de son cadet. Blond, les iris d’un bleu arctique, la peau pâle et les traits typiquement slaves, il avait la physionomie racée et élancée de leur père, Vladimir Piotrovitch Narychkine. Il tenait également de lui un esprit agile, capable d’englober et de relier des questions complexes sans lien manifeste, ainsi qu’un tempérament avenant, souple et conciliant, mais fier, ferme et intraitable lorsqu’on touchait aux principes libéraux ou aux valeurs d’honneur auxquelles il croyait.
« Tu mens, comme tous les capitalistes de ton espèce ! », fulmina Ivan.
Du haut de ses 13 ans, il ne s’en laissait pas conter par son aîné. Brun, les sourcils broussailleux surplombant des yeux noirs, le teint blafard, presque maladif, il tenait plus de leur mère ukrainienne, Ekaterina Viktorovna Narychkine, tant pour le physique que pour le caractère tourmenté. Doté d’une intelligence effervescente et d’une capacité d’abstraction précoce, lecteur insatiable depuis sa plus tendre enfance, il épuisait à la manière d’un acide chaque sujet auquel il s’attaquait jusqu’à ce qu’il l’ait excavé de part en part. D’une nature révoltée, il était farouchement enclin aux idées radicales issues des pensées anarchistes et marxistes, un rebelle à sa classe, en opposition constante au progressisme libéral de son père et de son frère qu’il jugeait « petit bourgeois ».
Alexeï sourit face à l’argument outrageusement politique d’Ivan en la circonstance.
«Le capitalisme n’a rien à voir avec ma victoire, sauf si on considère qu’il est le meilleur des systèmes.»
Ivan ricana entre ses dents.
«Tu as vraiment la morgue de tous ceux que nous voulons détruire.»
Alexeï s’agaça.
«“Nous” ? Parce que tu crois que ton amitié avec Kolya suffit à faire de toi un membre de la classe ouvrière?»
Ivan s’apprêtait à réagir avec virulence lorsqu’une voix féminine le devança.
« Aliocha, laisse mon frère hors de vos disputes. »
Perchée sur une branche au-dessus d’eux, ils découvrirent avec stupeur Natalia, leur sœur de lait, fille de leur njanja1 adorée dont ils avaient partagé la tendresse et les bontés.
« Et toi, Ivanka, cesse de croire que tu n’es pas le fruit de ta race. Jamais tu ne travailleras à l’usine comme Kolya ou à labourer les champs comme mon père.
— Qu’est-ce que tu en sais ? maugréa Ivan. Lorsque nous aurons fait la révolution et que la société sans classes aura triomphé…
— Arrête un peu avec tes chimères de “Grand Soir” et tes sermons révolutionnaires, le coupa Alexeï, tu es pire qu’un pope ! »
Natalia éclata de rire et les entraîna dans son hilarité. Âgée de 14 ans, brune, le teint diaphane hérité de sa mère, le regard vert d’eau pétillant de vivacité et d’espièglerie, elle avait le don de les diviser ou de les réconcilier, c’était selon son humeur. Fille d’Olena Anatolievna Lishenko, la gouvernante d’origine allemande de leurs parents, et d’Anton Petrovitch Lishenko, le métayer géorgien qui gérait les terres de la datcha en leur absence, elle avait été élevée à leurs côtés dans une égalité quasi fraternelle, bénéficiant dans sa prime jeunesse des cours dispensés par les précepteurs d’Alexeï et Ivan où elle avait manifesté de réelles capacités intellectuelles, notamment pour les langues. D’un naturel impétueux et d’une âme passionnée, brûlante comme de la glace, elle était aussi imprévisible dans ses réactions qu’excessive dans ses fureurs et ses attachements.
« De toute façon, reprit-elle, c’est moi qui suis arrivée la première, et plus haut que vous, vous avez donc perdu tous les deux. Par conséquent, je n’embrasserai ni l’un ni l’autre. »
Ils baissèrent la tête avec dépit.
« Et ne profitez pas de votre position d’infériorité, qui est celle que vous méritez, pour loucher sur ma culotte. »
Alexeï et Ivan levèrent les yeux et aperçurent à leur grand enchantement l’éclat du tissu blanc entre les cuisses nues de Natalia. Elle demeura quelques secondes ainsi, à les fixer d’un air narquois et provocant, avant de serrer les jambes et de ramener sa robe sous ses fesses.
« N’en rêvez même pas. »
Les deux garçons échangèrent un coup d’œil goguenard et complice.
« Ce n’est pas la première fois qu’on la voit, ni que tu nous la montres d’ailleurs, répliqua Ivan.
— On t’a même vue sans à maintes reprises, quand on prenait le bain tous les trois », ajouta Alexeï.
Natalia resta un long moment silencieuse, puis répondit :
« Nous étions innocents alors. Nous avons changé. Tout change.
— Sauf Ivanka, il est toujours aussi petit ! », plaisanta Alexeï en esquissant un geste amical que son benjamin contra d’un réflexe brusque.
Natalia soupira, soudainement grave.
« Je suis sérieuse. Le monde que nous avons connu va disparaître.
— Et c’est tant mieux, commenta Alexeï. Il est temps que la société russe entre enfin dans le progrès et la modernité.
— Je suis d’accord avec toi, acquiesça Ivan, il est plus que temps que la révolution fasse voler en éclats toutes ces structures archaïques.
— Ce n’est pas le sens que je donne au progrès et à la modernité, précisa Alexeï.
— Je sais, répondit Ivan, mais c’est le mien.
— Ça suffit tous les deux, les rabroua Natalia, vous gâchez la beauté du lieu et du moment. »
Ils se turent et conservèrent une attitude contemplative.
« Tout cela va me manquer, dit Natalia.
— Tu vas adorer Saint-Pétersbourg, répliqua Alexeï d’un ton rassurant, tout est possible dans cette ville.
— Pas pour elle, trancha Ivan.
— Si, argumenta Alexeï, quand notre père et ses amis auront réussi à faire de la Russie un pays moderne, alors quiconque pourra s’élever par son mérite, quelle que soit son origine.
— Dans votre monde, objecta Ivan, il ne cessera jamais d’y avoir des dominants et des dominés, des exploiteurs et des exploités. Seule la société sans classes permettra d’éradiquer réellement les inégalités liées à la naissance. »
Natalia coupa court à leur querelle en descendant de sa branche.
« Je préfère profiter d’être ici plutôt que de vous écouter vous crêper les idées comme des chipies. On va se baigner ? »
Les deux frères la dévisagèrent avec une expression éberluée.
« C’est que… je… enfin…, bredouilla Ivan en cherchant l’appui de son aîné.
— On n’a pas ce qu’il faut avec nous… », compléta Alexeï.
Natalia les considéra tour à tour.
« Qui vous parle de ça ? »
Alors qu’elle parvenait en bas du mur, elle lança négligemment :
« J’ai toujours aimé nager sans rien. »
Elle s’éloignait d’un pas guilleret quand elle fit subitement volte-face.
« Bien évidemment, le premier dans l’eau aura un baiser. »
Et elle reprit sa marche en sautillant.
Alexeï et Ivan restaient bouche bée tandis qu’elle serpentait avec facétie entre les arbres en direction du rivage. Ils ne s’étaient plus retrouvés nus en sa présence depuis qu’ils avaient commencé leur mue vers l’âge adulte. Cette pudeur n’était pourtant pas dans leur caractère. Ils étaient de vrais Russes, élevés dans le culte du corps naturel et de la force physique, habitués à la nudité collective des douches et des dortoirs du pensionnat ; mais pas avec Natalia, dont les seins saillaient sous l’étoffe de ses robes et dont le sexe devait se dissimuler sous un buisson de poils pubiens légèrement frisés. Ivan était le plus en proie à cette timidité embarrassée, lui dont les transformations anatomiques n’en étaient qu’aux balbutiements en comparaison de la masculinité déjà affirmée de son frère.
Il croisa les prunelles brillantes d’Alexeï et, sans s’être consultés, ils dévalèrent les pierres éboulées les séparant du sol pour courir à toute bride vers la mer Baltique. Dans leur précipitation, ils jetaient à la diable leurs habits dans les broussailles et les futaies. Après avoir dépassé Natalia sans ralentir leur allure effrénée, ils retirèrent leurs derniers sous-vêtements et plongèrent en même temps dans l’onde fraîche.
En émergeant des flots, ils se regardèrent, incapables de se départager de manière certaine. Ils se retournèrent vers la terre ferme à la recherche de Natalia et de son verdict. Celle-ci les observait en riant à gorge déployée de les voir trempés dans leur plus simple appareil au milieu de l’immensité aqueuse. D’un air badin, elle ramassa leurs pantalons et leurs culottes.
Alexeï et Ivan comprirent instantanément quel tour elle était en train de leur jouer. Les mains sur leur sexe, ils essayèrent tant bien que mal de la rejoindre pour l’empêcher de mettre son projet à exécution.
Malheureusement, le temps qu’ils claudiquent ainsi, Natalia avait pris la poudre d’escampette.
*
Le profil altier d’Ekaterina passait de la cuisine au perron, de la salle de réception aux différents salons, précisant là une instruction, corrigeant ici l’agencement d’un bouquet. Élancée, la peau et le teint blanc porcelaine d’où saillait parfois le fin liseré vert pâle de ses veines, les yeux et les cheveux noir d’encre, d’un caractère à fleur de nerf, l’humeur fragile, sans cesse prête à basculer dans une euphorie excessive ou dans une affliction abyssale, elle virevoltait de pièce de pièce, attentive au moindre détail pour les festivités données en l’honneur de l’anniversaire du maître des lieux.
L’événement était d’autant plus solennel que, parmi le prestigieux aréopage d’invités, étaient notamment attendus Serge Witte, ancien ministre des Finances du tsar Alexandre III et inaugurateur de la fonction de Premier ministre sous la nouvelle Constitution instituée par Nicolas II ; le ministre des Affaires étrangères Sergueï Dmitrievitch Sazonov ; son secrétaire particulier Viktor Igorovitch Lvov et son épouse Tatiana Fiodorovna ; le ministre de l’Intérieur Nikolaï Alexeïevitch Maklakov et sa femme Marie Boulgakovna ; les généraux Anton Ivanovitch Dénikine et Piotr Nikolaïevitch Wrangel ; Sir William Scott Nelson, ambassadeur de la Couronne britannique, et Lady Margaret Scott Nelson ; ou encore le riche industriel allemand Siegfried von Metternich. Tout devait donc être plus que parfait, Ekaterina ne supportait pas l’approximation, encore moins l’imperfection.
Pour la suppléer dans cette tâche titanesque, du personnel supplémentaire avait été engagé pour la soirée. En outre, elle pouvait compter sur le soutien indéfectible d’Olena et Anton, les parents de Natalia, la vigueur allemande de l’une et la robustesse géorgienne de l’autre, auxquelles s’ajoutait l’énergie de leur fille et de leur aîné, Kolya, libéré pour l’occasion de ses obligations ouvrières dans l’usine pétersbourgeoise de l’homme du jour.
Alors qu’elle s’affairait telle une abeille au milieu d’une ruche bourdonnante, Ekaterina se figea. Par la fenêtre du petit boudoir lilas, elle avait aperçu Alexeï et Ivan qui, les jambes passées par le col de leur chemise et les manches nouées autour de leur taille, revenaient ainsi fagotés sans pour autant se départir de leur dignité.
À leur vue, Natalia et son frère Kolya ne purent s’empêcher de rire tandis que, affolée, Ekaterina se précipitait à leur rencontre.
« Mon Dieu, mais qu’avez-vous encore fait tous les deux, vous allez attraper la mort ! »
Alexeï la rassura.
« Ce n’est rien, mère, des va-nu-pieds nous ont volé une partie de nos habits alors que nous étions en train de nous baigner. »
Elle s’inquiéta.
« Vous baigner, en cette saison ? Ce n’est pas raisonnable. »
Ivan argumenta.
« Mère, nous sommes fin juin.
— Ce n’est pas une raison. On commence par un bain et on finit au cimetière.
— Nous ne sommes pas en sucre ! », s’indigna Ivan.
Ekaterina les considéra avec tendresse.
« Bon, n’en parlons plus. Dépêchez-vous de vous vêtir décemment, votre père vous attend tous les deux dans la bibliothèque. »
Elle les embrassa rapidement et ils filèrent dans leurs chambres respectives. Vladimir Piotrovitch Narychkine n’aimait pas attendre.
*
Dissimulée au bout d’une longue allée au désordre végétal savamment orchestré, la datcha Narychkine s’imposait par son ampleur et sa luxuriance architecturale. Située à quelques verstes de la mer Baltique, construite en bois sculpté et les façades peintes en bleu roi, son exubérance Art nouveau se fondait dans la nature environnante avec une harmonie raffinée. Asymétrique, alternant balcons et terrasses en péristyles, hautes fenêtres rectangulaires et en ogives, traverses bleu ciel rehaussées de touches pourpres et bow-windows décorés d’arcatures gothiques, elle offrait de multiples ambiances et possibilités de s’isoler du reste de ses habitants ou pour un aparté avec certains visiteurs. L’intérieur déployait la même profusion, dévidant au gré des pièces une atmosphère de style troubadour, disséminant ses nervures, ses rosaces et ses pinacles sur les boiseries et les plafonds. Les murs, vert émeraude dans un salon, jaune poussin ou encore rose poudré dans un autre, exhibaient des tableaux d’inspiration pastorale ou romantique, tandis que des myriades de bibelots et curiosités s’accumulaient sur les consoles et les guéridons. Les étages accueillaient les chambres, salles de jeux des enfants, cabinets de travail, de lecture ou de toilettes, alors que le rez-de-chaussée était dévolu à la vie commune et sociale. La vaste bibliothèque, au cachet anglais malgré son billard français, était réservée aux liqueurs et aux cigares que partageaient les hommes après les longs dîners ; on y parlait affaires, économie, politique ; on commentait les réformes en cours, celles à réaliser, les difficultés posées par une paysannerie archaïque, la naissance d’une classe ouvrière aux velléités révolutionnaires ; on discutait du tsar, de la tsarine, de Raspoutine et de son influence néfaste sur le couple impérial ; on spéculait, en somme, sur le destin incertain de la Sainte Russie.
En fin d’après-midi, Vladimir Piotrovitch Narychkine s’y retirait pour lire la presse ou rédiger son courrier sur le large bureau qui trônait dos à la croisée ouvrant sur les jardins. Sa silhouette à la stature imposante pouvait rester plusieurs heures penchée au-dessus du maroquin recouvrant l’acajou pendant que ses yeux perçants bleu délavé parcouraient un article ou un livre, qu’il écrivait en roulant de ses doigts pâles et effilés sa longue moustache blonde toujours impeccablement taillée. À la tête de plusieurs usines de métallurgie à travers le pays, il fréquentait les hautes sphères du pouvoir, encore plus depuis que la guerre avec le Japon l’avait amené à consacrer une partie de ses productions à l’armement, activité qu’il développait de plus en plus tant l’équilibre de la paix vacillait aux frontières de l’Empire. Son mariage avec Ekaterina, née comtesse de Voronzov, lui avait ouvert les portes de l’aristocratie en étendant ses domaines d’influence. Libéral au sens occidental et philosophique du terme, il œuvrait avec ses alliés à la modernisation de la Russie, dont le retard était préoccupant en comparaison des grandes nations européennes telles que l’Angleterre, la France ou l’Allemagne.
C’était ici qu’il convoquait ses fils lorsqu’il avait à s’entretenir avec eux de sujets importants. Il les recevait assis dans la pénombre du contrejour qui laissait uniquement saillir le bleu glacial et coupant de ses iris, masquant ainsi ses potentielles réactions dont il maîtrisait par ailleurs les moindres expressions et manifestations.
Au moment exact où la pendule sonnait 6 heures du soir, on frappa à la porte.
« Oui ! »
Alexeï et Ivan entrèrent. L’aîné avait revêtu son uniforme de l’Académie militaire de Saint-Pétersbourg alors que le benjamin portait des habits civils de villégiature avec une casquette d’ouvrier. Ils restèrent debout quelques minutes tandis que Vladimir terminait sa lettre en cours. Une fois paraphée, cachetée et scellée, il leva ses pupilles sombres sur sa progéniture.
« Alexeï, viens à mes côtés. »
Il s’exécuta. Vladimir fixa longuement Ivan, qui restait immobile dans une posture qui fleurait le défi.
« Cesse cette provocation ridicule et inutile. »
L’intéressé resta tout d’abord impassible avant de consentir à retirer son couvre-chef et de le glisser sous son bras. Le sourire narquois qui flottait sur ses lèvres arracha un soupir irrité à son père.
« Ivan, je voudrais que tu répondes à cette question : pourquoi mets-tu autant d’énergie à vouloir salir notre nom ?
— Pardonnez-moi, père, je crains de ne pas bien vous comprendre.
— Tu m’as parfaitement compris, au contraire. Maintenant, je t’écoute.
— Je ne vois pas ce qu’il pourrait y avoir d’infamant pour notre nom dans mon attitude. N’est-ce pas le peuple russe qui fait l’honneur de notre Mère Patrie ? »
Alexeï lui adressa un coup d’œil suppliant afin qu’il quitte cette insolence dangereuse. Vladimir posa ses coudes sur le bureau et joignit ses mains à hauteur de son menton.
« As-tu une idée de la raison pour laquelle je vous ai mandés tous les deux ?
— Sauf votre respect, père, je n’ai aucune idée de ce qui motive cette convocation solennelle de votre part. Toutefois, j’imagine qu’elle n’a pas pour objet de débattre des dernières tendances vestimentaires.»
Le regard de Vladimir se fit aussi tranchant que l’acier.
« En effet, Ivan. »
Il détailla son fils avec minutie.
« Je suis tout ouïe, père. »
Le maître des lieux s’appuya contre le dossier de son fauteuil.
« Tu es un jeune homme extrêmement doué, Ivan, et pourtant tu t’évertues à ruiner tous tes talents. Tes prédispositions pour les mathématiques, les sciences et les langues te promettent à un brillant avenir, et cependant tes impertinences répétées risquent de gâcher tous les espoirs que tes professeurs, ta mère et moi plaçons en toi. Aussi ai-je décidé, comme j’en ai déjà parlé à ton frère, que tu quitterais l’Académie militaire impériale à la rentrée prochaine pour aller étudier à l’École des cadets de Saint-Pétersbourg. Leur discipline de fer saura venir à bout de ton mauvais caractère. »
Ivan avait beau afficher un détachement dédaigneux face à cette annonce, les crispations de ses maxillaires trahissaient l’aversion radicale qu’il nourrissait envers l’armée en général et le corps des cadets en particulier. Il parvint néanmoins à donner l’illusion de la placidité et de l’indifférence.
« Si telle est votre volonté, père.
— Telle est effectivement ma volonté. »
Ils restaient face à face. Le silence s’éternisait.
« Est-ce tout, père ? »
Vladimir abattit violemment son poing sur le maroquin et se leva avec fureur.
« Non, ce n’est pas tout ! J’en ai assez de ta défiance envers mon autorité ! J’en ai assez de tes lubies révolutionnaires qui sont indignes de quelqu’un de ta race ! Désormais, je ne veux plus entendre parler dans cette maison d’“aliénation”, de “prolétariat” et de toutes ces stupidités anarchistes !
— Communistes, père, et non pas anarchistes.
— Peu importe ! Dorénavant, tous tes livres séditieux seront confisqués et à jamais interdits sous ce toit. Tu vas rentrer dans le rang de gré ou de force, est-ce clair ?
— Très clair, père. »
Vladimir se pencha légèrement en arrière.
« Alexeï, tu veilleras à ce que toutes ces mauvaises lectures disparaissent avant l’arrivée de nos invités, et tu feras de même à notre retour à Saint-Pétersbourg. Et maintenant, laissez-moi. »
Les deux garçons obtempérèrent. Alors qu’ils allaient ouvrir la porte de la bibliothèque, Vladimir les interpella :
« Ivan, je compte sur toi pour te vêtir convenablement et faire honneur à notre nom ce soir. »
Ivan le toisa de loin et, sans un mot, sortit.
*
Dans le hall, Alexeï saisit Ivan par le bras.
« Pourquoi t’obstines-tu à le provoquer ? Tu sais pertinemment que cela ne peut t’apporter que des ennuis !
— Tu savais, tu savais et tu ne m’as rien dit…
— J’ai dit à notre père qu’un tel châtiment ne ferait que renforcer ta colère et tes convictions. Il n’avait rien arrêté avant de nous voir aujourd’hui, mais ton attitude et ton arrogance bornées l’ont convaincu du bien-fondé de sa décision.
— Lâche-moi, lâche-moi sale traître ! »
Il se dégagea avec brutalité de la main d’Alexeï et le dévisagea avec haine.
« Ivan, attends…
— Laisse-moi, tu n’es plus mon frère. »
Il s’engouffra dans les cuisines, passa sans desserrer les dents devant Natalia et Kolya pour disparaître dans le jardin.
« Que se passe-t-il ? », interrogea Natalia.
Alexeï restait muet, incapable d’articuler le moindre mot. Depuis l’étage retentit la voix d’Ekaterina :
« Aliocha, tu veux bien monter s’il te plaît ? »
Il adressa un coup d’œil empli de désarroi à Natalia et à Kolya.
« Ne le laissez pas seul. »
Il s’éclipsa pour se rendre auprès de sa mère. Natalia et son frère échangèrent un regard interloqué. Kolya retira son tablier et partit rejoindre Ivan.
Il le trouva assis sur le rebord du grand bassin, scrutant les profondeurs de l’eau stagnante. Il prit place à côté de lui, roula une cigarette et l’alluma.
« Tu savais que le froid modifiait la trajectoire des poissons ? »
Kolya hocha négativement la tête, amusé par cette question saugrenue.
« Ne te moque pas, c’est absolument vrai. Un ichtyologue de Moscou a publié un article passionnant sur le sujet.
— Un quoi ?
— Un scientifique qui étudie les poissons. Il a démontré que le froid modifiait le tracé de leur déplacement. Regarde : là, nous sommes en été, ils tournent en solitaire dans le même sens en décrivant des cercles, des ellipses plutôt. Si on diminuait la température, on les observerait décrire des boucles plus petites et on les verrait nager par paires ou couples. »
Il resta quelques secondes silencieux, puis reprit, souriant à ses propres pensées :
« On pourrait conjecturer que, si la révolution a un jour lieu chez nous, elle éclatera en hiver, le froid poussant le peuple à serrer ses rangs pour ne former qu’une seule lame de fond unie dans un même objectif. »
Kolya le considéra avec une tendresse fraternelle mêlée d’admiration.
« Tu as toujours eu des idées différentes des autres.
— Je sais, répondit Ivan, c’est idiot cette histoire de poissons ! »
Ils rirent ensemble. Bien que Kolya fût d’extraction populaire et âgé de trois ans de plus qu’Ivan, tous deux s’entendaient comme des frères depuis leur plus tendre enfance. Kolya avait hérité du robuste physique géorgien de son père, le faciès rond et massif, les cheveux bruns et drus aux reflets roux, les yeux marron teintés d’éclats miel, le front court, l’ossature épaisse et imposante. Un an auparavant, il avait débuté en tant que manœuvre dans l’usine Narychkine de Saint-Pétersbourg, travail dont il était fier tant il représentait pour lui, fils de petit paysan, une forme d’élévation sociale lui permettant de côtoyer les progrès du monde moderne et l’univers foisonnant d’une grande ville en pleine transformation.
« Il s’est passé quoi dans la bibliothèque ? demanda-t-il. Alexeï avait l’air très préoccupé dans la cuisine.
— Lui, préoccupé par mon sort ? Je le déteste, ce n’est qu’un sale traître !
— Arrête, Alexeï s’est toujours soucié de toi. Et ce n’est pas parce qu’il s’intéresse moins que toi aux personnes de ma condition que ce n’est pas un type bien. Alexeï est tout sauf un salaud. »
Kolya se tut un instant. Il passa la cigarette à son ami avant d’insister.
« Alors, que s’est-il passé ? »
Ivan inhala une profonde bouffée.
« Mon père m’envoie chez les Cadets pour mater mon sale caractère et confisque tous mes livres qu’il juge “dangereux” pour mon esprit, c’est-à-dire tous ceux qui parlent de notre combat. S’il s’imagine que cela mettra un terme à mon engagement, il se trompe. »
Il soupira.
« Je n’en peux plus, Kolya. Je ne supporte plus la morgue de mon père, sa suffisance de classe et son idéologie libérale. Il voudrait que notre pays devienne une sorte de monarchie constitutionnelle à l’anglaise, mais pas pour le bien commun, non, uniquement pour le sien et ceux de sa caste, afin de gagner plus d’argent sur le dos des travailleurs et avoir plus de pouvoir. Une révolution bourgeoise, à mille lieues de celle à laquelle nous rêvons toi et moi. Alexeï est plus progressiste, sans toutefois pousser l’ambition et le processus jusqu’à la société sans classes. Il s’arrête à un simple changement de mains de la domination, au remplacement d’une élite par une autre. Parfois, je me dis que je ne suis pas né dans la bonne famille. Cela peut te sembler fou, car j’ai tout, et pourtant je ne me sens pas à ma place. Un jour, je m’enfuirai de cette prison dorée et j’irai rejoindre ceux auxquels je me sens réellement appartenir, le peuple de Russie, mes vrais frères. »
Kolya acquiesça. Il vérifia qu’il n’y avait personne alentour et chuchota :
« Je peux te confier un secret ? »
Ivan écrasa la cigarette en fronçant les sourcils comme s’il avait été insulté.
« Évidemment ! »
Kolya se pencha vers lui.
« Je fais partie d’un soviet clandestin ! »
Ivan le fixa, le regard incandescent.
« Alors ça y est, la révolution est en marche ? Raconte, je veux tout savoir !
— Eh bien, on se réunit à plusieurs dans des ateliers ou des chambres, on change de lieu à chaque fois pour éviter d’attirer l’attention de l’Okhrana. Il y a des ouvriers, des étudiants, des professeurs et même des bourgeois.
— Et vous faites quoi ?
— On discute, on réfléchit à comment faire la révolution, je veux dire, comment la faire concrètement. Moi, j’écoute surtout, car je n’ai pas ta culture ni ton éducation et, à les entendre, je commence à me dire que c’est peut-être possible.
— Possible ? C’est certain, c’est le mouvement inexorable de l’Histoire !
— C’est exactement ce que dit Bogdan Dmitriovitch, un professeur de philosophie de l’université, “le mouvement inexorable de l’Histoire”. »
Ivan le scrutait avec intensité.
« Tu pourrais m’introduire à vos réunions ?
— Bien sûr, je voulais te le proposer. Mais comment faire maintenant que tu seras chez les Cadets ? »
Ivan plongea dans une profonde et fugitive réflexion, où son esprit envisageait toutes les éventualités à la fois en fonction des différentes hypothèses qu’il élaborait.
« Je me débrouillerai. »
Les deux amis se sourirent avec une complicité fiévreuse.
« Et pas un mot, à personne. »
Ils firent le geste de jurer et crachèrent ensemble dans le bassin.
Ivan avait le feu aux joues. Son cerveau était en ébullition.
« Kolya, j’ai un service à te demander pour ce soir. »
*
Dans la chambre d’Ivan, Alexeï rassemblait les livres bannis par le maître des lieux. Lassé de cette besogne qu’il jugeait stupide et inutile, il les abandonna en désordre sur le secrétaire. Mains sur les hanches, tête baissée, il fit quelques pas soucieux et s’immobilisa devant une croisée. Il ne comprenait pas pourquoi son frère s’acharnait à provoquer leur père d’une manière aussi franche. Il aurait pu continuer d’avoir des idées révolutionnaires sans pour autant s’y draper ostensiblement comme dans un étendard. Alexeï comprenait encore moins pourquoi Ivan s’était entiché à ce point des théories anarchistes et marxistes, non parce que ces pensées étaient hostiles à la classe à laquelle appartenait leur famille, maintes raisons pouvaient expliquer qu’on rejette le milieu dont on est issu, mais parce que leur mise en pratique aboutirait à l’exact contraire des aspirations qui les portaient. Ivan était intelligent, trop peut-être, il aurait dû selon lui percevoir qu’une société sans classes n’était qu’une utopie, que la possibilité de son avènement impliquait la création d’une nouvelle oligarchie qui maintiendrait les masses dans une médiocrité absolue, sinon dans la misère, au prix d’un contrôle drastique des esprits et des individus représentant la négation absolue de toute forme de libération. Comment un garçon aussi brillant que son frère, capable de dérouler avec une rigueur et une aisance stupéfiantes l’ensemble des conséquences d’un système ou d’un phénomène, ne le voyait-il pas ? Quelles raisons avait-il de s’aveugler ou de se laisser aveugler de la sorte ?
Il en était là de ses tergiversations lorsque Ivan entra dans la pièce.
« Ah, je vois que l’exécuteur des basses œuvres de Monsieur Notre Père est déjà à la tâche… »
Il marcha jusqu’à son lit, jeta sa casquette sur l’édredon et s’allongea. Alexeï s’appuya dans l’encadrement de la fenêtre.
« Ça ne m’amuse pas de devoir confisquer tes livres.
— Il fallait y songer avant.
— Avant quoi ?
— Tu aurais dû m’informer des projets de notre père me concernant. »
Alexeï croisa les bras.
« Parce que ça aurait changé quelque chose ? »
Ivan scruta le plafond.
« Non, tu as raison, j’aurais agi de la même façon. »
Alexeï rejoignit le secrétaire, tira la chaise et s’assit avec dépit.
« Je ne te comprends pas.
— Tu ne comprends pas quoi ?
— Pourquoi tu détestes tellement ce que nous sommes ?
— C’est ce que nous représentons que je déteste, pas ce que nous sommes.
— Tu as tort.
— Je ne crois pas, non.
— Si. Parce que de même qu’un ouvrier ou un paysan n’a pas choisi de naître dans la condition qui est la sienne, ni toi ni moi n’avons choisi la nôtre, nous ne sommes donc coupables de rien. »
Ivan s’assit à son tour.
« C’est là où tu trompes. Nous sommes coupables de ne rien faire pour que cela change, et doublement, puisque notre position nous donne le pouvoir d’agir.
— Je ne suis pas d’accord. La modernisation de la Russie à laquelle œuvre notre père et à laquelle j’aspire apportera plus de liberté à ceux qui veulent s’élever par leur travail et leur mérite.
— C’est là où nous ne nous entendrons jamais, toi et moi. Tu veux la liberté, qui favorisera toujours la domination d’un groupe sur un autre ; moi je veux l’égalité, qui abolit à jamais toute forme de domination.
— Ton égalité n’est que la tyrannie du même et la négation des différences naturelles qui existent entre les hommes. Ton idéal est aussi gris qu’une prison.
— Je garde mes convictions et te laisse à tes certitudes.
— Je ne sais pas lequel de nous deux a plus de convictions que de certitudes ; celui qui voudrait que les choses soient telles qu’elles devraient selon lui être ou celui qui essaie de faire avec ce qu’elles sont ?
— Ta deuxième proposition est la définition parfaite de la collaboration avec l’ennemi et de la compromission. »
Alexeï passa sa main sur ses traits crispés. Ivan se leva.
« Natalia m’a dit que mère t’avait appelé tout à l’heure ?
— Oui, elle voulait savoir comment ça s’était passé dans la bibliothèque.
— Elle n’a pas dû être déçue.
— Je lui ai dit que père n’avait pas forcément pris sa décision et qu’elle ferait mieux d’en parler directement avec lui. J’en ai assez qu’elle me demande sans arrêt de me mettre entre vous deux. »
Ivan sourit comme on mord.
« Ta lâcheté te promet la belle et grande carrière dans la diplomatie à laquelle notre père te destine. »
Alexeï se leva également, fatigué par les propos de son frère.
« Tu sais quoi, fais ce que tu veux après tout. Je te laisse tes lectures et tes chimères. Je ne veux pas confisquer des livres.
— Oh, un acte de rébellion ! Méfie-toi, à ce rythme-là, un jour tu seras plus communiste que moi. Au moins tu connaîtras un peu mieux la réalité de l’humanité. »
Alexeï explosa.
« Parce que tu la connais, toi, la réalité de l’humanité ? Tu sais ce que Kolya t’en raconte et ce que tu peux en observer de loin, bien au chaud dans nos voitures, derrière les fenêtres closes de nos maisons, à travers les mots des auteurs que tu lis. La vérité, c’est que tu ignores tout de ce que vivent les petites gens du peuple russe, je veux dire, concrètement ; tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir faim ou froid dans ta chair, alors garde tes belles leçons de morale pour toi, elles sont aussi abstraites que ta connaissance de ce qu’éprouvent et veulent ceux dont tu te fais le porte-voix éraillé depuis le confort de ta vie bourgeoise !
— Qu’est-ce que tu connais aux conditions de vie du peuple russe, toi, le futur ambassadeur ? Rien, tu n’y connais rien !
— C’est vrai. À la différence de toi, je ne prétends pas le contraire. Et je ne vis pas dans l’illusion de vouloir ce qui est impossible pour ceux dont je ne sais rien. »
Ivan le poussa violemment en arrière. Alexeï se rattrapa de justesse sur le coin d’une commode.
« Tu vois, dit-il, seuls les tyrans répondent à la contradiction qui les dérange par la violence. Les tyrans ou les enfants gâtés.
— Hors d’ici. »
Alexeï sourit avec une tristesse amère.
« Père a raison, les Cadets te feront beaucoup de bien. »
Il sortit.
*
La pénombre tombait sur la mer Baltique et la datcha Narychkine, linceul noir voilant délicatement les objets, la nature et l’avenir.
Assise à sa coiffeuse, Ekaterina feuilletait les pages d’un album photographique pendant qu’Irena, sa femme de chambre, lui démêlait les cheveux.
La porte s’ouvrit. Dans le reflet du miroir, Ekaterina croisa le visage affectueux de Vladimir. Il avait revêtu un brocart pourpre brodé de fils d’or dont la redingote affichait fièrement la croix de seconde classe de l’ordre impérial russe de Saint-Stanislas.
Il rejoignit sa femme et l’embrassa sur le front.
« Vous êtes très en beauté, madame. »
Irena s’éclipsa.
« Merci mon ami. Vous-même avez fière allure.
— C’est que j’ai à cœur de vous plaire, ma chère. »
Il lui prit la main et la baisa. Ses yeux s’attardèrent sur un cliché d’Ivan. Alors âgé de 7 ans, il était au coin de la cheminée de leur hôtel particulier à Saint-Pétersbourg, plongé dans les Contes des frères Grimm. Ses sourcils étaient légèrement froncés, manifestation de sa profonde et habituelle concentration lorsqu’il lisait.
Vladimir tira un fauteuil et s’assit près de son épouse de manière à être face à elle.
« Que regardez-vous donc ? »
Ekaterina effleura la page sur laquelle elle était arrêtée.
« Des souvenirs… »
Elle demeura un instant songeuse, puis laissa échapper une pensée fugitive :
« Il était tellement mignon à cette époque. »
Le maître des lieux soupira.
« Et déjà en train de lire… »
Ekaterina tourna la tête sur le côté comme si, par ce simple mouvement, elle pouvait ouvrir l’espace de son champ de vision sur ce moment évoqué et le contempler en spectatrice émue depuis le présent qui l’en séparait.
« Il a toujours aimé lire. Vous vous souvenez comment nous devions cacher certains ouvrages inappropriés pour éviter qu’il ne les dévore avant l’heure ? »
Vladimir sourit avec un mélange d’attendrissement et de regret.
« Peut-être aurions-nous dû les mettre sous scellés, cela nous aurait évité bien des soucis. »
Ekaterina le considéra avec affection.
« Êtes-vous sûr que les Cadets soient une bonne solution à ses comportements outranciers ? »
Son mari croisa les jambes.
« Oui, ma chère, j’en suis certain. Aussi étrange que cela puisse paraître vu ses facilités pour les sciences et les mathématiques, Ivan a besoin de rigueur et de fermeté. »
Ekaterina referma l’album posé sur ses genoux et caressa la couverture en cuir.
« Pourtant, j’ai entendu parler d’une nouvelle médecine venue d’Autriche. Elle procède d’une guérison par la conversation et la parole. Anastasia Chouvalovia m’en a dit grand bien. Elle m’a notamment rapporté les effets bénéfiques que cette méthode avait sur Sergueï Constantinovitch. Saviez-vous qu’il expérimentait cette technique depuis bientôt quatre années maintenant ? »
Vladimir lissa sa moustache.
« Je l’ignorais tout à fait. »
Elle resta silencieuse avant de demander :
« Ne pensez-vous pas que cela pourrait être une alternative intéressante à la brutalité des Cadets ? »
Vladimir éclata de rire.
« Ma chère, vous êtes bien une femme, et une femme russe ! Je sais que vous avez du mal avec l’idée que l’on rudoie vos petits, et c’est bien normal, la nature de votre sexe vous porte à la douceur et non à la sévérité. Je ne doute pas que ce nouveau traitement soit très prometteur, mais nous avons déjà essayé nombre d’accommodements, restés hélas sans résultat probant. Croyez-moi, la discipline des Cadets est ce qui conviendra le mieux à Ivan. Il est plus que temps que son caractère récalcitrant se heurte à des murs inébranlables. Il y va de son devenir et de l’honneur de notre nom. »
Ekaterina le fixait d’un air impénétrable, puis elle opina, signe qu’elle capitulait à contrecœur et se rangeait à la décision de son époux.
« Ma chère, faites-moi confiance, Ivan ne s’en portera que mieux. »
Elle acquiesça.
« Même si vous ne changerez pas d’avis, pourriez-vous malgré tout penser à ce que je vous ai dit ?»
Vladimir lui prit la main.
«Je vous le promets.»
Il l’embrassa.
«Je vous laisse finir de vous préparer.»
Il se leva et quitta la pièce. »

Extraits
« Alexeï referma le journal et laissa son regard se perdre dans a perspective Nevski à travers les fenêtres du salon.
Ivan avait dit vrai. Le coup d’État du général Kornilov n’aurait jamais pu être évité sans les bolcheviks. Grâce au nombre de leurs partisans, les cheminots avaient dévié et bloqué les trains emmenant les bataillons vers la capitale. En parallèle, des émissaires des soviets ouvriers et de la garnison révolutionnaire s’étaient rendus auprès des soldats de la ville et les avaient convaincus de rester fidèles au gouvernement provisoire. Isolées, noyautées de toute part, les forces de Kornilov s’étaient désagrégées, la menace s’était éteinte sans effusion de sang. Et depuis, les bolcheviks étaient armés.
Ivan avait aussi eu raison sur les conséquences de cet événement. Kerenski ne contrôlait plus rien. À l’image du soviet de Petrograd, désormais présidé par Trotski, les bolcheviks dominaient l’ensemble des soviets du pays, tant dans les grandes agglomérations que dans les campagnes. Les moujiks, lassés d’attendre les mesures agraires sans cesse repoussées dans l’expectative brumeuse de la convocation d’une Assemblée constituante, avaient pris leur destin en main. Ils avaient procédé au partage des terres, allant jusqu’à brûler les propriétés des maîtres récalcitrants et à assassiner sauvagement leurs anciens oppresseurs. Lorsque la nouvelle était parvenue sur les lignes de front, les conscrits, majoritairement d’origine paysanne, avaient commencé à déserter pour rentrer dans leur village natal et participer à ce mouvement. Et au-delà, aux frontières de l’Empire, les populations allogènes s’étaient mobilisées lors d’un Congrès des peuples à Kiev, en Ukraine, afin d’obtenir plus d’indépendance. » p. 118

« Josef, ton avis?
— La mort résout tous les problèmes. Pas d’hommes, pas de problèmes.
— Nous ne pouvons pas tous les tuer ! s’exclama Lénine.
— Pourquoi pas?», répondit Staline.
Après un instant de flottement, tous rirent de plus belle à cette perspective.
« Cette Assemblée était une mauvaise idée, fulmina Trotski. Un parti qui n’aspire pas à prendre le pouvoir ne vaut rien ! Nous allons nous en débarrasser. »
Tous acquiescèrent.
« Félix, dit Lénine, attends nos ordres. » Il se leva et vint se planter devant les trois jeunes recrues de
Dzerinski « L’un d’entre vous a-t-il déjà tué un homme ? » Seul Kolya leva le bras.
« La mort d’un homme est une tragédie, dit Staline. La mort de millions d’hommes est une statistique. » Un sourire terrible fendit le visage de Lénine. « Et les tchékistes sont appelés à devenir les meilleurs statisticiens du monde. » p. 135

« Ivan ne bougeait plus. Dans son dos, il sentait l’attention obscène des autres rivée sur lui. Il prit une profonde inspiration et se retourna. D’un pas déterminé, il se porta à la hauteur de ses parents, tendit son bras et tira une balle dans la nuque de sa mère et une autre dans celle de son père. Les corps d’Ekaterina et de Vladimir s’affalèrent sur Le sol blanc dans un bruit sourd et ouaté. » p. 149

« Alexeï traversa un pays encore plus décharné que lors de son long périple pour rallier les troupes de Dénikine deux ans auparavant.
Les paysages d’apocalypse et les charniers se succédaient les uns aux autres dans une monotonie funèbre. Partout, le même chapelet de villes et de villages fantômes, pillés, saccagés ou incendiés; partout les mêmes tableaux d’exécutions massives dont les dépouilles avaient été abandonnées en des tas de chairs putréfiées à même le sol ou dans des fosses hâtivement creusées et laissées à ciel ouvert; partout, la même litanie de corps mutilés, violés, éventrés, brûlés vifs; partout, les mêmes silhouettes spectrales d’enfants affamés en quête de charognes à ronger pour ne pas mourir, solitaires ou en meutes, chancelant sur la peau pendante de leurs jambes maigres, le ventre gonflé et harcelé par la faim, le visage fané dans des figures de vieillards prématurés, le regard éteint, creux, comme excavé de leurs yeux. » p. 188

« Ivan se leva brusquement et, d’un pas nerveux, arpenta son bureau de long en large. La mort de Lénine avait ouvert une période de turbulences invisibles aux yeux du profane. Une lutte sans pitié avait débuté entre Staline et Trotski dans les plus hauts sommets des institutions soviétiques. Jour après jour, le Parti se fissurait davantage. Une guerre sourde se déployait, menaçant de fracturer la société russe et de réveiller le spectre d’une guerre civile qui signifierait l’implosion irrémédiable de la Révolution.
Ivan se figea. Le regard dans le vide, il suivait l’enchaînement logique des rapports de force en présence. À chaque fois, le résultat était rigoureusement le même: Trotski serait éliminé, et ses soutiens avec lui. C’était inévitable, et surtout nécessaire. » p. 241

« Après la mort soudaine et tragique du camarade Staline, une guerre larvée pour la succession du «Petit Père des Peuples» s’était déclarée entre les enfants nés de la Révolution. Beria, l’inflexible, Beria, le redoutable et redouté Beria s’était mué en un farouche partisan de la clémence, interrompant brutalement la formidable avancée qui était en marche et les faisant reculer de vingt ans en à peine deux mois alors même qu’ils touchaient au but tant désiré, que la société sans classes apparaissait enfin à l’horizon. L’infâme parjure avait suspendu tous les grands travaux engagés par le camarade Staline, accordé une amnistie à plus d’un million de saboteurs et de cafards encore en rééducation dans les camps du Goulag, placé cet ensemble concentrationnaire d’utilité publique et morale sous le contrôle du ministère de la Justice et osé blasphémer en récusant sa prétendue rentabilité économique. Le seul point honorable de ce laxisme honteux passible a minima d’une balle dans la nuque tenait à l’abandon des persécutions mises en œuvre contre les médecins juifs des dignitaires de l’État soviétique et, au-delà, contre les juifs de l’URSS en général. » p. 461

À propos de l’auteur

portrait de Harold Cobert

Harold Cobert © Photo Philippe Matsas

Harold Cobert, docteur ès lettres, est l’auteur de plusieurs romans, dont Un hiver avec Baudelaire (Héloïse d’Ormesson, 2009 ; Le Livre de Poche, 2011), La Mésange et l’Ogresse (Plon, 2016 ; Points, 2017), Belle-amie (Les Escales, 2019 ; Pocket, 2020) et Périandre (Robert Laffont, 2022). (Source: Éditions Les Escales)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#lerougeetleblanc #HaroldCobert #editionslesescales #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #Russie #NetGalleyFrance #MardiConseil #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Un monde à refaire

DEYA_un_monde-a_refaire  RL_2024 Logo_premier_roman

Finaliste du Prix RTL-LiRE 2024

En deux mots
Après la fuite de la Côte d’Azur des occupants allemands, un long travail de déminage commence. Des unités constituées de volontaires français, comme Fabien et Vincent, et de prisonniers allemands réquisitionnés, comme Hans et Lukas, sont chargées de déblayer au risque de leur vie les centaines de milliers de mines posées le long du littoral et dans des lieux stratégiques. Si leurs motivations varient, ils vont finir par fraterniser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La solidarité des démineurs

En explorant une page méconnue de l’immédiat après-guerre, le travail de déminage des côtes méditerranéennes, Claire Deya nous offre un roman poignant, entre règlements de compte et fraternisation, entre collaboration et justice.

Alors que la Seconde guerre mondiale s’achève, les derniers soubresauts du conflit continuent de marquer durablement les esprits. Sur la Côte d’Azur, l’ambiance est bien loin du farniente, car les bombardements ont laissé des traces béantes et les plages ont été défigurées et minées. Fabien a quitté le maquis pour prêter main-forte aux équipes qui chaque jour risquent leur vie pour nettoyer le littoral. À ses côtés, des volontaires plus ou moins volontaires et des prisonniers allemands. Contrairement aux accords de Genève, ils sont mis à contribution pour réparer ce que leur armée a souillée. Parmi eux, Lukas et Hans qui, au-delà des promesses de réduction de peine, voient dans ce travail une opportunité de prendre la fuite.
Quant à Vincent, s’il se jette à fond dans ce travail si risqué, c’est qu’il a déjà tout perdu. Ariane, l’amour de sa vie, a disparu. Mais il veut encore croire qu’elle est vivante et consacre tout son temps libre à tenter de la retrouver dans ce chaos. Il veut s’approcher des prisonniers allemands qui ont pu la côtoyer, car elle travaillait au château des Eyguières où l’occupant avait installé son quartier général. Engagée dans la résistance, elle avait pour mission de gagner la confiance des officiers et de leur soutirer des informations. Mais elle voudra aller au-delà de cet objectif et finira par disparaître sans laisser de traces, ou presque. Car Vincent caresse l’espoir de «savoir enfin ce qui était arrivé à Ariane pendant l’Occupation, pourquoi elle avait disparu, où elle était.»
Dans cette France en pleine effervescence erre une autre âme en peine erre, Saskia. Revenu des camps de la mort et passée par le Lutétia où on lui conseille de faire profil bas, elle retrouve sa maison familiale occupée par des bourgeois sûrs de leur bon droit. En attendant de pouvoir prouver sa bonne foi, elle accepte la proposition de Vincent de l’héberger chez lui.
Claire Deya va alors suivre les parcours respectifs de ses personnages dans un pays qui se cherche, entre profiteurs qui essaient de sauver leur situation et victimes qui tentent de faire reconnaître leurs droits, entre ceux qui ont soif de vengeance et ceux qui essaient de tourner la page très sombre de la guerre.
Tout au long des opérations de déminage, parfaitement détaillées et documentées, on va se rendre compte des nombreuses implications que ce genre de travail implique, à commencer par une confiance absolue dans les équipes à l’œuvre. Si c’est un peu contraints et forcés que Français et Allemands se retrouvent sur le même terrain, il leur faudra bien s’entendre pour rester en vie.
C’est dans ce climat explosif, au sens premier du terme, que pour Vincent et Saskia de nouveaux éléments vont apparaître sur le chemin difficile de leur quête respective.
Je l’ai dit, cette page d’Histoire est admirablement documentée, ajoutant au romanesque la force du témoignage, l’émotion du vécu. Un travail de mémoire remarquable qui entre en résonnance avec l’actualité brûlante et la multiplication des actes antisémites qui me pousse à conclure avec la dernière phrase du discours prononcé à l’UNESCO par François Heilbronn au nom du Mémorial de la Shoah: «Seules l’éducation, la science et la culture nourries par un projet universel et humaniste permettront que notre promesse faîte il y a 79 ans aux rescapés juifs du plus grand génocide de tous les temps, le «Plus jamais ça!», retrouve son sens et sa réalité.»

Un monde à refaire
Claire Deya
Éditions de L’Observatoire
Roman
412 p., 22 €
EAN 9791032930762
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, sur la Côte d’Azur de Marseille à Hyères, en passant par Saint-Tropez et Ramatuelle.

Quand?
L’action se déroule de de 1942 à 1946.

Ce qu’en dit l’éditeur
Hyères, 1945. C’est presque l’été, presque la paix. Après cinq années de conflit, tous n’aspirent qu’à revivre, libres. Et pourtant, sur les rives de la Méditerranée, des millions de mines laissées par les Allemands menacent d’exploser. Qui s’en souvient? Comment trouver sa place dans ce monde que l’on ne reconnaît plus, lorsqu’on revient des camps, comme Saskia, ou du maquis, comme Fabien? Quand on recherche au milieu du chaos, comme Vincent, la femme qu’on aime d’un amour fou, incandescent, et qui a disparu? Pour saisir l’infime chance de retrouver Ariane, Vincent est prêt à tout, jusqu’à s’engager dans l’enfer d’une équipe de démineurs.
Entre Hyères et Saint-Tropez, des résistants, des aventuriers travaillent sous haute tension avec des prisonniers allemands à nettoyer les plages des engins de mort qui piègent la riviera. C’est presque l’été, presque la paix : certains reprennent leur souffle, d’autres risquent leur peau. Sans autre choix que de réinventer leur vie. Un portrait saisissant d’une période paradoxale et méconnue, pleine de douleur, d’espérance et de secrets indicibles.
Une fresque romanesque inoubliable.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
C News (Anne Fulda)
Point de Vue (Jessica Louise Nelson)
Page des libraires (Aurélie Janssens)
Blog T Livres T Arts

Les premières pages du livre
« S’il retrouvait Ariane, Vincent n’oserait plus caresser sa peau. Ses mains avaient atteint des proportions qu’il ne reconnaissait pas. Dures, les doigts gonflés, leur enveloppe épaisse, rugueuse et sèche ; elles s’étaient métamorphosées. La corne qui les recouvrait était si aride que, même lorsqu’il les lavait, longuement, soigneusement, elles ne s’attendrissaient pas. Il restait toujours une constellation de fissures noires qui s’enfonçaient profondément dans l’écorce de ses paumes, de ses phalanges. La terre les avait tatouées de son empreinte indélébile en s’infiltrant dans les gerçures et les crevasses qu’avaient entaillées deux hivers en Allemagne.
Avant la guerre, quand il parlait, ses mains dansaient. Ariane s’en amusait et l’imitait. Il la revoyait, là, sur cette plage de la Riviera qui lui faisait face. La première fois qu’ils s’y étaient baignés, le soleil se levait à peine. Ils étaient encore étourdis d’avoir partagé leur première nuit ensemble. Ariane devait rentrer tôt chez elle pour que personne ne se rende compte de son absence. Ils étaient passés devant la plage. Ils avaient alors été saisis par l’impulsion irrésistible de prolonger leur nuit dans la mer. En face, le soleil se reflétait sur les îles d’or. Il se souvenait du maillot de bain qu’elle s’était confectionné en nouant avec des gestes de danseuse audacieuse un foulard autour de ses seins.
Ses cris en entrant dans la mer, sa façon de projeter son corps contre le sien, électrisée par l’eau glacée et le soleil levant… Ce corps salé, son désir iodé, la soie mouillée plaquée sur sa peau. Il aurait tout donné pour revivre cette insouciance et replonger dans cet amour.
Il resserra autour de son cou le foulard qu’il lui avait volé.
Il s’était évadé pour retrouver Ariane. Elle avait disparu. Plus personne n’avait entendu parler d’elle depuis deux ans, mais il la chercherait partout. Il ne pouvait pas croire qu’elle était morte. Impossible ; elle ne lui aurait jamais fait ça. Et puis, lorsqu’il était prisonnier, il avait reçu ces lettres énigmatiques…
Maintenant que le Sud avait été libéré des Allemands, tout allait être plus facile. Ils n’avaient pas encore capitulé, mais on disait qu’ils étaient foutus.
Il avait une idée pour retrouver Ariane. Cette idée ténue, il l’exagérait pour se rassurer. Mais la vérité, c’est qu’il s’accrochait plutôt à une vague intuition pour ne pas sombrer. Il était seul, démuni, et ce n’est pas le revolver qu’il cachait sur lui comme un talisman qui allait changer quelque chose.
Tandis que le reste de la ville se préparait à sa première grande fête depuis la guerre, en face de lui, en contrebas, la plage était dévastée. Des tranchées, des barbelés entravaient l’accès à la mer. Des pancartes interdisaient de s’approcher, rappelaient le danger. Un danger de mort : tout le long de la Côte d’Azur, les plages étaient minées.
Vincent entendait au loin les répétitions d’un orchestre amateur qui tentait quelques incursions dans de désinvoltes morceaux de jazz. Il faisait beau. Les gens autour de lui souriaient, ne pensaient qu’à l’été qui s’annonçait. C’était presque la fin de la guerre, et pour lui, sans doute, le début d’un enfer en solitaire.
*
De l’autre côté du parapet où se tenait Vincent, une douzaine d’hommes se déployaient sur la plage et progressaient, côte à côte, lentement, silencieusement. Armés d’une simple baïonnette, ils auscultaient le sable du bout de leur pique de métal pour détecter les mines enfouies par les Allemands. Fabien marchait à pas prudents, concentré, et chacun des hommes qui avançaient en ligne à ses côtés calait son pas sur le sien.
L’homme n’avait pas trente ans, mais il était devenu tout naturellement le chef du groupe. Son autorité fraternelle, sa formation d’ingénieur, son engagement, du maquis à la Résistance… Après avoir fait sauter tant de trains, il était considéré comme le spécialiste incontesté des explosifs. L’agent du Service du déminage avait immédiatement signalé cette recrue à son responsable, le résistant Raymond Aubrac.
Déminer était le préalable incontournable au relèvement de la France, mais les militaires, sur le front des Ardennes, puis en Allemagne, avaient été déchargés de cette mission par le gouvernement provisoire. Qui pouvait s’en occuper ? Déminer n’était pas un métier. L’épreuve était inédite. Personne n’en avait l’expérience. Il y avait si peu de volontaires… Fabien aurait pu aussi bien avoir tiré trois feux d’artifice depuis le pont d’un bateau, on l’aurait tout de même hissé au rang d’homme providentiel.
Des rumeurs affirmaient que les démineurs étaient tous des hommes perdus, sans foi ni loi, sortis du fin fond des prisons pour se racheter une conduite ou rafler une remise de peine. Pire, il se murmurait que des collabos essayaient de blanchir leur sombre passé en se fondant parmi eux. Quand, au ministère ou ailleurs, Raymond Aubrac sentait qu’on parlait avec mépris ou condescendance de ses hommes, il citait Fabien en exemple ; il était l’excellence incarnée.
Il l’était tellement d’ailleurs, que personne ne comprenait pourquoi il s’était engagé pour déminer. Fabien savait ce qu’on disait de lui : après avoir saboté des trains, c’est lui qu’il sabotait. Les autorités imaginaient que c’était une forme de désespoir, son équipe pensait qu’il cachait quelque chose, mais tous admiraient son courage. Il en fallait, et de l’abnégation, pour risquer encore sa vie au lieu d’en profiter.
Le ministère de la Reconstruction proposait des missions qui allaient de trois mois en trois mois. C’était parti pour durer : l’armée estimait à treize millions minimum le nombre de mines présentes sur tout le territoire. Treize millions… Alors, malgré la fatigue, l’épuisement, on encourageait les hommes à recommencer une nouvelle mission sitôt la précédente accomplie.
Depuis 1942, le mur de la Méditerranée avait été constamment renforcé par l’occupant. Les mines allemandes devaient empêcher le débarquement des Alliés, les mines alliées freiner le repli des Allemands. Bilan : les Français se retrouvaient piégés. En premier lieu les enfants.
Les plages de Hyères, Saint-Tropez, Ramatuelle, de Pampelonne, de Cavalaire : toutes étaient minées. C’en était fini de la dolce vita sur la Côte d’Azur. Plus personne ne pouvait s’y aventurer. Le port de Saint-Tropez avait été dynamité, tous les bâtiments en front de mer aussi, le pont suspendu du port de Marseille et le quartier Saint-Jean, réduits à néant. Dans l’arrière-pays, les routes, les voies ferrées, les usines, les bâtiments administratifs, tout était piégé par ces engins meurtriers. À chaque pas, on pouvait sauter. La politique de la terre brûlée s’était sauvagement perfectionnée.
Pour ne pas céder au vertige des chiffres et au découragement, Fabien restait concentré sur son objectif. Agir calmement, ne pas maudire le manque de volontaires, de formation, la pénurie de matériel et surtout l’absence cruelle de plan de minage ; ils avançaient à l’aveugle.
Soudain, à quelques mètres de Fabien, Manu, un jeune faune nerveux, s’arrêta et leva le bras : Mine ! Sa baïonnette venait d’entrer en contact avec une masse suspecte. Tous reculèrent instinctivement, les dents serrées. Ils ne s’habitueraient jamais. D’un mouvement de tête, Fabien les autorisa à s’éloigner plus loin que les vingt-cinq mètres réglementaires. D’un regard, il encouragea Manu à continuer : allongé, il devait fouiller délicatement le sol, dégager l’objet qui avait résisté à la pointe métallique. En caressant le sable avec ses mains, Manu fit apparaître un important cylindre de métal noir : une mine LPZ. Trente centimètres de diamètre. Douze centimètres de hauteur. Deux kilos et demi de TNT. Un engin de mort tous azimuts, capable de pulvériser un blindé de plusieurs tonnes comme tout être vivant qui avait l’imprudence de dépasser sept kilos.
Un démineur plus aguerri devait prendre le relais, la désamorcer ou la faire sauter. D’autres mines étaient enterrées à proximité ; il valait mieux la neutraliser. Même si c’était plus compliqué. Les mines étaient conçues pour exploser, pas pour être apprivoisées. Il fallait s’y attaquer à mains nues. Fabien s’en chargeait. Il savait faire – mais rien n’était jamais certain, il y avait trop de modèles différents – et cela lui permettait de maintenir le respect de son équipe. S’il était vraiment honnête, s’il acceptait de creuser au plus profond de lui, il y avait une autre raison pour laquelle il se mettait en danger, tous les jours, alors qu’il aimait passionnément la vie et que son sacrifice serait oublié aussi rapidement que tous les morts qu’il avait vus tomber autour de lui. Mais il n’était pas prêt à descendre aussi profondément, en tout cas pas aujourd’hui ; il devait se concentrer sur la mine. Une erreur, même infime, et on finissait déchiqueté.
Respirer. Ne pas trembler. Aucune pensée parasite. Ni mouvement brusque. Ne rien céder à la peur. La mine. Ne penser à rien d’autre… Il l’avait répété combien de fois à ses hommes, alors même que c’était parfaitement illusoire ?
Pour neutraliser la LPZ, il fallait d’abord s’attaquer à son allumeur à percussion : retirer le capuchon sur la soucoupe en dégageant le système à baïonnette, mettre le bouchon en position de sécurité. Puis sortir la mine de terre à l’horizontale, la placer sur la tranche, surtout pas à plat. Dévisser les cinq écrous, les cinq porte-amorces et les retirer. Sans trembler.
Comment rester calme ? Tout son corps se tendait pour s’enfuir. Comment respirer, le souffle coupé ? se concentrer, malgré l’assaut incessant des questions, des remords, des regrets ?
Impossible : au loin résonnaient les accords de la dernière chanson sur laquelle il avait dansé avec Odette, sa femme, et ces accords lui brisaient le cœur.
Fabien suspendit son geste pour mieux écouter. Est-ce qu’il ne se trompait pas ? Non, c’était elle. Mademoiselle Swing. La chanson dont il se moquait. Odette lui disait qu’elle portait bonheur. Et puis, aérienne et bondissante, n’était-elle pas un défi à la pesanteur nazie ? Depuis qu’Odette n’était plus là, il ne songeait plus à se moquer : sa musique légère lui paraissait d’une intensité bouleversante.
On dit qu’avant de mourir on voit défiler toute sa vie. Lui ne voit qu’Odette, Odette qui danse, heureuse, libre, lui sourit, Odette et ses boucles brunes, son corps de grand félin et sa distinction de chat qui se fout de tout. Odette avant son arrestation par les Allemands.
Hypnotisé, il ne bougeait toujours pas. Cela n’avait pas échappé à son équipe. Fabien sentit leurs regards braqués sur lui. Il se reprit.
S’il ne voyait pas défiler tout son passé mais seulement Odette danser, ça voulait dire qu’il n’allait pas mourir.
Après la neutralisation, le désarmement. Poser la mine à plat, mais à l’envers. Dévisser tous les écrous situés sur le couvercle inférieur de la mine. Ôter la bande de chatterton qui assemblait les deux couvercles, les désemboîter. Sortir le coffre explosif du couvercle supérieur. Dévisser le collier qui retenait le détonateur. Retirer le détonateur.
Mademoiselle Swing finissait d’égrener ses dernières notes et Fabien avait réussi à dompter la mine. Odette avait raison : la chanson lui avait porté bonheur. Ou alors c’était Odette, par-delà la mort, où qu’elle soit. Face à la mer, face aux îles d’or, sur cette plage qu’il aimait tant, il se disait qu’il avait vécu le meilleur de sa vie. Une femme qu’on a aimée dans le danger ne peut être remplacée. Odette restera l’irremplaçable.
*
La pause était toujours un soulagement. Avec cet orchestre amateur qui répétait au loin, l’équipe ne parlait que de la fête qui aurait lieu dans une semaine. Tout le groupe irait au bal oublier l’âpreté des missions, flamber, briller, se mêler aux optimistes, aux enthousiastes, aux impatients du monde nouveau. Ils voulaient devenir semblables aux autres l’espace d’un soir, avancer non plus comme des forçats solennels jouant leur vie à la roulette russe sur les champs de mines, mais se mouvoir comme des danseurs volubiles, croyant dur comme fer à une nouvelle vie, une nouvelle ère.
Fabien n’irait pas. Impossible de danser avec une autre qu’Odette. Il rêve bien d’une nouvelle vie, mais elle ne passera pas par un nouvel amour. À chaque pause, il repense à elle longuement, s’attarde dans les rêveries où il la convoque pour qu’elle apparaisse comme au premier jour où il l’a rencontrée, frondeuse. Ou la nuit, lorsqu’il enserrait sa taille de ses deux mains pour la hisser au-dessus de lui et contempler son corps souple et nu. C’était l’un des malentendus à propos de Fabien : tout le monde le prenait pour un homme d’action alors qu’il n’aspirait qu’à s’allonger au bord de sentiers ensoleillés pour rêver.
La journée n’était pas finie et Fabien considérait de son devoir de galvaniser son équipe. Il ne cessait de répéter à ses hommes que c’était leur honneur de libérer la France de tous ces engins meurtriers laissés par les nazis. Déminer, c’est encore résister.
Fabien donnait du sens à leurs missions. En libérant la terre de ces pièges mortels, ils se sauvaient eux-mêmes, se rachetaient, se délivraient de la culpabilité. Car tout le monde se sentait coupable : d’avoir trahi, menti, volé, abandonné, de ne pas avoir été à la hauteur, de ne pas s’être engagé dans la Résistance – ou dans la Résistance de la dernière heure –, d’avoir tué un homme, plusieurs, d’avoir survécu là où tant d’amis étaient tombés. Chaque homme portait en lui cette part de culpabilité, immense en ces temps troublés et dont il devait, pour continuer d’avancer, sinon se débarrasser, au moins s’arranger. Fabien savait suggérer à ses hommes que le déminage pouvait leur apporter la rédemption que, sans se l’avouer, ils n’osaient plus espérer.
Ses hommes acquiesçaient, touchés. Peu faisaient semblant. Ses mots leur permettaient de ne pas regretter les risques qu’ils prenaient – ils étaient tous si jeunes – et d’accepter leur destin.
Fabien se rendit compte que l’homme au foulard qui les observait depuis plus d’une heure, du haut de la rambarde, s’avançait maintenant vers lui.
— Bonjour, je voulais savoir, vous embauchez ?
Fabien le considéra un instant. Au maquis, il avait acquis une intuition qui le trahissait rarement. Il savait quand un homme avait quelque chose de lourd à cacher :
— Je suppose que vous ne savez pas déminer.
— Il paraît que vous formez les gens sur le terrain.
— La seule chose qu’on te demande, c’est de ne pas avoir été collabo.
— De ce côté-là, pas de risque.
Malgré le regard droit de Vincent, la première impression de Fabien était confirmée par ses phrases courtes ; cet homme avait visiblement envie d’en dire le moins possible.
Vincent désigna les prisonniers, encadrés par deux gardiens, qui se tenaient à l’écart de l’équipe.
— Ça ne vous gêne pas de travailler avec des boches ?
— On les sort de leur camp de prisonniers. Ils font ce qu’ils ont à faire. Ils retournent au camp. Aucune complaisance. On va faire avec eux, jusqu’à ce que tout soit nettoyé.
Tout en parlant, Fabien observait les Allemands. Ils formaient plus de la moitié de son groupe. Le recrutement peinait à trouver des volontaires, les militaires avaient préconisé d’utiliser les prisonniers. Fabien connaissait tout de la vie de ses coéquipiers français. Les boches, il s’interdisait de leur parler. Il les haïssait tellement que cela lui faisait peur. Et il ne voulait pas se détourner de son objectif. Quand même… Il n’aurait jamais pu imaginer devoir travailler main dans la main avec leurs ennemis de toujours. Pire : au contact des mines, ils dépendaient tous pour leur survie les uns des autres. Le danger ultime. Quelle sinistre ironie.
*
Pour Lukas, qui essayait de prolonger discrètement la pause en fumant une cigarette, cela faisait bien longtemps que plus rien n’avait de sens. Il n’avait pas supporté que son pays sombre dans la folie ; même sa famille avait accordé sa confiance au dictateur qui avait piégé leur démocratie. Et lui, fou amoureux de la France, connaissant par cœur les œuvres de Baudelaire ou des surréalistes, était traité comme un monstre par les Français, comme si tous les Allemands avaient vendu leur âme à Hitler. Dans la librairie où il travaillait avant la guerre, il n’avait cessé d’alerter sur les dérives du national-socialisme, et il croupissait depuis neuf mois dans le baraquement d’un camp de prisonniers, glacial en hiver, étouffant en été, sans couverture, sans chaussures dignes de ce nom et sans aucune idée du moment où il serait libéré. Sa famille continuait de lui en vouloir – sans doute d’avoir témoigné de la lucidité qu’elle n’avait pas eue – et même avant que le courrier ne soit plus distribué comme depuis ces derniers mois, ne lui avait envoyé ni vêtement ni mot pour lui rappeler qu’il n’était pas seul. S’il retournait un jour dans son pays, il n’était pas sûr que ses parents l’accueilleraient. Qu’importe. L’Allemagne était sur le point de capituler – c’est ce qui se disait –, mais ça ne voulait pas dire pour autant que les prisonniers allaient être libérés.
Lukas avait entendu la conversation entre Vincent et Fabien. Personne ne soupçonnait qu’il comprenait le français. En uniforme, il était craint. Prisonnier, il était invisible. Il aurait aimé argumenter avec eux entre gens raisonnables. Mais qui l’était encore ? Aurait-il pu leur dire, auraient-ils pu l’entendre, qu’il ne comprenait pas que la France, le pays des droits de l’homme, se permette de donner des leçons de morale à tout le monde alors qu’elle employait des prisonniers de guerre en violation des accords de Genève ? Il était pourtant interdit d’utiliser les prisonniers à des tâches dangereuses et avilissantes. Bien sûr, il y avait des subtilités. Les prisonniers n’étaient pas obligés de déminer mais de détecter. Comme si une mine qui explosait faisait le distinguo, ciblait le démineur et épargnait les autres…
Les Français arguaient aussi que le déminage n’était pas explicitement mentionné dans la convention comme une activité dangereuse. C’était paradoxal, mais qui aurait pu prévoir en 1929, lors de la rédaction des accords, l’importance que prendraient les mines dans un conflit ?
C’étaient les Allemands qui, en secret, illégalement, avaient décidé d’en produire par millions, prenant par surprise les Alliés qui n’y étaient pas préparés. Et ce projet de destruction massive n’était pas le pire. Car tous commençaient maintenant à comprendre ce qu’avait été véritablement cette guerre. L’indicible. L’inconcevable. L’irréparable.
Alors Lukas finissait par se dire que si des Français lui avaient proposé de fumer avec eux une cigarette et de deviser sur les responsabilités des uns et des autres, il leur aurait donné raison, sans contester. Il faisait partie du camp des vaincus et des maudits, et n’aurait pas supporté que son camp soit celui des vainqueurs.
Il avait été capturé dans le Sud par les résistants des Forces françaises de l’intérieur, quelques jours avant le débarquement de Provence d’août 44. On était en avril 45, neuf mois après. Neuf mois enfermé rendait fou. Déminer lui permettait de s’extraire du camp, d’oublier les barbelés qui barraient l’horizon, la douleur de ceux qui agonisaient, les maladies, les blessures, et la faim, terrible, qui devenait une obsession. C’était ténu, mais les démineurs recevaient une ration plus substantielle de nourriture. Pour être capables de travailler sans s’écrouler.
En Allemagne, les Alliés capturaient des centaines de milliers de soldats. Ils en transféraient ensuite aux Français ou aux Russes, par convois entiers. Depuis quelques semaines, Lukas voyait arriver de tout, des défenseurs fanatiques du IIIe Reich, des hommes perdus, des invalides et des soldats enrôlés comme lui de force dans une guerre qu’ils ne voulaient pas faire.
Ce à quoi il ne s’attendait pas, c’est voir arriver des enfants. Ils flottaient dans des vareuses immenses, terrorisés par cette guerre qu’ils connaissaient depuis toujours, par leurs aînés, par les mensonges, par ce qu’on leur racontait des Français qui voulaient leur peau et qui étaient capables de crimes atroces, par tous ces soldats autour d’eux, par ces transferts d’un camp à un autre, par ces voyages en train dans des conditions abominables. Ils avaient été enrôlés dans les derniers mois sur ordre d’Hitler. Ils avaient dix-huit ans, seize ans. Certains venaient d’en avoir quatorze.
À qui demander que quelque chose soit fait pour eux, en priorité ? Les Allemands n’existaient plus : ils étaient les boches, les fritz, les schleus, les frisés, les teutons.
Est-ce que les Français pouvaient entendre que des Allemands aussi haïssaient les nazis ?
La guerre avait pris plus de cinq ans de sa vie. La défaite lui volerait sans doute le reste. Pour motiver les prisonniers, on leur parlait de libération anticipée s’ils faisaient preuve de courage en déminant. Lukas ne se faisait aucune illusion.
Les démineurs français se croyaient libres. Il ne les enviait pas. Tous se mentaient à eux-mêmes. Ils étaient dupes des mots dont ils se gargarisaient. La grandeur de la France, l’ultime bataille contre la barbarie allemande. Déminer, pour un Français, est un honneur, pour un Allemand une punition. Les démineurs étaient persuadés d’être différents des prisonniers alors qu’ils étaient pareils, tous, Français comme Allemands, des hommes asservis, piégés, prêts à mourir pour le bonheur des autres, de ceux qui déjà piaffaient parce que les bords de mer seraient interdits tout l’été qui s’annonçait, mais qui dès l’été d’après, réinventeraient leur vie et leurs amours sur cette plage, se baigneraient, embrasseraient le soleil et la mer, et oublieraient très vite les sacrifices encourus sur le sable brûlant.
Qui aimerait un prisonnier de guerre allemand ? Qui aimerait un démineur, même français ? Après toutes ces années de guerre, plus personne n’avait envie de côtoyer la mort. Le grand amour de Lukas, si vivant encore pour lui, serait peut-être le dernier s’il n’arrivait pas à s’évader. Mais eux, les fous qui s’étaient engagés volontairement, ils ne voyaient pas qu’on les regardait au pire avec condescendance, au mieux avec pitié. Et ce n’est pas avec de la pitié qu’on bâtit une histoire d’amour.
Les démineurs pouvaient frimer au bal ou ailleurs, clamer haut et fort qu’ils n’avaient pas peur, croire en leur bonne étoile et leur héroïsme. Personne ne les prenait pour des héros. Ils avaient oublié ce principe qui règne depuis la nuit des temps : les hommes libres exigeront toujours des esclaves.
*
Adossé contre le mur en face du bureau de recrutement, Vincent hésitait. Il ne savait pas ce qu’il attendait, un signe, un miracle, une rencontre qui changerait tout. Il faisait toujours aussi chaud, comme la veille, comme le lendemain. Une jeune fille passa devant lui. Vingt ans peut-être. Elle lui sourit. À ses oreilles, des boucles en forme de marguerite. Son corps délié flottait dans une robe de coton jaune très pâle, presque blanc, mais c’est les boucles d’oreille qui accrochèrent le regard de Vincent.
Ses bras bronzés ondulaient le long de sa robe sans manches. Prête à partir au bout du monde, elle rebondissait allègrement sur le pavé avec ses sandales fines en corde qui laissaient apparaître le bout de ses pieds. Un minuscule sac en bandoulière voltigeait autour de sa taille, un livre d’Albert Camus s’accrochait à sa main ; elle aurait pu lui plaire, il aurait pu la suivre, il se décida à entrer.
Il n’eut pas à attendre. L’agent recruteur l’invita à s’asseoir et lui fit son cinéma. Selon lui le recrutement était l’étape la plus essentielle du déminage. Il allait donc examiner le passé de Vincent, ses motivations, ses aptitudes psychologiques.
Comme Fabien l’avait prévenu, si on découvrait que Vincent avait été au contact de l’ennemi, il serait immédiatement exclu. Vincent prit un air embarrassé.
— Au contact de l’ennemi, on peut dire que j’y ai été.
Le recruteur se raidit, offusqué.
— J’étais prisonnier en Allemagne. Alors, évidemment, les Allemands, je les ai côtoyés. Un peu plus qu’il n’est supportable… ajouta Vincent en souriant.
Le recruteur, soulagé, se détendit. Il aimait bien ça, cette connivence. Et pour souligner qu’il avait compris le trait d’humour de Vincent, il lui adressa un clin d’œil.
Après avoir expédié la description des risques encourus – c’était obligatoire –, il lui demanda quelles étaient ses motivations. Merveille du sadisme administratif qui déguisait en question anodine la vérité la plus crue : ce travail pénible, ingrat, est d’une dangerosité exceptionnelle, absolument personne ne voudrait être à votre place, mais nous aimerions que vous nous disiez à quel point vous rêvez de cet enfer. Vincent se plia à l’exercice.
— Ma motivation est simple : plus jamais un enfant ne doit mourir sur une mine laissée par les Allemands. Sinon, ils auront tout de même gagné.
À voix haute, sa réponse lui parut trop solennelle. Elle ne l’était pas pour le recruteur.
Il restait à aborder la troisième partie de l’entretien.
— Alors vous allez me dire, qu’est-ce que c’est « les aptitudes psychologiques au déminage » ?
Vincent n’allait rien lui dire du tout, mais il l’écouta avec attention.
— Figurez-vous qu’on ne nous a donné aucune indication, aucun formulaire à remplir, rien ! Heureusement, j’ai concocté mon propre questionnaire. Vous allez voir.
Nouveau clin d’œil. Non content de lui tendre avec moult précautions ses feuillets comme une œuvre à la pertinence exceptionnelle, il tint à commenter chaque question. On ne sait jamais, Vincent aurait pu ne pas comprendre.
— « Lorsque vous entendez un bruit inattendu, comment réagissez-vous ? » Vous sursautez ? Vous restez calme ? Parce que si vous n’avez pas de sang-froid, ça va être compliqué de travailler au déminage.
D’évidence, le recruteur semblait avoir oublié que Vincent avait fait la guerre. Il le retenait, trop heureux d’avoir un public qui l’écoutait énumérer l’excellence de ses judicieuses questions. Pourtant il ne pouvait ignorer que la sélection était quasi automatique : presque personne ne se présentait.
Il s’attardait sur les conditions financières qui se voulaient inespérées en cette période de pénurie – deux fois le salaire d’un manœuvre ! –, les diverses primes, repas et risques, qu’il lui vantait comme s’il s’agissait de privilèges inouïs et fortement surévalués – vous avez de la chance ! – et les avantages inouïs d’un emploi garanti. Il faisait durer le plaisir. Le sien essentiellement. Vincent sentit qu’il fallait que l’entretien se termine ; le dégoût lui montait aux lèvres. Il fallait peut-être le remercier de cette opportunité ? Il renfila sa veste, le recruteur le retint :
— Attendez, il me manque vos papiers et une signature.
— Mes papiers, je vous les apporte demain. Ma signature, en revanche, ça peut vite se régler.
Le recruteur lui tendit le contrat à signer. Et voilà, c’était fait. Vincent était engagé pour déminer. Il aurait dû trembler en signant, mais il exécuta cette signature d’un geste sûr. Il s’était entraîné. Le recruteur ne se douta de rien. Vincent sortit satisfait. Il avait signé un pacte avec le diable, mais il l’avait signé sous un faux nom.
*
Plus vite Vincent retrouverait Ariane, plus vite il pourrait revenir à son ancienne vie. Il allait faire comme pour son évasion. Un plan, appliqué avec méthode et détermination. Il savait faire. Il l’avait éprouvé. La première évasion, il l’avait manquée à cause d’une trahison. Mais la deuxième, il l’avait entreprise seul. C’est la leçon qu’il en avait tirée. Tout faire seul.
Arrivé en France, il avait été rattrapé par un saignement de nez. Un tout petit saignement de nez. Mais qui ne s’était jamais arrêté. D’un coup, toutes ses forces l’avaient déserté, comme si elles s’échappaient par ce mince filet de sang. Il avait dû rester planqué chez des amis, alité, anémié, incapable de bouger. Pendant trop de temps, il avait subi le régime inhumain des camps de prisonniers et son corps avait flanché. Dès qu’ils avaient pu, ses amis l’avaient fait hospitaliser au Val-de-Grâce.
Sa guérison relevait du miracle, mais il n’était que dans le regret d’avoir perdu tout ce temps sans voir Ariane.
À l’épicerie sur la place où il avait arrêté son vélo, il demanda s’il y avait des chambres à louer. On lui indiqua mieux : une petite maison de pêcheur en bord de mer.
Mathilde, une femme de cinquante ans au visage sculptural, était en train de repeindre les volets en bleu-gris. La maison était l’ancien atelier de son mari, fauché au tout début du conflit. Vincent ne posa pas de question ; Mathilde ne lui en donna pas l’occasion. Elle n’était pas femme à s’épancher auprès du premier venu.
Des murs blanchis à la chaux, des petits tapis ronds provençaux en corde comme il y en a dans les salles de bains que Bonnard aimait peindre. En visitant l’atelier, Vincent se dit que le mari de Mathilde avait aussi dû aimer la peindre nue dans la bassine de cuivre près du tapis rond. Elle était le genre de femme dont on se disait qu’elle avait dû être très belle, alors qu’elle l’était encore.
L’atelier était intemporel comme le sont les demeures modestes lorsqu’on respecte leur dénuement et leur simplicité. Un chat était entré par la fenêtre et paressait sur la table. Vincent le caressa. Il y vit comme un signe. Ariane avait toujours été attirée par les chats. Cette maison la ferait revenir.
Vincent aima tout de suite les murs nus, les meubles rares en bois brut, les tommettes comme seule touche de couleur cuivrée, sans doute fraîches et douces sous les pieds. La maison, sur deux niveaux, n’était pas grande, mais le blanc des murs, le bleu du ciel partagé par toutes les fenêtres amplifiaient l’espace. Derrière un paravent, il fut ému de trouver un piano, recouvert d’un drap.
Il dégagea le clavier, esquissa un morceau. Bach vint spontanément. L’émotion était trop grande. Il s’arrêta.
— Si vous voulez, je peux faire venir mon cousin. Il est accordeur.
Il maudissait ses doigts rompus, devenus si gourds. Seraient-ils encore capables de courir sur les touches ?
— Ça fait longtemps que je n’ai pas joué… mais si c’est possible, je veux bien.
— Alors nous allons faire affaire. Je fais confiance à ceux qui aiment le piano et les chats.
Mathilde lui sourit, soulagée de ne pas avoir à chercher plus longtemps un locataire. Elle avait visiblement autre chose à faire.
— J’habite en face. Quand vous jouerez, laissez la fenêtre ouverte. Ça me fera plaisir.
Une fois seul, il s’assura de bien fermer la porte. Il monta à l’étage, déballa ses affaires. Essentiellement des livres qu’il était passé chercher chez un ami. Certains étaient reliés. Il n’avait quasiment rien d’autre : un peigne, un rasoir, une chemise, deux marcels blancs – blanc sale –, un pantalon de rechange. Il mit ses affaires dans la commode, un livre sur la table, le reste sur un rayonnage, mais où cacher son arme ?
En un coup d’œil, il balaya l’ensemble de la chambre, aussi dénudée qu’une cellule de monastère. Après réflexion, il eut l’idée de laisser son revolver emmailloté dans l’un de ses marcels et de le coincer derrière l’un des volets intérieurs. Il ne les fermerait pas, il n’aimait plus dormir dans le noir. Là au moins, personne n’aurait l’idée d’aller le chercher, enfin, il lui semblait.
Puis il s’attela à une tâche plus compliquée. Il s’assit à la petite table dans l’angle de la pièce, pas plus grande qu’un bureau d’écolier. Il ouvrit son livre. À l’intérieur, sa carte d’identité. Il lui était douloureux de regarder sa photo. Cette insouciance, sa joie de vivre et son sourire avaient désormais disparu. Son regard était radicalement différent. Il avait changé, ça se voyait, et cette métamorphose semblait irréversible. Seule Ariane pourrait renverser le temps et lui rappeler qui il était : Hadrien Darcourt, celui qui ne désirait qu’être aimé par elle. Il n’était lui-même que lorsqu’elle posait ses yeux sur lui.
Dissimulée dans la reliure du livre, une autre carte d’identité. Sur la photo surexposée, un jeune homme blond, un peu frêle, des yeux très pâles, une peau diaphane. Presque un visage prédestiné à s’effacer. Hadrien entreprit alors, avec la lame de son rasoir, de détacher la photo de ses agrafes rondes en métal doré, sans l’abîmer, pour la remplacer par la sienne…
Depuis son évasion, Hadrien se faisait appeler par le nom inscrit sur cette carte : Vincent Devailly. À Hyères, Ramatuelle ou Saint-Tropez, partout où il fallait déminer, ça serait facile, il ne connaissait personne. Mais c’était tout de même bizarre de s’appeler Vincent Devailly : Hadrien détestait cet homme qui l’avait trahi en camp lors de sa première tentative d’évasion.
Alors, il aimait à penser qu’il était juste que grâce à lui, il gagne la liberté quasiment sans limites de faire ce qu’il voulait. Jusqu’où irait-il pour retrouver Ariane, faire parler ceux qui voudraient se taire, la venger de ceux qui lui auraient fait du mal, il ne le savait pas, mais ne voulait rien s’interdire. Désormais, Vincent Devailly, cet homme haï, devrait assumer à la place d’Hadrien sa part la plus sombre.
*
À la fin de la journée, alors que les démineurs remballaient, Fabien aperçut Vincent et sourit de le voir revenir si vite. Le matin, il n’était pas sûr de le revoir. Beaucoup étaient tentés par la paie, les primes, les bons d’essence, de vin, de cigarette, de pain. Mais au moment où ils sortaient du bureau du recruteur, ils entendaient au loin une mine exploser, les langues se déliaient, on leur rapportait une histoire abominable d’homme soufflé en moins de deux, dont le corps avait été éparpillé aux quatre coins d’un champ et ils préféraient encore crever de faim.
— Le recruteur t’a parlé du délai de réflexion ?
— Pour quoi faire ? Encore une hypocrisie administrative.
— T’as raison. Tout ce qu’ils veulent, c’est dire que t’avais le choix. Ici, beaucoup ne l’ont pas.
Au printemps, la fin du travail ne signifiait pas la fin de la journée. Le soleil était encore haut et c’était un soulagement pour tous les hommes. Ils s’étiraient. Ils renaissaient. En un instant, leur visage harassé se détendait. Une autre vie était alors possible, où ils redressaient la tête, souriaient de tout l’éclat de leurs dents blanches rehaussé par leur peau sale et hâlée, et défiaient les hommes et les femmes droit dans les yeux.
Pour sceller l’incorporation de Vincent au groupe, Fabien lui proposa de venir boire un verre avec eux. Max, une énergie pure, gouailleuse, offrit d’y aller avec sa Traction Avant. Il l’avait récupérée on ne sait où et l’avait passionnément remise en état en engloutissant intégralement sa paie pour la retaper. Grâce à elle, il offrait un air de fête à chaque départ de chantier.
Fabien monta à l’avant, ses trois meilleurs amis, Enzo, Georges et Manu, montèrent à l’arrière avec Vincent. Ils se serreraient un peu.
Il appréhendait d’avoir à se raconter. Mais il ne pouvait éviter une invitation au café. Et puis il savait depuis longtemps le secret de ceux qui ont quelque chose à cacher ; inciter les autres à parler. Ils ne demandaient que ça.
Sur la question des mines, Enzo était intarissable. Georges complétait, pour que Vincent soit complètement au courant.
— La liste est longue, entre les mines antipersonnel et les mines antichars, les mines bondissantes comme la S. Mi. 35 ou la S. Mi. 40, la Schümine 42 – active dès deux kilos et demi de pression –, la A200, équipée d’un allumeur chimique…
Les noms valsaient : la Stockmine, la Tellermine, la Holzmine, la Panzer-Schnell mine, la Riegelmine, la Topfmine… et d’autres dont les noms se perdaient dans les bruits de la route, ou dès que Max klaxonnait. Il y en avait tellement…
— Quand il n’y a plus eu de métal pour les fabriquer, ils ont pris du bois.
— Et puis ils en ont fabriqué en béton, en céramique, et en verre.
— Facile et moins cher. Indétectable. Comme le plastique.
— Et quand il n’y a eu vraiment plus rien, ils en ont bricolé encore avec du papier mâché.
— Bref, ils en ont fait avec n’importe quoi, pourvu que ça explose !
Le traité de Versailles avait interdit à l’Allemagne de se réarmer, mais elle avait inventé toutes ces mines, les avait fabriquées par millions, les perfectionnant année après année. C’était ça le but poursuivi : ne pas pouvoir les détecter ni les désamorcer, leur donner plus de puissance, plus de portée et les faire exploser. En matière de mines, la perfection à atteindre, c’était simple, c’était la mort.
— On dit qu’on n’arrête pas le progrès, mais c’est le progrès qui nous a arrêtés ! résuma Max.
Ils n’étaient pas encore en ville lorsque Fabien demanda à Max de ralentir la voiture. Un petit attroupement – des hommes et des enfants – isolait tant bien que mal un bout de chemin avec des piquets en bois. Max se gara, Fabien descendit. Il avait vu juste : les enfants avaient repéré un drôle de bout de tôle qui dépassait de la terre, avec trois antennes métalliques, qu’une récente pluie avait dû dégager.
Les trois antennes sur un raccord en W, la forme cylindrique de l’engin de petite taille, à peine dix centimètres de diamètre : il s’agissait d’une Shrapnel 35, la mine-S, l’une des mines les plus craintes. En bondissant du sol jusqu’à hauteur d’homme, elle ne laissait aucune chance de survie dans un rayon de vingt-cinq mètres. Au-delà, jusqu’à cent cinquante mètres, c’étaient des blessures dont on ne se remet jamais. Certains disaient même jusqu’à deux cents mètres. Deux allumeurs pouvaient se déclencher par traction et l’allumeur central sous une pression de trois kilos seulement.
Fabien détestait cette mine. Mais il n’avait pas le choix. Il allait faire avec les moyens du bord. Il fit reculer tout le monde. Il prit ses outils dans le coffre de Max et du fil souple sur un dévideur. Avec ses trois allumeurs ultra-sensibles, ce n’était même pas la peine de penser à la désamorcer ; il préféra la faire exploser. Max recula sa voiture pour bloquer la route en amont. Les démineurs interdirent l’accès en aval. Vincent, par réflexe, ramena les enfants contre lui.
Fabien resta seul avec la mine.
Il accrocha un filin dans l’allumeur à traction Zug Zunder 35 qu’il déroula prudemment en reculant avec des précautions de funambule sur plus de trois cents mètres. Lorsqu’il rejoignit les autres, il recommença à respirer.
D’un regard, il s’assura que rien ne viendrait perturber la mise à feu. Il leva le bras comme au départ d’une course automobile… puis l’abaissa et tira sur le filin d’un coup sec, déclenchant la mine.
En quatre secondes et demie, la S. Mi. 35 s’éleva dans les airs, furieuse, avec la force enragée d’un geyser. En jaillissant du sol, elle balança à trois cent soixante degrés ses billes d’acier incandescentes avec la puissance d’une lance à incendie et la démence d’un tireur d’élite sous méthamphétamine.
Barricadée dans sa carcasse de métal, la mine bondissante à dépotage commençait le carnage dès trente centimètres au-dessus du sol et jusqu’à deux mètres quarante. En principe, le seul moyen de rester vivant, c’était de plonger au sol et de s’y plaquer sans bouger. Seulement, en quatre secondes et demie, y compris le temps de réaliser, les principes ont rarement le temps d’être appliqués.
La voir de loin était à la fois étrange et terrifiant, à la façon dont un diable sort de sa boîte. Il y avait tout pour fasciner les enfants : la sophistication d’un tour de magie, la bizarrerie d’un automate et l’effroi de la mort violente.
Vincent entendit quelqu’un murmurer : Bouncing Betty. C’est comme ça que les Américains appelaient la S. 35. Comme Betty Boop. Pour rendre la guerre sexy – ou se rassurer –, les hommes aimaient dessiner des pin-up sur leurs avions et appeler comme des femmes les armes les plus meurtrières. Vincent avait vu des hommes se transformer en machine de guerre, et il allait maintenant apprendre à appeler les mines par leur prénom. Désormais hommes, femmes, mines, tous faisaient partie du même genre : le genre humain.
*
Quand ils arrivèrent au café, l’équipe avait presque oublié que Vincent était nouveau. Bouncing Betty avait été son baptême du feu. Il n’y avait pas plus efficace comme entrée en matière.
Fidèle à sa méthode, Vincent posa des questions pour éviter qu’on ne lui en pose. C’est donc exactement comme il l’avait prévu que la soirée se déroula : chacun des hommes avait autant soif de pastis que de se raconter.
Souvent sans attaches, ils venaient de milieux différents, d’horizons divers. Ils avaient été envoyés en mission dans le Sud-Est parce qu’il y avait urgence, mais ils pouvaient venir du Nord ou du Centre, et même de plus loin, d’Espagne ou d’Italie. Et que dire de leurs différences sociales, politiques ?
Max était communiste. Avant la guerre, il travaillait dans un garage.
— Je suis pas un intello mais comme mécano, tu trouveras pas meilleur que moi !
Fabien n’était pas d’accord : Max avait une culture politique. Quand on est au Parti, obligé. Beaucoup de résistants étaient communistes. Ça ne l’empêchait pas de le charrier sur l’attitude du Parti communiste au début de la guerre, piégé par le Pacte germano-soviétique. Manu, le plus jeune d’entre eux, la grâce d’une beauté qui s’ignore, l’appétit pour la culture d’un étudiant qui a dû arrêter ses études et le regrette chaque jour, ne possédait aucune carte d’aucun parti, mais avant-guerre, il avait manifesté pour la paix.
— Je me suis trompé, quoi…
Depuis, il préférait écouter plutôt que parler. C’était plus sûr. À côté de lui, Hubert détonnait avec son côté vieille France. Il était mince, athlétique et même si c’était le plus âgé de l’équipe – il approchait les quarante ans –, il pouvait abattre pas mal de boulot sans manifester aucun signe de fatigue. On soupçonnait un revers de fortune, dilapidée peut-être pour une femme. À moins qu’il ait été complaisant avec l’ennemi ? C’était peine perdue pour le faire parler. Il se débarrassait de toutes les questions embarrassantes en citant une maxime de La Rochefoucauld, souvent la même.
— « Ceux qui crient le plus fort à la morale sont ceux qui en sont le plus dépourvus. »
Cette phrase était devenue la blague favorite des démineurs, mais aussi leur rempart face aux jugements, leur arme ultime. Surtout pour Jean, dit le Taulier, parfois le gros, même s’il était plus costaud que gras. Ex-truand, ancien lutteur, nouveau repenti, il déclinait lui aussi, à sa manière, les pensées de l’illustre moraliste.
— J’ai fait des conneries, mais j’ai mon honneur. Tous les truands ont pas traficoté avec les boches si vous voulez savoir.
— T’as toujours pas dit pourquoi t’avais été en prison…
— Parce que j’ai le droit à l’oubli. Je suis désolé mais j’ai payé ma dette à la société.
— En quelle monnaie !?
— Avec des années de taule, qu’étaient pas marrantes.
— Ouais, mais ces années-là, tu les as pas passées à la guerre.
— Oh ça va ! La guerre, elle a pas duré si longtemps que ça, je veux dire, les combats.
— Pour ceux qu’ont pas résisté, non, c’est sûr !
Et puis il y avait Georges, qui venait du Sud-Ouest. Là-bas aussi les côtes étaient minées. Tout le mur de l’Atlantique. Mais il avait préféré s’exiler à l’est. Que fuyait-il ? Sa famille, de mauvais souvenirs, ou pire ?
Quant à Enzo, qui connaissait par cœur le nom des mines, il était marié, adorait sa femme, en parlait tout le temps. Il s’était engagé dans la Résistance au sein des Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée, les FTP-MOI. Ce qu’il faisait là ? Il prétendait en riant ne savoir rien faire d’autre. Fabien ne le trahirait pas en expliquant les vraies raisons de son engagement. Enzo était arrivé d’Italie à cinq ans. Il avait vu des enfants jeter des cailloux sur son père et sa mère. Aucun d’eux n’avait jamais répliqué. Il avait grandi dans le quartier de Marseille qu’on appelait « la Petite Naples ». Quand l’Italie avait conclu le pacte d’acier avec l’Allemagne, on avait soupçonné tous les Italiens de collaborer avec l’ennemi. Pourtant, après avoir envahi la zone libre, les Allemands avaient, avec la police française, raflé tous ces Italiens qui vivaient à Marseille, les avaient enfermés au camp de Fréjus et avaient détruit leurs habitations. La famille d’Enzo faisait partie de ceux qu’on appelait maintenant « les évacués », et qui n’osaient pas protester…
Enzo voulait un bel avenir pour ses trois filles. Il n’en finirait jamais de prouver sa loyauté à la France. Faire partie des FTP n’avait pas suffi. Il rempilait en déminant. Les Italiens étaient souvent de très bons artificiers. Avec Fabien, Enzo était le seul à savoir neutraliser et désamorcer une mine et il possédait, ce qui était rare, une connaissance quasi encyclopédique de la multitude d’allumeurs qui les enclenchaient. Ce n’était pas seulement pour ses compétences techniques que Fabien l’adorait. Ils partageaient le même engagement dans la Résistance, le même sens de l’honneur, et ils arrivaient encore à garder pour les autres toute leur tendresse intacte.
Depuis qu’il déminait, Fabien avait tout vu défiler : des pro-de Gaulle, des anti, des résistants, des timorés et des planqués, des cathos, des athées, des communistes, des anticommunistes, un aristo, des déclassés, trois Italiens, deux réfugiés espagnols et ceux qui venaient de nulle part. Il régnait une fraternité étonnante au sein de ce rassemblement épars d’hommes qui étaient faits pour s’ignorer ou se haïr. Personne d’autre que les membres de cette troupe disparate ne pouvait comprendre ce qu’ils vivaient. Les risques qu’ils prenaient ensemble étaient un ciment fort. Leurs morts aussi.
Vincent était frappé par leur gaieté. Personne ne songeait autour de la table à contester son sort. Ils étaient heureux d’être en vie, heureux de pouvoir manger, heureux d’être ensemble. Ils regardaient les filles qui passaient dans la rue, et l’avenir leur semblait, comme à tous les autres, débordant de promesses.
Être démineur, c’est tout sauf être un bon parti. Ça ne les empêchait pas de plaire. Le désir n’a pas de règles, mais il a quelques constantes. Leurs corps, leurs attitudes faisaient entrer en résonance les ingrédients magiques qui déclenchent les étincelles. Et tout le reste : leur indifférence à côtoyer le danger, leur élégance à ne jamais se plaindre, ce mystère qui les entourait comme s’ils n’étaient pas le commun des mortels en s’engageant dans un combat inégal contre la mort. Peut-être qu’ils détenaient un secret, une aptitude particulière, tels ces Indiens qui, dit-on, ignorent le vertige et construisent des gratte-ciel en Amérique à des centaines de mètres au-dessus du vide. Valser avec le danger, l’enlacer à la lisière de l’abîme et tanguer sans trembler aux frontières de l’enfer les rendait irrésistibles.
Tandis que Léna, la patronne du café, apportait leur commande et qu’ils levaient leurs verres à toutes les beautés qu’ils apercevaient, leurs bras dénudés aux muscles saillants, tannés, dépassaient des manches de leurs chemises remontées haut sur leurs épaules. Les femmes leur renvoyaient leurs sourires. Après tout, ici, dans le Sud, la guerre était finie. On pouvait bien sourire à n’importe qui.
Léna remarqua tout de suite que Vincent était nouveau.
— Fabien a réussi à vous embaucher ?
— J’ai pas eu besoin de le pousser, qu’est-ce que tu crois ? Il est venu tout seul, comme un grand, répondit Fabien à la place de Vincent.
— Moi je crois que tu leur jettes des sorts. Ils te suivraient n’importe où…
— Je croyais que c’était toi, la spécialiste des sortilèges…
Léna partit chercher la suite de la commande en souriant.
Il n’avait pas échappé à Vincent qu’elle était belle et qu’elle possédait ce je-ne-sais-quoi qui retient l’attention, mais son seul objectif était d’orienter la conversation sur les Allemands. Il lança avec tout ce qu’il pouvait récupérer de désinvolture en lui :
— Alors, les schleus, maintenant qu’ils déminent toutes les saloperies qu’ils nous ont laissées, ils en sont toujours persuadés de leur « Arbeit macht frei » ?
À leurs éclats de rire, Vincent sut qu’il était adopté par les démineurs. En revanche, la réponse qu’il reçut n’était pas celle qu’il attendait.
— Ouais, enfin les Allemands, ne t’inquiète pas, ils ne vont pas rester longtemps.
Ça ne l’inquiétait pas : ça l’anéantissait. Max surenchérit.
— On est fin avril, je te parie qu’au mois de mai, l’Allemagne aura capitulé. Et à la fin de la guerre, normalement, tout le monde rentre chez soi. Avec les bombardements qu’ils se prennent sur le coin de la figure, ils vont pas être déçus de ce qu’ils vont trouver en rentrant chez eux !
Vincent ne montra rien de ses inquiétudes et se tourna vers Fabien.
— T’en penses quoi ?
— Je te résume. Treize millions de mines. Trois mille volontaires. Tu comprends que dans l’équation on ait besoin des cinquante mille prisonniers.
— Donc ils vont rester ?
— Aubrac en voudrait même le double. Mais c’est loin d’être gagné : tout va se jouer à la conférence de San Francisco. Va falloir convaincre cinquante pays de violer le droit international.
— Oui enfin, les boches, on ne va pas les plaindre…
— Ah mais ça, tout le monde est d’accord pour que les Allemands réparent ! À genoux. À la schlague, même. Et pas que chez nous. Alors le déminage, pourquoi pas ? Seulement nos bien-aimés diplomates voudraient qu’on le fasse sans que ça se sache, sous le manteau. Aubrac est contre. Il a raison : on va se faire cueillir à la première occasion. Faire travailler des prisonniers sur des plages ou des routes à ciel ouvert, c’est pas discret…
— Mais là, les Allemands, ils déminent…
— Ils détectent, rectifia Fabien. La conférence vient de commencer – on profite du flou.
Léna était revenue apporter le reste des consommations.
— Moi je préférerais qu’il n’y ait que les Allemands qui risquent leur vie.
— T’inquiète, Léna, les risques, on les mesure.
— Un risque, ça ne se mesure jamais. C’est le principe !
— Léna, on est là pour se détendre ! Et puis tu le sais qu’on a une bonne étoile…
Bien sûr. Elle n’allait rien changer : les démineurs ne croyaient pas qu’ils allaient mourir en déminant, le gouvernement pensait qu’ils pouvaient déminer sans les Allemands, et ceux qui profitaient de leur sacrifice pensaient que le déminage se faisait tout seul.
En versant un verre de vin blanc à Vincent, elle s’attarda un instant sur son visage. Peut-être que celui-là était moins inconscient que les autres et qu’elle pourrait le sauver ?
— Franchement, pourquoi vous vous engagez ? Vous n’avez rien de mieux à faire que déminer ?
— Si on ne le fait pas, qui le fera ?
Les démineurs levèrent tous leur verre à la réponse de Vincent, comme si c’était une devise, un acte de foi, le serment des mousquetaires.
Léna s’était trompée. Il était comme les autres. Il s’accrochait à ses illusions. Personne ne peut vivre sans le déni, la seule religion universelle.
*
Deux jours plus tôt, Vincent avait retrouvé Audrey en bas de la volée de marches de la gare Saint-Charles. Il régnait à Marseille une joie de vivre et une fierté renforcées par la victoire magistrale contre les Allemands, qui vengeait les terribles rafles de janvier 43, et le dynamitage de mille cinq cents immeubles du quartier du Vieux-Port. Ordonnés par les Allemands et organisés par les Français, ces crimes étaient un traumatisme, d’autant plus que le premier flic de Vichy, René Bousquet, était allé de lui-même bien au-delà des espérances de l’occupant, comme il l’avait déjà fait lors de la rafle du Vel d’Hiv.
Les Marseillais n’avaient pas attendu qu’on vienne les libérer. Comme à Paris, ils s’étaient soulevés juste avant l’arrivée des troupes françaises et des Alliés et l’exaltation de cette insurrection victorieuse, la conviction irrésistible, décisive, des insurgés, était encore en suspension dans l’air, sur tous les visages, tous les sourires.
Audrey était rayonnante. Volubile, elle ne parlait que de la fougue qui s’était emparée de la cité phocéenne, d’un coup ; la foule tumultueuse dans les rues, les femmes et les enfants, le flot de gens, de gens révoltés et heureux, sûrs de vaincre. Le mouvement avait repris ses droits sur la cité engourdie, les rues vides et les passants rapetissés par la peur. C’était ça la Libération : les insurgés avaient gagné sur le cynisme coupable des collaborateurs et la morbidité nazie par leur ferveur de vivre.
Et puis Audrey s’enthousiasmait de la nouvelle vie qui s’annonçait.
— Cette fois, tout va changer. La preuve : demain, j’irai voter aux municipales ! Tu te rends compte ? Les voix des femmes vont compter. C’est pas trop tôt, non ?
Bien sûr, Vincent trouvait ça enthousiasmant, bien sûr, il s’en voulait de ne pas être transporté d’allégresse, comme elle, mais après avoir partagé ses emballements, ses convictions, il devenait pesant de ne pas parler d’Ariane.
— Tu as des nouvelles d’elle ?
Audrey appréhendait cette question depuis que Vincent lui était apparu en haut des marches de la gare, peut-être encore plus beau que dans son souvenir. Son regard intense, brûlant, qui ne brûlait malheureusement pas pour elle, avait gagné en intensité et en fièvre. Ses yeux noirs de loin et verts de près, pailletés pour celle qui le regardait les yeux dans les yeux, ne se détacheraient pas d’elle avant qu’elle ait répondu, qu’elle ait dit tout ce qu’elle savait, qu’elle ait craché tout ce qu’il voulait entendre.
Que savait-elle dans le fond ? Avec Ariane, on ne savait rien, on pressentait, on se trompait. Et lui, Vincent, voulait-il vraiment entendre ce qu’elle aurait pu dire, ce qu’elle appréhendait ? Elle reprit son calme. Elle allait engager la conversation pas à pas, gagner du terrain, on verrait bien.
— La dernière fois que je l’ai vue, c’était chez moi.
— Quand ?
— Il y a plus d’un an demi… En juin, juin 43.
— C’est le moment où ses parents ont cessé d’avoir de ses nouvelles.
— Tu es sûr ?
— C’est ce qu’ils m’ont dit. Elle a quitté leur ferme, ils ne l’ont plus revue.
— C’est pourtant eux qui lui ont demandé de reprendre sa vie. Sa mère allait mieux, ils n’avaient plus besoin d’être aidés.
Pour Vincent, il y avait un problème : Ariane avait continué de lui écrire qu’elle mettait entre parenthèses sa thèse de médecine pour seconder ses parents : sa mère était malade, leur apprenti avait été tué au début des combats. Un autre avait dû partir au STO. Tout seuls, avec les réquisitions incessantes des Allemands, ils ne s’en sortaient pas.
Audrey voyait bien que Vincent était déconcerté, mais les quelques réponses vagues qu’elle lui lançait en pâture, le temps de réfléchir, ne le rassuraient pas.
— Je ne suis pas la mieux placée pour te parler d’Ariane. Peut-être qu’Irène en saurait plus. Après tout, c’est elle son amie d’enfance, elle à qui elle disait tout.
— Irène s’est engagée pour rapatrier nos prisonniers. J’ai essayé de la joindre. À l’heure qu’il est, elle doit être au fin fond de l’Allemagne, ou en Pologne.
Audrey aurait aimé en savoir plus sur ce qui s’était passé pour Vincent dans ces camps de prisonniers, mais n’osait pas le brusquer.
Vincent entendait presque ses interrogations muettes, mais cela lui semblait inopportun, en cette journée radieuse, de rappeler les heures sombres de sa captivité dans d’atroces baraquements, ces heures imprégnées de terre boueuse, de froid, de peau et d’os glacés, de peur, de violences et d’humiliations, comme si toutes ces années n’étaient constituées que de mois d’hiver. Qui aime convoquer l’hiver au beau milieu du printemps ? Cela l’enveloppait sans doute d’une aura de mystère qu’il ne recherchait pas, mais c’était comme ça.
Vincent surprit le regard d’Audrey sur lui. Il était embarrassé d’avoir eu à se découvrir devant elle. Il lui était pourtant reconnaissant de ne pas avoir évoqué à voix haute ce qui rendait sa démarche sûrement insolite. Après tout, ce n’était pas à lui de rechercher Ariane. Audrey aurait sans doute mieux compris que celui qui vienne la voir, aujourd’hui, pour savoir pourquoi elle avait disparu soit l’homme à qui elle était mariée quand Vincent l’avait rencontrée. Personne ne savait qu’Ariane l’avait quitté pour Vincent, et il n’avouerait jamais à personne qu’ils s’étaient aimés en secret.
*
Le grand air sur le port, le tintement joyeux des gréements, les battements d’ailes des voiles rappelaient à Vincent sa vie d’étudiant et les cafés pris en terrasse, mais pour échanger des confidences, il fallait être seul avec Audrey, dans un espace fermé qui ne laisserait pas partir les émotions au gré du vent.
Il prétendit ne pas se sentir bien au milieu de tous ces gens, il n’avait plus l’habitude. Et puis le port avait tellement changé maintenant que les Allemands avaient fait exploser l’immense pont transbordeur. La prouesse technique de cette toile d’araignée géante, la modernité de ses filins d’acier faisaient la fierté des Marseillais et l’admiration des architectes du Bauhaus. Son absence était aussi criante que si l’on avait ôté la tour Eiffel à Paris. Et les ruines, là, en face du fort, toutes ces rues, tous ces immeubles détruits du quartier Saint-Jean qu’on mettrait un temps infini à reconstruire et qui empêchaient d’oublier. Elle comprenait ? Il mentait à peine et Audrey eut l’air sincèrement désolé.
— Tu veux rentrer ?
— On ne pourrait pas aller chez toi ?
Audrey aurait adoré qu’il lui propose cela auparavant, mais là, maintenant… Elle qui n’avait jamais deviné quel était le lien entre Vincent et Ariane avait bien saisi désormais qu’il n’était là que pour parler d’elle.
Elle l’amena dans le petit appartement dont elle avait hérité de sa mère. Perché au dernier étage, sous les toits, il s’ouvrait sur une minuscule terrasse, envahie de plantes sauvages qu’elle avait ramassées dans la campagne. Elle lui servit un café médiocre, mais au moins elle en avait trouvé.
— Ariane est restée trois semaines chez moi. Et puis elle est partie.
— Où ?
— Je ne sais pas ! Je pensais qu’elle essaierait de réintégrer l’hôpital. J’étais prête à l’aider. Je travaille à la Timone maintenant. Ils l’auraient engagée. Mais elle ne voulait pas. »

Extraits
« Et pendant que le gardien lui livrait ses pensées impérissables sur le monde comme il va, Vincent sentit qu’il tenait là le seul moyen de retrouver Ariane. Des mille façons qu’il avait envisagées, il n’en voyait désormais plus aucune autre de valable que celle, folle, de s’engager dans cette équipe de déminage pour s’approcher des prisonniers allemands qui venaient du château des Eyguières. Il allait pouvoir entrer en communication avec eux, les aborder par paliers, entamer des discussions décousues, puis peu à peu, les apprivoiser. Lentement. Sûrement. Gagner leur confiance et leur estime en travaillant d’égal à égal à leurs côtés. Savoir enfin ce qui était arrivé à Ariane pendant l’Occupation, pourquoi elle avait disparu, où elle était. Et s’il avait de la chance, débusquer au sein même de l’équipe de démineurs le soldat allié dont parlait Ariane, ou l’officier dangereux dont parlait Irène. » p. 64

« Quand on aime lire, on est sauvé. » p. 67

À propos de l’autrice
DEYA_Claire_©Eric_BotteroClaire Deya © Photo Eric Bottero

Claire Deya est scénariste. Un monde à refaire est son premier roman. (Source: Éditions de l’Observatoire)

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#unmondearefaire #ClaireDeya #editionsdelobservatoire #hcdahlem #premierroman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #roman #VendrediLecture #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #primoroman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Frappabord

GAGNE_Frappabord RL_2024

En deux mots
Un frappabord est un insecte qui pique avant d’arracher une parcelle de peau pour se nourrir de sang. Il va se délecter de Théodore qui, en cet été de canicule 2024, a laissé sa peau nue et n’a pas bien fermé sa moustiquaire. Son grand-père, reclus dans un asile, a assisté aux recherches menées en 1942 sur la Grosse-Île. Il détient le secret des mouches voraces.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand la nature se venge

Mireille Gagné revient avec un thriller écologique qui, à partir de recherches menées en 1942 par l’armée, va déboucher sur les mutations d’insectes. Durant l’été caniculaire de 2024, l’un des derniers témoins, va pousser son petit-fils dans une quête de vérité. Flippant!

Avant d’entrer de plain-pied dans ce roman, une petite définition, celle de Frappe-à-bord ou frappabord. Il s’agit, au Québec, du nom générique donné à diverses variétés de mouches piqueuses. Surnommées également taon à cheval, mouche à cheval, mouche noire ou mouche à chevreuil, on dit qu’elles frappent d’abord leur victime avant d’arracher une parcelle de peau pour se nourrir de sang. [Genre Chrysops; famille des tabanidés.]
C’est l’un de ces spécimens qui raconte dans le chapitre initial comment il se délecte des peaux douces et du sang de ses proies.
Sa victime s’appelle cette fois Théodore. Il est éreinté par son travail à la chaîne et par la canicule qui plombe l’Amérique du Nord et notamment Montréal et sa région. Le jeune homme a laissé un trou dans sa moustiquaire et ne peut que constater les dégâts. À la douloureuse piqûre succède une rougeur et des démangeaisons.
Le lecteur suit ensuite les pas de Thomas en 1942, au moment où il est réquisitionné par l’armée. L’entomologiste est conduit sur la Grosse-Île du Saint-Laurent où, aux côtés de dizaines autres scientifiques, il participe à un programme de recherches secret. Ou plus exactement, comme il le découvrira plus tard, à l’un des trois programmes lancés conjointement par les armées américaines, britanniques et canadiennes.
Tout d’abord, le projet N (pour Anthrax, ou maladie du charbon en français) doit «produire par semaine cent-vingt kilos d’anthrax destinés à fabriquer mille-cinq-cents bombes». Puis vient le projet R (pour Rinderpest), qui «développe un vaccin contre la peste bovine afin de le produire en quantité suffisante en cas d’attaque allemande sur le bétail des Alliés.» Et enfin le projet F (pour Fly), celui de Thomas, chargé de «développer des méthodes de propagation d’épidémies à l’aide d’insectes (…) Les savants avaient pour objectif de les introduire dans les organismes de différents insectes afin que ceux-ci deviennent des vecteurs de transmission de ces agents pathogènes.»
Si le frappabord est bien le rapport entre les expériences de 1942 et les insectes particulièrement virulents de 2024, un second point commun va surgir, le grand-père de Théodore. À l’époque, il vivait sur la Grande-Île et s’inquiétait des recherches menées là.
Particulièrement agité, le vieil homme est aujourd’hui attaché sur son lit dans le pensionnat où il vit. Des conditions de vie qui vont choquer son petit-fils. Aussi décide-t-il de libérer l’aïeul et de fuir avec lui.
Dans leur fuite, ils retrouveront la Grande-Île et les frappabords pour un final en apothéose.
Ce qui fait froid dans le dos à la lecture de ce thriller écologique, c’est qu’il se base sur des faits réels. Comme l’explique Mireille Gagné, «des recherches biologiques sur la peste bovine et l’anthrax ont réellement eu lieu à Grosse-Île, au Canada, entre 1942 et 1956. Des manipulations expérimentales ont également été réalisées par l’armée américaine à Fort Detrick, aux États-Unis, pour utiliser les insectes comme vecteurs potentiels de contamination.» À partir de là, l’autrice du lièvre d’Amérique a tissé ce livre au suspense haletant. De 1942 à 2028, on suit les apprentis sorciers qui, sous l’effet du réchauffement climatique, réveillent les vieux démons.
Frappabord est certes un roman d’anticipation, mais si proche d’aujourd’hui que les pessimistes se diront qu’il est déjà trop tard et que les optimistes y liront l’urgence d’agir.

Frappabord
Mireille Gagné
Éditions La Peuplade
Roman
216 p., 20 €
EAN 9782925141969
Paru le 18/01/2024

Où?
Le roman est situé au Québec, à Montréal et Montmagny et sur la Grosse-Île. On y évoque aussi Berthier-sur-Mer et un centre de recherches aux États-Unis, aux environs de Washington.

Quand?
L’action se déroule de 1942 à 2028.

Ce qu’en dit l’éditeur
Province du Québec, 1942. Sur Grosse-Île, dans le fleuve Saint-Laurent qu’arpentent les sous-marins allemands, les gouvernements américain, britannique et canadien mettent en place un projet top secret. Des dizaines de scientifiques y sont réunis dans la plus grande discrétion, afin de mettre au point une arme bactériologique nouvelle.
Des décennies plus tard, à l’occasion d’un épisode de canicule d’une ampleur inédite, des accès de rage bousculent la petite ville de Montmagny et ses alentours. Elle semble se propager comme une épidémie à mesure que les frappabords se multiplient.
Mireille Gagné fait preuve d’invention dans ce deuxième roman, un livre écologique, subtil et haletant, qui nous recommande d’écouter ce que le vivant essaie de dire : l’équilibre est un état à retrouver.
Vous auriez probablement ressenti de la nausée en nous voyant surgir sur les berges du Saint-Laurent: une nuée de frappabords, en une seule main sombre et vorace, caressant les herbes hautes au lever du soleil. Un roman tumultueux sur la science destructrice de l’humain.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radio-Canada
Le Devoir (Anne-Frédérique Hebert-Dolbec)
La Presse (Laila Maalouf)
Le journal de Montréal (Marie-France Bornais)

Les premières pages du livre
« Frappe-à-bord ou frappabord[fʀapabɔʀ] n. m.
[1874] Au Québec, nom générique donné à diverses variétés de mouches piqueuses. Surnommées également taon à cheval, mouche à cheval, mouche noire ou mouche à chevreuil, on dit qu’elles frappent d’abord leur victime avant d’arracher une parcelle de peau pour se nourrir de sang. [Genre Chrysops ; famille des tabanidés.]

PRÉDATEUR
Je vous repère d’abord de loin, attirée par vos mouvements, même infimes, et surtout par la chaleur et le dioxyde de carbone que vous dégagez. Je m’avance précautionneusement et hume votre odeur. Vous possédez tous des effluves différents. J’avoue préférer celui des mâles, un peu plus acidulé et épicé, terreux parfois, mais toujours enivrant. Subtilement, je continue de m’approcher. Je voltige autour de vous pendant de nombreuses minutes, dessinant des cercles concentriques de plus en plus rapprochés. J’ai de la chance lorsque vous dormez. J’en profite allégrement. J’étudie de manière méthodique votre comportement, votre respiration, le mouvement de vos yeux derrière vos paupières, la pulsation du sang dans vos veines saillantes, sur votre poignet, votre cou. Ce que la majorité des gens ignorent, c’est qu’en tournoyant ainsi, j’analyse les parties de peau que vous ne pourriez pas atteindre avec l’un de vos membres si jamais vous détectiez ma présence.
J’apprécie particulièrement les nuits caniculaires, quand vous vous êtes dénudés dans votre lit, la fenêtre entrouverte. Le bourdonnement de mes ailes est avalé par le bruit ambiant extérieur. Je vous agace jusqu’à ce que vous vous retourniez sur le ventre. J’ai alors accès à l’épiderme translucide et moite qui se trouve derrière vos genoux. Rien que d’y penser, cela me procure un frisson de plaisir. Souvent, je ne peux plus refouler cette envie de chair tendre. Après avoir choisi avec précision le coin le plus sûr, je succombe. Je vous effleure d’un contact léger, puis je me pose doucement sur vous, grâce à mes pattes agissant comme des amortisseurs. Quelle extase ce premier toucher, juste avant la morsure douloureuse qui signalera à coup sûr ma présence.
Délicatement, je dépose ma bouche sur votre peau suave, telle une langue chaude, initiant juste assez de succion pour en goûter la saveur. Une pulsion indescriptible m’envahit. Ma tête. Mes yeux indépendants l’un de l’autre. Ma vision panoramique. Mes ailes triangulaires. Mes pattes et mon thorax poilus. Mon abdomen rayé jaune et noir. J’entrouvre ma bouche et perce votre tégument de mon stylet en forme de couteau. La plaie ainsi ouverte laisse échapper les fluides corporels. Je suce et avale avec délectation votre sang, fabuleuses proies. Chaud. Sucré. Précieux. Vital. Il m’arrive parfois de détacher un morceau entier de votre chair que je digère oisivement des heures durant. Je ne pense pas être méchante, non. Je suis hématophage. Pour procréer, je me nourris du sang des grands mammifères. En horde, nous pouvons extraire jusqu’à un litre par jour de nos victimes. Dans certains cas, ma piqûre peut transmettre des maladies.

MAUDIT FRAPPABORD
Théodore émerge abruptement de son sommeil, comme si un coup de douze lui avait été tiré dans les oreilles. Une vive douleur l’assaille dans la jambe droite. D’un geste instinctif, il frappe derrière son genou et sent une matière juteuse et visqueuse se disperser entre ses doigts. Un rictus de douleur déforme son visage ; il frotte vigoureusement sa peau.
— Maudit frappabord.

Il s’assoit péniblement sur son lit. Sa tête tourne encore à cause de la soirée de la veille. Les restes d’une caisse de bière bien entamée, ainsi que plusieurs carcasses vides, gisent à ses côtés. En pleine canicule, la journée s’annonce difficile, d’autant plus qu’il a accepté à contrecœur de faire un double aujourd’hui. Il se met debout, prenant soin d’étirer chaque articulation. Ces dernières années, il doit faire plus attention ; ses nerfs ont commencé à se transformer en acier.
C’est étonnamment paisible dans son appartement, à l’exception du vrombissement des insectes. Pas de cris, pas de chicane chez les voisins d’en haut. Pas de télé qui joue en continu. Aucun murmure en provenance de la rue malgré la proximité d’une artère principale. Même le rideau de la chambre reste immobile ; nulle brise ne vient le gonfler à un rythme irrégulier. Théodore le tire et observe par la fenêtre. La ville est au ralenti. Qu’est-ce que les gens peuvent bien faire en ce moment ? Où se terrent-ils ? Un immense cratère semble sur le point de s’ouvrir sous ses pieds et de l’avaler. Théodore flaire un danger, mais ne peut déterminer ni sa source ni sa nature. Cette sensation est irritante. Le silence le rend mal à l’aise. D’aussi loin qu’il se souvienne, il a toujours détesté l’absence de bruit, le vide amplifiant l’écho de son propre néant. Nerveux, il vérifie l’heure. Déjà treize heures quarante-cinq. Il doit accélérer la cadence pour ne pas être en retard à l’usine où il est attendu à quinze heures. Pour animer son appartement, il allume la vieille radio de son grand-père et avale deux ibuprofènes.
Un nouvel épisode de violence conjugale a été déclaré à Berthier-sur-Mer hier en soirée alors qu’un homme s’est barricadé chez lui avec sa femme et leurs deux enfants, et menace de les tuer. Il s’agit du sixième cas similaire à survenir cette semaine…
Écoutant distraitement les nouvelles, Théodore se dirige vers la cuisine pour se préparer un verre de Coke et un grilled-cheese, mais son irruption soudaine dans la pièce effraie trois mouches à chevreuil, qui s’envolent. Par où ont-elles pu entrer ? L’une d’elles se pose sur sa main. Il la secoue pour faire fuir l’insecte, essayant de le suivre des yeux. Une deuxième mouche atterrit près de sa bouche. Il la chasse également, mais avec dédain. Ces bestioles l’écœurent. Il ne sait jamais d’où elles viennent ni ce qu’elles transportent. Il abhorre par-dessus tout les voir se frotter les pattes, s’imaginant qu’elles complotent un coup fourré à son insu. Perturbé par leur présence, il en oublie la tâche qu’il était venu accomplir et saisit le tue-mouche rangé sur le dessus du réfrigérateur, avant d’entreprendre une tournée à l’intérieur de son petit appartement. Rien ne cloche dans la fenêtre du salon ni dans celle de la salle de bain. Sur celle de sa chambre par contre, il remarque une fente étroite dans la moustiquaire, apparemment grignotée par une petite créature. Il approche son visage pour mieux observer le trou, mais à la seconde où il s’apprête à y glisser l’index, une deuxième morsure douloureuse se fait ressentir, derrière l’oreille droite cette fois. Impulsivement, il frappe sa tête. Le taon à cheval est tué sur le coup, laissant une trace rouge sur ses doigts. Il se demande si c’est son propre sang.
… reçoit aujourd’hui à l’émission une psychologue spécialisée dans les cas de violence conjugale. Bonjour. Pensez-vous que ce pic de violence pourrait être en partie lié à la canicule qui sévit en ce moment ?
La brûlure est encore plus aiguë que la précédente. La mouche a dû emporter un bon morceau de peau.
— La chienne !
Résolu à soulager la douleur, il va chercher une débarbouillette dans la salle de bain. Combien de fois son grand-père lui a-t-il préparé de telles compresses quand il était plus jeune ? Pendant qu’il fait couler l’eau pour qu’elle refroidisse, il se regarde dans le miroir. Tire la langue. Soulève les paupières au maximum. Essaie de sourire. Le constat est rude. Il est fatigué, usé. Aux yeux des autres, il paraît probablement plus vieux qu’il ne l’est en réalité. Et sale aussi. Il n’arrive pas à se débarrasser de ce pigment bleuté qui colore la peau de ses mains et de ses avant-bras. Avec son teint pâle et ses cheveux blonds, ça lui donne un air de mort-vivant. Théodore hausse les épaules et délaisse son reflet. Il passe sa main sous l’eau qui, enfin, paraît suffisamment froide, puis mouille la serviette. Il tourne la tête et plie son oreille pour observer derrière. Une goutte de sang a coulé le long de son cou, et une autre perle, coagulée directement sur la piqûre. Il nettoie la trace et applique fermement la compresse ; la brûlure s’atténue. Il rince le tissu et l’applique derrière sa jambe. Théodore ferme les yeux, apaisé, mais la douleur revient en force aussi vite que la froideur se dissipe. Il abandonne la débarbouillette tiède sur le coin du lavabo et la discussion qui continue à la radio. La psychologue poursuit.
… que différents facteurs peuvent exacerber la colère, et pas seulement dans les cas de violence conjugale. Par exemple, la chaleur marquée des derniers jours et la prolifération d’insectes en parallèle avec la fermeture du célèbre média social peuvent agacer certaines personnes plus susceptibles… il ne faut pas sous-estimer…
Théodore a à peine le temps de prendre une douche, de manger et de s’habiller que sa montre indique déjà quatorze heures quarante-cinq. Après avoir enfilé ses bottes à cap d’acier et ses vêtements de travail, il attrape les clés de sa vieille voiture et referme la porte derrière lui. Pas le temps de se faire un lunch. De toute manière, il préfère se tourner vers la machine distributrice : sandwich au jambon sur pain blanc et Orange Crush. Pendant un bref instant, il regrette de ne pas avoir réparé la moustiquaire avec du tape gris avant de partir, mais il ne fait pas demi-tour et continue sur sa lancée. Il verrouille la porte à double tour sans se rendre compte que le téléphone fixe retentit sur le comptoir de la cuisine, le son étouffé par le bruit de la radio qui continue à marmonner les mauvaises nouvelles du jour. Le vieux répondeur s’active et enregistre un message.
Vous feriez mieux de venir voir votre grand-père. Il est très agité depuis hier. Si vous ne le visitez pas, nous devrons l’attacher, et vous savez qu’il n’aime pas ça.

L’ÎLE INTERDITE
14 JUILLET 1942
Six heures quinze. Thomas a regardé sa montre nerveusement. Il était en avance. Après avoir déposé sa valise en bas des marches de l’entrée du pavillon principal de l’Université de Montréal, rue Saint-Denis, il s’est assis. Une bouffée de chaleur l’a envahi. C’était à cet endroit précis que le lieu de rencontre avait été fixé par télégramme quelques semaines plus tôt. Afin de contribuer à l’effort de guerre, il était réquisitionné par l’armée canadienne, suite à un ordre de mobilisation officiel, pour travailler en tant qu’entomologiste dans un laboratoire. Il n’en savait pas plus, seulement qu’il lui était formellement interdit de partager cette information avec quiconque, pas même sa famille. Le court message ne mentionnait rien sur la durée de son implication ni sur la destination exacte.
Les jours précédant le rendez-vous lui avaient paru interminables, il avait été assailli par un mélange d’émotions contradictoires. S’il ressentait une certaine frustration d’avoir à mettre en pause ses recherches en cours, il n’en avait pas moins développé une impatience difficile à contenir. Étant donné son champ d’expertise, il n’avait jamais imaginé qu’un jour ses services auraient pu être requis dans la poursuite de cette guerre. Les au revoir avec ses proches avaient été plutôt brefs, Thomas n’ayant jamais été une personne chaleureuse. Il avait invoqué des responsabilités professionnelles accrues outre-mer. Son père n’avait pas semblé suspicieux, sa mère avait essuyé une larme. La retenue avait toujours été synonyme de bienséance dans sa famille. Il s’était contenté de mettre le strict nécessaire dans sa petite valise, des vêtements, un rasoir, une brosse à dents, une photo de famille et, le plus important, un ouvrage de référence sur les insectes.
Sept heures pile. Une voiture noire s’est garée devant Thomas. Sans s’en rendre compte, il a retenu l’air dans ses poumons le temps que deux sous-officiers de l’armée canadienne sortent du véhicule. Ils étaient à peine plus jeunes que lui, vingt-cinq ans tout au plus. Promptement, ils l’ont salué en touchant la visière de leur casquette. Peut-être en raison de leur uniforme impeccablement repassé, Thomas n’a pas osé leur poser de questions. Il a senti qu’il n’obtiendrait aucune réponse. Après avoir vérifié ses pièces d’identité, les militaires ont empoigné sa valise et lui ont fait signe de monter à bord. Soulagé de ne pas avoir à alimenter de conversation, Thomas a obtempéré en silence.
La voiture est partie aussi vite qu’elle était arrivée, emportant Thomas jusqu’à la gare Windsor, deux milles plus loin, où un train était sur le point de partir. Le quai était bondé de civils et de quelques soldats, des conversations animées résonnaient, des enfants couraient, une femme tentait de contenir son chagrin devant un homme en uniforme. Thomas ne pouvait détacher ses yeux d’elle, sa robe lui rappelait un souvenir d’enfance qu’il n’arrivait pas à éclaircir. Elle s’en est aperçue et l’a scruté à son tour. Puis un drôle d’air s’est dessiné sur son visage, et Thomas s’est détourné. Sous son complet gris, il suait à grosses gouttes. Les deux sous-officiers lui ont commandé de le suivre à l’intérieur du premier wagon et se sont assis autour de lui. Il a pris place, cherchant à se faire le plus discret possible. Thomas a épongé son front avec un mouchoir et, avant de le remettre dans sa poche, il a caressé du bout des doigts les initiales de son nom, que sa mère avait brodées pour lui avant qu’il parte. Certains passagers du wagon le dévisageaient avec méfiance, le considérant peut-être comme un ennemi ou un espion allemand. La tension de la guerre se faisait de plus en plus sentir, même de ce côté de l’océan. Thomas a dévié son regard vers la fenêtre et s’est enfoncé dans son siège, espérant se faire oublier.
Sept heures trente-deux. Le sifflet marquant le départ a retenti, le train s’est mis en marche lentement vers l’est.
Les heures ont filé, et la monotonie du paysage, avec ses champs cultivés, ses prairies et ses forêts à perte de vue, a plongé Thomas dans un état presque hypnotique. À chaque arrêt, le brouhaha ambiant le tirait de ses songes. Des gens montaient, descendaient du train, les observaient furtivement. Thomas jetait chaque fois un coup d’œil aux sous-officiers. Constatant qu’ils restaient impassibles, Thomas reprenait sa contemplation. Après avoir dépassé Québec depuis plus d’une heure, le train s’est immobilisé de nouveau dans une petite ville rurale. Les militaires se sont raidis sur leur siège, Thomas aussi. Ils lui ont fait signe de se lever et l’ont escorté jusqu’à la sortie. Dehors, la gare était déserte, à l’exception de deux agriculteurs occupés à transporter du grain. Un véhicule de l’armée était stationné en face ; il détonnait dans le paysage. Thomas est monté à l’arrière, entouré des deux sous-officiers, posant sa petite valise sur ses genoux. Le soleil tapait fort, son visage était sans doute aussi rouge qu’il le pressentait.
Le camion s’est mis en mouvement, soulevant derrière lui un nuage de poussière. Le conducteur a emprunté la rue principale de la ville avant d’en rejoindre une autre plus tranquille, qui longeait le fleuve. Ils ont roulé ainsi une bonne vingtaine de minutes avant d’atteindre une base militaire. Thomas savait que plusieurs de ces camps avaient été établis le long du Saint-Laurent en raison de leur situation géographique stratégique, mais il n’aurait jamais imaginé qu’il y en avait un ici. Il se demandait bien d’ailleurs pourquoi. Le campement était encore en chantier et comportait seulement trois bâtiments et des installations d’entraînement en cours de construction. Le véhicule s’est arrêté devant une caserne, et un commandant en est immédiatement sorti, visiblement contrarié. Il a fait signe à tout le monde de descendre. Brièvement, il a serré la main de Thomas sans le regarder dans les yeux, puis a donné l’ordre à des soldats de l’emmener sans délai au quai de Pointe-aux-Oies. Les autres chercheurs étaient déjà arrivés depuis longtemps, et la marée ne les attendrait pas.
Thomas a été guidé jusqu’à la baie, où de longues rampes en bois rudimentaires avaient été installées sur les berges en guise de quai. Au bout, un bateau à vapeur y était amarré. Sur les battures se massaient une quinzaine de scientifiques qui semblaient patienter là depuis plusieurs heures. Leurs visages harassés trahissaient la fatigue qu’ils tentaient de dissimuler, sans doute par orgueil. Certains étaient assis, d’autres se tenaient encore debout. Quelques-uns chuchotaient à voix basse lorsque les militaires avaient le dos tourné. Une onde de nervosité se propageait parmi les hommes. Thomas s’est joint à eux en attendant que les soldats finissent le chargement.
— On board ! À bord ! a enfin crié le capitaine.
Personne n’a osé franchir les rampes en premier. Thomas avait les pieds enfoncés dans le sable, de même que les autres savants, qui échangeaient des regards inquiets. Aucun d’entre eux ne voulait avancer. Thomas observait la scène en se demandant s’il en faisait vraiment partie. L’un des sous-officiers qui l’avait conduit jusqu’ici l’a alors légèrement poussé dans le dos, le forçant à marcher. Une bête sur le chemin de l’abattoir, a-t-il pensé. Il n’a pas eu d’autre choix que de s’engager. Une odeur de glaise imprégnait l’air. À travers le quai de fortune, les eaux vaseuses ne lui renvoyaient pas son image. Il a relevé les yeux et fait un tour d’horizon. Derrière lui, les autres chercheurs le suivaient de près. Tout le monde s’est entassé pêle-mêle sur le bateau. Thomas est resté debout, il savait qu’il ne trouverait pas la force de se relever. D’autres scientifiques se sont adossés aux rambardes ou assis sur le pont.
Quatorze heures huit. Des soldats ont largué les amarres. Thomas a véritablement senti qu’aucun retour en arrière n’était possible. Le bateau à vapeur s’est éloigné des côtes, l’emportant avec les autres vers cette destination encore inconnue. Le fleuve était plutôt calme et se fendait sans résistance. Le soleil frappait fort sur les passagers et l’équipage. Chacun cherchait son air. Heureusement, le trajet n’a pas duré beaucoup plus qu’une heure. Thomas a d’abord aperçu une mince ligne brune sur l’eau, suivie de plusieurs autres plus petites. Ensuite, des bâtiments larges et ternes ont émergé du sol, se dressant tels des fantômes gris sur les falaises rocheuses. Une désagréable sensation d’électricité lui a parcouru l’échine. Une fois le bateau arrivé près du rivage, des dizaines de militaires en uniforme kaki sont sortis des entrepôts attenants pour aider à l’accostage, une colonie de fourmis semblant sur le point d’être attaquées. Dans un tumulte général, les soldats ont attaché les amarres et abaissé les rampes. Le capitaine du bateau a coupé le moteur. Un officier leur a fait signe de débarquer sur la terre ferme. Cette fois-ci, tous ont obtempéré. Thomas, parmi les derniers à mettre pied à terre, s’efforçait de dissimuler au mieux son inquiétude. Que leur réserverait cette île interdite ?
Les chercheurs ont été regroupés par les militaires devant un large hangar situé près du quai. Une quinzaine d’autres, qui devaient être arrivés dans les jours précédents, y ont également été conduits. Ils semblaient plus reposés. Un lieutenant a alors procédé à l’appel, marquant méticuleusement d’un crochet chacun des noms après avoir nommé leur lieu d’origine. Si son décompte s’avérait bon, Thomas dénombrait trente scientifiques : douze en provenance des États-Unis, quatorze de l’Angleterre et quatre du Canada. Il espérait avoir la chance de discuter avec eux dans les prochains jours. Pour le moment, c’était impossible, les soldats grouillaient de partout, et leurs yeux étaient rivés sur eux en permanence.
Les savants attendaient dans le silence le plus complet, absolument personne n’osait prendre la parole. Seul le vrombissement des insectes environnants meublait le vide, pas un souffle de vent ne venait les disperser. Régulièrement, un homme balayait l’air de ses mains pour faire fuir une mouche plus insistante que les autres. Thomas se sentait encore étourdi par le roulis de l’eau. La luminosité était si forte qu’il devait garder les yeux à peine entrouverts. Les rayons de soleil se fracassaient sur les rochers gris et explosaient sur sa rétine. Il s’est soudain senti mal. Un voile noir a rétréci son champ de vision et il a dû s’accroupir pour ne pas s’évanouir. Un chercheur britannique s’est penché sur lui, leurs regards se sont croisés. Assurément, il n’était pas le seul à avoir peur. Il s’est relevé graduellement après avoir pris une profonde inspiration, le sol avait un peu retrouvé de sa stabilité. »

Extraits
« Personne n’en savait beaucoup plus que ce que le major Walker leur avait dévoilé après leur arrivée. Le programme de guerre bactériologique déployé sur l’île était une collaboration entre les Américains, les Britanniques et les Canadiens. Les autorités à Washington suivaient l’état d’avancement des recherches. L’Île était divisée en trois.
À l’ouest, dans le hangar à proximité du quai, dix spécialistes de l’anthrax s’activaient sur le projet N (pour Anthrax, ou maladie du charbon en français). Leur cible était de produire par semaine cent-vingt kilos d’anthrax destinés à fabriquer mille-cinq-cents bombes. Quand le major Walker avait mentionné ce nombre, tout le monde avait retenu son souffle, Thomas le premier. Il n’avait pas pu s’empêcher de penser à la quantité de personnes susceptibles de perdre la vie des suites de cette production. Après un an à ce rythme, les chiffres devenaient absolument horrifiants.
Un peu plus au nord, à droite de l’étable, il y avait le projet R (pour Rinderpest), qui visait à développer un vaccin contre la peste bovine afin de le produire en quantité suffisante en cas d’attaque allemande sur le bétail des Alliés. Étant l’un des plus grands producteurs agricoles capables de nourrir les soldats au front, le Canada était sans doute déjà dans la mire des Allemands. Ainsi, quinze virologistes se relayaient, pressés par le major Walker, qui rappelait régulièrement l’imminence d’une telle attaque et, surtout, les conséquences catastrophiques qu’elle engendrerait sur l’issue de la guerre.
Et puis à l’est, dans une maison qui avait servi de laboratoire pendant la quarantaine des immigrants, collaboraient au projet F (pour Fly) un virologiste, un pathologiste, deux épidémiologistes et Thomas, spécialisé dans l’étude des insectes. Leur mission consistait à développer des méthodes de propagation d’épidémies à l’aide d’insectes. Pour cela, avaient été collectées avec soin des souches de virus extrêmement virulentes, des bactéries, des parasites et des champignons prometteurs en provenance des quatre coins du monde. Les savants avaient pour objectif de les introduire dans les organismes de différents insectes afin que ceux-ci deviennent des vecteurs de transmission de ces agents pathogènes. » p. 44-45

« Vous êtes partout. Vous ne pensez qu’à vous. Votre odeur chimique trop puissante se répand avec la pollution que vous générez. Vous défigurez tout sur votre passage. Vous ne prenez pas la peine d’effacer votre trace.
Au contraire, c’est votre unique manière de vous exprimer. Vous vous isolez de votre habitat. Depuis combien de temps êtes-vous incapables d’anticiper l’évolution de votre environnement ? De décrypter les comportements hérités de vos ancêtres ? C’est pourtant ce qui vous a permis de survivre jusqu’ici. En cet instant précis, vous devriez ressentir de la peur. Une angoisse viscérale et atavique dans le fond de vos tripes. Ne captez-vous pas le signal de rage que notre espèce s’envoie désormais pour vous attaquer ? » p. 152

« Vous auriez probablement ressenti de la nausée en nous voyant surgir sur les berges du Saint-Laurent: une nuée de frappabords, en une seule main sombre et vorace, caressant les herbes hautes au lever du soleil. » p. 202

À propos de l’autrice

Screenshot
Screenshot

Mireille Gagné © Photo DR

Mireille Gagné est née à l’Isle-aux-Grues et vit à Québec. Depuis 2010, elle a publié
des livres de poésie, de nouvelles et le remarquable roman Le lièvre d’Amérique (2020), qui « possède une sagesse universelle, de celle qui se transmet de génération en génération et de laquelle on s’égare trop souvent ». (Source: Éditions La Peuplade)

Site internet de l’autrice
Page Wikipédia de l’autrice
Page Facebook de l’autrice
Compte X (ex-Twitter) de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice
Compte LinkedIn de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#Frappabord #MireilleGagne #editionslapeuplade #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancophone #Canada #Québec #litteraturecontemporaine #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

10, Villa Gagliardini

SIZUN_10_villa_gagliardini  RL_2024 coup_de_coeur

En deux mots
C’est l’histoire d’un petit appartement situé dans le XXe arrondissement de Paris. C’est la chronique d’une famille sans père, puis avec un père trop présent avant de disparaître. C’est l’histoire d’une mère célibataire avec un, deux puis trois enfants. C’est l’histoire d’une enfant puis d’une adolescente qui va chercher sa voie des années quarante aux années soixante.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Un petit chez-soi vaut mieux qu’un grand chez les autres»

Dans un roman qui fleure bon la nostalgie de l’enfance, Marie Sizun raconte ses jeunes années dans un appartement du XXe arrondissement. C’est là, dans le Paris de l’après-guerre, qu’elle a connu bonheurs et drames familiaux, c’est là qu’elle a grandi, c’est là qu’elle a construit son avenir.

Marie Sizun n’en a pas fini avec l’enfance. Après Éclat d’enfance, (paru en 2013 et disponible en poche), dans lequel l’autrice racontait ses jeunes années dans le XXe arrondissement de Paris, de la porte des Lilas à la place des Fêtes, voilà qu’elle entre dans «l’immeuble de briques rouges» qu’elle avait laissé jusque-là de côté. Le 10, villa Gagliardini où elle a grandi et où elle a vécu plusieurs drames familiaux. Ses premiers souvenirs remontent en 1942. Elle a deux ans et essaie d’apprivoiser cet espace qui lui paraît immense alors qu’il n’a que la taille d’un studio. Durant les mois qui suivront elle vivra avec bonheur dans ce cocon aux côtés d’une mère attentive et aimante.
Mais tout va changer avec le retour de son père, prisonnier en Allemagne jusqu’à la fin des hostilités. Cet homme va pour le coup prendre tout l’espace, vouloir remettre de l’ordre dans son foyer et montrer qu’il est le seul maître à bord. La peur et la violence s’installent. La tension devient permanente et va croître encore avec l’arrivée d’un petit frère qui va devenir le nouveau centre d’attraction de ses parents.
En fait, il faudra attendre des vacances en Bretagne, qui ne sont qu’un stratagème imaginé par son père pour divorcer et prendre le large, pour retrouver un peu de sérénité. Mais payée au prix d’une forte précarité.
Ce qui n’empêchera toutefois pas la narratrice de réussir un joli parcours scolaire après une école primaire plutôt mouvementée et d’entrevoir ce que pourrait être sa vie loin de la villa Gagliardini.
En refermant ce roman d’apprentissage, on pense à cette citation d’Alphonse de Lamartine: «Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer?» et l’on revoit à notre tour l’appartement ou la maison de notre enfance, son mobilier, ses objets qui nous ont accompagnés et que l’on dévalorise trop souvent en affirmant qu’ils n’ont qu’une valeur sentimentale. Or, c’est justement cette valeur qui est ici célébrée. Quelques dessins sur un mur, un berceau qui vient manger un espace déjà restreint ou encore une simple poussette deviennent alors les symboles d’une vie que la force du souvenir transcende.
Lire Marie Sizun nous permet de retrouver le Paris populaire des années d’après-guerre, mais au-delà de ce lieu et de cette période, c’est aussi l’occasion – au détour d’une phrase, d’une émotion ressentie – de replonger avec nostalgie dans nos propres souvenirs. C’est alors entre les lignes de cette belle écriture classique et limpide que chacun écrit sa propre histoire. Cette force d’évocation, que l’on pouvait déjà trouver dans La maison de Bretagne, donne à ce roman plein de tendresse et de nostalgie un parfum d’enfance et d’espérance. Car alors tout est encore possible.

10, villa Gagliardini
Marie Sizun
Éditions Arléa
Roman
248 p., 20 €
EAN 9782363083579
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement à Paris, dans le XXe arrondissement. On y évoque aussi Villemoisson, alors en Seine-et-Oise.

Quand?
L’action se déroule de 1942 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
On a tous un lieu d’enfance, lieu des premières années. Maison ou appartement, cet endroit littéralement lié aux souvenirs, bruits, lumières du tout début, enferme pour toujours le mystère de la petite enfance. C’est au 10, villa Gagliardini que Marie Sizun a décidé de retourner. Mais c’est d’un voyage tout intérieur dont il s’agit. Nous poussons la porte avec elle et nous découvrons, dans l’agencement du petit appartement une histoire romanesque. C’est là que l’auteur grandira, vivra le retour de captivité de son père après la guerre, l’arrivée d’un frère puis le délitement du couple qui, une fois le père en allé, lui rendra sa mère pour elle toute seule, en une espèce de compagnonnage où les rôles bientôt s’inverseront. Mais plus que le récit d’une enfance, c’est surtout l’histoire d’un combat pour trouver sa place. L’appartement est un refuge, une île merveilleuse où, malgré les difficultés financières, la petite vit dans un monde de fantaisie et de joie entretenu par sa mère dont l’originalité les protège des difficultés et des conventions sociales. Tout est bonheur : faire des dessins sur les murs, découvrir la lecture, écouter sa mère chanter. Chaque objet, chaque meuble raconte une histoire, s’anime. Et bien vite, l’enfant est attirée par le dehors. La vue de la fenêtre laisse entrevoir la beauté du monde : les toits de Paris luisant sous la pluie, les ciels changeants, tout est prétexte au ravissement. Puis la porte s’entrouvre sur le monde inconnu, l’école, les amies, la découverte du cinéma et ce quartier du vingtième arrondissement entre la rue Haxo et la place du Télégraphe. Les jalons sont posés, qui deviendront l’œuvre à venir. Le souvenir tenace d’une histoire familiale jadis éclatante, une certaine gêne financière pour ne pas dire pauvreté, et finalement une volonté farouche de lutter contre le déclassement. Une histoire de transfuge en somme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Pierre Ahnne

Les premières pages du livre
« J’ai deux ans et je suis dans l’appartement. Ce qu’il y avait avant, je ne m’en souviens pas. Ma vie commence au petit appartement. C’est mon écorce, ma coquille, mon nid. Je ne sais rien de lui, mais sa lumière, ses couleurs, son odeur sont à moi autant que la présence de ma mère.
J’ai trois ans, cinq, sept, dix ans, douze, quinze, seize, et je suis encore dans l’appartement. Mes connaissances se sont un peu enrichies, mais de l’appartement, je ne me dissocie pas encore. C’est un être vivant, fraternel, jumeau. Il est moi comme je suis lui, comme on peut s’aimer ou se haïr sans jamais cesser d’être soi.
Je le quitterai. Je vivrai ailleurs. Loin. Mais il sera toujours là. Au fond de moi.
Il est mon enfance et quelque chose de plus, comme un secret. Une empreinte génétique. Une

deuxième peau, inaliénable. Souvent il m’arrivera, des années plus tard, bien des années plus tard, de m’y retrouver en rêve, la nuit, quand, du grand immeuble de briques rouges où il s’inscrivait petitement, au deuxième étage, en bout de couloir, il ne me restera qu’une vision lointaine et, du 10, villa Gagliardini, qu’une adresse obsolète.

I
C’était un très petit, très modeste appartement, une pièce, une cuisine, une entrée, des toilettes. On appellerait cela aujourd’hui, je crois, un «studio»; pour moi, c’était la maison. Mes jeunes parents, à peine mariés, l’avaient déniché avec amour dans cet ensemble d’immeubles neufs à loyer modéré d’un quartier tranquille du XXème arrondissement, deux mois avant la déclaration de guerre de septembre 1939. Ils n’y ont pas été heureux longtemps : mon père a été mobilisé, envoyé au front, fait prisonnier. Il n’est revenu d’Allemagne que quatre ans et demi après. J’avais juste cet âge quand j’ai fait sa connaissance.
Pendant tout le temps de son absence, j’ai vécu seule avec maman, dans ce petit appartement qui m’apparaissait immense. C’était un univers dont, à peine debout, j’explorais avec bonheur les éléments familiers, simples extensions de moi-même semblait-il. Meubles, arêtes de mur, portes que je découvrais à tâtons, que je scrutais du regard, que je reniflais, dont j’écoutais le mystère, un silence que troublaient à peine les bruits venus de l’extérieur.
Dans la pièce principale – nous disions «la chambre», 20 mètres carrés tout au plus –, il y avait dans le coin droit un grand divan où mes parents n’avaient dormi ensemble qu’un été et, dans le coin gauche, mon lit d’enfant. Au centre, une table de chêne rectangulaire et ses deux chaises. Contre un mur, placée bien au milieu, une commode en bois blanc que, je le saurai plus tard, mon père avait teintée au brou de noix et cirée. Adossée au mur d’en face, simplement posée sur le plancher, une étagère basse en bois d’acajou, démodée, telle qu’on en voyait dans les intérieurs bourgeois de la fin du XIXème siècle, remplie de vieux livres, la plupart brochés. Et, entre la porte de la chambre et le pied du grand lit, une drôle de petite armoire – bonnetière? – étroite, jadis vitrée, dont le verre, fendu, avait été remplacé par un rideau de dentelle. Ma mère y rangeait le linge de maison et les papiers de famille. Cette pièce était tapissée d’un papier peint gris, à motifs plus sombres, pour moi longtemps indistincts. C’était juste gris et familier. Même si les motifs me sont bientôt apparus comme des espèces de ramages, plumages bleu nuit évoquant vaguement des oiseaux. Mais il y avait au fond de la chambre, lumineuse, magnifique, une haute fenêtre, large d’un peu plus d’1 mètre, qui ouvrait sur deux cours, une petite, celle de notre immeuble, close sur deux côtés de murs, jusqu’à la hauteur du deuxième étage, le nôtre. Juste en face de chez nous, le mur faisait place à une enfilade de toits que surmontait un grand morceau de ciel. À droite, la deuxième cour, plus importante, à peine séparée de la première par un muret, appartenait à l’immeuble voisin, dont les huit étages nous masquaient le paysage extérieur mais offraient, le soir, avec la mosaïque des fenêtres éclairées, un spectacle fascinant. Ouverte, notre fenêtre ménageait pour s’asseoir un rebord de 40 centimètres de large sur 1 mètre de long. Une idée de balcon en somme. Une petite balustrade de fer forgé, peinte en noir et coiffée d’une rambarde en bois, était censée protéger d’une chute. Ma mère s’y accoudait souvent. Moi, je m’étendais de tout mon long sur l’étroit balcon avec mes jouets. Les jours de beau temps, c’était notre jardin. Mais les pots de fleurs étaient interdits par le règlement. »

À propos de l’autrice

Portrait de Marie Sizun le 04/04/2022
Marie Sizun © Photo Philippe Matsas

Marie Sizun, agrégée en lettres, est née en 1940. Elle a d’abord exercé comme enseignante en France, puis en Allemagne et en Belgique, avant de se tourner vers l’écriture. Depuis 2001, elle vit entre Paris et la Bretagne. Sa carrière d’écrivaine débute en 2005 avec la publication de son premier roman, Le Père de la petite, qui a reçu le prix Librecourt. Elle a ensuite publié dix autres romans, dont La maison de Bretagne, récompensés de divers prix. (Source: Éditions Arléa)

Page Wikipédia de l’autrice
Page Facebook de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice
Compte LinkedIn de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#10villagagliardini #MarieSizun #editionsarlea #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #VendrediLecture #coupdecoeur #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Les Monuments de Paris

HUISMAN_les_monuments_de_paris RL_2024

En lice pour le Grand Prix RTL-Lire

En deux mots
«Je suis rentrée en France de crainte d’être loin de toi quand tu disparaîtrais. Tu as beaucoup regretté notre éloignement au cours des deux décennies que j’ai passées en Amérique». Violaine accompagne les derniers jours de son père et, en fouillant les archives familiales, décide de raconter sa vie. Ce faisant, elle va remonter jusqu’à son grand-père Georges, son œuvre et sa tragique destinée.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Mon père et son père

Violaine Huisman rend hommage à son père Denis, décédé en 2021, ainsi qu’à son grand-père Georges dans ce roman qui retrace leur histoire, rappelle le destin tragique des familles juives dans la France occupée, et nous fait découvrir la naissance du festival de Cannes et le marketing associé à la philosophie.

Nous avions découvert Violaine Huisman en 2018 avec Fugitive parce que reine, le portrait sensible et délicat de sa mère. Poursuivant l’exploration de sa famille, elle se penche cette fois sur son père Denis, décédé le 2 février 2021 et celle de son grand-père Georges.
Après des décennies passées en Amérique, Violaine rentre au pays. «Je suis rentrée en France de crainte d’être loin de toi quand tu disparaîtrais.» Une crainte que la pandémie va raviver, mais finalement sa fille sera bien aux côtés de son père à l’heure où il rend son dernier souffle. Désormais, elle peut en dresser le portrait :
«L’outrance, le trop, le toujours plus, l’hubris a été ton mode opératoire, ton équilibre. Tu avais déjà cinquante ans quand je suis née, tu étais alors riche et célèbre, débordant d’activités, tu te distinguais par ta flamboyance et ta façon de n’être jamais parfaitement dans les clous. Ton énergie foutraque s’assortissait d’une rigueur intellectuelle sévère; à ta soif d’argent répondait une sainte horreur de la spéculation; et ainsi de suite. Tu incarnais la contradiction avec brio et flegmatisme. Pour décrire ta profession, tu t’autodésignais comme universitaire-homme d’affaires. Le trait d’union devait suffire à expliquer ta double casquette. Tu étais à la fois professeur de philosophie et fondateur d’écoles qui avaient fait florès. Tu étais entrepreneur et enseignant, mais aussi auteur, directeur de collection, producteur d’émissions de télévision, père de huit enfants de quatre lits, ex-mari de trois femmes, et séducteur invétéré. À mes yeux, tu étais invincible, omnipotent ; tu étais ailleurs, trop grand, trop imposant, trop tout. Ta panse de bon vivant, mes bras ne parviendraient jamais à en faire le tour. Ton ventre était toujours plein d’un autre enfant, d’une autre histoire – de ceux, de celles qui m’avaient précédée.»
C’est donc sur les pas de cet homme qu’elle nous convie, parcourant le Paris des Trente Glorieuses et, ce faisant, explicite le titre du roman: «Mon père avait vécu, depuis sa naissance, comme au milieu d’une carte postale, dans un rayon de moins de trois kilomètres autour de la tour Eiffel. Petit garçon, il avait grandi au palais de l’Élysée, où son père avait été secrétaire d’État sous Paul Doumer. L’ancien président de la République était avant tout pour moi le nom d’une avenue du seizième arrondissement qui partait de la place du Trocadéro, ou plus précisément du palais de Chaillot dont mon grand-père avait supervisé la construction, en tant que directeur général des Beaux-Arts, face au salon de thé Carette, à l’angle opposé, entre l’avenue Kléber l’avenue Poincaré.»
C’est avec ce style classique, soucieux de trouver le mot juste et bien loin de l’hagiographie que l’on chemine aux côtés de cet homme qui a sûrement brûlé sa vie de peur de la perdre. En 1940, il est aux côtés de son père, à bord du Massilia, quand ce dernier décide de gagner Alger aux côtés de nombreuses personnalités et hauts fonctionnaires. Un paquebot qui finira par aborder à Casablanca, au milieu d’une foule hostile et vaudra à nombre de ses passagers un destin tragique. Car on traque les juifs, car on traque ceux qui entendent continuer le combat et ne pas rejoindre Pétain, considérés comme des traîtres.
Aussi bien durant sa vie professionnelle que privée, on sent ce besoin d’en faire toujours plus. Il se mariera trois fois, aura huit enfants – Violaine étant la petite-dernière – et passera notamment à la postérité pour la publication d’un manuel de philosophie qui a accompagné des milliers d’élèves. Mais il est aussi à l’origine de la création de nombreuses grandes écoles.
À ce portrait sans complaisance, mais avec beaucoup d’amour, vient s’ajouter en filigrane celui de sa mère – «aujourd’hui que j’ai atteint l’âge qu’aura éternellement maman au fond de mon cœur, je me surprends à retrouver ses mains en regardant les miennes, et la douleur qui me saisit alors déchire le réel d’un coup de griffe» – mais surtout celui de son grand-père Georges dont on se dit qu’il aura peut-être aussi un jour «son» roman, tant sa personnalité est riche. Créateur du Festival de Cannes, ce haut-fonctionnaire a aussi beaucoup fait pour la préservation du patrimoine et pour les beaux-arts. Il a notamment organisé la mise en lieu sûr d’œuvres majeures lorsque l’Allemagne nazie a déferlé sur la France. Après l’épisode du Massilia, il parviendra à rester caché et à échapper aux rafles.
On l’aura compris, Violaine Huisman a réussi, une fois encore, en plongeant dans ses racines familiales, à nous raconter la France du siècle passé. Avec élégance, avec style, avec passion.

Les monuments de Paris
Violaine Huisman
Éditions Gallimard
Roman
288 p., 00 €
EAN 9782073044228
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, Bordeaux, Marseille, Valmondois, L’Arcouest dans les Côtes d’Armor, Chaumont-sur-Loire, Albi, Vaison-la-Romaine ainsi qu’à Casablanca, New York et Washington.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec de nombreux retours en arrière jusqu’au sortir de la Première Guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Mon père était un homme d’une autre génération, aurait-on dit pour excuser sa misogynie ou son pédantisme, un homme dont les succès justifiaient l’arrogance, dont l’affabilité surprenait autant que la fureur, dont la tendresse excessive, baroque, totalement débridée, trahissait l’excentricité ou expliquait en partie l’attachement qu’il inspirait en dépit de ses abominables défauts. J’étais sa petite dernière, sa numéro huit, avait-il coutume de dire pour me présenter dans le grand monde. Dans l’intimité, il m’appelait son petit ange.»
Après avoir mis en scène le personnage de sa mère dans Fugitive parce que reine, Violaine Huisman se penche sur celui de son père, à la fois philosophe et businessman, figure hors norme, emblématique des Trente Glorieuses. Mais du portrait d’un iconoclaste follement attachant surgit un autre livre : une enquête familiale autour de Georges Huisman, le grand-père de l’autrice. Haut fonctionnaire juif, le directeur des Beaux-Arts du ministre Jean Zay joua un rôle central dans la création du Festival de Cannes en 1939, avant de connaître la traque durant la Seconde Guerre mondiale.
Avec émotion, l’écriture de Violaine Huisman transforme dans Les monuments de Paris la matière de la mémoire et du temps. L’intimité du souvenir s’y conjugue à l’autorité de l’histoire pour ressusciter les destins oubliés.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le blog de Gilles Pudlowski


Bande-annonce du roman © Production éditions Gallimard

Les premières pages du livre
« Te voir avachi devant la télé en plein après-midi me sidère et me brise le cœur. Je coupe le son. Merci, silence.
Le reflet des images diapre les murs comme les vitraux d’une chapelle. Par la fenêtre, à ta gauche, un rayon de soleil dessine autour de ta chevelure un halo d’or. En arrière-plan, des étagères de livres reliés en cuir châtain forment un paysage vallonné, des collines où se dressent en lettres scintillantes tes auteurs-phares. J’ai poussé ta chaise roulante pour me frayer un passage jusqu’à toi. J’ai déplacé ton repose-pied pour m’installer à côté de ton fauteuil inclinable. J’entrelace mes doigts aux tiens. Ma chérie adorée, c’est drôlement gentil de passer voir ton vieux père. Tu portes mon poignet à tes lèvres pour y déposer une pluie de baisers. Ton si vieux père, un pauvre vieillard cacochyme ! Tout de suite les grands mots. Je lisse ton front inquiet. D’une caresse, j’époussette dans ta barbe inégalement rasée des petits bouts de nourriture. Je baisse mon masque chirurgical pour plonger mon visage au creux de ton cou. Je retiens mes larmes – à peine. C’est ton parfum qui me manquera le plus. Ton salon exhale une odeur de saumure, de soins, de pisse. Tu reçois mes marques de tendresse avec une béatitude lasse ou peut-être enfin une forme d’ataraxie.
Je suis rentrée en France de crainte d’être loin de toi quand tu disparaîtrais. Tu as beaucoup regretté notre éloignement au cours des deux décennies que j’ai passées en Amérique. Tu me téléphonais régulièrement, souvent la nuit. Maintenant tu ne m’appelles plus, mon pauvre papa, tu ne sais plus comment. Ta crinière blanche dénote une élégance que le reste de ta mise contredit cruellement. Sur ton front, tes tempes, je retrouve ce parfum des petites brosses rondes en plastique que tu as toujours affectionnées. Tu les achetais en pharmacie, avec ton éternelle bouteille de Schoum, ton spray Ricqlès extrafort, une Eau de Cologne Impériale, des tas d’autres bricoles à la fois inutiles et essentielles à ton quotidien. La merveilleuse alchimie de ces notes boisées sur ta peau se répandait dans tes écharpes en cachemire, tes pardessus. Tes costumes distingués, en lin ou en laine vierge, anthracite, marine ou camel, tes cravates et tes pochettes, ont été remisés au placard. Sans doute n’en auras-tu plus l’usage, mais je préfère penser qu’ils t’attendent, comme tu m’as si souvent fait attendre.
Dans la quiétude qu’imposent tes fréquentes somnolences, j’admire ton port distingué malgré ton pull taché, la couche qui dépasse de ton jogging. Tu gardes les jambes croisées, les tibias entourés d’un élastique assez lâche pour ne pas te pincer les mollets, les pieds emballés dans d’énormes bandages. Tes plaies ne guérissent pas, ne guériront pas. Sous le pansement, ton pied gauche ressemble à une sculpture cubiste. Des angles se sont formés sous les métatarses, tes orteils sont tout racornis, le gros est entièrement noir. Cet orteil de géant était déjà pourri quand j’étais enfant : un globule de chair enflée autour d’un reste d’ongle de la taille d’une dent de lait.
En ces instants que je passe à ton chevet, je me fous que tu ne te rappelles rien : ni l’âge que j’ai, ni l’existence de mes filles, ni le suicide de ma mère. La guerre est à peu près tout ce dont tu te souviennes, alors je te demande une énième fois de me raconter l’invasion des nazis, l’exode, la spoliation des tiens sous Vichy. De ton lit médicalisé, tu me mènes à bord du Massilia en juin 1940 ; je te suis sur le pont comme dans un théâtre. J’entends à travers les battements de ton cœur les applaudissements du public qui retarde le moment de quitter la salle, et qui scande, les mains jointes, cette prière impossible : Pitié, faites que le temps demeure suspendu. Pitié, que le présent dure l’éternité.
Mon père était un homme d’une autre génération, aurait-on dit pour excuser sa misogynie ou son pédantisme, un homme dont les succès justifiaient l’arrogance, dont l’affabilité surprenait autant que la fureur, dont la tendresse excessive, baroque, totalement débridée, trahissait l’excentricité ou expliquait en partie l’attachement qu’il inspirait en dépit de ses abominables défauts. J’étais sa petite dernière, sa numéro huit, avait-il coutume de dire pour me présenter dans le grand monde. Dans l’intimité, il m’appelait son petit ange. De la même mère j’ai une sœur, Elsa, de deux ans mon aînée. Les autres enfants de notre père, de trois lits différents, s’échelonnent sur trente ans.
J’ai expliqué à mes filles au printemps 2020, après des mois de confinement avec son lot d’école à la maison, que nous allions emménager en France pour nous rapprocher de leur vieux grand-père. George et Sissi étaient nées à New York, elles parlaient un français fantaisiste et appelaient leur aïeul Doggy, sobriquet hérité des générations antérieures. Ce surnom semblait à mes filles d’autant plus saugrenu que l’anglais était leur première langue, et que Doggy, à ce stade de sa vie, se trouvait dans une situation de dépendance telle que le comparer à un chien n’était pas sans fondement. En outre, il possédait avec sa femme un yorkshire très envahissant, dont la place au sein du foyer confinait à la pathologie. La femme de mon père, celle qu’il avait épousée après ma mère, faisait une fixation sur ses chiens, lesquels s’étaient succédé à l’identique au fil des décennies, chacun remplacé tel un multiple industriel. Ils n’avaient pas eu d’enfants mais donc un animal de compagnie, que mon père appelait son fils-chien.
Une infirmière envoyée par l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris vient plusieurs fois par jour surveiller tes pansements. Ta femme tient à te garder à la maison, ce dont nous, tes enfants, lui savons gré. Une auxiliaire de vie te permet de voyager de ton lit au salon à bord d’une chaise roulante aux heures des repas ou des visites. Tu as pour elle une courtoisie exemplaire, un brin ampoulée. Tu la remercies avec effusion, elle te répond avec componction, à la mesure de la grâce avec laquelle tu manies la langue française. Toutefois, il arrive que tu t’indignes. Cette femme t’importune. Pourquoi diable t’empêche-t-elle de profiter de ta fille ? Tu supplies qu’on la fasse partir, qu’on te laisse tranquille ! Tu pourrais en pleurer de rage, d’humiliation. Qu’on parle de te changer ? Est-on tombé sur la tête ? Tu insistes pour m’emmener au restaurant. J’essaie de t’apaiser, j’esquive ta proposition. J’en profite pour te rappeler que les lieux publics sont fermés jusqu’à nouvel ordre. Tu as toujours préféré manger au restaurant. Midi et soir, en vacances comme à Paris. Bientôt ta femme t’apportera un plateau-repas que je t’aiderai à avaler à la petite cuiller.
Dans ce renversement des rôles, nous avons l’âge indécis d’un amour insolvable ; nous vivons en sursis, dans un hors-champ hors du temps.
Mes filles adorent m’écouter te mettre en scène dans des récits où elles partagent le plaisir que je prends à évoquer ta folie douce. Ainsi se déclinent, entre autres aventures rocambolesques en diable, nos courses chez les commerçants du quartier. C’est-à-dire quand, exception qui confirmait la règle, tu avais prévu que nous mangerions à la maison plutôt qu’au restaurant. Nous appelons ce conte : Doggy fait son marché. Alors voilà, Doggy arrive à la boulangerie, mais comme il est déjà vieux, il a une chaise qui l’attend à l’entrée de la boutique. C’est la chaise de M. Huisman.
Doggy s’installe, sa canne à la main, il salue chaleureusement madame la boulangère, et toutes les dames qui travaillent là – Bonjour madame, bonjour mesdemoiselles, comment allez-vous ce matin ? –, et il commence à énumérer sa commande : Ma bonne dame, je vais vous prendre, s’il vous plaît, six croissants, huit pains au chocolat, et, eh bien, quatre pains aux raisins, et mettez-moi… Là, effarée, j’essaie de l’arrêter : Mais papa, enfin, c’est pour qui tout ça ? Eh bien pour tout le monde ! Mais qui tout le monde, papa ? On est juste trois, Elsa, ta femme et moi ; toi, avec ton diabète, tu n’y as pas droit, personne ne va manger tout ça ! Mais si, mais si, ne me contrarie pas ! Reprenons. Ah je vois que vous avez de bien belles pâtisseries aujourd’hui !
Vous allez nous mettre une grande tarte, elle est à quoi celle-ci ? Aux abricots, formidable, on la croirait sertie d’émeraudes avec ces petites choses qui brillent dessus. Ah ce sont des pistaches ! C’est très réussi. Et puis cette magnifique forêt-noire, c’est votre mari qui l’a faite ? Vous le féliciterez de ma part ! Un bien brave homme, et talentueux comme tout. Et quelques religieuses au café, oui deux, non trois, et vos fameux sablés, ils sont excellents, et… Les filles,
vous croyez qu’il va s’arrêter là ? Non, vous avez raison, ça ne lui suffit toujours pas. Papa, c’est vraiment beaucoup trop ! On ne va jamais manger tout ça, je te jure, c’est trop !
Et vous croyez qu’il m’écoute ? Non, vous avez raison, il ne m’écoute absolument pas. Quand finalement nous sortons du magasin, je porte six cartons de pâtisseries en équilibre qui manquent de chavirer, quatre sacs de viennoiseries que
je peine à tenir d’une main, j’ai trois baguettes calées sous le bras, et là, les filles, là, vous savez ce qu’on fait ? On se dirige vers le boucher-charcutier-traiteur ! Est-ce que vous devinez ce qui va se passer là-bas ?
Je leur ai demandé si elles voulaient m’accompagner voir Doggy en arrivant en France. Elles m’ont répondu avec enthousiasme que oui, oh oui, ça leur ferait très plaisir. J’ai pensé qu’elles en rajoutaient. Lors de notre dernière visite – quand la pandémie n’était encore qu’un cauchemar du futur –, mon père avait demandé dix fois à George de lui rappeler qui elle était au juste. Tu me demandes encore ? avait-elle gémi, incrédule. Mais je t’ai dit! Lots of times! Je suis George! Ta petite-fille George! Doggy avait ri aux éclats de la voir se récrier avec la candeur de ses sept ans révolus. Mais bien sûr, ma belle George. Tu as raison, c’est aberrant d’être un tel vieillard cacochyme. Ah gaga ah gaga papa, je suis complètement gâteux ! avait-il dit en déposant sur son poignet une pluie de baisers. Petit ange! (Petit petit ange!) Ah là là, c’est moche de vieillir… Nous avions ri tous les trois, puis j’avais pris la main de mon père adoré dans les miennes, sa main noueuse et bleutée aux ongles jaunes et écaillés comme les ligules du pissenlit en voie de métamorphose. Ne te tracasse pas, mon papa, c’est bien normal que tu perdes un peu la mémoire après tant d’années à retenir tant de choses. Maman, m’a dit George, solennelle, en réponse à ma proposition: I swear, I’m très contente de voir Doggy. Even if he doesn’t know who I am! Ma fille a hérité de mon père des orbes d’obsidienne que les émotions nacrent d’une brillance insolite. La joie ou l’angoisse y perlent abruptement. À chaque instant de leurs échanges, j’ai senti dans les gestes empressés de ma fille pour ce vieil homme édenté, dans les caresses et le regard fasciné de mon père sur ce visage poupin qui lui rappelait très fort un autre, l’intensité de la filiation. Cette chambre de malade tenait aussi du sanctuaire : l’amour y régnait en novice, candide et sublime.
Dans tes moments de lucidité, tu évoques, de manière chaotique et parcellaire, des épisodes de ta vie qui ont précédé ma naissance. Tu te promènes, contemplatif, parmi les paysages de ton histoire : tu déambules, flânes, reviens sur tes pas. Les yeux dans le vague, tu t’engages sur un boulevard, t’égares dans un dédale de rues, empruntes un raccourci ; tu digresses, tu te perds, tu tournes en rond. Tu ne dialogues pas, tu soliloques. Tu ne me laisses intervenir que lorsque tu cherches un mot, un nom, une adresse.
Impossible de poursuivre tant que tu n’as pas trouvé le terme exact qui te permet d’enchaîner. Pas imperméable, mais fermé, ha, tu sais… pas étanche, hermétique, c’est ça bravo! La tige d’un fruit, enfin ça porte un nom : pédoncule!
Phalanstère, paléontologue, rodomontade… Je ne connais que lui, mais enfin tu sais bien, place de la Madeleine, la salade de homard, voilà : Lucas Carton, ouf! Depuis petite, t’aider à retrouver le mot perdu est mon jeu préféré. Ton vocabulaire se repaît d’hyperboles, tu enjolives le réel avec ivresse et désinvolture, mais ton français ne tolère aucune approximation. Tu as la voix qui porte et le ton professoral ; où que tu sois, tu donnes un cours magistral, y compris en tête à tête avec ton agonie. Tu peux de but en blanc déclamer un poème de Hugo ou une tirade de Corneille.
En philosophie, tu es incollable, intarissable. Tu sembles avoir tout lu, tout retenu. Tu convoques une sarabande de noms, des noms de pontifes poussiéreux, de personnalités aujourd’hui insignifiantes, des noms de rues, beaucoup. Tu as fréquenté le Tout-Paris. Dans cette galerie de portraits, je ne visualise aucun visage mais les lettres blanches sur fond bleu nuit aux carrefours de nos enfances. Je vois des caractères alphabétiques sillonner la nébuleuse toponymie de ton histoire.
Mon père avait vécu, depuis sa naissance, comme au milieu d’une carte postale, dans un rayon de moins de trois kilomètres autour de la tour Eiffel. Petit garçon, il avait grandi au palais de l’Élysée, où son père avait été secrétaire d’État sous Paul Doumer. L’ancien président de la République était avant tout pour moi le nom d’une avenue du seizième arrondissement qui partait de la place du Trocadéro, ou plus précisément du palais de Chaillot dont mon grand-père avait supervisé la construction, en tant que directeur général des Beaux-Arts, face au salon de thé Carette, à l’angle opposé, entre l’avenue Kléber l’avenue Poincaré. Si c’est rond, ce n’est point carré ! plaisantait invariablement papa, pour ajouter qu’il ne fallait pas confondre Henri Poincaré – éminent mathématicien, membre de l’Académie des sciences, puis de l’Académie française, auteur de La Science et l’Hypothèse, dont Einstein admirait énormément les travaux – avec Raymond Poincaré, son cousin, pas la moitié d’un nul non plus ce Raymond Poincaré, lui-même de l’Académie française, ancien président de la République, dont le bilan était plutôt mitigé après 14-18, on lui reprochait d’avoir été un peu va-t-en-guerre, Si vis pacem, para bellum, avait-on dit de son alliance avec la Russie ; ce même Poincaré avait déclaré: Une France diminuée… ta ta ta… attends, c’était quoi déjà la formule… Une France diminuée, une France exposée… il y avait encore autre chose avant la chute… ne serait plus la France ! Clemenceau avait rétorqué : Il ne suffit pas d’être des héros. Nous voulons être des vainqueurs ! Bref, cette Première Guerre mondiale dont on promettait qu’elle serait pliée en quelques semaines avait duré quatre ans, une boucherie insensée, plus d’un million et demi de morts, un quart des hommes de la génération de 14, la génération de papa, qui, lui, avait été épargné parce qu’il était dans l’aéronautique, ce qu’on appelait alors l’aéronautique, qui deviendrait l’aviation, mais lui était au sol, en poste d’observateur, d’ailleurs il avait refusé la Légion d’honneur juste après la guerre parce qu’il trouvait qu’il ne la méritait pas, qu’il avait été embusqué comme on disait alors, résultat il l’attendrait quinze ans de plus, cet imbécile! Carette, donc, où papa s’arrêtait immanquablement les jours de départ en vacances pour avoir de quoi pique-niquer dans le train, parce que, à cette époque reculée, la restauration rapide n’avait pas encore été massivement introduite en France, et quoi qu’il en soit, pour mon père, la seule adresse où s’approvisionner convenablement en sandwichs était ce salon de thé des années 20, où les en-cas étaient présentés sous forme de petits rectangles de pain de mie emballés dans un papier transparent à l’enseigne de la boutique.
Les noms des grands personnages historiques du XXe siècle, Paul Doumer, entre autres, avaient ainsi le goût du sandwich parisien par excellence, le jambon-beurre, mais pas n’importe quel jambon-beurre, pas une malheureuse demi-baguette servie sur un comptoir en zinc, non, il s’agissait d’un sandwich avec des faux airs d’entremets, une saveur confuse de banalité et d’exception. Ainsi j’entendais ces noms prononcés par la voix tonitruante de papa, quelque part entre le Petit Palais et le pont Alexandre-III, dans un entrelacs de digressions où l’intime servait de toile de fond aux anecdotes qui concernaient les autres, c’est-à-dire ce que d’autres appelaient communément l’Histoire. À trois ans, il était entré dans le bureau de son père à l’Élysée et lui avait demandé de but en blanc: Dis, papa, t’as des nouvelles de Pierre Laval ?
Si j’aimais la jubilation avec laquelle mon père racontait cet épisode de son enfance, sa signification semblait néanmoins compromise à force d’être répété, comme un mot scandé jusqu’à dissolution du sens. Il y avait quelque chose de burlesque à imaginer un bambin prendre des nouvelles d’un homme politique, et j’en déduisais – cette situation ne m’étant guère étrangère – que son père était pressé, terriblement occupé, et qu’il fallait que son fils l’interroge sur les affaires de l’État pour qu’il s’intéresse à lui. Néanmoins, ce Pierre Laval, qui n’avait pas de rue à son nom, n’était-il pas aussi ce salaud qui avait vendu les femmes et les enfants juifs aux nazis ? N’était-ce pas à lui, avec le concours de Pétain, que nous devions la rafle du Vél’ d’Hiv ? Mon père, mon grand-père, moi-même, n’étions-nous pas juifs ? Mais Pierre Laval avait été un homme de gauche ! me répondait papa en reprenant un petit sandwich au jambon. Comme Benito Mussolini, d’ailleurs ! Pas mal le jambon, mais vraiment le meilleur c’est celui à l’œuf dur, je ne sais pas comment ils font cette mayonnaise, elle est remarquable. Enfin Laval, jamais un cheveu de nos têtes ne se serait imaginé qu’il deviendrait une ordure pareille ! C’était compter sans l’antisémitisme des Français… Mon pauvre père disait d’un de ses anciens camarades de régiment en 14-18, qu’il avait derrière lui quarante siècles d’hypocrisie chrétienne et d’avarice bourgeoise. Perplexe, je reformulais ma question.
Nous sommes juifs, rétorquait papa, oui, évidemment, mais enfin ça dépend pour qui! Pierre Laval avait absolument été de gauche, je te promets. Il avait occupé un peu tous les
postes : ministre de la Justice, du Travail. C’est là qu’il avait fait passer la loi sur les assurances sociales, à l’origine de la Sécurité sociale, quand même ! Ministre des Affaires étrangères aussi, de l’Économie. Et patatras, il avait été victime de sa politique déflationniste, qui s’était révélée catastrophique, en pleine récession, il y avait eu le krach boursier, etc., et le Front populaire avait été élu, à la plus grande joie de mon père, qui était un grand admirateur de Léon Blum… Alors, il n’est pas remarquable ce petit sandwich à l’œuf dur? Moi qui déteste les crudités, je dois dire que le concombre est délicieux.
Au palais présidentiel, tu jouais à faire voler des avions en papier depuis les grandes fenêtres qui surplombaient les jardins, d’où tu admirais la relève de la Garde nationale. Mme Paul Doumer, qui avait perdu ses quatre fils à la guerre, te choyait comme l’un des siens et t’avait même organisé une surprise-partie pour ton troisième anniversaire. Quelques jours après cette fête féerique, tu avais laissé tomber du balcon de ta chambre un coupe-papier, celui avec lequel tu t’étais taillé une braguette dans ton bas de pyjama. L’arme avait chuté à deux doigts de la tête du président ! Quel savon ton père t’avait passé ! Près d’un siècle plus tard, tu te sentais encore responsable d’avoir inconsciemment, innocemment, préfiguré l’assassinat de Paul Doumer. Tu as été élevé dans des appartements de fonction au faste désincarné, entouré de ministres, et d’une grand-mère, du côté de ton père, qui se revendiquait appartenir à la classe des petites gens. Nous autres petites gens, se targuait-elle. Enfin pourquoi ces boniments ? Vous n’étiez pas du tout des petites gens ! clamais-tu. Vous étiez des êtres illustres, bien au-dessus du lot ! Puis la guerre t’avait donné tort. Vous aviez tout perdu : la splendeur de vos intérieurs bourgeois, la reconnaissance de vos contemporains, votre position sociale, vos moyens de subsistance, vos titres, votre nationalité, et enfin votre nom. Vous aviez dû vivre cachés pour échapper aux rafles. Ça tu ne l’as pas oublié. Quand disparaîtra en toi jusqu’à la conscience de notre lien, restera dans ta chair la meurtrissure de la spoliation, de la traque, de la débâcle.
Mon père était parmi les derniers témoins vivants de cette tragédie collective. Sa famille avait survécu, mais le climat de persécution auquel il avait été confronté, enfant, avait laissé en lui des séquelles irréparables. Elles étaient nombreuses, éparses, ces séquelles, et elles étaient aussi devenues ma façon d’interpréter l’extravagance de papa: ce passé terrible et incompréhensible devait pour moi panser le présent. Bientôt ces récits n’appartiendraient plus qu’aux livres, aux archives. L’indignité du régime de Vichy ne se révélerait plus dans la fièvre de ses discours ; sa réalité resterait figée, inscrite. Aussi, tant que mon père vivait, je voulais l’écouter encore me transmettre ce drame historique dans l’invérifiable désordre de l’intime.
Tu as retenu de cette calamité la nécessité de profiter de la vie, d’en jouir au maximum, à l’excès. Tu détestes le gâchis mais tu hais la modération. Entre deux maux, il faut choisir le moindre ! m’as-tu souvent répété. Tu devais te résoudre à gaspiller, à jeter ton argent par les fenêtres, et, si contrariant soit-il, à balancer ces piles de gâteaux avariés à la poubelle. Chez toi, il fallait entrouvrir le frigo prudemment. Quiconque connaissait tes habitudes savait qu’il risquait de se prendre une douzaine de yaourts sur le coin de la gueule, de voir dégringoler des barquettes de plats périmés, ou pire, une tasse de café coincée entre des vieux fromages mal emballés. En toute chose, tu convoitais la quantité. Tu te vantais, lors des années les plus fastes de ta carrière, que ta notice dans le Who’s Who dépasse celle du général de Gaulle ! À l’exception de grand-croix de la Légion d’honneur, une dignité à laquelle tu te résignais à ne pas avoir été élevé, tu avais accumulé les décorations en collectionneur. Quand les gens s’étonnaient de ton incroyable panoplie de médailles, tu répondais non sans autodérision que si tu ne les avais peut-être pas toutes méritées, tu les avais demandées. La plupart des gens attendent qu’on leur donne, expliquais-tu. C’est complètement con!
Si on ne demande rien, on n’obtient rien – ou si peu. Moi je me suis beaucoup fatigué à demander, et en contrepartie j’ai effectivement obtenu pas mal de choses. Cette rosette rouge sur le revers de ton veston intriguait énormément les enfants, toutes générations confondues. À quoi ça sert ? te demandait-on à tour de rôle. À rien mon pauvre amour ! Strictement à rien, sinon à flatter la vanité des vieux croulants comme moi. Ou plutôt si, ça sert à une chose : à partir du grade de grand officier, un vulgaire gendarme ne peut pas vous convoquer au poste, c’est le commissaire de police en personne qui doit se rendre à votre domicile pour vous arrêter. Je ne voyais pas en quoi ce privilège t’aurait été utile. On ne se retrouve pas en garde à vue pour gloutonnerie ou achats compulsifs ! À la rigueur, maman, elle, se faisait assez souvent épingler pour excès de vitesse ou vol à l’étalage. Maman n’avait pas de décorations, elle appelait tes médailles des hochets, elle parlait comme une charretière et insultait allégrement les gendarmes qui la verbalisaient. Mais toi, tu étais un honnête homme, tu t’adressais aux forces de l’ordre comme aux commerçants, avec une courtoisie exemplaire qui témoignait de l’éducation parfaite que tu avais reçue. Seulement tu avais eu le malheur d’être un petit garçon juif en 1940.
Maman, pourquoi Doggy’s dog s’appelle Loup? Loup is not a wolf? me demande timidement ma Sissi. Excellente remarque, mon amour adorée. Ça doit être une manie chez nous de confondre les espèces. Je retrouve dans le regard interloqué de ma plus jeune fille la confusion dans laquelle, enfant, me plongeait la vie des adultes. Moi-même j’essaie encore de comprendre, je m’abstiens de lui dire pour ne pas l’inquiéter. Ma Sissi, je lui réponds, toi ton lapinou, tu l’as bien appelé Wawa comme un toutou. Alors ?
Au restaurant, quand tu ne parvenais pas à finir les douze plats que tu avais commandés, tu buvais au goulot une bonne rasade de Schoum, puis tu proposais d’emporter les restes, mais tu refusais de sauter le dessert, tu ne pouvais pas conclure le repas sans au moins un petit chocolat. Nous étions toujours les derniers à sortir de table. Dans ces établissements d’un chic anachronique où jamais on ne nous aurait mis dehors, tu traînais jusqu’à des heures indues,
repu, heureux, la bonne chère décuplant ta faconde. Nous autres enfants, accablés d’ennui, trouvions des moyens de nous distraire en roulant les miettes de pain en boulettes
que nous lancions à travers la salle. Tu nous intimais d’arrêter nos conneries avec si peu de conviction que nous prenions tes récriminations pour des encouragements. Nous vidions le château Margaux pour le mélanger à nos soupes de sorcières, avec le sucre, le sel, la moutarde, dans un verre à pied en cristal. Goûte, papa ! Ça c’est une grosse bêtise, disais-tu distraitement, rebondissant sur l’importance du jeu dans le développement humain, les castrations symboligènes dans la diachronie du vécu infantile exposées par Françoise Dolto. Toi-même avais été terriblement brimé.
Nous n’étions pas à l’abri que tu enchaînes avec le Massilia. Pendant que les adultes s’éternisaient, nous descendions nous cacher dans la cabine téléphonique du sous-sol, d’où
nous passions des appels anonymes au hasard des pages de l’annuaire, deux volumes de Pages Blanches posés par terre en guise d’escabeau pour atteindre les touches du cadran.
Tu devais te douter que nous faisions encore de grosses bêtises ; tu t’en foutais royalement. Cette anecdote figure en bonne place parmi les contes et légendes de Doggy. Je m’aperçois à leurs questions que je dois expliquer à mes filles qu’autrefois il existait des espaces fermés pour téléphoner, appelés cabines téléphoniques ; qu’il existait aussi des livres dans lesquels étaient recensées les coordonnées des abonnés du téléphone, appelés bottins. Sébastien Bottin
a une rue à son nom à Paris. Il s’agissait d’abord d’une petite impasse au bout de la rue de Beaune, à quelques pas de la Seine. Une partie fut rebaptisée rue Gaston-Gallimard, en l’honneur du fondateur des Éditions Gallimard. C’est là, dans le discret hôtel particulier au numéro 5, que j’ai signé les contrats de mes deux premiers romans. Ma chérie, Gallimard ! t’es-tu écrié quand je t’ai annoncé la nouvelle. Gallimard ! Mais c’est l’Olympe ! Tu m’as envié ce triomphe. Tu aurais aimé toi aussi être publié chez Gallimard, ou y être éditeur, ou les deux, parce que tu aurais aimé tout faire, tout posséder.
Ta volubilité et tes dispendieuses habitudes n’avaient d’égale que ta prodigalité – une largesse hors norme, fantasque, inconsidérée. De la poche gauche de ton veston, tu sortais à tout bout de champ un portefeuille de cuir en un mouvement spontané et grandiose qui donnait corps à l’expression : avoir le cœur sur la main. Tu distribuais sans compter, l’argent était fait pour être dépensé, et tu le dépensais. Tu faisais livrer des bouquets de fleurs gigantesques, des boîtes de chocolats de cent vingt pièces en échange d’un service, d’un rendez-vous galant ou pour rien, pour la beauté du geste. Je t’ai connu très peu d’amis. Tes fréquentations se limitaient à des relations mondaines. Si jadis tu avais partagé des amitiés sincères, elles s’étaient étiolées.
Depuis, il n’y avait de place dans l’univers que tu t’étais construit que pour des renvois d’ascenseur. Je n’ai jamais vu personne d’autre que toi s’assurer que le lift retourne aux rez-de-chaussée une fois parvenu à l’étage. C’était pourtant une règle de courtoisie élémentaire ! Tout comme tenir la porte à une femme, incliner la tête pour lui baiser la main, appeler un docteur docteur, et un professeur monsieur le professeur, dire bonjour et au revoir madame, jamais bonjour tout court. Tes formules de politesse se déclinaient en une fastidieuse cérémonie grammaticale – Je vous prie d’agréer virgule – dans les missives que tu dictais à maman quand elle avait à faire des courriers administratifs ou des mots d’excuse pour ses filles. Elle les recopiait diligemment, et nous les enseignerait scrupuleusement à son tour quand Elsa et moi serions en âge d’imiter sa signature. Toi en tant que président-directeur général de ton entreprise derrière les Champs-Élysées, tu appréciais qu’on t’appelle monsieur le président, ou à défaut monsieur le directeur.
Professeur t’allait aussi puisque tu étais docteur en philosophie, PhD disent les Américains, un titre qu’un ami new-yorkais t’avait permis d’obtenir et en contrepartie de quoi tu lui avais renvoyé de nombreux ascenseurs chargés de superbes présents. Dans ta jeunesse, les camarades s’interpellaient d’un sympathique mon vieux, vestige de la génération de ton père. J’ai retrouvé cette expression dans les fragments de vos correspondances, des feuilles jaunies dans des cartons qui avaient échappé à la purge des ans, au feu ou à l’éparpillement. Cher ami, je t’entendais dire au téléphone, ou en serrant la main de tes compagnons de route.
Une intimité distante se dressait entre ton interlocuteur et toi, vous étiez proches sans engagement, sans prise de risque ; votre amitié était un pacte de convenance, un gage d’échange de bons procédés. Tu n’allais jamais dîner chez personne, tu invitais les gens au restaurant et commandais pour eux toute la carte pour mieux piocher dans leur assiette. Tu ne demandais à personne de te donner son avis, hormis pour t’approuver, te plébisciter. Toi-même tu flattais avec épanchement, ne craignant jamais le ridicule de la flagornerie. Flatouillez, flatouillez, il en restera toujours quelque chose ! claironnais-tu. Tu donnais des exemples de lettres que tu avais envoyées à des confrères, des écrivains ou des critiques littéraires, dont tu redoutais qu’elles ne se retournent contre toi : tu avais tout de même poussé le bouchon en comparant un philosophe assez médiocre à Kant ! On te répondait avec empressement qu’on se sentait enfin compris. Tu supportais difficilement la contrariété. Ces enfants ne tiennent aucun compte de ma psychologie! t’écriais-tu quand nous t’indisposions pour une raison quelconque. À tes maîtresses ou à tes femmes, tu offrais des cadeaux mirobolants pour te faire pardonner ton caractère de cochon. »

Extraits
« L’outrance, le trop, le toujours plus, l’hubris a été ton mode opératoire, ton équilibre. Tu avais déjà cinquante ans quand je suis née, tu étais alors riche et célèbre, débordant d’activités, tu te distinguais par ta flamboyance et ta façon de n’être jamais parfaitement dans les clous. Ton énergie foutraque s’assortissait d’une rigueur intellectuelle sévère ; à ta soif d’argent répondait une sainte horreur de la spéculation ; et ainsi de suite. Tu incarnais la contradiction avec brio et flegmatisme. Pour décrire ta profession, tu t’autodésignais comme universitaire-homme d’affaires. Le trait d’union devait suffire à expliquer ta double casquette. Tu étais à la fois professeur de philosophie et fondateur d’écoles qui avaient fait florès. Tu étais entrepreneur et enseignant, mais aussi auteur, directeur de collection, producteur d’émissions de télévision, père de huit enfants de quatre lits, ex-mari de trois femmes, et séducteur invétéré. À mes yeux, tu étais invincible, omnipotent ; tu étais ailleurs, trop grand, trop imposant, trop tout. Ta panse de bon vivant, mes bras ne parviendraient jamais à en faire le tour. Ton ventre était toujours plein d’un autre enfant, d’une autre histoire – de ceux, de celles qui m’avaient précédée. » p. 31-32

« À dix-neuf ans, j’étais partie pour un stage à New York qui devait durer l’été. J’y étais restée. J’avais commencé à gagner ma vie à vingt ans, certes très modestement, mais tout de même, je m’étais trouvé un poste dans une maison d’édition. Mon expatriation m’avait permis de m’émanciper, me débrouiller seule, me fabriquer une carrière loin des systèmes de papa, de mon histoire familiale et de ses fantômes et de son fardeau. » p. 38

« Quand je te parle d’elle, tu peux encore faire apparaître sa silhouette dans la pénombre de tes souvenirs. Ah, elle était magnifique, Catherine ! D’une beauté à couper le souffle. La fascination qu’exerçait sur toi sa splendeur relevait du fantasme. Tu n’en revenais pas d’avoir pu posséder une femme aussi sublime, de lui avoir fabriqué deux filles aussi belles qu’elle ! Elles ont l’intelligence de leur papa et la beauté de leur maman, répétais-tu à l’envi. Tu n’as jamais compris pourquoi cette déclaration l’offensait. Vous étiez à égalité : elle avait le physique, toi l’érudition ; elle le sensuel, toi le mental ; elle l’inné, toi l’acquis. Votre couple bariolé s’assortissait de l’éclat de la foudre, du frisson d’un désir subjuguant. Vous incarniez chacun un mirage inaccessible et menaçant, une altérité irréductible. Vous partagiez une attraction sauvage et volatile, et une ardeur commune à brûler la chandelle par les deux bouts. Votre amour était du genre qui ne fait pas bon ménage avec la vie domestique, les emmerdements du quotidien. Fonder un foyer à partir de ce brasier ne pouvait qu’être combustible. » p. 56

« C’est mon père. Précisément à l’âge que j’ai aujourd’hui, soit huit ans avant ma naissance. Je ne connais pas cet homme. Et si nos moi successifs se sédimentent en nous telles des strates géologiques, si ce bouffon insupportable était bien encore en lui lorsqu’il était devenu mon père, il avait fini par céder sa place à un moi moins conquérant, plus magnanime, plus aimable. Quarante-deux ans, c’était l’âge qu’avait le père de papa lorsqu’il entrait à l’Élysée comme secrétaire d’État à la présidence de la République. C’était l’âge qu’avait maman quand elle avait été internée de force, à Sainte-Anne, l’année de mes dix ans. C’est l’âge de son visage tel que je l’ai cristallisé en moi, et aujourd’hui que j’ai atteint l’âge qu’aura éternellement maman au fond de mon cœur, je me surprends à retrouver ses mains en regardant les miennes, et la douleur qui me saisit alors déchire le réel d’un coup de griffe. » p. 63

À propos de l’autrice
HUISMAN_Violaine_©Beowulf_SheehanViolaine Huisman © Photo Beowulf Sheehan

Née en 1979, Violaine Huisman est l’autrice de Fugitive parce que reine (2018), prix Françoise Sagan et prix Marie Claire, sélectionné dans la première liste de l’International Booker Prize, de Rose désert (2019) et de Les Monuments de Paris (2024). (Source: Éditions Gallimard)

Compte X (ex-Twitter) de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lesmonumentsdeparis #ViolaineHuisman #editionsgallimard #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #VendrediLecture #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Post Frontière

GILLIO_post_frontiere

  Grand_Guide_rentree_litteraire_automne_2023

En deux mots
Anna, une sudète, est forcée à fuir lorsque la Bohême retrouve sa liberté. Sa fille Inge sera victime de la partition de l’Allemagne, parvenant à l’ouest avant de s’installer dans l’ex-RDA. C’est son histoire que Patricia, journaliste, a envie d’approfondir, car sa propre histoire n’est pas étrangère à celle de son interlocutrice.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Trois femmes ballotées par l’Histoire

Anne, Inge et Patricia ont toutes été victimes des soubresauts de l’histoire, des frontières qui bougent. En nous racontant leurs histoires Maxime Gillio réussit un formidable roman historique, qui met aussi en perspective l’actualité la plus brûlante.

L’histoire commence en 1944, à Priesten, en Bohême, dans l’ex-Tchécoslovaquie. Anna, qui est Allemande, sudète, est prise à partie par les villageois. La mère de famille est proche d’être lynchée avant qu’un professeur ne s’interpose et ne parvienne à la sauver des griffes des villageois en furie.
Puis le roman bascule en 2006, à Heidenau, en Basse-Saxe, quand Patricia Sammer, une journaliste au Tageszeitung vient proposer à madame Lamprecht de raconter son histoire, ayant découvert dans les archives de la BStU, le bureau en charge des archives de la Stasi, qu’elle s’appelle en fait Inge Oelze et qu’après avoir réussi à fuir à l’ouest, elle était revenue en ex-RDA. Très méfiante, Inge finit par confier son histoire à la journaliste, faisant le lien avec le chapitre initial. «Mes parents, Josef et Anna Fierlinger, étaient des Allemands sudètes, qui habitaient à Priesten, un petit village de Bohême, dans l’ancienne Tchécoslovaquie. Leurs familles respectives y étaient implantées depuis plusieurs générations. Aujourd’hui, il s’appelle Pfestanov, mais à l’époque de mes parents, c’était Priesten, à l’allemande.… Je n’ai pas connu mon père, qui était soldat dans la Wehrmacht. J’ai été conçue pendant une de ses permissions, mais il est mort dans les bombardements de Berlin, quelques semaines avant la capitulation… Comme vous le savez, sitôt la guerre terminée, les Sudètes ont été expulsés des territoires où ils habitaient depuis plusieurs années. Ce fut le cas de ma mère qui est partie sur les routes enceinte de moi, avec mes deux frères. Je vous passe les conditions de vie qui furent les leurs durant cet exode.»
Si Patricia s’intéresse de si près à cette histoire, c’est que son propre destin n’est pas étranger à celui de son interlocutrice. Cette part d’ombre va nous conduire dans l’Allemagne des 70 à 90, au moment où la Fraction armée rouge de Baader-Meinhof faisait régner la terreur dans la République fédérale.
Maxime Gillio s’est inspiré de faits réels pour ce livre. Son beau-frère, qui a grandi en Allemagne de l’est jusqu’à la chute du Mur, lui a raconté l’histoire de sa mère, réfugiée sudète contrainte à l’exode. C’est à partir de son témoignage qu’il est parti sur les lieux et s’est abondamment documenté pour nous offrir cet émouvant récit, ces trois portraits de femmes victimes du redécoupage des frontières comme tant de leurs compatriotes.
Mais ce qui fait l’intérêt de ce fort roman, c’est aussi son absence de manichéisme. En le lisant, on comprend que la chute du mur a aussi pu être vécue comme un drame, un choc. «Cette plongée soudaine dans un nouveau monde tellement agressif, si plein de doutes et d’angoisses» peut faire regretter un système où régnait la Stasi et où les contrôles et le manque de libertés, car «ce régime apportait des repères».
L’auteur s’est aussi servi de son sens de l’intrigue et du suspense, acquis avec l’écriture de romans policiers, pour entraîner le lecteur d’un destin à l’autre, attisant sa curiosité au fil des pages. Avec Anna, Inge et Patricia, il nous montre aussi que l’émigration est rarement un choix volontaire et que la remise en cause de l’intangibilité des frontières s’accompagne souvent de drames humains. C’est dire combien ce roman résonne avec l’actualité le plus brûlante.

Post Frontière
Maxime Gillio
Talent Éditions
Roman
336 p., 21,90 €
EAN 9782378153175
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé en ex-Tchécoslovaquie puis en Allemagne, notamment à Berlin.

Quand?
L’action se déroule de 1944 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Patricia Sammer, journaliste au Tageszeitung, enquête sur les personnes ayant
fui l’Allemagne de l’Est dans les années 1960. Inge Oelze qui a franchi le Mur
quarante ans plus tôt, accepte de lui raconter ses souvenirs : son enfance dans
l’Allemagne dévastée de l’après-guerre, la fracture de son pays en deux blocs,
son passage à l’Ouest et son engagement politique.
Mais, rapidement, leurs discussions tournent au jeu de dupes: à l’évidence,
Inge dissimule une partie tourmentée de son passé, tandis que Patricia s’abrite
derrière son article pour mener une quête beaucoup plus intime. Pourquoi
autant de mystères entre ces deux femmes qui ne s’étaient jamais rencontrées ?
Passeur d’histoires dans l’âme, Maxime Gillio a écrit de nombreux romans policiers
avant de bifurquer vers la littérature jeunesse. Pour écrire Post Frontière,
un roman beaucoup plus personnel, il s’est inspiré d’une histoire vraie, intime et
poignante. Avec une écriture prenante, il nous entraîne dans une quête mémorielle
à travers l’histoire de trois femmes, ballottées au gré des époques et des
méandres des frontières. Un roman aux cruelles résonances contemporaines.
Quand les frontières bougent, les destins vacillent.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Culture vs News
Blog Carobookine
Blog Valmyvoyou lit
Blog Le coin lecture de Nath
Blog Des livres et moi
Blog La bibliothèque de Marjorie

Les premières pages du livre
« PROLOGUE
Priesten, Bohême, Tchécoslovaquie, fin de l’été 1944
La poussière du chemin danse dans les rayons du soleil. La sueur coule sous ses aisselles et meurt sur ses hanches épaisses. Elle a chaud, elle a honte. Elle rase les murs, les bras croisés sur sa poitrine. Sa robe noire trop serrée l’étouffe, elle aimerait arracher ce col qui l’étrangle, ce bandeau qui l’oppresse, défaire ce chignon qui lui donne mal à la tête.
Ses chaussures usées sont couvertes de terre séchée. Elle a parcouru à pied les trois kilomètres qui séparent la vieille ferme du village. Elle y a laissé les garçons et espère être de retour rapidement. Horst n’a que quelques mois et Helmut quatre ans. Il est encore jeune, mais elle a confiance en lui. Elle sait qu’il surveillera son frère, qu’ils ne feront pas de bêtises.
Elle arrive sur la place du village et jette un œil à la fontaine, à sa margelle couverte de mousse. C’est ici que les villageois se retrouvent pour colporter les dernières nouvelles, faire bruisser les ragots. Elle entend les discussions qui s’arrêtent sur son passage, les murmures méprisants, mais elle continue son chemin, le regard fixé sur les pavés. Depuis plusieurs mois, elle a remarqué les changements d’attitude des habitants à son égard. Depuis qu’il se murmure, sous le manteau, que l’issue de la guerre ne serait peut-être pas celle qu’on leur a promise.
L’horloge de l’église sonne 13 heures. Elle arrive près de l’école, un vilain baraquement à la façade décrépite, s’apprête à gravir les marches menant à l’unique salle de classe lorsqu’une ombre apparaît devant elle, l’obligeant à s’arrêter. Elle lève les yeux. C’est Georg et son visage défiguré, souvenir d’un shrapnell qui, vingt-six ans plus tôt, lors de la bataille de Zborov, lui a déchiré tout le côté droit. De cet épisode, Georg a hérité une médaille commémorative, une orbite vide cachée par un bandeau poisseux et une immonde boursouflure qui lui laboure la joue et lui retrousse la lèvre sur d’affreux chicots.
La jeune femme se force à un pâle sourire.
— Bonjour, Georg.
Il ne répond pas et l’observe de son œil valide.
Elle sait l’attirance qu’elle suscite chez cet homme. Jusqu’ici, elle a toujours réussi à l’éconduire en douceur, surjouant sa naïveté. Mais depuis quelques semaines, son insistance est devenue malsaine, presque agressive.
De ses ongles noirs, Georg fait crisser sa barbe, s’attarde sur sa cicatrice. Anna tente de contourner l’ancien soldat, mais il fait un pas de côté pour l’empêcher de passer.
— Où tu crois que tu vas comme ça ?
Sa voix rocailleuse traîne une haleine de mauvais schnaps. Anna aimerait faire demi-tour, prendre la fuite et retrouver ses garçons, mais elle a besoin d’argent. Alors, elle tente de masquer le dégoût que lui inspire ce colosse aviné et lève le menton.
— Il paraît que le professeur a besoin de quelqu’un pour le ménage.
Georg crache aux pieds de la jeune femme.
— Ouais…
Il se tourne vers la fontaine et interpelle les villageois :
— Eh oh, vous autres ! Paraît qu’y a la Berlinoise qui a besoin de travailler.
Puis il porte de nouveau son attention sur Anna.
— Comme si vous ne nous aviez pas assez volés ! Après nos terres et nos fermes, faut encore que vous preniez les seuls boulots minables qui nous restent ? T’as donc pas de fierté ?
La jeune femme pâlit. La chaleur s’est dissipée. Désormais, elle frissonne. Les villageois se sont attroupés et l’obligent à reculer. Elle trébuche et se retrouve adossée au mur lépreux de l’école.
La tête lui tourne, elle ferme les yeux un bref instant, tente de retrouver son calme. Elle contemple ces visages hostiles, durs et ridés. Elle les connaît depuis sa naissance. Elle a fréquenté la même école que ces femmes, elles font les moissons ensemble, vont à l’église tous les dimanches. Mais aujourd’hui, ces figures familières sont devenues des masques menaçants.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? C’est juste pour faire du ménage. Quelques heures. Ce n’est pas méchant, c’est…
— Tais-toi ! l’interrompt Georg. C’est pas à toi que doit revenir ce travail. Vous en avez assez fait comme ça, vous autres les Allemands ! Pas vrai, tout le monde ?
Sa stature imposante lui confère un rôle de chef qu’il endosse avec fierté. L’assistance acquiesce. Une simple rumeur, encore sourde, mais lourde de menaces. Sous l’effet de l’indignation, la jeune femme a repris des couleurs.
— Tu es injuste, Georg ! Je suis née dans ce village, j’y ai grandi, avec vous. Je n’ai même jamais quitté la région.
Georg ricane. Il se tourne vers la foule et lève les bras au ciel. Anna le trouve grotesque avec ses postures de prédicateur de carnaval. Mais sa haine hypnotise l’assistance.
— Bien sûr que tu es née ici, Anna ! Mais tu es allemande, comme toute ta famille depuis des générations. Comme tous ceux qui nous ont volé nos richesses, nos terres, pillé nos récoltes et nos mines.
Ces accusations attisent la colère d’Anna.
— Arrête, Georg ! Tu fais honte à la mémoire de mon père ! Tu l’as déjà oublié ? Tu as oublié qu’il a siégé au conseil municipal à tes côtés ? De quelle manière il est mort, à Flossenbürg ? Des larmes de rage coulent sur les joues empourprées de la jeune femme. Comment ose-t-il ? Comment osent-ils ? Lothar, son père, qui toute sa vie avait prôné la paix entre Tchèques et immigrés allemands comme lui. Un modèle d’intégration, un homme qu’elle a vu pleurer au lendemain de l’annexion de la région par ses soi-disant compatriotes, qui s’était opposé au discours expansionniste des autorités allemandes. Lothar, devenu plus tchèque que certains Tchèques d’origine, et pour cette seule raison, assassiné par les nazis un matin de 1940.
L’indignation d’Anna a momentanément calmé la foule. Nul n’a oublié Lothar Koch. Quant à Anna, au fond, tout le monde sait que c’est une gentille fille, discrète et serviable, mais qui n’aura jamais l’intelligence de son père.
Georg perçoit l’hésitation des villageois et craint que son avantage ne lui échappe. Il soulève alors le bandeau crasseux qui couvre son orbite vide pour mieux impressionner sa proie et se retourne vers l’assemblée.
— Lothar ? L’exception qui confirme la règle. Ton père était un brave homme, Anna. Son absence fait beaucoup de mal au village. Ça doit être dur pour toi, sans homme à la maison. À ce propos, tu as des nouvelles de ton mari ? Un vrai patriote, celui-là…
La jeune femme vacille. Résignée, elle reprend sa posture de victime, mains tordues, tête baissée. Que peut-elle objecter ? Contrairement à son père, son mari Josef a rejoint les rangs du parti de Henlein1, se conduisant avec les Tchèques comme un seigneur avec ses serfs.
Au début de leur relation, séduite par le charme et la virilité de ce beau garçon, elle n’y avait pas prêté attention. Elle se souvient pourtant de la colère mêlée de tristesse sur le visage de son père, le jour où elle lui avait annoncé leur projet de mariage. Elle se rappelle, comme un aiguillon douloureux à jamais incrusté en elle, l’étrange sourire que Josef arborait le matin où les soldats allemands étaient venus chercher Lothar.
Que peut-elle objecter ? La foule est versatile, prompte à suivre les meneurs qui soufflent sur les braises de la rancœur. Déjà, le souvenir de son père s’estompe, remplacé par la haine envers son mari, ce colon arrogant.
— S’il vous plaît, murmure-t-elle, je n’y suis pour rien.
Laissez-moi tranquille, je ne veux pas…
Elle ne peut finir sa phrase. Une branche lui heurte la tempe. Elle s’écroule et sa tête cogne une pierre. Un filet vermillon s’échappe de son chignon défait.
La vue du sang excite les villageois. Georg triomphe, harangue l’assistance pour l’inciter à humilier la femme au sol. La curée est proche. Les insultes pleuvent, la masse meurtrière continue à avancer, quand une voix juvénile retentit :
— Suffit !
Les villageois s’arrêtent aussitôt. En haut des marches, à l’entrée de l’école, un jeune homme aux longs cheveux bouclés et aux fines lunettes les contemple. L’indignation étire ses traits d’adolescent.
— Laissez-la en paix ! Vous devriez avoir honte ! Que diriez-vous si je faisais pareil avec vos enfants, hein ? Allez, fichez-moi le camp, bande de sauvages !
Il descend l’escalier et se dirige vers l’attroupement. Les paysans se dispersent sur son passage, honteux et frustrés. Étrange autorité que celle de ce petit homme fluet qui semble à peine entré dans l’âge adulte.
Seul Georg reste immobile, essayant de garder sa fierté. Derrière lui, la jeune femme tente de se relever tout en ramenant ses mèches ensanglantées dans son chignon. D’un geste apaisant, l’homme l’incite à ne pas bouger. Puis il se tourne vers Georg. Le géant le dépasse de deux têtes, mais il ne s’en laisse pas conter. Il pointe un doigt accusateur sur son torse.
— Georg ! J’ai assisté à toute la scène. C’est toi le responsable ! Si je n’étais pas intervenu, qu’auriez-vous fait ? Vous auriez lynché cette malheureuse ?
— Mais, professeur ! C’est… c’est une Allemande, une Sudète, et…
— Et quoi ? Sa famille habite au village depuis trois générations. Et son père était conseiller municipal !
— Oui, mais son mari est…
— Pas de mais ! Allemands, Hongrois, Tchèques… Ici, nous sommes tous des villageois de Priesten, et tu devrais avoir honte de te comporter comme tu l’as fait ! Retourne cuver ton schnaps, et ne t’avise plus de lever la main sur quiconque, ou j’en parlerai à la police.
Georg pâlit, une lueur de colère éclaire son œil unique. C’est une brute avinée, certes, mais pas un idiot. Il sait qu’aux dernières élections, les nazis ont remporté tous les sièges et détiennent désormais tous les pouvoirs. Alors qui sait ce que ce foutu intellectuel risquerait de raconter à la police ? Il n’a pas envie de finir comme Lothar…
Il tourne les talons et quitte les lieux sur un dernier crachat.
Le jeune homme s’accroupit près d’Anna et lui tend la main.
— Ça va ? J’espère que ces imbéciles ne t’ont pas trop amochée.
Anna est rouge de confusion. Elle n’ose regarder en face cet homme si jeune et si intelligent. Tout le village le respecte depuis qu’il est arrivé de la ville. En quelques mois, il est parvenu à se faire accepter et obéir de tout le monde, par sa culture, son assurance, et l’autorité bienveillante avec laquelle il a su domestiquer la marmaille paysanne.
Anna hésite à lui prendre la main et bafouille :
— Oui, ça va, je… je suis désolée, professeur, je ne voulais pas que vous voyiez cela, je… je suis tellement honteuse.
Il l’aide à se relever.
— Allons, tu n’as pas à l’être. C’est à eux de se sentir coupables. Ce qu’ils ont fait est inacceptable.
— Je ne leur en veux pas, je… je peux les comprendre, ce n’est pas non plus facile pour eux.
Elle lève furtivement les yeux. Il l’observe et affiche un étrange sourire.
— Tu compatis avec tes bourreaux, Anna Fierlinger. C’est une preuve de générosité, mais aussi de faiblesse. Ne sois pas une victime, sinon ils te persécuteront sans arrêt. Il faut que tu sois forte et fière. Ne leur fais pas ce plaisir. Tu me comprends ?
— Je… je crois, oui, professeur.
— Ah ! Arrête un peu ! Tu peux me tutoyer et m’appeler Miroslav. Viens, suis-moi dans mon bureau, nous allons nettoyer cette vilaine plaie.

CHAPITRE 1
Heidenau, Basse-Saxe, 2006
Le serveur ne me quitte pas des yeux. Je suis la seule cliente du café, et il ne cesse de me jeter des regards en coin.
Il est intrigué par ma présence dans son établissement depuis dix jours. Mes seuls mots sont pour le saluer et passer commande. Je ne lui dis jamais au revoir, il sait que je reviendrai le lendemain.
L’envie de commander une bière me prend, mais j’arrive à la repousser. Je dois avoir les idées claires. Alors je regarde le garçon et hoche la tête vers ma tasse vide. Il s’empresse de la ramasser et de m’apporter un autre café. Sa main tremble légèrement quand il dépose la coupelle, et une goutte s’écrase sur mon dossier.
Sa pomme d’Adam proéminente joue au yo-yo dans son cou décharné. Il bégaie quelques excuses. Je n’y prête aucune attention et observe par-delà la vitre, de l’autre côté de la rue. La cour de l’école est encore vide. Dans vingt minutes, elle sera là.
L’échalas semble avoir pris de l’assurance. Il arrive à prononcer une phrase complète :
— Vous n’êtes pas de la région ? Vous êtes en vacances ?
Je le contemple par-dessus mes lunettes noires.
Des cheveux gras lui retombant sur le front en une mèche luisante, une acné tardive qui lui constelle les joues, de grandes dents grises voulant s’échapper d’une bouche trop petite, et quelques poils noirs sur un menton osseux.
Qu’il est laid.
Je ne réponds pas et m’absorbe dans la contemplation de l’école. Vexé, il retourne derrière le comptoir en maugréant.
Je sors un mouchoir de mon sac et tamponne mon dossier cartonné. Le papier a déjà absorbé le café et se gondole.
J’ai cette manie de disposer une feuille et un stylo devant moi dès que je m’assois, de relire encore et toujours mes notes. Je peux pourtant en réciter par cœur chaque mot, mais leur présence me rassure.
L’heure approche. Je range ma pochette dans mon sac, jette un billet sur la table, puis me dirige vers la sortie sans attendre la monnaie.
Arrivée devant la porte, la main sur la poignée en laiton noirci, je m’arrête, hésite une seconde, puis me retourne.
— Au revoir.
Surpris, le garçon relève la tête et m’adresse un sourire béat de grand puceau.
Je ne reviendrai pas demain.
Je fais quelques pas sur le trottoir, offre mon visage aux rayons d’un soleil précoce et m’allume une cigarette. Des odeurs de viennoiseries et de paprika me parviennent d’une boulangerie voisine. Deux petits vieux discutent autour d’une chope à la terrasse de l’unique auberge du village. C’est un beau printemps qui se profile à Heidenau.
L’heure de la récréation va bientôt sonner. Je l’entends qui arrive dans mon dos. Je reconnais le raclement des roulettes de son caddie. Elle traverse la route et se plante devant la grille de l’école, comme tous les jours de la semaine.
Ça fait plus d’une semaine que je l’observe depuis le café, que je guette sa venue, que je consigne ses habitudes dans mon cahier en attendant le moment de l’aborder.
Les premiers enfants déboulent et se dispersent dans la cour en piaillant. En quelques secondes, la rue résonne de cris et de rires.
Ce déferlement de vie me cueille à l’estomac. Je porte la main à mon ventre et recule d’un pas. Puis je me reprends, jette ma cigarette à peine entamée, traverse à mon tour et la rejoins. J’admire sa soixantaine fringante et altière. Elle me regarde, je lui adresse un sourire auquel elle répond poliment, et nous retournons toutes les deux au spectacle de la marmaille exubérante.
Après un long moment de contemplation, elle me demande :
— Vous êtes la mère d’un de ces petits monstres ?
Le regard toujours fixé sur la cour, je secoue la tête.
— Non. Je ne suis pas d’ici, mais de Berlin.
Je sens la suspicion qui s’installe. Elle agrippe la poignée de son caddie et tourne les talons.
— Au revoir, madame.
Sa voix est sévère. Je la laisse prendre de l’avance, je sais où elle habite. Je me mets en route à mon tour et la suis tranquillement, sans me cacher, jusqu’à la sortie du village. Elle veut accélérer, en vain.
Parvenue sur le perron de sa maison – une modeste résidence pavillonnaire sans âme ni cachet –, elle se retourne, les poings sur les hanches et les sourcils froncés, mais ne semble pas avoir peur.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
Je tente d’adopter une posture rassurante. Je sors une carte de visite et la lui tends.
— Patricia Sammer. Je suis journaliste au Tageszeitung.
Elle prend la carte et y jette un rapide coup d’œil.
— Et alors ?
— J’écris un livre sur la période du Mur. Je recherche les témoignages des fugitifs qui ont réussi à passer à l’Ouest au péril de leur vie, mais qui ont choisi de revenir à l’Est ensuite.
Elle laisse tomber ma carte dans les graviers, fait volte-face et introduit sa clé dans la serrure.
— Je n’ai rien à vous dire. J’ai toujours habité Heidenau. Au revoir !
Elle soulève son caddie et le pousse dans le vestibule.
— Vraiment ? Ce n’est pas ce que j’ai cru comprendre, madame Lamprecht. Ou dois-je vous appeler Inge Oelze ?
Elle s’arrête, la main sur la porte qu’elle s’apprêtait à me claquer au nez. Elle me tourne toujours le dos, voûtée.
Sa main fripée lâche la poignée et vient mourir sur son vieux manteau gris.
J’ai gagné la première manche.

CHAPITRE 2
Heidenau, 2006
Je la suis dans un couloir au carrelage usé. Elle pénètre dans une petite cuisine, tire une chaise de sous une table en Formica, s’assied, croise ses mains abîmées. Son visage aux yeux cernés ne trahit aucune émotion.
J’examine la pièce. Ameublement sommaire, mais propre. Un vieux réfrigérateur à la porte bombée fait entendre son bourdonnement. Une mouche vole autour d’une ampoule recouverte d’un abat-jour vert.
Elle a gardé son manteau, pour me faire comprendre que l’entretien sera bref. Elle ne me témoigne pas d’hostilité particulière, juste une défiance bien compréhensible.
Je pose mon sac, attrape une chaise à mon tour et m’assois en vis-à-vis. J’hésite à sortir mes documents, ce serait prématuré.
Nous nous défions encore du regard, puis je lève les mains en signe de reddition.
— D’accord… Je vous présente mes excuses pour vous avoir abordée de façon aussi brutale. Mais je ne savais pas comment faire.
Elle ne répond pas, ne bouge pas. Je poursuis :
— Comme je vous l’ai expliqué, j’écris un livre sur l’histoire récente de notre pays. Sur les citoyens de l’Est qui ont bravé la mort pour passer de l’autre côté du Mur, mais qui y sont finalement revenus après, alors qu’ils étaient censés avoir trouvé la liberté à l’Ouest. Votre témoignage pourrait…
— Conneries !
Sa voix forte m’a fait sursauter.
— Je vous demande pardon ?
— Ce que vous me débitez là, ce sont des conneries. Vous débarquez comme ça, chez moi, sans prévenir, en espérant que je vais gober vos mensonges ? Un livre de témoignages sur les anciens fuyards de l’Est, vraiment ? Et comment auriez-vous entendu parler de moi ? Un conseil, jeune femme, donnez-moi les vraies raisons de votre venue. Je vous laisse cinq minutes. Après, je vous fous dehors !
J’esquisse un sourire, qu’elle interprète mal.
— Oh, mais ne croyez pas que je n’en sois pas capable ! Je suis peut-être à la retraite, mais je peux encore vous virer par la peau du dos !
— J’en suis persuadée, madame Oelze. C’est juste que j’ai perdu l’habitude qu’on m’appelle « jeune femme ». Et je n’ai aucun doute sur votre vigueur, soyez-en sûre.
Mon ton enjoué et mes tentatives pour rompre la glace sont vains, et je la devine prête à mettre ses menaces à exécution.
— Il vous reste quatre minutes.
— Très bien… J’ai découvert votre existence en effectuant des recherches auprès de la BStU. Vous savez, cet organisme qui…
— Je sais ce qu’est la BStU, me coupe-t-elle. Le bureau en charge des archives de la Stasi.
— Exactement. Comme vous le savez donc, les archives de l’ancienne police d’État sont ouvertes au public. C’est en allant les consulter que je suis tombée par hasard sur votre dossier.
— Par hasard, vraiment ?
Son ton est narquois.
— Qu’est-ce que vous alliez donc chercher, par hasard, dans ces archives ?
Je sors cigarettes et briquet de mon sac et les secoue pour lui demander l’autorisation. Elle ne répond pas et me fixe toujours aussi intensément.
J’allume une cigarette, m’adosse au dossier de la chaise et expire vers le plafond.
Cette cuisine me fout le bourdon. Froide. Couleurs ternes. Le strict minimum d’ustensiles. Je me demande si elle a des bières dans son vieux frigo. Je me damnerais pour une pils bien fraîche.
— Madame Oelze, connaissez-vous un seul Allemand dont la famille n’ait pas été touchée par la séparation de son pays ? Bien sûr que non. Il n’est pas un seul de nos concitoyens qui n’ait pas été affecté par l’éclatement de notre nation. À l’Est, les officiers de la Stasi ont classé des dizaines de millions de pages de rapports, de retranscriptions d’écoutes téléphoniques sur une grande partie des familles allemandes. Comme tout un chacun, j’ai d’abord voulu savoir ce qu’ils avaient comme documents sur ma famille, et au hasard de mes recherches, je suis tombée sur la vôtre.
Elle ne répond pas, car elle sait que sur ce point-là, j’ai raison. Les gens de sa génération ont vécu l’édification du Mur et les années de guerre froide comme le plus gros traumatisme de leur vie. Des familles déchirées, décimées parfois, la suspicion permanente, des frères qui deviennent des étrangers, les cicatrices qui ne se referment pas.
— Admettons, concède-t-elle. Pourtant, nous ne nous connaissons pas, que je sache ? Nous n’avons aucun lien.
La cendre de ma cigarette commence à trembler dangereusement. Je regarde autour de moi à la recherche d’un cendrier. Je me résous à l’écraser à l’intérieur de mon paquet et souffle :
— Les archives disparues…
L’une de ses paupières tressaille.
— En décembre 1989, les officiers de la Stasi ont voulu détruire les archives les plus compromettantes. Celles sur les espions, les agents doubles, les transfuges, les prisonniers, les morts… Les déchiqueteuses ont fonctionné à plein régime, mais tout n’a pas pu être détruit. On a retrouvé seize mille sacs contenant chacun environ soixante-quinze mille fragments de papier. Soit l’équivalent d’un puzzle géant de seize millions de pages et douze milliards de morceaux de papier à recoller. Il paraît que des chercheurs planchent sur un prototype de scanner géant qui permettrait d’avancer plus vite dans cette tâche titanesque.
Je me lève et m’adosse à l’évier. Mon débit est posé, sans interruption.
— L’instinct du journaliste est redoutable, vous savez. Surtout quand il vous souffle que vous tenez un sujet brûlant. J’ai trouvé cette histoire d’archives détruites passionnante. Qu’avaient donc ordonné les dirigeants de l’époque, pour qu’on veuille faire disparaître toutes ces preuves dans une si grande précipitation ? Combien de secrets d’État honteux voulait-on cacher ? J’ai décidé d’enquêter. Parce que c’est notre histoire. C’est l’histoire de chaque famille allemande, et à travers elle, celle de notre pays. Il nous faut savoir. Alors moi aussi, je me suis armée de patience, et comme une petite fourmi obstinée, j’ai réussi à recomposer partiellement un dossier. Le vôtre, Inge Oelze. C’était la loterie, ça aurait pu être n’importe qui d’autre, mais le hasard m’a fait tomber sur vous… J’ai appris des choses à votre sujet, mais c’est votre interprétation de l’histoire que j’aimerais recueillir. Pour la confronter avec la version officielle.
Elle a vieilli en quelques minutes. Pour la première fois depuis que je l’ai rejointe devant la cour de l’école, elle ressemble enfin à ce qu’elle est : une femme perdue et isolée.
— Que… que savez-vous au juste ?
Je pose les mains sur le dossier de sa chaise et lui souffle à l’oreille :
— Ce que je sais sur vous, madame Oelze, c’est tout ce que la Stasi a consigné. Mais il ne tient qu’à vous de rétablir la vérité… C’est votre version des faits qui m’intéresse. Votre histoire. Je veux vos larmes, vos joies, vos espérances et vos drames. Je veux l’histoire d’une femme, pas le compte rendu froid et impersonnel d’un bureaucrate.
Je regagne ma place et ramasse mon sac.
— Si vous décidez de me parler, je vous promets que votre témoignage sera anonyme. Si vous préférez vous taire, je respecterai votre choix, mais serai obligée d’écrire mon livre à partir du simple témoignage d’un dossier morcelé. Si j’en crois ce qui y est écrit, vous n’avez plus vos parents, pas d’époux, pas d’enfants. Vous n’avez donc rien à perdre, mais tout à gagner. Je vous laisse mon numéro de téléphone. Je rentre à Berlin ce soir. De toute façon, mon livre sortira. À vous de voir avec quelle vérité.
Elle ne me répond pas, le visage tourné vers la fenêtre.
Je quitte la cuisine et sors de la maison. Dehors, je ramasse la carte qu’elle a laissé tomber. Mes ongles effleurent le relief des lettres. Je réprime un spasme et la glisse sous la porte. C’est ma seule et unique cartouche. »

Extrait
« Au fil des shots de vodka, Bretelles-Jaunes m’explique les regrets d’un pays où vivre ensemble voulait dire quelque chose, où les termes de solidarité et d’entraide n’étaient pas que des coquilles vides de sens, où chacun avait un emploi à vie, où les crèches et les hôpitaux étaient gratuits. Il me raconte cette époque prétendument bénie, et le changement brutal. Beaucoup trop brutal. Cette plongée soudaine dans un nouveau monde tellement agressif, si plein de doutes et d’angoisses que même un pan désespéré de la jeunesse capitaliste en arrive à regretter un système qu’il n’a pourtant jamais connu.
Il n’élude ni la Stasi, ni l’absence de richesses, ni les contrôles et le manque de libertés. Mais chaque fois, il leur trouve une justification qui pourrait se résumer en un mot : ce régime apportait des repères! » p. 213

À propos de l’auteur
GILLIO_maxime_DR

Maxime Gillio © Photo DR

Maxime Gillio a passé 12 ans dans l’enseignement à corriger les fautes de ses élèves. Aujourd’hui, il est écrivain et correcteur professionnel, comme quoi il y a des choses qui vous poursuivent. Ou alors c’est le destin. Il se lance dans l’écriture et le polar avec un premier roman publié en 2007, Bienvenue à Dunkerque aux éditions Ravet-Anceau (normal, c’est sa ville de naissance). Depuis, il n’a eu de cesse de brouiller les pistes, touchant à tous les genres ou presque, réinventant sans cesse son métier d’écrivain. Il a fait dans la parodie, dans le gore, dans une nouvelle policière sur le principe du cadavre exquis (L’Exquise Nouvelle avec 80 auteurs dont Franck Thilliez et Laurent Scalese), dans l’historique (Rouge armé, aux éditions Ombres Noires). Liste non limitative…
En 2017, il propose un témoignage sur sa fille atteinte d’autisme. Ma fille voulait mettre son doigt dans le nez des autres est un livre pour tenter de mieux nous faire comprendre cette forme de souffrance.
En 2018 sort Thérapie du crime écrit à quatre mains et deux cerveaux avec Sophie Jomain. L’histoire d’une psychologue peu conventionnelle. Un peu comme lui, en fait (sauf qu’il n’est pas une femme). (Source: Festival sans nom / Talent Éditions)

Internet
Facebook
Twitter
Instagram
LinkedIn

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature
Tags
#postfrontiere #MaximeGillio #talenteditions #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #secondeguerremondiale #guerrefroide #Berlin #MardiConseil #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #lecture2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

L’Enragé

CHALANDON_lenrage

  Grand_Guide_rentree_litteraire_automne_2023  coup_de_coeur

Lauréat du Prix littéraire Patrimoines Louvre Banque Privée 2023
En lice pour le Prix Renaudot 2023

En deux mots
La Teigne a de plus en plus de mal à supporter ses conditions de détention et les traitements dégradants qui lui sont infligés. En août 1934, avec 55 de ses codétenus, il parvient à s’échapper du bagne de Belle-Île. Mais l’océan est leur prison et tous vont être capturés. Tous, sauf La Teigne qui va trouver refuge chez des marins-pêcheurs.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Briser les tout-petits, étrangler les plus grands»

Le 27 août 1934, 56 jeunes parviennent à s’évader du bagne de Belle-Île. À partir de ce fait divers, Sorj Chalandon imagine qu’un détenu parvient à échapper à l’armée constituée pour retrouver les fugitifs. L’histoire de Jules Bonneau est tout à la fois un cri de colère et une formidable démonstration de solidarité alors que le monde est prêt à s’embraser une nouvelle fois.

La Teigne n’en peut plus de la violence et des insultes, de l’i humanité de Chautemps, Le Goff, Napoléon, Le Rosse, Chameau, Toupet, Le Rat, «tous ces cogneurs en uniformes, ces matons à la moustache grasse, hurleurs, suant l’alcool, ces salauds» chargés de le surveiller, lui et ses compagnons d’infortune, bagnards enfermés dans un ancien fort de Vauban, mais surtout sur une île qu’on appelle Belle-Île. Ironie du sort. «L’océan, c’est notre gardien le plus cruel. Celui qui nous surveille, qui nous épargne ou qui nous assassine.»
Jusque-là, toutes les tentatives d’évasion se sont soldées par autant d’échecs. Repris, ceux qui ont voulu prendre la poudre d’escampette se retrouvent à la prison de Lorient où dans un autre bagne, à essayer de lutter et de résister à ces hommes dont la mission consiste à «briser les tout-petits, étrangler les plus grands, les rêves des uns, la colère des autres.» À faire de ces enfants «des spectres qui erreront dans la vie comme dans les couloirs d’un bagne, serviles, honteux. Qui iront à l’usine les épaules basses, comme à confesse. Qui jamais ne se révolteront. Qui s’étourdiront au bal du samedi, à la rencontre d’un jupon. Et qui l’épouseront sous le coup du vin, l’urgence d’un ventre plein. Vie en lambeaux, sans grâce, sans lumière. Puis qui mourront, un matin pour rien, avec le masque gris d’un enfant de Belle-Île.»
Mais au soir du 27 août 1934, l’histoire prend une autre tournure. Cette fois, ce sont cinquante-six bagnards qui s’évadent. Du coup, c’est le branle-bas de combat, la mobilisation générale. Les gendarmes vont devoir s’appuyer sur la population. Ils offrent une pièce de vingt francs pour chaque enfant capturé. Comme l’écrira Jacques Prévert, qui a entendu parler de ce fait divers qui a réellement existé.
«Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant».
Cernés par l’océan, les évadés vont finir par rendre les armes. Sauf La Teigne. Il parvient à déjouer les contrôles. Et va trouver asile auprès de marins-pêcheurs.
Dans cette seconde partie, La Teigne va chercher à retrouver son nom, Jules Bonneau et à se construire un avenir. Mais la grande Histoire l’attend au tournant. La Seconde Guerre mondiale se cache derrière les discours populistes qui envahissent l’Europe.
Après Enfant de salaud, Une joie féroce et Le Jour d’avant, revoici Sorj Chalandon à son meilleur. Car il est cet enragé, n’a aucune peine à s’identifier à cet enfant battu qui lui ressemble tant. Sa plume virevolte et s’engage. Elle est chargée de la colère, des blessures de l’enfance. J’y ai retrouvé aussi le souvenir de lectures qui m’ont marqué enfant, Chiens perdus sans collier de Gilbert Cesbron et L’Enfant de Jules Vallès.
Un cri du cœur qui ne l’empêche nullement de chercher comme dans Profession du père l’humanité derrière la violence, la solidarité derrière la colère, la démocratie derrière la droite extrême.
Ce onzième roman sait vous prendre aux tripes. Alors vous ne le lâchez plus, secoué par l’émotion.

L’enragé
Sorj Chalandon
Éditions Grasset
Roman
416 p., 22,50 €
EAN 9782246834670
Paru le 16/08/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Belle-Île. On y évoque aussi Lorient et Rennes, ainsi que Saint-Jacques-de-la-Lande.

Quand?
L’action se déroule de 1932 à 1942.

Ce qu’en dit l’éditeur
En 1977, alors que je travaillais à Libération, j’ai lu que le Centre d’éducation surveillée de Belle-Île-en-Mer allait être fermé. Ce mot désignait en fait une colonie pénitentiaire pour mineurs. Entre ses hauts murs, où avaient d’abord été détenus des Communards, ont été «rééduqués» à partir de 1880 les petits voyous des villes, les brigands des campagnes mais aussi des cancres turbulents, des gamins abandonnés et des orphelins. Les plus jeunes avaient 12 ans.
Le soir du 27 août 1934, cinquante-six gamins se sont révoltés et ont fait le mur. Tandis que les fuyards étaient cernés par la mer, les gendarmes offraient une pièce de vingt francs pour chaque enfant capturé. Alors, les braves gens se sont mis en chasse et ont traqué les fugitifs dans les villages, sur les plages, dans les grottes. Tous ont été capturés. Tous? Non: aux premières lueurs de l’aube, un évadé manquait à l’appel.
Je me suis glissé dans sa peau et c’est son histoire que je raconte. Celle d’un enfant battu qui me ressemble. La métamorphose d’un fauve né sans amour, d’un enragé, obligé de desserrer les poings pour saisir les mains tendues.» S.C.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le journal de Québec (Karine Vilder)
RTBF (Christine Pinchart)
Le Figaro Madame (Minh Tran Huy)
Club Médiapart (Patrick Le Hénaff)
Addict Culture (Gringo Pimento)
Atlantico (Annick Geille)
Ernest mag
RTL (Laissez-vous tenter – Bernard Lehut)
France TV Culture (Laurence Houot)
20 minutes (Audrey Escouin)
Culture tops (Fabienne Havet)
Exit Mag (Adrien Giraud)
Blog Christlbouquine
Blog Lettres capitales (Dan Burcea)
Blog Mes échappées livresques
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Baz’Art
Blog fflo la dilettante
Blog Sur la route de Jostein
Blog sur mes brizées
Blog Liseuse hyperfertile
Blog Shangols
Blog Les livres de K79
Blog BMR & MAM
Blog Les lectures de Cannetille


Sorj Chalandon présente «L’Enragé» © Production France 24


Sorj Chalandon présente «L’Enragé» © Production Éditions Grasset

Les premières pages du livre
« 1.
La Teigne
11 octobre 1932
Tous sont tête basse, le nez dans leur écuelle à chien. Ils bouffent, ils lapent, ils saucent leur pâtée sans un bruit. Interdit à table, le bruit. Le réfectoire doit être silencieux.
— Silencieux, c’est compris ? a balancé Chautemps pour impressionner les nouveaux.
Sauf à la récréation, la moindre parole est punie.
Le surveillant-chef empêche même les regards.
— Je lis dans vos yeux, bandits.
Cet ancien sous-officier marche entre les tables, boudiné dans son uniforme bleu.
— J’y vois les sales tours que vous préparez.
Sa casquette de gardien au milieu de nos crânes rasés. Moysan, Trousselot, Carrier, L’Abeille, Petit Malo, même Soudars le caïd, tous ont la tête dans les épaules. Notre troupe de vauriens semble une armée vaincue.
— Vous êtes des vicieux !
Chautemps frappe une table avec sa coiffe à galons. Il s’est approché de moi.
— La Teigne, baisse les yeux !
Je soutiens son regard.
Le coup va partir. Je le sais.
Il se racle la gorge. C’est le signe de sa colère.
— La Teigne !
Personne n’a le droit de m’appeler comme ça. Jamais. C’est mon nom de guerre, gagné à force de dents brisées. Moi seul le prononce. Je le revendique et les autres le craignent. Aucun détenu, aucun surveillant, pas même Colmont le directeur ne peut l’employer. « La Teigne », c’est mon matricule et ma rage. Mon champ d’honneur.
Chautemps s’approche. Je suis à table en bout de banc, le cinquième de ma rangée. Je ne vois que des dos courbés. Même en prison, les gars se font face à table, ils discutent comme au restaurant. Mais ici, à la Colonie pénitentiaire de Haute-Boulogne, on nous a installés les uns derrière les autres, des rangées de nuques, avec interdiction de se retourner.
— Regarde ton assiette !
Une gamelle en fer-blanc.
En Mayenne, nos porcs bouffaient dans le même métal. Je le défie. Mauvais sourire.
— Mon auge, tu veux dire.
Sans un mot, le surveillant saisit le broc cabossé posé devant moi et me le jette au visage. Une gifle de métal. Le pichet heurte ma pommette. Je suis trempé. Et maintenant, il est là Chautemps, grand ballot bras ballants, ne sachant plus quoi faire.
Lorsque le chef m’a demandé de baisser les yeux, j’ai saisi ma fourchette, une dent manquante, trois aiguisées. Faire mal. Le gardien a vu mon geste.
— Regarde ton assiette !
Je lui saute à la gorge. Le salaud est grand. Il fait ma taille, mon poids, mais j’ai 18 ans et il en a 50. Un animal qui attaque son maître. L’entraîne dans sa chute. Il bascule sous la charge, les mains en l’air, tombe sur le dos, tête violemment cognée au sol. Et moi je suis déjà sur lui, à califourchon, agrippé à son col d’uniforme. Je crie, mes yeux dans les siens. Je lui écrase la gorge avec mon bras. Je sors ma langue. Je la tourne en tous sens. Un chien qui lape.
— C’est ça, un vicieux, chef ?
Nos fronts heurtés, sa peur, ma joie.
— Réponds-moi chef, c’est ça vicieux ?
Du fond du réfectoire, les gardes accourent en hurlant. Leurs souliers ferrés sur le ciment. Je ramasse la casquette de Chautemps, je l’enfonce jusqu’aux yeux sans lâcher ma proie.
Lui le chiourme, moi le garde.
— Déconne pas La Teigne ! Lâche-moi !
Sa voix étranglée. Ses yeux fous. Son visage presque bleu.
Les trois surveillants se ruent sur moi, je mords ma victime. Je croque son cou. Le festin du loup. Mais la couenne d’un homme résiste aux dents gâtées. Elle est souple, dure, elle ne se laisse pas arracher. Je n’ai pas de chair en gueule. Le goût du sang, rien d’autre. Sous les coups de matraques, ma mâchoire renonce. J’ai un troupeau de gardes sur le dos. Ils me redressent, me passent les menottes. Un surveillant frappe ma nuque d’un coup de nerf de bœuf et me crache au visage.
— Salopard, va !
Je tremble. Tous tremblent. Deux coups de sifflet.
Le réfectoire qui bruissait est rappelé à l’ordre.
C’est fini. J’allais être jeté en cellule de punition, condamné au pain et à l’eau. Ou traîné devant le prétoire pour être envoyé à Eysses.
— Si tu continues, tu vas te retrouver à Eysses !
Le pénitencier des enragés. La pire des menaces.
Soudars le caïd y était resté trois ans, avant d’être placé ici. Il était discret sur son séjour, mais il l’arborait. C’était sa médaille de dur. Un hochet en guimauve, en fait. Le colon était trop tendre pour l’établissement impitoyable de Villeneuve-sur-Lot. L’administration pénitentiaire l’avait transféré à Belle-Île pour bonne conduite.

Le chef des surveillants s’assied péniblement. Il reprend ses esprits, bras passés autour de ses genoux repliés. Jamais je ne l’ai vu terrassé. Lui qui se dit le cousin de Camille Chautemps, le président du Conseil, ressemble à un gamin après une chute de vélo. Son regard est perdu. Son cou saigne. J’ai encore sa casquette de gaffe sur la tête.
Un gardien me l’arrache.
*
Ambroise Chautemps s’est arrêté à ma hauteur, très grand, bras croisés. Il s’est raclé la gorge. Il me défiait, menton haut et sourcils froncés.
— Regarde ton assiette !

Le surveillant-chef connaissait mes crises. Mes délires, comme il disait. J’en avais parlé au médecin. Et il le lui avait répété. Je rêvais de tuer pour ne pas avoir à le faire. Je prenais mon inspiration et je m’imaginais passer à l’acte. Les cris, les regards, la peur. Je m’entendais frapper. Une poignée de cheveux arrachée, une oreille écrasée d’un coup de poing. J’avais le goût du sang en bouche, le salé, le métal, tout ce haut-le-cœur. Même les larmes des autres sur ma langue. Après une telle bouffée de colère, j’avais froid, je tremblais. J’avais peur aussi. Sans bouger de mon banc, sans me lever du lit, sans quitter des yeux ma gamelle, je venais de blesser un détenu, de tuer un gardien, de détruire le réfectoire, de m’évader.
Cette fois, j’avais dévoré Chautemps.

Je respirais fort, ma main tremblait, serrée en poing sur la table. L’autre enfouie dans ma poche, à triturer le ruban de ma mère en chapelet.
Il m’a fallu quelques minutes pour revenir à moi. Comprendre que rien ne s’était passé. Me rassurer. Me dire que c’était pour de faux. Le silence régnait. Le surveillant m’avait vu le regarder. Mes yeux fous. Ma bouche ouverte. Je venais de lui bouffer la gorge et il le savait. Il sentait que je plantais ma fourchette dans sa nuque lorsqu’il avait le dos tourné. Que je le perçais à coups d’épissoir volé à la corderie. Que je lui éclatais le front sur le rebord d’un bureau en riant. Il devinait mes pensées. Quand il me regardait, il voyait sa croix.
Il s’est penché vers moi.
— Bonneau, baisse les yeux !
J’ai baissé les yeux.
Trousselot, Carrier, Soudars, L’Abeille et tous les autres aussi.
— Silence Malo !
J’étais assis en bout de banc. Ma place habituelle. Chautemps a repris sa ronde au milieu des colons. En ville, c’est comme ça qu’on nous appelait. Lui nous avait surnommés « les vicieux ». Renfrognés, nous étions une menace. Souriants, un danger pire encore. Il pensait que nous étions en train de l’endormir pour fomenter quelque mauvais coup. Et il avait raison. Nous n’étions jamais en repos. Même les yeux dans ma gamelle, je complotais. Je lui tenais tête, je répandais son sang. Je défiais aussi les autres surveillants. Je punissais les gamins idiots qui suivaient les ordres comme des brebis. Je corrigeais tous les Soudars, les caïds, les forts en gueule, les forts en poings, ceux qui touchaient les petits dans les douches, ceux qui me défiaient, ceux qui me parlaient mal.

J’ai pris ma cuillère tachée pour racler le fond de ragoût. Je n’étais plus qu’une nuque et un dos. Un vaurien maté, le front contre le bord de sa gamelle. Un docile.
*
Sept des nôtres s’étaient évadés deux jours plus tôt. Et j’avais voulu prendre ma part de colère. Même coincé au réfectoire, faire mal me faisait du bien. Les camarades avaient profité d’une sortie pour s’enfuir, avec les gardiens, des paysans et des pêcheurs aux trousses.
Le chef d’atelier en avait parlé avec un instituteur. Trousselot les avait écoutés. Il était de corvée de serpillière, il avait pris tout son temps, aux aguets, penché sur son balai.
Après deux jours à errer dans la lande, les pupilles avaient fracturé la porte de l’ancien château de Nicolas Fouquet, qui avait servi de quartier disciplinaire à la colonie. À son époque, le vicomte avait acquis Belle-Île comme on achète une miche de pain.
Aujourd’hui, le fortin appartenait à un dentiste parisien qui n’y habitait pas. Conduits par le colon Délivas, les sept ont envahi le bâtiment vide. Ils ont volé un pistolet, une paire de fleurets et un sabre. Ils ont aussi pillé la cave, bu le vin fin à la bouteille. Alertés par des voisins, les gendarmes ont tiré des coups de fusil en l’air pour les déloger. Alors les colons se sont enfuis dans les bois, avec du pain et une motte de beurre. Et c’est six jours plus tard qu’ils ont été retrouvés, cachés dans une grotte de la côte. Ils sont sortis sabre au clair, disant préférer mourir que de retourner à la colonie. Par ordre de la citadelle, les militaires ont promis d’escorter les évadés à la prison de Lorient. Alors, Délivas le caïd et les autres se sont rendus, sous les pierres, les mottes de terre et les crachats des voisins.
— Il y aura un procès pour les meneurs et Eysses pour leurs complices, a ajouté le chef.
Il s’est retourné vers Trousselot qui tapotait pensivement le carrelage avec sa serpillière.
— Qu’est-ce que tu fous, toi ? Active un peu, feignant !

C’est comme ça que nous avons appris cette évasion.
*
Le même soir, les gaffes étaient nerveux. Ils nous ont fait mettre en rang le long des baraquements. Il faisait froid, un début d’averse.
Chautemps a hurlé.
— Vous allez monter aux cellules l’un après l’autre !
Les plus jeunes sont passés les premiers, agrippés à la rampe de la rude échelle extérieure qui mène à l’étage. Quinze marches ajourées, le bois rendu glissant par la pluie.
— On suit !
Il attendait qu’un détenu arrive en haut pour appeler le suivant.
Chaque enfant montait au pas, frappant durement les marches de ses galoches.
— On en a jusqu’à demain avec vos conneries ? a grogné quelqu’un dans la file.
Chautemps a foncé sur nous. Il a sorti son nerf de bœuf.
— Qui a parlé ?
J’avais reconnu la voix grave de Marc Auzenet. Tout le monde a baissé la tête.
Le chef serrait les dents.
— Je punis au hasard ou je vous laisse tous dehors ?
Silence.
— Loiseau, c’est toi ?
Le jeune colon a ouvert des yeux immenses. Les caïds comme Auzenet l’appelaient « Mademoiselle ». Un visage de porcelaine, des yeux très bleus, il flottait dans son uniforme. Jamais il ne se plaignait de rien. Il baissait la tête, longeait les murs, acceptait toutes les corvées et n’avait qu’un seul bonheur : souffler dans sa clarinette à la fanfare. Camille Loiseau était orphelin. Son crime ? Avoir été abandonné par ses parents à l’âge de 12 jours, enveloppé de langes et déposé de nuit devant l’entrée de la cathédrale Saint-Corentin, à Quimper. C’est pour ça qu’il avait été enfermé ici à 12 ans jusqu’à sa majorité. Et qu’il vivait les yeux baissés.
Chautemps s’en prenait au plus faible d’entre nous.
Le gardien a soulevé le menton du gamin avec sa matraque torsadée.
— Hein, Gueule d’ange ? On se cache derrière les grands pour faire ses manœuvres ?
Loiseau a baissé la tête.
— Tu veux passer la nuit dehors, c’est ça ?
Le petit a secoué la tête. La pluie tapotait son crâne rasé.
Le chef a regardé notre troupe. Raclement de gorge.
— Ça serait bien si la fillette était punie à votre place, hein ?
J’ai baissé la tête.
— Ça arrangerait le salopard qui refuse de se dénoncer ?
Chautemps a remonté notre file. L’eau coulait de sa visière. Je savais qu’il observait chacun d’entre nous. J’avais froid.
— Sauf que ça ne va pas se passer comme ça.
J’ai levé les yeux. Le chef avait passé son bras autour de l’épaule fragile du petit colon.
— Ça ne va pas se passer comme ça, parce que Loiseau va gentiment nous donner le nom de celui qui a fait le malin et on va tous aller se coucher.
Il étreignait le gamin, il l’étouffait. Il s’est penché vers sa tête baissée.
— Tu me donnes le nom, Loiseau ?
Silence.
— Je ne t’entends pas, Loiseau.
Soupir.
Le garde a chantonné.
— Loiiiiiiiseau ?
Et puis il l’a giflé. Sans prévenir. Un coup en vache.
Le gosse a caché son visage avec ses avant-bras. Un geste d’habitude.
Couinement de souris.
— C’est Auzenet, chef.
Chautemps s’est dégagé. Il a contemplé sa cohorte. Il souriait, une main passée derrière l’oreille.
— Je n’ai pas bien entendu.
— C’est Auzenet, chef, a répété Loiseau d’une voix tremblante.
Auzenet s’est retourné vers le gamin, comme on sursaute à un coup de feu. Il a voulu faire un pas vers lui, je lui ai empoigné le bras.
— Sale mouchard ! a gueulé Auzenet.
Et puis il a croisé les mains derrière sa nuque. Il s’est mis à genoux. Le mutin se rendait.
L’autre échelle était déserte. Tous avaient déjà regagné leur couchage. Chautemps a donné trois coups de sifflet pour appeler à la rescousse. Deux surveillants sont arrivés en courant du 2e quartier. Quelques lèche-bottes, qui ont eu un certificat de bonne conduite, les appellent des moniteurs. Depuis la réforme, c’est leur nom. La Colonie pénitentiaire a été baptisée Maison d’éducation surveillée, et les gardiens, des moniteurs. Surveillant, ça faisait trop prison. Moniteur, ça chante la colonie de vacances. Ils avaient même remplacé leurs képis policiers par des casquettes. Les deux se sont mis au garde-à-vous. L’un d’eux était ivre. Il avait le pas trouble et les yeux chavirés. Chautemps a désigné Auzenet.
— Celui-ci dort à la belle étoile.
Les gardiens se sont emparés du caïd et l’ont relevé. Il ne s’est pas débattu.
Puis il nous a fait monter l’escalier, en silence et l’un après l’autre.
Les plus jeunes dormaient dans les combles, en dortoir de huit. Lits de fer, commodes, draps et couvertures pliés le matin. Les plus âgés avaient droit à une cellule, grillagée. Une cage à lapins bouclée de l’extérieur. J’étais seul dans mon clapier et ça m’allait.

Auzenet serait menotté à la rampe, sous l’orage. Pour quelques heures ou pour la nuit. Il venait d’être isolé une semaine au quartier disciplinaire. Il lui fallait une correction de plus.

Juste avant l’extinction et la fermeture de nos loquets, j’ai entraîné Moysan et Carrier vers les dortoirs. Le chef était resté en bas avec Auzenet le puni. Il allait remonter à l’étage. Faire vite. J’ai enfilé un béret et plaqué mon écharpe sur le nez. Loiseau se déshabillait, mal dissimulé par la porte de l’armoire. En nous voyant, les autres se sont tournés contre le mur.
— Hé, mouchard !
C’est moi qui ai parlé.
Le clarinettiste a sursauté. Il était encore en slip. La peau sur les os. Des griffures dans le dos et des bleus sur les jambes. Il s’est couché sur la terre battue, roulé en boule. Il savait ce qui l’attendait. Je ne lui ai donné qu’un coup de pied. Ni dans la tête ni dans le ventre. J’aurais pu tuer un autre que lui. Dénoncer un camarade et le laisser une nuit sous la pluie, ça se paye. Mais lorsque Loiseau s’est laissé glisser à terre, j’ai vu tomber un moineau du nid. Un oisillon translucide, peau tendre veinée de bleu, avec ses cheveux ras en plumes rares. J’ai vu un corps abîmé et vieilli, couvert d’hématomes. Un malade, un efflanqué. Un petit Judas quand même, mais qui ne méritait rien d’autre que mon pied au cul.
— Il s’en tire bien, a grogné Moysan lorsque nous avons regagné nos cellules.
André Moysan était tambour dans la fanfare de la colonie. Il cognait sur son instrument avec rage, comme il frappait ceux qui étaient sur son chemin.
— C’est tout ce qu’il va prendre ? a interrogé le grand Carrier.
— Oui, c’est tout, j’ai répondu.
Camille Loiseau avait 13 ans.

Auzenet est resté menotté jusqu’à deux heures du matin. Il s’était effondré contre les marches de l’échelle. Le chef a été appelé. Il a eu peur du malaise. Dans le passé, Haute-Boulogne a enterré des colons, elle affirme aujourd’hui protéger les pupilles.
De retour au 2e quartier, lorsque le caïd m’a demandé si je lui avais rendu justice avec le mouchard, j’ai répondu oui. Mais dès le lendemain, Loiseau avait repris sa place à l’atelier de couture, là où les caïds viennent choisir leur « petite femme ». Il n’avait aucune trace sur son visage, ni bras en écharpe ni jambe folle. Auzenet ne m’a plus posé de question. Et Loiseau ne m’a pas dénoncé.
*
Pendant une semaine, nous avons espéré revoir les évadés du fortin Fouquet, mais rien. Personne n’a plus jamais parlé d’eux. Une fois pourtant, nous avons aperçu leurs fantômes. Sur un chemin sinueux, émaillé de fougères, de ronces et de rochers, qui menait à la citadelle. Avec quelques autres j’étais de corvée d’ordures à la grande porte, de l’autre côté du mur. C’est Auzenet qui avait remarqué le cortège. Il m’a donné un coup de coude.
Une procession blanche, une marche de pénitents. Tous étaient courbés en avant, un sac lourd attaché dans le dos par des courroies. Certains portaient le béret, d’autres le chapeau de paille pointu des Canaques. Un seul était tête nue. Leurs sabots raclaient le sol.
— Une, deux ! Une, deux !
Le cri de leurs gardiens montait jusqu’à nous. Ils marchaient d’un même pas.
— Tu veux tâter de mon gourdin, Vigny ?
Auzenet m’a regardé. Discret clin d’œil. Clément Vigny faisait partie des sept mutins.
C’était la corvée des punis, avant qu’ils ne soient emmenés en prison ou transférés dans une colonie plus dure. De l’aube jusqu’au coucher du soleil, ils extrayaient le sable d’une crique située à deux cents mètres de la citadelle, et le transportaient par des chemins pentus à l’abri des murailles. C’était une main-d’œuvre gratuite pour l’entretien du ballast ferroviaire. D’autres charriaient des galets marins dans des hottes, pour empierrer les routes de France.
— Tu vois, je préfère encore la corvée de tinette des copains et l’épandage de leur merde dans les champs, avait souri Auzenet.

Quelques jours après son arrivée à Belle-Île, il avait été condamné à ce « supplice des cailloux », comme on l’appelait. Une semaine à remplir des sacs de sable et à les convoyer. C’était un mois de juillet. La tranche de pain gris n’avait pas suffi. Certains s’étaient évanouis de faim et de fatigue, écrasés par leur charge. Et tous avaient avalé leur quart d’eau du puits avant la fin du travail. Quelques-uns avaient même bu des gorgées de mer. Ils ont été malades. Le troisième jour, pour tenir, le caïd et trois de ses copains ont bu leur urine. Ils s’étaient juré de garder le secret, jusqu’à ce que l’un d’entre eux soit surpris par un gardien en train de pisser dans son gobelet.
— Tu es vraiment un porc ! avait hurlé le gaffe, matraque levée.
Le lendemain matin, ils leur ont supprimé les timbales.
*
Une seule fois, j’ai tenté de passer le mur. Une muraille de six mètres qui encercle la colonie et nous cache l’océan. Nous étions trois. J’avais 13 ans et je venais d’arriver à Haute-Boulogne. L’idée était de profiter des travaux, de se glisser dans une benne de gravats et de bois qui partirait à l’extérieur. Mes copains l’ont fait, j’ai hésité. S’évader ? Mais pour aller où ? Nous sommes sur une île. Notre échappée s’arrêterait à la plage de Port-Guen ou sur les rochers, avec les gendarmes à nos trousses. Voler un canot ? Puis quoi ? Chavirer en rêvant aux lumières de Quiberon ? Quand bien même. Nous voilà dans un canot, à souquer vers la terre. Et puis ? Notre affaire réussit ? On marche vers Auray ? Vers Vannes ? Avec nos têtes de forçats et nos blouses de travail, ces bourgerons blancs qui nous font ressembler à des plâtriers ? Ah oui ! Bien sûr ! Dérober quelques vêtements qui sèchent dans un jardin, enfiler une casquette, trouver un vélo, filer jusqu’à la gare, prendre un train sans billet en se cachant sur le marchepied ? Et quoi encore ? Arriver à Paris, se fondre dans la foule, rejoindre les Apaches et les fripouilles des Batignolles. Refaire sa vie à la dure. Et après ? Pour un jambon volé à l’étalage, c’est le sifflet des gendarmes, la course-poursuite, la lourde chute sur le pavé mouillé, le coup de pèlerine plombée avant les coups de bâton. Et puis tiens, quel est ton âge, gamin ? 13 ans ? Tu vas connaître la Colonie pénitentiaire maritime. Belle-Île ? T’en viens ? Tu fais un peu le fier ? Alors ce sera Eysses, le donjon des criminels. Voilà. J’ai renoncé. Eux ont été capturés dans la lande le soir même.

Les récifs, les courants, les tempêtes. On ne s’évade pas d’une île. On longe ses côtes à perte de vue en maudissant la mer. Même si certains ont tenté le coup.
Je m’en souviens encore. J’étais là depuis deux ans. Profitant d’une sortie avec une chaloupe, trois grands s’étaient retrouvés avec un seul surveillant marin. Ils l’ont frappé, attaché à fond de cale, et ont dérobé une barque pour rejoindre le continent. Ils ont été arrêtés à peine le pied à terre. Une autre fois, quatre détenus âgés de 15 à 18 ans se sont mutinés à bord du Sarien, un canot-école. Le meneur s’appelait Goazempis. Un petit voleur. Ils ont tué le gardien Burlut à coups de rames, avant de le pendre au mât avec la drisse du foc. Cette fois, l’île entière s’était mise à leur recherche. Ils ont été cernés et sauvés de peu du lynchage. Leur rêve a pris fin à la prison de Lorient. Ils ont eu de la chance. Un jour, l’aumônier nous a dit que la baie de Quiberon était le cimetière des colons qui avaient échappé aux maladies.

Chautemps, Le Goff, Napoléon, Le Rosse, Chameau, Toupet, Le Rat, tous ces cogneurs en uniformes, ces matons à la moustache grasse, hurleurs, suant l’alcool, ces salauds nous en font voir. Éducation correctionnelle, comme ils disent. Ils veulent nous instruire, nous ramener au bien. Pour nous inculquer le sentiment de l’honneur ils nous redressent à coups de trique et de talons boueux. Ils nous insultent, ils nous maltraitent, ils nous punissent du cachot, une pièce noire, un placard étroit, une tombe. Ils nous menacent le jour et la nuit. Ils nous malaxent, nous brisent, nous pétrissent comme de la pâte. Ils concassent les mauvaises graines. Ils nous veulent tendres et lisses comme du pain blanc. À la salle de police les chenapans, les nuisibles, les voyous. À la taloche les dégénérés, les vicieux, les incorrigibles. Au mitard les infâmes. Briser les tout-petits, étrangler les plus grands, les rêves des uns, la colère des autres. Transformer ces gibiers de potence en futurs soldats, puis en hommes, puis en plus rien. Des spectres qui erreront dans la vie comme dans les couloirs d’un bagne, serviles, honteux. Qui iront à l’usine les épaules basses, comme à confesse. Qui jamais ne se révolteront. Qui s’étourdiront au bal du samedi, à la rencontre d’un jupon. Et qui l’épouseront sous le coup du vin, l’urgence d’un ventre plein. Vie en lambeaux, sans grâce, sans lumière. Puis qui mourront, un matin pour rien, avec le masque gris d’un enfant de Belle-Île.

La Colonie pénitentiaire maritime et agricole de Haute-Boulogne avait été construite sur le glacis de la citadelle Vauban, une muraille noire jetée à pic sur des criques abruptes, pour anéantir les jeunes canailles. Pour nous écraser sous les charges, affamer nos corps, essorer nos esprits. Les moniteurs disent qu’ils veulent faire de nous des matelots, mais leurs ateliers de timonerie, de voilerie, de corderie, ne sont que des usines à épuiser. Ils veulent nous transformer en paysans avec la ferme de Bruté, mais leurs travaux des champs ne sont que des punitions pour nous éreinter. Et recracher des ombres, qui se jettent sur leur paillasse à la nuit. Mais à quoi bon nous exténuer, puisque nous sommes prisonniers d’une île ? Le haut mur d’enceinte, les cinq baraquements funestes, les dortoirs grillagés, les réfectoires silencieux, rien sur terre n’a la brutalité de la mer. Même nos gaffes, avec leurs casquettes de garde-barrière, leurs pantalons trop courts, leurs uniformes fripés, leurs boutons manquants, leurs moustaches luisantes de mauvais vin et roussies de tabac, ne sont que les laquais de l’océan. C’est lui notre haut mur. Notre véritable prison. L’océan, c’est notre gardien le plus cruel. Celui qui nous surveille, qui nous épargne ou qui nous assassine. »

Extraits
« C’était elle, ma colère, qui allait guider mes pas et me conduire à travers la lande. Elle, qui éclairerait ma traversée de la nuit. Elle, m’a colère, qui me libérerait de cette saleté d’île. Je voulais que mes galoches laissent dans sa terre l’empreinte de ma rage. »

« Il était innocent et je déteste les innocents. J’ai plus d’appétit pour le bourreau que pour sa victime. Je déteste les persécutés. Je déteste les yeux baissés. Je déteste les plaintes. Je déteste les dos courbés. Je déteste ceux qui s’en vont mourir les mains vides. » p. 110

À propos de l’auteur
CHALANDON_sorj_DRSorj Chalandon © Photo DR

Après trente-quatre ans à Libération, Sorj Chalandon est aujourd’hui journaliste au Canard enchaîné. Ancien grand reporter, prix Albert-Londres (1988), il est aussi l’auteur de onze romans, dont Le Petit Bonzi (2005), Une promesse (2006 – prix Médicis), Mon traître (2008), La Légende de nos pères (2009), Retour à Killybegs (2011 – Grand Prix du roman de l’Académie française), Le Quatrième Mur (2013 – prix Goncourt des lycéens) ou encore Enfant de salaud, Une joie féroce et Le Jour d’avant. (Source: Éditions Grasset)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#lenrage #SorjChalandon #editionsgrasset #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #NetGalleyFrance #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #lecture2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Veiller sur elle

ANDREA_veiller_sur_elle

RL_automne_2023  coup_de_coeur

Prix Goncourt 2023

Prix du roman FNAC 2023

Lauréat du Palmarès Livres Hebdo des libraires 2023

En deux mots
Michelangelo Vitaliani, dit Mimo, se meurt. À plus de 80 ans, dont près de la moitié passés au couvent, autour des frères qui l’entourent, il a choisi de rester aux côtés de son chef d’œuvre, La pietà que le Vatican a choisi de cacher là. L’heure est venue pour lui de retracer son parcours et de raconter comment il est devenu sculpteur de génie après sa rencontre improbable avec Viola, la famille de la riche famille Orsini.

Ma note
★★★★★ (coup de cœur, livre indispensable)

Ma chronique

Le sculpteur qui meurt au pied de son chef d’œuvre

Meilleur de livre en livre, Jean-Baptiste Andrea signe un chef-d’œuvre avec «Veiller sur elle». En racontant l’histoire d’un sculpteur de génie, de sa rencontre avec Viola, fille d’une riche famille et sa traversée du XXe siècle, il nous offre un roman riche, ample, inoubliable. Un Prix Goncourt 2023 amplement mérité!

L’histoire de Michelangelo Vitaliani est de celles qui ne s’oublient pas. Une histoire riche, une histoire totale, c’est-à-dire qui vous enrichit en la lisant. Mais au-delà de l’histoire, Veiller sur elle est aussi la démonstration d’un écrivain désormais au sommet de son art. Après nous avoir ébloui dès son premier roman, Ma Reine, l’odyssée de Shell, un garçon «différent» en 2017, puis avoir confirmé ses promesses avec Cent millions d’années et un jour (2019) et Des diables et des saints (2021), trois romans multirécompensés, voici donc un magnifique quatrième roman qui s’ouvre sur… la fin. La fin, en 1986, d’un homme entouré de moines et dont il a partagé la vie durant des décennies. Un homme qui, au moment de rendre son dernier souffle, va prendre le temps de nous raconter sa traversée du XXe siècle.
Michelangelo est né en France en 1904. Ses parents avaient quitté leurs Abruzzes natales pour la France qui manquait de bras. Tailleur de pierre, son père était mort et sa mère, persuadée que son fils deviendra un grand sculpteur, le renvoie auprès de son oncle Alberto afin qu’il perfectionne son art. Le voilà dans son pays, «royaume de marbre et d’ordures.»
C’est en pleine Première Guerre mondiale qu’il débarque à Pietra d’Alba, «taillée dans la lumière du levant, sur son piton rocheux.» Aux côtés d’Alinéa, un compagnon guère mieux loti que lui, il sert d’assistant corvéable à merci à cet homme qui passe une grande partie de son temps à rechercher de l’ouvrage. Car la situation n’est guère favorable en ces années de guerre et d’immédiate après-guerre. C’est auprès du Comte Orsini qu’il est le plus souvent appelé, notamment pour des travaux de réfection. Et c’est là, après une malencontreuse – ou heureuse – chute de toiture qu’il se retrouve dans la chambre de Viola, la fille du châtelain.
Le moment de surprise passé, la jeune fille va s’intéresser à ce jeune garçon et décider de faire son éducation. «Elle me tendit la main, et je la pris. Comme ça, franchissant d’un seul pas d’insondables abimes de conventions, d’empêchements de classe. Viola me tendit la main et je la pris, un exploit dont personne ne parla jamais, une révolution muette. Viola me tendit la main et je la pris, et c’est à cet instant précis que je devins sculpteur. Je n’eus pas conscience du changement, bien sûr. Mais c’est à ce moment, de nos paumes alliées dans cette cabale de sous-bois et de chouettes, que me vint l’intuition qu’il y avait quelque chose à sculpter.»
Lors de leurs rendez-vous clandestins réguliers, Viola va partager avec lui les ouvrages de la bibliothèque paternelle et le faire réviser ses connaissances. Un jeu auquel Mimo, son surnom, s’adonne de bonne grâce, bien conscient de sa chance. Une belle formule vient le résumer: «Elle m’ouvrit un monde de nuances infinies.»
Bien entendu, leur relation, à mesure qu’elle s’intensifie, ne va plus pouvoir rester secrète et entraîner la désapprobation de la noble famille qui ne veut pas d’un roturier, mais aussi de l’entourage du jeune homme qui voit en Viola une sorcière dotée de pouvoirs maléfiques. Mais Mimo et Viola ont signé un pacte. Il l’aidera dans son projet de voler, elle l’aidera à déployer son génie de sculpteur.
Si rien ne se passe finalement comme prévu, leurs vies respectives continuent à se dérouler reliées l’une à l’autre. Une carrière de sculpteur qui va décoller et une aile volante qui s’écrase, de nombreuses relations éphémères pour l’un, un mariage pour l’autre. Un chef d’œuvre, une piéta si troublante que le Vatican décida de la cacher, faisant par là même grandir le mystère et la légende de cette œuvre.
Jean-Baptiste Andrea nous fait aussi traverser l’Histoire du siècle avec l’arrivée des fascistes au pouvoir et la Seconde Guerre mondiale. Des temps troublés qui vont aussi osciller entre compromission et résistance, drame et espoir.
Et dans les conseils que donne Mimo a l’enfant venu admirer son chef d’œuvre, je ne peux m’empêcher de lire le secret d’écriture de ce superbe roman: «Écoute-moi bien. Sculpter, c’est très simple. C’est juste enlever des couches d’histoires, d’anecdotes, celles qui sont inutiles, jusqu’à atteindre l’histoire qui nous concerne tous, toi et moi et cette ville et le pays entier, l’histoire qu’on ne peut plus réduire sans l’endommager. Et c’est là qu’il faut arrêter de frapper.» Et reconnaître le chef d’œuvre quand il est là, n’est-ce pas mesdames et messieurs les membres du jury Goncourt?

Signalons la rencontre organisée par la librairie 47° Nord, le 23 novembre à Mulhouse avec Jean-Baptiste Andrea.

Veiller sur elle
Jean-Baptiste Andrea
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
592 p., 21,90 €
EAN 9782378803759
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Italie, à Pietra d’Alba, Savone, Milan, Turin, Florence, Rome. On y évoque aussi la France, notamment la Maurienne et la Bretagne.

Quand?
L’action se déroule tout de 1904 à 1986.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au grand jeu du destin, Mimo a tiré les mauvaises cartes. Né pauvre, il est confié en apprentissage à un sculpteur de pierre sans envergure. Mais il a du génie entre les mains. Toutes les fées ou presque se sont penchées sur Viola Orsini. Héritière d’une famille prestigieuse, elle a passé son enfance à l’ombre d’un palais génois. Mais elle a trop d’ambition pour se résigner à la place qu’on lui assigne.
Ces deux-là n’auraient jamais dû se rencontrer. Au premier regard, ils se reconnaissent et se jurent de ne jamais se quitter. Viola et Mimo ne peuvent ni vivre ensemble, ni rester longtemps loin de l’autre. Liés par une attraction indéfectible, ils traversent des années de fureur quand l’Italie bascule dans le fascisme. Mimo prend sa revanche sur le sort, mais à quoi bon la gloire s’il doit perdre Viola ?
Un roman plein de fougue et d’éclats, habité par la grâce et la beauté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Ernest mag (David Medioni)
Benzine mag (Olivier de Peco)
Atlantico (Martine Monsallier)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Actualitté (Nicolas Gary)
Le Devoir (Christian Desmeules)
20 minutes
À voir À lire (Cécile Peronnet)
Blog EmOtionS
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Carobookine
Blog Charlotte parlotte
Blog Mémo Émoi
Blog Papivore
Blog Les livres de Joëlle
Blog Le coin lecture de Nath


Jean-Baptiste Andréa présente «Veiller sur elle» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Ils sont trente-deux. Trente-deux à habiter encore l’abbaye en ce jour d’automne 1986, au bout d’une route à faire pâlir ceux qui l’empruntent. En mille ans, rien n’a changé. Ni la raideur de la voie ni son vertige. Trente-deux cœurs solides – il faut l’être quand on vit perché au bord du vide –, trente-deux corps qui le furent aussi, dans leur jeunesse. Dans quelques heures, ils seront un de moins.
Les frères forment un cercle autour de celui qui s’en va. Il y a eu bien des cercles, bien des adieux, depuis que la Sacra dresse ses murs au-dessus d’eux. Il y a eu bien des moments de grâce, de doute, de corps arc-boutés contre l’ombre qui vient. Il y a eu et il y aura d’autres départs, ils attendent donc patiemment.
Ce mourant-là n’est pas comme les autres. Il est le seul en ces lieux à ne pas avoir prononcé de vœux. Pourtant, on lui a permis de rester pendant quarante ans. Chaque fois qu’il y a eu un débat, des questions, un homme en robe pourpre est arrivé, jamais le même, pour trancher. Il reste. Il fait partie du lieu, aussi sûrement que le cloître, ses colonnes, ses chapiteaux romans, dont l’état de conservation doit beaucoup à son talent. Alors ne nous plaignons pas, il paie son séjour en nature.
Seuls ses poings dépassent de la couverture de laine brune, de chaque côté de la tête, un enfant de quatre-vingt-deux ans en proie à un cauchemar. La peau est jaune, au point de rupture, vélin tendu sur des angles trop vifs. Le front luisant, ciré par une fièvre grasse. Il fallait bien qu’un jour sa force le lâche. Dommage qu’il n’ait pas répondu à leurs questions. Un homme a droit à ses secrets.
D’ailleurs, ils ont l’impression de savoir. Pas tout, mais l’essentiel. Parfois, les avis divergent. Pour tromper l’ennui, on se découvre des ardeurs de commère. C’est un criminel, un défroqué, un réfugié politique. Certains le disent retenu contre son gré – la théorie ne tient pas, on l’a vu partir, et revenir –, d’autres affirment qu’il est là pour sa propre sécurité. Et puis la version la plus populaire, et la plus secrète, car le romantisme n’entre ici qu’en contrebande : il est là pour veiller sur elle. Elle qui attend, dans sa nuit de marbre, à quelques centaines de mètres de la petite cellule. Elle qui patiente depuis quarante ans. Tous les moines de la Sacra l’ont vue une fois. Tous aimeraient la revoir. Il suffirait d’en demander la permission au padre Vincenzo, le supérieur, mais peu osent le faire. Par peur, peut-être, des pensées impies qui viennent, dit-on, à ceux qui l’approchent de trop près. Et des pensées impies, les moines en ont bien assez comme ça quand ils sont poursuivis, au cœur du noir, par des rêves au visage d’ange.
Le mourant se débat, ouvre les yeux, les referme. L’un des frères jure y avoir lu de la joie – il se trompe. On pose un linge frais sur son front, sur ses lèvres, avec douceur.
Le malade s’agite encore et pour une fois, tous sont d’accord.
Il essaie de dire quelque chose.

Bien sûr que j’essaie de dire quelque chose. J’ai vu l’homme voler, de plus en plus vite, de plus en plus loin. J’ai vu deux guerres, des nations sombrer, j’ai cueilli des oranges sur Sunset Boulevard, vous ne croyez pas que j’aie quelque chose à raconter ? Pardon, je suis ingrat. Vous m’avez vêtu, vous m’avez nourri alors que vous n’aviez rien, ou si peu, quand j’ai décidé de me cacher parmi vous. Mais je me suis tu trop longtemps. Fermez les volets, la lumière me blesse.
Il s’agite. Fermez les volets, mon frère, il semble que la lumière l’incommode.
Les ombres qui me veillent à contre-jour, sur un soleil de Piémont, les voix qui s’ouatent à l’approche du sommeil. Tout est arrivé si vite. Il y a à peine une semaine on me voyait encore au potager, ou sur une échelle, il y avait toujours quelque chose à réparer. Ralenti par l’âge, mais vu que personne n’aurait parié sur moi à ma naissance, il y avait de quoi forcer l’admiration. Et puis un matin, je n’ai pas pu me lever. J’ai lu dans les regards que c’était mon tour, qu’on ferait bientôt sonner le glas et qu’on me porterait au petit jardin face à la montagne, où les coquelicots poussent sur des siècles d’abbés, d’enlumineurs, de chantres et de sacristains.
Il est au plus mal.
Les volets grincent. Quarante ans que je suis là, ils ont toujours grincé. Le noir, enfin. Le noir comme au cinéma – que j’ai vu naître. Un horizon vide, d’abord rien. Une plaine aveuglante que, à force de la fixer, ma mémoire peuple d’ombres, de silhouettes qui deviennent villes, forêts, hommes et bêtes. Ils avancent, campent au-devant de la scène, mes acteurs. J’en reconnais quelques-uns, ils n’ont pas changé. Sublimes et ridicules, fondus au même creuset, indissociables. La monnaie de la tragédie est un rare alliage d’or et de pacotille.
Ce n’est plus qu’une question d’heures.
Une question d’heures ? Ne me faites pas rire. Je suis mort depuis longtemps.
Encore une compresse fraîche. Il semble s’apaiser.
Mais depuis quand les morts ne peuvent-ils pas raconter leur histoire ?

Il Francese. J’ai toujours détesté ce surnom, même si l’on m’en a donné de bien pires. Toutes mes joies, tous mes drames sont d’Italie. Je viens d’une terre où la beauté est toujours aux abois. Qu’elle s’endorme cinq minutes, la laideur l’égorgera sans pitié. Les génies naissent ici comme de mauvaises herbes. On chante comme on tue, on dessine comme on trompe, on fait pisser les chiens sur les murs des églises. Ce n’est pas pour rien qu’un Italien, Mercalli, donna son nom à une échelle de destruction, celle de l’intensité des tremblements de terre. Une main démolit ce que l’autre a bâti, et l’émotion est la même.
L’Italie, royaume de marbre et d’ordures. Mon pays.
Mais c’est un fait, je suis né en France en 1904. Mes parents avaient quitté la Ligurie en quête de fortune quinze ans plus tôt, à peine mariés. En guise de fortune, on les avait traités de Ritals, on leur avait craché dessus, on s’était moqué de leur façon de rouler les r – or, pour autant que je sache, le mot rouler commence bien par un r. Mon père avait échappé de justesse aux émeutes racistes d’Aigues-Mortes de 1893, deux de ses amis y étaient restés : le brave Luciano et ce vieux Salvatore. On ne les évoqua plus jamais sans ces adjectifs.
Des familles interdirent à leurs enfants de parler la langue du pays, pour ne pas « faire Rital ». Elles les décapaient au savon de Marseille dans l’espoir de les blanchir un peu. Pas chez les Vitaliani. Nous parlions italien, mangions italien. Nous pensions italien, c’est-à-dire à coups de superlatifs où la Mort était souvent invoquée, les larmes abondantes, les mains rarement au repos. On maudissait comme on passait le sel. Notre famille était un cirque, et nous en étions fiers.
En 1914, l’État français, qui avait mis si peu d’ardeur à protéger Luciano, Salvatore et les autres, déclara que mon père était sans l’ombre d’un doute un bon Français, digne de la conscription, d’autant qu’un fonctionnaire l’avait, par erreur ou par jeu, rajeuni de dix ans en recopiant son certificat de naissance. Il partit la mine longue, sans fleur à son fusil. Son propre père avait laissé la vie dans l’expédition des Mille en 1860. Nonno Carlo avait conquis la Sicile avec Garibaldi. Ce n’était pas une balle bourbonienne qui l’avait tué, mais une prostituée du port de Marsala à l’hygiène douteuse, détail que l’on préférait passer sous silence dans la famille. Il était bien mort et le message était clair : la guerre tuait.
Elle tua mon père. Un gendarme se présenta un jour à l’atelier au-dessus duquel nous habitions dans la vallée de la Maurienne. Ma mère ouvrait tous les jours dans l’hypothèse d’une commande que son mari pourrait honorer à son retour, il faudrait bien se remettre à tailler la pierre un jour ou l’autre, restaurer les gargouilles, creuser les fontaines. Le gendarme prit une mine de circonstance, parut encore plus désolé lorsqu’il me vit, toussota, expliqua qu’il y avait eu un obus, et que voilà. Lorsque ma mère, très digne, lui demanda quand le corps serait rapatrié, il bafouilla, expliqua qu’il y avait des chevaux sur le champ de bataille, d’autres soldats, qu’un obus, ça faisait des dégâts et que, résultat, on ne savait pas toujours qui était qui, ni même ce qui était homme et ce qui était cheval. Ma mère crut qu’il allait se mettre à pleurer, dut lui offrir un verre d’Amaro Braulio – je ne vis jamais un Français en boire sans faire la grimace – et ne pleura elle-même que de longues heures plus tard.
Bien sûr, je ne me rappelle pas tout cela, ou mal. Je connais les faits, je les restaure avec un peu de couleurs, ces couleurs qui me filent maintenant entre les doigts dans la cellule que j’occupe depuis quarante ans sur le mont Pirchiriano. Aujourd’hui encore – du moins, il y a quelques jours, quand j’en étais capable – je parle mal le français. On ne m’a pas appelé Francese depuis 1946.
Quelques jours après la visite du gendarme, ma mère m’expliqua qu’en France, elle ne pourrait pas m’offrir l’éducation dont j’avais besoin. Déjà son ventre s’arrondissait d’un frère ou d’une sœur – qui ne naquit jamais, en tout cas pas vivant –, et elle me noya de baisers en m’expliquant qu’elle me faisait partir pour mon bien, qu’elle me faisait rentrer au pays parce qu’elle croyait en moi, parce qu’elle voyait mon amour pour la pierre malgré mon jeune âge, parce qu’elle savait que j’étais promis à de grandes choses, et qu’elle m’avait donné un prénom pour ça.
Des deux fardeaux de mon existence, mon prénom fut sans doute le plus léger à porter. Je l’ai pourtant détesté avec fougue.

Ma mère descendait souvent à l’atelier pour voir son mari travailler. Elle comprit qu’elle était enceinte lorsqu’elle me sentit tressaillir sur un coup de burin. Elle n’avait pas ménagé ses efforts jusqu’à cet instant, avait aidé mon père à déplacer des blocs énormes, ce qui explique peut-être la suite.
– Il sera sculpteur, annonça-t-elle.
Mon père maugréa, lui répondit que c’était un sale métier où les mains, le dos et les yeux s’usaient bien plus vite que la pierre, et que si l’on n’était pas Michelangelo, autant s’épargner tout ça.
Ma mère acquiesça, et décida de me donner un coup d’avance.
Je m’appelle Michelangelo Vitaliani.

Je découvris mon pays en octobre 1916, en compagnie d’un ivrogne et d’un papillon. L’ivrogne avait connu mon père, évité la conscription grâce à l’état de son foie, mais la tournure des événements laissait supposer que sa cirrhose ne le protégerait plus bien longtemps. On enrôlait les gosses, les vieux, les boiteux. Les journaux affirmaient que nous gagnions la partie, que le Boche serait bientôt de l’histoire ancienne. Dans notre communauté, la nouvelle du ralliement de l’Italie aux Alliés, l’année précédente, avait été accueillie comme une promesse de victoire. Ceux qui revenaient du front chantaient un autre air, pour ceux qui avaient encore envie de chanter. L’ingeniere Carmone, qui comme les autres Ritals avait raclé du sel à Aigues-Mortes, puis ouvert une épicerie en Savoie, où il consommait une bonne partie de son stock de vin, avait donc décidé de rentrer. Quitte à crever, autant le faire au pays, les lèvres rougies par le montepulciano pour alléger la peur.
Son pays à lui, c’étaient les Abruzzes. Il était gentil, et accepta de me déposer chez Zio Alberto en chemin. Il le fit parce qu’il avait un peu pitié de moi et aussi, je crois, pour les yeux de ma mère. Les yeux des mères, c’est souvent quelque chose, mais la mienne avait les iris d’un bleu étrange, presque violet. Ils avaient déclenché plus d’un pugilat, jusqu’à ce que mon père mette de l’ordre dans tout ça. Un tailleur de pierre a des mains dangereuses, ce n’est pas moi qui dirai le contraire. La concurrence s’était vite inclinée.
Ma mère versa de grosses larmes violettes sur le quai de la gare, à Modane. Mon oncle Alberto, sculpteur lui aussi, allait s’occuper de moi. Elle jura qu’elle me rejoindrait vite, dès qu’elle aurait vendu l’atelier et gagné un peu d’argent. L’affaire de quelques semaines, quelques mois au plus – il lui fallut vingt ans. Le train souffla, cracha une fumée noire dont je sens encore le goût, et emporta l’ingeniere pompette et son fils unique.
Quoi qu’on en dise, à douze ans, la tristesse ne dure pas bien longtemps. J’ignorais vers quoi ce train tanguait, mais je savais que je n’avais jamais pris le train – ou je ne m’en souvenais pas. L’excitation laissa vite place au malaise. Tout allait trop vite. Dès que je fixais un détail, un sapin, une maison, il disparaissait aussitôt. Un paysage, ce n’est pas fait pour bouger. Je me sentis mal en point, voulus m’en ouvrir à l’ingeniere, mais il ronflait la bouche ouverte.
Heureusement, il y eut le papillon. Il entra à Saint-Michel-de-Maurienne, se posa sur la vitre, entre les montagnes qui défilaient et moi. Après un bref combat contre le verre, il renonça et ne bougea plus. Ce n’était pas un beau papillon, ces gloires de couleur et d’or que je verrais plus tard au printemps. Juste un papillon médiocre, gris, un peu bleuté si l’on regardait en plissant fort les yeux, une phalène abrutie par le jour. Je songeai un instant à le torturer, comme tous les gamins de mon âge, puis me rendis compte qu’en le fixant, seul élément tranquille dans un monde en furie, ma nausée s’en allait. Le papillon resta là pendant des heures, envoyé par une puissance amie pour me rassurer, et ce fut peut-être ma toute première intuition du fait que rien n’est vraiment ce qu’il paraît être, qu’un papillon n’est pas qu’un papillon mais une histoire, quelque chose d’énorme tapi dans un tout petit espace, ce que confirmerait la première bombe atomique quelques décennies plus tard et, peut-être plus encore, ce que je laisse en mourant dans les soubassements de la plus belle abbaye du pays.

Lorsque l’ingeniere Carmone se réveilla, il me détailla son projet, car il en avait un. Il était communiste. Tu sais ce que c’est ? J’avais entendu l’insulte à plusieurs reprises dans la communauté, là-bas en France, on se demandait toujours si untel ou untel l’était. Je répondis : « Pfff, bien sûr, c’est un homme qui aime les hommes. »
L’ingeniere se mit à rire. D’une certaine façon, oui, un communiste était un homme qui aimait les hommes. « D’ailleurs, il n’y a pas de mauvaise façon d’aimer les hommes, tu comprends ça ? » Je ne l’avais jamais vu si sérieux.
La famille Carmone détenait un terrain dans la province de L’Aquila, à laquelle la géographie avait fait deux injustices. Un, c’était la seule province des Abruzzes n’ayant pas accès à la mer. Deux, des tremblements de terre la ravageaient à intervalles réguliers, comme la Ligurie de mes ancêtres, à ceci près que cette garce de Ligurie, elle, avait accès à la mer.
Son terrain offrait une vue plaisante sur le lac de Scanno. L’ingeniere comptait y bâtir une tour montée sur un gigantesque roulement à billes et y loger les prolétaires du coin, le tout pour un loyer modéré qui lui permettrait de vivre correctement – d’autant qu’en bon communiste, il se réservait le dernier étage. Grâce à deux équipages de chevaux se relayant toutes les douze heures, le bâtiment tournerait sur lui-même au fil de la journée. Ses habitants jouiraient ainsi, sans exception, sans profiteurs ni exploités, d’une vue sur le lac une fois par jour. Peut-être l’électricité remplacerait-elle un jour les chevaux, même si Carmone confessait qu’elle n’arriverait sans doute jamais aussi loin. Mais il aimait rêver.
Les billes auraient également l’avantage, si un tremblement de terre survenait, de découpler la structure du sol. En cas de séisme de degré XII sur l’échelle de Mercalli – ce fut lui qui m’apprit ce nom –, son bâtiment avait une chance de résister de trente pour cent supérieure à celle d’un bâtiment normal. Trente pour cent, ça ne paraît pas grand-chose comme ça, mais le degré XII n’étant pas exactement de la rigolade, expliqua-t-il en roulant de grands yeux, c’était énorme.
Je m’abandonnai à un demi-sommeil, les yeux rivés sur mon papillon, et nous entrâmes en Italie pendant que l’ingeniere m’entretenait tendrement de dévastation.

L’Italie et moi nous sommes étreints en vieux amis à notre première rencontre. Dans ma précipitation à sortir du train à la gare de Turin, je trébuchai sur le marchepied et atterris les bras en croix sur le quai. Je restai un instant allongé, sans songer à pleurer, avec la béatitude d’un prêtre à son ordination. L’Italie sentait la pierre à fusil. L’Italie sentait la guerre.
L’ingeniere décida de prendre un fiacre. C’était plus cher que de marcher, mais ma mère lui avait confié de l’argent dans une enveloppe et tout comme le vin devait être bu, énonça-t-il, l’argent devait être dépensé, d’ailleurs, allons nous acheter un petit quart de rouge du Pô avant la route, si tu veux bien.
Je voulais bien, émerveillé par ce que je découvrais : soldats en permission, soldats sur le départ, porteurs, conducteurs de train, et toute une foule de gens louches dont la fonction ou les ambitions paraissaient mystérieuses au gamin que j’étais. Je n’avais jamais vu de gens louches de ma vie. J’eus l’impression qu’ils retournaient avec bienveillance mes regards insistants, comme pour me dire tu es des nôtres. Peut-être fixaient-ils juste la bosse bleue qui poussait au beau milieu de mon front. J’avançais dans une forêt de jambes, béat, subjugué par d’autres odeurs : créosote et cuir, métal et canons, des parfums de pénombre et de champs de bataille. Et il y avait le bruit, un vacarme de forge. Ça grinçait, couinait, percutait, une musique concrète jouée par des illettrés, bien loin des salles où des notables blasés se presseraient un jour pour faire semblant de l’apprécier.
J’arrivais sans le savoir en plein futurisme. Le monde n’était que vitesse, celle des pas, des trains, des balles, des changements de fortune ou d’alliances. Tous ces hommes, pourtant, toute cette masse semblait freiner des quatre fers. Les corps exultaient, se pressaient vers les wagons, les tranchées, un horizon barbelé. Mais quelque chose, entre deux mouvements, deux élans, hurlait je veux vivre encore un peu.
Plus tard, quand ma carrière décolla, un collectionneur me montra avec fierté sa dernière acquisition, le tableau futuriste La Révolte, de Luigi Russolo. C’était à Rome, au tournant des années trente, je crois. L’homme se considérait comme un amateur éclairé, passionné d’art abstrait. C’était un imbécile. À moins d’avoir été présent ce jour-là, à la gare de Porta Nuova, personne ne peut comprendre cette œuvre. Personne ne peut comprendre qu’elle n’a rien d’abstrait. C’est un tableau figuratif. Russolo a peint ce qui nous explosait à la figure.
Aucun gosse de douze ans ne le formule en ces termes, évidemment. Sur le moment, je me contentai de regarder autour de moi, les yeux écarquillés, pendant que l’ingeniere se désaltérait dans une gargote au bout du quai. Mais je vis tout cela. Signe, s’il en fallait encore un, que je n’étais pas tout à fait comme tout le monde.

Nous quittâmes la gare sous une neige légère. Nous étions à peine sortis qu’un carabinier s’interposa et demanda à voir mes papiers. Pas ceux de mon compagnon, juste les miens. Les doigts engourdis par le froid et le petit rouge du Pô, l’ingeniere Carmone lui tendit mon laissez-passer. L’autre me regarda d’un air soupçonneux, un air qu’il devait revêtir chaque matin pour aller travailler et remiser le soir, à moins qu’il ne fût né avec.
– Tu es un petit Francese ?
Je n’aimais pas qu’on m’appelle « Français ». J’aimais encore moins qu’on m’appelle « petit ».
– Petit Francese toi-même, cazzino.
Le carabinier manqua s’étrangler, cazzino était l’insulte préférée des arrière-cours où j’avais grandi, et les carabiniers n’ont pas choisi un métier où l’on porte de si beaux uniformes pour qu’on insulte la taille de leur virilité.
En bon ingénieur qu’il était, l’ingeniere tira l’enveloppe de ma mère de sa poche et remit de la graisse dans les rouages qui s’étaient grippés. Nous pûmes bientôt repartir. Je refusai de monter dans un fiacre, désignai un tramway. Carmone maugréa, consulta une carte, posa quelques questions, établit que le tramway ne nous déposerait pas trop loin de l’endroit où nous devions nous rendre.
Les fesses sur un banc de bois, je traversai la première grande ville de ma vie. J’étais heureux. J’avais perdu mon père, j’ignorais quand je reverrais ma mère mais oui, j’étais heureux et ivre de tout ce qui était encore devant moi, cette masse d’avenir à escalader, à tailler à ma mesure.
– Dites, signor Carmone ?
– Oui ?
– C’est quoi l’électricité ?
Il me dévisagea avec ahurissement, parut se rappeler que j’avais passé la première décennie de ma vie dans un village de Savoie que je n’avais jamais quitté.
– C’est ça, mon garçon.
Il désigna un lampadaire, surmonté d’un beau globe d’or.
– C’est comme une bougie, alors ?
– Mais qui ne s’arrête jamais. Ce sont des électrons qui circulent entre deux morceaux de charbon.
– C’est quoi un électron ? Un genre de fée ?
– Non, c’est de la science.
– C’est quoi la science ?
Les flocons tournaient, légers comme une robe de fille. L’ingeniere répondit à mes questions sans impatience ni condescendance. Nous dépassâmes bientôt un immense bâtiment en construction : le Lingotto, où les voitures Fiat monteraient quelques années plus tard, par une rampe hélicoïdale, vers le toit où elles feraient leurs premiers tours de roue après assemblage – une Sacra di San Michele mécanique. Les faubourgs se clairsemèrent, les routes laissèrent place à des pistes, le tramway s’arrêta dans ce qui ressemblait à un champ. Il nous fallut parcourir les trois derniers kilomètres à pied. Je suis reconnaissant à ce type, Carmone, de m’avoir accompagné si loin, malgré le froid, malgré l’époque. Nous marchions dans la boue et j’imaginais que, déjà, les yeux de ma mère commençaient à pâlir dans sa mémoire, à lui paraître moins violets. Mais il me conduisit sans faillir jusqu’à la porte de Zio Alberto.
Il fallut maltraiter la cloche et frapper plusieurs fois au battant avant qu’Alberto daignât ouvrir, vêtu d’un débardeur sale. Les mêmes yeux troubles que l’ingeniere, fissurés de veinules rouges : les deux hommes partageaient un amour immodéré pour la grappe. Ma mère avait écrit pour annoncer ma venue, il n’y avait donc pas grand-chose à expliquer.
– Voici votre nouvel apprenti, Michelangelo, le fils d’Antonella Vitaliani. Votre neveu.
– Je n’aime pas qu’on m’appelle Michelangelo.
Zio Alberto baissa les yeux sur moi. Je crus qu’il allait me demander comment je préférais être appelé, à quoi j’aurais répondu « Mimo ». Le surnom que mes parents me donnaient depuis toujours, le surnom qu’on me donnerait encore pendant soixante-dix ans.
– Je veux pas de lui, dit Alberto.
Une nouvelle fois, j’avais oublié un détail. Parce que oui, c’en est un, de détail.
– Je ne comprends pas. Je pensais qu’Antonell… que Mme Vitaliani vous avait écrit, et que c’était agréé.
– Elle m’a écrit. Mais j’en veux pas, d’un apprenti comme ça.
– Et pourquoi donc ?
– Parce que personne m’a dit que c’était un nabot.
C’è un piccolo problema, avait commenté la vieille Rosa, la voisine qui accouchait ma mère par une nuit de tempête. Le poêle claquait, attisé par un vent contraire, un tirage d’enfer rougissait les murs. Quelques matrones du quartier, venues assister à l’événement, curieuses d’entrevoir ces chairs fermes qui faisaient fantasmer leurs maris, s’étaient enfuies depuis longtemps en se signant et en murmurant il diavolo. La vieille Rosa, impavide, continuait de chantonner, d’éponger, d’encourager. Le choléra, le froid, la malchance tout simplement, un couteau qu’on n’aurait pas tiré si l’on avait moins bu lui avaient pris enfants, amis, maris. Elle était vieille, elle était laide, elle n’avait rien à perdre. Le diable la laissait donc tranquille, il savait reconnaître une source d’ennuis. Il avait des proies plus faciles.

C’è un piccolo problema, donc, dit-elle en m’arrachant aux entrailles d’Antonella Vitaliani. Tout tenait à ce mot, piccolo, il fut évident à qui me voyait que je resterais plus ou moins piccolo toute ma vie. Rosa me coucha sur ma mère épuisée. Mon père monta quatre à quatre, Rosa raconta plus tard qu’il avait froncé les sourcils en me voyant, regardé autour de lui avec l’air de chercher autre chose, son véritable fils plutôt que cette ébauche, puis hoché la tête, je vois, c’est comme ça, comme lorsqu’il tapait dans une fissure cachée au cœur d’un bloc de pierre qui pulvérisait le travail de plusieurs semaines. On ne peut pas en vouloir à la pierre.
À la pierre, justement, on attribua ma différence. Ma mère n’avait pas su se reposer, portant des blocs énormes à l’atelier, à faire rougir les gros bras du quartier. Le pauvre Mimo, à en croire les voisines, en avait pâti. Achondroplasie, dirait-on plus tard. On me qualifierait de personne de petite taille, ce qui, franchement, ne valait pas mieux que le « nabot » de Zio Alberto. On m’expliquerait que ma taille ne me définissait pas. Si c’était vrai, pourquoi parler de ma taille ? Je n’ai jamais entendu évoquer une « personne de taille moyenne ».
Je n’en voulus jamais à mes parents. Si la pierre fit ce que je suis, si une magie noire était à l’œuvre, elle me combla aussi de ce qu’elle me prit. La pierre me parla toujours, toutes les pierres, calcaires, métamorphiques, tombales même, celles sur lesquelles je me coucherais bientôt pour écouter des histoires de gisants.
– Ce n’est pas ce qui était prévu, murmura l’ingeniere, se tapotant les lèvres d’un doigt ganté. C’est fâcheux.
Il neigeait dru maintenant. Zio Alberto haussa les épaules, voulut nous claquer la porte au nez. L’ingeniere la bloqua du pied. Il tira l’enveloppe de ma mère de la poche intérieure de son vieux manteau de fourrure, la tendit à mon oncle. Il y avait là presque toutes les économies des Vitaliani. Des années d’exil, de labeur, de peau brûlée par le soleil et le sel, de recommencements, des années de marbre sous les ongles, avec parfois une once de cette tendresse qui m’avait vu naître. C’est pour ça que ces billets sales et froissés étaient précieux. Pour ça que Zio Alberto rouvrit un peu la porte.
– Cette somme était pour le petit. Je veux dire, Mimo, corrigea-t-il en rougissant. Si Mimo est d’accord pour vous la donner, il ne serait plus un apprenti, mais un associé.
Zio Alberto acquiesça lentement.
– Hmm, un associé.
Il hésitait encore. Carmone attendit le plus longtemps possible, puis soupira et sortit une pochette de cuir de son paquetage. Tout dans l’ingeniere célébrait l’usure, le rapiècement, une esthétique du temps qui passe. Mais le cuir de la pochette, neuf, souple, semblait encore frémir des emportements de la bête qu’il avait habillée. Carmone passa un gant craquelé dessus, l’ouvrit et en sortit une pipe à contrecœur.
– C’est une pipe que j’ai acquise à grands frais. Taillée dans la souche d’une bruyère sur laquelle le Héros des deux mondes, le grand Garibaldi lui-même, se serait assis lors de sa noble et infructueuse tentative pour rallier Rome à notre beau royaume.
J’avais vu des dizaines de ces pipes, que l’on vendait à Aigues-Mortes à ces nigauds de Français. J’ignorais comment celle-ci avait fini dans les mains de Carmone, comment il s’était laissé prendre. J’eus un peu honte pour lui et pour l’Italie en général. C’était un homme naïf, généreux. Ce geste lui coûtait et je sais qu’il le fit sincèrement, pour m’aider, pas parce qu’il était pressé de rentrer ou redoutait de s’encombrer d’un gamin de douze ans aux proportions inhabituelles. Alberto accepta, ils scellèrent l’affaire avec un coup d’une gnôle dont l’aigreur piquait l’air à l’intérieur de la masure. Puis Carmone se leva, un petit dernier pour la route, et bientôt sa silhouette vacillante s’éloigna sous la neige.
Il se retourna une dernière fois, main levée dans la phosphorescence jaune d’un monde agonisant, et me sourit. Les Abruzzes étaient loin, il n’était plus tout jeune, l’époque était rude. Je ne me rendis pas au lac de Scanno, plus tard, de peur de constater qu’il n’y avait pas là-bas, et qu’il n’y eut jamais, de tour montée sur un roulement à billes.
Je dois beaucoup aux femmes dites « perdues », et mon oncle Alberto était le fils de l’une d’elles. Une fille courageuse qui se couchait sous les hommes, au port de Gênes, sans colère ni honte. C’était la seule personne dont mon oncle parlait avec respect, une ferveur confinant à la vénération. Mais la sainte des venelles était loin. Et puisque Alberto ne savait ni lire ni écrire, sa mère devenait, à chaque jour qui passait, de plus en plus mythologique. Pour ma part j’écrivais plutôt bien, ce dont mon oncle, lorsqu’il s’en aperçut, fut ravi.
Mon oncle Alberto n’était pas mon oncle. Nous n’avions pas le moindre atome de sang en commun. Je ne parvins jamais à éclaircir totalement l’affaire, mais son grand-père avait apparemment une dette vis-à-vis du mien, un prêt non remboursé dont la charge morale se transmettait de génération en génération. À sa manière perverse, Alberto était honnête. Sollicité par ma mère, il avait accepté de m’accueillir. Il possédait un petit atelier dans les faubourgs de Turin. Comme il était célibataire et peu porté sur le luxe, quelques engagements ici et là suffisaient à subvenir à ses besoins, ou y avaient suffi jusqu’au moment où j’arrivai. Car la guerre, entreprise de progrès vantée par beaucoup d’exaltés à l’époque, lesquels n’aimaient d’ailleurs pas le terme « exalté » et lui préféraient « poète » ou « philosophe », la guerre, donc, avait popularisé des matériaux moins chers que la pierre, plus légers, faciles à produire et à travailler. L’acier était le pire ennemi d’Alberto, qui l’insultait jusque dans son sommeil. Il le détestait plus encore que les Austro-Hongrois ou les Allemands. À un Crucco, comme on appelait les Boches là-bas, on pouvait encore trouver des circonstances atténuantes. Leur cuisine, leurs casques à pointe ridicules, ils avaient de quoi être en colère. Alors qu’on n’avait pas idée de construire en acier, et rirait bien qui rirait le dernier quand tout s’effondrerait. Alberto n’avait pas compris que tout s’était déjà effondré. À son crédit, l’acier n’y était pas pour rien, il avait fait de beaux canons.
Alberto avait l’air vieux, mais ne l’était pas. À trente-cinq ans, il habitait seul une pièce attenante à son atelier. Son célibat étonnait, d’autant qu’après une douche, lavé de la poussière de marbre et vêtu de son unique costume, il n’était pas trop mal. Il fréquentait toujours le même bordel de Turin, où il traitait les filles avec un respect légendaire. L’expression « s’y prendre comme Alberto » fut populaire au début des années vingt dans les quartiers sud de la ville, entre le Lingotto et San Salvario, avant de décliner quand Alberto déménagea, emportant ses marbres et son esclave, c’est-à-dire moi. Associé, j’en ris encore.
On m’a beaucoup demandé quel rôle il avait joué dans la suite. Si par « la suite » on entend ma carrière, aucun. Si en revanche on entend ma dernière œuvre, quelques éclats de lui y sont sans doute inclus. Non, pas des éclats, des fragments – je ne voudrais pas qu’on le soupçonnât d’avoir un jour brillé. Zio Alberto était un enfoiré. Pas un monstre, juste un pauvre type, ce qui revient au même. Je repense à lui sans haine, mais sans tristesse.
Pendant près d’un an, je vécus à l’ombre de cet homme. Je cuisinais, je nettoyais. Je transportais, je livrais. Cent fois je faillis me faire écraser par un tramway, renverser par un cheval, tabasser par un type qui s’était moqué de ma taille et auquel j’avais répondu qu’au moins ma taille n’était pas un problème au piano di sotto, à l’étage inférieur, de préférence devant sa petite amie. L’ingeniere Carmone aurait été ravi de trouver l’ambiance si électrique dans notre quartier. Chaque interaction était un foudroiement potentiel, un déplacement d’électrons dont on ne savait jamais ce qu’il provoquerait. Nous étions en guerre contre les Allemands, les Austro-Hongrois, nos gouvernements, nos voisins, façon de dire que nous étions en guerre contre nous-mêmes. L’un voulait la guerre, l’autre la paix, le ton montait, et celui qui voulait la paix finissait par donner le premier coup de poing.
Zio Alberto m’interdisait de toucher à ses outils. Il me surprit une fois à corriger un petit bénitier que lui avait commandé la paroisse voisine de Beata Vergine delle Grazie. Alberto se prenait une cuite monumentale une ou deux fois par semaine, et la dernière avait laissé des traces. Le bénitier était grossier, insultant, un gamin de douze ans aurait pu mieux faire, et il le fit pendant que l’autre cuvait son vin. Alberto se réveilla et me prit en flagrant délit, ciseau en main. Il examina mon travail avec ahurissement, me roua ensuite de coups en m’insultant dans une langue que je ne compris pas, un patois de Gênes. Puis il se rendormit. Quand il rouvrit les yeux, et me découvrit perclus et couvert de bleus, il feignit de ne pas savoir ce qu’il s’était passé. Il alla droit à son bénitier, remarqua qu’il n’était pas mécontent de son travail, et me proposa avec magnanimité de le livrer lui-même.
Alberto me dictait régulièrement une lettre à sa mère, et m’autorisait à en écrire une à la mienne en même temps – il payait généreusement le timbre. Antonella ne répondait pas toujours, en permanence sur les routes, chassant l’emploi qui lui permettrait de tenir encore une semaine, puis une autre. Ses yeux violets me manquaient. Mon père, l’homme qui avait guidé mes premiers coups maladroits, l’homme qui m’avait appris la différence entre gradine, rifloir et taillant, s’estompait.
Le travail se fit plus rare au cours de l’année 1917, les humeurs d’Alberto plus sombres, les cuites plus violentes. Des colonnes de soldats marchaient parfois sur fond de crépuscule, les journaux ne parlaient que d’elle, la guerre, la guerre, mais nous n’en percevions qu’un vague malaise, l’impression d’une dissociation avec notre environnement, celle de ne jamais être à la bonne place. Là-bas, une bête immonde maltraitait l’horizon. Mais nous menions une existence presque normale, une vie d’embusqués qui donnait un petit goût de culpabilité à tout ce que nous mangions. En tout cas jusqu’au 22 août, où le pain vint à manquer, et où il n’y eut plus rien à manger du tout. Turin explosa. Le nom de Lénine apparut sur les murs de la ville, des barricades s’élevèrent, un révolutionnaire m’arrêta même dans la rue le matin du 24 pour me dire de faire attention, que leurs barricades étaient électrifiées, ce qui m’indiqua plus sûrement que tout le reste que le monde changeait. Le type m’appela « camarade » et me tapa dans le dos. Je vis des femmes affronter des soldats penauds sur des barricades, escalader des blindés, exposer des poitrines conquérantes et furieuses sur lesquelles ils n’osèrent pas tirer. Pas tout de suite en tout cas.
La révolte dura trois jours. Personne ne parvenait à s’entendre, si ce n’était sur le fait qu’on en avait assez de la guerre. Le gouvernement finit par mettre tout le monde d’accord à coups de mitrailleuses, cinquante morts refroidirent les ardeurs. Je me terrai à l’atelier. Un soir, le calme venait à peine de revenir, et un peu de pain aussi, Zio Alberto rentra d’humeur plus joyeuse que d’habitude. Il fit semblant de me décocher une claque, gloussa en me voyant plonger sous la table, puis m’ordonna de prendre la plume et me dicta une lettre pour sa mère. Il sentait la vinasse qu’on servait au coin de la rue.

Mammina,
J’ai bien reçu le mandat que tu m’as envoyé. Grâce à lui, je vais pouvoir acheter le petit atelier que je t’ai parlé à la Noël. C’est en Ligurie, alors plus proche de toi. Il n’y a plus de boulot à Turin. Mais là-bas, ils ont un château qu’a toujours besoin de réparations, et une église que les autorités elles y tiennent beaucoup, alors c’est du travail. J’ai vendu ici, pour pas cher mais bon, je viens de signer avec ce rat de Lorenzo, et je pars bientôt avec ce petit merdeux de Mimo. Je t’écrirai de Pietra d’Alba, ton fils qui t’aime.
– Et fais-moi une belle signature, pezzo di merda, conclut Zio Alberto. Une qui montre que j’ai réussi.
Quand je repense à cette époque, c’est étrange : je n’étais pas malheureux. J’étais seul, je n’avais rien ni personne, on retournait des forêts dans le nord de l’Europe, on y semait de la chair lardée de métal, plus quelques obus qui exploseraient des années plus tard à la figure de promeneurs innocents, on inventait une désolation à faire pâlir Mercalli, qui n’avait donné que douze degrés à sa pauvre échelle. Mais je n’étais pas malheureux, je le constatais chaque soir, quand je priais un panthéon personnel d’idoles qui changèrent tout au long de ma vie et inclurent même, plus tard, des chanteurs d’opéra et des joueurs de football. Peut-être parce que j’étais jeune, mes jours étaient beaux. Je ne mesure qu’aujourd’hui ce que la beauté du jour doit à la prescience de la nuit.
L’abbé quitte son bureau et entame la descente par l’escalier des Morts, le bien-nommé. Dans quelques instants, il se rendra au chevet de l’homme qui agonise dans l’annexe. Les frères lui ont fait dire que l’heure était proche. Il posera le pain de vie sur ses lèvres.
Padre Vincenzo traverse l’église sans prêter attention à ses fresques, franchit le portail du Zodiaque, débouche sur les terrasses au sommet du mont Pirchiriano, d’où l’abbaye toise le Piémont. Devant lui, les ruines d’une tour. La légende raconte qu’une jeune paysanne, la belle Alda, s’en serait autrefois envolée pour échapper à des soldats ennemis, aidée par saint Michel. Vanitas vanitatis, elle voulut réitérer l’exploit devant les villageois, histoire de les impressionner, et s’écrasa en contrebas. Comme le ferait au quatorzième siècle une partie de la tour qui porte son nom, abattue par l’un des nombreux tremblements de terre qui secouent régulièrement la région.
Plus loin, quelques marches s’enfoncent dans le sol, barrées par une chaîne et un panneau « Passage interdit ». L’abbé l’enjambe avec une souplesse méritoire pour son âge. Ce n’est pas le chemin de l’annexe où le mourant l’attend. Avant de le rejoindre, le prêtre veut la voir, elle. Elle qui lui donne parfois un sommeil malaisé, car il redoute une intrusion, ou pire. On ne sait jamais ce qui peut arriver, comme cette fois, il y a quinze ans, où fra Bartolomeo avait surpris quelqu’un juste devant la dernière grille qui la protégeait. L’homme, un Américain, avait tenté de se faire passer pour un visiteur égaré. L’abbé avait tout de suite flairé le mensonge, il connaissait son odeur par cœur, c’était celle des confessionnaux. Aucun touriste ne pouvait descendre si profondément dans le socle de la Sacra di San Michele par accident. Non, l’homme était là parce qu’il avait entendu la rumeur.
L’abbé avait vu juste. Cinq ans plus tard, le même homme était revenu avec une autorisation en bonne et due forme signée d’une huile du Vatican. On lui avait donc ouvert la porte, et la liste de ceux qui l’avaient contemplée s’était un peu allongée. Leonard B. Williams, c’était le nom de ce professeur de l’université Stanford, en Californie. Williams avait consacré sa vie à la captive de la Sacra, tentant de percer son mystère. Il avait publié une monographie sur elle, quelques articles, puis le silence. Ses travaux, pourtant brillants, dormaient sur des étagères oubliées. Le Vatican avait bien joué son coup, en ouvrant cette porte comme s’ils n’avaient rien à cacher. Pendant des années, le calme était revenu. Mais depuis quelques mois les moines signalaient des touristes qui n’en étaient pas, des fureteurs. Ils étaient reconnaissables entre mille. La pression remontait.
Pendant de longues minutes, l’abbé descend, s’orientant sans faillir dans le dédale des couloirs. Son chemin, il le trouverait dans le noir tant il l’a parcouru. Un tintement de grelots l’accompagne – le son du trousseau de clés dans sa main. Ces fichues clés. Il y en a une pour chaque porte de l’abbaye, parfois deux, comme si derrière le moindre battant palpitait un mystère. À croire que le mystère qui les rassemble là, l’eucharistie, n’est pas suffisant.
Il touche au but. Sent la terre, l’humidité, le parfum de milliards d’atomes de granit écrasés par leur propre poids, et même un peu de cette verdeur des pentes alentour. La grille, enfin. Celle d’autrefois a été remplacée, elle est maintenant dotée d’une serrure à cinq points. Le boîtier de la télécommande ne marche pas du premier coup, padre Vincenzo s’acharne sur ses boutons en caoutchouc, à chaque fois c’est pareil, tu parles d’un progrès, on est en 1986 et on n’arrive pas à produire une télécommande qui fonctionne ? Il se reprend, Seigneur, pardonne mon impatience.
Le voyant rouge finit par s’éteindre, l’alarme est désactivée. L’ultime couloir est surveillé par deux caméras dernier cri, pas plus grosses que des boîtes à chaussures. Il est impossible d’entrer sans alerter quelqu’un. Et même si un intrus y parvenait, à quoi bon ? Il ne partirait pas avec elle. Il avait fallu dix hommes pour la descendre.
Padre Vincenzo frémit. Ce n’est pas le vol qu’il faut craindre. Il n’oublie pas ce cinglé de Laszlo Toth. Il s’en veut de nouveau, « cinglé » n’est pas charitable, disons « déséquilibré ». Ils avaient frôlé le drame. Mais il ne veut pas penser à Laszlo en cet instant, au visage sinistre et au regard illuminé du Hongrois. Le drame avait été évité.
On l’enferme pour la protéger. L’ironie n’échappe pas à l’abbé. Elle est là, ne vous inquiétez pas, elle se porte à merveille, à ceci près que personne n’a le droit de la voir. Personne à part lui, le padre, les moines qui en font la demande, les rares cardinaux qui l’ont enfermée là il y a quarante ans et sont encore vivants, probablement quelques bureaucrates aussi. Une trentaine de personnes au monde, tout au plus. Et bien sûr son créateur, qui disposait de sa propre clé. Il venait à son gré s’occuper d’elle et la laver régulièrement. Car, oui, il faut la laver.
L’abbé ouvre les deux dernières serrures. Il commence toujours par celle du haut, un tic qui trahit peut-être une forme de nervosité. Il aimerait s’en débarrasser et se promet – comme il le fit lors de sa précédente visite – de commencer la prochaine fois par celle du bas. La porte s’ouvre en silence – le serrurier qui leur a vanté la qualité des gonds n’a pas menti.
Il n’allume pas. Les néons d’origine ont été remplacés en même temps que la grille par un éclairage plus doux, et c’est tant mieux, ces néons la brutalisaient. Mais il préfère la voir dans le noir. L’abbé s’avance, la touche du bout des doigts, par habitude. Elle est un peu plus grande que lui. Au centre d’une pièce ronde, un sanctuaire primitif à voûtes romanes, elle se tient un peu courbée sur son socle, abîmée dans un rêve de pierre. La seule lumière vient du couloir, découpe deux visages, la cassure d’un poignet. L’abbé sait chaque détail de la statue qui dort dans l’ombre, pour l’avoir scrutée à s’en user les yeux.
On l’enferme pour la protéger.
L’abbé soupçonne que ceux qui l’ont mise là ont tenté de se protéger eux.

La ville de Savone avait offert deux papes à l’Italie, Sixte IV et Jules II. Pietra d’Alba, à trente kilomètres au nord à peine, faillit lui en donner un troisième. Je crois être un peu responsable de cet échec.
J’aurais bien ri si l’on m’avait dit, en ce matin du 10 décembre 1917, que l’histoire de la papauté serait infléchie par le gamin qui traînait des pieds derrière Zio Alberto. Nous avions voyagé pendant trois jours, presque sans arrêt. Le pays entier était suspendu aux nouvelles du front, après la raclée que les Austro-Hongrois nous avaient infligée à Caporetto. On disait les positions stabilisées non loin de Venise. On disait aussi le contraire, que l’ennemi allait débarquer et nous égorger dans notre sommeil ou, pire, nous forcer à manger du chou.
Pietra d’Alba apparut, taillée dans la lumière du levant, sur son piton rocheux. Sa position, je le compris une heure plus tard, était une illusion. Pietra n’était pas perchée sur un éperon mais posée en bordure d’un plateau. Vraiment en bordure, c’est-à-dire que, entre le mur d’enceinte du village et le bord de la falaise, il y avait un passage à peine assez large pour deux hommes de front. Puis cinquante mètres de vide, ou plus exactement d’air pur, chargé d’essences de résine et de thym.
Il fallait traverser entièrement le village pour découvrir ce qui avait fait sa réputation : un plateau immense qui ondulait vers le Piémont, un morceau de Toscane déplacé là par les caprices de la géologie. À l’ouest comme à l’est, la Ligurie veillait et lui rappelait de ne pas prendre ses aises. C’était la montagne, des pentes couvertes d’une forêt d’un vert presque aussi noir que les bêtes qui y rôdaient. Pietra d’Alba était belle avec sa pierre un peu rose – des milliers d’aubes s’y étaient incrustées.
Le visiteur, même épuisé, même de mauvaise humeur, remarquait aussitôt deux bâtiments notables. Le premier, une fabuleuse église baroque, devait ses proportions et sa façade de marbre rouge et vert, inattendues si loin dans les terres, à son saint patron. San Pietro delle Lacrime avait été construite sur le lieu même où saint Pierre, parti évangéliser ce pays de rustres qui deviendrait la France, s’était arrêté. Cette nuit-là, selon la légende, il avait rêvé de son triple reniement du Christ, et pleuré. Ses larmes s’étaient infiltrées dans la roche, avaient formé une source souterraine qui alimentait désormais un lac un peu plus loin. L’église avait été construite aux environs de 1750 à l’aplomb de cette source, qui affleurait dans la crypte. On lui prêtait des propriétés miraculeuses, et les dons affluaient. Il n’y avait jamais eu de miracle, pourtant, à part peut-être la transformation de ce plateau, par la vertu de l’eau, en morceau de Toscane.
Le chauffeur nous déposa juste devant l’église, sur l’insistance d’Alberto. Il avait tenu à venir de Savone en voiture, en conquérant, pas comme ces péquenauds en carriole. C’était une opération publicitaire avant l’heure, mais qui tomba à plat. Le village semblait avoir fait une fête de tous les diables la veille, à en juger par la banderole qui traînait encore dans une fontaine, servant d’écharpe à un lion, et par les confettis qu’un vent joueur levait à chaque bourrasque. Alberto demanda au chauffeur de klaxonner, ce qui n’alerta que quelques tourterelles. Furieux, il décida de terminer le trajet à pied. L’atelier qu’il avait acheté se situait hors du village.
C’est en sortant de Pietra que nous vîmes le second bâtiment. Ou que lui nous vit, car j’eus l’impression qu’il nous toisait malgré la distance, taxant les visiteurs d’indignité à moins qu’ils ne fussent princes, doges, sultans, rois, éventuellement marquis. Toutes les fois que je revins à Pietra d’Alba après une longue absence, la villa Orsini me fit exactement le même effet. Elle arrêta mes pas au même endroit, entre la dernière fontaine du village et le point où la route plongeait vers le plateau.
La villa se dressait en lisière de forêt, à environ deux kilomètres des dernières maisons. Derrière elle, des contreforts sauvages et escarpés venaient s’échouer en une écume verte juste contre ses murs. Un pays d’altitude et de sources dont les sentiers, murmurait-on, changeaient de place à mesure qu’on les foulait. Seuls s’y enfonçaient bûcherons, charbonniers et chasseurs. C’était à eux que l’on devait l’histoire des sentiers qui bougeaient, destinée à préserver leur fierté lorsqu’ils ressortaient du bois, Petit Poucet hâves et hirsutes, une semaine après s’y être perdus.
Devant la villa, orangers, citronniers et bigaradiers s’étendaient à perte de vue. L’or des Orsini, façonné et poli par un vent de mer qui, depuis la côte, soufflait son impensable douceur sur ces hauteurs. Impossible de ne pas s’arrêter, frappé par le paysage coloré, pointilliste, un feu d’artifice mandarine, melon, abricot, mimosa, fleur de soufre, qui ne s’éteignait jamais. Le contraste avec la forêt, derrière la maison, illustrait la mission civilisatrice de la famille, inscrite sur son blason. Ab tenebris, ad lumina. Loin des ténèbres, vers la lumière. L’ordre, la certitude que toute chose avait sa place, et que ladite place était invariablement sous celle des Orsini. Ces derniers reconnaissaient seulement la primauté de Dieu, mais ne se privaient pas de gérer ses affaires en son absence. Si bien que les deux bâtiments notables de Pietra d’Alba étaient irrémédiablement liés et le seraient jusqu’à la fin, jumelés, deux frères qui se parlaient peu mais s’estimaient.
Je me revois cheminer le long des rangs d’orangers, ce matin-là, et les regards curieux qui nous suivaient. Je me revois découvrir l’atelier, une ancienne ferme flanquée d’une grange, le grand espace d’herbe entre les deux, avec un noyer en plein milieu. Je me rappelle avoir pensé que ma mère y serait bien, quand j’aurais gagné assez d’argent pour la faire venir. Alberto regardait autour de lui, les poings sur les hanches, les cils fardés de givre. Il hocha la tête d’un air satisfait.
– Reste plus qu’à trouver de la bonne pierre.

En 1983, Franco Maria Ricci insista pour me consacrer quelques pages de son magazine FMR. Comme il était un peu fou, j’acceptai. C’est mon seul entretien. Ricci ne m’interrogea pas sur elle, contrairement à ce que je supposais. Mais elle était bien là, en creux dans l’article, aussi discrète qu’un éléphant.
L’article ne parut jamais. Des personnes haut placées eurent vent de l’affaire, le tirage était faible, et le stock de magazines fut acheté à l’imprimerie avant parution. Le numéro 14 de FMR de juin 1983 sortit avec une semaine de retard et quelques pages en moins. C’est sans doute mieux ainsi. Franco m’envoya un exemplaire rescapé du pilon. On le trouvera dans ma petite malle, sous la fenêtre de ma cellule, quand je serai parti. La malle même avec laquelle j’arrivai à Pietra d’Alba il y a soixante-dix ans.
Dans l’entretien, je dis ceci :
Mon oncle Alberto ne fut jamais un grand sculpteur. Voilà pourquoi je fus pendant longtemps médiocre. Parce que je crus, à cause de lui, et sourd à la seule voix qui me disait le contraire, qu’il existait de la bonne pierre. Il n’y a pas de bonne pierre. Je le sais, parce que j’ai passé des années à la chercher. Jusqu’au moment où j’ai compris qu’il suffisait de me baisser, et de ramasser celle qui se trouvait à mes pieds.

Le vieil Emiliano, l’ancien tailleur de pierre, avait vendu l’atelier pour une bouchée de pain à Alberto. Chaque fois que ce dernier évoquait l’affaire, il se frottait les mains. Il s’était frotté les mains à Turin, se frotta les mains durant le voyage, se frotta les mains en découvrant Pietra d’Alba, l’atelier et la grange. Il ne cessa de se frotter les mains qu’au cours de notre première nuit sur place, en sentant quelqu’un se glisser dans son lit et coller deux pieds glacials aux siens.
Alberto m’avait permis de m’installer dans la grange, façon de dire que l’atelier et la chambre attenante, c’était chez lui. L’arrangement me convenait : qui, à treize ans, n’a pas rêvé de dormir dans la paille ? J’accourus en entendant hurler peu après minuit. Alberto était sur le point d’en venir aux mains avec ce que je pris d’abord pour un autre homme.
– Qu’est-ce que tu fous là, espèce de petit salopard ?
– Je suis Vittorio !
– Qui ça ?
– Vittorio ! Alinéa 3 du contrat !
J’entends encore sa voix peureuse, dansant entre deux registres, aigu-grave-aigu. Il se présenta exactement en ces termes, Vittorio, alinéa 3 du contrat. Il aurait été criminel de négliger l’offrande d’un tel sobriquet.
Alinéa avait trois ans de plus que moi. Dans ce pays d’hommes râblés, au plus près de cette terre qu’il fallait toujours soigner, lui détonnait par sa taille. C’était la seule chose que lui avait léguée son père, un agronome suédois de passage dont nul ne sut jamais ce qu’il était venu faire dans la région. Il avait engrossé une fille du village et ne s’était pas attardé quand elle lui avait annoncé la nouvelle.
Il nous fallut quelques instants pour comprendre qu’Alinéa était l’employé du vieil Emiliano, qu’il avait toujours dormi contre son vieux maître. Un dicton affirmait qu’en hiver, dans ce pays, un homme sommé de choisir entre un sac d’or et un bon feu ne préférait pas toujours l’or. La chaleur était rare, dans les maisons et dans les cœurs. Pour Alberto, deux hommes qui dormaient ensemble, ça ne se faisait pas, d’ailleurs il n’en avait jamais entendu parler. Alinéa haussa les épaules et promit de dormir dans la grange, ce qui contraria plus encore mon oncle – il commençait à regretter de ne pas avoir bien lu l’acte que lui avait envoyé son notaire. Je lui rappelai, un brin sournois, qu’il ne savait pas lire du tout, ce qui ne l’offusqua pas. Le notaire aurait dû l’avertir. D’ailleurs maintenant qu’il y pensait, Me Dordini l’avait peut-être fait, ce soir où ils avaient tant bu avec les gars de la guilde des charpentiers. Un échange de courriers confirma plus tard qu’Alinéa faisait partie des murs, cédés pour une bouchée de pain à la condition expresse que le jeune homme fût employé pendant dix années révolues après signature – alinéa 3.
De ma vie entière, j’ai rarement rencontré un type aussi peu doué qu’Alinéa pour le travail de la pierre. Mais il nous fut d’une aide précieuse. Il était dur à la tâche, payé une misère, se contentant pour l’essentiel du gîte et du couvert. Alberto se découvrit presque une tendresse à son égard en constatant, après quelque temps, qu’il disposait dorénavant d’un second esclave : une version de moi mieux bâtie, moins insolente, et surtout sans talent.
Le lendemain, un long équipage parut, un fatras de carrioles et de chevaux fumant dans le crépuscule parme. C’était le matériel d’Alberto, en provenance de Turin. Les conducteurs burent un coup avec mon oncle et repartirent aussitôt.
Nous étions prêts pour nos premiers clients. Dans ce village, il n’y en avait jamais eu que deux: l’Église et les Orsini. Alberto décida d’aller présenter ses respects aux deux, débattit de l’ordre protocolaire, chez qui aller en premier, chacun avait des arguments valables. Les Orsini l’emportèrent. L’Église parlait un peu trop de pauvreté au goût d’Alberto, qui ne cessait de répéter qu’il avait des traites à payer même si c’était faux. Sa mère lui avait acheté l’atelier comptant, et il ne nous payait pas. Peu après l’angélus, nous nous présentâmes donc, Alberto, Alinéa et moi, à la porte de service de la villa. Une domestique ouvrit, étudia l’équipe hétéroclite que nous formions avant de nous questionner sur l’affaire qui nous amenait.
– Je suis maître Alberto Susso, de Turin, déclama mon oncle avec force courbettes. Vous avez sans doute entendu parler de moi. J’ai repris l’atelier au vieil Emiliano, et je voudrais présenter mes respects aux très excellents marquis et marquise Orsini.
– Attendez là.
L’intendant succéda à la domestique, puis il fut décidé que nous ne relevions pas de l’intendance, mais du secrétaire du marquis, qui se présenta bientôt à la poterne. Derrière le mur d’enceinte, on distinguait un jardin d’un vert éclatant, l’éclat sombre d’un bassin qui fumait dans l’air du matin.
– Le marquis et la marquise ne reçoivent pas les artisans, expliqua le secrétaire. Parlez à l’intendant.
Sa condescendance nous éclaboussait, tombait en pluie autour de nous, la même qui arrosait, partout dans le monde, des révolutionnaires en graine. Le royaume des cieux était moins bien gardé que la villa Orsini. Je me fichais un peu du secrétaire, toujours fasciné par le jardin, où j’apercevais plusieurs statues. Des domestiques décrochaient une banderole tendue entre deux d’entre elles, pareille à celle que j’avais vue dans la fontaine du village à notre arrivée.
– Il y a eu un anniversaire ?
Le secrétaire me toisa, un sourcil parfaitement arqué.
– Non, nous avons célébré le départ du jeune marquis pour le front. Il rejoint un régiment en France, pour la plus grande gloire de sa famille et du royaume d’Italie.
Contre toute attente, je me mis à pleurer. Le secrétaire et Alberto se décomposèrent, rivalisant d’embarras et d’incompréhension, tous deux auraient été plus à l’aise sous le shrapnel austro-hongrois à Caporetto. Alinéa lui-même, qui commençait à verser du côté des hommes et à abandonner les terres de l’enfance, fit quelques pas de côté pour examiner avec un intérêt soudain le jambage du portail. La domestique qui nous avait accueillis oublia un instant le protocole. Elle bouscula le secrétaire rigide pour s’agenouiller devant moi.
– Eh ben, qu’est-ce qui va pas, mon petit bonhomme ?
Je ne m’offusquai pas, je sentais que ce « petit bonhomme » s’adressait à mon âge, pas à ma taille. J’ignorais totalement pourquoi je pleurais sur une personne que je ne connaissais pas. Que savais-je à treize ans des tristesses qu’on enfouit ? Je pus seulement balbutier :
– Je voudrais qu’il revienne.
– Là, là, murmura la domestique.
Elle appuya ma tête entre ses seins, qu’elle avait généreux, et j’ai honte de dire que je me sentis mieux.

Une semaine plus tard, tout le village entra en grande pompe dans l’église San Pietro delle Lacrime. Alberto avait insisté pour y être – c’est bon pour les affaires, faut se montrer –, mais nous étions au dernier rang. La nef était pleine à craquer. On était venu depuis Savone et Gênes. Au premier rang, les Orsini. Juste derrière, les Magnifiques, les grandes familles de la région : les Giustiniani, les Spinola, les Grimaldi.
Le jeune marquis, le héros de Pietra d’Alba, était là, lui aussi, à la croisée du transept, auréolé d’une gloire dont il se moquait bien. On célébrait ses funérailles. Au moment où je pleurais dans le giron d’une employée de maison, il était mort depuis deux jours, le 12 décembre 1917. Pas au front, après avoir victorieusement conquis un poste ennemi à la tête de sa compagnie et au prix de sa propre vie. Non, il était mort comme la plupart des hommes, bêtement, dans ce qui devint (quand l’armée accepta de le reconnaître, après des décennies) la plus grosse catastrophe ferroviaire jamais survenue en France.
Le 12 décembre, donc, impatient de se présenter à l’état-major et de décrocher une affectation, il avait embarqué avec une troupe de permissionnaires à bord du train de Bassano à destination de Modane, puis du ML3874 à destination de Chambéry. Dans la descente de Saint-Michel-de-Maurienne, la locomotive n’avait pu retenir le poids de ce convoi long de trois cent cinquante mètres, plus de cinq cents tonnes d’acier et de gamins heureux de rentrer chez eux pour Noël. Leur joie pesait lourd, le freinage automatique avait été désactivé, on freinera à la main, mais non, ça n’avait pas freiné. Les wagons avaient déraillé, s’étaient encastrés, empilés, des poutres de métal grosses comme le bras tordues comme du fil de fer, et le tout avait brûlé. Le jeune marquis, éjecté par le choc, faisait partie des rares victimes retrouvées intactes. La plupart des autres, plus de quatre cents, avaient allié leur chair à l’acier.
Les si fusaient depuis, impuissants à détricoter la trame bien serrée du destin. Et si le jeune marquis n’était pas parti à la guerre ? Chez les Magnifiques, on évitait facilement la conscription. Et s’il n’avait pas pris ce train-là, pour arriver plus tôt au front ? Mais Virgilio Orsini avait pris le train. Il s’était porté volontaire. On pleurait donc, il ne restait que ça. Du moins les villageois pleuraient, les Orsini restant dignes, le coin des lèvres affaissé comme il se devait mais le menton haut et le regard lointain, tourné vers l’avenir de la dynastie.
Les grandes orgues retentirent pour accompagner le cercueil, porté par des hommes en uniforme vers la lumière, et la communauté s’égailla. Ma petite taille, la foule et ma position au fond de l’église firent que je ne vis pas, ce jour-là, le moindre Orsini autrement que sous la forme de silhouettes noires et distantes. L’assemblée dispersée, me croyant seul, je m’attardai pour examiner une statue. Quelque chose m’attirait vers elle.
– Elle te plaît ?
Je sursautai. Dom Anselmo, fraîchement nommé curé de San Pietro, me dévisageait de ses yeux brûlants. Jeune quarantenaire, déjà dégarni, il dérangeait par ce mélange de ferveur et de douceur que je vis par la suite chez de nombreux prêtres.
– C’est une pietà. Tu sais ce que c’est ?
– Non…
– Une représentation de la mater dolorosa. Une mère qui pleure son enfant au pied de la croix. C’est un maître anonyme du dix-septième siècle. Alors, elle te plaît ?
J’étudiai de plus près le visage de la mère. Des mères tristes, j’en avais vu, et pas que la mienne.
– Eh bien, vas-y. Parle, mon enfant.
– Je ne crois pas qu’elle soit triste. C’est du flan.
– Du flan ?
– Oui. Et le bras de Jésus, là, il est trop long. Et le manteau ne peut pas tomber aussi bas, sinon la Vierge se prendrait les pieds dedans en marchant. Ce n’est pas vrai.
– Ah, tu es ce petit Français qui travaille avec le tailleur de pierre.
– Non, mon père.
– Tu n’es pas apprenti là-bas ?
– Si, mais je suis italien, pas français.
– Comment t’appelles-tu, mon garçon ?
– Mimo, mon père.
– Mimo, ce n’est pas un nom.
– Michelangelo, mais je préfère Mimo.
– Eh bien, Michelangelo, je crois que tu es un garçon intelligent. On dirait cependant que nous avons là un joli cas de péché d’orgueil. Il est même blasphématoire de suggérer que la Vierge pourrait trébucher sur son manteau. Notre Dieu ne l’a pas soumise à ce genre de contingences. Elle est grâce, pas disgrâce. Que dirais-tu de te confesser ?
J’acceptai volontiers – il parut surpris. Ma mère se confessait à tour de bras, j’avais réclamé de le faire aussi, mais j’étais, selon elle, trop pur. Pour ne pas décevoir, je m’attribuai donc quelques péchés d’Alberto, qui horrifièrent au plus haut point dom Anselmo, mais lui offrirent le ravissement d’intercéder en ma faveur auprès du Très-Haut. Tandis qu’il me donnait l’absolution, je repensai distraitement aux Orsini, me demandant à quoi ils pouvaient ressembler. Si leurs visages étaient nobles, ou au contraire laids. Ils me fascinaient, comme si je percevais déjà le chaos derrière l’ordre apparent, le nouveau monde qui grondait, juste sous la surface, pour renverser l’ancien.
La confession terminée, Anselmo me fit sortir par une porte du déambulatoire menant à la sacristie, laquelle communiquait avec un cloître baroque. En son centre, un jardin ceint d’un muret de pierre contenait à grand-peine palmiers, cyprès, bananiers et bougainvillées. Le clocher qui veillait sur ce petit éden le protégeait du vent en hiver, du soleil en été.
– Mon père ?
– Hmm ?
– Qu’est-ce que ça veut dire, contingences ?
– Des circonstances fortuites et imprévisibles pouvant survenir au quotidien.

Je fis mine d’avoir compris. Derrière le jardin, adossée au mur extérieur du cloître, une fontaine en forme de coquillage clapotait. Trois angelots juchés chacun sur un dauphin, une amphore sous le bras, remplissaient depuis trois cents ans le bassin. Un quatrième dauphin avait perdu son angelot. Anselmo plongea les doigts dans l’eau, traça le signe de la croix sur son front.
– C’est le lieu où saint Pierre pleura, m’expliqua-t-il.
– Ce sont vraiment ses larmes ?
Le prêtre sourit.
– Je ne sais pas. Ce que je sais, en revanche, c’est que c’est la seule source du plateau. Sans elle, Pietra d’Alba n’existerait pas, les fruitiers non plus. C’est donc une forme de miracle.
– Elle fait d’autres miracles ?
– Il n’y en a jamais eu. Essaie.
Je mis la main dans l’eau – je dus me hisser sur la pointe des pieds. Mon vœu était banal, normal, je n’y croyais pas trop mais on ne savait jamais : je voudrais grandir. Rien ne se passa. Ce qui était d’autant plus injuste qu’au même moment, un Autrichien (un ennemi, donc) du nom d’Adam Rainer s’apprêtait à subir la transformation que j’invoquais. Le seul homme connu dans l’histoire pour avoir été de petite taille, puis géant. Je ne sais pas dans quelle fontaine il trempa ses doigts.
Anselmo désigna le dauphin solitaire, celui qui avait perdu son cavalier. En réalité, m’expliqua-t-il, la fontaine n’avait jamais été terminée, le sculpteur était mort à trente ans.
– Est-ce que ton maître pourrait nous faire un quatrième angelot ? Nous venons de recevoir une généreuse donation qui nous permet d’envisager divers travaux.
Je promis de demander et pris congé. La nuit tombait. Je m’arrêtai avant la descente du plateau, à la sortie du village, pour scruter la villa Orsini. Je crus distinguer un mouvement à une fenêtre, mais j’étais trop loin pour voir quoi que ce fût. On devait mettre la table sous les hauts plafonds, tout devait être d’or, d’argent, mais avait-on faim après avoir enterré un fils ? Peut-être pleuraient-ils simplement, sans toucher à leurs assiettes, des larmes d’or et d’argent.
Zio Alberto dodelinait déjà de la tête quand j’arrivai, une bouteille vide devant lui. Les émotions de la journée, expliqua-t-il, quand même, crever à vingt-deux ans, ça se fait pas. Je lui annonçai fièrement l’offre de dom Anselmo, une erreur que je ne commis plus par la suite. Il se mit dans une rage folle, me gifla, et je ne dus qu’à un froncement de sourcils d’Alinéa, qui mangeait dans un coin de l’atelier, de ne pas avoir été passé à tabac comme à Turin. Zio Alberto, hors de lui, m’accusa de faire des affaires dans son dos, qu’est-ce que tu crois, que je suis pas capable de faire rentrer de l’argent ? Puisque tu es si doué, vas-y, sculpte-le toi-même, ton putain d’angelot.
Puis il s’endormit. Retenant mes larmes, je pris un marteau, plaçai le ciseau contre un bloc de marbre qui semblait de la bonne taille, et donnai le premier coup d’une longue série.

Alberto partit pour un voyage de plusieurs jours dans les villages voisins, d’où il rapporta quelques contrats. Il entra droit dans l’atelier et étudia l’angelot que je terminais. Il paraissait fatigué mais sobre, ce qui signifiait juste qu’il n’avait pas trouvé à boire.
– C’est toi qui as fait ça ?
– Oui, Zio.
J’aimerais revoir cet angelot. Je rirais sans doute de mes erreurs de jeunesse. Je crois tout de même qu’il était acceptable. Alberto secoua la tête, tendit la main.
– Passe-moi ta gradine.
Il tourna autour de l’angelot, mon outil à la main, s’apprêta à corriger un détail, renonça, un autre détail, renonça, me regarda de nouveau, répéta :
– C’est toi qui as fait ça ?
– Oui, Zio.
Sans me quitter des yeux, il alla chercher une bouteille, ôta le bouchon avec ses dents, but une longue goulée.
– Qui t’a appris à sculpter comme ça ?
– Mon père.
J’étais précoce à treize ans, mais le terme n’existait pas encore. Le monde d’alors était plus simple. On était riche ou pauvre, mort ou vivant. L’époque n’était pas à la nuance. Mon père avait tiré la même tête que Zio Alberto le jour où, à sept ans, je lui avais dit « non, pas ici », alors qu’il posait le ciseau sur un trumeau qu’il sculptait.
– Tu te débrouilles, c’est sûr, mais des comme toi, j’avais qu’à me baisser pour en ramasser, à Turin. Alors te monte pas le bourrichon. Et il est dégueulasse, cet atelier. T’as pas intérêt à aller te coucher avant d’avoir nettoyé.
Puis il retourna mon travail et y apposa son monogramme. La première œuvre de Mimo Vitaliani, Ange tenant une amphore, est signée d’Alberto Susso.

Je me couchai de méchante humeur sur mon lit de paille. Alinéa me rejoignit un peu plus tard, trébuchant sur l’échelle qui montait au grenier. Il jura, pouffa, s’approcha de mon coin à quatre pattes. Il avait eu droit à quelques verres de la piquette de Zio Alberto.
– Dis donc, le patron, il était pas très content avec cette histoire d’ange. Il arrête pas de dire que tu pètes plus haut que ton cul.
– J’y peux rien, c’est que mon cul est trop bas. »

Extraits
« – Tu me raccompagnes jusqu’à la route ?
Elle me tendit la main, et je la pris. Comme ça, franchissant d’un seul pas d’insondables abimes de conventions, d’empêchements de classe. Viola me tendit la main et je la pris, un exploit dont personne ne parla jamais, une révolution muette. Viola me tendit la main et je la pris, et c’est à cet instant précis que je devins sculpteur. Je n’eus pas conscience du changement, bien sûr. Mais c’est à ce moment, de nos paumes alliées dans cette cabale de sous-bois et de chouettes, que me vint l’intuition qu’il y avait quelque chose à sculpter. » p. 96

« Elle m’ouvrit un monde de nuances infinies. » p. 118

« – Eh bien, je viens d’il y a une seconde. Si T est l’instant présent, il y a une seconde, à T – 1, je n’étais pas encore là. Et maintenant j’y suis. J’ai donc voyagé de T – 1 vers T. Du passé vers le présent.
– Tu ne peux pas vraiment voyager dans le temps.
– Si. Tiens, je viens juste de le refaire. Je viens d’il y a une seconde.
– Mais tu ne peux pas y retourner.
– Non, car le passé ne sert à rien. C’est pour ça qu’on voyage du passé vers l’avenir.
– Tu ne peux pas aller dans dix ans.
– Bien sûr que si. Retrouvons-nous ici dans dix ans, le 24 juin 1928, même heure. Tu verras, j’y serai.
– Sauf que tu auras mis dix ans pour y aller.
– Et alors? Quand tu es venu de France, peu importe que ton train ait mis une minute ou une journée. Tu as bien voyagé de la France vers l’Italie, non?
Sourcils froncés, je cherchai le point faible de son raisonnement. Mais Viola n’avait pas de point faible.
– De la même manière, je serai là le 24 juin 1928, et j’aurai voyagé dans le futur. CQFD. Allez, viens, les morts nous attendent. » p. 119

« – Écoute-moi bien. Sculpter, c’est très simple. C’est juste enlever des couches d’histoires, d’anecdotes, celles qui sont inutiles, jusqu’à atteindre l’histoire qui nous concerne tous, toi et moi et cette ville et le pays entier, l’histoire qu’on ne peut plus réduire sans l’endommager. Et c’est là qu’il faut arrêter de frapper. Tu comprends? » p. 574

À propos de l’auteur
ANDREA_jean-baptiste_©joel_sagetJean-Baptiste Andrea © Photo Joël Saget

Pendant vingt ans, Jean-Baptiste Andrea a travaillé comme scénariste et réalisateur, en France et aux États-Unis. La sortie de son premier livre, Ma reine, aux douze prix littéraires, a signé la naissance d’un auteur à la puissance romanesque rare qui se confirmera deux ans plus tard par la publication de son deuxième roman, Cent millions d’années et un jour.
Après sa trilogie sur l’enfance, récompensée notamment par le Prix RTL-Lire pour Des Diables et des saints, il pousse plus loin encore le curseur de son ambition littéraire. Dans Veiller sur elle il déploie avec maestria une intrigue aux multiples personnages, inscrite sur près d’un demi-siècle d’histoire italienne. (Source: Alina Gurdiel et associés)

Page Wikipédia de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#Humus #GaspardKoenig #editionsdelobservatoire #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #lundiLecture #LundiBlogs #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #lecture2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie

GOLDBERG_tout_le_monde_na_pas_la_chance RL_automne_2023  Logo_premier_roman

En deux mots
C’est à travers la cuisine familiale que la narratrice cherche à retrouver ses origines. Du foie haché à la carpe farcie, elle met en scène ses souvenirs et tente de reconstituer celle de sa famille jusqu’à ce grand-père qui lui a laissé son réfrigérateur en héritage.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Débrouiller le brouillard»

Avec humour et sensualité, Élise Goldberg nous offre un premier roman qui explore ses origines familiales à travers la cuisine ashkénaze. La carpe farcie devient alors une boussole qui permet de remonter dans le temps. Et de découvrir une culture.

Quand son grand-père meurt, la narratrice hérite de son réfrigérateur. Un objet qui a conservé une odeur bien particulière, celle du chou blanc, bien loin de celle des plats qu’elle se souvient avoir mangé chez lui lors des fêtes de famille. Une première énigme qui sera suivi de nombreuses autres, car bien des mystères entourent le passé familial.
Mais pas question de faire chou blanc. Voilà la romancière qui enfile son tablier et prend la direction de la cuisine.
Vont alors défiler de nombreux plats, mais avant tout des couleurs et des odeurs. Et derrière la carpe farcie – que tout le monde n’a pas la chance d’aimer – c’est toute une culture que le lecteur va découvrir. Et derrière ces mots en yiddish, c’est la destinée des juifs polonais qui va s’écrire avec un humour inimitable. Derrière les incontournables que sont le hareng et la pomme de terre, le foie haché et la carpe farcie, on savoure des mets improbables cachés derrière un vocabulaire qui ne l’est pas moins. Prenons-en quelques-uns, histoire de cous faire saliver: «Klops. Sonne comme shmok (imbécile), comme claque, éclopé, clope, mais surtout comme cloque. Pain de viande débordant de sa terrine en cloque. Latkès, se prononce comme «délicatesse» pour désigner de simples beignets de patates râpées. Ferfels, petites pâtes vaguement carrées qui, avec leur grise mine tristounette, n’ont rien de farfelu. Yoykh, cri de joie surprenant pour un bouillon. Lokshn comme louche, qu’on troquera pour une fourchette qui piquera dans ces pâtes. Vempl, aussi sexy qu’une vamp pour un plat d’estomac de bœuf. Kreplekh, raviolis faux amis quand blintsès se rapproche davantage des crêpes que chacun connaît. Boulbès, rappelant le bulbe de l’oignon pour des patates. Kroupnik: croupe-nique ou, pire, croupi pour une soupe d’orge perlé. Tsibèlès mit eyer, cible d’un ailleurs pour ce qui s’avère n’être qu’œufs aux oignons.»
Si aujourd’hui les convives sont de moins en moins nombreux autour de la table, c’est qu’ils sont morts, emportés par la vieillesse, mais aussi par la barbarie. Une partie seulement des ancêtres parviendra à échapper aux nazis, prenant alors la route d’un exil incertain menant en Russie communiste, au Kirghizistan et en Ouzbékistan avant de rejoindre la France via l’Allemagne et la Suisse. C’est pourquoi la romancière s’est trouvée un «intérêt terreux pour les racines» et entend «débrouiller le brouillard».
Si on se laisse volontiers emporter par la musicalité de ce texte, c’est sans doute parce qu’il a été conçu d’une façon tout à fait particulière. Car Élise Goldberg anime des ateliers d’écriture et a appris à faire chanter les mots. Avant d’en faire un roman, elle a construit un spectacle autour de sa culture et de la cuisine ashkénaze, mêlant les musiques traditionnelles yiddish à ses mots. Le tout donnant un concert savoureux et nostalgique qu’elle a présenté avec la chanteuse et guitariste Muriel Missirlou.
Voilà en tout cas une entrée en littérature réussie, mêlant avec subtilité les cornichons dans toutes leurs variations et l’inspecteur Columbo, «une gentillesse qui ne vous prend pas de haut. Comme mon père.», à moins que ce ne soit Alexandre le Bienheureux ou encore Bernie LaPlante, le personnage incarné par Dustin Hoffmann dans Héros malgré lui. En faisant à nouveau la preuve que l’amour passe par l’estomac, Élise Goldberg sonde sa mémoire et la mémoire collective, réfléchit aux questions d’héritage et de transmission. Son récit est habilement construit, en fragments, mêlant avec une belle musicalité un humour dont on se souviendra qu’il est la politesse du désespoir.

Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie
Élise Goldberg
Éditions Verdier
Premier roman
160 p., 18 €
EAN 9782378561789
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé en France, à Paris. Mais il évoque d’abord l’Europe de l’Est, la Pologne et Varsovie, la Russie avec Bialystok et Tcheliabinsk, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan puis l’Allemagne et la Suisse avec Fritzlar, Waldenburg. En France, on passe aussi par Azé, près de Vendôme, Vittel, Palestine, Ozoir-la-Ferrière

Quand?
L’action se déroule de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un grand-père meurt. Une petite-fille récupère son frigo et l’installe dans sa cuisine. La porte à peine ouverte, nous franchissons « la frontière de la Pologne juive » et c’est tout un monde qui se découvre, un monde de foie de volaille (gehakte leyber), d’ognonnes, et surtout de gefilte fish, la carpe farcie en yiddish. La cuisine ashkénaze n’est peut-être pas la plus sexy du monde. Si «elle était une personne, ce serait un genre de quidam pas coiffé, les habits froissés, surpris au saut du lit avec des traces d’oreiller sur la figure et qui, pour couronner le tout, vous ouvrirait en tirant une tête de douze pieds». Le yiddish n’est peut-être pas une langue bien normée, mais c’est un «parler de l’autodérision, de l’antiphrase. Une langue qui se rit de l’ambition».
En s’appropriant cette cuisine et cette langue, c’est toute une culture que la narratrice de ce récit entreprend de restituer. Et pas n’importe quelle culture : celle de sa famille et son seul moyen pour remonter une histoire commune d’exil, de souffrance et de destruction, que sa famille semble avoir presque entièrement oubliée. Malgré les quelques photos et documents qui demeurent, le récit familial nous dit-elle, est «un récit sans chair, dont ne subsisterait que la colonne, quelques arêtes». Une carpe, en quelque sorte, qu’il faut réussir à farcir, si on veut l’aimer.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En attendant Nadeau (Norbert Czarny)
Mare Nostrum (Marion Poirson-Dechonne)


Spectacle «Sur le bout de la langue» par Élise Goldberg et Muriel Missirlou © Production Bibliothèque Buffon

Les premières pages du livre
« Lorsqu’on brise un objet, si précieux soit-il, on sait déjà qu’on ne retrouvera pas l’intégralité des éclats, qu’on ne recollera pas tous les débris.
*
Le fond de l’air s’est refroidi. Voilà un temps à bouillon chaud, à boulettes, à cou farci. Quel temps fait-il à Varsovie ?
*
Quand mon grand-père a quitté cette vallée de trern, où les restaurants ashkénazes fermaient les uns après les autres, où son journal yiddish, Unzer Wort, sa feuille de chou préférée, n’était même plus en vente près de chez lui, son gendre a demandé si nous souhaitions récupérer certains de ses meubles. Le deux-pièces où je venais d’emménager était restreint, le frigo de mon grand-père avait la taille parfaite.
L’objet avait mauvaise haleine. Il ne sentait pas la carpe farcie, trop occasionnelle pour laisser son empreinte. Il ne fleurait pas l’oignon, pourtant omniprésent dans la cuisine ashkénaze et à l’odeur si tenace. Il empestait le chou blanc, bien que je n’aie pas souvenir de plats servis chez mon grand-père et sa femme qui aient contenu un tel ingrédient.
Peut-être les repas que préparait Madame Simone pour notre venue n’étaient-ils pas les mêmes que ceux dont mon grand-père et elle faisaient leur ordinaire quand ils étaient seuls. Les dernières années, elle employait une dame polonaise pour les tâches du quotidien. Cette dernière leur confectionnait peut-être des plats dont je n’avais pas connaissance.
J’aime pourtant à penser que le frigo de mon grand-père – qui, vingt ans après, dans ma cuisine, remplit toujours son office – a apporté chez moi la mémoire de ces spécialités et ingrédients si singuliers que nous mangions chez lui les jours de fête.
*
D’abord ces petits bâtons et petites roues marron piqués de gros grains de sel, jaillis d’une boîte de plastique. J’ai longtemps cru que l’apéritif, c’était les bretzels dans leur ravier. Puis des radis roses en zakouskis. On les coiffait de beurre avant de les tremper dans une dune de sel. Des crevettes dont, enfant, j’évitais de croiser les gros yeux noirs. Alors seulement nous franchissions les frontières.
Oignons aux œufs. Tsibèlès mit eyer. Crus, les oignons. On disait plutôt « œufs aux oignons », peut-être pour laisser croire qu’après ingestion l’haleine restait supportable.
Gehakte leybèr. Foie hâché, comme l’annonce sa consonne qui coupe. Pas de hachoir électrique, les grumeaux sont rois. Le vrai gehakte leybèr accroche à la langue et au palais, les dents ont matière à moudre.
Venaient ensuite les knaydlekh : de pâles sphères irrégulières flottant dans l’eau teintée d’un bouillon. Il fallait annoncer le nombre au moment où l’on tendait l’assiette, mais il n’était pas rare que l’on écope d’une ou deux supplémentaires.
La viande et les légumes qui avaient servi à confectionner le bouillon : dans le grand plat, carottes, navets, poireaux échevelés avaient l’air de rescapés d’une noyade. Le repas s’achevait sur le gâteau au fromage, le keyz kikhn, ou sur la vinter kompot pommes et pruneaux, brune, filandreuse – délicieuse, mais dont l’aspect me faisait regretter les petits pots colorés du supermarché.
*
Le kh vient faire résonner le r guttural du yiddish, comme si l’on se raclait la gorge pour s’éclaircir la voix avant de remercier la maîtresse de maison pour ce dîner de roi.
*
On qualifie d’organoleptique tout ce qui peut exciter un récepteur sensoriel. Ainsi, l’aspect, l’odeur, le goût ou la consistance constituent les qualités organoleptiques d’un aliment ou d’une boisson.
*
Mais avant les knaydlekh, il y avait (prononcer comme Gershwin, comme guerre, comme gaine) le gefilte fish – la carpe farcie. Quand il faisait son entrée, les cris d’enthousiasme se mêlaient aux commentaires élogieux dans un bruyant chorus. Il ne nous manquait que d’être sépharades pour que les youyous fusent.
Aux yeux du non-initié, j’imagine combien ces réactions étaient mystérieuses. Comment s’extasier devant ces darnes beigeasses d’un poisson dont plus personne ne voulait, emplies d’une farce du même beige insignifiant, condimentées d’une sauce betterave qui donnait l’impression que l’animal était victime d’une hémorragie ?
*
L’innocent aurait sans doute été encore plus stupéfait s’il avait eu la curiosité d’en porter un morceau à la bouche. Il aurait découvert une saveur douceâtre, une consistance humide, empesée.
*
La mandoline n’est pas qu’un ustensile de cuisine. C’est aussi l’instrument dont mon grand-père pinçait les cordes les soirs de fête. Ma grand-mère l’accompagnait à la voix – elle chantait fort juste, selon ma mère. Ils avaient fait partie d’une chorale. À une autre époque, un autre siècle, dans un monde révolu, à Varsovie.
*
Le fiss. En yiddish, on dit aussi galekh. Presque comme le bateau de guerre. Ou comme les emmerdements. La première fois que ma mère l’a préparé, c’était pour les quatre-vingts ans de mon grand-père. Je la revois affairée entre la cuisine exiguë et le séjour, sa minuscule silhouette de pomme de reinette. Quelle fierté à la perspective d’offrir du pied de veau en gelée à ses invités ! Son père, mon grand-père, qui estimait qu’elle ne savait pas recevoir, allait voir ce qu’il allait voir, dévorer ce qu’on allait lui présenter et en redemander.
Quelques heures plus tard, la voilà au téléphone avec le plombier. Oy guévalt ! Les restes de gelée collés aux ustensiles, qu’elle avait rincés dans l’évier, s’étaient solidifiés dans les tuyaux au détriment de toutes les pièces d’eau, dont la moins noble. Elle avait eu beau ventouser, vider le flacon de soude… Comment ferait-on quand les invités auraient besoin d’aller ?
Tout ce balagan et une facture plus salée qu’un cornichon en saumure pour quelque chose qui ressemble à la surface sale d’un lac gelé. On divise cette mare solide en petits pavés gris que l’on garnit de khrayn. C’est bien inspiré car le plat en lui-même n’a selon moi aucun goût. Et il fallait voir l’empressement de ma mère, de mes oncles et tantes, la bousculade devant le buffet pour piquer dans le plat et déposer dans leur assiette un de ces mornes carrés.
*
L’assiette, c’est la pièce de vaisselle servant à contenir les aliments. L’assiette, c’est aussi l’équilibre.
*
Le rôle de la gelée dans la cuisine yiddish n’est pas à minimiser, et pas seulement dans le fiss. Malgré tout le savoir-faire qu’il requiert, une tranche de gefilte fish n’est rien sans sa cuillerée ectoplasmique. Nous autres Ashkénazes aimons la transparence.
*
Une amie m’a demandé si j’allais aussi parler de la cuisine séfarade. Concurrence déloyale, j’ai dit non tout net.
*
Comment rivaliser ? Les Sépharades ont l’huile d’olive qui vous met le soleil sur la langue. Les Ashkénazes, eux, cuisinent à la graisse de volaille, joliment appelée shmalts.
*
Revenue à l’improviste d’un déplacement, Joan Allenby surprend les ébats de son homme avec son assistante.
— Si j’étais un dessert ? minaude la traîtresse.
Réponse ardente et immédiate :
— Une bavaroise à la crème, flambée à la liqueur.
— Et ton docteur Joan ?
— Un simple gâteau de riz.
Verdict terrible ! On tuerait pour moins que ça. J’ignore à quelle recette cet épisode de Columbo se réfère, mais force est de reconnaître que le gâteau de riz de ma grand-mère n’était pas l’affriolance faite plat. Ce n’était certes pas cet entremets crémeux que l’on trouve dans les rayons des supermarchés, et qu’on appelle riz au lait. Il ressemblait plutôt à un disque jaune mat saupoudré de sucre, à une galette compacte. Le goût est sans complexité, quoique agréable. Mais pour la présentation, reconnaissons qu’on est plus dans la robe de chambre matelassée que dans le déshabillé dentelle.
*
Car voici soudain qu’au moment de servir gefilte fish, kreplekh ou kroupnik, on hésite, suspendu au seuil. On se sent tenu à explications, notes de bas de page et copieuses mises en garde. La cuisine ashkénaze, c’est comme l’art conceptuel : il faut du discours avec.
Joie et incrédulité quand je vois mon compagnon, contre toute attente, s’éprendre de mon foie haché.
*
Il y a quelques années, ma mère m’a donné un objet ayant appartenu à ma grand-mère, disparue avant ma naissance. Le métal semblait avoir perdu son lustre depuis longtemps, comme s’il avait survécu à plusieurs guerres. Ma mère sait ma tendresse pour les objets qui ont connu d’autres vies avant la mienne.
Un jour, m’a-t-elle raconté, … »

Extraits
« Harengs au shmalts, au raifort, hachés, harengs doux marinés, aux cerises, salade de hareng aux pommes de terre, aux pommes… Pour certains amateurs éclairés, le hareng est une denrée ashké aussi essentielle à la cuisine juive d’Europe de l’Est que le gefilte fish.
Klops. Sonne comme shmok (imbécile), comme claque, éclopé, clope, mais surtout comme cloque. Pain de viande débordant de sa terrine en cloque. Latkès, se prononce comme «délicatesse» pour désigner de simples beignets de patates râpées. Ferfels, petites pâtes vaguement carrées qui, avec leur grise mine tristounette, n’ont rien de farfelu. Yoykh, cri de joie surprenant pour un bouillon. Lokshn comme louche, qu’on troquera pour une fourchette qui piquera dans ces pâtes. Vempl, aussi sexy qu’une vamp pour un plat d’estomac de bœuf. Kreplekh, raviolis faux amis quand blintsès se rapproche davantage des crêpes que chacun connaît. Boulbès, rappelant le bulbe de l’oignon pour des patates. Kroupnik: croupe-nique ou, pire, croupi pour une soupe d’orge perlé. Tsibèlès mit eyer, cible d’un ailleurs pour ce qui s’avère n’être quœufs aux oignons. Mieux nommés: gehakte leybèr, à la prononciation hachée comme le plat de foies de volaille qu’il désigne. Herring, hérissement des arêtes du hareng. Galekh, une galère (j’ai dit pourquoi). Fiss, pied, autre nom du galèr. Il est pas beau, mon fiss? (et encore, vous n’avez pas vu les photos, complète la célèbre blague juive). Kashè, sarrasin torréfié aux attraits cachés, avec sa saveur amère et son abord maussade (voir plus haut en Bretagne). Ting, chanter en anglais, renvoie à l’appendice pour ce faire: la langue — cuite. Strudel, se prononce shtroudel, dans le trou se trouvent les morceaux de pommes cuites. Tshoulnt, chaud-lent, ragoût qui mijote longuement et lentement.
Les noms des plats ashkénazes, trompeurs ou éloquents, rarement élégants. Pesants et prosaïques comme ces platées lourdes qu’ils désignent, facétieux parfois avec leur sonorité poétique pour des spécialités bien loin de l’évaporé. » p. 53-54

« Longtemps la cuisine ashkénaze m’a paru ringarde. Peut-être s’y intéresser est-il le signe qu’on l’est devenu soi-même. Ou qu’on a pris un coup de vieux — cet intérêt terreux pour les racines. » p. 55

À propos de l’autrice
GOLDBERG_Elise_©Just_PhotographieÉlise Goldberg © Just Photographie

Élise Goldberg est née en 1973 et vit aux Lilas. Elle travaille dans l’édition et anime des ateliers d’écriture. Elle est diplômée du master de création littéraire de l’université Paris-8. Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie est son premier livre. Certains extraits ont été adaptés pour un concert littéraire en duo avec la chanteuse yiddish Muriel Missirlou, intitulé «Sur le bout de la langue». (Source: Éditions Verdier)

Page Facebook de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice
Compte LinkedIn de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#toutlemondenapaslachancedaimerlacarpefarcie #EliseGoldberg #editionsverdier #hcdahlem #premierroman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #cuisine #litteraturecontemporaine #lundiLecture #LundiBlogs #roman #RentreeLitteraire23 #primoroman #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #lecture2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie