Un animal sauvage

DICKER_un_animal_sauvage

  RL_2024  coup_de_coeur

En deux mots
Sophie et Arpad ont tout du couple modèle, une bonne situation, une belle maison dans la banlieue genevoise, deux enfants. Mais quand le vernis se craquèle et que leur passé refait surface, l’image devient nettement plus sombre, avec en point d’orgue un braquage qui va tout faire exploser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vie cachée d’un couple modèle

Toujours aussi machiavélique, Joël Dicker nous revient avec un roman savamment construit autour d’un couple modèle jalousé par ses voisins pour sa réussite insolente. Mais peu à peu, leur lourd passé va les rattraper.

Deux couples s’installent à Cologny, la banlieue chic de Genève. Mais si tous deux passent d’un appartement en ville à une maison avec jardin, leur perception de leur nouveau chez soi est bien différente. Sophie et Arpad se sentent parfaitement à l’aise dans leur villa contemporaine aux larges baies vitrées, la dernière de la rue avant la forêt. Le banquier et l’avocate, entourés de leurs deux enfants ont tout du couple parfait. Pour Karine et Greg le déménagement s’avère un peu plus difficile. Grâce à un héritage, Greg a pu s’offrir l’un des pavillons en construction. Mais ces constructions ne plaisent pas trop au voisinage qui va les surnommer la verrue, une appellation qui accentue le malaise de Karine. La vendeuse dans une boutique de vêtements de la rue du Rhône et l’agent des forces spéciales se sentent un peu marginalisés. Mais fort heureusement, à l’occasion des 40 ans d’Arpad, ils sont invités à la fête et vont nouer des liens d’amitié avec leurs séduisants voisins. Sophie va régulièrement voir Karine qui travaille tout prêt de son cabinet et l’emmène en ville à chaque fois qu’elle la voit attendre son bus.
Sophie qui fascine Greg au point d’adapter ses séances de jogging et ses promenades avec son chien pour pouvoir l’épier, s’imaginer à la place d’Arpad. Ses petites séances d’espionnage vont se multiplier jusqu’au jour où Sophie comprend que quelqu’un la regarde et donne l’alerte. Greg réussira à s’enfuir avant de pouvoir être reconnu.
Comme à son habitude, et avec une précision de montre suisse, Joël Dicker agence son roman entre passé et présent, dévoilant au fur et à mesure de nouveaux aspects de chacun des protagonistes. Des erreurs de jeunesse aux obsessions qui les hantent, de serments trop vite oubliés aux arrangements avec la loi, sans oublier les pulsions sexuelles, on va petit à petit voir se modifier l’image un peu trop lisse que chacun veut donner de lui-même.
Machiavélique, cette histoire qui tourne autour d’un braquage annoncé dès les premières pages et qui nous tiendra en haleine jusqu’à l’épilogue, offre au romancier une nouvelle occasion de nous prouver sa virtuosité à agencer avec soin ses mécaniques de précision. Jusqu’à nous entraîner sur des chemins de traverse, par exemple quand il s’agit de retrouver l’origine de la panthère tatouée sur la jambe de Sophie jusqu’à remonter les siècles jusqu’à un excentrique aristocrate italien ou encore lorsqu’il nous suggère de relire Le Maître et Marguerite de Boulgakov.
Une fois encore, on se régale!

Un animal sauvage
Joël Dicker
Éditions Rosie & Wolfe
Roman
416 p., 23 €
EAN 9782889730476
Paru le 27/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Suisse, à Genève et Cologny. On y évoque aussi des séjours à Saint-Tropez, Nice, Menton, Fréjus, Draguignan, Paris, San Remo, Saragosse et Londres pour finir sur un ferry entre la Finlande et l’Estonie.

Quand?
L’action se déroule de 2007 à 2022.

Ce qu’en dit l’éditeur
Braquage à Genève
2 juillet 2022, deux malfaiteurs sont sur le point de dévaliser une grande bijouterie de Genève. Mais ce braquage est loin d’être un banal fait divers…
Vingt jours plus tôt, dans une banlieue cossue des rives du lac Léman, Sophie Braun s’apprête à fêter ses quarante ans. La vie lui sourit. Elle habite avec sa famille dans une magnifique villa bordée par la forêt. Mais son monde idyllique commence à vaciller.
Son mari est empêtré dans ses petits arrangements.
Son voisin, un policier pourtant réputé irréprochable, est fasciné par elle jusqu’à l’obsession et l’épie dans sa vie la plus intime.
Et un mystérieux rôdeur lui offre, le jour de son anniversaire, un cadeau qui va la bouleverser.
Il faudra de nombreux allers-retours dans le passé, loin de Genève, pour remonter à l’origine de cette intrigue diabolique dont personne ne sortira indemne. Pas même le lecteur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Brut media
France TV culture
Les Échos (Isabelle Lesniak)
20min.ch (Marie Prieur)
Paris match (Pierrick Geais)
ELLE.ch (Julie Vasa)
Ça m’intéresse
CNews (Anne Fulda)
Blog Culture vs News
Femme Actuelle (Lorine Paccoret)
ArcInfo


Joël Dicker présente «Un animal sauvage» sur Télématin © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Les faits
Le 2 juillet 2022, à Genève, un braquage retentissant défraya la chronique.
Ce livre raconte l’histoire de ce hold-up.

PROLOGUE.
Le jour du braquage.
Samedi 2 juillet 2022
9 heures 30.

Les deux braqueurs venaient de pénétrer simultanément dans la bijouterie par deux accès différents.
Le premier par l’entrée principale, comme un client ordinaire. Sa tenue élégante avait donné le change à l’agent de sécurité, la casquette et les lunettes de soleil étant de mise en ce mois de juillet.
L’autre, encagoulé, était passé par l’entrée de service, forçant une employée à lui ouvrir la porte sous la menace d’un fusil à canon scié.
Rien n’avait été laissé au hasard : ils avaient eu accès aux plans du magasin, aux horaires du personnel.
Une fois à l’intérieur, la Cagoule avait attaché l’employée dans l’arrière-boutique et avait rapidement rejoint son complice. La Casquette, dès qu’il l’avait aperçu, avait brandi le revolver qu’il gardait à la ceinture et s’était mis à hurler : « C’est un braquage, personne ne bouge ! » Puis il avait sorti un chronomètre de sa poche et l’avait enclenché.
Ils disposaient exactement de 7 minutes.

PREMIÈRE PARTIE.
Les jours qui précédèrent son anniversaire

Chapitre 1.
20 jours avant le braquage
→ Dimanche 12 juin 2022
Lundi 13 juin
Mardi 14 juin
Mercredi 15 juin
Jeudi 16 juin
Vendredi 17 juin
Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)
Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)
Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

C’était une maison moderne. Un grand cube, tout en verre, qui se dressait au milieu d’un jardin impeccable, avec piscine et grande terrasse. La propriété était entourée par la forêt. L’endroit était une oasis, un petit paradis secret à l’abri des regards, auquel on accédait par un chemin privé. À l’image de leur maison, ceux qui vivaient ici faisaient rêver : Arpad et Sophie Braun étaient le couple idéal et les parents comblés de deux enfants merveilleux.
Ce matin-là, Sophie ouvrit les yeux à 6 heures pile. Depuis quelque temps, elle se réveillait systématiquement à la même heure. À côté d’elle, Arpad, son mari, était plongé dans un sommeil profond. C’était dimanche, elle aurait voulu dormir encore un peu. Elle se retourna dans le lit, sans succès. Finalement, elle se leva discrètement, passa une robe de chambre et descendit à la cuisine pour se faire un café. Elle allait avoir quarante ans dans une semaine et n’avait jamais été aussi belle.
Depuis l’orée des bois, on voyait parfaitement l’intérieur du cube de verre. Un homme, qui se savait invisible dans ses vêtements de sport sombres, était accroupi derrière un tronc, les yeux rivés sur Sophie, dans sa cuisine.
Sophie, son café à la main, observait la lisière de la forêt qui marquait la fin de son jardin. C’était son rituel du matin. Elle embrassait du regard son petit royaume, sans se douter qu’on l’épiait.
À quelques kilomètres de là, au centre de Genève, une Peugeot grise aux plaques françaises roulait sur une avenue déserte. Dans le jour naissant, on ne distinguait pas son conducteur à travers le pare-brise. Le véhicule attira l’attention d’une patrouille de police. Des gyrophares bleus illuminèrent les façades des immeubles alentour. Les policiers procédèrent au contrôle de la Peugeot et de son conducteur. Tout était en ordre. L’un des policiers demanda au conducteur ce qu’il venait faire à Genève. « Une visite de famille », répondit-il. Les policiers, visiblement satisfaits, repartirent. Le conducteur se félicita de cette voiture d’occasion, achetée à très bon prix et surtout en toute légalité. C’était le meilleur moyen de passer inaperçu.
Sophie, à la fenêtre, continuait d’observer son jardin. Parfois, elle surprenait un renard qui vagabondait sur la pelouse. Il lui était même arrivé de voir un chevreuil. Elle adorait cette maison, acquise avec son mari une année auparavant. Ils vivaient jusqu’alors dans un appartement au cœur de Genève, dans le quartier de Champel. L’idée d’une maison, avec un jardin pour les enfants, leur trottait dans la tête depuis un moment. La hausse des prix de l’immobilier les avait décidés à vendre leur appartement avec une belle plus-value et à se mettre à la recherche d’une maison. Lorsqu’ils avaient visité cette villa d’architecte située dans la commune huppée de Cologny, ils n’avaient pas hésité une seconde. Ils se réveilleraient tous les matins dans ce cadre enchanteur, tout en étant à quatre kilomètres du centre de Genève où ils travaillaient tous les deux. Quelques arrêts de bus, douze minutes de voiture, quinze minutes de vélo électrique pour les bobos, il n’en fallait pas plus pour passer d’un univers à un autre.
L’homme, caché dans les taillis, observait à présent Sophie à l’aide d’une petite paire de jumelles militaires. Il scrutait son corps élancé que dévoilait sa robe de chambre courte et s’arrêta sur le haut de sa cuisse où apparaissait le tatouage d’une panthère.
Quelques dizaines de mètres derrière lui, son chien attendait patiemment, attaché à un arbre. L’animal, couché sur un tapis de feuilles, semblait habitué à cette routine qui durait depuis maintenant plusieurs semaines. Son propriétaire venait ici tous les matins. À l’aube, il s’installait là et observait Sophie à travers les baies vitrées. Les Braun dormaient les stores ouverts, et il voyait tout : il la regardait se lever, descendre dans la cuisine se faire un café et le boire à la fenêtre. Elle était tellement désirable. Il était obnubilé par elle. Obsédé.
Son café bu, Sophie monta à l’étage et rejoignit la chambre conjugale. Elle se déshabilla et se glissa nue dans le lit où son mari dormait encore.
Depuis la forêt, l’homme la regardait avec envie. La réalité se rappela bientôt à lui. Il devait filer, il devait être de retour chez lui avant que Karine et les enfants ne se réveillent.
Il détacha son chien et repartit comme il était venu : en courant. Il prit le chemin forestier, retrouva la route principale et atteignit rapidement le village de Cologny. Il rejoignit un petit bloc de maisons mitoyennes. Un groupe d’habitations identiques, une résidence bon marché pour familles de la classe moyenne, qui avait fait jaser dans cette commune chic habituée aux villas de luxe.
En franchissant la porte de chez lui, il entendit sa femme l’appeler :
— Greg ? C’est toi ?
Il trouva Karine dans le salon, en train de lire tout en buvant son thé. Les enfants dormaient encore.
— Déjà debout, ma chérie ? s’étonna-t-il, jouant faussement le détachement.
— Je t’ai entendu te lever et je n’ai pas réussi à me rendormir.
— Désolé, je ne voulais pas te réveiller. Je suis allé courir avec le chien.
Greg, qui n’avait que Sophie en tête, rejoignit sa femme sur le canapé et se colla contre elle. Mais Karine n’était visiblement pas d’humeur à ça.
— Arrête, Greg, les enfants vont se réveiller. Pour une fois que je peux bouquiner tranquille.
Greg, déconfit, monta à l’étage prendre sa douche dans la salle de bains attenante à leur chambre à coucher. Il resta un long moment sous le jet d’eau tiède. Ses escapades matinales pourraient lui coûter cher si on le découvrait. Il risquait son boulot. Karine le quitterait. Lui-même éprouvait de la honte à épier ainsi une femme chez elle. Mais il ne pouvait pas s’en empêcher. C’était tout le problème.
Sa fascination pour Sophie avait commencé un mois plus tôt, au cours d’une soirée donnée chez les Braun. Depuis ce soir-là, il n’était plus le même.
*

Un mois plus tôt.
Samedi 14 mai 2022.

Greg et Karine auraient pu venir à pied, mais le temps maussade les avait incités à prendre la voiture. Depuis chez eux, le trajet dura à peine trois minutes. De leur maison, ils remontèrent la route de la Capite puis, en suivant l’indication du GPS, ils bifurquèrent sur le petit chemin privé bordé par les bois, qui menait à la maison des Braun.
— C’est fou, releva Greg en découvrant le trajet, je viens souvent courir par ici avec le chien, mais je ne savais même pas qu’il y avait une maison au bout de ce chemin.
C’était la première fois qu’ils venaient chez Sophie et Arpad. L’occasion était une fête organisée pour le quarantième anniversaire d’Arpad. À en juger par les nombreuses voitures garées le long du chemin, il y avait déjà du monde. Greg prit l’un des derniers espaces libres du replat herbeux et ils marchèrent en direction du portail laissé ouvert, dont le dessin métallique détonnait dans la végétation environnante.
Arpad et Greg avaient fait connaissance au club de football local au sein duquel leurs fils, d’âge similaire, jouaient ensemble. Les deux pères de famille faisaient partie de l’équipe des bénévoles en charge de la buvette attenante au terrain de foot qui, les jours de match, permettait de renflouer un peu la caisse du club. Ils avaient rapidement sympathisé.
Karine, elle, ne connaissait pas les Braun. Elle se sentait nerveuse. Elle était facilement mal à l’aise quand elle se trouvait en terrain inconnu. Pour se donner une contenance elle se mit à parler :
— C’est sympa qu’ils nous aient invités.
Greg acquiesça.
— Ils ont invité combien de personnes? demanda-t-elle.
— J’en sais rien.
— Arpad ne te l’a pas dit ?
— Non.
— Mais plutôt une dizaine de personnes ? Une trentaine ? À quoi est-ce que je dois m’attendre ?
— Je ne sais pas. Je ne suis pas le régisseur de la soirée.
— Arpad aurait pu le mentionner au détour d’une conversation.
— Il ne l’a pas fait.
— Vous parlez de quoi quand vous tenez la buvette du club ensemble ?
Greg haussa des épaules :
— Des enfants, de la vie, des banalités… Mais certainement pas des détails de sa fête d’anniversaire.
— En tout cas, dit Karine pour clore cette conversation qui ne menait à rien, c’est sympa qu’ils nous aient invités.
Ils continuèrent de marcher en silence. Il y avait beaucoup de silences entre eux en ce moment. Karine avait la conviction que leur déménagement à Cologny, une année auparavant, ne leur avait pas fait de bien. Jusque-là, ils avaient vécu dans un appartement de location au centre de Genève, dans le quartier des Eaux-Vives. Une rue animée, des commerces à proximité, le lac Léman tout à côté. Un appartement dans lequel ils étaient bien, certes un peu étroit pour leur famille de quatre, mais au loyer imbattable. Et puis il y avait eu ce petit héritage du côté de Greg (sa grand-mère). Depuis qu’il avait touché cet argent, Greg s’était mis à parler comme un petit-bourgeois. Il fallait investir, de préférence dans la pierre, plus sûre que les marchés boursiers. Et puis les banques prêtaient 80 % de la somme nécessaire, avec des intérêts historiquement bas. Il s’était donc mis à éplucher les annonces immobilières et il était tombé sur ce projet à Cologny : des jolies petites villas mitoyennes, à acheter sur plan. C’est vrai que les images faisaient rêver. Une maison à soi, avec un petit morceau de jardin. Une vie à la campagne, à quelques minutes de la ville. Greg affirmait qu’ils ne pouvaient pas se tromper : le marché immobilier n’avait cessé de monter depuis des décennies. Ils avaient donc franchi le pas. Tout s’était enchaîné très facilement. La banque avait prêté l’argent, ils avaient signé l’acte de vente chez le notaire. Et voilà comment, une année plus tôt, ils étaient arrivés dans la très chic commune de Cologny. Mais dès son installation, Karine ne s’était pas sentie à sa place. D’abord, elle avait trouvé que la maison était plus petite qu’elle ne l’avait imaginé : il y avait une grande différence entre les pièces qu’elle s’était représentées sur les plans et la réalité. Elle s’y sentait un peu à l’étroit, alors que la surface était nettement plus grande que celle de leur ancien logement. Elle avait fini par comprendre que son malaise tenait surtout à son nouvel environnement. Car dans cette opulente banlieue de Genève, la plupart des habitants affichaient un succès financier et social insolent : avocats, banquiers, chirurgiens, hommes d’affaires, grands patrons. Les voitures et les villas en disaient long sur la réussite de leurs propriétaires. Karine se demandait sans cesse ce qu’elle et Greg fabriquaient ici, elle vendeuse dans un magasin de mode, et lui fonctionnaire. Son sentiment s’était accentué lorsqu’au détour des conversations elle s’était rendu compte que, parmi les propriétés pour millionnaires, la résidence pour classe moyenne dans laquelle elle et sa famille s’étaient installées faisait tache. Elle avait même découvert, horrifiée, que les habitants de Cologny surnommaient cette petite grappe de maisons la verrue et que le conseil municipal avait été jusqu’à tenir une séance spéciale et approuvé un arrêté pour empêcher à l’avenir toute construction de ce genre.
Tous les jours, après avoir déposé les enfants à l’école, située à quelques minutes à pied, Karine sautait dans le bus A, qui reliait la campagne au centre-ville. En chemin, le bus traversait son ancien quartier des Eaux-Vives. Elle éprouvait alors une pointe de nostalgie. Elle descendait du bus au rond-point de Rive pour rejoindre la rue du Rhône où se trouvait la boutique qui l’employait. Se fondant dans la foule, elle se sentait apaisée.
Greg et Karine franchirent enfin le portail et découvrirent l’intérieur de la propriété. Une cour pavée donnait sur un garage vitré à l’intérieur duquel on pouvait voir deux Porsche. Juste derrière, la maison, toute en verre et au design moderne.
— Ils ne s’emmerdent pas ! siffla Karine. Qu’est-ce qu’ils font déjà dans la vie ?
— Arpad travaille dans une banque, Sophie est avocate.
Ils se présentèrent devant la porte et Greg sonna. Au travers des baies vitrées, ils pouvaient voir la fête battre son plein. Des quadragénaires au look BCBG s’agitaient gentiment sur de la musique du moment, une coupe de champagne à la main.
Karine observa son reflet dans une vitre : elle était classe et élégante, habillée comme toujours avec goût. Pourtant, elle ne se trouvait pas à la hauteur de la soirée. En ce moment, rien n’allait plus. Elle avait quarante-deux ans et le sentiment que sa jeunesse était derrière elle. Son miroir le lui répétait chaque matin.
Puis la porte s’ouvrit et, aussitôt, tant Greg que Karine furent frappés par un électrochoc en découvrant devant eux ce couple extraordinaire venu les accueillir : Sophie et Arpad. Ils représentaient tout ce qu’ils n’étaient plus : amoureux, souriants, rieurs, bras dessus bras dessous. Un duo. Des alliés.
Arpad, splendide, chic et décontracté en même temps, vêtu d’un pantalon italien parfaitement coupé et d’une chemise à la blancheur éclatante, dont les derniers boutons, restés ouverts, laissaient deviner un torse musclé.
Sophie, elle, portait une robe noire divine, courte sur les cuisses, sexy en diable, qui sculptait sa poitrine ferme, tout en révélant ses jambes magnifiques qu’allongeaient davantage ses escarpins Saint-Laurent.
Voir Sophie et Arpad, ce soir-là, c’était recevoir la foudre.
Karine et Greg furent accueillis chacun par une accolade joyeuse suivie d’embrassades, avant d’être entraînés à l’intérieur de la maison et présentés aux autres invités. Arpad leur servit du champagne, puis Sophie attrapa Karine par la main pour aller la présenter à ses amies. Karine, soulagée et soudain parfaitement à l’aise, but d’un trait sa coupe. Sophie la lui remplit aussitôt. Elles trinquèrent ensemble.
Karine était sous le charme. Quelques minutes plus tôt, devant la porte d’entrée, elle condamnait d’avance Sophie et Arpad pour le crime de leur maison, de leurs voitures, de leurs existences. Elle avait été trompée par les apparences. Elle les avait imaginés hautains, cassants, puants. Ils étaient tout le contraire. Ils dégageaient une chaleur et une douceur sans pareilles.
Ce soir-là, pour la première fois depuis qu’elle était arrivée à Cologny, Karine fut véritablement heureuse. Elle dansa, elle s’amusa, elle se trouva belle. Elle se sentit à sa place. L’espace d’une soirée, elle s’aima à nouveau.
Mais cette rencontre était en réalité une collision. Un choc frontal. Un accident dont personne n’avait saisi l’ampleur. Sauf Greg, et pour cause. Depuis qu’il était entré dans cette maison, il ne pouvait plus détacher son regard de Sophie. Il était électrisé. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il la voyait, mais il la découvrait sous un jour nouveau. Au bord du terrain de football ou à la boulangerie du village, il n’avait pas pris la mesure de sa beauté, de cette animalité qui se dégageait d’elle.
Tandis que Karine s’amusait et enchaînait les coupes de champagne, Greg, parfaitement sobre, passa la soirée à épier Sophie. Tout ce qu’elle faisait le fascinait : sa façon de parler, de sourire, de danser, de toucher l’épaule de son interlocuteur. Aux alentours de minuit, lorsque ce fut le moment du gâteau, il la regarda regarder Arpad et il aurait voulu être lui. Elle s’accrocha à son cou, l’embrassa longuement et l’aida à couper les premières parts. Puis, devant tout le monde, elle lui apporta un paquet-cadeau. Arpad sembla surpris, il le fut encore plus lorsqu’il découvrit, sous l’emballage, un coffret Rolex. Il l’ouvrit et en sortit une montre en or. Elle la lui enfila autour du poignet. Il regarda la montre, totalement stupéfait. Puis il murmura quelque chose à l’oreille de sa femme et l’embrassa encore. Leur complicité faisait rêver.
Vers une heure du matin, alors que la fête était à son apogée, Greg ne vit plus Sophie dans la petite foule des convives. Il se mit aussitôt en chasse et la débusqua dans la cuisine, où elle mettait des verres dans le lave-vaisselle. Il voulut l’aider, mais dans un geste maladroit il heurta un verre qui se brisa sur le sol. Il se précipita pour ramasser les morceaux épars, et comme elle s’accroupissait à côté de lui pour faire de même, sa robe remonta et dévoila, sur sa cuisse, un tatouage de panthère. Greg était complètement envoûté. Pire : il venait de tomber amoureux.
— Je suis vraiment désolé, lui dit-il. Je voulais aider et voilà le résultat…
— Il n’y a pas de mal, le rassura-t-elle en souriant.
*
Sous la douche, un mois après cette soirée d’anniversaire, Greg repensait à ce que Sophie lui avait dit : « Il n’y a pas de mal… », mais le mal était en lui. Le lendemain de la fête, en se promenant dans la forêt avec Sandy, leur golden retriever, il avait découvert qu’il pouvait rejoindre la propriété des Braun en passant par les bois. De là, on avait une vue imprenable sur l’intérieur du cube de verre. Greg n’avait pas pu s’empêcher d’observer la famille Braun installée dans son salon. Il était revenu le lendemain à l’aube, à la faveur de son jogging avec le chien. Il avait vu Sophie debout à la fenêtre. Depuis, il revenait tous les matins.
Sa douche terminée, Greg s’habilla et descendit à la cuisine. Entre-temps, ses enfants s’étaient levés et prenaient leur petit-déjeuner. Il les embrassa, s’installa à table et s’efforça, comme tous les matins depuis un mois, de se convaincre que tout irait bien et que sa place était ici, avec eux.
Mais dans exactement vingt jours sa vie allait basculer.

Samedi 2 juillet 2022.
Le jour du braquage.
9 heures 31
La Cagoule repoussa le vendeur et le directeur du magasin dans l’arrière-boutique. La Casquette força l’agent de sécurité à verrouiller la porte du magasin avant de l’entraîner à son tour à l’abri des regards. Si quelqu’un passait devant la vitrine, il ne verrait qu’un magasin vide.
Encore 6 minutes.

Chapitre 2.
19 jours avant le braquage
Dimanche 12 juin
→ Lundi 13 juin 2022
Mardi 14 juin
Mercredi 15 juin
Jeudi 16 juin
Vendredi 17 juin
Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)
Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)
Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

7 heures 30, à la Maison de verre.
Tandis que Sophie achevait de se préparer à l’étage, Arpad, aux fourneaux, confectionnait une pile de pancakes sous le regard amusé de ses deux enfants, installés au comptoir de la cuisine. Visiblement de très bonne humeur, il leur servait l’un des numéros dont il avait le secret, envoyant les crêpes voler en l’air, d’une poêle à l’autre, les rattrapant tout en faisant des grimaces qui déclenchaient l’hilarité de sa progéniture.
— En général, on mange des pancakes seulement le week-end, fit remarquer Isaak, du haut de ses presque sept ans. Il y a une occasion spéciale ?
— C’est la fête ! s’enthousiasma Léa, quatre ans.
— La vie est une fête, fit remarquer Arpad.
Sophie apparut dans la cuisine.
— Votre père a raison, dit-elle. La vie est une fête. Ne l’oubliez jamais.
Elle embrassa ses enfants puis enlaça son mari qui lui tendait une tasse de café. Blottie contre lui, elle contemplait avec bonheur son petit monde.
— Si la vie est une fête, pourquoi faut-il aller à l’école ? interrogea Isaak.
— Nous avons un philosophe parmi nous, s’amusa Arpad.
— Ça veut dire quoi un phisolophe ? demanda Isaak.
— Tu le sauras si tu continues d’aller à l’école, répliqua Sophie.
— Qui nous emmène à l’école ? s’enquit Léa.
— Je peux les emmener, proposa Arpad à Sophie.
Arpad était en tenue de sport, visiblement pas du tout prêt à rejoindre la banque.
— Tu as perdu ton travail ? demanda Sophie avec humour.
Il éclata de rire :
— Je devais prendre le petit-déjeuner avec un client anglais qui a raté son vol hier soir. Je vais en profiter pour faire un footing et arriver un peu plus tard.
Sophie regarda l’heure.
— Je veux bien que tu déposes les enfants. Ce matin j’ai une réunion importante que je dois encore préparer.
Elle déposa sa tasse fumante sur le comptoir, puis embrassa tendrement chacun des siens. Elle emprunta le couloir vitré qui menait directement au garage, monta à bord de sa voiture et quitta son petit paradis.
Quelques minutes plus tard, elle passait devant l’école primaire de Cologny. Il était tôt et les lieux étaient déserts. Elle ralentit à la hauteur de l’arrêt de bus à la recherche de la silhouette de Karine. Grâce à l’anniversaire d’Arpad, non seulement les deux femmes avaient sympathisé, mais elles avaient découvert qu’elles travaillaient à proximité l’une de l’autre, rue du Rhône. La boutique de mode se situait à quelques dizaines de mètres de l’immeuble qui abritait le cabinet d’avocat de Sophie. Depuis la fête, celle-ci embarquait Karine dans sa voiture chaque fois qu’elle la repérait à l’arrêt de bus. Ce moment de covoiturage offrait aux deux nouvelles amies l’occasion d’un plaisir partagé. Sophie s’en rendit compte lorsque, ce matin-là, n’apercevant pas Karine, elle éprouva une pointe de déception. Elle aimait sa compagnie. C’était une femme directe, sans fard et sans calcul. Ses anecdotes savoureuses transformaient le trajet jusqu’au centre-ville en un moment sympathique.
Sophie garait sa voiture dans le parking souterrain du Mont-Blanc, où elle louait une place à l’année. Les deux femmes en ressortaient par les escalators qui donnaient sur le quai du Général-Guisan, face au lac Léman et aux nuées de mouettes et de cygnes blancs que nourrissaient des passants. Elles faisaient encore quelques pas ensemble et se quittaient sur la rue du Rhône.
Ce matin-là, au moment où Sophie se garait dans le parking du Mont-Blanc, à Cologny, dans la cuisine de la Verrue, Karine faisait une scène à Greg, sous le regard des garçons qui avalaient leurs céréales. Le motif de la dispute était les nouveaux horaires des joggings de Greg : jusqu’alors, il ne courait qu’occasionnellement le matin, et quand c’était le cas, il partait dès potron-minet et revenait à temps pour être prêt avant le réveil des enfants. Or, depuis un mois, non seulement il courait tous les matins sans exception, mais surtout il avait décalé le moment de sa course, si bien que Karine se retrouvait systématiquement seule avec les deux enfants et finissait immanquablement par arriver en retard au travail.
— Tu vas courir trop tard ! reprocha-t-elle à son mari.
— Je suis parti à 5 heures 45 ce matin ! se défendit Greg.
— Et le temps que Monsieur se douche, se prépare et vienne prendre tranquillement son petit-déjeuner, moi je dois gérer tout le reste ! Pourquoi tu as changé d’horaire ? Quand tu partais courir à 5 heures, ça fonctionnait très bien. Et tu disais que tu aimais ça, sortir tôt.
— C’était trop tôt, je suis crevé. J’ai le droit de dormir un peu !
— Et moi, j’ai le droit d’avoir un peu d’aide !
— Il faut bien que quelqu’un promène le chien, objecta Greg.
Sandy, le chien, était arrivé avec l’inauguration de la maison : très mauvaise idée. Le minuscule jardin de la Verrue ne lui offrait pas l’espace suffisant pour se dépenser.
— Sandy n’a pas besoin de courir dans les bois pendant une heure !
— Mais moi, j’ai besoin de m’aérer le matin, avant toute la pression du boulot.
— Eh bien, aère-toi le soir, quand tu ne mets pas tout le monde en retard ! Je vais encore arriver à la bourre à la boutique. Tu veux que je me fasse virer ?
Greg s’efforça de calmer le jeu :
— File, dit-il. Je m’occupe des enfants. Je peux arriver un peu plus tard au boulot.
Karine embrassa ses garçons, ignora délibérément les lèvres de son mari, et s’en alla.
L’air frais lui fit du bien. Elle marcha d’un pas pressé jusqu’à l’école et rejoignit l’arrêt de bus, espérant voir arriver Sophie. Elle aimait son côté facile et décontracté. Elle admirait l’aisance avec laquelle Sophie glissait sur la vie, alors qu’elle-même avait l’impression de trébucher sur chaque obstacle. Et ce n’était pas une question d’argent, mais de personnalité.
La voiture de Sophie n’était toujours pas en vue quand le bus arriva. Karine monta à bord. Elle prit place à l’arrière et sortit de son sac un petit paquet, une babiole achetée la veille à l’intention de Sophie. Elle défit le papier d’emballage et dévoila un gobelet isotherme pour le café, idéal pour les trajets en voiture. Sophie disait qu’elle n’avait jamais le temps de finir son café avant de quitter la maison. Karine se trouva soudain un peu ridicule, assise dans son bus, son cadeau à la main. Elle manquait terriblement de confiance en elle.
Peu après le passage du bus, Arpad, toujours en tenue de sport, déposa Léa et Isaak à l’école de Cologny. Au moment de s’élancer pour son jogging, il tomba sur Greg, qui venait lui aussi d’accompagner ses enfants en classe.
— Tu as le temps pour un café ? proposa Arpad.
Greg jeta un regard à sa montre pour mesurer son retard, puis décréta, dans un sourire malicieux :
— Allez, avec plaisir. Au point où j’en suis… Mais je ne veux pas empiéter sur ta course à pied…
— J’irai en fin de journée.
— Ta femme te laisse courir quand tu veux ?
— Oui, pourquoi ?
— Pour rien.
Les deux hommes s’installèrent au tea-room tout proche et commandèrent deux expressos. Greg se sentit soudain particulièrement bien. C’était lié à la présence d’Arpad, à sa décontraction, à sa faculté déconcertante de planifier un jogging en matinée de semaine pour finalement s’installer devant un café. Le quotidien de Greg était, lui, tout en rigueur et contraintes. Entre les enfants et le boulot, il avait l’impression de n’avoir le temps pour rien. Et quand il pouvait prendre quelques jours de congé pour récupérer des heures supplémentaires, Karine s’arrangeait pour l’envoyer faire des courses, lui demandait de réparer un meuble ou d’emmener Sandy chez le vétérinaire.
Arpad, entre deux gorgées de café, parlait à Greg mais celui-ci ne l’écoutait pas, trop occupé à l’observer. En dépit des apparences, Arpad et Greg se ressemblaient. Tous les deux étaient de bons pères de famille, des maris attentifs. Mais pour Greg, il était évident qu’Arpad avait quelque chose en plus. Une forme de supériorité naturelle. Il l’enviait pour cela. Il l’enviait surtout pour Sophie.
— Tu en penses quoi ? interrogea Arpad, ramenant Greg à la conversation.
Greg n’avait aucune idée de ce dont parlait Arpad. Il répondit :
— Qu’il me faudrait être un peu plus comme toi.
Arpad rit :
— C’est-à-dire ?
— Une vie avec des horaires plus flexibles, mieux payé, tout ça quoi !
— T’inquiète pas, j’ai aussi mon lot d’emmerdes, nuança Arpad. Crois-moi, à la banque l’essentiel de mes clients sont des enquiquineurs, jamais contents. Ils te demandent de faire des investissements pour eux, tu endosses toutes les responsabilités. Quand ça se passe bien, c’est normal à leurs yeux. Et quand les marchés sont chahutés, c’est de ta faute.
— Je ne parlais pas seulement du boulot. La famille aussi…
— Tout n’est pas toujours rose non plus. Qui dit enfants, dit soucis. Et il m’arrive de me prendre la tête avec Sophie.
Tu parles, songea Greg, je sais comment elle te réveille le matin.
Arpad poursuivit :
— D’ailleurs Sophie va avoir quarante ans dans exactement une semaine, et je ne lui ai pas encore trouvé son cadeau. Toute suggestion est la bienvenue.
Greg, désignant au poignet d’Arpad la Rolex en or offerte par Sophie, lui dit :
— Il faudra faire aussi bien que ça.
Arpad ne répondit rien.
— Vous allez organiser une fête chez vous ? reprit Greg.
— J’en sais rien. Sophie prétend qu’elle ne veut pas en faire une montagne. On va passer le week-end chez ses parents à Saint-Tropez pour le fêter en famille. On verra pour le reste.
Greg, ayant constaté l’heure au cadran de la Rolex, se leva.
— Faut que je file, dit-il.
— Moi aussi. Vas-y, les cafés sont pour moi.
Arpad paya l’addition, puis s’imposa malgré tout un jogging. Il rentra ensuite à la Maison de verre, prit une douche, revêtit un costume parfaitement coupé, et quitta son domicile à bord de sa Porsche. Cela faisait un moment qu’Arpad se creusait la tête à propos des quarante ans de Sophie : il voulait marquer le coup avec un cadeau unique, original, dont le symbole dépasserait la valeur pécuniaire. Mais depuis cette foutue Rolex, il se demandait s’il ne devait pas offrir à Sophie un bijou malgré tout ? Tracassé, il décida de faire un détour rapide par la rue du Rhône, l’artère de Genève qui concentrait toutes les bijouteries et les marques de luxe : un coup d’œil aux vitrines l’inspirerait peut-être. Il laissa sa voiture à la hauteur de la place Longemalle et remonta la rue du Rhône à pied, espérant ne pas tomber sur Sophie. Il passa rapidement les magasins de montres, puis ralentit devant les devantures des joailliers. Un bracelet ? Un pendentif ? Il n’était pas convaincu. Dans la vitrine de la boutique Cartier, il vit une bague en forme de tête de panthère, sculptée dans de l’or, sertie de diamants et dont les yeux étaient deux petites émeraudes. Arpad resta subjugué par la beauté et la perfection de l’objet. La panthère, c’était elle. Il entra aussitôt dans le magasin. Il ne pouvait pas, en cet instant, imaginer les conséquences de sa trouvaille.
À la fin de cette journée, lorsque Sophie quitta l’immeuble qui abritait ses bureaux, elle ne remarqua pas l’homme qui la guettait depuis plusieurs heures. C’était le conducteur, arrivé la veille au volant de la Peugeot grise d’occasion aux plaques françaises. Elle rejoignit d’un pas pressé le parking du Mont-Blanc pour y récupérer sa voiture. L’homme la suivit discrètement, en prédateur.
La chasse pouvait commencer.

Samedi 2 juillet 2022.
Le jour du braquage.
9 heures 33

C’était un ballet parfaitement orchestré.
La Cagoule tenait en respect les otages du bout de son fusil à canon scié, tandis que la Casquette passait des colliers de serrage en plastique autour des poignets et des jambes du vigile et du vendeur. Le seul à ne pas être saucissonné était le directeur du magasin. Les braqueurs savaient exactement ce qu’ils faisaient.
La Casquette l’entraîna avec lui et l’emmena jusqu’au coffre principal, tandis que la Cagoule surveillait les deux otages dans la pièce.
Il restait encore 4 minutes.

Chapitre 3.
18 jours avant le braquage
Dimanche 12 juin
Lundi 13 juin
→ Mardi 14 juin 2022
Mercredi 15 juin
Jeudi 16 juin
Vendredi 17 juin
Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)
Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)
Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

19 heures 30, à Cologny.
À son arrêt du centre du village, le bus déposa une habituée : Karine. Elle marcha en direction de la Verrue, d’un pas fatigué. La journée avait été longue, passée debout la plupart du temps, à présenter des vêtements à ses clients, ou accroupie pour les aider à enfiler des chaussures. Ses pieds, son dos et son crâne lui faisaient mal. Pour couronner le tout, le trajet du retour avait été particulièrement désagréable : le bus était bondé et elle s’était retrouvée écrasée au milieu des autres voyageurs, ballottée au gré des coups de frein et d’accélérateur. À l’époque de leur ancien appartement, elle pouvait rentrer à pied chez elle. Quinze minutes de marche en longeant les rives du lac Léman. Toujours un moment agréable, quelle que soit la météo. Mais ce satané bus… Sophie lui avait bien proposé de la ramener en fin de journée, mais elle finissait toujours trop tard, la boutique fermant ses portes à 19 heures.
En arrivant à la Verrue, Karine constata que la voiture de Greg n’était pas encore là : il avait dû faire des heures supplémentaires. Pour changer… Cela signifiait que le dîner n’était pas prêt. Elle eut un instant de découragement devant la porte de sa maison. Puis elle entra. Dans le petit salon en désordre, ses deux garçons hurlaient et s’écharpaient, sous l’œil impuissant de Natalia, la nounou.
Natalia, vingt ans, passait l’essentiel de son temps à se prendre en photo. Elle ne rangeait pas, ne nettoyait pas, ne faisait pas à manger (je suis là pour m’occuper des enfants) mais, comme disait Greg : « Elle est de confiance, c’est le plus important. » Surtout, elle acceptait un salaire horaire incroyablement bas qui contentait tout le monde : Karine et Greg pouvaient se le permettre et Natalia était payée pour jouer sur son téléphone pendant que les enfants tournaient en rond jusqu’au retour de leurs parents.
Karine libéra Natalia, envoya les garçons à la douche et entreprit de cuisiner. Après avoir inspecté le frigo, elle renonça à tout épluchage, nettoyage, découpage et opta pour des lasagnes surgelées. Il y avait une bouteille de vin ouverte, elle s’en servit un verre. Il n’était plus très bon, mais tant pis. Pendant que le four préchauffait, elle vida l’évier de son lot de vaisselle sale (merci, Natalia). Puis elle nettoya le gobelet isotherme qu’elle avait acheté pour Sophie et qu’elle avait finalement utilisé, elle. Son téléphone portable sonna : c’était précisément Sophie. Karine décrocha avec empressement.
— Je t’ai ratée ce matin à l’arrêt de bus, regretta Sophie.
— Je suis de nouveau partie à la bourre, soupira Karine. Les enfants et tout ça. Greg et sa foutue course à pied…
Karine perçut de la musique en arrière-fond, elle imagina Sophie à un concert. Peut-être à l’Opéra. Elle demanda :
— Je te dérange ?
— Non pas du tout, c’est d’ailleurs moi qui t’appelle, fit remarquer Sophie.
— C’est parce que j’entends de la musique classique derrière toi, je me disais que…
— C’est Arpad qui nous inflige ça, expliqua Sophie en lançant un clin d’œil amusé à son mari affairé à ses casseroles.
Elle dégustait un verre de vin, lovée dans le canapé du salon. Arpad, depuis le comptoir de la cuisine, rappela à l’attention de sa femme et de son interlocutrice : Celui qui fait le dîner choisit la musique !
— Ton mari cuisine ? demanda Karine.
— Il dit que ça le détend.
— L’homme parfait, décréta Karine.
Tout en parlant, elle contemplait son intérieur en désordre et ses lasagnes industrielles. Ses garçons déboulèrent de l’étage en hurlant de plus belle. Elle n’était qu’à l’autre bout du fil, mais elle se sentait dans un autre monde.
— Il faut que je te laisse, dit Karine à Sophie, j’ai deux enfants à moitié nus et affamés dans mon salon.
— Je connais ça, dit Sophie en souriant.
— J’en doute, répondit Karine. Toi, tu as un orchestre symphonique dans ton salon, moi j’ai un zoo.
Sophie éclata de rire :
— Je te prends demain matin ? demanda-t-elle.
— Si je suis prête à temps…
— Je te prends chez toi. Je klaxonne quand je suis là, et tu n’as qu’à laisser Greg se débrouiller. À demain, ma belle.
Sophie l’avait appelée ma belle. Personne ne lui avait dit ça depuis bien longtemps. Karine s’empara du gobelet isotherme et décida de l’emballer à nouveau. Elle avait bu dedans, mais elle pouvait le lui offrir quand même, non ?
Ce soir-là, à la Maison de verre, la famille Braun dîna du repas préparé par Arpad. Puis Léa et Isaak partirent se coucher et ce fut le rituel du soir : les enfants et Sophie se serrèrent dans le lit d’Isaak, et Arpad leur lut théâtralement quelques chapitres du livre qu’ils avaient commencé quelques soirs auparavant. La lecture du soir était toujours un moment de grande connivence familiale. Arpad ne se lassait jamais de voir sa petite troupe suspendue à ses lèvres. Et plus son auditoire était pris dans l’histoire, plus il redoublait d’efforts et d’effets dans sa narration. Le temps pouvait s’arrêter.
Ce soir-là, à la Verrue, la famille Liégean dîna tardivement des lasagnes qui avaient trop cuit. Puis, au moment où les enfants étaient enfin sur le point de se coucher, l’aîné avoua en pleurant qu’il n’avait pas fait ses devoirs et qu’il aurait des ennuis en classe. Greg dut l’aider pour ses maths. Il y eut des agacements, des cris et les devoirs furent finalement faits par Greg lui-même. Après cet épisode, les enfants étaient très agités et leur père dut déployer des trésors de patience pour les mettre au lit. Lorsqu’ils furent enfin endormis, Greg rejoignit Karine dans la cuisine. Elle terminait la vaisselle. Le silence froid qui régnait dans la pièce était l’indice de la mauvaise humeur ambiante. Greg s’efforça de lancer la conversation :
— Tout le monde dort enfin. Natalia aurait quand même pu contrôler les devoirs.
— Je te laisserai le lui dire, répondit Karine d’un ton sarcastique. La dernière fois que je lui ai fait une remarque, elle s’est vexée.
— Il faudrait quand même vérifier les devoirs avant le dîner, suggéra Greg.
— Est-ce que le il faudrait s’adresse à moi ? demanda Karine, qui contenait difficilement son agacement. Il faudrait peut-être aussi que tu ne rentres pas aussi tard à la maison, non ?
— Je t’ai envoyé un message…
— Si tu crois que je vois mes messages avec les garçons qui crient autour de moi. Je n’ai même pas le temps d’aller aux toilettes !
— Je suis désolé, dit Greg qui voulait à tout prix éviter une nouvelle dispute. La prochaine fois j’appellerai. Je devais absolument terminer des rapports. Tout est devenu tellement bureaucratique, c’est fatigant. Comme si on n’avait pas déjà assez de paperasse. Le prochain que j’entends dire que les fonctionnaires ne fichent rien, je lui en colle une !
Karine, qui voulait elle aussi désamorcer la tension, acquiesça pour montrer de l’intérêt à ces propos insipides. Elle s’en fichait de ces histoires de paperasse et de ces intrigues de bureau. Elle voulait un peu plus de rêve dans sa vie. Au fond, elle ne pouvait pas le dire à son mari, mais elle voulait une vie comme celle d’Arpad et Sophie. La vaisselle terminée, Greg s’installa au salon devant la télévision.
— Je vais vite prendre une douche, dit Karine. On peut continuer notre série ensuite.
Mais lorsque Karine réapparut dans le salon, en robe de chambre, Greg avait déserté le canapé. Il était sur le pas de la porte, en train d’enfiler son manteau, la laisse du chien à la main.
— Tu vas où ? s’étonna-t-elle.
— Promener Sandy.
— À cette heure-ci ? Il peut parfaitement aller faire pipi dans le jardin.
— Est-ce que quelqu’un a promené Sandy depuis ce matin ? demanda Greg en connaissant déjà la réponse.
— Non, concéda Karine.
— Alors il faut bien que quelqu’un s’y colle. Si je ne le promène pas, personne ne le fera.
— C’est un reproche ? s’agaça Karine.
— Non. Un simple constat.
— C’est toi qui voulais un chien, rappela-t-elle.
— Ce sont les enfants qui voulaient un chien, nuança Greg.
— Les enfants veulent aussi un poney. Est-ce que cela veut dire que nous aurons bientôt un poney dans notre salon ?
Greg haussa les épaules. Inutile d’ergoter. Il siffla Sandy et disparut avec lui dans la nuit.
Il avait quitté la maison en pensant ne faire que le tour du pâté de maisons. Mais un pas en entraînant un autre, il se retrouva sur la route de la Capite et continua jusqu’au chemin privé qui menait à la Maison de verre. C’était plus fort que lui. Il pénétra dans la forêt et se faufila entre les rangées d’arbres, comme il l’avait déjà fait le matin même. Arrivé à proximité de la lisière, Greg enroula la laisse de Sandy autour d’un tronc : le chien, familier de la manœuvre, se coucha placidement sur un tapis de feuilles mortes. Greg disparut dans les taillis, guidé par les lumières de la maison. Il se tapit dans les branchages pour observer l’intérieur du grand cube dont les baies vitrées offraient une impressionnante vue de coupe. Et quel spectacle il découvrit dans le salon ! Sophie, nue sur le canapé, s’offrait à son mari, qui, derrière elle, imprimait en elle son mouvement.
Greg les dévorait du regard. Après la scène du salon, il les épia jusque dans leur chambre. Il les devina prenant une douche, puis il les vit se promener nus dans la pièce, aller et venir avec leur brosse à dents dans la bouche, avant de se blottir dans le lit l’un contre l’autre. Ils lurent pendant un moment. Lorsque la lumière s’éteignit, Greg rentra chez lui et se glissa dans le lit conjugal aux côtés de Karine qui dormait déjà.
À la Maison de verre, une fois que Sophie fut endormie, Arpad se releva et descendit à la cuisine. Il était incapable de fermer l’œil. Il ruminait. Il attrapa son téléphone portable et fit défiler sur l’écran les photos qu’il avait prises le matin même à la boutique Cartier. Il contempla longuement cette bague en forme de tête de panthère. Pour l’enfiler, on glissait le doigt à travers la gueule de l’animal. C’était un travail d’orfèvrerie extraordinaire. Il était convaincu que cette panthère représentait le cadeau d’anniversaire parfait pour Sophie. Mais, au vu du prix astronomique du bijou, il avait eu une hésitation et avait dit au vendeur qu’il reviendrait.
Il était tourmenté. Il savait qu’il devait renoncer à ce bijou.
Il était temps de tout avouer à Sophie. De cesser cette mascarade.
Mais il ne pouvait pas lui faire ça à une semaine de son anniversaire.

15 ans plus tôt.
Septembre 2007.
Saint-Tropez

Il ne reviendrait plus jamais à Saint-Tropez.
Cet endroit qu’il avait tant aimé, il le quittait pour toujours. Il ne pouvait plus rester ici, c’était trop risqué.
En quelques heures, Arpad venait de tirer un trait sur une partie de sa vie. Il allait disparaître vite et bien, sans laisser de traces.
Il avait commencé par son appartement. À la petite vieille qui lui louait un meublé au-dessus de chez elle, il avait fait valoir un « impératif familial ». Elle n’avait pas posé de questions et s’était surtout empressée d’accepter les deux mois de loyer qu’il lui avait apportés dans une enveloppe en guise de préavis. Puis il avait vidé les lieux et entassé tout ce qu’il possédait dans sa petite voiture.
Il s’était ensuite rendu au Béatrice, l’un des hauts lieux de la nuit tropézienne, où il travaillait depuis une année. Il supervisait toute la partie bar et accueil de ce restaurant branché qui se métamorphosait en club au fil de la soirée. Au gérant de l’établissement, il raconta qu’il venait de décrocher un emploi dans la finance : une offre qu’on ne pouvait pas refuser. Le gérant avait été très compréhensif. « Arpad, tu n’as pas à t’excuser. Tu as été à l’université pendant cinq ans. Je n’avais encore jamais vu un responsable du bar diplômé en économie. Tant mieux pour toi. Mais j’aurais aimé que tu me dises que tu cherchais un job en parallèle, que je puisse commencer à recruter un remplaçant. »
Au Béatrice, il espéra voir Sophie, mais elle n’était pas encore là. Comme il ne parvenait pas à la joindre par téléphone, il arpenta les rues de Saint-Tropez à sa recherche. En vain. Tant mieux, au fond : elle n’aurait avalé aucun de ses mensonges. Il devrait peut-être renoncer à elle pour la protéger.
Son dernier arrêt dans la région fut dans une station-service où il fit le plein. Pendant qu’il remplissait le réservoir d’essence, il copia dans un calepin deux numéros : celui de Sophie et celui de Patrick Müller, un banquier suisse, rencontré au Béatrice, qui pourrait certainement lui être utile. Lorsque ce fut fait, il détruisit sa carte SIM et se débarrassa de son téléphone en l’abandonnant dans une poubelle. On ne le retrouverait plus.
Il rejoignit ensuite l’autoroute. Direction nord.
Il ne reviendrait plus.
C’est ce qu’il croyait.

Chapitre 4.
17 jours avant le braquage
Dimanche 12 juin
Lundi 13 juin
Mardi 14 juin
→ Mercredi 15 juin 2022
Jeudi 16 juin
Vendredi 17 juin
Samedi 18 juin (Week-end à St-Tropez)
Dimanche 19 juin (Week-end à St-Tropez)
Lundi 20 juin (anniversaire de Sophie)

5 heures 45 du matin, à Cologny.
La campagne était encore plongée dans l’obscurité. Greg courait à un bon rythme sur la route de campagne, son chien filait à côté de lui. Les deux silhouettes, qui venaient de quitter la Verrue, rejoignirent rapidement la forêt. Greg s’arrêta au milieu des bois, attacha Sandy à un arbre et alla s’installer dans les taillis pour observer la Maison de verre. Tout était encore éteint.
Greg s’assit par terre et sortit de son sac à dos un thermos de café. Il se servit une tasse et attendit le début du spectacle. Une lumière s’alluma soudain dans la cuisine. Sophie y apparut et se fit un café. Greg rangea sa gourde et s’empara de ses jumelles. Il nota qu’elle était de plus en plus matinale.
Sophie se posta devant la baie vitrée, sa tasse à la main. Elle était vêtue d’un t-shirt et d’un short. Greg admira ses jambes, les examinant longuement au travers de ses jumelles. Il remonta lentement le tracé de ses chevilles, ses mollets, ses genoux puis ses cuisses, et s’arrêta sur le tatouage de panthère. Une sonnerie retentit dans sa poche, brisant le silence tranquille des bois. C’était son téléphone. Merde ! pesta Greg. Il s’empara de l’appareil et comprit, au numéro qui s’affichait sur l’écran, que c’était le boulot. Il décrocha – il n’avait pas le choix – et s’adressa à son interlocuteur en chuchotant, comme il l’aurait fait si sa femme dormait à côté de lui.
Il faisait encore sombre dehors, aussi le regard de Sophie fut-il immédiatement attiré par un bref faisceau de lumière à l’orée de la forêt. Cela n’avait duré qu’un instant, mais elle avait parfaitement identifié une lueur artificielle. Elle ouvrit la porte-fenêtre et crut percevoir une voix d’homme. Son cœur bondit dans sa poitrine : il y avait quelqu’un dans la forêt, juste là. Elle poussa un cri et alluma toutes les lumières.
Greg comprit qu’il avait été repéré. Il détala jusqu’à son chien pour le détacher, mais la laisse, au gré des mouvements de l’animal, s’était enroulée en un nœud que Greg n’arrivait plus à défaire. Il commença à paniquer. Il pouvait entendre Sophie qui appelait Arpad à la rescousse. La lumière de la chambre s’alluma.
Greg s’acharnait sur la laisse. Plus il tirait, plus le nœud se serrait. Cet imbécile de chien ! Il n’avait pas de couteau, impossible de couper l’épaisse lanière de cuir. Il se retourna vers la Maison de verre et aperçut Arpad qui déboulait de la cuisine dans le jardin en hurlant Qui est là ?
Le nœud de la laisse résistait toujours. Greg était en proie à la panique. Il voyait la lumière d’une lampe de poche approcher dangereusement et entendait les cris d’Arpad, qui devait être aussi effrayé que lui. Encore quelques mètres et il serait pris. Ne pouvant faire autrement, il décrocha la laisse du collier de son chien et détala à toute allure, entraînant l’animal avec lui et laissant la lanière autour de l’arbre. Arpad arriva à l’orée des bois et balaya les troncs du faisceau de sa lampe. Il vit une ombre s’enfuir. Stop ! s’écria-t-il, le cœur dopé par l’adrénaline. Arrêtez-vous !
Greg courait aussi vite qu’il pouvait. La peur lui donnait des ailes. Son chien avait de la peine à le suivre. Sur la route, il accéléra encore la cadence et prit la direction de la Verrue.
Arpad avait renoncé à poursuivre la silhouette. Il retourna à la maison et appela la police.
Greg, de retour chez lui, abandonna le chien au rez-de-chaussée et se précipita dans la chambre pour prévenir Karine. Le bureau m’a appelé, je dois partir tout de suite. Elle dormait encore, mais la phrase de Greg la fit se dresser immédiatement dans son lit. Sois prudent, lui dit-elle d’une voix douce. Appelle-moi quand ce sera terminé. Il acquiesça et quitta la maison en tenue de sport. Comme le voulait le protocole, il fallait, en cas d’appel urgent, rejoindre le quartier général le plus vite possible. Il sauta à bord de son Audi de fonction garée devant la maison et démarra en trombe. En pleine accélération, tenant le volant d’une main, il ramassa de l’autre le gyrophare posé sur le tapis de sol côté passager et le colla sur le toit du véhicule. Puis il enclencha les lumières et la sirène de son véhicule banalisé.
Dans la Maison de verre, l’agitation avait réveillé Isaak et Léa. Arpad et Sophie s’étaient efforcés de calmer le jeu pour ne pas traumatiser les deux enfants.
— Rien de grave, mes chéris, leur assura Sophie. Sans doute un promeneur. Je ne m’y attendais pas, ça m’a surprise.
— Si c’était un promeneur, pourquoi vous avez appelé la police ?
— Quand on a un doute, il vaut mieux vérifier, la police est là pour ça, répondit Arpad comme si c’était parfaitement normal.
Sophie s’enferma avec les enfants dans sa chambre et leur mit un film à la télévision. Isaak, enchanté, demanda si on ne pouvait pas appeler la police tous les jours et Léa voulait savoir si, en raison des évènements, l’école était annulée.
— C’est mercredi, lui rappela Sophie, il n’y a pas école, ma chérie.
— Est-ce qu’on pourra prendre le petit-déjeuner au lit ? demanda Léa.
— Bonne idée, approuva Sophie.
— Est-ce qu’on pourra voir les policiers ? espéra Isaak.
— Certainement, confirma Sophie qui peinait à dissimuler sa préoccupation.
Léa saisit sa chance :
— Est-ce qu’on peut manger des bonbons pour le petit-déjeuner ?
— Non, répondit Sophie avec une inflexion agacée qu’elle regretta aussitôt.
Son ton trahissait sa nervosité. Elle avait un mauvais pressentiment.
Dans le jardin, Arpad sillonnait le gazon, à la lisière de la forêt. Il n’y avait pas de barrière, ni de haie. La nature faisait la démarcation, c’était d’ailleurs le charme particulier de cet endroit. Il songea qu’il avait peut-être été naïf de s’y croire à l’abri.
Greg, à bord de sa voiture de police, filait à toute allure sur la rampe de Cologny et rejoignit les quais du bord du lac Léman. Les voitures des travailleurs matinaux se rangèrent sur le bas-côté pour laisser place au véhicule d’urgence qui fonça jusqu’au rond-point de Rive puis continua sa route jusqu’au quartier des Acacias, où se trouvait le quartier général de la police.
Quelques minutes plus tard, Greg entrait dans les vestiaires du groupe d’intervention où ses collègues étaient déjà en train de s’équiper. Comme toujours dans ces moments-là, l’ambiance était tendue mais calme. L’heure était au sérieux et à la concentration. Greg, comme les autres policiers, revêtit son uniforme noir, son gilet pare-balles, et posa sa cagoule sur la tête sans la dérouler encore. Puis, en tant que commandant de permanence, il donna le briefing général sur la base des informations reçues un peu plus tôt par téléphone. « Départ pour la rue des Pâquis. La brigade criminelle a voulu cueillir un individu chez lui. Grosse résistance du mec, qui a repoussé les inspecteurs et qui est maintenant enfermé chez lui. À nous d’aller le déloger. On en saura davantage sur place. »
La dizaine de policiers monta à bord de trois véhicules qui partirent en file indienne. Ils traversèrent la ville, projetant sur les façades des immeubles les lumières de leurs gyrophares. Greg, sur le siège passager de la voiture de tête, se dévisageait avec malaise dans le rétroviseur. Il avait eu chaud. Lui, le chef d’équipe du groupe d’intervention, respecté et apprécié de tous, avait manqué de se faire prendre comme un vulgaire voyeur.

7 heures, à la Maison de verre.
Deux véhicules de patrouille de police-secours étaient garés devant le portail des Braun. À l’intérieur de la maison, un agent prenait la déposition de Sophie, tandis que les trois autres policiers sur place inspectaient l’orée des bois, accompagnés par Arpad. À l’étage, Léa et Isaak regardaient la télévision.
Dans la forêt, les policiers ne savaient plus guère où regarder. Leur ronde ne les avait menés à rien. Ils avaient examiné attentivement la partie limitrophe du sous-bois sur toute la longueur de la propriété des Braun sans trouver d’indices. Il y avait bien cette laisse attachée à un arbre. Mais il y avait aussi, à proximité, un vélo pour enfant complètement rouillé, et des emballages en plastique par-ci par-là. Même ici, les forêts étaient des poubelles.
— Et vous dites que l’individu était derrière ce buisson ? demanda encore un policier à Arpad pour montrer qu’il prenait la situation au sérieux.
— Oui.
Par acquit de conscience, le policier s’accroupit pour observer le sol une énième fois, mais la terre sèche était vierge de toute trace.
— Malheureusement, il n’y a pas grand-chose qu’on puisse faire, expliqua-t-il à Arpad. C’était peut-être un rôdeur, ou un cambrioleur en repérage. Si ça peut vous rassurer, je doute qu’il s’agisse de quelqu’un qui voulait pénétrer chez vous : les cambrioleurs n’entrent pas dans les maisons à l’heure où tout le monde se lève. Ils préfèrent opérer quand les lieux sont vides, ou la nuit quand tout le monde dort.
— C’est rassurant, dit Arpad.
— Vous avez une alarme chez vous ? demanda le policier.
— Non.
— Vous devriez. De nos jours, ce n’est pas un gros investissement.
— Vous allez faire venir la police scientifique ? demanda Arpad.
— Pour quoi faire ? On n’a pas trouvé d’empreintes.
— Est-ce que ce n’est pas justement à eux de trouver les empreintes ? fit remarquer Arpad. Il y a cette laisse, attachée à un arbre. C’est quand même étrange, non ?
— Laissez-moi appeler la brigade des cambriolages pour les informer, indiqua alors l’agent d’un ton faussement concerné.
Le policier s’éloigna de quelques pas pour téléphoner à la centrale. Il demanda à parler à l’inspecteur de permanence de la brigade des cambriolages, rattachée à la police judiciaire. Il se doutait bien que son interlocuteur l’enverrait sur les roses, mais il voulait être irréprochable : on ne savait jamais à quoi s’en tenir avec ces types des quartiers huppés qui connaissaient tous du beau monde et qui n’hésitaient pas à se plaindre en haut lieu lorsqu’ils considéraient ne pas avoir été pris suffisamment au sérieux.
L’inspecteur décrocha et l’agent de police-secours lui fit un rapide exposé des faits.
— Donc, si je résume, tu as quoi ? demanda l’inspecteur.
— Au mieux, une laisse de chien attachée à un arbre sur la voie publique.
— Une laisse attachée à un arbre, tu es sérieux ? Par quel moyen sont-ils entrés dans la maison ?
— Non, personne n’est entré dans la maison, précisa l’agent. Il n’y a pas eu d’effraction. »

À propos de l’auteur
DICKER_joel_©markus_lamprechtJoël Dicker © Photo Markus Lamprecht

Joël Dicker est né en 1985 à Genève où il vit toujours. Ses romans sont traduits dans le monde entier et sont lus par des millions de lecteurs. Son œuvre a été primée dans de nombreux pays. En France, il a reçu le Prix Erwan Bergot pour Les derniers jours de nos pères, puis le Prix de la vocation Bleustein-Blanchet, Le Grand prix du roman de l’Académie française et le Prix Goncourt des lycéens pour La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Ce roman a aussi été élu parmi «les 101 romans préférés des lecteurs du monde» et a été adapté en série télévisée par Jean-Jacques Annaud. Il a publié en 2015 Le livre des Baltimore, en 2018 La Disparition de Stéphanie Mailer, en 2020 L’Énigme de la chambre 622 et en 2022 L’Affaire Alaska Sanders. Un animal sauvage, paru en 2024 est son second roman publié au sein de sa propre maison d’édition Rosie & Wolfe.

Site internet de l’auteur
Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#unanimalsauvage #JoelDicker #editionsrosieetwolfe #hcdahlem #RentréeLittéraire2024 #litteraturesuisse #littératurefrancophone #romannoir #polar #thriller #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #lundiLecture #LundiBlogs #RentreeLitteraire24 #rentreelitteraire #rentree2024 #RL2024 #lecture2024 #roman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Une réflexion sur “Un animal sauvage

Laisser un commentaire