Ce que je sais de toi

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Prix Femina des lycéens 2023

En deux mots
La vie de Tarek semble toute tracée. Il sera médecin comme son père, épousera Mira et se réjouira de la naissance de leurs enfants. Mais il rencontre Ali et son destin va basculer. Retraçant son parcours, le narrateur va nous livrer une quête bouleversante.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Recherche Tarek désespérément

Dans ce premier roman brillant de maîtrise, Éric Chacour retrace le parcours d’un médecin égyptien qui a fui son pays et sa famille pour s’installer à Montréal. Une quête des origines, une histoire familiale bouleversante sur fond d’amours interdites.

Cela commence comme un roman initiatique. Le jeune Tarek, 12 ans, se promène dans les rues du Caire quand son père lui propose un petit jeu, désigner la voiture qu’il aimerait conduire. En fait, peu importe le choix de son fils, c’est pour lui expliquer qu’il lui faudra travailler beaucoup pour pouvoir se la payer.
Une dizaine d’années plus tard, il aura suivi le conseil et mis les pas dans ceux de son père, sera devenu médecin. À la mort de ce dernier, il reprendra cabinet, clientèle et développera le dispensaire. Une vie bien réglée, entouré de sa sœur Nesrine, de sa mère et de leur gouvernante.
Fatheya. Mais au cœur de ce gynécée manque Mira, son amour d’enfance.
Alors quand, bien des années plus tard, elle réapparait et se laisse enfin embrasser, la voie semble toute tracée pour prolonger la dynastie familiale. Elle deviendra son épouse et la mère de ses enfants.
Mais c’est oublier l’arrivée d’Ali dans sa vie. Le jeune homme devient son assistant et l’accompagne dans ses tournées. Gai et libre, il va très vite le fasciner. Et l’embrasser.
«À quoi bon décrire l’espoir tourmenté dans lequel te plongeait la vue de sa nuque, le frisson soudain au contact de sa chaleur, le tourment intérieur qui précédait chacune de ses paroles, l’incertitude du lendemain, l’intranquillité à l’idée que tout s’arrête brusquement?».
Au fil des jours leur relation va devenir de plus en plus nécessaire à Tarek. À tel point qu’il ne perçoit aucun des signes qui pourtant se multiplient. Les rumeurs enflent, le danger se précise. Jusqu’au jour où il n’est plus question de l’esquiver. Il faut alors mettre brutalement un terme à cette union «contre nature».
Une rupture qui va contraindre Tarek à l’exil. Il part pour Montréal.
C’est alors que le roman bascule. Habilement construite, la narration va passer du
« Toi » au « Moi » (avant de finir avec le « Nous »). Le narrateur change et avec lui la perspective de ce bouleversant roman. Ce « Moi » à la recherche de cet homme parti au Canada va explorer les secrets de la filiation qui sont autant au cœur du livre que les amours interdites. On y lira de belles pages sur l’exil et le renoncement, mais aussi sur l’espoir et la grâce.
Car c’est à la fois le combat d’un individu face à la société qui n’accepte pas ceux qui vivent à la marge que met en scène Éric Chacour que le combat d’un fils bien décidé à retrouver son père. Bouleversant!

Ce que je sais de toi
Éric Chacour
Éditions Philippe Rey
Premier roman
304 p., 22 €
EAN 9782384820344
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé en Égypte, principalement au Caire, mais aussi à Héliopolis et en Haute-Égypte, à Sohag. Il y est aussi question d’un exil à Montréal, au Canada et d’un voyage à Boston.

Quand?
L’action se déroule de 1980 à 2001.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le Caire, années 1980. La vie bien rangée de Tarek est devenue un carcan. Jeune médecin ayant repris le cabinet médical de son père, il partage son existence entre un métier prenant et le quotidien familial où se côtoient une discrète femme aimante, une matriarche autoritaire follement éprise de la France, une sœur confidente et la domestique, gardienne des secrets familiaux. L’ouverture par Tarek d’un dispensaire dans le quartier défavorisé du Moqattam est une bouffée d’oxygène, une reconnexion nécessaire au sens de son travail. Jusqu’au jour où une surprenante amitié naît entre lui et un habitant du lieu, Ali, qu’il va prendre sous son aile. Comment celui qui n’a rien peut-il apporter autant à celui qui semble déjà tout avoir ? Un vent de liberté ne tarde pas à ébranler les certitudes de Tarek et bouleverse sa vie. Premier roman servi par une écriture ciselée, empreint d’humour, de sensualité et de délicatesse, Ce que je sais de toi entraîne le lecteur dans la communauté levantine d’un Caire bouillonnant, depuis le règne de Nasser jusqu’aux années 2000. Au fil de dévoilements successifs distillés avec brio par une audacieuse narration, il décrit un clan déchiré, une société en pleine transformation, et le destin émouvant d’un homme en quête de sa vérité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Info culture (Mohamed Berkani)
RTS (Nicolas Julliard)
Le Devoir (Manon Dumais)
La Presse (Sylvain Sarrazin)
Culture 31
Blog T Livres T Arts
Blog Mémo Émoi
Blog The Unamed Bookshelf
Blog Les livres de Joëlle
Blog Mademoiselle lit


Eric Chacour présente «Ce que je sais de toi» à la Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« TOI
1 Le Caire, 1961
– Quelle voiture voudrais-tu, plus tard ?
Il avait posé cette simple question, mais tu ignorais alors qu’il fallait se méfier des questions simples. Tu avais douze ans, ta sœur dix. Vous vous promeniez avec votre père sur le bord du Nil, dans le quartier résidentiel de Zamalek. Porté par le cortège sonore d’une circulation désordonnée, ton regard s’oubliait sur cette tour en forme de lotus qui venait de surgir de terre. La plus haute d’Afrique, affirmait-on fièrement. Et construite par un melkite !

Ta sœur, Nesrine, n’avait pas attendu que tu répondes pour s’exclamer :
– Celle-ci, Baba ! La grosse rouge, là-bas !
– Et toi, Tarek ?
Cette considération ne t’avait jamais effleuré l’esprit.
– Pourquoi pas… un âne ?
Tu crus bon de te justifier : C’est moins bruyant.
Ton père força un rire qui signifiait que ta réponse n’était pas recevable. À moins que ce ne fût pour se convaincre que tu blaguais. Nesrine détachait une mèche de ses cheveux noirs pour l’enrouler autour de son index ; elle répétait ce geste quand elle cherchait à prendre la parole. Visiblement persuadée qu’un peu d’insistance lui permettrait de terminer l’après-midi au volant de sa décapotable, elle réitéra avec un enthousiasme décuplé :
– Moi, je veux la rouge, Baba ! Avec le toit qui s’ouvre !
Le regard de ton père te fit comprendre qu’il attendait toujours ta réponse. Pour lui faire plaisir, tu tentas au hasard :
– Je voudrais la voiture noire, là-bas. Celle qui est arrêtée au coin.
Ton père s’éclaircit la voix ; il pouvait procéder à sa démonstration :
– Tu as raison, c’est une belle américaine. Une Cadillac. Tu sais qu’elle coûte cher ? Il te faudra un bon travail pour pouvoir te l’offrir. Ingénieur ou médecin. Lequel préférerais-tu ?
Il s’adressait à toi sans te regarder, l’attention détournée par la pipe qu’il venait de coincer entre ses lèvres. Aspirant à vide dans un léger sifflement, il enclencha un rituel qui t’était à la fois mystérieux et coutumier. Satisfait de l’écoulement de l’air, il sortit de sa poche un sachet de tabac dont tu n’aurais su dire si l’odeur, par trop familière, te plaisait ou non. Il bourra ensuite le foyer, tapant de son majeur droit pour que les feuilles séchées trouvent leur place, puis tassa le tout avec application. Chaque étape de la méticuleuse opération semblait destinée à t’offrir un délai raisonnable de réflexion. Lorsqu’il remit en bouche l’instrument pour en vérifier le tirage, tu compris qu’il ne te restait que peu de temps pour répondre. Le claquement du briquet retentit comme une alarme de minuterie. Dans la fumée des premières bouffées, tu hasardas sans conviction :
– Médecin, plutôt…
Il s’immobilisa un instant, comme s’il considérait une offre que tu viendrais de lui faire, puis lâcha sobrement :
– Bien, mon fils, c’est un bon choix.
C’était un choix par défaut : tu ignorais ce en quoi consistait le métier d’ingénieur. Cela n’avait plus d’importance, son fils serait médecin comme lui. Il n’avait plus besoin d’argumenter. Les doigts qui t’apprendraient un jour ton futur métier tassèrent d’un bourre-pipe les premières cendres de votre conversation. Pendant que ton père rallumait d’une flamme sa pipe, tu t’imaginais revêtant sa blouse blanche, celle qu’il portait au rez-de-chaussée de votre villa de Dokki dont il avait fait son cabinet. Tu avais l’âge de n’avoir pour projets que ceux que l’on formait pour toi ; n’était-ce réellement qu’une question d’âge ?
Votre marche se poursuivait dans le silence. Chacun semblait absorbé dans ses pensées. Lorsque le tabac fut consumé, ton père consulta sa montre de gousset, celle qui portait à son dos ses initiales. Et incidemment, les tiennes. Il était l’heure de rentrer. Elle affichait systématiquement l’heure de rentrer quand il ne restait plus rien à fumer. Infaillible synchronicité entre pipe et montre de gousset.

Le soir venu, tu annoncerais à ta mère que tu serais un jour docteur. Sans émotion, comme on transmet une information anodine que l’on vient d’obtenir. Elle accueillerait la nouvelle avec autant d’enthousiasme que si tu venais de lui présenter ton diplôme d’État avec mention. Nasser construisait le plus grand pays du monde et ta mère avait décidé que tu en serais le plus prestigieux médecin. Un peu plus tôt, Nesrine t’avait fait promettre de lui acheter une voiture rouge décapotable.
Tu avais douze ans. Tu te méfierais désormais des questions simples.

2
Tu ne savais pas quand commencerait la vie. Petit, tu étais un élève brillant. Tu rapportais de bonnes notes à la maison et l’on te disait que ce serait utile pour plus tard. La vie commencerait donc plus tard. À ce stade, seuls défilaient des instants dont tu ne conserverais pratiquement rien. On ne retient pas le nom de ceux qui se sont usé le dos à vous porter sur leurs épaules, pas plus qu’on ne remarque les heures passées à préparer votre plat préféré. On conserve, en revanche, l’insignifiance : tu avais ri de Nesrine parce qu’elle n’arrivait pas à prononcer correctement pyramide en arabe, vous aviez mangé sur une plage des frescas et la mélasse avait taché vos maillots, tu dessinais avec ton doigt sur les fenêtres couvertes de buée quand Fatheya, votre domestique, cuisinait…
Tu scrutais les adultes, leur gestuelle, leurs intonations, leur apparence. Il arrivait que l’un d’eux prenne la parole, comme désigné par une autorité naturelle, pour raconter la dernière plaisanterie qu’il avait entendue. Les yeux de l’assistance se rivaient sur lui et cette attention nouvelle le transfigurait. Sa voix se modulait, ses mouvements épousaient son récit et tu sentais une tension s’installer dans la pièce. Tu t’émerveillais de l’effet produit sur l’auditoire, une foule soudain réduite à une respiration unique dont le rythme épousait l’intonation de l’orateur. Ce dernier pouvait enfin accélérer le débit de ses mots et dévoiler la chute que chacun attendait. Tous l’accueillaient alors d’un rire sonore et libérateur, un rire non concerté et pourtant parfaitement accordé.
C’étaient les hommes qui riaient. Pourquoi riaient-ils ? Tu n’en savais rien. Les indéchiffrables sous-entendus, les évidentes exagérations, les mots qui t’étaient encore inconnus, les œillades complices, les moues réprobatrices des mères qui rappelaient la présence d’enfants, les gestes désinvoltes des hommes qui semblaient leur répondre que, de toute façon, ils ne sont pas en âge de comprendre. De toute façon, tu n’étais pas en âge de comprendre. Ce langage semblait appartenir au monde des adultes, un continent lointain qu’il te restait à découvrir. Tu ignorais si l’on y échouait un jour, sans s’en apercevoir, pour trop avoir laissé l’enfance dériver, ou s’il s’agissait de terres qui se conquièrent dans la souffrance. Se pouvait-il qu’elles te restent à jamais étrangères ? Rirais-tu un jour comme eux ?
Leur présence électrisait Nesrine. Elle interrompait leurs discussions pour demander la signification d’un mot ou répondre à la plus rhétorique de leurs questions. Elle ne saisissait pas plus que toi le sens de leurs blagues, mais joignait son rire d’enfant à ceux de l’assemblée. Elle riait à la seule idée de rire avec les autres. Cela lui suffisait. Ne la trouvait-on pas adorable ?

La vie commencerait plus tard. Pour l’heure, ce n’était pas la vie. C’était une attente, un répit peut-être, l’enfance, une lente préparation. À quoi te préparais-tu ? Ou, plus précisément, à quoi te préparait-on ? Tu appréciais davantage la compagnie des adultes que celle des enfants de ton âge. Tu étais ébloui par ceux qui n’hésitent jamais. Ceux qui, avec le même aplomb, peuvent critiquer un Président, une loi ou une équipe de football. Ceux dont chaque geste semble affirmer qu’ils détiennent la vérité pleine et entière. Ceux qui régleraient en un claquement de doigts les questions de la Palestine, des Frères musulmans, du barrage d’Assouan ou des nationalisations. Tu finissais par croire que c’était cela, l’âge adulte : la disparition de toute forme de doute.
Un jour, il t’apparaîtrait pourtant avec évidence qu’il n’existe que très peu d’adultes véritables. Que nul ne se départ tout à fait de ses peurs originelles, de ses complexes adolescents, du besoin inassouvi de venger ses premières humiliations. On s’étonne encore de déceler une réaction puérile chez un de nos semblables, mais c’est une grossière erreur : il n’y a pas d’adultes au comportement d’enfant, il n’y a que des enfants qui ont atteint l’âge où le doute est honteux. Des enfants qui finissent par se conformer à ce que l’on attend d’eux : qui renoncent à la moindre remise en question, affirment sans plus trembler, méprisent la différence. Des enfants aux voix rauques, aux cheveux blancs, à l’alcool facile. Bien des années plus tard, tu finiras par comprendre qu’il faut les fuir quoi qu’il en coûte. Mais en ce temps-là, ils te fascinaient.

3
Le Caire, 1974
Les pères sont faits pour disparaître ; le tien était mort dans la nuit. Dans son lit, comme Nasser, au moment où chacun se faisait à l’idée qu’il était immortel. Ta mère ne s’en était rendu compte qu’au matin. Il était inhabituel qu’elle se réveille avant lui. Le croyant endormi à ses côtés, elle n’osa pas le déranger. Il offrait à la mort la même absence inflexible d’expression qu’il avait opposée à la vie et rien ne laissait à penser qu’il venait d’abandonner la seconde pour la première. Elle lança un regard machinal à sa montre. Il était 6 heures passées. Elle s’étonnait de ce qu’il ne se soit pas levé à 5 h 20 comme à son habitude. Dans un premier temps, elle craignit qu’il ne la blâme de le réveiller. Peut-être avait-il simplement besoin d’un peu plus de sommeil. Qui était-elle, après tout, pour savoir mieux qu’un médecin ce qui est bon pour lui ? Elle attendit. Ne le voyant toujours pas se lever, elle s’inquiéta qu’il ne l’accuse, à l’inverse, de l’avoir trop laissé dormir. Elle commença par faire quelques bruits discrets qui demeurèrent sans effet. Désormais assurée qu’il lui serait reproché quelque chose quoi qu’elle fasse, elle se décida à le secouer. Contre toute attente, il ne lui reprocha rien.

La nouvelle ne te parvint pas tout de suite. Tu venais de prendre la route en direction du Moqattam. Un dispensaire se bâtissait à ton initiative sur cette colline située en bordure orientale du Caire et tu avais pris congé pour superviser l’avancée des travaux. À peine descendais-tu de ta voiture qu’un gamin courut en ta direction.
– Docteur Tarek ! Docteur Tarek ! Docteur Thomas votre père vient de mourir, il faut rentrer chez vous tout de suite !
Tu aurais cru à une mauvaise plaisanterie s’il n’avait prononcé ton nom et celui de ton père. Tu essayas de le questionner, mais il te fit comprendre d’un haussement d’épaules qu’il n’en savait pas plus que le message qu’on lui faisait transmettre. Tu sortis de ta poche quelques piastres pour le remercier avant de te remettre en route. Le large sourire qui se dessina sur ses lèvres à la vue des pièces eut raison de la gravité qu’il s’était efforcé d’afficher en te portant la nouvelle. Tu repris la route, plus choqué que triste, sans avoir tout à fait conscience de l’annonce qui venait de t’être faite. Tu étais pressé de retrouver les tiens.

Tu entras par la clinique où ton père n’officierait plus, sans chercher à comprendre les implications de cette nouvelle réalité, et gravis quatre à quatre les escaliers pour rejoindre ta mère. Tu la trouvas assise dans le salon avec ta tante Lola. L’une semblait s’exercer à son nouveau rôle de veuve devant l’autre, visiblement exaltée à l’idée d’assister à cette intronisation depuis les premières loges et ne manquant pas d’exprimer sa reconnaissance par quelques sanglots démonstratifs. Tu eus presque le sentiment de les déranger. Percevant ton trouble sur le pas de la porte, ta mère t’invita à entrer d’un geste de la main. Ses bracelets s’entrechoquèrent dans un cliquetis impatient. Lorsque tu fus à sa hauteur, elle se leva, te prit dans ses bras et répondit par un convenu « Il n’a pas souffert » à la question que tu ne lui avais pas posée. Elle avait les traits et les cheveux respectablement tirés. Comme elle était plus petite que toi d’une bonne tête, tu voûtais tes épaules pour l’enserrer dans un mouvement qui t’était inconfortable. Tu restas quelques secondes immobile, sans trop savoir lequel de vous deux consolait l’autre, puis elle se libéra de ton étreinte et t’enjoignit d’aller retrouver ta sœur.
Te voyant entrer dans la cuisine, Nesrine se mit à pleurer sans retenue, au grand dam de la bonne. Cela faisait plusieurs heures que Fatheya improvisait boissons chaudes, caresses énergiques et implorations divines pour l’empêcher de s’effondrer ; ton arrivée fut un courant d’air sur son château de cartes laborieusement érigé. Elle te lança un regard noir mais se radoucit aussitôt, comme s’il lui avait fallu quelques secondes pour comprendre que ce deuil était aussi le tien. Elle s’approcha de toi, murmura « Mon cœur » en te regardant. Elle qui avait mille manières de t’appeler « mon cœur » avait choisi celle qui signifiait « Sois fort ». Elle t’indiqua d’un geste de la tête qu’elle avait fort à faire et vous laissa seuls.
La mine défaite par le chagrin, ta sœur te paraissait plus jeune que ses vingt-trois ans. Elle te rappelait l’adolescente que tu emmenais manger du fetir sucré à Zamalek quand elle te confiait ses malheurs. Tu ne lui en connaissais aucun qui ne se dissolve dans le miel. Peut-être était-ce cela qui lui procurerait le plus grand réconfort à cet instant précis. Tu ne lui dirais pas où tu la conduisais, elle ne chercherait pas à le deviner, l’important étant simplement de vous éloigner de ces murs qui transpiraient la tristesse. Elle esquisserait un sourire au moment de reconnaître la devanture du café et vos pensées se rejoindraient. Aucun mot ne serait nécessaire ; elle se contenterait de regarder le cuisinier étirer sa pâte en la faisant virevolter au-dessus de son comptoir en marbre, son tour de main expert amplifié par les miroirs derrière lui. Ce ne serait qu’une incartade au milieu de votre deuil.
Tu chassas rapidement cette idée de tes pensées. Tu ne te voyais pas annoncer à ta mère que vous partiez vous promener en ville en pareilles circonstances. On n’est jamais que ce que la société attend de soi ; à cet instant précis, la société attendait de vous des visages qui inspiraient l’estime et la compassion. Certainement pas des miettes de pâtisseries que l’on essuie au coin des lèvres avec l’empressement d’un enfant gourmand.
Lesté du poids de tes vingt-cinq ans, tu t’assis près de ta sœur. La chaise avait gardé la chaleur de Fatheya.
– Ça va ?
Elle répondit en te montrant les coulures de khôl sur ses joues. Comment cela pouvait-il aller ? Elle sourit. C’était tout ce qui comptait.

Tu profitas de ce calme avant la tempête annoncée. La nouvelle du décès ne tarderait pas à lever les foules comme le khamsin emporte le sable au printemps. Tu n’avais pas connu la communauté levantine du Caire à son apogée, mais elle demeurait une ville dans la ville. La sachant soudée dans les moments de joie comme dans les drames, tu te doutais que le départ de l’un de ses éminents médecins provoquerait une certaine émotion. Ces Chawams composaient de fait l’essentiel de la pratique de ton père et de votre vie sociale. Chrétiens issus de divers rites orientaux, ils étaient originaires du Liban, de Syrie, de Jordanie ou de Palestine. Ils avaient beau être établis sur les rives du Nil depuis plusieurs générations, nombre d’entre eux maniaient mieux le français que l’arabe, ne parlant ce dernier que par nécessité. On les considérait d’ailleurs comme des étrangers, au mieux des « égyptianisés », sans qu’ils cherchent vraiment à s’en défendre.
Tu évoluais dans ce monde bourgeois et occidentalisé, sorte de bulle allogène de plus en plus anachronique. Elle était l’héritage d’une Égypte cosmopolite et tournée vers l’avenir où les différentes populations d’ascendances lointaines se fréquentaient. Les Levantins se reconnaissaient dans l’éducation européenne des Grecs, des Italiens ou des Français. Ils savaient, comme les Arméniens, le goût ferreux du sang qui précède un exil. Ces choses-là rapprochent. La famille de ton père était de celles qui avaient fui les massacres de Damas, en 1860. Il n’en conservait que son prénom, hommage au quartier chrétien de la porte Saint-Thomas où ses ancêtres avaient vécu, et quelques bijoux, rescapés de la joaillerie qu’ils y tenaient, dont cette montre de gousset qui ne le quittait jamais. Dans l’espoir, sans doute, que vous les transmettiez un jour à vos enfants, il vous racontait, à ta sœur et toi, des histoires d’un autre temps. Elles parlaient de ceux qui vous avaient précédés, arrivés par vagues successives et contribuant à la renaissance intellectuelle du pays qui les accueillait, mais aussi de la domination britannique dont ils s’accommodaient bien et des fonctions prestigieuses qu’ils occupaient dans l’administration, le commerce, l’industrie ou la culture. De ses mots transparaissait une fierté mêlée de reconnaissance envers ce peuple qui leur avait ouvert les bras. Mais ses intonations avaient de plus en plus de peine à contenir leurs notes mélancoliques. Il savait bien que l’eau avait coulé sous le pont de Qasr al-Nil et qu’une autre Égypte s’était éveillée. Une Égypte à la reconquête de son identité arabe et musulmane, galvanisée par le patriotisme nassérien et ses rêves de grandeur retrouvée. Une Égypte résolue à ne pas se faire déposséder de son élite. Suez, les nationalisations, les confiscations et les départs avaient provoqué un réveil brutal pour ces Chawams qui s’étaient rêvés en trait d’union entre Orient et Occident. Tu te souvenais de cette époque où pas un jour ne passait sans qu’un ami vous annonce son départ pour la France, le Liban, les États-Unis, l’Australie ou le Canada. Sans autre violence que celle d’un déchirement intérieur, ils se résignaient à quitter la terre qu’ils avaient éperdument aimée et où ils pensaient être un jour enterrés. Vous apparteniez à ces quelques milliers qui étaient restés, refusant d’abandonner un pays qui leur tournait le dos. Ceux-là qui tâchaient de perpétuer l’illusion d’une vie de douceur dans le décor familier de leurs maisons, leurs églises, des écoles françaises où ils inscrivaient leurs enfants et de ce cimetière grec-catholique du Vieux-Caire où ton père, bientôt, reposerait.
Ils furent nombreux à se bousculer le lendemain, à votre domicile de Dokki. Une cousine de Fatheya était venue prêter main-forte à l’organisation de ce défilé condoléant que ta mère accueillait avec sa dignité de rigueur. Elle recevait les visites minutées de ceux que l’alliance improbable des règles de bienséance et d’un instinct voyeuriste conduisaient à votre palier. Ils venaient avec leurs formules convenues et quelques souvenirs de ton père soigneusement dépoussiérés pour l’occasion, jugeaient intérieurement de votre état d’accablement. Ils scrutaient le sillon obscur creusé sous vos yeux par la fatigue, le frémissement s’emparant de vous au moment où ils prononçaient le nom du défunt, puis repartaient avec le goût mêlé des pâtisseries à la pistache et du devoir accompli. Pour certains, la mort est résolument ce que la vie peut offrir de plus divertissant.

Il s’agissait du premier deuil auquel tu étais si directement exposé. Tu découvrais ce sentiment diffus d’être extérieur à toi-même, presque dissocié de ta propre enveloppe, comme si l’esprit se refusait à infliger au corps une douleur qu’il ne supporterait pas. Tu te voyais apprendre la disparition de ton père, recevoir les invités, tâcher de soulager ta mère. Tu entendais chacun des mots que tu disais comme s’il était prononcé par un tiers. Tu t’observais en compagnie de Nesrine, elle pleurant autant que tu ne pleurais pas.
Il fallut près d’une semaine pour qu’une nuit, dans la solitude de ta chambre, montent tes premières larmes. Tout ce qui concernait ton père relèverait désormais du souvenir, mais ce n’est pas ce vertige-là qui s’emparait de toi. Non, c’est une autre détresse qui t’envahissait. Tu ressentais soudain l’étau des responsabilités qui enserrait ta poitrine. Les obligations sociales auxquelles tu t’étais plié durant les derniers jours t’avaient conduit à jauger la place qu’occupait ton père dans votre communauté et, par translation, celle qu’il te faudrait désormais investir. En fait, à cet instant précis, tu pleurais surtout sur ton sort. Tu étais cet imposteur qui dépossédait son père jusque des larmes qui lui revenaient.
Dans un mélange de superstition et de fatigue, tu imaginas qu’il pouvait être là, présence invisible, omnisciente, observant tes gestes et déchiffrant tes pensées. À mesure que tu le sentais proche te revenaient le ton de sa parole rare et l’éloquence de son sourcil. L’odeur du tabac bourrant sa pipe, les éclats de voix que seules pouvaient provoquer ses parties de bridge, sa capacité à mémoriser chaque carte qui avait été jouée lors d’une levée. La main sûre qui t’avait appris à palper les corps, à traquer les signes naissants de la maladie, à anticiper les questions cliniques qui ne feraient bien souvent que confirmer l’intuition d’une première auscultation. Le regard ferme dont l’autorité suffisait à interrompre les scènes de colère auxquelles pouvait se livrer ta mère. Tu te demandas brièvement si, de tous, ce n’était pas ce dernier élément qui te manquerait le plus.
Revoir ton père à travers ces détails anodins t’apaisa. C’est comme s’il redevenait le centre légitime de ta détresse, étouffant par là même le feu d’une culpabilité qui menaçait de te consumer. Ton cœur reprit un rythme normal. Tu avais pensé à lui et tu avais pleuré. Qu’importait l’ordre dans lequel cela s’était produit, tu avais fait ce qu’un fils en deuil se doit de faire. Ton corps était fatigué d’un effort difficilement identifiable. Tu te demandas le temps qu’il faudrait à ton esprit pour lui soustraire chacun de ces souvenirs. Tu t’endormis avant d’avoir trouvé une réponse convaincante.
* * *
Les semaines suivantes furent inondées de considérations diverses. Ta mère se plongeait avec une dévotion minutieuse dans sa nouvelle réalité. Elle tolérait les signes de fatigue (quoi de plus légitime ?), mais prenait garde à ce qu’ils ne soient pas perçus comme des indices de relâchement. Un peu d’éplorement pouvait s’entendre, mais en aucun cas l’abattement ! Elle traçait entre l’un et l’autre une frontière subtile dont elle parvenait toujours à se trouver du bon côté. Derrière sa force de caractère que tous admiraient, on faisait peu de cas de la contribution de Fatheya qui s’attachait avec une discrète abnégation à répondre aux injonctions de son employeuse. Il me faut d’ailleurs rétablir ici une vérité : Fatheya ne s’appelait pas vraiment Fatheya. Ses parents l’avaient nommée Nesrine à la naissance, mais il apparut très tôt à ta mère qu’avoir deux Nesrine à la maison ne pouvait être que source de confusion (sans compter qu’il n’était pas décemment envisageable que sa progéniture partage ne serait-ce qu’un prénom avec la bonne). Mais voilà, il se trouvait que Fatheya travaillait bien, apprenait vite et ne semblait nourrir aucune concupiscence suspecte pour les couverts en argent, comme l’attestaient les recomptes méticuleux qui suivaient ses fins de service. Ta mère décida donc de ne pas tenir rigueur à Nesrine-Fatheya de l’usurpation rétrospective du prénom de sa fille. D’autorité, elle en choisit un autre à sa bonne, relevant que cette dernière n’avait pas été davantage consultée pour le précédent et qu’il n’y avait donc pas lieu de s’en plaindre. Cette rédemption onomastique inespérée encouragea Fatheya à redoubler d’inventivité pour satisfaire sa patronne. À ce moment précis, cela consistait essentiellement à convertir son entrée dans le veuvage en une éclatante séquence sociale.
Tu ne pouvais pas lui en vouloir, tu savais bien que ce n’était pas une situation enviable. Même un demi-siècle après que Hoda Charawi eut fait voler son voile au large d’Alexandrie, la gestion autonome de sa propre existence administrative demeurait un horizon lointain pour une femme seule. Avoir un fils se révélait alors un atout précieux. Tu pris assez naturellement en charge les diverses procédures bureaucratiques occasionnées par le décès de ton père et qui s’ajoutaient au travail que tu poursuivais dans son cabinet. Ses patients te conservèrent d’ailleurs, dans une large majorité, leur fidélité malgré l’écart important en expérience et en réputation qui te séparait de lui.
Tu reproduisais les gestes qui t’avaient été froidement enseignés dans la prestigieuse faculté de médecine de Kasr el Aini et auxquels ton père avait su donner sens et matière. Il t’avait appris la technique et, pour autant que cela puisse se transmettre, l’intuition. La manière d’aborder une maladie et celui qui la porte. Celle d’écouter les pulsations d’un cœur autant que ce pour quoi il bat. Il n’avait pas le compliment facile, mais tu savais reconnaître les marques d’approbation, parfois même de fierté, qu’il exprimait parfois de manière détournée. De simple assistant, il avait su progressivement t’amener à prendre une part grandissante dans les consultations qu’il offrait. Il lui arrivait même de demander ostensiblement ton opinion devant certains patients ou de souligner la valeur de ton avis dans un diagnostic rendu. Cela te gênait au début, mais tu compris vite que c’était une manière pour lui de te positionner en légataire de son savoir. À présent qu’il avait disparu, il te restait à poursuivre la construction de cette légitimité dont il avait bâti les fondations.

Extraits
« Tu ne cherchais pas à mettre de mots sur l’effet qu’Ali produisait sur toi. À quoi bon décrire l’espoir tourmenté dans lequel te plongeait la vue de sa nuque, le frisson soudain au contact de sa chaleur, le tourment intérieur qui précédait chacune de ses paroles, l’incertitude du lendemain, l’intranquillité à l’idée que tout s’arrête brusquement? » p. 106

« Écrire, c’est une belle saloperie. Ce n’est pas de moi: c’est Fatheya qui l’a dit. Au début, j’ai cru que je pourrais raconter ton histoire, choisir des mots, des beaux mots, des mots comme ceux des tragédies françaises exposées en bonne place dans la bibliothèque en chêne de Mémie. J’ai cru que ça suffirait. Dire ce que je savais de toi, inventer le reste, te trouver des excuses, te décrire à la mesure de celui que j’aurais voulu que tu sois. Pis, j’ai cru que je pourrais rester extérieur à ce récit. C’était insensé. On ne peut pas rester extérieur à sa propre histoire. À ce qui vous a précédé, ce qui vous a manqué, ce qui vous a construit. Alors on finit par se raconter soi-même. On ôte les mots d’apparat, on ne garde que ceux qui sonnent juste. S’ils ne sont pas plausibles, s’ils n’expliquent pas ce qui est ou ce qui aurait pu être, ils ne servent à rien. On déchire des pages entières d’artifices accommodants, de vraies esquives, de faux-fuyants, pour finalement s’apercevoir que l’on décrit autant sa propre haine que la lâcheté de l’autre. Et on en sort épuisé. » p. 263

À propos de l’auteur
CHACOUR_Eric_©justine_latourÉric Chacour © Photo Justine Latour

Né à Montréal de parents égyptiens, Éric Chacour a partagé sa vie entre la France et le Québec. Diplômé en économie appliquée et en relations internationales, il travaille aujourd’hui dans le secteur financier. Ce que je sais de toi est son premier roman. (Source: Éditions Philippe Rey)

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Un soir d’été

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En deux mots
Philippe vient passer des vacances sur l’île de Ré où il retrouve ses amis François et Christophe et fait la connaissance de Nicolas. Les jeunes hommes vont croiser Alice et son frère Marc, deux parisiens qui ne vont pas les laisser indifférents. Mais le bel été 1985 va connaître un drame.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

François, Christophe, Nicolas, Alice, Marc et Philippe

Ils sont six, quatre amis qui vont croiser deux parisiens en vacances sur l’île de Ré. Philippe Besson raconte comment, en cet été 1985, ils vont perdre leur innocence. Un roman d’initiation autour d’un drame inexpliqué, riche en émotions.

Comme souvent dans les romans de Philippe Besson, les chapitres initiaux nous présentent une galerie de personnages. Nous sommes durant l’été1985, au moment où la famille rejoint ses quartiers d’été sur l’île de Ré. Le narrateur, Philippe Besson, a retrouvé François, le fils du boucher qui seconde son père. Ils vendent viande et charcuterie dans une camionnette installée sur la place du marché. Là, il leur arrive de croiser Christophe, qui lui est fils de pêcheur et se lève tous les matins aux aurores pour grimper sur le bateau paternel et aller jeter les filets. C’est aussi pourquoi la plupart de ses après-midis sont consacrés à la sieste. Le trio est complété par Nicolas, nouveau venu sur l’île, mais qui y réside désormais avec sa mère. Il ne va pas tarder à devenir intime avec Philippe et ne plus guère avoir de secrets pour son nouvel ami.
À la veille du 14 juillet, la petite bande va croiser une famille de Parisiens en vacances et remarquer particulièrement Alice, la fille qu’ils s’empressent d’inviter à la fête. Elle sera accompagnée par son frère Marc. Voilà donc une bande de six jeunes «empêtrés dans une contradiction fondamentale: on voulait séduire, avoir des histoires, on était guidés par notre libido balbutiante, et pourtant, le plus souvent, on restait dans l’incertitude, l’entre-deux, une sorte de zone grise, on manquait de résolution, ou de discernement, ou d’énergie, ou des trois et, à la fin, souvent, on préférait la compagnie de nos potes à l’amour et au sexe, c’était moins impliquant, moins épuisant.»
Si Alice devient vite l’objet d’une rivalité amoureuse entre François et Nicolas, sous l’œil de Philippe, dont l’homosexualité est maintenant assumée, cela ressemble plus à un jeu, une parade qu’à un conflit ouvert. Le soleil invite à l’indolence et à la paresse. «C’était merveilleux de ne pas avoir quelque chose à faire, d’être improductif, de se tenir dans la mollesse, l’inertie, de n’être dérangé par rien, rattrapé par rien ni personne. C’était merveilleux que, tout à coup, l’existence entière soit sans objet, sans but.»
Et puis arrive la nuit du 19 au 20 juillet. Cette nuit où tout va basculer. Ils étaient six et vont se retrouver à cinq. «Pourquoi a-t-il fallu que l’un d’entre nous disparaisse?» Cette question continue aujourd’hui de hanter Philippe Besson.
Ce que lui et ses amis ont vécu comme une épreuve aura, bien des années plus tard le goût d’un rite de passage. «Je songe que c’est un état magnifique, l’innocence. Et qu’on ne s’en rend compte que lorsqu’on l’a perdue.» écrit l’auteur de Ceci n’est pas un fait divers avec cette sensibilité qui fait sa force. Avec lui, on comprend combien les disparitions inexpliquées fascinent autant. Parce qu’on se met à la place des proches du disparu et de son entourage, parce qu’on partage leur désarroi, et parce que ces questions restent sans réponse.
Avec son style toujours aussi limpide, Philippe Besson continue de creuser les faits divers. Un peu comme dans Paris-Briançon, il fait monter le suspense jusqu’aux ultimes chapitres, quand les émotions atteignent leur paroxysme.

Un soir d’été
Philippe Besson
Éditions Julliard
Roman
208 p., 20 €
EAN 9782260055808
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, sur l’île de Ré. On y évoque aussi la Charente natale de l’auteur et Rouen.

Quand?
L’action se déroule durant l’été 1985.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Nous étions six – cinq garçons et une fille – insouciants, frivoles, joyeux, dans un été de tous les possibles. Pourquoi a-t-il fallu que l’un d’entre nous disparaisse ? »
S’inspirant d’une histoire vécue, Philippe Besson retrace un drame de sa jeunesse, survenu dans l’île de Ré, un soir de juillet, au milieu des années 80.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Ugo Loumé)

Les premières pages du livre
Aujourd’hui
Ce matin, au détour d’une rue, dans la ville où j’habite désormais, j’ai cru reconnaître son visage et sa démarche.
C’était absurde, bien entendu : tant d’années se sont écoulées depuis les événements, il aurait forcément beaucoup changé et le croiser aurait exigé un improbable concours de circonstances. Pourtant, je n’ai pas pu m’empêcher de me lancer dans une étrange filature, de poursuivre cette silhouette simplement parce qu’elle m’a paru familière, d’emboîter le pas à un inconnu du seul fait de sa ressemblance avec l’homme qu’il pourrait être devenu. Je me suis retrouvé à me frayer un chemin sur des trottoirs encombrés, à me faufiler à travers la foule, à traverser la chaussée sous des coups de klaxon. Je ralentissais le pas dès qu’il s’immobilisait, je maudissais les feux passant au vert au mauvais moment, puis je reprenais de plus belle. Finalement, n’y tenant plus, j’ai accéléré pour le dépasser et me retourner. J’avais besoin de vérifier. D’en avoir le cœur net. La vérité, si vous voulez que je vous dise, c’est que je ne suis jamais parvenu à me débarrasser de cette histoire, elle ne m’a jamais quitté, elle est là, quelque part, coincée dans les recoins de ma mémoire et resurgit de temps à autre. D’ailleurs, ce n’était pas la première fois que j’étais soudain aimanté par une ombre, une forme, une apparition fugace. De la nostalgie? Peut être. Le regret de notre jeunesse insouciante, alors. Une sorte de manque? Sans doute. Comme si cette absence était impossible à combler. De la culpabilité? Celle de n’avoir rien vu venir, dans ce cas.
Vous savez, vous, pourquoi il faut que les belles histoires finissent mal?

1985
J’ai dix huit ans. C’est l’été, le commencement de l’été.
Depuis le pont du bac qui relie le continent à l’île, je regarde les véhicules alignés en contrebas, dans le ventre du bateau. Des familles, dont la nôtre, ont parfois attendu des heures, avant de pouvoir embarquer. Mon attention est attirée par des enfants qui courent entre les rangées de voitures ; j’ai été l’un d’eux, il n’y a pas si longtemps. Puis je m’attarde sur les marins dans leur uniforme blanc, étincelant sous le soleil, qui assurent la traversée ; bientôt ils ne la feront plus, cette traversée, un pont va être construit, des gens importants en ont décidé ainsi. Finalement, je relève la tête pour observer les mouettes portées par le vent ; on jurerait que leur vol est immobile.
Et je ferme les yeux.

Je respire les effluves mélangés de carburant et de sel, j’entends le fracas des vagues contre la carcasse du ferry, je sens le roulis régulier. Je ne saurais dire si je suis triste ou joyeux. Probablement un peu les deux. Je pense à l’année scolaire qui vient de s’achever, celle de ma prépa, je songe à ce qui m’attend, partir à Rouen, c’est loin Rouen, loin de ma Charente natale, et je pressens que rien ne sera plus comme avant, que c’en est à coup sûr fini de l’adolescence, même si j’aimerais m’y raccrocher encore. Je pense à ceux qui ont été mes compagnons depuis le collège ou le lycée et que je ne verrai plus aussi souvent ou plus du tout. C’est une sensation déchirante. Déjà, si tôt dans ma vie, je trouve insupportable de perdre des gens. Pourtant, je souris un peu, ou, si je ne souris pas, je devine que j’ai un visage apaisé. Pas seulement à cause des yeux fermés. Ni à cause de la lumière chaude sur la peau. Non : cette douceur qui s’est dessinée, c’est parce que je vais retrouver l’île.
Quand je rouvre les yeux, un petit garçon, six ans peut être, est planté devant moi. Il m’observe avec un drôle d’air, ou plutôt il me détaille. En fait, c’est mon tee shirt qu’il ne quitte pas des yeux. Un tee shirt délavé, au col échancré, avec une tête de Mickey sur la poitrine. Il doit penser que j’ai passé l’âge de porter des tee shirts de ce genre ou, au contraire, ça lui plaît, il se dit qu’on pourrait être amis. Je le laisse me scruter sans lui poser de questions. Je ne sais pas m’adresser aux enfants. Avec eux, je suis toujours dans la maladresse. Je baisse la tête.
Cet été là, mon frère n’était pas avec nous, je ne me souviens plus pourquoi. Peut être travaillait il chez Venthenat, l’usine d’emballages de Barbezieux, pour gagner un peu d’argent. En juillet et août, ils embauchaient des étudiants pour remplacer les ouvriers partis en congés payés. De toute façon, mon frère n’a jamais tellement aimé l’île. Je crois qu’en fait, il n’en aimait pas les habitants, ne comprenait pas leur état d’esprit – une certaine tendance à l’isolement et à la discrimination, selon lui, même s’il ne le formulait pas ainsi. Donc, il y a juste mes parents et moi. Ils me font signe de regagner la voiture, on approche du débarcadère.
Quand on accoste à Sablanceaux, tout m’est redonné instantanément : la route en mauvais état parce que les milliers de vacanciers débarquent forcément ici, la silhouette des pins parasols, la présence rassurante de la plage, l’odeur de varech à marée basse et, très vite, le camping du Platin où j’ai passé tant de journées, Christian, le meilleur ami de mon père, rencontré au service militaire, y possédant une baraque à frites qui ne désemplit pas. Un peu plus loin, une place avec un manège et un terrain de pétanque, des murets de pierre noircis, des maisons aux volets vert bouteille, un virage : on se dirige vers La Noue. C’est là que Christian habite, avec sa femme et ses deux enfants, là que nous sommes hébergés.
Dès notre arrivée, il y a les accolades, les embrassades, quelque chose de pas du tout mondain, pas du tout chichiteux, un élan sincère, irréfléchi, pour se dire qu’on s’est manqué depuis l’an dernier, qu’on est heureux de se revoir, d’être réunis. Si je peux me montrer sauvage parfois, ou insolent – certains me le reprochent d’ailleurs –, avec eux, je ne le suis jamais, c’est impossible.
Christian et Anne Marie, sa femme, sont les seuls adultes avec qui je partage cette tendresse spontanée. Mes oncles, mes tantes, je m’en tiens éloigné, les fréquentant le moins possible, je ne me trouve aucun point commun avec eux, je ne souscris pas à cette fable commode des liens du sang, j’ai déjà compris qu’on choisissait les gens qu’on aime, qu’il ne fallait pas se les laisser imposer. Les amis de mes parents, les autres, ne m’intéressent pas tellement non plus. Lorsqu’ils viennent dîner à la maison, je ne leur adresse quasiment pas la parole, souvent je quitte la table, personne ne s’en offusque, personne ne me regrette non plus. Avec Christian et Anne Marie, c’est différent. Pas parce qu’ils m’ont vu naître (les gens de ma famille aussi m’ont vu naître), mais parce que j’ai toujours été joyeux en leur compagnie. Avec eux je n’ai jamais ressenti de morosité, d’ennui, de tension ou je ne sais quoi encore. Ça a toujours été facile. Et, avec eux, il y a toujours eu l’été, le soleil. Toujours.
François, en revanche, n’est pas là pour m’accueillir. Sa mère m’explique son absence : « Il a filé au bourg. Pour s’acheter des cigarettes en cachette, j’imagine. Il croit que je n’ai pas deviné qu’il s’était mis à fumer, il me prend pour une cruche. » Elle dit « cruche » et pas « conne ». Anne Marie ne parle pas comme ça.
Je monte à l’étage pour déposer mon sac dans la chambre de François, qui devient la nôtre pendant les vacances. Lui et moi, on a le même âge, à quelques semaines près, je suis l’aîné, on n’a pas grandi ensemble, on a grandi en parallèle, on se retrouve tous les étés, on a nos habitudes. Il pourrait s’agacer de devoir partager sa chambre, mais ce n’est pas le cas. Je constate qu’il a d’ailleurs fait un peu de rangement, masqué son désordre, et déjà installé mon matelas au pied de son lit. Le soir, on discute longtemps avant de s’endormir, même lorsque la lumière est éteinte et que le sommeil nous gagne. Dans les premiers jours, on rattrape le temps perdu. Ensuite, on parle de tout et de rien. C’est ça qui m’attend, qui nous attend, cet été. La permanence de ces habitudes me rassure. Je balance mon sac sur le matelas, avant de redescendre dans le jardin. Les grandes personnes se sont installées autour de la table, Anne Marie sert à boire ; je distingue une bouteille de pastis, une autre de Martini. Je ne m’attarde pas, ce qui compte pour moi c’est d’aller rejoindre mon acolyte.
Je remonte la rue de la Cailletière à pied. Le trottoir est si étroit que je frôle en permanence les façades des maisons, les crochets des volets, les branches des roses trémières. Puis la place des Tilleuls s’ouvre devant moi. Je jette un coup d’œil en direction du bar tabac. François est là, en effet, assis sur les marches, une clope aux lèvres. Comme souvent, il porte un marcel noir, un jean et des claquettes. À côté de lui, debout contre le mur, un type que je n’ai jamais vu fume lui aussi. Je m’approche sans un mot. Soudain, devinant ma présence, François lève la tête, le soleil envahit son visage, l’oblige à froncer les yeux, et malgré la lumière vive, malgré les yeux froncés, il me reconnaît et jaillit d’un bond pour m’enlacer. Il fait ça, enlacer, il ne serre pas la main, n’embrasse pas, il enlace (a t il chopé la manie dans une série américaine ?). Le type nous observe, vaguement surpris. Alors François nous présente l’un à l’autre : « Philippe Nicolas, Nicolas Philippe. » Il n’en dit pas davantage, les prénoms suffisent pour l’instant, la substance viendra plus tard.
Puis, pressant machinalement mon épaule et avec un sourire témoignant du plaisir franc que lui procurent nos retrouvailles, il ajoute: «T’es arrivé quand ?»

On marche en direction de la plage des Grenettes, aucun de nous ne l’a vraiment décidé, ça s’est fait comme ça, un réflexe, nos pas nous y guident naturellement. C’est loin d’être la plus belle plage de l’île, les galets rebutent parfois les amateurs de bronzette, des herbes folles courent dans les dunes, elle est surtout appréciée des surfeurs, les vagues y étant généreuses, mais c’est notre plage depuis l’enfance, à François et moi, on a passé tellement d’après-midi ici, adossés contre les ganivelles, à l’abri du vent.
J’en profite pour poser mes premières questions, davantage par politesse que par curiosité, à ce Nicolas qui nous accompagne. François, d’autorité, répond à sa place : il est « du continent » mais il est venu s’installer à La Noue l’hiver dernier avec sa mère, elle a décroché un travail à la mairie, et un logement. Je comprends qu’il n’y a pas de père dans cette histoire. J’imagine une séparation, un divorce, ce sont des choses qu’on voit de plus en plus. Nicolas semble à peine écouter, comme si on parlait d’un autre que lui. Il tire sur une Marlboro, la fumée contourne son visage baissé. Je peux le détailler sans qu’il s’en rende compte puisque nous sommes alignés, avançant d’un même pas, et que François s’est placé entre nous deux. Il a la maigreur des garçons grandis trop vite, des cheveux blonds, longs et fins qui lui dévorent les joues. Tout son être dégage une sorte de langueur. On a envie que l’été lui donne des couleurs et lui apprenne la nonchalance espiègle qui d’ordinaire nous caractérise. Je me dis : ça viendra. Je me dis : François ne l’a pas choisi par hasard.
Quand on se pointe sur la plage, elle est bondée. C’est le début de l’après-midi et personne n’a voulu perdre une once de soleil. De surcroît, la marée est haute : les enfants pourront aller se baigner après la digestion. J’observe cette accumulation de serviettes bariolées, de sacs informes, de glacières, de parasols, cet amoncellement de corps encore blancs ou juste rougissants car c’est seulement le début de la saison, ce mélange de couples, de gamins, de nourrissons, de vieillards – les gens seuls sont rares. C’est un spectacle qui m’est familier.
En ce temps-là, ce n’est pas bourgeois, l’île. On vient avec sa caravane, sa toile de tente, on n’a pas de résidence secondaire, ça n’existe presque pas les résidences secondaires, encore moins les villas photographiées dans les magazines de déco, ce sont des vacances pas chères, au camping, on a réservé longtemps à l’avance son emplacement sous un pin, on y installe son petit chez-soi pour trois ou quatre semaines, on sort une bonbonne de gaz pour préparer le frichti sous l’auvent, on mange sur des tables pliantes, dans des assiettes en carton, le soir à la fraîche on boit l’apéro dans des verres en plastique, on ne fait pas de manières, on veille au porte-monnaie, mais quand même, on offre une gaufre ou une glace au petit, on sait se payer des extras, et on se couche dans une grande promiscuité. Et l’après-midi, donc – c’est sacré – on va bronzer et faire trempette. On ne voit pas les journées passer. Dans l’enfance, je n’ai pas vu les journées passer.
François dit : « On aurait dû prendre nos maillots. »

Je m’aperçois qu’il s’intéresse à une fille qui doit avoir notre âge, peut-être un peu moins, une fille vraiment jolie, avec de petits seins rebondis, qui tire sur l’élastique de sa culotte, avant de se retourner pour s’étendre sur le ventre. À côté d’elle, deux adultes qui semblent être ses parents et un type de vingt ans. François s’interroge, et quand il s’interroge, il m’interroge : « Tu crois que c’est son mec ? » Je spécule : « Ça pourrait être son frère. » J’ajoute : « Ça t’arrangerait si c’était son frère. » Il sourit. Puis s’explique : « Je l’ai vue sur le marché tout à l’heure. »
Le matin, François fait le marché avec son père qui, chaque jour, installe son camion de boucherie le long du cours des Écoles. Au début, quand il était gamin, il se contentait d’emballer la viande et d’encaisser les clients. Maintenant qu’il a obtenu son CAP, il travaille vraiment avec son paternel. Pas d’égal à égal, évidemment, Christian a vingt-cinq ans d’expérience, et il en impose, disons que François trouve peu à peu sa place.
Il précise : « Elle, elle m’a pas calculé. » J’ignore s’il en est soulagé ou déçu. Parfois, il semble croire que les belles filles de l’été ne peuvent pas s’intéresser au fils du boucher dans son camion, que ça les rebute, que ça les tient à distance. Et parfois, il se souvient qu’il plaît, il a conscience d’attirer les regards et que, dans la légèreté des vacances, la séduction opère plus facilement encore, parce que rien n’est sérieux, rien ne prête à conséquence.
Je murmure : « Tu iras lui parler demain, si tu la revois. » Il balaye ma suggestion : « Demain, c’est loin. » Il a appris qu’il n’y a pas de temps à perdre, que les touristes ne restent jamais longtemps, qu’il faut en profiter avant qu’il ne soit trop tard. Nicolas, qui a perçu son impatience, prend la parole, à notre grande surprise : « Tu veux que j’y aille, moi ? » François se tourne vers lui, interloqué : « Tu ferais ça ? Mais comment tu t’y prendrais ?
– Ben, j’attends qu’elle se lève pour aller tremper ses pieds dans l’eau, je m’approche, je lui dis que tu as flashé sur elle, que t’es pas au courant que je viens lui causer, un truc dans le genre. » François ne prend même pas la peine de masquer son accablement : « Laisse tomber. »
Et on va s’asseoir, contre une ganivelle, vaguement vaincus. François retire ses claquettes, enfonce ses pieds dans le sable.

Je songe à son désir, c’est le désir de tous les garçons de dix-huit ans depuis la nuit des temps, le désir de se servir d’un corps tout neuf et de toucher, caresser, étreindre, prendre, puis abandonner le corps des filles. Il est là, ce désir, patent, visible. Il ne se cache pas, il n’a pas honte. Il ne se censure pas, au contraire il se manifeste. Il se trimballe, comme on porte un paquet de clopes dans la poche du jean, une banane à la ceinture, un anneau à l’oreille. Il ronge son frein, inséparable d’une forme de frustration. Il grandit à force d’être insuffisamment assouvi. Il est à la fois localisé – le sexe des filles, leurs seins – et général – il s’adresse au plus grand nombre, sans réelle distinction. Il serait plus éclatant encore si les garçons savaient qu’ils n’auront pas toujours dix-huit ans, s’ils savaient que la vie sérieuse les attend. Il est innocent de son amoindrissement futur.
Le mien, de désir, se dirige vers les garçons mais il est identique, au fond. Simplement teinté d’incertitude parce que les probabilités le desservent, de transgression parce qu’il est minoritaire, original.
François dit : « Et toi, t’as repéré un mec ? »

On reste un long moment sur la plage, contre la barrière, à ne rien se dire. Je sens le soleil sur mon visage, il agit comme un baume. Je ramasse des poignées de sable que je regarde s’écouler lentement entre mes doigts. Je sens tous mes muscles se relâcher. Il me semble que je commence à évacuer la tension accumulée au cours des dernières semaines, quand je jouais les singes savants, bachotant, enchaînant les journées trop longues dans l’enfer de la prépa et les nuits agitées dans le vacarme de l’internat, me bourrant le crâne d’une érudition de surface destinée à faire illusion le moment venu, subissant des colles humiliantes, afin de me présenter dans les meilleures conditions aux concours, ceux qui donnent accès aux grandes écoles. Je me débarrasse peu à peu de la nervosité qui me dévorait quand, dans des salles immenses emplies de clones, il fallait encaisser le choc de tomber sur des sujets d’examen mal révisés, puiser dans sa mémoire au lieu de réfléchir, noircir des copies à toute vitesse, rendre à temps, sur le gong, jamais satisfait, puis attendre les résultats d’admissibilité qui détermineraient si la route s’arrêtait là ou non. Je me défais de l’appréhension qui s’est emparée de moi chaque fois que j’ai franchi la porte me séparant de mes examinateurs, de mes juges, et de ma colère quand j’avais échoué, de mes espoirs fragiles quand j’avais la sensation de m’en être tiré convenablement. Je bazarde les reliquats de mon pessimisme et de mon épuisement. Après tout, j’ai remporté la mise. Je les ai décrochés, ces satanés concours. Il est peut-être temps de revenir à la lumière, à la tranquillité.
J’interroge Nicolas : « Tu fais des études, toi ? »
Avant qu’il n’ait eu le temps de répliquer, François précise, à celui que je viens d’interroger : « Ah oui, j’ai oublié de te dire, Philippe, c’est l’intello de la bande, il a un an d’avance, il ira loin, t’as qu’à demander à mon père, il arrête pas de répéter : “Philippe il ira loin”, façon de dire que moi, je suis allé nulle part, enfin, bon, il oublie que j’ai quand même décroché mon CAP du premier coup, et que ça l’arrange bien que je joue les commis. »

J’admets que François l’ait mauvaise : son père, en effet, ne tarit pas d’éloges sur moi, c’en est d’ailleurs gênant, comme s’il n’avait pas eu l’occasion de placer sa fierté dans sa progéniture et la reversait sur un tiers. J’essaye bien de m’en sortir en expliquant qu’il existe des cursus beaucoup plus prestigieux que le mien, rien n’y fait. Je croyais aussi que la révélation de mon homosexualité doucherait son enthousiasme mais non, pas davantage. Certes, Christian demeure perplexe – c’est si loin de lui les garçons qui aiment les garçons, ça n’entre dans aucune de ses références, ça fait même régulièrement l’objet de plaisanteries douteuses sur le marché, entre commerçants –, cependant l’admiration a finalement balayé son embarras. Il veut juste qu’on n’en parle pas. Et je lui obéis bien volontiers. Ainsi, quand des blagues fusent parmi les étals, je fais semblant de n’avoir rien entendu.
Nicolas finit par répondre à ma question : « Je viens de rater mon bac, je repique ma term à la rentrée. » Je le console alors qu’il ne m’a rien demandé : « C’est pas grave, tu l’auras l’année prochaine. » Et, à l’instant exact où je prononce ces mots, je mesure qu’ils expriment la supériorité présumée du bon élève tout autant qu’un abominable mépris social (c’est comme si j’avais dit : « les gens comme toi, souvent, ça s’y reprend à deux fois »). De fait, ils ont la sonorité de la pièce de cinquante centimes balancée dans le gobelet d’un clodo, assis sur un trottoir. D’ailleurs, la moue vaguement agacée de Nicolas me confirme que je ne me suis pas trompé.
Il enchaîne : « Et donc, toi, t’es pédé ? » Je pourrais distinguer dans ce changement de pied la volonté de me rendre la monnaie de ma fameuse pièce mais il n’en est rien. Nicolas n’a simplement rien à ajouter sur ce sujet des études, ce n’est pas sa préoccupation, ou si ça l’est, il n’a pas envie d’en faire état. Il précise : « En fait, je m’en fous que tu sois pédé, c’est juste que j’en connais pas, je crois. » Je m’efforce de plaisanter : « Ben voilà, cette terrible erreur est réparée. » Il sourit en retour. C’est son premier sourire. Il éclaire tout son visage, souligne la finesse de ses traits, presque féminins. Il indique que la langueur de Nicolas n’est peut-être pas une fatalité.
Après, on continue à parler de tout et de rien. »

Extraits
« Quand j’y songe, c’était merveilleux de ne pas avoir quelque chose à faire, d’être improductif, de se tenir dans la mollesse, l’inertie, de n’être dérangé par rien, rattrapé par rien ni personne. C’était merveilleux que, tout à coup, l’existence entière soit sans objet, sans but. Je reste longtemps les coudes plantés dans la toile cirée de la table de la cuisine, mon bol entre les mains, le regard dans le vide, occupé par aucune pensée, je n’envisage même pas la façon dont je vais remplir la journée. Une mouche butine dans un pot de confiture, captant toute mon attention. » p. 42-43

« À ce stade de nos existences, on était empêtrés dans une contradiction fondamentale: on voulait séduire, avoir des histoires, on était guidés par notre libido balbutiante, et pourtant, le plus souvent, on restait dans l’incertitude, l’entre-deux, une sorte de zone grise, on manquait de résolution, ou de discernement, ou d’énergie, ou des trois et, à la fin, souvent, on préférait la compagnie de nos potes à l’amour et au sexe, c’était moins impliquant, moins épuisant. » p. 73

« Je songe que c’est un état magnifique, l’innocence. Et qu’on ne s’en rend compte que lorsqu’on l’a perdue. » p. 144

À propos de l’auteur

Philippe Besson Portrait Session

Philippe Besson © Photo Éric Fougere

Philippe Besson est l’auteur d’une vingtaine de romans, dont Arrête avec tes mensonges (prix Maison de la Presse, adapté au cinéma par Olivier Peyon), Paris-Briançon et Ceci n’est pas un fait divers (Prix Nice-Baie des Anges). (Source: Éditions Julliard)

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Tout s’écoule

VIGNE_tout_secoule  RL_automne_2023 Logo_premier_roman

En lice pour le Prix du premier roman 2023

En deux mots
Gilles, pilote de ligne, part pour quelques jours à Detroit. Il retrouve la ville qu’il a connu au temps de sa splendeur et qui se bat désormais pour ne pas mourir. Une ville qu’il va parcourir avec Luc, son nouvel amant, dans un temps hors du temps. Une parenthèse désenchantée.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Detroit est comme un conte et un abîme»

Dans son premier roman, Antoine Vigne raconte la vie de Gilles, pilote d’avion, qui atterrit à Détroit. Cette ville décadente, dans laquelle il déambule avec son Luc, son nouvel amant, est à l’image de sa vie.

Gilles n’est plus dupe. En prenant les commandes de son long courrier, il sait que ses rêves d’enfant se sont évanouis, que l’aventure et la découverte du monde se sont dissous dans une société consumériste qui voyage toujours plus, qui enfile les destinations comme les photos dans leurs smartphones, sans véritablement chercher un sens à ses déplacements. Aujourd’hui il retourne à Détroit, ville qu’il a découverte au temps de sa splendeur dans les années 1990 et qu’il retrouve balafrée, défigurée par le déclin de l’industrie automobile.
«Cette friche n’en est pas une
Cette campagne n’en est pas une
Ces étendues vertes au long des avenues — il y avait des maisons là et là, partout, sur tous ces espaces vides, ces terrains
vagues, ces pelouses improvisées
Des populations, des tramways, des cafés, des théâtres, des familles, des histoires sordides ou gaies ou solitaires, des parades des véhicules, des amoureux, des enfants courant après un chien
La vie
D’une métropole
décomposée»
Au hasard de ses déambulations, il croise les stigmates d’une destinée, échange quelques mots avec des habitants désabusés et finit dans un bar où il trouve Luc, un autre Français venu convoyer des œuvres d’art. Il finira la nuit en sa compagnie. Puis partagera avec lui les quelques jours qui lui restent dans le Michigan.
«Ils parlent
longtemps
du Michigan d’abord puis de Trump, de l’Amérique contemporaine,
de ses travers, de ses errements,
du capitalisme mondial,
le désastre écologique,
et la violence,
les grands combats de l’époque».
Ensemble, ils revisitent la ville, parcourent les musées, se dévoilent. Pourtant ils pressentent que leur liaison ne durera pas, savent que le temps des belles promesses est terminé. Que l’avenir s’assombrit. Que cette parenthèse est désenchantée.
Ce choix de composer son roman en vers libres permet à Antoine Vigne de séquencer son texte en impressions, sentiments, émotions. Mais ce travail sur la langue lui permet aussi de trouver des images fortes – des punchlines, comme on dit aujourd’hui – qui résument en quelques mots cette Amérique divisée, cette ville qui est passée en quelques années de la grandeur au désastre, et sa vie construite autour de la figure du père parti trop vite et dont il a sans doute plus fantasmé les leçons que réellement apprises.
«Les bars en Amérique sont des gueuloirs»
«L’homme est une dérive, un virus,
tout ce que nous touchons est abîmé»
«Sans le doute il n’y a que la violence».
Après Là où nous dansions de Judith Perrignon, nous voilà une nouvelle fois invités à arpenter les rues de Détroit, devenue malgré elle la ville symbole des excès du consumérisme et de ses conséquences. Mais là où la romancière mêlait les voix et les époques, Antoine Vigne préfère les images et les sensations. Comme cet étage d’un étage qui s’effondre et ne laisse derrière lui, après un instant de sidération qu’un nuage de poussière. Cette poussière où nous retournerons tous…
Mais en filigrane, un second thème apparait, l’homosexualité, qui semble être un sujet récurrent en cette rentrée littéraire avec notamment Un empêchement de Jérôme Aumont, Plexiglas d’Antoine Philias ou encore La prochaine fois que tu mordras la poussière de Panayotis Pascot, sans oublier La vie nouvelle de Tom Crewe. Ici le romancier l’aborde avec tendresse. Mais il paraît qu’il faut prendre garde à la douceur des choses…

Tout s’écoule
Antoine Vigne
Éditions Bartillat
Premier roman
164 p., 20 €
EAN 9782841007554
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Détroit. On y évoque aussi les bords de Loire, entre Tours et Angers puis Paris et de multiples voyages et escales dans le monde et notamment à New York.

Quand?
L’action se déroule des années 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ce roman raconte l’histoire de la rencontre entre deux hommes à Détroit au cours d’un week-end. L’un, Gilles, est pilote, l’autre, Luc, conservateur de musée, ils ont vingt ans d’écart, ils ne se reverront peut-être pas mais c’est dans ce creux que se joue leur intimité furtive. Autour d’eux, il y a Détroit, l’architecture, le monde, les questions de l’enfance et de la perte, du corps et de la religion, du doute aussi.
Écrit en vers libres, Tout s’écoule évoque les blessures du temps, les souvenirs qui remontent à la surface, l’immensité architecturale d’une des plus grandes villes américaines. Antoine Vigne a su créer un univers d’une tonalité particulière qui confère à ce roman son originalité, pleine de charme. Tout en grâce, il a su exprimer le mystère d’une relation faite de différence et d’incommunicabilité dans une mégalopole américaine à l’histoire mouvementée.
Détroit joue ici un rôle essentiel dans l’amitié complice entre les deux protagonistes. Tout s’écoule, aussi bien le fleuve, le temps que l’amitié ou l’amour.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Cette histoire n’est rien. Un moment volé au temps. Quelques heures entre l’Atlantique et Détroit, suspendues dans la chaleur de l’été au-dessus de l’asphalte désagrégé des rues. Le rêve d’une ville en décadence, la vitrine de nos échecs et de nos faillites, le fossé dans lequel on ne cesse de jeter les corps dépecés des exclus et des abandonnés. Le monde tel qu’il est. Un chaos perpétuellement renouvelé que nous cherchons sans cesse à rationaliser pour lui donner un sens et satisfaire notre fantasme d’équilibre, Et au creux duquel nous inventons nos vies.

Les gros porteurs sur le tarmac
Le soleil moite et vitreux dans la chaleur du matin
L’été
Les camions qui passent sur l’autoroute, larguant leur lot de pollution qui décolore le ciel
Les avions qui descendent vers Roissy, arrivant de partout
De Madrid, Sydney, New York, Toulouse ou Conakry, de Rome et de Düsseldorf, de Tunis et du Caire,
Ces vols qui parlent de l’Europe et d’ailleurs, de notre société mondiale, des échanges et du tourisme, de ce que nous sommes devenus, des voyageurs que rien ne peut contenter, aveuglés par leurs miles
Oui, on dit miles, tout le monde le dit, la langue elle-même s’est liquéfiée

Gilles, assis dans le cockpit
Aux commandes du Boeing
La machine lourde, impensable, qu’un levier suffit à emporter dans les airs
Comment sommes-nous arrivés à ce degré de technicité ?
Ce rêve de l’homme qui ne fait plus rêver
Devenu évident, commun
Abîmé par l’argent lui aussi, les profits indécents des compagnies aériennes qui vendent des slogans aguichants, promettent l’horizon et n’offrent que des sièges chaque jour plus exigus
Et des écrans
Des écrans pour tous alors qu’à l’extérieur il y a le ciel, les nuages, l’Océan, la vision de la Terre, des plaines, des rivières, des villes, l’ouate lourde et dense dont on ne sort pas toujours

Gilles donc
Pilote de ligne
Abîmé dans sa routine
Les derniers réglages, les données du fret, des passagers, la météo sur le parcours, le plan de vol, long couloir invisible qu’ils suivront pendant dix heures
Et là-bas
De l’autre côté de l’Atlantique
La destination, le point d’arrêt
Détroit
Cité fantôme dont ne restent que des ruines

Un copilote absent ou presque
Quelques mots échangés
Des vérifications encore
Et toujours le soleil en suspension derrière le pare-brise de l’avion, lourd et épais,
Un astre de plomb tombé dans une mare translucide

Les pistes bondées
Des véhicules qui vont et viennent entre les portes et les ponts entre les avions, embarquant et débarquant des passagers
Et puis l’attente derrière les parois de verre des terminaux
Par groupes, par famille, par destination
Les voyages organisés, les touristes solitaires, Les hommes, les femmes d’affaires,
Ceux qui attendent en lisant sur leur siège et les autres
Tous les autres
La foule grouillante et piétinante
La fourmilière d’individus
Nous sommes ces corps, ces planètes minuscules, ces univers entiers enfermés dans la chair,
Toujours inquiets de nous-mêmes, nos destinées,
le temps qui passe, la vie promise
comme une épiphanie,
Brûlure indélébile
Qui pourtant nous entraîne

Gilles les regarde
Tous, derrière la paroi de verre
Il suffira d’un mot et ils s’engouffreront dans le sas
S’installeront
Coussins, oreillers, iPads, iPods, écouteurs
Jeunes, vieux, grands, gros, tranquilles ou énervés
La foule du quotidien
La foule qui vole et qu’il observe chaque fois
Il fait partie du tout, il le sait, le système
L’immense chaîne qui tourne chaque jour un peu plus vite
Enserrant la Terre
Cordon d’asphalte, de câbles, de drones, d’avions, d’immeubles,
De villes et de frontières, lignes invisibles, balafres sanglantes sur lesquelles viennent se briser les destins des plus pauvres
On dit toujours «les plus pauvres» comme s’ils étaient un tout étranger à nous-mêmes
Et l’assemblage tourne, il emporte ses passagers
Pour propulser des ventes, des rendez-vous, des vacances, des images d’Instagram, des achats, toujours plus d’achats
Un tourbillon insensé dont tout le monde sait qu’il faudrait
l’arrêter
Entraîné par les rires des puissants, des ayants,
Les décideurs du temps,
Nos guides, nos prêtres suprêmes
Qu’on entend sur les radios, les réseaux
Exhibant leurs vies, leurs succès, leurs visages cadrés
sur des séjours idylliques que nous ne nous lassons pas d’observer, de commenter, d’envier, d’imiter
Nous sommes assoiffés de leur or

Des messages échangés avec la tour de contrôle puis l’attente
sur la piste
La chaleur qu’on perçoit à travers la vitre
La lumière change, transperce la pesanteur de l’air, scintille
sur l’aile
Le métal blanc
Les avions avancent un à un comme de gros animaux allant à la pâture
Suivant les lignes aux sols
Les marquages du béton
Nos sociétés sont ainsi, des couloirs arrangés entre des pelouses rousses où gambadent des lapins rescapés
Enfin vient l’envol
Les roues se détachent du sol
Les ailes tanguent
La matière résiste, cabre, s’étonne, s’apaise
On entend le bruit des soutes se refermant sur les trains d’atterrissage
Suit le silence

À l’intérieur, la vie reprend – les écrans s’allument, les sièges s’abaissent, les oreillettes se branchent, le personnel de bord va et vient – mais est-ce la vie quand tous se ruent sur la même chose, que les hublots se ferment, et se répète à l’infini la comédie des slogans publicitaires censés nous expliquer que notre sécurité prime, tout est fait pour nous
Juste pour nous
Et nous savons, nous acceptons le mensonge
Nous le laissons traîner, rôder autour de nous
Pensant qu’il n’est rien, une nuisance tout au plus,
Un murmure qu’il est possible d’ignorer, d’oublier
Mais il reste là, il nous assiège, il nous traque
Il nous pénètre, nous salit
Boue quotidienne
Résignation
Compromission
Renoncement à tout ce qui nous fait
humains

Les côtes de Normandie, la botte inversée du Cotentin Gilles aime ces premiers moments
La première heure
La montée dans l’azur
Les champs qui diminuent
Le pays se dévoile avec ses routes, ses rivières, ses villes, ses forêts, le grand kilt agricole aux couleurs dorées ou vertes — c’est encore la France
Et puis la mer, le premier saut
Le moment où le panorama change, l’horizon s’agrandit Nous sommes plus haut, l’air est plus vif
Il reste l’Angleterre, les bocages se succèdent, la côte de Cornouailles,
Précédant l’appel du large, l’Irlande
Les détails s’estompent
Et le dernier saut, le grand cette fois,
L’écume autour des roches, du granit, des falaises, du monde
C’était le monde pendant des siècles, des millénaires
qui s’arrêtait là, se jetait

dans le vent
dans le bouillonnement des vagues
dans l’éclatement de l’Océan
sur l’élément solide

Les mêmes impressions
Fugaces
Mouvantes
Exaltantes
Répétées à chaque vol, chaque décollage
Il a essayé de les livrer, les expliquer au copilote
Lui exprimer ce qu’il voit, ce qu’il sent au contact du monde par le dessus
Ce n’est pas la première fois
Il lui vient toujours cette tentation, ce désir, mettre en mots la vision, les images en lui,
la puissance du vent contre la carlingue, la sensation de l’impondérable, la fièvre d’être aux commandes,
le vertige de suivre les pas de Mermoz, John Glenn, Armstrong et tous les autres
Il a essayé
Souvent
Écouté aussi, ses copilotes, ses amis, des passagers,
Ceux qui racontent leurs visions, leurs émotions, les mêmes exacts moments du décollage, la Terre s’éloigne, on perd les champs de vue, la lumière se répand, devient évidente
Ceux qui savent le formuler
Ou n’ont pas peur de se raconter
Sa mère disait que c’est impudique
On ne s’exhibe pas lorsqu’on est un homme,
On garde en soi, c’est mieux
Elle avait tort mais il est trop tard pour se défaire des habitudes, les habitudes apprises trop tôt, le tout machiavélique de l’éducation qui impose ce que d’autres ont déduit de leur expérience,
les frustrations, les peurs, le mal-être,
les désirs aussi mais l’équilibre est trop précaire
Il sait pourtant qu’il n’est pas le seul
à ressentir ces émotions, les attendre, les désirer, les vivre comme un appel, un accomplissement, une pause qui force à regarder, à intégrer, ingérer le monde, la vision
— Toujours Ce mot
Nous sommes les mêmes
Tous
Y compris et surtout dans la manière dont nous nous pensons uniques, dont nous pensons avoir une sensibilité que n’a nul autre, des dons, des idées, des enthousiasmes, des ivresses,
des perceptions de la réalité
Nous nous persuadons avoir une destinée
Un destinée…
On nous a trop promis
On nous a trop dit «tu es choisi», «tu es enfant de Dieu qui t’aime comme nul autre»
On nous a gavés de cette idée de l’unicité qui porte, emporte, nous fait lutter, chercher, résister mais nous écrase aussi, nous impose une conception trop grandiose
De ce que nous sommes vraiment
Cette idée de nous-même magnifiée, glorifiée, déifiée
Un destin à accomplir, nous trouver, nous éloigner de la masse
Alors que c’est dans La masse, la chair, la communauté, la banalité de nos émotions et de nos angoisses
Que nous sommes vraiment
Ce que nous sommes

Il y revient souvent

Dans le cockpit
Ou ailleurs, le soir, face à l’écran, dans le tumulte incompressible des messages, des textes et des images postées sur Internet,
sur les réseaux,
Tous et toutes les mêmes dans nos fascinations, nos enthousiasmes, nos exagérations,
Des troupeaux transportés par avion d’un point à l’autre
Et qui, peut-être, parfois, par intermittence, apercevons le sublime,
Soulevons le voile aurait dit Hegel
Puis le reposons,
Retombons dans la trivialité de nos vies, l’anonymat des corps, le travail, la paresse, la fatigue, l’insatisfaction

Des étoiles aux feux clignotants
La Chèvre dans le ciel d’été

Un message de contrôle
Le copilote lui parle, le tire de sa rêverie
Les ailes tanguent, ajustent la trajectoire
Le parcours se dessine sur leur écran — encore un mot qui revient
Il ne reste rien

Rien

Que le ciel
Le ciel sans fin »

Extraits
« Cette friche n’en est pas une
Cette campagne n’en est pas une
Ces étendues vertes au long des avenues — il y avait des maisons là et là, partout, sur tous ces espaces vides, ces terrains
vagues, ces pelouses improvisées
Des populations, des tramways, des cafés, des théâtres, des familles, des histoires sordides ou gaies ou solitaires, des parades des véhicules, des amoureux, des enfants courant après un chien
La vie
D’une métropole
décomposée » p. 26

« Ils parlent
longtemps
du Michigan d’abord puis de Trump, de l’Amérique contemporaine,
de ses travers, de ses errements,
du capitalisme mondial,
le désastre écologique,
et la violence,
les grands combats de l’époque
— Nous sommes des monstres, des parasites Gilles écoute, sent Luc en train de s’enflammer tout seul,
entend des mots auxquels il songe souvent lui-même mais qu’il préfère généralement ne pas employer
Il a les mêmes instincts, la même colère vis-à-vis de ce qu’il voit,
L’idée inepte que la richesse constitue le but ultime des sociétés, et tout ce qui en découle implicitement, toute la folie du monde contemporain, ses aberrations et ses compromissions,
Les ventes d’armes que personne ne peut arrêter parce qu’il faut bien rester au top, parce que la technologie qui en résulte est garantie de domination » p. 65

À propos de l’auteur
VIGNE_Antoine_©Jean_PoderosAntoine Vigne © Photo Jean Poderos

Antoine Vigne est un auteur français. Né en 1973, il habite à New York depuis 1999. Historien et spécialiste des questions d’art contemporain et d’architecture, il a publié des ouvrages et des articles ayant trait à ces domaines, notamment un essai consacré à Le Corbusier, ainsi que deux romans pour la jeunesse. Tout s’écoule est son premier roman. (Source: Éditions Bartillat)

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Un empêchement

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En deux mots
Mathieu et Marie sont en couple depuis plus de vingt ans. Leur fille Jeanne a quitté la maison. Leur routine va être bousculée lorsque Mathieu croise le regard de Xavier lors d’une réception. L’homosexualité qu’il avait choisi de cacher ressurgit alors avec force et l’entraine vers une double-vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les trois versions de l’histoire

En confiant à Mathieu, Xavier et Marie le soin de nous confier leurs versions respectives de cette histoire de passion et de renoncements, d’amour et de drames, Jérôme Aumont réussit une belle entrée en littérature.

Mathieu dresse le bilan de sa vie dès la première phrase de ce roman, et il n’est guère réjouissant: «Je suis l’homme qui a tout perdu». Un constat amer qu’il va toutefois falloir nuancer, car le drame vécu par Mathieu s’accompagne d’un amour passionné.
Au sortir de l’adolescence, il passe son temps avec la belle Stéphanie et passe quelques jours avec sa famille à Trébeurden en Bretagne. C’est là qu’il découvre son attirance pour le père de sa petite amie. Mais ce n’est que lorsqu’il rencontre Franck quelques temps plus tard qu’il peut vivre son homosexualité lors d’une parenthèse enchantée à Nice. Ses études, les conventions, le sida le poussent cependant à oublier cette déviance: «Non, je n’étais pas gay, je ne l’avais jamais été. Non, je n’étais pas PD, j’étais un mec, un vrai, rien ne me détournerait du droit chemin. J’allais fonder une famille, avoir des enfants. J’allais avoir une existence rangée, normale.»
Une décision à laquelle il se tiendra scrupuleusement. Il épouse Marie et passe une vie tranquille à ses côtés et à ceux de leur fille Jeanne. Une vingtaine d’années sans histoire. Maintenant que Jeanne a quitté le domicile familial, ils sortent davantage et, lors d’une réception, il croise le regard de Xavier et retrouve la passion amoureuse. Une double vie qui va s’achever dans un fracas de tôles arrachées, quand un accident de la route emporte ce nouvel amour, laissant Mathieu exsangue. Claude Sautet dirait que ce sont Les choses de la vie.
Thierry Aumont choisit alors de donner la parole au défunt. C’est donc un Xavier post-mortem qui va nous livrer son histoire et raconter sa relation avec son dernier homme. C’est aussi à lui que l’auteur confie le soin de refermer cette nouvelle parenthèse: «Pour peu enviable que soit mon sort à présent, je te plains de toutes mes forces. Tu vas devoir continuer à vivre dans ton bel appartement bourgeois, avec ta femme délicieusement dépressive, tes week-ends sur l’île de Ré chez tes beaux-parents, tes déjeuners professionnels interminables, tes rares soirées « entre mecs ». Toutes ces obligations qui scandaient ta vie et te tenaient par là même éloigné de moi avec une cruauté métronomique. Tout ce qui rendait au reste du monde ton existence respectable et bien rangée. Cet emploi du temps, tu vas désormais devoir continuer à le respecter comme si tu avais toujours tout, alors que toi et moi savons que tu as tout perdu.»
Dans ce roman choral, c’est à Marie que Jérôme Aumont confie la dernière partie. Je vous laisse découvrir son parcours d’enfant modèle, puis d’étudiante accomplie, son parcours professionnel brillant jusqu’à prendre la tête du premier magazine féminin de France avant de devenir, après «une longue série de sacrifices et de désillusions», une femme insatisfaite.
Si la force du désir est l’un des thèmes majeurs de cette rentrée littéraire, l’homosexualité figure aussi en bonne place avec notamment Plexiglas d’ Antoine Philias, La prochaine fois que tu mordras la poussière de Panayotis Pascot et La vie nouvelle de Tom Crewe. Trois autres variations autour du sentiment amoureux, du trouble qui l’accompagne et ici, du doute engendrée par une nouvelle relation différente.

Un empêchement
Jérôme Aumont
Christian Bourgois Éditeur
Premier roman
230 p., 20 €
EAN 9782267050615
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi des séjours en Bretagne, à Trébeurden et à l’île de Ré, à Nice et à Tinos, en Grèce ou encore en Normandie.

Quand?
L’action se déroule des années 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Marie et Mathieu sont mariés depuis une vingtaine d’années, leur fille Jeanne vient de quitter la maison. Leur vie professionnelle prend toute la place que leur relation ne remplit plus tout à fait. Mais aucun des deux ne se doute que la réception rue Royale à laquelle Marie emmène son mari un soir de printemps va changer leur destin. Une conversation anodine et quelques échanges de regards avec Xavier, un des convives, suffisent pourtant à troubler Mathieu, et à lui donner envie de revoir cet inconnu. Le hasard lui en offrira l’occasion quelques semaines plus tard. Un bonheur intense doublé du sentiment d’un fragile équilibre va alors gouverner la vie des deux hommes. Jusqu’à cet accident de voiture en Normandie…
Jérôme Aumont fait le récit d’un amour impossible – et peut-être bien qu’il s’agit de plusieurs amours dont il esquisse les contours. Avec subtilité, dans une prose au plus près des doutes et des déchirements amoureux, Un empêchement éclaire la manière dont cheminent nos sentiments, entre petits arrangements avec la vérité et grandes peurs. Un premier roman aux accents des Choses de la vie ou d’Appelle-moi par ton nom.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Christine Pinchart)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog L’élégance des livres


Jérôme Aumont présente son premier roman, «Un empêchement» © Production Christian Bourgois Éditeur

Les premières pages du livre
« MATHIEU
1
Je suis l’homme qui a tout perdu. L’homme qui a
échoué. Je suis l’homme échoué. Faut-il que je me lève? Faut-il que j’affronte dorénavant chaque nouvelle journée pesante et prétende qu’elle m’est supportable?
J’ai tant fait semblant. Tant fui la vérité. Et voilà qu’elle me rattrape, me traque, me détraque. Je suis l’homme à qui l’on a tout donné. L’homme abandonné. Je suis terrifié. Je t’ai perdu Xavier. Je suis désolé.
J’avais tout imaginé. Craint le pire. Mais jamais je n’aurais pu imaginer te perdre comme ça. Depuis le coup de fil de cet imbécile de gendarme, je n’ai pas fermé l’œil une seule seconde. Impossible de trouver le sommeil. Je
ne suis bon qu’à ressasser tout ce que j’ai raté, toutes les chances que je n’ai pas su saisir. Toutes les fois où la perspective d’un énième mensonge m’a privé de toi. Car ce sont bien mes mensonges qui m’ont privé de toi. Et
l’imbécile, c’est moi. Un imbécile malheureux.

2
Ma mère, économe en tout, avait pour habitude de me dire que j’avais presque trop d’amour à donner. L’axiome me semblait incongru. Je ne voyais pas bien à quelle réserve naturelle de sentiments elle faisait référence. Mais je n’ai
jamais douté de ma capacité à aimer. Elle a toujours été là, vivante, brûlante. Pour quelle raison aurais-je soudain dû m’économiser ? Mettre de côté pour plus tard ? Tout cela relevait d’un postulat par trop comptable. On aime
et puis on verra bien où cela nous mène. On ne peut pas toujours parier sur l’avenir. On se met à nu et, quand vient le moment de se rhabiller, on rassemble gauchement ses oripeaux, on compte ses abattis. On s’échappe et on se reconstruit comme on peut. Du plus loin que je me souvienne, j’ai très tôt vu les obstacles et les chicanes fondre sur moi. Mais j’étais décidé à ne pas me laisser décourager. Au sortir d’une enfance ordinaire, ni douloureuse, ni tout à fait épanouie, je me suis composé un personnage d’adolescent mystérieux et discret. Je crois
avoir vite compris que mon adolescence ne serait qu’un brouillon de l’âge adulte dont j’observais à la loupe les quelques spécimens que j’avais sous les yeux : mon père, ma mère, leur cercle d’amis, mes oncles et mes tantes, les
voisins. Je ne cherchais pas à les imiter, mais je ne voyais pas non plus l’intérêt de les contrarier pour le plaisir ou de me faire remarquer pour de mauvaises raisons.
Je n’y mettais pas plus d’enjeux que ça. Pour l’essentiel, j’attendais que cette période ingrate se passe d’elle-même, sans laisser trop de séquelles, de traumatismes ou de mauvais souvenirs. J’ai dû commettre un ou deux actes
de bravoure, mais davantage pour prouver que j’étais un enfant puis un adolescent comme un autre. Je connaissais le terrain de jeu, ses règles. Mes parents les avaient très tôt explicitées, détaillant les pénalités encourues. Je gardais donc l’essentiel pour moi. Ce que j’ai, plus tard, identifié comme une forme de trouble originel. Le tableau était presque parfait, et j’avais le sentiment d’accomplir un sans-faute. Je respectais les consignes, mettais une
énergie considérable à faire mien le protocole, à ne pas décevoir, à me rendre utile, à occuper une place. C’est seulement le soir, regagnant ma chambre bien rangée puis me glissant sous les draps, que je sentais mon corps se relâcher et m’échapper. J’avais alors l’impression d’être
dépossédé de mes résolutions, de tout ce qui rendait ma vie domptable et prévisible. Comme si un changement de garde s’opérait et que, profitant de ce moment d’inattention, un petit malin prenait les rênes pour me soumettre
au supplice ou, plus exactement, à la tentation.
Je venais d’avoir 17 ans. C’était un soir de printemps.
Une famille avait emménagé dans la maison d’à côté peu de temps auparavant, une petite meulière dont le pignon tutoyait la fenêtre de ma chambre. Mathilde et Paul M., la quarantaine comme mes parents, et Stéphanie, leur fille unique, vinrent se présenter. Restés sur le pas de la porte, ils étaient les premiers intimidés par cette visite qui trahissait l’envie maladroite et trop manifeste de sympathiser avec leurs nouveaux voisins. Un peu pris au dépourvu par cette initiative, mes parents firent leur possible pour ne pas accueillir les M. trop fraîchement.
Je m’efforçais quant à moi de donner une raison d’être au timide sourire de Stéphanie, que l’on avait traînée là malgré elle. Mais pourquoi est-ce son père que je ne pouvais quitter des yeux ? Et pourquoi la vision de cet homme me nouait-elle ainsi l’estomac? Qu’était-il en train de se passer? Ce rire nerveux et ces picotements dans les mains. Cette envie de prendre mes jambes à
mon cou, de détaler comme un lapin. Et pour aller où d’abord? J’ignore ce que je laissais deviner de mon trouble, mais je crois qu’il ne me quitta plus. Cet homme, par sa simple présence, me faisait changer de comportement de manière incompréhensible. Irrationnelle. Et
je ne parvenais pas à savoir si tout cela procédait d’une quelconque hostilité ou d’autre chose, une gêne.
Fils unique, j’avais très tôt appréhendé les adultes sans le filtre d’un frère cadet ou d’une sœur aînée qui vous cantonne à la table des petits. Personne ne se préoccupait de savoir si je m’ennuyais ou s’il était pertinent que mes
oreilles traînent trop près des conversations lors des repas de famille ou des apéritifs décontractés entre voisins.
On baissait juste la voix de temps en temps, quand elles prenaient un tour grave ou grivois. Les adultes qui m’avaient vu grandir et que j’avais vu vieillir faisaient donc partie de mon environnement naturel. Je ne comprenais pas pourquoi Paul M. ne s’inscrivait pas dans ce paysage.
Quelque chose coinçait. Il n’était ni un modèle, ni un repère, alors qu’était-il ? Un soir que je me caressais dans ma chambre, la réponse s’est imposée d’elle-même.
En général, je montais me coucher après le journal télévisé, sauf le mardi et le samedi soir où j’avais le droit de regarder le film avec mes parents. J’étais censé réviser ou lire un peu avant l’extinction des feux à 22 heures.
Ma mère ne montait jamais avant la fin du film. Cela me laissait le temps de me masturber une, deux, voire trois fois les bons soirs. J’avais sacrifié une paire de chaussettes dans laquelle je me vidais les couilles. Je n’aimais pas trop
la sensation du sperme chaud sur mon ventre. Je les roulais ensuite en boule sous mon lit, où régnait un bazar suffisant pour que j’estime mon secret bien gardé. Le lendemain matin, les chaussettes étaient un peu raides et j’étais
sans doute le seul à ne pas remarquer l’odeur âcre qu’elles dégageaient dans toute la chambre. Mais ma mère ne m’a jamais fait la moindre réflexion. Au début, je venais très
vite, sans même avoir besoin de fermer les yeux. Puis des images commencèrent à apparaître. Un visage bientôt. Un corps. Un soir, j’ai installé ma chaise de bureau devant la fenêtre, et là, les yeux braqués sur la salle de bains de la maison d’à côté, j’ai attendu. J’ai attendu qu’apparaisse Paul M. Tapi dans le noir, soustrait à tout jugement extérieur, je me suis préparé au seul spectacle qui valait toutes les soirées télé. La vision de cet homme de 40 ans, nu dans sa salle de bains avant d’enfiler ce pyjama qu’un
jour, le cœur tambourinant dans ma poitrine, je finirais par aller décrocher du fil à linge. Sans doute un dimanche après-midi qu’un match de foot ou un grand prix de Formule 1 avait vidé le quartier, hommes vautrés dans leur canapé, femmes courbées sur leur planche à repasser.
Était-ce pour me racheter à mes propres yeux que je me mis ensuite en tête de séduire sa fille Stéphanie? Ou me rapprocher de celui dont j’enfilais désormais le pyjama et en frottais l’étoffe contre mon sexe, les yeux collés au
carreau ? Je me souviens seulement que Paul accueillit cette idylle adolescente avec résignation et bienveillance, voyant en moi un garçon sérieux, mature et responsable.
Ce petit jeu dura un été je crois. J’avais 17 ans et je laissais déjà une indicible schizophrénie s’emparer de moi.
Stéphanie et moi passions nos après-midi à errer dans les rues toutes identiques de notre petite ville de banlieue, parfois en compagnie d’autres filles ou garçons de notre âge. Sans but mais sans vraiment ressentir l’ennui pour
autant. Elle était belle comme un cœur, douce, sereine, drôle. J’aurais voulu être amoureux. Être à la hauteur.
Je serrais sa main, sa taille ou son épaule comme si ma vie en dépendait. Comme si quelque chose allait forcément finir par se passer, comme si ma détermination allait payer, congédier mes mauvaises pensées. Je me dégoûtais. Je haïssais ce simulacre auquel je ne voyais aucune issue. La journée, je parvenais par je ne sais quel miracle à ne pas me laisser gagner par la vision nocturne de son père nu dans leur salle de bains, à la lumière d’un
tube fluorescent qui rendait sans doute sa peau un peu plus blanche qu’elle ne l’était en vérité. Mais, le soir, rendu à l’intimité de ma chambre, c’est bien à lui que je pensais, et son corps que j’explorais dans ce demi-sommeil honteux et douloureux.
À la fin de l’été, le père de Stéphanie est passé à la maison un soir. Je bouquinais dans un coin du salon. Je ne l’ai pas entendu sonner. Et il était là, dans l’entrée, face à ma mère. Il souriait, un peu décoiffé je crois. D’un geste maladroit et levant les yeux au ciel, maman m’a fait signe d’ôter le casque que j’avais sur les oreilles :
— Paul, enfin, Monsieur M. est gentiment venu t’inviter à partir en week-end avec eux en Bretagne. Cela te fera du bien de voir la mer avant la rentrée des classes.
Ça te dit mon grand ?
— Si ça me dit ? Plutôt deux fois qu’une ! Merci,
c’est trop gentil ! Stéphanie est au courant ?
— Évidemment, gros nigaud ! Mais c’est une idée de Monsieur M., tu peux donc le remercier en effet. Il ne va pas vous déranger au moins, vous êtes sûr ?
— Non, au contraire, ça nous fait plaisir. C’est un bon gars votre fils, vous savez. Et puis, c’est seulement pour trois jours, ce sera vite passé, mais je te préviens, hein, c’est chambre séparée. Enfin, tente séparée plus exactement !
Maman et Paul rirent de bon cœur. Je souriais jaune.
Le rendez-vous fut pris pour le lendemain après-midi.
À l’époque déjà, je détestais pique-nique, camping et toutes ces activités d’extérieur censées exalter la communion avec la nature, sentant bien que, derrière le beau tableau naturaliste, elles avaient surtout pour vertu
d’épargner le portefeuille des Français moyens que nous étions. Mais j’étais prêt à renier tous mes principes pour l’occasion, à dormir sur une planche, dans un duvet trop petit, à boire de l’eau tiède et à manger des chips parfumées à la banane ou inversement. Ça allait être un week-end de rêve ! Et puis, c’est Paul lui-même qui était venu m’inviter, alors qu’il aurait pu envoyer Stéphanie. Ça voulait dire qu’il m’aimait bien. Mieux : il me considérait comme un adulte. Pour un peu, on aurait pu partir tous les deux. On aurait prétexté un week-end de pêche entre hommes.
À peine arrivés au camping « Armor », sur la commune de Trébeurden, j’ai compris que ce week-end allait être un supplice et non une belle partie de campagne. Stéphanie, intimidée par la présence de ses parents, marquait une distance palpable. Sans le vouloir, elle m’empêchait de
puiser dans la proximité de son corps la force de renoncer à l’attraction qu’exerçait celui de son père. Il faisait
chaud, très chaud. J’étais en nage, mais j’aidai Paul à installer les trois tentes comme je pus. Puis vint l’heure du dîner frugal. Stéphanie et sa mère étaient épuisées et menacèrent rapidement d’aller se coucher. Paul, lui, était en pleine forme. Les embruns le galvanisaient.
— Tu es fatigué, toi, Mathieu ?
— Non, ça va, j’ai dormi dans la voiture.
— Ça te dit de piquer une petite tête avant d’aller
dormir ? Moi j’en meurs d’envie !
— Euh, oui, pourquoi pas. Stéph, tu viens avec nous ?
— Non, je suis trop fatiguée et mes cheveux vont
mettre des heures à sécher, mais vas-y avec papa, profite !
Un supplice donc. Une fois nos maillots enfilés, nos draps de bain en équilibre précaire sur l’épaule, comme deux mâles conquérants, Paul et moi prîmes le sentier qui menait à la plage de Trébeurden, dans une euphorisante demi-obscurité. Il était excité comme un gamin, je peinais à me détendre. La mer était calme, l’eau froide mais enveloppante. J’ignore combien de temps nous sommes restés là, lui à enchaîner les longueurs, moi à barboter, plonger sur place et faire la planche. Je n’ai jamais été un grand nageur. Nous regagnâmes ensuite le camping
sous une nuit étoilée. Tous deux frigorifiés, rincés mais détendus. Jusqu’au moment où je l’entendis décréter avec enthousiasme : « À la douche maintenant ! »
Arrivés dans les sanitaires suréclairés du camping, Paul choisit les douches communes plutôt qu’une des nombreuses cabines individuelles. Et, dans un regard de défi, il me lança : « Bon, on est entre hommes, pas de
gêne, tous à poil ! » Et, joignant le geste à la parole, il fit glisser son slip de bain le long de ses cuisses et le suspendit à un crochet. Il m’invitait tacitement à l’imiter. J’étais pétrifié. Paul M., père de celle dont j’essayais désespérément de me convaincre qu’elle était ma petite copine. Ce
même Paul M., que j’observais dans sa salle de bains à la dérobée par la fenêtre de ma chambre chaque soir, et dont le pyjama était mon honteux trophée, Paul M. se tenait face à moi, tout sourire. Après avoir connu la température
hostile de la Manche, son sexe se ragaillardissait sous mes yeux et sous le jet brûlant de la douche, jusqu’à prendre sa
taille de croisière. Autant dire que j’avais bien choisi l’objet de mes obsessions nocturnes, mais cette confrontation un peu trop frontale me renvoyait à toutes mes contradictions.
— Allez, ne fais pas ton timide, tu ne vas pas te laver en maillot, quand même ?
Je m’exécutai, obéissant à la forme d’autorité paternelle que Paul représentait.
— Eh ben, voilà, on est quand même mieux comme ça, non ? Et puis, tu n’as pas à avoir honte, la nature ne s’est pas foutue de toi !
Se rendit-il compte que, bien davantage que la nature, c’est la vision de son corps nu et terriblement proche du mien qui opérait ? Masquait-il son trouble ? Je pris
le parti de lui tourner le dos, lui offrant le spectacle de mon cul plutôt que celui de ma bite turgescente. J’étais mortifié. Je ne pouvais pas prendre le risque d’être ainsi confondu par Paul, notre voisin. Le père de ma copine.
Longtemps je me suis interrogé sur les réelles intentions de Paul. Ce séduisant quarantenaire avait-il été bercé de préceptes vaguement naturistes ou était-il simplement très à l’aise avec son corps, décomplexé au point de se mettre nu devant le petit copain de sa fille ? Me testait-il ? Cette étrange intimité était-elle un maladroit rite initiatique qui traduisait à ses yeux le passage à l’âge adulte ? Sa manière à lui de me traiter d’égal à égal, en bon camarade ? Je n’ai jamais réussi à trancher et je n’ai bien sûr jamais confié cette histoire à quiconque. Je ne suis pas certain que mes parents (ou Stéphanie ou sa mère d’ailleurs) auraient goûté l’anecdote. Je n’ai plus jamais cherché à l’observer par la fenêtre de ma chambre. J’avais été, bien malgré moi, trop près du point de rupture. Il est mort trois ans plus tard d’un cancer, je crois. Stéphanie et moi nous étions perdus de vue, mais elle m’a téléphoné pour m’annoncer la nouvelle. « Il demandait souvent de tes nouvelles. Il t’aimait beaucoup, tu sais. »

3
J’ai passé les quatre années suivantes à lutter. »

Extraits
« L’affaire était réglée et ma décision prise. Mon amour mort jamais ne serait exhumé. Il n’était nullement question d’homosexualité. J’avais rencontré, puis soigné et accompagné un être qui m’avait touché, que j’avais aimé, mais finalement de manière presque platonique. (…) Non, je n’étais pas gay, je ne l’avais jamais été. Non, je n’étais pas PD, j’étais un mec, un vrai, rien ne me détournerait du droit chemin. J’allais fonder une famille, avoir des enfants. J’allais avoir une existence rangée, normale. Rien ne dépasserait, Je ne mangerais pas de ce pain-là. Pas moi. J’allais raccompagner Marianne chez elle après cette étrange soirée, clouer d’un coup le bec à Nathalie, couper court à toute spéculation, reprendre le droit chemin que je n’aurais jamais dû quitter, le sillon dont je n’aurais jamais dû m’écarter. Vivre, c’est choisir. Je choisissais de vivre et de donner la vie. C’était dans l’ordre naturel des choses. Je devais mettre un terme à cette période de ma vie consacrée à de vaines éjaculations, à de mortes amours. Elle s’appellerait Marianne ou peut-être bien Marie. J’apprendrais à la désirer, à l’aimer, à la pénétrer, Cela ne devrait pas être si compliqué. » p. 34-35

« Pour peu enviable que soit mon sort à présent, je te plains de toutes mes forces. Tu vas devoir continuer à vivre dans ton bel appartement bourgeois, avec ta femme délicieusement dépressive, tes week-ends sur l’île de Ré chez tes beaux-parents, tes déjeuners professionnels interminables, tes rares soirées «entre mecs». Toutes ces obligations qui scandaient ta vie et te tenaient par là même éloigné de moi avec une cruauté métronomique. Tout ce qui rendait au reste du monde ton existence respectable et bien rangée. Cet emploi du temps, tu vas désormais devoir continuer à le respecter comme si tu avais toujours tout, alors que toi et moi savons que tu as tout perdu. » p. 92

« Avant de devenir une femme insatisfaite je fus d’abord une enfant modèle, puis une étudiante accomplie. J’ignore dans quelle mesure une étape à influencé l’autre. Et je ne suis pas certaine que l’on puisse parler ici de réussite. Cela ressemble davantage à une longue série de sacrifices et de désillusions. Pas mal d’amitiés laissées sur le bas-côté aussi. » p. 184

À propos de l’auteur
AUMONT_Jerome_DR_librairie_mollatJérôme Aumont © Photo DR – Librairie Mollat

Jérôme Aumont est né en 1972 à Caen. Un empêchement est son premier roman. (Source: Christian Bourgois Éditeur)

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L’été en poche (24): Paris-Briançon

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En deux mots
Parmi les passagers qui prennent le train de nuit Paris-Briançon, on trouve un médecin, une assistante de production et ses deux enfants, un couple de retraités, cinq étudiants et un VRP. Des inconnus qui vont faire connaissance et voir leur existence bousculée.

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Paris-Briançon

Les premières pages du livre
Prologue
C’est un vendredi soir, au début du mois d’avril, quand les jours rallongent et que la douceur paraît devoir enfin s’imposer. Le long du boulevard, aux abords de la Seine, les arbres ont refleuri et les promeneurs sont revenus. Autour d’eux, des flocons virevoltent, tombés des peupliers ; on dirait de la neige au printemps.
C’est une gare, coincée entre un métro aérien et des immeubles futuristes, à la façade imposante, venue des siècles, encadrée de statues, où les vitres monumentales l’emportent sur la pierre et reflètent le bleu pâlissant du ciel. Des fumeurs et des vendeurs à la sauvette s’abritent sous une marquise à la peinture écaillée.
C’est la salle des pas perdus, où des inconnus se croisent, où une Croissanterie propose des sandwichs et des boissons à emporter, ne manquez pas la formule à 8 euros 90, tandis qu’un clochard file un coup de pied dans un distributeur de sodas et de friandises.
C’est un quai, noirci par la pollution et les années, où un échafaudage a été installé parce qu’il faut bien sauver ce qui peut l’être, et où des voyageurs pressent le pas, sans prêter attention à la verrière métallique qui filtre les derniers rayons du soleil.
C’est un jour de départ en vacances, les enfants sont libérés de l’école pour deux semaines, ils s’en vont rejoindre des grands-parents, loin, une jeune femme est encombrée par un sac trop lourd qu’elle a accroché à la saignée du coude, un homme traîne une valise récalcitrante, un autre scrute fébrilement le numéro des voitures, un autre encore fume une dernière cigarette avec une sorte de lassitude, ou de tristesse, allez savoir, un couple de personnes âgées avance lentement, des contrôleurs discutent entre eux, indifférents à l’agitation.
Bientôt, le train s’élancera, pour un voyage de plus de onze heures. Il va traverser la nuit française.
Pour le moment, les passagers montent à bord, joyeux, épuisés, préoccupés ou rien de tout cela. Parmi eux, certains seront morts au lever du jour.

1.
Le départ de l’Intercités de nuit no 5789 est prévu à 20 h 52. Il dessert les gares de Valence, Crest, Die, Luc-en-Diois, Veynes, Gap, Chorges, Embrun, Mont-Dauphin-Guillestre, L’Argentière-les-Écrins et Briançon, son terminus, qu’il atteindra à 8 h 18.
En période normale, il compte cinq voitures mais leur nombre monte à dix pendant les vacances d’hiver, lorsque les familles et les jeunes gens rejoignent les stations de ski.
Les voitures-couchettes comportent chacune dix compartiments de six couchettes, en deuxième classe, soit soixante places en tout, soixante lits étroits où s’étendre, où chercher le sommeil, où le trouver parfois. Elles sont décorées dans des tons bleus mais les déplacements brusques et incessants des bagages ont zébré le revêtement de traces noires et d’éraflures. Il existe des compartiments pour « dames seules » ; terminologie qu’on croirait empruntée à un autre siècle. Cela étant, cet espace dédié aux femmes évite la déconvenue de devoir se retrouver en tête à tête avec un inconnu mal intentionné. Sur chaque couchette, avant que l’accès aux trains ne soit autorisé, un agent de nettoyage a disposé une couette, un oreiller et une petite bouteille d’eau, ainsi qu’une boîte de confort, sous cellophane, contenant une lingette, des bouchons d’oreille et des mouchoirs. Deux systèmes de fermeture des portes assurent la tranquillité des usagers : un verrou et un mécanisme d’entrebâillement.
Dans les voitures-services, trois compartiments ont été remplacés par un garage à vélos – signe que l’époque a changé –, un espace réservé au personnel de bord et un coin détente, où des conversations se tiennent jusqu’à pas d’heure, entre insomniaques, sur tout et n’importe quoi, l’essentiel étant de passer le temps.
Enfin, les voitures-sièges proposent des fauteuils inclinables à quarante-cinq degrés afin de faciliter le repos des voyageurs. Pour des raisons de sécurité, de faibles veilleuses restent allumées en permanence. Quand la nuit est noire, on jurerait des balises.
L’Intercités peut accueillir jusqu’à deux cent soixante-quinze passagers mais ce soir, ils sont à peine la moitié à avoir acheté un billet. Le train de nuit ne séduit plus guère.
Pourtant, il a connu son heure de gloire. Qui ne se souvient de l’Orient-Express, du Train Bleu, de la Flèche d’or ? Rien que les noms nous transportaient. Même sans les avoir jamais empruntées, on imaginait sans peine des berlines profilées trouant l’obscurité, traversant la vieille Europe, et on avait vu dans les magazines les photos des cabines en bois d’acajou, des banquettes rouge bordel, des serveurs en habit, on pouvait rêver de se réveiller sur la Riviera ou à Venise.
La réalité était plus prosaïque ; comme souvent. À côté de ces vaisseaux de luxe, les convois modestes, les omnibus, les tortillards étaient la règle mais qu’importe, on pouvait aussi trouver du plaisir à tanguer sur des rails au beau milieu de la nuit comme on flotte sur une mer sombre, à passer d’un wagon à l’autre en ouvrant des soufflets pour enjamber un attelage mouvant, à slalomer entre des garçons jouant aux cartes assis par terre et des militaires rentrant de garnison encombrés de leur barda, à respirer des effluves de tabac et de sueur, on s’étonnait de faire des haltes dans des gares improbables, plantées au milieu de nulle part, et même les crissements qui sciaient les oreilles participaient au charme.
Et puis le train à grande vitesse est arrivé, c’était au commencement des années 80, il a comblé notre obsession du temps et de la célérité, notre besoin maladif de réduire les distances, il a soudain rendu obsolètes ces transports nocturnes, trop longs, trop lents, il a démodé ces Corail malgré la livrée carmillon ou le bandeau bleu qui tentaient de cacher la misère. Alors, l’argent s’est tari, le renoncement a gagné, les lignes ont presque toutes été supprimées. Pour celles qui ont miraculeusement échappé au grand ménage, les rames ont vieilli, les locomotives diesel se sont épuisées, les perpétuels colmatages sur les voies ou l’abandon des wagons-bars ont découragé même les plus motivés. Tant et si bien qu’on se demande si les cent et quelques qui prennent place à bord ce soir sont de doux rêveurs, d’incurables nostalgiques, ou tout simplement des gens qui n’ont pas eu le choix.

2.
Alexis Belcour a quarante ans, pile. Pour l’instant, il ne sait pas très bien quoi penser de ce nouvel âge. Certes, il a compris que les possibles se sont raréfiés mais ça ne date pas d’aujourd’hui, que le corps n’a plus la même énergie mais c’est le cas depuis un bail, il a conscience d’avoir modifié ses pratiques vestimentaires mais avec son métier, ce n’est pas nouveau, il ne serait pas capable de nommer les musiques que les types de vingt ans écoutent mais l’a-t-il jamais été, bref, il ne perçoit pas de réel changement. Bien qu’on lui ait seriné qu’il s’agissait d’une bascule, quarante ans, d’un adieu à la jeunesse, ce qu’il est disposé à admettre, pour l’instant, il ne voit pas vraiment de différence avec avant. Peut-être a-t-il été vieux très vite dans son existence et cette borne, en conséquence, ne peut pas avoir, pour lui, beaucoup de signification. Pourtant, et c’est un de ses nombreux paradoxes, son apparence dément ce vieillissement prématuré, son allure a quelque chose de juvénile, de gracieux, de délicat, généralement on lui donne moins que son âge, sensiblement moins. Il s’en débrouille. D’autant que ça lui vaut de plaire un peu plus qu’il ne le mériterait, parfois.
Alexis est médecin généraliste. Il a son cabinet rue d’Alésia, dans le 14e arrondissement, non loin de la place Victor-et-Hélène-Basch. D’ailleurs, le midi, il n’est pas rare qu’il aille déjeuner au Zeyer, la brasserie qui en occupe un angle, un des rares endroits de Paris qui sert encore des œufs mayonnaise. Il a une patientèle diverse, à l’image de ce quartier qui ressemble à un village, comme le prétendent ceux qui y vivent : des trentenaires avec enfants et des retraités, des bobos et des gens modestes, des enracinés et des qui ne font que passer. Il soigne des grippes, des bronchites, des foulures, il vaccine, et, quand il lui faut annoncer une mauvaise nouvelle, ce sont en général les hôpitaux qui récupèrent ensuite ceux qui nécessiteront des traitements lourds. Cette vie de médecin de quartier lui convient. Son père cependant rêvait de mieux pour lui, il l’avait encouragé à poursuivre ses études, à choisir une spécialité, il l’aurait volontiers imaginé chirurgien mais Alexis ne voulait pas des rêves que des tiers nourrissaient pour lui, et ceux de son père en particulier.
C’est du reste l’infatigable ambition de ce dernier qui les avait conduits à quitter Briançon. Ayant décroché un très beau job à La Défense, et le salaire qui allait avec, il avait annoncé que c’était terminé, les Alpes, les sommets enneigés, la maison de pierre. Et la famille s’était retrouvée à Neuilly. Le garçon n’avait que sept ans. Pendant longtemps, le soir venu, en cherchant le sommeil, il allait avoir le regret des sommets enneigés, de la maison de pierre et, un jour, ça lui était passé. Briançon ne serait plus qu’un souvenir flou. C’est pourtant là qu’il revient aujourd’hui. Voilà pourquoi il se trouve à Austerlitz.
Il est en avance. Il est toujours très en avance. Et considère toujours avec un peu de stupéfaction, et peut-être d’admiration, ces voyageurs qui déboulent au dernier moment, hébétés, transpirants, qui interrompent une seconde leur course pour aviser le tableau d’affichage, découvrir le numéro de leur quai, avant de la reprendre, de se faufiler entre les silhouettes, pareils à des danseurs brusques, de foncer, lancer une dernière accélération, et grimper dans la voiture de queue juste avant que la portière ne se referme, la plupart du temps ils sont jeunes, avec un sac en bandoulière, dans lequel ils ont jeté des vêtements à la hâte, leur précipitation n’est pas la conséquence d’un rendez-vous qui se serait éternisé, d’un emploi du temps si serré qu’il expliquerait leur arrivée tardive à la gare, non, ils sont comme ça, en permanence sur la brèche, sur un fil, ne sachant pas faire autrement, et cependant ils ont la chance de grimper dans le train juste avant qu’il ne démarre, ils ont cette grâce. Lui, il cherche une table libre dans le café où il va devoir patienter. Il a trente bonnes minutes devant lui.
Il doit se résoudre à s’installer dans une Brioche Dorée avec ses tables en formica imitation bois. Il songe que les cafés de gare n’en sont plus vraiment, ces cafés de jadis avec leurs clients agglutinés, les habitués et les profanes, ceux qui vont bosser et ceux qui partent loin, longtemps, ceux qui voyagent léger et ceux qui sont encombrés, avec leur désordre, leur comptoir où on n’a pas eu le temps de débarrasser les pintes maculées d’un reliquat de mousse ni les tasses vides, parce qu’il y a trop de monde, leurs journaux froissés qui traînent, leurs ramequins de cacahuètes où des inconnus ont plongé la main, leurs jambon-beurre qui suintent derrière une vitrine constellée de traces de doigts, et puis leurs exclamations, leurs silences aussi, leurs solitudes. Ne demeurent que les pressés, les furtifs parce que le train de banlieue n’attendra pas, et que le suivant passera trop tard pour rentrer chez soi avant la nuit.
Alexis aurait pu prendre un TGV, le trajet eût été plus court mais il a eu envie d’essayer le train de nuit, ça lui a paru romantique ou romanesque, et il lui arrive d’être romantique ou romanesque malgré le sérieux de sa profession, d’ailleurs ça lui joue des tours, on croit que les médecins sont des gens solides alors qu’il n’est que fragilité, on les présume dotés d’une certaine placidité pour affronter les catastrophes quand lui doit s’employer à dominer une sensibilité excessive. Ou bien il aura voulu retarder le moment, le moment de renouer avec Briançon, avec le territoire de son enfance ; il faut dire que ce qu’il doit y accomplir n’est pas tellement joyeux.

3.
Victor Mayer a vingt-huit ans. Il a passé la journée à Paris pour des examens médicaux, c’est son ménisque qui lui joue des tours et la clinique du sport du boulevard Saint-Marcel dispose des meilleurs spécialistes et des équipements les plus performants. Il a subi des examens, répondu à des questions, été soumis à des tests d’effort mais, pour l’instant, aucun diagnostic définitif n’a été posé. Ont juste été évoquées des infiltrations pour soulager sa douleur lancinante. Il est vrai qu’on court le risque de se blesser, ou de s’endommager quand on pratique le sport comme il le fait, à un assez bon niveau. Il est défenseur dans l’équipe de hockey sur glace de la ville. Mais la vérité, c’est qu’il ne s’est pas blessé, non, c’est l’usure qui gagne, il a trop tiré sur la corde, son corps s’est épuisé, pas disloqué, simplement émoussé, corrodé, abîmé, il n’en recouvrera sans doute pas le plein usage, il devra se faire une raison. Vingt-huit ans, ce n’est plus tout jeune quand on pousse inlassablement des palets depuis l’âge de sept ans, quand on glisse et qu’on tombe sur la glace d’une patinoire, quand on reçoit des coups de l’adversaire. Malgré les protections, les casques, les gants, les épaulières, la coquille, les jambières, la glace reste dure, infrangible, l’effort considérable, les contacts rugueux et, à la fin, on paie la fatigue, l’immense fatigue.
C’est d’autant plus rageant que le hockey ne nourrit pas son homme. Quand il ne s’entraîne pas ou ne dispute pas de match, Victor est obligé de travailler. L’hiver, il est moniteur de ski, le reste du temps guide de randonnée. Pas très bon pour son ménisque ça non plus, mais quand on est né à la montagne, qu’on a grimpé sur des skis dès la plus tendre enfance, qu’on connaît les sentiers par cœur, qu’on n’a pas envie d’aller voir ailleurs et qu’on n’est pas très bon à l’école, est-ce que ça n’est pas naturel ? Quand il y pense, il se dit qu’il n’a pas eu beaucoup à réfléchir. Surtout que son grand frère avant lui avait ouvert le chemin. Seul Tristan, leur aîné, a opté pour une autre voie : la carrière militaire. Mais en l’espèce, il s’agissait d’imiter leur père, affecté pendant près de vingt-cinq ans au 159e régiment d’infanterie alpine. C’est, du reste, par la grâce de cette affectation que ce dernier a rencontré celle qui allait devenir sa femme, et plus tard la mère de leurs trois garçons : Francine était serveuse dans un restaurant d’altitude, elle lui avait tapé dans l’œil.
En cet instant, Victor ne pense pas à la généalogie ni aux professions qui s’imposent, ou aux destins qui se forgent malgré soi. Il pense à ce ménisque qui persiste à le lancer tandis qu’il remonte le quai en direction de son wagon, serrant dans la main son billet froissé où figurent le numéro de son compartiment et celui de sa couchette, le consultant de nouveau car il a déjà oublié la combinaison magique. Il pense aussi à ce contretemps qui l’a empêché de prendre le TGV sur lequel il avait dûment réservé. À la clinique du sport, on l’a libéré plus tard que prévu, ensuite il y a eu cette panne de métro, tu parles d’une malchance, et, quand il s’est pointé gare de Lyon, il n’a pu que constater que son train, le dernier de la journée, s’en allait sans lui. Comme il ne voulait pas dormir sur place et encore moins payer une chambre d’hôtel, il s’est rabattu sur le train de nuit au départ d’Austerlitz. De toute façon, il n’avait guère le choix : il est attendu à 9 heures pétantes pour la reprise de l’entraînement, il a beau être remplaçant pour le match de samedi, son coach n’aurait pas compris qu’il sèche.
Son sac accroché à l’épaule et le regard obstrué par une mèche blonde rebelle dépassant de son bonnet, il bouscule un type monté à bord juste devant lui, avant de se rendre compte qu’ils partagent la même cabine. Sans doute, parce qu’ils s’apprêtent à passer presque douze heures ensemble, l’autre croit bon de se présenter et de lui tendre une main. Victor a entendu « Alexis Belcour », mais il n’en est pas certain. En retour, il mentionne juste son prénom. Dans un mélange d’agacement et de timidité.
En revanche, il ne mentionne pas que jamais il n’aurait dû se trouver dans ce train. »

L’avis de… Marianne Payot (L’Express)
« Paris-Briançon. Intercités de nuit n°5789, départ de la gare d’Austerlitz à 20 h 52, arrivée dans les Hautes-Alpes à 8 h 18. A son bord, 123 passagers, mais tous ne survivront pas, nous prévient l’auteur dès l’entame du huis clos ferroviaire. Une information qu’on s’empresse d’oublier tant on s’attache à 11 de ces voyageurs que Philippe Besson nous présente, comme au théâtre, au fil de courts chapitres bien rythmés. Il y a là un médecin généraliste, un hockevyeur sur glace, un VRP la salariée d’une maison de production, un couple de retraités, cinq jeunes étudiants en psycho… Par le hasard de la vie (certains ont raté leur train, d’autres sont tentés par l’aventure ou par la modicité du tarif), voilà donc réunis des individus disparates, avec leur lot d’angoisses, de doutes, et d’espoirs. Evidemment, l’atmosphère du train aidant, le romancier fait se délier les langues. N’est-il pas plus facile, d’ailleurs, de se confier à des inconnus? Homosexualité refoulée, lutte contre le cancer, peur du licenciement, fuite pour échapper à un mari brutal… Philippe Besson n’oublie aucun des maux sociétaux actuels, jusqu’au drame final. Et pourtant, rien n’est pesant dans cette fiction enlevée, qui nous offre une belle réflexion sur le destin et la fatalité. »

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Philippe Besson présente son nouveau roman «Paris-Briançon». © Production Librairie Mollat

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L’été en poche (17): Le Gosse

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En deux mots
Joseph se retrouve orphelin après le décès de son père, revenu de la Première Guerre porteur du virus de la fièvre espagnole et celui de sa mère, victime d’une hémorragie mortelle après un avortement clandestin. Après un placement et un séjour en prison, il se retrouve dans un sinistre camp d’internement pour mineurs d’où il rêve de fuir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Le Gosse

Les premières pages du livre
« Il est né le 8 juillet 1919 à Paris et il en est fier. Paris ce n’est pas seulement la ville, c’est la plus grande des villes, belle de jour comme de nuit, enviée dans le monde entier, il est un titi, un gosse de sept ans, maigrelet mais robuste, on ne croirait jamais à le voir, la force qui est la sienne. Sa mère et sa grand-mère le surnomment « le roseau » car il siffle souvent, comme le vent quand il traverse les herbes, et quand il est tout seul il se regarde dans le miroir, les mains dans les poches il sifflote les yeux à demi fermés et l’air menaçant, comme les bandits sur les affiches de cinéma ou à la une des journaux, il teste son autorité, il est le petit homme de la maison, il l’a entendu dire une fois.
Il aime regarder les mains de sa mère, rouges et bleues, jaunes et vertes, ça dépend des jours, et les entailles au bout des doigts, ce sont des mains rugueuses et habiles, qui ne se posent jamais. Il aime regarder son visage qui rougit si vite, le bleu de ses yeux avec les paupières trop lourdes, et ses cheveux dorés qui sont bouclés à cause de la vapeur. Sa mère les préférerait lisses, mais la vapeur de l’atelier les décolle en petites mèches qui s’entortillent, des dizaines d’accroche-cœurs, elle dit : « J’ai les cheveux libres et désordonnés comme moi » et elle rit de son rire aigu de Parisienne, car elle aussi est née à Paris, toute une lignée, oui ! Il n’a jamais connu son père, et son père ne lui manque pas puisqu’il n’en a aucun souvenir. Il regarde la photo du mariage, sur le buffet, elle, si petite à côté de lui, un grand moustachu solide, tout droit dans son costume qui le serre de partout, il se dit que cet homme-là n’a jamais dû courir, il est trop raide, mais il sait que c’est faux. Le visage aussi est faux. Son père n’avait plus du tout ce visage-là quand il est rentré de la guerre, on le lui a dit, un soir où il n’avait rien demandé mais où la grand-mère visiblement avait besoin de parler, ses larmes coincées au bord des yeux. Il était fasciné par ces larmes qui ne tombaient pas, à chaque fois qu’elle clignait des yeux il se disait qu’elles allaient enfin couler, mais rien à faire, et à cause de cela il n’a pas vraiment écouté l’histoire du visage de son père, Paul Vasseur, troisième fils de la grand-mère, qui n’est pas mort au champ d’honneur comme ses deux oncles qu’il n’a pas connus, mais a survécu à toutes les batailles. Quand il en est rentré, il n’était plus un soldat et pas encore son père, et c’est comme un rendez-vous qu’ils auraient eu tous les deux : « Je ne meurs pas à la guerre, je reviens sans visage et sans joie, mais je tiens ma promesse d’homme : j’offre un enfant à mon pays, un fils c’est mieux, et si c’est toi, c’est encore mieux. » Il a du mal à imaginer le joli visage de sa mère à côté de celui de cet homme blessé, un visage « comme un dessin abîmé par la pluie », dit la grand-mère, « une gueule cassée », disent les autres. Paul Vasseur, ancien poilu, lui a permis de naître, et tout de suite après, comme s’il était allé au bout de ses forces, il est mort dans une chambre d’hôpital d’une grippe qu’il avait ramenée du front, un virus espagnol qui flottait dans l’air pendant qu’il faisait ce qu’on lui demandait de faire : tenir son fusil et tirer le plus longtemps possible sur les gars d’en face, qui respiraient le même virus sans y prendre garde, occupés eux aussi à tuer le plus grand nombre de gars en face. C’étaient tous des hommes obéissants et qui avaient l’amour de la patrie, du drapeau et de Dieu, même si de ces trois amours les anciens soldats ne parlaient pas, et quand ils se croisaient on n’aurait jamais dit qu’ils avaient partagé cette passion, ils se regardaient muets, pleins de confusion, ou bien buvaient ensemble et riaient tellement fort qu’on aurait dit des sauvages, des hommes furieux et pas du tout des amoureux.

À tout ça, Joseph ne pense guère. Sa mère, Colette, est gaie pour deux, il est impossible de vivre à ses côtés sans avoir envie de la suivre, d’écouter ce qu’elle raconte, ce qu’elle ramène avec elle quand elle rentre le soir, toutes ces histoires d’oiseaux, de théâtre et de chapeaux, ces choses qu’elle ne dit à personne, des secrets de plumassière, qui se gardent :
– Tu comprends Joseph, chaque maison a ses secrets, c’est pour ça qu’on ne change pas de maison. Ce que je t’ai dit, tu n’en parleras jamais à personne, tu me le promets ?
Il imagine sa mère dans cette maison aux secrets, entourée de tant d’autres filles, presque cinquante, et de très peu d’hommes, parce que plumassière, c’est pour les filles, il faut de toutes petites mains, habiles, légères, et patientes aussi, elles font tout le beau travail et laissent aux quelques hommes de la maison le tri des plumes, la teinture, les livraisons et l’entretien des machines, et il imagine que ces hommes ressemblent à son père sur la photo du mariage, ce sont de gros gars engoncés et patauds, qui obéissent aux filles habiles et pleines de secrets. Son père était mécanicien à l’usine Farcot, très loin, à Saint-Ouen, aux ateliers de forge et d’ajustage. Quand ses collègues et lui sont partis à la guerre, avec cet amour de la patrie, du drapeau et de Dieu, qui les faisait chanter jusque sur le quai de la gare de l’Est, des femmes avec des mains moins fines que celles de sa mère sont venues les remplacer à l’usine et ont fabriqué de gros chars qui ont suivi les ouvriers dans la Somme. Quand il pense à ces femmes fabriquant des chars, il en a presque du dégoût. Elles étaient sûrement pleines de limaille de fer, de gras et de cambouis, tandis que sa mère, même si elle a parfois du duvet dans les cheveux, et jusque dans le nez, même si ses mains sont abîmées et colorées, sa mère, initiée à quatorze ans par une ancienne de quatre-vingt-deux ans, il y a longtemps qu’elle ne balaie plus l’atelier ou ne prépare plus les plumes. Elle frimate. Il adore ce mot. Elle frimate ! Elle met les plumes ensemble pour donner au chapeau sa beauté, elle les coud et ça fait comme un bouquet de printemps, il y a de quoi frimer, oui !
– Si tu avais été une fille, je t’aurais appris le métier, ça t’aurait plu Joseph ?
Quand sa mère lui demande ça, il lui montre ses mains maigrichonnes et les bouge dans tous les sens pour qu’elle voie comme elles sont souples, mais elle fait non de la tête avec un air désolé qui n’est pas si désolé que ça, et pour le consoler elle lui dit :
– Tu as des mains d’artiste mon Joseph, on a ça dans le sang dans la famille !
Et elle embrasse ses paumes, après avoir passé un doigt le long de sa ligne de vie.
– Et tu vivras très longtemps !

À l’école il apprend à compter, à lire, à écrire, à tomber amoureux de la patrie, le monde devient plus grand que son quartier, un espace mystérieux s’ouvre à lui, il comprend que tout a un nom et demande à l’instituteur comment s’appelle ce qu’il ne peut pas nommer, mais l’instituteur ne connaît pas tout, comment le pourrait-il, comment aurait-il le temps et surtout le cerveau pour apprendre par cœur les mots du dictionnaire Larousse, des encyclopédies, des atlas, des herbiers, des planches d’anatomie et des cartes de géographie ? On se croit entouré d’eau, d’étoiles et de tramways, on croit qu’on a une tête, deux bras et deux jambes, mais la vérité c’est que dessous il y a mille mots et mille vies, par exemple on dit « rivière » et d’autres mots surgissent : canaux, écluses, bras, lits mineurs, lits majeurs, les mots jaillissent, c’est comme soulever une pierre et découvrir les vers de terre et les insectes dessous, leur travail invisible et secret. Près de chez lui au bassin de l’Arsenal, le canal Saint-Martin se relie à la Seine, c’est comme ça qu’il y a de l’eau potable chez eux et la grand-mère n’en revient pas.
Tout est nommé et tout a une place avec quelques exceptions. Par exemple, la grand-mère a perdu son mari, elle est veuve. Sa mère aussi a perdu son mari, elle est veuve. Lui a perdu son père, il est orphelin de père. La grand-mère a perdu trois fils, ça n’a pas de nom. Il a vérifié auprès de l’instituteur, ça n’a pas de nom. Certains enfants non plus n’ont pas de nom. Ce sont des enfants naturels, des bâtards, des bas tard, on les bat jusqu’à plus soif, ce sont des souffre-douleur, et il a vu, chez les deux qu’il connaît, cet air de menace et d’attente, comme si tout à coup on allait leur donner quelque chose, une gifle ou un nom, va savoir. Ces enfants naturels ont bien quelque chose de sauvage, un peu comme l’orage quand il ne se décide pas. Celle qui connaît le plus de noms, c’est sa mère, elle l’étourdit quand elle lui parle d’échassier, de paradisier ou de marabout, le monde entier lui envoie ses plus belles plumes, mais là aussi chaque plumassière a sa place, on peut fabriquer des plumeaux avec des oiseaux de basse-cour, ou être comme sa mère dans l’exotique et l’artistique, les théâtres et le music-hall, on peut baisser la tête ou travailler dans l’artisanat et connaître les dernières chansons à la mode.

Il a remarqué qu’une femme avait beaucoup de noms, en plus de son nom de jeune fille ou de celui de femme mariée, elle peut s’appeler catherinette, grisette, midinette, gigolette, laurette, cocotte, ou encore vieille fille pour celle qui n’a jamais eu de mari mais se tient sage, ou traînée pour celle qui, avec ou sans mari, n’est pas sage. Mais il ne sait pas comment on appelle une veuve, comme sa mère, qui a fini depuis longtemps son grand deuil, son deuil et son demi-deuil, mais qui n’est pas sage. Il voit sa joie, qui n’est plus pour lui, même quand elle lui envoie un clin d’œil en réajustant son chapeau avant de sortir, ce clin d’œil est pour elle seule, et sa joie, Joseph le sait, est le signe qu’elle voit un homme, il n’est pas idiot, il sait aussi qu’elle n’en a pas le droit, c’est interdit, illégitime, c’est mal. Comment appelle-t-on une joie interdite, une gaîté dangereuse ? Mauvaise vie mauvaise fille mauvaise fréquentation. Ces mots-là ne vont pas à Colette, rien de ce qui est sale ne va à sa mère, et Joseph reste avec cette jalousie apeurée, cette crainte pour celle qui rajeunit chaque jour, baignée dans la lumière imprudente du bonheur, tandis que la grand-mère s’enfonce dans le tunnel obscur de l’absence et qu’elle l’appelle de moins en moins souvent « mon roseau » mais Lucien, Marius ou Paul, le confond avec ses deux fils aux corps éparpillés dans les champs d’honneur, et avec le troisième, mort contaminé dans une chambre d’hôpital. Elle a installé autour d’elle un monde de fantômes indisciplinés qu’elle appelle avec une adoration rocailleuse. (Car sa voix aussi a changé, peut-être faut-il cela pour parler aux morts, une voix qui vient de la terre, comme eux, et dont ils comprennent le sens même quand les mots ne sont plus vraiment justes.) Elle voit dans la cour des garçons qui n’y sont pas, elle a des manies, des inquiétudes farfelues, souvent le soir elle demande à Joseph :
– Je n’ai pas envie qu’à leur retour, mes gars mangent du chien ou du rat, vois donc ce que Colette a mis dans la casserole.
Il sait qu’il ne la convaincra pas en lui disant la vérité, car à peine a-t-elle entendu la réponse qu’elle lui repose la question, et la fois où il dit : « Maman a cuisiné des pâquerettes », elle rit, alors il comprend qu’il peut déformer la réalité déformée de sa grand-mère, c’est un jeu d’illusion sans fin, mais le mieux, il le comprend aussi, c’est de s’asseoir à côté d’elle et de lui tenir la main. On dirait que cette main dans la sienne la relie un peu à la réalité, même si elle continue à râler contre ses fils qui ne rentrent pas, et contre ses patrons qui abattent leurs propres chevaux et veulent qu’elle les prépare au four, et la trompe des éléphants du Jardin des Plantes qu’ils lui demandent d’acheter et de cuisiner aussi, ses patrons affamés et sans pitié, ses fils fugueurs et sans pitié… 70, 14-18, les guerres éternelles, les peurs obsessionnelles de la grand-mère. Et Joseph voit la vie comme le carton perforé de l’orgue de Barbarie qui déroulerait sans fin une musique simple et lasse, qui dit qu’on naît de soldat en soldat, de guerre en guerre, de soldat en soldat, de guerre en guerre… et on reste avec les femmes même quand on est mort, car elles nous voient et nous surveillent de leur amour endeuillé, pour toujours.

La nuit quand la grand-mère ronfle et que Colette siffle pour qu’elle s’arrête, il siffle à son tour, ce qui les fait rire et parfois ils se parlent tout bas, Colette lui raconte que le siffleur professionnel du Concert Mayol ne fait plus de baisers vingt-quatre heures avant son numéro pour ne pas amollir ses lèvres, que la mère de Mistinguett était plumassière, qu’elle a les chapeaux à plumes les plus hauts qui existent, qu’il y a à Paris une Américaine à la peau noire qui danse nue avec une ceinture de bananes, elle le fait rire, elle le fait rêver, et une nuit il arrive ce qui devait arriver, elle lui dit qu’elle va lui présenter quelqu’un. Il s’appelle Augustin, il est très gentil et ils vont très bien s’entendre. Joseph regarde sur le mur de la chambre les dessins du volet qui lui faisaient peur quand il était petit, jusqu’à ce que la grand-mère lui dise que ces ombres ressemblent au soufflet d’un bel accordéon. Il demande :
– Tu me le présentes quand ?
– Bientôt.
– Pourquoi ?
– Toi et tes questions !
La grand-mère ne ronfle plus mais il sifflote quand même, doucement, au rythme lent de sa respiration, et sa mère dit exactement ce qu’il espérait qu’elle dise :
– Tu seras toujours le roseau chéri, tu sais.
Et les ombres sur le mur ressemblent à ce qu’elles sont : celles des lattes du volet sur la tapisserie à fleurs d’une chambre où grandir, vieillir, aimer sont des verbes qui ne vont pas bien ensemble. Mais dans quelques heures ces ombres auront disparu, et il ne les aura pas vues s’effacer. Il se sera rendormi.

Colette va danser rue de Lappe tous les dimanches, parfois aussi le soir dans les bals musettes et les cabarets qui ont fleuri après-guerre, elle a sans cesse les pieds qui battent la mesure d’une musique qu’on n’entend pas toujours, et elle envoie enfin à Joseph de vrais clins d’œil complices. Il n’ose pas lui demander quand elle lui présentera cet homme, cet Augustin, et de plus en plus il a peur que les autres parlent d’elle avec des mots qui ne lui iraient pas, mauvaise fille mauvaise vie mauvaise fréquentation, mais cela n’arrive pas, et l’insouciance reprend ses droits. Après l’école il traîne avec Jacques et Eugène, joue avec eux au ballon dans l’impasse Carrière-Mainguet, fait les commissions et rentre s’occuper de la grand-mère, les beaux jours arrivent et on lui installe une chaise dans la cour, avec Marthe, Jeanne, Émile et son perroquet, elle est bien, c’est une compagnie de son âge, et quand elle s’inquiète de ne pas voir ses fils rentrer, personne ne la contredit, le chagrin fait faire de ces choses, on le sait. Tous trois chantent des chansons anciennes, il est gêné quand la grand-mère chante : « Va passe ton chemin, ma mamelle est française, je ne vends pas mon lait au fils d’un Allemand. » Quel âge croit-elle avoir ? Le monde des mères est inquiétant, elles portent des enfants, et puis elles portent le deuil, et elles sont plus têtues que le chagrin. Il a toujours vu la grand-mère, Marthe et Jeanne habillées en noir, comment calcule-t-on les années de deuil quand on finit par connaître plus de morts que de vivants, il se le demande parfois. Il se demande aussi, lui qui apprend un mot nouveau chaque jour, combien d’années il devrait vivre pour connaître tous ceux du dictionnaire. Ou pour les avoir tous entendus, même sans les comprendre. Les mots sont répartis par spécialités, les mariniers ne connaissent pas les mêmes que les forts des Halles, mais comment fait-on avec ceux qui ne sont écrits nulle part, ceux de l’argot par exemple, ou ceux des Auvergnats et des Italiens qui se mélangent au français ? Il y a des mots libres qui flottent dans l’air comme le virus de la grippe espagnole ou de la tuberculose, et qu’on attrape pareil, en se fréquentant de trop près. Pour les préserver, l’instituteur leur apprend chaque jour l’hygiène et la morale, dans l’espoir qu’ils ramènent ces leçons chez eux, les diffusent à toute la famille, mais jamais il n’oserait dire à la grand-mère de se laver les mains avant de manger ni à sa mère de ne pas devenir une femme sans honneur. Il préfère qu’elle reste comme ses cheveux bouclés, « libres et désordonnés » comme elle dit, jusqu’à ce dimanche où rue de Charonne, il parle avec Lulu, son copain chanteur de rue, et aperçoit sur le trottoir d’en face l’homme et sa mère. C’est lui, il le sait. Il le sait au poignard qu’il reçoit dans le cœur, cette sensation de danger, comme si on le précipitait dans l’eau du canal, comme s’il disparaissait sans secours.
– Qu’est-ce t’as vu ? lui demande Lulu en se retournant.
– Augustin.
Il n’a pas le temps d’en dire plus, un gendarme arrive et Lulu qui n’a pas le carnet des chanteurs ambulants a filé à la vitesse de l’éclair, le gendarme ne le rattrapera pas, et lui a perdu Colette dans la foule. Tout cela n’a duré que quelques secondes comme si les choses les plus importantes arrivaient en douce, au moment précis où l’on regarde ailleurs, oui, le temps d’un regard.

– Je t’ai vue dimanche, rue de Charonne avec… le monsieur…
Il le dit à sa mère et elle rougit, comme souvent, et puis elle rit, mais ne trouve pas quoi répondre. Pour la rassurer il ajoute :
– Il avait un très joli chapeau j’ai trouvé.
Alors elle le prend contre elle et le voilà plongé dans son odeur de peau vivante, un peu salée un peu sucrée, cette sueur douce, il voudrait s’endormir contre elle, son cou, sa poitrine, son ventre, ce domaine qui est le sien ; il est maigrichon, à presque huit ans il a gardé la mesure idéale pour être dans ses bras sans dépasser, et Colette est tellement bien ainsi, son fils tenu contre elle, son cœur qui cogne comme quand il était bébé, elle le berce et chante : « J’ai descendu dans mon jardin, pour y cueillir du romarin », et il sent les vibrations de sa voix, la petite humidité qu’elle diffuse sur sa peau, comme lorsqu’on souffle une bougie. Quelque chose va s’éteindre. On dirait, à les voir savourer cet instant-là, qui rappelle un Joseph nouveau-né et une Colette de vingt ans, que tous deux le savent, comme si, très loin en eux, quelque chose se chargeait de cette connaissance. Le temps se brouille, hier et demain déjà ne veulent plus rien dire, quelque chose les avertit. Cela va finir, cela est en train de finir. C’est comme si c’était fait.

L’avis de… Olivia de Lamberterie (ELLE)
« L’expression «l’enfer est pavé de bonnes intentions» trouvera rarement illustration plus glaçante que dans « Le Gosse ». Les bonnes intentions émanent de l’État français, décidé en ces années 1920 à «protéger» les enfants placés à l’Assistance publique. L’enfer, c’est celui que vit Joseph, un orphelin parisien (son père, une gueule cassée, est mort de la grippe espagnole, sa mère, plumassière, d’une hémorragie à la suite d’un avortement), de 7 ans à 13 ans, précipité dans une famille nourricière à la campagne, puis incarcéré à la Petite Roquette et enfin jeté dans la colonie agricole et pénitentiaire de Mettray, un bagne pour les mineurs au cœur de la Touraine. Le défi littéraire de Véronique Olmi consiste, pour dénoncer la condition de détention inhumaine de ces gamins, à l’incarner dans un destin individuel, dans un roman entièrement écrit du point de vue de Joseph: son ressenti, ses peines, son incompréhension, son incapacité à mettre des mots sur ce qu’il subit, ses jours sans repères. La romancière conte la cruauté, sans détour ni complaisance, en un style serré qui n’autorise aucune respiration et qui fait jaillir une angoisse permanente. Et puis, l’amour d’un garçon et l’émotion née de la musique permettront à Joseph de réapprendre à vivre. La révolution du Front populaire de 1936 sera peut-être la sienne. La beauté de ce roman terrible provient de l’impérieuse nécessité que le lecteur ressent à chaque page, celle de Véronique Olmi à donner vie à ce maigrichon et poignant Misérable du XXe siècle. »

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Véronique Olmi préente son roman «Le Gosse» à La Grande Librairie. © Production France Télévisions

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L’été en poche (09): Sauvagines

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En deux mots
Raphaëlle Robichaud, 40 ans, agente de protection de la faune, s’est installée dans une roulotte dans le haut-pays de Kamouraska. Quand sa chienne Coyote est prise dans un collet posé par des braconniers, elle se promet de mettre la main sur ce prédateur. Mais de chasseur, elle va devenir chassée. Fort heureusement, elle trouve le soutien de Lionel et d’Anouk.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Sauvagines

Les premières pages du livre
Première partie
La sainte paix
Les yeux bruns du coyote
25 juin
Les chaînes fouettent les niches, contiennent tout débordement possible. Le hurlement cacophonique de la centaine de bêtes annonce au maître mon arrivée, flairée sous le vent. Elles jappent d’excitation, maintenant que j’approche et m’enfonce jusqu’aux chevilles dans la boue du sentier de quatre-roues qui mène à leur geôle. Je cherche des yeux la cage où se trouve la dernière portée, pour laquelle j’ai fait toute cette route.
Je ne tenais pas à me dénicher un husky aux yeux couleur lac Louise. Me cherchais plutôt une chienne métissée aux yeux bruns comme les miens. Dans ma famille comme au chenil, les petits aux yeux bleus ont un statut particulier. Parmi mes frères et sœurs, j’étais l’enfant du péché, mon père pressentant qu’une chicane avait conduit ma mère à s’écarter pour un facteur ou un autre mieux membré. Toute ma vie, mes iris lui ont rappelé que j’étais peut-être le fruit de la trahison de sa femme qui descend d’Ève. Chez nous, la jalousie et la mauvaise foi l’emportent sur la raison. Pourtant, les gènes sautent parfois des générations.
Ici, comme dans toute compagnie de chiens de traîneau, les chiots les plus chérants1 ont les yeux vairons. L’animal insolite qui attire mon attention est une femelle aux yeux bruns et au pelage souris. Elle ne mange pas, tremble sur son lit de foin pendant que les autres se vautrent. L’homme debout dans l’enclos raconte qu’elle a un léger souffle au cœur, qu’elle n’aura pas la grande carrière d’athlète attelée qu’on attendait d’elle, qu’un chien maigre qui ne tirera pas sa vie durant des touristes venus de France pour vivre une expérience typiquement nordique est une bête qui ne gagne pas sa viande, une bête qu’on abattra comme celles trop vieilles pour servir. Des iris colorés auraient pu la sauver, mais comme en prime sa mère, par une nuit d’expédition, s’est éprise d’un coyote, on s’attend à ce que sa progéniture soit un défi de taille à dompter. Bref, la bâtarde est condamnée, inutile et trop banale pour qu’on veuille l’adopter.
– C’est elle que je veux.
Sans hésiter. Je caresse la mère infidèle, qui me laisse prendre sa petite sans grogner. Elle nous suit sagement des yeux jusqu’au bout du sentier. Peut-être qu’elle sait subodorer la compassion ? Boule de poil sous le bras, je retourne à mon camion avec le souvenir du jour où je me suis sauvée du calvaire familial. La prison de chiens dans mon rétroviseur, je roule en souriant. La petite s’est assoupie, la gueule sur mon poignet. Mes doigts sur le levier de vitesse sont engourdis, mais ce n’est pas grave. J’ai trouvé mon bras droit, une nouvelle corde à mon arc de gardienne des bois.
D’une rive à l’autre du fleuve, puis de Rivière-du-Loup aux terres de la Couronne, nous mordons la route jusqu’à notre refuge sous les érables à sucre qui, à l’aube de la saison de la chasse, seront tous d’un rouge plus vif les uns que les autres : une érablière abandonnée au pays des hors-la-loi derrière laquelle j’ai caché ma roulotte. La route est cahoteuse, on y progresse comme avalées par la forêt. En montant vers la pourvoirie des Trois Lacs, j’emprunte mon embranchement secret. Sur ce chemin, il y a plus de traces d’orignaux que de pneus, et les branches basses des épinettes semblent se refermer derrière nous. Plus que quelques détours jusqu’à notre tanière de tôle tapie dans l’ombre.
Une couverture de laine t’attend, bien pliée, au pied de mon matelas. Je te promets une chose : jamais tu ne connaîtras les chaînes. Et je te traînerai partout, te montrerai tout ce que je sais du bois. Un jour, peut-être, tu sauras même te passer de moi.
La noirceur s’installe, les chouettes louangent l’heure des prédateurs. Le poêle ne tarde pas à chasser l’humidité de la roulotte, et moi à tuer les maringouins.
Elle se faufile jusqu’à mes genoux, ma petite chienne trop feluette pour tirer des traîneaux. Je lui cherche un nom, à cette face de fouine qui, cachée sous la fourrure de sa queue, couine dans son sommeil, rêvant peut-être déjà des proies qui lui échapperont tantôt.
Dire que les mushers du chenil allaient t’abattre… Dire que tu ne verras plus jamais ta mère. Comment te faire comprendre, mon orpheline, que nous serons l’une pour l’autre des bouées, qu’accrochées l’une à l’autre nous pourrons mieux affronter les armoires à glace qui ne chassent que pour le plaisir de dominer, de détruire ? Commencer par te flatter avec toute la tendresse que j’ai et enfouir mon nez dans ta fourrure sentant la paille humide qui t’a vue naître. Il me sera peut-être difficile de maîtriser la fougue sauvage qui coule dans tes veines. Mais même si tu restes rustre, tu me protégeras, j’espère, des fêlés qui braconnent et qui ont envoyé trop de mes collègues manger les pissenlits par la racine. Ma chance me sourira de tous ses crocs blancs, côté passager, et fera taire ceux qui essaient de m’intimider. Malgré tous nos gadgets, mon arme de service et l’expérience du métier, ce sont quand même les colleteurs qui sont les mieux armés.
Les braconniers ne sont pas les seuls qui me tirent du jus. J’ai pris la décision de briser ma solitude il y a quelques jours, ayant découvert dans le tronc du pommier, à quelques pas de la cabane à sucre, des marques de griffes fraîches remontant jusqu’à la cime de l’arbre, là où dansait au vent une mangeoire à pics-bois pleine de suif. Impolie, la bête s’est goinfrée de toutes les graines tombées au sol, puis dans mes talles de petites fraises. C’est pardonné – il m’est revenu cette convention du jardinier qui prévoit trois fois plus de semis qu’il n’espère récolter de fruits : un tiers pour soi, une part de pertes, et le reste pour la visite…
Humaine ou animale… souhaitée ou inattendue… amicale ou affamée.
Considérant l’espacement entre les lacérations du bois, c’est un ours adulte, sans aucun doute. Venu tâter le terrain, il reviendra peut-être faire de mes réserves son gueuleton de réveil. Et ce ne sont pas les feuilles de métal qui me servent de murs qui l’en empêcheront.
Je cuis un riz à l’agneau sur le feu et dépose la bouette viandeuse près de la petite ; ses yeux fuyants sondent le danger, puis elle engouffre la poêlée.
Tu ne resteras pas maigre, tu prendras du poil de la bête.
Comme trop de gens ont déjà nommé leur chien Tiloup, Louve ou Louna, je manque d’idées de prénom à deux syllabes qui résonne bien dans le lointain. Que tu peux crier à pleine gorge sans pour autant t’érailler la voix. Une voyelle finale qui porterait aussi loin que l’écho. Yoko ou Kahlo ? C’est vrai que, par les temps qui courent, les k sont à la mode.
En attendant que je trouve mieux, elle se nommera Coyote. Ma chienne a déjà de la gueule, se plante sur mon chemin vers la corde de bois comme pour me dire que c’est elle qui doit mener l’attelage de nos provisions de chauffage jusqu’à la roulotte, puis trébuche sur mes bottes de pluie, tombe sur son flanc. Me regarde, espiègle, ventre offert. Le creux de sa bedaine est doux comme des feuilles de guimauve. Déjà, je m’étonne – c’est fou ce qu’une bête peut apporter comme joie de vivre à quelqu’un qui a si peu de vrais amis dans la vie, qui a renié sa famille et qui a l’intuition qu’à sa naissance, ses vieux sont partis de l’hôpital avec le mauvais bébé. J’ai fouillé albums poussiéreux et arbres généalogiques, peut-être que tout s’explique. J’en garde la preuve dans ma poche, contre mon cœur.
Un tout petit bout de femme se tient bien droit à côté de son imposant mari sur la photo jaunie. Yeux en amande, cheveux tressés, mocassins aux pieds. Lui, dans son habit de trappeur, pipe à la main, grosse moustache, front haut. Accroupi à côté d’elle, de son regard qui transperce l’image, l’air de dire sauvez-moi quelqu’un. Mon arrière-grand-père en petit bonhomme arrive à sa hauteur, sa paluche velue enserrant la taille de sa jeune épouse comme si son trophée de chasse pouvait lui échapper. D’elle, mes yeux bruns peut-être. D’elle, ma soif insatiable de tout apprendre sur les Premières Nations, comme si, en cumulant dans mon esprit les mots traduits, les romans de brousse et les poèmes de taïga, je pouvais me rapprocher de mes racines et renouer avec elle, mon aïeule mi’gmaq au nom chrétien inventé pour ses noces.
Quitter parenté et société pour habiter une roulotte stationnée creux dans la forêt publique, ça peut paraître bizarre, mais c’est la clé de mon équilibre mental : vivre le plus près possible des animaux que je me démène à protéger. Vivre le plus loin possible de ma famille qui n’a jamais été curieuse de savoir qui était notre arrière-grand-mère aux yeux bruns perçants comme ceux d’un coyote.
De retour au camion pour un dernier voyage de vivres avant la tombée de la nuit, je replace la photo sous le pare-soleil, d’où elle m’accompagne la plupart du temps. Repasse l’index sur la calligraphie soignée à l’endos.
Hervé Robichaud et sa jeune épouse,
Marie-Ange – 1903.
Tu n’as pas l’air d’une Marie-Ange ni d’être aux anges, plutôt pétrifiée, la colonne rectiligne comme son canon qui te dépasse presque. J’ai une pensée pour ta première nuit conjugale en chien de fusil. Je m’imagine ton vrai prénom, bien à toi, évoquant la beauté du territoire, et non la soumission des draps blancs et des robes de mariée. J’aurais aimé qu’on me raconte ton histoire, peut-être que je me serais sentie un peu plus chez moi parmi tes descendants si j’avais connu tes berceuses, recettes et illusions perdues. Le bungalow de banlieue qui sentait la mortadelle et les boules à mites m’étouffait. Les prières du souper, celles du soir, la peur des étrangers, du noir et des bêtes dehors, et les litanies sans fin de reproches xénophobes faisaient naître en moi les pires élans de rage. Fallait que je m’éloigne de ces gens avant de me mettre à leur ressembler. Il me fallait une forêt à temps plein, à flanc de montagnes qui s’en foutent des frontières, où tous sont sur un pied d’égalité face aux éléments, au froid, à la pluie, au vent. Le bois est un mentor d’humilité, ça, je peux le jurer. Un sanctuaire de beautés oubliées à force d’habiter dans le coton ouaté. Un temple à bras ouverts et aux gardes baissées.
Là où éclosent les Appalaches, dans le Haut-Pays de Kamouraska, le luxe des grands espaces se défend à coup de rituels païens. Tenir tête aux carnivores, arpenter ses sentiers du matin au soir et faire de petits pipis stratégiques ici et là. Recenser les plantes comestibles, pister la faune invisible, baliser mon espace vital et revenir sur mes pas jusqu’à l’érablière abandonnée, la roulotte, mon matelas.
J’ai élu domicile fixe sur ce territoire non organisé, mais essayez d’expliquer ça à une meute à court de gibier, faute d’habitats préservés. Ou à un ours qui vient de se faire débroussailler ses kilomètres de framboisiers sous les fils haute tension d’Hydro-Québec, juste avant son banquet estival.
Grâce à Coyote, je serai désormais armée d’un pif qui saura flairer ceux qui s’approchent trop près de la roulotte. Et si, en vieillissant, elle prend de la gueule, je pourrai la laisser descendre du camion avec moi quand je marche vers les pêcheurs aux glacières remplies à l’excès, les chasseurs qui cachent un nombre louche de pattes d’ongulés sous une bâche et les marcheurs du dimanche qui seraient tentés de profiter de la rencontre d’une femme seule au bout du monde pour soulager leurs appétits.
Parce que là où nous sommes, il n’y a personne qui m’entendra crier.
Ma longue tresse noire, je la laisse serpenter dans mon dos, mais parfois, je me demande s’il ne faudrait pas la couper court, me départir de tous mes artifices pour m’assurer une plus grande sécurité au pays des hommes réchauffés par l’alcool et l’envie de tuer. Et mieux servir mon devoir d’encadrer la tuerie. Que tout se fasse dans les règles de l’or, parce que c’est le cash qui mène ici. Paye ton permis et c’est beau, tu peux sortir du bois tes sept lynx par année. Et bientôt, il n’y aura même plus de quotas, me disent mes sources au Ministère.
Pincez-moi quelqu’un.
Non, ici, personne ne peut m’entendre crier de rage. Sauf ma chienne au poil qui se dresse et qui me demande de ses yeux bruns de coyote affolé par le bruit : mais qu’est-ce qui te prend, ma vieille? »

L’avis de… Anne-Frédérique Hébert-Dolbec (Le Devoir)
« L’imaginaire foisonnant de Gabrielle Filteau-Chiba s’incarne dans les pages et dans sa langue furieuse avec une telle intensité qu’on pourrait presque toucher la forêt et ses habitants nocturnes, reflets de l’imprévisibilité, des craintes et de la tension qui animent la construction narrative. »

Vidéo


A l’occasion du festival America, Gabrielle Filteau Chiba présente son ouvrage «Sauvagines». © Production Librairie Mollat

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Mourir avant que d’apparaître

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Prix Robert Walser 2022

En deux mots
Abdallah, que sa mère handicapée ne peut plus entretenir, est confié à un cirque. Jean Genet est alors un auteur à la réputation grandissante. Le hasard va les faire se rencontrer. Jean va alors vouloir faire de son nouvel amant un funambule. Après avoir parcouru toute l’Europe à la recherche d’un entraîneur, l’écrivain va lui-même endosser ce rôle.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le funambule, l’écrivain et la mort

Pour son premier roman, Rémi David a choisi un épisode douloureux de la vie de Jean Genet, sa relation avec Abdallah, un artiste de cirque à l’origine de son livre «Le Funambule». De leur rencontre à leur mort, il éclaire cette relation brûlante.

L’auteur nous avertit d’emblée. En exhumant cet épisode de la vie de Jean Genet et en mettant en scène des personnes qui ont réellement existé, il n’entend pas faire œuvre de biographe. «C’est donc une interprétation qui est livrée ici et qui ne saurait prétendre au mieux qu’à la vérisimilitude.»
Cette vérisimilitude lui permettant de combler les vides d’une histoire d’amour en imaginant des dialogues, en rattachant des documents retrouvés et des témoignages d’une riche bibliographie (voir ci-dessous).
Le roman débute avec cette scène déchirante, la mère d’Abdallah, handicapée et sans ressources, décide de confier son garçon au directeur du cirque Pinder. Ce dernier le loge et le nourrit en échange de corvées de nettoyage. Mais il l’initie aussi à l’acrobatie et au jonglage. Les années passent et l’adolescent s’aguerrit au fil des tournées qui vont le conduire finalement à Paris.
C’est là que son chemin va croiser celui de Jean Genet, écrivain adulé par Monique Lange, l’employée de Gallimard chargée de dactylographier ses manuscrits et qui va devenir son amie, sa confidente et son fournisseur de Nembutal, le somnifère qui lui permet de trouver le sommeil. Elle n’hésitera pas non plus à le loger dans sa chambre de bonne lorsqu’il lui avouera qu’il est recherché par la police et doit se cacher.
Lorsqu’il rencontre Abdallah, Genet est en panne d’inspiration et croit sa carrière terminée, alors même qu’elle est déjà reconnue, aussi bien en France qu’à l’étranger. Le jeune homme va lui redonner le goût à la vie et à l’écriture. Après avoir séduit l’artiste, il va vouloir faire de son nouvel amant un extraordinaire funambule. Pour cela, il ne va pas lésiner sur les moyens. Comme Abdallah est convoqué pour partir renforcer les troupes en Algérie, il décide de fuir avec lui à travers l’Europe pour trouver un entraîneur capable de lui faire réaliser un brillant numéro. Mais cette recherche de la perle rare va s’avérer vaine. C’est alors que l’écrivain décide lui-même d’endosser ce rôle et travaille d’arrache-pied avec son poulain. Jusqu’à réussir dans cette entreprise très risquée. C’est un triomphe un peu partout où le funambule se produit. Jusqu’à un premier accident qu’il réussira à surmonter après une opération et une volonté acharnée de remonter sur son fil. C’est alors qu’une seconde chute brisera son genou, mettant fin à une carrière qui s’annonçait brillante.
Rémi David va alors raconter les doutes et la dépression, la fin de leur relation et le drame qui suivra. Mais le primo-romancier souligne surtout l’imbrication de cette relation avec l’œuvre de Jean Genet, en particulier Le funambule et Les Paravents, nourris de cette expérience. Il réussit parfaitement son entreprise de re-création, donnant chair aux personnages en incarnant cet épisode lumineux et tragique, inspirant et désespéré. Dans ce roman, on retrouve l’effervescence des années 1950-1960. Sur fond de Guerre d’Algérie, on y croise Juan Goytisolo, Giacometti et Sartre, le poète Olivier Larronde, mais aussi Gaston Gallimard ou encore Georges Pompidou. On y lit aussi les ressorts de l’œuvre de Jean Genet, plus «vrai que nature» dans ce roman qui nous permet de revisiter une œuvre importante, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités.

Sources mentionnées
Ce livre doit beaucoup aux travaux d’écrivains, de chercheurs, spécialistes de Genet, qui l’ont précédé. Que leurs autrices et auteurs en soient vivement remerciés, et particulièrement Carole Achache (Fille de, Stock, 2011), Marc Barbezat (« Comment je suis devenu l’éditeur de Jean Genet », in Lettres à Olga et Marc Barbezat, L’Arbalète, 1988), Tahar Ben Jelloun (Jean Genet, menteur sublime, Gallimard, 2010), Lydie Dattas (La Chaste Vie de Jean Genet, Gallimard, 2006), Diane Deriaz (La Tête à l’envers, Albin Michel, 1988), Juan Goytisolo (Les Royaumes déchirés, Fayard, 1988), Monique Lange (« L’homme aux yeux rieurs », in Le Magazine littéraire no 313, septembre 1993), Marie Redonnet (Jean Genet le poète travesti, Grasset, 2000), Gilles Sebhan (Domodossola, Denoël, 2010) et Edmund White (Jean Genet, Gallimard, 1993) ainsi que le fonds Genet conservé à l’IMEC d’où sont issues les deux cartes reproduites dans l’ouvrage ainsi que les lettres adressées à son agent Bernard Frechtman.

Mourir avant que d’apparaître
Rémi David
Éditions Gallimard
Premier roman
166 p., 18 €
EAN 9782072967108
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y voyage aussi à travers toute l’Europe, en Italie, à Brindisi notamment, en Turquie, en Suède du côté de Stockholm, au Danemark, à Copenhague, sans oublier Vienne et l’Autriche Pamukkale et la Turquie, l’Italie avec Domodossola.

Quand?
L’action se déroule de 1948 à 1967.

Ce qu’en dit l’éditeur
Rémi David recompose cette histoire d’amour et de fascination réciproques, dans un roman plein de justesse et d’empathie. Lorsque Jean Genet rencontre Abdallah, qui sera un jour la figure centrale de son magnifique texte Le Funambule, le jeune homme a dix-huit ans à peine et vit à Paris. Genet, à quarante-quatre ans, est déjà un écrivain consacré. Il est aussitôt ébloui par le charme de cet acrobate, qui a travaillé plusieurs années au cirque Pinder. Il entreprend le projet fou de le hisser jusqu’à la gloire: son agilité, son expérience du cirque devraient lui permettre de devenir un artiste hors pair. Mais comment, après la chute, demeurer le funambule qui danse dans la lumière, le prodige que le poète a forgé de ses mains?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Cause littéraire (Patrick Abraham)
Kimamori (Yassi Nasseri)
Mare Nostrum (Jean-Philippe Guirado)
Ouest-France (Fabienne Gérault)
RTBF
Le Blog de Gilles Pudlowski
Blog Lili au fil des pages
Blog Baz’Art


Rémi David présente Mourir avant que d’apparaître © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Mourir avant que d’apparaître est une œuvre de fiction, un roman. En aucun cas un travail d’historien ni une biographie de Genet.
Si le texte met en scène des personnages ayant réellement existé, s’appuie sur des témoignages, s’inspire d’une histoire vraie, il offre de cette histoire une réécriture qui ne s’interdit ni de combler par la fiction les silences des biographies en inventant certaines scènes manquantes, ni de prendre des libertés avec les faits en faisant par exemple prononcer par Genet des paroles qu’il a en réalité écrites. C’est donc une interprétation qui est livrée ici et qui ne saurait prétendre au mieux qu’à la vérisimilitude.

Sur une photo en noir et blanc qui date de quarante-huit, Abdallah a douze ans. Il se trouve au sommet d’une pyramide humaine, bras et jambes écartées, devant le rideau en velours du cirque Pinder. Dans l’édifice de chair, portant le même costume étoilé, on voit le jeune Ahmed. Son grand ami.

Ils s’étaient rencontrés deux ans auparavant, en fin d’une journée qui eût été presque belle si Abdul – on l’appelait ainsi, au cirque – n’y avait été par sa mère abandonné.
C’était une grosse Allemande qui souffrait de diabète. Ses chevilles étaient gonflées, l’obligeant à se déplacer à l’aide de deux béquilles. Elle parlait un français fort approximatif et à l’accent marqué.
— Je te laisse, Abdallah, dit-elle ce jour-là. Sois sage et sois gentil.
Ce furent ses derniers mots avant de s’en aller.
Le gamin suivit des yeux la marche lente de cette femme qui s’éloignait, sa mère, ponctuée par le sifflement sonore de son souffle asthmatique. Avant qu’elle ne lui tourne tout à fait le dos, il crut lire sur son visage l’esquisse d’un sourire, mais n’en fut pas certain. L’affection, la tendresse étaient des qualités qu’elle ne possédait pas.
Le patron de Pinder, un grand gaillard joufflu, moustachu et musclé, qui sentait la sueur, avait la main posée sur l’épaule du garçon et regardait aussi la boiteuse qui partait.
Elle avait appris, le soir précédent, le passage d’un cirque. Ce fut par une annonce clamée au mégaphone, faite d’une voiture qui sillonnait les rues pour en faire la réclame : Pinder, un spectacle extraordinaire.

Abdallah connaissait les bases de l’acrobatie, qu’il avait pratiquée un peu avec son père, un Algérien, en Kabylie. À peine arrivé en France, après la guerre, il disparut, du jour au lendemain. Avant de quitter à jamais leur taudis, un soir qu’il était rond comme un ballon, il s’en était pris violemment à Abdul.
— Ce gosse n’est qu’un sale fils de pute. Naal dine oumouk !
La mère s’était interposée, faisant un bouclier de son corps obèse pour protéger l’enfant : le père tentait de le frapper avec une chaise. En pleurs, Abdallah dut sortir pour éviter la charge.
Il marcha deux longues heures dans leur quartier fait de baraques en bois et de cabanes en tôle. À son retour, son père était parti. Il ne le revit jamais. Il semblerait qu’il soit mort quelques jours plus tard, le corps planté au couteau dans une rixe qu’il avait déclenchée, entre immigrés italiens et algériens. Sa femme accueillit la nouvelle comme elle accueillait tout : avec indifférence.
Ne voyant comment nourrir son marmot seule, elle eut tout à coup l’idée du cirque. C’était tout de même une déchirure, leur laisser son enfant. Quelle mère était-elle pour leur confier Abdallah ? Mais que faire d’autre ? Elle n’avait pas de salaire, vivait dans la boue d’un bidonville, n’avait plus le moindre espoir de trouver un travail, avec son handicap. Elle pouvait bien se passer de manger certains jours, mais l’imposer à son fils pour le garder auprès d’elle, était-ce lui rendre service ?
Abdallah écouta sans rien dire, sans pleurer, les mots confiés par sa maman au patron de Pinder. Dès qu’elle eut disparu de leur champ de vision, le moustachu aux odeurs de sueur ôta la main de son épaule. D’un geste brusque, il désigna à Abdallah, un peu perdu mais souriant, la première cage à nettoyer. C’était celle des lions, puisque les bêtes étaient au travail sur la piste.
C’est dans cet univers de fauves qu’il fit la connaissance d’Ahmed. Marocain, le même âge que lui mais sept mois d’expérience, déjà, avec Pinder. Il apparut dans la cage à sa rescousse et lui montra où on rangeait la fourche, les seaux, où jeter le purin, où trouver un point d’eau, quelles latrines récurer. Il lui offrit aussi une cigarette, chapardée secrètement au lanceur de couteaux, un raciste. Le cirque, en apparence si différent du monde, n’échappait pas aux préjugés du monde.
Les deux enfants, derrière une caravane, fumèrent ensemble leur trésor dérobé. Ahmed était bavard, Abdallah écoutait. C’était le début de leur belle amitié.
L’un et l’autre travaillaient sans relâche. Ils n’étaient pas payés, mais logés et nourris, ce qui était quelque chose, comme le leur répétait le patron de Pinder à longueur de journée.
— Et si vous bossez bien, à la fin de la tournée, vous pourrez même garder votre costume de spectacle, avec les épaulettes et leurs jolies dorures !
Ahmed et Abdallah ne ménageaient pas leur peine. Ils nettoyaient la piste, déblayaient les gradins, nourrissaient les lamas, les zèbres, les éléphants… et très souvent aussi se farcissaient la plonge. Entre-temps, ils s’entraînaient, perfectionnaient ensemble leur jonglage, répétaient les acrobaties annoncées tous les soirs par Monsieur Loyal comme le célèbre numéro des sauteurs maghrébins. Sous les applaudissements du public, leurs corps d’enfants trop musclés pour leur âge multipliaient les équilibres au sol, les saltos, les pirouettes et les sauts périlleux, les élévations, les dévissés, les colonnes…
Ils étaient tous les deux de très bons acrobates. Abdallah avait une façon de s’élever dans les airs très vive. Ahmed était aussi un excellent sauteur, dans un style différent et plus lentement chorégraphié. À la fin du numéro, sur un roulement de caisse claire dramatisant son ascension, comme une montée à l’échafaud, Abdallah se plaçait en haut de la pyramide, bras et jambes écartés, avant d’en être catapulté sur un coup de cymbale. Le spectacle ensuite se poursuivait, suivant les soirs, avec Weyland ou la belle Diane, deux trapézistes.
Diane avait beaucoup d’affection pour Abdul, qu’elle appelait son habibi — il lui avait appris ce mot arabe qui veut dire « mon chéri ». De dix ans leur aînée, elle était de ceux, avec Weyland, qui le soir tombé quittaient leur caravane pour venir sous la tente des sauteurs maghrébins, logés à part dans le campement du cirque. Ils écoutaient sans comprendre, souvent, les histoires en arabe, les blagues qui se racontaient et ils riaient d’entendre les autres rire. Ils s’efforçaient aussi d’apprendre de petits mots. Habibi, salam, labass, bslama, choukran… On ne se comprenait pas dans les moindres détails mais on s’appréciait fort sous la tente des sauteurs, qui sentait bon le kif, la bonne humeur et le thé à la menthe.
À chacune de ces soirées, Diane prodiguait des chatouilles aux garçons. Elle inventait pour eux, sans cesse, de nouveaux jeux. Ils se moquaient ensemble du nain hongrois grincheux ou du clown hollandais dépressif. Ahmed imitait l’un quand Abdul faisait l’autre, à grand renfort de grimaces et de gestes outrés.
Abdallah, plus souvent qu’Ahmed, allait retrouver Diane dans sa caravane. Elle lui offrait des caramels. Il lui faisait la démonstration de ses progrès en jonglage, lui apportait des fruits cueillis aux environs du cirque. Il ne parlait pas beaucoup, mais ses grands yeux rieurs s’exprimaient clairement pour lui, disaient sa grande délicatesse, son besoin d’être aimé.
Avec ce petit garçon qui savait à peine lire, elle partageait aussi son amour pour les mots. C’étaient des poèmes de Cocteau, de Baudelaire, de Mallarmé qu’elle récitait par cœur, et aussi d’Olivier, l’homme qu’elle aimait, dont elle parlait souvent à Abdallah. Un somptueux poète, et tellement beau, qui bientôt serait connu, prédisait-elle.
— La pluie montre ses dents, exige la lumière. Mon envie de crier, comme un doigt qu’on déplie, tire, tire les fils du nez de la mercière qui maigrit, mais qui tourne, embobinant la pluie… Tu ne trouves pas ça splendide, Abdul ? C’est Olivier qui l’a écrit, ce texte.
Abdallah souriait en guise de réponse. La plupart du temps, il ne comprenait rien ou bien quasiment rien à ce que récitait Diane. Il appréciait pourtant ces moments avec elle, son enthousiasme à réciter ses textes, sa façon de les déclamer en y mettant le ton, c’était exquis. Il écoutait, attentivement, fermait parfois les yeux et finissait par s’endormir dans sa caravane, blotti entre ses bras.
Ce fut dans cette même caravane, auprès de Diane, qu’Abdallah vint se réfugier, trouver du réconfort après une mauvaise chute qui avait fortement abîmé son genou. Son talon avait ripé alors qu’il prenait appui sur l’épaule d’un porteur. Le public avait à peine vu sa glissade qu’Abdallah était déjà sur pied et reprenait son numéro, malgré la douleur aiguë qu’il ressentait.
Il ne fallut pas plus que ce bref accident pour que le patron de Pinder refuse de lui offrir son costume à la fin de la tournée de mille neuf cent quarante-huit.
En quarante-huit, Monique avait une vingtaine d’années et travaillait dans l’édition, comme secrétaire, chez Gallimard. Derrière la porte au vernis vert de la rue Sébastien-Bottin, elle tapait à longueur de journée des manuscrits à la machine, ces machines à écrire aux rubans bicolores et à manette de retour chariot. Elle copiait notamment les textes des deux Paul, Valéry et Claudel. Ils n’étaient pas mauvais mais ne valaient pas grand-chose, à ses yeux, si elle les comparait aux manuscrits de l’auteur, le seul, qu’elle adulait : Genet. Mais on ne la payait pas pour donner son avis, alors Monique se contentait de taper.
Certains midis, à la cantine, elle mangeait à côté de Camus. Les secrétaires rivalisaient de stratégies diverses pour tenter d’être assises à la même table que lui. Beaucoup se seraient même posées sur ses genoux, si elles avaient osé. Quel charisme il avait, et quel regard. Monique elle-même fit un jour trois fois le tour de la pièce, feignant de chercher quelqu’un, pour venir s’installer en face de lui… Son métier, sans être passionnant, lui offrait ainsi un rêve servi sur un plateau : croiser et fréquenter ceux qui la faisaient vibrer, qui faisaient la littérature.
Un après-midi, à l’improviste dans son bureau, ce fut Faulkner en personne, le Prix Nobel, qui débarqua. Il venait évoquer le contenu d’un prochain livre avec son éditeur. Dans un anglais aux accents franchouillards, Monique le fit patienter :
— Be my guest. It is my duty to make you feel at home, mister Faulkner. The director will soon be able to receive you. If you need anything, don’t hesitate to ask.
— A bottle of whisky ! lui répondit Faulkner.
Pas si simple à trouver, à l’époque, à Paris. Monique dut battre le pavé de la capitale pendant une bonne demi-heure avant de dégoter la fameuse bouteille. Elle revint triomphante, le saint-graal à la main dans un sac en papier, et Faulkner fut ravi. L’anecdote marquait le début de leur amitié : il deviendrait plus tard le parrain de sa fille, Carole.
Mais revenons-en maintenant à celui qu’elle adorait : Genet. Elle l’avait dévoré dans sa toute petite chambre de la rue Jouffroy, dans le dix-septième arrondissement. Elle avait pris des notes, appris des phrases par cœur ; elle était transportée. Elle qui était issue d’une famille bourgeoise, parfaitement comme il faut, pouvait grâce à Genet, grâce à ses livres, vivre au milieu des voleurs, des pédés, des putes, des travestis, des prisonniers, des condamnés, des réprouvés, des révoltés… Autant de personnages qu’elle aimait de tout cœur pour leur humanité. Genet le lui dirait plusieurs fois par la suite : Monique, c’est agaçant, vous êtes admiromane, et c’est vrai qu’elle l’était.
Un jour à son bureau, elle entendit un bruit dans la pièce à côté. C’était bizarre car sa collègue, Germaine, était en congé. Elle décida d’aller voir et tomba nez à nez avec Genet.
Il fouillait les affaires de Germaine. Il jouait avec des timbres sortis d’un dossier, qu’il venait coller les uns sur les autres sur une enveloppe en kraft posée sur le bureau. Elle reconnut au premier regard sa silhouette trapue, son corps un peu balourd, sa calvitie. Ce fut pour elle comme une épiphanie de voir Genet lécher, coller ces timbres comme un enfant espiègle en train de faire une bêtise. Elle en était paralysée, parce qu’éblouie. Éblouie pour la vie.
— J’ai tout un tas de flics au cul.
Genet colla un timbre encore sur l’enveloppe, puis leva les yeux vers elle. Il reprit :
— C’est grave et c’est dangereux.
Il marqua un temps.
— Comment vous vous appelez ?
— Monique.
— Monique.
Il répéta le mot.
— Monique, tiens, comme la mère du vieux saint Augustin.
Elle restait suspendue à ses lèvres. La parole de Genet accouchait lentement et d’une voix légèrement métallique, étonnante. Il ne parlait pas pour ne rien dire, laissait des temps morts, de longs silences pour réfléchir, avant de trouver les mots les plus directs et les plus justes et de reprendre ensuite :
— Monique, c’était une Berbère. Ils furent un temps chrétiens, les Berbères, vous saviez ?
Elle fut conquise d’emblée, si tant est qu’elle pouvait l’être encore davantage que lorsqu’elle le lisait. Conquise par le farceur qui se tenait devant elle, le cheveu ras, les lèvres serrées, le regard méfiant, presque agressif mais tendre dans le même temps, ce farceur qui dilapidait des timbres sur une enveloppe en kraft et qui, par ailleurs, composait aussi des chefs-d’œuvre.
Elle ne l’avait jamais vu, ils ne se connaissaient pas. Pourtant, comme deux complices, dans les minutes suivantes, ils fuguaient ensemble, rue de Rome, vers l’hôtel Chicago, où séjournait Genet.
Toute sa vie, quasiment toute sa vie, Genet dormit dans des hôtels. Toujours en mouvement, toujours prêt à partir. Il ne vivait pas, de toute façon, comme la plupart des gens. Il ne savait pas faire de vélo. Personne, enfant, ne lui avait appris. Il ne savait pas prendre une photo, pas se servir d’un appareil. Il ne savait pas cuisiner, personne non plus, jamais, ne lui avait appris. Il ne savait rien faire de ce que tout le monde sait faire. Mais il savait écrire comme personne ne sait le faire.
Ils sortirent discrètement de l’immeuble de Gallimard. Arrêté à la fin des années trente pour avoir falsifié des billets de train, volé une chemise, des livres, un portefeuille et une valise, Genet n’avait pas purgé l’ensemble de ses peines. Récidiviste, il risquait la relégation à perpétuité. Sartre et Cocteau obtiendraient quelques jours plus tard sa grâce, après une lettre ouverte au président de la République, Vincent Auriol, publiée le seize juillet mille neuf cent quarante-huit dans le journal Combat. En attendant, il ne s’agissait pas pour Genet de se faire pincer. Monique héla dans la rue un taxi pour les mener jusqu’à l’hôtel.

Dans la chambre aux murs jaunis, qui baignait dans une odeur de tabac froid, Genet alluma une gitane et se posta à la fenêtre, pour faire le guet. Sa complice à sa demande rassembla comme elle le pouvait toutes les affaires de son idole.
— Ils vont me coffrer, Monique, me coffrer, je vous le dis, si vous ne faites pas plus vite.
Elle tentait tant bien quel mal de plier les vêtements dispersés dans la chambre, avant de les glisser dans une valise en cuir : trois pantalons, deux maillots de corps, deux gilets.
— Éteignez la lumière, j’ai cru entendre des pas, quelqu’un dans l’escalier. Surtout ne dites pas un mot, vous m’entendez, Monique ? Et aussi arrêtez de respirer comme vous le faites, si fort, et de bouger vos mains.
On frappa à la porte. Monique sentait son cœur qui battait la chamade et tentait de contrôler, tant bien que mal, le rythme de sa respiration qui s’emballait. On frappa. Trois coups nets, un silence durant près d’une minute puis à nouveau trois coups. Elle cherchait refuge dans le regard de Genet. En réponse, il lui tira la langue avec des yeux d’enfant rieur et qui plissaient de malice en vous regardant.
On entendit les pas s’éloigner, leur bruit s’amenuiser puis disparaître tout à fait. Genet, caché derrière le rideau, jeta un œil par la fenêtre qui donnait sur la rue et reconnut la silhouette de Bernard, son agent, qui sortait de l’hôtel et s’éloignait sur le trottoir.
— Je le vois : c’était un flic. S’ils me foutent en prison, Monique, ce sera votre faute.
Respirant à nouveau normalement, elle rassembla dix chaussettes, sans prendre le temps de faire les paires, quelques slips, deux chemises.
— Plus vite, Monique, je vous en prie, faites vite, l’exhortait Genet.
Elle bafouilla quelque chose d’inaudible, pour elle-même, s’excusant de traîner, puis augmenta la cadence du mieux qu’elle le pouvait.
Il n’y avait plus, désormais, qu’à mettre dans la valise la pile des quelques livres qui se trouvaient posés sur la table de chevet, imprégnés eux aussi de l’odeur de tabac. Il y avait Les Amours de Ronsard et un Dostoïevski, un Mallarmé en Pléiade, quelques ouvrages aussi parus chez Denoël. Mais il y avait surtout, sous cette pile d’ouvrages, des pages blanches noircies d’encre, des pages de manuscrits que Monique, fascinée, ne pouvait quitter des yeux. Elle recueillit les feuilles avec grande minutie, les manipulant toutes comme s’il s’agissait des reliques d’un saint. Elle brûlait de déchiffrer ce qui y figurait, mais se l’interdisait. Elle déposa ensuite la liasse dans la valise, l’aplanit d’un geste de la main puis ferma le rabat.
Monique n’eut guère le temps de réfléchir. Pour que Genet soit à l’abri, spontanément, elle le mena dans la chambre qu’elle louait rue Jouffroy. Elle n’osa préciser que c’était sa propre chambre. Avec sa coupe au carré, ses vêtements élégants, luxueux et l’agenda Hermès posé sur son bureau, elle avait pour Genet tout de la petite bourgeoise d’une vingtaine d’années. Cette chambre devait être, pensa-t-il, une sorte de dépendance du grand logement de papa.
Elle en confia la clef à Genet. Il regardait les livres de sa bibliothèque lorsqu’elle la lui tendit.
— Essentiellement des bouses, dit-il, catégorique. Il n’y a que Pascal et Sartre à valoir quelque chose.
Monique rougit, sans chercher à répondre pour se justifier. Est-ce que Genet avait remarqué qu’elle avait tous ses livres ? C’est ce qui lui importait.
— Je passerai vous voir chez Gallimard.
Elle comprit qu’il lui disait déguerpissez ! et appela une amie pour la dépanner, sans toutefois lui dire la vérité. Était-ce de la pudeur, une envie d’exclusivité ? Elle prétexta une fuite qui l’obligeait à découcher jusqu’à la venue d’un plombier. L’affaire de quelques nuits, pas plus. Et si Genet demandait à rester plus longtemps ? Qu’importe, elle trouverait une autre combine.
Elle se serait sacrifiée très volontiers pour lui.
Genet ne passa que quelques nuits, finalement, chez Monique. Un matin, rue Sébastien-Bottin, elle découvrit sur son bureau la clef de sa chambre posée avec un mot :
Petite, j’ai vendu Pascal et Sartre,
pleurez pas,
je vous en écrirai d’autres. »

Extraits
« À l’évidence Abdul était heureux. Il lui raconta ce que, grâce à Genet, il avait découvert, les pays qu’ils avaient traversés : la Turquie, la Suède, l’Italie, maintenant, le Danemark. Depuis sa désertion, il avait passé les jours les plus beaux de sa vie et s’en rappelait tous les détails. Il évoqua les terrasses de travertin blanc qui s’étalent à Pamukkale. L’ensemble de petites îles qui composent Stockholm, la nourriture exquise qu’avaient les Italiens et l’incroyable beauté des Alpes dans leur pays. Ils s’y étaient offert une échappée dans une voiture décapotable, entre les pans majestueux de la montagne. Il faisait tellement froid, mais c’était tellement beau. Et ils avaient passé, aussi, des jours merveilleux dans le petit hôtel d’une ville située entre les Alpes valaisannes et les Alpes lépontines : Domodossola. Ils y étaient restés durant plusieurs journées tant tous les deux s’y étaient plu. » p. 87

« Toute sa vie, quasiment toute sa vie, Genet dormit dans des hôtels. Toujours en mouvement, toujours prêt à partir. Il ne vivait pas, de toute façon, comme la plupart des gens. Il ne savait pas faire de vélo. Personne, enfant, ne lui avait appris. Il ne savait pas prendre une photo, pas se servir d’un appareil. Il ne savait pas cuisiner, personne non plus, jamais ne lui avait appris. Il ne savait rien faire de ce que tout le monde sait faire. Mais il savait écrire comme personne ne le sait faire. »

« Tel un mystagogue des temps reculés, Genet invite le jeune homme vers ce qu’il pourrait devenir. Persuadé qu’Abdallah peut briller, il encourage à poursuivre dans son art sans relâche, dans cette quête, pour se réaliser, se révéler à lui-même. C’est là l’enjeu de tout art. »

« Certains trouvent dans le voyage une énergie nouvelle, salvatrice dans laquelle ils vont pouvoir puiser. Le moi catapulte dans un tout autre ailleurs reconquiert des assises, il se redéfinit, se tourne vers les autres, puis il relativise la souffrance qu’il endure. C’est une chance. »

« Abdallah désormais suscitait la même admiration que Genet portait à Giacometti et qu’il avait tant convoitée. Même il la dépassait. Son acte le fascinait. Il lui avait fallu mourir avant que d’apparaître, enfin, aux yeux de Genet. » p. 147

À propos de l’auteur
DAVID_Remi_©Francesca-MantovaniRémi David © Photo Francesca Mantovani

Rémi David est né en 1984 et vit en Normandie. Mourir avant que d’apparaître est son premier roman. (Source: Éditions Gallimard)

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Ceci n’est pas un fait divers

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En deux mots
Quand le narrateur apprend que son père a tué sa mère, il file prendre le TGV pour rejoindre sa sœur de 11 ans dans la maison familiale de Blanquefort pour tenter de la réconforter, elle qui est seule témoin d’un féminicide brutal. Comment son père a-t-il pu donner dix-sept coups de couteau à se femme avant de prendre la fuite ?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Papa vient de tuer maman»

Après l’accident de train Paris-Briançon, Philippe Besson continue d’explorer la société française à l’aune de ces faits divers. Son nouveau roman raconte le désarroi de deux enfants face à un féminicide. Habilement construit, il éclaire tout à la fois les failles du système et la violence d’un tel traumatisme.

C’est à Paris que le narrateur apprend la bouche de sa petite sœur Léa, 13 ans, qui a assisté au drame et a trouvé le courage d’appeler son frère: «Papa vient de tuer maman.» Un choc qu’il lui faut rapidement digérer pour venir au secours de l’adolescente désormais seule aux côtés du cadavre. Leur père a pris la fuite sans un mot pour sa fille qu’il a aperçu une fois le crime commis.
Dans le TGV qui le conduit à Blanquefort, berceau de la famille, il prévient les gendarmes et s’assure de la sécurité de Léa qu’il préfère ne pas assaillir de toutes les questions qui trottent dans sa tête.
Arrivé sur place, il prend rapidement conscience de l’horreur de la situation en voyant les badauds se rassembler autour de la scène du crime et en apprenant que sa mère s’était fait saigner de dix-sept coups de couteau. Après avoir reconnu le corps à la morgue, accompagné sa sœur chez les gendarmes pour son interrogatoire, elle qui reste le seul témoin du drame, il retrouve son grand-père maternel qui, après avoir perdu son épouse, perd sa fille unique.
Si pendant le dîner, ils prennent tous bien soin de ne pas évoquer le drame, chacun des protagonistes doit maintenant se confronter aux questions, comment cela a-t-il pu se produire et pourquoi? Comment n’a-t-on pas vu venir la chose? Qu’aurait-t-il fallu faire ? Ce sentiment de culpabilité va d’abord perturber le narrateur, parti à l’opéra de Paris cinq ans plus tôt pour y intégrer le corps de ballet, vivre sa passion pour la danse, mais aussi laisser ses parents se disputer et sa petite sœur assister impuissante à ces tensions croissantes.
Tout en retraçant le parcours de Cécile Morand, la fille du buraliste, et de son mari, persuadé que son épouse était désormais sa chose, celle sur laquelle il pouvait passer toutes ses colères et toutes ses frustrations, Philippe Besson nous propose – comme le titre du roman le suggère – de ne pas nous attarder aux gros titres de la presse. Sur les pas des enquêteurs et aux côtés de la famille, l’enquête qui se déroule va apporter son lot de révélations. Sur les silences et les dysfonctionnements de la machine judiciaire, mais aussi sur le quotidien de deux enfants qui doivent désormais vivre avec l’image d’une mère lardée de coups de couteau, d’un père qu’ils ne veulent plus voir, d’un grand-père qui tente de les secourir de son mieux. En le lisant, on voit s’incarner tout un jargon. On saisit la violence d’un féminicide, on appréhende la rouerie du pervers narcissique, on comprend la difficulté de traiter le choc post-traumatique.
Tout aussi réussi que Paris-Briançon, ce roman s’inscrit dans le droit fil de Sa préférée de Sarah Jollien-Fardel, l’une des révélations de l’an passé, qui racontait aussi l’emprise d’un mari violent sur son épouse. On lui souhaite la même réussite !

Ceci n’est pas un fait divers
Philippe Besson
Éditions Julliard
Roman
208 p., 20 €
EAN 9782260055372
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Blanquefort, en Gironde. On y évoque aussi Paris, Bordeaux et une escapade à la dune du Pyla.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Papa vient de tuer maman.» Passée la sidération, deux enfants brisés vont devoir se débattre avec le chagrin, la colère, la culpabilité. Et réapprendre à vivre.
Léa, treize ans, et son frère, dix-neuf ans, ont grandi à Blanquefort, en Gironde. L’aîné a quitté le foyer familial à quatorze ans pour aller étudier la danse à Paris. Lorsqu’il reçoit un appel affolé de sa sœur lui annonçant que leur mère a succombé sous ses yeux aux coups de leur père, il pare au plus pressé: appeler la police et sauter dans un TGV pour retrouver Léa. En chemin, surgit le remords d’être parti depuis cinq ans, laissant sa cadette seule avec leurs parents, un couple aux relations tourmentées. Une fois sur place, il est confronté à l’effroyable réalité: le pavillon familial encerclé par les gendarmes, le corps sans vie de la défunte gisant sur le sol de la cuisine; son père fugitif, recherché pour meurtre; sa sœur, mutique, enfermée dans son traumatisme.
Le jeune homme remonte le cours du temps pour tenter de comprendre l’origine d’un tel acte. Il se remémore son père, instable et maladivement jaloux, piégé dans une vision étriquée de la masculinité, et sa mère, épouse effacée masquant la terreur que lui inspire son mari, toujours arrangeante pour ne jamais le froisser. Peu à peu, le puzzle prend forme. Tous les signes avant-coureurs de la tragédie étaient là, mais personne n’a rien vu, rien fait pour l’empêcher. Le fils brisé doit, dès lors, se débattre avec la culpabilité et le ressentiment. Tout en étant investi d’une nouvelle responsabilité: protéger Léa. Ainsi s’engage un long combat pour inventer un avenir possible.
Philippe Besson s’empare d’un sujet de société qui ne cesse d’assombrir l’actualité: le féminicide. En romancier du sensible, il y apporte un éclairage singulier, adoptant le point de vue des enfants des mères tuées par leur conjoint, dont on ne parle que trop rarement. Avec pudeur et sobriété, ce roman, inspiré de faits réels, raconte la difficulté de vivre l’après, pour ces victimes invisibles.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Barbara Fasseur)

Les premières pages du livre
« Au téléphone, d’abord, elle n’a pas réussi à parler.
Elle avait pourtant trouvé la force de composer mon numéro, trouvé aussi la patience d’écouter la sonnerie retentir quatre fois dans son oreille, puisque j’étais occupé à je ne sais quoi à ce moment-là et que j’ai décroché à la dernière extrémité. Finalement, elle m’avait entendu crier son prénom dans une sorte de précipitation car j’étais tracassé à l’idée d’avoir manqué l’appel mais au moment de s’exprimer, aucun son n’est sorti, aucun, comme si soudain elle était devenue muette et, en réalité, c’était ça, exactement : elle était devenue muette, sous la violence du choc.
Moi, je ne savais rien du choc. Je savais juste que ma petite sœur m’appelait, ce qu’elle ne faisait qu’en de très rares occasions – on ne se parlait pas beaucoup, et généralement c’était en tête à tête, lorsque je rentrais le week-end – et si j’étais un peu surpris, je n’étais pas vraiment inquiet. L’inquiétude a déboulé quand j’ai entendu son souffle, son souffle seulement, dans le téléphone, sa respiration, la respiration de quelqu’un qui suffoque ; voilà, ça ressemblait à une suffocation. Alors, j’ai recommencé à m’exclamer, j’ai dit : « Léa ? Léa c’est toi ? » Et pas de réponse.
J’aurais pu penser : elle me fait une blague, ou elle a appuyé sur la touche correspondant à mon contact par inadvertance et elle ignore que je l’entends, ce sont des choses qui arrivent, mais je n’ai pas pensé ça. J’aurais pu imaginer qu’il s’agissait de quelqu’un d’autre au bout du fil, une personne qui lui aurait subtilisé son portable, ou qui téléphonerait à sa place parce qu’elle en serait empêchée, mais je ne l’ai pas imaginé : j’étais certain que c’était bien elle. Ce souffle, même court, même déformé, était le sien, ça ne faisait aucun doute. Je ne pouvais pas me tromper. Ça avait à voir avec l’intimité. C’est même la preuve de l’intimité, ce genre de certitude.
Comme elle ne disait toujours rien, j’ai insisté, avec de la douceur cette fois-ci, en gommant toute angoisse, en n’y mettant aucune exaspération non plus, à croire que j’avais deviné qu’il fallait être gentil, et elle a enfin pu s’exprimer. Elle a murmuré : « Il s’est passé quelque chose. »
Je me souviens très bien de la sensation de glace le long de mon échine, j’étais assis sur le tabouret devant la petite table de cuisine de mon studio et je me suis aussitôt redressé sous l’effet du froid. J’ignore pourquoi ce souvenir est si précis quand tant d’autres, demeurés flous, ont exigé des efforts considérables pour que je parvienne à les reconstituer – il faudrait que j’en demande l’explication à ma psy –, je suppose que certains instants décisifs sont inoubliables, et parfois on sait, tandis qu’ils se produisent, qu’ils sont, en effet, décisifs.
Je n’ai pas demandé : « Il s’est passé quoi ? » J’en aurais eu largement le temps puisque, avant de poursuivre, Léa a laissé s’écouler plusieurs secondes, au moins une dizaine ; les secondes qui lui étaient nécessaires pour reprendre le dessus et réussir à nommer l’innommable. Je devais soupçonner que ça ne servait à rien de formuler une telle question car ma petite sœur allait parler désormais, malgré sa voix anémiée, malgré son souffle resserré. Elle était l’unique détentrice d’une vérité et elle allait la révéler, ça lui appartenait, elle avait téléphoné dans ce seul but, me choisir s’était imposé comme une évidence, elle avait été paralysée au tout début, puis en proie à une vive émotion mais elle en était capable, elle dirait ce qu’elle avait à dire.
Et c’est ce qu’elle a fait.
Elle a dit : « Papa vient de tuer maman. »

Léa avait treize ans, moi dix-neuf.
On n’était pas taillés pour une calamité de cette nature, de cette ampleur.
Personne ne l’est. Évidemment.
Sauf que nous, ça nous est tombé dessus.

D’autres que moi auraient hurlé un « quoi ? qu’est-ce que tu racontes ? », demandé qu’on répète pour s’assurer d’avoir compris – en fait ceux qui demandent qu’on répète ont compris, simplement ils obéissent à un réflexe pavlovien, ils n’y croient pas, ils ne peuvent pas y croire, ou ils sont dans une forme de déni – moi je n’ai pas
hurlé, pas protesté.
En revanche, j’ai ânonné un « comment ? », exigé des éclaircissements, cherché à connaître les circonstances exactes, la façon dont les choses s’étaient produites. C’est cela qui est venu. Ça ne pouvait pas demeurer aussi général, aussi colossal, il fallait des détails, du concret, du substantiel, du tangible, il fallait des frontières, des lisières.
Léa n’a pas répondu.
J’ai mesuré, trop tard, qu’on ne devait pas poser ce genre de questions à une gamine de treize ans, encore moins à la fille de la victime.
Alors, j’ai réduit mes exigences, baissé d’un ton et émis l’hypothèse qui m’a paru la moins effroyable, celle en laquelle je plaçais un dernier espoir, sans y croire pourtant: « Il n’a pas fait exprès ? »
Elle s’est contentée du strict minimum: «Si.»
Un «si» calme, définitif.
Qui nous envoyait droit en enfer.
Là, je me suis tu à mon tour.
Abasourdi, assommé par la nouvelle, écrasé par elle. Il faut le reconnaître : c’était tellement énorme et tellement inattendu. Encore aujourd’hui, quand il m’arrive de convoquer les mots murmurés par Léa pour les réentendre dans ma tête, où d’ailleurs ils me parviennent avec une acuité confondante et une facilité désarmante, je continue d’être stupéfié et démoli. Je reste ébloui qu’ils aient été prononcés un jour.

Ensuite, j’ai été dévasté, je crois. Oui, c’est un abattement qui s’est produit, juste après. Ma mère était morte. Ma mère, qui comptait tant, que j’aimais – le vilain mot, d’ailleurs je ne l’avais jamais prononcé, idiot que j’étais – et dont j’allais être privé pour toujours, alors que j’entrais tout juste dans l’âge adulte (cette nouvelle allait m’y précipiter, comme on jette une friture dans de l’huile bouillante – cette image déroutera sans doute, elle est cependant la plus juste). Le chagrin m’a envahi. Il n’a pas provoqué de sanglots, ni même de larmes – la stupeur, ça stoppe les épanchements – mais il s’agissait bien de chagrin. Il s’agissait bien d’affliction, de désolation, appelez ça comme vous voulez.
J’ai aussi éprouvé un sentiment d’horreur. Ma mère avait succombé à une mort violente. On croit toujours que la mort de ses parents surviendra tardivement, calmement, et quand on aura eu le temps de s’y préparer. On redoute la maladie. On écarte l’hypothèse de l’accident ; par manque d’imagination, ou par superstition. On n’envisage jamais le meurtre. Jamais l’exécution. Ça n’arrive que dans les films, ou dans les journaux à scandale.
Puis a surgi l’indignation. Ma mère venait de perdre la vie alors qu’elle se trouvait sans défense, ou en tout cas qu’il lui était impossible d’avoir le dessus. Elle était une femme menue quand mon père était une force de la nature. Face à lui, elle n’avait pas la moindre chance de s’en sortir. Qui plus est, l’apprendre par téléphone rendait le tout encore plus irréel et ahurissant. J’étais perdu. Absolument perdu. (C’était ma faute aussi : je m’étais beaucoup éloigné et depuis longtemps, je devrai en reparler.)
Quand je raconte, on pourrait croire que cet enchaînement d’émotions a duré longtemps. Mais non, à peine une poignée de secondes.
C’est extraordinaire, tous les états qu’on peut traverser en une poignée de secondes.

La respiration de ma petite sœur dans le combiné a tout renvoyé au second plan : il y avait des urgences à gérer et j’étais celui qui pouvait, qui devait les gérer. N’est-ce pas aussi pour cela qu’elle m’avait appelé ?
« Tu es où, là?
— Dans la cuisine.
— Seule?
— Avec maman. »
Elle a dit « maman » comme si notre mère était encore en vie, encore une personne vivante, comme si rien n’avait changé. J’ai dû réprimer un sanglot. Puis j’ai visualisé la scène. J’ignorais toujours les circonstances, mais il n’était pas difficile d’imaginer le cadavre au sol, du sang autour. Quand je dis : « pas difficile », qu’on ne se méprenne pas. Évidemment, c’était horrible. Et même insoutenable. Mais ça relevait de la déduction, du raisonnement, d’autant que je connaissais parfaitement la topographie des lieux. J’ai donc vu Léa près du cadavre de notre mère. Qu’on me permette de m’arrêter sur cette étrangeté. La scène, je ne l’ai jamais vue pour de bon. C’est pourtant elle qui continue de me hanter. « Et papa? Il est toujours là?
— Non. Il a foutu le camp, je ne sais pas où. »
De nouveau, j’ai imaginé (c’était ma façon de corriger mon éloignement, mon absence, ma défection à l’instant le plus considérable). Il avait reculé d’abord, sans doute un peu hagard, avant de décamper comme un trouillard, un lâche. Peut-être n’avait-il même pas claqué la porte en sortant. Dans l’allée devant la maison, il avait tangué tel un homme ivre. J’ai immédiatement effacé cette image. Parce qu’elle atténuait la portée de son geste. « Tu es absolument sûre que maman est…?
— Oui. » Je ne nourrissais guère d’espérance mais, quand on n’a jamais été en présence d’un cadavre auparavant, on peut se tromper, non? Les coups portés (s’il s’agissait bien de coups) auraient pu ne pas être fatals. Sauf que le « oui » a été net lui aussi. Léa avait beau être bouleversée, son intelligence était intacte. (J’apprendrais qu’elle avait pris son pouls, encore une vision insoutenable.) Et, dans cette tempête, les faits établis, les vérités simples constituaient, pour elle, une boussole. J’ai conscience de ne pas avoir terminé ma question, de ne pas avoir prononcé le terme fatidique (de cela aussi, je suis certain). Après coup, je me suis demandé si j’avais buté sur la réalité, à la façon d’un cheval qui renonce devant l’obstacle, si j’avais manqué de courage.
Ou si j’avais souhaité ne pas rajouter de la violence. Je crois maintenant que Léa m’a coupé. Que c’est elle qui a choisi de me protéger.
« Toi, tu n’as rien?
— Non.» Il ne s’en était pas pris à elle (j’ai failli ajouter «Dieu merci», sauf qu’il n’y avait aucun dieu à remercier et s’il en existait un, il était plutôt à blâmer). Il serait temps plus tard de déterminer si mon père l’avait menacée, s’il avait tenté quelque chose – ce qui ajouterait encore à l’effroyable – mais ce qui importait, c’est qu’elle fût saine et sauve. Ce serait l’unique bonne nouvelle de cette journée d’apocalypse.
« Ne reste pas dans la cuisine, s’il te plaît. Monte dans ta chambre, ferme-la à clé et n’en sors pas. »
Il était fondamental de la mettre à l’abri, et surtout de la préserver du spectacle terrible qui s’offrait à elle. Si, moi, j’étais déjà en proie à l’effarement et à la panique, alors dans quel état pouvait-elle se trouver ? D’autant qu’elle avait peut-être même assisté à la mise à mort, mais cela, je n’ai pas osé le lui demander. On en parlerait les yeux dans les yeux. « Ou va chez Mme Bergeon, si tu préfères. » J’improvisais. Rester dans la maison, même porte close, pouvait sembler rassurant, mais se révéler dangereux, si notre père revenait. Se réfugier chez la voisine offrait davantage de sécurité. À moins que le meurtrier – c’est ainsi qu’il devait être désigné, n’est-ce pas ? – ne rôde encore dans les parages.
Elle a dit : « Je préfère ma chambre. » Un univers rassurant pour elle, un cocon, un endroit où il ne pouvait rien lui arriver. Cela étant, dans une cuisine non plus, il n’est pas censé arriver quoi que ce soit. Dans une cuisine non plus, on n’est pas censé se faire tuer. J’ai répondu : « Comme tu voudras. » J’ai poursuivi : « Je préviens la police. Ils seront là rapidement. Et moi, je prends le premier train. » Elle a dit : « D’accord. » J’ai ajouté : « Je te rappelle quand je serai dans le TGV. Je ne te laisse pas, hein. Je ne te laisse pas. » Elle a redit : « D’accord. »
Après avoir raccroché, je suis resté assis sur le tabouret. Je devais pourtant m’occuper des gendarmes, de mon billet, mais je n’ai pas pu m’empêcher de chercher dans ma mémoire la dernière fois que j’avais vu ma mère en vie. C’était trois semaines plus tôt. Elle m’avait raccompagné au train. J’ai essayé de me rappeler ses derniers mots et je n’y suis pas arrivé. C’étaient sans doute des mots tout bêtes. Quelque chose comme : « Tu as vérifié que tu n’as pas oublié tes clés ? » J’ai tenté de reconstituer la toute dernière image. Dans mon souvenir, elle se tenait sur le quai, levait la main dans ma direction pour me dire au revoir. J’avais dû lui répondre avec le même signe de la main, mais je n’en étais pas certain. Mon imprécision, ce flottement m’ont mortifié.
J’ai senti que je ne devais pas me redresser tout de suite. J’avais besoin de recouvrer mes esprits pour ne pas être victime d’un éblouissement et chuter. Comme après une prise de sang. Et j’avais besoin de penser, de sortir de l’indépassable folie de la brève conversation avec ma sœur, de reprendre une forme de contrôle. J’ai alors prononcé les mots à voix haute et en les détachant : mon père vient de tuer ma mère.
C’est ça qui s’est imposé: prononcer les mots à voix haute, avec l’intention d’établir leur consistance, leur matérialité, de leur conférer un sens ; avec l’espoir irrationnel de mettre également leur teneur à distance, au moins un peu.
Cependant, c’est un résultat très différent que j’ai obtenu. Devant la table minuscule, je me suis rendu compte que, si j’étais choqué, je n’étais peut-être pas complètement surpris. J’ai pensé : ça devait arriver. Ou plutôt : ça pouvait arriver. Pourtant, jamais, auparavant, je n’avais formé cette prédiction. Jamais. Alors quoi? Alors elle devait être tapie dans mon inconscient et voilà qu’elle surgissait. Trop tard.
Mais non. J’ai chassé l’idée. Ce n’était pas le moment d’être rattrapé par des trucs pareils. »

Extraits
« Cécile Morand. Née au milieu des années 1970. Si aussitôt vous visualisez l’imagerie de l’époque, les pantalons pattes d’eph, les fleurs dans les cheveux, la paix et l’amour, le retour à la nature, les combats féministes, les luttes ouvrières, Pompidou bouffi de cortisone, vous vous fourrez le doigt dans l’œil. Bien sûr que c’était ça, mais pas à Blanquefort, Gironde, sept mille habitants à ce moment-là. Cécile Morand était avant tout la fille du buraliste. Et ça suffisait pour la définir, ça la résumait, ça résumait son monde. » p. 51-52

« La réalité, c’est qu’on cherche rarement à savoir qui étaient nos parents avant qu’ils ne deviennent nos parents. On dispose d’informations, bien sûr. On connaît approximativement leur parcours, on sait ce que faisaient leurs propres parents puisqu’on les fréquente en général, on possède des repères, des balises, mais souvent on n’a pas cherché à en apprendre davantage, comme si ça ne nous regardait pas, comme si ça leur appartenait à eux seulement, ou comme si ça ne nous intéressait pas, le passé des autres c’est tellement ennuyeux quand soi-même on est dans l’âge tendre ou l’âge bête. Il arrive que certains se montrent curieux, posent des questions, ça n’a pas été mon cas, je ne les ai jamais interrogés sur leur jeunesse. J’imagine que c’était aussi un effet de notre pudeur, du mutisme imposé au sujet des sentiments, on n’allait pas se livrer à des confessions, du déballage. » p. 58

« j’ai appris qu’il faut plonger dans les profondeurs pour comprendre ce qui se passe à la surface. J’ai compris aussi que l’invisible est plus parlant que le visible. Et que des bribes ne deviennent des indices que si on les relie à quelque chose d’autre, ou entre elles. » p. 65

À propos de l’auteur
BESSON_Philippe_DRPhilippe Besson © Photo DR

Auteur de premier plan, Philippe Besson a publié aux éditions Julliard une vingtaine de romans, dont En l’absence des hommes, prix Emmanuel-Roblès, Son frère, adapté au cinéma par Patrice Chéreau, L’Arrière-saison, La Maison atlantique, Un personnage de roman, Arrête avec tes mensonges, prix Maison de la Presse, en cours d’adaptation au cinéma avec Guillaume de Tonquédec et Victor Belmondo, sous la direction d’Olivier Peyon, Le Dernier Enfant et Paris-Briançon. (Source: Éditions Julliard)

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Sa préférée

JOLLIEN-FARDEL_sa_preferee

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En lice pour le Prix Goncourt 2022
Finaliste du prix du Roman Fnac 2022

En deux mots
Emma, Jeanne et leur mère Claire vivent dans la peur. Leur père et mari les bat régulièrement sous l’œil indifférent des habitants de leur village valaisan. Jeanne va chercher son salut dans la fuite, sa sœur dans la mort. Peut-on construire une vie sur la colère?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ma sœur, ma mère et… mon père

Sarah Jollien-Fardel est l’une des grandes découvertes de cette rentrée. Autour d’un père d’une violence extrême vis-à-vis de sa femme et de ses deux filles, elle construit un roman qui ne laissera personne indifférent.

Dans ce village de montagne des Alpes valaisannes, la vie d’Emma, de sa sœur Jeanne et de leur mère est un enfer. Un enfer qui a un nom, Louis. Quand ce chauffeur routier n’est pas sur les routes, il fait régner la terreur sur sa famille. Une violence qui surgit pour une broutille. Alors les coups pleuvent. Jeanne, la narratrice, a appris à anticiper et son intuition lui permet d’être davantage épargnée. Jusqu’à ce jour où elle tient tête à son père. Ses blessures nécessiteront de faire venir le médecin. Mais au lieu de signaler l’agression, ce dernier se contentera de soigner la fillette. Une lâcheté dont il n’est pas seul coupable. Dans le village, on sait, mais on se tait.
Jeanne va réussir à fuir en s’inscrivant au cours de formation des institutrices qui vont l’éloigner durant cinq années. Sa sœur aînée va trouver un emploi de serveuse chez un cafetier qui l’héberge également. En découvrant sa petite chambre, Jeanne va aussi apprendre que sa sœur a aussi régulièrement été victime de violences sexuelles. La préférée de son père, va n’en souffrir que davantage.
Emma aura essayé de s’en sortir, de trouver un gentil mari. Mais sa réputation de trainée aura raison de son projet. La vie lui deviendra insupportable et la seule issue qu’elle trouvera sera le suicide. Un drame suivi d’un scandale lors des obsèques. «Ma mémoire, pourtant intransigeante et impeccable, a effacé le monologue que j’ai vomi au visage de mon père. Une tante que je connais à peine, sœur de ma mère, m’entraîne alors que je hurle, ça je me le rappelle: « Tu l’as violée, tu l’as tuée. » Mes adieux à ma sœur se sont terminés au sommet de ces marches en pierre.»
Alors, il faut apprendre à vivre avec cette absence. C’est à Lausanne qu’elle va découvrir qu’une autre vie est possible. En nageant dans le Léman, elle découvre son corps. Dans les bras de Charlotte, la grande bourgeoise affranchie, elle va vivre une première expérience sexuelle. Mais c’est avec Marine, l’assistante sociale au grand cœur, qu’elle découvre la mécanique du cœur. Mais alors qu’elle semble avoir trouvé un nouvel équilibre, un nouveau choc, une nouvelle mort va la fragiliser à nouveau.
Sarah Jollien-Fardel réussit avec une écriture classique et limpide, aux mots soigneusement choisis, à dire la souffrance et la violence qui marquent à vie. Elle montre aussi combien il est difficile de se débarrasser d’un tel traumatisme. Jeanne va essayer, cherche l’appui d’un psy, de ses ami(e)s. Le retour en Valais lui permettra-t-elle de trouver l’apaisement? C’est tout l’enjeu de ce roman impitoyable entièrement construit sur une «destructrice intranquillité».
S’il n’y a rien d’autobiographique dans cette violence familiale, la colère qui porte tout le livre est bien réelle. Sarah Jollien-Fardel, qui a grandi dans un village valaisan, où les hommes et la religion dictaient leur loi. Elle aussi a ressenti le besoin de quitter cette contrée aux traditions pesantes pour vivre à Lausanne. Et comme Jeanne, elle est aujourd’hui de retour sur ses terres natales. Après avoir tenu plusieurs blogs et tenté sa chance avec son roman auprès de nombreux éditeurs, elle a participé à une rencontre avec Robert Seethaler, qui était accompagné de son éditrice Sabine Wespieser. Deux rencontres qui vont s’avérer déterminantes. Et la belle histoire ne s’arrête pas là, car Sa préférée est notamment en lice pour le Prix Goncourt !

Sa préférée
Sarah Jollien-Fardel
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
208 p., 20 €
EAN 9782848054568
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en Suisse, dans un village du Valais qui n’est pas nommé ainsi qu’à Conthey et Sion, puis à Lausanne. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1980-1990.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans ce village haut perché des montagnes valaisannes, tout se sait, et personne ne dit rien. Jeanne, la narratrice, apprend tôt à esquiver la brutalité perverse de son père. Si sa mère et sa sœur se résignent aux coups et à la déferlante des mots orduriers, elle lui tient tête. Un jour, pour une réponse péremptoire prononcée avec l’assurance de ses huit ans, il la tabasse. Convaincue que le médecin du village, appelé à son chevet, va mettre fin au cauchemar, elle est sidérée par son silence.
Dès lors, la haine de son père et le dégoût face à tant de lâcheté vont servir de viatique à Jeanne. À l’École normale d’instituteurs de Sion, elle vit cinq années de répit. Mais le suicide de sa sœur agit comme une insoutenable réplique de la violence fondatrice.
Réfugiée à Lausanne, la jeune femme, que le moindre bruit fait toujours sursauter, trouve enfin une forme d’apaisement. Le plaisir de nager dans le lac Léman est le seul qu’elle s’accorde. Habitée par sa rage d’oublier et de vivre, elle se laisse pourtant approcher par un cercle d’êtres bienveillants que sa sauvagerie n’effraie pas, s’essayant même à une vie amoureuse.
Dans une langue âpre, syncopée, Sarah Jollien-Fardel dit avec force le prix à payer pour cette émancipation à marche forcée. Car le passé inlassablement s’invite.
Sa préférée est un roman puissant sur l’appartenance à une terre natale, où Jeanne n’aura de cesse de revenir, aimantée par son amour pour sa mère et la culpabilité de n’avoir su la protéger de son destin.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Feya Dervitsiotis)
La lettre du libraire
Femina.ch (Isabelle Falconnier)
La Cause littéraire (Stéphane Bret)
Blog Aline-a-lu (Aline Sirba)


Sarah Jollien-Fardel présente son premier roman Sa préférée © Production Lire à Lausanne

Les premières pages du livre
« Tout à coup il a un fusil dans les mains. La minute d’avant, je le jure, on mangeait des pommes de terre. Presque en silence. Ma sœur jacassait. Comme souvent. Mon père disait «Elle peut pas la boucler, cette gamine». Mais elle continuait ses babillages. Elle était naïve, joyeuse, un peu sotte, drôle et gentille. Elle apprenait tout avec lenteur à l’école. Elle ne sentait pas lorsque le souffle de mon père changeait, quand son regard annonçait qu’on allait prendre une bonne volée. Elle parlait sans fin. Moi, je vivais sur mes gardes, je n’étais jamais tranquille, j’avais la trouille collée au corps en permanence. Je voyais la faiblesse de ma mère, la stupidité et la cruauté de mon père. Je voyais l’innocence de ma sœur aînée. Je voyais tout. Et je savais que je n’étais pas de la même trempe qu’eux. Ma faiblesse à moi, c’était l’orgueil. Un orgueil qui m’a tenue vaillante et debout. Il m’a perdue aussi. J’étais une enfant. Je comprenais sans savoir.
C’étaient invariablement les mêmes scènes. Il rentrait après sa journée sur les routes. Il empestait l’alcool. S’il s’asseyait au salon dans le canapé en cuir décrépit, s’il s’endormait, on savait alors que nous serions, toutes les trois, en paix pour quelques heures. S’il posait son corps massif sur une chaise de la cuisine, s’il prenait un couteau pour ouvrir des noix ou pour trancher un morceau de ces fromages qu’il faisait vieillir dans la cave au sol terreux, on n’y couperait pas. C’était d’une banalité désolante. Un scénario usé jusqu’à la corde, où chacun jouait le rôle qui lui était prédestiné. Personne n’avait le recul du spectateur. Nous étions tous les quatre embarqués dans la même valse, où chacun posait les pieds au bon endroit. Nous n’avions ni la conscience, ni l’imprudence de risquer un autre pas.
Ça pouvait être la viande filandreuse du ragoût, un clou de girofle de trop, une feuille de laurier trop dure, une carotte trop cuite, des oignons coupés trop gros. Ça pouvait être la pluie ou la chaleur étouffante de la cabine de son camion. Ça pouvait être rien. Et ça démarrait. Les cris, la peur, la vulgarité des mots, un verre contre un mur, une claque sur le visage de ma sœur ou de ma mère. Je courais sous la table, je fixais le mouvement des pieds dans cette danse familiale trop connue. Parfois, ma mère tombait devant moi, lovée en boule sur le sol. Ses yeux criaient la peur, ses yeux criaient «Pars», je détalais sous mon lit. Regarder, observer. Jauger. Rester ou courir. Mais jamais, jamais boucher mes oreilles. Ma sœur, elle, plaquait ses mains sur les siennes. Moi, je voulais entendre. Déceler un bruit qui indiquerait que, cette fois, c’était plus grave. Écouter les mots, chaque mot : sale pute, traînée, je t’ai sortie de ta merde, t’as vu comme t’es moche, pauvre conne, je vais te tuer. Derrière les mots, la haine, la misère, la honte. Et la peur. Les mots étaient importants. Je devais les écouter tous. Et leur intonation aussi. A force de scènes, j’avais réussi à distinguer s’il était trop aviné ou trop fatigué pour aller jusqu’au bout, jusqu’aux coups. S’il allait s’épuiser ou s’il avait la force de pousser ma mère contre un mur ou un meuble et de la frapper.
Je sentais aussi le miel bon marché qu’il ajoutait aux tremolos. Ceux-ci étaient terribles. Et je ne sais pas pourquoi, ni comment, ma mère et ma sœur pouvaient être endormies par cette fausse douceur. Croire qu’ils n’étaient pas, eux aussi, un prélude à sa haine. Elles croyaient, elles espéraient surtout que, ce soir-là̀, nous passerions outre. Peut-être c’était pire encore de savoir. J’avais l’impression d’être sa complice. J’anticipais en prétextant des devoirs à finir pour m’éloigner. Ou je débarrassais à toute vitesse la table, afin qu’elle soit libérée des objets qu’il pourrait nous balancer à travers la figure. Le pire, c’étaient les bouteilles. Il les faisait valdinguer contre les murs, il fallait se courber pour éviter leur trajectoire. Je craignais le poids de la carafe en émail dans laquelle maman préparait le sirop. J’avais réussi à voler un pot en plastique dans un grand magasin. Nous faisions les courses, elle et moi. A la racine des cheveux, ma mère avait la tempe cousue à cause d’un éclat d’une satanée bouteille, une mauvaise chute, avait-elle dit au docteur. Ses cheveux, je les trouvais merveilleux. Lisses et épais. Pas comme les miens. J’adorais les caresser, je me blottissais contre elle lorsqu’elle tricotait ou lisait. J’entortillais une de ses mèches aux reflets caramel autour de mon index. Ma chevelure n’avait pas de nuances, elle était foncée, terne, trop raide. Emmêlée, jamais brillante. Parfois, le nez contre ses cheveux, je respirais leur odeur en fermant les yeux. Elle me disait timidement d’arrêter. Elle était gênée que je puisse la trouver belle.
Au centre commercial, j’avais usé de manigances pour qu’elle achète ce pot en plastique à neuf francs nonante qui ne nous blesserait pas s’il le balançait sur nous. C’était trop cher, car il contrôlait chaque franc dépensé. Elle avait refusé. Deux jours plus tard, alors qu’elle m’avait envoyée chercher du beurre et de la polenta, j’avais réussi à voler et à planquer le pichet dans mon sac à dos d’écolière. Je transpirais, j’avais le cœur en pagaille à la caisse, mais j’avais réussi. Quand je l’ai posé sur la table en bois, griffée par la violence de mon père, bien droite, je l’ai regardée dans les yeux. «Tu l’as payé comment ?» J’avais prévu la combine, m’étais arrêtée en route, l’avais sali avec de la terre, rayé avec un petit caillou, puis rincé au bassin du village. «C’est la mère de Sophie qui le jetait, je lui ai dit que j’en cherchais un pour faire de la peinture, alors elle me l’a donné.» Ce moment où vous dites un mensonge. Cet instant suspendu, une fraction de seconde. Ça bascule dans un sens ou dans l’autre. Je savais manier le regard, le tenir sans faillir, l’enrober d’innocence. J’écartais bien les yeux et étirais mes lèvres dans un faux sourire fermé. Ça marchait toujours.
Comme ma mère et ma sœur se ressemblaient physiquement, mais aussi par leurs réactions, avec le temps, j’ai pensé que, si je n’étais pas comme elles, je devais forcément être comme lui. Sinon, comment expliquer qu’il baissait les yeux lorsque je le fixais sans broncher, qu’il ne me frappait jamais autrement qu’en me tirant les cheveux. Ni gifle, ni m’attraper par les épaules comme il faisait avec elles en les secouant comme des pruniers. Une seule fois, il a franchi le pas.
J’étais assise à la table de la cuisine. C’était un dimanche en fin de journée. Il était parti, comme tous les dimanches après le repas. On ne savait pas ce qu’il faisait de ses après-midi dominicaux. Ça m’intriguait, ces heures loin de la maison. Il allait où, avec qui ? J’interrogeais ma mère, elle se dérobait par une banalité ou une autre question : «On est pas bien, toutes les trois ?» Je le fuyais, mais, en même temps, tout tournait autour de lui. Puisqu’il avait le pouvoir terroriste de moduler l’air et l’ambiance, j’étais en permanence obsédée par lui. Ma mère cuisinait un coujenaze. Une recette humble de chez nous. Des pommes de terre et des haricots, qu’il fallait cuire à petit feu jusqu’à ce que l’eau s’évapore entièrement. Tout se mélangeait alors sans former une purée. Les haricots devenaient tendres, les patates fondantes. Ma mère cuisinait avec un rien. Parce qu’elle n’avait rien, elle grappillait des centimes où elle pouvait. Mais jamais la mitraille qu’elle trouvait dans les poches des pantalons de mon père avant de les laver. Rien n’était gratuit avec lui. Il l’avait giflée pour cinq centimes laissés délibérément sur la table. La chair des poulets était raclée, les os recuits pour un bouillon. Il lui arrivait souvent de demander un crédit à la gérante du petit commerce villageois. Mon père achetait un cochon par an. «C’est bon pour les truies», il disait.
Ce dimanche, dans la cuisine crépusculaire, je dessinais un tigre ou, plutôt le buste d’un tigre bonard et pas dangereux pour un sou. Une bouille tachetée, une casquette jaune et rouge, un pull bleu. J’avais plié les feuilles en deux, puis agrafé le long de la pliure. Dans ce livret bricolé avec ma maladresse enfantine, une histoire imaginaire dont je n’ai pas gardé de souvenir précis. Je ne me rappelle que l’exaltation de disposer un mot après un autre. Ce n’était même pas compliqué. C’était être loin de cette maison. J’avais adoré ces heures, les jours précédents, à plat ventre sur mon lit, quand les phrases s’étaient nouées d’elles-mêmes, jusqu’au point final. Une émotion ardente qui ressuscite à chaque fois que j’y pense. Ces mots connus de tous, arrangés à ma sauce, accolés à un adjectif plutôt qu’à un autre, formaient ce truc qui n’existerait pas sans moi. Ce n’était pas de la fierté́, c’était une joie solitaire avec un pouvoir magique immense : m’extirper de ma vie.
Il regarde par-dessus mon épaule alors que je peau- fine ce félin de gosse. Je n’avais aucun don pour le dessin, mais il fallait bien une couverture pour mon livre ! Je ne sais pas ce qui l’a attendri. Mon laisser- aller innocent – courbée, bras à l’équerre en train de colorier – ou alors l’odeur du repas, ou l’ambiance de la maisonnée, ou cette vision idéalisée de la famille au moment où il a pénétré dans la cuisine et qu’il nous a vues, ma mère et moi. A moins que ce ne fût-ce qu’il avait vécu durant son après-midi. Je ne sais pas, mais il a posé sa main large et calleuse sur mon crâne. Je me suis raidie d’un coup, sur la défensive.
«Tu fais quoi ?
– Ben, tu vois bien.
– Arrête de faire la maligne avec moi.»
Il retire sa main.
Je savais qu’il ne fallait jamais se risquer à le provoquer, mais, cette félicité-là, il ne la gâcherait pas. Ni le bonheur dense de fignoler cette historiette que je voulais montrer à ma maîtresse dès le lendemain.
Avec un ton hautain, aussi péremptoire que je pouvais l’adopter du haut de mes huit ans, j’ai osé :
«Un tigre, cher ami.»
2. J’avais entendu cette expression – «cher ami» – en sortant de la messe, dans la bouche du docteur Fauchère, à qui on ajoutait, avec déférence, l’article défini. «Le» docteur Fauchère était le médecin de notre village montagnard, l’un des rares universitaires à cette époque. Ce matin-là, Gaudin, le boucher, lui faisait des courbettes sur l’esplanade de l’église. Le docteur Fauchère avait ponctué la conversation d’un «merci, cher ami». Qu’est-ce que ça sonnait bien dans sa bouche ! Le sourire chaleureux, juste ce qu’il fallait entre la politesse et la retenue. Je trouvais que ce «cher ami» donnait un air important à celui qui le prononçait et signifiait clairement à son interlocuteur qu’il n’était pas du même rang. En douceur, avec subtilité. Alors j’ai osé crânement, «cher ami». Mon père était inculte, mais il avait l’instinct des méchants et des animaux. Comme Micky, le chat d’Emma, ma sœur, qui ne traînait jamais dans ses pieds, détalait sitôt que la Peugeot 404 bleu ciel de mon père apparaissait dans la cour en terre devant la maison. Je ne lui avais jamais laissé entrevoir mon mépris ni ma haine muette. Mais ce «cher ami» signait le premier tir de notre combat, qui ne se terminerait même pas avec la mort.
J’aurais pu anticiper, j’avais toujours les sens en éveil, la peur comme boussole. En une seconde, il a empoigné ma tête et m’a soulevée. La chaise est tombée. Mes oreilles étaient emprisonnées par ses paluches d’ogre. Je voyais ma mère épouvantée, en face de moi. Il m’a lâchée, je suis tombée. Je pensais que c’était fini. Juste un mouvement d’humeur. Il m’a tirée par l’avant-bras. Depuis la cuisine jusqu’à ma chambre. Je me cognais au montant des portes, contre les murs. J’ai entendu ma mère hurler son prénom. Je crois que c’était la première fois que je l’entendais de sa bouche : «Louis, non, Louis, laisse-la, elle est petite.» Louis a fermé la porte de la chambre, je n’ai pas eu le temps de me relever, mon épaule me faisait mal. J’étais au sol et il me frappait les fesses, le dos. Il m’a retournée, a serré ses mains en étau autour de mon cou. Il avait le visage rouge et déformé, les yeux exorbités et déments. Et un sourire. C’était immonde. A voir et à ressentir. Si je ne connaissais pas encore la manière dont les traits se métamorphosent sous la puissance de la jouissance, ou du pouvoir sur l’autre, j’ai vu la bestialité d’un homme, un père, le mien. Au-dessus de moi, il avait relâché l’étreinte de ses mains de géant, les balançait partout sur mon corps maigrichon. Ma tête, mon torse, mes bras. Au lieu de me protéger, sidérée, je le regardais les yeux écarquillés à me faire mal aux paupières.
Ma mère a fait valdinguer une poêle sur son crâne presque entièrement déplumé. De surprise, il a cessé net. S’est levé, lui a balancé une gifle monumentale qui l’a projetée contre le mur. Je tremblais, j’avais uriné sans m’en rendre compte. Je ne pleurais pas, j’ai vomi, me suis évanouie. Je me souviens des murmures, de la caresse chaude d’une lavette sur mon front, de la lumière tamisée. Quand j’entrouvre les yeux, ma mère, et derrière elle, «le» docteur Fauchère. C’était notre Sauveur. Il allait nous sortir de notre trou pestilentiel. J’en étais certaine. Il avait le regard doux, il n’était pas comme les autres, je sentais bien qu’il était instruit et, de fait, son intelligence, pensais-je, nous libérerait.
«Alors, Jeanne, tu as joué les cascadeuses ?»
Il me taquine, ça ne peut pas être autrement. Qu’est- ce qui est pire ? Être un salopard ignare ou un homme subtil, mais suffisamment lâche pour ne pas voir qu’une gamine de huit ans a été rossée ? Avant de le mépriser définitivement, j’ai tenté la franchise, il se pouvait que je n’aie pas l’air si cabossé.
«C’est mon père.
– Ton papa ? Tu veux voir ton papa ? Mais il n’est pas là, ton papa.
– Non-non-non-non.» C’est une prière, non-non-non-non, j’élève le ton, mais ma voix est fluette : «C’est pas vrai. C’est mon père qui m’a tapée.»
Il passe la main sur mon front : «Ça va passer, il faut la surveiller cette nuit.» Des murmures encore, et surtout la trahison de cet homme que je vénérais, pas plus tard que ce matin. J’épiais ses expressions lorsque nous allions à son cabinet ou à la messe du dimanche. Je m’étais inventé un personnage de bienveillance, de supériorité et de bonté́. Je ne voyais ni hypocrisie ni suffisance. Il avait, sous mes yeux, maintes fois démontré – par un sourire malin, un regard, un froncement de sourcils ou par la façon de bouger sa tête face à un patient – son éducation plus sophistiquée et supérieure à beaucoup dans notre village rustaud. Et moi, gamine orgueilleuse, je m’étais empressée de singer ce bon vieux docteur Fauchère. Ce «cher ami» me valait une dérouillée monumentale, une épaule démise, des bleus, des courbatures.»

Extraits
« Dans ce bled, réputé loin à la ronde pour son manque solidarité et son inclination à la méchanceté, ils étaient venus en masse se repaître de notre misère publique. Ma colère, compagne éternelle, éventrait mon estomac. J’aurais dû ne pas faillir en public. Je n’ai pas pu. Sitôt sur le parvis de l’église, endolorie, j’explose. C’est laid, ça entache la solennité du moment Ma mémoire, pourtant intransigeante et impeccable, a effacé le monologue que j’ai vomi au visage de mon père. Une tante que je connais à peine, sœur de ma mère, m’entraîne alors que je hurle, ça je me le rappelle: «Tu l’as violée, tu l’as tuée.»
Mes adieux à ma sœur se sont terminés au sommet de ces marches en pierre. On m’a emmenée de force à l’internat. Je sautais comme un cabri, j’éructais, je bavais, le mari de ma tante m’a giflée: «Elle fait une crise de nerfs, appelle un docteur.» Une cousine m’a chaperonnée pour la nuit. J’émergeais, me rendormais, me réveillais en pleurant. Des cauchemars sombres, mon père qui m’étrangle. Je manque d’air, j’entends des cris, des «J’appelle la police» de la surveillante de l’internat Il est là, complètement ivre: «Je vais te tuer, sale garce!» Je ne réagis pas, sonnée par les médicaments. » p. 54

« J’aurais tout donné pour me nourrir de réminiscences heureuses. Repenser, la joie au cœur, à cette gommette coccinelle qui avait ensoleillé le visage de maman, à l’écureuil qu’Emma et moi avions essayé de capturer, en vain, durant un après-midi entier, à Paul endormi contre mon dos, à mon corps plongé dans l’eau vivace du lac Léman alors que le ciel est prêt à imploser de rouges, aux baisers sur le front, au temps arrêté devant un coucher de soleil ahurissant à Querceto avec Marine, à cet inconnu qui dit merci avec un sourire, à l’eau turquoise du lac de Moiry, aux errances sur les bisses, aux terrasses, aux soirées, à Nina Simone ou à L’Homme qui plantait des arbres, que j’avais relu mille fois. À la place, infuser dans les limbes de mon chaos. Demeurer dans cette destructrice intranquillité. Je ne m’en arracherai pas. » p. 195-196

À propos de l’auteur
JOLLIEN-FARDEL-sarah©marie_pierre_cravediSarah Jollien-Fardel © Photo Marie-pierre Cravedi

Née en 1971, Sarah Jollien-Fardel a grandi dans un village du district d’Hérens, en Valais. Elle a vécu plusieurs années à Lausanne, avant de se réinstaller dans son canton d’origine avec son mari et ses deux fils. Devenue journaliste à plus de trente ans, elle a écrit pour bon nombre de titres. Elle est aujourd’hui rédactrice en chef du magazine de libraires Aimer lire. Les lieux qu’elle connaît et chérit sont les points cardinaux de son premier roman. (Source: Sabine Wespieser Éditeur)

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