Imaginer Calder

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En deux mots
Lors d’une promenade dominicale le long de l’Indre, Géraldine aperçoit une grande bâtisse avec d’étranges formes noires et rouges. Bien des années plus tard, elle viendra explorer ce domaine érigé par Calder. Et nous raconter l’artiste, qui a passé une vingtaine d’années en Touraine, et la genèse de ses œuvres.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les maisons d’Alexander Calder

Après nous avoir régalé sur les pas de Rodin et Camille Claudel durant «Un été à l’Islette», Géraldine Jeffroy, nous propose de découvrir un autre artiste qui a passé deux décennies en Touraine, Alexander Calder. Une évocation aussi sensible que documentée.

«La maison, écrit Gaston Bachelard, est notre premier univers. C’est particulièrement vrai pour Calder, pour qui la maison est un cosmos, un cosmos pour vivre et rêver, travailler et respirer.» Aussi c’est bien à travers les différentes propriétés qu’Alexander Calder a acheté ou fait construire du côté de Saché que Géraldine Jeffroy nous fait découvrir ce si sympathique géant.
La première fois qu’elle a entendu son nom, c’était lors d’une sortie dominicale, sur la route allant de Montbazon à Azay-le-Rideau. Elle devait avoir sept ans et a été intriguée par une grande demeure avec d’étranges formes noires et rouges. Bien entendu, la réponse laconique de son père, «c’est l’atelier de Calder», ne saura satisfaire sa curiosité.
En fait, c’est bien des années plus tard qu’elle retrouvera ce lieu magique, devenu résidence d’artistes. Mais ne brûlons pas les étapes et commençons par le commencement.
Nous sommes en 1953 lorsque l’Américain goûte à la douceur de la région et décide de s’y installer. Il va alors porter son choix sur la maison François Ier à Saché, une construction inconfortable à moitié troglodyte, mais qu’il fait aménager selon ses goûts. C’est là qu’il va poursuivre son travail entamé aux États-Unis et poursuivi à Paris, réalisant des dizaines de mobiles.
Un travail qu’il complète en échangeant avec son gendre Jean Davidson une petite maison qui va devenir sa Gouacherie où il va peindre des centaines d’œuvres sur des feuilles de papier Canson, joyeux dérivatif à son activité principale, car «il y a chez l’homme et l’artiste une joie esthétique à être en communion avec les lieux qu’il occupe.» C’est là aussi que fut tourné, en 1961, le film de Carlos Vilardebó: Le Cirque de Calder, «spectacle parodique et populaire, jouet fou et sorte de cirque du pauvre qui fera connaître le jeune Américain.» C’est aussi là que Géraldine Jeffroy a pu s’installer.
Mais la maison qu’elle a vue enfant est bien différente. C’est une sorte de gigantesque hangar que l’artiste a fait construire pour ériger «des œuvres monumentales, à la fois ludiques et architecturales (…) À l’opposé des mobiles, ces nouvelles «choses », statiques et stables, seront solidement enracinés dans la terre, tels des arbres centenaires: les stabiles. Comme pour les mobiles, on n’avait jamais rien vu de pareil!»
En suivant la romancière sur les pas de l’artiste, visiblement très heureux de sa vie en Touraine, partageant son bonheur avec ses amis et voisins, on partage sa jubilation à faire revivre les lieux, les hommes et les œuvre, tout comme elle l’avait fait avec Un été à l’Islette, son premier roman qui suivait, non loin de là, Auguste Rodin et Camille Claudel durant leur séjour dans ce château.
«Calder enchante le monde de ses OVNI polychromes. Quand tout fonctionne bien, un mobile est un morceau de poésie qui danse avec la joie de vivre. Les merveilles qui l’entourent, celles qu’il a créées ainsi que les autres, il vous les montre comme un enfant dévoile ses trésors cachés au grenier. Calder fait des fêtes pour la vie.» Les mots sont de Prévert et viennent joliment conclure cette chronique.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Imaginer Calder
Géraldine Jeffroy
Éditions Arléa
Roman
118 p., 18 €
EAN 9782363083807
Paru le 7/05/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, en Touraine, entre Montbazon et Azay-le-Rideau et plus précisément à Saché. On y cite aussi Tours, Tréguier en Bretagne, Paris, Montréal et Roxbury aux États-Unis.

Quand?
L’action se déroule de de 1953 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Alexander Calder achète la maison François I er à Saché et s’installe en Touraine en 1953. Il y restera plus de vingt ans.
Géraldine Jeffroy met ses pas dans ceux du grand artiste sur ces lieux enchanteurs qui sont aussi ceux de son enfance. Elle pénètre dans la maison, la gouacherie et l’atelier de ce Tourangeau d’adoption, pose son regard sur le paysage caldérien, la vallée verdoyante, les ciels immenses, la douceur des collines, les prés alentour.
Imaginer Calder est une histoire de rencontres. Entre Calder et l’auteure, entre une vallée du centre de la France et un Américain de Philadelphie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
« J’ai six ans. Peut-être sept.
C’est probablement un dimanche puisque nous sommes en voiture, mes parents, mon frère et moi. Nous roulons vers Azay-le-Rideau, petite commune rurale où habitent mes grands-parents. Il fait un temps magnifique, l’air est doux, ce doit être le printemps.
Le trajet dure une petite demi-heure. Nous sommes partis de Montbazon où nous vivons et nous empruntons la D17. Nous traversons les quelques petites villes qui s’égrènent au fil de la route puis nous bifurquons sur la D84, sur la rive nord de l’Indre. Cette fois-là, je me suis installée sur le siège de droite, c’est à mon avis la meilleure place pour contempler la vallée, à l’aller comme au retour. Mon frère en général ne me la dispute pas. Ce qui ne m’empêche pas, à l’occasion, de choisir le siège de gauche, pour changer de point de vue.
La vallée en question débute à cette bifurcation entre la D17 et la D84, elle est le paysage de mes rêveries d’enfant et elle est la vallée chère à Balzac, celle qui constitue le décor et l’âme du roman Le Lys dans la vallée. Dans ce coin de Touraine, dès le plus jeune âge, on fait très vite connaissance avec le Grand Écrivain. Non seulement parce qu’il est né à Tours – même s’il vivra principalement à Paris – mais aussi parce qu’il écrira aimer la Touraine «comme un artiste aime l’art». Tout par ici nous le rappelle : le nom des rues, des places, des cafés, des écoles. À cette époque je grandis rue Honoré-de-Balzac; il y a chez nous, dans le salon, sur une étagère posée sur un radiateur en fonte, les œuvres complètes de La Comédie humaine; enfin, chaque dimanche ou presque, nous roulons sur la D84 aussi nommée route de la Vallée du Lys. Nous passons devant le manoir de Vonnes, qui devint le château de Clochegourde dans le roman, puis nous longeons l’Indre au moment de traverser la partie basse du village de Saché. À Saché justement, se trouve le château des Margonne, refuge régulier de l’écrivain poursuivi par ses créanciers parisiens. Là, dans la petite chambre qui lui est réservée, il écrit comme un forcené, de douze à seize heures par jour.
Nous suivons donc l’Indre en cette fin de matinée ensoleillée et comme à chaque fois je me délecte du paysage. J’observe les maisons, leurs pierres, les cours, l’entrée des caves à flanc de coteau, les troglos, les racines des arbres qui sortent de la roche — pour aller où ? -, l’éolienne Bollée face au château de Mazères, les coups de pêche verdoyants et leurs cabanons délabrés. Je connais tous les manoirs et tous les moulins de ce territoire, je rêve que j’habiterai plus tard l’un d’entre eux. Je m’imagine fort bien châtelaine. Je suis certaine que cela sera, je fais confiance à la vie, je crains juste d’avoir du mal à choisir. Je voudrais demander à mon père de ralentir pour que j’ai le temps de bien voir, j’aimerais pouvoir passer les portes, pénétrer dans les domaines, mais nous sommes attendus pour le déjeuner. Je suis toujours contrariée lorsque nous arrivons. J’espère que nous repartirons avant la nuit, afin que l’enchantement renaisse. Aujourd’hui, tant d’années plus tard, je savoure ma liberté de pouvoir parcourir la vallée à vélo, réglant le défilé du paysage à guère plus de vingt kilomètres-heure, et faire halte selon mon bon plaisir. Comme la rivière entre les coteaux, je prends mon temps, je sillonne tranquillement la route qui suit les méandres de l’Indre.
Ce dimanche de mon enfance, à Saché, je lève le regard un peu plus haut que d’habitude, vers la colline dite du Haut Carroi dont j’ignore évidemment le nom à cette époque. J’aperçois une grande bâtisse que je prends pour un hangar ou bien une grange. De loin cela ressemble fortement à une grange mais il faut dire que j’ai, à six ou sept ans, peu de connaissances en la matière. J’entrevois donc le bâtiment plus que je ne l’aperçois car devant, d’étranges formes noires et rouges sont « posées ».
Des figures fantastiques immenses, d’inquiétantes créatures, immobiles. Qu’est-ce que c’est là-haut? je demande. Mon père conduit, concentré, ma mère regarde la route, pensive; on ne me répond pas. Je m’agace, j’insiste: Les grands trucs là-haut, qu’est-ce que c’est? Mais déjà nous sommes passés. Au retour, par chance, il ne fait pas nuit. J’anticipe, je préviens: Attention, c’est bientôt! Mon père ralentit, tourne la tête. Il dit : Là-bas? C’est l’atelier de Calder.
Sa réponse m’a cloué le bec, Comme si, interrogé sur un arbre, il m’avait dit : Ça? C’est un peuplier. Que répondre à cela ? Il y a des réponses qui mettent fin à toute discussion. Je compris au moins une chose : ce n’était ni un hangar ni une grange.
Lorsque nous sommes repassés une ou deux semaines après, les étranges formes étaient toujours là… mais je n’ai rien demandé.
En grandissant, j’apprendrai évidemment qui était Calder et quel était son lien avec Saché. Le totem offert par l’artiste aux villageois témoigne de son passage incontestable dans la vallée. Lorsque des années plus tard je fis visiter la région à mon compagnon et qu’il m’interrogea sur la sculpture en question, j’étais assez fière de lui annoncer : Eh bien, c’est un Calder! Et, avant même que je lui explique le pourquoi du comment de la présence de l’œuvre en ce lieu, il m’arrêta: C’est qui Calder ? Je faillis lui répondre: C’est un peuplier.
Très longtemps, je ne partageais ma vallée qu’avec Balzac. Il en avait écrit le roman, il l’avait sublimée, il l’avait fait connaître au monde. Il était le seul géant qui la méritât à mes yeux. Pourtant un autre titan en est tombé amoureux. Mais j’en savais trop peu sur l’artiste américain pour l’admettre véritablement citoyen des lieux. Je me rends compte à présent combien mon indifférence était injuste à l’égard du sculpteur qui vécut à Saché plus de vingt ans alors que l’écrivain ne fit qu’y passer, souvent contraint, pour de plus ou moins longs séjours. Calder fut un vrai Sachéen, et un Tourangeau de cœur. Je dus lui reconnaître cela, cette indéniable légitimité, même si le Yankee francophile ne put jamais terminer la lecture du Lys dans la vallée.
À l’époque où j’aperçois les formes sur la colline, nous sommes dans les années 1980. Alexander Calder est mort en 1976, mais dans son atelier et les prés alentour un certain nombre de ses œuvres tardent à quitter le domaine de leur créateur. »

Extraits
« À la gouacherie, je travaille dans l’ancienne grange, à l’endroit exact où fut tourné, en 1961, le film de Carlos Vilardebó: Le Cirque de Calder. Précieux document audiovisuel, dernier témoin d’une œuvre première désormais conservée au Whitney Museum de New York. Tout à la fois spectacle parodique et populaire, jouet fou et sorte de cirque du pauvre, cette œuvre fantaisiste est celle qui fera connaître le jeune Américain qui en 1926 vient de s installer à Montparnasse, au 22, rue Daguerre, dans une chambre-atelier où sans surprise il a construit lui-même ses meubles et son établi. Rappelons que dans les années 1920, le cirque ainsi que les marionnettes sont en vogue, ils fascinent et inspirent les poètes et peintres de l’époque. Alexander, comme Picasso, se rend régulièrement à Medrano. » p. 47

« À partir des années 1950, Calder se lance progressivement dans une expérience inédite. Il veut créer des œuvres à l’échelle du paysage, des œuvres monumentales, à la fois ludiques et architecturales. Les nombreuses commandes qu’il reçoit désormais lui permettent cette audace. À l’opposé des mobiles, ces nouvelles «choses », statiques et stables, seront solidement enracinés dans la terre, tels des arbres centenaires : les stabiles. Comme pour les mobiles, on n’avait jamais rien vu de pareil! Ces géants d’acier échappés des rêves fous de l’homo faber à la chemise rouge sont un agencement de feuilles et de plaques métalliques découpées et assemblées entre elles à divers angles et posées à même le sol. » p. 51

« Entre les mains habiles de l’artisan-poète, le métal devient docile, léger, se métamorphose en feuilles et plumes. Lorsqu’il est temps de signer l’œuvre, Calder trace ses initiales à la craie, puis au burin. Un ouvrier leur donnera du relief en repassant les deux lettres d’un cordon de soudure. Légitime double signature.
Entre 1962 et 1976, dans ce coin de Touraine, plus de cent vingt stabiles naîtront de cette collaboration entre l’industrie et l’art. » p. 61

« La maison, écrit Gaston Bachelard, est notre premier univers. C’est particulièrement vrai pour Calder, pour qui la maison est un cosmos, un cosmos pour vivre et rêver, travailler et respirer. J’ai besoin de grandes quantités d’air frais, disait-il. Je le crois volontiers et je ne peux imaginer l’homme en appartement, même s’il en occupa quelques-uns. En Amérique comme en France, ses maisons sont situées en pleine nature. Pour Alexander l’au-dehors est un espace à investir intensément, autant que les murs. D’ailleurs ses œuvres occupent le dehors comme le dedans. Chez lui, rien n’est jamais figé, rien n’est hermétique. Tout circule, tout se déplace, tout est en mouvement.
Il y a chez l’homme et l’artiste une joie esthétique à être en communion avec les lieux qu’il occupe. » p. 79

« Calder enchante le monde de ses OVNI polychromes. Quand tout fonctionne bien, un mobile est un morceau de poésie qui danse avec la joie de vivre. Les merveilles qui l’entourent, celles qu’il a créées ainsi que les autres, il vous les montre comme un enfant dévoile ses trésors cachés au grenier. Calder fait des fêtes pour la vie. Les mots sont de Prévert. » p. 87

À propos de l’autrice
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Géraldine Jeffroy © Photo DR

Géraldine Jeffroy est née à Chinon, en Touraine. Elle est professeur de lettres. Elle est également l’auteur Un été à l’Islette et de Soutine et l’Écolier bleu, Fondencre, 2019. (Source: Éditions Arléa)

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Développement personnel

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En deux mots
Arrivé dans sa cabane aux Baléares, l’auteur peut se consacrer entièrement à son nouveau roman. Seulement voilà, il est en manque d’inspiration. Alors, il tergiverse jusqu’au jour où il répond à une journaliste locale et se dit que sa vie pourrait faire un roman.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Trouver l’inspiration en se regardant le nombril

Le nouveau roman d’Olivier Bourdeaut confronte l’écrivain à sa page blanche. Une panne d’inspiration qu’il soigne en se racontant dans un savoureux récit, sommet d’autodérision et de confessions intimes. Un régal!

«Des projets à la con, des souhaits extravagants, j’en ai donc formulé toute ma vie. Mais je crois que le plus idiot de tous reste celui de devenir écrivain.» Nous voici prévenus, le roman le plus personnel d’Olivier Bourdeaut manie l’autodérision à haute dose.
Dans ce réjouissant jeu de massacre, on retrouve l’auteur à Benirrás, aux Baléares où il a loué pour trois semaines une petite cabane où il sera bien pour écrire comme lui dit Suzon, sa femme qui l’accompagne pour les premiers jours. Un lieu qui nous vaut une première digression – il y en aura de nombreuses autres, toutes aussi savoureuses – sur les écrivains avec vue et ceux avec mur pour écrire en restant parfaitement concentrés.
Seulement voilà, choisir le meilleur environnement ne sert pas à grand-chose quand on n’a rien à dire. Ce n’est pourtant pas faute d’essayer en installant un rituel quotidien avec des marches censées apporter l’inspiration.
En attendant, Olivier confie sa peine et se raconte.
Il égrène ses souvenirs à la manière de l’inventaire de Jacques Prévert. Et si on ne croise pas de raton laveur, on va en revanche découvrir comment la victoire de Mitterrand sur Giscard a influencé la vocation d’écrivain de l’élève médiocre qu’était alors le jeune nantais. Privé de télé, il va se réfugier dans les bandes dessinées qui tapissent le bas de la bibliothèque et découvrir la puissance de l’imaginaire. Quand son instituteur, Monsieur Fleury, lui demande de raconter ses vacances, il se lance avec fougue dans le récit de son séjour en montagne avec son grand-père, sa rencontre avec Ulysse et son tabouret à un pied ou avec Maria-Rita, gardienne d’un sanctuaire marial, «petit bijou d’art baroque savoyard». Mais l’enseignant ne le trouve pas crédible pour un sou. Nullement découragé par les remarques négatives, il va poursuivre dans cette voie.
Aidé de ses lectures et de son carnet de mots dans lequel il note les définitions des mots qu’il rencontre et ne connaît pas. Et, de retour dans notre inventaire, passer ainsi de la cyprine au cyprin, un poisson d’eau douce assez particulier.
Sans en dire plus sur le parcours de l’écrivain en devenir, sachez toutefois que ce cyprin a déclenché l’écriture d’un premier roman et qu’entre-temps vous aurez croisé Jean Reno du côté du Paradou et Marc Lévy, parrain virtuel de l’auteur espérant être publié. Il faut bien rêver, car la réalité mathématique est sans appel: «Si mon livre se vendait à 500 exemplaires comme la majorité des premiers romans, et que je touchais sur chaque exemplaire un pourcentage de 8% comme il est d’usage pour la plupart des premiers romans, j’encaisserai au final 640 euros pour deux ans de travail, soit 320 euros par an, soit 26,66 euros par mois, soit 0,89 euro par jour. Soit cinq fois moins qu’un travailleur du Bangladesh.»
Si, pour notre plus grand bonheur, Olivier Bourdeaut a persisté dans son entreprise, l’auteur d’En attendant Bojangles, Pactum Salis et Florida vient ici ajouter un nouvel ouvrage à la liste des auteurs se mettant en scène en train d’écrire, comme le récent L’Échiquier de Jean-Philippe Toussaint. Si, comme le suggère le titre, il y a beaucoup d’intime, de personnel dans ce livre, il y a aussi les fulgurances qui donnent son charme au roman. Alors le lecteur se laisse volontiers embarquer dans cette vraie-fausse odyssée. Car il se pourrait bien que cet auteur sans inspiration, par un pied de nez dont il a le secret, soit ici merveilleusement inspiré!

Développement personnel
Olivier Bourdeaut
Éditions Finitude
Roman
176 p., 18 €
EAN 9782363392053
Paru le 1/03/2024

Où?
Le roman est situé aux Baléares, à Ibiza et Benirrás, sur la commune de Sant Joan de Labritja. On y évoque aussi dans les Alpes, Nantes et un pensionnat de Vendée ainsi que le Paradou en Provence et Le Pouliguen, en Loire-Atlantique.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« J’ai la chance de gagner ma vie en racontant des histoires. Du moins jusqu’à présent. Car j’ai un problème, un problème de taille : je n’ai plus d’imagination. Je ne comprends pas ¬pourquoi, je ne sais pas comment cela est arrivé mais j’ai beau froncer les sourcils, serrer mes petits poings, rien ne vient. Alors j’ai décidé de parler de moi.
Selon des chercheurs de Harvard, nous passerions soixante pour cent de notre temps à parler de nous. Parler de soi stimulerait les mêmes zones du cerveau que la cocaïne, le sexe ou un bon plat. Et si Harvard dit que ça fait du bien, je n’ai aucune raison d’en douter. Après tout, Mark Zuckerberg en est diplômé et il a toujours su, mieux que tout le monde, ce qui est bon pour l’humanité… »
Avec une franchise pleine d’autodérision, Olivier Bourdeaut revient sur son enfance compliquée, sa courte et chaotique scolarité et le périlleux apprentissage du métier d’écrivain. L’auteur d’En attendant Bojangles se dévoile, et sa vulnéra¬bilité nous touche.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RFI (L’invité culture)
Podcast Fabrice Florent
Blog La nuit sera mots

Les premières pages du livre
« Aller de l’avant
Benirrás m’a-t-on glissé à l’oreille comme s’il s’agissait d’une formule magique.
Benirrás ai-je entendu, avec la même intonation que B.B. susurrant Almería à l’oreille de Gainsbourg.
Benirrás, un code secret.

Sur la côte nord d’une île perdue dans la Méditerranée, j’ai loué pour trois semaines une petite cabane en pierre de vingt et un mètres carrés. Après m’être assuré que la casita disposait du confort élémentaire – toit étanche, électricité, eau courante, lit, douche, frigidaire – je m’exclamai euphorique et spontané : Madre mía que paraíso ! (Oui, il m’arrive de m’exclamer en espagnol.)
« Tu vas être bien ici pour écrire », me glisse Suzon, ma femme, qui est venue trois jours pour s’assurer de la salubrité des lieux, tandis qu’elle ouvre la minuscule fenêtre. « Regarde cette vue, c’est à couper le souffle. »

Ah oui voilà, écrire. Travailler. Je suis là pour travailler. Mais entre nous, qui viendrait sur cette île pour bosser ? C’est grotesque. Écrire est déjà un projet à la con, mais écrire sur une île paradisiaque, c’est tout à fait ridicule.
J’ai accepté parce que, justement, je n’arrive plus à écrire depuis des mois et que, ma foi, un changement radical de décor et d’habitudes ne peut pas faire de mal.
J’ai accepté parce que j’ai toujours adoré cette île, qu’Ibiza m’a toujours fait rêver et que la découvrir au mois de janvier me paraissait une excellente idée.
J’ai accepté parce que le prix de la location était à la hauteur de la superficie, et que payer pour travailler me semblait être une contrainte supplémentaire qui devait entraîner une obligation de résultat.
Ou peut-être ai-je accepté de louer ce petit abri perdu dans la pampa pour la simple et bonne raison que pendant des années ce genre d’endroit m’a semblé la pure définition du paradis. De 2009 à 2016, je n’ai eu qu’une obsession : écrire un roman qui me permettrait d’acheter une cabane dans les montagnes espagnoles et y vivre pour continuer à écrire. J’en parlais à tout le monde, je la décrivais à mes amis les plus proches. Je l’avais même trouvée. Au-dessus du lac de Guadalest dans la vallée du même nom, un cabanon de deux pièces et au bout de la parcelle, une passerelle en bois pour s’élancer. Vers quoi ? Vers l’horizon ? Vers ce fameux lac ? Vers une carrière qui n’existait que dans mon esprit ? Je n’en sais rien, mais cela ressemblait à un rêve simple et abordable. Tellement simple et abordable qu’avec le succès, je l’ai oublié.

En début de soirée, Suzon et moi avons parcouru les ruelles de Dalt Vila Ibiza. Janvier est le mois le plus calme de l’année sur l’île. Les restaurants et les boutiques sont fermés. Il n’y a aucun touriste et les locaux en profitent pour partir en vacances. Le centre historique était désert quand nous l’avons arpenté, seulement accompagnés par la brise iodée et tiède de la Méditerranée qui humidifie les venelles, c’est très doux, c’est très mélancolique aussi. Tout ce que j’aime habituellement mais, ce soir-là, la mélancolie des calles vides s’ajoute à celle que j’ai toujours ressentie à la veille de la rentrée des classes. Suzon a prétendu m’accompagner pour vérifier le confort de ma casita, mais elle sait bien qu’après plusieurs mois à écrire des textes décevants, je suis angoissé à l’idée de m’y remettre. Oui, à ce moment-là je ne suis pas vraiment ce qu’on peut appeler un grand garçon. Alors elle est venue sous un faux prétexte, me tenir la main en quelque sorte, car elle a l’intelligence et la délicatesse de ne pas montrer ce genre de chose. Je dois la déposer à l’aéroport de Talamanca le lendemain matin à six heures et mon humeur me rappelle de mauvais souvenirs. Une envie de disparaître.

Car en plus du départ de ma femme pour trois longues semaines, je devais faire face, depuis quelques jours, à la perte d’une amie très proche. Une amie qui m’a accompagné à chaque instant de ma vie depuis l’âge de treize ans. Une amie que j’ai regardée disparaître et partir en fumée une dernière fois. Une camarade dont la perte m’a empêché de dormir pendant une semaine et m’enlevait toute volonté de me lever le matin. L’arrêt de la cigarette, dix jours auparavant, m’avait plongé dans un état proche de la déréliction et, avec le départ de ma femme, j’avais le sentiment terrifiant de me retrouver totalement nu.
J’ai bien conscience, en l’écrivant, de combien ce tableau du pauvre petit écrivain qui va se retrouver dans sa petite cabane à Ibiza et devant son petit écran d’ordinateur Apple, sans sa femme et sa petite cigarette, est pathétique. Moi-même, si je lisais ça sous la plume d’un autre, je ne pourrais pas m’empêcher de souffler, en me disant que, quand même, ce type abuse, que c’est une lavette, un artiste fragile, qu’il nous bassine avec ses états d’âme. Bah oui, c’est ce que j’étais à ce moment-là et cette prise de conscience me donnait envie d’allumer une cigarette pour calmer l’angoisse. Que suis-je venu faire là déjà ? Travailler, ah oui voilà. Je suis ici pour travailler. Tiens, je vais m’allumer une clope. Ah non, c’est vrai, j’avais oublié. Tout va bien.

S’il y a une activité que je n’ai connue qu’avec le tabac, c’est bien l’écriture. La fumée a toujours été pour moi indissociable de l’acte d’écrire. Et comme je suis brillant comme garçon, c’est au moment où je ne sais plus écrire que je décide de me séparer de ma fidèle associée. Je me suis dit, foutu pour foutu, tu as perdu ton gagne-pain, tu vas redevenir pauvre, autant l’être le plus longtemps possible. Profiter de ta pauvreté, en bonne santé, pour l’éternité. Youpi.

Au pied des murailles de la citadelle où nous dînons sur une charmante place très animée, je constate effaré que tout le monde fume. Les adolescents, les serveuses, les Allemands, les gros, les élégants, les bodybuildés, les tatouées, même les Scandinaves fument. Tout le monde fume et tout le monde ferme les yeux pour savourer de divines bouffées nicotinées. Le crépitement du tabac qui brûle et le bruit des glaçons, cette formule magique à portée de main. Une blonde angélique coince sa cigarette à la commissure de ses lèvres pulpeuses, ses yeux de biche brillent derrière la fumée bleutée et enveloppante. Les gens s’échangent des briquets, tendent leur paquet en direction d’amitiés immédiates. Des couples se forment sous mes yeux autour d’un paquet de Fortuna. C’est fabuleux. Cette place semble interdite aux non-fumeurs. Je suis très mal à l’aise. Qu’ai-je fait ? Pourquoi avoir abandonné cette panacée ? J’ai envie de crier : Mais moi aussi, vous savez, je sais cracher de la fumée par le nez ! Oh, moi aussi, je fais partie du club. Aimez-moi, regardez-moi, j’ai beaucoup fumé vous savez, je suis comme vous. Comme je me déteste d’avoir arrêté. Pardonnez-moi, je n’arrêterai plus. J’arrête d’arrêter, c’est promis.
– Olivier ? Tu vas bien ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu grimaces.
– Non non, mon Suzon, tout va bien. Tout. Va. Bien. Tu as vu tous ces crétins qui fument. Ils me font de la peine, tiens. S’ils savaient comme je me sens bien. Libéré, serein, calme. Des bronches de premier communiant. J’ai l’éternité devant moi.
J’ai une grosse envie de casser la gueule à tous ces ignares qui ne savent pas à quel point je suis zen.

À l’aéroport de Talamanca, je regarde Suzon s’envoler sur son escalator puis disparaître derrière cette grande affiche éclairée des Baléares. Disparaître tout court.
De tous les métiers que j’ai exercés, quel est le plus pénible ? Sans aucun doute éboueur. Vider les poubelles d’un immeuble à six heures du matin, puis les pousser dans les petits couloirs des sous-sols dans une odeur de couche tiède et de banane pourrie, est une expérience épouvantable. Eh bien cela vous semblera peut-être idiot, mais les bras ballants, le regard vide au milieu de l’aéroport d’Ibiza, je me dis que ma situation n’a jamais été aussi désespérée. Ce n’est pas un refus d’obstacle, c’est une démission ; ce n’est plus la frousse, c’est une peur panique. Je caresse ma poche dans l’espoir d’y trouver un paquet de cigarettes. Même ça.

Je rêve secrètement de me perdre. La casita est à l’autre bout de l’île. L’adresse n’en est pas une, de simples coordonnées GPS. Il y a tout un tas de routes, de déviations, de virages, de pièges entre elle et moi. La vieille ville se détache à l’horizon, le lever du jour déploie ses couleurs les plus magiques, la citadelle semble en feu. C’est magnifique. J’aimerais tellement un désastre. La fin du monde, s’il vous plaît. J’aimerais réussir à me perdre et passer la journée à tourner en rond, à découvrir des criques secrètes, des pueblos mystérieux, des petites chapelles perdues dans la pampa, des bars typiques pleins de gens charmants où déguster de savoureuses petites tapas. Mais à chaque fois que je sors d’un rond-point, j’aperçois un panneau indiquant ce qui semble être le village le plus proche de ma petite maison : Sant Joan de Labritja. L’homme professionnel et responsable qui reste en moi se félicite, mais l’immense paresseux qui le domine se lamente. Pour une fois, je ne vais quand même pas faire semblant de me perdre, je suis seul, en tête-à-tête avec moi. Je ne vais pas inventer un subterfuge pour tromper ma propre attention. Oh zut, je savais que je devais tourner, mais je ne l’ai pas fait. Non, je me déteste suffisamment à ce moment-là, je ne peux pas aller plus loin. Je me dis aussi, en passant devant un Tobacco, que personne n’en saura rien si je craque, et si je fume une dizaine de clopes en chantant à tue-tête dans ma voiture, sur un air de Coldplay par exemple, et si par mégarde j’accélère malencontreusement à l’approche d’une falaise :
When you try your best, but you don’t succeed When you get what you want, but not what you need
When you feel so tired, but you can’t sleep Stuck in reverse

Plouf.
Mais non, mon clignotant est définitif et sans appel, je m’apprête à tourner dans le petit chemin escarpé qui mène à ma casita. Je perds la main, je ne suis même plus foutu de me perdre. Qui suis-je? Quelles qualités me reste-t-il encore ?

Je n’ai plus trop le choix désormais. L’ordinateur est sur la petite table de l’unique pièce. J’allume une bougie. je suis venu avec ma machine à café, j’écoute le broyage des grains, ça turbine sec là-dedans. Et si j’y glissais mes doigts? Plus de doigts, plus de clavier. Plus de clavier, plus de texte. Plus de texte, plus de roman. Plus de roman, plus d’argent. Plus d’argent, plus de vie. Voilà un problème définitivement réglé.

Extrait
« À ce moment du récit de mes séjours montagnards, si vous trouvez que ce prénom, Ulysse, est trop beau pour être vrai, que son histoire de tabouret est tarabiscotée, que cette bonne sœur, cette Maria-Rita qui vient tous les étés garder ce sanctuaire marial, petit bijou d’art baroque savoyard, ne sont pas crédibles pour un sou, eh bien vous raisonnez comme Monsieur Fleury. Et je suis désolé pour vous car ce n’est que le début. » p. 49

« J’étais donc le deuxième plus petit, et le plus con, de cette grande école. Une sorte de plancton débile. Ma vie commençait à peine et j’étais déjà foutu. J’allais être dévoré par le banc de sardines dans mon dos, et même mes prières ne parviendraient pas à me sauver. » p. 59

« Des projets à la con, des souhaits extravagants, j’en ai donc formulé toute ma vie. Mais je crois que le plus idiot de tous reste celui de devenir écrivain. » p. 73

« Après des heures de recherches, d’analyses, de cabrioles comptables, de oh, de ah, de mon Dieu, de merde alors, j’ai dû me rendre à l’évidence. Si mon livre se vendait à 500 exemplaires comme la majorité des premiers romans, et que je touchais sur chaque exemplaire un pourcentage de 8% comme il est d’usage pour la plupart des premiers romans, j’encaisserai au final 640 euros pour deux ans de travail, soit 320 euros par an, soit 26,66 euros par mois, soit 0,89 euro par jour. Soit cinq fois moins qu’un travailleur du Bangladesh. » p. 135

À propos de l’auteur

Portrait d'Olivier Bourdeaut, Paris, 1er fevrier 2021

Olivier Bourdeaut © Photo Sandrine Cellard

Olivier Bourdeaut est né au bord de l’Océan Atlantique en 1980. L’Éducation Nationale, refusant de comprendre ce qu’il voulait apprendre, lui rendit très vite sa liberté. Dès lors, grâce à l’absence lumineuse de télévision chez lui, il put lire beaucoup et rêvasser énormément. Durant dix ans il travailla dans l’immobilier allant de fiascos en échecs avec un enthousiasme constant. Puis, pendant deux ans, il devint responsable d’une agence d’experts en plomb, responsable d’une assistante plus diplômée que lui et responsable de chasseurs de termites, mais les insectes achevèrent de ronger sa responsabilité. Il fut aussi ouvreur de robinets dans un hôpital, factotum dans une maison d’édition de livres scolaires – un comble – et cueilleur de fleur de sel de Guérande au Croisic, entre autres. Il a toujours voulu écrire, En attendant Bojangles, Pactum Salis et Florida en sont les premières preuves disponibles. (Source: Éditions Finitude)

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Le cratère

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En deux mots
De lourds secrets de famille pèsent sur Aurore, la sœur de Lucas, né différent, sans qu’on lui explique pourquoi. Elle vivra toute son enfance à ses côtés dans l’espoir d’une guérison promise lorsqu’il aura quinze ans. Mais c’est la mort qui vient le cueillir, la laissant désemparée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Toi, le frère que je n’ai jamais vu guérir

On sent combien il a dû être difficile pour Arièle Butaux de mettre des mots sur ce drame, la perte d’un frère «différent». Mais ce roman n’en est que plus fort et plus bouleversant.

Ce court roman vaut d’abord par son style, son ambiance, lourde et oppressante. Une ambiance qui entoure un secret de famille, la disparition d’un adolescent différent l’année de ses quinze ans.
Comme sa sœur Aurore, à qui on a voulu faire croire l’impossible, il s’accroche à un fol espoir: son calvaire s’achèvera lorsqu’il aura quinze ans, alors il sera guéri. Mais constatant qu’aucune amélioration n’arrive, il va se laisser dépérir.
Ce drame absolu a longtemps hanté Adèle Butaux qui va tenter de l’exorciser par l’écriture.
Elle choisit pour cela de situer le récit à hauteur de la petite fille qu’elle était alors et qui a accompagné son frère au fil des années. Elle qui était «née pour composer une fratrie avec Lucas, pour grandir avec lui, partager la même chambre, les mêmes jeux. Les mêmes parents.»
On la suit dans ses jeux, dans ses rendez-vous avec ce frère resté chez ses grands-parents à Cherbourg et dans ses voyages entre Paris et la Normandie.
L’amour qu’elle porte à Lucas est alors joyeux, car fort d’une certitude, la guérison va venir. À l’image de cette escapade dominicale à Carteret où «ils sont heureux comme une famille presque ordinaire. Quand Lucas sera guéri, il n’y aura plus de «presque», il n’y aura plus de séparation du dimanche soir ni de classe manquée le samedi matin».
Même si, au fil du temps et des années, une certaine lassitude s’installe. «Elle n’en peut plus de cette vie coupée en deux qui la prive des sorties et des fêtes avec les copines, l’exclut des complicités nées des expériences partagées, des sorties du samedi racontées le lundi matin à ceux qui n’en étaient pas, comme on jette un os aux exclus du festin. Elle est lasse d’être baladée entre deux mondes. Elle voudrait être enfin comme les autres.»
Une aspiration au goût amer quand viendra la déflagration, quand elle comprendra qu’en lieu et place de la rémission promise, c’est la mort qu’on va lui annoncer. «En explosant, la bombe a creusé dans sa poitrine un trou béant qui ne se refermera pas. Une amputation sans une seule goutte de sang.» Entre la culpabilité et la trahison, la douleur et le vide, la tentation est forte de rejoindre Lucas dans un geste désespéré.
Arièle Butaux a choisi l’écriture la plus sèche, la concision sans aucune fioriture pour dire sa peine. En soulignant qu’il n’existe pas de mot pour dire «le chagrin sans nom d’Aurore, car il n’est ni veuf, ni orphelin, celui que la vie ampute d’un frère ou d’une sœur», elle va même jusqu’à expliciter la béance. Au bord du cratère.
Non, «il n’y a pas, il n’y aura jamais de mot pour dire le mal de frère».

Le Cratère
Arièle Butaux
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
128 p., 17 €
EAN 9782848055213
Paru le 7/03/2024

Où?
Le roman est situé à Paris et à Cherbourg. On y cite aussi Omonville-la-Petite.

Quand?
L’action se déroule il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Aurore est toujours si gaie ! Dès sa tendre enfance, elle a su qu’il lui faudrait vivre pour deux, compenser par son exubérance et sa santé insolente la naissance, deux ans avant la sienne, d’un enfant «différent». Même si le mot n’est jamais prononcé, Lucas est lourdement handicapé. Leurs parents donnent le change, gardent pour eux ce malheur face auquel personne ne sait vraiment comment se comporter et Aurore, qui s’accroche à l’idée d’une guérison possible, grandit comme si de rien n’était. D’autant que Lucas est élevé par leurs grands-parents, dans une maison proche de la mer, où on ne le promène que hors saison et dans des lieux peu fréquentés.
Pour décrire la détresse de cette «enfant de remplacement», qui très vite devient plus grande que son frère, mais aussi l’amour fou qu’elle lui porte et son appétit de vivre, Arièle Butaux trouve des mots d’une justesse tranchante. La ligne claire permettant d’approcher avec une extrême pudeur le cratère abyssal d’un chagrin qui n’a pas de nom, «le mal de frère», mais également de dire les liens indéfectibles d’une famille soudée par un amour immense.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Viabooks (Olivia Phélip)
Page des libraires (Christèle Hamelin, Librairie Le Carnet à spirales à Charlieu)

«Le cratère» d’Arièle Butaux © Production Radio RCJ

Les premières pages du livre
C’EST UNE PHOTO RESCAPÉE, une photo d’avant ma naissance, gravée en moi pour avoir grandi avec elle dans le petit salon de Cherbourg. Une photo disparue quand la maison de mes grands-parents fut vendue, retrouvée aujourd’hui après je ne sais quelle mystérieuse errance. C’est une photo en noir et blanc, mon frère Lucas et notre mère, joue contre joue. Il rit de toutes ses dents de lait tandis que les siennes, légèrement écartées, sont celles du bonheur. Elle est radieuse, s’émerveille du rire, de la beauté de son enfant. Ses mèches blondes dansent en couronne autour de sa tête. L’anagramme de son nom est « aimer » et Marie, à vingt ans, aime la vie, passionnément.
Nulle trace de drame ni de corps souffrant sur cette photo. Une mère et son bébé dans une forêt, un jour d’automne ou d’hiver, car l’enfant porte une cagoule de laine et un manteau à col de velours.
Sur le visage de Marie, l’enfance s’attarde, la sienne et celle de Lucas, tricotées l’une à l’autre.
Sait-elle déjà ? Sait-il, lui qui prend la photo, à quel point ce bonheur est vulnérable ?
La photo dit qu’elle sait, mais espère.
La photo dit sa confiance en sa toute-puissance de mère qui entoure et protège.
Elle fait à Lucas un rempart de ses bras, son regard lui tend le miroir dans lequel il se voit unique et aimé.
Quand ont-ils compris ?
Quand a-t-elle commencé à le regarder autrement ? Quand ont-ils cessé de le photographier ?
Si la photo ne livre rien de tout cela, elle dit l’essentiel, l’amour fou de cette mère pour son premier-né et sa détermination à se battre pour lui.
Quand a-t-elle renoncé ?
Quel désespoir, quelle lassitude ont éteint ce regard dont seule cette photo témoigne ?

1
ILS ONT INSTALLÉ LUCAS SOUS L’ARBRE, sur le lit de camp qui sent l’humidité et le vieux caoutchouc. Bien au milieu, afin qu’il ne tombe pas. Il a treize ans, mais son corps déforme à peine la toile, rêche sous sa joue droite. Un insecte lui chatouille le nez. Ils disent que l’air est bon pour lui, qu’il doit faire la sieste dans le jardin, mais il est trop heureux pour dormir.
Aurore a grimpé dans le pommier, il voit ses pieds se balancer dans le vide. Si elle tombe, elle le tue. Elle se penche, juste assez pour qu’il distingue son visage.
Regarde ces pommes ! Elles sont moches. Toutes tordues et acides. Pouah !
Elle recrache un morceau qui rebondit sur le bras de son frère avant de rouler dans l’herbe.
Oh pardon, Lucas ! Désolée.
Elle rit. Elle est si gaie, toujours ! Un rayon de soleil.
Elle chantonne, une chanson inventée, comme les histoires qu’elle écrit dans ses carnets.

Lucas observe une colonne de fourmis apparue sur le morceau de pomme. Une mouche s’active autour de sa bouche. Il voudrait la chasser, sa main gauche dévie de sa trajectoire et c’est son poignet qui frappe son œil.
Raté. Toujours raté.
Il s’est fait mal, quelque chose voudrait sortir de sa gorge, un râle couvert par le vrombissement des insectes dans la poussière de l’été.
La mouche s’obstine, se promène sur ses lèvres, sur ses dents.
Lucas n’entend plus Aurore, il ne voit plus ses tennis blanches au-dessus de sa tête.
Les fourmis ont réussi à déplacer le morceau de pomme. Le soleil fait briller une pièce de monnaie égarée dans l’herbe. Il se passe toujours quelque chose au jardin, mais cela n’intéresse plus Lucas, car Aurore a disparu.
Il la cherche des yeux, ne peut voir, outre les branches les plus basses de l’arbre, que la pelouse et la maison, car on l’a couché sur le côté droit. Tout à l’heure, c’était le gauche, on le retourne de temps en temps.
Il se résigne à attendre qu’on vienne le déplacer.
Attendre. Toujours attendre.
C’est un pavillon cossu aux portes de Paris. Lucas y vient deux ou trois fois par an, en visite avec ses grands-parents maternels. À travers les baies vitrées de la terrasse, Lucas distingue le corps de sa mère. Marie, allongée elle aussi sur le côté droit, lui tourne le dos.
Sa jambe et son bras gauches s’élèvent en cadence, dans l’effort quotidien de rendre son corps toujours plus mince, plus souple, plus ferme, impeccable dans ses mini-robes comme dans ses pantalons pattes d’eph. Marie a adopté avec enthousiasme la mode de ces années soixante-dix, extravagante et colorée, comme
un étendard pour dire que tout va bien, un paravent pour se protéger des bonnes âmes dont elle refuse la pitié. Son malheur, elle le garde pour elle, n’en dit jamais rien. La plupart des gens ne savent pas comment se comporter devant une tragédie qui les renvoie à leurs propres peurs. Elle ne se plaint pas. Décourage les personnes bien intentionnées qui aimeraient la voir endosser de manière plus évidente son rôle de mère à plaindre.
Elle se tait pour ne pas devenir l’incarnation du drame qui ruine sa jeunesse. Elle se tait pour qu’on ne vienne pas opposer la raison à ses rêves. Elle a trente-trois ans et une vie à vivre. Avec l’enfant cloué au sol.
Ou malgré lui.
Lucas suit des yeux le pied de sa mère. Toujours plus haut. »

Extraits
« Aurore n’a pas les mêmes souvenirs que son petit frère, elle l’envie parfois pour cela. Valentin est né après le départ de Lucas, ils n’ont jamais vécu ensemble comme des frères, ils n’ont pas été élevés par les mêmes personnes, leurs histoires ne se mêlent qu’incidemment. Ils ont la même sœur, mais savent à peine qu’ils sont frères.
Aurore est née pour composer une fratrie avec Lucas, pour grandir avec lui, partager la même chambre, les mêmes jeux. Les mêmes parents. » p. 39

« Ce n’est pas vraiment une chaise roulante, Lucas n’y tiendrait pas assis, Plutôt une grande poussette, semblable à celles des petits enfants, avec assise inclinable jusqu’à l’horizontale pour Lucas, dont le regard passe avec ravissement de sa sœur au ciel, du ciel à sa sœur.
Attention, on décolle ! hurle Aurore.
Marie lui crie de faire attention, mais le vent emporte ses paroles. Aurore court de plus en plus vite, le plus loin possible. Les joues de Lucas sont rose vif, son visage s’anime, il lui faut de la joie, il lui faut de la vie, il lui faut du danger pour guérir.
Suzanne rapporte du camion à frites des barquettes arrosées de vinaigre et propose de s’installer sur la plage. On allonge Lucas sur un plaid, Aurore sautille dans l’eau glacée, Louis et Valentin font des ricochets.
Paul et Marie marchent sur la grève, main dans la main, Un moment d’insouciance et d’oubli, à leur rythme.
Ce dimanche, à Carteret, ils sont heureux comme une famille presque ordinaire. Quand Lucas sera guéri, il n’y aura plus de «presque», il n’y aura plus de séparation du dimanche soir ni de classe manquée le samedi matin. » p. 43

« Lucas a eu quinze ans et rien n’a changé. Il vit toujours chez Suzanne et Louis, les allers-retours du week-end se poursuivent. Aurore à de plus en plus le mal des transports, mal à sa vie aussi, et de moins en moins envie de passer du temps loin de son piano et de ses amis. Elle n’en peut plus de cette vie coupée en deux qui la prive des sorties et des fêtes avec les copines, l’exclut des complicités nées des expériences partagées, des sorties du samedi racontées le lundi matin à ceux qui n’en étaient pas, comme on jette un os aux exclus du festin. Elle est lasse d’être baladée entre deux mondes. Elle voudrait être enfin comme les autres. Égoïstement. Chez elle, l’atmosphère est lourde. Les parents se disputent souvent, la plupart du temps à table. Les cris lui coupent l’appétit. La fourchette en suspens au-dessus de l’assiette, elle s’absente de sa propre vie. » p. 49

« Aurore s’est dégagée de l’étreinte de ses parents, titubante, assommée. En explosant, la bombe a creusé dans sa poitrine un trou béant qui ne se refermera pas. Une amputation sans une seule goutte de sang. » p. 58

« Son père si jeune aux cheveux blancs, sa mère aux yeux de porcelaine brisée, il n’existe pas de mot pour dire la tragédie qui les frappe. Pas de mot non plus pour dire ce qu’il en est de leurs enfants survivants, pas de mot pour dire le chagrin sans nom d’Aurore, car il n’est ni veuf, ni orphelin, celui que la vie ampute d’un frère ou d’une sœur. Aurore, qui cherche, s’égare, pense que ce n’est pas juste de ne pas nommer l’innommable, de ne pas au moins essayer. Mais il n’y a pas, il n’y aura jamais de mot pour dire le mal de frère. » p. 76

À propos de l’autrice
BUTAUX_Ariel_©Lyodoh_KanekoArièle Butaux © Photo Lyodoh Kaneko

Née en 1964, Arièle Butaux, écrivaine et musicienne, vit à Venise, après des années parisiennes pendant lesquelles elle a produit de nombreuses émissions sur France Musique, parmi lesquelles «Un mardi idéal». (Source: Sabine Wespieser Éditeur)

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Sur les roses

BLANVILLAIN_sur_les_roses  RL_2024  coup_de_coeur

En deux mots
Un bibliothécaire amoureux de l’une de ses fidèles clientes. Cette dernière peinant à oublier son premier amour. Et un voisin, amateur de roses qui payer cher sa passion. Voilà les ingrédients de cette tragi-comédie sur fond de crise des générations.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’amour, les livres et les roses

Luc Blanvillain nous revient avec une nouvelle tragi-comédie dont il a le secret. Cette fois, il nous raconte la quête amoureuse d’un bibliothécaire pour l’une de ses habituées. Une stratégie de conquête tout en douceur, qui va pourtant virer au drame, lorsqu’il lui prend l’idée d’offrir une rose à sa dulcinée.

À la bibliothèque, on fait de son mieux pour intéresser les habitants à la lecture. Des spectacles de marionnettes sont par exemple organisés à l’intention des enfants. Mais avouons-le, avec un succès mitigé. Ce qui ne va pas pour autant décourager Simon Crubel, le responsable. Il faut dire que Simon est amoureux. Il a remarqué Adèle, qui vient régulièrement avec Antoine, son fils de dix ans. Une passion qui n’a pas échappée à Odile, la bénévole, à Michel, amateur de littérature médiévale, ou encore à Joëlle, lectrice compulsive et blogueuse (voilà qui me rappelle quelqu’un), qui partagent son secret. « Ils prenaient part à cet amour, chacun selon ses ressources, le nourrissaient, le chérissaient, jouissant en retour des bénéfices qu’il leur offrait, aussi nombreux qu’ineffables. »
Pourtant, il tarde à déclarer sa flamme. Il suit discrètement l’objet de ses convoitises, tente d’en savoir plus sur ses goûts, construit une stratégie d’approche. Va notamment discuter littérature avec Antoine, essayant de l’intéresser à Jude l’obscur de Thomas Hardy. Un choix pour le moins osé, qui va cependant nous offrir quelques savoureux échanges.
Mais laissons un court instant notre amoureux pour nous intéresser à un couple de voisins, Christian et Odile. Nés en 1954, ils ont traversé la seconde moitié du XXe siècle avec bonheur, ont vu leurs enfants Joseph et Simone prendre leur envol et leur donner de charmants petits-enfants. Mais au moment où ils pourraient se reposer sur de doux lauriers, prendre le temps de regarder leur série préférée mettant en scène le commissaire Jonasson, un gros nuage vient assombrir leur horizon: les enfants se battent déjà pour l’héritage, leur demandant avec insistance – au terme d’un énième repas dominical et d’un énième gigot raté – de répartir les meubles qu’ils ont patiemment accumulés au fil des ans. C’est dans ces circonstances que va se nouer le drame et que Simon va se présenter chez Odile une rose ensanglantée à la main.
Revenons maintenant à Adèle. L’enseignante essaie de sortir de ses déboires en consultant un psy, le Dr Mayer. Le praticien constate jour après jour qu’elle n’a toujours pas soldé sa relation avec Charles, le père d’Antoine. D’autant que ce dernier réapparaît à nouveau dans sa vie, ajoutant ainsi un nouveau problème à la confusion ambiante.
Après Nos âmes seules, Le Répondeur et Pas de souci Luc Blanvillain nous a concocté une nouvelle tragi-comédie sur fond de crise des générations et d’incommunicabilité. Les parents ne comprennent plus leurs enfants et encore moins leurs petits-enfants, centrés sur leurs téléphones portables et leurs réseaux sociaux.
Il semble tout à fait vain de vouloir les intéresser à la lecture, même si les œuvres de fiction pourraient leur ouvrir de nouveaux horizons.
On y retrouve aussi quelques thèmes et personnages récurrents, comme l’amour et le psy. L’amour qui devient de plus en plus difficile à vivre parce que nous ne trouvons plus les mots pour le dire. Simon a ainsi aujourd’hui beaucoup de peine à déclarer sa flamme. Il a pourtant les livres inspirants à sa disposition, y compris les rares ouvrages de Chrétien de Troyes.
Quant au psy, il parcourt ce livre avec délicatesse, sorte de phare dans la nuit qui n’est toutefois pas suivi. Ce qui nous vaudra encore quelques scènes cocasses. Vous l’aurez compris, ce nouvel opus n’a rien à envier à ses prédécesseurs au niveau de l’humour et de la satire. Luc Blanvillain se régale et nous régale à nouveau… sur un lit de roses.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Sur les roses
Luc Blanvillain
Quidam Éditeur
Roman
286 p., 20 €
EAN 9782374913704
Paru le 5/04/2024

Où?
Le roman se déroule dans une ville de province qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pour commettre l’irréparable, rien de mieux qu’un bibliothécaire amoureux.
Un jour, quelqu’un est foudroyé par la cueillaison d’une rose.
Pour raconter cette histoire, il faut partir de zéro: la rose, bien sûr, mais aussi, aussitôt, l’amour, la mort, l’enfance, les livres, les séries policières.
Simon Crubel est amoureux. Amoureux et bibliothécaire. Attendons-nous au pire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog L’or des livres

Les premières pages du livre
« Lorsque l’enfant se mit à hurler, Simon Crubel comprit qu’il avait dû y aller un peu fort.
Il regarda sa main, gantée d’une marionnette à tête de monstre. Assez hideuse, il est vrai, muette, avec des profondeurs d’expression. Elle semblait revendiquer, plus que tout, son statut d’objet artisanal, résolument hostile à toute velléité industrielle, commerciale, capitaliste. Quelqu’un, quelque part, avait dû la tricoter.
L’enfant pleurait toujours, mais moins, depuis que la créature pendait, inoffensive, au bout du bras de Simon qui se demanda s’il devait poursuivre son histoire. Sur son autre main, une jeune princesse boudeuse évoquait une drag-queen rousse, familière des nuits berlinoises.
Agacée, l’institutrice moucha le gosse et fit signe à Simon de continuer.
— La Belle, voulez-vous être ma femme ? articula-t-il donc, docile.
Il attendit un peu, ménageant son effet, puis fit répondre la Belle.
— Non, la Bête.
C’était mou. Le cœur n’y était plus. Le cercle de moutards en chaussettes sur la moquette de l’espace-contes avait perdu sa concentration. L’institutrice en foudroya quelques-uns, de son regard las, en vain. Deux d’entre eux s’étaient empoignés et roulèrent joyeusement parmi les acariens.
— Bon je pense qu’on va en rester là, conclut Crubel, en rejoignant prudemment Odile au comptoir de prêt.
— Tu terrifies les mômes, quand tu fais la voix du monstre, signala-t-elle, guillerette.
Il acquiesça.
— Tu pourrais peut-être changer d’histoire de temps en temps. Tu ne connais que La Belle et la Bête ?
— C’est ma préférée.
Il passa derrière le comptoir et se servit un café tiède, parfum tartre.
Elle lui sourit, de ce sourire coquet qui sollicitait dans son intégralité l’armature musculaire de son visage félin. Non, pas félin. Elle tenait plutôt de la loutre. De l’écureuil, voilà. Si, félin. Son père était un chat de gouttière et sa mère un écureuil femelle. Il avait lu quelque part que le mot écureuil venait d’un mot grec signifiant « qui vit à l’ombre de sa queue ».
— Je narre mal, résuma-t-il.
Grand homme osseux, tout en structure, il donnait physiquement l’impression de mépriser les accommodements moraux. C’était une illusion, bien sûr, mais assez utile. On lui faisait confiance. Chacun le sentait confusément, un sculpteur pompier aurait pu, en d’autres temps, tirer d’un bloc de marbre une silhouette comme la sienne pour exprimer la probité.
Aussi bien, il ne mentait, comme un chacun, que sur l’essentiel. Mais il avait raison, il narrait avec maladresse, renâclant aux astuces convenues qui plaisent aux petits, roulements d’yeux, effets de manche. Symétriquement, il appliquait ces réticences à ses lectures et se méfiait des auteurs lyriques.
— Même le soleil ne brille pas partout, professa Odile.
— Comment tu vas ? s’enquit Crubel que le souci des transitions n’obsédait guère.
C’était une vraie question. Il avait besoin d’être rassuré tout à trac. Sur Odile, surtout, qu’il soupçonnait fragile parce qu’elle s’évertuait constamment à éteindre ce genre de soupçons.
— Simon, soupira-t-elle, je vais bien.
Il mima la vie d’Odile, d’un geste ample et complexe. Elle hocha la tête, son sourire s’atténuant un peu, tandis qu’elle empilait deux albums.
L’institutrice – on ne les appelle plus comme ça depuis vingt ans, Simon – finit par vider les lieux, précédée de la bruyante escouade. Crubel déglutit, inspira, se sentit mieux.
Un flash trop bref lui restitua inopinément la saveur oubliée de sa joie de vivre. Celle qui l’habitait à l’époque où il était lui-même épouvanté par les marionnettes. Ces attaques de nostalgie survenaient le plus souvent lorsqu’il n’était pas en mesure de les accueillir avec les honneurs qui leur étaient dus. Elles se dissipaient aussitôt.
Alentour, la médiathèque paraissait exhiber sa laideur compas¬sée. On pouvait l’oublier par moments, cette laideur, ou plutôt la contenir, mais cela exigeait un effort inconscient de la volonté, qui fatiguait. D’ailleurs, médiathèque était un bien grand mot, imposé par la municipalité pour raviver à peu de frais dans l’esprit du public les couleurs ternies de l’établissement. Il s’agissait en fait d’une bibliothèque à l’ancienne, mais sans la patine, sans le prestige silencieux des boiseries. Y régnaient plutôt les dérivés pétrochimiques. Plastique pour couvrir les livres et linoléum le sol. Tout collait. Les couleurs juraient. La tranche des ouvrages piégeait des poussières anciennes, dont certaines s’étaient probablement formées sous De Gaulle. Au rez-de-chaussée, des gens de peu compulsaient chaque jour les quotidiens, de potron-minet à complies. Indifférentes à leurs craquements articulaires, d’énergiques retraitées gravissaient l’escalier de pierre pour atteindre le premier étage et s’y approvisionner en récits de vie. La poésie s’étiolait au second, dans une soupente romantique.
Cet environnement professionnel, miraculeusement préservé de la gangrène mercatique et managériale, cet espace calme où ne s’ourdissait jamais le moindre projet, où ne s’organisait aucune réunion d’équipe – Simon y était le seul employé et Odile lui donnait bénévolement un coup de main –, ce silence sans cesse recommencé possédait la vertu d’apaiser un peu les angoisses.
— Et toi ? finit par relancer Odile, de retour de la section jeunesse, où elle avait rangé les albums.
— Moi, quoi ?
— Comment tu vas ? C’est peut-être le moment de faire le point ?
— Pas spécialement, non.
Ils causaient. C’était comme ça tous les jours.
— Et ton livre, ça avance ?
— Pas spécialement non plus.
Simon Crubel s’essayait à l’écriture. Passion qui se démentirait peu après mais qui connaissait, à cette époque de sa vie, une espèce de petit apogée. Il avait trop d’idées. Il en avait tout le temps. Son inspiration se nourrissait des quatrièmes de couverture qu’il consultait toutes les semaines en librairie, ou des interviews d’auteurs. À l’instar d’un écrivain dont on parlait, il allait se lancer, par exemple, dans un récit acerbe, une satire sans concession du monde de l’entreprise. Il prenait des notes, lisait en diagonale quelques ouvrages documentaires, échafaudait le plan d’une intrigue, la divisait en chapitres – une vingtaine, à peu près – et, son moment préféré, se lançait dans la prose.
Il abandonnait toujours aux alentours de la page 8. Plus l’abandon était tardif, plus il était cruel. Il lui avait fallu près de 150 feuillets pour comprendre que son évocation chirurgicale d’une grande exploitation agricole lassait. Son thriller psychologique s’était écroulé à la page 30. Il racontait la vengeance d’un père de famille ayant découvert l’identité du violeur de sa fille et le tuant avec des raffinements de cruauté, non sans prendre la précaution d’occire six innocents pour brouiller les pistes. Son personnage lui avait paru manquer de vraisemblance. Il avait renoncé à deux récits de deuil, à une autobiographie imaginaire, à une fresque historique retraçant la vie de la femme de Verlaine et à plusieurs romans simples et bouleversants, mettant en scène une femme âgée atteinte d’une maladie incurable, ou un enfant atteint de la même maladie, ou une femme âgée en bonne santé assistant un petit cancéreux.
Pourtant, à chaque fois, son intrigue s’imposait à lui chamarrée de feux mystiques. En un éclair, toutes les notes griffonnées à la hâte dans un carnet de moleskine qui ne le quittait jamais s’aggloméraient, se fédéraient, se rangeaient. L’histoire lui apparaissait, telle une vision. En outre, son inspiration se révélait suffisamment extensible et protéiforme pour lui permettre de recycler des motifs conçus dans d’autres intentions. L’assassin du thriller devenait le fils de la vieille dame malade qui, elle-même, pouvait tenir honorablement le rôle de la mère de Verlaine. Il récupérait des descriptions qu’il enchâssait dans d’autres textes, dont elles grossissaient la masse et augmentaient les pages.
Odile le plaignait gentiment. Elle avait accepté de jeter un œil aux productions de Simon, qui ne la convainquaient pas, mais elle l’encourageait à s’accrocher. À quoi ? répondait-il.
C’était une bonne question.
Tandis qu’Odile repartait vers le fond de la bibliothèque – elle parcourait d’invraisemblables distances quotidiennes, son podomètre en témoignait – Simon se carra dans son fauteuil, où il se trouvait parfaitement installé pour ne rien faire.

— Vous rêvez, Simon ?
Crubel sursauta. Joëlle se tenait accoudée au comptoir de prêt, où elle avait déposé une pile conséquente d’ouvrages dont elle avait, quelques semaines plus tôt, inscrit les titres dans le cahier de suggestions. Joëlle – pilier historique de la bibliothèque – désirait être happée dès les premières lignes, lire la suite en apnée puis que le récit fût une claque et ne la laissât pas indemne. Simon peinait à faire coïncider cette étrange fantasmagorie cannibalesque avec l’image mesurée qu’offrait la sexagénaire, ci-devant technicienne en télécommunication.
Lui-même se contentait désormais de prélever dans les livres des fragments, des phrases, des paragraphes, au travers desquels s’entrevoyait quelque chose d’indéfinissable, de nébuleux et qui l’aidait à vivre.
— J’ai beaucoup aimé ce bouquin, l’informa Joëlle en brandissant un bref opus ostensiblement sobre. C’est écrit à l’os. Aucun gras.
Comme Crubel n’avait pas acquiescé assez vigoureusement, elle développa.
— L’autrice a trouvé une langue. Bouleversant.
Il bredouilla quelque chose, trahissant qu’il n’avait pas même ouvert le volume. Elle eut la bonté de ne pas lui en faire grief. Joëlle professait un goût très vif pour les récits tragiques, vertébrés, lourds secrets de famille, confessions pénibles, humiliations, domination. Elle prisait les syntaxes minimalistes ou, au contraire, les flux lacrymaux, dont elle citait des bribes sur son blog, ornementées d’enluminures numériques et d’émoticônes. Elle aurait sans doute adoré tous les livres que Crubel n’avait jamais écrits.
— Ce sera un coup de cœur, annonça-t-elle. J’ai hésité avec pépite mais ce sera coup de cœur.
Simon, incertain de la réponse espérée, lampa le fond de son gobelet.
— C’est chouette, Joëlle.
Elle parut déçue. Elle l’était toujours mais revenait à chaque fois, avec un enthousiasme intact. Odile les rejoignit et, entraînant habilement Joëlle vers le rayon des nouveautés, indiqua à Simon, d’un discret signe de tête, qu’Adèle était là.
Sagement assise à une table, un peu à l’écart, elle avait dû assister à la séance de marionnettes. À moins qu’elle ne fût arrivée juste après. Bien qu’il consacrât l’essentiel de ses journées à guetter son entrée, il la découvrait toujours par hasard, perdue dans le décor où elle semblait s’être incarnée, penchée sur un livre qu’elle parcourait avec gravité, avant de lever la tête, remontant du bout de l’index ses adorables lunettes à monture multicolore, pour le saluer en souriant.

C’est Odile, bien sûr, qui avait fait prendre conscience à Simon que l’intérêt qu’il portait à Adèle était clairement de nature amoureuse. À sa façon discrète et insinuante, par petites phrases elliptiques, s’arrangeant toujours pour caboter à distance raisonnable du sujet, qu’elle n’abordait jamais. Distillant les détails au fil des jours et des semaines, elle lui avait révélé qu’Adèle enseignait la littérature au lycée voisin, et que, comme on disait à l’époque de la lointaine jeunesse d’Odile, elle était mère célibataire d’un petit Antoine, dix ans. D’où tenait-elle ses renseignements ? Déformation professionnelle, peut-être, puisque l’intégralité de sa carrière s’était déroulée dans divers bureaux de l’hôtel de ville où elle exerçait des fonctions d’ordre sanitaire et social, calcul et versement de prestations, accueil d’allocataires, constitution de dossiers complexes, prise en charge des misères, dans leur inépuisable multiplicité et le respect absolu de l’orthodoxie administrative.
La retraite n’avait pas tari sa curiosité pour les humains, curiosité que Simon regardait comme l’une de ses plus impénétrables bizarreries, lui-même peinant à différencier les visages. Hormis, justement, celui d’Adèle.
— Et le père ? s’était-il enquis.
— Le père ? Quel père ?
— Celui du petit Antoine, dix ans.
Odile, qui s’attendait à la question et se désolait de n’y pouvoir répondre, avait haussé les épaules. Mais tout laissait penser que cet homme – un simple géniteur, probablement – s’était perdu quelque part dans le passé, et qu’il ne constituait ni un danger, ni un obstacle.
— Un obstacle à quoi, Odile ?
— Prends-moi pour une idiote.
Chez Simon Crubel, la puissance de l’amour, par une superstition d’autant plus féroce qu’elle était devenue pour lui, comme pour tous les inquiets familiers de l’échec, une seconde nature, était exactement proportionnelle à l’énergie avec laquelle il le déniait. Sa passion s’était d’abord fixée sur des détails d’Adèle – ses montures multicolores, sa nuque entrevue sous le chignon relâché, ses incisives nacrées fichées dans la roseur des gencives. Elle venait souvent lui parler. Riche de ces échantillons visuels et sonores, qu’il conservait comme des trophées, il s’évertuait, la nuit, à les assembler, pour tenter de reconstituer son épuisante splendeur. Peine toujours perdue.
— C’était très bien, votre petit spectacle, dit-elle.
Il ouvrit grand les yeux, brusquement tiré par Adèle de son rêve d’elle. Elle avait eu le temps, pendant qu’il prenait conscience de sa présence, de marcher jusqu’au comptoir qui, maintenant, les séparait.
— Il flanque la trouille aux mômes, réitéra Odile, revenue des nouveautés.
Joëlle, elle, avait disparu.
Adèle rit. Un rire bref, comme l’écho d’un grillon sur un éboulis. Des images idiotes et précises s’imposaient constamment à Crubel, en présence d’Adèle, en son absence, à son sujet. Souvent, elle venait à la médiathèque avec le petit Antoine, dix ans. Simon et lui s’entendaient bien. Antoine se nourrissait de gros ouvrages très au-dessus de son âge où se déployaient des univers fantastiques et violents. Simon, ceux-là, les lisait aussi, les aimait aussi.
— Il fait ça très bien, confirma Adèle en finissant de rire.
Habituellement, Simon se prévalait d’un certain sens de la repartie. Mais il était plus à l’aise avec les interlocuteurs qu’il ne rêvait pas de déshabiller du bout des dents, dans un lit plein d’odeurs légères.
Toujours assis dans son fauteuil, il avait maintenant la tête à la hauteur des seins d’Adèle, et ne les regardait pas, se concentrant sur le lobe de son oreille gauche, un lobe orné d’une petite pierre bleue. Elle posa devant lui un roman policier.
Après plusieurs secondes, il l’enregistra dans l’ordinateur.
— Et voilà, dit-il.
Plusieurs autres secondes plus tard, elle était partie.
— C’est tout ce que ce que tu trouves à lui dire ? demanda Odile.
— Comment ça ?
— Prends-moi pour une idiote. À toutes fins utiles, je te signale qu’elle adore les roses.

Adèle avait perçu, dans la voix du docteur Mayer, un certain agacement. Il n’était sans doute pas très professionnel pour un psychanalyste lacanien de déroger, fût-ce par ce léger frémissement des narines assorti d’une rudesse dans les inflexions vocales, à la règle d’imperturbabilité qui gouvernait son art, mais Adèle le comprenait. Pire, elle compatissait.
En deux ans de thérapie, aucun progrès notable ne s’était fait jour chez elle. Tout au plus – et encore – les longues séances hebdomadaires avaient-elles révélé les séquelles d’un conflit mal éteint avec sa sœur cadette, qu’elle ne voyait jamais, et qui était devenue, pour le petit Antoine, une tante assez déplorable.
Initiée par un épisode dépressif, consécutif à sa rupture avec Charles, cette longue entreprise, loin de dissiper la tristesse qui régissait la ronde lancinante de ses pensées, n’avait fait qu’en éclairer les reliefs. Mais, tout de même, la phrase que venait de prononcer le docteur Mayer, outre sa tonalité peu amène – Adèle ne le comprit qu’en se la répétant mentalement, raidie sur le divan – délivrait un pronostic peu encourageant : « Il est à craindre que notre espèce disparaisse avant votre névrose. »
Jusqu’alors, le praticien s’en était tenu à une réserve de bon aloi, un silence qui donnait à penser voire, dans les bons jours, à espérer.
Se pouvait-il qu’il eût changé de tactique et décidé de brusquer la jeune femme, de la placer sans ambages face à son néant dans l’espoir de lui faire amorcer un virage avant le précipice ?
Ou alors non, c’était juste qu’il en avait marre.
Adèle n’était sans doute pas une patiente passionnante. Dans le cabinet du docteur Mayer, elle avait pris l’habitude, au cours de ces deux années si vite écoulées, de déverser ses inquiétudes, presque toutes relatives à son fils. Mais bon, elle payait pour ça, lui semblait-il. Et si elle n’offrait à l’interprète aucun symptôme spectaculaire, pas de crises de tétanie, nulle phobie notable hormis, peut-être, celle des orteils préhensiles dépassant des sandales – et que, d’ailleurs, elle taisait – aucun trouble psychotique, Adèle garantissait au docteur des revenus réguliers et, pour tout dire, confortables.
Son salaire de professeur titulaire faisait d’elle une cliente solide, une de ces habituées qui ne provoquent jamais d’esclandre. Elle sanglotait rarement et ses cauchemars récurrents mettaient presque toujours en scène ses proches, jouant, sous différentes apparences, des rôles similaires, alternativement bourreaux, victimes, maîtres d’école sadiques, corps en putréfaction.
Les peurs d’Adèle étaient rien moins qu’extraordinaires. Elle redoutait le dérèglement climatique, les maladies de son fils, la mort de ses parents, la réussite de sa sœur.
Au début, elle s’en ouvrait au docteur, dont elle tentait d’évaluer les silences. Selon qu’ils étaient purs ou ponctués de petites toux, de reniflements ou de coups de glotte, il était loisible, avec l’expérience, d’y décoder un encouragement, un doute, une interdiction catégorique.
Mayer se défendait d’émettre de tels signaux, assurant à Adèle qu’elle se livrait à des projections mais il fallait avouer que, dans ce cabinet mal aéré, tout paraissait surchargé de sens, depuis l’embrasse des rideaux empesés jusqu’au petit buste en ivoire moustachu qui rappelait vaguement Philippe Pétain ou Edwy Plenel.
Les échanges proprement verbaux n’avaient lieu qu’à la fin de la séance, au moment où le docteur lissait soigneusement le chèque ou les espèces qu’Adèle venait de lui remettre. »

Extrait
« Comment l’amour de Simon pour Adèle avait-il, selon la formule consacrée, cristallisé, non seulement dans l’intime creuset de son cœur, mais encore et peut-être surtout au sein même de la petite communauté qu’il formait avec ses deux amis de la bibliothèque ? Mystère non moins profond que cet amour lui-même qui constituait désormais entre eux une manière de secret scellant leurs âmes. Telle était la puissance de cette passion, qu’excédant les limites, trop étroites pour elle, de Crubel, elle l’unissait à ses proches en une symbiose affective inédite. Ils prenaient part à cet amour, chacun selon ses ressources, le nourrissaient, le chérissaient, jouissant en retour des bénéfices qu’il leur offrait, aussi nombreux qu’ineffables. » p. 31

À propos de l’auteur
BLANVILLAIN_lucLuc Blanvillain © Photo DR

Luc Blanvillain est né en 1967 à Poitiers. Agrégé de lettres, il enseigne à Lannion en Bretagne. Son goût pour la lecture et pour l’écriture se manifeste dès l’enfance. Il n’est donc pas étonnant qu’il écrive sur l’adolescence, terrain de jeu où il fait se rencontrer les grands mythes littéraires et la novlangue de la com’, des geeks, des cours de collèges et de lycée.
Il est l’auteur de Nos âmes seules (2015), Le Répondeur (2020), Pas de souci (2022) et Sur les roses (2024). (Source: Quidam Éditeur)

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Pauline ou l’enfance

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En deux mots
Venant revisiter les lieux de son enfance, le narrateur se souvient des vacances passées avec son cousin Pierre et leur amie Pauline. Il parcourt avec nous le «petit royaume de l’enfance» dans un coin de Saône-et-Loire. Un paradis perdu riche de merveilleux souvenirs.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les vacances en Saône-et-Loire

C’est du côté de Louhans que Philippe Bonilo a passé son enfance. Dans ce premier et court roman, il convoque ses journées passées à parcourir la région avec son cousin Pierre et leur amie Pauline qu’il espère retrouver trente ans plus, en revenant en Saône-et-Loire. Nostalgique, enchanté, émouvant.

«L’enfance est un tout petit royaume. Un homme le parcourt en quelques enjambées. Je m’en suis aperçu en refaisant le grand tour d’autrefois. Il faut que cet âge soit peu regardant et en même temps bien imaginatif pour se faire un monde d’un aussi modeste territoire.»
C’est ce tout petit royaume que le narrateur nous propose d’explorer du côté de Louhans où ses parents tenaient une épicerie ambulante. Après de longues années passées à voyager, il revient dans le village, à la recherche des traces du passé. Mais tout a bien changé, à tel point qu’il a failli passer devant la maison familiale sans le reconnaître. Les nouveaux propriétaires l’avaient totalement transformée.
Alors, bien que ne possédant pas «ce don d’ubiquité qui permettrait d’habiter tous les âges à la fois ni la capacité de revivre le passé à volonté», le romancier va tout de même parvenir à convoquer «ces minutes heureuses dont on voudrait qu’elles durent toujours».
Dans ce lieu qui ressemblait à un entrepôt désordonné, entre les marchandises livrées, déballées et proposées à la vente dans la camionnette qui sillonnait la région, il y a d’abord l’amour inconditionnel d’une mère qui semble toutefois d’une telle évidence qu’il n’y a pas lieu de s’y appesantir. Celui du père est plus riche en aventures, parce qu’il passe par la découverte des alentours. « Jamais je n’étais plus heureux que les jours, c’était habituellement le jeudi ou le samedi, où mon père me prenait avec lui dans le camion. Je voyais le monde d’en haut, j’avais l’impression de le dominer, de commander au tracé de la route, comme en tirant les rênes d’un cheval on le dirige à droite ou à gauche. Lors des arrêts sur le bas-côté, aux abords des maisons, c’est moi qui klaxonnais. » Parmi les clientes, Germaine tenait une place particulière. Avec l’instituteur, elle possédait une langue différente des autres, ses paroles envoûtaient. Et puis Germaine était la grand-mère de Pauline, arrivée pour les vacances.
Avec le cousin Pierre, lui aussi hébergé pour les vacances, le trio va vivre des journées d’un bonheur sans égal. « la vie pourrait s’arrêter là et on en aurait assez vu pour se faire une idée de l’existence tout entière ».
Ce sont ces belles journées de découverte, d’exploration, de promesses que Philippe Bonilo raconte avec gourmandise et mélancolie, jusqu’à ce spectacle de fin d’année de l’école de danse, quand toute la famille était à Louhans pour voir Pauline sur scène. Un moment de bascule pour le petit garçon qui comprend alors que désormais le temps de l’insouciance est passé, que la rigueur et le travail sont nécessaires pour parvenir à ce moment de grâce.
Au moment où on célèbre les cinquante ans de la mort de Marcel Pagnol, on ne peut s’empêcher de penser à ses souvenirs d’enfance et en particulier au Temps des secrets dont on retrouve ici tout à la fois la grâce mélancolique et la force d’évocation.
Alors nous étreint une émotion d’autant plus forte qu’elle émane d’un paradis perdu, celui de l’innocence et des rêves d’un avenir où tout reste possible. On mesure alors le chemin parcouru, quand «l’étendue de toute une vie se déploie dans la mémoire.»

Pauline ou l’enfance
Philippe Bonilo
Éditions Arléa, coll. La rencontre
Roman
120 p., 19 €
EAN 9782363083715
Paru le 5/04/2024

Où?
Le roman est situé d’abord dans un port normand puis en Saône-et-Loire, à Romenay et Louhans. On y évoque aussi Bourg, Saint-Amour et Loisy, sans oublier tous «les lieux remarquables de la région: les pertes de l’Ain, la Roche de Solutré, Tournus, Pérouges, la maison du curé d’Ars (lui et la petite Thérèse étant les saints préférés de ma mère); d’autres fois, c’étaient de véritables expéditions : la Mer de Glace, par exemple, ou Saint-Flour.»

Quand?
L’action se déroule à la fin du siècle passé.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il n’y avait dans l’esprit de Pauline guère de place que pour la danse. Quand nous étions, Pierre, elle, et moi, dans les prés, elle nous montrait la difficulté du saut de chat qui nous fai¬sait tant rire. Elle nous invitait à l’imiter, mais nos pirouettes se terminaient invariablement par des roulades le long des pentes, roulades dont quant à moi j’aurais voulu qu’elles durent toute la vie.
Certains souvenirs sont des trésors. Certaines ren¬contres aussi. Qu’avait-elle de si singulier cette petite fille, l’amie fascinante des lointains étés, pour échapper à l’oubli et à la trame des jours ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Victor de Sepausy)

Les premières pages du livre
« Au retour d’un long voyage, après tant de hautes terres et de montagnes, j’eus envie de revoir la mer. Je me suis donc rendu dans ce petit port de Normandie où je vais de temps en temps, car la mer m’y semble plus belle qu’ailleurs. Lorsque je suis arrivé, tout paraissait désert, comme toujours à l’heure du déjeuner. J’étais heureux d’être là, respirant à pleins poumons l’air marin. La paix d’un grand soleil tombait sur le port. La forêt des mâts immobiles vibrait au loin dans la chaleur : devant moi un élévateur à bateaux, une grue, tous deux à l’arrêt, et des filets de pêche à terre qui emmêlaient leurs couleurs. Sur la gauche, les entrepôts ; du côté opposé, la boutique de souvenirs et l’habituel tourniquet de cartes postales. Il y avait surtout au-dessus de ma tête le ciel bleu qui reflétait son image dans la mer, où dans un grand flamboiement disparaissaient les voiliers.
Je me rendais sur la plage, lorsqu’une fillette de huit-neuf ans apparut sur le terre-plein, trop absorbée par son monde pour avoir remarqué ma présence : seule, à part moi, dans cette solitude. La coque d’un bateau abattu en carène faisait derrière elle l’effet d’une montagne ou d’une baleine échouée. L’enfant était tête nue, vêtue d’une robe bleue à bretelles, sandalettes dorées aux pieds. Elle donnait libre cours à son imagination, semblant s’interdire la ligne droite, alternant grands et petits pas, sauts de côté étranges et capricieux, moments d’arrêt à pieds joints et bras le long du corps. Qui mettrait autant d’application dans la conduite de ses affaires serait capable de grandes choses. Je la voyais gracieuse et légère, se mouvant dans une histoire qui n’appartenait qu’à elle.
J’avais connu jadis une petite fille de cet air-là, ou du moins qui agissait en toutes circonstances, y compris dans ses jeux, d’une manière non moins sérieuse et concentrée. Mais au lieu d’être au bord de la mer, cette fillette, ma Pauline, courait dans les champs, sur les chemins de terre, dans les hautes herbes, sous d’autres nuages. Il m’arrivait souvent de penser à elle. Un frisson dans l’air, une éclaircie, ou, comme dans le cas présent, une ressemblance, il n’en fallait pas plus pour la faire apparaître. J’avais alors le sentiment qu’elle était vraiment là, tout près, vivante, que son regard, son sourire s’adressaient à moi. L’espace d’une seconde, je retombais en enfance, car j’entrais dans son univers plus qu’elle ne surgissait dans le mien. Nous ne nous étions pas revus depuis bien longtemps, trente ans peut-être, et jamais je n’avais cherché à la retrouver. Rien ne pressait, car je suis de ceux qui estiment avoir l’éternité devant eux, et notre rendez-vous, s’il devait avoir lieu, viendrait à son heure. Quelque temps après la scène du bord de mer, la chance me souriant enfin, j’eus l’occasion de me rendre dans la Saône-et-Loire. C’est donc sans l’ombre d’une hésitation, avec un total abandon à ce qui devait arriver, que je décidais d’aller à Louhans, où je supposais qu’elle vivait encore, rendre visite à la femme que Pauline était devenue.

La route qui menait à Pauline traversait Romenay. En arrivant, sur une esplanade (je me souvins que se tenait là deux fois l’an la vogue), je reconnus les terrasses surélevées du Lion d’or et des Remparts où mes amis et moi dégustions des glaces, les belles portes médiévales de carrons rouges dont les noms d’Orient et d’Occident sont sans doute trop glorieux pour un si modeste village. Enfant, quand j’arpentais la petite rue commerçante qui reliait ces deux portes, j’avais l’impression en écartant les bras de toucher aux deux extrémités de la terre. L’Occident, c’étaient les couchers de soleil sur l’océan, la mer des Caraïbes, l’aventure, et l’Orient, l’immense plaine continentale vers laquelle glissait le paisible troupeau des nuages d’ici. Les nombreux voyages que j’entrepris plus tard n’auront été que le prolongement aux dimensions du monde de cette sensation première.

Je ne voulus pas m’attarder davantage car je savais que sur la route de Montpont je passerais devant ma maison d’enfance, Les Talus, l’épicerie-café de mes parents que j’étais curieux et impatient de revoir. En chemin, vitres ouvertes, je respirais à pleins poumons une odeur d’autrefois, de terre lourde et de bestiaux, de feuilles froissées et de chaume brûlé. Ma campagne n’avait pas changé. C’était le même pays agréablement vallonné, reprenant à perte de vue le motif de boqueteaux et de champs de maïs ; quelques haies vives soulignant d’un trait d’ombre le vert des prés, survivances d’anciens bocages. Je guettais notre maison, dans mon souvenir au sortir d’un bois, entre un virage et le bas d’un coteau, pourtant je suis passé devant sans la remarquer. Elle m’apparut in extremis, juste avant que son image ne sorte du rétroviseur.
Après avoir fait demi-tour, je suis allé me garer au bout du bâtiment, le long du mur latéral, sur le retrait herbeux où mon père mettait son camion. La maison donnait à présent directement sur la chaussée, un élargissement de la voie ayant recouvert le bas-côté. Comme il fallait s’y attendre, ça n’était plus ma maison : la porte du magasin avait été murée et la baie vitrée ramenée aux proportions d’une fenêtre ordinaire. Je ne fus pas autrement surpris de constater qu’elle était en vente. J’ai contourné le bâtiment pour voir ce qu’était devenue la terrasse. À en juger par les empreintes de pneus qui quadrillaient une terre dure comme pierre, l’endroit, contigu du champ de maïs, devait servir de tournière aux tracteurs. Je n’ai malheureusement pas connu ce temps où à la belle saison les familles prenaient là leur repas à l’ombre du tilleul. À mon époque, le souvenir de cette ombre bienfaisante n’était plus que prétexte à l’évocation d’un passé regretté, et la terrasse un débarras à ciel ouvert encombré de caisses de bouteilles, de pièces mécaniques et quantité d’objets bons pour la décharge. Les restes d’un jeu de quilles occupaient sur toute la longueur le fond de la cour. Les planches de la palissade derrière laquelle se pratiquait le jeu achevaient de pourrir au pied du mur de clôture. Les gaillards des fermes voisines s’y donnaient rendez-vous pour une partie qui devait davantage à la chance et au hasard qu’à l’adresse des joueurs, puisque la terre battue, depuis longtemps à l’abandon, et la planche de piste gondolée interdisaient toute pratique selon les règles. Ils choisissaient leur renvoyeur parmi ces gamins qui, s’imaginant naïvement appartenir à la bande, traînaient en permanence dans leurs jambes. Plutôt malingre, j’étais souvent promu à cette dignité (dans mon souvenir j’ai six ou sept ans). Évidemment, la dérision de tout cela m’échappait. Prenant ma tâche à cœur, je redressais les quilles, soulevant la lourde boule de fer pour la déposer sur la goulotte de renvoi. Et non sans une intense satisfaction je la voyais ensuite repartir vers les joueurs le long de la magnifique rampe d’acacia dans une course de toute beauté qui me faisait trépigner de joie. En revenant devant la maison, je faisais mentalement l’inventaire de ces lieux où j’avais été heureux. Du côté de l’épicerie-café, je revoyais le comptoir, les rayonnages le long du mur, quelques tables, la réserve et la chambre froide, la porte de derrière, dont le verre dépoli du panneau supérieur reflétait le matin les notes d’ambre du soleil. De l’autre côté, les deux pièces à vivre : la grande où trônait la cuisinière, et, dans l’angle opposé à la fenêtre, mon lit ; à gauche, la chambre des parents. Entre la pièce principale et le jardin s’insérait un réduit, abusivement nommé « la chambre du fond ». Un lit de dimensions imposantes, surmonté d’un énorme édredon rouge, débordait sur l’ouverture de la porte et gênait le passage. C’est là que couchait mon cousin Pierre pendant les vacances. Maintes fois mes parents m’avaient suggéré d’en faire ma chambre, considérant que j’y serais plus tranquille. Mais je ne pouvais me résoudre à dormir en un lieu qui à mes yeux était la chambre de Pierre et qui du reste me semblait le bout du monde sitôt la porte refermée. Moi, les conversations du soir ne me dérangeaient pas ni l’odeur du tabac, bien au contraire. Ainsi bercé de ces impressions familières, mon sommeil était en mesure d’affronter le profond silence de la campagne que rompait de temps à autre le fracas d’une automobile ou d’un camion.
L’épicerie et la maison disposaient toutes deux d’une entrée en façade, aussi les mondes ne se mélangeaient guère ; dans la chambre des parents, la porte communicante avait été condamnée. La route était en léger surplomb. Contemplé depuis la fenêtre, l’horizon se ramena durablement pour moi à une poignée d’herbes, une bande de goudron et des roues de voiture.
Je suis allé demander les clés à la ferme voisine. Les bâtiments avaient été remis à neuf et un hangar de belles proportions remplaçait la grange. Un enrobé bleuté recouvrait la cour d’une épaisse graisse odorante, présentant çà et là sous le soleil des effets lustrés qui rappelaient, en plus abstrait, les flaques d’eau comblant jadis les nids de poule. Bien alignés devant le hangar, imitations parfaites des modèles réduits dont raffolent les gamins de la campagne, des engins agricoles exposaient avec bonhommie leurs formes généreuses. Il se dégageait de l’étable une odeur acide et piquante d’oseille croupie, bien différente des senteurs capiteuses du fumier d’autrefois. »

Extraits
« Jamais je n’étais plus heureux que les jours, c’était habituellement le jeudi ou le samedi, où mon père me prenait avec lui dans le camion. Je voyais le monde d’en haut, j’avais l’impression de le dominer, de commander au tracé de la route, comme en tirant les rênes d’un cheval on le dirige à droite ou à gauche. Lors des arrêts sur le bas-côté, aux abords des maisons, c’est moi qui klaxonnais. Des portes jaillissaient, comme autant d’oiseaux échappés de leur cage, les enfants qui s’emparaient sans un merci, tels des voleurs, de la rondelle de saucisson, ou du talon de pâté en croûte où tremblotait un reste d’appétissante gélatine, que leur tendait mon père par-dessus le porte-cabas. De menues grands-mères suivaient à pas lents. J’étais émerveillé des égards avec lesquels il leur parlait, en leur remettant leurs achats emballés dans ce beau papier rose vichy. » p. 26

« Je ne fus pas cependant un animal si difficile à apprivoiser. Bientôt, Pauline revint aux Talus, accompagnée de son père. Puis, Pierre et moi fûmes autorisés à nous rendre chez Germaine — que par faveur spéciale Pauline nous permit d’appeler nous aussi mémé. Cet été-là se mit en place entre Les Rippes et Les Talus un va-et-vient qui devait se maintenir des années, nos pères sans trop se faire prier prêtant leur concours à cette logistique du bonheur.
Sur une période s’étalant du cours préparatoire à mon entrée au collège, je n’ai vécu que dans l’attente de mes deux amis. Je fréquentais par désœuvrement les gamins du voisinage. Il fallait voir toutefois avec quelle ingratitude je me désintéressais d’eux sitôt qu’apparaissait dans mon champ de vision l’un ou l’autre de mes amis de toujours. » p. 41

« Monsieur Amance, accompagné de ma mère, pour qui ces sorties étaient autant d’occasions de «prendre l’air», nous emmenait visiter les lieux remarquables de la région : les pertes de l’Ain, la Roche de Solutré, Tournus, Pérouges, la maison du curé d’Ars (lui et la petite Thérèse étant les saints préférés de ma mère) ; d’autres fois, c’étaient de véritables expéditions : la Mer de Glace, par exemple, ou Saint-Flour. Sans doute n’étions-nous pas peu fiers de nous asseoir sur la banquette de la DS, Pauline bien calée entre Pierre et moi, et ce malgré le luxueux mal des transports qui nous obligeait à des haltes fréquentes. » p. 50

« L’enfance est un tout petit royaume. Un homme le parcourt en quelques enjambées. Je m’en suis aperçu en refaisant le grand tour d’autrefois. Il faut que cet âge soit peu regardant et en même temps bien imaginatif pour se faire un monde d’un aussi modeste territoire.
Je présume que c’est de l’empilement d’expériences vécues en un même lieu et prises dans une constante répétition que naît ce sentiment d’étendue, qui trouve par conséquent sa véritable expansion, sa terre d’élection, dans la mémoire. Je suis cruellement de mon temps et ne dispose pas hélas de ce don d’ubiquité qui me permettrait d’habiter tous mes âges à la fois ni la capacité de revivre le passé à volonté. Pourtant, ces minutes heureuses dont on voudrait qu’elles durent toujours ne sont pas toutes perdues. Certaines s’attardent dans l’air, vous les croisez en chemin. » p. 53

« Il y a des moments dans l’enfance où il semble que tout soit dit du présent et de l’avenir: la vie pourrait s’arrêter là et on en aurait assez vu pour se faire une idée de l’existence tout entière. Quand un hasard les fait remonter du passé, c’est non seulement la joie de l’heure qui nous est rendue, mais l’étendue de toute une vie qui se déploie dans la mémoire. » p. 87

« Au fond, qui était Pauline pour moi aujourd’hui? Un être dont, à la vérité, je n’avais plus entendu parler depuis une trentaine d’années. «Une petite fille.» Mais à peine avais-je prononcé pour moi-même ces derniers mots que l’émotion me submergea. Cette enfant disparue me devint plus présente et plus chère que jamais. Pauline qui n’existait plus avait conservé intacte la faculté de m’émouvoir, plus profondément que n’importe quelle personne vivante en ce monde. Cet appel qu’elle nous lançait quand elle peinait à nous suivre: «Attendez-moi, les garçons!», je l’entendais encore, ce n’était pas la voix d’une enfant qui va mourir. » p. 106

À propos de l’auteur
BONILO_philippePhilippe Bonilo © Photo DR

Né à Chambéry en 1961, Philippe Bonilo réside à Paris où il a embrassé divers métiers liés à l’univers du livre, incluant des postes en librairie, en tant que commercial et dans l’édition. Actuellement, il travaille au sein d’un centre de psychanalyse et contribue à l’édition de diverses revues spécialisées dans ce domaine. Il est l’auteur de La Chambre, un texte poétique paru en 2007. Pauline ou l’enfance est son premier roman. (Source: Éditions Arléa)

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Vues d’intérieur après destruction

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En deux mots
Après la mort de son ami Gabriel qui n’a pas pu tenir sa promesse et lui faire découvrir son Liban natal, la narratrice décide partir pour Beyrouth sur les traces de la maison qu’il voulait lui faire découvrir. Le temps et la guerre ont laissé de lourds stigmates, mais elle va finir par retrouver tout ce que Gabriel a laissé derrière lui.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une maison au Liban

Dans ce court et bouleversant roman, Arielle Meyer MacLeod raconte la douleur de l’exil autour du voyage de la narratrice au Liban. Après la mort de son ami, elle part pour Beyrouth afin de retrouver son histoire, sa maison.

Ce roman est né d’une pulsion, d’une envie soudaine, sans doute un besoin. Après les obsèques de son ami Gabriel, mort après avoir lutté en vain contre sa maladie, la narratrice prend un billet à destination de Beyrouth. Elle entend tenir post-mortem la promesse qu’il lui avait faite, lui faire découvrir son pays natal et sa maison. Des lieux qu’il n’a jamais revus depuis son exil en France. Cet exil qui les avait tous deux rapprochés: «Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.»
En arrivant à Beyrouth, elle est à la fois triste de découvrir une ville défigurée par la guerre et l’explosion du port qui ont laissé de douloureux stigmates et heureuse de humer l’air de ce pays fantasmé depuis la France et qui a gardé une part de sa beauté, de ses parfums. Peut-être aussi ce goût de l’enfance qui laisse à l’imagination la liberté de s’appuyer sur des rêves. Comme celui de Gabriel décrivant sa maison, son palais. Mais comment retrouver une construction plus imaginaire que réelle, re-construite des dizaines de fois pour son amie? Car, il y a «des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir.» Pour les trouver, il faut laisser sa part au hasard et la chance guider vos pas. Elle va se personnifier dans Nassim, un chauffeur de taxi à l’optimisme chevillé au corps. Lorsqu’il s’engage sur les routes de montagne vers le village de Bhamdoun, il est sûr de parvenir à retrouver cette belle demeure. Promesse tenue, même s’il ne reste que quelques murs, quelques pierres, quelques traces de la demeure. À l’image de Gabriel, elle retourne à la poussière, ne vit plus que dans le souvenir de ceux qui ont pu la contempler.
Comme l’avait fait son père, parti trop vite, c’est avec les mots que Gabriel avait réussi à conserver la splendeur de sa maison, à adoucir son exil. Les mots qui disent la douleur de l’exil en sublimant la beauté du lieu. «Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes». Et si quelques clichés accompagnent le texte, c’est parce qu’ils réussissent, comme l’affirme la citation de W. G. Sebald en exergue du livre, à faire apparaître «sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs qui surgissent en nous au milieu de la nuit».
C’est en creusant l’intime dans ce qu’il a de plus fort qu’Arielle Meyer MacLeod atteint l’universel. Avec une écriture toute en pudeur et en finesse, elle donne ses lettres de noblesse à une humanité qui conserve par-delà les drames un souffle de vie. Alors souffle le vent de l’espoir, des montagnes du Liban jusqu’au cœur des exilés.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Vues d’intérieur après destruction
Arielle Meyer MacLeod
Éditions Arléa
Roman
96 p., 17 €
EAN 9782363083623
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman part de France pour aller jusqu’au Liban, à Beyrouth et dans les environs jusqu’au village de Bhamdoun. On y évoque aussi Genève, Tel-Aviv et le Vaucluse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, sur un coup de tête, sans avertir personne – je n’ai envoyé un texto à ma fille qu’une fois arrivée sur place – j’ai pris un billet sur internet, fourré quelques affaires dans une valise, rédigé une réponse automatique sur mon mail professionnel, un laconique Absente je ne répondrai que dans quelques jours, et je suis partie, seule, pour Beyrouth.
Gabriel, l’ami de toujours, meurt sans avoir tenu sa promesse: emmener la narratrice au Liban, où il est né, où il a grandi, où il n’est jamais retourné. Mue par un élan qu’elle ne comprend pas elle-même, elle entreprend alors seule ce voyage, à la recherche de la maison d’enfance de Gabriel dont elle ne sait que ce qu’il lui en a raconté.
Ce voyage sur les traces d’un passé dont ne subsistent que des ruines, d’une affolante beauté, va la mener face aux non-dits de sa propre histoire.
Ce roman est une enquête intime qui, de lettres en photographies retrouvées, fait émerger des maisons marquées par l’exil et le déracinement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Vertigo)
Actualitté (Sean Rose)
Mare Nostrum (Jean-Jacques Bedu)

Les premières pages du livre
« En jetant une pivoine blanche dans le trou béant où le cercueil venait d’être déposé, une pivoine charnue, en pleine maturité, sa fleur préférée – Gabriel en tapissait son intérieur pendant les quinze jours annuels de la floraison, des gerbes de pivoines blanches partout dans des vases chinés ici et là dont il faisait collection, de celles qui ne cessent de se déplier et se déplier encore, découvrant de nouveaux pétales alors qu’on les pense tous éclos, leur cœur d’une générosité inépuisable les multipliant à foison –, en jetant cette dernière pivoine dans la fosse où maintenant il gisait j’entendais cette phrase, promesse non tenue, ultime dérobade, Tu verras, quand nous irons ensemble à Beyrouth, je te montrerai la maison de mon enfance. Gabriel avait quitté le Liban en 1978 et n’y était jamais retourné. Il m’en parlait des soirées entières, les histoires devenant de plus en plus abracadabrantes avec le nombre de margaritas ingurgitées. Histoires de vie et de guerre, de fêtes hallucinantes, elles se transformaient, un détail ici un autre là – fruits de son imagination sans doute mais je m’en fichais, j’aimais les histoires de Gabriel. Je le prenais parfois en flagrant délit d’incohérence, il trouvait toujours la parade et s’en sortait d’une pirouette qui me faisait rire bien sûr – Gabriel était drôle – mais qui avait aussi le don de m’exaspérer, cette façon bien à lui de vous filer entre les doigts. Au cœur de ces histoires se tenait, immuable, la maison de famille où il passait ses étés. La maison de la montagne. Elle en était l’horizon immobile, le point de fixation. Le foyer vers lequel toujours le récit revenait. Ses aventures avaient beau l’en éloigner, les péripéties s’accumuler, le dénouement, invariablement, l’y ramenait. Une maison pleine de souvenirs dont il avait fait le leitmotiv décliné à l’envi d’une épopée dont il était à la fois le dépositaire et le conteur infatigable. Gabriel était mon ami. Il était sculpteur. Gabriel est mort sans revoir Beyrouth, où il a grandi, où il ne m’a jamais emmenée. Beyrouth dont le seul nom – ses inflexions molles mâtinées de rugosité – me touchait, évoquant un lieu inabordable, un territoire de légendes auréolé d’une aura mystérieuse, connu des seuls initiés. Un mirage – une image, floue. Beyrouth la magnifique – Paris levantine au cœur de la Suisse du Moyen-Orient. Beyrouth la massacrée, dont j’entendais les échos de la guerre lorsque, enfant, je vivais en Israël, n’en saisissant pas grand-chose. Un nom où résonnaient des bruits d’obus. Et dans les yeux des soldats revenus de cette guerre, l’effroi de Sabra et Chatila que j’ai mieux compris en voyant des années plus tard Valse avec Bachir. Beyrouth dont j’avais croisé la violence et l’attachant murmure dans les livres, des récits marquants. Beyrouth la résiliente, qui s’était relevée de ses cendres et dansait à nouveau dans les quartiers branchés vantés par les magazines.

Après sa mort, il y eut d’abord le temps arrêté, ce temps du deuil où l’intensité des émotions le dispute à la peine, une parenthèse pendant laquelle je m’étais retrouvée dans la sidération d’un événement que je savais pourtant inéluctable – je l’invoquais même tant sa souffrance, les derniers jours, était devenue intolérable. Sa mort me frappait néanmoins avec la violence d’un coup que je n’aurais pas vu venir. À l’hôpital je répétais les mêmes gestes – humecter ses lèvres desséchées, tenir sa main piquée d’un cathéter, gérer le flux de morphine quand la douleur déformait ses traits et augmentait les râles. Lui parler aussi, évoquer nos souvenirs communs, les moments drôles surtout et cette soirée où, étudiants encore, nous nous étions rencontrés. Le Moyen-Orient – nous avions chacun le nôtre – nous avait immédiatement rapprochés.
Le sentiment de l’exil aussi, cet état de flottement que nous connaissions bien, qui nous maintenait en permanence sur le côté, au bord, à la marge – tout désir d’appartenance (à un clan, une chapelle, une bande, une communauté) se doublant aussitôt d’un mouvement de retrait. En être et ne pas en être. Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.
Mais lui, Gabriel, avait un port d’attache, un endroit où revenir en pensée et s’ancrer depuis l’exil – cette maison dont il m’avait tout de suite parlé – alors que je suis, moi, une exilée de nulle part. Les amis – nombreux, Gabriel connaissait un nombre incalculable de gens – étaient venus de partout. Certains logeaient à la maison. Pour les uns Gabriel était le camarade d’enfance, pour les autres l’amour fou, la sensualité d’une nuit, la passion impossible, pour d’autres encore le frère réincarné, l’artiste admiré ou le compagnon de fête. Gabriel habitait mille vies et sans doute plus. Des vies publiques, d’autres secrètes. Il avait le goût de la nuit dans laquelle parfois il m’embarquait, et je l’accompagnais dans les hauts lieux de la culture gay où il rejoignait ses amants, toujours différents, je n’arrivais pas à suivre la valse des amants de Gabriel, il y avait les rencontres d’un soir ou d’une heure parfois, les amants de passage et les grandes romances toujours intenses et compliquées, le plus souvent platoniques celles-là, semées d’embûches qu’il semblait rechercher autant qu’elles le faisaient souffrir.
Gabriel se moulait dans le désir de l’autre tout en restant insaisissable. Il avait la faculté de se mouvoir avec la même aisance dans les milieux les plus disparates vers lesquels sa curiosité le menait et partout, quelles que soient les circonstances, il exerçait aussitôt une séduction dont il jouait, avec malice parfois. Tu es une surface de projection sur laquelle chacun vient plaquer son propre fantasme, je lui disais, stratégie assez efficace qui te permet d’échapper à tout le monde. Il riait.
Et puis l’enterrement. L’atmosphère lourde et dense, oppressante. Le soleil n’avait pointé le bout d’un rayon qu’au moment de la mise en terre, immobilisant soudain la pluie qui n’avait cessé depuis le matin, une pluie fine et sale qui bavait sur les yeux et fanait toutes les fleurs, les gerbes de fleurs recouvrant son cercueil. Mes mots d’adieu devant la tombe encore ouverte, une oraison que je n’ai pu terminer, où la maison forcément apparaissait – comment parler de Gabriel sans l’évoquer. Les larmes, la pluie, la morve coulaient sur mon visage, je m’essuyais du revers de la main. Et cette boule compacte dans ma gorge, étouffant mes derniers mots ravalés en un galimatias inaudible. »

Extraits
« Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes. Je ne sais quel fil, lien, corde, pourrait les tenir ensemble — feuille caillou ciseaux, un deux trois, je me souviens de ce jeu d’enfants, la feuille désarme la pierre en l’enveloppant. » p. 49

« Il y a des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir. Toutes me fascinent, toutes me sont étrangères. » p. 85

À propos de l’autrice
MEYER_MACLEOD_Arielle_DRArielle Meyer MacLeod © Photo DR

Après avoir été formée comme comédienne à l’École de la Rue Blanche à Paris, Arielle Meyer MacLeod a poursuivi ses études de Lettres à l’Université de Genève, où elle a décroché un doctorat en 1999. Avant de revenir au théâtre en se spécialisant en dramaturgie, elle a enseigné dans deux universités. Autrice de plusieurs articles ainsi que du Spectacle du secret (Droz, 2003) et de Tourner la page (avec Balzac), elle réside et travaille à Genève. Vues d’intérieur après destruction est son deuxième roman. (Source: Éditions Arléa)

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Trois femmes dans la vie de Vincent Van Gogh

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En deux mots
Saskia aux Pays-Bas en 1863, Agostina à Paris en février 1888 et Gabrielle à Auvers-sur-Oise durant l’été 1890. Trois rencontres qui vont marquer Vincent Van Gogh, trois femmes qui éclairent l’œuvre du père.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Saskia, Agostina et Gabrielle

Dans un court roman Mika Biermann raconte trois rencontres dans la vie de Vincent Van Gogh. Le garçon, l’homme dans la force de l’âge et celui qui déprime, à quelques heures de sa fin, vont croiser la route de Saskia, Agostina et Gabrielle. Une jolie manière de résumer la vie et l’œuvre du peintre.

Quand il fait la rencontre de Saskia, le jeune Vincent Van Gogh va sur ses dix ans. Nous sommes aux Pays-Bas, à Groote-Zundert et le futur peintre découvre la vie. Il peut se réjouir du soleil qui brille sur la campagne, mettant un peu de relief dans des paysages le plus souvent gris et ternes. Mais sa journée va devenir vraiment mémorable quand il va assister à un spectacle aussi merveilleux qu’inattendu. La gardeuse d’oies profite de cette chaleur pour se déshabiller et prendre un bain dans la rivière, ne cachant rien de ses formes sculpturales, de ses rondeurs affriolantes. La vie est belle et l’occasion idéale pour réfuter le précepte de son père pasteur qui énonçait que Dieu avait créé le monde en noir et blanc et que c’est le diable qui y avait mis des couleurs.
Quelques années plus tard, le jeune homme est à Paris. Il est toujours sans le sou, mais il peut compter sur le soutien de son frère Théo et sur la plantureuse Agostina qui partage sa couche avec lui. La patronne d’un petit estaminet du côté du Boulevard de Clichy va bientôt faire faillite. Mais avant de qui la capitale, elle partage quelques rêves avec le peintre. Un voyage en Italie, un beau mariage…
Las, le ciel de la capitale reste désespérément gris et froid. Il n’est en réalité que question de survivre, alors que jamais peut-être autant de grands peintres ne réalisent des œuvres majeures durant cette période d’une richesse artistique sans égale. Mais l’ironie de l’histoire veut que ses toiles qui se vendent aujourd’hui des millions d’euros pouvaient alors être cédées à un tripier pour régler une ardoise et que ce dernier considérait ce cadeau comme une arnaque.
Gabrielle, quant à elle, ne connaît le peintre que pour l’avoir croisé à Auvers-sur-Oise, traînant sa mélancolie. Occupée à venger la mort de son chien, elle ne prêtera guère attention à ce vagabond qui, quelques heures plus tard aura cessé de vivre.
Mika Biermann, qui connaît la vie de Van Gogh comme sa poche, réussit le tour de force de nous la raconter à travers ces trois femmes. Mais au-delà, son style très imagé lui permet aussi d’évoquer les toiles les plus emblématiques du grand artiste. En le suivant dans ses pérégrinations, on voit ses sources d’inspiration, les paysages et les hommes, les couleurs et les ombres. Voilà une heureuse initiation à une œuvre majeure qui fait suite à Trois Jours dans la vie de Paul Cézanne et Trois Nuits dans la vie de Berthe Morisot.

Trois femmes dans la vie de Vincent Van Gogh
Mika Biermann
Éditions Anacharsis
Roman
96 p., 13 €
EAN 9791027904693
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé d’abord au Pays-Bas, à Groote-Zundert et La Haye puis en France à Paris. On y évoque aussi des voyages à Lyon et Marseille ainsi qu’en Italie, à Ancône ou encore à Londres.

Quand?
L’action se déroule de 1860 à 1890.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sur Vincent van Gogh, tout a été dit. Que rajouter encore? Peut-être ces trois moments, trois rencontres de trois femmes en trois épisodes décisifs de la vie du peintre: l’enfance, l’âge mûr, le dernier jour – une balle dans le ventre.
Mika Biermann sublime son écriture pour offrir ici un tableau en peinture fraîche de ces instants volés, peut-être fondateurs, peut-être pas. Dans tous les cas un bijou, un bonheur de lecture comme on n’en trouve guère ailleurs, une méditation en acte sur l’art et ses tromperies magnifiques.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Sébastien Omont)
Les Notes
Blog de Fabien Ribery

Les premières pages du livre
« Van Gogh gazouille, Il remue ses bras dodus, éclate en rires édentés, bave sur son menton, Ses yeux, deux billes bleues, roulent; son regard erre au plafond,
Areuh, areuh.
Il lui reste 37 ans à vivre et 871 tableaux à peindre. Un tableau tous les quinze jours.
Un jeu d’enfant.

Saskia
Un crayon. Cadeau de l’oncle Cent. Il est passé à Groote-Zundert, il a bu de la bière, il a raconté les boulevards de Paris, il a fait des clins d’œil appuyés aux femmes, il a donné des bonbecs aux petits et un crayon à son filleul, Un crayon de charpentier, usé, laqué de rouge. Vincent n’en a jamais vu, de crayon. À l’école, les élèves écrivent à la craie sur une ardoise. Son père écrit à la plume d’acier Birmingham. Sa mère ne note jamais rien, elle a une mémoire infaillible. Un crayon, c’est une chose rare. Vincent a peur qu’on lui confisque l’objet. Il ne sait pas quoi en faire. Il lui faudrait du papier pour l’essayer; on n’en trouve pas dans la maison, sauf sur le bureau de son père, à côté de l’encrier, où s’empilent les lettres pour le diocèse. Il n’est pas question d’y toucher quoi que ce soit.
Vincent prend l’exemplaire des pièces de Shakespeare sur l’étagère. Le nom de l’auteur est gravé en lettres dorées dans le cuir de la couverture. Anna Birnie s’en sert pour lui apprendre l’anglais. It was the lark, the herald of the morn, no nightingale..… Les autres ne savent pas qu’ils lisent Romeo and Juliet. C’est un secret entre lui et la gouvernante. Il ouvre le livre, La dernière page est vide. Il y trace une ligne au crayon. L’horizon. Une deuxième, parallèle à la première. Un chemin. Puis il fait un V. C’est un oiseau. Puis il dessine deux personnages. On reconnaît Roméo à l’épée dans sa main, et Juliette à ses longs cheveux. Il ajoute deux U sur le devant de la robe, les seins. C’est osé. C’est cochon.
Het is schandalig. En passant le pouce, ça ne s’efface pas. Maintenant une tache grise souligne la poitrine. Il faudrait arracher la page. Vincent tire. C’est du papier de bonne qualité; il gondole, il se froisse, mais il ne cède pas. Il repose le livre sur l’étagère. Ce n’est qu’une question de temps avant que quelqu’un s’en aperçoive, il sera certainement puni par son père, probablement consolé par sa mère, et on lui prendra le crayon. Ce n’est pas grave, il n’a pas de couteau pour le tailler, de toute façon.
Son père est au presbytère, sa mère au marché, Anna Birnie ne revient que demain, la vieille Leetie dort assise sur le banc de la cuisine, devant une bassine de petits pois à écosser. Dehors brille une belle journée d’été.
Le garçon sort dans la rue.

Les oies n’ont pas froid aux yeux. Elles trempent leur cul dans l’eau, ondines aux becs jaunes, vêtues de leurs toges blanches. Elles sautent du bord du ruisseau, pattes en avant, et glissent — enfin ! — de l’ombre au soleil. Les grenouilles, à l’abri d’un rideau de mousse, observent, soucieuses, le spectacle. Les pieds palmés des palmipèdes remuent les barbes vertes des renoncules. De temps en temps une tête cacarde avant de plonger pour fouiller la vase. Les noisetiers se penchent et mêlent leurs branches, le soleil pique entre les feuilles, darde ses aiguilles sur les vaguelettes, les plumages, les herbes, tricote un tapis d’orient,
Le soleil ! Saskia jubile. Ce n’est pas tous les jours qu’il brille ici. Elle connaît le même paysage muet sous la neige, le ruisseau gelé, les branches écriture illisible, les champs couverts d’un linceul. Les oies pendent de la poutre, leurs plumes remplissent les édredons.
Saskia s’est promenée ici sous une pluie printanière, ses oies tachetées de la boue du chemin. Ce ne sont pas des pluies saines et vivifiantes; les nuages laissent traîner leurs doigts; on dirait une vieille qui essore ses cheveux. Les toits des fermes courbent l’échine.
Ne parlons pas de l’automne, où les feuilles pourrissent sur les arbres avant de chuter lourdement sur le sol. Le vent déshabille la lande et découvre un squelette.
Le soleil! Des perles aux cochons! Une oie rigole, la blague était bonne. Saskia a chaud dans ses sabots-bottes. Elle s’assoit dans le cerfeuil et bataille pour retirer ses chaussures. Ses pieds sont grands, à ce qu’on dit. Les ongles sont un peu sales, c’est vrai. Elle n’aime pas les couper avec les ciseaux à couture, les tailler au canif lui fait mal, impossible de les ronger avec les dents, ce n’est pas faute d’avoir essayé, et d’avoir fait rire son petit frère.
Saskia trempe un pied dans l’eau. C’est comme boire du cidre en cachette. C’est frais. Ça lui fait tourner la tête. Elle décide de se mettre nue. Ils le font tous, quand personne ne regarde. Un jour elle a vu sa grand-mère défaire sa camisole pour s’essuyer les seins flasques avec un chiffon, sous le saule, dans la cour.
La vieille n’avait plus toute sa tête, c’est vrai; elle est morte à la Pentecôte.
Saskia dénoue la ficelle de sa jupe en coton bleu qui lui arrive aux chevilles, épaisse et ample: pas besoin de caleçon, et pour pisser, il suffit de s’accroupir. C’est l’heure du cul à l’air. Les oies flottent au gré du courant, une seule pédale dans l’autre sens. Saskia dénoue son fichu. Elle se débarrasse du gilet en feutre, elle l’avait mis parce que le matin, à l’ombre de la grange, il fait frisquet même au mois d’août. Reste la chemise, les boutons sont lisses, usés par les doigts, le dernier cède; l’étoffe vole sur le tas.
Saskia est nue.
Faudrait pas que son père l’attrape.
Ni son grand frère.
Ni sa mère.
Qu’ils aillent au diable. N’ont qu’à garder leurs stupides oies eux-mêmes.
Saskia s’allonge sur la berge et remet un pied dans la flotte.
Vincent marche à l’orée du bois, en longeant Le champ. L’orge est encore sur pied, le mois de juillet a été pluvieux. Des lianes de houblon serpentent entre les tiges. Le pays est plat comme un parchemin, des haies de peupliers plongent vers l’horizon, des pommiers rabougris gesticulent. Au-dessus, fixé par un artisan habile, s’étend un ciel bleu. La couleur est uniforme et soutenue, c’est un son de cor que les habitants du Brabant-du-Nord n’entendent pas souvent, ils sont plus habitués au roulement du tambour de la pluie ou au murmure de la grisaille, quand ce n’est pas la harpe aux cordes coupées du brouillard qui donne le la dès le matin.
Le garçon écrase des pissenlits sous ses bottines, aigrettes se collent à son pantalon. Il porte une veste et un chapeau; il n’y a que les fils des gueux qui se promènent en bras de chemise et sans couvre-chef. Son feutre au bord très large lui donne un air un air étrange, un air d’étranger ; les gens d’ici portent tous l’éternelle casquette sauf quelques snobs qui arborent le melon, le pasteur, qui porte le bonnet à pans rabattus l’hiver le reste du temps. Le pasteur en question, c’est son père, qui n’aimerait pas, mais alors pas du tout, le chapeau fantasque de son fils. Vincent le cache sous sa veste pour sortir de la maison, il s’en coiffe seulement à l’abri des sous-bois, une fois le canal franchi. Son ami Henner le lui a vendu pour un dubbeltje, en disant qu’il était déjà porté par les mousquetaires du roi. Vincent s’est admiré dans l’eau de l’étang, ça lui donne une fière allure, ça serait encore mieux couronné d’une plume, évidemment… Vincent est navré d’avoir vendu son âme aux Français, mais un stadthouder Guillaume n’arrive simplement pas à la cheville d’un d’Artagnan. Il l’a lu, De drie Musketiers. À son père il mentait. Il disait qu’il était en train d’étudier l’histoire de France. Ce qui lui manque maintenant, c’est une épée, pour frapper les terribles pappus des pissenlits. Il s’enfonce dans les fourrés à la recherche de la branche idéale.

Extrait
« Étaler du bleu sur la toile pour dire ciel… Tremper son pinceau dans des colombins de couleur et prétendre faire des arbres. Un musicien n’embête pas les oiseaux, un poète laisse vivre la fleur… un peintre, droit dans ses bottes, égorge le paysage comme on égorge une truie un matin d’hiver.
Toute peinture est un assassinat du bon sens.
Le peintre est un assassin. » p. 82

À propos de l’auteur
BIERMANN_Mika_©DRMika Biermann © Photo DR

Après des études à l’université des Beaux-Arts de Berlin, Mika Biermann s’installe à Marseille où il apprend le français. Il explore successivement la peinture, la photo, le dessin et l’écriture. Aujourd’hui, il est conférencier aux musées de la ville de Marseille dans des domaines aussi variés que la mythologie de l’ouest dans l’art américain, Van Gogh-Monticelli…
Mika Biermann développe, en français, une œuvre littéraire des plus originales dans le paysage contemporain. Il détourne les codes du western et se moque du temps dans Booming : l’arrêtant, l’accélérant, le retournant à sa guise et sans coup férir. Avec Un Blanc, expédition polaire déjantée, l’espace se trouve sens dessus dessous. Quel nouveau genre à détourner pour son troisième roman? Le péplum! Et c’est au tour des personnages de brouiller les pistes dans Roi. Il est aussi l’auteur de trois romans chez POL, Palais à volonté, Mikki et le village miniature et Sang, et de Ville propre chez La Tangente. (Source: Éditions Anacharsis)

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10, Villa Gagliardini

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En deux mots
C’est l’histoire d’un petit appartement situé dans le XXe arrondissement de Paris. C’est la chronique d’une famille sans père, puis avec un père trop présent avant de disparaître. C’est l’histoire d’une mère célibataire avec un, deux puis trois enfants. C’est l’histoire d’une enfant puis d’une adolescente qui va chercher sa voie des années quarante aux années soixante.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Un petit chez-soi vaut mieux qu’un grand chez les autres»

Dans un roman qui fleure bon la nostalgie de l’enfance, Marie Sizun raconte ses jeunes années dans un appartement du XXe arrondissement. C’est là, dans le Paris de l’après-guerre, qu’elle a connu bonheurs et drames familiaux, c’est là qu’elle a grandi, c’est là qu’elle a construit son avenir.

Marie Sizun n’en a pas fini avec l’enfance. Après Éclat d’enfance, (paru en 2013 et disponible en poche), dans lequel l’autrice racontait ses jeunes années dans le XXe arrondissement de Paris, de la porte des Lilas à la place des Fêtes, voilà qu’elle entre dans «l’immeuble de briques rouges» qu’elle avait laissé jusque-là de côté. Le 10, villa Gagliardini où elle a grandi et où elle a vécu plusieurs drames familiaux. Ses premiers souvenirs remontent en 1942. Elle a deux ans et essaie d’apprivoiser cet espace qui lui paraît immense alors qu’il n’a que la taille d’un studio. Durant les mois qui suivront elle vivra avec bonheur dans ce cocon aux côtés d’une mère attentive et aimante.
Mais tout va changer avec le retour de son père, prisonnier en Allemagne jusqu’à la fin des hostilités. Cet homme va pour le coup prendre tout l’espace, vouloir remettre de l’ordre dans son foyer et montrer qu’il est le seul maître à bord. La peur et la violence s’installent. La tension devient permanente et va croître encore avec l’arrivée d’un petit frère qui va devenir le nouveau centre d’attraction de ses parents.
En fait, il faudra attendre des vacances en Bretagne, qui ne sont qu’un stratagème imaginé par son père pour divorcer et prendre le large, pour retrouver un peu de sérénité. Mais payée au prix d’une forte précarité.
Ce qui n’empêchera toutefois pas la narratrice de réussir un joli parcours scolaire après une école primaire plutôt mouvementée et d’entrevoir ce que pourrait être sa vie loin de la villa Gagliardini.
En refermant ce roman d’apprentissage, on pense à cette citation d’Alphonse de Lamartine: «Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer?» et l’on revoit à notre tour l’appartement ou la maison de notre enfance, son mobilier, ses objets qui nous ont accompagnés et que l’on dévalorise trop souvent en affirmant qu’ils n’ont qu’une valeur sentimentale. Or, c’est justement cette valeur qui est ici célébrée. Quelques dessins sur un mur, un berceau qui vient manger un espace déjà restreint ou encore une simple poussette deviennent alors les symboles d’une vie que la force du souvenir transcende.
Lire Marie Sizun nous permet de retrouver le Paris populaire des années d’après-guerre, mais au-delà de ce lieu et de cette période, c’est aussi l’occasion – au détour d’une phrase, d’une émotion ressentie – de replonger avec nostalgie dans nos propres souvenirs. C’est alors entre les lignes de cette belle écriture classique et limpide que chacun écrit sa propre histoire. Cette force d’évocation, que l’on pouvait déjà trouver dans La maison de Bretagne, donne à ce roman plein de tendresse et de nostalgie un parfum d’enfance et d’espérance. Car alors tout est encore possible.

10, villa Gagliardini
Marie Sizun
Éditions Arléa
Roman
248 p., 20 €
EAN 9782363083579
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement à Paris, dans le XXe arrondissement. On y évoque aussi Villemoisson, alors en Seine-et-Oise.

Quand?
L’action se déroule de 1942 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
On a tous un lieu d’enfance, lieu des premières années. Maison ou appartement, cet endroit littéralement lié aux souvenirs, bruits, lumières du tout début, enferme pour toujours le mystère de la petite enfance. C’est au 10, villa Gagliardini que Marie Sizun a décidé de retourner. Mais c’est d’un voyage tout intérieur dont il s’agit. Nous poussons la porte avec elle et nous découvrons, dans l’agencement du petit appartement une histoire romanesque. C’est là que l’auteur grandira, vivra le retour de captivité de son père après la guerre, l’arrivée d’un frère puis le délitement du couple qui, une fois le père en allé, lui rendra sa mère pour elle toute seule, en une espèce de compagnonnage où les rôles bientôt s’inverseront. Mais plus que le récit d’une enfance, c’est surtout l’histoire d’un combat pour trouver sa place. L’appartement est un refuge, une île merveilleuse où, malgré les difficultés financières, la petite vit dans un monde de fantaisie et de joie entretenu par sa mère dont l’originalité les protège des difficultés et des conventions sociales. Tout est bonheur : faire des dessins sur les murs, découvrir la lecture, écouter sa mère chanter. Chaque objet, chaque meuble raconte une histoire, s’anime. Et bien vite, l’enfant est attirée par le dehors. La vue de la fenêtre laisse entrevoir la beauté du monde : les toits de Paris luisant sous la pluie, les ciels changeants, tout est prétexte au ravissement. Puis la porte s’entrouvre sur le monde inconnu, l’école, les amies, la découverte du cinéma et ce quartier du vingtième arrondissement entre la rue Haxo et la place du Télégraphe. Les jalons sont posés, qui deviendront l’œuvre à venir. Le souvenir tenace d’une histoire familiale jadis éclatante, une certaine gêne financière pour ne pas dire pauvreté, et finalement une volonté farouche de lutter contre le déclassement. Une histoire de transfuge en somme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Pierre Ahnne

Les premières pages du livre
« J’ai deux ans et je suis dans l’appartement. Ce qu’il y avait avant, je ne m’en souviens pas. Ma vie commence au petit appartement. C’est mon écorce, ma coquille, mon nid. Je ne sais rien de lui, mais sa lumière, ses couleurs, son odeur sont à moi autant que la présence de ma mère.
J’ai trois ans, cinq, sept, dix ans, douze, quinze, seize, et je suis encore dans l’appartement. Mes connaissances se sont un peu enrichies, mais de l’appartement, je ne me dissocie pas encore. C’est un être vivant, fraternel, jumeau. Il est moi comme je suis lui, comme on peut s’aimer ou se haïr sans jamais cesser d’être soi.
Je le quitterai. Je vivrai ailleurs. Loin. Mais il sera toujours là. Au fond de moi.
Il est mon enfance et quelque chose de plus, comme un secret. Une empreinte génétique. Une

deuxième peau, inaliénable. Souvent il m’arrivera, des années plus tard, bien des années plus tard, de m’y retrouver en rêve, la nuit, quand, du grand immeuble de briques rouges où il s’inscrivait petitement, au deuxième étage, en bout de couloir, il ne me restera qu’une vision lointaine et, du 10, villa Gagliardini, qu’une adresse obsolète.

I
C’était un très petit, très modeste appartement, une pièce, une cuisine, une entrée, des toilettes. On appellerait cela aujourd’hui, je crois, un «studio»; pour moi, c’était la maison. Mes jeunes parents, à peine mariés, l’avaient déniché avec amour dans cet ensemble d’immeubles neufs à loyer modéré d’un quartier tranquille du XXème arrondissement, deux mois avant la déclaration de guerre de septembre 1939. Ils n’y ont pas été heureux longtemps : mon père a été mobilisé, envoyé au front, fait prisonnier. Il n’est revenu d’Allemagne que quatre ans et demi après. J’avais juste cet âge quand j’ai fait sa connaissance.
Pendant tout le temps de son absence, j’ai vécu seule avec maman, dans ce petit appartement qui m’apparaissait immense. C’était un univers dont, à peine debout, j’explorais avec bonheur les éléments familiers, simples extensions de moi-même semblait-il. Meubles, arêtes de mur, portes que je découvrais à tâtons, que je scrutais du regard, que je reniflais, dont j’écoutais le mystère, un silence que troublaient à peine les bruits venus de l’extérieur.
Dans la pièce principale – nous disions «la chambre», 20 mètres carrés tout au plus –, il y avait dans le coin droit un grand divan où mes parents n’avaient dormi ensemble qu’un été et, dans le coin gauche, mon lit d’enfant. Au centre, une table de chêne rectangulaire et ses deux chaises. Contre un mur, placée bien au milieu, une commode en bois blanc que, je le saurai plus tard, mon père avait teintée au brou de noix et cirée. Adossée au mur d’en face, simplement posée sur le plancher, une étagère basse en bois d’acajou, démodée, telle qu’on en voyait dans les intérieurs bourgeois de la fin du XIXème siècle, remplie de vieux livres, la plupart brochés. Et, entre la porte de la chambre et le pied du grand lit, une drôle de petite armoire – bonnetière? – étroite, jadis vitrée, dont le verre, fendu, avait été remplacé par un rideau de dentelle. Ma mère y rangeait le linge de maison et les papiers de famille. Cette pièce était tapissée d’un papier peint gris, à motifs plus sombres, pour moi longtemps indistincts. C’était juste gris et familier. Même si les motifs me sont bientôt apparus comme des espèces de ramages, plumages bleu nuit évoquant vaguement des oiseaux. Mais il y avait au fond de la chambre, lumineuse, magnifique, une haute fenêtre, large d’un peu plus d’1 mètre, qui ouvrait sur deux cours, une petite, celle de notre immeuble, close sur deux côtés de murs, jusqu’à la hauteur du deuxième étage, le nôtre. Juste en face de chez nous, le mur faisait place à une enfilade de toits que surmontait un grand morceau de ciel. À droite, la deuxième cour, plus importante, à peine séparée de la première par un muret, appartenait à l’immeuble voisin, dont les huit étages nous masquaient le paysage extérieur mais offraient, le soir, avec la mosaïque des fenêtres éclairées, un spectacle fascinant. Ouverte, notre fenêtre ménageait pour s’asseoir un rebord de 40 centimètres de large sur 1 mètre de long. Une idée de balcon en somme. Une petite balustrade de fer forgé, peinte en noir et coiffée d’une rambarde en bois, était censée protéger d’une chute. Ma mère s’y accoudait souvent. Moi, je m’étendais de tout mon long sur l’étroit balcon avec mes jouets. Les jours de beau temps, c’était notre jardin. Mais les pots de fleurs étaient interdits par le règlement. »

À propos de l’autrice

Portrait de Marie Sizun le 04/04/2022
Marie Sizun © Photo Philippe Matsas

Marie Sizun, agrégée en lettres, est née en 1940. Elle a d’abord exercé comme enseignante en France, puis en Allemagne et en Belgique, avant de se tourner vers l’écriture. Depuis 2001, elle vit entre Paris et la Bretagne. Sa carrière d’écrivaine débute en 2005 avec la publication de son premier roman, Le Père de la petite, qui a reçu le prix Librecourt. Elle a ensuite publié dix autres romans, dont La maison de Bretagne, récompensés de divers prix. (Source: Éditions Arléa)

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Les ciels furieux

VILLENEUVE_les_ciels_furieux  RL_automne_2023

En deux mots
À huit ans, Henni se voit confier la charge d’Avrom, le dernier né d’une grande famille vivant dans un shetl à l’est de l’Europe. Une vie paisible soudain fracassée par l’arrivée d’hommes bien décidés à massacrer, à piller et à détruire. Henni parvient à fuir, mais va se retrouver seule sur la route.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Marcher, c’est s’échapper»

Dans un roman servi par une langue poétique, Angélique Villeneuve raconte un pogrom perpétré dans un shetl d’Europe de l’Est à travers les yeux d’une fillette de huit ans devenue une juive errante. Un roman puissant, un conte poignant.

Dès les premières lignes, nous voilà pris dans la folie meurtrière: «Au moment précis où, enfin, Henni s’apprête à s’enfuir au-dehors dans la neige, c’est le plus grand, le plus maigre des hommes entrés dans la maison qui arrache le dernier bébé du sein de Pessia et le soulève au-dessus de lui. Le cri qui monte avec l’enfant emplit l’air de faisceaux, de fumées, de roches explosives.»
Henni a huit ans et vient d’échapper à un pogrom dans cette Europe de l’Est où, au début du XXe siècle, les juifs étaient chassés, pillés, massacrés.
Un drame qui entre en résonnance avec le 7 octobre dernier et qui prouve que l’antisémitisme reste plus d’un siècle plus tard solidement ancré auprès d’êtres abjects. La fillette vivait paisiblement dans ce village auprès de sa nombreuse famille, de sa grande sœur Zelda et venait de se voir confier un nourrisson, le petit Avrom, son «trésor».
Si elle a pu échapper aux fous furieux avec Zelda et son frère Lev, si elle comprend que marcher, c’est s’échapper, elle ne va pas tarder à se rendre compte combien le froid et la faim peuvent faire de ravages. Désormais, c’est seule avec son désespoir qu’elle devient juive errante et c’est avec ses yeux d’enfant qu’elle regarde ce monde qu’elle ne comprend pas.
Un monde qui se résume à ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, ce qu’elle sent. Et c’est ce qui fait la force de ce roman. Ici, il n’est pas question de traiter de la grande Histoire, mais de trouver quelque chose à manger, un endroit où se protéger du froid, un motif d’espérance. À l’instinct.
L’écriture d’Angélique Villeneuve rend parfaitement ces perceptions, Trouvant même de la poésie dans ce drame, quand l’innocence permet de se construire un rempart à l’incompréhensible violence. Pour que la vie prenne le pas sur la mort, pour que l’humanité gagne contre la barbarie.
J’ai retrouvé dans ce roman l’univers d’Agota Kristof et sa trilogie des jumeaux. On y retrouve ce regard différent, cette candeur qui devient une force, ce magnifique chant de résilience, quand on s’appuie sur les beaux moments vécus pour se construire un avenir. C’est pour Henni une manière de cheminer avec les siens qui, même morts, l’aident à dépasser sa peine.

Les ciels furieux
Angélique Villeneuve
Éditions Le Passage
Roman
216 p., 19 €
EAN 9782847425048
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé en Europe de l’Est, sans plus de précision

Quand?
L’action se déroule au début du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’est de l’Europe, quelque part dans la Zone de Résidence où sont cantonnés les Juifs en ce début du XXe siècle.
Henni a huit ans et vit avec sa famille dans un village ordinaire. Zelda, sa sœur aînée, est son modèle en tout. Un soir, à la fin de l’hiver, des hommes en furie pénètrent dans leur maison, comme dans tant de maisons ils sont entrés et entreront encore pour piller, pour punir et pour tuer. Dans l’affolement, une partie de la fratrie parvient à s’enfuir.
Les Ciels furieux raconte vingt-quatre heures de la vie d’Henni après cette intrusion. Et c’est comme si on marchait derrière elle, dans le froid, effaré mais renversé aussi par le monde que, pour survivre, elle recompose en pensée. Ce chemin semé de batailles, d’éblouissements et de crocs transcende à la fois l’incompréhensible nuit des violences et le feu de l’enfance.
Dans sa langue puissante et charnelle, Angélique Villeneuve traque les sursauts de grâce dans le moindre repli et brosse le portrait d’une petite fille exceptionnelle : actrice de sa propre vie, portée par un amour fou pour les siens, Henni est inoubliable.

Les critiques
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Blog Les livres de Joëlle
Blog Mémo Émoi
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Blog Quelques notes de musique et…
Blog Joelle Books
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog J’ai 2 mots à vous dire

Les premières lignes du livre
« Au moment précis où, enfin, Henni s’apprête à s’enfuir au-dehors dans la neige, c’est le plus grand, le plus maigre des hommes entrés dans la maison qui arrache le dernier bébé du sein de Pessia et le soulève au-dessus de lui. Le cri qui monte avec l’enfant emplit l’air de faisceaux, de fumées, de roches explosives.
Puis on entend un bruit, comme un coup, et voilà qu’appa¬raissent en nuée les chansons dont Henni a bercé le bébé, voilà les noms inventés tant de fois murmurés en secret.
Ils flottent autour de l’étagère à thé, tous, et avec eux les baisers longs posés sur les paupières, les bras tendus, les tapotis de réconfort, les fouissements chauds au creux des poings minuscules refroidis par les courants d’air.
À mesure qu’elle les avait donnés, ils s’étaient donc blottis dans la poitrine et sous les cheveux de l’enfant, tel un duvet posé sur un autre et sur un autre encore, jusqu’à bâtir le corps doux d’un oiseau à l’intérieur de lui.
Les petits noms, les souffles, les gestes et les images qui l’ont rendue si fière, et puis aussi les mots. Ils sont ici juste après le bruit, tournoyant sous l’étagère à thé en une cendre plumeuse.
Henni voit tout dans un miroitement de lumière, et juste après elle ne voit plus rien.

1
Elle a cinq ans lorsque son père lui fabrique un tabouret à sa taille. Assise ou perchée dessus, les pieds écartés et le corps grandi d’impatience, elle fait les lits, elle fait la poussière, elle frotte le chaudron où Zelda, tout à l’heure, cuira le bouillon gras de poulet. Elle tamise la farine, coupe en tranches les radis, les échalotes et les concombres. Elle fait tremper le plat de terre dans lequel a rôti le klops. Elle s’occupe des poules dont la noire est sa préférée à cause de sa drôle de démarche. Elle étend les petites pièces de linge, elle traque les accrocs, les ourlets vaincus, les boutons perdus.
Et, après le déjeuner, elle tue les mouches qui tremblent aux fenêtres. Elle est très forte pour les mouches. Une fois, sa main a bondi, elle en a attrapé une qui s’obstinait à l’angle du carreau puis, sans réfléchir, elle l’a gobée. Avant qu’elle l’avale ça faisait dans la bouche comme un oiseau lâché.
Le frère aîné aurait raillé la croqueuse de mouches à coup sûr s’il avait été témoin de la scène. Lev ne perd pas une occasion. De toute la famille il est d’ailleurs le seul à ricaner, à épier, lui qui ne fait rien de son temps et traîne dehors avec n’importe qui.
Si elle était déjà jeune fille, le père exigerait sans doute l’excellence, mais Henni n’a que cinq ans alors il lui passe tout. Les pères, paraît-il, doivent faire en sorte d’être craints par l’ensemble de leurs enfants, mais Arie Sapojnik n’a pas réussi à obéir au rabbin. On voit qu’il essaie mais n’essaie pas vraiment, ou alors pas longtemps, surtout avec ses filles, surtout avec Henni.
Ici, personne ne la force, ne la gronde. Personne ne craint le père. Quand on s’y prend de travers, il penche la tête en souriant d’un air attristé et confiant. Jamais il ne lèverait la main. Ce n’est pas mon système, il dit dans sa moustache quand il croit que personne ne l’entend.
Le père travaille au-dehors, dans le shtetl et au-delà, on ne sait pas avec précision à quoi il s’occupe. Il achète ou il vend des choses. Ce qu’on sait c’est qu’il rentre fourbu, marmonnant mais aimable pourtant, capable d’apprécier le travail qu’en son absence on a accompli.
Le père estime que les garçons doivent étudier pour se faire une place dans le monde, mais les garçons pas toujours. Il est loin, pour Lev, le temps quotidien de la maison d’étude. Seconder le père ou même prendre sa suite un jour ne l’intéresse pas. On le sait, il l’a dit.
Henni, elle, apprend sans école, elle a la confiance paternelle et elle a Zelda.
Quand on y pense, elle a aussi Ita, la jeune fille qui vit quelque part de l’autre côté du village et qu’on aperçoit parfois sur la place du marché ou sur les chemins près d’ici. Ita Sandler, dont la seule beauté donne envie de grandir. La nuit, on pense à elle le cœur serré. Jamais, avec cette coiffure en forme de champignon on ne deviendra à moitié aussi belle que la belle Ita, dans les cheveux de qui le soleil se tient prisonnier.
Mais chaque jour on grandit.
Tiens plutôt le chiffon dans ta main comme ça, dit la sœur qui sait faire car elle a huit ans. Zelda n’a pas besoin d’avoir un tabouret, elle a la taille pour tout. N’appuie pas trop et commence par le haut, ajoute-t-elle en lui attrapant le bras pour montrer. Tu vois. Pas la peine de passer deux fois. La saleté est comme nous, elle tombe.
Zelda est celle qui sait car la grand-mère morte l’année précédente lui a tout appris. Zelda est aussi celle qui sourit. Elle ne tombe jamais. Ne moque pas, ne gronde pas davantage que le père, et console. Elle est Zelda, savante, admirable, à nulle autre pareille.
Dans la pièce, près du poêle, la mère est assise sur le fauteuil en bois ciré et porte sur la poitrine la fameuse broche en grenat vert de l’Oural qu’on n’a pas le droit de toucher. Sa figure n’exprime aucun sentiment. Ce qui vit en elle se trouve à l’intérieur, du moins on l’imagine car rien ne filtre en surface. On ne sait pas comment elle fait. On n’y arriverait pas. Et quand ses rares visiteuses pointent le nez, la mère se tait. Elle se remplit l’estomac de thé bouillant, très fort et très sucré, de biscuits, de lekech que la fille du cordonnier qui est aussi sa cousine vient juste d’apporter. Ce sont les autres qui parlent, tandis qu’à demi assoupie elle entreprend la digestion du riche gâteau aux œufs de Macha.
Si la mère ne s’intéresse ni à la conversation générale ni aux événements de la vie familiale, c’est qu’elle a un motif. Elle couve ou se remet de ses couvaisons. Aussi, il ne faut pas faire de bruit autour d’elle, ça la fatigue. À sa figure qui se replie on dirait même que les sons lui font mal. Les bébés, surtout eux, ne doivent rien réclamer. La mère baisse les paupières pour ne pas voir mais ses oreilles entendent dès l’instant où les petits entrouvrent le bec.
Les enfants n’ont pas à pleurer, pense la mère. C’est son système à elle. Si Henni et Zelda le savent bien, les bébés l’oublient trop souvent. Alors au premier vagissement il faut lâcher ce qu’on fait et courir pour empêcher ici des ¬catastrophes aux conséquences inimaginables.
Soupirs et râles sont le langage des mères, a vite compris Henni. Les mères sont tristes et lourdes, glacées. Leurs yeux chavirent s’ils sont ouverts et peuvent même, on l’a vu, se mettre à déborder à l’évocation de sujets qu’on a oubliés car ils sont interdits. Les bébés sortent d’elles par magie et c’est à la fois une joie et un malheur. C’est Lev, le grand frère, qui l’a dit avec sa drôle de grimace. Un grand malheur.
Les mères des autres, paraît-il, ne ressemblent en rien à la leur. Elles veillent à ce que leur progéniture soit nourrie, chauffée, vêtue, soignée aussi bien que possible. Leurs yeux font des trous dans la tête des membres de leur famille pour voir ce qui se passe dedans. Tout le jour elles s’agitent, s’emportent, s’affolent, elles parlent à tort et à travers et qu’on soit fils, fille ou mari on les a sur le dos. Les mères des autres sont harassantes et considérables.
Pessia, c’est sûr, ne ressemblera jamais à la voisine aux joues rouges, par exemple, celle qui chante en étendant son linge de l’autre côté du chemin de terre. Ivan, son fils sourd et bizarre, l’accompagne s’il ne fait ni trop chaud ni trop froid et fait semblant de l’aider. La mère Straigorodski passe la moitié de son temps à discuter avec lui qui ne répondra pas, et l’autre moitié à travailler dans son jardin. Les jours de shabbat on la voit qui s’active, comme si elle ne pouvait faire autrement. Son mari est mort, son enfant unique pas vraiment réussi. C’est une drôle d’histoire. Lev a trouvé la formule. La veuve Straigorodski n’est pas comme nous, il dit.
Il a ajouté que si eux, les Sapojnik, côtoient si peu de monde et sont relégués en lisière de bourgade, loin du centre vivant du shtetl où toutes les choses adviennent, c’est à cause d’elle, leur mère seule et triste à pleurer vissée sur son siège chaque heure de chaque jour de l’année. On ne sait pas si c’est vrai.
Avoir une mère sur le dos est une perspective inquiétante et de toute manière on n’a pas besoin d’amis ou de gens dans les jambes puisqu’on a Zelda, et que Zelda est tout. Peut-être qu’un jour ça changera, mais pour l’heure, on se trouve bien comme ça.
Ça changera, a dit Lev en plissant les yeux. Ça non plus on ne sait pas si c’est vrai.

2
Quand Henni atteint l’âge de huit ans, Zelda ne l’a pas attendue. Elle en a déjà onze et depuis un bout de temps, on ne la rattrapera jamais.
Les cheveux de l’aînée sont longs jusqu’au milieu du dos, mousseux et doux, leurs pointes ont roussi aux lumières des étés, tandis que ceux d’Henni sont très bruns et coupés plutôt court, en forme de champignon. Ils s’emmêlent facilement. Henni râle en y plantant le peigne, bientôt les larmes aux yeux. Alors, presque toujours, Zelda apparaît. Elle claque de la langue et déploie l’édredon de ses bras, de son cou. Dedans, on est l’un des bébés aux paupières fermées. Le peigne s’échappe des doigts ouverts, il tombe mais on ne l’entend pas. Rien n’a plus d’importance. Ce qu’on est devenue alors dans les bras de Zelda est impossible à dire.
À cette époque, il y a du changement dans la maison pour la plus jeune des filles Sapojnik. Une fois par semaine, après le shabbat, Henni est chargée de préparer le repas. Ses spécialités sont les knishes et les kreplach à la viande. Enfin, pas tout à fait. Henni se dit qu’un jour, ce sera la vérité, mais pour l’heure Zelda seule est capable de façonner comme il faut les petits chaussons en forme de kreplach ou de knish. Les siens crèvent en cuisant et ne ressemblent à rien.
Ça n’est pas grave, dit le père. Ça viendra. Il lui sourit en tapotant sa joue, hoche la tête. Sa moustache est brillante, bien lissée. Il a raison, ça viendra. Certains savoirs se sont mis dans les mains de ses filles sans qu’on s’y attende, beaucoup d’autres ont été gagnés à force d’observation et de tentatives. C’est le système.
D’ailleurs, Henni obtient déjà de bons résultats avec le pain de viande. Pendant de longues minutes elle en tapote la chair douce des deux paumes pour arrondir le mélange de bœuf haché dans le plat et lui faire adopter la forme adéquate. Ensuite, elle se languit nerveusement tandis qu’il rôtit dans le four, espérant qu’il ne brûlera pas comme la première fois.
Ce klops est merveilleux, dit le père assis à la table. Les proportions de viande et de pain sont parfaites.
Les débris brunâtres qui luisent joyeusement sur sa langue lorsqu’il ouvre la bouche indiquent qu’il dit la vérité. Son plat est réussi. Toutes les assiettes sont vides. Zelda sourit, Iossif a la bouche barbouillée de gras. Quant à la mère, son ventre qui gonfle à nouveau la tient allongée à l’écart, gémissante, tour à tour affamée et prise de violents écœure¬ments. Son avis ne compte pas.
Le klops d’Henni est mon plat préféré, conclut le père. Zelda ne tique pas, ou à peine, on dirait qu’elle n’est pas jalouse, comme si l’évidence de sa supériorité dans tous les domaines était suffisante. L’empereur, pense Henni, n’a pas besoin d’être couronné chaque matin. Et puis Zelda a les bébés. Les louanges ont moins d’importance dès lors qu’on a les bébés.
Alors que dehors le temps commence à fraîchir, une machine à coudre entre dans la maison.
Elle est pour toi, dit le père qui vient de l’apporter. Quand il soulève le couvercle en bois de la boîte, Henni n’en croit pas ses yeux. La machine est pour elle qui, depuis trois saisons, s’employait à coudre à la main pour de menus travaux.
Au début, elle ne fait qu’activer la manivelle avec fascination pour observer l’aiguille ronronnante s’abaisser et se relever sans jamais se lasser, mais la mère finit par se mettre en colère. Elle glapit. Si on veut qu’elle en supporte le raffut, il faudra faire quelque chose d’utile avec cet instrument.
Bientôt, confie le père à Kreina Schifman venue en visite, Henni se chargera de l’intégralité des vêtements de la famille, y compris les pantalons d’homme.
Si Dieu le veut seulement, conclut à mi-voix l’amie de la mère. De son côté, elle n’y semble pas opposée. Kreina a même promis de consacrer à Henni un peu de son temps, pourtant si précieux avec son vieux mari coincé dans son lit par la maladie, puisse-t-il vivre jusqu’à cent vingt ans. Elle viendra donner quelques leçons pour exposer les rudiments de la chose, ensuite la petite se débrouillera seule.
Qui m’a enseigné ces affaires, à moi, dit Kreina en gonflant la poitrine. Personne. Que Dieu me tue à cette même place si je ne dis pas la vérité.
Et la revoilà partie avec sa mère et ses grands-mères mortes, qu’elles soient heureuses au paradis où personne ne se soucie de couture.
Henni ne sait ni lire ni compter bien loin mais elle aime apprendre l’apprentissage, comme elle dit. Elle remercie Kreina Schifman d’un sourire et, hochant la tête à intervalles réguliers, fait mine de découvrir des histoires au moins cent fois déversées sous ce toit.
Pour la première leçon, Kreina apporte une bobine de fil, des boutons de corne et un métrage de coton bleu ciel criblé de taches de sauce ou de va savoir quoi.
Ce n’est rien, dit-elle à Henni qui les désigne du doigt en silence, ça ne se voit pas.
Ça se voit, mais Kreina porte de vieilles lunettes qui doivent raconter ce qu’elles veulent, alors on tient sa langue. On écoute et on essaie de retenir la méthode pour passer le fil à toute vitesse dans les entrailles de la machine puis dans le chas minuscule de l’aiguille.
Maintenant, Kreina va confectionner pour le petit frère Iossif une jolie chemise de jour neuve. Avec patience elle détaillera chacune des étapes, depuis la prise des mesures jusqu’aux finitions. Zelda viendra voir si elle veut : ce sera une bonne chose pour son édification de jeune fille, assure la maîtresse couturière en soulevant une paire de sourcils insensés.
On la regarde à l’œuvre sans en perdre une miette. Zelda est occupée ailleurs la plupart du temps.
La conclusion est que Kreina Schifman a moins de patience et de connaissance qu’elle croit. La pauvre qui n’a pas eu d’enfant n’a aucune idée de la manière dont sont faits les bébés. À la fin de l’après-midi, après que, de colère, elle a lancé une demi-douzaine de fois à travers la pièce la paire de ciseaux maladroite – que le démon l’accable de rouille –, la blouse est terminée. Pinçant le col entre ses doigts marqués de morsures d’épingles, Kreina présente le résultat de son acharnement à la famille réunie devant elle à l’exception du père absent. Kolia fait ses dents sur l’arrondi d’une cuillère. Iossif cuve son rhume. La mère dort. Les sœurs, elles, sont attentives.
L’une des manches bée étrangement au milieu de la poitrine de la blouse neuve, et l’autre, qui résistait, a dû être déchirée à droite pour en agrandir l’ouverture.
Essaie, dit Kreina à Iossif.
Arrangeant, la morve au nez et l’œil doux, le bébé se laisse faire. Zelda et Henni s’unissent pour lui enfiler tant bien que mal la chemise. Du côté gauche, sa main tordue émerge à peine de l’emmanchure et son bras replié au-dedans le fait ressembler à un drôle d’oisillon.
Kreina prend l’air sérieux, son grain de beauté vibre contre sa narine comme le gros corps d’une mouche d’été, plein de pattes.
Oui, oui, marmonne-t-elle en réfléchissant. Ses sourcils se hérissent derrière ses grandes lunettes éclaboussées de gras, ses lèvres s’avancent dans un bruit de succion. Zelda et Henni contemplent leur frère sans un mot.
Tourne un peu.
Iossif ne tourne pas, il marche à peine et ne comprend pas tout. Aussi Kreina, complaisante, se déplace-t-elle avec lenteur autour de lui, sa jupe tapissée de morceaux de fil bien tendue sur son ventre. Du bout des doigts, elle lisse la toile dans le dos de Iossif comme pour en faire ruisseler les gouttelettes brunes par terre. Un beau petit coton, dit-elle. Bien souple et bien frais. Et puis elle fixe Henni, ferme un œil.
Tu vois, ma fille ? De la constance et de l’application. Que Dieu me confonde s’il existe une autre manière. Que ma langue pourrisse à l’instant.
Henni hoche la tête.
Tu as vu ça, Pessia ? lance-t-elle aux yeux fermés de la mère.
Après le shabbat suivant, Kreina arrive directement avec Macha pour le thé et les leçons de couture sont finies.
Soulagée, Henni s’y met toute seule. C’est mieux de toute façon, notamment à cause du grain de beauté qui s’est installé à côté du nez de Kreina et empêche de penser à autre chose qu’à lui. On craint de le voir tomber comme un fruit mûr sur ses genoux, ou pire, dans son assiette de lekech.
Pour lui permettre de s’entraîner, Macha a apporté sa contribution sous la forme de vieux torchons. La veuve Straigorodski, dit-elle d’un air de conspiratrice, va encore les chercher longtemps derrière sa maison.
Henni pique pendant des heures la toile raide et perdue d’auréoles, elle ouvre des boutonnières et coupe le tissu en peinant parce que les ciseaux ne sont adaptés ni à la taille ni à la vigueur de sa main. Elle reprend des ourlets, mesure avec précision le corps des bébés sans trop savoir quoi faire ensuite, elle qui ne s’était risquée à ce jour qu’à de modestes rapiéçages.
Puis elle se lance. Sous la table, Iossif l’aide en collectant avec patience les épingles fugueuses. Chacun une tâche à sa mesure.
Comme Kreina Schifman avant elle, Henni rate ses premières manches et personne ne la moque ni ne la punit. C’est la manière des Sapojnik, répète le père. C’est le ¬système. Au début on essaie, et si ça ne marche pas on essaie autrement. Encore et encore.
Alors elle découd et reprend inlassablement son ouvrage. Elle vaincra les obstacles les uns après les autres. Faire de travers est plus fatigant que réussir du premier coup, on l’a bien compris, et se coucher moins fatiguée fait tellement envie qu’on doit progresser à tout prix. On maîtrisera bientôt les gestes, la coupe, les plis, le crantage, la canette, le pied-de-biche, la tension du fil dans le ventre de la machine.
Elle n’a peur de rien, ma petite fille, dit son père en lui embrassant le poignet.
Peur de rien mais peur d’eux, ne peut s’empêcher de penser Henni, mais pour ça c’est comme pour la mouche avalée autrefois, personne n’a à savoir. Pour eux il n’y en a qu’un qui sait, qui sait un peu, et c’est déjà bien trop.

3
Et puis, à huit ans passés, en plus de la cuisine et de la couture il y a du nouveau pour les filles.
Les bébés.
Si Zelda a déjà Iossif et Kolia, le jour d’Henni est arrivé. À son tour, enfin, de posséder quelque chose de vivant. Au début de l’hiver, la mère a fabriqué pour elle un garçon minuscule. Il s’appelle Avrom. Ses yeux sont clairs comme l’eau.
Une paire de bébés pour la grande Zelda, un premier pour Henni. C’est le système. Les nouveaux-nés dorment peu, jamais quand on veut, et ils demandent beaucoup. Ils ont faim, et pas seulement de bouillie et de lait. La faim de savoir, dit le père, est précieuse. Bientôt, Iossif qui a quatre ans ira d’ailleurs découvrir le Pentateuque au heder. On n’aime pas y penser car on sait que là-bas, à l’école, le système est différent du leur. Les garçons s’y font malmener, paraît-il, s’ils sont distraits ou ne comprennent pas assez vite.
Pour les soins du nouveau bébé, Zelda montre les gestes, analyse à haute voix les mimiques, distingue les cris qui sont des mots de ceux qui n’éclatent que pour fatiguer, énerver la maison entière.
Henni la regarde faire depuis des années, elle aide, elle apprend, cette fois ce sera pour de vrai. Ce sont ses bras, ses mains, son jugement propres que la famille attend maintenant de voir en action. Elle se sent prête. D’ailleurs elle a un don pour ça. Elle le sait, elle le dit et Zelda est d’accord. Le garçon qui est son bébé est à elle, aussi sûr que Kolia et Iossif sont à la sœur aînée.
On a entendu le père chuchoter à Kreina Schifman que ses filles seront si Dieu le veut d’excellentes mères après leur mariage. Kreina a souri sans rien dire. Que Dieu, pense Henni, ne s’avise pas d’anéantir sur place Arie Sapojnik, car il ne ment pas, pauvre père, il est seulement un peu en retard. Elles sont déjà, que le mauvais œil les épargne, l’une et l’autre des mères accomplies.
Quand l’un des trois petits se met à pleurer, la voix du père ou celle de Lev s’élève aussitôt.
Zelda !
Ou alors :
Henni !
Ton bébé pleure !
Et vite, vite, elles accourent avant que la mère ne commence à souffrir de leurs cris à tous.
Somnolente, celle-ci nourrit les enfants dans le fauteuil en bois ciré quand on les lui apporte. Il suffit d’installer le nourrisson de telle façon qu’il ne risque pas de glisser du sein. Quand on revient, on change de côté. Parfois, si on sent que la mère s’endort ou faiblit, on restera accolée tout du long, attentive, les yeux passant des lèvres cirées de lait du bébé à l’intouchable broche en grenat de l’Oural.
Hormis les heures précautionneuses de tétée, Henni ne se sépare presque pas du bébé. Lev dit qu’elle l’empêche de dormir et de digérer à le traîner ainsi partout, mais qu’est-ce qu’il y connaît et de quoi il se mêle.
N’écoute pas, dit sa sœur, il n’est rien d’autre que jaloux, et elle a raison car qui étreindrait Lev de son propre gré plus de deux respirations d’affilée. Réfléchis, dit aussi Zelda. En tant que fils aîné, par la force des choses Lev n’a pu avoir pour seule mère que la mère.
Elle hoche la tête d’un air mystérieux en prononçant ces mots, presque triste, les yeux agrandis. On ne sait pas imaginer la mère livrée à elle-même.
Zelda n’ajoute rien sur son propre cas, mais on devine, on a fait ses calculs. Pour Zelda, bien sûr, ça n’est pas comme pour Lev, pour Zelda il y a eu Grand-mère qui, à l’époque, venait de s’installer chez eux car elle n’avait plus de mari sur lequel régner. Le résultat est là. Zelda sait maintenant tout faire et tout dire, tout penser.
Avrom, lui, est aujourd’hui à Henni comme elle est à Avrom. Pour ce petit-là sont venus dès les premiers jours un millier de chansons, un millier de surnoms et de gazouillis. Assise sur son tabouret, l’enfant sur ses genoux, elle les pose en secret dans le trou de son oreille, sur le sommet du crâne, dans son cou, sur son poitrail qui respire. Le bébé entend, il comprend, il l’examine avec ses grands yeux vides comme si Henni était quelque chose de bien plus beau qu’elle n’est, un morceau de ciel, un triangle de glace parfaite¬ment transparent ou une pomme rouge accrochée à son arbre pour l’éternité.
Avrom ne ressemble pas à Lev qui a les oreilles décollées et la tête pareille à un œuf posé sur un cou crasseux de poulet. Avrom n’aura jamais ni le caractère ni les yeux mauvais du grand frère. Ça se voit. On ne saurait même le comparer à Iossif et Kolia qui sont pourtant, à leur façon, de beaux enfants sans méchanceté.
Avrom surpasse de mille verstes la majestueuse machine à coudre apparue à l’automne, les gâteaux aux œufs de Macha, la rivière à toutes les saisons, les fraises les plus rouges et les plus brillantes. Il fait grandir de l’intérieur celle qui en a la charge, provoquant dans la tête et dans tout le corps l’apparition secrète d’éclats lumineux et sonores. Avrom est le trésor d’Henni. Avrom est le cœur étincelant de son cœur. »

À propos de l’autrice
VILLENEUVE_Angelique_©Frederic_BlitzAngélique Villeneuve © Photo Frédéric Blitz

Angélique Villeneuve est l’auteur de plusieurs romans, dont Les Fleurs d’hiver (Phébus, 2014), Nuit de septembre (Grasset, 2016), Maria (Grasset, 2018 ; Grand Prix Société des Gens de Lettres de la Fiction) et de La belle lumière, 2020. Elle écrit également pour la jeunesse. (Source: Éditions Le Passage)

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L’hôtel des oiseaux

MAYNARD_lhotel_des_oiseaux  Grand_Guide_rentree_litteraire_automne_2023  coup_de_coeur

Lauréate du Palmarès Livres Hebdo des libraires 2023

En deux mots
Quand sa mère meurt tragiquement Joan a 6 ans. Sa grand-mère la recueille et la rebaptise Amelia. Mariée et mère d’un petit garçon, elle vit un nouveau drame et se retrouve seule, décidée à en finir. Finalement, elle quitte la Californie dans un bus brinquebalant jusqu’en Amérique centrale. Là, elle trouve son paradis, même s’il est entouré de serpents.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La réfugiée de la Llorona

Joyce Maynard nous offre une nouvelle preuve de son talent avec ce riche roman, aux multiples rebondissements. Il raconte le destin tragique d’une femme qui, après avoir perdu sa mère, puis son mari et son fils, trouve refuge en Amérique centrale où elle va tenter de se reconstruire, en essayant d’oublier les fantômes du passé. Brillant!

«J’avais vingt-sept ans quand j’ai décidé de sauter du Golden Gate Bridge. L’après-midi j’avais une vie merveilleuse et, une demi-heure plus tard, je ne voulais plus que mourir.» Quel incipit! Avouez que vous avez d’emblée envie de savoir ce qui peut motiver une jeune femme à vouloir en finir avec la vie.
C’est ce que Joyce Maynard va nous raconter en revenant sur le parcours de son héroïne, mais aussi et surtout en nous dévoilant ce qui s’est passé après être monté sur le célèbre pont de San Francisco.
Joan a connu une enfance plutôt heureuse, même si la carrière de sa mère Diana – une chanteuse que l’on comparait à Joan Baez – la contrainte à se retrouver souvent seule. Mais elle a trouvé le moyen de s’évader grâce à ses crayons de couleur. Mais un premier drame va venir la frapper, alors qu’elle n’a pas sept ans. Sa mère meurt à New York dans des circonstances troubles. Un groupuscule terroriste, le Weather Underground, provoque un accident mortel en tentant de fabriquer une bombe et Diana figurait dans la liste des victimes. «Dans l’un des bulletins d’informations qui passa à l’antenne dans les jours suivant l’explosion, une photo de ma mère tirée de son annuaire du lycée apparut à l’écran. Elle était beaucoup plus jolie en vrai que sur la photo qu’ils montrèrent. Un reporter colla un micro devant une femme qui se révéla être l’épouse du policier décédé. «J’espère qu’elle brûle en enfer comme les autres», dit-elle. C’est à ce moment-là que nous avons changé de nom et sommes devenues Renata et Amelia.»
Joan ne comprend pas vraiment pourquoi elle s’appelle désormais Amelia, ni pourquoi sa grand-mère devient Renata, mais elle obéit et suit son aïeule. Elle n’aura plus l’occasion de voir son père non plus, ce dernier ayant promis de rester loin d’eux.
Les années vont passer, sa passion pour le dessin s’affirmer sans pour autant que ses blessures ne se referment. C’est quand elle va croiser Lenny qu’elle va croire le bonheur possible. Celui qui va devenir son mari est attentionné et aimant. Ensemble, ils rêvent de construire une famille. Quand naît leur fils Arlo, ils sont aux anges.
Mais un nouveau drame vient frapper leur paisible existence. En courant derrière un ballon, Arlo et son père, qui tentait de le rattraper, sont fauchés par une voiture et meurent sur le coup. Dès lors, on comprend l’envie d’Amelia d’en finir. Sauf qu’au moment de faire le grand saut, elle s’est souvenue de cette phrase de Lenny: «quand on a atteint le fond, on ne peut que remonter.»
Alors plutôt que de mourir, elle va rassembler quelques affaires et prendre le premier bus, sans vraiment connaître sa destination. Sur la route, au gré des rencontres et du hasard, elle va laisser le destin la guider. Et arriver en Amérique centrale dans un village au bord d’un lac et d’un volcan, dans un hôtel baptisé La Llorona, une sorte de petit paradis sur terre: «L’hôtel ressemblait à la maison d’un conte de fées. Partout où je posais le regard, je découvrais un détail extraordinaire, sans doute une création de Leila ou des gens du village: pas seulement les pierres transformées en singes, jaguars ou œufs, mais les plantes grimpantes qui formaient des tonnelles ruisselaient de fleurs épanouies évoquant les visions les plus folles d’un trip au LSD, les cours d’eau artificiels serpentaient dans les jardins, butaient sur des pierres lisses et rondes – quelques-unes vertes, sous une certaine lumière en tout cas, d’autres presque bleues. Un banc de pierre était creusé à flanc de colline. Il y avait aussi une méridienne qui semblait faite d’un seul tronc d’arbre. Un vieux bateau de pêche en bois, sur lequel s’empilaient des coussins, était suspendu à un arbre. De son tronc jaillissaient une demi-douzaine de variétés d’orchidées et une chouette taillée elle-même dans une loupe de bois.»
Commence alors, au fil des rencontres et des destins des habitants mais aussi des clients de l’hôtel, le roman d’une reconstruction. Mais comme tout paradis, il est entouré de serpents et ce chemin de résilience sera semé d’obstacles. La propriétaire de l’hôtel qui l’a accueillie va mourir et lui laisser gérer l’endroit. Une tâche délicate car tous ne voient pas d’un très bon œil cette étrangère leur dicter leur conduite. Mais Amelia a appris à affronter les problèmes lorsqu’ils surviennent, qu’ils soient petits ou gigantesques. Et à tenter de trouver dans l’adversité un nouveau chemin sur lequel elle pourra avancer. Jusque vers l’autre rive.
Joyce Maynard fait preuve d’une rare maîtrise de la narration pour tisser une histoire avec l’autre, pour s’imprégner de la magie d’un lieu, pour nous en décrire toute la sensualité. Elle enrichit aussi son roman de légendes, plus ensorcelantes et mystérieuses les unes que les autres, sans pour autant perdre le fil d’un récit qui court sur quatre décennies. Car l’écriture est toujours très fluide, les descriptions – en particulier la flore et la faune – précises, le rythme d’une grande musicalité. Et le tout accompagné d’un final éblouissant.
Comme le dit Gabriel García Márquez dans L’Amour aux temps du choléra, cité en exergue du livre: «Considérer l’amour comme un état de grâce qui n’était pas un moyen mais […] une fin en soi.»

Playlist
La Llorona, le nom de l’hôtel, fait référence à une chanson traditionnelle mexicaine sur une mère qui arpente la terre en pleurant la mort de ses enfants.
Dos besos llevo en el alma, Llorona,
que no se apartan de mí.
Dos besos llevo en el alma, Llorona,
que no se apartan de mí.
El último de mi madre, Llorona,
y el primero que te di.
El último de mi madre, Llorona,
y el primero que te di.

Je porte deux baisers dans mon cœur, Llorona,
qui jamais ne me quitteront.
Je porte deux baisers dans mon cœur, Llorona,
qui jamais ne me quitteront.
Le dernier que m’a donné ma mère, Llorona,
et le premier que je t’ai donné.
Le dernier que m’a donné ma mère, Llorona,
et le premier que je t’ai donné.
«La Llorona»


Angela Aguilar interprète La Llorona © Production Angela Aguilar Oficial

L’hôtel des Oiseaux
Joyce Maynard
Éditions Philippe Rey
Roman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Florence Lévy-Paoloni
528 p., 25 €
EAN 9782384820313
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Amérique centrale, au Guatemala – même si le pays n’est pas précisé – et aux États-Unis, de New York à San Francisco, en passant par Poughkeepsie dans l’État de New York, puis en Caroline du Nord, en Floride et en Californie. On y évoque aussi une île de la Colombie-Britannique.

Quand?
L’action se déroule des années 1970 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
1970. Une explosion a lieu dans un sous-sol, à New York, causée par une bombe artisanale. Parmi les apprentis terroristes décédés : la mère de Joan, six ans. Dans l’espoir fou de mener une vie ordinaire, la grand-mère de la fillette précipite leur départ, loin du drame, et lui fait changer de prénom : Joan s’appellera désormais Amelia.
À l’âge adulte, devenue épouse, mère et artiste talentueuse, Amelia vit une seconde tragédie qui la pousse à fuir de nouveau. Elle trouve refuge à des centaines de kilomètres dans un pays d’Amérique centrale, entre les murs d’un hôtel délabré, accueillie par la chaleureuse propriétaire, Leila. Tout, ici, lui promet un lendemain meilleur : une nature luxuriante, un vaste lac au pied d’un volcan. Tandis qu’Amelia s’investit dans la rénovation de l’hôtel, elle croise la route d’hommes et de femmes marqués par la vie, venus comme elle se reconstruire dans ce lieu chargé de mystère. Mais la quiétude dépaysante et la chaleur amicale des habitants du village suffiront-elles à faire oublier à Amelia les gouffres du passé ? A-t-elle vraiment droit à une troisième chance ?
Dans ce roman foisonnant, Joyce Maynard, avec la virtuosité qu’on lui connaît, emporte les lecteurs sur quatre décennies. Riche en passions et en surprises, L’hôtel des Oiseaux explore le destin d’une femme attachante, dont la soif d’aimer n’a d’égale que celle, vibrante, de survivre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV Culture (Laurence Houot)
Les Échos (Isabelle Lesniak)
Le Devoir (Christian Desmeules)
Madame Figaro (Minh Tran Huy)
Femina.fr (Anne Michelet)
Blog Aude bouquine

Le livre du jour (Frederic Koster)

Les premières pages du livre
Le pays où se déroule cette histoire, s’il évoque par certains aspects différents lieux d’Amérique centrale, est une invention de l’autrice. C’est également le cas du lac, du volcan, de l’hôtel, des habitants du village, de l’herbe magique, des lucioles qui n’apparaissent qu’une fois par an, une nuit seulement. De nombreuses espèces d’oiseaux décrites dans ces pages n’existent pas réellement. Cette histoire peut être qualifiée de chimère ou simplement de rêve. La partie sur le pouvoir de l’amour – et la capacité de ceux qui en vivent les effets à accomplir l’impossible – est réelle et authentique.

« Une chose sur les temps difficiles
J’avais vingt-sept ans quand j’ai décidé de sauter du Golden Gate Bridge. L’après-midi j’avais une vie merveilleuse et, une demi-heure plus tard, je ne voulais plus que mourir.
J’ai pris un taxi. Je suis arrivée près du pont juste après le coucher du soleil. Il se dressait dans le brouillard avec cette magnifique teinte rouge que j’adorais, quand je m’intéressais encore à la couleur des choses et des ponts, lorsque je les traversais. À l’époque où je m’intéressais à tant de choses qui me semblaient à présent dénuées de sens.
Avant de quitter pour la dernière fois mon appartement, j’avais fourré un billet de cent dollars dans ma poche. Je l’ai donné au chauffeur. Attendre la monnaie était inutile.
Il y avait des touristes, bien sûr. Des voitures circulant dans les deux sens. Des parents avec leurs enfants dans des poussettes. J’avais été comme eux.
Un bateau passait sous le pont. De là où je me trouvais, me préparant à sauter, je l’ai regardé s’engager entre les piles. Des hommes lavaient le pont du bateau. Plus rien n’avait de sens.
J’avais vaguement conscience qu’un homme âgé m’observait. Peut-être chercherait-il à m’arrêter. J’ai attendu qu’il s’en aille, ce qui s’est produit quelques minutes plus tard.
Sauf que j’étais incapable de faire le dernier pas, de monter sur le garde-fou, de passer par-dessus.
Lenny avait dit, un jour que le chèque de notre loyer avait été rejeté, la semaine où Arlo avait été renvoyé du jardin d’enfants parce qu’il avait des poux, que j’avais attrapé une mononucléose et qu’une canalisation avait éclaté dans l’appartement, détruisant une pile de dessins sur lesquels je travaillais depuis six mois : « Une chose sur les temps difficiles : quand on a atteint le fond, on ne peut que remonter. »
Debout sur le pont, tandis que je contemplais l’eau sombre et ses remous, je crois que j’ai compris autre chose. Même si ce que je vivais était affreux, une petite partie de moi ne pouvait pas abandonner le monde. Pleurer un deuil immense, comme je le faisais, devait servir d’une certaine façon à me rappeler que la vie était précieuse. Même la mienne. Même alors.
Je me suis éloignée du garde-fou.
Je ne pouvais pas le faire. Mais je ne pouvais pas non plus rentrer chez moi. Je n’avais plus de chez-moi.
C’est ainsi que je me suis retrouvée à l’hôtel des Oiseaux.

1
1970
À partir d’aujourd’hui, tu t’appelles Amelia
Nous avons entendu l’information à la télévision, deux semaines avant mon septième anniversaire. Ma mère était morte. Le lendemain matin, ma grand-mère m’annonça qu’il nous fallait changer mon nom.
J’étais assise à la table de la cuisine – Formica jaune parsemé d’éclats en forme de diamants, éternel paquet de Marlboro Light de ma grand-mère, mes crayons de couleur disposés dans leur boîte en fer. Le téléphone n’arrêtait pas de sonner, mais ma grand-mère ne décrochait pas.
« Ils peuvent tous aller au diable », maugréait-elle. Elle avait l’air en colère, mais pas contre moi.
Bizarre, les souvenirs. Je m’accrochais à mon crayon. Tout juste taillé. Bleu. Le téléphone sonnait sans arrêt. J’ai fait le geste de décrocher, mais Grammy m’a dit non.
« Les gens vont nous poursuivre. Ils auront tout un tas d’opinions. Il vaut mieux qu’ils ne fassent pas le rapport », m’expliqua ma grand-mère en prenant une cigarette.
Opinions sur quoi ? Rapport ? Quels gens ?
« On ne peut laisser personne découvrir qui nous sommes. Tu ne peux plus t’appeler Joan », décréta Grammy.
À vrai dire, j’avais toujours voulu un autre prénom que celui que ma mère m’avait donné, celui de sa chanteuse préférée. (Baez, pas Joni Mitchell. Même si elle les adorait toutes les deux.) Je lui demandais souvent de m’appeler autrement. (Liesl, comme l’une des enfants de La Mélodie du bonheur. Skipper, comme la petite sœur de Barbie. Tabitha, comme dans Ma sorcière bien-aimée.)
« Je peux m’appeler Pamela ? » demandai-je.
C’était le prénom d’une fille de l’école qui avait des cheveux magnifiques. J’adorais sa queue-de-cheval.
Grammy répondit que ça ne marchait pas comme ça. Elle avait déjà choisi mon nouveau prénom. Amelia.
Alice, une amie de Grammy au club de bridge, avait une petite-fille de mon âge. Je ne l’avais vue qu’une seule fois. Amelia. Elle était morte quelque temps auparavant. (D’un cancer, j’imagine, mais on ne prononçait pas ce mot à l’époque.) Après quoi, Alice avait cessé de venir au club de bridge.
Ma grand-mère raconta quelque chose que je ne compris pas au sujet d’un papier nécessaire avec mon nom dessus pour aller à l’école et prouver que j’existais.
« J’existe.
– C’est trop compliqué à expliquer », dit-elle. Il fallait qu’on déménage tout de suite. J’irais dans une autre école. On ne me laisserait pas entrer au cours préparatoire sans les papiers. Elle savait comment s’y prendre. Elle l’avait vu dans un épisode de Columbo.
L’après-midi même, nous sommes allées en bus jusqu’à un immeuble où ma grand-mère a rempli plein de papiers. J’étais assise par terre et je dessinais. Quand nous sommes parties, nous avions mon nouveau certificat de naissance. « C’est officiel. Maintenant, tu es Amelia », m’apprit-elle.
J’avais aussi un nouvel anniversaire, le même que celui d’Amelia qui était morte. Il me manquait maintenant deux mois avant mes sept ans. Ce n’était que l’un des nombreux événements qui se produisirent les jours suivants et qui me perturbèrent. « Ne pose pas autant de questions », répétait Grammy.

Ma grand-mère changea aussi de nom. Esther devint Renata. Pour moi elle était toujours Grammy, alors c’était facile. Il me fallut un certain temps pour me rappeler que j’étais Amelia et pas Joan. J’étais en train d’apprendre les majuscules. Je maîtrisais bien le « J », mais je devais tout recommencer avec le « A ».
Un carton arriva avec, à l’intérieur, des vinyles. Je les reconnus tout de suite : ceux de ma mère. L’écriture sur le carton était la sienne.
Quelques jours plus tard, les déménageurs vinrent. Ma grand-mère avait emballé toutes nos possessions, peu nombreuses en fait. Quand ils eurent emporté le dernier carton – ma poupée Tiny Tears, quelques livres, ma collection d’animaux en porcelaine, le ukulélé que ma mère m’avait offert pour mes six ans et dont je ne savais pas jouer, mes crayons de couleur –, je regardai par la fenêtre les hommes charger le camion. Personne n’avait dit où nous allions. On partait, voilà tout.
« Tu vois cet homme avec l’appareil photo ? demanda ma grand-mère en le montrant du doigt. Voilà pourquoi nous devons partir. On ne nous laissera plus jamais tranquilles. »
Qui ?
Les paparazzi. « Ceux-là mêmes qui ont rendu la vie impossible à Jackie Kennedy, au point qu’elle a été obligée d’épouser ce vieux bonhomme affreux avec son yacht. »
Je ne comprenais rien du tout. Le week-end suivant, nous défaisions les cartons dans notre nouvelle maison, un appartement avec une seule chambre à Poughkeepsie, dans l’État de New York, où vivait mon oncle Mack, le frère de Grammy. Il l’appelait toujours Esther, mais comme il ne m’avait vue que deux fois, ça ne lui a pas été difficile de m’appeler Amelia. Le premier soir, il nous commanda des plats à emporter chinois. Je lui tendis le petit papier plié dans mon biscuit.
« Une tasse est utile quand elle est vide », lut-il.
Il y avait une ombrelle en papier sur la table. Ouverte fermée, ouverte fermée.

Grammy trouva du travail dans un magasin de tissu. Comme ma mère ne s’était jamais occupée de me faire entrer à l’école maternelle, l’année précédente, elle m’inscrivit au cours préparatoire à l’école élémentaire Clara Barton. Par la suite, je n’ai posé qu’une seule fois des questions sur ma mère. J’avais l’impression que je n’étais pas censée parler d’elle et je ne le faisais pas.
Il n’y avait pas eu d’obsèques. Personne ne vint nous dire combien ils étaient navrés de ce qui était arrivé. Si Grammy possédait des photos de ma mère, elle les gardait dans un endroit qui m’était inconnu. En l’absence d’une image d’elle, j’en dessinai une que je glissai sous mon oreiller. Joues roses, yeux bleus, bouche en bouton de rose. Longs cheveux bouclés comme une princesse.
Quand, à l’école, les enfants me demandaient pourquoi je vivais avec ma grand-mère et pourquoi ma mère n’était jamais là, je répondais qu’elle était une chanteuse célèbre, mais que je n’avais pas le droit de dire laquelle. Elle était en tournée avec son groupe et répétait pour un spectacle au Hootenanny.
« Ça ne passe plus à la télé, dit un certain Richie qui fichait toujours la pagaille.
– Je voulais dire The Johnny Cash Show. Je les confonds toujours. »
Au bout d’un moment, il y eut moins de questions, mais de temps en temps un enfant demandait encore quand elle allait rentrer, si j’allais partir à Hollywood et si je pouvais leur donner un autographe.
Je répondais qu’elle s’était cassé la main. La main gauche, mais elle était gauchère. Je trouvais que cela rendait le mensonge plus convaincant.
« Je parie que ta mère n’est pas vraiment célèbre. Je parie qu’elle est bête, comme la grand-mère dans Beverly Hillbillies, dit Richie.
– Ma mère est très belle », assurai-je. Ça au moins, c’était vrai.

Les cheveux noirs et brillants de ma mère lui arrivaient à la taille et j’adorais les brosser. Elle avait de longs doigts élégants (mais des ongles sales) et elle était si mince que quand nous étions allongées toutes les deux sur un matelas pneumatique, dans l’un des campings où nous vivions toujours à l’époque, je pouvais suivre ses côtes du doigt. Je me souvenais surtout de sa voix, un pur soprano sans faiblesse. Elle avait une si bonne oreille (son talent pour la musique était bien meilleur que son talent pour choisir les hommes) qu’elle pouvait chanter une mélodie complexe en mode mineur sans le soutien d’une guitare, même si elle n’éprouvait apparemment aucune difficulté à trouver un beau guitariste folk barbu pour l’accompagner.
On la comparait à Joan Baez, mais son petit ami, Daniel – celui avec qui elle était le plus souvent (par intermittence) durant mes six premières années jusqu’au mois précédant l’accident –, prétendait que non, elle ressemblait davantage à la sœur cadette de Joan, Mimi Fariña. La plus jolie, avec la voix plus douce.
Elle chantait tout le temps pour moi, dans la voiture tard le soir ou quand nous nous apprêtions à dormir sous notre tente dans le sac de couchage que nous partagions. Elle connaissait toutes les vieilles ballades anglaises – des chansons sur des hommes jaloux qui jettent la femme qu’ils aiment dans la rivière parce qu’elle ne veut pas les épouser, sur des femmes au cœur pur promises à un noble, qui lui préfèrent un humble roturier et s’aperçoivent qu’il est le plus riche du pays.
Elle chantait pour m’endormir tous les soirs. Les chansons faisaient office d’histoires.
Twas in the merry month of May, when green buds all were swellin’… Sweet William on his death bed lay. For love of Barbara Allen 1.
« Est-ce qu’on peut vraiment mourir parce qu’on aime trop quelqu’un ? lui demandais-je.
– Seulement si on est un vrai romantique, répondait-elle.
– Est-ce que tu es une vraie romantique ?
– Oui. »
Certaines chansons de ma mère risquaient plus de me tenir éveillée que de m’endormir.
I’m going away to leave you, love. I’m going away for a while. But I’ll return to you some time. If I go ten thousand miles 2.
Quand elle chantait « Je vais partir », j’étais inquiète. C’était mieux quand elle chantait « Je reviendrai », peu importait comment. « Ce n’est qu’une chanson », m’expliquait-elle.
Mais l’une de ces vieilles ballades me faisait une peur bleue, « Long Black Veil ». J’étais couchée et je serrais dans mes bras la girafe que Daniel avait gagnée pour moi un jour dans une fête foraine en faisant exploser cinq ballons de suite avec des fléchettes. Même si j’avais entendu ma mère chanter cent fois cette chanson, j’en redoutais la fin.
Late at night when the north wind blows… In a long black veil she cries o’er my bones 3.
Drôle de choix pour une chanson censée m’endormir, mais ma mère était ainsi.
« Arrête ! » criais-je de mon lit – ou du matelas, quel qu’il soit, sur lequel elle m’avait couchée – chaque fois qu’elle chantait « Long Black Veil » et qu’elle en arrivait là. Elle se taisait et je la suppliais de continuer. J’aimais tellement sa voix. Même quand les paroles me donnaient des cauchemars.
Ma mère voulait que je l’appelle Diana. Elle disait que m’entendre l’appeler Maman lui donnait l’impression d’être vieille, comme un personnage d’une série télé qui portait un tablier. Ou comme ma grand-mère, ce qui était pire.
Elle avait fait ses études à Berkeley. Elle avait rencontré mon père lors d’un sit-in contre la guerre au Vietnam à People’s Park. Elle ne le savait pas encore, bien sûr, mais quand ils retraversèrent le pont, elle était enceinte.
Mon père reçut son ordre d’incorporation à l’automne. Il devait se présenter à peu près au moment de ma naissance. Il partit pour le Canada. Il écrivait à Diana tous les jours, parfois deux fois par jour, pour la supplier de le rejoindre, mais elle s’était alors mise avec un joueur de banjo qui s’appelait Phil et qui lui rappelait Pete Seeger, en plus sexy. Je pense que Diana était plus amoureuse des chagrins d’amour, dans la vie ou dans les chansons, qu’elle ne l’avait jamais été de mon père. Puis Phil et elle rompirent, et elle chanta beaucoup de chansons tristes. Enfin, c’était toujours le cas.
Elle rencontra Daniel le jour de son accouchement. C’était tout elle. Il lui fallait un homme à ses côtés et elle n’avait jamais de mal à en trouver un.

Daniel était sa sage-femme en salle d’accouchement, chose rare à l’époque pour un homme, mais Daniel adorait les bébés et, comme il me le dit un jour, il aimait aider les femmes à mettre un enfant au monde. Il avait assisté Diana durant trente-deux heures de contractions, suivies de six heures à pousser. L’histoire raconte que, quand je suis née, tous deux étaient tombés amoureux.
Mes souvenirs de ce que je qualifie comme les « Années Daniel », avec l’apparition fréquente de divers « invités », se concentrent surtout sur la musique que nous écoutions, un disque de Burl Ives que Daniel m’avait acheté. Burl Ives ressemblait tout à fait au grand-père qu’on aurait aimé avoir, si on avait un grand-père. Il m’avait aussi acheté un album de chansons pour enfants de Woody Guthrie. Contrairement à Burl Ives, Woody Guthrie paraissait un peu dingue, mais ses chansons étaient bien plus drôles. Je demandais à Diana et à Daniel de passer le disque de Woody Guthrie une douzaine de fois par jour. La chanson que je préférais évoquait une promenade en voiture et s’accompagnait de drôles de bruits qu’il fallait faire avec la bouche. La façon qu’avait Daniel de se tapoter les lèvres pour imiter le bruit du pot d’échappement des très vieux véhicules, qui correspondait parfaitement au pot d’échappement de notre très vieux véhicule, constitue l’un des souvenirs les plus vivaces que je garde de lui. Je croyais que toutes les voitures faisaient ce genre de bruit.
Nous passions beaucoup de temps en voiture – une voiture après l’autre. En général ces vieilles guimbardes problématiques rendaient l’âme sur une route nationale alors que nous allions à une manifestation pour la paix, à un concert, ou que nous rentrions à la maison quand nous en avions une, au motel, au camping ou, à défaut, à l’appartement d’un guitariste ami de ma mère. Diana et moi passions des heures sur le bord de la route pendant que Daniel ou un autre copain bricolait la voiture. La plupart d’entre eux se mélangent dans mon esprit – cheveux longs, drôle d’odeur, jeans traînant dans la poussière –, mais l’un d’eux, Indigo, se détache des autres. Il m’appelait Gamine et s’amusait à me chatouiller même après que je lui avais dit que je détestais les chatouilles. Un jour que nous avions une chambre dans un motel avec piscine, il m’a jetée à l’eau.
« Joanie ne sait pas nager », cria Diana. Indigo se contenta de rire. Je sentais que je coulais au fond de la piscine. J’ouvris la bouche. Pas d’air. J’agitais les bras, mais je n’avais rien à quoi m’accrocher.
Enfin, Diana fut là. Elle avait sauté dans la piscine vêtue de sa jupe en jean. Elle me tirait vers la surface. Je me suis mise à tousser et à chercher mon souffle, en me vidant de toute l’eau avalée. Ce fut la dernière fois que je m’aventurai dans une piscine.

Ma mère et ses copains m’emmenèrent à de nombreux concerts. Mes principaux souvenirs de l’époque concernent l’odeur des toilettes portables Porta Potti où j’avais toujours peur de tomber, celle de marijuana et de musc, ainsi que le bien-être que je ressentais quand ma mère entrait dans la tente avec moi et son petit ami du moment, tard le soir. Ensuite, je les entendais chuchoter et rire doucement d’une manière que j’interprète maintenant comme faisant partie de leurs jeux amoureux, quand ils me croyaient endormie. À l’époque, c’était simplement la bande son de ma vie, pas différente des vieilles ballades et de « Kumbaya ».
Les discours continuaient souvent dehors, transmis par une sono qui grésillait. Mes nuits préférées étaient celles où Diana chantait pour moi tandis que les papillons de nuit tournaient autour de nos têtes à la lumière de notre lampe Coleman. Lorsqu’elle et Daniel vivaient ensemble, il s’asseyait devant la tente avec sa lampe de poche et lisait le manuel préparant à l’examen qu’il allait passer pour obtenir un niveau supérieur dans son métier de sage-femme, fumait un joint ou taillait le bout de bois que je le voyais travailler aussi loin que remontaient mes souvenirs. Il ne ressemblait à rien de reconnaissable, ce bout de bois, mais il était si doux que j’aimais le tenir contre ma joue. J’imaginais que la main de ma mère me caressait de cette façon, mais elle était souvent occupée ailleurs.
Nous avons un moment vécu tous les trois à San Francisco. Nous habitions même dans un appartement, avec un canapé et un vrai lit pour moi. La sœur de Daniel lui avait envoyé une souche de levain. Durant quelque temps, une odeur de pain plana dans notre appartement et je crus vraiment que, pour une fois, nous allions y rester. Mais, à l’été 1969, j’avais alors six ans, ma mère et Daniel décidèrent de traverser le pays pour assister au festival de musique de Woodstock. Son idée à elle, sans doute, mais Daniel était d’accord.
Ils chargèrent la voiture, une Renault couleur argent cet été-là, avec tout ce que nous possédions, c’est-à-dire pas grand-chose : quelques chemises teintes au nœud, quelques jeans, et comme toujours ma boîte de crayons de couleur, ma girafe, un édredon en patchwork que nous avait fait ma grand-mère, les bottes de ma mère avec des roses gravées sur les côtés, auxquelles elle tenait beaucoup, et les manuels de l’école de sage-femme de Daniel. Une caisse contenant la précieuse collection de vinyles de Diana était rangée dans le coffre. Quand nous nous trouvions dans une région chaude comme l’Arizona, elle avait peur qu’ils ne fondent. Un jour, elle acheta une glacière et y mit de la glace pour qu’ils soient en sécurité. À l’époque, il ne m’est pas venu à l’idée qu’elle prenait davantage soin de ses disques que de moi.
Nous campions la plupart du temps, mais pas dans les parcs nationaux parce qu’ils étaient trop chers. Une semaine avant le début du festival, notre voiture commença à émettre des bruits comme dans la chanson de Woody Guthrie et nous ne sommes jamais arrivés à Woodstock. Nous avons échoué à un festival dans une petite ville près de la frontière canadienne. Diana dansa avec un homme qui faisait un trip d’acide et qui lui donna les clés de sa Coccinelle orange. Nous avons quitté le concert et pris la route avant qu’il soit suffisamment redescendu de son trip pour changer d’avis.
Trois jours plus tard, peut-être parce que Diana avait dansé avec le type de Hare Krishna, ma mère et Daniel se sont disputés, comme souvent, sur une aire de repos dans le New Jersey. Ce fut la dernière fois. Je n’ai qu’un vague souvenir de ce qui se passa ensuite. Diana et moi étions assises à l’avant de la voiture pendant que Daniel fourrait ses affaires dans son sac, ainsi que quelques albums dont ma mère ne voulait plus parce qu’ils lui rappelaient Daniel (Burl Ives en faisait partie et aussi Woody Guthrie) et la souche de levain qu’il avait mise dans un bocal. Le bout de bois sur lequel il travaillait fut la dernière chose qu’il plaça dans le sac.
« Tu es une super petite fille », me dit-il, juste avant de sortir du parking de l’aire de repos. Nous l’avons dépassé quelques minutes plus tard, debout sur le côté de la route, le pouce levé. Il avait l’air de pleurer, mais ma mère prétendit que ce n’était sans doute qu’une allergie. Moi aussi, j’avais envie de pleurer. De tous les gens que j’avais connus au cours de ces années, Daniel semblait le seul fiable.
En remplissant le réservoir de la voiture, sans faire le plein, Diana engagea la conversation avec un certain Charlie qui appartenait à un groupe appelé The Weather Underground 4. Je retins ce nom parce que l’idée me semblait déroutante : quel temps pouvait-il faire sous terre ? Pour moi, il devait toujours être à peu près le même.
Charlie nous invita à venir avec lui et un groupe d’amis, dans une maison de l’Upper East Side sur la 84e Rue Est qui appartenait aux parents de l’une d’eux. Peu après, nous traversions un pont et arrivions à New York.
C’était une maison de brique avec un pot de géranium sur le perron que personne n’avait apparemment arrosé depuis un bon moment. Charlie et ses amis passaient de nombreux disques dont j’étudiais les pochettes, car je n’avais pas de livres : Jefferson Airplane, Led Zeppelin, Cream. Ma mère avait toujours la plupart de nos albums dans la caisse, bien sûr, mais personne n’avait envie de les écouter. Des chansons comme « Silver Dagger » et « Wildwood Flower » semblaient déplacées dans la maison des parents de l’amie de Charlie.
Je savais, même à l’époque, que Joan Baez et ma grand-mère n’auraient pas aimé cet endroit, elles auraient désapprouvé ce qui s’y passait. La musique que Charlie et ses amis écoutaient était différente – bruyante, pleine de cris, et les guitares avaient l’air de pleurer. Nous mangions beaucoup de beurre de cacahuète, de Cocoa Puffs et parfois des glaces pour le dîner, ce qui aurait pu paraître super mais ne l’était pas. La belle-fille de l’amie de Charlie vint un jour. Elle avait deux ans de plus que moi et elle rangeait sa poupée Barbie dans une boîte spéciale. Je connaissais suffisamment les opinions de ma mère pour ne pas réclamer une Barbie, mais la fille me laissa lui enfiler tous ses vêtements et j’étais ravie.
Lors de ce dernier voyage à travers le pays, Daniel m’avait lu tous les soirs un chapitre de La Toile de Charlotte dans la chambre d’un motel, sous la tente ou là où nous nous étions arrêtés. Il avait dû emporter le livre en partant alors qu’il nous restait trois chapitres avant la fin. Je ne savais pas ce qui arrivait à Fern, Wilbur le cochon et Charlotte, et je me faisais du souci pour eux. Je ne comprenais pas pourquoi tous les amis de ma mère détestaient les cochons 5. Si Wilbur était un exemple typique, les cochons paraissaient vraiment super.
Je ne comprenais pas grand-chose aux conversations de Charlie et de ses amis, sinon que la guerre au Vietnam prenait une place importante. Je ne savais pas, bien sûr, ce qu’était cette guerre ni où elle se déroulait. J’avais compris qu’ils construisaient au sous-sol un truc qui nécessitait beaucoup de clous. Un jour, je suis descendue voir et tout le monde s’est mis en colère, surtout Charlie, qui m’a traitée de sale gosse.
Après quoi, ma mère décida qu’il valait mieux que je ne reste pas dans la maison de l’Upper East Side et elle m’emmena chez ma grand-mère dans le Queens. « Charlie n’est pas mon genre. Je ne vais pas rester là-bas », dit-elle. Elle irait prendre ses disques et reviendrait me chercher quelques jours plus tard. Nous nous installerions dans une jolie petite maison quelque part à la campagne et nous aurions un jardin. Elle trouverait quelqu’un qui m’apprendrait à jouer du ukulélé (il y avait à parier que ce serait un homme). Elle voulait enregistrer un album. Un type qui avait un jour rencontré Buffy Sainte-Marie lui avait donné sa carte.

1. « C’était le joyeux mois de mai, quand tous les bourgeons gonflaient… Le tendre William était couché sur son lit de mort. À cause de son amour pour Barbara Allen. » (Toutes les notes sont de la Traductrice.)
2. « Je vais partir et te laisser, mon amour. Je vais partir un long moment. Mais je reviendrai un jour. Si je parcours dix mille miles. »
3. « Tard dans la nuit quand souffle le vent du nord… Vêtue d’un long voile noir elle pleure sur mon cadavre. »
4. Le Temps sous terre.
5. Pigs : « cochons », mais aussi « flics ».

2
Apparemment, aucun survivant
Ma grand-mère préparait des sandwichs au fromage fondu, les informations en fond sonore, quand nous avons appris l’explosion. Le présentateur ne cessait de parler d’un endroit qu’il appelait la maison du Weather Underground sur la 84e Rue Est. « Complètement détruite », disait-il. Deux personnes dans la rue à l’extérieur du bâtiment avaient été tuées lors de l’explosion, dont un policier qui n’était pas en service, père de trois filles et d’un garçon de dix ans.
Il ne restait rien de la maison, mais on montra une photo de ce qu’elle avait été et je reconnus les marches et la porte d’entrée rouge. « Apparemment, aucun survivant », ajouta le présentateur.
Dans la rue, au milieu des décombres, un reporter interviewait une passante. « Une bande de meurtriers. Bon débarras », dit-elle.
Après avoir coupé les informations, ma grand-mère me mit au lit, mais je l’entendais à travers le mur qui séparait le salon où je dormais et sa chambre. Ce fut la seule fois que j’entendis Grammy pleurer.
On ne révéla que le lendemain les noms de ceux qui avaient été tués en fabriquant la bombe, mais nous avions compris. Si ma grand-mère ne m’en dit rien, j’entendis le reportage à la radio et une seule image s’imposa à mon esprit : des Cocoa Puffs fusant dans toutes les directions. J’avais en tête la pochette de l’album des Beatles qui tenaient sur leurs genoux des poupées ensanglantées, ainsi que la pochette de King Crimson qui me donnait des cauchemars, même avant l’explosion : le visage d’un homme vu de si près qu’on distinguait l’intérieur de ses narines et ses yeux écarquillés comme s’il était en train de hurler. J’imaginais des bouts de vinyles éparpillés dans la rue devant la maison et les bottes de Diana avec les roses gravées sur les côtés qu’elle emportait chaque fois que nous déménagions, même quand nous ne prenions presque rien d’autre. (Ma collection d’animaux en verre, par exemple. Je les avais tous laissés dans la maison qui avait explosé. Je me représentais mes animaux, un par un, qui volaient à travers la pièce et se retrouvaient projetés dans la rue. Cheval. Singe. Souris. Licorne. J’avais pris si grand soin d’eux jusqu’alors.)
À dire vrai, il ne restait rien de reconnaissable, même si un reporter de la télé indiqua que la police avait trouvé un bout de doigt. En l’entendant, Grammy éteignit le poste.
« Comment est-ce que le doigt est parti de la main de la personne ? Ils en ont fait quoi quand ils l’ont trouvé ? » ai-je demandé à ma grand-mère.
Dans l’un des bulletins d’informations qui passa à l’antenne dans les jours suivant l’explosion, une photo de ma mère tirée de son annuaire du lycée apparut à l’écran. Elle était beaucoup plus jolie en vrai que sur la photo qu’ils montrèrent. Un reporter colla un micro devant une femme qui se révéla être l’épouse du policier décédé.
« J’espère qu’elle brûle en enfer comme les autres », dit-elle.

C’est à ce moment-là que nous avons changé de nom et sommes devenues Renata et Amelia.
Ensuite, j’ai vécu avec ma grand-mère, d’abord à Poughkeepsie, puis en Caroline du Nord, en Floride et de nouveau à Poughkeepsie et encore en Floride. Je n’ai jamais rencontré mon père, Ray, mais environ un an après notre premier déménagement ou peut-être notre deuxième, ma grand-mère l’a recherché. Au cas où il n’aurait pas entendu ce qui était arrivé à ma mère, elle pensait qu’il devait l’apprendre. Elle lui fit promettre de ne jamais révéler à qui que ce soit nos nouveaux noms ni où nous vivions.
Ray habitait sur une île de la Colombie-Britannique avec sa femme, qui avait récemment donné naissance à des jumeaux. Il dit à ma grand-mère que j’étais la bienvenue si jamais nous passions dans le coin.
« Je me rappellerai toujours que nous étions assis dans le parc cet été-là et que nous chantions toutes ces vieilles chansons idiotes. On peut dire ce qu’on veut sur Diana, mais elle avait une très belle voix », écrivit-il.
Je devais être en CE2 quand Daniel sonna à notre appartement en Floride. Il avait sans doute réussi l’examen pour monter en grade, car il roulait dans une voiture normale. Il travaillait dans un hôpital de Sarasota. Ray avait à l’évidence rompu sa promesse de garder notre secret.
« Ta mère était l’amour de ma vie », me dit Daniel. Il se mit à pleurer. Je croyais qu’il venait pour me réconforter, mais finalement, ce fut moi qui le consolai. « Je pense qu’elle n’a jamais voulu faire de mal à personne. Elle n’a sans doute pas compris ce que préparaient les autres. Tout ce qui lui importait, c’était de chanter », me dit-il.
Et moi ? avais-je envie de lui demander.
« Diana n’aurait sans doute pas été d’accord, mais je t’ai apporté une poupée. » C’était une Barbie et il avait bien sûr raison. Ma mère ne m’aurait jamais permis d’avoir une Barbie, pas même celle qui était noire.
Ma grand-mère et moi avons raccompagné Daniel dans la rue pour lui dire au revoir. Il a ouvert le coffre. J’ai compris à la manière dont il a soulevé le carton que ce qu’il contenait lui était très précieux et qu’il lui était difficile de s’en séparer. C’était une pile d’albums, ceux que ma mère l’avait laissé emporter le jour où nous l’avions abandonné sur l’aire de repos : Woody Guthrie, Burl Ives, le premier disque de Joan Baez, très rayé. Je connaissais encore les paroles de toutes les chansons : « Mary Hamilton », « House of the Rising Sun », « Wildwood Flower ». Toutes les vieilles chansons que nous chantions ensemble dans la voiture.
« Je suis le premier à t’avoir vue. J’ai coupé le cordon », dit Daniel en s’asseyant sur le siège du conducteur. Il me fallut une minute pour comprendre de quoi il parlait. Dans la salle d’accouchement, ce jour-là, il était de service.
« J’aurais adoré être ton père.
– Ça aurait sans doute été bien », répondis-je.

Hormis Daniel – et Ray, mon père, à qui ma grand-mère avait fait jurer de garder le secret, comme à moi –, aucun de ceux que nous connaissions ne nous retrouva après l’explosion. Malgré tout Grammy vivait dans la peur d’être découverte. Les années passèrent et je ne compris jamais pourquoi cela lui semblait si important, mais pas une semaine ne s’écoulait sans qu’elle me rappelle ma promesse de ne jamais raconter à personne ce qui était arrivé et qui nous étions auparavant.
« C’est notre secret. Nous l’emporterons dans la tombe », disait-elle. Cela me faisait penser à la mort et me rappelait la chanson du long voile noir, « Long Black Veil », qui me donnait toujours des frissons.
L’emporter dans la tombe. Quel sens avaient ces mots pour une fillette de dix ans ? C’était le mantra de mon enfance. Jamais personne ne doit savoir qui tu es. Tu dois me le promettre. Tu l’emporteras dans la tombe.
Je faisais des cauchemars sur ce qui arriverait si quelqu’un découvrait qui nous étions.

Ma grand-mère passa d’un emploi à l’autre durant ces années. Ne pas avoir de carte de sécurité sociale posait un problème. Il lui fallait connaître quelqu’un personnellement pour être embauchée, ou faire du babysitting pour lequel on ne lui demandait rien.
J’avais dix-huit ans, je venais de terminer le lycée, quand ma grand-mère reçut le diagnostic. Cancer du poumon stade quatre. Les Marlboro avaient eu raison d’elle.
Je me suis occupée d’elle tout l’été. La dernière semaine, alors qu’elle était en soins palliatifs, elle m’a fait promettre, encore une fois, de garder le secret sur ma mère.
« Je n’en ai jamais parlé à personne, Grammy. Mais même si je le faisais, ça n’aurait plus d’importance. » Je comprenais beaucoup mieux à présent ce qui s’était produit et ce que faisaient Charlie et les autres dans le sous-sol de la maison de l’Upper East Side ce jour-là. À seize ans, j’étais devenue curieuse et j’avais passé une journée entière à la bibliothèque à faire des recherches sur le Weather Underground. Je n’avais sans doute jamais voulu savoir auparavant comment ma mère était morte, mais en lisant les articles je ne réussis pas à m’ôter les images de l’esprit. Du verre brisé dans toute la rue. Un bout de doigt. Celui d’une femme.
« Promets-moi. N’en parle jamais. Ça risque d’entraîner des ennuis que tu ne peux pas comprendre », répéta Grammy.
Elle suivait un traitement lourd et, à part ces mots, ce qu’elle disait n’avait guère de sens, mais elle se mit à marmonner quelque chose à propos du FBI et de nouveaux examens devenus possibles pour retrouver des gens, réalisés à partir d’une simple trace de salive sur une tasse de café ou quelques cheveux sur une brosse.
« Si jamais quelqu’un te pose des questions sur Diana Landers, tu n’as jamais entendu parler d’elle », chuchota-t-elle.

3
Un homme côté soleil
Il ne fallut pas longtemps pour débarrasser l’appartement de ma grand-mère, qui possédait si peu de choses. Elle avait voulu être incinérée et que ses cendres soient dispersées au pied de l’Unisphere de la Foire internationale de 1964 où elle m’avait emmenée quand j’étais bébé. Ses économies, quand j’eus payé sa dernière facture, s’élevaient à un peu plus de mille huit cents dollars. Mon héritage. Je m’en servis pour prendre un studio et acheter un tourne-disque afin d’écouter mes albums.
Il faut vivre d’une manière très différente quand vous gardez un secret, surtout un secret gros comme la façon dont votre mère est morte et que le nom qu’on vous donne n’est pas celui de votre naissance.
Si on détient un secret, il est plus facile de n’être proche de personne et, longtemps, c’est ce que je fis. Durant toutes mes années de lycée et d’école d’art, je n’eus jamais de petit ami ni d’amie proche. À l’exception de mes cours et de mon travail de serveuse dans un modeste restaurant de Mission, j’étais isolée.
Je dessinais tout le temps. Je punaisai une photo de Tim Buckley au mur, en partie parce que je le trouvais beau, mais aussi parce qu’il était mort jeune et de façon tragique, comme ma mère. Je passais si souvent « Once I Was » que je dus racheter l’album. Chaque fois que j’avais envie de me retrouver d’une humeur particulièrement sombre, il me suffisait de mettre cette chanson.
Et puis j’ai rencontré Lenny, un homme étranger à toute forme de tragédie. Si je voulais décrire Lenny en une phrase, ce serait celle-ci : Il marchait côté soleil. Je veux dire que c’était la dernière personne de qui je me serais imaginé tomber amoureuse, la dernière personne susceptible de tomber amoureuse de moi. Sauf que ce fut ce qui nous arriva.
Peu après mon diplôme de l’école d’art, j’avais été sélectionnée pour participer à une exposition à San Francisco, dans une petite galerie coopérative de Mission. Les artistes s’y relayaient et proposaient des assiettes de crackers saupoudrés de fromage en boîte quand quelqu’un entrait jeter un coup d’œil, ce qui n’arrivait pas très souvent.
La plupart des œuvres de l’exposition étaient abstraites ou conceptuelles. L’une d’elles consistait en un morceau de viande posé au milieu de la pièce. Le deuxième jour, les mouches tournaient autour, et le quatrième jour on sentait l’odeur de la viande pourrie dans toute la galerie. « Je crois que tu devrais l’enlever », dis-je à son auteur quand il arriva pour distribuer à son tour les crackers. « Pas de problème », répondit-il. Il avait apporté un autre bout de viande. Un morceau moins cher.
Mon travail était accroché dans un coin. À la différence de presque tous les artistes exposant leurs œuvres dans la galerie, mes dessins au crayon étaient très réalistes, inspirés par la nature. Dessiner m’intéressait depuis que j’étais toute petite, avant même de venir habiter avec ma grand-mère, mais cela devint une obsession probablement après la disparition de ma mère. Quand je sortais mes crayons, plus rien d’autre n’existait.
Au cours des années, il m’était arrivé de passer mes journées dans les bois ou, quand c’était impossible, au parc, à dessiner toute sorte de champignons ou à soulever des branches pourries pour observer le fourmillement des insectes qu’elles cachaient et à les reproduire. Au printemps suivant le décès de ma grand-mère, j’étais partie dans la Sierra Nevada une quinzaine de jours. J’avais marché, dormi dans ma vieille tente et rempli mon carnet de croquis de dessins des fleurs sauvages que je trouvais. Ce carnet de croquis m’avait valu une bourse à l’école d’art.
À l’époque de l’exposition à la galerie, mes dessins représentaient surtout des oiseaux. Les croquis affichés au mur montraient une espèce de perroquets connue sous le nom de conures, qui avaient élu domicile en ville.
On disait que, vers le milieu des années quatre-vingt, deux ou trois conures rares et magnifiques s’étaient échappées d’un magasin d’oiseaux exotiques au sud de la Californie pour remonter vers le nord et arriver finalement à San Francisco, où elles s’étaient accouplées avec un étonnant succès. Bientôt, une volée d’oiseaux de couleurs vives était perchée dans les arbres de Telegraph Hill.
Dans une ville où la population d’oiseaux était majoritairement constituée de pigeons, de moineaux et de geais, on ne pouvait que remarquer le plumage rouge, bleu et jaune des perroquets de Telegraph Hill. Par la fenêtre de mon petit studio de Vallejo Street, debout avec ma tasse de café, je les regardais descendre en piqué au-dessus des marches de Filbert en direction de Coit Tower. Mes photos de ces oiseaux exotiques, si inattendus dans la brume de la Bay Area, punaisées sur le mur au-dessus de ma table à dessin, devinrent le point de départ de la série de dessins que j’exposais à la galerie le jour où Lenny y entra.
Cet homme de taille et de carrure moyennes devait avoir à peu près mon âge. Son apparence n’avait rien de particulièrement remarquable, sinon son regard très doux et l’allure de quelqu’un bien dans sa peau. J’en fus sans doute frappée parce que je n’aurais pas pu en dire autant de moi. Il portait une veste des San Francisco Giants si usée que la plupart des gens l’auraient trouvée bonne à jeter. J’en conclus qu’il était soit totalement fauché, soit extrêmement attaché à son équipe. Les deux étaient vrais, mais Lenny aimait les Giants presque autant qu’il m’aima, au bout du compte.
Il passa sans s’arrêter devant les autres œuvres exposées – un œil géant sculpté avec les mots « BIG BROTHER » en travers de la pupille, un tableau représentant un jeune homme tenant un revolver contre sa tempe qui, je le savais (contrairement à d’autres), ressemblait beaucoup à l’artiste. Il était dans mon cours de dessin d’observation et souffrait de dépression. Quand le moment vint pour l’auteur du tableau au revolver d’accueillir les visiteurs à la galerie et de proposer les crackers, il déclara qu’il ne pouvait pas. Il n’arrivait pas à sortir de son lit.
On comprenait, au premier coup d’œil, que Lenny avait une attitude extrêmement positive dans la vie. Il ne prêta aucune attention au flanchet de bœuf qui pourrissait par terre. Il se dirigea droit vers mes conures de Telegraph Hill.
« Elles sont magnifiques », dit-il devant le dessin d’une paire de conures perchées sur une branche. Il avait un cracker dans la bouche, deux autres dans les mains et il souriait. J’appris plus tard qu’il était entré dans la galerie avec l’espoir de trouver à manger gratuitement. Ce qui finit par arriver fut un bonus inattendu.
« C’est moi qui les ai dessinées, dis-je.
– Quand j’étais petit, nous avions un perroquet dans la famille. Jake. Je lui avais appris à dire “Téléportation, Scotty 1” et “Vas-y, fais-moi plaisir 2”. »
C’était Lenny tout craché. Ses attachements à une chanson, un tableau ou un lieu étaient fondés sur de plaisantes associations avec une vie jusqu’alors singulièrement heureuse. Outre le perroquet, il avait deux sœurs qui l’adoraient (une aînée, une cadette) et un chien, ainsi que des oncles, des tantes, des cousins, des amis de colonies de vacances qu’il voyait encore régulièrement, des parents toujours mariés et toujours amoureux. À sa bar mitzvah, sa famille l’avait porté sur une chaise à travers la pièce en chantant. Il faisait partie d’une équipe de bowling, possédait ses propres chaussures de bowling et une chemise avec son nom brodé sur la poche. C’était sa première année d’enseignement dans un quartier difficile et il entraînait une équipe de T-ball le week-end. Pour quelqu’un comme moi, c’était un vrai Martien.
« J’admire vraiment les artistes. Je suis incapable de tracer une ligne droite.
– Tu as sans doute plein d’autres talents. Des trucs pour lesquels je suis complètement nulle. » Une remarque pas très maligne, mais pour moi, ces quelques mots adressés à un homme – pas un canon de beauté, mais attirant, à peu près de mon âge – étaient tout à fait inhabituels. Après les avoir prononcés, j’eus peur qu’ils apparaissent comme pleins de sous-entendus sexuels, ce qu’il me confirma plus tard.
« Tu sais lancer une balle de base-ball ?
– Devine.
– Je vais t’emmener à un match, déclara-t-il, comme ça.
– Où ?
– Ne me dis pas que tu n’as jamais été à Candlestick Park ?
– Alors, je ne te le dirai pas. »

Ensuite, nous ne nous sommes plus quittés. Pendant le match – mon premier événement sportif professionnel –, il prit le temps de m’expliquer le tableau des scores, le point produit et l’erreur forcée. Vers la fin, lors d’un tour de batte, l’un des Giants exécuta un coup sûr qui vola au-dessus de la tête du lanceur. Je me tournai vers lui et dit quelque chose du genre : « Super ! »
« On appelle ça une chandelle. Ce n’est pas une bonne chose », m’expliqua-t-il gentiment. Puis il m’embrassa sur la bouche. Un baiser fabuleux. Ce soir-là, de retour dans mon appartement (le mien, parce que Lenny était en colocation), nous avons fait l’amour pour la première fois. Pour moi, la toute première fois.

J’avais vingt-deux ans, j’avais terminé l’école d’art depuis six mois. J’étais illustratrice médicale à temps partiel, ce qui expliquait les crayons alignés par couleur sur la table de la cuisine de mon appartement de Vallejo Street, ainsi que les photos des principaux organes et les dessins des appareils reproducteurs, circulatoires, lymphatiques, digestifs et squelettiques affichés au mur. Quelques années auparavant, pendant mes études, j’avais punaisé, à côté de mes schémas d’anatomie, une carte postale d’un tableau de Chagall que j’adorais – un homme et une femme, dans un petit appartement quelque part en Russie, avec sur la table un gâteau et un bol rempli d’une sorte de baies, une rangée de maisons proprettes et identiques, visibles par la fenêtre, une chaise avec un coussin brodé, un unique tabouret.
Le tableau représente les amoureux qui occupent la pièce. La femme porte une modeste robe noire à col ruché, des chaussures noires à hauts talons à ses pieds incroyablement petits et elle tient un bouquet. L’homme et la femme s’embrassent et leurs pieds sont comme en apesanteur. Seules leurs lèvres sont en contact, en fait, même si cela exige une gymnastique étonnante de la part de l’homme. Pour réaliser ce baiser, il tourne la tête à 180 degrés, ce que la tête d’aucun être humain ne peut accomplir, comme me le rappelaient mes graphiques d’anatomie. Sans parler du fait que les personnages ne touchent pas terre. Seul l’amour permet à deux êtres de prendre ainsi leur envol.
Quelque chose d’incroyablement tendre et innocent, mais en même temps érotique, émane des deux amoureux du tableau. Ils n’ont besoin que du contact de leurs lèvres pour s’élever.
Le lendemain du match de base-ball, Lenny m’apporta une carte postale identique à celle accrochée au mur. Il la glissa sous la porte avec un mot : Je crois que je suis amoureux.
Quand il vint me chercher pour dîner le même soir, avec un bouquet de roses, il ressemblait à un type qui avait gagné le gros lot au jeu télévisé préféré de ma grand-mère, Jeopardy ! Si des mortels avaient pu prendre leur envol ce jour-là, ç’aurait été nous deux. Je n’aurais sans doute pas encore dit que j’aimais cet homme, mais je savais que je le ferais très vite. Lenny et moi ressemblions aux personnages du tableau. Comme si nous avions inventé l’amour.

Il enseignait en CE1 à l’école élémentaire Cesar-Chavez. Il adorait ses élèves. Tous les soirs, au dîner, il me racontait ce qui s’était passé en classe, quel élève avait eu une journée difficile, quel autre avait fini par comprendre la soustraction. J’en vins à connaître leur nom à tous.
Il fut tout de suite romantique. Durant la brève période précédant son emménagement chez moi, et par la suite, il n’arrivait jamais sans un bouquet de fleurs, une barre de chocolat ou un cadeau idiot, par exemple un yo-yo. Il copiait des poèmes dans des livres et me les lisait tout haut. Il aimait des chansons comme « I Think I Love You », « Feelings », « You Light Up My Life », parce qu’elles exprimaient parfaitement ce qu’il ressentait pour moi. Si une chanson qu’il aimait passait à la radio quand nous étions en voiture, il montait le son et chantait en même temps. Un jour, il apporta un album des Kinks. Il voulait me faire écouter une chanson qui lui évoquait notre relation : « Waterloo Sunset ».
Pour moi, les meilleurs moments avec Lenny, ceux auxquels je penserais après, n’étaient pas ceux-là. J’étais davantage touchée par des choses très ordinaires que Lenny considérait comme évidentes : alors que j’avais attrapé un rhume, il courut m’acheter des médicaments contre la toux, une autre fois il rentra chez nous avec une paire de lacets (pas des roses, des lacets) parce qu’il avait remarqué que les miens étaient si effilochés que j’avais du mal à les passer dans les œillets de mes baskets. Il ne faisait jamais très froid à San Francisco, mais quand il pleuvait, il chauffait la voiture pour moi et un jour, sachant que j’empruntais sa Subaru pour traverser le pont et me rendre à un rendez-vous chez le dentiste, il vérifia la pression des pneus la veille. Une autre fois, lors d’une escapade d’un week-end à Calistoga, il resta assis deux heures à côté de moi sur le bord de la piscine de l’hôtel en essayant de m’aider à surmonter ma peur de l’eau. « Je ne te quitterai jamais », disait-il. Sans doute sa seule déclaration qui se révéla fausse.
Alors que nous essayions de faire un bébé (décision prise environ une semaine après notre rencontre), il prépara un tableau qu’il posa sur le réfrigérateur pour noter ma température tous les matins et savoir quand j’ovulais, à côté d’une boîte où il vérifiait chaque jour que j’avais pris mon comprimé d’acide folique.
Nous n’étions à peu près jamais en désaccord, même si ça ne s’était pas très bien passé quand, pour plaisanter, j’avais déclaré que, étant née dans le Queens, j’aurais probablement dû être supportrice des Yankees. « On va y remédier », répondit-il.
Pratiquement, notre seul sujet de tension concernait mon peu d’envie de voir sa famille. Pour lui, étant juif, Noël n’était pas un problème, mais il y avait toutes les autres fêtes : Thanksgiving, l’anniversaire de Lenny, celui de sa mère, de sa grand-mère, de sa tante, de son oncle Miltie. Il n’était pas religieux, mais il jeûnait à Yom Kippour en l’honneur de son grand-père, mort quelques années avant notre rencontre. Lenny aimait beaucoup son grand-père, comme à peu près tous les membres de sa nombreuse famille, et gardait de merveilleux souvenirs d’être allé au stade de base-ball avec lui quand il était enfant.
D’une part, j’aimais bien entendre les anecdotes de Lenny sur son enfance heureuse, sa vie heureuse. Mais d’autre part, parfois, les histoires de sa vie côté soleil – le côté de Lenny – semblaient me séparer de l’homme que j’aimais, comme si nous ne parlions pas la même langue. En dehors du fait que nous étions dingues l’un de l’autre, il m’apparaissait toujours comme une sorte de voyageur étranger me rendant visite depuis son pays d’origine, et il devait ressentir la même chose à mon égard. Malgré tout ce que nous partagions, ce fossé existait entre nous. Son expérience du monde lui donnait un sentiment d’espoir et de sécurité, alors que je repérais facilement les problèmes et anticipais les malheurs avant même qu’ils ne se produisent.
Les parents de Lenny vivaient à El Cerrito, de l’autre côté du pont. La première année de notre vie commune, il pensait que je viendrais avec lui au seder de Pessah dans sa famille. Je trouvai une excuse, une obligation en rapport avec mon cours de peinture, mais il ne fut pas dupe.
« C’est difficile pour moi de me trouver dans une famille », lui expliquai-je.
Il avait posé des questions sur la mienne, naturellement. Je ne lui avais parlé que de l’essentiel : je ne connaissais pas mon père et ma mère était morte quand j’étais toute petite, ma grand-mère m’avait élevée et, après sa mort quatre ans plus tôt, il n’y avait plus personne.
Lenny étant Lenny, il voulait en savoir plus : comment ma mère était morte, comment j’avais vécu sa disparition. « Nous devrions aller sur sa tombe », dit-il. Il voulait connaître la date de son décès pour allumer une veilleuse le jour anniversaire.
Je ne pouvais pas lui dire qu’il n’y avait pas de tombe. Comment enterrer un bout de doigt ?
« Je ne veux pas en parler. C’est mieux comme ça. » Il était ma famille à présent, tout ce dont j’avais besoin.
Puis arriva quelqu’un d’autre. Notre fils.

Arlo naquit juste un an après notre rencontre. C’était le soir de la Série mondiale, une rencontre entre les Mets et les Red Sox qui ne laissait d’autre choix à Lenny que d’encourager Boston. Mais ce soir-là, il ne pensait qu’à notre bébé et à moi. Ni la casquette portée à l’envers par les Mets à partir d’un déficit de deux points dans la dixième manche pour gagner le match ni, finalement, le championnat ne réussirent à détourner Lenny une seule minute de sa place à mes côtés durant les vingt-trois heures qu’il fallut à Arlo pour venir au monde. « C’est incroyable, non ? Nous avons fait un bébé », s’émerveilla-t-il quand la sage-femme plaça notre fils dans mes bras.
Je suis papa. Il ne cessait de répéter ces mots.

Je disais souvent qu’il n’y avait pas de meilleur papa ni de meilleur mari. Il m’apportait le café au lit, rentrait à la maison avec des cadeaux bizarres et drôles : un stylo plume, une paire de chaussettes aux couleurs des Giants, un diadème en faux diamants. Il emmenait Arlo aux bébés nageurs tous les samedis. Il était le seul père dans un bassin rempli de mères, leurs bébés dans les bras, tandis que j’étais assise au bord, car j’avais gardé une phobie de l’eau depuis le jour où Indigo, le copain de ma mère, m’avait jetée dans la piscine du motel. Quand Arlo pleurait la nuit, Lenny était toujours le premier à sauter du lit pour me l’amener. Il le baignait et le changeait chaque fois qu’il le pouvait. Jusqu’alors, il adorait son métier d’enseignant, mais maintenant il détestait partir travailler. « Je ne veux rien rater », disait-il.
La famille de Lenny, ses parents en particulier, restait un sujet délicat. J’avais accepté de rendre visite de temps en temps à Rose et Ed, mais pas aussi souvent qu’ils l’auraient souhaité avec leur premier petit-fils, ni comme Lenny l’aurait voulu pour eux.
Rose et Ed étaient des gens merveilleux, ce qui n’était en rien surprenant compte tenu de l’attitude de Lenny dans la vie. De tout temps, j’avais rêvé de faire partie d’une grande famille aimante, mais maintenant que j’y étais accueillie je me sentais inadaptée. Quand nous nous trouvions dans la famille de Lenny, tout le monde parlait sans arrêt et fort. On s’interrompait, on donnait son opinion, on exprimait librement ses sentiments. On riait toujours beaucoup.
Je participais peu à ces échanges, mais c’était sans importance car la discussion allait bon train. J’étais assise sur le canapé, je nourrissais Arlo et acceptais les offrandes comestibles qui se succédaient. J’emportais parfois un carnet à dessin et faisais des croquis de tout le monde. Ma belle-mère m’appelait « le Michel-Ange de notre famille ». (Notre famille, disait-elle. Pour Rose, sinon pour moi, je faisais partie de leur cercle bienheureux.) Elle et mon beau-père avaient encadré tous les dessins que j’avais réalisés chez eux. Ils étaient accrochés à côté des photos de tous les membres de la famille, moi y compris. Ma photo n’avait jusqu’alors jamais figuré sur le mur de personne.
« Alors, quand allez-vous faire le deuxième ? » me demanda Rose, le jour du premier anniversaire d’Arlo. Je n’avais pas l’habitude de ce genre de question. J’avais appris très jeune à ne pas dévoiler mes intentions.
Dans la voiture ce jour-là, en quittant El Cerrito pour rentrer chez nous, Lenny était plus silencieux qu’à l’ordinaire.
« Ne fais pas attention à ma mère. Elle est comme ça. Elle t’adore, dit-il.
– Je ne savais pas quoi répondre.
– Je sais que c’est difficile pour toi. Peut-être qu’un jour tu pourras essayer de m’expliquer pourquoi. »
C’était impossible. J’avais fait une promesse à ma grand-mère.

Nous nous sommes mariés quelques semaines après le premier anniversaire d’Arlo, au sommet du mont Tamalpais, dans un gîte de randonnée extraordinaire et sans électricité, la West Point Inn. Rachel, la sœur de Lenny, joua du piano sur le vieil instrument de la pièce principale – des airs de comédies musicales, de l’American Songbook, des Beatles –, accompagnée par quelques membres de la famille aux bongos, au tambourin, et à l’accordéon par l’oncle Miltie. La mère de Lenny et ses sœurs avaient passé les jours précédents à faire des gâteaux. On avait tout hissé, y compris la chaise haute d’Arlo, par le sentier forestier. Arlo venait de faire ses premiers pas. Il courait en rond, rayonnant.
Dans les dernières semaines, Lenny n’avait cessé de revenir sur la question des invités de mon côté. Pour lui, il était inconcevable que personne n’ait envie d’être là quand quelqu’un qu’il considérait comme adorable prononcerait ses vœux.
À l’école d’art, j’avais entretenu des relations occasionnelles avec les autres étudiants, mais rien de sérieux. Même si je ne pouvais pas l’expliquer à mon futur époux, le vieux fléau du secret – l’impossibilité de dire qui j’étais vraiment – m’empêchait d’être proche de qui que ce soit, à part de Lenny.
« Et des oncles, des tantes, des cousins ? Il doit bien y avoir quelqu’un. »
Dans un moment de faiblesse, j’avais révélé que la dernière fois que j’avais entendu parler de mon père biologique, c’est-à-dire presque vingt ans auparavant, il vivait sur une toute petite île de la Colombie-Britannique. Cela suffit à Lenny.
« Je ne l’ai jamais vu, avais-je rappelé à Lenny. Je sais juste qu’il s’appelle Ray et qu’il est le père de jumeaux. »
Mon futur époux rechercha Ray. J’étais dans la pièce quand il lui téléphona.
« Vous ne me connaissez pas, mais je suis amoureux de votre fille, dit Lenny. Nous allons nous marier le mois prochain dans le comté de Marin, en Californie. Cela nous ferait un immense plaisir si vous assistiez au mariage. »
Des années auparavant, le gouvernement des États-Unis avait annoncé une politique d’amnistie pour les réfractaires à la guerre du Vietnam qui avaient fui au Canada. Ray ne courait aucun danger d’être appréhendé à la frontière s’il venait à la cérémonie. Mais d’après la moitié de la conversation que j’entendais, celle de Lenny, il était évident qu’assister à mon mariage intéressait à peu près autant mon père biologique que participer à un contrôle fiscal.
En parlant à l’homme qui allait devenir son beau-père, la voix de mon futur époux demeura amicale, sans trace d’accusation ni de tentative de culpabilisation.
« Je sais que c’est un long voyage, dit Lenny, une main tenant le combiné, l’autre sur mon épaule. Je serais ravi de vous offrir le billet d’avion. Mes parents peuvent vous loger. Amelia serait vraiment touchée. »
Bien des années plus tôt, ma grand-mère avait informé Ray de mon changement de nom. De toute façon, il ne m’avait jamais appelée par mon prénom d’origine.
« Je vois », dit Lenny d’une voix très calme à présent. Je savais qu’il essayait de toutes ses forces de ne pas se mettre en colère. « Je comprends. Vous y réfléchirez peut-être. »
Ses derniers mots avant la fin de la conversation furent : « Vous avez une fille magnifique, Ray. Si vous la rencontrez un jour, vous l’adorerez. »
Je devinai à l’expression de Lenny que Ray avait alors raccroché.

1. Référence à la série Star Trek.
2. Référence à Dirty Harry de Clint Eastwood.

4
Une façon de trouver sa famille
J’étais heureuse, sans doute pour la première fois de ma vie. Mais le secret était toujours là – la peur que ma grand-mère m’avait léguée, en plus de ses figurines Hummel et son livre de cuisine de Betty Crocker, qu’un jour quelqu’un trouverait de qui j’étais la fille et s’en prendrait à moi.
Cet automne-là, j’étais pelotonnée sur le canapé et je regardais la télévision avec Lenny après avoir couché Arlo quand, dans un magazine d’information, survint un sujet sur les nouvelles technologies qui aidaient à résoudre les crimes. Le cas exposé était celui de deux adolescentes violées et tuées en Angleterre. Un garçon du village avait été accusé du crime, mais innocenté grâce à un test ADN. Le même test avait finalement permis d’identifier le véritable coupable après que la police locale eut mis en place des points de collecte d’échantillons de sang ouverts à tous les hommes volontaires de la région. Un seul avait refusé, mais un autre qui répugnait à se faire tester avait persuadé son ami de le faire sous son nom. Quand la police finit par obtenir l’échantillon, l’ADN de cet homme correspondait à celui du violeur. L’émission que nous regardions racontait sa mise en accusation et sa condamnation à la prison à vie.
Lenny aimait la science autant que les énigmes policières. La nuit, dans notre lit, il continua à parler de cette histoire. Lui pour qui la famille comptait tellement était tout excité à l’idée que je pourrais peut-être, grâce à un test ADN, trouver des parents dont j’ignorais l’existence – autres que Ray, mon père biologique, qui n’avait montré aucune envie de faire ma connaissance.
« Même s’ils sont parfois un peu agaçants, c’est si important pour moi d’avoir mes parents, mes sœurs, mon oncle Miltie et tous les autres. Je voudrais que tu connaisses ce genre de liens.
– Je vous ai, toi et Arlo. »
Mon mari n’était pas prêt à abandonner.
« Cette histoire d’ADN est formidable. Je n’arrive pas à croire que quelques mèches de cheveux ou tout autre indice enfermé pendant trente ans dans un labo permette de résoudre une affaire. »
Comme un bout de doigt, pensai-je, mais je n’en dis rien. À mon avis, cela ne m’apprendrait rien de plus sur ce qui était arrivé à ma mère presque vingt ans plus tôt. Cette histoire était close. Je ne voulais plus y penser.
Puis quelque chose se produisit qui m’y replongea. Marcy, ma professeure de dessin de l’école d’art, me téléphona : « Ça paraît dingue, mais j’ai reçu un appel d’une sorte de détective qui posait des questions à votre sujet. Il parlait d’activités terroristes à New York et d’un policier tué. Son discours n’avait aucun sens. À la date où a eu lieu l’événement, quel qu’il soit, vous étiez une petite fille. Je lui ai dit qu’il devait faire erreur.
« Il se trompait même sur votre nom. Il vous appelait Joan », poursuivit Marcy.
Je sentais la transpiration sur la paume qui tenait le combiné. Depuis l’explosion, dix-neuf ans plus tôt, j’avais tenu la promesse faite à ma grand-mère de garder pour moi ce qui était arrivé et la manière dont j’y étais liée. Seules deux personnes avaient appris où nous nous trouvions : mon père biologique, Ray, et Daniel.
Daniel n’aurait jamais parlé. Ray, c’était une autre histoire.
« Le détective vous a-t-il dit où il avait trouvé cette prétendue information à mon sujet ? » demandai-je à ma professeure. C’était certainement le FBI. Il me recherchait.
« Tout ça, c’était dingue. Il a évoqué un voyage qu’il avait fait en Colombie-Britannique. Un réfractaire à la conscription pendant la guerre du Vietnam.
– Ils ont dû me confondre avec quelqu’un d’autre », affirmai-je à mon amie.
Durant quelques jours, je m’attendis à voir un agent fédéral sonner à notre porte, mais personne ne se montra. Je savais pourtant qu’il était temps de raconter la vérité à Lenny.
Je m’y préparais. Mais on était en octobre et les Giants étaient parvenus en Série mondiale, contre les Oakland Athletics. Lenny était sur un petit nuage. Je me suis dit que rien ne devait venir contrarier son enchantement. Je lui avouerais ce que j’avais toujours caché quand les matchs seraient terminés.

5
Un ballon orange et noir
Les Giants contre les Athletics. Le rêve de mon mari. En l’honneur du troisième anniversaire d’Arlo, les sœurs de Lenny s’étaient cotisées et nous avaient offert des billets pour le troisième match. L’idée était qu’Ed et Rose gardent Arlo pendant que Lenny et moi allions au stade.
La veille, tandis qu’Oakland menait la série, Lenny prit une décision.
« Mon père est supporter des Giants depuis encore plus longtemps que moi. Voir le match à Candlestick lui ferait un immense plaisir. Donnons nos billets à mes parents. De toute façon, je n’ai pas vraiment envie d’y aller sans Arlo. »
Nous sommes donc restés chez nous, ce qui me convenait parfaitement. Nous allions regarder le match à la télé. Je n’avais pas besoin d’être avec cinquante mille personnes. Deux me suffisaient, du moment que c’étaient ces deux-là.
Une demi-heure avant le début du match, Lenny décida qu’il nous fallait des cacahuètes, comme au stade. Nous avons couru tous les trois au bout de la rue pour en acheter, ainsi qu’un pack de bière. « Allez, les Giants », dit Marie, la caissière, à Lenny en lui rendant la monnaie. Tout le voisinage connaissait mon mari et savait qu’il soutenait l’équipe.
Arlo avait repéré dans le magasin un ballon gonflé à l’hélium. Aux couleurs des Giants, orange et noir. Marie le lui donna.
Je me suis repassé un millier de fois les huit minutes qui suivirent, comme la séquence de l’explosion du Hindenburg, le nuage atomique sur Hiroshima, l’assassinat de Kennedy.
Arlo voulait tenir le ballon, mais Lenny dit que ce n’était pas une bonne idée. « Tu risques de le perdre, mon chéri. On va enrouler la ficelle à ton poignet pour l’empêcher de s’échapper. »

Extraits
« Comment décrire La Llorona telle qu’elle m’apparut ce jour-là? Une vision du paradis à la période la plus noire de ma vie,
L’hôtel ressemblait à la maison d’un conte de fées, Partout où je posais le regard, je découvrais un détail extraordinaire, sans doute une création de Leila ou des gens du village: pas seulement les pierres transformées en singes, jaguars ou œufs, mais les plantes grimpantes qui formaient des tonnelles ruisselaient de fleurs épanouies évoquant les visions les plus folles d’un trip au LSD, les cours d’eau artificiels serpentaient dans les jardins, butaient sur des pierres lisses et rondes – quelques-unes vertes, sous une certaine lumière en tout cas, d’autres presque bleues. Un banc de pierre était creusé à flanc de colline. Il y avait aussi une méridienne qui semblait faite d’un seul tronc d’arbre. Un vieux bateau de pêche en bois, sur lequel s’empilaient des coussins, était suspendu à un arbre. De son tronc jaillissaient une demi-douzaine de variétés d’orchidées et une chouette taillée elle-même dans une loupe de bois. » p. 81

« Maria et Luis avaient commencé à travailler pour Leila peu après qu’elle avait acheté le terrain. Ils étaient tous jeunes à l’époque. À présent, ils étaient vieux.
Luis faisait encore de longues journées physiquement éprouvantes: il réparait les murs, transportait du bois, préparait du ciment, montait sur une vieille échelle pour tailler les branches du jocote, s’occupait du jardin. Mais ses gestes trahissaient des douleurs au dos. Maria se chargeait des repas et, si ses plats étaient toujours délicieux, elle se déplaçait lentement, restait de longues minutes à éplucher une mangue ou à hacher une tête d’ail.
Elmer, le fils du couple, donnait un coup de main partout où il le fallait, mais il était encore adolescent et facilement distrait, surtout par Mirabel, la jeune femme qui aidait Maria. Elle faisait ls chambres, la lessive et chaque jour, au coucher du soleil, elle me préparait au mixeur une boisson composée de fruits frais, de lait de coco et d’un mystérieux assortiment d’épices (cardamome, peut-être, et gingembre?) devenue sa spécialité à La Llorona. Au fil des années, de nombreux clients l’avaient suppliée de leur donner la recette, proposant de la payer, mais Mirabel se contentait de sourire et de secouer la tête. » p. 117-118

« Il m’arrivait une chose étrange à l’hôtel de Leila. Je ne m’étais pas débarrassée de ma profonde tristesse, mais je revenais modestement à La vie. Mon corps engourdi retrouvait des sensations. Le soleil sur ma peau, les bons plats, tout simplement l’odeur du jus d’orange pressée que Mirabel posait devant moi chaque matin et l’élixir au coucher du soleil que j’attendais à présent avec impatience en fin d’après-midi, tout en regardant le soleil plonger derrière le volcan, suivi tous les soirs par un merveilleux repas.
Durant nos dîners dans le patio, Leila me racontait les histoires de ses clients sur plusieurs dizaines d’années. Pour des raisons que je ne comprenais pas, elle semblait souhaiter que je sache ce dont elle avait été témoin. Plus encore, ce qu’elle avait appris.
« Un jour… » commençait-elle devant notre plat de tamales, de pepian de poulet ou une soupière de ragoût de poisson, assaisonné avec des aromates que je ne connaissais pas. Et elle se lançait dans une nouvelle histoire. » p. 119

« Beaucoup d’histoires se sont déroulées à cet endroit. Certaines heureuses, d’autres à vous briser le cœur. Tous ceux que j’ai rencontrés venaient ici poussés par une quête ou une autre. Ils n’ont pas toujours trouvé ce qu’ils cherchaient, mais ils ont en général trouvé ce dont ils avaient besoin. » p. 123

« Le nom qu’elle avait choisi, La Llorona, était un hommage à une vieille légende d’Amérique centrale. Une femme, qui avait vu son mari dans les bras d’une autre, avait fui, aveuglée par la colère, et avait noyé ses enfants dans la rivière. Regrettant immédiatement son geste, elle s’était elle aussi jetée dans la rivière, mais n’avait pas réussi à les sauver. Depuis, elle vivait au purgatoire, parcourait le monde à la recherche de ses enfants et pleurait toutes les nuits. On l’appelait La Llorona – la femme qui pleure. » p. 123

« Une chose qui concernait Leila. Même si elle était morte depuis sept ans, elle hantait encore ce terrain et ses bâtiments. Durant le court laps de temps pendant lequel je l’avais connue, j’avais non seulement compris sa passion, mais j’en étais venue à la partager. J’éprouvais l’obligation d’entretenir ce qu’elle avait créé. Un jardin est une chose vivante. Il faut s’en occuper tous les jours.
« Rien n’est immuable. Ni les jardins ni les histoires d’amour. Ni la joie ni le chagrin. Les animaux meurent. Les enfants grandissent. Il faut apprendre à accepter les changements quand ils se produisent. S’en réjouir si c’est possible. Voir ce qu’ils apportent de nouveau à la vie », m’avait dit Leila un jour que nous nous promenions dans les allées de la propriété et que nous nous arrêtions le temps d’examiner certaines de ses plantes préférées. » p. 368

À propos de l’autrice
MAYNARD_Joyce_©Audrey_BethelJoyce Maynard © Photo Audrey Bethel

Collaboratrice de multiples journaux, magazines et radios, Joyce Maynard est aussi l’auteur de plusieurs romans – Long week-end, Les Filles de l’ouragan, L’homme de la montagne, Les règles d’usage, Où vivaient les gens heureux – et d’une remarquable autobiographie, Et devant moi, le monde (tous publiés chez Philippe Rey). Mère de trois enfants, elle partage son temps entre la Californie et le Guatemala. (Source: Éditions Philipe Rey)

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