Le gardien de l’inoubliable

DE-CAZOTTE_LeGardienDeLInoubliableOK.indd  RL_2023

En deux mots
Tristan est un garçon a l’imagination fertile. Après le départ de ses amis au Japon et en Australie, il ramasse un galet, «le gardien de l’inoubliable» pour qu’ils continuent de l’accompagner. Après son bac, il quitte la Bretagne pour Paris et une galerie d’art où il se passionne pour un artiste disparu et va découvrir les secrets de son œuvre.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Si j’avais été un véritable artiste»

Dans son nouveau roman Marie-Laure de Cazotte imagine un jeune homme quittant la Bretagne de son enfance pour Paris où il se passionne pour l’œuvre d’un sculpteur. Jusqu’au jour où il relève quelques incohérences dans les documents. Un roman sur l’imagination, l’art et le mensonge.

Tristan Karadec est un garçon sage qui aime la mer et les bateaux et les vacances. La première rencontre qui va durablement le marquer est celle de Marc Kurosawa, un Japonais qui débarque dans classe et s’installe à côté de lui. Après avoir pris la défense de ce jaune, il devient vite son meilleur ami. Et puis un jour, il lui offre un livre de contes japonais dans lequel, il a écrit au revoir. Tristan va alors compenser l’absence avec un ami imaginaire sortant du livre: «J’ignorais où peut mener le manque d’un ami et, l’aurais-je su, que peut-être n’aurais-je pas cru en ce personnage en kimono qui surgit, s’installa sur mon lit et avec lequel je me mis à bavarder en l’appelant «monsieur Kurosawa». Sa présence qui devint une habitude m’éloignait de la villa Ulysse, de l’irascibilité de ma mère, de la dureté de mon père, des absences de mon frère, de l’odeur des lessives, de l’école.»
Jacob sera sa seconde bouée de sauvetage. Avec lui, il apprendra la voile et, quand il retournera en Australie, lui laissera Bel Ami, son bateau en gage de reconnaissance.
Après le passage de la tempête Lothar, le voilier ne sera que partiellement touché, mais il abrite un petit chien qui va devenir très vite un compagnon inséparable que le cancer finira par emporter. Mais grâce à son galet magique, «le gardien de l’inoubliable», il continue à converser avec ses amis.
C’est alors qu’au hasard d’une lecture Tristan découvre l’œuvre du sculpteur Charles-Félix Lorme et décide de suivre des études à la Sorbonne tout en participant aux recherches afin d’établir le catalogue raisonné de l’artiste. À la galerie d’art François Courtin, il va se plonger avec passion dans cette œuvre à travers les archives – papiers, lettres et dessins préparatoires – et finir par noter quelques incohérences.
À partir de là Marie-Laure de Cazotte va nous entraîner dans un tourbillon où le mensonge, le secret et l’art vont s’associer dans un épilogue étourdissant.

Le Gardien de l’inoubliable
Marie-Laure de Cazotte
Éditions Albin Michel
Roman
288 p., 20,90 €
EAN 9782226477033
Paru le 3/05/2023

Où?
Le roman est situé en Bretagne, dans la région de Brest puis à Paris. On y évoque aussi le bourg de Maraines et Toulouse.

Quand?
L’action se déroule des années 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Doté d’une imagination débordante, menteur invétéré, enfant révolté et fugueur, Tristan vit avec monsieur Kurosawa, son ami intérieur, et porte à son cou « le gardien de l’inoubliable », un galet prodigieux découvert sur une plage. Devenu étudiant, chargé de faire des recherches dans les archives d’un artiste disparu depuis un siècle, il se lance imprudemment sur les traces d’un étrange faussaire.
Après, notamment, Un temps égaré, prix du premier roman de Chambéry, et A l’ombre des vainqueurs, quatre fois primé, ce nouveau roman de Marie-Laure de Cazotte nous embarque dans une enquête palpitante empreinte de poésie et interroge les liens entre vérité et imaginaire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Bretagne 5 Podcast
Blog Rainfolk’s diaries
Blog Valmyvoyou lit
Blog Coccinelle des livres
Blog romans sur canapé
Blog Ma voix au chapitre

Les premières pages du livre
« Un dimanche de la mi-août, un homme grimpa les marches de l’autel de l’église Saint-Gildas. Il se signa, se retourna vers l’assemblée, et lança vers les voûtes :
– Were you there when they crucified my Lord ?
Les notes basses, vibrantes, tragiques emplirent la nef, et lorsqu’il répéta :
– Were you there when they crucified my Lord ?
d’une voix plus haute, plus impérative, plus douloureuse encore, mes jambes devinrent flasques et des larmes me montèrent aux yeux.
Une inconnue à mes côtés me chuchota :
– Étais-tu là quand ils ont crucifié notre Seigneur ?
J’ignorais qu’elle ne faisait que traduire les paroles. J’avais neuf ans, je connaissais le catéchisme et tout le saint-frusquin des étapes vers la crucifixion, mais pas l’anglais.
Sa question me tarabusta. Avais-je été là quand le Seigneur avait été cloué par les mains et les pieds à deux morceaux de bois ?
Stupéfié par ce chant et cette langue, troublé par l’intérêt que cette dame me portait, je regardai le Christ endormi sur sa croix et fis un immense effort pour tenter de me rappeler la nuit du Golgotha, l’odeur acide émanant des aisselles du pauvre Judas s’apprêtant à trahir, l’insomnie de Jésus, sa solitude, les ronflements des apôtres, l’aube et tout ce qui s’ensuivit, mais j’avais beau creuser mes souvenirs, non, je ne m’étais pas tenu sur le chemin de croix, non, je n’avais pas assisté à ce moment terrible où le Christ presque nu, sanguinolent, subit sa Passion, la sueur dévalant sur son visage, avec, autour de lui, sa mère se tordant les mains et les femmes geignant, s’évanouissant.
Je répondis à ma voisine :
– Non, madame, je n’étais pas là quand ils ont crucifié Jésus.
Mon père, pensant que je venais de proférer une insolence, m’envoya du revers de sa main un soufflet sur la joue et ma mère me fit les gros yeux.
En ravalant ma honte, j’en conclus immédiatement que je venais de mentir en pensée et en paroles, alors, pour faire acte de contrition, je dis à l’inconnue :
– Excusez-moi, je me suis trompé, j’étais là.
Les yeux indignés de cette femme sur papa, la façon si douce dont elle posa une main apaisante sur mon épaule m’ébranlèrent plus fort encore que la gifle.
Elle donnait tort à mon père.
Tort !
Je savais que le Christ aimait les petits enfants, qu’Il me connaissait, puisque madame-caté nous l’assénait. Il était au-dessus de nos têtes, voyait chacun de nos faits et gestes, lisait dans nos pensées, et, si ce n’était Lui, c’était son Père. Nous étions, enseignait-elle, un troupeau de brebis, plus ou moins égarées selon un principe dont les règles m’échappaient. Dans le même temps, on nous faisait apprendre par cœur la fable du « Loup et de l’Agneau » de La Fontaine :
– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point.
– C’est donc quelqu’un des tiens
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers et vos chiens…
En regardant la télévision, ma mère s’énervait :
– On nous prend vraiment pour des moutons !
Tous ces ovins semaient un grand désordre dans mon cerveau.
Ce ne fut pas une décision que je pris, dans cette église, de reléguer mes parents dans une grotte de mon esprit. Cela m’advint. De ce moment, monsieur Kurosawa, mon ami intérieur, a pris le pouvoir. Il devint mon héros, mon Jésus en kimono, mon protecteur contre l’ennui et la tristesse, le biais par lequel toute conscience que j’avais du monde, toute confiance que je pouvais bâtir envers autrui, tout jugement, passèrent désormais.
Il savait mieux que moi ce que je faisais sur terre.
Monsieur Kurosawa n’aurait pas franchi le pont de l’Ailleurs si un garçon japonais n’était apparu un matin de septembre dans la petite école de mon village de Bretagne, dont la géographie n’a d’importance que pour la façon dont il s’attache à l’océan. Tout y est de mer, de conséquences de mer, de travaux ou loisirs maritimes ou s’y ramenant. Le cœur en est l’église romane juchée sur une hauteur et surveillant de son portail les villageois dont les noms s’égrènent dans le cimetière. Notre nom Karadec n’y est pas plus haut qu’un autre. De ce cœur, tout dévale vers le port ventru, modeste, aux quais bellement dallés bordés d’anciennes capitaineries, de deux jolies auberges-restaurants, d’une boulangerie rutilante, de tout un exotisme d’antan, en bref, qui attire les touristes en été.
Nous vivions, mon père médecin, ma mère infirmière et mon frère Gaétan, né douze ans avant moi et qui allait devenir vétérinaire, à l’extérieur du village, dans un lotissement bourgeois bâti l’année de ma naissance, en 1985, en bord de mer, près d’un bois de pin. Les demeures y étaient vastes, les jardins larges, des colonnes doriques en soulignaient les perrons et leurs noms, villa Jason, villa Circé, villa Pénélope, s’accompagnaient à côté de la boîte à lettres de moulages de bas-reliefs. La nôtre, la plus proche de l’océan, se nommait villa Ulysse et s’ornait d’une sirène à queue de poisson. (J’ignorais à l’époque que les sirènes de l’Odyssée étaient des oiseaux à tête de femme et l’aurais-je su que cela n’aurait rien changé au cours de cette histoire.)
N’importe quel enfant obéissant aurait été heureux dans la villa Ulysse à la baie coulissante donnant sur une pelouse, des hortensias, une table en bois et une cabane.
Je n’étais pas obéissant et je n’étais pas heureux.
Mes parents proclamaient partout que j’étais un paresseux et un menteur. Pourtant, je faisais beaucoup d’efforts pour échapper à la maussaderie des heures en plongeant dans l’infini des événements extraordinaires qui auraient pu se produire, et je ne croyais pas mentir lorsque je racontais qu’à la boulangerie j’avais assisté à un hold-up, que j’avais vu un sous-marin sortir des eaux, un léopard sur un toit, un diable cornu dans un bosquet, puisque c’était arrivé à la télévision, à la radio, dans l’un de mes livres de gosse, sur un chapiteau de l’église ou dans ma tête.
Pour moi, les aventures appartenaient à tout le monde.
Ma chambre s’ouvrait sur la lande de pins ; du salon, nous apercevions par bouchées la plage qu’enserraient des bras de rochers. Une mince route goudronnée et peu fréquentée nous en séparait. Au-delà de cette langue de sable qu’envahissaient du printemps à l’automne des bateaux à voile, le pays était de falaises et de criques désertes.
À la frontière de cette sauvagerie, de ce désordre de vents, d’herbes rases, de joncs et de genêts, dans une bâtisse dite le Manoir (pour sa tourelle et ce que nous lui supposions de fantômes), s’étaient installés, en juillet 1993, les Kurosawa, un couple de Japonais et leur fils. Nous les pensions venus pour la saison, comme les Américains de l’année précédente, et l’été était un tel branle-bas de combat, surtout au centre médical de mes parents, que personne n’y prêta attention.
À la rentrée scolaire qui fut celle de mes huit ans, je trouvai, assis dans la classe à côté de moi, « le Jaune » – tel fut le sobriquet dont les élèves l’affublèrent immédiatement – en chaussures de cuir souple, chemise blanche immaculée, les cheveux plaqués en arrière que divisait comme un trait de craie une raie.
Nous étions une trentaine sous la houlette de la maîtresse, mademoiselle Micheline, une vacharde, et quand j’écris vacharde je me tiens à l’échelon bas de sa pestilence. En observant ses lèvres s’agiter pour faire l’appel, j’ai tout de suite vu qu’elles étaient de la race bec de corbeau, et pas du tout faites pour embrasser.
– Karadec Tristan.
– Présent, mademoiselle.
– Kurosawa Marc.
Elle prononça Ku-ro-sa-wa avec un je-ne-sais quoi de dénigrant dans la voix qui fit ricaner toute la classe, sauf moi, trop mortifié que j’étais d’être le voisin de cette plante exotique dont le nom, par-dessus le marché, jouxtait le mien dans la liste alphabétique. Plaindre autrui n’était pas dans mon caractère, mais le ton moqueur de cette sorcière me révulsa et je reconnus dans le geste que fit le garçon de rabattre ses cheveux en frange sur son front, comme s’il cherchait à disparaître, un mouvement qui m’était familier. À la récréation, menacé par une meute qui s’apprêtait à lui faire payer la blancheur de sa chemise, sa petite taille et ses yeux fendus, il s’est caché derrière mon dos, me désignant ainsi comme son protecteur. Dans la cour cimentée, s’étalait une immense souche d’arbre. Celui qui s’y perchait le premier était le roi du moment. Je l’ai entraîné, nous nous sommes ensemble juchés et ma main sur son épaule signala à tous notre alliance. Je n’étais pas un caïd mais le fils du docteur Karadec qui-voit-ta-mère-toute-nue, ce qui me donnait un sérieux avantage sur la bande qui nous cernait.
La vacharde saisissait toute occasion de se moquer des accents métalliques de mon camarade. La dégueulasserie de ça. Chaque fois qu’elle le faisait, je criais : « Ça ne se fait pas ! », ce qui me valait d’être fichu à la porte, mais je n’en démordais pas. Je crevais ses pneus, jetais des boules puantes sous sa chaise. En pensée.
Des légions de rumeurs circulaient sur les Kurosawa : ils étaient des millionnaires qui allaient transformer notre côte en golf avec atterrissage d’hélicoptères ; faire une culture d’algues de leur pays sur nos plages ; l’avant-garde d’une horde qui nous esclavagiserait comme les fourmis esclavagisent les pucerons ; des bouddhistes qui mettraient à mal nos traditions chrétiennes.
Comme j’étais le seul enfant à être invité au Manoir, on m’interrogeait :
– Qu’est-ce qu’ils font, les bridés ?
Je répondais au hasard : ils mangent, ils dessinent, ils font des poteries, ils lisent des livres.
– Tu as bien dû voir autre chose ?
– Ils ont un chat et une Vierge Marie.
– En quelle langue parlent-ils ?
Cette question m’embarrassait. Les Kurosawa s’adressaient à la dame qui les servait et à leur fils, devant moi, en français, mais ce français n’était pas fluide, pas de notre pays, il était plein des silences qu’y creusait l’absence d’articles définis ou indéfinis, et modeste en intentions.
Dans ma famille, toute phrase naissait dans un constat et aboutissait à un ordre – « Les pluies seront là demain, tu prendras tes bottines à la cave ». Les parents de Marc annonçaient les choses de même, mais en plus court – « Pluies demain » – et, apparemment, chacun était libre d’en tirer les conclusions sur ce qui lui était nécessaire de faire. L’atmosphère chez eux n’était ni morne ni gaie, aucun éclat de voix ou rire strident en dehors des nôtres ne la troublait. Le temps n’y était pas de la même eau que chez nous où tout s’agitait, se heurtait, se confrontait dans de grands mouvements d’écume, mais il faut dire que le Manoir était beaucoup plus vaste que la villa Ulysse. Lorsque Marc et moi jouions dans sa chambre si grande et si meublée qu’on aurait dit une maison, nous n’entendions que nous et nos jeux.
Cette demeure était tarabiscotée, truffée de recoins, d’escaliers, emplie de tableaux. L’un, immense, représentait un homme en perruque et habit extravagant que nous appelions Duc. Nous lui prêtions un palais, d’innombrables possessions et épopées. La rampe de l’escalier central se terminait par un hibou que nous ne manquions jamais de saluer au passage. À certaines fenêtres, il y avait des vitraux qui opacifiaient la vue et jetaient des ombres de couleur sur les parquets et sur lesquelles nous évitions de marcher.
Mon ami possédait deux voitures téléguidées que nous faisions tourner comme des mabouls dans la pièce, et des bandes dessinées japonaises – je ne connaissais pas le mot manga. Il voulait devenir astronaute et moi, comme tous les garçons du village, sauveteur en mer. Nous prenions nos repas dans une grande cuisine avec madame Louise, une femme du pays qui me semblait plus vieille que ma mère. Elle cuisinait des frites sur lesquelles elle envoyait une brume de vinaigre avec un vaporisateur.
Marc avait une bicyclette sur le porte-bagage de laquelle je grimpais après avoir retroussé mon pantalon et, accroché à sa taille, je partais en voyage dans les sentiers du parc. Nous nous cassions la figure sur des pentes boueuses, nous affalions dans des bosquets de ronces, je le poussais dans les côtes. Dans les allées de gravier, il m’apprenait à me servir de son engin en le tenant par la selle. Le guidon tremblait sous mes mains et il me donnait des petits coups de poing dans le bas du dos pour m’encourager. À mon tour, je l’ai promené dans le parc. J’ai le souvenir vif de mes mollets cuisant sous l’effort, de ma terreur de louper un virage. « N’abîmez pas les hortensias ! » nous criait madame Louise.
Un après-midi, nous avons découvert sur le tronc d’un grand chêne des vieilles planchettes clouées en escalier. Cachés dans un bosquet, nous avons guetté l’être qui logeait dans les frondaisons en inventant mille terreurs à son sujet, puis, armés de fléchettes, nous avons grimpé. Au carrefour des premières branches, dans la houle du feuillage, il y avait, pendue à un rameau, une affreuse poupée en plastique, et un bateau – pas moyen de baptiser autrement cette palette de chantier d’où nous pouvions voir la mer. La poupée fut immédiatement baptisée « mademoiselle Micheline » et notre navire « Par Dieu et pour le Roi ». Je ne sais plus pourquoi.
Capitaine ! Mon capitaine ! Terre en vue ! Des archipels, des orages et des tempêtes se succédaient à un rythme infernal. Nous combattions contre l’armée des Sordides, les soldats baveux-écumants de mademoiselle Micheline que nous détenions prisonnière, mais dont les pouvoirs maléfiques nous menaçaient.
Parfois, pour un mot, l’histoire dérapait.
Capitaine ! Capitaine ! Pirates à bâbord ! criai-je un jour. Marc confondant « pirates » et « piranhas », plutôt que de sortir son tromblon ou de pointer nos canons vers nos ennemis, donna mademoiselle Micheline à bouffer aux poissons cannibales en riant sauvagement. Après, dans des huttes, des Peaux-Rouges enragés la rôtirent, l’empereur d’une île émeraude la condamna à manger des morceaux de verre, nous la vendîmes à un marchand négrier réputé pour sa grande cruauté.
À ce festin-là nous étions des ogres.
L’après-midi achevée, nous prenions un goûter, faisions nos devoirs (ce qui se résumait pour moi à recopier les cahiers de Marc), nous nous lavions dans une baignoire branlante dont le robinet crachotait une eau orangée et dangereusement bouillante – et je me rappelle que madame Louise nous interdisait de faire couler l’eau au-dessus de nos chevilles et qu’elle nous tançait : « Ça suffit ! Ça suffit ! Lavez-vous le kiki et les fesses et sortez ! » Ensuite, nous descendions dans l’antre de sa mère, une grande pièce qui me faisait penser à une grange à cause de ses poutres tordues et de son sol en terre battue, et aussi à une serre pour la hauteur de ses fenêtres. Il y régnait une discipline qui m’était étrangère, mystérieuse. Chez nous, dans le garage, seule pièce de la villa Ulysse que je lui comparais pour l’unique raison que la porte en était vitrée, tout était rangé sur des étagères. Les insecticides et matières dangereuses étaient dans un coin, un grand carton indiquait TOXIQUES, puis venaient les pots de peinture, les outils, les produits d’entretien. Au milieu, trônait la voiture de mon père et l’endroit sentait l’essence.
Dans cet atelier du Manoir, des écheveaux de crin suspendus aux poutres frôlaient des caissons de foin, d’étonnants pinceaux dont certains ressemblaient à des queues de lapin surplombaient des fioles et des boîtes sous lesquelles s’alignaient des gros sacs en plastique transparent contenant des terres de différentes teintes, compactes et humides. Dans une alvéole, une très belle Vierge en bois était juchée sur une sorte d’autel en briques entouré de bougies allumées.
Madame Kurosawa, petite, grassouillette, boudinée dans un large et long tablier noir qui lui prenait tout le devant du corps et se fermait sur son postérieur, nous jetait à peine un regard. Marc et moi nous posions côte à côte sur un petit banc bas à distance d’elle. Les mouvements nerveux des pieds de mon ami me faisaient comprendre que cette visite l’horripilait.
Pas moi.
La vision de cette femme façonnant des formes sur une table, les plaçant à l’intérieur d’un four cylindrique, les en extirpant avec des moufles, déclenchait en moi un rythme neuf. Cette manière qu’elle avait d’examiner son travail, les yeux à demi clos, de s’en écarter puis de saisir dans un panier un galet avec lequel elle frottait la surface de l’objet me captivait. Sur un signe d’elle, Marc et moi nous approchions, il hochait la tête poliment tandis que j’étais empoigné par le chaos des couleurs.
Juste avant de quitter la pièce, mon camarade se débrouillait pour voler une pierre dans le panier. C’était son butin ou sa vengeance.
Après le dîner, nous allions dans le grand salon du Manoir où nous retrouvions le père de Marc, une cigarette aux lèvres, perché sur un haut tabouret, dessinant sur de grandes feuilles, et sa mère en tunique longue et mules mauves. Elle se versait du whisky dans un grand verre carré en caressant un chat. Ses petits rires d’ivrogne étaient pénibles.
Avant de remonter dans la chambre, nous courions vers la falaise et Marc lançait furieusement le galet subtilisé vers l’océan en vociférant en japonais.
Les Kurosawa allaient à l’église le dimanche. Marc s’asseyait à côté de moi. Je posais mon missel sur une chaise pour lui réserver la place. Mon père le retirait et je le remettais. Cette lutte silencieuse. Mes parents et ceux de Marc se parlaient quelques minutes sur le parvis. Papa me disait devant eux : « Tu devrais inviter ton camarade à la maison un de ces quatre matins », ce à quoi ma mère ripostait, dès qu’ils avaient le dos tourné : « Il ne manquerait plus que ça. » Elle affirmait que ces Japonais ne pouvaient pas être des chrétiens et que Jésus-Christ et le prénom Marc n’existaient pas chez eux.
– N’existent pas ! Mets-toi bien ça dans le crâne, Tristan !

Un jour de juin, la sonnette de la récréation retentit, mon ami me retint et sortit de son pupitre un paquet prodigieusement emballé dans un tissu à motif de vagues et de vents. À l’intérieur, le livre était, après le tissu, la deuxième merveille du monde avec cet extraordinaire dragon en couverture et ce titre Contes japonais. Je ne m’attendais pas à un tel cadeau et, comme je n’avais rien pour lui, je me sentis misérable et honteux. Dans ma poche, j’avais un vieux porte-crayon plat en métal terni volé dans un tiroir de mon père et dont je ne me séparais jamais. J’en aimais la forme aplatie, le contact froid et la laque rouge du crayon. C’était mon porte-bonheur sans lequel, j’en étais certain, tout irait de mal en pis.
Je l’ai donné à Marc et tout alla de mal en pis.
Mon camarade ne cessa de tourner et retourner cet objet dans ses mains, puis il prit des ciseaux à bout rond et lentement, patiemment, tailla le crayon, recueillant précautionneusement sur une feuille les éclats de bois. Sa tâche achevée, il prit l’ouvrage qu’il venait de m’offrir et écrivit au revers de la couverture « Au revoir, mon ami Tristan ».
Il ne revint pas à l’école le lendemain. Ni jamais. La vacharde me fit écrire au tableau « Marc est parti » et, devant toute la classe, m’attrapa par le postérieur en ricanant : « K plus k, ça fait caca, tu seras plus propre sans ton jaune. »
Lorsque je rapportai cela à mon père, il prit un carton, écrivit dessus « Je suis un menteur », l’épingla au dos de ma chemise et m’accompagna à l’école pour être sûr que je ne le retire pas.
– Karadec est un menteur ! Karadec est un menteur !
– Répète et tu compteras les morceaux de ton nez.

Le soir, je tournais les pages du livre et caressais les merveilleuses images. L’une en particulier me fascinait. Un Japonais dans un habit somptueux, étrangement coiffé d’une sorte de bigouden noir, assis en tailleur sur une terrasse en bois, s’inclinait vers une minuscule table sur laquelle étaient posés des instruments d’écriture ou de peinture. Il ressemblait de très loin à Marc et la terrasse à notre bateau dans le chêne.
J’ignorais où peut mener le manque d’un ami et, l’aurais-je su, que peut-être n’aurais-je pas cru en ce personnage en kimono qui surgit, s’installa sur mon lit et avec lequel je me mis à bavarder en l’appelant « monsieur Kurosawa ». Sa présence qui devint une habitude m’éloignait de la villa Ulysse, de l’irascibilité de ma mère, de la dureté de mon père, des absences de mon frère, de l’odeur des lessives, de l’école.
Les vacances d’été venues, j’ai rôdé dans le parc du Manoir aux volets fermés avec mon nouvel ami dont les habits ne cessaient de changer de style et de couleur. Dans le chêne, nous nous sommes juchés à la proue de Par Dieu et par le Roi. De la poupée Micheline-la-Vacharde ne restait qu’un bras potelé en plastique rose que j’ai jeté au loin. Je ne voyais plus que la mer, la mer à perte de vue, et sur laquelle le capitaine Kurosawa dirigeait une jonque fabuleuse dans laquelle j’embarquais pour un périple entre des îles désertes et des atolls luxuriants.
Je n’étais jamais monté sur un vrai bateau.
Sur la plage en face de la villa Ulysse s’alignaient des voiliers. L’un me plaisait particulièrement pour sa voile rouge, son nom Bel-Ami peint sur sa coque et l’allure de son propriétaire, un homme pas du pays, vieux comme l’hiver, long et maigre, à la chevelure blanche et épaisse. J’admirais ses gestes précis, la façon dont il embarquait, un pied à bord, un pied dans l’eau, et le spectacle de cette voile rouge triomphant de l’océan m’électrisait.
Dès que le marin descendait ou remontait son bateau, je courais l’aider. Quand il gréait son embarcation, je furetais autour de lui comme un chien.
Un jour, il me dit :
– Tu veux faire un tour, mon pote ?
Cette question !
Il m’expliqua le safran, la dérive, les écoutes du foc. Au large, il m’ordonna :
– Prends la barre.
« La mer n’est pas un cheval que l’on dompte, détends-toi », fut son premier conseil. Le kornog dont je ne connaissais que le nom de vent soulevait les vagues, gonflait la grand-voile. Capitaine ! Capitaine ! Terre en vue ! Il n’était plus question de cela. J’étais minuscule, un fétu dans la force de l’océan dont le ventre retenait tous les perdus et disparus en mer des tombes de mon village. J’étais concentré, attentif aux directives, plus concentré et attentif que je ne l’avais jamais été en classe, or je claquais des dents, chaque mouvement de houle me retournait le cœur. Par trois fois, le vieux m’a dit : « Tu es gelé et tu as l’air malade, nous allons rentrer. » Par trois fois, je lui ai menti : « Je vais très bien, j’ai toujours l’air comme ça. » Il m’a forcé à enfiler un pull épais, autrefois bleu, effiloché aux poignets. La façon dont il a enroulé les manches, le poids du chandail sur mes épaules sont intacts dans ma mémoire.
Il s’appelait Jacob.
À heure fixe, j’allais sur la plage, suppliant tous les saints du paradis qu’il m’embarque, et ma prière était exaucée. Un jour de pluie, il me prêta la combinaison de mon-petit-fils-qui-est-en-Australie, un autre, il m’offrit des crêpes sur le port.
Il louait une petite maison au centre du village et y passait plusieurs mois par an. Je pris l’habitude de sonner si je voyais de la lumière. S’il était avec des amis, je lui demandais :
– Je te dérange ?
– Toi, tu ne me déranges jamais.
Il me présentait à ses invités, leur parlait de moi et de mes talents de marin avec de tels accents d’admiration et d’amitié que tous m’accueillaient, et quand je les croisais sur le port, ils me saluaient d’un :
– Salut, mon pote !
Sur un meuble de son salon étaient exposées les photos de sa famille.
– Eux, ce sont mes parents le jour de leur mariage, elle, c’est mon épouse Élise avec notre deuxième fille dans les bras, lui, c’est John, mon petit-fils, celui qui vit en Australie, cette grande bringue blonde, c’est ma première fille qui habite en Allemagne. Non, Élise ne vit pas avec moi.
Une bibliothèque était là, imprécise, mouvante, en désordre, pleine d’objets. Une sorte de gnome en céramique de forme pyramidale, un peu vert, un peu brun, boueux, avec deux trous pour les yeux et un vague relief pour la bouche, était surmonté d’un petit drapeau sur lequel était écrit : « Vive Jacob, mon papa ! »
Si j’avais donné une chose pareille à mon père, il l’aurait flanquée à la poubelle.
Douze cadres s’alignaient sur une paroi. Pas des peintures, ni des gravures, mais des broderies éclatantes de couleurs. Je les trouvais jolies mais enfantines, un peu ridicules même avec leurs maisons, leurs champs, leurs petits personnages naïfs.
L’histoire, qui était celle de la mère de Jacob et brodée par elle-même, se lisait de gauche à droite et de haut en bas. Dans le premier tableau, on voyait une maison au toit en chaume. Une vigne courait sur la façade, des petits points mauves indiquaient que les grappes étaient mûres. Il y avait, devant, un couple et quatre enfants. Les deux filles aux cheveux en laine jaune étaient aux côtés de leur mère, les deux garçons à la droite de leur père portaient des chapeaux noirs à large bord découpés dans du feutre. Un chien était couché devant eux, la langue pendante.
– Ils l’ont tué à cause de ses aboiements, commenta Jacob. Dans l’épisode suivant, l’une des sœurs est arrêtée par des soldats, l’autre, ma mère, se dissimule dans le creux d’un arbre. Un militaire la cherche mais il n’ose pas s’approcher de sa cachette à cause de l’essaim d’abeilles. Tu le vois cet essaim ?
Je voyais une grosse masse de nœuds en laine brune.
Dès la troisième broderie, il ne restait qu’un seul personnage, celui de la petite fille aux cheveux en laine blonde, avec des yeux comme des billes et un trait à la place des lèvres. Sur la dernière, elle était sur le ponton d’un paquebot au-dessus duquel volait un cheval ailé et de grosses larmes en fil noir coulaient sur ses joues.
Jacob et moi bavardions comme des pies et j’avais l’illusion que ma vie avait été aussi longue que la sienne tant il accordait de poids et de respect à ce que je lui racontais de mon ami Marc et de monsieur Kurosawa. Lui aussi avait un ami intérieur, un ange décati aux ailes mitées auquel il obéissait parce que, disait-il, « il sait mieux que moi ce que je fais sur terre ».
Nous étions frères de solitude et de songes.
J’ignorais que c’était si rare.

Un matin que, dans sa maison, je lui reprochais de ne pas vouloir aller en mer sous prétexte d’une petite pluie, il me répondit avec douceur :
– Hier, il y a quarante ans exactement, ma mère est morte. Si tu veux bien rester, j’en serais heureux.
– De toute façon, il n’y a pas de vent, bougonnai-je en me calant dans un fauteuil.
Il parla aux broderies dans une langue bizarre qui me fit sombrer dans le sommeil.
– Tu dors, Tristan ?
– J’ai fait un drôle de rêve, Jacob. Mon ami intérieur et ton ange dansaient autour de la petite fille aux cheveux en laine jaune.
Ma déclaration le troubla tant qu’il éternua cinq fois de suite.
– Tu as reçu un message de la grande mémoire, me dit-il en se mouchant et en me désignant le cheval sur la dernière broderie. Ma mère prétendait que la grande mémoire est un cheval ailé qui vous suit mais ne porte pas que soi sur son dos.
La grande mémoire est un cheval ailé qui vous suit mais ne porte pas que soi sur son dos.
Le mystère de ces mots me parut si immense que je les écrivis sous une étagère de mon placard, et plus tard, dans mon Cahier de pensées.

Mes parents ne rencontrèrent jamais Jacob. Pendant les mois d’école, ils ne se préoccupaient pas de mes pérégrinations ou considéraient, souvent à raison, que tout ce que je leur en disais n’étaient que carabistouilles. Pendant les vacances scolaires, ils filaient au centre médical en me confiant à mon frère Gaétan qui, à peine avaient-ils le dos tourné, me fabriquait un sandwich et partait étudier chez un ami.
Pendant les repas, mon père dévidait avec des accents énervés ses consultations médicales comme on assène des mises en garde ou des leçons de morale. À l’entendre, ses patients étaient tous frappés par des maladies méritées. Ma mère renchérissait sur son ton d’infirmière ulcérée par la bêtise des gens, mon frère révisait à table, et moi, s’il me venait la folie de parler, je prenais en plein front, par le biais d’un geste ou d’une remarque aigre, la mesure de ma médiocrité, de mon existence nuisible, et puisqu’à leurs yeux elle l’était, je ne trouvais d’autre solution que de les provoquer.
– Qu’as-tu fait cet après-midi, Tristan ?
– J’ai nettoyé la cage d’un tigre.
– Sors de table.
Dans ma chambre, je retrouvais monsieur Kurosawa et ensemble nous rêvions à la voile rouge. La nuit, quand ça n’allait pas en moi, nous sortions par la fenêtre pour aller revoir le bateau de Jacob.
Enfant, régulièrement, ça n’allait pas en moi. Un cauchemar me réveillait et la crise surgissait. Je ne l’appelais pas crise, bien qu’ayant conscience d’avoir été propulsé dans un chaudron de panique. L’angoisse me tétanisait, me tambourinait le cœur, me martelait le ventre. Alors, je haïssais la villa Ulysse jusqu’à la moindre de ses odeurs et il me fallait de toute urgence m’enfuir.
À dix ans, à force d’entendre mes parents me le répéter, j’avais compris qu’ils me trouvaient bizarre. Mais moi aussi, je les trouvais bizarres, mes parents-jamais-là, réglant leurs comptes sur le mode des portes claquées et des paires de gifles, et, par extension, je trouvais tous les adultes bizarres, sauf Jacob, monsieur Kurosawa et mon frère Gaétan.
Le passé d’un garçon agité n’est pas poétique. Les enfants insomniaques et malheureux ne tirent pas de grandes leçons sur la vie. Pourtant, lorsque avec monsieur Kurosawa lors de nos maraudes nocturnes, j’ai vu les yeux jaunes d’un hibou dans un pin, une femme nue assise sur son seuil caressant un chat, un navire militaire éclairé comme en plein jour ; vu tant et tant de silhouettes immobiles derrière des vitres ; des goélands dormant, des bernard-l’hermite courant à toute vitesse entre des roches, des nuages de plancton réverbérant les étoiles, un couple marchant au bord des vagues en chantant Mais je ne pourrai jamais vivre sans toi, une petite fille en chemise de nuit perchée sur le rebord de sa fenêtre ; vu aussi une nuit de grande marée la plage au plus immense d’elle-même et, sous la lumière d’une lune rousse, mon ami intérieur danser entre les deltas des eaux, j’ai été, avant que d’en chercher l’introuvable signification, atteint par les phéromones de la poésie.
Je n’étais pas comme le Petit Prince un être moral, bon, pardonnant sa cruauté à sa rose, réfléchissant au ridicule d’un roi, capable de dialoguer avec un renard. Je n’avais pas rencontré un aviateur en détresse, et même si je souhaitais souvent qu’un astre m’aspire, je ne venais pas d’un astéroïde, mais d’un ventre qui n’avait pas bien supporté mon passage.
Accouchement difficile, hémorragie interne, trois semaines en soins intensifs, diarrhées post-natales, varices, nuits atroces. Ma mère me déversait cette litanie dans les oreilles.
– Tristan pesait à peine deux kilos et demi. J’étais si fatiguée et malade, et lui, il se réveillait toutes les heures. Et pour le vôtre, ça s’est bien passé, madame Troadec ?
– En rapport, c’est sûr, le mien faisait quatre kilos et deux cents grammes. Allez, tout passe au cœur des femmes.
– Sauf l’ingratitude, madame Troadec.
– Ah, ça ! Mais, avec mes excuses, madame Karadec, votre petit Tristan n’a pas choisi d’être né et on n’est pas ingrat à son âge. Comme disaient nos aïeux, c’est de lui crier dessus et de la battre qui rend la bête mauvaise.
Tout petit, j’ai entendu ce dialogue entre ma mère et madame Troadec, l’épicière du village.
Tout petit, ma mémoire enregistrait des choses.

À la rentrée scolaire de mes neuf ans, monsieur Kurosawa dansait derrière les vitres de la classe.
Mademoiselle Julie, la nouvelle maîtresse, une femme plutôt gentille, convoqua mes parents.
– Elle nous dit que pendant les leçons tu regardes par la fenêtre et que tu ne t’intéresses à rien. Moi à ton âge, j’étais deux classes au-dessus de toi, je faisais quatre kilomètres à pied pour aller à l’école, huit en tout, le soir je rentrais le bétail. Chez nous, il n’y avait pas de chauffage et ça ne m’empêchait pas d’être premier de la classe ! me sermonna mon père.
Tête baissée, je dessinais sur le carrelage des vagues avec mes pieds.
– Tu m’écoutes, Tristan, ou est-ce que tu t’en fous ?
– …
– Je vais t’apprendre à t’en foutre !
Il dénoua sa ceinture et m’en cingla les jambes. Cette douleur, ce galop dans la maison pour lui échapper. Je courais vite. Il pantelait, mon père, en me plaquant au sol.
Les punitions succédaient aux punitions, la villa Ulysse se transformait chaque soir en un champ de bataille où deux camps s’affrontaient, puis il y eut l’épisode de l’église – Étiez-vous là quand ils ont crucifié le Seigneur ? – qui fit de moi un absolu croyant en un être unique : monsieur Kurosawa.
Je ne l’inventais pas : il était là.
Qui était-il ?
Curieux exercice que d’essayer de définir un compagnon intérieur. Il faut trouver le terme juste et ce n’est pas lui qui me le soufflera. Monsieur Kurosawa ne s’intéresse pas à l’en-soi, aux confidences, il se nourrit de grandes failles et de surgissements. Il n’est pas un protecteur qui chercherait à éloigner ou neutraliser les orages qui menacent ou un consolateur.
J’en parle au présent car si la proximité qui fut la nôtre dans mon enfance n’a pas la même intensité, il est comparable à un ami précieux vivant dans un pays lointain et qui parfois me rend visite.
Lorsque j’étais gamin, il ne m’obéissait pas plus que maintenant, n’était pas à ma disposition comme un jouet, ses humeurs ne correspondaient pas aux miennes. Il dansait sur la plage de la manière la plus étrange qui soit, en déployant ses bras à la parallèle de l’océan, en soulevant haut ses jambes maigres et pâles parmi les eaux ruisselantes, les squelettes des poissons, les algues, les déchets. Ses pieds dessinaient d’éphémères paysages dans lesquels je me baladais. Il lui arrivait, dans ses moments tragiques, de taillader ses cheveux et de les jeter dans les vagues.
Il m’est arrivé de faire cela aussi, mais je ne peux me résoudre à le croire mon double, même si, comme moi, il n’aimait pas l’odeur d’eau de Javel, la couleur lavande de mon dessus-de-lit, et que parfois, ça n’allait pas en lui.
Nous n’avons pas du tout le même caractère.
Mon ami intérieur est indissociable de mon chien Sultan. Des mois séparent pourtant leurs arrivées dans ma vie, mais je ne les vois pas l’un sans l’autre, de même que je leur associe Jacob et son voilier, les mules mauves de madame Kurosawa, les marches en planches autour du chêne, le livre de contes, mon porte-crayon, mes séances chez le psychiatre Donnadieu et ma découverte de la pierre-esprit de l’inoubliable.
Tout cela ne fait pas une chronologie, mais un tout d’enfance. »

À propos de l’auteur

Marie Laure de Cazotte

Marie-Laure de Cazotte © Photo Roberto Frankenberg

Historienne de l’art, Marie-Laure de Cazotte signe avec Le gardien de l’inoubliable son cinquième roman après Un temps égaré (Prix du premier roman), À l’ombre des vainqueurs (Prix des Romancières, Grand Prix de l’Académie d’Alsace, Prix Horizon, prix du Roman historique de Blois), Mon nom est Otto Gross et Ceux du fleuve. (Source: Éditions Albin Michel)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#legardiendelinoubliable #MarieLauredeCazotte #editionsalbinmichel #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #MardiConseil #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #lecture2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #bookstagramfrance #lecturedumoment #bibliophile #avislecture #chroniqueenligne #chroniquelitteraire #jaimelire #lecturedumoment #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Publicité

L’art du dressage

PERISSE-NASR_lart_du_dressage

  RL_2023  Logo_second_roman  prix_orange_du_livre

Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
Marceau est amateur de maquettes d’avions de combat. À ses enfants, il veut inculquer la discipline militaire, les valeurs d’ordre et de discipline. Son fils Gilles va commencer par le suivre sur cette voie avant de bifurquer. Mais quand il rencontre Nour, sa future épouse et mère de son enfant, il va retrouver L’art du dressage.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Il va falloir resserrer la longe, tirer sur les rênes

Le second roman de Christel Périssé-Nasr décrit les ravages que peut provoquer une éducation virile. Sous couvert de passion, un père va inculquer à ses fils des principes qui finiront par les perdre.

C’est d’abord une histoire de passion. Celle de Marceau pour l’aéronautique qu’il traduit en mettant beaucoup de soin à sa collection de maquettes. Il est en particulier fier des avions de la Seconde Guerre mondiale, comme ces Junkers avec lesquels Hitler ambitionnait de s’imposer sur tous les champs de bataille.
Une passion qu’il transmet à son fils, qui ne peut intégrer l’armée, car il a perdu un œil. Il poursuivra donc son œuvre, tandis que Gilles, son second enfant, portera l’uniforme. Lorsque ce dernier accepte d’intégrer un collège militaire, il se dit que son éducation a payé. Mais à la fois le bizutage et les idées qui règnent du côté de Saint-Cyr auront raison de sa bonne volonté. Gilles jette l’éponge et entend oublier les militaires. Il va choisir de faire son service comme coopérant en Afrique. Puis croise Nour et décide rapidement d’en faire la femme de sa vie. Tandis que le couple s’installe et que la famille s’agrandit avec la naissance d’une fille, Mais tout aussi rapidement, les ennuis commencent et l’orage gronde. Alors Gilles et Nour se séparent, provoquant l’incompréhension d’un mari qui aura su grimper les échelons jusqu’à ce statut social qui lui est dû et qui devrait faire l’admiration de son épouse. C’est du moins ce qu’il pense. Mais peut-être lui a-t-il laissé trop de liberté, oubliant de serrer les rênes.
C’est ce système que dénonce subtilement ce livre. En s’appuyant sur les petites manies et les grands principes, la représentation du pouvoir et la domination des grands mâles. Ici tout tient dans les habitudes et les gestes sournois plutôt que dans les démonstrations de force. Pour être pernicieuse, la violence n’en est pas moins réelle.
Ce roman sur l’emprise, celle du père sur ses fils, celle du mari sur son épouse, pose aussi la question du statut de l’homme, bousculé dans sa virilité. On le sent ici fragilisé et déstabilisé. Alors il répond par la force et par le mépris. Un conte glaçant qui démontre combien le chemin vers une relation équilibrée et apaisée est encore long.

L’art du dressage
Christel Périssé-Nasr
Éditions du sonneur
Second roman
256 p., 00 €
EAN 9782373852707
Paru le 12/01/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Trop jeune pour avoir connu la Seconde Guerre mondiale, trop âgé pour avoir « fait l’Algérie », Marceau inculque les vertus de la chose militaire à ses fils. Ensemble, on fantasme des combats épiques mais on tue des petits animaux, on rêve de panache mais on soumet des enfants ; quant à la guerre, on ne la fait plus que sur des maquettes de petits garçons…
Authentique conte moral contemporain, L’Art du dressage ausculte les affres familiales tout en sondant les présupposés d’une inaccessible masculinité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Revue Etudes (Antoine Corman)
Ouest-France (Amandine Clévarec)
Blog de Marc Villemain
Blog Joellebooks

Les premières pages du livre
« L’avion Ju 87 trône sur une étagère de la chambre. Derrière lui, vingt-quatre de ses congénères sont alignés au garde-à-vous. Religieusement époussetés chaque semaine, ils pointent leur nez vers la fenêtre. Leur propriétaire en est fier, ce sont des répliques presque parfaites. Leurs détails si authentiques, si savamment reconstitués donnent une certaine tenue à la chambre, rappellent l’Histoire, son grand H. Le Ju 87 est à la même échelle que les autres, mais incontestablement supérieur. Il n’est qu’à contempler ses deux canons BK 37 fixés en gondole sous ses ailes, dérivés du canon antiaérien Flak 18, de calibre identique. Avec cet équipement, la merveille est surnommée Kanonenvogel. L’oiseau-canon. Une splendeur. Blindage amélioré en 1943 avec pour objectif de dézinguer les chars russes directement sur les champs de bataille. L’oiseau pouvait enfourner dans son ventre quatre bombes de cinquante kilos. Il faut imaginer la prouesse que cela représente à l’époque. Il faut imaginer le plein de la guerre et ces oiseaux-là dans le ciel de 1943. La guerre aérienne est une tueuse de premier ordre. Par exemple, fin juillet, les Britanniques bombardent Hambourg et massacrent quarante-deux mille civils en quelques jours. On peut tenter une reconstitution mentale en visualisant des statuettes : une statuette pour un civil tué, une deuxième pour deux civils tués, une troisième pour trois civils tués, etc. On n’ira pas loin. Jusqu’à quelques dizaines tout au plus, puis on perdra la représentation. On reprendra l’exercice d’un bloc, en convoquant directement quelques centaines de statuettes. On ne les voit plus une à une, mais ça tient dans l’esprit, quelques centaines de statuettes. Il y a une forme qui ressemble à cela. On l’appelle une armée. Mais quarante-deux mille, jamais. Quarante-deux mille humains, c’est irreprésentable. Cette extraordinaire donnée de 1943 – les avions de guerre sachant tuer quarante-deux mille personnes en quelques jours – fascine. La fascination, qui signifie « irrésistible séduction », est un terme qui a de très beaux synonymes. Le plus intense est l’envoûtement. Il a des relents vaudou, de la poudre magique, on perd la tête, on rêve. On y revient ; on se documente, on collecte. On dispose sur une étagère l’objet de l’envoûtement, on chérit sa passion. Le B-17 américain côtoie le Lancaster de la Royal Air Force, ce Lancaster qui fut lui aussi à l’œuvre dans le ciel de Hambourg en 1943. Ils sont tous dépoussiérés chaque semaine avec des égards sacrés, mais le Kanonenvogel, lui, suscite un envoûtement particulier : c’est l’oiseau-canon du Führer. C’est son petit nom pour les habitués, parce que son nom entier est Junkers. Une sorte de nom de famille, partagé par de nombreux modèles perfectionnés au fil de la tuerie. De massacre en massacre, l’industrie – ô envoûtement intense ! – du fer et du feu innove et optimise ses bijoux. Elle a donné à ce Junkers-là Gustav comme prénom. Il faut le prononcer à l’allemande pour en goûter la douceur et le feulement. La tête de son hélice avant, affublée de ce prénom qui fait dans le lointain résonner des symphonies, deviendrait presque un nez. On trouve qu’il a une gueule quand même, ce Gustav, une bonne gueule. On le décale sur l’étagère. Gustav. On l’aime, celui-là. On peut le dire, c’est de l’amour.

À dix-huit ans, le collectionneur envoûté décide d’intégrer l’armée française. Il n’est pas gourmand : première classe sera déjà un honneur. Il remplit un formulaire. Il y est honnête, conscient que c’est dans un espace sacré qu’il souhaite pénétrer. Un espace où l’on entre nu et humble. Il ne cache pas qu’il est aveugle d’un œil depuis la naissance. Un œil suffit amplement pour vivre, conduire, aller au cinéma, nager dans la mer, manger des spaghettis, coller des maquettes très délicates et très réalistes. Il les a toutes, les maquettes, elles sont exactes et patiemment constituées, et avec ça consciencieusement disposées sur l’une de ses étagères, toutes : le Ju 87H, le Ju 87K, le Ju 87D-1/To – ce dernier était une version navale torpilleur, finalement abandonnée, mais il en possède la maquette et a modélisé ce possible non advenu, il le note en bas du formulaire qu’il les a toutes, dans le blanc où il est autorisé à parler de lui avec quelque liberté. Il n’a pas pensé à prendre des photos, c’est vrai, un incendie, un vol et tout ce travail minutieux partirait en fumée, ces après-midi de concentration, ce rêve qui a pris forme sous ses mains, oiseaux-canons, danse du feu, symphonie des bombardiers, au rapport soldat, sa joie, sa jouissance, il va prendre des photos, on ne sait jamais, et les punaisera à la caserne. Il a hâte. Le collectionneur aime la vie, pas la mort, qu’on ne s’y trompe pas, c’est justement sa vie qu’il vient d’inscrire dans les cases du formulaire, son désir et la projection de son devenir. Mais le collectionneur n’a qu’un œil, et pour entrer dans le corps sacré, il en faut deux. C’est ainsi. C’est le réel. Parfois le réel affiche quarante-deux mille civils et nous laisse le soin de nous représenter à loisir les tombes, les champs – combien d’hectares de champs faut-il pour ensevelir ce chiffre, et combien de milliers de litres de larmes, combien de lacs, de zéros au nombre des douleurs ? Parfois le réel affiche quarante-deux mille et parfois il affiche deux, comme deux yeux. Mais bravo pour les Junkers, clin d’œil, on se comprend, j’ai les mêmes à la maison, en revanche pour l’enrôlement, c’est non, au revoir loufiat, il te reste les vaisseaux imaginaires, le cinéma, le ressentiment. Le corps sacré rejette le collectionneur, qui n’est pas une machine parfaite. Les honneurs ne seront pas pour lui, l’uniforme non plus, le clairon ne sonnera pas dans sa cour, le lit au carré, tintin, et le fusil d’assaut, c’est mort.

Le collectionneur a restreint sa jeune vie aux quelques mètres qui séparent son étagère-aux-avions de son bureau. L’espace des obsessions est aussi celui qui abrite les possibles. Il dessine. Et de dessin en dessin, de maquette en maquette, une idée lui vient. Il s’intéresse aux ratés, aux déchets. À celui en particulier qui s’appelle l’Inflatoplane. Un avion expérimental et gonflable, américain, des années 1950, sorte de bouée des airs, amusante en temps de paix, mais parfaitement inutile en temps de guerre, puisqu’une simple flèche suffit à le dégonfler en plein vol. Le collectionneur, touché par les machines qui, pour cause de déficience technique, sont disqualifiées par l’armée, jette donc son dévolu sur l’Inflatoplane : cet avion n’est pas une simple et ridicule tentative datée, c’est la voie de son salut. Il se met en tête de réparer au moins une injustice en ce monde. Et décide de perfectionner l’Inflatoplane, d’en déposer le brevet, d’être courtisé par les industries d’armement, de devenir puissant, de venger son œil aveugle, d’être enfin un homme. Et puisqu’il n’aura, sa vie durant, participé à aucun combat, vibré d’aucune adrénaline mercenaire, au moins aura-t-il survolé, grâce à son invention, les plus belles boucheries du monde. Il dessine donc une manière de coque articulée, façon armure du Moyen Âge, repliée sur elle-même tel un éventail fermé, mais qui se déploie sous la pression de l’air jusqu’à former une coque rigide, sorte de suppositoire, qui se cadenasse autour du cockpit gonflable. Les flèches peuvent pleuvoir, l’Inflatoplane est désormais increvable. Il ajoute à cet incroyable tacot deux ailerons déclipsables d’un simple geste d’urgence. Si bien qu’en cas d’amerrissage forcé, les ailerons décrochent l’armure qui s’éjecte au loin, et alors l’Inflatoplane flotte, majestueux cygne noir au bec de feu, comme une bouée sur la mer. Le collectionneur dépose son brevet rapidement, craignant du fond de sa chambre qu’un œil intéressé, russe possiblement, n’observe avec appétit sa petite cuisine. Il s’acquitte du prix qu’il faut pour protéger son œuvre et attend que son invention soit convoitée par le monde entier. Le temps file. Aucune proposition ne lui parvient. Il passe alors à la phase maquette. Les plans ne suffisent pas, ces gens ne savent pas imaginer, il leur faut une modélisation de la machine, une preuve par l’objet miniature. Cette étape est moins évidente qu’il n’y paraît. Il bricole un engin qui ressemble à un mauvais jouet et trépigne au cours de pathétiques soirées qui ne mènent à rien de probant. C’est un prototype qu’il lui faut, construit par des professionnels dans un lieu professionnel. Or le collectionneur est verni. Comme les familles sont bien faites et qu’elles obéissent souvent aux mêmes obsessions, il a ce qu’il lui faut sous la main : un frère aîné, Gilles.

Deux années séparent le collectionneur de Gilles, ainsi que de nombreux points de moyenne générale en classe. C’est donc à l’aîné qu’est dévolu le soin d’entrer à l’école militaire. Le jour de leur naissance, Marceau, leur père, a passé à chacun de ses fils un cordon au travers de la main droite et un autre au travers de la main gauche. Après la période de cicatrisation, les cordelettes, quoique fines au point de devenir invisibles à l’œil nu, solidarisées qu’elles sont avec la chair, deviennent une composante pour ainsi dire naturelle des corps. Ainsi papa Marceau indique-t-il à ses fils quelques menues orientations, aussi simplement qu’on invite un cheval à prendre à droite ou à gauche en lui caressant les rênes ou la longe. À la veille de l’entrée de Gilles en classe de seconde, Marceau lui fait une proposition. Fils, tu as deux ans de plus que le collectionneur, mais tu as surtout une bien meilleure moyenne. Tu ne collectionnes pas les avions de chasse, ni les tanks, ni les porte-avions, ta passion sans doute est moins vive, mais tu goûtes les films de guerre, surtout les américains, que tu regardes chaque soir jusqu’après minuit sans jamais en louper un, et tu es mon fils, fils. Tu sais que je porte dans la poche de ma chemisette, celle qui est du côté du cœur, la carte d’ancien combattant de ton grand-père. Bien sûr je projette de la brandir devant tout agent de police ou de gendarmerie qui souhaiterait m’aligner comme un vulgaire pékin. Je la brandirai sous son nez en disant voyez qui je suis, voyez dans quelles contrées familiales j’ai galopé, sous quel soleil mon propre père a cuit, dans quelle tourmente il a fait ses classes, ne reculant jamais devant un ennemi pourtant féroce. Regardez la date de sa mort. Ton grand-père faisait partie du corps de l’armée de l’air, Gilles, de ce grand corps volant et sacré. Je garde sa carte sur mon cœur, je suis le fils de cet homme avant d’être moi-même, et quand d’autres ont lu tous les livres, moi j’ai loupé toutes les guerres. Bébé d’après la Seconde Guerre mondiale, trop jeune pour Alger. Mal né. Mais je suis père d’un collectionneur qui aligne obsessionnellement des avions de chasse sur une étagère, et j’ai un Gilles qui va me répondre, oui papa, je veux bien, si c’est ainsi qu’il faut être ton fils, je veux bien intégrer une école militaire. À peine Marceau caresse-t-il la longe qu’elle vibre toute seule dans la brise familiale. Ainsi va l’éternité, qu’on recherche bêtement dans la continuation d’un seul individu, quand elle se duplique simplement, mécaniquement, d’un individu à l’autre.
Marceau tapote le tabouret à côté de lui, assieds-toi là, fils aimant. Je sens en toi le goût de la force et des chants militaires. »

Extrait
« Nour veut perdurer dans la corbeille dorée que lui a offerte son papa, ne pas trimer comme nous, n’est-ce pas ? Offre-le lui, ce confort. Tu la tiens par la pelote et on lui pliera doucement l’échine. Elle apprendra à compenser son petit temps et son petit silence, à te les payer au prix fort. Tu l’auras, ta servante. »

À propos de l’auteur
PERISSE-NASR_Christel_DRChristelle Périssé-Nasr © Photo DR – Ouest-France

Christel Périssé-Nasr vit à Nantes, où elle anime des ateliers d’écriture et des formations. Elle a publié un premier roman aux Éditions Rivages, Il n’y a pas de grand soir (2012). (Source: Éditions du Sonneur)

Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lartdudressage #ChristelPerisseNasr #editionsdusonneur #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #MardiConseil #secondroman #PrixOrangeduLivre #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Fuir L’Eden

DORCHAMPS_fuir_ledenDORCHAMPS_fuir_leden_pocket

  68_premieres_fois_2023  Logo_second_roman  coup_de_coeur

Prix Louis-Guilloux
Prix des Lecteurs de la Maison du Livre

En deux mots
Adam survit dans la banlieue de Londres aux côtés d’un père alcoolique et violent et de sa petite sœur. Sa mère a disparu et il vit de petits boulots, jusqu’à ce qu’il trouve une place de lecteur chez une vieille dame aveugle. C’est elle qui l’encourage à retrouver la jeune fille croisée sur un quai de gare et dont il est immédiatement tombé amoureux.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Adam et Ève, version banlieue londonienne

Olivier Dorchamps nous régale à nouveau avec son second roman. L’auteur de Ceux que je suis nous entraîne cette fois dans la banlieue de Londres où un jeune homme tente de fuir la misère sociale et un père violent. Un parcours semé d’embûches et de belles rencontres.

Adam, le narrateur du second roman d’Olivier Dorchamps – qui nous avait ému avec Ceux que je suis –, va avoir dix-huit ans. Pour l’heure, il vit avec «L’autre», le nom qu’il donne à son père de trente-sept ans qui, à force de frapper son épouse, a réussi à la faire fuir sans qu’elle ne donne plus aucune nouvelle, et sa sœur Lauren. Ils habitent dans un appartement de la banlieue londonienne faisant partie d’un complexe pompeusement baptisé l’Eden et qui est aujourd’hui classé. Composé de deux bâtiments, « une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. (…) L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. » Dans cette cité cosmopolite, représentante du style brutaliste, qui a oubliée d’être rénovée, chacun essaie de s’en sortir comme il peut. Avec des trafics en tout genre ou un petit boulot.
Ce matin-là, à la gare de Clapham Junction – le plus gros nœud ferroviaire de Londres – la chance sourit à Adam. Au bord des voies, il croise le regard d’une jeune fille blonde et imagine qu’elle va se suicider. Il se précipite et ne parvient qu’à la faire fuir après avoir lâché son sac. Son copain polonais Pav, qui ne comprend pas vraiment pourquoi il a envie de la retrouver, va pourtant l’aider en découvrant le nom de la propriétaire: Eva Czerwinski.
Un tour par l’épicerie puis la paroisse polonaise et le tour est joué. Mais arrivés devant le domicile de la jeune fille, ils trouvent porte close. Avec les clés retrouvées dans le sac, ils s’introduisent chez elle et déposent le sac. Adam a le réflexe de laisser un message sur le téléphone et espère l’appel d’Eva.
C’est Claire, la vieille dame aveugle chez qui il travaille comme lecteur – un emploi mieux payé qu’au supermarché où il avait été embauché adolescent – qui l’encourage à ne pas baisser les bras, maintenant qu’il sait que son amour est la fille d’un couple d’architectes et qu’il n’a guère de chances d’intégrer son monde. Pourtant, le miracle se produit. Eva l’appelle et lui fixe un premier rendez-vous.
N’en disons pas davantage, de peur d’en dire trop. Soulignons plutôt qu’Olivier Dorchamps a parfaitement su rendre l’atmosphère à la fois très lourde de ce quartier et de cet embryon de famille et l’envie d’Adam de s’en extirper au plus vite avec Lauren. L’histoire d’Adam et Eva prend alors des allures de Roméo et Juliette, rebondissements et drame à la clé.
Le romancier qui vit à Londres réussit à faire d’Adam un héros touchant et tellement attachant que l’on veut voir réussir et ce d’autant plus que cela semble quasiment impossible. Si Fuir l’Eden se lit comme un thriller haletant, c’est aussi parce que le style est enlevé, l’humour délicat venant contrebalancer la brutalité domestique. Mais ce roman de la misère sociale est aussi un formidable chant d’amour et de liberté. Autant dire que l’on se réjouit déjà du troisième roman en gestation, s’il est comme celui-ci percutant, enlevé, magnifique!

Fuir l’Eden
Olivier Dorchamps
Éditions Finitude
Roman
272 p., 19 €
EAN 9782363391599
Paru le 5/02/2023

(version poche)
Éditions Pocket
240 p., 7,70 €
EAN 9782266328708
Paru le 02/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Grande-Bretagne, principalement dans la banlieue londonienne. On y fait aussi une escapade à Brighton.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.»
Adam a dix-sept ans et vient de tomber amoureux, là, sur le quai de la gare de Clapham Junction, à deux pas de cet immeuble de la banlieue de Londres où la vie est devenue si sombre. Cette fille aux yeux clairs est comme une promesse, celle d’un ailleurs, d’une vie de l’autre côté de la voie ferrée, du bon côté. Mais comment apprendre à aimer quand depuis son enfance on a connu plus de coups que de caresses? Comment choisir les mots, comment choisir les gestes?
Mais avant tout, il faut la retrouver…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Agence Livre PACA
Blog Joellebooks
Blog À bride abattue
Blog Mlle Maeve
Blog La marmotte à lunettes


Olivier Dorchamps présente Fuir l’Eden © Production Librairie Mollat


Philippe Chauveau présente Fuir L’Eden d’Olivier Dorchamps © Production WebTVCulture

Les premières pages du livre
« 1
Je vis du côté moche des voies ferrées ; pas le quartier rupin avec ses petits restos, ses boulangeries coquettes, ses boutiques bio et ses cafés qui servent des cappuccinos au lait de soja à des blondes en pantalon de yoga. Non. Tu passes sous le pont ferroviaire, au-delà de la gare routière et son rempart de bus qui crache une ombre vermeille le long du goudron flingué et, un peu plus loin, derrière le bosquet et les capotes usagées, la barre d’immeubles au fond de l’impasse, c’est chez moi. Au bout du monde. C’est ça, juste en face de la vieille bicoque victorienne transformée en mosquée. J’habite au treizième étage avec ma sœur Lauren et l’autre. Eden Tower, mais tout le monde ici dit l’Eden.
Les mecs ne manquent pas d’humour parce que c’est loin de ressembler au paradis. Il y a un panneau derrière les grilles, côté rue pour les passants, avec un croquis et les dimensions du bâtiment. Sous les tags, on peut lire sa chronologie jusqu’à l’année où il a été classé, il y a vingt ans, sans doute pour remercier l’architecte d’avoir si bien embrigadé la misère. Après, plus rien. Ça lui fait une belle jambe cette reconnaissance. Il est mort depuis belle lurette d’après le panneau.

Classé, ça ne veut pas dire que c’est beau, ni même entretenu, juste qu’on interdit aux habitants de faire quoi que ce soit qui pourrait contrarier la vision artistique de l’architecte, qui n’en a sûrement rien à foutre depuis son cimetière. C’est formulé comme ça – la vision artistique, pas le cimetière – dans la circulaire qui met les nouveaux arrivants au parfum et encombre nos boîtes aux lettres chaque année. On se marre parce que tout le monde sait que ceux qui pondent ce genre de littérature ne fouleront jamais le sol de l’Eden. Ils se bornent à nous rappeler la chance que nous avons de vivre dans un monument historique, puis nous assènent leur traditionnelle série de « ne pas » paternalistes : ne pas laisser pendre de linge aux fenêtres (qui ferment à peine), ne pas repeindre les volets (qui ouvrent à peine), ne pas mettre de fleurs aux balcons (qui tiennent à peine), ne pas accrocher de vélos aux lampadaires (qui n’éclairent plus le chemin de personne depuis longtemps).
Ne pas.
Ne pas.
Ne pas.
Chaque année ils déboulonnent le panneau, devenu illisible, pour le remplacer par un autre tout neuf. Deux jours plus tard, il est de nouveau couvert de tags. De temps en temps, avec Ben et Pav, on observe les touristes s’aventurer jusqu’aux barreaux qui nous encerclent. Ils arpentent la rue, nez en l’air, et se tordent le cou, appareil photo ou téléphone brandi pour canarder notre immeuble sous tous les angles. Il est tellement gigantesque qu’il déborde toujours du cadre. Gamins, on s’amusait à contrarier leurs efforts. Pas méchamment, pour rigoler. On n’avait pas grand-chose à faire : juste s’approcher nonchalamment de la limite et patienter. Ils ne pouvaient refréner un mouvement de recul en nous apercevant. On polluait leurs photos. Souvent ils s’énervaient et gesticulaient pour nous chasser. Pour aller où ? Parfois ils attendaient qu’on se lasse. Nous aussi. Débutait alors un long bras de fer de l’ennui. Les perdants, nous la plupart du temps, détalaient par dépit. Aujourd’hui on les mate pendant qu’ils se ridiculisent, allongés sur l’asphalte, téléphone à la main. Ils se contorsionnent comme s’ils allaient crever d’une overdose puis repartent, ravis, avec dans leur poche un bout de notre ciel gris derrière le béton gris.

L’Eden se compose de deux bâtiments : une tour et une barre, rattachées l’une à l’autre par une série de passerelles. La tour mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de haut selon le panneau. Elle est aveugle, étroite et contient les ascenseurs, les canalisations et tous les trucs qui tombent régulièrement en panne. On dirait une fusée prête à décoller. D’ailleurs on l’a surnommée Cap Canaveral entre nous. L’Eden, à proprement parler, se déplie sur vingt-quatre étages et cent trente mètres de long. Les passerelles qui le relient à Cap Canaveral paraissent frêles en comparaison. On jurerait qu’elles vont s’effondrer et nous propulser vers la lune dans un nuage de poussière.

« Eden Tower est l’un des plus beaux exemples de Brutalisme au monde, une architecture typique des années cinquante à soixante-dix qui privilégie le béton et les matières brutes et se caractérise par l’absence totale d’ornements. Ce courant architectural imagine des cités composées de cellules d’habitat, empilées à répétition sur plusieurs niveaux. Il s’est particulièrement illustré dans notre pays. Depuis 2012, toutes les constructions brutalistes de Grande-Bretagne font l’objet d’un classement auprès du Fonds Mondial pour les Monuments (WMF), qui assure la protection des bâtiments les plus précieux de la planète. »
C’est ce que dit le panneau.

2
Le texto de Ben m’a réveillé super tôt ce matin. Ma tête bourdonnait. Je ne sais pas pourquoi. La vie. Tu as beau retourner les choses dans tous les sens, il y a toujours un truc à l’envers, comme quand tu tiens un livre devant un miroir. Sauf qu’un bouquin tu peux le relire si tu as du temps à tuer. Ce sera toujours un peu différent. La vie quand c’est foutu, c’est foutu.

Ben a presque fini son tableau à Banksy Tunnel. Il nous a envoyé les premières photos hier, à Pav et moi. C’est canon, pourtant je n’ai aucune envie de bouger. Je bullerais bien jusqu’à ce soir en glissant d’une connerie à l’autre sur mon téléphone. Les week-ends servent à ça après tout. Encore une ou deux vidéos et je me lève. Il est à peine neuf heures du mat. S’il envoie un autre texto, je sors du lit. J’adore son travail, ce n’est pas la question – Ben a un talent dingue -mais j’ai joué à Fortnite toute la nuit et je suis naze. Il me faut un Red Bull d’urgence, histoire de me remettre les yeux en face des trous.

Je bande sans raison sous la couette, les yeux égarés dans les fissures qui rampent sur le plafond. L’Eden se lézarde de partout. Ils ont même tendu un filet le long d’une partie de la façade pour contenir les éboulis après la pétition de certains touristes. Ils exigeaient que l’extérieur du bâtiment soit restauré et les grilles repeintes. Pour leurs photos. L’intérieur pouvait attendre. Notre chambre est un cube blanchâtre, comme les trois pièces de l’appartement ; des cubes blanchâtres vides de nos vies et remplis des saloperies qu’on nous vend.
J’hésite à me masturber. Lauren est déjà dans la cuisine et prépare le thé. Je jette un coup d’œil à mon site porno préféré. Un samedi matin ordinaire. Je me caresse. Pav appelle ça l’instinct de survie, cette gaule incontrôlable au réveil, morning glory. À mon avis il confond avec les personnes qui ont frôlé la mort. J’ai lu ça sur Internet après les attentats de je ne sais plus où, je ne sais plus quand. Apparemment, les gens qui en réchappent sont pris d’une furieuse envie de baiser ; une espèce de chant du cygne du survivant, un élan de reproduction pour que perdure l’espèce. Mes chants du cygne à moi avortent en général dans un Kleenex.

J’ai besoin de prendre une douche. Pour aller à la salle de bains, il faut passer devant le salon, la télé qui beugle, l’odeur de rance de l’autre et son ivresse pâteuse des lendemains de cuite. Hier soir il a picolé au pub avec ceux du chantier, comme tous les vendredis. Il cuve sûrement sa misère à présent, avachi sur le canapé, dans le scintillement bleuté d’une émission de téléréalité. Je n’ai pas trop envie de voir sa gueule.
J’attrape la boîte de Kleenex.

Je traverse le couloir à pas de loup, referme doucement la porte de la salle de bains et jette mon orgasme d’adolescent aux chiottes. Celui-ci se désagrège dans un tourbillon de chasse d’eau. Ça pue la bière fraîchement pissée ici. Il y en a partout. L’autre a encore visé à côté cette nuit, s’il a même pris la peine de viser. J’étale une serviette, la sienne, sur le carrelage pour absorber son souvenir et grimpe dans la baignoire. L’accumulation jaunâtre de calcaire, au fond, me râpe les pieds. L’eau est glacée, comme toujours les samedis matin. Les footeux de l’Eden rentrent de l’entraînement et vident la chaudière centrale à coups de douches interminables. Je me savonne en vitesse sous un filet d’eau polaire, puis m’essuie en sautillant pour me réchauffer. Serviette autour de la taille, plus ou moins sec, je vérifie mes yeux, mes cheveux, ma peau dans le miroir. J’ai l’air de quoi avec mon air buté, mon nez dévié et mes sourcils protubérants qui écrasent des yeux délavés ? J’éclate deux points noirs puis me frotte les dents rapidos avec un peu de dentifrice sur l’index avant de me réfugier de nouveau dans notre chambre.

Mon téléphone vibre. Deuxième message de Ben : « À quelle heure tu déboules ? On est à l’entrée de Banksy Tunnel. On aura fini dans un peu plus d’une heure. Vous venez ensemble, Pav et toi ? »
Je flaire mon T-shirt de la veille, mes chaussettes ; ça ira. Je les enfile, j’attrape mon pantalon de survêt qui traîne au pied du lit, mes baskets cachées sous le sommier et m’habille. J’ai le temps, Banksy Tunnel se trouve seulement à onze minutes de l’Eden en train, pourtant je me dépêche. Je veux décamper d’ici au plus vite.

Tu ne connais pas Banksy Tunnel ? Cherche sur Internet, tu verras. C’est un long passage piétonnier sous les voies ferrées de la gare de Waterloo, en plein centre de Londres. Pendant longtemps, les sans-abri s’y sont réfugiés, entre les junkies et la police qui faisait régulièrement des descentes. En hiver, les ambulances ramassaient les overdoses et les cadavres frigorifiés sous leurs couvertures de cartons d’emballage. Banksy et d’autres artistes ont recouvert les parois et le plafond de leur génie et, en quelques années, c’est devenu la cathédrale mondiale du Street Art. Ben m’a raconté tout l’historique il y a deux ans. Il y passe sa vie. Ses potes tagueurs et lui refont l’accrochage de leur petit musée souterrain chaque semaine ou presque. C’est pour ça qu’il vaut mieux se grouiller pour voir son œuvre avant qu’un autre artiste ne la recouvre de la sienne. Les mecs sont doués, il faut dire. Enfin, les mecs, il y a plein de filles aussi, tout aussi douées, si ce n’est pas plus. Une, surtout, que Ben aime bien. Elle a un nom de duchesse dont je ne me souviens jamais. Ils ont passé la journée d’hier à bosser sur un tableau commun. Les premières photos sont grandioses. Ben m’impressionne depuis l’enfance. Il sait ce qu’il veut, il avance. Moi ? Non. Je n’ai pas vraiment d’idée. Je m’efforce de ne pas reculer.

On l’appelle Ben mais en réalité, son nom c’est Tadalesh, « celui qui a de la chance » en somalien. Quand il a échoué à Londres avec ses sœurs et ses parents, il avait huit ans et ne baragouinait pas un mot d’anglais. Un jour, Pav et moi dévorions un pot de Ben & Jerry’s, appuyés contre le muret qui délimite le bout de gazon pelé devant l’Eden, quand Tadalesh et sa mère sont passés près de nous. Il la suivait comme un caneton. Elle s’est arrêtée pour tchatcher avec une autre Somalienne et le gosse s’est approché du muret. Classique. « C’est quoi ton nom ? » Il ne comprenait rien et nous a dévisagés, l’air béat. Pav lui a tendu sa cuillère. Tadalesh l’a léchée avec délectation. On s’est marrés. Des années plus tard, il nous a avoué que c’était la première fois qu’il goûtait de la glace. Sa mère l’a chopé par le bras, a hurlé trois mots dans leur drôle de langue, puis l’a traîné de nouveau à sa suite. Elle n’avait pas l’air commode. Depuis elle s’est adoucie à force de nous côtoyer. Il faut dire que Pav et moi sommes sans doute les moins voyous de l’Eden. Enfin, surtout moi. Ce jour-là, Pav a juste eu le temps de crier « Hey ! Ben & Jerry ! On t’revoit bientôt ? » C’est comme ça que Tadalesh est devenu Ben ; à cause d’un pot de crème glacée piqué le matin même au supermarché. Il a eu du bol que ce ne soit pas de la Häagen-Dazs.

J’attrape mon sweat à capuche et fourre les livres de Claire dans mon sac à dos. J’entends ma sœur plaisanter au téléphone avec une copine. J’entrouvre la porte de la cuisine et mime un « à ce soir » accompagné d’un clin d’œil. C’est nul, ce clin d’œil, surtout que Lauren a quatorze ans. La semaine, pendant les vacances, on passe notre temps à jouer à Fortnite quand l’autre est au boulot. Je me suis acheté une console, un casque et un écran d’occasion avec le fric que me donne Claire tous les mois. J’ai posé un cadenas sur la porte de notre chambre au cas où l’autre se croirait autorisé d’y traîner ses guêtres.

Fortnite, c’est énorme ! Au début du jeu, tu es parachuté dans un monde virtuel où tu dois débusquer quatre-vingt-dix-neuf autres joueurs, les dégommer et leur piquer leurs armes pour exterminer ceux qui restent. Tu ne peux pas te planquer parce qu’une tempête repousse tout le monde jusqu’à une zone où les survivants sont obligés de se massacrer. C’est géant ! Je choisis toujours la skin, le personnage si tu veux, d’un mec musclé, tatoué en général, avec les cheveux très courts et la tête bien carrée comme moi. Je me sens invincible. Si je me fais buter, je continue de suivre celui ou celle qui m’a troué la peau à l’écran, pour m’améliorer et copier son jeu dans la partie suivante. J’y retourne et je bousille tout ce qui bouge avec encore plus d’efficacité. J’ai montré la technique à Lauren. Elle se débrouille plutôt bien. Je la soupçonne de s’entraîner en cachette. Elle a un double de la clef de notre chambre, évidemment.

Le week-end je rejoins mes potes le matin. L’après-midi, je fais la lecture à Claire. Ça m’évite de croiser l’autre. On doit se dire dix phrases par mois, et encore. Toujours autour du fric et des courses que je me tape pour qu’on ait de quoi bouffer. Je rapporte souvent des mandarines. Lauren en raffole. L’autre déteste enlever la dentelle autour des quartiers. J’en achète régulièrement. Pour l’emmerder.

Je passe devant la télé qui braille tout ce qu’elle peut. Il est encore torché d’hier soir, à moitié clamsé dans son fauteuil et ne me calcule même pas. Tant mieux. J’ouvre la fenêtre du salon pour laisser un peu s’échapper la puanteur.
— Tu crois que j’vois pas ton p’tit manège? marmonne-t-il tout à coup.
— Ta gueule. J’ai autre chose à foutre que d’écouter tes délires de pochtron.
— Tu vas où ?
— Qu’est-ce t’en as à secouer ?
— Tu vas où ?! répète-t-il en balançant péniblement une canette de bière vide qui s’affaisse à un mètre du fauteuil.
— T’occupe, fous-moi la paix !
— Me rapporte pas encore tes putains de mandarines !
— T’as qu’à te bouger le cul si tu veux autre chose, connard !

L’autre serine constamment que je ferais mieux de trouver du boulot sur les chantiers plutôt que de traîner avec mes potes. Dans quelques mois j’aurai dix-huit ans et je pourrai enfin lui dire d’aller se faire foutre quand il ressasse qu’à mon âge il gagnait déjà sa croûte. Il n’a aucune leçon à me donner. Je bosse depuis mes treize ans, comme la loi anglaise l’autorise ; douze heures par semaine durant l’année scolaire, vingt-cinq pendant les vacances. J’ai commencé par le supermarché en bas de l’Eden. Une copine caissière de ma mère m’y avait dégoté un job, peu après mon treizième anniversaire. Ça valait mieux que de traîner dans le quartier avec le deal ou la seringue pour horizon. J’ai fait entrer Pav et Ben quand des places se sont libérées. Qu’est-ce qu’on s’est marrés ! Au bout de deux ans, j’en ai eu ma claque d’aligner des paquets de pâtes à l’infini pour des prunes. J’ai répondu à la petite annonce de Claire sans me faire trop d’illusions. C’était mieux payé, c’est tout ce que je voyais. Ça me rapprochait du moment où je me casserais de l’Eden.
Et puis aussi, j’ai honte de l’avouer aujourd’hui parce que Mister Ferguson est un mec bien, mais je flippais à l’idée de finir comme lui, chef de rayon pour le reste de ma vie. En fin de journée, il nous filait un tas d’invendables qu’il faisait passer en pertes et profits, même s’il n’était pas dupe et savait bien qu’on les endommageait exprès pour ne pas avoir à les payer. Il nous a raconté un jour que lui aussi a grandi à l’Eden. Peut-être qu’un Mister Ferguson a eu pitié de lui dans sa jeunesse. Je ne sais pas, mais je ne voulais ni de sa pitié, ni d’une existence comme la sienne de ce côté-ci des voies ferrées.

Les premières séances chez Claire n’ont pas été une sinécure. J’ai failli jeter l’éponge à plusieurs reprises. Elle n’aurait jamais accepté, alors je me suis accroché. Au bout d’un moment, je n’ai plus pu m’en passer. Et pas que pour l’argent. L’autre continue de s’imaginer qu’à mes heures perdues je déballe des pots de moutarde sous un néon capricieux. Je ne lui ai jamais parlé de Claire. Je ne préfère pas. S’il savait, il me racketterait tout ce que j’économise et le claquerait sur un site de casino en ligne. Il aboierait que je perds mon temps chez elle, alors que c’est lui qui s’embourbe dans une vie de chien. Claire est persuadée que j’ai des capacités, alors hors de question de planter le lycée, même si c’est un repaire de pourritures. Évidemment pour l’autre, tout ça c’est du pipeau. Il n’est pas resté longtemps à l’école.

L’autre, c’est mon père. Il a trente-sept ans. Il en avait tout juste vingt quand je suis né.
Ma mère ? Dix-sept.

3
Je quitte l’appart et claque la porte, exprès pour le faire sursauter, puis sprinte le long de la passerelle jusqu’à Cap Canaveral. Il surgit sur le palier et braille dans mon dos ses insultes habituelles. Les ascenseurs mettent toujours une plombe à monter. Ils sont en panne une semaine sur deux et puent la pisse. Arrivé en bas, je pousse la porte en verre qu’une batte de base-ball a réduite en flocons la semaine dernière.
L’ombre de l’Eden écrase le jardin. Chaque année elle prolonge l’hiver de quelques jours. Les arbres verdissent timidement. Les jonquilles luttent pour percer le gazon gercé par la neige. J’ouvre le portail en acier dans un grincement de rouille. Le bouquet de fleurs a finalement fané. Ça doit bien faire dix jours qu’il est accroché là. Tout le monde à l’Eden connaissait la victime, un gosse de quatorze ans, quinze peut-être ; pas beaucoup plus vieux que Lauren. Une bande rivale lui a perforé les reins et le foie au cran d’arrêt. On ne sait pas pourquoi. Il y a rarement une raison. Un regard, un mot de travers. La mère du gamin a tout vu depuis sa fenêtre. Elle s’est ruée hors de chez elle en hurlant. Le môme est mort dans l’ambulance. Après ça, la police a interrogé chaque habitant. Personne n’a mouchardé. Trop peur des représailles.
La grille se referme dans un clic métallique.

Je remonte l’impasse sans me presser. J’ai prévenu Ben que j’étais en route. J’entame le décompte dans ma tête, comme d’habitude. Je longe les autres barres d’immeubles nanifiées par l’Eden. Ça fait des années qu’on nous promet de rénover le quartier. Il a été sérieusement amoché pendant la Deuxième Guerre Mondiale m’a expliqué Claire, comme la plupart de Londres. Elle s’y connaît en Histoire. Je retiens mieux ses anecdotes que tout ce qu’on m’enfonce dans le crâne au lycée : Churchill, Darwin, Newton, Shakespeare. À quoi il me sert, Shakespeare, dans ma vie ? Ça agace Claire quand je réagis comme ça. « Si tu te plongeais davantage dans Shakespeare, tu te poserais moins de questions inutiles et tu irais à l’essentiel. » Ça veut dire quoi ? Elle parle toujours par énigmes. Avant de la rencontrer, je n’avais même jamais ouvert un bouquin. Maintenant, je lis tout ce qu’elle me met entre les mains.

En 1945, il ne restait rien ici. Les Allemands avaient entièrement réarrangé les rues à grand renfort de bombes. Ils visaient la gare de Clapham Junction pour bloquer les trains, mais leurs avions manquaient de précision, alors toute cette destruction s’est abattue sur nos têtes, enfin, celles des habitants de l’époque. La paix revenue, on a reconstruit comme on a pu, en posant des tours dans les trous de la guerre. On y a parqué les Irlandais, les Jamaïcains, les Indiens, les Pakistanais quand on en a eu besoin, puis les Ghanéens, les Nigérians, les Chypriotes et enfin les Polonais, les Lituaniens, les Somaliens, les Chinois, les Afghans et les autres. Une vraie tour de Babel ! Nous sommes les seuls Anglais de l’Eden. Et encore, l’autre est écossais. Pav dit souvent, pour plaisanter, que c’est la faute au politiquement correct. Il fallait un quota de British et c’est tombé sur nous. Il y a aussi des Kurdes qui tiennent l’épicerie derrière le barbier turc et un café algérien vient d’ouvrir en face de la mosquée et du centre d’études islamiques.

L’autre répète à qui veut l’entendre que c’est là que pousse la graine de terroriste, mais c’est lui le terroriste. Ma mère ne nous aurait jamais quittés s’il ne l’avait pas tabassée. La télé hurlait pour couvrir ses cris, mais les murs sont si fins que, même amortis par son ventre, les coups résonnaient dans tout l’Eden. Il ne frappait jamais le visage. Trop visible. Elle s’effondrait en faisant trembler la cloison de notre chambre. Il ne la finissait au pied que les soirs où il était sobre, en semaine. Il appelait ça ses moments de tendresse, en ricanant, le lendemain matin.
Souvent il la violait. Au bout de plusieurs minutes, elle se relevait, se traînait jusqu’à la salle de bains et laissait longuement couler l’eau dans le lavabo. Aujourd’hui encore, lorsque le siphon rote les trop-pleins d’eau stagnante, son fantôme revient me hanter. Elle entrouvrait la porte de notre chambre, vérifiait que Lauren et moi dormions ou faisions semblant, puis regagnait sagement la cuisine pour terminer sa vaisselle. Un soir, après son passage à la salle de bains, je m’étais faufilé derrière elle en silence. L’autre cuvait son crime, cul nu, sur la moquette. Elle me tournait le dos, brisée devant l’évier et la fenêtre entrouverte, le regard ancré sur la voie ferrée qui serpente au pied de l’Eden.

Le matin, elle nous accompagnait jusqu’à l’école, de l’autre côté du pont ferroviaire, et tirait sur sa blouse pour camoufler les bleus. Elle rejoignait ensuite son boulot de caissière à une heure et demie de transport de l’Eden. Elle ne pouvait pas risquer de manquer son train et nous déposait en avance devant les grilles de l’école avant de repartir immédiatement en direction de la gare. Lauren courait vers ses camarades de maternelle et son verre de lait quotidien tandis qu’au travers des barreaux, je fixais l’ombre de ma mère s’engloutir dans la masse brune des négligeables.

Soixante et onze, soixante-douze, soixante-treize, l’épicier kurde me salue, comme chaque matin et, comme chaque matin, je désigne du doigt une canette de Red Bull. Il me rend la monnaie en me souhaitant une bonne journée, main sur le cœur comme si le cœur y pouvait quoi que ce soit. Je réponds d’un hochement de la tête pour ne pas perdre mon compte. Quatre-vingt-dix-sept, quatre-vingt-dix-huit. J’ouvre la canette. Une gorgée. Deux. Il y a sept cent cinquante-trois pas jusqu’aux portillons de Clapham Junction.
Tous les jours, je prends le même chemin que ma mère et nous empruntions, ensemble, jusqu’à l’école. Je me fais croire qu’en les comptant, mes pas s’imbriquent parfaitement dans les siens, qu’à huit ans de distance ils talonnent l’ombre de son dernier trajet comme si elle n’avait que huit secondes d’avance sur moi. Je m’arrête toujours devant la vitrine du barbier turc, au pas quatre cent vingt-deux. Au pied de la devanture, une empreinte s’est prise dans le macadam ; un clebs, sans doute, ou un renard comme on en voit souvent arpenter les ruelles de Londres à la nuit tombée. Il a posé la patte sur une plaque de goudron frais, et signé ainsi le trottoir pour l’éternité. Je voudrais que cette empreinte soit celle de ma mère. J’aurais alors la certitude qu’elle s’est tenue à cet endroit il y a huit ans et que, si le temps nous offrait un répit, son parfum y flotterait encore et je tendrais la main pour la glisser dans la sienne.

Un jour, la direction de la chaîne de supermarchés mit en place deux caisses automatiques dans le magasin où elle travaillait. Pour tester l’idée auprès de la clientèle, avait-on rassuré les employées qui s’inquiétaient pour leur avenir. Elles s’excusèrent d’avoir posé la question, réflexe de pauvre, et attendirent, confiantes, le verdict. Le succès fut tel que, trois mois plus tard, on décida de remplacer deux tiers du personnel par des machines coréennes. Ces salauds proposèrent à ma mère un contrat d’intérim dans un charmant quartier verdoyant du nord-ouest de Londres – « à trente minutes à peine de votre lieu de travail actuel » – c’est-à-dire à quatre heures aller-retour de l’Eden. Elle possédait l’orgueil des humbles et n’aurait jamais quémandé le moindre traitement de faveur ni que sa situation reçoive davantage de considération que celle de ses collègues. Elle accepta le poste jusqu’à ce que la clientèle écranophile du nouveau magasin opte, elle aussi, pour l’automatisation. Les habituées avaient massivement coché la case « gain de temps » sur le questionnaire qu’on exhiba en guise de justification. L’une d’elles avait même pris soin de commenter qu’elle serait soulagée de ne plus avoir à répondre au bonjour machinal des caissières, sans réfléchir que, bientôt, des machines la traiteraient avec autant d’humanité qu’un sachet de salade, sans s’encombrer du moindre bonjour humain. Et elle ne trouverait rien à redire.
Même quand c’est la dernière des connes, la cliente a toujours raison.

Aux employées, on suggéra une place, presqu’au même taux horaire, encore un peu plus loin géographiquement, ce qui, pour ma mère, aurait représenté près de cinq heures de transport quotidien. Elle déclina l’offre en s’excusant et ne reçut aucune indemnité, comme spécifié dans son contrat d’intérim qui venait de débuter. C’est aussi ce que précisait la lettre qu’elle avait timidement tendue à l’autre. On exigeait cependant qu’elle travaille jusqu’à la fin du mois car les nouvelles machines ne seraient installées qu’après cette date. Forts du succès mondial de leur procédé, les Coréens accusaient un léger retard de livraison. L’autre lut la lettre à voix haute. Il ne devait pas s’inquiéter, elle trouverait autre chose, plus près de l’Eden. Il s’était énervé. « Parce que tu crois qu’on roule sur l’or peut-être ?! »
La direction décida d’affecter ma mère à l’équipe du soir. Pendant les trois dernières semaines de son contrat, elle finit à vingt-deux heures et rentra à l’Eden à minuit passé, éreintée. L’autre était déjà couché. Il ne la touchait plus. Pourtant un soir, j’ignore pourquoi, il la frappa comme jamais auparavant.

Le lendemain matin, j’avais serré sa main un peu plus fort que d’habitude devant l’école, puis avais rebroussé chemin jusqu’à la gare sans qu’elle s’en aperçoive. J’avais neuf ans. Je m’étais faufilé sous les portillons et avais grimpé les escaliers derrière elle. Caché en retrait d’un pilier, j’avais attendu son train dans l’ombre avant de regagner l’école en courant.

Souvent, je lui demandais pourquoi elle travaillait si loin alors qu’un supermarché de la même enseigne, celui de Mister Ferguson, jouxtait l’Eden. « La vie ne fonctionne pas comme ça », répondait-elle avant de se pencher sur moi, de me caresser les cheveux et de chuchoter, « le choix n’existe qu’au-delà des rails ».

4
La gare de Clapham Junction dresse devant moi son orgueil de briques rouges. Du haut de sa colline, les rails en contrebas, elle se donne des airs de forteresse médiévale, la vanité victorienne en plus. C’est le plus gros nœud ferroviaire de Londres. Vingt-quatre voies s’y croisent dans un dédale d’aiguillages, de feux clignotants, de quais, de ponts et desservent en quelques minutes les deux principales gares du centre, Victoria et Waterloo, ainsi que l’aéroport de Gatwick et les principales villes du sud-ouest de l’Angleterre, Brighton, Southampton, Exeter – la côte à moins d’une heure de l’Eden. Je n’ai jamais vu la mer.

Le grouillement, ici, est permanent. L’entrée du haut, celle qu’empruntent les costumes gris et les tailleurs bleu marine, force les voyageurs à grimper la colline jusqu’au grand hall avant de les faire redescendre vers les voies par une série de passerelles et d’escaliers. L’autre accès, celui d’en bas, le nôtre, chemine sous les rails. Il aboutit dans un souterrain humide et mal éclairé d’où germe une série d’escaliers menant aux quais. Celui-ci se remplit de couleurs aux premières et dernières heures du jour : des bleus de travail, des pantalons cargo kaki, orange, des salopettes marron, des vestes fluo, des uniformes rouges, verts ou bleus. Souvent un logo criard, dans le dos, rappelle à qui ils appartiennent. Et puis des blouses, des blouses, des blouses – blanches, roses, bleu ciel, vertes, rayées ou vichy – toutes avec un badge sur la poitrine.
Un matin que je jouais avec son badge dans la cuisine, ma mère me l’avait repris des mains et épinglé sur son uniforme. Elle avait soupiré à voix basse, « à quoi bon de toute façon ? ». Quand je lui avais naïvement demandé pourquoi, du haut de mes six ans, elle m’avait confié que les clientes n’adressaient la parole aux caissières que pour demander un sac supplémentaire ou leur reprocher de quitter leur poste pour aller aux toilettes. Connaître leur nom leur importait peu. Je n’avais pas encore appris à lire et m’étais écrié, « Tant mieux, il n’y a que moi qui ai le droit de t’appeler Maman ! Lauren aussi quand elle saura parler ». Elle avait ri de bon cœur et m’avait embrassé avant d’ajouter, « Promets-moi que, quand tu seras grand, personne ne sera invisible à tes yeux. C’est pire que le mépris. Pire que les coups ».

J’hésite à sauter les portillons comme d’habitude. Tapi dans la pénombre, le contrôleur me fixe, prêt à bondir. Je hausse les épaules et claque ma carte de transport sur le capteur. La gare est toujours un peu vide en milieu de matinée. Encore plus en période de vacances scolaires quand les costards et les tailleurs bleu marine emmènent leur famille au soleil.

Une fille m’effleure de son parfum. Je me retourne. Elle m’a déjà dépassé dans le souterrain. Sa longue jupe flotte sur un brouillard de poussière. Ses cheveux, presque blonds, cascadent en boucles sur ses épaules nues. Elle porte des sandales trop légères pour un mois de mai. J’aperçois ses pieds fins, aux orteils bien détachés, aux petits ongles vernis comme un soir de juillet. Ils avalent calmement chaque marche jusqu’au vaste quai à demi désert.

Voie neuf, une dizaine de voyageurs attend le train pour Waterloo. Je termine mon Red Bull et balance la canette. Une dame s’énerve toute seule car je n’ai pas utilisé la poubelle de recyclage. Elle meurt d’envie de me faire la réflexion mais lâche l’affaire quand je soutiens son regard. On nous a fait un cours sur l’écologie au lycée l’an dernier. Bien sûr que je connais la môme suédoise qui insulte tout ce qui bouge avec sa gueule de fin du monde, c’est juste qu’à l’Eden, on n’est pas nombreux à bouffer bio ou rouler électrique. C’est un truc de riches ça. On recycle, oui si on veut, quand personne n’a foutu le feu aux conteneurs pour se distraire.

La fille longe le quai réservé à l’express de l’aéroport, puis s’arrête brusquement, presque chancelante. Elle se retourne, le visage voilé par l’ombre du grillage anti-pigeons. Un pas sur le côté. La lumière la révèle. Elle a mon âge. Ses yeux clairs ont peu dormi. Elle est jolie, perdue dans sa solitude. Elle doit porter un peu de rouge à lèvres mais c’est discret. Comme elle. Une fille invisible au rouge à lèvres discret. Elle me rappelle ma mère ; des bribes de ma mère. Sa douceur. Sa mélancolie. Sa fragilité. Comme un puzzle, oui, si tu veux, les morceaux du bord. Avec un grand vide au milieu.

Le chuintement de l’express se rapproche et fend l’air à vive allure. Je m’adosse contre un pilier, à l’écart, et laisse la douceur printanière m’envahir. Les haut-parleurs aboient l’ordre de s’éloigner de la bordure du quai. Le crissement métallique des essieux absorbe d’abord le frémissement des arbres, les querelles joyeuses des moineaux puis recouvre de sa plainte le reste des bruits du monde dans une légère odeur de brûlé.

J’avance d’un pas. La fille me considère, surprise, presque inquiète. Elle a compris. Moi aussi. Un autre pas. Avec la fragilité d’une funambule, elle s’approche des voies et défie mon regard. Trop près du bord. Enlisés dans leur indifférence, le nez sur leur téléphone, les autres voyageurs ne remarquent rien. Le souffle sec de l’express fouette les premiers mètres du quai dans un vrombissement qui fait tressaillir mes semelles. Une impression de déjà-vu me happe soudainement.
De nouveau la fille chancelle et se précipite vers le train.

5
Après l’école, une voisine nous récupérait, le temps que ma mère accoure de l’autre bout de Londres pour nous donner le bain et préparer notre dîner. Ma naissance avait bouleversé ses dix-sept ans, bien sûr, mais la tendresse l’emportait toujours sur la fatigue et elle ne manquait jamais de nous couvrir de baisers lorsque la voisine nous restituait. L’autre, lui, rentrait tard de ses chantiers. Parfois sobre.
Un soir, elle n’est pas venue. Lauren avait six ans. Moi, trois de plus. La voisine avait tenté de joindre ma mère plusieurs fois, en vain. L’autre a sonné à la porte, le regard rouge, l’haleine fatiguée d’alcool, une enveloppe décachetée à la main. Il a remercié brusquement la voisine dont les yeux mouraient d’indiscrétion et nous a ramenés chez nous. Il venait de trouver le mot que ma mère avait abandonné dans la cuisine le matin même. Elle nous quittait ; nous, l’autre, l’Eden. Pour un homme et pour un pays : l’Espagne. Il a parcouru les lignes plusieurs fois à voix basse, en répétant qu’il n’avait rien vu venir. Entre ses doigts, un petit objet scintillait dans la lumière tremblante du plafonnier. L’autre n’en détachait pas les yeux. Soudain il s’est mis à chialer, à tousser comme un jour de rhume des foins. Lauren s’est approchée et a bredouillé « atchoum Papa ». Il a levé la tête. Nous existions. Il a chialé de plus belle avant de s’en prendre à Lauren qui réclamait Maman et de me coller une beigne au moment où j’ai voulu la protéger. Il a enfoncé la lettre dans sa poche, abandonné le petit objet devant lui, puis nous a plantés tous les deux dans la cuisine avant de foutre le camp au pub. Je me retenais de pleurer, pour Lauren, pour qu’elle ne se noie pas dans tout ce chagrin, et puis aussi parce que l’autre me répétait depuis toujours que je ne serais jamais un homme si je passais mon temps à chougner comme ça. Je ne l’avais d’ailleurs jamais vu pleurer jusqu’alors. Sur la table, l’alliance de ma mère avait cessé de scintiller.

Souvent je tape son nom sur Internet à la recherche d’une existence virtuelle. Jamais elle ne s’est façonné de vie heureuse sur les réseaux sociaux ici ; elle trouvait à peine le temps d’être triste. Je sais que la traquer ne sert à rien car disparaître est un droit. Je me suis renseigné. N’importe quel adulte est libre de plaquer sa vie pourrie pour en recommencer une autre ailleurs, sans qu’on vienne l’emmerder. Et même si on le retrouve, on n’a pas le droit de prévenir sa famille sans son autorisation. La loi permet aux gens qui le souhaitent de ne plus exister. Elle n’a rien prévu pour leurs gosses. J’espère qu’un jour – à Lauren, je dis même que j’en suis sûr – ma mère partagera son bonheur en ligne. Peut-être qu’elle l’a déjà fait sous un autre nom. Je ne sais pas. Je lui ai inventé de nouveaux enfants avec l’homme qui nous l’a volée. Nous nous ressemblons un peu, eux et nous.

J’ai acheté un ordinateur en même temps que ma console de jeux dans une boutique d’occase. De recel en réalité. Je le partage avec Lauren, le temps de gagner assez pour lui en offrir un à elle. En fond d’écran, j’ai choisi un paysage de Benidorm. L’autre ressasse que notre mère s’est installée là-bas, avec son maquereau comme il l’appelle. Elle a dû le mentionner dans sa lettre. Je ne sais pas, je ne l’ai jamais lue. Il l’a brûlée, avec toutes les photos d’elle.
Les tours en Espagne sont beaucoup plus belles que l’Eden. Elles rappellent les couleurs du coucher de soleil et oscillent dans une chaleur permanente, le long d’une grande plage toute jaune avec ma mère et sa nouvelle vie, sûrement, en bikini quelque part dessus. Le reste nous l’avons inventé, Lauren et moi. Enfin, surtout moi au début parce que Lauren était trop petite. Ma solitude mémorisait les noms et les images sur la carte d’Espagne que je gardais sous mon oreiller. Le soir, je les racontais à ma sœur pour la voir sourire. Avant de nous coucher, nous guettions les avions par la fenêtre, persuadés que l’un d’entre eux nous la ramènerait, qu’elle pousserait la porte de l’appartement pour venir nous chercher. Elle constaterait qu’ici, rien n’a changé. »

Extrait
« Comme je disais, c’est elle qui a déniché la petite annonce de Claire au supermarché. Quelqu’un l’avait punaisée au panneau Love your Community, dans un recoin mal éclairé, près de la porte de sortie. Ça disait, « Dame aveugle cherche personne pour lui faire la lecture deux heures et demie, trois fois par semaine», suivi d’un numéro de téléphone. Karolina a ajouté, «si tu veux pas une vie de ce côté-ci des rails, je te conseille de téléphoner». C’était mieux payé que d’ouvrir des cartons chez Mister Ferguson.
Alors j’ai appelé. » p. 63

À propos de l’auteur

Portrait d'Olivier Dorchamps, Paris, 20 mars 2019

Olivier Dorchamps © Photo DR

Olivier Dorchamps est franco-britannique. Issu d’une famille cosmopolite, il a grandi à Paris et vit à Londres d’où il a choisi d’écrire en français. Il pratique l’humour, l’amitié et la boxe régulièrement. (Source: Éditions Finitude)

Page Facebook de l’auteur
Compte instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#fuirleden #OlivierDorchamps #editionsfinitude #hcdahlem #secondroman #68premieresfois #pocket #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #lundiLecture #LundiBlogs #roman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Par la racine

TENENBAUM_par-la-racine

  RL_2023

En lice pour le Prix Cazes 2023

En deux mots
En venant récupérer les objets laissés par son père décédé, Samuel découvre un carton rempli de divers objets et d’un carton avec ce message «Pour Samuel, quand le temps sera venu». Commence alors une enquête qui va le mener de Troyes à Dijon en passant par Lyon, Marseille et Venise jusqu’en Israël et lui faire découvrir son histoire familiale.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Pour Samuel, quand le temps sera venu»

Dans cette quête des origines, Gérald Tenenbaum imagine un écrivain et une bibliothécaire partant sur les traces d’un disparu. De Troyes en Italie jusqu’en Israël, ils vont tenter d’approcher la vérité… et se rapprocher.

C’est une route qu’il ne prendra sans doute plus jamais que Samuel emprunte en ce jour gris sur la Lorraine. Il se rend dans l’EHPAD où Baruch, son père, a passé ses derniers jours pour prendre possession des dernières affaires laissées par le vieil homme. En état honnête, cette route, il ne l’a pas empruntée bien souvent, ses relations avec son père étant devenues de plus en plus distendues au fil du temps. Aussi n’est-ce pas sans surprise qu’il découvre une note de Baruch à son intention dans le carton qu’on lui remet: «Pour Samuel, quand le temps sera venu», suivi d’un numéro de téléphone.
Il ne se doute pas encore qu’à partir de là, il va s’engager dans une enquête qui va très vite se muer en quête des origines, à la recherche des secrets de famille. La personne qui répondra à son appel aura beau lui indiquer qu’elle ne se souvient pas de Baruch, il fera le voyage à Troyes pour la rencontrer. Car elle a besoin de ses services. Car Samuel, après avoir tenté en vain de se faire publier, avait fini par accepter la proposition de son éditrice: se transformer en biographe. Désormais, il rédigeait à la demande de ses clients des biographies qu’il n’hésitait pas à «enjoliver» en ajoutant de la fiction dans des existences un peu trop ternes. A moins qu’il ne s’agisse tout simplement d’enrichir un curriculum vitae.
C’est précisément ce que va lui demander la bibliothécaire de l’institut Rachi de Troyes, car elle a besoin de cette «nouvelle vie» pour décrocher un emploi à New York. Ensemble, ils vont entreprendre tout un périple, afin d’étoffer son histoire, de remonter son arbre généalogique, de commencer Par la racine. Une racine commune. Désormais, il n’est plus question d’heureux hasard, les liens entre eux devenant de plus en plus évidents. De Dijon à Lyon puis à Marseille et Venise pour ensuite traverser ensuite la Méditerranée et arriver en Israël, les étapes de leur voyage vont réserver leur lot de surprises et de révélations, les rapprocher de plus en plus, mais aussi soulever de nombreuses questions.
Une enquête permet au romancier de laisser glisser sa plume vers son propre passé, vers l’histoire du peuple juif et sa destinée si singulière. Et, comme dans son précédent roman, L’Affaire Pavel Stein, de nous prouver à nouveau la force des écrits, qu’il s’agisse d’une critique de cinéma, d’une lettre ou encore d’une vraie-fausse biographie. Car ces textes ont un fort pouvoir d’imprégnation. Ainsi, en refermant ce roman vous conserverez quelques images fortes qui feront désormais partie de votre imaginaire.

Par la racine
Gérald Tenenbaum
Éditions Cohen & Cohen
Roman
200 p., 19 €
EAN 9782367491066
Paru le 26/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, notamment en Lorraine, vers Lunéville puis à Troyes, Dijon, Lyon, Marseille. Un voyage mène aussi à Venise puis en Israël.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec de nombreux retours en arrière.

Ce qu’en dit l’éditeur
Samuel Willar est un écrivain particulier, spécialisé dans la rédaction d’autobiographies imaginaires, tant pour les morts que pour les vivants.
Lorsque son père, qui avait peu d’estime pour ce rapiéçage de vies, disparaît à son tour, un numéro de téléphone et une note manuscrite l’orientent vers une nouvelle commande, émanant d’une bibliothécaire de l’institut Rachi de Troyes. Il apparaît rapidement qu’une enquête s’impose, impliquant un voyage en commun à travers la France, l’Italie, la Méditerranée et au-delà. Chemin faisant, au fil des rencontres et alors que les accents d’un poète révolté font écho aux résonances mythiques de la Mitteleuropa, de multiples racines viennent tour à tour livrer leurs secrets.
A l’arrivée, l’avenir est à redessiner dans la lumière d’un regard et le halo du destin.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Lili au fil des pages


Bande-annonce du livre © Gérald Tenenbaum

Les premières pages du livre
« Une semaine et un jour après
Cela a débuté comme un tourbillon et à présent c’est la tempête. Le tourbillon, on peut le laisser vous emporter, il paraît que s’en sortir ainsi est possible, même avec la honte, mais vivant: lâcher prise, se résigner à toucher le fond et marcher sur le fond. Mais avec la tempête, aucune échappatoire. Il faut lutter, l’affronter, il n’y a que ça. Face à face.
Le vent s’est levé une demi-heure en arrière, ou peut-être plus, ou peut-être moins. Le temps de l’orage n’est pas mesurable par les humains. Quant au temps humain, il est insaisissable, on le sait bien, le sablier ne prévient pas, on ne sait rien. S’écouler est dans la nature du sable, chaque grain est indifférent au glissement de son voisin, ce sont tous les grains ensemble qui font le flux.
Qu’importe. Son orage à lui n’est pas celui qui bat la campagne et qui ricoche sur les vitres. Vingt et quelques années plus tôt, son aïeule avait courbé les futaies et déraciné les chênes. Elle avait surpris tout le monde au tournant du millénaire. Fin décembre, on attendait la panne générale, la colère de Dieu, la perte du Nord magnétique ou le déferlement du vent solaire. Ce fut Lothar le 26 et Martin le 27, le plan Orsec, le président à la télévision, et la destruction aux trois quarts des mirabelliers lorrains.
Aujourd’hui, cette tornade nouvelle, qui souffle et qui crie, n’est pas son tourment, même si le volant de sa guimbarde par moments lui résiste, comme envoûté.
Car il est en route.
En début d’après-midi, la directrice de l’Ehpad l’a joint sur son mobile :
— Monsieur Willar ?
Lui revient en flash qu’à une époque, il répondait: « Son fils à l’appareil. »
— Oui.
— Samuel Willar ?
— Lui-même.
Il n’y aura personne, à jamais, pour répondre «Son fils ».
— Ici, madame Marchal. Nous avons rassemblé les affaires de votre p.. papa, enfin de Baruch.
— Oui?
— Il faudrait passer les chercher. C’est-à-dire à l’accueil.
— C’est urgent?
— Un peu. Soit on les stocke, soit on les restitue, mais là, entre deux… Vous comprenez?
— Tout à fait. Je prends la voiture. Je suis là dans une heure, une heure et demie.
— Parfait. N’oubliez pas.
— Oui?
— L’accueil est au premier à gauche, après la porte vitrée. Avant 17 heures, s’il vous plaît, délai de rigueur.
Le vent raréfie l’air, il fait le lit de la tempête. À présent, dedans, dehors, elle est dans sa tête.
La bretelle d’autoroute, puis la départementale contournant Bainville. Le château de Lunéville est planté dans son dos, celui de Bourlémont est assis sur l’horizon. Il cingle cette Lorraine où jadis les grands-parents se sont nidés.
Une fois passé Autreville, il rallie le bas-côté et coupe le moteur. Il a si souvent emprunté cette route, mais en cet instant il ne sait plus par où passer. (Emprunter est le mot, on ne possède pas la voie que l’on suit, on lui appartient.) C’est à gauche qu’il faut aller, il s’en souvient, mais, sous cette voûte ébréchée déchargeant l’averse en rideau, il ne visualise plus la bifurcation.
Il allume la radio. France Musique est de mise. Baruch était plus qu’un amateur, un résident de ce pays-là, un citoyen légitime puisqu’en transit permanent. Haendel, les Neuf airs allemands pour voix soliste, instruments et basse continue. Le timbre radieux de la cantatrice — est-ce Emma Kirkby? — porte la mélodie, épouse les variations, et saisit l’instant aux cheveux.
Haendel l’immigré. De ces cantates profanes ressurgit l’allemand maternel. Baruch lui aussi gardait en sanctuaire une langue d’exil tel le feu sous la cendre.
Baruch ou le baroque embarqué…
Il déglutit, double croche d’amertume.
Il éteint le poste. Da capo, da capo ma diminuendo, les incantations se dissolvent dans la texture de l’air.
Le silence qui suit est de Haendel encore, maïs le soupir entre en lui-même.
Le GPS remplace la modulation de fréquence.
Une autre manière de s’y retrouver.
Pas d’arbres au bord de la route, mais des clôtures à piquets reliés par des fils d’acier galvanisé que les paysans achètent au kilomètre. De loin en loin, un portail de champ ouvrant sur un enclos à foin ou un abri formant remise. La campagne subit la tempête sans vaciller. Placide, elle tient bon. Il n’y a que les hommes pour présumer d’une intention dans les humeurs du ciel. Passé, dans l’échancrure des côtes de Meuse, le village de Coussey, la voix féminine lui enjoint de «faire demi-tour dès que possible». Le carrefour suivant est désert. Il s’exécute devant l’ancienne menuiserie. Des années durant, elle a proposé des cuisines intégrées au goût du jour sans pour autant abandonner la reproduction de l’ébénisterie des jours anciens. Ce temps-là n’a plus cours; le bois vosgien sert-il encore pour les cercueils? Il s’engage finalement sur la route indiquée, qui pleure à grande eau, et ravale ses larmes en ruisseau. Sionne, Midrevaux, Pargny-sous-Mureau, et enfin la maison de retraite. L’allée en gravillons, le parking sous les arbres, le perron. Onze jours auparavant, dans la continuité des jours, il a gravi ces marches sans pressentir que le moment était à l’aguet. Le destin n’a pas de crécelle. L’escalier, deux étages, un troisième.
Le couloir, l’odeur.
Il y va sans se retourner.
La chambre, il y entre sans frapper, comme il fait toujours. Une dame blanche l’occupe, robe de chambre matelassée bleu-gris, col Claudine, cheveux en désordre, regard au-delà de l’horizon. Assise au fauteuil, elle en agrippe les bras et, qui sait pourquoi, retrouve le réflexe d’un sourire:
— Michel? Ah! Michel.
— Excusez-moi. Je cherche… je cherche quelqu’un d’autre.
— Quelqu’un d’ici ?
— Oui, c’est ici qu’il était.
— Alors, vous n’êtes pas Michel.
— Samuel.
— Pas grave.
Samuel balaie la pièce d’un coup d’œil circulaire. S’il a oublié la consigne, il en prend conscience à l’instant, c’est qu’il lui fallait bien, pour un adieu, revoir les lieux. Car les lieux demeurent. Ils ont cette faculté tranquille de persister, de se donner d’un être à l’autre, de transiter.
Les lieux ne font pas de façons.
La penderie est entrouverte. Une seconde robe de chambre de la même étoffe, mais vert céladon. Des robes, un manteau de drap clair et même un pantalon noir sur cintre, vu d’ici en sergé de viscose — ce tissu qu’à la boutique, au temps de la boutique, on désignait en aparté comme du prêt-à-boulocher.
Les vêtements de Baruch, il a dès le jour même, ce jour-là, indiqué qu’on pouvait les donner. Pas les brûler, s’il vous plaît, simplement les donner, le Secours populaire les accepte et les trie, ce qu’il en fait ensuite n’est pas notre affaire.
Le fauteuil, lui, n’a pas bougé. Hier encore, c’est-à-dire il y a peu, il était soudé à Baruch empesé. La dame blanche en bleu-gris matelassé y est installée à présent, mais elle n’est qu’invitée, elle ne fait pas corps avec le siège, pas encore. Elle pourrait se lever et comme un rien trouver une autre place où s’asseoir et soulager ses reins. Il faut du temps, n’est-ce pas, pour apprivoiser les choses qu’on dit inanimées.
Sans le ressentir pleinement, Samuel sonde l’espace. Que reste-t-il de ces années que Baruch a passées dans cette pièce, à lorgner la télévision débats politiques ou matches de tennis, toujours des affrontements — ou bien ouvrir le regard vers la fenêtre dont il avait demandé qu’on retire les rideaux.
La lumière tombait dru et crue: lorsqu’on lui faisait face, Baruch, qui l’avait dans le dos, apparaissait en ombre chinoise. Restait la voix. Les mots eux aussi tombaient dru et crus, pour remplacer les phrases qui souvent peinaient à se former, mais parfois renaissaient et, d’on ne sait où, jaillissaient en essaims.
Sur le seuil, Samuel cherche encore. L’adieu au lieu n’a lieu qu’une fois. La couverture du lit a été remplacée. Celle-ci ne doit pas tenir bien chaud, mais quelle importance, de mémoire de visiteur le radiateur est constamment au taquet.
Tant qu’on ne le prie pas de décamper, Samuel peut poursuivre. Les murs ont toujours été nus, ou vierges, c’est selon. Baruch voulait la place nette et d’un revers de main rejetait toute proposition de garniture. Un cadre métallique est à présent accroché droite du lit, peut-être la pensionnaire s’endort-elle de ce côté-là.
C’est une photographie couleur, demi-format ou un peu plus. Un jeune homme, ou plutôt un homme jeune, sourit sous une fine moustache à la Clark Gable. En blouson de cuir façon RAF, il est debout, la main posée sur le capot d’une Panhard des années cinquante, briquée comme un sou neuf.
Sans doute ce Michel qu’on attendait.
Restaure-t-il encore les véhicules anciens ? Participe-t-il à ces rassemblements qui ont la ferveur des amateurs, salons, rallyes-promenades ou roulages-parades? Ou bien un accident a-t-il brutalement mis fin à sa passion sur une route vosgienne enneigée? Où vont les sapins des Vosges? Michel est-il seulement encore en vie? À supposer que oui, a-t-il pénétré cette pièce où Baruch a vécu? A-t-il respiré cet air confiné? A-t-il ouvert la fenêtre? A-t-il formé le projet de poser des rideaux?
Sur l’unique étagère, dans l’angle de la fenêtre, un pot de géraniums en boutons. Quelques jours auparavant et depuis plusieurs années, la planchette de bois blond (est-ce du sapin vosgien?) était encore garnie de livres. Debout, penchés, ou couchés épars tels des soldats fauchés au champ d’honneur, ils composaient une présence désolée. Des poches cornés en éventail, que Baruch nonchalamment avait demandé qu’on lui apporte pour, disait-il, passer le temps qu’il reste.
Toute sa vie, il n’avait fréquenté que des essais, de Sartre et Beauvoir à Todorov et Grimaldi – de l’humain à l’inhumain -, en passant par Freud, et en évitant soigneusement Lacan. Sur la fin, toujours en éveil, il avait été séduit par le Sapiens de Harari sans pouvoir le terminer: le temps qu’il reste est par nature compté.
Pour autant, aux derniers temps de Baruch, seules les fictions, romans ou recueils de nouvelles, ont eu droit de cité: Asimov et ses robots, Carver et ses égarés, Camus et son étranger. Il lisait lentement, comme pour étirer les heures, et s’attachait à de menus détails, une réplique, un adjectif, une silhouette, une ombre, une ponctuation.
De cette bibliothèque éphémère, Samuel a fait don aussi, sur le coup, sans penser à son aspect testamentaire. Et là, sur le seuil, souriant à demi à cette dame damassée, prêt à prendre congé, il a le sentiment qu’il le regrettera plus tard. »

À propos de l’auteur
TENENBAUM_gerald_DRGérald Tenenbaum © Photo DR

Professeur à l’université de Lorraine, Gérald Tenenbaum est chercheur en mathématique pures et écrivain. Ses publications littéraires s’inscrivent dans de nombreux genres: théâtre, poésie, essai, nouvelles, roman. (Source: Éditions Cohen & Cohen)

Site internet de l’auteur
Page Wikipédia de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#parlaracine #GeraldTenenbaum #cohen&cohen #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots

Le roi nu-pieds

EPENOUX_le_roi_nu_pieds  RL_2023

En deux mots
Après avoir coupé les ponts avec son père, Niels débarque avec sa copine et son chien dans la maison familiale. Des retrouvailles qui vont vite devenir houleuses. Éric chasse son fils. Mais deux ans plus tard, il décide de lui rendre visite à Notre-Dame-des-Landes pour tenter de faire la paix.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le père, le fils et la ZAD

Avec ce nouveau roman François d’Epenoux raconte les difficiles relations entre un père et son fils. Autour de l’engagement écologique, il pose aussi la question des choix de vie et de notre avenir. Émouvant, riche, fort.

Éric passe des vacances avec sa mère, son épouse et leur fils dans la maison familiale de Lacanau-Océan lorsqu’il a la surprise de voir débarquer son fils aîné, zadiste installé à Notre-Dame-des-Landes.
Son arrivée est d’abord un soulagement, car Niels ne donnait plus guère de nouvelles et il avait fallu un reportage sur les opposants au projet d’aéroport pour pouvoir enfin le localiser. Comme sa copine Tania est sympathique et que son chien ne cause pas de gros dégâts, les premiers jours se passent plutôt bien. Mais l’incompréhension pour ce choix de vie et les vieilles rancœurs vont vite envenimer l’atmosphère.
Quand Niels a annoncé que Tania partait pour dix jours ramasser des melons et que lui restait à Lacanau avec son chien, Éric n’a pas pu se retenir de lui lancer une pique. Qui a appelé une réplique cinglante. Et toutes les tentatives pour calmer le père et son fils ne feront que cristalliser leurs positions jusqu’à l’esclandre final. Et voilà Niels à nouveau sur les routes…
Deux années passent alors durant lesquelles Éric va être victime de la violence économique. Licencié de l’agence de pub où il travaillait, il a beau essayer de rebondir mais il doit à chaque fois faire le douloureux constat que les quinquagénaires sont, sur ce créneau bien particulier, les victimes d’un système qui va toujours privilégier les jeunes sous-payés. C’est alors très vite la dégringolade vers la précarité. Jusqu’à ce jour d’août où il décide de tout plaquer et de partir à son tour pour Notre-Dame-des-Landes. Sur place, il est confronté à une ambiance, «mi-cathédrale mi-arche de Noé, mi-sanctuaire mi-camp de vacances». Mais cela semble lui convenir. «Après des mois d’asphyxie, je respirais enfin.»
Mais pour autant, parviendra-t-il à reconstruire une relation avec Niels? Est-il prêt à des concessions? C’est tout l’enjeu de la seconde partie du roman, riche en émotions mais aussi en questionnements sur nos choix de vie, sur l’urgence climatique et sur la terre que nous laisserons à nos enfants. En se concentrant sur l’expérience vécue par Éric, François d’Epenoux évite l’analyse et le manichéisme pour la sensualité, l’élan vital. Sentir le vrai goût d’une tomate est alors bien plus enrichissant que tous les discours militants. Comme dans ses précédents romans, il se sert d’une plume fluide teintée d’un humour léger pour dire cette relation père-fils où, derrière les conflits, l’amour n’est jamais très loin. Un petit bonheur qui donne envie de s’approprier cette culture différente, de s’engager et de partager. Et pour cela, il faut aller jusqu’à inverser les rôles. Et voilà le fils essayant de ré-éduquer son père, de le ramener à l’essentiel. Mais n’est-il pas déjà trop tard?

Le roi nu-pieds
François d’Epenoux
Éditions Anne Carrière
Roman
320 p., 19 €
EAN 9782380822687
Paru le 6/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Lacanau ainsi qu’à Notre-Dame-des-Landes. On y évoque aussi Les Glénans, le Perche, Paris et Suresnes.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À travers une relation père-fils conflictuelle, une réflexion très actuelle sur le défi de la transition écologique, les limites de la société consumériste, le besoin de se recentrer sur l’essentiel…
Niels, 25 ans, habite depuis des années dans une cabane sans eau ni électricité sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Il vit de dons et des produits de son potager. Un été, il débarque à l’improviste dans la maison de vacances familiale, accompagné de sa copine et de son chien. Il y a là son père, Éric, sa belle-mère, leur fils, et la grand-mère complice.
La cohabitation devient vite explosive. Niels fume pétard sur pétard, dort le jour, boit de la bière… Excédé, son père finit par le chasser de la villa à grands coups de «dégage!».
Mais la roue tourne. Deux ans plus tard, Éric se retrouve sans emploi. À bout de forces et endetté jusqu’au cou, il décide de rejoindre le seul être qui ne le jugera pas: son fils, Niels.
Père et fils vont peu à peu se réapprivoiser, travailler ensemble sur la ZAD, Niels mettant son père à l’épreuve et Éric découvrant la « vraie vie » de son fils, les raisons de ses choix, son bonheur simple de Robinson en communion avec la nature.
Chaque jour qui passe convainc Éric que là se trouve sa nouvelle vie. Jusqu’au moment où…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Barbara Fasseur)
Blog La parenthèse de Céline
Blog Aude bouquine

Les premières pages du livre
Des jours et des jours que le volcan Soleil était en éruption. Là-haut, sa bouche bien ronde crachait sans relâche une lave bouillonnante, dont les coulées jaune d’or dévalaient d’infinies pentes bleu roi. Comme chaque été, ce Vésuve céleste avait repris son activité. Et comme chaque été, ses langues incandescentes semblaient ensevelir toujours plus puissamment le paysage. Au zénith, pas âme qui vive, rien ne frémissait, rien ne tremblait, sinon les vapeurs de chaleur au-dessus du bitume, lequel paraissait lui-même en train de se ramollir, plus mou que la résine perlant au tronc des pins. « Des pins grillés », rigolait Mamine.
Oui, dans les environs, toute chose semblait avoir été foudroyée net, pétrifiée : les routes, les dunes, le sable, les genêts, les mimosas poussiéreux. Les gens. Y compris le lac, de plomb fondu. Y compris, qui sait, l’océan, dont on n’entendait plus le murmure lancinant – peut-être, lui aussi, avait-il été statufié en désert de roches. Entre deux lentes expirations de la terre, qui faisait monter, exténuée, son haleine chaude vers le ciel, seules les cigales jouaient de leur crincrin, histoire de mieux donner à ce coin du Sud-Ouest un air de western local.
*
C’est par cette journée de feu que tu as décidé de t’annoncer.
— Il arrive, a soudain lancé Mamine, le nez sur son smartphone, et tout le monde a compris.
— Mais quand ? ai-je réagi, à tout hasard.
Ma mère a consulté à nouveau son écran.
— Ce soir, en stop, avec Tania et le chien.
On était début juillet, un jeudi.

Aussitôt, dans la torpeur ambiante d’après déjeuner, un vent s’est levé – celui d’une légère panique. D’ailleurs, moi aussi je me suis levé, et sans la moindre raison. Anna, elle, a choisi de foncer droit vers la cuisine, pour faire quelque chose, n’importe quoi, mais quelque chose. Quant à Hugo, il souriait, déjà gagné par l’excitation des enfants : entre lui et son grand frère, ce n’étaient pas tant les dix-sept années d’écart qui posaient problème, ni le fait que toi et lui soyez nés de mamans différentes, non, c’était plutôt les semestres entiers de distance et de silence qui cloisonnaient nos vies. Alors, te voir débarquer comme ça, à l’improviste, c’était Noël en plein été. Finalement, il n’y a que Mamine qui a gardé son calme : ce n’était pas à soixante-dix-huit ans qu’elle allait se mettre la rate au court-bouillon pour un petit-fils un peu marginal. Marginale, elle l’avait été elle aussi, à sa façon. « Il arrive », sans prévenir, oui, bon, et alors ? Réjouissons-nous, voilà tout.

De fait, en fin d’après-midi, tu es « arrivé ». Au détour de l’allée, derrière les maisons, nous avons entendu une voiture s’arrêter, un échange de voix, des portières claquer, et la voiture redémarrer. Ce qu’il restait de bruit dans la nature s’est soudain tu – ¬et nous aussi. Nous étions comme à l’arrêt. Mieux : à l’affût. C’est alors que tu es apparu le premier, ton éternel sac marin kaki en bandoulière. Flamboyant. Royal. Voire impérial. Oui, c’est ça que je me suis dit, et tout le monde pareil, j’imagine, en te voyant : même en guenilles, les pieds nus et tes cheveux roux en bataille, le pantalon de treillis huileux, le T-shirt taché, déchiré et tagué au feutre, tu avais de l’allure. Une drôle de gueule, mais une gueule folle.
Tu t’es approché. Une barbe clairsemée, encore assez duveteuse, mangeait tes joues par endroits. Mais c’était sur¬¬tout ce qui te tenait lieu de coiffure qui m’intriguait. Tu portais une coupe paradoxale, contrariée, qui ¬n’obéissait à aucune logique, avec des mèches si plaquées qu’elles sem¬¬blaient constamment mouillées, et d’autres hérissées en pointes dures. L’ensemble donnait l’impression d’un shampoing interrompu. C’était anarchique, bizarre. Mais tu avais beau faire, ton apparence globale de punk à chien n’y changeait rien : couronné d’or et du haut de ton mètre quatre-vingt-douze, tu avais tout du clochard céleste. Un roi aux pieds nus, en somme, à l’image de la comtesse de Mankiewicz.
Du reste, comme tout souverain qui se respecte, tu avais ta suite : une petite brune en sarouel et sandales, visage délicat, regard lumineux, peau mate, belles dents blanches, cheveux teints au henné, Tania, donc ; et un chien immense mais avenant, au poil ras parsemé de taches feu, précédé d’un long museau qui invitait aux caresses. Dans ton regard miel, j’ai vu que tu savais, quand même, l’effet que ce spectacle produisait. Tu as eu un sourire, le premier depuis longtemps.
— Eh ben… quel comité d’accueil…
C’est vrai qu’alignés ainsi en rang d’oignons, nous devions avoir l’air de gens de maison accueillant leur lord sur le perron d’un manoir écossais. Mais de manoir, point. La maison sous les pins était bohème à souhait, meublée de façon hétéroclite, remplie des mille et un objets de hasard qui avaient terminé entre ses murs, cadeaux de mariage au rebut, meubles démodés, tissus défraîchis. L’ensemble lui conférait un charme particulier, un peu suranné, jamais figé dans le passé, bien au contraire. Plutôt mouvant, entre deux eaux. Mamine l’appelait « la Maison Bateau », tant elle avait déjà transporté de vacanciers au fil des étés. L’étrave de son vieux mur en angle semblait repousser, sans fatiguer, l’énorme vague de la dune. Pour un peu, on aurait décelé un sillage de sable à sa poupe, laquelle battait pavillon pirate à grands claquements de serviettes de plage suspendues aux cordes à linge.
Quant au lord, on en était très loin aussi : à la seconde où je t’ai approché, puis embrassé, la majesté qui t’avait auréolé en a pris un sacré coup. Pardon, mais tu sentais quand même assez fort, mon Niels. De tes mèches poisseuses à tes orteils noirs, ta grande carcasse exhalait un mélange de sueur, de bière, de poulet tandoori, de chien mouillé, de vêtements pas frais, que sais-je encore. Tania s’y était faite, j’imagine. Elle, elle sentait le patchouli, c’était un peu trop puissant pour être honnête, mais rien de bien méchant. Juste les effluves d’un voyage un peu long.
— C’est pas possible, tu as encore grandi, t’ai-je lancé d’une voix enjouée. Fais voir ?
Selon un rituel bien au point, nous nous sommes collés l’un à l’autre, dos à dos. À la toise, tu me mettais au moins cinq centimètres dans la vue. Et encore, sans compter ta fameuse masse de cheveux aux reflets cuivrés, que tu ne tenais pas de moi – j’étais châtain. Les différences ne s’arrêtaient pas là. Toi, tu paraissais d’autant plus immense que tu étais fin, élancé, là où de mon côté je m’étais enrobé. Mes joues étaient pleines, les tiennes creusées, mes yeux étaient brun-vert, les tiens caramel, ma peau était un peu burinée par les années, la tienne d’une blancheur pâle de porcelaine. Tu te tenais un peu voûté et il y avait dans ton expression quelque chose de défiant. Je t’ai passé un bras autour des épaules, dans un geste maladroit, histoire de marquer le coup. Cérémonie inutile : à cet instant précis, le chien a décidé d’enfoncer son museau entre mes jambes, puis de le soulever brusquement, comme un taureau. Matador pris par surprise, j’ai failli chuter en faisant semblant de rire. Ne pas gâcher la fête, surtout. Ça démarrait fort.
— Il s’appelle comment, déjà ? ai-je chevroté, reprenant pied.
— Vaggy, as-tu répondu avant de gourmander gentiment ton molosse.
— OK… eh bien… bienvenue, Vaggy. Et bienvenue à vous tous. Vous avez soif ?
— Un peu.
— On vous a mis dans la chambre à bateau, a lancé Mamine, empressée.
Et Anna de confirmer :
— Pour le chien, c’est mieux.
Attenante au garage, la chambre à bateau était la seule qui possédait son entrée directe sur le jardin. On pouvait y cocotter tout à son aise, ça ne gênait personne, sauf, peut-être, les araignées et les mulots. L’endroit avait son lit double, sa penderie, son lavabo. Mon père s’y réfugiait quand il n’en pouvait plus des mômes. Un jour, j’y avais trouvé une bouteille de whisky et un début de manuscrit – excellents l’un comme l’autre. Cher papa, s’il avait vu quel spécimen était devenu ce petit-fils qu’il surnommait le Prince Anglais !

Voilà, ça a commencé comme ça. Avec un brin de fébrilité dans l’air, des gens qui veulent bien faire, la joie sincère des retrouvailles, l’envie de sauver ce qu’il y a à sauver : un reste de relations familiales, quelque chose qui tient du lien du sang et des souvenirs en commun. Bien sûr, les uns et les autres forcions un peu le trait. Comment faire autrement ? Il s’agissait de ménager les nouveaux arrivants, de ne pas aborder, en tout cas pas trop vite, les sujets qui fâchent. Nous marchions sur des œufs – en ayant tous en tête qu’on ne fait pas d’omelette sans en casser.
Depuis quand ne nous étions-nous pas croisés ? Presque un an et demi… physiquement, du moins. Car entre-temps, je t’avais revu, par hasard et par écran interposé, de la plus étrange façon. C’était en mai de l’année précédente. Il y avait déjà des semaines que tu avais disparu des radars. Tu avais « créché » (sic) ici ou là. Untel t’avait aperçu avec les gens de Nuit Debout, place de la République… Puis plus rien. On avait perdu ta piste. Pas de réponses aux appels, aux SMS, aux mails. Ni Jade, ton aînée, ni ta cadette Line n’en avaient non plus, à leur grande tristesse. Et pourtant, nées comme toi de mon premier mariage, elles avaient chacune pour toi une tendresse particulière. Comme moi, elles se faisaient un sang d’encre. De mon côté, je scrutais les journaux, les unes de la presse. Chaque fois qu’un SDF était retrouvé mort dans un fossé ou le long d’une voie ferrée, j’étais persuadé qu’il s’agissait de toi.
Et puis le miracle était survenu, un soir d’août. En attendant le journal de 20 heures – je n’en manquais pas un, et pour cause –, ta petite sœur Line, Anna et moi regardions distraitement une nouvelle émission sur Canal +. Ça s’appelait « Canal Bus ». L’idée consistait à envoyer une bande de joyeux drilles, à bord d’un minibus, explorer en caméra cachée les confins de la France profonde. Avec, en toile de fond, sous couvert d’ouverture à la province, un mépris social que la démagogie de façade ne parvenait pas à maquiller. Destination du jour : la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes. J’avais mis le volume plus fort et avancé ma chaise d’un cran.
Je n’avais pas été déçu. À peine descendus de leur Combi flambant neuf, les bobos en goguette s’étaient surpassés. C’était à qui aurait le mot le plus mordant, la blague la plus ironique. Le premier zadiste venu s’était vu ensevelir sous les sarcasmes.
— Ben alors, à quand un ZAD-Land sur le modèle de Disneyland ? Avec une grande roue en palettes recyclées et des glaces au fromage de chèvre ?
Rires gras et entre-soi. Ils étaient si pittoresques, ces gueux en dreadlocks, chevelus et crottés. Vivement le retour à Paris et les bars à cocktails de South Pigalle. C’est alors que la caméra s’était aventurée dans une sorte de grand hangar, visiblement la maison collective de la Zone. Des types ¬s’affairaient au fond.
— Si ça se trouve, on va voir Niels, avais-je lancé pour plaisanter, mais pas que.
Bonne pioche : je n’avais pas fini ma phrase que tu apparaissais à l’image, visage flouté, derrière une table à tréteaux. En train de peler une pomme. Muet.
Là, c’est moi qui en étais resté sans voix.
Tu portais le T-shirt que je t’avais offert en Espagne, pendant nos dernières vacances ensemble – c’est idiot, mais ça m’avait fait plaisir. Cela dit, même sans ça, tu penses bien, je t’aurais identifié au premier coup d’œil. Ce halo de feu autour du visage. Ce teint pâle. Cette posture un peu nonchalante, ce bras fin, appuyé sur la table. Cet angle du coude. Ce flegme. On reconnaît son garçon entre mille.

Les minets de Canal, dans leurs petits slims bien coupés, avaient redoublé de railleries. Je souffrais pour vous, pour tes amis, pour toi. D’abord longtemps silencieux, tu avais perdu patience et tu avais répondu, calmement mais agacé. Le ton était monté, la fine équipe avait battu en retraite. En entendant ta voix, j’avais eu envie de pleurer. Avec ton T-shirt bleu arborant un scooter et ton couteau à pomme levé comme un stylo, tu étais vivant, et en bonne santé. Oui, ça tenait du miracle.
L’émission terminée, je t’avais écrit un SMS :
Je t’ai vu sur Canal, ce reportage à la con, pourquoi tu ne m’as rien dit ? Je suis heureux, tu avais l’air bien, je respecte tes convictions. Je t’embrasse fort. Appelle-moi. Papa.
Et puis les mois étaient passés. Sans que tu me fasses signe.
*
Mais à présent tu étais là. À Lacanau. Avec nous. Tu avais choisi de venir, en compagnie de ta chérie. C’était déjà beaucoup.
Je connaissais ta susceptibilité, loin de moi l’idée d’être intrusif. Ou indiscret. J’ai attendu le soir de ton arrivée pour savoir comment Tania et toi étiez logés sur la Zone.
— Et donc, vous vivez où ?
La question avait été volontairement posée sur un ton neutre, dénué de la moindre malice. Tu as eu la gentillesse de la prendre comme telle, avec une simplicité qui était tout à ton honneur, signe – je le notais en passant – d’une maturité nouvelle. Nous en étions au déca. Devant les reliefs d’un dîner au cours duquel tu avais mangé comme quatre, tu m’as répondu en te balançant un peu sur ta chaise, comme tu l’avais toujours fait.
— Des copains m’ont aidé à construire une cabane. On s’y est tous mis, ça a pris une bonne semaine.
— Sympa de t’avoir aidé.
— Chez nous, la solidarité, ça fait partie des valeurs. Pour eux, c’était naturel. Depuis, j’ai rendu la pareille.
Là-dessus, tu as sorti de ta poche quelques photos, des vraies, à l’ancienne, un peu écornées. Tu semblais les avoir préparées, et ça m’a ému. Impossible pour toi de les faire défiler sur l’écran d’un smartphone, tu n’en avais pas. Ton portable était un Samsung ancien modèle, absolument incassable. De ceux que possèdent en général les dealers – pour des raisons évidentes –, mais aussi les bûcherons, les chauffagistes, les préposés aux remonte-pentes dans les stations de ski. Ou encore, je ne le devinais que trop, les zadistes qui n’ont pas envie d’être tracés par les flics. Le genre d’engin que l’on peut laisser trois jours sur une table de café sans que personne n’y touche.
— Tiens, regarde, as-tu poursuivi… C’est là.
Les clichés montraient un bâti de planches et de bâches bleues, percé de fenêtres récupérées, donnant sur une terrasse composée de palettes de chantier. Il était joliment situé, en surplomb d’un chemin creux, à l’ombre d’un chêne majestueux qui semblait garder de sa haute stature une prairie champêtre, accueillante, typique du bocage vendéen.
— Tu vois, là, c’est la pièce à vivre… J’ai sauvé un canapé des encombrants, nickel, les gens jettent n’importe quoi… Là c’est l’espace couchage… Pareil, j’ai restauré des châssis de fenêtres trouvés dans une décharge… Et là, c’est une sorte d’appentis, s’il y a des copains qui viennent… ou des sans-papiers…
— Des sans-papiers ?
— Oui, il en passe… Des migrants, aussi… On les aide…
— Ah… faites gaffe quand même…
— T’inquiète. Bref, on est super bien. Y a même un poêle à bois… Ça, c’est un copain paysan qui nous l’a refilé, il ne s’en servait plus. Et tu as vu, là ?
De ton majeur tu as désigné des bouteilles d’un beau vert translucide, artistiquement enchâssées dans les murs. Puis tu as poursuivi :
— C’est moi qui ai eu l’idée. Ça fait comme des vitraux. C’est bien, non ?
C’était beau, oui. Bien pensé. Chaleureux. Ça ne m’étonnait pas, tu avais toujours été artiste, adroit, excellent dessinateur. Enfant, tu pouvais rectifier à ton goût un centre de table qui ne te convenait pas. Sous mes yeux, les photos se succédaient entre tes doigts comme les cartes d’un magicien qui coupe et recoupe le jeu avant un bon tour. Tu m’avais eu. Tu semblais vraiment heureux. Mieux : fier de ton choix. Fier de ta cabane construite avec tes potes. Un type m’aurait montré sa nouvelle villa d’architecte à Porto-Vecchio que je n’aurais pas décelé autant de lumière dans son regard. Tu semblais toi-même ne pas en revenir d’avoir construit ce logis de tes mains. Au gré de tes mouvements, tes bracelets en jonc coulissaient sur tes poignets fins, tes poignets d’ex-citadin de bonne famille devenu paysan.
— C’est bien, dis donc, ai-je déclaré sans enthousiasme marqué.
Sans doute, inconsciemment, avais-je à cœur de ne pas te donner trop vite de gages d’adhésion. J’ai demandé dans la foulée, les sourcils froncés :
— Mais l’hiver… vous n’avez pas froid ?
— Non, ça va…
— Un peu quand même…, a osé une petite voix, te cou¬¬pant la parole, et l’herbe sous le pied par la même occasion.
Tania a poursuivi, soudain enhardie :
— En plein janvier, on a eu de la neige… Déjà qu’il fait humide dans les marais… là on s’est vraiment gelés. On se couchait tout habillés sous trois épaisseurs de couettes, ça ne suffisait pas, les draps étaient mouillés de froid. Et le matin, on cassait la glace dans le seau. En plus, le bois n’était pas sec, ça fumait dans le poêle.
— Et un radiateur électrique ? ai-je demandé innocemment.
Tania a décidé de faire fi du regard désapprobateur que tu lui lançais, toi, son mentor. Elle s’est jetée à l’eau, gelée ou pas.
— On pouvait se raccorder à la ligne EDF à l’arrache, mais… Niels n’a pas voulu.
— Par honnêteté à l’égard d’EDF ? j’ai rigolé, ironiquement cette fois.
Tu as pris la parole, soudain énervé.
— Par honnêteté intellectuelle. Par solidarité avec ceux qui n’ont rien. Les SDF, les rejetés, les déracinés, tout ce que tu veux.
— On a des bougies, on se débrouille, a repris Tania. Mais le froid la nuit, ça, c’est terrible. Impossible de dormir. Ça ne s’en va pas. Ça vous prend et ça ne vous lâche pas.
Elle avait sans doute raison, mais j’étais triste pour toi. Ton merveilleux tableau bucolique, avec voisins solidaires, coquelicots et prairies pittoresques, venait de subir un bar¬¬bouillage en règle.
— Faut pas exagérer, as-tu soupiré. En général, c’est supportable… J’ai mis des bouchons de papier journal dans les ouvertures…
— Et puis à la rentrée, y a le Saint Maclou de Nantes qui va nous donner des chutes ! Chez nous, bientôt, y aura la moquette, a complété Tania, dans un souci de réconciliation.
Elle t’a souri, toi aussi. Entre vous, le calumet de la paix venait d’être échangé. Le calumet, ça m’allait bien, ça changeait du cannabis dont l’odeur sucrée – je m’en rendrais vite compte – allait chaque jour empester dans toute la maison.

Les jours ont passé, démontrant bel et bien que le problème, c’était ça, en fait : la beuh, la weed, l’herbe, je ne savais pas comment la nommer pour ne pas faire vieux-qui-veut-faire-jeune, comme dans le sketch de Bedos et Dabadie (« Tu veux un chewing ? À la chloro. »). Pas un petit joint festif de temps en temps, histoire de se détendre, non, là on parlait d’un mode de vie, d’un réflexe, d’une nécessité pour commencer la journée, la vivre, la terminer. Même si tu t’en défendais, les pétards t’explosaient les neurones, te mettaient les yeux pas en face des trous.
Ça t’avait pris au lycée, comme une envie de pisser fluo, et depuis ça ne t’avait plus quitté. De mauvaises influences en mauvaises rencontres, tu t’étais fait gauler avec un peu trop de marchandise sur toi pour qu’il puisse ne s’agir que de consommation personnelle. Nous t’avions inscrit en pension, en terminale, pour tenter de sauver les meubles. Mais en pension, ça avait continué, en planque derrière les hauts murs, tradition oblige. Cette fois on commençait à prononcer les mots de tribunal, de juge d’application des peines, de travaux d’intérêt général, de casier judiciaire. JAP, TIG, CJ, tu devenais aussi accro aux acronymes.
Bref, à Lacanau, cette fumée âcre remplissait la maison et te vidait le regard. Pas toujours, non, mais souvent. Pour ma part, elle me piquait sacrément les yeux. J’étais accablé de te voir comme ça traîner tes grands pieds à côté de ton grand chien, de ne même pas te rendre compte que tu vivais ta vie à contretemps. Nous laissions le petit déjeuner à votre disposition, mais à midi passé, le beurre fondait au soleil et les guêpes s’agglutinaient sur les pots de confiture. C’était plus fort que toi, il fallait que tu descendes avec Tania quand bon te semblait, comme un roi que tu n’étais déjà plus à mes yeux, ou alors le roi des égoïstes. Bon sang, tu ne voyais donc pas tout ce que nous faisions pour être conciliants ? Tu ne voyais pas que l’on t’aimait, que l’on se pliait à tes quatre volontés dans l’unique but de te ménager, de préserver cette grâce qu’était ta présence parmi nous ?
Un jour, alors que vous aviez mis la table, vous attendiez la suite des événements tandis qu’Anna finissait de préparer le repas. Entremêlés et immobiles, Tania toute béate et toi l’enlaçant de tes immenses bras, vous aviez l’air d’un couple de paresseux qui vient de repérer des feuilles de cecropia. Sans te dessouder du corps de ta moitié, tu as alors demandé à ta belle-mère :
— Anna, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre pour t’aider ?
Et elle de te répondre, mains jointes et intonation suppliante :
— Prendre une douche.
Ça lui était sorti du cœur. Bon prince et bonne princesse, vous vous étiez exécutés sur-le-champ, prenant d’ailleurs votre douche en même temps – ¬la salle de bains en avait été transformée en hammam. Mais le déjeuner d’après, tel le corbeau de la fable, on ne t’y a plus repris. Suivant ton idée, tu n’as rien demandé à quiconque et, pour une raison inexplicable, tu as soudain entrepris de préparer de la mayonnaise. Beaucoup de mayonnaise. Un saladier plein. Je te revois fouettant frénétiquement le mélange pour le faire monter. Attendais-tu un régiment de parachutistes pour le déjeuner ? Avec toi, je m’attendais à tout. Mais, bien entendu, personne ne disait rien. Hugo battait des mains, un grand frère qui préparait la mayonnaise aussi bien, en cas de fish and chips c’était décidément fabuleux. Anna souffrait et soufflait, mais discrètement. Quant à Mamine, elle s’appliquait à apaiser chaque manifestation d’impatience de ma part.
— Il est là, c’est l’essentiel, me disait-elle comme on passe un baume.
Mamine, de toute façon, avait un faible pour les par¬¬cours parallèles. Après avoir été nageuse de haut niveau dans son pays natal, le Danemark, elle avait sillonné les États-Unis en bus Greyhound, croisant sans doute à l’occasion des copains de Kerouac, avant de débarquer, à la fin des années 1950, dans le milieu interlope du Paris artiste. Autant dire que les soirées enfumées, les avant-¬premières underground et les petits matins à discuter avec des journalistes qui avaient bu un verre de trop, elle avait connu. Quant au Flower Power, de loin ou de près, elle en avait sans doute cueilli quelques brassées – qui pouvait y échapper, à l’époque ? À travers toi, elle en humait encore le bouquet, par bouffées entières tout droit remontées de sa jeunesse.
*
— Pourquoi tu marches pieds nus ? t’a demandé Hugo un jour dans la voiture, alors que nous roulions vers la mer.
— Parce que j’suis un beatnik…
— Moi aussi je veux être beatnik ! a répondu ton petit frère.
À Lacanau-Océan, les braves baigneurs et les bons bourgeois se retournaient sur toi. Un zonard marchant pieds nus, indifférent aux mégots, aux chewing-gums écrasés et aux traces de pipis de chien, ça ne se voyait pas souvent par ici. Les mêmes me regardaient avec un mélange d’admiration et de commisération : avec mon short blanc, mon polo, mes espadrilles et ma bonne mine, j’avais tout du bon chrétien s’occupant d’un jeune en difficulté. Au premier coup d’œil, pas évident de savoir que nous étions père et fils. J’étais donc un type bien, consacrant une partie de ses vacances à remettre un délinquant dans le droit chemin. Chapeau.
Alors que nous attendions un panini en train d’être pr鬬paré, tu t’es assis par terre. Pourquoi ? Mystère. Je trouvais que tu en faisais trop. Sur cette promenade de station balnéaire, des bancs étaient installés tous les cinq mètres.
— Tu sais que tu as le droit de t’asseoir, t’ai-je dit en cachant mal mon irritation.
— J’aime bien le contact avec le sol.
Tania t’a imité. On ne voyait que vous. J’étais mal à l’aise. Le bon Samaritain commençait à voir rouge. J’ai réussi à me calmer. Tenir le coup. Ne surtout pas tout gâcher, tel était mon mantra.
— Et tu sais que je peux aussi t’acheter un pantalon neuf, ai-je insisté.
Tu as ricané sous ta tignasse.
— Plus tu me le diras, moins j’aurai envie de le faire.
Pas question de me décourager. J’ai continué sur un mode plus léger.
— Pas un pantalon fabriqué par des petits Asiatiques exploités, rassure-toi. Un pantalon cent pour cent éthique, biodégradable, recyclable, recyclé, tout ce que tu veux. Avec plein d’étiquettes vertueuses dessus. Ça coûtera ce que ça coûtera.
— Un pantalon de bobo, quoi. Un truc qu’on trouve dans le Marais.
— Juste un pantalon. Propre.
Toujours assis par terre, tu m’as regardé presque gentiment.
— D’occasion, je ne dis pas. C’est fabriqué, c’est là, ça existe, alors autant le porter. Mais pas un pantalon neuf, papa. Il y a largement assez de choses sur terre pour ne pas en rajouter. Les usines, faut arrêter. À peu près tout peut être recyclé, réparé, récupéré. Merci quand même.
— De rien.
Nous irions donc, quelques jours plus tard, à la Croix-Rouge du Porge te dénicher un pantalon en toile à dix euros. Il t’irait comme un gant. Aucun mérite, un rien t’habillait. Je devais me le tenir pour dit : seules ces seconde main, par ailleurs impeccables, trouvaient grâce à tes yeux. Ce qui ne t’avait pas empêché, une demi-heure après cette grande tirade, de faire un drôle de choix chez le glacier.
— Nutella, s’il vous plaît.
— Hein ?
Anna en avait avalé son cornet de travers.
— Nutella ? Toi, tu choisis Nutella, Niels ? Et les orangs¬¬outans ? Et la forêt primaire rasée pour cette saloperie d’huile de palme ?
— Booah…
Elle était estomaquée. Moi aussi. Manifestement, ta conscience écologique fondait d’un coup là où commençait le plaisir d’une boule de glace industrielle. Nutella, merde alors ! Nutella, pâte marron bien connue, symbole quasi scatologique de la boulimie capitaliste et du surpoids occidental. La dévastation, prix à payer pour devenir obèse en toute tranquillité. Si l’homme est pétri de contradictions, alors tu devais être sacrément malaxé. Pour penser à autre chose, nous sommes allés contempler le spectacle du soleil en train de décliner à l’horizon. Comme lui, j’avais envie de me coucher. J’étais fatigué.

Bon gré, mal gré, les choses avaient plutôt bien débuté, mais au fil du séjour ça s’est assez vite dégradé. Le plus triste pendant ces journées de cohabitation, c’est que pas une fois nous n’avons eu l’un pour l’autre un geste, un mot de complicité ou de tendresse. Trop de gêne et de pudeur, sans doute. Fidèles à vos habitudes, Tania et toi émergiez toujours alors que nous passions à table pour le déjeuner, à l’heure où le soleil était à son zénith, où les cigales depuis longtemps assourdissaient l’air chaud, où la ronde des moteurs, au loin sur le lac, ne se remarquait plus tant elle vibrait en sourdine depuis tôt le matin. Nous nous disions un mot ou deux, mutuellement bien disposés. Mais ni toi ni moi n’étions assez naïfs pour croire en cette fausse proximité qui, en réalité, nous tenait éloignés l’un de l’autre.
Dans une sorte de chorégraphie instinctive, connue de nous seuls, nous nous en remettions à une danse subtile faite d’évitements, de contournements, d’échappées salutaires. Tu donnais un coup de main, vidant la machine ou faisant la vaisselle, ton buste un peu penché, chemise ouverte sur un T-shirt qui ne variait jamais. Pour le reste, rien ne changeait. Pas de chasse tirée, ça gâche l’eau. Pas de douche non plus, pour les mêmes raisons. Pas de confidences. Juste, parfois, un rire partagé, nous prenant de court, nous laissant l’un et l’autre pareillement étonnés.
Il y a bien eu cette fin de journée où, amusés de nous retrouver au même moment à nous baigner dans le lac, nous avons repris par réflexe nos jeux d’autrefois. De l’eau jusqu’aux genoux, encore secs et un rien frileux, nous nous tournions autour pendant quelques secondes. L’air de rien. Puis ça commençait toujours par un :
— Tu vas pas oser ?
— Bien sûr que si !
La joute aquatique débutait aussitôt, moi t’aspergeant sans relâche et toi, en retour, moulinant l’eau de tes grands battoirs jusqu’à ce que, face à face et trempés, épuisement s’ensuive. Même Tania, par discrétion, n’avait pas osé nous déranger dans ce qui ressemblait sinon à un baptême désordonné, du moins à une sorte de fête païenne célébrant les retrouvailles entre deux frères ennemis dont l’un était le père. Mais la joie était retombée en même temps que les dernières éclaboussures, nous laissant l’un et l’autre presque un peu gênés, rattrapés…

Extrait
« Des silhouettes apparaissaient, disparaissaient au détour des taillis bruissant dans le vent, des haies des bosquets. Il régnait dans ces clairs-obscurs une étrange ambiance, mi-cathédrale mi-arche de Noé, mi-sanctuaire mi-camp de vacances. Et de cette réalité je m’imprégnais un peu plus à chaque pas, ouvrant grand mes yeux, mes narines, mes oreilles, mes chakras. Après des mois d’asphyxie, je respirais enfin. » p. 125

À propos de l’auteur
EPENOUX_francois_d_©Thierry_RateauFrançois d’Epenoux © Photo Thierry Rateau

François d’Epenoux, 51 ans, a publié neuf ouvrages aux éditions Anne Carrière, dont deux ont été adaptés au cinéma: Deux jours à tuer (par Jean Becker en 2008) et Les Papas du dimanche (par Louis Becker en 2012) ; Le Réveil du cœur, son neuvième livre, a obtenu le Prix Maison de la presse 2014. Il est par ailleurs le père de trois grands enfants, et d’un petit garçon de 3 ans né d’un deuxième mariage. Mi-récit, mi-fiction, Les Jours areuh est inspiré de son propre vécu. (Source: Éditions Anne Carrière)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#leroinupieds #FrancoisdEpenoux #editionsAnneCarriere #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Requiem pour la classe moyenne

DELSAUX-requiem_pour_la-classe_moyenne

RL_2023

En deux mots
Étienne rentre de vacances en famille en Bretagne lorsque la radio annonce la mort de Jean-Jacques Goldman. Une nouvelle qui va le déstabiliser et sa vie va alors basculer dans le doute et l’indécision. Sa femme, son fils et sa fille vont se comporter bizarrement, ses repères vont tous vaciller.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un décès déstabilisant

Dans cette comédie dramatique Aurélien Delsaux imagine un père de famille touché par l’annonce du décès de Jean-Jacques Goldmann. À compter de ce moment, il va regarder son épouse, son fils et sa fille avec un œil différent et se perdre en conjectures.

C’est sur la route du retour des vacances, de Bretagne à Lyon, que le narrateur apprend la mort de Jean-Jacques Goldman. Mais il garde cette information perturbante pour lui. «Ce ne fut qu’une fois Félix et Laetitia couchés, les valises défaites, que je dis à Blanche que Jean-Jacques Goldman était mort, et que ça me faisait bizarre. Sa disparition marquait la fin d’une histoire – une histoire liée à mon enfance, à mon milieu d’origine, village et famille, à tous les miens.»
Ce qui le trouble tout d’abord, c’est qu’il a l’impression qu’autour de lui la nouvelle n’émeut pas plus que ça. Chacun continue à vaquer à ses occupations. Ses enfants continuent à ne pas faire honneur au petit-déjeuner et Blanche ne lui adresse qu’une petite phrase de réconfort.
Dans son entreprise aussi, la routine – après le compte-rendu des vacances de chacun – a repris ses droits.
À compter de ce moment, il y a deux lectures possibles de la suite des opérations. Je vous laisse choisir la vôtre.
La première est à charge. Étienne perd le sens des réalités et ne comprend plus sa famille. Pourquoi Blanche décide-t-elle d’acheter un rottweiler pour la protéger et quitte quelques jours le domicile pour s’acclimater à son chien? Pourquoi son fils cache-t-il une bible dans sa chambre? Pourquoi sa fille, devenue femme, choisit-elle un amant qui a quasiment son âge? Autant d’interrogations qui vont le perturber au point de chercher refuge dans la fuite – il cherche un refuge dans les bois – ou dans l’alcool.
La seconde version est à décharge. On peut considérer que la mort de son idole a enclenché un processus d’hypersensibilisation et que le schéma d’une famille heureuse et équilibrée qu’il croyait bien ancré lui apparaît désormais dans sa vraie dimension. Il se rend subitement compte que quelque chose ne tourne pas rond chez son épouse qui a des crises d’angoisse et se sent suivie, que son fils est en pleine crise mystique et que sa fille cherche un père de substitution.
Aurélien Delsaux a joliment construit son roman autour d’ellipses. Il n’affirme rien et laisse au lecteur le soin de conclure. Où est le raisonnable? Où se cache la névrose? Et faire semblant d’être heureux, n’est-ce pas le début du bonheur? Et dans ce cas, l’inverse serait tout aussi vrai!

Post Rencontre VLEEL Auteur - 2

Signalons la rencontre en ligne avec Aurélien Delsaux organisée par VLEEL le dimanche 22 janvier à 19 h. Gratuite et ouverte à tous. Inscription via ce lien.

Requiem pour la classe moyenne
Aurélien Delsaux
Éditions Noir sur Blanc / Notabilia
Roman
224p., 20 €.
EAN 9782882508058
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, en Bretagne, face à la baie d’Audierne, le long de l’A89, en passant par Clermont-Ferrand jusqu’aux monts du Lyonnais et Lyon.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Etienne rentre de vacances avec sa famille parfaite et son apparent bien-être. Sa vie est confortable, routinière. Il mène une vie normale, c’est l’essentiel.
Quand soudain, on annonce à la radio la mort de Jean-Jacques Goldman.
Avec cet adieu au totem et au ciment des classes moyennes, Aurélien Delsaux tire à vue sur notre époque, et il la touche en plein cœur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Transfuge (Damien Aubel)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
« Les vacances étaient terminées, jusque-là tout s’était bien passé. Je me souviens des chiffres d’alors, je voudrais les saluer : il allait bientôt être dix-huit heures, Blanche, ma femme chérie, somnolait à mon côté, nos deux enfants dormaient à l’arrière, je roulais sur la flambant neuve A89, j’avais quarante-cinq ans, j’avais enregistré sur le régulateur la vitesse maximale autorisée, le tableau de bord annonçait quarante et un degrés à l’extérieur.
Ce que les chiffres mesuraient, le temps et la vitesse, la température ou le prix, j’étais depuis longtemps persuadé de ne pas savoir l’évaluer, de n’être plus capable de le ressentir vraiment. Les chiffres fixaient tout et tenaient tout en respect, ils épinglaient calmement en moi des papillons morts. Ils rendaient la vie saisissable, ils étaient les sigles de mon bonheur.
Je ne vis pas le gris de cendre du gazon sur les aires, ni les branches nues comme en hiver des arbres secs, presque brûlés, je n’entendis aucun appel au secours. Je veillais sur la sécurité et le bonheur des miens, les ramenant au foyer dans notre confortable familiale, en qui j’avais toute confiance.
Les objets ne m’avaient jamais trahi. Chacun me faisait croire avec élégance, presque affection, que je méritais ses bons offices. La clim était automatiquement réglée, la ventilation était douce, les vitres teintées nous protégeaient de la lumière et des regards, la puissance du moteur était peu bruyante, je doublais les camping-cars hollandais tranquillement. Si je restais concentré sur ma route, il ne nous arriverait rien.
Nous avions hésité à partir la veille, nous craignions une circulation compliquée. C’était un dimanche classé orange. Mais nous n’allions pas renoncer à un jour de vacances, nous profiterions de notre bon temps jusqu’au bout. Par chance, il n’y avait pas eu un seul bouchon. J’avais refait le plein à hauteur de Clermont-Ferrand, j’avais acheté aux enfants un paquet de fraises Tagada. À leur réveil, ils en déchireraient le plastique en éclatant de rire. J’avais aimablement souri à la caissière harassée par ce long, ce si long dernier dimanche et dernier jour du mois d’août.
Tout ce qu’il avait fallu faire, je croyais l’avoir fait.
*
Mentalement, j’aurais dû effectuer plus d’efforts pour rester vigilant. Je me parlais, je ne reconnaissais pas tout à fait ma voix, ce n’étaient pas tout à fait mes paroles. Je me repassais le film de notre séjour en Bretagne, dans la grande villa de mes beaux-parents, face à la baie d’Audierne. Mon beau-père m’y avait conté l’oracle de la situation économique mondiale, il interprétait force données, il en ouvrait froidement les entrailles. Dans ces viscères ternes, il lisait un avenir stable et bon, il lisait le clair et ferme avenir.
Tout tiendra ! l’entendis-je encore jubiler.
Et je me répétai cette prédiction, sans réfréner un sourire que je n’adressai qu’à moi, tendant le cou pour que le rétroviseur me le rendît. En petites vagues, de bons souvenirs clapotaient dans ma tête. J’étais de nouveau dans cette crique charmante que nous avions gagnée en bateau, que nous eûmes pour nous seuls. Les enfants s’amusaient à m’enfouir en son sable et à m’entourer de murailles. Puis je revis la destruction de leur château, le grand trou que mon corps relevé laissa, les vagues abolissant tout. L’océan s’évapora. Les Monts du Lyonnais avaient paru au loin.
Tout tiendra, tout tiendra, marmonnais-je à présent comme un mantra. Nous passions sous un de ces grands panneaux bleu roi, aussi verticaux que des lames de guillotine. Il indiquait des directions qui n’étaient pas la nôtre, bifurquant avant elle, STRASBOURG DIJON SAINT-ÉTIENNE, ou, MARSEILLE MILAN, la dépassant. Tout tiendra, tout tiendra, allai-je jusqu’à comiquement chantonner.
Filant sur une portion d’autoroute parfaitement droite, je jetai un œil distrait aux différents symboles allumés sur le tableau de bord. Tous confirmaient le pilotage quasi automatique de mon véhicule.
*
Le soleil ne faiblissait pas. Je savourais un mélange de sérénité et de confiance, dont l’habitacle était plein, et que j’aurais pu essayer de nommer. Depuis la fin de l’adolescence, et jusqu’à ce soir-là, je ne m’étais pas beaucoup attardé sur mes sentiments, je n’avais que rarement ressenti le besoin de leur donner un nom. Je me sentais proche de ces gens qui appellent leur chien Le chien ou leur chat Le chat, et à qui très souvent on reproche cette négligence. De mes émotions je ne faisais pas une affaire personnelle. Je n’étais pas une pierre, je n’aspirais pas à devenir de marbre, des sentiments m’habitaient bel et bien. C’étaient ceux d’un homme normal, dans une vie normale. J’étais triste ou heureux comme tous les gens de ma catégorie pouvaient l’être, ni plus ni moins.
Il n’y avait rien à en dire, rien à dire du tout.
La route était toujours droite et sèche, la voiture semblait voler magiquement à un centimètre de sa surface. Je me redressai sur mon siège. Je humai l’odeur de neuf autour. Le mot assurance émergea. Il aurait parfaitement convenu pour me caractériser.
À 20 ans, j’aurais eu bien des raisons personnelles de protester contre l’ordre des choses. À présent, je n’en voyais plus de très sérieuses, je n’en voyais plus aucune de valable. Globalement, les lois invisibles qui régissaient le cosmos, les lois tortueuses que l’humanité s’imposait, tout ça m’allait très bien. Mes besoins étaient comblés et mes désirs, modestes, satisfaits.
Pour ne pas m’endormir, je doublai une Kangoo verte qui se traînait trop sur la voie centrale. Voici ma vie – une avancée rapide, contournant en toute sécurité, dans le respect des règles, le moindre obstacle. Je n’avais qu’à continuer à bonne allure ma trajectoire, je n’avais qu’à suivre les indications.

Après dix heures de route, nous arrivions enfin aux abords de Lyon. Je connaissais parfaitement notre fin de parcours. Je laissai néanmoins le GPS me guider encore, j’augmentai légèrement le volume de la radio, la fatigue commençait à se faire sentir davantage. J’avais de désagréables picotements dans la nuque, de violentes envies de bâiller. Ma fille et mon fils, écouteurs sur les oreilles, regardaient chacun leur film sur leur tablette. Blanche, la tête penchée vers sa vitre, gardait en son reflet les yeux fermés.
Le dernier péage franchi, nous entrâmes dans le tunnel, le profond et long tunnel qui passe sous les fleuves. Nous arriverions bientôt rue Saint-Jacques, nous étions presque arrivés – plus que 7 minutes, indiquait la machine. Je n’en comprenais plus l’itinéraire. Les lumières orange, le grésillement de la radio qui ne capte plus, je me les rappelle. Je pensais peut-être à quelque chose de précis en cet instant, quelque chose du proche et calme avenir : aux valises à défaire, à la rentrée des enfants – ou à un nouveau voyage. Je ne m’en souviens plus.
Je ne vis pas l’écran émettre de flash ni devenir noir, je ne vis pas le tunnel s’éteindre ni s’écrouler, nous n’avons pas plongé dans je ne sais quel gouffre. Je ne me souviens de rien sinon du bleu – de cette moitié de disque bleu, de l’air libre qui nous appelle, de ce morceau de ciel comme une île en vue. De ce bleu là-bas au loin, tout au bout, ce bleu tendre du soir, vers quoi nous allions et de quoi, sans cesse, sans cesse, nous nous rapprochions.
C’est en sortant du tunnel que j’entendis la présentatrice interrompre le programme pour m’annoncer à voix basse la mort de Jean-Jacques Goldman.
La nouvelle tomba en moi, avec ce son mou du galet jeté dans la mare. Dans le silence de la vase, une fois leur obscure retraite atteinte, y remuent des bêtes étranges.
J’éclatai en sanglots, mais doucement, le plus doucement possible, pour ne déranger personne, pour ne pas dévier de ma trajectoire. Je coupai la radio et mon portable.
Le trafic s’était soudain densifié. Tous les phares et tous les lampadaires s’étaient allumés. La nuit et la ville nous avaient avalés.
*
Rue Saint-Jacques on décongela tout de suite une quiche Tradition. Une odeur de gras sortit du micro-ondes, on mangea très vite. Je mâchai ma part tiède en y cherchant une consolation. Nous étions arrivés, nous avions encore réussi. Les vacances étaient finies, mais nous étions de retour chez nous, sains et saufs. Personne n’avait forcé la porte de notre appartement, un rapide tour de nos 184 m2 me donna l’impression que tout était intact, que rien n’avait changé.
Dans un cauchemar qui m’avait autrefois obsédé, je nous voyais rentrer de vacances pour découvrir au sous-sol qu’on avait défoncé la porte de notre garage. Aucun de nos vélos n’y avait été dérobé, on s’était contenté de casser ce grand et vertical rectangle blanc et lisse, on l’avait défoncé, tordu et sali, pour le seul plaisir de nous nuire. Qui avait fait ça, quel était son visage, qu’est-ce que c’était, avait-ce un visage – mon rêve ne le révélait pas.
J’avais, depuis, investi dans un système de sécurité. Ce mauvais songe s’était fait de plus en plus rare. Mais contre les cauchemars on ne vend pas de système de sécurité infaillible.
Ce ne fut qu’une fois Félix et Laetitia couchés, les valises défaites, que je dis à Blanche que Jean-Jacques Goldman était mort, et que ça me faisait bizarre. Sa disparition marquait la fin d’une histoire – une histoire liée à mon enfance, à mon milieu d’origine, village et famille, à tous les miens.
Je ressentais autre chose que de la tristesse, quelque chose de plus fort, comme on dit d’un alcool.
Elle ne me demanda pas de quoi il était mort, d’ailleurs je n’en savais rien, qu’est-ce que ça changerait. Elle fit juste C’est vrai, à moitié comme une question, à moitié comme si elle le savait déjà, comme si elle l’avait toujours su. Elle n’était pas douée pour la consolation, mais qui l’est. Elle posa négligemment une paume sur ma joue, par automatisme, ou par condescendance. Sa paume était douce, ma joue rêche, elle retira très rapidement sa main.
Je haïssais tous ses gestes. Je ne disais rien.
Je m’isolai dans ma pièce – moitié bureau, moitié débarras, je ne lui avais pas assigné de fonction exacte. J’y regardai mon vieux poster. On l’y voyait avec encore beaucoup de cheveux, il jouait sur une guitare électrique bleu et blanc, son profil laissait voir son nez juif, une immense fumée rouge montait derrière lui. J’avais tellement aimé ses chansons, autrefois.
Les autres écoutaient les hits internationaux, mélopées anglaises et rap d’outre-Atlantique : paroles que je ne comprenais pas, rythmes qui ne me correspondaient pas, mélodies qui n’étaient pas les miennes. Les chansons de Goldman, je les avais si souvent passées et repassées dans ma chambre et dans ma tête. J’avais tant aimé quand la radio en diffusait une, les matins ou soirs dans le car du collège, les samedis après-midi à l’Intermarché de Bournay, et aux mariages de mes grands cousins, et à quelques enterrements. J’en savais sûrement encore tous les textes et tous les airs par cœur. Il y avait pourtant longtemps que je ne les chantais plus.
Je ne décrochai pas le poster, ce ne fut pas à ce moment-là que je le déchirai. Je pleurai encore.
Un air funèbre m’avait envahi. Je reconnus le début du requiem anglican de sir Andrew Gardiner, un contemporain de Purcell dont, pour parfaire mon éducation musicale, mon beau-père m’avait offert un disque. C’est épatant, m’avait-il vanté. Le terme m’avait paru quelque peu déplacé pour qualifier une œuvre funèbre, mais comment dire la puissance de cette médecine sacrée. I am the Resurrection and the life, chantonnai-je aux quatre murs et au plat visage de mon ancien héros, sans y croire. Je me laissai apaiser par la tristesse domptée de cette musique-là. Malgré moi, elle m’accompagnerait dans les jours à venir.
J’essuyai mes joues. Je me concentrai sur demain. Une nouvelle année commencerait.
Blanche allait retrouver ses collègues avocats, et ses clients innocents ou menteurs, et les greffiers, et les juges, et le président du tribunal, et je ne savais qui. Les enfants reprendraient le chemin de l’école et reverraient leurs amis. Moi, j’allais retrouver le labo, mes listes de tâches quotidiennes à distribuer, grilles à remplir, dosages et résultats à contrôler, fidèlement. Nous reprendrions tous les quatre notre rythme, nos horaires, nos activités, loin du temps sans stries des vacances.
Nous les regretterions un peu, ces jours libres – mais pas trop, pas longtemps. Le cours normal des choses emporterait dans ses flots tranquilles tout le sable de notre mélancolie.

Dans notre chambre, Blanche avait déjà éteint. Elle était parfaitement immobile. Allongé tout près d’elle, je ne l’entendais pas respirer, j’eus peur qu’elle ne fût morte aussi. Je murmurai Bonne nuit chérie, espérant qu’elle me répondît, qu’elle me rassurât. Sans doute était-elle plongée dans la phase profonde du premier sommeil. Je fermai les yeux pour la rejoindre où l’on ne rejoint jamais personne, là où se mène la vie involontaire.
La plupart du temps je dormais du parfait sommeil du juste. Et voici que, très vite, je me réveillai en sursaut.
*
J’errai dans le couloir, hésitai entre le salon et la cuisine, entrouvris avec délicatesse la porte des chambres de Laetitia et de Félix. Je ne voulus pas contempler leur visage, leur visage dormant m’avait toujours fait peur. Je détournai le regard au bel or de la chevelure de ma fille qui débordait son oreiller, je ne vis que la main, la timide main de Félix – puis je regardai nos meubles, toutes les choses, toute la sécurité des choses qui se taisaient dans la nuit.
Je me laissai tomber sur le grand canapé d’angle du salon, j’allumai plusieurs lampes, une à une, pour simuler le début d’un show. Les bibelots n’avaient pas bougé, le vernis de tout brillait. Sur une étagère, dans l’émail d’un vase en raku, je vis une forme de boule qui devait être mon visage déformé, ma trouble gueule.
J’admirai longuement les angles parfaitement orthogonaux et l’apparence gris et noir de ces bijoux technologiques qui font toute la beauté de la vie moderne, qui justifient par leur usage comme par leur simple présence la peine qu’on se donne pour les acquérir. Je les chérissais comme de loyaux, de sûrs et fidèles consolateurs. Par le seul commandement de mon désir, grâce à l’efficacité de leurs entrailles électroniques, Jean-Jacques Goldman ne serait pas si mort que ça.
Je caressai la table basse devant moi. Un peu de poussière se colla sur mes phalanges, la poussière qui continue à se déposer partout, tout le temps, même quand l’appartement reste fermé dix jours, même quand nous ne sommes pas là pour la créer en abandonnant toujours d’infimes pellicules de peaux mortes. Plus que de notre propre usure, je la voyais naître de chaque chose, et de l’air, et du temps lui-même – chair de sa chair, émiettée.
Heureusement pour nous, Nadia nous débarrasserait de ces particules bourrées d’acariens. Elle reviendrait jeudi faire le ménage, elle reviendrait chaque jeudi, tous les jeudis, toute l’année, elle n’avait aucune raison de nous abandonner. Elle reviendrait année après année, jusqu’à sa retraite – à moins qu’elle ne meure prématurément. Je ne connaissais pas l’espérance de vie d’une femme de ménage.
Je repris la pile des journaux et magazines, j’aimais qu’elle dessinât – le plus grand format à la base, le plus petit au sommet, le tout bien centré – une petite pyramide aztèque.
Ainsi trouvai-je caché entre L’Obs et Télérama un prospectus annonçant l’ouverture prochaine d’une salle StrongPark à La Part-Dieu.
Sous le slogan TOUJOURS PLUS FORT, un jeune blond, en short bleu et marcel immaculé, affichait, un haltère dans chaque main, ses muscles en sueur et son sourire carnassier. Pourquoi Nadia n’avait-elle pas jeté ça tout de suite à la poubelle. Fixant avec mépris l’image de ce Musclor photoshopé, je ne pus m’empêcher de rire, d’un rire presque spectral.
À ton âge, j’avais mieux à faire que de gonfler mes biceps –
D’un seul poing, je roulai en boule ce rectangle de papier glacé.

Derrière une des lampes, des feuilles se découpaient, noires, en contre-jour. Je me levai pour les toucher, pour leur donner une caresse. Elles avaient des formes originales, on aurait dit des œuvres de métal ciselé. La première que j’effleurai se détacha de sa tige pour tomber droit vers le sol. Je passai ma main au-dessus des autres, toutes s’effritèrent. Elles tombèrent en petits morceaux, en tout petits morceaux de cendre noire.
Toutes les plantes étaient mortes de soif. Ce n’était pas moi qui m’occupais de leur arrosage, mais la personne qui le faisait leur avait manqué. Nous avions oublié de demander à Nadia, ou à n’importe qui, de passer les arroser, ne serait-ce qu’une fois en notre absence. C’était idiot et touchant, ce besoin vital et cette négligence humaine.
Je souris à ce nécessaire et fidèle souci que nous, êtres humains, devons à toute plante en pot. Notre nécessité avait sa réciproque, elles manqueraient à la joliesse de notre intérieur. Il faudrait vite en acheter d’autres. J’avais à me débarrasser d’autant plus vite de ces formes rabougries et cramées, de ces tiges cadavériques.
Je cessai de sourire parce que je ne savais pas quoi faire de la terre.
*
Dans les heures lisses de la nuit, quand pour deux ou trois heures la rue se tait parfaitement, les yeux fixés au plâtre du plafond, je vis défiler quelques futiles images de mon enfance calme. Les chansons de Goldman avaient bercé tout le premier tiers de ma vie, au soleil de sa mort ma mémoire en dégelait quelques morceaux.
J’ai revu des jardins. J’ai revu notre petit pré piqué de fruitiers à Saint-Jean-l’Herme, bordant les grands bois des Blaches. J’ai revu le carré tout en fleurs de Bournay, et le petit potager à Sainte-Julie, chez mes grands-parents paternels, maternels. Je disais bonsoir aux arbustes, aux buissons des haies, bonsoir aux fleurs et aux fruits, bonsoir chaque brin, chaque branche, bonsoir la terre et l’herbe, bonsoir bestioles.
Passe alors une petite taupe, je la suis. Elle plonge dans un trou, creuse de plus en plus profond sa galerie. Bientôt ses pattes se fatiguent, ses griffes s’usent. Elle n’arrive plus à poursuivre, elle ne sait plus creuser, elle ne peut plus, ne peut plus. Et soudain c’est moi. Je suis coincé sous la terre, dans quel boyau du temps, mes mains sont couvertes de sang, et j’étouffe –
Je me réveillai encore en sursaut. Qu’est-ce qui m’arrivait. Me semblait avoir entendu un cri sourd, assez proche, de l’autre côté des cloisons ou des vitres, dans une chambre ou sur le balcon. J’ouvris un instant la baie, je retournai voir les enfants. Tout était tranquille dehors, tout dormait dedans.
L’air extérieur m’avait fait frissonner, je rejoignis la tiédeur du lit conjugal.

Une heure avant l’aube, Blanche me réveilla. Elle secouait mes épaules, elle s’était mise à quatre pattes, elle avait enlevé sa chemise de nuit.
La première chose que je vis en ouvrant les yeux dans la pénombre fut le frémissement de ses seins.
D’abord elle ne demanda rien, je me taisais. Nous avions souvent fait l’amour en muets, sans parler ni avant, ni pendant, ni après. Dans ces moments bénis, l’évidence et l’accord de nos désirs suffisaient, commandaient tout. »

À propos de l’auteur
DELSAUX_aurelien_©Emmanuelle LescaudronAurélien Delsaux © Emmanuelle Lescaudron

Aurélien Delsaux est né en 1981. Son premier roman, Madame Diogène, remarqué par la critique, a été finaliste de plusieurs prix. Son deuxième roman, Sangliers, paru en 2017 chez Albin Michel, a reçu le prix Révélation 2017 de la Société des gens de lettres. Luky a paru chez Notabilia en 2020, tout comme Requiem pour la classe moyenne (2023). (Source: Éditions Noir sur Blanc)

Page Facebook de l’auteur
Compte instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#requiempourlaclassemoyenne #AurelienDelsaux #editionsnoirsurblanc #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

L’invention de l’histoire

LALUMIERE_linvention_de_lhistoire  RL_2023  coup_de_coeur
En lice pour le Prix RTL-Lire 2023

En deux mots
Thomas vit en banlieue avec sa femme et son fils. Désormais au chômage, il s’inscrit à la médiathèque où il va se faire des amis qui vont l’encourager dans son projet, retrouver la trace de son arrière-grand-père ferrailleur qui pensait avoir acheté la tour Eiffel. Son père, en Ehpad dans le Sud-Ouest, pourra peut-être l’aider…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sur les pas de la victime de l’arnaque du siècle

Sous couvert d’une enquête menée par son arrière-petit-fils qui entend savoir comment son aïeul a pu croire qu’il avait racheté la tour Eiffel, Jean-Claude Lalumière nous raconte la France d’aujourd’hui, celle où nombreux sont ceux qui se sentent aussi arnaqués.

Thomas a du temps devant lui, car après avoir travaillé en tant que rédacteur dans une agence de pub il se retrouve au chômage. Alors il essaie de s’occuper, range le garage et y déniche des tonnes de souvenirs. Puis décide de s’inscrire à la médiathèque où il ne tarde pas à se faire des amis. Lina, la belle bibliothécaire, n’hésite pas à lui apporter son aide, car l’enquête qu’il a décidé de mener la passionne. Il aimerait en savoir plus sur cette histoire que sa famille préfèrerait oublier, la vente de la tour Eiffel à son arrière-grand-père par un roi de l’arnaque. Françoise qui arrondit ses fins de mois en vendant des confitures aux clients et Mansour, dont il a également fait la connaissance à la médiathèque l’encourage à parler à son père, lui qui n’a pu parler au sien, ancien harki torturé par ceux de son propre camp et rescapé in extremis de cette sale guerre. « Ce jour-là, j’ai compris pourquoi Mansour s’intéressait à la littérature des années cinquante et soixante. Celle qui parle de la jeunesse de son père, de la sienne aussi. On revient toujours explorer les forêts noires de son enfance, y retrouver le petit garçon resté là, égaré, oublié sur Le chemin qui mène à l’âge d’homme. Mansour et moi avons cela en commun, ce désir de comprendre ce qui nous a construits. »
Ajoutons-y Francky qui a bien envie de faire payer au directeur de supermarché son trafic illicite et imagine un moyen irréfutable pour lui extorquer les fonds qu’il détourne. Ce que Viktor Lustig avait réussi à faire en vendant la tour Eiffel.
Alors même si son père perd un peu la mémoire, Thomas décide-t-il de confier son fils Valentin à Carine, son épouse, et prend le train pour la maison de retraite de Marennes où réside son père. Peut-être réussira-t-il à en apprendre davantage sur cet homme, objet de recherches vaines jusque-là?
Avec beaucoup de sensibilité et d’humour, Jean-Claude Lalumière suit cet homme un peu maladroit et dépeint avec beaucoup de justesse cette France des oubliés. Sous couvert d’enquête historique, c’est bien une recherche personnelle que mène Thomas. Où en est-il de sa relation avec sa femme? Avec son père? Avec son fils? Et plus largement avec une société qui manifeste sur les ronds-points et qui rêve de jours meilleurs. Qui a le sentiment qu’elle aussi a été arnaquée.
C’est avec la politesse du désespoir qu’il nous fait partager sa quête et c’est avec grand plaisir qu’on le suit dans ses pérégrinations. Oui, la nostalgie est une petite musique mélancolique qui a encore de beaux jours devant elle.

L’invention de l’histoire
Jean-Claude Lalumière
Éditions du Rocher
Roman
216 p., 18 €
EAN 9782268108476
Paru le 4/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, en commençant par Paris et la banlieue, mais on y voyage aussi beaucoup, de Bussy-Saint-Georges à la Beauce et de La Rochelle jusqu’à Marennes, en passant par Surgères. On y évoque aussi Alger et des escapades à Prague, Rome, Lisbonne, Venise.

Quand?
L’action se déroule en 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
Depuis l’enfance, un mystère intrigue Thomas Poisson : la vente, dans les années vingt, de la tour Eiffel à son arrière-grand-père, ferrailleur de son état, par un certain Victor Lustig. Une arnaque mythique dont a été victime son aïeul, un déshonneur transmis de père en fils.
Sa recherche le conduit auprès de son père – un homme taiseux qui s’est réfugié dans un Ehpad à la mort de sa femme – et à la médiathèque de sa ville, où il rencontre une singulière petite bande : Lina, Mansour, Francky et Françoise. Autant de femmes et d’hommes dont les fragilités et les solitudes imposées par la précarité contemporaine vont se répondre.
Une quête de sens, un récit de filiation et d’amitié d’une grande délicatesse, à la fois décalé et poétique.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« À trois cents kilomètres à l’heure, le train traverse la campagne beauceronne figée dans son immensité. Sur la plaine, le soleil encore bas darde ses rayons dont la lumière rasante s’accroche à la rosée, qui ne l’arrête pas, lui donne au contraire plus d’ampleur. Magie de la diffraction. C’est le printemps et le vert tendre s’étend à perte de vue. Du blé partout. Du blé encore en herbe. Du blé en abondance qui vaut à cette région le surnom de grenier de la France. L’agriculture moderne, intensive, au service de la multiplication des pains. Une assurance contre la famine et les soulèvements populaires.
La grande vitesse sied à ce paysage hérité du remembrement dont il est l’expression la plus monotone. Sans le mouvement pachydermique des éoliennes, d’aucuns pourraient croire que rien ne bougeici, ousipeu. Lacroissancedesculturespour seul mouvement. Invisible à l’œil du voyageur. Une abstraction pour mon esprit citadin. Périurbain, devrais-je dire. Selon les géographes et les aménageurs, c’est ainsi qu’il convient de qualifier ce qui n’est ni la ville, ni la campagne, ni même la banlieue. L’espace périurbain est un endroit où le champ des possibles se réduit à un carré d’herbe clairsemée menacé par le goudron des parkings. Je vis dans un lieu incertain, voué à disparaître, qui sera bientôt absorbé par la ville en expansion, où demeure dans un statut transitoire près d’un tiers des Français auxquels personne, ni les médias, ni les politiques, ni les pouvoirs publics, n’accorde beaucoup d’attention en dehors des campagnes électorales. Des crevards, une armée de réserve pour l’économie, la chair à canon du capitalisme et de la société de consommation. Rejetés loin des centres-villes par la pression immobilière, coincés là par les aléas économiques, financiers, boursiers, cantonnés aux marques génériques et aux premiers prix. Le hard discount et le made in China pour seul horizon. La frustration pour quotidien. Chaque fois que nous abordons ces sujets, Mansour s’emporte. « Et on leur reproche encore de coûter cher. Un pognon de dingue, comme il dit, l’autre… Qui peut s’étonner de les voir se rassembler depuis quatre mois sur les ronds-points ? Mais à quoi aboutira toute cette agitation ? Tu peux me le dire ? À des promesses, comme toujours… »
Mansour a probablement raison. « C’est comme ça, depuis toujours, enchérit-il. Les autorités mentent et rien de mieux ne nous attend dans la vallée voisine. Inutile de se lancer dans l’ascension du col. Nous croiserons les mêmes miséreux arrivés au sommet, venant de l’autre versant, avec, dans le regard, la même certitude, la même colère d’avoir été trompés. »
Je n’ai pas compris pourquoi Mansour racontait cette histoire de vallée et de col. Nous étions à la médiathèque. Il m’a montré un livre, Les Saisons de Maurice Pons.
— Tu devrais lire ce roman, m’a-t-il dit.
Je venais d’enregistrer mes livres pour la semaine à la banque de prêt et j’avais déjà atteint le maximum d’emprunts autorisé.
— La prochaine fois, je lui ai dit.
Mansour a reposé le livre à sa place en soupirant. Il sait bien que je ne lis pas de romans. C’est une chose qui le désole.
— Tu devrais le lire, celui-ci. Moi, j’ai appris beaucoup grâce aux romans. Je connais la chaleur qui, au mois d’août, embrase dans un souffle les vallées d’Algérie quand vient le soir, je connais l’ambiance d’Alger les jours de victoire de l’équipe nationale de football, les voitures qui descendent des hauteurs de la ville dans un concert de klaxons et les Algérois qui se rassemblent et qui forment un cortège sur la rue Didouche-Mourad, je sais qu’Alger la blanche ne l’est qu’en façade, au premier regard lorsqu’on arrive par la mer, mais que l’ocre, le jaune, le brun et le rouge de la brique s’imposent ensuite au regard. Et pourtant, je n’y suis jamais allé. Grâce aux romans, j’ai aussi compris la colère de la jeunesse algérienne, de l’humiliation des célébrations de 1930 aux massacres de Sétif en 1945, cette colère qui a poussé mon père à rejoindre l’ALN dès 1954. J’ai lu le déchirement du départ forcé, que j’avais oublié. J’étais trop petit… Bref, j’ai compris qui j’étais. Lire des romans est la meilleure façon d’entendre parler de soi. De toute façon, c’est tout ce qu’il me reste pour combler les silences.
J’ai pris le train ce matin à la gare Montparnasse, celui de La Rochelle, et descendrai à Surgères, au milieu de la campagne charentaise. De là, un bus assure la liaison avec Marennes où demeure mon père. Un long périple. Le bus donne l’impression d’un retour au temps où la durée du voyage préparait au dépaysement, où l’on se languissait d’arriver. Il fallait prévoir un casse-croûte. Un temps révolu. Malgré le trajet en bus, j’arriverai avant 14 heures à Marennes, et pourrai, je l’espère, déjeuner au restaurant de la place Carnot où se situe l’arrêt, ou sinon près du marché. Rien n’est moins sûr si tôt dans l’année. Hors saison encore. À pied, je rejoindrai ensuite la maison de retraite où réside mon père. Pour dormir, j’ai loué une chambre d’hôte non loin du centre. Confort réduit mais prix raisonnable.
Nous sommes vendredi. J’ai accompagné Valentin à l’école à 8 h 30. Sur le trajet, je lui ai rappelé que c’était Amélie, la mère de son copain Lucas, qui viendrait le chercher ce soir, que je devais m’absenter jusqu’à lundi et qu’il passerait le week-end avec sa mère, mais la seule question qui l’intéressait était de savoir si j’allais croiser la dame aux confitures. Il a terminé un pot de confiture de fraises ce matin et s’inquiète de voir notre réserve diminuer. « Il n’y a plus que trois pots d’avance », a-t-il insisté. Arrivé devant l’école, Valentin a filé dans la cour en direction d’un groupe de garçons, tout en criant à mon intention de ne pas oublier la confiture. Je l’ai rassuré de nouveau et, pressant le pas, j’ai gagné la gare pour rejoindre Paris par le TER de 8 h 45. Les confitures attendront mon retour.
La dame aux confitures, comme l’appelle Valentin, c’est Françoise que je retrouve plusieurs fois par semaine à la médiathèque. Pour compléter sa modeste retraite, elle prépare des confitures qu’elle vend sous le manteau. Elle promène toujours avec elle un chariot de courses en toile écossaise orange qui contient une douzaine de pots de sa production. Un client peut se présenter à tout moment. Françoise teint ses cheveux d’une couleur proche de l’orange de la toile de son chariot. Une couleur sans équivalent dans le règne naturel qui peut, sous une certaine lumière, évoquer un coucher de soleil publicitaire, un cliché de la Toscane sur lequel un graphiste stagiaire aurait abusé des filtres Photoshop. Une image rassurante qui m’a d’abord laissé penser à un geste marketing. Françoise est bien au-dessus de cela. Elle aime cette couleur, tout simplement. Pourtant, s’il ne s’inscrit pas dans une quête d’image de marque, l’orange de ses cheveux la rend facilement identifiable, de loin. Même dans la bibliothèque, les lecteurs l’abordent pour réclamer qui de la mûre, qui de l’abricot, qui de la framboise. C’est comme ça que je l’ai rencontrée. J’étais assis à la grande table, celle tout au fond de la médiathèque, où les lecteurs consultent la presse. Elle venait de s’installer en face de moi et s’apprêtait à lire l’édition du jour du Parisien quand un jeune employé est venu lui demander, en chuchotant pour ne déranger personne, s’il lui restait de la gelée de groseille. Françoise a chuchoté, elle aussi, à l’oreille du jeune homme qui a éclaté de rire sans émettre le moindre bruit. Une scène à faire douter un malentendant du bon fonctionnement de son sonotone. Je me suis dit que la formation des bibliothécaires devait les préparer à cela. Une aptitude validée par un examen, j’imagine, où l’épreuve consiste en une mise en situation de communication silencieuse : orienter vers la section « Histoire égyptienne » sans prononcer un mot, ramener au calme d’un simple regard un groupe d’adolescents agités, donner son avis, positif ou négatif, sur un ouvrage en clignant des yeux… Personne ne maîtrise l’expression silencieuse mieux que les bibliothécaires. Entre eux, ils échangent sur des fréquences que seuls les chiens et les chauves-souris peuvent percevoir.
Françoise a plongé la main dans son chariot, en a ressorti la gelée convoitée, provoquant le sourire radieux du jeune employé.
— J’ai aussi de la fraise, a-t-elle soufflé. De la mara des bois.
Mais le garçon s’est contenté de son pot de groseille.
Alors qu’elle ouvrait son journal, je lui ai dit :
— J’en veux bien, moi, de la fraise.
— Vous avez raison, c’est la meilleure.
Ce n’était pas Françoise qui avait répondu mais l’homme qui, assis à côté de moi, lisait Le Monde des livres. C’est aussi à cette occasion que j’ai rencontré Mansour. C’était au début de mon chômage. Nous avons sympathisé ensuite, et nous nous retrouvons plusieurs fois par semaine, toujours autour de la même table, aux mêmes places, depuis ce jour-là.
Une éternité s’était écoulée, me semblait-il, depuis la dernière fois où j’avais couru pour attraper le train de 8 h 45. Bientôt deux ans que je fais partie de ceux qui ne sont rien. Avant cela, j’étais rédacteur dans une agence publicitaire. Vingt ans que j’exerçais ce métier. Depuis plusieurs mois, je ressassais le même discours chaque soir en rentrant de l’agence. Je n’aimais plus mon travail, ne m’entendais pas avec le directeur artistique recruté un an plus tôt, un jeune prétentieux qui me regardait comme un dinosaure lorsque je réclamais des briefs plus précis. « C’est bon, Thomas, pas la peine de creuser, on en a assez », me répondait-il chaque fois, désinvolte, superficiel, trop pressé. Et je me retrouvais à plancher avec des orientations imprécises dans des délais toujours réduits. Ce que je proposais ensuite ne le satisfaisait pas. L’art de sucrer les phrases, comme disait le chef de pub avec lequel j’avais débuté, requiert du temps, de la patience. Trop vagues, à l’image des directions données, mes slogans n’étaient pas percutants, le positionnement restait flou, mais les campagnes, sur internet désormais, fonctionnaient malgré tout. La publicité online était la nouvelle orientation de la direction. Sur le papier, l’idée ne tenait pas, mais, en ligne, l’idée importait peu. Quelques rudiments d’une psychologie de bazar dictaient des slogans médiocres. Les algorithmes assuraient le reste. Travailler ainsi ne m’intéressait pas. Nous aurions pu aller plus loin, réaliser un travail de qualité en amenant le client à bien préciser ses orientations, mais cela prenait du temps, demandait plusieurs rencontres, exigeait de s’intéresser à l’autre. Ce n’était plus cet état d’esprit qui régissait le métier. Seuls comptaient les chiffres, les affichages à l’écran, les clics, les résultats financiers.
« Ce n’est pas que je les néglige, je ne suis pas naïf, je sais bien qu’il faut que l’argent entre dans les caisses, les nôtres comme celles des clients, mais si l’on brûle les étapes, tôt ou tard, on passe à côté de la beauté de ce métier. On fait de la pub comme des machines, et même pour des machines. Rien de tout ce que nous avons produit ces derniers mois ne passera à la postérité. Tout cela n’a plus de sens », avais-je dit à Carine un soir après le dîner.
Pourtant, l’agence avait remporté quelques prix. Mais que signifiait gagner des prix dans un milieu où l’exigence artistique avait disparu au profit des indicateurs ? Fini les jingles qui claquaient à l’oreille. Plus de musicalité dans la phrase. L’époque où écrire un slogan publicitaire s’approchait de la poésie minimaliste était révolue.
Carine m’avait suggéré de négocier la fin de mon contrat. Comment imaginer que la fin de ce contrat mettrait en péril celui de notre mariage ? Le temps file et tout coule.
Au début de notre histoire, Carine habitait à Bussy-Saint-Georges, un appartement de trois pièces acheté sur plan, cinq ans plus tôt, alors qu’elle débutait dans la vie professionnelle et que la ville nouvelle sortait de terre, construite pour les jeunes cadres qui travaillaient pour beaucoup de l’autre côté de la capitale, dans le quartier de La Défense. De nombreux chantiers annonçaient l’arrivée prochaine de nouveaux habitants. La ville grandissait mois après mois. Un an après notre rencontre, j’avais quitté Paris et j’étais venu m’installer avec elle. Mes collègues de l’agence n’avaient pas compris cette décision. À l’époque, de la fenêtre de la chambre, on pouvait apercevoir au loin, au-delà des constructions en cours, l’autoroute A4. Quand soufflait le vent du sud, il portait jusqu’à nous les vrombissements des voitures qui filaient dans un flot incessant sur la voie rapide. La dernière fois que Carine et moi avions traversé Bussy, nous étions passés devant l’immeuble où se trouvait son appartement. Par curiosité seulement, car nous n’avions aucune nostalgie de notre vie là-bas. Les arbres avaient grandi sur l’avenue devant la fenêtre, et les immeubles en face, achevés depuis longtemps, offraient à la vue des occupants actuels le crépi clair de leurs façades de carton-pâte. Le parc d’attractions de Disney se situait à quelques kilomètres de là, mais on avait l’impression que les décors commençaient avec les villes nouvelles environnantes. Du préfabriqué, démontable à l’envi, à peine résistant aux intempéries, semblait-il. À la naissance de Valentin, nous avions décidé de vivre dans une maison avec un jardin. Cela voulait dire partir plus loin de Paris encore. Mes collègues ne comprenaient toujours pas.
Je comptais parmi les employés les plus anciens de l’agence, les mieux payés aussi. L’opportunité de me remplacer par un jeune diplômé aux exigences salariales moindres, prêt à tout pour entrer dans le moule, était trop belle. Mes patrons ont rapidement accepté cette proposition de rupture conventionnelle. Exit le vieux, chargé de famille qui plus est. À quarante-six ans, je n’étais toujours pas à la tête de l’équipe des rédacteurs. Ni ma hiérarchie ni mes collègues ne considéraient mon expérience comme un atout, au contraire. Les apparences leur donnaient raison. Lors d’une formation à l’utilisation des réseaux sociaux imposée par la direction, il m’avait fallu créer des comptes sur les différents réseaux abordés pendant les séances. J’avais un compte Facebook que je n’utilisais jamais, mais pas pour Instagram et Twitter. Le formateur nous avait demandé de poster une photo au hasard sur Instagram. Dans mon téléphone, j’en avais trouvé une du chat des voisins, un chat persan qui vient parfois nous rendre visite. Le formateur nous avait demandé de publier cette photo en l’accompagnant de hashtags, si possible en anglais, pour améliorer sa visibilité. Je m’étais exécuté : #chat #chatpersan #cat #persiancat #persianlover… Il n’avait pas fallu longtemps avant que je ne reçoive une douzaine de sollicitations, de la part d’amoureux des chats bien sûr, mais aussi de quelques types à grosse moustache, des cousins bodybuildés de Borat qui affectionnaient les poses lascives dans des vêtements trop petits. À l’évidence, #persianlover me classait parmi ceux dont les fantasmes érotiques se dissimulaient dans les salles de sport des faubourgs de Téhéran. J’ai supprimé mon compte Instagram après la formation.
Le monde avait changé, moi pas. Je n’étais qu’un élément parmi d’autres, touché par l’obsolescence programmée. Dispensable. Personne ne m’a retenu.
J’ai démissionné au début de l’été, sous le soleil. Le jardin, les barbecues (je pense avoir cuisiné tous les aliments qui pouvaient cuire sur un barbecue et même certains qui n’y étaient pas destinés, avec plus ou moins de succès pour ces derniers, je dois l’admettre), les dîners sur la terrasse, l’activité de Carine au ralenti en cette saison, Valentin qui n’avait pas école : cela ressemblait à des grandes vacances. Septembre est venu me rappeler la réalité de ma nouvelle vie, imposant de nouveaux rituels, au rythme de l’école de Valentin et des repas à préparer (les mauvais jours m’ont obligé à délaisser le barbecue, ce qui, je crois, était un soulagement pour Carine). Un rythme qui ne me laisse que peu de temps libre. Valentin pourrait déjeuner à la cantine, mais je tiens à m’occuper de notre fils. C’est aussi pour ça que j’ai tout plaqué.
Lundi, je l’attendrai à la sortie de l’école. Ce soir, Carine ira le chercher chez la voisine, après son dernier cours. C’est la première fois que je les laisse seuls tous les deux. Carine en profitera pour faire le point, m’a-t-elle dit, réfléchir à nous deux. « Il serait plus juste de dire à nous trois », lui ai-je fait remarquer. Elle a haussé les épaules sans rien dire. Cette réponse non verbale m’a blessé, davantage que si elle m’avait envoyé bouler, et sur le coup, je me suis demandé si Carine n’avait pas suivi une formation de bibliothécaire avant de me rencontrer.
J’espère ne pas effectuer ce voyage pour rien. J’aurais dû commencer mon enquête en questionnant mon père, bien sûr, mais j’avais promis à ma mère de ne jamais lui parler de l’épisode qu’elle m’avait révélé. J’avais neuf ans lorsqu’elle m’avait raconté cette histoire, et elle m’avait fait jurer de ne jamais aborder ce sujet avec lui. « Il en a toujours honte et ne veut plus en entendre parler », s’était-elle justifiée. Plusieurs fois l’envie de m’entretenir avec lui de ce qu’il convient de nommer une péripétie familiale était venue et, chaque fois, je m’étais mordu les lèvres pour m’en empêcher, me remémorant l’avertissement de ma mère : « Si tu lui parles de cette histoire, tu vas lui faire de la peine. » Alors j’ai ravalé mes questions. Jamais je n’ai rompu cet absurde serment. Même après la mort de ma mère il y a cinq ans. Cette affaire n’était pourtant pas un secret. Elle était même de notoriété publique. Certains en avaient tiré des livres, des films, et elle ressurgissait régulièrement dans la presse. C’était un marronnier, un sujet qui servait à combler les creux éditoriaux, une histoire sensationnelle dans laquelle la victime, mon arrière-grand-père, passait immanquablement pour un crétin. Et c’est sans doute pour cette raison que mon père ne voulait plus en entendre parler. Comme si la honte de s’être fait gruger d’une manière aussi grossière s’était transmise d’une génération à l’autre. »

Extrait
« Ce jour-là, j’ai compris pourquoi Mansour s’intéressait à la littérature des années cinquante et soixante. Celle qui parle de la jeunesse de son père, de la sienne aussi. On revient toujours explorer les forêts noires de son enfance, y retrouver le petit garçon resté là, égaré, oublié sur Le chemin qui mène à l’âge d’homme.
Mansour et moi avons cela en commun, ce désir de comprendre ce qui nous a construits. » p. 53

À propos de l’auteur
LALUMIERE_Jean-Claude_2_DRJean-Claude Lalumière © Photo DR

Né à Bordeaux en 1970, Jean-Claude Lalumière a d’abord écrit des fictions pour les Ateliers de création de Radio France avant de publier au Dilettante Le Front russe (prix Jeune mousquetaire du premier roman) et La Campagne de France. Aux éditions Arthaud, Ce Mexicain qui venait du Japon et me parlait de l’Auvergne et aux éditions du Rocher Reprise des activités de plein air (2019) et L’invention de l’histoire (2023). (Source: Éditions du Rocher)

Blog de l’auteur
Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur
Compte Instagram de l’auteur
Compte LinkedIn de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

100 chroniques de livre

Challenge NetGalley France 2019

Challenge NetGalley France 2018

Badge Critiques à la Une

NetGalley Challenge 2016

Badge Lecteur professionnel

Tags
#linventiondelhistoire #JeanClaudeLalumiere #editionsdurocher #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2023 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #NetGalleyFrance #prixrtllire #RentreeLitteraire23 #rentreelitteraire #rentree2023 #RL2023 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots #enlibrairie

Crédit illimité

REY_credit_illimite

  RL_ete_2022 coup_de_coeur

En deux mots
De galère en galère, Diego est contraint d’aller demander de l’aide à un père honni. Le grand patron lui accordera les 50000 euros demandés à condition qu’il endosse le rôle de DRH et licencie quinze personnes. Une fois le contrat accepté, les choses ne vont pas se passer comme prévu.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’exécuteur des basses œuvres se rebiffe

Nicolas Rey se frotte à la grande entreprise et cela fait des étincelles! Son narrateur, chargé par son père de licencier un groupe d’employés, ne va pas endosser le costume du liquidateur. Un revirement qui nous vaut un petit bijou, humour compris.

Quel bonheur de lecture! Et quelle virtuosité. Arriver à faire d’un malheureux sans le sou amoureux de son analyste et chargé par son père de licencier une quinzaine de personnes un roman drôle, l’histoire d’un amour éperdu et une fable optimiste sur fond de misère économique, ce n’était pas gagné d’avance! Pourtant Nicolas Rey a relevé le défi haut la main.
Quand s’ouvre le roman, c’est le ciel qui tombe sur la tête de Diego Lambert. Le bilan qu’il dresse de sa situation est loin de faire envie. À la manière de François Hollande face à Sarkozy, il use de l’anaphore pour appuyer là où ça fait mal: « Moi, Diego Lambert, quarante-neuf ans, vieil adolescent attardé avec deux prothèses de hanche en céramique, sponsorisé autant que massacré par son père. Moi, Diego Lambert, alcoolique et ancien cocaïnomane sans chéquier et sans permis de conduire. Moi, Diego Lambert, interdit bancaire et incapable d’offrir un week-end au bord de la mer à l’éventuelle femme de sa vie les soirs où elle aurait trop peur de mourir. » L’ultime solution, qu’il se refusait à envisager jusque-là parce qu’il avait été trop maltraité par son géniteur, consiste à quémander 50000 € à son père, PDG d’une grosse entreprise qui fait commerce de céréales.
Ce dernier lui propose alors un marché. Il remplacera provisoirement sa DRH et devra procéder rapidement à une série de licenciements. Un dégraissage qui satisfera les actionnaires et fera grimper le cours en bourse.
Diego est bien contraint d’accepter et va faire défiler les victimes désignées dans son bureau. Mais Diego est libre dans sa tête et se range du côté des victimes d’une société qui se porte fort bien. Il va imaginer une solution qui plaira aux actionnaires sans pour autant procéder à des licenciements.
Pour son père, cette solution est acceptable, mais ne correspond pas au contrat passé. Aussi refuse-t-il à son fils de lui remettre la somme convenue. De quoi attiser la colère de Diego.
Car il entendait couvrir de cadeaux Anne Bellay, sa psy dont il est éperdument amoureux et à laquelle il a remis les 64 lettres écrites après chacune de leurs séances en guise d’adieu. Car il s’est bien rendu compte qu’il n’avait aucune chance qu’elle partage sa passion.
Sauf qu’après la lecture de ces missives, elle accepte finalement de le revoir. Tout espoir n’est donc pas perdu.
Avec maestria, Nicolas Rey va nous offrir un feu d’artifice final qu’il serait dommage de dévoiler ici. Soulignons plutôt combien cette excursion amorale dans l’univers de la grande entreprise est tout sauf politiquement correcte. En courts chapitres qu’une écriture nerveuse fait passer presque trop vite, on navigue entre le roman noir, la bluette romantique et, comme dit l’éditeur, la «farce œdipienne». Sans oublier la critique acerbe de ce patronat qui garde les yeux rivés sur le cours de bourse au détriment de ses employés. Sans avoir l’air d’y toucher – avec désinvolture et un humour froid – Nicolas Rey nous appelle à la vigilance et nous rappelle qu’à cœur vaillant rien n’est impossible, quitte à tricher un peu!

Crédit illimité
Nicolas Rey
Éditions Au Diable Vauvert
Roman
224 p., 18 €
EAN 9791030705157
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement dans les Hauts de France, du côté de Saint-Omer.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Diego Lambert n’a plus le choix. Il doit licencier quinze salariés de l’usine de son père s’il ne veut pas finir sur la paille. Mais rien ne va se dérouler comme prévu, jusqu’à l’irréparable. Dans cette fiction d’une ironie féroce et d’une beauté nouvelle, Nicolas Rey invente le crime parfait !
« Un roman plein d’humour et de folie à dévorer d’urgence. » Librairie Les Accents
« Nicolas Rey nous régale avec un texte où l’on retrouve l’humour, le désespoir, les situations géniales qui font la saveur de ce dandy romantique inégalable. » Librairie Les Mots et les Choses
« Une Conjuration des imbéciles à la française. Nicolas Rey retire avec brio les masques et faux-semblants du monde de l’entreprise. » Librairie La Colline aux livres

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Télégramme (Stéphane Bugat)
20 minutes (Vanessa Paunovitch)
Boojum (Loïc Di Stefano)
We culte (Jane Hoffmann)
Radio Notre-Dame (Christophe Mory)
Podcast Le livre du jour (Frederic Koster)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Joelle Books
Blog Lit Zik
Blog Publik’Art
Blog Les pipelettes en parlent

Les premières pages du livre
« 1
À l’heure où je vous parle, je me trouve sur une terrasse en face de la gare de Lyon. Ma profession ? Interdit bancaire jusqu’à la gueule avec des kilos de dettes et d’impôts impayés. Je suis mort. Je peux juste régler mon café. Je peux juste regarder les pauvres gens qui s’enfoncent en forniquant histoire de pondre une poussette supplémentaire. Je peux juste penser à tous ceux qui tiennent le coup grâce au jardinage, à leur fox-terrier, au golf, au self du midi, à l’acuponcture, à leur résidence secondaire, à leur rêve d’aller vivre à Dubaï, à la prière, à la diététique, à leur copine Jennifer, à Ibiza, à Roland-Garros et au Bistro Romain de ce soir.

Il faut tenir, les doigts crispés sur son surf, sur ses actions, sur la danse brésilienne, sur l’hypnose ou sur la petite dynamique de groupe. Moi, je ne tiens plus. Je vais me lever et je vais prendre un taxi que je ne peux pas payer. Arrivé devant chez moi, je tends ma carte Black au chauffeur. Je fais le code. Je connais déjà la suite :

« Paiement refusé, il me dit.
— Je suis au courant, je rétorque.
— Vous avez un distributeur en face, si vous voulez.
— Ça ne changera rien. Je suis fauché, monsieur.
— Pourquoi vous ne me l’avez pas dit avant ?
— Parce que vous ne m’auriez jamais pris, avant.
— Et le métro, vous connaissez ?
— Je ne suis pas encore assez au point pour prendre le métro.
— Alors, on fait quoi, maintenant, connard ?
— Je veux bien laver votre berline si vous voulez.
— …
— Je monte chez moi. Je prends un seau, du liquide vaisselle, une éponge et j’y vais. Je suis dur à la tâche vous savez.
— Y a pas un proche qui pourrait vous dépanner ?
— Je n’ai plus de proches.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire que je n’ai plus que des lointains.
— Tirez-vous. »

De retour dans mon loft, je n’ai pas ouvert mon courrier. J’ai juste compté les enveloppes des impôts d’un côté et celles de la banque de l’autre côté. Je ne savais pas trop ce que cela signifiait mais la Société Générale l’emportait largement.

2
Reprenons. Je m’appelle Diego Lambert et je suis totalement ruiné. La banque va mettre en vente mon appartement, je suis poursuivi par les impôts, fiché à la Banque de France, je suis incapable de vous dire par quel miracle mon téléphone portable continue encore de fonctionner et, pire que tout, mon abonnement à la chaîne OCS a été résilié.

On ne devient pas pauvre en une seule prise. On savoure avant. On commence par compter ses sous. Et c’est déjà trop tard. On descend les marches les unes après les autres. Ensuite, on dégringole.

D’abord, il y a l’ultime crédit que l’on vous refuse. Arrivent les temps difficiles de l’aveu à ses proches. Et puis, on se retourne vers sa garde rapprochée, à savoir ses grands-parents.

C’est peu dire que je les ai sucés jusqu’à l’os, ces deux-là. Mon grand-père a vendu sa Golf neuve et m’a filé la recette en billets de cinq cents. Ma grand-mère a cédé tous ses bijoux Cartier : « De toute façon, je n’ai jamais aimé tes cousins, ils ont réussi trop facilement », m’a-t-elle confié un soir avec un triste sourire. J’ai tenu six mois avec ce petit pactole fortement convenable.

Ensuite, j’ai taxé ma petite sœur chérie, laquelle, n’ayant pas un sou, a emprunté la carte bleue de son mari en tâchant de ne pas dépasser le plafond autorisé. Elle s’est fait pincer au bout de quinze jours.

Son mari lui a dit que l’existence était une chose assez simple, en fait, qu’elle devait juste choisir entre lui ou moi. Enchaînant les inséminations artificielles dans l’espoir d’un enfant, elle a opté pour son mari. Difficile de lui en vouloir de manière acharnée sur ce coup-là. Ma mère, avec sa retraite d’enseignante à deux mille euros brut par mois, ne m’intéressait pas.

Non, à présent, c’était une fois de plus l’heure du grand combat, de l’affrontement terrible, du carnage évident : mon père et moi. Dans quel état allais-je finir cette fois-ci ? À genoux, allongé dans la poussière, bavant des caillots de sang à ses pieds ? Mon père : un maître en manipulation, en chantage affectif, en violence, en hurlement, en racisme, en népotisme, en perversité. Mon père règne sans partage sur notre territoire familial en règle générale et sur le Mal en particulier. Il a même réussi à faire en sorte que ses proches le plaignent alors qu’il a semé le malheur et la profonde tristesse dans le cœur des siens et qu’il possède toujours deux tours d’avance sur la vie de chacun d’entre nous.

3
Un matin, je me suis enfilé un Xanax et vingt minutes plus tard, je me suis rasé sans me couper. Puis, pour la première fois de mon existence, j’ai réussi à prendre le métro. Je suis arrivé au siège de l’entreprise multinationale. Je me suis annoncé à François, le secrétaire particulier de mon géniteur. Cet homme m’avait vu grandir. Il avait dépassé depuis longtemps l’âge de la retraite mais restait fidèle à mon père. Il avait tout sacrifié pour ce dernier. C’était le seul à connaître les moindres secrets de son patron. J’ai frappé à la porte d’entrée du royaume. Je me suis installé face à lui. Son bureau était comme dans mes souvenirs : totalement vide, pas la moindre trace d’un ordinateur, pas un dossier. Juste deux fauteuils en cuir où il recevait les visiteurs. La décoration aussi était réduite au minimum : des rideaux pourpres pour protéger du soleil et au mur une grande photo en noir et blanc de la vallée de la Durance. Vêtu de l’une de ses éternelles vestes à petits carreaux, mon père buvait son thé en lisant le Wall Street Journal.

Il a commencé sans quitter son journal des yeux :

« Que puis-je pour toi, mon cher fils ?
— J’ai des problèmes de liquidité, Papa.
— De quel ordre ?
— J’ai besoin de cinquante mille euros. »

Il a posé lentement sa tasse de thé et son journal. Il a levé ses yeux bleu délavé vers moi en faisant tourner sa chevalière en or :

« Et le métier d’écrivain, ça ne rapporte pas ?
— Non.
— Et celui de scénariste ?
— Non plus.
— Et celui de réalisateur ?
— Encore moins.
— Acteur ?
— Rien du tout.
— Journaliste ?
— C’est sans espoir, Papa.
— Et pourquoi c’est sans espoir ?
— Parce que je suis un mâle blanc hétérosexuel de presque cinquante ans. L’époque est sans merci. »

Mon père s’est levé. Il a ouvert la porte de son bureau et a articulé : « Passe me voir, demain, à sept heures, en costume cravate, s’il te plaît. »
Il a tendu la joue pour que je l’embrasse.
Lui n’embrassait jamais personne.

4
Le lendemain matin, mon père jubilait dans son fauteuil en cuir comme un gosse qui vient de réaliser une belle bêtise. Il tapotait de sa main droite un sac posé sur son bureau. Avant de prendre la parole, il a conservé le silence un long moment. Il a remonté une jambe de son pantalon jusqu’en dessous de son genou et s’est gratté le mollet. Je le connaissais par cœur. C’était le signe chez lui qu’il allait faire feu. Il m’a annoncé fièrement :

« Diego, il y a cinquante mille euros là dedans !

— Merci Papa.
— À une condition !
— Laquelle ?
— Que tu travailles pour la première fois de ta vie.
— Sans problème. Dis-moi ce que je dois faire.
— Remplacer Béatrice Forlaine.
— Qui est Béatrice Forlaine ?
— La DRH d’une de mes entreprises. Une entreprise de désherbant. Ça a même été ma première boîte en fait. Béatrice est en arrêt maladie pour un mois.
— C’est grave ?
— Dépression à mon avis.
— Pourquoi ?
— Parce qu’elle a choisi de se mettre en dépression pendant le mois que va durer la restructuration de l’entreprise.
— Et alors ?

Et alors, le métier de DRH, dans ces cas-là, c’est le pire de tous. Le plus ingrat. Tout le monde va te détester. Si tu arrives à résister à ça, tu auras mérité cet argent.
— Merci Papa.
— File, le chauffeur t’attend. Ton premier rendez-vous est à huit heures trente. Tu vas commencer par rencontrer un magasinier père de quatre enfants. Sur la fiche, Béatrice a inscrit que sa femme est atteinte d’une maladie génétique dont je n’arrive pas à déchiffrer le nom.
— Formidable.
— Bon Dieu comme je t’envie !
— Je ne vois pas trop ce que Dieu a à voir là-dedans, Papa.
— Oh, tu sais, Dieu, le Diable, c’est combines et compagnie tout ça. Il n’y a qu’une cloison qui les sépare. Tu ne vas pas me faire croire qu’ils ne se croisent pas de temps en temps, ces deux-là ! »

5
Antonio Lambert, mon père, possédait de nombreuses entreprises dans toute l’Europe et le monde entier. Il était un PDG reconnu, affichant les meilleurs bilans, estimé par les actionnaires et les salariés. Ses décisions, ses analyses, son charme, son éternel optimisme dans toutes les situations faisaient de lui un leader incontesté. Il venait du Sud. Alors, quoi qu’il arrive, trois cent soixante-cinq jours par an, il prenait tous les matins son petit déjeuner sur sa terrasse, quitte à porter deux manteaux sur ses épaules. Dès qu’il arrivait à son bureau, tous ses collaborateurs vous diront, de la standardiste au chef marketing, qu’ils avaient l’étrange sentiment que plus rien de grave ne pouvait se produire et que si jamais une situation se dégradait, mon père aurait avec certitude une solution. Antonio Lambert était pour ses salariés comme une drogue apaisante, une assurance vie. Il avait une façon très particulière de vous saluer le matin. Il vous serrait la main fortement et vous demandait comment vous alliez. Mais il ne vous quittait pas des yeux et ne disait plus un mot avant d’entendre votre réponse. Surtout, il se taisait tant qu’il n’était pas certain d’avoir bien entendu tout ce que vous aviez envie et besoin de lui dire. Ainsi, comme le silence continuait, vous vous laissiez aller à lui en avouer plus que d’ordinaire. Oui, dans le monde professionnel, cet homme inspirait à ses proches une confiance hors du commun.

Il y avait donc, entre autres, une entreprise de désherbant dans le Nord de la France nommée Ovadis, à Saint-Omer, qui commercialisait des fournitures pour l’agriculture, et faisait le commerce de céréales. Idéalement placée dans la plaine d’Arras, proche du port de Dunkerque, Ovadis avait fort à faire avec une concurrence faite de coopératives agricoles dynamiques. En un mot, l’entreprise vendait tout ce dont les agriculteurs avaient besoin pour produire : engrais, semences, plans, produits phytosanitaires. En échange, la boîte leur achetait plus tard tout ce que les agriculteurs avaient produit : du blé, de l’orge, des pommes de terre. L’entreprise possédait plusieurs entrepôts et magasins, des bureaux et des silos pour stocker les céréales.

Cinquante personnes travaillaient sur le site et vivaient au rythme des saisons et des cultures. La période de pointe se situait à l’époque de la moisson où les agriculteurs venaient livrer leurs récoltes. Alors, on faisait appel à des stagiaires et des CDD qui venaient grossir les rangs de ces travailleurs.

Après des années de succès, l’affaire traversait une période difficile à cause des normes sur les céréales, l’arrivée des lois contre les OGM pour l’agriculture et l’immense pression des écologistes.

La situation était limpide pour ma belle personne. Mon père m’avait nommé dans le rôle de la pire des putes : celui du liquidateur. Me nommer au poste de pseudo DRH, en fait chef du personnel, faisait de moi l’affreux capitaliste qui allait devoir se séparer de quinze salariés. On remplaçait Béatrice Forlaine, actuellement en dépression nerveuse, par le fils du boss.

Béatrice Forlaine, DRH très humaine, appréciée de tous, à laquelle tout le monde venait se confier, qui les avait tous embauchés, qui assurait leur formation, parfois leur promotion, qui gérait les congés comme les petites avances pour les fins de mois difficiles, Béatrice, remplacée par un Parisien affublé d’une barbe de trois jours et des cheveux hirsutes.

Arrivé dans mon nouveau bureau de la Défense, je réalise vite qu’il n’y a aucune latitude pour effectuer ma triste tâche, uniquement ce que la loi impose et aucun budget de négociation. Aline Forbac, ma toute nouvelle assistante, vient de quitter Saint-Omer pour me rejoindre à Paris. Aline semble être une femme d’une rare gentillesse. En revanche, je ne serai jamais tenté de la harceler sexuellement. Elle me raconte l’annonce de la restructuration par mail, le tsunami suscité, l’immense détresse de tous les salariés, largués dans une région sinistrée depuis longtemps par l’emploi, et encore plus par la crise. C’était elle qui avait aussi réceptionné le deuxième mail, celui dans lequel était jointe la liste des quinze victimes à sacrifier.

J’ai annulé mon premier rendez-vous. Je ne me sentais pas d’attaque pour commencer ma journée en disant à un père de quatre enfants et à sa femme handicapée que le type était viré sur-le-champ.

J’ai demandé à Aline les grandes lignes de ce plan social. Il n’y avait rien de très original : raisons économiques, préavis, mois de salaire par année passée dans l’entreprise, congés payés, coordonnées de Pôle emploi. « Putain, j’ai pensé, ils se sont défoncés vingt ans pour cette boîte et moi, je vais leur filer l’adresse postale de Pôle emploi… »

Mon prochain rendez-vous était à neuf heures trente. D’un seul coup, je me suis senti bien seul dans mon grand bureau. À neuf heures vingt-neuf, la porte s’est ouverte et un couple est apparu. J’ai regardé Aline d’un air désespéré mais elle a pris l’air désolé de la meuf qui veut dire : « J’ai trop la honte, je vais m’en vouloir toute ma vie mais j’ai oublié de te prévenir sur ce coup-là. »

J’ai proposé au couple de prendre place. Ils se tenaient la main comme si on venait de leur annoncer la mort de leur putain de gosse ou un truc dans le genre.

« C’est quoi le problème mes amours ? j’ai fait.
— C’est que nous sommes mariés depuis seize ans, monsieur.
— Félicitations.
— Et que nous travaillons tous les deux pour votre entreprise.
— …
— Et que nous sommes licenciés tous les deux.
— Chiotte.
— Comme vous dites.
— Et bien sûr, vous avez des enfants ?
— Trois enfants que nous devons élever, un loyer et plusieurs crédits.
— Bah oui, ce serait pas drôle, sinon.
— …
— Écoutez, je viens d’arriver ce matin. Laissez-moi étudier votre cas et je vous rappelle en fin de semaine.
— Merci monsieur.
— …
— Merci. Vraiment merci. »

À dix heures, j’ai appelé Aline pour la prévenir que j’aurais du retard lors de ma prochaine exécution. Je suis passé par la sortie de service, je suis allé m’acheter un macaron à la pistache et je l’ai savouré assis sur un banc. Il y avait un adolescent trop grand qui tenait sa mère par le bras et j’ai trouvé ça très gracieux.

Quelque chose clochait malgré tout. Je ne comprenais pas l’objectif de mon père dans cette mission. Il m’avait confié une tâche dont la raison m’échappait complètement. Virer des gens pour cinquante mille euros, c’était largement dans mes cordes. Il le savait. Je le savais. La terre entière le savait. Alors pour quoi faire ? Quel était le coup d’après ? »

Extrait
« Je me suis retrouvé seul sur ma chaise, Et là tout s’est effondré. Qui j’étais? Moi, Diego Lambert, quarante-neuf ans, vieil adolescent attardé avec deux prothèses de hanche en céramique, sponsorisé autant que massacré par son père. Moi, Diego Lambert, alcoolique et ancien cocaïnomane sans chéquier et sans permis de conduire. Moi, Diego Lambert, interdit bancaire et incapable d’offrir un week-end au bord de la mer à l’éventuelle femme de sa vie les soirs où elle aurait trop peur de mourir. Qui suis-je? Moi, Diego Lambert, face à une femme sublime, mariée, sûrement heureuse en ménage, mère de famille au métier épanouissant ?
On a beau dire que l’amour est un enfant de bohème qui ne connaît jamais de loi, mes chances de réussir une vie de bohème avec Anne Bellay étaient tout de même assez faibles, pour être franc juste quelques secondes. » p. 68

À propos de l’auteur
REY_Nicolas_©JP_BaltelNicolas Rey © Photo JP Baltel

Lauréat du Prix de Flore avec Mémoire courte, Nicolas Rey a publié romans, nouvelles et chroniques. Dos au mur, son dixième livre au Diable vauvert, a reçu le Prix Gatsby. (Source: Au Diable Vauvert)

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook de l’auteur
Compte Twitter de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#creditillimite #NicolasRey #editionsaudiablevauvert #hcdahlem #roman #RentréeLittéraire2022 #litteraturefrancaise #litteraturecontemporaine #coupdecoeur #lundiLecture #LundiBlogs #RentreeLitteraire22 #rentreelitteraire #rentree2022 #RL2022 #RentreeLitteraire22 #livre #lecture #books #blog #littérature #auteurs #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots

Les tourmentés

BELVEAUX_les_tourmentes RL_ete_2022  Logo_premier_roman  coup_de_coeur

Prix Talents Cultura 2022
Sélection Prix des Inrockuptibles 2022, catégorie premiers romans

En deux mots
Max retrouve Skender, un ancien frère d’armes en voie de clochardisation. Sa patronne lui propose un contrat à trois millions, en échange d’une partie de chasse très spéciale, car c’est lui qui sera le gibier. Il relève le défi et commence à s’entraîner pour ce rendez-vous très risqué.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Partie de chasse à l’homme

Pour écrire son premier roman, Lucas Belvaux a transformé un début de scénario en un suspense haletant. Cette chasse à l’homme très particulière est sans conteste l’une des belles surprises de cette rentrée.

Skender est un ancien légionnaire. Hanté par ses démons, il a été rejeté par sa femme erre dans la rue, proche de la clochardisation. Une situation qui l’empêche aussi de s’approcher de ses fils Jordi et Dylan, rongé par la honte.
Mais quand Max, un ancien frère d’armes, le retrouve et vient à son secours, tout change. En montant dans la limousine de son ami chauffeur, Skender se voit proposer par «Madame», la riche veuve qui emploie Max, une partie de chasse très particulière puisque c’est lui qui sera le gibier. Cette chasse à l’homme qui se déroulera dans un vaste domaine situé en Roumanie, lui permettra d’empocher trois millions. Cette somme lui permettrait d’offrir à sa famille confort et sécurité. Il accepte le marché d’autant que le premier million lui est versé à titre d’acompte.
Max est chargé de suivre Skender et de préparer la chasse, de lui assurer jusqu’au voyage en Roumanie une vie confortable, de l’aider dans sa préparation sportive. Avec un nouveau toit, une voiture de luxe et une garde-robe entièrement renouvelée, Skender peut se rapprocher de Manon et expliquer à son ex-femme qu’il pourra désormais lui verser une pension alimentaire.
Mieux encore, il part dans les Corbières pour trouver une propriété à leur offrir. Et il entend aller vite, car il ne sait s’il reviendra vivant de son périple roumain.
Lucas Belvaux a choisi le roman choral pour détailler ce suspense, offrant tour à tour la parole aux différents protagonistes. Madame, Max et Skender sont les seuls à connaître les clauses du contrat et les enjeux. C’est donc avec davantage de gravité qu’ils commentent leurs préparatifs. Manon quant à elle a du mal à croire au revirement de son ex-mari et à ce qui ressemble à une fortune miraculeuse. Mais au fil des jours sa carapace de méfiance et de douloureux souvenirs va se fissurer. Avec l’insouciance de leurs jeunes années, Dylan et Jordi vivent un conte de fées et s’enthousiasment jour après jour de leurs cadeaux, de la chaude présence de leur père à leurs côtés. Sans se douter une seconde que leur bonheur pourrait être bien éphémère.
Avec un sens certain de l’intrigue, Lucas Belvaux fait monter la tension, chapitre après chapitre. Madame ira-t-elle au bout de son projet? Max restera-t-il toujours son loyal serviteur? Skender va-t-il préférer la fuite au respect de sa part de contrat? Et si oui, réussira-t-il à sauver sa peau face à des chasseurs expérimentés et des chiens bien entraînés?
Des questions existentielles qui permettent au romancier de mettre en scène une large palette d’émotions et d’entraîner avec lui le lecteur, avide de connaître le dénouement de ce drame. Sans conteste, Lucas Belvaux entre en littérature par la grande porte!

Les tourmentés
Lucas Belvaux
Alma Éditeur
Premier roman
348 p., 20 €
EAN 9782362796081
Paru le19/08/2022

Où?
Le roman est situé dans un endroit qui n’est pas précisément situé. On y évoque aussi Paris, une maison dans les Corbières et un vaste domaine en Roumanie, non loin de Cluj.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dix ans que les deux hommes s’étaient perdus de vue et puis, d’un coup, ils se retrouvaient au détour d’une rue, face à face. Le hasard, paraît-il, fait bien les choses. S’il s’agissait de lui, il aurait mieux fait ce jour-là de se mêler de ce qui le regardait, mais il n’y était pour rien. Skender le comprendrait bientôt, ce n’est pas le hasard qui avait mis Max et Madame sur son chemin. Il le comprendrait bientôt.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le carnet et les instants (Laura Delaye)
L’intime Festival
RTBF (Christine Pinchart)
RTBF (Le Mug – Elodie de Selys)
La langue française (Sophie Appourchaux)
RTS (Podcast Vertigo)
Désir de lire (Evelyne Sagnes)
Livres dans la boucle – le Podcast
Blog main tenant
Blog Les livres de Joëlle
Blog Lily lit


Lucas Belvaux présente son premier roman Les Tourmentés © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« 1

La vie. La mort. La même chose.
L’une et l’autre liées. Imbriquées. Solidaires.
Je connais les deux. Je vis. J’ai vécu.

J’ai vu mourir des hommes et, je dois l’avouer, j’en ai tué. Des hommes, oui. De sang-froid. Presque. En toute connaissance de cause en tout cas. J’étais soldat. Au début, j’étais soldat. Plus que ça, même. La quintessence. Légionnaire. Képi blanc. L’élite depuis le 30 avril 1863 à Camerone, Mexique. Admiré par tous ceux qui se battent quelque part dans le monde. Légionnaire. Respect !

Mercenaire, ensuite. Soldat de fortune. Contractant comme on dit aujourd’hui. Blackwater. En Irak, un peu. Pas que. Ailleurs. Avant. Pas que des bons souvenirs. Pas que des mauvais, non plus. La vie, quoi. Et la mort, aussi. Oui. Plus que pour le commun des mortels. Une partie du boulot. Tuer. Se faire tuer. Ou pas. Sans foi. Sans passion. Sans raison, non plus, sinon le salaire. L’argent. La guerre pour nourrir ceux qu’on aime. Un métier comme un autre. On mourait sans gémir. On tuait sans frémir. Comme ça. Ni chaud ni froid. On en parlait le soir en jouant aux cartes, en buvant de la bière. Pas normal, ça. Ça laisse des traces. Pas tout de suite. Après. Longtemps après. Quand ceux qu’on a tués viennent nous parler la nuit. Les spectres. Ceux qui marchent en traînant leurs boyaux, la tête sous le bras, ou qui la cherchent sous nos lits et la réclament. C’est leur vengeance. Ils y ont droit. Normal. Et nos nuits durent plus longtemps que leur agonie.

Alors l’alcool, les cachets, les suées, les cris, les réveils en sursaut, le silence autour, car c’est la paix ici, personne ne meurt sous le tir d’un sniper ou du souffle d’une bombe, personne ne pleure, sauf ta femme parce que tu l’as réveillée en hurlant, que tu l’as frappée dans ton sommeil en repoussant tes fantômes, qu’elle a mal, qu’elle a peur que tu la tues de tes poings sans même t’en rendre compte et elle va dormir avec les garçons, jusqu’au jour où elle te demande d’aller vivre ailleurs et tu retournes chez ta mère parce que tu n’as que là où aller, que les copains t’ont déjà hébergé et que, de toute façon, eux aussi, on les a mis dehors.

Chez ma mère, c’est loin parce que je suis d’ailleurs. À l’est d’ici. D’un pays qui n’existe plus. Autodétruit par ses folies. Chez ma mère, je suis un enfant à qui on reproche tout ce qu’il est, tout ce qu’il a été, tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il n’a pas fait pour en arriver là. Chez ma mère, je suis plein de honte et de larmes, de rancœurs et de haine. De moi. Des autres. Du monde. Plein de haine pour elle qui m’a fait ce que je suis. Alors je m’en vais. Sans adieu. Sans remords. Je m’en vais pour ne pas la tuer.

Je reviens là où je ne suis rien, où je n’ai rien. Sans emploi ni maison. Sans raison d’être. Sans vergogne.

Je vis.

Ça veut dire que je bois, que je pisse, que je chie, que je dors, que je mange (parfois), que j’insulte les passants. Je n’ai ni chaud, ni froid, ni faim, ni peur. Je suis un légionnaire. Je me tiens droit.

Je vais regarder mes enfants sortir de l’école, caché, qu’ils ne me voient pas. Pas comme je suis. Moi, je les vois de loin, main dans la main. Le plus grand protégeant le plus jeune. Fier. Brutal à l’occasion. Je le sais, on me l’a reproché déjà.

Puis, je repars d’où je viens, dans mon bois en périphérie de la ville, là où d’autres comme moi viennent dormir et boire. Boire jusqu’à se battre. Boire jusqu’à mourir.

La mort encore. Ma vie.

Parfois, au matin, je décide de repartir à zéro. Je me lave, mes affaires, mon corps, arrête de boire pendant trois jours et m’en vais sonner chez ma femme et mes garçons. Les bons jours, elle me laisse les embrasser, jouer au ballon quelques heures. L’occasion de s’en libérer un moment, d’aller voir une amie ou un film, de faire des courses ou d’autres choses qui ne me regardent pas. Quelques heures d’espoir où je me trouve beau, désirable, capable de la rendre heureuse et de les rendre fiers, eux, contents d’avoir un père à la maison, comme les autres. Mais non, ils ne sont pas tant à avoir leur père à la maison et déjà elle me demande de partir.

Les bons jours, ça se passe comme ça. Les autres, je reste planqué pendant des heures, pas trop loin, pour les apercevoir quelques secondes, ou alors elle me chasse parce que ma vue leur fait mal et que, la dernière fois, ils ont eu le cafard pendant des jours.

Ma vie.

Je pourrais crever là sans que ça change quoi que ce soit. Et que je continue de vivre ne change rien non plus.

Ma vie. Ma mort. La même chose.

Je m’appelle Skender.

2
Je m’appelle Max.

Je conduis une Mercedes noire aux vitres teintées. C’est mon métier. Il n’y en pas de sot.
C’est une limousine, silencieuse, automatique. Un cocon où il fait frais l’été et chaud l’hiver. Un écrin voluptueux. Ce qui se fait de plus proche du tapis volant. J’aime cette voiture. J’aime la conduire, la laver, la lustrer. J’aime voir le soleil s’y réfléchir. J’aime ses formes, son odeur. J’aime qu’elle soit lourde et protectrice, puissante et docile.
Depuis huit jours, je n’en suis pas sorti. Ou alors à peine, pour acheter de quoi manger, ou chasser un chien qui projetait de pisser sur mes jantes.
Pour le moment, je roule au pas, une centaine de mètres derrière celui que je n’ai pas quitté des yeux depuis une semaine, depuis que je l’ai retrouvé six ans après l’avoir perdu de vue.

Maintenant que je sais tout de ses habitudes, de ce qu’il est devenu, de comment il vit et où, je vais pouvoir l’aborder, l’inviter à monter dans la voiture, lui rappeler le passé, la Légion, l’Irak, l’amitié. Je sais qu’il n’a rien oublié. Comme moi. Parce que ces moments-là ne s’oublient pas, qu’on les porte en soi pour toujours, qu’on vive avec ou qu’on en meure.

Moi, j’ai refusé de mourir ou d’être survivant. Je n’ai pas bu jusqu’à oublier qui j’étais avant même d’oublier ce que j’avais fait. Non, je refuse d’oublier qui je suis et d’où je viens.

Chaque matin, je me regarde dans le miroir et je vois un nègre, à la généalogie peuplée d’esclaves qui un jour se sont dressés et libérés de leurs chaînes. C’est leur sang qui coule dans mes veines. Leurs souffrances sont les miennes. Mon histoire est la leur. Je suis leur sanctuaire, leur nécropole. Je les porte en moi, je n’ai pas le droit de vivre comme un chien. Comme lui, là, qui marche cent mètres devant, ou les autres comme lui, qui ne pensent qu’à ce qu’ils vont pouvoir manger ou pas, au froid qui vient qui les trouvera sans rien pour se couvrir, qui parcourront la ville, en horde ou solitaire, à la recherche de quelques miettes de chaleur et d’alcool, puis qui mourront comme meurent les chiens, seuls sur un trottoir, enjambés par les indifférents, des heures durant, avant que quelqu’un comprenne, qu’on les ramasse. Ils mourront anonymes. Sans passé. Sans avenir. Oubliés qu’ils étaient avant même de mourir. Morts sans nom dont personne n’aura à faire le deuil. Cadavres sans postérité. Chair sans sève, dans laquelle plus rien ne coule qui fait la vie. Plus de rouge. Plus de rose chez les blancs. Plus de ces reflets cuivrés qui brillent sur les peaux comme la mienne. Gris et froids pour le reste du temps qu’il leur reste à être, à refroidir, pourrir et disparaître.

Je ne laisserai pas Skender mourir comme ça. Je lui offrirai la mort qu’il mérite.

Il aurait dû mourir à la guerre, il aurait mieux valu. Mieux vaut mourir d’une flamme en plein cœur, au milieu de ses camarades qui n’oublieront jamais. Et mieux vaut la chair crépitant dans les flammes que cette indifférence, ce froid, ce vide, ce rien. Mieux valent la souffrance et les cris, le dernier sursaut de ce qui est encore une vie. Vivre jusqu’à l’ultime instant. Le vivre. Et je ne parle pas de gloire, d’engagement, d’honneur ou de devoir. Rien ne compte à cet instant. Je ne parle que de la dernière goutte de lumière. La dernière étincelle qu’il ne faut pas gâcher.

Je l’ai privé de cette mort-là. Il m’en a été reconnaissant. L’est-il encore ?

Je suis à sa hauteur, j’ouvre la porte. Il me voit, me reconnaît. Il sourit. Il monte. Il trouve que j’ai une chouette bagnole. Je lui dis tout de suite que ce n’est pas la mienne, qu’elle appartient à ma patronne. Entre camarades, on ne se ment pas. On ne se fait pas passer pour ce qu’on n’est pas. Nous savons, lui et moi, qui nous sommes. On s’est vus au feu. Là où la vérité éclate. La vérité d’un homme.

Ça l’amuse que j’aie une patronne. Que j’obéisse à une femme. Il ne l’aurait pas cru. Ça ne le choque pas, ça le surprend, c’est tout.

Il me demande si je ne crains pas qu’il empuantisse la voiture, mais non, je ne le crains pas. Ça se traite. Il y a des produits pour ça. De toute façon, il ne sent pas, je le savais avant de le faire monter. Je savais qu’il s’était lavé. Je ne lui dis pas. Ce n’est pas le moment. Pas encore.

Je l’emmène déjeuner. Il me remercie. Il sait que je sais. Il a compris. Pas dupe.

Il choisit un couscous. Nostalgie de légionnaire ! On rit. On mange. On parle. Du passé d’abord. Il faut bien renouer. Retisser les fils qui nous lient, retrouver ce qu’on a en commun. Pas tout. Pas tout de suite. D’abord ce qui fait rire, ce qui réchauffe. Ce qui fait le plaisir des retrouvailles. Ça dure. On étire. On ne voudrait parler que de ça. Pas du reste, non. Pas des morts, en tout cas. Et pourtant il faut bien, même si je ne sais pas pourquoi, et lui non plus, il faut en passer par là. Parler de ceux qu’on a aimés et qui ne sont plus. Pas de ceux qu’on a tués, non, pas ceux-là, même si on parle du combat, de l’action, du tir. Mais pas de ces morts-là. Nous savons qu’on n’oubliera jamais leur corps dans la visée, secoué par l’impact, le spasme, la silhouette affaissée, le tas de tissus et de chair mêlée, le sang qui s’écoule en ruisseau. De ça nous ne parlerons pas. Des autres, seulement.

Voilà, c’est fait. On a fait court, finalement. Je n’aurais pas cru.

Le passé purgé, il faut bien parler du présent. Je sais qu’il n’en a pas envie alors je commence. On n’a pas beaucoup changé. Les cheveux plus longs pour lui, plus gris pour les deux. Mais à part ça ?

— Pareils !

J’entends l’ironie dans sa voix. Il n’a pas grand-chose d’autre à offrir. Il sourit encore. Il ne dit rien, ça permet de ne pas mentir.

Je continue. Je me raconte. Il faut bien donner un peu. On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre.

Comment définir ce que je suis. Chauffeur ? Oui, pas que. Bodyguard. Majordome. Cuisinier. Homme à tout faire, aussi, mais pas larbin. Pas ça. Jamais. Pas gigolo, non plus. Madame n’a pas besoin de ça. Pas de besoins de ce côté-là. Du tout. Elle est encore jeune pourtant. Et si quelques rides au coin des yeux rappellent qu’elle n’est plus une jeune fille, sa voix est claire, ses cheveux brillent et sa peau renvoie la lumière aussi blanche qu’elle y est arrivée. Aussi pâle que je suis noir. Mais ça ne compte pas. Pour elle, ça ne compte pas. Enfin, je crois. Non, je sais. Je sens ces choses-là. Madame n’a rien à faire de la couleur des peaux.

Elle est riche et veuve. Je suis à son service vingt-quatre heures sur vingt-quatre, même si je suis libre d’aller et venir, comme je veux, quand je veux. Je ne le fais jamais, c’est auprès d’elle que je suis bien, mais je ne vis pas avec elle. Je vis à ses côtés et ça me suffit. J’aime voir les films qu’elle voit, écouter la musique qu’elle écoute, lire les livres qu’elle lit. Car, je lis des livres, maintenant. Grâce à elle. J’ai appris à ses côtés. Je lui apprends des choses aussi.

C’est une vie calme, sans inquiétude. Je me lève à cinq heures, je profite de la salle de sport, puis je me douche, je fais le ménage silencieux, le repassage, les vitres, du rangement jusqu’à l’heure du petit-déjeuner que nous prenons ensemble tête à tête. Je la coache pendant qu’elle fait son sport, on va courir. Ensuite, chacun reprend ce qu’il a à faire jusqu’au repas que je prépare, léger souvent mais pas toujours. Il lui prend parfois des envies de gras, de bœuf et de porc, de sucres, de crème, de gâteaux. Ces jours-là, je me fais pâtissier, rôtisseur et nous mangeons sans retenue aucune. L’après-midi, elle marche dans la forêt, tous les sens aux aguets à la recherche d’un cerf, d’un chevreuil, d’une martre ou d’un renard. Elle repère leurs traces dans la boue, leurs coulées dans les feuilles, les arbres marqués par leurs passages. Madame adore la nature, les animaux et la chasse. C’est sa passion.

On a repris un café. Je savais qu’il n’avait pas envie que la parenthèse se ferme. Il m’écoutait, souriait, commentait d’un mot. Il tardait à me raconter sa vie. Il ne savait pas que j’en connaissais à peu près tout. Il s’est amusé du hasard qui nous avait fait nous retrouver. Il a bien fallu lui dire que le hasard n’y était pour rien. Que je l’avais cherché. Que ça n’avait pas été bien difficile. Qu’il m’avait suffi de retrouver sa famille et de l’attendre.

Je ne lui ai pas dit que je l’épiais depuis plus d’une semaine. Que je connaissais sa cabane cachée dans les fourrés. Que je l’avais vu se laver à l’eau des fontaines Wallace, faire la queue aux maraudes des Restos du Cœur, à celles des Secours catholique ou populaire, c’est lui qui m’a raconté, sans honte ni regret. Si, un regret, un seul, qui le tuait lentement comme un poison. Il ne pouvait donner à ses enfants ce que tout père leur doit.

Il ne m’a rien demandé, bien sûr.

On avait parlé du passé, raconté nos présents, mais comment envisager le futur avec quelqu’un qui n’en a pas ?

Pourtant, j’étais là pour ça.

Je l’ai emmené chez le coiffeur. Puis dans une boutique acheter des vêtements, des pompes qui ressemblaient à quelque chose. Je devais le rendre présentable, parce que, même s’il était aussi digne que possible, il ressemblait quand même très précisément à ce qu’il était, un clochard. Et il n’était pas question que je présente un clochard à Madame.

Je ne lui ai pas dit en quoi consistait le boulot. Ça devait rester entre eux. Ça ne regardait qu’eux. Une histoire entre adultes libres, consentants et exceptionnels. Je ne suis qu’un intermédiaire et je le resterai.

On est arrivés avant la fin du jour. Madame nous attendait. Son sourire m’a ravi comme il me ravit à chaque fois. Il était franc, direct, ouvert, brillant. Le sourire d’un enfant heureux capable d’oublier sa peine en un instant et de vivre pleinement une joie nouvelle.

Elle l’accueillit. Je les laissai.

3
— Asseyez-vous.

Je ne sais pas où, tant il y a de fauteuils, de canapés, de poufs, de coussins. Tant ils sont larges et profonds. Elle m’en désigne un d’un geste, face aux baies vitrées. Derrière, le terrain descend en pente douce, puis plus forte, vers une vallée. La propriété n’a pas de limites visibles. Il doit y avoir des clôtures plus loin, hors du regard, là où la prairie plonge. Je ne sais pas. J’imagine.

Deux chiens jouent, libres. Je ne m’y frotterais pas, je sais ce que Max a pu leur apprendre. De ce côté-là, « Madame » ne risque rien.

— Voulez-vous boire quelque chose ?

Elle est cordiale, simple, sympathique. Jolie aussi. Objectivement. Bien faite. Musclée. Souple. À mon goût, en tous cas. Quand je goûtais encore ce genre de chose.

— Du thé ? Du café ? Une bière ?

Rester lucide, surtout. Maître de moi. Je sais que je ne suis pas là sans raison. On n’en est qu’aux préliminaires, la coutume, comme dans la brousse.

Un café. C’est bien, c’est sobre. Modeste.

Elle va glisser une capsule dans un percolateur.

Dehors, je vois Max lancer une balle aux chiens. Un berger allemand et un Saint-Hubert. De belles bêtes, fidèles, intelligentes, courageuses, féroces même, à l’occasion, qui vous égorgent n’importe quel bestiau d’un coup de mâchoire. N’importe quel homme aussi, pourvu qu’on leur demande. La truffe qu’ils viennent frotter sur la main de leur maître en quête d’une caresse est celle qu’ils plongeront dans le sang encore chaud de ce qu’ils auront dépecé. Homme ou bête. On ne peut pas leur reprocher. Ce qu’ils font, ils le font sans malice et sans haine. On les a créés pour ça, croisés, sélectionnés depuis des générations pour leurs qualités de mordant, de force, de vitesse, d’odorat, d’obéissance. Pour le goût qu’ils ont à satisfaire un maître.

On ne peut rien reprocher à un chien. On ne peut pas lui en vouloir. On ne peut pas le juger.

On peut l’abattre, c’est tout.

— Du lait, du sucre ?

Rien du tout, merci. Je l’aime noir et âcre. Brûlant. Je ne sais pas très bien ce que je fais là. J’attends sans savoir ce que j’attends. Une proposition de travail sans doute. Pas très légal, probablement. On propose rarement un travail normal à un gars comme moi. Dans ces conditions-là. Je n’ai pas le profil d’un jardinier. Pas les compétences non plus. Max le sait.

— Max m’a dit beaucoup de bien de vous.

Je pourrais en dire autant de lui. Plus même. Je ne dirai jamais assez ce que je lui dois.

On s’est connus à Aubagne au 1er régiment étranger en 96. J’arrivais de Sarajevo où je m’étais battu pendant trois ans. Ici, la vie était douce, même pour un soldat. Max était mon sergent. C’est lui qui m’a appris à parler français. Il a fait de moi un légionnaire, aussi. On a fait l’Afrique ensemble, le Congo, la Côte d’Ivoire, d’autres coins pourris, l’Afghanistan. J’ai quitté l’armée. Je n’aurais pas dû. Je n’étais pas fait pour le bâtiment. Pas fait pour ce genre de vie. Ce n’était la faute de personne.

Civil, on m’a proposé de mettre mes compétences en explosifs à contribution sur un coup sans problème. Il ne faut jamais faire confiance à un type qui pense qu’un coup est sans problème. Un coup sans problème, c’est un coup mal préparé. Des risques sous-évalués.

J’ai pris cinq ans, j’en ai fait trois. Je suis sorti sans argent, sans boulot, avec un casier. C’est Max qui m’a tiré d’affaires. Déjà.

Il avait quitté la Légion l’année d’avant. Il louait ses compétences à des dictateurs ou à ceux qui voulaient les renverser. Le plus souvent, on allait former des gars, on sécurisait des mines d’or ou de diamants dans des pays pas regardants. On se battait parfois contre des guérilleros en guenilles, défoncés, exploités par des seigneurs de guerre planqués à Londres ou à Paris, à Bruxelles. On faisait ce qu’on était payés pour faire quelques semaines, ou quelques mois, puis on rentrait claquer l’argent. Puis on repartait.

Après, ça a été la guerre d’Irak. Une autre paire de manches. Moche. On ne savait jamais contre qui on se battait. Un vieux. Une femme. Un gosse. N’importe qui, n’importe quoi pouvait vous péter à la gueule. Un frigo sur un tas d’ordures. Une carcasse de voiture. Un bout de mur. Même un chien crevé. Ça ne rigolait plus. On tirait sur tout ce qui bougeait, uniquement parce que ça bougeait. Et parfois sur ce qui ne bougeait pas, justement parce que ça ne bougeait pas. C’était l’Irak. C’était la merde. Si Max n’avait pas été là, j’y serais encore, couché sous un mètre de sable à Bassora.

— Vous avez des enfants, je crois.

Max lui en avait dit plus que ce que je pensais.

Est-ce qu’il lui avait dit que je n’avais pas été capable de les élever ? De les nourrir ? De leur apprendre la vie ? Que je n’avais pas su faire ça. Que personne ne me l’avait appris. Que je n’étais pas capable de subvenir à leurs besoins élémentaires. Que c’était à leur mère qu’ils devaient tout.

Lui avait-il dit qu’ils étaient la dernière chose qui me reliait à la vie et que je serais prêt à mourir pour eux ?

— Il paraît, oui, que les parents sont prêts à mourir pour leurs enfants. Je ne sais pas. Je n’en ai pas eu. Et je ne suis pas sûre que ma mère serait prête à mourir pour moi.

Elle sourit en le disant. Cynisme, amertume. Elle n’est plus là. Elle est ailleurs. Quelque part où personne n’est admis. Au cimetière des souffrances anciennes où chaque tombe recèle une plaie mal fermée, suintante, une blessure qui ne guérira jamais et qui fait mal encore. Une douleur d’enfants. Silencieuse. Jamais dite. De celles qui font les mots qui résonnent toute une vie, qui font souffrir si longtemps qu’on en oublie qu’on souffre.

Celles qui font haïr.

— Ce sont des mots ou vous seriez réellement prêt à mourir pour eux ? Parce que c’est un peu facile, non ? On dit ça parce qu’on sait qu’il faudrait des circonstances exceptionnelles… Qu’il y a très peu de chance que ça arrive.

— Non. On le sait. On le sent.

— Si je vous proposais de mourir pour vos enfants, là, tout de suite, vous accepteriez ?

Max est toujours avec les chiens qui lui font la fête. Heureux comme seuls les chiens peuvent l’être. Les chiens et les enfants. Que ne reste-t-on enfant ? Que ne sommes-nous chiens ?

4
Les chiens ne se lassent jamais de ramener un bâton. De courir après le gibier non plus. Ils aiment ça. Traquer. Chasser.

Comme Madame. Elle a chassé tous les gibiers, du plus petit au plus gros, au plus dangereux, à courre, à l’affût, à l’approche, en battue. Au fusil, à l’arc.

Elle se fout des trophées, il n’y en a pas sur les murs. Elle aime l’action. Chercher sa proie, la traquer, la trouver, la voir surgir, sentir le froid descendre le long du dos pendant que l’arme monte à la joue et que son œil aligne le guidon, le cran de mire et la cible.

Elle en aime les bruits. Celui de la meute, ses aboiements, les pattes qui s’enfoncent dans l’humus, son odeur mouillée. Le cinglement des branches. Les sabots dans la boue. Les galops. Les cris, les appels, l’écho des détonations au loin qui résonnent et rebondissent entre les arbres. Et le silence aussi, celui de l’affût, qui annonce que le jour ne sera plus très long à venir, que la brume va bleuir, puis dorer dans les premiers rayons du soleil. Le premier chant d’oiseau. La première risée à la surface de l’eau. Les premiers bruits subtils que n’entendent que ceux qui n’en font pas. L’attente. Le souffle qu’on retient. Le temps qui s’étire. Les muscles brûlant de froid. Les sens explorant des dimensions inconnues, pénétrant des taillis impénétrables, les futaies, les fourrés.

Puis le premier tir. Les battements d’ailes affolés. La première nuée. Tuée.

Tuer ? Je ne sais pas. C’est difficile d’imaginer qu’on puisse aimer tuer. Ça existe, je le sais, j’ai vu des hommes qui aimaient ça. Et c’est toujours un malaise, même à la guerre. D’ailleurs, ils s’en défendent. Je n’en ai pas croisé qui le revendiquaient, qui pouvaient affronter le regard de ceux qui les avaient vus jouir de ce qu’ils avaient fait. Pourtant ils l’avaient fait. Ils avaient pris plaisir à tuer. Ils en avaient connu l’extase. Elle se voyait dans leurs yeux encore flous. On l’entendait dans leur souffle trop court. Mais pas elle, non. Elle aime chasser, c’est tout. C’est sa façon d’aimer la vie. Je l’ai vue affronter la charge d’un lion sans trembler, encaisser le recul des fusils à gros calibre, endurer le froid, le vent et la pluie jusqu’à ce qu’un ours apparaisse et se dresse. Elle a tiré des sangliers. Servi des cerfs à la dague. Elle les a suspendus à des branches, saignés, vidés de leurs entrailles, dépouillés, débités. Mangés.

Madame a chassé tous les gibiers.

5
— Si je vous proposais de mourir pour vos enfants, là, tout de suite, vous accepteriez ?

— Oui. Mais ça n’arrivera pas.

Il me répond comme si c’était une parole en l’air, une blague, une façon de parler. Il peut. J’ai fait ce qu’il fallait pour. J’y ai mis toute la légèreté dont je suis capable. Dans ma voix, dans mon sourire. Dans la désinvolture du corps. Une façon d’engager la conversation, d’en proposer le thème. Une ouverture, comme à l’opéra ou aux échecs. Aux échecs plutôt.

Je pousse mon avantage. J’avance un pion.

— Pourquoi ça n’arriverait pas ?
— Parce qu’il faut une raison aux choses et je ne vois pas ce qu’on y gagnerait. Ni vous, ni moi.

Il fonce tête baissée. Bravement. Et pourtant il a peur. Il ne sait pas de quoi, mais il a peur. Il a peur justement parce qu’il ne sait ni de quoi ni pourquoi. Il fait tout pour ne pas le montrer, bien sûr. Pour maîtriser son corps. Ses mouvements qui pourraient le trahir. Et il y arrive assez bien. Pourtant je vois. J’entends. Et je sais. Je sais de quoi.

Il a peur de moi.

Il se tient raide, droit. Trop raide et trop droit. Barricadé derrière ses muscles. Terré dedans. Recroquevillé. Pauvre petit bonhomme en train de se rendre compte que tout ça ne le protège pas. Plus. Pas de moi en tout cas.

Il a peur.

Pas de mes quarante-huit kilos, pas de mon corps qu’il pourrait briser d’un seul geste. Ni de cette violence en lui qui rendrait ça possible. Ou de son désir, de la faiblesse que ça implique à ses yeux. Non, c’est ailleurs que ça se passe. Parce qu’il est comme moi, sans désir. Pas pour les mêmes raisons, sans doute, mais comme moi. Je le sais. Je ne vois pas dans ses yeux ce qu’il y a dans ceux des autres, dans leur regard, qu’il soit direct ou en biais. Non, rien de commun avec ceux-là. Il n’a pas peur de ma « féminité ». Il n’est pas de ces hommes qui n’assument ni leurs pulsions, ni leurs besoins, ni les mots qui vont avec. Crus. Brutaux. Qui disent féminité pour dire cul, seins, bouche, sexe. Chaque mot plus ou moins investi selon les goûts de chacun et qu’aucun ne dit, incapables qu’ils sont de les nommer et d’en prononcer les mots.

Tu n’as rien à foutre de ma « féminité », toi. Tu n’as pas peur parce que je suis une femme. Tu as peur parce que je suis riche. Tu as peur de l’argent. De son pouvoir. De ce qu’il peut te faire. Et te faire faire à toi qui n’en as pas.

Ça pourrait s’arrêter là. Ça devrait. Je devrais arrêter là. Maintenant. Tout de suite. Pour ça. Parce qu’il a peur et qu’il ne devrait pas. Que ce n’est pas à la hauteur de ce que Max m’a annoncé. Et pourtant si. Les machines n’ont pas peur, les hommes, oui. Quels qu’ils soient. À un moment ou à un autre. Tôt ou tard. Et moi, c’est un homme que je cherche. Un homme prêt à mourir.

— Moi, je sais ce que vous pourriez y gagner.

Il ne demande pas quoi. Il a compris. Il sait. Alors il ne dit rien. Il réfléchit. Il compte. Il essaye d’évaluer combien vaut sa vie. Combien vaut sa peau. Les chiffres tournent. Il ne sait pas. Rien. Ni combien il vaut, ni combien je peux mettre. Combien je veux mettre.

Je le laisse se perdre dans le labyrinthe où il est entré et j’attends.

6
Je vois Max, là-bas. Le bâton qu’il lance et relance. Les chiens.

Il sait de quoi nous parlons. Il savait tout à l’heure quand on mangeait ensemble. Quand on a ri. Quand j’essayais le costume ou que je sommeillais dans la voiture, bercé par le ronflement doux du moteur. Quand je trouvais belle la campagne que je n’avais pas vue depuis longtemps. Oui, il savait quand je le remerciais pour tout ça. Il savait vers quoi il m’emmenait.

Je vois les nuages. Le soleil, en dessous, qui descend. Le ciel qui jaunit. Les arbres qui bougent dans le vent et je flotte. Tout est liquide autour. Les murs. Le sol. Madame qui dérive lentement. Comme une huile dans l’eau. Je ne vois plus ses yeux. Plus ses traits. Elle disparaît. Elle s’efface. Se dilue.

Moi aussi. Je suis sans contours. Sans peau ni rien entre le monde et moi qui me protège. Rien qui me tient.

Max, que m’as-tu fait ?

Toujours j’ai su ce que j’avais à faire. Toujours je me suis tenu droit. Toujours j’ai su faire face. À tout. Pourtant, en une seconde, je me suis écroulé. Liquéfié. Fondu dans un monde sans bords, sans limites, sans repères, où le chaud et le froid n’existent plus. Un monde sans douleur. Sans corps.

Mort, déjà ?

Tout comme.

Et Madame ne dit rien. Elle attend. Comme Max attend. Les pieds sur terre. Elle attend un mot, un oui ou non. Un chiffre, un prix. Elle n’a rien d’autre à faire qu’attendre en regardant Max qui attend en regardant les chiens qui courent, qui sautent, qui jappent, qui jouent.

Je flotte.

Mourir pour mes enfants ? Où ? Quand ? Comment ?

— Combien ?

7
Nous y sommes.

Il comprend vite.

Ça vaut quoi la vie d’un homme ? D’un homme comme lui. Un homme sans rien. Clochard. Va-nu-pieds. Un homme que personne n’attend et n’attendra plus jamais. Ça vaut combien une vie qui ne vaut plus la peine d’être vécue ? Une vie d’invisible, sans amour, à la lisière du monde. La vie d’une ombre.

Lui, là, à combien il l’estime sa vie ?

— Trois millions.

C’est beaucoup quand on sait d’où il vient.

— Non. C’est pas beaucoup.

Il a raison. Ou pas. La vie n’a d’autre prix que celui qu’on lui donne. Ce n’est pas sa vie qu’il estime, c’est ma fortune.

Ou mon envie. Mon envie de tuer un homme.

Est-ce que je peux mettre trois millions ? Oui, plus même, mais je ne lui dis pas. Pas encore. Ce n’est pas la question. Si je suis prête à lui donner trois millions, sa vie les vaut. Si je considère que non, alors elle vaut moins. Il y a quelques heures, elle ne valait rien du tout. C’est aussi simple que ça.

Non, il n’est pas d’accord. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Il a failli mourir pour beaucoup moins, c’est vrai. Pour rien, même. Il l’avait accepté. Il était prêt. Mais aujourd’hui, ça ne se joue pas qu’entre lui et moi. Si de mon point de vue, ou du sien même, sa vie ne vaut plus grand-chose, pour ses fils, elle est inestimable.

J’entends l’argument. Je l’entends d’autant mieux que c’est moi qui me suis servie d’eux comme appât.

Si on peut considérer que la vie d’un homme comme lui ne vaut rien, ça ne nous dit pas ce que vaut la vie d’un père pour ses enfants.

— Trois millions.

— Et pourquoi pas deux ? Ou quatre ? Ou cinq ? Ou dix ?

Parce que deux garçons, ça fera deux orphelins. Donc, deux millions. Un pour chacun. Le troisième pour leur mère. Pour les élever.

— Trois millions.

Cette discussion ne m’intéresse plus. Elle est obscène. Comme s’il se vendait, que je l’achetais Il n’est pas question de ça. Pas d’argent. Il est question de vie et de mort.

Je n’ai pas envie de marchander. Passons à autre chose. Vite.

— D’accord. Trois millions.

8
Elle me tend la main. Cordiale. Souriante. On tope. Comme si elle m’achetait une voiture d’occasion. Elle appelle Max qui répond au téléphone, là-bas, au bout de cette pelouse qui n’en finit pas. Je le vois se mettre en route escorté par les chiens.

Je voudrais m’allonger, dormir un peu. Je voudrais voir mes fils, les serrer dans mes bras. Je voudrais être un autre. Pouvoir pleurer. Revenir en arrière, pêcher dans la Neretva, jouer au foot sur la place du village, rêver d’être grand, de sauter du haut du pont de Mostar et tomber comme on vole, quelques secondes avant de pénétrer la rivière, de briser sa surface comme une pierre et sentir l’eau me saisir tout entier, muscle après muscle. Rêver de voler. Je voudrais refaire la route, tourner à gauche le jour où j’ai choisi de partir à droite avec les autres pour prendre les armes. Avoir été lâche plutôt que brave, m’être enfui avant d’être un héros, avoir choisi l’exil plutôt qu’y être obligé. Ne pas être ici. Reposer sous la terre de Sarajevo ou le sable d’Irak et n’avoir jamais vendu ma mort. La vivre en homme, pas en esclave.

— Du champagne, ça vous va ? J’ai plus fort si vous voulez.
— Du champagne, c’est très bien.

Oui, j’étais prêt à mourir pour rien. Une patrie. Une famille. Et j’ai failli mourir pour pas grand-chose. Mais jamais sans me battre, sans faire payer le prix du sang. Comme un légionnaire.

Max nous rejoint. Il attend que Madame lui dise ce que j’ai décidé. Madame, oui, car il me fuit. Il fuit mes yeux qui cherchent son regard, quelque chose à quoi me raccrocher, un peu de la chaleur d’un ami, même s’il m’a vendu. C’est sa main que je voudrais serrer. Sa voix que je voudrais entendre. Max, dis quelque chose. Parle-moi. Mais Max n’a qu’un seul maître. Un seul chef. Il a toujours été comme ça. »

À propos de l’auteur
BELVEAUX_Lucas_©DRLucas Belvaux © Photo DR

Lucas Belvaux est né à l’automne 1961 à Namur, en Belgique. Une enfance à la campagne, puis il s’installe à Paris pour devenir acteur. Après quelque mois de cours de théâtre, il décroche son premier rôle au cinéma avec Yves Boisset (Allons z’enfants). Il tournera ensuite avec Claude Chabrol, Jacques Rivette, Olivier Assayas, Marco Ferreri, Chantal Akerman, notamment.
En 1991, il réalise son premier film, Parfois trop d’amour, mais c’est avec Pour rire! en 1996, qu’il est reconnu comme metteur en scène. Suivront la trilogie : Un couple épatant, Cavale, Après la vie, couronné par le prix Louis-Delluc en 2003. Il a depuis réalisé Rapt, 38 témoins, Pas son genre, Chez nous et, dernièrement, Des hommes, adapté du roman de Laurent Mauvignier. Les Tourmentés est son premier roman.

Page Wikipédia de l’auteur
Page Facebook des fans de Lucas Belvaux
Compte Instagram de l’auteur

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lestourmentes #LucasBelvaux #almaediteur #hcdahlem #premierroman #RentréeLittéraire2022 #litteraturebelge #litteraturecontemporaine #RentreeLitteraire22 #rentreelitteraire #rentree2022 #RL2022 #MardiConseil #primoroman #roman #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots

La montagne et les pères

WILKINS_la-Montagne-et-les-peres  RL_ete_2022

En deux mots
Maintenant qu’il a fait sa vie loin de ce coin du Montana où il a grandi, Joe Wilkins se souvient. Il raconte son enfance, sa famille, ses connaissances. Il raconte le travail acharné, la souffrance ponctuée de drames et l’envie d’ailleurs.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

De retour dans le Montana

Avec La montagne et les pères Joe Wilkins s’éloigne du nature writing pour nous offrir un roman d’apprentissage qui débouche sur des questions existentielles. Sur la justesse de nos choix, sur la force des racines, y compris dans une nature hostile.

À l’heure de raconter sa vie, Joe Wilkins se plonge dans ses souvenirs, essaie de démêler ce que tient du vécu et de la légende, d’une sensation ou du rêve. Mais ce dont il se souvient parfaitement, c’est de ce jour où il a dû grimper dans la voiture de son grand-père, serré contre son frère, à côté de sa sœur aînée pour aller jusqu’à l’hôpital accompagner son père dans la mort. Il se souvient de la famille en pleurs et des trop courtes années avec lesquelles il aura pu partager des souvenirs avec lui, notamment lorsqu’ils allaient chasser ensemble. Il se souvient aussi des escapades avec son frère dans ce coin de l’est du Montana, le Big Dry. La nature désertique y a fait fuir la plupart des habitants, la compagnie ferroviaire y a même récupéré rails et traverses pour ne laisser que la saignée de la voie ferrée. Mais c’est là, aux côtés du grand-père qu’il a grandi et qu’il a appris à survivre. Au sein d’une famille unie que se mère tenait à bout de bras: «ma mère est mère et père et Dieu, et ma sœur avec son maquillage et poster de Jon Bon Jovi en veste de cuir est une adolescente et mon frère aux yeux ensommeillés est un enfant, et je suis un enfant: blondinet et aimé, un garçon que tout émerveille et que tout désoriente, déjà trop grand pour mon jean d’occasion, avide de connaître ce jour nouveau.»
Le chapitre suivant, remontant le temps, va être consacré à sa mère, à son parcours, ses rêves d’évasion et à sa rencontre avec celui qui deviendra son père et ses différentes affectations qui les mèneront de Seattle jusqu’au Big Dry. Suivront une galerie de personnages qui ont croisé et formé le narrateur. De Keith Nelson, le voisin qui lui parlait comme un homme en lui offrant des montagnes de cheeseburgers, Pa Peters, le vieil homme qui connaît les meilleurs endroits pour pêcher, coach Drease qui va en faire son chouchou, l’oncle de Caroline du Nord Clifton Wilkins, le gros Donnie Laird qui a réparé le panneau de basket, la tante Edith Freeman qui lui a fait découvrir le restaurant chinois ou encore leur prof Frank Hollowell, sans oublier les histoires du grand-père.
Dans les trois parties suivantes, Joe Wilkins va procéder par cercles concentriques et élargir son horizon. Il se sociabilise et revient sur ses amis et connaissances, sur ses professeurs, sur les gens qui ont croisé sa route et lui ont permis de se construire et de prendre le large au sens propre comme au sens figuré.
Ce roman d’apprentissage autant que d’hommage à ses parents va le conduire jusqu’à la transcendance, jusqu’à ces questions existentielles comme celle sur la théodicée, c’est-à-dire «les interrogations et les explications, les luttes contre ce qu’il faut comprendre comme la justice divine, le fait qu’un Dieu bon et omniscient ait choisi ceci pour certains d’entre nous, et cela pour d’autres, qu’il ait dit: “Je vous donne la vie. À vous, je donne la vie. Et à vous, je donne la douleur.”» Oui, le nature writing réserve bien des surprises!

La montagne et les pères
Joe Wilkins
Éditions Gallmeister
Roman
Traduit de
288 p., 23,40 €
EAN 9782351782101
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, principalement dans le Montana. On y voyage aussi à Seattle, Minneapolis ou encore en Caroline du Nord.

Quand?
L’action se déroule des années 1970 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le Big Dry, dans le Montana. Des hautes plaines âpres et presque vides frappées par la sécheresse, auxquelles des hommes durs à la tâche s’obstinent à arracher de quoi survivre. C’est dans ce monde qu’a grandi Joe Wilkins, élevé après la mort précoce de son père par une mère qui avait renoncé à ses rêves d’aventure pour suivre l’homme qu’elle aimait, et un grand-père qu’on pourrait croire tout droit sorti de la conquête de l’Ouest. À travers son histoire et celles de quelques autres, Wilkins raconte cet univers magnifique et violent, qui dès leur plus jeune âge marque les enfants, forge les hommes et interroge le mythe américain de la virilité dans l’Ouest sauvage.
Avec émotion et lyrisme, Joe Wilkins ressuscite une époque qui paraît hors du temps. Mais ce voyage à la recherche d’un père disparu n’est-il pas, finalement, une quête de soi-même ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
A Voir A Lire (Cécile Peronnet)
Le Télégramme (Anne Lessard)
Blog Pamolico

Les premières pages du livre
« PROLOGUE
La nuit
Ce dont je me souviens, sans hésitation, c’est de l’obscurité.
Ce dont je me souviens, c’est d’être tiré de l’obscurité du sommeil par mon grand-père – je ne vois que le large bord sombre de son chapeau en feutre gris – et d’être délicatement installé sur la housse en peau de mouton de la banquette arrière dans l’Oldsmobile de mes grands-parents. Ce dont je me souviens, c’est de mon frère cadet, son petit corps tiède contre moi, et au-delà, ma sœur aînée, son dos droit et son absence de sourire. Elle a treize ans et elle comprend ce qu’il se passe, elle a enfoui son visage entre ses mains. Ce dont je me souviens, c’est d’être tiré de l’obscurité du sommeil et plongé dans l’obscurité d’une profonde nuit d’hiver, dans l’est du Montana.
Ce dont je me souviens, c’est des phares de l’Oldsmobile creusant l’obscurité, trouant l’espace devant nous : les deux voies de l’autoroute, les bras des peupliers dans l’hiver, l’éclat soudain d’un escarpement de grès et les Bull Mountains en arrière-plan. Mon grand-père appuie-t-il doucement sur la pédale de frein alors que nous filons sur les lacets au-dessus de la rivière ? À qui sont ces yeux jaunes près du fossé ? Un lièvre ? Une moufette ? Un coyote, peut-être ? Mon frère s’est-il mis à pleurer, lui aussi ? Je ne sais pas, je ne sais pas – je vois un peu dans l’obscurité, mais pas très loin.
Ce dont je me souviens, c’est d’un prêtre aux yeux secs vêtu d’une soutane noire qui enlace ma mère éplorée. Sommes-nous allés dans une pièce voisine ? Ou mon père a-t-il été roulé jusqu’à nous ? Je ne sais pas, je ne m’en souviens plus, mais peu importe, il est bien là – mon père, immobile et froid, sur une table métallique. Le prêtre se penche au-dessus de lui, ses fines lèvres bougent et récitent une prière. Une part de moi-même voudrait affirmer qu’il plonge deux doigts dans un petit flacon au large goulot et dessine une croix à l’huile sur le front paternel. Une part de moi-même voudrait affirmer qu’à la lumière des néons de l’hôpital, je vois luire la croix d’huile.
Ce dont je me souviens, c’est de ma mère qui touche mon père, ses mains partout sur ce corps jaune chimique : ses bras maigres comme des bâtons et son visage enflé, son crâne chauve et son torse enfoncé. Ce dont je me souviens, c’est de nous tous, en pleurs, même mon grand-père. Ce dont je me souviens, c’est que tout ceci est trop insoutenable.
Nous partons. Ou bien mon père est emporté. J’ignore comment, mais nous ne sommes plus au même endroit que lui, ou au même endroit que son corps, et nous sommes effondrés sur des chaises d’hôpital en plastique. Nous pleurons encore, plus doucement à présent, nos mains inutiles et aussi étranges que des ailes dans la lumière trop puissante de cette pièce. Nous y restons quelques minutes ou quelques heures. Je ne sais pas. Mais qu’il ait été emporté ou qu’il ait toujours été dans une autre salle, après ces quelques minutes ou ces quelques heures, nous nous levons tous pour aller le voir une dernière fois – même mon petit frère, dont les respirations humides résonnent à présent comme de minuscules cloches chagrines – et je ne me lève pas, je ne quitte pas ma chaise pour les suivre. Je ne vais pas voir mon père. Tous les autres y vont. Pas moi. Je suis triste et apeuré, et ils me laissent ainsi.
Suis-je seul à cet instant ? Il me semble que je suis seul, je me vois seul. Me laissent-ils vraiment dans cette salle anonyme d’hôpital ? Le prêtre reste-t-il avec moi ? Ou une infirmière mince et affairée ? Je ne m’en souviens pas.
Il y a tant de choses dont je ne me souviens pas.
Et une part de moi-même voudrait dire, et alors ? Qu’est-ce que ça signifie, en vérité, de se souvenir ? Si un coyote fait claquer ses crocs jaunes dans la nuit, si une croix d’huile brise et éparpille la lumière, si je suis seul ou non – quelle importance ? La lumière s’est brisée, d’une manière ou d’une autre. Ce coyote n’est sûrement plus que poussière. Mon père est toujours dans le Montana, et n’est plus que poussière. Et moi ? Je ne suis plus ce garçon triste au visage rond. Plus apeuré ni seul, en imaginant que je l’aie été un jour. Et si je ne me suis pas levé pour aller voir mon père, je me dis que ça n’a pas d’importance.
Ou bien, comme un enfant, fais-je semblant ?
Voilà l’histoire : Ma femme et moi rentrons d’une visite chez des amis à Chicago. C’est le soir, nos phares repoussent la pénombre sur cette autoroute plane et droite du Midwest. Je me repose sur le siège passager, le front contre la vitre fraîche. Juste à la sortie de Moline, j’aperçois au-delà d’une clôture le faible clignement de deux yeux jaunes – et en un instant, je ne suis qu’une frêle embarcation à la dérive sur la rivière en crue et boueuse des années en dégel ; en un instant, je ne suis qu’un garçon orphelin de père, le cœur brisé dans les distances intérieures que façonne la solitude ; en un instant, je ne souhaite rien d’autre que de me lever et de revoir mon père. Nous partons sans jamais partir. Nous grandissons sans jamais grandir. Nous pleurons la perte, nous pleurons et pleurons.
Mais parfois, aussi, nous nous souvenons, et nous faisons volte-face pour affronter ce chagrin. Se souvenir est l’inverse de faire semblant, c’est commencer à s’avouer la vérité. Et je sais pourtant – pourquoi mon grand-père, ce doux cow-boy qu’il était, pourquoi portait-il son chapeau à l’intérieur de la maison ? Pourquoi l’onction à ce moment-là, alors que mon père était mort depuis des heures ? – que la mémoire ne suffit jamais. La mémoire tourne et glisse, elle cille dans la pénombre. Comme un trait luisant d’huile, la mémoire trompe et dessine des arcs-en-ciel dans la lumière. C’est dans les flots d’une histoire que le garçon commence à comprendre. Que le garçon devient un homme. Un homme meilleur. À travers les histoires, nous apprenons à vivre comme des êtres humains dans la sombre demeure de nos corps. Car, quoi que l’on fasse, on y est seuls. Et on méprise, à juste titre, cette pénombre solitaire. On tend le bras comme on peut, et on cherche à tâtons une autre main – celle d’une mère, d’un frère, d’une sœur, d’une amante, d’un fils –, on leur offre notre cœur, notre histoire.
Je me souviens encore d’une dernière chose : mon grand-père me prend entre ses bras durs. Il me tire de sous mes couvertures en laine et mon édredon en patchwork. Il me pose, délicatement, au bord du vieux lit superposé militaire que je partage avec mon frère. Il me dit de m’habiller, mais j’ai encore sommeil, je n’ai pas envie de me réveiller ni de m’habiller. J’essaie de me recoucher et de me blottir sous les couvertures. Mon grand-père ne me secoue pas, ne me réprimande pas. Il me prend simplement dans ses bras. “Ton père a besoin de toi, dit-il. Il faut que tu ailles voir ton père.” »

Extraits
« Et encore fatiguée par le labeur agricole de la veille mais nous préparant pourtant le petit déjeuner, ma mère est mère et père et Dieu, et ma sœur avec son maquillage et poster de Jon Bon Jovi en veste de cuir est une adolescente et mon frère aux yeux ensommeillés est un enfant, et je suis un enfant: blondinet et aimé, un garçon que tout émerveille et que tout désoriente, déjà trop grand pour mon jean d’occasion, avide de connaître ce jour nouveau. » p. 48

« Bientôt, je quitterai le Montana, j’irai à l’université — mais c’est comme si j’étais déjà parti. Toute la journée, je rêve et divague, toujours la tête ailleurs, peut-être dans le dernier livre que j’ai lu ou dans un univers lumineux de ma propre invention — si loin que je ne remarque même pas le ciel à l’ouest se teinter d’un noir d’ecchymose, ni les plaies déchiquetées en forme d’éclairs. Un grondement de tonnerre me ramène aussitôt à la réalité. Les premiers grêlons s’abattent et ricochent sur les pierres. » p. 210

« La théodicée, c’est ainsi que l’appellent les croyants: Les interrogations et les explications, les luttes contre ce qu’il faut comprendre comme la justice divine, le fait qu’un Dieu bon et omniscient ait choisi ceci pour certains d’entre nous, et cela pour d’autres, qu’il ait dit: “Je vous donne la vie. À vous, je donne la vie. Et à vous, je donne la douleur.”
Peut-on avoir confiance en un Dieu aussi capricieux et aussi malveillant? Et qu’en est-il alors de nos pères et de nos mères, nos premiers dieux, les plus puissants ? » p. 272

À propos de l’auteur
WILKINS_Joe_©DRJoe Wilkins © Photo DR

Joe Wilkins est né et a grandi au nord des Bull Mountains, dans l’est du Montana. Il est l’auteur de plusieurs recueils de poésie et d’un récit sur son enfance et son adolescence, La montagne et les pères qui paraît en 2022 après son premier roman, Ces Montagnes à jamais. Il vit actuellement avec sa famille dans l’ouest de l’Oregon, où il enseigne à Linfield College.

Mes livres sur Babelio.com


Focus Littérature

Tags
#lamontagneetlesperes #JoeWilkins #editionsGallmeister #hcdahlem #roman #litteratureetrangere #litteratureamericaine #RentréeLittéraire2022 #litteraturecontemporaine #RentreeLitteraire22 #rentreelitteraire #rentree2022 #RL2022 #livre #lecture #books #blog #littérature #bloglitteraire #lecture #jaimelire #lecturedumoment #lire #bouquin #bouquiner #livresaddict #lectrice #lecteurs #livresque #lectureaddict #litterature #instalivre #livrestagram #unLivreunePage #writer #reading #bookoftheday #instabook #litterature #bookstagram #book #bookobsessed #bookshelf #booklover #bookaddict #reading #bibliophile #bookstagrammer #bookblogger #readersofinstagram #bookcommunity #reader #bloglitteraire #aupouvoirdesmots