Les âmes fragmentées

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En deux mots
Véronica réalise des « filmémoires » à partir des souvenirs de personnes décédées. Mais quand elle reçoit un enregistrement pirate la mettant en scène avec un homme recherché par la police, elle comprend que sa mémoire n’est plus intacte. Avec l’aide de Rémi, sa compagne, elle va chercher à comprendre comment cela a pu arriver.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

J’ai la mémoire qui flanche…

Avec cette incursion dans la science-fiction, Charlotte Monsarrat raconte comment dans le futur on exploite les souvenirs des disparus, extirpés de leur cerveau. Une technique qui a cependant ses failles. Alors on bascule dans le thriller à forte intensité dramatique.

Dans un futur peut-être pas si lointain, la réalisation de films de fiction a été bannie, remplacée par des productions qui s’appuient sur les souvenirs de personnes décédées, les filmémoires. Véronica en est l’une des meilleures réalisatrices, même si pour l’instant, elle est plutôt en panne d’inspiration pour son projet intitulé mOther. C’est alors qu’elle reçoit une mémosphère dans un courrier anonyme. Elle contient des myriades d’images non triées. En commençant à les visionner, elle se met hors-la-loi. Mais ce qui va bien davantage la perturber, c’est qu’elle y voit Joachim Beckett, un criminel notoire, inventeur de l’extraction mémorielle, condamné pour trafic de souvenirs, se suicider dans sa cuisine. Puis, stupéfaite, elle se voit faisant l’amour avec cet homme qu’elle ne se souvient pas avoir rencontré.
Un mystère qu’elle aimerait bien élucider sans mettre Rémi, sa compagne qui est aussi sa productrice, dans le secret. Toutefois, au fil de son enquête, elle va se rendre compte des conséquences vertigineuses de ses découvertes. Et du danger qu’elle court désormais.
Alors, il n’est plus question de tergiverser. Il lui faut trouver de l’aide pour remettre en ordre les traces de son passé, pour comprendre comment on a pu effacer une grande partie de sa mémoire. Pour comprendre aussi qu’elle n’est pas la seule victime.
Pour retrouver son identité, il lui faut trier et organiser les pièces retrouvées, redonner une cohérence à son âme fragmentée. Quitte à provoquer quelques dégâts collatéraux.
Charlotte Monsarrat fait alors basculer son récit dans le thriller, avec enquête et rebondissements, chasse à l’homme et course contre la montre. Un récit haletant et très addictif.
Les amateurs de science-fiction pourront compléter cette lecture avec d’autres ouvrages qui s’intéressent à la mémoire, à commencer par la série romanesque Effacée de Teri Terry, dans laquelle on enlève aux criminels une partie de leur mémoire. Dans … et Alice Tao se souvint du futur de David Elbaz on imagine la création d’un centre de stockage de la mémoire de l’humanité face aux souvenirs qui disparaissent. On n’oubliera pas non plus les films Total Recall qui raconte comment on implante de faux souvenirs dans le cerveau et Minority Report . On n’a pas fini de trembler…

Les âmes fragmentées
Charlotte Monsarrat
Éditions Anne Carrière
Roman
250 p., 19 €
EAN 9782380822755
Paru le 3/02/2023

Où?
Le roman n’est pas situé géographiquement.

Quand?
L’action se déroule dans le futur.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un futur proche, les tournages de cinéma, trop polluants, ont été interdits. À la place, un procédé permet d’extraire les souvenirs de personnes décédées pour les monter en films éphémères qui durent le temps que la mémoire s’efface.
Veronica, réalisatrice de filmémoires en panne d’inspiration, est condamnée à restaurer ses anciens succès pour gagner sa croûte. En dérushant les souvenirs d’un trafiquant de mémoires, elle découvre qu’elle a eu avec lui une relation amoureuse dont elle ne se souvient pas.
Aidée par sa compagne et sa mère, Veronica mène une enquête intime sur les traces de son passé. Pour retrouver son identité, elle doit recoller les morceaux de son âme fragmentée.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Uzbek & Rica (Pablo Maillé)
20 minutes
Actualitté (Noé Megel)
Blog EmOtionS

Les premières pages du livre
« 1
J’ai attendu que Rémi dorme pour commencer à ¬dérusher. Elle croit que je travaille mais je n’arrive pas à m’y mettre. Bientôt, les images de mOther s’effaceront définitivement car la mémoire extraite des morts n’est pas éternelle. Rémi espérait que mon dernier filmémoire serait un succès. Raté, c’est le pire échec de ma carrière. Alors elle a annoncé à la presse la restauration de mon premier film, et sa sortie prévue dans quelques mois. Elle est optimiste. Je manque de temps pour visionner des heures de souvenirs, trouver les plus proches possible de ceux d’origine et reconstituer la trame narrative. C’est un travail de fourmi dont je n’ai plus envie. J’invente mille excuses pour ne pas aller en mémothèque, où Duma trouverait sans doute ce dont j’ai besoin. C’est lui, psycho-¬documentaliste chez Arescience, qui a dégotté la matière pour Éclaire-moi : les souvenirs d’un couple de pompiers décédés dans un incendie. Je m’étais dit : Une histoire d’amour à la fin tragique, ça va faire venir le public. « Paresseux et racoleur », a écrit une critique.
Où est passée la réalisatrice de vingt-quatre ans qui raflait des prix prestigieux ? J’avais une grande gueule et des choses à raconter. Dix ans plus tard, je passe mes journées cloîtrée à la maison. Cette nuit, comme toutes les autres depuis des semaines, assise à ma table de montage, je reste figée, incapable de lancer la lecture de mOther. Je me sens vide. Puits sans eau.

Enfin une distraction. Une enveloppe au courrier du jour avec un prénom écrit à la main, le mien : Veronica. Expéditeur inconnu. Je décachette le pli et en sors une mémosphère. Je fais rouler la bille dorée entre mes doigts avant de la tenir sous la loupe. Elle est quasi lisse. Très peu de microsillons : très peu de souvenirs. Je la dépose au-dessus du lecteur et elle flotte en tournant entre la table et le laser. Le rayon rouge met en évidence chaque aspérité de la sphère. Instantanément, une multitude de vignettes mémorielles s’affichent dans mon interface holographique. Deux nuages composés d’une myriade d’images.
La mémoire extraite n’a pas été triée. D’habitude, quand on lit une mémosphère, les entrées mémorielles sont rangées par listes, avec des mots-clés et des dates en dessous, grâce aux psycho-documentalistes d’Arescience, seuls habilités à trier les souvenirs pour éliminer ceux qui sont inexploitables ou interdits au public. Posséder une mémosphère non triée en laboratoire est illégal, même pour une réalisatrice comme moi. J’hésite un instant, puis me dis que l’enveloppe m’est clairement adressée et que la mémosphère aurait pu tomber entre de plus mauvaises mains. Je la retournerai à Arescience après visionnage.

Lecture // J’attaque en agrandissant le premier nuage. Les holovignettes se déploient dans l’espace de mon bureau comme des constellations. J’attrape entre l’index et le pouce de la main droite celles non signifiantes et je les mets dans la corbeille. Elles se décomposent en pixels et laissent des espaces noirs au milieu du nuage. Le laser efface leurs sillons sur la sphère. Je cherche le souvenir-racine, le seul avec un contour net. Dans notre mémoire, chaque souvenir est rattaché à d’autres par un réseau dense de sensations, significations et champs sémantiques. Les plus importants sont intégralement lisibles mais ils se cachent au milieu de leurs échos. Je me débarrasse des souvenirs flous, en noir et blanc, incomplets. Je repère des références d’odeurs, des taches de couleur, des occurrences thématiques. Ce premier nuage est lumineux mais sauvage. Beaucoup de rouge, des cris étouffés, une légère odeur de brûlé. Des bouts de cauchemars ou des souvenirs de films d’horreur. En dix ans de dérush, j’ai appris à prendre du recul. Avant, les images brutales me frappaient en pleine poire.
J’ai fini par identifier le souvenir-racine et je le tapote pour le lire. Aussi glauque que son écrin d’images : le souvenir d’un suicide. Lecture // Des mains d’homme tournent les boutons des quatre feux d’une cuisinière / Il attend un long moment que le gaz s’en échappe / Plan de travail en bois, crédence à carreaux vert émeraude / Au bout d’une éternité, il craque une allumette / Tout prend feu très rapidement / Il ne sort pas de la pièce. // Le sujet a mis intentionnellement le feu à sa cuisine. Je vois la scène au travers de son regard. Pause.
Je ne veux pas lire la fin du souvenir, et surtout pas l’entendre. Je me sens mal à l’aise. J’ai rarement eu accès à des fins de vie. Quelques-unes, naturelles, des crises cardiaques ou des vieux qui s’éteignent comme une bougie. Jamais de mort violente. Ces souvenirs-là sont censurés et livrés à la police. Je triture l’enveloppe. Veronica, c’est ton nom qui est écrit là. T’as quoi à perdre ? Je suis trop curieuse de comprendre ce que fout cette sphère dans mon courrier pour renoncer. Et je veux savoir à qui appartient la mémoire.

Je sors du premier nuage et entame l’exploration du second. Il est beaucoup plus touffu, avec une centaine d’entrées. Les rythmes, les couleurs et les mouvements forment un tout harmonieux. Je navigue, je mets des entrées à la corbeille, j’en ouvre d’autres, je zappe. Quand des images me frappent, je m’y arrête. Mes doigts frôlent à toute vitesse la table de montage. Lecture // avance rapide / image par image / séparer l’audio / défilement / couper / recadrage / rotation / réduction du bruit. // Attaquer la mémoire pour en tirer la moelle. Rendre intelligible la matière brute. Ne pas lâcher le rythme. Capturer les impressions en plissant les yeux. Je défriche, j’élague. Je tranche dans la chair mémorielle au coupe-coupe jusqu’à l’épure. Il faut savoir opérer sans amputer le sens. Dix ans que mes doigts rangent les souvenirs en partition. Je dérushe comme je respire. Parfois même plus facilement.
Plongée en apnée dans le cœur du nuage, je reconnais la sensation des souvenirs chauds et intimes. // Feu qui crépite dans une cheminée / Écho de musique classique / Étal de légumes d’été sous des halles de marché / Lecture au lit avec une pluie battante derrière les vitres / Odeur de l’herbe mouillée / Plaid en laine sur les genoux / Main qui caresse des cheveux noirs / Rayon de soleil sur le parquet. // Happée par ce vortex de sucreries digitales, je fais défiler les images jusqu’à la nausée.
La nuit est bien avancée quand je déniche enfin le second souvenir-racine. Sur la vignette, une femme brune aux cheveux courts, nue, de dos. Elle se brosse les cheveux devant un miroir, de telle façon que je ne peux pas voir son visage. J’ai la tête qui tourne un peu et les yeux qui piquent. Boule au ventre familière, quand je m’apprête à visionner un souvenir intime de femme. Limite voyeurisme. Lecture // L’homme (je) regarde la femme qui se brosse les cheveux devant son miroir / Le regard de l’homme (à travers le sien mon propre regard) s’attarde sur ses fesses, sa main les effleure. // Je retiens mon souffle. S’il lève les yeux, je vais apercevoir son visage dans le miroir et alors je saurai à qui appartient cette mémoire. // Son regard remonte le long du dos de la femme, lentement, comme une caresse / Plus que quelques centimètres… / Il jette un regard dans la glace. //
Je le reconnais immédiatement. Joachim Beckett, criminel notoire, inventeur de l’extraction mémorielle, trafiquant de souvenirs. Mort il y a quelques semaines dans sa cuisine, à laquelle il aurait lui-même mis le feu. Je n’ai pas le temps de m’attarder sur cette découverte, ça enchaîne. // Beckett embrasse la nuque de sa compagne, qui relève alors le visage, auparavant caché par une mèche de cheveux bruns. // Je découvre que la femme brune nue qui sourit à Beckett dans le miroir, c’est moi.

Je pousse un cri et je ferme l’interface. Cœur qui s’emballe, souffle court. J’ai dû me tromper, parce qu’il est impossible que j’apparaisse dans les souvenirs de Beckett, a fortiori nue. Je ne l’ai jamais rencontré.
Je m’apprête à relancer la lecture pour dissiper le malentendu quand Rémi débarque, peignoir en soie, les yeux mi-clos et les cheveux ébouriffés. Même comme ça, tout juste décollée de l’oreiller, elle est chic.
— Pourquoi t’as crié ?
Je retire la mémosphère du lecteur avant qu’elle la voie.
— Je me suis cognée, c’est rien. Je vais bientôt venir me coucher.
— Il est quelle heure ?
Me débarrasser d’elle. Je dois revoir ce souvenir, savoir ce que je fous dans la mémoire de ce type glauque. Ça me fait frissonner de dégoût rien que d’y penser. Mais Rémi s’assoit sur mes genoux et me caresse les cheveux.
— Ça avance, mOther ? Tu me montres ?
À 3 heures du matin, elle reste ma productrice. Ce n’est plus un métier, c’est une obsession.
— J’ai pas avancé, j’y arrive pas.
Je ne mens pas complètement. Je lui suis reconnaissante de tenter de prolonger la vie de mon œuvre, mais cet acharnement thérapeutique me fatigue. Laissons crever le passé.
— Je regardais une série à la con. Aucun intérêt.
— Je croyais qu’on ne regardait plus de séries, pour le bien de notre vie conjugale ?
— Je suis épuisée, Rémi, allons nous coucher.
Elle a raison, regarder des trucs idiots le soir nuit dangereusement à ma libido. Après sa dernière retraite ¬chamanique, Rémi m’a fait promettre d’arrêter. Elle va tirer la gueule, mais je préfère ça plutôt que de lui avouer ce que je viens de voir. Je la suis dans notre chambre, je me déshabille et me mets au lit sans me laver les dents.

Rémi est blottie dans mon dos, ses seins écrasés contre mes omoplates et son souffle dans mon cou. Elle s’endort toujours rapidement, c’est à peine si elle finit de me souhaiter bonne nuit. Quand elle sombre, elle est traversée par des spasmes. J’ai lu que c’était normal, les muscles relâchent la tension juste avant le sommeil. Parfois on rêve qu’on tombe dans un trou, ça dure une fraction de seconde et tout le corps se crispe comme pour se raccrocher à quelque chose. J’aimerais que ce soit si simple. Depuis des mois je ne dors plus. Le sommeil de Rémi est profond, silencieux et régulier comme si elle plongeait au fond d’une piscine sans une éclaboussure. Son ventre se gonfle et se dégonfle contre moi. Parfois, elle laisse même un peu de bave sur mon dos. Je l’appelle « mon escargot », ça la fait marrer. Mais là, elle me gêne.
Je me déplace au bord du lit pour ne pas sentir son corps brûlant contre le mien. Je veux avoir l’espace de réfléchir à ce que j’ai vu ou à ce que j’ai cru voir. Ce que je sais de Joachim Beckett, je l’ai lu sur les réseaux. Bien avant le scandale, je connaissais son nom, parce que c’est l’inventeur du procédé qui me permet de réaliser des films : l’extraction de la mémoire de personnes décédées qui en ont fait don au Septième Art.
Quand je suis sortie de mon école de ciné, les films de fiction étaient de plus en plus rares. Trop d’énergie, trop d’argent dépensé, trop de pandémies, plus assez d’acteurs à force de fermer les conservatoires et de classer leur métier dans la catégorie des « sous-emplois ». Plus personne ne s’intéressait à des histoires inventées, de toute façon. On voulait du vrai, des faits réels, des personnes normales. C’était un immense progrès que de pouvoir utiliser ces millions d’heures de mémoire stockées dans des cadavres qui n’en avaient plus l’utilité. Le nom de Joachim Beckett était encore celui d’un scientifique admiré pour sa contribution au cinéma en passe de disparaître au profit des émissions de téléréalité et des documentaires sensationnels.
« Beckett, de l’extraction à la prison », « Joachim Beckett, trafiquant de mémoire ». Les articles défilent dans le moteur de recherche de mon téléphone. Il y a cinq ans, Beckett a été arrêté et condamné dans une affaire qui a relancé le débat sur l’extraction et ses possibles dérives. Il prélevait la mémoire de personnes vivantes, ce qui est interdit par la loi sur la bio¬¬éthique. Il aurait pu s’en tirer puisque ses cobayes étaient rendus amnésiques par la manipulation. Aucun d’entre eux n’aurait dû se souvenir de lui. Mais il a suffi d’un seul « patient » pour le faire plonger. Il est allé raconter aux flics qu’il avait subi un truc pas clair dans le labo du scientifique. Quand ils sont allés fouiller chez Beckett, ils ont découvert des preuves accablantes : des dizaines de mémo¬sphères remplies de souvenirs dégueulasses. Viols, meurtres, séquestrations, incestes, humiliations… Un petit musée des pires pulsions de la nature humaine. Grâce aux images, ils ont retrouvé d’autres victimes, incapables de témoigner parce qu’elles ne se rappelaient rien. Deux d’entre elles se sont suicidées après avoir visionné les souvenirs extraits de leur cerveau.
Personne n’a jamais su ce que Beckett comptait faire de tout ce matériau. Il n’a rien dit aux flics ni aux journalistes. Alors, les réseaux sociaux se sont répandus en fake news : trafic sur le Darkweb, vidéos amateurs pour sites de cul déviants… Aucune preuve mais aucun démenti. Comme toujours quand une société part en vrille, elle provoque une réaction violemment contradictoire. On réclame du réel mais on refuse de regarder là où c’est pourri.
Je clique sur une vidéo amateur du procès. C’est avant la prison, Beckett est plus gras que dans le souvenir de son suicide. Carré, droit, tranquille. Un bloc. Il a la classe qui manque au procureur, on dirait que c’est lui qui mène le jeu. Sauf qu’il ne décroche pas un mot. De temps en temps, son avocat se penche vers son oreille, tente de lui soutirer une réponse, sans succès. Je me souviens de ses interviews : je trouvais ce type glaçant. Le regard dur, pas un mot de pardon aux victimes. Comme beaucoup, j’étais exaspérée par son silence.
À la suite de cette histoire, mon métier a été pointé du doigt. Le public et la critique sont devenus très méfiants. « Filmémoires : art ou voyeurisme ? » a titré un journal censé couvrir la sortie de mon dernier film, À la rue. La journaliste m’accusait, à demi-mot, d’avoir utilisé des mémoires de clochards vivants. Ça m’a fait mal, surtout après toutes ces nuits passées dans les foyers à consoler des ivrognes de la mort d’un des leurs. Après les batailles pour obtenir l’extraction de leur mémoire malgré son coût. Après les centaines d’heures de dérush de leurs souvenirs à la fois banals et terribles. Le film était médiocre mais j’ignore si son échec a résulté du déclin de mon inspiration ou de la mauvaise presse qu’on lui a faite. Sans doute un mélange des deux.

J’ai mal aux coudes à force de regarder l’écran de mon téléphone sous la couette pour éviter que la lumière réveille Rémi. D’après l’un des derniers articles sur sa mort, Beckett est sorti de prison, en conditionnelle, et quatre jours plus tard un incendie fulgurant s’est déclaré chez lui. Il a été grillé vif. « Suicide mais la piste criminelle n’est pas écartée », écrit le journaliste. Avec ce que j’ai vu sur la mémosphère, je peux l’écarter, moi, la piste criminelle. Beckett a bien craqué une allumette après avoir laissé échapper assez de gaz pour faire péter un immeuble. Il n’a pas dit un mot. Silence coupable.
Demain, on va déjeuner chez ma mère et si je ne dors pas elle le verra sur ma tronche. Je ferme les yeux. J’aimerais y arriver seule, mais comme d’habitude une petite voix dans ma tête me dit c’est bon, juste pour cette fois, prends ton cachet. T’as jamais été aussi près d’arrêter. En attendant, j’ouvre tout doucement le tiroir de la table de nuit. Ne pas la réveiller – je triture l’alu – ne pas la réveiller – la pilule tombe dans ma paume. Dans quelques minutes, mes jambes s’alourdiront, je sentirai un picotement dans ma nuque et mes bras. Je sombrerai dans le sommeil, enfin. Je ne ferai pas de rêve. Mes nuits sont noires comme le fond du puits.

2
Je me suis réveillée avant Rémi et j’ai préparé son petit déjeuner. Je le lui apporte au lit, comme tous les matins depuis six ans. Elle aime son pain pas tout à fait cramé mais presque. Le beurre à moitié fondu mais avec des taches de blanc qui restent. Très peu de confiture, jamais à la fraise. Ou du miel, avec parcimonie, juste pour le goût, et encore mieux si le beurre est salé en dessous. Le café dans une tasse étroite et haute, surtout pas dans un bol parce que ça refroidit trop vite. Pas de jus, plutôt un fruit frais, mais pas de pomme, elle les préfère cuites. Un yaourt blanc. Elle adore le goût de la tartine grillée et du yaourt en même temps. Le dimanche, je dépense une demi-unité carbone supplémentaire à la boulangerie qu’elle aime et lui achète un croissant pour remplacer la tartine. Elle me sourit jusqu’aux yeux.
Je la regarde manger en avalant une gorgée de café. Pas faim le matin, jamais faim en fait. Elle me tend un bout de viennoiserie que je refuse. L’odeur du beurre me répugne. Je n’ai qu’une hâte, retourner à mon ordinateur pour relancer la lecture de la sphère. Mais dans une demi-heure on va entamer le long trajet en métro, train, bus et à pied qui nous mènera chez ma mère, à l’autre bout du monde. Je prendrai mon ordi avec moi, je trouverai bien quelques minutes pour regarder à nouveau l’extrait. De toute façon, j’ai dû rêver. Il était tard, j’ai mal vu. Je vais découvrir une femme que je ne connais pas. J’irai déposer la sphère demain au commissariat du quartier. Alors, mon ventre cessera de se tordre dès que je pense au souvenir de Beckett. Je me brûle le bout de la langue avec le café.

Ma mère est l’opposé de Rémi. Extravagante, vulgaire, bruyante et maquillée. Elle a des cils immenses et porte des décolletés plongeants. Nous n’avons pas grand-chose en commun. La première fois que les deux femmes de ma vie se sont rencontrées, je m’attendais à un désastre. Rémi juste polie face à ma mère et ses questions indiscrètes. Il s’est produit un étrange phénomène : c’est comme si elles s’étaient toujours connues. Elles se sont trouvé des points communs. Parmi tous leurs sujets de conversation, celui dont elles ne se lassent jamais, c’est moi. Mes défauts, mes faiblesses, mes blessures. J’aurais préféré qu’elles se détestent.
Ma mère s’appelle Ava. Quand on ne s’engueule pas, on rit. J’aime retourner dans cette petite maison où elle m’a élevée, dans notre lointaine banlieue, quasiment déjà la campagne. Elle l’a tapissée de papiers peints criards. Pisser dans des toilettes aux murs léopard est l’un de mes plus beaux souvenirs d’enfance.
Maman les a rangés dans des albums, ces souvenirs, et les ressort quand je viens la voir. Chaque année elle fait imprimer une sélection de nos meilleurs moments. Il y en a une étagère entière dans mon ancienne chambre. Quand j’étais petite, avant la monnaie carbone, on pouvait encore voyager pour pas trop cher. Elle me raconte des anecdotes que j’ai entendues vingt fois en caressant du bout des doigts des photos de nous deux à la mer, dans un chalet à la montagne, dans une yourte à la campagne. Au fur et à mesure que je grandis, les lieux de vacances se rapprochent de la maison et j’ai l’air de moins en moins heureuse. Ado, je ne prends même plus la peine de sourire à l’objectif. À force de regarder ces albums, j’ai l’impression que mon enfance se résume à des shootings au retardateur sur des terrasses de bungalow.

Maman parle tellement qu’elle anime à elle seule la conversation, comme d’habitude. Je l’écoute en mâchant sans plaisir la salade de son jardinet. Elle nous raconte sa dernière visite chez la voyante, qui lui a annoncé une rencontre importante avec un homme.
— Un prince charmant ?
— Ne sois pas naïve, Veronica, ça n’existe pas. Et la restauration de ton film, ça avance ?
— Pas vite. J’ai l’impression de faire toujours la même chose mais de moins en moins bien. J’ai plus le goût.
Ma mère se tourne vers Rémi.
— J’ai encore lu des articles plutôt violents sur l’extraction mémorielle, ça ne s’arrange pas.
— C’est de pire en pire. On s’inquiète dans le milieu. La mort de Beckett a relancé les débats. Malgré les droits de diffusion élevés que touchent les descendants, de moins en moins de gens acceptent de léguer leurs souvenirs.
Rémi a dû mettre de côté les projets qui lui tenaient à cœur pour se concentrer sur des images qui ne choquent personne, principalement des comédies romantiques. C’est pour cette raison qu’elle me pousse à remonter mOther.
— C’est des films comme ça qui peuvent sauver le métier, conclut-elle.
— On les emmerde, ces connards. Tu vas pas te laisser intimider.
Un truc que j’aime chez ma mère : elle ne mâche pas ses mots. Elle embraye sur une autre discussion, elle a dû comprendre que c’était un sujet sensible.
— Veronica m’a dit que tu faisais une retraite chamanique bientôt ?
— Oui, ça va me faire du bien. J’ai essayé de la convaincre de venir avec moi mais elle est toujours aussi terre à terre…
— C’est pas faute d’avoir essayé d’ouvrir ses chakras. Moi, j’adorerais venir avec toi un jour. J’ai bien besoin de ça, je me sens seule dans ce village de coincés des fesses. C’est pas avec les Quentin que je vais rencontrer mes animaux de pouvoir.
Les Quentin, ce sont les voisins d’en face, avec qui maman se prend le bec tous les quatre matins quand elle oublie de rentrer la poubelle.
— Je vous vois bien toutes les deux vider les toilettes sèches d’un bungalow miteux au milieu de la forêt.
Rémi me lance un regard noir. Maman éclate de rire.

Au dessert, j’annonce que je vais faire une sieste, pour me remettre de ma courte nuit. Je sais que Rémi ne me suivra pas, elle est incapable de dormir en pleine journée. Elle aura bien des coups de téléphone de boulot à passer. Je monte dans mon ancienne chambre. De mes affaires de jeune fille, il ne reste que mes meubles et le lit. Je m’assois au bureau, j’effleure machinalement le sous-main en faux cuir, j’ouvre l’ordinateur. Je mets mon casque sur les oreilles, en le décalant un peu d’un côté pour entendre d’éventuels pas dans l’escalier. J’ai le cœur qui bat dans mes oreilles. Je pose la mémosphère sur le lecteur. La dernière image visionnée hier s’affiche. Cette femme brune, nue, qui me ressemble comme un double.
Lecture // Derrière la femme, il y a un miroir, et dedans je vois Beckett, de face, qu’elle cache à moitié / Il s’approche de son visage, que je distingue maintenant nettement / Elle sourit sans un mot / Beckett l’embrasse, ferme les yeux, plonge dans son cou / Gros plan sur le lobe de son oreille / La main de Beckett passe dans ses cheveux, sur sa nuque / Noir – il ferme les yeux / Il les rouvre sur son regard à elle, flou, langoureux / Ses paupières se ferment et s’ouvrent lentement comme celles d’un chat qui ronronne. // Elle a envie de lui, ça se voit. Morcelée comme ça, par à-coups, je ne suis plus certaine qu’elle me ressemble. Jusqu’à ce que j’aperçoive un détail qui me trouble, le grain de beauté sous le menton, puis une tache jaune dans son œil droit qu’on trouve aussi dans le mien. / Beckett fait quelques pas en arrière en la tenant serrée dans ses bras et ils basculent tous les deux sur le lit / Le décor bascule derrière / Elle – je ? – est au-dessus de moi, me regarde sérieusement maintenant, comme si elle voulait fixer ce moment dans sa rétine / Elle – je ? – embrasse le torse de Beckett / Elle longe le muscle avec sa langue jusqu’au téton / Le mord / Il émet un son rauque, il rit / Il l’empoigne par les bras, avec ses mains tellement grandes qu’elles en font presque le tour / Elle est maintenant sous lui, sur le couvre-lit rouge qui a l’air tout doux / Beckett regarde entre ses cuisses. / Je découvre son pénis, mon ventre se serre, c’est puissant un sexe d’homme en érection.

Je regarde la scène sans respirer. Même si je suis habituée à voir des gens faire l’amour depuis le point de vue de l’un ou de l’autre, c’est troublant de mater mon double en train de prendre du plaisir. J’admire son corps en gros plan, je vibre de la voir bouger et se tordre en gémissant. Je ressens du désir pour son corps de femme long et musclé, si différent du corps diaphane et anguleux de Rémi. En même temps, je ne peux m’empêcher de l’envier parce que l’homme dont j’habite le regard m’attire, avec ses bras puissants, ses mains longues et fines.
Ça dure plusieurs minutes, je ne bouge pas, ne serait-ce qu’un cheveu, parce que avec le mouvement j’ai peur de tout ce qui va m’envahir, des picotements dans le bas de mon ventre, de la chaleur. Je ne veux pas ressentir ça pour un criminel et mon sosie, encore moins ici, avec ma mère et Rémi en bas. En même temps, à quoi je m’attendais en jouant ce souvenir ? Mon corps me trahit. Je les regarde encore, elle a les yeux qui brillent, sa poitrine se soulève bruyamment. Il se repose à côté d’elle, j’entends sa respiration distinctement, comme le souffle du vent sur un micro.
Je suis encore abasourdie par l’érotisme de la scène. Je crois qu’est venu le temps de reprendre ma respiration, de réfléchir à tout ça. Mais Beckett murmure trois mots que j’entends distinctement dans mon casque. Il lui susurre au creux de l’oreille, comme un baiser : Veronica, mon amour.

Je me mets à trembler. Reprends-toi. C’est la première fois que j’entends ces mots de Beckett, mais au fond de moi je sais que ce n’est pas vraiment la première fois. L’intonation douce, qui contraste avec la carrure de l’homme, m’a vrillé l’estomac. Je mets un moment avant de formuler l’évidence : c’est moi, dans ses souvenirs. Je n’ai plus aucun doute, je ne saurais pas dire comment mais je le sais. J’ai peur.
Pour me calmer, je regarde autour de moi et j’essaie de me rappeler les détails disparus de ma chambre d’adolescente. Les mots de mes amies écrits au crayon de papier qui étaient accrochés au-dessus de la tête de lit. À cet âge-là, on s’aime si fort, on ne sait plus si c’est de l’amitié ou de l’amour. La photo encadrée de moi bébé, engoncée dans une grenouillère bleue. J’ai déjà un épais duvet noir sur la tête. Le rayonnage de livres au-dessus du bureau, avec la tranche épaisse de l’encyclopédie où j’ai lu et relu le chapitre sur la sexualité pour tenter de comprendre seule ce que je ne voulais pas que ma mère m’explique. Un gros ours en peluche dont le ventre rebondi me servait d’oreiller.
Un ours un ours un ours à quoi ressemble-t-il déjà ?
L’image se fige. L’ours disparaît.
Noir brun blanc doux rêche poils longs ou courts je ne me rappelle pas
Un animal en peluche, un animal en peluche je disais ça m’échappe ma pensée divague
Qui m’a offert l’ours ? Le quoi ?
je ne parviens plus à attraper ma propre pensée elle file entre mes doigts plus je me concentre plus elle s’efface
Qui me l’a offert ? Qui ? Je disais quoi déjà ?
tout ça paraît si loin comme si je regardais par le mauvais bout d’une paire de jumelles

Black-out. Dès que je tente de me concentrer, tout devient flou. Je ne sais plus ce que je disais. Ma mère et moi nous sommes engueulées le jour où je suis partie. J’avais déjà porté dans le coffre de la voiture les cartons de vêtements et de bibelots assez sérieux pour m’accompagner dans ma vie d’adulte. Quand elle m’a demandé ce que je comptais faire du reste, j’ai dû tirer la tête de quelqu’un qui n’a absolument pas imaginé que sa chambre ne resterait pas SA chambre, conservée dans son jus comme on transforme les ateliers d’artistes en musées. Ma mère a ajouté : « Je n’ai pas les moyens de garder une chambre vide, au prix du mètre carré. J’ai mis une annonce pour la louer à des étudiants et j’ai une jeune fille intéressée. » J’en avais laissé tomber mon carton. J’aurais dû lui dire à quel point ça me blessait, qu’elle me remplace si rapidement pour des questions d’argent. Elle m’aurait sans doute rassurée, consolée, elle m’aurait dit qu’elle allait acheter un canapé-lit pour m’accueillir quand je viendrais la voir, que je pouvais trier quelques affaires qu’elle garderait religieusement sur une étagère du garage à l’abri des fuites d’eau. Elle m’aurait peut-être dit qu’elle m’aimait et que j’étais sotte d’en faire tout un plat. Mais à la place, un flot de colère m’a envahie et je me suis mise à crier qu’elle n’avait qu’à tout foutre à la poubelle, que de toute façon je n’allais plus la gêner parce que je ne reviendrais pas la voir de sitôt et que j’étais bien contente d’avoir mon propre appartement et d’être enfin libre. Elle s’était figée et m’avait répondu froidement : « On ne parle pas comme ça à sa mère. »

La première fois que je suis revenue déjeuner à la maison, elle avait rangé toutes mes affaires dans des cartons qu’elle avait empilés dans le garage. Mon ancienne chambre était vide et nue comme si je n’y avais jamais joué, pleuré, ri, chanté, dansé, dormi, rêvé, joui, grandi en un mot. Elle avait seulement gardé quelques albums photo de nos vacances d’été annuelles, bien alignés sur une étagère entre deux serre-livres. La semaine suivante, j’ai loué un camion pour prendre mes cartons et les déposer chez Emmaüs, sans les ouvrir. Maman n’a finalement jamais loué ma chambre à des étudiants.

Le souvenir de cette journée flotte un moment autour de moi puis m’échappe, comme si je me réveillais d’un rêve. Je me lève et sors le dernier album photo. J’ai le même âge que sur la vidéo, vingt-quatre, vingt-cinq ans peut-être. On vient de me remettre un prix pour mOther. Ma mère est à mon côté. Sur une autre photo, nous sommes bras dessus bras dessous, les pieds dans l’eau. Puis nous posons dans la salle de montage avec Rémi et notre trophée. C’est elle qui a produit mon premier film. Nous n’étions pas encore ensemble. J’ai l’air bien. J’essaie de me rappeler qui a pris les photos. Certainement maman et Rémi.
Joachim Beckett. De notre rencontre, je n’ai aucun souvenir. Je répète son nom à voix haute jusqu’à lui enlever toute chair. J’ai bon espoir qu’il se dissolve et avec lui le malaise qui l’accompagne. Je me couche sur mon lit tiré à quatre épingles en serrant l’album contre moi. C’était une belle époque. Depuis combien de temps je n’ai pas ri, les pieds dans l’eau ? Ma gorge se serre et les larmes viennent, coulent sans bruit, mouillent l’oreiller sous ma joue. Je ne veux plus jamais me relever.

3
Couchée face contre terre, couverte de feuilles mortes, j’ai très froid et une migraine atroce. Je me tourne sur le dos avec effort, mon corps pèse des tonnes. Les arbres presque nus entrelacent leurs branches devant le ciel gris. Le cerveau engourdi comme le corps, je me concentre sur ce que je sens. Le vent glacial. La terre mouillée. L’humidité qui monte vers mes omoplates. Les coups dans ma tête. Comme un marteau qui enfoncerait un clou entre mes deux yeux depuis l’intérieur de mon crâne. Je suis Veronica Mora. Je peux bouger le bout de mes doigts, articuler, tirer la langue. Mais je ne sais pas où je suis. Alors je prends appui sur mes avant-bras pour regarder autour de moi. Je suis sur le bas-côté d’une route, dans une forêt. À quelques mètres de mes pieds, un vélo est couché sur le flanc. Ce vélo, je le connais, c’est le mien. Je l’utilise pour aller au studio, en passant par cette route au milieu des bois. Mais je ne me rappelle pas l’avoir pris, ni comment j’ai chuté. Je me laisse retomber sur le sol, épuisée par l’effort. Je ne vais pas pouvoir me lever, encore moins continuer ma route. J’ai besoin d’aide.
Rémi doit m’attendre au studio. Je presse l’écran de ma montre, l’approche de ma bouche et dis tout haut, surprise par la faiblesse de ma voix : « Appelle Rémi. » Après quelques sonneries, j’entends le timbre de ma productrice.
— Veronica ?
— J’ai eu un accident. Je suis dans le bois sur la route du bureau, je ne sais pas exactement où, je ne peux pas me lever.
Rémi est le genre de personne qui garde son calme dans les situations de crise. Elle reste lucide et monte un plan d’attaque comme un chef de guerre. Mais cette fois, je sens sa voix vibrer : « Tu es blessée ? Tu saignes ? » Puis j’entends qu’elle se met à courir, je l’imagine en train d’attraper son manteau, de faire signe à son assistante de décaler ses rendez-vous, d’empoigner son sac à main. « J’arrive. Parle-moi, Veronica. » Elle ne m’a pas quittée pendant les dix minutes suivantes. J’ai répondu faiblement je suis là, ça va, je peux bouger les membres et ne t’inquiète pas. En fait, j’ai la trouille. Je m’accroche à sa voix, même si l’écouter parler redouble la douleur dans ma tête.
Au bout de quelques minutes, elle me met en attente pour appeler les secours. Je répète son prénom en boucle, comme une chanson. J’ai l’impression que ça atténue un peu les coups de marteau. Jusqu’au moment où j’entends un taxi qui s’arrête – vingt unités carbone la course, ça va lui coûter cher de voler à mon secours –, des talons qui claquent sur la route, et cette fois sa voix vraiment affolée. Me voir dans cet état, avec le vélo tordu à quelques mètres, doit lui faire prendre conscience que ce n’est pas une petite égratignure. Je peux bouger les extrémités de mes bras, soulever mon torse, mais mes jambes sont inertes.

Je me réveille en sueur avant le lever du soleil. Rémi dort encore. Pendant un moment je n’arrive pas à bouger mes jambes privées de sang. Puis elles se mettent à fourmiller et ça fait une crampe à pleurer de douleur. Je pince mes cuisses, pour m’assurer qu’elles sont sensibles. Ça fait deux jours que j’ai regardé le souvenir de moi dans la mémoire de Beckett, et deux fois que je rêve de mon accident de vélo. Moi qui ne rêve jamais. Comme hier, j’ai mis un moment à réaliser que j’étais au lit et pas dans la forêt où je me suis violemment vautrée il y a quasiment sept ans.
Cette fois, je revois distinctement mon réveil, l’arrivée de Rémi paniquée, la douleur dans ma tête. Je ne me rappelle pas ce qui est arrivé juste avant, mais les médecins ont dit que c’était normal. Légère amnésie post-traumatique. Vu l’état du vélo, je suis probablement sortie de la route avant de me prendre un arbre en pleine face et de faire un vol plané de plusieurs mètres. Pas de lésions ni de fractures, seulement une commotion qui m’a fait perdre connaissance et m’a filé un mal de crâne abominable pendant les semaines qui ont suivi. Le visionnage du souvenir de Beckett a dû réveiller quelque chose. Rémi dirait qu’elle ne croit pas aux coïncidences.

Soit le souvenir a été trafiqué, mais il faudrait être sacrément doué pour reconstituer un nuage entier et y implanter un souvenir-racine, soit c’est vraiment Beckett et moi, et je ne m’en souviens pas. Si j’ai perdu des bribes de ma mémoire, il est possible que mon accident de vélo en soit à l’origine. Sauf que, dans le souvenir, j’ai environ vingt-cinq ans. Quand je suis tombée de vélo, j’en avais vingt-sept. Ce n’est donc pas une « légère amnésie ». C’est deux ans pendant lesquels j’aurais eu une relation intime avec un homme que j’ai oublié.
Pourtant, je n’ai pas l’impression d’avoir des trous dans la mémoire, même si c’est difficile de creuser les souvenirs. Quand je me concentre sur mes vingt-cinq ans, je peux me rappeler de grands événements, la sortie de mes films, les festivals, les anniversaires, les vacances. Avec des plages de flou entre deux images. Je ne pourrais pas jurer qu’il ne manque rien.
J’ai cherché sur le Web des points communs entre Beckett et moi. Il n’y a rien qui puisse laisser imaginer que nous avons été proches. La seule chose qui nous lie, c’est notre activité. Son métier d’origine, qui a permis la création des filmémoires. Il y a presque vingt ans, quand j’étais encore une gamine, il a breveté l’extraction mémorielle et contribué à créer Arescience. Les souvenirs légués au labo par des personnes décédées étaient extraits grâce à une grosse machine enfermée à double tour, que seul le personnel qualifié d’Arescience était habilité à utiliser. Ça n’a pas changé. Le comité de bioéthique a fixé des limites claires à l’usage qu’on peut en faire.
Je dois me rendre à Arescience et parler à Duma. Seul un psycho-documentaliste peut m’aider à authentifier la mémo¬sphère. J’ai sympathisé avec lui pendant mes dernières années de montage. »

À propos de l’autrice
MONSARRAT_Charlotte_DRCharlotte Monsarrat © Photo DR

Charlotte Monsarrat est née en 1983. Petite, elle passe sa vie à se raconter des histoires. À 11 ans, elle écrit son premier roman dans un cahier 96 pages à grands carreaux. Mais son père lui dit toujours que, pour être écrivain, il faut au moins être Proust. Alors elle prend un «vrai métier» dans la production audiovisuelle. C’est dans le documentaire, le cinéma puis la série d’animation, que Charlotte produit les histoires des autres. (Source: Éditions Anne Carrière)

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Camera obscura

LENOIR_camera_obscura

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En lice pour le Prix Régine Deforges 2024
En lice pour le Prix littéraire des Sciences Po

En deux mots
«César» est photographe militaire, chargé de documenter les victimes d’accident qui arrivent à la morgue. Mais au fil des jours, il comprend que les blessures et mutilations des cadavres ont une autre cause. Alors, il enregistre les noms et dresse des listes au péril de sa vie, de son épouse Ania et de ses enfants Najma et Jamil.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les atrocités dans l’objectif

Gwenaëlle Lenoir fait une entrée fracassante en littérature. Pour son premier roman, la journaliste a choisi de nous raconter les exactions du régime syrien à travers l’œil d’un photographe chargé de faire cinq clichés de chaque cadavre arrivant à la morgue. Très vite, il ne va plus supporter ce que les morts lui disent. Mais il a aussi une famille à préserver.

Les premières lignes du livre, comme un photographe effectuant sa mise au point, nous expliquent que le personnage principal du roman est bien réel. «Ce photographe existe et vit caché quelque part en Europe. Son nom de code est César. Les atrocités décrites sont avérées, les faits sont documentés, mais sa voix est la mienne.» Si le pays et le président ne sont jamais cités, on comprend à la lecture et aux détails que nous sommes en Syrie sous le régime Bachar el-Assad.
On comprend aussi très vite que ce choix de discrétion est ici une question de vie ou de mort. Au fil des années, l’emprise du régime sur sa population s’est accentuée au point de rendre suspect tout regard un peu appuyé, toute remarque un tant soit peu critique. C’est dans ce contexte que le narrateur, photographe militaire, chargé de réaliser cinq photos règlementaires des cadavres livrés à la morgue, va comprendre que ses clichés racontent une histoire bien différente de celle qui figure sur les dossiers. Les blessures et les hématomes documentent la torture et l’homicide. Ce qui dans le service n’émeut plus personne, chacun ayant appris à ne jamais poser de questions et à détourner le regard. Tony et « moustache frémissante » vont même plus loin, entonnant un hymne à la gloire du régime dans l’espoir d’un avancement ou de privilèges.
César quant à lui se tait. Mais ce qu’il voit à travers son objectif s’imprime dans sa mémoire. Alors le soir, quand il rentre chez lui, il emporte avec lui toutes ces images perturbantes. Si Najma et Jamil, ses enfants, ne s’aperçoivent pas de ses doutes, Ania, son épouse, comprend très vite ses tourments et sa volonté de tout faire pour préserver les siens jusqu’à lui cacher la vérité: «Je ne parle pas des morts à Ania. Je les ramène pourtant à la maison, soir après soir. Au début, j’ai essayé de les semer. J’ai pris des chemins détournés pour rentrer. Mais ils m’ont suivi. Les morts sont des gens têtus. Ils m’accompagnent dans l’escalier de l’immeuble, rentrent dans l’appartement, dorment dans notre lit et commentent les informations à la télévision. Ils font les gros yeux quand Najma ou Jamil chantonnent leurs nouvelles comptines à la gloire du président.»
Aussi est-ce presque malgré lui qu’il enregistre ses photos sur une puce, qu’il note les noms sur une liste qui ne va cesser de s’allonger.
Gwenaëlle Lenoir réussit à merveille à rendre le dilemme qui l’assaille, entre son éthique et l’envie de protéger sa famille, entre l’envie de dénoncer les exactions de ce régime et le besoin quasi viscéral de ne pas abandonner les victimes aux mains de leurs bourreaux. «Je ne pouvais rien pour eux, seulement les photographier. Seulement refuser de participer à la danse macabre orchestrée par les employeurs des Tony de ce pays.»
Il va alors prendre de plus en plus de risques, se rapprocher d’un groupe de résistants et ainsi précipiter un épilogue d’une haute densité dramatique.
Si Gwenaëlle Lenoir s’est appuyée sur une histoire vraie, son écriture tout en ellipses et sa volonté de ne pas situer son récit dans le temps et l’espace, donnent à ce premier roman une valeur universelle. C’est le combat contre toutes les dictatures, la volonté de résistance, la soif d’humanité qui en font un bréviaire pour les temps troublés. C’est fort et émouvant. C’est une histoire bouleversante qui ne vous laissera pas indifférents.

Camera obscura
Gwenaëlle Lenoir
Éditions Julliard
Roman
224 p., 20 €
EAN 9782260056249
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Syrie, mais le pays n’est pas nommé.

Quand?
L’action se déroule de 2011 à 2013.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, un photographe militaire voit arriver, à l’hôpital où il travaille, quatre corps torturés. Puis d’autres, et d’autres encore. Au fil des clichés réglementaires qu’il est chargé de prendre, il observe, caché derrière son appareil photo, son pays s’abîmer dans la terreur. Peu à peu, lui qui n’a jamais remis en cause l’ordre établi se pose des questions. Mais se poser des questions, ce n’est pas prudent.
Avec une justesse troublante, ce roman raconte le cheminement saisissant d’un homme qui ose tourner le dos à son éducation et au régime qui a façonné sa vie. De sa discrétion, presque lâche, à sa colère et à son courage insensé, il dit comment il parvient à vaincre la folie qui le menace et à se dresser contre la barbarie.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV info
L’Éclaireur Fnac (Léa Boisset)
Orient XXI (Nina Chastel)
Blog de Karen Lajon
Blog Baz’Art
Blog L’Œil noir
Blog Le temps de la lecture
Blog Les livres de Joëlle
Blog Bibliofeel
Blog En lisant, en écrivant

Les premières pages du livre
« Ce livre est un roman dont le personnage principal est réel. Ce photographe existe et vit caché quelque part en Europe. Son nom de code est César. Les atrocités décrites sont avérées, les faits sont documentés, mais sa voix est la mienne.

UN
Ania dort et elle sait que je suis mort. Elle a lu le communiqué. Tout le monde a lu le communiqué. Tout le monde sait que je suis mort, mes amis aussi bien que mes ennemis.
Ania fronce les sourcils, ses paupières battent, ses lèvres se tendent. Son épaule gauche tressaute en petits mouvements saccadés puis s’arrête, s’affaisse, calme et blanche au-dessus de la couverture bleue. Alors ce sont ses doigts qui se mettent à danser, ceux de la main gauche, toujours, le majeur et l’index. Peut-être l’alliance est-elle trop lourde pour permettre à l’annulaire de se joindre aux autres.
Je suis mort. J’ai été abattu comme un traître sur cette route grise et droite.
Je me rappelle bien comment je suis mort. Je suis en voiture. Je roule et je roule. La route express vers le nord est défoncée par endroits. J’évite un cratère de justesse. Une roquette, sûrement. La radio n’a pas parlé de combats par ici. La radio ne parle pas de ce genre de choses. Je chantonne.
Les deux voitures devant moi ralentissent, je vois leurs feux stop rougir. Je devine quelque chose sur la route, mais trop loin encore pour que je distingue ce que c’est. Je me rapproche vite, même si je lève le pied. C’est un barrage. Les deux voitures arrêtées sont entourées par des hommes armés. L’un d’eux fait de grands gestes avec son fusil dans ma direction, je pile. Les uniformes que portent les hommes du barrage ne sont pas réglementaires. Leurs vestes et leurs pantalons ne correspondent pas. Ils ont des baskets aux pieds et les cheveux longs. L’un d’eux a une queue-de-cheval, à la mode chez les jeunes Occidentaux. Un autre arbore une barbe fournie et des cheveux bouclés qui descendent dans sa nuque. Ce ne sont pas des soldats, ce sont des rebelles.
Je suis soulagé. Je préfère un check-point de la résistance à un barrage de l’armée du président. Un des hommes s’approche de ma voiture. J’ouvre la vitre. Il me dévisage. Il me demande mes papiers, je lui tends ma carte d’identité. Je sens le soulagement me quitter, il reflue, il va se nicher tout au fond de mon estomac et commence à former une boule d’angoisse. Le type ne sourit pas. Il me fait signe avec son revolver : « Descends. » J’obéis. Je coupe le moteur et sors de la voiture. Il appelle un autre homme, me désigne d’un signe de tête. Ils me poussent vers une baraque en tôle à moitié brûlée sur le bas-côté. Ça devait être un abri pour des vendeurs à la sauvette de boissons et de fruits, il y en a tout le long des routes express du pays. Nous passons derrière. L’homme qui me suit sort son revolver et tire. Le monde explose sous le bruit de la détonation.

DEUX
Ma vie est morte bien avant moi.
Mon enfance était belle. J’habitais la même impasse qu’Ania. Ania était déjà plus importante pour moi que les jeux de cerceaux et les ballons tirés dans la poussière. Pour sortir de chez elle, pour rentrer chez elle, elle devait passer devant ma fenêtre. Elle était jolie dans son uniforme d’écolière, sa jupe au-dessous du genou, sa chemise blanche et sa veste grise. Elle secouait ses tresses aux rubans verts et blancs quand je prenais son cartable trop lourd pour elle. Elle me disait : « On voit que le printemps arrive, il y a des fleurs aux arbres et tu n’as plus peur de marcher dans les flaques d’eau, que tu es valeureux, dis-moi ! » Elle avait, quoi ? neuf ans, dix ans, et moi un peu moins. J’aimais presque autant qu’elle les gâteaux à la fleur d’oranger que sa mère nous servait au retour de l’école.
L’hiver, les ornières dans le sol se remplissaient d’eau et de boue, l’été d’un sable décoloré. Les feuilles des arbres n’étaient jamais vraiment vertes, toujours un peu grises. Le bruit de la ville parvenait à nos fenêtres, étouffé et doux. À l’adolescence, vivre ainsi à l’écart du vacarme de la ville me pesait. Je l’aurais bien fait sauter, notre impasse. Mais le doux bruit des talons d’Ania sur le sol et le léger balancement de ses hanches d’un bout à l’autre de la rue la rendaient unique.
J’ai pourtant quitté notre impasse sans regret, du moins je l’ai pensé à l’époque. Lorsque je me suis marié avec Ania, nous avons emménagé dans un autre quartier, dans un appartement rien qu’à nous. Les fenêtres donnaient sur une belle avenue sans ornière, aux hauts arbres couverts de feuilles plus vertes que dans l’impasse. On voyait la montagne en se penchant un peu sur le balcon. Il y avait même un petit jardin au pied de notre immeuble. Je trouvais que ce serait bien pour les enfants, sans le dire encore à Ania.
Mes parents aussi ont quitté la rue. Ils sont devenus vieux, ils ont pris leur retraite, sont retournés au village et ont fini tranquillement leur vie entre leur potager et leur champ d’amandiers. Je ne suis pas allé sur leur tombe depuis longtemps. Je n’aime pas déranger les morts. Et puis ça n’aurait pas été prudent.

TROIS
Après, bien après, notre pays s’est abîmé dans les flots de sang.
Je me souviens des premiers suppliciés. Je me souviens du matin où ils sont arrivés. Ils étaient quatre. Il faisait beau, la pluie de la nuit avait lavé le ciel et les rues. Elle m’avait mis d’humeur joyeuse et légère, je n’avais pas envie d’aller travailler, je voulais continuer à regarder Ania courir après les enfants, les presser pour avaler le petit déjeuner, leur répéter qu’ils étaient en retard. Elle avait oublié sur la table du salon leurs gâteaux et leurs berlingots de lait pour la récréation. J’ai descendu les escaliers quatre à quatre, l’ai rattrapée avant que la voiture ne tourne au coin de la rue, puis je suis resté un moment sur le seuil de l’immeuble pour profiter des bouffées de printemps. La rue sentait bon. Le petit jardin au pied de notre immeuble était propre, prêt à accueillir les gamins, ses balançoires et son toboggan fraîchement brossés par le concierge. J’avais hâte de retrouver ces fins de journées printanières, d’observer depuis notre fenêtre Ania qui surveillait distraitement Najma et Jamil. Mes étoiles. Je regardais Najma et Jamil grandir depuis déjà huit et cinq ans. Ils me ravissaient chaque jour davantage. Ania aussi me ravissait davantage de jour en nuit. J’ai eu du mal à quitter la douceur de notre appartement. Mais mon supérieur ne transigeait pas avec les horaires, ni avec le reste d’ailleurs. « Le service de l’État ne supporte pas l’imperfection » était sa phrase préférée. Il m’avait prévenu dès mon premier jour de travail, la moustache frémissante : dans son service, pas d’à peu près, les horaires devaient être strictement respectés. J’ai lavé les bols des enfants et ma tasse de café. J’ai mis mon Canon dans ma sacoche, ajouté deux gâteaux secs à la fleur d’oranger confectionnés par la mère d’Ania, et je suis parti pour une journée de travail aussi banale qu’une autre.
La sentinelle à l’entrée de l’hôpital m’a salué comme tous les matins, sans chaleur. Les jeunes gens qui occupent ce poste ne m’aiment pas beaucoup, en général. Ils n’ont qu’une vague idée de mon métier, mais les ouï-dire leur suffisent. Je sens bien qu’ils hésitent tous entre dégoût et circonspection. Celui-là ne faisait pas exception. Il ne faisait exception en rien, d’ailleurs. Dix-huit ou dix-neuf ans, une veste kaki trop légère pour la saison, des chaussures impeccablement cirées, une kalachnikov aussi raide que la justice et une colonne vertébrale plus ou moins souple selon son interlocuteur. Avec moi, il ne savait pas trop comment la tenir. Je n’entrais pas dans la catégorie des pékins, mais ma profession ne me valait ni prestige ni honneur. À vrai dire, je m’en foutais, ce matin-là encore plus que les autres. Il faisait beau. C’était le printemps. J’étais heureux.
Les quatre étaient là quand je suis arrivé au bureau. Ils avaient dû être amenés juste avant l’aube. Parmi le personnel de jour, nul ne les avait vu arriver, je me suis renseigné plus tard, l’air de rien. Ils avaient en tout cas chamboulé le service. Moustache frémissante, mon supérieur, avait quitté son bureau et se tenait debout au milieu du service, une lettre officielle entre les doigts. Face à lui, son adjoint Salim tirait sur sa cigarette en apnée, son mauvais œil, le droit, tressautait sous sa paupière morte. Il m’avait raconté un soir qu’il avait pris un coup de poing vicieux alors qu’il essayait de protéger sa cousine d’une bande de voyous sur la promenade de la rivière. Les médecins n’avaient pas réussi à sauver l’œil, ni la paupière, il avait eu au moins la satisfaction de mettre en fuite les agresseurs et de sauver l’honneur de sa parente. Il déclamait son récit aussi fort que s’il s’agissait d’une épopée, tantôt sombre, tantôt facétieux, avec des phrases grandiloquentes. Nous fêtions le départ en retraite d’un collègue et avions tous abusé de l’arak qu’il avait apporté de son village. La vantardise de Salim traversait mon esprit embrouillé et je me retenais de rire. Je soupçonnais chez lui de longue date une susceptibilité à la hauteur de sa lâcheté. Je connaissais aussi sa capacité de nuisance. Mieux valait ne pas prêter le flanc au soupçon d’ironie ni laisser traîner le moindre sourcil dubitatif. Même si l’arak affaiblissait son acuité. J’avais donc fait semblant de le croire et m’étais exclamé comme il fallait. Depuis, il m’invitait de temps à autre à boire un verre dans un bar faussement branché tenu par un de ses amis, dans un quartier résidentiel à un jet de pierre de la vieille ville. Il épanchait sa soif et son manque de reconnaissance en me débitant ses conquêtes féminines, se lamentait sur son sort d’homme marié à une matrone frigide, m’assommait de ses certitudes footballistiques, le tout arrosé d’odes au président chantées à voix trop haute. Les deux premières fois, une Ania glaciale m’avait accueilli à mon retour. Elle avait inspecté mes vêtements et mon haleine. Elle avait fini par convenir que décliner ces invitations pouvait me porter préjudice. Désormais, je lui racontais par le menu les élucubrations de Salim et nous en riions ensemble, une fois Najma et Jamil endormis.
« Le service de l’État ne supporte pas l’imperfection, tu as trois minutes de retard », a lâché Moustache frémissante, en désignant mon bureau. Salim a tenté un clin d’œil complice et apaisant auquel je n’ai pas réagi. Je sais que toute protestation, toute justification, tout mouvement des lèvres sont dangereux quand on a affaire à un supérieur. J’ai posé ma sacoche, sorti mon appareil photo, ôté ma veste, l’ai suspendue au porte-manteau et j’ai saisi les actes de décès que Salim me tendait. Deux accidents de la route, une rixe et une chute du sixième étage. Quatre. Ça faisait beaucoup pour un matin de printemps.

QUATRE
J’accroche habituellement ma blouse à une patère à l’entrée de la morgue. Je ne veux pas qu’elle soit dans le bureau, qu’elle côtoie ma veste civile, mon paquet de cigarettes, ma sacoche et mes gâteaux à la fleur d’oranger. Ma blouse ne fait pas partie de ma vraie vie, elle fait partie de mon travail. Sa place est près des morts. J’ai instauré un rituel : enfiler le bras gauche en premier, laisser les pans flotter, tenir l’appareil photo du bras droit et pousser les battants de la porte avec l’épaule. Je l’ai respecté ce matin-là. Il faut maintenir les habitudes. C’est plus prudent.
Tony, l’assistant, s’est levé de sa chaise. Il n’avait pas son verre de thé habituel à la main. Il triturait sa manche. Salim est entré derrière moi. Je ne l’avais pas vu me suivre. Normalement, il ne vient jamais ici. « Commence par celui en bas à droite. » Je n’ai pas compris, mais j’ai acquiescé. Il faut toujours acquiescer au ton du commandement. Tony a tiré le tiroir le plus à droite. « La chute du sixième étage», a dit Salim.
Et il est resté là, juste derrière moi, à nous observer, Tony, moi et le corps. Le cadavre avait une étiquette au poignet droit, comme tous les autres. J’ai regardé le nom, j’ai pris le certificat de décès correspondant et je l’ai déposé dans le panier « départ ». J’agis de cette manière depuis que j’ai commencé ce travail. C’est une habitude que j’ai prise, de regarder le nom du mort avant de le photographier. Mon prédécesseur, Abou Georges, celui qui m’a appris le métier, faisait l’inverse. Il photographiait avant de jeter un coup d’œil à l’identité du défunt. « C’est plus facile, m’avait-il expliqué. Les visages des uns et les noms des autres se mélangent et on les oublie plus facilement. À la fin de la journée, je ne sais plus qui j’ai photographié, qui est mort de quoi, et je rentre chez moi l’esprit serein. Tu devrais faire pareil. » J’ai bien essayé de suivre son exemple, mais ça me perturbait. Je préfère connaître mes morts. Abou Georges n’a pas insisté longtemps. Il était compréhensif, Abou Georges, et las, surtout. Il avait hâte de me passer le flambeau. Il m’a formé en deux semaines et puis il a pris sa retraite. Je le vois de temps en temps dans un café près de la grande mosquée. Il joue au trictrac avec ses amis, il me salue de la tête, m’offre parfois un thé. Il me demande des nouvelles de l’hôpital, je sens que c’est pour la forme, je réponds brièvement et nous n’abordons plus ce sujet. De toute façon, nous ménageons nos mots.
La chute du sixième étage s’appelait Hassan Faysal al-Mouni. Sans le certificat, je n’aurais jamais deviné qu’il était mort à dix-neuf ans. Il était comme raccourci, la tête un peu rentrée dans les épaules, une hanche déviée, un bras, le droit, de travers. Il avait la tête cabossée. « Cabossée », c’est le seul mot qui m’est venu à l’esprit. La présence de Salim derrière moi me dérangeait, je ne réussissais pas à trouver la fluidité de mes gestes, ni de mes pensées. En général, le premier de la journée, je lui parle un peu, parce qu’il m’est moins indifférent que les suivants. J’ai une pensée pour ses parents, pour sa femme, pour ses enfants, pour sa grand-mère, pour n’importe qui que je peux imaginer l’avoir aimé. Avec Salim derrière moi et Tony debout qui triturait sa manche, je n’y arrivais pas. Je n’avais que des questions dans ma tête. Pourquoi ce matin-là ne ressemblait-il pas aux autres ? Pourquoi fallait-il commencer par celui du tiroir en bas à droite ? Pourquoi je me pose des questions ? Ce n’est pas prudent de se poser des questions. J’ai vite collé mon œil au viseur et j’ai pris les photos, en m’efforçant d’agir comme d’habitude et de ne pas laisser mes interrogations transparaître. Il faut cinq ou six clichés par client. Abou Georges n’a jamais su m’expliquer pourquoi cinq ou six, et pas trois ou huit. Il n’a jamais su me dire qui avait décidé ça ni si la consigne était écrite quelque part, dans un cahier, dans un décret, dans un règlement interne ou national, ou dans une loi. « Ne pose pas trop de questions, fiston. » C’est grâce à ça qu’il a réussi à arriver jusqu’à l’âge de la etraite et au temps du trictrac, sans se laisser grignoter par les morts, ni dévorer par les vivants. À travers l’œilleton de mon appareil, j’ai saisi les arcades sourcilières, une orbite et une tempe enfoncées, le sang coagulé dans les cheveux, les lèvres éclatées sur des dents cassées, une oreille écrasée, des os brisés qui sortaient des chairs au niveau des articulations, des contusions violettes, des lambeaux de peau. Hassan Faysal al-Mouni était ma première chute d’un sixième étage. Ce n’est pas si fréquent, même ici, à la morgue de l’hôpital militaire. Même ici, les gens tombent rarement d’un sixième étage.
Salim a pressé Tony : « le suivant ». Tony a rangé Hassan Faysal al-Mouni et tiré le tiroir d’à côté. J’ai regardé l’étiquette, c’était la rixe et il s’appelait Mohammed Tabir. Il avait le même âge que le précédent. « Blessures à l’arme blanche et objet contondant », était écrit sur le formulaire. J’ai posé la feuille dans le casier « départ », ai collé mon œil au viseur et me suis appliqué. Peut-être qu’un chef, dans un bureau, avait trouvé que mes clichés laissaient à désirer et avait envoyé Salim vérifier que je ne bavardais pas avec Tony ou que je ne rêvais pas à Ania pendant le travail. Peut-être que Salim voulait s’assurer que je ne traînais pas. Peut-être qu’il cherchait à échapper à la surveillance de Moustache frémissante ou qu’il voulait un peu de silence. Peut-être qu’il était juste venu se distraire. Ou qu’il retardait l’écriture d’un rapport ennuyeux. Ou alors qu’il devait donner un cours à l’université sur le métier de photographe au service funéraire de l’armée, comme disent les bureaucrates de chez nous. J’ai essayé d’appliquer à la lettre l’enseignement d’Abou Georges. Pas de questions. Le cadre le plus neutre possible. La focale sur 50. La symétrie du corps. J’ai soigné comme ça Mohammed Tabir et les deux accidents de la route, deux frères, presque encore adolescents, Haytham Mahmoud et Bassel Mahmoud. Je me suis tant concentré que je n’ai pas bien remarqué les blessures des uns et des autres. Tony a refermé le dernier tiroir doucement, j’ai eu l’impression qu’il était soulagé de voir pendre mon appareil sur ma poitrine. Il a murmuré « de rien » quand je l’ai remercié avant de sortir, Salim sur mes talons.
J’ai enlevé ma blouse, l’ai suspendue à la patère et me suis dirigé vers mon bureau. Salim était toujours derrière moi. Il aurait pu marcher de front avec moi, le couloir est assez large pour deux personnes, mais il restait sur mes talons. Si je m’étais arrêté brusquement, il me serait rentré dedans. Je ne me suis pas arrêté, j’ai poussé la porte du service, Moustache frémissante était là. Il m’a fixé. Normalement, Moustache frémissante n’est pas là quand je reviens de la morgue en milieu de matinée. Il a regagné depuis longtemps l’ancienne chambre de malades qui lui sert de bureau, ou il est dans d’autres services, à boire le thé en compagnie d’autres chefs, ou il a quitté l’hôpital en prétextant une mission urgente à l’extérieur. En fait, il est rentré chez lui, est allé faire des courses pour sa femme, a rejoint sa maîtresse ou joue au trictrac en compagnie de ses amis. Je le sais parce qu’Abou Georges me l’a raconté. Abou Georges fait partie des compagnons de trictrac de Moustache frémissante, il l’a tellement fréquenté qu’il connaît tout de lui, jusqu’à la fois où il s’est emmêlé les pinceaux dans les cadeaux pour son épouse et sa maîtresse. Moustache frémissante aime beaucoup la lingerie, il a l’habitude d’en offrir. Un jour, en veine de générosité, il a acheté deux parures, une crème pour sa légitime, une violette pour son illégitime. Chacune enveloppée dans du papier de soie gris foncé et glissée dans un élégant sac cartonné. Seulement, il n’a pas pensé à mettre un sac sur le siège avant de sa voiture et l’autre sur le siège arrière, et il les a confondus. Le problème, c’est que sa femme a horreur du violet et qu’il ne peut l’ignorer tant elle s’en vante, jugeant que c’est une marque de distinction. Je ne sais pas comment Abou Georges a eu vent de l’histoire, en tout cas il en a ri pendant des jours.
Aujourd’hui, Moustache frémissante est debout devant mon bureau et je me retrouve coincé entre lui et Salim, toujours sur mes talons. « Tout s’est bien passé ? », me demande mon chef. Je hoche la tête en essayant de rester absolument impassible, je dois quand même avoir l’air étonné. « Il faut les envoyer vite, les photos, le bureau des décès les attend, les familles sont impatientes », il me presse. « Bien, bien », je réponds. Surtout ne pas poser de question. Ce n’est pas prudent.

CINQ
La procédure est simple et la routine apaisante. C’est un moment que je n’aurais jamais cru apprécier quand j’ai été embauché à l’hôpital militaire mais que j’ai aimé très vite, sans doute parce que j’ai toujours chéri le silence. La première fois qu’Abou Georges m’a emmené dans cette pièce exiguë, il m’a juste dit : « Maintenant, c’est le meilleur moment de la journée, prends ton appareil photo et n’oublie pas ton verre de thé. » Il a sorti une clé de sa poche, a ouvert une porte, tout au fond du couloir, à l’opposé de celle de la morgue. Ce n’est pas une pièce à proprement parler, plutôt un cagibi. Une seule fenêtre, très haute, une chaise, une table et un ordinateur à écran plat, l’un des très rares de l’hôpital. Ce jour-là, Abou Georges m’a montré comment insérer la carte mémoire de l’appareil photo dans le port de l’ordinateur et envoyer les photos au bureau des décès. « Elles arriveront avant les formulaires, eux, ils doivent attendre que la navette de fin de journée ait fini de remplir ses autorisations de sortie. »
Deux semaines plus tard, pour fêter mon embauche définitive et sa retraite, il m’a invité dans un petit restaurant de la vieille ville, près de la grande mosquée, à quelques rues de chez lui. Il y a ses habitudes depuis des décennies. Le patron, un de ses condisciples de l’école secondaire, a choisi son épouse pour ses talents de cuisinière et ses clients pour leur discrétion. L’intérieur est masqué de la rue par des voilages gris aux grosses fleurs rose passé. La peinture de la devanture tombe par écailles. Il n’y a pas d’enseigne, pas de pancarte, pas le moindre nom. « C’est le meilleur restaurant et l’endroit le plus tranquille de toute la ville », a assuré Abou Georges en posant son large postérieur sur une des étroites chaises en bois. « Aucune ligne dans aucun guide touristique. Pas un moukhabarat. Il n’y a plus rien à manger ni à boire quand il y en a un qui débarque. » Je me suis dit qu’il était vraiment en confiance dans cette gargote, qu’il m’avait pris en amitié ou alors qu’il voulait me piéger. Jamais jusque-là il n’avait prononcé le mot maudit à haute voix devant moi.
On ne parle pas des services secrets. Ce n’est pas prudent. Votre interlocuteur peut en être, des moukhabarat, et de la pire branche. Il peut boire avec vous, manger avec vous, jouer au trictrac avec vous et, le jour où il l’a décidé, vous faire enfermer là d’où on ne sort jamais. Abou Georges a bien remarqué ma réaction. Il a haussé les épaules, a grimacé un petit rictus et a fait signe au patron. « Abou Bassel, voici mon jeune camarade de l’hôpital militaire, c’est lui qui me remplace. Ce soir, je fête ma retraite. » Abou Bassel a souri et sa moustache est allée lui chatouiller les narines. Il a posé une main sur son cœur et l’autre sur sa bedaine. « Dans ce cas, Oum Bassel te fera marquer cette soirée d’une pierre blanche, mon ami ! » Et il s’est faufilé vers la cuisine par une porte deux fois moins large que son ventre. Il est revenu avec un grand pichet d’arak et deux verres pleins de glaçons. Abou Georges me regardait en plissant les yeux.
— Tu sais, la pièce de l’ordinateur, c’est le seul endroit où personne ne viendra jamais surveiller ton travail par-dessus ton épaule.

Extraits
« Je ne parle pas des morts à Ania. Je les ramène pourtant à la maison, soir après soir. Au début, j’ai essayé de les semer. J’ai pris des chemins détournés pour rentrer. Mais ils m’ont suivi. Les morts sont des gens têtus. Ils m’accompagnent dans l’escalier de l’immeuble, rentrent dans l’appartement, dorment dans notre lit et commentent les informations à la télévision. Ils font les gros yeux quand Najma ou Jamil chantonnent leurs nouvelles comptines à la gloire du président.
Les morts sont des gens discrets. Pendant longtemps, ni Ania ni les enfants ne se sont rendu compte de leur présence. » p. 73

« Je suis resté seul avec les morts. J’allais les quitter moi aussi, j’allais les abandonner à leurs souffrances, seuls sur les carreaux blancs, sans respect ni tendresse, aux mains de leurs bourreaux. Je ne pouvais rien pour eux, seulement les photographier. Seulement refuser de participer à la danse macabre orchestrée par les employeurs des Tony de ce pays. » p. 105

À propos de l’autrice
LENOIR_gwenaelle_©charlotte_krebsGwenaëlle Lenoir © Photo Charlotte Krebs

Gwenaëlle Lenoir est journaliste indépendante, spécialiste de l’Afrique orientale et du Proche et Moyen-Orient. (Source: Éditions Julliard)

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L’origine des larmes

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En deux mots
Paul Sorensen part à Montréal récupérer la dépouille de son père. Mais à son retour, il est arrêté pour avoir mutilé le cadavre. Ayant écopé d’une peine de prison avec sursis et soumis à des soins, il va raconter sa vie à son thérapeute.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Vengeance sur un corps déjà froid

En retraçant le parcours de Paul Sorensen, coupable d’avoir tiré sur un cadavre, Jean-Paul Dubois explore l’origine de l’identité, les liens tissés dès la naissance et dont on ne peut se défaire. Une confession mélancolique, une sombre comédie.

«Je me nomme Paul Sorensen. Pour des raisons que j’ignore, et que nul n’a jamais pu m’expliquer, j’ai été enregistré à l’état civil sous le nom de ma mère biologique, Marta Sorensen, morte à ma naissance, emportant avec elle mon frère jumeau, le 20 février 1980, à 21 h 30. Cette nuit-là, mon père est ailleurs. Il dîne, paraît-il, en ville. Il n’apprendra la mort de sa femme et celle de l’un de ses fils que le lendemain avant de confier la charge du survivant à un parent et de partir illico pour deux semaines de villégiature dans le sud de l’Italie. Cinquante et un ans plus tard, cet homme est décédé comme je suis né, seul, à l’hôpital de Montréal.»
Cet homme, qui est au cœur de cette sombre comédie, va prendre deux balles dans la tête. Un geste qui peut sembler n’avoir guère d’importance, car il était déjà mort depuis bien longtemps. Mais il lui fallait accomplir ce geste, cette vengeance post-mortem. Rapatrié à Toulouse, Paul doit s’expliquer devant les policiers et magistrats venus recueillir ses aveux.
On apprend alors qu’une jurisprudence existe pour de tels cas. Qu’il convient de différencier les actes exécutés sans savoir que la victime était morte et ceux qui sont commis sciemment sur des cadavres. Dans ce cas, la peine encourue est minorée. Paul pourra compter sur la mansuétude du juge et bénéficie du sursis, avec obligation de soins.
C’est alors que le Dr Guzman entre en scène. Le thérapeute prescrit douze séances, une par mois, pour faire la lumière sur cette affaire. Au fil des chapitres, il va tenter de cerner la personnalité de cet homme cerné par la mort, le vide, l’absence depuis son enfance. «Ce dont je suis certain, c’est que depuis ce 20 février, depuis ce premier jour, il y a un trou en moi. Je ne sais pas l’exprimer autrement. Il y a un trou au fond de moi. Creusé à mes mesures. Suffisamment profond pour m’accueillir. Il habite en moi.» Et le moins que l’on puisse dire, c’est que son père ne fait rien pour le combler. Il efface toute trace de cette femme et la remplace très vite par une nouvelle épouse, Rebecca. Cette dernière va bien essayer de combler cette béance, mais elle va être à la fois emportée par le caractère de cochon de son homme, ses malversations qui vont le pousser à prendre la fuite sans prévenir et par une maladie héréditaire aussi rare que grave. Paul, qui a fini par retrouver l’adresse de son père réfugié à Montréal va alors lui téléphoner toutes les semaines. «Mais pour lui, sa femme était déjà morte. Quant à moi, je n’aurais pas dû naître.»
Après Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, Jean-Paul Dubois a choisi un registre un peu plus noir encore, proche de ses sujets et thèmes de prédilection, la famille, la mort, la transmission. L’occasion aussi pour le Toulousain de parcourir à nouveau la planète autour des lieux qu’il affectionne comme le Canada et la Suède. L’occasion aussi de rappeler à ses inconditionnels que Dag Hammarskjöld, secrétaire général de l’ONU et Prix Nobel de la paix, qui va tenir dans ce roman un rôle étonnant, était l’objet de sa dernière nouvelle publiée en 2022 dans le recueil collectif 13 à table! Et sobrement intitulée Dag Hammarskjöld.
Si l’humour se fait ici plus sous-jacent, il demeure aussi l’une des marques de fabrique d’un auteur rare qui, à l’image de son personnage, n’aspire qu’à un bonheur simple, selon sa formule «devenus ce que nous pouvions, étant ce que nous étions». Encore une belle réussite pour celui qui déclarait avant l’obtention de son Prix Goncourt à l’OBS où il a longtemps travaillé, «je réclame le droit à la paresse, au bonheur et à la dépression».

L’origine des larmes
Jean-Paul Dubois
Éditions de l’Olivier
Roman
256 p., 21 €
EAN 9782823620795
Paru le 15/03/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Toulouse, à Montréal puis en Suède, à Uppsala et au Pays basque, à Hendaye et environs.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Paul a commis l’irréparable: il a tué son père. Seulement voilà: quand il s’est décidé à passer à l’acte, Thomas Lanski était déjà mort… de mort naturelle. Il ne faudra rien de moins qu’une obligation de soins pendant un an pour démêler les circonstances qui ont conduit Paul à ce parricide dont il n’est pas vraiment l’auteur.
L’Origine des larmes est le récit que Paul confie à son psychiatre: l’histoire d’un homme blessé, qui voue une haine obsessionnelle à son géniteur coupable à ses yeux d’avoir fait souffrir sa femme et son fils tout au long de leur vie. L’apprentissage de la vengeance, en quelque sorte.
Mélange d’humour et de mélancolie, ce roman peut se lire comme une comédie noire ou un drame burlesque. Ou les deux à la fois.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Scrotum et Stramentum
Il pleut tellement. Et depuis tant de temps. Des averses irréversibles qui semblent surgir de partout, la nuit comme le jour. Parfois une accalmie laisse entrevoir une parcelle du ciel d’autrefois, bleu lavé, mais très vite assombri par de sombres vagues de nimbocumulus. Cela fait deux années que le temps s’est graduellement détrempé, transformant cette ville de briques sèches en une vallée lessivée par un régime de pluies. Tantôt ce sont de brusques et violentes tempêtes qui décoiffent les toits, tantôt de longues et patientes averses épuisent les arbres et font enfler les fleuves. La punition des eaux épure les rues, accable les charpentes et habite nos vies.
Je suis à la maison, devant la fenêtre de mon bureau, et je regarde les bourrasques qui bousculent les arbres. Cela fait des années que je n’ai pas ressenti autant de calme au fond de moi. Je sais que ces instants sont précieux car ils ne reviendront pas avant longtemps. Après ce que j’ai fait, et cela me surprend à peine, je n’éprouve pas de regret ni d’angoisse. En dépit du déluge, je suis apaisé, comme un homme fatigué qui a fini sa journée. Je sais que l’on va bientôt venir me chercher et m’interroger. Je suis là, prêt à dire ce qui doit l’être. Je ne redoute rien de ce qui vient. J’attends et je profite humblement de cette pluie robuste et têtue qui détrempe nos vies.
Oui, je regarde et j’attends. Je n’ai plus que cela à faire. Je regarde le ciel de cette aube vagissante, je pense à cette maison qui sait tout, à ces murs qui ont tout vu, à toutes ces choses familières qui m’entourent et qui ont tout entendu durant tant d’années. Mais elles ne me seront d’aucun secours. Elles ne diront rien, ne témoigneront pas. Elles demeureront à leur place, me laissant le soin de faire face à ces heures et ces jours et ces nuits qui m’attendent. À ces questions inutiles, ces interrogations déplacées. Se défendre n’est jamais chose facile quand on est seul et que l’on ignore le remords. D’une certaine façon je suis indéfendable et d’ores et déjà condamné à perpétuité à porter la dépouille souillée de l’aïeul. Et peu importe que ce vieillard fût un diable.
J’attends que l’on vienne me chercher.
Mon père, Thomas Lanski, est mort voilà deux semaines, à l’Hôpital général de Montréal, à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Mutique, paralysé, il a passé la dernière année de sa vie dans cet établissement. Après son décès, son corps a été conservé durant six jours dans le dépositoire de cette institution. Lorsque j’en ai été officiellement informé, j’ai pris l’avion pour le Canada afin de faire rapatrier sa dépouille et régler les démarches administratives auprès du consulat de France à Montréal. La semaine dernière, lui en soute et moi en cabine avons embarqué sur le vol Air France AF349 à destination de Paris. Quarante-huit heures plus tard, débarqué à l’aéroport de Toulouse et transféré nuitamment, le corps de mon père a été déposé dans une morgue de banlieue, vissée dans un ancien abattoir réhabilité, proche d’un des centres hospitalo-universitaires de la ville.
Durant le vol de Montréal à Paris, une dame assise à mon côté est morte pendant le trajet. Émergeant dans la pénombre climatisée d’un sommeil qui paraissait paisible, sa tête s’est tournée vers moi semblant vouloir saisir une idée qui la fuyait, puis a pris une lente inclinaison vers l’avant, et c’était fini. Le personnel de bord a signalé que le vol allait devoir dévier de sa trajectoire et faire une escale technique pour se poser, au cœur de la nuit, à Shannon, dans le comté de Clare, en Irlande. Sans en préciser le motif, mais insistant pour que chacun demeure à sa place.
C’est là que le corps fut débarqué sur une civière. L’éclairage au sodium du tarmac surlignait la silhouette des hommes qui s’affairaient autour de l’ambulance portes grandes ouvertes. Ils rangeaient calmement leurs accessoires comme les remballent des ouvriers à la fin de leur journée. À cet instant j’ai songé à la famille de cette passagère qui à cette heure-là, blottie au creux d’un autre fuseau horaire, dormait encore dans la quiétude de l’ignorance.
Le fait que j’aie fréquenté plus de morts que de vivants durant ma vie a sans doute contribué à ce que cet événement, pourtant rare dans un avion de ligne, ne m’ait pas surpris ni bouleversé outre mesure. Dans la soute, je suis convaincu que Thomas, lui, a dû s’amuser de la situation en voyant son fils sans qualité côtoyer au plus près une nouvelle fois un corps sans vie. Dans notre famille, et dans l’entreprise Stramentum qu’elle dirige, il faut bien convenir que la mort est sans conteste notre égérie, notre actionnaire principale, que je suis le fade héritier de cette firme macabre et très certainement, aussi, le continuateur de la sombre génétique qui l’inspire.
Je m’expliquerai longuement là-dessus.
En attendant ceux qui doivent venir, j’écoute avec attention le bruit régulier de l’eau ruisselant dans les chenaux, je respire le pétrichor, cette odeur froide, organique, de la pluie se mêlant à la terre, et regarde passer les heures qui, elles aussi, avec lenteur, s’écoulent. Parfois, il m’arrive de me dire que je ne vaux peut-être pas mieux que mon père, ce Thomas Lanski-là. Si tant est que cet infâme nom fût véritablement le sien.
Ils sont arrivés tout à l’heure, vers 6 heures et quart. Trois hommes ruisselants, souillés par l’averse. Des visages interchangeables. Ils se sont présentés à moi et, après avoir vérifié mon identité, m’ont signifié le début de ma garde à vue avant de me demander de les suivre.
Je range quelques affaires dans un petit sac de voyage. J’ignore tout de la durée et de l’itinéraire de celui que j’entreprends. Je vais devoir traverser tellement de pans de mémoire, arpenter tant d’années. Revisiter sa vie, en répondre, est une expédition incertaine, périlleuse et lointaine.
Avant de monter dans la voiture de mes gardiens, je regarde la maison et, à cet instant, je sais qu’elle aussi me dévisage. Elle me murmure la phrase que m’avait dite la seconde femme de mon père vers la fin de son existence : « Il n’y a que deux dates qui comptent dans une vie. Celle de ta naissance et celle de ta mort. »

La clarté du jour n’est plus la même qu’avant. Sous le poids des nuages d’orage, mois après mois, la lumière a décliné. Il n’est pas rare, certains jours, de devoir allumer l’électricité dès le milieu de l’après-midi. L’humidité habite en chacun de nous, pèse sur nos poitrines et une atmosphère de chancissure imprègne l’air que nous respirons.
Les pneumatiques de la voiture, menée bon train dans les rues détrempées, font éclater les flaques en gerbes d’eau. À l’intérieur nul ne parle et seule la radio de bord égraine par moments des messages de patrouille qui se désagrègent dans l’indifférence des fonctionnaires.
Une odeur de tissus moisis tapisse les couloirs réglementaires de l’hôtel de police.
Je suis assis devant une table administrative plaquée d’un faux bois maladroit qui a depuis longtemps renoncé à donner le change.
Face à moi, un homme hésitant s’exprime à tâtons. Il s’est présenté. Comme une ombre. Sa voix éraillée fabrique des mots qu’il semble extirper péniblement de sa gorge. Il n’y a pas si longtemps il était encore jeune. Aujourd’hui son visage présente déjà des traces fugaces de lassitude et de renoncement. Dans le dos de cet inspecteur, une porte de verre, opaque et sablée, barrée d’une plaque noire gravée qui révèle la nature de notre rencontre : « Interrogatoires, salle no 1 ».
L’homme a des yeux cernés de noir, des yeux de mineur qui remonte du fond. Il n’est pas sans conséquence d’archiver ainsi chaque jour les minutes du dégât des hommes. Le hasard nous a mis face à face dans ce que j’appellerais une intimité procédurale. Nos rôles sont assez convenus. Je dois parler, et lui, transcrire.
D’abord les faits, bien sûr. Ceux qui ont motivé la garde à vue. Commencer par ça. Pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, on verra.
Je me nomme Paul Sorensen. Pour des raisons que j’ignore, et que nul n’a jamais pu m’expliquer, j’ai été enregistré à l’état civil sous le nom de ma mère biologique, Marta Sorensen, morte à ma naissance, emportant avec elle mon frère jumeau, le 20 février 1980, à 21 h 30. Cette nuit-là, mon père est ailleurs. Il dîne, paraît-il, en ville. Il n’apprendra la mort de sa femme et celle de l’un de ses fils que le lendemain avant de confier la charge du survivant à un parent et de partir illico pour deux semaines de villégiature dans le sud de l’Italie. Cinquante et un ans plus tard, cet homme est décédé comme je suis né, seul, à l’hôpital de Montréal.
Hier soir, 17 mars 2031, aux alentours de 23 heures, je me suis rendu à la morgue qu’il m’arrive de fréquenter occasionnellement en raison de mes activités professionnelles. Malgré l’incongruité de l’horaire j’ai demandé à l’un des préposés de garde de me conduire jusqu’à la dépouille de Thomas Lanski, mon père. L’homme, qui m’avait reconnu, ne fit aucune difficulté. Et lorsque je lui révélai le but de ma visite, déposer le corps de mon père dans une des housses mortuaires que nous fabriquons chez Stramentum, il m’offrit même son aide pour glisser le cadavre congelé de Lanski dans son nouveau body bag familial. Une fois le transfert accompli, et le cadavre à nouveau déposé dans son tiroir de conservation, il se retira, me laissant me recueillir devant Lanski. J’emploie son nom seul à dessein, ce nom souillé, car il m’est très difficile de prononcer le mot de « père » le concernant. On se fait tout un monde de ce que je vais maintenant raconter. Mais non. Les choses se font naturellement, presque paisiblement, elles s’enchaînent dans une quiétude mentale alimentée par une haine sereine, une sauvagerie légitime couvée depuis l’enfance. J’ai donc baissé la fermeture éclair de notre Stramentum modèle 3277 jusqu’à ce que le corps nu et vieilli de Lanski soit à nouveau dévoilé. J’ai regardé ces vieilles chairs, viandes fripées d’où saillaient quelques os. Son sexe reposait en arc de cercle sur l’une de ses cuisses. De ses couilles, déjà avalées par l’entrecuisse, plus aucune trace. Pourtant, mon frère mort-né et moi venions de cet endroit-là. J’ai regardé ce bas-ventre, ce canal conjonctif qui nous avait propulsés vers la vie, cet appendice flétri qui ce jour-là s’était mis en tête de fonder ce qui allait tout détruire, une vie de famille.
L’inspecteur me demande de lui accorder un instant. Puis se lève et sort de la salle. Cet homme est peut-être trop jeune pour entendre ce genre de choses. L’odeur du commissariat est si forte qu’elle finit par déposer comme un goût dans la bouche, qui évoque les vapeurs d’un voile cryptogamique. Le policier est revenu et dépose deux verres d’eau sur notre table. Il réajuste la caméra qui enregistre ma déposition et me demande de bien vouloir répéter que je refuse la présence et l’assistance d’un avocat.
Je poursuis. Maintenant, remonter la fermeture de façon à ce que seul le visage de mon père émerge de son emballage familial. Glisser la main dans ma poche, armer le revolver acheté quelques heures plus tôt, appliquer le canon à même la peau et tirer deux balles. Le premier projectile traverse l’os frontal de la boîte crânienne, l’autre, tiré de biais, brise le sphénoïde, avant de s’enliser dans la vase cérébelleuse et nauséabonde où pourrissent les archives et les méfaits de toute une vie. Deux coups de feu, deux claquements qui résonnent dans l’environnement glacial et métallique des tiroirs funéraires. J’ai scruté les conséquences de mon tir sur le visage de Lanski. Elles étaient peu spectaculaires. Deux trous, un peu de sang mort réfrigéré et c’est tout. J’ai essuyé une petite éclaboussure qui souillait un pan de notre 3277. Puis j’ai remonté la fermeture éclair et, d’un geste sans remords, renvoyé Lanski dans ses ténèbres à coulisses. J’ai pensé très fort à mon frère, puis, sans rencontrer personne, quitté l’endroit en traversant le long couloir par lequel j’étais venu.
Voilà pour les faits. C’est bien moi, son fils Paul, qui, cette nuit, ai abattu Lanski. Une quinzaine de jours après sa mort.
Ce que je ne pourrai jamais dire à l’enquêteur, c’est que tout à l’heure, dans cette morgue, se tenant en retrait dans la pénombre, j’ai aperçu la silhouette de mon frère. Il était revenu pour moi, pour être à mes côtés. Sa présence était en chaque chose, à chaque instant. Il n’eut pas un regard pour notre père, mais ses yeux que j’avais cherchés toute ma vie étincelaient et me répétaient : « Si tu ne l’avais pas fait c’est moi qui m’en serais chargé. » Qui pourrait croire une chose pareille ?
L’homme encore jeune m’observe professionnellement en s’efforçant de ne pas laisser transparaître la moindre émotion. Mais il ne peut s’empêcher parfois de baisser les yeux.
Qui que nous soyons, quelle que soit notre place en ce monde, nous portons en nous trop de choses douloureuses ou déshonorantes. En silence, elles nous embarrassent et, un jour, elles nous trahissent.

Le visage de l’enquêteur se voile maintenant d’un air embarrassé. Son assurance a été de courte durée et je vois bien qu’il ne sait plus quoi penser à mon sujet. C’est sans doute la première fois de sa vie qu’il a à prendre une déposition d’une telle nature. Nous sommes, assis face à face, à pouvoir nous toucher. J’essaye de répondre à ses interrogations avec loyauté, mais mon récit est sans doute trop frontal. Je lui confie alors qu’il faudrait tellement de temps et de nuances pour rendre justice à cette histoire. Mettre de l’ordre en moi-même, trier dans la honte et la douleur des souvenirs. À commencer par l’intimité du désastre originel. Celui d’un enfant né d’une mère morte.
L’enquêteur me fait répéter cette phrase. Je devine qu’elle le surprend, le met sans doute, une nouvelle fois, mal à l’aise. Il la transcrit avec fidélité sans parvenir à dissimuler une forme d’embarras.
Je continue. En entrant dans la salle d’accouchement cette nuit-là, nous étions trois. Intimement liés par le cœur et le sang. Marta Sorensen, ma mère, mon frère jumeau, et moi. Nous vivions des mêmes eaux et en quelques minutes le malheur nous a désossés. Je fus le seul à survivre. Amputé des miens, il me fallut apprendre à aimer une seconde mère, à endurer la folie, la perversion et les raptus d’un père malfaisant. Celui-là même que je viens d’abattre post mortem. Le moment venu, je reviendrai sur ce geste étrange ainsi que sur la jurisprudence qui l’éclaire. D’autant qu’il m’en souvienne, ce père a toujours été un être désaxé, dangereux, pervers, irrigué en permanence d’un flux malveillant. Dans cet univers inversé, mon seul et unique projet fut de grandir contre lui.
À cet instant j’observe que l’enquêteur a du mal à concevoir l’idée que l’on puisse ainsi grandir contre quelqu’un, a fortiori lorsqu’il s’agit de son géniteur. Mais comment saurait-il que, pour mon sixième anniversaire, cet homme m’offrit un canari dont il venait d’arracher la tête avec les dents ?

Ce que je vais dire maintenant peut sembler singulier, sans rapport direct avec ce qui précède, mais reflète pourtant l’architecture, le tissu profond de ma réalité : dans cet enclos familial, dès le début de mon existence, j’ai confusément ressenti que la mort cheminerait toujours à mes côtés, me témoignerait une bienveillance distante, veillerait sur moi à sa façon, allant, plus tard, jusqu’à subvenir à mes besoins en m’offrant un emploi pour le moins singulier et un certain confort financier. Les premiers mots de mon père à mon endroit, furent : « Tu es marqué par la mort. Tu devras toute ta vie apprendre à vivre avec elle. »
Cette dernière précision rassure l’enquêteur, même si sa compréhension générale de l’affaire, loin de progresser, semble au contraire s’effilocher au fil de notre conversation.
Nul ne peut prétendre raconter le récit de sa naissance. Pourtant, je me souviens, disons, de l’essentiel. Je ne saurais dire par quel canal d’enregistrement ces moments se sont inscrits en moi. La mémoire n’y est évidemment pour rien. C’est autre chose. Une capture de sensations, de la peur panique, un froid glacial et, sans doute, la découverte d’une peine primaire, un chagrin animal, une détresse archaïque. Comme si les chairs et les os avaient fait le travail d’archivage. Comme s’ils avaient classé chaque moment, chaque molécule. Et dans l’air, ce vide, cette solitude glaciale, ce goût aride du sang de la naissance.
Chacun de mes anniversaires commémore la mort de Marta et de mon frère. L’origine des larmes se trouve là, au fond du ventre de ma mère. Ce ventre dont je n’aurais jamais dû sortir. Ce ventre qui aurait dû m’ensevelir au côté de mon frère. Ce ventre qui m’a expulsé au dernier moment vers la vie sans que je demande rien ni que je sache pourquoi. De l’air est entré dans mes poumons pour la première fois au moment même où leurs cœurs ont arrêté de battre.

Je ne parle jamais de ces choses-là. Ce sont les circonstances de l’interrogatoire qui m’amènent à convenir de ce qui suit : j’ai en moi l’inconcevable conviction d’avoir été présent cette nuit-là, debout, dans un coin de la salle d’accouchement, déjà vieux, témoin brisé et pétrifié de mon avènement, scrutant les derniers instants d’un marché odieux, de l’échange insensé qui était en train de se jouer dans cette maternité, devant moi : deux morts contre ma vie. Je suis le fruit de cette rançon. Je sais ce que je dis. Je connais l’origine des larmes.
L’enquêteur se bloque sur cette phrase, marque un temps, se raidit. Son visage se crispe d’un rictus fugace, évoquant le frisson d’un homme pénétrant dans de l’eau froide. Ses doigts s’éloignent lentement du clavier comme si son contact s’avérait soudain désagréable. Il cherche une issue pour dissimuler ce malaise. Il se ressaisit et me demande de lui confirmer que j’ai bien déclaré que je connaissais « l’origine des larmes », même si, selon lui, cette curieuse affirmation n’a rien à voir avec les faits qui précèdent et encore moins avec l’affaire qui nous occupe.
Je ne réponds pas. Je ressens simplement qu’il m’appartient d’imposer et de définir les contours du silence et des mots qui nous enferment dans cette pièce. Il faut que ce jeune homme se mette bien en tête que je n’ai tué personne.
Dehors, la luminosité décline et les averses fouettées par les bourrasques malmènent les vitrages. Après des années de sécheresse, d’aridité et de chaleurs abrasives qui faisaient craquer les corps et les écorces, la pluie s’est installée. Elle s’infiltre en nous, change nos vies, et nul ne sait dire pourquoi. Elle m’obsède. Je suis hanté par ces eaux. Depuis plusieurs années nous vivons ainsi sous des régimes insensés de brutales bascules météorologiques. Depuis deux ans, à des degrés divers, le fleuve marche sur les terres, déborde dans nos existences et, patiemment, envahit tout ce qui peut l’être.
Je regarde le visage de mon interlocuteur. Outre les soixante-cinq pour cent d’eau qui irriguent son corps, j’essaye de deviner ce qu’il y a à l’intérieur de cet homme. Et je n’y trouve rien de bien différent de la mécanique des fluides qui m’anime. Nous sommes assis face à face, pareils à des animaux domestiqués, sans animosité réelle l’un envers l’autre, et sachant au fond de nous que nous sommes plus ou moins condamnés à nous entendre. Une sorte de couple occasionnel d’usage courant.
En pensant à l’étendue de ma tâche, j’éprouve une fatigue vertigineuse et demande à faire une pause.
Si l’enquêteur pouvait lire dans mes pensées, sans doute m’opposerait-il que sa tâche à lui est de mener un interrogatoire, non d’animer une conversation, et que, juridiquement, rien ne justifie que l’on puisse ôter la vie à un cadavre. Je poserais alors mon regard las sur ses yeux de mineur fatigué et je dirais simplement : « Bien sûr que si. »

La nuit en garde à vue
Que la nuit fut longue. Dans cette petite cellule individuelle où les heures écorchent le temps et torturent la mémoire, je me suis efforcé de conserver en moi le plus longtemps possible la douceur et la bienveillance du regard de mon frère. Il me manque depuis le premier instant, il m’a manqué toute une vie. Comme notre mère. Je n’ai jamais vu son visage et je ne sais absolument rien d’elle. Mon père a fait disparaître toute trace de son existence. Il n’a jamais voulu répondre à la plus innocente question de ma part la concernant. Il n’existe aucune photo d’elle, et dans les armoires, aucun vêtement, aucune paire de chaussures. Je n’ai pas la moindre idée de ce à quoi elle ressemblait ni de ce que fut sa vie avant de rencontrer Lanski. Mon père utilisa cependant la jeunesse suédoise de son épouse pour échafauder à mon intention un scénario vertigineux, incroyablement malsain, sans doute la pire histoire que l’on puisse raconter à un enfant orphelin. Tout cela sera consigné plus tard si nécessaire. La seule chose que je sache aujourd’hui de Marta c’est qu’elle est morte au moment de me prendre dans ses bras. Je ne sais même pas où elle a été enterrée et mon père n’a jamais fait le moindre effort pour guider ma recherche. Le corps de mon frère, sans existence légale ni prénom – car lui n’a jamais respiré –, a été jeté aux ordures hospitalières. Mon père ne s’est jamais intéressé à sa dépouille. J’ai du mal à croire que tout ceci ait encore un sens. J’ai du mal à croire que j’aie pu séjourner, ne serait-ce que quelques instants, dans les testicules et le scrotum de Thomas Lanski, mon père. J’ai du mal à croire que ma mère, Marta Sorensen, Suédoise native d’Uppsala, ait pu, un jour, pour quelque raison que ce soit, l’accueillir en elle et jouir de ses impatiences. J’ai du mal à croire que je sois parvenu à survivre à cet éjaculat. Et toujours je me demanderai pourquoi le destin ne m’a pas fait partager ce soir-là le sort de millions de mes frères emportés dans le vortex d’un vieux bidet d’aisances et le frottis vaginal d’un coton de linge de toilette.
À chaque tentative, une caille émet cinq cents millions de spermatozoïdes par millilitre. Un dindon, dix milliards. Mon père ? Allez savoir.
Mon frère jumeau et moi, gamètes aveugles de trois microns de large et soixante de long, éparpillés dans cette nuée brouillonne, avons survécu et sommes malencontreusement sortis du lot. Ce fut là notre péché originel.

Toute la nuit, dans cette cellule rectangulaire, mon esprit a tourné en rond. Comme un chien derviche essayant de se mordre la queue.
Je suis encore dans le ventre de Marta, tout à côté de mon frère jumeau. Nous avons toujours vécu l’un contre l’autre. Jamais nous n’avons éprouvé l’inquiétude d’être seuls. La voix de notre mère était douce et calme. Même si nous ne comprenions pas ce qu’elle disait, l’entendre, toujours, nous apaisait durant notre longue nuit commune. Je me souviens aussi de ceci, qui est parfaitement clair dans mon esprit: j’ai toujours aimé mon frère. Je ne l’ai jamais vu, mais je l’ai toujours aimé. Profondément.
Je pense que je suis né les yeux ouverts. Grands ouverts. En pleine nuit. Je suis né les yeux ouverts pour comprendre ce qui se passait. Ce qui était en train d’arriver autour de moi. J’en suis certain. On dit que les nouveau-nés ne distinguent pas la lumière. C’est faux. Je suis persuadé que dès la première seconde, dès les premiers instants, j’ai compris et senti que n’importe quelle lueur valait mieux que l’obscurité. L’enfant vient de naître. Il vient de naître d’entre les morts. Peut-être en a-t-il déjà conscience. D’ailleurs il ne crie pas, il ne dit rien.

Extraits
« Selon le compte-rendu du docteur Van Nuwenborg, la mort est due à une «ELA, embolie du liquide amniotique, complication imprévisible de l’accouchement associant un collapsus cardio-vasculaire sévère, un syndrome de détresse respiratoire aiguë et une hémorragie avec une coagulation intravasculaire disséminée (CIVD). L’un des deux enfants que portait la patiente est également décédé sans avoir réellement vécu. Dépourvu d’identité, non enregistré, nous ne savons pas ce qu’est devenu son corps. Il a pu être traité en tant que “pièce anatomique” ou alors comme “déchet” selon les définitions en usage. Dans tous les cas il a été détruit. Son jumeau, lui, a survécu».
La mémoire médicale, clinique, s’arrête là. Ensuite j’ignore par quel mécanisme la mienne a pris le relais, comment j’ai pu ressentir ce froid glacial se plaquer sur ma peau sitôt que l’on m’a retiré du ventre de ma mère, comment l’absence soudaine de mon frère m’a plongé dans le vide et l’effroi. Je ne vais pas revenir sur les mécanismes mémoriels que j’ai déjà évoqués dans ma déposition, et qui ne sont qu’une hypothèse sans doute maladroite pour tenter d’expliquer les arcanes de cet archivage, mais ce dont je suis certain, c’est que depuis ce 20 février, depuis ce premier jour, il y a un trou en moi. Je ne sais pas l’exprimer autrement. Il y a un trou au fond de moi. Creusé à mes mesures. Suffisamment profond pour m’accueillir. Il habite en moi. Parfois je le sens, il bouge, change de position ou prend toute la place. Il patiente, il a tout son temps. Il attend que je tombe dedans. Et alors il se refermera. Pourquoi je dis cela? Parce que tout a commencé ainsi. À l’instant même de ma naissance, j’ai senti cette béance s’ouvrir en moi. » p. 61-62

« Une maladie à prions, dite Gerstmann-Sträussler-Scheinker. Maladresse, instabilité de la marche, difficulté pour parler, perte de coordination musculaire, démence progressive, atteinte des muscles respiratoires. En général le calvaire ne dépasse pas cinq années. «Votre mère souffre d’un GSS.» Le médecin m’a ensuite demandé si d’autres personnes de la famille en sont ou en avaient été affectées, car il s’agissait là d’une maladie héréditaire. Je n’osai pas lui dire que j’ignorais tout de cette famille, tant du point de vue génétique que généalogique. Je n’étais pas l’enfant de Rebecca, mais celui de Marta.
En apprenant la nouvelle, les premiers mots de ma mère furent : «Tu crois qu’il reviendra quand il saura?»
Par un de ses amis, en lui spécifiant bien les raisons de ma demande, j’obtins les coordonnées de mon père. Trois ans durant je lui ai téléphoné toutes les semaines. Écrit chaque mois. J’ai essayé de faire intervenir des proches. Mais pour lui, sa femme était déjà morte. Quant à moi, je n’aurais pas dû naître. » p. 81

« Il est quand même à noter, au-delà de l’aspect symbolique et maladroitement mythologique de cette histoire, que j’aurai passé toute ma vie professionnelle à travailler pour la mort et donc à être nourri par elle. Et je me dis que c’était peut-être cela les termes de l’échange initial et odieux: la vie de mon frère et de ma mère contre l’assurance d’un gîte, d’un couvert puis d’un rassurant bulletin de paye avec en prime, endormies au fond d’un tiroir du bureau maternel, une épaisse liasse d’actions de la Standard Oil, célèbre compagnie pétrolière appartenant à la galaxie rockefellerienne, dissoute depuis 1914 pour ne pas s’être conformée à la loi antitrust édictée par l’administration américaine. » p. 122

« L’amour s’apprend par capillarité. Au jour le jour. En un goutte-à-goutte silencieux qui se délivre sous nos yeux. L’enfant apprend avec les yeux. En reniflant les molécules qui flottent dans l’air, quand il voit la main de son père caresser la nuque de sa mère, la bouche de sa mère embrasser le cou de son père, quand il observe tout cela, il sait que c’est bien, que c’est bon, qu’on peut appeler ça l’amour ou comme l’on veut, mais que c’est agréable d’être avec quelqu’un qui un soir vous dit: « T’u es mon amour et moi le tien, ça tombe bien. » » p. 166

À propos de l’auteur

PARIS: "La Grande Librairie" sur France 5
Jean-Paul Dubois © BALTEL / SIPA

Jean-Paul Dubois est né en 1950 à Toulouse où il vit actuellement. Journaliste, il commence par écrire des chroniques sportives dans Sud-Ouest. Après la justice et le cinéma au Matin de Paris, il devient grand reporter en 1984 pour Le Nouvel Observateur. Il examine au scalpel les États-Unis et livre des chroniques qui seront publiées en deux volumes aux Éditions de l’Olivier: L’Amérique m’inquiète (1996) et Jusque-là tout allait bien en Amérique (2002). Écrivain, Jean-Paul Dubois a publié de nombreux romans (Je pense à autre chose, Si ce livre pouvait me rapprocher de toi). Il a obtenu le prix France Télévisions pour Kennedy et moi (Le Seuil, 1996), le prix Femina et le prix du roman Fnac pour Une vie française (Éditions de l’Olivier, 2004) et le Prix Goncourt 2019 pour son livre Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (Source: Éditions de l’Olivier)

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L’été en poche (34): Dix âmes, pas plus

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En deux mots
Après avoir postulé pour un poste d’enseignante à Skálar, le plus petit village d’Islande, Una découvre cette communauté de dix personnes, dont ses deux élèves. Et va se rendre compte au fil des jours que bien des secrets sont enfouis là, dont un double meurtre non élucidé et une fillette qui hante la maison qu’elle occupe.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Dix âmes, pas plus

Les premières pages du livre
« Avant-propos
Cette histoire se déroule au milieu des années quatre-vingt dans le village de Skálar, situé à l’extrême nord-est de l’Islande. En vérité, il est abandonné depuis les années soixante, mais j’ai emprunté le décor de ce roman à la réalité. Si les maisons et les personnages décrits ici sont le fruit de mon imagination et ne font aucunement référence aux véritables habitants de Skálar, j’ai néanmoins voulu m’assurer que les faits historiques locaux évoqués soient le plus juste possible, notamment grâce à l’ouvrage L’Histoire des habitants de Langanes de Fridrik G. Olgeirsson. Je me réfère aussi à divers contes folkloriques collectés par Sigfús Sigfússon dans ses Contes et récits islandais. Au cas où des erreurs se seraient glissées dans ce roman, j’en assume évidemment l’entière responsabilité.
Je tiens à remercier Haukur Eggertsson pour m’avoir guidé à travers la péninsule de Langanes et Skálar durant l’écriture de ce livre. Pour la relecture du manuscrit, je remercie également mon père, Jónas Ragnarsson, la procureure Hulda María Stefánsdóttir ainsi que Helgi Már Árnason, dont la famille est originaire de ce village. Enfin, un grand merci à Helgi Ellert Jóhannsson, médecin à Londres, pour ses conseils avisés.
Dans la première partie du livre, je cite le poème Heims um ból1 de Sveinbjörn Egilsson, et dans la deuxième partie, Svefnljóð2 de David Stefánsson.
On trouvera également dans le texte une berceuse écrite par Thorsteinn Th. Thorsteinsson et publiée dans la revue Heimskringla de Winnipeg en 1910. Thorsteinn est né dans la vallée de Svarfadardalur en 1879 et mort au Canada en 1955. Ragnar Jónasson

1. « De par le monde », poème mis en musique sur la mélodie de « Douce nuit, sainte nuit ». (Toutes les notes sont du traducteur.)
2. « Berceuse ».

Una se réveilla en sursaut.
Elle ouvrit les yeux. Plongée dans l’obscurité, elle ne voyait rien. Incapable de se rappeler où elle se trouvait, elle avait la sensation d’être perdue, allongée sur un lit inconnu. Son corps se raidit dans un soudain accès de panique. Elle frissonna, puis comprit qu’elle avait jeté sa couette par terre dans son sommeil. Il faisait un froid glacial dans la chambre. Elle se redressa doucement. Prise d’un léger vertige, elle se ressaisit rapidement et se souvint tout à coup d’où elle était.
Le village de Skálar, sur la péninsule de Langanes. Seule, abandonnée dans son petit appartement sous les combles.
Et elle savait ce qui l’avait réveillée. Enfin, elle croyait savoir… Avec ses sens encore engourdis, difficile de distinguer le rêve de la réalité. Elle avait entendu du bruit, un étrange son. Tandis que sa conscience s’éclaircissait, la peau de ses bras se couvrit de chair de poule.
Une fillette, oui, c’était ça, à présent cela lui revenait très nettement : une petite fille qui chantait une berceuse.
N’y tenant plus, elle s’extirpa du lit, tâtonna dans les ténèbres à la recherche de l’interrupteur du plafonnier. Complètement aveugle, elle pesta de ne pas avoir de lampe de chevet. Pourtant, elle hésitait encore à allumer ; l’obscurité avait quelque chose de sécurisant.
La voix de la petite fille résonna de nouveau dans sa tête, fredonnant cette berceuse qui ne lui laissait qu’un souvenir flou. Il devait s’agir d’un rêve, bien sûr, mais cela lui avait semblé si réel.
Un grand fracas déchira le silence. Retenant un cri, elle perdit l’équilibre. Bon sang, que se passait-il ? Envahie d’une vive douleur, elle comprit qu’elle avait marché sur le verre de vin rouge abandonné par terre la veille au soir. Elle passa la main sous son pied ; un tesson s’était fiché dans sa peau, et un filet de sang chaud s’échappait de la plaie. Elle tira prudemment sur le bout de verre en serrant les dents.
Avec la plus grande difficulté, elle se releva, tendit la main vers l’interrupteur et alluma. Elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle, comme si elle s’attendait à voir quelqu’un, tout en s’efforçant de se convaincre que tout cela était le fruit de son imagination, qu’elle n’avait pas vraiment entendu de voix, qu’elle avait rêvé cette berceuse.
Elle rejoignit son lit d’un pas chancelant, s’assit, leva la jambe et observa sa blessure. Dieu merci, elle n’était pas aussi profonde que ce qu’elle avait cru.
Elle était seule dans sa chambre. Son cœur retrouva peu à peu un rythme normal.
La berceuse lui revint d’un coup :
Douce nuit petite Thrá,
Que tes rêves soient beaux.
Le frisson d’horreur qui la saisit alors était bel et bien réel.

Quelques mois plus tôt
Recherche enseignant au bout du monde.
Una relut l’annonce pour le moins singulière, assise à la table de la cuisine dans son petit appartement en sous-sol niché au cœur du quartier ouest de Reykjavík. Elle l’avait acheté quatre ans plus tôt, après avoir réuni avec difficulté de quoi constituer un apport. Sa famille – ou, plus précisément, sa mère – ne bénéficiant que de modestes ressources, elle n’avait pu compter que sur elle-même, comme d’habitude.
Toujours aussi vétuste que lors de son emménagement, la cuisine arborait un sol en linoléum jaune et des carreaux colorés sur les murs, tandis que le mobilier rouge vif et l’antique cuisinière blanche Rafha accusaient vingt ans de retard. En voyant cette pièce, difficile de croire qu’on était en 1985.
Heureusement, le café avait bon goût, rehaussé d’un trait de lait. Una avait commencé à en consommer lors de ses études, et depuis elle ne pouvait plus s’en passer.
Sa meilleure amie, Sara, était assise en face d’elle.
– Je ne sais pas, Sara, dit-elle avec un sourire forcé.
Manifester un quelconque signe de joie était devenu de plus en plus compliqué ces derniers temps. Son salaire de remplaçante dans une petite école de Kópavogur lui suffisait à peine, et la précarité de son poste l’angoissait constamment. Économisant chaque centime, elle ne pouvait s’autoriser le moindre plaisir. Elle mangeait du poisson, moins coûteux que la viande, au moins trois fois par semaine, et choisissait toujours celui qui était en promotion. À chaque fin de mois, elle regrettait de ne pas avoir terminé ses études de médecine, même si elle n’en aurait pas été plus heureuse. Elle avait supporté trois ans de dur labeur avant de se rendre compte qu’elle ne s’était inscrite que pour faire plaisir à son père, et qu’elle avait cherché à réaliser son rêve à lui plutôt que le sien. Jamais elle n’aurait pu travailler comme médecin, cela ne lui correspondait tout simplement pas. Durant ces trois années, elle avait validé chaque examen, obtenu d’excellents résultats. Mais là n’était pas l’essentiel. L’étincelle lui manquait.
– Je t’en prie, Una ! Tu te plains toujours de tes difficultés. Tu adores enseigner, et en plus tu es une vraie aventurière ! s’exclama Sara, de ce ton empreint d’optimisme qui la caractérisait.
Venue prendre le café ce samedi matin avec le journal sous le bras, elle avait montré l’annonce à Una, qui n’était pas abonnée – elle ne pouvait pas se le permettre. Le soir même, elles comptaient se retrouver chez Sara pour regarder en direct à la télévision un concert en soutien aux enfants africains victimes de la famine. Le programme, diffusé internationalement, était un véritable événement sur la chaîne publique, et Una, passionnée de musique, de danse et de fête, n’attendait que cela.
– C’est tellement loin, littéralement à l’autre bout du pays. On ne peut pas faire plus éloigné de Reykjavík!
Elle baissa de nouveau les yeux sur l’annonce.
– Skálar…, lut-elle. Je n’en ai jamais entendu parler.
– C’est minuscule. Ils disent qu’ils ont besoin d’un professeur pour un petit groupe d’élèves. Ils te logent même gratuitement ! Imagine tout l’argent que tu pourras mettre de côté ! J’ai vu un reportage sur ce hameau à la télé l’hiver dernier, je m’en souviens bien, il disait qu’on comptait dix habitants au dernier recensement, ce qui semblait beaucoup l’amuser.
– Quoi, dix habitants ? Tu plaisantes ?
– Non, c’était même pour ça que le journaliste y était allé. Je crois que c’est le plus petit village d’Islande. Tu n’auras sans doute qu’un élève ou deux.
Au début, Una avait considéré cette proposition comme une blague, mais peut-être n’était-ce pas une si mauvaise idée ? Peut-être était-ce là l’occasion tant rêvée ? Elle n’avait jamais projeté de vivre à la campagne, ayant grandi dans un quartier résidentiel de la capitale où son père, médecin, avait construit presque entièrement de ses mains un petit pavillon individuel. Elle y avait vécu une enfance assez heureuse. Elle se revoyait jouant avec ses amies dans les rues gravillonnées de ce quartier encore en plein développement. Jusqu’au drame.
D’une certaine manière, cela avait été comme grandir dans un petit village, même s’il ne comptait pas dix habitants. Les souvenirs qu’elle gardait de ce lieu demeuraient vifs et lumineux.
Sa mère et elle avaient fini par partir. Quelqu’un d’autre avait pris leur place dans cette maison, et peu importe de qui il s’agissait, Una n’y remettrait jamais les pieds. Mais ce hameau, Skálar, touchait une corde sensible en elle. Elle avait besoin de changer d’environnement.
– Ça ne coûte rien de postuler, finit-elle par dire, presque malgré elle.
Elle s’y voyait déjà : repartir à zéro au cœur de la nature, savourer cette proximité avec l’océan. Elle songea alors qu’elle ne savait même pas si le village se trouvait en bord de mer – mais c’était fort probable, sur une île où seules les côtes étaient habitables.
– Si c’est sur la péninsule de Langanes, ça doit être au bord de la mer, non ?
– Bien sûr, répondit Sara. D’ailleurs, l’essentiel de l’activité est un petit port de pêche. C’est plutôt charmant, non ? Vivre à la marge, mais en même temps pas tout à fait seul.
Un village de dix personnes qui se connaissaient toutes. Ne serait-elle pas une intruse ? Peut-être était-ce justement ce dont elle avait besoin, l’isolement sans la solitude. Échapper au tumulte de la ville, à cette routine où son salaire servait surtout à rembourser son emprunt ; pas vraiment de vie sociale, pas d’amoureux, la seule amie avec laquelle elle gardait contact était Sara.
– Oh, je ne sais pas. On ne se verra jamais, au mieux très rarement.
– Ne dis pas de bêtises. On se rendra visite régulièrement, répliqua Sara avec douceur. En fait, j’hésitais à te montrer cette annonce à cause de ça. Je ne veux pas te perdre. Mais je pense vraiment que ce serait parfait pour toi, pendant un an ou deux.
Recherche enseignant au bout du monde. L’honnêteté du titre charmait Una. Au moins, on ne cherchait pas à dissimuler le défi que représentait ce poste. Elle se demanda combien de personnes allaient répondre à l’annonce. Peut-être serait-elle la seule, si toutefois elle se décidait ? Il fallait bien avouer que rien ne la retenait en ville. Certes, il y avait Sara, mais elles n’étaient pas aussi proches qu’elles le prétendaient. Son amie avait commencé à se construire une famille, avec son mari et son enfant, et le temps qu’elle consacrait à cette vieille amitié ne faisait que diminuer. Elles s’étaient connues au lycée, et peu à peu la vie les avait éloignées. Una s’était dit que le temps d’une soirée, tout serait comme avant : elles regarderaient le concert à la télévision en buvant de délicieux cocktails, elles feraient la fête jusqu’au bout de la nuit. Mais en réalité, peut-être que Sara cherchait à se débarrasser d’elle en lui montrant cette annonce. Peut-être qu’au fond, elle était lasse de cette relation. Alors passer un an à Langanes sans revoir Sara, était-ce vraiment inenvisageable ?
Le pire était sans doute de devoir abandonner sa mère. Cependant, à cinquante-sept ans, celle-ci avait une santé de fer et avait refait sa vie depuis longtemps. Elle n’avait pas besoin que sa fille soit présente au quotidien. Una ne s’était jamais vraiment entendue avec son beau-père, mais toutes deux restaient très proches, elles avaient traversé tant d’épreuves ensemble.
– Je vais y réfléchir, conclut-elle. Je peux garder le journal ?
– Bien sûr, fit Sara en se levant après avoir terminé sa tasse. Je dois filer, mais on se voit ce soir. Ça va être sympa, une soirée entre filles !
Una eut soudain la sensation d’être seule au monde. Déménager, faire de nouvelles rencontres aurait sans doute un effet bénéfique sur elle. Sortir des sentiers battus, suivre son instinct et vivre une aventure excitante.
– Tu me promets de ne pas passer à côté de cette occasion ? insista Sara. Je suis certaine que tu y trouveras ton compte.
– Promis, répondit Una avec un sourire.

C’était une journée d’août étonnamment belle. La température était plutôt clémente, pas de vent, et le soleil faisait même une timide apparition de temps à autre.
Généralement, Una n’aimait pas ce mois-là, lorsque la nuit recommençait à tomber après la clarté perpétuelle des mois précédents, mais cette fois la situation était différente. Se tenant sur les marches de l’immeuble où sa mère vivait avec son mari à Kópavogur, elle songea qu’elle n’aurait jamais pu habiter dans un endroit pareil, aussi froid que mal entretenu. Elle préférait son petit appartement du quartier ouest de Reykjavík, même s’il était en sous-sol. Elle le louait désormais à un jeune couple avec un bébé.
Sa mère l’avait raccompagnée dehors après leur café. Le moment était venu de se dire au revoir.
– Nous viendrons te rendre visite, ma chérie, ne t’inquiète pas. Et puis, ce n’est que pour un an, non ?
– Une année scolaire, oui, répondit-elle. Vous serez toujours les bienvenus.
Façon de parler : sa mère serait la bienvenue, mais quelque chose chez son second mari – entré dans leurs vies plusieurs années auparavant – avait toujours dérangé Una.
– Tu vas t’arrêter quelque part en route ? demanda sa mère. C’est affreusement loin. Il faut que tu fasses une pause, c’est dangereux de conduire quand on est fatigué.
– Je sais, maman, soupira Una.
La sollicitude de sa mère était parfois un peu écrasante. Elle avait juste besoin de respirer, de prendre son envol. Quelle meilleure solution que de devenir enseignante dans un village si petit qu’il méritait à peine ce qualificatif ? Dix âmes, pas plus. Comment une société de cette taille pouvait-elle fonctionner ?
Ce serait une expérience enrichissante, revigorante autant pour son esprit que pour son corps. Una n’avait pas eu de difficulté à obtenir le poste. Elle avait appelé le numéro inscrit sur l’annonce quelques jours après la visite de Sara. Une femme d’un âge indéterminé, entre trente et quarante ans à en juger par sa voix, lui avait répondu et expliqué qu’elle siégeait au sein de la commission scolaire de la municipalité à laquelle le hameau appartenait.
– Ça me fait plaisir d’entendre que quelqu’un est intéressé. Pour tout vous dire, personne d’autre n’a postulé.
Una lui avait retracé en détail son parcours universitaire et son expérience professionnelle.
– Mais pourquoi voulez-vous venir vivre ici ? lui avait alors demandé la femme.
Una était d’abord restée silencieuse. Les prétextes ne manquaient pas : échapper à l’existence monotone qu’elle menait en ville, échapper à Sara, ou pour être plus exacte laisser Sara en paix quelque temps, se séparer un peu de sa mère – et surtout de son beau-père –, enfin changer d’environnement. Mais la véritable raison n’était pas aussi claire.
– J’ai juste envie de connaître la vie autrement qu’à la ville, avait-elle finalement répondu à son interlocutrice.
Elle n’avait pas immédiatement obtenu le poste, mais de toute évidence, ses chances étaient bonnes. Avant de raccrocher, elle avait demandé :
– Combien d’élèves aurai-je ?
– Deux, seulement. Deux fillettes de sept et neuf ans.
– C’est tout ? Vous avez vraiment besoin d’un professeur ?
– Oui, on ne peut pas faire des allers-retours quotidiens vers une autre école, surtout en hiver. Mais ce sont deux petites filles adorables.
Ainsi son voyage allait-il démarrer, à Kópavogur, au petit matin. Une année scolaire à la campagne, sur la péninsule de Langanes, parmi des inconnus, avec une classe composée de deux élèves. C’était risible, un travail presque trop facile pour accepter un salaire complet. Mais en fait, elle avait hâte.
La femme avec qui elle s’était entretenue au téléphone, Salka, lui avait semblé sympathique.
Peut-être que ce petit village l’accueillerait à bras ouverts.
Peut-être tomberait-elle amoureuse de la nature environnante et de ses habitants, au point de s’y installer de manière permanente…
Una revint à elle tandis que sa mère lui donnait un petit coup de coude et lui reposait la même question, à laquelle elle avait pourtant déjà répondu :
– Ce n’est que pour un an, n’est-ce pas ?
– Oui, maman. Je n’ai aucune envie de vivre aussi loin de Reykjavík à long terme.
– Eh bien. J’ai la sensation que mon oisillon prend enfin son envol.
– Voyons, maman, ça fait longtemps que j’ai quitté la maison.
– Mais tu n’as jamais été bien loin, ma chérie, nous avons toujours été là l’une pour l’autre… J’espère que ce ne sera pas trop dur pour toi là-bas, toute seule, sans pouvoir venir me voir et parler de… parler du passé.
Sa mère sourit. Una soupçonnait qu’elle décrivait sa propre peur, que cette séparation serait plus difficile qu’elle ne l’avait prévu.
Elle la serra fort contre elle, et toutes deux se regardèrent un instant en silence.
Il n’y avait plus rien à dire.

L’avis de… Gilles Médioni (Marie France)
« Ragnar Jónasson semble se délecter des ambiances de bout du monde. Ici, il nous embarque dans le petit village de Skálar, à l’extrême nord-est de l’Islande où Una, jeune enseignante peu sûre d’elle, décide d’aller passer une année pour faire l’école à deux fillettes. Arrivée sur place, elle découvre un lieu-dit hostile animé par seulement dix habitants, et comprend vite qu’elle n’est pas la bienvenue. Même la maison où elle loge semble être hantée. Le jour de Noël, l’une des fillettes est assassinée. L’étau se resserre autour de l’étrangère. Jusqu’où les habitants seront-ils capables d’aller ? L’auteur islandais fait régner dans ces pages une atmosphère angoissante et surnaturelle qui dérange. »

Vidéo


Ragnar Jonasson présente son roman «Dix âmes, pas plus». © Production Librairie Mollat

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Reste

DIEUDONNE_reste

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Finaliste du prix France Bleu / Page des libraires 2023

En deux mots
Quand M. meurt, noyé dans un lac de montagne, sa maîtresse avec laquelle il s’était offert une escapade de quelques jours, entend encore le garder quelques temps pour elle. Commence alors un road-trip macabre qui est aussi une folle déclaration d’amour.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Encore un soir, encore une heure»

Adeline Dieudonné nous dévoile une nouvelle facette de son talent avec ce roman introspectif qui confronte une femme au cadavre de son amant. Il vient de se noyer dans un lac de montagne. Elle décide alors de le garder encore un peu pour elle.

M. est mort. Il est parti se baigner dans le lac du haut et s’est noyé. C’est sa maîtresse, avec laquelle il venait passer quelques jours dans le chalet de son ami Jacky, qui l’a trouvé flottant sur l’eau et qui l’a ramené dans leur chambre après avoir vainement essayé de le ranimer. Elle le lave et le remet dans leur lit. «Des gens ont vu mourir la personne qu’ils aimaient, ils se sont habitués. Peut-être que si je reste allongée là, près de M. les choses finiront par s’améliorer. Peut-être que je suis en train de vivre le pire. Encore du vin. Pour faire passer le pire. Ça ira mieux demain.»
Car pour l’heure, il n’est pas question d’appeler la police ou les secours. Il est plutôt question de partager encore quelques heures avec le bel homme, l’amant, l’amour de sa vie. Et surtout ne rien dire à personne, pendant que tout le monde croit que M. est toujours vivant.
Des instants qu’elle met aussi à profit pour écrire à sa femme qui attend son retour à la fin du week-end. «J’aurais dû vous appeler hier déjà, pour vous prévenir. Je ne le ferai pas. Alors que j’écris ces lignes, vous ignorez la mort de M. Je vous envie pour ça.»
Le roman prend alors un ton plus personnel et introspectif en même temps qu’il vire vers l’absurde. Tout en retraçant son parcours de femme, ses difficultés à partager une relation déséquilibrée – c’est toujours à la femme de faire des concessions – jusqu’à cette rencontre avec M. avec lequel elle a enfin trouvé un équilibre, même si elle comprend très vite qu’il ne quittera jamais la mère de ses enfants. Il reste «celui à qui elle pouvait tout dire, absolument tout, devant qui elle était moins pudique qu’envers elle-même». Elle va s’enferrer dans son idée de ne plus se séparer de M. Elle le rhabille et l’installe dans sa voiture pour un road-trip étonnant, ponctué d’une rencontre étonnante qui donnera ses lettres de noblesse à l’expression «l’avoir dans la peau».
La seconde lettre de ce roman épistolaire est datée du 4 mai 2022, un mois après la mort de M. et détaillera la chronologie de cette curieuse épopée qui n’a pourtant rien de morbide, bien au contraire. On est bien davantage dans cet humour belge teinté d’absurde dont Odile d’Oultremont nous a déjà régalé cette année avec Une légère victoire qui confrontait déjà une femme à la mort.
Après La vraie vie et Kérosène, voici une nouvelle confirmation du talent d’Adeline Dieudonné à traiter avec poésie de sujets difficiles et à trouver de la lumière dans le registre le plus noir.
Ajoutons que, comme à son habitude, la romancière nous offre en fin de volume, la playlist qui a accompagné l’écriture de son roman. Entre Nina Simone, Leonard Cohen ou encore Nick Cave, j’ajouterai Neil Young et son album Harvest évoqué dans le roman et ces quelques paroles de Jean-Jacques Goldmann écrites pour Céline Dion après le décès de son mari René. Je crois qu’elles résument bien l’état d’esprit de Camille:
«Un peu de nous, un rien de tout
Pour tout se dire encore ou bien se taire en regards
Juste un report, à peine encore, même s’il est tard
J’ai jamais rien demandé, ça c’est pas la mer à boire
Allez, face à l’éternité, ça va même pas se voir
Ça restera entre nous, oh juste un léger retard»

Reste
Adeline Dieudonné
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
282 p., 20 €
EAN 9782378803544
Paru le 6/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans un chalet de montagne isolé des Alpes et dans la région.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Je ne suis pas certaine d’avoir pleinement saisi ce qui m’est arrivé, ni ce qui m’a conduite à agir comme je l’ai fait. Certains matins, tout me semble limpide. A d’autres moments, je me vois comme un monstre, une créature que je ne reconnais pas, qui m’aurait possédée dans un instant de vulnérabilité. Mais je crois que cette image vient du regard des autres, j’ai fait ce que je pouvais. Il n’y a pas de morale à cette histoire. Tout ce que je sais, c’est que je vous dois les faits. Je vais donc m’attacher à les relater pour vous, et sans doute aussi pour moi, avec toute la précision dont je suis capable. Ils m’emmèneront sur des territoires obscurs, dans les marécages de ma conscience et, pour quelques secondes encore, contre la peau de M.

Cadavre exquis
Dans un chalet au milieu des montagnes, une femme et son amant se retrouvent en secret, sans que son épouse ne soit au courant. Tous deux vivent une idylle, une parenthèse hors du temps. L’amoureux succombe d’une crise cardiaque en quelques secondes. La narratrice se retrouve seule avec le corps sans vie de son amant. Elle décide de garder le corps et, pour surmonter son chagrin et la violence de l’évènement, commence à̀ écrire des lettres à l’épouse et lui raconte cette histoire d’amour infidèle.
Une initiation sentimentale
Auprès du corps inerte de celui qu’elle a tant aimé, toute sa vie sentimentale refait surface : les hommes qu’elle a côtoyés, ceux qui l’ont blessée ou ont abusé d’elle. Elle repense à ses échecs, jusqu’à̀ la rencontre de cet amant qui l’a révélée. Pour la première fois, elle a appris à̀ aimer. Maintenant que plus rien ne compte à ses yeux, un seul objectif lui donne le courage de vivre : lui offrir la plus belle des sépultures.
Une nouvelle facette d’Adeline Dieudonné
Après le détour par le récit choral avec Kérozène, l’autrice de La vraie vie revient au roman. Adeline Dieudonné est moins féroce, moins surréaliste, mais plus touchante, amoureuse.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France info (À livre ouvert)
L’Écho.be (Charline Cauchie)
RTBF (Entrez sans frapper)
Le carnet et les instants (Véronique Bergen)
L’Éclaireur Fnac (Thomas Louis)
Ernest mag. (David Medioni)
RCF (Christophe Henning)
Blog Vagabondage autour de soi
Blog Des choses à dire
Blog Saginlibrio


Adeline Dieudonné présente son roman Reste à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Première lettre
Mardi 5 avril 2022.
M. est là, allongé près de moi. Il est mort.
Il est mort.
J’espère, en les écrivant, que ces mots m’aideront à appréhender cette réalité.
Je les observe, les déchiffre tandis qu’ils se forment sous ma main, les écris encore, pour en saisir la chair.
Ils m’échappent, me glissent hors des yeux, je recommence.

J’aurais dû vous appeler hier déjà, pour vous prévenir. Je ne le ferai pas.
Alors que j’écris ces lignes, vous ignorez la mort de M. Je vous envie pour ça.

9 h 32. J’ai regardé sa montre sur la table de nuit, là où il l’a laissée.
Je vous imagine en réunion de chantier. Ou à votre bureau, à dessiner des plans.
M. ne parle pas souvent de vous. Ne parlait. Ne parlait pas souvent de vous. Une forme de pudeur, je suppose.
Il vous aimait, il n’y a pas à en douter.

Peut-être que vous écrire, maintenant, me permet d’échapper à ici. Vous vous tenez droite, assise face à votre ordinateur, une tasse de thé tiède à portée de main – vous avez oublié de retirer le sachet, il doit être amer –, vous dessinez un garage, des lignes rouges jaunes vertes bleues sur l’écran noir. Vous êtes absorbée, projetée dans ce garage en devenir. Et vous pouvez y être absorbée, projetée, parce que quelque part, au fond de vous, sommeille la certitude que M. se promène à une poignée de kilomètres, que ses poumons se dilatent, se contractent, que son cœur palpite, que sa peau frémit.
Je tends la main, la pose sur son torse froid, immobile.
Je m’installe dans votre peau, dans votre tête, et je suis vous, pour quelques secondes, et pour quelques secondes mon problème le plus important consiste à décider s’il faut une porte déroulante ou abattante à ce garage, et de quel côté je vais placer le panneau de commande électrique. Ce faisant, je ne vous vole rien, puisque je ne vous prive pas de votre bureau, de votre thé amer, de votre innocence.
Il faudrait que je me lève. Que je m’habille.
M. semble endormi à mes côtés. Il est nu. Depuis hier matin déjà. Je crois que je suis en train de m’habituer. C’est son nouveau lui. Je l’ai secoué, j’ai pleuré, beaucoup, je me suis fâchée, l’ai giflé, je crois, je savais qu’il était mort, je ne suis pas folle, mais la colère m’a engloutie. Pourquoi n’arrivait-il pas à sortir de là ? Pourquoi se laissait-il aller comme ça ?
Il me faut du vin.

Le chalet n’est pas grand. Une chambre, une salle de bains, une cuisine sommaire qui ouvre sur un salon fatigué. Des truites naturalisées aux murs, des hameçons et des appâts dans des vitrines poussiéreuses. Un poêle à bois. Les murs exhalent un parfum de sel, froid, minéral. Je crois que nous aimions venir ici pour l’exiguïté du lieu. Poser nos brosses à dents côte à côte sur la petite vasque en pierre, écouter la même musique, nous frôler pour mettre le couvert, cuisiner.
Ici il n’y a rien. Et puisqu’il n’y a rien, il y a tout, pardon pour ce poncif, mais la forêt, le lac, les oiseaux, les herbes sauvages, c’est tout. Quand je dis qu’il n’y a rien, je veux dire qu’il n’y a personne. Personne d’autre que M. et moi. J’ignore ce qu’il vous racontait pour justifier ses absences. Un séminaire, quelques jours entre copains, un stage de natation… Nous n’en parlions jamais. Il avait honte, sans doute, et moi aussi.
Ici, on pouvait s’imaginer qu’on ne rentrerait jamais. Qu’on vieillirait comme ça, tous les deux. Un chien, quelques poules. Nous nous suffirions. Nous aimions ce mensonge. Et puis moi parfois j’y croyais.
En réalité, c’était un mensonge par omission. Non parce qu’il omettait ma fille – Nina est grande – mais plutôt mon besoin de solitude. J’aimais l’incursion de M. dans mon espace durant ces quelques jours que nous volions de temps en temps. Mais est-ce que je l’aurais supportée toute l’année ?
En fait oui, probablement oui. Nous étions assez vieux tous les deux, je veux dire lui et moi, pour savoir comment préserver notre espace de l’autre. Nous nous connaissions assez. Peut-être qu’il aurait suffi de me construire une cabane à côté du chalet, mon atelier, ma chambre à moi.
Alors, qu’est-ce que ce mensonge cachait au juste ?
Sans doute la terreur qui nous habitait tous les deux d’épuiser notre dialogue jusqu’ici intarissable. Dialogue des mots, bien sûr, dialogue des corps, dialogue affamé de ceux qui viennent de se rencontrer.
La terreur du silence blasé, du désir sec.
Et évidemment ce mensonge vous omettait vous. Et votre fils. Et le monde qui brûle.

12 h 43 à la montre de M., toujours posée sur la table de chevet. Je n’ose pas toucher à ses affaires. Je n’ose pas regarder son téléphone posé sur le buffet, à côté du poêle. J’aurais accès à sa vie. Son courrier, ses réseaux sociaux.
Est-ce que tout ça va disparaître avec lui ? Est-ce que son adresse mail sera supprimée ? Ou continuera-t-elle d’exister, comme une maison abandonnée, hantée par les échanges professionnels, les newsletters non lues, les vieilles factures, vos disputes ? Je sais que vous vous disputiez essentiellement par mail. C’est une chose que M. m’avait confiée. Lorsqu’une tension naissait, vous vous taisiez et poursuiviez la discussion par écrit. Est-ce que vous allez archiver ces échanges ? Je crois que si c’était mon histoire, mes disputes, mon couple, ces messages me seraient plus précieux que des photos de vacances, moins mensongers.
J’ai envie d’aller les lire. Je pourrais vérifier si le récit que M. me faisait de votre couple correspond à la réalité. Peut-être que si j’ouvrais son téléphone je découvrirais un tout autre M. Peut-être que je trouverais des horreurs, des vidéos abominables, de la pédopornographie, des chatons égorgés. On ne sait jamais.

Vous écrire me réconforte un peu. J’ai quitté la chambre, allumé un feu, mis de la musique. Nick Cave. Sa voix va bien avec le décor, le lac, les nuages fades. Mon gilet en laine trop grand, le crépitement du feu, le sol en pierres du pays. Tout sied. Un vrai cliché, on dirait une pub pour, pour je sais pas quoi, pour un truc que j’emmerde. Fait chier. Je me ressers un verre de vin. La bouteille que nous avons entamée avant-hier.
Aujourd’hui c’est mon anniversaire. Bon anniversaire ! J’ai quarante et un ans. J’imagine que quelque part, au fond de la valise de M., il doit y avoir un petit cadeau pour moi. Je préfère ne pas y penser. Quelle est la date de votre anniversaire ? Que vous offrait-il ? Vous disait-il encore « je t’aime » ? Vous embrassait-il encore ?
Demain je devrai rendre les clefs. Demain vous vous attendez à le voir revenir. Demain, il faudra partir.
Je pourrais appeler la police maintenant. J’aurais pu l’appeler hier.
Je n’ai pas pu. On me l’aurait pris. On vous l’aurait rendu. Et puis quoi ? S’il n’est pas avec moi, il est seul. Il aurait traversé seul les préparatifs des funérailles, on l’aurait couché dans une chambre froide, des mains l’auraient touché, qui ne sont pas les miennes.
Seul dans son cercueil pendant la cérémonie, seul dans le four. Je n’ai pas besoin de condoléances, pas besoin de cendres. Je ne suis rien. Mais M. a besoin de moi. Ou j’ai besoin de veiller sur lui. Je ne l’abandonnerai pas.
Je sais qu’il ne manquera à personne chez moi. Ma fille le connaît peu. Idem pour mes amis. Ça n’a pas d’importance, je l’ai aimé seule, je peux le pleurer seule. Mais je ne peux pas l’abandonner maintenant.
Ça n’est pas votre faute, je sais que vous auriez fait ce qu’il fallait. Mais ça n’aurait pas suffi.
Je vais retourner m’allonger contre lui.

Depuis ma rencontre avec M. je me demande comment ça va finir. J’ai toujours cru qu’il me quitterait, c’était dans l’ordre des choses. Ou alors que je rencontrerais quelqu’un. Classique. Quelqu’un qui voudrait partager son plan d’épargne-pension avec moi. Ça, j’avais essayé avant M. L’épargne-pension avait perdu. Romain. Sur le papier, c’était tentant. Il donnait un cours de menuiserie et je voulais menuiser. Il voulait un enfant, j’avais un ventre.
Romain était gentil, brillant, son intelligence m’érotisait, ça n’était pas réciproque. Il aimait me montrer, il aimait mes shorts courts, il aimait mon cul. Non, il n’aimait pas mon cul. Il était fier de mon cul. La lueur d’envie dans les yeux de ses potes l’égayait. J’étais son cul. Et la gentille mère de son enfant. Attentionnée, présente, certes, mais jamais assez. Jamais aussi dévouée que sa mère à lui. Il ne formulait pas de reproches, il se raidissait, laissait échapper des micro-tics d’insatisfaction, suivis d’un conseil, d’une suggestion. Il n’aimait pas que je m’investisse dans mon travail plus que nécessaire. Je suis prof de français. Il détestait que j’accompagne les voyages scolaires. Sa fille, sa femme, ses potes, le rugby le dimanche et voilà. Quatre potes. Il les avait rencontrés en maternelle et ils ne s’étaient plus quittés. J’admirais cette fidélité, cette constance. Un deuil, une séparation, un épisode alcoolique, dépressif, chacun posait quelques jours de congé, ils embarquaient le blessé et venaient lécher leurs plaies, ici au chalet. Le chalet de Jacky. Jacky, le parrain de Romain. Et donc le parrain de tous. Ce que les quatre potes avaient en commun, c’était l’absence du père. Père parti, jamais arrivé ou mort. Alors Jacky avait adopté tout le monde, en quelque sorte. Et il possédait ce chalet, ce lac.
Depuis ma séparation avec Romain, je suis restée en contact avec lui. Il reste fidèle aux ex aussi. Il comprend, il en a vu d’autres. La bande m’a répudiée, pas Jacky. Puis il a adopté M., presque sans poser de questions, même si M. n’avait pas vraiment besoin d’un père.
Demain, je devrai lui rendre les clefs du chalet.
Demain, je devrai prendre une décision.

J’ai eu peur de vieillir. C’est banal, évidemment. Ça m’est arrivé un jour par surprise. J’ai toujours entretenu un rapport serein avec mon âge, accueillant mes premières rides avec une relative indifférence. Été plutôt amusée de me trouver quelques poils et cheveux gris vers la fin de la trentaine. Il ne m’est pas venu à l’idée de les camoufler. Je marchais vers la quarantaine, droite, sereine, croyant avoir échappé à cette angoisse de l’âge par je ne sais quel miracle ou je ne sais quelle sagesse.
Et puis, trois jours avant mes quarante ans, lors d’un dîner chez une connaissance, une femme a évoqué devant moi une soirée passée avec M., sans savoir qui j’étais pour lui, ni qui il était pour moi. Elle racontait, le sourire lourd de sous-entendus, comme M. avait sympathisé avec une de ses amies. Une jeune femme charmante, fin de vingtaine, drôle, captivante. Il n’était pas question de drague, mais de la fascination de M., je pense même que l’expression « bave aux lèvres » a été prononcée. J’ai pris congé, prétextant une migraine foudroyante. Je suis rentrée chez moi, sous la pluie d’avril, furieuse d’avoir été obligée de laisser cette femme brosser un portrait aussi minable de M. sans réagir. Et puis furieuse de constater que ce récit m’avait ébranlée. Pas tant l’idée qu’une autre puisse capter l’attention de M., ce sont des choses qui arrivent, j’ai appris à dompter mon ego de ce côté-là. C’était l’âge de cette autre. Dix ans de moins que moi, seize de moins que M. « Le marché de la bonne meuf. » Je me suis sentie poussée vers la sortie de la foire aux bestiaux, où je tenais pourtant une place honorable, non par cette femme plus jeune que moi mais par lui, et sa terreur de vieillir. Qu’il venait de me transmettre.
Je me suis retrouvée ce soir-là face à ce constat comme devant une route éventrée par un cours d’eau souterrain. J’avais quarante ans moins trois jours, je me tenais au bord de ce gouffre, à la fois lasse et effrayée, à me demander comment remblayer tout ça. Une part de moi-même a tenté un vain « quitte-le, c’est lui le problème, ou c’est chez lui que réside le problème, pourquoi deviendrait-il le tien ? ». Mais je n’avais pas envie de quitter M. J’ai pensé que je pouvais vivre avec cette angoisse, cette épée au-dessus de la tête. Un jour M. se trouverait une maîtresse plus jeune. Dernier tour de carrousel, je serais remerciée, il faudrait rentrer.
Comment vivez-vous avec ça ? Est-ce que vous savez qu’il ne vous quittera jamais ? Enfin, qu’il ne vous aurait jamais quittée ? Parce que, vraiment, c’était le cas. Et ça me convenait, je crois l’avoir déjà dit, je ne sais plus.
Il y avait ces mots qui flottaient entre nous, que nous n’avions plus besoin de prononcer. « Aussi léger à porter que fort à éprouver. » C’était comme ça que nous définissions notre lien, nous en avions fait une sorte de devise ou de promesse, que nous avions empruntée à Camus, ou à René Char, je ne sais plus. L’un écrivait à l’autre : « Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. La vie d’aujourd’hui est trop dure, trop amère, trop anémiante, pour qu’on subisse encore de nouvelles servitudes, venues de qui on aime. »

Quelle heure est-il ? Le soleil écrase le lac. Un troupeau d’ânes est venu boire il y a quelques minutes. Je me demande s’ils appartiennent à quelqu’un. Est-ce qu’on les élève pour une raison précise ? Est-ce qu’on les mange ? Quand j’étais petite, mes parents me racontaient que la viande des grisons était de la viande d’âne. Je crois que c’était pour que j’arrête de me jeter sur le plateau de charcuteries. Je ne sais plus si ça fonctionnait. Sans doute. Je pensais à Cadichon, dans les Mémoires d’un âne, et me rabattais sur les pistaches.
Une pie s’est posée sur l’encolure de l’un d’entre eux, a picoré quelques parasites dans sa crinière. L’âne a tendu le cou, il semblait aimer ça. Puis la pie s’est envolée et l’âne l’a suivie des yeux, presque triste, comme s’il se sentait abandonné. Est-ce qu’ils se connaissent ? Est-ce qu’elle vient l’épouiller régulièrement ? Possèdent-ils un langage commun ? Est-ce qu’elle le préfère aux autres ?
J’entends le cri d’un rapace. Une buse, un faucon, un aigle ? J’ignore qui vit dans ces montagnes. Je peux le voir tournoyer, trop haut pour que je puisse l’identifier. Encore que, même s’il venait se poser sur mon bras, je serais incapable de différencier un faucon d’une buse. Un aigle royal, peut-être.
Je regarde l’heure sur mon portable, je n’ose plus trop entrer dans la chambre. J’irai tout à l’heure, pour dormir près de lui. Il n’y a aucun réseau ici. Si j’avais voulu appeler les secours, je ne sais pas si j’aurais pu. Mais je n’ai pas essayé.

Je vous ai dit que je lui ai donné un bain ?
Il adorait les bains. C’était hier, dans l’après-midi. Il était si froid, j’ai voulu le réchauffer. Il n’était pas encore raide. Je l’avais ramené dans le chalet, luttant contre son poids et mon chagrin. Je pleurais sans arrêt, peinant à retrouver mon souffle. Aujourd’hui j’ai des courbatures dans les bras, les épaules, les cuisses. Je l’ai traîné, en passant mes avant-bras sous ses aisselles depuis la plage de galets. Ou alors c’est une grève ? Quelle est la différence entre plage et grève ? Un jour je vérifierai. En tout cas, l’étroite étendue de galets sur laquelle vient mourir le lac. « Vient mourir le lac », stupide formule… Le lac ne meurt pas, lui. Il ne mourra jamais.
Je réalise que je vous raconte tout dans le désordre. J’écris ce qui me vient, parce que je ne sais pas quoi faire d’autre. Et que c’est à vous que je me sens liée maintenant. Est-ce que vous avez commencé à vous inquiéter ? J’espère que non. J’espère que vous vous endormirez confiante – demain soir il va rentrer –, que vous gagnerez une nuit de plus avec lui, même s’il n’est pas là, avec la certitude de lui dans votre vie. J’ai terminé la bouteille de vin. Je rêve d’une cigarette.

Je crois que je me suis trompée. Sur les raisons qui me poussent à vous écrire. J’ai cru que c’était un moyen d’échapper à l’instant, à ce chalet, à la douleur, au corps de M. gisant là sur le lit. J’ai cru qu’en m’adressant à vous, à travers l’espace et le temps, je pourrais être vous, me glisser dans votre peau, dans votre ignorance. Voir avec vos yeux, toucher ce que vous touchez. Est-ce que ce n’est pas ce que j’ai secrètement souhaité depuis ma rencontre avec M. ? Dormir près de lui chaque nuit, connaître ses gestes intimes, où il pose ses clefs en rentrant, comment il embrasse votre fils, ses rituels quotidiens, sa façon de ranger les courses, sa voix lorsqu’il prend un rendez-vous chez le médecin… Je ne sais pas. Il y a un prix à payer pour connaître ces détails-là. J’aurais aimé y accéder, découvrir chaque recoin de M. sans avoir à les côtoyer chaque jour. Vous pourriez dire la même chose. Je connais un autre M. que vous. M. dans son costume de mari infidèle. C’est si banal, pardon. Mais voilà où je voulais en venir. Je me suis trompée, je vous écris par amour, pas par amour pour M., quoique si, probablement aussi. Mais parce que je vous aime, vous. C’est ce que j’aimerais me faire croire en tout cas. C’est tordu, oui. Garder le corps de son amant mort c’est tordu, aimer c’est tordu. Je suis tordue, voilà. Mais donc je vous aime. Ou j’aimerais me le faire croire. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de rivalité ? Nous ne sommes pas rivales. Vous ne l’auriez peut-être pas vu comme ça, et c’est la raison pour laquelle M. ne vous a jamais parlé de moi, mais moi je peux vous l’affirmer, il n’existe pas de compétition entre nous, je ne vous ai rien pris. Ou c’est ce que j’aimerais me faire croire. Et je vous aime, sans vous avoir rencontrée, parce que M. vous aimait. Et si je vous aime à travers ses mots, c’est que ses mots étaient tendres pour vous. Ou c’est ce que j’aimerais me faire croire. Au fond je ne sais rien. Rien de ce que vous avez ressenti quand l’homme que vous aimiez, qui vous avait tout promis, avec lequel vous aviez connu mille étreintes, avec lequel vous avez décidé d’avoir un enfant, cet homme qui a dû pleurer de bonheur sur votre corps, quand il s’est mis à vous appeler par votre prénom, quand son regard s’est éteint, quand vous avez fini par comprendre qu’une partie de votre histoire était terminée, ou morte, ou, si on veut utiliser un terme plus optimiste, s’était transformée. Il y a une part de transformation dans les histoires d’amour, j’en suis certaine, mais le désir qui meurt, c’est le désir qui meurt. Point.

Le lac n’a pas de nom. On l’appelle le lac d’en haut, par opposition à son frère, le lac d’en bas. Le lac d’en bas est plus grand. Jacky y élève des truites, pour les pêcheurs qui débarquent en saison. C’est lui qui m’a appris à pêcher, j’ai adoré ça. Passer des heures à observer le bouchon à la surface de l’eau. Espérer secrètement attraper un brochet. Jacky disait qu’il devait y en avoir une dizaine dans le lac. J’aurais adoré voir sa tête, et celle de Romain, et de tous les autres si moi j’en avais ramené un. Le soir, nous mangions ce que nous avions pris. Les truites goûtaient la vase. Jacky m’avait aussi montré comment les tuer, les ouvrir, les éviscérer.
Il tient l’hôtel du Lac. Personne ne se casse la tête sur les noms dans la région. Et de fait, quand on parle de l’hôtel du Lac, tout le monde sait de quoi on parle. Une grosse bâtisse de pierre et de bois, sur trois niveaux. Au rez-de-chaussée, la réception, le restaurant, la boutique de location de matériel de pêche, un étage avec les chambres, un grenier aménagé en dortoir. Devant l’hôtel, un ponton en bois s’avance jusqu’au milieu du plan d’eau. Je ne connais pas sa surface exacte, je suis nulle en surface, je dirais qu’il doit être grand comme un terrain de foot et demi mais je dis sans doute n’importe quoi. J’imagine que vous sauriez. Une architecte sait ces choses-là, non ? D’ailleurs, pourquoi est-ce qu’on mesure toujours tout en terrains de foot ?
La première fois que je suis venue ici, c’était il y a dix-huit ans, j’étais enceinte de ma fille mais je ne le savais pas encore. Son père voulait me présenter à Jacky. Je dis « me présenter à Jacky » et pas « me présenter Jacky ». La seconde formule implique une réciprocité, or il n’y en avait pas. Romain était fier, comme s’il brandissait un trophée ou une médaille gagnée sur un champ de bataille, et j’étais fière d’être ce trophée. Jacky avait eu ce regard admiratif, un peu bluffé en me regardant, et j’avais senti Romain exulter. Je n’avais pas encore ouvert la bouche, c’était inutile. Le short en jean, sexy sans être outrancier, sur des jambes minces, les bottines western, le tee-shirt court et ample, le maquillage simple, les traits réguliers, le teint sain, le sourire facile. J’étais jolie, humble, sympa, pas chiante, pas hystérique, je savais où était ma place. J’étais ce qu’on attendait de moi. Je peux sembler amère, en réalité je ne le suis plus. Ni même en colère. Les années avec Romain sont des années d’oblitération. Si je voulais en parler avec douceur, je dirais que j’avais dressé un rideau de velours épais à l’intérieur de moi, derrière lequel j’avais caché mes besoins, mes aspirations, ma créativité. Derrière lequel je m’étais effacée. Si je voulais en parler avec plus de dureté j’évoquerais un cachot. Je m’en suis longtemps voulu de m’être infligé ça. Romain n’était pas un type brutal, j’aurais pu partir.
Il avait quatre ans quand son père avait quitté sa mère, Hélène. L’histoire banale du gars qui se montre un peu présent au début, jusqu’au jour où il demande une autre femme en mariage, fonde une autre famille. Hélène avait dû se débrouiller seule avec Romain et sa sœur, Annabelle. Jacky, le meilleur ami du père, sans doute un peu amoureux d’elle, l’avait soutenue. Il l’avait aidée à trouver un boulot de vendeuse dans un magasin de vêtements, lui avait appris à conduire pour qu’elle puisse passer son permis. Il était resté proche d’eux, loyal, sûr. Romain me racontait qu’il débarquait tous les dimanches après-midi avec des provisions pour la semaine, des petits cadeaux. Ça avait duré plusieurs années, jusqu’à ce qu’il rencontre Liliane. Ils s’étaient mariés et avaient acheté cet hôtel, loin d’Hélène. Mais Jacky n’avait jamais perdu le contact avec Romain et Annabelle, qui étaient alors de grands ados. Comme si Jacky avait attendu qu’ils soient assez âgés pour s’autoriser à partir. Ou alors c’est le temps qu’il lui avait fallu pour comprendre qu’Hélène ne l’aimerait jamais comme il l’aurait voulu.

Quand nous venions ici, M. se levait tôt pour aller nager.
Le lac n’est pas une simple cuvette comme celui d’en bas. C’est un cône profond d’une cinquantaine de mètres. La légende prétend qu’il aurait été formé par les larmes du diable. Romain m’avait raconté cette histoire, la première fois que j’étais venue ici avec lui. Il avait attendu la nuit. Il faisait froid, nous nous étions emmitouflés dans une couverture, assis sur la grève, les pieds dans l’eau. Nous partagions un joint. Romain s’était installé derrière moi, m’entourant de ses jambes, sa main qui ne tenait pas le joint me caressait les seins. Il portait un pantalon léger, je sentais son érection dans le bas de mon dos. Ses amis logeaient en bas chez Jacky, à l’hôtel du Lac, dans le dortoir sous les toits. Le petit chalet nous avait été réservé, comme à de jeunes mariés.
Le joint crépitait à quelques centimètres de mon oreille.
– On raconte que le diable avait une fille. Une créature effrayante et belle, moitié femme, moitié chèvre. Comme le diable, elle se tenait debout sur ses pattes arrière, le haut du corps et les seins nus, une chevelure broussailleuse, des yeux noirs. Elle vivait ici dans ces montagnes, heureuse. Et pendant ces années les hommes vécurent paisiblement, le diable ne tourmentant plus personne, fou d’amour pour sa fille. Il l’avait avertie : « Tu peux aller partout, dans ces montagnes, te lier d’amitié avec la marmotte, le bouquetin, le corbeau, le lynx. Mais tu ne dois jamais t’approcher des humains. » La petite avait grandi là-haut sur le glacier, elle connaissait chaque rocher, parlait le langage des fleurs et des insectes, nageait avec les loutres, avait appris à se cacher. Un jour, elle aperçut un berger et en tomba amoureuse. Elle l’observa de loin pendant plusieurs semaines, dissimulée derrière un rocher. Puis elle finit par braver l’interdit. Un matin, alors que le jeune homme veillait sur son troupeau, assis au soleil, elle approcha sans bruit, dressée sur ses pattes arrière…
– Et le chien du berger l’a bouffée !
– Non.
– Il a rameuté le village, ils l’ont pourchassée dans toute la montagne avec des torches et des fourches et ils l’ont brûlée ?
– Oh, t’es chiante, non. Il a pas voulu d’elle et elle s’est suicidée. Bref. Le diable s’est assis sur ce rocher et il a pleuré pendant des jours et des jours et des jours, ce qui a formé le lac.
Il avait cessé de me caresser les seins, son érection s’était tue.
J’ai l’impression de nous voir là, Romain et moi, assis au bord de l’eau, comme si les dix-huit ans qui me séparent de cette scène s’étaient réduits à l’épaisseur de la brume.

Les eaux sombres sont bordées d’une plage de cailloux clairs, couleur cendre, et tout autour les crocs montagneux qui lézardent le ciel. Hier je trouvais ça joli, majestueux, poétique, ce que vous voulez. Aujourd’hui ils m’apparaissent menaçants, sinistres, chargés d’une puissance maléfique.

Hier matin, j’ai senti M. se réveiller. Il m’a embrassé la nuque, m’a enlacée. Son corps du matin me paraissait presque étranger, tant les nuits que nous passions ensemble étaient rares. J’étais habituée à son corps de l’après-midi, ferme et frais. Au réveil, je le découvrais chaud, amolli par la nuit. Son souffle plus chargé que d’ordinaire. J’adorais ce nouveau M. Peut-être que dans ces moments-là j’étais un peu jalouse de vous. Et je lui en voulais presque d’écourter ces matins en partant nager. M. prend rarement son temps. Comme s’il était conscient d’une urgence qui m’échappait. Quand la soirée est bonne, je suis capable de tomber dans des gouffres temporels, oublier qu’il existe un lendemain, parler, danser, rire jusqu’à l’aube, jusqu’à l’épuisement. »

Extraits
« Des gens ont vu mourir la personne qu’ils aimaient, ils se sont habitués. Peut-être que si je reste allongée là, près de M. les choses finiront par s’améliorer. Peut-être que je suis en train de vivre le pire. Encore du vin. Pour faire passer le pire. Ça ira mieux demain. » p. 60

« M. était mon ami, c’était tout ce que je demandais, c’était tout ce que l’adolescente que j’étais demandait, «aussi léger à porter que fort à éprouver», celui à qui je pouvais tout dire, absolument tout, devant qui j’étais moins pudique qu’envers moi-même. Alors j’étais peut-être en train de fredonner une berceuse à un mort sur une montagne humide et blasée, prête à mourir moi-même d’une morsure de vipère, mais je l’avais eue, ma Harvest Moon. » p. 191

« — Je sais pas exactement… Je voulais… je voulais trouver autre chose pour lui, pas les funérailles classiques, je voulais qu’il soit bien, je voulais pas l’abandonner, je voulais pas le quitter mais maintenant je sais pas. Toute seule j’y arrive pas. Je pouvais pas affronter le regard de ma mère, ou de ma fille, je voulais pas les mêler à ça. On s’est aimés seuls tous les deux, je veux dire, dans notre coin, cachés, j’ai voulu continuer comme ça, le garder pour moi. Mais voilà, je suis fatiguée. Et puis il y a sa femme et son fils et tous les gens qui l’attendent et qui ne le voient pas revenir, je sais bien que je n’ai pas le droit de faire ça mais merde… » p. 202-203

À propos de l’auteur
DIEUDONNE_Adeline_DRAdeline Dieudonné © Photo DR

Adeline Dieudonné est née en 1982, elle habite Bruxelles. Elle a remporté avec son premier roman, La Vraie Vie, un immense succès. Multi-primé, traduit dans plus de 20 langues, ce livre a notamment reçu en 2018 le prix FNAC, le prix Renaudot des lycéens, le prix Russell et le prix Filigranes en Belgique ainsi que le Grand Prix des lectrices de ELLE en 2019. Il s’est vendu à 250 000 exemplaires. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)

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GPS

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En deux mots
Pour qu’elle puisse trouver le lieu de sa fête de fiançailles Sandrine donne sa position GPS à son amie. Alors quand celle-ci disparaît, elle peut continuer à la localiser. Mais ce point rouge marque-t-il vraiment la position de son amie?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Faites demi-tour avec prudence»

En voulant suivre à la trace son amie disparue, une jeune femme va finir par se perdre. Elle disposait pourtant d’un outil de localisation. Avec GPS Lucie Rico nous propose de réfléchir au poids de la technologie dans nos vies.

Que ceux à qui cette mésaventure n’est jamais arrivée lui jettent la première pierre: on note notre destination dans l’application GPS et on se retrouve dans un endroit tout différent. Dans le meilleur des cas, on se rend compte à temps de son erreur et on corrige cette erreur. Quelquefois, on jure aussi qu’on ne nous y reprendra plus, avant de recommencer. Pour Ariane – un prénom bien choisi – c’est le fil qui lui permettra de surmonter sa déprime et sortir de chez elle pour se rendre aux fiançailles de son amie Sandrine. Elle lui offre de la géolocaliser, devenant le point rouge à suivre sur la carte. Au chômage, elle se cloîtrait jusque-là chez elle, anxieuse à l’idée de sortir, d’affronter ce monde qui lui voulait tant de mal.
Mais cette fois, pas de problème, elle arrive à destination et peut faire la fête. Mais c’est au petit matin que les choses vont prendre une tournure dramatique: Sandrine a disparu.
Face aux craintes qui s’expriment, à commencer par celles du fiancé, Ariane choisit de ne rien dire de sa carte maîtresse, la géolocalisation, et entend mener sa propre enquête. Après tout, avant de perdre son emploi, elle était journaliste spécialisée dans les faits divers. Elle va donc suivre le point rouge qui va la mener au Lac du Der, un endroit qu’elle connaît bien et où elle s’était déjà rendue avec Sandrine. Mais au lieu de retrouver son amie, elle apprend que la police a retrouvé un cadavre calciné et méconnaissable tout à proximité.
En attendant le résultat des analyses, elle se persuade que son amie est encore en vie, même si elle ne répond plus, car le point rouge continue à se signaler sur son écran. Alors, il ne faut surtout pas perdre ce point rouge qui est une trace de vie. Alors, il ne faut plus lâcher ce téléphone, car même si la police finit par confirmer le décès, Ariane sait bien qu’il n’en rien puisque ce point rouge continue à se déplacer.
Avec ce conte qui passe d’une joyeuse comédie à une sombre tragédie, Lucie Rico nous offre une intéressante réflexion sur nos addictions aux outils numériques, mais sans manichéisme. Après tout, c’est bien grâce à son smartphone qu’elle peut partager des souvenirs d’enfance avec son amie, entretenir l’illusion qu’elle se promène encore dans les endroits où elle a partagé de bons moments.
Comme dans son premier roman, Le chant du poulet sous vide, on est ici aux marges du fantastique, pour ne pas dire de la folie. Une odyssée glaçante.

GPS
Lucie Rico
Éditions P.O.L
Roman
224 p., 19 €
EAN 9782818055960
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement autour du Lac du Der.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ariane est une jeune femme en difficulté sociale et personnelle. Elle préfère rester cloîtrée chez elle, jusqu’au jour où Sandrine, sa meilleure amie, l’invite à ses fiançailles. Pour l’aider à se repérer et lui permettre d’arriver à bon port, Sandrine partage sa localisation avec elle sur son téléphone. Guidée par le point rouge qui représente Sandrine dans l’espace du GPS, Ariane se rend donc aux fiançailles. Mais le lendemain, Sandrine a disparu. Elle ne répond plus au téléphone. Aucune trace d’elle. Sauf ce point GPS, qui continue d’avancer. Et qu’Ariane ne va plus quitter des yeux. Le GPS lui procure un sentiment de proximité avec Sandrine. Comme si elles partageaient un secret. Jusqu’à la découverte d’un cadavre calciné au bord d’un lac où le point GPS de Sandrine s’est rendu. S’agit-il de son cadavre ? Mais le point bouge encore. Qui est derrière le point alors ? Ariane enquête mais toutes les pistes sont des impasses. Plus troublant encore : le point sur le GPS persiste à conduire Ariane sur les lieux de leur amitié. Pour en avoir le cœur net, elle laisse un message vocal à Sandrine pour lui donner rendez-vous dans un lieu qu’elle seule peut connaître. Lorsque le GPS indique que Sandrine se rend dans ce lieu, Ariane est persuadée de s’être jusque-là trompée. Sandrine n’est pas morte ! Le point est bien son amie. Mais elle commence à confondre le monde réel et le support numérique. La police révèle alors que Sandrine est bien morte, Ariane désactive la localisation partagée. Elle tente de reprendre le cours de sa vie et d’oublier le GPS. Mais une nouvelle notification l’interrompt : Sandrine souhaite à nouveau partager sa localisation avec elle. Pour un ultime rendez-vous.
Écrit comme un thriller, ce roman, sur l’amitié et la mort, sur les fragilités sociales et psychiques, traverse les illusions du deuil à l’aune de nos addictions numériques.

Les critiques
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Blog Surbooké

Les premières pages du livre
« C’est comme si Sandrine t’avait tendu un piège. Un piège malsain : Tu es attendue à 19 h pour mes fiançailles, Zone Belle-Fenestre. Arrive bien à l’heure.
Tu as tapé sur ton GPS : « Zone Belle-Fenestre », puis « Lieu pour se fiancer Zone Belle-Fenestre ». Il a répondu deux fois : adresse inconnue.

Il suffit qu’un numéro manque, et l’adresse devient incompétente. Une mauvaise adresse peut mener quelqu’un comme toi à sa perte. Les exemples sont légion. Une erreur dans le nom du destinataire fait qu’une amende ne parvient pas à bon port et devient une dette à vie. Une étourderie, et les urgences arrivent trop tard pour réanimer un père, laissant deux enfants orphelins avec ce regret éternel : si seulement le digicode n’avait pas changé.
Ou encore : un tueur à gages mal informé se trompe d’étage, entre chez toi et non chez ton voisin pour t’abattre d’une balle en pleine tête.

Bien sûr, rien de tout cela ne t’est arrivé. Mais parfois, tu imagines tellement fort que tu ne sais plus différencier la réalité de tes fictions. Tu te laisses envoûter. Tu divagues dans ta tête. Tu divagues dans l’espace. T’orienter est un vrai casse-tête. Depuis ton chômage, cette tendance s’est accentuée, mais elle n’est pas nouvelle. Tu es née à l’envers, dévoilant d’abord tes fesses au monde, en dépit de l’ordre établi et de la bienséance. La plupart des enfants se retournent dans le ventre de leur mère pour arriver dans le bon sens. Pas toi ; ta tête n’a pas trouvé l’issue.
Les trois dernières fois que tu es sortie de chez toi, tu t’es effondrée sur le trottoir. Tu n’arrivais pas à respirer dehors. Tu avais demandé à Antoine si les incendies de la région avaient pu abîmer l’air à ce point. Il avait paru sceptique. Ça pouvait jouer, la pollution aussi, mais ça n’expliquait pas tout. Il avait à nouveau parlé de la nécessité d’aller voir un psychologue, ou, au moins, un allergologue.

Tu as beau chercher, le nom de Zone Belle-Fenestre ne t’évoque rien. La Zone Belle-Fenestre est pourtant proche de chez toi, et tu es une enfant du pays. Tu n’as jamais quitté la région, si ce n’est pour de courtes vacances, ce qui en trente-trois ans t’aurait laissé le temps d’en arpenter chaque paysage. Mais les paysages ne t’intéressent pas. La ville non plus. Toutes les villes se ressemblent, affirmes-tu. Deux personnes équipées de la fibre et abonnées à Netflix ont plus en commun que deux personnes habitant Clermont-Ferrand. Tu aimes parfois te dire : j’appartiens à la ville où vit Sandrine, et j’aime Sandrine comme ma ville, sans la comprendre ni la penser.
Internet t’informe que la Zone Belle-Fenestre est un parc paysagé arboré, de 17 hectares, un écrin parfait pour composer votre événement. Parmi les huit demeures de caractère reconstruites sur les ruines d’anciens châteaux, quatre sont privatisables et idéales pour organiser mariages, anniversaires, cocktails, garden parties…

Tu n’as aucune idée de la taille d’un hectare. Le mot t’inquiète, comme tous les mots commençant par un h muet. Un hectare doit être immense pour ne pas pouvoir se compter en mètres ou en kilomètres.
Un hectare, un hectolitre. Dix-sept hectares, dix-sept hectolitres. Le corps d’un adulte contient zéro virgule zéro cinq hectolitres de sang, ce qui paraît ridicule. Tu ne sais pas pourquoi tu as retenu ça.
Te vient pourtant cette inquiétude, l’image du sang, alors que le GPS cherche encore. Tu imagines tout de suite le pire, en détail :
Tu te vois arriver à l’hectare 1, la nuit est épaisse, le parc sombre, les lampadaires cassés et les huit demeures de caractère se ressemblent comme des cailloux.
Ton téléphone n’a plus de batterie.
À un embranchement tu dois choisir une direction : droite, gauche, milieu ?
Tu prends le chemin du centre. Il te mène à une impasse lugubre. Tu erres.
À l’hectare 2, un homme surgi de nulle part empoigne tes cheveux.
Tu rampes, blessée, jusqu’à l’hectare 3, ne te relèves pas. Tu rends ton dernier souffle dans un endroit stupide, près d’une mare aux nénuphars décorative, tandis que pas loin, dans un endroit que tu n’auras jamais trouvé, Sandrine embrasse son futur époux au milieu d’invités dotés d’un meilleur sens de l’orientation que toi.

Si Antoine avait accepté de t’accompagner, il aurait pu te guider. Tu aurais marché dans la Zone Belle-Fenestre les yeux fermés, ta main dans la sienne. Il n’aurait pas laissé l’extérieur t’étouffer. Il t’avait juste dit : « Je te rejoindrai plus tard ». À sa manière de baisser le regard et de tourner étrangement les yeux dans leur orbite, tu avais compris que ce n’était pas sûr. Il te rejoindrait si sa fête à lui ne lui plaisait pas, s’il lui restait encore de l’énergie, ou si tu le suppliais de t’escorter.

Tu appelles Sandrine, et lui dis que tu ne viendras pas. Que tu avais oublié qu’on était vendredi. Que pour toi, depuis le chômage, la semaine et le week-end ne sont qu’un flux, que tu as un ganglion et puis que ta robe est tachée.
Elle te laisse parler.
La dernière fois que Sandrine est venue chez toi, elle a ouvert la fenêtre et a dit : « Ça sent le renfermé ici. » Elle avait raison. Cette odeur est la tienne ; tu n’es pas vraiment différente de ton odeur.
Au téléphone, Sandrine te répond simplement : « Tu viendras. » Un témoin a obligation de présence, c’est dans la définition du mot. Tu as cherché cette définition le jour où elle t’a fait sa demande. Ce jour où Sandrine est passée chez toi. Elle sortait du travail, elle avait enlevé ses talons bien qu’elle déteste ses pieds. Elle disait souvent : « Mais ce n’est pas grave, la plupart des jolies filles ont des pieds très laids, je l’ai lu quelque part. » Enlever ses chaussures chez toi était une preuve d’amitié. C’est là qu’elle t’avait dit : « Ça sent le renfermé ici. » Elle avait ouvert une fenêtre, celle du salon. Les voisins d’en face s’engueulaient, Sandrine était restée longtemps à les observer sans parler. Tu n’avais rien dit pour ne pas paraître trop chômeuse, mais ça te démangeait de rapporter les épisodes précédents de leur vie à Sandrine. Les voisins semblaient avoir agencé leur appartement entier pour que leur intérieur soit orienté vers ta fenêtre – une vraie salle de spectacle, mais une salle municipale, avec des meubles bas de gamme, détonants et mal montés.
Tu étais assise sur le canapé, l’œil rivé à celui de Sandrine qui épiait avec une attention infinie la dispute conjugale qui s’envenimait. Alors que la voisine éclatait en longs sanglots au milieu de sa cuisine en kit, Sandrine avait été saisie d’un violent soubresaut. Elle s’était penchée à la fenêtre, son corps courbé à la perpendiculaire. La position était anormale, un prélude annonçant un hurlement, ou un saut dans le vide. Ses poings s’étaient serrés, serrés autour du garde-fou, puis elle avait relâché la pression. Elle s’était retournée vers toi comme si de rien n’était, pour te demander : « Tu ne voudras pas être mon témoin ? Je vais me marier. »
La forme négative de la question n’était pas très appropriée. Cette annonce non plus. Tu avais rentré le ventre, Sandrine avait haussé les épaules : « C’est toi qui es dans ma vie depuis le plus longtemps. Et tu es journaliste. Tu assureras. » Elle n’avait pas parlé de ton chômage. Ni de votre lien d’amitié. Tu n’avais pas dit que tu n’écrivais que des faits divers ni que tu détestais John. Vous aviez eu un fou rire complice. Tu avais accepté.

Au téléphone Sandrine a dit : « Ne t’inquiète pas, je vais t’accompagner. »
Elle a raccroché.
Tu étais rassurée sur ton importance : Sandrine allait sécher les préparatifs de ses propres fiançailles pour venir te chercher. Tu as sorti une bouteille de muscat puis t’es assise sur ton canapé, les bras croisés en attendant son arrivée. C’est dans cette posture que tu passes le plus clair de ton temps. Si tu tapais dans Google Images « Attente et désœuvrement », tu retrouverais ta position fétiche représentée dans toutes sortes de situations.

Le téléphone a vibré. Un lien Google Maps – que tu appelles toujours GPS par abus de langage, comme si toutes les cartes, toutes les représentations du monde et les technologies étaient les mêmes, de simples outils pour te conduire à bon port – s’est affiché: Sandrine souhaite partager sa localisation avec vous. »

À propos de l’auteur
RICO_Lucie_©Helene_BambergerLucie Rico © Photo Hélène Bamberger

Lucie Rico est née en 1988 à Perpignan. Elle vit entre Aubervilliers (où elle écrit des films), Perpignan (où elle écrit des livres) et Clermont-Ferrand (où elle enseigne la création littéraire). Le chant du poulet sous vide, son premier roman, a reçu le Prix du roman d’écologie et le Prix du Cheval Blanc 2021. GPS est son deuxième roman.

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Décomposée

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En deux mots
Baudelaire qui se promène avec Jeanne Duval voit au bord d’un chemin une femme en décomposition. Ce cadavre est celui d’une femme qui a souhaité s’émanciper et qui va inspirer le poète et susciter la colère de sa muse.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«L’essence divine de mes amours décomposés»

Clémentine Beauvais est la nouvelle pépite dénichée par Cécile Coulon pour sa collection Iconopop. Ce roman écrit en vers libres rend à la fois hommage à Baudelaire, à sa muse et aux femmes. Idéal pour fêter le «Printemps de la poésie».

Écrit en vers libres, ce roman s’inspire d’un poème de Baudelaire et pourrait être une belle manière de rendre hommage au poète dont nous avons célébré en avril 2021 le 200e anniversaire de la naissance. Voici ce poème, qui vous éclairera sur la démarche de Clémentine Beauvais:
Une charogne
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés!

Dans ce livre, la charogne s’appelle Grâce. Elle va dialoguer avec Jeanne, la compagne et muse de Baudelaire, qui la découvre au hasard d’un chemin, en se promenant au bras de Charles. Le dialogue entre les deux femmes va se nourrir au fil des pages, comme un ruisseau devenant rivière, de leurs expériences, de leurs combats, de leurs souffrances. Car on reste bien dans la violence et la souffrance du poème. Et si on peut lire ce texte comme un chemin vers l’émancipation, on comprend d’emblée que cette soif de liberté se paiera par la mort.
Grâce va refuser de se fondre dans le moule et si comme ses consœurs apprend à manier l’aiguille, ce n’est pas pour broder un trousseau, mais pour développer une habileté manuelle qui va la mener à devenir une faiseuse d’anges, tout en s’interrogeant sur le bien-fondé de sa chirurgie. Rattrapé par les hommes qui entendent décider ce qu’il convient de faire du corps des femmes, elle va susciter la colère de Jeanne qui réclame vengeance et qui, comme Baudelaire, va redonner la parole à la victime
« Tout mon corps veut que ça tranche
que ça blesse que ça saigne tout veut vengeance tout tremble de haine
mes yeux sont des dagues ma langue danse flamme de l’enfer
mes mains mes aiguilles mes pieds tarentelle des démons
et c’est alors que je prends ma nouvelle décision: j’ai couché avec eux j’ai été couchée par eux, sous eux, j’ai recousu ce qu’ils avaient cassé j’ai endormi leurs enfants perdus et maintenant je vais les tuer les tuer,
les hommes, les tuer dans leur sommeil
les tuer dans leurs calèches les tuer dans leurs salons les tuer dans leurs fauteuils
les tuer chez les femmes où ils cherchent refuge, les tuer jusqu’à ce qu’ils crient Grâce »
Cécile Coulon, qui dirige cette collection avec Alexandre Bord, a expliqué sa démarche sur les antennes de France Culture, soulignant que si on n’arrive pas à définir la poésie, on la reconnaît quand elle est là: «Je suis certaine que ce qui définit la poésie contemporaine c’est que, quand on est face à elle, que ce soit dans une salle de spectacle, dans une librairie ou sur internet on se dit: Je suis en train d’écouter ou de lire quelque chose qui me touche de manière si forte, que c’est forcément de la poésie.» En refermant ce livre de Clémentine Beauvais, on ne peut que lui donner raison.

Décomposée
Clémentine Beauvais
Éditions de l’iconoclaste
Premier roman
128 p., 13 €
EAN 9782378801960
Paru le 08/04/2021

Où?
Le roman est situé en France, du côté de Paris

Quand?
L’action se déroule dans le seconde moitié du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un court roman en vers libres, d’une grande modernité, qui transforme notre regard et nos a priori sur la déchéance féminine.
Au bord d’un chemin, une femme gît, en décomposition. Passant par là au bras de son aimée, un poète se délecte de cette vue infâme.
Clémentine Beauvais revisite avec audace le célèbre poème « Une charogne » de Charles Baudelaire. Elle imagine le destin de cette femme que l’histoire a bafouée, la faisant prostituée, chirurgienne, avorteuse, puis tueuse en série.
Un court roman à la forme inventive, impertinent et engagé.

Les critiques
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Entretien avec Clémentine Beauvais et lecture de Décomposée © Production Maison de la poésie

Les premières pages du livre
I. DÉTOUR D’UN SENTIER, 1855
Rappelez-vous l’objet –
longue griffe forgée
pour aller décrocher, au fond du couloir rose de velours rose,
un être. Une âme, peut-être. Miniature.
Oh j’en ai infligé des griffures.
Ce nom curieux,
ce nom de criminelle léger comme un nuage,
faiseuse d’anges,
ce nom-là c’est le mien. C’était.
Nom de celles qui déracinent
au creux des amies et des sœurs
les graines plantées par erreur.
Nom de crime comme une nacelle
d’osier, ouatée,
qui rend au ciel ce qu’on a déchiré,
au paradis toutes ces petites perles de chair,
ces anges.

Mes femmes,
elles pleuraient parfois (souvent),
parce qu’il faisait mal, cet objet-là,
quand il s’insinuait en elles,
mais finalement,
pas plus que tous les autres, pas plus que ce déferlement
de chairs blanches des hommes dans les nôtres, roses,
depuis qu’on en a l’âge,
et même longtemps avant ;
mes femmes elles me remerciaient de la soulager,
de leur dire : ce qui est entré là va en sortir. J’allais cueillir
cela, avec d’infinies précautions, sans me piquer,
sans trop défricher tout autour. Précisément.
La mûre tiède me tombait dans la main, et son jus de septembre.
J’en ai éparpillé de ces petites billes,
de ces tout petits étrangers.
Où sont-ils maintenant, ces anges que j’ai faits ?
Ces souffles minuscules.
Leurs âmes et la mienne, désormais, sont comme des bulles.
Je n’ai pas plus qu’eux mérité mon sort,
mais je crois que ma mort, à moi,
est quand même plus,
des promeneurs et des poètes, des amoureux,
laissée là à l’assaut des bêtes,
et je crois que ces passants se demandent encore :
est-ce que ce corps c’est celui d’une bête, ou bien d’un être humain ?
Ils préfèrent penser une bête, c’est certain, même si l’on distingue
des jambes, peut-être, un buste, un reste
de cervelle, gras comme du beurre,
sous le couvercle éclaté de la tête,
mais tout cela est-ce une bête
ou un… non, faites
que ce soit une bête, ou du moins
préservez-nous de toute certitude. Empêchez-nous d’imaginer
que des désirs humains aient un jour fait grincer cette
ossature,
des peurs humaines palpiter cette peau,
un cœur humain grelotter cette gorge.
Disons c’est une carcasse, quelque chose qui évoque
des os s’entrechoquant chez un équarrisseur,
pas le squelette d’un semblable. D’une semblable.
Un frère. Une sœur. Non : une charogne.
Là-bas, une bête grogne, m’ayant arraché un morceau
qu’elle ronge de ses crocs caillouteux,
j’entends ça sonner creux, râpeux,
comme le bois sous le canif des jeunes garçons
qui se sculptent des flûtes dans les branches mortes.
Les garçons ont eu droit au couteau,
longtemps avant que moi
j’aie droit
à mon objet.
Nous en reparlerons. Il sera question, beaucoup,
d’objets coupants. En attendant, voilà la situation :
ceci n’est plus mon corps. Dans la mort, il est devenu celui
de tout le monde. Il appartient, au détour d’un sentier,
à tout le monde.
Faites-en des poèmes. Je préfère cela à la tombe,
à la pierre roussie de lichen, je préfère.
C’est ma dernière coquetterie.
Toi, le poète qui passe, avec ta muse sous le bras,
brune et rose,
comme une musette en bandoulière : tu feras l’affaire.
Écoute ma musique, tandis que je me décompose.
Et pendant que je vous inspire,
et pendant que vous m’inspirez,
que votre souffle se sature
de mes humeurs disséminées,
juste avant que je disparaisse
absorbée par la terre et les bestioles,
juste avant que le ciel,
ou la nature, ou autre chose, me rappelle,
laissez-moi me rappeler.
Il faut de la concentration pour raconter
toute une vie, le temps d’une promenade amoureuse,
encourager celui qui contemple mon corps
à se rappeler le sujet
qui s’évapore,
ce beau matin d’été si doux.
Mes anges que j’ai faits, où êtes-vous ?

II. MONTAGNE, 1820
Viens voir, viens grignoter ce lobe d’oreille,
enfoncer tes petites dents, pas trop fort,
mordillement de chaton joueur, qui désire trop ce qu’il dévore
pour vouloir vraiment le gober.
Ce lobe d’oreille, viens voir viens jouer avec.
C’est comme de la viande, comme du coussin,
comme du bébé, comme tout ce qui ne doit jamais
mourir. La seule parcelle de nous à se souvenir
de la plus tendre enfance,
même quand tout autour est plissé,
affaissé.
Pendeloque d’enfance. C’est pour ça qu’on veut en manger.
Grâce dit mon grand-père enfin tu me fais mal
cette enfant me fait mal elle me mange l’oreille
cannibale anthropophage
petite sauvage.
Ses insultes sont pour rire, elles rebondissent
comme rebondissent entre mes dents ses lobes, il les dégage
de ma bouche, me repousse, le fauteuil crisse.
Qu’est-ce qu’on va faire de cette petite harpie-là,
dit mon grand-père. Il va falloir l’abandonner dans la forêt.
Elle se fera dévorer par un loup,
et puis c’est tout.
C’est elle qui le dévorera, prédit ma mère.
Avec ses dents de lait.
Je les imagine, mes dents, s’enfoncer dans la fourrure,
le goût de terre crue dans le pelage rêche
comme les herbes sèches au plus jaune de l’été.
La viande du loup coriace pire que la pire rosse,
mais dans le sang la saveur de noisette
des écureuils.
J’ai envie de manger toute la nature.
Ce souvenir-là, je dois avoir trois ans,
les soldats sont passés devant notre maison,
j’ai vu leurs vestes rouges. Ils vont là où c’est blanc.
Ils reviennent gelés (pas tous) (beaucoup sont morts).
Ils garderont la neige dans le sang
jusqu’au bout de leur vie. Je grandis, un petit peu,
pas beaucoup,
j’ai toujours été petite. Même maintenant, pourriture,
même tartinant la terre comme une confiture,
je ne prends guère de place. Je tiens dans un espace
compact.

Les soldats passent, les saisons passent, je pousse
dans ces montagnes
où les garçons aux pattes de grillon
élèvent des chèvres, et les filles cousent, avec du fil mauvais,
des broderies utiles, et tristes, des serviettes, des dentelles,
un trousseau de mariage pour le jour où la petite église grise
tintera pour elles.
Moi aussi, pendant ce temps,
j’apprends l’aiguille et le fil
mais pas si sagement.
Ce petit art de femme, les assauts patients qu’il permet,
il me semble les savoir entièrement déjà :
l’aiguille me guide et me soumet.
On dit : quel trousseau notre Grâce se préparera !
Comme elle rendra jalouses les autres demoiselles !
Mais je sais, moi, que mes aiguilles œuvreront
à autre chose. Elles sont la seule arme
dont je dispose.
Je ne grandis pas beaucoup.
Mon lit susurre
(un seul lit pour toute la famille) ;
les parents, durs dans la journée,
la nuit, se font mollesse. Corps de mère lassé
somnole déjà quand s’y enfonce
corps de père lassé.
Le feu aussi se lasse dans le foyer,
les brindilles croustillent, le père grogne,
la mère ronfle, les braises sifflent,
le père souffle, le silence se fait.
Et la glu du sommeil leur scelle les paupières.
Ensuite le frère.
Et moi.
Le sommeil ne vient pas saisir le frère
Tant qu’il lui reste son désir, qui tressautait
Au rythme des exhalaisons des parents.
Le frère est plus grand. Après lui il y a moi,
Puis deux petites sœurs. Alors dans ce lit je fais barrage, je fais mur,
Parce que moi j’ai l’âge de raison ;
Elles, elles sont légères que du liège,
Les os encore comme les joncs
Dont on fait les paniers. A peine assez solides
Pour transporter une brassée de fraises. Moi tout est dur déjà
Tout est muscle, »

Extrait
« Tout mon corps veut que ça tranche
que ça blesse que ça saigne tout veut vengeance tout tremble de haine
mes yeux sont des dagues ma langue danse flamme de l’enfer
mes mains mes aiguilles mes pieds tarentelle des démons
et c’est alors que je prends ma nouvelle décision: j’ai couché avec eux j’ai été couchée par eux, sous eux, j’ai recousu ce qu’ils avaient cassé j’ai endormi leurs enfants perdus et maintenant je vais les tuer les tuer,
les hommes, les tuer dans leur sommeil
les tuer dans leurs calèches les tuer dans leurs salons les tuer dans leurs fauteuils
les tuer chez les femmes où ils cherchent refuge, les tuer jusqu’à ce qu’ils crient Grâce »

À propos de l’auteur
BEAUVAIS_Clementine_©Celine_NieszawerClémentine Beauvais © Photo Céline Nieszawer

Clémentine Beauvais est née en 1989. Elle est l’autrice de plusieurs romans pour la jeunesse dont Songe à la douceur, Âge tendre, Brexit romance et Les Petites Reines, couronnés de nombreux prix littéraires. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)

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Dix âmes, pas plus

JONASSON_dix_ames_pas_plus  RL_Hiver_2022

En deux mots
Après avoir postulé pour un poste d’enseignante à Skálar, le plus petit village d’Islande, Una découvre cette communauté de dix personnes, dont ses deux élèves. Et va se rendre compte au fil des jours que bien des secrets sont enfouis là, dont un double meurtre non élucidé et une fillette qui hante la maison qu’elle occupe.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Dix habitants, une enseignante et un cadavre

Ragnar Jónasson nous entraîne dans les pas d’une enseignante engagée dans un village isolé qui ne compte que dix habitants. L’occasion pour le maître du polar islandais de construire un scénario haletant sur les secrets gardés par cette communauté bien particulière.

Una a bien envie de quitter Reykjavik et de découvrir son pays. Aussi postule-t-elle à l’offre d’emploi qui recherche un «professeur au bout du monde». Il s’agit en l’occurrence du village isolé de Skálar qui compte dix habitants et qui est situé à la pointe est de l’île, à commencer par ses deux élèves, Edda et Kolbrún. Edda, 7 ans, est la fille de Salka, la romancière qui héberge l’enseignante. Elle s’est installée là depuis un an et demi, après avoir hérité de la maison à la mort de sa mère. Kolbrún, 9 ans, est la fille de Kolbeinn et Inga. Ils ont la quarantaine. Lui travaille comme marin pour Gudfinnur, l’Armateur que tout le monde appelle Guffi et dont l’épouse Erika, malade, doit rester alitée. Gunnar est son autre employé. Il forme avec son épouse Gudrún, qui gère la coopérative, l’autre couple sur l’île. Ils sont proches de la soixantaine. Enfin, pour compléter ce tableau, on ajoutera Thór, 35 ans, qui travaille dans la ferme appartenant à Hjördis, femme peu bavarde, et vit dans la dépendance toute proche.
Au fil des jours, Una prend ses marques, commence à croiser les habitants. Elle est convoquée par Gudfinnur qui essaie de la dissuader de rester, est invitée à prendre le thé chez Gudrún, croise Thór pendant une virée nocturne ou prépare la fête de Noël avec Inga.
Ce qu’elle ne sait pas, le lecteur va l’apprendre tout au long de chapitres insérés en italique entre le récit, c’est un fait divers qui a défrayé la chronique, l’assassinat de deux hommes et la condamnation de trois personnes, dont une femme qui n’a pourtant cessé de crier son innocence. Ce qu’elle sait en revanche pour l’avoir bien ressenti, c’est l’histoire de la maison hantée qu’elle occupe. Le fantôme d’une fillette décédée à la suite d’un empoisonnement a déjà fait fuir plus d’un locataire.
Ajoutons qu’un visiteur, venu rendre visite à Hjördis, a disparu au lendemain de son séjour à Skálar et vous aurez tous les ingrédients de ce polar nordique à la mécanique parfaitement huilée par Ragnar Jónasson. Il sait à merveille faire monter la tension et distiller l’angoisse. Jusqu’à cet épilogue qui remet en place toutes les pièces du puzzle. Entre comptines enfantines, légendes islandaises, héritages empoisonnés et solidarité insulaire, le poids du secret est un fardeau bien lourd à porter…

Dix âmes, pas plus
Ragnar Jonasson
Éditions de La Martinière
Roman
Traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün
336 p., 21 €
EAN 9782732494074
Paru le 14/01/2022

Où?
Le roman est situé en Islande, principalement à Skálar.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’en 1927.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Recherche professeur au bout du monde». Lorsqu’elle voit passer cette annonce pour un poste d’enseignant dans le minuscule village de Skálar, Una, qui ne parvient pas à trouver un emploi stable à Reykjavík, croit saisir une chance d’échapper à la morosité de son quotidien. Mais une fois sur place, la jeune femme se rend compte que rien dans sa vie passée ne l’a préparée à ce changement radical. Skálar n’est pas seulement l’un des villages les plus isolés d’Islande, il ne compte que dix habitants.
Les seuls élèves dont Una a la charge sont deux petites filles de sept et neuf ans. Les villageois sont hostiles. Le temps maussade. Et, depuis la chambre grinçante du grenier de la vieille maison où elle vit, Una est convaincue d’entendre le son fantomatique d’une berceuse.
Est-elle en train de perdre la tête ? Quand survient un événement terrifiant : juste avant noël, une jeune fille du village est retrouvée assassinée.
Il ne reste désormais plus que neuf habitants. Parmi lesquels, fatalement, le meurtrier.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« Avant-propos
Cette histoire se déroule au milieu des années quatre-vingt dans le village de Skálar, situé à l’extrême nord-est de l’Islande. En vérité, il est abandonné depuis les années soixante, mais j’ai emprunté le décor de ce roman à la réalité. Si les maisons et les personnages décrits ici sont le fruit de mon imagination et ne font aucunement référence aux véritables habitants de Skálar, j’ai néanmoins voulu m’assurer que les faits historiques locaux évoqués soient le plus juste possible, notamment grâce à l’ouvrage L’Histoire des habitants de Langanes de Fridrik G. Olgeirsson. Je me réfère aussi à divers contes folkloriques collectés par Sigfús Sigfússon dans ses Contes et récits islandais. Au cas où des erreurs se seraient glissées dans ce roman, j’en assume évidemment l’entière responsabilité.
Je tiens à remercier Haukur Eggertsson pour m’avoir guidé à travers la péninsule de Langanes et Skálar durant l’écriture de ce livre. Pour la relecture du manuscrit, je remercie également mon père, Jónas Ragnarsson, la procureure Hulda María Stefánsdóttir ainsi que Helgi Már Árnason, dont la famille est originaire de ce village. Enfin, un grand merci à Helgi Ellert Jóhannsson, médecin à Londres, pour ses conseils avisés.
Dans la première partie du livre, je cite le poème Heims um ból1 de Sveinbjörn Egilsson, et dans la deuxième partie, Svefnljóð2 de David Stefánsson.
On trouvera également dans le texte une berceuse écrite par Thorsteinn Th. Thorsteinsson et publiée dans la revue Heimskringla de Winnipeg en 1910. Thorsteinn est né dans la vallée de Svarfadardalur en 1879 et mort au Canada en 1955. Ragnar Jónasson

1. « De par le monde », poème mis en musique sur la mélodie de « Douce nuit, sainte nuit ». (Toutes les notes sont du traducteur.)
2. « Berceuse ».

Una se réveilla en sursaut.
Elle ouvrit les yeux. Plongée dans l’obscurité, elle ne voyait rien. Incapable de se rappeler où elle se trouvait, elle avait la sensation d’être perdue, allongée sur un lit inconnu. Son corps se raidit dans un soudain accès de panique. Elle frissonna, puis comprit qu’elle avait jeté sa couette par terre dans son sommeil. Il faisait un froid glacial dans la chambre. Elle se redressa doucement. Prise d’un léger vertige, elle se ressaisit rapidement et se souvint tout à coup d’où elle était.
Le village de Skálar, sur la péninsule de Langanes. Seule, abandonnée dans son petit appartement sous les combles.
Et elle savait ce qui l’avait réveillée. Enfin, elle croyait savoir… Avec ses sens encore engourdis, difficile de distinguer le rêve de la réalité. Elle avait entendu du bruit, un étrange son. Tandis que sa conscience s’éclaircissait, la peau de ses bras se couvrit de chair de poule.
Une fillette, oui, c’était ça, à présent cela lui revenait très nettement : une petite fille qui chantait une berceuse.
N’y tenant plus, elle s’extirpa du lit, tâtonna dans les ténèbres à la recherche de l’interrupteur du plafonnier. Complètement aveugle, elle pesta de ne pas avoir de lampe de chevet. Pourtant, elle hésitait encore à allumer ; l’obscurité avait quelque chose de sécurisant.
La voix de la petite fille résonna de nouveau dans sa tête, fredonnant cette berceuse qui ne lui laissait qu’un souvenir flou. Il devait s’agir d’un rêve, bien sûr, mais cela lui avait semblé si réel.
Un grand fracas déchira le silence. Retenant un cri, elle perdit l’équilibre. Bon sang, que se passait-il ? Envahie d’une vive douleur, elle comprit qu’elle avait marché sur le verre de vin rouge abandonné par terre la veille au soir. Elle passa la main sous son pied ; un tesson s’était fiché dans sa peau, et un filet de sang chaud s’échappait de la plaie. Elle tira prudemment sur le bout de verre en serrant les dents.
Avec la plus grande difficulté, elle se releva, tendit la main vers l’interrupteur et alluma. Elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle, comme si elle s’attendait à voir quelqu’un, tout en s’efforçant de se convaincre que tout cela était le fruit de son imagination, qu’elle n’avait pas vraiment entendu de voix, qu’elle avait rêvé cette berceuse.
Elle rejoignit son lit d’un pas chancelant, s’assit, leva la jambe et observa sa blessure. Dieu merci, elle n’était pas aussi profonde que ce qu’elle avait cru.
Elle était seule dans sa chambre. Son cœur retrouva peu à peu un rythme normal.
La berceuse lui revint d’un coup :
Douce nuit petite Thrá,
Que tes rêves soient beaux.
Le frisson d’horreur qui la saisit alors était bel et bien réel.

Quelques mois plus tôt
Recherche enseignant au bout du monde.
Una relut l’annonce pour le moins singulière, assise à la table de la cuisine dans son petit appartement en sous-sol niché au cœur du quartier ouest de Reykjavík. Elle l’avait acheté quatre ans plus tôt, après avoir réuni avec difficulté de quoi constituer un apport. Sa famille – ou, plus précisément, sa mère – ne bénéficiant que de modestes ressources, elle n’avait pu compter que sur elle-même, comme d’habitude.
Toujours aussi vétuste que lors de son emménagement, la cuisine arborait un sol en linoléum jaune et des carreaux colorés sur les murs, tandis que le mobilier rouge vif et l’antique cuisinière blanche Rafha accusaient vingt ans de retard. En voyant cette pièce, difficile de croire qu’on était en 1985.
Heureusement, le café avait bon goût, rehaussé d’un trait de lait. Una avait commencé à en consommer lors de ses études, et depuis elle ne pouvait plus s’en passer.
Sa meilleure amie, Sara, était assise en face d’elle.
– Je ne sais pas, Sara, dit-elle avec un sourire forcé.
Manifester un quelconque signe de joie était devenu de plus en plus compliqué ces derniers temps. Son salaire de remplaçante dans une petite école de Kópavogur lui suffisait à peine, et la précarité de son poste l’angoissait constamment. Économisant chaque centime, elle ne pouvait s’autoriser le moindre plaisir. Elle mangeait du poisson, moins coûteux que la viande, au moins trois fois par semaine, et choisissait toujours celui qui était en promotion. À chaque fin de mois, elle regrettait de ne pas avoir terminé ses études de médecine, même si elle n’en aurait pas été plus heureuse. Elle avait supporté trois ans de dur labeur avant de se rendre compte qu’elle ne s’était inscrite que pour faire plaisir à son père, et qu’elle avait cherché à réaliser son rêve à lui plutôt que le sien. Jamais elle n’aurait pu travailler comme médecin, cela ne lui correspondait tout simplement pas. Durant ces trois années, elle avait validé chaque examen, obtenu d’excellents résultats. Mais là n’était pas l’essentiel. L’étincelle lui manquait.
– Je t’en prie, Una ! Tu te plains toujours de tes difficultés. Tu adores enseigner, et en plus tu es une vraie aventurière ! s’exclama Sara, de ce ton empreint d’optimisme qui la caractérisait.
Venue prendre le café ce samedi matin avec le journal sous le bras, elle avait montré l’annonce à Una, qui n’était pas abonnée – elle ne pouvait pas se le permettre. Le soir même, elles comptaient se retrouver chez Sara pour regarder en direct à la télévision un concert en soutien aux enfants africains victimes de la famine. Le programme, diffusé internationalement, était un véritable événement sur la chaîne publique, et Una, passionnée de musique, de danse et de fête, n’attendait que cela.
– C’est tellement loin, littéralement à l’autre bout du pays. On ne peut pas faire plus éloigné de Reykjavík !
Elle baissa de nouveau les yeux sur l’annonce.
– Skálar…, lut-elle. Je n’en ai jamais entendu parler.
– C’est minuscule. Ils disent qu’ils ont besoin d’un professeur pour un petit groupe d’élèves. Ils te logent même gratuitement ! Imagine tout l’argent que tu pourras mettre de côté ! J’ai vu un reportage sur ce hameau à la télé l’hiver dernier, je m’en souviens bien, il disait qu’on comptait dix habitants au dernier recensement, ce qui semblait beaucoup l’amuser.
– Quoi, dix habitants ? Tu plaisantes ?
– Non, c’était même pour ça que le journaliste y était allé. Je crois que c’est le plus petit village d’Islande. Tu n’auras sans doute qu’un élève ou deux.
Au début, Una avait considéré cette proposition comme une blague, mais peut-être n’était-ce pas une si mauvaise idée ? Peut-être était-ce là l’occasion tant rêvée ? Elle n’avait jamais projeté de vivre à la campagne, ayant grandi dans un quartier résidentiel de la capitale où son père, médecin, avait construit presque entièrement de ses mains un petit pavillon individuel. Elle y avait vécu une enfance assez heureuse. Elle se revoyait jouant avec ses amies dans les rues gravillonnées de ce quartier encore en plein développement. Jusqu’au drame.
D’une certaine manière, cela avait été comme grandir dans un petit village, même s’il ne comptait pas dix habitants. Les souvenirs qu’elle gardait de ce lieu demeuraient vifs et lumineux.
Sa mère et elle avaient fini par partir. Quelqu’un d’autre avait pris leur place dans cette maison, et peu importe de qui il s’agissait, Una n’y remettrait jamais les pieds. Mais ce hameau, Skálar, touchait une corde sensible en elle. Elle avait besoin de changer d’environnement.
– Ça ne coûte rien de postuler, finit-elle par dire, presque malgré elle.
Elle s’y voyait déjà : repartir à zéro au cœur de la nature, savourer cette proximité avec l’océan. Elle songea alors qu’elle ne savait même pas si le village se trouvait en bord de mer – mais c’était fort probable, sur une île où seules les côtes étaient habitables.
– Si c’est sur la péninsule de Langanes, ça doit être au bord de la mer, non ?
– Bien sûr, répondit Sara. D’ailleurs, l’essentiel de l’activité est un petit port de pêche. C’est plutôt charmant, non ? Vivre à la marge, mais en même temps pas tout à fait seul.
Un village de dix personnes qui se connaissaient toutes. Ne serait-elle pas une intruse ? Peut-être était-ce justement ce dont elle avait besoin, l’isolement sans la solitude. Échapper au tumulte de la ville, à cette routine où son salaire servait surtout à rembourser son emprunt ; pas vraiment de vie sociale, pas d’amoureux, la seule amie avec laquelle elle gardait contact était Sara.
– Oh, je ne sais pas. On ne se verra jamais, au mieux très rarement.
– Ne dis pas de bêtises. On se rendra visite régulièrement, répliqua Sara avec douceur. En fait, j’hésitais à te montrer cette annonce à cause de ça. Je ne veux pas te perdre. Mais je pense vraiment que ce serait parfait pour toi, pendant un an ou deux.
Recherche enseignant au bout du monde. L’honnêteté du titre charmait Una. Au moins, on ne cherchait pas à dissimuler le défi que représentait ce poste. Elle se demanda combien de personnes allaient répondre à l’annonce. Peut-être serait-elle la seule, si toutefois elle se décidait ? Il fallait bien avouer que rien ne la retenait en ville. Certes, il y avait Sara, mais elles n’étaient pas aussi proches qu’elles le prétendaient. Son amie avait commencé à se construire une famille, avec son mari et son enfant, et le temps qu’elle consacrait à cette vieille amitié ne faisait que diminuer. Elles s’étaient connues au lycée, et peu à peu la vie les avait éloignées. Una s’était dit que le temps d’une soirée, tout serait comme avant : elles regarderaient le concert à la télévision en buvant de délicieux cocktails, elles feraient la fête jusqu’au bout de la nuit. Mais en réalité, peut-être que Sara cherchait à se débarrasser d’elle en lui montrant cette annonce. Peut-être qu’au fond, elle était lasse de cette relation. Alors passer un an à Langanes sans revoir Sara, était-ce vraiment inenvisageable ?
Le pire était sans doute de devoir abandonner sa mère. Cependant, à cinquante-sept ans, celle-ci avait une santé de fer et avait refait sa vie depuis longtemps. Elle n’avait pas besoin que sa fille soit présente au quotidien. Una ne s’était jamais vraiment entendue avec son beau-père, mais toutes deux restaient très proches, elles avaient traversé tant d’épreuves ensemble.
– Je vais y réfléchir, conclut-elle. Je peux garder le journal ?
– Bien sûr, fit Sara en se levant après avoir terminé sa tasse. Je dois filer, mais on se voit ce soir. Ça va être sympa, une soirée entre filles !
Una eut soudain la sensation d’être seule au monde. Déménager, faire de nouvelles rencontres aurait sans doute un effet bénéfique sur elle. Sortir des sentiers battus, suivre son instinct et vivre une aventure excitante.
– Tu me promets de ne pas passer à côté de cette occasion ? insista Sara. Je suis certaine que tu y trouveras ton compte.
– Promis, répondit Una avec un sourire.

C’était une journée d’août étonnamment belle. La température était plutôt clémente, pas de vent, et le soleil faisait même une timide apparition de temps à autre.
Généralement, Una n’aimait pas ce mois-là, lorsque la nuit recommençait à tomber après la clarté perpétuelle des mois précédents, mais cette fois la situation était différente. Se tenant sur les marches de l’immeuble où sa mère vivait avec son mari à Kópavogur, elle songea qu’elle n’aurait jamais pu habiter dans un endroit pareil, aussi froid que mal entretenu. Elle préférait son petit appartement du quartier ouest de Reykjavík, même s’il était en sous-sol. Elle le louait désormais à un jeune couple avec un bébé.
Sa mère l’avait raccompagnée dehors après leur café. Le moment était venu de se dire au revoir.
– Nous viendrons te rendre visite, ma chérie, ne t’inquiète pas. Et puis, ce n’est que pour un an, non ?
– Une année scolaire, oui, répondit-elle. Vous serez toujours les bienvenus.
Façon de parler : sa mère serait la bienvenue, mais quelque chose chez son second mari – entré dans leurs vies plusieurs années auparavant – avait toujours dérangé Una.
– Tu vas t’arrêter quelque part en route ? demanda sa mère. C’est affreusement loin. Il faut que tu fasses une pause, c’est dangereux de conduire quand on est fatigué.
– Je sais, maman, soupira Una.
La sollicitude de sa mère était parfois un peu écrasante. Elle avait juste besoin de respirer, de prendre son envol. Quelle meilleure solution que de devenir enseignante dans un village si petit qu’il méritait à peine ce qualificatif ? Dix âmes, pas plus. Comment une société de cette taille pouvait-elle fonctionner ?
Ce serait une expérience enrichissante, revigorante autant pour son esprit que pour son corps. Una n’avait pas eu de difficulté à obtenir le poste. Elle avait appelé le numéro inscrit sur l’annonce quelques jours après la visite de Sara. Une femme d’un âge indéterminé, entre trente et quarante ans à en juger par sa voix, lui avait répondu et expliqué qu’elle siégeait au sein de la commission scolaire de la municipalité à laquelle le hameau appartenait.
– Ça me fait plaisir d’entendre que quelqu’un est intéressé. Pour tout vous dire, personne d’autre n’a postulé.
Una lui avait retracé en détail son parcours universitaire et son expérience professionnelle.
– Mais pourquoi voulez-vous venir vivre ici ? lui avait alors demandé la femme.
Una était d’abord restée silencieuse. Les prétextes ne manquaient pas : échapper à l’existence monotone qu’elle menait en ville, échapper à Sara, ou pour être plus exacte laisser Sara en paix quelque temps, se séparer un peu de sa mère – et surtout de son beau-père –, enfin changer d’environnement. Mais la véritable raison n’était pas aussi claire.
– J’ai juste envie de connaître la vie autrement qu’à la ville, avait-elle finalement répondu à son interlocutrice.
Elle n’avait pas immédiatement obtenu le poste, mais de toute évidence, ses chances étaient bonnes. Avant de raccrocher, elle avait demandé :
– Combien d’élèves aurai-je ?
– Deux, seulement. Deux fillettes de sept et neuf ans.
– C’est tout ? Vous avez vraiment besoin d’un professeur ?
– Oui, on ne peut pas faire des allers-retours quotidiens vers une autre école, surtout en hiver. Mais ce sont deux petites filles adorables.
Ainsi son voyage allait-il démarrer, à Kópavogur, au petit matin. Une année scolaire à la campagne, sur la péninsule de Langanes, parmi des inconnus, avec une classe composée de deux élèves. C’était risible, un travail presque trop facile pour accepter un salaire complet. Mais en fait, elle avait hâte.
La femme avec qui elle s’était entretenue au téléphone, Salka, lui avait semblé sympathique.
Peut-être que ce petit village l’accueillerait à bras ouverts.
Peut-être tomberait-elle amoureuse de la nature environnante et de ses habitants, au point de s’y installer de manière permanente…
Una revint à elle tandis que sa mère lui donnait un petit coup de coude et lui reposait la même question, à laquelle elle avait pourtant déjà répondu :
– Ce n’est que pour un an, n’est-ce pas ?
– Oui, maman. Je n’ai aucune envie de vivre aussi loin de Reykjavík à long terme.
– Eh bien. J’ai la sensation que mon oisillon prend enfin son envol.
– Voyons, maman, ça fait longtemps que j’ai quitté la maison.
– Mais tu n’as jamais été bien loin, ma chérie, nous avons toujours été là l’une pour l’autre… J’espère que ce ne sera pas trop dur pour toi là-bas, toute seule, sans pouvoir venir me voir et parler de… parler du passé.
Sa mère sourit. Una soupçonnait qu’elle décrivait sa propre peur, que cette séparation serait plus difficile qu’elle ne l’avait prévu.
Elle la serra fort contre elle, et toutes deux se regardèrent un instant en silence.
Il n’y avait plus rien à dire.

Jamais il ne se serait cru capable de tuer un homme.
Jamais il ne l’avait envisagé, en dépit de ce qu’on disait de lui. Il nourrissait d’ailleurs sciemment cette mauvaise réputation, pour conserver une certaine aura, susciter un respect mêlé de crainte. On le pensait sans doute capable du pire, peut-être le soupçonnait-on même d’avoir déjà commis un meurtre. Et oui, plus d’une fois dans sa vie il avait dû recourir à la violence. Il savait se battre, même s’il n’en avait pas forcément l’air.
Mais aujourd’hui, il avait tué.
Un effet singulier ; un afflux d’adrénaline avait traversé son corps, comme si plus rien ne lui était impossible. Il avait ôté la vie, regardé un être humain pousser son dernier soupir tout en étant conscient qu’il aurait pu le sauver.
Emportant son fusil à canon scié, il avait rendu visite à la victime – qui n’avait pourtant rien d’une victime – en fin de soirée, tandis que dehors tout était sombre, froid et humide. Il avait frappé de puissants coups à sa porte, sans craindre que quelqu’un l’entende aux alentours : la maison était en cours de construction, la seule à demi terminée dans une jungle bétonnée encore déserte, pas un témoin à proximité. Sachant visiblement ce qui l’attendait, l’homme avait aussitôt lancé les hostilités. Il avait envisagé de le flinguer immédiatement, mais à l’origine son arme devait servir à menacer, pas à tuer. Tirer sur quelqu’un, c’était trop salissant.
Alors, d’un geste vif il avait retourné son fusil et utilisé la crosse pour assommer le type. Après ça, il l’avait achevé à mains nues.
Et ça n’avait pas été difficile.
Pas tant que ça. Il fallait le faire, il n’avait pas d’autre choix.
Maintenant, cette ordure gisait par terre, dans le salon. Il devait déplacer le corps, s’en débarrasser. C’était sa mission de la soirée.
Il resta un instant figé, observant le cadavre inerte tandis qu’il prenait conscience de la situation. À présent rien ne serait plus pareil, il avait franchi la limite, commis un acte dont on ne revenait pas. Il devrait apprendre à vivre avec. Évidemment, il comptait bien s’en tirer – pas d’autre choix. Le peu de gens au courant de sa visite nocturne étaient complices, c’étaient eux qui lui avaient demandé de régler le problème. La police ne lui faisait pas peur tant qu’il réussissait à se débarrasser du cadavre. Les inspecteurs du coin n’avaient pas une grande expérience de la vraie criminalité. On l’interrogerait sûrement sur les liens qui l’unissaient à la victime, peut-être le soupçonnerait-on même quelque temps, mais ça, il pouvait s’en accommoder. Il suffisait de ne pas laisser de traces, en particulier des empreintes.
Heureusement, le sang n’avait pas coulé et il faisait sombre – les ténèbres étaient quasi constantes en cette fin novembre. Il avait juste à transporter le corps jusqu’à sa voiture et à trouver un bon endroit où l’abandonner. Quelques idées lui venaient déjà. Il aurait sans doute besoin d’un coup de main.
L’espace d’une seconde, il se demanda si ce type manquerait à quelqu’un. Ses parents étaient-ils toujours en vie, avait-il des frères et sœurs ? En tout cas, ce sale traître n’avait pas beaucoup d’amis. Non, réflexion faite, il ne manquerait à personne.
Quelqu’un sonna alors à la porte.

Après avoir roulé pendant des heures, Una soupira de soulagement en voyant apparaître le panneau de Thórshöfn, au pied de la péninsule de Langanes, même s’il lui restait encore une bonne distance à parcourir avant d’en atteindre l’extrémité.
Elle acheta un rafraîchissement dans une petite épicerie du village portuaire et en profita pour consulter sa carte. Elle devait aller presque tout au bout à l’est, jusqu’au cap de Fontur, afin de rejoindre le hameau de Skálar.
Elle se remit rapidement en route, un peu hésitante, plus tout à fait sûre de vouloir arriver à destination. Il n’était pas encore trop tard pour faire demi-tour.
Sa vieille Toyota Starlet jaune peinait sur le sentier caillouteux qui serpentait au cœur d’un paysage désertique, essentiellement constitué de roche et d’herbes sauvages. Seule une jolie petite église de campagne avait brisé la monotonie des lieux quelque part en chemin. C’était dans cette région qu’un ours polaire s’était échoué lors du grand hiver de 1918, particulièrement rigoureux. Il avait failli causer un carnage, d’après ce que lui avait raconté Sara, qui tenait cette histoire d’un reportage vu à la télévision.
La route longeait la mer et des amas de bois flotté que personne n’avait daigné ramasser parsemaient la côte. Ici et là, on apercevait également quelques cygnes chanteurs. Plus Una avançait, plus l’état de la chaussée empirait, ce qui n’était pas pour la rassurer. Elle avait beau tenter d’éviter les plus gros nids-de-poule, elle finit par en heurter un particulièrement profond. Certaine que son pneu avait éclaté, elle coupa le moteur et se prépara à sortir sa roue de secours. Constatant avec soulagement qu’il avait résisté, elle profita de cette courte pause pour inspirer l’air marin et regarder sa carte à nouveau, afin de s’assurer qu’elle ne s’était pas perdue.
Tout doucement, elle reprit son chemin, déterminée à ne pas rencontrer le moindre problème si près du but. Elle aperçut bientôt une étroite pointe, sans doute le fameux cap de Fontur qui ouvrait sur la mer, d’une ampleur étourdissante. Un peu plus loin, elle arriva à un croisement – Fontur à gauche, Skálar à droite – et fut soudain prise d’un vertige. Je ne veux pas vivre ici, songea-t-elle. Mais elle n’allait tout de même pas abandonner maintenant.
Tandis qu’elle approchait de Skálar, le brouillard s’abattit d’un coup sur le paysage alentour, effaçant la frontière entre le ciel et la terre, la projetant au cœur d’une insaisissable toile de maître. Sa destination semblait de plus en plus lointaine alors qu’elle se dirigeait vers le néant, où le temps n’avait plus de prise. Peut-être était-ce justement ce qui l’attendait : un lieu où le temps ne voulait plus rien dire, où le jour et l’heure n’avaient aucune importance, où les gens ne faisaient qu’un avec la nature.
Elle finit par atteindre le hameau perdu dans les brumes. Una se sentait comme l’héroïne d’un conte lugubre, rien ne lui paraissait réel. Tout bien réfléchi, sa propre décision n’avait rien de normal – tout lâcher et accepter de passer un an à la lisière du monde habitable. Elle se secoua ; il fallait qu’elle prenne sur elle, ce n’était qu’une première impression, aucune raison de s’y fier.
Elle passa devant une ferme qui surplombait le village mais qui, d’après Sara et le reportage télévisé, en faisait partie. Una discernait à présent quelques maisons à travers l’épais brouillard – un décor de ville fantôme. Ce lieu-là était néanmoins bel et bien habité, et elle avait la sensation qu’on l’observait, que çà et là les gens soulevaient discrètement leurs rideaux pour apercevoir l’inconnue.
Ce n’est qu’un effet de la brume, se dit-elle avec détermination. Comme cette impression que plus personne ne vivait là depuis des années, que tout le monde était parti. C’était déjà arrivé, des villages entiers qui se volatilisaient. Le poisson disparaissait, les gens avec. Mais ces dix âmes-là tenaient le coup, et elle venait s’y ajouter. Hors de question, toutefois, de s’éterniser. Une année scolaire, puis elle retournerait chez elle, riche de cette expérience, après avoir retrouvé un parfait équilibre dans sa vie.
Elle se gara à côté d’un petit groupe de véhicules stationné à la sortie du hameau piétonnier. Salka lui avait décrit en détail sa maison : une bâtisse blanche de deux étages du début du siècle, située à quelques pas du parking. Il était prévu qu’Una s’installe sous les combles. Elle ne donnait pas directement sur le front de mer, comme cela semblait être le cas de la plupart des autres maisons. L’une d’elles était particulièrement impressionnante ; juchée sur un léger relief, elle dominait les autres constructions. Una aperçut également une vieille et charmante église, de quoi surprendre pour une si petite communauté.

Extrait
« Une fois la nuit tombée, abrité par les ténèbres, il transporterait le corps dans son coffre jusqu’à un champ de lave.
C’était mieux ainsi. Trop d’intérêts en jeu, trop d’argent, et les hommes derrière cette affaire étaient sans pitié.
Il fallait en finir, sinon c’était la déroute assurée. Une vie ou deux, ça ne change pas grand-chose, se dit-il. On lui avait également confié la responsabilité de l’autre type qui voulait cafter. Deux hommes, deux pathétiques ratés, reposeraient bientôt à jamais dans un champ de lave. Et ils ne manqueraient pas à grand monde. » p. 88

À propos de l’auteur
JONASSON_Ragnar_DRRagnar Jónasson © Photo DR

Ragnar Jónasson est né à Reykjavík en 1976. Grand lecteur d’Agatha Christie, il entreprend, à dix-sept ans, la traduction de ses romans en islandais. Découvert par l’agent d’Henning Mankell, Ragnar a accédé en quelques années ans seulement au rang des plus grands auteurs de polars internationaux. Avec plus d’un million de lecteurs, la France occupe la première place parmi les trente pays où est Ragnar est traduit. (Source: Éditions de La Martinière)

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L’os de Lebowski

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En deux mots
Lebowski, le chien d’un jardinier-paysagiste découvre un os en grattant la terre sur le domaine d’un client producteur de télévision. S’agissant d’un reste humain, notre homme n’aura de cesse de découvrir le fin mot d’une histoire dont il aurait peut-être mieux fait de ne pas chercher à connaître l’origine.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Jim Carlos a disparu

L’os de Lebowski, le second roman de Vincent Maillard, est un petit bijou qu’il serait bien dommage de laisser passer. Vous allez vous régaler de son ironie subtile, de son habile construction et de son surprenant épilogue!

Voilà un second roman qui est bien davantage qu’une confirmation. C’est un vrai bonheur de lecture! Son titre livre à lui seul les principaux éléments de l’intrigue. Le Lebowski dont il est question est le chien du narrateur. S’il répond à ce patronyme, c’est d’une part en hommage au Dude, le «Big Lebowski» des frères Coen, mais aussi parce que cette grosse boule de poils à la même nonchalance et cette envie furieuse d’en faire le moins possible. S’il accompagne son maître, jardinier-paysagiste chez ses différents clients, c’est d’abord pour se trouver une place tranquille et ne plus en bouger. Il n’en va pas différemment sur ce nouveau chantier, dans la belle propriété d’Arnaud Loubet, rédacteur en chef à la télévision qui entend donner une touche «développement durable» à ses trois hectares de terrain en intégrant un potager bio sur sa propriété, à quelques encablures de sa piscine.
Au fur et à mesure de l’avancée du chantier, Jim Carlos est invité à la table familiale, ayant promis à Amandine, la fille du couple formé par Arnaud et son épouse Laure d’attacher Lebowski, car elle a la phobie des chiens. L’occasion de constater combien ces bobos vivent dans leur monde, se confortant de leur arrogance et leur suffisance, dissertant sur les plaies de la société et les difficultés de la planète. Il va aussi découvrir une faille au cours de ces invitations, la fuite de leur fille aînée Jeanne. Un sujet devenu tabou, mais qu’il entend élucider en se mettant à la recherche de la jeune fille qu’il croit localiser à Doussac, dans la Vienne. L’occasion d’une excursion dans ce village et la rencontre avec une bien sympathique tenancière de café. Une escapade que Jim a pris le soin de consigner dans un grand cahier bleu dans lequel on trouve aussi le récit de l’étonnante découverte de Lebowski, pourtant peu habitué à une telle dépense d’énergie. Il s’est mis à gratter énergiquement la terre d’où il sort avec fierté l’os du titre. Un os qui va intriguer son maître au point de le confier à un voisin, ex médecin-légiste, qui ne va pas tarder à lui révéler qu’il s’agit bien d’une partie de squelette humain. À priori, il faudrait avertir la police.
Mais notre homme, on l’a vu, a des velléités d’enquêteur et entend confronter son employeur à sa découverte.
Sans en dire plus, on ajoutera que ce n’était sans doute pas la meilleure de ses idées. Ni pour lui, ni pour Lebowski. Encore que… S’il nous est donné de lire cette histoire et ses développements, c’est parce que la juge d’instruction Carole Tomasi est en possession du cahier bleu, mais aussi du cahier orange qui sera découvert après les premières investigations déclenchées par la magistrate.
Avec une imagination fertile et un sens de l’humour très incisif, Vincent Maillard réussit à construire une histoire très addictive, usant des codes du thriller pour creuser cette curieuse propension que développent ceux qui se retrouvent soudain à la tête d’une belle fortune et disposant d’un pouvoir tout aussi certain. Ils s’imaginent alors au-dessus des lois. Ou se sentent investis du droit de faire tourner le monde comme ils l’entendent, parce qu’après tout ils ont «tout compris». Et leurs éventuels contradicteurs ne peuvent du coup être que des ignorants ou des incapables.
Cette savoureuse charge contre les élites trop bien-pensantes est politiquement très incorrecte, mais elle fait joyeusement plaisir. On se régale!

L’os de Lebowski
Vincent Maillard
Éditions Philippe Rey
Roman
208 p., 19 €
EAN 9782848768786
Paru le 6/05/2021

Ce qu’en dit l’éditeur
Je m’appelle Jim Carlos, je suis jardinier.
J’ai disparu le 12 janvier 2021. Un de mes derniers chantiers s’est déroulé aux Prés Poleux, dans la propriété des Loubet : Arnaud et Laure. Lui est rédacteur en chef à la télévision, elle est professeure d’économie dans l’enseignement supérieur. Chez eux tout est aussi harmonieux, aussi faux qu’une photographie de magazine de décoration. Tout, même leurs cordiales invitations à partager des cafés ou des déjeuners au bord de leur piscine, vers laquelle je me dirigeais avec autant d’entrain que pour descendre au bloc opératoire…
Vous trouverez dans ce livre les deux cahiers que j’ai écrits lors de mon aventure chez ces gens. Mais aussi l’enquête menée par la juge Carole Tomasi après ma disparition.
Lebowski est le nom de mon chien. Tout est sa faute. Ou bien tout le mérite lui en revient. C’est selon.
Maintenant il est mort.
Et moi, suis-je encore vivant ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Première partie (Le cahier bleu)
Premier jour
Il faut, d’une manière ou d’une autre, être enfermé pour avoir le temps d’écrire. C’est le cas. Et avoir une idée. Je n’avais pas d’idée. Pas d’histoire. Hormis la mienne.
Et celle de mon chien, auquel je ne cessais de penser.
Notre histoire donc, depuis le premier jour où je l’ai vu.

Je n’avais pas demandé « combien pour ce petit chien dans la vitrine », d’ailleurs il aurait été bien incapable de ponctuer la question des deux petits « whou whou » de la chanson. Il somnolait. Et depuis il n’a jamais fait que ça. Les autres chiots bondissaient, aboyaient, se mordillaient et se roulaient dans les copeaux artificiels. Lui, non. Ce doit être ça qui m’a attiré. Une forme d’acceptation tranquille, cette philosophie ataraxique qui n’appartient qu’aux animaux.
Le vendeur m’avait fait tout un article sur les mérites du golden retriever, l’ami des enfants. Je ne lui avais pas répondu que je n’avais pas d’enfant, ni que si j’en avais, je n’aurais pas besoin d’acheter un chien. Ni que si j’aimais vraiment les chiens, j’irais en délivrer un à la SPA. Ni que si j’aimais vraiment les goldens, j’en chercherais un dans un élevage digne de ce nom et pas dans un supermarché où on peut acheter un chien comme un paquet de rouleaux de Sopalin. J’ai mélangé tout ça et j’en ai conclu que, malgré tout, je délivrais un petit être de sa prison vitrée dans un temple de la marchandisation du vivant.

C’était il y a sept ans. Je ne regrettais rien de cet achat impulsif. Ce chien était une crème. Un peu crétin? Pas sûr. Au départ je l’avais baptisé Dumby. Je trouvais que ça évoquait My Dog Stupid de John Fante, un des rares bouquins que j’ai lus quand j’étais jeune. Mais ensuite, il s’est transformé en une grosse masse molle et blonde, toujours avachi et décalé comme Jeff Bridges dans le film des frères Coen, alors ça m’a amusé de le surnommer Lebowski, et finalement le nom lui est resté. Depuis sept ans, il dort essentiellement. Il ne court après aucune balle, aucun bâton. Quand je le sors, il marche, la tête basse, derrière moi. On croise des tas de chiens qui tirent sur leur laisse ou courent dans tous les sens. Il les regarde d’un œil apitoyé. Je lui file des croquettes, et lui me refile son bon regard certifié fidélité inconditionnelle. Je le caresse de temps en temps, il soupire de contentement. Ou d’accablement ? C’est difficile à dire. Enfin, disons que nous cohabitons paisiblement.

J’emmène Lebowski sur mes chantiers de jardinage. Je suis paysagiste / création-entretien, comme disent mes cartes de visite. En général, les clients l’apprécient. Il y a des gens qui n’aiment pas les chiens, mais peu qui ne supportent pas les peluches. Il n’existe pas de ligues anti-peluches. Or, incontestablement, cet animal est plus proche de la peluche que du molosse.
Mais cette fois-ci, j’ai eu beau plaider la cause de Lebowski, rien à faire. «Ma fille a une phobie des chiens», m’a dit le client. Il fallait selon lui que je le laisse dans la voiture. Je lui ai dit que ce n’était pas possible avec cette chaleur. On a négocié. Il a fini par accepter que je l’emmène au fond de sa propriété à la condition expresse que je passe au large et que je l’attache à un arbre ou à quelque chose. Je n’ai pas de laisse, j’ai bricolé un bout de corde pour arranger l’affaire. Ça n’a pas eu l’air de traumatiser mon animal, qui n’avait pas dans ses projets de courir toute la sainte journée le long du mur du parc jusqu’à y tracer un cynodrome de lévriers, et encore moins d’aller chasser les garennes ou les canards de la mare. Comme je l’ai dit, c’était un cador surdiplômé de l’école des stoïques. Je l’ai attaché au tronc d’un grand chêne. Il possédait de la sorte un alibi en béton pour déployer tout son savoir-faire en matière de léthargie chronique.
À l’avant de la propriété trônait, à la place de l’ancien manoir des Prés Poleux dont il ne restait que quelques murs, une immense construction blanche, moderne, sérieuse comme un tribunal, et anguleuse comme une villa d’architecte, percée de multiples baies vitrées donnant sur plusieurs terrasses aménagées dont l’une, au sud, accueillait une piscine turquoise et discrètement glougloutante. L’homme, le père de la fille phobique aux chiens, m’accompagna jusqu’à l’angle sud-est de ses trois hectares tout en m’expliquant son projet. On sent bien d’ailleurs que l’homme est un homme de projets. Il s’appelle Arnaud Loubet. Il a, à l’époque, cinquante et un ans, il est plus grand que moi, il mesure donc plus d’un mètre quatre-vingts. Son visage est ambigu, le front, les yeux et le nez expriment une grande détermination, mais les joues sont un peu molles, et le menton un peu faiblard. Ça ne se remarque pas tout de suite car le tout est flouté et harmonisé par une belle chevelure blanche de patriarche, ou de patron, à mi-chemin entre la coupe d’un pilote de ligne et celle d’un mandarin de la littérature. Bref, l’homme a un projet. Il veut créer un jardin potager dans ce coin de la propriété. « J’ai bien réfléchi à la question », me dit-il. C’est un homme construit, qui réfléchit, qui analyse, qui se fait une opinion, puis qui décide.
« Pour moi, ici, c’est parfait, ajoute-t-il en tendant les mains vers la zone prévue.
– Mais… avec le mur et les arbres, c’est à l’ombre.
– Et alors ?
– Alors si vous voulez que ça pousse, à la lumière, c’est mieux. »
L’homme m’a regardé en plissant légèrement les yeux. Il m’a choisi parce que je suis un jardinier spécialisé dans les aménagements éco-bio-permaculture-garantis-sans-pesticide, etc. L’inverse exact de tout ce qui avait été fait sur ces trois hectares depuis Louis-Philippe. Mais l’homme, comme tout le monde, entamait son grand virage vers le bio, le durable, la sobriété heureuse de Pierre Rabhi et de tout ce qui se vendait bien en matière de consommation écoresponsable. Il y avait encore du chemin à faire avant d’apercevoir la sortie de la courbe. Mais surtout, et malgré tout, était-il concevable, pour revenir à la conversation en cours, qu’un simple jardinier puisse penser d’une manière plus juste que lui ? Apparemment oui (ça avait un tout petit peu de mal à passer mais ça allait passer) car l’homme possédait une autre carte dans sa manche, un atout maître : il était « doté d’un solide sens de l’humour », comme on me l’a dit plus tard. Alors il a posé un index sur sa bouche en penchant la tête en arrière tel un homme qui réfléchit intensément, puis il a hoché doucement la tête comme si une idée lumineuse faisait lentement son chemin dans son esprit et il a prononcé avec ironie : « Hum ! hum !… pas bête… on voit que vous êtes de la partie ! » avant de m’adresser un grand sourire complice. J’ai fait un tour d’horizon du regard et je lui ai proposé de créer son potager au sud-ouest.
« J’ai repéré qu’il y a une arrivée d’eau là-bas.
– Non. »
À mon tour je l’ai regardé en plissant légèrement les yeux, exactement comme il l’avait fait, je ne sais pas trop pourquoi, ça devait m’amuser, puis j’ai levé les sourcils en avançant la mâchoire inférieure en signe d’interrogation.
« Non. Là-bas, non. On a… On a d’autres projets dans cette partie. »
Oui. L’homme décidément est un homme de projets. J’ai acquiescé en hochant lentement la tête, toujours comme lui l’avait fait d’une manière ironique quelques secondes plus tôt. Est-ce que je me moquais encore de lui ? Ou bien exerçait-il sur moi une influence inconsciente, une contagion mimétique ? Je l’ignorais. J’ai fait quelques pas, je suis monté sur une butte, j’ai constaté que Lebowski, affalé au pied du grand chêne, avait attaqué sa journée. J’ai laissé l’espace m’imprégner, et je lui ai proposé une autre solution : un carré adossé au mur nord, ce serait moins discret mais, avec une jolie clôture, ce serait charmant. Il a dit « OK, feu vert », j’imagine qu’il s’est retenu de dire green light.
J’ai donné quelques coups de pioche au pied du mur nord. Il faisait déjà très chaud et la pioche soulevait des petits nuages de poussière, mais la terre était tendre et bonne pour le maraîchage. Elle était marbrée, légèrement sableuse et limoneuse – le travail du fleuve, distant de plus de trois cents mètres aujourd’hui, mais qui avait recouvert cette plaine régulièrement au cours des millénaires passés –, et aussi organique – des forêts avaient poussé ici dont l’humus avait amendé le sol. Du gâteau. Presque. Car le bruit de deux épées médiévales qui s’entrechoquent retentit quand l’outil heurta une pierre de la taille d’un pavé parisien. Quelques coups de pioche supplémentaires me firent comprendre qu’il n’y avait pas eu ici que de l’eau et des arbres, des hommes y avaient bâti des édifices qui s’étaient effondrés ou qu’on avait détruits. Des monceaux de pierres s’étaient éparpillés, puis avaient été recouverts comme les vestiges d’un château fort en galets oublié sur une plage. Il me faudrait trimer pour débarder la surface du potager. Et ce n’était pas cette feignasse de Lebowski qui allait m’aider à sortir tout ça. Si un éducateur canin au monde avait pu lui apprendre à creuser pour dénicher quoi que ce soit, même une truffe, ce gars-là pouvait être nommé meilleur dresseur de l’année. C’était pourtant un sacré costaud ce clebs, une carcasse de chien des Pyrénées plutôt que de golden. En le harnachant, j’aurais pu lui faire tirer une carriole pour transbahuter les caillasses à la manière d’un bœuf. T’as qu’à croire ! Autant essayer directement de lui apprendre à marcher sur ses deux pattes arrière et à pousser la brouette. Je délimitais avec des piquets la parcelle d’environ cent cinquante mètres carrés dédiée au potager. Le ciel était d’un bleu si profond que j’avais envie de me cracher dans les mains et d’empoigner gaiement le manche de la pioche – debout, les gars, réveillez-vous, il va falloir en mettre un coup ! –, mais c’était absurde. Je n’aimais pas trop faire ça, mais là, pas le choix, il me faudrait passer le motoculteur pour faire remonter l’essentiel des pierres, sans quoi j’y perdrais trois jours et j’y gagnerais une hernie discale. À moins que je demande à mon pote Yuriy et à sa palanquée d’Ukrainiens de venir me filer un coup de main ? Ils étaient capables de régler ça en deux heures, à peine plus de temps que n’en met une harde de sangliers pour retourner le pied d’un châtaignier. Je passerai plutôt le motoculteur, il faudra que je prépare une explication au cas – très improbable – où Arnaud demanderait des explications à cette entorse aux règles de la permaculture.
Avant de m’y coller, j’ai été voir le chien. Je l’ai appelé, il a soulevé un œil. J’ai tapé dans mes mains pour qu’il se bouge. Il s’est relevé à grand-peine, à la manière d’un pachyderme qui sort d’une anesthésie générale. J’ai détaché la laisse improvisée et je l’ai emmené boire près de l’arrivée d’eau au sud du parc, sur le mur des anciennes écuries, là où Arnaud avait refusé l’installation du potager. En passant sous une charmille, Lebowski s’est approché d’un tronc pour soulever la patte arrière, son seul et unique exercice physique répertorié. J’ai empli d’eau une soucoupe de terre qui traînait là et il a bu avec la délicatesse d’un phacochère d’une savane reculée. Moi-même j’ai avalé deux gorgées et je me suis humidifié la nuque. Il n’était pas encore 10 heures mais le soleil envoyait déjà ses directs comme un boxeur sur le sac de frappe. C’est à ce moment-là que j’ai entendu gratter derrière moi et, dans mon champ de vision périphérique, j’ai cru voir Lebowski s’agiter avec fébrilité. Quelque chose de tout à fait anormal. Une crise d’épilepsie ? Ou un truc dans le genre. Je me suis retourné : il creusait ! En voilà bien une autre ! Il labourait la plate-bande au pied d’une rangée d’hortensias. Bien en appui sur les pattes arrière, il moulinait des pattes avant comme des godets de pelleteuses. Comme un chien de cartoon qui creuse un tunnel. D’abord j’ai cru qu’il avait pris un coup de chaleur, mais il était resté à l’ombre. Il s’est arrêté une seconde, m’a regardé d’un air ravi, et a repris ses travaux d’excavation avec frénésie. Bon Dieu ! Ainsi, ce chien me réservait des surprises. Il avait fallu attendre sept ans pour qu’il se révèle. Il ne pouvait pas y avoir de truffes ici. Un lingot d’or ? Ça n’a pas d’odeur. Du pétrole ? Calmons-nous. Plus probablement un os enterré là par un de ses congénères, ou bien, ce n’était pas à exclure avec lui : rien. Comme ça durait, je lui ai dit : « Ça suffit, allez, on y va ! » Il a redoublé d’efforts, la tête et les épaules enfouies dans son trou, puis s’est relevé, triomphal, quelque chose dans la gueule. Une pierre ? Il avait compris mon problème et il voulait m’aider ? « Je vais te les sortir moi tes caillasses ! » – il voulait me faire payer le dénigrement et les moqueries dont je venais de l’accabler par la pensée ? Non. Malgré la terre qui le brunissait, on pouvait deviner que le truc était un os. Un bout d’os. J’ai voulu regarder ça de plus près. Lebowski a grogné. Ça m’a fait rire : décidément, il faisait son coming out : je suis un chien, nom d’un chien ! Je lui ai quand même pris. J’ai examiné l’objet et j’ai voulu m’en débarrasser en le jetant dans les buissons, mais comme le pauvre me regardait avec son air de chiot affamé de race saint-sulpicienne, je le lui ai rendu. J’avais assez perdu de temps, je me suis remis en marche. Lebowski m’a suivi en remuant doucement la queue, ça, ça n’avait pas changé.
Je retournais donc à ma camionnette pour la rapprocher de ma zone de travail quand Arnaud est revenu vers moi avec sa démarche d’homme tranquille, maître de céans, maître de lui-même, maître de l’univers en première intention. Il m’a dit : « Venez donc boire un café, je vais vous présenter ma femme. » Est-ce que j’avais vraiment le choix ? J’aurais pu lui dire : « Merci, non, c’est gentil mais la demi-heure que je vais perdre avec vous, je vais devoir la rattraper en transpirant un peu plus tout à l’heure ; et puis je crains de vous connaître déjà si bien. Ce sera tellement sans surprise, votre compagnie me semble plus ennuyeuse que celle des arbres. » Mais ça aurait été vexant, évidemment. Lebowski me suivait toujours, de plus en plus à l’aise, le Rantanplan. Alors – j’avais déjà oublié –, d’un signe du menton pour désigner mon chien doublé d’un haussement de sourcils qui se voulait embarrassé, Arnaud a ajouté : « C’est sans doute un oubli, mais je vous rappelle que le chien ne doit pas s’approcher de la maison. » En réalité, il m’adressait une sommation discrète, à la manière d’un adulte demandant à un enfant de ramasser une pièce tombée du porte-monnaie d’une vieille dame dans la queue à la boulangerie. L’homme donnait des ordres et entendait être obéi. J’ai remmené Lebowski au fond du parc et je l’ai rattaché à son arbre, puis je suis revenu sur la terrasse pavée, abritée du soleil par une tonnelle de vigne. Comme le reste, l’endroit était aussi harmonieux, aussi décontracté, aussi faux qu’une photographie de magazine de décoration. Un cruchon en céramique ocre était posé sur un muret de pierres sèches, il devait probablement contenir de l’eau fraîche que Perrette était allée puiser à la source.
Laure s’est levée pour me serrer la main, ou plutôt pour me laisser serrer la sienne ; j’aurais ressenti la même tonicité si j’avais serré la natte de ses cheveux qui pendait sur son épaule droite. Elle me sourit aimablement et me pria de m’asseoir sur un fauteuil de rotin tressé garni de coussins rayés. « Allez, un p’tit café ! » Arnaud se leva pour accéder à la cuisine d’été qui donnait sur la terrasse. Allons bon ! On est entre nous, pas de manières, on se débrouille, on va se faire un « p’tit café ».
Jean-Luc m’avait brossé, il y a longtemps, un portrait de ce couple étincelant. Jean-Luc était un pote et un collègue de la région qui avait travaillé chez eux. Ils ignoraient que je le connaissais, et que j’en savais un peu plus qu’ils ne l’imaginaient. Je savais qu’Arnaud était rédacteur en chef d’un magazine du week-end pour une grande chaîne de télévision.
Tous les ans, on annonçait la mort de la télévision, mais la vieille était coriace comme une baleine bleue, qui peut vivre plus de cent ans – or elle n’en avait que soixante-dix. Certes autour d’elle tournoyaient les réseaux sociaux, des bancs de maquereaux, les chaînes YouTube, des fish-balls délirants, et même de nouvelles plates-formes à péage, quelques épaulards qui prenaient de l’assurance, mais la vieille cétacé poursuivait calmement sa route océanique. Les vieux restaient bien calés devant elle (or tout le monde devient vieux), et Arnaud continuait à percevoir les primes que son émission ajoutait à son salaire déjà bien confortable.
Quant à Laure, elle enseignait l’économie à la faculté de Paris-Dauphine et à l’ESSEC. Leurs deux salaires cumulés pouvaient leur permettre de se fringuer italien, de rouler allemand et de voyager cosmopolitan, mais pas d’acquérir un tel domaine. Non, il venait de ses parents à elle, qui eux-mêmes en avait hérité, etc. Les gros patrimoines sont rarement le résultat d’une vie de dur labeur aux champs ou à l’usine.
Arnaud est revenu avec un plateau et trois expresso. « J’ai fait des firenze arpeggio, je ne vous ai pas demandé, pardon, j’espère que ça ira », a-t-il dit (en soignant son accent italien), essentiellement à l’intention de sa femme, mais tous les deux guettaient ma réaction du coin de l’œil. Le bouseux connaît-il les capsules Nespresso ? J’ai hoché doucement la tête. Firenze, ça ira.
Je savais aussi qu’Arnaud et Laure avaient deux filles. La plus jeune, Amandine, celle qui a peur des chiens, avait seize ans, l’autre était plus âgée, plus de vingt ans en tout cas. Elle était partie de la maison.
Le café était explosif. C’est terrible à avouer, mais cette maudite multinationale suisse avait réussi à faire tenir une montagne péruvienne dans une capsule d’un centimètre cube. Ce qui me gâchait un peu le plaisir, c’était de voir Arnaud avec son pantalon de toile beige retroussé, les pieds bien écartés dans des sandales de marque, visiblement traumatisé par les spots publicitaires de George Clooney, et puis elle, assise bien droit, bien convenable, tenant sa tasse de thé comme si j’étais Élisabeth II, et m’évitant du regard comme si j’étais Pablo Escobar. J’ai tourné la tête vers le parc. Je ne voyais pas Lebowski, qui, lui, devait se tenir comme bon lui semble, autrement dit vautré tel le Dude canin qu’il était. Le parc était aussi nickel que les chromes de la vieille Citroën DS que j’avais entraperçue dans la dépendance près du portail. Je finis mon café aux arômes de forêt équatoriale du nord du Pérou, ces vallées dominées par la cordillère Blanche, ultimes sanctuaires de la planète, l’exact opposé de cet enclos de nature dressée à la trique, tondue à l’anglaise, taillée à la française, alignée comme une parade du Troisième Reich. « Vous savez, pour nous, ce potager, c’est un premier pas vers notre “reconversion”, une forme de résistance au collapse général. Nous avons beaucoup réfléchi, notamment durant le confinement. » Laure avait parlé d’une voix très douce, en tenant sa tasse à deux mains sous son nez telle une geisha son bol de thé, tout en laissant son regard trouver l’inspiration dans le bleu du ciel.
Je hochais la tête en cherchant désespérément quelque chose à répondre, qui ne venait pas. Ces discours enflammés pour « repenser le monde d’après », je les avais entendus des dizaines de fois, et la suite aussi : « Et il n’y a pas que la terre… » avait ajouté Laure en me regardant cette fois dans les yeux d’un air qui m’a semblé étrangement triste. Après avoir laissé passer un silence qu’elle jugea digne d’une mûre réflexion, elle déclara : « En cas de catastrophe, ce sont les liens sociaux qui seront déterminants. » Elle n’a pas précisé « notamment avec les paysans ». Dans le coin, les agriculteurs sulfataient leurs parcelles dont on ne voyait pas le bout en larguant des cargaisons de glyphosate. Leurs tracteurs avaient plus à voir avec une escadrille de B-52 chargés de napalm qu’avec L’Angélus ou Des glaneuses de Millet. Et cette guerre-là n’avait pas cessé avec les accords de Paris en 1973, elle ne s’arrêtait jamais. Par ailleurs ces péquenots votaient plutôt Rassemblement national, ce qui était « la ligne à ne pas franchir » pour pouvoir discuter avec Arnaud et Laure. Bref, j’ai continué à me taire en hochant la tête d’un air pénétré. Ma composition de taiseux-proche-de-la-nature semblait leur plaire. Je représentais probablement le joint idéal avec ceux qui savent faire sortir quelque chose de terre dans l’hypothèse de plus en plus prégnante où les temps deviendraient difficiles.
« Nous n’imaginons pas pouvoir mettre en place une autosuffisance alimentaire avec ce carré mais… il est important que chacun apporte sa pierre à l’édifice n’est-ce pas ? »
J’échappais de peu au colibri de Rabhi dont on m’avait tellement rebattu les oreilles que je l’aurais volontiers explosé à la .22 et englouti en le tenant par le bec comme un ortolan. Laure aurait voulu que je développe un peu : que pouvaient-ils attendre de ce potager, en termes de « retour sur investissement » ? aurait pu dire la professeur d’économie.
« Quelques salades l’été, quelques soupes l’hiver. »
Ils me regardèrent avec une mine déçue. Moi je pensais aux minutes qui s’écoulaient, sans qu’un mètre carré n’ait encore été travaillé. Je sentais qu’ils attendaient que j’explique un peu plus, ce que j’avais déjà fait en long, en large et en travers avec Arnaud au moment du devis. Je laissais mes yeux parcourir l’étendue de gazon, d’un vert tilleul, rasée et irriguée comme un green de golf.
« Vous pourriez vivre à trois sur cette superficie, mais il faudra tout utiliser, cultiver des céréales, vendre la DS pour acheter un vieux tracteur de la même époque, aménager une basse-cour, une étable avec une ou deux vaches, une soue avec un cochon. Transformer la propriété en ferme. »
Cette fois ce sont eux qui hochaient la tête, ils laissaient leur imagination travailler, visualisaient cette transformation du domaine en images scolaires : « les animaux de la ferme ». Je les ai remerciés pour le café, et je me suis levé pour retourner à mon utilitaire et en débarquer non une vache, mais le motoculteur.

Lebowski, sans surprise, dormait. Coincé entre ses deux pattes avant, le bout d’os était prisonnier de la bête. Avec beaucoup d’imagination, quelqu’un, disons un homme préhistorique n’ayant pas connu la domestication des loups, aurait pu croire que l’animal avait dévoré un cerf dont il ne restait que cet os, conservé pour se faire les dents (un noceur repu s’accordant une petite sieste après un festin, son cure-dent entre les doigts). Je me suis attelé au motoculteur pour retourner le sol. Heureusement, aucun écologiste radicalisé dans les parages pour me voir enfreindre l’un des dix commandements de l’agriculture douce. Le plus dur restait à faire : j’ai compté, quatre-vingt-douze brouettes de pierres à transporter jusqu’à l’ancienne fosse condamnée tout au sud. De quoi bâtir une chapelle, au moins. J’ai fini éreinté. Je ne faisais plus de terrassement depuis mon opération du dos. Il a tenu, ça m’a suffi. Le carré était beau. Cette terre n’avait pas été dévitalisée et les vers étaient nombreux, mes plus fidèles ouvriers.
La journée s’achevait, le soleil vaporisait en mille rayons sa lumière jaune à travers les ramures des grands arbres, des chênes sûrs de leur suprématie ancestrale, quelques hêtres aristocratiques, quatre platanes monumentaux, des tilleuls innombrables, des marronniers placides et toute la plèbe des petits feuillus à bois tendre. Lebowski n’avait pas bougé d’un poil, mais il avait ouvert un œil. Le fauve sentait venir la faim. L’heure de se lever pour aller chasser le caribou, ou plutôt, une fois à la maison, attaquer la seule chose qu’il ait jamais attaquée : sa gamelle de croquettes.
Moyennant quoi, rentré chez nous, il n’avait pas lâché son os. Il le tenait coincé dans un coin de sa gueule comme un increvable mégot de Gitane maïs pendu aux lèvres d’un ouvrier à l’ancienne. Je l’ai attrapé. Il l’a retenu une seconde avant de desserrer les mâchoires pour me le céder. Il m’a regardé avec son air de bon copain, « OK je te le prête l’ami, je comprends que ça te fasse envie ». J’ai observé de nouveau la chose. Granuleux, plus brun que blanc, poreux comme une éponge. Je me suis souvenu de mes études d’ingénieur en travaux publics et de l’efficacité maximum de la structure alvéolaire. Et puis une drôle de question m’est apparue : à qui avait appartenu cet os ? Ce truc avait été enrobé de la viande d’un mammifère – pas un os de poulet, loin de là – et avait structuré une bête, un bestiau, avait joué son rôle de vérin de la locomotion, avait été vivant. Avait appartenu à un individu. De quelle espèce ? Je l’ai examiné sur toutes les coutures. Je n’ai pu que constater mon ignorance crasse en matière d’anatomie. C’était un gros os. Un fémur ? une tête de fémur ? une tête de fémur de quoi ? Je me suis demandé qui saurait. Gilbert, le boucher ? J’ai posé l’os sur une étagère de la cuisine. Lebowski le regardait, puis me regardait moi, alternativement, « Euh… c’est à moi quand même, t’oublies pas, l’ami ? ». Il a gémi à la façon de Chewbacca, il avait exactement la fourrure d’un Wookiee. Mais pas les mêmes compétences guerrières. Je l’ai nourri donc. Et j’ai dîné à mon tour. J’ai associé un truc surgelé à une salade de mon jardin, équilibrant l’empoisonnement industriel avec la déprime végane. J’ai parcouru les journaux, écouté distraitement une émission vide de sens, mais l’os me prenait la tête. Ce genre de petit détail sans importance qu’on aimerait ignorer mais qui revient sans cesse, encore et encore, jusqu’à ce qu’on le règle, un point c’est tout. Et même point à la ligne.

On est attablé à la terrasse d’un bon restaurant de bord de mer. Une table pour deux. Sur la gauche, le soleil a accompli sa plongée sous la ligne d’horizon et éclabousse les nuages d’une poudre orangée. Le vin blanc est floral au nez et frais en bouche. On écoute la femme qu’on aime parler des mystères de l’inspiration. Elle est passionnante. Mais. Mais l’employé qui a dressé cette table – un stagiaire sans doute – a placé la salière tout au bord de la nappe. Vraiment à ras du bord ! En fait il n’y a aucun risque qu’elle tombe, même en tapant sur la table avec les deux mains. Mais bon, une salière n’a pas à être aussi près du vide. Sait-on jamais ? Un geste maladroit et c’est la chute. On pense à ça ! Au lieu de célébrer les noces d’un moment de grâce. C’est résolument idiot. C’est absurde. Ça n’a aucune importance. Il faut quand même être capable de passer au-dessus de ces minuscules contingences ! Sinon on n’en sort plus. Tu parles, je veux, oui : plus on se dit ça, plus la salière devient le sujet le plus crucial de l’univers. L’harmonie de l’instant, les yeux de l’être le plus cher au monde, le système solaire, tout cela n’est rien comparé à cette maudite salière. Aucun espoir de vaincre le négligeable petit pot empli de fleur de sel marin. L’objet est maléfique, c’est Satan. Trop près du bord. Ça stresse. À mort. Le moucheron du lion de La Fontaine. Le mieux serait d’abandonner la partie, d’incliner la tête, « respect, petite salière, tu m’as fait mordre la poussière », de tendre la main, de ramener ce petit récipient un peu plus vers le centre, et de revenir à la vie normale. L’os, c’était cette salière.
Mais que faire ? Il ne suffisait pas de tendre la main pour le déplacer, il fallait le passer au spectromètre façon 007 pour un bilan ADN sans appel. J’ai mis de la musique sur la chaîne stéréo. Un disque, pour faire avec les fichiers MP3 la même chose qu’avec la junk-food surgelée ; ou avec le potager dans le parc de Laure et Arnaud : équilibrer, rééquilibrer le monde. L’oreille interne en l’occurrence. J’ai mis The National. Les meilleurs du moment. L’album Trouble Will Find Me, et le morceau « I Need My Girl » m’a soulagé. L’os s’est fait dégager du centre du ring. Lebowski, le Diogène des médors, n’avait pas fait tant d’histoires, il avait posé sa tête sur ses deux pattes avant dans une position qui pouvait laisser supposer qu’il boudait, mais non, je savais qu’il l’avait déjà oublié.
Je vis seul avec ce chien. Je ne suis pas malheureux. Ma bien-aimée, Claire, est partie en Bretagne, une sorte de séparation à l’amiable. On se revoit de temps à autre. Je n’ai pas d’enfant. Claire a une fille d’une vingtaine d’années, Maëlle, avec qui j’entretiens des relations plus qu’épisodiques. J’avais dû assumer la position de père de substitution au pire moment, en pleine adolescence, et ça ne m’avait pas réussi. Voilà. C’est tout. Quant à l’os, je vais le faire voir à Gilbert. Le boucher. Point à la ligne, le retour. »

Extrait
« J’ai repensé à ce déjeuner complètement hystérique derrière son apparente décontraction. Tout était presque normal dans cette famille, mais le presque était énorme, et même flippant. Jeanne, Amandine, la Balagne, rien n’allait. Même ce chien, d’une certaine manière, n’était pas à sa place. En l’observant, je me disais que ce bon gros golden aurait été plus adapté à cette propriété, à cette famille bourgeoise, qu’à leur jardinier. Un labrador-à-cathos-sur-la-plage-de-Saint-Malo. Bon, enfin, c’était comme ça.
Je suis retourné à mon potager, qui prenait forme. » p. 50

À propos de l’auteur
Ancien grand reporter, Vincent Maillard est aujourd’hui réalisateur de documentaires, et scénariste pour la télévision. L’os de Lebowski est son second roman, après Springsteen-sur-Seine (Éditions Fanlac, 2019). (Source: Éditions Philippe Rey)

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Silence radio

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En deux mots
Cécile Caprile retrouve sa Suisse natale et son amant pour une escapade qui va la mener d’abord quelques années plus tôt avec la découverte d’un corps dans les Alpes puis jusqu’aux années d’Occupation. Une promenade nostalgique entre espionnage et rumeurs, entre mystère et relations troubles.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les secrets du cadavre dans la crevasse

Thierry Dancourt a exhumé les pages troubles de l’Occupation et un fait divers dans les Alpes suisses pour construire un roman tout de nostalgie et de mystère. Modianesque en diable!

Dans Jeux de dame, l’héroïne s’appelait Solange Dorval et fumait des State Express 555. Dans les années 1960, elle circulait en coupé Volvo P1800 beige. Il est aisé de faire le parallèle avec Cécile Caprile, l’héroïne de Silence radio, le nouveau roman de Thierry Dancourt. Nous sommes toujours à la même époque, même si nous remonterons par la suite jusqu’aux années troubles de l’Occupation. Cécile fume cette fois des Du Maurier, avale de l’Alka-Seltzer comme si elle prenait un verre de soda et voyage beaucoup en train. Quand on fait sa connaissance, elle est à Genève, dans l’attente de regagner Paris, où elle vit désormais. Elle connaît bien la ville du bout du lac Léman pour y avoir grandi et fait des études dans un établissement privé. Il lui arrive du reste, comme cette fois, de croiser certains membres de la bande dont elle faisait partie. Elle a ensuite travaillé pour Radio Lausanne, participé à un projet de pièce radiophonique et fait la connaissance de son futur amant. En suivant son mari à Paris, elle a conservé sa double-vie et revient régulièrement en Suisse pour retrouver Franck. Cette fois, les amoureux vont passer quelques jours à Vals, dans les Grisons, la station réputée pour son eau minérale Valser.
L’ambiance est parfaitement adaptée au paysage, avec ses zones d’ombre et ses mystères, ce silence dans un endroit où ne semblent vivre que le gardien – autre homme étrange – et Richard, l’ami de Franck.
C’est dans ce décor de neige qu’ils vont apprendre la découverte d’un «corps gisant au fond d’une crevasse, conservé quasiment intact par le glacier». L’article de journal précise que la gendarmerie de Chamonix qu’il s’agit de «l’un des deux alpinistes disparus sur le versant sud de l’aiguille du Tour il y a une dizaine d’années. Certaines fractures constatées laissent supposer que, avant de chuter dans la crevasse, l’homme a glissé le long de la pente sur une centaine de mètres.» Une découverte qui va secouer Franck, puisqu’il n’a guère de doute sur l’identité de cet homme, et le pousser à partir. Voilà Cécile isolée avec Richard. Voilà aussi pour Thierry Dancourt l’occasion d’un second bond en arrière. Car l’accident des années cinquante trouve sa source dans les années quarante, à l’époque trouble de l’Occupation. C’est avec un sens aigu de la tension dramatique que l’auteur va livrer les indices, reconstruire l’histoire. À la manière d’un Modiano qui aurait croisé John Le Carré, il nous offre tout à la fois un formidable thriller, une difficile quête aux souvenirs et une formidable réflexion sur la duplicité et les jeux de rôles que les circonstances nous font quelquefois endosser, presque à notre insu. C’est subtil et servi par un style classique, parfaitement au service de l’intrigue.

Silence radio
Thierry Dancourt
Éditions de la Table Ronde
Roman
240 p., 18,50 €
EAN: 9791037108616
Paru le 8/04/2021

Où?
Le roman est situé en en Suisse, en Suisse, à Genève et environs, puis à Lausanne et dans les Grisons, à Vals en venant de Coire. On y passe aussi par Montreux, Vevey, Champex, Martigny du côté suisse et par Cluses et Annemasse du côté français. Une partie du roman se déroule aussi à Paris et on y évoque Rothau et le camp du Struthof ainsi qu’un séjour à Ménétréol-sur-Sauldre.

Quand?
L’action se déroule de 1942 aux années 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
1960. Cécile vit à Paris, mais son amant vit en Suisse. C’est là-bas qu’elle l’a rencontré, quand tous deux travaillaient pour Radio Lausanne, et là-bas qu’elle continue de le retrouver. De chambres d’hôtel en gares de province, elle fume ses Du Maurier, avale de l’Alka-Seltzer comme de l’eau en écoutant les silences de Franck, qui se ferme comme une huître dès que l’on évoque le passé. Leur séjour dans une station thermale désaffectée avec Richard, un vieil ami, n’échappe pas à la règle : au bout de quelques jours, Franck s’absente, laissant un mot des plus vague. Richard ne sait pas plus que Cécile quand il reviendra, ni pourquoi il est parti. Malgré tout, il croit pouvoir éclairer Cécile sur l’histoire de Franck. Il faut remonter au temps de la guerre, traverser de nouveau la frontière, vers le Paris occupé. Dans la station déserte, guidée par la voix de Richard, Cécile entreprend ce voyage à rebours, du silence enneigé des montagnes suisses à celui, plus inquiétant, d’une radio qui n’émet plus.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
A Voir A Lire (Cécile Peronnet)
Blog Pamolico 

Les premières pages du livre
« — Qu’est-ce que je vous sers, madame Caprile ?
— Un Alka-Seltzer.
— Votre café en même temps ou ensuite ?
— Ensuite, je vous prie.
Le San Remo est un restaurant italien qui, l’après-midi, fait salon de thé, et on peut alors y prendre une boisson chaude avec des petits gâteaux, des « pièces sèches », comme on les appelle. Habillant les murs, de hautes glaces, des trumeaux, des décors en stuc, des panneaux en bois peint représentant, dans les tons bleus, des scènes champêtres et des personnages du folklore, par exemple Arlequin. Des banquettes recouvertes de velours bordeaux. Une moquette épaisse, aux motifs géométriques, sur laquelle on a l’impression de rebondir. Au bout de la salle, la paroi vitrée donne rue des Eaux-Vives, où tombe, limpide, fluide, une lumière printanière. De l’autre côté – le San Remo forme l’angle –, l’avenue Pictet-de-Rochemont file en direction de la route de Chêne, qui conduit à Chêne-Bougeries.
Cécile Caprile est attablée non loin de la desserte des pièces sèches. À ses pieds, le sac de voyage dans lequel elle a rangé quelques affaires de montagne, des vêtements chauds. Elle consulte la carte, hésite, se demande si au lieu des sablés aux amandes auxquels elle est, dit Franck, « abonnée », elle ne goûterait pas plutôt à leur nouveauté : le délice meringué.
— Cécile, quelle surprise…
Elle redresse la tête. S’approchant d’un pas vif, une femme d’une trentaine d’années vêtue d’un tailleur gris chiné, un manteau de demi-saison pendant à son bras, un journal à la main.
— Rosy…
Cécile se lève, et les deux jeunes femmes s’embrassent. Rosy s’écarte, prend du recul :
— Montre-moi comme tu es élégante, ma chérie.
Lentement, elle détaille Cécile de la tête aux pieds – polo, pantalon corsaire serré à la taille, souliers vernis noirs –, puis :
— Je peux m’asseoir cinq minutes ?
Elle suspend son manteau au dossier de la chaise, pose le journal sur la table.
— Mais naturellement, Rosy.
Installée en face de Cécile, elle déboutonne la veste de son tailleur :
— Quelles températures nous avons, mon Dieu, pour un début d’avril. Alors, ma belle, te voilà de retour parmi nous ?
— Non, Rosy, pas exactement. Tu sais, mes parents habitent toujours là, je viens leur rendre visite tous les deux ou trois mois.
— Oui, tu me l’avais dit la dernière fois. Il y a combien de temps ? Bien quatre ans, non ?
— Environ. Et d’ailleurs ici même, au San Remo.
— Tout juste. Tu es une habituée ?
— C’est… sur le chemin… entre leur domicile et la gare…
Le garçon dépose sur la table un verre d’eau et une soucoupe contenant une pastille d’Alka-Seltzer.
— Avec le café, lui demande Cécile, pourrez-vous m’apporter votre nouveauté ?
— Le délice meringué ?
— Le délice meringué.
Se tournant vers son amie :
— Pièce sèche, Rosy ? Boisson humide ?
— Allez, je me laisse tenter… Discrète entorse à mon régime… personne n’en saura rien…
Elle déplie la carte, la parcourt en la tapotant de l’index. Cécile la regarde. Rosy et son allure, sa mentalité de petite-bourgeoise des bords du lac… Mais elle-même, Cécile, quelle est son allure, quelle est sa mentalité ? Ne fait-elle pas partie, comme les autres, de cette petite bourgeoisie des bords du lac ? Ou n’en ferait-elle pas partie, sans toutes ces complications ? Et que lit-on d’une vie sur un visage ? Que saisit-on de celle de Cécile, en quelque sorte divisée – ou multipliée – par deux depuis si longtemps ?
— Pour moi ce sera un macaron au chocolat et un thé noir.
Le serveur prend son calepin, humecte un doigt pour aller à la page suivante et se met à écrire. Une graphie appliquée, ample, stylisée.
— Tu l’as vu noter ma commande ? observe Rosy après son départ. Des pleins et des déliés, presque.
— Oui, il a toujours fait ça. Le service est long, long… Et pour peu qu’il ait à s’occuper de plusieurs clients… Un jour que je le remarquais, il m’a répondu qu’une commande joliment notée est le gage d’une commande correctement exécutée.
— Diable.
Cécile laisse tomber dans son verre le comprimé effervescent. Il tournoie sur lui-même, mû par sa propre disparition.
— Mal de tête, ma chérie ?
— Comme chaque fois que je suis de passage à Genève.

Rosy termine le craquelin qu’elle a demandé à la suite de son macaron. Des deux mains, elle rassemble les miettes sur la nappe et les met dans son assiette.
— Erika Classis…
C’est parti, se dit Cécile : comme il y a quatre ans, comme elle s’y attendait, et le craignait, Rosy va passer en revue les membres de « la petite bande », un à un.
— Erika Classis est toujours à Vevey…
Mathilde Francillon, toujours dans ses pensées, ses rêves irréalisés, « et du reste irréalisables » ; Fernand Duvanel, toujours à « chercher quelque chose sous les jupes des femmes, à quoi s’attend-il ? » ; Robert Bouvier, consacrant toujours plus de temps à son Riva qu’à sa famille ; Véra Vernier, toujours « aussi fantaisiste que son mari, notaire » ; Claude Courvoisier, secrètement amoureux d’elle depuis quinze ans ; Hubert Givray, amoureux d’un peu tout le monde ; Barbara Doll, si en retrait en toutes circonstances, « Barbara Doll existe-t-elle ? » ; Paule Diesbach, enfin, égale à elle-même, tellement vache à lait.
— Soupe, Rosy.
— Comment ?
— Soupe au lait.
— Oui, bien sûr… En tout cas Paule n’a pas changé d’un iota depuis le lycée, pas évolué.
Le lycée Pérel-Bollens, établissement privé réputé, situé à Florissant, où elles se sont connues, où s’est formée la petite bande. Certains de ses membres continuent à se fréquenter, ou bien se suivent de loin en loin, brouilles et embrouilles, rivalités et inimitiés ayant éloigné les uns, rapproché les autres. Cécile ne l’écoute plus que d’une oreille flottante. Tous ces gens… Depuis son installation à Paris, tous ces gens ne sont plus que des noms, quelques-uns même pas des noms.
— Ils réclament tous de tes nouvelles. C’est vrai que tu as bien coupé les ponts, Cécile. Tu ne revois plus personne… Tu sais quoi ? Quand je pousse le bouton du poste, le samedi soir, je pense systématiquement à toi.
— Tu n’as pas encore cédé aux sirènes de la télévision, tu restes fidèle à la radio…
— Eh oui, ma belle. Les temps changent, paraît-il, mais Rosy Bell, non. Et puis je suis fidèle, de manière générale, je ne t’apprends rien…
Elle tire de son sac à main une boîte de fond de teint, jette un coup d’œil dans le miroir ovale, « un peu déformant sur les côtés, chaque fois je sursaute ». D’un geste qui doit lui être familier, elle porte ensuite les mains à ses boucles d’oreilles, comme pour s’assurer qu’elles sont toujours là.
— Enfin, reprend-elle, ce n’est plus vraiment comme par le passé, Les Ondes de l’angoisse. Moins de créations originales, beaucoup d’adaptations anglo-saxonnes…
— Les moyens vont au petit écran.
— De fumée. Fumée d’opium… opium du peuple… Qui a dit ça ? Je ne sais plus.
— Karl Marx.
— Quoi qu’il en soit, les rares soirs où il m’est arrivé de tomber sur un spectacle de cirque à la télévision, j’ai eu l’impression que des dizaines de personnes et d’animaux débarquaient soudain dans mon salon.
Les yeux de Cécile obliquent vers La Tribune de Genève posée sur le coin de la table, s’efforcent d’en déchiffrer les titres à l’envers.
— Toute une affaire, ma chérie, cette Tribune de Genève, un vrai cauchemar. Figure-toi qu’au moment de régler je m’aperçois que je n’ai pas assez. Et combien crois-tu qu’il me manquait ? Tiens-toi bien : cinq centimes. Le type du kiosque n’a rien voulu entendre, tu connais les commerçants.
Rosy a demandé de l’argent à une autre cliente, laquelle a pris la chose de haut, avant de lui répondre n’avoir sur elle que des billets ; elle s’est alors adressée à un jeune homme qui sortait d’une cabine téléphonique.
— Entre nous, tu me vois, obligée de mendier quelques pièces dans la rue ? Si une de mes connaissances était passée à cet instant… Mais bon, ce jeune – charmant au demeurant – a bien voulu me dépanner, heureusement.
Cécile fixe la trace de rouge à lèvres aux contours nets qui s’est imprimée sur la tasse de Rosy, empreinte fossile, mais colorée, d’un petit animal rampant des temps anciens.
— Quelle histoire, dis donc. Quelle aventure.
— Ah, Cécile, tu n’as pas changé, toujours prompte à te moquer de ta vieille camarade.
— Allons, Rosy, allons… Quoi de neuf, sinon ?
— Oh, la vie palpitante d’une femme au foyer. Foyer qui s’est peu à peu transformé en champ de ruines… et de mines… Mon mari et moi, éternels ennemis jurés… Dieu merci ses affaires l’emmènent loin, tu connais ça comme moi, avec Georges. Le commerce à l’international…
— Oui. De plus en plus loin, de plus en plus souvent.
— Tu sais, ma belle, nous t’avons toutes un peu enviée. Ton travail à la radio, cette foule de gens intéressants que tu auras eu l’occasion de côtoyer, ces écrivains, ces artistes… Avoir pu ainsi connaître autre chose, changer d’horizon… Alors que nous autres, les filles de Pérel-Bollens… Enfin, on ne rejoue pas la partie, n’est-ce pas, c’est impossible de rejouer la partie…
Elle finit son thé :
— Bien. Sur ce, je vais y aller. Ton train pour Paris est à quelle heure ?
— Seize heures trente-huit.
— C’est dommage de ne plus se voir, soupire Rosy en se levant. Tu ne trouves pas ? Fais-nous signe, le prochain coup.
— Promis.
Cécile allume une cigarette et regarde son amie traverser la salle du San Remo, pousser la porte à tambour puis s’engager avenue Pictet-de-Rochemont, son manteau sous le bras, de cette démarche dansante, légèrement désaxée, légèrement apprêtée, frôlant le déséquilibre, parfois la chute, qu’elle affichait déjà à Pérel-Bollens et dans les allées du club de natation qu’elles fréquentaient presque toutes. Elle s’était fabriqué cette façon personnelle de se déplacer en vue, selon Véra Vernier, de faire la maligne, en vue, selon Rosy elle-même, de marquer durablement les esprits et accessoirement de capter l’attention, captiver l’imagination d’hommes éventuels.
Cécile commande au garçon un deuxième Alka-Seltzer. Elle consulte sa montre, puis l’horloge murale. Dans trois quarts d’heure elle sera à bord de son train « pour Paris ».

Elle lui a donné le numéro de la voiture, mais non, il n’est pas là pour l’accueillir. Sur le quai, elle marche le long des wagons rouges parmi les autres voyageurs, à bonne distance d’un groupe de jeunes gens portant des skis et d’énormes sacs à dos (auxquels est fixé du matériel d’alpinisme, piolets, cordes, chaussures à crampons), et se suivant en colonne, telles ces industrieuses fourmis qui convoient des charges bien trop lourdes et volumineuses pour elles. Tout à l’heure, dans leur compartiment, à l’approche de la gare, ils ont entonné ensemble, en allemand, ce que l’un d’entre eux a nommé un chant d’arrivée, dont les accents agressifs, guerriers, presque, ont glacé le sang de Cécile. Tout cela n’est pas si loin…
Au bout du quai, toujours personne. Il a du retard, pour changer. Peut-être un ennui d’auto. Elle ferme le col de sa parka ; il fait plus humide et plus froid qu’en Suisse romande, cinq ou six degrés de différence. Les voyageurs se dispersent, des couples s’enlacent, le groupe d’alpinistes a déjà disparu et sa voisine de train va à la rencontre d’un homme tenant une pancarte HÉLÉNA au-dessus de sa tête : bientôt Cécile se retrouve seule sous le halo blanc des réverbères.

La voyant s’approcher du comptoir, la serveuse – ses cheveux, bizarrement pour une femme, sont coupés en brosse – lève la main :
— Je préfère vous prévenir tout de suite, madame, le service se termine dans vingt minutes. Et je viens de nettoyer ma machine, c’est fini, je ne fais plus de chaud.
— Dans ce cas je vais prendre un verre d’eau froide.
— De Valser ?
— Oui, si vous voulez.
Cécile guette son arrivée à travers la vitre, mais celle-ci, du fait de l’obscurité au-dehors, réfléchit l’intérieur de la pièce : le mur en pierres apparentes, les publicités pour les alcools, les tables en Formica. Son arrivée… Que faire s’il ne vient pas, la laisser ici, au fond des Alpes suisses, unique cliente de ce buffet de gare quasiment fermé ? Il ne lui a donné – comme d’habitude – aucun numéro de téléphone, aucun lieu précis où, le cas échéant, le rejoindre. Lui reviennent en mémoire de tels moments de doute dans certaines des villes étrangères où il leur est arrivé de se fixer rendez-vous : Madrid, Londres… Elle sort de son bagage l’hebdomadaire L’Écho illustré qu’elle a acheté à Genève, et le feuillette.
— Tu es là depuis longtemps ?
Cécile tressaille, se tourne :
— Franck…
Ils s’embrassent, se serrent l’un contre l’autre.
— Je ne t’ai pas entendu venir. Franck le passe-muraille…
Il est désolé, sincèrement désolé de son retard, il était même en avance, tellement en avance que, pour tuer le temps jusqu’à l’heure du train, il a fait quelques pas dans le centre historique d’Ilanz dont Richard lui a recommandé les demeures baroques du XVIIe siècle, mais voilà, il s’est trop éloigné.
Il se tient devant elle, les joues mal rasées, si beau. Anorak, bonnet, bottines fourrées, blue-jean : elle a rarement l’occasion de le voir ainsi, en tenue décontractée, lui d’ordinaire en complet. Il prend le bagage de Cécile et ils se dirigent vers la gare routière où stationne un car postal, moteur allumé. Le chauffeur, après y avoir rangé deux valises et une luge, est en train de refermer la soute.
— C’est le dernier de la journée, dit Franck.
— Tu n’es pas en voiture ?
— Je n’en ai pas, ici.
— Et Richard, il n’en a pas non plus ?
— Tu sais, Richard et ses petites affaires personnelles…
— Et comment fait-on, sans voiture ? C’est isolé, non ?
— Un peu, oui. On ne peut pas aller plus loin, c’est un cul-de-sac. Mais tu verras, une fois calé là-haut, on n’a pas trop de raisons d’en bouger.
— Ou pas trop le choix, donc.

Dans le car, un couple occupe une banquette voisine de la leur. Le pinceau des phares soustrait à la nuit le ruban sinueux de la route, se faufile dans la profondeur des forêts de mélèzes, enrobe tout d’une éphémère pellicule jaune. Çà et là, à mesure que l’on gagne en altitude, les plaques de neige deviennent plus fréquentes et plus épaisses, le vide des précipices plus vertigineux.
Cela la remplit de joie, de se trouver aux côtés de Franck dans cet autocar. Depuis combien de temps n’ont-ils pas voyagé ensemble ? La dernière fois ce devait être l’année dernière, à Copenhague.
— Alors, demande-t-elle, que fais-tu de tes journées ? Balade, lecture ?…
— Je m’ennuie.
— Tu t’ennuies ! Allons bon.
— Sans toi.
— Comme tu y vas, Franck. Parle-moi plutôt de ton Richard et son ancien hôtel…
En réalité, explique-t-il, un ensemble hôtelier adossé à un centre thermal actuellement en faillite. Ce centre, Aqualis, créé autour d’une source d’eau chaude, a connu de belles heures au cours des années qui ont suivi son ouverture il y a dix ans, en 1950, avant de subir la concurrence de stations aux tarifs meilleur marché, plus traditionnelles, et surtout moins perdues, si bien que l’établissement a fermé ses portes après seulement neuf années d’activité. Il a accueilli des colonies de vacances et des classes de neige, mais là encore cette reconversion aura été de courte durée, à croire que l’endroit, déjà cruellement touché par une avalanche meurtrière, endeuillé ensuite par la mort accidentelle de deux ouvriers sur le chantier de construction, est frappé de malédiction. Plusieurs sociétés d’investissement ont manifesté leur intérêt, apportant dans leurs cartons des idées de nouvelle affectation, hôtel de luxe, maison de repos ; toutefois, rien n’est fait à ce jour.
Quand il a pris son poste, Richard a quitté l’appartement qu’il habitait au village pour un logement de fonction dans l’un des quatre immeubles composant l’ensemble. Fonction… La personne chargée de le recruter lui a parlé, simplement, de « veille » : veille sur les différents bâtiments, veille sur les allées et venues, veille sur les mouvements alentour.
— Veille active, précisa le recruteur. Et elle inclut le gardien.
— Comment ça ? s’étonna Richard.
— Il faut aussi veiller sur le gardien, et même, étant donné l’individu, le surveiller.
— Parce qu’il y a déjà un gardien ?…
— Vous, vous serez régisseur.
À la sortie d’un énième tunnel – avec son éclairage sépulcral dispensé par des lanternes suspendues à intervalles irréguliers, ses parois de roche brute le long desquelles ruissellent des eaux d’infiltration, celui-ci, plus encore que les précédents, présentait l’aspect d’une grotte –, ils passent devant un panneau publicitaire aux couleurs délavées où figurent, représentées en perspective, les installations du centre. Chapeautant l’image, ces mots : VALS – AQUALIS – THERMALBAD, suivis d’un slogan dont certaines lettres sont effacées : DAS WIEDERGEFUNDENE LEBEN. Dans les marges de l’affiche sont dessinées des gouttes d’eau géantes qui fusent en une gerbe symbolisant le dynamisme, la vitalité.
Le ciel, vaste, haut, dégagé, maintenant que les nuages se sont écartés, est troué par le disque phosphorescent de la lune, à l’arrondi légèrement mangé. Ses rayons, lorsqu’ils viennent frapper les versants enneigés, renvoient une clarté froide, métallique, irréelle. En contrebas, sur une rive du Valser Rhein, une bâtisse en pierre grise est le point de départ d’un entrelacement de câbles portés par de puissants pylônes, qui la relient à l’une des deux centrales hydroélectriques d’Ilanz.
La route, dont la pente devient très prononcée, enchaîne ses lacets dans un paysage à présent plus dur, par endroits dépourvu de végétation, complètement minéral. À chaque virage en épingle, que le chauffeur aborde sans ralentir, le buste couché sur son grand volant, penché du côté intérieur de la courbe comme pour faire corps avec la machine, ou contrepoids, Cécile a la sensation que le sol se dérobe, que le vide se creuse sous elle.
— Nous arrivons bientôt ?
— Oui, c’est tout près.
— À droite après le bout du monde…
Depuis Sankt Martin, ils n’ont pas traversé un village, vu une habitation, croisé un véhicule (sinon celui immobilisé – panne, accident ? – dans l’une des aires aménagées le long de l’accotement pour faciliter la circulation à double sens sur cette chaussée désormais trop étroite). Le couple de la banquette voisine a engagé une discussion qui a vite tourné à la dispute, puis au silence hostile. De temps en temps, un mot méchant s’échappe encore d’entre les lèvres de l’un, ultime projectile lancé au visage de l’autre.
— Petite mine, Cécile. Fatiguée ?
— Fatiguée. À la correspondance de Coire je me suis endormie dans la salle d’attente, le chef de gare a dû me secouer. Ce long trajet à travers tout le pays… et puis tu sais sur qui je suis tombée au San Remo ? Rosy Bell. Elle m’a épuisée. Je crois t’avoir déjà parlé de Rosy.
— Lycée Pérel-Bollens… Tu lui as dit que tu partais quelques jours au grand air ?
— Autant annoncer la nouvelle à tout le canton de Genève. »

Extraits
« Après que Cécile a quitté la pièce, Franck explique qu’un article intitulé «Nouvelles macabres de l’aiguille du Tour» relate la découverte, il y a deux semaines, d’un corps gisant au fond d’une crevasse, conservé quasiment intact par le glacier. On y fait le lien avec un accident survenu à cet endroit par le passé: sous réserve d’une confirmation par les archives de la gendarmerie de Chamonix, l’officier interrogé par le journaliste pense que c’est celui de l’un des deux alpinistes disparus sur le versant sud de l’aiguille du Tour il y a une dizaine d’années. Certaines fractures constatées laissent supposer que, avant de chuter dans la crevasse, l’homme a glissé le long de la pente sur une centaine de mètres. Mais pourquoi seul l’un des deux corps a été retrouvé? Et ces cartouches de 7,65 L pour pistolet automatique, dans une poche?
— Le sac à dos était ouvert, continue Franck, et tout autour il y avait des mousquetons, un réchaud, une gamelle, un emballage du Vieux Campeur, etc.
Papiers d’identité endommagés, en grande partie effacés. » p. 43

« Richard, à l’instar de beaucoup de personnes, de beaucoup de choses, doit se loger dans l’un de ces tiroirs de l’existence de Franck qui lui demeurent verrouillés. Elle a l’habitude, et lui aussi, Franck, a l’habitude, en vertu de l’accord muet qui, depuis tant d’années, clôture leurs territoires respectifs. Que connait-il de la vie de Cécile à Paris? De l’appartement du quartier de l’Opéra qu’elle partage avec Georges, son mari? De son amie Claire? De ses travaux de lectrice pour une maison d’édition de livres d’aventures? » p. 49

« Raymond Dardel considère son bol de gaspacho. Février 1951: six ans ont eu beau s’écouler, c’est chaque fois la même chose, le même sentiment de malaise, peut-être de honte, c’est comme si chaque fuis, lui, Raymond, n’y avait pas droit, Il ne peut s’empêcher de penser à ses camarades qui ne sont pas rentrés, ses camarades restés là-bas — au Struthof, pour ce qui est de Perrine, exécutée d’une balle dans la nuque le surlendemain de son admission; à Auschwitz, pour ce qui est d’Oleg Vetrov, mort de fatigue après que Dardel et lui y ont été transférés suite à l’évacuation du Struthof à l’été 1944 —, ou à ceux qui se sont évanouis sans laisser de traces: Lucien Ariston, probablement torturé puis pendu dans les sous-sols de la Direction générale de la sécurité du Reich à Berlin; la psychiatre Alexandra Brantov, un temps détenue à la prison de Fresnes, avant, sans doute, d’être oubliée au fond d’une geôle nazie, méconnaissable. Le même malaise, oui, devant son bol de gaspacho, comme si, à tous, il leur avait ôté la nourriture de la bouche. » p. 160

À propos de l’auteur

DANCOURT_thierry_©Hannah_Assouline.jpgThierry Dancourt © Photo Hannah Assouline

Thierry Dancourt vit et travaille à Paris. Il a notamment publié en 2008 à La Table Ronde Hôtel de Lausanne, couronné par le prix du Premier Roman et le prix Bertrand de Jouvenel de l’Académie française. (Source: Éditions de La Table Ronde)

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