Comme si de rien n’était

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En deux mots
Madame Moreau a été retrouvée morte dans son lit, la tête fracassée par un gros galet. Pour les voisins, c’est la stupéfaction, car les Moreau étaient une famille sans problèmes. C’est en fouillant le passé des protagonistes que l’on va découvrir les clés de ce drame.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un féminicide qui cache bien des secrets

On retrouve Barbara Abel au meilleur de sa forme. Dans ce thriller qui démarre par la découverte d’une femme assassinée avec violence, elle explore les liens entre les différents protagonistes ce cette affaire bien mystérieuse.

Barbara Abel nous offre avec Comme si de rien n’était un thriller-modèle. Je veux dire par là qu’elle réussit à la perfection à agencer tous les éléments du parfait suspense. En ce sens, ce roman est aussi idéal pour ceux qui n’auraient pas encore lu cette autrice et peuvent la découvrir avec ce nouvel opus.
Il s’ouvre sur une scène-choc avec à la clé ce que les anglo-saxons appellent le Hook (le crochet), c’est-à-dire les lignes capables de ferrer le lecteur. À partir de ce moment, il ne voudra plus lâcher cette histoire.
Dans un quartier bourgeois sans histoires, une employée de maison découvre sa patronne, Mme Moreau, « étendue sur le lit, inerte, le visage en bouillie (…) Les draps étaient maculés de sang. À proximité de sa tête, un galet de la taille d’une noix de coco, sur lequel un enfant avait dessiné la gueule d’un monstre effrayant, éclairs dans les yeux et dents pointues ».
Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut remonter dans le passé de la famille Moreau. Bertrand a épousé Adèle. Avec leur fils Lucas, ils vivent dans une belle maison dans le quartier chic d’une ville de province. L’emploi du temps de la famille est parfaitement réglé. D’ailleurs ce soir, Adèle doit récupérer Lucas à la sortie de son cours de solfège. C’est à ce moment que la mécanique se détraque, presque imperceptiblement. Hugues Lionel, le prof remplaçant, n’en croit pas ses yeux en la voyant. Pour lui, il n’y a guère de doute, c’est Marie, un amour de jeunesse, qui réapparaît.
Si Adèle esquive – non, il fait erreur – elle est pourtant troublée. Car sous ses airs de femme respectable, elle cache un autre visage quand elle cherche un homme pour assouvir son besoin de sexe. C’est alors qu’elle se fait appeler Marie, afin de rester la plus anonyme possible.
Bien entendu, Bertrand ne se doute pas de l’infidélité de son épouse, lui qui ne jure que par la droiture, la rigueur, la franchise. Mais à bien y regarder, il n’est peut-être pas non plus sans aspérités.
Hugues, quant à lui, consacre beaucoup de son temps à son père atteint de la maladie d’Alzheimer. Ce qui ne l’empêche pas de chercher à en savoir davantage sur cette superbe femme qui – il en est persuadé – lui ment. Ce qu’il va découvrir va totalement le déstabiliser.
Reste Lucas, le petit garçon discret qui n’affiche guère ses émotions. Il va se retrouver au centre d’une affaire dont les enjeux le dépassent. Comme dans ses précédents romans, Barbara Abel réussit parfaitement à rendre la psychologie des personnages, leurs doutes et leurs certitudes, et leurs Fêlures.
De rebondissement en rebondissement, les secrets que cachent tous les protagonistes vont éclater au grand jour. Habilement, les pièces de ce puzzle familial vont trouver leur place jusqu’au Twist final.
J’ai retrouvé dans ce roman une construction qui s’apparente à celle de Joël Dicker qui avec Un animal sauvage, jouait aussi beaucoup avec les temporalités et des personnages aux aspects extérieurs bien sous tous rapports, alors qu’en réalité… Avec moins de circonvolutions et davantage de fluidité, Barbara Abel nous offre un nouveau thriller qui, à n’en pas douter, devrait intéresser les producteurs de cinéma au même titre que pour Derrière la haine, dont l’adaptation, portée par Jessica Chastain et Anne Hathaway, est actuellement sur les écrans.

Comme si de rien n’était
Barbara Abel
Éditions Récamier
Thriller
368 p., 21 €
EAN 9782385770433
Paru le 11/04/2024

Où?
Le roman est situé dans une ville de province, sans beaucoup plus de précisions. Certains indices permettent toutefois de penser que nous sommes en Belgique.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans l’existence d’Adèle, chaque chose est à sa place, toujours. Elle règne sur sa vie, parlemente avec le destin, orchestre le hasard qu’elle a appris à dompter mais qui – elle ne le sait pas encore –, est sur le point de lui exploser au visage.
À la sortie du cours de musique de son fils, elle rencontre le nouveau professeur de solfège, Hugues Lionel. Leurs regards se croisent. Lui, semble troublé et dit la reconnaître. Qui est cet homme, et pourquoi l’appelle-t-il Marie ?
Contrairement à Adèle, chez Hugues rien n’est sous contrôle, et le retour de cette femme qu’il pensait ne jamais revoir pourrait être le cadeau de la vie qu’il attendait depuis si longtemps. Quand bien même cette dernière prétend ne pas le connaître…
On peut tous se rassurer par de petits arrangements avec la vie, avec les erreurs du passé, avec ce que l’on n’aurait jamais dû voir ni même entendre. Mais peut-on indéfiniment faire comme si de rien n’était ?
Barbara Abel, considérée comme la reine du thriller psychologique, n’a pas son pareil pour faire basculer les vies ordinaires de ses personnages dans les pires cauchemars. Avec un naturel implacable, elle joue avec les petits secrets et les failles de tout un chacun. Attention, dans son prochain roman, elle pourrait bien raconter votre histoire…

Les critiques
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Les premières pages du livre
« Prologue
L’avenue des Martourets rappelle ces larges allées des banlieues huppées, bordées de pelouses grasses. Les trottoirs ressemblent à un feston, entre dalles et gazon, sur lequel des cerisiers du Japon se dressent à intervalles réguliers. Durant la floraison, quinze jours par an, c’est une explosion de roses, en bouquets d’abord, chaque arbre projetant ses pétales vers le ciel, avant que ceux-ci ne tombent à terre et ne recouvrent le sol d’un tapis de fleurs. Les enfants du quartier s’amusent à les ramasser à pleines mains pour en faire des petits tas dans lesquels ils sautent à pieds joints, éparpillant tout autour les tendres corolles dans un tourbillon incarnat.
Le quartier du Logis, c’est un peu Brooklyn à l’européenne, ses habitations élégantes juchées sur leur perron, quelques marches qui mènent au seuil des demeures datant du siècle passé. On s’y promène volontiers, poussant un landau ou tenant une laisse. Il y fait bon vivre, écrin préservé du chaos citadin pourtant tout proche. Les maisons sont jolies, de belle taille, toutes différentes. Elles dégagent chacune leur personnalité, à l’image de leurs propriétaires. On remarque par exemple la façade dépouillée et bien entretenue des Charpentier, un couple de retraités qui a conservé un rythme de vie immuable, tout le contraire de leurs voisins immédiats, les Boutonnet, une famille recomposée pleine de bruit et de fureur, dont la maison déborde de jardinières fleuries, de plantes grimpantes, de linge et de jouets.
Parmi ces habitations, l’une d’elles est au centre de toutes les curiosités. Elle se situe au milieu de l’avenue, à droite en venant de la ville. Une courte allée conduit à un escalier, quatre marches en briques menant à la porte d’entrée sous un porche un peu vieillot. La bâtisse en pierre s’élève sur deux niveaux, sans oublier les combles. Les fenêtres sont hautes, ornées de châssis peints en bleu, eux-mêmes agrémentés de volets de même couleur.
Un gentil couple y habite, les Moreau, parents d’un petit garçon.
Du moins, on le trouvait gentil jusqu’au drame.
Le quartier est en ébullition, les voisins sont sous le choc. L’horreur s’est invitée parmi eux, hôte indésirable dont personne ne soupçonnait la présence. C’est la femme de ménage qui a constaté la terrible tragédie, lundi dans la matinée, en montant à l’étage après avoir passé trois heures à récurer le rez-de-chaussée. En pénétrant dans la chambre parentale, elle s’est étonnée de l’obscurité : en général, chaque matin à son réveil, Mme Moreau aère la pièce. L’employée de maison a rejoint la fenêtre dont elle a tiré les rideaux d’un geste ample, avant de l’ouvrir en grand. La lumière a inondé la chambre en même temps qu’un courant d’air frais s’y est engouffré. La température est encore basse à cette époque de l’année, charriant avec elle les derniers frimas. L’employée ne les craint pas, elle a profité de la vue durant quelques secondes. Puis elle s’est retournée.
Vision d’épouvante. La pauvre femme s’est figée dans un cri d’effroi, le cœur soulevé jusqu’à la gorge, prête à vomir. Puis elle s’est enfuie en poussant une longue plainte affolée.
Depuis, on ne parle que de ça.
On raconte que Mme Moreau était étendue sur le lit, inerte, le visage en bouillie, à peine reconnaissable. Son corps n’avait pas été épargné, meurtri en plusieurs endroits, tacheté d’ecchymoses. Les draps étaient maculés de sang. À proximité de sa tête, un galet de la taille d’une noix de coco, sur lequel un enfant avait dessiné la gueule d’un monstre effrayant, éclairs dans les yeux et dents pointues. Une épaisse couche de sang dissimulait leurs traits, ceux du monstre et ceux de Mme Moreau. Au pied du lit, une valise ouverte, à moitié remplie de ses effets, comme une réponse à la penderie, juste en face, ouverte également, à moitié vide.

L’affaire fait grand bruit. Les Moreau sont bien connus dans le voisinage et l’annonce du décès de madame provoque un émoi sans précédent. Les circonstances de sa mort ajoutent encore à l’incompréhension générale, d’autant que, très vite, les soupçons se portent sur… M. Moreau.
En cherchant à le joindre, les policiers dépêchés sur place apprennent qu’il ne s’est pas présenté au bureau ce matin-là. Plus inquiétant encore, le petit Moreau n’est pas à l’école. L’alerte est aussitôt donnée, sans savoir s’ils sont en fuite ou en danger.
Il faut une journée entière pour les localiser d’abord, appréhender M. Moreau ensuite. L’arrestation se fait dans le sud du pays, sur le quai d’une gare. M. Moreau s’apprête à prendre un train en partance pour ailleurs. L’enfant l’accompagne, en bonne santé physique. Ils sont emmenés puis remis, l’un aux services sociaux en attendant qu’un membre de sa famille vienne le chercher, l’autre entre les mains des autorités. M. Moreau est placé en garde à vue.
Cinq heures plus tard, il passe aux aveux.
Les premiers éléments dévoilent une dispute conjugale qui a mal tourné. Il est question de divorce. On ne connaît pas encore les détails du drame, mais il semble que la décision de Mme Moreau de reprendre sa liberté lui ait été fatale. Détail macabre, le meurtre s’est produit le jour de la fête des Pères.
Selon les rumeurs, M. Moreau est terrassé par son geste. Il ne nie pas. L’enquête est vite bouclée, énigme résolue à peine quarante-huit heures après la découverte du corps. Les policiers se félicitent. Voilà une affaire rondement menée.
Malgré tout, beaucoup de questions restent en suspens. Les ragots peinent à émerger, tant l’image de cette famille sans histoire est lisse, dépourvue d’aspérités. Ils vivent là depuis des années, personne dans le quartier n’a jamais eu à se plaindre d’eux. Le voisinage n’en revient pas.
Depuis deux jours, la maison Moreau est dans toutes les conversations. Des curieux ralentissent à son niveau, s’y arrêtent parfois, s’aventurent jusqu’aux fenêtres, se dévissent la tête pour sonder l’intérieur. Quelques journalistes traînent dans le quartier, ils font du porte-à-porte et interrogent les voisins.
Ce soir encore, on parle de l’affaire au journal télévisé, sujet émaillé d’une série de témoignages. Les voisins succèdent aux collègues. Ils expriment leur stupéfaction, ils ont du mal à réaliser : une famille si gentille, un couple tellement discret, souriant et disponible. Tous s’accordent à dire que les Moreau étaient des gens bien.
Au terme des confidences, un journaliste achève le reportage, en direct devant la maison, un micro à la main.
— De l’avis général, M. Moreau était un homme au-dessus de tout soupçon, apprécié de ses collègues, de ses voisins et de ses proches. On le décrit comme quelqu’un de poli, une personnalité bienveillante, toujours prêt à rendre service. Avec sa femme, ils formaient un couple en apparence heureux, respecté de tous. Personne n’aurait pu prédire une telle tragédie. Alors, forcément, on s’interroge : comment un homme ordinaire et sans histoire peut-il se transformer du jour au lendemain en bête sanguinaire ? Comment le monstre peut-il se cacher si longtemps sous un tempérament à ce point courtois ?
Le journaliste marque une courte pause avant de reprendre d’un ton grave :
— Ici, dans le quartier du Logis, c’est la question que tout le monde se pose.

Chapitre 1
Les notes résonnent de toutes parts, elles ricochent contre les murs de l’école, se cognent les unes aux autres dans un dialogue de sourds. Cacophonie. À mesure qu’on dépasse les classes, les sons se succèdent comme des sentinelles éméchées. Un piano maladroit, la voix d’un professeur, des bribes d’arpèges, l’éclat d’une cymbale. Il règne dans les couloirs de l’école de musique un désordre nécessaire, l’indispensable chaos qui précède l’harmonie. Adèle Moreau aime cette ambiance, celle d’un fervent labeur, quand l’âme tout entière fait corps avec l’instrument et qu’il s’agit d’apprivoiser la partition.
Alors qu’elle se dirige vers le cours d’initiation au solfège, elle se rappelle son propre apprentissage lorsque, petite fille, nattes négligées et genoux crottés, elle suivait les leçons de Mme Pierraert, enseignante autoritaire au premier abord, en vérité une main de velours dans un gant de fer, aussi impitoyable que généreuse. Les cahiers de solfège volaient à travers la classe quand la partition n’était pas apprise. Mais si les gammes étaient justes, l’élève était chaleureusement félicité, parfois même récompensé d’un morceau de chocolat.
Sans cesser d’avancer, Adèle sourit à ce souvenir. Un bref instant, elle regrette de ne pas avoir persisté dans l’apprentissage de la musique. Elle n’était pas mauvaise. Elle avait même réussi à intégrer le groupe des cracks, les meilleures élèves du cours, cinq filles douées qui rehaussaient le niveau de la classe. Elle se rappelle Lise, Claire, Dominique…
Comment s’appelait la dernière ?
Perdue dans ses pensées, Adèle arrive devant la porte de la classe de solfège d’où s’échappe le chant des enfants, accompagnés du piano dont les accords s’adaptent au tempo décousu des jeunes apprentis. Elle consulte sa montre. Elle a quelques minutes d’avance, un laps de temps qu’elle met à profit pour, smartphone à la main, répondre à deux ou trois mails. Ses doigts courent sur l’écran avec une grâce aérienne, ils volent d’une lettre à l’autre, d’une virgule à un point.
Tandis qu’elle adresse ses sentiments distingués au terme du dernier message, la porte de la classe s’ouvre, laissant des grappes d’enfants se répandre dans le couloir. Adèle range son smartphone, puis elle scrute les minois à la recherche de celui de Lucas. Son fils est souvent le dernier à sortir, jamais pressé pour rien, une lenteur de vivre qui parfois la déconcerte. Toujours dans la lune, Lucas. Ailleurs. Un enfant contemplatif, dont il est difficile de comprendre ce qui l’anime. Tout le contraire de ses parents, en permanence sur le qui-vive, dont l’emploi du temps ne laisse rien au hasard. Ils apprécient et recherchent la compagnie de leurs semblables, leur présence est remarquable et remarquée.
Lucas, lui, aime la tranquillité, cultive la discrétion, désire la solitude. Il vit dans un autre monde. Un monde dont Adèle ne peut que deviner les contours, et dont elle ignore sans doute la profondeur. Elle l’observe souvent à la dérobée, dans le rétroviseur de la voiture quand elle conduit, ou lorsqu’elle passe devant sa chambre et le découvre assis par terre, face à ses jouets mais la tête dans les nuages. L’enfant est immobile, on le sent ailleurs. Comme s’il avait déposé là son enveloppe charnelle pour s’évader loin. Faire illusion. Elle se demande alors ce qui se passe dans son esprit. À quoi pense-t-il, à quoi rêve-t-il ? Il est capable de rester ainsi de longs moments, inaccessible.
Pour autant, s’il est solitaire, il n’est pas isolé. Pas tout à fait, du moins. Il a quelques camarades, dont Louis, qu’il considère comme son meilleur ami, ce qui rassure Adèle.
Le voilà d’ailleurs qui apparaît à la porte du local. Lucas la rejoint et lui adresse un sourire serein, comme s’il avait une bonne nouvelle à lui annoncer. De fait, en parvenant à sa hauteur, il se plante devant elle dans une posture de satisfaction.
— J’ai eu dix à l’exercice de lecture des notes ! déclare-t-il en gonflant la poitrine.
Adèle ne cache pas sa fierté : elle ouvre de grands yeux admiratifs avant de féliciter son fils.
— Tu n’as fait aucune faute ? s’exclame-t-elle, impressionnée.
— Si, j’en ai fait… se trouble l’enfant. C’était sur quinze.
— Oh…
— Mais c’est bien quand même ! ajoute-t-il précipitamment.
— Bien sûr ! réagit Adèle. C’est même très bien ! Mme Gosset doit être fière de toi.
— Ce n’est plus Mme Gosset, précise Lucas. On a un nouveau monsieur.
Comme pour confirmer les dires du garçon, un homme sort à son tour de la classe. Adèle n’en voit que le dos tandis qu’il referme la porte derrière lui.
— Mme Gosset a eu son bébé ? demande-t-elle, plus enthousiaste qu’en apprenant les bons résultats de son fils.
Lucas hausse les épaules en signe d’ignorance. Par réflexe, Adèle pivote vers le nouveau professeur afin de reformuler sa question, ce qu’elle fait d’une voix plus forte. Celui-ci achève les deux tours de clé pour verrouiller la porte de sa classe et semble devoir s’y reprendre à plusieurs reprises. Puis il se retourne à son tour.
Il s’apprête à lui répondre au moment où leurs regards se croisent.
Aucun son ne sort de sa bouche.
Comme si le silence le saisissait à la gorge.
S’ensuit un moment suspendu dans un souffle, de ces secondes qui figent le temps.
Adèle se voit contrainte de répéter sa question.
— Vous remplacez Mme Gosset, n’est-ce pas ? Elle a eu son bébé ?
L’homme reste interdit quelques instants encore, puis on dirait qu’il s’ébroue de l’intérieur. Il sourit et s’approche.
— Marie! Ça alors ! Qu’est-ce que tu fais là ?
Sa voix, ample et expressive, a la tonalité d’un cantabile. Il avise ensuite Lucas qui se tient à côté d’elle, dont la présence est la plus éloquente des réponses.
— Oh, c’est… C’est ton fils ?
En face de lui, Adèle le considère, surprise. Jeune quadra, il est plutôt grand, de corpulence mince, les tempes légèrement grisonnantes. Elle détaille sa physionomie, ses traits réguliers dont il se dégage une douceur naturelle, dénotant un tempérament paisible, dépourvu d’ambition. Le genre d’homme que, en temps normal, elle ne remarquerait pas. C’est la première fois qu’elle le voit. S’ils se sont déjà croisés, elle n’en garde aucun souvenir. La façon dont elle le dévisage trahit son embarras, qui se faufile entre eux à la manière d’une mélopée, entêtante, un peu pesante.
— Tu ne te souviens pas de moi ? demande-t-il encore, et le cantabile glisse vers un lamento.
— Vous devez me confondre, s’excuse-t-elle aussitôt.
À son tour, l’homme ne cache pas son étonnement. Il la considère avec circonspection, puis la scrute plus attentivement, en proie au doute.
— Je ne m’appelle pas Marie, précise-t-elle.
L’argument est imparable.
— Désolé, vous ressemblez à quelqu’un que j’ai connu…
Elle acquiesce d’un mouvement de tête et lui sourit, compréhensive. Le silence menace de reprendre possession des lieux, alors le professeur s’empresse d’ajouter :
— Je me présente : je suis…
Il s’interrompt et la mange des yeux, happé par son regard. Elle est ravissante, de ces femmes dont on se souvient : chevelure épaisse et sombre qui fait ressortir le vert de ses yeux, pommettes saillantes de part et d’autre d’un joli nez retroussé. Elle attire les regards et provoque la sympathie.
De plus en plus intriguée, Adèle lui adresse un nouveau sourire, l’invitant à poursuivre, mais l’homme reste muet. Le silence s’installe pour de bon, traînant dans son sillage un embarras palpable, d’autant que le professeur continue de la fixer avec insistance. Au loin, une mère rappelle sa fille à l’ordre, elle crie : « Emma, ne court pas, s’il te plaît ! », et Adèle se souvient que la cinquième crack, celle dont elle avait oublié le prénom, s’appelait précisément Emma.
Au moment où elle décide de battre en retraite, il achève sa phrase :
— … je suis M. Lionel, le nouveau professeur de solfège de votre fils.
Il lui tend une main qu’elle ne peut refuser. Il la regarde toujours, et quelque chose brûle dans ses yeux. Adèle cherche à se soustraire à l’échange, et retire sa main un peu trop vite.
— Enchantée, dit-elle d’un ton qui trahit tout le contraire.

Chapitre 2
La première leçon ne s’est pas trop mal passée. Hugues a eu le temps de faire connaissance avec les élèves, et même s’il n’a pas encore retenu tous les prénoms, le contact a été plutôt encourageant. Il a assez vite repéré les bons éléments, ceux qui viennent de leur propre chef, par réel intérêt pour la musique. Les autres, ceux qui font plaisir à papa-maman, paraissent conciliants pour la plupart.
Tandis qu’il rassemble ses affaires, il jette un rapide coup d’œil à sa montre : 17 h 04, il est encore dans les temps, mais il s’agit de ne pas traîner. Il ne peut pas prendre le risque de faire attendre son père. À cette heure-ci, le trafic est dense dans le centre-ville. Il faut compter vingt minutes de trajet. Il ferait mieux de partir tout de suite.
Le dernier élève vient tout juste de quitter la salle, Lucas, si ses souvenirs sont bons, un enfant plutôt réservé qu’il n’est pas encore parvenu à bien cerner. Pas mauvais en tout cas. L’enfant s’est distingué à deux reprises à la lecture de notes, trahissant quelques dispositions pour la musique. Hugues se dirige à la suite du petit garçon, sort de la classe et referme la porte derrière lui. Il perd quelques secondes à comprendre le mécanisme de la serrure, parvient enfin à donner deux tours de clé en maintenant la poignée à la verticale, et s’apprête à remonter le couloir jusqu’à la sortie de l’école. Au moment où il se retourne…
Une femme lui parle, de toute évidence la maman de Lucas. À l’instant même où leurs yeux se croisent, quelque chose l’empoigne, on dirait qu’une main glacée l’agrippe. Aussitôt, une image s’impose à son esprit, elle le happe. Un souffle chasse ses pensées, le visage de la femme prend toute la place dans sa tête.
— Vous remplacez Mme Gosset, n’est-ce pas ? Elle a eu son bébé ?
Les couloirs de l’académie reprennent possession des lieux. La femme se tient devant lui, ses traits se remettent en place, elle attend sa réponse. À l’évidence, elle ne le reconnaît pas. Alors il s’approche d’elle et lui sourit.
— Marie ! Ça alors ! Qu’est-ce que tu fais là ?
Son joli regard se fronce. Elle l’observe un peu plus attentivement mais ses traits trahissent sa perplexité. Juste à côté d’elle, Lucas le considère lui aussi d’un œil inquisiteur. Il comprend qu’elle n’a aucune idée de qui il est. Le moment est gênant, à l’image d’une émotion que l’on dévoile à un étranger. Il tente de se rattraper, gauche, presque pathétique, comme un promeneur pris dans des sables mouvants : plus il essaie de s’en sortir, plus il s’enfonce.
Quand enfin elle prend congé, il reste là dans le couloir et la regarde s’éloigner. Il s’en veut, agacé par sa propre apathie. Des gens passent et le dépassent, on rit de lui, ou alors n’est-ce qu’une impression. Son père le lui dit souvent : les gens ne s’intéressent qu’à eux, c’est triste mais c’est comme ça, inutile de s’encombrer la tête avec des inquiétudes sur le qu’en-dira-t-on. Son père…
Son père !
Il consulte sa montre et l’heure lui fait office d’électrochoc, retour brutal à la réalité. Quinze minutes viennent de passer sans qu’il en ait pris conscience. Il est en retard. Déjà il imagine le vieil homme sur le trottoir, à l’attendre, seul et vulnérable, au milieu d’un trafic indifférent. Hugues détale, le souffle serré, les pensées en vrac. Il se précipite vers la sortie de l’école, déboule sur le trottoir sans savoir s’il doit prendre à droite ou à gauche, tourne en rond, cherche à rassembler ses souvenirs, où a-t-il garé sa voiture ? Celle-ci est un vieux modèle qui ne répond à aucune télécommande ni verrouillage à distance. Il est condamné à avoir une bonne mémoire, ou à parcourir les rues avoisinantes à la recherche de son véhicule.
Quelques instants plus tard, alors qu’il s’insère dans le flot de la circulation, il tente de contacter son père au téléphone. Peine perdue, celui-ci ne répond jamais, sans doute même n’entend-il pas la sonnerie. Son portable lui sert davantage à joindre le monde qu’à être joignable, et tant pis pour ceux qui cherchent à lui parler. À son âge, les besoins des autres disparaissent dans la brume des souvenirs opaques, ceux qui étouffent toute velléité de compassion ou de générosité.
Comme Hugues l’avait prévu, les embouteillages l’accompagnent une bonne partie du trajet. Il doit se faire violence pour ne pas klaxonner et, cette fois, c’est l’inertie des autres qui l’agace. Les voitures se traînent. Les feux se succèdent, les uns trop longs, les autres trop courts. Les minutes défilent à défaut des rues. C’est lent, c’est interminable.
Enfin la rue des Oliviers est en vue. Hugues se dévisse le cou pour apercevoir la silhouette familière. Il était convenu qu’ils se retrouvent sur le trottoir, juste devant la porte de l’immeuble. Hugues consulte sa montre : il a vingt minutes de retard, son père devrait être là. En passant devant l’entrée du bâtiment, il doit pourtant se rendre à l’évidence : personne ne l’attend. Il observe les environs, le vieil homme doit avoir fait quelques pas en patientant…
Aucune trace de lui.
Hugues soupire, il se gare en double file un peu plus loin, sort de la voiture, tente d’appeler son père, on ne sait jamais. Tombe sur la messagerie. Il consulte sa montre en pressant le pas, étouffe un juron, ils devraient déjà être à l’hôpital…
Alors qu’il anticipe toutes les conséquences de leur retard, il l’aperçoit plus loin, dans une des rues transversales qu’il traverse au carrefour.
— Papa !
Pas de réaction. Hugues ne s’en étonne pas : son père est sourd. Du moins, il entend certaines choses et d’autres pas. Il le rejoint en quelques enjambées et l’aborde sans cacher son soulagement.
— Salut papa ! Qu’est-ce que tu fais là, on avait rendez-vous devant chez toi…
Le vieil homme laisse échapper un mouvement de surprise qu’il contient aussitôt.
— Bonjour fiston, rétorque-t-il d’une voix autoritaire.
Sans perdre plus de temps, Hugues saisit son père par le bras et l’entraîne vers la voiture.
— Faut pas traîner, papa, on est en retard.
— En retard pour quoi ?
Hugues laisse échapper un soupir contrarié.
— On a rendez-vous avec le professeur Mistral, je te l’ai dit.
Au silence qui suit, il comprend que le vieil homme n’a aucune idée de ce dont il parle.
— On doit recevoir le résultat de tes analyses, ajoute-t-il la gorge serrée. Tu te souviens ?
— Naturellement ! répond le père sur le ton d’une évidence forcée.

Chapitre 3
— Il te voulait quoi ? demande Perrine après qu’Adèle lui a relaté sa brève rencontre avec le nouveau professeur de solfège de Lucas.
À la terrasse du Roi de pique, les deux amies terminent leur prosecco.
— Aucune idée, répond Adèle en tirant sur sa cigarette.
— Le coup de foudre… rigole Perrine. Le vrai. Celui où le temps s’arrête. Comme dans les films.
Adèle lève les yeux au ciel, exprimant le peu de crédit qu’elle accorde à cette hypothèse.
— « M. Lionel »… se moque-t-elle ensuite. Comment peut-on s’appeler soi-même « M. Lionel » ?
— Quand on s’appelle Lionel… répond Perrine sur le ton de l’évidence.
— Tu ne fais pas précéder ton prénom de « monsieur » quand tu te présentes ! C’est débile !
— C’est comme ça que les enfants l’appellent, je suppose.
— OK, mais tu t’adresses autrement aux parents.
— Tu vas raconter ça à Bertrand ?
La réaction d’Adèle est immédiate.
— Certainement pas ! Jaloux comme il est…
— Donc tu reconnais qu’il y avait quelque chose de sexuel dans sa façon de te regarder, en conclut Perrine.
— Je ne reconnais rien du tout, se défend Adèle, sans toutefois maîtriser un sourire aux lèvres.
Elle écrase sa cigarette, puis vérifie l’heure sur son portable.
— Je file, dit-elle en cherchant son portefeuille.
— Laisse, c’est pour moi, l’arrête Perrine.
Adèle ne discute pas et remercie son amie. Elle continue néanmoins de fouiller dans son sac. Elle en sort un chewing-gum qu’elle fourre aussitôt dans sa bouche.
Perrine se marre.
— Avant, on fumait en cachette des parents. Maintenant, on fume en cachette des enfants.
— Et des maris, ajoute Adèle.
Elle gratifie Perrine d’un sourire entendu tout en mastiquant vigoureusement. Puis elle s’éloigne sans traîner.
Le jeudi est une journée marathon : Lucas enchaîne les activités, solfège jusqu’à 17 heures, puis natation de 17 h 30 à 18 h 15. Adèle s’octroie une pause pendant que l’enfant barbote dans l’eau, une demi-heure de répit en compagnie de Perrine, qu’elle connaît depuis la fac. Elles ont instauré ce rituel apéritif depuis qu’elles se sont croisées à cette même terrasse, quelques semaines auparavant, après s’être perdues de vue pendant des années. Elles se retrouvent chaque jeudi et prolongent, le temps d’un verre, la frivolité de leurs bavardages d’autrefois.
Le reste de la journée s’achève selon une routine immuable. Adèle récupère son fils à la sortie du bassin, échange quelques mots avec le maître-nageur, passe chez Tony pour récupérer les traditionnelles pizzas du jeudi. Elle rentre ensuite dare-dare à la maison, met les pizzas au four, prépare la table. Tout est prêt quand Bertrand rentre. Il n’a que trente minutes pour dîner, puis il partira à sa séance de tennis, 20 heures tapantes sur le court.
« Dans trois kilomètres », comme dirait Adèle.
Adèle a un rapport au temps qu’elle matérialise en surface. Temps et espace se confondent dans son esprit, le trajet d’une matinée, la distance d’une heure, la direction d’un instant. Ses journées passent comme des itinéraires qu’elle emprunte : certaines sont des expéditions, d’autres des balades. Ses différents horaires ont pour elle l’image d’un circuit, un tour de piste, des étapes à franchir, des niveaux à atteindre. Aujourd’hui, par exemple, elle a la sensation d’avoir monté une pente abrupte. Hier, en revanche, la journée est passée comme une promenade.
La soirée se déroule comme chaque jeudi : courir, courir, jusqu’au départ de Bertrand, et même un peu plus loin, quelques centaines de mètres, jusqu’à la mise au lit de Lucas. Après seulement, Adèle ralentit le pas et passe la fin de soirée à flâner. Bertrand rentrera tard, la partie de tennis étant immanquablement suivie d’un verre au bar du club, même si Adèle a tendance à penser le contraire : c’est le verre au bar du club qui est immanquablement précédé d’une partie de tennis. En attendant, elle poursuit la soirée à son rythme, ce dont elle s’accommode parfaitement.
Accommodante est d’ailleurs un terme qui lui convient plutôt bien, sa vie, sa relation aux autres, son rapport au monde. Constante, aussi. Elle franchit les années d’un pas égal, sans dévier d’une trajectoire rectiligne, une route toute tracée qui court loin devant, un horizon dégagé. Pas de virage, ou très peu, de ceux qui s’amorcent de loin et dont la courbe est large. Quelques pentes à négocier, quelques sommets à franchir. Et lorsqu’un obstacle se dresse, elle le surmonte parfois en l’affrontant, la plupart du temps en le contournant. Une manière de se véhiculer dans l’existence, à l’image de sa profession : Adèle est décoratrice d’intérieur. Ses journées sont consacrées à ordonner un espace, à l’investir, à le rentabiliser. Elle a le chic pour tirer le meilleur parti d’une surface, d’un point de vue pratique d’abord, esthétique ensuite. Elle a le goût sûr et le contact facile, deux qualités indispensables pour s’adapter aux clients autant qu’aux projets. Mieux encore, elle sait parfaitement imposer sa vision des choses tout en donnant l’illusion d’obéir à celle des autres. Adèle regarde, écoute, analyse. Surtout, elle ordonne, dans la maîtrise autant que dans l’harmonie. Car dans l’existence d’Adèle, tout est à sa place, toujours. Elle règne sur sa vie, elle parlemente avec le destin.
Elle orchestre le hasard.
Ce hasard qu’elle a appris à dompter pour mieux le dominer.
Et qui, aujourd’hui, elle ne le sait pas encore, est sur le point de lui exploser au visage.

Chapitre 4
Le verdict est tombé.
Alzheimer.
Le nom tant redouté.
Hugues a accusé le coup. À côté de lui, son père était absent, déjà lointain, déconnecté de ce qui se jouait dans le cabinet du professeur Mistral. Hugues a demandé des précisions, quel stade, la vitesse d’évolution, ce dont son père était conscient. Le professeur Mistral, un homme grand et maigre au visage émacié, a pris le temps de décrire la situation avec clarté. Ses mots étaient simples, ses phrases concises, son ton se voulait rassurant, même si ses traits trahissaient une certaine préoccupation. Il s’est d’abord adressé directement au vieil homme, lui expliquant que la maladie était déjà bien installée. Regard désapprobateur vers Hugues en regrettant qu’il ne soit pas venu consulter plus tôt. Puis il a évoqué la suite : il fallait sans traîner organiser l’avenir.
Hugues a senti un nœud se former dans sa gorge. Assommé par la nouvelle, il ne parvenait pas à ordonner ses pensées. Alors que Mistral abordait quelques-uns des aspects qui allaient modifier la vie de son père, lui ne pensait qu’aux conséquences que la maladie allait occasionner dans sa propre existence. André vivait seul depuis la mort de son épouse, Maryse, quinze ans auparavant. Fils unique, Hugues avait toute la responsabilité du vieil homme.
En y repensant à présent, tandis qu’il cuisine pour son père après l’avoir raccompagné chez lui, il a honte. Pendant une bonne partie de la consultation, il ne s’est inquiété que de son propre sort. Mistral se tenait devant lui, l’abreuvant d’informations d’où s’échappaient des mots comme altération, trouble, apraxie, agnosie, des mots qui terrifient, des mots qui mordent. Hugues cherchait à fuir la nouvelle, prendre ses jambes à son cou, se cacher, disparaître. Sensation d’être face à un fauve qu’il fallait tenir à distance, sans le lâcher des yeux, avec cette peur viscérale vissée au ventre, quand vous savez que le combat est inégal et que vous êtes perdu. Qu’il n’y a plus rien à faire. Que la fin est inéluctable.
Le plus dur, c’est de l’intégrer. Il y a ce refus impérieux, ce rejet absolu. L’esprit se cabre, l’âme se révolte, on se braque, on s’insurge. On se raccroche à la possibilité d’un malentendu, on négocie avec l’erreur humaine. On se cramponne de toutes ses forces au fol espoir qu’il suffit de nier la réalité pour l’anéantir. On se dit que c’est un cauchemar et qu’on va se réveiller, forcément. On se dit que ce n’est pas possible.
— Vous comprenez ce que je dis, monsieur Lionel ?
Le médecin l’observait. Hugues a acquiescé. Puis il a tourné la tête vers son père et l’expression inscrite sur le visage du vieil homme lui a brisé le cœur. Ses traits étaient marqués par une détresse insondable, la mâchoire crispée, ses fines lèvres serrées l’une contre l’autre, comme si elles craignaient désormais de se dissocier et de se perdre à jamais. Ses yeux étaient creusés, dans lesquels la peur prenait toute la place. Et là, au centre de ses pupilles, brillait une inéluctable solitude.
Hugues ne se rappelle plus avec précision la façon dont ils ont pris congé. Il sait juste qu’ils ont convenu d’un prochain rendez-vous, dont il a noté la date et l’heure dans son téléphone. Ce dont il se souvient également, assez nettement d’ailleurs, c’est son père et lui dans la rue, côte à côte, avec ce silence compact entre eux et ce précipice tout autour, au bord duquel ils se tiennent, et grande est la tentation de s’y laisser tomber. Ils ont marché au gré des rues, sans but précis, comme s’ils apprivoisaient déjà le chaos à venir. À plusieurs reprises, Hugues a essayé de parler, de dire quelques mots, comme pour empoigner le cauchemar, lui donner des formes, un contour, et donc des limites. Mais les sons s’agglutinaient dans sa gorge, tout au fond, incapables de franchir la barrière de ses lèvres. Il s’agaçait de son mutisme ainsi que de celui de son père, comme si le vieil homme revêtait le costume du malade et en épousait déjà les caractéristiques. Hugues avait envie de le secouer, de le supplier de ne pas porter sur le monde ce regard déconnecté. Pas maintenant, pas tout de suite.
Ils ont fini par prendre le chemin du retour. Hugues a reconduit son père chez lui, rue des Oliviers, et s’est assuré qu’il ne manquait de rien. Il restait de la nourriture dans le frigo, de quoi se faire des pâtes, ce qu’il fait à présent, l’esprit perdu dans l’eau bouillonnante, toujours dans un silence obstiné, juste entrecoupé de questions pratiques. Tu les aimes al dente tes pâtes ? Je te mets du fromage direct dans la casserole ? Tu préfères le gruyère ou le parmesan ?
Sensation de fuite, combler l’absence d’avenir par les impératifs du présent, se prouver que la vie continue.
— Tu as toujours été très gentil.
Hugues sursaute. La voix de son père le ramène à la surface. Il lance vers lui un regard intrigué et reconnaissant à la fois.
— Petit garçon, tu étais d’une gratitude surprenante, continue André avec calme. Plus que les enfants de ton âge, je veux dire. Je me souviens de ce jour, à la plage, il se faisait tard, nous devions rentrer. Maman commençait déjà à rassembler les affaires. Il fallait te rhabiller, mais tu étais couvert de sable mouillé, celui qui colle à la peau et dont il est si difficile de se débarrasser. Tu devais avoir trois ou quatre ans, pas plus…
Hugues tend l’oreille. Penché au-dessus des fourneaux, il lui tourne le dos. Pourtant, son être tout entier est rivé aux paroles du vieil homme. Elles emplissent l’espace, elles racontent le passé et, pour la première fois, les échos qui s’en dégagent prennent des allures de trésor. Un souvenir dans la bouche de son père, c’est désormais une lueur dans la nuit. Et même s’il connaît cette histoire par cœur, Hugues l’écoute en retenant son souffle.
— La mer était à marée basse, il fallait marcher loin avant de l’atteindre, continue André. Je t’ai accompagné puis je t’ai aspergé pour rincer le sable, avant de t’emmitoufler dans une serviette. Ensuite, je t’ai pris dans mes bras en te frictionnant, tandis que nous remontions la plage pour rejoindre maman.
Il marque une pause dans laquelle traîne un élan de tendresse.
— Tu grelottais, blotti contre moi, alors je t’ai serré encore plus fort pour te réchauffer. Juste avant d’arriver près de maman, tu t’es légèrement écarté de moi, tu m’as regardé et tu m’as dit…
Nouveau silence. Hugues attend la suite. Il sait très bien ce qu’il a dit, il connaît chaque mot de cette histoire, il en prévoit l’intonation, la façon dont son père imite sa voix d’enfant, le sourire doux et fier qui ponctue l’anecdote. Il est prêt à en mimer chaque syllabe.
Pourtant le silence s’éternise, dans lequel se faufile une pointe d’embarras. Intrigué, Hugues se retourne.
André se tient debout au milieu de la pièce, immobile, le corps aux aguets. On dirait qu’il retient son souffle. Ses traits sont également figés, à la façon d’un chasseur qui attend sa proie.
Hugues l’encourage à continuer.
— Je t’ai dit…
Mais ce qui devait relancer la machine semble la bloquer plus encore. André porte sur son fils un regard surpris, comme s’il le découvrait seulement.
Hugues réalise que son père a perdu le fil.
André, lui, constate que son fils a compris. Il a compris que sa pensée s’effilochait comme des nuages défaits par le vent.
Ce vent qui désormais souffle dans sa tête.
Les deux hommes se dévisagent. Chacun devine dans le regard de l’autre cette détresse qui l’étreint.

Chapitre 5
— Alzheimer ?
Linda est sidérée. Le soleil inonde le feuillage qui les surplombe, le brouhaha des conversations les isole des oreilles indiscrètes, eux-mêmes se fondent dans l’anonymat d’une terrasse bien remplie. Le temps est à la quiétude.
En face de Linda, Hugues confirme d’un hochement de tête.
— Il l’a pris comment ? demande-t-elle encore.
Hugues lui raconte l’entrevue avec le médecin, leur accablement, puis le silence qu’ils ont gardé l’un et l’autre pour ne pas affronter le monstre. Ses mots sont pesés, il parle d’une voix lente, prend le temps de construire ses phrases, comme on érige un rempart contre l’affolement.
Linda l’écoute avec gravité.
— Tu vas faire quoi ?
Cette fois, il trahit son désarroi.
— Je n’en sais rien.
Il hausse les épaules, s’apprête à dire quelque chose, se ravise. L’émotion le saisit soudain, la douleur le prend de court, il grimace, ravale un hoquet, assiste, impuissant, à l’assaut d’une peine féroce. Aussitôt, il tente de se maîtriser. Non pas pour Linda, leur amitié lui permet ce genre de franchise. C’est plutôt la terrasse environnante qui le gêne, les gens tout autour. Même si personne ne lui prête attention, Hugues a la sensation que tout le monde scrute son chagrin.
Linda ne le quitte pas des yeux. Elle le connaît bien et mesure la profondeur du gouffre qui le happe.
— Tu vas devoir le placer ?
— Je n’ai pas le choix, murmure-t-il à regret.
Elle hoche la tête, navrée.
— Hugues…
Elle avance sa main sur la table pour saisir celle de son ami.
— Ça va, toi ?
La question à ne pas poser. Il fait oui du menton et sourit, de ces rictus qui menacent de se rompre à tout moment, de ces masques trop fragiles pour mentir.
— Je suis désolée…
Rien d’autre à dire.
Elle lui serre la main plus fort, cherche son regard qui se dérobe, du moins le pense-t-elle, car Hugues remarque quelque chose derrière elle et reprend aussitôt contenance. Le serveur apparaît alors à sa droite et dépose sur la table les deux bières commandées. Il demande à encaisser, il a fini son service.
— Laisse, c’est pour moi, dit Hugues en retirant sa main qu’il plonge dans la poche intérieure de sa veste.
— Hors de question !
À son tour, elle saisit son sac et en sort son portefeuille. Hugues le lui arrache des mains.
— Viens le chercher si tu veux payer.
Linda ébauche un mouvement en direction du portefeuille, qu’elle sait pourtant hors d’atteinte. Puis elle abandonne dans la foulée, sans livrer de combat.
— Traître ! grommelle-t-elle avec tendresse.
— Handic ! rétorque-t-il sur le même ton.
Hugues paie les consommations, laisse un pourboire. Le serveur parti, tous deux saisissent leur verre qu’ils tendent l’un vers l’autre. Pas vraiment pour un toast, rien à fêter. Juste, dans leurs yeux, l’adresse d’un soutien, la promesse d’être là si besoin. Amis depuis toujours, ils partagent l’intimité de ceux qui se connaissent par cœur, témoins réciproques de situations gênantes, ces moments d’embarras que seule l’enfance engendre. Tenues repoussantes, coiffures abjectes, ils se sont vus en pleurs, en sang, en sale, le ridicule en bandoulière et la honte au front. Ils sont l’intégrité de l’autre, la vérité devant Dieu, « croix de bois croix de fer, si je mens je vais en enfer ». Entre eux, ni bluff ni fanfaronnades, ils ne se la font pas, ils n’ont rien à prouver. Ensemble, ils ont connu les sommets autant qu’ils ont touché le fond. Ils ont ri, ils ont pleuré, se sont engueulés, réconciliés, tiré la tronche, adressé des reproches, complimentés, félicités. Ils sont l’âme sœur de l’autre.
— Sinon, il y a cette femme que j’ai revue, enchaîne Hugues.
Il est urgent de parler d’autre chose, rien de plus à ajouter au sujet de son père. Il faut maintenant digérer. Linda saisit la balle au bond.
— Quelle femme ?
— Une femme que j’ai rencontrée en boîte il y a pas mal d’années. Elle m’avait bien allumé, on a fini par s’envoyer en l’air chez moi. Elle s’est sauvée, sans me laisser son numéro. Et là, il y a une semaine, je la retrouve à la sortie du cours de solfège. C’est la mère d’un de mes élèves.
Courte pause.
— Elle ne m’a pas reconnu, ajoute-t-il avec une pointe d’humilité amusée. Enfin… C’est en tout cas ce qu’elle m’a soutenu.
Linda lui adresse un sourire compatissant.
— Bon, je me suis planté sur son prénom, admet Hugues. J’avais le souvenir qu’elle s’appelait Marie, mais elle a prétendu le contraire…
— Et elle s’appelle comment ?
— Aucune idée, elle a écourté nos retrouvailles.
— Tu m’étonnes ! Elle ne peut décemment pas reconnaître un coup d’un soir devant son fils.

Hugues confirme d’une moue d’évidence.
— Ou alors elle ne t’a vraiment pas reconnu, ajoute Linda.
— C’est possible, convient Hugues. On était aussi bourrés l’un que l’autre. Et c’était il y a longtemps.
— Mais toi, tu t’en souviens… fait-elle remarquer, le sourire en coin.
Hugues lui répond par un silence un peu las. Sa vie sentimentale est un interminable désert : à l’aube de ses quarante ans, soit ses aventures sont sans lendemain, soit ses lendemains sont sans aventure. Il a connu trois histoires d’amour dans sa vie, de celles qui comptent. La première à l’adolescence, il avait quinze ans, elle aussi, Élodie, qu’il appelait Mélodie – contraction de « mon Élodie » –, car déjà la musique rythmait ses loisirs et ses rêves de carrière. C’était une adorable brunette, une gamine délurée qui n’avait pas sa langue dans sa poche et jurait comme un charretier, un garçon manqué comme on les appelait à l’époque. Non pas que la grossièreté fût l’apanage de la gent masculine, encore que, c’était un temps où la vulgarité passait mieux dans la bouche des hommes, sorte de virilité admise. Élodie s’affichait fièrement à son bras et lui roulait des pelles à en faire rougir le monde. Elle ne craignait ni les moqueries ni le qu’en-dira-t-on, clouait le bec à ceux qui la jugeaient et était imbattable pour mimer la remontée mécanique de son majeur, qu’elle exhibait et présentait sans complexe à ses adversaires. Elle était fantastique ! Elle lui fut arrachée quelques mois plus tard au profit de la carrière de son père. Hugues n’a jamais compris dans quelle branche il travaillait, un secteur commercial lui sembla-t-il, quoique, à la réflexion, ce pût aussi bien être celui des affaires. Toujours est-il que le bonhomme fut appelé sous d’autres cieux, emmenant femme et enfant. La distance eut très vite raison de leur amour.
Sa seconde histoire prit ses vingt-cinq ans en otage. Virginie. Aujourd’hui encore, à ce seul prénom, le cœur de Hugues tressaute par réflexe. Une passion débordante, vampirique, dévorante, qui le priva de sa raison plusieurs mois durant. Une période enchanteresse, car il n’est rien de plus fou que l’amour quand il est partagé, celui qui fait briller de l’intérieur, qui transforme tout, les choses et les gens, les contingences et jusqu’aux souvenirs. Elle était danseuse, brindille longiligne aux formes ondulantes, pleine de grâce et de souplesse, de corps et d’esprit, et leurs deux talents s’accordaient à merveille, musique et danse réunies dans les draps d’une valse. Au bout d’un an, le quotidien reprit ses droits et ils entamèrent le difficile combat contre la routine. Installés dans un petit appartement de la rue des Limiers, à deux pas du centre, ils vécurent ensemble quatre années au cours desquelles l’émerveillement fit place à l’habitude, l’indulgence à l’agacement, l’amour à la lassitude, les rires aux pleurs. Histoire banale s’il en est, plus encore quand on sait qu’une fois séparés, Hugues réalisa à quel point il était encore amoureux de Virginie et qu’il ne pouvait pas vivre sans elle. Il tenta de la récupérer. Trop tard. Aujourd’hui, il regrette toujours sa négligence, reconnaissant qu’il a eu sa part de responsabilité dans la dissolution de leur couple. Fin de l’histoire.
Sa dernière conquête remonte à cinq ans. Vanessa. Une folle. Il crut retrouver avec elle la passion enivrante vécue avec Virginie. Hélas ! Cette passion-là s’est vite révélée trop violente à son goût. Ébats torrides, débats orageux, hurlements, scènes de ménage, jalousie extrême : Vanessa était prête à tout pour lui prouver son amour et, surtout, recevoir en retour celui qui lui était dû. Ce que Hugues ne parvint jamais à lui offrir. À bout d’arguments, il dut mettre fin à leur histoire, mais ça lui prit quelques mois supplémentaires, tant la fougueuse Vanessa refusait la défaite. Aux dernières nouvelles, elle a mis le grappin sur un autre bonhomme qui semble s’en tirer pas trop mal. Ce qui fait penser à Hugues que…
— Laisse tomber, ce n’est pas grave. Tu ne lui as pas laissé un souvenir impérissable, voilà tout.
— Pardon ?
Linda précise sa pensée :
— Ça a l’air de te tracasser, cette Marie qui ne s’appelle pas Marie. C’est si important pour toi ?
— Non… répond Hugues, reprenant pied dans la conversation.
Puis il ajoute d’une voix plus ferme :
— Non, pas du tout en fait. C’était juste histoire de raconter quelque chose.
Cette simple phrase les ramène à la maladie d’André, et le ciel s’assombrit, au propre comme au figuré : quelques nuages passent et privent un instant la terrasse des rayons du soleil.
Cette fois, Linda l’assure de sa présence durant l’épreuve qui s’annonce. Elle sera là, à ses côtés. Il n’est pas seul. Elle l’épaulera, du moins autant que possible, elle l’aidera à trouver une maison de retraite correcte, par exemple. Hugues la remercie, il sait pouvoir compter sur elle. Ils terminent leur bière en partageant d’autres réflexions, quelques souvenirs et des paroles pour ne rien dire. Puis ils s’apprêtent à partir.
Hugues se lève, fait le tour de la table et saisit les poignées du fauteuil roulant de Linda. Il tire d’abord son amie vers l’extérieur de la table, lui fait faire demi-tour, puis la pousse jusqu’à la rue. Il la raccompagne ensuite à son bureau, avant de prendre la direction de l’académie.
* * *
À présent, il longe les couloirs de l’école, pressant le pas vers la salle de solfège. Il a quelques minutes de retard et, déjà, les élèves sont installés en classe. Son entrée calme le chahut. Il rejoint son bureau sans un mot, y dépose sa partition, puis se tourne vers les enfants.
— Ouvrez votre cahier de dictée. »

À propos de l’auteur
ABEL_barbara_©Marc_BaillyBarbara Abel © Photo Marc Bailly

Née en 1969, Barbara Abel vit à Bruxelles. Pour son premier roman, L’Instinct maternel, elle a reçu le prix du Roman policier du festival de Cognac. Aujourd’hui, ses livres sont adaptés à la télévision, au cinéma, et traduits dans plusieurs langues. Le film Duelles, adapté de son roman Derrière la haine, a reçu neuf Magritte du cinéma en 2020, et a été réadapté aux États-Unis avec Jessica Chastain et Anne Hathaway dans les rôles principaux (Mothers’ Instinct). Comme si de rien n’était est son quinzième roman. (Source : Éditions Récamier)

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Ce que je sais de toi

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Prix Femina des lycéens 2023

En deux mots
La vie de Tarek semble toute tracée. Il sera médecin comme son père, épousera Mira et se réjouira de la naissance de leurs enfants. Mais il rencontre Ali et son destin va basculer. Retraçant son parcours, le narrateur va nous livrer une quête bouleversante.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Recherche Tarek désespérément

Dans ce premier roman brillant de maîtrise, Éric Chacour retrace le parcours d’un médecin égyptien qui a fui son pays et sa famille pour s’installer à Montréal. Une quête des origines, une histoire familiale bouleversante sur fond d’amours interdites.

Cela commence comme un roman initiatique. Le jeune Tarek, 12 ans, se promène dans les rues du Caire quand son père lui propose un petit jeu, désigner la voiture qu’il aimerait conduire. En fait, peu importe le choix de son fils, c’est pour lui expliquer qu’il lui faudra travailler beaucoup pour pouvoir se la payer.
Une dizaine d’années plus tard, il aura suivi le conseil et mis les pas dans ceux de son père, sera devenu médecin. À la mort de ce dernier, il reprendra cabinet, clientèle et développera le dispensaire. Une vie bien réglée, entouré de sa sœur Nesrine, de sa mère et de leur gouvernante.
Fatheya. Mais au cœur de ce gynécée manque Mira, son amour d’enfance.
Alors quand, bien des années plus tard, elle réapparait et se laisse enfin embrasser, la voie semble toute tracée pour prolonger la dynastie familiale. Elle deviendra son épouse et la mère de ses enfants.
Mais c’est oublier l’arrivée d’Ali dans sa vie. Le jeune homme devient son assistant et l’accompagne dans ses tournées. Gai et libre, il va très vite le fasciner. Et l’embrasser.
«À quoi bon décrire l’espoir tourmenté dans lequel te plongeait la vue de sa nuque, le frisson soudain au contact de sa chaleur, le tourment intérieur qui précédait chacune de ses paroles, l’incertitude du lendemain, l’intranquillité à l’idée que tout s’arrête brusquement?».
Au fil des jours leur relation va devenir de plus en plus nécessaire à Tarek. À tel point qu’il ne perçoit aucun des signes qui pourtant se multiplient. Les rumeurs enflent, le danger se précise. Jusqu’au jour où il n’est plus question de l’esquiver. Il faut alors mettre brutalement un terme à cette union «contre nature».
Une rupture qui va contraindre Tarek à l’exil. Il part pour Montréal.
C’est alors que le roman bascule. Habilement construite, la narration va passer du
« Toi » au « Moi » (avant de finir avec le « Nous »). Le narrateur change et avec lui la perspective de ce bouleversant roman. Ce « Moi » à la recherche de cet homme parti au Canada va explorer les secrets de la filiation qui sont autant au cœur du livre que les amours interdites. On y lira de belles pages sur l’exil et le renoncement, mais aussi sur l’espoir et la grâce.
Car c’est à la fois le combat d’un individu face à la société qui n’accepte pas ceux qui vivent à la marge que met en scène Éric Chacour que le combat d’un fils bien décidé à retrouver son père. Bouleversant!

Ce que je sais de toi
Éric Chacour
Éditions Philippe Rey
Premier roman
304 p., 22 €
EAN 9782384820344
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé en Égypte, principalement au Caire, mais aussi à Héliopolis et en Haute-Égypte, à Sohag. Il y est aussi question d’un exil à Montréal, au Canada et d’un voyage à Boston.

Quand?
L’action se déroule de 1980 à 2001.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le Caire, années 1980. La vie bien rangée de Tarek est devenue un carcan. Jeune médecin ayant repris le cabinet médical de son père, il partage son existence entre un métier prenant et le quotidien familial où se côtoient une discrète femme aimante, une matriarche autoritaire follement éprise de la France, une sœur confidente et la domestique, gardienne des secrets familiaux. L’ouverture par Tarek d’un dispensaire dans le quartier défavorisé du Moqattam est une bouffée d’oxygène, une reconnexion nécessaire au sens de son travail. Jusqu’au jour où une surprenante amitié naît entre lui et un habitant du lieu, Ali, qu’il va prendre sous son aile. Comment celui qui n’a rien peut-il apporter autant à celui qui semble déjà tout avoir ? Un vent de liberté ne tarde pas à ébranler les certitudes de Tarek et bouleverse sa vie. Premier roman servi par une écriture ciselée, empreint d’humour, de sensualité et de délicatesse, Ce que je sais de toi entraîne le lecteur dans la communauté levantine d’un Caire bouillonnant, depuis le règne de Nasser jusqu’aux années 2000. Au fil de dévoilements successifs distillés avec brio par une audacieuse narration, il décrit un clan déchiré, une société en pleine transformation, et le destin émouvant d’un homme en quête de sa vérité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Info culture (Mohamed Berkani)
RTS (Nicolas Julliard)
Le Devoir (Manon Dumais)
La Presse (Sylvain Sarrazin)
Culture 31
Blog T Livres T Arts
Blog Mémo Émoi
Blog The Unamed Bookshelf
Blog Les livres de Joëlle
Blog Mademoiselle lit


Eric Chacour présente «Ce que je sais de toi» à la Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« TOI
1 Le Caire, 1961
– Quelle voiture voudrais-tu, plus tard ?
Il avait posé cette simple question, mais tu ignorais alors qu’il fallait se méfier des questions simples. Tu avais douze ans, ta sœur dix. Vous vous promeniez avec votre père sur le bord du Nil, dans le quartier résidentiel de Zamalek. Porté par le cortège sonore d’une circulation désordonnée, ton regard s’oubliait sur cette tour en forme de lotus qui venait de surgir de terre. La plus haute d’Afrique, affirmait-on fièrement. Et construite par un melkite !

Ta sœur, Nesrine, n’avait pas attendu que tu répondes pour s’exclamer :
– Celle-ci, Baba ! La grosse rouge, là-bas !
– Et toi, Tarek ?
Cette considération ne t’avait jamais effleuré l’esprit.
– Pourquoi pas… un âne ?
Tu crus bon de te justifier : C’est moins bruyant.
Ton père força un rire qui signifiait que ta réponse n’était pas recevable. À moins que ce ne fût pour se convaincre que tu blaguais. Nesrine détachait une mèche de ses cheveux noirs pour l’enrouler autour de son index ; elle répétait ce geste quand elle cherchait à prendre la parole. Visiblement persuadée qu’un peu d’insistance lui permettrait de terminer l’après-midi au volant de sa décapotable, elle réitéra avec un enthousiasme décuplé :
– Moi, je veux la rouge, Baba ! Avec le toit qui s’ouvre !
Le regard de ton père te fit comprendre qu’il attendait toujours ta réponse. Pour lui faire plaisir, tu tentas au hasard :
– Je voudrais la voiture noire, là-bas. Celle qui est arrêtée au coin.
Ton père s’éclaircit la voix ; il pouvait procéder à sa démonstration :
– Tu as raison, c’est une belle américaine. Une Cadillac. Tu sais qu’elle coûte cher ? Il te faudra un bon travail pour pouvoir te l’offrir. Ingénieur ou médecin. Lequel préférerais-tu ?
Il s’adressait à toi sans te regarder, l’attention détournée par la pipe qu’il venait de coincer entre ses lèvres. Aspirant à vide dans un léger sifflement, il enclencha un rituel qui t’était à la fois mystérieux et coutumier. Satisfait de l’écoulement de l’air, il sortit de sa poche un sachet de tabac dont tu n’aurais su dire si l’odeur, par trop familière, te plaisait ou non. Il bourra ensuite le foyer, tapant de son majeur droit pour que les feuilles séchées trouvent leur place, puis tassa le tout avec application. Chaque étape de la méticuleuse opération semblait destinée à t’offrir un délai raisonnable de réflexion. Lorsqu’il remit en bouche l’instrument pour en vérifier le tirage, tu compris qu’il ne te restait que peu de temps pour répondre. Le claquement du briquet retentit comme une alarme de minuterie. Dans la fumée des premières bouffées, tu hasardas sans conviction :
– Médecin, plutôt…
Il s’immobilisa un instant, comme s’il considérait une offre que tu viendrais de lui faire, puis lâcha sobrement :
– Bien, mon fils, c’est un bon choix.
C’était un choix par défaut : tu ignorais ce en quoi consistait le métier d’ingénieur. Cela n’avait plus d’importance, son fils serait médecin comme lui. Il n’avait plus besoin d’argumenter. Les doigts qui t’apprendraient un jour ton futur métier tassèrent d’un bourre-pipe les premières cendres de votre conversation. Pendant que ton père rallumait d’une flamme sa pipe, tu t’imaginais revêtant sa blouse blanche, celle qu’il portait au rez-de-chaussée de votre villa de Dokki dont il avait fait son cabinet. Tu avais l’âge de n’avoir pour projets que ceux que l’on formait pour toi ; n’était-ce réellement qu’une question d’âge ?
Votre marche se poursuivait dans le silence. Chacun semblait absorbé dans ses pensées. Lorsque le tabac fut consumé, ton père consulta sa montre de gousset, celle qui portait à son dos ses initiales. Et incidemment, les tiennes. Il était l’heure de rentrer. Elle affichait systématiquement l’heure de rentrer quand il ne restait plus rien à fumer. Infaillible synchronicité entre pipe et montre de gousset.

Le soir venu, tu annoncerais à ta mère que tu serais un jour docteur. Sans émotion, comme on transmet une information anodine que l’on vient d’obtenir. Elle accueillerait la nouvelle avec autant d’enthousiasme que si tu venais de lui présenter ton diplôme d’État avec mention. Nasser construisait le plus grand pays du monde et ta mère avait décidé que tu en serais le plus prestigieux médecin. Un peu plus tôt, Nesrine t’avait fait promettre de lui acheter une voiture rouge décapotable.
Tu avais douze ans. Tu te méfierais désormais des questions simples.

2
Tu ne savais pas quand commencerait la vie. Petit, tu étais un élève brillant. Tu rapportais de bonnes notes à la maison et l’on te disait que ce serait utile pour plus tard. La vie commencerait donc plus tard. À ce stade, seuls défilaient des instants dont tu ne conserverais pratiquement rien. On ne retient pas le nom de ceux qui se sont usé le dos à vous porter sur leurs épaules, pas plus qu’on ne remarque les heures passées à préparer votre plat préféré. On conserve, en revanche, l’insignifiance : tu avais ri de Nesrine parce qu’elle n’arrivait pas à prononcer correctement pyramide en arabe, vous aviez mangé sur une plage des frescas et la mélasse avait taché vos maillots, tu dessinais avec ton doigt sur les fenêtres couvertes de buée quand Fatheya, votre domestique, cuisinait…
Tu scrutais les adultes, leur gestuelle, leurs intonations, leur apparence. Il arrivait que l’un d’eux prenne la parole, comme désigné par une autorité naturelle, pour raconter la dernière plaisanterie qu’il avait entendue. Les yeux de l’assistance se rivaient sur lui et cette attention nouvelle le transfigurait. Sa voix se modulait, ses mouvements épousaient son récit et tu sentais une tension s’installer dans la pièce. Tu t’émerveillais de l’effet produit sur l’auditoire, une foule soudain réduite à une respiration unique dont le rythme épousait l’intonation de l’orateur. Ce dernier pouvait enfin accélérer le débit de ses mots et dévoiler la chute que chacun attendait. Tous l’accueillaient alors d’un rire sonore et libérateur, un rire non concerté et pourtant parfaitement accordé.
C’étaient les hommes qui riaient. Pourquoi riaient-ils ? Tu n’en savais rien. Les indéchiffrables sous-entendus, les évidentes exagérations, les mots qui t’étaient encore inconnus, les œillades complices, les moues réprobatrices des mères qui rappelaient la présence d’enfants, les gestes désinvoltes des hommes qui semblaient leur répondre que, de toute façon, ils ne sont pas en âge de comprendre. De toute façon, tu n’étais pas en âge de comprendre. Ce langage semblait appartenir au monde des adultes, un continent lointain qu’il te restait à découvrir. Tu ignorais si l’on y échouait un jour, sans s’en apercevoir, pour trop avoir laissé l’enfance dériver, ou s’il s’agissait de terres qui se conquièrent dans la souffrance. Se pouvait-il qu’elles te restent à jamais étrangères ? Rirais-tu un jour comme eux ?
Leur présence électrisait Nesrine. Elle interrompait leurs discussions pour demander la signification d’un mot ou répondre à la plus rhétorique de leurs questions. Elle ne saisissait pas plus que toi le sens de leurs blagues, mais joignait son rire d’enfant à ceux de l’assemblée. Elle riait à la seule idée de rire avec les autres. Cela lui suffisait. Ne la trouvait-on pas adorable ?

La vie commencerait plus tard. Pour l’heure, ce n’était pas la vie. C’était une attente, un répit peut-être, l’enfance, une lente préparation. À quoi te préparais-tu ? Ou, plus précisément, à quoi te préparait-on ? Tu appréciais davantage la compagnie des adultes que celle des enfants de ton âge. Tu étais ébloui par ceux qui n’hésitent jamais. Ceux qui, avec le même aplomb, peuvent critiquer un Président, une loi ou une équipe de football. Ceux dont chaque geste semble affirmer qu’ils détiennent la vérité pleine et entière. Ceux qui régleraient en un claquement de doigts les questions de la Palestine, des Frères musulmans, du barrage d’Assouan ou des nationalisations. Tu finissais par croire que c’était cela, l’âge adulte : la disparition de toute forme de doute.
Un jour, il t’apparaîtrait pourtant avec évidence qu’il n’existe que très peu d’adultes véritables. Que nul ne se départ tout à fait de ses peurs originelles, de ses complexes adolescents, du besoin inassouvi de venger ses premières humiliations. On s’étonne encore de déceler une réaction puérile chez un de nos semblables, mais c’est une grossière erreur : il n’y a pas d’adultes au comportement d’enfant, il n’y a que des enfants qui ont atteint l’âge où le doute est honteux. Des enfants qui finissent par se conformer à ce que l’on attend d’eux : qui renoncent à la moindre remise en question, affirment sans plus trembler, méprisent la différence. Des enfants aux voix rauques, aux cheveux blancs, à l’alcool facile. Bien des années plus tard, tu finiras par comprendre qu’il faut les fuir quoi qu’il en coûte. Mais en ce temps-là, ils te fascinaient.

3
Le Caire, 1974
Les pères sont faits pour disparaître ; le tien était mort dans la nuit. Dans son lit, comme Nasser, au moment où chacun se faisait à l’idée qu’il était immortel. Ta mère ne s’en était rendu compte qu’au matin. Il était inhabituel qu’elle se réveille avant lui. Le croyant endormi à ses côtés, elle n’osa pas le déranger. Il offrait à la mort la même absence inflexible d’expression qu’il avait opposée à la vie et rien ne laissait à penser qu’il venait d’abandonner la seconde pour la première. Elle lança un regard machinal à sa montre. Il était 6 heures passées. Elle s’étonnait de ce qu’il ne se soit pas levé à 5 h 20 comme à son habitude. Dans un premier temps, elle craignit qu’il ne la blâme de le réveiller. Peut-être avait-il simplement besoin d’un peu plus de sommeil. Qui était-elle, après tout, pour savoir mieux qu’un médecin ce qui est bon pour lui ? Elle attendit. Ne le voyant toujours pas se lever, elle s’inquiéta qu’il ne l’accuse, à l’inverse, de l’avoir trop laissé dormir. Elle commença par faire quelques bruits discrets qui demeurèrent sans effet. Désormais assurée qu’il lui serait reproché quelque chose quoi qu’elle fasse, elle se décida à le secouer. Contre toute attente, il ne lui reprocha rien.

La nouvelle ne te parvint pas tout de suite. Tu venais de prendre la route en direction du Moqattam. Un dispensaire se bâtissait à ton initiative sur cette colline située en bordure orientale du Caire et tu avais pris congé pour superviser l’avancée des travaux. À peine descendais-tu de ta voiture qu’un gamin courut en ta direction.
– Docteur Tarek ! Docteur Tarek ! Docteur Thomas votre père vient de mourir, il faut rentrer chez vous tout de suite !
Tu aurais cru à une mauvaise plaisanterie s’il n’avait prononcé ton nom et celui de ton père. Tu essayas de le questionner, mais il te fit comprendre d’un haussement d’épaules qu’il n’en savait pas plus que le message qu’on lui faisait transmettre. Tu sortis de ta poche quelques piastres pour le remercier avant de te remettre en route. Le large sourire qui se dessina sur ses lèvres à la vue des pièces eut raison de la gravité qu’il s’était efforcé d’afficher en te portant la nouvelle. Tu repris la route, plus choqué que triste, sans avoir tout à fait conscience de l’annonce qui venait de t’être faite. Tu étais pressé de retrouver les tiens.

Tu entras par la clinique où ton père n’officierait plus, sans chercher à comprendre les implications de cette nouvelle réalité, et gravis quatre à quatre les escaliers pour rejoindre ta mère. Tu la trouvas assise dans le salon avec ta tante Lola. L’une semblait s’exercer à son nouveau rôle de veuve devant l’autre, visiblement exaltée à l’idée d’assister à cette intronisation depuis les premières loges et ne manquant pas d’exprimer sa reconnaissance par quelques sanglots démonstratifs. Tu eus presque le sentiment de les déranger. Percevant ton trouble sur le pas de la porte, ta mère t’invita à entrer d’un geste de la main. Ses bracelets s’entrechoquèrent dans un cliquetis impatient. Lorsque tu fus à sa hauteur, elle se leva, te prit dans ses bras et répondit par un convenu « Il n’a pas souffert » à la question que tu ne lui avais pas posée. Elle avait les traits et les cheveux respectablement tirés. Comme elle était plus petite que toi d’une bonne tête, tu voûtais tes épaules pour l’enserrer dans un mouvement qui t’était inconfortable. Tu restas quelques secondes immobile, sans trop savoir lequel de vous deux consolait l’autre, puis elle se libéra de ton étreinte et t’enjoignit d’aller retrouver ta sœur.
Te voyant entrer dans la cuisine, Nesrine se mit à pleurer sans retenue, au grand dam de la bonne. Cela faisait plusieurs heures que Fatheya improvisait boissons chaudes, caresses énergiques et implorations divines pour l’empêcher de s’effondrer ; ton arrivée fut un courant d’air sur son château de cartes laborieusement érigé. Elle te lança un regard noir mais se radoucit aussitôt, comme s’il lui avait fallu quelques secondes pour comprendre que ce deuil était aussi le tien. Elle s’approcha de toi, murmura « Mon cœur » en te regardant. Elle qui avait mille manières de t’appeler « mon cœur » avait choisi celle qui signifiait « Sois fort ». Elle t’indiqua d’un geste de la tête qu’elle avait fort à faire et vous laissa seuls.
La mine défaite par le chagrin, ta sœur te paraissait plus jeune que ses vingt-trois ans. Elle te rappelait l’adolescente que tu emmenais manger du fetir sucré à Zamalek quand elle te confiait ses malheurs. Tu ne lui en connaissais aucun qui ne se dissolve dans le miel. Peut-être était-ce cela qui lui procurerait le plus grand réconfort à cet instant précis. Tu ne lui dirais pas où tu la conduisais, elle ne chercherait pas à le deviner, l’important étant simplement de vous éloigner de ces murs qui transpiraient la tristesse. Elle esquisserait un sourire au moment de reconnaître la devanture du café et vos pensées se rejoindraient. Aucun mot ne serait nécessaire ; elle se contenterait de regarder le cuisinier étirer sa pâte en la faisant virevolter au-dessus de son comptoir en marbre, son tour de main expert amplifié par les miroirs derrière lui. Ce ne serait qu’une incartade au milieu de votre deuil.
Tu chassas rapidement cette idée de tes pensées. Tu ne te voyais pas annoncer à ta mère que vous partiez vous promener en ville en pareilles circonstances. On n’est jamais que ce que la société attend de soi ; à cet instant précis, la société attendait de vous des visages qui inspiraient l’estime et la compassion. Certainement pas des miettes de pâtisseries que l’on essuie au coin des lèvres avec l’empressement d’un enfant gourmand.
Lesté du poids de tes vingt-cinq ans, tu t’assis près de ta sœur. La chaise avait gardé la chaleur de Fatheya.
– Ça va ?
Elle répondit en te montrant les coulures de khôl sur ses joues. Comment cela pouvait-il aller ? Elle sourit. C’était tout ce qui comptait.

Tu profitas de ce calme avant la tempête annoncée. La nouvelle du décès ne tarderait pas à lever les foules comme le khamsin emporte le sable au printemps. Tu n’avais pas connu la communauté levantine du Caire à son apogée, mais elle demeurait une ville dans la ville. La sachant soudée dans les moments de joie comme dans les drames, tu te doutais que le départ de l’un de ses éminents médecins provoquerait une certaine émotion. Ces Chawams composaient de fait l’essentiel de la pratique de ton père et de votre vie sociale. Chrétiens issus de divers rites orientaux, ils étaient originaires du Liban, de Syrie, de Jordanie ou de Palestine. Ils avaient beau être établis sur les rives du Nil depuis plusieurs générations, nombre d’entre eux maniaient mieux le français que l’arabe, ne parlant ce dernier que par nécessité. On les considérait d’ailleurs comme des étrangers, au mieux des « égyptianisés », sans qu’ils cherchent vraiment à s’en défendre.
Tu évoluais dans ce monde bourgeois et occidentalisé, sorte de bulle allogène de plus en plus anachronique. Elle était l’héritage d’une Égypte cosmopolite et tournée vers l’avenir où les différentes populations d’ascendances lointaines se fréquentaient. Les Levantins se reconnaissaient dans l’éducation européenne des Grecs, des Italiens ou des Français. Ils savaient, comme les Arméniens, le goût ferreux du sang qui précède un exil. Ces choses-là rapprochent. La famille de ton père était de celles qui avaient fui les massacres de Damas, en 1860. Il n’en conservait que son prénom, hommage au quartier chrétien de la porte Saint-Thomas où ses ancêtres avaient vécu, et quelques bijoux, rescapés de la joaillerie qu’ils y tenaient, dont cette montre de gousset qui ne le quittait jamais. Dans l’espoir, sans doute, que vous les transmettiez un jour à vos enfants, il vous racontait, à ta sœur et toi, des histoires d’un autre temps. Elles parlaient de ceux qui vous avaient précédés, arrivés par vagues successives et contribuant à la renaissance intellectuelle du pays qui les accueillait, mais aussi de la domination britannique dont ils s’accommodaient bien et des fonctions prestigieuses qu’ils occupaient dans l’administration, le commerce, l’industrie ou la culture. De ses mots transparaissait une fierté mêlée de reconnaissance envers ce peuple qui leur avait ouvert les bras. Mais ses intonations avaient de plus en plus de peine à contenir leurs notes mélancoliques. Il savait bien que l’eau avait coulé sous le pont de Qasr al-Nil et qu’une autre Égypte s’était éveillée. Une Égypte à la reconquête de son identité arabe et musulmane, galvanisée par le patriotisme nassérien et ses rêves de grandeur retrouvée. Une Égypte résolue à ne pas se faire déposséder de son élite. Suez, les nationalisations, les confiscations et les départs avaient provoqué un réveil brutal pour ces Chawams qui s’étaient rêvés en trait d’union entre Orient et Occident. Tu te souvenais de cette époque où pas un jour ne passait sans qu’un ami vous annonce son départ pour la France, le Liban, les États-Unis, l’Australie ou le Canada. Sans autre violence que celle d’un déchirement intérieur, ils se résignaient à quitter la terre qu’ils avaient éperdument aimée et où ils pensaient être un jour enterrés. Vous apparteniez à ces quelques milliers qui étaient restés, refusant d’abandonner un pays qui leur tournait le dos. Ceux-là qui tâchaient de perpétuer l’illusion d’une vie de douceur dans le décor familier de leurs maisons, leurs églises, des écoles françaises où ils inscrivaient leurs enfants et de ce cimetière grec-catholique du Vieux-Caire où ton père, bientôt, reposerait.
Ils furent nombreux à se bousculer le lendemain, à votre domicile de Dokki. Une cousine de Fatheya était venue prêter main-forte à l’organisation de ce défilé condoléant que ta mère accueillait avec sa dignité de rigueur. Elle recevait les visites minutées de ceux que l’alliance improbable des règles de bienséance et d’un instinct voyeuriste conduisaient à votre palier. Ils venaient avec leurs formules convenues et quelques souvenirs de ton père soigneusement dépoussiérés pour l’occasion, jugeaient intérieurement de votre état d’accablement. Ils scrutaient le sillon obscur creusé sous vos yeux par la fatigue, le frémissement s’emparant de vous au moment où ils prononçaient le nom du défunt, puis repartaient avec le goût mêlé des pâtisseries à la pistache et du devoir accompli. Pour certains, la mort est résolument ce que la vie peut offrir de plus divertissant.

Il s’agissait du premier deuil auquel tu étais si directement exposé. Tu découvrais ce sentiment diffus d’être extérieur à toi-même, presque dissocié de ta propre enveloppe, comme si l’esprit se refusait à infliger au corps une douleur qu’il ne supporterait pas. Tu te voyais apprendre la disparition de ton père, recevoir les invités, tâcher de soulager ta mère. Tu entendais chacun des mots que tu disais comme s’il était prononcé par un tiers. Tu t’observais en compagnie de Nesrine, elle pleurant autant que tu ne pleurais pas.
Il fallut près d’une semaine pour qu’une nuit, dans la solitude de ta chambre, montent tes premières larmes. Tout ce qui concernait ton père relèverait désormais du souvenir, mais ce n’est pas ce vertige-là qui s’emparait de toi. Non, c’est une autre détresse qui t’envahissait. Tu ressentais soudain l’étau des responsabilités qui enserrait ta poitrine. Les obligations sociales auxquelles tu t’étais plié durant les derniers jours t’avaient conduit à jauger la place qu’occupait ton père dans votre communauté et, par translation, celle qu’il te faudrait désormais investir. En fait, à cet instant précis, tu pleurais surtout sur ton sort. Tu étais cet imposteur qui dépossédait son père jusque des larmes qui lui revenaient.
Dans un mélange de superstition et de fatigue, tu imaginas qu’il pouvait être là, présence invisible, omnisciente, observant tes gestes et déchiffrant tes pensées. À mesure que tu le sentais proche te revenaient le ton de sa parole rare et l’éloquence de son sourcil. L’odeur du tabac bourrant sa pipe, les éclats de voix que seules pouvaient provoquer ses parties de bridge, sa capacité à mémoriser chaque carte qui avait été jouée lors d’une levée. La main sûre qui t’avait appris à palper les corps, à traquer les signes naissants de la maladie, à anticiper les questions cliniques qui ne feraient bien souvent que confirmer l’intuition d’une première auscultation. Le regard ferme dont l’autorité suffisait à interrompre les scènes de colère auxquelles pouvait se livrer ta mère. Tu te demandas brièvement si, de tous, ce n’était pas ce dernier élément qui te manquerait le plus.
Revoir ton père à travers ces détails anodins t’apaisa. C’est comme s’il redevenait le centre légitime de ta détresse, étouffant par là même le feu d’une culpabilité qui menaçait de te consumer. Ton cœur reprit un rythme normal. Tu avais pensé à lui et tu avais pleuré. Qu’importait l’ordre dans lequel cela s’était produit, tu avais fait ce qu’un fils en deuil se doit de faire. Ton corps était fatigué d’un effort difficilement identifiable. Tu te demandas le temps qu’il faudrait à ton esprit pour lui soustraire chacun de ces souvenirs. Tu t’endormis avant d’avoir trouvé une réponse convaincante.
* * *
Les semaines suivantes furent inondées de considérations diverses. Ta mère se plongeait avec une dévotion minutieuse dans sa nouvelle réalité. Elle tolérait les signes de fatigue (quoi de plus légitime ?), mais prenait garde à ce qu’ils ne soient pas perçus comme des indices de relâchement. Un peu d’éplorement pouvait s’entendre, mais en aucun cas l’abattement ! Elle traçait entre l’un et l’autre une frontière subtile dont elle parvenait toujours à se trouver du bon côté. Derrière sa force de caractère que tous admiraient, on faisait peu de cas de la contribution de Fatheya qui s’attachait avec une discrète abnégation à répondre aux injonctions de son employeuse. Il me faut d’ailleurs rétablir ici une vérité : Fatheya ne s’appelait pas vraiment Fatheya. Ses parents l’avaient nommée Nesrine à la naissance, mais il apparut très tôt à ta mère qu’avoir deux Nesrine à la maison ne pouvait être que source de confusion (sans compter qu’il n’était pas décemment envisageable que sa progéniture partage ne serait-ce qu’un prénom avec la bonne). Mais voilà, il se trouvait que Fatheya travaillait bien, apprenait vite et ne semblait nourrir aucune concupiscence suspecte pour les couverts en argent, comme l’attestaient les recomptes méticuleux qui suivaient ses fins de service. Ta mère décida donc de ne pas tenir rigueur à Nesrine-Fatheya de l’usurpation rétrospective du prénom de sa fille. D’autorité, elle en choisit un autre à sa bonne, relevant que cette dernière n’avait pas été davantage consultée pour le précédent et qu’il n’y avait donc pas lieu de s’en plaindre. Cette rédemption onomastique inespérée encouragea Fatheya à redoubler d’inventivité pour satisfaire sa patronne. À ce moment précis, cela consistait essentiellement à convertir son entrée dans le veuvage en une éclatante séquence sociale.
Tu ne pouvais pas lui en vouloir, tu savais bien que ce n’était pas une situation enviable. Même un demi-siècle après que Hoda Charawi eut fait voler son voile au large d’Alexandrie, la gestion autonome de sa propre existence administrative demeurait un horizon lointain pour une femme seule. Avoir un fils se révélait alors un atout précieux. Tu pris assez naturellement en charge les diverses procédures bureaucratiques occasionnées par le décès de ton père et qui s’ajoutaient au travail que tu poursuivais dans son cabinet. Ses patients te conservèrent d’ailleurs, dans une large majorité, leur fidélité malgré l’écart important en expérience et en réputation qui te séparait de lui.
Tu reproduisais les gestes qui t’avaient été froidement enseignés dans la prestigieuse faculté de médecine de Kasr el Aini et auxquels ton père avait su donner sens et matière. Il t’avait appris la technique et, pour autant que cela puisse se transmettre, l’intuition. La manière d’aborder une maladie et celui qui la porte. Celle d’écouter les pulsations d’un cœur autant que ce pour quoi il bat. Il n’avait pas le compliment facile, mais tu savais reconnaître les marques d’approbation, parfois même de fierté, qu’il exprimait parfois de manière détournée. De simple assistant, il avait su progressivement t’amener à prendre une part grandissante dans les consultations qu’il offrait. Il lui arrivait même de demander ostensiblement ton opinion devant certains patients ou de souligner la valeur de ton avis dans un diagnostic rendu. Cela te gênait au début, mais tu compris vite que c’était une manière pour lui de te positionner en légataire de son savoir. À présent qu’il avait disparu, il te restait à poursuivre la construction de cette légitimité dont il avait bâti les fondations.

Extraits
« Tu ne cherchais pas à mettre de mots sur l’effet qu’Ali produisait sur toi. À quoi bon décrire l’espoir tourmenté dans lequel te plongeait la vue de sa nuque, le frisson soudain au contact de sa chaleur, le tourment intérieur qui précédait chacune de ses paroles, l’incertitude du lendemain, l’intranquillité à l’idée que tout s’arrête brusquement? » p. 106

« Écrire, c’est une belle saloperie. Ce n’est pas de moi: c’est Fatheya qui l’a dit. Au début, j’ai cru que je pourrais raconter ton histoire, choisir des mots, des beaux mots, des mots comme ceux des tragédies françaises exposées en bonne place dans la bibliothèque en chêne de Mémie. J’ai cru que ça suffirait. Dire ce que je savais de toi, inventer le reste, te trouver des excuses, te décrire à la mesure de celui que j’aurais voulu que tu sois. Pis, j’ai cru que je pourrais rester extérieur à ce récit. C’était insensé. On ne peut pas rester extérieur à sa propre histoire. À ce qui vous a précédé, ce qui vous a manqué, ce qui vous a construit. Alors on finit par se raconter soi-même. On ôte les mots d’apparat, on ne garde que ceux qui sonnent juste. S’ils ne sont pas plausibles, s’ils n’expliquent pas ce qui est ou ce qui aurait pu être, ils ne servent à rien. On déchire des pages entières d’artifices accommodants, de vraies esquives, de faux-fuyants, pour finalement s’apercevoir que l’on décrit autant sa propre haine que la lâcheté de l’autre. Et on en sort épuisé. » p. 263

À propos de l’auteur
CHACOUR_Eric_©justine_latourÉric Chacour © Photo Justine Latour

Né à Montréal de parents égyptiens, Éric Chacour a partagé sa vie entre la France et le Québec. Diplômé en économie appliquée et en relations internationales, il travaille aujourd’hui dans le secteur financier. Ce que je sais de toi est son premier roman. (Source: Éditions Philippe Rey)

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Basses terres

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En deux mots
Durant l’été 1976, toute la famille Bévaro se retrouve chez Elias. Après 17 années passées en métropole, Daniel est de retour avec sa famille. Et quand les autorités, inquiètes des grondements de la Soufrière, décide d’évacuer le sud de Basse-Terre, de nouveaux invités se joignent à eux. L’occasion d’éclairer les zones d’ombre de la généalogie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un été 1976 en Guadeloupe

Dans son nouveau roman, Estelle Sarah-Bulle explore le destin d’une famille guadeloupéenne. Alors qu’en cet été 1976, on craint une éruption de la Soufrière, les Bévaro se retrouvent. De génération en génération, la romancière explore leurs secrets de famille.

Nous sommes en juillet 1976 en Guadeloupe. C’est le moment choisi par Daniel pour retrouver son pays natal après 17 ans d’absence. Il arrive de Châteauroux, où il vit désormais, accompagné de son épouse Marianne et de ses enfants Diego et Adèle. À l’aéroport l’attend son père Elias et son cousin Francelette que tous sur l’île appellent Gros-Yeux. Chez Elias, la famille retrouvera les cousins, les frères et les sœurs et les amis, venus voir quelle tête avait désormais Daniel et à quoi ressemblaient sa femme et sa progéniture.
Après les retrouvailles et la première nuit, Daniel cherche à se repérer, «il réapprend le paysage, bouche les trous des souvenirs. Les distilleries s’effondrent désormais en ruines rouillées au coin des chemins, les ponts de son enfance disparaissent sous la végétation, la plage a été éventrée par un promoteur immobilier. Les villes côtières se gonflent de touristes couverts d’huile bronzante. Et lui, il ne sait plus comment l’aimer, son île.»
Durant les trois semaines de son séjour, il ira aussi rendre visite à son frère Ange, interné en asile psychiatrique, du côté de Basse Terre où vulcanologues et scientifiques débattent sur les risques d’éruption de la Soufrière. Après une expédition durant laquelle Haroun Tazieff et Claude Allègre ont failli perdre la vie, ordre est donné d’évacuer la zone sud, celle où vit Eucate. La vieille femme avait choisi de construire sa case sur les pentes du volcan et était bien décidée à rester là et à braver les jets de lave et de soufre. Il faut dire que jusque-là, elle avait déjà surmonté bien des épreuves, perdant notamment l’un de ses fils, emporté par la rivière un soir de tempête. Anastasie, sa petite-fille, était la seule à être restée à ses côtés, avec l’envie de comprendre ce qui était arrivée à sa famille, à dévoiler les parts d’ombre qui l’accompagnait.
Génération après génération, Estelle-Sarah Bulle va lever le voile sur les secrets de famille, explorant par la même occasion l’héritage de l’esclavage, puis du colonialisme et enfin du post-colonialisme. Entre la métropole et le département d’outremer, on comprend aussi que les principes de la République ne sont toujours pas appliqués, à commencer par l’égalité de traitement.
Eucate «accepte enfin ce que la vie lui a donné puis repris, heureuse de retourner au volcan et d’y gratter encore un peu l’humus vivifiant, heureuse de survivre au mal, comme chacun sur cette Île sans cesse secouée par les ouragans, les famines, le progrès, l’avidité et l’incroyable sentiment de supériorité des Blancs.»
Le hasard des parutions fait qu’en cette rentrée ce roman entre en résonnance avec La vie privée d’oubli de Gisèle Pineau qui paraît simultanément chez Philippe Rey. Ce roman analyse lui aussi «les conséquences des traumatismes des générations précédentes sur les suivantes.» Deux voix qui s’inscrivent en dignes héritières de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart.

Basses terres
Estelle-Sarah Bulle
Éditions Liana Levi
Roman
208 p., 20 €
EAN 9791034908400
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Guadeloupe. On y évoque aussi Châteauroux, Aubervilliers et Sucy-en-Brie.

Quand?
L’action se déroule durant l’été 1976.

Ce qu’en dit l’éditeur
En Guadeloupe, les toussotements de la Soufrière font partie du quotidien des habitants de la Basse-Terre. Mais en ce mémorable mois de juillet 1976, les explosions s’intensifient, les cendres recouvrent impitoyablement la végétation et beaucoup se résignent à partir en Grande-Terre. Au cœur de cette saison brûlante, les bourgs se vident et les destins se jouent. De l’autre côté de l’isthme, chez les Bévaro, l’heure est aux retrouvailles: dans la case d’Elias, le patriarche, s’agglutinent la famille de son fils venue de métropole et une flopée de cousins déplacés. Eucate, en Basse-Terre, n’a plus que sa petite-fille. Elle a autrefois érigé sa case sur les pentes du volcan pour fuir les vilénies de son patron monsieur Vincent et elle est bien décidée à y rester. Même si elle devait être la dernière, seule avec ses souvenirs d’un passé doux-amer.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« I
Le cœur de cette longue année 1976, brillant comme une émeraude, est son mois de juillet. Un cœur qu’on ne peut arracher sans perdre la compréhension des choses.
Anastasie le verra luire dans le noir de sa mémoire. Elle saura que juillet fut le cœur de l’année 1976 parce que s’y étalèrent les semaines lumineuses où le volcan marqua
chacun de sa terrible empreinte. Et parce qu’en ce juillet-là, elle perdit quelque part le sac de capsules de Coca-cola qu’elle collectionnait pour la glacière qu’elle voulait offrir à Eucate (elle avait alors vingt-huit capsules marquées d’une petite étoile blanche; elle devait en réunir trente, ajouter trente francs puis se rendre à l’usine Coca-Cola de Jarry pour réclamer son lot). Elle ne comptait plus les nuits où elle avait rêvé de poser triomphalement la glacière devant Eucate sur la toile cirée.
Pour laisser derrière soi la maison d’Eucate, il fallait émerger de la ravine enfouie sous la végétation et gagner le sentier fraîchement goudronné, tassé par des milliers de pas. C’est pourquoi les enfants autour de la maison
avaient tous eu au fil des années les mollets fermes et les genoux noircis.
Accrochée au fond de sa pente glissante, la case était entièrement faite de bardeaux courts que les gens appelaient « essentes ». C’étaient de petites planches de bois sec, serrées, comme si le charpentier (la charpentière, car c’était Eucate qui avait construit les deux pièces
de sa case, morceau par morceau) ne s’était arrêté un instant que pour laisser deux trous de fatigue en guise de fenêtres. La case était grisâtre, délavée et dépourvue de fleurs.
Elle était assombrie par les grappes velues des cacaoyers sauvages et des coccolobes. Eucate en sortait, son vieux coutelas à la main, levait la tête vers le ciel, inspectait le sol. Puis le coutelas s’élevait généralement deux fois pour abattre en silence une branche feuillue. Les habitants du quartier n’y prêtaient pas beaucoup d’attention. Pour tout dire, en ces temps où l’île semblait connaître un semblant de progrès, tandis que la route de la Traversée venait d’être arrachée à la forêt à coups de bulldozers suivant les plans déroulés par des ouvriers revêtus d’une tenue orange vif, la case d’Eucate était une aberration, le béton ne l’ayant même pas effleurée. La mairie avait d’abord envoyé des lettres invitant Eucate à se rapprocher des services municipaux pour formuler une demande de relogement en ville. Puis un agent s’était déplacé jusqu’à la case, le cou en sueur et les pieds douloureux, pour lui remettre un courrier au ton comminatoire. Mais Eucate n’avait aucune intention de quitter la forêt et la mairie l’oublia, bien d’autres masures étant concernées par son plan de «réduction de l’habitat insalubre». Les voisins n’accordaient pas non plus spécialement d’intérêt à ceux qui vivaient dans la case d’Eucate. On voyait seulement émerger, à intervalles réguliers, un garçon ou une fille mutique en âge de faire la vie, qui empruntait le chemin sans se retourner. Et on disait «Voilà un autre rejeton d’Eucate qui part pour ne plus jamais revenir ». Jusqu’à ce qu’il ne reste au fond de la ravine qu’Eucate et sa petite-fille, Anastasie. Car Libert Darrieux, le mari d’Eucate, père de quatre de ses enfants et qui avait bien voulu donner son nom aux deux autres, était mort depuis longtemps, un premier janvier à l’âge de cinquante-deux ans, d’une péritonite déclenchée par la dose d’huile de ricin censée lui laver le corps pour bien démarrer l’année.
Bien qu’elles n’en parlent jamais toutes les deux, Anastasie sait que le souvenir préféré de sa grand-mère, celui qu’elle convoque chaque fois que l’intimité d’un moment à l’ombre le lui permet, remonte quelques années plus tôt, durant l’hivernage 1967. Anastasie n’était alors qu’une fillette galeuse et pourtant, comme
si elle partageait la mémoire de sa grand-mère, la jeune fille revoit parfaitement Ange, le merveilleux fils d’un certain Elias Bévaro vivant de l’autre côté de l’île, en Grande-Terre. Elle le revoit garant sa DS mordorée au bord de la ravine, à quelques mètres de la case. De tous les souvenirs qu’elle a engrangés durant sa longue vie, c’est celui que sa grand-mère chérit le plus, enfoui dans son cœur comme un remède pour obtenir un sommeil plus facile ou soulager son dos. «Système à suspension hydropneumatique», expliquait fièrement Ange aux adultes ébahis comme aux enfants agglutinés autour du véhicule dans toutes les communes où il s’arrêtait. Cependant, les témoins de l’époque, avec un soupçon d’orgueil teinté de mélancolie sur le visage, s’en tiendraient simplement, des dizaines d’années plus tard, à évoquer la « voiture qui monte et qui descend».

En 1976, tandis que l’angoisse submerge comme une marée sombre les habitants du sud de l’île – depuis la route qui mène chez Eucate comme par inadvertance, il suffit de lever les yeux pour apercevoir le dôme fumant du volcan –, la vieille femme, assise devant sa case, indifférente aux braises flottant autour de son visage, sirote avec délice le souvenir de cette matinée de 1967 où, depuis l’intérieur en cuir chocolat de sa DS, Ange actionna le levier qui soulevait en douceur les amortisseurs.
Dans un soupir d’aise, la voiture se dilata comme un crapaud buffle. Ange poussa dans l’autre sens: la voiture redescendit lentement sur ses roues en expirant. Il répéta plusieurs fois l’opération pour le plaisir des gosses qui entouraient le véhicule: descente, remontée. Les marmots hurlaient d’excitation. La molaire d’argent plantée dans la bouche d’Ange brillait fièrement au soleil. Les gamins les plus hardis, après avoir jeté un coup d’œil craintif vers Ange, se risquèrent à grimper sur le capot brûlant. «Ça doit faire comme ça dans les ascenseurs », assuraient-ils, le short collé à la tôle frémissante. Pieds nus et cambrés sur le goudron encore tiède avant la grande chaleur de l’après-midi, les autres hochaient la tête en croisant les mains sur leurs crânes tondus ou nattés et se bousculaient pour, à leur tour, «monter dans l’ascenseur ».
Eucate n’était pas sortie quand Ange avait garé la DS à moins d’un mètre de son poulailler délabré. Il lui suffisait d’apercevoir par la fenêtre ses souliers de cuir parfaitement cirés et les gants marron glacé, assortis à la couleur de la voiture. Elle savait qu’il entrerait pour boire un café. Elle savourait l’attente. Elle savait pourquoi les gants étaient importants. Elle suivit Ange des yeux lorsque, après avoir refermé la portière, jouissant de son claquement feutré, il entreprit de descendre prudemment dans la boue, toujours entouré de la marmaille comme un essaim de vonvons autour d’un pain de miel.
Eucate l’attendait.
Les larges dalles blanches veinées de gris que personne ne soupçonnait de l’extérieur de la case, sur lesquelles Eucate glissa dans ses chaussons avachis pour verser du café dans une timbale cabossée et la poser fumante sur la table, c’était Ange qui les lui avait offertes. Elles provenaient du surplus de l’un des chantiers où il travaillait. Les volets de bois, c’était aussi lui qui les avait apportés et fixés aux fenêtres sous l’œil attentif d’Anastasie à qui il montrait chaque clou, chaque vis, expliquant patiemment à la fillette ce qu’il allait en faire. «Celle du patron de Daniel est décapotable, c’est sûrement encore mieux. Mais lui ne porte pas de gants», déclara Ange en se présentant à la porte. Il s’essuya les pieds et tourna la tête une dernière fois vers le soleil avant de plonger dans l’ombre rafraîchissante de la case. La brise poussa son museau dans la pièce et ressortit aussitôt par-derrière. Les enfants du quartier disparurent, suivis de loin, timidement, par Anastasie. Ils ne s’intéressaient pas aux radotages d’Eucate dans son vieux fauteuil en skaï troué. Ils préféraient continuer à rôder autour de la DS.
Ce fut comme s’il avait fait exprès de lui présenter son meilleur profil avant d’entrer dans la pénombre. Les rayons du soleil ne perçaient pas la végétation, la case restait fraîche jusqu’à trois heures de l’après-midi au moins. Ce matin-là, le coq perché sur le lourd bidon rouillé qui servait de citerne avait néanmoins chanté dans un poudroiement d’or. Ce poudroiement dansait encore autour d’Ange.
Son visage à la beauté évidente. Lèvres de filles posées sur la timbale au goût métallique. Sourire plissant ses yeux noisette sous les paupières légèrement tombantes.

Il s’assit face à elle. Entre les pieds d’Eucate, les poules menaient une guerre impitoyable aux ravets trapus dont les longues antennes paniquées tâtonnaient le carrelage à la recherche des fentes disponibles.
«C’était le patron de Daniel mais ce temps-là est terminé. Ça fait bien six ans que Daniel est parti.
– Dit comme ça, il n’y a pas de raison que tu le considères encore comme le patron.
– Ça n’a jamais été le mien. Il n’a pas payé Daniel pour ses heures supplémentaires. On ne peut pas faire confiance à un patron blanc d’ici. C’est ce que je dis toujours à mes ouvriers.
– Les patrons noirs valent mieux, peut-être ?
– En tout cas, mon entreprise vaut autant que la sienne.
– C’est dans l’électricité qu’il était ?
– Électricien, oui. Son patron a monté l’entreprise depuis la France. Il n’est venu ici que lorsqu’il a commencé à obtenir de gros contrats. Daniel n’était qu’un apprenti de rien du tout pour lui. À l’époque je l’ai traité d’idiot, mais il a eu raison de partir. Il a un bon métier maintenant.
– Toi, ça te plaît la peinture?
– Pas plus mal qu’autre chose. J’ai trois gars en ce moment. Ça marche bien, à cause du sel qui ronge les façades. Et l’humidité n’est pas bonne non plus pour le ciment. Les églises d’Ali Tur ont besoin d’être ravalées dans toute l’île. C’est pour ça que je peux me payer ce voyage en France. Je verrai comment vit Daniel, là-bas.
– Lucette part avec toi ?
– Le bateau, c’est pas indiqué dans son état. Il vaut mieux qu’elle reste chez ses parents. Mais je vais faire une grande fête avant mon départ. »

Il n’en avait pas raconté davantage. La voiture était repartie sous les vivats des enfants, dans une gerbe de terre noire. Eucate avait rincé la timbale dans la bassine et l’avait mise à sécher sur la fenêtre. Deux modèles dans toute l’île, pensa-t-elle fièrement, mais seul Ange avait des gants assortis à la carrosserie. «Pourquoi tu n’achètes pas deux tasses ? De la porcelaine blanche, qu’on ait au moins quelque chose de propre quand il est là. »
Plantée devant l’entrée, exactement là où se tenait Ange cinq minutes auparavant, Anastasie fixait sa grand-mère d’un air accusateur. « Il se fiche complètement d’avoir une tasse de porcelaine.
– Et pourquoi il vient chez nous ? »
Eucate regarda sa petite-fille puis pencha en avant son corps devenu massif, dont la chair s’amollissait avec les années. Elle fouilla l’étagère cachée derrière un morceau de madras. Après le scandale du début, les gens continuaient à ne pas comprendre la nature de ces visites.
Adrienne Lorifat, la voisine, en parlait à tout le monde en s’esclaffant: « Je vous demande un peu, de quel genre de faim souffre un beau soldat comme lui pour aller renifler dans une vieille assiette? » Mais Eucate savait bien ce qu’Ange trouvait auprès d’elle. Lentement, elle ramena à la lumière une casserole et un cube jaunâtre qu’elle tendit à la fillette.
« Il vient pour se reposer.
– Se reposer ? Il ne reste même pas dix minutes.
– C’est fini tes questions ? En tout cas c’est pas ton père, je te l’ai déjà dit, pas la peine de te faire des idées. Va plutôt mettre ça dans la citerne et reviens avec l’eau.»

Anastasie courut jeter le bloc de soufre dans l’énorme tonneau posé sur deux parpaings. Le cube disparut lentement dans les profondeurs aveugles. Quand elle se pencha au-dessus, l’eau ne lui renvoya pas tout de suite son visage. Il y eut d’abord les grandes ondes charbonneuses, puis les minuscules tourbillons des larves qui
vivaient juste à la surface. Puis un rond de ciel bleu-noir.
Si elle se laissait happer par ce ciel inversé, pensa-t-elle, elle chuterait longtemps. Peut-être qu’elle finirait par arriver à la mer. Elle nagerait et ressortirait en France, trempée, blanchie par le sel. Sur le chemin, elle trouverait Treize et l’emmènerait avec elle. Ils seraient bien, ensemble. Elle lui sourirait tout le long du voyage. Ils trouveraient alors Espérance sous la neige et retourneraient avec elle au fond de la ravine. Elle la reconnaîtrait tout de suite et caresserait avec amour son pied déformé. Elles formeraient toutes les deux un cercle avec Treize au milieu, souriant, sa peau de bébé aussi brune, lisse et douce qu’une graine de tamarin.
Quand elle rentra dans la case en faisant bien attention de ne pas renverser une goutte de la casserole, Eucate l’attendait avec un verre rempli de riz. «Faudrait que tu apprennes à cuisiner toute seule, Nana. L’école, ça va bientôt finir.
– Je ne suis qu’en huitième.
– Tu iras jusqu’en sixième, si je peux. Mais après, ce sera tout. Je te l’ai déjà dit et je te le redirai encore pour que tu t’y fasses.
– Je serai contente de ne plus aller à l’école. Je travaillerai et on achètera enfin de la vaisselle convenable.
– Très bien. Parce qu’après la sixième, ce sera fini. Je l’ai dit au directeur.
– Et l’argent de ma mère?
– Elle n’en gagne pas assez pour que je t’envoie étudier plus de deux ans encore. Et puis, faut la laisser souffler.
– Je me débrouillerai. Je n’aurai pas toujours besoin de toi. Et j’ai jamais eu besoin de ma mère, qu’elle continue donc à passer du bon temps en France. »
Anastasie avait déjà bondi vers la porte. Elle jeta un dernier regard aux bras tavelés de sa grand-mère, donna un coup de pied dans une grosse coquille vide d’escargot puis disparut. Eucate secoua légèrement la tête. Des gamins avaient sans doute encore rapporté à Anastasie qu’ils avaient vu son vrai père parader dans le bourg,
toute sa petite famille à son bras.
Neuf ans plus tard, Eucate pense la même chose: c’est toujours après des histoires concernant Santarèm qu’Anastasie affiche une drôle d’humeur. Songer à sa petite-fille lui procure un sentiment de tendresse impuissante. Mais contrairement à ce qu’elle a éprouvé pour Ange des années auparavant, ses pensées au sujet d’Anastasie demeurent teintées d’un peu d’optimisme. C’est ce qu’elle se dit alors que les pales d’un hélicoptère hachent le ciel cotonneux au loin, dans une tentative dérisoire de deviner ce que le volcan mijote pour les heures à venir.
En 1976, si Anastasie osait interroger Daniel, il lui parlerait de cette vieille DS de 1967 comme du premier signe que quelque chose s’était définitivement brisé dans le cœur de son frère. Et en effet, Ange avait commencé à sombrer bien avant que le volcan ne fasse définitivement voler en éclat ses rêves de France et de foyer uni avec Lucette et leur fille Coralie. Simplement, le réveil du volcan éclaire un instant le voyage qu’il a entamé dès l’enfance dans un enfer pavé de questions sans réponses, de solitude et de honte, tout bonnement de honte.

II
«Cette année-là, Ange a fait une fête à tout casser chez lui, à Saint-Claude», se remémore Daniel, assis à côté d’Elias, qui ne répond rien.
On ne voit pas le visage d’Elias sous son chapeau de feutre râpé, mais il écoute. Peu importe le sujet, il est heureux de converser avec son fils. Il n’en revient pas de parler à Daniel autrement qu’à travers un câble qui, d’après ce qu’on dit, court sous la mer sur des milliers de kilomètres avant de ressortir sur le corail blanchi de la côte. Il se demande comment il est possible de faire passer les mots au fond de toute cette eau sans que rien ne vienne fausser ce qui se dit. Il se demande si les mots passent mieux en ce moment, alors qu’il peut enfin toucher le bras de Daniel. Peu importe.
«Tu t’en souviens ? » insiste Daniel.
Elias hoche la tête même s’il n’a aucun souvenir de cette fête de 1967 de l’autre côté de l’île. Maintenant que Daniel est là, en ce rutilant mois de juillet 1976, tout va s’arranger. La première fois depuis dix-sept ans qu’il peut s’asseoir à côté de lui. Quand Daniel avait quitté l’île, son visage était encore rond avec l’opacité de l’adolescence renfermée. Il ne l’avait même pas vu en habit militaire, parce que Daniel était venu lui dire au revoir la veille, vêtu en civil. Ce n’était alors qu’un gamin de dix-sept ans.
Son plus jeune fils. Et le voilà revenu, marié avec deux enfants.
Elias mesure le temps passé au fait que pendant longtemps, il n’a eu des nouvelles de Daniel que par courrier. Une lettre tous les six mois environ. Parfois un an. Une année, une carte postale de Châteauroux, belle et grande cité comme on n’en trouve qu’en France. Il a soigneusement rangé la carte dans la petite commode au pied de son lit.
Quand Daniel lui a écrit pour lui annoncer son mariage avec une Blanche, les frères et sœurs d’Elias ont fait la moue. Campée sur le pas de la maison où elle a élevé ses cinq enfants, Atémise a serré les lèvres et calé son poing sur sa taille. Joël, celui qui vient juste après Elias, a secoué sa tête chauve d’un air écœuré: «Voilà ce que c’est de partir en France. » Elias a passé la main sur son crâne rasé et n’a rien dit, mais il a écrit le lendemain à Daniel pour lui dire son fait. Jamais, de son vivant, son fils ne gâterait le sang des Bévaro en épousant une Blanche.
Dix jours plus tard, il a reçu la réponse de Daniel, sèche et pugnace. Les frères et sœurs d’Elias ont continué à affirmer que ce n’était pas bon signe, mais Elias n’a plus jamais fait la leçon à son fils. Dans la lettre suivante, il lui parlait à nouveau de l’état des bœufs, des dernières colères de Berthe et des allées et venues incessantes des camions depuis qu’il avait autorisé le Kouli à extraire du tuf du morne dominant la partie la plus isolée des terres.
Dans sa dernière lettre, Daniel lui a écrit de se rendre le lundi suivant à quatorze heures précises au bureau de poste. Elias s’y est fait emmener par son neveu, le deuxième fils d’Atémise, qui conduit une mobylette. Il aurait pu y aller à pied, il l’a souvent fait. Une heure de marche à peine sans ces satanées chaussures qui lui font mal. Ils sont arrivés à la Poste bien avant la réouverture de l’après-midi. Assis sur les marches, Elias a attendu, ses larges orteils brun et ocre habitués à la terre écrasés dans ses chaussures de ville. Il n’avait rien emporté pour déjeuner. Il a eu le temps de saluer tous les hommes et femmes qui passaient par hasard devant lui. Parce qu’il est né là, au milieu de cette Grande-Terre plate et recuite comme un galet, il connaît tout le monde, depuis soixante-quinze ans qu’il sillonne les deux côtés si différents de la Guadeloupe. Il écoute ceux qui lui parlent de la Sécurité sociale et des droits qu’ils sont censés obtenir à égalité avec les Blancs. Ceux qui ont passé la journée à ramasser des bouts de ferraille pour les revendre au kilo mais font semblant d’avoir un bon job en ville. Les gens de sa génération comme les plus jeunes le saluent avec respect.
Lorsque le bureau a rouvert, il a expliqué son cas.
L’employée aux cheveux crantés avec du gel et au rouge à lèvres très brillant l’a mené jusqu’à l’un des téléphones accrochés au mur. Il a attendu encore une demi-heure en plaisantant avec les gens qui venaient timbrer des lettres,
recevoir des mandats ou téléphoner, comme lui.
À quatorze heures pile, l’appareil a sonné. Derrière les grésillements, Elias a entendu la voix de Daniel. Il a tenté de chasser l’idée de ces paquets d’eau par-dessus la voix de son fils et s’est mis à parler fort en agitant son bras pour ponctuer ses dires: la vache vendue au meilleur prix, le terrain où il a installé le fils d’Abeau sa sixième sœur.
Les reproches de Berthe au sujet de l’argent. Daniel lui a annoncé son arrivée en juillet prochain. Il lui a répété plusieurs fois l’heure et la date de son vol Air France. Il lui a dit de bien préparer leur venue à tous les quatre. Elias a promis que tout serait prêt et qu’il serait à l’aéroport du Raizet pour les accueillir.
Une fois qu’il a eu raccroché, Elias a clamé la nouvelle à la cantonade. Les gens du bureau de Poste lui ont serré la main ou tapé dans le dos. L’employée l’a félicité. «Ça fait plaisir de retrouver son enfant », elle a dit en hochant la tête d’un air satisfait comme s’il avait remis
quelque chose en place dans l’univers. «Vous allez lui réserver un bon accueil après tout ce temps. »
Elias compta que d’ici huit mois, en juillet, Daniel serait là, en vacances avec l’inconnue qu’il avait épousée et leurs deux enfants. D’après ce que son fils lui avait expliqué, comme ils avaient plus de quatre ans d’ancienneté, l’hôpital leur octroyait un mois complet de congé et la moitié du prix des billets d’avion. Pour la petite Adèle qui n’avait pas deux ans, ils ne payaient rien. Elias sortit de la Poste en repoussant son chapeau sur sa nuque, prêt à dérouler l’heure de marche. Il songeait à tout ce qu’il devait faire. D’abord, quitter la vieille case délabrée où il vivait seul depuis la mort des parents, son père en 1950, sa mère trois ans plus tard. Il était désormais le chef de la famille Bévaro, l’aîné de quatorze frères et sœurs. Il avait donc été normal qu’il prenne la minuscule case qui, d’après les habitants, était déjà là lorsque l’abolition de l’esclavage avait été déclarée, et personne ne lui avait disputé ce privilège. Mais rien ne l’avait poussé à entretenir l’endroit qui à présent se résumait à une ruine adossée à une autre ruine, près de l’école où ses trois enfants, Berthe, Ange et Daniel, avaient appris à lire et à compter.
Impossible d’accueillir là sa bru. Il savait où il allait faire construire la nouvelle maison.
Tous les habitants du bourg, surtout la flopée de Bévaro, le traitèrent à voix basse de fou quand il montra le terrain bosselé, perdu au milieu des champs de canne, suintant d’eau dans un migan de vert et de jaune à deux heures de marche du centre-ville. Pas de route digne de ce nom. Seulement d’énormes manguiers crépus, une galaxie de moustiques et une fois par jour entre juillet et octobre, au temps des récoltes de canne, des charrettes tirées par des bœufs d’une tonne qui encornaient le ciel fumeux en ahanant. Évidemment, il ne fallait pas compter sur l’électricité ou l’eau courante. Ce bout de campagne avait été oublié du développement poussif de l’île. La nuit dans ces empans à moitié en friches n’était qu’une béance emplie de criquets et de grenouilles hystériques. Elias n’en avait cure. Il tenait à vivre au milieu des terres héritées de ses parents. C’était lui qui les surveillait et attribuait une parcelle à chaque descendant en y plantant un gommier, si bien que là où un étranger ne voyait qu’un fouillis de mornes et de méplats jusqu’à l’horizon, Elias savait exactement ce qui revenait à chacun, tirant de cette charge une fierté bruyante. La plupart du temps, les frères et sœurs, cousins, neveux, parents plus ou moins éloignés, n’avaient rien d’autre à faire que lui apporter un litre de rhum ou un coui rempli de viande pour se voir attribuer un carré qu’ils se hâtaient de délimiter avec du fil et de louer à d’autres paysans. S’ils ne voulaient pas entendre parler
de la terre où avaient trimé leurs aïeux d’abord sous le fouet, puis dans l’espoir d’un avenir possible pour leurs enfants, ils pouvaient obtenir à la place une belle somme d’argent qu’Elias tirait du fond de ses poches. Dieu seul savait d’où il sortait ces poignées de billets froissés car depuis que la canne n’avait plus d’avenir, la terre ne rapportait quasiment rien, ne parlons même pas des bœufs aux côtes saillantes: les gens préféraient acheter des morceaux de charolaise ou de normande chez Prisunic.
Les autres Bévaro, agglutinés dans le bourg, étaient bien contents qu’il se charge de surveiller ces mottes glaiseuses où n’importe quel voisin attachait ses animaux en saluant de loin Elias, d’un geste vague mais toujours renouvelé, qui le remplissait de contentement. Les Bévaro l’encourageaient même, en lui rappelant souvent
qu’il était le chef de la famille. «Huit mois, ça ne sera pas suffisant », déclara Lormel, le quatrième frère d’Elias, en jaugeant l’endroit derrière ses lunettes de clerc de notaire.
Elias s’était frotté les mains sur son pantalon, les pieds enfoncés dans des bottes raccourcies au couteau. En ville, il avait posé, sur le bureau d’un entrepreneur recommandé par un ami, deux liasses chiffonnées assorties d’une poignée de main.
Les planches et le ciment arrivèrent la semaine suivante. Le travail se fit, lent mais régulier, interrompu seulement quand les pluies étaient trop abondantes, transformant le terrain en marécage, ce qui n’arrivait qu’en novembre et un peu avant Noël. En mars, la case (deux chambres et une pièce au milieu) était presque
achevée. Elle était posée sur une vraie chape de ciment, au bord du chemin emprunté par les charrettes, non loin de l’endroit où Elias, à la naissance de Berthe puis d’Ange puis de Daniel, avait planté dans la terre grasse mêlée au placenta un pied coco.
Les trois cocotiers s’élancent désormais à plus ou moins vingt mètres de hauteur. Le plus petit est celui de Daniel. « Il a fait une grande fête où il y avait une cinquantaine de personnes, reprend Daniel. Ses ouvriers et ses clients. Lucette, enceinte, mais ça ne se voyait pas encore. » Daniel parle comme s’il y avait assisté; c’est sa façon d’abolir le temps de son absence. « Il a embauché trois musiciens parce que la platine et les baffles installés dehors avec une rallonge, ça ne lui suffisait pas. Il voulait que tout le voisinage en profite. Au bout d’une heure, il était perché sur la DS. Celle qui était hydropneumatique. Tout le monde l’a vu danser sur le toit, dans ses chaussures pointues bien cirées et son costume cintré. La voiture tanguait. Il biguinait les yeux fermés, une main à plat sur l’estomac, l’autre en l’air. »
Elias hausse les épaules. Daniel continue parce qu’il veut bien faire comprendre l’enchaînement des choses à son père.
«Après la fête, il a pris le bateau pour Le Havre.
J’imagine que Lucette l’a accompagné à l’embarcadère et a agité son mouchoir. » Là, Daniel ne peut s’empêcher de penser que la femme d’Ange a été secrètement soulagée de le voir embarquer. Mais il ravale vite cette idée parce qu’être enceinte et voir son homme partir peut être une calamité comme une bénédiction. Il continue son récit d’une voix calme.
«Quand le bateau a fait escale à Porto Rico, il est allé se promener à terre et va savoir ce qu’il a fait pour rater le départ. Le voyage s’est arrêté là pour lui. Il a dû aller au consulat et raconter des salades. Là-bas ils ont tout de suite vu qu’il n’était pas dans son état normal. Ils l’ont rapatrié ici.
– Ouais ? fait Elias, en secouant la tête.
– Ensuite j’ai eu le coup de fil et il a fallu que je m’en occupe. Et puis que j’aille jusqu’au Havre récupérer ses affaires.»
Elias contemple la campagne tranquille. Daniel regarde son père puis lève les yeux vers le tumulte doux du vent dans les feuilles. Au loin, l’énorme trou creusé dans le tuf du morne offre sa blancheur douloureuse, marbrée de roux. Deux camions-bennes gisent au pied de la colline comme des éléphants au repos. Lorsque
Daniel est allé voir l’homme qui creuse ainsi les terres de son père et ne reverse qu’un maigre pourcentage de ses larges bénéfices, le type l’a toisé et a fini par déclarer : « Ici, on n’aime pas les étrangers qui viennent faire la loi. »
La remarque a électrifié Daniel. Une colère qui demandait à sortir depuis pas mal de temps s’est lovée juste au creux de sa poitrine. Il a répondu sèchement: « Je suis né ici, je vous signale.
– Ça fait longtemps, alors.
– Pas si longtemps.
– Alors c’est que vous avez oublié comment ça se passe.
– J’ai rien oublié du tout, justement. Vous devriez payer mon père beaucoup plus. »
L’homme s’est mis à agiter les poings, à éructer des mots en créole, mais comme Daniel ne bougeait pas et pire, semblait tenir à son idée, l’homme a essuyé son visage avec le chapeau qui écrasait ses cheveux raides et s’est dirigé d’un pas rapide vers le coffre de sa camionnette. Il en a sorti un coutelas. Le coutelas restait le long de sa cuisse mais rythmait de sa menace noire les paroles jetées à Daniel: « Je me suis mis d’accord avec Elias. Et parce que vous êtes là quelques semaines, vous voulez tout changer ? Je le redis, c’est pas un étranger qui va commander ici.
– Je parle pour mon père, né ici, comme ses parents et ses grands-parents. D’ailleurs, on était ici bien avant vous et vos familles qui ont débarqué d’Inde après l’abolition. »

Le Kouli a hurlé que lui n’avait jamais quitté la Guadeloupe, et sa voix résonnait dans tout le morne, suscitant une curiosité que Daniel pouvait sentir derrière les fenêtres aveugles des cases alentour. Elias est arrivé pour calmer les choses entre son fils et l’homme qu’il a laissé transformer le morne vert en carrière poussiéreuse contre quelques billets et une montre plaquée or. Les choses en sont restées là. Daniel a fini par tourner le dos à son père et au Kouli en haussant les épaules. Plus tard, il a eu honte de ses propres paroles. De leur inutilité surtout. Cette course à qui est plus guadeloupéen que l’autre, c’est absurde. Ça allait jusqu’au fonctionnaire blanc détaché dans l’île, qui avait un jour craché au visage d’Elias: « Ici, c’est chez nous. Si vous n’êtes pas content, retournez en Afrique. » Elias en riait encore en
le racontant à Daniel.
Daniel s’est juré de ne plus jamais répondre aux provocations qui peuvent surgir de partout. D’abord, pour préserver Elias. Ensuite, pour ne pas gâcher ses vacances. Car il doit se faire une raison: son retour dans l’île, après dix-sept ans d’absence, est un retour de « vacancier ».
Chaque matin et chaque soir désormais, et pour le reste des vacances, il salue de loin, d’un geste de la main, le Kouli qui lui répond de la même façon. Jusqu’au jour où l’homme se présente devant la case d’Elias et tend une bouteille de rhum à Daniel en disant: «Bon, sa ja fèt, laissé sa tombé : ça va, on ne va pas se fâcher pour ça. »

Extraits
« Depuis son arrivée, il réapprend le paysage, bouche les trous des souvenirs. Les distilleries s’effondrent désormais en ruines rouillées au coin des chemins, les ponts de son enfance disparaissent sous la végétation, la plage a été éventrée par un promoteur immobilier. Les villes côtières se gonflent de touristes couverts d’huile bronzante. Et lui, il ne sait plus comment l’aimer, son île. » p. 38

« La veillée dure quatre jours chez Elias, mais Eucate repart le matin suivant avec le car de six heures. Il lui faut trois cars différents et l’aide de deux ou trois automobilistes pour rejoindre sa case, et durant tout le voyage, elle ne cesse de revoir le sourire d’Ange, la première fois qu’il est apparu devant elle sur son vélo, les moments qu’ils ont passés ensemble. Les larmes qui lui viennent sont invisibles. Elle accepte enfin ce que la vie lui a donné puis repris, heureuse de retourner au volcan et d’y gratter encore un peu l’humus vivifiant, heureuse de survivre au mal, comme chacun sur cette Île sans cesse secouée par les ouragans, les famines, le progrès, l’avidité et l’incroyable sentiment de supériorité des Blancs. » p. 189

À propos de l’autrice

BULLE_Estelle-Sarah_©Patrice_Normand

Estelle-Sarah Bulle © Photo Patrice Normand

Estelle-Sarah Bulle est née à Créteil d’un père guadeloupéen et d’une mère franco-belge. Elle a publié trois romans aux éditions Liana Levi, Là où les chiens aboient par la queue (prix Stanislas), Les Étoiles les plus filantes, et Basses terres. Elle écrit également pour la jeunesse. (Source: Éditions Liana Levi)

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L’été en poche (34): Dix âmes, pas plus

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En deux mots
Après avoir postulé pour un poste d’enseignante à Skálar, le plus petit village d’Islande, Una découvre cette communauté de dix personnes, dont ses deux élèves. Et va se rendre compte au fil des jours que bien des secrets sont enfouis là, dont un double meurtre non élucidé et une fillette qui hante la maison qu’elle occupe.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Dix âmes, pas plus

Les premières pages du livre
« Avant-propos
Cette histoire se déroule au milieu des années quatre-vingt dans le village de Skálar, situé à l’extrême nord-est de l’Islande. En vérité, il est abandonné depuis les années soixante, mais j’ai emprunté le décor de ce roman à la réalité. Si les maisons et les personnages décrits ici sont le fruit de mon imagination et ne font aucunement référence aux véritables habitants de Skálar, j’ai néanmoins voulu m’assurer que les faits historiques locaux évoqués soient le plus juste possible, notamment grâce à l’ouvrage L’Histoire des habitants de Langanes de Fridrik G. Olgeirsson. Je me réfère aussi à divers contes folkloriques collectés par Sigfús Sigfússon dans ses Contes et récits islandais. Au cas où des erreurs se seraient glissées dans ce roman, j’en assume évidemment l’entière responsabilité.
Je tiens à remercier Haukur Eggertsson pour m’avoir guidé à travers la péninsule de Langanes et Skálar durant l’écriture de ce livre. Pour la relecture du manuscrit, je remercie également mon père, Jónas Ragnarsson, la procureure Hulda María Stefánsdóttir ainsi que Helgi Már Árnason, dont la famille est originaire de ce village. Enfin, un grand merci à Helgi Ellert Jóhannsson, médecin à Londres, pour ses conseils avisés.
Dans la première partie du livre, je cite le poème Heims um ból1 de Sveinbjörn Egilsson, et dans la deuxième partie, Svefnljóð2 de David Stefánsson.
On trouvera également dans le texte une berceuse écrite par Thorsteinn Th. Thorsteinsson et publiée dans la revue Heimskringla de Winnipeg en 1910. Thorsteinn est né dans la vallée de Svarfadardalur en 1879 et mort au Canada en 1955. Ragnar Jónasson

1. « De par le monde », poème mis en musique sur la mélodie de « Douce nuit, sainte nuit ». (Toutes les notes sont du traducteur.)
2. « Berceuse ».

Una se réveilla en sursaut.
Elle ouvrit les yeux. Plongée dans l’obscurité, elle ne voyait rien. Incapable de se rappeler où elle se trouvait, elle avait la sensation d’être perdue, allongée sur un lit inconnu. Son corps se raidit dans un soudain accès de panique. Elle frissonna, puis comprit qu’elle avait jeté sa couette par terre dans son sommeil. Il faisait un froid glacial dans la chambre. Elle se redressa doucement. Prise d’un léger vertige, elle se ressaisit rapidement et se souvint tout à coup d’où elle était.
Le village de Skálar, sur la péninsule de Langanes. Seule, abandonnée dans son petit appartement sous les combles.
Et elle savait ce qui l’avait réveillée. Enfin, elle croyait savoir… Avec ses sens encore engourdis, difficile de distinguer le rêve de la réalité. Elle avait entendu du bruit, un étrange son. Tandis que sa conscience s’éclaircissait, la peau de ses bras se couvrit de chair de poule.
Une fillette, oui, c’était ça, à présent cela lui revenait très nettement : une petite fille qui chantait une berceuse.
N’y tenant plus, elle s’extirpa du lit, tâtonna dans les ténèbres à la recherche de l’interrupteur du plafonnier. Complètement aveugle, elle pesta de ne pas avoir de lampe de chevet. Pourtant, elle hésitait encore à allumer ; l’obscurité avait quelque chose de sécurisant.
La voix de la petite fille résonna de nouveau dans sa tête, fredonnant cette berceuse qui ne lui laissait qu’un souvenir flou. Il devait s’agir d’un rêve, bien sûr, mais cela lui avait semblé si réel.
Un grand fracas déchira le silence. Retenant un cri, elle perdit l’équilibre. Bon sang, que se passait-il ? Envahie d’une vive douleur, elle comprit qu’elle avait marché sur le verre de vin rouge abandonné par terre la veille au soir. Elle passa la main sous son pied ; un tesson s’était fiché dans sa peau, et un filet de sang chaud s’échappait de la plaie. Elle tira prudemment sur le bout de verre en serrant les dents.
Avec la plus grande difficulté, elle se releva, tendit la main vers l’interrupteur et alluma. Elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle, comme si elle s’attendait à voir quelqu’un, tout en s’efforçant de se convaincre que tout cela était le fruit de son imagination, qu’elle n’avait pas vraiment entendu de voix, qu’elle avait rêvé cette berceuse.
Elle rejoignit son lit d’un pas chancelant, s’assit, leva la jambe et observa sa blessure. Dieu merci, elle n’était pas aussi profonde que ce qu’elle avait cru.
Elle était seule dans sa chambre. Son cœur retrouva peu à peu un rythme normal.
La berceuse lui revint d’un coup :
Douce nuit petite Thrá,
Que tes rêves soient beaux.
Le frisson d’horreur qui la saisit alors était bel et bien réel.

Quelques mois plus tôt
Recherche enseignant au bout du monde.
Una relut l’annonce pour le moins singulière, assise à la table de la cuisine dans son petit appartement en sous-sol niché au cœur du quartier ouest de Reykjavík. Elle l’avait acheté quatre ans plus tôt, après avoir réuni avec difficulté de quoi constituer un apport. Sa famille – ou, plus précisément, sa mère – ne bénéficiant que de modestes ressources, elle n’avait pu compter que sur elle-même, comme d’habitude.
Toujours aussi vétuste que lors de son emménagement, la cuisine arborait un sol en linoléum jaune et des carreaux colorés sur les murs, tandis que le mobilier rouge vif et l’antique cuisinière blanche Rafha accusaient vingt ans de retard. En voyant cette pièce, difficile de croire qu’on était en 1985.
Heureusement, le café avait bon goût, rehaussé d’un trait de lait. Una avait commencé à en consommer lors de ses études, et depuis elle ne pouvait plus s’en passer.
Sa meilleure amie, Sara, était assise en face d’elle.
– Je ne sais pas, Sara, dit-elle avec un sourire forcé.
Manifester un quelconque signe de joie était devenu de plus en plus compliqué ces derniers temps. Son salaire de remplaçante dans une petite école de Kópavogur lui suffisait à peine, et la précarité de son poste l’angoissait constamment. Économisant chaque centime, elle ne pouvait s’autoriser le moindre plaisir. Elle mangeait du poisson, moins coûteux que la viande, au moins trois fois par semaine, et choisissait toujours celui qui était en promotion. À chaque fin de mois, elle regrettait de ne pas avoir terminé ses études de médecine, même si elle n’en aurait pas été plus heureuse. Elle avait supporté trois ans de dur labeur avant de se rendre compte qu’elle ne s’était inscrite que pour faire plaisir à son père, et qu’elle avait cherché à réaliser son rêve à lui plutôt que le sien. Jamais elle n’aurait pu travailler comme médecin, cela ne lui correspondait tout simplement pas. Durant ces trois années, elle avait validé chaque examen, obtenu d’excellents résultats. Mais là n’était pas l’essentiel. L’étincelle lui manquait.
– Je t’en prie, Una ! Tu te plains toujours de tes difficultés. Tu adores enseigner, et en plus tu es une vraie aventurière ! s’exclama Sara, de ce ton empreint d’optimisme qui la caractérisait.
Venue prendre le café ce samedi matin avec le journal sous le bras, elle avait montré l’annonce à Una, qui n’était pas abonnée – elle ne pouvait pas se le permettre. Le soir même, elles comptaient se retrouver chez Sara pour regarder en direct à la télévision un concert en soutien aux enfants africains victimes de la famine. Le programme, diffusé internationalement, était un véritable événement sur la chaîne publique, et Una, passionnée de musique, de danse et de fête, n’attendait que cela.
– C’est tellement loin, littéralement à l’autre bout du pays. On ne peut pas faire plus éloigné de Reykjavík!
Elle baissa de nouveau les yeux sur l’annonce.
– Skálar…, lut-elle. Je n’en ai jamais entendu parler.
– C’est minuscule. Ils disent qu’ils ont besoin d’un professeur pour un petit groupe d’élèves. Ils te logent même gratuitement ! Imagine tout l’argent que tu pourras mettre de côté ! J’ai vu un reportage sur ce hameau à la télé l’hiver dernier, je m’en souviens bien, il disait qu’on comptait dix habitants au dernier recensement, ce qui semblait beaucoup l’amuser.
– Quoi, dix habitants ? Tu plaisantes ?
– Non, c’était même pour ça que le journaliste y était allé. Je crois que c’est le plus petit village d’Islande. Tu n’auras sans doute qu’un élève ou deux.
Au début, Una avait considéré cette proposition comme une blague, mais peut-être n’était-ce pas une si mauvaise idée ? Peut-être était-ce là l’occasion tant rêvée ? Elle n’avait jamais projeté de vivre à la campagne, ayant grandi dans un quartier résidentiel de la capitale où son père, médecin, avait construit presque entièrement de ses mains un petit pavillon individuel. Elle y avait vécu une enfance assez heureuse. Elle se revoyait jouant avec ses amies dans les rues gravillonnées de ce quartier encore en plein développement. Jusqu’au drame.
D’une certaine manière, cela avait été comme grandir dans un petit village, même s’il ne comptait pas dix habitants. Les souvenirs qu’elle gardait de ce lieu demeuraient vifs et lumineux.
Sa mère et elle avaient fini par partir. Quelqu’un d’autre avait pris leur place dans cette maison, et peu importe de qui il s’agissait, Una n’y remettrait jamais les pieds. Mais ce hameau, Skálar, touchait une corde sensible en elle. Elle avait besoin de changer d’environnement.
– Ça ne coûte rien de postuler, finit-elle par dire, presque malgré elle.
Elle s’y voyait déjà : repartir à zéro au cœur de la nature, savourer cette proximité avec l’océan. Elle songea alors qu’elle ne savait même pas si le village se trouvait en bord de mer – mais c’était fort probable, sur une île où seules les côtes étaient habitables.
– Si c’est sur la péninsule de Langanes, ça doit être au bord de la mer, non ?
– Bien sûr, répondit Sara. D’ailleurs, l’essentiel de l’activité est un petit port de pêche. C’est plutôt charmant, non ? Vivre à la marge, mais en même temps pas tout à fait seul.
Un village de dix personnes qui se connaissaient toutes. Ne serait-elle pas une intruse ? Peut-être était-ce justement ce dont elle avait besoin, l’isolement sans la solitude. Échapper au tumulte de la ville, à cette routine où son salaire servait surtout à rembourser son emprunt ; pas vraiment de vie sociale, pas d’amoureux, la seule amie avec laquelle elle gardait contact était Sara.
– Oh, je ne sais pas. On ne se verra jamais, au mieux très rarement.
– Ne dis pas de bêtises. On se rendra visite régulièrement, répliqua Sara avec douceur. En fait, j’hésitais à te montrer cette annonce à cause de ça. Je ne veux pas te perdre. Mais je pense vraiment que ce serait parfait pour toi, pendant un an ou deux.
Recherche enseignant au bout du monde. L’honnêteté du titre charmait Una. Au moins, on ne cherchait pas à dissimuler le défi que représentait ce poste. Elle se demanda combien de personnes allaient répondre à l’annonce. Peut-être serait-elle la seule, si toutefois elle se décidait ? Il fallait bien avouer que rien ne la retenait en ville. Certes, il y avait Sara, mais elles n’étaient pas aussi proches qu’elles le prétendaient. Son amie avait commencé à se construire une famille, avec son mari et son enfant, et le temps qu’elle consacrait à cette vieille amitié ne faisait que diminuer. Elles s’étaient connues au lycée, et peu à peu la vie les avait éloignées. Una s’était dit que le temps d’une soirée, tout serait comme avant : elles regarderaient le concert à la télévision en buvant de délicieux cocktails, elles feraient la fête jusqu’au bout de la nuit. Mais en réalité, peut-être que Sara cherchait à se débarrasser d’elle en lui montrant cette annonce. Peut-être qu’au fond, elle était lasse de cette relation. Alors passer un an à Langanes sans revoir Sara, était-ce vraiment inenvisageable ?
Le pire était sans doute de devoir abandonner sa mère. Cependant, à cinquante-sept ans, celle-ci avait une santé de fer et avait refait sa vie depuis longtemps. Elle n’avait pas besoin que sa fille soit présente au quotidien. Una ne s’était jamais vraiment entendue avec son beau-père, mais toutes deux restaient très proches, elles avaient traversé tant d’épreuves ensemble.
– Je vais y réfléchir, conclut-elle. Je peux garder le journal ?
– Bien sûr, fit Sara en se levant après avoir terminé sa tasse. Je dois filer, mais on se voit ce soir. Ça va être sympa, une soirée entre filles !
Una eut soudain la sensation d’être seule au monde. Déménager, faire de nouvelles rencontres aurait sans doute un effet bénéfique sur elle. Sortir des sentiers battus, suivre son instinct et vivre une aventure excitante.
– Tu me promets de ne pas passer à côté de cette occasion ? insista Sara. Je suis certaine que tu y trouveras ton compte.
– Promis, répondit Una avec un sourire.

C’était une journée d’août étonnamment belle. La température était plutôt clémente, pas de vent, et le soleil faisait même une timide apparition de temps à autre.
Généralement, Una n’aimait pas ce mois-là, lorsque la nuit recommençait à tomber après la clarté perpétuelle des mois précédents, mais cette fois la situation était différente. Se tenant sur les marches de l’immeuble où sa mère vivait avec son mari à Kópavogur, elle songea qu’elle n’aurait jamais pu habiter dans un endroit pareil, aussi froid que mal entretenu. Elle préférait son petit appartement du quartier ouest de Reykjavík, même s’il était en sous-sol. Elle le louait désormais à un jeune couple avec un bébé.
Sa mère l’avait raccompagnée dehors après leur café. Le moment était venu de se dire au revoir.
– Nous viendrons te rendre visite, ma chérie, ne t’inquiète pas. Et puis, ce n’est que pour un an, non ?
– Une année scolaire, oui, répondit-elle. Vous serez toujours les bienvenus.
Façon de parler : sa mère serait la bienvenue, mais quelque chose chez son second mari – entré dans leurs vies plusieurs années auparavant – avait toujours dérangé Una.
– Tu vas t’arrêter quelque part en route ? demanda sa mère. C’est affreusement loin. Il faut que tu fasses une pause, c’est dangereux de conduire quand on est fatigué.
– Je sais, maman, soupira Una.
La sollicitude de sa mère était parfois un peu écrasante. Elle avait juste besoin de respirer, de prendre son envol. Quelle meilleure solution que de devenir enseignante dans un village si petit qu’il méritait à peine ce qualificatif ? Dix âmes, pas plus. Comment une société de cette taille pouvait-elle fonctionner ?
Ce serait une expérience enrichissante, revigorante autant pour son esprit que pour son corps. Una n’avait pas eu de difficulté à obtenir le poste. Elle avait appelé le numéro inscrit sur l’annonce quelques jours après la visite de Sara. Une femme d’un âge indéterminé, entre trente et quarante ans à en juger par sa voix, lui avait répondu et expliqué qu’elle siégeait au sein de la commission scolaire de la municipalité à laquelle le hameau appartenait.
– Ça me fait plaisir d’entendre que quelqu’un est intéressé. Pour tout vous dire, personne d’autre n’a postulé.
Una lui avait retracé en détail son parcours universitaire et son expérience professionnelle.
– Mais pourquoi voulez-vous venir vivre ici ? lui avait alors demandé la femme.
Una était d’abord restée silencieuse. Les prétextes ne manquaient pas : échapper à l’existence monotone qu’elle menait en ville, échapper à Sara, ou pour être plus exacte laisser Sara en paix quelque temps, se séparer un peu de sa mère – et surtout de son beau-père –, enfin changer d’environnement. Mais la véritable raison n’était pas aussi claire.
– J’ai juste envie de connaître la vie autrement qu’à la ville, avait-elle finalement répondu à son interlocutrice.
Elle n’avait pas immédiatement obtenu le poste, mais de toute évidence, ses chances étaient bonnes. Avant de raccrocher, elle avait demandé :
– Combien d’élèves aurai-je ?
– Deux, seulement. Deux fillettes de sept et neuf ans.
– C’est tout ? Vous avez vraiment besoin d’un professeur ?
– Oui, on ne peut pas faire des allers-retours quotidiens vers une autre école, surtout en hiver. Mais ce sont deux petites filles adorables.
Ainsi son voyage allait-il démarrer, à Kópavogur, au petit matin. Une année scolaire à la campagne, sur la péninsule de Langanes, parmi des inconnus, avec une classe composée de deux élèves. C’était risible, un travail presque trop facile pour accepter un salaire complet. Mais en fait, elle avait hâte.
La femme avec qui elle s’était entretenue au téléphone, Salka, lui avait semblé sympathique.
Peut-être que ce petit village l’accueillerait à bras ouverts.
Peut-être tomberait-elle amoureuse de la nature environnante et de ses habitants, au point de s’y installer de manière permanente…
Una revint à elle tandis que sa mère lui donnait un petit coup de coude et lui reposait la même question, à laquelle elle avait pourtant déjà répondu :
– Ce n’est que pour un an, n’est-ce pas ?
– Oui, maman. Je n’ai aucune envie de vivre aussi loin de Reykjavík à long terme.
– Eh bien. J’ai la sensation que mon oisillon prend enfin son envol.
– Voyons, maman, ça fait longtemps que j’ai quitté la maison.
– Mais tu n’as jamais été bien loin, ma chérie, nous avons toujours été là l’une pour l’autre… J’espère que ce ne sera pas trop dur pour toi là-bas, toute seule, sans pouvoir venir me voir et parler de… parler du passé.
Sa mère sourit. Una soupçonnait qu’elle décrivait sa propre peur, que cette séparation serait plus difficile qu’elle ne l’avait prévu.
Elle la serra fort contre elle, et toutes deux se regardèrent un instant en silence.
Il n’y avait plus rien à dire.

L’avis de… Gilles Médioni (Marie France)
« Ragnar Jónasson semble se délecter des ambiances de bout du monde. Ici, il nous embarque dans le petit village de Skálar, à l’extrême nord-est de l’Islande où Una, jeune enseignante peu sûre d’elle, décide d’aller passer une année pour faire l’école à deux fillettes. Arrivée sur place, elle découvre un lieu-dit hostile animé par seulement dix habitants, et comprend vite qu’elle n’est pas la bienvenue. Même la maison où elle loge semble être hantée. Le jour de Noël, l’une des fillettes est assassinée. L’étau se resserre autour de l’étrangère. Jusqu’où les habitants seront-ils capables d’aller ? L’auteur islandais fait régner dans ces pages une atmosphère angoissante et surnaturelle qui dérange. »

Vidéo


Ragnar Jonasson présente son roman «Dix âmes, pas plus». © Production Librairie Mollat

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Regarde le vent

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En deux mots
En rangeant la maison de sa grand-mère décédée, Camille découvre des photos et des lettres et décide de prendre la plume pour raconter la vie de ces femmes qui l’ont précédée. Un projet soutenu par sa fille Jeanne et par son mari, même si ce dernier entend profiter du talent de son épouse.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quatre générations d’amoureuses

Marie-Virginie Dru nous offre un second roman-gigogne. Autour de la biographie de ses aïeules, elle nous raconte le parcours de la romancière face à son manuscrit, face à ses enfants et face à son mari. Une habile construction, une ode à la liberté.

Camille, la quarantaine, mariée et mère de deux filles, vient de perdre sa grand-mère. Après les obsèques et surtout après avoir vidé l’appartement de son aïeule et y avoir trouvé de nombreuses photos de famille ainsi que des lettres, elle décide de prendre la plume pour lui rendre hommage, ainsi qu’à la lignée qui l’a précédée. «Elle s’en tiendra à trois générations: après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette. qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde.»
Voici donc Henriette qui renaît sous sa plume. «Née en 1879 à Alger, elle arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.» Devenue une belle jeune femme, elle va faire tourner les cœurs et se marier trop vite, car c’est avec son amant Pablo qu’elle va vivre la vraie passion. Mais à la veille de fuir avec le bel Espagnol, un accident va la défigurer. Elle renonce alors à son projet et suit son mari du côté de Narbonne. Entre temps, elle s’est rendu compte qu’elle était enceinte et va mettre au monde l’enfant de sa liaison extra-conjugale. La fille illégitime va alors devenir la «marque de fabrique» de la famille durant trois générations. Après Henriette, Odette puis Annette feront de même.
Pour Camille, il n’est pas question de juger ce faux pas, tout au plus y voit-t-elle des femmes qui ont eu l’envie de vivre pleinement leur vie, des femmes libres. C’est en tout cas ainsi qu’elle entend raconter ces vies et les transmettre à ses filles Louise et Jeanne.
La romancière a eu la bonne idée d’insérer dans son roman des extraits du journal intime de Jeanne, ce qui permet au lecteur de découvrir l’ambiance au sein de la famille quand elle découvre son projet d’écriture. Si sa fille est partagée parce qu’elle comprend vite que cette activité n’est pas neutre et que sa mère s’y investit au point de négliger ses enfants, elle y voit aussi un effet-miroir pour sa propre passion, la danse. Comme sa mère, elle s’investit à fond pour progresser jour après jour au sein de l’école des petits rats de Nanterre pour pouvoir être acceptée à l’Opéra.
En revanche son mari, journaliste dans un grand quotidien, y voit une sorte de concurrence déloyale. Après tout, c’est à lui d’écrire un roman, de compléter ses reportages et interviews par la publication d’un livre. Alors, il félicite son épouse, souligne combien les extraits qu’il a pu lire lui plaisent. Et cherche comment il pourrait détourner ce projet à son profit.
Comme dans son premier roman, Aya, Marie-Virginie Dru raconte l’histoire d’une femme qui cherche à se forger un destin et qui, pour cela, doit se battre et se délester du poids qui pèse sur ses épaules. Mais pour cela Camile a des alliées, ses aïeules qui désormais l’accompagnent et la rendent chaque jour plus forte. C’est aussi ça, la magie de l’écriture !

Playlist du livre
Y’a de la joie, Charles Trenet, 1936
Sous les jupes des filles, Alain Souchon, 1993

Déjeuner en paix, Stephan Eicher, 1991
Il venait d’avoir 18 ans, Dalida, 1973

Fascination, Pauline Darty, 1904
Je m’suis fait tout petit devant une poupée, Georges Brassens, 1956
Allô maman bobo, Alain Souchon, 1978
Dans la vie faut pas s’en faire, Maurice Chevalier, 1921
Qui c’est celui-là ?, Pierre Vassiliu, 1973

Premier rendez-vous, Danielle Darrieux, 1941

Ne me quitte pas, Jacques Brel, 1959
Mais je l’aime, Grand Corps Malade, 2020
Il suffit de presque rien, Serge Reggiani, 1968

Boum, Charles Trenet, 1938
Heroes, David Bowie, 1977

Regarde le vent
Marie-Virginie Dru
Éditions Albin Michel
Roman
272 p., 21,90 €
EAN 9782226474421
Paru le 1/02/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris ainsi qu’à Nanterre. On y évoque aussi des séjours du côté de Narbonne, un week-end à Dinard et des vacances à La Baule.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Au lendemain de la mort de sa grand-mère, tandis qu’elle feuillette de vieux albums de famille, Camille se met en tête de retracer la lignée de ses aïeules, des femmes libres et extravagantes, « toujours sur leur trente et un, élégantes, coquettes, bavardes, indisciplinées, des gigolettes qui se balançaient en dévoilant leurs genoux et en profitant de la douceur du jour ».
Chaque nuit, au fil de sa plume, elle puise son inspiration dans ce passé triste et joyeux, exhume des secrets bien gardés et fait revivre quatre générations d’amoureuses qui n’ont pas hésité à braver les interdits de leur temps.
Mais c’est compter sans son époux, qui ne supporte pas de voir sa femme écrire et s’épanouir…
Avec l’écriture tendre et veloutée qui a séduit les lecteurs d’Aya, Marie-Virginie Dru dévoile les plaisirs et les blessures de l’amour en ressuscitant une dynastie de femmes au destin romanesque.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Publik’Art
Actualitté (Zoé Picard)
Le livre du jour (Frédéric Koster)
Blog Les billets de Fanny
Blog T Livres T Arts
Blog Valmyvoyou lit
Blog Pause Polars
Blog Ana Lire
Blog Fabie Reading

Les premières pages du livre
Prologue
Notes sur les articles 311 et 312 du Code pénal :
« Il y a abus de confiance quand une personne s’approprie un bien que lui a confié sa victime. Cela peut être une somme d’argent, une marchandise ou une œuvre. Aucune poursuite légale ne pourra être engagée pour l’abus de confiance entre époux.
Le vol entre époux n’est pas reconnu. Un époux peut, par exemple, partir du domicile conjugal en emportant tous les biens qu’il souhaite. »

PREMIÈRE PARTIE
LES ÂMES FLÂNANTES
Un rêve impossible
Camille termine de préparer sa prochaine visite. Elle regarde par la fenêtre et, à l’aide de ses doigts, commence à compter. Bientôt sept ans qu’elle promène des petits groupes dans les méandres d’un Paris mystérieux. Guide conférencière, un travail à mi-temps, et à mi tout court, comme le lui fait souvent remarquer Raphaël qui trouve que sa femme a trop de temps libre. « Juste un hobby, dit-il. D’ailleurs, elle ne pourrait pas en vivre, ou alors à moitié. Et encore ! »
Il ne croit pas si bien dire. Camille a si souvent l’impression de vivre à moitié, dans l’à-peu-près. Presque quarante ans, ni jeune ni vieille, un entre-deux tiède. Une vie où rien ne dépasse. Parfois Camille voudrait retrouver cet âge où tout semble possible, où le moyen n’existe pas. Ce temps de l’insouciance où l’on peut refaire le monde, partir sur un coup de tête et dormir jusqu’à pas d’heure. Oui, retourner en arrière : « S’il vous plaît, on peut recommencer, je n’étais pas prête ! » Trop tard, les jeux sont faits. Les habitudes ordonnent les jours. C’est comme ça !
Elle regarde l’heure sur son portable, se lève d’un bond. Sans vérifier son reflet dans le miroir, elle attrape sa veste et claque la porte. Louise doit l’attendre, planquée à deux rues de son école. Pour Camille, comme pour tant de mères, ses filles sont ses trésors. Jeanne et Louise, douze et quatorze ans, petites et grandes, gentilles et méchantes, courageuses et velléitaires, des paradoxes ambulants. En dévalant la rue à toute allure, elle ne pense plus à rien, pas même à son nouveau projet. Son livre. Depuis qu’elle a perdu sa grand-mère il y a un peu moins de trois mois, elle ressent le besoin d’écrire. Un premier mot hésitant, comme le pied qu’on trempe dans l’eau froide sans être sûr de vouloir plonger… puis une foule de mots qui s’agitent telle une guirlande, et des phrases qui s’assemblent presque par magie. Pourtant, écrire lui avait toujours semblé un rêve impossible.
Depuis trop longtemps, Camille enfouit ses tristesses et ses peurs. Devant Raphaël et leurs amis, elle cherche ses mots et n’arrive pas à terminer ses phrases. Alors elle se tait, mine de rien. Elle ne se serait jamais crue capable de transcrire toutes ces contradictions qui l’habitent. Découvrir que l’écriture peut devancer sa pensée la grise.
Presque chaque nuit, elle quitte son lit en prenant soin de ne pas réveiller son mari. Elle rejoint sa lignée maternelle, sa plume parle pour elle. Elle s’amuse, s’étonne. Parfois même, elle pleure. Et c’est doux de retrouver ainsi sa grand-mère dont elle refuse de se séparer.
Tout a commencé le jour de son enterrement.

Celle qui fut
Y’a d’la joie
Bonjour bonjour les hirondelles
Dans le ciel par-dessus les toits
Partout y’a d’la joie
C’était en plein hiver, un jour glacial. Pendant la messe, Camille n’avait pas pleuré. Pas une larme. Serrée contre ses cousins, elle chantait avec eux en fixant la lumière colorée qui perçait les vitraux de l’église Sainte-Clotilde, pour ne pas se noyer dans la tristesse des ombres grises. Son frère accompagnait les chants à la guitare, en gardant les yeux fermés. Leur grand-mère était morte, et ils célébraient à leur manière la joie qu’elle leur avait léguée.
Puis ils avaient regagné leurs rangs pour s’agenouiller sur les prie-Dieu. Mathilde, la mère de Camille, était assise devant elle, recroquevillée dans son chagrin, elle était redevenue une petite fille qui cherche sa maman. Camille a posé une main sur son épaule. À travers le tissu de sa veste, elle sentait ses os qui tremblaient. Autour d’elles, tout s’est accéléré. Les témoignages remplis d’amour et de souvenirs, les prières, les chants, l’encens et toujours la petite flamme rouge, témoin d’une présence improbable. Pendant que le prêtre parlait de résurrection, le regard de Camille est tombé sur une statue de la Vierge qui, pour la consoler, lui présentait son Enfant.
Sa fille Jeanne s’était placée près de l’autel pour dire une prière. Derrière son pupitre, elle se tenait très droite dans sa robe rose pâle, et lisait un texte de sœur Emmanuelle. Son timbre enfantin avait sorti Camille de ses rêveries. Comme un souffle, la voix de Jeanne faisait vaciller les cierges. Les mots remplissaient le silence, quelques reniflements s’accrochaient aux mouchoirs. Quand la cérémonie a pris fin, Camille a retrouvé sa fille dans l’allée centrale et s’est appuyée sur elle, de peur de s’écrouler.
Dehors, elles ont plissé leurs yeux rougis, aveuglées par le soleil. On venait les embrasser, les réconforter, les féliciter pour cette messe et aussi pour avoir si bien chanté. « Y’a d’la joie », fallait oser quand même ! Des mines contrites qui forçaient leur tristesse et des accolades remplies de compassion. Tous ceux qu’on aime et tous les autres, éclairés par la lumière crue de décembre.
Camille a filé en douce avec sa famille pour suivre le corbillard qui roulait à toute allure. Surtout ne pas louper la dernière heure. Dans l’allée du cimetière, ils se sont groupés autour du cercueil. Jeanne a chuchoté à l’oreille de sa mère qu’elle savait que bonne-maman n’était pas dedans. « Sa maison c’est là-haut, tu sais, avec les anges et les étoiles. »
Calée entre sa mère et ses enfants, Camille était comme un arbre. Plantée. Et ses idées, pareilles aux feuilles, flottaient dans l’air glacial. Puis ses deux filles ont rejoint leurs cousins en sautillant, illuminant cet instant de leur jeunesse frivole. Bonne-maman aurait adoré ! Elle n’aimait que les rires et la gaieté, les couleurs claires et les jardins fleuris.
Des messieurs avec des têtes d’enterrement se sont approchés pour la déposer au fond du trou, sa dernière demeure. On a jeté des fleurs comme autant de baisers. « Regardez le nuage tout rose juste au-dessus de nous, c’est elle ! Elle nous sourit… » Et, telle une vague, les cous se sont tendus vers le ciel qui s’embrasait, puis se sont courbés vers la petite fille blonde comme l’aurore qui le pointait du doigt, seule à avoir vu ce signe qu’il ne fallait pas rater. Des larmes brouillaient la vue de Camille et, à ce moment seulement, elle a pleuré sur tout ce qui nous échappe. Sur tout ce qui nous quitte à jamais.
Puis ils sont repartis par la grande allée, et Camille s’est arrêtée devant une tombe en granit noir qui trônait au-dessus des autres. Sa stèle, représentant un immense escalier donnant sur une porte entrouverte, semblait monter jusqu’au ciel. Attirée par la force qui s’en dégageait, elle s’est approchée pour lire l’épitaphe gravée en lettres d’or : « Pour celle qui fut tout mon bonheur ». Ces mots l’ont bouleversée, l’amour pouvait régner sur la mort, une passion pouvait être infinie. Cet amour-là, auquel elle rêvait depuis toujours.
En rejoignant Raphaël, elle a glissé sa main dans la sienne. Il l’a serrée si fort qu’elle s’est sentie rassurée.

Photos sépia
Quelques semaines après, il a fallu déménager l’appartement de bonne-maman. En arrivant devant chez elle, Camille, par réflexe, a failli sonner. Elle ne pouvait pas croire que sa grand-mère ne serait plus jamais là pour l’accueillir.
Son chat avait pris sa place. Sur le coussin brodé, il avait enfoui sa tête sous ses pattes pour ne pas voir ce qui se passait. Puis il s’était mis en boule, pendant que Mathilde, plus orpheline que jamais, tournait en rond dans l’appartement. Elle s’affairait, ordonnait, triait, étiquetait ce qui avait été la vie de sa mère. Le commissaire-priseur devait passer le lendemain pour mettre un prix sur ces meubles qui furent les témoins de ses jours. Ses petits-enfants avaient déjà choisi l’objet, le bibelot chargé de souvenirs qu’ils emporteraient chez eux. Afin que leur grand-mère continue à les protéger. Chaque recoin était imprégné de sa présence et son parfum flottait encore dans l’escalier de son immeuble.
En voyant sa mère si pâle, Camille craignait qu’elle ne s’effondre au beau milieu des objets autour desquels elle s’affairait. Son oncle était assis derrière un bureau, il remplissait de la paperasse, téléphonait, organisait. Il avait l’air d’un vieil enfant trop sérieux. Dès que sa bonne-maman, au sourire aussi large que le cœur, lui revenait à l’esprit, Camille s’efforçait de retenir ses larmes. Sa grand-mère lui avait enseigné la légèreté, la gourmandise, la joie. C’était à elle qu’elle se confiait, elle qui comprenait mieux que personne ses secrets d’adolescente.
Annette avait toujours été gaie, rose et parfumée. Une grand-mère aussi soyeuse que ses foulards. Aujourd’hui, par son absence, elle devenait pesante pour la première fois.
Camille s’était lovée dans un coin pour trier les albums photos. Il y en avait plusieurs piles, agglutinées derrière le canapé. Beaucoup étaient déchirés à force d’avoir été feuilletés. Elle connaissait par cœur les plus récents. Ceux avec ses filles, avec leurs cousins. Dans d’autres, un peu plus anciens, se succédaient des images témoins de son enfance. Camille avait du mal à se reconnaître dans cette ado au regard intransigeant. Où était-elle passée ? Les dîners de Noël où ils sont tous réunis et les montagnes de cadeaux sous le sapin qui touche le plafond. Les mines réjouies des enfants devant les beaux paquets qu’ils n’osent pas ouvrir. Ces instants magiques qui ne reviendront plus. Cette grand-mère était leur Mère Noël, impossible d’y croire sans elle.
Les photos changent de saison, et voilà des plages remplies de châteaux de sable, de mines barbouillées de chocolat et de pique-niques joyeux. La Baule, Saint-Aubin, Chassignol, les maisons passent comme les années. Tout se mélange.
Camille se sentait alourdie par ces morceaux de vies qui s’étalaient sous ses yeux. Elle classait les albums en fonction de ceux qui y figuraient, et de l’époque où les clichés avaient été pris. Certains remontaient à très loin. L’un d’eux, qui semblait dater de Mathusalem, s’était ouvert tout seul. Camille a senti un appel. Des photos sépia représentant d’autres plages, d’autres visages, des femmes en robe longue protégées par leurs ombrelles. Des regards profonds qui semblaient l’interroger. Des enfants appuyés sur de grandes pelles avec des rubans plein les cheveux. Des scènes joliment cadrées, des perrons accueillants et des pergolas débordant de glycines. Quelques instants de bonheur dans des sentiers aujourd’hui disparus. Dans les photos de famille, on n’immortalise que le meilleur, pour laisser une trace des beaux jours. Qui étaient ces aïeules qui prenaient vie dans ces souvenirs muets ?
Certains visages lui revenaient en mémoire. Elle avait tout de suite reconnu les yeux pétillants d’Odette, son arrière-grand-mère. Si jolie sur cette image où elle est déguisée en fée. Au bas de certaines photos, des prénoms, des lieux et des dates l’aident à se faufiler dans le passé de ces inconnus qui étaient pourtant ses ascendants. Ce moustachu en redingote à l’œil polisson, Narbonne, 1921, c’était qui ? Camille avait commencé à imaginer, à rêver. À force de remonter le temps, elle ne l’avait pas vu filer. Installée confortablement dans le canapé, elle feuilletait cette succession d’univers désuets avec la sensation d’épier des existences. Les photos se décollaient de leurs pages pour lui raconter une histoire étrange et familière. Elle était curieuse d’en savoir plus sur ces gens qui tous avaient un lien avec elle. Leurs expressions avaient été fidèlement conservées, imprimées, collées, avant de tomber dans l’oubli.
Ce déjeuner sur l’herbe avant la disette. Cette parade dans un chariot avant la guerre. Cet enfant qui sourit juste avant d’être mis au coin. Cette femme entourée qui sera un jour abandonnée. Camille avait l’impression de faire leur rencontre, il ne leur manquait que la parole. Elle aurait voulu entendre leurs voix, découvrir leurs intonations, leurs accents, leurs murmures. Un brouhaha envahissait son cerveau au moment où la sonnerie d’un portable la ramena au présent. En levant la tête, elle a soudain remarqué les murs du salon vidés de leurs tableaux. Des rectangles clairs comme des fantômes faisaient ressortir la peinture défraîchie. Ce spectacle lui arrachait le cœur, la mettait face à ce qui s’efface. Ce qui passe. Ce qui ne reviendra jamais. Comment prolonger le souvenir de ses aïeux ? Elle a reposé les albums, décidée à ne pas perdre cette mémoire. L’idée de son livre s’était enclenchée.
Un peu partout dans la pièce assombrie, plein de petits tas. Des lots prêts à partir pour les enchères. Le seul à ne pas avoir changé de place, c’était le chat. Toujours en boule sur son coussin, il a relevé la tête en jetant un regard hautain. Puis il s’est remis à ronronner et a replongé la tête sous ses pattes, sûrement pour aller retrouver sa maîtresse.

Jours de visite
Les jours se suivent, les nuits s’écrivent. Sa plus jeune fille sautille pendant que l’autre s’évade dans son monde d’ado. Camille planifie ses journées en attrapant les heures au vol, elle file sa vie à toute allure. Des cernes fanent ses yeux, on ne voit que le bleu limpide de ses pupilles.
Deux fois par mois en moyenne, il y a les visites qu’elle organise. Il lui faut au moins une semaine de recherches pour s’imprégner du coin de Paris sur lequel elle a jeté son dévolu. Sa méthode est toujours la même. D’abord elle se perd dans les rues du quartier. Elle frôle les vieilles pierres, pousse les portails entrouverts à l’affût de secrets. Ensuite elle fouille dans ses livres, sur Internet et déniche les histoires insolites qui se sont déroulées dans ces lieux. Allongée sur son lit, elle griffonne sur ces existences passées en se transportant des siècles en arrière.
Les jours de visite, elle attend les participants le ventre un peu noué. Le rendez-vous est à quatorze heures pile. Ils sont en général une quinzaine, majoritairement des femmes. Deux ou trois hommes s’immiscent timidement, ce sont souvent les plus attentifs. L’excursion peut débuter. Camille déambule sur les trottoirs en se tenant bien droite, serrée de près par son groupe. Elle fait de grands gestes en parlant haut et distinctement, elle embarque son escadrille dans un voyage à travers le temps.
Puis vient la nuit… elle émerge de ses rêves, et, sur la pointe des pieds, quitte les ronflements de Raphaël pour retrouver ses feuilles. Les phrases s’enchaînent, Camille dérive, amarrée à son stylo. Elle laisse l’écriture voguer au fil de sa pensée, et s’aventure sur des sentiers inexplorés pour laisser ses mots dépasser les lignes.
Ses héroïnes sont Henriette, Odette, Annette. Dans l’ordre, son arrière-arrière-grand-mère, son arrière-grand-mère et sa grand-mère ! Ses idées s’ordonnent en prenant forme. Elle se sent reliée à une force étrange qui prend racine au creux de son ventre, dans ses souffrances et dans son passé. Comme si elle essorait son âme de profondeurs insoupçonnées. Elle voudrait comprendre ce qui se transmet d’une génération à l’autre, ce qui l’a fabriquée. Beaucoup de ce qui nous constitue vient de si loin. Nous héritons d’une mémoire dont il faudrait pouvoir s’alléger pour échapper à ce qui se répète à travers les générations. Cette mémoire, elle a décidé de l’explorer.
Un rayon de soleil filtre sous la porte, les ombres se déplacent, le jour se lève. Camille va cacher les feuilles qu’elle vient de noircir dans un placard de la cuisine. En revenant dans le couloir, elle jette un coup d’œil au miroir devant elle. Ses cheveux ébouriffés tombent sur son front et ses yeux luisent dans la pénombre. Elle se sourit avant de réendosser son rôle de mère, et tape aux portes : « Allez, les filles, c’est l’heure ! »

Jeanne
Un pas devant l’autre. Surtout pas marcher sur les lignes. Sauter dans les carrés, jouer à la marelle sur le trottoir. C’est mieux dehors, parce que chez moi, il y a cette odeur de trop, trop chaud, trop serré, trop je sais pas quoi, mais trop. Comme elle dit tout le temps ma grande sœur. Trop…
Je n’ai pas touché une seule ligne avec mon pied, trop forte. Pourtant y’a trop de gens autour, bon j’arrête de dire trop, ils me bousculent… un peu, avec leurs grands sacs.
Ah ! cet air dans ma tête, lalalalala, j’ai envie de faire un entrechat. Je suis forte en entrechats, je saute, mes pieds tourbillonnent et vraiment c’est mon rêve d’être un rat d’opéra. Un rat qui aime les chats ! Je veux absolument, énormément, incroyablement, plus que tout au monde entier, devenir danseuse étoile, être tout là-haut avec des fleurs dans les bras. Papa, il ne croit pas que j’y arriverai. Pourtant j’ai été admise à l’école de danse de l’Opéra, c’est ma première année, je suis en sixième division. Mon papa m’appelle sa rate, mais il préférerait que j’arrête de voler sur mes jambes toute la journée et que je retombe enfin sur terre. Il dit des choses, mais elles passent au-dessus de ma tête comme si c’étaient les flèches d’un Indien qui ne saurait pas viser.
Ma sœur, elle me demande toujours : « Tu préfères papa ou maman ? » C’est bête comme question ! Mais j’hésite pas : maman, elle est belle et si douce. Son seul défaut, c’est qu’elle ne voit que ce qu’elle veut, elle ne voit que ce qu’elle aime. On dirait qu’elle filtre les mochetés pour y mettre sa lumière. Elle est naïve. Pas comme moi ! J’ai une loupe dans ma tête, je ressens tout, jusqu’au bout de mes doigts que je tends si loin pour pouvoir tout attraper, même ce que l’on ne voit pas : les battements de cils, les ronds de fumée dans le ciel, les bulles de savon transparentes, les toiles d’araignée planquées dans les coins. Je m’étends en étoile de mer et je vais jusqu’à l’océan infini… Je me faufile, je me glisse partout. Je ne veux surtout rien rater. D’ailleurs ça m’énerve quand on parle dans mon dos. J’ouvre bien mes écoutilles, et j’arrive toujours à entendre ce que je ne devrais pas.
Maman, ma maman sur la terre comme au ciel, elle ne s’en doute pas, mais elle a besoin de moi. Pour l’aider à voir, à savoir. Tiens, je suis déjà arrivée à mon école de ballet. C’est à Nanterre, c’est un peu loin pour y aller, je suis obligée de prendre le RER. À chaque fois c’est pareil quand j’arrive, mon cœur bat fort, il cogne à l’intérieur comme s’il voulait sortir, ce n’est pas parce que j’ai couru, c’est juste parce qu’il aime tellement ce moment-là… Et les après-midi, après les cours barbants de maths ou de français, je suis trop heureuse de me retrouver dans la salle immense toute recouverte de glaces ! Mon cœur m’accompagne, il suit la musique, me donne le rythme et fait des claquettes. Je me sens Marie pleine de grâce.
Je cours vite vers la salle Lifar, je vais encore être en retard. « Bonjour, madame Platel, oui je me dépêche ! » J’accroche mon sac, je remets mon cœur à sa place… et sur la pointe de mes chaussons, j’entre dans mon royaume ! Me voilà !

Les failles
Camille est partie à pied de chez elle, c’est le premier jour du printemps, les arbres bourgeonnent de promesses et un soleil frais l’accompagne. En remontant la rue Saint-Jacques, elle songe aux cycles de la vie, à ceux des saisons, au temps qui file.
Elle s’est retrouvée allongée sur une table au centre d’une petite pièce sombre. Ça sent comme à l’église. C’est son amie Dorothée qui lui a conseillé ce praticien. Les premiers instants, elle se demande ce qu’elle fait là. Puis elle décide de jouer le jeu et ferme les paupières pour être plus réceptive. Deux mains s’agitent autour de son corps pour repérer les failles et les désaccords qui en perturbent l’harmonie. Elle commence à ressentir une profonde léthargie qui l’extrait peu à peu de ce lieu. Par moments, une chaleur diffuse l’envahit et ses pensées flottent en apesanteur. Des images, des réminiscences viennent de loin, pour s’enfuir tout aussi vite. Le va-et-vient des mains et les mouvements de l’air qui l’accompagnent la bercent, un ruban se déploie dans les recoins les plus profonds de ses cellules. Pour alléger ce qui l’étouffe. Des nœuds, des précipices.
Ses veines palpitent en cadence et Camille imagine un chef d’orchestre qui coordonnerait son corps avec sa baguette. Sous cette impulsion, son enfance lointaine a surgi comme la lave d’un volcan qui l’envelopperait. Une sensation à la fois brûlante et réconfortante. Ses épaules tressautent dans la vague qui l’enroule et la submerge. Marée haute, le soleil n’est pas loin, c’est triste et doux, ses larmes coulent pour laisser sortir de son cœur l’océan qui l’inonde. Des pleurs sans tristesse mouillent ses joues, c’est comme une pluie d’été. Des bouffées de son passé transformées en gouttes salées pour nettoyer ses plaies. Pleurer ne lui a jamais semblé aussi approprié. Des larmes serpillières pour étancher ses paniques.
Quand le magnétiseur lui dit qu’il va se placer derrière sa tête pour communiquer avec ses aïeules, Camille n’ose plus respirer. Elle éprouve une crainte irrationnelle face à tout ce qu’elle garde en elle. Son cœur cogne dans sa poitrine, comme une requête. Mais l’homme est déjà en résonance, ses doigts s’incrustent dans son cerveau, ses paumes sont brûlantes.
Le silence est devenu tellement profond que Camille croit entendre des voix qui viennent de très loin. Il suffit d’écouter.

Jeanne
Stop, la barrière est fermée. La petite dame très maquillée sort de sa guérite et, avec une démarche de paresseux, s’avance pour la relever. La gardienne du cimetière des Batignolles, je lui souris avec respect. C’est pas rien de passer sa vie près des tombes et d’être responsable de la frontière qui sépare les vivants des morts. C’est pour ça qu’elle m’impressionne dans son uniforme bleu, avec sa casquette et ses paupières très bleues aussi. Schtroumpfette de la mort.
« S’il vous plaît, madame, une pelle et un arrosoir. » Elle me répond mollement, comme si chaque mot venait de l’autre monde : « Sers-toi, tu les remettras où tu les as pris… » Je prends vite mon barda, oui bien sûr madame, je ne vais pas les garder pour moi, qu’est-ce qu’elle croit, et je file bien vite entre les lignes délimitées des enterrés.
J’écoute fort le silence, il prend toute la place. Maman marche près de moi sans faire de bruit. On vient ici pour voir Annette, sa grand-mère qui est morte juste avant Noël. Mon arrière-grand-mère à moi. Je vais rendre belle sa tombe, je ramasse les fleurs fanées, je plante des petites pensées, elles sont jolies comme tout. Je pense à elle qui n’est évidemment pas en dessous de tout ça, mais en dedans de moi ou alors là-haut avec les étoiles, les nuages, les anges posés dessus et tout le tralala ! Oui, tout est dans le ciel, je le regarde toujours, c’est pour ça qu’on dit que je suis tête en l’air.
Je parle à ma bonne-maman, je sais que la mort c’est pas ne plus exister, c’est au contraire être là, partout avec moi, en moi, je sens son amour qui me frôle. Un arbre très grand est penché au-dessus de sa tombe, je retrouve dans ses branches le sourire qu’elle avait quand j’arrivais chez elle. Elle me préparait toujours mon déjeuner préféré, la salive dans ma bouche rien qu’à y penser, et l’odeur du chocolat qui se mélangeait à son parfum, c’était comme entrer dans le jardin le plus beau du monde. Son gros chat se frottait à mes jambes, je goûtais les délices du mercredi en ronronnant avec lui.
Elle est juste là. Pour toujours. Elle me chuchote des mots avec les ailes d’un oiseau, ou bien dans le vent et les feuilles qui s’échappent en flottant, parfois aussi dans les pas des gens, alors je ferme les yeux pour mieux la retrouver. C’est notre secret, j’adore ce qu’on ne voit pas, ce dont on doute. Les racines des arbres, qui leur permettent de parler entre eux, et qu’on devine sous l’herbe, l’empreinte de la mer qui donne ses rides au sable mouillé, et j’adore aussi me réveiller la nuit et ne pas être certaine que le jour va se lever. Même l’angoisse qui me serre le cœur quand maman n’est pas rentrée et que j’imagine tout plein de choses, c’est bizarre mais j’aime aussi. J’aime ne pas être sûre d’être amoureuse un jour. J’aime être certaine de rien, pour garder la surprise. J’aime les points d’interrogation.
Je ne comprends pas pourquoi les grands veulent tout savoir, tout connaître, tout planifier. Rien ne se passe jamais comme on croit. Je préfère douter de tout, mais je suis quand même sûre d’une chose. Mourir, ce n’est pas la fin, mais la suite. C’est ma seule certitude.
Maman me dit qu’il faut déjà rentrer. On se retourne en même temps pour saluer la tombe si gaie maintenant, avec ses fleurs roses et violettes, on dirait qu’elle rit. La lumière humide glisse sous les arbres et les pierres tombales se dressent comme des soldats au garde-à-vous, les feuilles tourbillonnent dans les allées vides. Les mots d’amour gravés dans la pierre parlent doucement de la vie qui s’en va.

Les loyautés invisibles
Elles très fières
Sur leurs escabeaux en l’air
Regard méprisant et laissant le vent tout faire
Elles dans l’suave
La faiblesse des hommes elles savent
Que la seule chose qui tourne sur terre
C’est leurs robes légères
Pour raconter une histoire, il y a forcément un point de départ. D’abord la mort de sa grand-mère, les albums photos… Et les mains du magnétiseur qui sont venues fortifier ce qui s’ébauchait en elle. Camille se souvient de ses mots pendant la séance : « Elles sont toutes là, si nombreuses, elles vous écoutent et sont très joyeuses. Elles vous laissent les rênes. Rassurez-vous, vous serez aussi libre qu’elles, vous leur ressemblez. Votre grand-mère aussi est là, elle ne veut pas se retourner, mais elle est avec vous. Comme une ombre qui vous accompagne. Toutes ces femmes sont fières de vous et vous protègent… Des phénomènes ! Elles sont exceptionnelles… » Camille voit défiler ces visages retrouvés dans les albums photos. Toutes ces mémoires enfouies. Explorer sa famille à partir d’interrogations, sans vraiment savoir ce qu’elle cherche. Comme si la vie n’était qu’un vaste questionnement, dont les réponses varient et tournent en rond. Que sait-on pour de vrai ? C’est ce pas-grand-chose que Camille arpente en tâtonnant, pour remonter le temps et retrouver ces aïeules qui l’interpellent. Elle a choisi de s’en tenir à la chronologie, elle commencera par écrire sur son arrière-arrière-grand-mère. À partir d’images d’elle éparpillées, de bribes d’histoires qu’on lui a confiées, elle va tenter de lui recréer une vie.
Née en 1879 à Alger, Henriette arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.
La tour Eiffel, dont Henriette allait suivre l’édification, fut sa première passion. La petite fille habitait sur le Champ-de-Mars, elle avait l’impression de grandir en même temps que cet échafaudage gigantesque. Tout était immense autour d’elle comme en elle, sa joie devant les fastes de la capitale, sa peine d’avoir quitté son père. L’excitation de découvrir l’Exposition universelle, de se balader sur un bateau-mouche, ou d’accompagner sa tante faire des emplettes à la Samaritaine, ce grand magasin où l’on trouvait déjà tout. Les bicyclettes, les fiacres, les affiches, les fanfares et les terrasses de cafés, tout cela l’enchantait. Mais il y avait aussi ces heures où, prostrée dans son lit, elle implorait le bon Dieu de ressusciter sa mère. Son père passait en coup de vent prendre de ses nouvelles, et chaque fois qu’il repartait, elle piquait une crise de nerfs. Ce caractère tout en extrêmes restera sa marque de fabrique. Elle ira par monts et par vaux, laissant aux autres les chemins plats et raisonnables. Sa vertu ne regardait qu’elle, et ses hauts et ses bas l’entraîneront dans des pirouettes dont elle se relèverait la nuque fière et le torse bombé. Pour flotter en apesanteur et détourner les lois de la bienséance, il faut savoir rester légère.
La grand-mère de Camille lui en avait souvent parlé. Elle lui décrivait Henriette, sa grand-mère à elle, à mi-voix, comme si elle la craignait encore. Originale, délurée, capricieuse, autoritaire, elle avait fait tourner les hommes en bourrique. On lui avait même raconté qu’Henriette avait « le fri-fri en aigrette », ce qui laissait supposer des tas de choses indécentes. En grandissant, Camille s’était dit que dans ce monde, la seule chose qui tourne rond, ce sont les jupes des filles. Et ce qui se cache dessous.
Camille puise dans deux sources d’inspiration : les lettres de ses aïeules et de nombreuses photos. En pensant à son livre, elle a pointé son index sur cette femme et tracé une courbe qui descend jusqu’à la naissance de sa mère. Qu’elle ne tient pas à évoquer, elle est trop proche d’elle. Elle s’en tiendra à trois générations : après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette… qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde. Et de mère en fille, au milieu de toutes ces transformations, toutes trois ont laissé leurs propres traces. Avec l’amour comme religion et le rire en partage, ces femmes ont rattrapé le temps dans une société qui bougeait autant qu’elles. Elles ont choisi les bonheurs fugaces et dangereux plutôt que la monotonie respectable des jours qui passent. Une vie en spirale.
Camille a surtout voulu se pencher sur une faille qui se répète et se prolonge tout au long de sa lignée. Comme un trait héréditaire tenu longtemps secret, ses aïeules eurent en commun un secret de fabrication : chacune d’entre elles conçut un enfant sous le joug d’une passion avec un père qui n’était pas leur mari. Guidées par une sorte de loyauté invisible et singulière, toutes les trois donnèrent vie à des enfants de l’amour. Des secrets de famille périmés.
Henriette, Odette et Annette furent des guerrières et des amazones. Camille veut les faire revivre, reconstituer leur destin de femmes libres. Joyeuses, jalouses, possessives, égoïstes, maternelles, amoureuses, mélancoliques, romantiques, angoissées, courageuses. Dans leurs vies, le rire éclaboussera les larmes et la légèreté sera érigée en arme.
Un monde en frous-frous et en jupons où les pères sont perdus et les maris absents.

Henriette, 1899
Ce matin, c’est encore Henriette, la grand-mère de sa propre grand-mère, qui s’est réveillée sous sa plume. Camille l’a rejointe dans sa chambre aux dessins fleuris de la rue Galvani.
Henriette émergeait d’une sieste dont les rêves étaient plus brûlants que le thé déposé par la bonne sur sa table de chevet. Devant sa coiffeuse, son visage aux contours encore flous la fit sourire, tandis que son esprit prenait de l’avance. Dans deux petites heures, elle sera près de lui. Son cœur lui sembla aussi ébouriffé que sa coiffure, il battait si vite, déjà prêt à s’évader. En se coiffant, elle remit de l’ordre dans ses idées et reposa sa brosse, satisfaite du résultat. Avec sa houppette, elle déposa la poudre de riz sur ses joues trop roses d’avoir bien dormi. Ses cheveux devaient briller de mille feux, mais surtout pas son nez !
En se détaillant dans l’ovale de sa glace cerclée d’acajou, une image de ses jeunes années ressurgit. Henriette ressentit au fond d’elle les bonds de son cœur d’enfant qui explosait de joie lorsque son père arrivait. Elle entendit sa voix qui lui murmurait : « Ma fille, ma poupée, tu n’es pas jolie, tu es plus que ça, irrésistible. Tes yeux immenses, ta bouche large, montre-moi tes quenottes, oh oui, admirables, et cette fossette qui vient creuser ta joue me fait fondre. Tu es le portrait de ta pauvre mère. » Les yeux de son papa qui la fixait en s’avançant vers elle. Si près qu’elle sentait son haleine et sa gêne. Une odeur de tabac lui soufflait un air dont elle ne savait quoi faire. Ses grandes mains encore froides du dehors se posaient sur son cou. Et déjà son papa chéri qu’elle attendait sans cesse reculait en prétextant : « Je dois aller voir ta tante. » Il la laissait seule dans sa chambre devenue soudain glaciale.
Henriette releva ses cheveux pour ranger ses souvenirs et ses barrettes dans son chignon. « Irrésistible. » Depuis, elle s’était donné tant de mal pour devenir jolie qu’elle y était presque arrivée. En tout cas, les hommes confirmaient les propos de son père en succombant à son charme les uns après les autres. Son mari en était fou et s’il fréquentait d’autres femmes, ce n’était que pour se rassurer sur lui-même. Mais en ce jour d’automne capricieux, le seul qui comptait devait déjà l’attendre à l’angle du boulevard Exelmans pour une promenade interdite.
« Zèle, cria-t-elle à sa gouvernante, viens attacher mon corset, vite, le temps presse ! » Et les lacets en satin furent noués en un éclair par les doigts agiles. Henriette admira sa taille devenue si fine et sa cambrure parfaite. Avec sa silhouette en S, elle n’arrivait plus à respirer et se sentait prête à faire chavirer les cœurs. La dentelle grise de son soutien-gorge lui chatouillait l’épaule et ses seins comprimés avaient repris leur galbe. Comme avant la naissance de ses jumelles. Elle enfila son jupon, sa chemisette et la nouvelle robe au tissu moiré qui allait refléter la lumière de ce beau jour. Elle était fin prête, et se détaillait. Pas jolie, non, plus que ça : belle. Elle savait que c’était d’aimer si fort qui la faisait resplendir. Elle se retourna devant la glace pour admirer de trois quarts ses fesses rebondies et sa nuque pâle. En attrapant son ombrelle, elle commença à chantonner puis se ravisa aussitôt. « Ce n’est pas le moment de réveiller les petites ! »
Pablo et elle se rendirent au bois de Boulogne. Pour piétiner les feuilles mortes en se tenant par la main, bâtir, non plus des châteaux en Espagne, mais de vrais projets d’avenir. Ils prirent la décision de faire éclater leur amour au grand jour. Il la serra contre lui un peu trop fort. Entre le corset et les bras vigoureux, elle se sentit défaillir. La bouche de Pablo lui rendit son souffle en la propulsant dans une joie si intense que plus rien n’existait. Ils se sont enlacés sous les branches cachotières. Les cliquetis venant du lac où des barques dérivaient à coups de rames et de rires s’accordaient à leurs soupirs. Un bonheur qu’Henriette essayait de retenir, des larmes comme des gouttes de rosée allégeaient son cœur qui contenait trop de passion. Inquiète de cet instant qui s’enfuyait déjà, elle pensait au Rimmel qui allait laisser une trace noire sur sa joue, à son mari qu’elle abandonnerait, à son chignon qui s’effondrait. Des pensées terre à terre, alors qu’elle côtoyait le septième ciel. « Dévergondée, divorcée. » Ses jumelles seraient rejetées par leurs amies. Tant pis. Contre vents et marées, elle était prête à tout pour se réveiller chaque jour près de lui.
Pablo lui aussi l’adorait. Depuis que ce bel Espagnol avait rencontré cette femme, épouse d’un ami, il en était fou. Plus rien n’avait d’importance quand il caressait sa peau si douce. Ni les lois, ni les dieux, ni les fidélités. Elle s’était offerte si rapidement qu’il n’avait pas eu le choix, il n’avait même pas eu à faire le premier pas. Un amour dévastateur. Les deux amants ne vivaient plus que pour ces heures fugaces où leurs mains se caressaient. Ventres noués et bouches collées, ils s’envolaient vers des mondes nouveaux, emplis d’un émerveillement partagé. En comparaison, le danger qu’ils couraient semblait minime. »

Extraits
« Que sait-on pour de vrai ? C’est ce pas-grand-chose que Camille arpente en tâtonnant, pour remonter le temps et retrouver ces aïeules qui l’interpellent. Elle a choisi de s’en tenir à la chronologie, elle commencera par écrire sur son arrière-arrière-grand-mère. À partir d’images d’elle éparpillées, de bribes d’histoires qu’on lui a confiées, elle va tenter de lui recréer une vie.
Née en 1879 à Alger, Henriette arriva en France à l’âge de neuf ans. Son père l’avait accompagnée à Paris pour la confier à l’une de ses tantes. Sa mère venait de mourir en mettant au jour sa petite sœur Renée. L’enfant fut confié à une nourrice.
La tour Eiffel, dont Henriette allait suivre l’édification, fut sa première passion. La petite fille habitait sur le Champ-de-Mars, elle avait l’impression de grandir en même temps que cet échafaudage gigantesque. Tout était immense autour d’elle comme en elle, sa joie devant les fastes de la capitale, sa peine d’avoir quitté son père. L’excitation de découvrir l’Exposition universelle, de se balader sur un bateau-mouche, ou d’accompagner sa tante faire des emplettes à la Samaritaine, ce grand magasin où l’on trouvait déjà tout. Les bicyclettes, les fiacres, les affiches, les fanfares et les terrasses de cafés, tout cela l’enchantait. Mais il y avait aussi ces heures où, prostrée dans son lit, elle implorait le bon Dieu de ressusciter sa mère. »
p. 35

« Camille puise dans deux sources d’inspiration: les lettres de ses aïeules et de nombreuses photos. En pensant à son livre, elle a pointé son index sur cette femme et tracé une courbe qui descend jusqu’à la naissance de sa mère. Qu’elle ne tient pas à évoquer, elle est trop proche d’elle. Elle s’en tiendra à trois générations: après Henriette, sa fille Odette, puis sa petite-fille Annette. qui est sa grand-mère. 1870-1960. Ces presque cent ans qui ont changé le monde. Et de mère en fille, au milieu de toutes ces transformations, toutes trois ont laissé leurs propres traces. Avec l’amour comme religion et le rire en partage, ces femmes ont rattrapé le temps dans une société qui bougeait autant qu’elles. Elles ont choisi les bonheurs fugaces et dangereux plutôt que la mélancolie respectable des jours qui passent. » p. 36-37

À propos de l’auteur
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Marie-Virginie Dru © Photo DR

Marie-Virginie Dru est peintre, sculptrice et romancière. Son œuvre est très inspirée par l’Afrique, et en particulier le Sénégal, où elle a vécu et séjourne régulièrement. C’est aussi le cas de Aya, son premier roman. En 2023, elle publie Regarde le vent.

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La Petite

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Lauréate du Prix Jean Anglade 2022

En deux mots
Jean et Ophélie sont orphelins. Élevés par les grands-parents dans le massif de la chartreuse, ils vont tenter de se réapproprier leur histoire dans une famille de taiseux qui cultive le goût du travail et du silence. Quelques lettres trouvées dans un coffret vont leur fournir une première piste.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Un secret croît avec la rage de dire»

Sarah Perret est la quatrième lauréate du Prix Jean Anglade. Ayant eu l’honneur de défendre ce premier roman en tant que membre du jury, c’est avec un plaisir redoublé que je vous invite à la découvrir à votre tour !

C’est une histoire de famille. De ces tribus comme il n’en existe plus beaucoup et qui rassemblent sous un même toit plusieurs générations. Nous sommes dans le massif de la Chartreuse au milieu de l’été, quand chacun apporte son concours aux travaux de la ferme. Autour de la table, présidée par le grand-père, on trouve ses fils Charles et Fernand et son gendre Albert. Les tantes, quant à elles, encadrent la grand-mère Euphroisine et sa sœur Séraphie, ainsi que l’arrière-grand-mère Adèle. Jean, l’aîné et sa sœur Ophélie, la petite qui donne son titre au roman, complètent la tablée avec leurs cinq cousins. Dans la suite du récit, on va apprendre que les deux enfants sont orphelins après le décès de leurs parents dans un accident et qu’ils sont élevés par leurs grands-parents.
Dans la famille, les valeurs de travail et de droiture sont sacro-saintes, et nul ne saurait y déroger. Et dans cet environnement hostile, on a appris à souffrir en silence et à ne pas poser trop de questions. «Il ne fallait pas penser au passé, pénétrer dans les cavités, remuer le sol des cavernes sombres et revoir les visages perdus. On ne se remettait jamais des deuils. Jamais. Le passé n’était pas une page que l’on tourne. Il fallait le porter. Accomplir sa tâche de chaque jour et allumer sa lampe. Et résister aux assauts réguliers des vagues de chagrin, de nostalgie, aux ressacs. On devait avoir le cœur bien accroché, pour vivre.»
Alors Jean et Ophélie vont chercher par tous les moyens à se réapproprier cette histoire qui est aussi la leur. D’abord en s’accrochant aux histoires contées à la veillée. Livrées avec parcimonie et souvent entourées d’un halo de mystère, elles sont aussi révélatrices. Puis en explorant la maison familiale, qui date de 1835. Un jour, Jean découvre dans un petit coffre une correspondance signée par une religieuse qui a visiblement quitté la famille pour choisir les ordres et dont il n’avait jusque-là jamais entendu parler. Un choc qui va le pousser à poursuivre son exploration de ces histoires qu’il fallait mettre sous le boisseau. «Cependant, un secret étouffé est comme un homme bâillonné qui veut crier justice; sa violence croît avec la rage de dire. Telle la maison, qui laissait suinter malgré elle des révélations sibyllines.»
Sarah Perret nous livre un fort émouvant premier roman autour des secrets de famille, d’une enfant qui cherche à comprendre qui elle est et d’où elle vient, qui veut trouver sa place dans un monde duquel elle se sent bannie. Avec émotion et autour d’un microcosme fort bien rendu, elle s’inscrit dans la lignée de ces forts romans qui ont exploré la France rurale, sur les pas de Jean Anglade.
L’Auvergnat aurait sans doute été sensible à ce chemin au bout de l’enfance, derrière les secrets de famille, à cet itinéraire qui construit une vie. Comme le souligne fort pertinemment Jean Vavasseur, le président du jury de ce Prix dont j’ai l’honneur de faire partie, sous la plume de Sarah Perret «la gamine se répare, se recoud, se défend, patiente, encaisse, résiste, s’accorde goulûment aux paysages et aux personnages, et se mélange aux histoires des autres pour n’en faire qu’une.»
J’ajouterai que la primo-romancière, prof de lettres à Pézenas, a écrit une première version de ce roman à seize ans. Avec le temps, et en s’éloignant de la terre de ses ancêtres, elle aura trouvé la juste focale pour faire de ce roman un écrin de sensibilité aux émotions qui sonnent aussi fortes que justes.

PERRET_la_petite_prix_jean_anglade_2022Le jury du Prix Jean Anglade 2022, sous la présidence de Pierre Vavasseur à Clermont-Ferrand © DR

La Petite
Sarah Perret
Presses de la Cité
Premier roman
256 p., 20 €
EAN 9782258202504
Paru le 29/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, dans les Alpes et plus précisément dans le massif de la Chartreuse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec de nombreux retours en arrière jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
La Petite, c’est le paradis ressuscité de l’enfance et d’un monde désormais perdu : celui des paysans de Chartreuse dans le courant du vingtième siècle — des vies modestes, pétries d’humanité.
Au cœur de la Savoie, deux orphelins recueillis par leurs grands-parents paysans dans la maison de famille séculaire se battent contre des puissances obscures, remontées du passé. Autour d’Ophélie, le loup rôde ; quant à Jean, il emploie ses forces à haïr.
Le silence s’amoncelle comme le travail à abattre, dans ce village au pied des montagnes de Chartreuse. En cette fin de XXe siècle, la modernité n’est pas encore arrivée et le temps est toujours rythmé par les saisons et les labeurs, les fêtes religieuses, les visites. Mais, intimement, les enfants pressentent les drames et souffrent. Les secrets eux-mêmes aspirent à se dire…
La Petite, entre délicatesse et passion, fragilité et violence, brode et tricote d’une main sûre son ouvrage et conduit le lecteur dans les tours et détours de l’âme enfantine.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
« Un, deux, trois, quatre… »
Louis, une main sur les yeux, s’était mis à compter, et tous les cousins avaient quitté la pièce comme une volée de fauvettes, en direction de leur « planque ».
La petite resta un instant paralysée. Où irait-elle se musser ?
« Cinq, six, sept, huit… »
Les battements de son cœur s’accéléraient. Elle voyait Louis de dos, en bermuda beige et chemise à carreaux, qui scandait les secondes sur le frigo, de sa main libre. Le four électrique, au-dessus du réfrigérateur, vibrait sous les pulsations. Vite, il fallait se sauver. La crainte d’être découverte se mêlait à une trouble jubilation en son cœur.
« Neuf, dix, onze, douze… »
Elle fit du regard le tour de la pièce. Sous la table ? Il la trouverait aussitôt. Dans le bas du placard, à côté des pantoufles du grand-père ? Les battants grinceraient, en s’ouvrant.
« Treize, quatorze, quinze… »
Elle avait enfin trouvé. Elle avança sans bruit pour se dissimuler sous les patères, dans l’angle formé par le mur et la porte ouverte aux trois quarts. Elle s’apprêtait à se glisser derrière la veste bleue du pépé, qui sentait fort la sueur et la vache, quand elle sursauta. Raphaël y était déjà et lui faisait signe de se taire, en roulant ses gros yeux bleus. Un fichu de la grand-mère, qu’il avait fait choir en se dissimulant, jonchait le parquet.
« Seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf… »
L’estomac contracté et l’esprit en ébullition, elle se détermina pour l’unique cachette possible : entre le fourneau et le placard de l’évier, dans la petite remise où la grand-mère rangeait sa batterie de cuisine.
« Vingt, vingt et un, vingt-deux, vingt-trois… »
Louis ralentissait le comptage avec un plaisir sadique. Elle manœuvra délicatement la porte pour qu’il ne l’entendît pas, se coula à pas de chat, se tint accroupie, entre les poêles et les casseroles, et referma soigneusement le loquet.
« Vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, trente ! J’arrive ! »
Son cœur battait encore la chamade ; elle le sentait cogner contre ses tempes. Essoufflée comme après une course, elle tentait de maîtriser sa respiration pour ne pas se trahir. Tout son sang avait afflué à son visage, et ses joues étaient brûlantes. Elle se tenait en boule, bras autour des genoux et genoux au menton. Elle devinait dans son dos la tige de l’écumoire et, contre son mollet, le contact glacé de la cocotte en fonte.
Elle tendit l’oreille, comme un animal traqué. Les pas de Louis étaient inaudibles. C’est à peine si elle l’entendait s’exclamer : « Trouvé ! » Tous les bruits lui parvenaient assourdis, comme si, à la distance, la ténèbre de la remise ajoutait l’enveloppe d’une épaisseur ouatée. Elle percevait le lointain brouhaha des adultes qui prenaient l’apéritif. Parfois, elle reconnaissait le rire de gorge, proche du roucoulement, de l’oncle Albert, qui fumait sans doute, près de la fenêtre, avec l’oncle Fernand. La petite s’y projetait en imagination. Les femmes s’affairaient. Tante Claudie sermonnait sa mère, toujours prête à se lever pour servir, jusqu’à s’épuiser à la tâche ; ses belles-sœurs ouvraient le placard pour sortir la cruche et les assiettes et dresser le couvert. La petite les voyait comme si elle s’y trouvait. Et le soleil miellé de ce jour d’août finissant coulait à flots entre les vitres ouvertes, ambrait le vaisselier où l’on rangeait les verres et les mazagrans, mollissait le vernis du bois qu’elle aimait gratter d’un ongle, rendait le papier peint plus orangé. Les faisceaux lumineux, où dansait la poussière, floutaient les coins, si puissants était leur éclat, en sorte que l’aïeule, dans cette pulvérulence dorée, semblait une apparition, les pieds campés dans ses chancelières, son corps lourd arrimé au fauteuil, un demi-sourire flottant sur son visage où les lunettes fumées dessinaient deux trous aveugles.
Soudain, la vitre en verre dépoli vibra. Louis avait dû ouvrir la porte qui donnait « d’en bas », comme disait le grand-père.
« Y f’rait beau voir qu’y m’cherche noise, et j’l’attraperais ! Y vaut pas mieux qu’son père, çui-là ! »
La voix du grand-père tranchait sur la rumeur familiale.
« Papa, ne remue pas le passé, je te prie », suppliait Claudie.
La porte avait claqué dans son chambranle. À nouveau les voix des adultes n’étaient plus qu’un lointain murmure. Mais les paroles du grand-père s’étaient insinuées dans le cou de la petite, comme un vilain courant d’air.
Elle revint mentalement dans le jeu. Elle recensa toutes les cachettes dans son esprit, en les comptant sur ses doigts. Il y avait, en face de la salle à manger d’en haut, au-delà du petit couloir d’entrée, qui servait aussi d’accès à l’étage, interdit aux enfants en pleine journée, une pièce servant de resserre et de buanderie, qu’on appelait « l’autre côté » et qui donnait accès aux toilettes et à la salle d’eau, étonnamment fraîches. Cela faisait trois cachettes au moins. Autour de la maison, on pouvait aussi se plaquer derrière le mur, de part et d’autre de la façade, ou s’enfermer dans le hangar, l’ancien four à pain, avec les outils du grand-père, ou encore derrière le muret du jardin, sans piétiner les salades.
Enfin, restait la cave.
À moitié troglodyte, creusée dans la côte, en face de la maison, close par une lourde porte de bois. La petite n’aimait pas cet endroit, à l’obscurité plus épaisse que la remise où, à travers le cadre de la porte, se faufilait un jour mince. Quand on passait l’entrée de la cave, en plus de l’odeur âcre d’humus, de vin vieux et de pomme, c’est ce trou noir, où l’on ne discernait rien et dont on ne mesurait pas la profondeur, qui sautait au visage. De quelles créatures était-il peuplé ? Une souris, parfois, passait entre les jambes du grand-père lorsqu’il allait y chercher du vin. Qui sait si ces ténèbres sans fond ne recelaient pas des monstres ?
Une nuit, la petite avait fait un odieux cauchemar : le grand-père la traînait par le bras en la menaçant de l’enfermer à la cave pour la punir de quelque faute. Elle suppliait, pleurait, hoquetait, criait, en proie à une angoisse terrible. Mais le grand-père demeurait ferme et la livrait aux mille dangers de l’ombre. La panique était telle que la petite s’était réveillée en sursaut, dégoulinante de sueur, haletante. Plusieurs minutes avaient été nécessaires pour qu’elle s’apaisât enfin.
Ce souvenir la fit frémir. Elle observa la pénombre où elle se trouvait à présent avec une crainte nouvelle. La remise n’était guère plus rassurante que la cave. C’était l’espace compris sous l’escalier menant à l’étage. Étaient-ce bien des poêles, des marmites et des casseroles qui étaient rangées ici ? L’ombre se jouait des objets d’usage courant, qu’elle remodelait en de sinistres anamorphoses. La petite, posant une main au sol, crut sentir sous ses doigts de la toile d’araignée. Elle frissonna et enfouit son visage entre ses genoux.
Ce fut soudain comme si le fil qui la retenait au monde se rompait, comme si elle chutait dans le vide. Happée par les ténèbres de la soupente, elle oublia le jeu.
Elle se sentit seule, abandonnée de tous, son cœur devint froid et minéral comme une planète inhospitalière. Les garçons l’avaient oubliée. Comme toujours. Elle croyait les entendre rire. Ils se moquaient d’elle, ou, pire, son existence leur était indifférente. Personne ne viendrait la chercher ici. Elle mourrait de faim et de chagrin. Aspirée dans le couloir de la peur, elle sentit bourdonner ses oreilles et vit éclore dans son imagination des fantasmagories semblables aux œufs monstrueux du crétacé. Des êtres informes, bouillie d’humanité, visqueux fantômes aspirant à se détacher de l’obscurité qui leur faisait une matrice commune, hurlaient dans le silence. La petite n’éprouvait pas seulement de l’épouvante à leur contact mais aussi, de manière inexplicable, de la honte. Comme si la seule vue de ces créatures pouvait la souiller. Et tout à coup le loup apparut. Tel un chien galeux, l’œil jaune et les dents suintant de bave, tous ses muscles bandés, il s’approchait de la petite. Il était là, dans la soupente. Il allait la déchiqueter et la dévorer.
« Eh ben, qu’est-ce qu’elle fait là, la p’tiote ! C’est-y pour cligne-musette ? » s’écria Séraphie en la tirant vigoureusement par le bras. La grand-tante avait la poigne solide et bienveillante, et la chair moelleuse. Dans ses yeux gris-bleu se lisait la bonté des vieilles femmes qui ont su traverser les tempêtes, en puisant du réconfort dans les bienfaits de la terre, les travaux et les jours, les floraisons, la douceur des bêtes et des couvertures de laine.
« C’est pas plus lourd qu’une poupée de son ! » ajouta-t-elle en lui pinçotant la joue, sans se douter qu’elle arrachait l’enfant aux griffes de la nuit. Elle attrapa ensuite le coquemar pour mettre à chauffer de l’eau sur le fourneau.
La petite Ophélie restait silencieuse à côté de Séraphie, presque surprise d’être à nouveau dans le monde des vivants. Dans sa petite robe amande à fleurettes, elle avait l’air en effet d’une poupée auprès de la grand-tante Séraphie, charpentée comme un homme, « une grande bringue », disait le pépé. Cette dernière saisit le crochet pour déplacer le cercle de fonte, dans un bruit de raclement. La petite contempla les étincelles, autour des bûches qui achevaient de se consumer.
Les garçons rentrèrent à cet instant, en groupe braillard et pressé.
« Ben, t’étais où ? » fit Raphaël, tandis que Jean feignait de ne pas la voir, cette petite sœur qui semblait l’importuner. Boris, Pierre et Côme, qu’on appelait Coco, jouaient des coudes pour arriver les premiers. Louis et Christophe devisaient sagement.
« À table ! » cria la tante Claudie, et les enfants s’engouffrèrent d’en bas, dans le brouhaha des adultes.

2
On avait placé les enfants en bout de table, vers le chiffonnier. Le grand-père présidait comme à l’ordinaire, du côté du vaisselier, entouré de ses fils Charles et Fernand, et de son gendre Albert. Il avait ôté sa casquette, et Ophélie s’étonnait une nouvelle fois des drôles de couleurs du pépé. Son crâne, dissimulé en temps normal par son couvre-chef, était tout blanc, ou plutôt d’un jaune pâle, alors que la peau de son visage et de son cou était rouge, tannée par le soleil et les intempéries. Comme sa chemise à carreaux gris et bleus n’était pas boutonnée jusqu’au col, on voyait que son thorax était de même teinte que le haut de sa tête. Et, pour l’avoir vu, quelquefois, torse nu, assis à la cavalière sur une chaise en paille, les coudes posés sur le dossier, tandis que la mémé lui rasait les rares cheveux du cou, Ophélie savait que ses avant-bras, jusqu’à la manche de sa chemisette, étaient aussi cramoisis que son visage. Dans ces moments furtifs, le pépé et la mémé avaient presque l’air timides et amoureux. Ils ne disaient rien, pourtant.
À côté des hommes, autour de la table, se tenaient les tantes, souvent levées pour le service. Elles encadraient la grand-mère, sa sœur Séraphie et leur mère à toutes deux, l’arrière-grand-mère Adèle. La table avait été dressée selon l’usage : assiettes et serviettes à fleurettes, couteaux à droite, fourchettes à gauche, et le broc d’eau ainsi que le pain au milieu, sur lequel le grand-père allait tracer la croix, de son opinel, avant de le rompre.
Comme toujours, quand on se trouvait réunis, les conversations fusaient en tous sens, dans un bourdonnement de ruche. Avec la porte vitrée fermée, on se sentait, tous ensemble, comme dans une cocotte. Très vite, la chaleur et le bruit augmentaient. Rouge et étourdie par l’ambiance, Ophélie essayait d’attraper, à droite ou à gauche, des bribes de conversations.
« T’étais caché où ? lança Raphaël à Coco, qui affectait un air de mystère, en lissant ses boucles.
— Une super planque, mon gars. J’me la garde. »
Les yeux de Raphaël brillaient de convoitise. Il fallait trouver le moyen d’arracher à Côme son secret.
« Et si on fondait une société secrète, toi et moi ? lui proposa Raphaël.
— Qu’est-ce que vous dites, les gars ? »
Louis et Jean, qui tendaient leur cou vers les comploteurs, paraissaient vivement interpellés.
« Poussez donc vos coudes, les enfants, qu’on puisse vous servir, réclamait tante Claudie.
— Oh non, encore de la soupe », soupira Boris.
Le potage fumait dans la soupière blanche où tante Claudie tournait lentement la louche, qu’on appelait la pauche.
« Ne cause pas et tends donc ton assiette, rouspéta le grand-père qui coupait le saucisson sur la planche de bois. Si t’avais connu la guerre, mon grand, disait-il en roulant les r, tu f’rais pas la fine bouche, va. »
« Quand les corbeaux sont trop saouls, ils trouvent les cerises amères », commentait naguère l’Adèle en patois. Cette formule était l’un de ses dictons les plus fameux. Désormais trop âgée pour participer aux discussions, elle demeurait silencieuse à table, concentrée sur ses cuillerées, présente à ses mondes intérieurs. Mais naguère, en femme autoritaire et maîtresse des lieux, elle ponctuait souvent les propos d’une sentence, maxime de prudence ou constat désabusé d’un comportement humain. Elle en avait toute une escarcelle.
Ophélie aimait les repas en famille. Mais, à chaque fois, elle avait l’impression que sa tête gonflait, sous la pression de la chaleur et du bruit, de l’humeur ambiante, vive, joyeuse et cependant tendue. Il lui semblait que son crâne aurait pu éclater. Dans ces moments, les adultes comme les enfants avaient besoin de s’agiter et de parler haut, de sauter du coq à l’âne, masquant les silences où peut-être quelque ange messager eût pu passer. Alors Ophélie ouvrait grand les yeux pour intensifier son attention. Parce que des choses advenaient, dans la maison. Des choses dont personne ne parlait jamais, sinon dans de rares phrases échappées d’une tante ou du pépé, dans un accès d’émotion vite ravalé, suivi d’une banalité, pour éviter d’attirer la curiosité des enfants. Il y avait des secrets. Elle les lisait dans les regards, dans la suspension d’une phrase, dans la vibration d’une voix. Même la maison livrait des messages à sa manière. Des objets étaient déplacés, que l’on cherchait longtemps. Les meubles craquaient.
Le brouhaha était tel, parvenu au degré le plus haut, qu’on entendait des bouts de phrases sans savoir qui les avait prononcés.
« Faudrait créer un nom de code…
— Fernand, veux-tu qu’je t’serve ?
— … prêter serment… et même avec du sang…
— Très bonne, ta soupe, Séraphie !
— Pour quoi faire ?
— Trouver un trésor, pardi…
— Qui veut de l’eau ? »
Les enfants tendirent leur verre tour à tour, après avoir constaté leur « âge », au chiffre inscrit sur le fond du récipient.
« Allez, les gars, un pour tous, sept pour un », dit Coco, l’aîné des cousins, en présentant le sien pour trinquer. Et les garçons firent tinter les verres, non sans gloussements et éclaboussures.
« C’est bien, les sept, dit Jean, mais les sept quoi ? Les sept mercenaires ?
— Faites moins de bruit, les enfants, réclamait Suzie. Belle-maman, je vous en prie, restez assise ! »
Contrariée dans son dévouement, la mémé Euphroisine avait été prise d’une quinte de toux interminable. Séraphie lui tendit un verre. Le grand-père roulait des yeux furibards. Quand il ne les raillait pas, il paraissait continuellement en colère contre les femmes de la maison, à commencer par la sienne, surtout quand elle avalait un aliment de travers et s’étouffait. Elle avait beau sortir alors son mouchoir de son tablier, pour atténuer la crise, elle toussait pendant de longues minutes, rouge et les yeux brillants, et l’on craignait qu’elle n’en perdît la respiration.
Après cet incident, n’ayant pas sa place, parmi les feux croisés des conversations, la petite ne tarda pas à s’abstraire dans ses rêveries, tandis que la rumeur des voix se faisait plus indistincte. Dans une sorte de nébuleuse, elle percevait désormais les voix sans saisir les propos.
C’était drôle… Le visage des grands-parents était tracé net, mais les tantes, à ses yeux, n’en avaient pas, ou seulement un visage collectif. Ou plutôt des bras, des mains qui coupaient du pain d’épices et des tartines, que l’on beurrait et parsemait de sucre, des voix qui distribuaient les goûters et de tendres attentions. C’étaient tatan Claudie, tatan Suzie et tatan Marie-Hélène. N’avaient-elles pas la même intonation, d’ailleurs, ou la même manière de s’exclamer, au milieu de la conversation, déclenchant les réactions des deux autres ?
Le repas touchait à sa fin. Le brouhaha saturait l’espace ; l’atmosphère était dense, surchauffée comme une étable. Les couleurs du papier peint, le vaisselier, les couverts, tout devenait indécis avec l’arrivée du soir.
*
Avant la tombée de la nuit, les garçons étaient descendus jusqu’au bassin du village. Quinze mètres de pente gravillonneuse, qui passait devant la maison Perrier, et on y était. Le bassin était au bord de la route. C’était leur quartier général. Ils l’investissaient en conquérants, à cheval sur la margelle, les pieds sur le plan incliné où les femmes, d’antan, étalaient les bleus des hommes pour les frotter à la brosse.
Le ronronnement du tank à lait des Perrier, dont la grange jouxtait la demeure, couvrait tout autre bruit. Perrier s’y cachait, comme d’habitude. Entendre le tank, le piétinement et le souffle des bêtes, parfois un meuglement, à travers les petites ouvertures, et ne voir personne, à part les chats qui rôdaient et grattaient le jardin de la Julienne, avait on ne sait quoi d’inquiétant. Même la Julienne avait un comportement bizarre. Quand les garçons étaient au bassin, elle les épiait, derrière ses rideaux, et disparaissait aussitôt, dès qu’ils l’avaient aperçue. Son regard était toujours fuyant et elle se signait régulièrement, comme si elle avait vu le diable. Et quand on lui adressait la parole, elle levait les bras par réflexe, comme si on allait la frapper.
« Une vraie sauvage, la Julienne », disait la mémé Euphroisine. D’ailleurs personne n’allait chez elle. À la Noël, il pouvait arriver qu’on entrât chez les voisins, les Marolliat ou les Francillon pour y chercher les étrennes : un sachet brun avec des clémentines et des papillotes, mais chez les Perrier, jamais. On aurait eu trop peur. Et de toute manière, on n’y était pas convié.
Grand-mère invitait les enfants à la clémence. Sans elle, ils auraient considéré la Julienne comme une sorcière. Voûtée, ridée, drôlement nippée, avec ses fichus, ses châles, ses jupes superposées, ses jambes sèches tout écaillées, marbrées de veines mauves et bleues, ses gros brodequins, elle parlait de plus en patois, de sorte que la jeune génération ne la comprenait pas… Elle avait tout l’air d’une vieille d’un autre temps, comme une émanation de la terre, de la terre rude et brune de Chartreuse, semée de rocs calcaires. Quand le bassin se trouvait de nouveau libre, elle s’en approchait, et faisait sa prière sous la croix, juste à côté. Elle y laissait régulièrement un bouquet. Mais, au moindre bruit de graviers, elle rentrait se terrer chez elle.

La petite, comme toujours, avait suivi de loin les garçons. Elle était restée un instant derrière la maison, les doigts serrés sur le grillage du jardin, qui s’effritait sur sa peau humide en grains rouillés, laissant comme une odeur de sang. Les garçons l’oubliaient souvent, unis comme un seul homme, dans leurs folles équipées. Elle savait bien ce qu’ils pensaient. L’attitude de Jean le lui signifiait souvent… Ils n’avaient pas besoin d’une pisseuse dans leurs pattes. Une fille… « à ne toucher qu’avec une fleur », disait grand-mère… un cœur trop tendre, une gamine toujours prête à chialer… Eux étaient déjà de petits hommes, nés pour le risque et l’aventure.
Au milieu des sept garçons, elle était la seule fille. Les garçons étaient forts et beaux. Ils la fascinaient, par leurs idées, leur morgue, leur goût de la transgression. Ils étaient bêtes, aussi. Ils ne remarquaient rien. Pourtant une simple attention de leur part colorait ses joues de rose. Car elle avait l’âme amoureuse. Elle rêvait d’eux sur son nuage.
Elle attendait un peu pour les pister, afin qu’ils ne la vissent pas. Du reste, dans l’enthousiasme qui les prenait de se retrouver tous ensemble, bien souvent, elle l’avait remarqué, sa présence demeurait invisible à leurs yeux. C’est ainsi qu’une fois ils l’avaient perdue, la pauvrette, un après-midi, aux Échelles, chez la tante Suzie qui préparait des crêpes. Elle baguenaudait, à quelques pas derrière eux, chantonnant et cueillant des fleurettes… Ils avaient gravi un escalier, parlant et riant fort… « Je les retrouverai en haut », s’était dit la petite… Mais en haut, les garçons avaient disparu. La petite était perdue…
Elle longea la grille du jardin jusqu’au bord de la route. Un poteau la dissimulait aux garçons.

Louis, avant de descendre au bassin, avait attrapé une feuille dans le placard d’en bas, et un stylographe dans le chiffonnier.
« Les gars, il faut qu’on prête serment. »
D’une écriture tremblée qui épousait les aspérités du bassin sur lequel il avait posé la feuille en guise de sous-main, il traça des signes que la petite, ne sachant pas lire, observait avec fascination.
« Allez, les gars », fit-il solennellement, en leur montrant une aiguille, qu’il avait dû chiper dans le panier à ouvrage de l’Adèle.
Fronts rapprochés, avec gravité, dans un silence initiatique, chacun à son tour pratiqua le rituel de l’aiguille et apposa son doigt, coloré de sang, sur la feuille gondolée. La petite, bouche bée, regardait s’accomplir le Mystère…
« Maintenant, dit Louis, jurez que vous n’en parlerez à personne.
— Je le jure », certifièrent-ils, tous ensemble, en levant la main.
Alors Louis roula le papier en tube, le glissa dans sa poche, et les Sept, unis désormais par un serment signé de leur sang, conspirèrent en chuchotant…
Le tank à lait avait cessé de bourdonner. On n’entendait plus que les grillons, qui crissaient dans le jardin potager, en contrebas de la maison. La lumière qui fusait d’en bas permettait de distinguer les tuteurs des haricots grimpants. L’air avait fraîchi. Au bord du bassin, les Sept paraissaient, Louis à la proue, Jean à la poupe et les autres vautrés sur le pont, les naufragés d’un vaisseau fantôme, dans le soir bleu d’été, à la clarté de la lune.

3
« On fait quoi, aujourd’hui ? » avait articulé Jean d’une voix enrouée, rompant le silence comme on lance un galet sur la surface lisse de la rivière pour en perturber un instant le calme étal. Sa sœur et son cousin Christophe, engourdis par la touffeur de l’été, ne répondaient point. Ses mots avaient vibré en un léger écho dans leurs esprits assoupis, puis la surface du silence s’était refermée sur ses paroles comme une eau profonde.
Ils étaient tous les trois assis sur le trottoir depuis un bon moment, devant la vieille maison, les mollets et les genoux tout blancs à force de traîner dans les graviers, en face du mur couvert de corbeilles d’argent.
Le rideau à mouches, à l’entrée, frémissait encore : le grand-père venait de partir. Il s’était épongé un instant le front avec un grand mouchoir froissé avant d’enfoncer sa casquette sur son crâne. Boule, l’énorme patou, qu’on appelait aussi Boulon ou le chien, s’était redressée avec peine sur ses longues pattes, prête à suivre son maître. La langue pendante et baveuse, elle haletait bruyamment, et ses grands yeux, au regard bon et un peu bête, étaient rouges de fatigue.
« Allez, p’tits, à ce soir ! » s’était exclamé le grand-père avec son accent savoyard. Puis de sa démarche lourde et sûre, il s’en était allé en direction du bois, une faucille à la ceinture, la Boule à ses côtés, qui dandinait des hanches. Les enfants l’avaient vu tourner derrière la maison des Perrier, ses godillots ripant sur les gravillons.
C’était l’heure de la sieste pour l’arrière-grand-mère Adèle. La grand-tante Séraphie l’avait aidée à gravir l’escalier menant aux chambres. Les enfants avaient suivi d’une oreille leurs pas pesants sur les marches grinçantes. À présent, les deux femmes, Séraphie et la grand-mère Euphroisine occupées au ménage, échangeaient de brèves paroles qui ricochaient par les fenêtres ouvertes, avec le bruit de la serpillière dégouttant dans le seau. La petite aimait bien voir le bois non verni du parquet, noirci par le temps, absorber l’eau, puis s’éclaircir en séchant. Mais grand-mère Euphroisine l’avait chassée avec une rudesse bienveillante.
« Ne reste pas dans mes pattes, mon petit. » « Mon petit » ou « petite Ophélie », disait-elle affectueusement.
Peut-être, en fin d’après-midi, devant la maison, sous le fil où pingolait du linge, traînerait-on une chaise de paille sur le trottoir afin que l’Adèle fît ses pelotons de laine, et, à la brune, les chats, qui connaissaient les bons coins, viendraient s’y étirer, la queue follette et les oreilles en arrière, pour jouir du petit air coulant de la venelle et de la fraîcheur des corbeilles d’argent.
Les enfants, désœuvrés, se sentaient englués par la chaleur écrasante à la manière de mouches figées dans le miel. Même le temps semblait empêché d’avancer. On entendait par moments Kapi, le chien bâtard des Perrier, tirer sur sa chaîne dans la grange attenante, et d’autres bruits plus confus. Le voisin, peut-être, qui espionnait les enfants dans l’ombre, l’œil luisant.

Ils vivaient tous ensemble dans la vieille maison : l’Adèle avec ses deux filles, Euphroisine et Séraphie, le grand-père Jules et les deux enfants, Jean et Ophélie. On avait convié Christophe, l’un des cousins des Échelles, à rester quelques jours.
La veille, le 2 août, on avait fêté la fin des foins avec toute la famille, comme chaque année. À la tombée de la nuit, les oncles et tantes étaient partis : Claudie, la fille de la famille et son mari Albert, avec leur fils Côme, le plus âgé des cousins, Fernand, le frère de Claudie et sa femme Suzie, avec Boris et Pierre, qui prétendaient couler des jours tranquilles sans leur aîné Christophe, invité pour une quinzaine dans la vieille maison, puis Charles, le « petit dernier » des grands-parents, avec son épouse Marie-Hélène et leurs enfants, Louis et Raphaël.
Le mois de juillet avait été si beau qu’on avait fané sans discontinuer. Le grand-père avait terminé avant les Marolliat et les Francillon, et de mémoire ce n’était jamais arrivé qu’il achevât les fenaisons à la fin du mois.
Les enfants avaient aidé un peu aux champs, à leur mesure. Ils avaient ratissé, en plein soleil, quelques après-midi, l’herbe sèche demeurée sur le pré après qu’on avait calé les bottes sur le transporteur. La petite aimait, en fin de journée, accrochée aux ridelles de l’engin, assise sur les quelques bottes restantes qui piquetaient ses cuisses, cahotée sur le chemin des Monts, rentrer avec le grand-père. Le transporteur faisait un vacarme tel qu’on pouvait hurler sans que personne n’entendît, et on était secoué si fort qu’on se sentait vibrer des pieds à la tête. Dans les faisceaux de lumière qui traversaient les ridelles dansait la poussière de foin, qu’on respirait âcrement. Fauchés ras, les champs, asséchés par un ardent mois de juillet, paraissaient jaunes au soleil de la fin d’après-midi. Les arbres y projetaient leurs ombres. Seules désormais les corneilles y becquetaient quelques graines, arpentant les sillons dessinés par les roues du transporteur, comme des pèlerins devisant, avant de reformer leurs escadres.
Christophe soupira.
Il avait oublié qu’on s’ennuyait à la montagne, qu’il ne s’y passait rien.
« Et si on allait au ruisseau ? » Le sourire des deux autres valait acquiescement.
Les enfants partirent en direction des Monts. On longea la ruelle semée de paille, entre la maison des Perrier et le mur soutenant les hauts du village : on y passait toujours très vite, et avec crainte. Kapi, sorti brusquement de la grange où il se terrait, aboyait et menaçait de mordre, au bout de sa chaîne, ou Perrier regardait les enfants d’un air torve, sans les saluer. Il fallait se méfier de lui disait le grand-père ; il buvait. Il n’était que de voir les litrons de rouge vides renversés, devant la porte de la grange.
On longea le bûcher du grand-père, vis-à-vis de l’escalier où parfois, l’été, on s’asseyait pour discuter au frais, entre deux petites mottes de mousse. On y entendait par moments la voix aigrelette de la mère Francillon, qui trouvait toujours à râler. Au-dessus de l’escalier était scellé un drôle de crochet dont on ignorait l’usage.
La proposition de Christophe leur avait donné de l’allant, et les langues se déliaient à présent.
« Y a de vieilles roues de poussettes, dans le hangar. On pourrait fabriquer des karts. Faudrait demander au pépé, avait lancé Jean, tandis qu’ils passaient en vue de l’escalier du village, en roulant des graviers sous leurs souliers.
— Ah oui, avec les planches qu’il remise à la grange ! »
La petite trottait derrière les garçons, sans perdre une miette de la conversation.
« Mon rêve, disait Jean, ce serait même de fabriquer une cabane roulante, tu vois. Y aurait tout, à l’intérieur : cuisine, bureau, lit… Je pourrais y vivre, y dormir. Et avec ça j’irais jusqu’au château de la Roche-Fendue. »
Il imaginait les planches de contreplaqué, le volant, la banquette, la table, et même les rideaux, à carreaux blancs et rouges, de l’unique fenêtre, et son départ sur l’asphalte… Alors, le souvenir furtif d’un autre véhicule se juxtaposa au rêve de la cabane. Une route verglacée, un paysage de neige, une matinée lourde d’anxiété suspendue, une voiture, qui avait peiné à démarrer, glissant lentement en suivant les lignes courbes des virages du Frou… mais Jean chassa ces images de toutes ses forces, pour esquiver le chaos dont elles étaient porteuses et oublier ce boulet qui venait de se loger dans son ventre. Il bouscula sa sœur. Son petit visage sembla se chiffonner et il en éprouva un plaisir fugace et sournois.
Les enfants avaient dépassé la maison des Francillon et cheminaient en direction de la grange du pré qui appartenait au pépé, sur la colline semée de pommiers tordus. Quelques veaux y ruminaient à l’ombre des arbres. »

Extraits
« Mais il ne fallait pas penser au passé, pénétrer dans les cavités, remuer le sol des cavernes sombres et revoir les visages perdus. On ne se remettait jamais des deuils. Jamais. Le passé n’était pas une page que l’on tourne. Il fallait le porter. Accomplir sa tâche de chaque jour et allumer sa lampe. Et résister aux assauts réguliers des vagues de chagrin, de nostalgie, aux ressacs. On devait avoir le cœur bien accroché, pour vivre. Alors, dans la pénombre grandissante, où des ombres indécises pouvaient surgir, on pressa le pas. De retour à la maison, on monta sans bruit dans les chambres: le pépé s’était assoupi sur son poing, d’en haut, à côté de son bol de soupe. L’Adèle dormait peut-être déjà, à l’étage. » p. 98

« Mais la vieille maison résistait aux assauts. Elle gardait les secrets de la famille, telle une malle bien close, un cercueil, à la manière de chacun de ses hôtes, savoyards taiseux, portant le poids de la honte. On ne disait jamais un mot de trop. Chaque parole était patiemment pesée. L’Adèle avait toujours prôné le silence et la discrétion: « Derrière cises et buissons, faut pas dire sa raison», déclarait-elle. Il fallait mettre sous le boisseau tout ce qui était bizarre, tout ce qui sortait des sentiers battus. Cependant, un secret étouffé est comme un homme bâillonné qui veut crier justice; sa violence croît avec la rage de dire. Telle la maison, qui laissait suinter malgré elle des révélations sibyllines.» p . 169

Sarah Perret se présente:
« Je suis née le 1er octobre 1976 à Chambéry. Le premier livre que j’ai lu à 6 ans, offert par ma grand-mère, Les Malheurs de Sophie, m’a révélé la passion de ma vie : la littérature. À 11 ans, je savais qui je voulais devenir: un écrivain. Je lisais sans mesure : un livre par jour ; j’allumais ma veilleuse pour ne pas alerter mes parents. Le Grand Meaulnes, Pêcheur d’Islande et L’Âne Culotte ont été des éblouissements. J’ai passé mes étés d’adolescente à lire, avec pour discipline 100 pages par jour. En première, j’ai lu, parmi d’autres lectures, l’intégralité d’À la recherche du temps perdu. Je me suis d’ailleurs enfermée, pendant des années, au milieu de ces murailles de livres, devenues ma citadelle, ma tour d’ivoire. Parallèlement, j’écrivais (activité longtemps restée secrète) : mon journal, des pastiches, des idées sur des bouts de papier, des débuts de roman, des lettres d’amour… Mes tiroirs en sont remplis.
Aujourd’hui encore, il ne m’est pas possible de vivre ma vie sans l’écrire. J’ai choisi des études de lettres modernes, qui m’ont conduite en hypokhâgne et khâgne au lycée Berthollet à Annecy et au lycée Lakanal, à Sceaux, pour une seconde khâgne, sur les traces d’Alain-Fournier. Depuis 1999, j’essaie de transmettre ma passion à mes élèves de lycée, et à mes étudiants.
Parmi mes réussites littéraires : j’ai été finaliste du prix de la nouvelle érotique 2017 et ma nouvelle Sparagmos a été publiée dans le recueil Ta maîtresse, humblement (Au Diable Vauvert). Et j’ai soutenu une thèse en décembre 2020 à l’université Paul Valéry-Montpellier III: Édition critique des œuvres de Sarasin. »
Quand on interroge Sarah Perret sur son roman, elle explique que cette histoire la hante depuis une trentaine d’années: «La première version, écrite l’été de mes 16 ans, s’appelle Mon grand frère. En 2017, alors que ma mère exprimait son regret d’avoir perdu la demeure familiale, vendue lors du départ de mon grand-père en maison de retraite, j’ai eu de nouveau l’envie de réécrire cette histoire, en décrivant la vieille maison telle que mon souvenir la restituait, avec ses recoins, ses odeurs, et toutes les images des étés passés avec mes frères et mes cousins.
Je me suis imprégnée aussi de tous les récits de mes grands-parents, de mes parents. J’ai mêlé à mes propres rêveries des anecdotes familiales et locales, que j’ai transposées, romancées, découvrant parfois d’étranges coïncidences entre mes personnages « inventés » et des membres de l’arbre généalogique.
Ce roman, c’est le paradis ressuscité de l’enfance et d’un monde désormais perdu : celui de mes ancêtres, paysans de Chartreuse – des vies modestes, pétries d’humanité.»

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Dix âmes, pas plus

JONASSON_dix_ames_pas_plus  RL_Hiver_2022

En deux mots
Après avoir postulé pour un poste d’enseignante à Skálar, le plus petit village d’Islande, Una découvre cette communauté de dix personnes, dont ses deux élèves. Et va se rendre compte au fil des jours que bien des secrets sont enfouis là, dont un double meurtre non élucidé et une fillette qui hante la maison qu’elle occupe.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Dix habitants, une enseignante et un cadavre

Ragnar Jónasson nous entraîne dans les pas d’une enseignante engagée dans un village isolé qui ne compte que dix habitants. L’occasion pour le maître du polar islandais de construire un scénario haletant sur les secrets gardés par cette communauté bien particulière.

Una a bien envie de quitter Reykjavik et de découvrir son pays. Aussi postule-t-elle à l’offre d’emploi qui recherche un «professeur au bout du monde». Il s’agit en l’occurrence du village isolé de Skálar qui compte dix habitants et qui est situé à la pointe est de l’île, à commencer par ses deux élèves, Edda et Kolbrún. Edda, 7 ans, est la fille de Salka, la romancière qui héberge l’enseignante. Elle s’est installée là depuis un an et demi, après avoir hérité de la maison à la mort de sa mère. Kolbrún, 9 ans, est la fille de Kolbeinn et Inga. Ils ont la quarantaine. Lui travaille comme marin pour Gudfinnur, l’Armateur que tout le monde appelle Guffi et dont l’épouse Erika, malade, doit rester alitée. Gunnar est son autre employé. Il forme avec son épouse Gudrún, qui gère la coopérative, l’autre couple sur l’île. Ils sont proches de la soixantaine. Enfin, pour compléter ce tableau, on ajoutera Thór, 35 ans, qui travaille dans la ferme appartenant à Hjördis, femme peu bavarde, et vit dans la dépendance toute proche.
Au fil des jours, Una prend ses marques, commence à croiser les habitants. Elle est convoquée par Gudfinnur qui essaie de la dissuader de rester, est invitée à prendre le thé chez Gudrún, croise Thór pendant une virée nocturne ou prépare la fête de Noël avec Inga.
Ce qu’elle ne sait pas, le lecteur va l’apprendre tout au long de chapitres insérés en italique entre le récit, c’est un fait divers qui a défrayé la chronique, l’assassinat de deux hommes et la condamnation de trois personnes, dont une femme qui n’a pourtant cessé de crier son innocence. Ce qu’elle sait en revanche pour l’avoir bien ressenti, c’est l’histoire de la maison hantée qu’elle occupe. Le fantôme d’une fillette décédée à la suite d’un empoisonnement a déjà fait fuir plus d’un locataire.
Ajoutons qu’un visiteur, venu rendre visite à Hjördis, a disparu au lendemain de son séjour à Skálar et vous aurez tous les ingrédients de ce polar nordique à la mécanique parfaitement huilée par Ragnar Jónasson. Il sait à merveille faire monter la tension et distiller l’angoisse. Jusqu’à cet épilogue qui remet en place toutes les pièces du puzzle. Entre comptines enfantines, légendes islandaises, héritages empoisonnés et solidarité insulaire, le poids du secret est un fardeau bien lourd à porter…

Dix âmes, pas plus
Ragnar Jonasson
Éditions de La Martinière
Roman
Traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün
336 p., 21 €
EAN 9782732494074
Paru le 14/01/2022

Où?
Le roman est situé en Islande, principalement à Skálar.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’en 1927.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Recherche professeur au bout du monde». Lorsqu’elle voit passer cette annonce pour un poste d’enseignant dans le minuscule village de Skálar, Una, qui ne parvient pas à trouver un emploi stable à Reykjavík, croit saisir une chance d’échapper à la morosité de son quotidien. Mais une fois sur place, la jeune femme se rend compte que rien dans sa vie passée ne l’a préparée à ce changement radical. Skálar n’est pas seulement l’un des villages les plus isolés d’Islande, il ne compte que dix habitants.
Les seuls élèves dont Una a la charge sont deux petites filles de sept et neuf ans. Les villageois sont hostiles. Le temps maussade. Et, depuis la chambre grinçante du grenier de la vieille maison où elle vit, Una est convaincue d’entendre le son fantomatique d’une berceuse.
Est-elle en train de perdre la tête ? Quand survient un événement terrifiant : juste avant noël, une jeune fille du village est retrouvée assassinée.
Il ne reste désormais plus que neuf habitants. Parmi lesquels, fatalement, le meurtrier.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Rostercon
Blog Ce que j’en dis…
Blog Lettres exprès

Les premières pages du livre
« Avant-propos
Cette histoire se déroule au milieu des années quatre-vingt dans le village de Skálar, situé à l’extrême nord-est de l’Islande. En vérité, il est abandonné depuis les années soixante, mais j’ai emprunté le décor de ce roman à la réalité. Si les maisons et les personnages décrits ici sont le fruit de mon imagination et ne font aucunement référence aux véritables habitants de Skálar, j’ai néanmoins voulu m’assurer que les faits historiques locaux évoqués soient le plus juste possible, notamment grâce à l’ouvrage L’Histoire des habitants de Langanes de Fridrik G. Olgeirsson. Je me réfère aussi à divers contes folkloriques collectés par Sigfús Sigfússon dans ses Contes et récits islandais. Au cas où des erreurs se seraient glissées dans ce roman, j’en assume évidemment l’entière responsabilité.
Je tiens à remercier Haukur Eggertsson pour m’avoir guidé à travers la péninsule de Langanes et Skálar durant l’écriture de ce livre. Pour la relecture du manuscrit, je remercie également mon père, Jónas Ragnarsson, la procureure Hulda María Stefánsdóttir ainsi que Helgi Már Árnason, dont la famille est originaire de ce village. Enfin, un grand merci à Helgi Ellert Jóhannsson, médecin à Londres, pour ses conseils avisés.
Dans la première partie du livre, je cite le poème Heims um ból1 de Sveinbjörn Egilsson, et dans la deuxième partie, Svefnljóð2 de David Stefánsson.
On trouvera également dans le texte une berceuse écrite par Thorsteinn Th. Thorsteinsson et publiée dans la revue Heimskringla de Winnipeg en 1910. Thorsteinn est né dans la vallée de Svarfadardalur en 1879 et mort au Canada en 1955. Ragnar Jónasson

1. « De par le monde », poème mis en musique sur la mélodie de « Douce nuit, sainte nuit ». (Toutes les notes sont du traducteur.)
2. « Berceuse ».

Una se réveilla en sursaut.
Elle ouvrit les yeux. Plongée dans l’obscurité, elle ne voyait rien. Incapable de se rappeler où elle se trouvait, elle avait la sensation d’être perdue, allongée sur un lit inconnu. Son corps se raidit dans un soudain accès de panique. Elle frissonna, puis comprit qu’elle avait jeté sa couette par terre dans son sommeil. Il faisait un froid glacial dans la chambre. Elle se redressa doucement. Prise d’un léger vertige, elle se ressaisit rapidement et se souvint tout à coup d’où elle était.
Le village de Skálar, sur la péninsule de Langanes. Seule, abandonnée dans son petit appartement sous les combles.
Et elle savait ce qui l’avait réveillée. Enfin, elle croyait savoir… Avec ses sens encore engourdis, difficile de distinguer le rêve de la réalité. Elle avait entendu du bruit, un étrange son. Tandis que sa conscience s’éclaircissait, la peau de ses bras se couvrit de chair de poule.
Une fillette, oui, c’était ça, à présent cela lui revenait très nettement : une petite fille qui chantait une berceuse.
N’y tenant plus, elle s’extirpa du lit, tâtonna dans les ténèbres à la recherche de l’interrupteur du plafonnier. Complètement aveugle, elle pesta de ne pas avoir de lampe de chevet. Pourtant, elle hésitait encore à allumer ; l’obscurité avait quelque chose de sécurisant.
La voix de la petite fille résonna de nouveau dans sa tête, fredonnant cette berceuse qui ne lui laissait qu’un souvenir flou. Il devait s’agir d’un rêve, bien sûr, mais cela lui avait semblé si réel.
Un grand fracas déchira le silence. Retenant un cri, elle perdit l’équilibre. Bon sang, que se passait-il ? Envahie d’une vive douleur, elle comprit qu’elle avait marché sur le verre de vin rouge abandonné par terre la veille au soir. Elle passa la main sous son pied ; un tesson s’était fiché dans sa peau, et un filet de sang chaud s’échappait de la plaie. Elle tira prudemment sur le bout de verre en serrant les dents.
Avec la plus grande difficulté, elle se releva, tendit la main vers l’interrupteur et alluma. Elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle, comme si elle s’attendait à voir quelqu’un, tout en s’efforçant de se convaincre que tout cela était le fruit de son imagination, qu’elle n’avait pas vraiment entendu de voix, qu’elle avait rêvé cette berceuse.
Elle rejoignit son lit d’un pas chancelant, s’assit, leva la jambe et observa sa blessure. Dieu merci, elle n’était pas aussi profonde que ce qu’elle avait cru.
Elle était seule dans sa chambre. Son cœur retrouva peu à peu un rythme normal.
La berceuse lui revint d’un coup :
Douce nuit petite Thrá,
Que tes rêves soient beaux.
Le frisson d’horreur qui la saisit alors était bel et bien réel.

Quelques mois plus tôt
Recherche enseignant au bout du monde.
Una relut l’annonce pour le moins singulière, assise à la table de la cuisine dans son petit appartement en sous-sol niché au cœur du quartier ouest de Reykjavík. Elle l’avait acheté quatre ans plus tôt, après avoir réuni avec difficulté de quoi constituer un apport. Sa famille – ou, plus précisément, sa mère – ne bénéficiant que de modestes ressources, elle n’avait pu compter que sur elle-même, comme d’habitude.
Toujours aussi vétuste que lors de son emménagement, la cuisine arborait un sol en linoléum jaune et des carreaux colorés sur les murs, tandis que le mobilier rouge vif et l’antique cuisinière blanche Rafha accusaient vingt ans de retard. En voyant cette pièce, difficile de croire qu’on était en 1985.
Heureusement, le café avait bon goût, rehaussé d’un trait de lait. Una avait commencé à en consommer lors de ses études, et depuis elle ne pouvait plus s’en passer.
Sa meilleure amie, Sara, était assise en face d’elle.
– Je ne sais pas, Sara, dit-elle avec un sourire forcé.
Manifester un quelconque signe de joie était devenu de plus en plus compliqué ces derniers temps. Son salaire de remplaçante dans une petite école de Kópavogur lui suffisait à peine, et la précarité de son poste l’angoissait constamment. Économisant chaque centime, elle ne pouvait s’autoriser le moindre plaisir. Elle mangeait du poisson, moins coûteux que la viande, au moins trois fois par semaine, et choisissait toujours celui qui était en promotion. À chaque fin de mois, elle regrettait de ne pas avoir terminé ses études de médecine, même si elle n’en aurait pas été plus heureuse. Elle avait supporté trois ans de dur labeur avant de se rendre compte qu’elle ne s’était inscrite que pour faire plaisir à son père, et qu’elle avait cherché à réaliser son rêve à lui plutôt que le sien. Jamais elle n’aurait pu travailler comme médecin, cela ne lui correspondait tout simplement pas. Durant ces trois années, elle avait validé chaque examen, obtenu d’excellents résultats. Mais là n’était pas l’essentiel. L’étincelle lui manquait.
– Je t’en prie, Una ! Tu te plains toujours de tes difficultés. Tu adores enseigner, et en plus tu es une vraie aventurière ! s’exclama Sara, de ce ton empreint d’optimisme qui la caractérisait.
Venue prendre le café ce samedi matin avec le journal sous le bras, elle avait montré l’annonce à Una, qui n’était pas abonnée – elle ne pouvait pas se le permettre. Le soir même, elles comptaient se retrouver chez Sara pour regarder en direct à la télévision un concert en soutien aux enfants africains victimes de la famine. Le programme, diffusé internationalement, était un véritable événement sur la chaîne publique, et Una, passionnée de musique, de danse et de fête, n’attendait que cela.
– C’est tellement loin, littéralement à l’autre bout du pays. On ne peut pas faire plus éloigné de Reykjavík !
Elle baissa de nouveau les yeux sur l’annonce.
– Skálar…, lut-elle. Je n’en ai jamais entendu parler.
– C’est minuscule. Ils disent qu’ils ont besoin d’un professeur pour un petit groupe d’élèves. Ils te logent même gratuitement ! Imagine tout l’argent que tu pourras mettre de côté ! J’ai vu un reportage sur ce hameau à la télé l’hiver dernier, je m’en souviens bien, il disait qu’on comptait dix habitants au dernier recensement, ce qui semblait beaucoup l’amuser.
– Quoi, dix habitants ? Tu plaisantes ?
– Non, c’était même pour ça que le journaliste y était allé. Je crois que c’est le plus petit village d’Islande. Tu n’auras sans doute qu’un élève ou deux.
Au début, Una avait considéré cette proposition comme une blague, mais peut-être n’était-ce pas une si mauvaise idée ? Peut-être était-ce là l’occasion tant rêvée ? Elle n’avait jamais projeté de vivre à la campagne, ayant grandi dans un quartier résidentiel de la capitale où son père, médecin, avait construit presque entièrement de ses mains un petit pavillon individuel. Elle y avait vécu une enfance assez heureuse. Elle se revoyait jouant avec ses amies dans les rues gravillonnées de ce quartier encore en plein développement. Jusqu’au drame.
D’une certaine manière, cela avait été comme grandir dans un petit village, même s’il ne comptait pas dix habitants. Les souvenirs qu’elle gardait de ce lieu demeuraient vifs et lumineux.
Sa mère et elle avaient fini par partir. Quelqu’un d’autre avait pris leur place dans cette maison, et peu importe de qui il s’agissait, Una n’y remettrait jamais les pieds. Mais ce hameau, Skálar, touchait une corde sensible en elle. Elle avait besoin de changer d’environnement.
– Ça ne coûte rien de postuler, finit-elle par dire, presque malgré elle.
Elle s’y voyait déjà : repartir à zéro au cœur de la nature, savourer cette proximité avec l’océan. Elle songea alors qu’elle ne savait même pas si le village se trouvait en bord de mer – mais c’était fort probable, sur une île où seules les côtes étaient habitables.
– Si c’est sur la péninsule de Langanes, ça doit être au bord de la mer, non ?
– Bien sûr, répondit Sara. D’ailleurs, l’essentiel de l’activité est un petit port de pêche. C’est plutôt charmant, non ? Vivre à la marge, mais en même temps pas tout à fait seul.
Un village de dix personnes qui se connaissaient toutes. Ne serait-elle pas une intruse ? Peut-être était-ce justement ce dont elle avait besoin, l’isolement sans la solitude. Échapper au tumulte de la ville, à cette routine où son salaire servait surtout à rembourser son emprunt ; pas vraiment de vie sociale, pas d’amoureux, la seule amie avec laquelle elle gardait contact était Sara.
– Oh, je ne sais pas. On ne se verra jamais, au mieux très rarement.
– Ne dis pas de bêtises. On se rendra visite régulièrement, répliqua Sara avec douceur. En fait, j’hésitais à te montrer cette annonce à cause de ça. Je ne veux pas te perdre. Mais je pense vraiment que ce serait parfait pour toi, pendant un an ou deux.
Recherche enseignant au bout du monde. L’honnêteté du titre charmait Una. Au moins, on ne cherchait pas à dissimuler le défi que représentait ce poste. Elle se demanda combien de personnes allaient répondre à l’annonce. Peut-être serait-elle la seule, si toutefois elle se décidait ? Il fallait bien avouer que rien ne la retenait en ville. Certes, il y avait Sara, mais elles n’étaient pas aussi proches qu’elles le prétendaient. Son amie avait commencé à se construire une famille, avec son mari et son enfant, et le temps qu’elle consacrait à cette vieille amitié ne faisait que diminuer. Elles s’étaient connues au lycée, et peu à peu la vie les avait éloignées. Una s’était dit que le temps d’une soirée, tout serait comme avant : elles regarderaient le concert à la télévision en buvant de délicieux cocktails, elles feraient la fête jusqu’au bout de la nuit. Mais en réalité, peut-être que Sara cherchait à se débarrasser d’elle en lui montrant cette annonce. Peut-être qu’au fond, elle était lasse de cette relation. Alors passer un an à Langanes sans revoir Sara, était-ce vraiment inenvisageable ?
Le pire était sans doute de devoir abandonner sa mère. Cependant, à cinquante-sept ans, celle-ci avait une santé de fer et avait refait sa vie depuis longtemps. Elle n’avait pas besoin que sa fille soit présente au quotidien. Una ne s’était jamais vraiment entendue avec son beau-père, mais toutes deux restaient très proches, elles avaient traversé tant d’épreuves ensemble.
– Je vais y réfléchir, conclut-elle. Je peux garder le journal ?
– Bien sûr, fit Sara en se levant après avoir terminé sa tasse. Je dois filer, mais on se voit ce soir. Ça va être sympa, une soirée entre filles !
Una eut soudain la sensation d’être seule au monde. Déménager, faire de nouvelles rencontres aurait sans doute un effet bénéfique sur elle. Sortir des sentiers battus, suivre son instinct et vivre une aventure excitante.
– Tu me promets de ne pas passer à côté de cette occasion ? insista Sara. Je suis certaine que tu y trouveras ton compte.
– Promis, répondit Una avec un sourire.

C’était une journée d’août étonnamment belle. La température était plutôt clémente, pas de vent, et le soleil faisait même une timide apparition de temps à autre.
Généralement, Una n’aimait pas ce mois-là, lorsque la nuit recommençait à tomber après la clarté perpétuelle des mois précédents, mais cette fois la situation était différente. Se tenant sur les marches de l’immeuble où sa mère vivait avec son mari à Kópavogur, elle songea qu’elle n’aurait jamais pu habiter dans un endroit pareil, aussi froid que mal entretenu. Elle préférait son petit appartement du quartier ouest de Reykjavík, même s’il était en sous-sol. Elle le louait désormais à un jeune couple avec un bébé.
Sa mère l’avait raccompagnée dehors après leur café. Le moment était venu de se dire au revoir.
– Nous viendrons te rendre visite, ma chérie, ne t’inquiète pas. Et puis, ce n’est que pour un an, non ?
– Une année scolaire, oui, répondit-elle. Vous serez toujours les bienvenus.
Façon de parler : sa mère serait la bienvenue, mais quelque chose chez son second mari – entré dans leurs vies plusieurs années auparavant – avait toujours dérangé Una.
– Tu vas t’arrêter quelque part en route ? demanda sa mère. C’est affreusement loin. Il faut que tu fasses une pause, c’est dangereux de conduire quand on est fatigué.
– Je sais, maman, soupira Una.
La sollicitude de sa mère était parfois un peu écrasante. Elle avait juste besoin de respirer, de prendre son envol. Quelle meilleure solution que de devenir enseignante dans un village si petit qu’il méritait à peine ce qualificatif ? Dix âmes, pas plus. Comment une société de cette taille pouvait-elle fonctionner ?
Ce serait une expérience enrichissante, revigorante autant pour son esprit que pour son corps. Una n’avait pas eu de difficulté à obtenir le poste. Elle avait appelé le numéro inscrit sur l’annonce quelques jours après la visite de Sara. Une femme d’un âge indéterminé, entre trente et quarante ans à en juger par sa voix, lui avait répondu et expliqué qu’elle siégeait au sein de la commission scolaire de la municipalité à laquelle le hameau appartenait.
– Ça me fait plaisir d’entendre que quelqu’un est intéressé. Pour tout vous dire, personne d’autre n’a postulé.
Una lui avait retracé en détail son parcours universitaire et son expérience professionnelle.
– Mais pourquoi voulez-vous venir vivre ici ? lui avait alors demandé la femme.
Una était d’abord restée silencieuse. Les prétextes ne manquaient pas : échapper à l’existence monotone qu’elle menait en ville, échapper à Sara, ou pour être plus exacte laisser Sara en paix quelque temps, se séparer un peu de sa mère – et surtout de son beau-père –, enfin changer d’environnement. Mais la véritable raison n’était pas aussi claire.
– J’ai juste envie de connaître la vie autrement qu’à la ville, avait-elle finalement répondu à son interlocutrice.
Elle n’avait pas immédiatement obtenu le poste, mais de toute évidence, ses chances étaient bonnes. Avant de raccrocher, elle avait demandé :
– Combien d’élèves aurai-je ?
– Deux, seulement. Deux fillettes de sept et neuf ans.
– C’est tout ? Vous avez vraiment besoin d’un professeur ?
– Oui, on ne peut pas faire des allers-retours quotidiens vers une autre école, surtout en hiver. Mais ce sont deux petites filles adorables.
Ainsi son voyage allait-il démarrer, à Kópavogur, au petit matin. Une année scolaire à la campagne, sur la péninsule de Langanes, parmi des inconnus, avec une classe composée de deux élèves. C’était risible, un travail presque trop facile pour accepter un salaire complet. Mais en fait, elle avait hâte.
La femme avec qui elle s’était entretenue au téléphone, Salka, lui avait semblé sympathique.
Peut-être que ce petit village l’accueillerait à bras ouverts.
Peut-être tomberait-elle amoureuse de la nature environnante et de ses habitants, au point de s’y installer de manière permanente…
Una revint à elle tandis que sa mère lui donnait un petit coup de coude et lui reposait la même question, à laquelle elle avait pourtant déjà répondu :
– Ce n’est que pour un an, n’est-ce pas ?
– Oui, maman. Je n’ai aucune envie de vivre aussi loin de Reykjavík à long terme.
– Eh bien. J’ai la sensation que mon oisillon prend enfin son envol.
– Voyons, maman, ça fait longtemps que j’ai quitté la maison.
– Mais tu n’as jamais été bien loin, ma chérie, nous avons toujours été là l’une pour l’autre… J’espère que ce ne sera pas trop dur pour toi là-bas, toute seule, sans pouvoir venir me voir et parler de… parler du passé.
Sa mère sourit. Una soupçonnait qu’elle décrivait sa propre peur, que cette séparation serait plus difficile qu’elle ne l’avait prévu.
Elle la serra fort contre elle, et toutes deux se regardèrent un instant en silence.
Il n’y avait plus rien à dire.

Jamais il ne se serait cru capable de tuer un homme.
Jamais il ne l’avait envisagé, en dépit de ce qu’on disait de lui. Il nourrissait d’ailleurs sciemment cette mauvaise réputation, pour conserver une certaine aura, susciter un respect mêlé de crainte. On le pensait sans doute capable du pire, peut-être le soupçonnait-on même d’avoir déjà commis un meurtre. Et oui, plus d’une fois dans sa vie il avait dû recourir à la violence. Il savait se battre, même s’il n’en avait pas forcément l’air.
Mais aujourd’hui, il avait tué.
Un effet singulier ; un afflux d’adrénaline avait traversé son corps, comme si plus rien ne lui était impossible. Il avait ôté la vie, regardé un être humain pousser son dernier soupir tout en étant conscient qu’il aurait pu le sauver.
Emportant son fusil à canon scié, il avait rendu visite à la victime – qui n’avait pourtant rien d’une victime – en fin de soirée, tandis que dehors tout était sombre, froid et humide. Il avait frappé de puissants coups à sa porte, sans craindre que quelqu’un l’entende aux alentours : la maison était en cours de construction, la seule à demi terminée dans une jungle bétonnée encore déserte, pas un témoin à proximité. Sachant visiblement ce qui l’attendait, l’homme avait aussitôt lancé les hostilités. Il avait envisagé de le flinguer immédiatement, mais à l’origine son arme devait servir à menacer, pas à tuer. Tirer sur quelqu’un, c’était trop salissant.
Alors, d’un geste vif il avait retourné son fusil et utilisé la crosse pour assommer le type. Après ça, il l’avait achevé à mains nues.
Et ça n’avait pas été difficile.
Pas tant que ça. Il fallait le faire, il n’avait pas d’autre choix.
Maintenant, cette ordure gisait par terre, dans le salon. Il devait déplacer le corps, s’en débarrasser. C’était sa mission de la soirée.
Il resta un instant figé, observant le cadavre inerte tandis qu’il prenait conscience de la situation. À présent rien ne serait plus pareil, il avait franchi la limite, commis un acte dont on ne revenait pas. Il devrait apprendre à vivre avec. Évidemment, il comptait bien s’en tirer – pas d’autre choix. Le peu de gens au courant de sa visite nocturne étaient complices, c’étaient eux qui lui avaient demandé de régler le problème. La police ne lui faisait pas peur tant qu’il réussissait à se débarrasser du cadavre. Les inspecteurs du coin n’avaient pas une grande expérience de la vraie criminalité. On l’interrogerait sûrement sur les liens qui l’unissaient à la victime, peut-être le soupçonnerait-on même quelque temps, mais ça, il pouvait s’en accommoder. Il suffisait de ne pas laisser de traces, en particulier des empreintes.
Heureusement, le sang n’avait pas coulé et il faisait sombre – les ténèbres étaient quasi constantes en cette fin novembre. Il avait juste à transporter le corps jusqu’à sa voiture et à trouver un bon endroit où l’abandonner. Quelques idées lui venaient déjà. Il aurait sans doute besoin d’un coup de main.
L’espace d’une seconde, il se demanda si ce type manquerait à quelqu’un. Ses parents étaient-ils toujours en vie, avait-il des frères et sœurs ? En tout cas, ce sale traître n’avait pas beaucoup d’amis. Non, réflexion faite, il ne manquerait à personne.
Quelqu’un sonna alors à la porte.

Après avoir roulé pendant des heures, Una soupira de soulagement en voyant apparaître le panneau de Thórshöfn, au pied de la péninsule de Langanes, même s’il lui restait encore une bonne distance à parcourir avant d’en atteindre l’extrémité.
Elle acheta un rafraîchissement dans une petite épicerie du village portuaire et en profita pour consulter sa carte. Elle devait aller presque tout au bout à l’est, jusqu’au cap de Fontur, afin de rejoindre le hameau de Skálar.
Elle se remit rapidement en route, un peu hésitante, plus tout à fait sûre de vouloir arriver à destination. Il n’était pas encore trop tard pour faire demi-tour.
Sa vieille Toyota Starlet jaune peinait sur le sentier caillouteux qui serpentait au cœur d’un paysage désertique, essentiellement constitué de roche et d’herbes sauvages. Seule une jolie petite église de campagne avait brisé la monotonie des lieux quelque part en chemin. C’était dans cette région qu’un ours polaire s’était échoué lors du grand hiver de 1918, particulièrement rigoureux. Il avait failli causer un carnage, d’après ce que lui avait raconté Sara, qui tenait cette histoire d’un reportage vu à la télévision.
La route longeait la mer et des amas de bois flotté que personne n’avait daigné ramasser parsemaient la côte. Ici et là, on apercevait également quelques cygnes chanteurs. Plus Una avançait, plus l’état de la chaussée empirait, ce qui n’était pas pour la rassurer. Elle avait beau tenter d’éviter les plus gros nids-de-poule, elle finit par en heurter un particulièrement profond. Certaine que son pneu avait éclaté, elle coupa le moteur et se prépara à sortir sa roue de secours. Constatant avec soulagement qu’il avait résisté, elle profita de cette courte pause pour inspirer l’air marin et regarder sa carte à nouveau, afin de s’assurer qu’elle ne s’était pas perdue.
Tout doucement, elle reprit son chemin, déterminée à ne pas rencontrer le moindre problème si près du but. Elle aperçut bientôt une étroite pointe, sans doute le fameux cap de Fontur qui ouvrait sur la mer, d’une ampleur étourdissante. Un peu plus loin, elle arriva à un croisement – Fontur à gauche, Skálar à droite – et fut soudain prise d’un vertige. Je ne veux pas vivre ici, songea-t-elle. Mais elle n’allait tout de même pas abandonner maintenant.
Tandis qu’elle approchait de Skálar, le brouillard s’abattit d’un coup sur le paysage alentour, effaçant la frontière entre le ciel et la terre, la projetant au cœur d’une insaisissable toile de maître. Sa destination semblait de plus en plus lointaine alors qu’elle se dirigeait vers le néant, où le temps n’avait plus de prise. Peut-être était-ce justement ce qui l’attendait : un lieu où le temps ne voulait plus rien dire, où le jour et l’heure n’avaient aucune importance, où les gens ne faisaient qu’un avec la nature.
Elle finit par atteindre le hameau perdu dans les brumes. Una se sentait comme l’héroïne d’un conte lugubre, rien ne lui paraissait réel. Tout bien réfléchi, sa propre décision n’avait rien de normal – tout lâcher et accepter de passer un an à la lisière du monde habitable. Elle se secoua ; il fallait qu’elle prenne sur elle, ce n’était qu’une première impression, aucune raison de s’y fier.
Elle passa devant une ferme qui surplombait le village mais qui, d’après Sara et le reportage télévisé, en faisait partie. Una discernait à présent quelques maisons à travers l’épais brouillard – un décor de ville fantôme. Ce lieu-là était néanmoins bel et bien habité, et elle avait la sensation qu’on l’observait, que çà et là les gens soulevaient discrètement leurs rideaux pour apercevoir l’inconnue.
Ce n’est qu’un effet de la brume, se dit-elle avec détermination. Comme cette impression que plus personne ne vivait là depuis des années, que tout le monde était parti. C’était déjà arrivé, des villages entiers qui se volatilisaient. Le poisson disparaissait, les gens avec. Mais ces dix âmes-là tenaient le coup, et elle venait s’y ajouter. Hors de question, toutefois, de s’éterniser. Une année scolaire, puis elle retournerait chez elle, riche de cette expérience, après avoir retrouvé un parfait équilibre dans sa vie.
Elle se gara à côté d’un petit groupe de véhicules stationné à la sortie du hameau piétonnier. Salka lui avait décrit en détail sa maison : une bâtisse blanche de deux étages du début du siècle, située à quelques pas du parking. Il était prévu qu’Una s’installe sous les combles. Elle ne donnait pas directement sur le front de mer, comme cela semblait être le cas de la plupart des autres maisons. L’une d’elles était particulièrement impressionnante ; juchée sur un léger relief, elle dominait les autres constructions. Una aperçut également une vieille et charmante église, de quoi surprendre pour une si petite communauté.

Extrait
« Une fois la nuit tombée, abrité par les ténèbres, il transporterait le corps dans son coffre jusqu’à un champ de lave.
C’était mieux ainsi. Trop d’intérêts en jeu, trop d’argent, et les hommes derrière cette affaire étaient sans pitié.
Il fallait en finir, sinon c’était la déroute assurée. Une vie ou deux, ça ne change pas grand-chose, se dit-il. On lui avait également confié la responsabilité de l’autre type qui voulait cafter. Deux hommes, deux pathétiques ratés, reposeraient bientôt à jamais dans un champ de lave. Et ils ne manqueraient pas à grand monde. » p. 88

À propos de l’auteur
JONASSON_Ragnar_DRRagnar Jónasson © Photo DR

Ragnar Jónasson est né à Reykjavík en 1976. Grand lecteur d’Agatha Christie, il entreprend, à dix-sept ans, la traduction de ses romans en islandais. Découvert par l’agent d’Henning Mankell, Ragnar a accédé en quelques années ans seulement au rang des plus grands auteurs de polars internationaux. Avec plus d’un million de lecteurs, la France occupe la première place parmi les trente pays où est Ragnar est traduit. (Source: Éditions de La Martinière)

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Elle, la mère

CHAUSSADE_elle_la_mere RL_hiver_2021  Logo_premier_roman

En deux mots
Au moment d’enterrer sa mère, son fils entend écrire la vérité sur sa vie. «Sa vérité. Vérité crue impossible à entendre.» Creusant les secrets d’une famille qui se voulait bien sous tous rapports, il dévoile des traumatismes qui ont laissé des traces, du grand-père aux petits-enfants.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un lourd secret qui en cache d’autres

Le premier roman-choc d’Emmanuel Chaussade explore les secrets d’une famille marquée par les abus sexuels. D’une écriture clinique, il raconte le parcours de la mère qu’il enterre et son combat pour dire l’indicible et pour sortir de cette spirale infernale.

«Cette petite fille abusée, c’est elle, celle qui deviendra la mère.» Maintenant qu’elle est morte, Gabriel se penche sur la vie de cette mère qu’il ne peut appeler autrement. Révéler qu’elle a été la victime d’un grand-père dont la générosité cachait une grave perversion. Pour se venger des reproches de son épouse quant à son alcoolisme, il couche avec de nombreuses femmes, même s’il a «un physique ingrat et un visage qui n’est pas harmonieux. C’est un notable et il a de l’argent, cela suffit pour gommer ces défauts et que s’ouvrent de nombreuses cuisses.» Mais il ne s’arrête pas là. «Il rend souvent visite aux enfants abandonnés de l’hôpital Notre-Dame. Accompagné de deux acolytes, il ne vient jamais les mains vides et offre à ces jolies petites filles pauvres des poupées, des tours de manège et des sucreries. Les trois hommes ont du mal à garder leurs mains au fond de leurs poches et le manège dure des années. Il y en a une qui reçoit plus de cadeaux que les autres. Gâtée par le grand-père qui s’intéresse de trop près, beaucoup trop près, à cette petite fille toujours souriante. Les religieuses ferment les yeux, étouffent les rumeurs, mais ouvrent leurs poches en grand car l’homme est plus que généreux. Et puis, toutes ces accusations sont infondées puisqu’ils sont les trois notables les plus en vue de la ville.»
Le calvaire de la petite fille toujours souriante ne va pas s’arrêter là. Lorsqu’elle se retrouve enceinte, on va lui trouver un mari, le fils de la famille chargé de couvrir ce crime. Bien entendu, ce mari ne va pas tarder à l’ignorer, sa belle-famille qui ne l’a pas choisie à la mépriser et ses enfants qu’elle «aime comme un animal» à s’écarter d’elle. Alors la mère serre les dents face aux attaques, aux rumeurs, aux quolibets. Ne pouvant chercher de réconfort auprès de sa propre mère, morte en mettant au monde son petit frère un an après ma naissance. «Des fragments de sentiments. Des morceaux de vie. Deux morts en si peu de mots.»
De plus en plus seule, elle constate la perpétuation de la tradition de l’adultère. Son mari va séduit la marraine de son nouveau-né avant de faire la conquête de deux de ses belles-sœurs. Et si la belle-mère met un terme à toutes ces histoires «elle en profite au passage pour interdire à sa bru tout contact avec sa propre famille. Elle prive ses petits-enfants de toutes relations avec leurs oncles et tantes maternels les premières années de leurs vies. La mère est fautive d’avoir des sœurs aussi jolies et désirables. La mère est victime d’avoir un mari volage. Tout est de sa faute.»
Alors pour tromper cette solitude qui la ronge, elle va chercher une distraction dans le sexe. «Bestialité avilissante. Râlements bruyants. Chiottes d’autoroute. Sexes tendus. Elle n’est qu’une pute, une salope, qui passe de queues en queues. Gémissements bruyants. Elle ouvre les cuisses à qui le veut. Ils la pénètrent sans ménagement. Emma Bovary du pauvre. Des mâles qui lui font mal.»
Emmanuel Chaussade nous livre cette «vérité crue impossible à entendre» par petites touches, par de courtes phrases qui résonnent comme des coups de marteau. Au fur et à mesure qu’il nous dévoile cette histoire, le malaise et la colère nous gagnent. Comment peut-on sortir indemne de cette sarabande perverse qui passe d’une génération à l’autre? Comment trouver un équilibre dans une vie totalement déséquilibrée? C’est le défi de ce fils qui veut comprendre pour conquérir sa liberté. Un témoignage poignant, un combat pour la vérité, un bréviaire pour un avenir apaisé.

Elle, la mère
Emmanuel Chaussade
Éditions de Minuit
Roman
96 p., 12 €
EAN 9782707346711
Paru le 7/01/2021

Ce qu’en dit l’éditeur
Elle, petite fille aux origines modestes. Envie de vivre plus forte que la mort.
Elle, adolescente aux rêves de prince charmant. Bal des illusions perdues.
Elle, femme libre, jalousée, traquée. Sacrifiée pour enterrer le passé.
Il revient au fils de découvrir les secrets de famille. Histoires de haine et d’amour.
Elle, la mère.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Norbert Czarny)
Philosophie magazine (Philippe Garnier)
Nonfiction (Anne Coudreuse)
Blog L’Espadon
Blog Mes écrits d’un jour
Blog Les jardins d’Hélène
Blog Lire au lit
Blog Les livres de Joëlle

Les premières pages du livre
« Elle n’a rien dit quand ils l’ont soulevée. Pas un mot. Elle ne s’est pas débattue. Pas un geste. Ils l’ont soulevée toute raidie. Ils l’ont allongée à l’intérieur et ils se sont reculés. Il a remonté le plaid jusqu’à sa taille. Posé ses mains glacées sur le revers. Glissé une lettre entre ses doigts joints. Il l’a marquée d’une petite croix et l’a embrassée une dernière fois sur le front. Comme il l’a toujours fait. Dernier baiser de l’amour. Premier baiser de la mort. Ils l’ont enfermée. Ils ont vissé le couvercle et ils ont emporté la boîte sans faire de bruit.
Ils l’ont descendue dans le trou. Au fond de l’antre noir. Elle s’est glissée en douceur à côté de son mari. Sans faire de bruit. Ils l’ont déposée au-dessus de son jeune fils et de ses beaux-parents. Pas de place perdue. Ils ont hissé les cordes. Il a jeté une poignée de terre au fond du trou. Elle n’a pas protesté quand ils ont fait rouler la dalle au-dessus d’elle. Condamnée à l’obscurité pour l’éternité. À peine le bruit des truelles qui raclent la pierre moussue. Muette dans sa nouvelle prison. Enfermée dans une fosse sans lumière. Ancienne vivante, nouvelle morte. Seule dans le noir et le froid. Sous terre, elle aura enfin la paix. Il l’espère. Il est seul, tout seul à l’enterrement de la mère. Seul face à la mère. Il lève la tête. Les oiseaux chantent joyeusement dans le ciel pour saluer la mort qui vient de se coucher.

Elle est seule dans la mort. Elle est seule dans la solitude de la terre. Le fils est seul dans son chagrin. Solitude commune, partagée. Le fils quitte la mère pour la dernière fois. Sans se retourner. Sans pleurer. Ses larmes, il les a versées il y a bien longtemps. Ses larmes ont disparu avec son enfance. Avec sa mort, il est passé de l’enfance à la vieillesse en quelques pelletées. Il sait qu’il restera toute la vie un enfant aux yeux de la mère.
Il ne se souvient pas d’avoir pleuré devant elle. Elle, il se rappelle l’avoir vue en larmes, si souvent, trop souvent. Plus le temps a passé, moins ses yeux se sont noyés. Ce n’est pas l’envie qui l’en a empêché mais, avec les années, elle a appris à retenir ses chagrins. Elle les a gardés pour elle. Ses douleurs étaient trop grandes pour pleurer.

Il se souvient, un soir de novembre, de l’avoir trouvée en pleurs. Elle regardait par la fenêtre, les yeux dans le lointain, fixée dans ses pensées. Le père n’était toujours pas rentré. Elle lui a dit de ne pas s’inquiéter et de retourner se coucher. Avec les années, elle a laissé ses larmes derrière elle, pas ses chagrins. Avec les années, il a découvert la raison de ses larmes.
Elle ne pleurait pas pour rien, elle riait de tout. Ils vont lui manquer ses rires francs, ses rires exubérants, ses rires parfois gênants. Peut-être étaient-ils forcés pour conjurer le mauvais sort. Ses rires et surtout ses sourires portés en bouclier pour repousser les agressions de la vie. Ces sourires qu’elle lui a transmis. Tous ces sourires éteints que portent les gens tristes.

Il revoit son sourire grave, teinté de mélancolie, le matin où il lui a demandé comment elle était habillée le jour de son mariage. « Simplement, lui a-t-elle répondu. Une robe sans prétention. » Il l’a suppliée de lui montrer les photos. « Il n’y en a pas eu. » Il l’a interrogée sur la cérémonie. « Deux témoins chacun. » Et puis la fête, après ? « Nous n’avions pas beaucoup d’argent, à l’époque. Nous n’avons rien fait. Pas de tralala ! » Elle a chassé son air mélancolique avec un sourire dont elle avait le secret. Secret défense qu’elle lui confiera quelques années plus tard quand il sera trop lourd à porter pour elle toute seule. Elle s’en déchargera dans un souci de vérité. Elle criera la vérité qu’on lui a demandé de cacher. La réalité que tout le monde voulait nier. Le droit de connaître la vérité.
Elle a caché sa tristesse et son air pensif en trempant ses doigts dans le bol d’eau qui sert à humecter le linge qu’elle repassait. Le linge des huit personnes qui vivaient à la maison. Des montagnes de vêtements, des piles de draps entassés dans l’immense corbeille en osier. Le grand panier qui servait de lit au fils pour discuter à côté d’elle. Séances de repassage, temps des confidences.
Il ne tirera plus jamais sur les draps pour l’aider à les plier. Plus jamais elle ne s’amusera à tendre le rectangle de lin blanc d’un coup sec, pour le faire tomber à la renverse. Le drap ne lui échappera plus des mains. Tous ces draps chargés d’histoires. Son dernier drap est un linceul dont le fils l’a enveloppée. Un plaid dont s’enroulent les Pachtouns d’Afghanistan pour qu’elle ait un peu moins froid là où elle va. Pour qu’elle ait un peu plus chaud, là où elle est.
C’est au cours d’un après-midi de repassage qu’elle lui raconte ce que sa belle-mère lui a offert le jour de son mariage. Un livre de cuisine qu’elle a encore en travers de la gorge. Difficile d’avaler ce cadeau de bienvenue dans sa nouvelle famille. Le message est clair. Votre place est à la cuisine. Cachée de tous à laver la vaisselle sale. Il y a mille recettes pour cacher ou déformer la vérité, il n’y en a pas pour domestiquer les êtres libres. Cette liberté qu’elle aime tant.
Pas de recette transmise de mère en fils. La mère n’est pas un cordon bleu. Insoumise aux palais fins. Rebelle aux préparations sophistiquées. Révoltée aux repas de plusieurs heures qui nécessitent beaucoup de précautions. La mère ne manque pas de bonne volonté pour faire plaisir à la tablée. Elle privilégie une cuisine simple, à base de produits qui rythment l’année. Pâques lance la saison de l’agneau, des jardinières de légumes et des fraises saupoudrées de
sucre et d’un filet de citron. Un bol de crème fraîche disposé à côté de l’assiette du père avant qu’il ne le lui réclame. Gigot, côtelettes, épaule, navarin, sauté, en cocotte ou au four, d’avril à juin, de l’agneau, uniquement de l’agneau. À croire que les autres animaux ont élu domicile sur une autre planète. L’été, elle se réjouit de l’arrivée des tomates farcies, des ratatouilles parfumées, des salades fraîches, des légumes crus et des tartes aux fruits. Elle redoute l’automne avec les gibiers si forts, l’odeur du chou farci à la queue de bœuf qui lui soulève le cœur. Les choux de Bruxelles, le bœuf bourguignon et le coq au vin, impossibles à avaler. Elle assaisonne les plats à sa manière. Le miel remplace la moutarde. La sauce mousseline qui doit accompagner les asperges brille par son absence. Elle remplace un ingrédient par un autre, transformant la recette d’origine en une nouvelle, ce qui provoque grimaces et grincements de dents des invités. Elle garde son énergie pour d’autres choses dont elle a le secret.
Plus jamais elle ne lui dira « Que tu es maigre. Tu ne manges rien à Paris. Tu as mauvaise mine. On dirait que tu es malade. » Quatre sentences d’affilée qui avaient le don de l’irriter. « Arrête de boire. Tu bois trop. » Ces deux-là l’achevaient et lui clouaient le bec pour un bon moment. Malgré cela, elle ne s’interdisait jamais une coupe de champagne, ou deux. À part une bouchée de terre et quelques vers, que peut-elle bien avaler maintenant ? Il n’y a pas de pissenlits autour de sa tombe. Les couleuvres, elle les a avalées de son vivant. Anorexie mortelle, lente descente en enfer, avant un paisible retour à la terre. Enracinée dans la terre nourricière. »

Extraits
« La mère aime d’instinct. Elle aime comme un animal. Sans réfléchir. Tout de suite, jamais ou pour la vie. Elle aime d’un amour vrai, d’un amour pur. Elle aime sans distinction. À vie. Elle aime sans différence. Enfants et amis aimés de la même façon. Aimés sans avantage. Elle est incapable d’aimer autrement. Elle écarte les gens toxiques. Des gens nuisibles lui sont imposés. Attaques sournoises. Faux amis blessés de ne pas avoir été adoptés. Rumeurs empoisonnées. Belle-famille qui ne l’a pas choisie. Moqueries assassines. Jalousie de son amour généreux et possessif. Elle est attaquée pour son manque d’instruction, elle qui n’est pas allée longtemps à l’école. Vilipendée d’être trop franche et trop directe. Dénigrée pour dire la vérité et dénoncer les mensonges. La mère serre les dents. Toujours le sourire comme seule défense contre leurs attaques répétées. Les êtres qui aiment la vie attirent ceux qui en ont peur. » p. 24

Sa mère qui lui a tant manqué. Sa mère dont elle a si peu parlé. Quelques bribes, souvenirs ténus, souvenirs émus. Le fils essaye de la faire parler de cette femme qu’il n’a pas connue. Trop douloureux. «Ma mère est morte en mettant au monde mon petit frère.» «Paul, mon petit frère, est mort quelques jours plus tard.» «Morts de la tuberculose. Tous les deux.» « C’était un an après ma naissance. » Des fragments de sentiments. Des morceaux de vie. Deux morts en si peu de mots. La mère ne ment pas. C’est sa vérité. P. 25

Le grand-père souffre de la sécheresse de sa femme qui lui reproche de trop boire. Il se console dans les bras d’autres femmes. C’est un sacré queutard. Il ne peut résister aux charmes de ces dames, pourtant il a un physique ingrat et un visage qui n’est pas harmonieux. C’est un notable et il a de l’argent, cela suffit pour gommer ces défauts et que s’ouvrent de nombreuses cuisses. C’est un homme lunaire et généreux qui, comme son épouse, a ses propres bonnes œuvres. À la différence de sa femme, il aime les enfants. Il rend souvent visite aux enfants abandonnés de l’hôpital Notre-Dame. Accompagné de deux acolytes, il ne vient jamais les mains vides et offre à ces jolies petites filles pauvres des poupées, des tours de manège et des sucreries. Les trois hommes ont du mal à garder leurs mains au fond de leurs poches et le manège dure des années. Il y en a une qui reçoit plus de cadeaux que les autres. Gâtée par le grand-père qui s’intéresse de trop près, beaucoup trop près, à cette petite fille toujours souriante. Les religieuses ferment les yeux, étouffent les rumeurs, mais ouvrent leurs poches en grand car l’homme est plus que généreux. Et puis, toutes ces accusations sont infondées puisqu’ils sont les trois notables les plus en vue de la ville. Cette petite fille abusée, c’est elle, celle qui deviendra la mère. » p. 32-33

« Tel père, tel fils. Le cher mari perpétue la tradition de l’adultère. Il séduit la blonde marraine du nouveau-né. Le conte de fées s’écroule. La mère est de nouveau enceinte. Le quatrième enfant en quatre ans. L’amour a pris un coup. La mère trompée accouche d’un troisième garçon dans des douleurs atroces, alors qu’il ne pèse pas trois kilos. Enfant mal né, enfant malformé, enfant sans vice qui naît avec une anomalie cachée. L’enfant a les mains bleues.
Elle est inquiète et son instinct de mère le crie. On la fait taire en la traitant de folle. Cet enfant a froid tout simplement. Mauvaise mère qui n’a pas pensé à lui mettre des gants pour le réchauffer. Taisez-vous ! Tout est de votre faute. La rivale s’éloigne mais elle a des sœurs. Jolis cœurs et corps à prendre. Le mari fait la conquête de deux de ses belles-sœurs. La belle-mère le découvre et met un terme à toutes ces histoires. Elle en profite au passage pour interdire à sa bru tout contact avec sa propre famille. Elle prive ses petits-enfants de toutes relations avec leurs oncles et tantes maternels les premières années de leurs vies. La mère est
fautive d’avoir des sœurs aussi jolies et désirables. La mère est victime d’avoir un mari volage. Tout est de sa faute.» p. 41

« Elle court, elle court après l’amour. Après des mâles éphémères.
Elle leur fait la cour, avec sa joie de vivre et ses sourires. Ils sont choisis par cette jeune femme mariée à un notable. Fiers d’être élus. Elle va les chercher, ces gens de rien, ces paysans. Ces ouvriers qui lui rappellent son père. Ces hommes qui la baisent comme une chienne, à l’arrière d’une voiture, dans une grange ou en forêt. Ils la prennent à la va-vite. S’enfoncent en elle avec brutalité. Cave humide et froide. Bestialité avilissante. Râlements bruyants. Chiottes d’autoroute. Sexes tendus. Elle n’est qu’une pute, une salope, qui passe de queues en queues. Gémissements bruyants. Elle ouvre les cuisses à qui le veut. Ils la pénètrent sans ménagement. Emma Bovary du pauvre. Elle puise encore plus profond dans la bassesse, comme pour se punir d’y prendre du plaisir. Des mâles qui lui font mal. » p. 46

« Elle dit sa vérité. Vérité crue impossible à entendre. Elle les dérange. Seul recours pour eux, la faire passer pour folle. Ils la traitent de folle. Ils la prennent pour folle. Ils la rendent folle. «Je ne suis pas folle quand même. Ils mentent, tu sais. Ils ne veulent pas voir la vérité en face.» C’est elle qui a raison, elle les a démasqués. Son tort est de le crier. Crier la vérité. Beau-père alcoolique et pédophile. Mari volage et malhonnête avec le fisc. Belle-mère mythomane qui s’est inventé une saga familiale. Beau-frère violent qui trompe sa femme. Fille aînée paranoïaque. Fils aîné pervers. Sa propre famille ne peut pas croire ce qu’elle dit. Ses frères et sœurs s’illusionnent devant les bonnes manières, les propriétés et les comptes en banque de sa famille d’adoption. La mère a compris que les bourgeois savent parfaitement jeter de la poudre aux yeux pour cacher leur tout petit esprit. Elle aussi, elle y a cru, avant de voir l’envers du décor. De quoi se plaint-elle, par rapport à eux qui ont si peu ? Elle vit dans un bel hôtel particulier rempli d’antiquités, un grand appartement en ville, un autre sur la Côte d’Azur. Son mari l’emmène skier l’hiver dans une station huppée. Le champagne coule à flots. Elle ne manque de rien. Pourquoi tous ces reproches? Décidément, elle est complètement folle. » p. 50

À propos de l’auteur
CHAUSSADE_Emmanuel_©Guillaume_NothEmmanuel Chaussade © Photo Guillaume Noth

Né en 1961. École des Beaux-Arts. Chambre Syndicale de la Couture Parisienne. Créateur de haute-couture. Directeur Artistique. Commissaire d’exposition. Elle, la mère est son premier roman. (Source: Éditions de Minuit)

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Frères Soleil

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En deux mots:
Martine revient tous les étés en Corse avec son fils Rémi. Des vacances qui sont aussi l’occasion pour son frère et pour ses neveux de lui rappeler qu’elle a fait le choix de quitter l’île, qu’elle a une dette envers eux. L’insouciance va bientôt laisser la place au drame.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

O Corse île d’amour

Dans un second roman qui sonne comme une déclaration de fidélité à son île, Cécilia Castelli s’éloigne des clichés pour nous offrir avec Frères Soleil un récit aussi sombre que lumineux, à l’image de la «vraie» Corse.

Beau roman sur les liens familiaux et les secrets de famille, Frères Soleil est d’abord un roman sur la Corse. On y retrouve tout à la fois la passion exacerbée du Colomba de Prosper Mérimée et la soif de vengeance de la nouvelle Vendetta de Maupassant. Comme si les sentiments devaient ici être à l’unisson du soleil, brûlants. Comme si les traditions devaient être ici immuables, inscrites à jamais dans les âmes des insulaires. Déroger à ces règles non-écrites revenant à faire acte de parjure.
C’est ce que l’on va reprocher à ceux qui décident de partir pour le continent. C’est la choix fait par Martine, partie à 19 ans avec l’aval de sa mère, mais contre celui de son père, provoquant ainsi une première faille dans la famille. Son mari n’étant pas corse, il sera lui aussi accueilli froidement et son fils Rémi, avec lequel elle revient tous les étés pour les vacances, devra lui aussi sentir que ses cousins Christophe et Baptiste ne le considèrent pas comme un des leurs, quand bien même il accepterait de se soumettre aux rites de passage imposés par ces cousins qu’il admire tant.
Pierre-Antoine, le frère de Martine, resté sur l’île avec sa femme Gabrielle, est lui aussi le «vrai» représentant e la famille, celui qui s’arroge le droit d’édicter et de faire respecter cette loi immuable, transmise de génération en génération, qui exclut tous ceux qui ne font pas partie du clan.
Pourtant tous les ans, c’est un même bonheur de retrouver l’île: «Ce n’était que le début de l’été. Et ils savaient que c’était vers chez eux qu’ils revenaient. Là où ils étaient vraiment heureux. La terre de leur bonheur sans limite. Un tout petit territoire caché derrière les rochers.» La lumière, les odeurs, le soleil, les jeux et les rires, la Méditerranée, ici bien différente de celle qui borde la Côte d’Azur. «Oh, elle aurait tant aimé que l’été dure l’éternité, que les enfants restent des enfants, que tous les matins soient semblables aux matins sur le terrain.»
Sauf qu’au fil du temps, les jeux des enfants vont devenir de moins en moins innocents, les secrets de famille de plus en plus lourds. Depuis ce grand-père assassiné, dont on se refuse à parler jusqu’au cadavre flottant au bord d’une crique et qu’on décide d’oublier, ce sont toutes les règles non-écrites – on soutient le coupable pour qu’il puisse échapper à la loi – qui conservent leur primauté sur le droit commun.
Cécilia Castelli montre ainsi, sans juger, combien l’emprise des traditions reste forte, combien les familles restent soumises à l’omerta, à ce code d’honneur et combien les étrangers auront de peine à être simplement accueillis sur l’île. Car l’autre est par essence différent, dangereux.
Restent les paysages et les parfums, ce chant d’amour à une terre que l’on ne peut quitter vraiment et qui vous ensorcèle par ses mystères et ses diableries, par ses secrets et sa beauté que le style rend admirablement.

Frères Soleil
Cécilia Castelli
Éditions Le Passage
Premier roman
280 p., 18 €
EAN 9782847424454
Paru le 19/08/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement du côté d’Ajaccio en Corse, mais également à Marseille, Toulon et Nice.

Quand?
L’action se situe de nos jours, avec des retours en arrière sur plusieurs générations.

Ce qu’en dit l’éditeur
Chaque été sur l’île, les deux frères retrouvent leur jeune cousin venu du continent. Ensemble, les enfants pêchent, jouent, chahutent. Rémi, le plus jeune des trois, est en admiration devant les deux grands. Il aimerait leur ressembler mais il n’est pas vraiment comme eux, il ne vit pas ici. De leur côté, les adultes profitent de l’insouciance de l’été. Sur le terrain familial, au bord de la mer, l’existence est plus douce. Au soleil, ils souhaitent effacer les anciennes cicatrices, celles dont on ne parle jamais, le meurtre du grand-père et l’enfant qui devait naître.
Leur histoire se mêle à celle des ancêtres. Dans la maison au figuier, figure tutélaire, il y a la vieille tante Maria. Signadora mystique, sorcière, guérisseuse qui perpétue les traditions immémoriales. Les enfants la redoutent, s’interrogent sur cette femme silencieuse et toujours en noir. Puis ils grandissent et pensent à d’autres jeux, aux feux de camp sur la plage avec les filles notamment.
Mais quand vient la fin de l’adolescence, que certains choix s’imposent même s’il semble impossible de quitter l’île, un nouveau drame se produit. Meurtre ou accident? Comme leurs parents avaient autrefois dissimulé les blessures, la nouvelle génération se retrouve à son tour confrontée à l’indicible.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Doubles marges, magazine de littératures et d’arts
Blog Mémo Émoi
Blog Domi C Lire
Blog Musanostra 
Blog Christlbouquine
Blog Le Capharnaüm éclairé 
Blog Livr’Escapades 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
La vallée du Taravo
Se souvenir des fougères. Des routes étroites et courbées. Du mal des transports les premières fois où l’on sillonne les terres arides du pays. Se souvenir de la main posée contre la vitre, de l’autoradio allumé. D’une chanson démodée. Vieillie. D’un air que l’on n’entend plus. Se souvenir des mèches de cheveux, des regards heureux. Presque une insouciance. Là-bas. Et puis, se souvenir d’elle. La Méditerranée. La mer cruelle où il se jette. Où il finit. Où tout commence. Pour remonter aux origines. Vers les montagnes. Juste en traversant la vallée. La magnifique plaine où il a fait son nid, où il ne se repose jamais.
Se souvenir de la peur puis de l’amour. Des rires solides et des nombreux silences. De la terre qui ne dit pas son nom, qui le crie, l’expulse. Telle une délivrance… De l’imprévisible fleuve, dévastateur à ses heures éphémères, l’hiver, lors des grandes crues infernales. Redouter sa sécheresse, son avarice, l’été. Avant de le remercier pour ce qu’il concède. Pour les accords passés avec les hommes. Les ponts, les canaux et les fabuleuses fontaines. Pour son eau qu’il offre sans jamais trahir. Sans jamais revenir en arrière. L’eau qui sauve le peuple. Comme un cadeau du ciel, un plaisir divin.
L’eau des oliviers. Des baignades de l’enfance.
Ne jamais oublier le soleil. Les difficultés à lui échapper. Ses brûlures, ses caresses.
Se souvenir, pour toujours, de la vallée du Taravo.
De ses ombres, de sa fraîcheur la nuit. Des tombes le long du chemin. Des âmes mortes jamais parties. De l’hostile terrain où rien ne pousse.
De l’appel sourd du maquis. Blessé, mélancolique et fier.

1
toute la beauté, rude et splendide,
de la roche, du soleil et de la mer.
(jouer dans le golfe du valinco.)

Rémi observe la bête dégoulinante suspendue aux branches du genévrier. Depuis longtemps, l’animal a perdu la bataille. Hors de son élément, il ne peut plus lutter. Ses tentacules mous et visqueux ne lui servent plus. Où s’accrocher ? Le retour à la mer est désormais impossible. La survie, inaccessible. Les hommes ont gagné.
Ils l’ont frappé, lui ont fait heurter les rochers pour attendrir sa chair trop ferme. Mais le jeu a débordé. Baptiste en a eu vite marre. Il a envoyé le poulpe dans les airs, suivant des yeux sa trajectoire sans savoir où cela allait le mener. Alors soudain, puissants, les rires ont éclaté. Les enfants joyeux ont applaudi. Ils ont ressenti l’impertinence glorieuse de leur geste. De la plaisanterie de Baptiste, toujours capable de tout bouleverser sans jamais craindre les conséquences.
Maintenant il faut désigner qui grimpe jusqu’à la branche. Le risque n’est pas très grand. Il suffit d’escalader le rocher, de s’accrocher au tronc, de bien se tenir puis de tendre la main. De toute façon, le danger n’existe pas. Ridicule frayeur. La bande des trois n’a jamais eu peur de rien. Ils sont redoutables.
Ils pourraient cependant le laisser là. Attendre que le soleil agisse. Cuise de lui-même la bestiole qui deviendrait sèche comme du bois. Mais ce serait tout gâcher. La chasse sous-marine n’est pas qu’un simple loisir. Elle sert aussi à se nourrir. Bientôt, au moment où l’on préparera le feu sur la plage, ils présenteront le trophée et chacun sera heureux de déguster du poulpe grillé ainsi que tout le reste de la pêche du jour.
Ils sont nés comme ça. Pieds nus sur les rochers, les cheveux au vent, la peau brunie par la chaleur. Et à l’âge où on ne devrait pas les quitter des yeux, ils vivent leur liberté avec une insolence qu’ils n’imaginent même pas.
Ils ont sept, neuf et onze ans. Quelques mois en plus et des poussières. Ils ont déjà tout appris de leur territoire.
Ils connaissent la faune et la flore, la vie marine, le nom des poissons sur le bout des doigts car avant d’arpenter les routes du pays, ils ont exploré les profondeurs, un masque et un fusil harpon à la main, à une belle époque où l’on ne se souciait guère des précautions, où les parents ne se doutaient de rien. Par laxisme, nonchalance ou confiance inébranlable en l’existence. L’époque formidable où tout allait bien. L’été fourni en durée illimitée. Le bonheur à portée de main.
Puisqu’il est le plus petit, Rémi est chargé de récupérer l’animal. « Va chercher, brave toutou », lui disent-ils… Ils ne sont pas toujours très tendres. Ils poursuivent le baptême de l’étranger, de celui qui ne vient que l’été. Hè chjucu cume un piulellu. Cui-cui. À cause de ses cheveux blonds, c’est le cousin petit poussin.
L’enfant ne s’inquiète pas des inimitiés. Il veut prouver qu’il est capable de résister. De subir l’affront, de tout endurer sans jamais broncher. Les acrobaties forcées dans les branches, la terre dans la bouche. Les fourmis dans le sandwich. Les jets d’urine sur ses cheveux fraîchement lavés. Les bousculades où les deux grands ne s’excusent pas…
Pourtant il ne doute pas.
Entre eux l’amour existe. Un lien familial insubmersible. Les frangins dissipés le protègent malgré tout. Ils ne lui veulent aucun mal. Ils tentent l’instruction, l’inclusion dans le clan. Le jeune Rémi qui n’est pas leur frère partage quelque chose qui leur appartient quelque part près des racines. Cet autre qui vient du continent a le droit de loger ici. Il connaît le secret de la terre et de la mer. Le coin perdu après les arbres.
L’initiation se poursuit jour après jour. Cette fois, c’est au tour de Christophe de jouer au maître d’école.
Pour achever le mollusque gluant, lui explique-t-il, la manœuvre n’est pas compliquée.
«Regarde, o chjucu ! Tu fourres tes doigts dedans, puis paf ! tu lui retournes la tête.»
La démonstration est faite en moins de deux, simple et efficace. Le geste est connu par cœur. Ils ont vu leur père, l’oncle Pierre-Antoine, le faire des dizaines de fois.
Rémi ne dit rien. Il se contente de tendre le seau pour recueillir le poulpe mort. Au fond plus rien ne bouge, plus rien ne vit. Masse informe qu’il faut maintenant ranger dans la glacière.
«Monte ça à ta mère, exige Christophe. Nous, on va à la petite plage.»
Ils ne commettront pas la même erreur. L’an passé, ils avaient laissé le seau sur les rochers quelques instants sans surveillance. À leur retour, plus rien. Le poisson avait disparu. Ils n’étaient pourtant pas partis longtemps. Il s’agissait d’une petite rascasse pêchée par Ornella. La jeune femme l’avait attrapée à la ligne un peu plus tôt vers le rocher aux murènes. Un coin qui donnait toujours.
Ce qui avait intéressé les garçons au départ – et c’est pour cette raison qu’ils avaient réclamé la rascasse à leur voisine –, ce n’était pas la taille de l’animal mais sa gueule étrange, déformée. À cause de cette malformation singulière, le poisson semblait tirer la tronche. Sans doute mécontent, s’étaient-ils moqués en l’apercevant gigotant au fond du seau, d’avoir mordu à l’hameçon. Tintacciu !
Amusée par leur remarque, Ornella avait cédé à la requête des enfants à l’unique condition qu’ils lui promettent de ne pas tarder à relâcher la rascasse car, leur avait-elle dit, il n’y avait rien à manger là-dedans, pas le moindre petit bout de chair à se mettre sous la dent. Il s’avérait donc inutile de la sacrifier pour rien, chacun ayant le droit de vivre, de grandir. Même les petits poissons pas très jolis… Cette dernière réflexion leur avait semblé totalement stupide. Les trois enfants n’avaient jamais rien entendu de tel. Pourquoi aurait-ce été un sacrifice inutile ? Un spécimen de cette taille aurait été idéal pour la pêche à la palangrotte. Un appât parfait pour attraper un denti ou un mérou énorme. Les filles n’y connaissaient rien.
Avant de leur passer le seau, la jeune femme avait pris soin de les prévenir. Il fallait, avait-elle dit aux gamins en levant son index pour appuyer ses propos, faire très attention aux piquants du poisson. Ne pas mettre les mains dessus. « Hein, les enfants ? »
Ils lui avaient répondu, vexés, qu’ils le savaient depuis longtemps. Que des rascasses, ils en avaient vu des tonnes et des tonnes. Mais toujours mortes, toujours remontées crevées dans des filets ou gesticulant au bout d’un trident. S’ils lui avaient demandé la bête encore vivante, c’était pour que Rémi puisse la voir nager. Pour se moquer aussi de sa gueule détraquée. Après quoi, elle retournerait dans l’eau bien sûr puisque c’était ce qu’elle voulait. En faisant évidemment gaffe de ne pas toucher au dard. À l’épine venimeuse dressée sur le dos.
Petite rascasse avait fait grand bruit.
Pendant un long moment, dès leur retour, ils avaient d’abord cherché près du seau. Peut-être la fugitive était-elle en train d’agoniser quelque part à l’air libre, ouvrant sa gueule et ses branchies, manquant d’oxygène après avoir atterri, on ne sait comment, sur les rochers. Ils avaient aussi inspecté la moindre flaque d’eau, le moindre trou, la moindre faille. Mais ne trouvant rien, ils avaient soudain aperçu le goéland.
Le coupable. L’affamé. Ces oiseaux-là bouffaient tout, n’importe quoi, n’importe comment. Poissons, bouts de pain, biscuits au chocolat… Ils en avaient même déjà vu un, une fois, s’en prendre à un oisillon dans un nid, hop, gobé vivant. Et Baptiste prétendait que le chien d’une fille de sa classe avait été tué de cette façon. Massacré par les coups de bec d’un goéland géant, furieux et dévastateur.
«Si, si ! Croix de bois, croix de fer. Si je mens, je vais en enfer.»
Alors durant d’interminables secondes, ils avaient regardé le ciel pour le défier. La bouche et les poings serrés, ressentant l’insupportable impuissance.
Des trois, Christophe avait été le plus embarrassé par la perte de la rascasse. Il n’en avait jamais parlé à quiconque mais depuis toujours, au moins depuis l’âge de six ans, il aimait en secret la douce Ornella, la fille de vingt ans. Elle était belle et elle le prenait souvent dans ses bras. Elle sentait bon et ses cheveux étaient longs. C’était un peu la grande sœur qu’il n’avait pas.
Elle venait passer ses vacances sur le terrain familial, tout comme eux. Dans une maisonnette ne payant pas de mine, située davantage dans les hauteurs à plus de vingt minutes à pied de la mer, ce qui paraissait pour le jeune garçon très loin. Son frère, son cousin et lui-même avaient la chance eux d’être juste au-dessus de la plage, seulement séparés du sable par un portail toujours ouvert.
Il n’avait pas voulu la contrarier. Lui avouer qu’il n’avait pas été à la hauteur. Par leur faute, le poisson auquel tenait tant Ornella n’avait pas survécu. Emporté dans les airs par le premier goéland de passage.
«On ne lui dira rien.
– Pourquoi? avait interrogé Rémi, bêtement.
– Parce que mon père dit toujours que les femmes sont trop sensibles.
– Elles ne font que pleurer, c’est ça?
– Voilà.»
Le mensonge aurait dû passer inaperçu. Qui aurait pu vérifier?
Ils étaient retournés voir la voisine en lui promettant, grands sourires, qu’ils avaient bien relâché la petite rascasse. Ornella s’était levée pour poser sa main sur la tête de Christophe, son préféré des trois.
«C’est bien, les enfants», avait-elle répondu d’un air lascif, regardant l’horizon comme pour y apercevoir l’animal au fond des flots.
Puis, sans rien ajouter, elle s’était allongée sur sa serviette pour profiter des derniers rayons de soleil de la fin d’après-midi.
Le gros chien au ventre pendouillant s’était approché de sa jeune maîtresse pour se coller à elle.
«Viens là, mon Pollux», avait dit Ornella sans se douter que, l’instant d’après, le labrador allait verser le contenu de son estomac juste à côté de ses pieds nus, dégueulassant sa serviette et ses sandales.
Avec fracas, le chien avait soudainement exposé en plein jour le mensonge des trois enfants.
Il était facile d’en deviner le contour verdâtre et acide. Celui du poisson avalé puis régurgité malgré les piquants, les pointes venimeuses.
Face à ces retrouvailles inattendues, les enfants étaient restés ébahis. Le mystère de la disparition de la rascasse venait d’être résolu grâce à Pollux. Le goéland, exempté de tout crime.
Néanmoins, l’histoire ne s’était pas arrêtée là.
Prise d’une irrépressible fureur, en moins d’une seconde, Ornella avait rassemblé ses affaires dans un sac pour aller d’un pas décidé prévenir les parents de ces trois garnements irresponsables.
«Bande de petits cons, maugréait-elle en chemin. Vous allez voir ce que vous allez voir!»
Pour faire bonne figure face à la colère justifiée de la jeune femme, le père de Baptiste et de Christophe avait sévèrement réprimandé ses deux fils.
«Ils ne recommenceront plus», promit Pierre-Antoine d’un ton assuré avec, pour démonstration faite de son autorité, un beau coup de pied au cul donné à chacun de ses enfants et des oreilles largement tirées. Quant à la mère du petit Rémi, elle lui avait prodigué en aparté derrière la cabane à outils une grande leçon qui n’en finissait plus, rappelant à l’insolent que dans la vie il ne fallait jamais mentir. On en payait toujours les conséquences.
«C’est grave, très grave, ce que vous avez fait, Rémi. As-tu compris?»
Oui, il avait compris. Le chien par leur faute aurait pu mourir. À Marmontagne, on était loin de tout, de la ville, des secours. Ce n’était même pas la peine d’envisager de trouver un vétérinaire dans les parages. Si Pollux avait fait une réaction allergique, Rémi et ses cousins auraient eu la mort d’un chien sur la conscience. Qu’auraient-ils dit à Ornella ? Cette fois, ils pouvaient s’estimer heureux que les choses n’aient pas tourné au vinaigre. À la prochaine bêtise, ils n’auraient pas cette chance. Pas forcément.
«As-tu compris, mon petit Rémi?» lui répétait-elle, les yeux exorbités.
L’enfant n’avait pas d’autre choix que de lui répondre oui.
De toute manière, qu’il eût compris ou pas, Rémi avait bien senti que cet incident avait particulièrement remué sa mère. Il ne l’avait jamais vue dans un état pareil. Mais c’était sans doute parce que les femmes étaient trop sensibles. La preuve : l’oncle Pierrot, lui, se fichait pas mal de ce qu’il s’était passé. Après le départ de la voisine, il avait avoué qu’il aurait aimé que le clébard crevât sur place, une bonne rascasse en travers de la gorge. Ça l’aurait arrangé.
Il en avait ras-le-bol de retrouver tous les matins ses merdes éparpillées partout sur la plage.
Ils se rendaient à Cupabia comme ils se rendaient au paradis, le cœur léger dans la petite Lada verte. Sortis à peine du ferry sur le port d’Ajaccio, ils traversaient rapidement la ville pour suivre le bord de mer. La station balnéaire de Porticcio et les grands toboggans aquatiques où Rémi rêvait d’aller. L’immense plage d’Agosta, plus loin, ouverte au large, où l’on apercevait, depuis la route, les familles, les serviettes multicolores et les baigneurs peu prudents s’avançant dans les hautes vagues, effrontés.
Ce n’était que le début de l’été. Et ils savaient que c’était vers chez eux qu’ils revenaient. Là où ils étaient vraiment heureux. La terre de leur bonheur sans limite. Un tout petit territoire caché derrière les rochers.
Entre la pointe de l’Isolella et celle de la Castagna, la route de Mare é Sole. La grande pinède au bord de l’eau longeant la plage d’Argent. Plage de sable blanc. Le bleu. Le vert des pins maritimes. Parfois des vaches et leurs veaux tranquillement allongés à l’ombre ou au soleil. Paisibles. Oisifs. Regardant sans bouger les pique-niqueurs du dimanche, les joueurs de pétanque ou les jeunes Ajacciens peaufinant leur bronzage.
Ils vivaient l’instant, chantants et frivoles. La mère et le fils réunis. Le volume de l’autoradio monté à fond. La même cassette. Toujours. Compilation de la route du bonheur. Et le tube d’Eddy Mitchell. Son whisky et ses prières du soir. Son pas de boogie woogie qu’ils adoraient entendre dès qu’ils venaient en Corse. C’est-à-dire chaque été.
Tel un rituel, il y avait la halte à la supérette d’Acqua Doria. Une courte pause durant le trajet pour se dégourdir les jambes, pour se rafraîchir un instant avec une limonade ou avec un Mister Freeze au coca parmi les motards étouffant de chaleur sous leurs lourdes tenues en cuir. Tous s’étaient arrêtés au bord de la route pour admirer la vue. L’incroyable panorama donnant sur le bleu infini de la Méditerranée.
Tandis qu’il croquait dans son bâton glacé qui lui faisait froid aux dents et au front, Rémi prenait à chaque fois le temps de caresser Guizmo, le chat du propriétaire, un magnifique norvégien qui ne se lassait pas de se faire remarquer en se frottant aux jambes des clients.
Mais la petite Lada redémarrait vite, laissant soudain le chat et les motards. Il ne restait plus qu’une vingtaine de minutes pour arriver à destination. Cette partie du trajet était sans doute la plus belle car la plus sauvage. On s’éloignait des habitations. On entrait dans le maquis, le cœur ballotté par les virages de plus en plus serrés. Le voilà donc, le retour au pays ! Marmontagne approche. La commune de Serra-di-Ferro où la mère de Rémi avait vu le jour trente ans plus tôt.
«Mon fils, disait-elle en s’allumant une première cigarette, respire ce doux parfum… Elle nous accueille ! C’est l’île entière qui nous parle.»
Rémi sortait sa tête du véhicule puis sa main droite pour la laisser s’agiter au vent. À chaque fois, il espérait percevoir le message murmuré par cette terre. Des mots qu’il comprendrait enfin. Mais l’odeur du tabac lui revenait inéluctablement à la figure et la vitesse lui emportait le bras. Il finissait donc par se rasseoir sur son siège, regardant droit devant lui pour ne pas vomir.
L’agitation et les virages le barbouillaient toujours un peu.
Avant de s’engager sur le chemin en terre de Pilosella, ils se taisaient tous les deux, non pas que mère et fils ne sachent plus quoi se dire mais l’arrivée se faisait toujours dans un silence solennel. Un panneau indiquait : « Voie sans issue, pas d’accès à la mer. » Eux savaient. Malgré l’avertissement, ils prenaient la direction du lieu secret, ne craignant nullement de s’avancer au milieu des nids-de-poule. Ils progressaient, concentrés et pensifs. Quelques mètres plus bas, la famille les attendait. L’oncle, la tante et les cousins déjà sur place depuis une semaine. Déjà immergés bien avant eux dans l’atmosphère merveilleuse et iodée de la baie de Cupabia.
En descendant de la voiture, la joie demeurait identique. Ils reconnaissaient l’écrin d’eau et de verdure où resplendissaient, dans le même majestueux mélange, les figuiers de Barbarie, les oliviers, les silènes et les euphorbes. Au loin leur faisant face apparaissait la tour génoise de Capanella, sentinelle solitaire. Et au milieu, la mer, tissu soyeux sur lequel glissaient quelques voiliers.
«C’est beau», répétait toujours Martine avant de se charger de récupérer les affaires dans le coffre. Ils ne pouvaient pas tout porter. Ils devaient revenir plus tard vers la voiture avec l’oncle Pierre-Antoine. Ils avaient emporté des draps, du linge pour tout l’été. Et des courses qu’ils avaient faites sur le continent. Rien de périssable : des pâtes, du riz, des céréales pour les enfants, des biscuits, des légumes et des raviolis en conserve. Pour le frais, les packs d’eau et de lait, ils avaient l’habitude de se ravitailler à Porto Pollo, petit village de pêcheurs situé derrière la pointe du même nom, juste en dessous de la commune de Serra-di-Ferro. La famille s’y rendait en Zodiac et c’était d’ailleurs pour les enfants une grande aventure, un instant où ils retrouvaient la civilisation, déambulant dans les rues en maillot de bain, torse nu et méduses colorées aux pieds, où ils rencontraient aussi d’autres gamins de leur âge avec qui ils partageaient des paroles plus ou moins amicales pendant leurs jeux sur la jetée du port en attendant le retour des adultes. Juste avant de repartir sur ce qu’ils appelaient « le tape-cul ». Le pneumatique sur lequel ils devaient se tenir aux cordes pour ne pas tomber tandis que l’oncle accélérait pour retourner au plus vite vers la petite crique de Marmontagne, loin des touristes et des magasins.
Ils avaient installé la tente où il dormirait avec sa mère à sa place habituelle, à gauche de la caravane, sous le grand chêne pour être protégés du soleil. Devant, ils avaient tendu une corde à linge entre deux arbres où séchaient des serviettes de plage, les slips de bain des cousins et ceux de l’oncle, les culottes en dentelle que tata Gabrielle lavait tous les jours à l’eau froide dans une bassine. Ici, l’épouse refusait toute convention. Les machines, les qu’en-dira-t-on, les mamans bien habillées à la sortie de l’école. Ici, elle ne se baignait qu’en culotte, les seins nus, la peau bronzée, les cheveux noirs au milieu du dos. Sentant le midi le monoï et la douceur de vivre. Enveloppée le soir d’un seul paréo, marchant pieds nus même sur la terre, sur les aiguilles de pin séchées, sur les petits cailloux s’introduisant entre les orteils. Elle marchait pieds nus tout le temps, du début de l’été à la fin du mois d’août. L’oncle Pierrot souriait de la voir si belle, si sage, si différente du reste de l’année. La mère de Rémi admirait aussi cette femme que les épreuves, les tristes aléas de la vie n’avaient pas entièrement réussi à abîmer, pas encore, pas de façon visible. Durant cette période, personne n’évoquait les drames passés. On les laissait entre les murs des habitations, au centre des villes. Les terreurs nocturnes, les cauchemars répétés, les douleurs puissantes tenant au corps. Effacés, éloignés. Juste de sombres réminiscences parfois lorsqu’il n’y avait plus de bruit, la nuit. Lorsque les oiseaux s’étaient tus, laissant place à la lune semant sa transparence. Alors à ce moment, en secret, sans le montrer, la tante Gabrielle repensait à ce qu’elle avait traversé depuis ce jour atroce où ils avaient menacé son père, depuis cette nuit où ils s’étaient introduits dans la maison de Castifao pour l’assassiner. Et ensuite ? Elle s’endormait, elle oubliait. Légère, elle se levait, réveillée par le rire de ses fils, de son neveu, déjà prêts tous les trois pour l’aventure au soleil, mus par une indescriptible joie, par l’envie de tout connaître, de tout découvrir, une curiosité propre à l’enfance certainement, à la jeunesse, à l’innocence – ­l’innocence qu’elle-même avait perdue, qu’elle ne connaîtrait peut-être plus. Elle les observait depuis le seuil de la caravane, à moitié dénudée, si fragile, et elle ne disait rien. Elle penchait seulement la tête sur le côté, à la fois triste et souriante. Elle ne savait pas. Mais parfois elle cherchait des réponses. Demain, qui deviendraient-ils ? La vie filait vite et l’on n’y pouvait rien…
Oh, elle aurait tant aimé que l’été dure l’éternité, que les enfants restent des enfants, que tous les matins soient semblables aux matins sur le terrain.
Plus de bouleversements, plus de chaussures, plus de contraintes. Plus de traces de boue sur le sol. Rien à nettoyer… Ces traces, elle ne pouvait les effacer. Les rangers des assassins. La terre sur le carrelage. Un soir de pluie. La marque de leur passage. La salissure.
Et le père mort sous les draps.
Souvent elle posait ses mains sur son ventre. Mais les enfants n’ont jamais compris. Incapables de mesurer la portée symbolique du geste. Ils n’y faisaient même pas attention. Lorsque le clan rival est venu abattre Antoine Poggioli de deux balles dans la tête, il était encore là, ancré à ses entrailles, si petit, accroché à la vie, donnant des coups de pied contre la paroi de son abdomen. Le fils qu’elle n’a pas connu, le fils jamais vivant, Gabrielle s’en souviendra jusqu’à son dernier souffle. La culpabilité ne la quitte pas. C’est son propre chagrin qui l’a tué. Sa peine immense qui a mis fin à l’existence du garçon, de celui qu’elle voulait appeler Arnaud.
Sept mois passés à le porter, à établir des projets, à avoir de grandes ambitions pour lui. À choisir la couleur de la tapisserie et du linge pour le berceau. Avant le sang entre ses jambes.
Bien sûr, Baptiste et Christophe étaient trop petits pour comprendre. Pour saisir l’importance du manque. Le frère tant promis n’est jamais venu. Maman pleurait et ils ne trouvaient aucun moyen de la consoler. Ils souriaient, réclamaient son attention, souvent ils se retrouvaient seuls auprès d’une mère survivant à son supplice.
Sur le seuil de la caravane, elle regardait le paysage. La brise légère jouant avec les feuilles des arbres.
Elle se demandait si ces instants avaient un sens. Si l’accal­mie après la tempête n’était qu’un répit accordé par le destin.
Sans s’attarder à saisir la vérité de ses questionnements, refusant même la réponse, elle partait alors dans la cabane à outils où se trouvait le réchaud pour préparer le café du matin.
Accroupi dans les buissons, les fesses à l’air, Rémi entend ses cousins s’éloigner de lui. Il leur avait pourtant demandé s’ils pouvaient l’attendre une minute ou deux, il n’en avait pas pour longtemps, mais ayant soudain très mal au ventre il devait se soulager, là, tout de suite. Sur le chemin menant à la grande plage.
Caca au grand air comme ils disent, ils en ont l’habitude. Sur le terrain de Marmontagne, il n’y a pas de toilettes, chacun urine là où il peut. Et s’il s’agit de la grosse commission, il faut aller dans un coin loin des lieux de passage puis prendre soin avant de partir de recouvrir par quelques branchages la crotte laissée afin d’éviter les mouches et les odeurs.

Extrait
« Imaginez cette femme en noir, bien en chair, la mamma. Elle était là à travailler dans une cabane de pêcheur juste en face des pontons. Une femme toujours en noir parce qu’elle n’a connu que des drames, des morts, des corps partout. C’est sa vie entière. Des tas d’enfants décédés dans des accidents étranges, sa fille tombant dans les escaliers et se brisant la nuque, un fils disparu très jeune empoisonné, un autre mort dans un accident de la route, deux autres tués par balles et seulement deux fils rescapés mais envoyés derrière les barreaux pour meurtres… C’est dingue, hein? Mais cela se passe ici, les filles, tout près de nous… Ce n’est pas une légende. Il n’y a pas plus réel que ce que je suis en train de vous raconter… Allez demander à tous les habitants que vous croiserez, tous connaissent la malédiction de la famille Rocco. »
Christophe se tait un instant. Il mesure l’effet de son discours sur les visages qui l’entourent. Son frère Baptiste connaît la chanson, Rémi l’écoute bouche bée, attentif à la moindre de ses paroles, et les filles Caroline et Juliana, qui passent leur premier été ensemble sur l’île, le dévorent des yeux. » p. 117

À propos de l’auteur
CASTELLI_Cecilia_©DRCécilia Castelli © Photo DR

Cécilia Castelli est née et vit à Ajaccio. Avec Frères Soleil, elle nous livre un roman intense sur la force vénéneuse des secrets. Un roman d’enfance et d’égarement. Entre mer et montagne. Entre sublime et violence. (Source: Éditions Le Passage)

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Les choix secrets

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Avant de mourir, Marie fait le bilan de sa vie. Un mari, deux enfants et beaucoup des regrets. Entre une passion possible et un sage mari, entre les fastes de l’Indochine et l’humidité des logements de fonction en Bourgogne, entre la liberté créatrice et le respect des conventions, elle aura toujours fait le mauvais choix.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

La vie que Marie aurait pu vivre

Avec son second roman, Hervé Bel montre avec talent combien il peut se glisser dans la peau d’une femme au soir de sa vie. Ce portrait de Marie donne aussi envie de découvrir celui d’Erika Sattler, à paraître le 19 août.

Marie est aujourd’hui bien âgée et vit avec la peur. Une peur qu’elle essaie de conjurer en ayant mis un rituel en place avant d’essayer de trouver le sommeil : elle fait une inspection systématique, suivie par André, son mari. Mais durant ses vérifications, la difficile respiration de son mari la gêne plus qu’elle ne l’aide. Mais elle fait avec. Elle a toujours fait avec, comme avec les injonctions de ses parents dont l’étroitesse d’esprit la révoltait. Comme avec André, qui était le premier garçon qu’elle a croisé, qu’elle a choisi pour mari et qu’elle a épousé pour respecter son serment.
Pourtant l’officier de marine Hervé Perrot, avec lequel elle avait voyagé sur le paquebot reliant Marseille à l’Indochine, était bien séduisant et plus passionné. Il lui avait même déclaré sa flamme dans une lettre brulante d’amour.
Alors, elle avait voulu croire que la raison l’emporterait. Cependant, une fois passée la fièvre des noces, leur cohabitation ne laissera plus guère au doute. Entre eux il n’était pas question de passion, tout juste d’affection, et encore…
Le couple s’était d’abord installé à Santus où André avait été affecté, dans un appartement froid et humide au-dessus de l’école, puis à Linteuil, la nouvelle affectation d’André obtenue grâce à l’intervention de son père. Très vite s’était installé une routine qui avait pour but d’effacer toutes les aspérités, de mener une existence des plus ordinaires, à mille lieues des fastes de sa jeunesse. «La mémoire de Marie est à l’image de l’univers: une surface plane, déformée par quelques souvenirs cruciaux dont la gravité attire et change la représentation de tous les autres. Ce sont des points innervés, névralgiques, qui ne cessent jamais d‘irradier, altérant ses sens et ses pensées. L’Indochine est son âge d’or et son tourment (…) si brillant qu’elle en a fait un trou noir d’où la lumière ne s’échappe plus. Une tumeur qu’elle oublie parfois, jamais longtemps.»
Dans un style épuré et une langue classique, Hervé Bel construit alors son roman en jouant de cette dualité, des rêves d’alors et de la triste vie d’aujourd’hui, déroulant les épisodes marquants d’une vie subie bien plus que choisie. Les retours en arrière lui permettent de revenir sur la naissance de leur fils Pierre pour souligner qu’elle ne changera pas vraiment leur existence, laissant tout juste Marie un peu plus aigrie. Ou encore la mobilisation d’André et l’expérience de la guerre qui aurait pu en faire un autre homme, lui qui était quasiment rentré en héros à l’issue de cette Seconde guerre mondiale. Car après avoir été pris par les Allemands, il avait réussi à s’enfuir. Mais l’image du héros a vite disparu, remplacée par un quotidien difficile fait de privations. Le décès de son père sera un autre épisode qui laissera à Marie un goût amer, et creusera le fossé avec André. «Elle vit avec quelqu’un qui ne la comprend pas et ne lui reconnaît aucun mérite. Elle vit comme ça depuis cinquante ans, et ce sont ces années qui parlent à travers elle, gorgées de souvenirs et de rancœurs.»
Avec ce roman sur le poids des conventions et de l’héritage familial, Hervé Bel réussit le tour de force de dresser le portrait d’une femme qui, par fidélité, aura raté sa vie, qui par obéissance sera passée à côté d’une histoire sans doute plus exaltante et qui pourtant nous émeut. C’est que sans doute, sa petite voix fait aussi résonner en nous le souvenir de décisions tout aussi «raisonnables» qu’il nous est ensuite arrivé de regretter. Marie ne serait-elle pas cette mauvaise conscience qu’il nous arrive d’éprouver lorsque les regrets prennent le pas sur les rêves, les ambitions, les désirs.

Les choix secrets
Hervé Bel
Éditions Le Livre de poche
Roman
336 p., 7,10 €
EAN 9782253174912
Paru le 3/12/2014

Où?
Le roman se déroule en France, principalement à Santus, Linteuil, Freissange, Autun. On y évoque aussi Paris, Beyrouth, Alexandrie, Djibouti, Saigon, Biarritz ou encore Dijon.

Quand?
L’action se situe au début du siècle, avec des retours en arrière jusqu’à la première moitié du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il n’y a plus que la cuisine et le mari, le ciel gris derrière la mousseline des rideaux et ce présent dont il faut bien se contenter. Le temps n’a fait que traverser son corps. Il est passé, la laissant inchangée dans sa façon d’appréhender les choses et les gens. H. B.
Marie est une vieille femme qui ne veut pas être dérangée. Elle souhaite que chaque chose soit à sa place, que chaque jour s’écoule comme la veille, sans imprévu, sans douleur, afin qu’elle puisse contempler tout ce que la vie lui a permis d’accumuler: les objets, les photos, les souvenirs. Aujourd’hui cette vie sans histoires lui convient. Avant, elle brûlait de vivre, elle cherchait la passion et les drames, la souffrance – la sienne et celle des autres. Elle s’est mariée, a eu deux enfants, a hérité de la maison de ses parents, mais a-t-elle vécu? Un roman ambitieux qui offre un portrait de femme intime et dérangeant.

68 premières fois
Sélection anniversaire: le choix de Caroline Laurent

Caroline LAURENT
Caroline Laurent © Philippe Matsas

Caroline Laurent est franco-mauricienne. Après le succès de son livre co-écrit avec Evelyne Pisier, Et soudain, la liberté (Les Escales, 2017 ; Pocket, 2018 ; Prix Marguerite Duras ; Grand Prix des Lycéennes de ELLE ; Prix Première Plume), traduit dans de nombreux pays, elle a signé Rivage de la colère. En parallèle de ses fonctions de directrice littéraire chez Stock, Caroline Laurent a été nommée en octobre 2019 à la commission Vie Littéraire du CNL. (Source: Éditions Les Escales)
«J’aimerais beaucoup vous faire découvrir Hervé Bel, trop discret auteur, dont la voix a quelque chose de puissant et de singulier. Notre rencontre, à lui et moi, est assez belle. J’ai lu son premier manuscrit quand j’étais stagiaire chez Robert Laffont. J’avais fait un rapport ultra positif. Pour moi il fallait le publier… mais la direction de Laffont en avait décidé autrement. Le temps passe. J’arrive chez Lattès et découvre qu’Hervé Bel va y être publié ; ce sont nos retrouvailles. Et puis après deux publications, son troisième livre est refusé par l’éditeur… Je pars au même moment et emmène Hervé avec moi (La femme qui ment, aux Escales).
Depuis un an Hervé vit et travaille à Beyrouth. Les choix secrets est son deuxième roman. Il excelle dans les portraits de femmes qui dérangent et secouent.»

Les autres critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le livre de Poche
Blog Domi C Lire 
Blog Sur la route de Jostein
Blog Les coups de cœur de Géraldine


Hervé Bel présente Les choix secrets © Production Librairie Mollat

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Neuf heures, Marie commence sa ronde.
Elle veut être assurée du repos de sa nuit, éviter à tout prix qu’en se réveillant vers les deux heures du matin, comme cela lui arrive souvent, elle ne se souvienne plus si la porte qui conduit au garage est bien fermée. Doute terrible, elle résistera un temps mais, comme à une envie d’uriner, elle finira par céder et devra redescendre au rez-de-chaussée, errer dans les pièces froides, jusqu’à la cuisine, sentir se glisser sous la robe de chambre un air glacial, humide.
Une porte, cela irait encore, mais il y en a deux autres, une qui conduit au petit salon, l’autre à la salle de bains. Et aussi la fenêtre de la cuisine, et la lumière. La lumière qu’elle peut oublier d’éteindre, et qui, toute la nuit, fera marcher le compteur…
Pour être certaine que tout est en ordre, Marie suit une procédure qui s’est compliquée avec les années.
Ce soir, comme tous les autres soirs, elle se poste devant chaque porte, serre sa bouche, ferme les yeux, appuie dix fois sur le panneau, en comptant : un, deux, trois… Puis elle applique une ultime poussée et dit à voix haute, nettement : « Fermée. » Pour la fenêtre, elle serre la poignée de toutes ses forces et pense : « Je suis là, je tiens la poignée, je la tire, et la fenêtre ne s’ouvre pas. » Puis elle regarde autour d’elle, aperçoit un détail, une araignée au-dessus du poêle, un torchon à côté de la cage à oiseaux, n’importe quel détail, qu’elle enregistre, afin de s’en souvenir si, durant la nuit, le doute lui vient. Pour la lumière, c’est plus simple : elle allume sa lampe de poche, éteint le plafonnier, et là, dans les ténèbres coupées d’un rayon affaibli et jaune, elle ouvre grands les yeux, regarde le noir, et compte jusqu’à vingt.
Derrière elle, debout, se tient son mari, respiration haletante, reproche vivant ; elle sait qu’il la trouve ridicule et cela l’empêche de se concentrer.
Elle tient fermement la lampe de poche dans sa longue main à la peau jaunie et veinée, et traverse la salle à manger qui sent la poussière mouillée. Lui la suit, à petits pas. Ses pantoufles claquent sur le plancher. Et il souffle encore. On dirait qu’il le fait exprès, ce bruit. Devant l’escalier, c’est encore pire, il s’arrête, se racle la gorge, souffle suspendu qui reprend bientôt, plus fort, tandis qu’il monte derrière elle. Les marches de l’escalier craquent, une à une. Arrivée sur le palier, elle se retourne pour observer l’obscurité. Tout est en ordre, le silence absolu. Elle peut se coucher, et lui aussi.
Elle dit « Bonsoir ». Il répond : « Bonsoir, ma petite poule. » Puis tousse. Dès qu’il se couche, il est pris de quintes qui s’espacent et qu’elle compte, en serrant les dents. Encore un petit moment à subir. Puis le silence. Il s’est abruti avec deux cachets et s’endort ; le silence et la couverture protègent Marie.
Marie scrute les ténèbres, à l’affût de la moindre luminosité, contente qu’il n’y en ait aucune, mais inquiète aussi. La chambre est placée à l’extrémité de la maison du côté des grands sapins. Derrière s’étendent les vergers et les prés jusqu’à l’Oze. Un cambrioleur n’aurait aucun mal à pénétrer dans la propriété, casser une fenêtre et faire son affaire sans être dérangé. Il pourrait les torturer sans que personne entende quoi que ce soit. Si, les voisins d’en face. Mais si le voleur les bâillonne, les Puffeney n’entendront rien. Elle s’imagine attachée, les pieds nus au-dessus du poêle de la cuisine. L’homme dit : « Tu vas parler, tu vas parler ! » Son mari, placide, assis tranquillement sur sa chaise. « Et toi, lui dit le cambrioleur, regarde ce que je vais faire à ta femme. Je vais la brûler à petit feu. » Le mari ne répond rien, indifférent, son air indifférent de tous les jours. Marie comprend alors que rien ne la sauvera plus. Les battements de son cœur s’accélèrent. L’homme la regarde avec un air de fou : ce n’est pas l’argent qu’il veut, c’est sa vie, qu’il va déguster lentement, au fil des tortures…
Comme un coup de poing sur la poitrine, la peur est si vive que Marie se réveille, surprise d’avoir dormi. Silence total, mais des bruits parfois, toujours surprenants. Un craquement dans le salon, en bas. Une corneille plus noire que la nuit sautille sur le rebord du balcon. Le vent se lève, légèrement, comme une expiration humaine.
Et son mari dont la respiration est hésitante, rauque.
Allons, tout va bien, pense-t-elle.
Si elle pouvait seulement bien dormir. Même si elle s’assoupit, elle garde toujours l’impression d’être réveillée. Son sommeil est une pensée qui se dévide toute seule, et elle sait toujours ce qu’elle pense. Comme tout à l’heure.
La pluie arrive soudain, massive, crépite en s’écrasant sur le toit. Elle imagine le jardin trempé, la campagne déserte, le bois des Rupes, du côté de Linteuil, qui plie sous le vent, l’odeur des tapis de feuilles décomposées sous le cognassier… Et voici qu’elle sent venir la pensée de la mort, l’affreuse pensée, inévitable, habillée de nuit, qui s’insinue en elle, s’approche avec la prudence d’un serpent, la discrétion de la fumée d’un brasier qui passe sous la porte.
Se lever, bouger, elle n’y songe même pas. Il lui est impossible d’envisager la moindre entorse à l’ordre établi de son existence. Une fois couché, on l’est pour de bon. Et que dirait son mari, là, tranquille, qui dort ? Il en profiterait pour se lever aussi, sous prétexte qu’il est malade. Malade, pas tant que ça puisqu’il dort.
Malade et l’horrible pensée derrière…
Mais elle se sent bien, au chaud, comme si elle n’avait pas de corps. L’esprit est vif. Demain, il faut absolument ranger les draps qui traînent sur la table de la salle à manger, passer un coup de serpillère dans la cuisine. Demain, il y a le boulanger, un brave homme. Il faudra changer de sous-vêtements. Elle égrène les tâches, se sentant tomber doucement dans un trou chaud, se laisse aller, et…
Et soudain, sursaute.
Sur le toit, du côté de la cuisine, un chuintement, comme un patin qui raye la glace, un son de plus en plus fort.
Quelqu’un, là-haut.
Elle s’est dressée, s’apprête à réveiller son mari, se retient, tandis que le bruit s’interrompt. Puis un autre venant de la cour en ciment, un corps qui s’écrase sur le sol, une pierre, un coup net, distinct malgré la pluie plus calme.
Marie repose la tête sur l’oreiller. Une tuile, c’est une tuile qui est tombée. Cela devait arriver : le toit est en si mauvais état.
« J’ai bien fait de ne pas le réveiller. Il en aurait fait une histoire. »
Mais il s’est réveillé. Il halète :
« Qu’est-ce qui se passe ?
— Une tuile est tombée du toit !
— Je m’en occuperai demain, je m’en occuperai demain. »
C’est cela, oui, pense Marie. Moi je suis sûre que tu ne feras rien, que ce sera à moi de me débrouiller.
Un nouveau souci, des solutions à trouver, toute seule.
Demain.
« Mon Dieu, quelle vie ! Si j’avais su… »
Puis elle pense au vieux parasol jaune aperçu ce matin, dans le garage. « Je ne me doutais pas qu’on l’avait gardé. » Parasol, soleil. La lumière si claire sur le jardin, comme en août dernier, dans le ciel bleu.
La nature, elle, ne change jamais. C’est la même lumière, les mêmes couleurs, que voyaient les gens du Moyen Âge : la vallée était la même, plus d’arbres peut-être. En tout cas le même relief. Cela l’étonne, comme une découverte, une promesse qui éloigne l’horrible pensée dont elle n’est jamais loin. En août dernier, elle se souvient être allée au bout du jardin, près de la cabane en ruine. De là, elle a regardé longtemps le paysage, borné au loin par les collines.
Avant, il y avait la gare perdue au milieu des prés. Elle l’a tellement regardée, cette gare, en 1933, en juillet.
Elle s’appelait encore Marie Cavignaux.
Il était cinq heures du soir. Elle remontait l’allée bordée de roses d’un pas rapide et arrivait devant la guérite qui servait de lieu d’aisance. Les mouches vibrionnaient. Assise sur la tinette, elle prenait les jumelles dissimulées derrière. Il faisait beau. La terre était sèche.
Avec ses jumelles, elle observait le verger, la rivière bordée de bouleaux puis, sur le coteau opposé, des prairies d’un vert flavescent où des vaches blanches tachetées de noir paissaient. Enfin, au faîte de la colline, objet de toute sa convoitise, elle s’attardait sur la gare de Santus, un bâtiment carré recouvert de crépi blanc et dressé au milieu de nulle part, où s’arrêtaient les trains en provenance de Linteuil.
Il faisait très chaud. L’air de la petite cabane était empesté par les excréments en décomposition, mais leur odeur, celle de sa famille, l’incommodait à peine. La sueur, coulant en rigoles le long de son corps, entre ses cuisses et ses seins, lui causait un chatouillement agréable et trouble. Elle ne bougeait pas, les coudes appuyés sur ses genoux pour tenir sans effort sa double lorgnette. Elle était immobile, de cette immobilité tendue de l’insecte, inquiétante parce que absolue et cependant provisoire, susceptible de se rompre soudain dans un mouvement vif et cruel.
Elle avait un profil légèrement prognathe. Des cheveux bruns et raides le long de son cou maigre. Des bras longs et musclés comme des cuissots de sauterelle, peu de poitrine, des jambes fines, des yeux gris ou bleus selon la lumière, une petite bouche souvent traversée d’un pli ironique. L’expression de son visage était tantôt mélancolique, tantôt énergique, cela dépendait des circonstances : elle avait dix-neuf ans.
Et elle pensait qu’elle le verrait bientôt, lui, attendu depuis le matin, sept heures : André !
Enfin, le train s’annonçait d’un trait strident rayant le silence. André Seudécourt finissait par descendre, le dernier, car il ne se pressait jamais. Un pas tranquille qu’elle prenait pour du flegme.
Aussi attentive que la lycose derrière son parapet, elle observait sa marche lente sur la route qui le cacherait bientôt, cherchant à se souvenir autant que possible de tous les détails ; y parvenant, mais sans en ressentir une véritable joie. Ce n’était pas assez : elle aurait voulu lui serrer la main chaque jour ou simplement le croiser de plus près.
Exaucée, la jeune fille pensait qu’elle ne demanderait plus rien à la vie. »

Extraits
La mémoire de Marie est à l’image de l’univers: une surface plane, déformée par quelques souvenirs cruciaux dont la gravité attire et change la représentation de tous les autres. Ce sont des points innervés, névralgiques, qui ne cessent jamais d‘irradier, altérant ses sens et ses pensées. L’Indochine est son âge d’or et son tourment. Un temps de soleil, de journées uniformément belles, humides le soir sous un ciel couvert. Les rues y sont pareilles à celles du midi de la France, droites et bordées de manguiers et de flamboyants à l‘ombre desquels, assis sur des chaises de fer, des fonctionnaires barbus en habits blancs, des dames à chapeau un peu grassouillettes, des jeunes filles aux joues roses se régalent à la tombée du soir de Byrrh et d’orangeade servis par des Annamites silencieux. Un souvenir d’Indochine si brillant qu’elle en a fait un trou noir d’où la lumière ne s’échappe plus. Une tumeur qu’elle oublie parfois, jamais longtemps, un condensé de pensées qu’elle n’a plus besoin de dévider pour en sentir les effets; en elle, toujours, même maintenant, l’Indochine est là, tandis qu’elle descend les escaliers en ce matin de novembre où elle n’y voit guère, après avoir quitté le lit si chaud où elle n’avait pas mal, parce que son mari n’est pas monté avec la tasse de café et le pain grillé. p. 50-51

Elle vit avec quelqu’un qui ne la comprend pas et ne lui reconnaît aucun mérite. Elle vit comme ça depuis cinquante ans, et ce sont ces années qui parlent à travers elle, gorgées de souvenirs et de rancœurs. p. 102

À propos de l’auteur
Né en 1961, Hervé Bel a fait des études de droit et d’économie et travaille dans une grande entreprise. La Nuit du Vojd, son premier roman (Lattès, 2010), a obtenu le prix Edmée de la Rochefoucauld et a été sélectionné par le Festival du premier roman de Chambéry. Après Les choix secrets, il a publié La femme qui ment aux éditions Les Escales.  19 août, il publiera Erika Sattler, son nouveau roman mettant en scène une femme belle, blonde et nazie. (Source: Éditions JC Lattès)

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