L’origine des larmes

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En deux mots
Paul Sorensen part à Montréal récupérer la dépouille de son père. Mais à son retour, il est arrêté pour avoir mutilé le cadavre. Ayant écopé d’une peine de prison avec sursis et soumis à des soins, il va raconter sa vie à son thérapeute.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Vengeance sur un corps déjà froid

En retraçant le parcours de Paul Sorensen, coupable d’avoir tiré sur un cadavre, Jean-Paul Dubois explore l’origine de l’identité, les liens tissés dès la naissance et dont on ne peut se défaire. Une confession mélancolique, une sombre comédie.

«Je me nomme Paul Sorensen. Pour des raisons que j’ignore, et que nul n’a jamais pu m’expliquer, j’ai été enregistré à l’état civil sous le nom de ma mère biologique, Marta Sorensen, morte à ma naissance, emportant avec elle mon frère jumeau, le 20 février 1980, à 21 h 30. Cette nuit-là, mon père est ailleurs. Il dîne, paraît-il, en ville. Il n’apprendra la mort de sa femme et celle de l’un de ses fils que le lendemain avant de confier la charge du survivant à un parent et de partir illico pour deux semaines de villégiature dans le sud de l’Italie. Cinquante et un ans plus tard, cet homme est décédé comme je suis né, seul, à l’hôpital de Montréal.»
Cet homme, qui est au cœur de cette sombre comédie, va prendre deux balles dans la tête. Un geste qui peut sembler n’avoir guère d’importance, car il était déjà mort depuis bien longtemps. Mais il lui fallait accomplir ce geste, cette vengeance post-mortem. Rapatrié à Toulouse, Paul doit s’expliquer devant les policiers et magistrats venus recueillir ses aveux.
On apprend alors qu’une jurisprudence existe pour de tels cas. Qu’il convient de différencier les actes exécutés sans savoir que la victime était morte et ceux qui sont commis sciemment sur des cadavres. Dans ce cas, la peine encourue est minorée. Paul pourra compter sur la mansuétude du juge et bénéficie du sursis, avec obligation de soins.
C’est alors que le Dr Guzman entre en scène. Le thérapeute prescrit douze séances, une par mois, pour faire la lumière sur cette affaire. Au fil des chapitres, il va tenter de cerner la personnalité de cet homme cerné par la mort, le vide, l’absence depuis son enfance. «Ce dont je suis certain, c’est que depuis ce 20 février, depuis ce premier jour, il y a un trou en moi. Je ne sais pas l’exprimer autrement. Il y a un trou au fond de moi. Creusé à mes mesures. Suffisamment profond pour m’accueillir. Il habite en moi.» Et le moins que l’on puisse dire, c’est que son père ne fait rien pour le combler. Il efface toute trace de cette femme et la remplace très vite par une nouvelle épouse, Rebecca. Cette dernière va bien essayer de combler cette béance, mais elle va être à la fois emportée par le caractère de cochon de son homme, ses malversations qui vont le pousser à prendre la fuite sans prévenir et par une maladie héréditaire aussi rare que grave. Paul, qui a fini par retrouver l’adresse de son père réfugié à Montréal va alors lui téléphoner toutes les semaines. «Mais pour lui, sa femme était déjà morte. Quant à moi, je n’aurais pas dû naître.»
Après Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, Jean-Paul Dubois a choisi un registre un peu plus noir encore, proche de ses sujets et thèmes de prédilection, la famille, la mort, la transmission. L’occasion aussi pour le Toulousain de parcourir à nouveau la planète autour des lieux qu’il affectionne comme le Canada et la Suède. L’occasion aussi de rappeler à ses inconditionnels que Dag Hammarskjöld, secrétaire général de l’ONU et Prix Nobel de la paix, qui va tenir dans ce roman un rôle étonnant, était l’objet de sa dernière nouvelle publiée en 2022 dans le recueil collectif 13 à table! Et sobrement intitulée Dag Hammarskjöld.
Si l’humour se fait ici plus sous-jacent, il demeure aussi l’une des marques de fabrique d’un auteur rare qui, à l’image de son personnage, n’aspire qu’à un bonheur simple, selon sa formule «devenus ce que nous pouvions, étant ce que nous étions». Encore une belle réussite pour celui qui déclarait avant l’obtention de son Prix Goncourt à l’OBS où il a longtemps travaillé, «je réclame le droit à la paresse, au bonheur et à la dépression».

L’origine des larmes
Jean-Paul Dubois
Éditions de l’Olivier
Roman
256 p., 21 €
EAN 9782823620795
Paru le 15/03/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Toulouse, à Montréal puis en Suède, à Uppsala et au Pays basque, à Hendaye et environs.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Paul a commis l’irréparable: il a tué son père. Seulement voilà: quand il s’est décidé à passer à l’acte, Thomas Lanski était déjà mort… de mort naturelle. Il ne faudra rien de moins qu’une obligation de soins pendant un an pour démêler les circonstances qui ont conduit Paul à ce parricide dont il n’est pas vraiment l’auteur.
L’Origine des larmes est le récit que Paul confie à son psychiatre: l’histoire d’un homme blessé, qui voue une haine obsessionnelle à son géniteur coupable à ses yeux d’avoir fait souffrir sa femme et son fils tout au long de leur vie. L’apprentissage de la vengeance, en quelque sorte.
Mélange d’humour et de mélancolie, ce roman peut se lire comme une comédie noire ou un drame burlesque. Ou les deux à la fois.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Scrotum et Stramentum
Il pleut tellement. Et depuis tant de temps. Des averses irréversibles qui semblent surgir de partout, la nuit comme le jour. Parfois une accalmie laisse entrevoir une parcelle du ciel d’autrefois, bleu lavé, mais très vite assombri par de sombres vagues de nimbocumulus. Cela fait deux années que le temps s’est graduellement détrempé, transformant cette ville de briques sèches en une vallée lessivée par un régime de pluies. Tantôt ce sont de brusques et violentes tempêtes qui décoiffent les toits, tantôt de longues et patientes averses épuisent les arbres et font enfler les fleuves. La punition des eaux épure les rues, accable les charpentes et habite nos vies.
Je suis à la maison, devant la fenêtre de mon bureau, et je regarde les bourrasques qui bousculent les arbres. Cela fait des années que je n’ai pas ressenti autant de calme au fond de moi. Je sais que ces instants sont précieux car ils ne reviendront pas avant longtemps. Après ce que j’ai fait, et cela me surprend à peine, je n’éprouve pas de regret ni d’angoisse. En dépit du déluge, je suis apaisé, comme un homme fatigué qui a fini sa journée. Je sais que l’on va bientôt venir me chercher et m’interroger. Je suis là, prêt à dire ce qui doit l’être. Je ne redoute rien de ce qui vient. J’attends et je profite humblement de cette pluie robuste et têtue qui détrempe nos vies.
Oui, je regarde et j’attends. Je n’ai plus que cela à faire. Je regarde le ciel de cette aube vagissante, je pense à cette maison qui sait tout, à ces murs qui ont tout vu, à toutes ces choses familières qui m’entourent et qui ont tout entendu durant tant d’années. Mais elles ne me seront d’aucun secours. Elles ne diront rien, ne témoigneront pas. Elles demeureront à leur place, me laissant le soin de faire face à ces heures et ces jours et ces nuits qui m’attendent. À ces questions inutiles, ces interrogations déplacées. Se défendre n’est jamais chose facile quand on est seul et que l’on ignore le remords. D’une certaine façon je suis indéfendable et d’ores et déjà condamné à perpétuité à porter la dépouille souillée de l’aïeul. Et peu importe que ce vieillard fût un diable.
J’attends que l’on vienne me chercher.
Mon père, Thomas Lanski, est mort voilà deux semaines, à l’Hôpital général de Montréal, à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Mutique, paralysé, il a passé la dernière année de sa vie dans cet établissement. Après son décès, son corps a été conservé durant six jours dans le dépositoire de cette institution. Lorsque j’en ai été officiellement informé, j’ai pris l’avion pour le Canada afin de faire rapatrier sa dépouille et régler les démarches administratives auprès du consulat de France à Montréal. La semaine dernière, lui en soute et moi en cabine avons embarqué sur le vol Air France AF349 à destination de Paris. Quarante-huit heures plus tard, débarqué à l’aéroport de Toulouse et transféré nuitamment, le corps de mon père a été déposé dans une morgue de banlieue, vissée dans un ancien abattoir réhabilité, proche d’un des centres hospitalo-universitaires de la ville.
Durant le vol de Montréal à Paris, une dame assise à mon côté est morte pendant le trajet. Émergeant dans la pénombre climatisée d’un sommeil qui paraissait paisible, sa tête s’est tournée vers moi semblant vouloir saisir une idée qui la fuyait, puis a pris une lente inclinaison vers l’avant, et c’était fini. Le personnel de bord a signalé que le vol allait devoir dévier de sa trajectoire et faire une escale technique pour se poser, au cœur de la nuit, à Shannon, dans le comté de Clare, en Irlande. Sans en préciser le motif, mais insistant pour que chacun demeure à sa place.
C’est là que le corps fut débarqué sur une civière. L’éclairage au sodium du tarmac surlignait la silhouette des hommes qui s’affairaient autour de l’ambulance portes grandes ouvertes. Ils rangeaient calmement leurs accessoires comme les remballent des ouvriers à la fin de leur journée. À cet instant j’ai songé à la famille de cette passagère qui à cette heure-là, blottie au creux d’un autre fuseau horaire, dormait encore dans la quiétude de l’ignorance.
Le fait que j’aie fréquenté plus de morts que de vivants durant ma vie a sans doute contribué à ce que cet événement, pourtant rare dans un avion de ligne, ne m’ait pas surpris ni bouleversé outre mesure. Dans la soute, je suis convaincu que Thomas, lui, a dû s’amuser de la situation en voyant son fils sans qualité côtoyer au plus près une nouvelle fois un corps sans vie. Dans notre famille, et dans l’entreprise Stramentum qu’elle dirige, il faut bien convenir que la mort est sans conteste notre égérie, notre actionnaire principale, que je suis le fade héritier de cette firme macabre et très certainement, aussi, le continuateur de la sombre génétique qui l’inspire.
Je m’expliquerai longuement là-dessus.
En attendant ceux qui doivent venir, j’écoute avec attention le bruit régulier de l’eau ruisselant dans les chenaux, je respire le pétrichor, cette odeur froide, organique, de la pluie se mêlant à la terre, et regarde passer les heures qui, elles aussi, avec lenteur, s’écoulent. Parfois, il m’arrive de me dire que je ne vaux peut-être pas mieux que mon père, ce Thomas Lanski-là. Si tant est que cet infâme nom fût véritablement le sien.
Ils sont arrivés tout à l’heure, vers 6 heures et quart. Trois hommes ruisselants, souillés par l’averse. Des visages interchangeables. Ils se sont présentés à moi et, après avoir vérifié mon identité, m’ont signifié le début de ma garde à vue avant de me demander de les suivre.
Je range quelques affaires dans un petit sac de voyage. J’ignore tout de la durée et de l’itinéraire de celui que j’entreprends. Je vais devoir traverser tellement de pans de mémoire, arpenter tant d’années. Revisiter sa vie, en répondre, est une expédition incertaine, périlleuse et lointaine.
Avant de monter dans la voiture de mes gardiens, je regarde la maison et, à cet instant, je sais qu’elle aussi me dévisage. Elle me murmure la phrase que m’avait dite la seconde femme de mon père vers la fin de son existence : « Il n’y a que deux dates qui comptent dans une vie. Celle de ta naissance et celle de ta mort. »

La clarté du jour n’est plus la même qu’avant. Sous le poids des nuages d’orage, mois après mois, la lumière a décliné. Il n’est pas rare, certains jours, de devoir allumer l’électricité dès le milieu de l’après-midi. L’humidité habite en chacun de nous, pèse sur nos poitrines et une atmosphère de chancissure imprègne l’air que nous respirons.
Les pneumatiques de la voiture, menée bon train dans les rues détrempées, font éclater les flaques en gerbes d’eau. À l’intérieur nul ne parle et seule la radio de bord égraine par moments des messages de patrouille qui se désagrègent dans l’indifférence des fonctionnaires.
Une odeur de tissus moisis tapisse les couloirs réglementaires de l’hôtel de police.
Je suis assis devant une table administrative plaquée d’un faux bois maladroit qui a depuis longtemps renoncé à donner le change.
Face à moi, un homme hésitant s’exprime à tâtons. Il s’est présenté. Comme une ombre. Sa voix éraillée fabrique des mots qu’il semble extirper péniblement de sa gorge. Il n’y a pas si longtemps il était encore jeune. Aujourd’hui son visage présente déjà des traces fugaces de lassitude et de renoncement. Dans le dos de cet inspecteur, une porte de verre, opaque et sablée, barrée d’une plaque noire gravée qui révèle la nature de notre rencontre : « Interrogatoires, salle no 1 ».
L’homme a des yeux cernés de noir, des yeux de mineur qui remonte du fond. Il n’est pas sans conséquence d’archiver ainsi chaque jour les minutes du dégât des hommes. Le hasard nous a mis face à face dans ce que j’appellerais une intimité procédurale. Nos rôles sont assez convenus. Je dois parler, et lui, transcrire.
D’abord les faits, bien sûr. Ceux qui ont motivé la garde à vue. Commencer par ça. Pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, on verra.
Je me nomme Paul Sorensen. Pour des raisons que j’ignore, et que nul n’a jamais pu m’expliquer, j’ai été enregistré à l’état civil sous le nom de ma mère biologique, Marta Sorensen, morte à ma naissance, emportant avec elle mon frère jumeau, le 20 février 1980, à 21 h 30. Cette nuit-là, mon père est ailleurs. Il dîne, paraît-il, en ville. Il n’apprendra la mort de sa femme et celle de l’un de ses fils que le lendemain avant de confier la charge du survivant à un parent et de partir illico pour deux semaines de villégiature dans le sud de l’Italie. Cinquante et un ans plus tard, cet homme est décédé comme je suis né, seul, à l’hôpital de Montréal.
Hier soir, 17 mars 2031, aux alentours de 23 heures, je me suis rendu à la morgue qu’il m’arrive de fréquenter occasionnellement en raison de mes activités professionnelles. Malgré l’incongruité de l’horaire j’ai demandé à l’un des préposés de garde de me conduire jusqu’à la dépouille de Thomas Lanski, mon père. L’homme, qui m’avait reconnu, ne fit aucune difficulté. Et lorsque je lui révélai le but de ma visite, déposer le corps de mon père dans une des housses mortuaires que nous fabriquons chez Stramentum, il m’offrit même son aide pour glisser le cadavre congelé de Lanski dans son nouveau body bag familial. Une fois le transfert accompli, et le cadavre à nouveau déposé dans son tiroir de conservation, il se retira, me laissant me recueillir devant Lanski. J’emploie son nom seul à dessein, ce nom souillé, car il m’est très difficile de prononcer le mot de « père » le concernant. On se fait tout un monde de ce que je vais maintenant raconter. Mais non. Les choses se font naturellement, presque paisiblement, elles s’enchaînent dans une quiétude mentale alimentée par une haine sereine, une sauvagerie légitime couvée depuis l’enfance. J’ai donc baissé la fermeture éclair de notre Stramentum modèle 3277 jusqu’à ce que le corps nu et vieilli de Lanski soit à nouveau dévoilé. J’ai regardé ces vieilles chairs, viandes fripées d’où saillaient quelques os. Son sexe reposait en arc de cercle sur l’une de ses cuisses. De ses couilles, déjà avalées par l’entrecuisse, plus aucune trace. Pourtant, mon frère mort-né et moi venions de cet endroit-là. J’ai regardé ce bas-ventre, ce canal conjonctif qui nous avait propulsés vers la vie, cet appendice flétri qui ce jour-là s’était mis en tête de fonder ce qui allait tout détruire, une vie de famille.
L’inspecteur me demande de lui accorder un instant. Puis se lève et sort de la salle. Cet homme est peut-être trop jeune pour entendre ce genre de choses. L’odeur du commissariat est si forte qu’elle finit par déposer comme un goût dans la bouche, qui évoque les vapeurs d’un voile cryptogamique. Le policier est revenu et dépose deux verres d’eau sur notre table. Il réajuste la caméra qui enregistre ma déposition et me demande de bien vouloir répéter que je refuse la présence et l’assistance d’un avocat.
Je poursuis. Maintenant, remonter la fermeture de façon à ce que seul le visage de mon père émerge de son emballage familial. Glisser la main dans ma poche, armer le revolver acheté quelques heures plus tôt, appliquer le canon à même la peau et tirer deux balles. Le premier projectile traverse l’os frontal de la boîte crânienne, l’autre, tiré de biais, brise le sphénoïde, avant de s’enliser dans la vase cérébelleuse et nauséabonde où pourrissent les archives et les méfaits de toute une vie. Deux coups de feu, deux claquements qui résonnent dans l’environnement glacial et métallique des tiroirs funéraires. J’ai scruté les conséquences de mon tir sur le visage de Lanski. Elles étaient peu spectaculaires. Deux trous, un peu de sang mort réfrigéré et c’est tout. J’ai essuyé une petite éclaboussure qui souillait un pan de notre 3277. Puis j’ai remonté la fermeture éclair et, d’un geste sans remords, renvoyé Lanski dans ses ténèbres à coulisses. J’ai pensé très fort à mon frère, puis, sans rencontrer personne, quitté l’endroit en traversant le long couloir par lequel j’étais venu.
Voilà pour les faits. C’est bien moi, son fils Paul, qui, cette nuit, ai abattu Lanski. Une quinzaine de jours après sa mort.
Ce que je ne pourrai jamais dire à l’enquêteur, c’est que tout à l’heure, dans cette morgue, se tenant en retrait dans la pénombre, j’ai aperçu la silhouette de mon frère. Il était revenu pour moi, pour être à mes côtés. Sa présence était en chaque chose, à chaque instant. Il n’eut pas un regard pour notre père, mais ses yeux que j’avais cherchés toute ma vie étincelaient et me répétaient : « Si tu ne l’avais pas fait c’est moi qui m’en serais chargé. » Qui pourrait croire une chose pareille ?
L’homme encore jeune m’observe professionnellement en s’efforçant de ne pas laisser transparaître la moindre émotion. Mais il ne peut s’empêcher parfois de baisser les yeux.
Qui que nous soyons, quelle que soit notre place en ce monde, nous portons en nous trop de choses douloureuses ou déshonorantes. En silence, elles nous embarrassent et, un jour, elles nous trahissent.

Le visage de l’enquêteur se voile maintenant d’un air embarrassé. Son assurance a été de courte durée et je vois bien qu’il ne sait plus quoi penser à mon sujet. C’est sans doute la première fois de sa vie qu’il a à prendre une déposition d’une telle nature. Nous sommes, assis face à face, à pouvoir nous toucher. J’essaye de répondre à ses interrogations avec loyauté, mais mon récit est sans doute trop frontal. Je lui confie alors qu’il faudrait tellement de temps et de nuances pour rendre justice à cette histoire. Mettre de l’ordre en moi-même, trier dans la honte et la douleur des souvenirs. À commencer par l’intimité du désastre originel. Celui d’un enfant né d’une mère morte.
L’enquêteur me fait répéter cette phrase. Je devine qu’elle le surprend, le met sans doute, une nouvelle fois, mal à l’aise. Il la transcrit avec fidélité sans parvenir à dissimuler une forme d’embarras.
Je continue. En entrant dans la salle d’accouchement cette nuit-là, nous étions trois. Intimement liés par le cœur et le sang. Marta Sorensen, ma mère, mon frère jumeau, et moi. Nous vivions des mêmes eaux et en quelques minutes le malheur nous a désossés. Je fus le seul à survivre. Amputé des miens, il me fallut apprendre à aimer une seconde mère, à endurer la folie, la perversion et les raptus d’un père malfaisant. Celui-là même que je viens d’abattre post mortem. Le moment venu, je reviendrai sur ce geste étrange ainsi que sur la jurisprudence qui l’éclaire. D’autant qu’il m’en souvienne, ce père a toujours été un être désaxé, dangereux, pervers, irrigué en permanence d’un flux malveillant. Dans cet univers inversé, mon seul et unique projet fut de grandir contre lui.
À cet instant j’observe que l’enquêteur a du mal à concevoir l’idée que l’on puisse ainsi grandir contre quelqu’un, a fortiori lorsqu’il s’agit de son géniteur. Mais comment saurait-il que, pour mon sixième anniversaire, cet homme m’offrit un canari dont il venait d’arracher la tête avec les dents ?

Ce que je vais dire maintenant peut sembler singulier, sans rapport direct avec ce qui précède, mais reflète pourtant l’architecture, le tissu profond de ma réalité : dans cet enclos familial, dès le début de mon existence, j’ai confusément ressenti que la mort cheminerait toujours à mes côtés, me témoignerait une bienveillance distante, veillerait sur moi à sa façon, allant, plus tard, jusqu’à subvenir à mes besoins en m’offrant un emploi pour le moins singulier et un certain confort financier. Les premiers mots de mon père à mon endroit, furent : « Tu es marqué par la mort. Tu devras toute ta vie apprendre à vivre avec elle. »
Cette dernière précision rassure l’enquêteur, même si sa compréhension générale de l’affaire, loin de progresser, semble au contraire s’effilocher au fil de notre conversation.
Nul ne peut prétendre raconter le récit de sa naissance. Pourtant, je me souviens, disons, de l’essentiel. Je ne saurais dire par quel canal d’enregistrement ces moments se sont inscrits en moi. La mémoire n’y est évidemment pour rien. C’est autre chose. Une capture de sensations, de la peur panique, un froid glacial et, sans doute, la découverte d’une peine primaire, un chagrin animal, une détresse archaïque. Comme si les chairs et les os avaient fait le travail d’archivage. Comme s’ils avaient classé chaque moment, chaque molécule. Et dans l’air, ce vide, cette solitude glaciale, ce goût aride du sang de la naissance.
Chacun de mes anniversaires commémore la mort de Marta et de mon frère. L’origine des larmes se trouve là, au fond du ventre de ma mère. Ce ventre dont je n’aurais jamais dû sortir. Ce ventre qui aurait dû m’ensevelir au côté de mon frère. Ce ventre qui m’a expulsé au dernier moment vers la vie sans que je demande rien ni que je sache pourquoi. De l’air est entré dans mes poumons pour la première fois au moment même où leurs cœurs ont arrêté de battre.

Je ne parle jamais de ces choses-là. Ce sont les circonstances de l’interrogatoire qui m’amènent à convenir de ce qui suit : j’ai en moi l’inconcevable conviction d’avoir été présent cette nuit-là, debout, dans un coin de la salle d’accouchement, déjà vieux, témoin brisé et pétrifié de mon avènement, scrutant les derniers instants d’un marché odieux, de l’échange insensé qui était en train de se jouer dans cette maternité, devant moi : deux morts contre ma vie. Je suis le fruit de cette rançon. Je sais ce que je dis. Je connais l’origine des larmes.
L’enquêteur se bloque sur cette phrase, marque un temps, se raidit. Son visage se crispe d’un rictus fugace, évoquant le frisson d’un homme pénétrant dans de l’eau froide. Ses doigts s’éloignent lentement du clavier comme si son contact s’avérait soudain désagréable. Il cherche une issue pour dissimuler ce malaise. Il se ressaisit et me demande de lui confirmer que j’ai bien déclaré que je connaissais « l’origine des larmes », même si, selon lui, cette curieuse affirmation n’a rien à voir avec les faits qui précèdent et encore moins avec l’affaire qui nous occupe.
Je ne réponds pas. Je ressens simplement qu’il m’appartient d’imposer et de définir les contours du silence et des mots qui nous enferment dans cette pièce. Il faut que ce jeune homme se mette bien en tête que je n’ai tué personne.
Dehors, la luminosité décline et les averses fouettées par les bourrasques malmènent les vitrages. Après des années de sécheresse, d’aridité et de chaleurs abrasives qui faisaient craquer les corps et les écorces, la pluie s’est installée. Elle s’infiltre en nous, change nos vies, et nul ne sait dire pourquoi. Elle m’obsède. Je suis hanté par ces eaux. Depuis plusieurs années nous vivons ainsi sous des régimes insensés de brutales bascules météorologiques. Depuis deux ans, à des degrés divers, le fleuve marche sur les terres, déborde dans nos existences et, patiemment, envahit tout ce qui peut l’être.
Je regarde le visage de mon interlocuteur. Outre les soixante-cinq pour cent d’eau qui irriguent son corps, j’essaye de deviner ce qu’il y a à l’intérieur de cet homme. Et je n’y trouve rien de bien différent de la mécanique des fluides qui m’anime. Nous sommes assis face à face, pareils à des animaux domestiqués, sans animosité réelle l’un envers l’autre, et sachant au fond de nous que nous sommes plus ou moins condamnés à nous entendre. Une sorte de couple occasionnel d’usage courant.
En pensant à l’étendue de ma tâche, j’éprouve une fatigue vertigineuse et demande à faire une pause.
Si l’enquêteur pouvait lire dans mes pensées, sans doute m’opposerait-il que sa tâche à lui est de mener un interrogatoire, non d’animer une conversation, et que, juridiquement, rien ne justifie que l’on puisse ôter la vie à un cadavre. Je poserais alors mon regard las sur ses yeux de mineur fatigué et je dirais simplement : « Bien sûr que si. »

La nuit en garde à vue
Que la nuit fut longue. Dans cette petite cellule individuelle où les heures écorchent le temps et torturent la mémoire, je me suis efforcé de conserver en moi le plus longtemps possible la douceur et la bienveillance du regard de mon frère. Il me manque depuis le premier instant, il m’a manqué toute une vie. Comme notre mère. Je n’ai jamais vu son visage et je ne sais absolument rien d’elle. Mon père a fait disparaître toute trace de son existence. Il n’a jamais voulu répondre à la plus innocente question de ma part la concernant. Il n’existe aucune photo d’elle, et dans les armoires, aucun vêtement, aucune paire de chaussures. Je n’ai pas la moindre idée de ce à quoi elle ressemblait ni de ce que fut sa vie avant de rencontrer Lanski. Mon père utilisa cependant la jeunesse suédoise de son épouse pour échafauder à mon intention un scénario vertigineux, incroyablement malsain, sans doute la pire histoire que l’on puisse raconter à un enfant orphelin. Tout cela sera consigné plus tard si nécessaire. La seule chose que je sache aujourd’hui de Marta c’est qu’elle est morte au moment de me prendre dans ses bras. Je ne sais même pas où elle a été enterrée et mon père n’a jamais fait le moindre effort pour guider ma recherche. Le corps de mon frère, sans existence légale ni prénom – car lui n’a jamais respiré –, a été jeté aux ordures hospitalières. Mon père ne s’est jamais intéressé à sa dépouille. J’ai du mal à croire que tout ceci ait encore un sens. J’ai du mal à croire que j’aie pu séjourner, ne serait-ce que quelques instants, dans les testicules et le scrotum de Thomas Lanski, mon père. J’ai du mal à croire que ma mère, Marta Sorensen, Suédoise native d’Uppsala, ait pu, un jour, pour quelque raison que ce soit, l’accueillir en elle et jouir de ses impatiences. J’ai du mal à croire que je sois parvenu à survivre à cet éjaculat. Et toujours je me demanderai pourquoi le destin ne m’a pas fait partager ce soir-là le sort de millions de mes frères emportés dans le vortex d’un vieux bidet d’aisances et le frottis vaginal d’un coton de linge de toilette.
À chaque tentative, une caille émet cinq cents millions de spermatozoïdes par millilitre. Un dindon, dix milliards. Mon père ? Allez savoir.
Mon frère jumeau et moi, gamètes aveugles de trois microns de large et soixante de long, éparpillés dans cette nuée brouillonne, avons survécu et sommes malencontreusement sortis du lot. Ce fut là notre péché originel.

Toute la nuit, dans cette cellule rectangulaire, mon esprit a tourné en rond. Comme un chien derviche essayant de se mordre la queue.
Je suis encore dans le ventre de Marta, tout à côté de mon frère jumeau. Nous avons toujours vécu l’un contre l’autre. Jamais nous n’avons éprouvé l’inquiétude d’être seuls. La voix de notre mère était douce et calme. Même si nous ne comprenions pas ce qu’elle disait, l’entendre, toujours, nous apaisait durant notre longue nuit commune. Je me souviens aussi de ceci, qui est parfaitement clair dans mon esprit: j’ai toujours aimé mon frère. Je ne l’ai jamais vu, mais je l’ai toujours aimé. Profondément.
Je pense que je suis né les yeux ouverts. Grands ouverts. En pleine nuit. Je suis né les yeux ouverts pour comprendre ce qui se passait. Ce qui était en train d’arriver autour de moi. J’en suis certain. On dit que les nouveau-nés ne distinguent pas la lumière. C’est faux. Je suis persuadé que dès la première seconde, dès les premiers instants, j’ai compris et senti que n’importe quelle lueur valait mieux que l’obscurité. L’enfant vient de naître. Il vient de naître d’entre les morts. Peut-être en a-t-il déjà conscience. D’ailleurs il ne crie pas, il ne dit rien.

Extraits
« Selon le compte-rendu du docteur Van Nuwenborg, la mort est due à une «ELA, embolie du liquide amniotique, complication imprévisible de l’accouchement associant un collapsus cardio-vasculaire sévère, un syndrome de détresse respiratoire aiguë et une hémorragie avec une coagulation intravasculaire disséminée (CIVD). L’un des deux enfants que portait la patiente est également décédé sans avoir réellement vécu. Dépourvu d’identité, non enregistré, nous ne savons pas ce qu’est devenu son corps. Il a pu être traité en tant que “pièce anatomique” ou alors comme “déchet” selon les définitions en usage. Dans tous les cas il a été détruit. Son jumeau, lui, a survécu».
La mémoire médicale, clinique, s’arrête là. Ensuite j’ignore par quel mécanisme la mienne a pris le relais, comment j’ai pu ressentir ce froid glacial se plaquer sur ma peau sitôt que l’on m’a retiré du ventre de ma mère, comment l’absence soudaine de mon frère m’a plongé dans le vide et l’effroi. Je ne vais pas revenir sur les mécanismes mémoriels que j’ai déjà évoqués dans ma déposition, et qui ne sont qu’une hypothèse sans doute maladroite pour tenter d’expliquer les arcanes de cet archivage, mais ce dont je suis certain, c’est que depuis ce 20 février, depuis ce premier jour, il y a un trou en moi. Je ne sais pas l’exprimer autrement. Il y a un trou au fond de moi. Creusé à mes mesures. Suffisamment profond pour m’accueillir. Il habite en moi. Parfois je le sens, il bouge, change de position ou prend toute la place. Il patiente, il a tout son temps. Il attend que je tombe dedans. Et alors il se refermera. Pourquoi je dis cela? Parce que tout a commencé ainsi. À l’instant même de ma naissance, j’ai senti cette béance s’ouvrir en moi. » p. 61-62

« Une maladie à prions, dite Gerstmann-Sträussler-Scheinker. Maladresse, instabilité de la marche, difficulté pour parler, perte de coordination musculaire, démence progressive, atteinte des muscles respiratoires. En général le calvaire ne dépasse pas cinq années. «Votre mère souffre d’un GSS.» Le médecin m’a ensuite demandé si d’autres personnes de la famille en sont ou en avaient été affectées, car il s’agissait là d’une maladie héréditaire. Je n’osai pas lui dire que j’ignorais tout de cette famille, tant du point de vue génétique que généalogique. Je n’étais pas l’enfant de Rebecca, mais celui de Marta.
En apprenant la nouvelle, les premiers mots de ma mère furent : «Tu crois qu’il reviendra quand il saura?»
Par un de ses amis, en lui spécifiant bien les raisons de ma demande, j’obtins les coordonnées de mon père. Trois ans durant je lui ai téléphoné toutes les semaines. Écrit chaque mois. J’ai essayé de faire intervenir des proches. Mais pour lui, sa femme était déjà morte. Quant à moi, je n’aurais pas dû naître. » p. 81

« Il est quand même à noter, au-delà de l’aspect symbolique et maladroitement mythologique de cette histoire, que j’aurai passé toute ma vie professionnelle à travailler pour la mort et donc à être nourri par elle. Et je me dis que c’était peut-être cela les termes de l’échange initial et odieux: la vie de mon frère et de ma mère contre l’assurance d’un gîte, d’un couvert puis d’un rassurant bulletin de paye avec en prime, endormies au fond d’un tiroir du bureau maternel, une épaisse liasse d’actions de la Standard Oil, célèbre compagnie pétrolière appartenant à la galaxie rockefellerienne, dissoute depuis 1914 pour ne pas s’être conformée à la loi antitrust édictée par l’administration américaine. » p. 122

« L’amour s’apprend par capillarité. Au jour le jour. En un goutte-à-goutte silencieux qui se délivre sous nos yeux. L’enfant apprend avec les yeux. En reniflant les molécules qui flottent dans l’air, quand il voit la main de son père caresser la nuque de sa mère, la bouche de sa mère embrasser le cou de son père, quand il observe tout cela, il sait que c’est bien, que c’est bon, qu’on peut appeler ça l’amour ou comme l’on veut, mais que c’est agréable d’être avec quelqu’un qui un soir vous dit: « T’u es mon amour et moi le tien, ça tombe bien. » » p. 166

À propos de l’auteur

PARIS: "La Grande Librairie" sur France 5
Jean-Paul Dubois © BALTEL / SIPA

Jean-Paul Dubois est né en 1950 à Toulouse où il vit actuellement. Journaliste, il commence par écrire des chroniques sportives dans Sud-Ouest. Après la justice et le cinéma au Matin de Paris, il devient grand reporter en 1984 pour Le Nouvel Observateur. Il examine au scalpel les États-Unis et livre des chroniques qui seront publiées en deux volumes aux Éditions de l’Olivier: L’Amérique m’inquiète (1996) et Jusque-là tout allait bien en Amérique (2002). Écrivain, Jean-Paul Dubois a publié de nombreux romans (Je pense à autre chose, Si ce livre pouvait me rapprocher de toi). Il a obtenu le prix France Télévisions pour Kennedy et moi (Le Seuil, 1996), le prix Femina et le prix du roman Fnac pour Une vie française (Éditions de l’Olivier, 2004) et le Prix Goncourt 2019 pour son livre Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (Source: Éditions de l’Olivier)

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J’étais un héros

BIENVENU_jetais_un_heros  RL_2024

En deux mots
C’est en sortant de l’hôpital qu’Yvan comprend qu’il n’a plus beaucoup de temps à vivre et que s’il ne veut pas mourir avec l’amertume d’avoir raté sa vie, il doit agir. Mais sa fille, qu’il n’a pas revu depuis des années, acceptera-t-elle de l’écouter. N’est-il déjà pas trop tard pour essayer d’être un type bien?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Père alcoolo, père mourant, père absent

Le personnage principal du nouveau roman de Sophie Bienvenu n’a rien d’un super-héros. Mais Yvan, un gars ben ordinaire, ne veut pas mourir avec des regrets. Il va s’engager dans une quête très touchante.

Quand Yvan reprend connaissance, il est dans un lit d’hôpital. Quelques heures auparavant, il s’apprêtait à regarder la télévision avec Miche, sa colocataire, quand il s’est senti mal. Puis est tombé dans le coma.
Une expérience douloureuse qui le secoue et l’entraîne à dresser son bilan personnel, qui n’est guère reluisant. Lorsqu’il rembobine le film de sa vie, il trouve d’abord quelques aventures, avant de rencontrer Eliane, avec laquelle il a construit sa vie de couple. À 25 ans, il avait «une femme que tous les hommes enviaient, une enfant merveilleuse et en bonne santé, une belle voiture». Pourtant, il restait insatisfait. «J’avais l’impression de vivre une vie qui n’était pas la mienne et de m’être engagé sur des rails qui m’entraînaient à des kilomètres de là où je désirais aller. Mais où désirais-je aller et qui étais-je?» Il divorce, perd le contact avec sa fille Gabrielle.
Maintenant que les décennies étaient venues s’ajouter aux décennies, cette interrogation ressurgissait. Il considère sa fille comme sa grande réussite et, maintenant qu’il se sait condamné à court ou moyen terme, entend renouer les liens avec elle.
Oubliée Miche, qui avait pris du poids et s’était mise à boire, certes moins que lui, mais suffisamment pour détériorer son image. Il décide de partir, de jouer sa propre version de Thelma et Louise. Et s’il est Thelma, alors son chat est Louise. Car après un premier départ avorté, il revient chercher son animal domestique: «J’ai pas pu faire autrement que de m’attacher au chat, il était entré dans ma vie gros comme mon poing, maigre comme une corde à linge, le poil hirsute, les yeux collés, donc ou je m’en occupais, ou il mourait.»
Le taxi le conduit jusqu’au domicile d’Éliane, sans doute l’une des seules adresses à figurer dans son répertoire. Accueilli par Trevor, son nouveau compagnon, ex-hockeyeur, il est le bienvenu, à sa grande surprise. Mais il n’oublie pas son objectif et part retrouver sa fille.
Je me garderai bien de vous dévoiler l’issue de la rencontre, mais j’ai envie de souligner combien Sophie Bienvenu réussit une subtile réflexion sur le rapport père-fille. En construisant son roman sur les émotions ressenties, en mêlant souvenirs d’enfance et expériences actuelles, sans souci de la chronologie, elle met le cœur à nu. Et en jouant sur l’urgence, elle fait tomber les masques. Désormais, il n’est plus possible de se dissimuler: «Moi, je suis né avec plein d’aspérités et de failles où la merde s’est toujours incrustée. Et, à un moment donné, avec tout ça, j’étais plus capable d’avancer. Ça a commencé avant que tu viennes au monde, en fait il me semble que j’ai toujours été comme ça.»
Comme dans Chercher Sam, son précédent roman dans lequel un homme parcourait les rues de Montréal à la poursuite d’un chien, la romancière nous fait entrer dans la tête de son personnage, dans sa volonté d’y mettre de l’ordre. Mission difficile, voire impossible, mais ô combien touchante.

Bande sonore du roman
Romeo and Juliet Dire Straits, (Mark Knopfler), Making Movies, Vertigo Records, 1980 (6’01)
Yaya Joël Denis, (L. Dorsey-M. Robinson), Dinamic, 1964 (2’30)
Lady Stardust David Bowie, The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, RCA, 1972 (3’21)
Child in Time Deep Purple, (Ritchie Blackmore, lan Gillan, Roger Glover, Jon Lord, lan Paice), Deep Purple in Rock, Warner Bros., 1970 (10’18)
Perfect Day, Lou Reed, Transformer, RCA, 1972 (3’43)
Dehors novembre, Les Colocs
Use Somebody, Kings of Leon
T’aimer trop, Yoan Garneau
Grafignes, Gab Bouchard
Pictura de ipse, Hubert Lenoir
Maudit bordel, Marie-Chantal Toupin
Sultans of Swing, Dire Straits
Hunky Dory et Life on Mars?, David Bowie
Aladdin Sane et The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, David Bowie
Country Life, Roxy Music
London Calling, The Clash
Purple Rain, Prince
AIl Along the Watchtower, Jimi Hendrix

J’étais un héros
Sophie Bienvenu
Éditions Anne Carrière
Roman
176 p., 18,90 €
EAN 9782380822885
Paeu le 26/01/2024

Où?
Le roman est situé au Canada, principalement à Montréal.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À soixante-deux ans, Yvan reçoit un diagnostic sans appel. Alcoolique, en colocation avec une femme qu’il dédaigne et coupé de sa fille depuis près de vingt ans, il a raté sa vie. Ne lui reste que ce chat sans nom qu’il a recueilli et dont il redoute le sort après sa mort. Et s’il changeait? Suffirait-il d’une décision pour remettre son existence sur les rails, ne serait-ce que pour les derniers kilomètres ? A` partir des choix d’Yvan se déploieront deux destins parallèles, le plaçant devant les conséquences de ses actes.
Uchronie romanesque, récit d’une relation père-fille tumultueuse, J’étais un héros dresse en alternance deux portraits du même homme, prisonnier des rôles qu’il s’est imposés. Cette fable d’émancipation teintée d’espoir ose demander : peut-on tout pardonner ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Presse (Chantal Guy)
Le Devoir (Anne-Frédérique Hébert-Dolbec)
Le Journal de Montréal (Josée Boileau)
Radio Canada (Désautels le dimanche)
Artichautmag (Megane Therrien)
Femme actuelle (Cécile Pivot)

Les premières pages du livre
« L’annonce
— Mais y doit bien y avoir quelque chose à faire !
Miche est assise à côté de moi, son blouson sur les genoux. Sa voix s’étrangle, et j’essaie de la mettre sur mute. Tout est devenu sourd, à part les battements de mon cœur qui me martèlent le corps. Les rideaux autour du lit sont censés nous donner une impression d’intimité, mais, pendant qu’on attend et que je fais semblant de dormir, j’entends gémir la vieille d’à côté. Je pourrais la toucher en tendant la main si j’avais pas l’aiguille de la perfusion plantée dans le bras. Bouger est trop douloureux de toute façon.
J’ai pas demandé à être là, je veux qu’on me laisse tranquille. Rentrer chez moi, m’asseoir sur la galerie en caressant le chat, m’installer dans le sofa et m’ouvrir une petite bière ou deux quand la nuit sera tombée et qu’il fera trop frais pour rester dehors. J’aurais pas cru qu’on pouvait se sentir plus mal que je me sentais déjà, mais, maintenant que je me retrouve aux urgences, je sais. On peut. J’avais toujours évité les hôpitaux, je m’en tirais tout seul, comme les cafards qui survivent aux attaques nucléaires. Je suis passé entre les gouttes. J’avais jamais réalisé à quel point j’ai été chanceux.
— Monsieur Langlois, est-ce que vous comprenez ce que je vous dis ?
Je tousse un ouais enroué avant de retomber dans le flou et dans la ouate. Pas une ouate agréable. Une ouate qui annonce que ça va pas bien aller. Miche pose des questions au médecin. Je voudrais qu’elle s’en aille. Je pose ma main sur la sienne. Le geste millénaire du gars qui cherche à faire taire sa bonne femme. Il paraît que ça marche même quand c’est pas la tienne. Elle se tait, et commence à pleurer. Je serre ses doigts. « Ça va aller, t’inquiète pas. » Un petit signe au médecin pour le rassurer lui aussi. « Ça va, allez donc vous occuper de quelqu’un qui en a plus besoin que moi. »
J’observe les rideaux censés servir de cloison. Est-ce qu’il fait nuit ? Sans fenêtre, impossible de le deviner. Depuis combien de temps je suis là ? La dernière chose dont je me souviens, c’est d’une douleur au ventre alors qu’on regardait Top Chef, Miche et moi. Le premier épisode de la saison, tu manques pas ça, mais j’ai dû aller aux toilettes. Je m’étais mis à avoir mal quand la présentatrice a annoncé : « La compétition commence… maintenant ! » et, à la pause, j’ai senti que quelque chose tournait vraiment pas rond. Miche a gueulé pour me prévenir de me dépêcher, mais j’avais plus trop envie. En sortant de la salle de bains, j’ai été obligé de me tenir au mur. « Son lait bout, va falloir qu’y reprenne du début, il aura pas le temps. » Miche, pendue aux lèvres de la présentatrice, fixait l’écran en secouant la tête. Puis tout est devenu noir et je l’ai entendue crier.
Et on a atterri ici.
Entre deux reniflements, Miche s’efforce de me rassurer, ou de se rassurer – à ce point-ci, quelle importance.
— Les médecins, ils savent pas ce qu’ils disent les trois quarts du temps, Yvan… Je vais demander à mon acupuncteur ce qu’il en pense.
J’ai mal à la poitrine, et je respire difficilement, tout d’un coup. J’imagine que c’est ça qu’on ressent, quand on se pend. La douleur d’abord, l’asphyxie ensuite. Et, tandis que tu manques d’air, que tu comprends que ça sert plus à rien de t’agiter parce que tu l’as voulue, cette mort-là, elle arrive, finalement. T’essaies d’étouffer l’animal qui veut vivre à l’intérieur de toi. T’essaies de le calmer.
Jusqu’au moment où tu te rends compte que tu souhaitais pas mourir tant que ça.
— Hey, Miche… tu irais m’acheter un Subway ?
Elle lève son visage trempé de larmes et son nez morveux vers moi. Elle s’interroge. Comment ça se fait que j’aie faim, alors que je mange quasiment plus rien depuis des mois ? Pourquoi je pleure pas ? À genoux, de préférence, en hurlant au ciel « Pourquoi moi ? ». Elle ouvre la bouche, se préparant à dire quelque chose, mais n’y parvient pas. À la place, elle met son blouson et cherche sa sacoche.
— Tu peux prendre du cash dans mon portefeuille… l’as-tu apporté ?
— Oui… mais c’est bon, j’en ai, des sous.
— OK.
— OK.
Elle va jusqu’au rideau, l’écarte un peu, juste assez pour que j’aperçoive la fille couchée en face de moi. L’âge de Gabrielle, moins cute. Pas laide… Disons quelconque. Gabrielle, quand elle entre quelque part, la pièce s’éclaire. Je suis sûr qu’on l’aurait brûlée pour sorcellerie, si elle était née deux ou trois siècles plus tôt. Les hommes ont jamais réussi à discerner ce qui est bon pour eux. Que Gabrielle existe, ça rend le monde plus léger. Ce que je raconte là va au-delà de ma fierté de père : ma fille est spéciale. Tout ce que j’aurais pu avoir, dans la vie, c’est elle qui l’a eu. C’est ce que je me répète quand j’ai envie de me sentir moins loser. Je l’aurai au moins réussie, elle.
— Ça va aller, Yvan ?
Je réussis à sourire à Miche, mais quelque chose s’est brisé en moi. Comme quand tu t’étires pour attraper ta bière, que tu te penches, que ça t’explose dans les reins et que tu restes coincé comme ça. J’ai réussi à sourire à Miche, mais j’ai trop tiré. Je pleure en silence jusqu’à ce que je sois sûr qu’elle est trop loin pour m’entendre.

— Monsieur ? Monsieur, ça va ?
Normalement, j’aurais arrêté de pleurer aussi sec, je me serais donné une contenance et je serais rentré en vitesse chez nous pour me servir une bière dans l’anonymat, la solitude et l’indulgence de mon foyer. C’est pas que je veux pas, j’en suis même pas capable. J’ai plus de forces, plus de volonté, rien. M’en fous bien de pleurer devant quelqu’un, j’ai les membres, la tête et le cœur disloqués.
La fille du lit d’en face a traîné son pied à perfusion et, malgré le risque de se retrouver le cul à l’air dans sa blouse d’hôpital, elle est venue jusqu’à moi. Elle m’a pris la main.
— J’ai… j’ai pas eu le choix d’entendre le médecin quand il vous a parlé. Vous devriez pas être tout seul, monsieur.
Je continue de pleurer ; les larmes coulent autant que mon sang si je me vidais par l’aorte. Quelque chose de spectaculaire.
Je suis sorti de mon corps.
« Vous devriez pas être tout seul, monsieur », elle a dit, la petite, mais on m’a abandonné, et c’est vrai. Je prétends pas que je l’ai pas mérité, sauf que merde. Je suis tout seul, tout seul, tout seul. Ma vie aura été ça : un amas d’affaires ratées et d’occasions perdues. J’aurais pu répondre aux courriels de Gabrielle, lui donner mon nouveau numéro de téléphone, mais pour parler de quoi ? Pour étaler à quel point ma vie était minable ? Pour deviner son air déçu quand elle aurait su que ma énième résolution d’arrêter de boire avait pas plus duré que la précédente ? Pour que ce soit elle, et pas l’inconnue en blouse, qui me tienne la main ? Est-ce qu’elle me supporterait jusque-là, ou je l’épuiserais avant ? C’est sûr qu’elle finirait par partir. Me planter ici. Et mettons qu’elle aurait pas le cœur de démissionner, parce que je suis son père, elle resterait probablement par obligation, et pas parce qu’elle m’aimerait encore. Même pas par respect. Juste pour un devoir infâme et abject qui finirait de scléroser notre relation, comme l’alcool mon foie, selon ce que vient de m’annoncer le médecin. Et mettons qu’elle s’en irait pas, il faudrait que je la regarde me voir avec ces yeux-là. Les yeux de la fille en blouse moins belle qu’elle. Des yeux noyés de pitié avec, dans le fond, un lit de colère, parce que je me suis fait mourir moi-même.
Dans le temps, j’étais un héros.
« Roule plus vite, papa ! Encore ! Plus vite ! »
Un héros pilote de course sur une route de campagne.
« On peut le ramener à la maison et le soigner, papa ? »
Un héros maman oiseau, vétérinaire de fortune.
« Papa ! Je veux pas que maman désinfecte mon bobo, ça va chauffer ! »
Un héros sauveur de genou.
Ma fille m’a rendu meilleur, pendant un temps du moins. Ses grands airs émerveillés, son rire franc, sa confiance inébranlable et terrifiante, tout ça a fait de moi un surhomme. Avec une date de péremption, mais un surhomme quand même.
Sauf que le gars qui sanglote dans son lit d’hôpital, la main tenue par une inconnue, attendant que sa coloc lui apporte un sandwich qu’il mangera pas, lui, ce gars-là, je l’ai fabriqué moi-même.

Partir (ou pas)
— Tu sais ce qui me rend triste, moi, Yvan ? C’est un enfant qui arrive de sa chambre avec un jeu de société en espérant que quelqu’un jouera avec lui, mais y a personne qui veut, jamais. « Qu’est-ce qui va pas chez moi ? Ben oui ! Ça doit être moi, c’est sûr ! » Et il se met à se haïr, ce petit-là, alors que c’est pas de sa faute, que rien est de sa faute, et ça… ça, Yvan, ça me… Tu dis rien ?
Va savoir pourquoi Miche trouve pertinent de me parler de son enfance de merde, vingt-quatre heures après ma sortie de l’hôpital. Je réponds pas, parce que je réfléchis. J’ai toujours trop réfléchi, c’est ce qui a commencé à me ronger à l’intérieur et à me tuer très jeune. Si on ajoute à ça ma lâcheté, peut-être un peu de paresse et une estime de moi relativement avariée, voici ce que ça donne : un tableau pas très reluisant.
— Tu sais… son petit cœur qui tombe, paf, à terre, et qui se fait trop mal parce qu’il était monté trop haut. « Pourquoi t’as espéré, encore ? Pourquoi t’apprends jamais ? Est-ce que ça va finir par rentrer dans ta tête que t’es tout seul et que tu le seras toujours ? » Mais il pense pas à ça, lui. Là c’est moi qui te le dis, avec l’expérience. Mais lui, sur le coup, il se demande juste pourquoi. Et moi, Yvan, c’est ça qui me rend triste. Y en a pas, de réponse, pour ce p’tit-là. C’est comme ça.
— Ta gueule, Miche.
Je lui tourne le dos, et je sors sur le balcon. Ça peut pas continuer comme ça. Je souffle la fumée de ma cigarette, envoie valser le mégot d’une pichenette. Je suis écœuré de l’entendre, je suis écœuré de la voir. Au fil des années, mes sentiments envers elle se sont transformés, de curiosité en ressentiment, sans que je sache trop comment ni pourquoi. Comme le monde entier, elle m’a déçu. Il y a bien eu ce moment de faiblesse, ce souvenir de l’avoir touchée qui me ronge comme la mémoire d’un charnier humain en temps de guerre, observé par celui qui tenait la mitraillette.
Je descends l’escalier en fer forgé qui mène à la ruelle et je sens derrière moi les yeux lourds de Miche-la-triste, avec toute sa vie qu’elle a jadis fait rentrer dans deux, trois sacs poubelles et qui, aujourd’hui, emplit mon espace jusqu’à me faire suffoquer, comme elle regardait probablement l’entièreté de son ascendance l’ignorer quand elle voulait faire une partie de Monopoly. Elle m’insulte pas, hurle pas. Évidemment. J’éprouve donc le besoin d’en rajouter une couche, et je lui crie, avec la ruelle pour témoin :
— C’est certainement pas ça qui t’a abîmée comme ça ! Arrête pas de chercher !
Ça y est, elle hurle. Sa colère me pousse vers l’avant comme le souffle d’une explosion. Pas question de me retourner. Pas question de me faire happer par la vie que je quitte, de me faire rattraper par le moi que je fuis.

Je suis pas parti pour de vrai.
Encore une fois.
La pizza que Miche a commandée en revenant de l’hôpital me reste en travers de l’œsophage, j’ai pas faim. Je sais pas ce qu’il faudrait pour que mes crises d’angoisse cessent. J’ai déjà consulté un docteur, une fois. C’est peut-être là qu’a débuté ma méfiance envers les médecins, d’ailleurs. J’ai eu des médicaments. Enfin, pas des médicaments, parce que des médicaments, c’est censé te guérir. Des pansements chimiques, plutôt. Sauf que moi, j’avais juste besoin de parler. Pas qu’on m’écoute ; ça, ça aurait été la deuxième étape. De parler, d’abord. De laisser surgir des mots de ma bouche. Comme un peintre qui couche sur le papier l’image qu’il a dans la tête. J’aurais voulu faire ça avec mes mots. Dire exactement ce que j’avais sur le cœur. Mais jamais rien est sorti.

Un soir comme celui-ci, Miche et moi, on avait aussi commandé une pizza et on regardait pour la énième fois le DVD de Magnum. L’épisode où il participe à un -triathlon. Enfin, je suis plus sûr que c’était celui-là, mais en le revoyant je m’étais souvenu des cheveux humides de Gab emmêlés dans les poils de mon torse, tellement ça faisait longtemps qu’elle était couchée sur moi, de son petit index pointé vers l’écran et de ses cris de plaisir quand Terry et son hélicoptère apparaissaient. Assis par terre, le dos contre le sofa, je l’avais prévenue que « papa devait se replacer » pour épargner ses fesses. La petite ne parlait pas encore, mais elle mettait déjà en pratique ce que Jeanine appelait « la technique de l’âne », que nous partagions, selon elle. Cette technique consiste à faire semblant de ne pas entendre ce qui nous dérange jusqu’à ce que la personne se décourage. Mon record personnel s’élevait à cinq reprises, mais, très jeune, Gab s’était mise à me surpasser, si bien que Jeanine l’avait soupçonnée d’être sourde tant que le pédiatre n’avait pas confirmé que tout fonctionnait correctement chez elle.
Je trouvais le caractère de mon enfant charmant et assumé. Jeanine s’arrachait les cheveux.
« Papa doit se replacer, bébé », j’avais répété. Toujours aucune réaction. Mon coccyx menaçait de crever ma peau et je ne sentais plus que des fourmis dans mes jambes, mais j’avais patienté encore un peu et répété ma demande en lui chatouillant la nuque. Alors les pas de Jeanine avaient fait gronder toute la maison. Elle surgissait toujours de nulle part, Dieu sait ce qu’elle faisait dans la cuisine par un beau dimanche soir, peut-être était-elle au téléphone avec une de ses amies ou lisait-elle un roman auquel elle s’évertuerait à m’intéresser plus tard. Sourcils froncés et lèvres pincées, elle avait débité : « Gabrielle, ça fait trois fois que papa te dit qu’il veut bouger ! »

Bref.
Je grinçais vraisemblablement des dents en repensant à tout ça, parce que Miche a déposé sa part de pizza graisseuse et s’est inquiétée : « Ça va ? » J’ai pas répondu tout de suite. Je crois que ce silence, ça a été la première fois de ma vie que j’ai été vrai avec elle. Non, pas la première fois. Mais disons la première depuis longtemps. Miche a mis l’émission sur pause et elle m’a regardé. Elle était dans le fauteuil vintage qu’on avait trouvé l’été d’avant sur le trottoir, dans lequel elle s’obstinait à s’asseoir même si elle dépassait de partout, mais bref. C’était l’hiver et, cette journée-là, le soleil s’était jamais levé.
— Yvan ?
Je fixais son bourrelet. Son tee-shirt fuchsia était remonté au-dessus de sa taille et son legging noir et blanc à motifs léopard/zèbre/peu importe était tellement serré que l’élastique lui coupait la circulation. Les vergetures sur sa peau ressemblaient à du sable après une tempête dans le désert. Il me semble que je trouvais ça beau.
Moi qui tripe pas particulièrement sur les grosses, ça aurait dû m’alarmer.
— J’ai besoin de parler, j’ai avoué.
Miche buvait pas encore à l’époque, si je me souviens bien. Ou alors pas autant que moi. Elle s’est levée et le fauteuil s’est levé avec elle, un peu. J’ai réalisé que j’aimais ça, qu’elle s’obstine à s’asseoir dedans, au risque de se retrouver coincée. J’admirais sa façon de se foutre de plaire aux autres ou pas. De ne pas s’excuser de prendre de l’espace, comme autant de fuck you à une société qui n’a jamais voulu d’elle. J’ai eu l’impression d’être amoureux. Une révélation. Comme si j’avais compris que la réponse à mes problèmes avait toujours été là, sous mes yeux, et qu’elle me sautait dessus.
Elle est venue à côté de moi, et j’ai dit : « T’es belle, Miche. »
J’ai caressé sa joue, sa bouche s’est entrouverte, et, après avoir finalement joui entre ses cuisses, j’ai constaté avec désolation l’éventail de chemins tortueux que mon inconscient était prêt à emprunter pour que je me la ferme.

C’est peut-être après ça que Miche a commencé à boire sérieusement, mais je ne peux pas en être sûr.

Maintenant, quoi ?
Si je continue à marcher, autant que ce soit vers le sud, parce qu’au mois d’août les nuits sont fraîches. J’ai laissé toutes mes affaires derrière moi en partant. Si j’avais prévu de changer de vie ce matin, j’aurais emporté mon rasoir, mon vieux carnet, et des sous-vêtements. C’est pas tant un cas de Petit Poucet qu’une histoire à la Thelma et Louise, mon départ. T’as fait quelque chose d’important, de grave, même, et tu peux pas revenir en arrière.
Enfin, si je me souviens bien du film.
J’ai pas bu une goutte depuis mon séjour à l’hôpital, où ils m’ont sevré contre mon gré, pour que je survive, contre mon gré. Ce qui m’attend est flou et en même temps c’est comme si un chemin s’ouvrait devant moi. J’ai toujours vécu au hasard, en versant le plus d’alcool possible sur mes plaies pour les soigner ou les endormir.
Au moins, mon téléphone est resté dans la poche arrière de mon jean, même si personne d’autre m’appelle que des fraudeurs chinois. En 1996, Gab avait douze ans et se vantait que son père avait un téléphone portable. Je sortais avec Nathalie, à l’époque. C’était la nièce de mon boss, il l’avait engagée comme stagiaire un été, et voilà. »

Extraits
« — Ben oui, ben oui. T’attends après le chat!
Elle me connaissait bien, la concierge. J’attendais après mon con de chat, et je songeais aux voisins mal intentionnés qui pouvaient l’empoisonner, aux enfants à qui il prendrait l’envie de le chasser à coups de bâton ou de cailloux, ou, pire, à une maison où il aurait préféré rester. Un autre endroit que chez nous, chez d’autres, mieux. J’ai pas pu faire autrement que de m’attacher au chat, il était entré dans ma vie gros comme mon poing, maigre comme une corde à linge, le poil hirsute, les yeux collés, donc ou je m’en occupais, ou il mourait.
Comme Gab. » p. 42

« Je n’avais aucune raison d’être malheureux, à vingt-cinq ans, sur une plage avec une femme que tous les hommes m’enviaient, une enfant merveilleuse et en bonne santé, une belle voiture qui nous ramènerait dans notre belle maison à la fin des vacances. Mon père était décédé depuis deux ans et le soulagement que j’avais souhaité en anticipant sa disparition n’était jamais arrivé. J’avais l’impression de vivre une vie qui n’était pas la mienne et de m’être engagé sur des rails qui m’entraînaient à des kilomètres de là où je désirais aller. Mais où désirais-je aller et qui étais-je, à part le père de Gabrielle? Cette étiquette m’était tatouée sur chaque organe et j’espérais qu’elle suffirait pour que je supporte les autres, qui commençaient à se décoller tout doucement. » p. 52-53

« Moi, je suis né avec plein d’aspérités et de failles où la merde s’est toujours incrustée. Et, à un moment donné, avec tout ça, j’étais plus capable d’avancer. Ça a commencé avant que tu viennes au monde, en fait il me semble que j’ai toujours été comme ça. Enfant, j’avais envie de pleurer en regardant Lassie, je jouais avec les petites filles à la poupée, et après, quand j’ai connu Bowie, j’ai rêvé de porter des pantalons rouges, comme lui. Je me disais: Lui, il est qui il est. » p. 159

À propos de l’autrice
BIENVENU-sophie_©Annik_MH_de_CarufelSophie Bienvenu © Photo Annick MH de Carufel

Sophie Bienvenu est autrice, poète et scénariste. Écrivaine de l’oralité, elle donne une voix à des personnages de la marge. Son premier livre, Et au pire, on se mariera (La Mèche, 2011), lui a notamment valu le prix des Arcades de Bologne en 2013 et le Prix du premier roman de Chambéry 2015. En 2017, il a été porté au grand écran par Léa Pool. Ses romans au Cheval d’août, Chercher Sam et Autour d’elle, ont été traduits en anglais chez Talonbooks. Tous deux sont aussi en cours d’adaptation au cinéma. Immense succès de librairie, Chercher Sam est également paru en Allemagne, en plus de faire partie des 100 incontournables de la littérature d’Ici Radio-Canada.(Source: Éditions Anne Carrière)

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Frappabord

GAGNE_Frappabord RL_2024

En deux mots
Un frappabord est un insecte qui pique avant d’arracher une parcelle de peau pour se nourrir de sang. Il va se délecter de Théodore qui, en cet été de canicule 2024, a laissé sa peau nue et n’a pas bien fermé sa moustiquaire. Son grand-père, reclus dans un asile, a assisté aux recherches menées en 1942 sur la Grosse-Île. Il détient le secret des mouches voraces.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand la nature se venge

Mireille Gagné revient avec un thriller écologique qui, à partir de recherches menées en 1942 par l’armée, va déboucher sur les mutations d’insectes. Durant l’été caniculaire de 2024, l’un des derniers témoins, va pousser son petit-fils dans une quête de vérité. Flippant!

Avant d’entrer de plain-pied dans ce roman, une petite définition, celle de Frappe-à-bord ou frappabord. Il s’agit, au Québec, du nom générique donné à diverses variétés de mouches piqueuses. Surnommées également taon à cheval, mouche à cheval, mouche noire ou mouche à chevreuil, on dit qu’elles frappent d’abord leur victime avant d’arracher une parcelle de peau pour se nourrir de sang. [Genre Chrysops; famille des tabanidés.]
C’est l’un de ces spécimens qui raconte dans le chapitre initial comment il se délecte des peaux douces et du sang de ses proies.
Sa victime s’appelle cette fois Théodore. Il est éreinté par son travail à la chaîne et par la canicule qui plombe l’Amérique du Nord et notamment Montréal et sa région. Le jeune homme a laissé un trou dans sa moustiquaire et ne peut que constater les dégâts. À la douloureuse piqûre succède une rougeur et des démangeaisons.
Le lecteur suit ensuite les pas de Thomas en 1942, au moment où il est réquisitionné par l’armée. L’entomologiste est conduit sur la Grosse-Île du Saint-Laurent où, aux côtés de dizaines autres scientifiques, il participe à un programme de recherches secret. Ou plus exactement, comme il le découvrira plus tard, à l’un des trois programmes lancés conjointement par les armées américaines, britanniques et canadiennes.
Tout d’abord, le projet N (pour Anthrax, ou maladie du charbon en français) doit «produire par semaine cent-vingt kilos d’anthrax destinés à fabriquer mille-cinq-cents bombes». Puis vient le projet R (pour Rinderpest), qui «développe un vaccin contre la peste bovine afin de le produire en quantité suffisante en cas d’attaque allemande sur le bétail des Alliés.» Et enfin le projet F (pour Fly), celui de Thomas, chargé de «développer des méthodes de propagation d’épidémies à l’aide d’insectes (…) Les savants avaient pour objectif de les introduire dans les organismes de différents insectes afin que ceux-ci deviennent des vecteurs de transmission de ces agents pathogènes.»
Si le frappabord est bien le rapport entre les expériences de 1942 et les insectes particulièrement virulents de 2024, un second point commun va surgir, le grand-père de Théodore. À l’époque, il vivait sur la Grande-Île et s’inquiétait des recherches menées là.
Particulièrement agité, le vieil homme est aujourd’hui attaché sur son lit dans le pensionnat où il vit. Des conditions de vie qui vont choquer son petit-fils. Aussi décide-t-il de libérer l’aïeul et de fuir avec lui.
Dans leur fuite, ils retrouveront la Grande-Île et les frappabords pour un final en apothéose.
Ce qui fait froid dans le dos à la lecture de ce thriller écologique, c’est qu’il se base sur des faits réels. Comme l’explique Mireille Gagné, «des recherches biologiques sur la peste bovine et l’anthrax ont réellement eu lieu à Grosse-Île, au Canada, entre 1942 et 1956. Des manipulations expérimentales ont également été réalisées par l’armée américaine à Fort Detrick, aux États-Unis, pour utiliser les insectes comme vecteurs potentiels de contamination.» À partir de là, l’autrice du lièvre d’Amérique a tissé ce livre au suspense haletant. De 1942 à 2028, on suit les apprentis sorciers qui, sous l’effet du réchauffement climatique, réveillent les vieux démons.
Frappabord est certes un roman d’anticipation, mais si proche d’aujourd’hui que les pessimistes se diront qu’il est déjà trop tard et que les optimistes y liront l’urgence d’agir.

Frappabord
Mireille Gagné
Éditions La Peuplade
Roman
216 p., 20 €
EAN 9782925141969
Paru le 18/01/2024

Où?
Le roman est situé au Québec, à Montréal et Montmagny et sur la Grosse-Île. On y évoque aussi Berthier-sur-Mer et un centre de recherches aux États-Unis, aux environs de Washington.

Quand?
L’action se déroule de 1942 à 2028.

Ce qu’en dit l’éditeur
Province du Québec, 1942. Sur Grosse-Île, dans le fleuve Saint-Laurent qu’arpentent les sous-marins allemands, les gouvernements américain, britannique et canadien mettent en place un projet top secret. Des dizaines de scientifiques y sont réunis dans la plus grande discrétion, afin de mettre au point une arme bactériologique nouvelle.
Des décennies plus tard, à l’occasion d’un épisode de canicule d’une ampleur inédite, des accès de rage bousculent la petite ville de Montmagny et ses alentours. Elle semble se propager comme une épidémie à mesure que les frappabords se multiplient.
Mireille Gagné fait preuve d’invention dans ce deuxième roman, un livre écologique, subtil et haletant, qui nous recommande d’écouter ce que le vivant essaie de dire : l’équilibre est un état à retrouver.
Vous auriez probablement ressenti de la nausée en nous voyant surgir sur les berges du Saint-Laurent: une nuée de frappabords, en une seule main sombre et vorace, caressant les herbes hautes au lever du soleil. Un roman tumultueux sur la science destructrice de l’humain.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Radio-Canada
Le Devoir (Anne-Frédérique Hebert-Dolbec)
La Presse (Laila Maalouf)
Le journal de Montréal (Marie-France Bornais)

Les premières pages du livre
« Frappe-à-bord ou frappabord[fʀapabɔʀ] n. m.
[1874] Au Québec, nom générique donné à diverses variétés de mouches piqueuses. Surnommées également taon à cheval, mouche à cheval, mouche noire ou mouche à chevreuil, on dit qu’elles frappent d’abord leur victime avant d’arracher une parcelle de peau pour se nourrir de sang. [Genre Chrysops ; famille des tabanidés.]

PRÉDATEUR
Je vous repère d’abord de loin, attirée par vos mouvements, même infimes, et surtout par la chaleur et le dioxyde de carbone que vous dégagez. Je m’avance précautionneusement et hume votre odeur. Vous possédez tous des effluves différents. J’avoue préférer celui des mâles, un peu plus acidulé et épicé, terreux parfois, mais toujours enivrant. Subtilement, je continue de m’approcher. Je voltige autour de vous pendant de nombreuses minutes, dessinant des cercles concentriques de plus en plus rapprochés. J’ai de la chance lorsque vous dormez. J’en profite allégrement. J’étudie de manière méthodique votre comportement, votre respiration, le mouvement de vos yeux derrière vos paupières, la pulsation du sang dans vos veines saillantes, sur votre poignet, votre cou. Ce que la majorité des gens ignorent, c’est qu’en tournoyant ainsi, j’analyse les parties de peau que vous ne pourriez pas atteindre avec l’un de vos membres si jamais vous détectiez ma présence.
J’apprécie particulièrement les nuits caniculaires, quand vous vous êtes dénudés dans votre lit, la fenêtre entrouverte. Le bourdonnement de mes ailes est avalé par le bruit ambiant extérieur. Je vous agace jusqu’à ce que vous vous retourniez sur le ventre. J’ai alors accès à l’épiderme translucide et moite qui se trouve derrière vos genoux. Rien que d’y penser, cela me procure un frisson de plaisir. Souvent, je ne peux plus refouler cette envie de chair tendre. Après avoir choisi avec précision le coin le plus sûr, je succombe. Je vous effleure d’un contact léger, puis je me pose doucement sur vous, grâce à mes pattes agissant comme des amortisseurs. Quelle extase ce premier toucher, juste avant la morsure douloureuse qui signalera à coup sûr ma présence.
Délicatement, je dépose ma bouche sur votre peau suave, telle une langue chaude, initiant juste assez de succion pour en goûter la saveur. Une pulsion indescriptible m’envahit. Ma tête. Mes yeux indépendants l’un de l’autre. Ma vision panoramique. Mes ailes triangulaires. Mes pattes et mon thorax poilus. Mon abdomen rayé jaune et noir. J’entrouvre ma bouche et perce votre tégument de mon stylet en forme de couteau. La plaie ainsi ouverte laisse échapper les fluides corporels. Je suce et avale avec délectation votre sang, fabuleuses proies. Chaud. Sucré. Précieux. Vital. Il m’arrive parfois de détacher un morceau entier de votre chair que je digère oisivement des heures durant. Je ne pense pas être méchante, non. Je suis hématophage. Pour procréer, je me nourris du sang des grands mammifères. En horde, nous pouvons extraire jusqu’à un litre par jour de nos victimes. Dans certains cas, ma piqûre peut transmettre des maladies.

MAUDIT FRAPPABORD
Théodore émerge abruptement de son sommeil, comme si un coup de douze lui avait été tiré dans les oreilles. Une vive douleur l’assaille dans la jambe droite. D’un geste instinctif, il frappe derrière son genou et sent une matière juteuse et visqueuse se disperser entre ses doigts. Un rictus de douleur déforme son visage ; il frotte vigoureusement sa peau.
— Maudit frappabord.

Il s’assoit péniblement sur son lit. Sa tête tourne encore à cause de la soirée de la veille. Les restes d’une caisse de bière bien entamée, ainsi que plusieurs carcasses vides, gisent à ses côtés. En pleine canicule, la journée s’annonce difficile, d’autant plus qu’il a accepté à contrecœur de faire un double aujourd’hui. Il se met debout, prenant soin d’étirer chaque articulation. Ces dernières années, il doit faire plus attention ; ses nerfs ont commencé à se transformer en acier.
C’est étonnamment paisible dans son appartement, à l’exception du vrombissement des insectes. Pas de cris, pas de chicane chez les voisins d’en haut. Pas de télé qui joue en continu. Aucun murmure en provenance de la rue malgré la proximité d’une artère principale. Même le rideau de la chambre reste immobile ; nulle brise ne vient le gonfler à un rythme irrégulier. Théodore le tire et observe par la fenêtre. La ville est au ralenti. Qu’est-ce que les gens peuvent bien faire en ce moment ? Où se terrent-ils ? Un immense cratère semble sur le point de s’ouvrir sous ses pieds et de l’avaler. Théodore flaire un danger, mais ne peut déterminer ni sa source ni sa nature. Cette sensation est irritante. Le silence le rend mal à l’aise. D’aussi loin qu’il se souvienne, il a toujours détesté l’absence de bruit, le vide amplifiant l’écho de son propre néant. Nerveux, il vérifie l’heure. Déjà treize heures quarante-cinq. Il doit accélérer la cadence pour ne pas être en retard à l’usine où il est attendu à quinze heures. Pour animer son appartement, il allume la vieille radio de son grand-père et avale deux ibuprofènes.
Un nouvel épisode de violence conjugale a été déclaré à Berthier-sur-Mer hier en soirée alors qu’un homme s’est barricadé chez lui avec sa femme et leurs deux enfants, et menace de les tuer. Il s’agit du sixième cas similaire à survenir cette semaine…
Écoutant distraitement les nouvelles, Théodore se dirige vers la cuisine pour se préparer un verre de Coke et un grilled-cheese, mais son irruption soudaine dans la pièce effraie trois mouches à chevreuil, qui s’envolent. Par où ont-elles pu entrer ? L’une d’elles se pose sur sa main. Il la secoue pour faire fuir l’insecte, essayant de le suivre des yeux. Une deuxième mouche atterrit près de sa bouche. Il la chasse également, mais avec dédain. Ces bestioles l’écœurent. Il ne sait jamais d’où elles viennent ni ce qu’elles transportent. Il abhorre par-dessus tout les voir se frotter les pattes, s’imaginant qu’elles complotent un coup fourré à son insu. Perturbé par leur présence, il en oublie la tâche qu’il était venu accomplir et saisit le tue-mouche rangé sur le dessus du réfrigérateur, avant d’entreprendre une tournée à l’intérieur de son petit appartement. Rien ne cloche dans la fenêtre du salon ni dans celle de la salle de bain. Sur celle de sa chambre par contre, il remarque une fente étroite dans la moustiquaire, apparemment grignotée par une petite créature. Il approche son visage pour mieux observer le trou, mais à la seconde où il s’apprête à y glisser l’index, une deuxième morsure douloureuse se fait ressentir, derrière l’oreille droite cette fois. Impulsivement, il frappe sa tête. Le taon à cheval est tué sur le coup, laissant une trace rouge sur ses doigts. Il se demande si c’est son propre sang.
… reçoit aujourd’hui à l’émission une psychologue spécialisée dans les cas de violence conjugale. Bonjour. Pensez-vous que ce pic de violence pourrait être en partie lié à la canicule qui sévit en ce moment ?
La brûlure est encore plus aiguë que la précédente. La mouche a dû emporter un bon morceau de peau.
— La chienne !
Résolu à soulager la douleur, il va chercher une débarbouillette dans la salle de bain. Combien de fois son grand-père lui a-t-il préparé de telles compresses quand il était plus jeune ? Pendant qu’il fait couler l’eau pour qu’elle refroidisse, il se regarde dans le miroir. Tire la langue. Soulève les paupières au maximum. Essaie de sourire. Le constat est rude. Il est fatigué, usé. Aux yeux des autres, il paraît probablement plus vieux qu’il ne l’est en réalité. Et sale aussi. Il n’arrive pas à se débarrasser de ce pigment bleuté qui colore la peau de ses mains et de ses avant-bras. Avec son teint pâle et ses cheveux blonds, ça lui donne un air de mort-vivant. Théodore hausse les épaules et délaisse son reflet. Il passe sa main sous l’eau qui, enfin, paraît suffisamment froide, puis mouille la serviette. Il tourne la tête et plie son oreille pour observer derrière. Une goutte de sang a coulé le long de son cou, et une autre perle, coagulée directement sur la piqûre. Il nettoie la trace et applique fermement la compresse ; la brûlure s’atténue. Il rince le tissu et l’applique derrière sa jambe. Théodore ferme les yeux, apaisé, mais la douleur revient en force aussi vite que la froideur se dissipe. Il abandonne la débarbouillette tiède sur le coin du lavabo et la discussion qui continue à la radio. La psychologue poursuit.
… que différents facteurs peuvent exacerber la colère, et pas seulement dans les cas de violence conjugale. Par exemple, la chaleur marquée des derniers jours et la prolifération d’insectes en parallèle avec la fermeture du célèbre média social peuvent agacer certaines personnes plus susceptibles… il ne faut pas sous-estimer…
Théodore a à peine le temps de prendre une douche, de manger et de s’habiller que sa montre indique déjà quatorze heures quarante-cinq. Après avoir enfilé ses bottes à cap d’acier et ses vêtements de travail, il attrape les clés de sa vieille voiture et referme la porte derrière lui. Pas le temps de se faire un lunch. De toute manière, il préfère se tourner vers la machine distributrice : sandwich au jambon sur pain blanc et Orange Crush. Pendant un bref instant, il regrette de ne pas avoir réparé la moustiquaire avec du tape gris avant de partir, mais il ne fait pas demi-tour et continue sur sa lancée. Il verrouille la porte à double tour sans se rendre compte que le téléphone fixe retentit sur le comptoir de la cuisine, le son étouffé par le bruit de la radio qui continue à marmonner les mauvaises nouvelles du jour. Le vieux répondeur s’active et enregistre un message.
Vous feriez mieux de venir voir votre grand-père. Il est très agité depuis hier. Si vous ne le visitez pas, nous devrons l’attacher, et vous savez qu’il n’aime pas ça.

L’ÎLE INTERDITE
14 JUILLET 1942
Six heures quinze. Thomas a regardé sa montre nerveusement. Il était en avance. Après avoir déposé sa valise en bas des marches de l’entrée du pavillon principal de l’Université de Montréal, rue Saint-Denis, il s’est assis. Une bouffée de chaleur l’a envahi. C’était à cet endroit précis que le lieu de rencontre avait été fixé par télégramme quelques semaines plus tôt. Afin de contribuer à l’effort de guerre, il était réquisitionné par l’armée canadienne, suite à un ordre de mobilisation officiel, pour travailler en tant qu’entomologiste dans un laboratoire. Il n’en savait pas plus, seulement qu’il lui était formellement interdit de partager cette information avec quiconque, pas même sa famille. Le court message ne mentionnait rien sur la durée de son implication ni sur la destination exacte.
Les jours précédant le rendez-vous lui avaient paru interminables, il avait été assailli par un mélange d’émotions contradictoires. S’il ressentait une certaine frustration d’avoir à mettre en pause ses recherches en cours, il n’en avait pas moins développé une impatience difficile à contenir. Étant donné son champ d’expertise, il n’avait jamais imaginé qu’un jour ses services auraient pu être requis dans la poursuite de cette guerre. Les au revoir avec ses proches avaient été plutôt brefs, Thomas n’ayant jamais été une personne chaleureuse. Il avait invoqué des responsabilités professionnelles accrues outre-mer. Son père n’avait pas semblé suspicieux, sa mère avait essuyé une larme. La retenue avait toujours été synonyme de bienséance dans sa famille. Il s’était contenté de mettre le strict nécessaire dans sa petite valise, des vêtements, un rasoir, une brosse à dents, une photo de famille et, le plus important, un ouvrage de référence sur les insectes.
Sept heures pile. Une voiture noire s’est garée devant Thomas. Sans s’en rendre compte, il a retenu l’air dans ses poumons le temps que deux sous-officiers de l’armée canadienne sortent du véhicule. Ils étaient à peine plus jeunes que lui, vingt-cinq ans tout au plus. Promptement, ils l’ont salué en touchant la visière de leur casquette. Peut-être en raison de leur uniforme impeccablement repassé, Thomas n’a pas osé leur poser de questions. Il a senti qu’il n’obtiendrait aucune réponse. Après avoir vérifié ses pièces d’identité, les militaires ont empoigné sa valise et lui ont fait signe de monter à bord. Soulagé de ne pas avoir à alimenter de conversation, Thomas a obtempéré en silence.
La voiture est partie aussi vite qu’elle était arrivée, emportant Thomas jusqu’à la gare Windsor, deux milles plus loin, où un train était sur le point de partir. Le quai était bondé de civils et de quelques soldats, des conversations animées résonnaient, des enfants couraient, une femme tentait de contenir son chagrin devant un homme en uniforme. Thomas ne pouvait détacher ses yeux d’elle, sa robe lui rappelait un souvenir d’enfance qu’il n’arrivait pas à éclaircir. Elle s’en est aperçue et l’a scruté à son tour. Puis un drôle d’air s’est dessiné sur son visage, et Thomas s’est détourné. Sous son complet gris, il suait à grosses gouttes. Les deux sous-officiers lui ont commandé de le suivre à l’intérieur du premier wagon et se sont assis autour de lui. Il a pris place, cherchant à se faire le plus discret possible. Thomas a épongé son front avec un mouchoir et, avant de le remettre dans sa poche, il a caressé du bout des doigts les initiales de son nom, que sa mère avait brodées pour lui avant qu’il parte. Certains passagers du wagon le dévisageaient avec méfiance, le considérant peut-être comme un ennemi ou un espion allemand. La tension de la guerre se faisait de plus en plus sentir, même de ce côté de l’océan. Thomas a dévié son regard vers la fenêtre et s’est enfoncé dans son siège, espérant se faire oublier.
Sept heures trente-deux. Le sifflet marquant le départ a retenti, le train s’est mis en marche lentement vers l’est.
Les heures ont filé, et la monotonie du paysage, avec ses champs cultivés, ses prairies et ses forêts à perte de vue, a plongé Thomas dans un état presque hypnotique. À chaque arrêt, le brouhaha ambiant le tirait de ses songes. Des gens montaient, descendaient du train, les observaient furtivement. Thomas jetait chaque fois un coup d’œil aux sous-officiers. Constatant qu’ils restaient impassibles, Thomas reprenait sa contemplation. Après avoir dépassé Québec depuis plus d’une heure, le train s’est immobilisé de nouveau dans une petite ville rurale. Les militaires se sont raidis sur leur siège, Thomas aussi. Ils lui ont fait signe de se lever et l’ont escorté jusqu’à la sortie. Dehors, la gare était déserte, à l’exception de deux agriculteurs occupés à transporter du grain. Un véhicule de l’armée était stationné en face ; il détonnait dans le paysage. Thomas est monté à l’arrière, entouré des deux sous-officiers, posant sa petite valise sur ses genoux. Le soleil tapait fort, son visage était sans doute aussi rouge qu’il le pressentait.
Le camion s’est mis en mouvement, soulevant derrière lui un nuage de poussière. Le conducteur a emprunté la rue principale de la ville avant d’en rejoindre une autre plus tranquille, qui longeait le fleuve. Ils ont roulé ainsi une bonne vingtaine de minutes avant d’atteindre une base militaire. Thomas savait que plusieurs de ces camps avaient été établis le long du Saint-Laurent en raison de leur situation géographique stratégique, mais il n’aurait jamais imaginé qu’il y en avait un ici. Il se demandait bien d’ailleurs pourquoi. Le campement était encore en chantier et comportait seulement trois bâtiments et des installations d’entraînement en cours de construction. Le véhicule s’est arrêté devant une caserne, et un commandant en est immédiatement sorti, visiblement contrarié. Il a fait signe à tout le monde de descendre. Brièvement, il a serré la main de Thomas sans le regarder dans les yeux, puis a donné l’ordre à des soldats de l’emmener sans délai au quai de Pointe-aux-Oies. Les autres chercheurs étaient déjà arrivés depuis longtemps, et la marée ne les attendrait pas.
Thomas a été guidé jusqu’à la baie, où de longues rampes en bois rudimentaires avaient été installées sur les berges en guise de quai. Au bout, un bateau à vapeur y était amarré. Sur les battures se massaient une quinzaine de scientifiques qui semblaient patienter là depuis plusieurs heures. Leurs visages harassés trahissaient la fatigue qu’ils tentaient de dissimuler, sans doute par orgueil. Certains étaient assis, d’autres se tenaient encore debout. Quelques-uns chuchotaient à voix basse lorsque les militaires avaient le dos tourné. Une onde de nervosité se propageait parmi les hommes. Thomas s’est joint à eux en attendant que les soldats finissent le chargement.
— On board ! À bord ! a enfin crié le capitaine.
Personne n’a osé franchir les rampes en premier. Thomas avait les pieds enfoncés dans le sable, de même que les autres savants, qui échangeaient des regards inquiets. Aucun d’entre eux ne voulait avancer. Thomas observait la scène en se demandant s’il en faisait vraiment partie. L’un des sous-officiers qui l’avait conduit jusqu’ici l’a alors légèrement poussé dans le dos, le forçant à marcher. Une bête sur le chemin de l’abattoir, a-t-il pensé. Il n’a pas eu d’autre choix que de s’engager. Une odeur de glaise imprégnait l’air. À travers le quai de fortune, les eaux vaseuses ne lui renvoyaient pas son image. Il a relevé les yeux et fait un tour d’horizon. Derrière lui, les autres chercheurs le suivaient de près. Tout le monde s’est entassé pêle-mêle sur le bateau. Thomas est resté debout, il savait qu’il ne trouverait pas la force de se relever. D’autres scientifiques se sont adossés aux rambardes ou assis sur le pont.
Quatorze heures huit. Des soldats ont largué les amarres. Thomas a véritablement senti qu’aucun retour en arrière n’était possible. Le bateau à vapeur s’est éloigné des côtes, l’emportant avec les autres vers cette destination encore inconnue. Le fleuve était plutôt calme et se fendait sans résistance. Le soleil frappait fort sur les passagers et l’équipage. Chacun cherchait son air. Heureusement, le trajet n’a pas duré beaucoup plus qu’une heure. Thomas a d’abord aperçu une mince ligne brune sur l’eau, suivie de plusieurs autres plus petites. Ensuite, des bâtiments larges et ternes ont émergé du sol, se dressant tels des fantômes gris sur les falaises rocheuses. Une désagréable sensation d’électricité lui a parcouru l’échine. Une fois le bateau arrivé près du rivage, des dizaines de militaires en uniforme kaki sont sortis des entrepôts attenants pour aider à l’accostage, une colonie de fourmis semblant sur le point d’être attaquées. Dans un tumulte général, les soldats ont attaché les amarres et abaissé les rampes. Le capitaine du bateau a coupé le moteur. Un officier leur a fait signe de débarquer sur la terre ferme. Cette fois-ci, tous ont obtempéré. Thomas, parmi les derniers à mettre pied à terre, s’efforçait de dissimuler au mieux son inquiétude. Que leur réserverait cette île interdite ?
Les chercheurs ont été regroupés par les militaires devant un large hangar situé près du quai. Une quinzaine d’autres, qui devaient être arrivés dans les jours précédents, y ont également été conduits. Ils semblaient plus reposés. Un lieutenant a alors procédé à l’appel, marquant méticuleusement d’un crochet chacun des noms après avoir nommé leur lieu d’origine. Si son décompte s’avérait bon, Thomas dénombrait trente scientifiques : douze en provenance des États-Unis, quatorze de l’Angleterre et quatre du Canada. Il espérait avoir la chance de discuter avec eux dans les prochains jours. Pour le moment, c’était impossible, les soldats grouillaient de partout, et leurs yeux étaient rivés sur eux en permanence.
Les savants attendaient dans le silence le plus complet, absolument personne n’osait prendre la parole. Seul le vrombissement des insectes environnants meublait le vide, pas un souffle de vent ne venait les disperser. Régulièrement, un homme balayait l’air de ses mains pour faire fuir une mouche plus insistante que les autres. Thomas se sentait encore étourdi par le roulis de l’eau. La luminosité était si forte qu’il devait garder les yeux à peine entrouverts. Les rayons de soleil se fracassaient sur les rochers gris et explosaient sur sa rétine. Il s’est soudain senti mal. Un voile noir a rétréci son champ de vision et il a dû s’accroupir pour ne pas s’évanouir. Un chercheur britannique s’est penché sur lui, leurs regards se sont croisés. Assurément, il n’était pas le seul à avoir peur. Il s’est relevé graduellement après avoir pris une profonde inspiration, le sol avait un peu retrouvé de sa stabilité. »

Extraits
« Personne n’en savait beaucoup plus que ce que le major Walker leur avait dévoilé après leur arrivée. Le programme de guerre bactériologique déployé sur l’île était une collaboration entre les Américains, les Britanniques et les Canadiens. Les autorités à Washington suivaient l’état d’avancement des recherches. L’Île était divisée en trois.
À l’ouest, dans le hangar à proximité du quai, dix spécialistes de l’anthrax s’activaient sur le projet N (pour Anthrax, ou maladie du charbon en français). Leur cible était de produire par semaine cent-vingt kilos d’anthrax destinés à fabriquer mille-cinq-cents bombes. Quand le major Walker avait mentionné ce nombre, tout le monde avait retenu son souffle, Thomas le premier. Il n’avait pas pu s’empêcher de penser à la quantité de personnes susceptibles de perdre la vie des suites de cette production. Après un an à ce rythme, les chiffres devenaient absolument horrifiants.
Un peu plus au nord, à droite de l’étable, il y avait le projet R (pour Rinderpest), qui visait à développer un vaccin contre la peste bovine afin de le produire en quantité suffisante en cas d’attaque allemande sur le bétail des Alliés. Étant l’un des plus grands producteurs agricoles capables de nourrir les soldats au front, le Canada était sans doute déjà dans la mire des Allemands. Ainsi, quinze virologistes se relayaient, pressés par le major Walker, qui rappelait régulièrement l’imminence d’une telle attaque et, surtout, les conséquences catastrophiques qu’elle engendrerait sur l’issue de la guerre.
Et puis à l’est, dans une maison qui avait servi de laboratoire pendant la quarantaine des immigrants, collaboraient au projet F (pour Fly) un virologiste, un pathologiste, deux épidémiologistes et Thomas, spécialisé dans l’étude des insectes. Leur mission consistait à développer des méthodes de propagation d’épidémies à l’aide d’insectes. Pour cela, avaient été collectées avec soin des souches de virus extrêmement virulentes, des bactéries, des parasites et des champignons prometteurs en provenance des quatre coins du monde. Les savants avaient pour objectif de les introduire dans les organismes de différents insectes afin que ceux-ci deviennent des vecteurs de transmission de ces agents pathogènes. » p. 44-45

« Vous êtes partout. Vous ne pensez qu’à vous. Votre odeur chimique trop puissante se répand avec la pollution que vous générez. Vous défigurez tout sur votre passage. Vous ne prenez pas la peine d’effacer votre trace.
Au contraire, c’est votre unique manière de vous exprimer. Vous vous isolez de votre habitat. Depuis combien de temps êtes-vous incapables d’anticiper l’évolution de votre environnement ? De décrypter les comportements hérités de vos ancêtres ? C’est pourtant ce qui vous a permis de survivre jusqu’ici. En cet instant précis, vous devriez ressentir de la peur. Une angoisse viscérale et atavique dans le fond de vos tripes. Ne captez-vous pas le signal de rage que notre espèce s’envoie désormais pour vous attaquer ? » p. 152

« Vous auriez probablement ressenti de la nausée en nous voyant surgir sur les berges du Saint-Laurent: une nuée de frappabords, en une seule main sombre et vorace, caressant les herbes hautes au lever du soleil. » p. 202

À propos de l’autrice

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Mireille Gagné © Photo DR

Mireille Gagné est née à l’Isle-aux-Grues et vit à Québec. Depuis 2010, elle a publié
des livres de poésie, de nouvelles et le remarquable roman Le lièvre d’Amérique (2020), qui « possède une sagesse universelle, de celle qui se transmet de génération en génération et de laquelle on s’égare trop souvent ». (Source: Éditions La Peuplade)

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L’été en poche (09): Sauvagines

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En deux mots
Raphaëlle Robichaud, 40 ans, agente de protection de la faune, s’est installée dans une roulotte dans le haut-pays de Kamouraska. Quand sa chienne Coyote est prise dans un collet posé par des braconniers, elle se promet de mettre la main sur ce prédateur. Mais de chasseur, elle va devenir chassée. Fort heureusement, elle trouve le soutien de Lionel et d’Anouk.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Sauvagines

Les premières pages du livre
Première partie
La sainte paix
Les yeux bruns du coyote
25 juin
Les chaînes fouettent les niches, contiennent tout débordement possible. Le hurlement cacophonique de la centaine de bêtes annonce au maître mon arrivée, flairée sous le vent. Elles jappent d’excitation, maintenant que j’approche et m’enfonce jusqu’aux chevilles dans la boue du sentier de quatre-roues qui mène à leur geôle. Je cherche des yeux la cage où se trouve la dernière portée, pour laquelle j’ai fait toute cette route.
Je ne tenais pas à me dénicher un husky aux yeux couleur lac Louise. Me cherchais plutôt une chienne métissée aux yeux bruns comme les miens. Dans ma famille comme au chenil, les petits aux yeux bleus ont un statut particulier. Parmi mes frères et sœurs, j’étais l’enfant du péché, mon père pressentant qu’une chicane avait conduit ma mère à s’écarter pour un facteur ou un autre mieux membré. Toute ma vie, mes iris lui ont rappelé que j’étais peut-être le fruit de la trahison de sa femme qui descend d’Ève. Chez nous, la jalousie et la mauvaise foi l’emportent sur la raison. Pourtant, les gènes sautent parfois des générations.
Ici, comme dans toute compagnie de chiens de traîneau, les chiots les plus chérants1 ont les yeux vairons. L’animal insolite qui attire mon attention est une femelle aux yeux bruns et au pelage souris. Elle ne mange pas, tremble sur son lit de foin pendant que les autres se vautrent. L’homme debout dans l’enclos raconte qu’elle a un léger souffle au cœur, qu’elle n’aura pas la grande carrière d’athlète attelée qu’on attendait d’elle, qu’un chien maigre qui ne tirera pas sa vie durant des touristes venus de France pour vivre une expérience typiquement nordique est une bête qui ne gagne pas sa viande, une bête qu’on abattra comme celles trop vieilles pour servir. Des iris colorés auraient pu la sauver, mais comme en prime sa mère, par une nuit d’expédition, s’est éprise d’un coyote, on s’attend à ce que sa progéniture soit un défi de taille à dompter. Bref, la bâtarde est condamnée, inutile et trop banale pour qu’on veuille l’adopter.
– C’est elle que je veux.
Sans hésiter. Je caresse la mère infidèle, qui me laisse prendre sa petite sans grogner. Elle nous suit sagement des yeux jusqu’au bout du sentier. Peut-être qu’elle sait subodorer la compassion ? Boule de poil sous le bras, je retourne à mon camion avec le souvenir du jour où je me suis sauvée du calvaire familial. La prison de chiens dans mon rétroviseur, je roule en souriant. La petite s’est assoupie, la gueule sur mon poignet. Mes doigts sur le levier de vitesse sont engourdis, mais ce n’est pas grave. J’ai trouvé mon bras droit, une nouvelle corde à mon arc de gardienne des bois.
D’une rive à l’autre du fleuve, puis de Rivière-du-Loup aux terres de la Couronne, nous mordons la route jusqu’à notre refuge sous les érables à sucre qui, à l’aube de la saison de la chasse, seront tous d’un rouge plus vif les uns que les autres : une érablière abandonnée au pays des hors-la-loi derrière laquelle j’ai caché ma roulotte. La route est cahoteuse, on y progresse comme avalées par la forêt. En montant vers la pourvoirie des Trois Lacs, j’emprunte mon embranchement secret. Sur ce chemin, il y a plus de traces d’orignaux que de pneus, et les branches basses des épinettes semblent se refermer derrière nous. Plus que quelques détours jusqu’à notre tanière de tôle tapie dans l’ombre.
Une couverture de laine t’attend, bien pliée, au pied de mon matelas. Je te promets une chose : jamais tu ne connaîtras les chaînes. Et je te traînerai partout, te montrerai tout ce que je sais du bois. Un jour, peut-être, tu sauras même te passer de moi.
La noirceur s’installe, les chouettes louangent l’heure des prédateurs. Le poêle ne tarde pas à chasser l’humidité de la roulotte, et moi à tuer les maringouins.
Elle se faufile jusqu’à mes genoux, ma petite chienne trop feluette pour tirer des traîneaux. Je lui cherche un nom, à cette face de fouine qui, cachée sous la fourrure de sa queue, couine dans son sommeil, rêvant peut-être déjà des proies qui lui échapperont tantôt.
Dire que les mushers du chenil allaient t’abattre… Dire que tu ne verras plus jamais ta mère. Comment te faire comprendre, mon orpheline, que nous serons l’une pour l’autre des bouées, qu’accrochées l’une à l’autre nous pourrons mieux affronter les armoires à glace qui ne chassent que pour le plaisir de dominer, de détruire ? Commencer par te flatter avec toute la tendresse que j’ai et enfouir mon nez dans ta fourrure sentant la paille humide qui t’a vue naître. Il me sera peut-être difficile de maîtriser la fougue sauvage qui coule dans tes veines. Mais même si tu restes rustre, tu me protégeras, j’espère, des fêlés qui braconnent et qui ont envoyé trop de mes collègues manger les pissenlits par la racine. Ma chance me sourira de tous ses crocs blancs, côté passager, et fera taire ceux qui essaient de m’intimider. Malgré tous nos gadgets, mon arme de service et l’expérience du métier, ce sont quand même les colleteurs qui sont les mieux armés.
Les braconniers ne sont pas les seuls qui me tirent du jus. J’ai pris la décision de briser ma solitude il y a quelques jours, ayant découvert dans le tronc du pommier, à quelques pas de la cabane à sucre, des marques de griffes fraîches remontant jusqu’à la cime de l’arbre, là où dansait au vent une mangeoire à pics-bois pleine de suif. Impolie, la bête s’est goinfrée de toutes les graines tombées au sol, puis dans mes talles de petites fraises. C’est pardonné – il m’est revenu cette convention du jardinier qui prévoit trois fois plus de semis qu’il n’espère récolter de fruits : un tiers pour soi, une part de pertes, et le reste pour la visite…
Humaine ou animale… souhaitée ou inattendue… amicale ou affamée.
Considérant l’espacement entre les lacérations du bois, c’est un ours adulte, sans aucun doute. Venu tâter le terrain, il reviendra peut-être faire de mes réserves son gueuleton de réveil. Et ce ne sont pas les feuilles de métal qui me servent de murs qui l’en empêcheront.
Je cuis un riz à l’agneau sur le feu et dépose la bouette viandeuse près de la petite ; ses yeux fuyants sondent le danger, puis elle engouffre la poêlée.
Tu ne resteras pas maigre, tu prendras du poil de la bête.
Comme trop de gens ont déjà nommé leur chien Tiloup, Louve ou Louna, je manque d’idées de prénom à deux syllabes qui résonne bien dans le lointain. Que tu peux crier à pleine gorge sans pour autant t’érailler la voix. Une voyelle finale qui porterait aussi loin que l’écho. Yoko ou Kahlo ? C’est vrai que, par les temps qui courent, les k sont à la mode.
En attendant que je trouve mieux, elle se nommera Coyote. Ma chienne a déjà de la gueule, se plante sur mon chemin vers la corde de bois comme pour me dire que c’est elle qui doit mener l’attelage de nos provisions de chauffage jusqu’à la roulotte, puis trébuche sur mes bottes de pluie, tombe sur son flanc. Me regarde, espiègle, ventre offert. Le creux de sa bedaine est doux comme des feuilles de guimauve. Déjà, je m’étonne – c’est fou ce qu’une bête peut apporter comme joie de vivre à quelqu’un qui a si peu de vrais amis dans la vie, qui a renié sa famille et qui a l’intuition qu’à sa naissance, ses vieux sont partis de l’hôpital avec le mauvais bébé. J’ai fouillé albums poussiéreux et arbres généalogiques, peut-être que tout s’explique. J’en garde la preuve dans ma poche, contre mon cœur.
Un tout petit bout de femme se tient bien droit à côté de son imposant mari sur la photo jaunie. Yeux en amande, cheveux tressés, mocassins aux pieds. Lui, dans son habit de trappeur, pipe à la main, grosse moustache, front haut. Accroupi à côté d’elle, de son regard qui transperce l’image, l’air de dire sauvez-moi quelqu’un. Mon arrière-grand-père en petit bonhomme arrive à sa hauteur, sa paluche velue enserrant la taille de sa jeune épouse comme si son trophée de chasse pouvait lui échapper. D’elle, mes yeux bruns peut-être. D’elle, ma soif insatiable de tout apprendre sur les Premières Nations, comme si, en cumulant dans mon esprit les mots traduits, les romans de brousse et les poèmes de taïga, je pouvais me rapprocher de mes racines et renouer avec elle, mon aïeule mi’gmaq au nom chrétien inventé pour ses noces.
Quitter parenté et société pour habiter une roulotte stationnée creux dans la forêt publique, ça peut paraître bizarre, mais c’est la clé de mon équilibre mental : vivre le plus près possible des animaux que je me démène à protéger. Vivre le plus loin possible de ma famille qui n’a jamais été curieuse de savoir qui était notre arrière-grand-mère aux yeux bruns perçants comme ceux d’un coyote.
De retour au camion pour un dernier voyage de vivres avant la tombée de la nuit, je replace la photo sous le pare-soleil, d’où elle m’accompagne la plupart du temps. Repasse l’index sur la calligraphie soignée à l’endos.
Hervé Robichaud et sa jeune épouse,
Marie-Ange – 1903.
Tu n’as pas l’air d’une Marie-Ange ni d’être aux anges, plutôt pétrifiée, la colonne rectiligne comme son canon qui te dépasse presque. J’ai une pensée pour ta première nuit conjugale en chien de fusil. Je m’imagine ton vrai prénom, bien à toi, évoquant la beauté du territoire, et non la soumission des draps blancs et des robes de mariée. J’aurais aimé qu’on me raconte ton histoire, peut-être que je me serais sentie un peu plus chez moi parmi tes descendants si j’avais connu tes berceuses, recettes et illusions perdues. Le bungalow de banlieue qui sentait la mortadelle et les boules à mites m’étouffait. Les prières du souper, celles du soir, la peur des étrangers, du noir et des bêtes dehors, et les litanies sans fin de reproches xénophobes faisaient naître en moi les pires élans de rage. Fallait que je m’éloigne de ces gens avant de me mettre à leur ressembler. Il me fallait une forêt à temps plein, à flanc de montagnes qui s’en foutent des frontières, où tous sont sur un pied d’égalité face aux éléments, au froid, à la pluie, au vent. Le bois est un mentor d’humilité, ça, je peux le jurer. Un sanctuaire de beautés oubliées à force d’habiter dans le coton ouaté. Un temple à bras ouverts et aux gardes baissées.
Là où éclosent les Appalaches, dans le Haut-Pays de Kamouraska, le luxe des grands espaces se défend à coup de rituels païens. Tenir tête aux carnivores, arpenter ses sentiers du matin au soir et faire de petits pipis stratégiques ici et là. Recenser les plantes comestibles, pister la faune invisible, baliser mon espace vital et revenir sur mes pas jusqu’à l’érablière abandonnée, la roulotte, mon matelas.
J’ai élu domicile fixe sur ce territoire non organisé, mais essayez d’expliquer ça à une meute à court de gibier, faute d’habitats préservés. Ou à un ours qui vient de se faire débroussailler ses kilomètres de framboisiers sous les fils haute tension d’Hydro-Québec, juste avant son banquet estival.
Grâce à Coyote, je serai désormais armée d’un pif qui saura flairer ceux qui s’approchent trop près de la roulotte. Et si, en vieillissant, elle prend de la gueule, je pourrai la laisser descendre du camion avec moi quand je marche vers les pêcheurs aux glacières remplies à l’excès, les chasseurs qui cachent un nombre louche de pattes d’ongulés sous une bâche et les marcheurs du dimanche qui seraient tentés de profiter de la rencontre d’une femme seule au bout du monde pour soulager leurs appétits.
Parce que là où nous sommes, il n’y a personne qui m’entendra crier.
Ma longue tresse noire, je la laisse serpenter dans mon dos, mais parfois, je me demande s’il ne faudrait pas la couper court, me départir de tous mes artifices pour m’assurer une plus grande sécurité au pays des hommes réchauffés par l’alcool et l’envie de tuer. Et mieux servir mon devoir d’encadrer la tuerie. Que tout se fasse dans les règles de l’or, parce que c’est le cash qui mène ici. Paye ton permis et c’est beau, tu peux sortir du bois tes sept lynx par année. Et bientôt, il n’y aura même plus de quotas, me disent mes sources au Ministère.
Pincez-moi quelqu’un.
Non, ici, personne ne peut m’entendre crier de rage. Sauf ma chienne au poil qui se dresse et qui me demande de ses yeux bruns de coyote affolé par le bruit : mais qu’est-ce qui te prend, ma vieille? »

L’avis de… Anne-Frédérique Hébert-Dolbec (Le Devoir)
« L’imaginaire foisonnant de Gabrielle Filteau-Chiba s’incarne dans les pages et dans sa langue furieuse avec une telle intensité qu’on pourrait presque toucher la forêt et ses habitants nocturnes, reflets de l’imprévisibilité, des craintes et de la tension qui animent la construction narrative. »

Vidéo


A l’occasion du festival America, Gabrielle Filteau Chiba présente son ouvrage «Sauvagines». © Production Librairie Mollat

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Chercher Sam

Bienvenu-chercher-sam  coup_de_coeur

En deux mots
Mathieu est désormais sans-abri. Il erre dans les rues de Montréal à la recherche de sa chienne Sam, perdue dans un moment d’inattention. Une errance qui va lui permettre de faire quelques rencontres importantes, mais qui est surtout l’occasion d’une introspection éclairante sur les drames qui ont jalonné sa vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Chacun cherche son chien

La Québécoise Sophie Bienvenu avait connu un joli succès avec ce roman que les éditions Anne Carrière ont eu la bonne idée de publier de ce côté de l’Atlantique. N’hésitez pas à suivre Mathieu dans les rues de Montréal, à la recherche de sa chienne Sam.

Mathieu cherche un endroit où passer la nuit. Il est un «itinérant», comme on dit à Montréal. Les Québécois ont toujours eu le sens du mot juste, celui qui ajoute du sens et de la poésie là où les Français cherchent l’efficacité de l’acronyme, comme SDF. Soulignons donc d’emblée que l’une des grandes forces de ce roman, c’est justement sa langue. Ici l’oralité et le parler québécois donnent au récit un ton à nul autre pareil. Rassurons à ce propos tous ceux qui imaginent devoir lire ce roman un traducteur franco-québécois à la main. On comprend parfaitement cette langue imagée, on la «traduit» à l’aide du contexte et, si vraiment on éprouve le besoin d’une explication de courtes notes de bas de page éclairent certaines expressions. Mais revenons à Mathieu. Si l’on découvre bien plus tard comment il y fini dans la rue, on comprend d’emblée qu’il a déchiffré la sociologie de sa condition. «Les itinérants, tu peux leur donner de l’argent, tu peux leur faire un sourire, ou même leur demander comment ça va, mais tu peux jamais, jamais, jamais les toucher. Parce que t’as beaucoup trop peur que notre misère s’attrape.»
Une misère qui désormais lui colle à la peau et qu’il partage avec sa chienne Sam. Le pitbull lui offre chaleur et affection, sans aucun doute ce dont il manque le plus. Et s’il doit avoir une chance de se reconstruire, ce sera grâce à elle. Alors quand il la laisse seule pendant deux minutes et qu’il ne la retrouve plus en revenant, on imagine la catastrophe que cela représente pour lui.
Désormais, il n’a qu’un seul but: chercher Sam.
Avec Mathieu, on arpente alors les rues de Montréal dans une sorte d’urgence que le style rend parfaitement. On partage sa quête, on espère qu’au détour d’un carrefour c’est la truffe «frouillée» (froide et humide) de Sam qui émergera. Mais après les premières heures, on comprend la difficulté de la tâche. Car aux dangers que courent tous les animaux dans la grande ville, il faut ajouter la mauvaise réputation des pitbulls et les razzias qu’opèrent les organisateurs de combats de chiens. Ce que va découvrir Mathieu fait froid dans le dos. Et ce qu’il livre au lecteur au fil de son introspection sur sa famille et sur l’enchaînement de circonstances qui l’ont mené dans la rue est tout aussi bouleversant, de sa rencontre avec Karine alors qu’il avait 16 ans jusqu’à sa vie de solitaire huit ans plus tard. Sans père, sans mère, sans femme, sans enfant.
Dans sa préface à l’édition canadienne, la romancière et éditrice Marie Hélène Poitras révèle que Sophie Bienvenu a recueilli Mathieu et son chien: «Dans la vraie vie, Sophie l’a aidé à payer les soins vétérinaires de son chien; il s’est confié à elle, lui a raconté son quotidien, ses écueils et petites joies.» Une tranche de vie qui a nourri ce roman dans lequel l’émotion est à fleur de peau et qu’on feuillette le cœur de plus en plus serré. En espérant qu’effectivement, «un jour, Sophie dirigera le chœur des voix qu’elle aura fait naître. Les loups et les chiens des quartiers paumés hurleront à la lune en écho à ce chant. Sophie présidera alors la plus belle chorale qui soit: celle de la parole libérée.»

Chercher Sam
Sophie Bienvenu
Éditions Anne Carrière
Roman
176 p., 18 €
EAN 9782380822861
Paru le 7/04/2023

Où?
Le roman est situé à Montréal.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mathieu vit dans la rue. Sam, sa chienne, l’aide à continuer. Quelque chose le tue, qui n’est pas le froid ou l’indifférence des autres. Quelque chose l’empêche de respirer. Quand Sam disparaît dans les rues de Montréal, Mathieu part à sa recherche et, sans le vouloir, ouvre la porte à ses démons. Chercher Sam s’intéresse aux survivants. Dans une langue à la fois crue et tendre, Sophie Bienvenu déboîte puis remonte le délicat assemblage de poupées gigognes qui constitue la mémoire humaine, jusqu’au cœur, jusqu’à la plus petite raison d’espérer.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Presse (Chantal Guy)
Radio-Canada
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog Hop sous la couette
Blog Trouble bibliomane (Marie Jouvin)
Blog Pause lecture avec Kikine

Les premières pages du livre
« Avant, Sam et moi on se calait dans l’entrée du magasin de tissus qui a brûlé, sur Masson. On pouvait étaler nos shits sans qu’elles partent au vent, ça fait qu’on avait un peu l’impression d’être chez nous. Sam dormait dans le coin, même que les gens s’arrêtaient pour me demander « Y est où ton chien ? » tellement on la
voyait pas de la rue. C’était un bon spot, mais on a pas pu rester là trop longtemps parce qu’ils ont commencé à faire des travaux en dedans, pour mettre je sais pas quoi à la place du magasin de tissus. P’têt’ un resto.
Sûrement un resto.
Avant ça, on était souvent en avant du Poivre et Sel. C’est un bon endroit, mais justement, trop. Une fois, on était même quatre à quêter : moi pis Sam, le vieux avec sa casquette, le gars avec sa guitare pis son chien-loup et un petit Noir qui vendait du chocolat pour son école. Évidemment, le kid nous clenchait tous, fait
qu’on s’est tannés et on a voulu aller se prendre une pointe de pizz en mettant tout notre cash ensemble. Le vieux a essayé de nous crosser, l’autre gars s’est énervé après, le gérant de la place nous a chassés en menaçant d’appeler la police. Dehors ç’a dégénéré. Ils se sont mis à se taper dessus en se traitant d’osties de voleurs. Le chien-loup essayait de pogner les mollets
du vieux, mais comme il était attaché, il se rendait pas, jusqu’à ce que les deux gars se ramassent à terre, où là, il a réussi à lui mordre l’avant-bras. Le vieux s’est mis à gueuler « rappelle ton chien, rappelle ton chien ! ».
Il essayait de fesser dedans, mais ça donnait rien. Il s’est pissé dessus et s’est tourné sur le ventre pour se cacher le visage. Le gars a crié « lâche ! » et son chien a lâché. Il l’a détaché et il est parti en gueulant et en se retournant une couple de fois pour être sûr que ses insultes se rendaient bien où elles étaient supposées.
Le vieux s’est assis, appuyé contre le mur. Il frottait son avant-bras en chignant comme un kid qui s’est fait péter la gueule, alors que c’était lui qui avait cherché le trouble, à la base.
Le peu de monde qu’y avait dans la rue à cette heure-là, en plein après-midi un jour de semaine, s’était attroupé autour pour être sûr de bien voir, d’un coup qu’y en ait un des deux qui tue l’autre, ou quoi. C’est pas tous les jours qu’on a la chance d’être témoin d’un meurtre.
Une fille s’est approchée du vieux et s’est agenouillée à côté: «Monsieur, ça va? Je vais prendre votre bras pour regarder ce qu’il y a, c’est correct?» Les autres trouvaient ça dégueulasse, ça se voyait. Y en avait qui la trouvaient courageuse, y en avait qui se faisaient croire que si elle y était pas allée, ils y seraient allés, eux, mais la vérité, c’est que tous, ils trouvaient ça dégueulasse. Parce que les itinérants, tu peux leur donner de l’argent, tu peux leur faire un sourire, ou même leur demander comment ça va, mais tu peux jamais, jamais, jamais les toucher. Parce que t’as beaucoup trop peur que notre misère s’attrape.

C’était jamais assez propre, chez nous. Ma mère nettoyait tout, tout le temps. J’avais pas le droit de toucher rien parce que je faisais des traces de doigts. J’avais pas le droit de marcher nulle part parce que je faisais des traces de pieds.
— Tu vas-tu le laisser vivre ?
— On voit bien que c’est pas toi qui nettoies sans arrêt.
— Tu nettoies pas, t’essayes d’effacer les traces de vie.
Là, mon père se levait, mettait son manteau et me faisait un signe de tête pour que je l’accompagne. Je courais chercher le mien.
«Non non non, toi tu restes ici avec maman!» que ma mère me disait. Et à mon père: « Tu m’enlèveras pas mon fils, certain.»
Avec le temps, j’ai fini par arrêter d’espérer qu’elle me laisse sortir avec lui. Avec le temps, p’têt’ à cause de sa lâcheté, p’têt’ aussi à cause de la mienne, j’ai fini par le détester.
On est pas encore en novembre, mais il commence à faire vraiment froid, surtout la nuit. Dans le parc, Sam renifle l’air d’une façon weird, pas de la même façon que quand elle repère un écureuil, ou du jus de poubelle.
Comme si ça lui piquait l’intérieur du nez, comme si elle savait que ça s’en venait. Elle me regarde pour me demander si j’ai un plan, pis ben… j’en ai pas, de plan.
Fait que je la pogne par le cou et je lui fais une colle. Ça la rassure pas, mais ça me réchauffe. Un peu. Notre première nuit dehors, j’ai pleuré. Pas vraiment de tristesse. De vide. De qu’est-ce qu’on va faire, maintenant ?
C’était au mois de décembre, mais y avait pas encore de neige. J’avais entendu dire qu’on pourrait p’têt’ dormir à la Maison du Père, alors je suis allé voir, mais ils acceptent pas les chiens, là-bas. Alors je me suis retrouvé sous un porche du centre-ville, dans une ruelle qui sentait les vidanges, le vomi et la pisse. Je me suis calé entre un vieux rack à vélos et le mur, sous l’escalier de secours. Je fixais la porte de garage en face de moi. La nuit la faisait passer du jaune au brun. Quand tout le monde dort, le laid et le pire en profitent pour ressortir. Je voyais pas ça, avant. J’essayais de respirer correctement, comme une femme qui accouche, ou plutôt comme un gars qui court. Inspirer, expirer… pour pas étouffer. Mais ça puait trop, alors je suis parti pleurer. Sam léchait mes larmes et elle me donnait des coups de nez frouillés. Froids et mouillés.

Elle arrivait en tapant des talons sur le plancher. Ça faisait vibrer le bloc entier, même si elle était toute légère. Le chien la suivait de tellement près qu’en regardant vite vite, on aurait cru un genre de centaure ou d’animal bizarre avec un cul de chien et un devant d’humain. «Sam arrête pas de me donner des coups de nez frouillés pour que je m’occupe d’elle!
—C’est quoi ça, “frouillé”?
—Ben! (Elle me regardait comme si j’étais le dernier des imbéciles.) Froid et mouillé: frouillé!
—Ben ouais, je suis con.»
Elle s’approchait pour me caresser le bras, genre mais non mais non (mais un peu quand même), et elle posait sa tête sur mon épaule en soupirant.
«Tu fais quoi?»
–Notre première nuit dehors, le centre-ville était si désert qu’on aurait dit que mes pleurs résonnaient dans tout Montréal, qu’ils rebondissaient d’immeuble en immeuble, de porte barrée en fenêtre fermée… p’têt’ jusqu’à elle. Sam m’a donné sa patte et elle m’a regardé. Dans le noir, je voyais juste ses yeux orange qui reflétaient la lumière d’un lampadaire. J’ai mis ma tête dans son cou et je l’ai tenue comme quand j’étais petit et que je m’endormais en pleurant sans vraiment savoir la raison, en serrant mon ours en peluche. On pourrait croire qu’une fois adulte, j’aurais su pourquoi je pleurais, mais non. Y avait trop de choses, beaucoup trop de choses. Tellement qu’il a fallu que j’en choisisse une. «J’ai plus de maison.» Je sanglotais vraiment, pour la première fois depuis trop longtemps. C’était du sérieux laisser-aller. Y avait personne pour me dire de me ressaisir et qu’y avait pire que moi. Y avait personne pour me dire qu’il était là, alors que je me sentais tellement seul que j’étais vide et sec à l’intérieur. J’ai répété Pourquoi moi? dans ma tête tant de fois que je crois que j’ai fini par le demander tout haut. T’es en train de rater ta vie. Tu pourras pas dire que je t’ aurai pas prévenu. Fuck you, mom. C’est toi qui m’as raté. J’ai reniflé un bon coup. Trop. J’ai failli vomir. Sam s’est couchée à côté de moi. La lumière s’est éteinte. C’est ça notre vie, maintenant. Arrête de pleurer et dors. Je suis là, ça va bien aller.
–Normalement, ma mère était toujours à la maison quand j’y étais. Pas parce qu’elle avait quelque chose à faire, juste pour être là. Je sais pas ce qui s’est passé avec elle, avec moi ou avec nous. Un jour, je regardais la télé la tête posée sur ses cuisses, et le lendemain, elle était devenue comme le bruit du frigo: tu te rends compte à quel point il t’énervait juste quand il arrête. Et quand le bourdonnement repart, ça finit par te rendre fou. P’têt’ que c’était dû aux fausses couches qu’elle avait faites après ma naissance. Mon père disait que c’était ça, en tout cas. Il fallait être gentil avec elle, et patient, parce qu’elle avait beaucoup de peine. Mais ma peine à moi, due au fait que tout le monde se foutait de ma peine, justement, tout le monde s’en foutait. Ça me faisait de la peine, et c’était comme l’histoire de la poule ou de l’œuf. »

Extrait
« La joie dure une seconde. Ces matins-là, on est presque bien, et j’ai presque envie d’en profiter un peu. Mais j’ai trop peur que mon cerveau embarque et gâche tout, alors je ferme les yeux sur le rose et les chats, je me retourne pour bien sentir le sol sous mes os et je sors les deux bras du sac de couchage d’un coup, comme si je plongeais dans un lac gelé. N’importe quoi pour ne pas penser. Sam soupire. Je me rendors. C’est apaisant, un cœur qui bat sous ta main. Même si c’est rien qu’un cœur de chien. »

À propos de l’auteur
BIENVENU_sophie_Annik_MH_de_CarufelSophie Bienvenu © Photo Annik MH de Carufel

Sophie Bienvenu est autrice, poète et scénariste. Écrivaine de l’oralité, elle donne voix à des personnages de la marge. Son premier roman, Et au pire, on se mariera, a été publié à La Mèche en 2011, puis aux éditions Notabilia en 2013. Il lui a notamment valu le prix des Arcades de Bologne en 2013. Chercher Sam, publié en 2014 au Cheval d’août, est un immense succès de librairie au Québec, il est en cours d’adaptation cinématographique.

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Un grand bruit de catastrophe

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

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En deux mots
Marco, Louise et Laurence ont grandi à Val Grégoire, petite bourgade à la frontière du Labrador canadien, d’où ils se promettent de fuir pour avoir enfin une vie passionnante. Louise sera la première à partir, mais pour donner naissance à un enfant qu’elle n’a pas voulu. Marco et Laurence promettent de la rejoindre, mais leurs plans vont être contrariés.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le pacte de Marco, Louise et Laurence

Trois adolescents se promettent de faire leur vie loin de ce coin perdu du Canada où ils étouffent. En suivant les pas de Marco, Louise et Laurence, Nicolas Delisle-L’Heureux raconte une amitié qui va virer au drame dans une société loin d’être émancipée.

Commençons par planter le décor, essentiel dans ce roman. Nous sommes en 1956, une année qui a marqué le narrateur, «puisque c’est celle où nous avons commencé à naître, infatigablement, comme une diarrhée mal soignée» à Val Grégoire, une de ces cités loin de tout, qui a poussé comme un champignon, dans le Nord du Québec. «Après L’hôtel de ville on y construisit l’épicerie, l’école primaire, puis secondaire, la piscine, l’aréna, le poste de police, la caserne de pompiers, la station-service, les rues asphaltées, les ballons qui roulent devant la voiture à la dernière seconde, les panneaux de limite de vitesse, le bureau des examens de conduite. On vit apparaître un des hôpitaux les mieux équipés de la province, une prison tout inclus (avec buffet à volonté, activités de groupes tous les matins et spectacles amateurs des geôliers le vendredi), un asile psychiatrique tout ce qu’il y a de plus innovant, ainsi que la Plaza du monde, un centre commercial fait sur le long où on vendait du linge comme on en voyait à la télé.» La dynastie Desfossés a mis la main sur la mairie et règne sur la communauté. C’est au tour de Jean-Marc, qui n’est pas le plus fûté, d’entrer en scène. Avec son épouse Marie-Pierre, ils sont à l’origine du désastre à venir, en mettant au monde, de 1972 à 1978, «comme de vilains lapins, sept garçons: Ricardo, Julio, Bruno, Théo, Mario, Léo et Marco – ils l’expliquaient avec le plus grand sérieux: « Le o, c’est pour l’onneur. »»
C’est Marco, le dernier de la lignée, qui va s’acoquiner avec Louise Fowley et Laurence Calvette, formant un trio aussi inséparable qu’improbable. Ils essaient de tuer leur ennui et leur scolarité médiocre en participant à quelques mauvais coups. Mais l’élément déclencheur du drame à venir, est une virée durant laquelle Louise perdra sa virginité. Pas avec Laurence, comme la logique le voudrait, mais avec son grand-frère William qui va la forcer et la mettre enceinte.
Une situation que Louise gère en prenant la fuite pour Montréal, espérant que ses deux amis la suivront bientôt. Mais si Marco et Laurence disparaissent effectivement et sont officiellement portés disparus, personne ne sait ce qui leur est arrivé.
La seconde partie du roman, qui court sur une quinzaine d’années, fera la lumière sur ce «traumatisme collectif jamais convenablement soigné et qui a gangrené l’âme de la ville.» On y verra Louise revenir à Val Grégoire. Pour se venger ou pour retrouver la trace de ses amis d’enfance?
Nicolas Delisle-L’Heureux met habilement en place les pièces du puzzle, dévoilant peu à peu ces destins bousculés jusqu’à l’épilogue très réussi. Des amitiés adolescentes au poids du déterminisme social, de l’envie de fuir un environnement désespérant à la force des liens familiaux, l’auteur réussit à dresser un vaste panorama de quelques questions existentielles majeures. Servi par l’exotisme de la langue, il confirme avec ce second roman toutes ses qualités de narrateur. Une belle réussite!

Un grand bruit de catastrophe
Nicolas Delisle-L’Heureux
Éditions Les Avrils
Roman
296 p., 22€
EAN 9782383110125
Paru le 25/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Val Grégoire, «La ville est sise dans une vallée touffue de la Betsiamites, en Haute-Côte-Nord, à une centaine de kilomètres au nord de Forestville, entre le Saguenay–Lac-Saint-Jean et le réservoir Manicouagan, pas si loin non plus, à vol d’oiseau, du Labrador.» On y évoque aussi le Labrador, Terre Neuve, Québec et Montréal.

Quand?
L’action se déroule principalement des années 1990 aux années 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
Voilà longtemps que Louise Fowley n’avait pas emprunté la route 385 pour rejoindre Val Grégoire, une petite ville au nord du nord de la forêt boréale. C’est là qu’elle a passé son enfance avec Marco Desfossés, le fils du despote local, et le clairvoyant Laurence Calvette. Ensemble, ils formaient un trio flamboyant. Jusqu’à l’événement. Aujourd’hui, vengeance en bandoulière, Louise est prête à relancer les dés, racheter ce qui peut l’être.
Un grand bruit de catastrophe nous entraîne dans les territoires rudes de la Côte-Nord, à la frontière du Labrador canadien. Dans une langue inventive et vernaculaire, Nicolas Delisle-L’Heureux raconte l’histoire d’une amitié percutée par la cruauté du destin comme s’il faisait pivoter un cristal jusqu’au dénouement. Il signe un roman ample et addictif. Il vit à Montréal.

L’intention de l’auteur
Je suis né dans une banlieue typiquement nord-américaine, en carton-pâte. C’est un livre sur le sentiment d’enfermement inspiré de ce que j’ai pu y ressentir dans mon enfance. J’avais la sensation de ne pas comprendre les codes, les normes, d’être mal à l’aise avec ce conformisme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Ophélie Drezet, librairie La Maison jaune à Neuville-sur-Saône)
Radio MDM
Untitled magazine (Mathilde Ciulla)
Blog fflo la dilettante
Blog Les livres de Joëlle
Blog Le Capharnaüm éclairé
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)

Les premières pages du livre
« Prologue
Il y a trois semaines, Wendy a vu Mémère accoucher en silence dans le garage. Pas une plainte. Les chatons sont apparus comme des gens qui se penchent pour passer une porte un peu basse, un, deux, trois, quatre. Ils étaient tellement beaux que Wendy en avait mal en arrière des genoux. Elle est allée chercher du lait Carnation et du thon et, à son retour, Mémère mangeait le placenta.
Dix jours plus tard, alors qu’elle lavait la vaisselle, Wendy l’a entendue miauler comme une folle. De la cuisine, elle l’a vue qui crachait, tournaillait, sautait sur les rebords en ciment des fenêtres du garage et creusait le sol. Mémère ne s’est pas retournée quand Wendy est sortie et s’est approchée d’elle en panique. La porte coulissante du garage s’est soulevée et la chatte s’est faufilée à l’intérieur. Wendy a vu les pieds, puis les genoux, puis les hanches de Willy, puis ça s’est immobilisé. Mémère beuglait et Willy lui a sacré après, ils avaient l’air de s’engueuler, là-dedans. Wendy est entrée à son tour et c’est là qu’elle a aperçu, dans la bassine rouge sur le sol en ciment gris, les quatre chatons qui flottaient comme des toutous trempes. Mémère les a sortis par le cou un par un et les a séchés avec sa langue rugueuse. Elle chignait du plus profond de sa gorge et frôlait ses mamelles enflées sur leurs museaux roses. Ils n’ont pas bougé.
Au bout de quelques instants, Willy a ordonné à Wendy de laisser Mémère faire son deuil toute seule. C’est à ce moment-là qu’elle a vu que Mémère l’avait griffé sur la joue.
Elle s’est sauvée, Mémère, et n’est pas reparue. Depuis, Wendy l’appelle dans le bois en faisant cling-cling avec le pot de bonbons pour chats, puis revient bredouille et s’assoit à la table de pique-nique en pleurant presque. Cette disparition est tellement triste que c’en est quasiment doux. Wendy espère que, si Mémère la voit dans cet état-là, elle se laissera consoler. Wendy lui chuchotera que Willy n’a pas d’allure d’avoir fait ça, que c’est juste pas normal de tuer des bébés.
Durant plusieurs jours, Wendy n’a pas parlé à Willy, n’a pas fait les repas, n’a pas fait le ménage. D’habitude, elle dépense ses matinées à balayer le plancher de la cuisine, de la salle à manger qui est aussi le salon, de la chambre de Willy et de la sienne. Les quatorze autres chambres de l’ancien hôtel sont barrées et on n’y va jamais. Elle passe la moppe le mercredi, fait le lavage le jeudi, suspend les brassées dehors quand c’est pas l’hiver. La semaine dernière, il a plu sur le linge blanc pendant qu’elle cherchait Mémère. Elle n’avait pas vu venir l’orage et il lui a fallu deux jours à s’en remettre. Ne sachant plus par où recommencer, elle a tout relavé, même le linge de couleur. Le samedi, sa grosse journée, elle époussette les animaux empaillés de Willy dans toutes les pièces et termine au fond de la salle à manger.
L’autre soir, après le souper, Willy s’est placé en travers de la porte pour empêcher Wendy de sortir.
– Pas avant que tu m’ailles au moins fait un sourire…
Elle a gardé les yeux baissés.
– Non…
– Quessé que t’as ? Regarde-moi, au moins !
Wendy, qui se mordait les joues depuis presque deux semaines, a explosé :
– Non, non, non !
Quand Willy a haussé le ton et lui a serré le bras, « Ça va faire ! », elle lui a bondi dessus et lui a griffé le visage. Comme Mémère. Willy est resté bête, sa face ne comprenait rien.
Un beau cadeau de fête aurait peut-être permis à Willy de se racheter un peu auprès d’elle. Wendy sait de quoi il est capable. Par le passé, il lui a déjà fabriqué des décorations pour sa chambre ou le dessus du foyer, des animaux en fil de fer ou des statuettes en bois. Une année, il lui a offert un collier en perles mauves. Tout énervée, Wendy n’arrêtait pas de vérifier si ça venait vraiment d’un magasin et ça l’empêchait de dormir si le bijou était dans la même pièce qu’elle. Willy s’était fâché :
– C’est fini, les cadeaux de la ville, ça te met trop à l’envers !
Sauf qu’hier, la veille de l’anniversaire de Wendy, il a aligné les quatre chatons qu’il venait tout juste de finir d’empailler sur le plancher, près de la porte de la cuisine. Wendy s’est forcée toute la journée pour ne pas les voir quand elle passait à côté.
Ce matin, Wendy se réveille avant le soleil et décide que sa chicane avec Willy ne va pas l’empêcher de profiter de sa journée. Elle se brosse les dents, enfile sa plus jolie robe, une robe rouge vif avec une crinoline, des motifs de fleurs et des bretelles larges. Son ventre frotte sur le tissu rugueux. Elle met ses souliers rouges avec les petits talons qu’elle sort seulement à sa fête pour avoir hâte de marcher avec. Dehors, l’air goûte le gâteau. Elle s’élance vers le remonte-pente et va appuyer sur le bouton rouge dans la cabine. Le disjoncteur claque et les machines s’activent. Lentement, comme un vieux chien qui se lève de sa sieste, les sièges se mettent à virailler, et l’un d’eux se pose sous ses fesses.
Sur le télésiège, Wendy ne se retourne jamais pour voir derrière. Son endroit préféré, à l’aller comme au retour, est la côte Magique, là où le sol est le plus loin des pieds. Quand ils étaient plus jeunes, Laurence avait calculé la hauteur à trente-cinq mètres. Le mont Brun dépasse toutes les autres collines autour, et Val Grégoire n’est nulle part. Lorsque Wendy essaie d’imaginer ce qu’il y a après les arbres et de l’autre côté des montagnes, sa tête tourne un peu. Laurence disait aussi que Val Grégoire est à trente-cinq kilomètres du mont Brun. Wendy connaît ces chiffres-là par cœur, mais ils sont comme une langue étrangère. Elle compte jusqu’à trente-cinq à haute voix pour être certaine de comprendre. Trente-cinq la côte Magique, trente-cinq jusqu’à Val Grégoire. Trente-cinq partout. Trente-cinq, c’est l’âge qu’elle a aujourd’hui.
Wendy a toujours aimé les vieilles histoires du mont Brun de Laurence. Elle pouvait l’écouter sans se tanner lui raconter que, à une certaine époque, les gens descendaient la montagne en skis en allant aussi vite qu’un tour de truck ou que l’hôtel était tellement plein que ça débordait de monde à messe jusqu’à Val Grégoire. Mais depuis que Laurence est parti et que Mercedes est morte, le passé n’existe plus et la vie est un long jour qui ne se termine pas : le dégel du printemps qui ramène toujours le même lac au milieu du stationnement, le bois à corder en dessous de la galerie aussitôt que les feuilles rouges commencent à annoncer l’hiver, les mêmes après-midi à toujours rien faire de la même façon.
Parfois, Wendy essaie de compter depuis combien de temps Mercedes est morte, mais elle n’en est pas capable. Elle n’a pas entendu la voix de sa mère depuis tellement longtemps qu’elle a parfois l’impression de l’avoir oubliée, d’avoir oublié toute leur vie ensemble. Si on l’envoyait à Val Grégoire, en tout cas, elle ne retrouverait jamais son chemin jusqu’à la maison où ils habitaient, les Calvette, avant de déménager ici. Comme souvent dans le remonte-pente, elle repense à la ville, ferme les yeux pour se souvenir des formes, des sons, des odeurs. Derrière ses paupières, Wendy voit la fontaine du centre commercial avec de l’or dedans, mais n’est plus certaine si elle l’a vue en vrai ou si c’est un ancien rêve. Les trottoirs gris s’étirent à l’infini, le seul feu de circulation de Val Grégoire passe du vert au jaune au rouge, et le soleil quitte le ciel en laissant des traces mauve-bleu au-dessus des maisons. Les visages des passants ont des contours pâles et flous, et les noms de rues sont des lettres mélangées.
Au bout de quelques tours de machine, Wendy devine le son d’un moteur, au loin, malgré le ronron du télésiège. Le cou tordu, les mains agrippées à la barre de sécurité, elle aperçoit une auto rouge sortant d’entre les branches. Une fois au sommet, la chaise revire enfin. Quelqu’un la salue, debout dans le stationnement. Le cœur de Wendy bat plus vite à mesure qu’elle redescend. Elle voudrait crier que ce ne sera pas long, mais se retient parce que tout ce qui n’est pas calme la met sur le gros nerf. Elle plisse les yeux, puis reconnaît la silhouette : c’est Louise, Louise Fowley, toujours aussi belle, d’une beauté qui donne faim, Louise qui sent la ville à plein nez, même de loin, avec son linge beau comme un mariage. Wendy ne se souvient même pas de la dernière fois qu’elles se sont vues, mais ça ne se compte pas avec les doigts. Ça date du temps de Val Grégoire.
Elle débarque trop tôt du remonte-pente et se tord une cheville, la même que d’habitude. Elle tombe, puis, quand elle se relève, le siège suivant lui atterrit en arrière de la tête. Louise lui tend les mains, elles ont toujours la même odeur sucrée de poudre pour bébés. Wendy les bécote en pleurant sans savoir pourquoi.
– On est pas le 1er juillet aujourd’hui ? demande Louise avec un gros sourire. Je suis là pour ta fête…
Elle a apporté de la nourriture que Wendy n’a pas goûtée depuis longtemps : du fromage, des confitures maison, des bananes, des légumes. Louise ne mange pas de viande ; Wendy aime trop les animaux pour s’imaginer arrêter. Elles cuisinent toute la matinée, font la fameuse recette de bonbons aux patates de Mercedes que Wendy connaît par cœur, mais qu’elle n’ose jamais faire seule. Louise éclate de rire.
– On popote et on papote !
Willy s’est réveillé tard et n’a presque pas salué Louise, comme si c’était normal qu’elle soit là. Il s’est installé dans un coin de la salle à manger et les regarde de travers, de loin, depuis ce temps-là.
L’après-midi, elles dessinent, comme quand elles étaient jeunes. Ce n’est maintenant plus Montréal, le nom de la ville de Louise, mais Québec. À ce qui paraît, ces mots-là sont des affaires qui existent ; en tout cas, elles sont faciles à illustrer : aquarium, château frontenac, traversier, funiculaire, escaliers du cap blanc, hôtel de glace. Louise est toujours aussi bonne, c’est même devenu un de ses métiers. Elle fait des vrais de vrais livres.
– Quand tu viendras à Québec, je vais t’en donner quelques-uns.
Au moment où ces mots-là arrivent aux oreilles de Wendy, quand tu viendras à Québec, sa joie fait un bruit dans sa gorge. Elle se tourne vers Willy pour vérifier s’il a entendu, mais non. Louise chuchote :
– Je vais t’emmener, Didi…
Wendy fronce les sourcils, pas certaine que ça pourrait être possible. Chaque fois que Willy revient de Val Grégoire avec l’épicerie, il lui répète que c’est pas fait pour elle, la ville, que c’est rendu trop fou.
Le soir venu, Wendy lui offre la chambre 3, juste à côté de la sienne, mais Louise veut profiter de la nature et insiste pour qu’elles couchent toutes les deux dans le pavillon d’été, en haut de la montagne. Willy vire les yeux : faire du camping quand on habite dans un hôtel. Aussitôt débarquées du remonte-pente, elles s’assoient l’une à côté de l’autre et se serrent fort sous les étoiles… Louise lui pose des questions sur ses activités, sur ses journées, sur ce qu’elle mange. Wendy est un moulin à paroles, elle voudrait qu’on continue à s’intéresser à elle encore longtemps. Louise veut savoir si Willy la traite bien ; Wendy répond que oui, ben oui. Louise sourit, mais ce n’est pas vraiment un sourire. Sa voix devient plus aiguë d’une coche ou deux.
– Est-ce que je peux voir ?
Wendy reste bête : contrairement à Willy qui ne semble pas s’apercevoir que le corps de Wendy change, Louise a remarqué. Wendy relève son gilet et dépose la main de Louise sur sa bedaine. Juste pour être sûre, elle vérifie si Louise trouve que c’est une bonne nouvelle. Louise refait exactement le même sourire qui n’en est pas un.
– C’est une des meilleures nouvelles que t’auras jamais, Didi.
Depuis le milieu de l’hiver, son ventre n’a plus de dents pour la mordre jusqu’au sang et la faire se plier en deux. Pendant quelques semaines, Wendy n’a pas pu manger sans avoir mal au cœur, et son corps était tout le temps fatigué. Au début, elle a eu peur d’avoir le cancer parce que, chez les Calvette, on se le transmet de mère en fille, les grands-mères des grands-mères de Mercedes l’ont eu avant même qu’il soit inventé. Sauf que, depuis quatre, cinq jours, il y a comme un petit chat qui gigote en dedans. Et maintenant, on dirait que Louise comprend la même chose qu’elle. Wendy respire mieux, tout à coup.
Depuis le pavillon d’été, Louise et elle aperçoivent des bouts des feux d’artifice du 1er juillet de Val Grégoire, les entendent éclater dans le ciel. Le silence revenu, la nuit invente plein de bruits étourdissants et les mélange, ils caressent Wendy derrière les oreilles, s’enroulent autour de son cou, elle pourrait presque y déposer sa tête. Elle dort bien, collée en cuiller contre Louise, emmitouflées les deux sous cinq couvertures. Quand elle rêve, Louise a l’air inquiète, on dirait qu’elle ne se repose pas.
Au matin, elles descendent du mont pour faire leur journée. Elles vont marcher après le dîner, puis encore après le souper. Les yeux de Willy leur brûlent le dos quand elles s’éloignent sur le sentier. À leur retour, il profite des moments où Louise est aux toilettes ou dans la douche pour demander à Wendy où elles sont allées se promener, de quoi elles ont parlé. Elle répond juste par oui ou par non, ou avec des bouts de phrases quand elle se sent obligée. Le soir approche et Louise annonce :
– On va se coucher.
Pour Wendy, c’est comme un cadeau : ça veut dire qu’elle reste encore un peu.
Le lendemain et les jours d’après, ça se passe de la même façon : le dessin, les marches, la cuisine, le bla-bla, puis le télésiège pour aller dormir, une petite danse qui commence à ressembler à une vieille habitude, mercredi, jeudi, vendredi, monte, descend, dessine, papote. Cette vie-là pourrait vraiment plaire à Wendy si elle devait continuer comme ça… Elle pense, même si elle n’y croit pas vraiment : peut-être que Louise voudrait habiter au mont Brun pour toujours ? Elle l’aiderait à prendre soin du bébé, elles l’appelleraient Ti-Loup, lui chanteraient des chansons autour du feu, le nourriraient avec des fraises en juin, des framboises en juillet et des pommettes à la fin de l’été. Avec Willy, ils seraient bien, les quatre ensemble. Ils joueraient à la dame de pique.
Mais le samedi, Louise leur annonce de sa voix la plus de bonne humeur possible qu’elle va repartir dans deux jours. Wendy n’est pas assez surprise pour être triste.
– Demain, on devrait aller pique-niquer sur la montagne, tout le monde ensemble. Ça va être mon repas de départ et une dernière occasion de fêter Wendy. Trente-cinq ans, on peut ben souligner ça deux fois…
Le cœur de Wendy s’arrête. Dans sa chaise berçante, Willy se raidit, puis fait OK du menton. Wendy est tellement contente qu’elle a envie de faire pipi. Elle sent que ça se pourrait qu’elle ne soit bientôt plus fâchée contre lui. Pas tout de suite, mais bientôt.
Le reste de la journée s’étire lentement. Louise a préparé un gâteau qui refroidit sur le comptoir. La cuisine sent la vanille. Wendy fait tout plus vite – marcher, manger, parler, faire la vaisselle – en espérant que le temps suivra son exemple. Comme ça, on sera déjà demain et son anniversaire, son deuxième.
Au matin, elles redescendent du mont Brun très tôt parce que Wendy est trop énervée pour se rendormir. Après le déjeuner, elle se brosse les dents et remet son linge de fête, le même que le jour où Louise est arrivée, puis elle file vers le télésiège. Même s’il soleille, de la petite brume couvre le ciel et les formes restent embuées comme après une sieste.
Louise la rejoint plus tard avec un panier de provisions. Elle envoie Wendy cueillir des fleurs pour décorer le centre de table pendant qu’elle installe les guirlandes et le couvert. Wendy ne connaît pas le nom des fleurs, mais il paraît qu’elles en ont chacune un. Durant l’été, comme ça, il y en a tellement qu’elle ne sait pas lesquelles choisir.
C’est long avant que Willy arrive. Wendy va se coucher dans le foin qui sent le dessert et attend. Elle promet au bébé qu’ils vont revenir ici ensemble quand il sera né. Après une bonne secousse, elle aperçoit enfin Willy à travers le trou des arbres. Elle s’excite :
– Il s’en vient !
Elle cherche Louise des yeux. Pas à la table de pique-nique.
– Il s’en vient, il s’en vient !
Pas non plus à l’intérieur du pavillon d’été. Willy est presque au-dessus de la côte Magique, maintenant. Wendy n’avait jamais vu la distance qui sépare le sol des pieds parce que c’est toujours elle qui est suspendue. Trente-cinq, c’est encore plus haut qu’elle pensait ! Elle lui fait des signes de bras et rit toute seule, c’est comme si tout ce qu’elle aime le plus au monde s’approchait d’elle avec un grand sourire, les bras pleins de cadeaux. Puis le remonte-pente s’arrête d’un coup sec.
Wendy devine, au loin, le visage de Willy aussi surpris que le sien.
– Louise ! Louise ! elle appelle.
Louise surgit de derrière la cabane électrique.
– Willy est pris !
– Je sais, elle répond en la rejoignant. Je sais. J’ai vu… C’est brisé…
Willy hurle, et ça résonne dans le sternum de Wendy. Louise lui prend le menton et la force à la regarder, lui parle comme si elle la chicanait.
– Écoute-moi, Didi, il faut que tu m’écoutes !
Wendy chasse violemment la main de Louise : la peur de Willy, accrochée au-dessus du vide, là-bas, remplit le silence.
– Hé ! se fâche Louise en lui serrant le bras. La machine est brisée.
Elle lui réexplique, la voix pointue et tremblante :
– Mais il faut se calmer si on veut aider Willy.
Wendy essaie de respirer moins vite, essuie ses joues. Louise est satisfaite, elle la félicite, elle trouve que Wendy est super bonne pour se consoler quand il le faut. Elle lui fait signe d’attendre et va grimper sur la plateforme en bois du télésiège. Elle crie à Willy qu’elles s’en vont avertir les pompiers pour qu’ils apportent leurs échelles. Willy s’agite, mais Wendy n’entend pas ce qu’il dit à cause de l’écho de la vallée. Louise va ramasser le panier de provisions sur la table.
– Il dit merci. Il dit qu’il va attendre.
Wendy a juste des larmes et pas d’idées. Elle fixe Louise dans les yeux.
– T’es-tu vraiment, vraiment certaine que la machine est vraiment, vraiment brisée ?
Louise a l’air surprise de la question : bien sûr qu’elle est certaine ! L’inquiétude de Wendy a encore faim : est-ce que Willy sera fâché si elles partent ? Louise fronce les sourcils.
– Mais pourquoi il serait fâché ? Il serait ben plus en mautadit si on faisait rien, tu penses pas ? C’est vraiment la seule façon de l’aider… Y en a pas d’autres. Tu comprends, hein ?
Wendy fait oui de la tête, à demi convaincue.
– Dépêche ! la presse Louise en se dirigeant vers la piste qui longe l’autre versant du mont Brun.
Willy, presque debout sur son siège, crie des sons raboutés. Wendy ravale sa morve et lui envoie un signe de la main.
– On va reviendre !
– Retourne-toi plus, maintenant, Didi. Ça va être plus facile de même…
Elles descendent sans parler. Wendy pleurniche en essayant de ne pas faire trop de bruit. Ses beaux souliers rouges à talons lui frottent la peau, et elle passe proche de tordre sa cheville fragile à quelques reprises. Quand elles arrivent enfin à la voiture de Louise, Wendy ne peut s’empêcher de regarder Willy ; il gesticule encore.
– Ça donne rien de t’en faire, souffle doucement Louise. Ça va être correct. Ça va être correct, tu vas voir. Ils vont venir le chercher…
Dans l’auto, les odeurs mélangées de poudre pour bébés et de gâteau à la vanille la calment un peu. Louise répète que Wendy a été très bonne, puis elle dit :
– Maintenant, c’est l’heure de ton cadeau…
Les mots prennent leur temps pour faire leur chemin. L’heure. De. Ton. Cadeau. Louise lui pointe un sac à vidanges sur la banquette arrière.
– J’ai mis ton linge dedans.
Elle s’éclaircit la gorge, puis lui annonce qu’elle l’emmène à Québec pour quelques jours.
– Est-ce que ça te tente ?
Wendy voudrait être contente, mais ça reste embrouillé dans son cerveau, comme quand on dit que le télésiège est à trente-cinq mètres en haut de la côte Magique ou que Val Grégoire est à trente-cinq kilomètres du mont Brun.
– Oui. C’est juste que…
Louise ne la laisse pas terminer sa phrase.
– Les voyages, les gens paient pour ça… Tout le monde veut voyager. C’est un super beau cadeau que je te donne, Didi. Tu devrais être reconnaissante…
Wendy repense à ce que Willy a fait subir aux bébés de Mémère et ça devient plus facile d’être reconnaissante, même si elle n’est pas certaine de ce que ça veut dire. On peut sûrement être reconnaissante et inquiète en même temps… Louise lui flatte le cou du bout des doigts.
Le moteur démarre, et les pneus sur la garnotte font trembler la voiture. Wendy vire sa tête et ne détache pas son regard de Willy pour lui tenir compagnie le plus longtemps possible. Suspendue sur son siège, petite, sa silhouette s’éloigne, puis disparaît. Partout à l’horizon, le ciel est devenu gris. Il va pleuvoir et ça va laver tout ce qui est sale. »

Extraits
« Les premières maisons sortirent de terre juste après, en 1956 – nous connaissons l’année puisque c’est celle où nous avons commencé à naître, infatigablement, comme une diarrhée mal soignée. L’hôtel de ville ne tarda pas à être inauguré par l’aïeul Desfossés, qui s’y était réservé un grand bureau ensoleillé de patron de multinationale. S’ensuivirent l’épicerie, l’école primaire, puis secondaire, la piscine, l’aréna, le poste de police, la caserne de pompiers, la station-service, les rues asphaltées, les ballons qui roulent devant la voiture à la dernière seconde, les panneaux de limite de vitesse, le bureau des examens de conduite. On vit apparaître un des hôpitaux les mieux équipés de la province, une prison tout inclus (avec buffet à volonté, activités de groupes tous les matins et spectacles amateurs des geôliers le vendredi), un asile psychiatrique tout ce qu’il y a de plus innovant, ainsi que la Plaza du monde, un centre commercial fait sur le long où on vendait du linge comme on en voyait à la télé. Des chercheurs d’or nouveau genre traînaient pas loin derrière avec leur concessionnaire automobile, leur terrain de golf, leur station de ski, leur roulodrome, leur salon de quilles, leur arcade, leur place à beignes. »

« Les descendants Desfossés seraient tous d’incurables illettrés et Jean-Marc ferait de son manque de classe crasse sa marque de commerce. Il avait grandi pour devenir alcoolique et, déjà, à pas même vingt ans, il se montrait aussi prévisible que s’il avait eu la soixantaine et des marottes. À la Brasserie du Nord, il rencontra Marie-Pierre, une grande brune malséante et écornifleuse de Baie-Comeau qui aurait pu faire actrice, mais qui avait une dentition exécrable et qui se flétrissait la peau avec la cigarette. Entre 1972 et 1978, ils préparèrent sans le vouloir le désastre à venir, engendrant coup sur coup, comme de vilains lapins, sept garçons: Ricardo, Julio, Bruno, Théo, Mario, Léo et Marco – ils l’expliquaient avec le plus grand sérieux : « Le o, c’est pour l’onneur. »»

À propos de l’auteur
DELISLE-LHEUREUX_2©Chloe_Vollmer-LoNicolas Delisle-L’Heureux © Photo Chloé Vollmer-Lo

Nicolas Delisle-L’Heureux a grandi à Gatineau dans les années 1980 et vit désormais à Montréal où il travaille dans le secteur social, veillant à créer du lien entre communautés dans un quartier populaire. Un grand bruit de catastrophe est son deuxième roman. (Source: Éditions Les Avrils)

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De vengeance

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En deux mots
Après avoir tué par accident un jeune homme que de toute manière elle n’aimait pas, la narratrice se dit que le crime parfait n’est trop compliqué à réaliser. Alors elle décide de se venger des pollueurs, de ceux qui négligent leur chien, des violeurs. Son tableau de chasse grandit jour après jour…

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Par plaisir de l’homicide

J.D. Kurtness, une nouvelle voix venue du Québec, retrace dans ce court et percutant roman le parcours d’une meurtrière «pour la bonne cause». Et réussit le tour de force de nous la rendre de plus en plus sympathique alors que les cadavres s’accumulent.

Tout a commencé par un homicide involontaire. En voyant Dave Fiset accroupi au bord de la rivière, la narratrice, encore adolescente, a l’idée de lui balancer un caillou dans les fesses. Mais son geste est imprécis. Quand elle se relève, il lui faut constater que l’aîné des Fiset est allongé sans vie, la tête dans l’eau. La meurtrière ne sera pas inquiétée. «Ce n’est pas que j’éprouve de la culpabilité, c’est l’impossibilité de me vanter que je trouve le plus difficile, Je fais donc de mon mieux pour oublier l’épisode.»
Quelques années plus tard, elle est en ville pour ses études dans un appartement quasi insalubre qu’elle partage avec Gustave et sa cousine Simone. Ce ne sont pas ses maigres revenus de traductrice qui lui permettront d’améliorer son ordinaire, de se nourrir avec autre chose que des pâtes, de souffrir du froid en hiver, de la canicule en été. «Nouilles, café et marijuana: la diète de l’étudiant.» Après avoir essayé en vain d’améliorer l’isolation en injectant de la mousse expansive entre les cloisons, elle hérite du reste du tube. C’est alors qu’elle conçoit un nouveau plan pour se venger de tous ces profiteurs et pollueurs qui détruisent la planète. À la nuit tombée, elle va injecter de la mousse dans les gros pots d’échappement, puis s’en va. Par prudence, il est hors de question de traîner dans le quartier ou même de chercher à savoir quels sont les effets de son petit jeu. Gare aux propriétaires de chiens qui oublient de ramasser les crottes de leur animal de compagnie, aux administrateurs de sociétés énergétiques – gros pollueurs – ou encore aux violeurs. «On trouve toujours de bonnes raisons. Le crime parfait se présente tout simplement». Alors, elle s’amuse tout en se disant qu’elle ne fait que rendre justice.
Jusqu’au jour où elle déroge à cette règle et intervient dans son propre écosystème. Muni d’une carabine à plombs, elle tire sur des voisins bruyants depuis le toit de son immeuble. «C’est de la négligence, de la faiblesse. Je pense que la ville me rend folle. Du moins, elle me fait faire des erreurs.»
J. D. Kurtness ose mettre en scène, avec beaucoup d’humour noir, une narratrice méchante, calculatrice et froide, tout en réussissant le tour de force de nous la rendre sympathique. Il faut dire, comme elle le théorise elle-même, que son visage son est son meilleur alibi. On lui donnerait le bon dieu sans confession. Et qu’elle parvient avec finesse à nous faire croire qu’elle n’est qu’une victime du système. Un système qui, elle le sent bien, va finir par la broyer. Car la technologie avance à pas de géants dans son domaine – elle est traductrice, rappelons-le – et elle sent bien que les machines vont bientôt la supplanter. Alors, il est raisonnable d’agir.
Ce premier roman très culotté est paru en 2017 au Québec où a été multi primé : Prix coup de cœur des amis du polar, Indigenous Voices Awards (saluant un écrivain autochtone émergent) et Prix Découverte du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Les éditions dépaysage ont eu la bonne idée de nous faire découvrir cette nouvelle voix percutante, corrosive et fort prometteuse.

De vengeance
J.D. Kurtness
Éditions dépaysage
Roman
172 p., 20 €
EAN 9782902039340
Paru le 13/01/2023

Où?
Le roman est situé au Canada, principalement à Montréal.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Comme la vengeance demande de l’énergie et du risque, il faut faire des choix. On ne peut pas punir tout le monde. On ne peut pas éliminer tout le monde, même si, à un moment ou un autre, ils finissent tous par vous taper sur les nerfs. Mais on peut se faire plaisir. »
Peut-on avoir de bonnes raisons de tuer son prochain et, pire encore, de s’en réjouir ? Selon la narratrice de ce roman, une jeune femme discrète au visage angélique, cela ne fait aucun doute. Le plus dur, pour nous, c’est de ne pas être d’accord avec elle…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Devoir (Michel Belair)
La Recrue (Julien Alarie)
Blog Hop! Sous la couette
Blog Julie lit au lit

Les premières pages du livre
« I.
Présentations d’usage
Qui n’a pas déjà rêvé de tirer quelqu’un dans la face avec un fusil de chasse ? Peu importe les raisons. Elles sont toutes bonnes, sur le coup. C’est quand elles demeurent bonnes longtemps que j’agis.
Chaque jour, je regarde une meurtrière dans les yeux. Elle est là, de l’autre côté du miroir (qui est aussi mon côté, mais vu à l’envers). Je suis une meurtrière. Ce visage est le mien. Mon visage est celui d’une meurtrière. Voilà.
Je sais ce à quoi une meurtrière ressemble. Salut.
J’énonce ma phrase en me regardant dans les yeux, les mains appuyées sur le bord du lavabo : « Je suis une meurtrière. » Ma version de « t’es belle, t’es fine, t’es capable ». Mes lèvres bougent et, selon ce que je prononce, quelques dents apparaissent. On les voit aussi quand je souris.
Je parle lentement, dans ma tête ou tout bas. Je prends parfois un risque et je le dis sur un ton normal, plus fort. J’aime entendre ma voix. Son murmure dans mon appartement silencieux, qui s’échappe de la salle de bain et meurt dans le bourdonnement électrique des murs. J’écoute les clics irréguliers des calorifères qui chauffent, indifférents à ma situation.
Je le dis aussi parce que j’ai un peu peur de l’oublier. La vie peut être douce, et je prends des pauses.

C’est l’après-midi, j’ai douze ans. Mon primaire est fini. Depuis trois semaines, je suis en vacances. Je suis sur le bord de la rivière. J’aime être dehors. Je sors à sept heures du matin et je reviens juste pour manger. Il y a même des fois où je saute un repas, mais ça agace mes parents. Je reviens le soir, quand on voit moins bien. Je dors et je recommence. Dix-huit heures de lumière par jour, le bonheur.
Ici, c’est mon coin. L’arbre se grimpe bien, et il y a trois branches à la bonne place. Une sous mes fesses, une où appuyer mes pieds, et une dans mon dos. Elles forment une sorte de chaise. J’ai une belle vue sur la rivière qui coule dans le fossé plus bas. Je vois aussi le talus en arrière. Si je m’étire, je vois jusqu’au cimetière, par où passe le sentier. Une vue à deux cent soixante-dix degrés autour de moi, assez bien dégagée. Ce n’est pas grave si je ne vois pas derrière moi. Il n’y a que la forêt, trop dense pour y jouer à ce temps-ci de l’année. Après la forêt, il y a le parc municipal, où personne ne va… Pourquoi aller dans une semi-nature quand tout est vivant autour ?
Là-haut, personne ne me voit. Parfois, j’apporte un lunch. Je le prépare moi-même. Mes parents me trouvent responsable, leur angoisse que je meure de faim s’estompe. J’entre dans l’adolescence, il est normal que je ne leur parle presque plus. C’est leur théorie.
Je choisis des emballages qui ne reflètent pas la lumière. Pas d’aluminium, pas de sac de plastique. J’ai vu un film où le témoin d’un meurtre se faisait voir par les criminels parce qu’un rayon de lune était reflété sur la lentille de ses jumelles. Ça ne m’arrivera pas. J’évite aussi les lunettes de soleil. C’est une chose de moins à traîner, que je risquerais d’échapper.
Le bruit, c’est un peu moins grave. On peut déballer quelque chose, ouvrir un contenant, dézipper son sac, bouger, soupirer. Le bruit de la rivière enterre pas mal tous les autres, sauf les cris.
J’ai découvert le spot la semaine dernière. Je suis arrivée tôt parce que je voulais faire du repérage avant que les autres arrivent. Des fois, j’arrive trop tard et il y a déjà du monde sur le bord de la rivière, ou sur le chemin qui y mène. Dans ce temps-là, je vire de bord.
Il y a huit jours exactement, je suis arrivée assez tôt pour trouver un coin tranquille. Une place où personne ne pense regarder. Je l’ai enfin trouvé, l’arbre parfait. À côté du tronc, il y a une roche assez haute pour atteindre les bonnes branches. C’est un sapin baumier, un gros qui, par miracle, a échappé aux massacres des Noëls du dernier siècle. Il est vieux et presque mort. Il ne sent pratiquement plus rien. Il n’a pas trop de gomme qui colle sur les vêtements. Même si ça sent bon, la gomme de sapin, c’est difficile à faire partir alors j’évite. Je ne veux pas de trouble avec ma mère.
Je compte les jours depuis ma découverte : huit. Je compte beaucoup de choses : le nombre d’enfants en bas, les tuiles au plafond de ma chambre, les trous dans mes espadrilles, le nombre exact de secondes que met un œuf à cuire, le rond à quatre, pour que le jaune demeure coulant, mais qu’il ne reste plus de morve. Plus on planifie, plus on s’évite les mauvaises surprises.

Ce fut d’abord de la chance : un hasard, une bonne réaction, un plaisir. Maintenant, c’est de la préparation : mentale, physique et matérielle.
Je sursaute encore quand je croise mon image : son reflet dans les vitrines, sur les petits et grands miroirs, en miniature sur les photos. Je n’ai pas le bon visage. Certains diraient : « Tu as le parfait visage. » Je suis née avec le visage d’une autre et mon vrai visage est ailleurs, occupé à recouvrir la mauvaise âme.
Je n’ai pas ce qu’ils appellent le physique de l’emploi. Ma face devrait être anguleuse et magnifique, maigre, avec l’air légèrement malade qui attire certains hommes. Cette allure de femme dangereuse et mystérieuse qu’on nous présente sans cesse, je ne l’ai pas. À la place : un visage sain et clair, le mien. Mes traits sont si inoffensifs. J’irradie l’innocence et les plaisirs simples, comme la fermière sur les pintes de lait, la jeune fille sur les crèmes anti-acné. Comme elle, mes pores respirent bien. Traits ronds, sourire facile, bonnes dents, yeux rieurs. J’ai même des pattes d’oie qui se dessinent, quand on regarde de près. Ma peau pâle rosit sous l’effet du vent, du froid ou de l’effort. Mes joues sont à croquer en automne. On n’a jamais cessé de me le dire. Toutes ces heures passées au grand air, les taches de rousseur : on n’y suspecte rien, sauf la santé.
Où est cet autre visage qui devrait être le mien ? Où sont passés la mâchoire pointue, les grands yeux fiévreux, les pommettes saillantes ? Ces cheveux sévères, sur qui ont-ils poussé ? Mon âme a-t-elle été confondue avec une autre dans les limbes, échangée par mégarde, comme ces bébés naissants dans les hôpitaux d’Amérique latine ?
Est-ce que les gens laids sursautent, eux aussi, quand ils voient leur reflet, estomaqués par leur physique ingrat, qu’aucune accumulation de souffrance n’atténue ? Ressentent-ils la même confusion que moi, après certains actes, parce que je n’en reviens pas que ma face conserve sa symétrie ?
Si je correspondais à mon intérieur, j’aurais un air dangereux, comme les méchants dans les films, ceux qui meurent rapidement : la chair à canon basanée, les chauves, les défigurés, les autres. J’émettrais aussi l’odeur du danger, mais je dois me rendre à l’évidence : il n’en est rien. Mon bouquet de phéromones percute les gens sans qu’ils s’en rendent compte, comme les virus ou les radiations. Pourtant, le danger, c’est cette femme que je regarde du coin de l’œil dans la vitrine, son reflet qui me suit à chaque nouvelle fenêtre. C’est elle dans la salle de bain, au-dessus du lavabo. C’est elle qui sourit avec son air innocent.
J’ai l’air d’une infirmière, d’une libraire, d’une joueuse de soccer. Mon visage est mon meilleur alibi.

Je devrais commencer par le début. J’ignore à qui je m’adresse. Tu es une créature du futur, puisque le moment présent est déjà terminé. Je t’appelle créature, car les hommes et les femmes sont des catégories qui pourraient disparaître, comme la théorie des humeurs. Es-tu un amas de graisse ? Es-tu un encéphale dans une jarre ? Peut-être que mon texte a été converti en impulsions électriques, prédigérées pour un cerveau seul, sans organes, qui flotte dans un liquide nutritif et conducteur. Es-tu une machine ? Es-tu un enfant ? Es-tu citoyen de la République populaire de Chine, maintenant que vous êtes devenus les maîtres du monde ? Es-tu un réfugié intergalactique ?
Peut-être que rien n’a changé, yet. Dans ce cas, tu es une créature du futur immédiat. Tu es ma voisine, mon employeur ou mon ami. Je préfère quand même me dire que je m’adresse à quelqu’un qui ne sera pas ici en même temps que moi. Je ne veux pas blesser une personne de mon entourage. On n’empoisonne pas son propre puits.
Je choisis le danger et un jour j’aurai trop poussé. Ma vie sera brève, comparée aux statistiques. Tout est relatif : à l’époque de la peste bubonique, j’en serais au crépuscule de mon existence. Ou déjà morte, en couches. Ou de la pneumonie dont j’ai souffert à cinq ans. Sans la médecine moderne, on serait bien tous morts, avec nos corps flasques, nos grosses têtes, nos yeux de taupes. Ça, ou notre anxiété rampante.
De toute façon, j’anticipe qu’il reste dix, quinze ans, avant qu’on soit tous suivis à la trace, de la fécondation à la crémation. Même avant, même après. On l’est déjà, si on ne fait pas attention. Je fais attention. Je m’amuse et je saupoudre un peu de ma justice avant la fin, avant qu’un Système immense et impossible nous avale tous.
Donc, cela se passe l’après-midi. C’est aussi, je le vois maintenant, la fin de mon enfance. Le soleil est encore très haut dans le ciel, mais il ne fait pas trop chaud, peut-être vingt-quatre degrés. Le vent est frais. Il vient du nord, lentement. Je sens le soleil à travers mon linge et sur ma nuque, là où il passe entre les feuilles des arbres autour. Tout est beau. Ça sent bon : le vent, le vieux sapin, moi.
Déjà, dans ce temps-là, juchée dans mon arbre, je pense à vous, gens du futur. Je m’imagine à votre place, et tout savoir. Je regarde cependant la télévision et, comme la majorité des enfants, j’entretiens le sentiment d’assister à la mort de quelque chose de précieux : la terre, l’air frais, l’eau qui coule, le chant des oiseaux qui entre par la fenêtre, le matin. Tout ceci va mourir, parce qu’on ne recycle pas assez, qu’on rase la forêt amazonienne, et qu’un malade a mis le feu à une pile de pneus à Saint-Amable.
Décrire l’époque dans laquelle on vit est toujours difficile : on focalise sur ce qui semble important sur le coup. Le quotidien est souvent laissé de côté. Pourtant, il révèle beaucoup plus que nos idéaux profonds. L’exemple que je donne, quand j’ai des conversations imaginaires avec des entités venues d’ailleurs (temps, espace, espace-temps), c’est que tout ce que nous mangeons, ou presque, aura été à un moment où un autre dans un emballage en plastique. Le sachet qui contient les semences. Les racines, protégées par une bâche qui conserve l’humidité et retient la chaleur. Les fruits et légumes qui vont dans un petit sac transparent, puis un sac plus grand avec les autres aliments, puis sous une pellicule de cellophane quand il en reste, ou pour les réchauffer, et enfin dans la poubelle, et ensuite dans un plus gros sac-poubelle. La viande aussi. Elle arrive le plus souvent dans un contenant de styromousse recouvert de plusieurs épaisseurs de cellophane, et parfois le morceau est entre deux épaisses feuilles de plastique fusionnées ensemble, mis sous vide.
Et rajoutons les bouteilles de jus, d’eau, de boissons sucrées. Certains ont même osé mettre le lait dans des bouteilles de plastique, ce qui le rend infect. Le lait pour les enfants est généralement distribué dans une poche de plastique, qu’on achète par lot de trois ou quatre, emballés à leur tour dans un sac de plastique plus grand. Celui-ci a de la couleur et contient les informations que les poches individuelles ne dévoilent pas.
Viennent ensuite tous les biscuits, les craque¬lins, la crème glacée, les pâtes alimentaires, et tout ce qui a été plus ou moins transformé avant de nous parvenir, placés de manière astucieuse sur des centaines d’étagères dans lesquelles nous déambulons en poussant un chariot de métal, car transporter notre nourriture sur de longues distances nous est maintenant une tâche impossible. Plus assez de volonté, plus assez de muscles.
Dans le temps, j’étais certaine que malgré les propos rassurants du dépliant, Tchernobyl se répéterait à Gentilly. La compagnie Candu, qui fabriquait les réacteurs, était venue à notre école nous expliquer les merveilles du nucléaire. Leur savoir-faire était si avancé qu’un accident était impossible. Les déchets radioactifs étaient enfouis dans notre solide Bouclier canadien, à l’abri des pires catastrophes. Je ne les croyais pas. J’étais aussi convaincue que les pluies acides grignoteraient tout et tueraient les lacs. Aujourd’hui, on parle beaucoup moins de ça. Une nouvelle est un bris dans la continuité. Quand le monde crève en permanence depuis des décennies, les médias se fatiguent, comme nous.
Prenons l’axe positif : je vis une époque délicieuse, où l’abondance des technologies et des temps libres, pour ceux qui en font le choix, permet de réaliser de grandes choses. Nous sommes encore libres, le secret est toujours permis. Ceux qui ont quelque chose à cacher peuvent le faire. Je peux ainsi leurrer et mentir impunément. Je teste fréquemment mes quelques pouvoirs. Mon invisibilité est ce dont je suis la plus fière.
Pour vivre, je pratique un métier qui sera, un jour, obsolète, comme celui de draveur ou de facteur télégraphiste. Je suis traductrice. Le jour où les machines comprendront l’ironie, le contexte, le quotidien et la banalité, l’humour et toutes ces perles de la nature humaine, les traducteurs seront superflus. En ce moment, même les mauvais traducteurs comme moi peuvent manger et payer leur loyer. Mais, comme le reste, notre temps est compté.

Extraits
« Au démarrage de ma vie d’adulte, j’habite avec deux amis dans un appartement d’étudiants, c’est-à-dire un appartement de pauvres. Notre alimentation contient beaucoup de pâtes alimentaires parce qu’on est trop orgueilleux pour se plaindre à nos parents des contraintes monétaires associées à notre nouvelle liberté. Nouilles, café et marijuana: la diète de l’étudiant. » p. 36

« Les secrets épuisent. Je n’avais jamais vraiment compris le sens de l’expression «lourd à porter», avant. Ce n’est pas que j’éprouve de la culpabilité, c’est l’impossibilité de me vanter que je trouve le plus difficile, Je fais donc de mon mieux pour oublier l’épisode. » p. 48

« En tirant sur mes voisins, j’ai failli à une de mes règles: ne pas intervenir dans son propre écosystème. Je suis consciente que mes actions sont très bizarres, même si elles sont anodines et faciles à réaliser. Je comprends que leur effet psychologique peut être dévastateur. Une personne normale ne prend pas la peine d’aller aussi loin, de planifier ses actes au quart de tour, de jouer ainsi avec ceux qui l’entourent.
J’évite donc de punir mes voisins, mes collègues immédiats et encore moins ma famille et mes amis. Le temps aussi est important, essentiel pour que les gens dans ma mire m’oublient. Tirer sur ses voisins d’en face, c’est de la négligence, de la faiblesse. Je pense que la ville me rend folle. Du moins, elle me fait faire des erreurs. » p. 85

À propos de l’auteur
KURTNESS_JD_©Sebastien_LozeJ.D. Kurtness © Photo Sébastien Lozé

Née à Chicoutimi d’une mère québécoise et d’un père ilnu de Mashteuiatsh, Julie Kurtness a quitté son Nord natal pour étudier les microbes à Montréal, mais elle a finalement bifurqué vers l’écriture et, plus récemment, l’informatique. Sous son nom de plume J. D. Kurtness, elle a publié un premier roman à l’humour acide qui raconte l’histoire d’une sympathique tueuse en série, De vengeance, en 2017. À la fois noir et drôle, le livre est immédiatement salué par la critique. En 2019 paraît son second livre, Aquariums, un roman généalogique dont le récit s’inscrit dans la longue durée pour se conclure dans un avenir rapproché où l’humanité est victime d’une épidémie sans précédent. Kurtness contribue également à différents projets littéraires, comme l’exposition Le legs (Kwahiatonhk! 2021) et le collectif Wapke (Stanké, 2021). Elle s’est promis d’écrire un jour sur la paix dans le monde. (Source: canadafbm2021.com / kwahiatonhk.com)

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Bivouac

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En deux mots
Les activistes écologiques canadiens ont trouvé refuge dans le Maine où ils vont parfaire leur formation. Raphaëlle et Anouk doivent quitter leur cabane pour aller se ravitailler avant de pouvoir regagner la forêt. Tous vont se retrouver pour mener le combat contre les sociétés dénaturent leur environnement.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le combat des écologistes canadiens continue

Après Encabanée et Sauvagines, Gabrielle Filteau-Chiba poursuit son engagement en faveur de la préservation de la forêt canadienne. Un combat contre la construction d’un oléoduc qui va virer au drame.

Nous avions découvert Gabrielle Filteau-Chiba avec son saisissant premier roman, Encabanée, qui retraçait le choix fait par la narratrice de passer un hiver en autarcie dans la forêt canadienne. C’est là qu’elle avait croisé pour la première fois le militant écologiste Riopelle. Puis dans Sauvagines, elle a suivi le combat de Raphaëlle, agente de protection de la faune dans le haut-pays de Kamouraska. C’est dans ce second épisode qu’elle tombait amoureuse d’Anouk.
Avec Bivouac, le troisième volet de cette trilogie sur les combats écologiques – mais qui peut fort bien se lire indépendamment des deux premiers romans – elle choisit le roman choral qui va donner la parole à tous ces personnages, servis par une plume acérée.
Les premières pages retracent la fuite de Riopelle, le surnom de Robin. Il part chercher refuge dans le Maine à travers la forêt et le froid. Opposé à la construction d’un oléoduc qui dénature la forêt, il a bien essayé les recours juridiques, mais ils n’ont pas abouti ou ont été enterrés dans des procédures administratives, si bien qu’avec ses amis, il ne lui restait plus qu’à s’attaquer aux engins de chantier. Traqué par la police, il va réussir à rejoindre le refuge américain qui sert de base arrière aux militants. C’est là qu’il entreprend, avec ses pairs, de parfaire sa formation et ses connaissances en écologie et en droit de l’environnement avant de poursuivre le combat et de lancer l’opération Bivouac.
Après cette première partie, entre roman d’aventure et d’espionnage, on retrouve Anouk et Raphaëlle. Les deux amoureuses ont passé l’hiver dans leur yourte avec leurs chiens de traîneau, mais doivent désormais songer à refaire le plein de vivres. Anouk, qui doit céder à un ami une partie des chiens, ne voit pas d’un très bon œil le voyage jusqu’à une ferme communautaire, mais elle suit Raphaëlle. En se promettant de revenir au plus vite.
À la ferme Orléane, le travail ne manque pas et elles vont très vite trouver leurs marques. Mais des dissensions vont commencer à se faire jour, notamment après la perte accidentelle d’un veau et la constatation que tout le troupeau souffre.
Le retour va alors s’accélérer, avec le projet de démolir la cabane existante pour en ériger une plus solide et plus confortable.
Tous les acteurs vont donc finir par se retrouver dans le Haut-Pays de Kamouraska pour mener le combat contre ceux qui abattent les arbres et mettent en péril la biodiversité et accroissent le dérèglement climatique. Une confrontation qui va virer au drame et voiler de noir ce nouveau chapitre d’une lutte à armes inégales.
En fière représentante de la littérature québécoise, Gabrielle Filteau-Chiba continue à nous régaler avec sa langue imagée et ses expressions que le contexte permet de deviner. Remercions donc l’éditeur d’avoir fait le choix de ne pas «franciser» le texte, ce qui nous permet de savourer, par exemple, cette belle volée de bois vert: «Les hosties d’enfants de chienne de mangeurs de tofu du câlisse… M’as les gargariser à l’eau de Javel pis les faire regarder pendant que je rase toute le bois deboutte.»
(Ajoutons qu’un glossaire en fin de volume permet de déchiffrer ces insultes ainsi que tous les mots québécois).
Reste ce combat désormais mené en groupe, servi par le lyrisme de la romancière. Elle nous tout à la fois prendre conscience des dangers qui menacent sans occulter pour autant les contradictions des écologistes. Mais c’est justement cette absence de manichéisme qui fait la force de ce livre, dont on se réjouit déjà de l’adaptation cinématographique, car les droits des trois volumes ont été achetés par un producteur.

Bivouac
Gabrielle Filteau-Chiba
Éditions Stock
Roman
368 p., 22 €
EAN 9782234092938
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Canada, dans le Haut-Pays de Kamouraska. On y évoque aussi un séjour aux États-Unis, dans le Maine.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Raphaëlle et Anouk ont passé l’hiver dans leur yourte en Gaspésie, hors du temps et du monde. À l’approche du printemps, Raphaëlle convainc sa compagne de rejoindre la communauté de la Ferme Orléane pour explorer la possibilité d’une agriculture et d’un vivre-ensemble révolutionnaires… ainsi que la promesse de suffisamment de conserves pour traverser les saisons froides, au chaud dans leur tanière.
Rapidement la vie en collectivité pèse à Anouk et les premières frictions entre elle et Raphaëlle se font sentir. La jeune femme décide d’aller se ressourcer dans sa cabane au Kamouraska, entre les pins millénaires et le murmure de la rivière. Elle ne tarde pas à y recroiser Riopelle-Robin, un farouche militant écologique, avec qui elle a eu une liaison aussi brève que passionnée. Aux côtés d’« éco-warriors » chevronnés, ce dernier prépare une nouvelle mission : l’opération Bivouac. Son objectif: empêcher un projet d’oléoduc qui doit traverser les terres du Bas-Saint-Laurent et menace de raser une forêt publique, véritable bijou de biodiversité.
Anouk, bientôt rejointe par Raphaëlle et ses alliées de la Ferme Océane, se lance à corps perdu dans la défense du territoire. La lutte s’annonce féroce, car là où certains voient une Nature à protéger, d’autres voient une ressource à exploiter, peu importe le coût.
Gabrielle Filteau-Chiba renoue avec ses personnages de marginaux sensibles et libres et signe un grand roman d’amour et d’aventure sur la défense de l’environnement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Presse (Iris Gagnon-Paradis)
Le Devoir (Anne-Frédérique Hébert-Dolbec)
Journal de Montréal (Sarah-Émilie Nault)
Accès (Ève Ménard)
Coopzone

Les premières pages du livre
Première partie
Vers Allagash

Chapitre 1
Toucher du bois
Riopelle
À voir valser les conifères, à entendre grincer leurs troncs, je ne donnerais pas cher de ma peau. Tout ce qui compte dans l’instant présent : remuer les orteils, déglacer mes doigts, gagner du terrain plus vite que le froid.
Je suis seul. Je ne peux plus compter sur ma meute pour m’éclairer, débattre du chemin le plus sûr et des routes passantes à esquiver, à savoir si le rang du Nord me mènera paradoxalement plus vite à la frontière sud. Pas question que je sorte mon GPS tout de suite. La batterie ne fera pas long feu par un temps pareil. De toute façon, je n’arriverais pas à pitonner*1 tant mes doigts et l’écran risquent de figer.
Je vais de banc de neige en banc de neige, aveuglé par la poudrerie, un pas à la fois. La gifle du vent me fait contracter tous mes muscles, traverse ma capuche et ma tuque. J’entends des sifflements fantomatiques, qui hèlent sans jamais reprendre leur souffle, eux. J’aurais dû donner une autre chance au char. J’aurais dû.
Je revois mon père, qui donnait une volée aux appareils au fonctionnement intermittent, pour les relancer. Des fois, ça marchait. D’autres fois, il se défonçait les jointures en vain. Je me rappelle ses colères, le rose à ses joues, son torse bombé. C’est bien trop vrai, j’ai hérité de son agressivité quand les objets me chient dans les mains. Il y a aussi beaucoup de monde que je rêve de secouer en l’air. Mais la violence n’éveille pas les consciences, dirait m’man, à son époque bouddhiste. Je l’entends presque me susurrer : Anitya, tout est éphémère, mon garçon. Oui, tel le fourmillement des membres avant leur congélation.
C’est mauvais signe, ces apparitions du passé. Je reste imprégné des images qui me viennent, un continuum de guides qui m’aide à persévérer, tandis que je pose machinalement un pied devant l’autre, maintenant la marche ininterrompue vers l’avant. Ma barbe est incrustée de glaçons, qui rejoignent ceux de mon cache-cou en polair. Les étoiles scintillent comme mille milliards de diamants coupants. Mon souffle, qui n’est plus qu’un sifflement, me fait mal. Malgré mes pelures, je sens maintenant la morsure du froid gagner mes os.
Je divague. Un arbre me parle. Je pique vers lui, un hêtre de mon âge, pour flatter son écorce lisse. Toucher du bois. Mes bras sont raides comme des bâtons de ski. Je fais une prière tacite. Forêt, aide-moi.
Je marche longtemps encore, assez pour comprendre que la radio ne mentait pas et que la météo apocalyptique rend périlleuse toute tentative de survie à découvert. Je pense à Saint-Exupéry, écrasé en plein Sahara libyen, à ce que je n’ai pas compris du Petit Prince1. Je songe aux coureurs des bois égarés du temps de la colonie, à ce vieux pêcheur errant en mer d’Hemingway2. Tous allés trop loin. Est-ce la morale de ces histoires, dont j’ai oublié la fin ? Jeu d’esprit. À savoir si on se déshydrate plus vite dans le désert, brûlé de soleil en plein océan ou exposé au froid sur ce rang anonyme ? Mon esprit roule sur la jante, des routes qui ne débouchent sur rien aux banquises qui fondent, jusqu’aux neiges des sommets qui ne sont plus éternelles, en passant par tous ces espaces sauvages devenus hostiles, même pour les espèces qui s’y étaient adaptées au fil de mutations millénaires.
Je suis le plus mésadapté d’entre tous. Mammifère sans fourrure véritable.
J’avance longtemps, longtemps encore, en me parlant, habité par les quêtes d’hommes éprouvés par le climat, toutes époques confondues. Progresser par un temps pareil relève de la pure folie. Mais on m’a entraîné pour ce genre d’épreuves. Je n’ose pas enlever mes gants, même pour constater la gravité de mes engelures. Faut atteindre le point de rendez-vous, et vite. Je pense à Marius et aux autres. Je me demande s’ils ont tous réussi à s’échapper. S’ils sont déjà aux États-Unis, si les faux passeports ont passé aux douanes, s’ils sont menottés au fond d’un char de police ou dans une cellule des Services secrets. Si on les a laissés appeler notre avocate ou croupir dans une autopatrouille des heures et des heures sans chauffage, tous droits bafoués, jusqu’à une salle d’interrogatoire dont ils ne sortiront peut-être jamais.
Nous sommes autodidactes. Vandaliser des installations pétrolières, saboter de futures stations de pompage, forcer l’arrêt de trains charriant du pétrole lourd de l’Alberta, c’est devenu notre métier par la force des choses. Cette fois, urgence climatique oblige, il a fallu aller plus loin. Cet énième béluga échoué sur la rive de Trois-Pistoles nous a inspiré un coup de théâtre. Nous avons récupéré l’animal dans un linceul de toile bleue et l’avons transporté dans un garage, à l’abri des regards. Il fut décidé que, comme tous les bons petits écoliers, il irait faire une visite du Parlement.
Arielle a-t-elle réussi notre pari d’étendre la baleine morte sur une mare de mélasse, en plein centre de la place publique ? Ou s’est-elle heurtée aux gardes de sécurité, alertés par les caméras ? La tempête paralysante a-t-elle joué en sa faveur, toutes les forces de l’ordre étant mobilisées pour sécuriser les stations-service et aider les civils enlisés ? Le parvis de notre pétro-État était-il désert à l’aurore, puis noir de monde et de médias à midi ? Qui de mes frères et sœurs d’armes verra sa véritable identité percée et se retrouvera bientôt derrière les barreaux ? Comment les médias traiteront-ils la nouvelle, s’ils la couvrent ?
L’opération Baleine noire maintenant terminée, nos liens sont dissous. Et moi, il me faut faire mon bout de chemin sans réponses, tant que je n’aurai pas accès à un ordinateur crypté, en lieu sûr. Si, seulement si je parviens au point de rendez-vous.
Soudain, mon esprit cesse brutalement d’errer. À mon horreur, le froid mordant fait place à une sensation de picotement diffus, puis de chaleur douce – mauvais signe, mes engelures gagnent la manche. Je ne sens plus mes doigts mes mains mes orteils mes talons mes oreilles mon front mon nez. Je force le pas, comme un bison à bout de courage, m’accrochant à l’instinct de survie, tout en ruminant mes fautes. Et tout à coup, je me rappelle l’essentiel : les bandelettes autochauffantes, la boisson énergisante, l’huile de CBD, le contenu de la trousse et le protocole pour le rationner.
Sous le vent, je m’assois en boule et déchire les sachets un à un. Bientôt, mes mitaines seront cuisantes, j’avancerai boosté de guarana sans plus sentir la cristallisation de mes extrémités. Mes idées se placent, j’ai malgré tout franchi une bonne distance, la joie revient.
Sous la Voie lactée de mes sept ans, je rêvais de fusées interstellaires. Couché sur le dos, les mains derrière la tête, je perdais la notion du temps, perché dans ma cachette dans les arbres. J’veux jouer encore un peu dehors, maman, y a même pas de mouches ! Mon père m’avait construit cette cache, c’était à mes yeux l’ultime preuve de son amour. Elle était interdite aux adultes et aux filles. J’y ai lu tant de BD, joué au pirate avec un trésor constitué de pépites de pyrite de fer. J’y ai caché toutes mes trouvailles : mues de grillon, cailloux brillants, plumes de geai bleu, onces*2 de pot, capotes. Plus tard, j’ai tapissé mes murs d’articles et de portraits de Julia Butterfly Hill, perchée comme moi mais durant sept cent trente-huit jours pour sauver Luna, un séquoia millénaire, des coupes forestières. C’est là-haut que j’ai appris la honte d’être humain, coupable par association de la destruction de la vie sauvage. L’été de mes douze ans, ma cour arrière, un boisé d’arbres matures, a été rasée à blanc. Désormais, de ma cache, j’avais vue sur une faille dans le décor, une tranchée pour gazoduc. J’arrivais pas à m’y faire. Mets-toi des œillères, mon petit homme, disait p’pa. J’y suis jamais parvenu. Après tout, s’il y avait une Julia Butterfly Hill en Californie, il y avait de l’espoir. J’ai trouvé des têtus comme moi, d’abord chez les scouts, puis à l’exposciences, et enfin au cégep, en parcourant les babillards. On voulait se battre pour tous ceux qui nous conseillaient de détourner le regard de ce qui dérange, riant de nos idéaux soi-disant incompatibles avec la sacro-sainte croissance économique. Nous étions convaincus qu’il suffisait d’une étincelle pour les réveiller.
C’est plus dur que ça, finalement.
Notre Terre est en feu, mais ça leur importe moins que la fructification de leur pension. Les dérèglements climatiques engendrent des tempêtes monstres, comme cette vague de froid qui me scie les bras. L’écolo en moi me pousse à croire que je n’ai pas fini de servir la cause, que je dois continuer de marcher, qu’il faut que je m’en sorte, quitte à perdre quelques doigts. L’autre voix de ma conscience fait contrepoids, soufflant à mon oreille : T’es pas fatigué de te battre, de te mettre tout le monde à dos, de porter tout ce poids sur tes épaules ? On en a vu d’autres, hein, Cowboy ? On n’est pas faits en chocolat.
Bientôt, il fera noir comme dans le cul d’un ours. La fatigue telle une chape de plomb de plus en plus lourde sur mes épaules, je combats l’envie de me coucher par terre. Qu’il serait bon de me laisser aller dans la neige et le sommeil rien qu’un peu.
J’allume mon GPS. C’est là ou c’est jamais. Bip bip bip. Mes coordonnées. Bingo. Le point de rendez-vous, par là. La pile chargée à 97 %. J’arrête de mourir. Je vais pouvoir me sortir vivant du bois.
Déesse soit louée.

Chapitre 2
Sacrer le camp
Riopelle
L’aurore. J’y suis presque. Tous ces kilomètres franchis dans le noir, et cet espoir lumineux au loin. Marche vers le soleil, Riopelle, et tout ira. Je pique plus à l’est sur un sentier tapé par motoneiges et orignaux. Pas un instant cette nuit je n’ai pensé aux bêtes, au risque qu’elles remontent ma trace. Les ours noirs sont au chaud, lovés les uns contre les autres. Les cougars ne courent plus les rues depuis des lunes. J’ai plus peur de la bêtise humaine que d’être pris en chasse.
Comme Arielle, qui préfère les mammifères marins à ses pairs humains. Qui traînait deux poings américains dans ses poches pour se redonner du courage quand elle marchait seule, à Seattle, tard le soir. Qui a choisi la double mastectomie préventive pour ne pas subir le même sort que sa mère, morte au lendemain de sa retraite. Mais même avec la tête rasée, même sans poitrine, sa force de guerrière irradiait. Emplissait la pièce. Je la revois à bord du pick-up, il y a quelques jours, le béluga couché dans la remorque. Elle était la reine de notre jeu d’échecs, et elle avait foncé avec la détermination de ceux qui n’ont plus rien à perdre.
Je ferme les yeux un instant, imaginant mon char, très loin là-bas, blanc sur blanc. Flash foudroyant, frôlant la prémonition : mon imminente arrestation, mes doigts qu’on appuie dans l’encre noire, mon identité à jamais fichée, quand ils compareront mes empreintes à celles trouvées dans l’auto abandonnée, le jour du déraillement. Je prie pour que la tempête avale le char. Mère Nature, efface mes traces.
Je gobe encore quelques gouttes de CBD, m’accordant une pause GPS pour me recentrer. Soulagement quasi instantané. Je souris, apaisé par les couleurs, le violet des nuages, les rayons qui caressent l’horizon hérissé de conifères.
Je lève les yeux au ciel, je suis toujours libre comme l’air, je n’entends même plus d’hélicoptères. J’en souhaite autant à mes amis, où qu’ils soient.
Je n’en saurai rien. J’avance tête baissée, la mort dans l’âme.
Un mort. Le pire de tous les scénarios auxquels nous nous étions préparés. Le conducteur de locomotive n’a pas dû voir, non, les pancartes d’arrêt-stop fixées des kilomètres plus avant, doit avoir foncé de plein fouet sur les troncs d’arbres entravant les rails. Nous avions pourtant calculé et recalculé la vitesse du train et son délai de freinage, pour que les cargos de bitume aient le temps de s’immobiliser avant d’atteindre Saint-Pascal. Pourquoi, mais pourquoi le chauffeur n’a pas freiné ? À la radio, pas question d’autres victimes ni de déversement de pétrole lourd, ce n’est donc pas le pire du pire. Mais un innocent a perdu la vie par notre faute, par ma faute. Les médias et le politique récupéreront la nouvelle, nous démoniseront. Ils auront enfin de quoi semer la terreur. Et matière à entacher toute l’opération Baleine noire.
Et moi, hein ? Simple pion, je serai à jamais complice et responsable de la mort d’un homme. J’essaie de me souvenir des paroles de Marius. De la mission, de nos commandements, des risques inhérents à chaque opération d’envergure. Ses mots comme des bouées, sa voix de bateau-phare. Mais le maudit petit démon sur mon épaule me chuchote méchamment : L’enfer est pavé de bonnes intentions. Je le chasse en même temps que les branches qui me griffent au passage. Mieux vaut focaliser mon attention sur les paroles de mon mentor, sur les derniers kilomètres à franchir, repérer les drapeaux noués aux arbres.

Un tissu social, disait Marius. Quand vous vous sentez au bord du gouffre, rappelez-vous qu’il suffit d’un appel pour rameuter des gens qui sont prêts à tout pour vous aider. Pour eux et elles, vous êtes des héros.
Même maintenant, considérant les derniers événements ? J’imagine tous ces liens comme les câbles d’un grand filet, et moi, avançant tel un funambule en sécurité au-dessus du grand vide. Il faut avoir confiance en leur bienveillance, en leur total dévouement. Ces gens, au sacrifice de leur vie de citoyens irréprochables, nous offriront s’il le faut un lift, des vivres, un véhicule accidenté remonté en douce, des cartes d’appel prépayées, les clés de maisons vides, un lit chaud, de l’amour libre, des vêtements propres.
Un foutu bon tissu social.
J’extirpe ma boussole de ma poche intérieure. Plein sud astheure. J’ai du frimas aux cils. Je m’enfonce creux malgré les raquettes, mais le moral va mieux. Je rallume mon GPS et insère une carte SIM neuve dans le BlackBerry. Bip bip bip. Bien, les piles coopèrent. Je tire de ma mémoire des séries de sept chiffres, envoie un premier texto codé à mes contacts mémorisés. La ligne du Maine est droit devant, plus qu’à un kilomètre. Un sympathisant près de son téléphone viendra me rejoindre de l’autre bord sans tarder, le char plein d’essence et de couvertures. J’ai confiance.
Le Maine… Je l’ai visité, enfant, avec mes parents. J’ai des photos dans une boîte à chaussures et des souvenirs de sable dans mes oreilles, de pare-soleil jaune-rouge-bleu, de visages hâlés. Ma mère si jeune dans son tricot corail, l’afro de mon père dansant en l’air à chaque foulée lors de son jogging matinal. Toutes ces plages plongées dans le sépia et le beige.
Le Maine que je m’apprête à découvrir à froid me semble bien différent de l’image que j’en garde. Je progresse sous une forêt mixte, enneigée, les vallons galopants font place aux pentes douces des Appalaches. Depuis les dernières gouttes de CBD, je ne sens plus le froid. Je me laisse émerveiller par le paysage. Je n’ai plus l’impression de courir comme un lièvre. J’avance, vigilant. Je mange de la neige, laisse le soleil me brûler les lèvres, cède à une envie folle d’uriner. Pas évident de se déshabiller avec les doigts pris en serre d’aigle… En pissant mon trou dans la croûte polaire, une odeur féline me monte au nez. Me reviennent les instants de pur bonheur passés dans la cabane de l’ermite, comme arrachés à la réalité.
Si je me tire vivant d’ici, si un jour je reviens dans ces bois, j’ose espérer qu’on se reverra.

Chapitre 3
Passer les lignes
Riopelle
Je sais maintenant que je suis de l’autre bord. Quand j’ai vu la lisière sans arbres, cette voie libre de trente pieds parfaitement droite, j’ai su. Au cas où il y aurait des caméras dissimulées ou une quelconque surveillance aérienne, j’ai rabattu ma tuque par-dessus mes sourcils, remonté mon cache-cou jusqu’à mes yeux et foncé comme le dernier des chevaux sauvages. Mon cœur voulait me surgir du torse.
Une fois de l’autre côté de la frontière canado-américaine, au lieu de lâcher un cri, je m’accroupis, sur mes gardes. Et si des chiens pisteurs étaient déjà à mes trousses ? Mais non, Rio, ce seraient plutôt des drones. Je me risque quand même à ressortir mes appareils. Les écrans se fixent. Bip bip, le GPS me renvoie enfin mes coordonnées. Vaut mieux profiter du réseau pour informer sans tarder mes contacts de mon emplacement exact. Je remplace ma carte SIM par une nouvelle, rallume le cellulaire, en priant pour que la batterie ait tenu le coup. Déesse soit louée ! J’envoie un signal à mes contacts. Puis je retire la carte, que je jetterai dans une poubelle tantôt. Difficile de détruire les traces numériques sans produire de déchets, malheureusement.
En petit bonhomme, je guette un temps, entre les arbres, les brèches dans le chemin, cherchant par où passer pour approcher la route sans attirer l’attention. La carte à l’écran du GPS m’indique la présence d’un ruisseau non loin. Je décide de longer la route. J’en crois pas mes yeux : il y a là un écriteau – le tout premier que je croise, en sol américain – en français :
Pont du ruisseau à l’eau claire
Suis-je vraiment aux États-Unis ? Est-ce que ça peut être le ruisseau Dead Brook que me montre mon GPS ? La pile faiblit à vue d’œil. C’est sensible au froid, ces bibittes-là. Vite, décide-toi. Par là, j’aboucherais sur une route : Irving Rd, qui serpente sur des kilomètres et des kilomètres vers rien. Je le sens pas. Ou par ici, je pourrais reprendre le bois et longer la voie déneigée. En même temps, faut pas trop que je m’éloigne, mon lift est censé être en route. Censé… Non, confiance !
J’opte pour le bord de route et me cache derrière un tronc. Accès de frissons. J’engloutis la moitié de mes raisins secs et cacahuètes salées en répétant mon mantra – J’ai froid, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout – en boucle, pendant d’éternelles minutes.
*
Char en vue ! Freinant doucement, la musique dans le tapis, une familiale flanquée de panneaux de bois arrive en klaxonnant trois coups secs, puis trois encore. Pout pout pouuut, pout pout pouuut. On dirait le refrain de Vive le vent, vive le vent. Puis j’aperçois la conductrice, qui baisse la vitre pour me faire un signe de peace.
Je me précipite vers la route, oubliant que j’ai des raquettes aux pieds. Je déboule la pente, les mains accrochées à mon sac à dos, perdant presque mes babiches, jusqu’à plonger le plus gauchement du monde à l’intérieur du véhicule. Là, je me laisse aller. Chaleur utérine. Soulagement immense. J’ai envie de pleurer.
– Hello, mountaineer.
– Hi. Thanks for coming so fast ! J’avais tellement froid !
L’Américaine venue à mon secours porte des verres fumés surdimensionnés. Elle me sourit de ses lèvres généreuses, peintes en rouge. Sa dentition est presque parfaite, à l’exception de la canine de droite, cassée en deux.
– OK, on dégage. Moi c’est Catwoman, en passant.
Et c’est vrai qu’elle a ce quelque chose de la femme-chat dans Batman. D’abord, son imperméable noir laqué, tout capitonné de pics chromés, puis son capuchon en peluche léopard avec oreilles de chat. Et surtout, son sex-appeal très assumé.
J’abandonne tout mon passé derrière et fais peau neuve. Jamais trop de précautions.
– Enchanté, Catwoman.
– Just call me Cat ! Toi, t’es qui ?
– Robin.
– Robin, of course. Ça me fait plaisir de te rencontrer.
Plaisir. Est-ce que c’est la chaleur de l’habitacle qui m’étourdit et me donne un flash de la bonne samaritaine, encabanée loin derrière, sa courtepointe, sa peau de pêche, ses cheveux fous sur l’oreiller ?
Catwoman enfonce la pédale, file les kilomètres jusqu’à la pancarte d’accueil d’un tout petit village, dont la calligraphie dorée est couronnée d’un orignal, au pied d’une chaîne de montagnes.
Welcome to Allagash

Chapitre 4
Écowarrior
Robin
Je me réveille quand Catwoman bifurque sur un chemin privé, qui débouche sur un imposant bâtiment d’accueil en bois rond. Elle me fait sursauter en enfonçant le klaxon, reproduisant le même code sonore que plus tôt.
Quelqu’un à l’intérieur éteint puis rallume les lanternes de part et d’autre de la porte d’entrée.
– All clear, me chuchote-t-elle.
La voie est libre. Pas d’embrouilles jusqu’ici. Je n’y crois presque pas. Je suis à Allagash, Maine, aux portes d’une pourvoirie. J’étudie les lieux à travers le pare-brise givré. Dans un banc de neige, à droite, sont jouquées plusieurs paires de raquettes et de skis de fond. Je remarque à l’orée du bois un panneau indiquant les longueurs, en milles, des sentiers qui sillonnent le domaine : on se croirait devant un véritable gîte touristique. Trois bouleaux blancs centenaires traversent la galerie et la toiture. J’aime aussitôt cette construction, où les arbres font office de piliers, ce lieu reculé tout de bois massif, datant du temps où il y avait encore des feuillus et des conifères géants partout.
J’allais sortir. Cat m’attrape le bras. D’accord, je dois rester encore un peu à bord. Il y a des choses qu’elle doit me dire… dont certaines règles de base à respecter une fois qu’on sera rendus à l’intérieur. Mais je les connais déjà, ces étapes du renoncement à l’identité. Ces règles me font l’étrange effet d’un déjà-vu :
Ne jamais révéler son vrai nom, ni de renseignements personnels sur son passé, sa famille et ses anciennes relations. C’est beau. Riopelle de Cacouna s’est rasé et réincarné en Robin des bois. J’avais triché à ce niveau-là avec Arielle, qui aimait jouer dangereusement. À vrai dire, on brûlait tous de connaître l’élément déclencheur qui nous avait poussés chacun et chacune à devenir des hors-la-loi.
En cas d’arrestation, taire toute information qui pourrait servir à faire chanter d’autres détenus. Évidemment, le silence est d’or. Un droit.
Ne pas croire les promesses de remise en liberté des forces de l’ordre. Je fouille ma mémoire, sonde pour voir si je me rappelle encore les numéros des avocats qui couvrent nos arrières. Oui.
Disparaître des réseaux sociaux. Depuis mille ans déjà.
Aucun selfie, cellulaire, ni courriel personnel. Ça me fait justement penser aux cartes SIM que je dois faire disparaître immédiatement. Je sors de ma poche intérieure un restant de joint. Demande des yeux à Cat, qui m’épie, si j’ai le temps, si c’est OK. Pour toute réponse, elle me tend du feu. J’en profite pour faire disparaître les traces de mes appels au fond du cendrier. Note à moi-même de le vider dans un feu de joie dehors, aussitôt que possible.
J’ausculte les écorces des arbres alentour, tandis que Cat me parle des mesures de sécurité en place à la pourvoirie. Je me prête au jeu, la laissant guider la conversation. Pour tout dire, ça fait déjà plusieurs années que je vis ainsi, en homme invisible, mes pièces d’identité m’attendant en sécurité dans un coffre-fort dont je ne connais pas l’emplacement. Marius n’est pas le seul à en avoir la combinaison. S’il lui arrive quelque chose, notre avocate, maître Victoria Shields – elle l’a, elle, le nom de défenderesse, en plus du chien et du flair –, nous sortira du pétrin. C’est elle qui coordonne notre comité juridique.
Sans se réjouir de notre infortune, les juristes se préparent pour nos procès. Marius m’a raconté qu’ils ont hâte de plaider la « défense de nécessité », laquelle n’a jamais encore été accueillie favorablement dans une cause écologiste au Canada. Il s’agit essentiellement de faire reconnaître que l’urgence climatique et l’inaction des gouvernements poussent les uns à la désobéissance civile et d’autres à poser des actes criminels. Maître Shields devra alors démontrer que, dans cette situation d’extrême nécessité, les accusés auront, certes, dérogé à la loi et violé certaines règles, mais seulement afin d’éviter un mal bien plus grand à la planète et à la société. Nous comptons sur la couverture médiatique des procès pour diffuser largement notre message. Il est fondamental que l’opinion publique soit de notre côté afin de réussir à sensibiliser et à rassembler une masse critique de citoyens autour d’un projet collectif : assoiffer le capitalisme en réduisant notre consommation au maximum et en occupant le territoire convoité par les pétrolières et les forestières. Le but ? Que les gens comprennent la nécessité de militer, de sorte que le politique entende enfin la science, et l’urgence de changer le cap de notre Titanic.
Hop, je me tire du véhicule, manquant de tomber tant mes jambes sont fatiguées. Je cogne mes bottes l’une contre l’autre pour déloger les amas de neige. Le manteau en cuir de Cat geint au moindre de ses mouvements. Nos crampons crissent sous notre poids. Le froid est mordant, même une fois à l’abri du vent, sur la véranda. Je passe instinctivement la main pour lisser ma barbe et me bute à un menton piquant. C’est bien vrai. Je suis Robin maintenant, le Canadien errant. Je dois peaufiner mon personnage… et soigner mes engelures au plus sacrant.
J’aime l’entre-deux des missions : l’anonymat, les règles claires, les limites à ne pas franchir, ces codes qui nous protègent les uns des autres, faisant de nous les maillons solides d’une chaîne humaine à toute épreuve.
J’écrase mon mégot. Quelqu’un débarre la porte de l’intérieur. Catwoman et moi franchissons le seuil du bâtiment d’accueil. Je jette un dernier regard sur le stationnement. La pourvoirie semble équipée jusqu’aux dents : véhicules tout-terrain, outils pendus aux murs extérieurs, canots juchés sur des réserves astronomiques de bois, cordées ici et là du sol jusqu’au toit, et même tout le long de la véranda.
Le hall d’entrée est propre, des coussins à carreaux rouge et noir ornent les coins du grand canapé en cuir usé, face au manteau de cheminée en pierre des champs, flanqué d’une tablette équarrie à la hache mettant en valeur une collection de canards en bois. Je reconnais les formes et les couleurs du huard, d’un colvert mâle, les autres, je ne sais pas. Le lustre au centre de la pièce est typique des gîtes de style habitant. Fausses chandelles avec coulisses de cire, ampoules ovoïdes, ossature de bois. Aux murs, des martyrs : une collection de têtes de chevreuils, de panaches d’orignaux et de photographies de prises spectaculaires encadrées. J’éprouve toujours un malaise face à ces trophées. En vigie sur ma droite, un lynx empaillé aux yeux de verre, debout sur ses pattes arrière, semble sur le point de bondir sur celui qui oserait s’aventurer à sa portée.
Tandis que nous délaçons nos bottes, Cat me chuchote que personne ne s’assoit vraiment dans ce salon, qu’en fait il sert uniquement à accueillir les visiteurs inattendus et à détourner leur attention. Comme ces boudoirs soignés où on nous interdisait, petits garnements, de poser notre derrière, de toucher à quoi que ce soit. Des cliquetis de clavier captent mon attention. Au bureau d’accueil, une femme au chignon retenu par un crayon à mine étudie plusieurs écrans, ses yeux passant de l’un à l’autre, épiant les mouvements de tout un chacun. Les lieux sont surveillés par plusieurs caméras, donc. Elles doivent être bien cachées : je n’en ai repéré aucune depuis mon arrivée.
Cat, qui devine ce que je cherche des yeux, me pointe les écrans, puis, se plaçant derrière moi, souffle à mon oreille en m’indiquant du doigt où sont dissimulées les caméras. Une dans l’œil vitré du buste d’orignal au-dessus de l’arche, une autre dans l’œil gauche du lynx près du couloir. Et ainsi de suite.
– We’re watching you, m’avertit-elle en plaisantant à moitié.
– Good, vous surveillez nos arrières.
Clin d’œil aux dames qui couvrent mes arrières. La femme sans âge, au chignon grichu, me sourit de ses yeux ambrés. Je me sais en sécurité.
– Eagle.
La surveillante des lieux a bien choisi son pseudonyme. Elle a effectivement un regard d’aigle, un nez aquilin, et son échevelure ressemble drôlement à un nid défait. Manifestement diligente, Eagle fait peu de cas de notre rencontre et regagne son balayage des écrans en nous pointant du pouce le couloir gardé par le lynx empaillé.
Une rumeur joyeuse émane de la pièce du fond.
– They’re waiting for you.
Ils nous attendent. Mais qui ?
Elle appuie sur le bouton de l’interphone et avertit la maisonnée :
– Eagle at front desk. Catwoman et son invité sont en route.
Les voix se taisent. Bruits de rangement prompt de papiers. Chaises grinçant contre le plancher. Vague de chuchotements, sitôt la porte entrebâillée. Fusent jusqu’à mes oreilles quelques rires contenus.
Catwoman me pousse légèrement vers l’avant pour que j’entre dans la pièce, puis referme la porte derrière nous. Ils sont quatre, assis à une table ovale, les yeux bandés de cravates colorées. Les visages aveugles se tournent tous vers moi. J’ai froid dans le dos. Ils me voient sans me voir. Attendent en silence. Mais quoi, un discours ? Un mot de passe ?
Mes yeux parcourent les murs tapissés de cartes et d’images. On dirait une classe de géographie ou de foresterie. Les vitres côté stationnement sont recouvertes d’une membrane plastique qui laisse pénétrer une lumière mielleuse. On ne discerne des arbres dehors que leurs jeux d’ombres, leur masse sombre. Tout au fond, une ardoise noire, où les gestes circulaires pour effacer la craie ont formé des nuages. Au centre, fraîchement notée, cette citation que je connais :
Ce qui amène le triomphe des révolutions, c’est moins peut-être l’habileté des meneurs que les fautes, la maladresse ou les crimes des gouvernements. – HORACE PAULÉUS SANNON

C’est là que les pièces du casse-tête se sont emboîtées : le fait que ce soit écrit en français, la forme des lettres, cette calligraphie familière, plus de doute possible. L’homme tout au bout de la table. Ce barbu aux yeux masqués par une cravate écarlate. Je reconnais son sourire. Une bouille pareille ne s’oublie pas. Le poivre et sel de sa chevelure, le sourcil traversé par la cicatrice d’un ancien piercing, mais surtout : le tatouage délavé à son front, presque invisible : un code-barres. Ce ne peut être que lui. Abasourdi, je sens mon fardeau tomber d’un coup. J’ai retrouvé mon plus grand allié.
Marius se lève, et les visages anonymes pivotent vers sa voix.
– Bienvenue parmi nous, vieille branche. T’as réussi ta mission. Mais… comme tu dois l’savoir, les choses ne se sont pas passées exactement comme prévu.
Pourquoi ont-ils les yeux bandés ? Je tourne ma langue, recule d’un pas. De toutes mes « initiations », aucun groupe ne m’a accueilli avec ce genre de cérémonie auparavant. On n’avait pas été escortés de la sorte au temps de l’opération Baleine noire. C’est tant mieux si, de mission en mission, les ratés inspirent à Marius des stratégies plus peaufinées.
À la volée, j’étudie les feuilles épinglées aux murs. Je reconnais certains visages sur les coupures de journaux, qui me rappellent des missions précédentes. Les grandes luttes anticapitalistes de notre ère. Les figures de proue des mouvements de justice sociale et climatique. Des organigrammes liant des lobbyistes aux élus, des présidents aux chambres de commerce, des chaires d’université aux pharmacos. Autant de stratégies d’abus de pouvoir souillant l’environnement, asservissant les gens. Je ne peux m’empêcher de sourire en lisant sur un carton blanc, au mur :
Le public préfère les opprimés aux autorités. Brandissez vos faiblesses, elles vous protégeront. Lorsque les autorités auront recours à la violence, elles briseront le lien de confiance entre le citoyen et son gouvernement.
J’ai abouti dans un nouveau camp d’entraînement, donc. Une planque, à condition de prendre part à une prochaine mission, assurément. Je serre les poings et les dents de joie. Mes mains douloureuses reprennent du mieux. Il me revient en tête que, grâce à l’ermite et à son matériel de survie, je n’ai perdu ni orteils ni doigts. Et que je lui dois plus qu’un simple signe de vie. Je trouverai bien comment la remercier à la hauteur du risque qu’elle a couru en m’offrant son toit.
Les trois âmes aux yeux bandés patientent, sagement assises à leur place. Comme s’il pouvait voir à travers son bandeau, devinant mon emplacement exact dans la pièce, Marius s’adresse de nouveau à moi :
– Les yeux bandés, c’est pour que les collègues ici ne puissent pas t’identifier si tu décidais de ne pas rester parmi nous. Dans ta chambre, tu trouveras un document à lire et à détruire. Prends la nuit s’il le faut pour y réfléchir.
*
Cat ouvre grand la porte, puis tourne les talons. Je la suis sans plus tarder jusqu’au fond du couloir, qui débouche sur une pièce exiguë : une chambre très blanche à la fenêtre légèrement entrouverte, pour que s’en échappe l’odeur poignante de peinture fraîche. Le plancher, les surfaces sont nettes à s’y mirer. Pas de toiles d’araignée ni de poussière, ici. Dans ce décor minimaliste, les quelques objets utilitaires sont des touches de couleur bienvenues. Sur la table, on a placé bien en vue : une pile de feuilles vierges aux fines lignes bleues, un bol de punaises multicolores ainsi qu’une tasse contenant des stylos et une paire de ciseaux. Tout le nécessaire pour faire le tour d’une question. Je remarque, malgré la récente couche de peinture, que le gypse est criblé de centaines de minuscules trous. Il n’y a pas si longtemps, il devait y avoir toute une enquête épinglée au mur.
Je cherche des yeux le document censé me faire réfléchir toute la nuit.

Là. Sur le sac de couchage déroulé sur mon matelas repose effectivement une pochette. Assis en tailleur sur le lit, je m’apprête à l’ouvrir quand j’entends soudainement quelqu’un verrouiller la porte derrière moi. Je pense à Eagle, qui a des yeux sur tous les accès du bâtiment et sûrement même sur le corridor menant à ma chambre. Je souris. Je suis un prisonnier consentant. J’adore l’idée que, derrière ces murs, m’attendent le regard omniscient d’Eagle perché sur les écrans, l’exubérante Catwoman et sa canine brisée, Marius et trois autres recrues en pleine formation. Et moi, en garde à vue, je prends mon temps, reprends mon souffle. Avant de succomber à la fatigue, j’examine mes quartiers.
Dans la salle d’eau attenante, près de l’évier, on a posé une brosse à dents neuve et un savon encore enveloppé dans son papier ciré. Je caresse du bout des doigts l’émail de la baignoire, les robinets rutilants, et fais couler de l’eau brûlante jusqu’à ce que toute la chambre soit embrumée. Le temps qu’il se remplisse, je m’allonge sur le lit, les mains derrière la tête. L’oreiller dûment battu, je réalise que je suis bien trop épuisé pour lire. Je vois flou. Mes yeux tombent sur la seule surface de la pièce qui n’a pas été rafraîchie avant mon arrivée : le plafond. Le dernier chambreur y a laissé sa marque à l’aide d’un pochoir et de peinture couleur rouge révolution.
ÉCOWARRIOR.

Extraits
« Toutes ces forêts violentées, laissées toutes nues, à leur sort. […] La forêt est rasée lisse, comme le mont de Vénus d’une femme-objet. Il n’y en a plus de forêts vierges et millénaires, que des lignes d’essences à croissance rapide, plantées en vue d’être coupées. Pins, épinettes, sapins abattus à trente ans pour servir le nouveau dieu, Capital. »

« — Les hosties d’enfants de chienne de mangeurs de tofu du câlisse… M’as les gargariser à l’eau de Javel pis les faire regarder pendant que je rase toute le bois deboutte.» p. 308

À propos de l’auteur
FILTEAU-CHIBA_Gabrielle_DRGabrielle Filteau-Chiba © Photo Véronique Kingsley

En 2013, Gabrielle Filteau-Chiba a quitté son travail, sa maison et sa famille de Montréal, a vendu toutes ses possessions et s’est installée dans une cabane en bois dans la région de Kamouraska au Québec. Elle a passé trois ans au cœur de la forêt, sans eau courante, électricité ou réseau. Avec des coyotes comme seule compagnie. Son premier roman, Encabanée (2021), a été unanimement salué par la presse et les libraires tant au Québec qu’en France. Sauvagines (2022), son deuxième roman, a été finaliste du Prix France-Québec et traduit dans de nombreux pays dont l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, l’Espagne et les Pays-Bas. (Source: Éditions Stock)

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Sauvagines

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En deux mots
Raphaëlle Robichaud, 40 ans, agente de protection de la faune, s’est installée dans une roulotte dans le haut-pays de Kamouraska. Quand sa chienne Coyote est prise dans un collet posé par des braconniers, elle se promet de mettre la main sur ce prédateur. Mais de chasseur, elle va devenir chassée. Fort heureusement, elle trouve le soutien de Lionel et d’Anouk.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le chasseur chassé avec son chien

En retraçant le combat d’une agente de protection de la faune dans le haut-pays de Kamouraska Gabrielle Filteau-Chiba poursuit sa quête écologique et féministe entamée avec Encabanée. Un roman fort, intense, profond.

On retrouve dans Sauvagines le même humour et la même poésie que dans Encabanée, le premier roman de Gabrielle Filteau-Chiba. Par un habile procédé narratif, on retrouve dans ce nouveau roman les extraits des carnets laissés par Anouk B. qui formaient la matière de ce livre. Des carnets qui seront confiés à cette autre femme venue séjourner dans la forêt canadienne, personnage principal du roman: Raphaëlle Robichaud, 40 ans, agente de protection de la faune installée dans une roulotte dans le haut-pays de Kamouraska. Raphaëlle qui finira par croiser la route d’Anouk.
Au début du roman, elle vient de faire l’acquisition de Coyote, un bâtard qui va l’accompagner dans ses expéditions et pourra, du moins elle l’espère, la prévenir de l’arrivée de l’ours qui a déjà laissé ses traces tout près de son logis.
Coyote qui, comme sa maîtresses, explore avec curiosité les alentours, mais qui va se faire piéger par des collets installés par des braconniers non loin du chalet de Lionel ou Raphaëlle a fait une halte. Elle retrouvera son chien bien amoché mais vivant, avec l’envie décuplée de faire payer ces chasseurs. «Mon rôle est entre autres de protéger la forêt boréale des friands de fourrure qui trappent sans foi ni loi, non pas comme un ermite piégeant par légitime subsistance dans sa lointaine forêt, non pas comme les Premiers Peuples par transmission rituelle de savoirs millénaires, mais par appât du gain, au détriment de tout l’équilibre des écosystèmes. Même en dehors des heures de travail, c’est mon cheval de bataille, veiller sur la forêt.» Un combat difficile, un combat qui semble vain, tant les habitudes sont solidement ancrées. «Dans le fond, tout le monde s’en fout de ce qui se passe ici. Ce n’est pas une petite tape sur les doigts de temps en temps qui va changer quoi que ce soit. Ce ne sont surtout pas des lois laxistes comme les nôtres qui vont protéger la faune.» Mais bien vite, c’est Raphaëlle elle-même qui doit se protéger. Après avoir installé une caméra de surveillance non loin de sa roulette, elle trouve un message sans équivoque du braconnier posé en évidence sur son lit. L’agente est devenue une proie. Avec l’aide de Lionel et d’Anouk, elle va mener l’enquête et tenter de l’empêcher de nuire. Car ce qu’elle a appris sur les mœurs du braconnier remplit désormais un épais dossier. Son but est de «venger les coyotes, les lynx, les ours, les martres, les ratons, les visons, les renards, les rats musqués, les pécans; venger les femmes battues ou violées qui ont trop peur pour sortir au grand jour.»
La magie de l’écriture de Gabrielle Filteau-Chiba, sensuelle et profonde, donne à ce roman une puissance vitale. On respire la forêt, on souffre avec les animaux piégés, on partage cette peur qui s’insinue sous la peau. Un hymne à la nature et à sa préservation qui est aussi une quête de l’essentiel. Quand, dépouillé de tout, il ne reste que la vérité des sentiments qui peuvent alors s’exprimer de toutes leurs forces.
Ajoutons que Sauvagines fait partie d’un triptyque et que le troisième roman intitulé Bivouac est paru au Québec. On l’attend déjà avec impatience!

Sauvagines
Gabrielle Filteau-Chiba
Éditions Stock
Roman
368 p., 20,90 €
EAN 9782234092266
Paru le 5/01/2022

Où?
Le roman est situé au Canada, dans le haut-pays de Kamouraska.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Raphaëlle est garde-forestière. Elle vit seule avec Coyote, sa chienne, dans une roulotte au cœur de la forêt du Kamouraska, à l’Est du Québec. Elle côtoie quotidiennement ours, coyotes et lynx, mais elle n’échangerait sa vie pour rien au monde.
Un matin, Raphaëlle est troublée de découvrir des empreintes d’ours devant la porte de sa cabane. Quelques jours plus tard, sa chienne disparaît. Elle la retrouve gravement blessée par des collets illégalement posés. Folle de rage, elle laisse un message d’avertissement au braconnier. Lorsqu’elle retrouve des empreintes d’homme devant chez elle et une peau de coyote sur son lit, elle comprend que de chasseuse, elle est devenue chassée. Mais Raphaëlle n’est pas du genre à se laisser intimider. Aidée de son vieil ami Lionel et de l’indomptable Anouk, belle ermite des bois, elle échafaude patiemment sa vengeance.
Un roman haletant et envoûtant qui nous plonge dans la splendeur de la forêt boréale, sur les traces de deux-écoguerrières prêtent à tout pour protéger leur monde et ceux qui l’habitent.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
La Presse (Iris Gagnon-Paradis)
La Gazette de la Mauricie (entretien avec la romancière)
Le Devoir (Anne-Frédérique Hébert-Dolbec)
La Croix (Corinne Renou-Nativel)
La Fabrique culturelle
Blog Les 2 bouquineuses
Revue leslibraires.ca (Isabelle Beaulieu)


Émission québécoise «Le savais-tu?» Anne-Christine Charest présente Gabrielle Filteau-Chiba, «jeune auteure de Saint-Bruno-de-Kamouraska qui a écrit Encabanée et Sauvagines». © Production TVCK

Les premières pages du livre
Première partie
La sainte paix

Les yeux bruns du coyote
25 juin
Les chaînes fouettent les niches, contiennent tout débordement possible. Le hurlement cacophonique de la centaine de bêtes annonce au maître mon arrivée, flairée sous le vent. Elles jappent d’excitation, maintenant que j’approche et m’enfonce jusqu’aux chevilles dans la boue du sentier de quatre-roues qui mène à leur geôle. Je cherche des yeux la cage où se trouve la dernière portée, pour laquelle j’ai fait toute cette route.
Je ne tenais pas à me dénicher un husky aux yeux couleur lac Louise. Me cherchais plutôt une chienne métissée aux yeux bruns comme les miens. Dans ma famille comme au chenil, les petits aux yeux bleus ont un statut particulier. Parmi mes frères et sœurs, j’étais l’enfant du péché, mon père pressentant qu’une chicane avait conduit ma mère à s’écarter pour un facteur ou un autre mieux membré. Toute ma vie, mes iris lui ont rappelé que j’étais peut-être le fruit de la trahison de sa femme qui descend d’Ève. Chez nous, la jalousie et la mauvaise foi l’emportent sur la raison. Pourtant, les gènes sautent parfois des générations.
Ici, comme dans toute compagnie de chiens de traîneau, les chiots les plus chérants1 ont les yeux vairons. L’animal insolite qui attire mon attention est une femelle aux yeux bruns et au pelage souris. Elle ne mange pas, tremble sur son lit de foin pendant que les autres se vautrent. L’homme debout dans l’enclos raconte qu’elle a un léger souffle au cœur, qu’elle n’aura pas la grande carrière d’athlète attelée qu’on attendait d’elle, qu’un chien maigre qui ne tirera pas sa vie durant des touristes venus de France pour vivre une expérience typiquement nordique est une bête qui ne gagne pas sa viande, une bête qu’on abattra comme celles trop vieilles pour servir. Des iris colorés auraient pu la sauver, mais comme en prime sa mère, par une nuit d’expédition, s’est éprise d’un coyote, on s’attend à ce que sa progéniture soit un défi de taille à dompter. Bref, la bâtarde est condamnée, inutile et trop banale pour qu’on veuille l’adopter.
– C’est elle que je veux.
Sans hésiter. Je caresse la mère infidèle, qui me laisse prendre sa petite sans grogner. Elle nous suit sagement des yeux jusqu’au bout du sentier. Peut-être qu’elle sait subodorer la compassion ? Boule de poil sous le bras, je retourne à mon camion avec le souvenir du jour où je me suis sauvée du calvaire familial. La prison de chiens dans mon rétroviseur, je roule en souriant. La petite s’est assoupie, la gueule sur mon poignet. Mes doigts sur le levier de vitesse sont engourdis, mais ce n’est pas grave. J’ai trouvé mon bras droit, une nouvelle corde à mon arc de gardienne des bois.
D’une rive à l’autre du fleuve, puis de Rivière-du-Loup aux terres de la Couronne, nous mordons la route jusqu’à notre refuge sous les érables à sucre qui, à l’aube de la saison de la chasse, seront tous d’un rouge plus vif les uns que les autres : une érablière abandonnée au pays des hors-la-loi derrière laquelle j’ai caché ma roulotte. La route est cahoteuse, on y progresse comme avalées par la forêt. En montant vers la pourvoirie des Trois Lacs, j’emprunte mon embranchement secret. Sur ce chemin, il y a plus de traces d’orignaux que de pneus, et les branches basses des épinettes semblent se refermer derrière nous. Plus que quelques détours jusqu’à notre tanière de tôle tapie dans l’ombre.
Une couverture de laine t’attend, bien pliée, au pied de mon matelas. Je te promets une chose : jamais tu ne connaîtras les chaînes. Et je te traînerai partout, te montrerai tout ce que je sais du bois. Un jour, peut-être, tu sauras même te passer de moi.
La noirceur s’installe, les chouettes louangent l’heure des prédateurs. Le poêle ne tarde pas à chasser l’humidité de la roulotte, et moi à tuer les maringouins.
Elle se faufile jusqu’à mes genoux, ma petite chienne trop feluette pour tirer des traîneaux. Je lui cherche un nom, à cette face de fouine qui, cachée sous la fourrure de sa queue, couine dans son sommeil, rêvant peut-être déjà des proies qui lui échapperont tantôt.
Dire que les mushers du chenil allaient t’abattre… Dire que tu ne verras plus jamais ta mère. Comment te faire comprendre, mon orpheline, que nous serons l’une pour l’autre des bouées, qu’accrochées l’une à l’autre nous pourrons mieux affronter les armoires à glace qui ne chassent que pour le plaisir de dominer, de détruire ? Commencer par te flatter avec toute la tendresse que j’ai et enfouir mon nez dans ta fourrure sentant la paille humide qui t’a vue naître. Il me sera peut-être difficile de maîtriser la fougue sauvage qui coule dans tes veines. Mais même si tu restes rustre, tu me protégeras, j’espère, des fêlés qui braconnent et qui ont envoyé trop de mes collègues manger les pissenlits par la racine. Ma chance me sourira de tous ses crocs blancs, côté passager, et fera taire ceux qui essaient de m’intimider. Malgré tous nos gadgets, mon arme de service et l’expérience du métier, ce sont quand même les colleteurs qui sont les mieux armés.
Les braconniers ne sont pas les seuls qui me tirent du jus. J’ai pris la décision de briser ma solitude il y a quelques jours, ayant découvert dans le tronc du pommier, à quelques pas de la cabane à sucre, des marques de griffes fraîches remontant jusqu’à la cime de l’arbre, là où dansait au vent une mangeoire à pics-bois pleine de suif. Impolie, la bête s’est goinfrée de toutes les graines tombées au sol, puis dans mes talles de petites fraises. C’est pardonné – il m’est revenu cette convention du jardinier qui prévoit trois fois plus de semis qu’il n’espère récolter de fruits : un tiers pour soi, une part de pertes, et le reste pour la visite…
Humaine ou animale… souhaitée ou inattendue… amicale ou affamée.
Considérant l’espacement entre les lacérations du bois, c’est un ours adulte, sans aucun doute. Venu tâter le terrain, il reviendra peut-être faire de mes réserves son gueuleton de réveil. Et ce ne sont pas les feuilles de métal qui me servent de murs qui l’en empêcheront.
Je cuis un riz à l’agneau sur le feu et dépose la bouette viandeuse près de la petite ; ses yeux fuyants sondent le danger, puis elle engouffre la poêlée.
Tu ne resteras pas maigre, tu prendras du poil de la bête.
Comme trop de gens ont déjà nommé leur chien Tiloup, Louve ou Louna, je manque d’idées de prénom à deux syllabes qui résonne bien dans le lointain. Que tu peux crier à pleine gorge sans pour autant t’érailler la voix. Une voyelle finale qui porterait aussi loin que l’écho. Yoko ou Kahlo ? C’est vrai que, par les temps qui courent, les k sont à la mode.
En attendant que je trouve mieux, elle se nommera Coyote. Ma chienne a déjà de la gueule, se plante sur mon chemin vers la corde de bois comme pour me dire que c’est elle qui doit mener l’attelage de nos provisions de chauffage jusqu’à la roulotte, puis trébuche sur mes bottes de pluie, tombe sur son flanc. Me regarde, espiègle, ventre offert. Le creux de sa bedaine est doux comme des feuilles de guimauve. Déjà, je m’étonne – c’est fou ce qu’une bête peut apporter comme joie de vivre à quelqu’un qui a si peu de vrais amis dans la vie, qui a renié sa famille et qui a l’intuition qu’à sa naissance, ses vieux sont partis de l’hôpital avec le mauvais bébé. J’ai fouillé albums poussiéreux et arbres généalogiques, peut-être que tout s’explique. J’en garde la preuve dans ma poche, contre mon cœur.
Un tout petit bout de femme se tient bien droit à côté de son imposant mari sur la photo jaunie. Yeux en amande, cheveux tressés, mocassins aux pieds. Lui, dans son habit de trappeur, pipe à la main, grosse moustache, front haut. Accroupi à côté d’elle, de son regard qui transperce l’image, l’air de dire sauvez-moi quelqu’un. Mon arrière-grand-père en petit bonhomme arrive à sa hauteur, sa paluche velue enserrant la taille de sa jeune épouse comme si son trophée de chasse pouvait lui échapper. D’elle, mes yeux bruns peut-être. D’elle, ma soif insatiable de tout apprendre sur les Premières Nations, comme si, en cumulant dans mon esprit les mots traduits, les romans de brousse et les poèmes de taïga, je pouvais me rapprocher de mes racines et renouer avec elle, mon aïeule mi’gmaq au nom chrétien inventé pour ses noces.
Quitter parenté et société pour habiter une roulotte stationnée creux dans la forêt publique, ça peut paraître bizarre, mais c’est la clé de mon équilibre mental : vivre le plus près possible des animaux que je me démène à protéger. Vivre le plus loin possible de ma famille qui n’a jamais été curieuse de savoir qui était notre arrière-grand-mère aux yeux bruns perçants comme ceux d’un coyote.
De retour au camion pour un dernier voyage de vivres avant la tombée de la nuit, je replace la photo sous le pare-soleil, d’où elle m’accompagne la plupart du temps. Repasse l’index sur la calligraphie soignée à l’endos.
Hervé Robichaud et sa jeune épouse,
Marie-Ange – 1903.
Tu n’as pas l’air d’une Marie-Ange ni d’être aux anges, plutôt pétrifiée, la colonne rectiligne comme son canon qui te dépasse presque. J’ai une pensée pour ta première nuit conjugale en chien de fusil. Je m’imagine ton vrai prénom, bien à toi, évoquant la beauté du territoire, et non la soumission des draps blancs et des robes de mariée. J’aurais aimé qu’on me raconte ton histoire, peut-être que je me serais sentie un peu plus chez moi parmi tes descendants si j’avais connu tes berceuses, recettes et illusions perdues. Le bungalow de banlieue qui sentait la mortadelle et les boules à mites m’étouffait. Les prières du souper, celles du soir, la peur des étrangers, du noir et des bêtes dehors, et les litanies sans fin de reproches xénophobes faisaient naître en moi les pires élans de rage. Fallait que je m’éloigne de ces gens avant de me mettre à leur ressembler. Il me fallait une forêt à temps plein, à flanc de montagnes qui s’en foutent des frontières, où tous sont sur un pied d’égalité face aux éléments, au froid, à la pluie, au vent. Le bois est un mentor d’humilité, ça, je peux le jurer. Un sanctuaire de beautés oubliées à force d’habiter dans le coton ouaté. Un temple à bras ouverts et aux gardes baissées.
Là où éclosent les Appalaches, dans le Haut-Pays de Kamouraska, le luxe des grands espaces se défend à coup de rituels païens. Tenir tête aux carnivores, arpenter ses sentiers du matin au soir et faire de petits pipis stratégiques ici et là. Recenser les plantes comestibles, pister la faune invisible, baliser mon espace vital et revenir sur mes pas jusqu’à l’érablière abandonnée, la roulotte, mon matelas.
J’ai élu domicile fixe sur ce territoire non organisé, mais essayez d’expliquer ça à une meute à court de gibier, faute d’habitats préservés. Ou à un ours qui vient de se faire débroussailler ses kilomètres de framboisiers sous les fils haute tension d’Hydro-Québec, juste avant son banquet estival.
Grâce à Coyote, je serai désormais armée d’un pif qui saura flairer ceux qui s’approchent trop près de la roulotte. Et si, en vieillissant, elle prend de la gueule, je pourrai la laisser descendre du camion avec moi quand je marche vers les pêcheurs aux glacières remplies à l’excès, les chasseurs qui cachent un nombre louche de pattes d’ongulés sous une bâche et les marcheurs du dimanche qui seraient tentés de profiter de la rencontre d’une femme seule au bout du monde pour soulager leurs appétits.
Parce que là où nous sommes, il n’y a personne qui m’entendra crier.
Ma longue tresse noire, je la laisse serpenter dans mon dos, mais parfois, je me demande s’il ne faudrait pas la couper court, me départir de tous mes artifices pour m’assurer une plus grande sécurité au pays des hommes réchauffés par l’alcool et l’envie de tuer. Et mieux servir mon devoir d’encadrer la tuerie. Que tout se fasse dans les règles de l’or, parce que c’est le cash qui mène ici. Paye ton permis et c’est beau, tu peux sortir du bois tes sept lynx par année. Et bientôt, il n’y aura même plus de quotas, me disent mes sources au Ministère.
Pincez-moi quelqu’un.
Non, ici, personne ne peut m’entendre crier de rage. Sauf ma chienne au poil qui se dresse et qui me demande de ses yeux bruns de coyote affolé par le bruit : mais qu’est-ce qui te prend, ma vieille? »

Extraits
« Mon rôle est entre autres de protéger la forêt boréale des friands de fourrure qui trappent sans foi ni loi, non pas comme un ermite piégeant par légitime subsistance dans sa lointaine forêt, non pas comme les Premiers Peuples par transmission rituelle de savoirs millénaires, mais par appât du gain, au détriment de tout l’équilibre des écosystèmes.
Même en dehors des heures de travail, c’est mon cheval de bataille, veiller sur la forêt. » p. 69

« Dans le fond, tout le monde s’en fout de ce qui se passe ici. Ce n’est pas une petite tape sur les doigts de temps en temps qui va changer quoi que ce soit. Ce ne sont surtout pas des lois laxistes comme les nôtres qui vont protéger la faune. » p. 94

« Venger les coyotes, les lynx, les ours, les martres, les ratons, les visons, les renards, les rats musqués, les pécans; venger les femmes battues ou violées qui ont trop peur pour sortir au grand jour. Moi, je ne veux pas vivre dans la peur. Et ça ne peut plus durer, ce manège, l’intimidation des victimes. Marco Grondin, c’est comme un prédateur détraqué qui tue pour le plaisir. Ça ne se guérit pas, ça. On n’aura pas la paix tant qu’il sévit, ni nous ni les animaux.
— Deux torts ne font pas un droit, murmure Anouk, qui triture l’ourlet de son chandail en hochant la tête.
— Vrai. Mais c’est ça pareil — y a un prédateur fou dans notre forêt. Alors on fait quoi? » p. 243

À propos de l’auteur
FILTEAU-CHIBA_Gabrielle_©Veronique_KingsleyGabrielle Filteau-Chiba © Photo Véronique Kingsley

En 2013, Gabrielle Filteau-Chiba a quitté son travail, sa maison et sa famille de Montréal, a vendu toutes ses possessions et s’est installée dans une cabane en bois dans la région de Kamouraska au Québec. Elle a passé trois ans au cœur de la forêt, sans eau courante, électricité ou réseau. Avec des coyotes comme seule compagnie. Son premier roman, Encabanée, a été unanimement salué par la presse et les libraires tant au Québec qu’en France. Sauvagines, son deuxième roman, a été finaliste du Prix France-Québec. Les droits de traduction ont déjà été cédées en Allemagne, Italie, Angleterre, Espagne et aux Pays-Bas. (Source: Éditions Stock)

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Encabanée

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En deux mots
En plein hiver Anouk quitte Montréal pour une cabane en pleine forêt. Dans un froid polaire, elle tente de survivre en se recentrant sur l’essentiel. Des livres, un chat et un homme en fuite vont lui permettre de retrouver un sens à sa vie.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quelquefois, le confinement a du bon

En racontant le séjour d’Anouk, partie en plein hiver «s’encabaner» dans la forêt québécoise, Gabrielle Filteau-Chiba réussit un premier roman écolo-féministe écrit avec poésie et humour. Une belle réussite!

Le 2 janvier, en plein hiver, Anouk, la narratrice de ce court et beau roman «file en douce» de Montréal pour s’installer à Saint-Bruno-de-Kamouraska, «tombée sous le charme de ce nom ancestral – Kamouraska – désignant là où l’eau rencontre les roseaux, là où le golfe salé rétrécit et se mêle aux eaux douces du fleuve, là où naissent les bélugas et paissent les oiseaux migrateurs.»
Elle ne nous en dira guère plus de ses motivations, si ce n’est qu’elle entend fuir un quotidien trop banal et une vie où le superficiel a pris le pas sur l’essentiel. En revanche, elle va nous raconter avec autant de crainte que d’humour, avec autant d’émotion que de poésie sa vie dans et autour de cette cabane perdue dans l’immensité de la forêt. Elle doit d’abord lutter contre le froid intense qui s’est installé avant d’imaginer se consacrer à son programme, lire et écrire. Et se prouver qu’au bout de sa solitude, sa vie va recommencer.
Intrépide ou plutôt inconsciente, elle ne va pas tarder à se rendre compte combien sa situation est précaire. «Le froid a pétrifié mon char. Le toit de la cabane est couvert de strates de glace et de neige qui ont tranquillement enseveli le panneau solaire. Les batteries marines sont vides comme mes poches. Plus moyen de recharger le téléphone cellulaire, d’entendre une voix rassurante, ni de permettre à mes proches de me géolocaliser. Je reste ici à manger du riz épicé près du feu, à chauffer la pièce du mieux que je peux et à appréhender le moment où je devrai braver le froid pour remplir la boîte à bois. Ça en prend, des bûches, quand tes murs sont en carton.»
Et alors qu’un sentiment diffus de peur s’installe, que les questions se bousculent, comment faire seule face à un agresseur alors que la voiture refuse de démarrer, peut-elle se préparer à mourir gelée ? Ou à être dévorée par les coyotes qui rôdent? Presque étonnée de se retrouver en vie au petit matin, elle conjure le sort en dressant des listes, comme celle des «qualités requises pour survivre en forêt», avec ma préférée, la «méditation dans le noir silence sur ce qui t’a poussée à t’encabaner loin de tout».
Peut-être que le fruit de ses réflexions lui permettra de goûter au plaisir de (re)découvrir des œuvres d’Anne Hébert, de Gilles Vigneault et de quelques autres auteurs de chefs-d’œuvre de la littérature québécoise qui garnissent la bibliothèque de sa cabane. Et d’y ajouter son livre? «J’ai troqué mes appareils contre tous les livres que je n’avais pas eu le temps de lire, et échangé mon emploi à temps plein contre une pile de pages blanches qui, une fois remplies de ma misère en pattes de mouche, le temps d’un hiver, pourraient devenir un gagne-pain. Je réaliserai mon rêve de toujours: vivre de ma plume au fond des bois.»
Après quelques jours, son moral remonte avec l’arrivée inopinée de Shalom, un gros matou «miaulant au pied de la porte comme téléporté en plein désert arctique» et dont la «petite boule de poils ronronnante» réchauffe aussi bien ses orteils que son esprit.
Avec un peu de sirop d’érable, la vie serait presque agréable, n’était cette vilaine blessure qui balafre son visage. Couper le bois est tout un art.
C’est à ce moment qu’une silhouette s’avance. À peine le temps de décrocher le fusil que Rio est déjà là à demander refuge. La «féministe rurale» accueille ce nouveau compagnon avec méfiance, puis avec cette chaleur qui lui manquait tant. «Ton souffle chaud sur ma peau me fait oublier les courants d’air dans la cabane et le froid dehors. Je m’agrippe à tes longs cheveux. Je nous vois, toi et moi, sur un tapis de lichen valser au rythme de la jouissance. Encore et encore. Mon dos cambré comme un arc amazone est prêt à rompre.» Au petit matin son amant lui dira tout. Il est en fuite, recherché par la police pour avoir saboté la voie ferrée. Rio est un activiste environnemental qui se bat contre le pétrole des sables bitumineux. Pour lui, «se taire devant un tel risque environnemental, c’est être complices de notre propre destruction». Alors Anouk va lui proposer de l’emmener à travers la forêt jusqu’aux États-Unis…
Gabrielle Filteau-Chiba a parfaitement su rendre la quête de cette femme, partie pour se retrouver. Et qui, en s’encabanant, va découvrir non seulement des valeurs, mais aussi une boussole capable de lui ouvrir de nous horizons, sans se départir de son humour: «Incarner la femme au foyer au sein d’une forêt glaciale demeure, pour moi,
l’acte le plus féministe que je puisse commettre, car c’est suivre mon instinct de femelle et me dessiner dans la neige et l’encre les étapes de mon affranchissement.»
Quelquefois, le confinement a du bon.
«Ma vie reprend du sens dans ma forêt», dit Anouk. En lisant son témoignage, notre vie aussi reprend du sens.

Encabanée
Gabrielle Filteau-Chiba
Éditions Le Mot et le Reste
Roman
120 p., 13 €
EAN 9782361397029
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé au Québec, principalement à Saint-Bruno-de-Kamouraska. On y évoque aussi Montréal et les États-Unis.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Lassée de participer au cirque social et aliénant qu’elle observe quotidiennement à Montréal, Anouk quitte son appartement pour une cabane rustique et un bout de forêt au Kamouraska, là où naissent les bélugas. Encabanée dans le plus rude des hivers, elle apprend à se détacher de son ancienne vie et renoue avec ses racines. Couper du bois, s’approvisionner en eau, dégager les chemins, les gestes du quotidien deviennent ceux de la survie. Débarrassée du superflu, accompagnée par quelques-uns de ses poètes essentiels et de sa marie-jeanne, elle se recentre, sur ses désirs, ses envies et apprivoise cahin-caha la terre des coyotes et les sublimes nuits glacées du Bas-Saint-Laurent. Par touches subtiles, Gabrielle Filteau-Chiba mêle au roman, récit et réflexions écologiques, enrichissant ainsi la narration d’un isolement qui ne sera pas aussi solitaire qu’espéré.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (Par les temps qui courent –Marie Richeux)
Le Devoir (Christian Desmeules)
La Presse (Gabriel Béland)
France Bleu Loire Océan (Hervé Marchioni)
La Cause littéraire (Parme Ceriset)
Le blog de Dominique Lin 
Blog Les passions de Chinouk 
Blog Cathulu 
Blog Un dernier livre avant la fin du monde 

Les premières pages du livre
« Merci, Anne Hébert. Après la lecture de Kamouraska, j’ai troqué l’ordinaire de ma vie en ville contre l’inconnu et me suis libérée des rouages du système pour découvrir ce qui se dessine hors des sentiers battus. Merci de m’avoir fait rêver d’une forêt enneigée où m’encabaner avec ma plume.

2 janvier
Le verre à moitié plein de glace
J’ai filé en douce. Saint-Bruno-de-Kamouraska, ce n’est pas la porte à côté, mais loin de moi le blues de la métropole et des automates aux comptes en souffrance.
Chaque kilomètre qui m’éloigne de Montréal est un pas de plus dans le pèlerinage vers la seule cathédrale qui m’inspire la foi, une profonde forêt qui abrite toutes mes confessions. Cette plantation d’épinettes poussées en orgueil et fières comme des montagnes est un temple du silence où se dresse ma cabane. Refuge rêvé depuis les tipis de branches de mon enfance.
Kamouraska, je suis tombée sous le charme de ce nom ancestral désignant là où l’eau rencontre les roseaux, là où le golfe salé rétrécit et se mêle aux eaux douces du fleuve, là où naissent les bélugas et paissent les oiseaux migrateurs. Y planait une odeur de marais légère et salée. Aussi parce qu’en son cœur même, on y lit « amour ». J’ai aimé cet endroit dès que j’y ai trempé les orteils. La rivière et la cabane au creux d’une forêt tranquille. Je pouvais posséder toute une forêt pour le prix d’un appartement en ville ! Toute cette terre, cette eau, ce bois et une cachette secrète pour une si maigre somme… alors j’ai fait le saut.
C’est ici, au bout de ma solitude et d’un rang désert, que ma vie recommence.
Le froid a pétrifié mon char. Le toit de la cabane est couvert de strates de glace et de neige qui ont tranquillement enseveli le panneau solaire. Les batteries marines sont vides comme mes poches. Plus moyen de recharger le téléphone cellulaire, d’entendre une voix rassurante, ni de permettre à mes proches de me géolocaliser. Je reste ici à manger du riz épicé près du feu, à chauffer la pièce du mieux que je peux et à appréhender le moment où je devrai braver le froid pour remplir la boîte à bois. Ça en prend, des bûches, quand tes murs sont en carton.
Un carillon de gouttelettes bat la mesure et fait déborder les tasses fêlées que j’ai placées le long des vitres. Par centaines, les glaçons qui pendent au-delà des fenêtres sont autant de barreaux à ma cellule, mais j’ai choisi la vie du temps jadis, la simplicité volontaire. Ou de me donner de la misère, comme soupirent mes congénères, à Montréal.
Je ne suis pas seule sous le toit qui fuit. Une souris qui gruge les poutres du plafond s’est taillé un nid tout près de la cheminée. Je l’entends grattouiller frénétiquement jour et nuit. Au fond, pas grand-chose ne nous différencie, elle et moi, ermites tenant feu et lieu au fond des bois, femelles esseulées qui en arrachent. Comme elle, je vais finir par manger mes bas. Comme elle, j’ai choisi l’isolation… ou plutôt l’isolement.
Maman, j’ai brûlé mon soutien-gorge et ses cerceaux de torture. Jamais je ne me suis sentie aussi libre. Je sais qu’avec mon baccalauréat de féministe et tous mes voyages, ce n’est pas là que t’espérais que j’atterrisse.
Mais je t’avoue que dans la nuit noire, quand je glisse sur la patinoire de mon verre d’eau renversé et qu’un froid sibérien siffle entre les planches, je jure entre mes dents et étouffe dans mon foulard un énorme sacre. Fracturation de schiste ! Mardi de vie de paumée! Sacoche de bitume faite en Chine! Tracteur à gazon! Tempête de neige!
J’oublie un moment la politesse de la jeune fille rangée, les règles de bienséance et de civilité. Fini, les soupers de famille où l’on évite les sujets chauds, où les tabous brûlent la langue et l’autocensure coince comme une boule au fond de la gorge. Crachat retenu. Chakra bloqué. Statu quo avalé.
Je passe mon ère glaciaire avec Anne Hébert et Marie-Jeanne, hantée par les cris des fous de Bassan, et plane entre les rêves où, comme ces vastes oiseaux marins, je vole très haut et plonge très creux dans la mer algueuse. Et je m’emboucane dans la cabane comme prisonnière de l’hiver ou prise en mer sans terre en vue, les hublots embués, les idées floues.
Tragique, la beauté des arbres nus me donne envie d’écrire, de sortir mon vieux journal de noctambule et de m’enfoncer dans les courtepointes aux motifs de ma jeunesse, d’y réchauffer mes jambes que je n’épile plus, à la fois rêches et douces comme la peau d’un kiwi. Le vent porte l’odeur musquée des feuilles mortes sous la neige, et j’attends un printemps précoce comme on espère le Québec libre. Le temps doux reviendra. L’avenir changera de couleur.
J’y crois encore, même si nos drapeaux sont en berne. Les écorces d’orange sur le poêle encensent la pièce d’un parfum camphré, comme le vin chaud à la cannelle le soir de Noël. Tous ces souvenirs d’avant la croisée des chemins où j’ai tourné le dos à tout ce qu’il y avait de certain pour foncer là où il y a plus de coyotes que de faux amis.
«La mémoire se cultive comme une terre. Il faut y mettre le feu parfois. Brûler les mauvaises herbes jusqu’à la racine. Y planter un champ de roses imaginaires, à la place.»
La grange est remplie de vieux outils rouillés que je trie. Égoïne, chignole, hache – charpentières de l’Apocalypse ou planches de Salut – armes fantasques de la palissade serpentée de ronces que j’érigerais autour de mon cœur affolé, de mon corps meurtri et de ma terre, trop belle pour être protégée de la bêtise humaine.
Les pionnières errent seules dans la foule. Leur regard transcende l’espace. Leurs traces dans la neige restent un temps, un battement, une mesure.
Comment fait-on pour s’éviter l’usure, le cynisme, l’apathie quand le peuple plie et s’agenouille devant l’autorité, consentant comme un cornouiller qui ne capte plus de rêves?
À quatre heures pile, j’entends au loin le cri strident d’une locomotive s’éreintant sur les rails. Cargos de bitume fusent plein moteur d’un océan à l’autre, et le train noir du progrès ternit mes songes à l’abri de la civilisation, ponctue ma réclusion forestière de bruits laids qui m’écorchent les oreilles à chaque fois. J’ai beau m’être créé un «dôme aux cent noms
où on ne se retrouve que lorsqu’on a tout espéré», j’ai beau m’effacer dans la neige, la peur me remonte à la gorge. Celle qu’on me pollue, que les têtards pataugent dans l’huile et que la boue sente la mort. J’essaie de trouver à la plainte ferroviaire le charme d’une autre époque, comme si j’habitais un Yukon étincelant d’or et que la gare et ses chants de sirènes étaient garants de vivres et de sang neuf.
Rien n’y fait. Il y a, dans ce crissement métallique, tout ce qui m’effraie du monde là-bas. L’asphalte, les pelouses taillées – vous savez, ces haies de cèdres torturés –, l’eau embouteillée, la propagande sur écran, la méfiance entre voisins, l’oubli collectif de nos ancêtres et de nos combats, l’esclavage d’une vie à crédit et les divans dans lesquels on s’incruste de fatigue. La ville encrassée où l’on dort au gaz dans un décor d’angles droits. Pendant ce temps, le poison nous roule sous le nez. Et nul doute, le sang des sables de l’Ouest se déversera un jour sur nos terres expropriées.
À chacun son inévitable alarme : je ne sais plus l’heure qu’il est sans ce train qui crie comme une cloche d’école dicte les moments de rentrée, puis de liberté. Le matin, il me botte le cul pour me tirer du lit.
Lacer les mocassins. Rallumer le poêle presque éteint. Préparer le café. Pisser à l’orée du bois pour éloigner les ours noirs. Pelleter le sentier entre la porte et le bois cordé. Première tasse de café. Poignée de noix du randonneur. Rentrer du bois, toujours plus qu’il en faut réellement, d’un coup que le mercure chuterait encore. Dur à croire qu’il pourrait faire plus froid, mais qui ne se prépare pas au pire se fera surprendre. Remplir les chaudières d’eau de rivière. Les placer à côté du poêle pour qu’elles ne gèlent pas. Pelleter de la neige le long des murs de la cabane pour créer une bulle. Deuxième café. Une autre poignée de noix. Gorgée de sirop d’érable. Le train crie au loin que c’est déjà l’après-midi et que la nuit vient. Bourrer le poêle de bûches. Remplir la lampe à l’huile. Lire, écrire, dessiner jusqu’à ce que mes paupières et la nuit tombent.
La nuit engouffre la cabane, épaisse et opaque comme un rideau de théâtre. Quarante degrés sous zéro. Le vent fait danser les épinettes blanches. Elles grincent à l’unisson, comme les gonds d’une porte qui s’ouvre lentement sur les Enfers ou les poutres d’une mine qui va s’effondrer après avoir tout donné. Pillée. Vidée de ses ressources. Épuisée.
Le thé noir à la cardamome bout sur le poêle. J’ai la langue brûlée à force d’espérer que le baume des Indes coulant dans ma gorge saura réchauffer mes os. Ou redonner à mon squelette une posture moins accablée.
Les bûches d’érable sont alignées près du poêle, à portée de main, de sorte que la nuit je n’aie qu’à entrouvrir la porte pour réalimenter les braises sans quitter mes couvertures de laine. Chaque soir, je reconstruis couche par couche mon lit au bord du feu, espérant toujours que cette fois, la formule sera la bonne : la combustion lente du poêle sera optimale, et ce ne sera pas le froid, mais le chant des mésanges qui me réveillera. C’est une question de santé mentale que de garder cet objectif en tête. C’est une question de dépassement, de perfectionnement technique. Parfois je me dis qu’il me faudrait abandonner cette bâtisse délabrée et fabriquer un igloo.
Mais ma recherche du confort est moins grande que ma peur de mourir gelée dans une tanière de neige. J’ai appris à tâtons les secrets des essences. Le bouleau à papier attise les flammes, l’épinette sert de petit bois d’allumage, et l’érable donne de longues bouffées de chaleur qui me font rêver aux sources thermales des Rocheuses. Je dors comme un dauphin aux hémisphères indépendants, un œil fermé, un œil ouvert, guettant les flammes qui se consument. Quand le bout de mon nez est gelé, il est déjà trop tard, il ne reste que des cendres volatiles, et il faut recommencer le rituel – écorces de bouleau, épinette fendue, érable massif – avec patience, même si je cogne des clous.
L’aurore et ses pastels fixent le temps. Nulle âme à qui adresser la parole, j’écris à une amie imaginaire.
Le manque de sommeil me fait frôler la folie parfois, mais le soleil se lève chaque matin sur un tableau plus blanc que jamais, avec ses flocons qui tourbillonnent comme dans une boule de cristal. Malgré la rigueur de ma vie ici, le verre d’eau sur la table me paraît encore à moitié plein… même s’il est plein de glace. »

Extraits
« Le froid a pétrifié mon char. Le toit de la cabane est couvert de strates de glace et de neige qui ont tranquillement enseveli le panneau solaire. Les batteries marines sont vides comme mes poches. Plus moyen de recharger le téléphone cellulaire, d’entendre une voix rassurante, ni de permettre à mes proches de me géolocaliser. Je reste ici à manger du riz épicé près du feu, à chauffer la pièce du mieux que je peux et à appréhender le moment où je devrai braver le froid pour remplir la boîte à bois. Ça en prend, des bûches, quand tes murs sont en carton. » p. 14

« Incarner la femme au foyer au sein d’une forêt glaciale demeure, pour moi,
l’acte le plus féministe que je puisse commettre, car c’est suivre mon instinct de femelle et me dessiner dans la neige et l’encre les étapes de mon affranchissement.
Même s’il manque peut-être un homme dans mon lit, je ne veux de toute façon compter que sur moi-même pour ma survie. Je ne veux pas de votre argent, ni vivre l’asservissement du neuf à cinq et ne jamais avoir le temps de danser. Rêver d’un bal comme d’une retraite anticipée ou d’un voyage tout inclus avec un prince de Walt Disney. Pas pour moi. Je veux marcher dans le bois sans jamais penser au
temps. Je n’ai pas besoin de montre, d’assurances, d’hormones synthétiques, de colorant à cheveux, de piscine hors terre, de téléphone cellulaire plus intelligent que moi, d’un GPS pour guider mes pas, de sacoche griffée, de vêtements neufs, d’avortements cliniques, de cache-cernes, d’anti sudorifiques bourrés d’aluminium, d’un faux diamant collé sur une de mes canines, ni d’amies qui me jalousent. De toutes ces choses qui forment le mirage d’une vie réussie. Consommer pour combler un vide tellement profond qu’il donne le vertige. » p. 28

«J’ai troqué mes appareils contre tous les livres que je n’avais pas eu le temps de lire, et échangé mon emploi à temps plein contre une pile de pages blanches qui, une fois remplies de ma misère en pattes de mouche, le temps
d’un hiver, pourraient devenir un gagne-pain. Je réaliserai mon rêve de toujours : vivre de ma plume au fond des bois. » p. 41

« Ton souffle chaud sur ma peau me fait oublier les courants d’air dans la cabane et le froid dehors. Je m’agrippe à tes longs cheveux. Je nous vois, toi et moi, sur un tapis de lichen valser au rythme de la jouissance. Encore et encore. Mon dos cambré comme un arc amazone est prêt à rompre. » p. 77

À propos de l’auteur
FILTEAU-CHIBA_Gabrielle_©Jean-Francois_PapillonGabrielle Filteau-Chiba © Photo Jean-François Papillon

Gabrielle Filteau-Chiba écrit, traduit, illustre et défend la beauté des régions sauvages du Québec. Encabanée, son premier roman inspiré par sa vie dans les bois du Kamouraska, a été traduit dans plusieurs langues. Avec Sauvagines, son livre suivant (finaliste au prix France-Québec 2020), elle continue son exploration de la place de l’humain dans la Nature. (Source: Éditions Le Mot et le Reste)

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