Mourir avant que d’apparaître

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Prix Robert Walser 2022

En deux mots
Abdallah, que sa mère handicapée ne peut plus entretenir, est confié à un cirque. Jean Genet est alors un auteur à la réputation grandissante. Le hasard va les faire se rencontrer. Jean va alors vouloir faire de son nouvel amant un funambule. Après avoir parcouru toute l’Europe à la recherche d’un entraîneur, l’écrivain va lui-même endosser ce rôle.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le funambule, l’écrivain et la mort

Pour son premier roman, Rémi David a choisi un épisode douloureux de la vie de Jean Genet, sa relation avec Abdallah, un artiste de cirque à l’origine de son livre «Le Funambule». De leur rencontre à leur mort, il éclaire cette relation brûlante.

L’auteur nous avertit d’emblée. En exhumant cet épisode de la vie de Jean Genet et en mettant en scène des personnes qui ont réellement existé, il n’entend pas faire œuvre de biographe. «C’est donc une interprétation qui est livrée ici et qui ne saurait prétendre au mieux qu’à la vérisimilitude.»
Cette vérisimilitude lui permettant de combler les vides d’une histoire d’amour en imaginant des dialogues, en rattachant des documents retrouvés et des témoignages d’une riche bibliographie (voir ci-dessous).
Le roman débute avec cette scène déchirante, la mère d’Abdallah, handicapée et sans ressources, décide de confier son garçon au directeur du cirque Pinder. Ce dernier le loge et le nourrit en échange de corvées de nettoyage. Mais il l’initie aussi à l’acrobatie et au jonglage. Les années passent et l’adolescent s’aguerrit au fil des tournées qui vont le conduire finalement à Paris.
C’est là que son chemin va croiser celui de Jean Genet, écrivain adulé par Monique Lange, l’employée de Gallimard chargée de dactylographier ses manuscrits et qui va devenir son amie, sa confidente et son fournisseur de Nembutal, le somnifère qui lui permet de trouver le sommeil. Elle n’hésitera pas non plus à le loger dans sa chambre de bonne lorsqu’il lui avouera qu’il est recherché par la police et doit se cacher.
Lorsqu’il rencontre Abdallah, Genet est en panne d’inspiration et croit sa carrière terminée, alors même qu’elle est déjà reconnue, aussi bien en France qu’à l’étranger. Le jeune homme va lui redonner le goût à la vie et à l’écriture. Après avoir séduit l’artiste, il va vouloir faire de son nouvel amant un extraordinaire funambule. Pour cela, il ne va pas lésiner sur les moyens. Comme Abdallah est convoqué pour partir renforcer les troupes en Algérie, il décide de fuir avec lui à travers l’Europe pour trouver un entraîneur capable de lui faire réaliser un brillant numéro. Mais cette recherche de la perle rare va s’avérer vaine. C’est alors que l’écrivain décide lui-même d’endosser ce rôle et travaille d’arrache-pied avec son poulain. Jusqu’à réussir dans cette entreprise très risquée. C’est un triomphe un peu partout où le funambule se produit. Jusqu’à un premier accident qu’il réussira à surmonter après une opération et une volonté acharnée de remonter sur son fil. C’est alors qu’une seconde chute brisera son genou, mettant fin à une carrière qui s’annonçait brillante.
Rémi David va alors raconter les doutes et la dépression, la fin de leur relation et le drame qui suivra. Mais le primo-romancier souligne surtout l’imbrication de cette relation avec l’œuvre de Jean Genet, en particulier Le funambule et Les Paravents, nourris de cette expérience. Il réussit parfaitement son entreprise de re-création, donnant chair aux personnages en incarnant cet épisode lumineux et tragique, inspirant et désespéré. Dans ce roman, on retrouve l’effervescence des années 1950-1960. Sur fond de Guerre d’Algérie, on y croise Juan Goytisolo, Giacometti et Sartre, le poète Olivier Larronde, mais aussi Gaston Gallimard ou encore Georges Pompidou. On y lit aussi les ressorts de l’œuvre de Jean Genet, plus «vrai que nature» dans ce roman qui nous permet de revisiter une œuvre importante, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités.

Sources mentionnées
Ce livre doit beaucoup aux travaux d’écrivains, de chercheurs, spécialistes de Genet, qui l’ont précédé. Que leurs autrices et auteurs en soient vivement remerciés, et particulièrement Carole Achache (Fille de, Stock, 2011), Marc Barbezat (« Comment je suis devenu l’éditeur de Jean Genet », in Lettres à Olga et Marc Barbezat, L’Arbalète, 1988), Tahar Ben Jelloun (Jean Genet, menteur sublime, Gallimard, 2010), Lydie Dattas (La Chaste Vie de Jean Genet, Gallimard, 2006), Diane Deriaz (La Tête à l’envers, Albin Michel, 1988), Juan Goytisolo (Les Royaumes déchirés, Fayard, 1988), Monique Lange (« L’homme aux yeux rieurs », in Le Magazine littéraire no 313, septembre 1993), Marie Redonnet (Jean Genet le poète travesti, Grasset, 2000), Gilles Sebhan (Domodossola, Denoël, 2010) et Edmund White (Jean Genet, Gallimard, 1993) ainsi que le fonds Genet conservé à l’IMEC d’où sont issues les deux cartes reproduites dans l’ouvrage ainsi que les lettres adressées à son agent Bernard Frechtman.

Mourir avant que d’apparaître
Rémi David
Éditions Gallimard
Premier roman
166 p., 18 €
EAN 9782072967108
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y voyage aussi à travers toute l’Europe, en Italie, à Brindisi notamment, en Turquie, en Suède du côté de Stockholm, au Danemark, à Copenhague, sans oublier Vienne et l’Autriche Pamukkale et la Turquie, l’Italie avec Domodossola.

Quand?
L’action se déroule de 1948 à 1967.

Ce qu’en dit l’éditeur
Rémi David recompose cette histoire d’amour et de fascination réciproques, dans un roman plein de justesse et d’empathie. Lorsque Jean Genet rencontre Abdallah, qui sera un jour la figure centrale de son magnifique texte Le Funambule, le jeune homme a dix-huit ans à peine et vit à Paris. Genet, à quarante-quatre ans, est déjà un écrivain consacré. Il est aussitôt ébloui par le charme de cet acrobate, qui a travaillé plusieurs années au cirque Pinder. Il entreprend le projet fou de le hisser jusqu’à la gloire: son agilité, son expérience du cirque devraient lui permettre de devenir un artiste hors pair. Mais comment, après la chute, demeurer le funambule qui danse dans la lumière, le prodige que le poète a forgé de ses mains?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Cause littéraire (Patrick Abraham)
Kimamori (Yassi Nasseri)
Mare Nostrum (Jean-Philippe Guirado)
Ouest-France (Fabienne Gérault)
RTBF
Le Blog de Gilles Pudlowski
Blog Lili au fil des pages
Blog Baz’Art


Rémi David présente Mourir avant que d’apparaître © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Mourir avant que d’apparaître est une œuvre de fiction, un roman. En aucun cas un travail d’historien ni une biographie de Genet.
Si le texte met en scène des personnages ayant réellement existé, s’appuie sur des témoignages, s’inspire d’une histoire vraie, il offre de cette histoire une réécriture qui ne s’interdit ni de combler par la fiction les silences des biographies en inventant certaines scènes manquantes, ni de prendre des libertés avec les faits en faisant par exemple prononcer par Genet des paroles qu’il a en réalité écrites. C’est donc une interprétation qui est livrée ici et qui ne saurait prétendre au mieux qu’à la vérisimilitude.

Sur une photo en noir et blanc qui date de quarante-huit, Abdallah a douze ans. Il se trouve au sommet d’une pyramide humaine, bras et jambes écartées, devant le rideau en velours du cirque Pinder. Dans l’édifice de chair, portant le même costume étoilé, on voit le jeune Ahmed. Son grand ami.

Ils s’étaient rencontrés deux ans auparavant, en fin d’une journée qui eût été presque belle si Abdul – on l’appelait ainsi, au cirque – n’y avait été par sa mère abandonné.
C’était une grosse Allemande qui souffrait de diabète. Ses chevilles étaient gonflées, l’obligeant à se déplacer à l’aide de deux béquilles. Elle parlait un français fort approximatif et à l’accent marqué.
— Je te laisse, Abdallah, dit-elle ce jour-là. Sois sage et sois gentil.
Ce furent ses derniers mots avant de s’en aller.
Le gamin suivit des yeux la marche lente de cette femme qui s’éloignait, sa mère, ponctuée par le sifflement sonore de son souffle asthmatique. Avant qu’elle ne lui tourne tout à fait le dos, il crut lire sur son visage l’esquisse d’un sourire, mais n’en fut pas certain. L’affection, la tendresse étaient des qualités qu’elle ne possédait pas.
Le patron de Pinder, un grand gaillard joufflu, moustachu et musclé, qui sentait la sueur, avait la main posée sur l’épaule du garçon et regardait aussi la boiteuse qui partait.
Elle avait appris, le soir précédent, le passage d’un cirque. Ce fut par une annonce clamée au mégaphone, faite d’une voiture qui sillonnait les rues pour en faire la réclame : Pinder, un spectacle extraordinaire.

Abdallah connaissait les bases de l’acrobatie, qu’il avait pratiquée un peu avec son père, un Algérien, en Kabylie. À peine arrivé en France, après la guerre, il disparut, du jour au lendemain. Avant de quitter à jamais leur taudis, un soir qu’il était rond comme un ballon, il s’en était pris violemment à Abdul.
— Ce gosse n’est qu’un sale fils de pute. Naal dine oumouk !
La mère s’était interposée, faisant un bouclier de son corps obèse pour protéger l’enfant : le père tentait de le frapper avec une chaise. En pleurs, Abdallah dut sortir pour éviter la charge.
Il marcha deux longues heures dans leur quartier fait de baraques en bois et de cabanes en tôle. À son retour, son père était parti. Il ne le revit jamais. Il semblerait qu’il soit mort quelques jours plus tard, le corps planté au couteau dans une rixe qu’il avait déclenchée, entre immigrés italiens et algériens. Sa femme accueillit la nouvelle comme elle accueillait tout : avec indifférence.
Ne voyant comment nourrir son marmot seule, elle eut tout à coup l’idée du cirque. C’était tout de même une déchirure, leur laisser son enfant. Quelle mère était-elle pour leur confier Abdallah ? Mais que faire d’autre ? Elle n’avait pas de salaire, vivait dans la boue d’un bidonville, n’avait plus le moindre espoir de trouver un travail, avec son handicap. Elle pouvait bien se passer de manger certains jours, mais l’imposer à son fils pour le garder auprès d’elle, était-ce lui rendre service ?
Abdallah écouta sans rien dire, sans pleurer, les mots confiés par sa maman au patron de Pinder. Dès qu’elle eut disparu de leur champ de vision, le moustachu aux odeurs de sueur ôta la main de son épaule. D’un geste brusque, il désigna à Abdallah, un peu perdu mais souriant, la première cage à nettoyer. C’était celle des lions, puisque les bêtes étaient au travail sur la piste.
C’est dans cet univers de fauves qu’il fit la connaissance d’Ahmed. Marocain, le même âge que lui mais sept mois d’expérience, déjà, avec Pinder. Il apparut dans la cage à sa rescousse et lui montra où on rangeait la fourche, les seaux, où jeter le purin, où trouver un point d’eau, quelles latrines récurer. Il lui offrit aussi une cigarette, chapardée secrètement au lanceur de couteaux, un raciste. Le cirque, en apparence si différent du monde, n’échappait pas aux préjugés du monde.
Les deux enfants, derrière une caravane, fumèrent ensemble leur trésor dérobé. Ahmed était bavard, Abdallah écoutait. C’était le début de leur belle amitié.
L’un et l’autre travaillaient sans relâche. Ils n’étaient pas payés, mais logés et nourris, ce qui était quelque chose, comme le leur répétait le patron de Pinder à longueur de journée.
— Et si vous bossez bien, à la fin de la tournée, vous pourrez même garder votre costume de spectacle, avec les épaulettes et leurs jolies dorures !
Ahmed et Abdallah ne ménageaient pas leur peine. Ils nettoyaient la piste, déblayaient les gradins, nourrissaient les lamas, les zèbres, les éléphants… et très souvent aussi se farcissaient la plonge. Entre-temps, ils s’entraînaient, perfectionnaient ensemble leur jonglage, répétaient les acrobaties annoncées tous les soirs par Monsieur Loyal comme le célèbre numéro des sauteurs maghrébins. Sous les applaudissements du public, leurs corps d’enfants trop musclés pour leur âge multipliaient les équilibres au sol, les saltos, les pirouettes et les sauts périlleux, les élévations, les dévissés, les colonnes…
Ils étaient tous les deux de très bons acrobates. Abdallah avait une façon de s’élever dans les airs très vive. Ahmed était aussi un excellent sauteur, dans un style différent et plus lentement chorégraphié. À la fin du numéro, sur un roulement de caisse claire dramatisant son ascension, comme une montée à l’échafaud, Abdallah se plaçait en haut de la pyramide, bras et jambes écartés, avant d’en être catapulté sur un coup de cymbale. Le spectacle ensuite se poursuivait, suivant les soirs, avec Weyland ou la belle Diane, deux trapézistes.
Diane avait beaucoup d’affection pour Abdul, qu’elle appelait son habibi — il lui avait appris ce mot arabe qui veut dire « mon chéri ». De dix ans leur aînée, elle était de ceux, avec Weyland, qui le soir tombé quittaient leur caravane pour venir sous la tente des sauteurs maghrébins, logés à part dans le campement du cirque. Ils écoutaient sans comprendre, souvent, les histoires en arabe, les blagues qui se racontaient et ils riaient d’entendre les autres rire. Ils s’efforçaient aussi d’apprendre de petits mots. Habibi, salam, labass, bslama, choukran… On ne se comprenait pas dans les moindres détails mais on s’appréciait fort sous la tente des sauteurs, qui sentait bon le kif, la bonne humeur et le thé à la menthe.
À chacune de ces soirées, Diane prodiguait des chatouilles aux garçons. Elle inventait pour eux, sans cesse, de nouveaux jeux. Ils se moquaient ensemble du nain hongrois grincheux ou du clown hollandais dépressif. Ahmed imitait l’un quand Abdul faisait l’autre, à grand renfort de grimaces et de gestes outrés.
Abdallah, plus souvent qu’Ahmed, allait retrouver Diane dans sa caravane. Elle lui offrait des caramels. Il lui faisait la démonstration de ses progrès en jonglage, lui apportait des fruits cueillis aux environs du cirque. Il ne parlait pas beaucoup, mais ses grands yeux rieurs s’exprimaient clairement pour lui, disaient sa grande délicatesse, son besoin d’être aimé.
Avec ce petit garçon qui savait à peine lire, elle partageait aussi son amour pour les mots. C’étaient des poèmes de Cocteau, de Baudelaire, de Mallarmé qu’elle récitait par cœur, et aussi d’Olivier, l’homme qu’elle aimait, dont elle parlait souvent à Abdallah. Un somptueux poète, et tellement beau, qui bientôt serait connu, prédisait-elle.
— La pluie montre ses dents, exige la lumière. Mon envie de crier, comme un doigt qu’on déplie, tire, tire les fils du nez de la mercière qui maigrit, mais qui tourne, embobinant la pluie… Tu ne trouves pas ça splendide, Abdul ? C’est Olivier qui l’a écrit, ce texte.
Abdallah souriait en guise de réponse. La plupart du temps, il ne comprenait rien ou bien quasiment rien à ce que récitait Diane. Il appréciait pourtant ces moments avec elle, son enthousiasme à réciter ses textes, sa façon de les déclamer en y mettant le ton, c’était exquis. Il écoutait, attentivement, fermait parfois les yeux et finissait par s’endormir dans sa caravane, blotti entre ses bras.
Ce fut dans cette même caravane, auprès de Diane, qu’Abdallah vint se réfugier, trouver du réconfort après une mauvaise chute qui avait fortement abîmé son genou. Son talon avait ripé alors qu’il prenait appui sur l’épaule d’un porteur. Le public avait à peine vu sa glissade qu’Abdallah était déjà sur pied et reprenait son numéro, malgré la douleur aiguë qu’il ressentait.
Il ne fallut pas plus que ce bref accident pour que le patron de Pinder refuse de lui offrir son costume à la fin de la tournée de mille neuf cent quarante-huit.
En quarante-huit, Monique avait une vingtaine d’années et travaillait dans l’édition, comme secrétaire, chez Gallimard. Derrière la porte au vernis vert de la rue Sébastien-Bottin, elle tapait à longueur de journée des manuscrits à la machine, ces machines à écrire aux rubans bicolores et à manette de retour chariot. Elle copiait notamment les textes des deux Paul, Valéry et Claudel. Ils n’étaient pas mauvais mais ne valaient pas grand-chose, à ses yeux, si elle les comparait aux manuscrits de l’auteur, le seul, qu’elle adulait : Genet. Mais on ne la payait pas pour donner son avis, alors Monique se contentait de taper.
Certains midis, à la cantine, elle mangeait à côté de Camus. Les secrétaires rivalisaient de stratégies diverses pour tenter d’être assises à la même table que lui. Beaucoup se seraient même posées sur ses genoux, si elles avaient osé. Quel charisme il avait, et quel regard. Monique elle-même fit un jour trois fois le tour de la pièce, feignant de chercher quelqu’un, pour venir s’installer en face de lui… Son métier, sans être passionnant, lui offrait ainsi un rêve servi sur un plateau : croiser et fréquenter ceux qui la faisaient vibrer, qui faisaient la littérature.
Un après-midi, à l’improviste dans son bureau, ce fut Faulkner en personne, le Prix Nobel, qui débarqua. Il venait évoquer le contenu d’un prochain livre avec son éditeur. Dans un anglais aux accents franchouillards, Monique le fit patienter :
— Be my guest. It is my duty to make you feel at home, mister Faulkner. The director will soon be able to receive you. If you need anything, don’t hesitate to ask.
— A bottle of whisky ! lui répondit Faulkner.
Pas si simple à trouver, à l’époque, à Paris. Monique dut battre le pavé de la capitale pendant une bonne demi-heure avant de dégoter la fameuse bouteille. Elle revint triomphante, le saint-graal à la main dans un sac en papier, et Faulkner fut ravi. L’anecdote marquait le début de leur amitié : il deviendrait plus tard le parrain de sa fille, Carole.
Mais revenons-en maintenant à celui qu’elle adorait : Genet. Elle l’avait dévoré dans sa toute petite chambre de la rue Jouffroy, dans le dix-septième arrondissement. Elle avait pris des notes, appris des phrases par cœur ; elle était transportée. Elle qui était issue d’une famille bourgeoise, parfaitement comme il faut, pouvait grâce à Genet, grâce à ses livres, vivre au milieu des voleurs, des pédés, des putes, des travestis, des prisonniers, des condamnés, des réprouvés, des révoltés… Autant de personnages qu’elle aimait de tout cœur pour leur humanité. Genet le lui dirait plusieurs fois par la suite : Monique, c’est agaçant, vous êtes admiromane, et c’est vrai qu’elle l’était.
Un jour à son bureau, elle entendit un bruit dans la pièce à côté. C’était bizarre car sa collègue, Germaine, était en congé. Elle décida d’aller voir et tomba nez à nez avec Genet.
Il fouillait les affaires de Germaine. Il jouait avec des timbres sortis d’un dossier, qu’il venait coller les uns sur les autres sur une enveloppe en kraft posée sur le bureau. Elle reconnut au premier regard sa silhouette trapue, son corps un peu balourd, sa calvitie. Ce fut pour elle comme une épiphanie de voir Genet lécher, coller ces timbres comme un enfant espiègle en train de faire une bêtise. Elle en était paralysée, parce qu’éblouie. Éblouie pour la vie.
— J’ai tout un tas de flics au cul.
Genet colla un timbre encore sur l’enveloppe, puis leva les yeux vers elle. Il reprit :
— C’est grave et c’est dangereux.
Il marqua un temps.
— Comment vous vous appelez ?
— Monique.
— Monique.
Il répéta le mot.
— Monique, tiens, comme la mère du vieux saint Augustin.
Elle restait suspendue à ses lèvres. La parole de Genet accouchait lentement et d’une voix légèrement métallique, étonnante. Il ne parlait pas pour ne rien dire, laissait des temps morts, de longs silences pour réfléchir, avant de trouver les mots les plus directs et les plus justes et de reprendre ensuite :
— Monique, c’était une Berbère. Ils furent un temps chrétiens, les Berbères, vous saviez ?
Elle fut conquise d’emblée, si tant est qu’elle pouvait l’être encore davantage que lorsqu’elle le lisait. Conquise par le farceur qui se tenait devant elle, le cheveu ras, les lèvres serrées, le regard méfiant, presque agressif mais tendre dans le même temps, ce farceur qui dilapidait des timbres sur une enveloppe en kraft et qui, par ailleurs, composait aussi des chefs-d’œuvre.
Elle ne l’avait jamais vu, ils ne se connaissaient pas. Pourtant, comme deux complices, dans les minutes suivantes, ils fuguaient ensemble, rue de Rome, vers l’hôtel Chicago, où séjournait Genet.
Toute sa vie, quasiment toute sa vie, Genet dormit dans des hôtels. Toujours en mouvement, toujours prêt à partir. Il ne vivait pas, de toute façon, comme la plupart des gens. Il ne savait pas faire de vélo. Personne, enfant, ne lui avait appris. Il ne savait pas prendre une photo, pas se servir d’un appareil. Il ne savait pas cuisiner, personne non plus, jamais, ne lui avait appris. Il ne savait rien faire de ce que tout le monde sait faire. Mais il savait écrire comme personne ne sait le faire.
Ils sortirent discrètement de l’immeuble de Gallimard. Arrêté à la fin des années trente pour avoir falsifié des billets de train, volé une chemise, des livres, un portefeuille et une valise, Genet n’avait pas purgé l’ensemble de ses peines. Récidiviste, il risquait la relégation à perpétuité. Sartre et Cocteau obtiendraient quelques jours plus tard sa grâce, après une lettre ouverte au président de la République, Vincent Auriol, publiée le seize juillet mille neuf cent quarante-huit dans le journal Combat. En attendant, il ne s’agissait pas pour Genet de se faire pincer. Monique héla dans la rue un taxi pour les mener jusqu’à l’hôtel.

Dans la chambre aux murs jaunis, qui baignait dans une odeur de tabac froid, Genet alluma une gitane et se posta à la fenêtre, pour faire le guet. Sa complice à sa demande rassembla comme elle le pouvait toutes les affaires de son idole.
— Ils vont me coffrer, Monique, me coffrer, je vous le dis, si vous ne faites pas plus vite.
Elle tentait tant bien quel mal de plier les vêtements dispersés dans la chambre, avant de les glisser dans une valise en cuir : trois pantalons, deux maillots de corps, deux gilets.
— Éteignez la lumière, j’ai cru entendre des pas, quelqu’un dans l’escalier. Surtout ne dites pas un mot, vous m’entendez, Monique ? Et aussi arrêtez de respirer comme vous le faites, si fort, et de bouger vos mains.
On frappa à la porte. Monique sentait son cœur qui battait la chamade et tentait de contrôler, tant bien que mal, le rythme de sa respiration qui s’emballait. On frappa. Trois coups nets, un silence durant près d’une minute puis à nouveau trois coups. Elle cherchait refuge dans le regard de Genet. En réponse, il lui tira la langue avec des yeux d’enfant rieur et qui plissaient de malice en vous regardant.
On entendit les pas s’éloigner, leur bruit s’amenuiser puis disparaître tout à fait. Genet, caché derrière le rideau, jeta un œil par la fenêtre qui donnait sur la rue et reconnut la silhouette de Bernard, son agent, qui sortait de l’hôtel et s’éloignait sur le trottoir.
— Je le vois : c’était un flic. S’ils me foutent en prison, Monique, ce sera votre faute.
Respirant à nouveau normalement, elle rassembla dix chaussettes, sans prendre le temps de faire les paires, quelques slips, deux chemises.
— Plus vite, Monique, je vous en prie, faites vite, l’exhortait Genet.
Elle bafouilla quelque chose d’inaudible, pour elle-même, s’excusant de traîner, puis augmenta la cadence du mieux qu’elle le pouvait.
Il n’y avait plus, désormais, qu’à mettre dans la valise la pile des quelques livres qui se trouvaient posés sur la table de chevet, imprégnés eux aussi de l’odeur de tabac. Il y avait Les Amours de Ronsard et un Dostoïevski, un Mallarmé en Pléiade, quelques ouvrages aussi parus chez Denoël. Mais il y avait surtout, sous cette pile d’ouvrages, des pages blanches noircies d’encre, des pages de manuscrits que Monique, fascinée, ne pouvait quitter des yeux. Elle recueillit les feuilles avec grande minutie, les manipulant toutes comme s’il s’agissait des reliques d’un saint. Elle brûlait de déchiffrer ce qui y figurait, mais se l’interdisait. Elle déposa ensuite la liasse dans la valise, l’aplanit d’un geste de la main puis ferma le rabat.
Monique n’eut guère le temps de réfléchir. Pour que Genet soit à l’abri, spontanément, elle le mena dans la chambre qu’elle louait rue Jouffroy. Elle n’osa préciser que c’était sa propre chambre. Avec sa coupe au carré, ses vêtements élégants, luxueux et l’agenda Hermès posé sur son bureau, elle avait pour Genet tout de la petite bourgeoise d’une vingtaine d’années. Cette chambre devait être, pensa-t-il, une sorte de dépendance du grand logement de papa.
Elle en confia la clef à Genet. Il regardait les livres de sa bibliothèque lorsqu’elle la lui tendit.
— Essentiellement des bouses, dit-il, catégorique. Il n’y a que Pascal et Sartre à valoir quelque chose.
Monique rougit, sans chercher à répondre pour se justifier. Est-ce que Genet avait remarqué qu’elle avait tous ses livres ? C’est ce qui lui importait.
— Je passerai vous voir chez Gallimard.
Elle comprit qu’il lui disait déguerpissez ! et appela une amie pour la dépanner, sans toutefois lui dire la vérité. Était-ce de la pudeur, une envie d’exclusivité ? Elle prétexta une fuite qui l’obligeait à découcher jusqu’à la venue d’un plombier. L’affaire de quelques nuits, pas plus. Et si Genet demandait à rester plus longtemps ? Qu’importe, elle trouverait une autre combine.
Elle se serait sacrifiée très volontiers pour lui.
Genet ne passa que quelques nuits, finalement, chez Monique. Un matin, rue Sébastien-Bottin, elle découvrit sur son bureau la clef de sa chambre posée avec un mot :
Petite, j’ai vendu Pascal et Sartre,
pleurez pas,
je vous en écrirai d’autres. »

Extraits
« À l’évidence Abdul était heureux. Il lui raconta ce que, grâce à Genet, il avait découvert, les pays qu’ils avaient traversés : la Turquie, la Suède, l’Italie, maintenant, le Danemark. Depuis sa désertion, il avait passé les jours les plus beaux de sa vie et s’en rappelait tous les détails. Il évoqua les terrasses de travertin blanc qui s’étalent à Pamukkale. L’ensemble de petites îles qui composent Stockholm, la nourriture exquise qu’avaient les Italiens et l’incroyable beauté des Alpes dans leur pays. Ils s’y étaient offert une échappée dans une voiture décapotable, entre les pans majestueux de la montagne. Il faisait tellement froid, mais c’était tellement beau. Et ils avaient passé, aussi, des jours merveilleux dans le petit hôtel d’une ville située entre les Alpes valaisannes et les Alpes lépontines : Domodossola. Ils y étaient restés durant plusieurs journées tant tous les deux s’y étaient plu. » p. 87

« Toute sa vie, quasiment toute sa vie, Genet dormit dans des hôtels. Toujours en mouvement, toujours prêt à partir. Il ne vivait pas, de toute façon, comme la plupart des gens. Il ne savait pas faire de vélo. Personne, enfant, ne lui avait appris. Il ne savait pas prendre une photo, pas se servir d’un appareil. Il ne savait pas cuisiner, personne non plus, jamais ne lui avait appris. Il ne savait rien faire de ce que tout le monde sait faire. Mais il savait écrire comme personne ne le sait faire. »

« Tel un mystagogue des temps reculés, Genet invite le jeune homme vers ce qu’il pourrait devenir. Persuadé qu’Abdallah peut briller, il encourage à poursuivre dans son art sans relâche, dans cette quête, pour se réaliser, se révéler à lui-même. C’est là l’enjeu de tout art. »

« Certains trouvent dans le voyage une énergie nouvelle, salvatrice dans laquelle ils vont pouvoir puiser. Le moi catapulte dans un tout autre ailleurs reconquiert des assises, il se redéfinit, se tourne vers les autres, puis il relativise la souffrance qu’il endure. C’est une chance. »

« Abdallah désormais suscitait la même admiration que Genet portait à Giacometti et qu’il avait tant convoitée. Même il la dépassait. Son acte le fascinait. Il lui avait fallu mourir avant que d’apparaître, enfin, aux yeux de Genet. » p. 147

À propos de l’auteur
DAVID_Remi_©Francesca-MantovaniRémi David © Photo Francesca Mantovani

Rémi David est né en 1984 et vit en Normandie. Mourir avant que d’apparaître est son premier roman. (Source: Éditions Gallimard)

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