Le frère impossible

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Après avoir quitté l’Algérie en enlevant ses quatre enfants, le père du narrateur va trouver une femme en France qui va donner naissance à Alexandre, le narrateur. Il va vite devenir le souffre-douleur de Samir, son demi-frère qui, au moment de basculer dans la délinquance, est rattrapé par la religion. Il finira djihadiste en Afghanistan.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Moi et mon frère, bourreau et martyr

Il aura fallu plusieurs romans à Alexandre Feraga avant de se sentir prêt à raconter son histoire et celle de son frère mort en Afghanistan. Un frère qui l’a longtemps martyrisé avant d’être happé par les intégristes musulmans. Un récit âpre, violent, sans concessions.

Ce roman s’ouvre sur une scène forte, celle d’un rapt. Un homme fait monter ses quatre enfants sur un bateau à destination de la France. Nous sommes en 1975 et, en vertu de la politique de regroupement familial, il peut rejoindre ses parents qui ont émigré vers la France. Mais il laisse Khadija, la mère des enfants, derrière lui. Un plan machiavélique conçu par Zina, sa mère soucieuse de le voir auprès d’elle.
En France, il ne va pas tarder à trouver une épouse qui succombe à «ses boucles brunes, son visage rond, sa bonhomie affichée en public, ses longs cils et sa manière de fumer ses cigarettes». Elle est non seulement prête à accueillir sa progéniture, ayant elle-même déjà un enfant, mais aussi à agrandir la famille recomposée. Le narrateur naît en avril 1979: «L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l’heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l’éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d’avril, je suis une péripétie de plus.» Une péripétie qui ne va pas tarder à sentir qu’il n’est pas le bienvenu dans la fratrie. Ses trois demi-frères, menés par Samir, l’aîné, vont lui faire sentir par des coups et agressions, des violences physiques et morales quasi quotidiennes. Pour y échapper, il va chercher des cachettes et finir par trouver un placard qu’il pourra investir avec une lampe frontale et un livre. «Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu’elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais.» Ce sont ses compagnons d’infortune qui vont lui permettre de résister. Quand dans les pires situations, il peut faire appel à son imaginaire et à ses héros.
Mais la situation familiale ne s’améliore pas, bien au contraire. Son père se noie dans le jeu, l’alcool et les dettes, si bien qu’il lui faut quitter leur maison de Montsoult pour la petite villa de Méru dans l’Oise que lui ont laissé ses parents, retournés vivre en Algérie. «Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J’abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j’allais pouvoir affronter la suite de la débâcle. Une image ne m’a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. »
Pendant ce temps, Kadhija dépérit. Elle a cessé de croire au retour de son homme et celle de revoir jamais ses enfants.
Sans pouvoir y répondre, l’auteur pose la question des traumatismes qui conduisent à des destins diamétralement opposés. Comment les deux frères ont-ils pu basculer chacun dans la délinquance, la violence et l’intégrisme pour l’un et dans l’écoute et l’ouverture aux autres – Alexandre va s’occuper d’enfants handicapés – pour le second? Peut-être que leur rapport à ce père défaillant éclaire un peu cette interrogation.

Le frère impossible
Alexandre Feraga
Éditions Flammarion
Roman
256 p., 19,50 €
EAN 9782080280183
Paru le 11/01/2023

Où?
Le roman est situé en Algérie, à Annaba, puis en France, à Paris et en région parisienne, notamment à Sarcelles et Soisy-sous-Montmorency et dans l’Oise du côté de Méru.

Quand?
L’action se déroule de 1975 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Des quatre enfants escamotés, il n’y a que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. »
À l’origine de ce roman autobiographique, il y a ce frère radicalisé, mort dans un camp d’ entraînement en Afghanistan au début des années 2000. Le petit garçon de trois ans que le père a arraché à sa mère et à l’Algérie pour venir s’installer à Sarcelles, c’est lui. Celui qui raconte cette histoire, c’est l’autre frère, Alexandre, qui naît quelques années plus tard en France. Samir, pour Alexandre à l’époque, n’est pas cet enfant meurtri, c’est au contraire « l’oppresseur », celui dont la colère rentrée a trouvé à s’exercer continûment sur le petit garçon qu’il était. Samir l’enfant, c’est celui qu’il ressuscite quand la haine s’est dissipée après sa mort assourdissante. Comment deux frères peuvent-ils avoir des trajectoires si éloignées ?
En reconstituant avec distance et courage ces deux enfances que tout oppose sauf la faillite du père, Alexandre Feraga tente d’approcher au plus près les mystères d’une destinée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France info Culture (Carine Azzopardi)
Marianne (Solange Bied-Charreton)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Kitty la Mouette
Blog Joëlle books

Les premières pages du livre
Annaba, 1975
Le port s’éloigne dans les yeux des sœurs jumelles. C’est un décor à demi réel. Fascinant, effrayant. Elles découvrent qu’on peut faire disparaître un monde par la distance. Elles n’ont jamais pris le bateau au saut du lit. Elles se serrent l’une contre l’autre. Leurs cheveux bouclent dans l’air marin. Le vent les défait. Elles pensent à leur mère qui s’éloigne aussi. Elle ne les aurait jamais laissées sortir coiffées de la sorte. Elles n’ont jamais quitté leur mère. Elles sont tout juste assez grandes pour poser le menton sur le bastingage. Elles ne savent pas combien de temps va durer ce voyage. La brutalité du départ empêche la tristesse de s’exprimer. La réalité ne pèse pas encore son poids véritable. Leur père ne dit rien au-dessus de leurs épaules. Pour lui, l’heure est déjà à l’oubli. Les sœurs ignorent qu’il leur faut à tout prix se souvenir de ce qu’on les force à quitter. Elles sentent la peur grossir dans leur ventre. La décision d’un père ne devrait jamais effrayer ses enfants.
Elles n’ont jamais vu autant de monde agglutiné au même endroit. Des voix d’hommes, rauques et grasseyantes, tombent sur elles. Certains frôlent l’hystérie, d’autres se frappent le cœur et prennent à témoin de leur bonne fortune la première personne qui passe. Cette disparition de la ville dans la mer n’a pas l’air de les inquiéter, alors pourquoi s’en soucieraient elles ? Les sœurs se tiennent la main, au cas où. Leur père est là, imperturbable, faussement digne.
Il y a encore quelques jours, Khadija, son épouse, la mère des jumelles, brossait leurs longs cheveux noirs après les avoir enduits d’un masque de sa fabrication : de l’huile d’argan mélangée avec une banane écrasée et un jaune d’œuf, un remède hérité d’une longue lignée de mères. C’était un luxe que son mari ne pardonnait pas, car les œufs et plus encore les fruits importés coûtaient une fortune. Sa voix emportait tout sur son passage. Il saisissait le moindre prétexte pour éloigner un peu plus Khadija, pour se défaire de cette union que ni l’un ni l’autre n’avait choisie. Malgré la colère froide née d’une succession d’humiliations, Khadija ne protestait pas, elle faisait le dos rond pour épargner un spectacle désolant à ses enfants. Cependant, la nuit venue, Khadija savait se métamorphoser en goule et réduire l’univers de son mari à néant en fermant ses cuisses.
Quand les cheveux de ses filles étaient gras, Khadija mélangeait quelques gouttes d’huile d’olive à du rhassoul, de l’argile, et l’appliquait sur les racines. Pendant ces minutes de soin que l’impatience enfantine rendait interminables, elle leur chantait des rondes et des comptines.
Tout en regardant les paillettes de soleil iriser la surface de l’eau, la cadette d’une minute roule une mèche sous son nez pour se rassurer, pile sur l’empreinte du doigt de l’ange. La friction des cheveux sous la pulpe du pouce produit un son qui la rassure, une sorte de stridulation mate. Elle essaie de retrouver l’odeur de sa mère que les embruns commencent à masquer. Malgré la beauté de la mer et la complexité de ses nuances, son esprit s’accroche au manque. Elle pressent que quelque chose ne tourne pas rond. Les deux sœurs ne cessent de se parler. Elles n’ont jamais perdu de vue leur maman.
— Où est maman ? demande la cadette d’une minute.
— Votre maman va bien, répond le père.
Avec ce père, les questions et les réponses ne s’emboîtent jamais.
L’aînée d’une minute fredonne Ya chta sabi sabi Wlidatèk fi qoubbi Babahom eddèh errih Yemmahome tedjri wattih. Le dernier air entendu de la bouche de sa mère. Tombe la pluie, dit le refrain. Ce matin le ciel ne compte aucun nuage, mais les larmes viendront bien vite rétablir la prémonition de la chanson. Les jumelles n’ont pas compris les hurlements de leur mère que tentait d’étouffer la précipitation de leur père, puis le silence surnaturel qui avait accompagné leur départ. Elles s’étonnent encore de l’enchaînement des événements. L’arrivée, la veille, d’une délégation de cousins descendus de leur montagne, dans leurs vêtements empesés d’un mélange d’odeurs de bêtes et de sueur rance. Une soirée faite de murmures et de chuchotis, de regards sous-jacents et de signes impossibles à interpréter pour des enfants. Un dernier repas sans saveurs préparé par les gestes nerveux de Khadija. Puis les premières heures de la nuit, étrangement calmes, comme un intermède avant la fuite. Il n’y avait que les pleurs du petit dernier, accroché au sein de Khadija, pour rompre ce silence hypocrite et cruel.
L’oncle avait dirigé les opérations. Il avait, de sa poche, graissé la patte de l’agent pour qu’il suspende sa ronde le temps d’un quart d’heure, et qu’il laisse les cris monter au ciel. Ses propres enfants avaient aidé à boucler en quelques minutes les valises achetées pour l’occasion. Ils étaient d’une efficacité surprenante pour des gens qui n’avaient jamais voyagé. À croire qu’ils s’étaient entraînés pendant des mois. La tante avait étreint Khadija de ses bras lourds de paysanne, en la pressant au niveau du plexus pour briser sa colonne d’air et toute tentative de rébellion. Pendant ce temps, la nièce avait tiré de son lit le bébé endormi et l’avait emmailloté avec maladresse. On avait exfiltré les trois autres enfants par l’arrière de la maison. Samir, pas encore 2 ans, riait aux éclats, prenant les règles du jeu qu’on lui proposait très au sérieux. Pour être certain de le tenir, on lui avait promis une récompense. On avait appelé deux taxis, faisant fi du surcoût, pour éviter de s’entasser à l’arrière et attirer l’attention d’un opportuniste qui ne manquerait pas de vendre des informations trop facilement glanées. Et le père dans tout cela ? Il s’était contenté de suivre les instructions de son frère. Il se réservait la touche finale : donner au chauffeur, avec le plus grand détachement, le lieu de leur destination. Comme si faire disparaître ses quatre enfants sous ses yeux n’était pas le tour le plus violent qu’on puisse jouer à une mère. Comme si le drame familial en cours ne le concernait pas vraiment.
*
Les jumelles, du haut de leurs 3 ans, digèrent tous ces événements. Elles regardent, médusées, l’écume montée en neige par les hélices. Depuis leur départ, tout n’est que spectacle et tourbillons. Une interrogation n’a pas fini de naître qu’une nouvelle la chasse aussitôt. Elles oublieront la plupart d’entre elles avec le temps et combattront les plus persistantes avec tout l’amour qu’elles seront forcées de consacrer à la seule attention de leur père.
Les moteurs qui vrombissent ne couvrent pas les cris du dernier, âgé de quelques semaines, que les bercements malhabiles de la cousine n’arrivent pas à calmer. Il ne reconnaît pas ce corps qui le porte. Il perçoit, dans la position des bras, un malaise, une contrainte qui l’empêche de se reposer. Il ne ressent ni amour ni tendresse, mais une sorte de calcul dans les gestes. Cette peau qui l’enserre est glacée. La bouche qui lui parle ne pense pas ce qu’elle dit, l’haleine exhalée sur son cou est fade. Il crie pour que sa mère lui revienne. Elle n’a jamais mis autant de temps pour répondre à ses pleurs. Il vit depuis peu, mais connaît mieux que quiconque les dangers de l’absence. Les seins de sa cousine ne sont pas prêts à donner du lait. Depuis que le bateau a largué les amarres, cette dernière n’est plus très concentrée sur sa tâche, prise dans les errements de l’euphorie, elle n’en revient toujours pas du virage qu’est en train de prendre sa vie. Elle jubile de la liberté qui lui est offerte : six mois tous frais payés au pays de la Citroën CX, du planning familial, du rasoir jetable BIC, des Champs-Élysées et de l’été indien. Six mois loin des gamelles, des corvées et des kilomètres arpentés chaque jour dans la poussière pour recevoir d’inaudibles enseignements. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est qu’elle vivra ce séjour de rêve entre quatre murs, sous l’œil omniscient de ses commanditaires.
Des quatre enfants escamotés, il n’y a guère que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. De l’autre main, il fait voltiger l’avion de chasse que son père lui a fabriqué avec le carton de son paquet de cigarettes. Il a plaqué des bandes du papier aluminium sur les ailes, cela lui donne un air de navette spatiale. Cette récompense sera la seule promesse tenue.
C’est tout ce que l’on sait des conditions de ce départ. Quant aux raisons, elles resteront de longues années entourées de mystères pour ne pas entamer l’aura du père. Les enfants ont été arrachés suffisamment jeunes pour qu’aucune contestation ne les anime dans les prochaines années. Une paix momentanée que le père paiera au prix fort au moment des comptes.
À plus de trois mille kilomètres d’Annaba, à Méru dans l’Oise, Zina, la mère du mari, se frotte les mains. En plus d’avoir organisé et couvert la dérobade de son fils et de ses petits-enfants, elle s’est bien occupée de l’honneur de sa belle-fille. Khadija a été traînée dans la boue. De femme miraculeuse enfantant tous les douze ou seize mois, elle est passée au statut d’épouse infernale au corps hanté. Hanté par quoi ? Zina ne le savait pas encore, mais elle finirait bien par trouver. Là n’était pas la question. Un seul coup de téléphone longue distance a suffi à lancer l’implacable machine à broyer la réputation. Et puis, une idée en entraînant une autre, le portrait de Khadija a pris des allures de conte macabre. Les colporteurs, disciples improvisés de Zina, avaient plaisir à enjoliver la rumeur. Ainsi, des centaines de familles ont partagé cette histoire qu’elles rendaient crédible par simple répétition. Voici ce que l’on pouvait entendre : les nuits de pleine lune, Khadija avait des accès de méchanceté, ses pupilles changeaient de couleur et sa voix de ton, la transformant en ogresse. Son ventre flasque prenait la consistance d’une plaque d’acier et ses bras, des grumes de bois de charpente, lui donnaient la force herculéenne de résister aux assauts de son mari. Cette malédiction venait du fait que, dans sa jeunesse, Khadija avait manqué d’intention dans ses prières, laissant ainsi une brèche pour la langue venimeuse des démons. Une nuit, elle fut tirée du sommeil par une voix onctueuse. Elle se pencha à la fenêtre pour en voir l’origine. Il y avait là une créature d’apparence humaine baignée par le halo de la lune. Un seul regard lui suffit pour hypnotiser Khadija, qui la suivit à moitié nue dans la nuit. Zina précisa que le jnûn ne s’était pas arrêté par hasard sous les fenêtres de cette maison ; il y avait été guidé par l’impureté de son hôte. Khadija, aveuglée par ses désirs, ne remarqua pas les pieds de chèvre que le séducteur n’avait même pas pris la peine de cacher. Le jnûn l’avait attirée sous un figuier et lui avait chanté des chansons d’amour composées spécialement pour franchir l’obstacle de son hymen. Afin de préserver l’honneur de Khadija, Zina n’a pas dévoilé l’épilogue de cette rencontre, elle s’est contentée de concocter une métaphore dont l’ingrédient principal était le suc blanc de la figue. Cette potion imaginaire a été aisément prescrite aux colporteurs et commode à avaler pour leur auditoire. En guise de conclusion, Zina maudissait les parents de son ex-belle-fille de lui avoir caché le fléau qui touchait leur famille. Que Dieu lui pardonne, car jamais au grand jamais elle n’aurait laissé entrer une âme souillée dans son clan.
Puis elle a achevé son histoire par des formules qui, confiera-t elle plus tard, lui étaient tombées du ciel :
Ce que mon fils a vu
Notre Seigneur et envoyé de Dieu
Ne l’aurait pas permis
Ce que mon fils a vu
Le rend plus grand
car il ne l’a pas permis
au nom de Dieu
il ne l’a pas permis
Je n’ai fait que conter
ce qu’il a vu
Je ne fais que reprendre mon fils
Et dans les temps lointains
Dieu se souviendra
Que j’ai prié
Et que mon fils est revenu
Après s’être assurée que le messager avait bien tout en tête, Zina a raccroché le téléphone et est retournée s’asseoir au milieu de ses coussins. Son talent de conteuse s’est révélé au fil du temps, lorsqu’elle-même est devenue bien incapable de démêler ce qui relevait de la vérité ou de son imagination.
Le plus terrible pour Khadija n’était pas que sa vertu soit taillée en pièces ni que sa généalogie soit déshonorée, mais que la calomnie rocambolesque ait atteint les oreilles de ses enfants.
En attendant son fils, Zina souriait tout en égrenant les perles de bois de son sabha. Quelques jours, quelques heures à peine la séparaient de lui. Son exil serait plus doux et le temps passé loin de sa terre natale moins lourd à supporter. Cette maison froide et humide dans laquelle elle se morfondait allait enfin s’animer. Elle entendait déjà les cris de ses petits-enfants à qui elle ne manquerait pas de faire oublier leur mère. Si je pouvais, mon Dieu, je donnerais mon lait au petit dernier, pensait elle. Il y avait pourtant une autre priorité : choisir une nouvelle épouse à son fils. Il lui faudrait passer d’autres appels là-bas pour trouver une femme digne de lui, et la faire venir. Mais pas tout de suite. Qu’on lui laisse le temps de profiter de son fils. Après tout, c’est lui qui avait appelé à l’aide.
Le service national a été instauré le 16 avril 1968 en Algérie. Son fils était alors âgé de 18 ans. Il avait demandé un sursis pour poursuivre ses études. Lesdites études s’étaient éternisées au-delà du tolérable et la nation était venue réclamer qu’il travaille pour elle durant deux ans. Le fils s’y était soustrait. Mais la nation n’oubliait pas ses enfants. En 1975, selon le code de justice militaire, une peine de quatre ans d’emprisonnement fut prononcée à son encontre. Encore heureux que le pays n’était pas en temps de guerre, la peine aurait été doublée.

Les raisons du départ s’affinent.

Le fils n’a pas envie de croupir dans une geôle au cœur du Sahara. Il appelle sa mère qui lui conseille de le rejoindre immédiatement en France. Mais il faut faire vite, Giscard ferme tranquillement les frontières aux émigrés du travail. Le chômage ne cesse d’augmenter, le choc pétrolier et la guerre du Kippour sont passés par là. De l’autre côté, son homologue Boumediene dénonce les actes racistes contre les Algériens, les incendies criminels contre les foyers Sonacotra, et exhorte ses concitoyens à rester au pays pour construire une nouvelle identité algérienne. Les relations entre les deux États se refroidissent à grande vitesse, mais certains accords fonctionnent encore. Ainsi, le fils, adulte émancipé de 25 ans, marié et père de quatre enfants, est tout heureux de se rappeler qu’il est avant tout un fils et peut, par conséquent, rejoindre ses parents dans le cadre du regroupement familial. Dépêche-toi mon fils, lui ordonne sa mère. Oui, yemma, je fais ma valise dès que j’ai raccroché. Non, mon fils, pas TA valise. VOS valises, tu ne vas quand même pas laisser le sang de ton sang à cette ghula ! Mais yemma, comment je vais faire avec quatre enfants ? D’abord, c’est moi qui vais faire. Je vais envoyer ton frère pour régler les détails. Après, on verra pour choisir une femme digne de toi et de mes petits-enfants. Ta nièce t’accompagnera pour le voyage. Ce n’est pas encore une femme, mais elle saura s’occuper du bébé le temps d’arriver jusqu’à moi. Je lui apprendrai le reste. Mais, yemma, Khadija n’est pas si… N’est pas si quoi ? Tu vas attendre qu’elle te trahisse pour la punir peut-être ? Non, yemma. Bien. Tu es intelligent mon fils. Tu vas trouver un travail, une maison, une femme. Et puis… tu vas te rapprocher de ta yemma.
Mon fils est trop souple, et sa femme abuse de sa clémence, disait Zina. Il fallait au moins une histoire de démon et de stupre pour que l’ensemble se tienne.
Tant que ses forces le lui permettraient, Zina continuerait de couver son fils, de couvrir ses arrières. Il pouvait déserter son pays, mais pas son cœur. Cette condamnation était une aubaine pour elle. Elle avait passé trop de temps loin de lui en étant obligée de suivre son mari en France. Son giron serait sa terre d’asile. Il fallait qu’il mette le plus de distance entre lui et la mère de ses enfants. Ni Giscard ni Boumediene ne pourraient s’y opposer. Et que Dieu lui pardonne le recours au mensonge. Que Dieu lui pardonne d’avoir attenté à la vie de Khadija. Une femme abandonnée par son mari était bonne à jeter à la poubelle. Que Dieu lui pardonne d’avoir placé son fils au-dessus de son messager. Elle consacrera le restant de sa vie au repenti. Et si cela ne suffisait pas, qu’elle soit la seule à être jugée et châtiée en conséquence.
Ce que Zina ignorait, c’est que le plus grave dans un mensonge n’était pas sa naissance, mais les forces mises en œuvre pour sa survie.
Revenons sur le pont du bateau. Les préposés à l’exil ont achevé la mise en scène de leurs adieux. Annaba n’est plus qu’un îlot dans les yeux des deux sœurs. Les chemins qu’elles emprunteront n’auront pas d’autres destinations que ce point qui disparaît sur l’horizon. La cousine a réussi à calmer le petit dernier, motivée par le regard accusateur de mères indignées. Elle a calé son petit doigt entre les lèvres du bébé qui le suçote, faute de mieux. Ses lèvres sont autrement scellées, pour toujours, car il n’aura jamais les moyens de prononcer le mot maman. Le père tente de se persuader qu’il a fait le bon choix. Pour l’instant, il arrive à faire taire les cris de sa femme à qui il vient de voler quatre vies. Plus tard, il n’y aura guère que l’alcool pour briser cette voix qui le hante. Samir est toujours pendu à son pantalon. L’avion de chasse voltige avec moins d’entrain. Il bredouille quelques mots. Il veut être consolé. Il ne sait pas exactement de quoi. Mais le père est fidèle à son mutisme. Ce qui n’est pas dit n’est pas si important. C’est pourtant un trou béant qu’il commence à creuser ce jour-là.
Ce silence est comme une épitaphe gravée sur son front.

Sarcelles, 1977
Il a trouvé un toit et un travail. Un bel appartement à « Sarcellopolis », premier grand ensemble de logements créé en France. Nous sommes loin de la honte des bidonvilles de Nanterre. Et pas encore enferrés dans les logiques du communautarisme. En 1977, dans les cafés se côtoient les musulmans, les chrétiens, les juifs, les blancs, les noirs, les tout ce que vous voulez. Il n’est pas rare que ce petit monde se retrouve à danser dans une fête antillaise. Sarcelles pourtant, est devenu un lieu sans identité et sans histoire, idéal pour celui qui veut fuir la sienne. L’homme y est chez lui.
Il ne se mêle pas trop aux Arabes et préfère fréquenter des Harkis, ou bien des Français qui n’ont rien contre les Arabes tant qu’ils se comportent comme des Français, ou encore des partisans de l’Algérie française. Des anciens de l’OAS, pourquoi pas ? Il n’est pas venu ici pour être un porteur de tristesse. Il n’est pas venu pour être l’indigène de service. Il veut choisir ses frères et ne pas trop penser à ceux qui sont restés. Il a l’habitude des deuils et des hémorragies identitaires et veut en finir avec tout cela. Il veut se donner à la France, il a des perspectives : une Renault 14, une Simca, et pourquoi pas la Citroën DS de Rabbi Jacob ? Une fiche de paie. Le suffrage universel. Le journal Paris-Turf. Les Grosses Têtes. L’Ascension, Pâques, la Pentecôte, les jours fériés ! Il remarque qu’ici, quelle que soit son obédience, il y a consensus autour de l’Assomption de la Très Sainte Vierge. Il s’amuse de ce que les athées acceptent de chômer ces jours-là sans rien dire. Mais ce n’est pas de l’hypocrisie, c’est l’expression concrète de la fraternité. Bon, le fils ne va pas non plus jusqu’à s’infliger le carême, ça lui rappellerait trop de mauvais souvenirs. En quelques mois, il va entamer un véritable travail de fossoyeur : l’arabe littéraire, les cavalcades dans les ruelles épicées, les aubes blanches face à la Méditerranée, l’héritage des ancêtres, les années de sa jeunesse anéanties par la guerre, tout est enterré.
Ses enfants ne seront jamais d’ici ou de là-bas. Ils grandissent contre leur sang. Car après deux ans d’exil forcé, ils peuvent en oublier des choses : les sonorités de leur langue maternelle, les saveurs du pays et les contours de leur mère. Zina continue d’ajuster le mythe de Khadija, qui est déjà plus que moribonde depuis qu’on lui a volé ses enfants. Zina veille au grain, fourre son nez dans l’éducation de ses petits-enfants. Elle maintient pour eux un lien spécial avec l’Algérie, quitte à redéfinir les frontières de la vérité. Elle devient le pays et la langue. Dieu nous préserve du martyr de l’exil, fait elle répéter aux aînés. Elle les met en garde contre les mœurs d’ici, les incite à se réfugier dans le confort de ses conseils, à demeurer étranger. Elle se plaint sans cesse auprès de son fils du fait que ses enfants apprennent une autre langue que la sienne. Ce n’est pas nécessaire dit elle, puisque nous allons repartir. Plus ils parlent français, plus ils s’éloignent de moi. Est-ce que je n’ai pas été une bonne mère pour que tu me refuses le droit d’être une meilleure grand-mère ?
Le fils acquiesce tout en laissant l’école publique faire son travail.
Mais c’est lorsque les jumelles réclament quelques mots sur Khadija que Zina souffre le plus. Elle se lamente avec tant d’ardeur qu’on croirait un chœur de six ou huit femmes. Elle prend son fils à témoin, se plaint du cœur, comme si la mort lui avait rendu visite.
Elle a élevé ses petits-enfants mieux que cette harpie. Donc il ne faut plus parler d’elle. Zina a jeté un voile sur cette femme dont l’évocation est considérée comme une transgression de son autorité. Elle affirme : parler de Khadija est un péché. Zina se prend pour un soleil et oblige tout le monde à la contempler jusqu’à l’aveuglement. En dehors de son foyer, elle n’existe pas. Elle est incarcérée dans son statut de femme d’immigré, insignifiante et improductive. Elle refuse cette place d’assignée, elle qui a enfanté à plusieurs reprises. Il lui reste encore des rôles à jouer.
Malgré les tentatives d’effacement, les jumelles ne peuvent pas oublier. Elles chuchotent le prénom de leur mère à l’abri des oreilles de Zina. Elles sont encore petites mais ne se laissent pas duper par les yeux révulsés et les vagissements de la grand-mère. Il n’est pas rare que sur le chemin de l’école elles fredonnent Ya chta sabi sabi. Elles tentent de toutes leurs forces de ne pas se laisser distancer par le souvenir de Khadija. Elles le gardent au creux de leur ventre, comme une nostalgie grelottante qu’elles viennent frictionner de temps en temps. Les jumelles ne se résigneront jamais à croire que leur mère les a laissées partir sans rien faire.
Malheureusement, Samir ne possède pas leur force. Pour lui, le mensonge est insoutenable. Sa vie a basculé alors qu’il n’avait pas 3 ans. Tout a changé sauf l’essentiel : sa mère reste une énigme brutale. À 5 ans, il n’est déjà plus un enfant. Il est fatigué d’être triste. Ce chagrin consume son innocence. Il n’arrive pas à rester sagement assis pour jouer. Il n’arrive pas à s’endormir. De sombres pensées naissent dans son esprit. Il mange du bout des lèvres et considère les autres enfants comme une horde prête à lui arracher le peu qui lui reste. Il commence même à se méfier des jumelles et du petit dernier.
*
Maintenant que le fils a une situation, il peut honorer la suite du contrat : prendre une épouse. Ça tombe bien, Zina a une amie qui accepte de donner sa fille. Elle est intelligente, c’est-à dire qu’elle sait se taire. Elle se lève avant le soleil et n’est pas avare en courbatures. Tout comme Zina, cette femme est prête à rester étrangère toute sa vie au reste du monde et à n’être la propriété que d’un seul homme. Que Dieu nous préserve des pièges de l’exil, disait Zina.
C’était mal connaître le fils qui a saboté l’union avant même de poser les yeux sur la prétendante sacrifiée. Quitte à soumettre une femme, autant qu’elle soit née au pays des Droits de l’Homme, pour pimenter l’affaire. C’était mal connaître Zina, qui s’est ruinée en factures téléphoniques, ou plutôt qui a anéanti le fruit des heures supplémentaires de son mari, afin de répertorier toutes les promises de son lointain quartier et constituer un cheptel. Zina était prête à organiser la transhumance de ce troupeau d’épouses de l’Algérie vers la France, tant que son fils n’aurait pas trouvé chaussure à son pied.
L’exubérance a cédé à la naïveté, et Zina a cru son fils lorsqu’il lui a promis qu’il réfléchirait à la question.
Au même moment, le fils reçoit une proposition qu’il ne peut refuser : associé d’un pressing. L’ascension est fulgurante. Tant et si bien que dorénavant, tout le monde devra l’appeler Maurice. Rapidement, sa bonhomie lui attire toutes sortes de sympathies. Il devient la coqueluche des autres commerçants. On n’hésite pas à lui demander conseil sur les courses du dimanche à l’hippodrome d’Enghien, sur un point de détail juridique, sur la qualité d’un revers de pantalon. Puisqu’il a l’air de suivre l’actualité de son pays d’accueil, on lui demande son avis sur l’élection de Jacques Chirac à la mairie de Paris et sur le deuxième gouvernement de Raymond Barre. Il est convaincant, mais dans le microcosme des bars-tabacs, le constat reste le même : il vaut mieux que ces gens-là ne votent pas ici. On prend pour principal argument que le dernier guillotiné d’Europe et le dernier condamné à mort en France est un Tunisien. On conclut que le chemin est encore long, mais cela ne doit pas l’empêcher de divulguer sa recette du couscous.
Une jeune vendeuse en boulangerie succombe à son indéniable charme. Il la trouve quelconque, la remarque uniquement parce qu’elle s’intéresse à lui. Il l’ignore tout d’abord avec courtoisie, pour s’assurer qu’elle est vraiment accrochée. Puis il s’attarde un peu plus longtemps à chacune de ses visites, la baratine humblement. Juste avant que le fruit de la séduction ne soit blet, il consent avec une dignité feinte, à distiller quelques éléments clés de sa situation familiale. Quatre enfants, ça donne à réfléchir. Mais la jeune vendeuse en boulangerie, âgée de 24 ans, en a déjà vu d’autres. À 14 ans, elle élevait seule ses quatre frères et sœurs tout en subissant l’hydre alcoolique qu’était son père. À 18 ans, elle fuyait avec le premier homme un peu tendre, tombait enceinte et précipitait un mariage pour leurrer parents et curé. L’homme s’est mis à boire et elle, à pleurer. Après le divorce, elle a rencontré d’autres hommes. Et avant même d’envisager un sourire, elle posait la même question : Tu ne bois pas au moins ?
L’homme qui vient lui acheter du pain et qui a l’air différent de tous les autres n’échappe pas à ce rituel.
Pas une goutte, répond-il avec aplomb.
Pas encore. Pour l’instant, le mensonge est sans conséquence. On se courtise. On fait des projets. On déménage de Sarcelles à Eaubonne. On rapatrie les plus jeunes de chez Zina. On tombe enceinte.
Le père n’incite pas ses enfants à l’appeler maman. Il faut leur laisser du temps, ose-t il.
Les jumelles tentent bien d’en savoir un peu plus sur Khadija. Elles questionnent le père, les tantes et les oncles de passage. Elles persistent même à entendre les fables de Zina. En grandissant, elles découvrent des incohérences, on ne peut plus les enfumer aussi aisément. On dit qu’elle a fait le malheur mais sans décrire la nature des actes. On dit qu’elle a trahi la famille, sans préciser avec qui ni pourquoi. On dit qu’elle vit encore quelque part en Algérie, sans jamais dire où. Les explications sont une suite d’antiennes immuables qui s’effilochent face à l’intelligence des enfants. Le nom de Khadija, que l’on ne prononce jamais, résonne encore comme une promesse non tenue. Surtout pour Samir et le petit dernier. S’ils ne viennent pas de ce ventre-là, alors d’où viennent ils ? Et c’est là que réapparaît la ghula. Le père ne donne pas plus d’explications, se contente d’entretenir l’histoire de la répudiée avec des phrases courtes et affadies par le temps. Il laisse les autres vanter son courage, lui, le père héros qui a tout quitté avec ses enfants.
Son silence récuse la fureur du questionnement, son silence scelle les bouches.

Soisy-sous-Montmorency, 1979
L’homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l’heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l’éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d’avril, je suis une péripétie de plus.
La femme française que l’homme oppose aux ordres de Zina est ma mère. Elle est folle amoureuse de lui. De ses boucles brunes, de son visage rond, de sa bonhomie affichée en public, de ses longs cils, de sa manière de fumer ses cigarettes. Ses longues heures taciturnes l’intriguent plus qu’elles ne l’effraient. C’est un homme qui a embrassé la France, ses mœurs et ses vignobles. Elle ne se méfie pas de ses silences qu’elle prend pour de la sagesse. Pas plus des conséquences de l’exil, qu’elle tente d’apaiser comme elle peut.

Extraits
« Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu’elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais. J’aurais aimé moi aussi avoir un compagnon de route. Un Tom Sawyer ou un Jarre qui m’arracherait à ce quotidien de peur et d’abandon. Ces enfants livrés à eux-mêmes pour différentes raisons avaient eu la chance de naître de parents aimants: Mark Twain, Selma Lagerlöf, Robert Louis Stevenson. Dans ma vie, le jeune Jim Hawkins ne prenait jamais la mer et restait à quai, fasciné et terrorisé par la violence de Billy Bones. Mes parents se détournaient de mon histoire, de ma réalité, laissant le hasard faire les choses. » p. 50

« Quelques voisins étaient sortis pour observer notre débandade, incrédules. Nos parents n’avaient prévenu personne. La honte suintait de mes yeux comme d’une blessure ancienne. Nous passions pour des fuyards. Je m’enfonçais autant que je pouvais sur la banquette arrière.
Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J’abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j’allais pouvoir affronter la suite de la débâcle.
Une image ne m’a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. » p. 127

À propos de l’auteur
FERAGA_Alexandre_©Astrid_di_CrollalanzaAlexandre Feraga © Photo Astrid di Crollalanza

Alexandre Feraga est né en 1979. Son premier roman, Je n’ai pas toujours été un vieux con (2014), a connu un beau succès en librairie. Avec Le frère impossible (2023), il poursuit son exploration autobiographique entamée avec Après la mer (2019). (Source: Éditions Flammarion)

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Un jour, ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau

KALFON_un_jour_ma_fille_a_disparu  RL_2023  POL_2023 coup_de_coeur

Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Pour ses huit ans, ses parents emmènent Nina à la foire. Mais devant le stand de tir la fillette disparaît. Fort heureusement, elle est retrouvée saine et saine le lendemain. Sauf que sa mère ne reconnaît plus sa fille. Pire, elle accumule des indices troublants qui la confortent dans son idée, elle a affaire à une autre personne.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Je ne reconnais plus ma fille»

Le troisième roman de Stéphanie Kalfon est un habile thriller psychologique. Après la disparition de leur fille dans une fête foraine, un couple passe une nuit d’angoisse avant qu’elle ne soit retrouvée. Sauf que pour sa mère, il ne s’agit plus de la même personne.

Nous sommes précisément le 9 novembre 2022, le jour où Nina fête ses huit ans. Pour marquer l’événement, Emma et Paul, ses parents, décident de lui offrir une sortie à la fête foraine. Tout va pour le mieux jusqu’à cet arrêt au stand de tir. Après l’ultime tir – réussi – c’est pourtant un sentiment de panique qui le gagne. Car Nina a disparu. Et malgré les recherches presque instantanées qui sont menées, il est impossible de la retrouver.
Après une nuit d’angoisse, la police leur annonce que la fillette est retrouvée non loin de là. Partie à la poursuite d’un chaton, elle s’est perdue dans la forêt avant de trouver refuge dans un abri chantier où elle est restée enfermée jusqu’à ce que des ouvriers ne le retrouvent et ne préviennent les forces de l’ordre. C’est au moment des retrouvailles que le drame se noue. Emma a un doute. «Ma petite fille s’est perdue hier soir, un ouvrier l’a trouvée ce matin, nous rentrons chez nous, fin de l’histoire. Pourtant, j’en suis sûre, je n’ai pas retrouvé ma fille. (…) Elle est une vraie ténèbre; y avancer équivaut à envisager que le soleil ne se lève pas demain.»
À partir de ce moment, on plonge dans une enquête minutieuse qui explore chaque détail qui permettra de justifier cette intuition. Comme son «cœur en sa présence ne sourit pas», elle a forcément affaire à un imposteur. Aussi un grain de beauté qui n’est plus à sa place ou encore une teinte de cheveux différente vont la conforter dans cette opinion qui va vite devenir une obsession.
« En surface, je singe ma vie antérieure, mais j’habite clandestinement mon propre arrière-pays. Je me suis réfugiée dans un lieu qui n’existe pas vraiment, situé en dessous du chagrin, un espace qui ne rejoint plus la maison. » Elle pense tout d’abord trouver auprès de Paul une oreille attentive, avant de comprendre qu’il s’éloigne peu à peu d’elle, qu’il voit son épouse basculer dans la paranoïa.
Elle va alors demander à Nina elle-même de l’aider. On comprend alors qu’elle est perdue, que son délire est profondément ancré, à l’image du traumatisme vécu durant son enfance et qu’elle pensait avoir éloigné.
Derrière cette femme prête à tout pour qu’on lui rendre son enfant, Stéphanie Kalfon réussit un roman aussi fort que dérangeant. Parce qu’elle parvient à associer le lecteur à cette chute que l’on sent inéluctable, que toutes les tentatives faites pour l’aider vont échouer, que la folie la gagne au fil des jours. La spirale infernale est enclenchée…
Après Les parapluies d’Erik Satie (2017) et Attendre un fantôme (2019), Stéphanie Kalfon confirme son talent d’exploratrice de l’âme humaine avec toutes les sortes de circonvolutions qui la rendent aussi complexe que fascinante.

Un jour, ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau
Stéphanie Kalfon
Éditions Gallimard, coll. Verticales
Roman
208 p., 18,50 €
EAN 9782072994852
Paru le 05/01/2023

Où?
Le roman n’est pas précisément situé en France.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Pour me consoler, la petite fille revenue de la nuit pose sa main sur mon épaule, je la saisis mécaniquement : elle est fraîche et potelée, mais ce geste ne suffit pas à dissiper mes doutes. On pourra bien me dire que cette enfant a gardé son visage de la veille, que sa voix désordonnée reste inimitable, que cette pâleur dans les yeux c’est tout elle, comparer ne mène à rien. Cette enfant n’est pas la mienne. »
Emma, la narratrice de ce roman, raconte le trouble qui la saisit en revoyant sa fille Nina, disparue plusieurs heures un soir de septembre. Quelque chose dissone dans leurs retrouvailles, un « presque-rien », provoquant chez Emma une vrille qui nous plonge dans une vertigineuse incertitude.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Cultures sauvages
Maison de la poésie (Podcast – lecture)
Blog Domi C Lire
Blog Joëlle Books
Blog de Brigitte Sabban-Weyers

Les premières pages du livre
« J’ai perdu ma fille Nina la nuit du neuf novembre deux mille vingt-deux, date de son anniversaire. Pour ses huit ans, Paul et moi l’avions emmenée dans une fête foraine. Les stands étaient dressés sur le parking d’un hypermarché en périphérie de la ville. À l’époque se trouvait un chantier en contrebas et d’imposants travaux. Je me souviens des grues au long cou, d’une forêt immobile, de la joie de Nina quand elle a aperçu la Grande Roue. « Ce qu’elle a grandi, la petite ! » a dit Paul. Avant la naissance de ma fille, je ne connaissais pas la taille de mes rêves, je veux dire, leurs dimensions réelles. Grâce à sa présence, j’ai pu mesurer leurs étroitesses, leurs immensités et, parfois aussi, leurs inaccomplis. Nina tient entre ses mains mes forces vives : pour elle, je peux dépasser l’impensable.
— Allez viens maman !
Elle m’entraîne vers le stand de tir. Pour lui faire plaisir, Paul se met en tête de remporter le gros lot. Il pose le fusil sur son épaule en imitant un héros de western. Je ris, parce que ça lui va mal. Il a l’air d’un type qui s’est coincé du chewing-gum dans les dents, et pas vraiment d’un dur à cuire empestant le crottin, le désert et la virilité. Il nous regarde, puis tire un premier coup, un ballon rouge éclate : un point. La deuxième fois, je me prends au jeu, je ne regarde que Paul, il vise le ballon vert : deux points ! Il tire une troisième fois, dans le mille, le ballon jaune se déchire avec fracas mais sans panache, j’applaudis, je me retourne vers Nina, elle n’est plus là.
Ma petite fille n’est plus là.

Je cours, j’appelle, je nage à contre-courant de la foule électrique, je traverse des forêts de bruits, de jambes et de bras hirsutes, des gueules indifférentes ou horrifiées, des visages laids, gras, suintants, avec leurs yeux en forme de boules à facettes. Partout surgissent des monstres, des gens maquillés de rires exagérés, leurs voix larsen m’engloutissent… ils ne se poussent pas, les gens, ne me répondent pas, ils restent agglutinés en file indienne devant le train fantôme, ils veulent leur ticket pour le grand divertissement, mon cœur tremble tel un mauvais alcool dans le fond d’un verre, je les harangue et j’implore.
— Vous avez vu une petite fille : huit ans, brune, des couettes, un sac à dos vert, un jean ?
Je perds mon souffle, j’ai la nausée, je m’affole, je crie.
— Madame, s’il vous plaît, j’ai perdu ma fille… Monsieur, vous avez vu une petite fille, huit ans, brune, des couettes, un jean, un sac à dos ?… Nina !!!
Le visage de ma fille est fixé à l’horizon de mon crâne, cible terrifiante. J’accélère, me cogne aux stands pastiches mais personne ne me remarque, les gens me bousculent pour mieux voir à travers le rideau des corps, c’est l’heure du show avec ses fausses bagarres : ici le sosie de Johnny Hallyday tabasse celui d’Elvis Presley, bienvenue dans le grand débarras de la joie unisexe ! Je suffoque, j’ai peine à croire, j’ai peine à croire, à croire mes propres mots : j’ai perdu ma fille.

Une demi-heure plus tard. Peut-être moins. Je ne sais plus. Tout est flou. Je suis debout face à deux policiers. L’un d’eux prend un ton rassurant.
— On va vous la retrouver madame.
J’ai envie de le gifler.
Il nous demande d’attendre en retrait sur le bas-côté de la route, j’obéis, je distingue des uniformes au loin, ils posent des questions à des silhouettes sous les néons insomniaques. Paul se tient raide, hébété. C’est idiot, mais je remarque qu’il ne me prend pas la main. En fait c’est la seule chose dont je me souviens, cet acte manquant et nos corps immobiles. Le flic désigne le contour des arbres massés au loin dans le noir.
— On a mis en place deux équipes pour la battue, on va faire une fouille dans la forêt. Rentrez chez vous, on vous appellera.
Je n’oublierai jamais cette sensation d’alourdissement. L’image noire de la forêt sombre coule goudron dans mon cerveau, ma tête se remplit d’une matière que je ne connais pas, sans lumière. Autour de moi il y a de la vitesse, mais je me noie dans une lenteur spéciale, comment vous dire… je suis aspirée par un irrésistible mouvement, vers un intérieur terne où les minutes s’égrènent, gigantesques et dilatées. Le seul mot pour décrire ce qui se passe, c’est : épouvantable. Je me murmure de petites phrases où m’accrocher en piquets de rappel, orpheline ritournelle : ce soir, la nuit est trop épaisse, comme la mousse au chocolat que j’ai ratée et qu’on n’a pas finie au dîner.

Retour à la maison. Maintenant Paul et moi sommes assis sur le canapé du salon. J’observe les morceaux du décor : les papiers cadeau jetés en boule sur le tapis, le jus de pomme délaissé sur la table basse, la banderole qui trône au-dessus de nous, «Joyeux Anniversaire!», on dirait un pendu. En fin d’après-midi, Nina et moi l’avons accrochée ensemble, j’avais dû affronter mon foutu vertige en montant sur l’escabeau, elle avait tendu le bras pour me donner le rouleau de scotch, ses pieds tremblaient, hissés sur leurs pointes malhabiles, elle essayait d’être à la bonne hauteur ma trop petite Nina, j’entends son rire soudain, oh ! son rire, c’est une flûte enchantée, c’est Mozart. J’observe les partitions étalées sur le piano de Paul, le dénivelé des points noirs et blancs sur les portées, je revois Nina juchée sur les épaules de son père, avisant le salon avec ses yeux de géant pas sûr de soi.

Je ne peux pas dire si on s’est parlé avec Paul. Je ne crois pas. Nous nous tenions côte à côte, séparés par la même peur. Le sang circule en nous, oui, mais on ne sait plus à quel tempo. Il est une lave qui revient sans chaleur, tristesse âcre, poreuse, collante, coulant encore son fleuve de ciment dans nos veines. Je repense à la rivière au bout du jardin de la maison de maman, où j’ai grandi : cette eau noire dans la nuit, cette eau noire dans le jour. Est-ce le fleuve de mon enfance qui me traverse ? Les souvenirs qu’il charrie me figent dans une sidération liquide, et le bronze de pénombre ainsi coulé vient durcir dans le moule du même vocable : épouvantable. Décidément, ce mot s’infiltre dans ma gorge buvard qui n’absorbe plus. Ne peut rien avaler.

Paul se lève brutalement et claque la porte.
— Ne rien faire, ça me rend dingue !
À travers la fenêtre, le froid se lève d’un bond, comme Paul. J’écoute sans réagir le bruit du moteur, départ. Je me demande où mon mari est parti : avec son air de musique classique et son cœur mathématique, est-il bien armé pour retrouver Nina ? Il la cherche probablement au gré des rues en se persuadant qu’il va la sauver, lui, le chevalier-papa soudoyant l’inutile et fendant l’incertain. Je l’imagine hagard dans le hasard, roulant à la seule lueur de sa bonne étoile. Il écrase la nuit, mais elle ne diminue pas, la nuit, non, ici aussi. Aujourd’hui c’est l’anniversaire de Nina, une pensée couteau m’agresse, mon Dieu, est-ce possible de mourir le jour de sa date de naissance ?
Je m’en veux, tout est de ma faute : faire naître quelqu’un, c’est l’exposer au risque de mourir. Mes paupières me brûlent. J’entends qu’on frappe à la porte, je me précipite, ouvrir, non, rien, j’ai rêvé, personne, il n’y a personne hormis l’absence de Nina et la pluie qui commence : elle cherche à me tenir compagnie, la sotte. Je résiste, je trouve tout bête, je suis très en colère.
Assise sur le bord de son lit, j’attrape une peluche, puis un coussin pour y crier à m’en mordre la langue. Sur la commode bleu cyan, je remarque les yeux loupes d’Hector le poisson rouge, coincé dans son bocal. Il a l’air content de nager son ennui dans le sens des aiguilles d’une montre, puis en sens inverse, croit-il qu’ainsi, il a changé de jour ? Oh ce que j’aimerais changer de jour, revenir à la seconde avant que Nina disparaisse. Pour la première fois je réalise que ce poisson est rouge brique, et non orange. Il est d’un vif, vif, fille, fiv, vie… scrabble dans ma tête. Me voilà aussi coincée dans ma nuit bocal, et ainsi de suite, sans suite. Je prie tout bas un dieu inapparent : faites que le poisson ne quitte jamais sa maison, faites que Nina n’ait pas quitté sa chambre, qu’elle revienne vivre une vie identique, faites que rien ne soit arrivé et que tout rentre dans l’ordre des montres.
Quand Paul revient, il me retrouve debout devant la porte de la maison, empaillée. Je suis devenue un mannequin qui me ressemblerait, ma peau est un trompe-l’œil, du papier mâché collé sans soin contre le paysage de la ville. Cessation de vivre jusqu’au retour de l’enfant. Paul panique, tapote mes joues glacées.
— Hé qu’est-ce que tu as, qu’est-ce qui se passe ? …
Sous l’effet de ses mains tremblantes, par contagion je tremble aussi. Il pleure, je pleure. Tout cela ne me dit rien qui vaille, rien qui vaille la peine d’être dit. On dirait que l’horizon s’est hissé pianoforte sur nos lendemains sans chanson, nous abandonnant au néant. Autour, tout est blanc, je crois qu’il neige mais c’est une fausse impression : en se vidant de la présence de Nina, mes pupilles ont aspiré mes perceptions. Cette absence de lumière me fait office de regard, elle est ce qu’il me reste de ma fille. Un blanc. Efface. Maintenant. Les couleurs. Jusqu’à l’obscur. Et je porte cette éclipse en guise de lunettes noires. Elle projette devant mes yeux l’ombre de Nina, mais sans son portrait, une ombre paradoxale qui blanchit les points où je regarde et où ma fille n’apparaît pas. Malgré mes efforts, rien ne la fait surgir.
Ce soir je suis une marionnette à qui on enfile un manteau. Paul m’entraîne vers la voiture. Nos mains se grippent l’une à l’autre, conscientes de ne plus faire partie de l’ordinaire, nous avons basculé dans le domaine de la trouille. Alors nous restons ainsi côte à côte, à l’arrêt.
Je voudrais me lever mais mon cœur reste assis.
La sonnerie du téléphone. Voilà qu’elle retentit. Aiguë, acide, écrue, la sonnerie du téléphone. Paul décroche, ses yeux s’agrafent à la voix du flic, sa bouche grelotte tandis que son visage s’affaisse tel un masque en caoutchouc dont on aurait scié l’élastique. Il pince le coin interne de ses yeux et sourit, je comprends qu’ils ont retrouvé Nina. Je n’ose plus respirer de peur d’endommager la bonne nouvelle. Paul s’effondre dans sa joie ; sous le poids des sanglots, son front chute en avant contre le volant, je ne saurais dire s’il pleure ou s’il rit. Je devrais être soulagée moi aussi, mais quelque chose me retient, une prudence : avant de relâcher la tension, j’attends de voir ma fille. Je ne peux pas desserrer trop vite le moule de ma terreur. Paul ouvre brusquement la fenêtre et jette sur la ville un rugissement qui résonne jusqu’au petit matin. Un clochard lui répond en écho. Moi, je ne dis rien. Moteur, démarrer, la retrouver. La retrouver. La retrouver. Mon cœur balbutie.

Nous dépassons le parking de la fête foraine. Le jour se pointe au loin. Dans sa clarté à jeun, la découpe des stands évidés me fait l’effet d’une suite de carcasses. Je regarde le ciel. Paul me caresse doucement le visage, j’embrasse ses doigts, mes souvenirs m’entraînent à l’époque où nous attendions Noël grâce au « calendrier de lavande », l’âge tendre de ma fille. Lorsque je lui racontais une histoire, si quelque chose n’était pas logique, elle disait : « Maman, je trouve que l’organisateur des mots a mal travaillé. » Je souris, rien qu’à repenser à ces années courte paille où elle apprenait le sens des mots. Les sons faisaient bifurquer les définitions vers des ailleurs ou des proximités inédites, créant dans nos vies une autre vie, comme des lits superposés. Sa voix résonne à nouveau dans l’invisible: «Maman, pourquoi le matin, le ciel c’est une guimauve?», «Et pourquoi le matin, j’ai des miettes de nuit dans les yeux?», «Maman regarde! Une étoile fumante…», «Je t’aime de tout mon cœur et si j’ai fini mon cœur, j’en achète un autre tellement je t’aime», «T’en fais pas maman, ma tête, elle est solidaire», «Je ne veux plus parler d’amour sinon je rêve de tristesse». Sa voix me revient, me rend mon enfant, je ferme les yeux, j’essaye de la toucher de mes mains sans sommeil, la retrouver, la retrouver, mon cœur balbutie. Nous arrivons au commissariat.

On nous fait patienter le temps de finir «les tests médicaux d’usage», nous dit-on. Des professionnels sont en train de vérifier si ma gamine ne s’est pas fait violer. Cette perspective me coupe sec la parole, alors l’inspecteur s’adresse d’abord à Paul. Comparé à moi, mon mari paraît très solide, il utilise convenablement ses intonations, oui, il m’épate, je trouve qu’il fait un automate absolument sensationnel. La seule chose dont je suis capable pour l’instant, c’est de faire bonne figure. Par politesse, donc, j’imite les vivants, j’acquiesce au rythme des intonations de l’inspecteur qui déroule le récit des faits : Nina a suivi un chaton, elle s’est perdue dans la forêt, puis elle a tenté de rejoindre le parking de la fête foraine, mais elle a eu peur et s’est réfugiée dans les sanisettes d’un chantier où elle est restée coincée. Elle a dormi là. C’est un ouvrier qui l’a entendue appeler au secours et qui l’a délivrée, à l’aube.
Autant vous le dire tout de suite, je ne crois pas un mot de cette histoire. Je connais ma fille, ça ne lui ressemble pas.

À l’entrée du poste de police, les silhouettes des flics s’agitent en ombres chinoises. Leur chorégraphie du matin est parfaitement exécutée : cohue des mains aux machines à café, douleurs dorsales, jambes qui craquent, bâillements, griffonnages administratifs, Nina apparaît soudain tel un petit pop-up en relief fragilement appuyé contre la vie.
— Nina !
— Maman !
Ça va très vite, elle se précipite dans mes bras, son sourire devance mon âme, mais je m’arrête en plein élan, horrifiée par ce que je vois : son visage sale, ses cheveux ébouriffés, ses yeux terrifiés, mon Dieu, que lui est-il arrivé ? Paul nous enlace comme un ruban sur un paquet cadeau. Nous restons ainsi, serrés serrés tous les trois : unis, réels, une famille brisée.

Paul échange une poignée de main reconnaissante avec l’inspecteur, j’esquisse un sourire approprié… elle est vivante, elle est là… mais je garde en bouche le goût persistant de l’épouvante. Ma voix reste coincée, mes mâchoires se sont verrouillées, malgré la tension mes sensations ne répondent pas, au lieu d’intensité je me sens prisonnière dans un épais formol, anesthésiée. Pour les réveiller, je serre un peu trop fort la main de ma fille qui se cramponne à la mienne. Ça fait mal et ça ne fait rien. Je regarde longuement Nina, j’attends, mais ça ne fait rien, non. On dirait que j’ai capturé la main de ma fille mais que cette main s’est détachée. Je saisis ses petits doigts, mais je n’attrape rien du moment. Je tressaille, inquiète. Le temps d’une étincelle, ma vue se brouille. Coupure de courant. Douleur fine, quelque chose cède, mais quoi ? je ne sais pas. Je regarde ma fille, et je ne ressens rien. Le fil invisible reliant mon crâne à mon cœur vient de rompre sec, crac, ça casse. Je regarde ma fille, et je ne ressens rien. C’est horrifiant. Je ressens que je regarde ma fille, voilà c’est tout, et cette enfant puzzle tombe en morceaux. Effondrement. Face à elle à présent, je ne me sens plus du tout réelle. Debout devant son visage, je n’y vois qu’une esquisse représentant ma fille, j’ai envie de le rectifier comme quand je fais travailler mes étudiants aux Beaux-Arts. Lisser, gommer, restaurer, dégrader, insister, griser, hachurer, contraster cette matière et y déposer un souffle. Mes pieds ne touchent plus vie.

Tout cela, bien sûr, a lieu dans l’infime et sans bruit, entre Nina et moi. À travers son sourire préoccupé, je décèle qu’elle cherche ma douceur habituelle, mon attendrissement, peut-être aussi qu’elle vérifie que je suis bien vivante. Je devrais lui rendre son sourire pour la rassurer, mais je ne peux pas, je suis en colère, pourquoi ? À cause des élastiques bleu et jaune dans ses cheveux défaits. Ils me dérangent, ils m’agressent. Une nouvelle décharge me parcourt, un éclair fend mon cœur en zigzag, cinglant frisson qui laisse au passage la trace d’un petit rien, une rayure, un doute minime ramassé sur le chemin des événements, au bord de cette nuit. Ce doute déposé dans mon esprit, sans preuve, s’épaissit brusquement, qu’est-ce que c’est ?… De l’étrangeté, oui c’est ça, de l’étrangeté ! Apparu à cet instant même, dans sa traîne de malaise, voilà qu’il pèse déjà en sourdine sur la musique de ma vie pour en baisser le volume jusqu’aux abysses. Il a déguisé sa voix dans la mienne, il cherche à se rendre indistinct et c’est ainsi, decrescendo, qu’il fait descendre d’un ton, puis d’un ton encore, la teneur du réel. L’usant jusqu’à le taire. Je manque de perdre connaissance, Paul me rattrape dans ma chute, je dissimule mon tournis.
— Ça va, ça va.
Il remarque enfin mon sourire sans joie et abrège sa conversation avec l’équipe du commissariat. Ses phrases me paraissent étranges, on dirait des moutons venus se jeter volontairement d’une falaise. Blottie contre moi, Nina attend que je lui parle. Impossible. Elle me fait peur.
— On y va ? annonce Paul.
Un silence nous accompagne jusqu’à la voiture. Interminable. Il prend doucement sa place dans notre famille, comme un toutou.

Je devrais m’asseoir à l’arrière à côté de ma fille, non ? Pas envie. Je la laisse reprendre sa place ordinaire, tout est normal, je rejoins la mienne, à l’avant près de Paul, la place du mort. Nous rentrons dans l’ordre, si ce n’est que de ne pas m’asseoir près de ma fille est un geste agressif. Nina le perçoit. Je l’observe par le rétroviseur : elle est déçue mais elle ne proteste pas. Je devrais être touchée par sa gueule d’ange, la manière dont cette petite fille attend tout de moi, eh bien pas du tout, elle m’agace. Je ne constate qu’une chose : mon cœur n’y est pas.

Comment est-ce possible et où est-il donc, alors, ce cœur ? Auprès de qui est-il donc, mon cœur, s’il n’y est pas ? Ce retour devient excessivement pénible. Je ne comprends pas pourquoi cette enfant traumatisée me perturbe autant. Je me retourne vers elle sans cesse, pourquoi ? sans arrêt je la regarde, pour vérifier, oui, c’est ça ! pour vérifier quelque chose, oui mais quoi ? J’étouffe, j’ouvre la fenêtre, une peur gelée me brûle la gorge, d’où vient-elle puisque tout est fini ?… Mes pensées s’engagent dans une valse dangereuse qui dit : regarde bien, ce n’est pas ta fille ! Je porte la main à ma bouche, Paul ne remarque rien mais la petite assise à l’arrière, si. Elle a tout vu. Elle me fixe, anxieuse, pourtant ça la fait sourire. Est-ce qu’elle le sait aussi ?… Pour distraire l’anormal, je tends à Nina un carré de chocolat récupéré au fond de mon sac.
— Tiens, tu dois avoir faim.
Mon bras tendu est trop court, comme quand on se passait les morceaux de scotch pour accrocher les ballons de sa fête, sauf que ce matin, rien ne colle. Je dis, d’un ton faussé de mère :
— C’est tout ce que j’ai.
Nos mains se rencontrent, elle me remercie, n’empêche, aucun contact, nos peaux sont silencieuses, entre ma fille et moi ce n’est qu’un rien qui passe. Je suis déçue. Quand j’essaye de comprendre, j’achoppe sur une fourche logique : ou bien j’ai un sérieux problème, ou bien nos retrouvailles sont ratées. Je bute, oui, mais mon cerveau trouve une sortie et s’ouvre malgré moi vers une troisième voie d’explication : si je ne ressens rien, c’est parce que ce retour est une fiction. Contrairement aux apparences, je n’ai pas retrouvé ma fille ! »

Extrait
« Aussi extravagant que cela puisse paraître, aussi catastrophique pour moi dans ses conséquences, cette impensable réponse est la seule qui m’apaise. Je sais bien qu’elle ne correspond pas au dehors des faits: ma petite fille s’est perdue hier soir, un ouvrier l’a trouvée ce matin, nous rentrons chez nous, fin de l’histoire. Pourtant, j’en suis sûre, je n’ai pas retrouvé ma fille. Et cette possibilité m’attire et m’effraie. Je résiste à la suivre, elle ressemble au petit chat qui a entraîné Nina hier soir, elle est une vraie ténèbre; y avancer équivaut à envisager que le soleil ne se lève pas demain. Ne se relève plus de cette nuit. » p. 25

À propos de l’auteur
KALFON_Stephanie_Francesca_MantovaniStéphanie Kalfon © Photo Francesca Mantovani

Née à Paris en 1979, Stéphanie Kalfon est écrivaine et scénariste. Elle a publié deux romans aux Éditions Joëlle Losfeld, Les parapluies d’Erik Satie (prix littéraire des Musiciens, 2017 ; Folio, 2018) et Attendre un fantôme (2019). Son troisième roman Un jour, ma fille a disparu dans la nuit de mon cerveau est paru en 2023 chez Verticales. (Source: Éditions Gallimard / Verticales)

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L’âge de détruire

PEYRADE_lage_de_detruire RL_2023 Logo_premier_roman

En deux mots
Elsa vit seule avec sa mère. Elle a sept ans lorsqu’elle emménage dans un nouvel appartement où il lui est difficile de trouver ses marques, entre injonctions maternelles et repères flous. Vingt ans plus tard, elle cherche à s’émanciper en partant vivre seule dans une chambre de bonne.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

« Nous vivons rangés, à moitié morts »

Dans ce premier roman, Pauline Peyrade confronte Elsa, une enfant puis une jeune femme, à sa mère qui vient d’acheter un appartement, symbole de leur vie rangée. Si la vie en commun n’est pas aisée, entre les peurs de l’une et les aspirations de l’autre, l’émancipation n’est guère plus facile.

Elsa, qui est encore une fillette au début du roman, doit quitter sa maison et son établissement scolaire pour emménager avec sa mère dans le nouvel appartement qu’elle vient d’acquérir, en espérant pouvoir honorer les traites de son crédit.
Pour sa fille, elle a préparé une chambre avec des lits jumeaux, ce qui l’angoisse car, vivant seule avec sa mère, elle ne comprend pas très bien la finalité de ce choix. Pas plus que les angoisses et les injonctions d’une mère qui la phagocyte. Tout en réclamant sans cesse des preuves d’amour à sa fille, elle reste elle-même très intransigeante, puis possessive. On découvrira plus tard qu’elle a été victime de violences.
Pour Elsa, la respiration va venir avec l’arrivée dans son nouvel établissement scolaire. Issa, une belle jeune fille aux cheveux magnifiques la prend sous son aile. Très vite, les deux jeunes filles vont devenir inséparables. Et si sa mère refuse que sa fille passe la nuit chez Issa, elle accepte cette dernière sous son toit. Après tout, elle avait justifié le lit jumeau en affirmant: «Tu pourras inviter tes nouvelles copines à dormir, comme ça». Une nuit qui va se transformer en initiation sexuelle, mais aussi causer leur séparation. Cet Âge Un s’achève avec la reprise en mains par sa mère.
Puis vient l’Âge Deux, une vingtaine d’années plus tard. Si Elsa a trouvé un petit appartement sous les toits, elle n’en est pas libre pour autant. Pourtant ce n’est pas faute d’essayer via les sites de rencontre ou des voisins qui, lorsqu’ils font l’amour, l’émoustille. Mais ces instants ne sont que des pis-aller. Elle reste sous emprise, avant de comprendre, comme le laisse entendre la phrase de Virginia Woolf en exergue du livre, qu’après l’âge de comprendre vient celui de détruire.

Notez qu’une adaptation du roman au théâtre a été proposée par Le Théâtre ouvert.

L’Âge de détruire
Pauline Peyrade
Éditions de Minuit
Roman
156 p., 16 €
EAN 9782707348197
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
J’entends ma mère qui entre dans la chambre. Ses pas sont lents. Elle marche sur la pointe des pieds. Elle effleure les barreaux de l’échelle, suit le bord de la couchette du haut jusqu’au milieu du matelas. Je me terre dans l’angle. Elle grimpe sur le rebord du lit, plie son coude autour de la barrière, elle se tient, le corps tendu dans le vide. Je sens ses yeux, ils scrutent les reliefs à travers le garde-corps ajouré. Elle tâte la couette à ma recherche. Quand elle me trouve, ses doigts se referment, ils tentent d’identifier leur prise. Une masse de cheveux, une fesse, un talon. Sa main s’arrête sur mon épaule. Elle reste là, sans bouger.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diacritik (Johan Faerber)
France Culture (Entretien avec Mathias Enard)
France Culture (Le Book Club)
Page des libraires (Clara Liparelli)
Le Matricule des Anges (Chloé Brendlé)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Lire au lit
Blog Shangols
Blog Mes p’tits lus
Blog Littéraflure


Pauline Peyrade présente son roman «L’Âge de détruire» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« ÂGE UN
Les mollets sculptés et les pieds douloureux dans ses escarpins à talons carrés, debout, seule au milieu de la chambre, ma mère trace une petite croix dans l’angle supérieur gauche du plan de l’appartement. Au-dessus de la croix, elle note le mot « cloques ». Juste en dessous, elle précise « plafond ». Elle lève les yeux et fixe un moment la peinture boursouflée, les bulles maculées de taches vertes aux contours dilués au-dessus de sa tête. Les restes d’un dégât des eaux. Il y a peu de risques que cela s’aggrave. Elle se demande si une telle remise en état lui coûterait cher en travaux. Un soupir lui échappe, bref et nerveux.
L’appartement fait cinquante-six mètres carrés. Il occupe le quart du troisième étage d’un morceau de résidence construite dans les années 1970, un ensemble de tours jaune clair de différentes formes géométriques, rassemblées autour d’une cour pavée de ciment vieux rose incrusté d’éclats de quartz et reliées entre elles par des parkings souterrains, des ascenseurs aux intérieurs couverts de moquette marron et de miroirs, des cages d’escalier en béton et des passerelles de verre aériennes. Il compte deux chambres, un salon, un balcon à l’embranchement du salon et de la deuxième chambre qui surplombe la rue, une cuisine, une salle de bains et des toilettes. Du blanc et de la toile de jute fibreuse habillent les murs. Du carrelage blanc ou rosé protège les espaces exposés à l’eau et à la saleté. Une moquette à poils ras couleur vert menthe couvre les sols des couloirs, du salon et de la chambre qui donne sur le balcon. La deuxième chambre, située à l’extrémité nord, du côté de la cour intérieure, se distingue par sa moquette mouchetée, bleu mer et blanc.
Ma mère n’a jamais fait faire de devis de sa vie.
Depuis qu’elle a quitté la maison de son enfance, elle a occupé ses différents logements sans s’en sentir responsable, de passage, les mains vides. À présent qu’elle s’est mis en tête d’acheter un appartement, elle compte et recompte, vérifie ses calculs pour s’assurer que c’est financièrement possible. Elle épluche son nouveau contrat de travail, parcourt les lignes qui détaillent son salaire à s’en user les yeux.
Elle doute encore des chiffres qui lui disent que c’est à sa portée et peine à se départir de l’idée qu’elle est en train de voir trop grand, au-delà d’elle. Devenir propriétaire, c’est suivre l’ordre des choses, pour elle, et c’est précisément ce qui lui semble anormal. Elle se regarde accomplir les démarches, rassembler les papiers, livrer chaque nouvelle pièce que la banque lui réclame pour l’ajouter au dossier, remplir et signer les documents sans ciller, comme une enfant soucieuse de faire ce qu’on lui demande, sérieusement et sans y croire tout à fait.
Un courant d’air frais navigue dans la chambre, accompagné d’une rumeur douce qui s’élève de la cour. La fenêtre est ouverte. C’est le début de l’automne. Ma mère frissonne. Par réflexe, elle regarde sa montre et oublie de lire l’heure. Sa serviette en cuir caramel pèse au bout de son bras. Malgré le froid, ses cheveux s’imbibent de transpiration à la naissance de sa nuque et de son front. Son épaule craque. Son tailleur rouge foncé, froissé par les frottements avec le siège de la voiture, lui tient chaud. L’odeur de la sueur filtrée par le coton de son chemisier la gêne. Elle porte une fine chaîne en or autour du cou, un bracelet d’or au poignet droit, une montre simple au poignet gauche, et trois bagues serties de pierres précieuses que ma grand-mère lui a offertes. Chaque bijou a une origine et une signification précises. Elle n’en change et ne s’en sépare jamais.

Ma mère plonge la main dans la poche de sa veste, ses doigts cherchent à tâtons son briquet et ses cigarettes. J’aime leur forme et le dessin sur le paquet, une gitane qui danse avec un éventail, mais je déteste leur odeur. Elle mord dans un filtre blanc, une flamme mince lui brûle le bout du nez. Son cou se contracte. Elle souffle profondément. La fumée se perd dans les boucles de la moquette en laine synthétique, bleues et blanches, minuscules, innombrables. La vue de ma mère se trouble. Elle a l’impression de les voir bouger.
Le bleu plaira à Elsa, elle pense. Les enfants aiment le bleu. Elle écrase sa cigarette contre le rebord de la fenêtre, la referme d’un geste rapide. Elle fouille à nouveau dans la poche de sa veste, en tire une tablette de chewing-gum enrobée dans du papier argenté. Elle plie la gomme contre sa langue, froisse l’emballage dans sa main. De la poussière à la chlorophylle poisse ses doigts. Elle prend une inspiration rapide, inonde sa bouche de salive, avale l’écume parfumée. Elle fait une bulle verte qui gonfle entre ses lèvres et éclate avec un bruit sec. Elle regarde encore une fois les cloques pendues au plafond avant de quitter la pièce.

Nous emménageons à la fin du mois d’octobre 1993. J’ai sept ans. Je change d’école. Je fais beaucoup d’efforts pour que ma mère ne remarque pas ma tristesse. Elle ne parle presque plus que du déménagement, des peintures à rafraîchir, des équipements qu’elle doit acheter. Elle s’exalte de la chance que nous avons, que j’ai, d’avoir bientôt un endroit à nous. Elle me dit que personne, là d’où elle vient, n’a jamais connu ce bonheur jusqu’ici. Personne là d’où elle vient, ça veut dire sa mère et elle-même.
Le jour de l’emménagement, elle vient me chercher à l’école en voiture. C’est un vendredi, la veille des vacances. Elle a pris un après-midi de congé avant le week-end pour apporter quelques-unes de nos affaires et installer les premiers meubles dans le nouvel appartement. Je ne l’ai visité qu’une seule fois et il était vide. Il ne m’a laissé aucune impression particulière, si ce n’est que je l’ai trouvé grand.
Je l’aperçois près de la grille, au bout de la cour de récréation. Elle porte un jean et un sweat-shirt, ses cheveux sont relevés en une queue-de-cheval. Elle parle avec la maîtresse qui s’occupe de l’étude. Quand elle me voit, elle me fait un grand signe de la main. Je n’avance pas. J’ai la conscience très nette de me trouver au seuil d’un changement sans retour. Je me répète que je me trouve ici, dans cette cour, pour la dernière fois de ma vie. Je m’efforce d’éprouver le concret de cette idée.
Elsa, tu viens ?
Je commence à marcher. Je gravis les secondes
comme une nageuse à contre-courant, tiraillée entre mon désir d’obéir et une résistance dérisoire au mouvement à l’œuvre. Je porte mon regard au-delà de la grille, j’étouffe de toutes mes forces la tentation de regarder en arrière et un dernier espoir qui traîne de tordre le cours du temps. Ma mère m’attend. Ses yeux me tirent à elle comme une ligne de pêcheur. Elle a l’air d’être très heureuse. Ses joues sont un peu rouges, ses pupilles brillent d’excitation. Je m’arrête à côté d’elle. La maîtresse me dit quelques mots gentils, elle me souhaite d’aimer mon nouveau quartier, de me faire des amies. Je souris poliment. Je suis pressée de partir.
Ma mère fait ses adieux et me prend par la main. Elle m’entraîne dans la rue. J’ai une surprise pour toi.
Nous montons en voiture, elle oublie de me dire d’attacher ma ceinture. Nous roulons au pas. Je ne regarde pas mon école qui s’éloigne, les façades qui défilent derrière la vitre. Je fixe les mains de ma mère sur le volant. Elle porte ses bijoux mais ses ongles sont sales. Une éraflure fraîche traverse son avant-bras. Mes yeux remontent vers sa nuque étroite et dégagée. Des moutons de poussière sont accrochés à ses cheveux.
La voiture s’enfonce dans le tunnel qui mène au parking. Ma mère se gare et coupe le moteur. Je descends, l’odeur stagnante de pneu et d’essence brûlée me donne mal à la tête. Nous longeons une rangée de places vides, puis nous pénétrons dans une salle carrelée et froide où s’arrêtent les ascenseurs. Ma mère appuie sur le bouton d’appel. Une flèche rouge s’illumine. Je renifle. Je serre les bretelles de mon cartable entre mes doigts, mes poings l’un contre l’autre sur mon cœur. Nous montons au troisième étage. La cabine sent la pluie. Je remarque un graffiti, un nom suivi d’un chiffre, gravé dans l’angle inférieur du miroir, à hauteur de mes yeux.
La clé tourne bruyamment dans la serrure. Elle pousse la porte et me fait entrer dans l’appartement.

Le salon est encombré de cartons. Elle y a disposé le mobilier, un canapé en faux cuir noir, une table basse et une étagère en rotin, comme elle l’a pu. La télévision débranchée gît à même le sol, quelques chaises sont rangées contre le mur. Des valises et des sacs-poubelle empêchent l’accès au couloir de la salle de bains.
Viens.
Ma mère se dirige vers le deuxième couloir, celui qui mène à ma chambre. Elle est à l’opposé de la sienne. Dans l’autre appartement, nos chambres étaient collées l’une à l’autre. Je n’ai jamais dormi loin d’elle. En chemin, je jette un coup d’œil à la cuisine. Elle est encore plus impraticable que le salon. Des piles d’assiettes enrobées dans du papier journal
encombrent l’étroit plan de travail. Le frigidaire, poussé entre la table et le placard mural, ressemble à un iceberg à la dérive. L’évier déborde de casseroles, d’ustensiles et de plats de tailles et de formes diverses.
Je retrouve ma mère à l’entrée de la chambre, le bras tendu vers l’intérieur de la pièce.
Ça te plaît ?
Je reconnais la moquette bleu mer. Les sacs de voyage où j’ai rangé mes jouets et mes vêtements, ma petite table à dessiner sont rassemblés sous la fenêtre. Contre le mur, je découvre deux lits superposés.
Ma mère me regarde, elle espère que je dise quelque chose. Son souffle court trahit son enthousiasme, son impatience est encore lisible sur son visage. Je reste un moment sans comprendre. Une chambre à deux lits. Je n’ai ni sœur, ni frère, ni perspective d’en avoir. J’ai toujours connu ma mère seule. Jusqu’ici, elle ne m’a présenté ni amies, ni amoureux. Elle n’en parle pas non plus. Une hostilité imprécise naît en moi, mêlée de crainte et de colère, comme si elle essayait de me jouer un mauvais tour mais que je ne parvenais pas à comprendre lequel, ni comment m’y dérober.
Tu pourras inviter tes nouvelles copines à dormir, comme ça.
Elle guette une réaction. Je lui souris, je tente un remerciement maladroit. Elle m’embrasse fort sur la joue. J’observe à nouveau la structure de bois. Elle m’apparaît un peu plus sympathique qu’au premier abord. En bas, une couette violette à fleurs et une taie d’oreiller assorties et bien repassées. En haut, une housse à imprimé rouge qui semble dessiner un paysage. Je ne les ai jamais vues, ni l’une ni l’autre. Elles doivent être neuves. »

À propos de l’auteur

PRODLIBE 2023-0275 Pauline Peyrade
Paris, le 3 Mars 2023. Le reflet de Pauline dans l’armoire de sa grand-mère. © Photo Camille Mcouat pour Libération camillemcouat.com

Pauline Peyrade est née en 1986. Elle est l’auteure de sept pièces de théâtre aux Solitaires intempestifs – jouées et traduites en sept langues. Elle a reçu le prix Bernard-Marie Koltès pour Poings en 2019 et le Grand Prix de Littérature dramatique Artcena pour À la carabine en 2021. L’Âge de détruire est son premier roman. (Source: Éditions de Minuit)

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Les guerres précieuses

TRIPIER_les_guerres_precieuses  RL_2023  Logo_premier_roman  POL_2023  coup_de_coeur

Finaliste du Prix Orange du Livre 2023
En lice pour le Prix Françoise Sagan 2023
En lice pour le Prix de l’homme pressé
Finaliste du Prix de la Closerie des Lilas 2023

En deux mots
Au soir de sa vie Isadora Aberfletch se souvient de sa vie dans la Maison, de toutes ces années passées avec ses frères et sœurs, ses parents et connaissances. Au fil des saisons, les souvenirs affleurent, marqués par les découvertes de l’enfance, les émois de l’adolescence et un drame, la mort de sa sœur Harriet.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ma vie dans la grande Maison

Pour son premier roman, Perrine Tripier se glisse dans la peau d’une vieille dame contrainte de quitter la grande Maison où elle aura passé quasiment toute sa vie. Son regard sur sa vie en famille, puis en solitaire, est mélancolique et poétique.

La littérature a ce côté magique qui permet à une jeune femme de 24 ans de se glisser dans la peau d’une vieille dame. Perrine Tripier est donc Isadora Aberfletch. Au soir de sa vie, elle se souvient des années passées dans la Maison avec un grand « M ». Il faut dire que la grande bâtisse blanche au milieu d’un grand parc, blottie entre les grands sapins bleus et les érables, est plus que centenaire. Elle aura accueilli plusieurs générations et conserve la trace de leur passage. Aussi peut-on la considérer comme un personnage qui « enroule ses mailles autour des songes », «juste assez pour vous laisser grandir, mais avec dans votre chair la meurtrissure de leur emprise.»
C’est dès sa jeunesse qu’Isadora comprend que sa vie se fera entre ses murs et qu’elle sera dictée par ce choix. Pour continuer à pouvoir vivre là, elle ira jusqu’à dire non à Oktav, quand il la demande en mariage, «car il n’aurait jamais voulu qu’on vive dans la Maison». Mais n’allons pas trop vite en besogne et commençons par les jeunes années, quand près d’une quinzaine de personnes vivaient là. Outre les parents et la fratrie, les oncles, tantes et neveux en faisaient une époque joyeuse.
«Je veux me rappeler les voix d’enfants glorieux s’enchevêtrant, la tendresse froide et pudique de Petit Père, les jaillissements d’inspiration de Petite Mère quand elle se levait subitement de table, saisissait les pinceaux dans le pot sur le buffet et se ruait vers son atelier, dans un coin de la véranda. Je veux me rappeler quand Klaus, Louisa et Harriett étaient encore à la Maison, Klaus déjà à l’orée de l’adolescence. Il était beau, le grand frère prodige, brillant, drôle, insolent de talent.»
Perrine Tripier choisit alors d’oublier la chronologie pour nous raconter la Maison au fil des saisons. L’été, quand «tout le monde revenait de la Ville, refluait vers la campagne familière et les forêts nimbées d’ombre lustrale», promesse de joyeuses escapades, de nouvelles découvertes, de construction de cabanes en baignades dans le lac et d’explorations nocturnes nimbées de mystère. C’est aussi en été que s’échangent les premiers baisers.
L’automne symbolise quant à lui, la saison où la maison s’est vidée, où les jours raccourcissent, où le froid s’installe. L’hiver, en revanche, est plus gai. Autour des préparatifs de Noël, de la neige et des parties de luge, cette saison aura été sans doute la plus initiatique.
Reste le printemps et ses promesses de renouveau. Il fallait conclure cette éphéméride avec cette saison. Pour ne pas laisser la mélancolie tout emporter. Pour que les souvenirs heureux, «comme un cri du temps qui brise encore l’oubli», l’emportent sur l’inéluctable solitude, sur la mort qui vient après avoir déjà emporté les parents et la sœur Harriet.
C’est dans un style admirablement maîtrisé, avec quelque chose de proustien, que ce roman va toucher les lecteurs. Un roman qui fleure bon la nostalgie de cette maison et de cette jeunesse perdues. Un roman qui est aussi riche d’une belle promesse, celle du second roman – déjà attendu – de Perrine Tripier.

Les guerres précieuses
Perrine Tripier
Éditions Gallimard
Premier roman
186 p., 00 €
EAN 9782072961076
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman n’est pas précisément situé.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Je marchais à pas lents de bout en bout dans la Maison, et la traîne de fourrure me suivait comme un lourd serpent louvoyant. Bêtes fauves, bois de camphre, pin qui brûle et pain qui fume, j’emplissais la Maison de chaleur et de lumières. J’en étais la force vitale, l’organe palpitant dans un thorax de charpentes et de pignons. »
Hantée par un âge d’or familial, une femme décide de passer toute son existence dans la grande maison de son enfance, autrefois si pleine de joie. Pourtant, il faudra bien, un jour ou l’autre, affronter le monde extérieur. Avant de choisir définitivement l’apaisement, elle nous entraîne dans le dédale de sa mémoire en classant, comme une aquarelliste, ses souvenirs par saison. Que reste-t-il des printemps, des étés, des automnes et des hivers d’une vie ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (l’invitée du samedi)
Actualitté (Valentine Costantini)
L’Internaute (Brigit Bontour)
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog la bibliothèque de Marjorie
Blog Au fil des livres

Les premières pages du livre
« Pluie fraîche sur pelouse bleue. Herbe d’été humide, relents de terre noire. Toujours ces averses d’août sur les tiges rases, brûlées d’or. Les lourdes gouttes ruissellent sur la vitre, sinuent, serpentent et s’entrelacent en longs rubans de lumière liquide. Combien d’après-midi passées derrière le voile vaporeux du rideau, à suivre du doigt leur tracé nerveux et languide à la fois. Les petits cheveux follets frisent autour des joues, et l’on s’étonne qu’ils soient si blancs alors qu’on est si jeune, nimbée d’éther sous la fenêtre. Et soudain le regard tombe de la fenêtre à la main qui écarte le rideau, et la main est vieille, si vieille.

Il est des lieux qui vous harponnent. Qui enroulent leurs mailles autour de vos songes, qui ajustent leurs griffes, juste assez pour vous laisser grandir, mais avec dans votre chair la meurtrissure de leur emprise.
Il est des portes dont le bruit quand on les pousse est comme un cri du temps qui brise encore l’oubli.
Il est des escaliers dont on aimerait tant gravir à nouveau les marches, juste une fois, en laissant couler dans sa paume le poli froid de la rampe.

Ça, c’est la Maison.

Il est en revanche des lieux qui font glisser dans votre nuque le malaise moite de l’étranger. Des lieux qu’on ne sent pas résonner en soi. Des lieux qu’on vous impose, qu’on vous oblige à supporter, c’est passager, c’est transitoire, on n’a pas le choix. Quand le monde se fatigue de vous, on vous propose la télé près du lit, la table de chevet pour l’étui à lunettes, le papier peint jaune. C’est joyeux, le jaune, et puis il y a tout ce qu’il faut ici, on s’occupera de vous. On nous fait troquer la Maison pour une chambre dans un mouroir médicalement adoubé. Ce papier peint jaune – le coup de massue dans ma vieille nuque.

De toute façon, je n’aime plus que le fauteuil. C’est le seul meuble que j’ai pu emporter. Il a toujours été un fauteuil de vieux ; celui de l’arrière-grand-père, que je n’ai pas connu, puis celui de la grand-tante Babel, quand elle nous rendait visite. Je comprends pourquoi on l’aime en vieillissant ; on se reconnaît en sa poussière, en sa mollesse. Du bout de l’ongle, je taquine les éraflures de son velours vieux rose.
Le confort de caler ses bras dans l’intimité des accoudoirs. Le tissu glisse tout contre soi telle une seconde peau. C’est comme retrouver l’étreinte d’un amant doucereux, qui serait resté bien plus constant que tous les hommes que j’aurais pu connaître.

En y réfléchissant bien, j’ai été la seule à vraiment aimer la Maison. Même l’arrière-arrière-grand-père, qui l’a désirée, imaginée, construite, ne l’a pas autant aimée que moi. Je l’ai aimée assez pour y rester toute ma vie. Pour abandonner mes études à la Ville, parce que je souffrais trop, loin des bois de mon enfance. Pour dire non à Oktav, quand il m’a tendu la petite bague sur le Pont-Noir un mercredi après-midi, car il n’aurait jamais voulu qu’on vive dans la Maison, lui. Il voulait emménager dans un grand appartement du vieux centre, non loin du lycée où il aurait enseigné et où nos futurs enfants auraient appris à nous surpasser. J’ai assez aimé la Maison pour ne rien souhaiter d’autre, dans toute mon existence, que d’y demeurer, blottie au creux des choses familières, me laissant patiner par le temps exactement comme la rampe de l’escalier en colimaçon.

Je ferme toujours les yeux quand je veux m’en souvenir. Je fais ça tous les jours, à chaque minute de conscience, peut-être. Je m’efforce avec impatience, avec violence même, de recréer chaque pièce, chaque recoin. Je m’accroche aux détails, à la forme des interrupteurs, au bruit des boutons de porte qu’on tourne, à la fine couche de poussière sur les ampoules jaunes. Je veux tout revoir, tout sentir à nouveau. Je veux évider l’espace du présent et faire resurgir, à coups de souvenirs forcenés, les lieux que j’aimais tant, que je connaissais par cœur, que j’ai arpentés toute ma vie, et qui, maintenant que je n’y suis plus, s’effacent, se désagrègent.
La Maison comme je l’ai laissée, celle d’il y a quatre mois, peut-être cinq, je me la rappelle. Je me la rappelle un peu trop bien, même. La lente décadence des pièces dépeuplées, des parquets ternis, des couloirs froids où la peinture s’écaille, ça, oui. Le carreau cassé du vitrail par lequel s’engouffrent les feuilles mortes, tourbillonnant faiblement sur le sol du hall comme un couple éreinté valse à la fin de la nuit, je le vois encore, et très nettement. Et aussi les radiateurs en fonte, d’un blanc passé, glacials dans les pièces où l’on ne vit plus, les cheminées murées, les draps sur les meubles dans les chambres où plus personne ne dort. C’était comme ça, à la fin.

Je veux chasser cette image de la Maison. Raviver les couleurs, ouvrir en grand les claires fenêtres où s’engouffre l’air enivrant du matin, cirer l’escalier, nettoyer la table immense de la salle à manger. Mettre le couvert pour une quinzaine de personnes, comme à la grande époque où tous, sans exception, venaient.
Je veux revoir la haute Maison aux planches de bois blanc qui surgissait, quand on rentrait du jardin, blottie entre les grands sapins bleus et les érables, avec l’herbe qui se brisait en gerbes émeraude sur la volée de marches du perron. Revoir la façade aux fenêtres étroites, avec la véranda qui dépassait sur le côté gauche, le toit pointu et haut hérissé par les conduits de cheminées et les pignons d’un blanc immaculé, avec l’œil-de-bœuf du grenier, perché comme l’œil rond et doré d’un géant rassurant, tout ourlé de bois ouvragé. Je veux revoir les étranges toits aigus qui coiffaient les bow-windows, et qui, en hiver, se frangeaient de stalactites. Je veux revoir les fenêtres qui étincelaient dans l’air frais, caressées par les branches des arbres trop proches de la Maison, lorsqu’une légère brise soufflait. Je veux revoir la grande Maison, avec les colonnes de bois sculpté encadrant la porte d’entrée, glacée d’un vernis chaud de caramel solide, et le vitrail de fleurs entrelacées qui laissait filtrer, quand le soleil brillait au travers, des éclats de couleur dans le hall. Peint d’immenses treillis de feuillage tropical, le hall luisait d’un doux bleu. Là s’élançait l’escalier en colimaçon, dans un tourbillon de bois cuivré.
Tout était ouvert, les senteurs de la cuisine circulaient librement et envahissaient la Maison entière. Les voix grondaient depuis le salon jusqu’au grenier comme le murmure d’un torrent rassurant qui roulerait dans les murs. Du fond de mon oreille, j’entends encore. Le parquet craque et dégage des effluves de pin, et même nos pas d’enfants les plus légers font grincer les planches épaisses. On monte l’escalier en courant, parce que c’est plus drôle d’avoir le tournis en arrivant. Le couloir du premier étage dessert les anciennes chambres de l’oncle et de la tante, celles de quand ils étaient petits, et qu’ils occupent toujours quand ils reviennent nous voir avec les cousins. Eux, ils dorment juste en face de notre chambre, à Harriett et moi. C’est plus pratique pour jouer, ils n’ont qu’à traverser le couloir, et chuchoter le mot de passe à la porte pour qu’on sache bien qu’ils ne sont pas des adultes importuns, qui viendraient tout éparpiller avec leurs grandes jambes maladroites. Tout au fond du couloir il y a la salle de bains, la verte, avec sa fenêtre qui coince un peu, mais par laquelle on aperçoit un bout de verger. En face, il y a la chambre de la grand-tante Babel, quand elle vient poser ici ses malles suintant le camphre. Quand tous repartent, on a l’étage presque pour nous tout seuls. Le deuxième étage, on ne peut guère y jouer ; c’est celui des parents, l’étage sérieux, celui avec les deux salles de bains les plus spacieuses. Enfin, Louisa, cette chanceuse, en a une privative, avec une petite baignoire en céramique, derrière sa penderie. Parce qu’elle est l’aînée des filles, elle a la plus grande chambre, et elle est toute seule dedans. Je n’échangerais cependant pour rien au monde ma chambre avec la sienne, car si c’était le cas, nous ne pourrions pas faire autant de bruit avec Harriett, vu la proximité de la chambre des parents. C’est aussi là qu’il y a le cagibi, dont on ne se sert même plus pour les parties de cache-cache : on sait très bien que c’est le premier endroit auquel on pense lorsqu’il faut se dérober au monde. Le meilleur endroit pour se cacher, c’est bien entendu le grenier. Il est moins grand que quand Petit Père était enfant parce que, depuis, ils l’ont scindé en deux pour aménager la chambre de Klaus. J’aime bien la chambre de Klaus. Elle sent le garçon, parce qu’il n’ouvre pas beaucoup la fenêtre. Comme les adultes n’y montent jamais, on est tranquilles. On entend tous les craquements du toit les soirs de tempête, et il y a un je-ne-sais-quoi de rassurant dans cette mansarde tiède comme un cocon de bois suspendu au-dessus de la forêt.

Mais les images défilent en couleurs fanées, vidées de vie. Les visages sont flous, et c’est le plus douloureux, se rendre compte que l’image de ma famille, jeune, vivante, est perdue à jamais. Je me suis perdue également. Qui étais-je, à huit ans ? Maintenant que la vieillesse me casse le dos et me rompt les doigts, je sens combien j’aurais été agacée, enfant, par ma présence d’aujourd’hui, encombrée par ce qui n’est plus. Je haïrais le théâtre de marionnettes que je dresse en pensée pour rejouer sans cesse les images mortes. Qui étions-nous, dans les bois et dans la chambre, dans la cuisine où la soupe fume ? J’agite des pantins dont les visages s’effacent. Qu’importe, il est un moment où certains nous sont tellement familiers qu’on n’a même plus besoin de leur présence physique pour qu’ils soient là. Il n’y a que des gens avec lesquels on a grandi dont on peut vraiment dire les connaître. Notre évolution particulière s’est légèrement teintée de celle des autres, comme l’eau dans laquelle tombe une goutte de sirop, une seule, suffisante pour colorer de menthe pâle le verre entier. Je sais exactement ce que Petit Père ou Louisa aurait répondu à telle remarque, je vois encore le sourire de Petite Mère quand elle nous regardait danser les soirs de printemps. Alors, il me semble revivre pour un temps, dans ce corps d’aujourd’hui, ce corps pénible et grinçant, les jours qui s’achevèrent et les jours qui leur succédèrent, au creux de la Maison.

Je veux me rappeler les voix d’enfants glorieux s’enchevêtrant, la tendresse froide et pudique de Petit Père, les jaillissements d’inspiration de Petite Mère quand elle se levait subitement de table, saisissait les pinceaux dans le pot sur le buffet et se ruait vers son atelier, dans un coin de la véranda. Je veux me rappeler quand Klaus, Louisa et Harriett étaient encore à la Maison, Klaus déjà à l’orée de l’adolescence. Il était beau, le grand frère prodige, brillant, drôle, insolent de talent. Je voudrais râler encore quand il enchaînait les gammes à six heures du matin et que la douce plainte éraillée de sa trompette réveillait toute la famille. Je veux retrouver Louisa, la plus jolie des filles, comme si elle avait absorbé de notre mère tout son éclat, n’en laissant plus ni pour moi ni pour Harriett. Je me souviens que quand je passais, traînant les pieds sur le parquet du second, devant la porte entrouverte de Louisa, elle n’était ni sur son lit, ni dans son fauteuil, mais toujours devant le miroir de son cabinet de toilette, en train de fondre ses yeux dans les siens, à guetter les paillettes d’or au fond de l’iris.
Combien je donnerais pour retrouver la chambre avec les deux petits lits côte à côte, celui de Harriett et le mien, avec la lampe au milieu, sujet de tant de disputes entre nous, moi qui voulais toujours lire plus tard qu’elle ! Son visage de poupon chafouin qu’elle cachait sous la couette en hurlant que je l’empêchais d’effectuer ses huit heures de sommeil… « T’auras qu’à te lever moins tôt », je jubilais, tournant lentement les pages de mon roman pour la faire enrager. « Tu sais bien que Klaus va encore nous réveiller avec sa maudite trompette, alors éteins ! » protestait-elle, indignée, les larmes au bord des yeux, frappant l’oreiller. « J’éteindrai quand j’aurai fini mon chapitre. » « Fais voir où t’en es. » Je lui montrais une fausse page. « Tu vois, presque fini », j’assurais. Elle se mettait à siffler comme un serpent, je mentais, j’étais la pire des sœurs, si elle le disait à Louisa… Elle suspendait la menace et me jetait un regard furibond de sous les draps. Harriett s’en remettait tout le temps à notre sœur aînée pour régler nos différends, parce que celle-ci était d’une partialité et d’une injustice absolues. Elle donnait toujours raison à notre benjamine, qui avait d’adorables boucles sombres que Louisa aimait à coiffer, alors qu’elle disait que ma tignasse était « perplexifiante ». Mais comme Harriett était loin d’être docile, le plus souvent Louisa sortait de la chambre en claquant la porte, et se cloîtrait dans la sienne pour rêver de grands lustres et de dîners entre amis.

Même la Maison de l’adolescence, je voudrais la revoir. Celle qui me hantait tous les soirs dans ma chambre d’étudiante, et qui me faisait haïr le Collège, maudire les études. Elles m’avaient arrachée à mon foyer, à ma vie, à mes promenades dans les bois et à mes après-midis passées à lire, blottie sur le rebord trop dur de la fenêtre. Mais le triomphe des vendredis soir ! Quand je me ruais dans le train, bondissais sur mon siège, trépignais d’impatience, les lèvres étirées en un irrépressible sourire, et que l’inexorable machine m’emmenait loin des tours de la Ville ! J’adorais alors l’arrivée en gare, qui me semblait interminable pourtant, et le moment où je voyais Petit Père, près du coffre ouvert qui attendait ma valise, avec Harriett déjà dans la voiture, car elle finissait plus tôt les vendredis.

« Madame Aberfletch ? Vous m’entendez ? Je pose votre plateau sur le bureau, vous mangerez quand vous voudrez. »
Et voilà cette aimable infirmière qui vient tout dissiper dans son parfum à la rose. Qu’elle aille au diable avec sa blouse blanche et sa jeunesse insolente, sa voix limpide de fille vivante, qui rentre chez elle le soir. Elle doit attendre l’été toute l’année, cette saison du corps liquide, des soirées blondes.

Été
Je n’aimais rien tant que les étés, à la Maison. Tout rayonnait alors, dans la langueur moite des vacances, qui semblaient infinies, étirées par les longs jours d’ennui délicieux. Dès les premières chaleurs du mois de juin, tout se mettait à scintiller, à déborder de vie. Les érables et les sapins paraissaient gorgés d’une sève incandescente ; l’herbe, d’un vert insolent, était traversée de grands aplats de soleil.

Tout le monde revenait de la Ville, refluait vers la campagne familière et les forêts nimbées d’ombre lustrale. Il suffisait de se tenir à l’orée du bois pour sentir le vent embaumé de résine exhaler son murmure. Quand nous étions enfants, le frère et la sœur de mon père, oncle Bertie et tante Hilde, venaient chaque été avec leur famille. La joie quand on annonçait : « Les cousins arrivent ce soir ! » La journée s’imprégnait alors d’une agitation impatiente qui nous faisait sautiller en cercle dans le salon, et, grondés par Petit Père, nous remontions l’escalier en étouffant des rires nerveux. L’après-midi se passait en préparatifs affairés ; j’adorais seconder les parents, avec une attention minutieuse. Je veillais, tel un petit despote, à ce que le grenier soit aéré, les coffres à jouets ouverts, les draps pliés soigneusement sur les lits. Je dévalais l’escalier en colimaçon qu’on avait ciré pour l’occasion, je tourbillonnais dans le hall traversé par la lumière concassée du vitrail. Je venais vingt fois dans la cuisine, je me penchais sur le feu, je humais les fumets en soulevant, d’une main un peu tremblante, le couvercle des soupières. Je savais que la nourriture presque prête était le signal : les cousins seraient bientôt là, et nous serions tous, sous peu, attablés ensemble dans un brouhaha insupportable de rires sonores, relâchant la frénésie d’une longue journée d’attente.

Le soir de l’arrivée des cousins, chaque début d’été, était toujours le même. Ils étaient en général exténués de la route qu’ils avaient subie toute la journée, de la promiscuité des voitures, de la chaude haleine du goudron, du soleil reflété sur les carrosseries rutilantes. On s’attablait néanmoins avec entrain. Quand tout semblait valser de lumières et de rires et de parfums, quand l’on était sans cesse interrompus dans nos histoires par un plat qui passait, ou par une autre histoire qui jaillissait à un autre bout de la table, et quand je me renversais sur ma chaise pour dévisager furtivement ceux qu’on n’avait pas vus depuis Noël, je me sentais immergée dans un bain de joie liquide, dorée et pétillante, embaumée par l’odeur de miel des cigares de l’oncle Bertie ou celle du thym en déliquescence dans le jus du poulet. Mon regard faisait un tour de table et coulait machinalement sur les visages familiers, pour s’accrocher à ceux des cousines, toujours plus jolies année après année. J’étais fascinée par leur nez, surtout, petit et rond, et qui venait de la belle-famille de Bertie. Lui n’avait pas échappé au nez familial, busqué et long, où glissait la lumière comme sur une lame. Amelia et Magda avaient tout pris de leur mère, une sorte de grâce blonde et charnue, avec une peau toute rose sous le cou, une peau de fleurs fraîches perlées d’eau dans des vases cristallins. Toujours assises côte à côte, faisant circuler avec précaution le pichet quand il passait devant elles, elles riaient bien franchement à toutes les facéties de Klaus ou Harriett. Chaque été, les deux cousines, sitôt qu’elles descendaient de voiture et posaient le pied sur les marches du perron, se jaugeaient du regard avec Louisa. On ne savait alors pas, dans les premiers instants de leurs retrouvailles, si Louisa et elles allaient s’écharper ou bien s’échanger quelque pique de jolies filles ; mais non, elles tombaient dans les bras les unes des autres et rentraient en riant dans la Maison, entraînant dans leur sillage un parfum d’huiles précieuses. Harriett et moi passions peu de temps avec les cousines, qui partageaient le caractère de Louisa et étaient du même âge qu’elle. Nous étions les petites importunes, bruyantes, un peu inquiétantes je le crois. Klaus ne manifestait aucun intérêt particulier pour les cousines, et était assis à table à côté d’Aleksander, le fils chéri de ma tante Hilde. Aleksander associait au nez traditionnel des Aberfletch un regard d’acier qui tranchait avec la profondeur d’étang sale de nos yeux à nous. Il avait des cheveux un peu plus cendrés et pâles que les nôtres, et sa tête très droite accrochait les reflets de la lampe de la salle à manger, qui projetait son halo chaleureux sur la table entière. Aleksander et Klaus ne s’entendaient pas plus que cela, mais, étant les aînés des enfants, ils avaient appris à demeurer ensemble, dans une sorte de fraternité défiante, à mi-chemin entre la compétition et la solidarité. Ils rivalisaient d’adresse lorsqu’ils se servaient de l’eau, et c’était à celui qui lèverait la carafe le plus haut, sans que le mince filet ne déviât de sa course. Nous battions des mains en fixant l’eau troublée qui remplissait rapidement le verre, et hurlions quand celui-ci était près de déborder.
Les adultes étaient nerveux, ils nous envoyaient au lit tôt en nous disant de ne pas « faire la java jusqu’à pas d’heure comme l’année dernière ». Les cousins et nous échangions alors un regard joyeux, notre complicité tout à coup ravivée par cette réminiscence d’un passé commun. Dans nos yeux, un bref instant, défilaient des souvenirs noyés de lumière estivale, tremblotants de rires et d’écorchures aux genoux. On accompagnait les cousins jusqu’à leur chambre en dansant, tout excités de les revoir chez nous, et Klaus faisait gronder sa bonne voix en train de muer et jouait au « grand », en disant « je monte chez moi, soyez sages les enfants ». Aleksander rouspétait un peu, parce qu’il avait le même âge que lui, mais était obligé de dormir avec les deux cousines, qu’il ignorait allègrement la plupart du temps. Alors Louisa et Klaus s’enfonçaient à nouveau dans la pénombre de l’escalier, et nous restions, Harriett, les cousins et moi, dans le couloir sombre, le terrain neutre entre nos deux chambres. Par la porte entrebâillée, nous voyions avec plaisir que leurs valises avaient été montées comme par miracle par un parent dévoué, et reposaient sur leurs lits respectifs, dans le halo jaune de la lampe. Cette chambre restait vide toute l’année, avec les sommiers nus et froids, sauf quand les cousins venaient. Alors on déployait de grands draps frais pour eux, encore parfumés des brins de lavande disséminés dans les penderies. Les cousins avaient toujours les yeux fatigués, le premier soir, mais ils semblaient vraiment heureux de revenir. Harriett et moi restions dans l’encadrement de leur porte, à les regarder se précipiter à la fenêtre comme pour vérifier si la vue n’avait pas changé depuis l’été dernier. Alors, satisfaits, ils se frottaient les yeux en bâillant et nous souhaitaient une bonne nuit. Je prenais Harriett par l’épaule pour la forcer à rentrer dans notre chambre, parce qu’elle était bien trop échauffée pour dormir, et voulait jouer, tout de suite, à un cache-cache dans le noir, ou à espionner les adultes, ou à surprendre Klaus dans son grenier, en montant tout doucement l’escalier pour éviter qu’il grince. Je lui disais que nous avions tous les soirs de l’été entier pour y jouer, et elle me suivait avec une résignation teintée de plaisir.

Dans mon lit, allongée les yeux grands ouverts, tout entière tournée vers le plafond noyé d’ombre bleue, je sentais le poids des deux étages au-dessus de moi, et je devinais le fourmillement des adultes en dessous, débarrassant la table, avec le grondement chaleureux de leurs voix rauques. J’écoutais les bruits de la nuit qui se préparait, Louisa en haut qui marchait à pas pressés depuis son cabinet de toilette jusqu’à son lit, les cousins de l’autre côté du couloir qui rangeaient leurs affaires dans les armoires, débarquant, s’installant, reprenant possession de la chambre qu’ils retrouvaient chaque été. Je me sentais entourée des gens que j’aimais, comme si je faisais partie d’un tout et que la Maison, enfin pleine de cette grande famille, du même sang que moi, vivait pour de bon. Je savais que ce n’était pas trop grave si nous nous couchions un peu tôt aujourd’hui, parce qu’il y en aurait d’autres, des soirs. La petite voix éraillée de Harriett finissait toujours par s’élever dans le silence, et elle hasardait un : « C’est bien qu’ils soient là, les cousins. » D’autres nuits, je lui aurais dit de se taire, parce que je n’avais pas envie de parler. Mais là, j’étais blottie dans mes draps, et le vent d’été soufflait doux contre les volets, dehors. Alors je lui répondais simplement : « Oui, c’est vraiment bien. » Nous parlions de ce que nous ferions demain. Dans le noir presque complet de la chambre, je ne distinguais de Harriett qu’une petite masse sombre sur l’oreiller tout gonflé d’ombre claire, énorme par rapport à sa tête. Et c’était mon moment préféré de la journée, rempli de promesses, de projets, d’idées rendues plus folles encore car déjà entremêlées d’une demi-conscience pleine de rêves. Nous glissions dans le silence comme une étincelle à la surface de l’étang, et les flots du sommeil se refermaient sur nos yeux.

Nous laissions les journées s’écouler comme un filet de lumière liquide. C’était le temps précieux des heures élastiques, des matinées évanescentes, des après-midi infinies.

Le matin était toujours un moment du chacun pour soi. On remarquait à peine que la Maison était peuplée d’autres que nous, tant tout était silencieux, avec les portes closes des dormeurs tardifs, le salon vide mais sentant encore le cigare au miel de Bertie.
J’étais toujours réveillée avant Harriett, parce que mon lit était le plus proche de la fenêtre, et qu’un rayon de soleil blanc filtrait toujours par l’interstice des volets, découpant sur mes draps un fuseau tiède. Je restais quelques minutes dans les draps chauds, mais j’entendais les oiseaux dehors, le bourdonnement confus des guêpes se cognant contre le montant de la fenêtre, et j’avais soudain une envie folle de regarder le jardin, de voir se déployer devant mes yeux la pelouse étincelante du matin, et de sentir la brise glorieuse gonfler ma robe. Je n’ouvrais pas les volets pour ne pas réveiller Harriett, et mes yeux habitués à l’ombre pâlie distinguaient sans trop de peine les obstacles qui séparaient mon lit de la porte. Je me faufilais lentement hors de la chambre, avec précaution pour ne pas trop faire grincer le parquet. Mes orteils rencontraient d’abord la fermeté du plancher, puis le tapis un peu rêche qui chatouille la plante des pieds. J’évitais avec précaution les angles saillants de nos deux lits, du coffre à jouets, de l’armoire, et je jetais un regard anxieux vers la petite boule pelotonnée sous sa couette fleurie, pour vérifier qu’elle n’avait pas bougé. Alors je posais une main sur la poignée, l’autre sur le pêne, et je tirais d’un coup sec, pour que le battant ne couine pas – car une porte mal huilée fait toujours plus de bruit quand on l’ouvre lentement. La lumière matinale qui inondait le couloir me faisait vaciller un instant sur mes jambes. La rangée de portes fermées était intimidante, et empêchait de savoir si j’étais la première levée ou non. C’était encore un peu étourdie que je descendais l’escalier. Là encore, il fallait éviter le gémissement du bois, contrôler ses appuis, préférer certaines marches à d’autres, et donc faire des pas de géant, en se cramponnant à la rampe pour ne pas perdre l’équilibre. C’était la première aventure de la journée, réitérée chaque matin.
Quand je traversais le hall désert, le feuillage se déployait là effrayant, car la lumière du matin y jetait un reflet froid, et les fleurs peintes semblaient estompées, comme d’anciennes étoiles en train de disparaître. Les carreaux étaient toujours glacés, et je passais bien vite dans la cuisine. Là, l’horloge cliquetait, et c’était le seul moment où je la remarquais, car le reste du temps sa pulsation mécanique était couverte par les bruits de la Maison, les rires, les voix, le fracas discordant des casseroles qu’on entrechoque en les rangeant. La cuisine était fraîche, on avait laissé les fenêtres et les volets ouverts au rez-de-jardin, pour que circule l’air de la nuit. Le matin, on chassait les papillons couleur d’écorce qui s’y étaient faufilés pour se blottir dans la chaleur des murs. Ils voletaient, maladroits, et leurs ailes tremblotantes battaient les carreaux sans trouver la sortie.
Je refermais les fenêtres, en me mordant la lèvre quand elles claquaient un peu fort. La vaisselle sur l’évier avait séché, et une flaque d’eau froide ruisselait goutte à goutte du rebord jusqu’à la bonde. J’aimais beaucoup les fenêtres de la cuisine, avec des petits carreaux encadrés de blanc, donnant sur le verger qui s’éveillait. Je me hissais sur le plan de travail encombré de pots et de spatules, et je collais mon nez à la vitre. J’observais à travers la buée de mon souffle les vagues silhouettes des arbres chargés de fruits. Les feuilles d’un émeraude timide frétillaient au soleil, comme des petits poissons à nervures vertes.
Je passais dans le salon, dans la bibliothèque, déserts, et je soupirais déjà d’ennui, me disant que, décidément, les adultes étaient trop feignants, à dormir ainsi alors que le jour se déroulait sans nous attendre. Soudain, j’entends un mouvement au-dessus. Un bruit de pantoufles légères fait grincer le parquet ; le jeu est alors de deviner qui c’est. Si ça descend l’escalier vite, c’est Harriett ou Klaus. Les cousins dévalent vite aussi, mais moins que nous, surtout les premiers jours : il faut qu’ils se réhabituent aux marches traîtresses dans leur bois brillant. Un pas lourd et lent, c’est l’oncle Bertie. Bertie, le matin, sent extraordinairement bon, parce qu’il fait toujours sa toilette avant de descendre, et je l’ai vu, une fois, s’appliquer à grands coups du plat de la main des gerbes d’eau de Cologne dans son cou fraîchement rasé. Sa peau est alors rouge et luisante sous le menton, son sillage se fleurit de grandes herbes balancées au vent.
Et puis, petit à petit, toute la Maison s’agitait, s’étirait, bâillait un grand coup de toutes ses fenêtres ouvertes sur le jardin. Le vent gonflait les draps blancs et semait du pollen sur l’oreiller. Les cousins descendaient un à un, petits visages encore tout ensommeillés, le pli du drap sur leur joue chaude, Aleksander avec ses cheveux de blé dur en épi sur le front. Les adultes laissaient flotter leur grande présence évanescente autour de l’évier, s’affairaient, se passaient les bols en parlant de la nuit écoulée, Hilde qui rouspète toujours un peu parce que les ressorts du lit grincent, et Bertie qui dit qu’il a très bien dormi, en pinçant les côtes de sa « petite femme », Suzy au visage de bouton de rose. Le petit déjeuner était pour nous vite expédié, pas de temps à perdre, vous avez suffisamment roupillé mauvaise troupe, le jardin nous attend, on a mille cabanes à construire dans cent arbres remplis d’oiseaux. C’était comme si mes poumons emplis de l’air du matin avaient doté ma voix de plus d’éclat, et à l’aide de Harriett mon fidèle second, nous excitions bien vite l’entrain de toute la bande, et élaborions déjà mille projets, alors que les parents servaient un café trop chaud pour cette matinée déjà tiède. Le coup d’eau froide sur le visage au-dessus du lavabo, puis le cri de ralliement, nous pliés sur la rambarde de l’escalier : « Tous au jardin ! », « Il est où Klaus ? », « Déjà dans la remise ? », « Et Amelia et Magda, qu’est-ce qu’elles fabriquent encore ? ».

Comme on courait ! En ribambelle de boucles rebondissant au soleil, on faisait toujours le même chemin, et le même enchantement nous saisissait chaque matin, à la même heure du ciel bleu immense. On sortait par la grande porte, on l’enfonçait de nos petites mains encore pâles de début d’été, et on sautait d’un jet la volée de marches du perron. En atterrissant dans l’herbe molle, on reprenait contact avec la terre. Une nouvelle impulsion, nous dévalions la pente verdoyante. Les longues tiges nous griffaient les chevilles, s’agrippaient à nos mollets, et les sauterelles bondissaient autour de nous dans leur farandole désordonnée. La lisière de la forêt, on retenait son souffle. L’ombre était bleue, et les rayons du jour perçaient, obliques, d’or les frondaisons. Ça sentait bon la résine, la bonne résine qui a perlé toute la nuit en nectar de sève. Klaus courait le plus vite. Harriett nous talonnait, elle faisait tout ce qu’elle pouvait mais elle était petite, et elle hurlait en courant, de toute la puissance de ses poumons. Magda, Amelia et Louisa sautillaient en nymphes, comme pour accrocher des guirlandes de perles aux mousses que leurs pieds effleuraient. C’était d’ailleurs leur rôle, à chaque nouvelle cabane, d’ornementer nos abris de bois brut. « Elles ont du goût », disaient toujours les parents, rassurés par leur grâce, sûrs qu’elles se marieraient vite et feraient des enfants.
C’étaient toujours Klaus et Aleksander qui choisissaient le bosquet. Pendant plusieurs années, on avait occupé le même groupe d’arbres aux branches basses, peu moussus, offrant plein d’aspérités pour s’y hisser, avec des feuilles d’un bleu très sombre, qui semblaient toujours vernies de givre. On y revenait chaque jour, même quand on cherchait d’autres endroits, pour varier un peu, étendre la colonie, explorer le monde, avoir un abri de secours en cas d’attaque, de tempête, d’explosion solaire. Notre cabane principale était bâtie un peu comme la Maison. Un toit très pointu, très haut. On s’y tenait debout les premiers étés, puis Klaus et Aleksander ont grandi, et de toute façon ils voulaient se faire des cabanes privées, pour garçons, loin des filles. Pendant un ou deux étés, ils se sont mis à faire sécession, et, paradoxalement, ce furent les étés les plus exaltants de notre enfance. Abandonnées, délaissées, nous les filles devions prendre les choses en main, nous répartir les tâches, afin de protéger notre territoire des garçons qui se tapissaient dans les buissons alentour pour nous faire peur, nous piquer des bâtons, des pierres plates, des cordes. Harriett et moi étions les éclaireuses. C’était de loin le rôle le plus excitant, le plus effrayant aussi. Cœur qui bat la chamade alors qu’on se terre derrière un tronc d’arbre et qu’on doit hasarder un regard derrière notre épaule. Guerrières incandescentes, reines amazones à la crinière de feu, une lance dans une main, un poignard attaché à la cuisse, nous nous déplacions, silencieuses et souples comme des panthères, les doigts crispés sur nos bâtons sales et détrempés par la rosée. Notre mission était de repérer la nouvelle cabane construite par les garçons, et, le cas échéant, de détruire leur base pour les forcer à revenir dans nos rangs. Amelia faisait le guet, parce qu’elle était grande et pouvait rester des heures dans l’arbre, à jouer avec ses cheveux. De plus, son cri était perçant ; nous avions eu mille occasions de nous en apercevoir. Louisa s’occupait du ravitaillement en vivres et faisait la liaison avec la Maison. C’était elle qui devait gérer notre stock de bois pour les extensions potentielles de la cabane, ou les réparations après les nuits de grand vent. Quant à Magda, elle s’était proclamée princesse de la forêt et déambulait, grandiloquente et souveraine entre les arbres, une couronne de lichen entremêlée dans ses cheveux blonds. Quand nous rentrions bredouilles avec Harriett, après avoir, nous semblait-il, écumé tous les recoins de la forêt, nous nous efforcions toutes de nous passer des garçons, et l’excitation retombait, on était juste un peu lasses de rester dans ces bois froids où le soleil filtrait mal, et on songeait à la bonne chaleur qui devait faire briller le potager ou la véranda, là-bas vers la Maison. Et puis les garçons nous manquaient. C’était différent quand ils étaient là, rassurants avec leurs cris fracassants de chevaliers, leurs mollets rebondis et le léger duvet lumineux de leurs bras hâlés. On se sentait une tribu complète et harmonieuse, avec chacun à sa place. On n’aimait guère ces histoires de sédition, au fond.

Tous nos rituels, nos chants, tout ça est oublié. On aurait dû les écrire dans un carnet, j’aurais dû l’avoir là, dans un tiroir, et je l’aurais sorti pour m’immerger encore plus dans les bois dorés de nos dix ans. Je me souviens de quelques choses, des ritournelles d’enfant, vagues, lointaines comme la cloche au cou d’une vache, au fond d’un pré. Ah oui, ça sent le phoque dans cette bicoque, on chantonnait. Les enfants sont infatigables, je crois bien qu’on chantait ça chaque fois qu’on montait au grenier de Klaus. Ça sent le phoque dans cette bicoque, Harriett adorait le dire, elle trouvait ça épatant, très bien tourné, qui sonnait bien. Nous avions des petites trouvailles, qui restaient quelques mois, puis s’évaporaient. À l’adolescence on en reparlait en gloussant, tu te rappelles ce qu’on chantait à Klaus, quand on était petites, et on le redisait un peu, pour faire rire le grand frère. Les cousines, un été, avaient une mélodie en tête, une chanson à la mode, et tout le monde se moquait vaguement de la voix du chanteur, d’une aigreur de grenouille, mais en fin de compte nous fredonnions tous la mélodie, dans notre barbe. Ça surgissait sans prévenir, en se lavant les mains. Les yeux perdus dans le filet d’eau qui coulait sur les paumes savonneuses, on se surprenait à chantonner.»

Extraits
« L’été était ce moment où nous devenions frères avec les cousins, et où l’identité de nos parents se diluait dans celle des oncles et des tantes. La famille se remodelait, Petit Père et Petite Mère me devenaient étrangers, des ombres à peine dans la Maison, qui ne leur appartenait plus, qui ne nous appartenait plus non plus. Les chambres vides soudain vivantes, les salles de bains toujours prises, les verrous tirés de portes toujours ouvertes le reste de l’année, nous dépossédaient avec délice. La Maison ne changeait pas fondamentalement; seulement, nous la regardions d’une manière différente. Quand les cousins étaient là, quand toutes les chambres étaient occupées, que des serviettes humides séchaient un peu partout, imprégnées d’odeurs de savons différentes des nôtres habituelles, je me sentais à la fois perdue et rassérénée. » p. 37

« L’été où les amis de Klaus sont venus, donc – je devais avoir douze ou treize ans -, a marqué notre entrée dans monde plus tourmenté. Déjà parce que cette irruption dans notre vie commune, notre repaire secret au fond des pins, notre Maison familiale, d’une bande de jeunes qui ne partageaient rien avec notre passé, modifia nos rapports à tous, d’une façon à peine perceptible. Ils étaient trois ou quatre, je me souviens tout particulièrement d’un petit blond aux boucles courtes, Paulus, qui avait un air de gentil garçon, toujours prêt à aider, mais avec dans le fond des yeux une lueur espiègle qui ne m’inspirait pas confiance. Il y avait aussi Lukas, grand échalas aux cheveux de paille mûre, avec un long nez un peu pointu et une classe folle… » p.52

« J’avais compris que le passé était la seule chose qui valait la peine que ma vie soit vécue. Moi, la Maison et nos souvenirs, nous ferions de grandes choses. Car les choses familières ne sauraient mourir. » p. 69

« Je sais que je ne peux déjà plus m’étirer dans mes draps, parce que les membres sont gourds. Ne plus pouvoir s’étirer, et pourtant que faire. Je suis une mémoire, un monde. À l’intérieur de moi courent les petits Klaus, Louisa, Harriett, avec leurs yeux couleur d’étang sale. Ces enfants ne vivent plus qu’en moi.
Je ressasse, à longueur de journée, je pense, je pense, je revois, sans revivre. Je fais l’expérience répétée de l’échec des souvenirs, de l’imperfection de la mémoire. J’oublie des choses qui ne resurgiront pas, et l’entreprise me semble alors perdue d’avance. » p. 128-129

« Le I d’Isadora était droit et ferme, et c’est sur le À d’Aberfletch qu’une légère ornementation se dessinait. J’ouvris le paquet. Il y avait deux choses, qui toutes deux me firent monter les larmes aux yeux: une lettre de deux pages, et un livre. C’était, qu’on le croie ou non, La gloire secrète d’Amber Gardano. Mon livre favori, mon livre d’enfance, l’histoire si décisive de cette petite princesse qui fuyait les conseillers de son père à travers le palais, parce qu’elle ne voulait pas qu’on la marie. Je me ruai sur la lettre, il me fallait une explication. Je ne lui avais pas mentionné ce livre. Ma lettre, à vrai dire, avait été assez timide, je lui avais brièvement parlé de la Maison, de combien j’avais trouvé nos billets semblables, dans le journal, et de ma curiosité. Sa lettre, à elle, était giboyeuse et généreuse. Jésabel devint, dès que j’eus atteint le point final de son courrier, la meilleure amie que j’eusse pu trouver, hormis Harriett bien sûr. » p. 134

À propos de l’auteur
TRIPIER_Perrine_©francesca-mantovaniPerrine Tripier © Photo Francesca Mantovani

Perrine Tripier a vingt-quatre ans. Elle est professeure de lettres. Les guerres précieuses est son premier roman. (Source: Éditions Gallimard)

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La vie têtue

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En deux mots
La sœur de la narratrice meurt à trente-trois ans d’un cancer généralisé. Une absence qu’elle essaie de combler en s’adressant à la défunte, en lui racontant l’histoire de sa famille, en explorant sa propre vie, maintenant qu’elle est mère à son tour. Un récit poignant.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Nos douleurs et nos rages

Passant de l’essai à l’autofiction, Juliette Rousseau explore la vie des femmes de la famille et rend hommage à sa sœur, emportée par un cancer à trente-trois ans. Une mise à nu percutante, qui passe par l’exhumation des secrets de famille.

C’est sur une veillée funèbre que s’ouvre ce roman. La famille est alors rassemblée, mais chacun reste avec ses pensées, essaie de conjurer sa peine, s’occupe pour ne pas penser à l’absence, au vide, à l’inacceptable deuil qui les réunit. La jeune sœur de la narratrice est morte a trente-trois ans, dans un service d’oncologie, d’un cancer généralisé. Quelques heures auparavant, les médecins avaient suggéré de l’amputer. «C’est horrible, mais ça veut dire que tu vivras car, sinon, un geste aussi atroce n’a aucun sens.»
La recherche du sens, c’est bien ce qui préside à ce récit qui va explorer les vies des femmes de la famille, la mère et les deux filles, creuser les non-dits et remettre en perspective leur identité au cœur d’une société qui reste très inégalitaire.
C’est avec un regard distancié que la narratrice revient sur les épisodes marquants, passant de sa sœur à sa mère, témoignant de son propre vécu. Car elle a choisi de fuir cette «périphérie de périphérie», ville où ont vécu sa mère et son père et ses grands-parents: «Comme beaucoup d’enfants de la classe moyenne rurale, j’ai eu besoin d’aller à Paris pour prouver que moi aussi je comptais. Dissiper mon accent, changer mon apparence, mes références.»
En racontant à sa sœur défunte comment elle avance dans sa vie, elle continue de cheminer avec elle, lui rendant ainsi un bel hommage.
«Trois ans après ta mort, un soir, je me suis trouvée seule dans mon appartement à Paris, titubant de tristesse, égarée, nue. Instinctivement, et peut-être pour vérifier que j’étais bien là, je suis allée vers le miroir. Ce que j’y ai vu m’a fait l’effet d’une déflagration. C’était moi, et c’était moi toute seule. Tu n’étais pas là. Pourtant, face à moi, il y avait ce visage, la mâchoire carrée, plutôt masculine, le nez qui s’étire en un arrondi enfantin et surtout, les yeux noirs, le regard franc. Le même visage que toi.
Que vaut d’être sœurs face à la mort? La solitude tranchante dans laquelle tu m’as laissée est inconsolable. Tant mieux, elle est parmi ce que j’ai de plus cher.»
Maintenant qu’elle est mère à son tour, elle sent ce besoin de ne plus rien cacher, de dire le viol conjugal qui est à l’origine de la lignée ou qui a entraîné des avortements douloureux, de mettre des mots sur des troubles psychiques qui étaient alors jugés comme des caprices de femme faible. Alors elle comprend mieux ces existences, alors elle pardonne. En s’appropriant l’héritage familial, elle fait aussi œuvre de sociologue et d’historienne des mœurs, dans la lignée de son essai, Lutter ensemble, quitte à forcer le trait. Parce qu’elle a compris que c’est précisément cela, faire son deuil, «ancrer en nous une histoire qui apaise, aussi mensongère fût-elle. Les vivantes ne s’embarrassent pas de la vérité, ce n’est pas elle qui guérit.»
C’est en courts chapitres que Juliette Rousseau nous offre de plonger dans ce passé et ce présent familial, en disant les choses avec un regard acéré.

La vie têtue
Juliette Rousseau
Éditions Cambourakis
Roman
120 p., 15 €
EAN 9782366246940
Paru le 7/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une petite ville de province. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Nous sommes les héritières d’une détermination farouche, nous les descendantes des avortements ratés, des grossesses imposées. Celle-ci est indémêlable de nos douleurs et de nos rages, transmises d’une génération à l’autre comme on essore un torchon plein de sang, dans l’anonymat d’une cuisine plongée dans la nuit. »
Depuis la maison familiale où elle est revenue habiter, une femme, s’adressant à sa sœur disparue, convoque les souvenirs de leur enfance. Porteuse d’un lourd passé de violences patriarcales, elle explore les possibilités de survivre à cet héritage, dans un paysage rural dévasté, où les haies ont disparu et où la forêt se fait moins dense, cernée par les champs de maïs industriels.
Avec ce récit composé de courts chapitres, Juliette Rousseau nous offre un premier texte littéraire poignant, sensible et lumineux qui rend hommage aux femmes de sa famille.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Missives
RTBF (Fanny de Weeze)
Ouest-France (Agnès Le Morvan)
Podcast Bretonnes et féministes (entretien avec Juliette Rousseau)
Blog Joelle Books

Les premières pages du livre
La langue française, dans sa construction patriarcale, ne me permet pas de donner à lire la lignée de femmes blessées dont je viens. Elle nous efface, encore et toujours. Les méthodes d’écriture dites « inclusives » non plus, elles qui continuent de faire advenir le masculin, y compris là où les hommes ont depuis longtemps choisi de déserter. Ma langue ne cherche pas l’égalité, ni de nouvelles règles. Elle invoque des filiations, rétablit des trajectoires.
Comme dans nos vies, souvent, le masculin l’emporte. Mais parfois, c’est le féminin. Ni l’un ni l’autre ne me semblent désirables. Je ne cherche pas à forger la langue d’un monde souhaitable. Ce sont nos vérités qui m’intéressent. Tant mieux si apparaissent ensuite, dans ma généalogie comme dans les autres, des êtres libres de cette binarité épuisante, et qui trouveront leurs propres mots pour se dire.
Nous dire avec justesse, c’est laisser la porte ouverte à ce qui vient pour nous remplacer, joyeusement et sans douter, comme tout ce qui naît pour vivre pleinement. Dans la langue comme dans nos histoires, nous ne sommes jamais que des passages.

L’automne est doux cette année. Dans ce petit espace qui test dédié, entre le potager et la maison, les bambous foisonnent. Le cerisier du Japon, les rosiers et le sureau ont fleuri, les uns après les autres, et ton jardin se prépare désormais à l’hiver, entamant une mue vert sombre. Les feuilles, qui commencent à s’amasser sur le sol, dégagent une odeur réconfortante de pourriture végétale. Plus agréable que celle des décompositions humaines et animales, elle est un rappel du cycle de la vie avec lequel je peux cohabiter. Elle me prépare à l’hiver, qui reprendra les formes de celui qui avait suivi ton départ, le premier de ma vie d’endeuillée. Depuis ta mort, chaque saison a ses façons de me rappeler ma condition.
Tu as peut-être quatre ans. Tu viens d’emménager ici avec ta mère et ta sœur, après avoir vécu dans un HLM de la grande ville la plus proche. Ta mère est au bout d’elle-même, c’est-à-dire très loin de toi, et tu sens déjà confusément qu’il te faut prendre soin delle. La maison dans laquelle vous vous installez est humide et sombre. Elle se dissimule au terme d’un petit sentier qui plonge vers l’extrémité est du hameau. Dans peu de temps, ta mère oubliera le gaz allumé et la maison brûlera. Elle se calcinera discrètement mais en totalité, de l’intérieur et sans flammes. Une belle métaphore à n’en pas douter. Ta mère survit, ta mère oublie, et ce qu’elle délaisse dans ce geste se consume. Elle gardera longtemps le vestige calciné d’une bague en or et lapis-lazuli offerte par ton père du temps de leurs fiançailles.
Cet automne-ci nous nous retrouvons devant la stèle que maman t’a construite. De cette famille composée sans trop y réfléchir, comme la plupart des familles, par la synthèse des impulsions du corps et de la contractualisation des relations, il ne reste plus grand monde. Cela ajoute à la tristesse. Décès, drames, défections. On se représente à tort la famille comme cette entité bien délimitée, immuable, soudée par un terreau biologique. Or c’est un terrain fluctuant, en partie instable, en recomposition permanente. où la biologie n’est que peu de chose, quoi qu’on en dise. La famille que tu as connue de ton vivant n’existe presque plus, et, aujourd’hui, d’autres nous sont venues qui ne t’ont pas connue. Ce qui fait notre commun peu à peu s’éloigne de toi.
Tu as trente ans. Tu reviens au hameau pour la première fois depuis longtemps. Depuis ton mariage, célébré à la mairie du village. Tes sœurs ont fait de ta venue une surprise. Lorsque tu entres dans la maison, par la porte latérale, celle qui donne directement sur la cuisine et ta mère, le visage de celle-ci se transforme. Elle en pleurerait si elle savait pleurer. Tu arrives quand tout le monde est déjà là. La tablée est longue et bruyante, comme dans tes souvenirs. On t’accueille d’un sourire timide, les yeux pleins de sollicitude. On est prêtes à jouer la comédie pour ne pas te brusquer. Peut-être est-ce que cela t’arrange. Peut-être aussi que tu en crèves un peu plus, qui peut savoir? Ta mère s’affaire en cuisine, c’est sa façon à elle d’habiter le malaise, de pratiquer un retrait sans lequel elle ne peut pas faire avec ses proches. Ta mère compense depuis toujours, le travail domestique est une de ses stratégies. Ce soir, tu la rejoins et te prêtes à son jeu. Tes apparitions à table sont brèves, emballées de peu de mots. Ta petite sœur t’observe et retient son souffle.
J’ai disposé des bougies sur le pourtour du terre-plein central, au pied des bambous. Leurs flammes labiles se mêlent doucement au bleu profond de la nuit qui s’installe. Le moment est maladroit, les gestes et les mots sont autant d’explorations, appesanties par l’émotion. Plus personne ne nous apprend à faire avec la mort. Nous parlons un peu, tournées vers ta stèle, maïs en réalité nous nous parlons les unes aux autres. En partant, tu as fermé derrière toi une porte infiniment lourde, qu’il nous coûte d’ouvrir. Ne nous en veux pas si nous l’avons si longtemps laissée fermée, il n’est pas aisé de survivre à celles qu’on aime.
Moi qui te parle en silence depuis toujours, je commence seulement à t’écrire ce soir. Ta vie, ses débuts, ses sursauts et sa fin, continuent d’organiser la métrique de la mienne, ses mouvements de plaques.

C’est d’abord le bruit discret d’un papier que l’on fait glisser sur le parquet, par l’interstice sous la porte. Ce sont quelques mots, griffonnés par une connaissance. Je suis désolée pour toi. Dans la chambre fermée, je suis blottie dans les bras d’une amie. La pièce est sombre, protégée de la lumière criarde et de la chaleur étouffante de ce début d’après-midi. De ce côté-ci de l’Europe, il fait encore chaud. Si on t’appelle, c’est que tu dois venir, m’avait dit maman au téléphone. J’étais prévenue, le sous-texte était clair pour tout le monde. Mais pas pour moi. Alors pourquoi suis-je en train de pleurer? Ce qui ne m’est pas encore accessible en pensée fait déjà son chemin en moi, insensible à ma peine.
Quelques heures plus tard, c’est l’autre côté du continent. Celui où il fait déjà froid, qui baigne dans le brouillard. Le train depuis l’aéroport est plongé dans la pénombre. Il s’arrête trop souvent. Les lumières palpitantes des faubourgs viennent, par intermittence, soutenir les néons fatigués de l’allée centrale. Je ne sens plus mon corps. Depuis déjà des mois je m’échine à quelque chose le concernant. Je ne sais pas bien quoi. Le faire disparaître peut-être, ou bien tenter de le sentir à nouveau. Peu à peu, il s’est effacé, jusqu’à ce moment, cette nuit d’automne et sa dissolution presque complète dans les reflets poudrés des rues de Londres.
À la sortie de la station de métro, mon père m’attend, planté dans l’obscurité. Je vois mal son visage, mais j’en discerne déjà les traits tendus, épuisés. Nous nous embrassons, sans un mot. Puis, je le suis dans l’entrée de l’hôpital, éclaboussée par la lumière blafarde qui est le propre de toutes les institutions de ce type. Comme une façon de nous pousser, déjà, à la capitulation. »

Extraits
« En moi, la possibilité de ta mort n’a toujours pas sa place. Alors je m’accroche à tout ce qui se présente. Que l’on te propose de t’amputer, c’est horrible, mais ça veut dire que tu vivras car, sinon, un geste aussi atroce n’a aucun sens. Que tu sois si calme, c’est déroutant, mais ça veut dire que tu maîtrises. Or, quelqu’un qui maîtrise n’est pas en train de mourir. C’est le genre de bêtises auxquelles je crois. Mais je ne sais rien de la mort. Je crois encore, de façon brouillonne, que les choses, ces choses-là, ont une forme de sens, si tant est qu’on le recherche. Je pense que la mort a ses façons de nous avertir, et qu’on ne meurt pas comme ça, si facilement, à trente-trois ans.
Et pourtant quelques heures plus tard, tu meurs. » p. 14

« Le village est une périphérie. Une périphérie de périphérie. C’est le bout de la ligne de train, les confins du département, de la région. À l’autre bout, il y a une ville, de celles qu’on appelle métropoles pour faire grand. Elle est elle-même une périphérie de la seule et l’unique, la ville de notre mère et de ton père, la ville de nos grands-parents. Comme beaucoup d’enfants de la classe moyenne rurale, j’ai eu besoin d’aller à Paris pour prouver que moi aussi je comptais. Dissiper mon accent, changer mon apparence, mes références. Tu avais fait la même chose avant moi. Après quelques années, il s’est avéré que c’était plus facile de gagner sa place en ville. Mais je n’ai jamais rencontré une seule personne qui était née à Paris même. » p. 38

« Trois ans après ta mort, un soir, je me suis trouvée seule dans mon appartement à Paris, titubant de tristesse, égarée, nue. Instinctivement, et peut-être pour vérifier que j’étais bien là, je suis allée vers le miroir. Ce que j’y ai vu m’a fait l’effet d’une déflagration. C’était moi, et c’était moi toute seule. Tu n’étais pas là. Pourtant, face à moi, il y avait ce visage, la mâchoire carrée, plutôt masculine, le nez qui s’étire en un arrondi enfantin et surtout, les yeux noirs, le regard franc. Le même visage que toi.
Que vaut d’être sœurs face à la mort ?
La solitude tranchante dans laquelle tu m’as laissée est inconsolable. Tant mieux, elle est parmi ce que j’ai de plus cher. » p. 58

« Peu importe que nos souvenirs divergent. Je n’écris pas pour rétablir la vérité. Faire son deuil de toi c’est, pour chacune, ancrer en nous une histoire qui apaise, aussi mensongère fût-elle. Les vivantes ne s’embarrassent pas de la vérité, ce n’est pas elle qui guérit. » p. 89

À propos de l’auteur
ROUSSEAU_Juliette_©Mathieu_GenonJuliette Rousseau © Photo Mathieu Génon

Juliette Rousseau est née en 1986 dans un petit village de Haute-Bretagne. Tour à tour autrice, journaliste, traductrice, éditrice et militante, elle explore différentes formes d’écriture et leurs potentiels émancipateurs. Récemment, elle a choisi de revenir habiter le hameau de son enfance. La Vie têtue est le fruit de ce retour aux racines, et son premier roman. (Source: Éditions Cambourakis)

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Un grand bruit de catastrophe

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

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En deux mots
Marco, Louise et Laurence ont grandi à Val Grégoire, petite bourgade à la frontière du Labrador canadien, d’où ils se promettent de fuir pour avoir enfin une vie passionnante. Louise sera la première à partir, mais pour donner naissance à un enfant qu’elle n’a pas voulu. Marco et Laurence promettent de la rejoindre, mais leurs plans vont être contrariés.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le pacte de Marco, Louise et Laurence

Trois adolescents se promettent de faire leur vie loin de ce coin perdu du Canada où ils étouffent. En suivant les pas de Marco, Louise et Laurence, Nicolas Delisle-L’Heureux raconte une amitié qui va virer au drame dans une société loin d’être émancipée.

Commençons par planter le décor, essentiel dans ce roman. Nous sommes en 1956, une année qui a marqué le narrateur, «puisque c’est celle où nous avons commencé à naître, infatigablement, comme une diarrhée mal soignée» à Val Grégoire, une de ces cités loin de tout, qui a poussé comme un champignon, dans le Nord du Québec. «Après L’hôtel de ville on y construisit l’épicerie, l’école primaire, puis secondaire, la piscine, l’aréna, le poste de police, la caserne de pompiers, la station-service, les rues asphaltées, les ballons qui roulent devant la voiture à la dernière seconde, les panneaux de limite de vitesse, le bureau des examens de conduite. On vit apparaître un des hôpitaux les mieux équipés de la province, une prison tout inclus (avec buffet à volonté, activités de groupes tous les matins et spectacles amateurs des geôliers le vendredi), un asile psychiatrique tout ce qu’il y a de plus innovant, ainsi que la Plaza du monde, un centre commercial fait sur le long où on vendait du linge comme on en voyait à la télé.» La dynastie Desfossés a mis la main sur la mairie et règne sur la communauté. C’est au tour de Jean-Marc, qui n’est pas le plus fûté, d’entrer en scène. Avec son épouse Marie-Pierre, ils sont à l’origine du désastre à venir, en mettant au monde, de 1972 à 1978, «comme de vilains lapins, sept garçons: Ricardo, Julio, Bruno, Théo, Mario, Léo et Marco – ils l’expliquaient avec le plus grand sérieux: « Le o, c’est pour l’onneur. »»
C’est Marco, le dernier de la lignée, qui va s’acoquiner avec Louise Fowley et Laurence Calvette, formant un trio aussi inséparable qu’improbable. Ils essaient de tuer leur ennui et leur scolarité médiocre en participant à quelques mauvais coups. Mais l’élément déclencheur du drame à venir, est une virée durant laquelle Louise perdra sa virginité. Pas avec Laurence, comme la logique le voudrait, mais avec son grand-frère William qui va la forcer et la mettre enceinte.
Une situation que Louise gère en prenant la fuite pour Montréal, espérant que ses deux amis la suivront bientôt. Mais si Marco et Laurence disparaissent effectivement et sont officiellement portés disparus, personne ne sait ce qui leur est arrivé.
La seconde partie du roman, qui court sur une quinzaine d’années, fera la lumière sur ce «traumatisme collectif jamais convenablement soigné et qui a gangrené l’âme de la ville.» On y verra Louise revenir à Val Grégoire. Pour se venger ou pour retrouver la trace de ses amis d’enfance?
Nicolas Delisle-L’Heureux met habilement en place les pièces du puzzle, dévoilant peu à peu ces destins bousculés jusqu’à l’épilogue très réussi. Des amitiés adolescentes au poids du déterminisme social, de l’envie de fuir un environnement désespérant à la force des liens familiaux, l’auteur réussit à dresser un vaste panorama de quelques questions existentielles majeures. Servi par l’exotisme de la langue, il confirme avec ce second roman toutes ses qualités de narrateur. Une belle réussite!

Un grand bruit de catastrophe
Nicolas Delisle-L’Heureux
Éditions Les Avrils
Roman
296 p., 22€
EAN 9782383110125
Paru le 25/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Val Grégoire, «La ville est sise dans une vallée touffue de la Betsiamites, en Haute-Côte-Nord, à une centaine de kilomètres au nord de Forestville, entre le Saguenay–Lac-Saint-Jean et le réservoir Manicouagan, pas si loin non plus, à vol d’oiseau, du Labrador.» On y évoque aussi le Labrador, Terre Neuve, Québec et Montréal.

Quand?
L’action se déroule principalement des années 1990 aux années 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
Voilà longtemps que Louise Fowley n’avait pas emprunté la route 385 pour rejoindre Val Grégoire, une petite ville au nord du nord de la forêt boréale. C’est là qu’elle a passé son enfance avec Marco Desfossés, le fils du despote local, et le clairvoyant Laurence Calvette. Ensemble, ils formaient un trio flamboyant. Jusqu’à l’événement. Aujourd’hui, vengeance en bandoulière, Louise est prête à relancer les dés, racheter ce qui peut l’être.
Un grand bruit de catastrophe nous entraîne dans les territoires rudes de la Côte-Nord, à la frontière du Labrador canadien. Dans une langue inventive et vernaculaire, Nicolas Delisle-L’Heureux raconte l’histoire d’une amitié percutée par la cruauté du destin comme s’il faisait pivoter un cristal jusqu’au dénouement. Il signe un roman ample et addictif. Il vit à Montréal.

L’intention de l’auteur
Je suis né dans une banlieue typiquement nord-américaine, en carton-pâte. C’est un livre sur le sentiment d’enfermement inspiré de ce que j’ai pu y ressentir dans mon enfance. J’avais la sensation de ne pas comprendre les codes, les normes, d’être mal à l’aise avec ce conformisme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Ophélie Drezet, librairie La Maison jaune à Neuville-sur-Saône)
Radio MDM
Untitled magazine (Mathilde Ciulla)
Blog fflo la dilettante
Blog Les livres de Joëlle
Blog Le Capharnaüm éclairé
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)

Les premières pages du livre
« Prologue
Il y a trois semaines, Wendy a vu Mémère accoucher en silence dans le garage. Pas une plainte. Les chatons sont apparus comme des gens qui se penchent pour passer une porte un peu basse, un, deux, trois, quatre. Ils étaient tellement beaux que Wendy en avait mal en arrière des genoux. Elle est allée chercher du lait Carnation et du thon et, à son retour, Mémère mangeait le placenta.
Dix jours plus tard, alors qu’elle lavait la vaisselle, Wendy l’a entendue miauler comme une folle. De la cuisine, elle l’a vue qui crachait, tournaillait, sautait sur les rebords en ciment des fenêtres du garage et creusait le sol. Mémère ne s’est pas retournée quand Wendy est sortie et s’est approchée d’elle en panique. La porte coulissante du garage s’est soulevée et la chatte s’est faufilée à l’intérieur. Wendy a vu les pieds, puis les genoux, puis les hanches de Willy, puis ça s’est immobilisé. Mémère beuglait et Willy lui a sacré après, ils avaient l’air de s’engueuler, là-dedans. Wendy est entrée à son tour et c’est là qu’elle a aperçu, dans la bassine rouge sur le sol en ciment gris, les quatre chatons qui flottaient comme des toutous trempes. Mémère les a sortis par le cou un par un et les a séchés avec sa langue rugueuse. Elle chignait du plus profond de sa gorge et frôlait ses mamelles enflées sur leurs museaux roses. Ils n’ont pas bougé.
Au bout de quelques instants, Willy a ordonné à Wendy de laisser Mémère faire son deuil toute seule. C’est à ce moment-là qu’elle a vu que Mémère l’avait griffé sur la joue.
Elle s’est sauvée, Mémère, et n’est pas reparue. Depuis, Wendy l’appelle dans le bois en faisant cling-cling avec le pot de bonbons pour chats, puis revient bredouille et s’assoit à la table de pique-nique en pleurant presque. Cette disparition est tellement triste que c’en est quasiment doux. Wendy espère que, si Mémère la voit dans cet état-là, elle se laissera consoler. Wendy lui chuchotera que Willy n’a pas d’allure d’avoir fait ça, que c’est juste pas normal de tuer des bébés.
Durant plusieurs jours, Wendy n’a pas parlé à Willy, n’a pas fait les repas, n’a pas fait le ménage. D’habitude, elle dépense ses matinées à balayer le plancher de la cuisine, de la salle à manger qui est aussi le salon, de la chambre de Willy et de la sienne. Les quatorze autres chambres de l’ancien hôtel sont barrées et on n’y va jamais. Elle passe la moppe le mercredi, fait le lavage le jeudi, suspend les brassées dehors quand c’est pas l’hiver. La semaine dernière, il a plu sur le linge blanc pendant qu’elle cherchait Mémère. Elle n’avait pas vu venir l’orage et il lui a fallu deux jours à s’en remettre. Ne sachant plus par où recommencer, elle a tout relavé, même le linge de couleur. Le samedi, sa grosse journée, elle époussette les animaux empaillés de Willy dans toutes les pièces et termine au fond de la salle à manger.
L’autre soir, après le souper, Willy s’est placé en travers de la porte pour empêcher Wendy de sortir.
– Pas avant que tu m’ailles au moins fait un sourire…
Elle a gardé les yeux baissés.
– Non…
– Quessé que t’as ? Regarde-moi, au moins !
Wendy, qui se mordait les joues depuis presque deux semaines, a explosé :
– Non, non, non !
Quand Willy a haussé le ton et lui a serré le bras, « Ça va faire ! », elle lui a bondi dessus et lui a griffé le visage. Comme Mémère. Willy est resté bête, sa face ne comprenait rien.
Un beau cadeau de fête aurait peut-être permis à Willy de se racheter un peu auprès d’elle. Wendy sait de quoi il est capable. Par le passé, il lui a déjà fabriqué des décorations pour sa chambre ou le dessus du foyer, des animaux en fil de fer ou des statuettes en bois. Une année, il lui a offert un collier en perles mauves. Tout énervée, Wendy n’arrêtait pas de vérifier si ça venait vraiment d’un magasin et ça l’empêchait de dormir si le bijou était dans la même pièce qu’elle. Willy s’était fâché :
– C’est fini, les cadeaux de la ville, ça te met trop à l’envers !
Sauf qu’hier, la veille de l’anniversaire de Wendy, il a aligné les quatre chatons qu’il venait tout juste de finir d’empailler sur le plancher, près de la porte de la cuisine. Wendy s’est forcée toute la journée pour ne pas les voir quand elle passait à côté.
Ce matin, Wendy se réveille avant le soleil et décide que sa chicane avec Willy ne va pas l’empêcher de profiter de sa journée. Elle se brosse les dents, enfile sa plus jolie robe, une robe rouge vif avec une crinoline, des motifs de fleurs et des bretelles larges. Son ventre frotte sur le tissu rugueux. Elle met ses souliers rouges avec les petits talons qu’elle sort seulement à sa fête pour avoir hâte de marcher avec. Dehors, l’air goûte le gâteau. Elle s’élance vers le remonte-pente et va appuyer sur le bouton rouge dans la cabine. Le disjoncteur claque et les machines s’activent. Lentement, comme un vieux chien qui se lève de sa sieste, les sièges se mettent à virailler, et l’un d’eux se pose sous ses fesses.
Sur le télésiège, Wendy ne se retourne jamais pour voir derrière. Son endroit préféré, à l’aller comme au retour, est la côte Magique, là où le sol est le plus loin des pieds. Quand ils étaient plus jeunes, Laurence avait calculé la hauteur à trente-cinq mètres. Le mont Brun dépasse toutes les autres collines autour, et Val Grégoire n’est nulle part. Lorsque Wendy essaie d’imaginer ce qu’il y a après les arbres et de l’autre côté des montagnes, sa tête tourne un peu. Laurence disait aussi que Val Grégoire est à trente-cinq kilomètres du mont Brun. Wendy connaît ces chiffres-là par cœur, mais ils sont comme une langue étrangère. Elle compte jusqu’à trente-cinq à haute voix pour être certaine de comprendre. Trente-cinq la côte Magique, trente-cinq jusqu’à Val Grégoire. Trente-cinq partout. Trente-cinq, c’est l’âge qu’elle a aujourd’hui.
Wendy a toujours aimé les vieilles histoires du mont Brun de Laurence. Elle pouvait l’écouter sans se tanner lui raconter que, à une certaine époque, les gens descendaient la montagne en skis en allant aussi vite qu’un tour de truck ou que l’hôtel était tellement plein que ça débordait de monde à messe jusqu’à Val Grégoire. Mais depuis que Laurence est parti et que Mercedes est morte, le passé n’existe plus et la vie est un long jour qui ne se termine pas : le dégel du printemps qui ramène toujours le même lac au milieu du stationnement, le bois à corder en dessous de la galerie aussitôt que les feuilles rouges commencent à annoncer l’hiver, les mêmes après-midi à toujours rien faire de la même façon.
Parfois, Wendy essaie de compter depuis combien de temps Mercedes est morte, mais elle n’en est pas capable. Elle n’a pas entendu la voix de sa mère depuis tellement longtemps qu’elle a parfois l’impression de l’avoir oubliée, d’avoir oublié toute leur vie ensemble. Si on l’envoyait à Val Grégoire, en tout cas, elle ne retrouverait jamais son chemin jusqu’à la maison où ils habitaient, les Calvette, avant de déménager ici. Comme souvent dans le remonte-pente, elle repense à la ville, ferme les yeux pour se souvenir des formes, des sons, des odeurs. Derrière ses paupières, Wendy voit la fontaine du centre commercial avec de l’or dedans, mais n’est plus certaine si elle l’a vue en vrai ou si c’est un ancien rêve. Les trottoirs gris s’étirent à l’infini, le seul feu de circulation de Val Grégoire passe du vert au jaune au rouge, et le soleil quitte le ciel en laissant des traces mauve-bleu au-dessus des maisons. Les visages des passants ont des contours pâles et flous, et les noms de rues sont des lettres mélangées.
Au bout de quelques tours de machine, Wendy devine le son d’un moteur, au loin, malgré le ronron du télésiège. Le cou tordu, les mains agrippées à la barre de sécurité, elle aperçoit une auto rouge sortant d’entre les branches. Une fois au sommet, la chaise revire enfin. Quelqu’un la salue, debout dans le stationnement. Le cœur de Wendy bat plus vite à mesure qu’elle redescend. Elle voudrait crier que ce ne sera pas long, mais se retient parce que tout ce qui n’est pas calme la met sur le gros nerf. Elle plisse les yeux, puis reconnaît la silhouette : c’est Louise, Louise Fowley, toujours aussi belle, d’une beauté qui donne faim, Louise qui sent la ville à plein nez, même de loin, avec son linge beau comme un mariage. Wendy ne se souvient même pas de la dernière fois qu’elles se sont vues, mais ça ne se compte pas avec les doigts. Ça date du temps de Val Grégoire.
Elle débarque trop tôt du remonte-pente et se tord une cheville, la même que d’habitude. Elle tombe, puis, quand elle se relève, le siège suivant lui atterrit en arrière de la tête. Louise lui tend les mains, elles ont toujours la même odeur sucrée de poudre pour bébés. Wendy les bécote en pleurant sans savoir pourquoi.
– On est pas le 1er juillet aujourd’hui ? demande Louise avec un gros sourire. Je suis là pour ta fête…
Elle a apporté de la nourriture que Wendy n’a pas goûtée depuis longtemps : du fromage, des confitures maison, des bananes, des légumes. Louise ne mange pas de viande ; Wendy aime trop les animaux pour s’imaginer arrêter. Elles cuisinent toute la matinée, font la fameuse recette de bonbons aux patates de Mercedes que Wendy connaît par cœur, mais qu’elle n’ose jamais faire seule. Louise éclate de rire.
– On popote et on papote !
Willy s’est réveillé tard et n’a presque pas salué Louise, comme si c’était normal qu’elle soit là. Il s’est installé dans un coin de la salle à manger et les regarde de travers, de loin, depuis ce temps-là.
L’après-midi, elles dessinent, comme quand elles étaient jeunes. Ce n’est maintenant plus Montréal, le nom de la ville de Louise, mais Québec. À ce qui paraît, ces mots-là sont des affaires qui existent ; en tout cas, elles sont faciles à illustrer : aquarium, château frontenac, traversier, funiculaire, escaliers du cap blanc, hôtel de glace. Louise est toujours aussi bonne, c’est même devenu un de ses métiers. Elle fait des vrais de vrais livres.
– Quand tu viendras à Québec, je vais t’en donner quelques-uns.
Au moment où ces mots-là arrivent aux oreilles de Wendy, quand tu viendras à Québec, sa joie fait un bruit dans sa gorge. Elle se tourne vers Willy pour vérifier s’il a entendu, mais non. Louise chuchote :
– Je vais t’emmener, Didi…
Wendy fronce les sourcils, pas certaine que ça pourrait être possible. Chaque fois que Willy revient de Val Grégoire avec l’épicerie, il lui répète que c’est pas fait pour elle, la ville, que c’est rendu trop fou.
Le soir venu, Wendy lui offre la chambre 3, juste à côté de la sienne, mais Louise veut profiter de la nature et insiste pour qu’elles couchent toutes les deux dans le pavillon d’été, en haut de la montagne. Willy vire les yeux : faire du camping quand on habite dans un hôtel. Aussitôt débarquées du remonte-pente, elles s’assoient l’une à côté de l’autre et se serrent fort sous les étoiles… Louise lui pose des questions sur ses activités, sur ses journées, sur ce qu’elle mange. Wendy est un moulin à paroles, elle voudrait qu’on continue à s’intéresser à elle encore longtemps. Louise veut savoir si Willy la traite bien ; Wendy répond que oui, ben oui. Louise sourit, mais ce n’est pas vraiment un sourire. Sa voix devient plus aiguë d’une coche ou deux.
– Est-ce que je peux voir ?
Wendy reste bête : contrairement à Willy qui ne semble pas s’apercevoir que le corps de Wendy change, Louise a remarqué. Wendy relève son gilet et dépose la main de Louise sur sa bedaine. Juste pour être sûre, elle vérifie si Louise trouve que c’est une bonne nouvelle. Louise refait exactement le même sourire qui n’en est pas un.
– C’est une des meilleures nouvelles que t’auras jamais, Didi.
Depuis le milieu de l’hiver, son ventre n’a plus de dents pour la mordre jusqu’au sang et la faire se plier en deux. Pendant quelques semaines, Wendy n’a pas pu manger sans avoir mal au cœur, et son corps était tout le temps fatigué. Au début, elle a eu peur d’avoir le cancer parce que, chez les Calvette, on se le transmet de mère en fille, les grands-mères des grands-mères de Mercedes l’ont eu avant même qu’il soit inventé. Sauf que, depuis quatre, cinq jours, il y a comme un petit chat qui gigote en dedans. Et maintenant, on dirait que Louise comprend la même chose qu’elle. Wendy respire mieux, tout à coup.
Depuis le pavillon d’été, Louise et elle aperçoivent des bouts des feux d’artifice du 1er juillet de Val Grégoire, les entendent éclater dans le ciel. Le silence revenu, la nuit invente plein de bruits étourdissants et les mélange, ils caressent Wendy derrière les oreilles, s’enroulent autour de son cou, elle pourrait presque y déposer sa tête. Elle dort bien, collée en cuiller contre Louise, emmitouflées les deux sous cinq couvertures. Quand elle rêve, Louise a l’air inquiète, on dirait qu’elle ne se repose pas.
Au matin, elles descendent du mont pour faire leur journée. Elles vont marcher après le dîner, puis encore après le souper. Les yeux de Willy leur brûlent le dos quand elles s’éloignent sur le sentier. À leur retour, il profite des moments où Louise est aux toilettes ou dans la douche pour demander à Wendy où elles sont allées se promener, de quoi elles ont parlé. Elle répond juste par oui ou par non, ou avec des bouts de phrases quand elle se sent obligée. Le soir approche et Louise annonce :
– On va se coucher.
Pour Wendy, c’est comme un cadeau : ça veut dire qu’elle reste encore un peu.
Le lendemain et les jours d’après, ça se passe de la même façon : le dessin, les marches, la cuisine, le bla-bla, puis le télésiège pour aller dormir, une petite danse qui commence à ressembler à une vieille habitude, mercredi, jeudi, vendredi, monte, descend, dessine, papote. Cette vie-là pourrait vraiment plaire à Wendy si elle devait continuer comme ça… Elle pense, même si elle n’y croit pas vraiment : peut-être que Louise voudrait habiter au mont Brun pour toujours ? Elle l’aiderait à prendre soin du bébé, elles l’appelleraient Ti-Loup, lui chanteraient des chansons autour du feu, le nourriraient avec des fraises en juin, des framboises en juillet et des pommettes à la fin de l’été. Avec Willy, ils seraient bien, les quatre ensemble. Ils joueraient à la dame de pique.
Mais le samedi, Louise leur annonce de sa voix la plus de bonne humeur possible qu’elle va repartir dans deux jours. Wendy n’est pas assez surprise pour être triste.
– Demain, on devrait aller pique-niquer sur la montagne, tout le monde ensemble. Ça va être mon repas de départ et une dernière occasion de fêter Wendy. Trente-cinq ans, on peut ben souligner ça deux fois…
Le cœur de Wendy s’arrête. Dans sa chaise berçante, Willy se raidit, puis fait OK du menton. Wendy est tellement contente qu’elle a envie de faire pipi. Elle sent que ça se pourrait qu’elle ne soit bientôt plus fâchée contre lui. Pas tout de suite, mais bientôt.
Le reste de la journée s’étire lentement. Louise a préparé un gâteau qui refroidit sur le comptoir. La cuisine sent la vanille. Wendy fait tout plus vite – marcher, manger, parler, faire la vaisselle – en espérant que le temps suivra son exemple. Comme ça, on sera déjà demain et son anniversaire, son deuxième.
Au matin, elles redescendent du mont Brun très tôt parce que Wendy est trop énervée pour se rendormir. Après le déjeuner, elle se brosse les dents et remet son linge de fête, le même que le jour où Louise est arrivée, puis elle file vers le télésiège. Même s’il soleille, de la petite brume couvre le ciel et les formes restent embuées comme après une sieste.
Louise la rejoint plus tard avec un panier de provisions. Elle envoie Wendy cueillir des fleurs pour décorer le centre de table pendant qu’elle installe les guirlandes et le couvert. Wendy ne connaît pas le nom des fleurs, mais il paraît qu’elles en ont chacune un. Durant l’été, comme ça, il y en a tellement qu’elle ne sait pas lesquelles choisir.
C’est long avant que Willy arrive. Wendy va se coucher dans le foin qui sent le dessert et attend. Elle promet au bébé qu’ils vont revenir ici ensemble quand il sera né. Après une bonne secousse, elle aperçoit enfin Willy à travers le trou des arbres. Elle s’excite :
– Il s’en vient !
Elle cherche Louise des yeux. Pas à la table de pique-nique.
– Il s’en vient, il s’en vient !
Pas non plus à l’intérieur du pavillon d’été. Willy est presque au-dessus de la côte Magique, maintenant. Wendy n’avait jamais vu la distance qui sépare le sol des pieds parce que c’est toujours elle qui est suspendue. Trente-cinq, c’est encore plus haut qu’elle pensait ! Elle lui fait des signes de bras et rit toute seule, c’est comme si tout ce qu’elle aime le plus au monde s’approchait d’elle avec un grand sourire, les bras pleins de cadeaux. Puis le remonte-pente s’arrête d’un coup sec.
Wendy devine, au loin, le visage de Willy aussi surpris que le sien.
– Louise ! Louise ! elle appelle.
Louise surgit de derrière la cabane électrique.
– Willy est pris !
– Je sais, elle répond en la rejoignant. Je sais. J’ai vu… C’est brisé…
Willy hurle, et ça résonne dans le sternum de Wendy. Louise lui prend le menton et la force à la regarder, lui parle comme si elle la chicanait.
– Écoute-moi, Didi, il faut que tu m’écoutes !
Wendy chasse violemment la main de Louise : la peur de Willy, accrochée au-dessus du vide, là-bas, remplit le silence.
– Hé ! se fâche Louise en lui serrant le bras. La machine est brisée.
Elle lui réexplique, la voix pointue et tremblante :
– Mais il faut se calmer si on veut aider Willy.
Wendy essaie de respirer moins vite, essuie ses joues. Louise est satisfaite, elle la félicite, elle trouve que Wendy est super bonne pour se consoler quand il le faut. Elle lui fait signe d’attendre et va grimper sur la plateforme en bois du télésiège. Elle crie à Willy qu’elles s’en vont avertir les pompiers pour qu’ils apportent leurs échelles. Willy s’agite, mais Wendy n’entend pas ce qu’il dit à cause de l’écho de la vallée. Louise va ramasser le panier de provisions sur la table.
– Il dit merci. Il dit qu’il va attendre.
Wendy a juste des larmes et pas d’idées. Elle fixe Louise dans les yeux.
– T’es-tu vraiment, vraiment certaine que la machine est vraiment, vraiment brisée ?
Louise a l’air surprise de la question : bien sûr qu’elle est certaine ! L’inquiétude de Wendy a encore faim : est-ce que Willy sera fâché si elles partent ? Louise fronce les sourcils.
– Mais pourquoi il serait fâché ? Il serait ben plus en mautadit si on faisait rien, tu penses pas ? C’est vraiment la seule façon de l’aider… Y en a pas d’autres. Tu comprends, hein ?
Wendy fait oui de la tête, à demi convaincue.
– Dépêche ! la presse Louise en se dirigeant vers la piste qui longe l’autre versant du mont Brun.
Willy, presque debout sur son siège, crie des sons raboutés. Wendy ravale sa morve et lui envoie un signe de la main.
– On va reviendre !
– Retourne-toi plus, maintenant, Didi. Ça va être plus facile de même…
Elles descendent sans parler. Wendy pleurniche en essayant de ne pas faire trop de bruit. Ses beaux souliers rouges à talons lui frottent la peau, et elle passe proche de tordre sa cheville fragile à quelques reprises. Quand elles arrivent enfin à la voiture de Louise, Wendy ne peut s’empêcher de regarder Willy ; il gesticule encore.
– Ça donne rien de t’en faire, souffle doucement Louise. Ça va être correct. Ça va être correct, tu vas voir. Ils vont venir le chercher…
Dans l’auto, les odeurs mélangées de poudre pour bébés et de gâteau à la vanille la calment un peu. Louise répète que Wendy a été très bonne, puis elle dit :
– Maintenant, c’est l’heure de ton cadeau…
Les mots prennent leur temps pour faire leur chemin. L’heure. De. Ton. Cadeau. Louise lui pointe un sac à vidanges sur la banquette arrière.
– J’ai mis ton linge dedans.
Elle s’éclaircit la gorge, puis lui annonce qu’elle l’emmène à Québec pour quelques jours.
– Est-ce que ça te tente ?
Wendy voudrait être contente, mais ça reste embrouillé dans son cerveau, comme quand on dit que le télésiège est à trente-cinq mètres en haut de la côte Magique ou que Val Grégoire est à trente-cinq kilomètres du mont Brun.
– Oui. C’est juste que…
Louise ne la laisse pas terminer sa phrase.
– Les voyages, les gens paient pour ça… Tout le monde veut voyager. C’est un super beau cadeau que je te donne, Didi. Tu devrais être reconnaissante…
Wendy repense à ce que Willy a fait subir aux bébés de Mémère et ça devient plus facile d’être reconnaissante, même si elle n’est pas certaine de ce que ça veut dire. On peut sûrement être reconnaissante et inquiète en même temps… Louise lui flatte le cou du bout des doigts.
Le moteur démarre, et les pneus sur la garnotte font trembler la voiture. Wendy vire sa tête et ne détache pas son regard de Willy pour lui tenir compagnie le plus longtemps possible. Suspendue sur son siège, petite, sa silhouette s’éloigne, puis disparaît. Partout à l’horizon, le ciel est devenu gris. Il va pleuvoir et ça va laver tout ce qui est sale. »

Extraits
« Les premières maisons sortirent de terre juste après, en 1956 – nous connaissons l’année puisque c’est celle où nous avons commencé à naître, infatigablement, comme une diarrhée mal soignée. L’hôtel de ville ne tarda pas à être inauguré par l’aïeul Desfossés, qui s’y était réservé un grand bureau ensoleillé de patron de multinationale. S’ensuivirent l’épicerie, l’école primaire, puis secondaire, la piscine, l’aréna, le poste de police, la caserne de pompiers, la station-service, les rues asphaltées, les ballons qui roulent devant la voiture à la dernière seconde, les panneaux de limite de vitesse, le bureau des examens de conduite. On vit apparaître un des hôpitaux les mieux équipés de la province, une prison tout inclus (avec buffet à volonté, activités de groupes tous les matins et spectacles amateurs des geôliers le vendredi), un asile psychiatrique tout ce qu’il y a de plus innovant, ainsi que la Plaza du monde, un centre commercial fait sur le long où on vendait du linge comme on en voyait à la télé. Des chercheurs d’or nouveau genre traînaient pas loin derrière avec leur concessionnaire automobile, leur terrain de golf, leur station de ski, leur roulodrome, leur salon de quilles, leur arcade, leur place à beignes. »

« Les descendants Desfossés seraient tous d’incurables illettrés et Jean-Marc ferait de son manque de classe crasse sa marque de commerce. Il avait grandi pour devenir alcoolique et, déjà, à pas même vingt ans, il se montrait aussi prévisible que s’il avait eu la soixantaine et des marottes. À la Brasserie du Nord, il rencontra Marie-Pierre, une grande brune malséante et écornifleuse de Baie-Comeau qui aurait pu faire actrice, mais qui avait une dentition exécrable et qui se flétrissait la peau avec la cigarette. Entre 1972 et 1978, ils préparèrent sans le vouloir le désastre à venir, engendrant coup sur coup, comme de vilains lapins, sept garçons: Ricardo, Julio, Bruno, Théo, Mario, Léo et Marco – ils l’expliquaient avec le plus grand sérieux : « Le o, c’est pour l’onneur. »»

À propos de l’auteur
DELISLE-LHEUREUX_2©Chloe_Vollmer-LoNicolas Delisle-L’Heureux © Photo Chloé Vollmer-Lo

Nicolas Delisle-L’Heureux a grandi à Gatineau dans les années 1980 et vit désormais à Montréal où il travaille dans le secteur social, veillant à créer du lien entre communautés dans un quartier populaire. Un grand bruit de catastrophe est son deuxième roman. (Source: Éditions Les Avrils)

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Une araignée dans le rétroviseur

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En deux mots
Quand elle prend le volant, la narratrice ne va pas seulement rouler en direction d’une grande maison blanche, elle va aussi retrouver son enfance. Et affronter le traumatisme qui la hante, cette « araignée dans le rétroviseur ».

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Retrouver un passé, découvrir un chemin

Dans son premier roman, Patricia Bouchet raconte un voyage vers la maison de son enfance. Ce bel endroit où elle a vécu un traumatisme qu’elle est désormais prête à affronter.

« Je venais, en ces lieux, retrouver un passé, je découvre un chemin. » Tout le roman de Patricia Bouchet peut se résumer avec cette citation. L’histoire d’une femme qui prend la route vers une maison blanche où elle a séjourné dans sa jeunesse et qui se sent désormais assez forte pour affronter les secrets qui y sont enfouis. Qui va même pouvoir construire sur son traumatisme pour avancer vers une vie plus épanouie.
Un voyage, aussi bien réel qu’intérieur, raconté sans fioritures, avec délicatesse et simplicité, voire avec poésie. Ici L’araignée dans le rétroviseur fait penser à l’aigle noir de la chanson de Barbara. Une image poétique pour affronter un lourd secret, qui va arriver un peu comme une évidence après les souvenirs égrenés au fil du récit. Après la maison, le vaste parc, le grand sapin où était accroché la corde d’une balançoire. «La grosse corde épaisse a disparu et n’a laissé que quelques traces d’encoches. Où est-elle aujourd’hui? Dans le grand placard avec les vieilles espadrilles dépareillées, les bottes en caoutchouc, les raquettes rafistolées, les vieux gilets oubliés, les cannes à pêche, le bateau gonflable?»
Des objets qui sont autant de marqueurs de cette période et qui s’accompagnent de beaucoup de sensualité. Ce sont alors les couleurs, les bruits et les odeurs qui émergent. Celles de la cuisine, celle du beurre fondu, du bois brûlé ou encore pain grillé. Jusqu’à cette senteur anisée…
L’écriture de Patricia Bouchet a ce pouvoir de faire émerger les images. On est aux côtés de la narratrice, nos propres souvenirs viennent alors se mêler à ceux qu’elle évoque. On retombe en enfance, on retrouve nos peurs, mais aussi nos envies, notre soif de découvertes au cœur de cette nature omniprésente. La chaleur des pierres, le clapotis de l’eau. Des alliés de choix. «Je contrains mes oreilles à percer la brume qui obstrue mon regard, je sollicite ma vue pour graver une odeur, et j’allèche mes narines pour faire surgir les émotions. Je suis forte, pleine de vous.»
Et puis vient un cri libérateur. «Quelle ivresse soudain de laisser la porte de mes souvenirs grande ouverte, de laisser sortir ce qui, tapi derrière celle de mon enfance, était blotti (…) Ici, commence le chemin. Il me faut laisser béante cette porte violemment refermée, ne plus craindre le pire. Il me faut dénicher les émotions barricadées. Il me faut évacuer la peur froide et glaciale de l’abandon.»
Il y a quelque chose de magique dans ce petit livre qui vous emporte vers d’autres rives.

Une araignée dans le rétroviseur
Patricia Bouchet
Éditions Parole
Roman
64 p., 9 €
EAN 9782375861196
Paru le 24/03/2022

Où?
Le roman n’est situé géographiquement. Il retrace un voyage vers une maison d’enfance en pleine nature.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Cachée au cœur d’un parc luxuriant, volets et portes encore closes, une maison blanche. Celle de l’enfance où le temps compte si peu. Une jeune femme, déterminée, revient sur ses pas et se souvient. Elle s’abandonne aux fantômes bienveillants, aux parfums retrouvés, aux évocations qui émanent de chaque recoin et surtout, elle affronte les peurs enfermées, les images verrouillées et brise le carcan de l’oubli. Elle trouvera des alliés précieux, des sentiers colorés, un nid dans la tonnelle et puis le pont, pour passer d’une rive à l’autre, sans oublier.
Patricia Bouchet mêle douceur et regards poétiques pour nous livrer un texte fort, émouvant et galvanisant, celui d’une femme qui a le courage d’embrasser sa vie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Fréquence Mistral (Mathieu Marc)
Blog LittéLecture
Désir de Lire (Evelyne Sagnes)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Domi C Lire

Les premières pages du livre
« Préambule
Saint-Martin,
Tu es cette maison ventrue, là-bas, enracinée sur cette terre comme les arbres imposants qui t’entourent, et tu renfermes une histoire.
L’idée de revenir vers toi, forte.
Une longue marche nous sépare encore.
Je ferme les yeux et je m’imagine avancer doucement vers toi, bâtisse blanche aux
murs épais, scruter les moindres détails, témoins d’une année écoulée, et, émue, je
te dévisagerai. Ne rien brusquer.
La traversée des multiples visages de France s’écoulera sur une journée et ces étapes me seront nécessaires.
Plantée, droite et immobile à la croisée des chemins, l’âme ouverte au plus profond
de moi, la certitude d’être seule. Je savoure l’attente de nos retrouvailles. Havre de paix,
tu es ma matrice. J’aimerais apprendre à m’y toucher du doigt sans avoir mal, y déposer
une trace, retrouver la clé et renaître dans l’enceinte de tes pierres.
Être moi, enfin.

Entre chien et loup, je pars.
Les lueurs de la ville dessinent une traînée de poudre. Le péage prolonge encore
de quelques minutes la vie citadine. Au loin, d’autres lumières prises dans la nuit
profonde et noire. Les panneaux indicateurs s’étirent, les pointillés fluorescents dessinent ma trajectoire et l’aventure du voyage commence.
Des premiers villages, des clochers éclairés surgissent alors plus effrontément qu’ils
ne l’oseraient en plein jour. Les arbres endormis n’ont pas le temps de me saluer.
Et puis, plus de clochers, plus de lumière, la nuit immobile s’est installée.
Je m’arrête.

Les yeux mi-clos, je tire doucement ma révérence.
Une Renault 16 break se dandine sur une route. À l’intérieur, une cocotte-minute, des ustensiles de cuisine, de la vaisselle, des draps, des couvertures entassées à l’arrière,
un chat miaule, un chien pointe son museau, et parmi ce fatras, quatre fillettes, dont je fais partie, impatientes d’ouvrir les portières.
Un bruit strident me réveille. Courbaturée, je m’étire et délie mon corps. Le jour sou-
lève la couverture sombre de la nuit, ne reste alors qu’un léger voile de pénombre.
Le paysage martèle des incursions dans mes pupilles réfractaires.
Je poursuis. La route tente des rondeurs sinueuses. De douces descentes s’amorcent, de timides côtes leur succèdent. Les mêmes boîtes à quatre roues me précèdent et les mêmes fourmis, aux yeux hagards jaunis, me suivent, comme apeurées.
Quelques lueurs naissantes indiquent que bientôt il fera jour, mais rien ne m’est familier encore.
Il me serait possible de retranscrire la perfection des couleurs, des formes, qui se dessinent au fil des heures mais l’instant magique des émotions vécues ne se retrouve qu’en s’aventurant dans les recoins de chaque histoire, et la mienne n’est pas en ces lieux mais bien là où je vais.
Avancer. Il me faut encore avancer. Bientôt, comme l’étranger qui revient au pays, je sentirai une odeur avec qui je ferai à nouveau connaissance et timidement, la couleur des pierres redeviendra le sourire tendre du cousin, les couleurs des champs seront les oncles et tantes perdus.
Je laisse les réminiscences, qui émergent, me frôler.
Réminiscence. Comme le vieux lavoir

Je me souviens de cette dernière halte avant l’arrivée. J’avais dix ans, je me précipitais vers ce lavoir de pierre, dissimulé dans un recoin de campagne. Je brassais l’eau claire et fraîche avec frénésie, rafraîchissait ma mine endormie. Un coup de brosse redonnait à mon apparence une coiffure enfantine, je vérifiais la propreté de ma tenue et reprenais ma place dans la boîte à sardines pour les derniers kilomètres. Je sentais se rapprocher le moment où je verrai un petit bout de quelque chose que je reconnaîtrai.

J’aperçois enfin au loin les deux clochers élancés. Le premier virage les efface. Et puis soudain, passé le petit pont après la courbe, la porte de mon enfance s’ouvre.
Au bout de mon regard se dressent, avec fierté, les hauteurs prétentieuses de la
ville et ses anciens vestiges. Encerclée de maisons soudées dissimulant une
fourmilière de visages connus, telle une gouvernante autoritaire, elle dirige.
Je l’ignore, je presse l’accélérateur dans la dernière rectiligne.
Je suis à l’orée de MON chemin.
J’arrête mon véhicule. Saint-Martin se dessine, dissimulée parmi les haies de buissons sauvages. Je continue le chemin, à pied, comme je le faisais autrefois.
Dans les fossés intrigants fourmillaient des locataires campagnards dont je craignais les attaques. J’y cueillais de délicieuses mûres dégoulinantes, au jus couleur de sang. L’exercice paraissait parfois difficile, les plus grosses, atteignant les sommets me faisaient frôler les insectes les plus répugnants.
Ces buissons, ces fossés, rien n’a changé.
Une grosse araignée velue surgit et rien ni personne, aujourd’hui encore, ne me ferait tendre la main vers la demoiselle rayée noire et jaune.
Je frissonne. »

Extraits
« Je retrouve le beau vieux Sapin et sa branche élue. La grosse corde épaisse a disparu et n’a laissé que quelques traces d’encoches. Où est-elle aujourd’hui? Dans le grand placard avec les vieilles espadrilles dépareillées, les bottes en caoutchouc, les raquettes rafistolées, les vieux gilets oubliés, les cannes à pêche, le bateau gonflable? » p. 16

« Quelle ivresse soudain de laisser la porte de mes souvenirs grande ouverte, de laisser sortir ce qui, tapi derrière celle de mon enfance, était blotti. Ici je libère, je crie et je hurle. Je dépose la plainte, je fais enregistrer les sévices. Ici, commence le chemin.
Il me faut laisser béante cette porte violemment refermée, ne plus craindre le pire. Il me faut dénicher les émotions barricadées. Il me faut évacuer la peur froide et glaciale de l’abandon. » p. 42

« Soudain, des bruits secs et saccadés. Je reconnais la mélodie de Monsieur Pivert. J’écoute et mes yeux clos devinent la cachette du musicien. Une recherche attentive et scrupuleuse sous les arbres n’aurait pu me guider aussi précisément sous la branche porteuse de mon ami chanteur. Je contrains mes oreilles à percer la brume qui obstrue mon regard, je sollicite ma vue pour graver une odeur, et j’allèche mes narines pour faire surgir les émotions. Je suis forte, pleine de vous. » p. 54

À propos de l’auteur
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Patricia Bouchet © Photo DR

Patricia Bouchet est originaire de la région parisienne et vit actuellement dans le sud de la France. Elle poursuit un travail d’écriture et d’images photographiques qui a donné lieu à plusieurs expositions. Grande lectrice de littérature, elle anime aussi des ateliers d’écriture auprès de publics adultes. Une araignée dans le rétroviseur est son premier roman. (Source: Éditions parole)

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Le grand saut

BERARD_le_grand_saut  RL_2023

En deux mots
Léonard vient d’enterrer son épouse et de se brouiller avec ses enfants. Mais, il y a bien pire, il rend son dernier souffle. Aussi c’est post-mortem qu’il nous raconte comment il en est arrivé là.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Il suffirait de presque rien

Pour son troisième roman, Thibault Bérard a choisi l’audace. Léonard, le personnage principal, vient de mourir. Ce qui ne l’empêche pas de retracer ses souvenirs, alors que son corps se décompose. Il va alors découvrir la vie qu’il a laissé filer.

En ce jour de juillet 2020, c’est la fin pour Léonard. Après un dernier esclandre à l’enterrement de son épouse Lize – son fils s’était senti obligé de le sortir manu militari – il avait fini par s’effondrer dans sa cuisine, qu’il n’avait plus rangée depuis bien longtemps. Rongé par l’alcool, sa dernière danse est pathétique.
Désormais, il lui faut se raccrocher à ses souvenirs, à ces quelques images qu’il conserve de son existence et qui se jouent de la chronologie.
Il y a ce 2 juin 1975 où il est devenu papa et où il a eu le bonheur d’assister à la naissance de son fils Tristan.
Ce jour de mai 1968 où, étudiant, il essayait de se mettre à la hauteur de Baudelaire, mais ne réussissait qu’à capter son spleen.
Ce 17 mars 1978 où il jouissait d’un bonheur conjugal sans nuages et où il avait décidé d’accepter la proposition de monsieur Meung de quitter la boutique où il travaillait pour se mettre à son compte et sillonner les routes de France. Jour heureux, jour funeste aussi. Car cette décision sera lourde de conséquences.
Il y aura aussi ce jour où, sur les routes de Normandie, il avait failli se tuer au volant et s’était alors promis de reprendre le droit chemin, d’oublier ses maîtresses et de s’occuper davantage de sa fille Émilie et de son fils Tristan. Vœu pieux.
On suit en parallèle le parcours de Zoé, dont on découvrira bien plus tard ce qui la relie à Léonard. On découvre la jeune fille alors qu’elle se décide à faire le grand saut, c’est-à-dire à sauter du plongeoir de dix mètres, forçant l’admiration de ses parents. Puis on la retrouve un jour d’octobre, quand sa mère «tombe dans un gouffre» et qu’il a faut l’interner. Elle va alors chercher à la guérir, à trouver dans sa vie comment subitement tout a pu ainsi déraper. La réponse à ses questions est peut-être dans le coffre à secrets.
Après Il est juste que les forts soient frappés et Les enfants véritables, Thibault Bérard poursuit son exploration des liens familiaux avec cet émouvant roman. Entre Zoé et Léonard, il va tisser des liens qui, s’ils sont invisibles, n’en sont pas moins très forts. L’intensité dramatique tient du reste à ce paradoxe que les deux personnages, qui ne se connaissent pas, sont très proches. Face au désarroi et à la mort, ils vont chercher la voie de la résilience et découvrir qu’il s’en est fallu de presque rien pour que tout soit différent. Mais l’heure des regrets a fini de sonner. Il faut désormais jouer une autre partition…

Le grand saut
Thibault Bérard
Éditions de l’Observatoire
Roman
200 p., 20 €
EAN 9791032920817
Paru le 1/03/2023

Où?
Le roman n’est pas situé géographiquement.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout commence lorsque Léonard expire son dernier souffle. Le vieil homme solitaire n’a pas revu ses enfants depuis vingt-cinq ans et a bien des années de frasques à se faire pardonner, aussi n’est-il pas dupe: le chemin vers la rédemption sera escarpé.
Tout commence lorsque Zoé, dix ans, adresse une prière muette pour le salut de sa mère. Depuis que cette dernière est brusquement tombée en catatonie, la petite fille et son père vivent un cauchemar sans fin. Qui pourrait les sauver?
Entre ombre et lumière, espoir et peur, remords enfouis et secrets tus, les destins de Léonard et de Zoé vont bientôt s’entremêler…
Thibault Bérard poursuit son exploration du grand roman familial dans un récit à la frontière du réel. À travers deux personnages dont la vie bascule, c’est d’amour, de résilience et de quête de soi qu’il s’agit.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Victoire Vidal-Vivier, librairie Le Marque-page à Saint-Marcellin)
Blog Les livres de Joëlle
Blog T Livres T Arts
Blog Carobookine

Les premières pages du livre
« 1
Jour de ténèbres
12 juillet 2020.
Dans une grimace, Léonard porta la main à sa poitrine, espérant se raccrocher à quelque chose de solide alors même qu’il savait bien que sa vie ne contenait rien, absolument plus rien de solide.
Et sa vieille poitrine de fumeur de cigarillos encore moins.
Il commençait à glisser sur le carrelage de sa cuisine, un coude ripant contre le plan de travail, quand une pensée idiote lui vint : depuis combien de temps est-ce qu’il n’avait pas fait le ménage dans cette baraque ?
Ses jambes ne le portaient plus. Sur ses tempes, tout contre ses côtes et jusque dans la paume de ses mains, il sentait une sorte de bourdonnement chaud, impérieux, exerçant une très forte pression qui n’aurait pas été désagréable s’il ne l’avait immédiatement associée à l’empreinte de la Mort venant – enfin – faire son office.
— … me chercher, sale putain…
Jurer lui apporta un bref soulagement, l’air reflua dans ses poumons, mais Léonard n’était pas le genre de bonhomme à se faire des illusions. Il était foutu et il le savait.
Son regard s’accrocha au volet disjoint qui battait à la fenêtre, juste là, dehors, sous le soleil qui dansait entre les sommets des montagnes, face à l’évier bouché où, un peu plus tôt, il était en train de trifouiller avec une ventouse. À bien y réfléchir, songea-t-il en s’affaissant un peu plus vers le sol, c’était à cause de cet évier qu’il en était là, à crever tout seul dans sa cuisine comme un con, par un jour de grand beau. Il avait pris une suée et hop, en route pour l’enfer.
Car c’était bien là qu’il finirait ; aucun doute là-dessus.
À cause d’un évier bouché…
Mais à vrai dire, c’étaient des conneries. L’évier n’y était pour rien. Si Léonard en était là, à crever seul au milieu de ses montagnes, dans sa cuisine, par un jour de grand beau, c’était par sa faute à lui seul.
Au moment où il se croyait bon pour la glissade ultime, son aisselle se cala sur le plan de travail, interrompant la chute. Il hoqueta, hébété, pantin retenu par ses fils. Ça ne changeait pas grand-chose à l’issue mais, par une bizarre intuition, il devina que tant qu’il n’aurait pas terminé le cul par terre, il lui resterait un peu de temps avant de tirer le rideau.

Le premier visage qui revient, c’est Tristan. Dans un brouillard de coton. Ses yeux froissés, exactement comme du linge. Son nez long et un peu cassé, ses lèvres délicates. Sa bouche tordue dans un rictus de stupéfaction, mêlée – Léonard peut bien l’admettre – de dégoût.

— Comment tu as pu nous faire ça, Papa ? Comment ?
Même en cet instant-là, avec l’ivresse qui lui piquait les yeux et lui chauffait le visage, même face à la stupéfaction méprisante qui froissait le visage de son fils, Léonard n’avait pu s’empêcher de penser qu’il était beau, son garçon. Son garçon furieux, outré. Blessé, par lui.
Ça n’avait duré qu’une seconde, tandis qu’il tanguait, accablé par le poids des reproches, mais il avait eu le temps de se dire ces mots-là, qui paraissaient bien dérisoires dans toute l’avalanche de merde qui s’était écoulée dessus : Quel beau garçon j’ai fait.
En attendant, il avait surtout foiré, une fois de trop.
*
Ils sont dans la salle funéraire. Le cercueil de Lize rutile, cerné de terne, faisant valoir son bois tout neuf promis à finir en cendres. « Ce gâchis orchestré », pense Léonard en réprimant un relent âcre au fond de sa gorge.
Autour d’eux, l’assemblée s’est raidie. Léonard peut sentir sur ses épaules les regards de ses proches (à l’époque, on pouvait encore les désigner par ce terme), les vieux amis, les voisins, la famille au complet ; une pluie de flèches décochées par une multitude de têtes unies en une même grimace désapprobatrice. Il ne serait pas surpris si leurs lèvres, comme dans une de ces stupides comédies musicales que Lize aimait bien regarder pendant qu’il bouquinait sur le canapé, s’animaient brusquement pour lui adresser en chœur, sous forme de chant synchronisé, un hymne moqueur.
— Papa, mais regarde-toi ! Tu me fais honte !
Et comme il ne réagit pas, la main de Tristan claque brusquement sur la sienne, et la flasque qu’il tenait – il l’avait oubliée – se brise sur le sol, ensevelissant l’hymne moqueur sous une mélodie d’éclats de verre qui vont rouler sous les bancs, jusque dans les coins poussiéreux de la salle funéraire.
L’odeur du gin fend celle, clinique, qui flotte et imprègne les vêtements des tristes rassemblés.
Dans son hébétude, Léonard esquisse le geste de ramasser les bouts de verre pour éviter que quelqu’un ne se blesse, ce qui est tout aussi grotesque que paradoxal, vu le mal qu’il est en train de faire à tout le monde en ce moment même ; il s’abstient finalement, pressentant que le moindre mouvement risquerait de lui faire dégobiller son gin. Il est un navire chahuté sur un océan en furie.
Non, pas de poésie : il est rond comme une queue de pelle. Toutes ses belles images ne le sauveront pas, il le sait. Cette fois, il est allé trop loin. Depuis le temps qu’il se demandait quand ça arriverait…
Face à lui, Tristan s’énerve ; Léonard voit nettement la colère animer et déformer son beau visage. C’est étonnant d’ailleurs car, pour le reste, il ne distingue pas grand-chose. Le monde devient plus flou à chaque seconde, dans les brumes de l’alcool qui le noient et l’emportent…
Et voilà qu’il joue encore les mauvais poètes. Encore une manière de fuir la situation.
Il ne distingue presque plus rien, à présent – le visage de Tristan qui s’empourpre et se déforme, la foule brumeuse en arrière-plan…
Oh, qu’est-ce qu’il se sent mal. La bouche de son fils s’ouvre et se ferme à intervalles réguliers, il fait de gros efforts pour comprendre ce qu’il raconte, mais vraiment, il se sent trop mal. La nausée monte, il peut se figurer son propre cœur jaune et suintant comme une vieille éponge.
Il ne faut pas qu’il vomisse. Pas à l’enterrement de…
— Avec une de tes putes, en plus ?!
… de Lize. Son amour. Son amour qui se la coule douce dans son cercueil rutilant – elle, bordel de Dieu, n’est pas obligée de se cogner un sermon de son fils devant une foule brumeuse de petits chanteurs moqueurs ! Et en plus, il l’insulte ? Il a bien dit « pute », non ?
— Fais-la sortir, au moins ! Tu ne peux pas faire preuve d’un minimum de décence pour ta femme ? Et pour ta fille, et pour moi, après tout ce qu’on a traversé ? Pour tous les gens qui aimeraient, au moins une fois, que tu ne fasses pas tout foirer ?
D’un seul coup, la vue lui revient. Claire, impitoyable.
Cette grande salle morne au plafond trop haut, aux murs d’un blanc qui aurait tourné, aux arêtes dures. Lino imitation bois au sol, rangées de bancs, et tous ces gens. En plissant les yeux, il distingue Jean et Nicole. Yves et Fabienne. Et Guytou, assis seul. Et Éric, le frère de Lize, qui le fusille du regard, bras croisés. Et Monique, la mère de Lize… On dirait un pruneau, il ne l’a jamais aimée. Ensuite, quelques cousins.
Et puis bien sûr, au premier rang, Émilie.
Sa petite. Mine d’oiseau, teint pâle, cheveux clairs. Ado fragile logée dans un écrin de lumière. Elle ne le regarde pas, elle. Elle ne lui hurle pas dessus, elle. Elle ne s’est pas jointe au chœur moqueur ; sa tête est basse, prise dans ses deux mains qui lui font une nasse, et elle sanglote. Léonard voit le sillon des larmes sur ses joues, et en pensée il inflige à sa vieille éponge de cœur autant de coups de griffe que son enfant, à cause de lui, verse de pleurs.
Il s’aperçoit alors que Tristan a cessé de parler, lassé sans doute de s’adresser à un ivrogne incapable de tenir sur ses jambes, en plus d’être un lâche.
Hélas, c’est pour mieux passer aux actes : il l’empoigne par le coude.
— Maintenant, ça suffit. Personne n’a besoin de toi ici !
Dans l’élan, il le force à faire demi-tour, puis il le traîne derrière lui en marchant d’un pas vif entre les deux rangées. Léonard détourne le regard de son Émilie sanglotante et se laisse charrier sans résistance. Il a l’impression d’être un chenapan pris en faute par le curé dans une comédie des années cinquante.
L’image est plutôt amusante et, malgré la nausée qui remonte, il glousse, ce qui décuple la fureur de Tristan (Léonard le sent à sa poigne qui se resserre sur son coude). Comme il hoquette maintenant de rire, son fils l’envoie valser au fond de l’allée, où l’attend une femme beaucoup trop maquillée, avec une paire de nichons appréciables.
Léonard titube devant elle. Il n’est pas sûr de la reconnaître, même si son visage – assez quelconque, surtout par rapport à ses nichons – lui est vaguement familier. À la façon qu’elle a de s’adosser au mur dans une posture qu’elle voudrait digne, il peut dire qu’elle est aussi beurrée que lui.
Alors seulement, au fond de son cerveau vaporeux, les connexions se font et il se rappelle que c’est avec cette femme dont il ne saurait pas dire le nom qu’il a débarqué tout à l’heure, soûl comme un cochon, à l’enterrement de son épouse.
Ce qui, en soi, n’aurait jamais été qu’une autre de ses frasques si elle s’était produite un autre jour, ou s’il n’y en avait pas eu tant d’autres.
Il a sacrément foiré.
Eh bien, tant qu’à foirer, autant foirer en beauté : rassemblant toute son énergie pour ne pas vomir, Léonard adresse une révérence à son fiston, puis une deuxième au cercueil rutilant qui contient sa Lize chérie. Et comme il n’ose pas infliger le même affront à Émilie, il se contente d’un coup de chapeau imaginaire au reste de l’assemblée, très Cyrano de Bergerac. Soyons gascon, nom de nom !
Après s’être cogné le genou contre un banc de la dernière rangée, il part en titubant au bras de la nana aux nichons appréciables.

Comme son aisselle commençait à lui faire vraiment mal, Léonard ferma les yeux pour chasser la douleur – et le souvenir. Ce fatidique 13 mars 1995, il avait définitivement claqué la porte de sa vie à ceux qui s’efforçaient de continuer à l’aimer en dépit de tout.
Il avait « fait place nette ».
Il s’était débarrassé des siens.
Une pointe métallique traversa son thorax et vint lui glacer la colonne vertébrale, tandis qu’il crispait ses muscles pour rester accroché au plan de travail.
Ce n’était plus que l’affaire de quelques secondes, la dégringolade était amorcée.
Il eut le temps encore de voir défiler, pas toute sa vie, mais une cascade d’images dont l’assemblement rétrospectif aurait peut-être trouvé quelque mystérieuse signification sur le Grand Échiquier Cosmique où, il en avait toujours été persuadé, les vivants se croisaient depuis toujours.
Même si, à l’orée de sa mort inéluctable, ces images n’étaient rien d’autre que des images.

Ses genoux d’enfant mouchetés d’un vert gazon, se dévoilant sous l’horrible bermuda écossais que sa mère le forçait à mettre ;
la bagarre contre un grand de la classe du dessus qu’il avait miraculeusement remportée sous les hourras de ses camarades ;
les yeux de son chat, éclair noir zébré d’un éclair blanc, qui luisaient en haut de l’arbre où il s’était perché – Te voilà, toi ;
cette professeure de français aux airs d’héroïne austenienne, Madame Diane ou peut-être Madame Jeanne, avec sa longue tresse et ses jupes marron impeccables, dont il était furieusement amoureux ;
un cahier d’école dont il avait rempli les marges de poèmes assez médiocres mais qu’il n’avait jamais cessé de relire de loin en loin, avec une tendresse et une amertume croissantes ;
les cuisses ouvertes de Chantal avant l’instant où il allait plonger le visage dedans ;
le portail de la petite maison de son père, ce matin d’automne très doux où il était revenu le voir une dernière fois ;
la violente dispute qui l’avait opposé à ses trois copains de fac – il savait qu’il avait tort mais s’était accroché mordicus à ses convictions, orgueil de coq, De toute façon, vous ne pigez rien à rien !
Sa main jeune, nerveuse, qui peinait en plein milieu de la nuit à trouver la serrure du studio minuscule où il vivait alors… Encore une joyeuse soirée ;
les regards des filles qui subitement lui révélaient le séduisant jeune homme qu’il était devenu sans s’en apercevoir ;
tintements de verres, musique hurlante dans un bar bondé ;
la porte vitrée du magasin d’antiquités où il était entré au culot, mains dans les poches – Vous vous formerez sur le tas ;
une nuit entière à écrire et raturer ;
les lèvres de Lize pressées contre les siennes, tous deux gloussant de surprise et d’excitation ;
une nuit entière à faire l’amour ;
l’éclat de rire de Lize, si vif, si pur – et tellement imprévisible, alors comme aujourd’hui, qu’il se sentit sursauter et glisser d’un cran supplémentaire vers la mort !
une petite foule d’amis l’acclamant par en dessous ; il s’était juché sur la table du restaurant pour déclamer ses vers et Lize rosissait dans un coin ;
le crépitement baveux de deux steaks saisis au beurre (en arrière-plan, une armée de flacons d’herbes aromatiques) et sa main qui secouait la poêle avec énergie ;
Lize se cramponnant à ses épaules tandis qu’il embrassait ses cheveux d’un blond cuivré ;
un week-end à la mer… Il se jetait dans le sable comme un môme !
La jolie statuette en ivoire qu’il aimait faire tourner entre ses doigts ;
un verre levé pour trinquer avec sa vieille amie la lune, astre complice ;
Lize lui susurrant les mots qui le rendirent – absurdement – certain d’avoir trouvé un chemin où poser ses grandes pattes sans tout saccager – Mon beau capitaine. Mon poète fou ;
et soudain le premier bébé, son garçon jaillissant entre les murs carrelés de blanc, dans les odeurs puissantes du liquide amniotique, son nez en bouton et son front bosselé qu’il respirait en l’embrassant – Ça y est, Tristan vient de s’endormir.

Écran noir.
Puis, en une accélération brutale, survint un nouveau flux d’images.

Ce dessin de Tristan (un monstre marin fendant l’eau couleur émeraude) qu’il avait vraiment trouvé beau ;
ses mains s’agrippant aux bras maigres de Lize : il aurait voulu la secouer parfois et, dans le même temps, il était incapable d’affronter son regard ;
ses mains caressant le ventre à nouveau rond de Lize, lui assis derrière elle dans le canapé, elle se laissant aller sur son torse, un œil sur Tristan qui jouait par terre ;
ses mains brandissant Émilie vers le plafond de la maternité avec un peu trop de brusquerie, et le cri affolé de Lize qui lui avait inspiré de la honte ;
son reflet fagoté dans un costume qui lui donnait l’impression d’être déguisé ;
la cravate fourrée dans la boîte à gants et l’absurde sentiment de liberté, grisant malgré tout, qu’il associait à ce geste ;
un poème repêché au fond d’un tiroir, un soir, qu’il avait tenté de reprendre pour l’oublier quelques jours plus tard ;
des kilomètres en voiture avec son bazar qui tintinnabulait dans le coffre ;
Tristan riant aux éclats sous ses chatouilles, rouge de bonheur, les larmes pas loin ;
un très beau candélabre de bronze, sans valeur mais qu’il avait toujours pris plaisir à contempler ;
cette femme élégante qui le couvait d’un regard de féline, assise dans son fauteuil avec une jambe croisée sur l’autre, face à lui qui se tortillait sur le canapé crème où elle l’avait fait asseoir ;
Tu devrais t’occuper un peu plus d’Émilie et Tristan, ils ont besoin de leur papa.

Écran noir.
Puis un nouveau flux d’images. Il se laissa glisser.

La nappe à carreaux d’un restaurant de bord de route ;
d’autres cuisses ouvertes dont la vision, déjà à l’époque, lui avait rappelé celles de Chantal ;
d’autres lèvres offertes – sensation de nausée, inévitable, mais qui en ce temps-là s’estompait sous l’immense enivrement de se savoir en escapade ;
un guéridon qu’il avait vendu le double de son prix, il avait fêté ça avec un groupe de jeunes complètement timbrés et fini la nuit avec une dénommée Lydia, magnifique ;
sa sacoche oubliée chez un client et jamais retrouvée, qui contenait le carnet où il avait écrit ses meilleurs poèmes ;
cette soirée où il avait fait danser Lize avec un entrain qui l’avait lui-même surpris, Tristan et Émilie courant comme des fous autour d’eux ;
encore des kilomètres de route ;
le visage irrité d’Éric, venu rendre visite à sa sœur, où il avait lu un jugement qui l’avait embarrassé.

Écran noir.
Il pria de toutes ses dernières forces pour ne pas avoir à subir les images de la période qui devait survenir ensuite, le « Grand Drame Familial », la catastrophe, sa plus terrible épreuve et son plus retentissant échec.
Pourquoi est-ce que c’est à moi que ça arrive ?
Celui qui avait tout précipité et l’avait, pour finir, amené à se conduire comme un sagouin le jour de l’enterrement de sa femme, avant de faire place nette autour de lui.
Je fais encore ce que je veux, bordel de merde…

Écran noir.
Et puis…

Et puis le visage de sa fille apparut alors, comme une issue inespérée. La merveilleuse frimousse d’Émilie à sept, huit ans, plissant le nez face au soleil, ses épaules menues se relevant si mignonnement, dans un éclat de rire qui l’avait fait sursauter parce qu’il était le même, le même exactement que celui de Lize plus jeune – et qui le secoua encore une fois.
Je sais que tu l’adorais, celle-là.

Son aisselle quitta le plan de travail.
Il se cogna le cul par terre et, comme il l’avait prévu, c’est à cet instant que la Mort lui balança le coup de serpe irrémédiable.
— Merde.
Son cœur se grippa – vieille éponge plongée dans un bloc de glace –, ses poumons hurlèrent et il jeta un regard de naufragé vers le buffet indien placé entre la cuisine et le salon, dans lequel il cachait son plus beau trésor, le dernier secret qui l’avait rattaché au monde après une vie passée à fuir…
Je t’aime, envers et malgré tout.
Et il mourut.
Mais au moment où il expirait, Léonard sentit que tout allait enfin pouvoir commencer.

[Zoé en bleu]
Sans le sourire de sa mère, Zoé ne serait jamais montée en haut de ce fichu plongeoir.
C’est haut, terriblement haut. Quand elle se penche (mais il ne faut pas qu’elle se penche trop, elle pourrait glisser, ou même s’évanouir, et alors elle partirait en arrière, se cognerait le crâne sur le plongeoir et chuterait, inconsciente, du haut de ces dix mètres, dix mètres!, avant de se fracasser la nuque dans l’eau), les gens lui semblent minuscules. De vraies fourmis.
Elle doit plisser les yeux pour distinguer Papa et Maman, elle assise sur sa serviette, les bras enroulés autour de ses genoux, avec ses lunettes noires, et lui debout, en slip de bain, tout ventre dehors, battant des mains pour l’acclamer. Leurs silhouettes sont floues, elles ondulent comme à travers un écran de chaleur.
Il faut dire qu’il fait chaud. Terriblement. Zoé sent le revêtement en plastique coller sous ses pieds qui appuient, un coup à gauche, un coup à droite, sur le plongeoir. Elle tangue et halète dans un monde bleu étouffant.
— Zoé ! Zoé ! Saute, Zoé !
Et puis il y a ces cris qui fusent d’en bas. Ça l’agace. Elle s’aperçoit soudain que ses mains s’ouvrent en pâquerette et se referment en boule de gui, sans qu’elle s’en soit rendu compte.
— Saute, Zoé ! Saute, Zoé !
Si au moins ils arrêtaient… Comment est-ce qu’elle peut se concentrer avec ce vacarme ? Elle va fondre en larmes, s’ils continuent !
Dans un réflexe de fuite, elle envoie son regard le plus loin possible, par-delà l’enseigne du Center Parcs, vers l’éblouissant soleil d’été qui, lui aussi, semble la contempler. Attendre qu’elle ose sauter…
Et si elle renonçait ? Et si elle faisait demi-tour, tout simplement ? En un clin d’œil, elle n’aurait plus à subir les regards pesants de ceux qui patientent derrière elle, ni à endurer les cris de ceux qui l’acclament en bas. Elle serait libérée de tout ça. Il suffirait de tourner les talons, revenir à l’escalier métallique et descendre, clang, clang, clang, les paliers correspondant aux trois plongeoirs successifs : dix mètres, huit mètres, cinq mètres.
Les crieurs, la voyant se débiner, s’arrêteraient d’eux-mêmes. Elle passerait devant eux, les joues cuisantes mais indemne, et elle irait retrouver ses parents. Papa lui frotterait les cheveux en lui disant que ce n’est pas grave. Maman poserait un baiser sur son front et un sourire sur sa déception.
Seulement, Zoé sait bien que ce sourire n’aurait rien à voir avec celui de tout à l’heure… Le sourire qui l’a convaincue de monter sur le plongeoir.

— Moi, je le fais !
C’est ce qu’elle a répondu à Papa qui, sans réfléchir, venait de dire qu’il préférerait se faire amputer d’une jambe plutôt que de sauter de là-haut. Il s’était aussitôt mordu la langue – il connaissait assez sa fille pour savoir que c’était exactement le genre de phrase qui suffisait à réveiller le démon –, mais c’était trop tard.
Pourtant, il ne croyait pas vraiment qu’elle oserait. Il la savait têtue comme une mule, effrontément rêveuse et follement imaginative, mais pas très sportive. Les exploits physiques nourrissaient surtout ses aventures intérieures.
Et pour tout dire, elle non plus ne pensait pas qu’elle sauterait. Pas vraiment. Elle commençait déjà à chercher une phrase bien sentie, une pirouette verbale qui la sortirait d’affaire et ferait dire à Papa qu’elle était « un sacré phénomène », lorsque Maman, derrière ses lunettes noires, lui avait soudain adressé ce sourire si large, si fier.
Depuis à peu près toujours, Zoé sait que les sourires de sa mère, les vrais, sont rares et précieux. Pas ceux qu’elle adresse aux gens pour avoir la paix, les sourires de façade. Ceux-là, elle les distribue sans réserve, et ils sont une des choses qui font dire aux gens que Maman est « douce ». Discrète et douce. Mais ces sourires-là n’ont ni valeur ni vérité. Les vrais sourires de Maman sont bruyants, féroces comme des ratures. Si elle ne les dévoile pas souvent, c’est parce qu’elle a conscience qu’ils peuvent heurter.
Zoé, elle, n’est jamais heurtée par ces sourires-là. Elle les aime parce qu’il lui semble qu’ils contiennent quelque chose du secret de sa mère, un secret auquel personne, pas même Papa, n’accède. Quand Zoé en reçoit un, ou mieux encore, quand elle le provoque, elle a l’impression d’avoir découvert un trésor.
Ces derniers temps, Maman est fébrile. Nerveuse? Non, pas tout à fait. Excitée, plutôt. C’est difficile à dire. Elle ne tient pas en place. À certains moments, elle éclate de rire trop fort, et à d’autres, elle a l’air de ruminer dans son coin avec un air entendu, comme si elle réservait une belle surprise pour plus tard, sauf que rien ne vient. On ne la sent pas « là ». Papa dit que c’est lié au roman qu’elle va bientôt publier, son tout premier, mais Zoé n’est pas sûre que ce soit uniquement ça. Il y a quelque chose dans la vie de Maman qui la rend encore plus bizarre que d’habitude.
« Pas bizarre, ma chérie : spéciale », corrigerait Papa.
Quoi qu’il en soit, Zoé ne pouvait pas renoncer après avoir provoqué le sourire de Maman. Ce sourire, elle n’avait d’autre choix que de lui obéir.

Elle a suivi les autres plongeurs (uniquement des adultes, plutôt des jeunes, surtout des garçons), grimpé en frissonnant l’escalier de métal, clang, clang, clang, cinq mètres, huit mètres, dix mètres, pris sa place dans la dernière file. Une fois son tour venu, elle s’est avancée jusqu’au bout du plongeoir.
La tête lui tournait, son cœur lui paraissait flotter dans sa poitrine.
Elle pouvait le faire. Elle allait le faire.
C’est là que son père a eu la mauvaise idée de crier, les mains en porte-voix :
— Saute, Zoé !
Juste après, un cri a fendu l’air parmi les baigneurs.
— Saute, Zoé !
C’était la voix d’un ado, justement. Un de ces garçons braillards qui passent la journée à sauter du plongeoir. Il a été rejoint par ses copains, qui se sont mis à scander :
— Saute, Zoé ! Saute, Zoé !
Papa battait des mains, pensant l’encourager. Maman la fixait du regard.

Et elle en est là. Les secondes deviennent des minutes et elle ne bouge pas, pétrifiée au-dessus d’un vide dont la vision floue la terrifie de plus en plus. Elle sent la honte, la colère et la confusion se disputer le terrain en elle.
Quel cauchemar.
C’est si horrible, si dur que, pour la première fois de sa vie, elle prie pour qu’on l’aide.
Oui, comme ça, formellement.
Elle pense de toutes ses forces : Pitié, faites que quelqu’un m’aide.

Et à cet instant, elle entend tonner une voix en elle, une voix qui ressemble aux sourires de sa mère parce qu’elle est bruyante et féroce – d’ailleurs, elle écrase immédiatement celles des crieurs, celle de son père et les clang, clang, clang qui résonnent entre ses tempes : « SAUTE, bordel ! »
Zoé saute, avec l’impression folle d’avoir été poussée dans le dos. Elle ne crie même pas dans sa chute, trop surprise de se retrouver en l’air, à dix mètres de hauteur, sous les acclamations de tous ceux d’en bas qui n’en reviennent pas.
Sa peur se dissout entièrement dans la puissante éclaboussure qu’elle provoque en crevant l’eau.

2
Jour de joie
2 juin 1975.
— Dépêchez-vous, le travail a commencé.
« Le travail ? » C’est ce qu’il a failli répondre mais, par miracle, il s’est arrêté à temps. Il s’est même mordu la langue, comme un môme. Comme il sort du magasin, il a cru… Mais c’est stupide, pourquoi cette bonne femme lui aurait-elle parlé boutique ? Elle ne le connaît pas. Elle s’occupe seulement de l’accueil.
L’accueil. Le mot lui a toujours fait penser à « cercueil », c’est encore un truc de môme, ça, sans doute parce que tout ce qui touche aux institutions – les mairies, les hôpitaux ou les maternités comme celle-là – le terrifie un peu.

À propos de l’auteur
BERARD_Thibault_DRThibault Bérard © Photo DR

Thibault Bérard est né à Paris en 1980. Après des études littéraires, il devient journaliste, puis éditeur. Il est depuis treize ans responsable du secteur romans aux éditions Sarbacane. Après, Il est juste que les forts soient frappés (2020) et Les enfants véritables (2021), il publie Le Grand saut (2023). (Source: Éditions de L’Observatoire)

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Fuir L’Eden

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Prix Louis-Guilloux
Prix des Lecteurs de la Maison du Livre

En deux mots
Adam survit dans la banlieue de Londres aux côtés d’un père alcoolique et violent et de sa petite sœur. Sa mère a disparu et il vit de petits boulots, jusqu’à ce qu’il trouve une place de lecteur chez une vieille dame aveugle. C’est elle qui l’encourage à retrouver la jeune fille croisée sur un quai de gare et dont il est immédiatement tombé amoureux.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Adam et Ève, version banlieue londonienne

Olivier Dorchamps nous régale à nouveau avec son second roman. L’auteur de Ceux que je suis nous entraîne cette fois dans la banlieue de Londres où un jeune homme tente de fuir la misère sociale et un père violent. Un parcours semé d’embûches et de belles rencontres.

Adam, le narrateur du second roman d’Olivier Dorchamps – qui nous avait ému avec Ceux que je suis –, va avoir dix-huit ans. Pour l’heure, il vit avec «L’autre», le nom qu’il donne à son père de trente-sept ans qui, à force de frapper son épouse, a réussi à la faire fuir sans qu’elle ne donne plus aucune nouvelle, et sa sœur Lauren. Ils habitent dans un appartement de la banlieue londonienne faisant partie d’un complexe pompeusement baptisé l’Eden et qui est aujourd’hui classé. Composé de deux bâtiments, « une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. (…) L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. » Dans cette cité cosmopolite, représentante du style brutaliste, qui a oubliée d’être rénovée, chacun essaie de s’en sortir comme il peut. Avec des trafics en tout genre ou un petit boulot.
Ce matin-là, à la gare de Clapham Junction – le plus gros nœud ferroviaire de Londres – la chance sourit à Adam. Au bord des voies, il croise le regard d’une jeune fille blonde et imagine qu’elle va se suicider. Il se précipite et ne parvient qu’à la faire fuir après avoir lâché son sac. Son copain polonais Pav, qui ne comprend pas vraiment pourquoi il a envie de la retrouver, va pourtant l’aider en découvrant le nom de la propriétaire: Eva Czerwinski.
Un tour par l’épicerie puis la paroisse polonaise et le tour est joué. Mais arrivés devant le domicile de la jeune fille, ils trouvent porte close. Avec les clés retrouvées dans le sac, ils s’introduisent chez elle et déposent le sac. Adam a le réflexe de laisser un message sur le téléphone et espère l’appel d’Eva.
C’est Claire, la vieille dame aveugle chez qui il travaille comme lecteur – un emploi mieux payé qu’au supermarché où il avait été embauché adolescent – qui l’encourage à ne pas baisser les bras, maintenant qu’il sait que son amour est la fille d’un couple d’architectes et qu’il n’a guère de chances d’intégrer son monde. Pourtant, le miracle se produit. Eva l’appelle et lui fixe un premier rendez-vous.
N’en disons pas davantage, de peur d’en dire trop. Soulignons plutôt qu’Olivier Dorchamps a parfaitement su rendre l’atmosphère à la fois très lourde de ce quartier et de cet embryon de famille et l’envie d’Adam de s’en extirper au plus vite avec Lauren. L’histoire d’Adam et Eva prend alors des allures de Roméo et Juliette, rebondissements et drame à la clé.
Le romancier qui vit à Londres réussit à faire d’Adam un héros touchant et tellement attachant que l’on veut voir réussir et ce d’autant plus que cela semble quasiment impossible. Si Fuir l’Eden se lit comme un thriller haletant, c’est aussi parce que le style est enlevé, l’humour délicat venant contrebalancer la brutalité domestique. Mais ce roman de la misère sociale est aussi un formidable chant d’amour et de liberté. Autant dire que l’on se réjouit déjà du troisième roman en gestation, s’il est comme celui-ci percutant, enlevé, magnifique!

Fuir l’Eden
Olivier Dorchamps
Éditions Finitude
Roman
272 p., 19 €
EAN 9782363391599
Paru le 5/02/2023

(version poche)
Éditions Pocket
240 p., 7,70 €
EAN 9782266328708
Paru le 02/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Grande-Bretagne, principalement dans la banlieue londonienne. On y fait aussi une escapade à Brighton.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.»
Adam a dix-sept ans et vient de tomber amoureux, là, sur le quai de la gare de Clapham Junction, à deux pas de cet immeuble de la banlieue de Londres où la vie est devenue si sombre. Cette fille aux yeux clairs est comme une promesse, celle d’un ailleurs, d’une vie de l’autre côté de la voie ferrée, du bon côté. Mais comment apprendre à aimer quand depuis son enfance on a connu plus de coups que de caresses? Comment choisir les mots, comment choisir les gestes?
Mais avant tout, il faut la retrouver…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Agence Livre PACA
Blog Joellebooks
Blog À bride abattue
Blog Mlle Maeve
Blog La marmotte à lunettes


Olivier Dorchamps présente Fuir l’Eden © Production Librairie Mollat


Philippe Chauveau présente Fuir L’Eden d’Olivier Dorchamps © Production WebTVCulture

Les premières pages du livre
« 1
Je vis du côté moche des voies ferrées ; pas le quartier rupin avec ses petits restos, ses boulangeries coquettes, ses boutiques bio et ses cafés qui servent des cappuccinos au lait de soja à des blondes en pantalon de yoga. Non. Tu passes sous le pont ferroviaire, au-delà de la gare routière et son rempart de bus qui crache une ombre vermeille le long du goudron flingué et, un peu plus loin, derrière le bosquet et les capotes usagées, la barre d’immeubles au fond de l’impasse, c’est chez moi. Au bout du monde. C’est ça, juste en face de la vieille bicoque victorienne transformée en mosquée. J’habite au treizième étage avec ma sœur Lauren et l’autre. Eden Tower, mais tout le monde ici dit l’Eden.
Les mecs ne manquent pas d’humour parce que c’est loin de ressembler au paradis. Il y a un panneau derrière les grilles, côté rue pour les passants, avec un croquis et les dimensions du bâtiment. Sous les tags, on peut lire sa chronologie jusqu’à l’année où il a été classé, il y a vingt ans, sans doute pour remercier l’architecte d’avoir si bien embrigadé la misère. Après, plus rien. Ça lui fait une belle jambe cette reconnaissance. Il est mort depuis belle lurette d’après le panneau.

Classé, ça ne veut pas dire que c’est beau, ni même entretenu, juste qu’on interdit aux habitants de faire quoi que ce soit qui pourrait contrarier la vision artistique de l’architecte, qui n’en a sûrement rien à foutre depuis son cimetière. C’est formulé comme ça – la vision artistique, pas le cimetière – dans la circulaire qui met les nouveaux arrivants au parfum et encombre nos boîtes aux lettres chaque année. On se marre parce que tout le monde sait que ceux qui pondent ce genre de littérature ne fouleront jamais le sol de l’Eden. Ils se bornent à nous rappeler la chance que nous avons de vivre dans un monument historique, puis nous assènent leur traditionnelle série de « ne pas » paternalistes : ne pas laisser pendre de linge aux fenêtres (qui ferment à peine), ne pas repeindre les volets (qui ouvrent à peine), ne pas mettre de fleurs aux balcons (qui tiennent à peine), ne pas accrocher de vélos aux lampadaires (qui n’éclairent plus le chemin de personne depuis longtemps).
Ne pas.
Ne pas.
Ne pas.
Chaque année ils déboulonnent le panneau, devenu illisible, pour le remplacer par un autre tout neuf. Deux jours plus tard, il est de nouveau couvert de tags. De temps en temps, avec Ben et Pav, on observe les touristes s’aventurer jusqu’aux barreaux qui nous encerclent. Ils arpentent la rue, nez en l’air, et se tordent le cou, appareil photo ou téléphone brandi pour canarder notre immeuble sous tous les angles. Il est tellement gigantesque qu’il déborde toujours du cadre. Gamins, on s’amusait à contrarier leurs efforts. Pas méchamment, pour rigoler. On n’avait pas grand-chose à faire : juste s’approcher nonchalamment de la limite et patienter. Ils ne pouvaient refréner un mouvement de recul en nous apercevant. On polluait leurs photos. Souvent ils s’énervaient et gesticulaient pour nous chasser. Pour aller où ? Parfois ils attendaient qu’on se lasse. Nous aussi. Débutait alors un long bras de fer de l’ennui. Les perdants, nous la plupart du temps, détalaient par dépit. Aujourd’hui on les mate pendant qu’ils se ridiculisent, allongés sur l’asphalte, téléphone à la main. Ils se contorsionnent comme s’ils allaient crever d’une overdose puis repartent, ravis, avec dans leur poche un bout de notre ciel gris derrière le béton gris.

L’Eden se compose de deux bâtiments : une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. On dirait une fusée prête à décoller. D’ailleurs on l’a surnommée Cap Canaveral entre nous. L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. Les passerelles qui le relient à Cap Canaveral paraissent frêles en comparaison. On jurerait qu’elles vont s’effondrer et nous propulser vers la lune dans un nuage de poussière.

« Eden Tower est l’un des plus beaux exemples de Brutalisme au monde, une architecture typique des années cinquante à soixante-dix qui privilégie le béton et les matières brutes et se caractérise par l’absence totale d’ornements. Ce courant architectural imagine des cités composées de cellules d’habitat, empilées à répétition sur plusieurs niveaux. Il s’est particulièrement illustré dans notre pays. Depuis 2012, toutes les constructions brutalistes de Grande-Bretagne font l’objet d’un classement auprès du Fonds Mondial pour les Monuments (WMF), qui assure la protection des bâtiments les plus précieux de la planète. »
C’est ce que dit le panneau.

2
Le texto de Ben m’a réveillé super tôt ce matin. Ma tête bourdonnait. Je ne sais pas pourquoi. La vie. Tu as beau retourner les choses dans tous les sens, il y a toujours un truc à l’envers, comme quand tu tiens un livre devant un miroir. Sauf qu’un bouquin tu peux le relire si tu as du temps à tuer. Ce sera toujours un peu différent. La vie quand c’est foutu, c’est foutu.

Ben a presque fini son tableau à Banksy Tunnel. Il nous a envoyé les premières photos hier, à Pav et moi. C’est canon, pourtant je n’ai aucune envie de bouger. Je bullerais bien jusqu’à ce soir en glissant d’une connerie à l’autre sur mon téléphone. Les week-ends servent à ça après tout. Encore une ou deux vidéos et je me lève. Il est à peine neuf heures du mat. S’il envoie un autre texto, je sors du lit. J’adore son travail, ce n’est pas la question – Ben a un talent dingue -mais j’ai joué à Fortnite toute la nuit et je suis naze. Il me faut un Red Bull d’urgence, histoire de me remettre les yeux en face des trous.

Je bande sans raison sous la couette, les yeux égarés dans les fissures qui rampent sur le plafond. L’Eden se lézarde de partout. Ils ont même tendu un filet le long d’une partie de la façade pour contenir les éboulis après la pétition de certains touristes. Ils exigeaient que l’extérieur du bâtiment soit restauré et les grilles repeintes. Pour leurs photos. L’intérieur pouvait attendre. Notre chambre est un cube blanchâtre, comme les trois pièces de l’appartement ; des cubes blanchâtres vides de nos vies et remplis des saloperies qu’on nous vend.
J’hésite à me masturber. Lauren est déjà dans la cuisine et prépare le thé. Je jette un coup d’œil à mon site porno préféré. Un samedi matin ordinaire. Je me caresse. Pav appelle ça l’instinct de survie, cette gaule incontrôlable au réveil, morning glory. À mon avis il confond avec les personnes qui ont frôlé la mort. J’ai lu ça sur Internet après les attentats de je ne sais plus où, je ne sais plus quand. Apparemment, les gens qui en réchappent sont pris d’une furieuse envie de baiser ; une espèce de chant du cygne du survivant, un élan de reproduction pour que perdure l’espèce. Mes chants du cygne à moi avortent en général dans un Kleenex.

J’ai besoin de prendre une douche. Pour aller à la salle de bains, il faut passer devant le salon, la télé qui beugle, l’odeur de rance de l’autre et son ivresse pâteuse des lendemains de cuite. Hier soir il a picolé au pub avec ceux du chantier, comme tous les vendredis. Il cuve sûrement sa misère à présent, avachi sur le canapé, dans le scintillement bleuté d’une émission de téléréalité. Je n’ai pas trop envie de voir sa gueule.
J’attrape la boîte de Kleenex.

Je traverse le couloir à pas de loup, referme doucement la porte de la salle de bains et jette mon orgasme d’adolescent aux chiottes. Celui-ci se désagrège dans un tourbillon de chasse d’eau. Ça pue la bière fraîchement pissée ici. Il y en a partout. L’autre a encore visé à côté cette nuit, s’il a même pris la peine de viser. J’étale une serviette, la sienne, sur le carrelage pour absorber son souvenir et grimpe dans la baignoire. L’accumulation jaunâtre de calcaire, au fond, me râpe les pieds. L’eau est glacée, comme toujours les samedis matin. Les footeux de l’Eden rentrent de l’entraînement et vident la chaudière centrale à coups de douches interminables. Je me savonne en vitesse sous un filet d’eau polaire, puis m’essuie en sautillant pour me réchauffer. Serviette autour de la taille, plus ou moins sec, je vérifie mes yeux, mes cheveux, ma peau dans le miroir. J’ai l’air de quoi avec mon air buté, mon nez dévié et mes sourcils protubérants qui écrasent des yeux délavés ? J’éclate deux points noirs puis me frotte les dents rapidos avec un peu de dentifrice sur l’index avant de me réfugier de nouveau dans notre chambre.

Mon téléphone vibre. Deuxième message de Ben : « À quelle heure tu déboules ? On est à l’entrée de Banksy Tunnel. On aura fini dans un peu plus d’une heure. Vous venez ensemble, Pav et toi ? »
Je flaire mon T-shirt de la veille, mes chaussettes ; ça ira. Je les enfile, j’attrape mon pantalon de survêt qui traîne au pied du lit, mes baskets cachées sous le sommier et m’habille. J’ai le temps, Banksy Tunnel se trouve seulement à onze minutes de l’Eden en train, pourtant je me dépêche. Je veux décamper d’ici au plus vite.

Tu ne connais pas Banksy Tunnel ? Cherche sur Internet, tu verras. C’est un long passage piétonnier sous les voies ferrées de la gare de Waterloo, en plein centre de Londres. Pendant longtemps, les sans-abri s’y sont réfugiés, entre les junkies et la police qui faisait régulièrement des descentes. En hiver, les ambulances ramassaient les overdoses et les cadavres frigorifiés sous leurs couvertures de cartons d’emballage. Banksy et d’autres artistes ont recouvert les parois et le plafond de leur génie et, en quelques années, c’est devenu la cathédrale mondiale du Street Art. Ben m’a raconté tout l’historique il y a deux ans. Il y passe sa vie. Ses potes tagueurs et lui refont l’accrochage de leur petit musée souterrain chaque semaine ou presque. C’est pour ça qu’il vaut mieux se grouiller pour voir son œuvre avant qu’un autre artiste ne la recouvre de la sienne. Les mecs sont doués, il faut dire. Enfin, les mecs, il y a plein de filles aussi, tout aussi douées, si ce n’est pas plus. Une, surtout, que Ben aime bien. Elle a un nom de duchesse dont je ne me souviens jamais. Ils ont passé la journée d’hier à bosser sur un tableau commun. Les premières photos sont grandioses. Ben m’impressionne depuis l’enfance. Il sait ce qu’il veut, il avance. Moi ? Non. Je n’ai pas vraiment d’idée. Je m’efforce de ne pas reculer.

On l’appelle Ben mais en réalité, son nom c’est Tadalesh, « celui qui a de la chance » en somalien. Quand il a échoué à Londres avec ses sœurs et ses parents, il avait huit ans et ne baragouinait pas un mot d’anglais. Un jour, Pav et moi dévorions un pot de Ben & Jerry’s, appuyés contre le muret qui délimite le bout de gazon pelé devant l’Eden, quand Tadalesh et sa mère sont passés près de nous. Il la suivait comme un caneton. Elle s’est arrêtée pour tchatcher avec une autre Somalienne et le gosse s’est approché du muret. Classique. « C’est quoi ton nom ? » Il ne comprenait rien et nous a dévisagés, l’air béat. Pav lui a tendu sa cuillère. Tadalesh l’a léchée avec délectation. On s’est marrés. Des années plus tard, il nous a avoué que c’était la première fois qu’il goûtait de la glace. Sa mère l’a chopé par le bras, a hurlé trois mots dans leur drôle de langue, puis l’a traîné de nouveau à sa suite. Elle n’avait pas l’air commode. Depuis elle s’est adoucie à force de nous côtoyer. Il faut dire que Pav et moi sommes sans doute les moins voyous de l’Eden. Enfin, surtout moi. Ce jour-là, Pav a juste eu le temps de crier « Hey ! Ben & Jerry ! On t’revoit bientôt ? » C’est comme ça que Tadalesh est devenu Ben ; à cause d’un pot de crème glacée piqué le matin même au supermarché. Il a eu du bol que ce ne soit pas de la Häagen-Dazs.

J’attrape mon sweat à capuche et fourre les livres de Claire dans mon sac à dos. J’entends ma sœur plaisanter au téléphone avec une copine. J’entrouvre la porte de la cuisine et mime un « à ce soir » accompagné d’un clin d’œil. C’est nul, ce clin d’œil, surtout que Lauren a quatorze ans. La semaine, pendant les vacances, on passe notre temps à jouer à Fortnite quand l’autre est au boulot. Je me suis acheté une console, un casque et un écran d’occasion avec le fric que me donne Claire tous les mois. J’ai posé un cadenas sur la porte de notre chambre au cas où l’autre se croirait autorisé d’y traîner ses guêtres.

Fortnite, c’est énorme ! Au début du jeu, tu es parachuté dans un monde virtuel où tu dois débusquer quatre-vingt-dix-neuf autres joueurs, les dégommer et leur piquer leurs armes pour exterminer ceux qui restent. Tu ne peux pas te planquer parce qu’une tempête repousse tout le monde jusqu’à une zone où les survivants sont obligés de se massacrer. C’est géant ! Je choisis toujours la skin, le personnage si tu veux, d’un mec musclé, tatoué en général, avec les cheveux très courts et la tête bien carrée comme moi. Je me sens invincible. Si je me fais buter, je continue de suivre celui ou celle qui m’a troué la peau à l’écran, pour m’améliorer et copier son jeu dans la partie suivante. J’y retourne et je bousille tout ce qui bouge avec encore plus d’efficacité. J’ai montré la technique à Lauren. Elle se débrouille plutôt bien. Je la soupçonne de s’entraîner en cachette. Elle a un double de la clef de notre chambre, évidemment.

Le week-end je rejoins mes potes le matin. L’après-midi, je fais la lecture à Claire. Ça m’évite de croiser l’autre. On doit se dire dix phrases par mois, et encore. Toujours autour du fric et des courses que je me tape pour qu’on ait de quoi bouffer. Je rapporte souvent des mandarines. Lauren en raffole. L’autre déteste enlever la dentelle autour des quartiers. J’en achète régulièrement. Pour l’emmerder.

Je passe devant la télé qui braille tout ce qu’elle peut. Il est encore torché d’hier soir, à moitié clamsé dans son fauteuil et ne me calcule même pas. Tant mieux. J’ouvre la fenêtre du salon pour laisser un peu s’échapper la puanteur.
— Tu crois que j’vois pas ton p’tit manège? marmonne-t-il tout à coup.
— Ta gueule. J’ai autre chose à foutre que d’écouter tes délires de pochtron.
— Tu vas où ?
— Qu’est-ce t’en as à secouer ?
— Tu vas où ?! répète-t-il en balançant péniblement une canette de bière vide qui s’affaisse à un mètre du fauteuil.
— T’occupe, fous-moi la paix !
— Me rapporte pas encore tes putains de mandarines !
— T’as qu’à te bouger le cul si tu veux autre chose, connard !

L’autre serine constamment que je ferais mieux de trouver du boulot sur les chantiers plutôt que de traîner avec mes potes. Dans quelques mois j’aurai dix-huit ans et je pourrai enfin lui dire d’aller se faire foutre quand il ressasse qu’à mon âge il gagnait déjà sa croûte. Il n’a aucune leçon à me donner. Je bosse depuis mes treize ans, comme la loi anglaise l’autorise ; douze heures par semaine durant l’année scolaire, vingt-cinq pendant les vacances. J’ai commencé par le supermarché en bas de l’Eden. Une copine caissière de ma mère m’y avait dégoté un job, peu après mon treizième anniversaire. Ça valait mieux que de traîner dans le quartier avec le deal ou la seringue pour horizon. J’ai fait entrer Pav et Ben quand des places se sont libérées. Qu’est-ce qu’on s’est marrés ! Au bout de deux ans, j’en ai eu ma claque d’aligner des paquets de pâtes à l’infini pour des prunes. J’ai répondu à la petite annonce de Claire sans me faire trop d’illusions. C’était mieux payé, c’est tout ce que je voyais. Ça me rapprochait du moment où je me casserais de l’Eden.
Et puis aussi, j’ai honte de l’avouer aujourd’hui parce que Mister Ferguson est un mec bien, mais je flippais à l’idée de finir comme lui, chef de rayon pour le reste de ma vie. En fin de journée, il nous filait un tas d’invendables qu’il faisait passer en pertes et profits, même s’il n’était pas dupe et savait bien qu’on les endommageait exprès pour ne pas avoir à les payer. Il nous a raconté un jour que lui aussi a grandi à l’Eden. Peut-être qu’un Mister Ferguson a eu pitié de lui dans sa jeunesse. Je ne sais pas, mais je ne voulais ni de sa pitié, ni d’une existence comme la sienne de ce côté-ci des voies ferrées.

Les premières séances chez Claire n’ont pas été une sinécure. J’ai failli jeter l’éponge à plusieurs reprises. Elle n’aurait jamais accepté, alors je me suis accroché. Au bout d’un moment, je n’ai plus pu m’en passer. Et pas que pour l’argent. L’autre continue de s’imaginer qu’à mes heures perdues je déballe des pots de moutarde sous un néon capricieux. Je ne lui ai jamais parlé de Claire. Je ne préfère pas. S’il savait, il me racketterait tout ce que j’économise et le claquerait sur un site de casino en ligne. Il aboierait que je perds mon temps chez elle, alors que c’est lui qui s’embourbe dans une vie de chien. Claire est persuadée que j’ai des capacités, alors hors de question de planter le lycée, même si c’est un repaire de pourritures. Évidemment pour l’autre, tout ça c’est du pipeau. Il n’est pas resté longtemps à l’école.

L’autre, c’est mon père. Il a trente-sept ans. Il en avait tout juste vingt quand je suis né.
Ma mère ? Dix-sept.

3
Je quitte l’appart et claque la porte, exprès pour le faire sursauter, puis sprinte le long de la passerelle jusqu’à Cap Canaveral. Il surgit sur le palier et braille dans mon dos ses insultes habituelles. Les ascenseurs mettent toujours une plombe à monter. Ils sont en panne une semaine sur deux et puent la pisse. Arrivé en bas, je pousse la porte en verre qu’une batte de base-ball a réduite en flocons la semaine dernière.
L’ombre de l’Eden écrase le jardin. Chaque année elle prolonge l’hiver de quelques jours. Les arbres verdissent timidement. Les jonquilles luttent pour percer le gazon gercé par la neige. J’ouvre le portail en acier dans un grincement de rouille. Le bouquet de fleurs a finalement fané. Ça doit bien faire dix jours qu’il est accroché là. Tout le monde à l’Eden connaissait la victime, un gosse de quatorze ans, quinze peut-être ; pas beaucoup plus vieux que Lauren. Une bande rivale lui a perforé les reins et le foie au cran d’arrêt. On ne sait pas pourquoi. Il y a rarement une raison. Un regard, un mot de travers. La mère du gamin a tout vu depuis sa fenêtre. Elle s’est ruée hors de chez elle en hurlant. Le môme est mort dans l’ambulance. Après ça, la police a interrogé chaque habitant. Personne n’a mouchardé. Trop peur des représailles.
La grille se referme dans un clic métallique.

Je remonte l’impasse sans me presser. J’ai prévenu Ben que j’étais en route. J’entame le décompte dans ma tête, comme d’habitude. Je longe les autres barres d’immeubles nanifiées par l’Eden. Ça fait des années qu’on nous promet de rénover le quartier. Il a été sérieusement amoché pendant la Deuxième Guerre Mondiale m’a expliqué Claire, comme la plupart de Londres. Elle s’y connaît en Histoire. Je retiens mieux ses anecdotes que tout ce qu’on m’enfonce dans le crâne au lycée : Churchill, Darwin, Newton, Shakespeare. À quoi il me sert, Shakespeare, dans ma vie ? Ça agace Claire quand je réagis comme ça. « Si tu te plongeais davantage dans Shakespeare, tu te poserais moins de questions inutiles et tu irais à l’essentiel. » Ça veut dire quoi ? Elle parle toujours par énigmes. Avant de la rencontrer, je n’avais même jamais ouvert un bouquin. Maintenant, je lis tout ce qu’elle me met entre les mains.

En 1945, il ne restait rien ici. Les Allemands avaient entièrement réarrangé les rues à grand renfort de bombes. Ils visaient la gare de Clapham Junction pour bloquer les trains, mais leurs avions manquaient de précision, alors toute cette destruction s’est abattue sur nos têtes, enfin, celles des habitants de l’époque. La paix revenue, on a reconstruit comme on a pu, en posant des tours dans les trous de la guerre. On y a parqué les Irlandais, les Jamaïcains, les Indiens, les Pakistanais quand on en a eu besoin, puis les Ghanéens, les Nigérians, les Chypriotes et enfin les Polonais, les Lituaniens, les Somaliens, les Chinois, les Afghans et les autres. Une vraie tour de Babel ! Nous sommes les seuls Anglais de l’Eden. Et encore, l’autre est écossais. Pav dit souvent, pour plaisanter, que c’est la faute au politiquement correct. Il fallait un quota de British et c’est tombé sur nous. Il y a aussi des Kurdes qui tiennent l’épicerie derrière le barbier turc et un café algérien vient d’ouvrir en face de la mosquée et du centre d’études islamiques.

L’autre répète à qui veut l’entendre que c’est là que pousse la graine de terroriste, mais c’est lui le terroriste. Ma mère ne nous aurait jamais quittés s’il ne l’avait pas tabassée. La télé hurlait pour couvrir ses cris, mais les murs sont si fins que, même amortis par son ventre, les coups résonnaient dans tout l’Eden. Il ne frappait jamais le visage. Trop visible. Elle s’effondrait en faisant trembler la cloison de notre chambre. Il ne la finissait au pied que les soirs où il était sobre, en semaine. Il appelait ça ses moments de tendresse, en ricanant, le lendemain matin.
Souvent il la violait. Au bout de plusieurs minutes, elle se relevait, se traînait jusqu’à la salle de bains et laissait longuement couler l’eau dans le lavabo. Aujourd’hui encore, lorsque le siphon rote les trop-pleins d’eau stagnante, son fantôme revient me hanter. Elle entrouvrait la porte de notre chambre, vérifiait que Lauren et moi dormions ou faisions semblant, puis regagnait sagement la cuisine pour terminer sa vaisselle. Un soir, après son passage à la salle de bains, je m’étais faufilé derrière elle en silence. L’autre cuvait son crime, cul nu, sur la moquette. Elle me tournait le dos, brisée devant l’évier et la fenêtre entrouverte, le regard ancré sur la voie ferrée qui serpente au pied de l’Eden.

Le matin, elle nous accompagnait jusqu’à l’école, de l’autre côté du pont ferroviaire, et tirait sur sa blouse pour camoufler les bleus. Elle rejoignait ensuite son boulot de caissière à une heure et demie de transport de l’Eden. Elle ne pouvait pas risquer de manquer son train et nous déposait en avance devant les grilles de l’école avant de repartir immédiatement en direction de la gare. Lauren courait vers ses camarades de maternelle et son verre de lait quotidien tandis qu’au travers des barreaux, je fixais l’ombre de ma mère s’engloutir dans la masse brune des négligeables.

Soixante et onze, soixante-douze, soixante-treize, l’épicier kurde me salue, comme chaque matin et, comme chaque matin, je désigne du doigt une canette de Red Bull. Il me rend la monnaie en me souhaitant une bonne journée, main sur le cœur comme si le cœur y pouvait quoi que ce soit. Je réponds d’un hochement de la tête pour ne pas perdre mon compte. Quatre-vingt-dix-sept, quatre-vingt-dix-huit. J’ouvre la canette. Une gorgée. Deux. Il y a sept cent cinquante-trois pas jusqu’aux portillons de Clapham Junction.
Tous les jours, je prends le même chemin que ma mère et nous empruntions, ensemble, jusqu’à l’école. Je me fais croire qu’en les comptant, mes pas s’imbriquent parfaitement dans les siens, qu’à huit ans de distance ils talonnent l’ombre de son dernier trajet comme si elle n’avait que huit secondes d’avance sur moi. Je m’arrête toujours devant la vitrine du barbier turc, au pas quatre cent vingt-deux. Au pied de la devanture, une empreinte s’est prise dans le macadam ; un clebs, sans doute, ou un renard comme on en voit souvent arpenter les ruelles de Londres à la nuit tombée. Il a posé la patte sur une plaque de goudron frais, et signé ainsi le trottoir pour l’éternité. Je voudrais que cette empreinte soit celle de ma mère. J’aurais alors la certitude qu’elle s’est tenue à cet endroit il y a huit ans et que, si le temps nous offrait un répit, son parfum y flotterait encore et je tendrais la main pour la glisser dans la sienne.

Un jour, la direction de la chaîne de supermarchés mit en place deux caisses automatiques dans le magasin où elle travaillait. Pour tester l’idée auprès de la clientèle, avait-on rassuré les employées qui s’inquiétaient pour leur avenir. Elles s’excusèrent d’avoir posé la question, réflexe de pauvre, et attendirent, confiantes, le verdict. Le succès fut tel que, trois mois plus tard, on décida de remplacer deux tiers du personnel par des machines coréennes. Ces salauds proposèrent à ma mère un contrat d’intérim dans un charmant quartier verdoyant du nord-ouest de Londres – « à trente minutes à peine de votre lieu de travail actuel » – c’est-à-dire à quatre heures aller-retour de l’Eden. Elle possédait l’orgueil des humbles et n’aurait jamais quémandé le moindre traitement de faveur ni que sa situation reçoive davantage de considération que celle de ses collègues. Elle accepta le poste jusqu’à ce que la clientèle écranophile du nouveau magasin opte, elle aussi, pour l’automatisation. Les habituées avaient massivement coché la case « gain de temps » sur le questionnaire qu’on exhiba en guise de justification. L’une d’elles avait même pris soin de commenter qu’elle serait soulagée de ne plus avoir à répondre au bonjour machinal des caissières, sans réfléchir que, bientôt, des machines la traiteraient avec autant d’humanité qu’un sachet de salade, sans s’encombrer du moindre bonjour humain. Et elle ne trouverait rien à redire.
Même quand c’est la dernière des connes, la cliente a toujours raison.

Aux employées, on suggéra une place, presqu’au même taux horaire, encore un peu plus loin géographiquement, ce qui, pour ma mère, aurait représenté près de cinq heures de transport quotidien. Elle déclina l’offre en s’excusant et ne reçut aucune indemnité, comme spécifié dans son contrat d’intérim qui venait de débuter. C’est aussi ce que précisait la lettre qu’elle avait timidement tendue à l’autre. On exigeait cependant qu’elle travaille jusqu’à la fin du mois car les nouvelles machines ne seraient installées qu’après cette date. Forts du succès mondial de leur procédé, les Coréens accusaient un léger retard de livraison. L’autre lut la lettre à voix haute. Il ne devait pas s’inquiéter, elle trouverait autre chose, plus près de l’Eden. Il s’était énervé. « Parce que tu crois qu’on roule sur l’or peut-être ?! »
La direction décida d’affecter ma mère à l’équipe du soir. Pendant les trois dernières semaines de son contrat, elle finit à vingt-deux heures et rentra à l’Eden à minuit passé, éreintée. L’autre était déjà couché. Il ne la touchait plus. Pourtant un soir, j’ignore pourquoi, il la frappa comme jamais auparavant.

Le lendemain matin, j’avais serré sa main un peu plus fort que d’habitude devant l’école, puis avais rebroussé chemin jusqu’à la gare sans qu’elle s’en aperçoive. J’avais neuf ans. Je m’étais faufilé sous les portillons et avais grimpé les escaliers derrière elle. Caché en retrait d’un pilier, j’avais attendu son train dans l’ombre avant de regagner l’école en courant.

Souvent, je lui demandais pourquoi elle travaillait si loin alors qu’un supermarché de la même enseigne, celui de Mister Ferguson, jouxtait l’Eden. « La vie ne fonctionne pas comme ça », répondait-elle avant de se pencher sur moi, de me caresser les cheveux et de chuchoter, « le choix n’existe qu’au-delà des rails ».

4
La gare de Clapham Junction dresse devant moi son orgueil de briques rouges. Du haut de sa colline, les rails en contrebas, elle se donne des airs de forteresse médiévale, la vanité victorienne en plus. C’est le plus gros nœud ferroviaire de Londres. Vingt-quatre voies s’y croisent dans un dédale d’aiguillages, de feux clignotants, de quais, de ponts et desservent en quelques minutes les deux principales gares du centre, Victoria et Waterloo, ainsi que l’aéroport de Gatwick et les principales villes du sud-ouest de l’Angleterre, Brighton, Southampton, Exeter – la côte à moins d’une heure de l’Eden. Je n’ai jamais vu la mer.

Le grouillement, ici, est permanent. L’entrée du haut, celle qu’empruntent les costumes gris et les tailleurs bleu marine, force les voyageurs à grimper la colline jusqu’au grand hall avant de les faire redescendre vers les voies par une série de passerelles et d’escaliers. L’autre accès, celui d’en bas, le nôtre, chemine sous les rails. Il aboutit dans un souterrain humide et mal éclairé d’où germe une série d’escaliers menant aux quais. Celui-ci se remplit de couleurs aux premières et dernières heures du jour : des bleus de travail, des pantalons cargo kaki, orange, des salopettes marron, des vestes fluo, des uniformes rouges, verts ou bleus. Souvent un logo criard, dans le dos, rappelle à qui ils appartiennent. Et puis des blouses, des blouses, des blouses – blanches, roses, bleu ciel, vertes, rayées ou vichy – toutes avec un badge sur la poitrine.
Un matin que je jouais avec son badge dans la cuisine, ma mère me l’avait repris des mains et épinglé sur son uniforme. Elle avait soupiré à voix basse, « à quoi bon de toute façon ? ». Quand je lui avais naïvement demandé pourquoi, du haut de mes six ans, elle m’avait confié que les clientes n’adressaient la parole aux caissières que pour demander un sac supplémentaire ou leur reprocher de quitter leur poste pour aller aux toilettes. Connaître leur nom leur importait peu. Je n’avais pas encore appris à lire et m’étais écrié, « Tant mieux, il n’y a que moi qui ai le droit de t’appeler Maman ! Lauren aussi quand elle saura parler ». Elle avait ri de bon cœur et m’avait embrassé avant d’ajouter, « Promets-moi que, quand tu seras grand, personne ne sera invisible à tes yeux. C’est pire que le mépris. Pire que les coups ».

J’hésite à sauter les portillons comme d’habitude. Tapi dans la pénombre, le contrôleur me fixe, prêt à bondir. Je hausse les épaules et claque ma carte de transport sur le capteur. La gare est toujours un peu vide en milieu de matinée. Encore plus en période de vacances scolaires quand les costards et les tailleurs bleu marine emmènent leur famille au soleil.

Une fille m’effleure de son parfum. Je me retourne. Elle m’a déjà dépassé dans le souterrain. Sa longue jupe flotte sur un brouillard de poussière. Ses cheveux, presque blonds, cascadent en boucles sur ses épaules nues. Elle porte des sandales trop légères pour un mois de mai. J’aperçois ses pieds fins, aux orteils bien détachés, aux petits ongles vernis comme un soir de juillet. Ils avalent calmement chaque marche jusqu’au vaste quai à demi désert.

Voie neuf, une dizaine de voyageurs attend le train pour Waterloo. Je termine mon Red Bull et balance la canette. Une dame s’énerve toute seule car je n’ai pas utilisé la poubelle de recyclage. Elle meurt d’envie de me faire la réflexion mais lâche l’affaire quand je soutiens son regard. On nous a fait un cours sur l’écologie au lycée l’an dernier. Bien sûr que je connais la môme suédoise qui insulte tout ce qui bouge avec sa gueule de fin du monde, c’est juste qu’à l’Eden, on n’est pas nombreux à bouffer bio ou rouler électrique. C’est un truc de riches ça. On recycle, oui si on veut, quand personne n’a foutu le feu aux conteneurs pour se distraire.

La fille longe le quai réservé à l’express de l’aéroport, puis s’arrête brusquement, presque chancelante. Elle se retourne, le visage voilé par l’ombre du grillage anti-pigeons. Un pas sur le côté. La lumière la révèle. Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, oui, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.

Le chuintement de l’express se rapproche et fend l’air à vive allure. Je m’adosse contre un pilier, à l’écart, et laisse la douceur printanière m’envahir. Les haut-parleurs aboient l’ordre de s’éloigner de la bordure du quai. Le crissement métallique des essieux absorbe d’abord le frémissement des arbres, les querelles joyeuses des moineaux puis recouvre de sa plainte le reste des bruits du monde dans une légère odeur de brûlé.

J’avance d’un pas. La fille me considère, surprise, presque inquiète. Elle a compris. Moi aussi. Un autre pas. Avec la fragilité d’une funambule, elle s’approche des voies et défie mon regard. Trop près du bord. Enlisés dans leur indifférence, le nez sur leur téléphone, les autres voyageurs ne remarquent rien. Le souffle sec de l’express fouette les premiers mètres du quai dans un vrombissement qui fait tressaillir mes semelles. Une impression de déjà-vu me happe soudainement.
De nouveau la fille chancelle et se précipite vers le train.

5
Après l’école, une voisine nous récupérait, le temps que ma mère accoure de l’autre bout de Londres pour nous donner le bain et préparer notre dîner. Ma naissance avait bouleversé ses dix-sept ans, bien sûr, mais la tendresse l’emportait toujours sur la fatigue et elle ne manquait jamais de nous couvrir de baisers lorsque la voisine nous restituait. L’autre, lui, rentrait tard de ses chantiers. Parfois sobre.
Un soir, elle n’est pas venue. Lauren avait six ans. Moi, trois de plus. La voisine avait tenté de joindre ma mère plusieurs fois, en vain. L’autre a sonné à la porte, le regard rouge, l’haleine fatiguée d’alcool, une enveloppe décachetée à la main. Il a remercié brusquement la voisine dont les yeux mouraient d’indiscrétion et nous a ramenés chez nous. Il venait de trouver le mot que ma mère avait abandonné dans la cuisine le matin même. Elle nous quittait ; nous, l’autre, l’Eden. Pour un homme et pour un pays : l’Espagne. Il a parcouru les lignes plusieurs fois à voix basse, en répétant qu’il n’avait rien vu venir. Entre ses doigts, un petit objet scintillait dans la lumière tremblante du plafonnier. L’autre n’en détachait pas les yeux. Soudain il s’est mis à chialer, à tousser comme un jour de rhume des foins. Lauren s’est approchée et a bredouillé « atchoum Papa ». Il a levé la tête. Nous existions. Il a chialé de plus belle avant de s’en prendre à Lauren qui réclamait Maman et de me coller une beigne au moment où j’ai voulu la protéger. Il a enfoncé la lettre dans sa poche, abandonné le petit objet devant lui, puis nous a plantés tous les deux dans la cuisine avant de foutre le camp au pub. Je me retenais de pleurer, pour Lauren, pour qu’elle ne se noie pas dans tout ce chagrin, et puis aussi parce que l’autre me répétait depuis toujours que je ne serais jamais un homme si je passais mon temps à chougner comme ça. Je ne l’avais d’ailleurs jamais vu pleurer jusqu’alors. Sur la table, l’alliance de ma mère avait cessé de scintiller.

Souvent je tape son nom sur Internet à la recherche d’une existence virtuelle. Jamais elle ne s’est façonné de vie heureuse sur les réseaux sociaux ici ; elle trouvait à peine le temps d’être triste. Je sais que la traquer ne sert à rien car disparaître est un droit. Je me suis renseigné. N’importe quel adulte est libre de plaquer sa vie pourrie pour en recommencer une autre ailleurs, sans qu’on vienne l’emmerder. Et même si on le retrouve, on n’a pas le droit de prévenir sa famille sans son autorisation. La loi permet aux gens qui le souhaitent de ne plus exister. Elle n’a rien prévu pour leurs gosses. J’espère qu’un jour – à Lauren, je dis même que j’en suis sûr – ma mère partagera son bonheur en ligne. Peut-être qu’elle l’a déjà fait sous un autre nom. Je ne sais pas. Je lui ai inventé de nouveaux enfants avec l’homme qui nous l’a volée. Nous nous ressemblons un peu, eux et nous.

J’ai acheté un ordinateur en même temps que ma console de jeux dans une boutique d’occase. De recel en réalité. Je le partage avec Lauren, le temps de gagner assez pour lui en offrir un à elle. En fond d’écran, j’ai choisi un paysage de Benidorm. L’autre ressasse que notre mère s’est installée là-bas, avec son maquereau comme il l’appelle. Elle a dû le mentionner dans sa lettre. Je ne sais pas, je ne l’ai jamais lue. Il l’a brûlée, avec toutes les photos d’elle.
Les tours en Espagne sont beaucoup plus belles que l’Eden. Elles rappellent les couleurs du coucher de soleil et oscillent dans une chaleur permanente, le long d’une grande plage toute jaune avec ma mère et sa nouvelle vie, sûrement, en bikini quelque part dessus. Le reste nous l’avons inventé, Lauren et moi. Enfin, surtout moi au début parce que Lauren était trop petite. Ma solitude mémorisait les noms et les images sur la carte d’Espagne que je gardais sous mon oreiller. Le soir, je les racontais à ma sœur pour la voir sourire. Avant de nous coucher, nous guettions les avions par la fenêtre, persuadés que l’un d’entre eux nous la ramènerait, qu’elle pousserait la porte de l’appartement pour venir nous chercher. Elle constaterait qu’ici, rien n’a changé. »

Extrait
« Comme je disais, c’est elle qui a déniché la petite annonce de Claire au supermarché. Quelqu’un l’avait punaisée au panneau Love your Community, dans un recoin mal éclairé, près de la porte de sortie. Ça disait, « Dame aveugle cherche personne pour lui faire la lecture deux heures et demie, trois fois par semaine», suivi d’un numéro de téléphone. Karolina a ajouté, «si tu veux pas une vie de ce côté-ci des rails, je te conseille de téléphoner». C’était mieux payé que d’ouvrir des cartons chez Mister Ferguson.
Alors j’ai appelé. » p. 63

À propos de l’auteur

Portrait d'Olivier Dorchamps, Paris, 20 mars 2019

Olivier Dorchamps © Photo DR

Olivier Dorchamps est franco-britannique. Issu d’une famille cosmopolite, il a grandi à Paris et vit à Londres d’où il a choisi d’écrire en français. Il pratique l’humour, l’amitié et la boxe régulièrement. (Source: Éditions Finitude)

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Dans la cour

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En deux mots
Barnabé n’a pas trois ans quand il perd sa mère. Un drame qui va entraîner son père dans une spirale infernale. Il meurt quatre ans plus tard, laissant à son fils la lourde tâche de se construire un avenir. Les copains et la musique vont l’aider à s’en sortir.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Comment Barnabé a survécu à la mort de ses parents

Dans ce premier roman initiatique, Jérôme Rebotier raconte la vie de Barnabé qui a perdu sa mère et son père alors qu’il n’était qu’un enfant. Une double et douloureuse épreuve qu’il va falloir surmonter.

À la rentrée 1986, Barnabé entre en classe de Seconde. Il se réjouit de retrouver ses camarades de classe, Émile, Antoine, Jean-Albert, Hercule les autres. En quelques lignes, on découvre que cette petite bande est d’abord là pour s’amuser plutôt que pour apprendre. Le fait que sur son formulaire, à la case «parents» Barnabé note «décédés» y est peut-être pour quelque chose.
Dès le chapitre suivant, qui nous ramène en 1977, on comprend que ce corps d’homme ramené vers le rivage que des promeneurs découvrent sur la côte bretonne est celui de son père. Déjà défiguré, il ne comportait pas de traces de coups. L’enquête va conclure à un accident. Plus tard, on comprendra qu’en fait il n’avait plus envie de vivre.
Car tout le roman est construit sur ce principe des allers-retours entre la vie «d’avant», celle où Barnabé n’était pas encore orphelin, et cette année 1986 qui marque sa nouvelle vie. Il découvre sa chambre à l’internat et pense y découvrir un terrain de jeu avec des limites qu’il est bien décidé à franchir. Il faut dire qu’il revient de loin. Un double drame que l’auteur va tenter de conjurer en commençant par un conte en quatre parties disséminées le long du livre et intitulé Les cerises et le goudron (je vous conseille de relire ce conte in extenso une fois votre lecture terminée. Il est très éclairant).
On découvrira dans quelles circonstances le petit garçon perdra sa mère en 1973, mais on comprendra surtout très vite que c’est en 1977 que son existence a basculé.
«On m’avait tué à l’instant. L’enfant en moi était mort, enfoui quelque part loin de la raison. La naïveté laissait place à l’ignorance et à la peur. Je m’évanouissais presque, je ne savais plus qui j’étais. Mon esprit se réfugiait là-bas, très loin. Je savais que ma mère m’observait et je voulais la rejoindre. Le volcan bouillonnait de plus en plus. Fort.»
Alors, c’est en semant de petits cailloux sur sa route qu’il va finir par trouver un chemin. En 1978, il se réfugie dans l’imaginaire, s’imagine le capitaine d’un vaisseau en mission pour sauver le monde, en 1980 il se rêve en sportif en érigeant son propre Roland Garros. «Je suis devenu adulte immature dans un corps trop petit. Je ne dois pas en parler, on ne doit pas savoir, il paraît que ce n’est pas bien d’être différent. On m’a appris que l’on n’aime pas les gens différents, on les rejette. Alors c’est mon secret.» Finalement, c’est grâce à la musique qu’il va trouver sa voie. La musique qu’il écoute – l’auteur a eu la bonne idée de publier la playlist du roman – et la musique qu’il fait avec ses copains. Si le groupe qu’il va former avec ses amis n’est pas très brillant – leur premier concert va virer à la catastrophe – il a enfin trouvé un équilibre.
On serait tenté d’y voir un aspect autobiographique, venant d’un compositeur de musique de films, mais c’est d’abord dans la musicalité de l’écriture que Jérôme Rebotier se dévoile. Son roman est agencé comme un album, à la fois sombre et lumineux, désespéré et ouvert au monde. Alors quand retentit la cloche qui marque la fin de l’année scolaire, on se dit que pour Barnabé tout est possible. Et que peut-être le romancier nous offrira une suite.

Playlist du roman

Dans la cour
Jérôme Rebotier
Éditions Héliopoles
Premier roman
210 p., 17 €
EAN 9782379850868
Paru le 9/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et en région parisienne. On y évoque aussi La Baule et Le Pouliquen ainsi que Viroflay.

Quand?
L’action se déroule entre 1973 et 1986.

Ce qu’en dit l’éditeur
1986. Barnabé Voisin a 15 ans. Passionné de musique, il retrouve sa bande de copains, Hercule, Émile, Antoine, John, Kadour et Jean-Albert. Ces inséparables amis s’apprêtent à vivre toutes leurs premières fois¬ : leur groupe de rock, les manifs, les clopes en douce, les filles… Mais lorsque les profs interrogent Barnabé sur ses parents, il écrit machinalement : «Décédés».
Alternant le récit à la première personne d’un jeune lycéen et celui d’un adulte interrogeant la mort prématurée de ses parents, Jérôme Rebotier nous entraîne dans un roman personnel, drôle et émouvant, où le parcours initiatique d’un adolescent et sa joie de vivre l’emportent sur les fractures originelles.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
Les cerises et le goudron
Première partie

Une petite maison.
Des cerises.
Je suis en train de déjeuner.
Une toute petite pièce et, sous l’assiette de cerises, une table.
Dans le mur une petite brèche d’où suinte une coulée de goudron.

Je suis soudainement assis dans l’autre sens. Je mange mes cerises comme si de rien n’était.
Le goudron coule lentement sur le sol et le niveau commence à monter.
Je m’observe de très près.

Je mange mes cerises comme si de rien n’était.
Le goudron coule lentement, sur le sol, et le niveau commence à monter.
Je m’observe de très près.

Je recule en me laissant là, affairé à mes cerises.
Je recule encore, je passe la porte et je m’éloigne.

Je recule toujours, longtemps, très longtemps, laissant la maison, moi, mes cerises et le goudron rapetisser jusqu’à n’être plus qu’une petite étoile dans la nuit sombre.

D’ici je ne vois plus le goudron.
Là-bas, je mange mes cerises comme si de rien n’était, je le sais.

…Noir…

1986
La rentrée
Ils sont déjà tous réunis dans la cour au moment où je passe la grande porte du lycée. Teints bronzés et langues déliées. Les restes de l’été sur leurs visages. Émile, Antoine et ses yeux bleus, Jean-Albert, Hercule et puis les autres. En demi-cercle. Les anecdotes fusent. Cette complicité immédiate, l’humour renouvelé par les vacances.
Émile a pris une demi-tête, plus une demi-tête de cheveux dressés dans toutes les directions, et s’est enveloppé d’un imperméable noir qui lui tombe au ras du mi-mollet, une vieille paire de Doc aux pieds joints comme un cornet de glace.
— T’as mis les doigts dans la prise ce matin? lui lance Jean-Albert en plissant la bouche et les yeux d’un air approbateur.
— Poss poss, lui répond Émile en l’imitant.
Antoine acquiesce en souriant et Hercule enchaîne :
— Tu n’aurais pas croisé Vladimir par hasard?
Si, si, il est avec Marcelo.
Un rire aux éclats. Nous sommes les seuls à pouvoir comprendre.
Je les regarde avec le plaisir des retrouvailles tout en leur tapant dans la main. Jean-Albert porte un pantalon beige taille soixante-six qui laisse apparaître la moitié de son caleçon à motif papier peint, Hercule ne manque pas son « Mon Barnabé ça me fait tellement plaisir de te revoir vivant! » en me prenant les épaules dans ses mains, et Émile me glisse un «Alors comme ça t’as changé de nom pendant les vacances?» suivi du petit plissement œil bouche qui demande mon approbation. Je lui réponds:
— C’est quoi ce délire encore ? tout en me faisant la réflexion que quelques minutes seulement de remarques entre copains suffisent à réinventer nos vies.
— Va voir sur le tableau! me répond Antoine souriant.
— Qui est avec qui ? je lui demande.
— J’te dis d’aller voir sur le tableau, il répète.
Je me dirige vers le parloir et je cherche mon nom. D’abord je ne me trouve pas et puis si, en relisant plusieurs fois les listes des classes, je comprends enfin la blague… Bernard Moisin (2de 4), ils m’ont appelé Bernard Moisin au lieu de Barnabé Voisin, les salauds! La voix d’Émile s’approche de moi avec son petit rire moqueur :
— Ça va Bernard? T’as pas un peu moisi en vacances ? Je me retourne:
— Et toi tu t’es déguisé en Robert Smith?
La sonnerie retentit à quelques mètres de nous. Nos tympans claquent et s’envolent. Nous reprenons nos marques. Les élèves se rassemblent par classes devant les numéros notés à la craie blanche sur le sol de la cour. Moi je passe la porte du bureau du conseiller d’éducation et je lance à la secrétaire, qui, tête baissée, attentive, remplit ses formulaires, et sans attendre qu’elle me fasse signe :
— Bonjour madame, je suis pas sur la liste, je vais où ? Elle lève les yeux et pousse un soupir en m’apercevant.
— Ah non! Vous! vous n’allez pas commencer dès le premier jour ! Débrouillez-vous!
— Bah d’accord! Je vais dans la classe de mon choix alors ?
— Ne dites pas n’importe quoi, Voisin! Laissez-moi travailler! Par pitié!
Je me dis un instant que je ne pensais pas qu’à son âge elle ait besoin que je ressente de la pitié pour elle. Bref! Je m’imagine en cardinal, abaissant la main sur ses épaules avec un air condescendant et je l’absous de ses péchés. Je souris pour moi.
— Qu’avez-vous à sourire comme ça? On dirait un nigaud! Allez! filez rejoindre votre classe!
Je sors dans la cour qui s’est vidée entre-temps et bien évidemment je ne sais pas où sont passés les copains de 2de 4. J’en profite pour faire une petite dizaine de pompes sous l’arcade, je fais ça dès que j’ai deux minutes, il paraît que ça maintient en forme, les pompes. De toute façon je suis en retard. Puis je sens la présence de ce type, certainement nouveau pion qui s’approche de moi pour me dire que ce n’est pas le moment de faire le mariole tout seul. Je lui dis: «OK». Je me relève et je prends l’escalier central, J’arpente les couloirs en regardant à travers les portes vitrées des classes. J’en profite pour faire deux ou trois clins d’œil aux copains puis j’aperçois enfin Jean-Albert et Antoine assis au fond d’une salle dans laquelle une vieille prof, complètement babos et portant fièrement une chemise en cuir bordeaux, agite les bras dans toutes les directions. Je toque trois coups bien francs suivis d’un léger silence, puis j’ouvre la porte, je passe la tête, et je dis d’une petite voix: «Bonjour madame, je suis Bernard, Bernard Moisin.» Éclats de rires… je connais une bonne partie des élèves, et Voisin est un nom qu’on n’oublie pas. La vieille babos semble désemparée, vérifie sa liste sur un vieux carnet puis se redresse en reprenant confiance et s’adresse à la classe: «S’il vous plaît ne vous moquez pas de votre camarade, il a peut-être une bonne raison d’être en retard.» Elle me regarde par-dessus ses lunettes :
— Quelle est la raison de votre retard, jeune homme ?
— J’étais dans le bureau du CPE car ils ont fait une faute à mon nom, ils ont écrit Bernard sans h alors que moi c’est Bernhard avec un h, car je viens d’Alsace. Du coup, je me suis mis à faire quelques pompes et j’ai pas entendu la sonnerie.
Rires.
— (À la classe) Arrêtez de rire stupidement comme ça! Je ne comprends rien à vos histoires de pompes, asseyez-vous je suis madame Dubien, votre professeur de français et comme vous vous en doutez votre professeur principal. D’abord on dit «Je n’ai pas» et pas «J’ai pas»! Tenez! Voici quelques fiches à remplir. Je vous préviens, nous allons passer toute l’année ensemble alors mieux vaut bien nous entendre. Et si vous avez des doutes, demandez à votre voisin ! (Rires)
— Merci beaucoup madame!
Je prends les fiches et je vais m’asseoir derrière Jean-Albert et Antoine. On se met à se raconter nos vacances pendant que la babos nous distribue un polycopié avec le nom des autres profs. Je commence à remplir mes fiches et comme d’habitude je note machinalement «décédés» à la case Parents.
«On a Ramirez en espagnol, ça va être encore une bonne rigolade!» je dis à Jean-Albert.
Dubien nous distribue l’emploi du temps, nous demande d’ouvrir nos livres page 40 et le cours se déroule tranquillement jusqu’à la prochaine sonnerie. »

Extrait
« On m’avait tué à l’instant. L’enfant en moi était mort, enfoui quelque part loin de la raison. La naïveté laissait place à l’ignorance et à la peur. Je m’évanouissais presque, je ne savais plus qui j’étais. Mon esprit se réfugiait là-bas, très loin. Je savais que ma mère m’observait et je voulais la rejoindre. Le volcan bouillonnait de plus en plus. Fort. Je ne sais plus si je me mis à pleurer, je ne crois pas. J’étais devant le fait. Je n’avais pas vraiment le choix. Non, je ne pleurais pas, je devais être fort. Je deviendrais le capitaine de mon vaisseau et je mènerais ma vie tout seul. Je m’imaginais portant un casque et une cape de super-héros, délivrant tous ceux que j’aimais. Je rêvais que mon père s’écroulait et roulait dans la pente d’un jardin, je peinais à le rattraper, mais je le sauvais. Avec de la volonté et de l’imagination, j’y arrivais.
Les mois passent et je regarde le ciel par la fenêtre, plusieurs années de suite réunies en un instant. J’ai perdu la notion du temps. Je suis devenu adulte immature dans un corps trop petit. Je ne dois pas en parler, on ne doit pas savoir, il paraît que ce n’est pas bien d’être différent. On m’a appris que l’on n’aime pas les gens différents, on les rejette. Alors c’est mon secret. Je grandis presque comme ces autres, en me sentant quelquefois gênant, un peu de trop, et autour de moi, ceux qui savent font presque comme si de rien n’était, ceux qui l’apprennent me prennent en pitié. Je déteste la pitié! Ceux qui ont pitié vous rabaissent sans le savoir, ceux qui ont pitié vous regardent d’en haut avec cet œil ou cet air attendri qui leur donne de l’importance. Piédestal. Podium. Je préfère qu’on m’écoute. Rien qu’un peu. Raconter, partager, et qu’on observe et adopte mon étrangeté. » p. 57-58

À propos de l’auteur
REBOTIER_jerome_DRJérôme Rebotier © Photo DR

Jérôme Rebotier est compositeur de musiques de films. Dans la cour est son premier roman. (Source: Éditions Héliopoles)

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