Pauline ou l’enfance

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En deux mots
Venant revisiter les lieux de son enfance, le narrateur se souvient des vacances passées avec son cousin Pierre et leur amie Pauline. Il parcourt avec nous le «petit royaume de l’enfance» dans un coin de Saône-et-Loire. Un paradis perdu riche de merveilleux souvenirs.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les vacances en Saône-et-Loire

C’est du côté de Louhans que Philippe Bonilo a passé son enfance. Dans ce premier et court roman, il convoque ses journées passées à parcourir la région avec son cousin Pierre et leur amie Pauline qu’il espère retrouver trente ans plus, en revenant en Saône-et-Loire. Nostalgique, enchanté, émouvant.

«L’enfance est un tout petit royaume. Un homme le parcourt en quelques enjambées. Je m’en suis aperçu en refaisant le grand tour d’autrefois. Il faut que cet âge soit peu regardant et en même temps bien imaginatif pour se faire un monde d’un aussi modeste territoire.»
C’est ce tout petit royaume que le narrateur nous propose d’explorer du côté de Louhans où ses parents tenaient une épicerie ambulante. Après de longues années passées à voyager, il revient dans le village, à la recherche des traces du passé. Mais tout a bien changé, à tel point qu’il a failli passer devant la maison familiale sans le reconnaître. Les nouveaux propriétaires l’avaient totalement transformée.
Alors, bien que ne possédant pas «ce don d’ubiquité qui permettrait d’habiter tous les âges à la fois ni la capacité de revivre le passé à volonté», le romancier va tout de même parvenir à convoquer «ces minutes heureuses dont on voudrait qu’elles durent toujours».
Dans ce lieu qui ressemblait à un entrepôt désordonné, entre les marchandises livrées, déballées et proposées à la vente dans la camionnette qui sillonnait la région, il y a d’abord l’amour inconditionnel d’une mère qui semble toutefois d’une telle évidence qu’il n’y a pas lieu de s’y appesantir. Celui du père est plus riche en aventures, parce qu’il passe par la découverte des alentours. « Jamais je n’étais plus heureux que les jours, c’était habituellement le jeudi ou le samedi, où mon père me prenait avec lui dans le camion. Je voyais le monde d’en haut, j’avais l’impression de le dominer, de commander au tracé de la route, comme en tirant les rênes d’un cheval on le dirige à droite ou à gauche. Lors des arrêts sur le bas-côté, aux abords des maisons, c’est moi qui klaxonnais. » Parmi les clientes, Germaine tenait une place particulière. Avec l’instituteur, elle possédait une langue différente des autres, ses paroles envoûtaient. Et puis Germaine était la grand-mère de Pauline, arrivée pour les vacances.
Avec le cousin Pierre, lui aussi hébergé pour les vacances, le trio va vivre des journées d’un bonheur sans égal. « la vie pourrait s’arrêter là et on en aurait assez vu pour se faire une idée de l’existence tout entière ».
Ce sont ces belles journées de découverte, d’exploration, de promesses que Philippe Bonilo raconte avec gourmandise et mélancolie, jusqu’à ce spectacle de fin d’année de l’école de danse, quand toute la famille était à Louhans pour voir Pauline sur scène. Un moment de bascule pour le petit garçon qui comprend alors que désormais le temps de l’insouciance est passé, que la rigueur et le travail sont nécessaires pour parvenir à ce moment de grâce.
Au moment où on célèbre les cinquante ans de la mort de Marcel Pagnol, on ne peut s’empêcher de penser à ses souvenirs d’enfance et en particulier au Temps des secrets dont on retrouve ici tout à la fois la grâce mélancolique et la force d’évocation.
Alors nous étreint une émotion d’autant plus forte qu’elle émane d’un paradis perdu, celui de l’innocence et des rêves d’un avenir où tout reste possible. On mesure alors le chemin parcouru, quand «l’étendue de toute une vie se déploie dans la mémoire.»

Pauline ou l’enfance
Philippe Bonilo
Éditions Arléa, coll. La rencontre
Roman
120 p., 19 €
EAN 9782363083715
Paru le 5/04/2024

Où?
Le roman est situé d’abord dans un port normand puis en Saône-et-Loire, à Romenay et Louhans. On y évoque aussi Bourg, Saint-Amour et Loisy, sans oublier tous «les lieux remarquables de la région: les pertes de l’Ain, la Roche de Solutré, Tournus, Pérouges, la maison du curé d’Ars (lui et la petite Thérèse étant les saints préférés de ma mère); d’autres fois, c’étaient de véritables expéditions : la Mer de Glace, par exemple, ou Saint-Flour.»

Quand?
L’action se déroule à la fin du siècle passé.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il n’y avait dans l’esprit de Pauline guère de place que pour la danse. Quand nous étions, Pierre, elle, et moi, dans les prés, elle nous montrait la difficulté du saut de chat qui nous fai¬sait tant rire. Elle nous invitait à l’imiter, mais nos pirouettes se terminaient invariablement par des roulades le long des pentes, roulades dont quant à moi j’aurais voulu qu’elles durent toute la vie.
Certains souvenirs sont des trésors. Certaines ren¬contres aussi. Qu’avait-elle de si singulier cette petite fille, l’amie fascinante des lointains étés, pour échapper à l’oubli et à la trame des jours ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Victor de Sepausy)

Les premières pages du livre
« Au retour d’un long voyage, après tant de hautes terres et de montagnes, j’eus envie de revoir la mer. Je me suis donc rendu dans ce petit port de Normandie où je vais de temps en temps, car la mer m’y semble plus belle qu’ailleurs. Lorsque je suis arrivé, tout paraissait désert, comme toujours à l’heure du déjeuner. J’étais heureux d’être là, respirant à pleins poumons l’air marin. La paix d’un grand soleil tombait sur le port. La forêt des mâts immobiles vibrait au loin dans la chaleur : devant moi un élévateur à bateaux, une grue, tous deux à l’arrêt, et des filets de pêche à terre qui emmêlaient leurs couleurs. Sur la gauche, les entrepôts ; du côté opposé, la boutique de souvenirs et l’habituel tourniquet de cartes postales. Il y avait surtout au-dessus de ma tête le ciel bleu qui reflétait son image dans la mer, où dans un grand flamboiement disparaissaient les voiliers.
Je me rendais sur la plage, lorsqu’une fillette de huit-neuf ans apparut sur le terre-plein, trop absorbée par son monde pour avoir remarqué ma présence : seule, à part moi, dans cette solitude. La coque d’un bateau abattu en carène faisait derrière elle l’effet d’une montagne ou d’une baleine échouée. L’enfant était tête nue, vêtue d’une robe bleue à bretelles, sandalettes dorées aux pieds. Elle donnait libre cours à son imagination, semblant s’interdire la ligne droite, alternant grands et petits pas, sauts de côté étranges et capricieux, moments d’arrêt à pieds joints et bras le long du corps. Qui mettrait autant d’application dans la conduite de ses affaires serait capable de grandes choses. Je la voyais gracieuse et légère, se mouvant dans une histoire qui n’appartenait qu’à elle.
J’avais connu jadis une petite fille de cet air-là, ou du moins qui agissait en toutes circonstances, y compris dans ses jeux, d’une manière non moins sérieuse et concentrée. Mais au lieu d’être au bord de la mer, cette fillette, ma Pauline, courait dans les champs, sur les chemins de terre, dans les hautes herbes, sous d’autres nuages. Il m’arrivait souvent de penser à elle. Un frisson dans l’air, une éclaircie, ou, comme dans le cas présent, une ressemblance, il n’en fallait pas plus pour la faire apparaître. J’avais alors le sentiment qu’elle était vraiment là, tout près, vivante, que son regard, son sourire s’adressaient à moi. L’espace d’une seconde, je retombais en enfance, car j’entrais dans son univers plus qu’elle ne surgissait dans le mien. Nous ne nous étions pas revus depuis bien longtemps, trente ans peut-être, et jamais je n’avais cherché à la retrouver. Rien ne pressait, car je suis de ceux qui estiment avoir l’éternité devant eux, et notre rendez-vous, s’il devait avoir lieu, viendrait à son heure. Quelque temps après la scène du bord de mer, la chance me souriant enfin, j’eus l’occasion de me rendre dans la Saône-et-Loire. C’est donc sans l’ombre d’une hésitation, avec un total abandon à ce qui devait arriver, que je décidais d’aller à Louhans, où je supposais qu’elle vivait encore, rendre visite à la femme que Pauline était devenue.

La route qui menait à Pauline traversait Romenay. En arrivant, sur une esplanade (je me souvins que se tenait là deux fois l’an la vogue), je reconnus les terrasses surélevées du Lion d’or et des Remparts où mes amis et moi dégustions des glaces, les belles portes médiévales de carrons rouges dont les noms d’Orient et d’Occident sont sans doute trop glorieux pour un si modeste village. Enfant, quand j’arpentais la petite rue commerçante qui reliait ces deux portes, j’avais l’impression en écartant les bras de toucher aux deux extrémités de la terre. L’Occident, c’étaient les couchers de soleil sur l’océan, la mer des Caraïbes, l’aventure, et l’Orient, l’immense plaine continentale vers laquelle glissait le paisible troupeau des nuages d’ici. Les nombreux voyages que j’entrepris plus tard n’auront été que le prolongement aux dimensions du monde de cette sensation première.

Je ne voulus pas m’attarder davantage car je savais que sur la route de Montpont je passerais devant ma maison d’enfance, Les Talus, l’épicerie-café de mes parents que j’étais curieux et impatient de revoir. En chemin, vitres ouvertes, je respirais à pleins poumons une odeur d’autrefois, de terre lourde et de bestiaux, de feuilles froissées et de chaume brûlé. Ma campagne n’avait pas changé. C’était le même pays agréablement vallonné, reprenant à perte de vue le motif de boqueteaux et de champs de maïs ; quelques haies vives soulignant d’un trait d’ombre le vert des prés, survivances d’anciens bocages. Je guettais notre maison, dans mon souvenir au sortir d’un bois, entre un virage et le bas d’un coteau, pourtant je suis passé devant sans la remarquer. Elle m’apparut in extremis, juste avant que son image ne sorte du rétroviseur.
Après avoir fait demi-tour, je suis allé me garer au bout du bâtiment, le long du mur latéral, sur le retrait herbeux où mon père mettait son camion. La maison donnait à présent directement sur la chaussée, un élargissement de la voie ayant recouvert le bas-côté. Comme il fallait s’y attendre, ça n’était plus ma maison : la porte du magasin avait été murée et la baie vitrée ramenée aux proportions d’une fenêtre ordinaire. Je ne fus pas autrement surpris de constater qu’elle était en vente. J’ai contourné le bâtiment pour voir ce qu’était devenue la terrasse. À en juger par les empreintes de pneus qui quadrillaient une terre dure comme pierre, l’endroit, contigu du champ de maïs, devait servir de tournière aux tracteurs. Je n’ai malheureusement pas connu ce temps où à la belle saison les familles prenaient là leur repas à l’ombre du tilleul. À mon époque, le souvenir de cette ombre bienfaisante n’était plus que prétexte à l’évocation d’un passé regretté, et la terrasse un débarras à ciel ouvert encombré de caisses de bouteilles, de pièces mécaniques et quantité d’objets bons pour la décharge. Les restes d’un jeu de quilles occupaient sur toute la longueur le fond de la cour. Les planches de la palissade derrière laquelle se pratiquait le jeu achevaient de pourrir au pied du mur de clôture. Les gaillards des fermes voisines s’y donnaient rendez-vous pour une partie qui devait davantage à la chance et au hasard qu’à l’adresse des joueurs, puisque la terre battue, depuis longtemps à l’abandon, et la planche de piste gondolée interdisaient toute pratique selon les règles. Ils choisissaient leur renvoyeur parmi ces gamins qui, s’imaginant naïvement appartenir à la bande, traînaient en permanence dans leurs jambes. Plutôt malingre, j’étais souvent promu à cette dignité (dans mon souvenir j’ai six ou sept ans). Évidemment, la dérision de tout cela m’échappait. Prenant ma tâche à cœur, je redressais les quilles, soulevant la lourde boule de fer pour la déposer sur la goulotte de renvoi. Et non sans une intense satisfaction je la voyais ensuite repartir vers les joueurs le long de la magnifique rampe d’acacia dans une course de toute beauté qui me faisait trépigner de joie. En revenant devant la maison, je faisais mentalement l’inventaire de ces lieux où j’avais été heureux. Du côté de l’épicerie-café, je revoyais le comptoir, les rayonnages le long du mur, quelques tables, la réserve et la chambre froide, la porte de derrière, dont le verre dépoli du panneau supérieur reflétait le matin les notes d’ambre du soleil. De l’autre côté, les deux pièces à vivre : la grande où trônait la cuisinière, et, dans l’angle opposé à la fenêtre, mon lit ; à gauche, la chambre des parents. Entre la pièce principale et le jardin s’insérait un réduit, abusivement nommé « la chambre du fond ». Un lit de dimensions imposantes, surmonté d’un énorme édredon rouge, débordait sur l’ouverture de la porte et gênait le passage. C’est là que couchait mon cousin Pierre pendant les vacances. Maintes fois mes parents m’avaient suggéré d’en faire ma chambre, considérant que j’y serais plus tranquille. Mais je ne pouvais me résoudre à dormir en un lieu qui à mes yeux était la chambre de Pierre et qui du reste me semblait le bout du monde sitôt la porte refermée. Moi, les conversations du soir ne me dérangeaient pas ni l’odeur du tabac, bien au contraire. Ainsi bercé de ces impressions familières, mon sommeil était en mesure d’affronter le profond silence de la campagne que rompait de temps à autre le fracas d’une automobile ou d’un camion.
L’épicerie et la maison disposaient toutes deux d’une entrée en façade, aussi les mondes ne se mélangeaient guère ; dans la chambre des parents, la porte communicante avait été condamnée. La route était en léger surplomb. Contemplé depuis la fenêtre, l’horizon se ramena durablement pour moi à une poignée d’herbes, une bande de goudron et des roues de voiture.
Je suis allé demander les clés à la ferme voisine. Les bâtiments avaient été remis à neuf et un hangar de belles proportions remplaçait la grange. Un enrobé bleuté recouvrait la cour d’une épaisse graisse odorante, présentant çà et là sous le soleil des effets lustrés qui rappelaient, en plus abstrait, les flaques d’eau comblant jadis les nids de poule. Bien alignés devant le hangar, imitations parfaites des modèles réduits dont raffolent les gamins de la campagne, des engins agricoles exposaient avec bonhommie leurs formes généreuses. Il se dégageait de l’étable une odeur acide et piquante d’oseille croupie, bien différente des senteurs capiteuses du fumier d’autrefois. »

Extraits
« Jamais je n’étais plus heureux que les jours, c’était habituellement le jeudi ou le samedi, où mon père me prenait avec lui dans le camion. Je voyais le monde d’en haut, j’avais l’impression de le dominer, de commander au tracé de la route, comme en tirant les rênes d’un cheval on le dirige à droite ou à gauche. Lors des arrêts sur le bas-côté, aux abords des maisons, c’est moi qui klaxonnais. Des portes jaillissaient, comme autant d’oiseaux échappés de leur cage, les enfants qui s’emparaient sans un merci, tels des voleurs, de la rondelle de saucisson, ou du talon de pâté en croûte où tremblotait un reste d’appétissante gélatine, que leur tendait mon père par-dessus le porte-cabas. De menues grands-mères suivaient à pas lents. J’étais émerveillé des égards avec lesquels il leur parlait, en leur remettant leurs achats emballés dans ce beau papier rose vichy. » p. 26

« Je ne fus pas cependant un animal si difficile à apprivoiser. Bientôt, Pauline revint aux Talus, accompagnée de son père. Puis, Pierre et moi fûmes autorisés à nous rendre chez Germaine — que par faveur spéciale Pauline nous permit d’appeler nous aussi mémé. Cet été-là se mit en place entre Les Rippes et Les Talus un va-et-vient qui devait se maintenir des années, nos pères sans trop se faire prier prêtant leur concours à cette logistique du bonheur.
Sur une période s’étalant du cours préparatoire à mon entrée au collège, je n’ai vécu que dans l’attente de mes deux amis. Je fréquentais par désœuvrement les gamins du voisinage. Il fallait voir toutefois avec quelle ingratitude je me désintéressais d’eux sitôt qu’apparaissait dans mon champ de vision l’un ou l’autre de mes amis de toujours. » p. 41

« Monsieur Amance, accompagné de ma mère, pour qui ces sorties étaient autant d’occasions de «prendre l’air», nous emmenait visiter les lieux remarquables de la région : les pertes de l’Ain, la Roche de Solutré, Tournus, Pérouges, la maison du curé d’Ars (lui et la petite Thérèse étant les saints préférés de ma mère) ; d’autres fois, c’étaient de véritables expéditions : la Mer de Glace, par exemple, ou Saint-Flour. Sans doute n’étions-nous pas peu fiers de nous asseoir sur la banquette de la DS, Pauline bien calée entre Pierre et moi, et ce malgré le luxueux mal des transports qui nous obligeait à des haltes fréquentes. » p. 50

« L’enfance est un tout petit royaume. Un homme le parcourt en quelques enjambées. Je m’en suis aperçu en refaisant le grand tour d’autrefois. Il faut que cet âge soit peu regardant et en même temps bien imaginatif pour se faire un monde d’un aussi modeste territoire.
Je présume que c’est de l’empilement d’expériences vécues en un même lieu et prises dans une constante répétition que naît ce sentiment d’étendue, qui trouve par conséquent sa véritable expansion, sa terre d’élection, dans la mémoire. Je suis cruellement de mon temps et ne dispose pas hélas de ce don d’ubiquité qui me permettrait d’habiter tous mes âges à la fois ni la capacité de revivre le passé à volonté. Pourtant, ces minutes heureuses dont on voudrait qu’elles durent toujours ne sont pas toutes perdues. Certaines s’attardent dans l’air, vous les croisez en chemin. » p. 53

« Il y a des moments dans l’enfance où il semble que tout soit dit du présent et de l’avenir: la vie pourrait s’arrêter là et on en aurait assez vu pour se faire une idée de l’existence tout entière. Quand un hasard les fait remonter du passé, c’est non seulement la joie de l’heure qui nous est rendue, mais l’étendue de toute une vie qui se déploie dans la mémoire. » p. 87

« Au fond, qui était Pauline pour moi aujourd’hui? Un être dont, à la vérité, je n’avais plus entendu parler depuis une trentaine d’années. «Une petite fille.» Mais à peine avais-je prononcé pour moi-même ces derniers mots que l’émotion me submergea. Cette enfant disparue me devint plus présente et plus chère que jamais. Pauline qui n’existait plus avait conservé intacte la faculté de m’émouvoir, plus profondément que n’importe quelle personne vivante en ce monde. Cet appel qu’elle nous lançait quand elle peinait à nous suivre: «Attendez-moi, les garçons!», je l’entendais encore, ce n’était pas la voix d’une enfant qui va mourir. » p. 106

À propos de l’auteur
BONILO_philippePhilippe Bonilo © Photo DR

Né à Chambéry en 1961, Philippe Bonilo réside à Paris où il a embrassé divers métiers liés à l’univers du livre, incluant des postes en librairie, en tant que commercial et dans l’édition. Actuellement, il travaille au sein d’un centre de psychanalyse et contribue à l’édition de diverses revues spécialisées dans ce domaine. Il est l’auteur de La Chambre, un texte poétique paru en 2007. Pauline ou l’enfance est son premier roman. (Source: Éditions Arléa)

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Extrême paradis

GOUX_extreme_paradis

  RL_2024

En deux mots
Après le décès de son père en Floride, le narrateur se rend dans cet État qui a fait sécession pour tenter de comprendre ce qui s’est passé dans ce paradis réservé aux personnes âgées. Il va finalement découvrir que derrière les bonnes intentions se cache un monde beaucoup plus sombre. Un monde qui obsédait son père.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le paradis des vieux est un enfer

Clovis Goux imagine la sécession de la Floride pour y établir les VUF, les Villages-Unis de Floride. Dans cet État réservé au plus de 55 ans, le narrateur vient enterrer son père qui avait choisi ce petit paradis. Une dystopie habilement construite, avec humour et suspense.

Quand il apprend la mort de son père, le narrateur, qui est pigiste à Paris, décide de prendre l’avion pour la Floride. Didier, son géniteur, avait choisi de s’installer dans ce nouvel État, baptisé VUF (Villages-Unis de Floride). Réservé au plus de 55 ans possédant un patrimoine conséquent, il promet aux retraités de couler des jours heureux sous le soleil. Ici, pas d’insécurité – pour ne pas qu’elle s’endorme, la police est appelée quand deux voiturettes de golf s’entrechoquent – pas de cimetière, mais des circuits de golf et des barbecues pour entretenir la convivialité. «Les hommes portaient des casquettes ou des panamas, des polos ou des chemisettes colorées, des bermudas kaki et des Birkenstock, les femmes des visières, des marcels ou des T-shirts pastel sur des joggings ou des leggings, des sandalettes ou des Crocs. Tous avaient des cheveux blancs parfaitement coiffés et des lunettes de soleil. Des couples de vieux sortaient du mall en poussant des caddies remplis de fournitures, ils saluaient leurs connaissances au passage et formaient bientôt de nouveaux groupes au hasard de leurs rencontres pour commenter les bonnes affaires qu’ils venaient de réaliser, les prévisions météo ou les derniers potins des Villages. On prenait rendez-vous pour un barbecue, un concert virtuel des Beach Boys ou une partie de padel. On s’informait de la bonne santé de chacun, les sourires étincelaient, les rires fusaient et l’on s’étreignait de généreux hugs à tout bout de champ. De ce joyeux ensemble émanait le sentiment d’une communauté soudée, d’une utopie accomplie, d’un monde nouveau.»
Arrivé sur place, il apprend que la mort de son paternel serait due à un accident après une mauvaise chute dans son salon, sur un coin de table. Mais comme la législation impose la crémation et la dispersion des cendres, il n’y a pas de cadavre. Ce qui va perturber le journaliste qui décide d’enquêter. Il interroge le chauffeur, un taiseux, et la femme de chambre, un peu plus bavarde. Il va réclamer le certificat de décès et tenter d’en apprendre davantage auprès de l’inspecteur Anderson, chargé des formalités.
Au fil des jours, il va découvrir comment fonctionne la communauté, mais aussi que son père était obsédé par les affaires criminelles au point de rassembler une solide documentation sur tous les faits divers et cold cases de la région: «Les documents photographiques réunis par mon père étaient accompagnés de centaines de notes manuscrites, de plans à main levée et d’articles de presse classés méthodiquement dans des chemises selon les lieux où les faits s’étaient déroulés. L’ensemble redessinait la carte de Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultra-violence.» Michelle, l’amante du père, puis bientôt du fils, va pouvoir éclairer un peu sa lanterne.
Les codes du thriller vont permettre à Clovis Goux d’explorer les travers de ce communautarisme bâti sur la peur des jeunes, sur le dangereux repli sur soi. Je me souviens avoir vu, lorsque je voyageais en Floride, des publicités pour un village érigé par la Walt Disney Company et qui promettait un tel petit paradis avec sécurité renforcée, caméras de surveillance empêchant toute intrusion, pelouses au cordeau et personnel de maison à disposition. Cette dystopie élargit le champ et accentue le trait. Ici, on en supporte pas les jeunes pour s’arroger l’illusion d’une éternelle jeunesse. On ne supporte pas la mort pour entretenir l’illusion de l’immortalité.
Les enfants gâtés du XXe siècle, nourris de pop culture (les virées au cinéma proposées par le père à son fils les ont construits tous les deux), ont voulu un monde aseptisé et vont se retrouver dans l’univers de J.G. Ballard et notamment Super-Cannes. La preuve, une nouvelle fois, que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Un enfer que se construit à partir d’une oisiveté voulue – sans penser aux conséquences – et qui va déboucher sur la haine, la violence, le lynchage. D’une extrême à l’autre, en quelque sorte.

Extrême paradis
Clovis Goux
Éditions Stock
Roman
280 p., 20,90 €
EAN 9782234093843
Paru le 17/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement aux Etats-Unis, en Floride. On y évoque aussi Paris et une ferme dans les Dombes.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un avenir imminent, la Floride a fait sécession avec les États-Unis afin de fonder une fédération de communautés privées réservées aux seuls retraités: les Villages. Dans ce luxueux paradis artificiel conçu par et pour les seniors, la mort, le crime et la jeunesse ont été éradiqués au profit du divertissement. L’étrange décès d’un résident français vient cependant bouleverser l’équilibre instauré.
Accident? Meurtre? Suicide? Précipité dans l’univers outrancier des Villages-Unis de Floride, le fils du défunt part sur les inquiétants chemins qui ont menés son père à sa perte. En fouillant dans le passé, ce journaliste déboussolé par le deuil réveillera les vieux démons de la région. En cherchant la vérité, il basculera dans l’envers du décor. Alors les Villages dévoileront leur vrai visage.
Satire, dystopie ou anticipation? Avec force et humour Extrême paradis interroge nos ambiguïtés face à la violence comme les dérives communautaristes de nos sociétés: et si la sauvagerie était une nécessité? Et si la vieillesse était le futur de l’humanité?

Les critiques
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Paris la douce (Caroline Hauer)
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Les premières pages du livre
« I Cool Aqua
1
L’école fantôme

La découverte d’une école maternelle au sein des Villages-Unis de Floride fut un véritable choc tant son existence, sa présence même, était une monstrueuse aberration, comparable, si je peux me permettre cette analogie, à la construction d’un abattoir dans un parc d’attractions. Et pourtant, malgré son incongruité, malgré son effrayante absurdité, elle est là, sous mes yeux, cachée du reste de l’humanité par une modeste colline boisée, à quelques mètres seulement d’un des bunkers du golf Harold Schwartz où l’armée des Villageois pratique son swing à l’année comme autant de salutations aux feux d’un soleil éternel que de défis lancés à un ennemi invisible.
L’aube point en dessinant en ombres chinoises une ligne d’horizon hérissée de palmiers lorsque j’approche, lampe torche à la main, du bâtiment. Surmontée du drapeau de l’État sécessionniste – une étoile à cinq branches insérée dans un soleil bleu aux rayons rouges et blancs – qui flotte en haut d’un mât, l’école en briques se déploie sur un seul niveau dont les fenêtres aux cadres clairs sont obstruées par d’épais rideaux. En son centre, l’entrée principale se fait sous un fronton de faux marbre supporté par des colonnes doriques. La porte grillagée n’est pas fermée. Par-delà le portique de sécurité désactivé (je ne suis de toute façon pas armé), le faisceau de la lampe révèle un vaste couloir le long duquel sont disposés en vis-à-vis des casiers et des portemanteaux sur lesquels scintillent de petits cirés jaunes au-dessus de bottes de pluie rouges sagement alignées sous des bancs de bois qui filent en perspective. J’approche des casiers métalliques en faisant grincer ma paire de Converse sur le sombre linoléum. Sur chacun figure une plaquette avec un prénom : Judy, Carolyn, Jason… J’en ouvre un au hasard pour constater qu’il est vide.

J’entre maintenant dans une salle de classe et découvre quatre rangées de pupitres accolés à des chaises d’enfant faisant face au bureau de l’instituteur derrière lequel s’étend un vaste tableau noir. Une carte de la Floride est accrochée à son cadre et l’on peut lire RÉVOLUTION inscrit à la craie blanche sur le noir de l’ardoise. Les murs de la classe sont vert d’eau. On y a punaisé des posters d’animaux ainsi que des peintures enfantines. Il y a une mappemonde dans un angle à côté d’un miroir et d’une bibliothèque. Je m’approche. Le cercle lumineux balaye les livres, en révèle quelques titres : Les Aventures de Tom Sawyer, La Case de l’oncle Tom, Les Quatre Filles du docteur March, Max et les Maximonstres, Charlie et la Chocolaterie, Le Magicien d’Oz, Le Royaume fantôme… Je ne connais pas ce dernier ouvrage et tends la main pour m’en saisir : contre toute attente le rayonnage bascule vers moi lorsque je tente de l’extraire du bout des doigts et je me retrouve avec un ensemble compact, étonnamment léger, dans les bras. Sans un bruit, je remets en place les faux livres en remarquant que le reste de la bibliothèque est également composé de ces mêmes blocs qui d’ordinaire, vendus au mètre, servent à décorer les appartements témoins, les salles d’exposition de marchands de meubles ou les espaces détente de certains fast-foods. En revenant sur mes pas, je constate que les dessins d’enfants sont des reproductions : de simples photocopies couleur.
J’explore à présent la cantine : un réfectoire, des tables rondes et basses entourées de petites chaises, des néons au plafond, un distributeur de plateaux et de couverts, un buffet à bain-marie, un buffet réfrigéré débranché… Ici comme dans tout l’édifice, chaque objet semble à sa place, prêt à l’emploi, mais étrangement orphelin, dénué de sens, soulagé de sa fonction, dans l’attente d’un signal qui déclencherait une série d’actions. Une porte vitrée mène aux cuisines : la pièce est vide. Sur le sol carrelé, il y a seulement un balai à franges gisant à côté d’un seau à essorer.
Dans les toilettes face aux miroirs et aux lavabos, il y a des urinoirs pour adultes et pour enfants, pas de portes aux WC. Je tourne l’un des robinets, mais l’eau ne s’en écoule pas. Plus loin, je pénètre dans une salle de repos avec une dizaine de lits d’enfants. Ils sont faits au carré, à l’identique ou presque : une couette et un oreiller à motifs, voitures pour les garçons, poupées pour les filles. La pièce est aveugle. Il y a un miroir face à l’entrée.

En sortant par la porte arrière qui ouvre sur la cour de récréation, je me retourne vers l’école avec l’étonnante impression qu’à la manière des poupées russes, le bâtiment cache une reproduction de lui-même à échelle réduite. Au-dessus de moi, le soleil tente de dissuader l’arrivée de ténébreux nuages à l’horizon et le ciel se décline en un strident dégradé qui va du pourpre au jaune soufre en passant par le vert cuivré, soit les prémices d’un des fameux cocktail skies vénérés ici-bas. Le brouillard matinal surgi des marais environnants recouvre un périmètre délimité par des grillages et des arbustes. Je pose alors le pied sur le mot Earth, soit la première case d’une marelle peinte sur le sol en caoutchouc, et l’image d’un lutin en ciré jaune sautant à cloche-pied dans un tapis de brume (avec ses petites bottes de caoutchouc rouge !) jusqu’à la case Heaven frappe mon esprit. Devant moi il y a un toboggan et des balançoires. En m’approchant du portique, je constate qu’une des trois balançoires a été décrochée. Et je comprends à cet instant précis que c’est ici que mon père a trouvé la mort.

2
Le Vampire de la Goutte-d’Or

Un mois plus tôt, j’étais à Paris en train de tirer les vers du nez au Vampire de la Goutte-d’Or lorsqu’un numéro inconnu s’afficha sur mon téléphone. Je laissai la messagerie se charger du mystérieux appel. Après quelques années laborieuses dans le monde de l’entreprise où mes seules joies furent les repas thématiques de la cantine (pour le Nouvel An chinois les caissières étaient habillées en geishas et un orchestre de mariachis anima la semaine mexicaine), je me retrouvais au chômage ou plutôt en boîte de nuit. C’est sous les flashes d’un stroboscope qu’un compagnon de boisson me proposa, une nuit particulièrement arrosée, de «piger» pour le journal dont il était le rédacteur en chef adjoint. Je lui opposai le fait que je n’avais jamais pris la plume pour écrire un mot. «Ça tombe bien, moi non plus!» répliqua-t-il dans un grand éclat de rire avant de commander une nouvelle tournée. Et c’est ainsi que je devins journaliste.

Ma mission était simple: interviewer des freaks, déformer leurs propos, inventer des faits et prier pour que mes «sujets» ne trouvent pas mon adresse après avoir lu mon « papier ». Avec le Vampire de la Goutte-d’Or, ça allait être compliqué: il habitait à côté de chez moi, dans des caves aménagées rue Myrha. Longs cheveux noirs ondulés et graisseux, yeux bleus translucides maquillés au khôl, teint verdâtre parsemé de boutons d’acné, toujours vêtu d’une redingote noire moisie, d’un pantalon en velours, de chemises à jabot et de bottes de l’armée allemande, le Vampire dénotait dans ce quartier peuplé en majorité d’immigrés. Il était le seul à faire peur aux hordes de gamins des rues qui avaient fui la misère d’un pays en guerre pour semer la terreur dans les lavomatics du coin ainsi qu’aux mamas en boubou qui faisaient régner l’ordre sur le pavé et se signaient lorsqu’elles le croisaient : la patte de poulet qu’il arborait en pendentif (en exhalant une redoutable odeur de camphre) était le signe certain qu’il pratiquait le vaudou dans son terrier.

Murs tapissés de velours rouge, crânes d’animaux montés en lampes de chevet, mannequin démantibulé en table basse, mandalas d’insectes morts, Christ inversé, Sainte Vierge profanée… Son logis souterrain était un savant mélange entre la caverne d’un sorcier, l’antre d’une goule et la salle à manger d’Ed Gein. Ma première question fut simple: comment faisait-il pour se laver? Sa réponse, expéditive : d’un ongle peint en noir, il me désigna un bac à sable dans un recoin obscur de la cave voûtée avant de me dérouler les grandes lignes de son parcours ; en rupture avec des parents pharmaciens à Rouen, il avait découvert Aleister Crowley et le LSD durant ses années chez les jésuites avant de former Kadaverik Likidator avec deux amis de pensionnat (Lucifred à la basse, Muinomednap à la batterie). Le groupe fit rapidement son trou au sein de la scène black metal hexagonale, leur répertoire se composant d’un seul morceau, Life Is Death, joué ad nauseam sous l’influence de drogues dures, lysergiques de préférence. La légende voulait qu’ils parvinssent ainsi (grâce également à un volume sonore défiant l’entendement) à faire vomir leur public. Le Vampire avait-il des problèmes de voisinage ? « Seulement le jour où la concierge a trouvé un pigeon crucifié sur ma boîte aux lettres. Une déclaration d’amour d’une de mes fans », répondit-il avec un large sourire halluciné qui découvrit des canines limées en pointes. Son surnom lui était-il monté à la tête? Je profitai de cet instant d’incertitude pour lui demander la direction des toilettes. Il me dirigea vers un seau en métal près du bac à sable. Tandis que j’urinais dans le récipient, j’interrogeai mon répondeur. Une voix lointaine m’informa en anglais qu’il était arrivé un terrible accident à mon père. Il était décédé. Il fallait que je rappelle au plus vite. La foudre s’abattit sur moi au moment où je reboutonnais mécaniquement ma braguette, pulvérisant mon crâne, mon cœur et le reste de mon corps en mille particules. Anéanti, je revins au ralenti auprès du Vampire en balbutiant d’une voix blanche : « J’ai… perdu… mon… père… » Il y eut un moment de vertige qui sembla durer une éternité avant qu’il ne réplique d’une voix lugubre: «T’inquiète pas mon pote, t’en trouveras bien un autre.» Sans plus attendre, je regagnai au plus vite la surface de la terre.

3
Les Ailes de l’enfer

1 235 km/h, 10 000 mètres d’altitude, l’Airbus A380 fonçait au-dessus de l’Atlantique alors que je commandais un nouveau bloody mary à l’hôtesse de l’air. J’avais par le passé interviewé l’une de ces belles femmes entre deux âges, perpétuellement en jet-lag, toujours trop maquillées, pour les besoins d’un article sur les films diffusés dans les avions (qui étaient mutilés pour respecter les sensibilités du plus grand nombre, les programmateurs évitant de proposer 747 en péril, Les Ailes de l’enfer ou Des serpents dans l’avion), et j’avais appris que l’une de leurs missions durant les vols était de clouer les passagers sur leurs fauteuils afin d’éviter tout risque d’incident, d’accident et de procès envers la compagnie aérienne. C’est pour cela que les hôtesses offraient suffisamment d’alcool aux voyageurs (mais pas trop) pour calmer leur nervosité (difficile de ne pas penser à la faucheuse en grimpant dans un avion) tandis qu’on les hypnotisait à coups de comédie romantique.

Je n’avais pas le cœur à voir un film avec Sandra Bullock. Labouré par les griffes du chagrin, je sanglotais en regardant la mer de nuages défiler à travers le hublot comme un suaire sans fin ou un rouleau de sopalin. La mort brutale de mon père avait révélé la nature intime des choses : tout était plus vif, plus violent, plus précis, d’une douleur infinie. La dernière conversation téléphonique que j’avais eue avec Didier tournait en boucle dans mon crâne. C’était en novembre, il m’avait appelé pour me proposer de passer Noël en sa compagnie. C’était le seul moment de l’année où les Villages autorisent leurs citoyens à recevoir des membres de leur famille et aux moins de cinquante-cinq ans à résider quelques jours en Floride. « Tu verras c’est le paradis ici, m’avait-il dit avec enthousiasme. On n’a pas le temps de s’ennuyer : on peut jouer au golf toute la sainte journée et il y a de super soirées rock organisées dans les clubs. On va vraiment s’éclater ! Allez viens, je te paye le billet. » La perspective de me retrouver à danser sur Sympathy for the Devil en compagnie de mon père et de retraités cramés aux UV me fit froid dans le dos et je déclinai son offre sous le prétexte d’un « papier » à rendre durant cette période. « Bon, tant pis, dit-il, visiblement déçu. N’oublie pas de m’envoyer ton article quand il sera publié (mon père était mon plus fidèle lecteur, j’en étais à la fois flatté et un peu embarrassé), on remettra ça l’année prochaine. Je t’embrasse, fiston. » Ce fut la dernière fois que j’entendis le son de sa voix et je regretterai à jamais de lui avoir menti ce jour-là. Si j’avais accepté sa proposition, peut-être serait-il en ce moment même en train d’enlacer une splendide sexagénaire sur Hotel California au lieu d’attendre ma visite, les pieds devant, dans la cellule réfrigérante d’une morgue.

Le plus dur avait été d’annoncer son décès à ma mère. Même s’ils s’étaient quittés depuis la nuit des temps (je ne les avais jamais vraiment connus ensemble, l’époque était volage et la fidélité une valeur «bourgeoise» pour les jeunes hippies), un profond attachement les unissait encore. « Mais qu’est-ce qu’il a pu bien se passeeeeeer? hurla-t-elle en éclatant en sanglots au bout du fil. Je n’aurais jamais dû le quitteeeeer… Si j’avais été là rien ne lui serait arrivéééé! Tout ça c’est ma fauuuuute!» Je raccrochai en lui disant que j’en saurais plus une fois sur place.

En regardant le parcours du long-courrier se dessiner en pointillé entre l’Europe et les Amériques sur l’écran face à moi (nous entrions à présent dans le triangle des Bermudes et j’en profitai pour commander un nouveau bloody mary), je me demandais une fois de plus ce qui avait poussé mon père à franchir le pas pour partir vivre là-bas. Après des années dans la fonction publique, la retraite avait sonné quand il m’annonça, lors d’un déjeuner dans un turc de la rue du Faubourg-Saint-Denis où il avait ses habitudes, qu’il quittait Paris pour les Villages-Unis de Floride.

« Je n’ai pas envie de finir ma vie dans cette ville pourrie, me dit-il en attaquant des keftas à coups de fourchette. La seule chose qui me retient ici, ce sont ces boulettes. Et toi bien sûr mon chéri. Mais tu es un grand garçon désormais. Tu voles depuis longtemps de tes propres ailes et tu n’as plus besoin que je te paye ta place de cinéma. »

Le souvenir du premier film qu’il m’avait emmené voir, le King Kong de Cooper et Schoedsack, surgit alors dans ma mémoire et je revis avec émotion le dieu singe combattre furieusement un T. rex pour sauver Fay Wray de ses crocs, au cœur de la mystérieuse île du Crâne. Didier aimait le cinéma et m’inocula le virus des salles obscures, attisa ma curiosité en me racontant les séquences clés de ses films préférés : le carnage final de Taxi Driver, la séance de roulette russe de Voyage au bout de l’enfer, la scène de la douche de Psychose. Il fut l’un des premiers à faire l’acquisition d’un magnétoscope, mais m’interdit de regarder Massacre à la tronçonneuse. Pour m’en faire une idée, je dus me contenter de la jaquette de la cassette vidéo (Éditions René Chateau) où un maboul en costard, portant un masque de chair, me fonçait droit dessus arme à la main, et surtout de la bande-son qui parvenait la nuit jusqu’à mon lit lorsque Didier regardait ce film banni. Entre les grincements du prélude, les rires déments d’un maniaque, les hurlements féminins incessants et le vrombissement démoniaque de la scie mécanique, j’ai ainsi imaginé Massacre à la tronçonneuse avant de le voir quelques années plus tard : le chef-d’œuvre de Tobe Hooper se révéla beaucoup moins violent que dans mon esprit, mais beaucoup plus dérangeant, me plongeant pour la première fois au cœur d’un cauchemar organique, d’une expérience physique comparable à celle d’un bad trip dans la chambre froide d’un boucher. »

Extraits

« Les documents photographiques réunis par mon père étaient accompagnés de centaines de notes manuscrites, de plans à main levée et d’articles de presse classés méthodiquement dans des chemises selon les lieux où les faits s’étaient déroulés. L’ensemble redessinait la carte de Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultra-violence, composait un nouveau type de guide touristique invitant non à découvrir les splendeurs du Sunshine State mais bien à en explorer les égouts. À travers la masse d’informations réunies, je vis un point de fuite, je vis une architecture d’os et de viscères s’élever dans le ciel, je vis la dérive d’un esprit qui bascule peu à peu dans le vide, celui de quelqu’un qui perd le fil, qui se retrouve prisonnier du labyrinthe qu’il est en train d’échafauder. Et je sus à ce moment précis que, si je voulais découvrir la vérité, je devais suivre ce guide. » p. 92-93

« Surgis de nulle part, les Villageois affluaient vers une large bâtisse beige aux façades aveugles, le Hollywood Mall, comme si c’était jour de marché en France, dans une petite ville de Provence. Les voiturettes de toutes les couleurs prenaient d’assaut les places de parking et les seniors se retrouvaient sous les palmiers pour former des groupes qui papotaient. Les hommes portaient des casquettes ou des panamas, des polos ou des chemisettes colorées, des bermudas kaki et des Birkenstock, les femmes des visières, des marcels ou des T-shirts pastel sur des joggings ou des leggings, des sandalettes ou des Crocs. Tous avaient des cheveux blancs parfaitement coiffés et des lunettes de soleil. Des couples de vieux sortaient du mall en poussant des caddies remplis de fournitures, ils saluaient leurs connaissances au passage et formaient bientôt de nouveaux groupes au hasard de leurs rencontres pour commenter les bonnes affaires qu’ils venaient de réaliser, les prévisions météo ou les derniers potins des Villages. On prenait rendez-vous pour un barbecue, un concert virtuel des Beach Boys ou une partie de padel. On s’informait de la bonne santé de chacun, les sourires étincelaient, les rires fusaient et l’on s’étreignait de généreux hugs à tout bout de champ. De ce joyeux ensemble émanait le sentiment d’une communauté soudée, d’une utopie accomplie, d’un monde nouveau. Je consultai le plan du Hollywood Mall dessiné par mon père afin de me diriger sur le parking. » p. 108-109

À propos de l’auteur
GOUX_Clovis_©patrice_normandClovis Goux © Photo Patrice Normand

Clovis Goux est journaliste indépendant. Il a écrit La Disparition de Karen Carpenter (Actes Sud, 2017), et chez Stock Chère Jodie (2020) et Les Poupées (2022). (Source: Éditions Stock)

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Cartographie d’un feu

DEMOULIN_cartographie_dun_feu  RL_2024

En deux mots
Le feu a pris en plein hiver sur les contreforts du Jura. Un incendie inattendu qui va provoquer un vent de panique et mettre en danger la propriété et l’usine de Jason, mais aussi secouer toute sa famille, son père, son frère, son épouse. Réussira-t-il à sortir indemne de ce drame?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La forêt s’embrase en plein hiver

Autour d’un feu de forêt qui prend en plein hiver dans la forêt jurassienne et provoque de gros dégâts, Nathalie Démoulin a construit un roman à l’atmosphère lourde. Un drame qui va déchirer une famille et réveiller bien des fantômes.

«Les arbres meurent debout. Ils ne gardent que leurs branches principales, noires et fendues, ouvertes comme de grosses bouches ébréchées. Par endroits, on voit grouiller les uniformes, des types de la taille d’un Playmobil manœuvrent des tuyaux géants. Une flamme immense, dix mètres de largeur environ, lèche la départementale…» La forêt jurassienne brûle autour de la Cuisance, bien que ce genre de catastrophe n’est pas censée se produire en février. Si le maire parie sur des dégâts contenus, les faits ne vont pas tarder à lui donner tort. Il faut évacuer les maisons et les bâtiments qui sont proches du périmètre de l’incendie. Pour Jason, c’est déjà la double-peine. Sa maison et son usine sont menacées. Carole, son épouse, a pris les devants et s’est réfugiée chez son beau-père, au grand dam de son mari. Il aurait préféré trouver une chambre d’hôtel et ne pas se retrouver aux côtés de son père qui ne s’est jamais vraiment remis de la mort de son épouse. Il ne lui reste plus qu’à espérer que le sinistre sera vite circonscrit.
Un espoir que partagent nombre d’habitants et notamment ses employés. Car il est le premier employeur de la ville. Son entreprise, spécialisée dans les assemblages mécanosoudés et les superalliages, fournit l’aéronautique, le nucléaire et le secteur médical. Jason explique ainsi son activité et son succès: «Nous soudons des formes complexes, des matériaux qui seront bientôt plus précieux que l’or. Je parle de métaux de transition comme le cobalt, le titane ou le tungstène. Je parle de richesses prises aux ténèbres de la terre, de celles qui dorment dans nos montagnes. C’est moi qui ai développé la fabrication d’outils chirurgicaux. Et c’est ce secteur qui nous permet aujourd’hui une croissance exceptionnelle à deux chiffres.»
Dans cette atmosphère particulièrement tendue, chacun essaie de trouver de quoi apprivoiser sa peur. Carole se plonge dans son travail, une étude sur le peintre britannique Peter Doig. Mais à ses feuillets raturés et froissés, on voit qu’elle ne peut guère se concentrer. Il y aurait pourtant beaucoup à dire sur l’ambiance et les couleurs utilisées par cet artiste pour des toiles qui résonnent avec le drame qui se joue, avec cet univers oppressant (voir ci-dessous trois toiles évoquées dans la roman).
La peur se fait de plus en plus présente et offre un terreau favorable à toutes les histoires macabres, aux accidents de la vie, aux disparitions mystérieuses. Chacun ressasse les pans noirs de son histoire, les rêves de gloire avortés, les amours mortes, les accidents et les flirts avec la mort «j’étais passé du côté des anges, entre les vivants et les autres, et je ne savais plus bien, dans ce coma de draps blancs et d’intraveineuses, où commençait le rêve».
Et c’est bien là le secret de l’écriture de Nathalie Démoulin, cette faculté à passer du rêve à la réalité, de la mort à la vie. Alors que les frontières s’estompent, que les personnages se perdent dans le paysage, que leur âme participe de cet incendie qui donne l’impression de ne jamais devoir s’arrêter. Alors, on se dit que les portes de l’enfer viennent d’être franchies.

Cartographie d’un feu
Nathalie Démoulin
Éditions Denoël
Roman
146 p., 17 €
EAN 9782207180198
Paru le 3/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, principalement dans le Jura, le long de la Cuisance. On y évoque aussi Besançon.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Ai-je compris à ce moment-là que l’incendie désormais était en nous? Dans nos reins et nos cœurs ses ailes ardentes. Éclairant tout à sa façon anarchique, sur le point de tout dévaster. »
Les montagnes du Jura sont couvertes des neiges de février. C’est pourtant là, par des températures négatives, que s’est déclenché un incendie menaçant la ville de Cuisance. Chassé par les flammes, Jason Sangor part s’abriter dans la maison où il a grandi. Il y retrouve sa femme, mais aussi son père et son frère, avec lesquels rien n’est simple – l’un a trop de secrets, l’autre trop de folie. Dans cette bâtisse qui semble abriter des fantômes, encombrée d’objets qui témoignent de guerres anciennes ou familiales, Jason perd pied.
Quand le réel se teinte de fantastique, quand le feu dessine autour de la vallée un cercle de l’Enfer, les vivants, les morts, les disparus et les égarés se croisent autour d’un lac couleur de lune. Un roman intense sur le pouvoir des souvenirs et le chagrin de ceux qui restent.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Marie-Ange Pinelli)
Blog Kanoubook


Bande-annonce du roman © Production Éditions Denoël

Les premières pages du livre
« La montagne flambe depuis bientôt vingt-quatre heures. La montagne blanche, la montagne de froid et de neige, la montagne de février est en feu. Elle brûle en cercle tout autour de la ville. La peau de glace des sapins se brise à distance, la forêt éclate comme du verre, puis se couvre d’une autre peau, de sa seconde et vraie mort, de résine ardente.
Un anneau de cendres flotte, silencieux et immobile, un peu plus qu’à mi-hauteur du cratère. Dessous, le feu remue dans les congères, immense déjà, et ses flammes grandissent par instants jusqu’à toucher l’anneau, agiter la fumée. Les camions des pompiers ont dû grimper jusque-là, et pour ça
il a fallu déneiger les chemins forestiers à la force des bras.
Ils stationnent dans des reculées délaissées, à l’aplomb de sapinières austères, et il me semble voir leurs jets, dirigés à l’aveugle, hachurer le ciel.
— Un feu d’enfants, me dit le maire.
Décidément, des contes il nous en aura servi, celui-là, en trois mandatures, lui qui a survécu à tout, aux listes dissidentes, à l’usure des affiches électorales, à la fermeture des ateliers de diamantaires et à celle de l’usine de plasturgie.

Il porte une tenue immuable, je ne lui en connais pas d’autre.
Un costume un peu mou, qui gondole sur ses chaussures, qui ne donne pas le change à sa face épaisse, aux paupières tombantes, au nez énorme, bulbeux, marbré de couperose, des
traits simplets qui trompent le monde. Je secoue la tête, ce vieux geste malgré moi, ma vieille tête de cheval, le mors qui griffe mes lèvres, le silence qui tourne dans ma bouche. La
montagne, je croyais la connaître. J’ai payé des ingénieurs, des géologues, des spéléologues pour radiographier ses richesses, ses minerais, ses terres rares. Je sais où il faut creuser, mes relevés sont plus précis que ceux du BRGM. Mais
cet incendie dans la neige, ces rougeurs soudaines hier, les sapins partant en torche dans le grand blanc, je ne savais pas ça possible.
— De petits vauriens, de la graine de salopiots, ceux-là brûleront tout, insiste Noirot.
Pour un peu il me parlerait de mon frère, un archétype, dans son genre, mais il n’ose pas me fâcher, j’emploie tout de même la moitié de la population active de la ville. Alors il se tait, le regard insaisissable sous la peau lourde des paupières.
Je lui serre la main. Nous nous quittons sans rien ajouter. Il est pataud et fatigué. Je parie qu’il n’a pas dormi de la nuit. Je parie qu’il est soulagé qu’on lui parle d’autre chose que du
cabinet d’audit, des emprunts toxiques, de la dette de la ville qui s’élèverait à cinquante millions d’euros, de sa possible démission. Il y aura bien quelqu’un pour l’accuser d’avoir mis
le feu lui-même, vous ne croyez pas ?
Dehors, j’entends tout de nouveau. La bouche géante du brasier respire avec force. Les arbres gémissent comme se plaint ce qui meurt. Est-ce le premier, est-ce le dernier cercle ? Celui des lâches, celui des luxurieux, celui des perfides? Les villes qui brûlent à l’écart de nos frontières, les sphères ardentes qui tournent dans le ciel sont-elles orientées vers nous comme des miroirs ? Je fais démarrer ma voiture qui
tangue comme une barque sur la chaussée gelée. Il n’y a plus de ciel au-dessus de la cluse qui brûle. Une simple paupière de fumée soudée à la montagne. Ici la lumière se tait. Les cœurs se fendent. Les feux s’enténèbrent.
Vous connaissez Cuisance. Notre ville est encaissée au coude d’une vallée dont les pentes abruptes sont des murailles de sapins. À la fonte des neiges, quand on longe la crevasse, quand le pied s’enfonce légèrement dans une tourbe brune, souple, pneumatique, on est tenté de croire que la montagne est faite d’aiguilles de conifères, assemblées comme les cartes
ou le sable qui font les châteaux. En bas, la lumière est froide.
Le ciel, lointain. La nuit tombe tôt.
À la fenêtre de mon bureau, le feu est toujours là, on devine des chicots gris dans la houle des sapins et par instants une lueur comme un astre tapi dans la montagne. Nous avons le bilan à examiner, des chiffres à lire et au lieu de ça
Léontin se détourne sans arrêt, sur son visage tatoué, comme sur un réflecteur, l’anneau de cendres tombe puis remonte, oscillant devant un soleil froid, quasi lunaire.
Je m’interroge. Peut-il s’agir d’une manigance de Noirot qui aura voulu une catastrophe plus grande que ses erreurs ?
Ai-je ma part dans ce malheur, moi qui ne considère plus guère la montagne que comme le gisement de richesses issues du carbonifère ? Ou bien cet incendie qui défie la raison est-il l’amorce des jours redoutables qui nous sont promis ?
À dix heures, des avions larguent des nappes prises aux lacs, elles tombent en vastes coulées livides, repeignent la montagne de traits blêmes, sales. Cette fois je renonce à la réunion. Nous sommes à la fenêtre tous les trois. Léontin,
Sage et moi. J’ai froid. Il faudrait davantage d’avions. En faire venir de Marseille, de Ligurie, de Rome. Le feu qui progressait le long des fosses aménagées pour le contenir semble
à présent les franchir. Je ne vois plus les camions, ni les silhouettes au bout des lances. Le feu monte vers le crêt de Furieuse. Ma maison est là-haut, à une altitude moins riche
en oxygène. La forêt s’ouvre dans sa direction à la manière d’un nuage. Elle devient nuage. S’il neige, la neige sentira la fumée. L’odeur est déjà sur notre peau. Dans notre cerveau.
Il est quinze heures. J’ai roulé deux kilomètres vers Furieuse quand une alerte interrompt le programme sur lequel était réglée la radio. La route est coupée au niveau du bois de Sombes. Furieuse sera abandonnée aux flammes s’il
faut. Qu’y a-t-il à ces hauteurs ? Quelques cabanes, une poignée de chalets confondus à la forêt, ma maison chauffée par un insert, les livres de ma femme. J’avance. J’accélère.
Des chevreuils se sont jetés sur la route. Une petite troupe désorientée qui ne s’écarte pas à l’approche de ma voiture.
Pattes légères et bifides, mouvements incohérents. Suis-je devenu invisible ? Je coupe le moteur. Leurs flancs respirent follement. Je sens la résine qui coule dans l’air. Chaude et
entêtante. Soudain le groupe s’éparpille. Les sabots crépitent sur l’asphalte. Ils s’élancent vers les hauteurs de Sombes, vers le crêt de Furieuse, un trait de neige sur le ciel blanc. Après
eux une nuée de fumée. Elle roule, épaisse, langoureuse, sur mon pare-brise.
Au barrage, le gendarme me salue.
— Servant, dit-il.
— Sangor, je réponds.
Il hoche la tête. Bien sûr il me connaît.
— Vous ne passerez pas.
Je ne crois pas que ma maison soit menacée par les flammes, pas à cette altitude, pas avec les bancs de neige, les congères qui ne fondent pas. Même si ce feu joue avec nos esprits cartésiens, je suis un homme qui s’obstine à brandir des raisonnements. Il se fout de ce que je lui dis. Il tape ses bottes sur le bitume.
— Votre femme est partie, elle ne vous a pas prévenu ?
Je fouille dans ma veste, chope mon portable. J’y trouve un message que Carole a envoyé, en début de matinée, vers Cuisance où les antennes dorment, où les signaux se déclenchent avec des heures de décalage. C’est une photo de sa main, doigts blancs, alliance, saphirs à côté d’une patte de chien noire. Bon sang, elle sait pourtant à quel point cet animal me dégoûte.
— L’incendie ne montera pas jusqu’à Furieuse, dis-je quand même.
Le type recule, lève la tête, mordille ses lèvres gercées. Au soleil, son visage est traversé d’anneaux sombres, globuleux, explosifs, comme ce matin celui de Léontin. Il hausse les épaules.

Carole aurait pu choisir un hôtel. Ou bien louer une maison. Oui, une maison confortable, équipée d’un sauna, de celles que louent les hivernants pour suer lorsqu’ils rentrent du ski, ou après une trop longue nuit en boîte. N’importe quoi mais pas aller chez mon père, à Messia. Et c’est pourtant ce qu’elle a fait.

Je pourrais l’appeler, dénouer le sort. À la place, je fais demi-tour. Je bute contre la neige drossée sur le côté par les engins. D’ici on aperçoit une coulure de braises au pied des Grands Bois. Des sapins se consument sans flamme. Des choucas tournent autour sans se poser. Cuisance est invisible dans sa crevasse. On ne distingue que les lèvres rêches, bleutées, compactes, de l’anticlinal et immédiatement sous la paroi la masse des épicéas qui tombe hors du regard vers quelque chose qu’on soupçonne aussi profond que la nuit.

Je prends par la vallée, je traverse Cuisance, le cercle de nouveau est au-dessus de ma tête, le cercle des flammes et des fumées, le cercle des luttes. Le tunnel n’est pas fermé. Les phares éclairent la roche humide. La voiture traverse de larges flaques noires. Des traits jaunes, fluorescents, dessinent la chaussée dans l’obscurité. À l’autre bout, ce n’est pas encore le crépuscule, les jours durent plus longtemps de ce côté de la montagne. Le lac s’est refermé après la morsure des hydravions. Une brume bleue sourd en surface. Il n’y a pas un souffle d’air. La route suit la berge, fait un immense écart avant de piquer au nord. Là où la neige ne tient plus affleurent de vastes plaques d’herbe roussie.

Je fais le plein à la station-service. Les lumières sont déjà allumées, des néons rouges et bleus qui clignotent en vain, dans l’immense pâleur d’un jour d’hiver. C’est à peine s’ils colorent l’Express garé derrière le manomètre. Dans l’aquarium où la patronne encaisse, trois globes à cent watts valsent sur ma rétine, ferment mes yeux. Le bas-rouge grogne dans le dos de Magali. À travers mes cils, je vois vibrer ses doigts chargés de bagouses. Elle me déleste fissa de ma carte bleue.
— Alors, elle a pas fini de brûler, la cluse ?
C’est comme ça. Pas de bonjour, des questions dont elle connaît les réponses, son petit visage précis, à peine fané, au-dessus d’un col en renard. Carole appelle la station L’Observatoire. D’ici, on a vue sur pratiquement toute la vallée de Messia. Madame Je-sais-tout a une paire de jumelles à portée de main, juste à côté du téléphone. Elle fait des listes, comme les enfants. Les voitures qui passent. Celles qui stationnent trop longtemps sur le parking du lac. Lorsqu’elle n’a pas eu la présence d’esprit de refermer son carnet, on lit ses relevés, à l’envers: date, heure, numéro minéralogique.

Rien ne défend la maison de mon père. Mais une vasière en été contient les estivants à l’écart, au long d’un embryon de plage et d’un sentier entretenu entre quelques vieux arbres. Comme une paupière rougie, un sable fin sépare l’eau de la prairie. Il arrive que des canoteurs accostent au ponton que mon père a fait installer, il arrive qu’ils croient bon de s’allonger sur l’herbe, il arrive que mon père leur envoie son chien. En hiver ne passent à pied que quelques chasseurs. La maison grandit sur la neige. Il ne reste qu’elle au bord du lac.

De loin, je vois les cheveux blonds de ma femme qui volettent autour de son visage. Elle est tournée vers la montagne, comme s’il était possible de voir à travers, de lire des présages. Elle a enfilé une de ces vieilles capotes militaires qu’on trouve accrochées dans les maisons, encore toutes clinquantes de leurs breloques et chaudes d’odeurs qui ne sont pas les nôtres. Et c’est dans cet attirail qu’elle vient vers moi, grande, nerveuse, étrange. Son menton pointu posé sur un col d’officier amidonné de poussière et de poudre à canon. Mes bras sont retombés. Comment l’enlacer dans cette défroque de soldat, dans ces vêtements d’un oncle de mon père qui attendent depuis cent ans de reprendre l’air ? Qu’elle ne soit plus elle-même, voilà qui m’inquiète. Je n’ai pas le temps de lui faire des reproches. Elle a le souffle un peu court, la voix saccadée, l’incendie met du rose sur ses joues, du brillant dans ses yeux, elle a dû quitter Furieuse en moins d’une demi-heure, pressée par les pompiers, et quand elle est arrivée ici il n’y avait personne, sauf le chien, qui montait la garde mais l’a laissée entrer. L’animal.

Elle est plus grande que moi, et plus encore dans ce long manteau raide qui traînerait dans la neige si on le posait sur mon dos. Elle qui connaît mes désirs, comment a-t-elle pu concevoir venir ici ? À cette heure nous devrions être nus dans une cabine de bois, nous jetterions de l’eau sur les pierres brûlantes, une vapeur nous envelopperait, un parfum de sauge. Au lieu de quoi, il faut marcher pesamment jusqu’à la maison sur le chemin mal déneigé et je ne dis rien de cette angoisse qui grandit, revenir dans cette maison c’est entrer dans ma nuit, et sans doute ce feu qui brûle la cluse est-il une force, une force maligne et irrésistible qui m’oblige à rebrousser chemin, à revenir là où je croyais ne plus revenir, jamais, ne plus jamais reprendre ma place d’enfant, jamais.

Dedans, la télévision est allumée. On y voit l’incendie. Filmé par des drones qui traversent des écrans de fumée avant de s’en échapper d’un coup pour survoler un brasier étouffé et lent. Les arbres meurent debout. Ils ne gardent que leurs branches principales, noires et fendues, ouvertes comme de grosses bouches ébréchées. Par endroits, on voit grouiller les uniformes, des types de la taille d’un Playmobil manœuvrent des tuyaux géants. Une flamme immense, dix mètres de largeur environ, lèche la départementale qui grimpe vers Furieuse. Carole a passé l’après-midi ici. Sur le divan, des feuillets tapuscrits, raturés, froissés, une litière, les épreuves de son étude sur Peter Doig. Peter Doig, vous savez, le peintre. Swamped. The House that Jack Built. Echo Lake. Non ? »

Extraits
« L’entreprise est spécialisée dans les assemblages mécanosoudés de superalliages. Nous fournissons l’aéronautique, le nucléaire mais aussi le secteur médical. Nous soudons des formes complexes, des matériaux qui seront bientôt plus précieux que l’or. Je parle de métaux de transition comme le cobalt, le titane ou le tungstène. Je parle de richesses prises aux ténèbres de la terre, de celles qui dorment dans nos montagnes. C’est moi qui ai développé la fabrication d’outils chirurgicaux. Et c’est ce secteur qui nous permet aujourd’hui une croissance exceptionnelle à deux chiffres. J’ai embauché des ouvriers spécialisés dans le soudage Tungsten Inert Gas. Léontin forme toutes nos recrues. » p. 31

« (Traité des prescriptions, de l’aliénation des biens d’Église, et des dixmes, en 1730). Ses premières toiles coïncident avec le retrait des troupes de Condé de la Franche-Comté au terme de la Guerre de Dix Ans, en 1644. Dans une région décimée par les armes et la famine, où l’on a vu des mères et des pères se faire cannibales, où près de six habitants sur dix ont été portés en terre, il peint des sujets religieux empreints d’une sourde gravité. À une époque où Rubens prête à ses Christs une chair tendre comme le beurre, Dunod de Charnage fait percer de fragiles nativités dans des ténèbres oppressantes, réduit les ciels à de pâles lueurs d’orage, fait lourde la tête des crucifiés. Il peint comme on donne la mort. En vérité, on ne connaît de lui qu’une poignée d’œuvres, dont les signatures sont fluctuantes, parfois un simple Charnage, parfois les initiales DC, parfois un Dunod de Charnage fait plus affirmatif, ou plus officiel. Carole a inspecté les inventaires, consulté des érudits locaux, parcouru à la loupe des liasses d’archives. Il y dans son ordinateur des photographies de toutes les toiles recensées, des vues de détail, l’empreinte du pinceau dans l’huile, figée en tourbillons que les années ont assombris.
Claude Dunod de Charnage a connu des incendies. Il a vu des survivants, réduits à se nourrir d’herbes et d’écorces. Il n’en montre rien dans sa peinture. Pas même cet écran que forme la chaleur dans l’air lorsque les villes brûlent. Il peint un pays polaire. Mais il est vrai que les hivers du siècle sont terribles. Les armées traversent à pied les fleuves gelés, les rivages d’Europe sont pris dans des banquises, les flottes royales immobilisées par les glaces. » p. 61

« Dunod de Charnage a peint des fratries pour les bourgeois de Besançon. Dans l’une d’elles, commente Carole dans l’un de ses articles, est représenté un enfant mort, un bambin qui n’aura pas survécu plus de quelques jours à une époque où la mortalité infantile est effroyable. Au milieu de ses aînés vêtus de chausses et de pourpoints comme de jeunes adultes, lui est nu. » p. 68

« Trois mois après la mort de ma mère, Biljana est repartie en Serbie. Je me suis retrouvé seul entre mon père et mon frère. J’ai fait ce qu’il fallait. J’ai volé une dernière fois au sortir d’un virage en épingle, dans les tôles encore intactes de ma voiture. J’ai passé une entière saison de ski cloué à un lit. C’en était fini pour moi des podiums. Lorsqu’il neigeait, il me semblait que ma mère posait sa main sur mon front. Je n’étais plus l’oiseau, jaillissant de la piste d’envol, dessinant ma trajectoire comme on le fait d’un jet de flèche, j’étais passé du côté des anges, entre les vivants et les autres, et je ne savais plus bien, dans ce coma de draps blancs et d’intraveineuses, où commençait le rêve. » p. 69

À propos de l’autrice

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Nathalie Démoulin © Photo DR

Née à Besançon en 1968, Nathalie Démoulin est éditrice. Romancière, elle a publié Après la forêt (2005), Ton nom argentin (2007), La Grande Bleue (2012) aux éditions du Rouergue, et Bâtisseurs de l’oubli (2015) chez Actes Sud. (Source: Éditions Denoël)

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Les Échappés

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En deux mots
Une jeune fille qui quitte son Kansas natal pour New York, un jeune homme, descendant d’une famille juive viennoise va tenter de redorer le blason de sa famille, une intouchable va réussir à quitter l’Inde pour étudier à l’Université de Columbia, un jeune californien va chercher à se construire un avenir en passant par le Julliard School. Autant de destins qui vont se croiser dans ce roman choral très réussi.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«La malédiction de l’espoir»

Voilà un premier roman qui fera date ! En entremêlant des parcours très différents, Renaud Rodier réussit une vaste fresque pleine de bruit et de fureur, mais aussi de résilience et d’humanité. Dans leur quête, les personnages vont se croiser et s’enrichir de leur confrontation.

Voilà sans conteste l’un des romans les plus aboutis de cette rentrée. Après un prologue un peu déroutant – la confession d’un homme qui court sur un pont qui n’a pas de fin – on va découvrir les différents personnages au fil des chapitres, à commencer par Lauren Bairnsfather.
Née à Kiowa, un trou perdu du Kansas, la jeune fille va mener une vie solitaire, perchée dans la cabane sur un arbre construite par son quincailler de père, qui passe le plus clair de son temps à bricoler dans son garage. Avec son voisin Kip, tout aussi secret qu’elle, ils vont connaître un parcours scolaire assez tourmenté, qui va culminer lors du bal de fin d’année, dont Lauren sera l’une des rares survivantes. Car c’est avec un fusil mitrailleur qu’un élève va se venger de toutes les humiliations et frustrations subies. Il va transformer la fête en un bain de sang. Lauren décide alors de partir pour New York.
Aaron Friedmann est quant à lui le descendant d’une famille juive de Vienne. Son grand père a échappé aux camps de la mort pour se réfugier à New York. Une histoire qu’il ne découvrira toutefois que bien des années plus tard, après la représentation de Brundibár au Metropolitan. Ce n’est en effet qu’en 1983, après avoir interprété un rôle dans cet opéra pour enfants écrit en 1942, et qui fut mis en scène dans le camp de Theresienstadt, qu’il pourra reconstituer le parcours de sa famille.
Émilie Ruelle est fille d’expats, passant de Rio à Caracas, avant d’atterrir à Mumbai en Inde. C’est là qu’elle fera la connaissance d’Aashakiran Yengde, ou plus simplement Aasha, une intouchable qui va devenir sa meilleure amie. Jusqu’au jour où elle est congédiée pour un vol de bijoux qu’elle n’a pas commis. En rupture de ban, Émilie part alors aussi à New York, plus précisément à l’Université de Columbia.
Quand Kip prend à son tour la parole, c’est pour nous donner sa version de l’histoire, et dévoiler ce que Lauren ignore.
Puis ce sera le tour d’Aasha de rétablir quelques vérités sur ses rapports avec son père, ses relations avec Émilie et sur le financement des ses études dans la prestigieuse Caltech.
Nathaniel Bridge vit pour sa part à Monterey en Californie avec son père Adam. Par un soir de tempête, ils recueillent Olivia, tombée en panne non loin de leur villa. La belle naufragée restera finalement sept ans aux côtés du scénariste et de son fils, avant que ce dernier ne quitte l’adolescence et la Californie pour la Juilliard School de New York.
Puis vient le tour de Harry Bairnsfather de dévoiler un secret de famille, après avoir raconté sa rencontre avec sa femme Becky. Et souligner, pour l’ancien Marine revenu du Vietnam en pièces, que «le mariage, encore plus que la guerre, lui a enseigné que les mensonges sont parfois plus utiles à la survie que la vérité.»
Dans la seconde partie du livre, comme vous vous en doutez, l’auteur va faire se croiser les différents personnages. Émilie va entrer dans la vie de Lauren, puis les deux nouvelles amies vont assister l’une après l’autre à une pièce de théâtre dans laquelle joue Nathaniel. Aaron quant à lui, croisera Lauren sur la grande-roue de Coney Island, ou plus exactement fera croire au hasard de cette rencontre. C’est aussi lui qui fera la connaissance d’Aasha dans les eaux du lac Baïkal. Mais arrêtons-là. Je vous laisse découvrir par vous-mêmes ces fils tissés entre les uns et les autres, cette habile construction romanesque qui permet de mieux cerner, page après page, la personnalité et la psychologie de personnages auxquels on s’attache très vite, notamment en raison de leurs failles et de leurs doutes.
Renaud Rodier a réussi une fresque d’une grande humanité qu’il a lui-même très joliment résumée : «L’histoire tournerait autour de quatre protagonistes, des antihéros esquintés par leur enfance, et de leur quête de l’âme sœur, cet «autre moi» fantasmé, seul à même de les arracher à leur spleen. Une sorte de quête baudelairienne, où l’Idéal et le Beau seraient incarnés par une figure distante et fugitive qui manifesterait ce gouffre croissant entre ce qu’ils étaient et ce qu’ils auraient été capables d’être, la malédiction de l’espoir.»

Les échappés
Renaud Rodier
Éditions Anne Carrière
Premier roman
400 p., 23 €
EAN 9782380823035
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, à Kiowa dans le Kansas, à New York, dans le Massachusetts, à Monterey et Los Angeles, en Californie et Basse Californie, à Coaldale, Nevada et à Ogunquit dans le Maine. On y évoque aussi Vienne, Jérusalem, le Missouri, Moscou et le parcours du Transsibérien, l’île de Tristan da Cunha, Ushuaïa et la région de la Terre de feu, le désert chilien d’Atacama, l’Équateur, Londres, Paris et enfin Lukla au Népal, non loin de l’Everest.

Quand?
L’action se déroule de 1979 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Lauren, étouffée par le silence d’une bourgade du Kansas, part se réfugier à New York après une fusillade meurtrière dans son lycée. Aaron, héritier d’un empire mafieux à la mort de son père, peine à mettre ses ressources au service de ses victimes. Émilie, talentueuse interprète aux Nations-Unies, perd la parole à la suite d’une simple erreur de traduction. Nathaniel, star planétaire, décide de disparaître pour fuir ces superproductions qui le consument. Aashakiran, une intouchable née dans un bidonville de Mumbai, cherche son avenir à travers l’oculaire d’un télescope, jusqu’à oublier ses origines. Leurs histoires se chevauchent. Leurs exils les rapprochent.
Renaud Rodier s’impose, grâce à ce premier roman, comme le formidable cartographe d’une génération en déshérence. Ode à l’audace, à la résilience et à la recherche de soi dans un monde en constante transformation, Les Échappés transcende les frontières et voit dans nos blessures les plus intimes quelque chose d’universel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
La presse du soir (Entretien avec l’auteur)

Les premières pages du livre
« Prologue
Un jour, il y a bien longtemps, je me suis réveillé à même le bitume, sur ce pont désert où j’allais passer le reste de ma triste existence. Il faisait nuit noire. Remarquez, il fait toujours nuit ici, quelle que soit l’heure. Je suis plongé dans une obscurité perpétuelle que seul érafle le halo orangé et tremblant des lampadaires, tous les cinquante mètres. Le soleil semble avoir abandonné sa course puérile avec les ténèbres. Icare l’a sans doute embarqué dans sa chute, pour aller s’abîmer dans les flots mugissants qui m’entourent dans un grand plouf. Même les étoiles et la lune manquent à l’appel, comme si leur timidité naturelle avait finalement eu raison d’elles.
À première vue, rien ne distinguait vraiment cette créature d’acier et de béton armé d’autres ponts à haubans. Ses dimensions impressionnantes lui conféraient une certaine majesté, soit, mais ses éléments de structure étaient somme toute assez banals. Son tablier accueillait une autoroute à quatre voies parfaitement rectiligne. De gigantesques pylônes supportaient son poids grâce à de longs câbles obliques qui lui donnaient un côté toile d’araignée. Je me suis penché sur le garde-corps pour regarder en bas, mais n’ai vu que cette nappe de brume qui colle aux piles. À ma grande tristesse, ce brouillard gris et gras ne s’est jamais suffisamment dissipé pour me laisser entrevoir cette mer que le pont cherche à enjamber. Par gros temps, ce dernier se met néanmoins à onduler avec le ressac et à hululer dans la nuit sans étoiles. J’entre alors en communion avec la houle, en joignant mes gémissements aux siens.
J’étais totalement seul mais ne m’en inquiétais pas outre mesure. Je m’attendais encore à croiser le chemin d’un véhicule ou d’un piéton sous peu. Une âme charitable rirait de ma confusion, m’expliquerait où je me trouvais et m’offrirait un café brûlant pour me réchauffer. Je n’ai abandonné tout espoir de secours que bien plus tard. Mon isolement s’est peu à peu transformé en exil ; une forme de solitude en a remplacé une autre. Pour une raison que j’ignore, le pont n’a jamais été inauguré, ou a été laissé à son sort.
N’escomptez pas que je vous dise combien d’années se sont écoulées depuis mon arrivée. Je n’en ai pas la moindre idée. Au début, j’ai pourtant bien essayé de garder la notion du temps. Je consultais ma montre Casio toutes les cinq minutes mais elle s’est arrêtée au bout de quelques mois. Satanées piles chinoises ! Puis j’ai compté les jours. N’ayant aucune certitude que mon horloge biologique reste synchronisée avec une horloge atomique, j’ai dû me faire une raison, et laisser du temps au temps, de manière littérale. Parfois, j’ai l’impression que je suis ici depuis une dizaine d’années ; d’autres fois, depuis un siècle. Tout dépend de mon humeur. La vérité se situe sans doute entre les deux, si je me fie au vieillissement de mes mains. À mon réveil, j’étais encore un homme dans la force de l’âge, avec de belles paluches larges et vigoureuses. À présent, elles sont pareilles aux serres d’un rapace, avec leurs griffes longues et courbes, brisées par endroits. Je ne les examine plus que très rarement, car il n’y a rien de plus déprimant que les mains d’un vieux. Bien des années après que ma montre s’est arrêtée, je l’ai jetée par-dessus bord, dans un geste de colère, comme pour dire merde au temps qui passe, en traître, sans avertissement. Je ne l’ai pas entendue s’écraser dans l’eau comme je l’avais espéré. C’était un jour de mauvais temps. La mer l’a engloutie sans un bruit, comme le pont m’a moi-même englouti.
Après quelques tergiversations, je me suis mis à explorer cette foutue passerelle. Je me suis dirigé d’abord vers le sud, ou du moins la direction que je désignais comme telle. Faute de pouvoir m’orienter avec les astres, je m’en suis remis à l’arbitraire, sans résistance stérile. Le premier jour, j’ai trotté une quinzaine d’heures, à un rythme soutenu, ne m’arrêtant pour uriner qu’une ou deux fois, au travers du garde-fou pour ne pas poisser la chaussée immaculée. J’ai couvert une distance d’environ soixante-dix kilomètres, avant de m’effondrer. Quand j’ai rouvert les yeux, un cheeseburger, des frites et une bouteille de Coca-Cola étaient apparus comme par magie, soigneusement alignés à ma droite. Ce mauvais tour aurait dû me décontenancer, mais je crevais de faim. Quel festin ! Le steak haché était juteux à souhait, les petits pains moelleux, les frites croquantes et très salées, le Coca-Cola glacé. J’étais loin de me douter que je me nourrirais de fast-food pour le restant de mes jours – chaque maudite journée. Mes repas ne sont livrés que quand je suis inconscient.
Au bout de deux ou trois mois, je me suis rebellé contre ce régime alimentaire de redneck. J’ai entamé une grève de la faim, en refusant de dormir. J’ai tenu soixante-douze heures puis me suis écroulé, saoul de fatigue. À mon réveil, un cheeseburger m’attendait sur le macadam, rendu plus appétissant par le jeûne. J’ai mis mes principes de côté.
Le deuxième jour, j’ai parcouru dix-neuf kilomètres à peine, en clopinant. Mes pieds couverts d’ampoules m’ont fait atrocement souffrir. Le troisième jour, j’ai serré les dents pour couvrir une distance de soixante-quatre kilomètres. Le quatrième, rebelote. Je n’ai réellement compris la gravité de ma situation que ce soir-là, même si un pont déserté et une nuit sans fin auraient dû me mettre la puce à l’oreille bien auparavant, je le reconnais volontiers. Sur la base de mes calculs, j’avais déjà parcouru deux cent vingt kilomètres, soit une cinquantaine de plus que le viaduc Danyang-Kunshan, qui détient le record mondial. Entre parenthèses, rien n’indique que ce pont soit asiatique, africain, américain ou européen. Il est dépourvu de toute signalisation routière. Le béton et l’acier sont muets, et tous les ponts se ressemblent, où que l’on se trouve, n’est-ce pas ? N’importe, je pouvais être certain, au-delà de toute marge d’erreur, que l’ouvrage sur lequel je me trouvais n’appartenait pas au monde d’où je venais. Les ponts d’une telle dimension ne passent pas inaperçus, idiot ! Leur inauguration fait les gros titres. Le viaduc de Millau ou le pont de l’Øresund sont mondialement connus. Ne parlons même pas du Golden Gate ou du pont de Brooklyn. La race humaine est fière de ces passages vers l’au-delà, même s’ils sont presque tous moches.
Le lendemain, je me suis dit que j’étais mort et me suis donc demandé si je me trouvais en enfer ou au purgatoire. Vu qu’aucun démon ne m’avait encore avalé pour le plaisir de me chier dans la gueule d’un moine défroqué, la seconde option me parut plus probable. Mais qui sait ce que le diable nous réserve ? Lucifer avait peut-être conclu qu’errer éternellement dans les limbes était un châtiment suffisant pour mes péchés d’antan. Qui étais-je pour questionner le jugement d’un ange, même cornu ? Cela dit, je me rappelle avoir pensé que je ne méritais pas un tel traitement. À cette époque, j’en savais encore assez sur mon compte pour me considérer comme un honnête homme – pas un saint, mais un gars légèrement au-dessus de la moyenne. Je n’ai plus d’éléments à ma disposition afin d’étayer cette évaluation des bonnes mœurs, malheureusement. Malgré tout, je préfère faire confiance à l’homme que j’étais jadis. Pourquoi devrais-je douter de lui ? Je vous le concède, le purgatoire est supposé nous pousser à l’introspection et à en déduire, invariablement, que nous n’étions qu’une petite merde sur terre. Repentez-vous ! Repentez-vous ! Si c’est le cas, la tête pensante derrière tout ce cirque est un béotien. Comment faire acte de contrition pour mes outrages passés alors que je ne me souviens même pas de ce que j’ai fait ?
J’ai interrompu cette première expédition vers le sud après environ neuf cent soixante kilomètres de marche. Cette volte-face indiquait-elle une faiblesse de caractère? une forme d’inconstance? ou simplement du pragmatisme? Combien de kilomètres sommes-nous censés parcourir dans une direction avant de comprendre que nous n’allons pas dans le bon sens? J’ai rebroussé chemin et suis remonté vers le nord. Je ne sais pas exactement quand j’ai dépassé mon point de départ. Bêtement, j’avais négligé de marquer son emplacement avec un bout de tissu. Ici, chaque endroit est identique au précédent et au suivant. Le nord est en tout point semblable au sud. Le climat n’y est pas plus froid, ni plus humide. Quelques jours ou semaines de beau temps font place à des tempêtes ravageuses. Les jours calmes sont les jours heureux. Les jours tumultueux… Mes chaussures de sport, bien que neuves à mon arrivée, s’étaient déjà désintégrées. Je les avais laissées bien en évidence au milieu de la chaussée pour marquer l’endroit de ma régression en un animal qui marche pieds nus. Je ne les ai pas retrouvées quand je suis revenu plus tard sur mes pas. Un cyclone les a peut-être emportées, ou elles se sont envolées au paradis des chaussures, pour services rendus. Je me suis vite habitué à marcher pieds nus, quoi qu’il en soit, leur plante étant déjà couverte de cors épais. Si mes godasses me manquent encore de temps en temps, c’est parce qu’elles me rappellent un monde où les hommes savent faire autre chose que des ponts et des cheeseburgers.
J’ai mis fin à mon exploration septentrionale au bout de dix mille kilomètres. Cette fois, j’avais de bonnes raisons de tourner les talons. J’avais en effet découvert que chaque kilomètre patrouillé me faisait perdre un souvenir. Des bagatelles, tout d’abord – si triviales que je ne remarquais même pas leur disparition. À savoir, si j’avais aimé jouer au bridge, ou la gastronomie mexicaine. Petit à petit, cependant, je me suis mis à oublier des éléments plus significatifs de ma biographie – par exemple, le museau de mon premier chat, ou la couleur de l’aube. Le genre de choses qui ne nous manquent que lorsqu’on s’aperçoit qu’elles se sont évaporées ; un peu comme des diapositives de vacances que l’on ne projette jamais, mais que l’on pleure chaudement dès qu’on ne les trouve plus dans le carton poussiéreux où on les avait rangées. Ces mémentos m’avaient servi de tampon contre le pont. Ils m’isolaient de son influence néfaste, un peu comme la semelle en caoutchouc de mes défuntes chaussures. Si peu de choses nous séparent de l’animal…
Ensuite est venu le tour de ma profession, de mes convictions politiques, de ma religion, des traits de mon propre visage. Un grand vide-greniers ! Quand le nom de mon père est aussi passé à la trappe, j’ai été vraiment choqué, car j’avais fait tout mon possible pour me le rappeler. J’avais dressé une liste de souvenances que je n’étais pas prêt à sacrifier sans combattre. Le nom de mon paternel était de celles-là. Penaud, j’ai rebroussé chemin, en espérant que le sud me restituerait ce que le nord m’avait dérobé. Le nom de ma mère a suivi. Mon affection pour l’un et l’autre avait donc été aussi égale qu’elle pouvait l’être, puisque je n’oublie jamais qu’une chose à la fois, juste une, une par kilomètre. J’ai trouvé un peu de réconfort dans cette idée.
En dépit de mes craintes, je me suis obstiné à sillonner le pont. Que pouvais-je faire d’autre ? Me figer où j’étais, manger le même cheeseburger tous les jours et attendre des orages royalement indifférents à mes doutes ? C’est exactement ce que j’ai fait, pourtant, lorsque l’odeur de ma femme s’est dissipée. Quelle claque ! Je suis resté à cet emplacement pendant quelque temps, des mois, probablement. Ma montre ne fonctionnait déjà plus, mais je ne l’avais pas encore balancée par-dessus bord. J’avais de toute façon cessé de compter les jours, les kilomètres. J’étais au milieu du pont, parce que chaque point sur une ligne d’une longueur infinie est nécessairement son milieu. Je sais, ce type de réflexions me donne la migraine, à moi aussi. Les êtres humains ne sont pas faits pour les vérités métaphysiques. Vous avez probablement de l’aspirine dans le placard de votre salle de bains ; moi pas, et je ne peux donc pas me permettre de songer à des trucs comme ça.
Dès lors, je suis resté là, sans bouger, sauf pour aller uriner et déféquer par-dessus la rambarde, deux fois par jour. Je n’étais pas encore devenu un sauvage. Au fil des ans, ces mouvements microscopiques se sont inexorablement additionnés, et ma première fois avec une fille a disparu elle aussi. C’est troublant, non ? Que ma première fois ait eu plus d’importance à mes yeux incolores que l’odeur de ma femme. Il est tout à fait possible que mon épouse ait été ma première amante ; ou peut-être avions-nous divorcé ? Circonstances atténuantes. Pourtant, cette histoire m’a beaucoup tracassé. Les oubliettes de ma mémoire, si avides qu’elles soient, respectent en effet la hiérarchie de mes affects. Même le chaos a besoin d’un semblant d’ordre. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi l’odeur de mon épouse avait préséance sur le nom de ma mère ; et encore moins que les seins probablement asymétriques d’une adolescente leur aient grillé la politesse. Voyez-vous, la mémoire a cela de commun avec le pont qu’on ne sait jamais très bien quand on est arrivé à mi-chemin.
Le pire, ici, c’est qu’on se souvient très bien du type de données que l’on oublie. La case subsiste, mais elle se vide. Par exemple, j’étais marié, j’en suis certain, mais je ne me rappelle plus ma femme. Plus déroutant encore, on ne désapprend que sa propre existence. Tout le reste demeure : l’histoire avec un grand H ; la géographie ; les sciences, etc. Même les faits divers ! Je préférerais avoir complètement perdu la tête, m’être transformé en légume. Mais je suis toujours un homme. Aucun doute possible. Je peux distinguer mon pénis en ce moment même. Il n’est pas beau à voir d’ailleurs. La verge flasque d’un ancêtre a toujours quelque chose de honteux, l’attitude servile d’un mouchard. Je digresse, pardonnez-moi. En résumé, je me souviens du monde, de ses sottises, de sa grâce. C’est juste ma petite vie qui a foutu le camp.
Plutôt que de brader mon passé pour des pauses toilettes, je me suis remis en route. Vous seriez surpris, vraisemblablement soulagés, par le nombre de souvenirs que la mémoire peut contenir. J’ai dû faire des centaines de deuils, et j’ai sangloté à chaque fois. Je n’ai pas honte de le dire, même si j’espère que je n’étais pas un pleurnicheur, autrefois. Souvent, je me demande si la mer que j’entends rugir sous le pont n’est pas faite des pleurs d’autres malheureux qui m’auraient précédé, et dont les cadavres auraient été emportés par une vague d’écume, comme mes chaussures. Une grande mer de larmes. N’est-ce pas de quoi toutes les mers sont faites?
Un jour, le rire de ma fille s’est tu. Je me suis refusé à faire un pas de plus, et suis donc resté au même endroit, longtemps, très longtemps. Je pissais et chiais où je dormais et mangeais ; je m’en fichais royalement. Par sédimentation, cela a fait un beau tas d’excréments, presque aussi haut que la glissière de sécurité. Que je ne sois pas mort, avec toute cette merde, tient du miracle. Partout ailleurs, j’aurais déclenché une épidémie de choléra, emportant avec moi la population d’une ville moyenne. Le pont ne montre cependant aucun empressement à me faire crever. Au début, je pensais mourir vite, avec toute cette pluie et cette malbouffe. Pourtant, je n’ai jamais attrapé le scorbut, ou même une simple grippe. Ici, on ne trépasse qu’au rythme des souvenirs que l’on égare. C’est ainsi que le temps est compté. Vous êtes familiers avec les heures et les minutes, bien évidemment ; mais saviez-vous que le système sexagésimal a ses origines dans la civilisation sumérienne ? qu’il repose sur le nombre des phalanges d’une main si l’on exclut le pouce? N’est-ce pas éminemment humain que de chercher à réduire quelque chose d’aussi immense et intangible que le temps à un bidule qui tient dans la paume de la main ? Vous vous en moquez ? Vous avez tort. Le temps est la plus précieuse des monnaies. Alors, vous devriez vous renseigner sur le taux de change. J’aurais aimé savoir ça avant d’atterrir ici – qu’au final du final, la vie humaine se mesure en souvenirs.
Malgré ma détermination, j’ai fini par me faire piéger par mon propre esprit. À quoi bon te souvenir de ta fille si tu ne la revois jamais ? me susurra-t-il, sournoisement. Je repartis à l’aventure. Toutes les réminiscences que je piétinais appartenaient à mon enfant, dorénavant. Au bout de quelques semaines, défait par le chagrin, je me suis arrêté à nouveau, pour de bon cette fois, juste avant d’oublier son nom, Lauren, au prochain pas. Je suis resté au même endroit depuis lors, en ce lieu précis que rien ne différencie de tous les autres. Et je ne bougerai plus d’un pouce. Je suis sûr que son nom est mon dernier souvenir. Il ne peut y en avoir d’autres. C’est l’ultime item de mon registre. Si son nom s’évapore, je disparais. Peut-être qu’un jour ma gamine me retrouvera sur un tas de merde aussi haut que l’Everest et me dira d’une voix douce, un peu timide : Papa ? D’ici là, je continuerai à manger des cheeseburgers et des frites, ainsi qu’à écouter les vagues de larmes qui s’écrasent contre les pylônes du pont, en contrebas.

I
Plaines
LAUREN BAIRNSFATHER
Une ville en carton-pâte du Midwest, en plein centre du milieu, a servi de décor à mon enfance. Ce genre de villes-étapes que l’on traverse en auto, à vive allure, sans un regard en arrière. Kiowa avait connu des jours meilleurs, à défaut de jours heureux. La grande majorité de ses habitants ne pouvait rien espérer de mieux qu’une vie de dur labeur sans récompense terrestre : dans de vastes exploitations agricoles qui se noyaient lentement dans le maïs et les dettes ; dans des usines rouillées où le silence avait remplacé le vacarme du plein-emploi ; dans des commerces de détail en sursis qui faisaient encore crédit à des clients vivant eux aussi sur du temps emprunté. Malgré tout, ces pauvres bougres se pressaient chaque dimanche pour remercier le Seigneur dans les dizaines d’églises qui ponctuaient le paysage sans vraiment rompre son horizontalité monotone. Yeats aurait pu dire d’eux que leur « cœur chantait comme un oiseau heureux dans une cage d’argent(1) ». Leur foi les enchaînait à une terre qui n’aspirait qu’à se débarrasser d’eux pour retrouver le calme de son passé amérindien.
Je suis née là, par une soirée étouffante de juin 1979 – événement anecdotique que même le journal du coin omit de signaler, mais que mes parents s’obstinèrent toujours à qualifier de « petit miracle ». Pendant plus d’une décennie, Harry et Becky Bairnsfather avaient prié chaque soir pour ma venue, agenouillés au pied du lit, avant de se coucher. Cette naissance tant de fois différée, fruit d’une grossesse tardive, s’apparentait nécessairement à un don du Ciel, une adaptation moderne de l’histoire d’Abraham et Sarah.
Nous vivions à la périphérie sud-ouest de la ville, à la lisière même des champs, dans une maisonnette rouge d’un étage que seule sa couleur chatoyante distinguait du millier de boîtes autrement identiques qui composaient le quartier de Sunflower. Rien de plus trompeur que ce joli nom floral qui peinait à masquer la triste réalité d’un étalement périurbain tracé à l’équerre, où alternaient une vingtaine de maisons en briques, une rue poussiéreuse, vingt autres logis, une supérette échouée au milieu d’un parking vide, et ainsi de suite, à l’infini. Dans ce quartier d’ouvriers blancs, les hommes se levaient tôt pour maintenir leur famille juste au-dessus du seuil de pauvreté, sans jamais oser s’imaginer du côté est de la route 281, à Lemon Park (les maisons y avaient toutes deux étages) ; ils se couchaient, tard, tourmentés par la perspective de devoir s’exiler au nord de la route 400, à Blue Hills, où les Latinos, les Afro-Américains et les quelques Amérindiens trop têtus pour partir dans des réserves vivotaient dans des taudis.
Dans la limite de leurs maigres moyens, mes parents avaient fait de leur mieux pour recréer une propriété « type Lemon Park » en miniature : un minuscule jardin d’Éden entouré de hauts massifs de fleurs, où la pelouse restait bien verte toute l’année alors que celle des voisins tournait au jaunâtre dès le mois de juin. Notre maisonnette n’offrait aucun luxe superflu mais sentait bon la lessive et le sucre. Des nappes en dentelle, des oreillers chamarrés et des courtepointes décorées de motifs représentant des oiseaux et des arbres dissimulaient le marron foncé de nos meubles d’occasion.
Native de Kiowa, ma mère avait abandonné une carrière d’infirmière qui lui avait fait voir du pays pour se consacrer pleinement à son foyer. Toute mon enfance, elle me dispensa le surcroît d’amour qu’elle avait accumulé lors de ses années infertiles. Chaque après-midi, je la retrouvais à l’endroit exact où je l’avais laissée, au bout de l’allée du jardin, dans la même position : le bras levé vers moi dans un salut joyeux. Vers l’âge de sept ans, j’ai fini par me demander si elle n’était pas l’un de ces androïdes domestiques que j’avais vus à la télévision, qui s’éteignait automatiquement dès le départ de leur propriétaire. Après des semaines d’hésitation, j’ai enfin trouvé le courage de l’interroger à ce sujet. Elle a acquiescé en souriant : « C’est un peu ça, ma puce. Quand tu t’en vas, maman s’éteint. » Le lendemain matin, elle a traîné un vieux câble électrique derrière elle, et fait mine de le débrancher dès que je me suis assise dans le bus, se figeant comme un robot. Mes camarades et moi nous sommes mis à rire. Elle a alors répété ce petit rituel tous les matins, mimant des poses de plus en plus absurdes, pour notre plus grand plaisir, pendant des années. Maman était la plus parfaite des mères. Là fut peut-être sa seule erreur, car je défie quiconque de se sentir digne d’un tel amour.
À première vue, rien ne différenciait mon père, un modeste quincaillier de son état, des autres hommes de notre quartier. Il portait les mêmes casquettes, les mêmes chemises en flanelle, les mêmes shorts cargo. Comme eux, il partait travailler six jours sur sept au centre-ville, où des immeubles du XIXe et les petits commerces qu’ils abritaient s’effritaient doucement, jusqu’à disparaître du jour au lendemain, remplacés par les hangars laids et ordinaires d’une économie franchisée. Comme eux, il dédiait l’essentiel de son temps libre au bricolage, occasionnellement à la pêche. Ses seules singularités étaient qu’il abhorrait la chasse, avait voté pour Jimmy Carter (même la deuxième fois !) et passait ses soirées à lire des livres empruntés à la bibliothèque municipale d’Oak Street. Avare de ses mots, il ne manifestait que très rarement sa grande intelligence, et seulement en privé. Il se fondait dans le paysage de Kiowa et disait « Howdy do! » comme tout le monde.
Rien, pourtant, ne le prédestinait à une vie de quincaillier dans un trou paumé du Midwest. Né à Chicago, cet élève brillant aurait dû accéder aux plus belles études supérieures et faire carrière. À dix-huit ans, par patriotisme, par naïveté, mon père avait fait l’erreur de s’enrôler dans l’armée, juste avant que le grand public se rende compte que la guerre du Vietnam était injuste. Comme tant d’autres, volontaires ou pas, il avait sacrifié son innocence pour un pays schizophrène qui honorait ses soldats morts au front mais crachait sur ceux qui avaient eu l’outrecuidance de survivre. Peut-être aurait-il pu reprendre le cours de sa vie, s’inscrire à l’université, se laisser pousser une crinière, se joindre aux manifestations pacifistes ; puis se couper les cheveux et étrangler ses idéaux en nouant une cravate pour oublier aussi bien les donneurs de leçons que la guerre. Mais il avait rencontré ma mère, une infirmière à la voix douce qui avait pudiquement recouvert ses plaies de compresses à l’hôpital militaire de Fort Riley. Après sa convalescence, il l’avait suivie à Kiowa, préférant l’amour à des ambitions qui lui semblaient maintenant bien dérisoires, une petite vie normale aux mensonges que les vies « meilleures » exigent.
Rien n’indiquait qu’il regrette ce choix, même s’il roulait parfois les yeux quand nos voisins érigeaient Reagan, cet « acteur de série B », en messager du Ciel. Ma mère et moi suffisions à son bonheur ou, tout au moins, à son contentement. D’un naturel peu démonstratif, il exprimait son affection au travers de menus services : en lavant la vaisselle ou en repassant une robe pour maman et, dans mon cas, en m’aidant à faire des projets en sciences pour l’école (qu’il finissait toujours seul) ou en me passant sous le manteau des romans que ma mère trouvait trop déprimants pour une enfant.
Son garage était son havre de paix, un endroit mystérieux où il se réfugiait dès qu’il le pouvait et où maman et moi n’étions admises qu’en cas d’impérative nécessité, après trois coups bruyants à la porte. Je lui demandais parfois ce qu’il y faisait. « Je répare des trucs… », me répondait-il. La même vieille tondeuse à gazon lui servit d’excuse à maintes reprises. Chaque fois que je l’entendais sangloter derrière la lourde porte d’acier, mon esprit enfantin pressentait qu’il essayait de se rapiécer lui-même. Par malheur, il n’avait pas les outils de précision nécessaires à une tâche d’une telle complexité. Il n’y avait pas de rayon « cœur brisé » dans sa quincaillerie, ni même au Home Depot qui venait de s’installer dans la zone commerciale et finirait par achever son négoce.
Pendant toute mon enfance, j’ai observé la moindre nuance de son comportement, ses silences en particulier, afin de déchiffrer les hiéroglyphes de son âme. Papa faisait parfois preuve de ces hésitations coupables, bien que presque imperceptibles, qui trahissent les clandestins – comme lorsqu’il s’arrêtait une ou deux secondes de trop sous le fronton de notre église ou le porche d’un ami avant de s’autoriser à entrer. Un jour, quelque part, il avait franchi une frontière invisible et s’était retrouvé en terre étrangère ; une terre à laquelle il avait prêté serment d’allégeance sans pourtant totalement céder son cœur.
Notre famille et nos amis ne se lassaient jamais de me dire que j’étais la copie crachée de ma mère, dont la beauté discrète et paisible – anachronique – touchait jusqu’aux âmes les plus vulgaires. La faute à nos cheveux blond vénitien et nos yeux verts, sans doute. Ce compliment m’agaçait. En négatif, il marginalisait mon père, le moins séduisant de mes géniteurs, alors que c’était dans le miroir opaque de sa solitude que je me reconnaissais le plus. J’aurais préféré avoir ses yeux gris striés d’or.
Tous les espoirs de mes parents se concentraient sur moi. Ils semblaient n’avoir aucun rêve qui leur soit propre. Tout juste ma mère souhaitait-elle reprendre le travail après m’avoir élevée. Mon père se mettait à grogner dès que le mot retraite était prononcé. Leur passé, quant à lui, était une histoire triste qu’ils avaient rangée sur le plus haut rayon de notre bibliothèque, hors de portée d’une fillette. Ce qui touchait à la famille de papa, surtout, était tabou. Elle ne nous rendit jamais visite, même pas pour Thanksgiving. Depuis mon plus jeune âge, j’ai donc senti que j’avais la responsabilité de tenir la plume pour un happy end, ce « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » que la plupart des auteurs négligent de développer parce que la félicité est encore moins intéressante qu’un voyage au Dakota du Nord. Mes parents ne m’ont pourtant pas mis la pression pour que je devienne astronaute ou une bonne mère chrétienne – rien de tout cela. « Nous voulons juste que tu sois heureuse », me disaient-ils, sans me fournir de manuel.
Je suis souriante sur chacune des photographies de notre album de famille prises durant mon enfance. Mes sourires sont larges, francs, un peu naïfs, comme ceux de ma mère. Sur ces photos mes parents ont l’air joyeux, eux aussi. Mon album est plein de barbecues chez des proches, de fêtes foraines à Dodge City, de séjours en camping. Rien de bien extraordinaire ; seulement le genre de choses que les agents immobiliers font miroiter aux acheteurs lorsqu’ils affirment que les villes comme Kiowa sont « un endroit idéal pour élever des enfants », en omettant de mentionner que depuis la vague de délocalisations il valait mieux fermer sa porte à clé et éviter les promenades du soir, même à Sunflower. Peut-être étais-je vraiment heureuse, à l’époque ? Peut-être n’ai-je douté des joies affichées qu’après coup ? Peut-être ne suis-je plus capable de comprendre comment l’on peut se satisfaire du type de vie que vendent les agents immobiliers ? Quoi qu’il en soit, je ne peux me défaire de l’impression que ces clichés ne disent pas la vérité, ou toute la vérité. Je ne crois pas que mon album fabule, en tout cas pas sciemment. C’est juste qu’avec le temps les nuances de l’âme s’estompent autant que les couleurs sur les vieux Polaroid. Le doux-amer s’altère, se simplifie, devient doux.
Je me souviens, par exemple, que le visage de ma mère s’assombrissait quand notre serveur à Applebee’s (un restaurant de grillades où nous dînions un vendredi par mois) lui demandait, sans tact : « Vous êtes combien ? », et qu’elle lui répondait : « Trois, comme d’habitude… » Elle aurait voulu d’autres enfants, que mon père lui refusait, craignant pour sa santé fragile. Ils étaient en effet trop âgés pour songer à une deuxième grossesse, du moins sans risque. Chaque fois que je lui réclamais un petit frère ou une petite sœur, maman se justifiait évasivement : « Ma puce, je dépense déjà tout mon amour pour toi. » Je savais qu’elle mentait, car un régiment de bambins quémandeurs n’aurait pu épuiser son grand cœur. Ma mère ne ratait d’ailleurs jamais une occasion de remplir la maison. Anniversaires, Noël, Halloween, 4 Juillet : toutes les excuses étaient bonnes. Elle donnait des fêtes extravagantes où toute la marmaille du quartier était conviée, avec force cadeaux, trampolines et clowns. Trop fier pour admettre qu’il n’avait déjà plus les moyens de financer cette lubie, papa n’avait d’autre choix que de s’accommoder de ces invasions répétées. Pour l’amadouer, ma mère lui suggérait de construire un fortin ou une scène avant la fête, lui donnant ainsi une excuse légitime de passer encore plus de temps que de coutume à bricoler dans son garage.
Enfant, je ne me sentais pas à l’aise en compagnie d’autres mioches ; des gosses heureux, en tout cas, ceux qui passaient leurs samedis matin à jouer au base-ball dans la rue et se débinaient comme des lièvres dès qu’ils cassaient le pare-brise d’une voiture garée là par erreur, en hurlant de rire ou de terreur selon l’identité de son propriétaire. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi leurs émotions – ô combien incertaines et fugaces ! – s’exprimaient avec une telle violence, confinant à l’hystérie. Je faisais toujours de mon mieux pour donner le change, en me joignant à leurs jeux ou à leurs chamailleries, surtout quand ma mère m’épiait, mais leur présence me fichait le cafard.
Seul le fils de nos voisins mitoyens, Charles, que tout le monde appelait Kip, faisait exception à la règle. Lors de nos célébrations, il ne se fatiguait même pas à faire semblant et demeurait en retrait, dans un coin du salon, en attendant que ça se passe. Sa maison était une réplique identique de la mienne, mis à part sa couleur brique terne. Seule une petite allée séparait nos chambres, qui se faisaient face. Malgré cette symétrie apparente de nos situations, nos réalités respectives n’auraient pas pu être plus contraires. Ses parents, Charlie et Olivia, se disputaient sans arrêt. Leurs cris, des bruits de verre cassé et aussi parfois des coups sourds nous obligeaient à augmenter le volume de la télévision. Lorsque leurs altercations dégénéraient, Kip se réfugiait chez nous. Ma mère l’accueillait toujours les bras ouverts : « Kip ! Entre, mon trésor ! Dis-moi, tu as un petit creux ? » Charlie et Olivia – qui travaillaient de nuit, lui à l’usine de tracteurs à la sortie de la ville, elle dans un bar pour routiers sur la 101 – oubliaient souvent de lui faire à manger avant de partir ou en rentrant se coucher à l’aube. Selon l’heure, maman lui préparait des œufs brouillés, du pain perdu ou un cheeseburger, le seul plat qu’elle savait vraiment cuisiner. Après la première bouchée, Kip lui décochait un sourire de satisfaction, et elle le gratifiait d’un baiser sur le front. Cette marque d’affection, pourtant loin d’être exclusive, ne manquait pas d’agacer mon père. Il se mettait alors à pester contre un tiroir qui coulissait mal, une bouilloire entartrée.
Plutôt que de subir sa mauvaise humeur, Kip et moi nous retranchions alors vers ma cabane en bois, perchée dans un arbre au fond du jardin. Mon père avait passé des semaines à transformer un vieux chêne tordu en théâtre de mon enfance. La veille de son inauguration officielle, lors de mon septième anniversaire, il m’avait remis une grosse clé qui ne servait à rien puisque la porte n’avait pas de serrure, puis m’avait enjoint de monter pour faire le tour du propriétaire.
« Tu viens pas avec moi, papa ?
— Non, ma chérie. C’est ton endroit rien qu’à toi.
— Comme ton garage ? »
Le visage de mon père s’était décomposé, mais il était parvenu à me répondre avec un filet de voix : « En plus lumineux. Allez ! Monte ! »
Depuis la plateforme, qui ne devait pas se situer à plus de trois ou quatre mètres du sol, le monde en contrebas m’était apparu à la fois plus petit et plus grand. Ce qui m’avait semblé colossal – mon père, ma ville – était soudain ramené à ses dimensions modestes. Mais j’avais aussi pressenti que le champ de mon existence ne se limiterait pas à mes parents, ni à Kiowa. D’en bas, papa m’avait observée, la tête levée, la main en visière, un sourire déjà nostalgique au coin des lèvres. Je l’avais salué d’un geste de la main, telle une passagère de transatlantique, puis étais entrée dans la cabine qui fournirait un univers inépuisable aux rêveries vagabondes de mon enfance.
La cabane en bois, et surtout Kip dans la cabane en bois m’ont donné un avant-goût de mon avenir. Nous y avons passé d’innombrables heures à lire, dessiner, regarder des films sur une vieille télévision jetée à la casse que mon père avait réussi à ranimer, et à taire l’important pour mieux le souligner. Ses grands yeux noisette furent les dépositaires de tous mes secrets et mes peines – même si, à l’époque, ceux-ci se résumaient à des intuitions d’événements futurs. Kip, lui, ne s’apitoyait jamais sur son sort, même lorsqu’il était couvert de bleus que ses tee-shirts toujours trop grands dissimulaient mal. Il servait déjà de souffre-douleur à la moitié des gamins de Sunflower – surtout à Jack, le fils d’un courtier en assurances taciturne que toute la ville savait cocufié par sa femme. Tout prédisposait mon ami au rôle ingrat de victime expiatoire : sa pâleur et sa silhouette filiforme, ses vêtements d’occasion, son hygiène douteuse, et un trouble de l’élocution à mi-chemin entre le bégaiement et le zozotement, qui ne l’affligeait qu’en présence des autres, jamais quand nous étions seuls. Kip « incarnait » Kiowa, sa splendide décadence, son ennui tourbillonnant. Rien de surprenant, donc, à ce que ses rejetons lui pissent dessus.
Kip était mon aîné de quelques mois mais avait tellement besoin d’une grande sœur que je me comportais comme telle. Je l’escortais sur le chemin de l’école, partageais mon sandwich avec lui à la cantine lorsque Jack lui volait sa gamelle, l’aidais à faire ses devoirs, lui lisais des contes des frères Grimm pour lui donner du courage. Un soir d’hiver, alors que nous parcourions Hansel et Gretel à la lueur d’une chandelle, ses yeux se sont illuminés. Il m’a implorée d’adapter cette histoire pour lui, pour nous. Je ne m’en croyais pas capable, mais comment trahir cette confiance qui frôlait la foi ?
Uwe et Elke fut mon premier texte. Cette petite fable relatait les aventures d’un frère et d’une sœur de sang royal qui s’évadaient d’un château noir gouverné par leur oncle, un roi fou qui avait usurpé leur trône, après avoir appris que ce dernier avait l’intention de les assassiner avant leur majorité. Kip adorait cette histoire – surtout le passage où le roi finit par se noyer dans un étang gelé que nos héros l’avaient convaincu de traverser en imprimant dans la neige fraîche, à l’aide d’une chaussure suspendue à une branche, de fausses empreintes de pieds. « Quel couillon ! » avait pouffé Kip lors de ma première lecture. J’ai peu à peu découvert le pouvoir vengeur de la littérature en redressant les torts faits à maints opprimés. Que j’aimais leur donner le dernier mot !
Plus la situation familiale de Kip empirait, plus nous nous abritions dans ma cabane pour rêvasser. Depuis les cimes, les esclandres venus de sa maison ne semblaient qu’un écho déclinant. Là-haut, nous nous croyions hors de portée des lois des adultes, jusqu’à ce que leur juridiction universelle nous rattrape. Une fin d’après-midi – je devais avoir dix ou onze ans –, j’ai trouvé Kip recroquevillé dans la pénombre, en pleurs. Il ne sanglotait pas comme mon père le faisait parfois dans son garage. Ses larmes étaient étrangement calmes ; une goutte tombait lentement, puis une autre, comme autant de concessions à la gravité. Je l’ai pris dans mes bras jusqu’à ce qu’il m’apprenne que sa mère avait quitté le foyer.
« Kip, c’est pas la première fois, ai-je tempéré.
— Non, mais cette fois c’est pour de bon, a-t-il articulé. Olivia m’a dit qu’elle m’aimait. »
Kip avait hélas souvent raison lorsqu’il s’agissait d’interpréter les augures. Sans que mes parents le sachent, je l’ai aidé à s’installer dans la cabane. Dès que mes parents avaient le dos tourné, j’apportais à Kip de quoi manger, des vêtements de rechange, des comics. Au bout d’une semaine environ, après un signalement de notre école, deux policiers qui empestaient la cigarette sont venus interroger mes parents. Une fois assis autour d’un café, papa leur a appris que nous ne l’avions pas vu depuis quelque temps, tout en gardant les yeux posés sur moi. Maman, elle, serrait un coussin brodé contre sa poitrine. Après nous avoir demandé si Kip prenait du crack – ma mère a écarquillé les yeux –, les agents nous ont dit de ne pas nous inquiéter. Les fugueurs revenaient presque toujours. Leur attitude dénotait une indifférence blasée. Kiowa se dépeuplait. Que pouvions-nous y faire, hein ? Quand ils ont pris congé, ma mère leur a offert une boîte de biscuits, comme si elle espérait les motiver à faire leur travail.
Kip a voulu décamper le soir même. « J’peux pas rentrer chez moi, Charlie me tuerait. J’dois aller chercher Olivia.
— Mais tu sais même pas où elle est ! ai-je objecté.
— Olivia adore les couchers de soleil, plus que tout, plus que moi. Je la retrouverai en suivant le soleil. »
Kip a essayé de me dissuader de l’accompagner, mais rien n’y a fait. En suivant l’exemple de Uwe et Elke, nous avons planifié notre fuite. J’ai volé trois jours de provisions dans la cuisine et une carte routière dans le garage. Les premières vingt-quatre heures allaient être cruciales. Il nous faudrait mettre le plus de distance possible entre nos poursuivants et nous. Nous nous sommes donc résolus à passer par Blue Hills, le quartier malfamé, afin de rejoindre la gare de marchandises, dans l’espoir de sauter dans un train à destination de la Californie.
Nous avons pris le large juste avant l’aube. Après avoir longé la frontière sinueuse entre Sunflower et la campagne environnante, nous avons traversé en courant la route 400, qui séparait notre quartier de Blue Hills. À première vue, cette zone était bien loin des histoires effrayantes que les adultes racontaient à son sujet. À cette heure matinale, les rues désertes ressemblaient à celles de notre quartier, quoique un peu plus sales, il est vrai. Les bennes à ordures débordaient. Un peu plus tristes, aussi, puisqu’une maison sur quatre était condamnée et couverte de graffitis. Juste une question de nuances. Mais plus nous nous rapprochions de la gare, plus Blue Hills se peuplait d’ombres, des indigents qui vivaient sous des tentes de bâche bleue ou dormaient sur un bout de carton, à même le sol. Un vieux clochard afro-américain drapé dans deux manteaux d’hiver malgré la chaleur ambiante nous a apostrophés : « Hé, les mômes ! Vous auriez pas un penny ?
— Non, monsieur, désolée », me suis-je excusée.
Le mendiant a saisi une bouteille de vodka vide dans son caddie rempli de détritus et nous l’a jetée à la figure, nous manquant de peu.
« Sale fils de pute ! a protesté Kip.
— Tu crois pas si bien dire, mon pote, haha ! » a ricané le vagabond, avant de passer son chemin.
Un peu plus loin, une prostituée latina d’une cinquantaine d’années qui n’avait pas encore fini sa nuit alors que le soleil s’était levé depuis une heure a hélé Kip à son tour : « Chéri, t’as pas envie de devenir un homme ?
— Euh… Ben, si, a-t-il admis, un peu gêné, en tirant sur son tee-shirt.
— Viens voir maman, lui a-t-elle dit en lui faisant signe de se rapprocher.
— T’es pas ma mère, sale conne ! s’est écrié Kip.
— Qu’est-ce que t’en sais, mon lapin ? »
Nous avons ensuite traversé un vaste terrain vague en louvoyant entre des canapés éventrés et des carcasses de voitures brûlées, pour arriver enfin à la gare de marchandises. Celle-ci paraissait abandonnée. Les fenêtres du bâtiment principal étaient soit brisées, soit barricadées. Nous nous sommes faufilés par un trou dans le grillage de clôture qui interdisait l’accès aux voies de garage. Deux ou trois trains rouillés étaient stationnés là. Nous avons trouvé un wagon vide où nous cacher mais un vigile nous a aperçus, nous obligeant à prendre nos jambes à notre cou. Dépités, nous avons passé le reste de la matinée et une partie de l’après-midi à parcourir des champs de maïs vers l’ouest. À bonne distance de Kiowa, nous avons bifurqué vers le sud pour rejoindre la route 400. Quand nous avons enfin distingué une station Texaco, le visage de Kip s’est éclairé. « On va faire de l’auto-stop !
— Mon père m’a toujours dit de ne jamais monter dans la voiture d’un inconnu, ai-je bredouillé piteusement.
— Pas une voiture, un camion. Olivia travaillait dans un bar pour routiers, tu te souviens ? Je sais comment leur parler, c’est des mecs bien. »
Angoissée, j’ai prétexté un besoin pressant pour aller réfléchir aux toilettes. Lorsque j’en suis ressortie une dizaine de minutes plus tard, l’un des deux policiers qui m’avaient interrogée m’a attrapée par les épaules. L’autre passait des menottes à Kip, un peu plus loin, sur le parking. Kip et moi avons fait le trajet du retour sur la banquette arrière de leur voiture de patrouille, en silence, sirènes éteintes. Une fois au commissariat, le shérif Brown, sans doute frustré par sa cote de popularité déclinante auprès d’une populace qui blâmait son supposé laxisme, nous a fait jeter en cellule puis nous a passé un savon depuis derrière les barreaux. Nos pères sont venus nous récupérer. Ils ont dû promettre au shérif de nous donner une correction pour qu’il accepte de nous relâcher. Papa est parvenu à garder son calme jusqu’à ce que, une fois chez nous, ma mère se mette à me couvrir de baisers.
« Mais qu’est-ce qui t’a pris, Lauren ? a-t-il explosé.
— Je voulais juste aider Kip à retrouver sa maman.
— J’ai toujours su que c’était un oiseau de malheur, ce gosse ! Je ne veux plus que tu le voies ! C’est compris ?
— Mais Kip est comme mon frère ! » ai-je protesté, outrée.
Mon père m’a giflée, sèchement, pour la première fois de ma vie. Dans le silence qui a suivi, nous avons entendu d’horribles appels de détresse depuis la maison mitoyenne. Ma mère a couiné « Kip ! » et esquissé un mouvement instinctif vers la porte de la cuisine, avant que mon père la rattrape par le bras. Maman l’a supplié de la laisser s’en charger, car Charlie l’écouterait, elle. Mais il lui a rétorqué que certains problèmes devaient se régler d’homme à homme. Comme pour appuyer son propos, papa s’est armé de la batte de base-ball qu’il réservait aux « camés » qui auraient eu la mauvaise idée de s’inviter chez lui.
Les hurlements ont cessé dès que mon père est entré chez les voisins, faisant place à un calme inquiétant, indéchiffrable. Après une attente interminable, papa est rentré à la maison, le visage fermé.
« Qu’as-tu fait, Harry ? s’est inquiétée ma mère.
— J’ai réglé le problème. Régler des problèmes, c’est mon métier. »
Quelques jours plus tard, Kip était de retour à l’école, apparemment indemne. J’ai cherché à l’aborder, mais il a réussi à m’éviter en accélérant le pas. Lors d’une récréation, j’ai fini par le coincer au détour d’un couloir. Il m’a lancé un regard d’animal pris au piège. Quand j’ai avancé une main maladroite vers sa joue, il a reculé d’un bond. Je lui ai dit que nous pouvions passer outre l’interdiction de mon père et nous rencontrer en secret, ici, ou mieux encore à Lemon Park, jusqu’à ce que tout revienne à la normale.
« Je… J’peux pas, a-t-il bégayé.
— Tu es puni toi aussi ?
— Je… je… j’dois y aller. Mon co… cours co… co… mmence.
— Attends ! Je t’écrirai une histoire, hein ? Et je la laisserai dans ton casier.
— U… U… Uwe et El… Elke se sont noyés dans le la… la… lac. End of story. »
Kip s’est ainsi éloigné de moi sans explication, malgré mes efforts répétés pour rétablir le contact. Je le voyais encore presque tous les jours à l’école, mais nous évoluions dorénavant dans des univers parallèles, chacun régi par ses lois. Au fil des ans, le souvenir de notre amitié est devenu de plus en plus difficile à distinguer de ces contes que j’écrivais autrefois pour lui – des récits qui m’avaient émue, changée même, mais dont j’avais oublié le thème.
Le reste de mes années de collège a défilé comme mes parents l’avaient souhaité, sans heurts, dans cette banalité anonymement placide de Sunflower, jusqu’à ce que mon enfance finisse dans un murmure. Le matin de mon premier jour de lycée, ma mère a oublié de traîner son vieux câble électrique quand elle m’a accompagnée au car scolaire. J’ai tout d’abord été soulagée, car j’avais eu peur d’être placardée « fille à sa maman » par mes camarades. Mais lorsque le bus a négocié son premier virage, congédiant l’image de cette femme aux bras ballants, j’ai versé une larme pour une époque qui venait de s’achever.
Chaque fois que j’essaie de me remémorer mon adolescence, les premières images qui me reviennent ressemblent à ces scènes de film en time lapse où une foule effrénée court autour d’un protagoniste parfaitement inerte au milieu du cadre. On pressent que l’action véritable se déroule ailleurs, en dehors du champ de la caméra. Le décor, en lui-même, n’avait rien de très exceptionnel. Mon lycée, Liberty High, se situait dans la zone limitrophe entre Sunflower et Lemon Park, mais du côté de ce dernier. C’était, avec l’Indian Springs Mall qui venait d’ouvrir ses portes dans la zone commerciale, l’un des rares lieux où les adolescents « sudistes » se mélangeaient, sans aller jusqu’à inclure les « nordistes » de Blue Hills, qui avaient leur lycée à eux, Washington High. Si la majestueuse façade en pierre de Liberty créait l’illusion d’une vénérable institution, ses larges couloirs tapissés de casiers bleus où les élèves cadenassaient leurs identités incertaines et ses murs couverts de maximes bariolées qui dissimulaient mal le vide d’esprits incurieux étaient plus conformes à Kiowa. Il ne s’agissait pas de l’un de ces « lycées à problèmes », comme Washington High, où les élèves devaient montrer patte blanche en traversant des portiques de sécurité ; juste un endroit où une jeunesse ingrate venait hurler son mal de vivre devant les victoires anecdotiques de son équipe de football sur la pelouse vert amer d’un stade.
Ma première rentrée des classes m’a fait penser à un triage médical en temps de guerre. À peine avaient-ils mis un pied dans le vestibule que les bizuts se sont fait catégoriser en quatre groupes – vert, jaune, rouge ou noir – selon la gravité de leur état. On leur assignait ensuite un rôle laissé vacant par la classe précédente : surdoué, brute, perdant, salope, etc. Je me serais satisfaite bien volontiers d’une étiquette rouge, « sans intérêt ». On vit cependant en moi l’une des grandes gagnantes de cette loterie, destinée à remporter une multitude de titres lors des concours de popularité, un honneur normalement réservé aux demoiselles bien habillées de Lemon Park. Des filles que je ne connaissais que de vue se sont mises à me suivre partout, jusqu’aux toilettes, pour solliciter mon opinion sur des sujets qui m’étaient étrangers et, par ailleurs, m’indifféraient. Lizzie, une jolie brune qui habitait à deux rues de chez moi et voyait dans un bon mariage le seul moyen de monter dans l’échelle sociale, me demanda par exemple : « Laurie, Steve vient de me faire passer un petit mot qui dit : Quoi de neuf ? Tu crois qu’il a cassé avec Brittany ?
— Steve ?
— Steve Harding, le fils du maire ET le wide receiver des Bulldogs !
— Ah, ok. Réponds-lui : Rien de spécial, et toi ? Comme ça tu verras ce qu’il a à te dire. »
Deux secondes plus tard, Emma, la fille du juge Paulson, un chrétien évangélique qui aurait aimé pouvoir prononcer la peine de mort pour des infractions mineures du code de la route, me consulta à son tour : « Laurie, j’ai pris trois kilos. Tu crois que je devrais faire le régime Atkins avant de ressembler à une vache ? Sinon Jack ne s’intéressera jamais à moi.
— Tu devrais plutôt rejoindre l’équipe d’athlé. Une place vient de se libérer. Quant à Jack, euh, je te recommande de l’éviter.
— Parce qu’il vient de Sunflower ?
— Non, bien sûr que non, lui ai-je répondu en rougissant.
— Oh ! J’oubliais que tu viens de là aussi ! Désolée. C’était ton mec au collège ?
— Certainement pas ! C’est juste que, enfin, fais attention quoi », l’ai-je avertie, ce qui n’a fait que piquer sa curiosité, car Emma aimait s’encanailler.
Une partie de moi mourait avec chacun de ces bavardages inutiles. Je lisais – voulais ! – du Jane Austen mais m’étais malencontreusement retrouvée coincée dans une sitcom. Les garçons, eux, n’allaient pas jusqu’à me suivre aux W.-C., mais me faisaient passer des Quoi de neuf ? auxquels je me contentais de répondre Rien de spécial sans ajouter de Et toi ? aguichants. Ma vie lycéenne avait la saveur d’additifs alimentaires, trop sucrée, trop salée pour être saine. Mes nouvelles « amies » et moi pouvions passer des journées entières à arpenter l’allée centrale du mall en slalomant entre les tipis en plastique qui étaient censés la décorer, dans un aller-retour perpétuel du stand de friandises au Wendy’s, sans jamais rien acheter à manger car l’odeur qui en émanait suffisait à nous sustenter. William Blake croyait que « le chemin de l’excès mène au palais de la sagesse ». Je doute qu’il ait jamais mis les pieds en Amérique, où l’excès ne mène qu’à l’obésité.
Alors que ma mère se laissait facilement berner par mes bonnes notes et mes soirées pyjama, papa, lui, savait reconnaître un écran de fumée.
« Quelque chose ne va pas, ma chérie ? Des problèmes au lycée ?
— C’est juste, hum, tu sais, cette période du mois.
— N’en dis pas plus ! »
Quand mon père m’ouvrait ainsi la porte de son confessionnal, j’étais tentée de tout lui dire, d’avouer une mélancolie qui ressemblait de plus en plus à une inaptitude au bonheur. Lui m’aurait comprise sans explication de texte. Mais je ne m’en sentais pas le droit, au vu des espoirs placés en moi. Papa n’insista jamais assez. Les personnes qui taisent de vrais chagrins ont, peut-être, trop de respect pour les silences coupables.
Sans que je ne m’en rende vraiment compte, mes mensonges par omission se sont peu à peu transformés en mensonges par affirmation. Je crois que cette mutation a débuté le jour où Steve m’a invitée à aller voir un film. Ne pouvant me défausser sur Lizzie, qui préférait feindre un manque d’intérêt à son encontre, je lui ai répondu que j’avais un copain – un étudiant plus âgé – en lui faisant promettre de garder le secret. Dès le lendemain, j’ai fait face à un barrage de questions dans les toilettes du lycée.
« Il a quel âge ? m’a interrogée Emma.
— Euh… dix-neuf ans.
— Dix-neuf ans ! a piaffé Lizzie. Il s’appelle comment ?
— Hum, Kevin. Mais vraiment, je vous supplie de ne pas…
— Quand est-ce que vous vous êtes rencontrés ?
— Il y a quelques mois. Vous vous souvenez de la dernière fête foraine à Dodge City ? Il a de la famille là-bas.
— Et ton Kevin, il est mignon ?
— Très, mais dans un genre mauvais garçon, ai-je précisé pour faire plaisir à Emma.
— On veut tout savoir ! »
Pour une première, je m’en suis plutôt bien tirée. Je me suis donc mise à utiliser Kevin comme excuse quand je voulais m’économiser un navet au cinéma, un match de football ou une beuverie dans les bois – surtout ces dernières, parce que j’étais effrayée par ce qui arrivait aux filles lorsqu’elles s’éloignaient un peu trop de la clairière où les lycéens de Liberty faisaient la fête autour d’un feu. J’ai bientôt commis un faux pas qui aurait pu me coûter cher quand Emma et Lizzie m’ont demandé pour la énième fois quelle matière Kevin étudiait.
« Anglais et littérature.
— Pas les sciences politiques ?
— Il vient de changer de majeure. C’est encore possible en deuxième année. »
Cette gaffe m’a incitée à professionnaliser mon approche en consacrant un journal intime à ma relation fictive avec Kevin. J’y décrivais sa vie, son apparence physique, nos rendez-vous et tout ce qui pouvait me passer par la tête. Dans un premier temps, Kevin s’est conformé au stéréotype de l’artiste écorché, un romantique attentionné dans ses bons jours, mais qui devenait agressif dès qu’il avait trop bu. Petit à petit, je me suis néanmoins prise d’affection pour lui. J’ai étoffé son personnage de complexités et contradictions attachantes, jusqu’à l’aimer suffisamment pour lui donner ma « virginité » le jour de mes dix-sept ans. Je n’ai jamais perdu de vue le fait que Kevin n’était que le produit de mon imagination. Cela dit, la fiction a une faculté surprenante d’occuper les espaces laissés libres par la monotonie du quotidien. Notre idylle n’était hélas pas destinée à durer. Un jour, Emma m’a informée que son cousin étudiait lui aussi la littérature à l’université de Chicago et a suggéré une rencontre. « Carrément ! » me suis-je exclamée. Quelques jours plus tard, Kevin me quittait pour une autre – une étudiante, elle – avec un SMS laconique pour tout adieu : Bébé, c’est fini pour nous. À plus. K
Le vendredi suivant, je suis allée à une fête qu’Emma avait organisée chez elle, une énorme maison de style victorien, en l’absence du juge Paulson, bien évidemment. Sans l’ombre protectrice de Kevin, je me suis sentie vulnérable au bord d’une piscine où les filles barbotaient seins nus ; puis dans un salon où une vingtaine de garçons se rentraient dedans en beuglant : « If you’re under eighteen you won’t be doing any time / Hey, come out and play » sur un morceau des Offspring ; dans une cuisine où Jack et son équipe de football s’écrasaient des canettes sur la tête pour un peu plus s’abrutir ; ou dans une salle de bains où Lizzie et Emma vomissaient tour à tour en pleurnichant : « Où est Steve ? » et « Mon père va me tuer ». J’ai trouvé une chambre libre à l’étage et me suis allongée sur un lit à baldaquin. Sans que je l’aie vu entrer, Steve s’est assis à mon côté.
« J’ai la tête qui tourne, m’a-t-il avoué.
— C’est le monde qui tourne, idiot, et nous qui restons immobiles dans ce trou à rats. »
Par dépit, par épuisement, j’ai laissé le fils du maire Harding me débarrasser pour de bon d’une innocence qui semblait bien superflue sur le matelas du juge Paulson. Mon manque d’allant lui a vite fait perdre ses moyens. Steve n’a cessé de s’excuser pendant les dix minutes qu’il lui a fallu pour me dévêtir, me pénétrer, se retirer et sortir de la chambre après avoir vérifié trois fois que personne ne se trouvait dans le couloir. Bye Kevin.
La semaine suivante, j’ai passé toutes mes pauses enfermée dans les toilettes de peur que Steve m’ait dénoncée. Quand j’ai eu vent des rumeurs qui circulaient à propos de mon « trouble alimentaire », j’ai dû me résoudre à quitter cet abri de fortune et ai plongé à nouveau dans le marécage de la vie lycéenne, mais j’ai suffoqué bien vite sans l’échappatoire fournie par Kevin. À la cantine, j’observais les gothiques, les intellos et les gays blottis dans les recoins les plus reculés de la cafétéria avec une certaine jalousie. Une erreur de casting avait été commise à mon entrée au lycée car ma place était là-bas, à la périphérie.
« Laurie, surtout ne te retourne pas, mais le monstre n’arrête pas de te mater, m’a chuchoté Emma un jour.
— Le monstre ?
— Ouais, à ta droite. Le mec avec un tee-shirt de Korn. Sois discrète surtout.
— C’est juste Kip, Emma. On est dans le même cours de chimie.
— On m’a dit qu’il tue des chatons, genre, pour le plaisir.
— C’est juste un fan de metal…
— Ouais, comme j’te dis. Sois prudente, hein ? S’il t’emmerde dis-le-moi de suite et je demanderai à Jack de lui donner une leçon.
— N’en fais rien, d’accord ? Kip ne ferait jamais de mal à une mouche. »
Kip et moi n’avions pas échangé un mot depuis plus de six ans. J’avais, moi aussi, remarqué qu’il m’épiait depuis quelque temps. J’avais l’habitude des regards insistants des garçons, mais celui de Kip me rendait mal à l’aise. Je n’y détectais aucune luxure ou malveillance – seulement une certaine ironie, ce qui était bien pire.
Que je sache, Kip n’avait jamais rien fait pour mériter sa réputation au lycée. Ses cheveux longs, ses yeux cernés, sa peau d’une pâleur extrême, sa voix éraillée et sa passion pour la musique hurlante indiquaient simplement qu’il se trouvait au bas de l’échelle. Je ne lui connaissais aucun ami, aucune tribu. Kip traînait son spleen dans les couloirs – une solitude contagieuse qui maintenait tout le monde à distance, même nos professeurs. Son arrivée dans une classe suffisait à la réduire au silence ; son départ, à déclencher des soupirs de soulagement. S’il y avait quelque chose de monstrueux chez lui, c’était au sens étymologique du terme. La masse des lycéens se trouvait d’un côté de la ligne, et lui de l’autre. Kip m’a affirmé plus tard que « parfois les lieux humains créent des monstres inhumains(2) ». Mes camarades, chacun d’eux, avaient besoin d’un paria pour renforcer leur sentiment d’appartenance. Je suis peut-être une merde, mais au moins, moi, je ne suis pas un taré.
Pendant toutes ces années, Kip n’avait jamais fait la moindre tentative pour reprendre contact avec moi. Il évoluait dans mon angle mort, là où les formes ne sont plus visibles mais où les mouvements sont encore perceptibles. Jusqu’à ce qu’il en sorte de manière fortuite. Lors de mon dernier semestre, je suis arrivée en retard pour le déjeuner et n’ai trouvé aucune chaise libre à la cafétéria. Les seules places encore disponibles se trouvaient à la table de Kip. Personne d’autre n’osait s’y asseoir. J’ai oublié un instant l’ordre établi et me suis attablée face à lui. J’étais loin de me douter à l’époque que ce choix par défaut changerait le cours de ma vie, et de bien d’autres. Sans lever les yeux de son plateau, Kip a grommelé : « C’est bon, c’est fini tes conneries, Laurie ?
— Je fais juste une petite pause, Kip. Rien de permanent.
— Si ça te fait plaisir de croire ça. »
Kip et l’art divinatoire. Dès la fin du sixième cours, Jack et trois de ses gros bras de l’équipe de football lui ont fracassé le crâne contre un casier, puis l’ont roué de coups de pied. Tout le lycée a rappliqué comme un seul homme. Rien de mieux qu’un lynchage pour tromper l’ennui.
Lorsque Kip a cessé de se débattre, Jack a déchargé sa bile : « Laisse Lauren tranquille, sale chien ! J’te bute si tu lui adresses la parole encore une fois ! »
J’ai dû me frayer un chemin dans la cohue en jouant des coudes. « Jack, arrête ça tout de suite ! l’ai-je supplié.
— Te mêle pas de ça, Lauren. Je fais ça pour ton bien. »
Cette remarque machiste m’a fait sortir de mes gonds. J’ai giflé Jack, avec une force insoupçonnée, comme si j’étais possédée par une autre.
« Salope ! Il te baise, hein, c’est ça ?
— Dis un mot de plus et je raconte tout – tout ! – au proviseur. »
Jack a levé la main mais Emma s’est interposée juste à temps. Le visage tordu de haine, Jack a persiflé : « On se reverra très bientôt, vous deux », avant de se laisser entraîner par sa copine vers la bibliothèque.
Nos camarades, éberlués par ce renversement soudain de l’ordre naturel, nous encerclaient encore.
« Fichez le camp ! ai-je fulminé. Tous ! Le show est terminé. »
Les vautours s’en sont allés en maugréant et nous ont enfin laissés seuls. Je me suis agenouillée au côté de Kip et ai tâté son visage, ses bras, ses jambes avec précaution, afin de confirmer qu’il n’avait rien de cassé.
« T’aurais pas dû te mêler de ça, a-t-il toussoté entre deux gémissements.
— Laisse-moi t’accompagner à l’infirmerie. Tu pourrais avoir une commotion.
— Nan, pas besoin ! Ces connards tapent comme des fillettes.
— Je peux au moins te raccompagner chez toi ? J’ai la voiture de ma mère aujourd’hui.
— Tu t’souviens d’où j’habite ? » m’a-t-il répliqué, moqueur, avant de cracher du sang par terre.
Nous avons rejoint ma voiture en titubant, bras dessus, bras dessous. Dès que nous nous sommes engagés dans notre rue, nous avons repéré la Dodge de Charlie, garée devant chez lui.
« Merde. Mon père est encore à la maison. Son quart commence à 8 heures les jeudis. Il ne peut pas me voir comme ça. Tu connais la Colline solitaire, à l’est de la 61 ?
— Kip, je devrais t’amener à l’hôpital. Tu n’as pas l’air bien, vraiment.
— J’ai juste besoin d’un peu d’air frais. »
Le lieu-dit « Colline solitaire » était le point culminant du comté, un îlot pelé qui surplombait des champs. La légende locale voyait en elle un tumulus indien protégé par une malédiction ancestrale, alors qu’il ne s’agissait que d’un simple accident géologique, un rocher qui résistait mieux à l’érosion que le reste du paysage. Les Kiowas ne nous avaient laissé en héritage que leur nom et leur mystère.
J’ai garé la voiture sur un chemin de terre à la base de la butte et servi de béquille à Kip jusqu’à son sommet. Sous l’effet du soleil couchant, la platitude des plaines en ce début de printemps s’est animée de mille nuances de rouge, de rose, d’orange et de gris.
« Ça te plaît, Laurie ?
— C’est splendide. On se croirait sur une île. Tu viens ici souvent ?
— Non, juste de temps en temps. »
Kip m’a confessé plus tard qu’il s’y rendait au moins une fois par semaine pour contempler le coucher de soleil.
« L’infini ! me suis-je émerveillée.
— À cette altitude, tout ce que tu peux distinguer autour de toi se trouve à une distance maximale de cinq kilomètres et demi. L’horizon n’est qu’une simple équation, tu sais. » Il a écrit d≈√2hr du bout du doigt dans la terre sèche et repris : « Plus haut tu te trouves, plus tu vois loin. Mais même en haut de l’Everest ton horizon ne se situera qu’à deux cent trente kilomètres. Notre comté est plus large que ça. C’est triste, non ? Depuis que j’ai appris ça, j’ai l’impression que l’horizon n’est qu’une ruse pour rednecks.
— Une ruse ?
— Ouais, pour nous faire croire que nous aussi on a le droit de rêver, alors que la fin de notre monde est là, juste au bout de notre nez. »
Le soleil a commencé à disparaître sous l’horizon.
« Je préfère me dire que notre liberté est à portée de main », lui ai-je dit en poussant de l’index l’astre vers le bas, jusqu’à ce qu’il s’efface totalement.
Les couleurs de mon adolescence ont changé dès que Kip est rentré en scène, comme si j’avais appliqué un filtre. Avant nos retrouvailles, ma vie était teintée de bleu, un bleu pâle et froid, telle la lumière d’un néon après avoir rebondi contre un mur d’hôpital. En sa compagnie, ma palette a tourné au jaune, le jaune des Grandes Plaines, de l’or couvert de poussière, de la poussière couverte d’or. Nous passions le plus clair de notre temps à sillonner le comté dans sa voiture ou la mienne, autant par choix que par nécessité, car nous ne pouvions pas prendre le risque d’être vus ensemble en ville. Jack n’aurait pas toléré ce défi de plus à son autorité. Alors que je considérais les Grandes Plaines comme rien de plus qu’un no man’s land qu’il me faudrait traverser un jour pour m’évader, Kip, lui, voyait dans leur immensité irréelle le seul avant-goût de divin auquel il aurait jamais droit. Le moindre point de repère sur ce panorama sans relief le fascinait.
« Regarde ça, Laurie ! me lançait-il souvent en me signalant un arbre esseulé au milieu d’une mer d’herbes hautes.
— Cet arbre, là ?
— C’est pas incroyable qu’il ait survécu si longtemps, tout seul, comme ça ? »
La plus paumée et déprimante des bourgades de l’ouest du Kansas lui évoquait des contrées lointaines. Il est vrai que leur nom avait souvent la poésie qui manquait à leur architecture.
« C’est Moscou, ça ? lui disais-je, désappointée.
— T’as pas froid, tout d’un coup ? »
Kip n’avait absolument rien à voir avec l’image qu’il projetait au lycée – celle d’un ado inadapté qui passait ses nuits à occire des démons sur Doom. Sa curiosité d’autodidacte était sans limites – joyeuse, bordélique, vorace. Il se moquait complètement de toute hiérarchie des savoirs, des pratiques culturelles. William Faulkner et Stephen King, Beethoven et Rage Against the Machine se trouvaient tous sur un plan d’égalité. Seul Shakespeare trônait au-dessus du lot. Kip pouvait passer des nuits entières à lire et relire, encore et encore, les mêmes volumes écornés qu’il avait dérobés à la bibliothèque municipale. Quand je m’en suis étonnée, il m’a exposé ses raisons : « C’est juste qu’il avait tout compris au destin, le mec.
— Hum, je ne supporte pas l’idée que notre sort soit prédéterminé par un dieu capricieux, les étoiles, les méfaits de nos ancêtres.
— Faut que tu relises ses pièces, alors, parce que c’est pas du tout ce qu’il dit. La destinée de ses personnages est dictée par leurs propres faiblesses. Quoi qu’ils fassent, ces pauvres cons finissent toujours par se faire rattraper par eux-mêmes. »
Son univers n’était pas plus joyeux que le mien, mais certainement plus riche, plus contrasté. En son absence, je m’étais réfugiée dans l’indifférence, droguée à l’ennui comme d’autres se shootent à l’opium, afin de m’épargner les souffrances qui accompagnent nécessairement toute métamorphose. Devenir femme dans cette société patriarcale – donc un trophée ou une servante, au choix – me faisait peur. Je ne pourrai vraiment exister qu’en m’exilant, pensais-je. N’ayant pas le niveau requis pour entrer à l’université, Kip, lui, n’avait d’autre option que de fouiller les ruines environnantes pour s’y trouver une vie, ou quelque chose y ressemblant. Un jour, par exemple, nous avons visité une bourgade fantôme abandonnée après qu’une tornade l’eut ravagée, un demi-siècle auparavant. Les rares maisons encore debout étaient recouvertes d’une végétation lépreuse.
« Pourquoi m’as-tu amenée ici ? Ce bled est lugubre.
— Quoi, lugubre ? Na ! Te fie pas aux apparences, tu vaux mieux que ça. Les rues bruissent encore des souvenirs des pionniers. Prête-leur l’oreille une seconde. Tu verras bien.
— Oui ! Je les entends ! »
Les colons arpentaient les trottoirs de la grand-rue et vaquaient à leurs affaires, sans se soucier de notre présence.
« Tu vois toujours le fer derrière la rouille.
— J’vois pas quel est le problème avec un peu de rouille. »
Comme lorsque nous étions enfants, nous pouvions passer des heures à ne rien faire. Nous nous allongions dans l’herbe au sommet de la Colline solitaire, ma tête appuyée sur sa cuisse, et regardions le temps passer. Kip me prenait parfois par la main pour m’empêcher de dériver sur l’océan de nos silences. J’ai résisté le plus longtemps possible à la tentation de nous cataloguer, mais je me doutais parfois de ce que Kip ressentait quand ses longs doigts malhabiles caressaient mes cheveux ou s’égaraient sur mon cou. Avec le recul, il serait facile de m’en vouloir de ne pas avoir reconnu et déçu ses espoirs plus tôt. Mais la confusion des sentiments est consubstantielle à l’adolescence.
Pendant toute une saison, nous avons erré dans ce labyrinthe sans murs ; pris des virages à droite et à gauche qui nous ont menés vers autant de culs-de-sac.
« Tu sais où on va, Kip ?
— Plus ou moins. J’essaie de retracer mes pas, même si j’suis jamais passé par ici. »
Kip faisait souvent ce type de remarques qui n’avaient aucun sens mais que je comprenais malgré tout. J’ai appris grâce à lui à accepter que des vérités puissent fleurir sur un terreau de contradictions. Je voulais l’aimer, vraiment. Je l’ai voulu si fort que j’ai cru l’aimer. À cette époque, je savais déjà que la vie était injuste, mais j’avais encore du mal à admettre que mon cœur le soit aussi. Un après-midi, alors que nous nous trouvions sous le gigantesque Meccano des gradins du stade, notre sanctuaire sur le campus, je l’ai laissé m’embrasser. Ce fut mon premier baiser. Steve avait souillé chaque parcelle de mon corps de son haleine alcoolisée, sauf ma bouche, la seule partie de moi qui ne l’avait pas intéressé. Mon premier baiser eut un goût de cigarette, d’eau salée, de fin de printemps. Je fus enfin certaine que j’aimais Kip, mais pas comme il l’aurait souhaité, hélas.
« Je t’aime, Elke.
— Moi aussi, Uwe. »
Je venais d’être admise à l’université de Columbia, et espérais que mon départ pour un job d’été à New York quelques semaines plus tard m’épargnerait la responsabilité de devoir ajouter : comme un frère.
Le surlendemain, mon père m’a intimé de le rejoindre dans son garage à mon retour du lycée. Il a refermé la lourde porte derrière lui et a jeté une pile de photographies sur son établi. La première montrait la scène susmentionnée ; le reste, nos escapades en voiture, prises au téléobjectif. J’ai immédiatement compris que Jack et ses acolytes se cachaient derrière cette sournoiserie. Ils avaient dû nous filer pendant des mois – raison pour laquelle ils ne s’étaient pas attaqués à nous frontalement. Je me suis sentie plus blessée par ma propre négligence que par ce que ces clichés révélaient.
« Et alors ? ai-je osé.
— Mets fin à cette ab… à tout ça, sur-le-champ, m’a ordonné mon père sans préambule.
— Mais c’est ma vie, papa !
— À dix-sept ans on n’a pas de vie, Lauren, juste un futur. Et ce futur te tend les bras. Ne gâche pas tout pour…
— Un moins que rien comme Kip ? On n’a même pas… »
Mon père a frappé son établi du poing avec une telle violence qu’un marteau a sauté en l’air et est retombé sur le sol en ciment en produisant un clac aussi sec que la décision d’un juge.
« Je ne veux rien savoir, bon sang !
— Maman est au courant ?
— Ça la tuerait, Lauren ! Tu sais bien que ta mère a le cœur fragile.
— Elle n’a pas à savoir, papa.
— Nous vivons à Kiowa ! Tout se sait. Quitte-le avant qu’il ne soit trop tard. Kip n’est pas la personne que tu crois. Fais confiance à ton vieux père, je t’en prie.
— Papa, tu commences vraiment à me faire peur. Je suis désolée mais c’est absurde. Notre fugue, c’était il y a si longtemps. »
Mon père s’est laissé tomber à terre, a pris mes jambes dans ses bras et enfoui sa tête dans mon ventre. Je ne l’avais jamais vu dans un tel état. Ce n’est pas son désarroi qui m’a fait plier, mais le fait qu’un homme aussi fier puisse s’abaisser à implorer une ado de la sorte. Il m’a tendu le combiné du téléphone. J’ai composé le numéro de Kip sans réfléchir, tel un automate dépourvu de faculté de jugement.
« Kip ?
— Oui, m’a-t-il répondu d’une voix glaciale.
— Jack nous a pris en photo… Il les a envoyées à mes parents. Ils ne veulent pas qu’on… Enfin, je ne pourrai plus…
— Ok », m’a-t-il interrompue, sans affect apparent, avant de raccrocher.
Papa me serra contre lui jusqu’à ce que je me libère de son emprise et coure vers ma cabane en bois, où je ne m’étais pas abritée depuis bien longtemps. Je ne me suis autorisée à pleurer qu’une fois là-haut. Ce n’est pas ma rupture avec Kip, en tant que telle, qui m’a fait le plus de mal, mais le soulagement répréhensible que j’éprouvais. J’avais saisi la première excuse qui s’était offerte à moi pour ne pas avoir à être la « méchante » de cette histoire. Notre séparation était la faute de mon père, de Jack, de Kiowa, de la jeunesse, de la vie. Pas la mienne. Je me haïssais de m’exonérer ainsi, exécrais ma lâcheté, mon laisser-faire.
Le lendemain matin, une foule compacte se pressait devant mon casier au lycée, subjuguée par une photo montrant deux parias enlacés sur un tumulus. Une deuxième année que je ne connaissais pas déclara : « Malgré ses airs de princesse, j’ai toujours su que c’était une salope. » Après l’avoir bousculée au passage, j’ai déchiré le cliché en morceaux. À ma droite, Kip fixait son propre casier, où un autre exemplaire avait été placardé. Il a ouvert la porte sans rien dire, saisi un manuel de mathématiques puis a rejoint sa salle de cours sans même prendre la peine de le décrocher. Après m’être chargée du sale boulot, j’ai passé le reste de la journée dans une sorte de brouillard. Je me souviens d’avoir contemplé les branches d’un érable rouge caresser les vitres de ma salle de classe et créer un théâtre d’ombres sur le tableau blanc. Peut-être n’étais-je que l’une de ces ombres, la projection de quelque chose de plus réel, de plus tangible qui se trouvait au-dehors, de l’autre côté des fenêtres.
À mon retour chez moi, maman m’a accueillie en frappant des mains. Mon père se tenait derrière elle, l’air sombre.
« Ma puce ! Tu es prête ? s’est-elle enquise, trépignante.
— Prête pour quoi ?
— Pour quoi ? Mais pour ton bal de fin d’année, bien sûr ! J’ai hâte de te voir dans ta robe ! »
Après tout ce qu’il s’était passé, ce fichu bal était la dernière de mes préoccupations.
« Maman, je n’ai plus vraiment envie d’y aller.
— Tu plaisantes ou quoi ? Dis-moi que tu plaisantes !
— Je n’ai même pas de cavalier pour m’accompagner.
— Oh, mais tu ne vas pas te laisser abattre pour si peu ! Je n’avais pas de cavalier non plus, et alors ? Je me suis amusée comme une folle ! Le bal, c’est toujours une nuit magique. Toutes tes copines seront là. Et tu seras sans doute élue reine.
— Hum, j’en doute… »
Papa a froncé les sourcils, pour me rappeler à quel point ma mère tenait à ces rites de l’Americana. J’ai donc fini par céder. Maman m’a entraînée vers leur chambre à coucher, où m’attendait la robe de soirée rouge écarlate que nous avions achetée en solde à Indian Springs, bien à plat sur le lit, tel un linceul. Elle m’a coiffée et maquillée tout en babillant à propos de ses jeunes années.
« Tu n’avais pas de copain au lycée, maman ?
— Si, le même pendant trois ans. J’étais éperdument amoureuse de lui. C’était le running back des Bulldogs ! Et le plus beau garçon de Kiowa ! N’en dis surtout pas un mot à ton père. Il est un peu jaloux, même du passé.
— Promis. Et pourtant tu es allée au bal toute seule ?
— Oui, a-t-elle lâché. Il y est allé avec une autre. Une jolie fille de Lemon Park. Il a été élu roi, et elle reine, à ma place. Mais je ne vais pas te rebattre les oreilles avec mes vieilles histoires, surtout quand elles sont tristes. Regarde-toi, ma chérie. Comme tu es belle ! »
Il est vrai que cette robe m’allait bien. Maman m’a fait promettre de profiter de chaque instant, de danser jusqu’à en avoir le tournis, de ne pas être « moi », en somme. Mon père, lui, m’a conduite à l’échafaud. Nous n’avons pas échangé un mot lors du trajet.
Comme tous les ans, le bal se tenait dans le gymnase du lycée, par mesure d’économie. Le comité d’organisation avait fait de son mieux pour cacher la misère derrière une profusion de ballons et banderoles aux couleurs criardes. De la mauvaise pop retentissait jusque sur le parvis. De toute évidence, personne ne s’était attendu à ce que j’aie l’insolence de me montrer en public après ma disgrâce. Tous les regards se sont tournés vers moi dès que j’ai fait mon entrée. J’ai même eu l’impression que le volume sonore avait baissé d’un cran. La masse murmurante s’est écartée sur mon passage. J’ai trouvé une table libre, au fond de la salle, où broyer du noir. Emma et Lizzie m’épiaient de loin, mais se sont abstenues de me saluer.
Au bout d’une heure, Steve s’est assis face à moi. Manifestement ivre, il a cherché à m’amadouer : « Je suis contrarié par ce qui t’arrive, Lauren.
— Ta copine nous observe, Steve. Va la rejoindre, ok ? J’ai eu suffisamment d’emmerdes comme ça. »

Extraits
« Le temps est la plus précieuse des monnaies. Alors, vous devriez vous renseigner sur le taux de change. J’aurais aimé savoir ça avant d’atterrir ici — qu’au final du final, la vie humaine se mesure en souvenirs. » p. 13

« Le mariage, encore plus que la guerre, m’a enseigné que les mensonges sont parfois plus utiles à la survie que la vérité. Seul le regard attristé de notre médecin de famille lors d’une consultation de routine m’a fait vraiment douter. Lui n’était pas dupe. J’ai changé de praticien. » p. 119

« En tout état de cause, Lieux a survécu à cette période hasardeuse qu’est la genèse d’un projet. L’idée de base de ce scénario était relativement simple. L’histoire tournerait autour de quatre protagonistes, des antihéros esquintés par leur enfance, et de leur quête de l’âme sœur, cet «autre moi» fantasmé, seul à même de les arracher à leur spleen. Une sorte de quête baudelairienne, où l’Idéal et le Beau seraient incarnés par une figure distante et fugitive qui manifesterait ce gouffre croissant entre ce qu’ils étaient et ce qu’ils auraient été capables d’être, la malédiction de l’espoir. Rien de bien original, Sa particularité résiderait dans le fait qu’il ne serait destiné qu’à un unique «spectateur», Stanley. Nat Bridge finirait bien par réapparaître, tôt ou tard. Mon script lui serait adressé, mais seul Stanley, s’il existait vraiment, serait capable de suivre les indices dont il était parsemé, comme autant de petits cailloux blancs jusqu’à un point de rendez-vous, où je l’attendrais. » p. 322

À propos de l’auteur
RODIER_Renaud_@Abigail_AuperinRenaud Rodier © Photo Abigail Auperin

Renaud Rodier est diplômé de Sciences Po Paris. Il parcourt le monde depuis une vingtaine d’années pour fournir une aide humanitaire aux victimes de guerre. Les Échappés est son premier roman. (Source: Éditions Anne Carrière)

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L’Échiquier

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En deux mots
Au moment du confinement, Jean-Philippe Toussaint décide de s’occuper en traduisant Échecs de Stefan Zweig, mais aussi de consigner cette expérience autour de la littérature et des échecs. C’est ainsi qu’il a construit L’échiquier, en 64 chapitres qui racontent sa vie, ses parents et amis, son œuvre et ses affinités. Et bien entendu sa passion pour le jeu d’échecs.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le livre en train de s’écrire

C’est durant le confinement que Jean-Philippe Toussaint a écrit son livre le plus intime, où il évoque ses souvenirs d’enfance, son père, ses amis à son œuvre littéraire. Le tout en 64 chapitres, comme autant de case de «L’échiquier».

«Les échecs — leur symbolique, leur romantisme, leur abstraction rassurante — ont toujours été intimement mêlés pour moi à l’écriture. Ils sont le sujet de mon premier roman, Échecs. Et, depuis que j’ai donné ce même titre, Échecs, à ma traduction de la nouvelle de Zweig, les deux textes se rejoignent dans mon esprit dans une boucle temporelle vertigineuse. Je commence ainsi à prendre conscience que, si je continue à tirer sur ce fil — le fil du jeu d’échecs —, c’est toute la pelote de ma vie qui pourrait se dévider, se débobiner et se dérouler dans ces pages.» Et voilà comment, durant les journées de confinement Jean-Philippe Toussaint décide de meubler son temps en divisant sa journée en deux, la traduction de Échecs de Stefan Zweig d’une part et l’écriture de réflexions autour de sa passion pour ce jeu d’autre part. C’est cette seconde partie qui a donné ce livre riche de souvenirs et qui va bien au-delà du projet initial. Car effectivement, très vite la pelote de sa vie s’est dévidée… Une pelote que l’on voit se dérouler au fur et à mesure dans ce livre en train de s’écrire.
Son point de départ pourrait se trouver dans un hall d’école, pavé alternativement en plaques blanches et noires. Des cases sur lesquelles les pièces seraient constituées des membres de la famille, des amis d’enfance, des auteurs qui ont accompagné l’auteur de La salle de bain. À la place du roi et de la reine, on placera son père Yvon, «directeur du Soir de Bruxelles, une personnalité reconnue, bien introduite auprès de la classe politique et habituée des plateaux de télévision» et avec lequel il jouera longtemps aux échecs. Jusqu’à ce qu’il soit plus fort que lui et qu’il mette fin à ces échanges, se refusant à perdre. Un père qui aura la lucidité de voir en son fils un futur écrivain. Sur sa mère, qui tenait une librairie-galerie, il est plus discret, mais aussi plus tendre, tout comme pour ses deux grands-mères et pour Madeleine, celle qui deviendra son épouse.
S’inspirant de Georges Perec – il s’agit d’aller d’une case à l’autre sans jamais y revenir – le romancier passe de la famille aux amis, les Bonhomme, Garrec, Caratini, Lehrer. Ou encore Dominique D. un camarade de classe fantasque dont il apprendra la mort tragique. Un drame qui frappera aussi Gilles Andruet, le champion d’échecs qui le fera progresser et dont il ne voudra pas croire qu’il a été assassiné.
Hommage émouvant aux amis disparus, ce livre évoque aussi les grands maîtres, Fischer et Spassky, Karpov et Kasparov, Youssoupov ou encore Kortchnoï que l’auteur a failli pousser au nul, sans doute l’une de ses réussites majeures.
Bien entendu, la littérature échiquéenne ne pouvait manquer dans ce livre. Zweig, cela va de soi, tout comme Perec, mais aussi Nabokov et sa Défense Loujine, Borges et même Lewis Carroll.
Dans cette vraie-fausse autobiographie, Jean-Philippe Toussaint joue beaucoup et propose au lecteur de jouer avec lui. Avant de finir sur une note plus grave, comme il l’a confié à Livres-Hebdo : «Dans le jeu d’échecs le rapport à la mort est évident, il faut tuer le roi, le temps se réduit comme peau de chagrin, le temps de la partie c’est le temps de la vie. Il y a de même dans le travail d’écriture cette acuité au temps qui passe. Je crois qu’il faut être hypersensible à la mort pour bien écrire.» Est-il utile d’ajouter que ce livre est très bien écrit ?

Échecs
Stefan Zweig
Éditions de Minuit
Nouvelle
Traduit de l’allemand par Jean-Philippe Toussaint
128 p., 14 €
EAN 9782707348906
Paru le 31/08/2023

L’échiquier
Jean-Philippe Toussaint
Éditions de Minuit
Roman
256 p., 20 €
EAN 9782707348852
Paru le 31/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Belgique, à Bruxelles et plus précisément à Ixelles. On y évoque aussi Paris et Maisons-Laffitte et des séjours à Berlin, au Portugal, en Algérie, à Médéa, en Corse, à Erbalunga.

Quand?
L’action se déroule des années 1960 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Je voulais, écrit Jean-Philippe Toussaint, que ce livre traite autant des ouvertures que des fins de partie, je voulais que ce livre me raconte, m’invente, me recrée, m’établisse et me prolonge. Je voulais dire ma jeunesse et mon adolescence dans ce livre, je voulais débobiner, depuis ses origines, mes relations avec le jeu d’échecs, je voulais faire du jeu d’échecs le fil d’Ariane de ce livre et remonter ce fil jusqu’aux temps les plus reculés de mon enfance, je voulais qu’il y ait soixante-quatre chapitres dans ce livre, comme les soixante-quatre cases d’un échiquier. »

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Règle du Jeu (Christine Bini)
Maze (Marie Viguier)
Le littéraire (Jean-Paul Gavard-Perret)
Causeur (Pascal Louvrier)
Le carnet et les instants (Alain Delaunois)
20 minutes
Blog Les lectures de Cannetille
Blog Shangols

Les premières pages du livre
« 1
J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement.

2
Il arrive, parfois, dans la vie, que le temps du monde, le temps de l’histoire — le temps des guerres et des pandémies — entre en résonance avec le temps intime de nos vies personnelles. C’est ce qui m’est arrivé au printemps 2020. Ce qui est advenu alors, pendant ce premier confinement qui a engourdi le monde, c’est une collision inattendue, une coïncidence imprévisible entre deux moments de ma vie que rien n’aurait dû rapprocher.

3
Un jour, pendant le confinement, je suis repassé devant l’école de la rue Américaine où j’allais quand j’étais enfant. Les rues de Bruxelles étaient désertes, on apercevait très peu de voitures dans le quartier. Arrivé devant le bâtiment en briques rouges de mon ancienne école, j’ai poussé la porte et j’ai jeté un coup d’œil dans le hall d’entrée. Je reconnaissais à peine les lieux, seule l’odeur m’a transporté fugitivement en arrière dans le temps, tout le reste me demeurait étranger. Derrière une succession de portes vitrées et de couloirs, je devinais un arrière-plan indifférencié de fenêtres en hauteur et de salles de classe. Une cour de récréation, un préau désert. Je ne suis pas entré dans l’école, je suis resté sur le pas de la porte. Je me tenais là, immobile au seuil de ce grand hall dallé de noir et de blanc, et ce qui apparut alors devant moi dans la lumière éblouissante du soleil de ce matin de mars, dans une sorte de réverbération visuelle issue des profondeurs du temps, comme lorsqu’on aperçoit, dans un mirage, des formes très lointaines qui se mettent à onduler sous la chaleur, c’est le carrelage en damier noir et blanc de ce grand hall d’entrée tel qu’il devait être au milieu des années 1960, souvent mouillé de pluie, avec des traînées de boue et des traces humides de pas et de cartables à moitié effacées. Je regardais ce vieux carrelage noir et blanc aujourd’hui sec et poussiéreux sur lequel se reflétaient et s’entremêlaient des ombres en mouvement, lentes et paresseuses, venant des branches des marronniers de la cour de récréation ou de plus loin encore, des abysses du passé, et je me suis alors rendu compte — jamais cela ne m’avait frappé auparavant — que le sol du hall d’entrée de mon ancienne école avait des allures d’échiquier.

4
J’étais là, immobile, devant l’échiquier de ma mémoire — et j’y resterai tout au long de ces pages, c’est le présent de ce livre, c’est son présent infini.

5
Dans La Vie mode d’emploi, Georges Perec applique un principe dérivé d’un vieux problème bien connu des amateurs d’échecs : la polygraphie du Cavalier. Il s’agit d’un problème mathématicologique, appelé aussi algorithme du Cavalier, fondé sur la marche du Cavalier aux échecs, qui consiste à faire parcourir au Cavalier les soixante-quatre cases de l’échiquier sans jamais s’arrêter plus d’une fois sur la même case. Je ne viserai pas ici une telle exhaustivité autobiographique. Non. Tout au plus me contenterai-je de promener négligemment mon Cavalier de case en case au gré de mes souvenirs, en tâchant de redonner vie à quelques fragiles silhouettes furtives et émouvantes qui ont traversé ma vie.

6
Le phare, symbolique, du quartier de mon enfance, c’est l’immeuble du 2, rue Jules Lejeune, à Bruxelles, qui se dresse à l’angle de la place Charles Graux et domine de sa hauteur la rue Washington. C’est un immeuble de pierre grise et de briques rouges qu’on aperçoit de loin, et je ne manque jamais, quand je repasse aujourd’hui dans le quartier, de jeter un regard à la fenêtre du quatrième étage. Je regarde cette fenêtre, et j’ai parfois l’impression de deviner l’enfant que j’étais derrière la vitre. Oui, je me revois là en pyjama en train de guetter le retour de mes parents qui ne rentraient pas. Mes premiers souvenirs d’inquiétude datent de cette époque — et, si le souvenir est si vif, c’est que c’est sans doute là, à sept ans, que j’ai imaginé pour la première fois la mort de mes parents.

7
Rue Jules Lejeune, rue Washington, place Leemans, je pourrais établir la carte de la géographie privée de mon enfance, où quelques lieux apparaîtraient comme autant d’abris rassurants, la Plaine de jeux Renier Chalon, mon école de la rue Américaine, le super GB du voisinage qui a fini par changer de nom pour des raisons de restructurations commerciales qui m’échappent et m’indiffèrent, le « petit Espagnol » de la chaussée de Waterloo, où mes parents nous emmenaient parfois dîner ma sœur et moi. Au cœur de cet univers stable et rassurant de l’enfance trônait la chambre de la rue Jules Lejeune que j’occupais avec ma sœur. Je me souviens des environnements fictifs qu’on y construisait avec Anne-Do, de nos cabanes imaginaires, des noms qu’on s’inventait pour agrémenter nos chimères. Moi, j’étais Michel, en hommage au héros éponyme de la Bibliothèque verte, Michel mène l’enquête, Michel en plongée, Michel poursuit des ombres. Michel ! Au-delà de cette topographie stable autour du havre de paix de la rue Jules Lejeune, un monde inconnu s’étendait, immense et indifférencié, où ne surnageaient que quelques rares îlots familiers, Sars-Dames-Avelines, Ostende, Le Coq, où nous passions les vacances avec nos grands-parents, et qui, dans la perception enfantine que nous avions alors du monde, nous paraissaient à des distances transatlantiques de Bruxelles.

8
Nous sommes en septembre 1963, quelques semaines seulement après ma première rentrée scolaire à l’école de la rue Américaine. Au panthéon familier et réconfortant de mes parents et de mes grands-parents, vient de s’ajouter un nouveau personnage bienveillant, l’instituteur, M. Massoul. Assis derrière nos pupitres dans une de ces salles de classe des années 1960 agrémentée d’un tableau noir et de cartes de géographie aux couleurs que le souvenir délave, nous apprenons à écrire, nous traçons, avec un porte-plume, des rangées de lettres d’une écriture arrondie, appliquée. Silence dans la salle de classe, crissements des plumes métalliques sur le papier blanc légèrement pelucheux des cahiers d’écolier. L’instituteur nous donne un devoir pour le lendemain, des lignes de lettres à tracer. De retour à la maison, je fais mes devoirs dans ma chambre de la rue Jules Lejeune. Appliqué, je trace des lignes de lettres dans mon cahier d’écolier, des lignes de « a », des lignes de « b », des lignes de « c ». Tita, ma grand-mère maternelle, est à la maison ce jour-là. Elle boit une tasse de thé et me regarde tracer mes lettres avec attendrissement derrière sa voilette — pressent-elle déjà l’écrivain que j’allais devenir ? —, et soudain je fais une tache d’encre sur la feuille. Blop. Un pâté. Ma poitrine se contracte, je suis sans force, le monde vient de s’écrouler autour de moi. C’est la première catastrophe absolue à laquelle je suis confronté dans ma vie professionnelle. Je ne sais comment réagir. Je suis un petit garçon de six ans (même pas six ans, cinq ans et demi à la rentrée scolaire 1963), et je suis effondré. Tita prend les choses en main, cela ne lui paraît pas aussi dramatique qu’à moi, aussi irrémédiable, cette tache dans mon cahier d’écolier. Avec une gomme, elle essaie de faire disparaître la tache. Rien n’y fait, l’encre ne part pas avec cette qualité particulière de gomme dont elle se sert, qui ne réussit qu’à affaiblir encore un peu plus le papier, à le froisser davantage, à le fragiliser, à le mettre en danger. J’observe, d’un regard anxieux, le déroulement des opérations. Je suis au bord des larmes. Il faut employer les grands moyens. Une lame de rasoir, dit Tita. Une lame de rasoir ? Branle-bas le combat dans l’appartement, on cherche une lame de rasoir, on va de pièce en pièce, on ouvre les tiroirs, Tita finit par dénicher une lame de rasoir dans la salle de bain. Elle m’assure que je vais être sauvé, que tout va s’arranger, que je devrais pouvoir éviter la prison. Tita s’assied devant mon cahier d’écolier, elle se prépare pour l’intervention, elle relève les manches de son cardigan, elle éprouve la lame de rasoir sur le buvard du bureau, elle sort un coin de langue entre ses lèvres pour affûter sa concentration. Avec précaution, elle se met à gratter, prudemment, l’encre dans mon cahier, à le râper avec le tranchant de la lame. La tache s’étiole, s’amincit, s’amoindrit — et soudain la lame perce le papier. Il y a un trou dans mon cahier ! Au drame s’ajoute le drame, à la catastrophe se greffe la catastrophe, c’est le sur-accident selon le vocabulaire consacré. Un trou, béant, cerné de minuscules résidus crénelés d’encre bleue, en plein milieu de la page de mon cahier d’écolier. C’en est fini pour moi, je m’effondre sur le bureau, je sanglote, en appui sur mon bras. C’est l’exil, le bannissement assuré. Je ne sais plus comment l’histoire s’est terminée (sans doute Tita a-t-elle écrit un mot à l’instituteur pour lui expliquer l’incident). Mais cet épisode traumatique de mon enfance révèle un trait de mon caractère qui m’aura empoisonné toute la vie, la quête épuisante de la perfection, qui, ce jour-là, s’est manifestée avec d’autant plus d’intensité que j’en ignorais la cause, que j’en subissais les souffrances sans en connaître l’origine.

9
J’ai un autre souvenir de la même eau. C’est quelques années plus tard, j’ai maintenant une dizaine d’années, et nous faisons une dictée. Je m’applique. M. Massoul, notre instituteur, passe entre les rangées, jette un coup d’œil sur les cahiers. Parfois, il s’arrête auprès d’un camarade et lui indique un mot ou une phrase du doigt pour signaler la présence d’une faute. La dictée se poursuit. L’instituteur s’arrête à côté de moi, regarde par-dessus mon épaule et me dit avec bienveillance qu’il y a une faute, mais il ne me dit pas où, dans quelle phrase, dans quelle partie du texte. Il me dit juste : « Il y a une faute » — et c’est comme s’il venait de placer une épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Je cherche, mais je ne trouve pas la faute, je sens le contact acéré du fer de la pointe de l’épée au-dessus de ma tête, implacable, insoutenable. La dictée se termine. L’instituteur commence à ramasser les copies, et je n’ai toujours pas trouvé la faute. Je sens la pression croissante de la pointe de l’épée sur mon crâne. Quand il arrive à ma hauteur, il veut prendre ma feuille, mais je la retiens, je ne veux pas la lâcher. C’est impossible à imaginer, c’est inenvisageable pour moi de rendre une copie dans laquelle je sais pertinemment qu’il y a une faute. Si je lâche cette feuille, comment espérer faire une dictée sans faute ? C’est ni plus ni moins la perspective de la perfection qui s’éloigne (heureux temps où la perfection pouvait se réduire à une simple dictée sans faute).

10
Dans les premiers jours de janvier 2020, je me suis installé à Ostende pour relire mon roman Les Émotions. Je suis arrivé en mauvais état à Ostende. J’avais super mal aux jambes. J’étais chargé, très grosse valise, mallette bleue qui contenait mon manuscrit, sac à dos de piscine avec maillot de bain, claquettes en plastique, bonnet de chez Speedo, gel douche à l’aloe vera. Moi, quoi, tel que le cuir des années a fini par me façonner. En descendant du train, j’ai pris un taxi, je n’avais pas le courage de rejoindre l’appartement à pied avec mon barda. Je suis allé prendre les clés à l’agence Lecomte et je me suis éloigné sur la digue en traînant ma valise à roulettes derrière moi. Dès que je suis entré dans le hall au rez-de-chaussée de l’immeuble Splendid, j’ai retrouvé cette odeur familière d’Ostende, où se mêlent le grand air, le vent, l’iode et le sable mouillé. En sortant de l’ascenseur, au septième étage, j’ai introduit la clé dans la serrure et je suis entré dans l’appartement désert et silencieux. Le soleil entrait dans la grande pièce où j’écris, il y entrait somptueusement.

Je me suis installé. J’ai fait le lit dans la chambre, j’ai vidé ma valise. J’ai posé le manuscrit des Émotions en évidence sur la grande table du salon. Puis, je suis ressorti faire quelques courses. En fin d’après-midi, je me sentais toujours aussi rouillé. Je me suis déchaussé et je me suis allongé sur le dos dans la pièce, au pied de la table où j’écris. Le jour était tombé. J’ai fait, très précautionneusement, quelques mouvements de gymnastique, étendu de tout mon long sur la moquette. Je faisais des étirements prudents, les bras fléchis derrière la tête, en expirant à fond. Intérieurement, je sentais que l’exercice me faisait du bien, je commençais à me détendre, mais l’écrivain que je suis ne pouvait s’empêcher de m’observer de l’extérieur et de se moquer de moi avec déloyauté. Le mal aux jambes ne m’a pas quitté de la journée. Je me disais vaguement que cela avait peut-être quelque chose de rhumatismal, voire d’arthritique (ah, il est beau, l’auteur de ces lignes).

11
Aussi loin que je me souvienne, bonne-maman, ma grand-mère paternelle, a toujours eu mal aux jambes. Dans les années 1960, bonne-maman nous accueillait, ma sœur et moi, au Coq, au mois d’août. Tous les après-midi, elle nous conduisait à la plage, d’abord dans nos poussettes respectives, puis, dès que nous fûmes en âge de marcher, nous la suivions à pied en trottinant derrière elle avec des glaces à l’italienne, crémeuses et torsadées, dans des cornets. Bonne-maman, la tête haute, la mine fière, sûre de son bon droit (que personne ne contestait, d’ailleurs), ouvrait la marche d’un pas déterminé sur les trottoirs du Coq de son allure offensée, emportant avec elle, dans des sacs accrochés aux poignées de la poussette, tout notre attirail de plage, un fourniment de pelles, de seaux, ballons, fleurs en papier (bonne-maman faisait de magnifiques fleurs en papier, certaines pouvant atteindre la coquette somme de huit poignées de coquillages), et, bien sûr, le thermos (car nous avions droit à une boisson chaude en sortant de l’eau, qu’elle nous servait en nous frictionnant le dos, tandis que nous claquions des dents sur la plage sous les grands ciels gris venteux de la mer du Nord). Bonne-maman devait avoir à l’époque à peu près l’âge que j’ai maintenant, même un peu plus jeune (l’âge vient un jour où on devient plus vieux que ses grands-parents), et elle ne cessait de se plaindre de ses jambes, sans manquer de faire état des facultés spécifiques que ce handicap lui conférait, car, à l’entendre, elle était capable de « sentir » à ses jambes que le temps allait changer (ses jambes étaient en quelque sorte son baromètre, et l’intensité de sa douleur les degrés de l’échelle qu’escaladait la grenouille qu’elle abritait en son sein dans le sanctuaire de ses cuisses). C’est toujours avec des allures de conspiratrice et quelque chose d’à la fois professoral et de secrètement autosatisfait qu’elle nous faisait ces sombres révélations. J’ai d’ailleurs hérité moi-même de cette faculté d’anticiper les changements météorologiques en me fiant simplement à mes jambes. Un peu de souplesse suffit pour porter attention à ses jambes, comme l’Indien qui colle son oreille contre les rails pour évaluer à quelle distance se trouve le train. J’ajouterais, pour ne rien taire de mes misères, qu’à ce mal de jambes chronique, s’ajoutait, en ce début d’année 2020, une douleur spécifique au genou droit, dont l’articulation, était, je le crains, mais je ne voudrais pas dramatiser la situation dès l’entame de ce livre, enflammée. La vieillesse, la belle affaire ! Dans son merveilleux petit Fellini par Fellini, un livre d’entretiens réalisés avec un journaliste florentin, Fellini explique : « Eh oui, j’ai soixante-quatre ans. Je me le répète souvent, afin de m’en persuader, après quoi je reste là comme à l’écoute, l’oreille plongée au fond de moi, pour percevoir ce qui a changé, ce qui s’est rouillé, ce qui est cabossé, en somme ce qu’éprouve et ce que pense quelqu’un qui a soixante-quatre ans. »

Bref, c’est tel, les jambes lourdes, bancal et décati, la hanche endolorie et le genou fragile, que j’entreprends l’écriture de ce livre. Mais, gare — celui qui écrit, c’est le jeune homme perpétuel que je suis.

12
Je n’avais aucune expérience de ce que pouvait être une crise sanitaire de grande ampleur. La première vision concrète de ce à quoi cela pouvait ressembler, je m’en suis fait une idée — encore très vague, lointaine — en voyant sur Arte un documentaire d’un journaliste français confiné à Pékin en janvier 2020. On voyait, concrètement, dans le reportage, la réalité de ce qu’était une quarantaine stricte, des points de contrôle à chaque carrefour, des barrages qui se dressaient au pied des immeubles, d’abord faits de bric et de broc, puis murés, avec des briques et du ciment, grillagés, surveillés par des vigiles de comités de quartier, des livraisons de nourriture qui se faisaient à distance, en laissant les marchandises à l’abandon au pied des barrages, des rues désertes, des transports en commun fantomatiques, et partout des silhouettes en combinaison blanche, gantées et masquées, qui prenaient la température de rares passants en pointant sur eux, visant le front ou le poignet, des thermomètres laser à poignée aux allures de scanneurs manuels ou de pistolets à eau.

Mais ce que je découvrais là pour la première fois dans ce reportage me semblait être à la limite de la réalité et du fantasme, quelque chose de familier mais qui ne pouvait avoir aucun lien, jamais, en aucun cas, avec une situation que je pourrais vivre moi-même un jour, à Paris ou à Bruxelles, dans ma réalité quotidienne. C’était comme si j’avais vu un reportage sur la peste noire au Moyen Âge, et que j’avais reconnu certains paysages familiers de Florence, des palais toscans, les rives herbeuses de l’Arno qui se perdaient dans le lointain. Je reconnaissais, certes, les rues de Pékin, des monuments, des avenues, des entrées de station de métro, des lieux qui ne m’étaient pas étrangers, mais ce qui s’y passait, les choses qui y étaient montrées, n’avaient et ne pouvaient avoir aucune connexion avec ma vie personnelle. Je ne me sentais pas concerné. Je restais à une distance infranchissable, inconcevable, irréductible, de l’événement.

La crise du coronavirus semblait encore très lointaine en ces premiers jours de mars 2020. L’Italie n’était pas encore confinée et ne le serait que le 9 mars. La France ne comptait encore que quatre morts et seulement deux cents personnes contaminées. Les rues de Bruxelles présentaient leur caractère habituel. Certes, nous avions entendu parler des gestes barrières, c’était quelque chose de connu et qui commençait même à entrer dans le vocabulaire courant, mais on était loin d’avoir intégré ces nouveaux usages dans nos pratiques quotidiennes. Éviter de se serrer la main ou garder ostensiblement ses distances relevait encore de toquades réservées à quelques paranoïaques qui se munissaient de gants de protection jetables en plastique bleu transparent pour faire leurs courses. Le monde entier n’avait pas encore succombé au Noli me tangere général qui allait contaminer les relations humaines dans les prochaines semaines. Mais le vent était en train de tourner, de nouveaux rites étaient en train d’émerger dans l’espace public. Ce fut le moment où, pour se saluer, le matin, sur tous les trottoirs d’Europe, ont commencé à apparaître des pratiques de substitution plus ou moins orthodoxes et les fameux gestes alternatifs, le salut avec le coude, l’inclinaison du torse à distance, la révérence ou la courbette, qu’on ne se contentait d’ailleurs pas de faire normalement, mais qu’il fallait absolument outrer, pour montrer qu’on n’était pas dupe de ces simagrées. Je me souviens, place Stéphanie, à l’arrêt du tram 93, avoir observé deux messieurs respectables se saluer du coude. Ils avaient bien décomposé leur geste, ils l’avaient exagérément amplifié et semblaient tous les deux hilares (l’hilarité semblant être un complément indispensable à ce genre de nouvelles salutations prophylactiques). Tout ce cirque, et cette hilarité générale, disparaîtraient dans les semaines suivantes, et se figeraient, dans la gravité et l’effroi, avec les premières dizaines de milliers de morts.

13
Le 11 mars 2020, en France, a été mis en place un comité d’experts chargé d’éclairer la décision publique dans la gestion de la situation sanitaire liée au coronavirus. Le conseil scientifique, composé d’une dizaine de membres, avait la conviction que l’arrivée de la vague épidémique n’était plus qu’une question de jours.

Au début de l’année 2020 m’attendait un programme chargé d’expositions, de colloques et de voyages. Mais, ce que je commençais à pressentir, après avoir enregistré les premières annulations dues à la crise du coronavirus, c’est que d’autres événements allaient être annulés, et que, d’un coup, j’allais me trouver sans perspective, dans l’incapacité, à la fois de vivre (puisque tout ce que j’avais prévu serait annulé) et d’écrire, puisque je n’avais aucun nouveau projet en route. Ce sentiment de l’imminence de l’inaction forcée était encore diffus à ce moment-là, il n’était pas encore clairement formulé, mais, depuis quelques jours, une appréhension, une angoisse nouvelle était en train de s’insinuer sournoisement dans mes pensées. J’ai toujours eu la hantise du désœuvrement. J’ai toujours eu besoin, pour atteindre un point d’équilibre dans ma vie, d’avoir un projet en cours, un livre en préparation. Il fallait, impérativement, ces jours-ci, à Bruxelles, que je mette en place un nouveau projet. C’est alors que j’ai décidé, pour occuper les heures de désœuvrement que je sentais poindre à l’horizon, de me lancer dans la traduction d’un livre, et mon choix s’est porté sur la nouvelle Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig. »

Extraits
« Je voulais dire ma jeunesse et mon adolescence dans ce livre, je voulais débobiner, depuis ses origines, mes relations avec le jeu d’échecs… Je voulais qu’il y ait soixante-quatre chapitres dans ce livre, comme les soixante-quatre cases d’un échiquier. »
17
« La littérature est un art. Dans le meilleur des cas, il peut se dégager d’un livre une vision du monde, un rythme, une énergie, et un échange d’intelligence et de sensibilité peut s’opérer entre l’auteur et le lecteur. C’est ce qui se passe en général avec les livres des grands auteurs, reconnus par la critique et l’université. »

18
« J’avance, pas à pas, dans ma traduction du Joueur d’échecs. Depuis quelques jours, à ce projet de traduction est venu se greffer un autre projet, et même deux autres projets, qui s’emboîtent les uns dans les autres, comme des poupées gigognes. Ce n’est plus un projet que j’ai, mais deux, mais trois, qui sont complémentaires, qui s’enrichissent et se répondent. Je vais traduire Le Joueur d’échecs et j’en profiterai pour mener à bien un projet auquel je pense depuis longtemps, consacrer un essai à la traduction. Et, à ces deux projets, la traduction et l’essai, s’en ajoutera un troisième, un livre, une sorte de journal de bord que je tiendrai en parallèle, à la fois témoignage sur la traduction et méditation sur l’écriture, glose et flânerie, exégèse et cueillette, qui m’accompagnera tout au long du chemin. Voilà, j’ai défini le projet, il sera tricéphale. Je suis paré, le confinement peut commencer. »

19
« La Première ministre détaille, avec calme, les mesures qui vont prendre effet à compter du lendemain à minuit. Fermeture de toutes les écoles du pays. Fermeture des cafés et des restaurants. Annulation de toutes les activités, sportives et culturelles, peu importe leur taille, publiques et privées. C’est le basculement. Je me rends soudain compte de l’ampleur de la crise. Si je devais dater, avec précision, le moment où j’ai pris conscience pour la première fois de l’intensité de la crise sanitaire, ce serait ce soir-là, le 12 mars 2020, aux environs de 23 heures. »

21
« Ce moment où la sphère privée vole en éclats sous les assauts du monde extérieur. Depuis la veille, nous sommes tous concernés. Nous allons tous vivre, concrètement, de l’intérieur, ce qu’est l’intrusion, brutale, violente, d’un événement extérieur imprévisible dans ce qui constituait jusqu’ici l’univers tranquille et familier de notre vie quotidienne. »

23
« En chinois, le mot « crise » est composé de deux idéogrammes qui signifient « danger » et « opportunité ». Il est indéniable qu’il y a une dimension de « danger » dans l’épidémie de Covid-19 que nous vivons, un danger qui peut même prendre des proportions dramatiques pour les malades et leurs familles (le caractère , wei, représente d’ailleurs un homme au bord d’un précipice), mais qu’elle recèle aussi, et c’est peut-être moins déchiffrable, une opportunité.
Ce que la crise nous apporte, qu’on le veuille ou non, qu’on s’en réjouisse ou pas, c’est une occasion unique. »

26
« J’ignorais, à ce moment-là, qu’un jour j’écrirais des livres. J’ignorais qu’écrire des livres, au-delà du plaisir que j’y prendrais, serait un moyen de me préserver des offenses de la vie. Car si j’écris, si un jour je me suis mis à écrire, c’est peut-être précisément pour ériger une défense contre les arêtes coupantes du réel. »

27
« cette crise qui prépare assurément des temps nouveaux, cette crise qui devrait plutôt nous inciter à penser les grandes mutations de l’avenir me ramène toujours, pour ma part, aux heures lointaines de mon enfance et de mon adolescence. »

30
« Les échecs — leur symbolique, leur romantisme, leur abstraction rassurante — ont toujours été intimement mêlés pour moi à l’écriture. Ils sont le sujet de mon premier roman, Échecs. Et, depuis que j’ai donné ce même titre, Échecs, à ma traduction de la nouvelle de Zweig, les deux textes se rejoignent dans mon esprit dans une boucle temporelle vertigineuse.
Je commence ainsi à prendre conscience que, si je continue à tirer sur ce fil — le fil du jeu d’échecs —, c’est toute la pelote de ma vie qui pourrait se dévider, se débobiner et se dérouler dans ces pages. »

31
« Il y a, je crois, une géographie de la mémoire. »

À propos de l’auteur
TOUSSAINT_jean_philippe_©librairie_mollatJean-Philippe Toussaint © Photo DR

Jean-Philippe Toussaint est né à Bruxelles en 1957. Il est écrivain, cinéaste et photographe. Il est l’auteur d’une vingtaine de livres. Il a obtenu le prix Médicis en 2005 pour Fuir et le Prix Décembre en 2009 pour La Vérité sur Marie. Ses romans sont traduits en plus de vingt langues. Il a réalisé quatre longs métrages pour le cinéma et a présenté des expositions de photos dans le monde entier. En 2012, il a présenté au Musée du Louvre à Paris l’exposition LIVRE/LOUVRE. (Source: Éditions de Minuit)

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Souviens-toi de ne pas mourir sans avoir aimé

OHO-BAMBE-souviens-toi_de_ne_pas_mourir

  RL_automne_2023

En deux mots
En se retournant sur sa vie, Jaromil se souvient de ce père qui lui a tant manqué, du jazz qui aura été toute sa vie et de sa belle histoire d’amour avec Maisha. De leur rencontre est née Indira, sa fille chérie, à laquelle il adresse de magnifiques lettres.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

« Jaromil a le Jazz à l’âme »

Le nouveau roman de Marc Alexandre Oho Bambe est tout à la fois hymne au jazz, roman sur la transmission du père au fils et déclaration d’amour d’un père à sa fille. Mais c’est avant tout une tentative de combler l’absence par des mots qui swinguent.

Jaromil, musicien de jazz, reçoit un jour dans sa boîte aux lettres un paquet contenant un courrier long, des cassettes audio d’un autre temps, un disque de jazz et la photo d’un homme lui ressemblant trait pour trait. «J’ai découvert que mon père était encore en vie. Le jour de sa mort. Ma mère m’avait toujours tout caché».
Alors Jaromil part en quête de cet homme qu’il n’a pas connu, le grand-père de sa fille Indira à qui il va écrire tous les jours pour lui raconter ce qu’il découvre.
Indira qui lui a sauvé la vie, lui qui a failli mourir d’overdose. Indira qui est l’amour de sa vie maintenant qu’il est séparé de sa mère Maisha, qui n’a pas supporté les excès de sa vie de bohème.
Il va lui raconter comment un concert de jazz, alors qu’il avait quinze ans et filait un mauvais coton, lui a ouvert un horizon qu’il croyait jusque-là réservé aux autres. Comment il a rencontré Al à Harlem et comment il a intégré le KGB, le Kilimandjaro Groove Band. Rencontre déterminante qui a transformé sa vie. Désormais, il va parcourir le monde, se donner corps et âme à ce jazz qui l’a sauvé.
Jusqu’au jour où il va croiser le regard de Maisha et vivre une passion rare dont Indira sera le fruit.
«J’étais un homme du dehors, me destinais à l’être jusqu’à mon souffle dernier. Et elles sont arrivées, l’une après l’autre, naturellement, femme et fée. Et ma vision des choses n’a plus jamais été la même. Je me camais toujours pourtant. Je n’avais pas su arrêter, malgré les premières disputes vite arrivées à ce sujet, avec celle qui allait m’offrir de devenir père, celle que j’allais aimer comme je n’avais jamais aimé personne, celle que j’allais finir par perdre, comme j’avais perdu toutes les autres, à cause de ma liberté dont j’étais épris et prisonnier. Le temps aura fini par m’apprendre la leçon: la liberté à rien ne sert, si on n’a personne, pour la partager.»
Dans ce roman de l’héritage et de la transmission, Marc Alexandre Oho Bambe joue à la fois sur la relation père-fils en nous livrant notamment des extraits de la longue lettre adressée post-mortem par un père dont on va découvrir des bribes d’un parcours chaotique et sur la relation entre Jaromil et Indira. Ici aussi, des lettres du père à sa fille viennent enrichir le récit, mais elles sont complétées par des paroles de chanson qui disent tout à la fois l’amour et la souffrance.
Si ce roman touche au cœur, c’est aussi par sa forme. En choisissant la poésie qui vient s’insérer au fil du récit, l’auteur vient ajouter de la musicalité à cette quête. Il écrit avec le rythme du jazz dont certains morceaux emblématiques donnent leur titre aux chapitres. Ce faisant, il fait aussi de l’histoire familiale un ferment à la création. Il dit la ségrégation et le racisme – l’hommage à George, ce noir tué par les policiers américains est bouleversant – il dit l’absence et la passion. Il dit aussi l’espoir et la mort.
Après le saisissant Diên Biên Phù et Les Lumières d’Oujda, Marc Alexandre Oho Bambe nous offre une nouvelle facette de son talent multiforme. Souvenez- vous de ne pas oublier de le mettre sur votre liste des romans de la rentrée!

Souviens-toi de ne pas mourir sans avoir aimé
Marc Alexandre Oho Bambe
Éditions Calmann-Lévy
Roman
286 p., 19,50 €
EAN 9782702181836
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé un peu partout dans le monde où le jazz a sa place et plus particulièrement à New York, à Paris, mais aussi à Limoges et Dar el Salam, au sommet du Kilimandjaro et à Zanzibar.

Quand?
L’action se déroule de la seconde moitié du XXe siècle à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Quelques musiciens et musiciennes parviennent à vous absoudre de péchés que vous n’avez pas commis, à vous faire toucher la grâce et à briser la glace entre vous et vous-même, vous avez vingt ans, vous pleurez, à un concert, un concert de jazz à Harlem, vous ne vous en remettrez pas. »
Jaromil a le Jazz à l’âme.
Un jour, il reçoit dans sa boîte aux lettres un colis contenant un courrier, des cassettes audio, un disque, Mo’ Better Blues, et la photo d’un homme qui lui ressemble trait pour trait, seul héritage du père qu’il n’a pas connu. Bouleversé, il part en quête de réponses, et écrit à sa fille, pour lui dire. Tout lui dire.
Conçu comme un récital de jazz, cet objet littéraire hors-norme efface les frontières entre poésie et roman, et offre un regard poignant sur la paternité, l’absence, la solitude et l’amour.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
20 minutes
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog Alex Mot-à-mots
Blog Des livres et Sharon


Marc-Alexandre Oho Bambe présente «Souviens-toi de ne pas mourir sans avoir aimé» © Production Éditions Calmann-Lévy

Les premières pages du livre
« Je n’ai pas connu mon père.
Ma mère et la sienne m’ont tenu éloigné de cet homme dont le sang coule pourtant dans le mien.
J’ai grandi sans phare, ni guide. Sans repère paternel.
Je n’ai jamais rien su.
De lui.
Avant ce jour d’octobre.
Et ce paquet, dans ma boîte aux lettres.
Un courrier, long.
Des cassettes, audio d’un autre temps.
Un disque, de jazz.
Une photo aussi.
Trait pour trait.
Troublante.

J’ai découvert que mon père était encore en vie.
Le jour de sa mort.
Ma mère m’avait toujours tout caché, de l’homme qui dort. Impassible. Là, sous mes yeux.
L’homme que j’accompagne, à sa dernière demeure.
L’homme dont nous escortons le cercueil aujourd’hui, ma fille et moi. Sentiment étrange, cette émotion qui m’étreint. Et ces oiseaux dans ma voix.
Je ne connais pas l’homme qu’on enterre, nous n’avons rien partagé, rien vécu ensemble, rien dont je me souvienne. Et pourtant.
Envie de pleurer.
Est-ce l’enfance qui remonte, et toutes les fois où j’ai rêvé qu’il revienne à la maison, rêvé d’avoir une famille comme les autres, une maman et un papa, même séparés, comme les autres. Les autres, ces gamins de l’école qui me traitaient de bâtard métis, café au lait sans famille.
Les autres. L’enfer c’est, parfois.
Envie de pleurer.
Est-ce parce que cet homme m’a manqué tout le temps au fond, parce que j’aurais aimé qu’il soit là, à chaque moment important, mon entrée au collège, mon décrochage du lycée, mon premier flirt, ma première rupture, ma première cuite, mon premier joint, mon premier cours de solfège, ma première fugue, mon premier concert, mon mariage, mon divorce, la naissance d’Indira.
Indira, qui me regarde.
On dirait qu’elle essaye de me dire qu’elle est là pour moi. Et qu’elle sera toujours là.
Petite fée dont la petite main frêle lovée dans la mienne m’aide à tenir debout. Elle me rassure, les rôles s’inversent. Je suis son père. Et l’homme qui dort, impassible, là sous nos yeux, est celui qu’elle aurait pu appeler Papy. Dans une autre vie.
Indira est née un soir d’automne.
Sa venue au monde a tout bouleversé en moi, tout.
De mon rapport aux choses, aux êtres.
Et depuis ce jour d’octobre, ce paquet dans ma boîte aux lettres, ce courrier long, ces cassettes audio d’un autre temps, ce disque de jazz, cette photo trait pour trait troublante, pas une semaine ne s’écoule sans que je ne lui écrive comme je m’écrirais à moi-même, un mot, une phrase, un message. Ces missives à ma fille sont aussi des adresses à l’enfant, l’enfant que j’ai été. Inconsolable.
Indira est née un soir d’automne.
Et je me suis remis au monde avec elle, en devenant père, papa parapluie paratonnerre paravent parasol, bouclier humain. Je suis devenu père et à partir de cet instant, j’ai senti naître en moi l’émoi du plus grand des grands soirs, et mille rêves et mille vœux, et mille feux et mille feuilles, de tendresse éternelle pour elle, ma fille, gamine joyeuse dont le rire aux éclats me porte et m’emporte loin des doutes et déroutes de l’homme que j’étais, avant.
Avant elle, avant nous.
Je n’étais rien, ou si peu.
Indira est née un soir d’automne.
Son grand-père, cet étranger, est mort à la même saison. Grise pluvieuse. J’ai composé pour elle Indira, et pour lui It’s Not so Hard to Say Goodbye (to a stranger)…
Mélodies bleues. Oraisons. Heureuse et funèbre.

Ainsi va, s’en va, la vie.
À l’amour ou à la mort.
Et parfois.
Entre les deux, à la mort de l’amour.
J’ai joué à l’enterrement, il pleuvait. Des cordes sur ciel d’acier. Et ma trompette a versé pluie elle aussi. Averse de notes indigo, impro blues pour saluer l’inconnu dont je portais le visage dans le mien. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais je n’ai pas réfléchi, pas hésité une minute avant d’accepter de prendre la parole lors des funérailles, enfin à condition de ne pas la prendre justement, pas à proprement parler, ma musique le ferait pour moi. Avant d’y être, je n’imaginais pas les larmes en dedans, toutes celles que je n’arrivais pas à laisser couler dehors, sûrement. It’s Not so Hard to Say Goodbye… est devenu un titre de mon répertoire, que je partage toujours avec la même émotion, en me sentant lentement pleuvoir à l’intérieur.
J’ai joué à l’enterrement, jouer n’est pas le juste verbe, mais il n’y en a pas d’autres, ah si je pourrais dire peut-être que j’ai parlé à l’âme de l’homme qui gisait là, lui exprimant tout ou presque de ce que je ressentais, de colère, d’incompréhension, d’envie de savoir, d’émotions contraires, tout, en onze minutes et onze secondes entrecoupées de silence et de notes libres comme le jazz, qu’il aimait manifestement, le jazz, dans lequel je suis tombé radicalement une nuit de lune pleine dans un vieux club désuet de Harlem, Renaissance Bar, pendant un séjour avec mon amour d’alors au pays de Dizzie G. Le jazz, qui m’a fait et défait vivre, intense, fragile, révolté et free, comme les solos inachevés et désespérés qui sublimaient, disaient certains critiques, mon « je » musical, et me donnaient cette réputation qui collait à mes guêtres depuis que j’avais embrassé cette vie bohème avec mon souffle de «nègre à moitié».

« Nègre à moitié », c’est ainsi que m’appelait une partie de la famille de ma mère qui ne s’était jamais remise que leur fille, bien sous tous rapports, ait osé ramener un homme de couleur à la maison, alors qu’elle avait tant d’autres choix possibles. J’avais passé toute mon enfance à chercher où était ma place, broyé par la complexité d’avoir le cul entre deux chaises avant de comprendre, à Harlem, que je n’avais pas à choisir, et que je pouvais, comme le chantait un ami, m’asseoir par terre. J’avais vingt ans, et la musique dans le corps, même si à l’époque je l’ignorais encore.
J’avais vingt ans, et la musique.
Irriguait mon sang-mêlé.
J’avais vingt ans.
Et un sens incertain.
De la fuite en avant.
Déjà.

Indira

Je suis né père.
Dans ton regard.
Et ta petite voix.
Regard et voix.
D’enfant.
Être-ange,
À l’innocence fragile.
Qui m’enlève,
Mon droit légitime au désespoir.
Me relève,
Quand je tombe.
M’élève
Et me fonde.
Me pousse, à la fronde du monde.
Me meut et m’émeut, me fait.
Grandir
Chaque jour
En amour.

Indira

J’ai
Ta main
Dans la mienne
Et me reviennent
En mémoire
Du cœur
Mille souvenirs
Du futur
Mille sourires
À la vie qui bat des ailes
Dans tes jeux
D’enfant
Dans tes yeux
De fée
Le temps, labyrinthe réversible, est passé.

Trop vite.

Ma fille m’a sauvé la vie, au sens propre.
Victime d’une overdose, j’y serais resté, si Indira ne m’avait trouvé. Chez nous, dans le salon. Inerte ou presque, au sol. La voix de Billie H., soleil noir, résonnait dans la pièce, le premier vinyle que je m’étais acheté tournait en boucle sidérante tandis que j’agonisais, drapé dans l’émotion du chant de Lady Day, consumé par la came consommée jour et nuit. Je m’étais écroulé ce matin-là, après un shoot rapide que je pratiquais comme un sport, de combat contre la mort. Qui aurait sûrement remporté victoire, si ma princesse n’était pas sortie de son lit parce qu’elle avait soif, et que je ne répondais pas à ses appels.
Indira m’a sauvé la vie. Au sens propre.
En prenant ma main gauche dans la sienne droite, tandis que de l’autre, elle composait le numéro des urgences sur le téléphone de la maison comme sa mère le lui avait appris. Geste maintes et maintes fois répété, par une enfant appliquée. Geste juste, qui m’a sauvé la vie.
Au sens propre.
Et figuré.
J’ai arrêté les drogues dures, après ce jour de septembre où j’ai littéralement vu ma fille me regarder crever. Ma fille dont le visage d’ange m’était apparu si flou, si loin, au seuil de partir. Et pourtant ce visage m’avait tenu ou retenu, là en présence, je pense, avant l’arrivée des premiers secours. Sur la platine, la face B du disque Lady Sings the Blues, mirifique album.
Pour mourir. Ou revivre.
Près de moi ma jolie môme, qui allait perdre, définitivement, partie de son innocence d’enfant, ma jolie môme,
qui veillait depuis sur moi, petite maman.
Ma, fille.

Harlem Blues of Mine
Un saxophone pleure.
Et la voix de Langston H. déchire le vide, à la dérive mon esprit flotte, et mes souvenirs qui s’emballent, me replongent au nord de Manhattan, à Harlem, en ces temps immémoriaux où ce quartier foisonnant était considéré comme la « Mecque du renouveau noir », Harlem, berceau et foyer d’une effervescence artistique porteuse d’espérance pour la communauté afro-américaine, Harlem, ce nom raisonne et résonne en moi, Harlem, jazz, Harlem, blues, Harlem chante, Harlem danse, Harlem rit, Harlem vit, Harlem vibre, Harlem inspire, Harlem respire, Harlem expire, Harlem meurt, vive Harlem, Harlem est morte, avec Duke E., Art B., W.E.B D., Louis A., Marcus G., Alain L., Countee C., Claude M., Zora Neale H., Dorothy W., Mamie S., Count B., entre autres… Harlem est morte, vive Harlem, morte plus d’une fois, car il faut mourir, pour renaître, oui, la mort est condition fondamentale de toute renaissance, Harlem, dont le souffle créateur a traversé le temps et les continents, Harlem est au confluent d’un fleuve de pensées en offrande à qui veut entendre et comprendre, et à qui peut ressentir, que les mouvements nés à Harlem, intellectuels, militants et culturels, ne cherchaient et ne cherchent « rien d’autre en l’homme que l’homme », n’affirmaient et n’affirment qu’une chose : être nègre c’est être homme, ou femme, être homme et femme, être humain par naissance, humain par le sens, humain par reconnaissance, humain par résistance, humain par résilience, humain par existence brûlée à l’essence.
De vivre.

Bird s’envole.
Je bois black label.
Et tresse mes silences.
À la dérive mon esprit flotte, toujours.
Et mes souvenirs qui s’emballent.
Me replongent à Harlem…
J’ai vingt ans.
Et je dors alors.
Avec un corps de guitare.
Me demandant ce que je pourrais bien faire.
De ma vie.
Je m’en souviens, comme si c’était hier.
Harlem m’a donné réponses, à toutes mes questions primordiales, celles que je me posais et celles que j’ignorais. Par et pour la musique, j’ai erré dans nombre de rues du monde, me cherchant, et me trouvant parfois. Dans les bars, ou dans les bras de femmes qui se perdaient dans les miens, me nourrissant du bruit de certaines villes et de certains quartiers que je traversais halluciné.
Oui j’ai erré un peu partout sur la terre, mais New York et Harlem sont à part en mon âme et en mon cœur.
New York et Harlem m’ont enseigné qui j’étais, un nègre, donc un homme.
Juste un homme.
Et pas un « nègre à moitié ».
Je suis devenu celui que j’étais, depuis toujours au fond quand j’y pense, grâce à ma rencontre avec moi-même et ma part d’histoire noire à New York, dans un club, un vieux club désuet, à Harlem.
Renaissance.

Je travaillais sur un projet d’album solo que je pensais intituler ainsi, Harlem Blues of Mine, lorsque je reçus ce paquet, dans ma boîte aux lettres, ce courrier, long, ces cassettes, audio d’un autre temps, ce disque, de jazz, cette photo aussi, trait pour trait, troublante.

My Funny Valentine
« De ces amours qui durent la vie, serons-nous?»
C’était la question, rituelle, de Maisha, pendant.
L’acte d’aimer.
Avant.
La chute de notre couple voué à l’échec, à cause de tout ce que je m’injectais, et de la musique aussi, qui ne prenait pas une place, mais toute la place, ou presque.
Avant.
La naissance d’Indira, fille de notre histoire.
D’amour, qui ne se lasse, ne se casse, ne passe, pas.
Ne se passe, jamais. Comme on aurait aimé.
J’avais rencontré Maisha, à un anniversaire. Les parents de sa meilleure amie avaient organisé une fête somptueuse pour la célébrer, et le KGB (Kilimandjaro Groove Band), quintet dans lequel j’ai tout appris, avait été invité à se produire pendant la soirée. Un gombo comme un autre, plutôt bien payé il faut le dire, la famille avait les moyens, et nous étions ravis d’avoir été choisis parmi les orchestres du catalogue de notre petit label indé.
Le répertoire qu’on nous avait demandé était des plus classiques, mais Al, pianiste et leader du groupe, nous avait assuré que nous nous amuserions à cet événement, sur scène et en dehors. Il connaissait la java, Al, nous sortait souvent, pour nous déniaiser disait-il, dans un grand éclat de vivre. Al m’avait présenté Maisha, en me disant de prendre soin d’elle, le temps qu’il aille au bar nous chercher des verres. Nous venions de finir notre set, et avions laissé la place à un DJ chargé d’embraser la nuit. Al n’était pas revenu tout de suite, il n’était jamais revenu même, alpagué par ses groupies, nombreuses toujours, et la belle et moi avions fait connaissance, sur la terrasse de la grande maison de nos hôtes. J’étais un peu timide, ou plutôt réservé, et elle était tout le contraire, Maisha, pétillante et radieuse jeune femme, soleil portant son prénom à merveille.
M’avaient tout de suite séduit sa repartie, son humour bien à elle, et une philosophie, une manière d’être en vie, que je n’avais jamais envisagée ni même imaginée.
Avant.
Le début de notre couple voué à l’échec, à cause de tout ce que je m’injectais, et de la musique aussi, qui ne prenait pas une place, mais toute la place, ou presque.
Avant.
La naissance d’Indira, fille de notre histoire.
D’amour, qui ne se lasse, ne se casse, ne passe, pas.
Ne se passe, jamais. Comme on aurait aimé.
Le musicien préféré de Maisha était Chet B., et nous avons ouvert le bal de notre mariage, trois ans plus tard après notre premier fou rire aux larmes ensemble ce soir-là, sur My Funny Valentine, qu’elle était. Tellement.
Le KGB s’était reformé pour la merveilleuse occasion, et Al et Christiane, la meilleure amie, avaient été les témoins de notre union devant les étoiles, les Hommes, et Dieu auquel croyaient ma femme et son père, pasteur habité.
«De ces amours qui durent la vie, serons-nous?»
C’était la question, rituelle, de Maisha.
Pendant.
L’acte.
D’aimer.
Avant. »

Extraits
« Indira, Maisha, AI, Ed Miller, et tant d’autres, consciemment ou inconsciemment, ont transformé ma vie, élargi ma vue, donné envies et raisons essentielles à mon être, de fixer l’horizon, un horizon possible, un bout de ciel. » p. 127

« J’étais un homme du dehors, me destinais à l’être jusqu’à mon souffle dernier. Et elles sont arrivées, l’une après l’autre, naturellement, femme et fée. Et ma vision des choses n’a plus jamais été la même. Je me camais toujours pourtant. Je n’avais pas su arrêter, malgré les premières disputes vite arrivées à ce sujet, avec celle qui allait m’offrir de devenir père, celle que j’allais aimer comme je n’avais jamais aimé personne, celle que j’allais finir par perdre, comme j’avais perdu toutes les autres, à cause de ma liberté dont j’étais épris et prisonnier. Le temps aura fini par m’apprendre la leçon: la liberté à rien ne sert, si on n’a personne, pour la partager. » p. 131

À propos de l’auteur
OHO_BAMBE_marc-alexandre_©K.-Wong-Youk-HongMarc Alexandre Oho Bambe © Photo K.-Wong-Youk-Hong

Poète, écrivain et slameur connu sous le nom de Capitaine Alexandre, Marc Alexandre Oho Bambe est l’auteur de plusieurs ouvrages de poésie et de deux romans remarqués, Diên Biên Phù (Sabine Wespieser, 2018) et Les Lumières d’Oujda (Calmann-Lévy, 2020). (Source: Éditions Calmann-Lévy)

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Les silences des pères

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En deux mots
À la mort de son père, le narrateur revient à Trappes pour les obsèques. C’est alors qu’il découvre une pile de cassettes, des enregistrements destinés à son propre père au Maroc et qui racontent sa vie d’immigré, sa peine et sa fierté de père. Bien loin de l’image que son fils se faisait de cet homme resté muré dans son silence.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ce père qui m’était inconnu

Toujours aussi bouleversant, Rachid Benzine raconte dans son nouveau roman comment un fils découvre, après sa mort, la vraie vie d’un père qu’il avait choisi d’oublier. Sa quête devient alors le plus beau des hommages… posthume.

Le narrateur, grand pianiste, ne comprend l’urgence de l’appel de sa sœur que lorsqu’il quitte la scène. Son père, qu’il n’a pas vu depuis des années, vient de mourir. En se rendant à Trappes, dans la cité où il s’était promis de ne jamais revenir, il envisage d’assister aux obsèques avant de repartir pour sa tournée de concerts et un enregistrement prévu de longue date à Berlin.
Un peu gêné quand l’imam lui indique que c’est à lui de procéder à la préparation du corps, il se retrouve en présence d’un homme qu’il avait choisi d’oublier, mais dont il se rend compte qu’il ne savait pas grand-chose, lui qui restait muré dans ses silences.
C’est la découverte, derrière un carreau descellé de la salle de bains, de cassettes soigneusement emballées et datées et d’un magnétophone, qui va lui permettre de combler ses lacunes et de découvrir le vrai visage du défunt.
C’est en 1065 qu’il débarque en France, après avoir été sélectionné par l’émissaire des charbonnages de France. Ce dernier avait sélectionné le sud marocain pour trouver de la main d’œuvre dure au travail et docile.
Lorsqu’il arrive à Lens, il vient – sans le savoir – briser une grève en remplaçant les mineurs qui revendiquent de meilleures conditions de travail.
Pendant des années il racontera son quotidien à son père. S’il ne se plaint jamais, c’est entre les lignes que l’on comprend ses difficultés et la nostalgie d’un pays qu’il ne reverra jamais.
En écoutant les cassettes dans leur chronologie, son fils comprend qu’il lui manque une grande partie de son histoire et va alors éprouver le besoin de retrouver les hommes et les femmes qui l’ont côtoyé, qui pourront lui permettre de comprendre comment il a pu s’extraire de la mine pour une usine à Aubervilliers, puis une autre à Besançon, l’emblématique fabrique de montres Lip.
Au fur et à mesure que les pièces du puzzle se rassemblent, son opinion va radicalement changer. Notamment lorsqu’il découvre l’histoire d’amour qui va tourner au drame lorsque son père lui refuse le mariage. Résigné, le fils abandonne son projet et trouvera plus tard une « épouse de compensation », la mère de ses enfants.
C’est aussi là une raison de son mutisme. Des blessures qui marquent et qu’on sait ne pouvoir partager.
Rachid Benzine, de sa plume élégante et pudique, dit en phrases simples ce destin douloureux et cette envie de reporter tous ces rêves de réussite sur sa progéniture. Car le père a compris que lui n’aura que la souffrance, la douleur de l’exil et l’espoir que la génération suivante viendra effacer sa peine. Tout aussi bouleversant que Voyage au bout de l’enfance, son précédent roman qui parlait lui aussi de l’arrachement à sa terre natale, ce roman s’inscrit tout à la fois dans ces œuvres qui racontent l’immigration et le monde ouvrier des Trente glorieuses, de Élise ou la vraie vie de Claire Etcherelli à L’art de perdre de Alice Zeniter ou nous près de nous au Ventre des hommes de Samira El Ayachi qui a elle aussi un père mineur de fond. Mais on pense aussi à L’étranger d’Albert Camus, si proche par la thématique mais aussi la langue. Magnifique.

Les Silences des pères
Rachid Benzine
Éditions du Seuil
Roman
176 p., 17,50 €
EAN 9782021477764
Paru le 18/08/2023

Où?
Le roman est situé au sud Maroc puis à Lens, Noyelles-sous-Lens, Aubervilliers, Besançon, Trappes, à Paris ou encore en Camargue.

Quand?
L’action se déroule de 1965 à 2022.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un fils apprend au téléphone le décès de son père. Ils s’étaient éloignés : un malentendu, des drames puis des non-dits, et la distance désormais infranchissable.
Maintenant que l’absence a remplacé le silence, le fils revient à Trappes, le quartier de son enfance, pour veiller avec ses sœurs la dépouille du défunt et trier ses affaires. Tandis qu’il débarrasse l’appartement, il découvre une enveloppe épaisse contenant quantité de cassettes audio, chacune datée et portant un nom de lieu. Il en écoute une et entend la voix de son père qui s’adresse à son propre père resté au Maroc. Il y raconte sa vie en France, année après année. Notre narrateur décide alors de partir sur les traces de ce taiseux dont la voix semble comme resurgir du passé. Le nord de la France, les mines de charbon des Trente Glorieuses, les usines d’Aubervilliers et de Besançon, les maraîchages et les camps de harkis en Camargue : le fils entend l’histoire de son père et le sens de ses silences.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Jforum.fr (Maurice-Ruben Hayoun)

Les premières pages du livre
« Le pianiste est penché sur son clavier. Ses bras tombent sur l’instrument, épuisé, comme vaincu. Ses mains sont cachées par l’immense piano. Dans la salle de concerts de l’Opéra de Cologne, l’auditoire reconnaît les notes de la sonnerie annonçant habituellement le début d’un concert. Le silence se fait. Ce n’est pourtant pas l’avertissement mais le concert lui-même qui débute. L’improvisation durera une heure et six minutes.
Keith Jarrett n’avait pas dormi.
La veille, il était à Lausanne. Dans la voiture et traversant la nuit la Suisse et l’Allemagne, il n’a pas pu trouver le sommeil. Il a bien tenté, allongé sur la banquette arrière. Les nerfs à vif, il n’a pu s’endormir. Il se souvient de ces lumières orangées dans l’obscurité, le long de la route et sous les tunnels, comme une veilleuse dans une chambre d’enfant. Le chauffeur baissait parfois la vitre, s’y engouffrait l’air froid du mois de janvier.
Le vieux Bösendorfer sur lequel il doit jouer ce soir, il l’a découvert en fin de matinée. Le piano ne lui plaît pas. Il sonne comme un mauvais clavecin. Il ne fait pourtant pas une scène. Il a horreur des crises. Autant, peut-être, que du ridicule à jouer sur un piano désaccordé. Alors, il s’en accommode. Sans rien dire, il ruse. Les aigus résonnent, stridents, ce sont des aiguilles qui l’agacent, et il s’en écarte, évitant les notes les plus à sa droite. C’est au milieu du clavier que ses mains improviseront, avec quelques escapades vers sa gauche, usant les graves et leur lourdeur, pour créer une suite d’ostinatos entêtants.
La cassette du concert, je l’entends encore. Les bruits de l’audience dans la salle, et la voix de Keith Jarrett, comme Glenn Gould, chantant parfois par-dessus les notes. Il faut, pour l’entendre, monter le son. Je revois le salon de notre appartement. Les fenêtres grandes ouvertes du onzième étage d’une tour de la cité. Un après-midi de juillet. Je me souviens du silence, et si je ferme les yeux je revois mon père dans son fauteuil.

I
TRAPPES
2022
1
Avant d’entrer sur scène, je m’isole pour mieux me concentrer. Mon père, lui, n’a jamais quitté les coulisses. Il se tient là, sans dire un mot. Si je m’efforce de l’entendre, de faire résonner sa voix dans ma mémoire, aucun son, aucune intonation. Pas même une expression. Aucun mot du pays, de Basmala – rien. Ma mère était sa voix. Elle parlait pour lui, lisait au travers de ses non-dits, comprenait ses soupirs. On dit que c’est ça, l’amour. Je crois plutôt que c’était de la lâcheté. Une amputation volontaire, un choix – celui d’être assisté. Laisser à d’autres la parole, le bruit, le brouhaha, les ordres et les mots doux. Leur laisser les chants et les berceuses, car lui avait le silence et l’amertume. À lui la possibilité de rester en retrait, à nous la nécessité des responsabilités. Pour maman, les cris à l’annonce de la mort d’Ibrahim. Pour moi, les sanglots lorsqu’elle disparut à son tour. Pour mes sœurs, les larmes le jour de sa mort. Et lui, toujours silencieux. Encore aujourd’hui, jusque dans sa tombe. Mon père était un exilé.

C’est une fois dans la loge, après le récital, que j’ai pu enfin appeler ma sœur. Depuis ce matin, elle me bombarde de textos : Rappelle-moi ; C’est urgent, rappelle. Le dernier, j’ai fini par comprendre : C’est papa, rappelle. Des années que je ne l’ai pas vu, des années que je me refuse à le voir. Il n’y a pas eu de brouille, avec lui c’est impossible d’aller au conflit. Quand j’ai intégré le Berkley College dans le cadre d’un programme d’échange entre conservatoires de banlieue et grandes écoles américaines, j’ai quitté notre famille, la cité, Trappes, avec la ferme intention de ne jamais revenir. Et depuis, j’ai tenu parole. Je croisais simplement mes sœurs lors de concerts à Paris. L’année dernière, à Pleyel, nous avons bu un verre au bar du théâtre. Elles m’ont présenté leur mari, m’ont montré des photos de leurs enfants. Malika habite encore la cité, le même immeuble que papa. Elle m’a proposé de passer la soirée avec eux. Elle espérait sans doute que je le voie. J’ai coupé court à la discussion. « Un vol aux aurores pour Berlin. » « Je suis si heureux de vous avoir vus, merci, merci d’être venus. » « Il faut que j’aille me reposer mais un jour, si la maison de disques me laisse un peu tranquille, alors peut-être, oui, je passerai vous voir. »

2
Il a fallu qu’il meure pour que je revienne.

Vingt-deux années. Et rien n’a changé. La même dalle de béton. Les mêmes visages. Ceux d’enfants devenus pères, de pères devenus grands-pères, de petits-enfants qui grandissent à l’ombre des mêmes tours. Tout disparaîtra avec eux.

« Il n’a pas souffert », me disent mes sœurs comme pour me rassurer. Je n’ose pas leur avouer que je le croyais déjà parti depuis plusieurs années. Qu’il n’était plus qu’un lointain souvenir. « Il est encore à l’appartement, dans sa chambre. Si tu veux le voir. » Elles me remercient d’être présent. « C’est important, ça lui aurait fait plaisir. » Je n’ose pas leur dire que ce sont des paroles convenues. Que leur deuil n’est pas le mien. Que pour pleurer quelqu’un, il faut l’avoir aimé. Que pour regretter un mort, on doit éprouver plus que des regrets. Que la mort n’annule pas tout. Khadija me raconte que c’est elle qui a découvert notre père sans vie, il y a deux jours. Elle passait plusieurs fois par semaine lui déposer ses courses. Sa chicorée, ses biscottes, son beurre, la même marque depuis toujours. Des plats qu’à tour de rôle avec Malika elles préparaient, sa tombina qu’il aimait tant, mais sans doute moins que celle de maman. Ce matin-là, elle m’explique qu’en ouvrant la porte, elle savait. « Sa présence n’était plus là. » Un grand vide aurait envahi jusqu’à la cage d’escalier. Il ouvrait les fenêtres très tôt le matin. Il n’aimait pas que ça sente le renfermé. Elle avait poussé la porte et l’avait trouvé là, assis dans son fauteuil, face à la fenêtre, dans son costume du dimanche. Il tenait dans ses mains son misbah, les perles de bois enroulées autour de ses doigts. Il est passé de vie à trépas en faisant rouler entre ses phalanges quatre-vingt-dix-neuf perles de bois. Quatre-vingt-quatre ans, ou presque, et toujours la même piété infantile. Avait-il peur ? Le médecin avait conclu à un infarctus.

Quand j’entre dans le salon, je retrouve l’odeur du papier peint de mon enfance. Une senteur chargée, lourde, poisseuse. Je retrouve le salon où mes parents dormaient. Le canapé qu’ils dépliaient le soir venu, après notre coucher, et qu’ils repliaient à l’aube. Les voisins ont préparé du thé et des gâteaux. Ils ont même installé au milieu de la pièce une table en plastique recouverte d’une toile cirée, comme s’il fallait suivre religieusement le protocole d’un rituel immuable qu’on se devrait, tous, de respecter. On nous a parlé, on nous a entourés, on nous a étouffés.

3
– Je dois rester quelques jours encore… L’enterrement a lieu samedi. Dimanche, je dois aider à vider l’appartement. À trier ses affaires… enfin ce qu’il faudrait garder, ce que mes sœurs voudraient garder…
– Je comprends. J’ai annulé tes dates jusqu’à lundi. Tout le monde comprend. Je maintiens Dublin, mardi ? Ou tu veux qu’on annule aussi ?
– Non, non, ça ira… je rentre lundi. Dimanche soir, si je peux. C’est l’affaire de trois jours.
– J’ai calé les répétitions en fin de semaine prochaine. Tu te souviens que l’enregistrement des Suites commence dans quinze jours à Berlin ? On pourra pas décaler… Je te raconte pas la pression que me mettent les producteurs d’ECM… En même temps, c’est toi qui tenais absolument à faire un disque avec eux…

4
C’est à la fois mon père et un étranger qui est mort.

La veille de l’enterrement, mes sœurs m’ont informé qu’étant le seul garçon de la fratrie, il fallait que je m’occupe de sa toilette rituelle. J’ai pensé sauter dans un train. Disparaître à jamais. L’employé des pompes funèbres m’a tendu un fascicule, pareil à ceux qu’on glisse dans les boîtes aux lettres pour vanter des vacances au ski. Dessus, il avait écrit au stylo-bille l’horaire prévu. Il avait également entouré la partie qui résumait le déroulement de la toilette mortuaire et la mise en linceul, comme pour souligner à quel point j’étais ignorant.
Laver mon père pour son dernier voyage… L’idée me révolte. Je le maudis une fraction de seconde d’être mort comme ça, sans prévenir. Je lui demande pardon dans la foulée, puis le remaudis aussi sec. Lui et mes sœurs, les Arabes, les musulmans et pour finir tout ce qui existe sur Terre. Seul Dieu échappe à mon emportement. Un réflexe aussi superstitieux que vain.

Extraits
« C’est une fois dans la loge, après le récital, que j’ai pu enfin appeler ma sœur. Depuis ce matin, elle me bombarde de textos: Rappelle-moi; C’est urgent, rappelle. Le dernier, j’ai fini par comprendre: C’est papa, rappelle. Des années que je ne l’ai pas vu, des années que me refuse à le voir. Il n’y a pas eu de brouille, avec lui c’est impossible d’aller au conflit. Quand j’ai intégré le Berkley College dans le cadre d’un programme d’échange entre conservatoires de banlieue et grandes écoles américaines, j’ai quitté notre famille, la cité, Trappes, avec la ferme intention de ne jamais revenir. Et depuis, j’ai tenu parole. Je croisais simplement mes sœurs lors de concerts à Paris. L’année dernière, à Pleyel, nous avons bu un verre au bar du théâtre. Elles m’ont présenté leur mari, m’ont montré des photos de leurs enfants. » p. 18

« Et tu sais pourquoi les jeunes ils ne connaissent plus ces histoires ? Parce que les vieux comme ton père ils ont voulu que toutes les souffrances, tout ce qu’ils ont subi, s’arrêtent avec eux. Ils voulaient vous en préserver Pour que vous soyez libres de réussir votre vie, sans rancœur, sans amertume. Parce que même s’ils n’ont vécu qu’une existence très modeste, ils n’aspiraient pas à autre chose pour eux-mêmes. C’est pour vous qu’ils ont tout sacrifié. La réussite de leur exil ce n’est pas la leur, mais c’est celle de votre génération. Cette mémoire à transmettre, c’est pas pour nous mais pour les autres. Tous les autres. Tous ceux qui sont morts au fond. Tous ceux qui sont morts de la silicose. Tous ceux qui sont morts sur tous les chantiers, broyés, décapités, pulvérisés. Et aussi pour tous ceux qui ont simplement souffert d’avoir quitté leur famille. » p. 63

« Pour rejoindre son ami Driss, qui vivotait à Sochaux, il a démissionné. D’une usine à l’autre, il n’a plus remis les pieds dans le monde de la musique… Je l’ai recroisé plus tard, mais ce n’était plus le même homme. À peine il m’a salué. Je l’aimais beaucoup ton père, tu sais. il était différent… on l’oubliait pas. » « Il faut que je te raconte notre plus grand exploit: Le concert d’Oum Kalthoum en novembre 1967 qu’on a organisé à l’Olympia. Pour nous, c’était un événement. Mais on était loin d’imaginer que les deux seuls concerts qu’elle donnerait dans le monde, en dehors des pays arabes, c’était ces deux concerts-là. Le soir de la première, je peux te dire que dans ma vie de producteur et éditeur de musique, il y a eu un avant et un après. C’est comme si on avait vécu une expérience de mort imminente tous ensemble. Ce que nous, les spectateurs, ont vécu et partagé ce soir-là, cela ne peut pas se raconter. C’était la Callas et Piaf dans une seule personne. Avec son père, on était vers le milieu de la salle. Un silence de mort au lever du rideau. Elle était en robe verte, assise au milieu de vingt-cinq musiciens en smoking. La salle l’a accueillie dans une joie collective. Je n’avais mais vu ça. Comme si quelque chose passait entre nous tous, qu’on pouvait pas exprimer. J’en ai encore la chair de poule et les larmes aux yeux. » p. 97

« Je tenais mon père pour la cause de tous les malheurs de ma famille. Dès mon adolescence, je l’ai rejeté. La mort violente de mon frère avait été une telle meurtrissure. Son silence avait été une forme de lâcheté. Ibrahim, un soir d’été, baptisant la nouvelle mobylette d’un ami, avait été pris en chasse par deux motards qui revenaient d’une intervention policière dans la cité voisine, La Verrière. Craignant un contrôle d’identité, il avait accéléré. Un coup de guidon trop vif et l’accident était arrivée. L’absence de casque fit le reste. Il agonisa dix minutes sur le bitume et c’en fut fini de mon frère.
À l’annonce de sa mort, la cité s’était enflammée. Tout le quartier voulait casser du flic. Mon père était monté sur un conteneur de poubelle pour calmer la foule. À l’enterrement, le recueillement fut total. » p. 102

À propos de l’auteur
BENZINE_Rachid_©Christophe_BeauregardRachid Benzine © Photo Christophe Beauregard

Rachid Benzine est enseignant et chercheur, auteur de nombreux essais dont l’un en dialogue avec Delphine Horvilleur, Des mille et une façons d’être juif ou musulman (Seuil). Sa pièce Lettres à Nour a été mise en scène avec succès dans plusieurs pays. Après Ainsi parlait ma mère, Dans les yeux du ciel et Voyage au bout de l’enfance, il signe avec Les Silences des pères un roman bouleversant et lumineux. Un road trip de la mémoire. (Source: Éditions du Seuil)

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L’été en poche (28): Les enfants véritables

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En deux mots
Théo se remet du décès de son épouse et tente de se reconstruire avec ses enfants Simon et Camille. Quand il rencontre Cléo, elle cherche à s’émanciper de ses parents, mais aussi de sa fratrie. Une famille composée et recomposée qui, dans un tourbillon d’émotions, demande beaucoup d’engagement et de ténacité pour survivre.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Les enfants véritables

Les premières pages du livre
« MAMAN PAR ACCIDENT (CAMILLE)
— Diane —
Les enfants véritables
11 juin 1995
— Mais Papa, on est d’accord, c’est moi ton enfant véritable ?
Paul sourit sous son bonnet. « On est d’accord. » Cette gamine, elle ne s’arrête jamais. Va savoir où elle est allée chercher cette histoire d’enfant véritable… Peut-être sur le dos d’un livre, dans la bibliothèque ? Ça lui dit vaguement quelque chose. De sa main gauche, il serre plus fort le morceau de bois qu’il sculpte et, de l’autre, il jette trois coups de canif rapides sur l’écorche tendre, afin de se donner une idée de la forme voulue, pour plus tard. Entre ses doigts de bûcheron, la figurine paraît minuscule… Il la fait tourner un moment sous le soleil d’été, devinant du coin de l’œil les montagnes qui les entourent, lui et sa fille. Sa Cléo.
Cléo s’est juchée sur un rocher plat bien chaud, au-dessus de lui, ses chaussures de randonnée délassées dans l’air – elle les agite comme deux petites balles au bout de ses mollets rondelets, pour faire sentir à son père qu’elle est impatiente d’entendre sa réponse. Il parle peu, elle le sait, mais quand les mots viennent, il faut se tenir prête. Car les choses qu’il dira, elle ne les entendra de personne d’autre.

Et certainement pas de moi. C’est-à-dire sa mère. Je ne suis pas dans le paysage, ni au sens propre ni au figuré : en ce moment, je dois me trouver quelque part entre Paris et Trouville, enfin à plusieurs centaines de kilomètres du petit village perdu dans la vallée de l’Ubaye où Paul élève notre fille.
Du reste, même si j’avais été physiquement présente, comme cela m’arrive quatre ou cinq fois par an (avec, à bien y réfléchir, une certaine régularité dans la saisonnalité de mes retours au foyer), je resterais étrangère au monde intérieur de Cléo. Je n’en suis pas fière – comment le pourrais-je –, mais je me targue au moins d’être lucide. Tout comme elle, du reste. Du haut de ses sept ans, elle a très bien compris qu’elle avait un père-chêne, sur lequel elle peut s’appuyer pour grandir, et une mère-herbe-folle, dont elle ne peut que suivre du regard les gracieux envols et les atterrissages en catastrophe, sans espérer beaucoup plus qu’une conversation sur le dernier roman qu’elle a lu ou des conseils sur la façon de se tenir à un dîner. Pour ce que Cléo connaît des dîners…
Je ne peux certainement pas dire que ma fille me comprenne ; à son âge, ce serait impossible. Et puis, me comprendre, c’est la spécialité de Paul. Tout, de ses bras immenses lorsqu’ils s’ouvrent pour encore une fois me recueillir à son front qui reste droit comme pour m’indiquer qu’il n’attend pas d’excuse ni même d’explication, semble dire cela de lui : Paul accepte tout, comprend tout, les bonnes et les mauvaises surprises de la vie – et cette femme bizarre qui est la sienne.
Je me dis parfois que, s’il avait eu le choix, il aurait préféré tomber amoureux d’une autre que moi, une personnalité plus à son image, stable, fiable ; mais voilà, ça ne s’est pas présenté ainsi.
En pur montagnard, Paul sait que la seule manière de survivre à un environnement hostile est de s’y adapter.

Contrairement à moi, sa fille n’a rien d’un environnement hostile ; aussi, s’adapter à elle ne lui cause-t-il aucune difficulté. Avec des gestes lents (la petite le soupçonne d’en faire un peu trop, pour coller à son image de Levine sculpteur), il repose la figurine de bois entre ses pieds nus, orteils en éventail.
Il a choisi de s’asseoir dans ce trou d’ombre, sous le rocher où trépigne sa gamine, pour la qualité de l’herbe qu’il offre ; cela lui fait un coussin de verdure acceptable pour travailler. Il n’aime rien tant que façonner au milieu de ses montagnes.
Un soupir, très doux. Il regarde ses mains, ses grandes mains qui le font vivre et lui permettent d’assurer la subsistance de son foyer, entre travaux de charpente, bidouillages divers, maçonnerie fine et traite des brebis, sans oublier la modique somme qu’il perçoit en tant que pompier volontaire. Il les regarde longtemps, ces mains dont il dépend, et puis il dit :
— « Véritable », qu’est-ce que ça signifie, selon toi ?
Cléo lève les yeux au ciel. Dans sa tête, du matin au soir, elle passe son temps à faire des paris.
Si je vois une marmotte, il y aura de la tarte aux mûres pour le dessert.
Si le voisin vient nous emprunter des œufs, l’école sera fermée demain.
Si je pose une question à Papa, il répondra d’abord par une autre question.
Elle attend, docile.

Pour tout ce qui compte, Paul est une personne assez irréprochable, mais je suppose que notre petite Cléo pourrait trouver qu’il lui fait un peu trop souvent gagner ce dernier pari avec elle-même. Au-delà du fait que ça la met en colère, cela vient précisément contrarier l’un des rares traits de caractère qu’elle tient de moi : son goût de l’inattendu. Sa passion pour l’aventure – celle qui l’attend peut-être, partout, au saut du lit, quelque part dans ces montagnes qu’elle connaît par cœur mais aussi, pourquoi pas, bien au-delà, « par-delà les vallées et les montagnes », comme disait ce conte que lui racontait son père !…
— Papa ! se contente-t-elle de dire d’un air faussement fâché, sachant bien que cela suffira.
Et en effet, ça suffit : Paul réprime un rire sec, une sorte de hennissement tranché à la racine, et plaque ses deux mains sur ses cuisses. En pensée, Cléo gagne un nouveau pari, mais celui-là la ravit : Si Papa pose les mains sur ses cuisses, il dira les choses que personne d’autre ne dit. La vérité, en somme.
— Cette famille compte trois enfants, Cléo, tu le sais. Et je peux t’assurer, gredine grenadine, que ton frère et ta sœur sont tout aussi « véritables » que toi.
Elle fronce son nez rond en signe de désapprobation muette. Cléo n’a rien d’une rebelle, et il ne lui viendrait jamais à l’esprit de s’opposer à son père, qu’elle vénère. En revanche, à vivre toute l’année dehors comme, disons, une sauvageonne, elle n’a guère l’habitude de camoufler ses impatiences.
Paul s’en rend compte, bien sûr ; il a choisi d’entrer dans le sujet en enfonçant la première porte ouverte, et il se doutait que Cléo s’en irriterait. Mais il feint de ne rien voir, sachant qu’il a le temps avec lui. C’est sa plus grande force : il a appris, Dieu sait comment, à faire du temps un allié. J’avoue que ce secret-là, j’aurais aimé le mettre en bouteille pour mes vieux jours, moi qui ai tant perdu de temps.
Mais chut, Paul reprend :
— Si tu dis « véritable » parce que c’est de mon sperme que tu es née, je ne peux pas te contredire, reprend-il de sa voix calme. C’est bien de moi que ce sperme est sorti, un jour que je faisais l’amour avec Diane, c’est-à-dire ta mère, et c’est dans l’ovule de ta mère qu’un spermatozoïde est allé se nicher, pour…
— Papa !
Ce « Papa » est différent du précédent. J’y perçois de la Cléo enjôleuse, cette fois, ou du moins théâtrale – ce qui, forcément, m’intéresse au plus haut point puisque cela nous fait un autre lien possible. Elle feint la gêne, et même l’agacement, pour ne pas dire ce que hurlent ses mignonnes chaussures délassées en se balançant en rythme avec le vent du soir : qu’elle est terriblement fière d’avoir un père qui l’éduque de cette manière-là, sans jamais rien lui cacher des choses de la vie, un père brut de fonderie. Quand elle évoque des sujets d’adultes, ses copines de l’école lui paraissent tellement gourdes, en comparaison !
Paul ne ment pas. Dire « jamais » serait excessif, cependant – mais nous y reviendrons.
— Bon, tu as compris ce que je veux dire. Donc, si c’est ça que tu entends par « véritable », alors d’accord, tu es la seule. L’unica, comme aurait dit ton grand-père !
Dans l’élan, il donne libre cours à cette joie de vivre qu’il porte en lui comme un trésor trop précieux pour être fréquemment dévoilé, se mettant à chanter de sa voix de marbre « Figlia ! Mio Padre ! » sur l’air de Rigoletto, un opéra qu’il adore depuis toujours. Main sur le cœur, il envoie à sa princesse des hauteurs quelques tonnantes bouffées de tendresse, jusqu’à ce qu’elle capitule en éclatant de rire.
— Voilà, reprend-il. En revanche, si, avec ton « véritable », tu emploies le mot pour ce qu’il est, comme un marteau qu’on utilise comme un marteau et rien d’autre, alors je dois te dire, ma fille, que tu te mets le doigt dans l’œil ». Et même pire !
— Je voulais juste dire…
— Je comprends ce que tu voulais dire. Maintenant, explique-moi : comment une petite tête si bien faite peut-elle abriter une question aussi stupide que celle qui consiste à savoir si elle est ma véritable enfant ? C’est une question à récolter une gifle, ça !

Ah, mon Paul. Je l’aime encore plus quand il tend ces piteuses tentatives de pièges, embuscades si naïves pour qui le connaît un peu et sait donc qu’il est incapable, parfaitement incapable, de la moindre violence envers sa fille…
La posture, il faut l’admettre, est soignée : sous ses sourcils fournis, ses yeux ont viré au noir et il a levé un long doigt de prêcheur vers le ciel, bandant au passage les muscles de son bras. Il est si colossal qu’on le croirait capable de fendre un fragment de la montagne d’une pichenette. Non, vraiment, c’est bien imité.
Tout au fond d’elle-même, Cléo sait que c’est du chiqué, mais ma fille est tout sauf idiote et, si elle ne peut pas soupçonner sérieusement son papa de la menacer d’une gifle, elle est très consciente du fait qu’une certaine brutalité vit en lui, menant une existence indépendante de la sienne, comme un feu qui couverait sans qu’on ait besoin de l’alimenter – et, surtout, sans qu’on puisse espérer l’éteindre. Gare à qui l’éveillera !
Aussi Cléo s’est-elle crispée sur son rocher plat, secouant la tête et faisant voleter du même coup ses bouclettes, ce qui ne manque pas de charmer son grand nigaud de père.
Lequel se radoucit aussitôt.
Il ramasse sa statuette, la brosse d’un nouveau coup de canif et dit :
— César est mon enfant véritable tout autant que toi, et tu n’es pas plus mon enfant véritable que Solène. Vous êtes tous les trois ce qui rend ma vie plus belle, et ce qui lui donne à la fois son sens et sa direction – c’est-à-dire sa vérité. Tu comprends ça, jeune fille myrtille ?
Cléo hoche la tête en mesure, même si je doute qu’elle ait bien suivi la fin de la phrase. Il faut dire que quand son propos s’aventure soudain sur ce genre de chemins de traverse, Paul est proprement déroutant. Nombreux sont ceux, au village, qui le prennent pour une simple brute douée de ses mains, voire qui le croient doté d’un talent d’origine plus ou moins surnaturelle… À mon avis, ils sont loin du compte : si Paul peint et sculpte avec autant de grâce, c’est parce que son esprit ne reste jamais en repos, jamais, et que c’est bien son esprit qui conduit sa main. Cet esprit peut paraître assoupi dans le refuge de son corps massif et calme, mais c’est un leurre.
Après tout, il fallait une belle dose d’intelligence à Paul pour apprivoiser César comme il l’a fait. Qui d’autre y aurait réussi ?
Cet enfant… C’était une ombre, un chat pelé. On ne pouvait pas le comprendre. Je n’aurais certainement pas pu. À partir du moment où il a commencé à tourner autour du chalet – à bonne distance, bien sûr –, je l’ai pris en grippe. Il avait sept ans, huit peut-être, des vêtements sales et déchirés, une silhouette un peu tordue. Il nous épiait, il venait voler des objets sur notre terrasse, il coulait sa carcasse jusque sous nos fenêtres et, dès qu’on le surprenait, il filait à toutes jambes.
Et puis il revenait. C’était juste avant que je ne tombe enceinte de Cléo ; à cette époque-là, j’étais plus sédentaire, et je pouvais rester presque toute une année aux côtés de Paul sans qu’il ait à redouter de trouver à l’aube un mot sous son oreiller, ma petite valise rouge envolée et moi avec.
Étant plus présente, j’avais aussi moins tendance à lui abandonner les rênes. J’ai essayé de savoir ce que nous voulait ce gamin, dont la vision m’inspirait presque de la répulsion. Je l’appelais, il s’enfuyait. J’en suis venue à le menacer d’appeler les gendarmes s’il continuait à nous importuner.
Oui, c’est ce que j’ai fait. Je ne suis pas quelqu’un de très bien, voyez-vous, et à l’époque c’était pire, bien pire qu’aujourd’hui. Du moins je l’espère.
Le petit, étonnamment, ne répliquait même pas à mes assauts. Il se contentait de m’opposer ce visage idiot, au regard vague et aux traits crispés par quelque terreur aveugle, avant de filer. Pour revenir le lendemain.
Paul, lui, ne disait rien. Il regardait aller et venir ce tout jeune garçon bizarre sans tenter quoi que ce soit. Il l’observait.
Un soir que, l’ayant vu surgir d’un buisson, je m’élançais pour le chasser, Paul m’a arrêtée d’un geste ferme. Il a souri. Il s’est tourné vers le garçon. Il a fourré ses mains dans ses poches, et il s’est mis à siffloter en marchant dans sa direction.
Comme si c’était très drôle, ce qui se passait. Comme si c’était l’occasion d’une bonne blague.
Et cela a suffi à mettre le petit César en confiance. Lui qui paraissait incapable de nouer un contact humain, et dont les yeux roulaient comme des billes dès qu’on cherchait à capter son attention, a observé Paul avec une expression calme, concentrée, qui m’a surprise.
Puis, sans le lâcher du regard, César s’est assis sur le tertre bordant notre chalet. Hypnotisé par l’air joyeux qui sortait des lèvres de mon homme.
Paul, toujours sifflotant, s’est installé à ses côtés.
Je n’ai jamais su ce qu’ils se sont dit, mais Paul m’a appris ensuite que le gamin vivait plus haut dans la montagne, seul avec son père, un ivrogne qui le maltraitait. Au fil de ses venues, il avait repéré notre chalet et, un soir, il avait entendu Paul jouer de l’harmonica.
— Et ça lui a donné envie de vivre dans une maison où on joue de l’harmonica, a conclu Paul.
Comme si c’était d’une logique implacable.
Moi, ça ne me paraissait pas du tout logique. Mais je n’étais pas au bout de mes peines, puisque je n’avais même pas compris que, par cette simple phrase, Paul venait de me signifier sa décision de prendre sous son aile cet oisillon déplaisant. Le gamin est venu nous rendre visite de plus en plus souvent, nous imposant sa vilaine mine et ses piaillements de souris. Il s’est assis à notre table, a partagé nos repas, a dormi parfois dans la couche que Paul avait aménagée pour lui.
Et quelques mois plus tard, quand l’ivrogne est mort au milieu de ses bouteilles, là-haut dans son antre répugnant, César est resté avec nous, tout naturellement. Très logiquement, disons. Selon la logique de Paul.
Moi, je suivais.
Pour dire la vérité, ça n’a pas été tout à fait aussi commode que cela – et je dois même ajouter que j’ai ma part de responsabilité dans l’adoption de César, même si c’était bien ma dernière intention. Je le voyais venir, mon Paul, avec sa manie de considérer le monde comme un endroit simple où les choses logiques se déroulent sans encombre, alors j’ai mis mon grain de sel, en lui rappelant que la toute première urgence était de contacter les services sociaux. Dans mon esprit, c’était une excellente manière de me débarrasser du problème sans en avoir l’air : on allait lui trouver un oncle ou un cousin oublié, à ce pauvre môme… Je n’aurais plus qu’à rappeler à Paul que dans la vie, on ne fait pas toujours ce qu’on veut.
Sauf que mon plan s’est retourné contre moi, et en beauté : l’assistante sociale qui a fini par débarquer nous a expliqué que le vieux n’avait aucun lien de parenté avec aucune personne vivante, rien, pas un chat, pas une ombre nulle part à la ronde ; et que pour tout dire, le cas de ce César était une embûche administrative dont elle se serait bien passée ; et qu’au fond, dans un petit village comme celui-là, on pouvait toujours s’arranger autrement, « flouter les lignes » en évitant que ça ne remonte trop haut dans les archives nationales, surtout quand quelqu’un d’aussi remarquable que Monsieur Paul Belcore, respectueusement surnommé « le peintre » par les villageois, pompier volontaire, offrait de devenir le tuteur légal de l’oisillon…
Bref, en moins de temps qu’il n’en a fallu pour le dire, et contre tout ce que j’avais cru savoir de l’administration française, l’affaire était pliée et le gosse à nous – enfin, à Paul. L’assistante a cru bon d’ajouter qu’on n’aurait pas à craindre de visites trop régulières de ses supérieurs.
J’ai laissé faire. J’avais d’autres soucis en tête, de toute façon : j’étais enceinte jusqu’aux yeux, et à ce moment-là…
Eh bien, je me dis souvent que j’aurais dû anticiper ce qui est arrivé. Que j’avais suffisamment d’éléments pour m’en douter. Mais, je ne sais pas, peut-être qu’on ne peut jamais prévoir ce genre de chose ? Les gens comme moi, les femmes comme moi, on se ment, dans cette situation, parce qu’au fond de nous, on aimerait tellement que ça fonctionne ! On rencontre un homme, c’est notre homme. Le désir d’être mère ne vient pas, mais on se dit qu’il faut parfois provoquer les événements pour qu’ils adviennent. J’étais tombée enceinte très facilement, en plus, et j’y avais vu le signe que, contrairement à ce que je sentais dans mes tripes, j’étais moi aussi faite pour être maman.
Et puis l’échéance approche, et rien ne change. Plus que deux mois, plus que quatre semaines, trois, plus que deux et on se ment toujours plus, on essaie de se rassurer, on se répète que rien n’est fatal ou définitif, que c’est le bébé qui, une fois là, fera de nous une mère. Voilà, oui : ce sera évident, limpide et désarmant, parfaitement naturel, et la lumière de notre rencontre chassera ces fichus démons qui nous rendent la vie impossible !
On s’accroche à cette image superbe, libératrice, de l’évidence qui s’impose. Après tout, combien de femmes se sont découvertes mères à l’instant précis où elles ont posé les yeux sur leur enfant ?
Je suppose que je comptais sur une épiphanie de ce genre. Ma réaction à la présence du chat pelé dans notre maison n’avait rien eu pour me rassurer, mais je me disais que ce serait différent avec mon enfant, mon enfant véritable.
J’avais tort. Trois mois après la naissance de Cléo, j’ai repris ma valise rouge après avoir laissé un mot sous l’oreiller de Paul. Je l’imagine très bien le lisant à la lueur du petit matin, tandis que notre bébé coassait dans son berceau, à côté de lui. Je le vois soupirant, seul dans son chagrin discret, une pensée navrée pour sa femme impossible, incapable de tenir en place.
Il savait que je reviendrais, c’est sans doute ce qui lui a évité de devenir fou de rage – même si c’est précisément cela qui aurait déchaîné la colère de tout autre. Mais Paul était décidément exceptionnel. Et même si j’ai toujours eu du mal à comprendre pourquoi il m’aimait à ce point, c’est un fait indéniable : il m’aimait plus que personne ne m’a jamais aimée. Alors qu’il me connaissait mieux que personne.

Comme il l’avait prévu, je suis revenue.
Quinze mois plus tard.
Enceinte de Solène, chose qu’il n’avait sans doute pas prévue. »

L’avis de… Sandrine Mariette (ELLE)
« Il n’y a pas d’âge pour les questions sérieuses ni pour la vérité. Du haut de ses 7 ans, Cléo, petite renarde des montagnes, au cœur généreux qui la porte à embrasser tout ce que lui offre la vie, cuisinerait bien son père « sur sa place » dans la famille : « Mais Papa, […] c’est moi ton enfant véritable ? » Paul lui explique que son frère et sa sœur sont aussi ses enfants « véritables ». C’est lui qui emploie toute son énergie à les élever, car Diane, la mère et narratrice, comédienne, part, revient, mais ne reste jamais. Alors Thibault Bérard lui donne la parole pour raconter Paul, son homme, César, son fils adoptif qui lui faisait peur, Solène et Cléo, qui ont failli se noyer sous son nez. Avec une sincérité désopilante, Diane rembobine une foule de souvenirs qu’elle alterne avec un présent empreint d’attention – le nec plus ultra du livre. Et tout à coup, cette femme, qui n’a brillé que par son absence, veille sa Cléo, devenue adulte, et amoureuse de Théo, de huit ans son aîné et papa de Camille et de Simon. On se délecte de la grâce qui infuse ces chapitres. De Cléo qui va tenter de « se faire une place » dans une famille où plane l’ombre d’une mère morte trop jeune, de reprendre peu à peu son rôle, de se consacrer au mieux à des petits au cœur lourd et qui ont déjà beaucoup pleuré : de devenir une « Maman absolument ». Thibault Bérard explore cette étoffe qu’est le lien maternel, sa construction, sa valeur, son accordage permanent, avec des ailes de papillon et une plume cristalline. Ce livre roule comme une vague d’amour. »

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Rencontre en ligne avec Thibault Bérard pour son roman «Les enfants véritables». © Production Un endroit où aller

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L’été en poche (25): Voyage au pays de l’enfance

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En deux mots
La vie de Fabien bascule le jour où ses parents décident de quitter Sarcelles pour «le paradis sur terre», Raqqah en Syrie. Si leurs illusions vont très vite se dissiper, ils sont désormais pris au piège et doivent lutter pour leur survie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Voyage au pays de l’enfance

Les premières pages du livre
« Trois mois. D’après maman, ça fait précisément trois mois aujourd’hui qu’on est enterrés dans ce fichu camp. Et ça fait presque quatre ans que j’ai quitté l’école Jacques-Prévert de Sarcelles.
Moi, ce que j’aime, c’est la poésie. Mon maître de CE2, monsieur Tannier, il m’encourageait toujours. Il me disait : « Fabien, tu seras un grand poète. Tu as tout pour réussir. Tes résultats scolaires sont excellents et tu as un imaginaire si créatif… » Je sais pas si c’est vrai mais en tout cas monsieur Tannier il y croyait dur comme fer. Et je me souviens très bien du jour où il m’a demandé de bien réviser les poésies que j’ai écrites pour les dire le lendemain à toute la classe. Mon jour de gloire en somme.
Mais ce jour de gloire n’est jamais venu. Parce que le lendemain matin, au moment d’aller à l’école, papa m’a dit : « Aujourd’hui, tu ne vas pas en classe. On part en voyage. » C’est pas que l’idée d’un voyage me déplaisait. Mais c’était le jour où je devais dire mes poèmes. J’ai supplié papa et maman de partir une autre fois. Pendant les vacances scolaires. Les voyages, je vais pas vous mentir, moi j’aime ça. C’est plein de surprises. On voit des choses magnifiques. On apprend beaucoup et on se fait des nouveaux copains. Mais le jour de la poésie… C’était une trahison. Rien n’y a fait. Ni papa ni maman ne m’ont écouté. J’ai caché mes affaires qu’ils avaient préparées pour partir. Mais dans un petit appartement de Sarcelles, y a pas beaucoup d’endroits pour cacher des affaires. Alors ils les ont vite retrouvées. J’ai insisté. Ça a fini par énerver papa. Il m’a traité de kâfir, de « mécréant ». Il m’a dit que j’allais finir en enfer si je refusais de venir. Ça m’a toujours fait peur l’enfer. Une fois, j’ai même dit à maman qu’Allah il était méchant. Parce que quand je fais des bêtises, mes parents ils me punissent mais Allah, si tu fais des bêtises, il te fait brûler en enfer. Et tu souffres beaucoup. Et pour toujours. Alors, j’ai pleuré, j’ai aidé mes parents à charger les bagages dans le taxi, j’ai pris mes poésies et on est partis.
Un drôle de voyage. Et très long. Il a fallu qu’on se cache dans une voiture. Pas seulement moi mais papa et maman aussi. Les gens parlaient arabe ou des langues bizarres. Même papa et maman ne savaient pas toujours quelle langue c’était. Enfin, ils étaient pas sûrs. Mais je crois qu’ils voulaient peut-être pas que je sache. Papa m’a toujours dit que j’étais trop curieux. C’est pas ma faute… J’ai envie de savoir, de comprendre. Allah il a rien contre ça. Je lui ai dit une fois à papa. Il avait l’air furieux. Mais il ne m’a pas grondé.
Et puis on est arrivés en Syrie. Là, ils m’ont dit où on était. Ça s’appelait Raqqah. Papa et maman, ils étaient très excités. Je les avais jamais vus aussi heureux. Ils m’ont dit que c’était le paradis ici. Moi je croyais que le paradis c’était dans le ciel, quand on est mort. Papa s’est habillé avec des vêtements très larges et un turban. Maman a mis un niqab. Tout noir. On voyait que ses yeux. Pour rire, elle me disait que c’était pour me surveiller comme depuis la meurtrière d’un château.
Et puis moi j’ai dû dire que je m’appelais Farid. Fini Fabien. Bonjour Farid. Parce que ça faisait plus sérieux à Raqqah. Mes parents m’ont eu avant de se convertir à l’islam. Alors je m’appelais Fabien, tout simplement. Et pourquoi ils faisaient pas tout ça déjà avant, eux, le turban, le niqab ? Mes parents m’ont dit que c’était parce qu’à Sarcelles on faisait semblant d’être comme les autres. De s’habiller comme eux. D’être amis avec eux. Mais moi j’ai jamais fait semblant. Mes copains c’est vraiment mes copains. Et monsieur Tannier, mon maître d’école, je l’aime vraiment beaucoup. Et tous les autres aussi.
Papa et maman m’ont dit que j’avais une chance extraordinaire de vivre dans l’État islamique. Que tout était fait pour les musulmans et que plus jamais on aurait affaire aux kouffâr. Que c’était une bénédiction d’Allah. Alors j’ai pleuré en me cachant. Parce que moi je voulais lire mes poésies à monsieur Tannier. Et je voulais voir mes copains et mes copines de Sarcelles. M’en fous qu’ils soient kouffâr, moi. Mon copain Ariel il est juif. Il m’a jamais embêté parce que j’étais musulman.
À Raqqah, papa disait souvent : « Regarde tous ces gens qu’Allah a appelés. Ils viennent du monde entier pour Sa gloire. Tu te rends compte de la chance que tu as de faire partie des élus d’Allah ? Si tu étudies bien, tu seras peut-être un jour un grand imam. » « Et peut-être même le calife », a ajouté maman en éclatant de rire. Papa a fait la tête un court instant et puis il a rigolé lui aussi. On était vraiment heureux à ce moment-là.
Pendant des mois ça s’est bien passé. Enfin pas trop mal. Parce que j’ai vite compris que les musulmans du califat c’était pas les mêmes qu’à la maison. Toujours à faire la gueule pour un rien. À rire comme des ânes pour un rien. À parler très fort. À gueuler pour tout. Et surtout pour rien. À faire des reproches pour pas grand-chose. Et côté religion, c’était pas plus joyeux. Rien de ce que je pensais, disais et faisais n’était jamais comme il fallait. C’était compliqué de s’y retrouver. Et puis il était plus question de défendre le peuple qui souffrait de Bachar el-Assad comme m’avaient dit papa et maman. Maintenant, on nous expliquait qu’il fallait combattre le monde entier. »

L’avis de… Serge Bressan (We Culte)
« Un livre choc. Tout juste 80 pages pour une violence immense- physique, psychologique, émotionnelle. Enseignant et chercheur, Rachid Benzine nous glisse « Voyage au bout de l’enfance » et nous invite à cheminer avec Fabien, gamin heureux qui vit à Sarcelles, banlieue parisienne. Il a ses potes, apprécie la poésie et son prof de l’école Jacques-Prévert, est fou de foot et vénère Kylian Mbappé et Didier Deschamps.
Un jour, avec ses parents qui ont voulu rejoindre Daech, il se retrouve en Syrie. Début du cauchemar, de l’horreur de l’État islamique. Sous les bombes de Baghouz, le père y laissera sa vie ; avec sa mère, le gamin arrive dans un camp de réfugiés. Évoquant ce « Voyage… », Rachid Benzine parle d’un « texte pour imaginer ce que nous dirait l’un de ces enfants sacrifiés, dont les mots ont été volés. Ou tus à jamais ». Un livre empli d’une bouleversante humanité. »

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Rachid Benzine présente «Voyage au pays de l’enfance». © Production Librairie Mollat

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L’été en poche (23): Numéro deux

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En deux mots
En accompagnant son père, accessoiriste sur les tournages de films, Martin Hill a croisé le producteur de Harry Potter. Frappé par sa ressemblance avec l’apprenti sorcier, il va lui faire faire des essais qui vont se montrer concluants. Mais un autre garçon sera finalement choisi et devra dès lors vivre avec cet échec.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Numéro deux

Les premières pages du livre
« Pour comprendre l’ampleur du traumatisme de Martin Hill, il fallait remonter à la source du drame. En 1999, il avait tout juste dix ans et vivait à Londres avec son père. Il se souvenait de cette époque comme d’un temps heureux. Sur une photo, on le voyait d’ailleurs avec un large sourire en forme de promesse. Les derniers mois avaient pourtant été compliqués ; sa mère était repartie vivre à Paris. D’un commun accord, pour ne pas le couper de ses amis, pour ne pas ajouter une séparation à la séparation, il avait été décidé que le petit Martin resterait avec son père. Il retrouverait sa mère chaque week-end, et pendant les vacances. Si on vantait l’Eurostar pour le rapprochement franco-britannique, il facilitait aussi grandement la logistique des ruptures. À vrai dire, Martin ne fut pas affecté par ce changement. Comme à tous les enfants témoins de disputes, le spectacle permanent des reproches lui était devenu insupportable. Jeanne avait fini par détester tout ce qu’elle avait d’abord aimé chez John. Elle avait adoré son côté artiste et rêveur, avant de ne voir en lui qu’un fainéant totalement foutraque.

Ils s’étaient rencontrés lors d’un concert de The Cure. En 1984, John arborait la même coupe que le chanteur, une sorte de baobab sur la tête. Jeanne était jeune fille au pair chez un couple de jeunes Anglais aussi riches que rigides, et elle était coiffée d’un carré impeccable. Si le cœur était capillaire, ils ne se seraient jamais reconnus. D’ailleurs, Jeanne s’était retrouvée à ce concert un peu par hasard, poussée par Camille, une autre Française rencontrée à Hyde Park. Toutes deux remarquèrent cette espèce d’énergumène au fond de la salle, l’air complètement perdu. Il enchaînait les bières comme le groupe les morceaux. Au bout d’un moment, ses genoux flanchèrent. Les deux filles s’approchèrent pour le relever, il tenta de les remercier, mais sa bouche pâteuse ne pouvait plus produire le moindre son intelligible. Elles l’accompagnèrent vers la sortie pour qu’il puisse prendre l’air. John était tout juste assez lucide pour se trouver franchement pathétique. Camille, en vrai fan, retourna dans la salle, pendant que Jeanne resta auprès du jeune homme en perdition. Plus tard, elle se demanderait : aurais-je dû fuir ? Au moment de notre rencontre, il était en train de tomber, ce n’est pas anodin. « Il faut se méfier de la première impression, c’est souvent la bonne », avait écrit Montherlant. Enfin, il semblait à Jeanne qu’on pouvait lui attribuer cette phrase, probablement dans Les Jeunes Filles, un livre que toutes ses amies dévoraient à cette époque. Des années plus tard, elle découvrirait que cette citation était de Talleyrand. Quoi qu’il en soit, Jeanne se laissa conquérir par l’étrangeté de ce garçon. Il faut préciser qu’il avait un certain humour. Probablement ce qu’on appelle l’humour anglais. En reprenant ses esprits, il balbutia : « J’ai toujours rêvé de me mettre au fond de la salle pendant un concert de rock, et d’enchaîner les bières. J’ai toujours rêvé d’être ce mec cool. Mais rien à faire, je suis un blanc-bec qui aime le Schweppes et Schubert. »

Jeanne manqua ainsi l’incroyable version de huit minutes de A Forest. Robert Smith aimait faire durer cette chanson planante qui avait été leur première dans les charts britanniques. Il se mit à pleuvoir abondamment ; les deux jeunes gens se réfugièrent dans un taxi, direction le cœur de Londres. John y habitait un territoire minuscule hérité de sa grand-mère. Avant de mourir, elle lui avait dit : « Je te laisse l’appartement à l’unique condition que tu viennes arroser les fleurs sur ma tombe une fois par semaine. » Plutôt rare de voir ainsi honorer un contrat à durée indéterminée entre un mort et un vivant. Peut-être encore un exemple de l’humour anglais. En tout cas, le pacte fut accepté et le petit-fils ne dérogea jamais à sa promesse. Mais retournons aux vivants. Habituellement réservée, Jeanne décida ce soir-là de monter chez John. Il fut alors jugé préférable de se déshabiller pour ne pas garder ses vêtements trempés. Une fois nus, l’un en face de l’autre, ils n’eurent d’autre alternative que de faire l’amour.

Au petit matin, John proposa d’aller au cimetière ; il devait payer son loyer moral. Jeanne trouva l’idée absolument charmante pour une première promenade. Ils marchèrent pendant des heures, dans l’absolue féerie de leur début, sans imaginer que quinze ans plus tard ils divorceraient avec fracas.

Ils aimaient l’idée de s’appeler John et Jeanne. Ils se racontèrent pendant des heures ; toutes les pages du passé. Aux premiers temps de l’amour, l’être aimé est un roman russe. C’est fleuve, dense, fou. Ils se découvrirent une multitude de points communs. La littérature, par exemple. Ils aimaient tous deux Nabokov et se promirent d’aller un jour chasser le papillon pour l’imiter. À cette époque, Margaret Thatcher réprimait avec brutalité les revendications et les espoirs des mineurs en grève ; tous deux s’en foutaient complètement. Le bonheur ne s’embarrasse pas de la condition ouvrière ; le bonheur est toujours un peu bourgeois.

John étudiait aux Beaux-Arts, mais sa véritable passion était d’inventer. Sa dernière trouvaille : la cravate-parapluie. Un objet forcément destiné à devenir indispensable à tout Anglais. Si l’idée était brillante, elle se fracassa néanmoins contre un mur de désintérêt général. On était plutôt en pleine mode du stylo-réveil. Jeanne lui répétait que tous les grands génies avaient d’abord été rejetés. Il fallait laisser au monde le temps de s’adapter à son talent, ajoutait-elle, amoureuse et grandiloquente. De son côté, elle s’était réfugiée à Londres pour fuir des parents n’ayant jamais compris le mode d’emploi de la tendresse ; elle parlait déjà parfaitement l’anglais. Son rêve était de devenir journaliste politique. Elle voulait interviewer des chefs d’État, sans trop savoir d’où lui venait cette obsession. Huit ans plus tard, elle poserait à François Mitterrand une question lors d’une conférence de presse à Paris. Cela constituerait à ses yeux l’esquisse de la consécration. Dans un premier temps, elle quitta son emploi de nounou pour se retrouver serveuse dans un restaurant qui proposait un excellent chili. Elle remarqua assez vite qu’il lui suffisait de parler avec un fort accent français pour récolter davantage de pourboires. Jour après jour, elle progressait dans l’art de truffer d’approximations son anglais. Elle aimait quand John l’observait depuis la rue, attendant la fin de son service. Quand elle sortait enfin, ils marchaient dans la nuit. Elle racontait le comportement grossier de certains clients ; il évoquait avec enthousiasme sa nouvelle idée. Il y avait là comme une union harmonieuse du rêve et de la réalité.

Après quelques mois de thésaurisation de ses pourboires, Jeanne jugea qu’elle avait accumulé suffisamment d’économies pour abandonner son emploi. Elle rédigea une sublime lettre de motivation qui lui permit de décrocher un stage dans le prestigieux quotidien The Guardian. En tant que Française, on lui demanda d’assister le correspondant du journal à Paris. Ce fut une douche froide. Elle avait espéré une vie trépidante, partir en reportage ici ou là, mais sa fonction consistait à organiser des rendez-vous ou réserver des billets de train. C’était un comble, mais le métier de serveuse lui avait paru plus stimulant intellectuellement. Heureusement, la situation s’améliora. À force de ténacité, elle montra ce dont elle était capable et finit par se voir confier davantage de responsabilités. Et même : elle publia son premier article. En quelques lignes, elle évoquait la création des Restos du Cœur en France. John avait lu et relu ces quelques mots comme s’il s’agissait d’un texte sacré. Quelle émotion incroyable de voir le nom de la femme qu’il aimait dans le journal ; enfin, ses initiales : J. G. Elle s’appelait Godard mais n’avait aucun lien de parenté avec le réalisateur suisse.

Quelques jours plus tard, en arrivant au bureau, elle découvrit dans la rubrique des petites annonces ces trois lignes écrites en français :

Inventeur sans inspiration
A trouvé l’illumination
Veux-tu m’épouser J. G. ?

Jeanne resta plusieurs minutes à son bureau, en état de sidération. Elle trouvait effrayant d’être si heureuse. Elle songea un instant qu’elle paierait tout ça un jour ou l’autre, mais retourna très vite à la relation idyllique qu’elle entretenait avec sa vie. Elle réfléchit un moment à une réponse originale, un oui qui le surprendrait, une mise en scène à la hauteur de sa demande. Et puis : non. Elle saisit son téléphone, composa le numéro de l’appartement, et quand il décrocha elle dit simplement : oui. La cérémonie fut intime et pluvieuse. À la mairie, on passa une chanson de The Cure au moment de l’arrivée des imminents mariés. Les quelques amis conviés applaudirent le couple qui, comme le veut la tradition, s’embrassa fougueusement après l’échange des alliances. Malheureusement, et de manière fort surprenante, personne n’avait pensé à s’équiper d’un appareil photo. C’était peut-être mieux ainsi ; sans trace physique du bonheur, on réduit le risque d’être ultérieurement submergé par la nostalgie.

Ils partirent ensuite, pour quelques jours, dans une petite ferme au cœur de la campagne anglaise. Apprendre à traire les vaches fut la principale occupation de leur lune de miel. À leur retour, ils emménagèrent dans un appartement plus grand ; c’est-à-dire un deux-pièces. Cela leur permettrait d’avoir chacun un espace si jamais une dispute advenait, se dirent-ils en souriant. C’était ce temps béni de l’amour où l’humour coule dans les veines ; on trouve tout si facilement risible. Mais cela n’empêchait pas Jeanne de penser à l’avenir avec ambition. Si elle trouvait exceptionnel son mari, elle n’entendait pas pour autant prendre en charge l’ensemble de la vie du couple. Il devait mûrir, il devait travailler. Pourquoi faut-il sans cesse se soumettre à la dimension concrète de la vie ? pensa-t-il. Heureusement, les choses furent assez simples. Stuart, un ancien des Beaux-Arts, devenu chef décorateur pour le cinéma, lui proposa d’intégrer son équipe. John se retrouva ainsi sur le plateau de Dangereusement vôtre, le nouvel opus des aventures de James Bond. Parmi ses contributions, on pouvait apprécier la peinture verte d’une poignée de porte ouverte par Roger Moore. Pendant des années, il s’écrierait à chaque diffusion du film : « C’est ma poignée ! », comme si le succès entier de la saga reposait sur cet accessoire. Il prenait du plaisir à faire partie de cette armée silencieuse qui s’active dans les coulisses d’un plateau. Les années passèrent ainsi, dans une alternance de tournages et de tentatives stériles pour inventer quelque chose de révolutionnaire.

Le soir du réveillon qui allait transformer 1988 en 1989, Jeanne fut prise de nausées. Elle n’avait pourtant encore rien bu. Elle devina aussitôt qu’elle était enceinte. À minuit pile, alors qu’ils étaient au cœur d’une fête et que tout le monde s’embrassait, elle ne lui dit pas : « Bonne année mon amour », mais elle souffla : « Bonne année papa ». Il mit quelques secondes avant de comprendre, et manqua de s’évanouir ; il avait la tragédie facile. Mais cela s’expliquait ; lui qui naviguait dans la sécheresse de l’inspiration allait créer un être humain. C’est ainsi que naquit Martin, le 23 juin 1989, au Queen Charlotte’s and Chelsea Hospital, l’une des plus anciennes maternités d’Europe. Les jeunes parents avaient choisi ce prénom car il était facilement identifiable des deux côtés de la Manche. Par ailleurs, autant le dire tout de suite, c’est dans ce même hôpital, un mois plus tard jour pour jour, que Daniel Radcliffe – futur interprète de Harry Potter – allait également voir le jour.

L’arrivée de Martin, naturellement, modifia le quotidien. La légèreté des premiers temps était révolue ; il fallait maintenant compter, prévoir, anticiper. Autant de combinaisons assez peu compatibles avec les dispositions de John. Il continuait de travailler sur des films, mais pas suffisamment. Plusieurs chefs décorateurs ne voulaient plus collaborer avec lui, le trouvant trop véhément dès qu’un désaccord sur un choix artistique apparaissait. Jeanne avait tenté de lui apprendre la diplomatie, ou au moins une façon de mesurer ses propos, mais il avait clairement un problème avec l’autorité. D’une manière générale, il passait son temps à critiquer les puissants. Dans ses emportements, il lui arrivait même de dénigrer le journal dans lequel sa femme travaillait, l’estimant à la botte du pouvoir. Pourtant, The Guardian était loin d’être réputé pour sa clémence envers le gouvernement. Pendant ces moments, Jeanne avait du mal à supporter sa façon de se plaindre en permanence, cette attitude qui trahissait l’aigreur. Elle se sentait terriblement agacée par lui, et puis la tendresse se régénérait.

John était un génie du dimanche. Devait-il s’en vouloir de n’être pas touché par la grâce de l’inspiration ? Pouvait-on saigner de n’être pas Mozart quand on ne tirait d’un piano que de piètres mélodies ? Il se complaisait dans la posture de l’artiste incompris. Il était du genre à vouloir s’encanailler dans un concert de rock alors qu’il détestait cette musique. Toute sa psychologie était peut-être résumée là, dans cette contradiction initiale. John se rêvait inventeur, mais rien ne venait vraiment ; il souffrait de cette force de création non épanouie qu’il ressentait au plus profond de lui. Heureusement, la paternité lui offrait de quoi nourrir sa créativité ; il adorait élaborer toutes sortes de jeux originaux. Martin était incroyablement fier d’avoir un tel papa. Leur quotidien respirait l’imprévisible, chaque journée cherchant l’inédit. John resplendissait dans les yeux de son fils. Et c’était bien ce regard posé sur lui qui l’avait aidé à s’apaiser, à chasser progressivement la frustration.

Les choses finirent aussi par s’améliorer sur le plan professionnel. Sur un plateau, il dut un jour remplacer un accessoiriste malade. Ce fut comme une révélation. Il s’agissait d’un emploi complexe qui nécessitait une grande réactivité. Son rôle consistait à débloquer tous les problèmes d’ordre pratique : caler une chaise devenue subitement bancale, trouver un tire-bouchon plus simple à manier, ou changer la couleur d’un sachet de thé. Non seulement John était bien plus autonome dans cette fonction, mais il raffolait de cette tension incessante. Il avait trouvé une vocation qui mêlait l’inventivité à la décoration (il y a donc toujours un métier qui nous attend quelque part). Selon ses mots, il était devenu un artiste de la dernière minute.

L’avis de… Pierre Vavasseur (Le Parisien week-end)
« Disons, pour résumer, que Numero deux est l’histoire d’un môme qui se prend deux violents coups sur la tête, sans les avoir cherchés. La rupture de ses parents et la fin de ses illusions XXL à propos d’un rôle qui lui échappera. Rien d’une comédie, mais un voyage initiatique dans une enfance volée. Sauf que la créatrice de l’apprenti sorcier Potter, J.K. Rowling, qui en a bavé elle aussi des ronds de galure anglais avant de fréquenter son destin magique, n’a pas donné son accord pour que David Foenkinos raconte cette histoire vraie. Alors, il a dû slalomer avec des grâces de patineur entre réalité et fiction. Il a visiblement pris plaisir à esquisser un portrait en creux d’Hollywood. Le cinéma est un univers familier: son frère Stéphane, réputé directeur de casting, baigne dedans. À deux, c’est mieux, et leurs adaptations en tandem crèvent régulièrement l’écran. Dans ces conditions, faire rêver le lecteur n’était pas sorcier. »

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David Foenkinos présente son roman «Numéro deux». © Production Éditions Gallimard

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