Comme si de rien n’était

ABEL_comme_si_de_rien_netait  RL_2024  coup_de_coeur

En deux mots
Madame Moreau a été retrouvée morte dans son lit, la tête fracassée par un gros galet. Pour les voisins, c’est la stupéfaction, car les Moreau étaient une famille sans problèmes. C’est en fouillant le passé des protagonistes que l’on va découvrir les clés de ce drame.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un féminicide qui cache bien des secrets

On retrouve Barbara Abel au meilleur de sa forme. Dans ce thriller qui démarre par la découverte d’une femme assassinée avec violence, elle explore les liens entre les différents protagonistes ce cette affaire bien mystérieuse.

Barbara Abel nous offre avec Comme si de rien n’était un thriller-modèle. Je veux dire par là qu’elle réussit à la perfection à agencer tous les éléments du parfait suspense. En ce sens, ce roman est aussi idéal pour ceux qui n’auraient pas encore lu cette autrice et peuvent la découvrir avec ce nouvel opus.
Il s’ouvre sur une scène-choc avec à la clé ce que les anglo-saxons appellent le Hook (le crochet), c’est-à-dire les lignes capables de ferrer le lecteur. À partir de ce moment, il ne voudra plus lâcher cette histoire.
Dans un quartier bourgeois sans histoires, une employée de maison découvre sa patronne, Mme Moreau, « étendue sur le lit, inerte, le visage en bouillie (…) Les draps étaient maculés de sang. À proximité de sa tête, un galet de la taille d’une noix de coco, sur lequel un enfant avait dessiné la gueule d’un monstre effrayant, éclairs dans les yeux et dents pointues ».
Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut remonter dans le passé de la famille Moreau. Bertrand a épousé Adèle. Avec leur fils Lucas, ils vivent dans une belle maison dans le quartier chic d’une ville de province. L’emploi du temps de la famille est parfaitement réglé. D’ailleurs ce soir, Adèle doit récupérer Lucas à la sortie de son cours de solfège. C’est à ce moment que la mécanique se détraque, presque imperceptiblement. Hugues Lionel, le prof remplaçant, n’en croit pas ses yeux en la voyant. Pour lui, il n’y a guère de doute, c’est Marie, un amour de jeunesse, qui réapparaît.
Si Adèle esquive – non, il fait erreur – elle est pourtant troublée. Car sous ses airs de femme respectable, elle cache un autre visage quand elle cherche un homme pour assouvir son besoin de sexe. C’est alors qu’elle se fait appeler Marie, afin de rester la plus anonyme possible.
Bien entendu, Bertrand ne se doute pas de l’infidélité de son épouse, lui qui ne jure que par la droiture, la rigueur, la franchise. Mais à bien y regarder, il n’est peut-être pas non plus sans aspérités.
Hugues, quant à lui, consacre beaucoup de son temps à son père atteint de la maladie d’Alzheimer. Ce qui ne l’empêche pas de chercher à en savoir davantage sur cette superbe femme qui – il en est persuadé – lui ment. Ce qu’il va découvrir va totalement le déstabiliser.
Reste Lucas, le petit garçon discret qui n’affiche guère ses émotions. Il va se retrouver au centre d’une affaire dont les enjeux le dépassent. Comme dans ses précédents romans, Barbara Abel réussit parfaitement à rendre la psychologie des personnages, leurs doutes et leurs certitudes, et leurs Fêlures.
De rebondissement en rebondissement, les secrets que cachent tous les protagonistes vont éclater au grand jour. Habilement, les pièces de ce puzzle familial vont trouver leur place jusqu’au Twist final.
J’ai retrouvé dans ce roman une construction qui s’apparente à celle de Joël Dicker qui avec Un animal sauvage, jouait aussi beaucoup avec les temporalités et des personnages aux aspects extérieurs bien sous tous rapports, alors qu’en réalité… Avec moins de circonvolutions et davantage de fluidité, Barbara Abel nous offre un nouveau thriller qui, à n’en pas douter, devrait intéresser les producteurs de cinéma au même titre que pour Derrière la haine, dont l’adaptation, portée par Jessica Chastain et Anne Hathaway, est actuellement sur les écrans.

Comme si de rien n’était
Barbara Abel
Éditions Récamier
Thriller
368 p., 21 €
EAN 9782385770433
Paru le 11/04/2024

Où?
Le roman est situé dans une ville de province, sans beaucoup plus de précisions. Certains indices permettent toutefois de penser que nous sommes en Belgique.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans l’existence d’Adèle, chaque chose est à sa place, toujours. Elle règne sur sa vie, parlemente avec le destin, orchestre le hasard qu’elle a appris à dompter mais qui – elle ne le sait pas encore –, est sur le point de lui exploser au visage.
À la sortie du cours de musique de son fils, elle rencontre le nouveau professeur de solfège, Hugues Lionel. Leurs regards se croisent. Lui, semble troublé et dit la reconnaître. Qui est cet homme, et pourquoi l’appelle-t-il Marie ?
Contrairement à Adèle, chez Hugues rien n’est sous contrôle, et le retour de cette femme qu’il pensait ne jamais revoir pourrait être le cadeau de la vie qu’il attendait depuis si longtemps. Quand bien même cette dernière prétend ne pas le connaître…
On peut tous se rassurer par de petits arrangements avec la vie, avec les erreurs du passé, avec ce que l’on n’aurait jamais dû voir ni même entendre. Mais peut-on indéfiniment faire comme si de rien n’était ?
Barbara Abel, considérée comme la reine du thriller psychologique, n’a pas son pareil pour faire basculer les vies ordinaires de ses personnages dans les pires cauchemars. Avec un naturel implacable, elle joue avec les petits secrets et les failles de tout un chacun. Attention, dans son prochain roman, elle pourrait bien raconter votre histoire…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Entrez sans frapper)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Tranches de livres
Blog Musemaniasbooks

Les premières pages du livre
« Prologue
L’avenue des Martourets rappelle ces larges allées des banlieues huppées, bordées de pelouses grasses. Les trottoirs ressemblent à un feston, entre dalles et gazon, sur lequel des cerisiers du Japon se dressent à intervalles réguliers. Durant la floraison, quinze jours par an, c’est une explosion de roses, en bouquets d’abord, chaque arbre projetant ses pétales vers le ciel, avant que ceux-ci ne tombent à terre et ne recouvrent le sol d’un tapis de fleurs. Les enfants du quartier s’amusent à les ramasser à pleines mains pour en faire des petits tas dans lesquels ils sautent à pieds joints, éparpillant tout autour les tendres corolles dans un tourbillon incarnat.
Le quartier du Logis, c’est un peu Brooklyn à l’européenne, ses habitations élégantes juchées sur leur perron, quelques marches qui mènent au seuil des demeures datant du siècle passé. On s’y promène volontiers, poussant un landau ou tenant une laisse. Il y fait bon vivre, écrin préservé du chaos citadin pourtant tout proche. Les maisons sont jolies, de belle taille, toutes différentes. Elles dégagent chacune leur personnalité, à l’image de leurs propriétaires. On remarque par exemple la façade dépouillée et bien entretenue des Charpentier, un couple de retraités qui a conservé un rythme de vie immuable, tout le contraire de leurs voisins immédiats, les Boutonnet, une famille recomposée pleine de bruit et de fureur, dont la maison déborde de jardinières fleuries, de plantes grimpantes, de linge et de jouets.
Parmi ces habitations, l’une d’elles est au centre de toutes les curiosités. Elle se situe au milieu de l’avenue, à droite en venant de la ville. Une courte allée conduit à un escalier, quatre marches en briques menant à la porte d’entrée sous un porche un peu vieillot. La bâtisse en pierre s’élève sur deux niveaux, sans oublier les combles. Les fenêtres sont hautes, ornées de châssis peints en bleu, eux-mêmes agrémentés de volets de même couleur.
Un gentil couple y habite, les Moreau, parents d’un petit garçon.
Du moins, on le trouvait gentil jusqu’au drame.
Le quartier est en ébullition, les voisins sont sous le choc. L’horreur s’est invitée parmi eux, hôte indésirable dont personne ne soupçonnait la présence. C’est la femme de ménage qui a constaté la terrible tragédie, lundi dans la matinée, en montant à l’étage après avoir passé trois heures à récurer le rez-de-chaussée. En pénétrant dans la chambre parentale, elle s’est étonnée de l’obscurité : en général, chaque matin à son réveil, Mme Moreau aère la pièce. L’employée de maison a rejoint la fenêtre dont elle a tiré les rideaux d’un geste ample, avant de l’ouvrir en grand. La lumière a inondé la chambre en même temps qu’un courant d’air frais s’y est engouffré. La température est encore basse à cette époque de l’année, charriant avec elle les derniers frimas. L’employée ne les craint pas, elle a profité de la vue durant quelques secondes. Puis elle s’est retournée.
Vision d’épouvante. La pauvre femme s’est figée dans un cri d’effroi, le cœur soulevé jusqu’à la gorge, prête à vomir. Puis elle s’est enfuie en poussant une longue plainte affolée.
Depuis, on ne parle que de ça.
On raconte que Mme Moreau était étendue sur le lit, inerte, le visage en bouillie, à peine reconnaissable. Son corps n’avait pas été épargné, meurtri en plusieurs endroits, tacheté d’ecchymoses. Les draps étaient maculés de sang. À proximité de sa tête, un galet de la taille d’une noix de coco, sur lequel un enfant avait dessiné la gueule d’un monstre effrayant, éclairs dans les yeux et dents pointues. Une épaisse couche de sang dissimulait leurs traits, ceux du monstre et ceux de Mme Moreau. Au pied du lit, une valise ouverte, à moitié remplie de ses effets, comme une réponse à la penderie, juste en face, ouverte également, à moitié vide.

L’affaire fait grand bruit. Les Moreau sont bien connus dans le voisinage et l’annonce du décès de madame provoque un émoi sans précédent. Les circonstances de sa mort ajoutent encore à l’incompréhension générale, d’autant que, très vite, les soupçons se portent sur… M. Moreau.
En cherchant à le joindre, les policiers dépêchés sur place apprennent qu’il ne s’est pas présenté au bureau ce matin-là. Plus inquiétant encore, le petit Moreau n’est pas à l’école. L’alerte est aussitôt donnée, sans savoir s’ils sont en fuite ou en danger.
Il faut une journée entière pour les localiser d’abord, appréhender M. Moreau ensuite. L’arrestation se fait dans le sud du pays, sur le quai d’une gare. M. Moreau s’apprête à prendre un train en partance pour ailleurs. L’enfant l’accompagne, en bonne santé physique. Ils sont emmenés puis remis, l’un aux services sociaux en attendant qu’un membre de sa famille vienne le chercher, l’autre entre les mains des autorités. M. Moreau est placé en garde à vue.
Cinq heures plus tard, il passe aux aveux.
Les premiers éléments dévoilent une dispute conjugale qui a mal tourné. Il est question de divorce. On ne connaît pas encore les détails du drame, mais il semble que la décision de Mme Moreau de reprendre sa liberté lui ait été fatale. Détail macabre, le meurtre s’est produit le jour de la fête des Pères.
Selon les rumeurs, M. Moreau est terrassé par son geste. Il ne nie pas. L’enquête est vite bouclée, énigme résolue à peine quarante-huit heures après la découverte du corps. Les policiers se félicitent. Voilà une affaire rondement menée.
Malgré tout, beaucoup de questions restent en suspens. Les ragots peinent à émerger, tant l’image de cette famille sans histoire est lisse, dépourvue d’aspérités. Ils vivent là depuis des années, personne dans le quartier n’a jamais eu à se plaindre d’eux. Le voisinage n’en revient pas.
Depuis deux jours, la maison Moreau est dans toutes les conversations. Des curieux ralentissent à son niveau, s’y arrêtent parfois, s’aventurent jusqu’aux fenêtres, se dévissent la tête pour sonder l’intérieur. Quelques journalistes traînent dans le quartier, ils font du porte-à-porte et interrogent les voisins.
Ce soir encore, on parle de l’affaire au journal télévisé, sujet émaillé d’une série de témoignages. Les voisins succèdent aux collègues. Ils expriment leur stupéfaction, ils ont du mal à réaliser : une famille si gentille, un couple tellement discret, souriant et disponible. Tous s’accordent à dire que les Moreau étaient des gens bien.
Au terme des confidences, un journaliste achève le reportage, en direct devant la maison, un micro à la main.
— De l’avis général, M. Moreau était un homme au-dessus de tout soupçon, apprécié de ses collègues, de ses voisins et de ses proches. On le décrit comme quelqu’un de poli, une personnalité bienveillante, toujours prêt à rendre service. Avec sa femme, ils formaient un couple en apparence heureux, respecté de tous. Personne n’aurait pu prédire une telle tragédie. Alors, forcément, on s’interroge : comment un homme ordinaire et sans histoire peut-il se transformer du jour au lendemain en bête sanguinaire ? Comment le monstre peut-il se cacher si longtemps sous un tempérament à ce point courtois ?
Le journaliste marque une courte pause avant de reprendre d’un ton grave :
— Ici, dans le quartier du Logis, c’est la question que tout le monde se pose.

Chapitre 1
Les notes résonnent de toutes parts, elles ricochent contre les murs de l’école, se cognent les unes aux autres dans un dialogue de sourds. Cacophonie. À mesure qu’on dépasse les classes, les sons se succèdent comme des sentinelles éméchées. Un piano maladroit, la voix d’un professeur, des bribes d’arpèges, l’éclat d’une cymbale. Il règne dans les couloirs de l’école de musique un désordre nécessaire, l’indispensable chaos qui précède l’harmonie. Adèle Moreau aime cette ambiance, celle d’un fervent labeur, quand l’âme tout entière fait corps avec l’instrument et qu’il s’agit d’apprivoiser la partition.
Alors qu’elle se dirige vers le cours d’initiation au solfège, elle se rappelle son propre apprentissage lorsque, petite fille, nattes négligées et genoux crottés, elle suivait les leçons de Mme Pierraert, enseignante autoritaire au premier abord, en vérité une main de velours dans un gant de fer, aussi impitoyable que généreuse. Les cahiers de solfège volaient à travers la classe quand la partition n’était pas apprise. Mais si les gammes étaient justes, l’élève était chaleureusement félicité, parfois même récompensé d’un morceau de chocolat.
Sans cesser d’avancer, Adèle sourit à ce souvenir. Un bref instant, elle regrette de ne pas avoir persisté dans l’apprentissage de la musique. Elle n’était pas mauvaise. Elle avait même réussi à intégrer le groupe des cracks, les meilleures élèves du cours, cinq filles douées qui rehaussaient le niveau de la classe. Elle se rappelle Lise, Claire, Dominique…
Comment s’appelait la dernière ?
Perdue dans ses pensées, Adèle arrive devant la porte de la classe de solfège d’où s’échappe le chant des enfants, accompagnés du piano dont les accords s’adaptent au tempo décousu des jeunes apprentis. Elle consulte sa montre. Elle a quelques minutes d’avance, un laps de temps qu’elle met à profit pour, smartphone à la main, répondre à deux ou trois mails. Ses doigts courent sur l’écran avec une grâce aérienne, ils volent d’une lettre à l’autre, d’une virgule à un point.
Tandis qu’elle adresse ses sentiments distingués au terme du dernier message, la porte de la classe s’ouvre, laissant des grappes d’enfants se répandre dans le couloir. Adèle range son smartphone, puis elle scrute les minois à la recherche de celui de Lucas. Son fils est souvent le dernier à sortir, jamais pressé pour rien, une lenteur de vivre qui parfois la déconcerte. Toujours dans la lune, Lucas. Ailleurs. Un enfant contemplatif, dont il est difficile de comprendre ce qui l’anime. Tout le contraire de ses parents, en permanence sur le qui-vive, dont l’emploi du temps ne laisse rien au hasard. Ils apprécient et recherchent la compagnie de leurs semblables, leur présence est remarquable et remarquée.
Lucas, lui, aime la tranquillité, cultive la discrétion, désire la solitude. Il vit dans un autre monde. Un monde dont Adèle ne peut que deviner les contours, et dont elle ignore sans doute la profondeur. Elle l’observe souvent à la dérobée, dans le rétroviseur de la voiture quand elle conduit, ou lorsqu’elle passe devant sa chambre et le découvre assis par terre, face à ses jouets mais la tête dans les nuages. L’enfant est immobile, on le sent ailleurs. Comme s’il avait déposé là son enveloppe charnelle pour s’évader loin. Faire illusion. Elle se demande alors ce qui se passe dans son esprit. À quoi pense-t-il, à quoi rêve-t-il ? Il est capable de rester ainsi de longs moments, inaccessible.
Pour autant, s’il est solitaire, il n’est pas isolé. Pas tout à fait, du moins. Il a quelques camarades, dont Louis, qu’il considère comme son meilleur ami, ce qui rassure Adèle.
Le voilà d’ailleurs qui apparaît à la porte du local. Lucas la rejoint et lui adresse un sourire serein, comme s’il avait une bonne nouvelle à lui annoncer. De fait, en parvenant à sa hauteur, il se plante devant elle dans une posture de satisfaction.
— J’ai eu dix à l’exercice de lecture des notes ! déclare-t-il en gonflant la poitrine.
Adèle ne cache pas sa fierté : elle ouvre de grands yeux admiratifs avant de féliciter son fils.
— Tu n’as fait aucune faute ? s’exclame-t-elle, impressionnée.
— Si, j’en ai fait… se trouble l’enfant. C’était sur quinze.
— Oh…
— Mais c’est bien quand même ! ajoute-t-il précipitamment.
— Bien sûr ! réagit Adèle. C’est même très bien ! Mme Gosset doit être fière de toi.
— Ce n’est plus Mme Gosset, précise Lucas. On a un nouveau monsieur.
Comme pour confirmer les dires du garçon, un homme sort à son tour de la classe. Adèle n’en voit que le dos tandis qu’il referme la porte derrière lui.
— Mme Gosset a eu son bébé ? demande-t-elle, plus enthousiaste qu’en apprenant les bons résultats de son fils.
Lucas hausse les épaules en signe d’ignorance. Par réflexe, Adèle pivote vers le nouveau professeur afin de reformuler sa question, ce qu’elle fait d’une voix plus forte. Celui-ci achève les deux tours de clé pour verrouiller la porte de sa classe et semble devoir s’y reprendre à plusieurs reprises. Puis il se retourne à son tour.
Il s’apprête à lui répondre au moment où leurs regards se croisent.
Aucun son ne sort de sa bouche.
Comme si le silence le saisissait à la gorge.
S’ensuit un moment suspendu dans un souffle, de ces secondes qui figent le temps.
Adèle se voit contrainte de répéter sa question.
— Vous remplacez Mme Gosset, n’est-ce pas ? Elle a eu son bébé ?
L’homme reste interdit quelques instants encore, puis on dirait qu’il s’ébroue de l’intérieur. Il sourit et s’approche.
— Marie! Ça alors ! Qu’est-ce que tu fais là ?
Sa voix, ample et expressive, a la tonalité d’un cantabile. Il avise ensuite Lucas qui se tient à côté d’elle, dont la présence est la plus éloquente des réponses.
— Oh, c’est… C’est ton fils ?
En face de lui, Adèle le considère, surprise. Jeune quadra, il est plutôt grand, de corpulence mince, les tempes légèrement grisonnantes. Elle détaille sa physionomie, ses traits réguliers dont il se dégage une douceur naturelle, dénotant un tempérament paisible, dépourvu d’ambition. Le genre d’homme que, en temps normal, elle ne remarquerait pas. C’est la première fois qu’elle le voit. S’ils se sont déjà croisés, elle n’en garde aucun souvenir. La façon dont elle le dévisage trahit son embarras, qui se faufile entre eux à la manière d’une mélopée, entêtante, un peu pesante.
— Tu ne te souviens pas de moi ? demande-t-il encore, et le cantabile glisse vers un lamento.
— Vous devez me confondre, s’excuse-t-elle aussitôt.
À son tour, l’homme ne cache pas son étonnement. Il la considère avec circonspection, puis la scrute plus attentivement, en proie au doute.
— Je ne m’appelle pas Marie, précise-t-elle.
L’argument est imparable.
— Désolé, vous ressemblez à quelqu’un que j’ai connu…
Elle acquiesce d’un mouvement de tête et lui sourit, compréhensive. Le silence menace de reprendre possession des lieux, alors le professeur s’empresse d’ajouter :
— Je me présente : je suis…
Il s’interrompt et la mange des yeux, happé par son regard. Elle est ravissante, de ces femmes dont on se souvient : chevelure épaisse et sombre qui fait ressortir le vert de ses yeux, pommettes saillantes de part et d’autre d’un joli nez retroussé. Elle attire les regards et provoque la sympathie.
De plus en plus intriguée, Adèle lui adresse un nouveau sourire, l’invitant à poursuivre, mais l’homme reste muet. Le silence s’installe pour de bon, traînant dans son sillage un embarras palpable, d’autant que le professeur continue de la fixer avec insistance. Au loin, une mère rappelle sa fille à l’ordre, elle crie : « Emma, ne court pas, s’il te plaît ! », et Adèle se souvient que la cinquième crack, celle dont elle avait oublié le prénom, s’appelait précisément Emma.
Au moment où elle décide de battre en retraite, il achève sa phrase :
— … je suis M. Lionel, le nouveau professeur de solfège de votre fils.
Il lui tend une main qu’elle ne peut refuser. Il la regarde toujours, et quelque chose brûle dans ses yeux. Adèle cherche à se soustraire à l’échange, et retire sa main un peu trop vite.
— Enchantée, dit-elle d’un ton qui trahit tout le contraire.

Chapitre 2
La première leçon ne s’est pas trop mal passée. Hugues a eu le temps de faire connaissance avec les élèves, et même s’il n’a pas encore retenu tous les prénoms, le contact a été plutôt encourageant. Il a assez vite repéré les bons éléments, ceux qui viennent de leur propre chef, par réel intérêt pour la musique. Les autres, ceux qui font plaisir à papa-maman, paraissent conciliants pour la plupart.
Tandis qu’il rassemble ses affaires, il jette un rapide coup d’œil à sa montre : 17 h 04, il est encore dans les temps, mais il s’agit de ne pas traîner. Il ne peut pas prendre le risque de faire attendre son père. À cette heure-ci, le trafic est dense dans le centre-ville. Il faut compter vingt minutes de trajet. Il ferait mieux de partir tout de suite.
Le dernier élève vient tout juste de quitter la salle, Lucas, si ses souvenirs sont bons, un enfant plutôt réservé qu’il n’est pas encore parvenu à bien cerner. Pas mauvais en tout cas. L’enfant s’est distingué à deux reprises à la lecture de notes, trahissant quelques dispositions pour la musique. Hugues se dirige à la suite du petit garçon, sort de la classe et referme la porte derrière lui. Il perd quelques secondes à comprendre le mécanisme de la serrure, parvient enfin à donner deux tours de clé en maintenant la poignée à la verticale, et s’apprête à remonter le couloir jusqu’à la sortie de l’école. Au moment où il se retourne…
Une femme lui parle, de toute évidence la maman de Lucas. À l’instant même où leurs yeux se croisent, quelque chose l’empoigne, on dirait qu’une main glacée l’agrippe. Aussitôt, une image s’impose à son esprit, elle le happe. Un souffle chasse ses pensées, le visage de la femme prend toute la place dans sa tête.
— Vous remplacez Mme Gosset, n’est-ce pas ? Elle a eu son bébé ?
Les couloirs de l’académie reprennent possession des lieux. La femme se tient devant lui, ses traits se remettent en place, elle attend sa réponse. À l’évidence, elle ne le reconnaît pas. Alors il s’approche d’elle et lui sourit.
— Marie ! Ça alors ! Qu’est-ce que tu fais là ?
Son joli regard se fronce. Elle l’observe un peu plus attentivement mais ses traits trahissent sa perplexité. Juste à côté d’elle, Lucas le considère lui aussi d’un œil inquisiteur. Il comprend qu’elle n’a aucune idée de qui il est. Le moment est gênant, à l’image d’une émotion que l’on dévoile à un étranger. Il tente de se rattraper, gauche, presque pathétique, comme un promeneur pris dans des sables mouvants : plus il essaie de s’en sortir, plus il s’enfonce.
Quand enfin elle prend congé, il reste là dans le couloir et la regarde s’éloigner. Il s’en veut, agacé par sa propre apathie. Des gens passent et le dépassent, on rit de lui, ou alors n’est-ce qu’une impression. Son père le lui dit souvent : les gens ne s’intéressent qu’à eux, c’est triste mais c’est comme ça, inutile de s’encombrer la tête avec des inquiétudes sur le qu’en-dira-t-on. Son père…
Son père !
Il consulte sa montre et l’heure lui fait office d’électrochoc, retour brutal à la réalité. Quinze minutes viennent de passer sans qu’il en ait pris conscience. Il est en retard. Déjà il imagine le vieil homme sur le trottoir, à l’attendre, seul et vulnérable, au milieu d’un trafic indifférent. Hugues détale, le souffle serré, les pensées en vrac. Il se précipite vers la sortie de l’école, déboule sur le trottoir sans savoir s’il doit prendre à droite ou à gauche, tourne en rond, cherche à rassembler ses souvenirs, où a-t-il garé sa voiture ? Celle-ci est un vieux modèle qui ne répond à aucune télécommande ni verrouillage à distance. Il est condamné à avoir une bonne mémoire, ou à parcourir les rues avoisinantes à la recherche de son véhicule.
Quelques instants plus tard, alors qu’il s’insère dans le flot de la circulation, il tente de contacter son père au téléphone. Peine perdue, celui-ci ne répond jamais, sans doute même n’entend-il pas la sonnerie. Son portable lui sert davantage à joindre le monde qu’à être joignable, et tant pis pour ceux qui cherchent à lui parler. À son âge, les besoins des autres disparaissent dans la brume des souvenirs opaques, ceux qui étouffent toute velléité de compassion ou de générosité.
Comme Hugues l’avait prévu, les embouteillages l’accompagnent une bonne partie du trajet. Il doit se faire violence pour ne pas klaxonner et, cette fois, c’est l’inertie des autres qui l’agace. Les voitures se traînent. Les feux se succèdent, les uns trop longs, les autres trop courts. Les minutes défilent à défaut des rues. C’est lent, c’est interminable.
Enfin la rue des Oliviers est en vue. Hugues se dévisse le cou pour apercevoir la silhouette familière. Il était convenu qu’ils se retrouvent sur le trottoir, juste devant la porte de l’immeuble. Hugues consulte sa montre : il a vingt minutes de retard, son père devrait être là. En passant devant l’entrée du bâtiment, il doit pourtant se rendre à l’évidence : personne ne l’attend. Il observe les environs, le vieil homme doit avoir fait quelques pas en patientant…
Aucune trace de lui.
Hugues soupire, il se gare en double file un peu plus loin, sort de la voiture, tente d’appeler son père, on ne sait jamais. Tombe sur la messagerie. Il consulte sa montre en pressant le pas, étouffe un juron, ils devraient déjà être à l’hôpital…
Alors qu’il anticipe toutes les conséquences de leur retard, il l’aperçoit plus loin, dans une des rues transversales qu’il traverse au carrefour.
— Papa !
Pas de réaction. Hugues ne s’en étonne pas : son père est sourd. Du moins, il entend certaines choses et d’autres pas. Il le rejoint en quelques enjambées et l’aborde sans cacher son soulagement.
— Salut papa ! Qu’est-ce que tu fais là, on avait rendez-vous devant chez toi…
Le vieil homme laisse échapper un mouvement de surprise qu’il contient aussitôt.
— Bonjour fiston, rétorque-t-il d’une voix autoritaire.
Sans perdre plus de temps, Hugues saisit son père par le bras et l’entraîne vers la voiture.
— Faut pas traîner, papa, on est en retard.
— En retard pour quoi ?
Hugues laisse échapper un soupir contrarié.
— On a rendez-vous avec le professeur Mistral, je te l’ai dit.
Au silence qui suit, il comprend que le vieil homme n’a aucune idée de ce dont il parle.
— On doit recevoir le résultat de tes analyses, ajoute-t-il la gorge serrée. Tu te souviens ?
— Naturellement ! répond le père sur le ton d’une évidence forcée.

Chapitre 3
— Il te voulait quoi ? demande Perrine après qu’Adèle lui a relaté sa brève rencontre avec le nouveau professeur de solfège de Lucas.
À la terrasse du Roi de pique, les deux amies terminent leur prosecco.
— Aucune idée, répond Adèle en tirant sur sa cigarette.
— Le coup de foudre… rigole Perrine. Le vrai. Celui où le temps s’arrête. Comme dans les films.
Adèle lève les yeux au ciel, exprimant le peu de crédit qu’elle accorde à cette hypothèse.
— « M. Lionel »… se moque-t-elle ensuite. Comment peut-on s’appeler soi-même « M. Lionel » ?
— Quand on s’appelle Lionel… répond Perrine sur le ton de l’évidence.
— Tu ne fais pas précéder ton prénom de « monsieur » quand tu te présentes ! C’est débile !
— C’est comme ça que les enfants l’appellent, je suppose.
— OK, mais tu t’adresses autrement aux parents.
— Tu vas raconter ça à Bertrand ?
La réaction d’Adèle est immédiate.
— Certainement pas ! Jaloux comme il est…
— Donc tu reconnais qu’il y avait quelque chose de sexuel dans sa façon de te regarder, en conclut Perrine.
— Je ne reconnais rien du tout, se défend Adèle, sans toutefois maîtriser un sourire aux lèvres.
Elle écrase sa cigarette, puis vérifie l’heure sur son portable.
— Je file, dit-elle en cherchant son portefeuille.
— Laisse, c’est pour moi, l’arrête Perrine.
Adèle ne discute pas et remercie son amie. Elle continue néanmoins de fouiller dans son sac. Elle en sort un chewing-gum qu’elle fourre aussitôt dans sa bouche.
Perrine se marre.
— Avant, on fumait en cachette des parents. Maintenant, on fume en cachette des enfants.
— Et des maris, ajoute Adèle.
Elle gratifie Perrine d’un sourire entendu tout en mastiquant vigoureusement. Puis elle s’éloigne sans traîner.
Le jeudi est une journée marathon : Lucas enchaîne les activités, solfège jusqu’à 17 heures, puis natation de 17 h 30 à 18 h 15. Adèle s’octroie une pause pendant que l’enfant barbote dans l’eau, une demi-heure de répit en compagnie de Perrine, qu’elle connaît depuis la fac. Elles ont instauré ce rituel apéritif depuis qu’elles se sont croisées à cette même terrasse, quelques semaines auparavant, après s’être perdues de vue pendant des années. Elles se retrouvent chaque jeudi et prolongent, le temps d’un verre, la frivolité de leurs bavardages d’autrefois.
Le reste de la journée s’achève selon une routine immuable. Adèle récupère son fils à la sortie du bassin, échange quelques mots avec le maître-nageur, passe chez Tony pour récupérer les traditionnelles pizzas du jeudi. Elle rentre ensuite dare-dare à la maison, met les pizzas au four, prépare la table. Tout est prêt quand Bertrand rentre. Il n’a que trente minutes pour dîner, puis il partira à sa séance de tennis, 20 heures tapantes sur le court.
« Dans trois kilomètres », comme dirait Adèle.
Adèle a un rapport au temps qu’elle matérialise en surface. Temps et espace se confondent dans son esprit, le trajet d’une matinée, la distance d’une heure, la direction d’un instant. Ses journées passent comme des itinéraires qu’elle emprunte : certaines sont des expéditions, d’autres des balades. Ses différents horaires ont pour elle l’image d’un circuit, un tour de piste, des étapes à franchir, des niveaux à atteindre. Aujourd’hui, par exemple, elle a la sensation d’avoir monté une pente abrupte. Hier, en revanche, la journée est passée comme une promenade.
La soirée se déroule comme chaque jeudi : courir, courir, jusqu’au départ de Bertrand, et même un peu plus loin, quelques centaines de mètres, jusqu’à la mise au lit de Lucas. Après seulement, Adèle ralentit le pas et passe la fin de soirée à flâner. Bertrand rentrera tard, la partie de tennis étant immanquablement suivie d’un verre au bar du club, même si Adèle a tendance à penser le contraire : c’est le verre au bar du club qui est immanquablement précédé d’une partie de tennis. En attendant, elle poursuit la soirée à son rythme, ce dont elle s’accommode parfaitement.
Accommodante est d’ailleurs un terme qui lui convient plutôt bien, sa vie, sa relation aux autres, son rapport au monde. Constante, aussi. Elle franchit les années d’un pas égal, sans dévier d’une trajectoire rectiligne, une route toute tracée qui court loin devant, un horizon dégagé. Pas de virage, ou très peu, de ceux qui s’amorcent de loin et dont la courbe est large. Quelques pentes à négocier, quelques sommets à franchir. Et lorsqu’un obstacle se dresse, elle le surmonte parfois en l’affrontant, la plupart du temps en le contournant. Une manière de se véhiculer dans l’existence, à l’image de sa profession : Adèle est décoratrice d’intérieur. Ses journées sont consacrées à ordonner un espace, à l’investir, à le rentabiliser. Elle a le chic pour tirer le meilleur parti d’une surface, d’un point de vue pratique d’abord, esthétique ensuite. Elle a le goût sûr et le contact facile, deux qualités indispensables pour s’adapter aux clients autant qu’aux projets. Mieux encore, elle sait parfaitement imposer sa vision des choses tout en donnant l’illusion d’obéir à celle des autres. Adèle regarde, écoute, analyse. Surtout, elle ordonne, dans la maîtrise autant que dans l’harmonie. Car dans l’existence d’Adèle, tout est à sa place, toujours. Elle règne sur sa vie, elle parlemente avec le destin.
Elle orchestre le hasard.
Ce hasard qu’elle a appris à dompter pour mieux le dominer.
Et qui, aujourd’hui, elle ne le sait pas encore, est sur le point de lui exploser au visage.

Chapitre 4
Le verdict est tombé.
Alzheimer.
Le nom tant redouté.
Hugues a accusé le coup. À côté de lui, son père était absent, déjà lointain, déconnecté de ce qui se jouait dans le cabinet du professeur Mistral. Hugues a demandé des précisions, quel stade, la vitesse d’évolution, ce dont son père était conscient. Le professeur Mistral, un homme grand et maigre au visage émacié, a pris le temps de décrire la situation avec clarté. Ses mots étaient simples, ses phrases concises, son ton se voulait rassurant, même si ses traits trahissaient une certaine préoccupation. Il s’est d’abord adressé directement au vieil homme, lui expliquant que la maladie était déjà bien installée. Regard désapprobateur vers Hugues en regrettant qu’il ne soit pas venu consulter plus tôt. Puis il a évoqué la suite : il fallait sans traîner organiser l’avenir.
Hugues a senti un nœud se former dans sa gorge. Assommé par la nouvelle, il ne parvenait pas à ordonner ses pensées. Alors que Mistral abordait quelques-uns des aspects qui allaient modifier la vie de son père, lui ne pensait qu’aux conséquences que la maladie allait occasionner dans sa propre existence. André vivait seul depuis la mort de son épouse, Maryse, quinze ans auparavant. Fils unique, Hugues avait toute la responsabilité du vieil homme.
En y repensant à présent, tandis qu’il cuisine pour son père après l’avoir raccompagné chez lui, il a honte. Pendant une bonne partie de la consultation, il ne s’est inquiété que de son propre sort. Mistral se tenait devant lui, l’abreuvant d’informations d’où s’échappaient des mots comme altération, trouble, apraxie, agnosie, des mots qui terrifient, des mots qui mordent. Hugues cherchait à fuir la nouvelle, prendre ses jambes à son cou, se cacher, disparaître. Sensation d’être face à un fauve qu’il fallait tenir à distance, sans le lâcher des yeux, avec cette peur viscérale vissée au ventre, quand vous savez que le combat est inégal et que vous êtes perdu. Qu’il n’y a plus rien à faire. Que la fin est inéluctable.
Le plus dur, c’est de l’intégrer. Il y a ce refus impérieux, ce rejet absolu. L’esprit se cabre, l’âme se révolte, on se braque, on s’insurge. On se raccroche à la possibilité d’un malentendu, on négocie avec l’erreur humaine. On se cramponne de toutes ses forces au fol espoir qu’il suffit de nier la réalité pour l’anéantir. On se dit que c’est un cauchemar et qu’on va se réveiller, forcément. On se dit que ce n’est pas possible.
— Vous comprenez ce que je dis, monsieur Lionel ?
Le médecin l’observait. Hugues a acquiescé. Puis il a tourné la tête vers son père et l’expression inscrite sur le visage du vieil homme lui a brisé le cœur. Ses traits étaient marqués par une détresse insondable, la mâchoire crispée, ses fines lèvres serrées l’une contre l’autre, comme si elles craignaient désormais de se dissocier et de se perdre à jamais. Ses yeux étaient creusés, dans lesquels la peur prenait toute la place. Et là, au centre de ses pupilles, brillait une inéluctable solitude.
Hugues ne se rappelle plus avec précision la façon dont ils ont pris congé. Il sait juste qu’ils ont convenu d’un prochain rendez-vous, dont il a noté la date et l’heure dans son téléphone. Ce dont il se souvient également, assez nettement d’ailleurs, c’est son père et lui dans la rue, côte à côte, avec ce silence compact entre eux et ce précipice tout autour, au bord duquel ils se tiennent, et grande est la tentation de s’y laisser tomber. Ils ont marché au gré des rues, sans but précis, comme s’ils apprivoisaient déjà le chaos à venir. À plusieurs reprises, Hugues a essayé de parler, de dire quelques mots, comme pour empoigner le cauchemar, lui donner des formes, un contour, et donc des limites. Mais les sons s’agglutinaient dans sa gorge, tout au fond, incapables de franchir la barrière de ses lèvres. Il s’agaçait de son mutisme ainsi que de celui de son père, comme si le vieil homme revêtait le costume du malade et en épousait déjà les caractéristiques. Hugues avait envie de le secouer, de le supplier de ne pas porter sur le monde ce regard déconnecté. Pas maintenant, pas tout de suite.
Ils ont fini par prendre le chemin du retour. Hugues a reconduit son père chez lui, rue des Oliviers, et s’est assuré qu’il ne manquait de rien. Il restait de la nourriture dans le frigo, de quoi se faire des pâtes, ce qu’il fait à présent, l’esprit perdu dans l’eau bouillonnante, toujours dans un silence obstiné, juste entrecoupé de questions pratiques. Tu les aimes al dente tes pâtes ? Je te mets du fromage direct dans la casserole ? Tu préfères le gruyère ou le parmesan ?
Sensation de fuite, combler l’absence d’avenir par les impératifs du présent, se prouver que la vie continue.
— Tu as toujours été très gentil.
Hugues sursaute. La voix de son père le ramène à la surface. Il lance vers lui un regard intrigué et reconnaissant à la fois.
— Petit garçon, tu étais d’une gratitude surprenante, continue André avec calme. Plus que les enfants de ton âge, je veux dire. Je me souviens de ce jour, à la plage, il se faisait tard, nous devions rentrer. Maman commençait déjà à rassembler les affaires. Il fallait te rhabiller, mais tu étais couvert de sable mouillé, celui qui colle à la peau et dont il est si difficile de se débarrasser. Tu devais avoir trois ou quatre ans, pas plus…
Hugues tend l’oreille. Penché au-dessus des fourneaux, il lui tourne le dos. Pourtant, son être tout entier est rivé aux paroles du vieil homme. Elles emplissent l’espace, elles racontent le passé et, pour la première fois, les échos qui s’en dégagent prennent des allures de trésor. Un souvenir dans la bouche de son père, c’est désormais une lueur dans la nuit. Et même s’il connaît cette histoire par cœur, Hugues l’écoute en retenant son souffle.
— La mer était à marée basse, il fallait marcher loin avant de l’atteindre, continue André. Je t’ai accompagné puis je t’ai aspergé pour rincer le sable, avant de t’emmitoufler dans une serviette. Ensuite, je t’ai pris dans mes bras en te frictionnant, tandis que nous remontions la plage pour rejoindre maman.
Il marque une pause dans laquelle traîne un élan de tendresse.
— Tu grelottais, blotti contre moi, alors je t’ai serré encore plus fort pour te réchauffer. Juste avant d’arriver près de maman, tu t’es légèrement écarté de moi, tu m’as regardé et tu m’as dit…
Nouveau silence. Hugues attend la suite. Il sait très bien ce qu’il a dit, il connaît chaque mot de cette histoire, il en prévoit l’intonation, la façon dont son père imite sa voix d’enfant, le sourire doux et fier qui ponctue l’anecdote. Il est prêt à en mimer chaque syllabe.
Pourtant le silence s’éternise, dans lequel se faufile une pointe d’embarras. Intrigué, Hugues se retourne.
André se tient debout au milieu de la pièce, immobile, le corps aux aguets. On dirait qu’il retient son souffle. Ses traits sont également figés, à la façon d’un chasseur qui attend sa proie.
Hugues l’encourage à continuer.
— Je t’ai dit…
Mais ce qui devait relancer la machine semble la bloquer plus encore. André porte sur son fils un regard surpris, comme s’il le découvrait seulement.
Hugues réalise que son père a perdu le fil.
André, lui, constate que son fils a compris. Il a compris que sa pensée s’effilochait comme des nuages défaits par le vent.
Ce vent qui désormais souffle dans sa tête.
Les deux hommes se dévisagent. Chacun devine dans le regard de l’autre cette détresse qui l’étreint.

Chapitre 5
— Alzheimer ?
Linda est sidérée. Le soleil inonde le feuillage qui les surplombe, le brouhaha des conversations les isole des oreilles indiscrètes, eux-mêmes se fondent dans l’anonymat d’une terrasse bien remplie. Le temps est à la quiétude.
En face de Linda, Hugues confirme d’un hochement de tête.
— Il l’a pris comment ? demande-t-elle encore.
Hugues lui raconte l’entrevue avec le médecin, leur accablement, puis le silence qu’ils ont gardé l’un et l’autre pour ne pas affronter le monstre. Ses mots sont pesés, il parle d’une voix lente, prend le temps de construire ses phrases, comme on érige un rempart contre l’affolement.
Linda l’écoute avec gravité.
— Tu vas faire quoi ?
Cette fois, il trahit son désarroi.
— Je n’en sais rien.
Il hausse les épaules, s’apprête à dire quelque chose, se ravise. L’émotion le saisit soudain, la douleur le prend de court, il grimace, ravale un hoquet, assiste, impuissant, à l’assaut d’une peine féroce. Aussitôt, il tente de se maîtriser. Non pas pour Linda, leur amitié lui permet ce genre de franchise. C’est plutôt la terrasse environnante qui le gêne, les gens tout autour. Même si personne ne lui prête attention, Hugues a la sensation que tout le monde scrute son chagrin.
Linda ne le quitte pas des yeux. Elle le connaît bien et mesure la profondeur du gouffre qui le happe.
— Tu vas devoir le placer ?
— Je n’ai pas le choix, murmure-t-il à regret.
Elle hoche la tête, navrée.
— Hugues…
Elle avance sa main sur la table pour saisir celle de son ami.
— Ça va, toi ?
La question à ne pas poser. Il fait oui du menton et sourit, de ces rictus qui menacent de se rompre à tout moment, de ces masques trop fragiles pour mentir.
— Je suis désolée…
Rien d’autre à dire.
Elle lui serre la main plus fort, cherche son regard qui se dérobe, du moins le pense-t-elle, car Hugues remarque quelque chose derrière elle et reprend aussitôt contenance. Le serveur apparaît alors à sa droite et dépose sur la table les deux bières commandées. Il demande à encaisser, il a fini son service.
— Laisse, c’est pour moi, dit Hugues en retirant sa main qu’il plonge dans la poche intérieure de sa veste.
— Hors de question !
À son tour, elle saisit son sac et en sort son portefeuille. Hugues le lui arrache des mains.
— Viens le chercher si tu veux payer.
Linda ébauche un mouvement en direction du portefeuille, qu’elle sait pourtant hors d’atteinte. Puis elle abandonne dans la foulée, sans livrer de combat.
— Traître ! grommelle-t-elle avec tendresse.
— Handic ! rétorque-t-il sur le même ton.
Hugues paie les consommations, laisse un pourboire. Le serveur parti, tous deux saisissent leur verre qu’ils tendent l’un vers l’autre. Pas vraiment pour un toast, rien à fêter. Juste, dans leurs yeux, l’adresse d’un soutien, la promesse d’être là si besoin. Amis depuis toujours, ils partagent l’intimité de ceux qui se connaissent par cœur, témoins réciproques de situations gênantes, ces moments d’embarras que seule l’enfance engendre. Tenues repoussantes, coiffures abjectes, ils se sont vus en pleurs, en sang, en sale, le ridicule en bandoulière et la honte au front. Ils sont l’intégrité de l’autre, la vérité devant Dieu, « croix de bois croix de fer, si je mens je vais en enfer ». Entre eux, ni bluff ni fanfaronnades, ils ne se la font pas, ils n’ont rien à prouver. Ensemble, ils ont connu les sommets autant qu’ils ont touché le fond. Ils ont ri, ils ont pleuré, se sont engueulés, réconciliés, tiré la tronche, adressé des reproches, complimentés, félicités. Ils sont l’âme sœur de l’autre.
— Sinon, il y a cette femme que j’ai revue, enchaîne Hugues.
Il est urgent de parler d’autre chose, rien de plus à ajouter au sujet de son père. Il faut maintenant digérer. Linda saisit la balle au bond.
— Quelle femme ?
— Une femme que j’ai rencontrée en boîte il y a pas mal d’années. Elle m’avait bien allumé, on a fini par s’envoyer en l’air chez moi. Elle s’est sauvée, sans me laisser son numéro. Et là, il y a une semaine, je la retrouve à la sortie du cours de solfège. C’est la mère d’un de mes élèves.
Courte pause.
— Elle ne m’a pas reconnu, ajoute-t-il avec une pointe d’humilité amusée. Enfin… C’est en tout cas ce qu’elle m’a soutenu.
Linda lui adresse un sourire compatissant.
— Bon, je me suis planté sur son prénom, admet Hugues. J’avais le souvenir qu’elle s’appelait Marie, mais elle a prétendu le contraire…
— Et elle s’appelle comment ?
— Aucune idée, elle a écourté nos retrouvailles.
— Tu m’étonnes ! Elle ne peut décemment pas reconnaître un coup d’un soir devant son fils.

Hugues confirme d’une moue d’évidence.
— Ou alors elle ne t’a vraiment pas reconnu, ajoute Linda.
— C’est possible, convient Hugues. On était aussi bourrés l’un que l’autre. Et c’était il y a longtemps.
— Mais toi, tu t’en souviens… fait-elle remarquer, le sourire en coin.
Hugues lui répond par un silence un peu las. Sa vie sentimentale est un interminable désert : à l’aube de ses quarante ans, soit ses aventures sont sans lendemain, soit ses lendemains sont sans aventure. Il a connu trois histoires d’amour dans sa vie, de celles qui comptent. La première à l’adolescence, il avait quinze ans, elle aussi, Élodie, qu’il appelait Mélodie – contraction de « mon Élodie » –, car déjà la musique rythmait ses loisirs et ses rêves de carrière. C’était une adorable brunette, une gamine délurée qui n’avait pas sa langue dans sa poche et jurait comme un charretier, un garçon manqué comme on les appelait à l’époque. Non pas que la grossièreté fût l’apanage de la gent masculine, encore que, c’était un temps où la vulgarité passait mieux dans la bouche des hommes, sorte de virilité admise. Élodie s’affichait fièrement à son bras et lui roulait des pelles à en faire rougir le monde. Elle ne craignait ni les moqueries ni le qu’en-dira-t-on, clouait le bec à ceux qui la jugeaient et était imbattable pour mimer la remontée mécanique de son majeur, qu’elle exhibait et présentait sans complexe à ses adversaires. Elle était fantastique ! Elle lui fut arrachée quelques mois plus tard au profit de la carrière de son père. Hugues n’a jamais compris dans quelle branche il travaillait, un secteur commercial lui sembla-t-il, quoique, à la réflexion, ce pût aussi bien être celui des affaires. Toujours est-il que le bonhomme fut appelé sous d’autres cieux, emmenant femme et enfant. La distance eut très vite raison de leur amour.
Sa seconde histoire prit ses vingt-cinq ans en otage. Virginie. Aujourd’hui encore, à ce seul prénom, le cœur de Hugues tressaute par réflexe. Une passion débordante, vampirique, dévorante, qui le priva de sa raison plusieurs mois durant. Une période enchanteresse, car il n’est rien de plus fou que l’amour quand il est partagé, celui qui fait briller de l’intérieur, qui transforme tout, les choses et les gens, les contingences et jusqu’aux souvenirs. Elle était danseuse, brindille longiligne aux formes ondulantes, pleine de grâce et de souplesse, de corps et d’esprit, et leurs deux talents s’accordaient à merveille, musique et danse réunies dans les draps d’une valse. Au bout d’un an, le quotidien reprit ses droits et ils entamèrent le difficile combat contre la routine. Installés dans un petit appartement de la rue des Limiers, à deux pas du centre, ils vécurent ensemble quatre années au cours desquelles l’émerveillement fit place à l’habitude, l’indulgence à l’agacement, l’amour à la lassitude, les rires aux pleurs. Histoire banale s’il en est, plus encore quand on sait qu’une fois séparés, Hugues réalisa à quel point il était encore amoureux de Virginie et qu’il ne pouvait pas vivre sans elle. Il tenta de la récupérer. Trop tard. Aujourd’hui, il regrette toujours sa négligence, reconnaissant qu’il a eu sa part de responsabilité dans la dissolution de leur couple. Fin de l’histoire.
Sa dernière conquête remonte à cinq ans. Vanessa. Une folle. Il crut retrouver avec elle la passion enivrante vécue avec Virginie. Hélas ! Cette passion-là s’est vite révélée trop violente à son goût. Ébats torrides, débats orageux, hurlements, scènes de ménage, jalousie extrême : Vanessa était prête à tout pour lui prouver son amour et, surtout, recevoir en retour celui qui lui était dû. Ce que Hugues ne parvint jamais à lui offrir. À bout d’arguments, il dut mettre fin à leur histoire, mais ça lui prit quelques mois supplémentaires, tant la fougueuse Vanessa refusait la défaite. Aux dernières nouvelles, elle a mis le grappin sur un autre bonhomme qui semble s’en tirer pas trop mal. Ce qui fait penser à Hugues que…
— Laisse tomber, ce n’est pas grave. Tu ne lui as pas laissé un souvenir impérissable, voilà tout.
— Pardon ?
Linda précise sa pensée :
— Ça a l’air de te tracasser, cette Marie qui ne s’appelle pas Marie. C’est si important pour toi ?
— Non… répond Hugues, reprenant pied dans la conversation.
Puis il ajoute d’une voix plus ferme :
— Non, pas du tout en fait. C’était juste histoire de raconter quelque chose.
Cette simple phrase les ramène à la maladie d’André, et le ciel s’assombrit, au propre comme au figuré : quelques nuages passent et privent un instant la terrasse des rayons du soleil.
Cette fois, Linda l’assure de sa présence durant l’épreuve qui s’annonce. Elle sera là, à ses côtés. Il n’est pas seul. Elle l’épaulera, du moins autant que possible, elle l’aidera à trouver une maison de retraite correcte, par exemple. Hugues la remercie, il sait pouvoir compter sur elle. Ils terminent leur bière en partageant d’autres réflexions, quelques souvenirs et des paroles pour ne rien dire. Puis ils s’apprêtent à partir.
Hugues se lève, fait le tour de la table et saisit les poignées du fauteuil roulant de Linda. Il tire d’abord son amie vers l’extérieur de la table, lui fait faire demi-tour, puis la pousse jusqu’à la rue. Il la raccompagne ensuite à son bureau, avant de prendre la direction de l’académie.
* * *
À présent, il longe les couloirs de l’école, pressant le pas vers la salle de solfège. Il a quelques minutes de retard et, déjà, les élèves sont installés en classe. Son entrée calme le chahut. Il rejoint son bureau sans un mot, y dépose sa partition, puis se tourne vers les enfants.
— Ouvrez votre cahier de dictée. »

À propos de l’auteur
ABEL_barbara_©Marc_BaillyBarbara Abel © Photo Marc Bailly

Née en 1969, Barbara Abel vit à Bruxelles. Pour son premier roman, L’Instinct maternel, elle a reçu le prix du Roman policier du festival de Cognac. Aujourd’hui, ses livres sont adaptés à la télévision, au cinéma, et traduits dans plusieurs langues. Le film Duelles, adapté de son roman Derrière la haine, a reçu neuf Magritte du cinéma en 2020, et a été réadapté aux États-Unis avec Jessica Chastain et Anne Hathaway dans les rôles principaux (Mothers’ Instinct). Comme si de rien n’était est son quinzième roman. (Source : Éditions Récamier)

Page Wikipédia de l’autrice
Page Facebook de l’autrice
Compte Twitter de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#commesideriennetait #BarbaraAbel #editionsrecamier #hcdahlem #thriller #litteraturepoliciere #RentréeLittéraire2024 #coupdecoeur #litteraturecontemporaine #Rentréedhiver2024 #rentreelitteraire #polar #rentree2024 #RL2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #auteur #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #Bookstagram #Book #Bookobsessed #bookshelf #Booklover #Bookaddict

La Jurée

JEHANNO_la_juree  Logo_premier_roman  68_premieres-fois_logo-2024

En deux mots
Anna vient d’être tirée au sort pour faire partie d’un jury d’assises. Elle doit juger un jeune couple accusé d’avoir tué une vieille dame. Tout au long du procès, elle va suivre la juge, les avocats, les témoins, les prévenus et les jurés pour se faire une intime conviction. Mais elle va aussi réveiller un drame intime.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Chronique d’un procès d’assises

Pour son premier roman, Claire Jéhanno a choisi de se mettre dans la peau d’une femme tirée au sort pour juger un couple accusé de meurtre. En suivant Anna, elle nous fait vivre le procès de l’intérieur et montre combien les histoires personnelles viennent se heurter aux débats existentiels. Fort, émouvant, bouleversant.

Le dimanche 21 août 2016 à 14h 27 est déclaré le décès de Gilberte Gagneron. Mais d’après le médecin, cela fait entre douze et vingt-quatre heures que la septuagénaire est morte. Deux mois après l’enterrement Frédéric Gagnon, son neveu, et Lucile Moulin, la compagne de Frédéric, sont mis en examen pour le meurtre de la vieille dame.
Quand le roman commence, nous sommes deux ans plus tard, au moment où sont sélectionnés les jurés de la cour d’assises. Anna, la narratrice, en fait partie. Cette enseignante va nous raconter le procès de l’intérieur. Avant les débats, elle fait connaissance de la juge Caillebote qui prend bien soin d’expliquer leur rôle aux jurés: «Pour juger, il faut comprendre une personne, deux personnes en l’occurrence, dans cette affaire. Dans les jours à venir, il y aura donc des moments intimes, délicats, éprouvants. Le temps vous paraîtra à la fois immensément long et terriblement court, mais c’est une chance, que dis-je, un privilège, de la cour d’assises de réunir ainsi professionnels et jury populaire pour juger un crime. Considérez votre fonction comme l’un des rouages essentiels de la démocratie.»
Une lourde responsabilité qu’Anna endosse avec gravité, car elle sait combien il est difficile de faire émerger la vérité. Cela fait des années qu’elle cherche ce qui a bien pu arriver le jour où sa cousine Aurore a disparu alors qu’elle jouait près d’un terrain de sport avec elle et sa sœur Maxine. Une affaire qui va pousser la famille à quitter les côtes d’Armor pour Chartres et à changer de nom, de Boulanger à Zeller, le nom de jeune fille de leur mère. L’une des jurées finira du reste par faire le rapprochement avec ce fait divers et raviver ce passé douloureux qu’elle mettait tant de soin à occulter.
Mais pour l’heure il s’agit de juger Frédéric Gagnon et Lucile Moulin et à essayer de comprendre l’enchaînement des faits qui ont conduit le couple à empoisonner Geneviève et à l’étrangler. Le policier chargé de l’enquête est le premier à s’avancer à la barre. Il énonce les faits avec froideur: «À l’examen externe du corps, des hématomes sur le cou pouvant correspondre à une strangulation. Sur la table, devant la défunte, un flacon de Laroxyl, un verre d’eau. Recherche de toxiques : présence d’amitriptyline dans le sang confirmant l’usage de psychotropes. Pas de dose létale.» Une énumération qui laisse les prévenus de marbre, ayant choisi de ne s’exprimer qu’avec parcimonie.
La juge, les différents avocats, le procureur et les jurés ainsi que certains témoins vont bien tenter de les pousser à avouer, mais jusqu’au terme des débats, ils resteront fidèles à leur ligne de conduite, ou presque.
Il faut dire que le cas, d’après les experts, ne fait guère de doute. Pour les jurés en revanche, l’affaire n’est pas si limpide, la personnalité de la victime vient notamment les troubler.
Au fil des jours et des témoignages, on sent la tension croître. Le récit est parfaitement mené, les débats et le ballet judiciaire bien détaillés. Les contradictions apparaissent alors et avec elles, les interrogations.
Un peu comme dans Anatomie d’une chute de Justine Triet, le dernier film mettant en scène un procès. Car le cinéma s’est emparé de ces histoires au point d’en faire un genre à part entière (par parenthèse, La jurée mériterait également une adaptation). Côté littérature, on pense aussi à Article 353 du code pénal de Tanguy Viel, à Célestine de Sophie Wouters et à Assises de Tiphaine Auzière, pour ne citer que les romans les plus récents.
Le tour de force de Claire Jéhanno – qui n’a jamais été jurée – aura ici été de montrer combien les vies particulières, les expériences vécues par les jurés, viennent interférer avec le procès en cours. Le drame de la disparition d’Aurore pour Anna, mais aussi la difficulté à avoir un enfant ou à l’inverse l’avortement. Des traumatismes qui laissent de profondes traces et qui vont transparaître à l’heure du jugement, après une tension de plus en plus forte.
Vous l’aurez compris, ce roman fort habilement construit ne vous laissera pas indifférent.

La Jurée
Claire Jéhanno
Éditions Harper Collins France
Premier roman
352 p., 19 €
EAN 9791033913689
Paru le 5/04/2023

JEHANNO_la-juree_P

Signalons que la version poche est parue le 20/03/2024

Où?
Le roman est situé en Bretagne, à Trémenc puis à Chartres et à Paris. On y évoque aussi Gellainville.

Quand?
L’action se déroule de 1997 à 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
Anna Zeller a été tirée au sort pour devenir jurée aux assises. Une expérience aussi vertigineuse qu’inédite. Appelée à juger un couple au casier vierge dans un procès pour empoisonnement et meurtre, la jeune femme va voir resurgir son passé. Un passé qui la transporte vingt ans plus tôt, sur une aire de jeux en Bretagne. Le jour où Anna Boulanger est devenue Anna Zeller. Les jurés ont une semaine pour décider du destin des accusés et s’emparer de leur troublante histoire. C’est aussi le temps qu’il faudra pour que bascule la vie d’Anna.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Tête de lecture
Blog Les livres de Joëlle
Blog La bibliothèque de Marjorie
Blog Julie chronique
Blog Mademoiselle lit

Claire Jéhanno est l’invitée de Web TV culture


Claire Jéhanno présente «La Jurée» © Production Harper Collins France

Les premières pages du livre
« Il y avait une chance sur mille deux cents pour que mon nom soit tiré au sort sur la liste électorale. Une chance sur vingt lors du deuxième tirage et une chance sur trois lors de l’ouverture du procès.
Il y avait une chance infime pour que ma vie se fende en deux. Elle m’est tombée dessus comme une pierre d’un immeuble délabré.
— Jurée no 23, annonce la présidente.

Je décroise les jambes, sèche mes mains moites sur mes cuisses, attrape mon sac et me lève. Les pieds des autres jurés gênent mon passage. Ils les rangent sous le banc et baissent le menton pour ne pas croiser mon regard. Peut-être me plaignent-ils d’avoir été appelée. Moi, je retiens ma respiration, je me concentre.
Dans le silence épais de la cour d’assises, les talons de mes chaussures claquent sur le parquet. Tant que je n’ai pas atteint ma place, un avocat peut me renvoyer sur le banc. Récusée.
Tout un tas de bruits se mélangent dans ma tête. Les regards qui grésillent comme des mouches au soleil. Le sac qui frotte contre mon jean. La salive que j’avale avec difficulté. Au milieu des robes noires et des visages fermés, ma peur résonne à plein volume.
Je m’assois dans un fauteuil aux accoudoirs élimés, en face des accusés. À droite du policier, Lucile Moulin. À gauche, Frédéric Gagneron. Comme moi, ils ont une allure ordinaire. Environ trente ans. Aucun signe distinctif. Ils sont accusés d’empoisonnement et de meurtre.

Lorsque j’ai reçu la lettre en novembre, je n’avais qu’une vague idée de la loi : tout citoyen âgé de plus de vingt-trois ans peut être appelé à devenir juré d’assises. Il suffit d’être inscrit sur les listes électorales et de posséder un casier judiciaire vierge. Sauf raison impérieuse et attestée, personne ne peut s’y soustraire.
J’ai l’habitude de suivre les règles. Je respecte les limites de vitesse, je vote à toutes les élections, je m’arrête aux stops, je traverse sur les passages piétons, je ne jette pas mes mégots par terre. D’ailleurs, je ne fume pas. J’appartiens à ces gens, ce large troupeau de gens, que l’on croise dans la rue sans les distinguer et qui se déportent sur le côté pour laisser passer les plus pressés. Souvent, je baisse la tête.
Quand j’ai lu le courrier, un pincement d’excitation m’a serré le ventre. Je me suis dit, c’est l’aventure, je vais vivre quelque chose d’exceptionnel, quelque chose qui ne se choisit pas, il y aura des larmes et des frissons, ce sera dur, sûrement, mais tellement, tellement enrichissant. J’en ai parlé à ma sœur, à mes collègues, je leur ai dit peut-être que, il se pourrait bien, on verra si.
Sur ma table de salon, j’ai ouvert mon ordinateur pour voir si le procès tombait pendant les vacances scolaires et comment me débrouiller avec le collège. Mon salaire serait suspendu, mais je bénéficierais d’une compensation financière. C’était déjà ça. Allongée sur mon lit, les yeux braqués sur le plafond de ma chambre, j’ai pensé pendant des heures aux ors de la République et à l’idée de justice. Puis j’ai oublié.
Une seconde lettre, cette fois de la cour d’assises d’Eure-et-Loir, m’est parvenue quelques mois plus tard. Elle était adressée à Anna Zeller, née le 26 septembre 1988, jurée no 23. À nouveau, je me suis sentie importante. On me convoquait un lundi matin d’avril 2019, à 8 h 30, au tribunal de Chartres. Une réunion d’information à l’intention des jurés ouvrirait la session. Deux semaines, trois affaires à juger. Au début de chaque procès, un nouveau tirage au sort serait organisé.

Je ne suis pas récusée. D’après mon nom, mon métier, mes quelques pas jusqu’au fauteuil, les avocats ont considéré que j’étais apte à juger. J’ai l’impression d’avoir gagné au loto.
À l’entrée de la salle d’audience, grise non seulement par sa couleur mais aussi par l’absence de dorures, de lustre, de lumière vive et d’ornements, un policier refoule deux jeunes filles venues assister au procès. Derrière une paroi vitrée, trois autres uniformes, pistolet à la ceinture, entourent les accusés. Leurs yeux sont fixés sur un point invisible, entre une porte dérobée et un drapeau bleu, blanc, rouge.
La juge Caillebotte – la présidente de la cour – glisse la main dans l’urne et pioche une nouvelle bille. Juré no 6. Un homme en costume marine et chaussures qui brillent se lève. En avançant vers l’estrade, il se rengorge, fier d’être l’élu, mais à quelques mètres du fauteuil le verdict tombe : récusé par l’avocat général. Deux autres jurés, plus âgés que moi, sont tirés au sort. Je garde les mains bien à plat sur mes cuisses. La nuque arquée par la tension. Je ne sais pas bien pourquoi on m’a gardée.
L’air renfrogné, l’homme récusé commence à rassembler ses affaires. La présidente lui demande de se rasseoir. On ne peut pas quitter la salle pour le moment. Nous sommes enfermés. Comme les accusés en prison, comme les comédiens d’une pièce de théâtre. Dès lors que le rideau s’est ouvert, il faut aller au bout de la représentation. Plus d’échappatoire. Sur la scène du tribunal, nous sommes désormais au complet.
Je louche sur mes sept compagnons de hasard, ceux avec qui je vais partager mes doutes et mes certitudes. Trois femmes, quatre hommes. Comme moi, ils ont du mal à s’endormir le dimanche soir, cherchent leur portable pendant dix minutes alors qu’il est dans la poche de leur manteau, disent je regarde, merci dans les magasins pour qu’on ne les ennuie pas. Leur nom de famille n’a pas besoin d’être épelé. Ils pourraient s’appeler Leroy, Durand, Mercier. Des citoyens quelconques.

Je n’ai pas toujours porté un nom qui traverse l’alphabet. Enfant, je m’appelais Anna Boulanger. Un patronyme plus simple, plus concret. Il s’agissait du nom de mon père et probablement de celui d’un ancêtre dont c’était le gagne-pain. J’aimais comme il sonnait, avec ses trois syllabes et ses lettres rondes à colorier. Ma gourmandise en filigrane.
Sur les photos de mon enfance – ma mère n’en a conservé qu’une dizaine –, j’ai des cheveux réglisse qui m’arrivent à la taille, des lèvres charnues et des yeux ronds comme des bonbons. Je ressemble à ma grand-mère, orgueilleuse et décidée. De la bande d’enfants du village, je suis la première à escalader le mur pour récupérer le ballon tombé dans le jardin d’à côté. J’invente les jeux les plus dangereux, je connais chaque cachette de Trémenc, chaque recoin secret. Je n’ai pas peur. Je suis une Boulanger.
Nous avons reçu nos nouvelles cartes d’identité juste après l’emménagement à Chartres, quelques semaines avant mes onze ans. Taille : un mètre cinquante et un. Signature : un gribouillis que j’avais tenu à tracer moi-même.
Ma sœur Maxine a saisi les deux rectangles de plastique et s’est moquée de ma tête figée. « On dirait un hibou. » Puis elle s’est mise à sauter sur le canapé. Je me souviens du grand trait de feutre qui lui barrait la joue. « Maxine Zeller, Maxine Zeller ! » elle criait en faisant traîner le Z. À neuf ans, on veut juste s’amuser.
Pour calmer l’inquiétude qui grandissait dans mon regard, notre mère a préparé une casserole de chocolat chaud. Une demi-tablette de chocolat, un fond de crème fraîche, quelques pincées de cannelle. Les mains jointes autour de son bol, elle nous a expliqué que ce nom représentait notre nouveau foyer à trois, sans papa. Hélène, Anna et Maxine Zeller. Nous ne devions plus jamais utiliser notre ancien patronyme. Ni à la maison ni à l’extérieur. « Boulanger » était aussi proscrit que « merde », « putain », « con ». Elle a répété plusieurs fois les gros mots pour nous faire rire. J’avais envie de pleurer.
Ce jour-là, ma mère a creusé un trou au milieu de nos vies, un trou dans lequel elle a tout jeté, les autres membres de la famille, les vieilles pierres du village, l’école du Sacré-Cœur, l’omelette-frites du mercredi midi, les chutes à vélo, les bras poilus de notre père, ses yeux d’un bleu si vif qu’ils paraissaient trempés dans le ciel, nous assises sur la banquette avant du fourgon blanc, à vouloir klaxonner une dernière fois pour dire au revoir, et lui qui agite le bras sur le palier de notre maison d’enfance, de notre enfance tout court. Elle a creusé un trou si grand qu’il m’a fallu rassembler toutes mes forces pour ne pas tomber dedans.

J’ai passé mon second CM2 – j’avais redoublé – à penser à Anna Boulanger comme à une jumelle qui m’aurait abandonnée. Je me demandais ce qu’elle aurait fait à ma place pour être acceptée par les filles du préau, comment elle aurait camouflé ce corps qui commençait à changer, quelle maladie elle aurait pu inventer pour ne pas jouer à la balle au prisonnier.
Sur les grands carreaux, la cartouche d’encre fuyait. Mes doigts tout tachés. J’étais devenue double. Une division au résultat erroné. Dans mes cahiers, j’essayais d’écrire Anna Zeller, mais je m’adressais à Anna Boulanger pour trouver la bonne orthographe aux dictées. Quand j’utilisais mon effaceur, le papier se trouait.
Un jour, la maîtresse a convoqué ma mère : « Madame, je voudrais m’assurer que tout va bien à la maison. Anna est une très bonne élève. Mais, madame Zeller, pourquoi ce nom, pourquoi écrit-elle Boulanger dans ses cahiers ? »
Les yeux braqués sur le carrelage sale, sur la terre qui bouchait les joints, je craignais autant les explications de ma mère que ses reproches. Le suspense n’a pas duré longtemps. Avant même que la maîtresse ait terminé, Hélène a explosé : « De quoi vous vous mêlez ? Vous ne pouvez pas laisser ma fille tranquille ? On ne vous demande pas grand-chose pourtant. Faites votre boulot et foutez-nous la paix ! » Elle s’est levée d’un coup, faisant tomber sa chaise dans un grand fracas.
Ma mère m’a traînée vers la cour, entre les dessins d’enfants et les portemanteaux nus. Les phalanges douloureuses à force d’être broyées, je peinais à la suivre. Elle m’a attachée sur la banquette arrière de la voiture, a claqué la porte, a fait vrombir le moteur. La maîtresse n’a plus osé poser de questions. Moi non plus.

Derrière la salle de délibération, un étroit couloir mène aux toilettes. Accoudée à une fenêtre dont l’opacité floute l’extérieur, j’appelle le directeur du collège.
— Je voulais vous prévenir de mon absence ces prochains jours. J’ai été tirée au sort pour le deuxième procès.
Le directeur me demande quelques précisions puis part dans un de ses longs monologues. Il ne va pas pouvoir me remplacer, il faudra que je me débrouille avec mes classes pour rattraper le temps perdu.
— Et puis votre collègue de français est souffrante, ça ne m’arrange pas ces changements de dernière minute… En tout cas, elle ne va pas être facile, votre affaire. Deux accusés. Une vieille dame. Quelle horreur. Vous êtes sûre que vous ne feriez pas mieux de vous désister ? Vous êtes jeune, ça va vous traumatiser. Enfin, si vous trouvez ça important, très bien, allez-y et bon courage !
En six ans d’enseignement à Jacques-Prévert, j’ai été absente une fois. Une seule fois. Une journée et demie. Le reste du temps, je m’arrange pour tomber malade pendant les vacances scolaires. De la préparation des cours à la correction des copies, je consacre à mes élèves la majeure partie de mon temps libre. J’ai même quelques corpus de textes en réserve pour les occuper pendant le reste de la semaine, alors non, cher directeur, je ne culpabiliserai pas. Malgré les craintes qui me nouent l’estomac, j’ai ma place ici et je compte bien l’occuper.
En raccrochant, je jette un coup d’œil à l’écran de mon téléphone : 10 h 21. Il reste neuf minutes avant que l’audience commence, mais la juge nous a demandé de la rejoindre au plus tôt dans la salle de délibération. Jusqu’à lundi prochain, cette pièce nous servira de lieu de pause. Des murs beiges, sans cadre ni diversion, une grande table, des chaises en plastique, une machine à café, des gobelets, la froideur et l’odeur de désinfectant des lieux publics. On est de passage dans ce tribunal. Même les murs nous le font sentir.
Les autres jurés semblent plus détendus que moi. Certains plaisantent, d’autres touillent leur café en tapotant sur leur téléphone. Sous ma veste, mon eczéma ne demande qu’à se réveiller. Un mélange d’impatience et de nervosité. Dans quoi me suis-je embarquée ?
— Veuillez ranger vos téléphones, s’il vous plaît, demande la présidente. Leur utilisation est interdite dans cette salle.
Je m’appuie contre le mur, à côté de la porte, et je mémorise les prénoms glissés d’une conversation à l’autre. Côme, quarante-cinq ans, les épaules aussi larges que celles d’un rugbyman, et Laurence, une blonde en tailleur-pantalon un peu plus âgée, semblent déjà se connaître. Elle sort un carnet flambant neuf de son sac pour le lui montrer. D’un geste maladroit, il fait tomber quelques gouttes de café sur la couverture. Elle lui sourit comme à un gamin dont on connaît la propension à faire des bêtises. La juge se moque gentiment. Ils discutent tous les trois, sans se préoccuper de nous.
Si j’avais gardé le nom de famille de mon père, est-ce que j’aurais été tirée au sort ? Quelle allure, quels sillages convoque un nom ? Quelle personnalité pour Juste, Aymé, Lefier ? Qu’est-ce qui m’a fait devenir cette jeune femme gênée de finir ses phrases, remplie de questions, obsédée par la normalité ? Et que recèlent les patronymes Moulin et Gagneron pour que le couple soit menotté sur le banc des accusés ?
Il faudrait étudier les branches de l’arbre généalogique, pas seulement les noms. La sève, les racines, les traces de pas laissées au bord d’un patronyme. Ce qui s’écrit entre les lettres d’une famille. Boulanger. J’entends encore ma mère me sermonner. « Il y a deux ailes à Zeller. » J’espère qu’elles vont me porter.
Une fois tous les jurés réunis dans la salle, la présidente frappe deux fois dans ses mains pour demander le silence. Elle a le teint chiffonné des gens qui travaillent trop et l’éclat de ceux qui adorent ça. Ses yeux verts entourés de ridules, son ton formel, presque impérieux, disent autant son autorité que sa bienveillance. Cela fait deux ans qu’elle préside la cour d’assises de Chartres.
— Laurence et Côme se trouvaient déjà à mes côtés lors du premier procès de la session, commence-t-elle en les désignant. Ils vous le confirmeront : être juré est une expérience qui ne s’oublie pas. Heureusement, dans cet exercice difficile de la justice, vous n’êtes pas seuls, je suis là pour vous aider dans l’examen et l’analyse des faits reprochés aux accusés. Avec mes assesseurs, nous vous guiderons tout au long de la semaine.
Nous opinons de la tête, certains que, des questions, nous en aurons plus que de raison. Hervé, juré suppléant assis à l’écart, lève déjà la main. Il porte une chemise à carreaux trop large et tient en équilibre sur les deux pieds arrière de sa chaise. Concentrée sur son discours, la présidente ne le remarque pas.
— Il ne s’agit pas seulement d’étudier des actes. Pour juger, il faut comprendre une personne, deux personnes en l’occurrence, dans cette affaire. Dans les jours à venir, il y aura donc des moments intimes, délicats, éprouvants. Le temps vous paraîtra à la fois immensément long et terriblement court, mais c’est une chance, que dis-je, un privilège, de la cour d’assises de réunir ainsi professionnels et jury populaire pour juger un crime. Considérez votre fonction comme l’un des rouages essentiels de la démocratie.
Cinq jours de procès à raison de dix heures par jour, cela offre cinquante heures pour décider de l’avenir de deux personnes. Personne ne voudrait que sa vie soit suspendue à un lambeau de temps si ramassé. Encore moins quand il repose en grande partie sur la considération de débutants.
J’ai lu que, dans certaines cours d’assises, une visite de prison vient compléter les quelques heures de sensibilisation dont nous avons bénéficié. L’idée est de permettre aux jurés de visualiser le lieu où ils enverront ceux qu’ils jugeront coupables. La cellule de neuf mètres carrés à partager, les douches communes avec leurs rideaux qui viennent se coller à la peau, le tintement des trousseaux de clés, les barbelés au-dessus des miradors, la cour recouverte de goudron, un goudron qui crame le caoutchouc des vieilles semelles l’été et le gèle le reste de l’année.
— Est-ce qu’il y a des pauses pendant l’audience pour aller aux toilettes ? demande Hervé, les quatre pieds de sa chaise enfin posés au sol.
La juge hoche la tête, provoquant un sourire rassuré chez Hervé, puis elle nous présente le plan prévisionnel d’audience indiquant les horaires de passage de chaque personne appelée à la barre. Elle nous prévient que cela peut tout à fait dépasser, qu’il vaut mieux ne pas compter sur l’idée de dîner en famille. Malgré l’habitude, Laurence serre les lèvres mais, moi, de toute façon, je n’ai plus vraiment de famille. Juste ma sœur, les soirs où elle ne rentre pas trop tard.
Une femme d’une soixantaine d’années, aux joues tombantes et aux cheveux parsemés de mèches grises, intervient :
— On peut avoir une copie du planning ?
Depuis des mois, Marjolaine se renseigne sur le fonctionnement d’une cour de justice. Elle a étudié le rôle de chaque membre du tribunal, y compris celui du greffier et celui de l’huissier. Elle a décortiqué les protocoles, les affaires les plus abjectes. À présent, elle veut se dévouer au procès et le montre en notant tout ce que dit la juge Caillebotte. Accoutumé à ce genre de personnalités, l’assesseur promet de faire des photocopies. La présidente reprend la parole :
— Pour terminer, je vais vous demander de garder à l’esprit trois impératifs.
Marjolaine pose sa tasse et attrape son stylo. Le reste du groupe lève les yeux vers la juge. On entend le sifflement de la respiration d’Hervé.
— Vous devez être attentifs. Vous devez être impartiaux. Vous ne devez rien laisser transparaître.
Comme moi, certains grimacent, s’inquiètent déjà : comment être sûr que notre visage ne révélera aucune de nos pensées ? Un froncement de sourcils, un coin de bouche qui se soulève, une lueur dans les yeux, il suffit d’un rien pour se montrer humain.
— Si, à un moment donné, vous sentez vos émotions vous submerger, faites-moi passer un mot, je lèverai l’audience. Vous aurez également la possibilité de poser des questions aux accusés, aux témoins et aux experts. Je vous l’indiquerai le moment venu.

La sonnerie. La voix de la greffière. Le visage bouclé à double tour. Un silence de plomb et de cendres.
— Mesdames et messieurs, la cour.
La porte s’ouvre sur la salle aux fenêtres monumentales qui laissent passer une lumière pâle, comme filtrée par la poussière et les années de malheur.
Nous avançons en file indienne, et les quelques personnes du public, les avocats dans leur robe noire, les accusés aux doigts serrés devant eux, comme en prière, les policiers, la greffière, l’huissier se lèvent.
Épaule contre épaule, nous nous tenons derrière la longue table en bois qui nous sépare du reste de l’assistance, pendant que la juge déclame :
— Vous jurez et promettez d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre M. Frédéric Gagneron et Mme Lucile Moulin, de ne trahir ni les intérêts des accusés, ni ceux de la société qui les accuse, ni ceux de la victime ; de ne communiquer avec personne jusqu’après votre déclaration ; de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection.
Les bras rigides le long du corps, je sens mes jambes osciller. À nouveau, mon cœur bat si fort que toute l’assemblée pourrait l’entendre. Personne n’ose tousser ni déglutir. Chaque mot résonne. Chaque mot compte.
— Vous jurez de vous rappeler que les accusés sont présumés innocents et que le doute doit leur profiter ; de vous décider d’après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre, et de conserver le secret des délibérations, même après la cessation de vos fonctions. Levez la main droite et dites « je le jure ».
Je lève la main droite et je dis :
— Je le jure. »

Extraits
« Ouest-France, 16 juin 1997
Elle a huit ans, des yeux bleus, des cheveux blonds, un T-shirt vert et un jean. Voici le portrait d’Aurore Boulanger lorsqu’elle a été vue pour la dernière fois, hier après-midi à Trémenc, dans les Côtes-d’Armor.
La fillette a disparu alors qu’elle jouait près d’un terrain de sport où se déroulait un match de football intercommunal. Des dizaines de policiers sont à pied d’œuvre pour la retrouver. Avec l’aide de la population, ils ratissent les alentours sur un rayon de plusieurs kilomètres.
La famille de la petite Aurore affirme qu’il ne s’agit pas d’une fugue. Le père déclare : «Aurore est toute petite et c’est une enfant heureuse, bien dans ses baskets. Il faut la retrouver au plus vite. Nous comptons sur toute personne pouvant faire avancer les recherches. Je vous en supplie, contactez la gendarmerie si vous avez la moindre information.»
Les enquêteurs privilégient l’hypothèse d’un enlèvement. Une information judiciaire pourrait être ouverte dans les heures à venir. » p. 56

« À l’examen externe du corps, des hématomes sur le cou pouvant correspondre à une strangulation. Sur la table, devant la défunte, un flacon de Laroxyl, un verre d’eau. Recherche de toxiques : présence d’amitriptyline dans le sang confirmant l’usage de psychotropes. Pas de dose létale. Le corps est envoyé aux légistes.
Lors d’une autopsie, un fragment de chaque organe, y compris du cerveau, est prélevé. On coupe, découpe, dissèque. Le cœur est généralement enlevé dans son entièreté. Le directeur d’enquête ne le dit pas, mais je suis sûre que celui de Gilberte était plus généreux que la normale, qu’il était gonflé de son goût pour la vie.
Une fois l’autopsie effectuée, le médecin légiste procède à la restauration du corps. Les organes sont remis à l’intérieur et la peau est suturée, protégée, maquillée. » p. 84

« Elle est tentante, la proposition de Me Digne. Elle nous prend par la main et nous déroule une histoire très cohérente, qui donne envie d’y croire. Pendant que l’avocate parle, je vois le regard de Lucile s’éclairer (…). L’avocate a suffisamment joué sur notre empathie pour que je rapproche nos deux histoires, que j’offre à l’accusée ma sympathie (…). Je compatis avec le mal-être de Lucile. Et je doute qu’elle ait pu se rendre complice du meurtre en lui-même. L’empoisonnement, oui, elle en est convenue, mais le reste, l’étranglement, le cadavre resté dans le salon toute la nuit, les pompiers qu’on appelle pour s’en débarrasser, les dizaines d’heures d’audition à mentir sur ce qui s’est réellement passé, cela me semble hors de sa portée. Me Digne a raison. La jeune femme qui se ronge les doigts comme sa mère, cette jeune femme anxieuse n’a pas la carrure pour tuer. » p. 294-295

À propos de l’autrice

Screenshot

Claire Jéhanno © Photo Melania Avanzato

Claire Jéhanno est née en Bretagne en 1987. Elle vit à Paris où elle est autrice et productrice de podcasts. La Jurée est son premier roman. (Source: Éditions Harper Collins France)

Podcast de Claire Jéhanno
Page Facebook de l’autrice
Compte Twitter de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice
Compte Linkedin de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lajuree #ClaireJehanno #HarperCollinsFrance #hcdahlem #premierroman #68premieresfois #roman #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #primoroman #rentree2023 #RL2023 #assises #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Vues d’intérieur après destruction

MEYER_MACLEOD_vues_dinterieur_apres

  RL_2024  Logo_second_roman

En deux mots
Après la mort de son ami Gabriel qui n’a pas pu tenir sa promesse et lui faire découvrir son Liban natal, la narratrice décide partir pour Beyrouth sur les traces de la maison qu’il voulait lui faire découvrir. Le temps et la guerre ont laissé de lourds stigmates, mais elle va finir par retrouver tout ce que Gabriel a laissé derrière lui.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une maison au Liban

Dans ce court et bouleversant roman, Arielle Meyer MacLeod raconte la douleur de l’exil autour du voyage de la narratrice au Liban. Après la mort de son ami, elle part pour Beyrouth afin de retrouver son histoire, sa maison.

Ce roman est né d’une pulsion, d’une envie soudaine, sans doute un besoin. Après les obsèques de son ami Gabriel, mort après avoir lutté en vain contre sa maladie, la narratrice prend un billet à destination de Beyrouth. Elle entend tenir post-mortem la promesse qu’il lui avait faite, lui faire découvrir son pays natal et sa maison. Des lieux qu’il n’a jamais revus depuis son exil en France. Cet exil qui les avait tous deux rapprochés: «Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.»
En arrivant à Beyrouth, elle est à la fois triste de découvrir une ville défigurée par la guerre et l’explosion du port qui ont laissé de douloureux stigmates et heureuse de humer l’air de ce pays fantasmé depuis la France et qui a gardé une part de sa beauté, de ses parfums. Peut-être aussi ce goût de l’enfance qui laisse à l’imagination la liberté de s’appuyer sur des rêves. Comme celui de Gabriel décrivant sa maison, son palais. Mais comment retrouver une construction plus imaginaire que réelle, re-construite des dizaines de fois pour son amie? Car, il y a «des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir.» Pour les trouver, il faut laisser sa part au hasard et la chance guider vos pas. Elle va se personnifier dans Nassim, un chauffeur de taxi à l’optimisme chevillé au corps. Lorsqu’il s’engage sur les routes de montagne vers le village de Bhamdoun, il est sûr de parvenir à retrouver cette belle demeure. Promesse tenue, même s’il ne reste que quelques murs, quelques pierres, quelques traces de la demeure. À l’image de Gabriel, elle retourne à la poussière, ne vit plus que dans le souvenir de ceux qui ont pu la contempler.
Comme l’avait fait son père, parti trop vite, c’est avec les mots que Gabriel avait réussi à conserver la splendeur de sa maison, à adoucir son exil. Les mots qui disent la douleur de l’exil en sublimant la beauté du lieu. «Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes». Et si quelques clichés accompagnent le texte, c’est parce qu’ils réussissent, comme l’affirme la citation de W. G. Sebald en exergue du livre, à faire apparaître «sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs qui surgissent en nous au milieu de la nuit».
C’est en creusant l’intime dans ce qu’il a de plus fort qu’Arielle Meyer MacLeod atteint l’universel. Avec une écriture toute en pudeur et en finesse, elle donne ses lettres de noblesse à une humanité qui conserve par-delà les drames un souffle de vie. Alors souffle le vent de l’espoir, des montagnes du Liban jusqu’au cœur des exilés.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Vues d’intérieur après destruction
Arielle Meyer MacLeod
Éditions Arléa
Roman
96 p., 17 €
EAN 9782363083623
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman part de France pour aller jusqu’au Liban, à Beyrouth et dans les environs jusqu’au village de Bhamdoun. On y évoque aussi Genève, Tel-Aviv et le Vaucluse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, sur un coup de tête, sans avertir personne – je n’ai envoyé un texto à ma fille qu’une fois arrivée sur place – j’ai pris un billet sur internet, fourré quelques affaires dans une valise, rédigé une réponse automatique sur mon mail professionnel, un laconique Absente je ne répondrai que dans quelques jours, et je suis partie, seule, pour Beyrouth.
Gabriel, l’ami de toujours, meurt sans avoir tenu sa promesse: emmener la narratrice au Liban, où il est né, où il a grandi, où il n’est jamais retourné. Mue par un élan qu’elle ne comprend pas elle-même, elle entreprend alors seule ce voyage, à la recherche de la maison d’enfance de Gabriel dont elle ne sait que ce qu’il lui en a raconté.
Ce voyage sur les traces d’un passé dont ne subsistent que des ruines, d’une affolante beauté, va la mener face aux non-dits de sa propre histoire.
Ce roman est une enquête intime qui, de lettres en photographies retrouvées, fait émerger des maisons marquées par l’exil et le déracinement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Vertigo)
Actualitté (Sean Rose)
Mare Nostrum (Jean-Jacques Bedu)

Les premières pages du livre
« En jetant une pivoine blanche dans le trou béant où le cercueil venait d’être déposé, une pivoine charnue, en pleine maturité, sa fleur préférée – Gabriel en tapissait son intérieur pendant les quinze jours annuels de la floraison, des gerbes de pivoines blanches partout dans des vases chinés ici et là dont il faisait collection, de celles qui ne cessent de se déplier et se déplier encore, découvrant de nouveaux pétales alors qu’on les pense tous éclos, leur cœur d’une générosité inépuisable les multipliant à foison –, en jetant cette dernière pivoine dans la fosse où maintenant il gisait j’entendais cette phrase, promesse non tenue, ultime dérobade, Tu verras, quand nous irons ensemble à Beyrouth, je te montrerai la maison de mon enfance. Gabriel avait quitté le Liban en 1978 et n’y était jamais retourné. Il m’en parlait des soirées entières, les histoires devenant de plus en plus abracadabrantes avec le nombre de margaritas ingurgitées. Histoires de vie et de guerre, de fêtes hallucinantes, elles se transformaient, un détail ici un autre là – fruits de son imagination sans doute mais je m’en fichais, j’aimais les histoires de Gabriel. Je le prenais parfois en flagrant délit d’incohérence, il trouvait toujours la parade et s’en sortait d’une pirouette qui me faisait rire bien sûr – Gabriel était drôle – mais qui avait aussi le don de m’exaspérer, cette façon bien à lui de vous filer entre les doigts. Au cœur de ces histoires se tenait, immuable, la maison de famille où il passait ses étés. La maison de la montagne. Elle en était l’horizon immobile, le point de fixation. Le foyer vers lequel toujours le récit revenait. Ses aventures avaient beau l’en éloigner, les péripéties s’accumuler, le dénouement, invariablement, l’y ramenait. Une maison pleine de souvenirs dont il avait fait le leitmotiv décliné à l’envi d’une épopée dont il était à la fois le dépositaire et le conteur infatigable. Gabriel était mon ami. Il était sculpteur. Gabriel est mort sans revoir Beyrouth, où il a grandi, où il ne m’a jamais emmenée. Beyrouth dont le seul nom – ses inflexions molles mâtinées de rugosité – me touchait, évoquant un lieu inabordable, un territoire de légendes auréolé d’une aura mystérieuse, connu des seuls initiés. Un mirage – une image, floue. Beyrouth la magnifique – Paris levantine au cœur de la Suisse du Moyen-Orient. Beyrouth la massacrée, dont j’entendais les échos de la guerre lorsque, enfant, je vivais en Israël, n’en saisissant pas grand-chose. Un nom où résonnaient des bruits d’obus. Et dans les yeux des soldats revenus de cette guerre, l’effroi de Sabra et Chatila que j’ai mieux compris en voyant des années plus tard Valse avec Bachir. Beyrouth dont j’avais croisé la violence et l’attachant murmure dans les livres, des récits marquants. Beyrouth la résiliente, qui s’était relevée de ses cendres et dansait à nouveau dans les quartiers branchés vantés par les magazines.

Après sa mort, il y eut d’abord le temps arrêté, ce temps du deuil où l’intensité des émotions le dispute à la peine, une parenthèse pendant laquelle je m’étais retrouvée dans la sidération d’un événement que je savais pourtant inéluctable – je l’invoquais même tant sa souffrance, les derniers jours, était devenue intolérable. Sa mort me frappait néanmoins avec la violence d’un coup que je n’aurais pas vu venir. À l’hôpital je répétais les mêmes gestes – humecter ses lèvres desséchées, tenir sa main piquée d’un cathéter, gérer le flux de morphine quand la douleur déformait ses traits et augmentait les râles. Lui parler aussi, évoquer nos souvenirs communs, les moments drôles surtout et cette soirée où, étudiants encore, nous nous étions rencontrés. Le Moyen-Orient – nous avions chacun le nôtre – nous avait immédiatement rapprochés.
Le sentiment de l’exil aussi, cet état de flottement que nous connaissions bien, qui nous maintenait en permanence sur le côté, au bord, à la marge – tout désir d’appartenance (à un clan, une chapelle, une bande, une communauté) se doublant aussitôt d’un mouvement de retrait. En être et ne pas en être. Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.
Mais lui, Gabriel, avait un port d’attache, un endroit où revenir en pensée et s’ancrer depuis l’exil – cette maison dont il m’avait tout de suite parlé – alors que je suis, moi, une exilée de nulle part. Les amis – nombreux, Gabriel connaissait un nombre incalculable de gens – étaient venus de partout. Certains logeaient à la maison. Pour les uns Gabriel était le camarade d’enfance, pour les autres l’amour fou, la sensualité d’une nuit, la passion impossible, pour d’autres encore le frère réincarné, l’artiste admiré ou le compagnon de fête. Gabriel habitait mille vies et sans doute plus. Des vies publiques, d’autres secrètes. Il avait le goût de la nuit dans laquelle parfois il m’embarquait, et je l’accompagnais dans les hauts lieux de la culture gay où il rejoignait ses amants, toujours différents, je n’arrivais pas à suivre la valse des amants de Gabriel, il y avait les rencontres d’un soir ou d’une heure parfois, les amants de passage et les grandes romances toujours intenses et compliquées, le plus souvent platoniques celles-là, semées d’embûches qu’il semblait rechercher autant qu’elles le faisaient souffrir.
Gabriel se moulait dans le désir de l’autre tout en restant insaisissable. Il avait la faculté de se mouvoir avec la même aisance dans les milieux les plus disparates vers lesquels sa curiosité le menait et partout, quelles que soient les circonstances, il exerçait aussitôt une séduction dont il jouait, avec malice parfois. Tu es une surface de projection sur laquelle chacun vient plaquer son propre fantasme, je lui disais, stratégie assez efficace qui te permet d’échapper à tout le monde. Il riait.
Et puis l’enterrement. L’atmosphère lourde et dense, oppressante. Le soleil n’avait pointé le bout d’un rayon qu’au moment de la mise en terre, immobilisant soudain la pluie qui n’avait cessé depuis le matin, une pluie fine et sale qui bavait sur les yeux et fanait toutes les fleurs, les gerbes de fleurs recouvrant son cercueil. Mes mots d’adieu devant la tombe encore ouverte, une oraison que je n’ai pu terminer, où la maison forcément apparaissait – comment parler de Gabriel sans l’évoquer. Les larmes, la pluie, la morve coulaient sur mon visage, je m’essuyais du revers de la main. Et cette boule compacte dans ma gorge, étouffant mes derniers mots ravalés en un galimatias inaudible. »

Extraits
« Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes. Je ne sais quel fil, lien, corde, pourrait les tenir ensemble — feuille caillou ciseaux, un deux trois, je me souviens de ce jeu d’enfants, la feuille désarme la pierre en l’enveloppant. » p. 49

« Il y a des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir. Toutes me fascinent, toutes me sont étrangères. » p. 85

À propos de l’autrice
MEYER_MACLEOD_Arielle_DRArielle Meyer MacLeod © Photo DR

Après avoir été formée comme comédienne à l’École de la Rue Blanche à Paris, Arielle Meyer MacLeod a poursuivi ses études de Lettres à l’Université de Genève, où elle a décroché un doctorat en 1999. Avant de revenir au théâtre en se spécialisant en dramaturgie, elle a enseigné dans deux universités. Autrice de plusieurs articles ainsi que du Spectacle du secret (Droz, 2003) et de Tourner la page (avec Balzac), elle réside et travaille à Genève. Vues d’intérieur après destruction est son deuxième roman. (Source: Éditions Arléa)

Page Wikipédia de l’autrice
Page Facebook de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice
Compte LinkedIn de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#vuesdinterieurapresdestruction #ArielleMeyerMacLeod #editionsarlea #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #secondroman #Liban #Beyrouth #exil #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Extrême paradis

GOUX_extreme_paradis

  RL_2024

En deux mots
Après le décès de son père en Floride, le narrateur se rend dans cet État qui a fait sécession pour tenter de comprendre ce qui s’est passé dans ce paradis réservé aux personnes âgées. Il va finalement découvrir que derrière les bonnes intentions se cache un monde beaucoup plus sombre. Un monde qui obsédait son père.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le paradis des vieux est un enfer

Clovis Goux imagine la sécession de la Floride pour y établir les VUF, les Villages-Unis de Floride. Dans cet État réservé au plus de 55 ans, le narrateur vient enterrer son père qui avait choisi ce petit paradis. Une dystopie habilement construite, avec humour et suspense.

Quand il apprend la mort de son père, le narrateur, qui est pigiste à Paris, décide de prendre l’avion pour la Floride. Didier, son géniteur, avait choisi de s’installer dans ce nouvel État, baptisé VUF (Villages-Unis de Floride). Réservé au plus de 55 ans possédant un patrimoine conséquent, il promet aux retraités de couler des jours heureux sous le soleil. Ici, pas d’insécurité – pour ne pas qu’elle s’endorme, la police est appelée quand deux voiturettes de golf s’entrechoquent – pas de cimetière, mais des circuits de golf et des barbecues pour entretenir la convivialité. «Les hommes portaient des casquettes ou des panamas, des polos ou des chemisettes colorées, des bermudas kaki et des Birkenstock, les femmes des visières, des marcels ou des T-shirts pastel sur des joggings ou des leggings, des sandalettes ou des Crocs. Tous avaient des cheveux blancs parfaitement coiffés et des lunettes de soleil. Des couples de vieux sortaient du mall en poussant des caddies remplis de fournitures, ils saluaient leurs connaissances au passage et formaient bientôt de nouveaux groupes au hasard de leurs rencontres pour commenter les bonnes affaires qu’ils venaient de réaliser, les prévisions météo ou les derniers potins des Villages. On prenait rendez-vous pour un barbecue, un concert virtuel des Beach Boys ou une partie de padel. On s’informait de la bonne santé de chacun, les sourires étincelaient, les rires fusaient et l’on s’étreignait de généreux hugs à tout bout de champ. De ce joyeux ensemble émanait le sentiment d’une communauté soudée, d’une utopie accomplie, d’un monde nouveau.»
Arrivé sur place, il apprend que la mort de son paternel serait due à un accident après une mauvaise chute dans son salon, sur un coin de table. Mais comme la législation impose la crémation et la dispersion des cendres, il n’y a pas de cadavre. Ce qui va perturber le journaliste qui décide d’enquêter. Il interroge le chauffeur, un taiseux, et la femme de chambre, un peu plus bavarde. Il va réclamer le certificat de décès et tenter d’en apprendre davantage auprès de l’inspecteur Anderson, chargé des formalités.
Au fil des jours, il va découvrir comment fonctionne la communauté, mais aussi que son père était obsédé par les affaires criminelles au point de rassembler une solide documentation sur tous les faits divers et cold cases de la région: «Les documents photographiques réunis par mon père étaient accompagnés de centaines de notes manuscrites, de plans à main levée et d’articles de presse classés méthodiquement dans des chemises selon les lieux où les faits s’étaient déroulés. L’ensemble redessinait la carte de Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultra-violence.» Michelle, l’amante du père, puis bientôt du fils, va pouvoir éclairer un peu sa lanterne.
Les codes du thriller vont permettre à Clovis Goux d’explorer les travers de ce communautarisme bâti sur la peur des jeunes, sur le dangereux repli sur soi. Je me souviens avoir vu, lorsque je voyageais en Floride, des publicités pour un village érigé par la Walt Disney Company et qui promettait un tel petit paradis avec sécurité renforcée, caméras de surveillance empêchant toute intrusion, pelouses au cordeau et personnel de maison à disposition. Cette dystopie élargit le champ et accentue le trait. Ici, on en supporte pas les jeunes pour s’arroger l’illusion d’une éternelle jeunesse. On ne supporte pas la mort pour entretenir l’illusion de l’immortalité.
Les enfants gâtés du XXe siècle, nourris de pop culture (les virées au cinéma proposées par le père à son fils les ont construits tous les deux), ont voulu un monde aseptisé et vont se retrouver dans l’univers de J.G. Ballard et notamment Super-Cannes. La preuve, une nouvelle fois, que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Un enfer que se construit à partir d’une oisiveté voulue – sans penser aux conséquences – et qui va déboucher sur la haine, la violence, le lynchage. D’une extrême à l’autre, en quelque sorte.

Extrême paradis
Clovis Goux
Éditions Stock
Roman
280 p., 20,90 €
EAN 9782234093843
Paru le 17/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement aux Etats-Unis, en Floride. On y évoque aussi Paris et une ferme dans les Dombes.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un avenir imminent, la Floride a fait sécession avec les États-Unis afin de fonder une fédération de communautés privées réservées aux seuls retraités: les Villages. Dans ce luxueux paradis artificiel conçu par et pour les seniors, la mort, le crime et la jeunesse ont été éradiqués au profit du divertissement. L’étrange décès d’un résident français vient cependant bouleverser l’équilibre instauré.
Accident? Meurtre? Suicide? Précipité dans l’univers outrancier des Villages-Unis de Floride, le fils du défunt part sur les inquiétants chemins qui ont menés son père à sa perte. En fouillant dans le passé, ce journaliste déboussolé par le deuil réveillera les vieux démons de la région. En cherchant la vérité, il basculera dans l’envers du décor. Alors les Villages dévoileront leur vrai visage.
Satire, dystopie ou anticipation? Avec force et humour Extrême paradis interroge nos ambiguïtés face à la violence comme les dérives communautaristes de nos sociétés: et si la sauvagerie était une nécessité? Et si la vieillesse était le futur de l’humanité?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Benzine mag.
Paris la douce (Caroline Hauer)
Blog Littéraflure
Blog Voyages au fil des pages

Les premières pages du livre
« I Cool Aqua
1
L’école fantôme

La découverte d’une école maternelle au sein des Villages-Unis de Floride fut un véritable choc tant son existence, sa présence même, était une monstrueuse aberration, comparable, si je peux me permettre cette analogie, à la construction d’un abattoir dans un parc d’attractions. Et pourtant, malgré son incongruité, malgré son effrayante absurdité, elle est là, sous mes yeux, cachée du reste de l’humanité par une modeste colline boisée, à quelques mètres seulement d’un des bunkers du golf Harold Schwartz où l’armée des Villageois pratique son swing à l’année comme autant de salutations aux feux d’un soleil éternel que de défis lancés à un ennemi invisible.
L’aube point en dessinant en ombres chinoises une ligne d’horizon hérissée de palmiers lorsque j’approche, lampe torche à la main, du bâtiment. Surmontée du drapeau de l’État sécessionniste – une étoile à cinq branches insérée dans un soleil bleu aux rayons rouges et blancs – qui flotte en haut d’un mât, l’école en briques se déploie sur un seul niveau dont les fenêtres aux cadres clairs sont obstruées par d’épais rideaux. En son centre, l’entrée principale se fait sous un fronton de faux marbre supporté par des colonnes doriques. La porte grillagée n’est pas fermée. Par-delà le portique de sécurité désactivé (je ne suis de toute façon pas armé), le faisceau de la lampe révèle un vaste couloir le long duquel sont disposés en vis-à-vis des casiers et des portemanteaux sur lesquels scintillent de petits cirés jaunes au-dessus de bottes de pluie rouges sagement alignées sous des bancs de bois qui filent en perspective. J’approche des casiers métalliques en faisant grincer ma paire de Converse sur le sombre linoléum. Sur chacun figure une plaquette avec un prénom : Judy, Carolyn, Jason… J’en ouvre un au hasard pour constater qu’il est vide.

J’entre maintenant dans une salle de classe et découvre quatre rangées de pupitres accolés à des chaises d’enfant faisant face au bureau de l’instituteur derrière lequel s’étend un vaste tableau noir. Une carte de la Floride est accrochée à son cadre et l’on peut lire RÉVOLUTION inscrit à la craie blanche sur le noir de l’ardoise. Les murs de la classe sont vert d’eau. On y a punaisé des posters d’animaux ainsi que des peintures enfantines. Il y a une mappemonde dans un angle à côté d’un miroir et d’une bibliothèque. Je m’approche. Le cercle lumineux balaye les livres, en révèle quelques titres : Les Aventures de Tom Sawyer, La Case de l’oncle Tom, Les Quatre Filles du docteur March, Max et les Maximonstres, Charlie et la Chocolaterie, Le Magicien d’Oz, Le Royaume fantôme… Je ne connais pas ce dernier ouvrage et tends la main pour m’en saisir : contre toute attente le rayonnage bascule vers moi lorsque je tente de l’extraire du bout des doigts et je me retrouve avec un ensemble compact, étonnamment léger, dans les bras. Sans un bruit, je remets en place les faux livres en remarquant que le reste de la bibliothèque est également composé de ces mêmes blocs qui d’ordinaire, vendus au mètre, servent à décorer les appartements témoins, les salles d’exposition de marchands de meubles ou les espaces détente de certains fast-foods. En revenant sur mes pas, je constate que les dessins d’enfants sont des reproductions : de simples photocopies couleur.
J’explore à présent la cantine : un réfectoire, des tables rondes et basses entourées de petites chaises, des néons au plafond, un distributeur de plateaux et de couverts, un buffet à bain-marie, un buffet réfrigéré débranché… Ici comme dans tout l’édifice, chaque objet semble à sa place, prêt à l’emploi, mais étrangement orphelin, dénué de sens, soulagé de sa fonction, dans l’attente d’un signal qui déclencherait une série d’actions. Une porte vitrée mène aux cuisines : la pièce est vide. Sur le sol carrelé, il y a seulement un balai à franges gisant à côté d’un seau à essorer.
Dans les toilettes face aux miroirs et aux lavabos, il y a des urinoirs pour adultes et pour enfants, pas de portes aux WC. Je tourne l’un des robinets, mais l’eau ne s’en écoule pas. Plus loin, je pénètre dans une salle de repos avec une dizaine de lits d’enfants. Ils sont faits au carré, à l’identique ou presque : une couette et un oreiller à motifs, voitures pour les garçons, poupées pour les filles. La pièce est aveugle. Il y a un miroir face à l’entrée.

En sortant par la porte arrière qui ouvre sur la cour de récréation, je me retourne vers l’école avec l’étonnante impression qu’à la manière des poupées russes, le bâtiment cache une reproduction de lui-même à échelle réduite. Au-dessus de moi, le soleil tente de dissuader l’arrivée de ténébreux nuages à l’horizon et le ciel se décline en un strident dégradé qui va du pourpre au jaune soufre en passant par le vert cuivré, soit les prémices d’un des fameux cocktail skies vénérés ici-bas. Le brouillard matinal surgi des marais environnants recouvre un périmètre délimité par des grillages et des arbustes. Je pose alors le pied sur le mot Earth, soit la première case d’une marelle peinte sur le sol en caoutchouc, et l’image d’un lutin en ciré jaune sautant à cloche-pied dans un tapis de brume (avec ses petites bottes de caoutchouc rouge !) jusqu’à la case Heaven frappe mon esprit. Devant moi il y a un toboggan et des balançoires. En m’approchant du portique, je constate qu’une des trois balançoires a été décrochée. Et je comprends à cet instant précis que c’est ici que mon père a trouvé la mort.

2
Le Vampire de la Goutte-d’Or

Un mois plus tôt, j’étais à Paris en train de tirer les vers du nez au Vampire de la Goutte-d’Or lorsqu’un numéro inconnu s’afficha sur mon téléphone. Je laissai la messagerie se charger du mystérieux appel. Après quelques années laborieuses dans le monde de l’entreprise où mes seules joies furent les repas thématiques de la cantine (pour le Nouvel An chinois les caissières étaient habillées en geishas et un orchestre de mariachis anima la semaine mexicaine), je me retrouvais au chômage ou plutôt en boîte de nuit. C’est sous les flashes d’un stroboscope qu’un compagnon de boisson me proposa, une nuit particulièrement arrosée, de «piger» pour le journal dont il était le rédacteur en chef adjoint. Je lui opposai le fait que je n’avais jamais pris la plume pour écrire un mot. «Ça tombe bien, moi non plus!» répliqua-t-il dans un grand éclat de rire avant de commander une nouvelle tournée. Et c’est ainsi que je devins journaliste.

Ma mission était simple: interviewer des freaks, déformer leurs propos, inventer des faits et prier pour que mes «sujets» ne trouvent pas mon adresse après avoir lu mon « papier ». Avec le Vampire de la Goutte-d’Or, ça allait être compliqué: il habitait à côté de chez moi, dans des caves aménagées rue Myrha. Longs cheveux noirs ondulés et graisseux, yeux bleus translucides maquillés au khôl, teint verdâtre parsemé de boutons d’acné, toujours vêtu d’une redingote noire moisie, d’un pantalon en velours, de chemises à jabot et de bottes de l’armée allemande, le Vampire dénotait dans ce quartier peuplé en majorité d’immigrés. Il était le seul à faire peur aux hordes de gamins des rues qui avaient fui la misère d’un pays en guerre pour semer la terreur dans les lavomatics du coin ainsi qu’aux mamas en boubou qui faisaient régner l’ordre sur le pavé et se signaient lorsqu’elles le croisaient : la patte de poulet qu’il arborait en pendentif (en exhalant une redoutable odeur de camphre) était le signe certain qu’il pratiquait le vaudou dans son terrier.

Murs tapissés de velours rouge, crânes d’animaux montés en lampes de chevet, mannequin démantibulé en table basse, mandalas d’insectes morts, Christ inversé, Sainte Vierge profanée… Son logis souterrain était un savant mélange entre la caverne d’un sorcier, l’antre d’une goule et la salle à manger d’Ed Gein. Ma première question fut simple: comment faisait-il pour se laver? Sa réponse, expéditive : d’un ongle peint en noir, il me désigna un bac à sable dans un recoin obscur de la cave voûtée avant de me dérouler les grandes lignes de son parcours ; en rupture avec des parents pharmaciens à Rouen, il avait découvert Aleister Crowley et le LSD durant ses années chez les jésuites avant de former Kadaverik Likidator avec deux amis de pensionnat (Lucifred à la basse, Muinomednap à la batterie). Le groupe fit rapidement son trou au sein de la scène black metal hexagonale, leur répertoire se composant d’un seul morceau, Life Is Death, joué ad nauseam sous l’influence de drogues dures, lysergiques de préférence. La légende voulait qu’ils parvinssent ainsi (grâce également à un volume sonore défiant l’entendement) à faire vomir leur public. Le Vampire avait-il des problèmes de voisinage ? « Seulement le jour où la concierge a trouvé un pigeon crucifié sur ma boîte aux lettres. Une déclaration d’amour d’une de mes fans », répondit-il avec un large sourire halluciné qui découvrit des canines limées en pointes. Son surnom lui était-il monté à la tête? Je profitai de cet instant d’incertitude pour lui demander la direction des toilettes. Il me dirigea vers un seau en métal près du bac à sable. Tandis que j’urinais dans le récipient, j’interrogeai mon répondeur. Une voix lointaine m’informa en anglais qu’il était arrivé un terrible accident à mon père. Il était décédé. Il fallait que je rappelle au plus vite. La foudre s’abattit sur moi au moment où je reboutonnais mécaniquement ma braguette, pulvérisant mon crâne, mon cœur et le reste de mon corps en mille particules. Anéanti, je revins au ralenti auprès du Vampire en balbutiant d’une voix blanche : « J’ai… perdu… mon… père… » Il y eut un moment de vertige qui sembla durer une éternité avant qu’il ne réplique d’une voix lugubre: «T’inquiète pas mon pote, t’en trouveras bien un autre.» Sans plus attendre, je regagnai au plus vite la surface de la terre.

3
Les Ailes de l’enfer

1 235 km/h, 10 000 mètres d’altitude, l’Airbus A380 fonçait au-dessus de l’Atlantique alors que je commandais un nouveau bloody mary à l’hôtesse de l’air. J’avais par le passé interviewé l’une de ces belles femmes entre deux âges, perpétuellement en jet-lag, toujours trop maquillées, pour les besoins d’un article sur les films diffusés dans les avions (qui étaient mutilés pour respecter les sensibilités du plus grand nombre, les programmateurs évitant de proposer 747 en péril, Les Ailes de l’enfer ou Des serpents dans l’avion), et j’avais appris que l’une de leurs missions durant les vols était de clouer les passagers sur leurs fauteuils afin d’éviter tout risque d’incident, d’accident et de procès envers la compagnie aérienne. C’est pour cela que les hôtesses offraient suffisamment d’alcool aux voyageurs (mais pas trop) pour calmer leur nervosité (difficile de ne pas penser à la faucheuse en grimpant dans un avion) tandis qu’on les hypnotisait à coups de comédie romantique.

Je n’avais pas le cœur à voir un film avec Sandra Bullock. Labouré par les griffes du chagrin, je sanglotais en regardant la mer de nuages défiler à travers le hublot comme un suaire sans fin ou un rouleau de sopalin. La mort brutale de mon père avait révélé la nature intime des choses : tout était plus vif, plus violent, plus précis, d’une douleur infinie. La dernière conversation téléphonique que j’avais eue avec Didier tournait en boucle dans mon crâne. C’était en novembre, il m’avait appelé pour me proposer de passer Noël en sa compagnie. C’était le seul moment de l’année où les Villages autorisent leurs citoyens à recevoir des membres de leur famille et aux moins de cinquante-cinq ans à résider quelques jours en Floride. « Tu verras c’est le paradis ici, m’avait-il dit avec enthousiasme. On n’a pas le temps de s’ennuyer : on peut jouer au golf toute la sainte journée et il y a de super soirées rock organisées dans les clubs. On va vraiment s’éclater ! Allez viens, je te paye le billet. » La perspective de me retrouver à danser sur Sympathy for the Devil en compagnie de mon père et de retraités cramés aux UV me fit froid dans le dos et je déclinai son offre sous le prétexte d’un « papier » à rendre durant cette période. « Bon, tant pis, dit-il, visiblement déçu. N’oublie pas de m’envoyer ton article quand il sera publié (mon père était mon plus fidèle lecteur, j’en étais à la fois flatté et un peu embarrassé), on remettra ça l’année prochaine. Je t’embrasse, fiston. » Ce fut la dernière fois que j’entendis le son de sa voix et je regretterai à jamais de lui avoir menti ce jour-là. Si j’avais accepté sa proposition, peut-être serait-il en ce moment même en train d’enlacer une splendide sexagénaire sur Hotel California au lieu d’attendre ma visite, les pieds devant, dans la cellule réfrigérante d’une morgue.

Le plus dur avait été d’annoncer son décès à ma mère. Même s’ils s’étaient quittés depuis la nuit des temps (je ne les avais jamais vraiment connus ensemble, l’époque était volage et la fidélité une valeur «bourgeoise» pour les jeunes hippies), un profond attachement les unissait encore. « Mais qu’est-ce qu’il a pu bien se passeeeeeer? hurla-t-elle en éclatant en sanglots au bout du fil. Je n’aurais jamais dû le quitteeeeer… Si j’avais été là rien ne lui serait arrivéééé! Tout ça c’est ma fauuuuute!» Je raccrochai en lui disant que j’en saurais plus une fois sur place.

En regardant le parcours du long-courrier se dessiner en pointillé entre l’Europe et les Amériques sur l’écran face à moi (nous entrions à présent dans le triangle des Bermudes et j’en profitai pour commander un nouveau bloody mary), je me demandais une fois de plus ce qui avait poussé mon père à franchir le pas pour partir vivre là-bas. Après des années dans la fonction publique, la retraite avait sonné quand il m’annonça, lors d’un déjeuner dans un turc de la rue du Faubourg-Saint-Denis où il avait ses habitudes, qu’il quittait Paris pour les Villages-Unis de Floride.

« Je n’ai pas envie de finir ma vie dans cette ville pourrie, me dit-il en attaquant des keftas à coups de fourchette. La seule chose qui me retient ici, ce sont ces boulettes. Et toi bien sûr mon chéri. Mais tu es un grand garçon désormais. Tu voles depuis longtemps de tes propres ailes et tu n’as plus besoin que je te paye ta place de cinéma. »

Le souvenir du premier film qu’il m’avait emmené voir, le King Kong de Cooper et Schoedsack, surgit alors dans ma mémoire et je revis avec émotion le dieu singe combattre furieusement un T. rex pour sauver Fay Wray de ses crocs, au cœur de la mystérieuse île du Crâne. Didier aimait le cinéma et m’inocula le virus des salles obscures, attisa ma curiosité en me racontant les séquences clés de ses films préférés : le carnage final de Taxi Driver, la séance de roulette russe de Voyage au bout de l’enfer, la scène de la douche de Psychose. Il fut l’un des premiers à faire l’acquisition d’un magnétoscope, mais m’interdit de regarder Massacre à la tronçonneuse. Pour m’en faire une idée, je dus me contenter de la jaquette de la cassette vidéo (Éditions René Chateau) où un maboul en costard, portant un masque de chair, me fonçait droit dessus arme à la main, et surtout de la bande-son qui parvenait la nuit jusqu’à mon lit lorsque Didier regardait ce film banni. Entre les grincements du prélude, les rires déments d’un maniaque, les hurlements féminins incessants et le vrombissement démoniaque de la scie mécanique, j’ai ainsi imaginé Massacre à la tronçonneuse avant de le voir quelques années plus tard : le chef-d’œuvre de Tobe Hooper se révéla beaucoup moins violent que dans mon esprit, mais beaucoup plus dérangeant, me plongeant pour la première fois au cœur d’un cauchemar organique, d’une expérience physique comparable à celle d’un bad trip dans la chambre froide d’un boucher. »

Extraits

« Les documents photographiques réunis par mon père étaient accompagnés de centaines de notes manuscrites, de plans à main levée et d’articles de presse classés méthodiquement dans des chemises selon les lieux où les faits s’étaient déroulés. L’ensemble redessinait la carte de Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultra-violence, composait un nouveau type de guide touristique invitant non à découvrir les splendeurs du Sunshine State mais bien à en explorer les égouts. À travers la masse d’informations réunies, je vis un point de fuite, je vis une architecture d’os et de viscères s’élever dans le ciel, je vis la dérive d’un esprit qui bascule peu à peu dans le vide, celui de quelqu’un qui perd le fil, qui se retrouve prisonnier du labyrinthe qu’il est en train d’échafauder. Et je sus à ce moment précis que, si je voulais découvrir la vérité, je devais suivre ce guide. » p. 92-93

« Surgis de nulle part, les Villageois affluaient vers une large bâtisse beige aux façades aveugles, le Hollywood Mall, comme si c’était jour de marché en France, dans une petite ville de Provence. Les voiturettes de toutes les couleurs prenaient d’assaut les places de parking et les seniors se retrouvaient sous les palmiers pour former des groupes qui papotaient. Les hommes portaient des casquettes ou des panamas, des polos ou des chemisettes colorées, des bermudas kaki et des Birkenstock, les femmes des visières, des marcels ou des T-shirts pastel sur des joggings ou des leggings, des sandalettes ou des Crocs. Tous avaient des cheveux blancs parfaitement coiffés et des lunettes de soleil. Des couples de vieux sortaient du mall en poussant des caddies remplis de fournitures, ils saluaient leurs connaissances au passage et formaient bientôt de nouveaux groupes au hasard de leurs rencontres pour commenter les bonnes affaires qu’ils venaient de réaliser, les prévisions météo ou les derniers potins des Villages. On prenait rendez-vous pour un barbecue, un concert virtuel des Beach Boys ou une partie de padel. On s’informait de la bonne santé de chacun, les sourires étincelaient, les rires fusaient et l’on s’étreignait de généreux hugs à tout bout de champ. De ce joyeux ensemble émanait le sentiment d’une communauté soudée, d’une utopie accomplie, d’un monde nouveau. Je consultai le plan du Hollywood Mall dessiné par mon père afin de me diriger sur le parking. » p. 108-109

À propos de l’auteur
GOUX_Clovis_©patrice_normandClovis Goux © Photo Patrice Normand

Clovis Goux est journaliste indépendant. Il a écrit La Disparition de Karen Carpenter (Actes Sud, 2017), et chez Stock Chère Jodie (2020) et Les Poupées (2022). (Source: Éditions Stock)

Page Facebook de l’auteur
Compte X (ex-Twitter) de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#extremeparadis #Clovis Goux #editionsstock #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #NetGalleyFrance #MardiConseil #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Ton silence m’appartient

TOUZET_ton_silence_mappartient  RL_2024  coup_de_coeur

En deux mots
Ce coin d’Irlande est aussi beau que terrifiant, car au bord de ces falaises les gens viennent se suicider. Sean, qui a perdu sa fille, tente de leur venir en aide. Il recueille Liam qui, à son tour, va sauver Moïra en train de se noyer. Ils vont alors tenter de redonner un sens à leurs existences.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«La différence est le lit de l’amour»

Avec ce troisième roman fort en émotions, Bertrand Touzet confirme son talent à sublimer les vies ordinaires. Sur les pas d’une famille irlandaise, il donne ses lettres de noblesse à l’entraide et appelle à plus d’humanité dans un monde en perte de valeurs.

L’endroit est autant magnifique qu’il est terrible. Si le long des falaises de Kilkee et de la plage de Lahinch on rencontre des surfeurs intrépides, l’endroit est aussi connu pour ses suicides. Régulièrement des hommes et des femmes viennent se jeter dans le vide, s’assurant une mort certaine.
C’est dans ce coin sauvage d’Irlande, où «les saignées de la tourbe et la tête des moutons ont la couleur de la Guinness», que vit Sean et sa famille. Le vieil homme s’est donné pour mission d’aller à la rencontre de ces désespérés, d’entamer un dialogue, de tenter de les persuader qu’une autre voie est possible, qu’ils peuvent au moins s’accorder le temps de la réflexion. S’il ne réussit pas toujours et s’il ne sait pas si ceux qui acceptent de le suivre ne récidiverons pas, il n’oublie aucun visage.
Ce n’est malheureusement pas le cas de son épouse Erin qu’il a été contraint de placer en pension, sachant pertinemment que l’amour de sa vie arrivait ainsi dans l’antichambre de la mort. Chacune de ses visites est une épreuve à laquelle il ne dérogerait pas.
Le soir au pub où il va manger et boire un verre, il lui arrive de croiser le regard noir de Cilian, son fils qui n’a pas été épargné par la vie lui non plus. Un soir sa femme a quitté la maison pour ne plus jamais revenir. Sinead était toute sa vie, une vie qui le hante tous les soirs, mêlée de regrets et de culpabilité. «J’aurais dû essayer de la retenir, j’aurais dû essayer davantage… même si rien ne retient une femme qui a décidé de partir, ni les cris ni les plaintes, encore moins les larmes. Je suis assailli par mes souvenirs d’elle. Ceux du bonheur passé ne sont pas de bons compagnons, ils enfoncent plutôt qu’ils ne réparent, alors je me concentre sur autre chose, je viens jouer au pub, je bois un peu, trop peut-être, Le whisky, le piano, comme quand elle est partie… ça aide à oublier, momentanément, mais les souvenirs sont impossibles à écraser, trop épais.»
Sean a recueilli Liam avant qu’il ne commette le geste fatal. Ce dernier le seconde désormais… aussi dans sa mission de sauveteur. Il va venir au secours de Moïra quand cette dernière est emportée par les flots, qu’elle a décidé de laisser la mer la prendre. La jeune femme, qui avait quitté la région au bras d’un champion, n’avait pas davantage réussi à trouver sa place en ville qu’au sein de son couple. Une blessure qui la rend farouche, peu encline aux confidences. Et pourtant…
On sait depuis Aurore, son premier roman, combien Bertrand Touzet est attentif aux gens simples que la vie n’a pas épargnée. Cette fois encore, il s’attache à tisser des liens entre des êtres désespérés qui semblent être arrivés au bout de la route, que plus rien ne retient, sinon peut-être un instinct vital dont ils se sentaient pourtant dépourvus. En parcourant cette lande irlandaise, il nous rappelle combien un regard, une parole, une main tendue peuvent être nécessaires. À l’heure du repli sur soi, de l’individualisme érigé en doctrine, cette belle leçon d’humanité touche au cœur.
Um message universel, une magnifique déclaration d’amour au genre humain qui n’est jamais aussi vrai que lorsqu’il prend la peine d’écouter.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Ton silence m’appartient
Bertrand Touzet
Presses de la Cité
Roman
272 p., 21 €
EAN 9782258204669
Paru le 8/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Irlande, le long des falaises de Kilkee et Lahinch. On y évoque aussi Killorglin, Athlone, Corofin, Ennis, Galway et Limerick, Dublin, Londres et Perth, en Australie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sauvages et désertes, les falaises de Kilkee, dans l’ouest de l’Irlande, attirent les âmes désespérées. Depuis la mort de sa fille, Sean, un fermier des environs, a pris l’habitude de les arpenter chaque soir, pour être cette dernière main tendue à ceux qui ne croient plus en rien.
Un jour, Liam, brebis égarée recueillie par Sean sur son exploitation, sauve une jeune femme, Moïra, de la noyade.
S’il l’imagine perdue, elle semble être pourtant exactement à l’endroit désiré. Et si ce retour était pour elle l’occasion de renouer les liens défaits et d’apaiser les douleurs du passé?
Une ode à la vie et aux hasards des rencontres qui peuvent changer son cours.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Petite dédicace
Vendredi 24 septembre 2021
Je viens de perdre un patient.
Ça arrive, ça fait partie du « job ».
Ce n’était pas le patient que je voyais le plus, ni le plus bavard. De ces gens dont la parole est rare, un clown triste.
Je vous fais part de cette anecdote, même si le mot me gêne ici, car il avait été touché par un de mes précédents romans, Aurore. Le sujet traité – la vieillesse, la solitude, le besoin des autres – le préoccupait beaucoup. Il disait souvent : « La vieillesse est un naufrage. »
Récemment, il avait acheté cinq exemplaires de mon livre pour les offrir à ses amis proches.
Ce matin, une femme m’a téléphoné pour m’annoncer qu’il était décédé, qu’il s’était suicidé dans la journée de mardi.

Il avait rendez-vous avec moi le matin même, mais il avait annulé.
Cette amie de Gérard m’a dit : « Je ne sais pas pourquoi je vous appelle ; j’en avais envie. J’ai lu le livre que Gérard m’a offert, il avait été touché par l’histoire, moi aussi, il parlait souvent de vous… »
Je raccroche, ému par ce coup de téléphone, par l’annonce de la perte d’un patient à part. Une heure plus tard, une autre de ses amies, une infirmière à qui j’avais dédicacé Aurore, m’appelle à son tour, elle non plus ne sachant pas trop pourquoi, mais un besoin…
Nous, les auteurs, écrivons des histoires, inventons, brodons, mélangeons le réel et l’imaginaire. La portée de ces histoires, ce qu’en font les gens nous échappent.
Je n’avais pas imaginé que ce patient choisisse de partir si vite. Je le savais désenchanté, mais pas à ce point. Le fait qu’il distribue Aurore à ses amis avant de décider de mourir, j’ai l’impression qu’il s’en est servi comme d’un message.
J’étais en train d’écrire ce nouveau roman, j’ai mis un peu de lui dedans, ça lui aurait plu, je pense.
Alors, à Gérard.

Limerick, Irlande
Vous nous avez sauvé la vie et nous vous en remercions infiniment.
Selon vos conseils, nous nous sommes rendus aux services sociaux de Limerick, mais nous ne rentrions dans aucune case. Pour toutes les aides, tout était trop compliqué.
Quand vous êtes vieux, la société ne veut plus de vous et vous le fait sentir, vous êtes un poids pour qui veut avancer. Les vieux, on les voit aux caisses des supermarchés, à remplir les sacs de courses des clients, à distribuer des prospectus, mais ils ne font déjà plus partie de cette vie.
Nous avons été traités comme des sans domicile fixe, des marginaux, par ces gens censés nous venir en aide.
Nous avions tout, un pub, un toit pour nous abriter, nous n’avons plus rien.
Quand les portes se ferment, vous comprenez qu’il ne reste qu’une seule issue.
Nous avons insisté, avec mon épouse, poussés par le soutien de votre main tendue au bord de la falaise. Nous avons insisté en souvenir de vous, en nous disant que cette société, c’était aussi des personnes comme vous.
Aujourd’hui, nous sommes donc retournés à l’antenne sociale, où cet homme nous a reçus.
Il a refusé de nous aider, comme les autres. Au moment de repartir, il pleuvait, il y avait du tonnerre, nous n’avions pas emporté de parapluie, et quand nous lui avons demandé s’il pouvait nous en prêter un, il a répondu : « Et puis quoi encore ? » Il nous a pris sans doute pour des mendiants.
Notre vie ne pouvait pas continuer à être cela, être regardé de travers, sentir que vous coûtez plus cher que vous ne rapportez.
Alors nous lui avons demandé si la solution n’était pas de disparaître complètement. Sans lever les yeux, il a marmonné que ce n’était pas son affaire.
Nous avions décidé de sauter de ces falaises, vous le savez ; pourtant, grâce à vous, nous avions repris courage et étions prêts pour un nouveau départ.
Mais toute cette errance est épuisante, et nous n’avons plus l’énergie de nous battre.
Même morts, nous n’oublierons pas les mots de cette personne aux services sociaux, « Ce n’est pas mon affaire ». Nous n’oublierons pas non plus les vôtres et combien vous vous êtes efforcé de nous aider.
Nous sommes passés en quelques jours du désespoir à l’espoir, qui a été ensuite réduit en miettes.
Bien que ma femme et moi ayons peur de mourir, nous avons pris notre décision et prions pour qu’à l’avenir personne n’ait à suivre le même chemin que nous.
Ted et Kelly O’Reilly

1
C’était une lettre écrite sur un bout de papier, l’enveloppe à mon nom, sans timbre, fermée par un pansement. Une lettre d’adieu à mon intention. Cette lettre a déterminé ma mission, ma vie.
Depuis toujours, j’étais confronté à la réalité de cette falaise. Je venais pêcher dans les eaux froides qui la fouettent les jours de gros temps. J’observais les oiseaux qui nichent dans ses recoins, allongé sur l’herbe humide, les doigts bien agrippés au bord, seule ma tête dépassant dans le vide. Je porte en moi le souvenir du vent remontant le long des parties abruptes, assourdissant, chargé d’écume.

Ce soir, comme tous les soirs depuis cette lettre, je commence ma ronde.
Je finis ma cigarette, attends patiemment l’heure bleue, celle qui suit le crépuscule. Ce moment de la journée entre chien et loup. C’est là que les candidats au suicide se montrent, s’approchent.
Le coucher de soleil est magnifique ici, peut-être le plus beau d’Irlande. Au loin, Spanish Point, immense baie de sable blond avec ses surfeurs. Il n’y a que les phoques et les Irlandais qui puissent se baigner dans ces eaux froides. Les seuls dont le sang ne craint pas le froid.
Mes désespérés viennent ici, à Kilkee, plutôt qu’à Moher, car si les falaises y sont tout aussi impressionnantes, il y a moins de touristes et l’on peut s’approcher du bord sans éveiller les soupçons des gardes. Certes, elles sont moins hautes que leurs célèbres voisines, mais l’équivalent de dix étages, cela suffit pour être sûr de mourir.
La réalité de cet endroit pour moi, depuis cette lettre, c’est que des gens viennent s’y tenir face au vide, celui de la falaise, celui de leur vie. Je n’y avais pas prêté attention avant tout ça, avant Sinead, avant le couple O’Reilly.
Je me suis renseigné, il y a toujours eu des suicides ici, mais il y en avait moins autrefois.
Avant, on se suicidait par désespoir amoureux, par folie ; pas parce que la vie est devenue trop dure. Parce que c’est nous qui l’avons rendue ainsi.
Généralement, je cherche les endroits où ils se cachent en attendant qu’il n’y ait plus personne, après avoir vu le dernier coucher de soleil de leur vie.
On pourrait mettre des barrières, mais je crois que cela fait venir les touristes. Aujourd’hui, dans les minicroisières qui partent vers les îles d’Aran, il est fréquent de leur montrer ces falaises meurtrières en faisant un décompte morbide : « Ici, depuis le début de l’année, quinze personnes ont trouvé la mort… » Qu’est-ce que pensent les vacanciers en entendant ça ? « Oh, c’est romantique de se suicider par amour, comme Juliette » ? Est-ce qu’ils espèrent se procurer des frissons si jamais quelqu’un fait le big jump au moment où leur bateau passe ?
Comme si le suicide était devenu une attraction en soi. Comme en tout, le profit est privilégié au détriment de l’humain et personne ne veut que ça change. La société a amené ces désespérés ici et continue de profiter d’eux, même morts.
La cabine téléphonique sur la corniche, c’est comme un dernier rempart. J’y laisse des affaires qui peuvent rattacher à la vie, une bible, des pièces pour acheter un billet retour pour Limerick, une carte de téléphone, des cigarettes…
Certains acceptent directement mon aide, d’autres plus difficilement. Mon approche est toujours la même : « Bonjour, ça va ? Qu’est-ce qui vous amène ici ? »
Qu’un autre être humain leur parle les surprend, leur fait du bien. Ils existent à nouveau.
Certains me répondent, d’autres fixent le sol, d’autres encore se mettent à trembler, fondent en larmes dans mes bras.
Aucun ne se jette du haut de ces falaises sans hésiter. Souvent, il leur faut la nuit entière pour rassembler leur courage. J’interprète cette attente comme l’espoir que quelqu’un vienne les sauver, jusqu’à la dernière seconde.
Alors je pose ma main sur leur épaule et je les écoute.
Il y a aussi ceux qui m’envoient promener : « Ça ne vous regarde pas, ça ne regarde que moi. » Même cette réponse, c’est un appel au secours. Donner des conseils ou faire la morale, ça ne sert à rien. Si je veux qu’ils s’en sortent, je dois faire le chemin à côté d’eux pour trouver la solution, prendre leur souffrance et marcher avec elle pour avancer.
Bref, me mettre à leur place. Je n’ai pas trop de mal, j’ai failli m’y trouver un jour.
J’en ai sauvé beaucoup, pas tous. Je suis une bouée, s’ils veulent me lâcher, repartir vers le bord, je n’y peux rien. Ceux-là laissent leurs chaussures, leur portable à l’endroit où ils sautent. Pour qu’on les retrouve, pour ne pas complètement disparaître, pour être enterrés convenablement.
C’est ici que j’ai rencontré ce vieux couple. Ted et Kelly O’Reilly. C’était peu de temps après avoir perdu Sinead, ma fille. J’étais là, en train de regarder la falaise, quand je les ai vus tous les deux, se tenant la main face à la mer. Ils avaient un pub à Limerick et avaient fait faillite. Ils n’avaient aucun moyen de rembourser leurs dettes. Je leur ai dit qu’il ne fallait pas mourir pour ça. Je croyais les avoir dissuadés de passer à l’acte et les avais orientés vers les services sociaux compétents… Quelques jours plus tard, j’ai reçu cette lettre, celle écrite sur un bout de papier. En la lisant, j’ai eu un choc violent, comme si un crime s’était commis devant mes yeux, comme s’ils avaient sauté devant moi depuis cette falaise.
J’ai appelé la mairie, où Ted et Kelly s’étaient rendus en dernier. On m’a passé le service social. Là, on m’a expliqué qu’ils s’étaient pendus dans le bois derrière les bâtiments. Je les ai traités de meurtriers, la mairie, les services sociaux. Parce que c’est ce qu’ils étaient, des meurtriers.

Cela fait quatorze ans que ma fille est morte, quatorze ans que j’arpente cette falaise. Je n’ai oublié aucun visage.

2
Sean remonte l’avenue qui longe la grande plage de Lahinch. Le soleil disparaît lentement au large, et avec lui le sentiment que les gens d’ici sont les derniers en Irlande à encore profiter de sa douce lumière.
Le bout d’une île, un « finistère » ; en face, ceux des îles d’Aran doivent sûrement se dire la même chose. Septembre offre de belles journées, mais semble abandonner chaque jour un rayon de son soleil, le rendant de plus en plus pâle.
Des surfeurs, torse nu, combi roulée en bas des hanches, rincent leurs planches à l’arrière des vans. Sean passe, les salue. Les odeurs de sel, d’iode, mélangées à celles du monoï et du gel douche à la vanille, semblent vouloir maintenir artificiellement l’été. Les surfeurs écoutent de la musique, boivent des bières, rient. Ils sont jeunes. Sean envie cette insouciance, cet âge où l’on rit de tout. Il aimerait pouvoir encore appréhender cette côte, cette ville avec la même candeur.
Ici, c’est chez lui, jamais il ne pourra en partir. Tout homme a besoin d’un ancrage, quel qu’il soit, même s’il résonne de son chagrin.
Devant lui l’océan, derrière le Burren.
Devant lui, cet ennemi magnifique qui lui a tant pris, et, derrière, un plateau karstique que même Cromwell n’a pas voulu soumettre, « pas assez d’eau pour noyer un homme, pas assez de bois pour le pendre, pas assez de terre pour l’enterrer ».
Chez lui, c’est cette bande de terre perdue entre deux immensités grises, tourmentées et chaotiques.
Le marchand de journaux range les présentoirs de cartes postales, les pelles et les râteaux en plastique coloré. Sean soulève sa casquette, lui sourit, ils se parleront plus tard au pub.
Depuis que sa femme n’est plus avec lui pour partager les repas du soir, il préfère les prendre au Cornerstone, un pub de Lahinch où il avait déjà ses habitudes. Il y venait pour voir les matchs de football gaélique, les courses de chevaux, les amis après la journée à la ferme, à la salle de boxe.
Le ciel se charge d’épais nuages. Un grain ne va pas tarder à tomber, vidant les rues.
En entrant dans le pub, Sean aperçoit Cilian, assis dans un coin de la salle, le regard perdu dans sa pinte de Smithwick’s.
Il le salue rapidement, il sait que cela ne sert à rien de venir lui parler quand il a cette noirceur dans les yeux.
Son couvert l’attend déjà à sa table. Sean s’assied et déplie le journal posé devant lui.
— Tout va bien ? lui demande Josh, en posant une assiette fumante et une pinte de Guinness sur la table. Pas de désespéré à sauver ce soir ?
— Non, personne, malgré le coucher de soleil magnifique.
— Tant mieux.
— Josh ?
— Oui.
— Il est là depuis longtemps ?
— Deux heures et six pintes. Ça fait plusieurs soirs qu’il finit ici, comme à l’époque de…
— Je ne l’avais pas vu depuis un moment.
— D’habitude, il arrive plus tard, il passe au Mulligan’s picoler et jouer du piano avant de venir ici. C’est pour ça que tu ne le vois pas.
— Je vais en parler à Moïra, je vais lui dire de venir le voir.
— Elle est dans le coin ?
— Non, mais peut-être que ça la décidera à revenir.
— Au fait, comment va ta petite-fille ?
— Bien, je crois. Elle est toujours à Limerick. Elle s’est entichée d’un joueur de football gaélique.
— Ben quoi ? Tu aurais préféré qu’elle se trouve un gardien de moutons comme toi ? C’est bien pour elle.
— Quitte à partir avec un pousseur de pelote, j’aurais préféré que ce soit un mec de Clare ou de Kerry, ils sont meilleurs.
— Pfff !
— En attendant, je ne la vois plus et elle me manque.
— Elle reviendra, elle est amoureuse, comprends-la.
La pluie fouette les carreaux, le grain n’aura pas mis longtemps à arriver.
Sean sait qu’ici, les nuages suivent la marée. Le temps de finir son verre, son assiette, il sera déjà loin.
— Il est bon, ton ragoût, Josh.
— Comme d’habitude.
— C’est toi qui le dis.
Sean sourit, s’essuie la commissure des lèvres, boit une gorgée de bière.
Sur l’écran passe un match de rugby. Le Munster contre Cardiff, une rediffusion du week-end. Sean connaît déjà le résultat final mais fixe le rectangle vert, attiré, désireux de meubler sa solitude. Bercé par le bruit des verres, du brouhaha des conversations, il sent son corps lentement plonger dans la torpeur de la fin du jour, ses joues s’empourprer à la chaleur du pub, du ragoût.
La journée a été longue, le travail à la ferme est de plus en plus difficile, même si le « petit » l’aide beaucoup. Il devrait se reposer, penser à la retraite, mais c’est impossible, l’exploitation a besoin de lui et lui a besoin de l’exploitation pour ne pas trop penser, finir comme Cilian au coin du bar.
Sean a toujours vécu à Lahinch. Il a connu la petite station balnéaire avant les désirs de mer des gens de la ville, avant l’essor du surf et l’arrivée des vans.
Il a rencontré sa femme Erin en livrant des bêtes au marché à bestiaux d’Ennis. Elle marchait dans la rue, droite, altière, remarquable. Il a croisé son regard et espéré secrètement qu’elle viendrait le soir à la fête qui clôturerait le marché.
Sean était plus jeune même si, par sa carrure, son assurance, il donnait le change. Il osa l’inviter à danser et jamais plus elle ne lâcha la main qu’il lui avait tendue. Elle fit les trente kilomètres qui séparent les deux villes pour venir s’installer à Lahinch avec lui.
Erin n’est plus là pour partager son repas du soir, mais Sean continue de venir la voir tous les jours à la maison de retraite. Contrairement à elle, il n’a pas oublié le moindre fragment de leur existence ensemble.
Cilian finit son verre, le pose sur la table, se lève, faisant crisser les pieds de sa chaise sur le parquet.
Sa démarche est hésitante mais il ne titube pas. Il fait signe à Josh de noter ses consommations et traverse le bar jusqu’à la porte d’entrée.
— Bonsoir, Sean.
— Bonsoir, Cilian, ça va aller ? Tu veux que je te ramène ?
— Je vais marcher un peu, voir les étoiles…
Sean sourit, regarde les gouttes perler sur la vitre.
— Tu es sûr de pouvoir les voir ce soir ?
— Quelqu’un doit aller leur dire qu’il faut qu’elles s’allument.
Le pub est calme, Cilian parti, Sean perdu dans ses pensées, le Munster mène 26 à 14, il reste dix minutes à jouer mais le score ne bougera plus.
Sean lève son verre en direction de Josh, qui commence à faire couler une nouvelle pinte.
— Tu as raison de ne pas attendre d’avoir fini celle-là. Il faut du temps pour tirer une Guinness.
— Oui, tu prends des libertés avec le temps, quelquefois tu oublies, même…
— C’est faux et tu le sais. « Le diable se cache dans les détails », et le respect du temps de repos en est un. Cent dix-neuf secondes et cinq centièmes, toujours à six degrés, c’est la durée nécessaire pour une pinte parfaite.
— Oui, pas le double, autrement elle s’évente !
Sean finit sa pinte, regarde celle qui repose sur le bar, les bulles fines remontent, donnant un aspect de cascade à l’intérieur du verre sombre.
Josh attend que les bulles se stabilisent, que la crème redescende.
Il prend la pinte, finit de la remplir et l’apporte à Sean.
— Les bonnes choses viennent à ceux qui savent attendre.

3
La pluie a cessé en abandonnant une légère brume sur les trottoirs humides. Les nuages se détachent les uns des autres, laissant un peu de place au ciel pour s’exprimer.
Cilian remonte l’avenue principale, passe devant le Mulligan’s, regarde ses mains, le piano derrière la vitre du pub. Elles tremblent, il ne jouera pas ce soir, même s’il en a envie, même s’il sait que cela lui ferait plus de bien que des verres de whisky.
Il s’assied sur le parapet de la digue, suffisamment loin des lumières du centre-ville pour profiter des étoiles. L’océan s’est retiré, mais il entend toujours le ressac au loin.
J’ai essayé, j’ai réellement essayé mais tout me ramène à toi. Je me suis jeté dans cet océan, espérant partir loin de tout ça, mais inlassablement il me ramène ici. Comme s’il t’avait laissée partir et qu’il ne voulait pas me prendre. J’ai fini par accepter de vivre une vie que je n’aurais jamais voulu vivre, arrêter de me laisser flotter dans cette mer en espérant couler. Tu vas me dire que je suis ici parce que je me suis encore fait larguer, qu’à force de chercher à te remplacer je me suis encore planté. Tu as peut-être raison.
Je me rends compte que les filles se servent de moi pour réapprendre à voler, et quand elles retrouvent leurs ailes c’est pour partir loin de moi. La différence entre elles et toi, c’est que je ne cherche pas à les retenir alors que toi, je n’y suis pas arrivé.
Cilian passe sa main sur la pierre du muret, ses doigts jouant avec l’eau qui affleure des aspérités de la roche.
J’ai encore rêvé de toi hier soir. Quand je bois je rêve de toi.
Nous étions bien, nous riions de bêtises, de phrases que tu n’arrivais pas à dire, de fourchelangues, nous riions de tes erreurs, de toutes ces choses insignifiantes, tout ce à quoi nous ne faisons pas attention au jour le jour, tout ce qui me manque le plus finalement, ces petits riens qui me venaient de toi. C’était tellement bon de t’entendre, de me souvenir de ton rire.
C’était là, palpable, simple, comme dans les rêves.
Cet instant au bord de la conscience où tu es presque éveillé, comme dans la réalité, mais où il y a toujours quelque chose qui t’indique que tu rêves. Là, je ne pouvais pas te toucher, impossible. Je t’entendais, tu étais tellement proche que je pouvais sentir ton cœur, la vibration de ton corps, mais mes mains ne pouvaient pas t’atteindre, te prendre pour t’approcher complètement de moi. Au bout d’un moment j’ai compris que tout allait se dissoudre, disparaître, alors j’ai ouvert les yeux. Je suis resté là, immobile, avec mes mains vides de toi et la sensation d’être condamné à me réveiller dans un lit vide ou à côté d’un corps qui ne serait plus jamais le tien.
Je me souviens de la première femme que j’ai eue après toi.
C’est con, mais j’avais l’impression de te tromper. Je sentais son corps sur le mien, pas plus lourd mais plus dense, je le sentais surtout quand elle était sur moi, ses jambes enserrant mon bassin.
J’avais ta voix : « Tu pensais vraiment trouver une autre femme qui te ferait oublier mes jambes ? »
Plus j’essayais de me perdre en elle, plus tu étais présente. Elle était douce, tendre, mais elle n’était pas toi. Je me suis dit que ça passerait, que je finirais par ne plus me souvenir de ton corps, mais à cet instant cette femme me permettait d’être un peu avec toi. C’est bizarre comme sensation, faire l’amour avec un autre corps pour convoquer le souvenir du tien. Au moment de jouir, les yeux fermés, tu étais presque là.
C’est ma croix, m’efforcer de vivre uniquement avec ton souvenir. Tu n’étais pas mon premier amour, mais tu as rendu les autres insignifiants.
Depuis le temps, j’aurais dû m’y habituer, mais non, je suis toujours là, à regarder les étoiles, la mer, à marcher dans la rue en calquant mon rythme sur le tien, à essayer de prier pour que tu m’entendes, où que tu sois, une prière idiote avec des mots creux, car je crois en toi mais pas en Dieu.
J’ai vu ton père tout à l’heure au pub, il rentrait de sa ronde quotidienne sur la falaise. Il doit être comme moi, qui tente de retenir mes rêves. En tendant la main à ces gens sur la falaise, c’est un peu ton souvenir qu’il attrape.
Quelquefois je me dis que j’aurais dû me foutre en l’air, mais il y avait Moïra.
Les psys me répétaient que je devais me raccrocher à autre chose qu’à ma fille, que ça ne suffisait pas, qu’elle avait sa vie à vivre, elle aussi. Je leur répondais que je me satisfaisais de ça, survivre pour mon enfant. Maintenant qu’elle est partie avec ce type, que je ne la vois plus, je comprends qu’ils avaient raison, rien ne m’attache à cette vie que je n’ai pas voulue, que je ne veux plus.
Cilian regarde les étoiles. Quelqu’un l’a entendu et a bien voulu les allumer. À présent, le ciel en est rempli.
Tu vois ce que tu as fait de moi, j’en suis à prier le ciel comme un foutu croyant.
Avant, je ne pouvais te parler que là-bas, maintenant le ciel me suffit. Ici ou à la cabane, c’est le même de toute façon.
Sinead, notre histoire, j’aurais préféré que ce soit celle d’une femme qui s’en va. Je l’ai pensé dès le départ, même Brian D’Arcy, notre ami de la police d’Ennis qui avait commencé l’enquête, le pensait. Il était désolé d’avoir à me poser toutes ces questions pour élucider les raisons de ta disparition, éliminer l’hypothèse que tu aies pris la tangente pour échapper à quelque chose. Est-ce que je te connaissais un amant, est-ce que je te battais…
J’avais le sentiment de double peine, celui qui souffre de la disparition et celui que l’on soupçonne. Même quand ils t’ont retrouvée, j’ai senti qu’ils se demandaient si je ne t’avais pas poussée de ces falaises. Tu n’avais rien laissé, pas de lettre, comme si tu n’avais pas prémédité ton geste.
Je t’imaginais partant sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller Moïra. Poser le camée que je t’avais offert sur le lit, fermer la porte, puis te retourner une dernière fois vers la maison avant de monter dans cette voiture.
Une voiture qui t’amènerait loin, celle d’un amant ou un taxi… je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours imaginé un break. Bizarre, non, une familiale, justement pour quitter sa famille ? Je t’imagine le regard perdu, le front appuyé sur la vitre, paisible, soulagée, pensant à notre réveil, à moi gérant le petit déjeuner de Moïra, son départ pour l’école, tout en essayant de te téléphoner.
Éparpille-toi, déchire-toi, constelle mon air de tes confettis, fais-moi oublier un instant que tu pars !
Je préfère encore t’imaginer partie que plus là.
Quand j’ai su que l’on ne te retrouverait pas vivante, je t’ai appelée, pour entendre ta voix une dernière fois, j’ai laissé un message pour te dire adieu. Ton portable qui est resté ici, chez nous, éteint dans une boîte, doit contenir des dizaines de messages de moi, des soucieux, des agacés au début, des suppliants, des éperdus, nostalgiques, futiles, quotidiens, et puis un dernier, tout simplement d’adieu. C’est con, mais de parler à ce téléphone, ça me faisait du bien, entendre ta voix, neutre, sur le message du répondeur m’était nécessaire. Je te racontais ma vie, celle de notre fille, te demandais ton avis sur tel ou tel truc…
Cilian sort une cigarette, l’allume, souffle la première bouffée vers le ciel, les yeux sur le bout incandescent.
Tu vois, je fume toujours, j’ai l’impression que cette fumée m’aide à combler les vides de mon âme. Tu imagines, sept ans, c’est le temps qu’il faut au corps humain pour régénérer toutes ses cellules, comme s’il repartait de zéro. Sept ans, c’est aussi le cycle de l’amour, tous les sept ans, une remise en question. Cela fait deux fois sept ans que tu es partie, je me suis régénéré deux fois. Plus aucune de mes cellules n’a non seulement connu ton corps, mais aucune n’en a connu qui aient été en contact avec toi. Pourtant, rien n’a changé. Je suis toujours là à parler à un fantôme.
Il ne me reste presque plus rien de toi, seule ton absence m’appartient encore.
Cilian souffle vers le ciel des volutes bleues, y cherche les pensées que l’alcool libère mais dont il rend l’expression confuse.
Tu te rends compte que je n’ai jamais voulu dormir dans notre chambre ? J’en ai fait un débarras, une chambre d’amis où personne ne vient jamais dormir. Dès le premier soir j’ai laissé notre lit, pas la force, et puis Moïra voulait dormir avec moi, je ne voulais pas créer une habitude, mais je me suis dit que le premier soir on a le droit. Nous n’avions pas commencé à vivre notre vie sans toi, alors ce n’était pas grave. Ensuite j’ai dormi dans le canapé-lit, Moïra me disait que j’avais trop de chance de dormir dans le salon, face à la télévision.
Je me demande quand elle a découvert pour toi, à quel âge.
Je ne lui ai jamais dit que tu étais morte, je l’ai laissée espérer et puis accepter que l’espoir s’éteigne.
Elle a mesuré le manque et a appris à renoncer, même pour ça j’ai été lâche.
Je ne parlais pas de toi, ou quasiment pas. Elle ne m’a jamais posé la question, elle devait se dire que cela me faisait de la peine, elle avait raison. Maintenant, nous ne nous parlons plus du tout, pas que l’on soit fâchés, juste éloignés. C’est en partie ma faute, bon, surtout celle de la femme avec qui je vivais et de ma couardise à prendre des décisions, à imposer mes choix. Tu te rends compte, je n’ai pas réussi à prendre la défense de ma fille, j’ai honte, je n’ai que ce que je mérite.
Cilian se lève, rejoint petit à petit les lumières du remblai.
Mourir c’est pour toujours. À six ans, le toujours s’arrête à après-demain, je n’avais pas envie de ressasser ta mort trois fois par semaine.
La vie n’a pas de sens, Sinead, elle n’en a jamais eu, même avec toi. On doit rester là, debout, profiter des gens tant qu’ils sont là, leur dire qu’on les aime avant qu’ils meurent.
On aurait pu avoir une vie différente, ne pas se connaître du tout, ou tu pourrais être encore là, mais on ne choisit rien, on peut juste apprécier quand c’est là, et puis subir.
Cilian écrase sa cigarette. Le silence l’accompagne le long du remblai. Il croise un groupe de jeunes partant finir la soirée sur la plage, refaire le monde au son des vagues, le sable humide ne semble pas pouvoir les arrêter.

4
Un café filtre dans un mug. C’est la seule chose qu’est capable d’avaler Sean avant de partir travailler. Après la traite du matin, il lui arrive de prendre du fromage ou un verre de lait frais, un morceau de brown bread. Mais au saut du lit il n’a jamais rien pu avaler.
Il rince sa tasse dans l’évier face à la fenêtre, la pose sur l’égouttoir. Il regarde comme chaque matin les champs devant lui, comme s’ils avaient pu changer pendant la nuit.
Les cottages aux toits de tuiles brunes posés sur les prés d’un vert intense, les murets de pierre laissant suffisamment d’espace pour que les moutons et les vaches paissent en toute tranquillité.
Ici, les saignées de la tourbe et la tête des moutons ont la couleur de la Guinness.
Au loin, sur l’océan, la nuée donne l’impression que le ciel et l’eau se confondent, que tout est mélangé.
Il ferme la porte de la maison à clé, remonte le col de son blouson, observe les jardinières, les parterres laissés à l’abandon. Les fleurs c’était elle, ça a toujours été Erin.
Il ne fait pas froid, mais le vent souffle par bourrasques. Le vent d’ouest, celui qui grille les cigarettes à votre place, qui cingle les joues de gouttes de pluie presque salées.
Comme tous les jours depuis qu’ils ont pris la décision de la placer, il va voir Erin à la maison de retraite.
Et chaque matin il a cette boule au ventre en partant, la sensation de l’avoir abandonnée.
Même s’il sait qu’il est allé au bout de ce qu’il pouvait faire, il ne pensait pas finir sa vie avec elle séparés par cinq kilomètres.
Au début, elle lui reprochait de l’avoir laissée là, comme s’il l’avait en effet abandonnée. Les médecins, les aides-soignants avaient beau le rassurer, lui dire qu’il avait fait ce qu’il fallait, que tous les résidents faisaient le même reproche à leurs familles, que les paroles qu’il entendait n’étaient déjà plus vraiment les siennes… la boule grossissait encore plus.
Et puis, avec le temps, ses mots s’étaient enfuis, eux aussi. Sean se demande où vont les souvenirs quand ils se perdent. Existe-t-il un lieu où retrouver, réclamer ses idées, sa mémoire perdue ? Existe-t-il un endroit où les sourires, les querelles, tout ce qui fait une vie à deux se rassemblent comme les feuilles mortes poussées par le vent au coin d’une rue, au fond d’une allée ?
En arrivant dans le hall d’accueil, Sean salue tout le monde, un geste, un sourire, un mot pour chacun. Souvent des banalités, mais il a besoin de ça, oublier le contexte, les blouses, l’odeur des couloirs, les bruits, les fauteuils. Chaque matin, il s’arrête à côté de l’ascenseur qui déverse les fauteuils dans le hall, prend une chaise et discute quelques minutes avec Donncha Flagerty. Cet homme fait partie des visages qu’il a toujours croisés à Lahinch, sans jamais vraiment lui parler. Il se souvient de lui, plus jeune, participant aux fêtes comme aux corvées organisées pour rendre service aux autres éleveurs. Une véritable force de la nature, d’une grande discrétion, nimbée de ces mystères qui impressionnent les enfants. Sean lui donne les nouvelles du village, des champs, des bêtes. Donncha l’écoute sans répondre, il acquiesce, parfois sourcille. Donncha a toujours été un taiseux et le grand âge ne rend pas bavard, mais quand Sean s’assied le matin à côté de lui, qu’il lui serre la main comme il l’a toujours fait, qu’il croise son regard bleu intense, il a l’impression que le vieux Flagerty est tout à coup ailleurs, sur son banc devant sa ferme, regardant passer les gens sur la route.

En entrant dans le studio, Sean passe la main sur la commode, celle qui était dans leur chambre à la ferme, et dans la chambre d’Erin à Ennis lorsqu’elle était enfant. Cette commode l’aura accompagnée toute sa vie, elle fera partie du peu de meubles qui l’entoureront jusqu’au bout. Il pose sa casquette à côté de la coupelle de pot-pourri. Elle adorait ça, elle en mettait partout. Celui-ci, depuis le temps, ne dégage quasiment plus de parfum, et ses couleurs intenses, rose, violet, se sont fanées.
Il l’embrasse sur le front, caresse sa main. Elle ne réagit presque plus aux attentions qui faisaient leurs habitudes.
Normalement il lui parle, raconte la vie du bourg, enchaîne, trouve les mots, les sujets de discussion. Aujourd’hui il n’y arrive pas et laisse le silence s’installer entre eux. Alors il occupe l’espace par ses gestes, vérifie les placards, le linge, les magazines qu’elle ne lit plus depuis longtemps, change de chaîne à la télévision.
Il a beau se dire que ce n’est plus vraiment elle, que son esprit est presque parti, le plus dur est que son corps est encore là, face à lui, l’étincelle dans le regard en moins, mais physiquement là.

Extraits
« Le plus dur c’est pour ceux qui restent. Le problème du corps que tu nous as laissé, c’est qu’il contient tous mes souvenirs. Au début, tu avais peur de perdre tes feuilles une à une, que le vent les emporte en secouant tes branches, ne laissant qu’un squelette sec. Des feuilles comme des souvenirs… Tout à l’heure, je me demandais où étaient partis les tiens. Dans ton monde, Sinead était encore là, tu la réclamais, tu me demandais des nouvelles. » p. 34-35

« Quand j’ai perdu Sinead, j’ai pleuré, j’ai tellement pleuré dans mon coin que la mousse verdissait à cet endroit. Je me disais: À quoi bon pleurer, ça ne va pas la faire revenir. Avec le recul, je me dis qu’il est nécessaire de laisser couler les larmes, elles permettent de faire de la place pour que les autres puissent entrer. » p. 79

« — Ça revient tous les soirs. On ne refait pas sa vie, Moïra. On continue le chemin, c’est tout. Kate et toutes les autres ne sont que des sourdines à ma mémoire. J’aurais dû essayer de retenir ta mère, j’aurais dû essayer davantage… même si rien ne retient une femme qui a décidé de partir, ni les cris ni les plaintes, encore moins les larmes. Je suis assailli par mes souvenirs d’elle. Ceux du bonheur passé ne sont pas de bons compagnons, ils enfoncent plutôt qu’ils ne réparent, alors je me concentre sur autre chose, je viens jouer au pub, je bois un peu, trop peut-être, Le whisky, le piano, comme quand elle est partie… ça aide à oublier, momentanément, mais les souvenirs sont impossibles à écraser, trop épais. » p. 118

À propos de l’auteur
TOUZET_Bertrand_DRBertrand Touzet © Photo DDM Sophie Vigroux

Né à Toulouse il y a une quarantaine d’années, Bertrand Touzet a grandi au pied des Pyrénées. Après des études à Nantes, il est revenu exercer sa profession de masseur-kinésithérapeute en région toulousaine. Il y a cinq ans, il a décidé d’écrire et puise dans son quotidien personnel et professionnel les expériences qui nourrissent ses romans. Après Aurore, premier roman finaliste du Prix Jean Anglade 2020 et lauréat du Grand Prix national du Lions Club de littérature 2022, il a publié Immortelle(s) en 2022 et Ton silence m’appartient en 2024. (Source: Presses de la Cité)

Page Facebook de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#tonsilencemappartient #BertrandTouzet #pressesdelacite #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #VendrediLecture #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Seuls les fantômes

FALISSE-seuls_les_fantomes  RL_2024 Logo_premier_roman

En deux mots
Une rupture amoureuse entraîne le narrateur dans une dépression dont il peine à sortir. En faisant le bilan de sa vie, il ne voit que des rendez-vous manqués, avec Alice, Laetitia, Nina… Mais peut -être n’est-il pas trop tard?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«J’écris pour ceux qui ne sont plus là»

Dans son premier roman, Cyrille Falisse retrace le parcours d’un jeune homme dépressif, entouré de fantômes et d’amours défuntes. Autour du visage tutélaire de sa mère partie trop vite, Alice, Laetitia, Nina vont jalonner une vie qui n’est peut-être pas finie. Une quête sensible.

Dans l’agence de com de Louvain-la-Neuve où il travaille, le narrateur peut compter sur des collègues compréhensives. Misko, réfugiée irakienne, lui voit même un avenir d’écrivain. «Pour le moment je suis dépressif. C’est peut-être le préambule.»
Cette dépression résulte d’une douloureuse séparation. Presque un pléonasme, tant les séparations sont difficiles à vivre. Il avait pourtant été prévenu puisqu’après l’amour, elle lui avait assené: «Je vais te détruire». Cela avait failli marcher. Il errait comme un zombie et ni ses collègues, ni sa voisine n’avaient pu le faire sortir de sa léthargie. Restaient les sites de rencontre. «Je suis incapable de sortir de chez moi, d’aller dans un café avec ma triste gueule, encore moins de prétendre danser. Je n’ai qu’une option, le faire ici, entre les pixels et chercher le plaisir derrière l’écran.»
Des échanges virtuels qui vont lui permettre de converser avec Alice. Cette dernière va convoquer des souvenirs de jeunesse, quand il passait des vacances chez son grand-père à Saint-Dalmas Valdeblore. Quand, encore enfant, il était tombé amoureux de Laetitia.
La belle Réunionnaise à la peau cuivrée va longtemps le hanter, tant il est vrai qu’on n’oublie jamais son premier amour. Bien des années plus tard, il va tenter de retrouver sa trace.
Une enquête qui va en appeler d’autres, une envie qui va virer à l’obsession. Quand, il s’était mis en tête de séduire Sandra, la plus belle fille du collège et, touchant au but après des années passées à espérer, il avait finalement fondu pour les beaux yeux de Nina. Que sont ses femmes devenues?
Dans ce premier roman, Cyrille Falisse, né à Bruxelles en 1976, se livre à une introspection pleine de nostalgie et de poésie, dans lesquels les rêves virent au cauchemar. Dans sa quête de l’amour perdu, on sent toute la détresse de l’enfant qui a perdu sa mère trop tôt – les pages consacrées à son vain combat contre le cancer sont bouleversantes – et la folle envie d’avoir envie, à nouveau. Si l’espoir fait vivre, alors on peut se réjouir de refermer ce livre face à un vivant que seuls les fantômes accompagnent.
Ce roman teinté de nostalgie, brille aussi par son humour teinté d’autodérision et de fulgurantes réflexions. En voici une qui conclura à merveille cette chronique: «La vie est une succession d’opportunités manquées. En les additionnant, ça peut donner une belle vie.»

Seuls les fantômes
Cyrille Falisse
Éditions Belfond
Premier roman
272 p., 21 €
EAN 9782714403223
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Belgique, à Bruxelles et Louvain-la-Neuve, mais aussi dans les Ardennes belges à Liège et à Spa, à Nice et dans les Alpes de Haute-Provence, notamment Saint-Dalmas Valdeblore, Bairols, Haut-de-Cagnes, Saint-Martin-Vésubie, Saint-Tropez et Antibes. On y évoque aussi Londres, la Grèce, Taormine et Mwanza en Tanzanie.

Quand?
L’action se déroule des années 1970 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’occasion d’une rupture, un jeune homme va convoquer les fantômes de son passé. Un premier roman sincère et poétique, qui explore l’absence sous toutes ses formes.
Depuis que son ex l’a largué parce qu’il était faible et fragile, Melvile ressasse l’histoire d’amour qui vient de le terrasser. Sur les réseaux sociaux où il s’est réfugié, une rencontre virtuelle va réveiller ses disparues. Laetitia, la Galopante, Nina… Trois images manquantes, trois premières fois. Seuls les fantômes est un voyage dans le temps où tournoient les voix du passé. Les grandes vacances à Saint-Dalmas Valdeblore, les truites du Boréon, les émois et les malentendus…
Un premier roman à la poésie singulière, où un homme cherche sa place, où les fantômes parlent et consolent parfois.
«Une voix forte et bouleversante.» Jean-Baptiste Andrea, auteur de Veiller sur elle, prix Goncourt 2023.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Benoît Lacoste)
Monaco-Matin (Fabrice Michelier)

Les premières pages du livre
« I L’image manquante
Elle est nue de dos face à la fenêtre. Les cheveux remontés en chignon. Dehors la lumière est vive. Si je devais la photographier à cet instant précis, je serais à contre-jour et elle, prise sous un effet de halo, ses fesses rondes et blanches ressortiraient sur la pellicule. Ce serait beau. Son bras gauche tient une serviette et laisse percer un triangle de couleur vive au cœur de sa peau brune. Je ne vois pas l’autre bras, juste sa main au niveau du cou qui tripote le lobe de son oreille. Elle a les jambes légèrement écartées. Elle m’entend ou me devine derrière elle. Une mère sent son enfant. Viens, dit-elle. Elle se retourne vers moi. Je quitte l’embrasure de la porte et m’avance. Elle m’attire à elle, me serre contre ses seins, la serviette tombe à ses pieds. Je ne peux pas m’en empêcher, je l’embrasse sur les lèvres, elle me rend mon baiser et met sa langue dans ma bouche. Au moment où ma respiration se bloque, quelque chose de mou tombe dans ma gorge. Je m’écarte brusquement d’elle et parviens à l’expulser de mon œsophage, je le mâche un instant par réflexe avant de le cracher dans ma main, ça a un goût de plastique ou de gélatine. C’est un morceau de chair sanguinolent. J’ai envie de vomir. Je la regarde. Il lui manque un bout de lèvre.
Rêve n° 1

Je me réveille en criant, m’étouffant à moitié. J’inspecte mécaniquement mes joues et déglutis avec méfiance. À travers les stores, l’obscurité est dense, le réveil numérique indique 4 h 21. Une éternité que je n’avais pas fait ce rêve. Enfant et même adolescent, il était aussi fréquent que le cartable qui se renverse, la sortie sans slip ou le surplace alors que je suis coursé par des monstres. Ce petit bout de lèvre se détachait et finissait dans ma gorge. Je dévorais maman ou elle se décomposait en moi. À l’époque les adultes riaient quand je disais : «Avec ma maman j’ai un complexe de jeep.» Aimer sa mère au point de lui manger un morceau de bouche. Oui, moi aussi j’ai envie de te croquer, me répondait-elle avant que je ne me réveille.
J’habite au second étage d’une maison où la porte-fenêtre coulissante ne ferme pas complètement. Un courant d’air froid et humide me lèche le menton. Le proprio est le père de Joanne, une amie. Elle crèche juste en dessous avec Samuel, son mec, un artiste qui procrastine. Un insomniaque lui aussi. Le prix du loyer n’est pas énorme donc je me la ferme. En contrepartie je gèle et mon appart sent le moisi. La vaisselle sale dégage très vite une odeur immonde, les cendriers froids à côté c’est du parfum. Et ce futon qui me défonce le dos. Qui peut aimer dormir sur un truc aussi dur? Celle dont je veux mais ne peux oublier le nom m’a bien eu. Je l’ai acheté sur ses conseils en me disant qu’il serait le parfait outil du Kâma-Sûtra qu’on allait explorer ensemble. Un lit au niveau du sol, elle trouvait ça à la fois pratique et érotique. Ça ne l’a pas empêchée de me quitter en prétextant que j’étais une petite chose faible et fragile. Faible et fragile! Elle a bien insisté sur ces deux mots. Elle a dit d’autres amabilités qui me trottent dans la tête, elles viennent par vagues et me débordent. Je fais une obsession. On devient fou quand on ne maîtrise plus ses pensées. C’est ce qui m’arrive. Je lutte contre moi-même. L’idée m’effraie. Je suis fou. Ce sont les images qui me contrôlent, des idées fixes et récurrentes. Je tourne en rond dans mon studio où l’air froid se glisse comme une langue reptilienne. Je ne sors plus que pour aller bosser. Mon esprit ne me laisse aucun répit. C’est son souvenir qui commande. Pas elle. Elle, elle est partie depuis longtemps. Son nom est impossible à prononcer mais elle est partout, dans tous les recoins de cette cage mentale. Elle est chaque silhouette, elle habite chaque ombre, patiente derrière chaque porte. Elle a tout pris, tout ravagé. Je n’ai plus rien, sauf des images d’elle qui se moque de moi. Je m’allume une clope, la nausée agrippée à la gorge. Quand je fume je ne contrôle pas plus, mais c’est au moins une chose que je fais par ma propre volonté, elle ne souffle pas à ma place. Cette liberté relative m’angoisse. Très vite les pensées m’enferment à nouveau, la fumée flotte éparse sans que je puisse m’attacher à elle, j’aimerais tant me dissoudre. Je repasse nos conversations en boucle, la bande magnétique usée. Je suis un convecteur glacial, les souvenirs m’absorbent et me régurgitent. Au lieu d’une plage déserte à la mer plate et turquoise que je convoquerais pour aller mieux se répète la vision de son sexe et de ses seins lourds qui me manquent atrocement.
Mes amis estiment que je vais mal. Le week-end dernier, deux d’entre eux sont venus jusqu’à mon studio, J’étais vautré sur mon instrument de torture nippon, le regard morne, incapable de soutenir leur présence. Je fixais le sol, détaillant la poussière entre les lattes, les défauts du plancher. Leur monologue était inaudible. Ils ont répété et élevé la voix, sans doute, car j’ai discerné: «C’est elle ou nous.» Ils avaient dû préparer cette réplique en montant l’escalier. Je n’ai rien répondu. Mon esprit n’en a pas le loisir, occupé à analyser les derniers mots que nous avions échangés avant que son dos ne chante «Bang bang, my baby shot me down». À l’endroit même où ils se tenaient tous les deux, elle avait un jour joué du violoncelle nue, juste pour moi, rien que pour moi. Une de mes idées à l’époque, imprimer autant que possible sa peau dans l’espace. Elle jouait comme un pied. Le résultat était affreux mais elle était nue, c’est tout ce qui m’importait, alors je l’incitais à continuer. «Mais non c’est magnifique, continue.» «Ça fait longtemps que je n’ai pas joué, je suis rouillée.» «Continue, c’est beau.» Devenir un instrument entre ses cuisses. Ils sont repartis comme ils étaient venus, par l’escalier. Je perds des amis chaque semaine. Bientôt je n’en aurai plus.
La sonnerie métallique du Nokia 1112 retentit. Trois heures perdues à faire l’ouroboros. On pourrait écrire un livre sur la volonté inouïe qu’il faut à un dépressif pour se lever, prendre une douche, passer quinze minutes sous un jet d’eau brûlante, continuer de ressasser, sans répit.

Quand l’eau me touche, quelque chose au moins me touche… Je visualise toutes les fois où on a fait l’amour, je compte et recompte à l’endroit et à l’envers, futon, chaise, canapé, table, lavabo, radiateur, carrelage, parquet, terrasse, toit, bois, forêt, bosquet, voiture, ciné, cabine d’essayage chez Zara (coup de bol, je venais de la croiser par hasard avenue Louise), toilettes publiques dans un café du bas de la ville, douche, douche, douche, l’eau m’apaise. Je la regardais souvent quand elle en sortait. Elle ouvrait alors le peignoir qu’elle venait d’enfiler pour que je mate ses seins laiteux striés de veines vertes et bleues, je ne pouvais m’empêcher de le soulever pendant qu’elle se brossait les dents et de me frotter contre son cul, tomber à genoux et y enfouir mon visage. Le manque me fait crever. J’ai peur de ne plus jamais être capable de choisir mes pensées, de contrôler ma mémoire. Je me rappelle ce vieil homme croisé à la montagne avec qui j’avais dîné un soir où j’étais seul et lui aussi. À la fin du repas, en me raccompagnant vers mon studio, il m’avait asséné: «Je veux baiser, vous comprenez, je veux juste la baiser.» Un vieux type qui avait encore envie de baiser. Je ne suis pas sorti des emmerdes, je n’ai que vingt-sept ans. Je n’avale plus rien le matin. Manger me donne envie de gerber. J’enfile un bonnet, un col roulé, un jean, une paire de bottines et je m’assieds dans la Clio vert vertigo. Marche arrière sans écraser les gamins de l’école avant de m’engager dans les bouchons de l’avenue Winston-Churchill. À chaque feu rouge, je m’autorise une ou deux apnées en observant les travailleurs ou les étudiants coincés dans le tram. Comment vont-ils, est-ce si différent d’être un autre? Vu les gueules qu’ils tirent, ils n’ont pas l’air d’aller mieux que moi. C’est triste un visage dans un tram.
Le souvenir me kidnappe, je recompte: futon, chaise, canapé, table, lavabo, radiateur, carrelage, parquet, terrasse, toit, bois, forêt, bosquet, voiture, ciné, cabine d’essayage, toilettes publiques, douche, douche, douche, chambre des parents (j’ai failli oublier, devant le miroir du dressing, «la chambre de tes parents ça me gêne», tu parles, en levrette, à me tordre le poignet pour lui caresser le clito en même temps que je la pénétrais). Je conduis en aveugle, roue libre, sabot antivol du cerveau. Le matin, je prends la chaussée de Waterloo et contourne le bois par l’avenue Legrand, puis me dirige jusqu’à Franklin-Roosevelt et ses ambassades, là je me laisse porter dans la descente.
Je ne mets plus de musique dans la voiture, toute musique me déprime. J’ai Housewife de Daan qui de toute manière passe en repeat dans ma tête, une parfaite musique de psychotique. Je croise parfois Daan au Belga, il est grand, beau gosse, grisonnant. Il ressemble à mon voisin. Les gens qui sont beaux ont une démarche particulière, ils flottent imperceptiblement. La dernière fois que j’ai croisé celle que je ne nomme plus, c’était justement à la terrasse d’un café. Je lui ai fait une scène. Je me suis incrusté à sa table en ignorant la fille qui l’accompagnait. Un mec assis à côté lui a demandé si je l’importunais. Mais non, mon vieux. La demoiselle n’a pas besoin de toi. On parle, connard. Arrête de le regarder toi aussi! Tu ne peux pas t’empêcher de tous les draguer. Le pire c’est qu’elle rigolait. Elle se foutait encore de moi, devant tous ces inconnus et ces mecs qui rêvaient sans doute de voir ses nichons. Moi je la connaissais, la douceur de sa peau au creux du galbe, la couleur de ses aréoles claires, le goût salé de ses mamelons. Parfois je les tétais, recroquevillé en position fœtale sur ses cuisses. On m’a arraché à son sein.
Je déteste cet endroit où le Tout-Bruxelles se presse le vendredi soir. Dans les étangs, en face, il y a des vélos, des flingues, des coffres-forts ouverts, toutes les ordures de la ville y jettent leurs larcins.
Ce quartier pue la vase.

Je ne pète pas un mot de flamand. Je suis obligé de sortir de la capitale pour travailler. À gauche au feu, avenue de l’Orée, je fais attention à ne pas me prendre un tram, ça crisse comme une craie au tableau, puis dans l’avenue Guillaume-Gilbert je regarde distraitement la boulangerie, rue du Relais, pour passer devant la maison de papa, coup d’œil, Mûriers, Visé puis Les Arcades, Brillant et enfin la E411, l’autoroute jusqu’à Louvain-la-Neuve. C’est surprenant comme les trajets en voiture sont l’angle mort de l’existence. On s’en souvient rarement. Ils sont interchangeables. Si dans quelques années je devais retourner travailler à Louvain-la-Neuve, je serais incapable de retrouver mon chemin jusqu’à l’agence. On ne se rappelle les routes que l’on prend que si elles se terminent par un accident ou un contrôle d’alcoolémie.
Je travaille dans une agence créative. À cette époque ça ne veut rien dire, créatif. Toutes les boîtes de com le sont, Internet n’a que dix ans d’âge. Facebook n’a pas encore été lancé. Personne ne sait que les réseaux sociaux vont régir notre vie et nous fournir notre dose quotidienne de dopamine. Au début, les boîtes créatives se lancent sur Internet en espérant grappiller une minuscule part des budgets alloués à la pub par les grands comptes. On fidélise le client en lui envoyant du contenu par newsletter, ça arrive chez lui, c’est personnalisé, plus que la TV, la presse ou la radio. On n’a pas encore trouvé le moyen de mettre du son ou des vidéos dans les e-mails mais on a déjà compris comment inonder une boîte mail. Et comme personne ne pense à se désabonner ou à se désinscrire, on gonfle les stats et les revenus. Patrick, mon patron, est sûr de lui, le contenu va être la clé, la poule aux œufs d’or de la décennie à venir.
Je n’avais pas été retenu au premier entretien. Il m’a confié plus tard que je lui avais donné l’impression de sortir tout droit d’un enterrement. Je ne dois mon embauche qu’à la nullité du gars choisi à ma place, qui n’aura tenu que deux semaines.
Je n’ai pas fait mes études à Louvain-la-Neuve. Cette ville est sinistre, sans âme. De la brique, de la brique, de la brique. Les bureaux de l’agence sont situés près du lac dans le quartier des Bruyères, où poussent les seuls arbres de la ville.
Patrick est un hyperactif. Il a déjà monté plusieurs boîtes aux Etats-Unis. Linda, sa femme, est américaine, elle est infographiste dans notre petite structure. C’est elle qui est en charge de la réalisation des layouts. Le jargon des boîtes de com est imbitable. Au début je faisais semblant de comprendre opt-in, opt out, taux d’ouverture, taux de clics, BtoB, BtoC. Il M’avait déjà fallu quelques semaines pour déchiffrer asap, bat à la fin des e-mails. Le surnom que Patrick m’attribue est plus lisible : Low-Tech. Il fait le signe avec pouce et son index en se les collant au front. Là il articule les syllabes en ouvrant grand la bouche Low-Tech! Mais c’est Loser qui sort de sa bouche. J’ai une collègue, Misko. C’est mon binôme flamand. Elle est irakienne, arrivée en Belgique en 1992. Son père a été tué lors de la guerre du Golfe. C’est grâce à un prêtre belge qui vivait à Bagdad que sa famille a pu s’installer en Belgique. La pauvre, débarquer à Beveren à l’âge de seize ans. Quelle angoisse. Je ne lui ai jamais demandé ce qu’elle a ressenti. Une forme d’excitation, j’imagine. Misko est une des dernières à me supporter. Il faut être patiente et courageuse pour m’écouter ressasser mes épreuves sexuelles. Misko mérite une médaille. Elle pense que je vais devenir écrivain. Pour le moment je suis dépressif. C’est peut-être le préambule.
Quand j’entre dans les bureaux ce matin-là, Misko et Linda sont déjà là. Patrick est au téléphone, il passe sa vie au téléphone, ça le rassure. «Melvile.» Il raccroche et m’invite à la rejoindre par un signe de la main. Je plonge dans son aquarium. «Ça ne va pas mieux, mon vieux? Tu as vu ta tête, tu fais peur. Écoute, rentre chez toi. Prends ta journée, requinque-toi, reviens demain en forme. D’accord? Tu fais peine à voir. D’accord?» Je ne réagis pas. «Allez, rentre chez toi. Tu es livide, mon gars.» Son téléphone sonne à nouveau. Il me fait signe de sortir. Il fait rouler son fauteuil en cuir et effectue un demi-tour pour regarder par la fenêtre. De temps en temps, il doit s’imaginer en haut d’une tour avec vue sur Manhattan.
Après avoir refermé la porte de Patrick, j’aperçois les visages de Misko et Linda s’écarter de leurs écrans d’ordinateur pour me sourire. Elles ont de la peine pour moi et je n’ai même pas honte. Misko est au courant de ce qu’il m’arrive. Elle m’a vu passer de la lumière à l’ombre, comme ça, en quelques semaines. Comme dans une avalanche, je perçois encore le jour sous la couche de neige mais je suis incapable de bouger. Dans la voiture, je ne démarre pas tout de suite. J’ai envie de me coucher sur la banquette arrière. Les boucles reviennent. Petite chose faible et fragile.
Au lieu de rentrer chez moi, je fais un détour pour passer devant chez elle. Pendant des années, J’ai effectué le trajet depuis Ixelles où habitaient mes parents jusqu’à l’université Saint-Louis au bas de la ville. Le bus passait par une longue avenue. C’est là qu’en 1997 les enquêteurs ont découvert le corps de la petite Loubna Benaïssa dans une station-service. Elle avait disparu en août 1992. Ce quartier me la rappellera toujours. Je passe par la gare du Luxembourg, traverse la petite ceinture et me gare au centre-ville. De là, enfoncé dans mon siège, casquette vissée sur le crâne, je peux observer l’étage où j’ai passé quelques nuits, pas beaucoup en réalité, elle préférait venir chez moi, ne pas me mêler à ses amis. Je reste parfois des heures comme cela, espérant la voir sortir de chez elle.
Peu de temps après notre rencontre, elle m’avait mis en garde. Nous venions de faire l’amour quand elle avait affirmé: «Je vais te détruire.» Elle avait ajouté qu’elle détruisait tous ceux qui s’attachaient à elle. Je l’avais rassurée, j’étais fort, elle ne me détruirait pas.
Je l’avais même prise dans mes bras. Elle venait de me menacer et moi je la cajolais. Pauvre type. Quand je fais le guet en bas de chez elle, les boucles mentales se calment. J’attends une apparition. Ça fait dévier les boucles dans un territoire qu’elles ne maîtrisent pas, la confrontation directe avec l’objet de leur obsession. Je ne fuis plus, je n’élude plus. Je chasse les ombres. Au bout d’un certain temps, je remets le moteur en route. »

Extraits
« Misko mérite une médaille. Elle pense que je vais devenir écrivain. Pour le moment je suis dépressif. C’est peut-être le préambule. » p. 22

« J’ai passé six ans de ma vie avec une centaine de personnes, filles et garçons, aux côtés desquels j’ai mangé, étudié, ri, dormi même parfois, pris ma douche et pleuré. À certains d’entre eux j’ai confié des choses intimes, l’âge des violences sèches. J’en ai écouté d’autres me dire qui ils devenaient à l’abri d’un auvent, dans l’intimité d’un vestiaire après un cours de sport ou derrière la cloison des toilettes. J’ai vu leur peau d’enfant se durcir et se creuser quand on ne les croyait pas. J’ai parfois pensé qu’ils allaient devenir mes amis. Plusieurs ont disparu. L’horreur frappe au hasard, intoxication au monoxyde de carbone, crash de voiture, suicide, je pense à vous trois souvent. Je me demande si je n’écris pas pour être pardonné de tous ceux à qui j’aurais manqué de respect ou d’attention, ceux dont je me suis moqué, que j’ai imités en forçant le trait pour paraître drôle car c’était mon masque, je n’étais pas un pierrot, j’étais le clown qui provoque ou désamorce. » p. 214-215

« La vie est une succession d’opportunités manquées. En les additionnant, ça peut donner une belle vie. » p. 219

À propos de l’auteur
FALISSE_cyrille_©Chloe_Vollmer-LoCyrille Falisse © Photo Chloé Vollmer-Lo

Né en 1976 à Bruxelles, Cyrille Falisse est journaliste de formation, touche-à-tout et amoureux de la culture. Il est aujourd’hui libraire à «Papiers collés» à Draguignan. À Paris, il a créé et dirigé le site collaboratif de cinéma «Le Passeur Critique» et l’a coanimé pendant dix ans. Il se voit comme un passeur et défend une littérature engagée, qui bouscule autant qu’elle libère. Seuls les fantômes est son premier roman. (Source: Éditions Belfond / Page des Libraires)

Page Facebook de l’auteur
Compte X (ex-Twitter) de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#seulslesfantomes #CyrilleFalisse #editionsbelfond #hcdahlem #premierroman #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #NetGalleyFrance #roman #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #primoroman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Basses terres

BULLE-basses_terres  RL_2024

En deux mots
Durant l’été 1976, toute la famille Bévaro se retrouve chez Elias. Après 17 années passées en métropole, Daniel est de retour avec sa famille. Et quand les autorités, inquiètes des grondements de la Soufrière, décide d’évacuer le sud de Basse-Terre, de nouveaux invités se joignent à eux. L’occasion d’éclairer les zones d’ombre de la généalogie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un été 1976 en Guadeloupe

Dans son nouveau roman, Estelle Sarah-Bulle explore le destin d’une famille guadeloupéenne. Alors qu’en cet été 1976, on craint une éruption de la Soufrière, les Bévaro se retrouvent. De génération en génération, la romancière explore leurs secrets de famille.

Nous sommes en juillet 1976 en Guadeloupe. C’est le moment choisi par Daniel pour retrouver son pays natal après 17 ans d’absence. Il arrive de Châteauroux, où il vit désormais, accompagné de son épouse Marianne et de ses enfants Diego et Adèle. À l’aéroport l’attend son père Elias et son cousin Francelette que tous sur l’île appellent Gros-Yeux. Chez Elias, la famille retrouvera les cousins, les frères et les sœurs et les amis, venus voir quelle tête avait désormais Daniel et à quoi ressemblaient sa femme et sa progéniture.
Après les retrouvailles et la première nuit, Daniel cherche à se repérer, «il réapprend le paysage, bouche les trous des souvenirs. Les distilleries s’effondrent désormais en ruines rouillées au coin des chemins, les ponts de son enfance disparaissent sous la végétation, la plage a été éventrée par un promoteur immobilier. Les villes côtières se gonflent de touristes couverts d’huile bronzante. Et lui, il ne sait plus comment l’aimer, son île.»
Durant les trois semaines de son séjour, il ira aussi rendre visite à son frère Ange, interné en asile psychiatrique, du côté de Basse Terre où vulcanologues et scientifiques débattent sur les risques d’éruption de la Soufrière. Après une expédition durant laquelle Haroun Tazieff et Claude Allègre ont failli perdre la vie, ordre est donné d’évacuer la zone sud, celle où vit Eucate. La vieille femme avait choisi de construire sa case sur les pentes du volcan et était bien décidée à rester là et à braver les jets de lave et de soufre. Il faut dire que jusque-là, elle avait déjà surmonté bien des épreuves, perdant notamment l’un de ses fils, emporté par la rivière un soir de tempête. Anastasie, sa petite-fille, était la seule à être restée à ses côtés, avec l’envie de comprendre ce qui était arrivée à sa famille, à dévoiler les parts d’ombre qui l’accompagnait.
Génération après génération, Estelle-Sarah Bulle va lever le voile sur les secrets de famille, explorant par la même occasion l’héritage de l’esclavage, puis du colonialisme et enfin du post-colonialisme. Entre la métropole et le département d’outremer, on comprend aussi que les principes de la République ne sont toujours pas appliqués, à commencer par l’égalité de traitement.
Eucate «accepte enfin ce que la vie lui a donné puis repris, heureuse de retourner au volcan et d’y gratter encore un peu l’humus vivifiant, heureuse de survivre au mal, comme chacun sur cette Île sans cesse secouée par les ouragans, les famines, le progrès, l’avidité et l’incroyable sentiment de supériorité des Blancs.»
Le hasard des parutions fait qu’en cette rentrée ce roman entre en résonnance avec La vie privée d’oubli de Gisèle Pineau qui paraît simultanément chez Philippe Rey. Ce roman analyse lui aussi «les conséquences des traumatismes des générations précédentes sur les suivantes.» Deux voix qui s’inscrivent en dignes héritières de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart.

Basses terres
Estelle-Sarah Bulle
Éditions Liana Levi
Roman
208 p., 20 €
EAN 9791034908400
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Guadeloupe. On y évoque aussi Châteauroux, Aubervilliers et Sucy-en-Brie.

Quand?
L’action se déroule durant l’été 1976.

Ce qu’en dit l’éditeur
En Guadeloupe, les toussotements de la Soufrière font partie du quotidien des habitants de la Basse-Terre. Mais en ce mémorable mois de juillet 1976, les explosions s’intensifient, les cendres recouvrent impitoyablement la végétation et beaucoup se résignent à partir en Grande-Terre. Au cœur de cette saison brûlante, les bourgs se vident et les destins se jouent. De l’autre côté de l’isthme, chez les Bévaro, l’heure est aux retrouvailles: dans la case d’Elias, le patriarche, s’agglutinent la famille de son fils venue de métropole et une flopée de cousins déplacés. Eucate, en Basse-Terre, n’a plus que sa petite-fille. Elle a autrefois érigé sa case sur les pentes du volcan pour fuir les vilénies de son patron monsieur Vincent et elle est bien décidée à y rester. Même si elle devait être la dernière, seule avec ses souvenirs d’un passé doux-amer.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« I
Le cœur de cette longue année 1976, brillant comme une émeraude, est son mois de juillet. Un cœur qu’on ne peut arracher sans perdre la compréhension des choses.
Anastasie le verra luire dans le noir de sa mémoire. Elle saura que juillet fut le cœur de l’année 1976 parce que s’y étalèrent les semaines lumineuses où le volcan marqua
chacun de sa terrible empreinte. Et parce qu’en ce juillet-là, elle perdit quelque part le sac de capsules de Coca-cola qu’elle collectionnait pour la glacière qu’elle voulait offrir à Eucate (elle avait alors vingt-huit capsules marquées d’une petite étoile blanche; elle devait en réunir trente, ajouter trente francs puis se rendre à l’usine Coca-Cola de Jarry pour réclamer son lot). Elle ne comptait plus les nuits où elle avait rêvé de poser triomphalement la glacière devant Eucate sur la toile cirée.
Pour laisser derrière soi la maison d’Eucate, il fallait émerger de la ravine enfouie sous la végétation et gagner le sentier fraîchement goudronné, tassé par des milliers de pas. C’est pourquoi les enfants autour de la maison
avaient tous eu au fil des années les mollets fermes et les genoux noircis.
Accrochée au fond de sa pente glissante, la case était entièrement faite de bardeaux courts que les gens appelaient « essentes ». C’étaient de petites planches de bois sec, serrées, comme si le charpentier (la charpentière, car c’était Eucate qui avait construit les deux pièces
de sa case, morceau par morceau) ne s’était arrêté un instant que pour laisser deux trous de fatigue en guise de fenêtres. La case était grisâtre, délavée et dépourvue de fleurs.
Elle était assombrie par les grappes velues des cacaoyers sauvages et des coccolobes. Eucate en sortait, son vieux coutelas à la main, levait la tête vers le ciel, inspectait le sol. Puis le coutelas s’élevait généralement deux fois pour abattre en silence une branche feuillue. Les habitants du quartier n’y prêtaient pas beaucoup d’attention. Pour tout dire, en ces temps où l’île semblait connaître un semblant de progrès, tandis que la route de la Traversée venait d’être arrachée à la forêt à coups de bulldozers suivant les plans déroulés par des ouvriers revêtus d’une tenue orange vif, la case d’Eucate était une aberration, le béton ne l’ayant même pas effleurée. La mairie avait d’abord envoyé des lettres invitant Eucate à se rapprocher des services municipaux pour formuler une demande de relogement en ville. Puis un agent s’était déplacé jusqu’à la case, le cou en sueur et les pieds douloureux, pour lui remettre un courrier au ton comminatoire. Mais Eucate n’avait aucune intention de quitter la forêt et la mairie l’oublia, bien d’autres masures étant concernées par son plan de «réduction de l’habitat insalubre». Les voisins n’accordaient pas non plus spécialement d’intérêt à ceux qui vivaient dans la case d’Eucate. On voyait seulement émerger, à intervalles réguliers, un garçon ou une fille mutique en âge de faire la vie, qui empruntait le chemin sans se retourner. Et on disait «Voilà un autre rejeton d’Eucate qui part pour ne plus jamais revenir ». Jusqu’à ce qu’il ne reste au fond de la ravine qu’Eucate et sa petite-fille, Anastasie. Car Libert Darrieux, le mari d’Eucate, père de quatre de ses enfants et qui avait bien voulu donner son nom aux deux autres, était mort depuis longtemps, un premier janvier à l’âge de cinquante-deux ans, d’une péritonite déclenchée par la dose d’huile de ricin censée lui laver le corps pour bien démarrer l’année.
Bien qu’elles n’en parlent jamais toutes les deux, Anastasie sait que le souvenir préféré de sa grand-mère, celui qu’elle convoque chaque fois que l’intimité d’un moment à l’ombre le lui permet, remonte quelques années plus tôt, durant l’hivernage 1967. Anastasie n’était alors qu’une fillette galeuse et pourtant, comme
si elle partageait la mémoire de sa grand-mère, la jeune fille revoit parfaitement Ange, le merveilleux fils d’un certain Elias Bévaro vivant de l’autre côté de l’île, en Grande-Terre. Elle le revoit garant sa DS mordorée au bord de la ravine, à quelques mètres de la case. De tous les souvenirs qu’elle a engrangés durant sa longue vie, c’est celui que sa grand-mère chérit le plus, enfoui dans son cœur comme un remède pour obtenir un sommeil plus facile ou soulager son dos. «Système à suspension hydropneumatique», expliquait fièrement Ange aux adultes ébahis comme aux enfants agglutinés autour du véhicule dans toutes les communes où il s’arrêtait. Cependant, les témoins de l’époque, avec un soupçon d’orgueil teinté de mélancolie sur le visage, s’en tiendraient simplement, des dizaines d’années plus tard, à évoquer la « voiture qui monte et qui descend».

En 1976, tandis que l’angoisse submerge comme une marée sombre les habitants du sud de l’île – depuis la route qui mène chez Eucate comme par inadvertance, il suffit de lever les yeux pour apercevoir le dôme fumant du volcan –, la vieille femme, assise devant sa case, indifférente aux braises flottant autour de son visage, sirote avec délice le souvenir de cette matinée de 1967 où, depuis l’intérieur en cuir chocolat de sa DS, Ange actionna le levier qui soulevait en douceur les amortisseurs.
Dans un soupir d’aise, la voiture se dilata comme un crapaud buffle. Ange poussa dans l’autre sens: la voiture redescendit lentement sur ses roues en expirant. Il répéta plusieurs fois l’opération pour le plaisir des gosses qui entouraient le véhicule: descente, remontée. Les marmots hurlaient d’excitation. La molaire d’argent plantée dans la bouche d’Ange brillait fièrement au soleil. Les gamins les plus hardis, après avoir jeté un coup d’œil craintif vers Ange, se risquèrent à grimper sur le capot brûlant. «Ça doit faire comme ça dans les ascenseurs », assuraient-ils, le short collé à la tôle frémissante. Pieds nus et cambrés sur le goudron encore tiède avant la grande chaleur de l’après-midi, les autres hochaient la tête en croisant les mains sur leurs crânes tondus ou nattés et se bousculaient pour, à leur tour, «monter dans l’ascenseur ».
Eucate n’était pas sortie quand Ange avait garé la DS à moins d’un mètre de son poulailler délabré. Il lui suffisait d’apercevoir par la fenêtre ses souliers de cuir parfaitement cirés et les gants marron glacé, assortis à la couleur de la voiture. Elle savait qu’il entrerait pour boire un café. Elle savourait l’attente. Elle savait pourquoi les gants étaient importants. Elle suivit Ange des yeux lorsque, après avoir refermé la portière, jouissant de son claquement feutré, il entreprit de descendre prudemment dans la boue, toujours entouré de la marmaille comme un essaim de vonvons autour d’un pain de miel.
Eucate l’attendait.
Les larges dalles blanches veinées de gris que personne ne soupçonnait de l’extérieur de la case, sur lesquelles Eucate glissa dans ses chaussons avachis pour verser du café dans une timbale cabossée et la poser fumante sur la table, c’était Ange qui les lui avait offertes. Elles provenaient du surplus de l’un des chantiers où il travaillait. Les volets de bois, c’était aussi lui qui les avait apportés et fixés aux fenêtres sous l’œil attentif d’Anastasie à qui il montrait chaque clou, chaque vis, expliquant patiemment à la fillette ce qu’il allait en faire. «Celle du patron de Daniel est décapotable, c’est sûrement encore mieux. Mais lui ne porte pas de gants», déclara Ange en se présentant à la porte. Il s’essuya les pieds et tourna la tête une dernière fois vers le soleil avant de plonger dans l’ombre rafraîchissante de la case. La brise poussa son museau dans la pièce et ressortit aussitôt par-derrière. Les enfants du quartier disparurent, suivis de loin, timidement, par Anastasie. Ils ne s’intéressaient pas aux radotages d’Eucate dans son vieux fauteuil en skaï troué. Ils préféraient continuer à rôder autour de la DS.
Ce fut comme s’il avait fait exprès de lui présenter son meilleur profil avant d’entrer dans la pénombre. Les rayons du soleil ne perçaient pas la végétation, la case restait fraîche jusqu’à trois heures de l’après-midi au moins. Ce matin-là, le coq perché sur le lourd bidon rouillé qui servait de citerne avait néanmoins chanté dans un poudroiement d’or. Ce poudroiement dansait encore autour d’Ange.
Son visage à la beauté évidente. Lèvres de filles posées sur la timbale au goût métallique. Sourire plissant ses yeux noisette sous les paupières légèrement tombantes.

Il s’assit face à elle. Entre les pieds d’Eucate, les poules menaient une guerre impitoyable aux ravets trapus dont les longues antennes paniquées tâtonnaient le carrelage à la recherche des fentes disponibles.
«C’était le patron de Daniel mais ce temps-là est terminé. Ça fait bien six ans que Daniel est parti.
– Dit comme ça, il n’y a pas de raison que tu le considères encore comme le patron.
– Ça n’a jamais été le mien. Il n’a pas payé Daniel pour ses heures supplémentaires. On ne peut pas faire confiance à un patron blanc d’ici. C’est ce que je dis toujours à mes ouvriers.
– Les patrons noirs valent mieux, peut-être ?
– En tout cas, mon entreprise vaut autant que la sienne.
– C’est dans l’électricité qu’il était ?
– Électricien, oui. Son patron a monté l’entreprise depuis la France. Il n’est venu ici que lorsqu’il a commencé à obtenir de gros contrats. Daniel n’était qu’un apprenti de rien du tout pour lui. À l’époque je l’ai traité d’idiot, mais il a eu raison de partir. Il a un bon métier maintenant.
– Toi, ça te plaît la peinture?
– Pas plus mal qu’autre chose. J’ai trois gars en ce moment. Ça marche bien, à cause du sel qui ronge les façades. Et l’humidité n’est pas bonne non plus pour le ciment. Les églises d’Ali Tur ont besoin d’être ravalées dans toute l’île. C’est pour ça que je peux me payer ce voyage en France. Je verrai comment vit Daniel, là-bas.
– Lucette part avec toi ?
– Le bateau, c’est pas indiqué dans son état. Il vaut mieux qu’elle reste chez ses parents. Mais je vais faire une grande fête avant mon départ. »

Il n’en avait pas raconté davantage. La voiture était repartie sous les vivats des enfants, dans une gerbe de terre noire. Eucate avait rincé la timbale dans la bassine et l’avait mise à sécher sur la fenêtre. Deux modèles dans toute l’île, pensa-t-elle fièrement, mais seul Ange avait des gants assortis à la carrosserie. «Pourquoi tu n’achètes pas deux tasses ? De la porcelaine blanche, qu’on ait au moins quelque chose de propre quand il est là. »
Plantée devant l’entrée, exactement là où se tenait Ange cinq minutes auparavant, Anastasie fixait sa grand-mère d’un air accusateur. « Il se fiche complètement d’avoir une tasse de porcelaine.
– Et pourquoi il vient chez nous ? »
Eucate regarda sa petite-fille puis pencha en avant son corps devenu massif, dont la chair s’amollissait avec les années. Elle fouilla l’étagère cachée derrière un morceau de madras. Après le scandale du début, les gens continuaient à ne pas comprendre la nature de ces visites.
Adrienne Lorifat, la voisine, en parlait à tout le monde en s’esclaffant: « Je vous demande un peu, de quel genre de faim souffre un beau soldat comme lui pour aller renifler dans une vieille assiette? » Mais Eucate savait bien ce qu’Ange trouvait auprès d’elle. Lentement, elle ramena à la lumière une casserole et un cube jaunâtre qu’elle tendit à la fillette.
« Il vient pour se reposer.
– Se reposer ? Il ne reste même pas dix minutes.
– C’est fini tes questions ? En tout cas c’est pas ton père, je te l’ai déjà dit, pas la peine de te faire des idées. Va plutôt mettre ça dans la citerne et reviens avec l’eau.»

Anastasie courut jeter le bloc de soufre dans l’énorme tonneau posé sur deux parpaings. Le cube disparut lentement dans les profondeurs aveugles. Quand elle se pencha au-dessus, l’eau ne lui renvoya pas tout de suite son visage. Il y eut d’abord les grandes ondes charbonneuses, puis les minuscules tourbillons des larves qui
vivaient juste à la surface. Puis un rond de ciel bleu-noir.
Si elle se laissait happer par ce ciel inversé, pensa-t-elle, elle chuterait longtemps. Peut-être qu’elle finirait par arriver à la mer. Elle nagerait et ressortirait en France, trempée, blanchie par le sel. Sur le chemin, elle trouverait Treize et l’emmènerait avec elle. Ils seraient bien, ensemble. Elle lui sourirait tout le long du voyage. Ils trouveraient alors Espérance sous la neige et retourneraient avec elle au fond de la ravine. Elle la reconnaîtrait tout de suite et caresserait avec amour son pied déformé. Elles formeraient toutes les deux un cercle avec Treize au milieu, souriant, sa peau de bébé aussi brune, lisse et douce qu’une graine de tamarin.
Quand elle rentra dans la case en faisant bien attention de ne pas renverser une goutte de la casserole, Eucate l’attendait avec un verre rempli de riz. «Faudrait que tu apprennes à cuisiner toute seule, Nana. L’école, ça va bientôt finir.
– Je ne suis qu’en huitième.
– Tu iras jusqu’en sixième, si je peux. Mais après, ce sera tout. Je te l’ai déjà dit et je te le redirai encore pour que tu t’y fasses.
– Je serai contente de ne plus aller à l’école. Je travaillerai et on achètera enfin de la vaisselle convenable.
– Très bien. Parce qu’après la sixième, ce sera fini. Je l’ai dit au directeur.
– Et l’argent de ma mère?
– Elle n’en gagne pas assez pour que je t’envoie étudier plus de deux ans encore. Et puis, faut la laisser souffler.
– Je me débrouillerai. Je n’aurai pas toujours besoin de toi. Et j’ai jamais eu besoin de ma mère, qu’elle continue donc à passer du bon temps en France. »
Anastasie avait déjà bondi vers la porte. Elle jeta un dernier regard aux bras tavelés de sa grand-mère, donna un coup de pied dans une grosse coquille vide d’escargot puis disparut. Eucate secoua légèrement la tête. Des gamins avaient sans doute encore rapporté à Anastasie qu’ils avaient vu son vrai père parader dans le bourg,
toute sa petite famille à son bras.
Neuf ans plus tard, Eucate pense la même chose: c’est toujours après des histoires concernant Santarèm qu’Anastasie affiche une drôle d’humeur. Songer à sa petite-fille lui procure un sentiment de tendresse impuissante. Mais contrairement à ce qu’elle a éprouvé pour Ange des années auparavant, ses pensées au sujet d’Anastasie demeurent teintées d’un peu d’optimisme. C’est ce qu’elle se dit alors que les pales d’un hélicoptère hachent le ciel cotonneux au loin, dans une tentative dérisoire de deviner ce que le volcan mijote pour les heures à venir.
En 1976, si Anastasie osait interroger Daniel, il lui parlerait de cette vieille DS de 1967 comme du premier signe que quelque chose s’était définitivement brisé dans le cœur de son frère. Et en effet, Ange avait commencé à sombrer bien avant que le volcan ne fasse définitivement voler en éclat ses rêves de France et de foyer uni avec Lucette et leur fille Coralie. Simplement, le réveil du volcan éclaire un instant le voyage qu’il a entamé dès l’enfance dans un enfer pavé de questions sans réponses, de solitude et de honte, tout bonnement de honte.

II
«Cette année-là, Ange a fait une fête à tout casser chez lui, à Saint-Claude», se remémore Daniel, assis à côté d’Elias, qui ne répond rien.
On ne voit pas le visage d’Elias sous son chapeau de feutre râpé, mais il écoute. Peu importe le sujet, il est heureux de converser avec son fils. Il n’en revient pas de parler à Daniel autrement qu’à travers un câble qui, d’après ce qu’on dit, court sous la mer sur des milliers de kilomètres avant de ressortir sur le corail blanchi de la côte. Il se demande comment il est possible de faire passer les mots au fond de toute cette eau sans que rien ne vienne fausser ce qui se dit. Il se demande si les mots passent mieux en ce moment, alors qu’il peut enfin toucher le bras de Daniel. Peu importe.
«Tu t’en souviens ? » insiste Daniel.
Elias hoche la tête même s’il n’a aucun souvenir de cette fête de 1967 de l’autre côté de l’île. Maintenant que Daniel est là, en ce rutilant mois de juillet 1976, tout va s’arranger. La première fois depuis dix-sept ans qu’il peut s’asseoir à côté de lui. Quand Daniel avait quitté l’île, son visage était encore rond avec l’opacité de l’adolescence renfermée. Il ne l’avait même pas vu en habit militaire, parce que Daniel était venu lui dire au revoir la veille, vêtu en civil. Ce n’était alors qu’un gamin de dix-sept ans.
Son plus jeune fils. Et le voilà revenu, marié avec deux enfants.
Elias mesure le temps passé au fait que pendant longtemps, il n’a eu des nouvelles de Daniel que par courrier. Une lettre tous les six mois environ. Parfois un an. Une année, une carte postale de Châteauroux, belle et grande cité comme on n’en trouve qu’en France. Il a soigneusement rangé la carte dans la petite commode au pied de son lit.
Quand Daniel lui a écrit pour lui annoncer son mariage avec une Blanche, les frères et sœurs d’Elias ont fait la moue. Campée sur le pas de la maison où elle a élevé ses cinq enfants, Atémise a serré les lèvres et calé son poing sur sa taille. Joël, celui qui vient juste après Elias, a secoué sa tête chauve d’un air écœuré: «Voilà ce que c’est de partir en France. » Elias a passé la main sur son crâne rasé et n’a rien dit, mais il a écrit le lendemain à Daniel pour lui dire son fait. Jamais, de son vivant, son fils ne gâterait le sang des Bévaro en épousant une Blanche.
Dix jours plus tard, il a reçu la réponse de Daniel, sèche et pugnace. Les frères et sœurs d’Elias ont continué à affirmer que ce n’était pas bon signe, mais Elias n’a plus jamais fait la leçon à son fils. Dans la lettre suivante, il lui parlait à nouveau de l’état des bœufs, des dernières colères de Berthe et des allées et venues incessantes des camions depuis qu’il avait autorisé le Kouli à extraire du tuf du morne dominant la partie la plus isolée des terres.
Dans sa dernière lettre, Daniel lui a écrit de se rendre le lundi suivant à quatorze heures précises au bureau de poste. Elias s’y est fait emmener par son neveu, le deuxième fils d’Atémise, qui conduit une mobylette. Il aurait pu y aller à pied, il l’a souvent fait. Une heure de marche à peine sans ces satanées chaussures qui lui font mal. Ils sont arrivés à la Poste bien avant la réouverture de l’après-midi. Assis sur les marches, Elias a attendu, ses larges orteils brun et ocre habitués à la terre écrasés dans ses chaussures de ville. Il n’avait rien emporté pour déjeuner. Il a eu le temps de saluer tous les hommes et femmes qui passaient par hasard devant lui. Parce qu’il est né là, au milieu de cette Grande-Terre plate et recuite comme un galet, il connaît tout le monde, depuis soixante-quinze ans qu’il sillonne les deux côtés si différents de la Guadeloupe. Il écoute ceux qui lui parlent de la Sécurité sociale et des droits qu’ils sont censés obtenir à égalité avec les Blancs. Ceux qui ont passé la journée à ramasser des bouts de ferraille pour les revendre au kilo mais font semblant d’avoir un bon job en ville. Les gens de sa génération comme les plus jeunes le saluent avec respect.
Lorsque le bureau a rouvert, il a expliqué son cas.
L’employée aux cheveux crantés avec du gel et au rouge à lèvres très brillant l’a mené jusqu’à l’un des téléphones accrochés au mur. Il a attendu encore une demi-heure en plaisantant avec les gens qui venaient timbrer des lettres,
recevoir des mandats ou téléphoner, comme lui.
À quatorze heures pile, l’appareil a sonné. Derrière les grésillements, Elias a entendu la voix de Daniel. Il a tenté de chasser l’idée de ces paquets d’eau par-dessus la voix de son fils et s’est mis à parler fort en agitant son bras pour ponctuer ses dires: la vache vendue au meilleur prix, le terrain où il a installé le fils d’Abeau sa sixième sœur.
Les reproches de Berthe au sujet de l’argent. Daniel lui a annoncé son arrivée en juillet prochain. Il lui a répété plusieurs fois l’heure et la date de son vol Air France. Il lui a dit de bien préparer leur venue à tous les quatre. Elias a promis que tout serait prêt et qu’il serait à l’aéroport du Raizet pour les accueillir.
Une fois qu’il a eu raccroché, Elias a clamé la nouvelle à la cantonade. Les gens du bureau de Poste lui ont serré la main ou tapé dans le dos. L’employée l’a félicité. «Ça fait plaisir de retrouver son enfant », elle a dit en hochant la tête d’un air satisfait comme s’il avait remis
quelque chose en place dans l’univers. «Vous allez lui réserver un bon accueil après tout ce temps. »
Elias compta que d’ici huit mois, en juillet, Daniel serait là, en vacances avec l’inconnue qu’il avait épousée et leurs deux enfants. D’après ce que son fils lui avait expliqué, comme ils avaient plus de quatre ans d’ancienneté, l’hôpital leur octroyait un mois complet de congé et la moitié du prix des billets d’avion. Pour la petite Adèle qui n’avait pas deux ans, ils ne payaient rien. Elias sortit de la Poste en repoussant son chapeau sur sa nuque, prêt à dérouler l’heure de marche. Il songeait à tout ce qu’il devait faire. D’abord, quitter la vieille case délabrée où il vivait seul depuis la mort des parents, son père en 1950, sa mère trois ans plus tard. Il était désormais le chef de la famille Bévaro, l’aîné de quatorze frères et sœurs. Il avait donc été normal qu’il prenne la minuscule case qui, d’après les habitants, était déjà là lorsque l’abolition de l’esclavage avait été déclarée, et personne ne lui avait disputé ce privilège. Mais rien ne l’avait poussé à entretenir l’endroit qui à présent se résumait à une ruine adossée à une autre ruine, près de l’école où ses trois enfants, Berthe, Ange et Daniel, avaient appris à lire et à compter.
Impossible d’accueillir là sa bru. Il savait où il allait faire construire la nouvelle maison.
Tous les habitants du bourg, surtout la flopée de Bévaro, le traitèrent à voix basse de fou quand il montra le terrain bosselé, perdu au milieu des champs de canne, suintant d’eau dans un migan de vert et de jaune à deux heures de marche du centre-ville. Pas de route digne de ce nom. Seulement d’énormes manguiers crépus, une galaxie de moustiques et une fois par jour entre juillet et octobre, au temps des récoltes de canne, des charrettes tirées par des bœufs d’une tonne qui encornaient le ciel fumeux en ahanant. Évidemment, il ne fallait pas compter sur l’électricité ou l’eau courante. Ce bout de campagne avait été oublié du développement poussif de l’île. La nuit dans ces empans à moitié en friches n’était qu’une béance emplie de criquets et de grenouilles hystériques. Elias n’en avait cure. Il tenait à vivre au milieu des terres héritées de ses parents. C’était lui qui les surveillait et attribuait une parcelle à chaque descendant en y plantant un gommier, si bien que là où un étranger ne voyait qu’un fouillis de mornes et de méplats jusqu’à l’horizon, Elias savait exactement ce qui revenait à chacun, tirant de cette charge une fierté bruyante. La plupart du temps, les frères et sœurs, cousins, neveux, parents plus ou moins éloignés, n’avaient rien d’autre à faire que lui apporter un litre de rhum ou un coui rempli de viande pour se voir attribuer un carré qu’ils se hâtaient de délimiter avec du fil et de louer à d’autres paysans. S’ils ne voulaient pas entendre parler
de la terre où avaient trimé leurs aïeux d’abord sous le fouet, puis dans l’espoir d’un avenir possible pour leurs enfants, ils pouvaient obtenir à la place une belle somme d’argent qu’Elias tirait du fond de ses poches. Dieu seul savait d’où il sortait ces poignées de billets froissés car depuis que la canne n’avait plus d’avenir, la terre ne rapportait quasiment rien, ne parlons même pas des bœufs aux côtes saillantes: les gens préféraient acheter des morceaux de charolaise ou de normande chez Prisunic.
Les autres Bévaro, agglutinés dans le bourg, étaient bien contents qu’il se charge de surveiller ces mottes glaiseuses où n’importe quel voisin attachait ses animaux en saluant de loin Elias, d’un geste vague mais toujours renouvelé, qui le remplissait de contentement. Les Bévaro l’encourageaient même, en lui rappelant souvent
qu’il était le chef de la famille. «Huit mois, ça ne sera pas suffisant », déclara Lormel, le quatrième frère d’Elias, en jaugeant l’endroit derrière ses lunettes de clerc de notaire.
Elias s’était frotté les mains sur son pantalon, les pieds enfoncés dans des bottes raccourcies au couteau. En ville, il avait posé, sur le bureau d’un entrepreneur recommandé par un ami, deux liasses chiffonnées assorties d’une poignée de main.
Les planches et le ciment arrivèrent la semaine suivante. Le travail se fit, lent mais régulier, interrompu seulement quand les pluies étaient trop abondantes, transformant le terrain en marécage, ce qui n’arrivait qu’en novembre et un peu avant Noël. En mars, la case (deux chambres et une pièce au milieu) était presque
achevée. Elle était posée sur une vraie chape de ciment, au bord du chemin emprunté par les charrettes, non loin de l’endroit où Elias, à la naissance de Berthe puis d’Ange puis de Daniel, avait planté dans la terre grasse mêlée au placenta un pied coco.
Les trois cocotiers s’élancent désormais à plus ou moins vingt mètres de hauteur. Le plus petit est celui de Daniel. « Il a fait une grande fête où il y avait une cinquantaine de personnes, reprend Daniel. Ses ouvriers et ses clients. Lucette, enceinte, mais ça ne se voyait pas encore. » Daniel parle comme s’il y avait assisté; c’est sa façon d’abolir le temps de son absence. « Il a embauché trois musiciens parce que la platine et les baffles installés dehors avec une rallonge, ça ne lui suffisait pas. Il voulait que tout le voisinage en profite. Au bout d’une heure, il était perché sur la DS. Celle qui était hydropneumatique. Tout le monde l’a vu danser sur le toit, dans ses chaussures pointues bien cirées et son costume cintré. La voiture tanguait. Il biguinait les yeux fermés, une main à plat sur l’estomac, l’autre en l’air. »
Elias hausse les épaules. Daniel continue parce qu’il veut bien faire comprendre l’enchaînement des choses à son père.
«Après la fête, il a pris le bateau pour Le Havre.
J’imagine que Lucette l’a accompagné à l’embarcadère et a agité son mouchoir. » Là, Daniel ne peut s’empêcher de penser que la femme d’Ange a été secrètement soulagée de le voir embarquer. Mais il ravale vite cette idée parce qu’être enceinte et voir son homme partir peut être une calamité comme une bénédiction. Il continue son récit d’une voix calme.
«Quand le bateau a fait escale à Porto Rico, il est allé se promener à terre et va savoir ce qu’il a fait pour rater le départ. Le voyage s’est arrêté là pour lui. Il a dû aller au consulat et raconter des salades. Là-bas ils ont tout de suite vu qu’il n’était pas dans son état normal. Ils l’ont rapatrié ici.
– Ouais ? fait Elias, en secouant la tête.
– Ensuite j’ai eu le coup de fil et il a fallu que je m’en occupe. Et puis que j’aille jusqu’au Havre récupérer ses affaires.»
Elias contemple la campagne tranquille. Daniel regarde son père puis lève les yeux vers le tumulte doux du vent dans les feuilles. Au loin, l’énorme trou creusé dans le tuf du morne offre sa blancheur douloureuse, marbrée de roux. Deux camions-bennes gisent au pied de la colline comme des éléphants au repos. Lorsque
Daniel est allé voir l’homme qui creuse ainsi les terres de son père et ne reverse qu’un maigre pourcentage de ses larges bénéfices, le type l’a toisé et a fini par déclarer : « Ici, on n’aime pas les étrangers qui viennent faire la loi. »
La remarque a électrifié Daniel. Une colère qui demandait à sortir depuis pas mal de temps s’est lovée juste au creux de sa poitrine. Il a répondu sèchement: « Je suis né ici, je vous signale.
– Ça fait longtemps, alors.
– Pas si longtemps.
– Alors c’est que vous avez oublié comment ça se passe.
– J’ai rien oublié du tout, justement. Vous devriez payer mon père beaucoup plus. »
L’homme s’est mis à agiter les poings, à éructer des mots en créole, mais comme Daniel ne bougeait pas et pire, semblait tenir à son idée, l’homme a essuyé son visage avec le chapeau qui écrasait ses cheveux raides et s’est dirigé d’un pas rapide vers le coffre de sa camionnette. Il en a sorti un coutelas. Le coutelas restait le long de sa cuisse mais rythmait de sa menace noire les paroles jetées à Daniel: « Je me suis mis d’accord avec Elias. Et parce que vous êtes là quelques semaines, vous voulez tout changer ? Je le redis, c’est pas un étranger qui va commander ici.
– Je parle pour mon père, né ici, comme ses parents et ses grands-parents. D’ailleurs, on était ici bien avant vous et vos familles qui ont débarqué d’Inde après l’abolition. »

Le Kouli a hurlé que lui n’avait jamais quitté la Guadeloupe, et sa voix résonnait dans tout le morne, suscitant une curiosité que Daniel pouvait sentir derrière les fenêtres aveugles des cases alentour. Elias est arrivé pour calmer les choses entre son fils et l’homme qu’il a laissé transformer le morne vert en carrière poussiéreuse contre quelques billets et une montre plaquée or. Les choses en sont restées là. Daniel a fini par tourner le dos à son père et au Kouli en haussant les épaules. Plus tard, il a eu honte de ses propres paroles. De leur inutilité surtout. Cette course à qui est plus guadeloupéen que l’autre, c’est absurde. Ça allait jusqu’au fonctionnaire blanc détaché dans l’île, qui avait un jour craché au visage d’Elias: « Ici, c’est chez nous. Si vous n’êtes pas content, retournez en Afrique. » Elias en riait encore en
le racontant à Daniel.
Daniel s’est juré de ne plus jamais répondre aux provocations qui peuvent surgir de partout. D’abord, pour préserver Elias. Ensuite, pour ne pas gâcher ses vacances. Car il doit se faire une raison: son retour dans l’île, après dix-sept ans d’absence, est un retour de « vacancier ».
Chaque matin et chaque soir désormais, et pour le reste des vacances, il salue de loin, d’un geste de la main, le Kouli qui lui répond de la même façon. Jusqu’au jour où l’homme se présente devant la case d’Elias et tend une bouteille de rhum à Daniel en disant: «Bon, sa ja fèt, laissé sa tombé : ça va, on ne va pas se fâcher pour ça. »

Extraits
« Depuis son arrivée, il réapprend le paysage, bouche les trous des souvenirs. Les distilleries s’effondrent désormais en ruines rouillées au coin des chemins, les ponts de son enfance disparaissent sous la végétation, la plage a été éventrée par un promoteur immobilier. Les villes côtières se gonflent de touristes couverts d’huile bronzante. Et lui, il ne sait plus comment l’aimer, son île. » p. 38

« La veillée dure quatre jours chez Elias, mais Eucate repart le matin suivant avec le car de six heures. Il lui faut trois cars différents et l’aide de deux ou trois automobilistes pour rejoindre sa case, et durant tout le voyage, elle ne cesse de revoir le sourire d’Ange, la première fois qu’il est apparu devant elle sur son vélo, les moments qu’ils ont passés ensemble. Les larmes qui lui viennent sont invisibles. Elle accepte enfin ce que la vie lui a donné puis repris, heureuse de retourner au volcan et d’y gratter encore un peu l’humus vivifiant, heureuse de survivre au mal, comme chacun sur cette Île sans cesse secouée par les ouragans, les famines, le progrès, l’avidité et l’incroyable sentiment de supériorité des Blancs. » p. 189

À propos de l’autrice

BULLE_Estelle-Sarah_©Patrice_Normand

Estelle-Sarah Bulle © Photo Patrice Normand

Estelle-Sarah Bulle est née à Créteil d’un père guadeloupéen et d’une mère franco-belge. Elle a publié trois romans aux éditions Liana Levi, Là où les chiens aboient par la queue (prix Stanislas), Les Étoiles les plus filantes, et Basses terres. Elle écrit également pour la jeunesse. (Source: Éditions Liana Levi)

Page Wikipédia de l’autrice
Page Facebook de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#BassesTerres #EstelleSarahBulle #editionslianalevi #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2024 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #Soufriere #Guadeloupe #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Les sept vies de Mlle Belle Kaplan

PARIS_les-sept-vies_de_mlle_belle_kaplan

En deux mots
Belle Kaplan, actrice adulée, est une femme bien mystérieuse. Elle a pris soin d’effacer les traces de ses vies antérieures jusqu’au jour où des lettres anonymes ne la menacent. Au fil des révélations, la pression va alors se faire de plus en plus forte. Devra-t-elle à nouveau fuir?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une actrice aux rôles multiples

Le nouveau roman de Gilles Paris s’appuie sur la mythologie hollywoodienne pour dresser le portrait d’une mystérieuse actrice. L’histoire de Belle Kaplan va alors nous entraîner vers le thriller, au fil des révélations sur son passé.

L’actrice la plus adulée est aussi la plus mystérieuse. Il faut dire qu’elle a mis un soin tout particulier à ne rien dévoiler de sa vie, tentant de parfaitement cloisonner vie publique – rares apparitions liées à la profession et à la promotion – et vie privée, jusqu’au choix de ses amants, soumis à des clauses drastiques de confidentialité.
Une stratégie du secret qui met tous les médias en transe, avides de pouvoir dévoiler un soupçon de sa vie, quitte à broder un peu quand ils constatent qu’ils n’ont que de maigres indices.
Il semble bien qu’un auteur de lettres anonymes soit plus au fait de l’histoire de Belle Kaplan que des milliers de journalistes. En lui écrivant « Je sais que tu t’es appelée Grâce, Paradis, Talia et Jade, avant de choisir Belle. Qui crois-tu berner? », il va l’inquiéter. Car elle n’a nulle envie que son passé soit révélé. Quand les sœurs qui l’ont recueillie dans un orphelinat de Montréal l’ont prénommée Grâce. Quand elle n’a dû son salut que grâce à Ben, son « frère jumeau » qui a grandi à ses côtés et avec lequel elle a commis ses premiers larcins. Et dont elle a perdu la trace. Ou pire encore, quand elle était prostituée de luxe et se faisait appeler Paradis.
Alors, elle est devenue Talia, a changé de continent. Jusqu’à ce jour où, au gré de ses rencontres avec des clients fortunés, elle ne croise un producteur. Ayant passé sa vie à changer constamment de rôle et d’identité, elle n’a eu aucun mal à endosser celui qui lui fera crever l’écran.
Alors, elle a engagé un détective privé pour tenter de retrouver Ben. Très vite, elle est alors devenue une star. Et très vite, elle a paradoxalement dû fuir la lumière.
Gilles Paris fait alors basculer l’histoire de l’ascension d’une femme partie de rien vers le thriller à rebondissements multiples. Se servant des codes des grands films noirs, il sème les indices qui vont peu à peu dévoiler le destin de cette femme hors du commun. L’amour contrarié, la soif de vengeance, l’ambition démesurée y sont autant de moteurs que d’obstacles. Les courts chapitres variant les styles et les époques – souvenirs d’enfance, confession épistolaire, rapport d’enquête – entraînent le lecteur dans cette ronde folle et captivante. De Rita Hayworth à Gene Tierney, de Lauren Bacall à Greta Garbo, on sent bien que les grandes actrices des années cinquante ont façonné cette Belle Kaplan. Mais au-delà de l’hommage aux grands films noirs et aux actrices qui les ont portés, les blessures de l’enfance et la solitude forcée apportent à ce roman qui se lit avec beaucoup de plaisir une note plus profonde. Que le ciel bleu d’Ischia aura bien du mal à faire oublier…

Les sept vies de Mlle Belle Kaplan
Gilles Paris
Éditions Plon
Roman
234 p., 19,90 €
EAN 9782259316965
Paru le 7/09/2023

Où?
Le roman est situé au Canada, à Montréal et Chambly, puis en France, à Paris et Montfermeil notamment. On y évoque aussi une île des Cyclades, Tokyo, Londres et les États-Unis, de la Floride à la Californie, en passant par New York. C’est du côté d’Ischia que se termine cette épopée.

Quand?
L’action se déroule il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Belle Kaplan est une star de cinéma aussi vénérée qu’insaisissable. Tous ses films sont des succès planétaires, mais elle se préserve autant des médias que des réseaux sociaux, et reste extrêmement discrète sur son parcours.
C’est elle qui se raconte et nous dévoile peu à peu cet avant sulfureux, tandis que des lettres anonymes lui parviennent n’ignorant rien de sa trajectoire d’autrefois.
Du présent à hier, nous suivons son histoire, à Paris, en Floride, à San Francisco, tandis qu’elle est sur le point de réaliser son plus grand rêve : tourner un film à Hollywood parmi un casting des plus prestigieux. Juste au moment où son grand amour réapparait, risquant de bouleverser son destin.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog Publik’Art (Bénédicte de Loriol)
Blog À bride abattue
Blog Domi C Lire


Gilles Paris présente «Les 7 vies de Mlle Belle Kaplan» au micro d’Alexis Lacroix © Production Radio J

Les premières pages du livre
1 Je suis une femme libre qui décide seule de ses choix

Mon nom, Belle Kaplan, a été inventé par un producteur de films, qui l’a laissé surgir entre les volutes de son cigare. Je me tenais face à lui, après avoir obtenu le rôle de la duchesse de Polignac, fidèle amie de Marie-Antoinette, avec laquelle elle entretenait des relations ambiguës. Rares sont ceux, à part ce nabab rondelet, à se vanter de connaître mon ancienne identité, du moins l’une d’entre elles. Et je ne tiens pas à ce qu’elles émergent de ce passé sulfureux. À l’issue du tournage d’États généraux, qui m’a imposée dans ce milieu dont j’ignorais tout à l’époque, j’ai détruit le contrat original qui révélait ma distinction. J’ai escorté ce mentor jusqu’à ses bureaux, dans ce quartier haussmannien aussi désert qu’un dimanche de novembre. Je l’ai laissé m’embrasser. Sa bouche sentait la cendre et l’alcool fort. Son œil frisé contemplait mon corps sous l’étoffe relevée, alors que ses mains s’en emparaient.
Un mal pour un bien. C’est ce que j’ai pensé tandis qu’en moi tout n’était que simulation. J’ai interrompu nos ébats pour un verre. J’y ai versé un puissant hypnotique qui l’a renversé sur ce divan défraîchi où plus d’une comédienne avait dû se sacrifier. J’ai retrouvé mon engagement dans son ordinateur et je l’ai supprimé. Non sans difficultés : je n’entends rien à l’informatique. Avant d’abandonner cette agence aux lambris désuets, j’ai enfoncé mon talon aiguille dans son ventre replet, assez pour qu’il garde la marque de l’infamie. Je savais qu’il n’oublierait rien, à l’exception de mon patronyme. Mon agent, Basile Delorme, a toujours refusé, à ma demande, les scénarios qu’il me proposait. Je ne l’ai jamais revu. Il est mort d’une cirrhose l’an dernier.
Je n’ai pas de portable. Parfois, je profite d’un jetable que me procure mon assistante, Alice de Banville, et dont je me défais au plus vite. Je hais tout autant les réseaux sociaux. Je suis une femme libre qui décide seule de ses choix. Mon agent est un paravent, comme Alice. Tous deux sont avertis qu’ils ne doivent rien révéler à mon sujet. De toute façon, ils ignorent tout de moi. Je prends garde, à chacune de nos conversations, d’éviter tout épanchement. J’avais une vie différente avant d’être considérée comme la meilleure actrice française. J’ai enterré ce passé à l’exception de Ben, mon frère, que je recherche depuis des années. Personne ne doit soupçonner son existence. J’ai engagé un détective privé, grâce à l’un de mes gardes du corps, et payé son silence au prix fort. Julian Leclerc est un homme intègre – je sais les repérer. Je ne suis pas arrivée là où je suis sans prendre de risques mais j’ai toujours su faire taire les maîtres chanteurs ou les indiscrets. Je suis prête à tout pour préserver mes secrets. Tout ce qui compte aujourd’hui, c’est Ben, que je n’ai pas revu depuis le nom de Belle Kaplan. Il n’est pas vraiment mon frère, mais je ne fais pas la différence. Les dernières traces que j’ai de lui remontent en Floride, quand il était marié à Igor et qu’ils élevaient ensemble leurs trois enfants birmans adoptés. J’ai ressenti du bonheur pour lui. Mais il a quitté son cicérone, et s’est enfui. Ben ne sait que déconstruire. Il n’a pas cherché à me joindre. Comment aurait-il pu ? Je suis devenue aussi imprenable qu’une citadelle. Je dois le protéger après ce qu’il a enduré par ma faute. C’est la seule chose que je sais faire. En dehors de jouer la comédie.

2 J’ai toujours su dompter les hommes

C’est à mon passé que je dois cette rencontre avec le producteur Chaïm Haddad. À Devon Moore exactement, un magnat du timeshare de San Francisco, qui l’a convaincu de produire États généraux. Par la suite, ce milliardaire a financé d’autres productions qui ont creusé la dette du cinéma français. Mais à l’époque où le film est sorti sur les écrans, son nom s’étalait grassement dans toute la presse. Il organisait régulièrement des soirées et invitait tout ce que le cinéma charrie dans son sillage, comme le lit boueux d’un fleuve débordant. Chaïm dépensait des fortunes pour l’apparition de quelques vedettes certifiées et un nombre incommensurable de profiteurs que seul le septième art sait produire. J’étais alors une parfaite inconnue dans un casting qui n’aurait pas fait lever la tête à un cinéphile. Une erreur au casting. Le jour de la sortie, Chaïm Haddad s’est réfugié dans une salle de cinéma archipleine dès 10 heures, dans le quartier des Halles. Ce qui est de bon augure, selon les professionnels. Et quand il s’est avéré que le film tournait au triomphe, les médias ont commencé à s’intéresser à cette femme sublime surgie du néant, dont ils ignoraient tout. J’avais refusé d’écrire un seul mot pour le dossier de presse, je tenais à ce que le mystère soit total. Je n’éprouvais nulle envie de m’asseoir dans la suite d’un palace pour voir défiler face à moi des journalistes ayant pour seul but de satisfaire leurs lecteurs. Je laisse à ces écrivains éphémères et leurs lectrices de moins de cinquante ans se priver d’un passé que je me suis évertuée à faire disparaître. Je savais que j’aurais tout d’une diva sans le moindre égard pour les médias, dont je me passe à merveille. À vrai dire, je m’en fiche royalement. Si peu d’artistes sont réticents aux confidences, je m’enorgueillis de faire partie de ceux qui résistent. Je n’ai jamais été capricieuse, mais je serai toujours exigeante. Je n’ai que faire d’être aimée ou non. J’ai très vite imposé mes règles à Basile et à Alice : j’accepte de me rendre à une avant-première à condition que nul ne m’importune. Je suis prête à saluer la foule ou l’équipe d’un film, mais c’est ma seule concession. Pas de dîner, à la limite un déjeuner avec un décideur, producteur ou réalisateur, et, pour les soirées caritatives, je n’accepte que celles destinées à lever des fonds ou améliorer les lois en faveur des prostituées, ce qui surprend ma petite équipe, que je me garde bien d’éclairer.
Chaïm Haddad ne vaut pas qu’on s’y attarde davantage, il était un moyen pour parvenir à mes fins. J’ai fait de lui ce que bon me semblait – j’ai toujours su dompter les hommes. Enfin, si j’omets Pierre Lepage, mon géant. La voix, l’attitude, et le regard sont nécessaires pour cela. Aucun homme ne m’a vraiment résisté, et ceux qui ont tenté le regrettent amèrement aujourd’hui. Je n’ai ni remords ni regrets. Peut-être est-ce plus facile quand on vient de nulle part ? Comprendre la nature humaine est la clé pour se hisser au sommet. N’y voyez aucune prétention : je suis capable de convaincre mon plus farouche opposant. On change de vie comme on change de partenaire, aussi facilement, à condition d’en avoir les moyens. J’ai déjà eu six vies et cela me suffit. J’ai peu d’attaches, voire aucune. Ce sont sans doute des années d’observation et de privations qui m’ont menée à cette attitude. Je n’ai jamais eu besoin d’un mentor ou d’un gourou. Si étrange que cela puisse paraître, on s’en passe volontiers. L’essentiel est de rester aux aguets, car rien n’est jamais acquis ici-bas. Et une seule erreur de jugement peut vous réexpédier des années en arrière. Quoi que vous fassiez, il y a toujours un prix à payer. Jusqu’à maintenant, j’ai su éviter les pièges tendus par la comédie terrestre. Je suis faillible, évidemment, mais je m’efforce de me débarrasser du superflu. J’ai toujours su prendre les bonnes décisions dans les instants de solitude. Loin du chaos du monde.

3 Mon âme n’est plus à guérir

Je me trouvais au parc des Buttes-Chaumont quand j’ai été prise de panique, une attaque aussi intense que jadis au manoir d’Outremont, à la mort de Madeleine, mon entremetteuse. Je redoute plus que tout ces moments où je ne maîtrise plus rien. J’aurais dû consulter un psychanalyste, mais je savais par avance ce que j’allais entendre, ou plutôt ce à quoi je me serais soustraite. Mon âme n’est plus à guérir, elle ressemble sans doute au portrait de Dorian Gray que seul le vernis qui le recouvre rend encore présentable. Je venais d’être reconnue par un inconnu qui s’était assis à mes côtés sur un banc et disait m’avoir vendu des vêtements à Montréal. Je l’ai aussitôt détrompé, d’une voix glaciale, précisant même que je n’étais jamais allée au Canada. Il s’est excusé avant de quitter son siège et de se fondre dans la foule anonyme. Tout mon corps s’est aussitôt raidi, incapable du moindre mouvement.
Des feuilles d’automne virevoltaient autour des chênes. J’assistais telle une statue à ce ballet qui me rappelait les magnifiques saisons au Québec. Si je suis absente des réseaux sociaux et refuse d’être interviewée, c’est pour ne pas être reconnue dans la rue, comme cela venait de se produire. Je redoute ces succès qui ne me laisseront jamais en paix. Je dois m’habituer aux imprévus sans pour autant me fendre comme du bois sec. Je suis paralysée sur cette assise, transie de froid, accablée par la peur d’être découverte. Je sais bien qu’on ne gouverne pas tout dans une vie, même si je me persuade du contraire. J’en voudrais presque à sœur Clarence et à Madeleine de m’avoir fait porter l’armure en toute circonstance. Je me sens si démunie, exposée aux vents mauvais qui me font tant douter. De ma capacité à agir, à rester moi-même, sans avoir à me justifier.
Mon bras se désengourdit, j’arrive à remuer les doigts sous mon gant que je retire. J’enfonce mes ongles dans ma peau jusqu’au sang. Il n’est pas question de fendre l’armure. Peu à peu, la panique reflue, je la sens abandonner mon corps qui retrouve une certaine chaleur, malgré la fraîcheur d’octobre. La célébrité n’étant en rien préméditée, j’imaginais vivre dans un anonymat réconfortant. Aucun journaliste ne m’a connue à Montréal, je ne risque rien de ce côté-là. Je ne devrais pas me mettre dans un tel état pour un vieil homme inoffensif. Je m’en voudrais presque d’être aussi sensible quand tout m’a préparée à ne pas l’être. Je me garde bien de le montrer.
Ma vie est faite de retenues excessives, de rendez-vous manqués, à commencer par celui de ma naissance. On apprend de ses erreurs, évidemment. Mais chaque étape semble si difficile à franchir, surtout quand on s’est promis depuis la prime enfance de ne jamais faiblir. La vie paraît si dure quand on est privée de famille à peine sortie d’un ventre dont on ignore tout. Ne reste que la colère sourde qui s’atténue avec les années.
Tandis que je me lève lentement de ce banc, réajustant mon foulard et mes lunettes noires, il ne reste rien ou presque de ce moment d’égarement. Je dois me reprendre. Mes nombreuses métamorphoses à Montréal empêcheraient qui que ce soit de me reconnaître. Ce vendeur de fringues était une exception, renvoyée à la pénombre. Je n’irai plus jamais dans ce parc. La vie m’a appris à être seule. J’aime ce confort, sachant à quel point la nature humaine peut être décevante. Et tout ce que j’ai pu vivre à ce jour ne l’a jamais démenti.

4 Dire non est un luxe après tout ce que j’ai vécu

Je laisse Alice de Banville, mon assistante, me faire part des appels reçus à heure fixe, même si je suis sur un tournage. Autant regrouper ces frivolités auxquelles j’aime me soustraire la plupart du temps. Dire non est un luxe après tout ce que j’ai vécu, et je ne m’en prive pas. Un acteur audacieux qui souhaite me parler face à face. Un journaliste insistant qui pense à la couverture de son magazine, suivie d’un portrait de Belle Kaplan sur plusieurs pages. Une association de défense des animaux qui me sollicite pour son prochain spot télévisé. Invariablement je dis non, surtout s’il s’agit d’une demande d’interview. Je crains les journalistes. Sur chacun de mes contrats, je fais écrire en gras que je ne participerai qu’à une seule émission pour la promotion de mon film. En général le journal de 20 heures de TF1 ou France 2. J’interdis toute question, et si l’on m’en pose une, je me tais assez longtemps pour affoler le réalisateur en régie. Je refuse les contacts avec la presse écrite. Alors ces tabloïds se vengent, écrivent n’importe quoi, car aucun d’entre eux ne sait quoi que ce soit sur moi. Je n’ai pas d’addiction connue ni d’amant, on ignore tout de mon enfance ou de mon adolescence, je semble sans famille, et ça rend dingue cette presse-là. Je laisse faire, ne poursuis aucun journal : ils se ridiculisent eux-mêmes. Je ne suis pas mariée, n’ai aucune descendance, je semble aussi froide que la glace. Fatale, un féminin à gros tirage, a même suggéré que j’avais dû emprunter mon cœur dans une morgue. Pourtant, à les lire, on ne voit que moi à l’écran. Ils s’accordent tous sur ce point. La lumière me pare comme un coucher de soleil. Mes partenaires masculins, des plus inconnus aux plus célèbres, sont tous tombés amoureux de moi. Ils disent que sur un plateau je suis à la fois une mère attentive et soucieuse, une amante passionnée et charnelle, une amie idéale et généreuse. Ce que je ne suis pas dans la vie. Je n’ai rien d’incarné dans le réel, en dehors de ma beauté qu’on dit sidérante. Tous ces superlatifs ont le don de m’agacer. Mon regard s’accroche au hasard de mes interlocuteurs, sonde leur cœur comme un sonar, loin sous la surface. Impossible de le soutenir. Mon calme en toute situation étonne. C’est incroyable ce qu’on peut écrire sur moi sans même m’avoir croisée.
Quand Alice me lit les messages laissés à mon attention, elle voit bien que cela m’ennuie. D’un geste de la main je lui fais signe d’accélérer. Le mot « non » sort de ma bouche comme une balle qui ne rebondit pas. Si je suis intéressée, Alice le remarque à mon sourcil gauche qui se lève légèrement. Elle est heureuse, comme si elle dirigeait la marque célèbre dont j’accepterais de devenir l’égérie. Cette assistante a tout d’une oie blanche. Ensuite c’est Basile Delorme qui négocie l’accord – je ne parle jamais d’argent. Par ailleurs, je n’apprécie pas qu’Alice se tienne trop près de moi. Ni qu’elle s’asseye à mes côtés. Cela me rappelle trop la rue Gilford à Montréal, où les vendeuses s’affairaient près de moi, à la demande du géant, quand je me nommais Paradis. Alice a dû croire naïvement que nous pourrions devenir amies. Mais je n’en ai aucune. Je suppose qu’elle rêve de découvrir en moi une faille qui me rendrait humaine. Et ce ne sont pas les cadeaux que je lui fais à son anniversaire ou à Noël qui vont changer sa perception de moi. Même si les vêtements de grands couturiers qu’elle porte ou l’un de ces sacs luxueux sur son avant-bras semblent la combler. J’achète sa discrétion et la tiens à distance. J’imagine qu’elle se délecterait de vendre un de mes secrets au plus offrant. Pourtant, je l’aime bien, mais un peu comme un animal de compagnie dont on caresse distraitement la tête. Ce que faisait Madeleine au manoir, avec ses douze chiens. Ma vie m’a appris à ne faire confiance à personne.

5 Je sais qu’en fermant les yeux, il m’est facile de retrouver mon voleur

J’ai connu Régis Durand sur le tournage d’Incendiée, mon deuxième film. C’est un machiniste qui conçoit les décors au cinéma. Je lui ai interdit de parler de notre liaison à qui que soit. »

Extrait
« J’ai reçu la deuxième lettre anonyme à mon domicile. La même enveloppe, le même papier couché, le courrier toujours affranchi à la poste du Louvre. Je l’ai décacheté délicatement, retenant mon souffle en la lisant. Elle était encore plus précise que la précédente:
Je sais que tu t’es appelée Grâce, Paradis, Talia et Jade, avant de choisir Belle. Qui crois-tu berner? » p. 93

À propos de l’auteur
PARIS Gilles_©Didier_Gaillard-HohlwegGilles Paris © Photo Didier Gaillard-Hohlweg

Gilles Paris est l’auteur d’une quinzaine de livres. Son best-seller Autobiographie d’une Courgette a fait l’objet d’un film d’animation césarisé et multirécompensé en 2016. Il a été adapté au théâtre à Paris, au Tristan Bernard, où il sera à l’affiche jusqu’en janvier 2024. La pièce de Pamela Ravassard Courgette sera ensuite en tournée jusqu’en 2025. (Source: Éditions Plon)

Site internet de l’auteur
Page Wikipédia de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lesseptviesdemademoisellebellekaplan #GillesParis #editionsplon #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #lundiLecture #LundiBlogs #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #lecture2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

L’hôtel des oiseaux

MAYNARD_lhotel_des_oiseaux  Grand_Guide_rentree_litteraire_automne_2023  coup_de_coeur

Lauréate du Palmarès Livres Hebdo des libraires 2023

En deux mots
Quand sa mère meurt tragiquement Joan a 6 ans. Sa grand-mère la recueille et la rebaptise Amelia. Mariée et mère d’un petit garçon, elle vit un nouveau drame et se retrouve seule, décidée à en finir. Finalement, elle quitte la Californie dans un bus brinquebalant jusqu’en Amérique centrale. Là, elle trouve son paradis, même s’il est entouré de serpents.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La réfugiée de la Llorona

Joyce Maynard nous offre une nouvelle preuve de son talent avec ce riche roman, aux multiples rebondissements. Il raconte le destin tragique d’une femme qui, après avoir perdu sa mère, puis son mari et son fils, trouve refuge en Amérique centrale où elle va tenter de se reconstruire, en essayant d’oublier les fantômes du passé. Brillant!

«J’avais vingt-sept ans quand j’ai décidé de sauter du Golden Gate Bridge. L’après-midi j’avais une vie merveilleuse et, une demi-heure plus tard, je ne voulais plus que mourir.» Quel incipit! Avouez que vous avez d’emblée envie de savoir ce qui peut motiver une jeune femme à vouloir en finir avec la vie.
C’est ce que Joyce Maynard va nous raconter en revenant sur le parcours de son héroïne, mais aussi et surtout en nous dévoilant ce qui s’est passé après être monté sur le célèbre pont de San Francisco.
Joan a connu une enfance plutôt heureuse, même si la carrière de sa mère Diana – une chanteuse que l’on comparait à Joan Baez – la contrainte à se retrouver souvent seule. Mais elle a trouvé le moyen de s’évader grâce à ses crayons de couleur. Mais un premier drame va venir la frapper, alors qu’elle n’a pas sept ans. Sa mère meurt à New York dans des circonstances troubles. Un groupuscule terroriste, le Weather Underground, provoque un accident mortel en tentant de fabriquer une bombe et Diana figurait dans la liste des victimes. «Dans l’un des bulletins d’informations qui passa à l’antenne dans les jours suivant l’explosion, une photo de ma mère tirée de son annuaire du lycée apparut à l’écran. Elle était beaucoup plus jolie en vrai que sur la photo qu’ils montrèrent. Un reporter colla un micro devant une femme qui se révéla être l’épouse du policier décédé. «J’espère qu’elle brûle en enfer comme les autres», dit-elle. C’est à ce moment-là que nous avons changé de nom et sommes devenues Renata et Amelia.»
Joan ne comprend pas vraiment pourquoi elle s’appelle désormais Amelia, ni pourquoi sa grand-mère devient Renata, mais elle obéit et suit son aïeule. Elle n’aura plus l’occasion de voir son père non plus, ce dernier ayant promis de rester loin d’eux.
Les années vont passer, sa passion pour le dessin s’affirmer sans pour autant que ses blessures ne se referment. C’est quand elle va croiser Lenny qu’elle va croire le bonheur possible. Celui qui va devenir son mari est attentionné et aimant. Ensemble, ils rêvent de construire une famille. Quand naît leur fils Arlo, ils sont aux anges.
Mais un nouveau drame vient frapper leur paisible existence. En courant derrière un ballon, Arlo et son père, qui tentait de le rattraper, sont fauchés par une voiture et meurent sur le coup. Dès lors, on comprend l’envie d’Amelia d’en finir. Sauf qu’au moment de faire le grand saut, elle s’est souvenue de cette phrase de Lenny: «quand on a atteint le fond, on ne peut que remonter.»
Alors plutôt que de mourir, elle va rassembler quelques affaires et prendre le premier bus, sans vraiment connaître sa destination. Sur la route, au gré des rencontres et du hasard, elle va laisser le destin la guider. Et arriver en Amérique centrale dans un village au bord d’un lac et d’un volcan, dans un hôtel baptisé La Llorona, une sorte de petit paradis sur terre: «L’hôtel ressemblait à la maison d’un conte de fées. Partout où je posais le regard, je découvrais un détail extraordinaire, sans doute une création de Leila ou des gens du village: pas seulement les pierres transformées en singes, jaguars ou œufs, mais les plantes grimpantes qui formaient des tonnelles ruisselaient de fleurs épanouies évoquant les visions les plus folles d’un trip au LSD, les cours d’eau artificiels serpentaient dans les jardins, butaient sur des pierres lisses et rondes – quelques-unes vertes, sous une certaine lumière en tout cas, d’autres presque bleues. Un banc de pierre était creusé à flanc de colline. Il y avait aussi une méridienne qui semblait faite d’un seul tronc d’arbre. Un vieux bateau de pêche en bois, sur lequel s’empilaient des coussins, était suspendu à un arbre. De son tronc jaillissaient une demi-douzaine de variétés d’orchidées et une chouette taillée elle-même dans une loupe de bois.»
Commence alors, au fil des rencontres et des destins des habitants mais aussi des clients de l’hôtel, le roman d’une reconstruction. Mais comme tout paradis, il est entouré de serpents et ce chemin de résilience sera semé d’obstacles. La propriétaire de l’hôtel qui l’a accueillie va mourir et lui laisser gérer l’endroit. Une tâche délicate car tous ne voient pas d’un très bon œil cette étrangère leur dicter leur conduite. Mais Amelia a appris à affronter les problèmes lorsqu’ils surviennent, qu’ils soient petits ou gigantesques. Et à tenter de trouver dans l’adversité un nouveau chemin sur lequel elle pourra avancer. Jusque vers l’autre rive.
Joyce Maynard fait preuve d’une rare maîtrise de la narration pour tisser une histoire avec l’autre, pour s’imprégner de la magie d’un lieu, pour nous en décrire toute la sensualité. Elle enrichit aussi son roman de légendes, plus ensorcelantes et mystérieuses les unes que les autres, sans pour autant perdre le fil d’un récit qui court sur quatre décennies. Car l’écriture est toujours très fluide, les descriptions – en particulier la flore et la faune – précises, le rythme d’une grande musicalité. Et le tout accompagné d’un final éblouissant.
Comme le dit Gabriel García Márquez dans L’Amour aux temps du choléra, cité en exergue du livre: «Considérer l’amour comme un état de grâce qui n’était pas un moyen mais […] une fin en soi.»

Playlist
La Llorona, le nom de l’hôtel, fait référence à une chanson traditionnelle mexicaine sur une mère qui arpente la terre en pleurant la mort de ses enfants.
Dos besos llevo en el alma, Llorona,
que no se apartan de mí.
Dos besos llevo en el alma, Llorona,
que no se apartan de mí.
El último de mi madre, Llorona,
y el primero que te di.
El último de mi madre, Llorona,
y el primero que te di.

Je porte deux baisers dans mon cœur, Llorona,
qui jamais ne me quitteront.
Je porte deux baisers dans mon cœur, Llorona,
qui jamais ne me quitteront.
Le dernier que m’a donné ma mère, Llorona,
et le premier que je t’ai donné.
Le dernier que m’a donné ma mère, Llorona,
et le premier que je t’ai donné.
«La Llorona»


Angela Aguilar interprète La Llorona © Production Angela Aguilar Oficial

L’hôtel des Oiseaux
Joyce Maynard
Éditions Philippe Rey
Roman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Florence Lévy-Paoloni
528 p., 25 €
EAN 9782384820313
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Amérique centrale, au Guatemala – même si le pays n’est pas précisé – et aux États-Unis, de New York à San Francisco, en passant par Poughkeepsie dans l’État de New York, puis en Caroline du Nord, en Floride et en Californie. On y évoque aussi une île de la Colombie-Britannique.

Quand?
L’action se déroule des années 1970 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
1970. Une explosion a lieu dans un sous-sol, à New York, causée par une bombe artisanale. Parmi les apprentis terroristes décédés : la mère de Joan, six ans. Dans l’espoir fou de mener une vie ordinaire, la grand-mère de la fillette précipite leur départ, loin du drame, et lui fait changer de prénom : Joan s’appellera désormais Amelia.
À l’âge adulte, devenue épouse, mère et artiste talentueuse, Amelia vit une seconde tragédie qui la pousse à fuir de nouveau. Elle trouve refuge à des centaines de kilomètres dans un pays d’Amérique centrale, entre les murs d’un hôtel délabré, accueillie par la chaleureuse propriétaire, Leila. Tout, ici, lui promet un lendemain meilleur : une nature luxuriante, un vaste lac au pied d’un volcan. Tandis qu’Amelia s’investit dans la rénovation de l’hôtel, elle croise la route d’hommes et de femmes marqués par la vie, venus comme elle se reconstruire dans ce lieu chargé de mystère. Mais la quiétude dépaysante et la chaleur amicale des habitants du village suffiront-elles à faire oublier à Amelia les gouffres du passé ? A-t-elle vraiment droit à une troisième chance ?
Dans ce roman foisonnant, Joyce Maynard, avec la virtuosité qu’on lui connaît, emporte les lecteurs sur quatre décennies. Riche en passions et en surprises, L’hôtel des Oiseaux explore le destin d’une femme attachante, dont la soif d’aimer n’a d’égale que celle, vibrante, de survivre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV Culture (Laurence Houot)
Les Échos (Isabelle Lesniak)
Le Devoir (Christian Desmeules)
Madame Figaro (Minh Tran Huy)
Femina.fr (Anne Michelet)
Blog Aude bouquine

Le livre du jour (Frederic Koster)

Les premières pages du livre
Le pays où se déroule cette histoire, s’il évoque par certains aspects différents lieux d’Amérique centrale, est une invention de l’autrice. C’est également le cas du lac, du volcan, de l’hôtel, des habitants du village, de l’herbe magique, des lucioles qui n’apparaissent qu’une fois par an, une nuit seulement. De nombreuses espèces d’oiseaux décrites dans ces pages n’existent pas réellement. Cette histoire peut être qualifiée de chimère ou simplement de rêve. La partie sur le pouvoir de l’amour – et la capacité de ceux qui en vivent les effets à accomplir l’impossible – est réelle et authentique.

« Une chose sur les temps difficiles
J’avais vingt-sept ans quand j’ai décidé de sauter du Golden Gate Bridge. L’après-midi j’avais une vie merveilleuse et, une demi-heure plus tard, je ne voulais plus que mourir.
J’ai pris un taxi. Je suis arrivée près du pont juste après le coucher du soleil. Il se dressait dans le brouillard avec cette magnifique teinte rouge que j’adorais, quand je m’intéressais encore à la couleur des choses et des ponts, lorsque je les traversais. À l’époque où je m’intéressais à tant de choses qui me semblaient à présent dénuées de sens.
Avant de quitter pour la dernière fois mon appartement, j’avais fourré un billet de cent dollars dans ma poche. Je l’ai donné au chauffeur. Attendre la monnaie était inutile.
Il y avait des touristes, bien sûr. Des voitures circulant dans les deux sens. Des parents avec leurs enfants dans des poussettes. J’avais été comme eux.
Un bateau passait sous le pont. De là où je me trouvais, me préparant à sauter, je l’ai regardé s’engager entre les piles. Des hommes lavaient le pont du bateau. Plus rien n’avait de sens.
J’avais vaguement conscience qu’un homme âgé m’observait. Peut-être chercherait-il à m’arrêter. J’ai attendu qu’il s’en aille, ce qui s’est produit quelques minutes plus tard.
Sauf que j’étais incapable de faire le dernier pas, de monter sur le garde-fou, de passer par-dessus.
Lenny avait dit, un jour que le chèque de notre loyer avait été rejeté, la semaine où Arlo avait été renvoyé du jardin d’enfants parce qu’il avait des poux, que j’avais attrapé une mononucléose et qu’une canalisation avait éclaté dans l’appartement, détruisant une pile de dessins sur lesquels je travaillais depuis six mois : « Une chose sur les temps difficiles : quand on a atteint le fond, on ne peut que remonter. »
Debout sur le pont, tandis que je contemplais l’eau sombre et ses remous, je crois que j’ai compris autre chose. Même si ce que je vivais était affreux, une petite partie de moi ne pouvait pas abandonner le monde. Pleurer un deuil immense, comme je le faisais, devait servir d’une certaine façon à me rappeler que la vie était précieuse. Même la mienne. Même alors.
Je me suis éloignée du garde-fou.
Je ne pouvais pas le faire. Mais je ne pouvais pas non plus rentrer chez moi. Je n’avais plus de chez-moi.
C’est ainsi que je me suis retrouvée à l’hôtel des Oiseaux.

1
1970
À partir d’aujourd’hui, tu t’appelles Amelia
Nous avons entendu l’information à la télévision, deux semaines avant mon septième anniversaire. Ma mère était morte. Le lendemain matin, ma grand-mère m’annonça qu’il nous fallait changer mon nom.
J’étais assise à la table de la cuisine – Formica jaune parsemé d’éclats en forme de diamants, éternel paquet de Marlboro Light de ma grand-mère, mes crayons de couleur disposés dans leur boîte en fer. Le téléphone n’arrêtait pas de sonner, mais ma grand-mère ne décrochait pas.
« Ils peuvent tous aller au diable », maugréait-elle. Elle avait l’air en colère, mais pas contre moi.
Bizarre, les souvenirs. Je m’accrochais à mon crayon. Tout juste taillé. Bleu. Le téléphone sonnait sans arrêt. J’ai fait le geste de décrocher, mais Grammy m’a dit non.
« Les gens vont nous poursuivre. Ils auront tout un tas d’opinions. Il vaut mieux qu’ils ne fassent pas le rapport », m’expliqua ma grand-mère en prenant une cigarette.
Opinions sur quoi ? Rapport ? Quels gens ?
« On ne peut laisser personne découvrir qui nous sommes. Tu ne peux plus t’appeler Joan », décréta Grammy.
À vrai dire, j’avais toujours voulu un autre prénom que celui que ma mère m’avait donné, celui de sa chanteuse préférée. (Baez, pas Joni Mitchell. Même si elle les adorait toutes les deux.) Je lui demandais souvent de m’appeler autrement. (Liesl, comme l’une des enfants de La Mélodie du bonheur. Skipper, comme la petite sœur de Barbie. Tabitha, comme dans Ma sorcière bien-aimée.)
« Je peux m’appeler Pamela ? » demandai-je.
C’était le prénom d’une fille de l’école qui avait des cheveux magnifiques. J’adorais sa queue-de-cheval.
Grammy répondit que ça ne marchait pas comme ça. Elle avait déjà choisi mon nouveau prénom. Amelia.
Alice, une amie de Grammy au club de bridge, avait une petite-fille de mon âge. Je ne l’avais vue qu’une seule fois. Amelia. Elle était morte quelque temps auparavant. (D’un cancer, j’imagine, mais on ne prononçait pas ce mot à l’époque.) Après quoi, Alice avait cessé de venir au club de bridge.
Ma grand-mère raconta quelque chose que je ne compris pas au sujet d’un papier nécessaire avec mon nom dessus pour aller à l’école et prouver que j’existais.
« J’existe.
– C’est trop compliqué à expliquer », dit-elle. Il fallait qu’on déménage tout de suite. J’irais dans une autre école. On ne me laisserait pas entrer au cours préparatoire sans les papiers. Elle savait comment s’y prendre. Elle l’avait vu dans un épisode de Columbo.
L’après-midi même, nous sommes allées en bus jusqu’à un immeuble où ma grand-mère a rempli plein de papiers. J’étais assise par terre et je dessinais. Quand nous sommes parties, nous avions mon nouveau certificat de naissance. « C’est officiel. Maintenant, tu es Amelia », m’apprit-elle.
J’avais aussi un nouvel anniversaire, le même que celui d’Amelia qui était morte. Il me manquait maintenant deux mois avant mes sept ans. Ce n’était que l’un des nombreux événements qui se produisirent les jours suivants et qui me perturbèrent. « Ne pose pas autant de questions », répétait Grammy.

Ma grand-mère changea aussi de nom. Esther devint Renata. Pour moi elle était toujours Grammy, alors c’était facile. Il me fallut un certain temps pour me rappeler que j’étais Amelia et pas Joan. J’étais en train d’apprendre les majuscules. Je maîtrisais bien le « J », mais je devais tout recommencer avec le « A ».
Un carton arriva avec, à l’intérieur, des vinyles. Je les reconnus tout de suite : ceux de ma mère. L’écriture sur le carton était la sienne.
Quelques jours plus tard, les déménageurs vinrent. Ma grand-mère avait emballé toutes nos possessions, peu nombreuses en fait. Quand ils eurent emporté le dernier carton – ma poupée Tiny Tears, quelques livres, ma collection d’animaux en porcelaine, le ukulélé que ma mère m’avait offert pour mes six ans et dont je ne savais pas jouer, mes crayons de couleur –, je regardai par la fenêtre les hommes charger le camion. Personne n’avait dit où nous allions. On partait, voilà tout.
« Tu vois cet homme avec l’appareil photo ? demanda ma grand-mère en le montrant du doigt. Voilà pourquoi nous devons partir. On ne nous laissera plus jamais tranquilles. »
Qui ?
Les paparazzi. « Ceux-là mêmes qui ont rendu la vie impossible à Jackie Kennedy, au point qu’elle a été obligée d’épouser ce vieux bonhomme affreux avec son yacht. »
Je ne comprenais rien du tout. Le week-end suivant, nous défaisions les cartons dans notre nouvelle maison, un appartement avec une seule chambre à Poughkeepsie, dans l’État de New York, où vivait mon oncle Mack, le frère de Grammy. Il l’appelait toujours Esther, mais comme il ne m’avait vue que deux fois, ça ne lui a pas été difficile de m’appeler Amelia. Le premier soir, il nous commanda des plats à emporter chinois. Je lui tendis le petit papier plié dans mon biscuit.
« Une tasse est utile quand elle est vide », lut-il.
Il y avait une ombrelle en papier sur la table. Ouverte fermée, ouverte fermée.

Grammy trouva du travail dans un magasin de tissu. Comme ma mère ne s’était jamais occupée de me faire entrer à l’école maternelle, l’année précédente, elle m’inscrivit au cours préparatoire à l’école élémentaire Clara Barton. Par la suite, je n’ai posé qu’une seule fois des questions sur ma mère. J’avais l’impression que je n’étais pas censée parler d’elle et je ne le faisais pas.
Il n’y avait pas eu d’obsèques. Personne ne vint nous dire combien ils étaient navrés de ce qui était arrivé. Si Grammy possédait des photos de ma mère, elle les gardait dans un endroit qui m’était inconnu. En l’absence d’une image d’elle, j’en dessinai une que je glissai sous mon oreiller. Joues roses, yeux bleus, bouche en bouton de rose. Longs cheveux bouclés comme une princesse.
Quand, à l’école, les enfants me demandaient pourquoi je vivais avec ma grand-mère et pourquoi ma mère n’était jamais là, je répondais qu’elle était une chanteuse célèbre, mais que je n’avais pas le droit de dire laquelle. Elle était en tournée avec son groupe et répétait pour un spectacle au Hootenanny.
« Ça ne passe plus à la télé, dit un certain Richie qui fichait toujours la pagaille.
– Je voulais dire The Johnny Cash Show. Je les confonds toujours. »
Au bout d’un moment, il y eut moins de questions, mais de temps en temps un enfant demandait encore quand elle allait rentrer, si j’allais partir à Hollywood et si je pouvais leur donner un autographe.
Je répondais qu’elle s’était cassé la main. La main gauche, mais elle était gauchère. Je trouvais que cela rendait le mensonge plus convaincant.
« Je parie que ta mère n’est pas vraiment célèbre. Je parie qu’elle est bête, comme la grand-mère dans Beverly Hillbillies, dit Richie.
– Ma mère est très belle », assurai-je. Ça au moins, c’était vrai.

Les cheveux noirs et brillants de ma mère lui arrivaient à la taille et j’adorais les brosser. Elle avait de longs doigts élégants (mais des ongles sales) et elle était si mince que quand nous étions allongées toutes les deux sur un matelas pneumatique, dans l’un des campings où nous vivions toujours à l’époque, je pouvais suivre ses côtes du doigt. Je me souvenais surtout de sa voix, un pur soprano sans faiblesse. Elle avait une si bonne oreille (son talent pour la musique était bien meilleur que son talent pour choisir les hommes) qu’elle pouvait chanter une mélodie complexe en mode mineur sans le soutien d’une guitare, même si elle n’éprouvait apparemment aucune difficulté à trouver un beau guitariste folk barbu pour l’accompagner.
On la comparait à Joan Baez, mais son petit ami, Daniel – celui avec qui elle était le plus souvent (par intermittence) durant mes six premières années jusqu’au mois précédant l’accident –, prétendait que non, elle ressemblait davantage à la sœur cadette de Joan, Mimi Fariña. La plus jolie, avec la voix plus douce.
Elle chantait tout le temps pour moi, dans la voiture tard le soir ou quand nous nous apprêtions à dormir sous notre tente dans le sac de couchage que nous partagions. Elle connaissait toutes les vieilles ballades anglaises – des chansons sur des hommes jaloux qui jettent la femme qu’ils aiment dans la rivière parce qu’elle ne veut pas les épouser, sur des femmes au cœur pur promises à un noble, qui lui préfèrent un humble roturier et s’aperçoivent qu’il est le plus riche du pays.
Elle chantait pour m’endormir tous les soirs. Les chansons faisaient office d’histoires.
Twas in the merry month of May, when green buds all were swellin’… Sweet William on his death bed lay. For love of Barbara Allen 1.
« Est-ce qu’on peut vraiment mourir parce qu’on aime trop quelqu’un ? lui demandais-je.
– Seulement si on est un vrai romantique, répondait-elle.
– Est-ce que tu es une vraie romantique ?
– Oui. »
Certaines chansons de ma mère risquaient plus de me tenir éveillée que de m’endormir.
I’m going away to leave you, love. I’m going away for a while. But I’ll return to you some time. If I go ten thousand miles 2.
Quand elle chantait « Je vais partir », j’étais inquiète. C’était mieux quand elle chantait « Je reviendrai », peu importait comment. « Ce n’est qu’une chanson », m’expliquait-elle.
Mais l’une de ces vieilles ballades me faisait une peur bleue, « Long Black Veil ». J’étais couchée et je serrais dans mes bras la girafe que Daniel avait gagnée pour moi un jour dans une fête foraine en faisant exploser cinq ballons de suite avec des fléchettes. Même si j’avais entendu ma mère chanter cent fois cette chanson, j’en redoutais la fin.
Late at night when the north wind blows… In a long black veil she cries o’er my bones 3.
Drôle de choix pour une chanson censée m’endormir, mais ma mère était ainsi.
« Arrête ! » criais-je de mon lit – ou du matelas, quel qu’il soit, sur lequel elle m’avait couchée – chaque fois qu’elle chantait « Long Black Veil » et qu’elle en arrivait là. Elle se taisait et je la suppliais de continuer. J’aimais tellement sa voix. Même quand les paroles me donnaient des cauchemars.
Ma mère voulait que je l’appelle Diana. Elle disait que m’entendre l’appeler Maman lui donnait l’impression d’être vieille, comme un personnage d’une série télé qui portait un tablier. Ou comme ma grand-mère, ce qui était pire.
Elle avait fait ses études à Berkeley. Elle avait rencontré mon père lors d’un sit-in contre la guerre au Vietnam à People’s Park. Elle ne le savait pas encore, bien sûr, mais quand ils retraversèrent le pont, elle était enceinte.
Mon père reçut son ordre d’incorporation à l’automne. Il devait se présenter à peu près au moment de ma naissance. Il partit pour le Canada. Il écrivait à Diana tous les jours, parfois deux fois par jour, pour la supplier de le rejoindre, mais elle s’était alors mise avec un joueur de banjo qui s’appelait Phil et qui lui rappelait Pete Seeger, en plus sexy. Je pense que Diana était plus amoureuse des chagrins d’amour, dans la vie ou dans les chansons, qu’elle ne l’avait jamais été de mon père. Puis Phil et elle rompirent, et elle chanta beaucoup de chansons tristes. Enfin, c’était toujours le cas.
Elle rencontra Daniel le jour de son accouchement. C’était tout elle. Il lui fallait un homme à ses côtés et elle n’avait jamais de mal à en trouver un.

Daniel était sa sage-femme en salle d’accouchement, chose rare à l’époque pour un homme, mais Daniel adorait les bébés et, comme il me le dit un jour, il aimait aider les femmes à mettre un enfant au monde. Il avait assisté Diana durant trente-deux heures de contractions, suivies de six heures à pousser. L’histoire raconte que, quand je suis née, tous deux étaient tombés amoureux.
Mes souvenirs de ce que je qualifie comme les « Années Daniel », avec l’apparition fréquente de divers « invités », se concentrent surtout sur la musique que nous écoutions, un disque de Burl Ives que Daniel m’avait acheté. Burl Ives ressemblait tout à fait au grand-père qu’on aurait aimé avoir, si on avait un grand-père. Il m’avait aussi acheté un album de chansons pour enfants de Woody Guthrie. Contrairement à Burl Ives, Woody Guthrie paraissait un peu dingue, mais ses chansons étaient bien plus drôles. Je demandais à Diana et à Daniel de passer le disque de Woody Guthrie une douzaine de fois par jour. La chanson que je préférais évoquait une promenade en voiture et s’accompagnait de drôles de bruits qu’il fallait faire avec la bouche. La façon qu’avait Daniel de se tapoter les lèvres pour imiter le bruit du pot d’échappement des très vieux véhicules, qui correspondait parfaitement au pot d’échappement de notre très vieux véhicule, constitue l’un des souvenirs les plus vivaces que je garde de lui. Je croyais que toutes les voitures faisaient ce genre de bruit.
Nous passions beaucoup de temps en voiture – une voiture après l’autre. En général ces vieilles guimbardes problématiques rendaient l’âme sur une route nationale alors que nous allions à une manifestation pour la paix, à un concert, ou que nous rentrions à la maison quand nous en avions une, au motel, au camping ou, à défaut, à l’appartement d’un guitariste ami de ma mère. Diana et moi passions des heures sur le bord de la route pendant que Daniel ou un autre copain bricolait la voiture. La plupart d’entre eux se mélangent dans mon esprit – cheveux longs, drôle d’odeur, jeans traînant dans la poussière –, mais l’un d’eux, Indigo, se détache des autres. Il m’appelait Gamine et s’amusait à me chatouiller même après que je lui avais dit que je détestais les chatouilles. Un jour que nous avions une chambre dans un motel avec piscine, il m’a jetée à l’eau.
« Joanie ne sait pas nager », cria Diana. Indigo se contenta de rire. Je sentais que je coulais au fond de la piscine. J’ouvris la bouche. Pas d’air. J’agitais les bras, mais je n’avais rien à quoi m’accrocher.
Enfin, Diana fut là. Elle avait sauté dans la piscine vêtue de sa jupe en jean. Elle me tirait vers la surface. Je me suis mise à tousser et à chercher mon souffle, en me vidant de toute l’eau avalée. Ce fut la dernière fois que je m’aventurai dans une piscine.

Ma mère et ses copains m’emmenèrent à de nombreux concerts. Mes principaux souvenirs de l’époque concernent l’odeur des toilettes portables Porta Potti où j’avais toujours peur de tomber, celle de marijuana et de musc, ainsi que le bien-être que je ressentais quand ma mère entrait dans la tente avec moi et son petit ami du moment, tard le soir. Ensuite, je les entendais chuchoter et rire doucement d’une manière que j’interprète maintenant comme faisant partie de leurs jeux amoureux, quand ils me croyaient endormie. À l’époque, c’était simplement la bande son de ma vie, pas différente des vieilles ballades et de « Kumbaya ».
Les discours continuaient souvent dehors, transmis par une sono qui grésillait. Mes nuits préférées étaient celles où Diana chantait pour moi tandis que les papillons de nuit tournaient autour de nos têtes à la lumière de notre lampe Coleman. Lorsqu’elle et Daniel vivaient ensemble, il s’asseyait devant la tente avec sa lampe de poche et lisait le manuel préparant à l’examen qu’il allait passer pour obtenir un niveau supérieur dans son métier de sage-femme, fumait un joint ou taillait le bout de bois que je le voyais travailler aussi loin que remontaient mes souvenirs. Il ne ressemblait à rien de reconnaissable, ce bout de bois, mais il était si doux que j’aimais le tenir contre ma joue. J’imaginais que la main de ma mère me caressait de cette façon, mais elle était souvent occupée ailleurs.
Nous avons un moment vécu tous les trois à San Francisco. Nous habitions même dans un appartement, avec un canapé et un vrai lit pour moi. La sœur de Daniel lui avait envoyé une souche de levain. Durant quelque temps, une odeur de pain plana dans notre appartement et je crus vraiment que, pour une fois, nous allions y rester. Mais, à l’été 1969, j’avais alors six ans, ma mère et Daniel décidèrent de traverser le pays pour assister au festival de musique de Woodstock. Son idée à elle, sans doute, mais Daniel était d’accord.
Ils chargèrent la voiture, une Renault couleur argent cet été-là, avec tout ce que nous possédions, c’est-à-dire pas grand-chose : quelques chemises teintes au nœud, quelques jeans, et comme toujours ma boîte de crayons de couleur, ma girafe, un édredon en patchwork que nous avait fait ma grand-mère, les bottes de ma mère avec des roses gravées sur les côtés, auxquelles elle tenait beaucoup, et les manuels de l’école de sage-femme de Daniel. Une caisse contenant la précieuse collection de vinyles de Diana était rangée dans le coffre. Quand nous nous trouvions dans une région chaude comme l’Arizona, elle avait peur qu’ils ne fondent. Un jour, elle acheta une glacière et y mit de la glace pour qu’ils soient en sécurité. À l’époque, il ne m’est pas venu à l’idée qu’elle prenait davantage soin de ses disques que de moi.
Nous campions la plupart du temps, mais pas dans les parcs nationaux parce qu’ils étaient trop chers. Une semaine avant le début du festival, notre voiture commença à émettre des bruits comme dans la chanson de Woody Guthrie et nous ne sommes jamais arrivés à Woodstock. Nous avons échoué à un festival dans une petite ville près de la frontière canadienne. Diana dansa avec un homme qui faisait un trip d’acide et qui lui donna les clés de sa Coccinelle orange. Nous avons quitté le concert et pris la route avant qu’il soit suffisamment redescendu de son trip pour changer d’avis.
Trois jours plus tard, peut-être parce que Diana avait dansé avec le type de Hare Krishna, ma mère et Daniel se sont disputés, comme souvent, sur une aire de repos dans le New Jersey. Ce fut la dernière fois. Je n’ai qu’un vague souvenir de ce qui se passa ensuite. Diana et moi étions assises à l’avant de la voiture pendant que Daniel fourrait ses affaires dans son sac, ainsi que quelques albums dont ma mère ne voulait plus parce qu’ils lui rappelaient Daniel (Burl Ives en faisait partie et aussi Woody Guthrie) et la souche de levain qu’il avait mise dans un bocal. Le bout de bois sur lequel il travaillait fut la dernière chose qu’il plaça dans le sac.
« Tu es une super petite fille », me dit-il, juste avant de sortir du parking de l’aire de repos. Nous l’avons dépassé quelques minutes plus tard, debout sur le côté de la route, le pouce levé. Il avait l’air de pleurer, mais ma mère prétendit que ce n’était sans doute qu’une allergie. Moi aussi, j’avais envie de pleurer. De tous les gens que j’avais connus au cours de ces années, Daniel semblait le seul fiable.
En remplissant le réservoir de la voiture, sans faire le plein, Diana engagea la conversation avec un certain Charlie qui appartenait à un groupe appelé The Weather Underground 4. Je retins ce nom parce que l’idée me semblait déroutante : quel temps pouvait-il faire sous terre ? Pour moi, il devait toujours être à peu près le même.
Charlie nous invita à venir avec lui et un groupe d’amis, dans une maison de l’Upper East Side sur la 84e Rue Est qui appartenait aux parents de l’une d’eux. Peu après, nous traversions un pont et arrivions à New York.
C’était une maison de brique avec un pot de géranium sur le perron que personne n’avait apparemment arrosé depuis un bon moment. Charlie et ses amis passaient de nombreux disques dont j’étudiais les pochettes, car je n’avais pas de livres : Jefferson Airplane, Led Zeppelin, Cream. Ma mère avait toujours la plupart de nos albums dans la caisse, bien sûr, mais personne n’avait envie de les écouter. Des chansons comme « Silver Dagger » et « Wildwood Flower » semblaient déplacées dans la maison des parents de l’amie de Charlie.
Je savais, même à l’époque, que Joan Baez et ma grand-mère n’auraient pas aimé cet endroit, elles auraient désapprouvé ce qui s’y passait. La musique que Charlie et ses amis écoutaient était différente – bruyante, pleine de cris, et les guitares avaient l’air de pleurer. Nous mangions beaucoup de beurre de cacahuète, de Cocoa Puffs et parfois des glaces pour le dîner, ce qui aurait pu paraître super mais ne l’était pas. La belle-fille de l’amie de Charlie vint un jour. Elle avait deux ans de plus que moi et elle rangeait sa poupée Barbie dans une boîte spéciale. Je connaissais suffisamment les opinions de ma mère pour ne pas réclamer une Barbie, mais la fille me laissa lui enfiler tous ses vêtements et j’étais ravie.
Lors de ce dernier voyage à travers le pays, Daniel m’avait lu tous les soirs un chapitre de La Toile de Charlotte dans la chambre d’un motel, sous la tente ou là où nous nous étions arrêtés. Il avait dû emporter le livre en partant alors qu’il nous restait trois chapitres avant la fin. Je ne savais pas ce qui arrivait à Fern, Wilbur le cochon et Charlotte, et je me faisais du souci pour eux. Je ne comprenais pas pourquoi tous les amis de ma mère détestaient les cochons 5. Si Wilbur était un exemple typique, les cochons paraissaient vraiment super.
Je ne comprenais pas grand-chose aux conversations de Charlie et de ses amis, sinon que la guerre au Vietnam prenait une place importante. Je ne savais pas, bien sûr, ce qu’était cette guerre ni où elle se déroulait. J’avais compris qu’ils construisaient au sous-sol un truc qui nécessitait beaucoup de clous. Un jour, je suis descendue voir et tout le monde s’est mis en colère, surtout Charlie, qui m’a traitée de sale gosse.
Après quoi, ma mère décida qu’il valait mieux que je ne reste pas dans la maison de l’Upper East Side et elle m’emmena chez ma grand-mère dans le Queens. « Charlie n’est pas mon genre. Je ne vais pas rester là-bas », dit-elle. Elle irait prendre ses disques et reviendrait me chercher quelques jours plus tard. Nous nous installerions dans une jolie petite maison quelque part à la campagne et nous aurions un jardin. Elle trouverait quelqu’un qui m’apprendrait à jouer du ukulélé (il y avait à parier que ce serait un homme). Elle voulait enregistrer un album. Un type qui avait un jour rencontré Buffy Sainte-Marie lui avait donné sa carte.

1. « C’était le joyeux mois de mai, quand tous les bourgeons gonflaient… Le tendre William était couché sur son lit de mort. À cause de son amour pour Barbara Allen. » (Toutes les notes sont de la Traductrice.)
2. « Je vais partir et te laisser, mon amour. Je vais partir un long moment. Mais je reviendrai un jour. Si je parcours dix mille miles. »
3. « Tard dans la nuit quand souffle le vent du nord… Vêtue d’un long voile noir elle pleure sur mon cadavre. »
4. Le Temps sous terre.
5. Pigs : « cochons », mais aussi « flics ».

2
Apparemment, aucun survivant
Ma grand-mère préparait des sandwichs au fromage fondu, les informations en fond sonore, quand nous avons appris l’explosion. Le présentateur ne cessait de parler d’un endroit qu’il appelait la maison du Weather Underground sur la 84e Rue Est. « Complètement détruite », disait-il. Deux personnes dans la rue à l’extérieur du bâtiment avaient été tuées lors de l’explosion, dont un policier qui n’était pas en service, père de trois filles et d’un garçon de dix ans.
Il ne restait rien de la maison, mais on montra une photo de ce qu’elle avait été et je reconnus les marches et la porte d’entrée rouge. « Apparemment, aucun survivant », ajouta le présentateur.
Dans la rue, au milieu des décombres, un reporter interviewait une passante. « Une bande de meurtriers. Bon débarras », dit-elle.
Après avoir coupé les informations, ma grand-mère me mit au lit, mais je l’entendais à travers le mur qui séparait le salon où je dormais et sa chambre. Ce fut la seule fois que j’entendis Grammy pleurer.
On ne révéla que le lendemain les noms de ceux qui avaient été tués en fabriquant la bombe, mais nous avions compris. Si ma grand-mère ne m’en dit rien, j’entendis le reportage à la radio et une seule image s’imposa à mon esprit : des Cocoa Puffs fusant dans toutes les directions. J’avais en tête la pochette de l’album des Beatles qui tenaient sur leurs genoux des poupées ensanglantées, ainsi que la pochette de King Crimson qui me donnait des cauchemars, même avant l’explosion : le visage d’un homme vu de si près qu’on distinguait l’intérieur de ses narines et ses yeux écarquillés comme s’il était en train de hurler. J’imaginais des bouts de vinyles éparpillés dans la rue devant la maison et les bottes de Diana avec les roses gravées sur les côtés qu’elle emportait chaque fois que nous déménagions, même quand nous ne prenions presque rien d’autre. (Ma collection d’animaux en verre, par exemple. Je les avais tous laissés dans la maison qui avait explosé. Je me représentais mes animaux, un par un, qui volaient à travers la pièce et se retrouvaient projetés dans la rue. Cheval. Singe. Souris. Licorne. J’avais pris si grand soin d’eux jusqu’alors.)
À dire vrai, il ne restait rien de reconnaissable, même si un reporter de la télé indiqua que la police avait trouvé un bout de doigt. En l’entendant, Grammy éteignit le poste.
« Comment est-ce que le doigt est parti de la main de la personne ? Ils en ont fait quoi quand ils l’ont trouvé ? » ai-je demandé à ma grand-mère.
Dans l’un des bulletins d’informations qui passa à l’antenne dans les jours suivant l’explosion, une photo de ma mère tirée de son annuaire du lycée apparut à l’écran. Elle était beaucoup plus jolie en vrai que sur la photo qu’ils montrèrent. Un reporter colla un micro devant une femme qui se révéla être l’épouse du policier décédé.
« J’espère qu’elle brûle en enfer comme les autres », dit-elle.

C’est à ce moment-là que nous avons changé de nom et sommes devenues Renata et Amelia.
Ensuite, j’ai vécu avec ma grand-mère, d’abord à Poughkeepsie, puis en Caroline du Nord, en Floride et de nouveau à Poughkeepsie et encore en Floride. Je n’ai jamais rencontré mon père, Ray, mais environ un an après notre premier déménagement ou peut-être notre deuxième, ma grand-mère l’a recherché. Au cas où il n’aurait pas entendu ce qui était arrivé à ma mère, elle pensait qu’il devait l’apprendre. Elle lui fit promettre de ne jamais révéler à qui que ce soit nos nouveaux noms ni où nous vivions.
Ray habitait sur une île de la Colombie-Britannique avec sa femme, qui avait récemment donné naissance à des jumeaux. Il dit à ma grand-mère que j’étais la bienvenue si jamais nous passions dans le coin.
« Je me rappellerai toujours que nous étions assis dans le parc cet été-là et que nous chantions toutes ces vieilles chansons idiotes. On peut dire ce qu’on veut sur Diana, mais elle avait une très belle voix », écrivit-il.
Je devais être en CE2 quand Daniel sonna à notre appartement en Floride. Il avait sans doute réussi l’examen pour monter en grade, car il roulait dans une voiture normale. Il travaillait dans un hôpital de Sarasota. Ray avait à l’évidence rompu sa promesse de garder notre secret.
« Ta mère était l’amour de ma vie », me dit Daniel. Il se mit à pleurer. Je croyais qu’il venait pour me réconforter, mais finalement, ce fut moi qui le consolai. « Je pense qu’elle n’a jamais voulu faire de mal à personne. Elle n’a sans doute pas compris ce que préparaient les autres. Tout ce qui lui importait, c’était de chanter », me dit-il.
Et moi ? avais-je envie de lui demander.
« Diana n’aurait sans doute pas été d’accord, mais je t’ai apporté une poupée. » C’était une Barbie et il avait bien sûr raison. Ma mère ne m’aurait jamais permis d’avoir une Barbie, pas même celle qui était noire.
Ma grand-mère et moi avons raccompagné Daniel dans la rue pour lui dire au revoir. Il a ouvert le coffre. J’ai compris à la manière dont il a soulevé le carton que ce qu’il contenait lui était très précieux et qu’il lui était difficile de s’en séparer. C’était une pile d’albums, ceux que ma mère l’avait laissé emporter le jour où nous l’avions abandonné sur l’aire de repos : Woody Guthrie, Burl Ives, le premier disque de Joan Baez, très rayé. Je connaissais encore les paroles de toutes les chansons : « Mary Hamilton », « House of the Rising Sun », « Wildwood Flower ». Toutes les vieilles chansons que nous chantions ensemble dans la voiture.
« Je suis le premier à t’avoir vue. J’ai coupé le cordon », dit Daniel en s’asseyant sur le siège du conducteur. Il me fallut une minute pour comprendre de quoi il parlait. Dans la salle d’accouchement, ce jour-là, il était de service.
« J’aurais adoré être ton père.
– Ça aurait sans doute été bien », répondis-je.

Hormis Daniel – et Ray, mon père, à qui ma grand-mère avait fait jurer de garder le secret, comme à moi –, aucun de ceux que nous connaissions ne nous retrouva après l’explosion. Malgré tout Grammy vivait dans la peur d’être découverte. Les années passèrent et je ne compris jamais pourquoi cela lui semblait si important, mais pas une semaine ne s’écoulait sans qu’elle me rappelle ma promesse de ne jamais raconter à personne ce qui était arrivé et qui nous étions auparavant.
« C’est notre secret. Nous l’emporterons dans la tombe », disait-elle. Cela me faisait penser à la mort et me rappelait la chanson du long voile noir, « Long Black Veil », qui me donnait toujours des frissons.
L’emporter dans la tombe. Quel sens avaient ces mots pour une fillette de dix ans ? C’était le mantra de mon enfance. Jamais personne ne doit savoir qui tu es. Tu dois me le promettre. Tu l’emporteras dans la tombe.
Je faisais des cauchemars sur ce qui arriverait si quelqu’un découvrait qui nous étions.

Ma grand-mère passa d’un emploi à l’autre durant ces années. Ne pas avoir de carte de sécurité sociale posait un problème. Il lui fallait connaître quelqu’un personnellement pour être embauchée, ou faire du babysitting pour lequel on ne lui demandait rien.
J’avais dix-huit ans, je venais de terminer le lycée, quand ma grand-mère reçut le diagnostic. Cancer du poumon stade quatre. Les Marlboro avaient eu raison d’elle.
Je me suis occupée d’elle tout l’été. La dernière semaine, alors qu’elle était en soins palliatifs, elle m’a fait promettre, encore une fois, de garder le secret sur ma mère.
« Je n’en ai jamais parlé à personne, Grammy. Mais même si je le faisais, ça n’aurait plus d’importance. » Je comprenais beaucoup mieux à présent ce qui s’était produit et ce que faisaient Charlie et les autres dans le sous-sol de la maison de l’Upper East Side ce jour-là. À seize ans, j’étais devenue curieuse et j’avais passé une journée entière à la bibliothèque à faire des recherches sur le Weather Underground. Je n’avais sans doute jamais voulu savoir auparavant comment ma mère était morte, mais en lisant les articles je ne réussis pas à m’ôter les images de l’esprit. Du verre brisé dans toute la rue. Un bout de doigt. Celui d’une femme.
« Promets-moi. N’en parle jamais. Ça risque d’entraîner des ennuis que tu ne peux pas comprendre », répéta Grammy.
Elle suivait un traitement lourd et, à part ces mots, ce qu’elle disait n’avait guère de sens, mais elle se mit à marmonner quelque chose à propos du FBI et de nouveaux examens devenus possibles pour retrouver des gens, réalisés à partir d’une simple trace de salive sur une tasse de café ou quelques cheveux sur une brosse.
« Si jamais quelqu’un te pose des questions sur Diana Landers, tu n’as jamais entendu parler d’elle », chuchota-t-elle.

3
Un homme côté soleil
Il ne fallut pas longtemps pour débarrasser l’appartement de ma grand-mère, qui possédait si peu de choses. Elle avait voulu être incinérée et que ses cendres soient dispersées au pied de l’Unisphere de la Foire internationale de 1964 où elle m’avait emmenée quand j’étais bébé. Ses économies, quand j’eus payé sa dernière facture, s’élevaient à un peu plus de mille huit cents dollars. Mon héritage. Je m’en servis pour prendre un studio et acheter un tourne-disque afin d’écouter mes albums.
Il faut vivre d’une manière très différente quand vous gardez un secret, surtout un secret gros comme la façon dont votre mère est morte et que le nom qu’on vous donne n’est pas celui de votre naissance.
Si on détient un secret, il est plus facile de n’être proche de personne et, longtemps, c’est ce que je fis. Durant toutes mes années de lycée et d’école d’art, je n’eus jamais de petit ami ni d’amie proche. À l’exception de mes cours et de mon travail de serveuse dans un modeste restaurant de Mission, j’étais isolée.
Je dessinais tout le temps. Je punaisai une photo de Tim Buckley au mur, en partie parce que je le trouvais beau, mais aussi parce qu’il était mort jeune et de façon tragique, comme ma mère. Je passais si souvent « Once I Was » que je dus racheter l’album. Chaque fois que j’avais envie de me retrouver d’une humeur particulièrement sombre, il me suffisait de mettre cette chanson.
Et puis j’ai rencontré Lenny, un homme étranger à toute forme de tragédie. Si je voulais décrire Lenny en une phrase, ce serait celle-ci : Il marchait côté soleil. Je veux dire que c’était la dernière personne de qui je me serais imaginé tomber amoureuse, la dernière personne susceptible de tomber amoureuse de moi. Sauf que ce fut ce qui nous arriva.
Peu après mon diplôme de l’école d’art, j’avais été sélectionnée pour participer à une exposition à San Francisco, dans une petite galerie coopérative de Mission. Les artistes s’y relayaient et proposaient des assiettes de crackers saupoudrés de fromage en boîte quand quelqu’un entrait jeter un coup d’œil, ce qui n’arrivait pas très souvent.
La plupart des œuvres de l’exposition étaient abstraites ou conceptuelles. L’une d’elles consistait en un morceau de viande posé au milieu de la pièce. Le deuxième jour, les mouches tournaient autour, et le quatrième jour on sentait l’odeur de la viande pourrie dans toute la galerie. « Je crois que tu devrais l’enlever », dis-je à son auteur quand il arriva pour distribuer à son tour les crackers. « Pas de problème », répondit-il. Il avait apporté un autre bout de viande. Un morceau moins cher.
Mon travail était accroché dans un coin. À la différence de presque tous les artistes exposant leurs œuvres dans la galerie, mes dessins au crayon étaient très réalistes, inspirés par la nature. Dessiner m’intéressait depuis que j’étais toute petite, avant même de venir habiter avec ma grand-mère, mais cela devint une obsession probablement après la disparition de ma mère. Quand je sortais mes crayons, plus rien d’autre n’existait.
Au cours des années, il m’était arrivé de passer mes journées dans les bois ou, quand c’était impossible, au parc, à dessiner toute sorte de champignons ou à soulever des branches pourries pour observer le fourmillement des insectes qu’elles cachaient et à les reproduire. Au printemps suivant le décès de ma grand-mère, j’étais partie dans la Sierra Nevada une quinzaine de jours. J’avais marché, dormi dans ma vieille tente et rempli mon carnet de croquis de dessins des fleurs sauvages que je trouvais. Ce carnet de croquis m’avait valu une bourse à l’école d’art.
À l’époque de l’exposition à la galerie, mes dessins représentaient surtout des oiseaux. Les croquis affichés au mur montraient une espèce de perroquets connue sous le nom de conures, qui avaient élu domicile en ville.
On disait que, vers le milieu des années quatre-vingt, deux ou trois conures rares et magnifiques s’étaient échappées d’un magasin d’oiseaux exotiques au sud de la Californie pour remonter vers le nord et arriver finalement à San Francisco, où elles s’étaient accouplées avec un étonnant succès. Bientôt, une volée d’oiseaux de couleurs vives était perchée dans les arbres de Telegraph Hill.
Dans une ville où la population d’oiseaux était majoritairement constituée de pigeons, de moineaux et de geais, on ne pouvait que remarquer le plumage rouge, bleu et jaune des perroquets de Telegraph Hill. Par la fenêtre de mon petit studio de Vallejo Street, debout avec ma tasse de café, je les regardais descendre en piqué au-dessus des marches de Filbert en direction de Coit Tower. Mes photos de ces oiseaux exotiques, si inattendus dans la brume de la Bay Area, punaisées sur le mur au-dessus de ma table à dessin, devinrent le point de départ de la série de dessins que j’exposais à la galerie le jour où Lenny y entra.
Cet homme de taille et de carrure moyennes devait avoir à peu près mon âge. Son apparence n’avait rien de particulièrement remarquable, sinon son regard très doux et l’allure de quelqu’un bien dans sa peau. J’en fus sans doute frappée parce que je n’aurais pas pu en dire autant de moi. Il portait une veste des San Francisco Giants si usée que la plupart des gens l’auraient trouvée bonne à jeter. J’en conclus qu’il était soit totalement fauché, soit extrêmement attaché à son équipe. Les deux étaient vrais, mais Lenny aimait les Giants presque autant qu’il m’aima, au bout du compte.
Il passa sans s’arrêter devant les autres œuvres exposées – un œil géant sculpté avec les mots « BIG BROTHER » en travers de la pupille, un tableau représentant un jeune homme tenant un revolver contre sa tempe qui, je le savais (contrairement à d’autres), ressemblait beaucoup à l’artiste. Il était dans mon cours de dessin d’observation et souffrait de dépression. Quand le moment vint pour l’auteur du tableau au revolver d’accueillir les visiteurs à la galerie et de proposer les crackers, il déclara qu’il ne pouvait pas. Il n’arrivait pas à sortir de son lit.
On comprenait, au premier coup d’œil, que Lenny avait une attitude extrêmement positive dans la vie. Il ne prêta aucune attention au flanchet de bœuf qui pourrissait par terre. Il se dirigea droit vers mes conures de Telegraph Hill.
« Elles sont magnifiques », dit-il devant le dessin d’une paire de conures perchées sur une branche. Il avait un cracker dans la bouche, deux autres dans les mains et il souriait. J’appris plus tard qu’il était entré dans la galerie avec l’espoir de trouver à manger gratuitement. Ce qui finit par arriver fut un bonus inattendu.
« C’est moi qui les ai dessinées, dis-je.
– Quand j’étais petit, nous avions un perroquet dans la famille. Jake. Je lui avais appris à dire “Téléportation, Scotty 1” et “Vas-y, fais-moi plaisir 2”. »
C’était Lenny tout craché. Ses attachements à une chanson, un tableau ou un lieu étaient fondés sur de plaisantes associations avec une vie jusqu’alors singulièrement heureuse. Outre le perroquet, il avait deux sœurs qui l’adoraient (une aînée, une cadette) et un chien, ainsi que des oncles, des tantes, des cousins, des amis de colonies de vacances qu’il voyait encore régulièrement, des parents toujours mariés et toujours amoureux. À sa bar mitzvah, sa famille l’avait porté sur une chaise à travers la pièce en chantant. Il faisait partie d’une équipe de bowling, possédait ses propres chaussures de bowling et une chemise avec son nom brodé sur la poche. C’était sa première année d’enseignement dans un quartier difficile et il entraînait une équipe de T-ball le week-end. Pour quelqu’un comme moi, c’était un vrai Martien.
« J’admire vraiment les artistes. Je suis incapable de tracer une ligne droite.
– Tu as sans doute plein d’autres talents. Des trucs pour lesquels je suis complètement nulle. » Une remarque pas très maligne, mais pour moi, ces quelques mots adressés à un homme – pas un canon de beauté, mais attirant, à peu près de mon âge – étaient tout à fait inhabituels. Après les avoir prononcés, j’eus peur qu’ils apparaissent comme pleins de sous-entendus sexuels, ce qu’il me confirma plus tard.
« Tu sais lancer une balle de base-ball ?
– Devine.
– Je vais t’emmener à un match, déclara-t-il, comme ça.
– Où ?
– Ne me dis pas que tu n’as jamais été à Candlestick Park ?
– Alors, je ne te le dirai pas. »

Ensuite, nous ne nous sommes plus quittés. Pendant le match – mon premier événement sportif professionnel –, il prit le temps de m’expliquer le tableau des scores, le point produit et l’erreur forcée. Vers la fin, lors d’un tour de batte, l’un des Giants exécuta un coup sûr qui vola au-dessus de la tête du lanceur. Je me tournai vers lui et dit quelque chose du genre : « Super ! »
« On appelle ça une chandelle. Ce n’est pas une bonne chose », m’expliqua-t-il gentiment. Puis il m’embrassa sur la bouche. Un baiser fabuleux. Ce soir-là, de retour dans mon appartement (le mien, parce que Lenny était en colocation), nous avons fait l’amour pour la première fois. Pour moi, la toute première fois.

J’avais vingt-deux ans, j’avais terminé l’école d’art depuis six mois. J’étais illustratrice médicale à temps partiel, ce qui expliquait les crayons alignés par couleur sur la table de la cuisine de mon appartement de Vallejo Street, ainsi que les photos des principaux organes et les dessins des appareils reproducteurs, circulatoires, lymphatiques, digestifs et squelettiques affichés au mur. Quelques années auparavant, pendant mes études, j’avais punaisé, à côté de mes schémas d’anatomie, une carte postale d’un tableau de Chagall que j’adorais – un homme et une femme, dans un petit appartement quelque part en Russie, avec sur la table un gâteau et un bol rempli d’une sorte de baies, une rangée de maisons proprettes et identiques, visibles par la fenêtre, une chaise avec un coussin brodé, un unique tabouret.
Le tableau représente les amoureux qui occupent la pièce. La femme porte une modeste robe noire à col ruché, des chaussures noires à hauts talons à ses pieds incroyablement petits et elle tient un bouquet. L’homme et la femme s’embrassent et leurs pieds sont comme en apesanteur. Seules leurs lèvres sont en contact, en fait, même si cela exige une gymnastique étonnante de la part de l’homme. Pour réaliser ce baiser, il tourne la tête à 180 degrés, ce que la tête d’aucun être humain ne peut accomplir, comme me le rappelaient mes graphiques d’anatomie. Sans parler du fait que les personnages ne touchent pas terre. Seul l’amour permet à deux êtres de prendre ainsi leur envol.
Quelque chose d’incroyablement tendre et innocent, mais en même temps érotique, émane des deux amoureux du tableau. Ils n’ont besoin que du contact de leurs lèvres pour s’élever.
Le lendemain du match de base-ball, Lenny m’apporta une carte postale identique à celle accrochée au mur. Il la glissa sous la porte avec un mot : Je crois que je suis amoureux.
Quand il vint me chercher pour dîner le même soir, avec un bouquet de roses, il ressemblait à un type qui avait gagné le gros lot au jeu télévisé préféré de ma grand-mère, Jeopardy ! Si des mortels avaient pu prendre leur envol ce jour-là, ç’aurait été nous deux. Je n’aurais sans doute pas encore dit que j’aimais cet homme, mais je savais que je le ferais très vite. Lenny et moi ressemblions aux personnages du tableau. Comme si nous avions inventé l’amour.

Il enseignait en CE1 à l’école élémentaire Cesar-Chavez. Il adorait ses élèves. Tous les soirs, au dîner, il me racontait ce qui s’était passé en classe, quel élève avait eu une journée difficile, quel autre avait fini par comprendre la soustraction. J’en vins à connaître leur nom à tous.
Il fut tout de suite romantique. Durant la brève période précédant son emménagement chez moi, et par la suite, il n’arrivait jamais sans un bouquet de fleurs, une barre de chocolat ou un cadeau idiot, par exemple un yo-yo. Il copiait des poèmes dans des livres et me les lisait tout haut. Il aimait des chansons comme « I Think I Love You », « Feelings », « You Light Up My Life », parce qu’elles exprimaient parfaitement ce qu’il ressentait pour moi. Si une chanson qu’il aimait passait à la radio quand nous étions en voiture, il montait le son et chantait en même temps. Un jour, il apporta un album des Kinks. Il voulait me faire écouter une chanson qui lui évoquait notre relation : « Waterloo Sunset ».
Pour moi, les meilleurs moments avec Lenny, ceux auxquels je penserais après, n’étaient pas ceux-là. J’étais davantage touchée par des choses très ordinaires que Lenny considérait comme évidentes : alors que j’avais attrapé un rhume, il courut m’acheter des médicaments contre la toux, une autre fois il rentra chez nous avec une paire de lacets (pas des roses, des lacets) parce qu’il avait remarqué que les miens étaient si effilochés que j’avais du mal à les passer dans les œillets de mes baskets. Il ne faisait jamais très froid à San Francisco, mais quand il pleuvait, il chauffait la voiture pour moi et un jour, sachant que j’empruntais sa Subaru pour traverser le pont et me rendre à un rendez-vous chez le dentiste, il vérifia la pression des pneus la veille. Une autre fois, lors d’une escapade d’un week-end à Calistoga, il resta assis deux heures à côté de moi sur le bord de la piscine de l’hôtel en essayant de m’aider à surmonter ma peur de l’eau. « Je ne te quitterai jamais », disait-il. Sans doute sa seule déclaration qui se révéla fausse.
Alors que nous essayions de faire un bébé (décision prise environ une semaine après notre rencontre), il prépara un tableau qu’il posa sur le réfrigérateur pour noter ma température tous les matins et savoir quand j’ovulais, à côté d’une boîte où il vérifiait chaque jour que j’avais pris mon comprimé d’acide folique.
Nous n’étions à peu près jamais en désaccord, même si ça ne s’était pas très bien passé quand, pour plaisanter, j’avais déclaré que, étant née dans le Queens, j’aurais probablement dû être supportrice des Yankees. « On va y remédier », répondit-il.
Pratiquement, notre seul sujet de tension concernait mon peu d’envie de voir sa famille. Pour lui, étant juif, Noël n’était pas un problème, mais il y avait toutes les autres fêtes : Thanksgiving, l’anniversaire de Lenny, celui de sa mère, de sa grand-mère, de sa tante, de son oncle Miltie. Il n’était pas religieux, mais il jeûnait à Yom Kippour en l’honneur de son grand-père, mort quelques années avant notre rencontre. Lenny aimait beaucoup son grand-père, comme à peu près tous les membres de sa nombreuse famille, et gardait de merveilleux souvenirs d’être allé au stade de base-ball avec lui quand il était enfant.
D’une part, j’aimais bien entendre les anecdotes de Lenny sur son enfance heureuse, sa vie heureuse. Mais d’autre part, parfois, les histoires de sa vie côté soleil – le côté de Lenny – semblaient me séparer de l’homme que j’aimais, comme si nous ne parlions pas la même langue. En dehors du fait que nous étions dingues l’un de l’autre, il m’apparaissait toujours comme une sorte de voyageur étranger me rendant visite depuis son pays d’origine, et il devait ressentir la même chose à mon égard. Malgré tout ce que nous partagions, ce fossé existait entre nous. Son expérience du monde lui donnait un sentiment d’espoir et de sécurité, alors que je repérais facilement les problèmes et anticipais les malheurs avant même qu’ils ne se produisent.
Les parents de Lenny vivaient à El Cerrito, de l’autre côté du pont. La première année de notre vie commune, il pensait que je viendrais avec lui au seder de Pessah dans sa famille. Je trouvai une excuse, une obligation en rapport avec mon cours de peinture, mais il ne fut pas dupe.
« C’est difficile pour moi de me trouver dans une famille », lui expliquai-je.
Il avait posé des questions sur la mienne, naturellement. Je ne lui avais parlé que de l’essentiel : je ne connaissais pas mon père et ma mère était morte quand j’étais toute petite, ma grand-mère m’avait élevée et, après sa mort quatre ans plus tôt, il n’y avait plus personne.
Lenny étant Lenny, il voulait en savoir plus : comment ma mère était morte, comment j’avais vécu sa disparition. « Nous devrions aller sur sa tombe », dit-il. Il voulait connaître la date de son décès pour allumer une veilleuse le jour anniversaire.
Je ne pouvais pas lui dire qu’il n’y avait pas de tombe. Comment enterrer un bout de doigt ?
« Je ne veux pas en parler. C’est mieux comme ça. » Il était ma famille à présent, tout ce dont j’avais besoin.
Puis arriva quelqu’un d’autre. Notre fils.

Arlo naquit juste un an après notre rencontre. C’était le soir de la Série mondiale, une rencontre entre les Mets et les Red Sox qui ne laissait d’autre choix à Lenny que d’encourager Boston. Mais ce soir-là, il ne pensait qu’à notre bébé et à moi. Ni la casquette portée à l’envers par les Mets à partir d’un déficit de deux points dans la dixième manche pour gagner le match ni, finalement, le championnat ne réussirent à détourner Lenny une seule minute de sa place à mes côtés durant les vingt-trois heures qu’il fallut à Arlo pour venir au monde. « C’est incroyable, non ? Nous avons fait un bébé », s’émerveilla-t-il quand la sage-femme plaça notre fils dans mes bras.
Je suis papa. Il ne cessait de répéter ces mots.

Je disais souvent qu’il n’y avait pas de meilleur papa ni de meilleur mari. Il m’apportait le café au lit, rentrait à la maison avec des cadeaux bizarres et drôles : un stylo plume, une paire de chaussettes aux couleurs des Giants, un diadème en faux diamants. Il emmenait Arlo aux bébés nageurs tous les samedis. Il était le seul père dans un bassin rempli de mères, leurs bébés dans les bras, tandis que j’étais assise au bord, car j’avais gardé une phobie de l’eau depuis le jour où Indigo, le copain de ma mère, m’avait jetée dans la piscine du motel. Quand Arlo pleurait la nuit, Lenny était toujours le premier à sauter du lit pour me l’amener. Il le baignait et le changeait chaque fois qu’il le pouvait. Jusqu’alors, il adorait son métier d’enseignant, mais maintenant il détestait partir travailler. « Je ne veux rien rater », disait-il.
La famille de Lenny, ses parents en particulier, restait un sujet délicat. J’avais accepté de rendre visite de temps en temps à Rose et Ed, mais pas aussi souvent qu’ils l’auraient souhaité avec leur premier petit-fils, ni comme Lenny l’aurait voulu pour eux.
Rose et Ed étaient des gens merveilleux, ce qui n’était en rien surprenant compte tenu de l’attitude de Lenny dans la vie. De tout temps, j’avais rêvé de faire partie d’une grande famille aimante, mais maintenant que j’y étais accueillie je me sentais inadaptée. Quand nous nous trouvions dans la famille de Lenny, tout le monde parlait sans arrêt et fort. On s’interrompait, on donnait son opinion, on exprimait librement ses sentiments. On riait toujours beaucoup.
Je participais peu à ces échanges, mais c’était sans importance car la discussion allait bon train. J’étais assise sur le canapé, je nourrissais Arlo et acceptais les offrandes comestibles qui se succédaient. J’emportais parfois un carnet à dessin et faisais des croquis de tout le monde. Ma belle-mère m’appelait « le Michel-Ange de notre famille ». (Notre famille, disait-elle. Pour Rose, sinon pour moi, je faisais partie de leur cercle bienheureux.) Elle et mon beau-père avaient encadré tous les dessins que j’avais réalisés chez eux. Ils étaient accrochés à côté des photos de tous les membres de la famille, moi y compris. Ma photo n’avait jusqu’alors jamais figuré sur le mur de personne.
« Alors, quand allez-vous faire le deuxième ? » me demanda Rose, le jour du premier anniversaire d’Arlo. Je n’avais pas l’habitude de ce genre de question. J’avais appris très jeune à ne pas dévoiler mes intentions.
Dans la voiture ce jour-là, en quittant El Cerrito pour rentrer chez nous, Lenny était plus silencieux qu’à l’ordinaire.
« Ne fais pas attention à ma mère. Elle est comme ça. Elle t’adore, dit-il.
– Je ne savais pas quoi répondre.
– Je sais que c’est difficile pour toi. Peut-être qu’un jour tu pourras essayer de m’expliquer pourquoi. »
C’était impossible. J’avais fait une promesse à ma grand-mère.

Nous nous sommes mariés quelques semaines après le premier anniversaire d’Arlo, au sommet du mont Tamalpais, dans un gîte de randonnée extraordinaire et sans électricité, la West Point Inn. Rachel, la sœur de Lenny, joua du piano sur le vieil instrument de la pièce principale – des airs de comédies musicales, de l’American Songbook, des Beatles –, accompagnée par quelques membres de la famille aux bongos, au tambourin, et à l’accordéon par l’oncle Miltie. La mère de Lenny et ses sœurs avaient passé les jours précédents à faire des gâteaux. On avait tout hissé, y compris la chaise haute d’Arlo, par le sentier forestier. Arlo venait de faire ses premiers pas. Il courait en rond, rayonnant.
Dans les dernières semaines, Lenny n’avait cessé de revenir sur la question des invités de mon côté. Pour lui, il était inconcevable que personne n’ait envie d’être là quand quelqu’un qu’il considérait comme adorable prononcerait ses vœux.
À l’école d’art, j’avais entretenu des relations occasionnelles avec les autres étudiants, mais rien de sérieux. Même si je ne pouvais pas l’expliquer à mon futur époux, le vieux fléau du secret – l’impossibilité de dire qui j’étais vraiment – m’empêchait d’être proche de qui que ce soit, à part de Lenny.
« Et des oncles, des tantes, des cousins ? Il doit bien y avoir quelqu’un. »
Dans un moment de faiblesse, j’avais révélé que la dernière fois que j’avais entendu parler de mon père biologique, c’est-à-dire presque vingt ans auparavant, il vivait sur une toute petite île de la Colombie-Britannique. Cela suffit à Lenny.
« Je ne l’ai jamais vu, avais-je rappelé à Lenny. Je sais juste qu’il s’appelle Ray et qu’il est le père de jumeaux. »
Mon futur époux rechercha Ray. J’étais dans la pièce quand il lui téléphona.
« Vous ne me connaissez pas, mais je suis amoureux de votre fille, dit Lenny. Nous allons nous marier le mois prochain dans le comté de Marin, en Californie. Cela nous ferait un immense plaisir si vous assistiez au mariage. »
Des années auparavant, le gouvernement des États-Unis avait annoncé une politique d’amnistie pour les réfractaires à la guerre du Vietnam qui avaient fui au Canada. Ray ne courait aucun danger d’être appréhendé à la frontière s’il venait à la cérémonie. Mais d’après la moitié de la conversation que j’entendais, celle de Lenny, il était évident qu’assister à mon mariage intéressait à peu près autant mon père biologique que participer à un contrôle fiscal.
En parlant à l’homme qui allait devenir son beau-père, la voix de mon futur époux demeura amicale, sans trace d’accusation ni de tentative de culpabilisation.
« Je sais que c’est un long voyage, dit Lenny, une main tenant le combiné, l’autre sur mon épaule. Je serais ravi de vous offrir le billet d’avion. Mes parents peuvent vous loger. Amelia serait vraiment touchée. »
Bien des années plus tôt, ma grand-mère avait informé Ray de mon changement de nom. De toute façon, il ne m’avait jamais appelée par mon prénom d’origine.
« Je vois », dit Lenny d’une voix très calme à présent. Je savais qu’il essayait de toutes ses forces de ne pas se mettre en colère. « Je comprends. Vous y réfléchirez peut-être. »
Ses derniers mots avant la fin de la conversation furent : « Vous avez une fille magnifique, Ray. Si vous la rencontrez un jour, vous l’adorerez. »
Je devinai à l’expression de Lenny que Ray avait alors raccroché.

1. Référence à la série Star Trek.
2. Référence à Dirty Harry de Clint Eastwood.

4
Une façon de trouver sa famille
J’étais heureuse, sans doute pour la première fois de ma vie. Mais le secret était toujours là – la peur que ma grand-mère m’avait léguée, en plus de ses figurines Hummel et son livre de cuisine de Betty Crocker, qu’un jour quelqu’un trouverait de qui j’étais la fille et s’en prendrait à moi.
Cet automne-là, j’étais pelotonnée sur le canapé et je regardais la télévision avec Lenny après avoir couché Arlo quand, dans un magazine d’information, survint un sujet sur les nouvelles technologies qui aidaient à résoudre les crimes. Le cas exposé était celui de deux adolescentes violées et tuées en Angleterre. Un garçon du village avait été accusé du crime, mais innocenté grâce à un test ADN. Le même test avait finalement permis d’identifier le véritable coupable après que la police locale eut mis en place des points de collecte d’échantillons de sang ouverts à tous les hommes volontaires de la région. Un seul avait refusé, mais un autre qui répugnait à se faire tester avait persuadé son ami de le faire sous son nom. Quand la police finit par obtenir l’échantillon, l’ADN de cet homme correspondait à celui du violeur. L’émission que nous regardions racontait sa mise en accusation et sa condamnation à la prison à vie.
Lenny aimait la science autant que les énigmes policières. La nuit, dans notre lit, il continua à parler de cette histoire. Lui pour qui la famille comptait tellement était tout excité à l’idée que je pourrais peut-être, grâce à un test ADN, trouver des parents dont j’ignorais l’existence – autres que Ray, mon père biologique, qui n’avait montré aucune envie de faire ma connaissance.
« Même s’ils sont parfois un peu agaçants, c’est si important pour moi d’avoir mes parents, mes sœurs, mon oncle Miltie et tous les autres. Je voudrais que tu connaisses ce genre de liens.
– Je vous ai, toi et Arlo. »
Mon mari n’était pas prêt à abandonner.
« Cette histoire d’ADN est formidable. Je n’arrive pas à croire que quelques mèches de cheveux ou tout autre indice enfermé pendant trente ans dans un labo permette de résoudre une affaire. »
Comme un bout de doigt, pensai-je, mais je n’en dis rien. À mon avis, cela ne m’apprendrait rien de plus sur ce qui était arrivé à ma mère presque vingt ans plus tôt. Cette histoire était close. Je ne voulais plus y penser.
Puis quelque chose se produisit qui m’y replongea. Marcy, ma professeure de dessin de l’école d’art, me téléphona : « Ça paraît dingue, mais j’ai reçu un appel d’une sorte de détective qui posait des questions à votre sujet. Il parlait d’activités terroristes à New York et d’un policier tué. Son discours n’avait aucun sens. À la date où a eu lieu l’événement, quel qu’il soit, vous étiez une petite fille. Je lui ai dit qu’il devait faire erreur.
« Il se trompait même sur votre nom. Il vous appelait Joan », poursuivit Marcy.
Je sentais la transpiration sur la paume qui tenait le combiné. Depuis l’explosion, dix-neuf ans plus tôt, j’avais tenu la promesse faite à ma grand-mère de garder pour moi ce qui était arrivé et la manière dont j’y étais liée. Seules deux personnes avaient appris où nous nous trouvions : mon père biologique, Ray, et Daniel.
Daniel n’aurait jamais parlé. Ray, c’était une autre histoire.
« Le détective vous a-t-il dit où il avait trouvé cette prétendue information à mon sujet ? » demandai-je à ma professeure. C’était certainement le FBI. Il me recherchait.
« Tout ça, c’était dingue. Il a évoqué un voyage qu’il avait fait en Colombie-Britannique. Un réfractaire à la conscription pendant la guerre du Vietnam.
– Ils ont dû me confondre avec quelqu’un d’autre », affirmai-je à mon amie.
Durant quelques jours, je m’attendis à voir un agent fédéral sonner à notre porte, mais personne ne se montra. Je savais pourtant qu’il était temps de raconter la vérité à Lenny.
Je m’y préparais. Mais on était en octobre et les Giants étaient parvenus en Série mondiale, contre les Oakland Athletics. Lenny était sur un petit nuage. Je me suis dit que rien ne devait venir contrarier son enchantement. Je lui avouerais ce que j’avais toujours caché quand les matchs seraient terminés.

5
Un ballon orange et noir
Les Giants contre les Athletics. Le rêve de mon mari. En l’honneur du troisième anniversaire d’Arlo, les sœurs de Lenny s’étaient cotisées et nous avaient offert des billets pour le troisième match. L’idée était qu’Ed et Rose gardent Arlo pendant que Lenny et moi allions au stade.
La veille, tandis qu’Oakland menait la série, Lenny prit une décision.
« Mon père est supporter des Giants depuis encore plus longtemps que moi. Voir le match à Candlestick lui ferait un immense plaisir. Donnons nos billets à mes parents. De toute façon, je n’ai pas vraiment envie d’y aller sans Arlo. »
Nous sommes donc restés chez nous, ce qui me convenait parfaitement. Nous allions regarder le match à la télé. Je n’avais pas besoin d’être avec cinquante mille personnes. Deux me suffisaient, du moment que c’étaient ces deux-là.
Une demi-heure avant le début du match, Lenny décida qu’il nous fallait des cacahuètes, comme au stade. Nous avons couru tous les trois au bout de la rue pour en acheter, ainsi qu’un pack de bière. « Allez, les Giants », dit Marie, la caissière, à Lenny en lui rendant la monnaie. Tout le voisinage connaissait mon mari et savait qu’il soutenait l’équipe.
Arlo avait repéré dans le magasin un ballon gonflé à l’hélium. Aux couleurs des Giants, orange et noir. Marie le lui donna.
Je me suis repassé un millier de fois les huit minutes qui suivirent, comme la séquence de l’explosion du Hindenburg, le nuage atomique sur Hiroshima, l’assassinat de Kennedy.
Arlo voulait tenir le ballon, mais Lenny dit que ce n’était pas une bonne idée. « Tu risques de le perdre, mon chéri. On va enrouler la ficelle à ton poignet pour l’empêcher de s’échapper. »

Extraits
« Comment décrire La Llorona telle qu’elle m’apparut ce jour-là? Une vision du paradis à la période la plus noire de ma vie,
L’hôtel ressemblait à la maison d’un conte de fées, Partout où je posais le regard, je découvrais un détail extraordinaire, sans doute une création de Leila ou des gens du village: pas seulement les pierres transformées en singes, jaguars ou œufs, mais les plantes grimpantes qui formaient des tonnelles ruisselaient de fleurs épanouies évoquant les visions les plus folles d’un trip au LSD, les cours d’eau artificiels serpentaient dans les jardins, butaient sur des pierres lisses et rondes – quelques-unes vertes, sous une certaine lumière en tout cas, d’autres presque bleues. Un banc de pierre était creusé à flanc de colline. Il y avait aussi une méridienne qui semblait faite d’un seul tronc d’arbre. Un vieux bateau de pêche en bois, sur lequel s’empilaient des coussins, était suspendu à un arbre. De son tronc jaillissaient une demi-douzaine de variétés d’orchidées et une chouette taillée elle-même dans une loupe de bois. » p. 81

« Maria et Luis avaient commencé à travailler pour Leila peu après qu’elle avait acheté le terrain. Ils étaient tous jeunes à l’époque. À présent, ils étaient vieux.
Luis faisait encore de longues journées physiquement éprouvantes: il réparait les murs, transportait du bois, préparait du ciment, montait sur une vieille échelle pour tailler les branches du jocote, s’occupait du jardin. Mais ses gestes trahissaient des douleurs au dos. Maria se chargeait des repas et, si ses plats étaient toujours délicieux, elle se déplaçait lentement, restait de longues minutes à éplucher une mangue ou à hacher une tête d’ail.
Elmer, le fils du couple, donnait un coup de main partout où il le fallait, mais il était encore adolescent et facilement distrait, surtout par Mirabel, la jeune femme qui aidait Maria. Elle faisait ls chambres, la lessive et chaque jour, au coucher du soleil, elle me préparait au mixeur une boisson composée de fruits frais, de lait de coco et d’un mystérieux assortiment d’épices (cardamome, peut-être, et gingembre?) devenue sa spécialité à La Llorona. Au fil des années, de nombreux clients l’avaient suppliée de leur donner la recette, proposant de la payer, mais Mirabel se contentait de sourire et de secouer la tête. » p. 117-118

« Il m’arrivait une chose étrange à l’hôtel de Leila. Je ne m’étais pas débarrassée de ma profonde tristesse, mais je revenais modestement à La vie. Mon corps engourdi retrouvait des sensations. Le soleil sur ma peau, les bons plats, tout simplement l’odeur du jus d’orange pressée que Mirabel posait devant moi chaque matin et l’élixir au coucher du soleil que j’attendais à présent avec impatience en fin d’après-midi, tout en regardant le soleil plonger derrière le volcan, suivi tous les soirs par un merveilleux repas.
Durant nos dîners dans le patio, Leila me racontait les histoires de ses clients sur plusieurs dizaines d’années. Pour des raisons que je ne comprenais pas, elle semblait souhaiter que je sache ce dont elle avait été témoin. Plus encore, ce qu’elle avait appris.
« Un jour… » commençait-elle devant notre plat de tamales, de pepian de poulet ou une soupière de ragoût de poisson, assaisonné avec des aromates que je ne connaissais pas. Et elle se lançait dans une nouvelle histoire. » p. 119

« Beaucoup d’histoires se sont déroulées à cet endroit. Certaines heureuses, d’autres à vous briser le cœur. Tous ceux que j’ai rencontrés venaient ici poussés par une quête ou une autre. Ils n’ont pas toujours trouvé ce qu’ils cherchaient, mais ils ont en général trouvé ce dont ils avaient besoin. » p. 123

« Le nom qu’elle avait choisi, La Llorona, était un hommage à une vieille légende d’Amérique centrale. Une femme, qui avait vu son mari dans les bras d’une autre, avait fui, aveuglée par la colère, et avait noyé ses enfants dans la rivière. Regrettant immédiatement son geste, elle s’était elle aussi jetée dans la rivière, mais n’avait pas réussi à les sauver. Depuis, elle vivait au purgatoire, parcourait le monde à la recherche de ses enfants et pleurait toutes les nuits. On l’appelait La Llorona – la femme qui pleure. » p. 123

« Une chose qui concernait Leila. Même si elle était morte depuis sept ans, elle hantait encore ce terrain et ses bâtiments. Durant le court laps de temps pendant lequel je l’avais connue, j’avais non seulement compris sa passion, mais j’en étais venue à la partager. J’éprouvais l’obligation d’entretenir ce qu’elle avait créé. Un jardin est une chose vivante. Il faut s’en occuper tous les jours.
« Rien n’est immuable. Ni les jardins ni les histoires d’amour. Ni la joie ni le chagrin. Les animaux meurent. Les enfants grandissent. Il faut apprendre à accepter les changements quand ils se produisent. S’en réjouir si c’est possible. Voir ce qu’ils apportent de nouveau à la vie », m’avait dit Leila un jour que nous nous promenions dans les allées de la propriété et que nous nous arrêtions le temps d’examiner certaines de ses plantes préférées. » p. 368

À propos de l’autrice
MAYNARD_Joyce_©Audrey_BethelJoyce Maynard © Photo Audrey Bethel

Collaboratrice de multiples journaux, magazines et radios, Joyce Maynard est aussi l’auteur de plusieurs romans – Long week-end, Les Filles de l’ouragan, L’homme de la montagne, Les règles d’usage, Où vivaient les gens heureux – et d’une remarquable autobiographie, Et devant moi, le monde (tous publiés chez Philippe Rey). Mère de trois enfants, elle partage son temps entre la Californie et le Guatemala. (Source: Éditions Philipe Rey)

Site internet de l’autrice
Page Wikipédia de l’autrice
Page Facebook de l’autrice
Compte Twitter de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice
Compte LinkedIn de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lhoteldesoiseaux #JoyceMaynard #editionsphilipperey #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteratureetrangere #litteratureamericaine #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #lundiLecture #LundiBlogs #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #lecture2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Le Manoir des glaces

STEN_le_manoir_des_glaces

En deux mots
Eleanor découvre sa grand-mère assassinée. Alors que l’enquête de police piétine, elle se rend avec son compagnon et l’exécuteur testamentaire dans le vaste domaine dont elle vient d’hériter. Alors qu’un hiver rigoureux s’installe, elle cherche à en savoir davantage sur l’histoire de ses aïeux. Mais la mise à jour de secrets de famille ne semble pas plaire à tout le monde. L’assassin rôde toujours.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vie cachée de ma grand-mère

Camilla Sten nous revient avec un thriller tout aussi glaçant que «Le village perdu». Cette fois une héritière est confrontée à de lourds secrets de famille et à un tueur qui rôde autour du manoir isolé qu’elle est venue découvrir alors que l’hiver et la nuit s’installent.

Ce thriller saisissant s’ouvre par un interrogatoire. Eleanor doit tenter d’expliquer les circonstances de la mort de sa grand-mère. En lui rendant visite, elle l’a découverte avec des plaies au cou, des ciseaux dans la main. Mais elle a aussi croisé son assaillant, un homme en noir, qui a pris la fuite. Le problème, c’est qu’Eleanor souffre de prosopagnosie, le trouble de la reconnaissance des visages. Son cerveau n’enregistre pas les visages humains et se contente de détails comme la vivacité d’un regard. L’enquête s’annonce particulièrement délicate.
D’ailleurs cinq mois plus tard, elle piétine toujours. En revanche, les formalités de succession peuvent suivre leur cours. Eleanor découvre avec stupéfaction qu’elle hérite d’un grand domaine avec une forêt et des terres de chasse, à une heure et demie de route au nord de Stockholm.
Elle décide de se rendre sur place avec Sebastian, son compagnon, et d’un avocat, Rickard Snäll. «Quand elle débouche de la clairière, elle découvre une grande bâtisse bien entretenue de deux étages, somptueuse avec ses murs en crépi blanc et ses rangées de fenêtres noires qui vous regardent sans vous voir.» Elle constate que sa tante Veronika, la sœur de ma mère, a également fait le voyage. En revanche, Bengtsson, le gestionnaire du domaine, semble s’être évaporé. Et ce n’est pas le seul mystère qui plane au-dessus de ce vaste domaine. Au cours de leur inventaire, Eleanor va découvrir un carnet rédigé en polonais dans une petite chambre occultée et va tenter d’en savoir davantage sur l’histoire de ses grands-parents.
Qui était vraiment Vivianne? Qui aurait pu vouloir la tuer? Et pourquoi voulait-elle garder l’étrange manoir secret? Mais à chaque fois qu’elle progresse dans ses recherches, elle est confrontée et de nouveaux mystères.
Camilla Sten a choisi de scinder le récit en deux périodes, la quête d’Eleanor pour trouver les réponses à tous les secrets de famille et en parallèle la chronique des années 1960, lorsque Viviane vivait dans le domaine. Une construction qui permet au lecteur de comprendre les circonstances qui ont conduit à cette atmosphère si sombre. Les événements sont de plus en plus dramatiques et la saison – le froid et la nuit s’installent – ainsi que l’isolement – le domaine est loin de tout, les communications interrompues – vont renforcer la peur qui s’installe. Quand l’avocat est grièvement blessé, Eleanor ne peut s’empêcher d’imaginer que l’assassin de sa grand-mère rôde toujours. Aussi décide-t-elle de rentrer à Stockholm au plus vite.
Mais un véhicule en travers de la route va l’obliger à rebrousser chemin et à affronter le tueur.
Bien entendu, le thriller construit autour d’une maison isolée et de l’atmosphère angoissante n’est pas nouveau. Le cinéma et la littérature ont abondamment traité le sujet. Mais aussi Camilla Sten elle-même dans son précédent thriller, Le village perdu. Elle s’est aussi souvenue d’un roman de sa mère Viveca, Les nuits de la Saint-Jean, pour combiner les deux temporalités. Et c’est très réussi. Le suspense est au rendez-vous, la peur décuplée du fait de la prosopagnosie d’Eleanor, une maladie qui va bien compliquer l’enquête.
À l’heure où l’automne s’installe, n’attendez pas la nuit noire ou les grands froids pour vous plonger sous la couette avec ce Manoir des glaces!

Le manoir des glaces
(Arvtagaren)
Camilla Sten
Éditions du Seuil, cadre noir
Thriller
412 p., 21,90 €
EAN 9782021515367
Paru le 13/10/2023

Où?
Le roman est situé en Suède, à Stockholm et dans une région isolée du pays, en pleine forêt.

Quand?
L’action se déroule de nos jours ainsi que dans les années 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
Eleanor n’aurait jamais imaginé assister au meurtre de sa cruelle mais bien-aimée grand-mère Vivianne. Sur le seuil de l’appartement, elle croise le tueur. Mais atteinte d’une maladie rare, la prosopagnosie, elle ne peut reconnaître les visages.
En état de choc, elle apprend de surcroît que Vivianne lui a légué un manoir isolé dans la forêt suédoise dont elle n’avait jamais entendu parler.
Accompagnée de sa tante Veronika, de son compagnon Sebastian et d’un avocat un peu étrange, Eleanor se rend, angoissée, dans ce lieu inconnu. Le manoir dévoile peu à peu ses secrets et semble avoir été le témoin d’un passé terrible. Que cachait Vivianne ? Pourquoi n’avoir jamais mentionné l’existence de cette bâtisse ?
Beaucoup d’interrogations et si peu de temps, car le blizzard se lève et l’ombre des bois pénètre dans le domaine de Haut Soleil. Commence alors un huis clos pour le moins glaçant…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog L’Ivresse du noir
Blog Blacknovel 1
Blog Ma voix au chapitre


Bande-annonce du roman «Le Manoir des glaces» de Camilla Sten © Production Éditions du Seuil

Les premières pages du livre
« ELEANOR
Dimanche 15 septembre
L’ampoule à économie d’énergie jette une lumière froide et blanche dans la pièce exiguë. Sans doute censée convoquer une normalité rassurante, de même que les chaises passe-partout et la table en bois lisse devant moi.
Lorsque je regarde mes mains, j’ai toujours l’impression d’y voir du sang, bien que je les aie frottées au savon antiseptique jusqu’à ce qu’elles soient rouges et irritées, dans la salle de bains aux murs immaculés.
La porte s’ouvre. Je sursaute. Entre un homme aux cheveux blonds en brosse, en uniforme de policier. Il tient à la main un petit dictaphone.
Il pose l’appareil gris sur la table entre nous avec un bruit étonnamment fort.
– Victoria, commence-t-il. Je vais enregistrer notre conversation, êtes-vous d’accord ?
Il m’appelle Victoria, comme si nous nous connaissions.
La pièce tourne autour de moi. Je suis si lasse, j’ai si froid. Je ferme les yeux pour que tout s’arrête.
– Victoria, répète-t-il de sa voix à la douceur factice.
J’ouvre les paupières, la bouche pâteuse. Je suis obligée de le corriger :
– Eleanor. Je m’appelle Victoria Eleanor mais personne ne m’appelle Victoria. Sauf Vivianne.
– Entendu. Vous êtes d’accord pour que j’enregistre la conversation, Eleanor ?
Je hoche la tête.
– Pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé lorsque vous avez rendu visite à votre grand-mère ?
– S’il vous plaît, ne l’appelez pas ma « grand-mère ». Elle n’aime pas ça. Elle s’appelle – s’appelait – Vivianne.
– D’accord, acquiesce le policier, conciliant. Pouvez-vous me dire ce qui s’est passé quand vous êtes allée chez Vivianne ?
Il a les yeux bleu clair, d’une couleur si homogène qu’ils semblent faux. Faciles à mémoriser. Bon signe distinctif.
Connaît-il mon diagnostic ? Je me surprends à me poser la question.
A-t-il déjà entendu le mot prosopagnosie ? Lui a-t-on déjà expliqué ce qu’il signifie ?
Je suis douée pour expliquer ça aux gens. Je le suis devenue. C’est inévitable quand on passe son temps à le faire.
La prosopagnosie est le trouble de la reconnaissance des visages. Mon cerveau n’enregistre pas les visages humains de la même manière que le commun des mortels. Je ne reconnais pas les visages. Au lieu de cela, je suis obligée de mémoriser des caractéristiques.
Non, pas très pratique en soirée. Oui, c’est une bonne excuse, sauf que ce n’est pas une excuse. C’est ma vie. Je ne reconnais personne. Pas même mon visage quand je me regarde dans le miroir.
– J’ignore ce qui s’est passé.
Il ne répond pas, m’oblige à remplir le silence.
– Je devais aller dîner chez Vivianne dimanche. Nous dînons ensemble tous les dimanches. Nous nous sommes mises d’accord sur ça. Elle ne doit pas venir chez moi, ne doit pas débarquer à mon travail ou appeler mille fois jusqu’à ce que je décroche. En échange, je lui rends visite tous les dimanches soir. Je le fais toujours. J’allais juste dîner chez elle et…
Je dévisage le policier. Les mots me manquent.
– Ça n’a pas besoin d’être parfait. Racontez-moi ce dont vous vous souvenez.
Ce que je fais.

ELEANOR
Cinq heures et cinq minutes plus tôt
L’écho de mes pas résonnait dans la cage d’escalier. L’angoisse me nouait l’estomac, comme chaque fois que je gravissais les dernières marches qui menaient à l’appartement de Vivianne. J’y avais vécu seize ans. C’était « chez moi ». Si ça ne tenait qu’à moi, je n’y aurais plus jamais mis les pieds.
Les dîners du dimanche étaient un compromis. Deux heures par semaine pendant lesquelles Vivianne avait le droit de murmurer, régenter, me faire avaler du xérès dans de petits verres délicats et m’examiner sous toutes les coutures. C’était l’idée de ma psy, Carina, et l’arrangement avait bien fonctionné depuis près de quatre ans. C’était un compromis.
Je ne voulais pas complètement couper les ponts avec Vivianne. Elle était ma grand-mère en théorie, ma mère en pratique. Impossible de vivre avec elle, impossible de vivre sans.
Les coups de téléphone de la semaine dernière, en ces journées de septembre à la chaleur accablante, avaient rompu notre pacte. Elle ne devait appeler qu’en cas d’urgence. Je n’avais pas répondu mais elle avait laissé des tas de messages sur mon répondeur. Quatre le mardi, six le jeudi. Un seul tard le vendredi soir.
Je les entends dans les murs. Ils me murmurent des choses.
Le dernier message m’avait flanqué la chair de poule.
J’étais habituée à ce qu’elle m’appelle, ivre et folle de rage, ivre et triste ou encore ivre et hallucinée, mais là, c’était différent.
Avait-elle commencé à perdre la boule ? Pour moi, Vivianne n’était pas âgée – elle était sans âge, Vivianne tout simplement – mais il est vrai qu’elle approchait des quatre-vingts ans.
Je me suis arrêtée devant sa porte. La plaque polie portait l’inscription V. Fälth. Courte. Convenable.
Je me suis préparée mentalement.
Pourquoi l’air était-il toujours irrespirable dans ce foutu immeuble ? J’étouffais. Si seulement j’étais restée dans mon appartement spacieux, un bras de Sebastian autour de mes épaules, sur notre canapé Ikea élimé, devant notre écran plat bien trop cher. Si seulement je pouvais passer mes dimanches soir à mater Netflix sans me prendre la tête, comme tous les autres.
Je frappai.
Les secondes s’écoulèrent. Une. Deux.
La porte s’ouvrit.
Je me forçai à sourire, bouche fermée ; je m’apprêtais à entrer mais une intuition m’arrêta. Quelque chose ne tournait pas rond. La personne à la porte ne correspondait pas à ma grand-mère.
Je la dévisageai, cherchant les traits distinctifs de Vivianne. Je ne voyais qu’un bonnet noir en laine à la place des cheveux brillants de ma grand-mère.
Je baissai les yeux sur ses mains.
Ce n’étaient pas les mains de Vivianne. Les ongles n’étaient pas longs et rouges ; l’index de la main droite ne portait pas une grosse bague en topaze. Les mains étaient, semblait-il, tachées de rouille.
– Qui…
Mais elle m’avait déjà bousculée et avait dévalé l’escalier. Stupéfaite, je suivis du regard la silhouette puis me retournai vers l’appartement.
Vivianne gisait sur le sol de l’entrée. Devant elle, sur le tapis gris-bleu à motifs, un objet reflétait la lumière du lustre de cristal. J’ouvris la bouche pour poser une question. C’est là que je sentis l’odeur.
Elle me frappa comme un mur.
Lourde, doucereuse – du fer, de la viande, du parfum. Elle me souleva l’estomac.
Sur le tapis, les ciseaux étaient ouverts, lames écartées. Je ne les avais jamais vus ainsi. Je ne les avais vus que polis, beaux et inutilisables à côté du miroir à main assorti aux décorations sinueuses et de la blague à tabac sur le buffet de la salle à manger.
Ils n’étaient plus lustrés. Ils laisseraient des traces sur le tapis.
Vivianne tendait le bras vers les ciseaux, la main ouverte.
Comme c’est étrange, pensa mon cerveau gelé, embrumé, pendant le court instant où je demeurai immobile. Pourquoi cherche-t-elle à attraper les ciseaux ? Et pourquoi ne s’assied-elle pas pour les saisir ?
Je sortis soudain de ma torpeur et je compris qu’elle ne tendait pas le bras vers les ciseaux mais vers moi ; que le gémissement, le râle qui sortait de sa bouche était sa tentative de crier mon nom ; que son chemisier à motifs n’était pas à motifs mais transpercé, à plusieurs reprises, par les ciseaux posés sur le tapis à cinquante centimètres de mes pieds.
Je traversai l’entrée en deux enjambées et m’agenouillai auprès d’elle. Je m’entendais parler, mais ma voix me parvenait depuis le lointain :
– Que se passe-t-il ? Que s’est-il passé ? Que dois-je faire ? Que veux-tu que je fasse ?
Parce qu’elle savait toujours quoi faire.
Alors je continuai à lui poser des questions, même si je voyais l’intérieur de son œsophage, écarlate, sanguinolent. La chair sous la peau. Elle me saisit le poignet de sa main tendue, comme un écho de toutes les fois où elle avait exécuté ce geste. Elle serra si fort que mes os semblèrent s’entrechoquer, comme si elle se noyait et que j’étais sa bouée de sauvetage. En un sens, elle se noyait vraiment. J’entendais à sa respiration difficile, rauque, que le liquide visqueux qui s’écoulait de plus en plus lentement de sa gorge avait déjà commencé à s’insinuer dans ses poumons.
Je fis la seule chose qui me vint à l’esprit.
Je pressai ma main libre contre la plaie de son cou.

ELEANOR
Aujourd’hui
– Vous souvenez-vous à quoi ressemblait la personne qui a ouvert la porte ? demande le policier. Pouvez-vous décrire son visage ? Était-ce un homme ou une femme ? Vous rappelez-vous son âge ?
Je secoue lentement la tête, croise ses yeux bleus, brillants, et souffle entre mes lèvres muettes :
– Non.

PREMIÈRE PARTIE
ELEANOR
Mercredi 19 février
Cinq mois plus tard
Il fait une chaleur à crever dans la voiture mais je ne dis rien. L’hiver a été marqué par la grisaille et les champs que nous dépassons s’étendent décolorés, couverts de givre, sous le ciel lourd ; seule une fine couche de neige les protège du vent. Avec un temps pareil, pas étonnant qu’on se sente gelé jusqu’à la moelle. Sans compter que c’est la voiture de Sebastian, et c’est lui qui conduit ; il règle la température à sa convenance.
– Merci d’avoir pris le volant, lui dis-je.
Il esquisse un vague sourire sans quitter la route des yeux.
– Pas de problème. J’aime bien conduire à la campagne. Moins stressant qu’en ville.
Je pose une main sur son genou car je sais que c’est la chose à faire, je serre délicatement. Nous sommes en couple depuis six ans mais ce genre de geste ne me paraît toujours pas naturel.
Nous nous taisons.
– Je me demande dans quel état est la maison, déclare Sebastian au bout de quelques minutes. Si ça se trouve, c’est une ruine ; c’est peut-être pour ça que ta grand-mère n’en a jamais parlé.
– Je ne sais pas.
Quand l’avocat de Vivianne avait mentionné le domaine de Haut Soleil pour la première fois, j’avais cru à une erreur. Je venais de sortir de l’hôpital, je ne savais pas encore comment j’allais supporter le monde réel.
L’avocat avait été très factuel. À mon grand soulagement, il avait esquivé les condoléances.
Tout d’abord nous devons parler de Haut Soleil, avait-il annoncé de but en blanc.
Avec une grande concision, il avait expliqué que Vivianne possédait des documents selon lesquels un bien était enregistré à son nom. Un ancien domaine avec une forêt et des terres de chasse, à une heure et demie de route au nord de Stockholm, qu’elle avait hérité de feu son mari – mon grand-père.
– Je crois que mon grand-père est décédé aux alentours de Noël. Ils passaient les fêtes au domaine. Ça a dû arriver là-bas. C’est peut-être pour ça qu’elle a cessé d’y aller.
Sebastian fronce les sourcils.
– Comment est-il mort, déjà ? Il me semble que tu ne me l’as pas dit.
– Non, c’est vrai. Je n’en suis pas sûre moi-même. Elle n’en parlait jamais. Elle n’aimait pas parler de papi. J’ai toujours pensé qu’il avait été emporté par une crise cardiaque ou quelque chose dans le genre. En tout cas, il n’était pas malade. Ça a dû être assez brutal.
Les habitations se font plus rares. Nous avons dépassé de charmantes maisons de campagne puis des fermes, et ne voyons désormais que de vieilles bâtisses décaties aux murs en ruine et aux vitres brisées. Nulle trace de pas ou de roues sur la couche de neige glacée qui recouvre les prés. La région semble abandonnée. On se sent seul au monde.
Je regarde par la fenêtre en me rongeant l’ongle du pouce, une mauvaise habitude qui me suit depuis l’enfance et dont je ne parviens pas à me défaire. J’arrive de temps à autre à arrêter plusieurs mois d’affilée, puis un coup de stress me fait replonger. Depuis ce soir-là, je n’ai même pas essayé de me retenir. Mes ongles sont réduits à l’état de moignons déchiquetés, mes cuticules sont à vif.
Le GPS nous indique d’une voix monocorde de tourner à droite. Sebastian quitte la route et s’engouffre dans la forêt.
Direction, le domaine de Haut Soleil.

Anushka, le 18 juin 1965
Avant mon départ, ma mère m’a dit qu’ici il ferait froid. Très froid. Qu’il fallait que je me prépare à toujours être frigorifiée. Elle m’a fait ranger d’épais pulls dans ma valise et enfiler son gros manteau par-dessus le mien qui était élimé.
Mais dans cette maison, il fait une chaleur à crever. Je me sens trop grande pour mon enveloppe corporelle. Lourdaude, gonflée.
Nous sommes à la campagne depuis quatre jours et je me demande bien comment je vais tenir. On ne peut même pas ouvrir les fenêtres. Quelqu’un a peint les chambranles à grands coups de pinceau, ce qui les a complètement englués, et j’ai beau savoir que c’est vain, je ne peux m’empêcher de tirer sur la poignée, lorsqu’ils descendent au lac. J’appuie le front contre la vitre brûlante, y laissant des taches graisseuses.
Je les essuie avant qu’ils rentrent, pour qu’Elle ne voie pas.
Il dit toujours que c’est l’été le plus chaud de l’histoire, et semble étonnamment ravi même quand Il s’évente avec son journal à la table du petit-déjeuner. Je me contente de sourire, sans répondre. Elle croit que je ne le comprends pas, mais c’est juste que je ne sais pas quoi répondre.
Au début, je me taisais parce que j’avais honte ; les mots semblaient si maladroits dans ma bouche, mes phrases si laides et hésitantes. J’avais toujours été vive. C’est ce que disaient les voisins à ma mère quand j’étais petite : « Elle n’est pas jolie, mais elle est vive », « Estime-toi heureuse d’avoir une fille aussi éveillée. Aux jambes aussi rapides que l’esprit ».
Maintenant, je me sens bête. Depuis mon arrivée, j’ai l’impression que mon intelligence s’est envolée.
Ici, je ne suis pas drôle non plus. Personne ne rit à mes blagues, personne n’est impressionné par mes raisonnements. Pire, personne ne veut entendre ce que j’ai à dire. Si je garde le silence, ils pensent que je ne comprends pas, et si je parle, ils n’entendent que mes fautes d’accent et en déduisent que je suis sotte.
Ce n’est pas la vie que ma mère voulait pour moi. Ce n’est pas une chance qui m’est offerte.
Je ne suis dans ce pays que depuis quatre mois et je sais que je dois tenir bon, mais pitié, maman, tout ce que je veux c’est rentrer à la maison.
Si seulement je pouvais rentrer.

ELEANOR
– Là ! s’écrie Sebastian, m’arrachant à mes pensées.
Je sursaute et lève les yeux.
Après des kilomètres de champs, une route étroite nous a menés à travers une forêt dense aux grands troncs couverts de givre. Nous débouchons sur une clairière qui accueille plusieurs bâtiments. Une route en terre monte vers le manoir – une grande bâtisse bien entretenue de deux étages, somptueuse avec ses murs en crépi blanc et ses rangées de fenêtres noires qui vous regardent sans vous voir. Plus loin, on devine des maisons plus modestes et un petit lac entouré de roseaux gelés. La glace bleutée s’étire à la surface, parfaite, intacte.
– Waouh, incroyable ! s’enthousiasme Sebastian.
– Oui, c’est impressionnant. L’avocat avait parlé d’un manoir, mais ça…
Je hausse les épaules.
– Et ces autres petites constructions ? Qu’est-ce que c’est ?
J’essaie d’embrasser le domaine du regard. Certains des bâtiments ne sont pas si petits. L’un d’entre eux fait presque la moitié de la surface de l’édifice principal – ça doit être une écurie ou une sorte de hangar car il est un peu en retrait, caché à la lisière du bois.
– Plein de choses. Je ne sais pas.
À ma grande surprise, deux véhicules sont garés dans l’allée. L’un d’entre eux est une Volvo grise anonyme mais l’autre…
– Je croyais qu’il n’y aurait que l’avocat et nous ? s’étonne Sebastian en arrêtant la voiture.
Je secoue la tête.
– Moi aussi.
Au même moment, j’aperçois la sœur de ma mère, vêtue de l’un de ses innombrables manteaux noirs, appuyée contre la façade de la demeure, cigarette à la bouche. J’ajoute, d’un ton sec qui ne me ressemble pas mais qui l’espace d’un instant me fait penser à Vivianne :
– C’est typique de Veronika !
Aucun d’entre nous ne fait mine de vouloir sortir de la voiture.
– Je ne pensais pas qu’elle viendrait, dit Sebastian, la voix teintée d’une inquiétude qu’il ne parvient pas à dissimuler.
Sebastian n’a rencontré Veronika qu’une fois mais c’était amplement suffisant. Ça l’est pour la plupart des gens.
– Moi non plus. Elle avait dit qu’elle ne viendrait pas.
Ses mots exacts étaient les suivants : Il aurait fallu que cette vieille bique me paie pour y aller. D’une certaine manière, Vivianne la payait puisqu’il fallait faire estimer le domaine pour qu’elle touche sa part de l’héritage.
Je ne suis pas proche de Veronika. Je ne sais pas si Veronika a des proches. Quand j’étais petite, elle nous rendait visite et m’apportait toujours des cadeaux. Elle arrivait, toujours de noir vêtue, dans un nuage de fumée de cigarette à l’odeur à la fois glamour et écœurante. Puis elle avait cessé de venir. Depuis plusieurs années maintenant, je ne la vois plus que pour Noël, autour d’un long repas guindé où nous dégustons de la selle de chevreuil, de la gelée de groseilles et du gratin de pommes de terre. Veronika et Vivianne se toisent, les yeux mi-clos, chacune à un bout de la table et je tente de créer tant bien que mal un ersatz de bonne ambiance.
Je la voyais, plus exactement. Nous ne fêterons plus Noël toutes les trois. Pas avec Vivianne.
Veronika contemple la voiture de Sebastian avec le regard nonchalant, légèrement dégoûté qu’elle jetterait à un blaireau écrasé sur le bord de la route. Son manteau ébène trop large pend comme une paire d’ailes repliées et son sévère carré court de jais encadre son visage oblong.
Ses cheveux ont toujours été son trait le plus caractéristique. Il m’arrive de tressaillir quand je vois dans la rue une personne coiffée d’un carré court de la même couleur ; je croise son regard et j’attends qu’elle détourne les yeux sans me reconnaître avant d’oser souffler.
Sebastian éteint le moteur.
– Ne t’en fais pas, me rassure-t-il. On n’est là que pour quelques jours. Et puis, elle va sans doute se lasser et rentrer dès demain.
Sebastian, cet éternel optimiste.
– Ça doit être l’avocat, reprend-il au moment où j’aperçois un homme.
Si Veronika fait penser à un corbeau, l’exécuteur testamentaire semble tiré d’une banque d’images de photos de juristes. Il porte un pardessus gris assorti à sa Volvo – je ne peux m’empêcher de me demander si c’est à dessein –, les cheveux soigneusement peignés vers la gauche le long d’une raie parfaitement rectiligne, des gants en cuir et une serviette coordonnée posée à ses pieds alors qu’il nous attend en haut de l’escalier à l’entrée du manoir.
– Bonjour, lui dis-je en sortant de la voiture.
Je ferme la portière. Après cet habitacle surchauffé, l’air de février me revigore.
– Victoria ? demande-t-il avec cet accent typique de Stockholm qui doit rendre difficile pour lui un séjour prolongé hors de la capitale. Nous avons échangé par téléphone, n’est-ce pas ? Je suis Rickard Snäll, du cabinet Lindqvist.
C’est lui qui m’avait contactée quelques semaines plus tôt en m’informant qu’il serait temps de visiter le Haut Soleil pour procéder à un inventaire de succession. Il est plus jeune que je ne l’ai pensé quand je l’ai aperçu depuis la voiture. Il doit avoir la quarantaine bien tassée d’après les rides autour de ses yeux et les mèches grises dans ses épais cheveux bruns. Un autre avocat, plus âgé, était en charge du testament.
– Eleanor. (Je souris pour ne pas sembler désagréable.) Je préfère Eleanor.
– Ah. Ravi de vous rencontrer enfin, Eleanor.
Sa poignée de main est chaude et ferme. Je la lâche un peu trop vite.
Mon pouls accélère, palpite dans mes veines.
Ce n’est que l’avocat qui va s’occuper de l’inventaire. Aucun danger. Tu lui as parlé au téléphone, tu te rappelles ?
Je cherche un autre point où fixer mon regard pour ne pas le dévisager et je tombe sur Veronika. Elle jette sa cigarette dans le gravier, l’écrase du talon d’un geste aussi brutal qu’efficace et lève les yeux sur moi.
Pendant plusieurs secondes, personne ne dit mot. Elle attend que je me lance. C’est une technique de Vivianne, même si Veronika se mettrait en rogne si je le soulignais. Je craque la première.
– C’est génial que tu aies pu venir.
Ses lèvres s’étirent dans un sourire. Mais seulement vers la gauche. Petite, je pensais qu’elle le faisait à dessein. À l’époque j’étais encore émerveillée par ma tante qui me prodiguait une attention distraite, de celle qu’on accorde à un chiot. Son attention durait plus longtemps que celle de Vivianne, mais son humeur était plus changeante. Je la vénérais pour cela.
Ce n’est qu’à l’adolescence, lorsque la fougue de Veronika avait commencé à se calcifier et à se changer en agressivité, que Vivianne m’avait confié avec mesquinerie que ce défaut avait été causé par une paralysie faciale temporaire dont ma tante avait souffert avant ma naissance. C’était en réalité une bénédiction, avait affirmé Vivianne avec son sourire parfaitement symétrique. Elle ressemble tout de même à son père. Cette paralysie a au moins conféré à son visage du caractère.
– J’ai changé d’avis, lance Veronika. (Elle n’a ni regardé ni salué Sebastian.) Je ne suis pas venue au domaine de Haut Soleil depuis mon enfance. Je ne pouvais pas manquer ça. (Elle hausse légèrement les sourcils.) Ah ah ! Voilà le petit ami. Je vois.
Sebastian affiche son plus grand sourire, comme si elle l’avait salué poliment.
– Ravi de vous revoir, Veronika.
Bien joué !
Veronika le dévisage quelques instants puis hoche sèchement la tête. Elle se tourne vers l’avocat.
– Et vous êtes… ? s’enquiert-elle, sourcils haussés, comme si elle était restée plantée là sans se présenter ni lui accorder un regard jusqu’à notre arrivée.
C’est sans doute exactement ce qui s’est passé. Il la contemple comme on regarderait un chien qui vous grogne dessus.
– Rickard Snäll. Avocat. Je suis ici pour vous aider à procéder à l’inventaire de succession et à l’évaluation du bien. (Il se tourne vers moi.) C’est vous qui avez la clé, n’est-ce pas ?
– Oui.
Je monte les marches, fouille dans ma poche, la main moite. J’évite son regard.
– Elle se trouvait dans l’enveloppe découverte dans l’appartement de Vivianne. Avec l’adresse du domaine de Haut Soleil et le numéro de téléphone de Bengtsson. Je ne sais pas si elle ouvre autre chose que le bâtiment principal. Possible qu’il y ait des serrures aux autres portes, dans ce cas c’est peut-être Bengtsson qui a les clés. C’est…
– Celui qui s’occupe du domaine, oui, termine Rickard. J’ai essayé de le contacter au numéro que vous m’avez indiqué mais je n’ai pas eu de réponse.
– Moi non plus.
Cela fait plusieurs semaines que je tente d’appeler le gestionnaire, sans succès. Je tombe directement sur le répondeur. D’après le premier avocat, le testament de Vivianne précise que son salaire doit lui être versé sur la succession jusqu’au partage de l’héritage.
– Il a peut-être arrêté, suggère Rickard.
Je ne croise pas son regard, j’introduis la clé dans la serrure et tente de la tourner. Le verrou résiste mais finit par céder. La porte s’ouvre sur des gonds silencieux et bien huilés.
Voilà donc le manoir de Haut Soleil. Le secret que Vivianne m’a caché toute ma vie.

ELEANOR
Nous entrons dans un vestibule spacieux au parquet massif, agrémenté d’un authentique tapis persan. Le plafond est haut – probablement plus de trois mètres – et la lumière qui filtre par les fenêtres de part et d’autre de la porte inonde toute la pièce.
L’intérieur ne semble pas avoir été laissé à l’abandon. Juste une fine couche de poussière sur le sol, pas de toiles d’araignée dans les coins, des vitres plus ou moins propres. Sous un grand miroir sur le mur de gauche se trouve un guéridon, le genre de meuble qui n’a d’autre fonction qu’attirer le regard avec ses pieds sculptés peints en jaune et son marbre tacheté, d’ailleurs suffisamment propre pour briller dans la lumière de la fin d’après-midi.
Bengtsson a beau ne pas décrocher son téléphone, il s’est clairement occupé de cet endroit. Lui ou quelqu’un d’autre.
– C’est elle ? s’enquiert Sebastian.
Je ne remarque le portrait que maintenant. Les rayons du soleil frappent le miroir de l’autre côté de la pièce, de sorte qu’il attire l’attention et éblouit à la fois. Pourtant, comment ai-je pu passer à côté du tableau ? Il est immense, sans doute deux mètres de haut sur un mètre cinquante de large, sombre ; la peinture à l’huile est si épaisse qu’elle semble vouloir dégouliner de la toile.
C’est un portrait de famille. Un homme, une femme et deux fillettes se détachent sur un fond gris foncé. L’homme est installé dans un fauteuil, la femme sur l’accoudoir, les jambes coquettement croisées. La plus jeune des fillettes se tient à côté d’elle, une poupée dans les bras – l’enfant ne peut pas avoir plus de deux ans – et la plus âgée – cinq ou six ans – est assise aux pieds de son père, en robe carmin agrémentée de rubans blancs. Son visage est un ovale blanc anonyme où s’ouvrent de grands yeux bruns perdus dans le vague, ses cheveux sont coiffés en deux tresses noires.
– Nom de Dieu !
Dans la bouche de Veronika, ces mots forment une phrase complète dégoulinante de mépris.
– Oui, dis-je à Sebastian. (Je déglutis.) Ça doit être Vivianne et Evert. Et les filles…
– Moi, m’interrompt Veronika en désignant sa version à deux ans.
Impossible de regarder les joues rebondies, les boucles brunes et les petites lèvres roses de l’enfant sur le tableau et de reconnaître la femme sèche aux sourcils fins à côté de moi.
– Et… Vendela, ajoute-t-elle, d’une voix un peu plus suave, en indiquant ma mère.
Ah ! Si seulement je pouvais reconnaître quelques traits de ma maman dans la fillette du tableau, dans les tresses soigneuses ou les sourcils droits, dans les petites mains ou les jambes parfaitement repliées, mais les souvenirs de ma mère sont flous. J’avais trois ans et quatre mois quand elle est morte. Vivianne ne m’a jamais informée de la date précise, autrement j’aurais aussi compté les jours et les semaines.
Le jour précis de sa mort ? Quelle importance, Victoria ! J’entends encore la voix cruelle de Vivianne dans ma tête. Avec son accent arrogant, typique des nantis de Stockholm, et son petit défaut de prononciation à peine discernable dont elle n’avait jamais réussi à se défaire tout à fait. C’était comme si certains sons se retrouvaient au mauvais endroit dans sa bouche. Je me suis toujours demandé si elle zozotait enfant ou si elle avait eu un bec-de-lièvre opéré très tôt, mais je n’avais jamais osé poser la question.
Elle n’est plus là, désormais. Je ne saurai jamais.
Les souvenirs fragmentaires que je garde de ma mère ne sont pas son visage mais son odeur, la sensation de coller mon nez contre sa nuque, sa voix quand elle riait ou me grondait. L’épisode qui reste le plus précisément gravé dans ma mémoire est le savon qu’elle m’avait passé parce que j’avais manqué de me faire écraser par une voiture. J’avais fondu en larmes et elle m’avait serrée fort dans ses bras, si fort que toute ma tristesse s’était envolée.
Je n’ai en revanche aucun souvenir de mon père. Vivianne m’a dit que c’était un moins que rien, qu’il ne méritait pas ma magnifique mère, qu’il avait mis les voiles dès qu’il avait appris sa grossesse. À mes dix-huit ans, j’ai pu lire son nom sur mon acte de naissance. Je l’ai retrouvé sur Facebook et lui ai envoyé un message. Pas de réponse. Pour l’instant, il semblerait que Vivianne ait eu raison.
Sebastian entoure mes épaules de son bras. Je crois d’abord qu’il a lu sur mon visage les signes de cette mélancolie sans contours, aussi brève qu’intense, mais il commente le tableau :
– Elle était vraiment… hum.
Bien sûr, il ne regardait pas ma mère. Il contemplait Vivianne. Toujours Vivianne.
Je sais ce que signifie son « hum ». Ça m’agace sans raison valable. Car c’était une vraie beauté. À plus de soixante-dix ans, elle était encore belle, d’une manière presque féroce. Sa peau marmoréenne artificiellement tendue, son maquillage agressivement féminin, ses cheveux d’une douceur étonnante. Elle luttait avec hargne contre le passage du temps qu’elle considérait comme une agression personnelle.
Surtout quand elle avait compris que le combat était perdu d’avance.
Parfois, un joli visage est tout ce qu’on possède, Victoria.
Mets-toi un peu de rouge à lèvres. Tu n’es pas assez brillante pour pouvoir te passer d’être jolie !
Sur ce tableau, elle doit avoir la trentaine. Evert, près de quarante ans. Impossible de ne pas la contempler, assise sur l’accoudoir. Elle porte un cardigan bleu et une jupe gris perle ajustée – elle n’a jamais apprécié la couleur, Vivianne, sauf sur les ongles et les lèvres. Ses cheveux de jais ondulés encadrent son visage avec douceur, sa peau est blanche comme de la crème, assortie aux perles qui pendent à ses oreilles, ses lèvres pulpeuses, couleur carmin, forment un sourire parfaitement équilibré et énigmatique. Ses mains sont longues et minces, l’une posée sur l’épaule d’Evert, l’autre sur ses genoux.
Peut-être que je me fais des idées, mais j’ai l’impression qu’elle est représentée avec plus de détails et de lustre que les autres membres de la famille. Même la petite cicatrice au menton est peinte ; une fine ligne blanche qui ne fait que renforcer l’harmonie de son visage. N’y a-t-il que moi qui la vois, ou le portraitiste a-t-il aussi été fasciné ? Comment est-il possible que la femme sur le tableau, presque cinquante ans plus tard, avec un visage différent, des cheveux différents, des vêtements différents, puisse être avec une telle évidence, sans l’ombre d’un doute, Vivianne ?
– Oui, vraiment…
Je ne parviens pas à dissimuler la tension dans ma voix. Je me détourne du tableau et croise brièvement le regard de Veronika.
J’ai l’impression que ses yeux sont brillants de larmes, mais le temps d’un battement de paupières, elles ont disparu.

ELEANOR
Je pensais que nous allions jeter un rapide coup d’œil à la demeure avant de choisir nos chambres, mais la visite immobilière improvisée est plus longue que prévu. C’est un voyage dans le passé ; pas tant dans les années soixante-dix, sans doute la dernière décennie où la maison a été habitée, mais à la fin du dix-neuvième siècle. La bâtisse est tout en longueur avec des pièces en enfilade. D’un côté du hall d’entrée se trouvent une cuisine dotée de tous les ustensiles dont on peut rêver ainsi qu’une salle à manger spacieuse et élégante. Les deux pièces sont reliées par un couloir de service. Les meubles de la salle à manger sont si luisants que je suis prise d’une honteuse envie de les lécher. De l’autre côté du vestibule s’ouvre une splendide salle de séjour ou plutôt, comme l’aurait dit Vivianne, un salon. Les pièces sont vastes, les carreaux en faïence lustrés sont couverts de somptueux tapis et les meubles semblent tous être des antiquités.
L’étage est composé de quatre chambres à coucher, deux salles de bains et une bibliothèque servant également de cabinet de travail avec un bureau qui fleure bon le cuir et l’encaustique. Les portes des chambres sont toutes grandes ouvertes. Les fenêtres donnent à l’ouest.
Trois des chambres sont identiques : carrées, meublées d’un large lit à baldaquin, d’une armoire, d’une commode sculptée et d’une élégante table de chevet placée sous la fenêtre. Seuls les coloris varient.
La quatrième chambre est plus grande. C’était celle de Vivianne, je le comprends immédiatement. Je ferme la porte et me détourne. Nous dormirons dans les autres.
À côté, une autre porte. Tapissée de papier peint, comme pour se fondre dans le mur. Je n’aurais probablement pas remarqué sa présence si Sebastian n’avait rien dit.
– Qu’est-ce que ça peut bien être ? s’étonne-t-il.
En l’absence de poignée, j’introduis l’index dans la serrure et je tire. La porte résiste à peine avant de s’ouvrir.
Les gonds grincent. C’est la première fois que cette maison émet le moindre bruit. Je n’avais encore entendu ni crissement ni craquement. Tout semble graissé, huilé, lustré. À l’exception de cette petite porte.
Dehors, la nuit tombe rapidement mais cela n’a aucune importance pour la pièce sans fenêtre dans laquelle nous nous trouvons. Il fait si noir que Sebastian sort son téléphone portable et allume la lampe torche. La lumière crue éclaire une petite chambre à coucher austère. Un lit étroit, sans drap ni couverture, adossé au mur. Un matelas rayé surmonté d’un simple oreiller.
La pièce est quasiment vide, hormis le lit. Une chaise à barreaux au pied du lit et un bol en étain par terre.
– Qu’est-ce que c’est que ce cagibi ? s’enquiert Sebastian.
– Elle était destinée au personnel, dit la voix de Veronika derrière nous.
Je me retourne. Veronika s’est arrêtée, appuyée contre la rampe de l’escalier.
– Quand j’étais petite, personne ne l’occupait, mais mon père m’a raconté que c’était une chambre de bonne. Ça l’avait été, en tout cas. Quand on venait, le personnel habitait toujours dans les dépendances. Maman ne voulait pas qu’ils soient là la nuit. Personne n’avait le droit de dormir là-dedans.
Veronika observe la porte.
– Je crois que c’est pour cacher la porte qu’elle a fait mettre du papier peint dessus. Quand j’étais petite on la voyait à peine, mais un après-midi Vendela et moi sommes venues discrètement. Nous avons découpé le papier pour pouvoir jeter un coup d’œil dans la pièce.
Elle pince les lèvres et poursuit.
– Elle nous a flanqué une telle raclée ce jour-là que mon père s’est interposé. D’habitude, il n’intervenait jamais.
Sebastian est mal à l’aise, il ne sait comment réagir. Une partie de moi le plaint, une autre éprouve un soudain agacement. C’est injuste, j’en ai conscience. Je suis injuste.
Ce n’est pas sa faute s’il a grandi avec des parents qui n’auraient pas l’idée de lui décocher des gifles à l’envoyer valser au sol. Ce n’est pas sa faute si la simple idée de lever la main sur un enfant le révolte.
C’est une bonne chose.
Cela ne fait pas de lui quelqu’un de faible ou de pourri gâté. Seulement quelqu’un de sain. »

À propos de l’autrice
STEN_Camilla_©Stefan_TellCamilla Sten © Photo Stefan Tell

Camilla Sten, née en 1992, est la fille de Viveca Sten, superstar suédoise de polars.
Elle étudie actuellement la psychologie à l’Université d’Uppsala et a déjà publié une série pour la jeunesse (L’île des Disparus, éditions Michel Lafon) à quatre mains avec Viveca. Après Le Village perdu, un thriller très original dans la lignée de Stephen King ou de John Ajvide Lindqvist, elle publie Le manoir des glaces. (Source: Éditions du Seuil)

Page Facebook de l’autrice
Compte Instagram de l’autrice

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#lemanoirdesglaces #CamillaSten #editionsduseuil #hcdahlem #roman #NetGalleyFrance #RentréeLittéraire2023 #litteraturesuedoise #litteratureetrangere #litteraturecontemporaine #romannoir #polar #thriller #litteraturepoliciere #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #lecture2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie