Filles du ciel

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En deux mots
Envoyé aux États-Unis pour aider à ériger la statue de la liberté, Philibert Boucher va briser le cou d’une jeune indienne avant de regagner la France où un nouveau chantier l’attend, celui de la Tour Eiffel. Ce qu’il ignore, c’est que Tëme, l’oncle de la jeune fille est sur ses traces, missionné pour venger sa nièce.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

De Miss Liberty à la Dame de fer

La nouvelle épopée de Michel Moutot nous offre de découvrir les merveilles de l’ingénierie française à la fin du XIXe siècle, de l’édification de la statue de la liberté à celle de la Tour Eiffel, en passant par le viaduc de Garabit. Le tout sur fond de meurtre et de vengeance. Un bonheur de lecture!

Michel Moutot remélange ses ingrédients préférés pour nous offrir une nouvelle passionnante épopée. Cette fois nous sommes en 1885, au moment où les pièces de la statue de la liberté sont préparées pour le voyage qui va les mener sur l’île de Bedloe, face à Manhattan où se dressera ce symbole de paix, cadeau de la France à son amie américaine. Imaginée par Auguste Bartholdi et financée par une souscription publique, cette monumentale statue est aussi une réussite d’ingénierie. À partir des esquisses de l’artiste colmarien, différentes statues de modèles et matières différentes ont été réalisées jusqu’à cette statue finale construite et assemblée par petits morceaux avant d’être démontée et conditionnée dans quelques 300 caisses pour être acheminée et remontée à l’entrée de New York.
Outre les ingénieurs, quelques-uns des ouvriers qui ont travaillé durant des mois dans les ateliers de la Plaine Monceau seront du voyage pour épauler leurs collègues américains et apporter leur indispensable expérience. Parmi eux, il y a un impressionnant colosse, Philibert Boucher. Réputé pour abattre le travail de plusieurs hommes, il est aussi connu pour son caractère de cochon.
Avant même d’arriver à New York, il en fera la démonstration, notamment lors de l’escale aux Açores. Et à destination, quand on constate que le piédestal destiné à accueillir Miss Liberty n’est pas prêt, il va poursuivre dans ce registre. Les semaines vont passer, la statue va finir par s’ériger fièrement et Philibert, à quelques jours de regagner la France, va commettre l’irréparable en brisant le cou d’une jeune femme qui lui résistait.
Ce qu’il ignorait alors, c’est que cette dernière était une princesse indienne, de la tribu des Lenape, venue là avec son oncle pour rendre compte de ce que les pionniers avaient fait de leurs terres, étant les premiers habitants de Manhattan. Après avoir ramené le cadavre de sa nièce auprès des siens à Tulsa, ce dernier est chargé de venger la jeune fille. Tëme sera accompagné d’un jeune indien québécois qui maîtrise le français.
En débarquant au Havre, ils vont d’emblée prendre la direction de Paris, et plus précisément des ateliers Eiffel à Levallois Perret car ils savent que leur cible a mis ses compétences au service d’un nouveau projet fou, l’édification d’une tour métallique de 300 m au cœur de Paris pour l’exposition universelle de 1889.
Mais en arrivant sur place, ils ne le trouveront pas, car notre homme a été missionné pour assurer les finitions du viaduc de Garabit, autre réalisation majeure de la société Eiffel.
Embauchés à leur tour pour construire la tour, ils vont devoir patienter pour assouvir leur vengeance…
Un suspense qui permet à Michel Moutot de rajouter de l’émotion à son récit qui accompagne désormais les péripéties autour de la construction de l’un des plus emblématiques monument de Paris.
Tout autant documenté que ne l’étaient Ciel d’acier – sur la construction des gratte-ciels de New York – ou Route One – sur le chantier de la désormais mythique route californienne – ce roman est à nouveau un bonheur de lecture. On y apprend des tas de choses sans jamais bouder son plaisir. On découvre une formidable aventure humaine avec la tension d’un thriller. Bref, on ne s’ennuie pas une seconde avec ce roman addictif au possible. Une nouvelle réussite à mettre au crédit d’un Michel Moutot au meilleur de sa forme!

Filles du ciel
Michel Moutot
Éditions du Seuil
Roman
288 p., 20,50 €
EAN 9782021526288
Paru le 10/05/2024

Où?
Le roman est situé à Paris et en banlieue, notamment à Levallois-Perret ainsi qu’à Garabit. On y voyage aussi jusqu’aux États-Unis, notamment à New York en passant par les Açores ou encore à Tulsa dans l’Oklahoma.

Quand?
L’action se déroule de 1885 à 1889.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pendant l’assemblage de la Statue de la Liberté, dans le port de New York en 1886, puis l’édification à Paris quelques mois plus tard de la tour de trois cents mètres de Gustave Eiffel, se croisent les destins d’un ouvrier français au regard de tueur, d’une princesse indienne et de Tëme, son oncle et protecteur, chef de guerre de la tribu des Lenape.
Après la mort de la Fille du ciel, Tëme va partir, à rebours de la conquête de l’Ouest, pour la capitale française où se prépare dans l’effervescence l’Exposition universelle du centenaire de la Révolution.
Les reflets de cuivre de Lady Liberty, les feux d’artifice de son inauguration, les étincelles des braseros chauffant au rouge les rivets de la Tour illuminent cette histoire d’amour, de fer et de vengeance qui illustre, de Brooklyn au Champ-de-Mars, l’avènement d’un monde nouveau.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
Paris
Janvier 1885
Sur l’échafaudage, au-dessus des toits de la Plaine-Monceau, Philibert Boucher dévisse la plaque de cuivre. Façonnée au maillet sur une forme de bois, c’est une joue et une aile du nez de la statue. Le geste est précis, rapide ; l’outil semble un jouet dans sa main de géant. Il fourre les vis dans sa poche. Ne les gardez pas, a dit un contremaître. En Amérique, elles seront remplacées par des rivets.
Il retourne la pièce de métal rouge orangé, deux millimètres et demi d’épaisseur, observe les traces des milliers de coups qui, en lui faisant épouser à chaud les contours du modèle, ont créé ce fragment du visage au profil de déesse grecque. Sacrément forts, ces gars-là, pense-t-il. Pas étonnant qu’ils soient les mieux payés de l’atelier. Il le suspend à deux crochets, noue la corde à une potence, le bascule dans le vide ; pieds calés, dos rond, il contrôle la descente. Les autres s’y mettent à deux pour cette opération mais Boucher, avec ses bras épais comme des branches de cèdre, n’a besoin de personne. Et personne ne veut faire équipe avec lui.
Dans la cour pavée des établissements Gaget, Gauthier et Cie, au 25 de la rue Chazelles, deux ouvriers attrapent la pièce avant qu’elle ne touche le sol, la guident vers un chariot à bras et l’apportent à un contremaître qui désigne une caisse et note sa référence dans un cahier à couverture de cuir. La joue de cuivre est marquée, une lettre et deux chiffres au verso reportés sur un plan, puis calée dans de la paille, pour éviter qu’elle ne s’abîme dans la soute du bateau qui bientôt traversera l’Atlantique.
Dans l’idée de ses concepteurs, cette œuvre monumentale, la plus grande statue du monde, devait être offerte « par le peuple français au peuple américain » pour célébrer le centenaire de la glorieuse Indépendance américaine, en 1876. Elle n’a que dix ans de retard, alors maintenant on n’est plus vraiment pressés, plaisante un ingénieur de l’entreprise Eiffel. C’est lui qui a conçu l’armature de fer, en forme de pile de pont, de La Liberté éclairant le monde, du fameux sculpteur Auguste Bartholdi. Elle résistera aux vents et aux tempêtes, dans la rade de New York, je vous le garantis.
Depuis l’été, sa torche, son diadème et son profil altier surplombent les maisons et les immeubles du quartier de la Plaine-Monceau, à l’ouest de la capitale. Par beau temps, le soleil couchant embrase sa peau de cuivre et baigne le quartier, jusqu’au parc, d’une lueur dorée que chantent les poètes. Les enfants la montrent du doigt, les curieux viennent de loin admirer le prodige qui semble veiller sur la ville, dessins et gravures font la une d’une presse admirative. Au soir de sa vie, le grand Victor Hugo est venu en personne à l’atelier saluer cette « belle œuvre, gage de paix permanent ».
Le 4 juillet, jour de la fête nationale des États-Unis, celle que le Nouveau Monde baptisera bientôt Miss Liberty a été symboliquement remise par Ferdinand de Lesseps, président du comité de l’Union franco-américaine qui a financé l’opération, au représentant de Washington, l’ambassadeur Levi Morton.
Fanfare des Batignolles, hymnes nationaux, flonflons tricolores, discours emphatiques, applaudissements, « amitié séculaire entre nos deux pays », curieux massés jusque sur les toits, froufrous des élégantes, « Huitième merveille du monde », fierté des ouvriers, satisfaction des officiels en hauts-de-forme, sourire béat de l’artiste devant l’œuvre de sa vie, résultat de quinze ans de travail et d’obstination.
Premier monument en kit de l’histoire, la prodigieuse allégorie va maintenant être démontée. Ses trois-cent-cinquante pièces de cuivre vont être mises en caisses puis embarquées à Rouen sur une frégate de la Marine. Dans la baie de New York le minuscule îlot de Bedloe, face à Manhattan, a été repéré par Bartholdi lors de son premier voyage, quinze ans plus tôt. Par chance, il abrite une base militaire sans grande utilité que le gouvernement fédéral a accepté de céder. Ce sera sa seule contribution. Des deux côtés de l’Atlantique, gouvernants, diplomates, milieux d’affaires et religieux se méfient du grandiose projet. Plutôt que l’hommage universel à la liberté que chantent ses concepteurs, ils soupçonnent une entreprise subversive, un appel à l’insurrection, une incitation à la révolution, à la violence, à la mise en cause de l’ordre social ; un encouragement aux classes populaires à se soulever contre leur condition. Dans cette main levée tenant un flambeau, ils voient surtout un poing dressé. L’influente Église catholique, sans le dire, n’apprécie guère cette œuvre immense aux allures de déesse païenne. Impossible de la condamner ouvertement ou de l’interdire, mais pas question de la soutenir, encore moins la financer.
La monumentale utopie est donc depuis son origine portée par des idéalistes, des rêveurs, des amoureux des Lumières, de la République, de l’Amérique et de la Démocratie. Et s’ils sont tous, ou presque, francs-maçons, ce n’est pas un hasard : quelle meilleure illustration des idéaux défendus par les descendants des bâtisseurs de cathédrales que le faisceau d’une torche géante trouant les ténèbres de l’ignorance et des superstitions ? La Liberté face à l’obscurantisme, le visage d’une femme laïque défiant les conventions ; une héroïne du peuple faisant trembler les puissants. Ils ont mis, en France et aux États-Unis, leurs influents réseaux au service de la Grande Dame de cuivre, multipliant collectes et levées de fonds, banquets et réunions payantes, le temps de boucler son budget, au bout de cinq ans. Chaque étape de sa construction, de la première esquisse jusqu’à son inauguration, sera accompagnée, louée et célébrée par les « Frères ». Leurs symboles, l’équerre et le compas, l’œil qui voit tout et les rayons de lumière, sont omniprésents.
Au soir du 4 juillet, après les discours et le banquet offert par le comité de l’Union franco-américaine, Auguste Bartholdi retourne rue Chazelles. La fête est terminée, les invités partis, drapeaux et décorations flottent au doux vent de la nuit.
Il frappe trois coups au portail de l’atelier, salue le concierge tiré de son sommeil. Il veut la voir une dernière fois, lui dire au revoir avant son grand voyage. La torche va être démontée demain, lui dit-il. Elle renaîtra en Amérique.
Dans la pâle clarté d’une lune presque pleine, il s’adosse à l’un des murs de briques et lève la tête. La voilà, dans toute sa splendeur ; immense, fière, plus belle que dans ses rêves et ses esquisses. Il se souvient, la première fois qu’il a osé l’imaginer : une statue géante, femme nourricière et bienveillante tenant à bout de bras le flambeau des Lumières. C’était il y a bien longtemps, en réponse à un appel d’offres lancé par l’Égypte pour l’édification d’un phare monumental à l’entrée du canal de Suez qui venait d’être percé. Le projet n’a jamais vu le jour, à cause de sombres intrigues diplomatico-financières.
Mais quand son ami Édouard de Laboulaye, fin lettré, éminent professeur de droit public au Collège de France, admirateur de la démocratie américaine, lui a parlé de son idée de statue que la France pourrait offrir aux États-Unis pour célébrer le centenaire de leur glorieuse révolution, il a ressorti ses dessins préparatoires. Il avait même, dans un coin de son atelier de la rue Vavin, une ébauche en glaise de celle qu’il avait baptisée L’Égypte apportant la lumière à l’Asie. Il l’a redessinée pour qu’elle ressemble davantage à une déesse grecque qu’à une paysanne du Nil, et la voilà, elle existe. La financer n’a pas été facile, mais ils y sont parvenus. Elle est passée par le plâtre, puis le bronze, puis les gigantesques formes de bois que son armée de menuisiers et de charpentiers aux mains d’or ont conçues ont permis de façonner en cuivre les pièces de son chef-d’œuvre, enfin assemblées. Cette nuit, elle semble veiller sur le sommeil des Parisiens, et bientôt elle accueillera voyageurs et émigrants, à la Porte d’or, l’entrée du Nouveau Monde. Quel beau symbole ! Et quel malheur que ce cher Édouard soit mort voilà deux ans, alors qu’étaient martelées les premières tôles. Comme il serait heureux aujourd’hui ! Autant que lui-même. Davantage peut-être.

Au lendemain du Nouvel An, les visites du public parisien, qui se pressait à l’atelier pour admirer, contre un modeste droit d’entrée, ce prodige des arts et de la technique, sont terminées. Les deux-cent-douze caisses à claire-voie commandées à un menuisier du Morvan ont été livrées. Une trentaine d’ouvriers grimpent dans les échafaudages et, commençant par la torche et la coiffe aux sept rayons figurant les sept continents, dévissent les plaques de cuivre et les descendent avec crochets, cordes et poulies.
Parmi eux, la stature de Philibert Boucher se détache. Ce colosse hirsute d’un mètre quatre-vingt-douze, épaules de bûcheron, poigne de fer, balafre sur la tempe et l’oreille gauche, souvenir d’une bagarre à coups de tesson de bouteille dans un bouge de Romainville quand il n’avait pas seize ans, est détesté sur le chantier. Ses pairs lui reprochent son mutisme, sa violence – il cogne dur sans prévenir, parfois sans raison apparente –, son vin mauvais ; les contremaîtres redoutent ses colères, son mépris des consignes et son regard de tueur.
Mais il abat la tâche de trois hommes, ignore la fatigue et ne refuse aucune heure supplémentaire. Par deux fois, les demandes de le chasser de l’atelier ont été refusées par la direction. « Ce type est odieux, mais j’en voudrais quinze comme lui, a dit Émile Gaget. Débrouillez-vous, pas question de le virer. »
À trente ans, Boucher partage avec sa mère impotente une roulotte décatie, sans roues ni chauffage, dans la Zone au Pré-Saint-Gervais. De l’autre côté des fortifications, cette bande de terre décrétée non constructible par l’armée, amas de cabanes et de cahutes flottant sur un océan de boue qui jamais ne sèche vraiment, même en été, est le plus grand bidonville de France. S’y entassent miséreux, déclassés, vieux sans ressources, immigrants, lépreux, enfants perdus, tziganes, mendiants, infirmes, ouvriers chassés par la spéculation immobilière et les travaux du baron Haussmann, paysans sans terre attirés par le mirage de la grande ville, communards en cavale, déserteurs, chiffonniers, propres à rien, Apaches, voleurs, malfrats et réprouvés. D’improbables gargotes nourrissent cette humanité semblant sortie du Moyen Âge. Des barbecues empestent le mauvais charbon et grillent des saucisses aux contenus suspects. Des cabarets à six sous accueillent les bourgeois parisiens en quête de frissons, d’absinthe et de plaisirs faciles, qui se donnent bonne conscience en baptisant « filles de joie » les prostituées, souvent mineures, dont le maquillage cache mal les cernes et les tourments.
C’est dans cette cour des Miracles, sur un sol en terre battue, entre quatre planches disjointes, qu’est né voilà trente ans le petit Philibert. Il n’a jamais connu son père, livreur de pierres écrasé sous sa charrette quand il avait un an. Sa mère fut femme de ménage chez de riches familles parisiennes, tant qu’elle a pu marcher. Enfant, elle ne l’a jamais aimé ; toujours sur le point de l’abandonner, renonçant à la dernière minute, prise de remords que vite elle regrettait et noyait dans l’alcool. Elle le nourrissait peu et mal, disparaissait pendant des jours en le confiant à de vagues voisins incapables de calmer ses pleurs et ses terreurs. Aujourd’hui, la haine entre eux est presque palpable. Ils passent des jours sans se parler, communiquent par gestes ou signes de tête. Elle l’a longtemps battu comme plâtre, jusqu’au jour où, à douze ans, il lui a cassé une chaise sur le dos et l’aurait tuée si des chiffonniers n’étaient pas intervenus. Ses souvenirs d’enfance, c’est la faim, le froid et la violence, entre taudis, cabanes et masures insalubres.
Heureusement il y avait les copains, la bande. Une dizaine de morveux tireurs de frondes, chasseurs de rats, rois des passages secrets et des cachettes dans les buissons, des vols à l’étalage rue de Belleville, détrousseurs de touristes sur les boulevards ; feux à la belle étoile en été, agglutinés autour d’un poêle récupéré dans les ordures en hiver, se racontant les histoires de pères imaginaires partis chercher de l’or au Pérou ou en Californie et qui un jour, c’est sûr, reviendront les chercher.
Tous sont morts ou en prison, aujourd’hui. Seul Philibert s’en est sorti, grâce à ses mains habiles et sa force herculéenne. Il apporte à sa mère son seul repas de la journée, du pain noir, du lard ou des croûtes de fromage, le soir en rentrant du chantier. Quand il rentre. Certains jours de paie, il passe la nuit dans un bordel de Saint-Lazare ou, aux beaux jours, cuve son vin dans un fossé des fortifs. Sa mère mange un bol de soupe si la voisine, une lavandière qui partage avec une douzaine de chats une cahute de tôles et de toile goudronnée, pense à elle. Sinon, c’est pas sauter un repas qui la tuera, la vieille. Dommage, d’ailleurs. J’en serais débarrassé depuis longtemps, pense-t-il.

La partie haute de la statue, jusqu’à la taille, a été démontée et empaquetée quand un matin, comme les hommes se regroupent autour de braseros pour se réchauffer les mains avant de se mettre à la tâche malgré la bise et les flocons de neige fondue, un membre du comité de l’Union franco-américaine, chargé de superviser la mise en caisse, les rassemble sous l’auvent.
– Messieurs, j’ai une grande nouvelle : la direction propose à douze volontaires d’accompagner en Amérique notre magnifique statue et de travailler à son remontage, aux côtés des ouvriers américains. Au moins six mois de travail à New York, pour soixante francs la semaine. Et l’honneur d’ériger dans la capitale du Nouveau Monde ce symbole éternel de la grandeur de la France et de l’amitié entre nos deux pays. Le gouvernement prend à sa charge le transport de notre chef-d’œuvre. C’est donc sur une frégate de la Marine, avec les caisses, que les chanceux vont voyager, tous frais payés. Monsieur Boyer, à cette table, prendra les noms des volontaires. Comme vous serez, je n’en doute pas, nombreux à vouloir profiter d’une opportunité qui ne se présente qu’une fois dans une vie, nous prévoyons de procéder à un tirage au sort. Bonne chance à tous. Et je suis chargé par M. de Lesseps, le président de notre comité, de vous féliciter pour votre excellent travail. Les délais ont été tenus, sans le moindre dommage ou accident. Bravo.
Six mois d’emploi en Amérique, une paie convenable et le passage payé, même s’il ne voit pas bien où se trouve cette ville de New York, Philibert Boucher n’hésite pas. D’un coup d’épaule, il passe devant un jeune moustachu et se présente le premier à la table. Que deviendra la vieille ? Au diable. La grosse Lulu n’aura qu’à s’en occuper. Pas mon problème. Il y a du travail à foison, de l’autre côté de l’océan, à ce qu’on dit. Ils donnent aux ouvriers qui savent bâtir des ponts ou des immeubles des salaires qu’un contremaître n’aurait pas ici, racontait un Italien l’autre jour à la cambuse. On peut même y devenir millionnaire, avec du travail et de la chance. Je vais y aller, et on verra bien. Si ça se trouve je ne reviendrai jamais.
– Nom ?
– Boucher
– Prénom ?
– Philibert.
– Tu connais ton âge ?
– Trente ans.
– Ton lieu de naissance ?
– Aubervilliers.
M. Boyer se tourne vers l’un des chefs d’atelier, qui approuve d’un signe de tête. Il note le nom en tête de liste.
– Suivant.
Contre toute attente, trois jours plus tard, la liste ne compte que dix volontaires. Le comité devra promettre dix francs de plus par semaine pour trouver deux autres candidats à l’aventure transatlantique.
Jour après jour, les caisses s’empilent dans la cour. Un matin d’avril, quand ne restent à démonter que les pieds de la géante autour desquels s’enroulent les maillons de chaînes brisées symbolisant la fin de l’esclavage des Noirs d’Afrique, des charrettes tirées par des percherons commencent à les emporter vers un hangar de la gare Saint-Lazare toute proche. Deux semaines plus tard, la dernière caisse est clouée. C’est la numéro un, sur laquelle est inscrit au pochoir, à la peinture noire : « Chaînes, pieds, anneaux et diverses feuilles de la draperie ». La numéro trente-sept contient la « Tête », la sept, une « Semelle et talon », la trente-et-un le « Bas du livre côté droit ». Elles sont de tailles différentes, en fonction du contenu, la plus lourde pèse huit cents kilos. En tout, cent-vingt tonnes de fer, quatre-vingts tonnes de cuivre. Trente-six caisses sont remplies de rivets, rondelles et boulons.
Quand elles quittent, sous les bravos des ouvriers et des employés, la cour des ateliers, rendez-vous est donné à la gare, le lendemain matin, aux douze « Américains », comme on les surnomme. Ce soir-là, Philibert Boucher hésite à parler à sa mère, y renonce. À quoi bon, pense-t-il. Elle ne se rendra pas compte de mon absence avant des jours, et je ne vais pas lui dire que je pars en Amérique. Elle n’a aucune idée de ce que c’est l’Amérique. Quand j’étais petit, elle disait que le plus loin qu’elle soit allée en dehors de Paris c’était Compiègne, et qu’elle avait détesté prendre le train.
Il rend visite à la voisine, dépose sur la table deux billets de vingt francs en disant qu’il doit s’absenter quelques jours, peut-être davantage, et que si c’est le cas il trouvera un moyen d’envoyer de l’argent pour nourrir la vieille, en sachant qu’il n’en fera rien. Non, je ne lui ai rien dit. Elle dort.
Peu avant midi, un train spécial de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest, soixante-dix wagons pavoisés de cocardes, lâche un coup de sifflet et un jet de vapeur aux premiers tours de roues sur le quai de la gare. Des dignitaires de la loge maçonnique Alsace-Lorraine, celle de Bartholdi, des officiels de l’Ouest parisien, des membres de l’état-major de la Marine en grand uniforme, des ouvriers des ateliers Gaget et des écoliers du huitième arrondissement brandissant de petits drapeaux français et américains saluent le départ vers Rouen du glorieux chargement. Un wagon à banquettes de bois a été accroché à l’arrière, dans lequel prennent place Philibert Boucher, ses onze compagnons de voyage et le contremaître Laurent, qui transporte dans une sacoche de toile la documentation technique sur laquelle il veille comme sur le Saint Sacrement.
– J’ai entendu une conversation entre Gauthier et un comptable, il y a deux jours, dit-il à son voisin de banc. Aux dernières nouvelles le piédestal de la statue, que les Américains doivent construire sur l’île dans le port de New York, est à peine commencé. Des mois de retard, peut-être un an. Vous êtes bien optimistes de partir si loin sans être sûrs d’avoir du travail. Pas de statue à remonter, pas de salaire… Moi, ma mission s’arrête sur le quai du port de Rouen, je donne la sacoche à Bartholdi et je rentre à la maison.
– Mais toi, tu as une femme et des enfants, non ? répond Eugène Riobert, un ouvrier de vingt-deux ans qui aurait payé son passage pour l’Amérique s’il avait fallu. Moi, j’ai un oncle qui est parti chercher fortune en Californie, il y a trente ans. Aujourd’hui il dit dans ses lettres qu’il est l’un des hommes les plus riches de San Francisco. Il a deux hôtels et trois restaurants. Alors, statue ou pas, je compte bien l’y rejoindre. La République m’offre le bateau, au revoir et merci !
– Moi, j’ai confiance dans le comité, dit un autre. Ils n’enverraient pas un chargement pareil si tout n’était pas prêt pour l’accueillir.
Philibert Boucher cale sa tête contre la fenêtre, baisse sa casquette sur ses yeux et, dans le bruit et la fumée, fait semblant de dormir. Il pense à l’océan, qu’il va voir pour la première fois, aux récits des marins dans les bouges de la Zone, à leurs descriptions des filles à trois sous et des bars sur les quais, dans tous les ports du monde.
En fin d’après-midi, le train s’immobilise aux abords de la gare de Rouen. Une noria de charrettes attend, près d’une grue à vapeur, pour transporter les caisses sur le quai Cavelier-de-La-Salle, dans un méandre de la Seine en plein centre-ville, où est amarrée une frégate de la Marine, l’Isère.
C’est un trois-mâts moderne à coque métallique de soixante-sept mètres, mille trois cents tonneaux, avec une machine à vapeur de cent-soixante chevaux et une hélice de bronze flambant neuve. Elle rentre du Tonkin où elle ravitaillait les troupes coloniales. Son commandant, le capitaine de vaisseau Gabriel Lespinasse de Saune, doit à ses états de service et ses contacts familiaux à l’Amirauté l’honneur d’avoir été désigné pour cette prestigieuse mission.
En ville, les « Américains » sont logés, aux frais du comité, dans une auberge à marins à deux rues de là. Certains proposent leurs services pour aider au chargement, les débardeurs refusent. On n’aime pas les touristes, par ici, ou les amateurs qui voudraient piquer notre boulot. Docker, c’est un métier, et ces grues sont dangereuses. Tirez-vous de là !
Le lendemain Boucher se lève à midi, traîne de bouge en taverne, dépense ses derniers sous en rhum coupé d’eau, prostituées édentées et mauvais vin. Un matin, il aperçoit sur le quai Auguste Bartholdi en conversation avec un officier, sans doute le commandant à en juger par son uniforme à galons dorés. Les caisses se balancent au bout des cordages et disparaissent dans la soute où elles sont arrimées serré pour ne pas déséquilibrer le bateau en cas de tempête. Le 20 mai, la dernière disparaît dans les entrailles du navire. Le jour suivant, l’Isère lève l’ancre, saluée par le conseil municipal, la loge maçonnique et la musique militaire qui joue La Marche du drapeau. Elle descend la Seine au rythme lent de sa chaudière, toutes voiles carguées contre les vergues. Deux heures plus tard, elle mouille à Caudebec-en-Caux, dans le troisième méandre du fleuve après Rouen. Les ouvriers voient débarquer le sculpteur et sa femme, accompagnés de M. Gaget, qui retournent à Rouen, puis à Paris.
– Vous ne croyiez quand même pas qu’ils allaient voyager dans le dortoir puant d’un navire militaire ? lance un marin. Le beau monde, ça traverse l’océan en paquebot, dans des cabines de luxe, en buvant du champagne. Le second m’a dit qu’ils partaient dans une semaine. Ils seront sans doute à New York avant nous.
En début de soirée, le trois-mâts croise au large du Havre et pénètre dans la Manche. Le faisceau du phare, comme un doigt divin, pointe vers l’ouest la direction du Nouveau Monde. Une longue houle se lève, qui retourne les estomacs des douze ouvriers, dont aucun n’avait jamais mis le pied sur un bateau. Les voiles sont larguées, le cap mis sur l’archipel des Açores.

2
Horta – Île de Faial (Açores)
Juin 1885
Les deux marins américains ont dégainé leurs couteaux de baleiniers et menacent Philibert Boucher qui leur fait face, dos au mur dans la taverne de Porto Pim. Il répond aux éclairs des lames par de grands moulinets avec le tabouret qui lui a servi à assommer leur quartier-maître. Personne n’a compris comment la querelle a éclaté, dans la salle de l’Azorean House. Mais dans le café du port de Horta, escale réputée de l’archipel des Açores où se côtoient équipages et passagers de steamers, matelots de toutes les marines du monde, pêcheurs du grand large et chasseurs de cachalots, le patron a l’habitude des rixes.
Aux premiers éclats de voix, insultes en jargon baleinier de la côte est des États-Unis d’un côté, argot des faubourgs parisiens de l’autre, il a envoyé un commis chercher trois membres de la Guarda Nacional Republicana qui entrent dans la pièce et braquent leurs fusils sur les bagarreurs. Ils ordonnent aux Yankees de poser à terre leurs coutelas à trancher la peau des cétacés, au colosse français de lâcher ce tabouret, sortent d’une sacoche des fers de marchands d’esclaves datant du XVIIe siècle, les menottent et embarquent le trio dans la prison du port.
Le lendemain matin Charles Dabney, tout-puissant consul des États-Unis sur l’île, arrête son buggy attelé derrière un hongre blanc au pied de l’échelle de coupée de l’Isère, amarrée sur le quai des marchands de charbon.
– Le consul américain aux Açores demande permission de monter à bord, commandant ! crie le planton de garde sur le quai.
– Permission accordée.
Le diplomate porte un costume de lin clair, un chapeau à large bord, une courte cravache de cuir tressé avec laquelle il frappe contre sa jambe de petits coups censés souligner son exaspération.
– La brute qui a failli tuer hier soir un officier de notre flotte baleinière affirme faire partie de votre équipage, dit-il, mi en français, mi en portugais, au lieutenant de vaisseau Lespinasse de Saune, descendu à sa rencontre.
– Ce n’est pas l’un de nos hommes, monsieur le consul. Nos marins ont interdiction de se battre aux escales, et sont disciplinés. Il s’agit d’un passager. L’un des ouvriers qui accompagnent à New York la statue monumentale que nous avons à bord, et que nous nous apprêtons à offrir à votre pays, de la part du peuple français. Je ne sais pas si vous avez eu vent de ce formidable projet. Elle va être érigée dans cette baie magnifique, dans laquelle j’ai déjà eu le plaisir de mouiller.
– Je ne sais pas de quoi vous parlez… Et je m’en moque. Marin ou passager, il sera condamné à trois mois de cachot, à moins que vous ne payiez son amende. La grande flotte baleinière américaine fait vivre cette île, et j’exige que nos courageux chasseurs de monstres des mers y soient respectés. Le quartier-maître du Charles Morgan a mis deux heures à retrouver ses esprits, le médecin du bord craint une fracture du crâne. En tant que représentant du gouvernement fédéral des États-Unis, je ne peux tolérer cela.
– J’entends bien, monsieur le consul. Mais d’après ce qui m’a été rapporté, mon compatriote a été pris à partie par trois hommes ivres armés de couteaux. Il s’est défendu.
– Les faits ne sont pas clairs. C’est pour cela que le capitaine de la garde, un ami, accepte de régler cela entre nous, par une simple amende. Je vous conseille d’accepter.
– Bien entendu. Mon intendant est à votre disposition. Avec mes remerciements, monsieur le consul.
– Et je vous demande de consigner cet individu à bord pendant votre escale.
– Cela va de soi. Nous terminons le plein de charbon et appareillons demain à l’aube. Nous sommes en mission officielle pour la République française, cela n’attend pas.
Peu après, deux gendarmes portugais en armes escortent Philibert Boucher jusqu’à la frégate. Il marche d’un bon pas, épaules en arrière, mais son œil droit est tuméfié, sa main droite écorchée. La bagarre s’est poursuivie dans la cellule de la prison, où les gardes nationaux ont eu l’étrange idée d’enfermer ensemble les trois détenus, avant de les séparer à la hâte.
– Comment vous appelez-vous, ouvrier ? lance le commandant à l’homme qui se tient devant lui sur le pont, tête haute, demi-sourire aux lèvres.
– Boucher. Philibert Boucher.
– La République vient de payer l’équivalent de quatre-vingts francs pour vous sortir de là. Je ne veux pas savoir ce qui s’est passé. Misérable querelle d’ivrognes. Votre mission en Amérique est de la plus haute importance, il n’est pas question de vous laisser ici. Mais sachez que cette somme sera retenue sur votre salaire, je laisserai les consignes et veillerai à ce qu’elles soient appliquées.
– Comme vous voulez.
– La ferme ! Vous n’avez rien à répondre. Je vais vous apprendre à parler sur ce ton au commandant de ce navire. Vous effectuerez la suite de la traversée à fond de cale, avec les caisses. Interdiction de monter sur le pont. Second maître, escortez-le. Non, attendez… Avant de descendre, il va aider au chargement du charbon. Donnez-lui une pelle.
Quatre chariots tirés par des bœufs font des allers-retours entre les entrepôts de combustible, au bout du quai, et le navire. Grâce à sa position géographique, presque à mi-chemin de l’Amérique, Horta est devenu, depuis l’avènement de la marine à vapeur, le principal point de ravitaillement des navires transatlantiques, qui multiplient les traversées. Les panaches de leurs cheminées se détachent sur l’horizon, équipages et passagers se pressent dans les tavernes et les magasins de souvenirs de l’île. Les entrepreneurs locaux qui avaient les bonnes connexions à Lisbonne et ont été capables de monter, puis approvisionner, des entrepôts à coke ont fait fortune en trois ans. Mais dans le bassin de Porto Pim, ce n’est pas l’odeur du charbon qui domine. C’est celle, plus âcre, des fours qui fument sur les ponts des trois-mâts de la flotte baleinière américaine. Les quartiers de cétacés chassés dans le Grand Sud y sont cuits et fondus pour devenir cette huile qui, depuis un siècle, éclaire les rues des capitales du monde et a fait la fortune des Quakers de l’île de Nantucket ou du port de New Bedford, dans le Massachusetts. Ceux que les îliens appellent les Yankee Whalers sont chez eux à Horta, le plus grand village de Faial. Ce matin, la bannière étoilée flotte sur une douzaine de trois-mâts aux ponts luisants de graisse. Certains, de retour d’une campagne de chasse de plusieurs mois, voire plusieurs années dans l’Atlantique sud, font escale pour un dernier ravitaillement avant de mettre cap à l’ouest et rentrer à leurs ports d’attache. D’autres, partis pour une campagne de chasse avec un équipage américain incomplet – les dangers de la chasse et les mauvaises paies rebutent les candidats dans les ports de la côte Est –, font escale aux Açores pour y embaucher des îliens, dont la réputation de harponneurs et de marins intrépides a franchi l’Atlantique. Contre la promesse de rester à bord tant que les cales ne sont pas pleines d’huile, ils reçoivent l’assurance de pouvoir, en fin de campagne, débarquer en Amérique et s’y installer sans formalités. Ils obtiennent en quelques mois une naturalisation que d’autres attendent des années. Dans le port de New Bedford, près de Boston, où s’entassent les tonneaux luisants, on jure en portugais, la morue y est cuisinée comme au pays et les récits de fortunes baleinières sont envoyés dans les îles, où ils suscitent de nouvelles vocations. La chasse aux géants des mers est une tradition séculaire aux Açores, et les harponneurs locaux se sont taillé une réputation de bravoure et d’efficacité au sein de la flotte américaine, qui offre des salaires et des perspectives d’émigration qui font rêver les jeunes de l’archipel.
Sur le pont de l’Isère, près de l’ouverture de la cale à charbon, Philibert Boucher regarde l’énorme godet de fer suspendu à une poulie dans la mâture descendre vers lui. Un marin, d’un coup de perche, déclenche le mécanisme d’ouverture. Une partie du chargement de coke tombe dans la soute, une autre se répand sur le pont. – Allez, mon gars, à toi ! lui lance un marin en uniforme. Dégage tout ça en vitesse. On n’a pas toute la journée.
Cet abruti de commandant croyait me punir, pense Philibert en empoignant sa pelle, mais je suis content d’avoir quelque chose à faire. Je m’emmerde, sur ce bateau. Et rien à foutre de finir le voyage avec les caisses. Au moins je n’aurai plus à supporter les ronflements et les odeurs de tous ces crétins dans leurs hamacs.

3
Baie de New York
Juin 1885
À l’aube du 17 juin, la vigie de l’Isère signale enfin la pointe de Sandy Hook, l’entrée sud de la baie de New York. La frégate longe depuis la veille la côte américaine, les dunes et lagunes du New Jersey, après vingt-cinq jours de navigation sans encombre. Deux jours de tempête, au large de Cuba, ont secoué le navire mais n’ont provoqué aucun dégât dans la cale, où les caisses étaient bien arrimées. Le commandant ordonne d’affaler les voiles et de mettre la chaudière au ralenti pour arriver avec le jour.
Un port aussi vaste et important sans un phare pour en marquer l’entrée, voilà qui est étrange, pense-t-il en abaissant sa longue-vue. C’est aussi cela, le Nouveau Monde. Il est si nouveau que des balises indispensables que nos ancêtres ont depuis longtemps bâties sur nos côtes manquent encore ici. Il doit y avoir des fortunes à faire en construisant des phares sur les côtes de l’Amérique. Il faudra que j’en parle à mon cousin Henri, ingénieur à l’arsenal de Brest. Il pourrait peut-être tenter sa chance ici et devenir riche en quelques années.
L’officier ordonne la mise en panne et l’envoi sur les haubans extérieurs des pavillons de cérémonie. Puis il descend dans sa cabine passer son uniforme de parade. Il glisse dans sa poche la lettre officielle signée par Ferdinand de Lesseps, qui l’instruit de remettre son chargement à Joseph W. Drexel, banquier et président du Comité américain pour le piédestal de la statue et au général Charles P. Stone, du Corps des ingénieurs de l’armée américaine, qui en dirige les travaux.
Le roulement sourd de la chaîne d’ancre et les ordres du quartier-maître dans un porte-voix réveillent marins et passagers. Dans la soute, Philibert Boucher s’étire sur le lit qu’il s’est aménagé, avec des couvertures pliées, entre deux caisses. Une chance, cette punition… J’étais peinard ici, avec la Grande Dame en morceaux. Ils m’ont apporté à manger, dispensé de corvées, vidé mon pot de chambre… Dans la tempête j’étais mieux installé que les autres, j’parie, même si cela a bien secoué. On dirait que nous sommes arrivés. Combien de jours depuis l’île des chasseurs de baleines ? Deux semaines ? Plus ? Je ne sais pas, perdu le compte. À entendre le raffut là-haut, on ne devrait pas être loin du port. »

À propos de l’auteur
MOUTOT_michel_ ©Hermance_TriayMichel Moutot © Photo Hermance Triay

Michel Moutot est journaliste à l’Agence France-Presse. Lauréat du prix Albert-Londres en 1999, correspondant à New York en 2001, il a reçu le prix Louis-Hachette pour sa couverture des attentats du 11 Septembre. Filles du ciel est son cinquième roman, après Ciel d’acier, récompensé par le prix du Meilleur Roman des lecteurs de Points en 2016, Séquoias, prix Relay des Voyageurs en 2018, L’America, prix Livre & Mer Henri-Queffélec en 2020, et Route One en 2022. (Source: Éditions du Seuil)

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Comme si de rien n’était

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En deux mots
Madame Moreau a été retrouvée morte dans son lit, la tête fracassée par un gros galet. Pour les voisins, c’est la stupéfaction, car les Moreau étaient une famille sans problèmes. C’est en fouillant le passé des protagonistes que l’on va découvrir les clés de ce drame.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un féminicide qui cache bien des secrets

On retrouve Barbara Abel au meilleur de sa forme. Dans ce thriller qui démarre par la découverte d’une femme assassinée avec violence, elle explore les liens entre les différents protagonistes ce cette affaire bien mystérieuse.

Barbara Abel nous offre avec Comme si de rien n’était un thriller-modèle. Je veux dire par là qu’elle réussit à la perfection à agencer tous les éléments du parfait suspense. En ce sens, ce roman est aussi idéal pour ceux qui n’auraient pas encore lu cette autrice et peuvent la découvrir avec ce nouvel opus.
Il s’ouvre sur une scène-choc avec à la clé ce que les anglo-saxons appellent le Hook (le crochet), c’est-à-dire les lignes capables de ferrer le lecteur. À partir de ce moment, il ne voudra plus lâcher cette histoire.
Dans un quartier bourgeois sans histoires, une employée de maison découvre sa patronne, Mme Moreau, « étendue sur le lit, inerte, le visage en bouillie (…) Les draps étaient maculés de sang. À proximité de sa tête, un galet de la taille d’une noix de coco, sur lequel un enfant avait dessiné la gueule d’un monstre effrayant, éclairs dans les yeux et dents pointues ».
Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut remonter dans le passé de la famille Moreau. Bertrand a épousé Adèle. Avec leur fils Lucas, ils vivent dans une belle maison dans le quartier chic d’une ville de province. L’emploi du temps de la famille est parfaitement réglé. D’ailleurs ce soir, Adèle doit récupérer Lucas à la sortie de son cours de solfège. C’est à ce moment que la mécanique se détraque, presque imperceptiblement. Hugues Lionel, le prof remplaçant, n’en croit pas ses yeux en la voyant. Pour lui, il n’y a guère de doute, c’est Marie, un amour de jeunesse, qui réapparaît.
Si Adèle esquive – non, il fait erreur – elle est pourtant troublée. Car sous ses airs de femme respectable, elle cache un autre visage quand elle cherche un homme pour assouvir son besoin de sexe. C’est alors qu’elle se fait appeler Marie, afin de rester la plus anonyme possible.
Bien entendu, Bertrand ne se doute pas de l’infidélité de son épouse, lui qui ne jure que par la droiture, la rigueur, la franchise. Mais à bien y regarder, il n’est peut-être pas non plus sans aspérités.
Hugues, quant à lui, consacre beaucoup de son temps à son père atteint de la maladie d’Alzheimer. Ce qui ne l’empêche pas de chercher à en savoir davantage sur cette superbe femme qui – il en est persuadé – lui ment. Ce qu’il va découvrir va totalement le déstabiliser.
Reste Lucas, le petit garçon discret qui n’affiche guère ses émotions. Il va se retrouver au centre d’une affaire dont les enjeux le dépassent. Comme dans ses précédents romans, Barbara Abel réussit parfaitement à rendre la psychologie des personnages, leurs doutes et leurs certitudes, et leurs Fêlures.
De rebondissement en rebondissement, les secrets que cachent tous les protagonistes vont éclater au grand jour. Habilement, les pièces de ce puzzle familial vont trouver leur place jusqu’au Twist final.
J’ai retrouvé dans ce roman une construction qui s’apparente à celle de Joël Dicker qui avec Un animal sauvage, jouait aussi beaucoup avec les temporalités et des personnages aux aspects extérieurs bien sous tous rapports, alors qu’en réalité… Avec moins de circonvolutions et davantage de fluidité, Barbara Abel nous offre un nouveau thriller qui, à n’en pas douter, devrait intéresser les producteurs de cinéma au même titre que pour Derrière la haine, dont l’adaptation, portée par Jessica Chastain et Anne Hathaway, est actuellement sur les écrans.

Comme si de rien n’était
Barbara Abel
Éditions Récamier
Thriller
368 p., 21 €
EAN 9782385770433
Paru le 11/04/2024

Où?
Le roman est situé dans une ville de province, sans beaucoup plus de précisions. Certains indices permettent toutefois de penser que nous sommes en Belgique.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans l’existence d’Adèle, chaque chose est à sa place, toujours. Elle règne sur sa vie, parlemente avec le destin, orchestre le hasard qu’elle a appris à dompter mais qui – elle ne le sait pas encore –, est sur le point de lui exploser au visage.
À la sortie du cours de musique de son fils, elle rencontre le nouveau professeur de solfège, Hugues Lionel. Leurs regards se croisent. Lui, semble troublé et dit la reconnaître. Qui est cet homme, et pourquoi l’appelle-t-il Marie ?
Contrairement à Adèle, chez Hugues rien n’est sous contrôle, et le retour de cette femme qu’il pensait ne jamais revoir pourrait être le cadeau de la vie qu’il attendait depuis si longtemps. Quand bien même cette dernière prétend ne pas le connaître…
On peut tous se rassurer par de petits arrangements avec la vie, avec les erreurs du passé, avec ce que l’on n’aurait jamais dû voir ni même entendre. Mais peut-on indéfiniment faire comme si de rien n’était ?
Barbara Abel, considérée comme la reine du thriller psychologique, n’a pas son pareil pour faire basculer les vies ordinaires de ses personnages dans les pires cauchemars. Avec un naturel implacable, elle joue avec les petits secrets et les failles de tout un chacun. Attention, dans son prochain roman, elle pourrait bien raconter votre histoire…

Les critiques
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Les premières pages du livre
« Prologue
L’avenue des Martourets rappelle ces larges allées des banlieues huppées, bordées de pelouses grasses. Les trottoirs ressemblent à un feston, entre dalles et gazon, sur lequel des cerisiers du Japon se dressent à intervalles réguliers. Durant la floraison, quinze jours par an, c’est une explosion de roses, en bouquets d’abord, chaque arbre projetant ses pétales vers le ciel, avant que ceux-ci ne tombent à terre et ne recouvrent le sol d’un tapis de fleurs. Les enfants du quartier s’amusent à les ramasser à pleines mains pour en faire des petits tas dans lesquels ils sautent à pieds joints, éparpillant tout autour les tendres corolles dans un tourbillon incarnat.
Le quartier du Logis, c’est un peu Brooklyn à l’européenne, ses habitations élégantes juchées sur leur perron, quelques marches qui mènent au seuil des demeures datant du siècle passé. On s’y promène volontiers, poussant un landau ou tenant une laisse. Il y fait bon vivre, écrin préservé du chaos citadin pourtant tout proche. Les maisons sont jolies, de belle taille, toutes différentes. Elles dégagent chacune leur personnalité, à l’image de leurs propriétaires. On remarque par exemple la façade dépouillée et bien entretenue des Charpentier, un couple de retraités qui a conservé un rythme de vie immuable, tout le contraire de leurs voisins immédiats, les Boutonnet, une famille recomposée pleine de bruit et de fureur, dont la maison déborde de jardinières fleuries, de plantes grimpantes, de linge et de jouets.
Parmi ces habitations, l’une d’elles est au centre de toutes les curiosités. Elle se situe au milieu de l’avenue, à droite en venant de la ville. Une courte allée conduit à un escalier, quatre marches en briques menant à la porte d’entrée sous un porche un peu vieillot. La bâtisse en pierre s’élève sur deux niveaux, sans oublier les combles. Les fenêtres sont hautes, ornées de châssis peints en bleu, eux-mêmes agrémentés de volets de même couleur.
Un gentil couple y habite, les Moreau, parents d’un petit garçon.
Du moins, on le trouvait gentil jusqu’au drame.
Le quartier est en ébullition, les voisins sont sous le choc. L’horreur s’est invitée parmi eux, hôte indésirable dont personne ne soupçonnait la présence. C’est la femme de ménage qui a constaté la terrible tragédie, lundi dans la matinée, en montant à l’étage après avoir passé trois heures à récurer le rez-de-chaussée. En pénétrant dans la chambre parentale, elle s’est étonnée de l’obscurité : en général, chaque matin à son réveil, Mme Moreau aère la pièce. L’employée de maison a rejoint la fenêtre dont elle a tiré les rideaux d’un geste ample, avant de l’ouvrir en grand. La lumière a inondé la chambre en même temps qu’un courant d’air frais s’y est engouffré. La température est encore basse à cette époque de l’année, charriant avec elle les derniers frimas. L’employée ne les craint pas, elle a profité de la vue durant quelques secondes. Puis elle s’est retournée.
Vision d’épouvante. La pauvre femme s’est figée dans un cri d’effroi, le cœur soulevé jusqu’à la gorge, prête à vomir. Puis elle s’est enfuie en poussant une longue plainte affolée.
Depuis, on ne parle que de ça.
On raconte que Mme Moreau était étendue sur le lit, inerte, le visage en bouillie, à peine reconnaissable. Son corps n’avait pas été épargné, meurtri en plusieurs endroits, tacheté d’ecchymoses. Les draps étaient maculés de sang. À proximité de sa tête, un galet de la taille d’une noix de coco, sur lequel un enfant avait dessiné la gueule d’un monstre effrayant, éclairs dans les yeux et dents pointues. Une épaisse couche de sang dissimulait leurs traits, ceux du monstre et ceux de Mme Moreau. Au pied du lit, une valise ouverte, à moitié remplie de ses effets, comme une réponse à la penderie, juste en face, ouverte également, à moitié vide.

L’affaire fait grand bruit. Les Moreau sont bien connus dans le voisinage et l’annonce du décès de madame provoque un émoi sans précédent. Les circonstances de sa mort ajoutent encore à l’incompréhension générale, d’autant que, très vite, les soupçons se portent sur… M. Moreau.
En cherchant à le joindre, les policiers dépêchés sur place apprennent qu’il ne s’est pas présenté au bureau ce matin-là. Plus inquiétant encore, le petit Moreau n’est pas à l’école. L’alerte est aussitôt donnée, sans savoir s’ils sont en fuite ou en danger.
Il faut une journée entière pour les localiser d’abord, appréhender M. Moreau ensuite. L’arrestation se fait dans le sud du pays, sur le quai d’une gare. M. Moreau s’apprête à prendre un train en partance pour ailleurs. L’enfant l’accompagne, en bonne santé physique. Ils sont emmenés puis remis, l’un aux services sociaux en attendant qu’un membre de sa famille vienne le chercher, l’autre entre les mains des autorités. M. Moreau est placé en garde à vue.
Cinq heures plus tard, il passe aux aveux.
Les premiers éléments dévoilent une dispute conjugale qui a mal tourné. Il est question de divorce. On ne connaît pas encore les détails du drame, mais il semble que la décision de Mme Moreau de reprendre sa liberté lui ait été fatale. Détail macabre, le meurtre s’est produit le jour de la fête des Pères.
Selon les rumeurs, M. Moreau est terrassé par son geste. Il ne nie pas. L’enquête est vite bouclée, énigme résolue à peine quarante-huit heures après la découverte du corps. Les policiers se félicitent. Voilà une affaire rondement menée.
Malgré tout, beaucoup de questions restent en suspens. Les ragots peinent à émerger, tant l’image de cette famille sans histoire est lisse, dépourvue d’aspérités. Ils vivent là depuis des années, personne dans le quartier n’a jamais eu à se plaindre d’eux. Le voisinage n’en revient pas.
Depuis deux jours, la maison Moreau est dans toutes les conversations. Des curieux ralentissent à son niveau, s’y arrêtent parfois, s’aventurent jusqu’aux fenêtres, se dévissent la tête pour sonder l’intérieur. Quelques journalistes traînent dans le quartier, ils font du porte-à-porte et interrogent les voisins.
Ce soir encore, on parle de l’affaire au journal télévisé, sujet émaillé d’une série de témoignages. Les voisins succèdent aux collègues. Ils expriment leur stupéfaction, ils ont du mal à réaliser : une famille si gentille, un couple tellement discret, souriant et disponible. Tous s’accordent à dire que les Moreau étaient des gens bien.
Au terme des confidences, un journaliste achève le reportage, en direct devant la maison, un micro à la main.
— De l’avis général, M. Moreau était un homme au-dessus de tout soupçon, apprécié de ses collègues, de ses voisins et de ses proches. On le décrit comme quelqu’un de poli, une personnalité bienveillante, toujours prêt à rendre service. Avec sa femme, ils formaient un couple en apparence heureux, respecté de tous. Personne n’aurait pu prédire une telle tragédie. Alors, forcément, on s’interroge : comment un homme ordinaire et sans histoire peut-il se transformer du jour au lendemain en bête sanguinaire ? Comment le monstre peut-il se cacher si longtemps sous un tempérament à ce point courtois ?
Le journaliste marque une courte pause avant de reprendre d’un ton grave :
— Ici, dans le quartier du Logis, c’est la question que tout le monde se pose.

Chapitre 1
Les notes résonnent de toutes parts, elles ricochent contre les murs de l’école, se cognent les unes aux autres dans un dialogue de sourds. Cacophonie. À mesure qu’on dépasse les classes, les sons se succèdent comme des sentinelles éméchées. Un piano maladroit, la voix d’un professeur, des bribes d’arpèges, l’éclat d’une cymbale. Il règne dans les couloirs de l’école de musique un désordre nécessaire, l’indispensable chaos qui précède l’harmonie. Adèle Moreau aime cette ambiance, celle d’un fervent labeur, quand l’âme tout entière fait corps avec l’instrument et qu’il s’agit d’apprivoiser la partition.
Alors qu’elle se dirige vers le cours d’initiation au solfège, elle se rappelle son propre apprentissage lorsque, petite fille, nattes négligées et genoux crottés, elle suivait les leçons de Mme Pierraert, enseignante autoritaire au premier abord, en vérité une main de velours dans un gant de fer, aussi impitoyable que généreuse. Les cahiers de solfège volaient à travers la classe quand la partition n’était pas apprise. Mais si les gammes étaient justes, l’élève était chaleureusement félicité, parfois même récompensé d’un morceau de chocolat.
Sans cesser d’avancer, Adèle sourit à ce souvenir. Un bref instant, elle regrette de ne pas avoir persisté dans l’apprentissage de la musique. Elle n’était pas mauvaise. Elle avait même réussi à intégrer le groupe des cracks, les meilleures élèves du cours, cinq filles douées qui rehaussaient le niveau de la classe. Elle se rappelle Lise, Claire, Dominique…
Comment s’appelait la dernière ?
Perdue dans ses pensées, Adèle arrive devant la porte de la classe de solfège d’où s’échappe le chant des enfants, accompagnés du piano dont les accords s’adaptent au tempo décousu des jeunes apprentis. Elle consulte sa montre. Elle a quelques minutes d’avance, un laps de temps qu’elle met à profit pour, smartphone à la main, répondre à deux ou trois mails. Ses doigts courent sur l’écran avec une grâce aérienne, ils volent d’une lettre à l’autre, d’une virgule à un point.
Tandis qu’elle adresse ses sentiments distingués au terme du dernier message, la porte de la classe s’ouvre, laissant des grappes d’enfants se répandre dans le couloir. Adèle range son smartphone, puis elle scrute les minois à la recherche de celui de Lucas. Son fils est souvent le dernier à sortir, jamais pressé pour rien, une lenteur de vivre qui parfois la déconcerte. Toujours dans la lune, Lucas. Ailleurs. Un enfant contemplatif, dont il est difficile de comprendre ce qui l’anime. Tout le contraire de ses parents, en permanence sur le qui-vive, dont l’emploi du temps ne laisse rien au hasard. Ils apprécient et recherchent la compagnie de leurs semblables, leur présence est remarquable et remarquée.
Lucas, lui, aime la tranquillité, cultive la discrétion, désire la solitude. Il vit dans un autre monde. Un monde dont Adèle ne peut que deviner les contours, et dont elle ignore sans doute la profondeur. Elle l’observe souvent à la dérobée, dans le rétroviseur de la voiture quand elle conduit, ou lorsqu’elle passe devant sa chambre et le découvre assis par terre, face à ses jouets mais la tête dans les nuages. L’enfant est immobile, on le sent ailleurs. Comme s’il avait déposé là son enveloppe charnelle pour s’évader loin. Faire illusion. Elle se demande alors ce qui se passe dans son esprit. À quoi pense-t-il, à quoi rêve-t-il ? Il est capable de rester ainsi de longs moments, inaccessible.
Pour autant, s’il est solitaire, il n’est pas isolé. Pas tout à fait, du moins. Il a quelques camarades, dont Louis, qu’il considère comme son meilleur ami, ce qui rassure Adèle.
Le voilà d’ailleurs qui apparaît à la porte du local. Lucas la rejoint et lui adresse un sourire serein, comme s’il avait une bonne nouvelle à lui annoncer. De fait, en parvenant à sa hauteur, il se plante devant elle dans une posture de satisfaction.
— J’ai eu dix à l’exercice de lecture des notes ! déclare-t-il en gonflant la poitrine.
Adèle ne cache pas sa fierté : elle ouvre de grands yeux admiratifs avant de féliciter son fils.
— Tu n’as fait aucune faute ? s’exclame-t-elle, impressionnée.
— Si, j’en ai fait… se trouble l’enfant. C’était sur quinze.
— Oh…
— Mais c’est bien quand même ! ajoute-t-il précipitamment.
— Bien sûr ! réagit Adèle. C’est même très bien ! Mme Gosset doit être fière de toi.
— Ce n’est plus Mme Gosset, précise Lucas. On a un nouveau monsieur.
Comme pour confirmer les dires du garçon, un homme sort à son tour de la classe. Adèle n’en voit que le dos tandis qu’il referme la porte derrière lui.
— Mme Gosset a eu son bébé ? demande-t-elle, plus enthousiaste qu’en apprenant les bons résultats de son fils.
Lucas hausse les épaules en signe d’ignorance. Par réflexe, Adèle pivote vers le nouveau professeur afin de reformuler sa question, ce qu’elle fait d’une voix plus forte. Celui-ci achève les deux tours de clé pour verrouiller la porte de sa classe et semble devoir s’y reprendre à plusieurs reprises. Puis il se retourne à son tour.
Il s’apprête à lui répondre au moment où leurs regards se croisent.
Aucun son ne sort de sa bouche.
Comme si le silence le saisissait à la gorge.
S’ensuit un moment suspendu dans un souffle, de ces secondes qui figent le temps.
Adèle se voit contrainte de répéter sa question.
— Vous remplacez Mme Gosset, n’est-ce pas ? Elle a eu son bébé ?
L’homme reste interdit quelques instants encore, puis on dirait qu’il s’ébroue de l’intérieur. Il sourit et s’approche.
— Marie! Ça alors ! Qu’est-ce que tu fais là ?
Sa voix, ample et expressive, a la tonalité d’un cantabile. Il avise ensuite Lucas qui se tient à côté d’elle, dont la présence est la plus éloquente des réponses.
— Oh, c’est… C’est ton fils ?
En face de lui, Adèle le considère, surprise. Jeune quadra, il est plutôt grand, de corpulence mince, les tempes légèrement grisonnantes. Elle détaille sa physionomie, ses traits réguliers dont il se dégage une douceur naturelle, dénotant un tempérament paisible, dépourvu d’ambition. Le genre d’homme que, en temps normal, elle ne remarquerait pas. C’est la première fois qu’elle le voit. S’ils se sont déjà croisés, elle n’en garde aucun souvenir. La façon dont elle le dévisage trahit son embarras, qui se faufile entre eux à la manière d’une mélopée, entêtante, un peu pesante.
— Tu ne te souviens pas de moi ? demande-t-il encore, et le cantabile glisse vers un lamento.
— Vous devez me confondre, s’excuse-t-elle aussitôt.
À son tour, l’homme ne cache pas son étonnement. Il la considère avec circonspection, puis la scrute plus attentivement, en proie au doute.
— Je ne m’appelle pas Marie, précise-t-elle.
L’argument est imparable.
— Désolé, vous ressemblez à quelqu’un que j’ai connu…
Elle acquiesce d’un mouvement de tête et lui sourit, compréhensive. Le silence menace de reprendre possession des lieux, alors le professeur s’empresse d’ajouter :
— Je me présente : je suis…
Il s’interrompt et la mange des yeux, happé par son regard. Elle est ravissante, de ces femmes dont on se souvient : chevelure épaisse et sombre qui fait ressortir le vert de ses yeux, pommettes saillantes de part et d’autre d’un joli nez retroussé. Elle attire les regards et provoque la sympathie.
De plus en plus intriguée, Adèle lui adresse un nouveau sourire, l’invitant à poursuivre, mais l’homme reste muet. Le silence s’installe pour de bon, traînant dans son sillage un embarras palpable, d’autant que le professeur continue de la fixer avec insistance. Au loin, une mère rappelle sa fille à l’ordre, elle crie : « Emma, ne court pas, s’il te plaît ! », et Adèle se souvient que la cinquième crack, celle dont elle avait oublié le prénom, s’appelait précisément Emma.
Au moment où elle décide de battre en retraite, il achève sa phrase :
— … je suis M. Lionel, le nouveau professeur de solfège de votre fils.
Il lui tend une main qu’elle ne peut refuser. Il la regarde toujours, et quelque chose brûle dans ses yeux. Adèle cherche à se soustraire à l’échange, et retire sa main un peu trop vite.
— Enchantée, dit-elle d’un ton qui trahit tout le contraire.

Chapitre 2
La première leçon ne s’est pas trop mal passée. Hugues a eu le temps de faire connaissance avec les élèves, et même s’il n’a pas encore retenu tous les prénoms, le contact a été plutôt encourageant. Il a assez vite repéré les bons éléments, ceux qui viennent de leur propre chef, par réel intérêt pour la musique. Les autres, ceux qui font plaisir à papa-maman, paraissent conciliants pour la plupart.
Tandis qu’il rassemble ses affaires, il jette un rapide coup d’œil à sa montre : 17 h 04, il est encore dans les temps, mais il s’agit de ne pas traîner. Il ne peut pas prendre le risque de faire attendre son père. À cette heure-ci, le trafic est dense dans le centre-ville. Il faut compter vingt minutes de trajet. Il ferait mieux de partir tout de suite.
Le dernier élève vient tout juste de quitter la salle, Lucas, si ses souvenirs sont bons, un enfant plutôt réservé qu’il n’est pas encore parvenu à bien cerner. Pas mauvais en tout cas. L’enfant s’est distingué à deux reprises à la lecture de notes, trahissant quelques dispositions pour la musique. Hugues se dirige à la suite du petit garçon, sort de la classe et referme la porte derrière lui. Il perd quelques secondes à comprendre le mécanisme de la serrure, parvient enfin à donner deux tours de clé en maintenant la poignée à la verticale, et s’apprête à remonter le couloir jusqu’à la sortie de l’école. Au moment où il se retourne…
Une femme lui parle, de toute évidence la maman de Lucas. À l’instant même où leurs yeux se croisent, quelque chose l’empoigne, on dirait qu’une main glacée l’agrippe. Aussitôt, une image s’impose à son esprit, elle le happe. Un souffle chasse ses pensées, le visage de la femme prend toute la place dans sa tête.
— Vous remplacez Mme Gosset, n’est-ce pas ? Elle a eu son bébé ?
Les couloirs de l’académie reprennent possession des lieux. La femme se tient devant lui, ses traits se remettent en place, elle attend sa réponse. À l’évidence, elle ne le reconnaît pas. Alors il s’approche d’elle et lui sourit.
— Marie ! Ça alors ! Qu’est-ce que tu fais là ?
Son joli regard se fronce. Elle l’observe un peu plus attentivement mais ses traits trahissent sa perplexité. Juste à côté d’elle, Lucas le considère lui aussi d’un œil inquisiteur. Il comprend qu’elle n’a aucune idée de qui il est. Le moment est gênant, à l’image d’une émotion que l’on dévoile à un étranger. Il tente de se rattraper, gauche, presque pathétique, comme un promeneur pris dans des sables mouvants : plus il essaie de s’en sortir, plus il s’enfonce.
Quand enfin elle prend congé, il reste là dans le couloir et la regarde s’éloigner. Il s’en veut, agacé par sa propre apathie. Des gens passent et le dépassent, on rit de lui, ou alors n’est-ce qu’une impression. Son père le lui dit souvent : les gens ne s’intéressent qu’à eux, c’est triste mais c’est comme ça, inutile de s’encombrer la tête avec des inquiétudes sur le qu’en-dira-t-on. Son père…
Son père !
Il consulte sa montre et l’heure lui fait office d’électrochoc, retour brutal à la réalité. Quinze minutes viennent de passer sans qu’il en ait pris conscience. Il est en retard. Déjà il imagine le vieil homme sur le trottoir, à l’attendre, seul et vulnérable, au milieu d’un trafic indifférent. Hugues détale, le souffle serré, les pensées en vrac. Il se précipite vers la sortie de l’école, déboule sur le trottoir sans savoir s’il doit prendre à droite ou à gauche, tourne en rond, cherche à rassembler ses souvenirs, où a-t-il garé sa voiture ? Celle-ci est un vieux modèle qui ne répond à aucune télécommande ni verrouillage à distance. Il est condamné à avoir une bonne mémoire, ou à parcourir les rues avoisinantes à la recherche de son véhicule.
Quelques instants plus tard, alors qu’il s’insère dans le flot de la circulation, il tente de contacter son père au téléphone. Peine perdue, celui-ci ne répond jamais, sans doute même n’entend-il pas la sonnerie. Son portable lui sert davantage à joindre le monde qu’à être joignable, et tant pis pour ceux qui cherchent à lui parler. À son âge, les besoins des autres disparaissent dans la brume des souvenirs opaques, ceux qui étouffent toute velléité de compassion ou de générosité.
Comme Hugues l’avait prévu, les embouteillages l’accompagnent une bonne partie du trajet. Il doit se faire violence pour ne pas klaxonner et, cette fois, c’est l’inertie des autres qui l’agace. Les voitures se traînent. Les feux se succèdent, les uns trop longs, les autres trop courts. Les minutes défilent à défaut des rues. C’est lent, c’est interminable.
Enfin la rue des Oliviers est en vue. Hugues se dévisse le cou pour apercevoir la silhouette familière. Il était convenu qu’ils se retrouvent sur le trottoir, juste devant la porte de l’immeuble. Hugues consulte sa montre : il a vingt minutes de retard, son père devrait être là. En passant devant l’entrée du bâtiment, il doit pourtant se rendre à l’évidence : personne ne l’attend. Il observe les environs, le vieil homme doit avoir fait quelques pas en patientant…
Aucune trace de lui.
Hugues soupire, il se gare en double file un peu plus loin, sort de la voiture, tente d’appeler son père, on ne sait jamais. Tombe sur la messagerie. Il consulte sa montre en pressant le pas, étouffe un juron, ils devraient déjà être à l’hôpital…
Alors qu’il anticipe toutes les conséquences de leur retard, il l’aperçoit plus loin, dans une des rues transversales qu’il traverse au carrefour.
— Papa !
Pas de réaction. Hugues ne s’en étonne pas : son père est sourd. Du moins, il entend certaines choses et d’autres pas. Il le rejoint en quelques enjambées et l’aborde sans cacher son soulagement.
— Salut papa ! Qu’est-ce que tu fais là, on avait rendez-vous devant chez toi…
Le vieil homme laisse échapper un mouvement de surprise qu’il contient aussitôt.
— Bonjour fiston, rétorque-t-il d’une voix autoritaire.
Sans perdre plus de temps, Hugues saisit son père par le bras et l’entraîne vers la voiture.
— Faut pas traîner, papa, on est en retard.
— En retard pour quoi ?
Hugues laisse échapper un soupir contrarié.
— On a rendez-vous avec le professeur Mistral, je te l’ai dit.
Au silence qui suit, il comprend que le vieil homme n’a aucune idée de ce dont il parle.
— On doit recevoir le résultat de tes analyses, ajoute-t-il la gorge serrée. Tu te souviens ?
— Naturellement ! répond le père sur le ton d’une évidence forcée.

Chapitre 3
— Il te voulait quoi ? demande Perrine après qu’Adèle lui a relaté sa brève rencontre avec le nouveau professeur de solfège de Lucas.
À la terrasse du Roi de pique, les deux amies terminent leur prosecco.
— Aucune idée, répond Adèle en tirant sur sa cigarette.
— Le coup de foudre… rigole Perrine. Le vrai. Celui où le temps s’arrête. Comme dans les films.
Adèle lève les yeux au ciel, exprimant le peu de crédit qu’elle accorde à cette hypothèse.
— « M. Lionel »… se moque-t-elle ensuite. Comment peut-on s’appeler soi-même « M. Lionel » ?
— Quand on s’appelle Lionel… répond Perrine sur le ton de l’évidence.
— Tu ne fais pas précéder ton prénom de « monsieur » quand tu te présentes ! C’est débile !
— C’est comme ça que les enfants l’appellent, je suppose.
— OK, mais tu t’adresses autrement aux parents.
— Tu vas raconter ça à Bertrand ?
La réaction d’Adèle est immédiate.
— Certainement pas ! Jaloux comme il est…
— Donc tu reconnais qu’il y avait quelque chose de sexuel dans sa façon de te regarder, en conclut Perrine.
— Je ne reconnais rien du tout, se défend Adèle, sans toutefois maîtriser un sourire aux lèvres.
Elle écrase sa cigarette, puis vérifie l’heure sur son portable.
— Je file, dit-elle en cherchant son portefeuille.
— Laisse, c’est pour moi, l’arrête Perrine.
Adèle ne discute pas et remercie son amie. Elle continue néanmoins de fouiller dans son sac. Elle en sort un chewing-gum qu’elle fourre aussitôt dans sa bouche.
Perrine se marre.
— Avant, on fumait en cachette des parents. Maintenant, on fume en cachette des enfants.
— Et des maris, ajoute Adèle.
Elle gratifie Perrine d’un sourire entendu tout en mastiquant vigoureusement. Puis elle s’éloigne sans traîner.
Le jeudi est une journée marathon : Lucas enchaîne les activités, solfège jusqu’à 17 heures, puis natation de 17 h 30 à 18 h 15. Adèle s’octroie une pause pendant que l’enfant barbote dans l’eau, une demi-heure de répit en compagnie de Perrine, qu’elle connaît depuis la fac. Elles ont instauré ce rituel apéritif depuis qu’elles se sont croisées à cette même terrasse, quelques semaines auparavant, après s’être perdues de vue pendant des années. Elles se retrouvent chaque jeudi et prolongent, le temps d’un verre, la frivolité de leurs bavardages d’autrefois.
Le reste de la journée s’achève selon une routine immuable. Adèle récupère son fils à la sortie du bassin, échange quelques mots avec le maître-nageur, passe chez Tony pour récupérer les traditionnelles pizzas du jeudi. Elle rentre ensuite dare-dare à la maison, met les pizzas au four, prépare la table. Tout est prêt quand Bertrand rentre. Il n’a que trente minutes pour dîner, puis il partira à sa séance de tennis, 20 heures tapantes sur le court.
« Dans trois kilomètres », comme dirait Adèle.
Adèle a un rapport au temps qu’elle matérialise en surface. Temps et espace se confondent dans son esprit, le trajet d’une matinée, la distance d’une heure, la direction d’un instant. Ses journées passent comme des itinéraires qu’elle emprunte : certaines sont des expéditions, d’autres des balades. Ses différents horaires ont pour elle l’image d’un circuit, un tour de piste, des étapes à franchir, des niveaux à atteindre. Aujourd’hui, par exemple, elle a la sensation d’avoir monté une pente abrupte. Hier, en revanche, la journée est passée comme une promenade.
La soirée se déroule comme chaque jeudi : courir, courir, jusqu’au départ de Bertrand, et même un peu plus loin, quelques centaines de mètres, jusqu’à la mise au lit de Lucas. Après seulement, Adèle ralentit le pas et passe la fin de soirée à flâner. Bertrand rentrera tard, la partie de tennis étant immanquablement suivie d’un verre au bar du club, même si Adèle a tendance à penser le contraire : c’est le verre au bar du club qui est immanquablement précédé d’une partie de tennis. En attendant, elle poursuit la soirée à son rythme, ce dont elle s’accommode parfaitement.
Accommodante est d’ailleurs un terme qui lui convient plutôt bien, sa vie, sa relation aux autres, son rapport au monde. Constante, aussi. Elle franchit les années d’un pas égal, sans dévier d’une trajectoire rectiligne, une route toute tracée qui court loin devant, un horizon dégagé. Pas de virage, ou très peu, de ceux qui s’amorcent de loin et dont la courbe est large. Quelques pentes à négocier, quelques sommets à franchir. Et lorsqu’un obstacle se dresse, elle le surmonte parfois en l’affrontant, la plupart du temps en le contournant. Une manière de se véhiculer dans l’existence, à l’image de sa profession : Adèle est décoratrice d’intérieur. Ses journées sont consacrées à ordonner un espace, à l’investir, à le rentabiliser. Elle a le chic pour tirer le meilleur parti d’une surface, d’un point de vue pratique d’abord, esthétique ensuite. Elle a le goût sûr et le contact facile, deux qualités indispensables pour s’adapter aux clients autant qu’aux projets. Mieux encore, elle sait parfaitement imposer sa vision des choses tout en donnant l’illusion d’obéir à celle des autres. Adèle regarde, écoute, analyse. Surtout, elle ordonne, dans la maîtrise autant que dans l’harmonie. Car dans l’existence d’Adèle, tout est à sa place, toujours. Elle règne sur sa vie, elle parlemente avec le destin.
Elle orchestre le hasard.
Ce hasard qu’elle a appris à dompter pour mieux le dominer.
Et qui, aujourd’hui, elle ne le sait pas encore, est sur le point de lui exploser au visage.

Chapitre 4
Le verdict est tombé.
Alzheimer.
Le nom tant redouté.
Hugues a accusé le coup. À côté de lui, son père était absent, déjà lointain, déconnecté de ce qui se jouait dans le cabinet du professeur Mistral. Hugues a demandé des précisions, quel stade, la vitesse d’évolution, ce dont son père était conscient. Le professeur Mistral, un homme grand et maigre au visage émacié, a pris le temps de décrire la situation avec clarté. Ses mots étaient simples, ses phrases concises, son ton se voulait rassurant, même si ses traits trahissaient une certaine préoccupation. Il s’est d’abord adressé directement au vieil homme, lui expliquant que la maladie était déjà bien installée. Regard désapprobateur vers Hugues en regrettant qu’il ne soit pas venu consulter plus tôt. Puis il a évoqué la suite : il fallait sans traîner organiser l’avenir.
Hugues a senti un nœud se former dans sa gorge. Assommé par la nouvelle, il ne parvenait pas à ordonner ses pensées. Alors que Mistral abordait quelques-uns des aspects qui allaient modifier la vie de son père, lui ne pensait qu’aux conséquences que la maladie allait occasionner dans sa propre existence. André vivait seul depuis la mort de son épouse, Maryse, quinze ans auparavant. Fils unique, Hugues avait toute la responsabilité du vieil homme.
En y repensant à présent, tandis qu’il cuisine pour son père après l’avoir raccompagné chez lui, il a honte. Pendant une bonne partie de la consultation, il ne s’est inquiété que de son propre sort. Mistral se tenait devant lui, l’abreuvant d’informations d’où s’échappaient des mots comme altération, trouble, apraxie, agnosie, des mots qui terrifient, des mots qui mordent. Hugues cherchait à fuir la nouvelle, prendre ses jambes à son cou, se cacher, disparaître. Sensation d’être face à un fauve qu’il fallait tenir à distance, sans le lâcher des yeux, avec cette peur viscérale vissée au ventre, quand vous savez que le combat est inégal et que vous êtes perdu. Qu’il n’y a plus rien à faire. Que la fin est inéluctable.
Le plus dur, c’est de l’intégrer. Il y a ce refus impérieux, ce rejet absolu. L’esprit se cabre, l’âme se révolte, on se braque, on s’insurge. On se raccroche à la possibilité d’un malentendu, on négocie avec l’erreur humaine. On se cramponne de toutes ses forces au fol espoir qu’il suffit de nier la réalité pour l’anéantir. On se dit que c’est un cauchemar et qu’on va se réveiller, forcément. On se dit que ce n’est pas possible.
— Vous comprenez ce que je dis, monsieur Lionel ?
Le médecin l’observait. Hugues a acquiescé. Puis il a tourné la tête vers son père et l’expression inscrite sur le visage du vieil homme lui a brisé le cœur. Ses traits étaient marqués par une détresse insondable, la mâchoire crispée, ses fines lèvres serrées l’une contre l’autre, comme si elles craignaient désormais de se dissocier et de se perdre à jamais. Ses yeux étaient creusés, dans lesquels la peur prenait toute la place. Et là, au centre de ses pupilles, brillait une inéluctable solitude.
Hugues ne se rappelle plus avec précision la façon dont ils ont pris congé. Il sait juste qu’ils ont convenu d’un prochain rendez-vous, dont il a noté la date et l’heure dans son téléphone. Ce dont il se souvient également, assez nettement d’ailleurs, c’est son père et lui dans la rue, côte à côte, avec ce silence compact entre eux et ce précipice tout autour, au bord duquel ils se tiennent, et grande est la tentation de s’y laisser tomber. Ils ont marché au gré des rues, sans but précis, comme s’ils apprivoisaient déjà le chaos à venir. À plusieurs reprises, Hugues a essayé de parler, de dire quelques mots, comme pour empoigner le cauchemar, lui donner des formes, un contour, et donc des limites. Mais les sons s’agglutinaient dans sa gorge, tout au fond, incapables de franchir la barrière de ses lèvres. Il s’agaçait de son mutisme ainsi que de celui de son père, comme si le vieil homme revêtait le costume du malade et en épousait déjà les caractéristiques. Hugues avait envie de le secouer, de le supplier de ne pas porter sur le monde ce regard déconnecté. Pas maintenant, pas tout de suite.
Ils ont fini par prendre le chemin du retour. Hugues a reconduit son père chez lui, rue des Oliviers, et s’est assuré qu’il ne manquait de rien. Il restait de la nourriture dans le frigo, de quoi se faire des pâtes, ce qu’il fait à présent, l’esprit perdu dans l’eau bouillonnante, toujours dans un silence obstiné, juste entrecoupé de questions pratiques. Tu les aimes al dente tes pâtes ? Je te mets du fromage direct dans la casserole ? Tu préfères le gruyère ou le parmesan ?
Sensation de fuite, combler l’absence d’avenir par les impératifs du présent, se prouver que la vie continue.
— Tu as toujours été très gentil.
Hugues sursaute. La voix de son père le ramène à la surface. Il lance vers lui un regard intrigué et reconnaissant à la fois.
— Petit garçon, tu étais d’une gratitude surprenante, continue André avec calme. Plus que les enfants de ton âge, je veux dire. Je me souviens de ce jour, à la plage, il se faisait tard, nous devions rentrer. Maman commençait déjà à rassembler les affaires. Il fallait te rhabiller, mais tu étais couvert de sable mouillé, celui qui colle à la peau et dont il est si difficile de se débarrasser. Tu devais avoir trois ou quatre ans, pas plus…
Hugues tend l’oreille. Penché au-dessus des fourneaux, il lui tourne le dos. Pourtant, son être tout entier est rivé aux paroles du vieil homme. Elles emplissent l’espace, elles racontent le passé et, pour la première fois, les échos qui s’en dégagent prennent des allures de trésor. Un souvenir dans la bouche de son père, c’est désormais une lueur dans la nuit. Et même s’il connaît cette histoire par cœur, Hugues l’écoute en retenant son souffle.
— La mer était à marée basse, il fallait marcher loin avant de l’atteindre, continue André. Je t’ai accompagné puis je t’ai aspergé pour rincer le sable, avant de t’emmitoufler dans une serviette. Ensuite, je t’ai pris dans mes bras en te frictionnant, tandis que nous remontions la plage pour rejoindre maman.
Il marque une pause dans laquelle traîne un élan de tendresse.
— Tu grelottais, blotti contre moi, alors je t’ai serré encore plus fort pour te réchauffer. Juste avant d’arriver près de maman, tu t’es légèrement écarté de moi, tu m’as regardé et tu m’as dit…
Nouveau silence. Hugues attend la suite. Il sait très bien ce qu’il a dit, il connaît chaque mot de cette histoire, il en prévoit l’intonation, la façon dont son père imite sa voix d’enfant, le sourire doux et fier qui ponctue l’anecdote. Il est prêt à en mimer chaque syllabe.
Pourtant le silence s’éternise, dans lequel se faufile une pointe d’embarras. Intrigué, Hugues se retourne.
André se tient debout au milieu de la pièce, immobile, le corps aux aguets. On dirait qu’il retient son souffle. Ses traits sont également figés, à la façon d’un chasseur qui attend sa proie.
Hugues l’encourage à continuer.
— Je t’ai dit…
Mais ce qui devait relancer la machine semble la bloquer plus encore. André porte sur son fils un regard surpris, comme s’il le découvrait seulement.
Hugues réalise que son père a perdu le fil.
André, lui, constate que son fils a compris. Il a compris que sa pensée s’effilochait comme des nuages défaits par le vent.
Ce vent qui désormais souffle dans sa tête.
Les deux hommes se dévisagent. Chacun devine dans le regard de l’autre cette détresse qui l’étreint.

Chapitre 5
— Alzheimer ?
Linda est sidérée. Le soleil inonde le feuillage qui les surplombe, le brouhaha des conversations les isole des oreilles indiscrètes, eux-mêmes se fondent dans l’anonymat d’une terrasse bien remplie. Le temps est à la quiétude.
En face de Linda, Hugues confirme d’un hochement de tête.
— Il l’a pris comment ? demande-t-elle encore.
Hugues lui raconte l’entrevue avec le médecin, leur accablement, puis le silence qu’ils ont gardé l’un et l’autre pour ne pas affronter le monstre. Ses mots sont pesés, il parle d’une voix lente, prend le temps de construire ses phrases, comme on érige un rempart contre l’affolement.
Linda l’écoute avec gravité.
— Tu vas faire quoi ?
Cette fois, il trahit son désarroi.
— Je n’en sais rien.
Il hausse les épaules, s’apprête à dire quelque chose, se ravise. L’émotion le saisit soudain, la douleur le prend de court, il grimace, ravale un hoquet, assiste, impuissant, à l’assaut d’une peine féroce. Aussitôt, il tente de se maîtriser. Non pas pour Linda, leur amitié lui permet ce genre de franchise. C’est plutôt la terrasse environnante qui le gêne, les gens tout autour. Même si personne ne lui prête attention, Hugues a la sensation que tout le monde scrute son chagrin.
Linda ne le quitte pas des yeux. Elle le connaît bien et mesure la profondeur du gouffre qui le happe.
— Tu vas devoir le placer ?
— Je n’ai pas le choix, murmure-t-il à regret.
Elle hoche la tête, navrée.
— Hugues…
Elle avance sa main sur la table pour saisir celle de son ami.
— Ça va, toi ?
La question à ne pas poser. Il fait oui du menton et sourit, de ces rictus qui menacent de se rompre à tout moment, de ces masques trop fragiles pour mentir.
— Je suis désolée…
Rien d’autre à dire.
Elle lui serre la main plus fort, cherche son regard qui se dérobe, du moins le pense-t-elle, car Hugues remarque quelque chose derrière elle et reprend aussitôt contenance. Le serveur apparaît alors à sa droite et dépose sur la table les deux bières commandées. Il demande à encaisser, il a fini son service.
— Laisse, c’est pour moi, dit Hugues en retirant sa main qu’il plonge dans la poche intérieure de sa veste.
— Hors de question !
À son tour, elle saisit son sac et en sort son portefeuille. Hugues le lui arrache des mains.
— Viens le chercher si tu veux payer.
Linda ébauche un mouvement en direction du portefeuille, qu’elle sait pourtant hors d’atteinte. Puis elle abandonne dans la foulée, sans livrer de combat.
— Traître ! grommelle-t-elle avec tendresse.
— Handic ! rétorque-t-il sur le même ton.
Hugues paie les consommations, laisse un pourboire. Le serveur parti, tous deux saisissent leur verre qu’ils tendent l’un vers l’autre. Pas vraiment pour un toast, rien à fêter. Juste, dans leurs yeux, l’adresse d’un soutien, la promesse d’être là si besoin. Amis depuis toujours, ils partagent l’intimité de ceux qui se connaissent par cœur, témoins réciproques de situations gênantes, ces moments d’embarras que seule l’enfance engendre. Tenues repoussantes, coiffures abjectes, ils se sont vus en pleurs, en sang, en sale, le ridicule en bandoulière et la honte au front. Ils sont l’intégrité de l’autre, la vérité devant Dieu, « croix de bois croix de fer, si je mens je vais en enfer ». Entre eux, ni bluff ni fanfaronnades, ils ne se la font pas, ils n’ont rien à prouver. Ensemble, ils ont connu les sommets autant qu’ils ont touché le fond. Ils ont ri, ils ont pleuré, se sont engueulés, réconciliés, tiré la tronche, adressé des reproches, complimentés, félicités. Ils sont l’âme sœur de l’autre.
— Sinon, il y a cette femme que j’ai revue, enchaîne Hugues.
Il est urgent de parler d’autre chose, rien de plus à ajouter au sujet de son père. Il faut maintenant digérer. Linda saisit la balle au bond.
— Quelle femme ?
— Une femme que j’ai rencontrée en boîte il y a pas mal d’années. Elle m’avait bien allumé, on a fini par s’envoyer en l’air chez moi. Elle s’est sauvée, sans me laisser son numéro. Et là, il y a une semaine, je la retrouve à la sortie du cours de solfège. C’est la mère d’un de mes élèves.
Courte pause.
— Elle ne m’a pas reconnu, ajoute-t-il avec une pointe d’humilité amusée. Enfin… C’est en tout cas ce qu’elle m’a soutenu.
Linda lui adresse un sourire compatissant.
— Bon, je me suis planté sur son prénom, admet Hugues. J’avais le souvenir qu’elle s’appelait Marie, mais elle a prétendu le contraire…
— Et elle s’appelle comment ?
— Aucune idée, elle a écourté nos retrouvailles.
— Tu m’étonnes ! Elle ne peut décemment pas reconnaître un coup d’un soir devant son fils.

Hugues confirme d’une moue d’évidence.
— Ou alors elle ne t’a vraiment pas reconnu, ajoute Linda.
— C’est possible, convient Hugues. On était aussi bourrés l’un que l’autre. Et c’était il y a longtemps.
— Mais toi, tu t’en souviens… fait-elle remarquer, le sourire en coin.
Hugues lui répond par un silence un peu las. Sa vie sentimentale est un interminable désert : à l’aube de ses quarante ans, soit ses aventures sont sans lendemain, soit ses lendemains sont sans aventure. Il a connu trois histoires d’amour dans sa vie, de celles qui comptent. La première à l’adolescence, il avait quinze ans, elle aussi, Élodie, qu’il appelait Mélodie – contraction de « mon Élodie » –, car déjà la musique rythmait ses loisirs et ses rêves de carrière. C’était une adorable brunette, une gamine délurée qui n’avait pas sa langue dans sa poche et jurait comme un charretier, un garçon manqué comme on les appelait à l’époque. Non pas que la grossièreté fût l’apanage de la gent masculine, encore que, c’était un temps où la vulgarité passait mieux dans la bouche des hommes, sorte de virilité admise. Élodie s’affichait fièrement à son bras et lui roulait des pelles à en faire rougir le monde. Elle ne craignait ni les moqueries ni le qu’en-dira-t-on, clouait le bec à ceux qui la jugeaient et était imbattable pour mimer la remontée mécanique de son majeur, qu’elle exhibait et présentait sans complexe à ses adversaires. Elle était fantastique ! Elle lui fut arrachée quelques mois plus tard au profit de la carrière de son père. Hugues n’a jamais compris dans quelle branche il travaillait, un secteur commercial lui sembla-t-il, quoique, à la réflexion, ce pût aussi bien être celui des affaires. Toujours est-il que le bonhomme fut appelé sous d’autres cieux, emmenant femme et enfant. La distance eut très vite raison de leur amour.
Sa seconde histoire prit ses vingt-cinq ans en otage. Virginie. Aujourd’hui encore, à ce seul prénom, le cœur de Hugues tressaute par réflexe. Une passion débordante, vampirique, dévorante, qui le priva de sa raison plusieurs mois durant. Une période enchanteresse, car il n’est rien de plus fou que l’amour quand il est partagé, celui qui fait briller de l’intérieur, qui transforme tout, les choses et les gens, les contingences et jusqu’aux souvenirs. Elle était danseuse, brindille longiligne aux formes ondulantes, pleine de grâce et de souplesse, de corps et d’esprit, et leurs deux talents s’accordaient à merveille, musique et danse réunies dans les draps d’une valse. Au bout d’un an, le quotidien reprit ses droits et ils entamèrent le difficile combat contre la routine. Installés dans un petit appartement de la rue des Limiers, à deux pas du centre, ils vécurent ensemble quatre années au cours desquelles l’émerveillement fit place à l’habitude, l’indulgence à l’agacement, l’amour à la lassitude, les rires aux pleurs. Histoire banale s’il en est, plus encore quand on sait qu’une fois séparés, Hugues réalisa à quel point il était encore amoureux de Virginie et qu’il ne pouvait pas vivre sans elle. Il tenta de la récupérer. Trop tard. Aujourd’hui, il regrette toujours sa négligence, reconnaissant qu’il a eu sa part de responsabilité dans la dissolution de leur couple. Fin de l’histoire.
Sa dernière conquête remonte à cinq ans. Vanessa. Une folle. Il crut retrouver avec elle la passion enivrante vécue avec Virginie. Hélas ! Cette passion-là s’est vite révélée trop violente à son goût. Ébats torrides, débats orageux, hurlements, scènes de ménage, jalousie extrême : Vanessa était prête à tout pour lui prouver son amour et, surtout, recevoir en retour celui qui lui était dû. Ce que Hugues ne parvint jamais à lui offrir. À bout d’arguments, il dut mettre fin à leur histoire, mais ça lui prit quelques mois supplémentaires, tant la fougueuse Vanessa refusait la défaite. Aux dernières nouvelles, elle a mis le grappin sur un autre bonhomme qui semble s’en tirer pas trop mal. Ce qui fait penser à Hugues que…
— Laisse tomber, ce n’est pas grave. Tu ne lui as pas laissé un souvenir impérissable, voilà tout.
— Pardon ?
Linda précise sa pensée :
— Ça a l’air de te tracasser, cette Marie qui ne s’appelle pas Marie. C’est si important pour toi ?
— Non… répond Hugues, reprenant pied dans la conversation.
Puis il ajoute d’une voix plus ferme :
— Non, pas du tout en fait. C’était juste histoire de raconter quelque chose.
Cette simple phrase les ramène à la maladie d’André, et le ciel s’assombrit, au propre comme au figuré : quelques nuages passent et privent un instant la terrasse des rayons du soleil.
Cette fois, Linda l’assure de sa présence durant l’épreuve qui s’annonce. Elle sera là, à ses côtés. Il n’est pas seul. Elle l’épaulera, du moins autant que possible, elle l’aidera à trouver une maison de retraite correcte, par exemple. Hugues la remercie, il sait pouvoir compter sur elle. Ils terminent leur bière en partageant d’autres réflexions, quelques souvenirs et des paroles pour ne rien dire. Puis ils s’apprêtent à partir.
Hugues se lève, fait le tour de la table et saisit les poignées du fauteuil roulant de Linda. Il tire d’abord son amie vers l’extérieur de la table, lui fait faire demi-tour, puis la pousse jusqu’à la rue. Il la raccompagne ensuite à son bureau, avant de prendre la direction de l’académie.
* * *
À présent, il longe les couloirs de l’école, pressant le pas vers la salle de solfège. Il a quelques minutes de retard et, déjà, les élèves sont installés en classe. Son entrée calme le chahut. Il rejoint son bureau sans un mot, y dépose sa partition, puis se tourne vers les enfants.
— Ouvrez votre cahier de dictée. »

À propos de l’auteur
ABEL_barbara_©Marc_BaillyBarbara Abel © Photo Marc Bailly

Née en 1969, Barbara Abel vit à Bruxelles. Pour son premier roman, L’Instinct maternel, elle a reçu le prix du Roman policier du festival de Cognac. Aujourd’hui, ses livres sont adaptés à la télévision, au cinéma, et traduits dans plusieurs langues. Le film Duelles, adapté de son roman Derrière la haine, a reçu neuf Magritte du cinéma en 2020, et a été réadapté aux États-Unis avec Jessica Chastain et Anne Hathaway dans les rôles principaux (Mothers’ Instinct). Comme si de rien n’était est son quinzième roman. (Source : Éditions Récamier)

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La disparition d’Hervé Snout

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En deux mots
Hervé Snout a disparu. Le responsable de l’abattoir laisse son épouse Odile et ses deux enfants, Eddy et Tara, totalement désemparés. Les jours passent, la police piétine et l’abattoir poursuit ses activités sur le mode autogestion. Mais petit à petit, les acteurs de ce drame vont se dévoiler.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Qui a vu le directeur de l’abattoir?

Le nouvel opus d’Olivier Bordaçarre flirte avec le roman noir. Mais c’est plutôt du côté de la satire sociale que ce drame familial nous entraîne. Après la disparition de leur père et mari, Tara, Eddy et Odile vont dévoiler leur vrai visage. Commence alors un jeu de massacre assez jouissif.

Le chapitre initial de ce roman peut dérouter, car il n’y est nullement question de disparition et encore moins d’Hervé Snout puisqu’il raconte l’arrivée au sein d’un couple, qui prend en charge les enfants placés, de Gustave. L’enfant a subi de graves sévices avant d’être pris en charge par les services sociaux. Il va désormais pouvoir compter sur la chaleur du foyer d’Alain et de Nadine et de leur fils Gabin, soucieux du bien-être de ce nouveau frère.
Ce n’est que bien plus tard qu’on les retrouvera tous dans ce roman habilement construit.
Car il est temps de faire la connaissance de la famille Snout. Nous sommes en avril 2024, alors que le père de famille vient de disparaître. Sa femme Odile, trente-huit ans, dont les «rondeurs harmonieuses ne sont pas sans générer de franches convoitises, tant de la part des hommes que des femmes» ne s’explique pas l’absence de son mari, attendu pour son repas d’anniversaire. Tout comme leur deux enfants Eddy et Tara, jumeaux dizygotes âgés de quatorze ans, elle voit son quotidien bouleversé par cette étrange affaire. Après de longues heures d’attente, elle va prévenir la police. Qui ne fait rien ou presque: «Le capitaine Obrisky prend un air désolé pour informer madame Snout que l’enquête sur l’absence de monsieur Snout ne peut être, pour le moment, qu’administrative. Elle pourra devenir judiciaire, bien sûr, si des indices démontrent une gravité majeure dans cette absence et le tribunal sera saisi. Cependant, des témoins seront éventuellement auditionnés, des collègues de travail, des membres de la famille; le GPS de son téléphone donnera peut-être des informations précieuses; la liste de ses appels sera également épluchée, mais il serait exagéré aujourd’hui de solliciter les services d’un procureur de la République. Nous sommes loin du stade des perquisitions, des prélèvements d’ADN ou des mandats d’arrêt. Nous n’avons ni suspect ni prévenu.»
La seconde partie du roman nous ramène avant la disparition, nous fait découvrir le quotidien d’Hervé, qui dirige un abattoir et cherche du personnel. Sur le conseil de Gabin, il va engager Gustave. Un choix qu’il va vite regretter, car cette arrivée va provoquer des ennuis en cascade.
On va aussi découvrir la double vie d’Odile avec le Dr Martin Blach, médecin de famille, qui rêve de tout quitter pour refaire sa vie avec sa maîtresse, le mal-être d’Eddy qu’il exprime en malmenant son corps et celui de sa sœur Tara qui ne veut plus manger de viande, une attitude que son père ne comprend pas.
Alors on comprend que la disparition d’Hervé Snout rende son épouse fébrile, se perdant en conjectures. «Pourquoi? Pourquoi accepte-t-elle qu’Hervé lui parle comme à la plus conne des connes? Pourquoi est-elle contrainte d’aller jouir ailleurs? Pourquoi n’annoncerait-elle pas à Hervé, dès son retour, son intention de divorcer? Pourquoi ne coupe-t-elle pas définitivement les ponts avec sa mère? Pourquoi n’a-t-elle pas étudié l’histoire de l’art ou la peinture? Pourquoi, aux heures les plus sombres de ses nuits, dans le secret de ses insomnies, regrette-t-elle d’avoir donné naissance à ses deux enfants? Pourquoi n’a-t-elle pas disparu avant son mari?»
Des questions qui resteront pour la plupart sans réponse, car quand le voile se lève sur la disparition du directeur de l’abattoir, toutes les cartes seront rebattues. Mais chut! Gardons secret cette partie riche en surprises.
Olivier Bordaçarre a réussi un étonnant roman, tendu comme un thriller, qui sur fond d’usure de la vie de couple et de crise adolescente, va basculer dans la satire sociale. C’est alors l’ambition et la réussite qui se confrontent aux questions éthiques et à la considération pour les emplois les plus ingrats. Un monde du travail qui a perdu la notion du dialogue social.
On pourra même trouver dans ce roman très riche, enlevé d’une plume leste, une clé de compréhension de la montée de la violence et des faits divers effroyables qui font la une de nos quotidiens.

La Disparition d’Hervé Snout
Olivier Bordaçarre
Éditions Denoël, coll. Sueurs froides
Roman
368 p., 20 €
EAN 9782207178676
Paru le 17/01/2024

Où?
Le roman est situé dans une ville de province française qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de 2004 à 2024.

Ce qu’en dit l’éditeur
Odile Snout s’affaire dans la cuisine de son pavillon cossu. Le bœuf bourguignon qui a mijoté toute la journée est prêt. Avec ses deux adolescents, elle attend son époux, dont on fête ce soir-là l’anniversaire. Les heures passent et Hervé ne se montre pas. Quelque chose ne tourne pas rond chez les Snout et l’angoisse commence à monter.
Le lendemain matin, à la gendarmerie, le lieutenant ne semble pas inquiet. Hervé finira par rentrer chez lui, et reprendre son travail.
On a bien le droit de disparaître.
Dans sa langue incisive d’où émerge une poésie du quotidien, Olivier Bordaçarre brosse une analyse glaçante du monde du travail, du couple et de la vie de la famille.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter
Libération (Alexandra Schwartzbrod)
Mare Nostrum
Blog Un bon livre à lire
Blog Pol’Art Noir
Blog Lire au lit
Blog Les livres de Joëlle
Blog Dalie Farah
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Aude Bouquine

Les premières pages du livre
PROLOGUE
2004
De Gabin, dont on venait de fêter le quatorzième anniversaire, Nadine, sa mère, disait qu’il était un beau-jeune-homme-maintenant, et elle lui resservait une part de pâté à la viande avec des patates rissolées comme il les aimait, et elle lui arrangeait son lit chaque matin après avoir ouvert la fenêtre pour aérer un peu, et elle venait déposer un baiser sur ses cheveux blonds quand il était enfoui dans le gros fauteuil de fourrure synthétique devant un épisode de Plus belle la vie, tandis qu’Alain, son père, moins démonstratif, prouvait son amour à son fils en dirigeant des stages réparation de scooter des dimanches entiers ou en lui offrant une vraie canne à pêche professionnelle.
Nadine et Alain Raybert étaient de ces êtres qui ne comptaient rien. Ni l’argent, ni le temps, ni la peine, et encore moins l’affection, dont ils distribuaient les bienfaits sans distinction de sang aux enfants du nid, un fils unique et des gosses placés par l’aide sociale qui se succédaient sous leur toit pour des périodes plus ou moins longues, quelques mois, quelques années.
Mère de substitution, c’était le métier que Nadine exerçait avec abnégation, sans plainte, et sans cette fierté du devoir accompli puisque tout lui paraissait naturel. Alain, lui, assumait ses paternités fluctuantes tout en gérant son garage de quartier. Il passait le plus clair de ses jours le nez dans des moteurs, allongé par-dessous, courbé par-dessus, les sinus branchés sur les échappements, les mains aux ongles perpétuellement noirs, à farfouiller dans les engrenages mystérieux. À cinquante ans, Alain était abîmé. Il souffrait d’une lombalgie chronique et ses poumons encrassés de diesel crachaient parfois des choses suspectes, mais l’homme trouvait encore l’énergie de faire rire les moutards à la table du dîner en s’emplissant la bouche de purée maison pour sourire à pleines dents. Nadine poussait des oh d’indignation feinte et gloussait-elle aussi aux singeries du mécano de La Générale (c’était le nom du garage d’Alain, La Générale – mécanique auto et carrosserie, à deux rues du foyer).
La vie allait ainsi. La famille Raybert s’augmentait, se diminuait puis se réaugmentait au gré des placements et des départs et chacun semblait y trouver son compte, maison comprise qui diffusait en volutes généreuses ses parfums d’adoucissant, de chocolat chaud et de poulet-frites.

Un jeudi soir de l’été 2004, entre deux copieuses assiettes de gratin de macaronis que Gabin ingérait sans un mot – les pâtes constituant le socle de son alimentation –, Nadine et Alain lui annoncèrent l’imminente arrivée de Gustave (l’adolescent précédent ayant pu rejoindre son foyer d’origine). D’après les informations transmises à Nadine par l’assistante sociale chargée du dossier, Gustave avait subi de multiples maltraitances, humiliations, brutalités et actes de torture, de la part de ses mère et grand-mère, deux furies sadiques incarcérées dans le centre de détention du département depuis la découverte des faits. Le père, un illustre inconnu, s’était évaporé avant la première année de l’enfant, l’abandonnant aux mains expertes des deux femmes qui s’évertuèrent à détruire son existence avec méthode. Le rapport n’indiquait pas qu’à partir de trois ans, Gustave avait été pincé, brûlé, coupé, fracturé, étouffé, plongé tête la première dans un tonneau rempli d’eau croupie, et qu’il avait passé la plupart de ses nuits à même le sol terreux d’une cave glaciale. Il était stipulé que Gustave, douze ans, considéré comme miraculé, était profondément traumatisé, qu’il aurait besoin de beaucoup de temps pour recouvrer quelque confiance envers les adultes en général et les femmes en particulier, et qu’une attention de chaque instant faite de mots réconfortants, de douceur, de lenteur, de gentillesse et, surtout, dénuée de toute autorité, était le régime préconisé dans son cas.
Après le survol des détails de la fiche descriptive et le sentiment d’une peine immense, qui provoqua chez elle une immédiate et entière empathie, Nadine ne s’étendit pas sur le passé tragique de Gustave. Elle dit seulement que l’enfant avait été bien malheureux dans son ancienne famille et invita Gabin à lui réserver le meilleur accueil, comme il l’avait toujours fait, comme un frère, ni plus ni moins. Gabin donna son accord et enchaîna avec la seconde assiette de gratin.

Le lendemain, Gabin passa sa journée de collégien à imaginer le nouveau. Serait-il petit ? Gros ? Tordu ? Bigleux ? Aurait-il des dents en moins ou le cuir luisant d’une brûlure sur une main recroquevillée, comme cela était déjà arrivé ? Combien de jours faudrait-il pour que l’amitié apparaisse ? Du moins, la confiance ? Peut-être, la complicité ? Que partageraient-ils ? Gustave portait-il les traces des mauvais traitements sur son corps ? Était-il timide, agressif, bavard, muet ? Qu’aimait-il dans la vie, si encore il aimait quelque chose, s’il n’avait pas perdu le sens même du verbe aimer ?
Au soir, Gabin s’endormit sur ces interrogations et rêva d’un Gustave-papillon qui entrait par la fenêtre ouverte sur le clair de lune et venait se poser sur sa table de nuit pour lui grappiller un gramme de ses macaronis.

Dans la matinée du samedi, la travailleuse sociale référente accompagna Gustave chez les Raybert, préparés à l’accueil du garçon. Accueil sobre, mais tout de même : Alain s’était brossé les ongles bien à fond et rasé de près ; Nadine, coiffée et vêtue d’un chemisier à petites fleurs bleues, avait passé la lavette sur les carrelages du rez-de-chaussée ; Gabin, raie à gauche et mains dans le dos, s’était planté comme un piquet au milieu du salon.
Gustave apparut sur le seuil, bretelle du sac à l’épaule droite. Ses cheveux châtain clair étaient trop fins pour être peignés. Taillés aux ciseaux au-dessus de ses sourcils, ils tombaient en corolle autour de sa tête. Sa peau était sans teinte précise, diaphane. Son visage, creusé de concavités sombres, où s’étaient logées l’anxiété et la fatigue, possédait des proéminences, pommettes, menton, nez, aux allures cadavériques. Cette singularité impressionna les membres de la famille d’accueil. S’ajoutaient à ce portrait une bouche entrouverte aux lèvres bleuâtres, des yeux gris qui jouaient au billard et des regards inquiétés par l’espace, les objets, les meubles, les murs et leurs occupants. Petit, maigre, Gustave flottait dans des vêtements d’emprunt comme un gamin sauvé in extremis du naufrage.
Il y eut un court silence lors duquel Nadine fut confirmée dans ses craintes. Gustave était en mille morceaux. Alain prit conscience de l’ampleur de la tâche qui les attendait et Gabin sut qu’il allait devoir mettre la main à la pâte davantage que d’habitude.
Madame Berger procéda aux présentations, énonça quelques recommandations et conclut administrativement en confiant à Nadine la chemise cartonnée sur laquelle était noté : Gustave ROMONDE né le 4 janvier 1992 – Famille RAYBERT. Puis elle s’en alla en souhaitant bonne chance à tout le monde.
Afin de détendre l’atmosphère et de démontrer à Gustave que l’on était à son entière disposition, on démarra la visite. Nadine l’invita à déposer son sac à dos et lui dit qu’ici, eh bien, c’était le salon avec l’écran de télévision, le canapé en tissu à fleurs beiges, la table basse en mélaminé façon marbre, où reposaient pêle-mêle télécommande, quotidien local, paires de lunettes, magazine de décoration, son fauteuil à elle et celui d’Alain pour les siestes du dimanche, le buffet avec partie vitrine et ses bibelots parmi lesquels la reproduction miniature d’une DS 21 M Pallas gris Palladium de 1969, le petit guéridon ici pour poser des trucs et, là, la petite table de bois blanc pour faire les papiers.
Gustave suivit des yeux l’énumération et finit par glisser ses mains dans la poche kangourou de son survêtement outremer à capuche.
Après un passage rapide dans la chambre des parents meublée avec modération d’un lit, de deux tables de chevet et d’une armoire, l’on se dirigea par un bref couloir vers la cuisine, suffisamment spacieuse pour servir de salle à manger. Alain jugea bon de lancer sur le ton de la plaisanterie que c’était là qu’on reprenait soit des forces soit du poids. Gabin sourit à l’ironie de son père en la majorant d’un soit les deux blagueur et Nadine confirma par un tout à fait destiné à l’abdomen d’Alain et en sous-entendant que c’était surtout sur elle que les estomacs pouvaient compter. Gustave put constater que l’harmonie régnait dans ce foyer et la visite se poursuivit par la salle d’eau, les toilettes, le cagibi puis l’étage, où l’on commença par la chambre de Gabin, son lit au carré, son bureau, son fouillis et ses posters de voitures.
Pour la chambre de Gustave, on avait fait les choses comme il le fallait afin que le rituel portât les fruits espérés. Nadine fit entrer l’enfant, lui décrivit l’ensemble à grands traits et le laissa juger. Un vrai lit, un vrai bureau pour les devoirs, une armoire toute neuve, une chaise à roulettes, un tapis beige imprimé d’empreintes de pieds aux couleurs primaires. Gustave paraissait stupéfait, mais l’on apprit vite que la stupéfaction était l’unique expression de son visage, du moins dans les premiers temps de son installation.
Puis, à midi, ce fut l’heure du premier déjeuner en famille et à 7 heures du soir, celle du premier dîner. Il y a, comme ça, au hasard des circonstances, des choses que l’on vit pour la première fois, et ces choses, une fois vécues, se répètent et, une à une, se déversent dans le bain des habitudes, se mélangent au reste et mijotent doucement sur le petit feu du quotidien. Ainsi, Gustave était entré, pour la première fois, dans une chambre à lui. Il avait punaisé une photographie de son chien Jerry au-dessus de sa tête de lit. Il était allé aux toilettes, pour la première fois, s’était lavé les mains au lavabo de la salle d’eau, avait mis sa brosse à dents à côté des trois autres, était allé faire ses premiers pas dans le jardin avec Gabin qui lui avait montré son scooter, sa cabane et ses outils.
L’après-midi, Gabin proposa à Gustave de, au choix : regarder un film jusqu’au goûter puis bricoler dans le jardin ; prendre les vélos et monter au château fort ; aller pêcher dans l’étang des Lieux ou dans le ruisseau du Désir, qui coulait derrière le garage paternel. Gustave choisit la pêche. Il suivit Gabin dans la cour, où le matériel était entreposé sous un auvent de planches. Gabin saisit sa canne à pêche et la tendit à Gustave. « Tiens, je te la donne. Moi, je prends celle de mon père. » Et il ajouta en désignant sa canne : « C’est une professionnelle. » Le niveau de stupéfaction augmenta de plusieurs crans sur le visage de Gustave et les deux gosses s’en allèrent pêcher dans le Désir duquel Gustave sortit son premier poisson. Au travers du voile figé de son visage, Gabin crut deviner un sourire minuscule.
Après le premier dîner à quatre et la première promenade le long du canal, chacun gagna sa chambre respective. Alain et Nadine s’estimèrent satisfaits de cette journée et Gabin, partageant ce sentiment, souhaita une bonne nuit à Gustave en toquant trois coups sur la cloison. Gustave, assis au bord de son lit, ne répondit pas. Une angoisse était montée en lui sous la forme d’images de cave humide, de bruits de clés dans des serrures, de rires gras, d’odeurs de moisi, et il se demanda comment il pourrait trouver le sommeil, seul dans cette chambre inconnue, dans le silence de cette maison qui aurait, au demeurant, apaisé n’importe quel enfant, mais avait paradoxalement sur lui l’effet d’un coussin écrasé sur sa figure et c’est haletant qu’il quitta la pièce, alla frapper à la porte de Gabin et pria ce dernier de l’autoriser à dormir à côté de lui, là, par terre, sur le tapis de laine épaisse, au pied du lit, comme un chien. Autorisation évidemment accordée. Et ce fut ainsi pendant plusieurs semaines. Toutefois, dès le deuxième soir, Nadine vint glisser sous Gustave un petit matelas d’appoint et un oreiller moelleux.
Un soir, Gabin s’empara du matelas et de l’oreiller et s’alla coucher chez Gustave. Gustave en fut étonné, mais tout irait bien puisqu’il n’était pas seul. Progressivement, Gabin aida Gustave à passer ses nuits dans son lit. D’abord, il s’endormait et, à l’aube, s’en allait sur la pointe des pieds sans refermer les portes. Puis il se mit à quitter la chambre de Gustave de plus en plus tôt. Un soir, il attendit que Gustave s’endormît pour s’éclipser. S’éveillant aux lueurs du jour naissant et surpris par l’absence de Gabin, le petit alla vérifier si celui-ci n’avait pas réellement disparu en jetant un œil par l’entrebâillement de la porte. Rassuré et plus confiant que la veille, il regagna son lit.
Nadine et Alain ne virent aucun inconvénient à cette méthode, comme ils ne voyaient d’ailleurs jamais aucun inconvénient à pratiquement tout ce que les enfants décidaient sous leur toit. Gustave et Gabin finirent par s’endormir chacun dans leur lit. On rangea le matelas, on rangea l’oreiller, accessibles cependant à tout moment en cas de baisse de régime.
Le premier soir où Gabin laissa Gustave s’endormir seul, il lui souhaita une bonne nuit et ajouta: «T’inquiète. Je te protégerai toujours. Promis.»

PREMIÈRE PARTIE
1
Cuisine des Snout
Mardi 16 avril 2024
20 h 04
(Dix heures et trente-quatre minutes après la disparition)

Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça, d’une façon un peu banale, à la manière d’un roman de famille, dans cette pièce chaude et claire où se chevauchent les odeurs comme nulle part ailleurs, ce lieu de réunion où convergent quotidiennement les appétits, où bruissent les conversations et les silences, les cliquetis des couverts et les rumeurs des appareils électriques.
Au centre, faites d’un dialogue bois-métal très contemporain, la table et ses quatre chaises assorties sont cernées par un judicieux agencement de placards à portes coulissantes, de buffets à tiroirs munis de ralentisseurs, d’un réfrigérateur américain encastré à double porte, d’un four autonettoyant à touches thermosensibles, d’un quintet vitrocéramique avec sécurisation enfant, d’une hotte aspirante à quatre vitesses et triple niveau d’éclairage, d’un lave-vaisselle programmable et connecté, de deux éviers attenants avec robinet classique et douche de rinçage, et de plusieurs alcôves où glisser robot multifonction, tourniquet à épices, ustensiles divers, micro-ondes, cuit-vapeur, cafetière branchée sur l’appli Express du smartphone, petit écran de télévision.
Un plan récapitulatif des circulations sur vingt-quatre heures indiquerait avec évidence que la cuisine constitue le centre de gravité de la maison. C’est là que passent et repassent l’ensemble des occupants du logis. On vient s’y désaltérer, on s’y installe pour se restaurer, on y prend un en-cas sur le pouce, on s’y arrête pour papoter un instant, regarder la chaîne d’informations en continu, y prendre parfois l’apéritif, y déballer les courses et y préparer les repas de chaque jour de l’année. La cuisine est à la fois cabine de pilotage, salle des machines et pièce de vie collective. Théâtre des amours et des conflits familiaux, elle est au cœur des existences, elle les jalonne, elle façonne l’architecture des journées, leur début, leur milieu, leur fin et, par ses fonctions élémentaires, l’alimentaire et le social, elle inscrit ses utilisateurs dans une norme rassurante parce que universelle.

Donc, ça commence ici, dans la confortable cuisine d’un pavillon cossu avec colonnades à l’entrée situé dans un quartier résidentiel d’une ville de province. Odile Snout s’apprête à servir le bœuf bourguignon qu’elle a laissé mijoter la veille et qu’elle a repassé au feu ce jour.
Odile Snout est une femme de trente-huit ans, blonde aux cheveux épais, volumineux et légèrement ondulés, souvent détachés, parfois retenus par des élastiques, des pinces, des foulards (comme à présent). Ses yeux sont d’un bleu de lagune, ses cils longs et fins, son nez droit, son cou allongé donne à sa tête un port altier, les rondeurs harmonieuses de son corps ne sont pas sans générer de franches convoitises, tant de la part des hommes que des femmes. Odile est l’épouse d’Hervé Snout et la mère de leurs deux enfants, Eddy et Tara, des jumeaux dizygotes âgés de quatorze ans.
Depuis seize ans, elle est employée par la mairie de sa commune au poste de secrétaire de l’adjoint à la culture. Le dimanche ou pendant ses vacances ou même certains soirs, quand le programme télévisé ne lui dit pas trop, Odile s’adonne à la peinture sur toile, activité qui lui permet de se poser, de se concentrer sur autre chose, d’être un peu tranquille avec elle-même. Elle tente – en toute modestie – de marcher sur les traces des impressionnistes, d’entrer dans la couleur, de créer de la lumière. Elle reproduit des jardins de Giverny, des bords de Marne, des nymphéas, et ça, ça lui fait du bien, peu importe le résultat. Elle occupe pour cela une pièce chauffée dans une dépendance derrière la maison. Là-bas, elle est chez elle, dans son univers, avec ses peintres préférés, ses tubes d’acrylique et son chevalet.

Hervé devrait être rentré depuis plus d’une heure. Aujourd’hui, c’est son anniversaire. Odile a acheté un gâteau à la pâtisserie du centre-ville et deux bougies en forme de chiffre, un quatre et un cinq. De temps à autre, Hervé revient du travail un peu plus tard que d’habitude, une réunion imprévue, un retard de livraison, c’est le lot de tous les responsables, chefs, entrepreneurs, directeurs, que d’être soumis aux vicissitudes de la hiérarchie – lorsque l’on dirige, on dirige de A à Z –, mais, tout de même, dans ces cas-là, Hervé prévient du contretemps.
Odile prononce cela à haute voix – elle insiste sur le tout de même – en retournant une dernière fois à la cuiller de bois les morceaux de bœuf bien tendres dans la sauce veloutée aux effluves de thym et de vin cuit. Elle n’imagine pas que son époux (elle dit « époux » pour se distinguer de la prolétaire moyenne qui préférera le terme de mari) ait pu oublier ce dîner commémoratif.
Les enfants ont faim, la bouteille de médoc est débouchée, le plat est chaud, le bavarois aux fruits rouges attend dans le réfrigérateur, qu’est-ce qu’on fait ?
Eddy, dont l’estomac possède de faibles capacités de résistance au vide, propose de commencer doucement, papa ne devrait plus tarder maintenant. Tara, elle, n’émet aucun avis, la viande, elle n’y tient pas plus que ça, elle n’exprime aucune impatience, triture des boulettes de mie de pain sur la toile cirée à motifs géométriques, la tête penchée sur le côté et posée dans la vasque de sa main gauche.
Pourquoi pas, oui, mais, enfin, c’est dommage, réplique Odile à la suggestion de son fils. Il pourrait quand même prévenir, maintient-elle, et elle éteint le feu sous la marmite. Elle saisit l’écumoire, tend sa main vers Eddy pour qu’il lui donne son assiette, la remplit de deux beaux morceaux de bœuf accompagnés de carottes, de pommes de terre, de champignons, et nappe le tout d’une louche de sauce fuligineuse qui fait venir l’eau dans la bouche de l’adolescent. Elle réitère l’opération avec l’assiette de Tara, qui a préalablement stipulé qu’elle n’en voulait qu’un tout petit peu. Mais c’est de la viande d’ici, de chez nous, du vrai local, elle est très bonne, alors on mange et puis c’est tout.
La télévision est allumée. Un jeune homme exécute d’impressionnantes figures aériennes en skateboard. Le journaliste commente. En juillet prochain, lors des Jeux olympiques de Paris 2024, la France inaugurera les premières épreuves de cette discipline. Elles se dérouleront sur la place de la Concorde transformée pour l’occasion en gigantesque terrain de sport urbain. Le sportif dit qu’il vient s’entraîner ici tous les jours pour s’imprégner des lieux, être dans l’esprit JO. Son objectif : une médaille. Skateboard, breaking, BMX, Paris 2024 fera la part belle à la jeunesse urbaine. « Les jeux, c’est du sport, mais c’est tellement plus encore… », conclut le journaliste.
Odile fixe l’écran sans y prêter grande attention. Il sera bientôt 20 h 30 et toujours pas d’Hervé Snout à l’horizon. Odile effiloche un morceau de bœuf avec les dents de sa fourchette. Elle envoie un message écrit à son époux, qui ne répond pas.
Tara dit qu’elle n’en veut plus. « Finis ton assiette », rétorque sa mère. Tara insiste, elle n’a vraiment plus faim. « Eh bien, laisse », capitule Odile.

Au-dessus de la porte qui mène au salon, la pendule NYC indique 20 h 38. Les enfants sont montés dans leur chambre, on n’a pas sorti le gâteau, Odile est seule dans sa cuisine. Son regard frôle le réfrigérateur, où sont coincées sous des aimants fantaisie – une banane, un verre de cocktail avec paille – des images de ses enfants à tous les âges, photos-souvenirs qui démontrent qu’une famille existe bel et bien sous ce toit, qu’elle a son histoire, ses anecdotes, ses rigolades, ses vacances au bord de la mer. Puis ses yeux s’arrêtent sur le tableau blanc où elle a coutume d’écrire ses listes de courses, jour après jour augmentées de ce qui manque à la maison. Elle jette un œil à la plaque publicitaire rétro pour Coca-Cola, à la carte postale de Barcelone, à la boîte de galettes bretonnes qui contient des cure-dents, des fourchettes à escargots, les fiches cuisine de sa mère et tout un tas de petits déchets, dont on ne parvient pas à se séparer parce que ça peut toujours servir : un bout de ficelle, un bouchon de liège, un élastique, une soupape de cocotte-minute. Odile est à deux doigts de se demander ce qu’elle fait là toute seule à attendre le retour de son conjoint au lieu d’aller fignoler son Impression, soleil levant. À une époque, elle l’aurait déjà appelé vingt fois. Elle s’inquiète, oui, mais raisonnablement, car sa propension à développer des angoisses irraisonnées, à imaginer des accidents sanguinolents, des crimes odieux, des enterrements lugubres, s’amenuise et cela est certainement le signe qu’Odile va mieux, qu’elle ne se laisse plus dévorer par l’anxiété, oh non, cela fait longtemps que c’est terminé, ça. Odile et Hervé Snout s’aiment-ils moins qu’avant ? Non, bien sûr, mais le temps passe sur les couples et les use plus rapidement qu’un galet de granit. Le galet, lui, s’érode, s’arrondit, se polit, embellit, tandis que le couple se creuse, perd ses rondeurs au profit d’angles et d’arêtes tranchantes, gagne en rugosité, se ride, vieillit. C’est normal, se dit Odile, oui, c’est normal. Hervé va rentrer, il a peut-être oublié son repas d’anniversaire, a dû filer à la chambre de commerce pour régler un détail, n’a pas pensé à téléphoner, car il ne pense plus qu’Odile peut encore s’inquiéter. C’est dommage, oui, l’on peut trouver cela dommage, mais en rien exceptionnel. Cependant, à bien y réfléchir, il n’a pu se rendre à la chambre de commerce à vélo à quarante kilomètres d’ici ; il serait d’abord repassé par la maison et aurait pris sa voiture, une Mercedes GLB 200 Business Line noire. Alors, il est peut-être allé à une réception à la mairie ou au pot de départ d’un client ou elle ne sait quoi encore, Odile, qui est toujours assise sur une chaise dans sa cuisine.
Eddy a dévoré son assiette de bœuf bourguignon, il adore ça, c’est un vrai plaisir de le voir manger, ce gamin ; en revanche, Tara a trouvé que la viande n’était pas assez tendre. Ils sont vraiment différents, ces deux-là.
Odile se lève, tourne en rond, débarrasse la table et remplit le lave-vaisselle, gestes mille fois répétés depuis bientôt quinze ans, gestes qu’elle pourrait effectuer les yeux fermés. Voilà ce que produit le temps aussi : une sorte de cécité.
Hervé pourrait au moins passer un coup de fil, juste un coup de fil, ce n’est pas trop demander, si ? Ne serait-ce que pour la forme.
La télévision diffuse maintenant un épisode d’une série policière avec des véhicules qui roulent vite, des agents en civil, airs graves et faces de truands, au volant de bolides ou dans un bureau de la PJ en nocturne ou dans un ascenseur froid, et de vrais truands dans des voitures plus puissantes que celles des fonctionnaires. On devine dans les attitudes des agents de police une véritable fascination pour les gangsters ; leurs attitudes mimétiques expriment un devenir-voyou constitutif de la fonction autant qu’une frustration infantile issue de la cour d’école, où la distribution des rôles, voleurs et gendarmes, générait toujours quelques bouderies de la part de ceux qui devaient faire respecter la loi. En général, ils couraient moins vite que les autres. Les truands ne connaissent pas cette fascination et peu d’entre eux échangeraient leur emploi. Cependant, la structure hiérarchique du milieu truand rappelle par bien de ses aspects celle de la police. Boss, patrons, chefs, lieutenants, cerveaux, gros bonnets, seconds couteaux…

Odile observe l’écran comme s’il s’agissait d’un aquarium. Il est bientôt 21 h 30. Elle appelle Hervé, qui ne décroche pas. Elle ne laisse pas de message. Elle appelle sa mère.
Nicole Élisée, veuve de Félix Élisée, qui vit dans un appartement du quartier de l’hôpital, suggère à sa fille de ne pas s’inquiéter, Hervé va rentrer, Odile le connaît, elle sait qu’il est comme ça, il fait ce que bon lui semble, il va, il vient, et les autres, voilà, ils attendent. Odile n’est ni surprise ni idiote, inutile que Nicole lui rebatte les oreilles avec ce qu’elle pense de son gendre. Elle cherchait juste un peu de réconfort. Mais, visiblement, elle n’a pas composé le bon numéro. Nicole l’arrête. Elle ne dit pas cela pour être méchante, mais par lucidité, faut quand même avoir les yeux en face des, bon. « Est-ce que tu veux que je vienne ? » prononce-t-elle sur un ton qui marie l’empathie à une espèce de lassitude à peine dissimulée. Non, ce n’est pas la peine, Odile va patienter, Nicole a raison, il ne faut pas dramatiser et puis il sera bientôt 22 heures, sa mère ne va pas traverser la ville pour venir occuper un fauteuil du salon et attendre avec sa fille le retour d’Hervé.

Plus tard, Odile monte à l’étage, entrebâille la porte de la chambre de Tara et remarque que l’enfant dort profondément. Un léger parfum de lavande plane dans la pièce. Elle referme la porte sans bruit et ouvre celle de la chambre d’Eddy, sur laquelle est autocollée une affichette représentant un sens interdit, dont la barre blanche horizontale est remplacée par un bandeau jaune et noir où l’on peut lire : CRIME SCENE DO NOT CROSS.
«Tu pourrais frapper!» assène le garçon occupé à pianoter sur sa tablette. Odile s’excuse. Eddy demande si son père est rentré. « Pas encore », répond-elle. Mais il ne faut pas se tracasser, la réunion s’éternise certainement. Il est tard, il faut dormir pour être en forme au collège demain.
Odile redescend l’escalier, gagne la salle de bains, retire son foulard et entreprend de se démaquiller. Sans fard, son visage de nuit réapparaît, ni triste, ni serein, ni anxieux, simplement maussade, la gaieté l’ayant déserté depuis longtemps. Ses enfants, elle les a désirés, oui, enfin, il est plus juste d’affirmer qu’elle en désirait un, mais deux cœurs sont venus battre dans son ventre. Alors il a fallu faire face, s’organiser, supporter le double de fatigue. Pourtant, Odile ne regrette rien, oh non, jamais elle n’oserait exprimer le moindre regret. Il y eut deux enfants, voilà tout.
Elle enfile un legging bleu et une veste fine en polaire violine dont elle monte la fermeture Éclair. Un silence lourd règne dans la maison. Un silence qui dit l’anormalité de l’absence. Quelque chose cloche, elle le sent. D’autant qu’à minuit passé, Hervé n’est toujours pas là.

2
Chambre de Tara
Mardi 16 avril 2024
21 h 32
(Douze heures et deux minutes après la disparition)

Le volet électrique télécommandé du Velux grand format est fermé. La pièce n’est que chichement éclairée par le halo de la lampe de chevet, une sphère translucide, dont la luminosité est réglée au minimum.
Tara est assise en travers de son lit, dos au mur, et échange des messages avec Leïla, sa meilleure amie, son alter ego, celle avec qui elle partage tout, la seule à la comprendre vraiment.

Tara est une adolescente discrète au regard fuyant. Elle paraît fragile, timide, soumise, mais il n’en est rien. Elle est déterminée à atteindre l’autonomie le plus rapidement possible. Elle ne saurait verbaliser aujourd’hui son désir de fuite, mais il existe pourtant dans son esprit. D’ailleurs, elle reste souvent immobile, allongée des heures durant, le regard évadé vers le ciel, vers les nuages du jour ou le noir des nuits de grandes étoiles.
Intellectuellement, Tara n’a rien à envier aux adultes, ni chez elle ni au collège, qu’elle fréquente à regret, où elle s’ennuie ferme et d’où elle rapporte des notes médiocres. Elle n’est jamais parvenue à s’adapter au milieu scolaire, régi par des lois dont elle ne reconnaît pas la validité, mais cela est peut-être un signe de bonne santé. Elle estime qu’elle a autre chose à faire dans sa vie que d’ingurgiter des sommes faramineuses de connaissances inutiles parce que non choisies. Au lieu d’apprendre par cœur, elle souhaiterait penser. Mais, les obligations ne pouvant être contournées, Tara se résigne. Elle lance des poids, absorbe des identités remarquables, dissèque des souris, ânonne des combinaisons de mots allemands, et tout ce qu’elle n’a pas choisi entre par une oreille et ressort par l’autre.
Tara est de taille moyenne, plutôt maigre, ses cheveux sont trop blonds, trop fins, trop lisses, la peau de ses paupières semble transparente autour de ses yeux petits et vert clair. La puberté transforme son corps doucement, sans à-coups, et l’on dirait que, par le dessin de ce corps, la jeune fille préfère passer inaperçue. Les regards de ses condisciples ne s’accrochent d’ailleurs pas sur elle et ses professeurs l’appellent tantôt Sarah, tantôt Mara. Tara ne les corrige pas. Cela ne servirait à rien, les profs ont définitivement renoncé à l’éducation, pense-t-elle.
Elle sait que sa mère, Odile, a choisi ce prénom en référence à un lieu du roman de Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent. Elle a lu ce roman et l’a trouvé pas mal.
Sur les murs crème de sa chambre mansardée sont fixés des pans de tissus aux motifs abstraits et trois affiches : au-dessus de son bureau encombré de cahiers, de carnets, de stylos, d’objets épars, le paysage accidenté d’un rivage battu par d’énormes vagues (Tara affectionne les déserts et les mers, les montagnes escarpées, les jungles impénétrables) ; en face du lit, une photographie de la chèvre des neiges, prise par Jérémie Rorschash lors de son voyage dans le Yukon, animal rare dont les yeux noirs et le pelage blanc émergent de l’immensité sans fin de ce pays glacé, comme une apparition magique au centre d’une étendue de lait brumeux ; punaisé sur la porte, un portrait de la chanteuse Cerise, dont Tara adore la voix cristalline et les mélodies aux influences ibériques et orientales. D’autres décorations sont suspendues à des crochets : un attrape-rêves (Tara les note tous dans un cahier qu’elle appelle sa boutique obscure), un mobile de cailloux, une peluche de fête foraine, trois tirages papier de photographies d’elle avec sa copine Leïla retenus par des minipinces à linge le long d’un bout de ficelle.

Tara écrit à Leïla que demain elle essaiera de battre son record d’endurance pendant le cours de sport : courir autour du stade deux heures sans s’arrêter. Tara est une adepte de la course de fond. Elle s’entraîne régulièrement et parvient à couvrir des distances phénoménales malgré son jeune âge. Son ambition n’est pas de participer à des compétitions, de remporter des victoires ou d’épater son professeur (épaté cependant), mais de courir longtemps, seule, à son rythme, en pensant à mille choses, en cherchant des solutions à des problèmes, en écrivant des poèmes dans sa tête. Tara aime courir. Elle aime cette répétition infinie du geste, le son de ses chaussures frappant le sol, celui de sa respiration, la vibration de ses muscles, la fatigue apprivoisée. Elle aime cette remise en question du sens même de ce qu’elle est en train de faire, la foulée subissant un traitement similaire à celui d’un mot lavé de toute signification à force d’être répété. Courir, courir, courir… pour quoi faire ?
Elle a remarqué que, malgré cette sensation de perte, ses pas demeurent tous différents. Ils varient selon la vitesse, la matière du sol et ses accidents, sa concentration, les infimes variations de rythme, et Tara en conclut que, sous les apparences de l’immuable, tout est toujours différent. Donc, le sens ne se perd point, il perdure.
Le samedi, le dimanche, certains soirs en rentrant du collège, Tara s’en va courir au stade municipal, autour de son quartier ou dans la ville. Seule, elle court, elle pense, et ses pensées adoptent le mouvement de la course, elles avancent.
Elle écrit aussi à Leïla que son père n’est pas rentré, ce soir. Leïla, qui a perdu le sien à l’âge de dix ans, estime, en son for intérieur, que Tara a de la chance de pouvoir attendre son père, mais elle ne dit rien de ses états d’âme et préfère exprimer de l’empathie. « Ah bon ? » écrit-elle dans un texto accompagné d’un émoji triste avec larme à l’œil. Tara répond que ce n’est pas la première fois, qu’elle n’est pas très inquiète, que sa mère surtout est déçue parce qu’elle avait préparé un repas d’anniversaire.
Quel âge ?
Quarante-cinq.
Au moins, le repas s’est déroulé dans le calme. Il n’y a eu aucun conflit, aucune remarque. Eddy a bouffé sa bidoche ; Odile n’a pas insisté quand Tara a rechigné à finir la sienne. D’ailleurs, elle a décidé d’être végétarienne à partir de maintenant. Elle ne supporte plus d’imaginer toutes ces bêtes confinées des heures durant dans des camions à étages, débarquées dans des hangars, poussées dans des couloirs et tuées à la chaîne, chaque jour, partout. Un véritable carnage. Elle s’est bien renseignée, Tara, avant de prendre cette décision. Elle donne à Leïla le nombre d’animaux abattus tous les jours dans le monde : quatre milliards. Pour Leïla, ce chiffre ne représente rien, il est trop énorme, il est une abstraction. Alors Tara lui envoie le nombre de poulets tués chaque jour de 2003 en France : 2 031 687. Mais Leïla ne comprend pas plus ce chiffre qui lui semble irréel. On ne peut pas tuer deux millions de poulets par jour dans un petit pays comme la France, ce n’est pas possible, il doit y avoir une erreur. Elle répond par des points d’exclamation. Et puis Leïla aime la viande, elle en a tellement l’habitude. Son esprit ne conçoit pas la possibilité de s’en passer. Alors Tara lui dit que cela correspond à vingt-cinq poulets abattus chaque seconde. Elle écrit : cha-que-se-conde. Leïla répond : « Ah quand même… » Oui, c’est-à-dire que depuis qu’elles sont chacune derrière leur écran, comme tous les soirs à cette heure, disons depuis dix minutes, schématiquement, on en est déjà à quinze mille poulets. Leïla réagit : « Grave ! » Et puis Tara ajoute qu’elle ne supporte plus les discours sur les protéines animales considérées comme essentielles dans l’alimentation des humains ; elle évoque aussi les maladies provoquées par la consommation de viande, les élevages intensifs, les virus, la pollution, les zoonoses. Tara a regardé des documentaires, elle a des arguments.
«J’espère que ton père va rentrer», lui écrit Leïla pour revenir au point de départ de leur conversation. Tara partage ce souhait, mais un repas sans dispute ou simplement sans tension, c’est toujours cela de gagné, on digère mieux. Son père, oui, il reviendra. Elle n’en doute pas un instant. Il embrassera Odile sur la bouche et voilà ; plus par convention que par affection, d’ailleurs, car sur ce plan-là Tara n’est pas naïve, elle a constaté qu’entre ses parents ce n’est plus tout à fait ça. Ils ne rient plus ensemble, l’ambiance est morose la plupart du temps, leur complicité de couple est une histoire ancienne et, depuis sa chambre à l’étage, la jeune fille n’entend plus rien de ce qui se passait, avant, dans la leur, au rez-de-chaussée. Cela ne la regarde pas, elle a d’autres préoccupations : écrire ses rêves, courir, grandir vite, s’en aller.
Tara souhaite une bonne nuit à Leïla. Elles échangent des sourires et des cœurs.

Elle s’interroge avec quelque appréhension sur la manière dont son père va réagir à son végétarisme. Sûrement très mal. Il restera évidemment sourd à toute forme d’argumentation justifiant cette « absurdité ». Il n’écoutera pas. Il n’a jamais rien écouté, on ne peut pas parler avec lui. Alors, Tara va devoir tenir bon, expliquer sans s’illusionner, mais expliquer tout de même un minimum. Elle a bien l’intention de résister.
Elle met une chanson de Cerise, la première de son second album, sa préférée.
Elle se souvient de ce repas d’il y a deux mois environ, lors duquel son père lui intima l’ordre de manger une cervelle d’agneau persillée qu’Odile avait accompagnée de haricots verts et de petits pois frais. Tara avait osé répondre que jamais elle n’introduirait un gramme de cette chose dans sa bouche. Hervé ne l’entendit pas de cette oreille et se lança dans un de ses monologues, auxquels on était accoutumé dans cette maison, ayant pour thème principal les bienfaits diététiques des abats et, pour secondaires, l’origine de la viande, les efforts d’Odile aux fourneaux, les enfants qui ne mangent pas à leur faim et, en dernier recours, le respect dû à un chef de famille et, par ruissellement, à l’autorité, la hiérarchie, l’ordre des choses. Il paracheva sur une note de fermeté qui ne fit pas bouger Tara d’un pouce.
Eddy avait déjà presque terminé son assiette et lorgnait d’un œil gourmand celle de sa sœur.
Tara posa un regard furtif sur son frère, dont le goût pour cette immondice lui souleva le cœur, et le garçon descendit en un instant d’un cran dans son estime, qui n’était déjà pas très folichonne. Odile n’était pas intervenue et n’en avait jamais eu l’intention. De toute façon, elle aurait pris la défense de l’enfant, comme d’habitude, et ça, ça lui tapait sur le système, à Hervé. Mais Odile était fatiguée, elle avait passé sa journée sur un dossier compliqué pour les festivités du 8 Mai, elle manqua de courage, ce soir-là.
Constatant que l’adolescente ne cédait pas, regardait en face d’elle, bouche fermée, bras croisés, le père sortit de ses gonds. Tara allait presto se mettre à manger cette cervelle, cesser ses simagrées de gamine pourrie gâtée tout de suite et filer au lit quand son assiette serait vide, se laver les dents, se coucher, dormir, merde ! Qu’est-ce que ce manège signifiait au juste ? Jusqu’à quand on allait se casser le cul à faire des plats originals pour des gosses qui n’en ont rien à foutre ?! « Vous croyez qu’on va jeter la nourriture à la poubelle ? Pour qui vous vous prenez exactement ? » (Hervé passait au vouvoiement lorsque la colère le submergeait.)
Pour toute réponse, Tara eut la malencontreuse idée de rectifier : « originaux ».
Il y eut un silence pendant lequel chacun se tint immobile : le père, stupéfait ; la mère, lasse ; le fils, impatient ; la fille, tenace.
«Monte dans ta chambre immédiatement.»
Cette phrase, Hervé la répéta deux fois, crescendo. Tara obéit. Elle préférait se coucher le ventre vide plutôt que de goûter à une seule miette de cette horreur.
Ce soir-là, Tara prit conscience qu’elle pouvait tenir tête. Elle se sentit forte, presque invincible. Elle avait visé dans le mille. Désormais, elle ne se laisserait plus faire.

Elle se glisse sous la couette et prend son roman en cours, L’Auguste de Varsovie, l’histoire d’un vieil homme qui, en Pologne avant la guerre, fut un célèbre artiste de cirque amoureux d’une certaine Élisabetha (un roman de l’auteur polonais Gargas Parac).
Il est 22 heures passées. Tara sent la fatigue descendre sur elle. Elle s’endormira bientôt. Elle posera le livre sur sa table de chevet, tournera le variateur de sa lampe vers la gauche, aura une pensée pour son père qu’elle n’a toujours pas entendu rentrer, se pelotonnera dans le duvet et trouvera vite le sommeil.
Elle perçoit le faible murmure de la télévision de la cuisine tout en parcourant quelques pages de son roman.

Plus tard, Odile entrouvre la porte et reste quelques instants dans l’entrebâillement pour observer sa fille endormie. Elle ne discerne que la ligne de son profil dans l’obscurité. Tara est si belle. Elle pourrait l’être encore plus si elle portait davantage attention à son image. Normalement, à cet âge, on commence à se maquiller un peu, on s’habille, on cherche à attirer les garçons. Secrètement, Odile désire que sa fille lui ressemble, mais Tara s’éloigne. Par tous les moyens, elle s’éloigne. Eddy aussi paraît déjà loin. Et Hervé, naturellement, s’en ira avant Odile puisqu’il a sept ans de plus. Elle se retrouvera seule, sans mari, sans enfants, dans cette maison trop grande, où sa solitude résonnera comme dans un container vide, et, avec les années, le papier peint du salon, il se décollera, et les fenêtres se mettront à grincer et les lames des parquets flottants se déjointeront et les enfants ne viendront plus si souvent qu’autrefois. Alors la toiture se couvrira de mousse, des tuiles se fendront sous le gel et il y aura des fuites et l’eau grignotera la charpente et les plafonds et Odile ne pensera plus à Hervé puis ne pensera plus du tout puis disparaîtra de la surface de la terre sans que personne le sache hormis Tara, Eddy et quelques connaissances anciennes. La maison sera vendue à d’autres existences puis un jour, plus tard, beaucoup plus tard, à la place de la maison, il y aura une autoroute ou un lac artificiel en amont d’un gigantesque barrage hydroélectrique qui aura englouti la vallée sous les eaux ou une forêt primaire impénétrable ou un désert hostile, inhabité, radioactif.
Tara est en train de rêver.
Les moutons
Hommes à tête de mouton. Combien ? Avec des tabliers blancs tachés de sang. Peut-être des zombis ?
Je cours. Je m’éloigne d’un hangar (ou bâtiment d’usine).
Un agneau est décapité.
Les visions d’horreur s’éloignent.
Odile referme la porte sans bruit et va coller son oreille à celle d’Eddy.

Extraits
« Le capitaine Obrisky prend un air désolé pour informer madame Snout que l’enquête sur l’absence de monsieur Snout ne peut être, pour le moment, qu’administrative. Elle pourra devenir judiciaire, bien sûr, si des indices démontrent une gravité majeure dans cette absence et le tribunal sera saisi. Cependant, des témoins seront éventuellement auditionnés, des collègues de travail, des membres de la famille; le GPS de son téléphone donnera peut-être des informations précieuses ; la liste de ses appels sera également épluchée, mais il serait exagéré aujourd’hui de solliciter les services d’un procureur de la République. Nous sommes loin du stade des perquisitions, des prélèvements d’ADN ou des mandats d’arrêt. Nous n’avons ni suspect ni prévenu. Il est primordial que madame Snout communique à la gendarmerie toutes les données dont elle dispose, les détails qui lui reviendront en mémoire, et qu’elle n’hésite surtout pas à poser toutes les questions qui la travaillent. » p. 86

« Odile n’en peut plus. Il est bientôt 4 heures du matin. Eddy, lavé, désinfecté, pansé, est couché. Odile, elle, est accoudée à la table de la cuisine, dans la pénombre. Il va falloir qu’il se passe quelque chose, sinon elle risque de craquer. Son époux toujours introuvable, son fils qui se mutile, sa fille au seuil de l’anorexie, sa mère qui savoure, ses beaux-parents qui la harcèlent, son supérieur, l’adjoint à la culture, Marc Garand, qui ne cesse de la supplier du regard, son médecin et amant, Martin Blach, qui l’attend, ce jour, à 16h15, au cabinet… Elle n’en peut plus. Des larmes coulent sur ses joues. Pourquoi? Pourquoi accepte-t-elle qu’Hervé lui parle comme à la plus conne des connes? Pourquoi est-elle contrainte d’aller jouir ailleurs? Pourquoi n’annoncerait-elle pas à Hervé, dès son retour, son intention de divorcer? Pourquoi ne coupe-t-elle pas définitivement les ponts avec sa mère? Pourquoi n’a-t-elle pas étudié l’histoire de l’art ou la peinture? Pourquoi, aux heures les plus sombres de ses nuits, dans le secret de ses insomnies, regrette-t-elle d’avoir donné naissance à ses deux enfants? Pourquoi n’a-t-elle pas disparu avant son mari? Ce sont des sanglots maintenant qui s’ajoutent aux larmes. Elle est en train de craquer. Il lui faut un anxiolytique. » p. 98-99

« Hervé Snout ne questionne pas le fait de gérer de la viande morte, c’est une affaire entendue. Il est submergé par une angoisse existentielle puissante. Quelle trace laissera-t-il? Il en revient toujours à la même cruauté. Sa tétanie perdure. Sa femme ne le désire plus, ne le reconnait plus comme l’homme de sa vie; sa fille lui est étrangère, son fils lui ressemble trop. L’édifice de sa famille craque de partout. Il n’a pas vraiment d’ami sur qui compter en cas de coup dur et sur son lieu de travail, il est seul. » p. 183

À propos de l’auteur

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Olivier Bordaçarre © Photo Éric Garault

Olivier Bordaçarre est né en 1966 à Paris. Il a écrit une dizaine de romans, dont Dernier désir (Fayard, 2014) et Appartement 816 (L’Atalante, 2021). (Source: Éditions Denoël)

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Développement personnel

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En deux mots
Arrivé dans sa cabane aux Baléares, l’auteur peut se consacrer entièrement à son nouveau roman. Seulement voilà, il est en manque d’inspiration. Alors, il tergiverse jusqu’au jour où il répond à une journaliste locale et se dit que sa vie pourrait faire un roman.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Trouver l’inspiration en se regardant le nombril

Le nouveau roman d’Olivier Bourdeaut confronte l’écrivain à sa page blanche. Une panne d’inspiration qu’il soigne en se racontant dans un savoureux récit, sommet d’autodérision et de confessions intimes. Un régal!

«Des projets à la con, des souhaits extravagants, j’en ai donc formulé toute ma vie. Mais je crois que le plus idiot de tous reste celui de devenir écrivain.» Nous voici prévenus, le roman le plus personnel d’Olivier Bourdeaut manie l’autodérision à haute dose.
Dans ce réjouissant jeu de massacre, on retrouve l’auteur à Benirrás, aux Baléares où il a loué pour trois semaines une petite cabane où il sera bien pour écrire comme lui dit Suzon, sa femme qui l’accompagne pour les premiers jours. Un lieu qui nous vaut une première digression – il y en aura de nombreuses autres, toutes aussi savoureuses – sur les écrivains avec vue et ceux avec mur pour écrire en restant parfaitement concentrés.
Seulement voilà, choisir le meilleur environnement ne sert pas à grand-chose quand on n’a rien à dire. Ce n’est pourtant pas faute d’essayer en installant un rituel quotidien avec des marches censées apporter l’inspiration.
En attendant, Olivier confie sa peine et se raconte.
Il égrène ses souvenirs à la manière de l’inventaire de Jacques Prévert. Et si on ne croise pas de raton laveur, on va en revanche découvrir comment la victoire de Mitterrand sur Giscard a influencé la vocation d’écrivain de l’élève médiocre qu’était alors le jeune nantais. Privé de télé, il va se réfugier dans les bandes dessinées qui tapissent le bas de la bibliothèque et découvrir la puissance de l’imaginaire. Quand son instituteur, Monsieur Fleury, lui demande de raconter ses vacances, il se lance avec fougue dans le récit de son séjour en montagne avec son grand-père, sa rencontre avec Ulysse et son tabouret à un pied ou avec Maria-Rita, gardienne d’un sanctuaire marial, «petit bijou d’art baroque savoyard». Mais l’enseignant ne le trouve pas crédible pour un sou. Nullement découragé par les remarques négatives, il va poursuivre dans cette voie.
Aidé de ses lectures et de son carnet de mots dans lequel il note les définitions des mots qu’il rencontre et ne connaît pas. Et, de retour dans notre inventaire, passer ainsi de la cyprine au cyprin, un poisson d’eau douce assez particulier.
Sans en dire plus sur le parcours de l’écrivain en devenir, sachez toutefois que ce cyprin a déclenché l’écriture d’un premier roman et qu’entre-temps vous aurez croisé Jean Reno du côté du Paradou et Marc Lévy, parrain virtuel de l’auteur espérant être publié. Il faut bien rêver, car la réalité mathématique est sans appel: «Si mon livre se vendait à 500 exemplaires comme la majorité des premiers romans, et que je touchais sur chaque exemplaire un pourcentage de 8% comme il est d’usage pour la plupart des premiers romans, j’encaisserai au final 640 euros pour deux ans de travail, soit 320 euros par an, soit 26,66 euros par mois, soit 0,89 euro par jour. Soit cinq fois moins qu’un travailleur du Bangladesh.»
Si, pour notre plus grand bonheur, Olivier Bourdeaut a persisté dans son entreprise, l’auteur d’En attendant Bojangles, Pactum Salis et Florida vient ici ajouter un nouvel ouvrage à la liste des auteurs se mettant en scène en train d’écrire, comme le récent L’Échiquier de Jean-Philippe Toussaint. Si, comme le suggère le titre, il y a beaucoup d’intime, de personnel dans ce livre, il y a aussi les fulgurances qui donnent son charme au roman. Alors le lecteur se laisse volontiers embarquer dans cette vraie-fausse odyssée. Car il se pourrait bien que cet auteur sans inspiration, par un pied de nez dont il a le secret, soit ici merveilleusement inspiré!

Développement personnel
Olivier Bourdeaut
Éditions Finitude
Roman
176 p., 18 €
EAN 9782363392053
Paru le 1/03/2024

Où?
Le roman est situé aux Baléares, à Ibiza et Benirrás, sur la commune de Sant Joan de Labritja. On y évoque aussi dans les Alpes, Nantes et un pensionnat de Vendée ainsi que le Paradou en Provence et Le Pouliguen, en Loire-Atlantique.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« J’ai la chance de gagner ma vie en racontant des histoires. Du moins jusqu’à présent. Car j’ai un problème, un problème de taille : je n’ai plus d’imagination. Je ne comprends pas ¬pourquoi, je ne sais pas comment cela est arrivé mais j’ai beau froncer les sourcils, serrer mes petits poings, rien ne vient. Alors j’ai décidé de parler de moi.
Selon des chercheurs de Harvard, nous passerions soixante pour cent de notre temps à parler de nous. Parler de soi stimulerait les mêmes zones du cerveau que la cocaïne, le sexe ou un bon plat. Et si Harvard dit que ça fait du bien, je n’ai aucune raison d’en douter. Après tout, Mark Zuckerberg en est diplômé et il a toujours su, mieux que tout le monde, ce qui est bon pour l’humanité… »
Avec une franchise pleine d’autodérision, Olivier Bourdeaut revient sur son enfance compliquée, sa courte et chaotique scolarité et le périlleux apprentissage du métier d’écrivain. L’auteur d’En attendant Bojangles se dévoile, et sa vulnéra¬bilité nous touche.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RFI (L’invité culture)
Podcast Fabrice Florent
Blog La nuit sera mots

Les premières pages du livre
« Aller de l’avant
Benirrás m’a-t-on glissé à l’oreille comme s’il s’agissait d’une formule magique.
Benirrás ai-je entendu, avec la même intonation que B.B. susurrant Almería à l’oreille de Gainsbourg.
Benirrás, un code secret.

Sur la côte nord d’une île perdue dans la Méditerranée, j’ai loué pour trois semaines une petite cabane en pierre de vingt et un mètres carrés. Après m’être assuré que la casita disposait du confort élémentaire – toit étanche, électricité, eau courante, lit, douche, frigidaire – je m’exclamai euphorique et spontané : Madre mía que paraíso ! (Oui, il m’arrive de m’exclamer en espagnol.)
« Tu vas être bien ici pour écrire », me glisse Suzon, ma femme, qui est venue trois jours pour s’assurer de la salubrité des lieux, tandis qu’elle ouvre la minuscule fenêtre. « Regarde cette vue, c’est à couper le souffle. »

Ah oui voilà, écrire. Travailler. Je suis là pour travailler. Mais entre nous, qui viendrait sur cette île pour bosser ? C’est grotesque. Écrire est déjà un projet à la con, mais écrire sur une île paradisiaque, c’est tout à fait ridicule.
J’ai accepté parce que, justement, je n’arrive plus à écrire depuis des mois et que, ma foi, un changement radical de décor et d’habitudes ne peut pas faire de mal.
J’ai accepté parce que j’ai toujours adoré cette île, qu’Ibiza m’a toujours fait rêver et que la découvrir au mois de janvier me paraissait une excellente idée.
J’ai accepté parce que le prix de la location était à la hauteur de la superficie, et que payer pour travailler me semblait être une contrainte supplémentaire qui devait entraîner une obligation de résultat.
Ou peut-être ai-je accepté de louer ce petit abri perdu dans la pampa pour la simple et bonne raison que pendant des années ce genre d’endroit m’a semblé la pure définition du paradis. De 2009 à 2016, je n’ai eu qu’une obsession : écrire un roman qui me permettrait d’acheter une cabane dans les montagnes espagnoles et y vivre pour continuer à écrire. J’en parlais à tout le monde, je la décrivais à mes amis les plus proches. Je l’avais même trouvée. Au-dessus du lac de Guadalest dans la vallée du même nom, un cabanon de deux pièces et au bout de la parcelle, une passerelle en bois pour s’élancer. Vers quoi ? Vers l’horizon ? Vers ce fameux lac ? Vers une carrière qui n’existait que dans mon esprit ? Je n’en sais rien, mais cela ressemblait à un rêve simple et abordable. Tellement simple et abordable qu’avec le succès, je l’ai oublié.

En début de soirée, Suzon et moi avons parcouru les ruelles de Dalt Vila Ibiza. Janvier est le mois le plus calme de l’année sur l’île. Les restaurants et les boutiques sont fermés. Il n’y a aucun touriste et les locaux en profitent pour partir en vacances. Le centre historique était désert quand nous l’avons arpenté, seulement accompagnés par la brise iodée et tiède de la Méditerranée qui humidifie les venelles, c’est très doux, c’est très mélancolique aussi. Tout ce que j’aime habituellement mais, ce soir-là, la mélancolie des calles vides s’ajoute à celle que j’ai toujours ressentie à la veille de la rentrée des classes. Suzon a prétendu m’accompagner pour vérifier le confort de ma casita, mais elle sait bien qu’après plusieurs mois à écrire des textes décevants, je suis angoissé à l’idée de m’y remettre. Oui, à ce moment-là je ne suis pas vraiment ce qu’on peut appeler un grand garçon. Alors elle est venue sous un faux prétexte, me tenir la main en quelque sorte, car elle a l’intelligence et la délicatesse de ne pas montrer ce genre de chose. Je dois la déposer à l’aéroport de Talamanca le lendemain matin à six heures et mon humeur me rappelle de mauvais souvenirs. Une envie de disparaître.

Car en plus du départ de ma femme pour trois longues semaines, je devais faire face, depuis quelques jours, à la perte d’une amie très proche. Une amie qui m’a accompagné à chaque instant de ma vie depuis l’âge de treize ans. Une amie que j’ai regardée disparaître et partir en fumée une dernière fois. Une camarade dont la perte m’a empêché de dormir pendant une semaine et m’enlevait toute volonté de me lever le matin. L’arrêt de la cigarette, dix jours auparavant, m’avait plongé dans un état proche de la déréliction et, avec le départ de ma femme, j’avais le sentiment terrifiant de me retrouver totalement nu.
J’ai bien conscience, en l’écrivant, de combien ce tableau du pauvre petit écrivain qui va se retrouver dans sa petite cabane à Ibiza et devant son petit écran d’ordinateur Apple, sans sa femme et sa petite cigarette, est pathétique. Moi-même, si je lisais ça sous la plume d’un autre, je ne pourrais pas m’empêcher de souffler, en me disant que, quand même, ce type abuse, que c’est une lavette, un artiste fragile, qu’il nous bassine avec ses états d’âme. Bah oui, c’est ce que j’étais à ce moment-là et cette prise de conscience me donnait envie d’allumer une cigarette pour calmer l’angoisse. Que suis-je venu faire là déjà ? Travailler, ah oui voilà. Je suis ici pour travailler. Tiens, je vais m’allumer une clope. Ah non, c’est vrai, j’avais oublié. Tout va bien.

S’il y a une activité que je n’ai connue qu’avec le tabac, c’est bien l’écriture. La fumée a toujours été pour moi indissociable de l’acte d’écrire. Et comme je suis brillant comme garçon, c’est au moment où je ne sais plus écrire que je décide de me séparer de ma fidèle associée. Je me suis dit, foutu pour foutu, tu as perdu ton gagne-pain, tu vas redevenir pauvre, autant l’être le plus longtemps possible. Profiter de ta pauvreté, en bonne santé, pour l’éternité. Youpi.

Au pied des murailles de la citadelle où nous dînons sur une charmante place très animée, je constate effaré que tout le monde fume. Les adolescents, les serveuses, les Allemands, les gros, les élégants, les bodybuildés, les tatouées, même les Scandinaves fument. Tout le monde fume et tout le monde ferme les yeux pour savourer de divines bouffées nicotinées. Le crépitement du tabac qui brûle et le bruit des glaçons, cette formule magique à portée de main. Une blonde angélique coince sa cigarette à la commissure de ses lèvres pulpeuses, ses yeux de biche brillent derrière la fumée bleutée et enveloppante. Les gens s’échangent des briquets, tendent leur paquet en direction d’amitiés immédiates. Des couples se forment sous mes yeux autour d’un paquet de Fortuna. C’est fabuleux. Cette place semble interdite aux non-fumeurs. Je suis très mal à l’aise. Qu’ai-je fait ? Pourquoi avoir abandonné cette panacée ? J’ai envie de crier : Mais moi aussi, vous savez, je sais cracher de la fumée par le nez ! Oh, moi aussi, je fais partie du club. Aimez-moi, regardez-moi, j’ai beaucoup fumé vous savez, je suis comme vous. Comme je me déteste d’avoir arrêté. Pardonnez-moi, je n’arrêterai plus. J’arrête d’arrêter, c’est promis.
– Olivier ? Tu vas bien ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu grimaces.
– Non non, mon Suzon, tout va bien. Tout. Va. Bien. Tu as vu tous ces crétins qui fument. Ils me font de la peine, tiens. S’ils savaient comme je me sens bien. Libéré, serein, calme. Des bronches de premier communiant. J’ai l’éternité devant moi.
J’ai une grosse envie de casser la gueule à tous ces ignares qui ne savent pas à quel point je suis zen.

À l’aéroport de Talamanca, je regarde Suzon s’envoler sur son escalator puis disparaître derrière cette grande affiche éclairée des Baléares. Disparaître tout court.
De tous les métiers que j’ai exercés, quel est le plus pénible ? Sans aucun doute éboueur. Vider les poubelles d’un immeuble à six heures du matin, puis les pousser dans les petits couloirs des sous-sols dans une odeur de couche tiède et de banane pourrie, est une expérience épouvantable. Eh bien cela vous semblera peut-être idiot, mais les bras ballants, le regard vide au milieu de l’aéroport d’Ibiza, je me dis que ma situation n’a jamais été aussi désespérée. Ce n’est pas un refus d’obstacle, c’est une démission ; ce n’est plus la frousse, c’est une peur panique. Je caresse ma poche dans l’espoir d’y trouver un paquet de cigarettes. Même ça.

Je rêve secrètement de me perdre. La casita est à l’autre bout de l’île. L’adresse n’en est pas une, de simples coordonnées GPS. Il y a tout un tas de routes, de déviations, de virages, de pièges entre elle et moi. La vieille ville se détache à l’horizon, le lever du jour déploie ses couleurs les plus magiques, la citadelle semble en feu. C’est magnifique. J’aimerais tellement un désastre. La fin du monde, s’il vous plaît. J’aimerais réussir à me perdre et passer la journée à tourner en rond, à découvrir des criques secrètes, des pueblos mystérieux, des petites chapelles perdues dans la pampa, des bars typiques pleins de gens charmants où déguster de savoureuses petites tapas. Mais à chaque fois que je sors d’un rond-point, j’aperçois un panneau indiquant ce qui semble être le village le plus proche de ma petite maison : Sant Joan de Labritja. L’homme professionnel et responsable qui reste en moi se félicite, mais l’immense paresseux qui le domine se lamente. Pour une fois, je ne vais quand même pas faire semblant de me perdre, je suis seul, en tête-à-tête avec moi. Je ne vais pas inventer un subterfuge pour tromper ma propre attention. Oh zut, je savais que je devais tourner, mais je ne l’ai pas fait. Non, je me déteste suffisamment à ce moment-là, je ne peux pas aller plus loin. Je me dis aussi, en passant devant un Tobacco, que personne n’en saura rien si je craque, et si je fume une dizaine de clopes en chantant à tue-tête dans ma voiture, sur un air de Coldplay par exemple, et si par mégarde j’accélère malencontreusement à l’approche d’une falaise :
When you try your best, but you don’t succeed When you get what you want, but not what you need
When you feel so tired, but you can’t sleep Stuck in reverse

Plouf.
Mais non, mon clignotant est définitif et sans appel, je m’apprête à tourner dans le petit chemin escarpé qui mène à ma casita. Je perds la main, je ne suis même plus foutu de me perdre. Qui suis-je? Quelles qualités me reste-t-il encore ?

Je n’ai plus trop le choix désormais. L’ordinateur est sur la petite table de l’unique pièce. J’allume une bougie. je suis venu avec ma machine à café, j’écoute le broyage des grains, ça turbine sec là-dedans. Et si j’y glissais mes doigts? Plus de doigts, plus de clavier. Plus de clavier, plus de texte. Plus de texte, plus de roman. Plus de roman, plus d’argent. Plus d’argent, plus de vie. Voilà un problème définitivement réglé.

Extrait
« À ce moment du récit de mes séjours montagnards, si vous trouvez que ce prénom, Ulysse, est trop beau pour être vrai, que son histoire de tabouret est tarabiscotée, que cette bonne sœur, cette Maria-Rita qui vient tous les étés garder ce sanctuaire marial, petit bijou d’art baroque savoyard, ne sont pas crédibles pour un sou, eh bien vous raisonnez comme Monsieur Fleury. Et je suis désolé pour vous car ce n’est que le début. » p. 49

« J’étais donc le deuxième plus petit, et le plus con, de cette grande école. Une sorte de plancton débile. Ma vie commençait à peine et j’étais déjà foutu. J’allais être dévoré par le banc de sardines dans mon dos, et même mes prières ne parviendraient pas à me sauver. » p. 59

« Des projets à la con, des souhaits extravagants, j’en ai donc formulé toute ma vie. Mais je crois que le plus idiot de tous reste celui de devenir écrivain. » p. 73

« Après des heures de recherches, d’analyses, de cabrioles comptables, de oh, de ah, de mon Dieu, de merde alors, j’ai dû me rendre à l’évidence. Si mon livre se vendait à 500 exemplaires comme la majorité des premiers romans, et que je touchais sur chaque exemplaire un pourcentage de 8% comme il est d’usage pour la plupart des premiers romans, j’encaisserai au final 640 euros pour deux ans de travail, soit 320 euros par an, soit 26,66 euros par mois, soit 0,89 euro par jour. Soit cinq fois moins qu’un travailleur du Bangladesh. » p. 135

À propos de l’auteur

Portrait d'Olivier Bourdeaut, Paris, 1er fevrier 2021

Olivier Bourdeaut © Photo Sandrine Cellard

Olivier Bourdeaut est né au bord de l’Océan Atlantique en 1980. L’Éducation Nationale, refusant de comprendre ce qu’il voulait apprendre, lui rendit très vite sa liberté. Dès lors, grâce à l’absence lumineuse de télévision chez lui, il put lire beaucoup et rêvasser énormément. Durant dix ans il travailla dans l’immobilier allant de fiascos en échecs avec un enthousiasme constant. Puis, pendant deux ans, il devint responsable d’une agence d’experts en plomb, responsable d’une assistante plus diplômée que lui et responsable de chasseurs de termites, mais les insectes achevèrent de ronger sa responsabilité. Il fut aussi ouvreur de robinets dans un hôpital, factotum dans une maison d’édition de livres scolaires – un comble – et cueilleur de fleur de sel de Guérande au Croisic, entre autres. Il a toujours voulu écrire, En attendant Bojangles, Pactum Salis et Florida en sont les premières preuves disponibles. (Source: Éditions Finitude)

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Sur les roses

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En deux mots
Un bibliothécaire amoureux de l’une de ses fidèles clientes. Cette dernière peinant à oublier son premier amour. Et un voisin, amateur de roses qui payer cher sa passion. Voilà les ingrédients de cette tragi-comédie sur fond de crise des générations.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’amour, les livres et les roses

Luc Blanvillain nous revient avec une nouvelle tragi-comédie dont il a le secret. Cette fois, il nous raconte la quête amoureuse d’un bibliothécaire pour l’une de ses habituées. Une stratégie de conquête tout en douceur, qui va pourtant virer au drame, lorsqu’il lui prend l’idée d’offrir une rose à sa dulcinée.

À la bibliothèque, on fait de son mieux pour intéresser les habitants à la lecture. Des spectacles de marionnettes sont par exemple organisés à l’intention des enfants. Mais avouons-le, avec un succès mitigé. Ce qui ne va pas pour autant décourager Simon Crubel, le responsable. Il faut dire que Simon est amoureux. Il a remarqué Adèle, qui vient régulièrement avec Antoine, son fils de dix ans. Une passion qui n’a pas échappée à Odile, la bénévole, à Michel, amateur de littérature médiévale, ou encore à Joëlle, lectrice compulsive et blogueuse (voilà qui me rappelle quelqu’un), qui partagent son secret. « Ils prenaient part à cet amour, chacun selon ses ressources, le nourrissaient, le chérissaient, jouissant en retour des bénéfices qu’il leur offrait, aussi nombreux qu’ineffables. »
Pourtant, il tarde à déclarer sa flamme. Il suit discrètement l’objet de ses convoitises, tente d’en savoir plus sur ses goûts, construit une stratégie d’approche. Va notamment discuter littérature avec Antoine, essayant de l’intéresser à Jude l’obscur de Thomas Hardy. Un choix pour le moins osé, qui va cependant nous offrir quelques savoureux échanges.
Mais laissons un court instant notre amoureux pour nous intéresser à un couple de voisins, Christian et Odile. Nés en 1954, ils ont traversé la seconde moitié du XXe siècle avec bonheur, ont vu leurs enfants Joseph et Simone prendre leur envol et leur donner de charmants petits-enfants. Mais au moment où ils pourraient se reposer sur de doux lauriers, prendre le temps de regarder leur série préférée mettant en scène le commissaire Jonasson, un gros nuage vient assombrir leur horizon: les enfants se battent déjà pour l’héritage, leur demandant avec insistance – au terme d’un énième repas dominical et d’un énième gigot raté – de répartir les meubles qu’ils ont patiemment accumulés au fil des ans. C’est dans ces circonstances que va se nouer le drame et que Simon va se présenter chez Odile une rose ensanglantée à la main.
Revenons maintenant à Adèle. L’enseignante essaie de sortir de ses déboires en consultant un psy, le Dr Mayer. Le praticien constate jour après jour qu’elle n’a toujours pas soldé sa relation avec Charles, le père d’Antoine. D’autant que ce dernier réapparaît à nouveau dans sa vie, ajoutant ainsi un nouveau problème à la confusion ambiante.
Après Nos âmes seules, Le Répondeur et Pas de souci Luc Blanvillain nous a concocté une nouvelle tragi-comédie sur fond de crise des générations et d’incommunicabilité. Les parents ne comprennent plus leurs enfants et encore moins leurs petits-enfants, centrés sur leurs téléphones portables et leurs réseaux sociaux.
Il semble tout à fait vain de vouloir les intéresser à la lecture, même si les œuvres de fiction pourraient leur ouvrir de nouveaux horizons.
On y retrouve aussi quelques thèmes et personnages récurrents, comme l’amour et le psy. L’amour qui devient de plus en plus difficile à vivre parce que nous ne trouvons plus les mots pour le dire. Simon a ainsi aujourd’hui beaucoup de peine à déclarer sa flamme. Il a pourtant les livres inspirants à sa disposition, y compris les rares ouvrages de Chrétien de Troyes.
Quant au psy, il parcourt ce livre avec délicatesse, sorte de phare dans la nuit qui n’est toutefois pas suivi. Ce qui nous vaudra encore quelques scènes cocasses. Vous l’aurez compris, ce nouvel opus n’a rien à envier à ses prédécesseurs au niveau de l’humour et de la satire. Luc Blanvillain se régale et nous régale à nouveau… sur un lit de roses.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Sur les roses
Luc Blanvillain
Quidam Éditeur
Roman
286 p., 20 €
EAN 9782374913704
Paru le 5/04/2024

Où?
Le roman se déroule dans une ville de province qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pour commettre l’irréparable, rien de mieux qu’un bibliothécaire amoureux.
Un jour, quelqu’un est foudroyé par la cueillaison d’une rose.
Pour raconter cette histoire, il faut partir de zéro: la rose, bien sûr, mais aussi, aussitôt, l’amour, la mort, l’enfance, les livres, les séries policières.
Simon Crubel est amoureux. Amoureux et bibliothécaire. Attendons-nous au pire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog L’or des livres

Les premières pages du livre
« Lorsque l’enfant se mit à hurler, Simon Crubel comprit qu’il avait dû y aller un peu fort.
Il regarda sa main, gantée d’une marionnette à tête de monstre. Assez hideuse, il est vrai, muette, avec des profondeurs d’expression. Elle semblait revendiquer, plus que tout, son statut d’objet artisanal, résolument hostile à toute velléité industrielle, commerciale, capitaliste. Quelqu’un, quelque part, avait dû la tricoter.
L’enfant pleurait toujours, mais moins, depuis que la créature pendait, inoffensive, au bout du bras de Simon qui se demanda s’il devait poursuivre son histoire. Sur son autre main, une jeune princesse boudeuse évoquait une drag-queen rousse, familière des nuits berlinoises.
Agacée, l’institutrice moucha le gosse et fit signe à Simon de continuer.
— La Belle, voulez-vous être ma femme ? articula-t-il donc, docile.
Il attendit un peu, ménageant son effet, puis fit répondre la Belle.
— Non, la Bête.
C’était mou. Le cœur n’y était plus. Le cercle de moutards en chaussettes sur la moquette de l’espace-contes avait perdu sa concentration. L’institutrice en foudroya quelques-uns, de son regard las, en vain. Deux d’entre eux s’étaient empoignés et roulèrent joyeusement parmi les acariens.
— Bon je pense qu’on va en rester là, conclut Crubel, en rejoignant prudemment Odile au comptoir de prêt.
— Tu terrifies les mômes, quand tu fais la voix du monstre, signala-t-elle, guillerette.
Il acquiesça.
— Tu pourrais peut-être changer d’histoire de temps en temps. Tu ne connais que La Belle et la Bête ?
— C’est ma préférée.
Il passa derrière le comptoir et se servit un café tiède, parfum tartre.
Elle lui sourit, de ce sourire coquet qui sollicitait dans son intégralité l’armature musculaire de son visage félin. Non, pas félin. Elle tenait plutôt de la loutre. De l’écureuil, voilà. Si, félin. Son père était un chat de gouttière et sa mère un écureuil femelle. Il avait lu quelque part que le mot écureuil venait d’un mot grec signifiant « qui vit à l’ombre de sa queue ».
— Je narre mal, résuma-t-il.
Grand homme osseux, tout en structure, il donnait physiquement l’impression de mépriser les accommodements moraux. C’était une illusion, bien sûr, mais assez utile. On lui faisait confiance. Chacun le sentait confusément, un sculpteur pompier aurait pu, en d’autres temps, tirer d’un bloc de marbre une silhouette comme la sienne pour exprimer la probité.
Aussi bien, il ne mentait, comme un chacun, que sur l’essentiel. Mais il avait raison, il narrait avec maladresse, renâclant aux astuces convenues qui plaisent aux petits, roulements d’yeux, effets de manche. Symétriquement, il appliquait ces réticences à ses lectures et se méfiait des auteurs lyriques.
— Même le soleil ne brille pas partout, professa Odile.
— Comment tu vas ? s’enquit Crubel que le souci des transitions n’obsédait guère.
C’était une vraie question. Il avait besoin d’être rassuré tout à trac. Sur Odile, surtout, qu’il soupçonnait fragile parce qu’elle s’évertuait constamment à éteindre ce genre de soupçons.
— Simon, soupira-t-elle, je vais bien.
Il mima la vie d’Odile, d’un geste ample et complexe. Elle hocha la tête, son sourire s’atténuant un peu, tandis qu’elle empilait deux albums.
L’institutrice – on ne les appelle plus comme ça depuis vingt ans, Simon – finit par vider les lieux, précédée de la bruyante escouade. Crubel déglutit, inspira, se sentit mieux.
Un flash trop bref lui restitua inopinément la saveur oubliée de sa joie de vivre. Celle qui l’habitait à l’époque où il était lui-même épouvanté par les marionnettes. Ces attaques de nostalgie survenaient le plus souvent lorsqu’il n’était pas en mesure de les accueillir avec les honneurs qui leur étaient dus. Elles se dissipaient aussitôt.
Alentour, la médiathèque paraissait exhiber sa laideur compas¬sée. On pouvait l’oublier par moments, cette laideur, ou plutôt la contenir, mais cela exigeait un effort inconscient de la volonté, qui fatiguait. D’ailleurs, médiathèque était un bien grand mot, imposé par la municipalité pour raviver à peu de frais dans l’esprit du public les couleurs ternies de l’établissement. Il s’agissait en fait d’une bibliothèque à l’ancienne, mais sans la patine, sans le prestige silencieux des boiseries. Y régnaient plutôt les dérivés pétrochimiques. Plastique pour couvrir les livres et linoléum le sol. Tout collait. Les couleurs juraient. La tranche des ouvrages piégeait des poussières anciennes, dont certaines s’étaient probablement formées sous De Gaulle. Au rez-de-chaussée, des gens de peu compulsaient chaque jour les quotidiens, de potron-minet à complies. Indifférentes à leurs craquements articulaires, d’énergiques retraitées gravissaient l’escalier de pierre pour atteindre le premier étage et s’y approvisionner en récits de vie. La poésie s’étiolait au second, dans une soupente romantique.
Cet environnement professionnel, miraculeusement préservé de la gangrène mercatique et managériale, cet espace calme où ne s’ourdissait jamais le moindre projet, où ne s’organisait aucune réunion d’équipe – Simon y était le seul employé et Odile lui donnait bénévolement un coup de main –, ce silence sans cesse recommencé possédait la vertu d’apaiser un peu les angoisses.
— Et toi ? finit par relancer Odile, de retour de la section jeunesse, où elle avait rangé les albums.
— Moi, quoi ?
— Comment tu vas ? C’est peut-être le moment de faire le point ?
— Pas spécialement, non.
Ils causaient. C’était comme ça tous les jours.
— Et ton livre, ça avance ?
— Pas spécialement non plus.
Simon Crubel s’essayait à l’écriture. Passion qui se démentirait peu après mais qui connaissait, à cette époque de sa vie, une espèce de petit apogée. Il avait trop d’idées. Il en avait tout le temps. Son inspiration se nourrissait des quatrièmes de couverture qu’il consultait toutes les semaines en librairie, ou des interviews d’auteurs. À l’instar d’un écrivain dont on parlait, il allait se lancer, par exemple, dans un récit acerbe, une satire sans concession du monde de l’entreprise. Il prenait des notes, lisait en diagonale quelques ouvrages documentaires, échafaudait le plan d’une intrigue, la divisait en chapitres – une vingtaine, à peu près – et, son moment préféré, se lançait dans la prose.
Il abandonnait toujours aux alentours de la page 8. Plus l’abandon était tardif, plus il était cruel. Il lui avait fallu près de 150 feuillets pour comprendre que son évocation chirurgicale d’une grande exploitation agricole lassait. Son thriller psychologique s’était écroulé à la page 30. Il racontait la vengeance d’un père de famille ayant découvert l’identité du violeur de sa fille et le tuant avec des raffinements de cruauté, non sans prendre la précaution d’occire six innocents pour brouiller les pistes. Son personnage lui avait paru manquer de vraisemblance. Il avait renoncé à deux récits de deuil, à une autobiographie imaginaire, à une fresque historique retraçant la vie de la femme de Verlaine et à plusieurs romans simples et bouleversants, mettant en scène une femme âgée atteinte d’une maladie incurable, ou un enfant atteint de la même maladie, ou une femme âgée en bonne santé assistant un petit cancéreux.
Pourtant, à chaque fois, son intrigue s’imposait à lui chamarrée de feux mystiques. En un éclair, toutes les notes griffonnées à la hâte dans un carnet de moleskine qui ne le quittait jamais s’aggloméraient, se fédéraient, se rangeaient. L’histoire lui apparaissait, telle une vision. En outre, son inspiration se révélait suffisamment extensible et protéiforme pour lui permettre de recycler des motifs conçus dans d’autres intentions. L’assassin du thriller devenait le fils de la vieille dame malade qui, elle-même, pouvait tenir honorablement le rôle de la mère de Verlaine. Il récupérait des descriptions qu’il enchâssait dans d’autres textes, dont elles grossissaient la masse et augmentaient les pages.
Odile le plaignait gentiment. Elle avait accepté de jeter un œil aux productions de Simon, qui ne la convainquaient pas, mais elle l’encourageait à s’accrocher. À quoi ? répondait-il.
C’était une bonne question.
Tandis qu’Odile repartait vers le fond de la bibliothèque – elle parcourait d’invraisemblables distances quotidiennes, son podomètre en témoignait – Simon se carra dans son fauteuil, où il se trouvait parfaitement installé pour ne rien faire.

— Vous rêvez, Simon ?
Crubel sursauta. Joëlle se tenait accoudée au comptoir de prêt, où elle avait déposé une pile conséquente d’ouvrages dont elle avait, quelques semaines plus tôt, inscrit les titres dans le cahier de suggestions. Joëlle – pilier historique de la bibliothèque – désirait être happée dès les premières lignes, lire la suite en apnée puis que le récit fût une claque et ne la laissât pas indemne. Simon peinait à faire coïncider cette étrange fantasmagorie cannibalesque avec l’image mesurée qu’offrait la sexagénaire, ci-devant technicienne en télécommunication.
Lui-même se contentait désormais de prélever dans les livres des fragments, des phrases, des paragraphes, au travers desquels s’entrevoyait quelque chose d’indéfinissable, de nébuleux et qui l’aidait à vivre.
— J’ai beaucoup aimé ce bouquin, l’informa Joëlle en brandissant un bref opus ostensiblement sobre. C’est écrit à l’os. Aucun gras.
Comme Crubel n’avait pas acquiescé assez vigoureusement, elle développa.
— L’autrice a trouvé une langue. Bouleversant.
Il bredouilla quelque chose, trahissant qu’il n’avait pas même ouvert le volume. Elle eut la bonté de ne pas lui en faire grief. Joëlle professait un goût très vif pour les récits tragiques, vertébrés, lourds secrets de famille, confessions pénibles, humiliations, domination. Elle prisait les syntaxes minimalistes ou, au contraire, les flux lacrymaux, dont elle citait des bribes sur son blog, ornementées d’enluminures numériques et d’émoticônes. Elle aurait sans doute adoré tous les livres que Crubel n’avait jamais écrits.
— Ce sera un coup de cœur, annonça-t-elle. J’ai hésité avec pépite mais ce sera coup de cœur.
Simon, incertain de la réponse espérée, lampa le fond de son gobelet.
— C’est chouette, Joëlle.
Elle parut déçue. Elle l’était toujours mais revenait à chaque fois, avec un enthousiasme intact. Odile les rejoignit et, entraînant habilement Joëlle vers le rayon des nouveautés, indiqua à Simon, d’un discret signe de tête, qu’Adèle était là.
Sagement assise à une table, un peu à l’écart, elle avait dû assister à la séance de marionnettes. À moins qu’elle ne fût arrivée juste après. Bien qu’il consacrât l’essentiel de ses journées à guetter son entrée, il la découvrait toujours par hasard, perdue dans le décor où elle semblait s’être incarnée, penchée sur un livre qu’elle parcourait avec gravité, avant de lever la tête, remontant du bout de l’index ses adorables lunettes à monture multicolore, pour le saluer en souriant.

C’est Odile, bien sûr, qui avait fait prendre conscience à Simon que l’intérêt qu’il portait à Adèle était clairement de nature amoureuse. À sa façon discrète et insinuante, par petites phrases elliptiques, s’arrangeant toujours pour caboter à distance raisonnable du sujet, qu’elle n’abordait jamais. Distillant les détails au fil des jours et des semaines, elle lui avait révélé qu’Adèle enseignait la littérature au lycée voisin, et que, comme on disait à l’époque de la lointaine jeunesse d’Odile, elle était mère célibataire d’un petit Antoine, dix ans. D’où tenait-elle ses renseignements ? Déformation professionnelle, peut-être, puisque l’intégralité de sa carrière s’était déroulée dans divers bureaux de l’hôtel de ville où elle exerçait des fonctions d’ordre sanitaire et social, calcul et versement de prestations, accueil d’allocataires, constitution de dossiers complexes, prise en charge des misères, dans leur inépuisable multiplicité et le respect absolu de l’orthodoxie administrative.
La retraite n’avait pas tari sa curiosité pour les humains, curiosité que Simon regardait comme l’une de ses plus impénétrables bizarreries, lui-même peinant à différencier les visages. Hormis, justement, celui d’Adèle.
— Et le père ? s’était-il enquis.
— Le père ? Quel père ?
— Celui du petit Antoine, dix ans.
Odile, qui s’attendait à la question et se désolait de n’y pouvoir répondre, avait haussé les épaules. Mais tout laissait penser que cet homme – un simple géniteur, probablement – s’était perdu quelque part dans le passé, et qu’il ne constituait ni un danger, ni un obstacle.
— Un obstacle à quoi, Odile ?
— Prends-moi pour une idiote.
Chez Simon Crubel, la puissance de l’amour, par une superstition d’autant plus féroce qu’elle était devenue pour lui, comme pour tous les inquiets familiers de l’échec, une seconde nature, était exactement proportionnelle à l’énergie avec laquelle il le déniait. Sa passion s’était d’abord fixée sur des détails d’Adèle – ses montures multicolores, sa nuque entrevue sous le chignon relâché, ses incisives nacrées fichées dans la roseur des gencives. Elle venait souvent lui parler. Riche de ces échantillons visuels et sonores, qu’il conservait comme des trophées, il s’évertuait, la nuit, à les assembler, pour tenter de reconstituer son épuisante splendeur. Peine toujours perdue.
— C’était très bien, votre petit spectacle, dit-elle.
Il ouvrit grand les yeux, brusquement tiré par Adèle de son rêve d’elle. Elle avait eu le temps, pendant qu’il prenait conscience de sa présence, de marcher jusqu’au comptoir qui, maintenant, les séparait.
— Il flanque la trouille aux mômes, réitéra Odile, revenue des nouveautés.
Joëlle, elle, avait disparu.
Adèle rit. Un rire bref, comme l’écho d’un grillon sur un éboulis. Des images idiotes et précises s’imposaient constamment à Crubel, en présence d’Adèle, en son absence, à son sujet. Souvent, elle venait à la médiathèque avec le petit Antoine, dix ans. Simon et lui s’entendaient bien. Antoine se nourrissait de gros ouvrages très au-dessus de son âge où se déployaient des univers fantastiques et violents. Simon, ceux-là, les lisait aussi, les aimait aussi.
— Il fait ça très bien, confirma Adèle en finissant de rire.
Habituellement, Simon se prévalait d’un certain sens de la repartie. Mais il était plus à l’aise avec les interlocuteurs qu’il ne rêvait pas de déshabiller du bout des dents, dans un lit plein d’odeurs légères.
Toujours assis dans son fauteuil, il avait maintenant la tête à la hauteur des seins d’Adèle, et ne les regardait pas, se concentrant sur le lobe de son oreille gauche, un lobe orné d’une petite pierre bleue. Elle posa devant lui un roman policier.
Après plusieurs secondes, il l’enregistra dans l’ordinateur.
— Et voilà, dit-il.
Plusieurs autres secondes plus tard, elle était partie.
— C’est tout ce que ce que tu trouves à lui dire ? demanda Odile.
— Comment ça ?
— Prends-moi pour une idiote. À toutes fins utiles, je te signale qu’elle adore les roses.

Adèle avait perçu, dans la voix du docteur Mayer, un certain agacement. Il n’était sans doute pas très professionnel pour un psychanalyste lacanien de déroger, fût-ce par ce léger frémissement des narines assorti d’une rudesse dans les inflexions vocales, à la règle d’imperturbabilité qui gouvernait son art, mais Adèle le comprenait. Pire, elle compatissait.
En deux ans de thérapie, aucun progrès notable ne s’était fait jour chez elle. Tout au plus – et encore – les longues séances hebdomadaires avaient-elles révélé les séquelles d’un conflit mal éteint avec sa sœur cadette, qu’elle ne voyait jamais, et qui était devenue, pour le petit Antoine, une tante assez déplorable.
Initiée par un épisode dépressif, consécutif à sa rupture avec Charles, cette longue entreprise, loin de dissiper la tristesse qui régissait la ronde lancinante de ses pensées, n’avait fait qu’en éclairer les reliefs. Mais, tout de même, la phrase que venait de prononcer le docteur Mayer, outre sa tonalité peu amène – Adèle ne le comprit qu’en se la répétant mentalement, raidie sur le divan – délivrait un pronostic peu encourageant : « Il est à craindre que notre espèce disparaisse avant votre névrose. »
Jusqu’alors, le praticien s’en était tenu à une réserve de bon aloi, un silence qui donnait à penser voire, dans les bons jours, à espérer.
Se pouvait-il qu’il eût changé de tactique et décidé de brusquer la jeune femme, de la placer sans ambages face à son néant dans l’espoir de lui faire amorcer un virage avant le précipice ?
Ou alors non, c’était juste qu’il en avait marre.
Adèle n’était sans doute pas une patiente passionnante. Dans le cabinet du docteur Mayer, elle avait pris l’habitude, au cours de ces deux années si vite écoulées, de déverser ses inquiétudes, presque toutes relatives à son fils. Mais bon, elle payait pour ça, lui semblait-il. Et si elle n’offrait à l’interprète aucun symptôme spectaculaire, pas de crises de tétanie, nulle phobie notable hormis, peut-être, celle des orteils préhensiles dépassant des sandales – et que, d’ailleurs, elle taisait – aucun trouble psychotique, Adèle garantissait au docteur des revenus réguliers et, pour tout dire, confortables.
Son salaire de professeur titulaire faisait d’elle une cliente solide, une de ces habituées qui ne provoquent jamais d’esclandre. Elle sanglotait rarement et ses cauchemars récurrents mettaient presque toujours en scène ses proches, jouant, sous différentes apparences, des rôles similaires, alternativement bourreaux, victimes, maîtres d’école sadiques, corps en putréfaction.
Les peurs d’Adèle étaient rien moins qu’extraordinaires. Elle redoutait le dérèglement climatique, les maladies de son fils, la mort de ses parents, la réussite de sa sœur.
Au début, elle s’en ouvrait au docteur, dont elle tentait d’évaluer les silences. Selon qu’ils étaient purs ou ponctués de petites toux, de reniflements ou de coups de glotte, il était loisible, avec l’expérience, d’y décoder un encouragement, un doute, une interdiction catégorique.
Mayer se défendait d’émettre de tels signaux, assurant à Adèle qu’elle se livrait à des projections mais il fallait avouer que, dans ce cabinet mal aéré, tout paraissait surchargé de sens, depuis l’embrasse des rideaux empesés jusqu’au petit buste en ivoire moustachu qui rappelait vaguement Philippe Pétain ou Edwy Plenel.
Les échanges proprement verbaux n’avaient lieu qu’à la fin de la séance, au moment où le docteur lissait soigneusement le chèque ou les espèces qu’Adèle venait de lui remettre. »

Extrait
« Comment l’amour de Simon pour Adèle avait-il, selon la formule consacrée, cristallisé, non seulement dans l’intime creuset de son cœur, mais encore et peut-être surtout au sein même de la petite communauté qu’il formait avec ses deux amis de la bibliothèque ? Mystère non moins profond que cet amour lui-même qui constituait désormais entre eux une manière de secret scellant leurs âmes. Telle était la puissance de cette passion, qu’excédant les limites, trop étroites pour elle, de Crubel, elle l’unissait à ses proches en une symbiose affective inédite. Ils prenaient part à cet amour, chacun selon ses ressources, le nourrissaient, le chérissaient, jouissant en retour des bénéfices qu’il leur offrait, aussi nombreux qu’ineffables. » p. 31

À propos de l’auteur
BLANVILLAIN_lucLuc Blanvillain © Photo DR

Luc Blanvillain est né en 1967 à Poitiers. Agrégé de lettres, il enseigne à Lannion en Bretagne. Son goût pour la lecture et pour l’écriture se manifeste dès l’enfance. Il n’est donc pas étonnant qu’il écrive sur l’adolescence, terrain de jeu où il fait se rencontrer les grands mythes littéraires et la novlangue de la com’, des geeks, des cours de collèges et de lycée.
Il est l’auteur de Nos âmes seules (2015), Le Répondeur (2020), Pas de souci (2022) et Sur les roses (2024). (Source: Quidam Éditeur)

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Le Dôme de la méduse

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En deux mots
Après avoir mis hors d’état de nuire le traître qui sévissait dans leur vaisseau, les rescapés de l’Orca s’apprêtent à rentrer au bercail. Dans leurs bagages, ils ont des enregistrements à décrypter. Et peut-être la preuve d’une existence extra-terrestre. La tension est à son comble.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le message de l’au-delà

Quel plaisir de retrouver Pierre Raufast au meilleur de sa forme pour clôturer sa trilogie baryonique. Dans cet ultime volet, l’équipage de l’Orca s’apprête à rentrer sur terre avec quelques révélations sensationnelles dans ses bagages. Mais aussi quelques trous noirs… Passionnant!

C’est par une scène choc que s’ouvre le troisième tome de La trilogie baryonique, un incendie volontaire fomenté par les rescapés de l’expédition envoyée dans le système de la Tortue et son mystérieux Dôme de la méduse. C’est que l’équipage a compris que le traître parmi eux était une machine censée les soutenir dans leur mission. Alors, après quelques conciliabules, ils ont réussi à la mettre hors d’état de nuire. L’hypothèse la plus plausible, mais qui reste à vérifier, étant un sabotage fomenté par les Bernanos. Désormais, ils vont pouvoir se consacrer plus sereinement à leur mission, c’est-à-dire à l’étude des informations recueillies autour du Dôme. Ajoutons d’emblée qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu les deux tomes précédents – même si je vous le conseille fortement – pour goûter à ce roman. L’ouvrage commence par un résumé ainsi qu’une liste des personnages (voir ci-dessous «Les premières pages»). Mais revenons à notre équipage.
Si pour l’opinion générale cette expédition s’est soldée par un échec avec des pertes humaines et une antimatière qui reste hypothétique, dans le vaisseau tout le monde s’affaire à décrypter ce qui pourrait être le premier message extraterrestre et par là-même bouleverser l’état des connaissances et l’histoire de l’humanité. Sauf qu’il n’est pas aisé de déchiffrer des séries de rayons et leur fréquence. Autour de Sara, sa fille Mia, et Slow, c’est surtout aux connaissances de Mirror Tale, la Xénolinguiste et experte en télécommunications, que des avancées notables vont pouvoir être enregistrées.
Durant leur voyage retour, on s’affaire aussi sur terre, à la fois pour tenter de comprendre ce qui s’est passé dans le système de la tortue, quels éléments de langage devront accompagner le bilan de l’expédition et quelles suites il faudra lui donner aux programmes de recherche. Pour Kamal Narkami, le Président de l’EPON, il s’agit notamment de surveiller les Bernanos, mais aussi le pouvoir de l’Agence de recherche de l’antimatière et de contrôler les recherches sur l’intelligence artificielle.
Bref, tout le monde s’agite. Et pas forcément pour de bonnes raisons, même en 2177.
Dans cet ultime tome de sa trilogie, Pierre Raufast poursuit quant à lui sa tâche de vulgarisateur scientifique, de décrypteur de concepts et de lanceur d’alerte. Nourri d’une riche bibliographie que l’on trouvera en fin de volume, il se penche tout à la fois sur la création de l’univers, sur l’interaction homme-machine, l’intelligence artificielle ou encore la – forte – probabilité que nous ne soyons pas les seules formes de vie dans ce monde loin d’être fini.
Avec sa plume qui court allègrement, il n’a aucun mal à entraîner le lecteur dans ses réflexions, en ajoutant du suspense, des rebondissements et quelques belles découvertes à son récit. Après Asimov, voilà sans doute l’une des séries de SF les plus réussies, car les perspectives que nous offre Pierre Raufast sont tout simplement vertigineuses!

Le Dôme de la méduse
Trilogie baryonique tome 3
Pierre Raufast
Éditions Aux Forges de Vulcain
Roman
336 p., 21 €
EAN 9782373056877
Paru le 26/03/2024

Où?
Le roman est situé quelque part dans l’univers, avant un retour sur terre.

Quand?
L’action se déroule de 2176 à 2179.

Ce qu’en dit l’éditeur
L’équipage du vaisseau M-Orca est dans le système de la Tortue depuis plusieurs mois. Le groupe de scientifiques doit continuer ses recherches malgré des difficultés techniques et des désaccords. Toutes les pistes pointent vers une forme de civilisation dont le développement est étroitement lié à l’antimatière. Mais comment explorer cette nouvelle planète avec un traître parmi leurs rangs ? Sara et Slow doivent décrypter les mystères qui se cachent dans sur Tortue-B, mais la méfiance et les complots sont les huitièmes passagers dans cette aventure interplanétaire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« RÉSUMÉ DU TOME 1
La Tragédie de l’Orque
En 2173, voilà un siècle que la civilisation a trouvé un certain équilibre depuis la Grande Migration climatique qui a décimé la moitié de la population et déplacé l’autre.
Depuis l’avènement de la fusion nucléaire, énergie propre et salvatrice pour le climat, la recherche scientifique a été mise en sourdine en grande partie grâce ou à cause des « plafonds de Tao » : un théorème qui démontre les limites du progrès technologique, et en particulier celui de l’intelligence des robots. Ceux-ci se déclinent en deux grandes familles : les Experts artificiels pour les tâches professionnelles et les Sofia, sortes de nounou pour enfants.
Désormais, l’EPON (Energy Pact Of Nation) et sa gouvernance unifiée décident des grandes orientations stratégiques du monde par l’intermédiaire de son président Kamal Narkami.
Dans ce contexte, l’Agence de recherche de l’antimatière et l’Institut de stratigraphie se partagent les rôles dans l’importante quête de l’antimatière dans l’univers. L’antimatière est la clef de la miniaturisation des Experts artificiels, l’unique façon de progresser encore malgré les plafonds de Tao. Kirsten Golovine, à la tête de l’Agence, et Timothée Galibert, à celle de l’Institut, se livrent une guerre de pouvoir sans merci, dans laquelle TT-Bot et Goru Inc., les deux fabricants de robots et vaisseaux spatiaux, ont aussi leur mot à dire.
La commandante Sara McTeslin et Slow Resende sont deux mineuses d’espace-temps embarquées dans leur Orca-7131, ces vaisseaux sphériques conçus pour naviguer de strate en strate à la recherche d’antimatière. Après une avarie, elles se retrouvent coincées dans un pli reculé de l’univers baptisé le système de la Tortue. Là, elles détectent par hasard une planète étonnamment prometteuse : Tortue-B.
Sur Terre, Ness, la femme de Sara, et Mia, leur fille, sont sans nouvelles de l’équipage et se morfondent. Heureusement, Maximilien, père de Sara et directeur honoraire de l’Agence, fait de son mieux pour aider la mission depuis le centre de commandement.
Mais cela ne suffit pas à calmer Mia, l’adolescente prise entre ses problèmes de cœur avec Diego, son petit ami suspecté de se radicaliser auprès des Bernanos, une secte anti-progrès, et l’absence récurrente de Sara, sa mère exploratrice.
Après quelques hésitations, l’Orca-7013, un autre module piloté par Youri Vassili Sotnikov et Tom Papadacci, détourne sa route pour leur porter assistance. L’occasion pour Slow, jeune mathématicienne au passé mystérieux, et Tom, jeune lieutenant, de collaborer pour trouver une solution à cette panne. Après des rebondissements épiques, tous les quatre arrivent enfin à retrouver le chemin de la Terre. Ils empruntent pour cela des trous de ver artificiellement créés par les Orcas qui leur permettent de naviguer de strate en strate.
Sitôt dans le Système solaire, ils envoient sur Terre les signaux captés dans le système de la Tortue. Le résultat est formel : non seulement Tortue-B est susceptible d’abriter de la vie, mais en plus, un dôme mystérieux semble contenir une grosse quantité d’antimatière. Combien? Comment? Pourquoi? Un grand nombre de questions subsistent et mériteront une nouvelle expédition.
Quand il apprend cette nouvelle, Kamal, le président de l’EPON, ne semble pas partager l’enthousiasme collectif. Il annonce qu’il veut rencontrer Slow dès son retour sur Terre. Informée et visiblement terrifiée, celle-ci s’effondre, victime d’un malaise cardiaque.

RÉSUMÉ DU TOME 2
Le Système de la Tortue
Adolescente, Slow Resende s’est acharnée pendant des mois à comprendre le théorème des plafonds de Tao, jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive d’une erreur dans la démonstration du mathématicien. Effarée par cette découverte qui ébranle les fondements de la société post-Grande Migration, elle s’est confiée à son père. Quelques semaines plus tard, elle a été convoquée par Kamal Narkami, le président de l’EPON, qui l’a violentée et lui a ordonné de n’en parler à personne. Pour l’éloigner de la Terre et des mathématiques, il l’a obligée à suivre une carrière de mineuse d’espace-temps.
Voilà pourquoi, dix ans après, Slow fait un malaise dans l’Orca-7031 quand Kamal Narkami lui ordonne de rentrer plus rapidement sur Terre. Heureusement, Slow se remet, mais choisit de rester sur le vaisseau. Ce sont Sara et Tom qui utiliseront les deux S-Orcas pour revenir plus rapidement sur Terre.
Pendant ce temps, les scientifiques ont eu le temps d’analyser les données de Tortue-B, la planète découverte. Ils s’interrogent sur l’origine et la fonction de cet étrange dôme contenant de l’antimatière. Les hypothèses foisonnent, y compris dans les médias. Seule une mission d’observation permettra d’en savoir davantage et les préparatifs commencent. La composition de l’équipage donne lieu à des négociations houleuses entre l’EPON et TT-Bot. Sara est finalement choisie comme commandante, tandis que Tom est écarté au profit d’un commandant en second salarié de TT-Bot. Les douze autres scientifiques de l’expédition sont sélectionnés, dont une botaniste, une géologue, un bactériologiste, une zoologiste, une chimiste, etc.
Quand Sara rentre enfin sur Terre, sa femme Ness est ravie. Malheureusement, la joie sera de courte durée. Grâce aux renseignements fournis par Diego, l’ex-petit ami de Mia, au groupe terroriste des Bernanos, un attentat vise Sara, mais c’est Ness qui meurt.
Plus que jamais hostiles au progrès, les Bernanos, par la voix de leur leader Gareth Anderson, revendiquent avec fierté cet attentat, et ceux à venir.
Écœurée, Sara décide de repartir pour le système de la Tortue en embarquant illégalement sa fille Mia. Tom, qui reste en support depuis le centre de commandement, l’aide dans cette opération clandestine en substituant la jeune fille au commandant en second nommé par TT-Bot.
Une fois parti, le M-Orca dévie sa route pour récupérer Slow, puis file vers le front de taille sans encombre. Mia, désœuvrée parmi cet aréopage de scientifiques, en profite pour apprendre le métier de zoologiste.
Dès qu’ils arrivent dans le système de la Tortue, des sabotages incompréhensibles surviennent. Ils se solderont par la perte de deux équipiers, dont Hikaru, le mentor de Slow. Hélas, le coupable n’est pas identifié. L’équipage entame l’exploration de Tortue-B et découvre une faune étonnante, ainsi que le dôme d’antimatière, qui émet un mystérieux signal laser. Mirror, la xénolinguiste, enregistre le signal quand un dernier sabotage tue quatre autres équipiers dans le crash d’un vaisseau.
Slow, un temps suspectée, est alors innocentée : le saboteur semble être l’Expert du M-Orca ! Ce dernier aurait-il découvert l’inexistence des plafonds de Tao ? Est-on à la veille d’une révolution des robots ? L’équipage réagira-t-il à temps avant que la folie meurtrière de ce Masterbot ne les tue tous ?

Rappel des principaux personnages
À bord du M-Orca
Sara McTeslin : Commandante de l’expédition et mère de Mia
Slow Resende : Commandante en second
Mia McTeslin : Fille de Sara et apprentie zoologiste
Arina Marquet : Ingénieure systémique (décédée)
Åsa Ruud : Chimiste (décédée)
Brock Rockson : Militaire
Caleb Antoun : Militaire
Eerika Tadolini : Physicienne (décédée)
Helmut Feinberg : Médecin (décédé)
Hikaru Hyodo : Zoologiste et mentor de Mia (décédé)
Leonhard Olmov : Cuisinier
Malika Nakache : Géologue
Ming Shan : Bactériologiste (décédé)
Mirror Tale : Xénolinguiste et experte en télécommunications
Roxane Hyrcanie : Botaniste

Sur Terre
Kamal Narkami : Président de l’EPON
Kirsten Golovine : Directrice de l’Agence de recherche de l’antimatière (ARA)
Diego : Ex-petit ami de Mia et ancien membre des Bernanos
Dorotea Rönnberg : Responsable de communication de l’ARA
Gareth Anderson : Leader des Bernanos
Joyce Upring : Superviseuse mission à l’ARA
Maximilien McTeslin : Père de Sara et ancien directeur honoraire de l’ARA
Ness McTeslin : Femme de Sara (décédée)
Sakari : Responsable des activités illégales de minage
Tom Papadacci : Responsable des opérations au sol, ancien mineur

1
Orca-7459, système de la Tortue
25 juillet 2176
« Ici Orca-7459, vous me recevez ? »
La voix tremblante de Sara résonna dans le module.
« Nous sommes toujours là, Sara. Quel est le statut de ton côté ? »
La commandante relâcha ses épaules et poussa un long soupir : elles étaient toujours en vie. Mia n’avait rien.
Désormais, la priorité était double : ôter toute capacité de nuisance au Masterbot du M-Orca, et transférer le reste de l’équipage hors de son module. Mais comment faire tout cela sans éveiller ses soupçons ? L’Expert de l’Orca-7459 avait des oreilles partout, et en tant que Masterbot du M-Orca, il avait la capacité d’interagir avec n’importe lequel des modules.
Elle regarda Slow, toujours allongée à ses côtés, dans un état d’extrême fatigue.
« Je vais avoir besoin de vous ici, rejoignez-moi au plus vite », dit-elle d’un ton le plus détaché possible de peur de trahir un quelconque sentiment de panique. Par réflexe, elle regarda la caméra où l’œil rouge de l’Expert l’observait sûrement.
L’équipage ne répondit pas tout de suite. À la place, Sara entendit des chuchotements qu’elle n’arriva pas à distinguer. Puis, la voix de Malika se fit entendre :
« Bien reçu. J’arrive tout de suite. Les autres restent ici sous la protection de Caleb, en attendant que la situation se stabilise. »
Sara serra le poing : « J’insiste pour que vous veniez tous ici en renfort. J’ai besoin d’aide. C’est un code MES. »

Dans l’autre module, les trois femmes se regardèrent.
« C’est quoi, un code MES ? demanda Mia.
— Jamais entendu parler, fit Malika.
— Moi non plus, répondit Roxane en tordant la bouche. Ce n’est pas un code officiel, il n’a pas la bonne nomenclature. Soit Sara divague, soit elle veut nous faire comprendre quelque chose sans le dire explicitement. »
Malika interrogea du regard Caleb.
« Sara est entrée par le sas où se trouve emprisonnée Slow. Il est possible qu’elle soit tombée dans un guet-apens. Je ne vois que deux explications : soit cette demande est faite sous la menace, soit elle veut nous faire passer un message discrètement.
— Je suis d’accord avec ton analyse, mais que fait-on ?
— It’s a trap ! réagit Roxane. C’est un piège de Slow ! Pour une raison que j’ignore, elle veut tous nous rassembler à bord du M-Orca.
— Peut-être. Mais que signifie MES alors ?
— Le S est sans doute pour Slow. Méfiance Envers Slow ?
— Maîtrisez l’Ennemi Slow ? »
Caleb fit le tour de la salle et regarda à travers le hublot virtuel. Face à lui, à quelques dizaines de mètres de la coque, les autres modules du M-Orca tournaient avec une régularité apaisante.
« La situation est trop risquée. C’est à moi d’aller voir ce qu’il se passe. Je vais entrer par l’autre sas, opposé à celui de Slow. Je trouve Brock et ensemble, on ira dans le dernier module. Une fois sur place, je vous recontacte.
— Comment saurons-nous si tout va bien ? Si tu n’es pas sous la contrainte, toi aussi ?
— Si je commence ma phrase par Roxane, alors c’est que tout est OK et qu’il faut obéir à Sara. Sinon, il faudra vous méfier et ne pas croire à ce que je dis. D’accord ? »

Mia observa le militaire s’extraire du E-Orca et flotter en ligne droite jusqu’au sas opposé. Sa mère était-elle en danger ? Il faudrait attendre quelques minutes pour le savoir. Elle détourna le regard et l’Expert de bord mit une musique d’ambiance apaisante. Un rythme lent, quelques notes de piano. Malika leva les yeux et sourit à la jeune fille.
« Merci, James. Heureusement que tu es là, toi… »
Les trois femmes restèrent en silence jusqu’à ce qu’un grésillement interrompe la musique : c’était la voix de Caleb.
« Roxane, prépare tout le monde à rejoindre le M-Orca. On a besoin de vous toutes, ici. Maintenant ! Go ! »
La voix était rapide, un peu nerveuse, mais il avait commencé par son prénom, alors Roxane regarda Mia et sourit. Elles pouvaient les rejoindre là-bas sans crainte.

En arrivant par l’autre côté, Caleb avait cherché en vain Brock. Redoutant le pire, il avait traversé l’un après l’autre les sept modules vides du M-Orca. Arrivé devant la porte du dernier sas, il était entré arme au poing, prêt à réagir. Au milieu de la pièce, Brock, Leonhard et Mirror discutaient avec une Slow visiblement épuisée. La jeune femme ne semblait pas constituer une menace et la situation était sous contrôle. Il fut rapidement mis au courant de la situation puis demanda à ses collègues de quitter leur vaisseau.

Moins d’une demi-heure plus tard, l’E-Orca-7459, centre du cerveau malade du Masterbot, fut vidé de ses derniers occupants.
À peine arrivée dans le sas, Sara se jeta dans les bras de sa fille.
« Oh, Mia, j’ai eu si peur !
— Mais pourquoi maman, que se passe-t-il ? »
Malika se rapprocha et montra, d’un mouvement de menton, Slow, assise, adossée contre la paroi, la tête entre ses mains.
« Elle se repose, elle est extrêmement fatiguée. Mais ça va, ce n’est pas sa faute…
— Nous pensions qu’elle te prenait en otage. Ça voulait dire quoi, ton code MES ? »
Sara mit furtivement son doigt sur sa bouche et regarda Malika dans les yeux : « Je vais vous expliquer dans deux minutes… » Elle leva la tête et regarda le mur : « Masterbot, joue-nous le chant de baleines avec un volume huit.
— Désolé. Je n’ai pas ce son en mémoire. Voulez-vous des cris d’oiseaux à la place ?
— Non. Mets-nous plutôt Metal is the Paradise of Hell. »
Le morceau de hard rock débuta sur le son saturé d’une guitare électrique. Roxane grimaça et interrogea Sara du regard.
« Masterbot, monte le son. »
Roxane montra ses oreilles d’un mouvement de la main agacée. Pourquoi tout ce vacarme ?

Sara prit Mia, Malika et Roxane par les épaules et, en cercle, rapprocha sa tête des leurs jusqu’à les toucher. Elle regarda vers le sol pour masquer le mouvement de ses lèvres.
« Écoutez, les filles, on a un gros problème. Nous avons compris qui est le traître. Ce n’est pas Slow, mais le Masterbot du M-Orca. L’Expert de mon E-Orca. »
Roxane voulut se redresser, mais elle sentit la pression de Sara sur son dos, maintenant leur position en cercle, tête baissée.
« C’est lui qui a tout fomenté depuis le début. Slow m’en a apporté les preuves, on en reparlera plus tard. On ne sait pas pourquoi ni comment, mais notre priorité est désormais de lui retirer le contrôle du M-Orca. De lui ôter tout pouvoir de nuisance. Compris ? »
Les trois femmes hochèrent la tête.
« Je vous demande une très grande discrétion. N’oubliez pas qu’il entend tout et voit tout. S’il le décide, il peut redéclencher un sabotage à tout instant. Il va falloir agir très rapidement. »
Il y eut un silence approbateur, puis Mia demanda :
« Et MES alors ? ça voulait dire quoi ?
— Masterbot Est le Saboteur. C’est tout ce que j’ai trouvé sur le moment… »

2
M-Orca, système de la Tortue
26 juillet 2176
Un M-Orca (ou Multiple-Orca) est un ensemble de modules reliés entre eux par des sas en rotation sur leur axe et organisés suivant une certaine configuration physique. Dans l’expédition de la Tortue, la forme retenue était serpentine, c’est-à-dire que les huit modules étaient alignés pour faciliter les déplacements de l’équipage. D’autres configurations existent. Celle de l’Atomium, par exemple, est généralement employée dans des missions d’observation statiques, car elle permet davantage d’interactions entre les modules. En revanche, sa formation en structure cubique est un frein aux déplacements à grande vitesse.
Du point de vue logique, un des Experts de bord est choisi pour devenir le Masterbot du M-Orca. C’est le garant du bon fonctionnement de l’ensemble des systèmes constituants. Dans le jargon de l’Agence, l’Expert choisi récupère le token du Masterbot, c’est-à-dire un anneau unique pour gouverner tous les autres modules.
Concrètement, le Masterbot fédère les Experts des autres modules et a autorité sur eux. En termes techniques, on ne parle pas vraiment d’autorité, mais de droits plus élevés. Le Masterbot est leur référent : il est à la fois le « commandant », le chef d’orchestre, l’administrateur système et celui qui archive tout ce qui se passe à bord des autres modules. Il a des yeux et des oreilles déportés dans chaque salle et voit passer toutes les communications. Il est la clef de voûte du système d’information d’un vaisseau spatial.
Sans Masterbot, un M-Orca n’est pas opérant, à moins de redonner leur indépendance à chaque module.
Aussi, déconnecter un Masterbot, lui retirer ses attributs système ou son token, n’est pas une procédure standard documentée. En temps normal, il n’y a d’ailleurs aucune raison de le faire. La seule explication serait une panne qui l’empêcherait de réaliser ses missions. Mais là encore, un garde-fou scrute à intervalles réguliers les performances du Masterbot pour le redémarrer au besoin. Ce watchdog (ou « chien de garde » dans la documentation française de l’Institut) fait partie de l’ensemble des codes informatiques d’un Masterbot. En cas de panne sévère, ce bout de code rudimentaire détecte l’absence de réaction du logiciel principal et lance la procédure d’arrêt. C’est d’ailleurs ce qui s’était passé lors du crash de l’Explorer-Orca sur Tortue-B.
Ensuite, si aucun humain n’intervient au bout d’un certain temps, le système déclenche une procédure de résilience et redémarre tout seul. Le logiciel opère alors des fonctions autoréparatrices consistant à se réinitialiser avec son code d’origine. Les informations de contexte sont conservées, mais l’altération du logiciel, si elle a eu lieu, est corrigée. Ce protocole de récupération était déjà en place lors du vol inaugural du Donkey I, et a eu le temps de faire ses preuves depuis.

Dans la salle de repos de l’Orca-7461, Malika avait attaché un vaste drap entre quatre chaises à la manière d’une cabane d’enfant. En dessous, telles des Indiennes sous leur tipi, les six femmes chuchotaient. Une musique d’ambiance masquait leurs paroles. Ici, elles étaient à l’abri des indiscrétions du Masterbot.
« Il doit bien y avoir une solution, quand même ! s’indigna Mia. Comment les ingénieurs de l’Institut ont-ils pu oublier cette fonction de déconnexion ?
— Disons qu’on n’a jamais vu un Expert de bord devenir fou et tuer ses occupants. En revanche, cette impossibilité à le destituer est un excellent mécanisme de protection contre un membre de l’équipage qui aurait pété un câble.
— Genre, je veux voler l’anneau unique pour que mon Orca devienne le Masterbot ?
— Par exemple.
— En gros, on a prévu la folie des hommes, mais pas celle des Experts.
— Oui. Ça t’étonne ?
— Il faut bien avouer qu’il s’agit d’un comportement inédit, compléta Slow, désormais remise de ses émotions. Je ne comprends même pas comment il a pu faire preuve d’autant d’initiative en étant déconnecté d’un centre de calcul quantique. C’est vraiment très curieux… »
Mirror abonda dans son sens : « Je te confirme que dans cette strate, aucune communication vers la Terre n’est possible ! »
Slow ignora cette évidence et secoua la tête.
« C’est tout bonnement incompréhensible. Il n’a aucun moyen d’être si intelligent. Il doit y avoir quelque chose qui nous échappe.
— On débattra sur le pourquoi et le comment plus tard, conclut Sara. Notre priorité est de mettre ce logiciel hors d’état de nuire. En l’absence de procédure, avez-vous des idées ?
— On a regardé dans les dossiers d’Arina ? C’était elle, l’ingénieure systémique.
— Oui. Rien trouvé non plus.
— Et dans la fondation SCP ? » demanda Mirror.

Cette question fit sourire Slow. La fondation SCP était une vieille organisation qui opérait depuis plus de cent cinquante ans. Son trigramme résumait ses trois missions : sécuriser, contenir et protéger. Elle regorgeait de centaines de milliers de procédures de confinement spéciales pour protéger la Terre ou ses habitants d’une menace interne ou externe. Partie initialement d’un délire de passionnés de science-fiction, elle était devenue avec le temps un organisme respecté pour la richesse de sa base documentaire. À côté de textes insolites décrivant les procédures d’isolement d’un superhéros mutant particulièrement méchant, il existait des trésors d’inventivité dans ces fiches dont l’EPON ou même l’Institut s’inspiraient pour anticiper des scénarios catastrophes. Ce gigantesque travail de prospective tous azimuts alimentait les réflexions stratégiques, opérationnelles et même technologiques de nombreux acteurs. Même les ingénieurs de TT-Bot, quand ils avaient réfléchi aux concepts de robots insectoïdes, avaient eu recours à la fondation SCP pour définir des protocoles d’endiguement en cas de prolifération incontrôlée.
Existait-il dans cette base monumentale une fiche décrivant comment se protéger d’un Masterbot devenu un fou criminel ? Sans doute ; des centaines de milliers de fiches avaient été écrites, y compris sur des scénarios bien plus improbables que celui-ci. Malheureusement, dans cette strate de l’univers, l’accès aux registres de la fondation SCP était impossible. Et même si le Masterbot avait dans sa mémoire un extrait de la base, comment l’interroger sans qu’il s’en aperçoive ? Paradoxalement, la fondation SCP n’avait pas prévu ce cas-là : comment se protéger de l’ordinateur qui permettait de consulter ses fiches ?

« Il n’y a pas trente-six solutions, fit Slow. Il faut détruire physiquement l’Orca-7459. Le faire exploser. »
Un murmure de désapprobation enfla sous la tente. Sara leva la main pour apaiser les esprits.
« J’ai déjà réfléchi à cette solution : au-delà de la faisabilité technique, il y a une autre question… C’est notre seul module d’exploration restant. Si on le perd, il nous est impossible de redescendre sur Tortue-B. L’expédition est terminée, on rentre directement à la maison.
— Et le vaisseau de Helmut qui est resté sur le lieu du crash ?
— N’y pense même pas. Il est encastré dans le sol sur plusieurs mètres. La poussée du moteur n’est pas dans la bonne direction pour nous aider. Et puis les ailettes de portance ne se sont pas rétractées au moment de l’impact. Elles sont inutilisables. Il n’y a rien à en tirer.
— On ne peut pas transférer la mémoire de leur Expert vers le nôtre ? Inverser leurs logiciels ? »
Slow secoua la tête.
« Non, ça ne fonctionne pas comme ça. »
Mirror confirma. Il y eut quelques secondes de silence, avant que Roxane n’interpelle la commandante : « De toute façon, tu comptes vraiment continuer la mission ? Il nous manque un bactériologiste, un zoologiste confirmé, une physicienne et une chimiste. Ça commence à faire beaucoup pour une expédition scientifique, non ? Pour ma part, j’ai fait mon rapport préliminaire. Mia n’a rien trouvé sur ses carottages. Je ne vois vraiment pas ce que l’on peut espérer de plus.
— J’ai jeté un œil aux procédures d’Eerika et d’Åsa, ajouta Slow. Roxane a raison, c’est incompréhensible. Cela demande une expertise que nous n’avons pas.
— Moi, je n’ai pas commencé mon protocole de tests, murmura Mirror. Je ne suis pas descendue sur Tortue-B. Je n’ai que les quelques mesures de rayonnement que vous avez fait aux abords du dôme de la Méduse. Plus, bien entendu, les enregistrements optiques qui sont, je pense, la chose la plus intéressante à analyser… »
Tout le monde approuva d’un mouvement de tête silencieux et les regards convergèrent vers Sara. Assises en tailleur, la lumière tamisée par le drap, les six femmes semblaient former un conseil de sages. À défaut, c’était le conseil scientifique de l’expédition.
Après un laps de temps, Malika relança la conversation :
« Quand bien même nous aurions les compétences, je nous vois mal redescendre là-bas avec cette épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. Confier notre sort à un Masterbot psychopathe, très peu pour moi…
— S’il faut choisir entre notre survie et l’accomplissement de la mission, le choix va être facile. Six morts, c’est déjà six morts de trop, vous ne trouvez pas ? »
Sara soupira longuement. Les filles avaient raison, même si, au fond d’elle, elle aurait tellement aimé mener à bien cette expédition.
« Votons. Qui est pour la destruction du E-Orca et le retour au bercail ? »
Six mains se levèrent et Sara valida la décision d’un mouvement de menton.
« C’est acté. Mais avant de le faire, j’aimerais conserver les traces de sa mémoire. Il faut que nous puissions comprendre ce qui a conduit à cette situation. Est-ce un bug, un sabotage ou une action délibérée de sa part…
— Comment peux-tu parler d’action délibérée ? réagit Malika. Il y a le code premier. Jamais un Expert ne pourrait se retourner contre des humains. »
Slow et Sara échangèrent un regard. D’un commun accord, elles avaient décidé de ne rien révéler au sujet des plafonds de Tao. Il fallait d’abord tirer la situation au clair.
« Je ne sais pas, répondit Sara d’une voix blanche. Mais face à cette situation inédite, nous ne pouvons écarter aucune piste. Slow, c’est faisable de conserver sa mémoire ?
— Oui, il faut l’extraire, la dupliquer sur un support externe. Sur Terre, les experts de l’Institut pourront l’analyser en profondeur, ce que l’on appelle un forensique, pour déterminer la cause du dysfonctionnement.
— On ne pourra pas le savoir avant ?
— C’est une tâche pointue. Personnellement, je ne sais pas faire, et je doute que quelqu’un ici en soit capable. »
Slow interrogea Mirror du regard qui secoua la tête pour signifier son impuissance.
« Peux-tu extraire sa mémoire sans qu’il s’en aperçoive ? demanda Sara
— Non. Le Masterbot sera forcément informé qu’un processus cherche à dumper sa mémoire.
— C’est un problème ? »
Slow balança sa tête de droite à gauche : « Oui, ça peut. Il va forcément se douter de quelque chose…»

3
M-Orca, système de la Tortue
26 juillet 2176
Sara n’arrivait toujours pas à comprendre pourquoi personne ne pouvait expliquer le cœur des machines. Après tout, ces logiciels avaient bien été développés par des humains. Des gens qui avaient programmé ligne après ligne le comportement souhaité de ces maudits grille-pain. Pourquoi ces mêmes personnes ne pouvaient-elles pas détricoter le fil de la pensée des Experts et faire le lien avec chaque ligne du code source ?
Quand elle dit ça à Slow, la jeune femme l’avait regardée, comme si elle venait de lui affirmer que la Terre était plate.
Les technologies étaient devenues trop complexes pour le commun des mortels. À l’école, les savoirs enseignés étaient toujours ceux du début du XXe siècle. Ceux qui permettaient de comprendre le b. a.-ba des mathématiques, des lois physiques observables et de quelques bizarreries comme l’électricité ou la lumière. Tout le reste était devenu une affaire d’ultra-spécialistes. Le développement logiciel était une de ces sciences devenues obscures pour la grande majorité de la population. Au milieu du XXIe siècle, cela ne choquait plus grand monde et contribuait même à ce détachement progressif des sciences, illustré par ce dicton populaire : « Si ton cerveau est essentiel à ton métier, alors tu seras un jour ou l’autre remplacé par un Expert. Si tu utilises ton cœur, tu n’as rien à craindre. »
À cause de cela, des générations entières d’étudiants s’étaient détournées des sciences au profit de sujets plus d’actualité : le climat, le bien-vivre ensemble, le social, les systèmes frugaux et la nouvelle économie. Puis vinrent les événements climatiques que l’on connaît. Ainsi, à la sortie de la Grande Migration, l’humanité se retrouva dans un état de méconnaissance scientifique préoccupant, que certains qualifièrent de régression.
La majorité des gens ne comprenaient plus comment fonctionnaient les équipements de leur quotidien : les lois de Maxwell qui pilotaient l’électromagnétisme des télécommandes, la théorie quantique à la base des Experts et des Sofia, sans parler de la fusion nucléaire qui avait pourtant réglé le problème énergétique mondial.
Un temps redouté, l’obscurantisme ne fit pourtant pas son grand retour. Certes, il existait toujours, de-ci de-là, de grands mystiques, des adeptes de la sorcellerie et des phénomènes occultes, mais principalement, les gens s’étaient faits à l’idée que tout n’était pas facilement explicable. Qu’importe de savoir comment un véhicule de catégorie deux fonctionne, du moment qu’il nous transporte quelque part ? On avait enfin accès à une énergie propre, et ce simple qualificatif suffisait. Les Sofia s’occupaient de nos enfants ; que demander de plus ?
Et puis après tout, était-ce si grave que cela ? Était-ce si nouveau ?

À propos de l’auteur

Portrait de Pierre Raufast
Pierre Raufast © Photo Philippe Matsas

Pierre Raufast est né à Marseille en 1973. Depuis son premier roman, La Fractale des raviolis (prix de la Bastide et prix Talents Cultura 2014), il se plaît à jouer avec les structures narratives. Quand il n’écrit pas, il travaille dans la cybersécurité (et vice versa). (Source: Éditions Aux Forges de Vulcain)

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Le diplôme

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En deux mots
Quand Geneviève, qu’il ne supporte plus, décide rompre, Guillaume, prof d’histoire-géo désabusé, est plutôt content. D’autant qu’il ne lui faut que quelques jours pour retrouver une compagne, vendeuse chez Zara. Mais Guillaume, ébloui par ses capacités, décide de bousculer les choses en falsifiant un diplôme qui va lui ouvrir les portes d’une grande entreprise, et plus si affinités.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’ascension fulgurante de Nadia

Dans ce premier roman revigorant, Amaury Barthet imagine la carrière fulgurante d’une vendeuse vive et intelligente quand son petit copain lui offre un diplôme falsifié. L’occasion d’une réflexion sur le mérite, la valeur des études supérieures et l’évaluation des compétences. Inventif, ironique, entraînant.

Guillaume mène une petite vie assez déprimante. Cela fait un bout de temps qu’il a remisé ses ambitions d’enseignant en histoire-géo face à des élèves turbulents et démotivés. Et le couple qu’il forme avec Geneviève ne va pas mieux. Éternelle insatisfaite, elle ronchonne en permanence. Aussi lorsqu’après une énième dispute, elle décide de partir, c’est un soulagement pour lui. En fait, il n’attendait que ça, même s’il ne se voyait pas faire le premier pas.
Désormais, il peut gérer son emploi du temps à sa guise. Parmi ses bonnes résolutions de néo-célibataire, il décide de se remettre au sport et va s’inscrire dans un club. C’est là qu’il fait la connaissance de Nadia, une habituée qui lui prodigue quelques conseils.
Il va alors lui proposer un rendez-vous qu’elle va accepter à sa grande surprise. Très vite la belle jeune va l’épater par sa vivacité d’esprit, son intelligence et son sens de la répartie. Aussi quand ils s’installent ensemble, il lui vient une idée de cadeau insolite: après avoir subtilisé le diplôme d’HEC de son frère Henri, avec lequel il n’a plus que des rapports distants, il le falsifie et en fait le sésame indispensable à postuler aux postes de cadres supérieurs dont il sent Nadia tout à fait capable d’endosser.
D’abord réticente, elle finit par accepter – après tout, elle n’a rien à perdre – et va décrocher un poste de responsable de la transition écologique au sein d’une grande entreprise. Et faire des étincelles. Lors de l’assemblée générale, elle est même approchée par Nicolas Sarkozy en personne.
Mais une telle réussite ne va pas sans susciter des convoitises et des interrogations. Tout l’enjeu étant alors de savoir jusqu’où on peut aller trop loin. Si Guillaume, l’instigateur de ce petit jeu, observe d’abord avec un œil amusé cette réussite, il va aussi en payer le prix. Au fur et à mesure que Nadia grimpe les échelons, il accumule les rendez-vous avec Anaé, une call-girl avec laquelle il s’entend très bien.
Amaury Barthet, qui est lui-même bardé de diplômes, nous régale avec cette satire sociale qui analyse avec beaucoup d’à-propos cette manie française du diplôme et au-delà ces formations dispensées dans des écoles qui ne s’adressent qu’à des classes sociales aisées qui cooptent leurs élites.
Le frère et la belle-sœur de Guillaume en sont du reste des exemples parfaits. Ici règne l’entre-soi. Il n’est pas question d’ascenseur social, mais bien davantage de reconnaissance de profils partageant les mêmes valeurs, passés par les mêmes moules sanctionnés des mêmes diplômes. Si l’on met de côté de petites incohérences, on se laisse volontiers entraîner dans cette comédie jubilatoire. C’est drôle et ironique, mais aussi explosif et même cruel. Ajoutons-y une vivacité de ton qui offre une lecture très agréable, voire addictive, et vous rassemblerez tous les ingrédients d’un premier roman très réussi.

Le Diplôme
Amaury Barthet
Éditions Albin Michel
Premier roman
220 p., 19,90 €
EAN 9782226486363
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris. On y évoque aussi la banlieue, l’Algérie et Reims.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jeune, intelligente, Nadia a toutes les compétences pour réussir. Il ne lui manque qu’un diplôme pour en attester et lui ouvrir les portes d’un avenir meilleur. Conquête pour certains, droit inné pour d’autres, ce sésame agit ici comme le révélateur d’un vaste mensonge érigé en système. Guillaume, prof de banlieue désabusé, va lui en offrir les clés. Mais si le mérite se monnaie au même titre que le sexe, le pouvoir et les idéaux, quel est le prix à payer ?
Amaury Barthet orchestre le récit d’une revanche à double tranchant, mêlant critique sociale et fable philosophique. Un premier roman dérangeant, cruel et drôle qui dénonce les faux-semblants de la société.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Benzine magazine (Éric Attic)
L’Espadon
Sang d’encre polars
Blog À livre ouvert
Blog Mes p’tits lus
Blog Les livres de Joëlle
Blog Jadorelalecture


Amaury Barthet présente son roman «Le diplôme » © Production Albin Michel

Les premières pages du livre
« 1.
Au fond, j’avais hâte d’être à la retraite. Je me voyais déjà passer mes vieux jours sur une plage paradisiaque en Thaïlande, occupant l’infinité de mon temps libre à boire des mojitos, à me faire masser, et à nager au milieu des raies mantas. Cette nouvelle vie, tout entière consacrée à l’oisiveté et aux plaisirs simples, me délivrerait enfin de mon asservissement à l’Éducation nationale.
Je songeais à ces jours meilleurs en corrigeant les copies de ma classe de terminale. Non, Victor Hugo n’était pas « né à l’âge de deux ans » ; non, la Corée du Nord n’était pas dirigée par le terrible dictateur « King Kong Un » ; et oui, le niveau de culture générale de mes élèves me donnait des envies de démission sans préavis. Professeur depuis huit ans dans un lycée de Bobigny, j’avais depuis longtemps abandonné tout espoir de transmission du savoir.
À l’origine pourtant, l’enseignement de l’histoire-géographie était chez moi une vocation. Je m’étais initialement donné la mission de guider les élèves défavorisés vers un avenir meilleur, de briser les mécanismes de reproduction sociale qui les maintenaient dans leur condition, naïvement convaincu de pouvoir faire une différence. En réalité, mes espoirs s’étaient effondrés dès les premières semaines de ma prise de fonction. Mes trente lycéens étaient pareils à un millier d’animaux en cage, hurlant et tapant du poing sur les tables, prêts à en découdre sauvagement contre toute forme d’autorité. Chaque jour apportait son lot d’insultes, d’humiliations et de violences. Très vite, je dus me rendre à l’évidence : il était vain de chercher à les extraire de leur milieu. L’institution scolaire exigeait un rapport à la langue française et à la culture classique dont ils ne disposaient pas et qu’il était trop tard pour acquérir. Ils semblaient prisonniers d’un destin sociologique écrit d’avance, un TGV lancé à 300 kilomètres-heure vers le chômage, et aucun de mes conseils ne pourrait les faire dévier de leur trajectoire qui les menait inéluctablement droit dans le mur.
La première année, cette confrontation au réel avait provoqué chez moi des crises d’anxiété épouvantables ainsi que des remises en question auxquelles je ne voyais aucune issue. Enseigner, oui, mais pour quoi ? La loterie génétique et familiale avait déjà désigné les gagnants, et mes élèves n’en faisaient pas partie. Mon médecin généraliste m’avait alors prescrit du Xanax à doses généreuses, ce qui permit que la deuxième année se déroulât dans des conditions plus sereines. À l’issue de celle-ci, il me fallut prendre une décision : changer de métier ou poursuivre avec résignation. Sur les conseils de mes collègues, je choisis la seconde option et me mis alors à enseigner le programme en fournissant un effort minimal, sans attentes vis-à-vis des élèves, dans une atmosphère de laxisme total. Mes cours s’apparentaient à des séances de garderie chaotiques au cours desquelles je ne tentais même plus de me faire entendre. Il s’agissait d’une solution fiable, éprouvée, qui nécessitait uniquement de m’asseoir sur ma dignité, et ça je savais le faire, j’étais même le champion du monde. Les six années suivantes s’écoulèrent ainsi avec fadeur, sans joie ni souffrance particulière, de sorte que j’atteignis l’âge de trente-deux ans en étant, on pouvait le dire, passé à côté de ma vie.
Souvent, j’essayais de me rassurer en me disant qu’au moins j’étais en couple, mais là encore, ma situation n’était pas réjouissante. Je vivais avec Cécile depuis notre rencontre à la fac douze ans auparavant, et il fallait bien admettre que notre amour enflammé avait désormais laissé place à une routine fatiguée. Les sourires complices et les étreintes affectueuses n’existaient plus que sur les photographies des années passées, reléguées dans une boîte à souvenirs au fond du placard. C’était triste, mais c’était la vie, pensais-je à l’époque avec fatalisme. Après tout, l’érosion des sentiments constitue l’horizon de la plupart des couples.
Une vie plate, donc, mais une vie stable. Ce n’est que vers la fin juin 2017, alors que Cécile et moi dînions dans un restaurant marocain près de Bastille, que les choses dégénérèrent. En entamant mon tajine au mouton, je vis tout de suite qu’elle était d’humeur massacrante. « Dis-moi, Guillaume, dit-elle avec défiance en se servant un verre de Sidi Brahim, tu as des idées de destinations pour nos vacances d’été ?
– Pas vraiment, non…, bredouillai-je. On n’a qu’à retourner chez mes parents en Bretagne…
– Alors là, il en est hors de question. C’est au moins la dixième fois qu’on y va, j’en ai ras le bol, j’ai besoin de voir autre chose. On ne peut pas partir ailleurs pour une fois ? Des copines m’ont recommandé la Grèce, c’est joli la Grèce, en cherchant bien on peut trouver des billets abordables pour Santorin ou Paros. Ou alors la Croatie, il y a de belles criques dans ce coin-là.
– Bof, marmonnai-je la bouche pleine, c’est un peu cher la Méditerranée…
– Et alors, s’agaça-t-elle, tu ne sais pas te faire plaisir ? L’argent, tu ne vas pas l’emporter dans ta tombe!»
Je ne voyais pas très bien de quel argent elle voulait parler. Mon traitement de fonctionnaire s’élevait, après huit ans de carrière, à moins de 2 000 euros net mensuels ; mon frère gagnait la même somme à vingt-deux ans lorsqu’il était stagiaire chez HSBC. « Tu sais bien que je n’ai pas les moyens, soupirai-je. Je suis déjà à découvert et je ne veux pas me retrouver interdit bancaire pour attraper des coups de soleil sur une plage bondée de touristes allemands.
– Tu es constamment blasé. Ça t’arrive parfois de vouloir t’amuser, de prendre les choses avec légèreté? Merde quoi, je ne bosse pas toute l’année pour passer l’été avec un mec dépressif ! »
Je haussai vaguement les épaules. Cécile faisait partie de ces grandes gueules qui assumaient fièrement leur côté cash. Fort d’un calme légendaire, j’absorbais la plupart du temps ses excès sans broncher, il me suffisait de répéter : « Oui, Cécile, c’est vrai, tu as raison », et son exaspération retombait comme un soufflé. Je m’y étais habitué. Au travail comme à la maison, je subissais les sautes d’humeur des autres, c’était mon lot.
Je repris un peu de tajine et constatai qu’il était encore chaud. Grâce au plat en terre cuite et au couvercle hermétique, la viande pouvait conserver sa température de cuisson pendant près d’une heure ; ils étaient vraiment ingénieux, ces Marocains. Cécile tenta de se resservir en vin mais constata avec surprise que la bouteille était vide. « Tu te fous de moi, s’emporta-t-elle de nouveau, tu as déjà fini le rouge ? On prend une bouteille à 40 euros et tu la termines sans m’en proposer ? » Je l’avais rarement vue aussi agacée, elle me reprochait de cumuler tous les travers : blasé, égoïste, paresseux, fauché, et maintenant alcoolique et goujat. Ses accusations me semblaient franchement exagérées, et surtout injustes. Je rêvais secrètement de renverser la table en hurlant : « Ah ouais, et si je dressais la liste de tes défauts, pour une fois ? On n’aurait pas assez d’une nuit pour les égrener tous, pauvre conne ! » Évidemment, je n’en aurais jamais eu le courage.
À la fin du repas, la serveuse apporta l’addition que je réglai pour moitié, laissant à Cécile le soin de payer son propre menu. Vexée, elle me sermonna sur le chemin du retour au sujet de mon manque de romantisme. Dans les artères de la capitale, l’air était sec et la température demeurait exceptionnellement élevée malgré la nuit qui tombait. À l’ouest, le soleil s’était couché derrière les lointains quartiers riches, là où mon frère Henri et son impitoyable femme Eva habitaient depuis toujours.

« Je ne peux plus accepter ça… », soupira-t-elle avec désespoir en arrivant dans notre deux-pièces de la place Pigalle. Je levai les yeux au ciel : que pouvait-elle bien avoir encore ? À ce jour, je n’ai toujours pas compris quelle avait été la goutte d’eau. Était-ce cette histoire de vacances refusées ? de bouteille de rouge vidée ? d’addition partagée ? Toujours est-il qu’elle fondit en larmes. Recroquevillée sur le lit, elle se mit à pousser des cris de détresse entrecoupés de pleurs. « On passe nos journées à s’engueuler, à quoi ça rime ? gémit-elle entre deux hoquets étouffés par l’oreiller. Tu ne me dis jamais que tu m’aimes ! Tu ne me l’as pas dit depuis des années ! Est-ce que tu as seulement envie d’être avec moi ? »
J’observai en silence son visage défait, empourpré et gonflé de larmes. J’aurais pu lui répondre, j’aurais pu lui révéler la douloureuse vérité – que je restais avec elle uniquement par lâcheté – mais je pressentais qu’il valait mieux la laisser crever l’abcès elle-même.
« En fait, tu t’en fous…, se désola-t-elle. Je le savais, j’ai l’impression de te traîner comme un boulet depuis douze ans. Chaque fois que je propose quelque chose, tu ronchonnes, tu maugrées, tu grommelles un vague désaccord pour finalement accepter à contrecœur. En réalité tu n’as qu’une envie, c’est que je te foute la paix. Mais pourquoi tu ne le dis pas ? Pourquoi tu n’avoues pas que tu rêves d’être seul avec tes bouquins, tes séries et tes jeux vidéo ? »
Là, elle me tendait une sacrée perche, il fallait vraiment intervenir. Je me préparais mentalement à faire valoir mon point de vue, à lui faire part de mes impressions sur cette décennie de relation bancale, mais au moment d’ouvrir la bouche, aucun son n’en sortit. Je n’y arrivais pas. J’étais incapable de m’opposer à elle.
« Tu n’as pas de courage…, constata-t-elle avec un soudain mépris. Tu n’es pas un homme. Tu n’as jamais osé rompre alors que tu rêves de le faire depuis des années. Eh bien, si tu n’en es pas capable, je vais décider pour toi : c’est terminé, ciao, il est hors de question que je fasse ma vie avec un lâche. » Elle se leva d’un bond, mâchoire serrée, sourcils froncés, dans la posture de la femme en colère bien déterminée à prendre ses cliques et ses claques. Mon rythme cardiaque s’accéléra brutalement et des bouffées d’angoisse commencèrent à me faire transpirer. Je me visualisais en train de prononcer une phrase du genre : « Cécile, attends, ne pars pas ! », j’imaginais la scène en spectateur de ma propre vie, comme filmé par une caméra extérieure, mais rien ne se produisit.
Elle fourra des vêtements en vrac dans une grosse valise en reniflant. « Je vais chez ma mère, déclara-t-elle d’un ton coupant, je passerai chercher le reste de mes affaires plus tard. » Je la contemplais sans dire un mot, paralysé, absent de moi-même. On ne sait jamais que l’on est à un tournant de son existence, personne ne prévient, aucun prophète ne nous annonce l’imminence de la catastrophe, et lorsque celle-ci se produit, on ne peut qu’assister impuissant à l’effondrement de sa confortable routine.
Avant de partir, elle s’immobilisa sur le pas de la porte pour me laisser une dernière chance, me dévisageant longuement dans l’attente d’une réaction quelconque de ma part. Après une minute de silence absolu, elle secoua la tête de dépit et se résolut à tourner les talons. « Au revoir, Guillaume… », dit-elle d’une voix étouffée.

2.
Je bondis hors de mon lit dès sept heures du matin, habité d’une énergie et d’une détermination que je ne m’étais jamais connues. Cécile m’avait abandonné, oui, et alors ? C’était tant mieux, j’étais désormais un homme libre, il fallait en profiter pour se ressaisir.
Je lançai à plein volume la musique de Rocky 3 – « Eye of the Tiger » – et me préparai un petit-déjeuner gargantuesque composé d’œufs brouillés, de bacon, et de trois bols de café. Je tentai de me mettre dans la peau d’un homme qui ne se laisse pas abattre, un homme au mental de winner, mettons Nicolas Sarkozy. Qu’aurait fait Nicolas Sarkozy à ma place ? Voilà la question que je devais me poser, la seule question qui comptait, et il était nécessaire d’agir en conséquence.
En me contemplant nu dans le miroir de la salle de bain, je tentai de réévaluer froidement mes capacités de séduction. La dernière fois que j’avais « dragué une gonzesse » (l’expression était-elle encore actuelle ?) remontait à mes vingt ans, et de toute évidence, j’avais pris un sacré coup de vieux depuis. J’avais des bourrelets, mes épaules tombaient légèrement, et des rides s’étaient creusées à plusieurs endroits de mon visage. D’un autre côté, j’avais encore tous mes cheveux, ça c’était rassurant. Quelques exercices de musculation et une alimentation saine suffiraient à me redonner un sex appeal décent. Avec un peu de chance, je pouvais espérer rencontrer une femme dans les prochaines semaines et ainsi refaire ma vie.
Je dénichai de vieilles baskets Decathlon, enfilai un short élimé et me rendis à la salle de sport la plus proche. À l’intérieur, une vingtaine de personnes pratiquaient des exercices sportifs avec une rigueur méthodique. À gauche, une étudiante était aux prises avec une machine infernale qui faisait travailler son fessier. À droite, un quadragénaire au crâne dégarni effectuait frénétiquement des abdos sur un tapis de sol, dans l’espoir noble mais vain de retarder l’effondrement de son potentiel érotique. Au fond, on pouvait apercevoir un espace de musculation où deux culturistes soulevaient de lourds haltères en s’admirant de profil dans le miroir. Dans la totalité du club, une musique techno d’une brutalité délirante était diffusée à haut volume, vraisemblablement dans le but de susciter un sentiment de toute-puissance dans le cerveau des clients. Je jetai un coup d’œil à la brochure d’information disposée à l’entrée : « Stay-Fit, ce sont des femmes et des hommes rassemblés autour de valeurs universelles : le DÉPASSEMENT DE SOI et la PERFORMANCE. Rejoignez la communauté, se maintenir en forme est un droit ! » Formidable, songeai-je en souscrivant un abonnement à la borne automatique. Un accès illimité était proposé pour 300 euros, c’était un peu cher, mon compte en banque terminait déjà dans le rouge tous les mois, mais j’étais décidé à me faire plaisir.
Après quelques étirements, je me dirigeai vers la zone réservée à la musculation. Celle-ci accueillait une multitude de machines aux fonctionnalités énigmatiques, truffées de câbles, de mécanismes de rotation, de barres métalliques et de rouages crantés. J’avais l’embarras du choix mais une notice explicative n’aurait pas été de trop. Il me fallait un peu d’aide. Je m’approchai d’une brune élancée aux vagues airs de Nabilla ; en matière de fitness, elle devait être une source de renseignements fiable.
« Excusez-moi, fis-je en levant l’index, vous savez comment fonctionnent ces machines? C’est la première fois que je viens, je suis un peu perdu…
– Bonjour ! dit-elle sur un ton enjoué. Bien sûr, je peux vous renseigner, vous voulez travailler quels muscles ?
– Je ne sais pas, je n’y ai pas vraiment réfléchi…
– Il faut choisir les exercices en fonction de votre objectif. Si vous voulez faire un peu de renforcement musculaire, vous pouvez utilement commencer par des pompes. C’est bien, les pompes, ça sollicite beaucoup de muscles simultanément. Mais vous avez peut-être un but plus ciblé, par exemple les épaules si vous êtes nageur, ou bien les jambes si vous préparez le semi-marathon d’octobre ? »
Ses yeux noirs me transperçaient de part en part. Elle avait un très joli visage, et surtout un corps magnifique que son legging moulant mettait ostensiblement en valeur.
« J’aimerais simplement paraître plus musclé en général, dis-je sans conviction, enfin prendre un peu de masse…
– Je vois. Commencez par les pectoraux, les abdos et les biceps. Quatre séries de chaque devraient suffire, je vais vous montrer comment fonctionne la machine. »
Elle saisit deux poignées reliées à des poids en fonte et s’installa à califourchon sur le siège, en position cambrée. « Il faut tirer les poignées vers vous, comme ça. Veillez à garder le buste bien droit pour éviter de solliciter le dos. » Elle effectua des mouvements précis et agiles, gonflant sa poitrine à chaque inspiration. Une goutte de sueur perla sur ma tempe gauche, je détournai le regard pour ne pas passer pour un dégoûtant voyeur. Elle devait déjà avoir un amant, probablement un grand brun aux pectoraux saillants, ce n’était même pas la peine de tenter quoi que ce soit.
« Je… je vais commencer par ces exercices, balbutiai-je. Votre nom, c’est ?
– Nadia ! répondit-elle en me serrant la main. Nadia Azzaoui.
– Guillaume Carpentier, enchanté.
– Vous verrez, les premières semaines constituent un cap difficile mais ensuite vous ne pourrez plus vous en passer. On peut se tutoyer ?
– Bien sûr. »
Nous nous engageâmes dans une conversation légère, avec cette familiarité qui naît spontanément entre sportifs matinaux. Nadia correspondait assez exactement à l’image que l’on se fait de la girl next door : une jeune femme fraîche, avenante et sympathique, qui aimait parler de choses simples. J’appris qu’elle venait de fêter ses trente-deux ans et qu’elle travaillait comme vendeuse au magasin Zara de la rue de Rivoli. C’était un métier usant, ingrat et mal payé, mais son optimisme indéfectible lui faisait garder espoir. À terme, elle espérait évoluer vers des postes davantage tournés vers le management. « Enfin, je ne vais pas t’embêter avec mes histoires, dit-elle joyeusement, je te laisse à tes exercices ! » Et elle se dirigea vers les tapis de course, le pas léger. J’admirais sa chevelure brune coiffée en queue-de-cheval, sa nuque gracile, ses fines épaules, et plus bas, ses deux longues jambes fuselées.
Les paroles de Cécile flottaient dans ma mémoire. La garce m’avait reproché de n’avoir « pas de courage ». Au fond, qu’est-ce qui m’empêchait d’aller voir cette Nadia et de lui proposer un rencard ? Qu’avais-je à perdre, si ce n’est une fierté déjà bien entamée par mes humiliations professionnelles et amoureuses ? Nicolas Sarkozy, lui, n’aurait pas hésité une seule seconde à aller l’aborder. C’était le moment ou jamais de passer à l’action.
Je me levai brusquement et marchai d’un pas décidé vers le tapis roulant où elle faisait son jogging.
« Excuse-moi, dis-je avec une assurance exagérée.
– Oui ?
– Ça te dirait d’aller boire un verre ce soir ? »
Elle retira ses écouteurs et arrêta la machine, faisant retomber un silence embarrassant.
« Pardon ?
– Euh… Je disais, est-ce que tu voudrais boire un verre ce soir… à Pigalle par exemple ? »
Ses grands yeux noirs s’écarquillèrent, incrédules. Je regrettai aussitôt d’avoir posé la question.
« Boire un verre ? demanda-t-elle en éclatant de rire. Mais pourquoi ? »
Je perdis soudainement tous mes moyens. « Eh bien…, bafouillai-je avec embarras, pour… pour faire connaissance entre sportifs quoi… » C’était ridicule, c’était sans doute la réponse la plus grotesque qui ait été formulée à cette question, j’avais envie de disparaître six pieds sous terre. Elle me regarda pendant d’interminables secondes avec un large sourire qui me semblait ouvertement moqueur, puis leva les yeux au ciel.
« Laisse tomber, fis-je en agitant les mains en signe d’excuse, oublie ce que je viens de dire. » Je retournai vers les machines de musculation, liquéfié de honte. Pour qui m’étais-je pris ? On était dans le réel, pas dans une comédie romantique hollywoodienne. La séduction n’était de toute façon pas mon fort ; d’aussi loin que je me souvienne, les femmes m’avaient toujours intimidé. Enfant, je percevais déjà qu’elles n’étaient pas comme nous, les garçons, je me disais que l’essence de leur personnalité avait quelque chose de fondamentalement différent. À l’école primaire ce n’était pas un problème, il suffisait de rester à distance d’elles pendant les récréations. Mais au collège et au lycée, les choses s’étaient compliquées, il fallait soudainement leur plaire, les conquérir, et ceux qui échouaient voyaient leur masculinité publiquement contestée. Naturellement, toutes mes tentatives s’étaient soldées par des échecs lamentables. L’année de mes seize ans, un commentaire d’une fille de ma classe m’avait utilement éclairé sur ces rejets systématiques : « Je ne vais pas sortir avec une victime », avait-elle déclaré. J’avais acquiescé, sans pleinement comprendre ce qu’elle voulait dire. Victime de quoi, au juste ? Ce n’est que bien plus tard que je compris le sens de sa phrase. Victime, je l’avais été tout au long de mon existence, vis-à-vis de mon frère, de ma conjointe, de mes élèves, et plus largement de la société française dans son ensemble, qui méprisait le métier d’enseignant. Étais-je né avec un terrain génétique favorable à la soumission, ou avais-je acquis cette faiblesse par l’éducation ? L’état des connaissances scientifiques ne permettait pas d’apporter de réponse claire à cette question, qui, en fait, n’avait aucune importance. La seule chose que je voyais, c’était que je me situais à la mauvaise extrémité de la chaîne alimentaire.
« Je me fais trop souvent aborder par des types lourds dans cette salle, c’est assez pénible », dit une voix dans mon dos. C’était Nadia, elle avait terminé son exercice et venait vers moi.
« Pardon, je ne voulais pas t’importuner, répondis-je immédiatement.
– Non non, justement. Je t’ai repoussé par automatisme, mais en fait, tu n’as pas l’air d’être le dragueur de base. Et puis je crois que j’en ai assez de me méfier systématiquement des hommes, ça ne me fait pas du bien. Du coup, c’est d’accord.
– Comment ça ?
– On peut aller boire un verre si tu veux. Ce soir, vingt heures à Pigalle, je t’attendrai à la sortie du métro. »
Elle m’adressa un clin d’œil, reprit sa serviette, et partit vers les vestiaires.

Extrait
«Alors, dis-je en fouillant dans mon sac à dos, j’ai quelque chose à te montrer.» Je lui tendis le diplôme sans un mot. Elle l’examina en fronçant les sourcils.
«Qu’est-ce que c’est que ce truc?… Un master d’HEC ? Pourquoi il y a mon nom dessus ?
— C’est ton diplôme, enfin ça aurait été le tien si tu avais fait le choix de poursuivre tes études.
— Qu’est-ce que tu racontes ? D’où tu le sors ?
— Ça n’a pas d’importance. Écoute, ce que je te propose, c’est de vivre la vie que tu aurais pu avoir si tu avais été mieux conseillée. Peut-être existe-t-il dans une réalité alternative une version de toi-même ayant fait des choix différents, et peut-être que cette Nadia mène une vie bien plus facile, heureuse et prospère. Il ne s’agit pas de tricher, mais simplement de corriger la mauvaise décision que tu as prise dans ta jeunesse, de renouer avec la vie meilleure qui aurait dû être la tienne. » p. 46

À propos de l’auteur
BARTHET_Amaury_©Francois_BouchonAmaury Barthet © Photo François Bouchon

Né en 1992 à Reims, Amaury Barthet a étudié le droit et les relations internationales en France et au Royaume-Uni (Paris I, Paris II, Southampton Solent University). Après son début de carrière dans un grand cabinet d’avocats, son goût prononcé pour les enjeux de l’ESR l’a amené à rejoindre le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres). Pendant près de cinq ans, il y a notamment piloté des évaluations de grandes écoles et d’organismes nationaux de recherche aux côtés de comités d’experts de haut niveau. Il a rejoint Dual Conseil pour apporter un appui concret aux décideurs de l’ESR dans leurs projets de transformation. Passionné de géopolitique, il enseigne par ailleurs les relations internationales à l’Institut catholique de Paris. Le diplôme est son premier roman. (Source: dual-conseil.com / Babelio)

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Poussière blonde

ROSNAY_poussiere_blonde  RL_2024  coup_de_coeur

En lice pour le Prix Pampelonne Ramatuelle 2024

En deux mots
Pauline, vétérinaire en Californie, rejoint son amie Billie-Pearl à Reno pour assister à la démolition du Mapes, casino mythique où elle a travaillé comme femme de chambre. Au milieu de cette poussière blonde lui reviennent en mémoire la rencontre capitale faite dans la suite 614 avec Mrs Miller, venue tourner le film « Les désaxés ». Ce sera la dernière apparition à l’écran de Marilyn.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Pauline, Billie Pearl et Marilyn

En mettant en scène Pauline, femme de ménage française, Tatiana de Rosnay a trouvé le moyen de nous raconter « sa » Marilyn, mais aussi de nous livrer une formidable fresque sur l’Amérique des années 1960 et une belle histoire d’émancipation. Un roman aussi documenté que fort en émotions.

Pauline est vétérinaire en Californie du nord où elle s’occupe en particulier des chevaux. Si elle a une affection particulière pour les mustangs, c’est en raison de son passé. Un passé qui va lui revenir avec force quand son amie Billie Pearl lui téléphone pour l’inviter à Reno où le Mapes, l’un des plus célèbres casinos de la ville va être démoli.
Une nouvelle qui ne peut la laisser indifférente, elle qui a travaillé dans l’établissement et où elle a fait quelques rencontres déterminantes. Quand l’édifice s’effondre, elle voit dans ce nuage de poussière blonde lui revenir en mémoire ses jeunes années.


© Production The Loizeaux Group LLC

Sa mère, qui avait suivi un GI aux États-Unis au sortir de la guerre, tenait alors un salon de coiffure et rêvait de voir sa fille réaliser son rêve américain.
Un rêve qui va tourner au cauchemar quand son patron abusera d’elle et refusera de reconnaître l’enfant pour tenter de préserver son couple.
Fragile, trahie, déprimée. C’est aussi l’état d’esprit de la femme qu’elle découvre dans la suite 614 où un grand ménage s’impose. Au milieu du capharnaüm, elle ne reconnaît pas cette Mrs Miller aux traits défaits. Mais entre les deux femmes, l’une au sommet de sa gloire, l’autre au trente sixième dessous une relation particulière va s’installer.
Marilyn est à Reno avec son mari Henry Miller, John Huston, Clark Gable et Montgomery Clift pour y tourner ce qui sera son dernier film, The Misfits (Les désaxés). Et l’ambiance est tout sauf sereine. Il semble bien que seuls l’alcool et les médicaments soient à même de faire tenir cette équipe en train de construire sa légende noire.
Tatiana de Rosnay, en suivant Pauline qui suit Marilyn, nous livre sa Marilyn. Et si son récit est parfaitement documenté, c’est avant tout le combat de toutes ces femmes qui fait la force de ce roman. On y voit l’Amérique machiste et ses règles patriarcales vaciller. On y lit des chemins – douloureux – vers l’émancipation. Celui victorieux de Pauline, celui tourmenté de Marilyn qui rêve de Montand et celui en filigrane de Billie Pearl. À l’image de ces fiers mustangs, on y lit aussi une soif inextinguible de liberté.
Après Joyce Carol Oates avec Blonde (roman adapté sur Netflix), Éric-Emmanuel Schmitt avec sa pièce de théâtre Bungalow 21 (et cette belle adaptation avec Mathilde Seigner dans le rôle de Simone Signoret et sa sœur Mathilde dans celui de Marilyn), Fabrice Colin et Shooting Star (sur la naissance de l’icône), sans oublier la belle nouvelle de Truman Capote dans son recueil Musique pour caméléons (un portrait saisissant de sa «fragilité lumineuse»), Tatiana de Rosnay construit encore davantage le mythe, sans pour autant en gommer les aspérités. Jusqu’à sa mort, elle ne parviendra jamais à s’échapper de son gouffre de solitude. Mais, comme l’écrit joliment Gaëlle Nohant, «ce roman est le croisement de deux solitudes, qui vont passagèrement s’éclairer l’une l’autre, dans un moment de spontanéité, de solidarité.» Émouvant, éblouissant !
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

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Marilyn Monroe et Arthur Miller dans leur suite du Mapes Hotel à Reno. © Photo DR

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Arthur Miller, Simone Signoret, Marilyn Monroe et Yves Montand. © Photo DR

Poussière blonde
Tatiana de Rosnay
Éditions Albin Michel
Roman
312 p., 21,90 €
EAN 9782226489593
Paru le 7/02/2024

Où?
Le roman se déroule aux États-Unis. Il commence au Mont-Shasta, dans le Comté de Siskiyou en Californie du Nord puis à Reno dans le Nevada. On y évoque aussi la France.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusque dans les années 1950.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Pauline avait conscience qu’elle n’était qu’un être ordinaire aspiré dans l’orbite d’une femme qui, elle, n’avait rien d’ordinaire… Être femme de chambre, c’était précisément cela : faire intrusion sans le vouloir dans l’intimité d’autrui, voir le contenu des corbeilles à papier, remarquer les titres des livres, lire les premières phrases des cartes, lettres et petits mots qui traînent. Tout était là, en pâture ; la vie entière de quelqu’un, dissimulée dans une chambre d’hôtel.»
Un matin, Pauline est appelée pour nettoyer la suite 614 du Mapes Hôtel. Alors qu’elle pense trouver une chambre vide, une femme apparaît, hagarde : Mrs. Arthur Miller, alias Marilyn Monroe, dont le séjour à Reno marque la fin de son mariage avec le célèbre dramaturge et le tournage infernal d’un film à la légende noire, Les Désaxés.
Avec pour décor l’immensité aride du désert du Nevada et ses chevaux sauvages, les mustangs, Poussière blonde raconte le choc d’une rencontre inoubliable entre deux femmes que seul le hasard pouvait réunir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Point (Jean-Luc Wachthausen)
TV5 Monde
Europe 1 (Nicolas Carreau)
Blog À la lettre
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)

Tatiana de Rosnay est l‘invitée d’Augustin Trapenard dans La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Janvier 2000
Mont-Shasta
Comté de Siskiyou, Californie du Nord
Assise sur un tabouret, Pauline était au travail dans le box de Starling, ce poulain blessé qui lui donnait tant de fil à retordre, lorsque le pas de sa fille Lily se fit entendre à l’entrée du bâtiment. Ouvrant de grands yeux affolés, Starling tressaillit, et Pauline dut lui murmurer quelques mots à voix basse pour le tranquilliser. Depuis qu’un tracteur avait dérapé sur une plaque de verglas et foncé sur lui, lui fracassant le radius, Starling n’avait pas retrouvé son calme ; un rien l’alarmait. C’était son patient le plus apeuré, celui qui lui demandait le plus d’attention.
– Maman ! Téléphone ! cria Lily.
– Ça peut attendre ? demanda Pauline, la joue posée contre le flanc frémissant du jeune cheval.
Elle sentait son cœur battre sous la robe dorée.
– Non, rétorqua Lily.
Intriguée, Pauline perçut une intonation joyeuse dans sa voix et se leva pour scruter le visage de sa fille : il rayonnait. Puis elle vérifia une dernière fois le cataplasme et l’attelle fixés à la jambe du poulain, passant sur ses naseaux une paume rassurante.
– Allez, mon bonhomme. Tu tiens le bon bout.
Elle se lava les mains au robinet devant les box et rejoignit sa fille. C’était quoi, ces mystères, enfin ? Pourquoi ne pouvait-elle pas lui dire qui était au bout du fil ? C’était Nick ? Lily secoua la tête, fit mine de ne pas pouvoir parler en se pinçant les lèvres et l’accompagna au bureau central, à quelques pas des écuries.
Pauline n’avait pas encore succombé à la mode du téléphone portable comme la plupart de ses confrères vétérinaires. Elle travaillait « à l’ancienne », reconnaissait-elle en riant lorsqu’on lui posait la question : « Pas de Nokia ou de BlackBerry chez moi ! » Elle croyait aux vertus d’une ligne fixe et d’un bon vieux répondeur ; ce qui était normal après tout, à son âge : bientôt soixante et un ans, tout de même ! Face à ceux qui se moquaient de son côté vintage, elle brandissait un argument imparable : dans les hauteurs escarpées où se trouvait sa clinique vétérinaire, la couverture réseau était médiocre.
Après avoir parcouru les quelques mètres qui la séparaient de son bureau, elle s’approcha de Lily, qui lui tendit le combiné avec ce même sourire espiègle.
– Docteur Bazelet, annonça Pauline en repoussant une mèche poivre et sel et en s’attendant à tomber sur la voix de Nick.
– Vous voulez dire la célèbre docteur Bazelet ? L’irremplaçable docteur Bazelet ?
Rien à voir avec les tonalités graves et rauques de Nick.
Pauline esquissa le même sourire que sa fille. Cette voix ! Toute sa jeunesse lui revenait en un instant.
– C’est toi !
– Tu parles que c’est moi, miss !
Il n’y avait que Billie-Pearl pour l’appeler ainsi, alors qu’elles avaient le même âge et plusieurs petits-enfants chacune. Elles se connaissaient depuis l’adolescence.
Lily s’était éclipsée, laissant sa mère seule dans le grand bureau. Dehors, derrière la fenêtre, la nuit tombait comme un rideau, estompant la neige qui blanchissait le sommet du mont Shasta, un décor dont Pauline ne se lassait pas : vert au printemps, doré en été, blanc en hiver, rehaussé d’écarlate à l’automne, en hommage au volcan qu’il était encore.
Billie-Pearl alla droit au but ; c’était dans sa nature, Pauline en avait l’habitude.
– Tu as du boulot en ce moment, miss ? Tout un tas de pauvres chevaux estropiés à soigner ?
– Pas mal de boulot, en effet. Pourquoi ?
– Parce que tu as intérêt à ramener ton joli minois à Reno le 30 janvier. Dans dix jours. C’est un dimanche, le matin. Quand j’ai vu ça aux infos, j’ai tout de suite pensé à toi. Tu ne peux pas rater un événement pareil, pour rien au monde.
– Rater quoi ?
– Tu as bien un collègue véto qui pourrait te dépanner ? Et ta fille donnera un coup de main, comme toujours ?
Billie-Pearl prenait un malin plaisir à la faire lanterner. Ça aussi, Pauline en avait l’habitude. Elle alluma une cigarette, rangea quelques affaires qui traînaient sur son bureau.
– Comment va Dansa ? dit-elle pour la taquiner à son tour.
C’était la jument préférée de Billie-Pearl, la petite-fille de Commander, son mustang chéri, disparu depuis longtemps.
La voix de Billie-Pearl baissa d’un ton :
– Dansa va bien. Écoute-moi, dis ! Le 30 janvier, ils vont faire sauter le Mapes. Ils vont tout dynamiter.
Pauline s’étonna : ils allaient vraiment le raser ? Billie-Pearl le lui confirma : pas le moindre doute. Fermé depuis décembre 1982, le palace, dans un état de délabrement avancé, n’avait plus rien à voir avec la splendeur de ses débuts dans les années quarante, lorsque sa haute silhouette faisait battre le cœur de Reno et en était comme le centre incandescent. Billie-Pearl ajouta qu’il y avait eu une large mobilisation pour tenter de le sauver, plusieurs pétitions, des marches, mais cela n’avait pas suffi : on allait le remplacer par un parking et une patinoire. Pauline n’en croyait pas ses oreilles, ébranlée par une mélancolie aussi soudaine qu’inattendue.
– Ce dimanche-là, le 30 janvier, c’est Super Bowl Sunday, continuait Billie-Pearl, ce qui veut dire qu’il y aura un monde de fou sur la route. Viens la veille, tu arrives dans l’après-midi, tu te poses chez moi et tu t’installes tranquillement. Je te présenterai les derniers poulains. Le lendemain matin, on ira ensemble. Et tu rentreras chez toi le lundi.
Pauline accepta, même si ce serait compliqué de trouver un remplaçant. Elle ne partirait que quelques jours, en fin de semaine, et elle savait qu’elle pouvait faire confiance à Lily pour la gestion de la clinique. Sa fille n’était pas vétérinaire, mais c’était elle qui s’occupait des factures et des clients. Avec son mari, Howard, ils avaient deux enfants, un fils de dix ans et une fille de huit. Ils vivaient tout près, ce qui lui permettait de les voir souvent.
Un peu plus tard, alors que Lily s’apprêtait à rentrer chez elle, Pauline lui apprit qu’elle prévoyait de s’absenter à la fin de la semaine du 30 janvier. Lily fit la grimace et lui rappela qu’il y avait des opérations prévues le lundi matin, donc des arrivées dès le dimanche soir. Pauline lui promit qu’elle serait de retour le plus tôt possible le lundi et qu’elle se ferait remplacer par son ami et voisin le docteur Merrill. Elle allait l’appeler dès ce soir. Lily ronchonna ; elle avait prévu une sortie avec ses enfants et son mari. Devoir tout changer à la dernière minute, ça ne lui plaisait pas beaucoup.
– C’est Billie-Pearl qui te propose la soirée du siècle à regarder vos vieilles diapos de mustangs en écoutant Carole King ?
Puis elle vit l’émotion s’imprimer sur le visage de sa mère et se ravisa, posa une main sur son épaule.
Pauline baissa la tête. Elle se tut un court instant, puis elle dit :
– Ils vont raser le Mapes. Je voudrais juste être là. C’est tout.
Lily n’avait plus besoin de demander à sa mère pourquoi elle voulait se rendre à Reno. Elle la serra dans ses bras, lui murmurant, avec toute la tendresse dont elle était capable, qu’elle comprenait.
Le samedi 29 janvier, Pauline sortit la Dodge Dakota du garage en marche arrière, prenant garde à ne pas effleurer l’ancienne Ford Thunderbird bleue qui dormait là, glissa son CD favori dans le lecteur, un album de Françoise Hardy, et prit la route. Pour atteindre le ranch de Billie-Pearl dans les environs de Cold Springs, il lui faudrait au moins trois heures, peut-être davantage avec la circulation. Son amie l’attendait pour la fin de la journée. Pauline ne s’était pas rendue à Reno depuis un certain temps. Elle ne se souvenait même pas de la dernière fois, c’était sans doute pour voir son frère cadet, qui ne vivait plus dans l’ancienne maison familiale des Hammond sur Washington Street, démolie depuis plusieurs années. Jim, qui avait plutôt bien réussi dans l’immobilier, habitait à présent le quartier cossu de Old Southwest.
À chaque fois qu’elle se rendait à Reno, elle se retrouvait engluée dans une nasse de nostalgie et de regrets, avec en figure de proue le souvenir de sa mère. Ses rapports avec le père de Lily restaient ambigus, même après une quarantaine d’années – l’âge de leur fille. Elle savait que Kendall Spencer n’avait pas quitté Reno. Rien que de prononcer son nom la remplissait encore d’un malaise indéfinissable. Pendant quinze ans, il s’était contenté de poster un chèque à Noël, accompagné d’une carte sur laquelle elle ne déchiffrait rien, si ce n’était le gribouillis d’une signature. Il n’avait pas revu Lily non plus. Cette dernière était passée à autre chose depuis longtemps.
Même si elle connaissait le trajet par cœur, Pauline conduisait avec prudence sur la route sinueuse qui dévalait le mont Shasta : emprunter la California 89, puis la Feather Lake Highway jusqu’à la route 395. Heureusement, les chutes de neige de la semaine précédente n’avaient pas affecté la circulation. En chemin, elle se remémora la mise en garde de Nick le matin au petit déjeuner : elle allait devoir se méfier de la force des émotions qui risquaient de l’envahir lorsque l’hôtel s’effondrerait devant ses yeux. Le passage du temps n’avait pas, selon lui, réussi à oblitérer ce qu’elle avait éprouvé en ces murs ; le bon, le moins bon, toutes ces choses qu’elle lui avait révélées petit à petit, tout ce qu’elle avait retenu en elle depuis tant d’années. Nick était entré dans sa vie depuis peu, mais elle lui faisait autant confiance, sinon plus, qu’à ses amis proches. Elle s’était entièrement ouverte à lui.
Lorsque, deux heures plus tard, Pauline atteignit enfin la Feather Lake Highway, un nombre croissant de voitures firent leur apparition, ce qui l’obligea à ralentir. Cela ne la dérangeait pas, au contraire : elle aimait rouler. Avant d’ouvrir sa clinique équine, elle avait passé d’innombrables heures au volant, pour aller examiner ses patients aux quatre coins de la région. Elle alluma une cigarette, mit la radio et se concentra sur la route.
Elle n’avait pas remis les pieds au Mapes Hotel depuis l’automne 1960 car, à partir de ce moment-là, rien n’avait été pareil : elle était partie, sans regarder en arrière. Elle se souvenait d’avoir tendu la main pour prendre la lettre, d’avoir aperçu, en retenant son souffle, l’écriture penchée et irrégulière sur l’enveloppe, reconnaissable entre toutes. Et ce type à la réception (comment s’appelait-il déjà ? Lincoln ?) qui avait lancé avec une pointe d’admiration : « Elle a laissé ça pour toi. » Son rictus. Oui, toi, Pauline, la femme de ménage. La bonniche. La fille avec la serpillière et le seau, celle qui récure les toilettes du rez-de-chaussée. Cette fille-là.
Chaque kilomètre avalé la menait plus près encore de Reno, à frôler ce passé qu’elle n’avait pu ni oublier ni effacer, un passé qui avait façonné la femme qu’elle était devenue, lui avait fait remarquer Nick. Et il avait raison. Souvent, elle s’imaginait en train de chevaucher des mustangs à vive allure avec Billie-Pearl, comme dans leur jeunesse, du côté de Pyramid Lake, nimbées de sueur et de poussière, la bouche desséchée, la peau brûlée par le soleil, les membres brisés par leur course folle. Et, plus tard, la voix désapprobatrice de sa mère : d’où venait-elle ? Quelle était cette puanteur ? Elle était montée à cheval ? Avec cette fille qui vivait à Wadsworth ? Encore ? Elle avait perdu la tête ou quoi ? Sa mère s’était tant battue pour que la famille s’installe à Reno, pour faire d’elle une jeune fille convenable dotée d’une éducation irréprochable. Pauline avait-elle oublié d’où elle venait ? Son lieu de naissance ? La Ville lumière, Paris, la France ! Ce n’était pas parce qu’elles avaient atterri au diable vauvert qu’il lui fallait abandonner ses bonnes manières et devenir une « plouc » américaine.
Sur la route 395, à une heure du ranch de Billie-Pearl, Pauline s’arrêta sur une aire de repos bondée près de Honey Lake pour prendre un café et un en-cas. Le temps était maussade, battu par un vent glacé. Assise dans la zone fumeur, indifférente au brouhaha, Pauline observait ses mains serrées sur sa tasse, rougies par le froid et le labeur ; tout, sauf des mains de dame. Sa mère lui en avait souvent fait le reproche. Des mains qu’elle n’avait pas protégées, ni de l’impitoyable soleil, ni de son travail permanent auprès des chevaux ; des mains de femme aux veines saillantes, à la peau tachetée, aux ongles courts sans vernis. Elle portait tout de même une bague en argent à l’annulaire gauche – rien à voir avec le mariage, il s’agissait d’un cadeau récent de Nick, et le bijou ne la quittait plus. De jolis doigts fins, cependant.
Assise là, à boire son café, elle se trouvait physiquement encore en Californie, l’État qu’elle habitait depuis une quarantaine d’années, là où elle avait fait ses études, élevé sa fille, ouvert sa clinique, mais lorsqu’elle reprendrait le volant dans quelques instants, elle passerait la frontière et elle serait de retour dans le Nevada.
Revoir le Mapes. Le revoir, pour la dernière fois, et le regarder tomber. Quand elle était arrivée à Reno en 1946 à l’âge de sept ans, il était en construction au coin de Virginia Street et de la Truckee River. Elle l’avait vu monter brique par brique pour atteindre son apothéose au moment de son ouverture en grande pompe en décembre 1947 dominant fièrement la petite ville : le premier gratte-ciel de l’Ouest américain d’après-guerre. Pauline, fillette ébahie, française de surcroît, n’avait rien contemplé d’aussi grandiose. Le tout nouveau palace de Reno faisait la une des gazettes locales qui ne cessaient de vanter sa devanture Art déco d’un beau ton vermeil, ses douze étages, ses trois cents chambres et quarante suites, sa climatisation, ses deux restaurants, ses deux bars à cocktails, son casino, son barbier, son salon de beauté, et surtout, son joyau : sa fameuse Sky Room au sommet, avec ses baies vitrées offrant une vue époustouflante jusqu’aux montagnes de la sierra Nevada. Là, se déroulaient des soirées mémorables, avec concerts, spectacles et dîners dansants.
Pauline se souvenait encore, après toutes ces années, de l’odeur qui flottait dans le vaste lobby du Mapes : ce mélange particulier de tabac, de feutrine et de parfum d’intérieur senteur « Douces roses du désert » que la tyrannique Mildred veillait à faire vaporiser matin, midi et soir. Elle se rappelait aussi l’odeur bien moins agréable qui persistait malgré cela dans les toilettes du rez-de-chaussée, là où elle faisait le ménage : ces effluves de canalisation, de javel, de récurant, sans oublier la puanteur, souvent insoutenable, laissée par ces clients pressés qui n’avaient pas un regard pour elle lorsqu’ils déguerpissaient, mais il y avait aussi ceux qui lui glissaient un gentil sourire, un merci ou une petite pièce.
Mildred Jones avait été sa patronne, en charge de la vingtaine de femmes de ménage employées par le Mapes, celle que toutes craignaient et la cause de sa boule au ventre chaque matin pendant trois ans. Serait-elle là demain matin, se demanda Pauline en allumant sa quatrième cigarette de la journée. Quel âge pouvait-elle avoir aujourd’hui ? Mildred avait la quarantaine en 1960, donc quatre-vingts ans bien sonnés en 2000. Il était possible qu’elle soit là, après tout. Et Kendall ? Il pourrait bien être là, lui aussi, à présent septuagénaire, avec sa tribu dans son sillage : son épouse glaciale qui la regarderait encore de travers, même après toutes ces années, et leurs enfants et petits-enfants, ces Spencer bien mis et propres sur eux.
Le lendemain matin, sur les rives de la Truckee River, aux côtés de Billie-Pearl, elle croiserait certainement des fantômes de son passé parmi la foule venue assister à l’écroulement du Mapes. Elle se demanda pourquoi ils se déplaceraient. Pour se souvenir, pour se réjouir, pour tourner la page ? Ou, comme elle, pour un dernier hommage ?

En approchant de Cold Springs, Pauline vit des panneaux annonçant la direction du Wild Pearl Ranch & Mustang Rescue et elle ressentit, comme chaque fois, une fierté pour tout ce que son amie d’enfance avait accompli. Elle suivit la petite route escarpée qui s’éloignait de la ville en grimpant dans les plaines vallonnées saupoudrées de neige fraîche et franchit un ravin creusé dans une roche abrupte entre des collines plantées de pins, avant de déboucher enfin sur une large clairière verte. Il était presque dix-sept heures et le pâle soleil d’hiver illuminait le paysage d’une ultime touche rosée. Pauline s’immobilisa un instant en face du portail ouvert. Tout ce qu’elle avait devant les yeux appartenait à Billie-Pearl : à droite, les étables et l’enclos se nichant sous le coude formé par un monticule, et plus loin, la masse du ranch dominant la vallée vers le White Lake. L’air qu’elle respirait semblait pur et glacé, plus froid que chez elle.
Au fur et à mesure qu’elle s’approchait, elle distinguait dans la pénombre grandissante les chevaux qui gambadaient dans le corral en s’amusant avec la neige, l’un d’entre eux se roulait dans l’herbe blanchie. Comme elle les aimait, ces fougueux mustangs que Billie-Pearl protégeait avec tant d’ardeur, car certains étaient les descendants des bêtes qu’elles avaient connues adolescentes. Elle repéra le pelage sombre et satiné de Dansa, petite-fille de Commander, l’étalon noir qui avait tant marqué sa jeunesse. Pauline n’avait pas souvent des mustangs à soigner dans sa clinique californienne, car sa « clientèle » se composait plutôt de Quarter Horses rodés aux courses, aux manifestations hippiques ou au travail agricole.
Des volutes de fumée émergeaient de la grosse cheminée du ranch ; Pauline savait que son amie l’attendait dans ce lieu douillet qu’elle appréciait tant. Elle poursuivit son chemin, leva la main pour saluer deux membres de la bande de Billie-Pearl qui rentraient les chevaux pour la nuit. Elle ne les connaissait pas tous personnellement, car elle ne venait pas assez souvent, mais elle avait conscience que la maîtresse des lieux, d’année en année, était capable de fédérer autour d’elle des équipes enthousiastes et soudées, composées de jeunes portés par la même ambition : la préservation des mustangs.
Pauline gara la Dodge à côté des autres véhicules, saisit son sac de voyage et gravit les quelques marches pour entrer dans la bâtisse sans frapper. La porte n’était jamais fermée à clé. Dans le vestibule, trônait le poster de Velma Johnston, surnommée « Wild Horse Annie », une célèbre militante originaire du Nevada, juchée sur Hobo, sa monture. Billie-Pearl avait collaboré avec elle dès les années cinquante pour la défense des chevaux sauvages, jusqu’à son décès en 1977.
Un certain désordre régnait dans la grande pièce principale, ce qui ne surprit pas Pauline et ne la dérangea nullement. Son amie n’avait rien d’une fée du logis, mais savait dompter un mustang comme personne. Sur la table basse face à la cheminée en pierre traînaient un puzzle inachevé et des albums de coloriage, et sur les sofas, gisaient des poupées Barbie échevelées et des voiturettes : traces des nombreux petits-enfants de Billie-Pearl qui venaient souvent rendre visite à leur grand-mère.
– Voilà ma petite miss ! Tu as fait bonne route ? lança Billie-Pearl en sortant de la cuisine.
Une odeur appétissante de potage de légumes et de poulet rôti aux herbes vint chatouiller les narines de Pauline, certainement les recettes d’une des belles-filles de Billie-Pearl.
Pauline mesurait un mètre soixante-seize, quinze bons centimètres de plus que son amie d’enfance, mais cela l’amusait d’être depuis toujours sa « petite ». Avec sa tignasse bouclée et ses joues rondes constellées de taches de rousseur, Billie-Pearl ne faisait pas son âge. Elle était vêtue de son habituel 501, de ses bottes western et d’un pull en laine, son uniforme d’hiver. Celui d’été variait peu : une chemise en jean remplaçait le pull en laine. Pauline ne l’avait plus vue en robe ou en jupe depuis les années soixante.
Le fils aîné de Billie-Pearl fit son apparition avec son nouveau-né blotti dans ses bras. Pauline n’avait pas encore fait connaissance avec l’adorable dernière venue dans la nombreuse tribu de son amie. Le joyeux repas familial qui s’ensuivit fut tonitruant : quatorze de ses membres serrés autour de la longue table, rejoints par quelques employés du ranch. Les murs en rondins faisaient résonner les éclats de rire et les plaisanteries, mais surtout les discussions sur les chevaux qui pouvaient durer des heures, Pauline le savait et s’en délectait : telle pouliche avait souffert de colique, tel nouveau vétérinaire s’en était bien tiré ; un poulain impétueux avait mis à sac l’étable ; Dansa, le véritable sosie de son grand-père : le même cran, le même panache ; et Eagle, le portrait craché de Dustin ; et comment Nancy, la cadette de Billie-Pearl, avait remarquablement maté un étalon rebelle.
Plus tard, alors que la maisonnée dormait, les deux amies se blottirent l’une contre l’autre avec des tisanes devant la cheminée. Billie-Pearl sentait bien que son retour à Reno ranimait chez Pauline des sentiments mitigés.
– Nous ne sommes pas obligées de parler du Mapes, tu sais…
Pauline la rassura : tout allait bien, et elles pouvaient parfaitement en discuter ; d’ailleurs, elle n’arrivait pas encore à croire à sa destruction. Pendant de longues années, le Mapes avait incarné la renommée de Reno, avant le déclin fatal des années quatre-vingt, face à l’ensorcelant appel de Las Vegas.
– Je ne veux me souvenir que du Mapes du temps de sa splendeur, quand la Sky Room au coucher du soleil était l’endroit à la mode. Tu te rappelles ?
– Et comment ! s’écria Billie-Pearl. Et ce jeune barman ? Il était si gentil avec nous.
– Dan, dit Pauline.
Elle évoqua les cocktails qu’il leur glissait en cachette, car elles n’étaient pas majeures. Et sa mère, pourtant difficile, se laissant tenter par la liste des vins de la Sky Room qui se vantait de servir du sauternes français.
– Dan avait le béguin pour toi, Billie.
– Et toi, tu faisais rêver le garçon d’ascenseur, miss.
Elles rirent de concert.
Puis Billie-Pearl dit, calmement :
– Tu te doutes que Kendall pourrait venir demain, n’est-ce pas ?
Bien entendu, Pauline y avait pensé, mais elle se sentait prête à lui faire face. Cela faisait quarante ans, tout de même, pourtant l’envie de le gifler la démangeait encore.
– Bravo, dit Billie-Pearl, mais tu n’en feras rien.
– Tu as raison. Et de toute manière, le Mapes ne se résume pas à la moquette immonde du bureau de Mr. Spencer. Ce sont d’autres choses, bien plus belles, qui me viennent à l’esprit.
– Comme la suite 614 ?
– Oui…
Lorsque l’immeuble s’effondrerait, Pauline savait qu’elle observerait les fenêtres du sixième étage avec une attention particulière, surtout les quatre qui faisaient l’angle, orientées sud-ouest, au-dessus de la Truckee River. Comment un lieu pouvait-il voler en éclats et ne laisser que de la poussière ?
– Hé, murmura Billie-Pearl, interrompant sa rêverie, tu l’as encore, la Ford bleue ?
Pauline sourit.
– La Thunderbird ? J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux.

Elle s’était réveillée tôt pour rendre visite aux chevaux avant le départ pour Reno. À sept heures, alors que le soleil se levait à peine, Billie-Pearl était déjà en plein travail dans un des paddocks, perchée sur Dansa, stetson enfoncé jusqu’aux yeux. Le froid matinal ne semblait pas l’atteindre. Elle fit un grand signe de la main à son amie. La prochaine fois, cria-t-elle, elle l’emmènerait faire une balade dans les hauteurs, et Pauline pourrait monter Arrow ou Sweetbriar, mais ce matin, elles n’avaient pas le temps : il ne fallait pas rater le démantèlement du Mapes, prévu à huit heures pile.
Les chevaux semblaient heureux dans ce refuge. Ici, ils étaient recueillis, soignés, dressés, pour être ensuite vendus à des propriétaires triés sur le volet ; Billie-Pearl y veillait. Il y avait encore des gens en 2000, tempêtait-elle, qui continuaient à les chasser en dépit des lois les protégeant, qui les terrorisaient, les capturaient, les parquaient dans des conditions effroyables.
Un peu plus loin, dans un autre enclos, un jeune homme dressait un yearling agité qui ne cessait de ruer ; Billie-Pearl le surveillait du coin de l’œil.
– Vas-y mollo ! lui cria-t-elle. Tu lui en demandes trop, là.
Elle s’approcha de Pauline et mit pied à terre avec souplesse.
– Allez, fais un tour rapide sur Dansa ! On a quelques minutes.
Pauline eut beau lui expliquer que l’équitation, c’était fini, qu’elle avait passé l’âge, que son métier, c’était de soigner les chevaux et pas de les monter, et qu’elle avait même oublié comment faire, Billie-Pearl ne voulut rien savoir. Pauline posa sa main sur l’encolure de Dansa, admira les beaux yeux vifs et doux ; elle hésita encore, puis se lança, encouragée par son amie, glissa son pied gauche dans l’étrier et atterrit sur la selle.
– C’est parti, miss !
La jument se laissait faire, docile : elle devait savoir qu’elle avait affaire à une vieille, blagua Pauline. Son amie leva les yeux au ciel.
Dansa avançait lentement, respectant à la lettre les ordres en demi-teinte de sa cavalière ; elle devait s’ennuyer, pensa Pauline, penaude, en sentant le corps robuste et chaud sous elle. C’était la petite-fille de Commander, tout de même !
Elles déambulèrent ainsi, nimbées d’une élégante sérénité, comme si elles allaient prendre le thé chez d’autres dames guindées, mais Billie-Pearl, de l’autre côté de la clôture, déboulant face à elles comme une furie sur un jeune cheval gris, les prit de court. Avec un hurlement de cow-boy à figer le sang, elle fit signe au jeune homme d’ouvrir la barrière pour faire sortir Dansa et Pauline, et lança sa monture le long du chemin de terre en agitant son stetson comme au bon vieux temps de leur jeunesse. La jument détala comme une flèche, avec Pauline cramponnée à sa crinière.
– Tu es complètement dingue ! glapit Pauline en proie à la panique, tout en s’efforçant de suivre la cadence effrénée des longues jambes noires transformées en pistons, jusqu’à ce qu’elle remarque le retour d’anciens réflexes : son dos qui se replaçait, bien droit, sa tête dégagée des épaules, l’impulsion souple de ses reins qui accompagnait le galop de Dansa. La peur s’estompa, cédant la place à l’allégresse.
Billie-Pearl guidait son cheval à une allure folle, Dansa et Pauline à leurs trousses, et cette chevauchée imprévue mettait en joie l’équipe du ranch qui les acclamait à chaque passage. Grisée par la vitesse, Pauline ne voyait plus ni le paysage, ni le ciel, ni le sol, n’apercevant que les oreilles frémissantes de la jument et la croupe bondissante du yearling, n’entendant que ses propres halètements, le souffle puissant de Dansa et les hennissements des autres mustangs. Les souvenirs de Commander surgissaient, son énergie, sa splendeur, sa perspicacité : tout ce qui avait fait de lui l’étalon qui hantait encore ses rêves.
Elles s’arrêtèrent enfin, essoufflées, hilares, sous les applaudissements de l’équipe. Pauline, hors d’haleine, n’avait plus le cœur à réprimander son amie. Comment lui en vouloir après avoir partagé ce moment de pur plaisir ? Comme avant.
– J’avais raison, tu n’as rien oublié, dit Billie-Pearl.
Elle observa le visage lumineux de Pauline.
– La marche funèbre, ce n’est pas son truc, à Dansa, ajouta-t-elle.
– J’avais pigé.
D’un geste, Billie-Pearl fit virevolter son yearling gris afin que Pauline puisse apercevoir ses étonnants yeux bleus.
Celle-ci s’exclama :
– Bon sang, c’est de lui que tu parlais hier soir, le petit-fils de Dustin ?
C’était bien lui, en effet, il s’appelait Eagle et il était aussi merveilleux que son aïeul. En écoutant Billie-Pearl chanter ses louanges, Pauline ne put s’empêcher de penser à la première fois qu’elle avait posé les yeux sur ce troupeau de mustangs qui allaient prendre tant de place dans sa vie de jeune fille : Commander, Dustin, Hook, Tundra, Rocket…
– Dis donc, tu as vu l’heure ? Faut y aller !
Billie-Pearl siffla entre ses doigts (Pauline rêvait de faire pareil, mais n’y était jamais arrivée) et une jeune femme se précipita pour prendre en charge leurs chevaux. Les deux amies s’engouffrèrent dans la Beetle de Billie-Pearl ; Reno n’était qu’à une vingtaine de minutes, et la diffusion du fameux match du Super Bowl qui opposerait les Saint Louis Rams aux Tennessee Titans, disputé à Atlanta, était prévue à quinze heures trente. La route 395 les emmènerait directement au cœur de la ville, et il suffirait ensuite de bifurquer vers Downtown et Virginia Street.
En route, Billie-Pearl taquina Pauline à propos de son nouvel amoureux, Nick, dont elle ne savait pas grand-chose. Pauline avoua que, oui, c’était tout neuf, qu’elle en parlait peu, mais qu’il avait déjà sa place. C’était un type un peu plus jeune qu’elle, il était paysagiste, divorcé et père d’un fils de vingt ans, qui vivait du côté de Dunsmuir, à quinze minutes de chez elle. Billie-Pearl voulut savoir à quoi il ressemblait. Un grand taiseux aux yeux noisette, aux belles mains, avec beaucoup d’humour. Un piètre cavalier, certes, mais…
– Je vois, s’esclaffa Billie-Pearl.
– Et toi ? demanda Pauline. Tu vois encore ton éleveur ?… Ah, déjà terminé ?
D’éternelles complications entravaient la vie amoureuse de Billie-Pearl. Pauline l’écouta sans l’interrompre.
Elles arrivaient à présent aux portes de Reno.
– Je sais ce que tu vas me dire, que tu ne reconnais plus ton Reno, dit Billie-Pearl en montrant du doigt les gratte-ciels à perte de vue.
Elle disait vrai : la petite ville aux dix mille âmes que Pauline avait découverte enfant, à la fin des années quarante, avait radicalement changé : elle s’était étendue, et elle était à présent surpeuplée et encombrée de voitures. Environ deux cent mille personnes vivaient désormais ici, et la plupart des anciennes maisons en bardeaux, comme celle du beau-père de Pauline sur Washington Street, avaient été rasées, remplacées par des résidences, des bureaux, des centres commerciaux. Selon Pauline, le Reno de 2000 avait perdu son charme d’antan. Seules les montagnes au loin, couronnées de neige, étaient restées les mêmes.
Elles s’aperçurent rapidement que le quartier entier autour du Mapes avait été bouclé par les forces de l’ordre. Tout était fermé entre East Second Street, Center Street et North Sierra Street, mais Billie-Pearl avait réussi à franchir le fleuve par Arlington Avenue et, à la dernière minute, avait pu se garer du côté de West Liberty Street. Elles se hâtèrent de rejoindre la foule amassée le long des berges sud de la Truckee River ; de là, devant le pont de Virginia Street à la hauteur de Mill Street, elles jouiraient d’une vue parfaite vers le nord et l’hôtel condamné.
Il leur avait fallu jouer des coudes pour se retrouver aux premières loges, à cinq cents mètres du Mapes. Pauline n’en revenait pas du nombre de personnes présentes : combien étaient-elles, plusieurs milliers ? Beaucoup plus, répondit Billie-Pearl, aussi impressionnée qu’elle, tout en lui montrant la quantité de caméras et de reporters se pressant sur les lieux. La chute du Mapes était une affaire publique, pensa Pauline. Tous voulaient y assister.
Face à une caméra, un journaliste détaillait avec précision comment le Mapes allait tomber : quatre cents trous bourrés de cinquante kilos d’explosifs avaient été percés dans les colonnes de soutien sur cinq étages. La structure, pourtant haute d’une quarantaine de mètres, allait se dissoudre dans l’air. L’assistance écoutait, abasourdie.
Il y avait çà et là quelques visages que Pauline reconnaissait avec une pointe d’émotion, sans toutefois être capable de mettre un prénom sur ces traits qui remontaient du passé. Elle se contentait d’échanger un signe de tête, un sourire.
À côté de Pauline et de Billie-Pearl, une jeune femme coiffée d’un bonnet bleu paraissait au bord des larmes ; elle leur raconta que son père avait longtemps travaillé au casino du Mapes et qu’elle l’accompagnait souvent les jours de paie. Un pan de l’histoire de Reno allait disparaître, alors que cet hôtel aurait mérité mieux que d’être réduit à un amas de décombres.
– C’est un si bel édifice, s’écria-t-elle, les larmes aux yeux. Regardez-le !
Elle ajouta que les « préservationnistes » s’étaient battus jusqu’au bout, certains un peu plus loin criaient encore « Sauvez le Mapes ! » à quelques instants de l’implosion. Ils avaient même prévu une veillée funèbre avec un joueur de cornemuse.
Derrière elles, une dame haussa les épaules et soupira en l’entendant ; selon elle, il fallait arrêter de s’accrocher au passé. Cela faisait vingt ans que le vieil hôtel périclitait, il était tout sauf joli. Place au progrès et à la modernité pour ce quartier de Reno !
Une bande d’amis à proximité précisèrent qu’ils étaient venus d’Auburn, en Californie, pour faire du ski, regarder le match et assister à l’implosion.
– Ça va être phénoménal ! ricana l’un d’eux. Mieux qu’au cinéma !
Pauline remarqua que beaucoup de personnes brandissaient fièrement de grosses briques rouges et des certificats d’authenticité estampillés du logo du Mapes, qu’elle reconnut aussitôt : deux cow-boys chevauchant des mustangs. Ça partait comme des petits pains pour un dollar au coin de la rue.
– Tu veux une brique en souvenir ? demanda Billie-Pearl.
– Non, murmura Pauline en se demandant si elle n’aurait pas dû dire oui.
Tout autour d’elles montaient des bribes de conversations attrapées au vol : Tu te rappelles ?… C’était à quel étage ?… Au septième… Non, au cinquième !… Aïe aïe aïe, les milkshakes du Coffee Shop, les meilleurs du monde… Moi, je préférais l’ambiance de la Coach Room… On y avait fêté les trente ans de Kathleen, on s’était tellement amusés… Et cette gentille Addie qui travaillait avec les standardistes… Dieu merci, Miranda n’est plus là pour voir ça, elle serait en larmes… La réception de mariage de Barbara et Josh, quel succès, on avait dansé toute la nuit… C’était quand même la classe… Et la chance de Rick un soir au casino… Je n’oublierai jamais…
Impossible de ne pas les écouter, tous, comme cette vieille dame accrochée au bras d’une aide-soignante, qui pointait un doigt tremblotant vers la Sky Room en disant que c’était là, lors d’un bal d’étudiants, qu’elle avait rencontré son mari. Pauline remarqua un monsieur d’un certain âge, seul, digne, serrant une rose rouge sur sa poitrine. Il observait la façade en silence. Quelle était son histoire et pourquoi se trouvait-il là ce matin ?
Un sexagénaire rondelet s’approcha et lui demanda poliment si elle s’appelait bien Pauline. Il était venu avec épouse et enfants. Pauline n’avait aucun souvenir de lui, mais fit semblant, pour ne pas le vexer. Il se prénommait Nate et travaillait à l’époque avec Max, aux réservations. Pauline se rappelait vaguement un Max. Nate fit la grimace : mais bon, il n’avait pas de bidon à l’époque, avoua-t-il, et davantage de cheveux ! Elle ne put s’empêcher de rire avec lui.
– On te surnommait la Frenchie, ça me revient, gloussa Nate avec un clin d’œil grivois que sa femme apprécia moins.
– C’est normal, je suis née à Paris, s’amusa Pauline.
Le ciel gris et menaçant était chargé d’une neige imminente ; les gens se serraient les uns contre les autres pour lutter contre le froid. Pauline jeta un coup d’œil à sa montre. Il serait bientôt huit heures. L’intarissable Nate racontait que les propriétaires du Mapes, éplorés, étaient sur place eux aussi. Ils n’avaient pas pu sauver leur hôtel bien-aimé.
Tandis que Pauline se demandait comment fausser compagnie à ce type, un barbu râblé se posta devant elle, qu’elle reconnut avec joie : son demi-frère, Jim. Il savait bien qu’il allait la trouver là, mais elle aurait pu prévenir quand même, protesta-t-il en plaisantant. Billie-Pearl intervint : c’était sa faute, c’était elle qui avait entraîné Pauline à Reno sans prévoir autre chose.
– Comment te sens-tu ? demanda Jim avec douceur, en prenant sa sœur dans ses bras. Tu es heureuse d’être là ?
C’était le portrait vivant de Doug Hammond, son père disparu : le même sourire espiègle, le même regard bleu clair et la même carrure trapue. Dès que Pauline posait les yeux sur lui, elle songeait à ce beau-père américain qui lui manquait encore. Doug était entré avec fracas dans la vie de sa mère au moment de la Libération, dans un Paris tumultueux et chaotique. Elle n’avait aucun souvenir de son propre père, Jacques Bazelet, décédé d’un cancer l’année de sa naissance en 1939. C’était Doug Hammond, le deuxième mari de sa mère, qui l’avait élevée, ici à Reno. Et contre toute attente, la greffe avait pris.
Jim baissa la voix pour lui parler à l’oreille : il voulait la prévenir, mais surtout qu’elle ne se retourne pas, Kendall Spencer était dans les parages. Pauline ignora sa mise en garde pour jeter un coup œil par-dessus son épaule. Elle n’eut pas longtemps à chercher. Il avait pris un coup de vieux, mais son allure patricienne ne s’était pas altérée ; il se tenait toujours aussi droit avec cet air suffisant qu’elle détestait. Ses cheveux épais étaient argentés, et elle devait admettre qu’il portait beau, comme dans leur jeunesse. Elle avait été si naïve, en ce temps-là.
Kendall Spencer finit par capter le regard dirigé vers lui à travers la foule. Il sembla hésiter. La reconnaissait-il ? Quatre décennies s’étaient écoulées tout de même. Elle aussi avait changé : ses cheveux n’étaient plus longs et bruns, mais courts et parsemés de fils blancs. Cependant, elle avait conservé sa ligne élancée. Lorsque les yeux de Kendall se fixèrent sur elle, elle comprit qu’il l’avait repérée. Il leva la main, presque timidement.
– Laisse tomber, marmonna Jim.
– Sale connard, proféra Billie-Pearl.
Ils furent interrompus par une autre équipe de tournage. À quelques minutes de l’événement, une chaîne d’information en continu cherchait d’autres personnes qui avaient travaillé au Mapes à interviewer.
– Hep ! Ici ! cria Billie-Pearl en désignant Pauline. Par ici !
Avant que Pauline, interloquée, puisse protester, une caméra se braqua sur elle, et on lui brandit un micro sous le nez. Une jeune femme entama une série de questions :
– Bonjour, comment vous appelez-vous ?
– Pauline Bazelet, bredouilla l’intéressée.
– Vous êtes de Reno ? Quelle est votre profession ?
– Je suis vétérinaire, en Californie, mais j’ai grandi à Reno.
– Vous avez travaillé au Mapes à quelle époque ?
– Entre 1957 et 1960.
– Quel était votre poste ?
– Femme de ménage au rez-de-chaussée et dans les chambres. J’étais toute jeune alors.
– Et ça vous fait quoi d’être ici ce matin, pour assister à cette démolition ?
Les yeux de Pauline se posèrent sur le Mapes délabré qui se dressait devant eux fièrement, imperturbable. Sa gorge se noua.
– Je ne peux pas m’empêcher d’être émue. C’était un monde, cet hôtel. Nous étions nombreux à y travailler. Et puis, il y avait tous ces clients. Ça n’arrêtait pas. Il se passait toujours quelque chose.
La journaliste vérifia ses notes.
– Vous étiez donc là pendant l’été 1960 lors de l’arrivée de John Huston et de ses acteurs pour le tournage des Désaxés ?
Les lèvres de Pauline se mirent à trembler. Le trac, sans doute ?
– Oui, j’étais là. Je m’en souviens bien.
– Nous sommes à quelques instants de l’implosion, pourriez-vous nous dire en deux mots ce que vous retenez du Mapes, vous qui l’avez connu à sa période la plus glorieuse ?
Pauline n’avait rien préparé ; elle ne s’attendait pas à être interviewée. Elle se sentait incapable de parler. Mais à sa grande surprise, elle parvint à oublier les épisodes dans le secret du bureau de Kendall ; elle effaça l’autorité de Mildred Jones, ainsi que l’odeur laissée par les clients dans les toilettes du rez-de-chaussée.
Elle ne voyait que la silhouette tout en courbes postée devant les fenêtres de la suite 614, une flûte de champagne à la main.
Reprenant de l’assurance, elle dit d’une voix ferme :
– Pendant l’été 1960, au Mapes Hotel, j’ai fait une rencontre qui a changé ma vie.
– Formidable ! Vous voulez bien nous en parler ?
– Avec joie.
Mais dans l’oreillette de la journaliste, on lui annonça qu’il était l’heure. Il fallait interrompre l’interview, pour la reprendre juste après l’événement.
Le Mapes allait s’effondrer. Maintenant. »

À propos de l’autrice

Portrait of Tatiana de Rosnay 18/02/2020
Tatiana de Rosnay © Photo Celine Nieszawer

Tatiana de Rosnay est née le 28 septembre 1961, à Neuilly-sur-Seine. Son père est français d’origine russe, sa mère, anglaise. Elle se décrit comme étant « franglaise » et a été élevée à Boston et à Paris. Après des études littéraires en Angleterre, à l’Université de East Anglia, Tatiana a travaillé à Paris comme journaliste pour Vanity Fair, Psychologies, ELLE et le JDD.
Tatiana de Rosnay a publié son premier roman, L’Appartement témoin, en 1992. Depuis, elle a publié une douzaine de livres dont Elle s’appelait Sarah, vendu à neuf millions d’exemplaires dans le monde et porté à l’écran par Gilles Paquet-Brenner en 2010. Quatre de ses romans sont en cours d’adaptation, Boomerang, Spirales, Moka et Le Voisin. Sa romancière préférée est Daphné du Maurier, dont elle a publié la biographie en mars 2015, Manderley For Ever, nominé pour le Goncourt de la Biographie 2015 et gagnant du Prix de la Biographie d’Hossegor 2015.
Bilingue, Tatiana de Rosnay écrit certains de ses romans en anglais et d’autres en français. Ses livres sont traduits dans une quarantaine de pays et elle figure sur la liste des romanciers français le plus lus à l’étranger, notamment aux Pays-Bas et aux USA. Ses thèmes de prédilection sont les secrets de famille et la mémoire des murs. Elle vit en France avec sa famille. (Source: FNAC Livres)

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Camera obscura

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En lice pour le Prix Régine Deforges 2024
En lice pour le Prix littéraire des Sciences Po

En deux mots
«César» est photographe militaire, chargé de documenter les victimes d’accident qui arrivent à la morgue. Mais au fil des jours, il comprend que les blessures et mutilations des cadavres ont une autre cause. Alors, il enregistre les noms et dresse des listes au péril de sa vie, de son épouse Ania et de ses enfants Najma et Jamil.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les atrocités dans l’objectif

Gwenaëlle Lenoir fait une entrée fracassante en littérature. Pour son premier roman, la journaliste a choisi de nous raconter les exactions du régime syrien à travers l’œil d’un photographe chargé de faire cinq clichés de chaque cadavre arrivant à la morgue. Très vite, il ne va plus supporter ce que les morts lui disent. Mais il a aussi une famille à préserver.

Les premières lignes du livre, comme un photographe effectuant sa mise au point, nous expliquent que le personnage principal du roman est bien réel. «Ce photographe existe et vit caché quelque part en Europe. Son nom de code est César. Les atrocités décrites sont avérées, les faits sont documentés, mais sa voix est la mienne.» Si le pays et le président ne sont jamais cités, on comprend à la lecture et aux détails que nous sommes en Syrie sous le régime Bachar el-Assad.
On comprend aussi très vite que ce choix de discrétion est ici une question de vie ou de mort. Au fil des années, l’emprise du régime sur sa population s’est accentuée au point de rendre suspect tout regard un peu appuyé, toute remarque un tant soit peu critique. C’est dans ce contexte que le narrateur, photographe militaire, chargé de réaliser cinq photos règlementaires des cadavres livrés à la morgue, va comprendre que ses clichés racontent une histoire bien différente de celle qui figure sur les dossiers. Les blessures et les hématomes documentent la torture et l’homicide. Ce qui dans le service n’émeut plus personne, chacun ayant appris à ne jamais poser de questions et à détourner le regard. Tony et « moustache frémissante » vont même plus loin, entonnant un hymne à la gloire du régime dans l’espoir d’un avancement ou de privilèges.
César quant à lui se tait. Mais ce qu’il voit à travers son objectif s’imprime dans sa mémoire. Alors le soir, quand il rentre chez lui, il emporte avec lui toutes ces images perturbantes. Si Najma et Jamil, ses enfants, ne s’aperçoivent pas de ses doutes, Ania, son épouse, comprend très vite ses tourments et sa volonté de tout faire pour préserver les siens jusqu’à lui cacher la vérité: «Je ne parle pas des morts à Ania. Je les ramène pourtant à la maison, soir après soir. Au début, j’ai essayé de les semer. J’ai pris des chemins détournés pour rentrer. Mais ils m’ont suivi. Les morts sont des gens têtus. Ils m’accompagnent dans l’escalier de l’immeuble, rentrent dans l’appartement, dorment dans notre lit et commentent les informations à la télévision. Ils font les gros yeux quand Najma ou Jamil chantonnent leurs nouvelles comptines à la gloire du président.»
Aussi est-ce presque malgré lui qu’il enregistre ses photos sur une puce, qu’il note les noms sur une liste qui ne va cesser de s’allonger.
Gwenaëlle Lenoir réussit à merveille à rendre le dilemme qui l’assaille, entre son éthique et l’envie de protéger sa famille, entre l’envie de dénoncer les exactions de ce régime et le besoin quasi viscéral de ne pas abandonner les victimes aux mains de leurs bourreaux. «Je ne pouvais rien pour eux, seulement les photographier. Seulement refuser de participer à la danse macabre orchestrée par les employeurs des Tony de ce pays.»
Il va alors prendre de plus en plus de risques, se rapprocher d’un groupe de résistants et ainsi précipiter un épilogue d’une haute densité dramatique.
Si Gwenaëlle Lenoir s’est appuyée sur une histoire vraie, son écriture tout en ellipses et sa volonté de ne pas situer son récit dans le temps et l’espace, donnent à ce premier roman une valeur universelle. C’est le combat contre toutes les dictatures, la volonté de résistance, la soif d’humanité qui en font un bréviaire pour les temps troublés. C’est fort et émouvant. C’est une histoire bouleversante qui ne vous laissera pas indifférents.

Camera obscura
Gwenaëlle Lenoir
Éditions Julliard
Roman
224 p., 20 €
EAN 9782260056249
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Syrie, mais le pays n’est pas nommé.

Quand?
L’action se déroule de 2011 à 2013.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, un photographe militaire voit arriver, à l’hôpital où il travaille, quatre corps torturés. Puis d’autres, et d’autres encore. Au fil des clichés réglementaires qu’il est chargé de prendre, il observe, caché derrière son appareil photo, son pays s’abîmer dans la terreur. Peu à peu, lui qui n’a jamais remis en cause l’ordre établi se pose des questions. Mais se poser des questions, ce n’est pas prudent.
Avec une justesse troublante, ce roman raconte le cheminement saisissant d’un homme qui ose tourner le dos à son éducation et au régime qui a façonné sa vie. De sa discrétion, presque lâche, à sa colère et à son courage insensé, il dit comment il parvient à vaincre la folie qui le menace et à se dresser contre la barbarie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV info
L’Éclaireur Fnac (Léa Boisset)
Orient XXI (Nina Chastel)
Blog de Karen Lajon
Blog Baz’Art
Blog L’Œil noir
Blog Le temps de la lecture
Blog Les livres de Joëlle
Blog Bibliofeel
Blog En lisant, en écrivant

Les premières pages du livre
« Ce livre est un roman dont le personnage principal est réel. Ce photographe existe et vit caché quelque part en Europe. Son nom de code est César. Les atrocités décrites sont avérées, les faits sont documentés, mais sa voix est la mienne.

UN
Ania dort et elle sait que je suis mort. Elle a lu le communiqué. Tout le monde a lu le communiqué. Tout le monde sait que je suis mort, mes amis aussi bien que mes ennemis.
Ania fronce les sourcils, ses paupières battent, ses lèvres se tendent. Son épaule gauche tressaute en petits mouvements saccadés puis s’arrête, s’affaisse, calme et blanche au-dessus de la couverture bleue. Alors ce sont ses doigts qui se mettent à danser, ceux de la main gauche, toujours, le majeur et l’index. Peut-être l’alliance est-elle trop lourde pour permettre à l’annulaire de se joindre aux autres.
Je suis mort. J’ai été abattu comme un traître sur cette route grise et droite.
Je me rappelle bien comment je suis mort. Je suis en voiture. Je roule et je roule. La route express vers le nord est défoncée par endroits. J’évite un cratère de justesse. Une roquette, sûrement. La radio n’a pas parlé de combats par ici. La radio ne parle pas de ce genre de choses. Je chantonne.
Les deux voitures devant moi ralentissent, je vois leurs feux stop rougir. Je devine quelque chose sur la route, mais trop loin encore pour que je distingue ce que c’est. Je me rapproche vite, même si je lève le pied. C’est un barrage. Les deux voitures arrêtées sont entourées par des hommes armés. L’un d’eux fait de grands gestes avec son fusil dans ma direction, je pile. Les uniformes que portent les hommes du barrage ne sont pas réglementaires. Leurs vestes et leurs pantalons ne correspondent pas. Ils ont des baskets aux pieds et les cheveux longs. L’un d’eux a une queue-de-cheval, à la mode chez les jeunes Occidentaux. Un autre arbore une barbe fournie et des cheveux bouclés qui descendent dans sa nuque. Ce ne sont pas des soldats, ce sont des rebelles.
Je suis soulagé. Je préfère un check-point de la résistance à un barrage de l’armée du président. Un des hommes s’approche de ma voiture. J’ouvre la vitre. Il me dévisage. Il me demande mes papiers, je lui tends ma carte d’identité. Je sens le soulagement me quitter, il reflue, il va se nicher tout au fond de mon estomac et commence à former une boule d’angoisse. Le type ne sourit pas. Il me fait signe avec son revolver : « Descends. » J’obéis. Je coupe le moteur et sors de la voiture. Il appelle un autre homme, me désigne d’un signe de tête. Ils me poussent vers une baraque en tôle à moitié brûlée sur le bas-côté. Ça devait être un abri pour des vendeurs à la sauvette de boissons et de fruits, il y en a tout le long des routes express du pays. Nous passons derrière. L’homme qui me suit sort son revolver et tire. Le monde explose sous le bruit de la détonation.

DEUX
Ma vie est morte bien avant moi.
Mon enfance était belle. J’habitais la même impasse qu’Ania. Ania était déjà plus importante pour moi que les jeux de cerceaux et les ballons tirés dans la poussière. Pour sortir de chez elle, pour rentrer chez elle, elle devait passer devant ma fenêtre. Elle était jolie dans son uniforme d’écolière, sa jupe au-dessous du genou, sa chemise blanche et sa veste grise. Elle secouait ses tresses aux rubans verts et blancs quand je prenais son cartable trop lourd pour elle. Elle me disait : « On voit que le printemps arrive, il y a des fleurs aux arbres et tu n’as plus peur de marcher dans les flaques d’eau, que tu es valeureux, dis-moi ! » Elle avait, quoi ? neuf ans, dix ans, et moi un peu moins. J’aimais presque autant qu’elle les gâteaux à la fleur d’oranger que sa mère nous servait au retour de l’école.
L’hiver, les ornières dans le sol se remplissaient d’eau et de boue, l’été d’un sable décoloré. Les feuilles des arbres n’étaient jamais vraiment vertes, toujours un peu grises. Le bruit de la ville parvenait à nos fenêtres, étouffé et doux. À l’adolescence, vivre ainsi à l’écart du vacarme de la ville me pesait. Je l’aurais bien fait sauter, notre impasse. Mais le doux bruit des talons d’Ania sur le sol et le léger balancement de ses hanches d’un bout à l’autre de la rue la rendaient unique.
J’ai pourtant quitté notre impasse sans regret, du moins je l’ai pensé à l’époque. Lorsque je me suis marié avec Ania, nous avons emménagé dans un autre quartier, dans un appartement rien qu’à nous. Les fenêtres donnaient sur une belle avenue sans ornière, aux hauts arbres couverts de feuilles plus vertes que dans l’impasse. On voyait la montagne en se penchant un peu sur le balcon. Il y avait même un petit jardin au pied de notre immeuble. Je trouvais que ce serait bien pour les enfants, sans le dire encore à Ania.
Mes parents aussi ont quitté la rue. Ils sont devenus vieux, ils ont pris leur retraite, sont retournés au village et ont fini tranquillement leur vie entre leur potager et leur champ d’amandiers. Je ne suis pas allé sur leur tombe depuis longtemps. Je n’aime pas déranger les morts. Et puis ça n’aurait pas été prudent.

TROIS
Après, bien après, notre pays s’est abîmé dans les flots de sang.
Je me souviens des premiers suppliciés. Je me souviens du matin où ils sont arrivés. Ils étaient quatre. Il faisait beau, la pluie de la nuit avait lavé le ciel et les rues. Elle m’avait mis d’humeur joyeuse et légère, je n’avais pas envie d’aller travailler, je voulais continuer à regarder Ania courir après les enfants, les presser pour avaler le petit déjeuner, leur répéter qu’ils étaient en retard. Elle avait oublié sur la table du salon leurs gâteaux et leurs berlingots de lait pour la récréation. J’ai descendu les escaliers quatre à quatre, l’ai rattrapée avant que la voiture ne tourne au coin de la rue, puis je suis resté un moment sur le seuil de l’immeuble pour profiter des bouffées de printemps. La rue sentait bon. Le petit jardin au pied de notre immeuble était propre, prêt à accueillir les gamins, ses balançoires et son toboggan fraîchement brossés par le concierge. J’avais hâte de retrouver ces fins de journées printanières, d’observer depuis notre fenêtre Ania qui surveillait distraitement Najma et Jamil. Mes étoiles. Je regardais Najma et Jamil grandir depuis déjà huit et cinq ans. Ils me ravissaient chaque jour davantage. Ania aussi me ravissait davantage de jour en nuit. J’ai eu du mal à quitter la douceur de notre appartement. Mais mon supérieur ne transigeait pas avec les horaires, ni avec le reste d’ailleurs. « Le service de l’État ne supporte pas l’imperfection » était sa phrase préférée. Il m’avait prévenu dès mon premier jour de travail, la moustache frémissante : dans son service, pas d’à peu près, les horaires devaient être strictement respectés. J’ai lavé les bols des enfants et ma tasse de café. J’ai mis mon Canon dans ma sacoche, ajouté deux gâteaux secs à la fleur d’oranger confectionnés par la mère d’Ania, et je suis parti pour une journée de travail aussi banale qu’une autre.
La sentinelle à l’entrée de l’hôpital m’a salué comme tous les matins, sans chaleur. Les jeunes gens qui occupent ce poste ne m’aiment pas beaucoup, en général. Ils n’ont qu’une vague idée de mon métier, mais les ouï-dire leur suffisent. Je sens bien qu’ils hésitent tous entre dégoût et circonspection. Celui-là ne faisait pas exception. Il ne faisait exception en rien, d’ailleurs. Dix-huit ou dix-neuf ans, une veste kaki trop légère pour la saison, des chaussures impeccablement cirées, une kalachnikov aussi raide que la justice et une colonne vertébrale plus ou moins souple selon son interlocuteur. Avec moi, il ne savait pas trop comment la tenir. Je n’entrais pas dans la catégorie des pékins, mais ma profession ne me valait ni prestige ni honneur. À vrai dire, je m’en foutais, ce matin-là encore plus que les autres. Il faisait beau. C’était le printemps. J’étais heureux.
Les quatre étaient là quand je suis arrivé au bureau. Ils avaient dû être amenés juste avant l’aube. Parmi le personnel de jour, nul ne les avait vu arriver, je me suis renseigné plus tard, l’air de rien. Ils avaient en tout cas chamboulé le service. Moustache frémissante, mon supérieur, avait quitté son bureau et se tenait debout au milieu du service, une lettre officielle entre les doigts. Face à lui, son adjoint Salim tirait sur sa cigarette en apnée, son mauvais œil, le droit, tressautait sous sa paupière morte. Il m’avait raconté un soir qu’il avait pris un coup de poing vicieux alors qu’il essayait de protéger sa cousine d’une bande de voyous sur la promenade de la rivière. Les médecins n’avaient pas réussi à sauver l’œil, ni la paupière, il avait eu au moins la satisfaction de mettre en fuite les agresseurs et de sauver l’honneur de sa parente. Il déclamait son récit aussi fort que s’il s’agissait d’une épopée, tantôt sombre, tantôt facétieux, avec des phrases grandiloquentes. Nous fêtions le départ en retraite d’un collègue et avions tous abusé de l’arak qu’il avait apporté de son village. La vantardise de Salim traversait mon esprit embrouillé et je me retenais de rire. Je soupçonnais chez lui de longue date une susceptibilité à la hauteur de sa lâcheté. Je connaissais aussi sa capacité de nuisance. Mieux valait ne pas prêter le flanc au soupçon d’ironie ni laisser traîner le moindre sourcil dubitatif. Même si l’arak affaiblissait son acuité. J’avais donc fait semblant de le croire et m’étais exclamé comme il fallait. Depuis, il m’invitait de temps à autre à boire un verre dans un bar faussement branché tenu par un de ses amis, dans un quartier résidentiel à un jet de pierre de la vieille ville. Il épanchait sa soif et son manque de reconnaissance en me débitant ses conquêtes féminines, se lamentait sur son sort d’homme marié à une matrone frigide, m’assommait de ses certitudes footballistiques, le tout arrosé d’odes au président chantées à voix trop haute. Les deux premières fois, une Ania glaciale m’avait accueilli à mon retour. Elle avait inspecté mes vêtements et mon haleine. Elle avait fini par convenir que décliner ces invitations pouvait me porter préjudice. Désormais, je lui racontais par le menu les élucubrations de Salim et nous en riions ensemble, une fois Najma et Jamil endormis.
« Le service de l’État ne supporte pas l’imperfection, tu as trois minutes de retard », a lâché Moustache frémissante, en désignant mon bureau. Salim a tenté un clin d’œil complice et apaisant auquel je n’ai pas réagi. Je sais que toute protestation, toute justification, tout mouvement des lèvres sont dangereux quand on a affaire à un supérieur. J’ai posé ma sacoche, sorti mon appareil photo, ôté ma veste, l’ai suspendue au porte-manteau et j’ai saisi les actes de décès que Salim me tendait. Deux accidents de la route, une rixe et une chute du sixième étage. Quatre. Ça faisait beaucoup pour un matin de printemps.

QUATRE
J’accroche habituellement ma blouse à une patère à l’entrée de la morgue. Je ne veux pas qu’elle soit dans le bureau, qu’elle côtoie ma veste civile, mon paquet de cigarettes, ma sacoche et mes gâteaux à la fleur d’oranger. Ma blouse ne fait pas partie de ma vraie vie, elle fait partie de mon travail. Sa place est près des morts. J’ai instauré un rituel : enfiler le bras gauche en premier, laisser les pans flotter, tenir l’appareil photo du bras droit et pousser les battants de la porte avec l’épaule. Je l’ai respecté ce matin-là. Il faut maintenir les habitudes. C’est plus prudent.
Tony, l’assistant, s’est levé de sa chaise. Il n’avait pas son verre de thé habituel à la main. Il triturait sa manche. Salim est entré derrière moi. Je ne l’avais pas vu me suivre. Normalement, il ne vient jamais ici. « Commence par celui en bas à droite. » Je n’ai pas compris, mais j’ai acquiescé. Il faut toujours acquiescer au ton du commandement. Tony a tiré le tiroir le plus à droite. « La chute du sixième étage», a dit Salim.
Et il est resté là, juste derrière moi, à nous observer, Tony, moi et le corps. Le cadavre avait une étiquette au poignet droit, comme tous les autres. J’ai regardé le nom, j’ai pris le certificat de décès correspondant et je l’ai déposé dans le panier « départ ». J’agis de cette manière depuis que j’ai commencé ce travail. C’est une habitude que j’ai prise, de regarder le nom du mort avant de le photographier. Mon prédécesseur, Abou Georges, celui qui m’a appris le métier, faisait l’inverse. Il photographiait avant de jeter un coup d’œil à l’identité du défunt. « C’est plus facile, m’avait-il expliqué. Les visages des uns et les noms des autres se mélangent et on les oublie plus facilement. À la fin de la journée, je ne sais plus qui j’ai photographié, qui est mort de quoi, et je rentre chez moi l’esprit serein. Tu devrais faire pareil. » J’ai bien essayé de suivre son exemple, mais ça me perturbait. Je préfère connaître mes morts. Abou Georges n’a pas insisté longtemps. Il était compréhensif, Abou Georges, et las, surtout. Il avait hâte de me passer le flambeau. Il m’a formé en deux semaines et puis il a pris sa retraite. Je le vois de temps en temps dans un café près de la grande mosquée. Il joue au trictrac avec ses amis, il me salue de la tête, m’offre parfois un thé. Il me demande des nouvelles de l’hôpital, je sens que c’est pour la forme, je réponds brièvement et nous n’abordons plus ce sujet. De toute façon, nous ménageons nos mots.
La chute du sixième étage s’appelait Hassan Faysal al-Mouni. Sans le certificat, je n’aurais jamais deviné qu’il était mort à dix-neuf ans. Il était comme raccourci, la tête un peu rentrée dans les épaules, une hanche déviée, un bras, le droit, de travers. Il avait la tête cabossée. « Cabossée », c’est le seul mot qui m’est venu à l’esprit. La présence de Salim derrière moi me dérangeait, je ne réussissais pas à trouver la fluidité de mes gestes, ni de mes pensées. En général, le premier de la journée, je lui parle un peu, parce qu’il m’est moins indifférent que les suivants. J’ai une pensée pour ses parents, pour sa femme, pour ses enfants, pour sa grand-mère, pour n’importe qui que je peux imaginer l’avoir aimé. Avec Salim derrière moi et Tony debout qui triturait sa manche, je n’y arrivais pas. Je n’avais que des questions dans ma tête. Pourquoi ce matin-là ne ressemblait-il pas aux autres ? Pourquoi fallait-il commencer par celui du tiroir en bas à droite ? Pourquoi je me pose des questions ? Ce n’est pas prudent de se poser des questions. J’ai vite collé mon œil au viseur et j’ai pris les photos, en m’efforçant d’agir comme d’habitude et de ne pas laisser mes interrogations transparaître. Il faut cinq ou six clichés par client. Abou Georges n’a jamais su m’expliquer pourquoi cinq ou six, et pas trois ou huit. Il n’a jamais su me dire qui avait décidé ça ni si la consigne était écrite quelque part, dans un cahier, dans un décret, dans un règlement interne ou national, ou dans une loi. « Ne pose pas trop de questions, fiston. » C’est grâce à ça qu’il a réussi à arriver jusqu’à l’âge de la etraite et au temps du trictrac, sans se laisser grignoter par les morts, ni dévorer par les vivants. À travers l’œilleton de mon appareil, j’ai saisi les arcades sourcilières, une orbite et une tempe enfoncées, le sang coagulé dans les cheveux, les lèvres éclatées sur des dents cassées, une oreille écrasée, des os brisés qui sortaient des chairs au niveau des articulations, des contusions violettes, des lambeaux de peau. Hassan Faysal al-Mouni était ma première chute d’un sixième étage. Ce n’est pas si fréquent, même ici, à la morgue de l’hôpital militaire. Même ici, les gens tombent rarement d’un sixième étage.
Salim a pressé Tony : « le suivant ». Tony a rangé Hassan Faysal al-Mouni et tiré le tiroir d’à côté. J’ai regardé l’étiquette, c’était la rixe et il s’appelait Mohammed Tabir. Il avait le même âge que le précédent. « Blessures à l’arme blanche et objet contondant », était écrit sur le formulaire. J’ai posé la feuille dans le casier « départ », ai collé mon œil au viseur et me suis appliqué. Peut-être qu’un chef, dans un bureau, avait trouvé que mes clichés laissaient à désirer et avait envoyé Salim vérifier que je ne bavardais pas avec Tony ou que je ne rêvais pas à Ania pendant le travail. Peut-être que Salim voulait s’assurer que je ne traînais pas. Peut-être qu’il cherchait à échapper à la surveillance de Moustache frémissante ou qu’il voulait un peu de silence. Peut-être qu’il était juste venu se distraire. Ou qu’il retardait l’écriture d’un rapport ennuyeux. Ou alors qu’il devait donner un cours à l’université sur le métier de photographe au service funéraire de l’armée, comme disent les bureaucrates de chez nous. J’ai essayé d’appliquer à la lettre l’enseignement d’Abou Georges. Pas de questions. Le cadre le plus neutre possible. La focale sur 50. La symétrie du corps. J’ai soigné comme ça Mohammed Tabir et les deux accidents de la route, deux frères, presque encore adolescents, Haytham Mahmoud et Bassel Mahmoud. Je me suis tant concentré que je n’ai pas bien remarqué les blessures des uns et des autres. Tony a refermé le dernier tiroir doucement, j’ai eu l’impression qu’il était soulagé de voir pendre mon appareil sur ma poitrine. Il a murmuré « de rien » quand je l’ai remercié avant de sortir, Salim sur mes talons.
J’ai enlevé ma blouse, l’ai suspendue à la patère et me suis dirigé vers mon bureau. Salim était toujours derrière moi. Il aurait pu marcher de front avec moi, le couloir est assez large pour deux personnes, mais il restait sur mes talons. Si je m’étais arrêté brusquement, il me serait rentré dedans. Je ne me suis pas arrêté, j’ai poussé la porte du service, Moustache frémissante était là. Il m’a fixé. Normalement, Moustache frémissante n’est pas là quand je reviens de la morgue en milieu de matinée. Il a regagné depuis longtemps l’ancienne chambre de malades qui lui sert de bureau, ou il est dans d’autres services, à boire le thé en compagnie d’autres chefs, ou il a quitté l’hôpital en prétextant une mission urgente à l’extérieur. En fait, il est rentré chez lui, est allé faire des courses pour sa femme, a rejoint sa maîtresse ou joue au trictrac en compagnie de ses amis. Je le sais parce qu’Abou Georges me l’a raconté. Abou Georges fait partie des compagnons de trictrac de Moustache frémissante, il l’a tellement fréquenté qu’il connaît tout de lui, jusqu’à la fois où il s’est emmêlé les pinceaux dans les cadeaux pour son épouse et sa maîtresse. Moustache frémissante aime beaucoup la lingerie, il a l’habitude d’en offrir. Un jour, en veine de générosité, il a acheté deux parures, une crème pour sa légitime, une violette pour son illégitime. Chacune enveloppée dans du papier de soie gris foncé et glissée dans un élégant sac cartonné. Seulement, il n’a pas pensé à mettre un sac sur le siège avant de sa voiture et l’autre sur le siège arrière, et il les a confondus. Le problème, c’est que sa femme a horreur du violet et qu’il ne peut l’ignorer tant elle s’en vante, jugeant que c’est une marque de distinction. Je ne sais pas comment Abou Georges a eu vent de l’histoire, en tout cas il en a ri pendant des jours.
Aujourd’hui, Moustache frémissante est debout devant mon bureau et je me retrouve coincé entre lui et Salim, toujours sur mes talons. « Tout s’est bien passé ? », me demande mon chef. Je hoche la tête en essayant de rester absolument impassible, je dois quand même avoir l’air étonné. « Il faut les envoyer vite, les photos, le bureau des décès les attend, les familles sont impatientes », il me presse. « Bien, bien », je réponds. Surtout ne pas poser de question. Ce n’est pas prudent.

CINQ
La procédure est simple et la routine apaisante. C’est un moment que je n’aurais jamais cru apprécier quand j’ai été embauché à l’hôpital militaire mais que j’ai aimé très vite, sans doute parce que j’ai toujours chéri le silence. La première fois qu’Abou Georges m’a emmené dans cette pièce exiguë, il m’a juste dit : « Maintenant, c’est le meilleur moment de la journée, prends ton appareil photo et n’oublie pas ton verre de thé. » Il a sorti une clé de sa poche, a ouvert une porte, tout au fond du couloir, à l’opposé de celle de la morgue. Ce n’est pas une pièce à proprement parler, plutôt un cagibi. Une seule fenêtre, très haute, une chaise, une table et un ordinateur à écran plat, l’un des très rares de l’hôpital. Ce jour-là, Abou Georges m’a montré comment insérer la carte mémoire de l’appareil photo dans le port de l’ordinateur et envoyer les photos au bureau des décès. « Elles arriveront avant les formulaires, eux, ils doivent attendre que la navette de fin de journée ait fini de remplir ses autorisations de sortie. »
Deux semaines plus tard, pour fêter mon embauche définitive et sa retraite, il m’a invité dans un petit restaurant de la vieille ville, près de la grande mosquée, à quelques rues de chez lui. Il y a ses habitudes depuis des décennies. Le patron, un de ses condisciples de l’école secondaire, a choisi son épouse pour ses talents de cuisinière et ses clients pour leur discrétion. L’intérieur est masqué de la rue par des voilages gris aux grosses fleurs rose passé. La peinture de la devanture tombe par écailles. Il n’y a pas d’enseigne, pas de pancarte, pas le moindre nom. « C’est le meilleur restaurant et l’endroit le plus tranquille de toute la ville », a assuré Abou Georges en posant son large postérieur sur une des étroites chaises en bois. « Aucune ligne dans aucun guide touristique. Pas un moukhabarat. Il n’y a plus rien à manger ni à boire quand il y en a un qui débarque. » Je me suis dit qu’il était vraiment en confiance dans cette gargote, qu’il m’avait pris en amitié ou alors qu’il voulait me piéger. Jamais jusque-là il n’avait prononcé le mot maudit à haute voix devant moi.
On ne parle pas des services secrets. Ce n’est pas prudent. Votre interlocuteur peut en être, des moukhabarat, et de la pire branche. Il peut boire avec vous, manger avec vous, jouer au trictrac avec vous et, le jour où il l’a décidé, vous faire enfermer là d’où on ne sort jamais. Abou Georges a bien remarqué ma réaction. Il a haussé les épaules, a grimacé un petit rictus et a fait signe au patron. « Abou Bassel, voici mon jeune camarade de l’hôpital militaire, c’est lui qui me remplace. Ce soir, je fête ma retraite. » Abou Bassel a souri et sa moustache est allée lui chatouiller les narines. Il a posé une main sur son cœur et l’autre sur sa bedaine. « Dans ce cas, Oum Bassel te fera marquer cette soirée d’une pierre blanche, mon ami ! » Et il s’est faufilé vers la cuisine par une porte deux fois moins large que son ventre. Il est revenu avec un grand pichet d’arak et deux verres pleins de glaçons. Abou Georges me regardait en plissant les yeux.
— Tu sais, la pièce de l’ordinateur, c’est le seul endroit où personne ne viendra jamais surveiller ton travail par-dessus ton épaule.

Extraits
« Je ne parle pas des morts à Ania. Je les ramène pourtant à la maison, soir après soir. Au début, j’ai essayé de les semer. J’ai pris des chemins détournés pour rentrer. Mais ils m’ont suivi. Les morts sont des gens têtus. Ils m’accompagnent dans l’escalier de l’immeuble, rentrent dans l’appartement, dorment dans notre lit et commentent les informations à la télévision. Ils font les gros yeux quand Najma ou Jamil chantonnent leurs nouvelles comptines à la gloire du président.
Les morts sont des gens discrets. Pendant longtemps, ni Ania ni les enfants ne se sont rendu compte de leur présence. » p. 73

« Je suis resté seul avec les morts. J’allais les quitter moi aussi, j’allais les abandonner à leurs souffrances, seuls sur les carreaux blancs, sans respect ni tendresse, aux mains de leurs bourreaux. Je ne pouvais rien pour eux, seulement les photographier. Seulement refuser de participer à la danse macabre orchestrée par les employeurs des Tony de ce pays. » p. 105

À propos de l’autrice
LENOIR_gwenaelle_©charlotte_krebsGwenaëlle Lenoir © Photo Charlotte Krebs

Gwenaëlle Lenoir est journaliste indépendante, spécialiste de l’Afrique orientale et du Proche et Moyen-Orient. (Source: Éditions Julliard)

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Le rouge et le blanc

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En deux mots
Alexeï et Ivan Narychkine ne sont que des enfants quand la révolution couve en Russie. Mais en 1917, les deux frères, fils d’aristocrates, vont choisir des voies différentes. Entre le rouge, bien décidé à faire triompher le communisme, et le blanc, en faveur d’un gouvernement réformateur et modéré, la guerre va s’engager.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ivan le terrible, Alexeï le rêveur

En imaginant le destin de deux frères engagés sur des voies politiques opposées, Harold Cobert réussit une fresque éblouissante, pleine de bruit et de fureur sur la Russie de 1910 à 1990. Un tour de force éclairant et éblouissant.

La famille Narychkine séjourne dans sa datcha aux alentours de Saint-Pétersbourg. Nous sommes à l’orée du XXe siècle et déjà les gamins perçoivent leur statut privilégié est bien moins enviable que celui du peuple, à commencer par leur personnel de maison. Une hiérarchie qui les empêche notamment de partager ne fut ce qu’un goûter avec leurs amis d’extraction modeste. Une situation qui leur déplait d’autant plus qu’ils sont tous deux amoureux de Natalia, leur sœur de lait, fille de leur gouvernante et de l’administrateur des terres familiales.
On comprend dès lors leur volonté de faire changer les choses, de réformer un pays qui laisse au tsar et à sa cour tout le pouvoir et toutes les richesses. Et puis, il faut bien s’opposer au père pour s’émanciper.
Mais alors qu’Ivan veut faire la révolution et s’engage dans un groupe secret de bolchéviks, Alexeï – auquel on prédit une future carrière de diplomate – veut abolir le tsar pour réformer en profondeur le pays et les institutions et le doter d’une constitution libérale.
Deux conceptions qui vont très vite devenir irréconciliables et pousser les deux frères l’un contre l’autre.
Quand éclate la Première guerre mondiale, Ivan défend les révolutionnaires qui entendent profiter du conflit pour faire triompher leurs idées, quitte à retourner leurs armes contre la classe dirigeante et Alexeï espère voir les élites montrer le chemin d’une démocratie apaisée.
Bien mieux que les livres d’histoire qui s’arrêtent tous à 1917, à la chute du tsar et à l’avènement de la Révolution menée par Lénine, Harold Cobert nous raconte ces années de trouble, ces moments où tour à tour les forces en présence progressent ou se voient soudain laminées au gré de circonstances que ni les uns, ni les autres ne maîtrisent vraiment. Après le coup d’État raté de Kornilkov, Kerenski se voit vainqueur, mais son pouvoir aussi s’étiole. «À l’image du soviet de Petrograd, désormais présidé par Trotski, les bolcheviks dominaient l’ensemble des soviets du pays, tant dans les grandes agglomérations que dans les campagnes. Les moujiks, lassés d’attendre les mesures agraires sans cesse repoussées dans l’expectative brumeuse de la convocation d’une Assemblée constituante, avaient pris leur destin en main. Ils avaient procédé au partage des terres, allant jusqu’à brûler les propriétés des maîtres récalcitrants et à assassiner sauvagement leurs anciens oppresseurs. Lorsque la nouvelle était parvenue sur les lignes de front, les conscrits, majoritairement d’origine paysanne, avaient commencé à déserter pour rentrer dans leur village natal et participer à ce mouvement.»
On imagine aisément la violence brutale, les exactions sanglantes, l’aveuglement idéologique d’un pays qui se rêvait en paradis du peuple libéré et se retrouve en enfer.
Un enfer qu’Ivan va mettre toute son énergie à construire, allant même jusqu’à tuer ses parents pour prouver qu’aucun aristocrate ou tenant de l’ancien régime ne se mettra désormais en travers de sa route. Le voilà en totale adéquation avec Staline déclarant: «La mort résout tous les problèmes. Pas d’hommes, pas de problèmes.»
Avant d’ajouter «La mort d’un homme est une tragédie. La mort de millions d’hommes est une statistique. Et les tchékistes sont appelés à devenir les meilleurs statisticiens du monde.»
Harold Cobert, qui s’appuie sur une solide documentation, va nous entraîner dans cette Union des Républiques Socialistes Soviétiques qui va supprimer les libertés les unes après les autres, qui va asseoir un pouvoir dictatorial grandissant au fil des années.
Après avoir vainement tenté de résister à ce rouleau compresseur, Alexeï va être contraint à l’exil. Après avoir traversé un pays exsangue où «les paysages d’apocalypse et les charniers se succédaient les uns aux autres dans une monotonie funèbre. Partout, le même chapelet de villes et de villages fantômes, pillés, saccagés ou incendiés; partout les mêmes tableaux d’exécutions massives dont les dépouilles avaient été abandonnées en des tas de chairs putréfiées à même le sol ou dans des fosses hâtivement creusées et laissées à ciel ouvert; partout, la même litanie de corps mutilés, violés, éventrés, brûlés vifs», le voilà prêt à mener le combat depuis l’étranger, aux côtés d’autres russes blancs qui ont réussi à fuir.
En suivant les deux frères, l’auteur réussit un roman tout en nuances là où les manuels d’histoire écrits par les vainqueurs pour les vainqueurs en manquent cruellement. Si l’idéal révolutionnaire devait justifier les pires exactions, le combat antisoviétique et la chasse aux communistes ne s’est pas davantage accompagné de scrupules. Cette vaste fresque, qui nous conduira jusqu’aux années 1980, résonne aussi fortement avec l’actualité. Elle nous livre quelques clés pour comprendre ce que ce peuple russe a vécu, ce qui constitue cette âme qui ne peut accéder au bonheur et qui n’aura, de fait, jamais goûté à la liberté.

Signalons la rencontre en ligne organisée le jeudi 4 avril 2024 à 19h avec Harold Cobert par «Un endroit où aller». Rencontre animée par Nathalie Couderc.
https://us02web.zoom.us/j/85954278438
Vous pouvez aussi vous connecter directement le site internet à 19h: http://www.1endroitoualler.com pour assister au direct.

Le rouge et le blanc
Harold Cobert
Éditions Les Escales
Roman
520 p., 22 €
EAN 9782365698504
Paru le 7/03/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Russie, à Saint-Pétersbourg et Moscou, en Carélie ou ncore dans les camps d’internement. On y voyage aussi beaucoup, de New York à Berlin en passant par Londres, Birmingham ou encore Paris.

Quand?
L’action se déroule de 1910 à 1980.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une fresque historique magnifique qui raconte le destin tragique de deux frères désunis par l’Histoire mais liés par l’amour d’une femme.
Russie, 1914. Tout oppose Alexeï et Ivan Narychkine, deux frères issus de l’aristocratie. Alexeï, l’aîné, a hérité de leur père son tempérament déterminé et réfléchi. Libéral, il prône la modernisation et la démocratisation de la Russie. Ivan, lui, ressemble à leur mère : d’un naturel tourmenté et exalté, il épouse volontiers les pensées anarchistes et marxistes.
Mais les deux jeunes hommes ont quelque chose en commun : leur amour pour Natalia, leur sœur de lait, fille de leur gouvernante et de l’administrateur des terres familiales.
Quand, en 1917, la Révolution éclate, tous se déchirent et chacun choisit son camp, au risque de devoir un jour s’affronter…
À travers les parcours d’Alexeï, d’Ivan et de Natalia, Harold Cobert livre une épopée passionnante de près d’un siècle, portée par des personnages inoubliables.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Culture vs News
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)

Les premières pages du livre
« PRÉLUDE
LES ESPOIRS DU CRÉPUSCULE
Le soleil déclinait doucement dans le ciel. Sa luminosité ricochait sur la surface de l’eau en un clapotis de larmes d’or tremblantes. Ses rayons frappaient de leurs reflets cuivrés une demeure laissée à l’abandon, rongée par la végétation et le sel du temps. Du pied de l’un des murs d’enceinte, entaillé de quelques pierres effondrées, montaient des éclats de rire.
Deux jeunes garçons escaladaient cette paroi grumeleuse, aux prises rendues instables par les touffes de mousse glissantes et les veinules de lierre irrégulières. Leur respiration saccadée trahissait une rivalité entêtée derrière leur amusement apparent.
« Gagné ! », s’écria le plus âgé en s’asseyant sur le rebord tant convoité.
« Non, c’est moi ! », hurla son concurrent, installé de l’autre côté de la brèche balafrant la fortification.
Alexeï se tourna vers son frère qui le toisait avec hostilité.
« Ivan, tu sais très bien que je suis arrivé le premier. »
À tout juste 15 ans, Alexeï était habitué à déminer l’impétuosité volcanique de son cadet. Blond, les iris d’un bleu arctique, la peau pâle et les traits typiquement slaves, il avait la physionomie racée et élancée de leur père, Vladimir Piotrovitch Narychkine. Il tenait également de lui un esprit agile, capable d’englober et de relier des questions complexes sans lien manifeste, ainsi qu’un tempérament avenant, souple et conciliant, mais fier, ferme et intraitable lorsqu’on touchait aux principes libéraux ou aux valeurs d’honneur auxquelles il croyait.
« Tu mens, comme tous les capitalistes de ton espèce ! », fulmina Ivan.
Du haut de ses 13 ans, il ne s’en laissait pas conter par son aîné. Brun, les sourcils broussailleux surplombant des yeux noirs, le teint blafard, presque maladif, il tenait plus de leur mère ukrainienne, Ekaterina Viktorovna Narychkine, tant pour le physique que pour le caractère tourmenté. Doté d’une intelligence effervescente et d’une capacité d’abstraction précoce, lecteur insatiable depuis sa plus tendre enfance, il épuisait à la manière d’un acide chaque sujet auquel il s’attaquait jusqu’à ce qu’il l’ait excavé de part en part. D’une nature révoltée, il était farouchement enclin aux idées radicales issues des pensées anarchistes et marxistes, un rebelle à sa classe, en opposition constante au progressisme libéral de son père et de son frère qu’il jugeait « petit bourgeois ».
Alexeï sourit face à l’argument outrageusement politique d’Ivan en la circonstance.
«Le capitalisme n’a rien à voir avec ma victoire, sauf si on considère qu’il est le meilleur des systèmes.»
Ivan ricana entre ses dents.
«Tu as vraiment la morgue de tous ceux que nous voulons détruire.»
Alexeï s’agaça.
«“Nous” ? Parce que tu crois que ton amitié avec Kolya suffit à faire de toi un membre de la classe ouvrière?»
Ivan s’apprêtait à réagir avec virulence lorsqu’une voix féminine le devança.
« Aliocha, laisse mon frère hors de vos disputes. »
Perchée sur une branche au-dessus d’eux, ils découvrirent avec stupeur Natalia, leur sœur de lait, fille de leur njanja1 adorée dont ils avaient partagé la tendresse et les bontés.
« Et toi, Ivanka, cesse de croire que tu n’es pas le fruit de ta race. Jamais tu ne travailleras à l’usine comme Kolya ou à labourer les champs comme mon père.
— Qu’est-ce que tu en sais ? maugréa Ivan. Lorsque nous aurons fait la révolution et que la société sans classes aura triomphé…
— Arrête un peu avec tes chimères de “Grand Soir” et tes sermons révolutionnaires, le coupa Alexeï, tu es pire qu’un pope ! »
Natalia éclata de rire et les entraîna dans son hilarité. Âgée de 14 ans, brune, le teint diaphane hérité de sa mère, le regard vert d’eau pétillant de vivacité et d’espièglerie, elle avait le don de les diviser ou de les réconcilier, c’était selon son humeur. Fille d’Olena Anatolievna Lishenko, la gouvernante d’origine allemande de leurs parents, et d’Anton Petrovitch Lishenko, le métayer géorgien qui gérait les terres de la datcha en leur absence, elle avait été élevée à leurs côtés dans une égalité quasi fraternelle, bénéficiant dans sa prime jeunesse des cours dispensés par les précepteurs d’Alexeï et Ivan où elle avait manifesté de réelles capacités intellectuelles, notamment pour les langues. D’un naturel impétueux et d’une âme passionnée, brûlante comme de la glace, elle était aussi imprévisible dans ses réactions qu’excessive dans ses fureurs et ses attachements.
« De toute façon, reprit-elle, c’est moi qui suis arrivée la première, et plus haut que vous, vous avez donc perdu tous les deux. Par conséquent, je n’embrasserai ni l’un ni l’autre. »
Ils baissèrent la tête avec dépit.
« Et ne profitez pas de votre position d’infériorité, qui est celle que vous méritez, pour loucher sur ma culotte. »
Alexeï et Ivan levèrent les yeux et aperçurent à leur grand enchantement l’éclat du tissu blanc entre les cuisses nues de Natalia. Elle demeura quelques secondes ainsi, à les fixer d’un air narquois et provocant, avant de serrer les jambes et de ramener sa robe sous ses fesses.
« N’en rêvez même pas. »
Les deux garçons échangèrent un coup d’œil goguenard et complice.
« Ce n’est pas la première fois qu’on la voit, ni que tu nous la montres d’ailleurs, répliqua Ivan.
— On t’a même vue sans à maintes reprises, quand on prenait le bain tous les trois », ajouta Alexeï.
Natalia resta un long moment silencieuse, puis répondit :
« Nous étions innocents alors. Nous avons changé. Tout change.
— Sauf Ivanka, il est toujours aussi petit ! », plaisanta Alexeï en esquissant un geste amical que son benjamin contra d’un réflexe brusque.
Natalia soupira, soudainement grave.
« Je suis sérieuse. Le monde que nous avons connu va disparaître.
— Et c’est tant mieux, commenta Alexeï. Il est temps que la société russe entre enfin dans le progrès et la modernité.
— Je suis d’accord avec toi, acquiesça Ivan, il est plus que temps que la révolution fasse voler en éclats toutes ces structures archaïques.
— Ce n’est pas le sens que je donne au progrès et à la modernité, précisa Alexeï.
— Je sais, répondit Ivan, mais c’est le mien.
— Ça suffit tous les deux, les rabroua Natalia, vous gâchez la beauté du lieu et du moment. »
Ils se turent et conservèrent une attitude contemplative.
« Tout cela va me manquer, dit Natalia.
— Tu vas adorer Saint-Pétersbourg, répliqua Alexeï d’un ton rassurant, tout est possible dans cette ville.
— Pas pour elle, trancha Ivan.
— Si, argumenta Alexeï, quand notre père et ses amis auront réussi à faire de la Russie un pays moderne, alors quiconque pourra s’élever par son mérite, quelle que soit son origine.
— Dans votre monde, objecta Ivan, il ne cessera jamais d’y avoir des dominants et des dominés, des exploiteurs et des exploités. Seule la société sans classes permettra d’éradiquer réellement les inégalités liées à la naissance. »
Natalia coupa court à leur querelle en descendant de sa branche.
« Je préfère profiter d’être ici plutôt que de vous écouter vous crêper les idées comme des chipies. On va se baigner ? »
Les deux frères la dévisagèrent avec une expression éberluée.
« C’est que… je… enfin…, bredouilla Ivan en cherchant l’appui de son aîné.
— On n’a pas ce qu’il faut avec nous… », compléta Alexeï.
Natalia les considéra tour à tour.
« Qui vous parle de ça ? »
Alors qu’elle parvenait en bas du mur, elle lança négligemment :
« J’ai toujours aimé nager sans rien. »
Elle s’éloignait d’un pas guilleret quand elle fit subitement volte-face.
« Bien évidemment, le premier dans l’eau aura un baiser. »
Et elle reprit sa marche en sautillant.
Alexeï et Ivan restaient bouche bée tandis qu’elle serpentait avec facétie entre les arbres en direction du rivage. Ils ne s’étaient plus retrouvés nus en sa présence depuis qu’ils avaient commencé leur mue vers l’âge adulte. Cette pudeur n’était pourtant pas dans leur caractère. Ils étaient de vrais Russes, élevés dans le culte du corps naturel et de la force physique, habitués à la nudité collective des douches et des dortoirs du pensionnat ; mais pas avec Natalia, dont les seins saillaient sous l’étoffe de ses robes et dont le sexe devait se dissimuler sous un buisson de poils pubiens légèrement frisés. Ivan était le plus en proie à cette timidité embarrassée, lui dont les transformations anatomiques n’en étaient qu’aux balbutiements en comparaison de la masculinité déjà affirmée de son frère.
Il croisa les prunelles brillantes d’Alexeï et, sans s’être consultés, ils dévalèrent les pierres éboulées les séparant du sol pour courir à toute bride vers la mer Baltique. Dans leur précipitation, ils jetaient à la diable leurs habits dans les broussailles et les futaies. Après avoir dépassé Natalia sans ralentir leur allure effrénée, ils retirèrent leurs derniers sous-vêtements et plongèrent en même temps dans l’onde fraîche.
En émergeant des flots, ils se regardèrent, incapables de se départager de manière certaine. Ils se retournèrent vers la terre ferme à la recherche de Natalia et de son verdict. Celle-ci les observait en riant à gorge déployée de les voir trempés dans leur plus simple appareil au milieu de l’immensité aqueuse. D’un air badin, elle ramassa leurs pantalons et leurs culottes.
Alexeï et Ivan comprirent instantanément quel tour elle était en train de leur jouer. Les mains sur leur sexe, ils essayèrent tant bien que mal de la rejoindre pour l’empêcher de mettre son projet à exécution.
Malheureusement, le temps qu’ils claudiquent ainsi, Natalia avait pris la poudre d’escampette.
*
Le profil altier d’Ekaterina passait de la cuisine au perron, de la salle de réception aux différents salons, précisant là une instruction, corrigeant ici l’agencement d’un bouquet. Élancée, la peau et le teint blanc porcelaine d’où saillait parfois le fin liseré vert pâle de ses veines, les yeux et les cheveux noir d’encre, d’un caractère à fleur de nerf, l’humeur fragile, sans cesse prête à basculer dans une euphorie excessive ou dans une affliction abyssale, elle virevoltait de pièce de pièce, attentive au moindre détail pour les festivités données en l’honneur de l’anniversaire du maître des lieux.
L’événement était d’autant plus solennel que, parmi le prestigieux aréopage d’invités, étaient notamment attendus Serge Witte, ancien ministre des Finances du tsar Alexandre III et inaugurateur de la fonction de Premier ministre sous la nouvelle Constitution instituée par Nicolas II ; le ministre des Affaires étrangères Sergueï Dmitrievitch Sazonov ; son secrétaire particulier Viktor Igorovitch Lvov et son épouse Tatiana Fiodorovna ; le ministre de l’Intérieur Nikolaï Alexeïevitch Maklakov et sa femme Marie Boulgakovna ; les généraux Anton Ivanovitch Dénikine et Piotr Nikolaïevitch Wrangel ; Sir William Scott Nelson, ambassadeur de la Couronne britannique, et Lady Margaret Scott Nelson ; ou encore le riche industriel allemand Siegfried von Metternich. Tout devait donc être plus que parfait, Ekaterina ne supportait pas l’approximation, encore moins l’imperfection.
Pour la suppléer dans cette tâche titanesque, du personnel supplémentaire avait été engagé pour la soirée. En outre, elle pouvait compter sur le soutien indéfectible d’Olena et Anton, les parents de Natalia, la vigueur allemande de l’une et la robustesse géorgienne de l’autre, auxquelles s’ajoutait l’énergie de leur fille et de leur aîné, Kolya, libéré pour l’occasion de ses obligations ouvrières dans l’usine pétersbourgeoise de l’homme du jour.
Alors qu’elle s’affairait telle une abeille au milieu d’une ruche bourdonnante, Ekaterina se figea. Par la fenêtre du petit boudoir lilas, elle avait aperçu Alexeï et Ivan qui, les jambes passées par le col de leur chemise et les manches nouées autour de leur taille, revenaient ainsi fagotés sans pour autant se départir de leur dignité.
À leur vue, Natalia et son frère Kolya ne purent s’empêcher de rire tandis que, affolée, Ekaterina se précipitait à leur rencontre.
« Mon Dieu, mais qu’avez-vous encore fait tous les deux, vous allez attraper la mort ! »
Alexeï la rassura.
« Ce n’est rien, mère, des va-nu-pieds nous ont volé une partie de nos habits alors que nous étions en train de nous baigner. »
Elle s’inquiéta.
« Vous baigner, en cette saison ? Ce n’est pas raisonnable. »
Ivan argumenta.
« Mère, nous sommes fin juin.
— Ce n’est pas une raison. On commence par un bain et on finit au cimetière.
— Nous ne sommes pas en sucre ! », s’indigna Ivan.
Ekaterina les considéra avec tendresse.
« Bon, n’en parlons plus. Dépêchez-vous de vous vêtir décemment, votre père vous attend tous les deux dans la bibliothèque. »
Elle les embrassa rapidement et ils filèrent dans leurs chambres respectives. Vladimir Piotrovitch Narychkine n’aimait pas attendre.
*
Dissimulée au bout d’une longue allée au désordre végétal savamment orchestré, la datcha Narychkine s’imposait par son ampleur et sa luxuriance architecturale. Située à quelques verstes de la mer Baltique, construite en bois sculpté et les façades peintes en bleu roi, son exubérance Art nouveau se fondait dans la nature environnante avec une harmonie raffinée. Asymétrique, alternant balcons et terrasses en péristyles, hautes fenêtres rectangulaires et en ogives, traverses bleu ciel rehaussées de touches pourpres et bow-windows décorés d’arcatures gothiques, elle offrait de multiples ambiances et possibilités de s’isoler du reste de ses habitants ou pour un aparté avec certains visiteurs. L’intérieur déployait la même profusion, dévidant au gré des pièces une atmosphère de style troubadour, disséminant ses nervures, ses rosaces et ses pinacles sur les boiseries et les plafonds. Les murs, vert émeraude dans un salon, jaune poussin ou encore rose poudré dans un autre, exhibaient des tableaux d’inspiration pastorale ou romantique, tandis que des myriades de bibelots et curiosités s’accumulaient sur les consoles et les guéridons. Les étages accueillaient les chambres, salles de jeux des enfants, cabinets de travail, de lecture ou de toilettes, alors que le rez-de-chaussée était dévolu à la vie commune et sociale. La vaste bibliothèque, au cachet anglais malgré son billard français, était réservée aux liqueurs et aux cigares que partageaient les hommes après les longs dîners ; on y parlait affaires, économie, politique ; on commentait les réformes en cours, celles à réaliser, les difficultés posées par une paysannerie archaïque, la naissance d’une classe ouvrière aux velléités révolutionnaires ; on discutait du tsar, de la tsarine, de Raspoutine et de son influence néfaste sur le couple impérial ; on spéculait, en somme, sur le destin incertain de la Sainte Russie.
En fin d’après-midi, Vladimir Piotrovitch Narychkine s’y retirait pour lire la presse ou rédiger son courrier sur le large bureau qui trônait dos à la croisée ouvrant sur les jardins. Sa silhouette à la stature imposante pouvait rester plusieurs heures penchée au-dessus du maroquin recouvrant l’acajou pendant que ses yeux perçants bleu délavé parcouraient un article ou un livre, qu’il écrivait en roulant de ses doigts pâles et effilés sa longue moustache blonde toujours impeccablement taillée. À la tête de plusieurs usines de métallurgie à travers le pays, il fréquentait les hautes sphères du pouvoir, encore plus depuis que la guerre avec le Japon l’avait amené à consacrer une partie de ses productions à l’armement, activité qu’il développait de plus en plus tant l’équilibre de la paix vacillait aux frontières de l’Empire. Son mariage avec Ekaterina, née comtesse de Voronzov, lui avait ouvert les portes de l’aristocratie en étendant ses domaines d’influence. Libéral au sens occidental et philosophique du terme, il œuvrait avec ses alliés à la modernisation de la Russie, dont le retard était préoccupant en comparaison des grandes nations européennes telles que l’Angleterre, la France ou l’Allemagne.
C’était ici qu’il convoquait ses fils lorsqu’il avait à s’entretenir avec eux de sujets importants. Il les recevait assis dans la pénombre du contrejour qui laissait uniquement saillir le bleu glacial et coupant de ses iris, masquant ainsi ses potentielles réactions dont il maîtrisait par ailleurs les moindres expressions et manifestations.
Au moment exact où la pendule sonnait 6 heures du soir, on frappa à la porte.
« Oui ! »
Alexeï et Ivan entrèrent. L’aîné avait revêtu son uniforme de l’Académie militaire de Saint-Pétersbourg alors que le benjamin portait des habits civils de villégiature avec une casquette d’ouvrier. Ils restèrent debout quelques minutes tandis que Vladimir terminait sa lettre en cours. Une fois paraphée, cachetée et scellée, il leva ses pupilles sombres sur sa progéniture.
« Alexeï, viens à mes côtés. »
Il s’exécuta. Vladimir fixa longuement Ivan, qui restait immobile dans une posture qui fleurait le défi.
« Cesse cette provocation ridicule et inutile. »
L’intéressé resta tout d’abord impassible avant de consentir à retirer son couvre-chef et de le glisser sous son bras. Le sourire narquois qui flottait sur ses lèvres arracha un soupir irrité à son père.
« Ivan, je voudrais que tu répondes à cette question : pourquoi mets-tu autant d’énergie à vouloir salir notre nom ?
— Pardonnez-moi, père, je crains de ne pas bien vous comprendre.
— Tu m’as parfaitement compris, au contraire. Maintenant, je t’écoute.
— Je ne vois pas ce qu’il pourrait y avoir d’infamant pour notre nom dans mon attitude. N’est-ce pas le peuple russe qui fait l’honneur de notre Mère Patrie ? »
Alexeï lui adressa un coup d’œil suppliant afin qu’il quitte cette insolence dangereuse. Vladimir posa ses coudes sur le bureau et joignit ses mains à hauteur de son menton.
« As-tu une idée de la raison pour laquelle je vous ai mandés tous les deux ?
— Sauf votre respect, père, je n’ai aucune idée de ce qui motive cette convocation solennelle de votre part. Toutefois, j’imagine qu’elle n’a pas pour objet de débattre des dernières tendances vestimentaires.»
Le regard de Vladimir se fit aussi tranchant que l’acier.
« En effet, Ivan. »
Il détailla son fils avec minutie.
« Je suis tout ouïe, père. »
Le maître des lieux s’appuya contre le dossier de son fauteuil.
« Tu es un jeune homme extrêmement doué, Ivan, et pourtant tu t’évertues à ruiner tous tes talents. Tes prédispositions pour les mathématiques, les sciences et les langues te promettent à un brillant avenir, et cependant tes impertinences répétées risquent de gâcher tous les espoirs que tes professeurs, ta mère et moi plaçons en toi. Aussi ai-je décidé, comme j’en ai déjà parlé à ton frère, que tu quitterais l’Académie militaire impériale à la rentrée prochaine pour aller étudier à l’École des cadets de Saint-Pétersbourg. Leur discipline de fer saura venir à bout de ton mauvais caractère. »
Ivan avait beau afficher un détachement dédaigneux face à cette annonce, les crispations de ses maxillaires trahissaient l’aversion radicale qu’il nourrissait envers l’armée en général et le corps des cadets en particulier. Il parvint néanmoins à donner l’illusion de la placidité et de l’indifférence.
« Si telle est votre volonté, père.
— Telle est effectivement ma volonté. »
Ils restaient face à face. Le silence s’éternisait.
« Est-ce tout, père ? »
Vladimir abattit violemment son poing sur le maroquin et se leva avec fureur.
« Non, ce n’est pas tout ! J’en ai assez de ta défiance envers mon autorité ! J’en ai assez de tes lubies révolutionnaires qui sont indignes de quelqu’un de ta race ! Désormais, je ne veux plus entendre parler dans cette maison d’“aliénation”, de “prolétariat” et de toutes ces stupidités anarchistes !
— Communistes, père, et non pas anarchistes.
— Peu importe ! Dorénavant, tous tes livres séditieux seront confisqués et à jamais interdits sous ce toit. Tu vas rentrer dans le rang de gré ou de force, est-ce clair ?
— Très clair, père. »
Vladimir se pencha légèrement en arrière.
« Alexeï, tu veilleras à ce que toutes ces mauvaises lectures disparaissent avant l’arrivée de nos invités, et tu feras de même à notre retour à Saint-Pétersbourg. Et maintenant, laissez-moi. »
Les deux garçons obtempérèrent. Alors qu’ils allaient ouvrir la porte de la bibliothèque, Vladimir les interpella :
« Ivan, je compte sur toi pour te vêtir convenablement et faire honneur à notre nom ce soir. »
Ivan le toisa de loin et, sans un mot, sortit.
*
Dans le hall, Alexeï saisit Ivan par le bras.
« Pourquoi t’obstines-tu à le provoquer ? Tu sais pertinemment que cela ne peut t’apporter que des ennuis !
— Tu savais, tu savais et tu ne m’as rien dit…
— J’ai dit à notre père qu’un tel châtiment ne ferait que renforcer ta colère et tes convictions. Il n’avait rien arrêté avant de nous voir aujourd’hui, mais ton attitude et ton arrogance bornées l’ont convaincu du bien-fondé de sa décision.
— Lâche-moi, lâche-moi sale traître ! »
Il se dégagea avec brutalité de la main d’Alexeï et le dévisagea avec haine.
« Ivan, attends…
— Laisse-moi, tu n’es plus mon frère. »
Il s’engouffra dans les cuisines, passa sans desserrer les dents devant Natalia et Kolya pour disparaître dans le jardin.
« Que se passe-t-il ? », interrogea Natalia.
Alexeï restait muet, incapable d’articuler le moindre mot. Depuis l’étage retentit la voix d’Ekaterina :
« Aliocha, tu veux bien monter s’il te plaît ? »
Il adressa un coup d’œil empli de désarroi à Natalia et à Kolya.
« Ne le laissez pas seul. »
Il s’éclipsa pour se rendre auprès de sa mère. Natalia et son frère échangèrent un regard interloqué. Kolya retira son tablier et partit rejoindre Ivan.
Il le trouva assis sur le rebord du grand bassin, scrutant les profondeurs de l’eau stagnante. Il prit place à côté de lui, roula une cigarette et l’alluma.
« Tu savais que le froid modifiait la trajectoire des poissons ? »
Kolya hocha négativement la tête, amusé par cette question saugrenue.
« Ne te moque pas, c’est absolument vrai. Un ichtyologue de Moscou a publié un article passionnant sur le sujet.
— Un quoi ?
— Un scientifique qui étudie les poissons. Il a démontré que le froid modifiait le tracé de leur déplacement. Regarde : là, nous sommes en été, ils tournent en solitaire dans le même sens en décrivant des cercles, des ellipses plutôt. Si on diminuait la température, on les observerait décrire des boucles plus petites et on les verrait nager par paires ou couples. »
Il resta quelques secondes silencieux, puis reprit, souriant à ses propres pensées :
« On pourrait conjecturer que, si la révolution a un jour lieu chez nous, elle éclatera en hiver, le froid poussant le peuple à serrer ses rangs pour ne former qu’une seule lame de fond unie dans un même objectif. »
Kolya le considéra avec une tendresse fraternelle mêlée d’admiration.
« Tu as toujours eu des idées différentes des autres.
— Je sais, répondit Ivan, c’est idiot cette histoire de poissons ! »
Ils rirent ensemble. Bien que Kolya fût d’extraction populaire et âgé de trois ans de plus qu’Ivan, tous deux s’entendaient comme des frères depuis leur plus tendre enfance. Kolya avait hérité du robuste physique géorgien de son père, le faciès rond et massif, les cheveux bruns et drus aux reflets roux, les yeux marron teintés d’éclats miel, le front court, l’ossature épaisse et imposante. Un an auparavant, il avait débuté en tant que manœuvre dans l’usine Narychkine de Saint-Pétersbourg, travail dont il était fier tant il représentait pour lui, fils de petit paysan, une forme d’élévation sociale lui permettant de côtoyer les progrès du monde moderne et l’univers foisonnant d’une grande ville en pleine transformation.
« Il s’est passé quoi dans la bibliothèque ? demanda-t-il. Alexeï avait l’air très préoccupé dans la cuisine.
— Lui, préoccupé par mon sort ? Je le déteste, ce n’est qu’un sale traître !
— Arrête, Alexeï s’est toujours soucié de toi. Et ce n’est pas parce qu’il s’intéresse moins que toi aux personnes de ma condition que ce n’est pas un type bien. Alexeï est tout sauf un salaud. »
Kolya se tut un instant. Il passa la cigarette à son ami avant d’insister.
« Alors, que s’est-il passé ? »
Ivan inhala une profonde bouffée.
« Mon père m’envoie chez les Cadets pour mater mon sale caractère et confisque tous mes livres qu’il juge “dangereux” pour mon esprit, c’est-à-dire tous ceux qui parlent de notre combat. S’il s’imagine que cela mettra un terme à mon engagement, il se trompe. »
Il soupira.
« Je n’en peux plus, Kolya. Je ne supporte plus la morgue de mon père, sa suffisance de classe et son idéologie libérale. Il voudrait que notre pays devienne une sorte de monarchie constitutionnelle à l’anglaise, mais pas pour le bien commun, non, uniquement pour le sien et ceux de sa caste, afin de gagner plus d’argent sur le dos des travailleurs et avoir plus de pouvoir. Une révolution bourgeoise, à mille lieues de celle à laquelle nous rêvons toi et moi. Alexeï est plus progressiste, sans toutefois pousser l’ambition et le processus jusqu’à la société sans classes. Il s’arrête à un simple changement de mains de la domination, au remplacement d’une élite par une autre. Parfois, je me dis que je ne suis pas né dans la bonne famille. Cela peut te sembler fou, car j’ai tout, et pourtant je ne me sens pas à ma place. Un jour, je m’enfuirai de cette prison dorée et j’irai rejoindre ceux auxquels je me sens réellement appartenir, le peuple de Russie, mes vrais frères. »
Kolya acquiesça. Il vérifia qu’il n’y avait personne alentour et chuchota :
« Je peux te confier un secret ? »
Ivan écrasa la cigarette en fronçant les sourcils comme s’il avait été insulté.
« Évidemment ! »
Kolya se pencha vers lui.
« Je fais partie d’un soviet clandestin ! »
Ivan le fixa, le regard incandescent.
« Alors ça y est, la révolution est en marche ? Raconte, je veux tout savoir !
— Eh bien, on se réunit à plusieurs dans des ateliers ou des chambres, on change de lieu à chaque fois pour éviter d’attirer l’attention de l’Okhrana. Il y a des ouvriers, des étudiants, des professeurs et même des bourgeois.
— Et vous faites quoi ?
— On discute, on réfléchit à comment faire la révolution, je veux dire, comment la faire concrètement. Moi, j’écoute surtout, car je n’ai pas ta culture ni ton éducation et, à les entendre, je commence à me dire que c’est peut-être possible.
— Possible ? C’est certain, c’est le mouvement inexorable de l’Histoire !
— C’est exactement ce que dit Bogdan Dmitriovitch, un professeur de philosophie de l’université, “le mouvement inexorable de l’Histoire”. »
Ivan le scrutait avec intensité.
« Tu pourrais m’introduire à vos réunions ?
— Bien sûr, je voulais te le proposer. Mais comment faire maintenant que tu seras chez les Cadets ? »
Ivan plongea dans une profonde et fugitive réflexion, où son esprit envisageait toutes les éventualités à la fois en fonction des différentes hypothèses qu’il élaborait.
« Je me débrouillerai. »
Les deux amis se sourirent avec une complicité fiévreuse.
« Et pas un mot, à personne. »
Ils firent le geste de jurer et crachèrent ensemble dans le bassin.
Ivan avait le feu aux joues. Son cerveau était en ébullition.
« Kolya, j’ai un service à te demander pour ce soir. »
*
Dans la chambre d’Ivan, Alexeï rassemblait les livres bannis par le maître des lieux. Lassé de cette besogne qu’il jugeait stupide et inutile, il les abandonna en désordre sur le secrétaire. Mains sur les hanches, tête baissée, il fit quelques pas soucieux et s’immobilisa devant une croisée. Il ne comprenait pas pourquoi son frère s’acharnait à provoquer leur père d’une manière aussi franche. Il aurait pu continuer d’avoir des idées révolutionnaires sans pour autant s’y draper ostensiblement comme dans un étendard. Alexeï comprenait encore moins pourquoi Ivan s’était entiché à ce point des théories anarchistes et marxistes, non parce que ces pensées étaient hostiles à la classe à laquelle appartenait leur famille, maintes raisons pouvaient expliquer qu’on rejette le milieu dont on est issu, mais parce que leur mise en pratique aboutirait à l’exact contraire des aspirations qui les portaient. Ivan était intelligent, trop peut-être, il aurait dû selon lui percevoir qu’une société sans classes n’était qu’une utopie, que la possibilité de son avènement impliquait la création d’une nouvelle oligarchie qui maintiendrait les masses dans une médiocrité absolue, sinon dans la misère, au prix d’un contrôle drastique des esprits et des individus représentant la négation absolue de toute forme de libération. Comment un garçon aussi brillant que son frère, capable de dérouler avec une rigueur et une aisance stupéfiantes l’ensemble des conséquences d’un système ou d’un phénomène, ne le voyait-il pas ? Quelles raisons avait-il de s’aveugler ou de se laisser aveugler de la sorte ?
Il en était là de ses tergiversations lorsque Ivan entra dans la pièce.
« Ah, je vois que l’exécuteur des basses œuvres de Monsieur Notre Père est déjà à la tâche… »
Il marcha jusqu’à son lit, jeta sa casquette sur l’édredon et s’allongea. Alexeï s’appuya dans l’encadrement de la fenêtre.
« Ça ne m’amuse pas de devoir confisquer tes livres.
— Il fallait y songer avant.
— Avant quoi ?
— Tu aurais dû m’informer des projets de notre père me concernant. »
Alexeï croisa les bras.
« Parce que ça aurait changé quelque chose ? »
Ivan scruta le plafond.
« Non, tu as raison, j’aurais agi de la même façon. »
Alexeï rejoignit le secrétaire, tira la chaise et s’assit avec dépit.
« Je ne te comprends pas.
— Tu ne comprends pas quoi ?
— Pourquoi tu détestes tellement ce que nous sommes ?
— C’est ce que nous représentons que je déteste, pas ce que nous sommes.
— Tu as tort.
— Je ne crois pas, non.
— Si. Parce que de même qu’un ouvrier ou un paysan n’a pas choisi de naître dans la condition qui est la sienne, ni toi ni moi n’avons choisi la nôtre, nous ne sommes donc coupables de rien. »
Ivan s’assit à son tour.
« C’est là où tu trompes. Nous sommes coupables de ne rien faire pour que cela change, et doublement, puisque notre position nous donne le pouvoir d’agir.
— Je ne suis pas d’accord. La modernisation de la Russie à laquelle œuvre notre père et à laquelle j’aspire apportera plus de liberté à ceux qui veulent s’élever par leur travail et leur mérite.
— C’est là où nous ne nous entendrons jamais, toi et moi. Tu veux la liberté, qui favorisera toujours la domination d’un groupe sur un autre ; moi je veux l’égalité, qui abolit à jamais toute forme de domination.
— Ton égalité n’est que la tyrannie du même et la négation des différences naturelles qui existent entre les hommes. Ton idéal est aussi gris qu’une prison.
— Je garde mes convictions et te laisse à tes certitudes.
— Je ne sais pas lequel de nous deux a plus de convictions que de certitudes ; celui qui voudrait que les choses soient telles qu’elles devraient selon lui être ou celui qui essaie de faire avec ce qu’elles sont ?
— Ta deuxième proposition est la définition parfaite de la collaboration avec l’ennemi et de la compromission. »
Alexeï passa sa main sur ses traits crispés. Ivan se leva.
« Natalia m’a dit que mère t’avait appelé tout à l’heure ?
— Oui, elle voulait savoir comment ça s’était passé dans la bibliothèque.
— Elle n’a pas dû être déçue.
— Je lui ai dit que père n’avait pas forcément pris sa décision et qu’elle ferait mieux d’en parler directement avec lui. J’en ai assez qu’elle me demande sans arrêt de me mettre entre vous deux. »
Ivan sourit comme on mord.
« Ta lâcheté te promet la belle et grande carrière dans la diplomatie à laquelle notre père te destine. »
Alexeï se leva également, fatigué par les propos de son frère.
« Tu sais quoi, fais ce que tu veux après tout. Je te laisse tes lectures et tes chimères. Je ne veux pas confisquer des livres.
— Oh, un acte de rébellion ! Méfie-toi, à ce rythme-là, un jour tu seras plus communiste que moi. Au moins tu connaîtras un peu mieux la réalité de l’humanité. »
Alexeï explosa.
« Parce que tu la connais, toi, la réalité de l’humanité ? Tu sais ce que Kolya t’en raconte et ce que tu peux en observer de loin, bien au chaud dans nos voitures, derrière les fenêtres closes de nos maisons, à travers les mots des auteurs que tu lis. La vérité, c’est que tu ignores tout de ce que vivent les petites gens du peuple russe, je veux dire, concrètement ; tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir faim ou froid dans ta chair, alors garde tes belles leçons de morale pour toi, elles sont aussi abstraites que ta connaissance de ce qu’éprouvent et veulent ceux dont tu te fais le porte-voix éraillé depuis le confort de ta vie bourgeoise !
— Qu’est-ce que tu connais aux conditions de vie du peuple russe, toi, le futur ambassadeur ? Rien, tu n’y connais rien !
— C’est vrai. À la différence de toi, je ne prétends pas le contraire. Et je ne vis pas dans l’illusion de vouloir ce qui est impossible pour ceux dont je ne sais rien. »
Ivan le poussa violemment en arrière. Alexeï se rattrapa de justesse sur le coin d’une commode.
« Tu vois, dit-il, seuls les tyrans répondent à la contradiction qui les dérange par la violence. Les tyrans ou les enfants gâtés.
— Hors d’ici. »
Alexeï sourit avec une tristesse amère.
« Père a raison, les Cadets te feront beaucoup de bien. »
Il sortit.
*
La pénombre tombait sur la mer Baltique et la datcha Narychkine, linceul noir voilant délicatement les objets, la nature et l’avenir.
Assise à sa coiffeuse, Ekaterina feuilletait les pages d’un album photographique pendant qu’Irena, sa femme de chambre, lui démêlait les cheveux.
La porte s’ouvrit. Dans le reflet du miroir, Ekaterina croisa le visage affectueux de Vladimir. Il avait revêtu un brocart pourpre brodé de fils d’or dont la redingote affichait fièrement la croix de seconde classe de l’ordre impérial russe de Saint-Stanislas.
Il rejoignit sa femme et l’embrassa sur le front.
« Vous êtes très en beauté, madame. »
Irena s’éclipsa.
« Merci mon ami. Vous-même avez fière allure.
— C’est que j’ai à cœur de vous plaire, ma chère. »
Il lui prit la main et la baisa. Ses yeux s’attardèrent sur un cliché d’Ivan. Alors âgé de 7 ans, il était au coin de la cheminée de leur hôtel particulier à Saint-Pétersbourg, plongé dans les Contes des frères Grimm. Ses sourcils étaient légèrement froncés, manifestation de sa profonde et habituelle concentration lorsqu’il lisait.
Vladimir tira un fauteuil et s’assit près de son épouse de manière à être face à elle.
« Que regardez-vous donc ? »
Ekaterina effleura la page sur laquelle elle était arrêtée.
« Des souvenirs… »
Elle demeura un instant songeuse, puis laissa échapper une pensée fugitive :
« Il était tellement mignon à cette époque. »
Le maître des lieux soupira.
« Et déjà en train de lire… »
Ekaterina tourna la tête sur le côté comme si, par ce simple mouvement, elle pouvait ouvrir l’espace de son champ de vision sur ce moment évoqué et le contempler en spectatrice émue depuis le présent qui l’en séparait.
« Il a toujours aimé lire. Vous vous souvenez comment nous devions cacher certains ouvrages inappropriés pour éviter qu’il ne les dévore avant l’heure ? »
Vladimir sourit avec un mélange d’attendrissement et de regret.
« Peut-être aurions-nous dû les mettre sous scellés, cela nous aurait évité bien des soucis. »
Ekaterina le considéra avec affection.
« Êtes-vous sûr que les Cadets soient une bonne solution à ses comportements outranciers ? »
Son mari croisa les jambes.
« Oui, ma chère, j’en suis certain. Aussi étrange que cela puisse paraître vu ses facilités pour les sciences et les mathématiques, Ivan a besoin de rigueur et de fermeté. »
Ekaterina referma l’album posé sur ses genoux et caressa la couverture en cuir.
« Pourtant, j’ai entendu parler d’une nouvelle médecine venue d’Autriche. Elle procède d’une guérison par la conversation et la parole. Anastasia Chouvalovia m’en a dit grand bien. Elle m’a notamment rapporté les effets bénéfiques que cette méthode avait sur Sergueï Constantinovitch. Saviez-vous qu’il expérimentait cette technique depuis bientôt quatre années maintenant ? »
Vladimir lissa sa moustache.
« Je l’ignorais tout à fait. »
Elle resta silencieuse avant de demander :
« Ne pensez-vous pas que cela pourrait être une alternative intéressante à la brutalité des Cadets ? »
Vladimir éclata de rire.
« Ma chère, vous êtes bien une femme, et une femme russe ! Je sais que vous avez du mal avec l’idée que l’on rudoie vos petits, et c’est bien normal, la nature de votre sexe vous porte à la douceur et non à la sévérité. Je ne doute pas que ce nouveau traitement soit très prometteur, mais nous avons déjà essayé nombre d’accommodements, restés hélas sans résultat probant. Croyez-moi, la discipline des Cadets est ce qui conviendra le mieux à Ivan. Il est plus que temps que son caractère récalcitrant se heurte à des murs inébranlables. Il y va de son devenir et de l’honneur de notre nom. »
Ekaterina le fixait d’un air impénétrable, puis elle opina, signe qu’elle capitulait à contrecœur et se rangeait à la décision de son époux.
« Ma chère, faites-moi confiance, Ivan ne s’en portera que mieux. »
Elle acquiesça.
« Même si vous ne changerez pas d’avis, pourriez-vous malgré tout penser à ce que je vous ai dit ?»
Vladimir lui prit la main.
«Je vous le promets.»
Il l’embrassa.
«Je vous laisse finir de vous préparer.»
Il se leva et quitta la pièce. »

Extraits
« Alexeï referma le journal et laissa son regard se perdre dans a perspective Nevski à travers les fenêtres du salon.
Ivan avait dit vrai. Le coup d’État du général Kornilov n’aurait jamais pu être évité sans les bolcheviks. Grâce au nombre de leurs partisans, les cheminots avaient dévié et bloqué les trains emmenant les bataillons vers la capitale. En parallèle, des émissaires des soviets ouvriers et de la garnison révolutionnaire s’étaient rendus auprès des soldats de la ville et les avaient convaincus de rester fidèles au gouvernement provisoire. Isolées, noyautées de toute part, les forces de Kornilov s’étaient désagrégées, la menace s’était éteinte sans effusion de sang. Et depuis, les bolcheviks étaient armés.
Ivan avait aussi eu raison sur les conséquences de cet événement. Kerenski ne contrôlait plus rien. À l’image du soviet de Petrograd, désormais présidé par Trotski, les bolcheviks dominaient l’ensemble des soviets du pays, tant dans les grandes agglomérations que dans les campagnes. Les moujiks, lassés d’attendre les mesures agraires sans cesse repoussées dans l’expectative brumeuse de la convocation d’une Assemblée constituante, avaient pris leur destin en main. Ils avaient procédé au partage des terres, allant jusqu’à brûler les propriétés des maîtres récalcitrants et à assassiner sauvagement leurs anciens oppresseurs. Lorsque la nouvelle était parvenue sur les lignes de front, les conscrits, majoritairement d’origine paysanne, avaient commencé à déserter pour rentrer dans leur village natal et participer à ce mouvement. Et au-delà, aux frontières de l’Empire, les populations allogènes s’étaient mobilisées lors d’un Congrès des peuples à Kiev, en Ukraine, afin d’obtenir plus d’indépendance. » p. 118

« Josef, ton avis?
— La mort résout tous les problèmes. Pas d’hommes, pas de problèmes.
— Nous ne pouvons pas tous les tuer ! s’exclama Lénine.
— Pourquoi pas?», répondit Staline.
Après un instant de flottement, tous rirent de plus belle à cette perspective.
« Cette Assemblée était une mauvaise idée, fulmina Trotski. Un parti qui n’aspire pas à prendre le pouvoir ne vaut rien ! Nous allons nous en débarrasser. »
Tous acquiescèrent.
« Félix, dit Lénine, attends nos ordres. » Il se leva et vint se planter devant les trois jeunes recrues de
Dzerinski « L’un d’entre vous a-t-il déjà tué un homme ? » Seul Kolya leva le bras.
« La mort d’un homme est une tragédie, dit Staline. La mort de millions d’hommes est une statistique. » Un sourire terrible fendit le visage de Lénine. « Et les tchékistes sont appelés à devenir les meilleurs statisticiens du monde. » p. 135

« Ivan ne bougeait plus. Dans son dos, il sentait l’attention obscène des autres rivée sur lui. Il prit une profonde inspiration et se retourna. D’un pas déterminé, il se porta à la hauteur de ses parents, tendit son bras et tira une balle dans la nuque de sa mère et une autre dans celle de son père. Les corps d’Ekaterina et de Vladimir s’affalèrent sur Le sol blanc dans un bruit sourd et ouaté. » p. 149

« Alexeï traversa un pays encore plus décharné que lors de son long périple pour rallier les troupes de Dénikine deux ans auparavant.
Les paysages d’apocalypse et les charniers se succédaient les uns aux autres dans une monotonie funèbre. Partout, le même chapelet de villes et de villages fantômes, pillés, saccagés ou incendiés; partout les mêmes tableaux d’exécutions massives dont les dépouilles avaient été abandonnées en des tas de chairs putréfiées à même le sol ou dans des fosses hâtivement creusées et laissées à ciel ouvert; partout, la même litanie de corps mutilés, violés, éventrés, brûlés vifs; partout, les mêmes silhouettes spectrales d’enfants affamés en quête de charognes à ronger pour ne pas mourir, solitaires ou en meutes, chancelant sur la peau pendante de leurs jambes maigres, le ventre gonflé et harcelé par la faim, le visage fané dans des figures de vieillards prématurés, le regard éteint, creux, comme excavé de leurs yeux. » p. 188

« Ivan se leva brusquement et, d’un pas nerveux, arpenta son bureau de long en large. La mort de Lénine avait ouvert une période de turbulences invisibles aux yeux du profane. Une lutte sans pitié avait débuté entre Staline et Trotski dans les plus hauts sommets des institutions soviétiques. Jour après jour, le Parti se fissurait davantage. Une guerre sourde se déployait, menaçant de fracturer la société russe et de réveiller le spectre d’une guerre civile qui signifierait l’implosion irrémédiable de la Révolution.
Ivan se figea. Le regard dans le vide, il suivait l’enchaînement logique des rapports de force en présence. À chaque fois, le résultat était rigoureusement le même: Trotski serait éliminé, et ses soutiens avec lui. C’était inévitable, et surtout nécessaire. » p. 241

« Après la mort soudaine et tragique du camarade Staline, une guerre larvée pour la succession du «Petit Père des Peuples» s’était déclarée entre les enfants nés de la Révolution. Beria, l’inflexible, Beria, le redoutable et redouté Beria s’était mué en un farouche partisan de la clémence, interrompant brutalement la formidable avancée qui était en marche et les faisant reculer de vingt ans en à peine deux mois alors même qu’ils touchaient au but tant désiré, que la société sans classes apparaissait enfin à l’horizon. L’infâme parjure avait suspendu tous les grands travaux engagés par le camarade Staline, accordé une amnistie à plus d’un million de saboteurs et de cafards encore en rééducation dans les camps du Goulag, placé cet ensemble concentrationnaire d’utilité publique et morale sous le contrôle du ministère de la Justice et osé blasphémer en récusant sa prétendue rentabilité économique. Le seul point honorable de ce laxisme honteux passible a minima d’une balle dans la nuque tenait à l’abandon des persécutions mises en œuvre contre les médecins juifs des dignitaires de l’État soviétique et, au-delà, contre les juifs de l’URSS en général. » p. 461

À propos de l’auteur

portrait de Harold Cobert

Harold Cobert © Photo Philippe Matsas

Harold Cobert, docteur ès lettres, est l’auteur de plusieurs romans, dont Un hiver avec Baudelaire (Héloïse d’Ormesson, 2009 ; Le Livre de Poche, 2011), La Mésange et l’Ogresse (Plon, 2016 ; Points, 2017), Belle-amie (Les Escales, 2019 ; Pocket, 2020) et Périandre (Robert Laffont, 2022). (Source: Éditions Les Escales)

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