Les Échappés

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En deux mots
Une jeune fille qui quitte son Kansas natal pour New York, un jeune homme, descendant d’une famille juive viennoise va tenter de redorer le blason de sa famille, une intouchable va réussir à quitter l’Inde pour étudier à l’Université de Columbia, un jeune californien va chercher à se construire un avenir en passant par le Julliard School. Autant de destins qui vont se croiser dans ce roman choral très réussi.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«La malédiction de l’espoir»

Voilà un premier roman qui fera date ! En entremêlant des parcours très différents, Renaud Rodier réussit une vaste fresque pleine de bruit et de fureur, mais aussi de résilience et d’humanité. Dans leur quête, les personnages vont se croiser et s’enrichir de leur confrontation.

Voilà sans conteste l’un des romans les plus aboutis de cette rentrée. Après un prologue un peu déroutant – la confession d’un homme qui court sur un pont qui n’a pas de fin – on va découvrir les différents personnages au fil des chapitres, à commencer par Lauren Bairnsfather.
Née à Kiowa, un trou perdu du Kansas, la jeune fille va mener une vie solitaire, perchée dans la cabane sur un arbre construite par son quincailler de père, qui passe le plus clair de son temps à bricoler dans son garage. Avec son voisin Kip, tout aussi secret qu’elle, ils vont connaître un parcours scolaire assez tourmenté, qui va culminer lors du bal de fin d’année, dont Lauren sera l’une des rares survivantes. Car c’est avec un fusil mitrailleur qu’un élève va se venger de toutes les humiliations et frustrations subies. Il va transformer la fête en un bain de sang. Lauren décide alors de partir pour New York.
Aaron Friedmann est quant à lui le descendant d’une famille juive de Vienne. Son grand père a échappé aux camps de la mort pour se réfugier à New York. Une histoire qu’il ne découvrira toutefois que bien des années plus tard, après la représentation de Brundibár au Metropolitan. Ce n’est en effet qu’en 1983, après avoir interprété un rôle dans cet opéra pour enfants écrit en 1942, et qui fut mis en scène dans le camp de Theresienstadt, qu’il pourra reconstituer le parcours de sa famille.
Émilie Ruelle est fille d’expats, passant de Rio à Caracas, avant d’atterrir à Mumbai en Inde. C’est là qu’elle fera la connaissance d’Aashakiran Yengde, ou plus simplement Aasha, une intouchable qui va devenir sa meilleure amie. Jusqu’au jour où elle est congédiée pour un vol de bijoux qu’elle n’a pas commis. En rupture de ban, Émilie part alors aussi à New York, plus précisément à l’Université de Columbia.
Quand Kip prend à son tour la parole, c’est pour nous donner sa version de l’histoire, et dévoiler ce que Lauren ignore.
Puis ce sera le tour d’Aasha de rétablir quelques vérités sur ses rapports avec son père, ses relations avec Émilie et sur le financement des ses études dans la prestigieuse Caltech.
Nathaniel Bridge vit pour sa part à Monterey en Californie avec son père Adam. Par un soir de tempête, ils recueillent Olivia, tombée en panne non loin de leur villa. La belle naufragée restera finalement sept ans aux côtés du scénariste et de son fils, avant que ce dernier ne quitte l’adolescence et la Californie pour la Juilliard School de New York.
Puis vient le tour de Harry Bairnsfather de dévoiler un secret de famille, après avoir raconté sa rencontre avec sa femme Becky. Et souligner, pour l’ancien Marine revenu du Vietnam en pièces, que «le mariage, encore plus que la guerre, lui a enseigné que les mensonges sont parfois plus utiles à la survie que la vérité.»
Dans la seconde partie du livre, comme vous vous en doutez, l’auteur va faire se croiser les différents personnages. Émilie va entrer dans la vie de Lauren, puis les deux nouvelles amies vont assister l’une après l’autre à une pièce de théâtre dans laquelle joue Nathaniel. Aaron quant à lui, croisera Lauren sur la grande-roue de Coney Island, ou plus exactement fera croire au hasard de cette rencontre. C’est aussi lui qui fera la connaissance d’Aasha dans les eaux du lac Baïkal. Mais arrêtons-là. Je vous laisse découvrir par vous-mêmes ces fils tissés entre les uns et les autres, cette habile construction romanesque qui permet de mieux cerner, page après page, la personnalité et la psychologie de personnages auxquels on s’attache très vite, notamment en raison de leurs failles et de leurs doutes.
Renaud Rodier a réussi une fresque d’une grande humanité qu’il a lui-même très joliment résumée : «L’histoire tournerait autour de quatre protagonistes, des antihéros esquintés par leur enfance, et de leur quête de l’âme sœur, cet «autre moi» fantasmé, seul à même de les arracher à leur spleen. Une sorte de quête baudelairienne, où l’Idéal et le Beau seraient incarnés par une figure distante et fugitive qui manifesterait ce gouffre croissant entre ce qu’ils étaient et ce qu’ils auraient été capables d’être, la malédiction de l’espoir.»

Les échappés
Renaud Rodier
Éditions Anne Carrière
Premier roman
400 p., 23 €
EAN 9782380823035
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, à Kiowa dans le Kansas, à New York, dans le Massachusetts, à Monterey et Los Angeles, en Californie et Basse Californie, à Coaldale, Nevada et à Ogunquit dans le Maine. On y évoque aussi Vienne, Jérusalem, le Missouri, Moscou et le parcours du Transsibérien, l’île de Tristan da Cunha, Ushuaïa et la région de la Terre de feu, le désert chilien d’Atacama, l’Équateur, Londres, Paris et enfin Lukla au Népal, non loin de l’Everest.

Quand?
L’action se déroule de 1979 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Lauren, étouffée par le silence d’une bourgade du Kansas, part se réfugier à New York après une fusillade meurtrière dans son lycée. Aaron, héritier d’un empire mafieux à la mort de son père, peine à mettre ses ressources au service de ses victimes. Émilie, talentueuse interprète aux Nations-Unies, perd la parole à la suite d’une simple erreur de traduction. Nathaniel, star planétaire, décide de disparaître pour fuir ces superproductions qui le consument. Aashakiran, une intouchable née dans un bidonville de Mumbai, cherche son avenir à travers l’oculaire d’un télescope, jusqu’à oublier ses origines. Leurs histoires se chevauchent. Leurs exils les rapprochent.
Renaud Rodier s’impose, grâce à ce premier roman, comme le formidable cartographe d’une génération en déshérence. Ode à l’audace, à la résilience et à la recherche de soi dans un monde en constante transformation, Les Échappés transcende les frontières et voit dans nos blessures les plus intimes quelque chose d’universel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
La presse du soir (Entretien avec l’auteur)

Les premières pages du livre
« Prologue
Un jour, il y a bien longtemps, je me suis réveillé à même le bitume, sur ce pont désert où j’allais passer le reste de ma triste existence. Il faisait nuit noire. Remarquez, il fait toujours nuit ici, quelle que soit l’heure. Je suis plongé dans une obscurité perpétuelle que seul érafle le halo orangé et tremblant des lampadaires, tous les cinquante mètres. Le soleil semble avoir abandonné sa course puérile avec les ténèbres. Icare l’a sans doute embarqué dans sa chute, pour aller s’abîmer dans les flots mugissants qui m’entourent dans un grand plouf. Même les étoiles et la lune manquent à l’appel, comme si leur timidité naturelle avait finalement eu raison d’elles.
À première vue, rien ne distinguait vraiment cette créature d’acier et de béton armé d’autres ponts à haubans. Ses dimensions impressionnantes lui conféraient une certaine majesté, soit, mais ses éléments de structure étaient somme toute assez banals. Son tablier accueillait une autoroute à quatre voies parfaitement rectiligne. De gigantesques pylônes supportaient son poids grâce à de longs câbles obliques qui lui donnaient un côté toile d’araignée. Je me suis penché sur le garde-corps pour regarder en bas, mais n’ai vu que cette nappe de brume qui colle aux piles. À ma grande tristesse, ce brouillard gris et gras ne s’est jamais suffisamment dissipé pour me laisser entrevoir cette mer que le pont cherche à enjamber. Par gros temps, ce dernier se met néanmoins à onduler avec le ressac et à hululer dans la nuit sans étoiles. J’entre alors en communion avec la houle, en joignant mes gémissements aux siens.
J’étais totalement seul mais ne m’en inquiétais pas outre mesure. Je m’attendais encore à croiser le chemin d’un véhicule ou d’un piéton sous peu. Une âme charitable rirait de ma confusion, m’expliquerait où je me trouvais et m’offrirait un café brûlant pour me réchauffer. Je n’ai abandonné tout espoir de secours que bien plus tard. Mon isolement s’est peu à peu transformé en exil ; une forme de solitude en a remplacé une autre. Pour une raison que j’ignore, le pont n’a jamais été inauguré, ou a été laissé à son sort.
N’escomptez pas que je vous dise combien d’années se sont écoulées depuis mon arrivée. Je n’en ai pas la moindre idée. Au début, j’ai pourtant bien essayé de garder la notion du temps. Je consultais ma montre Casio toutes les cinq minutes mais elle s’est arrêtée au bout de quelques mois. Satanées piles chinoises ! Puis j’ai compté les jours. N’ayant aucune certitude que mon horloge biologique reste synchronisée avec une horloge atomique, j’ai dû me faire une raison, et laisser du temps au temps, de manière littérale. Parfois, j’ai l’impression que je suis ici depuis une dizaine d’années ; d’autres fois, depuis un siècle. Tout dépend de mon humeur. La vérité se situe sans doute entre les deux, si je me fie au vieillissement de mes mains. À mon réveil, j’étais encore un homme dans la force de l’âge, avec de belles paluches larges et vigoureuses. À présent, elles sont pareilles aux serres d’un rapace, avec leurs griffes longues et courbes, brisées par endroits. Je ne les examine plus que très rarement, car il n’y a rien de plus déprimant que les mains d’un vieux. Bien des années après que ma montre s’est arrêtée, je l’ai jetée par-dessus bord, dans un geste de colère, comme pour dire merde au temps qui passe, en traître, sans avertissement. Je ne l’ai pas entendue s’écraser dans l’eau comme je l’avais espéré. C’était un jour de mauvais temps. La mer l’a engloutie sans un bruit, comme le pont m’a moi-même englouti.
Après quelques tergiversations, je me suis mis à explorer cette foutue passerelle. Je me suis dirigé d’abord vers le sud, ou du moins la direction que je désignais comme telle. Faute de pouvoir m’orienter avec les astres, je m’en suis remis à l’arbitraire, sans résistance stérile. Le premier jour, j’ai trotté une quinzaine d’heures, à un rythme soutenu, ne m’arrêtant pour uriner qu’une ou deux fois, au travers du garde-fou pour ne pas poisser la chaussée immaculée. J’ai couvert une distance d’environ soixante-dix kilomètres, avant de m’effondrer. Quand j’ai rouvert les yeux, un cheeseburger, des frites et une bouteille de Coca-Cola étaient apparus comme par magie, soigneusement alignés à ma droite. Ce mauvais tour aurait dû me décontenancer, mais je crevais de faim. Quel festin ! Le steak haché était juteux à souhait, les petits pains moelleux, les frites croquantes et très salées, le Coca-Cola glacé. J’étais loin de me douter que je me nourrirais de fast-food pour le restant de mes jours – chaque maudite journée. Mes repas ne sont livrés que quand je suis inconscient.
Au bout de deux ou trois mois, je me suis rebellé contre ce régime alimentaire de redneck. J’ai entamé une grève de la faim, en refusant de dormir. J’ai tenu soixante-douze heures puis me suis écroulé, saoul de fatigue. À mon réveil, un cheeseburger m’attendait sur le macadam, rendu plus appétissant par le jeûne. J’ai mis mes principes de côté.
Le deuxième jour, j’ai parcouru dix-neuf kilomètres à peine, en clopinant. Mes pieds couverts d’ampoules m’ont fait atrocement souffrir. Le troisième jour, j’ai serré les dents pour couvrir une distance de soixante-quatre kilomètres. Le quatrième, rebelote. Je n’ai réellement compris la gravité de ma situation que ce soir-là, même si un pont déserté et une nuit sans fin auraient dû me mettre la puce à l’oreille bien auparavant, je le reconnais volontiers. Sur la base de mes calculs, j’avais déjà parcouru deux cent vingt kilomètres, soit une cinquantaine de plus que le viaduc Danyang-Kunshan, qui détient le record mondial. Entre parenthèses, rien n’indique que ce pont soit asiatique, africain, américain ou européen. Il est dépourvu de toute signalisation routière. Le béton et l’acier sont muets, et tous les ponts se ressemblent, où que l’on se trouve, n’est-ce pas ? N’importe, je pouvais être certain, au-delà de toute marge d’erreur, que l’ouvrage sur lequel je me trouvais n’appartenait pas au monde d’où je venais. Les ponts d’une telle dimension ne passent pas inaperçus, idiot ! Leur inauguration fait les gros titres. Le viaduc de Millau ou le pont de l’Øresund sont mondialement connus. Ne parlons même pas du Golden Gate ou du pont de Brooklyn. La race humaine est fière de ces passages vers l’au-delà, même s’ils sont presque tous moches.
Le lendemain, je me suis dit que j’étais mort et me suis donc demandé si je me trouvais en enfer ou au purgatoire. Vu qu’aucun démon ne m’avait encore avalé pour le plaisir de me chier dans la gueule d’un moine défroqué, la seconde option me parut plus probable. Mais qui sait ce que le diable nous réserve ? Lucifer avait peut-être conclu qu’errer éternellement dans les limbes était un châtiment suffisant pour mes péchés d’antan. Qui étais-je pour questionner le jugement d’un ange, même cornu ? Cela dit, je me rappelle avoir pensé que je ne méritais pas un tel traitement. À cette époque, j’en savais encore assez sur mon compte pour me considérer comme un honnête homme – pas un saint, mais un gars légèrement au-dessus de la moyenne. Je n’ai plus d’éléments à ma disposition afin d’étayer cette évaluation des bonnes mœurs, malheureusement. Malgré tout, je préfère faire confiance à l’homme que j’étais jadis. Pourquoi devrais-je douter de lui ? Je vous le concède, le purgatoire est supposé nous pousser à l’introspection et à en déduire, invariablement, que nous n’étions qu’une petite merde sur terre. Repentez-vous ! Repentez-vous ! Si c’est le cas, la tête pensante derrière tout ce cirque est un béotien. Comment faire acte de contrition pour mes outrages passés alors que je ne me souviens même pas de ce que j’ai fait ?
J’ai interrompu cette première expédition vers le sud après environ neuf cent soixante kilomètres de marche. Cette volte-face indiquait-elle une faiblesse de caractère? une forme d’inconstance? ou simplement du pragmatisme? Combien de kilomètres sommes-nous censés parcourir dans une direction avant de comprendre que nous n’allons pas dans le bon sens? J’ai rebroussé chemin et suis remonté vers le nord. Je ne sais pas exactement quand j’ai dépassé mon point de départ. Bêtement, j’avais négligé de marquer son emplacement avec un bout de tissu. Ici, chaque endroit est identique au précédent et au suivant. Le nord est en tout point semblable au sud. Le climat n’y est pas plus froid, ni plus humide. Quelques jours ou semaines de beau temps font place à des tempêtes ravageuses. Les jours calmes sont les jours heureux. Les jours tumultueux… Mes chaussures de sport, bien que neuves à mon arrivée, s’étaient déjà désintégrées. Je les avais laissées bien en évidence au milieu de la chaussée pour marquer l’endroit de ma régression en un animal qui marche pieds nus. Je ne les ai pas retrouvées quand je suis revenu plus tard sur mes pas. Un cyclone les a peut-être emportées, ou elles se sont envolées au paradis des chaussures, pour services rendus. Je me suis vite habitué à marcher pieds nus, quoi qu’il en soit, leur plante étant déjà couverte de cors épais. Si mes godasses me manquent encore de temps en temps, c’est parce qu’elles me rappellent un monde où les hommes savent faire autre chose que des ponts et des cheeseburgers.
J’ai mis fin à mon exploration septentrionale au bout de dix mille kilomètres. Cette fois, j’avais de bonnes raisons de tourner les talons. J’avais en effet découvert que chaque kilomètre patrouillé me faisait perdre un souvenir. Des bagatelles, tout d’abord – si triviales que je ne remarquais même pas leur disparition. À savoir, si j’avais aimé jouer au bridge, ou la gastronomie mexicaine. Petit à petit, cependant, je me suis mis à oublier des éléments plus significatifs de ma biographie – par exemple, le museau de mon premier chat, ou la couleur de l’aube. Le genre de choses qui ne nous manquent que lorsqu’on s’aperçoit qu’elles se sont évaporées ; un peu comme des diapositives de vacances que l’on ne projette jamais, mais que l’on pleure chaudement dès qu’on ne les trouve plus dans le carton poussiéreux où on les avait rangées. Ces mémentos m’avaient servi de tampon contre le pont. Ils m’isolaient de son influence néfaste, un peu comme la semelle en caoutchouc de mes défuntes chaussures. Si peu de choses nous séparent de l’animal…
Ensuite est venu le tour de ma profession, de mes convictions politiques, de ma religion, des traits de mon propre visage. Un grand vide-greniers ! Quand le nom de mon père est aussi passé à la trappe, j’ai été vraiment choqué, car j’avais fait tout mon possible pour me le rappeler. J’avais dressé une liste de souvenances que je n’étais pas prêt à sacrifier sans combattre. Le nom de mon paternel était de celles-là. Penaud, j’ai rebroussé chemin, en espérant que le sud me restituerait ce que le nord m’avait dérobé. Le nom de ma mère a suivi. Mon affection pour l’un et l’autre avait donc été aussi égale qu’elle pouvait l’être, puisque je n’oublie jamais qu’une chose à la fois, juste une, une par kilomètre. J’ai trouvé un peu de réconfort dans cette idée.
En dépit de mes craintes, je me suis obstiné à sillonner le pont. Que pouvais-je faire d’autre ? Me figer où j’étais, manger le même cheeseburger tous les jours et attendre des orages royalement indifférents à mes doutes ? C’est exactement ce que j’ai fait, pourtant, lorsque l’odeur de ma femme s’est dissipée. Quelle claque ! Je suis resté à cet emplacement pendant quelque temps, des mois, probablement. Ma montre ne fonctionnait déjà plus, mais je ne l’avais pas encore balancée par-dessus bord. J’avais de toute façon cessé de compter les jours, les kilomètres. J’étais au milieu du pont, parce que chaque point sur une ligne d’une longueur infinie est nécessairement son milieu. Je sais, ce type de réflexions me donne la migraine, à moi aussi. Les êtres humains ne sont pas faits pour les vérités métaphysiques. Vous avez probablement de l’aspirine dans le placard de votre salle de bains ; moi pas, et je ne peux donc pas me permettre de songer à des trucs comme ça.
Dès lors, je suis resté là, sans bouger, sauf pour aller uriner et déféquer par-dessus la rambarde, deux fois par jour. Je n’étais pas encore devenu un sauvage. Au fil des ans, ces mouvements microscopiques se sont inexorablement additionnés, et ma première fois avec une fille a disparu elle aussi. C’est troublant, non ? Que ma première fois ait eu plus d’importance à mes yeux incolores que l’odeur de ma femme. Il est tout à fait possible que mon épouse ait été ma première amante ; ou peut-être avions-nous divorcé ? Circonstances atténuantes. Pourtant, cette histoire m’a beaucoup tracassé. Les oubliettes de ma mémoire, si avides qu’elles soient, respectent en effet la hiérarchie de mes affects. Même le chaos a besoin d’un semblant d’ordre. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi l’odeur de mon épouse avait préséance sur le nom de ma mère ; et encore moins que les seins probablement asymétriques d’une adolescente leur aient grillé la politesse. Voyez-vous, la mémoire a cela de commun avec le pont qu’on ne sait jamais très bien quand on est arrivé à mi-chemin.
Le pire, ici, c’est qu’on se souvient très bien du type de données que l’on oublie. La case subsiste, mais elle se vide. Par exemple, j’étais marié, j’en suis certain, mais je ne me rappelle plus ma femme. Plus déroutant encore, on ne désapprend que sa propre existence. Tout le reste demeure : l’histoire avec un grand H ; la géographie ; les sciences, etc. Même les faits divers ! Je préférerais avoir complètement perdu la tête, m’être transformé en légume. Mais je suis toujours un homme. Aucun doute possible. Je peux distinguer mon pénis en ce moment même. Il n’est pas beau à voir d’ailleurs. La verge flasque d’un ancêtre a toujours quelque chose de honteux, l’attitude servile d’un mouchard. Je digresse, pardonnez-moi. En résumé, je me souviens du monde, de ses sottises, de sa grâce. C’est juste ma petite vie qui a foutu le camp.
Plutôt que de brader mon passé pour des pauses toilettes, je me suis remis en route. Vous seriez surpris, vraisemblablement soulagés, par le nombre de souvenirs que la mémoire peut contenir. J’ai dû faire des centaines de deuils, et j’ai sangloté à chaque fois. Je n’ai pas honte de le dire, même si j’espère que je n’étais pas un pleurnicheur, autrefois. Souvent, je me demande si la mer que j’entends rugir sous le pont n’est pas faite des pleurs d’autres malheureux qui m’auraient précédé, et dont les cadavres auraient été emportés par une vague d’écume, comme mes chaussures. Une grande mer de larmes. N’est-ce pas de quoi toutes les mers sont faites?
Un jour, le rire de ma fille s’est tu. Je me suis refusé à faire un pas de plus, et suis donc resté au même endroit, longtemps, très longtemps. Je pissais et chiais où je dormais et mangeais ; je m’en fichais royalement. Par sédimentation, cela a fait un beau tas d’excréments, presque aussi haut que la glissière de sécurité. Que je ne sois pas mort, avec toute cette merde, tient du miracle. Partout ailleurs, j’aurais déclenché une épidémie de choléra, emportant avec moi la population d’une ville moyenne. Le pont ne montre cependant aucun empressement à me faire crever. Au début, je pensais mourir vite, avec toute cette pluie et cette malbouffe. Pourtant, je n’ai jamais attrapé le scorbut, ou même une simple grippe. Ici, on ne trépasse qu’au rythme des souvenirs que l’on égare. C’est ainsi que le temps est compté. Vous êtes familiers avec les heures et les minutes, bien évidemment ; mais saviez-vous que le système sexagésimal a ses origines dans la civilisation sumérienne ? qu’il repose sur le nombre des phalanges d’une main si l’on exclut le pouce? N’est-ce pas éminemment humain que de chercher à réduire quelque chose d’aussi immense et intangible que le temps à un bidule qui tient dans la paume de la main ? Vous vous en moquez ? Vous avez tort. Le temps est la plus précieuse des monnaies. Alors, vous devriez vous renseigner sur le taux de change. J’aurais aimé savoir ça avant d’atterrir ici – qu’au final du final, la vie humaine se mesure en souvenirs.
Malgré ma détermination, j’ai fini par me faire piéger par mon propre esprit. À quoi bon te souvenir de ta fille si tu ne la revois jamais ? me susurra-t-il, sournoisement. Je repartis à l’aventure. Toutes les réminiscences que je piétinais appartenaient à mon enfant, dorénavant. Au bout de quelques semaines, défait par le chagrin, je me suis arrêté à nouveau, pour de bon cette fois, juste avant d’oublier son nom, Lauren, au prochain pas. Je suis resté au même endroit depuis lors, en ce lieu précis que rien ne différencie de tous les autres. Et je ne bougerai plus d’un pouce. Je suis sûr que son nom est mon dernier souvenir. Il ne peut y en avoir d’autres. C’est l’ultime item de mon registre. Si son nom s’évapore, je disparais. Peut-être qu’un jour ma gamine me retrouvera sur un tas de merde aussi haut que l’Everest et me dira d’une voix douce, un peu timide : Papa ? D’ici là, je continuerai à manger des cheeseburgers et des frites, ainsi qu’à écouter les vagues de larmes qui s’écrasent contre les pylônes du pont, en contrebas.

I
Plaines
LAUREN BAIRNSFATHER
Une ville en carton-pâte du Midwest, en plein centre du milieu, a servi de décor à mon enfance. Ce genre de villes-étapes que l’on traverse en auto, à vive allure, sans un regard en arrière. Kiowa avait connu des jours meilleurs, à défaut de jours heureux. La grande majorité de ses habitants ne pouvait rien espérer de mieux qu’une vie de dur labeur sans récompense terrestre : dans de vastes exploitations agricoles qui se noyaient lentement dans le maïs et les dettes ; dans des usines rouillées où le silence avait remplacé le vacarme du plein-emploi ; dans des commerces de détail en sursis qui faisaient encore crédit à des clients vivant eux aussi sur du temps emprunté. Malgré tout, ces pauvres bougres se pressaient chaque dimanche pour remercier le Seigneur dans les dizaines d’églises qui ponctuaient le paysage sans vraiment rompre son horizontalité monotone. Yeats aurait pu dire d’eux que leur « cœur chantait comme un oiseau heureux dans une cage d’argent(1) ». Leur foi les enchaînait à une terre qui n’aspirait qu’à se débarrasser d’eux pour retrouver le calme de son passé amérindien.
Je suis née là, par une soirée étouffante de juin 1979 – événement anecdotique que même le journal du coin omit de signaler, mais que mes parents s’obstinèrent toujours à qualifier de « petit miracle ». Pendant plus d’une décennie, Harry et Becky Bairnsfather avaient prié chaque soir pour ma venue, agenouillés au pied du lit, avant de se coucher. Cette naissance tant de fois différée, fruit d’une grossesse tardive, s’apparentait nécessairement à un don du Ciel, une adaptation moderne de l’histoire d’Abraham et Sarah.
Nous vivions à la périphérie sud-ouest de la ville, à la lisière même des champs, dans une maisonnette rouge d’un étage que seule sa couleur chatoyante distinguait du millier de boîtes autrement identiques qui composaient le quartier de Sunflower. Rien de plus trompeur que ce joli nom floral qui peinait à masquer la triste réalité d’un étalement périurbain tracé à l’équerre, où alternaient une vingtaine de maisons en briques, une rue poussiéreuse, vingt autres logis, une supérette échouée au milieu d’un parking vide, et ainsi de suite, à l’infini. Dans ce quartier d’ouvriers blancs, les hommes se levaient tôt pour maintenir leur famille juste au-dessus du seuil de pauvreté, sans jamais oser s’imaginer du côté est de la route 281, à Lemon Park (les maisons y avaient toutes deux étages) ; ils se couchaient, tard, tourmentés par la perspective de devoir s’exiler au nord de la route 400, à Blue Hills, où les Latinos, les Afro-Américains et les quelques Amérindiens trop têtus pour partir dans des réserves vivotaient dans des taudis.
Dans la limite de leurs maigres moyens, mes parents avaient fait de leur mieux pour recréer une propriété « type Lemon Park » en miniature : un minuscule jardin d’Éden entouré de hauts massifs de fleurs, où la pelouse restait bien verte toute l’année alors que celle des voisins tournait au jaunâtre dès le mois de juin. Notre maisonnette n’offrait aucun luxe superflu mais sentait bon la lessive et le sucre. Des nappes en dentelle, des oreillers chamarrés et des courtepointes décorées de motifs représentant des oiseaux et des arbres dissimulaient le marron foncé de nos meubles d’occasion.
Native de Kiowa, ma mère avait abandonné une carrière d’infirmière qui lui avait fait voir du pays pour se consacrer pleinement à son foyer. Toute mon enfance, elle me dispensa le surcroît d’amour qu’elle avait accumulé lors de ses années infertiles. Chaque après-midi, je la retrouvais à l’endroit exact où je l’avais laissée, au bout de l’allée du jardin, dans la même position : le bras levé vers moi dans un salut joyeux. Vers l’âge de sept ans, j’ai fini par me demander si elle n’était pas l’un de ces androïdes domestiques que j’avais vus à la télévision, qui s’éteignait automatiquement dès le départ de leur propriétaire. Après des semaines d’hésitation, j’ai enfin trouvé le courage de l’interroger à ce sujet. Elle a acquiescé en souriant : « C’est un peu ça, ma puce. Quand tu t’en vas, maman s’éteint. » Le lendemain matin, elle a traîné un vieux câble électrique derrière elle, et fait mine de le débrancher dès que je me suis assise dans le bus, se figeant comme un robot. Mes camarades et moi nous sommes mis à rire. Elle a alors répété ce petit rituel tous les matins, mimant des poses de plus en plus absurdes, pour notre plus grand plaisir, pendant des années. Maman était la plus parfaite des mères. Là fut peut-être sa seule erreur, car je défie quiconque de se sentir digne d’un tel amour.
À première vue, rien ne différenciait mon père, un modeste quincaillier de son état, des autres hommes de notre quartier. Il portait les mêmes casquettes, les mêmes chemises en flanelle, les mêmes shorts cargo. Comme eux, il partait travailler six jours sur sept au centre-ville, où des immeubles du XIXe et les petits commerces qu’ils abritaient s’effritaient doucement, jusqu’à disparaître du jour au lendemain, remplacés par les hangars laids et ordinaires d’une économie franchisée. Comme eux, il dédiait l’essentiel de son temps libre au bricolage, occasionnellement à la pêche. Ses seules singularités étaient qu’il abhorrait la chasse, avait voté pour Jimmy Carter (même la deuxième fois !) et passait ses soirées à lire des livres empruntés à la bibliothèque municipale d’Oak Street. Avare de ses mots, il ne manifestait que très rarement sa grande intelligence, et seulement en privé. Il se fondait dans le paysage de Kiowa et disait « Howdy do! » comme tout le monde.
Rien, pourtant, ne le prédestinait à une vie de quincaillier dans un trou paumé du Midwest. Né à Chicago, cet élève brillant aurait dû accéder aux plus belles études supérieures et faire carrière. À dix-huit ans, par patriotisme, par naïveté, mon père avait fait l’erreur de s’enrôler dans l’armée, juste avant que le grand public se rende compte que la guerre du Vietnam était injuste. Comme tant d’autres, volontaires ou pas, il avait sacrifié son innocence pour un pays schizophrène qui honorait ses soldats morts au front mais crachait sur ceux qui avaient eu l’outrecuidance de survivre. Peut-être aurait-il pu reprendre le cours de sa vie, s’inscrire à l’université, se laisser pousser une crinière, se joindre aux manifestations pacifistes ; puis se couper les cheveux et étrangler ses idéaux en nouant une cravate pour oublier aussi bien les donneurs de leçons que la guerre. Mais il avait rencontré ma mère, une infirmière à la voix douce qui avait pudiquement recouvert ses plaies de compresses à l’hôpital militaire de Fort Riley. Après sa convalescence, il l’avait suivie à Kiowa, préférant l’amour à des ambitions qui lui semblaient maintenant bien dérisoires, une petite vie normale aux mensonges que les vies « meilleures » exigent.
Rien n’indiquait qu’il regrette ce choix, même s’il roulait parfois les yeux quand nos voisins érigeaient Reagan, cet « acteur de série B », en messager du Ciel. Ma mère et moi suffisions à son bonheur ou, tout au moins, à son contentement. D’un naturel peu démonstratif, il exprimait son affection au travers de menus services : en lavant la vaisselle ou en repassant une robe pour maman et, dans mon cas, en m’aidant à faire des projets en sciences pour l’école (qu’il finissait toujours seul) ou en me passant sous le manteau des romans que ma mère trouvait trop déprimants pour une enfant.
Son garage était son havre de paix, un endroit mystérieux où il se réfugiait dès qu’il le pouvait et où maman et moi n’étions admises qu’en cas d’impérative nécessité, après trois coups bruyants à la porte. Je lui demandais parfois ce qu’il y faisait. « Je répare des trucs… », me répondait-il. La même vieille tondeuse à gazon lui servit d’excuse à maintes reprises. Chaque fois que je l’entendais sangloter derrière la lourde porte d’acier, mon esprit enfantin pressentait qu’il essayait de se rapiécer lui-même. Par malheur, il n’avait pas les outils de précision nécessaires à une tâche d’une telle complexité. Il n’y avait pas de rayon « cœur brisé » dans sa quincaillerie, ni même au Home Depot qui venait de s’installer dans la zone commerciale et finirait par achever son négoce.
Pendant toute mon enfance, j’ai observé la moindre nuance de son comportement, ses silences en particulier, afin de déchiffrer les hiéroglyphes de son âme. Papa faisait parfois preuve de ces hésitations coupables, bien que presque imperceptibles, qui trahissent les clandestins – comme lorsqu’il s’arrêtait une ou deux secondes de trop sous le fronton de notre église ou le porche d’un ami avant de s’autoriser à entrer. Un jour, quelque part, il avait franchi une frontière invisible et s’était retrouvé en terre étrangère ; une terre à laquelle il avait prêté serment d’allégeance sans pourtant totalement céder son cœur.
Notre famille et nos amis ne se lassaient jamais de me dire que j’étais la copie crachée de ma mère, dont la beauté discrète et paisible – anachronique – touchait jusqu’aux âmes les plus vulgaires. La faute à nos cheveux blond vénitien et nos yeux verts, sans doute. Ce compliment m’agaçait. En négatif, il marginalisait mon père, le moins séduisant de mes géniteurs, alors que c’était dans le miroir opaque de sa solitude que je me reconnaissais le plus. J’aurais préféré avoir ses yeux gris striés d’or.
Tous les espoirs de mes parents se concentraient sur moi. Ils semblaient n’avoir aucun rêve qui leur soit propre. Tout juste ma mère souhaitait-elle reprendre le travail après m’avoir élevée. Mon père se mettait à grogner dès que le mot retraite était prononcé. Leur passé, quant à lui, était une histoire triste qu’ils avaient rangée sur le plus haut rayon de notre bibliothèque, hors de portée d’une fillette. Ce qui touchait à la famille de papa, surtout, était tabou. Elle ne nous rendit jamais visite, même pas pour Thanksgiving. Depuis mon plus jeune âge, j’ai donc senti que j’avais la responsabilité de tenir la plume pour un happy end, ce « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » que la plupart des auteurs négligent de développer parce que la félicité est encore moins intéressante qu’un voyage au Dakota du Nord. Mes parents ne m’ont pourtant pas mis la pression pour que je devienne astronaute ou une bonne mère chrétienne – rien de tout cela. « Nous voulons juste que tu sois heureuse », me disaient-ils, sans me fournir de manuel.
Je suis souriante sur chacune des photographies de notre album de famille prises durant mon enfance. Mes sourires sont larges, francs, un peu naïfs, comme ceux de ma mère. Sur ces photos mes parents ont l’air joyeux, eux aussi. Mon album est plein de barbecues chez des proches, de fêtes foraines à Dodge City, de séjours en camping. Rien de bien extraordinaire ; seulement le genre de choses que les agents immobiliers font miroiter aux acheteurs lorsqu’ils affirment que les villes comme Kiowa sont « un endroit idéal pour élever des enfants », en omettant de mentionner que depuis la vague de délocalisations il valait mieux fermer sa porte à clé et éviter les promenades du soir, même à Sunflower. Peut-être étais-je vraiment heureuse, à l’époque ? Peut-être n’ai-je douté des joies affichées qu’après coup ? Peut-être ne suis-je plus capable de comprendre comment l’on peut se satisfaire du type de vie que vendent les agents immobiliers ? Quoi qu’il en soit, je ne peux me défaire de l’impression que ces clichés ne disent pas la vérité, ou toute la vérité. Je ne crois pas que mon album fabule, en tout cas pas sciemment. C’est juste qu’avec le temps les nuances de l’âme s’estompent autant que les couleurs sur les vieux Polaroid. Le doux-amer s’altère, se simplifie, devient doux.
Je me souviens, par exemple, que le visage de ma mère s’assombrissait quand notre serveur à Applebee’s (un restaurant de grillades où nous dînions un vendredi par mois) lui demandait, sans tact : « Vous êtes combien ? », et qu’elle lui répondait : « Trois, comme d’habitude… » Elle aurait voulu d’autres enfants, que mon père lui refusait, craignant pour sa santé fragile. Ils étaient en effet trop âgés pour songer à une deuxième grossesse, du moins sans risque. Chaque fois que je lui réclamais un petit frère ou une petite sœur, maman se justifiait évasivement : « Ma puce, je dépense déjà tout mon amour pour toi. » Je savais qu’elle mentait, car un régiment de bambins quémandeurs n’aurait pu épuiser son grand cœur. Ma mère ne ratait d’ailleurs jamais une occasion de remplir la maison. Anniversaires, Noël, Halloween, 4 Juillet : toutes les excuses étaient bonnes. Elle donnait des fêtes extravagantes où toute la marmaille du quartier était conviée, avec force cadeaux, trampolines et clowns. Trop fier pour admettre qu’il n’avait déjà plus les moyens de financer cette lubie, papa n’avait d’autre choix que de s’accommoder de ces invasions répétées. Pour l’amadouer, ma mère lui suggérait de construire un fortin ou une scène avant la fête, lui donnant ainsi une excuse légitime de passer encore plus de temps que de coutume à bricoler dans son garage.
Enfant, je ne me sentais pas à l’aise en compagnie d’autres mioches ; des gosses heureux, en tout cas, ceux qui passaient leurs samedis matin à jouer au base-ball dans la rue et se débinaient comme des lièvres dès qu’ils cassaient le pare-brise d’une voiture garée là par erreur, en hurlant de rire ou de terreur selon l’identité de son propriétaire. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi leurs émotions – ô combien incertaines et fugaces ! – s’exprimaient avec une telle violence, confinant à l’hystérie. Je faisais toujours de mon mieux pour donner le change, en me joignant à leurs jeux ou à leurs chamailleries, surtout quand ma mère m’épiait, mais leur présence me fichait le cafard.
Seul le fils de nos voisins mitoyens, Charles, que tout le monde appelait Kip, faisait exception à la règle. Lors de nos célébrations, il ne se fatiguait même pas à faire semblant et demeurait en retrait, dans un coin du salon, en attendant que ça se passe. Sa maison était une réplique identique de la mienne, mis à part sa couleur brique terne. Seule une petite allée séparait nos chambres, qui se faisaient face. Malgré cette symétrie apparente de nos situations, nos réalités respectives n’auraient pas pu être plus contraires. Ses parents, Charlie et Olivia, se disputaient sans arrêt. Leurs cris, des bruits de verre cassé et aussi parfois des coups sourds nous obligeaient à augmenter le volume de la télévision. Lorsque leurs altercations dégénéraient, Kip se réfugiait chez nous. Ma mère l’accueillait toujours les bras ouverts : « Kip ! Entre, mon trésor ! Dis-moi, tu as un petit creux ? » Charlie et Olivia – qui travaillaient de nuit, lui à l’usine de tracteurs à la sortie de la ville, elle dans un bar pour routiers sur la 101 – oubliaient souvent de lui faire à manger avant de partir ou en rentrant se coucher à l’aube. Selon l’heure, maman lui préparait des œufs brouillés, du pain perdu ou un cheeseburger, le seul plat qu’elle savait vraiment cuisiner. Après la première bouchée, Kip lui décochait un sourire de satisfaction, et elle le gratifiait d’un baiser sur le front. Cette marque d’affection, pourtant loin d’être exclusive, ne manquait pas d’agacer mon père. Il se mettait alors à pester contre un tiroir qui coulissait mal, une bouilloire entartrée.
Plutôt que de subir sa mauvaise humeur, Kip et moi nous retranchions alors vers ma cabane en bois, perchée dans un arbre au fond du jardin. Mon père avait passé des semaines à transformer un vieux chêne tordu en théâtre de mon enfance. La veille de son inauguration officielle, lors de mon septième anniversaire, il m’avait remis une grosse clé qui ne servait à rien puisque la porte n’avait pas de serrure, puis m’avait enjoint de monter pour faire le tour du propriétaire.
« Tu viens pas avec moi, papa ?
— Non, ma chérie. C’est ton endroit rien qu’à toi.
— Comme ton garage ? »
Le visage de mon père s’était décomposé, mais il était parvenu à me répondre avec un filet de voix : « En plus lumineux. Allez ! Monte ! »
Depuis la plateforme, qui ne devait pas se situer à plus de trois ou quatre mètres du sol, le monde en contrebas m’était apparu à la fois plus petit et plus grand. Ce qui m’avait semblé colossal – mon père, ma ville – était soudain ramené à ses dimensions modestes. Mais j’avais aussi pressenti que le champ de mon existence ne se limiterait pas à mes parents, ni à Kiowa. D’en bas, papa m’avait observée, la tête levée, la main en visière, un sourire déjà nostalgique au coin des lèvres. Je l’avais salué d’un geste de la main, telle une passagère de transatlantique, puis étais entrée dans la cabine qui fournirait un univers inépuisable aux rêveries vagabondes de mon enfance.
La cabane en bois, et surtout Kip dans la cabane en bois m’ont donné un avant-goût de mon avenir. Nous y avons passé d’innombrables heures à lire, dessiner, regarder des films sur une vieille télévision jetée à la casse que mon père avait réussi à ranimer, et à taire l’important pour mieux le souligner. Ses grands yeux noisette furent les dépositaires de tous mes secrets et mes peines – même si, à l’époque, ceux-ci se résumaient à des intuitions d’événements futurs. Kip, lui, ne s’apitoyait jamais sur son sort, même lorsqu’il était couvert de bleus que ses tee-shirts toujours trop grands dissimulaient mal. Il servait déjà de souffre-douleur à la moitié des gamins de Sunflower – surtout à Jack, le fils d’un courtier en assurances taciturne que toute la ville savait cocufié par sa femme. Tout prédisposait mon ami au rôle ingrat de victime expiatoire : sa pâleur et sa silhouette filiforme, ses vêtements d’occasion, son hygiène douteuse, et un trouble de l’élocution à mi-chemin entre le bégaiement et le zozotement, qui ne l’affligeait qu’en présence des autres, jamais quand nous étions seuls. Kip « incarnait » Kiowa, sa splendide décadence, son ennui tourbillonnant. Rien de surprenant, donc, à ce que ses rejetons lui pissent dessus.
Kip était mon aîné de quelques mois mais avait tellement besoin d’une grande sœur que je me comportais comme telle. Je l’escortais sur le chemin de l’école, partageais mon sandwich avec lui à la cantine lorsque Jack lui volait sa gamelle, l’aidais à faire ses devoirs, lui lisais des contes des frères Grimm pour lui donner du courage. Un soir d’hiver, alors que nous parcourions Hansel et Gretel à la lueur d’une chandelle, ses yeux se sont illuminés. Il m’a implorée d’adapter cette histoire pour lui, pour nous. Je ne m’en croyais pas capable, mais comment trahir cette confiance qui frôlait la foi ?
Uwe et Elke fut mon premier texte. Cette petite fable relatait les aventures d’un frère et d’une sœur de sang royal qui s’évadaient d’un château noir gouverné par leur oncle, un roi fou qui avait usurpé leur trône, après avoir appris que ce dernier avait l’intention de les assassiner avant leur majorité. Kip adorait cette histoire – surtout le passage où le roi finit par se noyer dans un étang gelé que nos héros l’avaient convaincu de traverser en imprimant dans la neige fraîche, à l’aide d’une chaussure suspendue à une branche, de fausses empreintes de pieds. « Quel couillon ! » avait pouffé Kip lors de ma première lecture. J’ai peu à peu découvert le pouvoir vengeur de la littérature en redressant les torts faits à maints opprimés. Que j’aimais leur donner le dernier mot !
Plus la situation familiale de Kip empirait, plus nous nous abritions dans ma cabane pour rêvasser. Depuis les cimes, les esclandres venus de sa maison ne semblaient qu’un écho déclinant. Là-haut, nous nous croyions hors de portée des lois des adultes, jusqu’à ce que leur juridiction universelle nous rattrape. Une fin d’après-midi – je devais avoir dix ou onze ans –, j’ai trouvé Kip recroquevillé dans la pénombre, en pleurs. Il ne sanglotait pas comme mon père le faisait parfois dans son garage. Ses larmes étaient étrangement calmes ; une goutte tombait lentement, puis une autre, comme autant de concessions à la gravité. Je l’ai pris dans mes bras jusqu’à ce qu’il m’apprenne que sa mère avait quitté le foyer.
« Kip, c’est pas la première fois, ai-je tempéré.
— Non, mais cette fois c’est pour de bon, a-t-il articulé. Olivia m’a dit qu’elle m’aimait. »
Kip avait hélas souvent raison lorsqu’il s’agissait d’interpréter les augures. Sans que mes parents le sachent, je l’ai aidé à s’installer dans la cabane. Dès que mes parents avaient le dos tourné, j’apportais à Kip de quoi manger, des vêtements de rechange, des comics. Au bout d’une semaine environ, après un signalement de notre école, deux policiers qui empestaient la cigarette sont venus interroger mes parents. Une fois assis autour d’un café, papa leur a appris que nous ne l’avions pas vu depuis quelque temps, tout en gardant les yeux posés sur moi. Maman, elle, serrait un coussin brodé contre sa poitrine. Après nous avoir demandé si Kip prenait du crack – ma mère a écarquillé les yeux –, les agents nous ont dit de ne pas nous inquiéter. Les fugueurs revenaient presque toujours. Leur attitude dénotait une indifférence blasée. Kiowa se dépeuplait. Que pouvions-nous y faire, hein ? Quand ils ont pris congé, ma mère leur a offert une boîte de biscuits, comme si elle espérait les motiver à faire leur travail.
Kip a voulu décamper le soir même. « J’peux pas rentrer chez moi, Charlie me tuerait. J’dois aller chercher Olivia.
— Mais tu sais même pas où elle est ! ai-je objecté.
— Olivia adore les couchers de soleil, plus que tout, plus que moi. Je la retrouverai en suivant le soleil. »
Kip a essayé de me dissuader de l’accompagner, mais rien n’y a fait. En suivant l’exemple de Uwe et Elke, nous avons planifié notre fuite. J’ai volé trois jours de provisions dans la cuisine et une carte routière dans le garage. Les premières vingt-quatre heures allaient être cruciales. Il nous faudrait mettre le plus de distance possible entre nos poursuivants et nous. Nous nous sommes donc résolus à passer par Blue Hills, le quartier malfamé, afin de rejoindre la gare de marchandises, dans l’espoir de sauter dans un train à destination de la Californie.
Nous avons pris le large juste avant l’aube. Après avoir longé la frontière sinueuse entre Sunflower et la campagne environnante, nous avons traversé en courant la route 400, qui séparait notre quartier de Blue Hills. À première vue, cette zone était bien loin des histoires effrayantes que les adultes racontaient à son sujet. À cette heure matinale, les rues désertes ressemblaient à celles de notre quartier, quoique un peu plus sales, il est vrai. Les bennes à ordures débordaient. Un peu plus tristes, aussi, puisqu’une maison sur quatre était condamnée et couverte de graffitis. Juste une question de nuances. Mais plus nous nous rapprochions de la gare, plus Blue Hills se peuplait d’ombres, des indigents qui vivaient sous des tentes de bâche bleue ou dormaient sur un bout de carton, à même le sol. Un vieux clochard afro-américain drapé dans deux manteaux d’hiver malgré la chaleur ambiante nous a apostrophés : « Hé, les mômes ! Vous auriez pas un penny ?
— Non, monsieur, désolée », me suis-je excusée.
Le mendiant a saisi une bouteille de vodka vide dans son caddie rempli de détritus et nous l’a jetée à la figure, nous manquant de peu.
« Sale fils de pute ! a protesté Kip.
— Tu crois pas si bien dire, mon pote, haha ! » a ricané le vagabond, avant de passer son chemin.
Un peu plus loin, une prostituée latina d’une cinquantaine d’années qui n’avait pas encore fini sa nuit alors que le soleil s’était levé depuis une heure a hélé Kip à son tour : « Chéri, t’as pas envie de devenir un homme ?
— Euh… Ben, si, a-t-il admis, un peu gêné, en tirant sur son tee-shirt.
— Viens voir maman, lui a-t-elle dit en lui faisant signe de se rapprocher.
— T’es pas ma mère, sale conne ! s’est écrié Kip.
— Qu’est-ce que t’en sais, mon lapin ? »
Nous avons ensuite traversé un vaste terrain vague en louvoyant entre des canapés éventrés et des carcasses de voitures brûlées, pour arriver enfin à la gare de marchandises. Celle-ci paraissait abandonnée. Les fenêtres du bâtiment principal étaient soit brisées, soit barricadées. Nous nous sommes faufilés par un trou dans le grillage de clôture qui interdisait l’accès aux voies de garage. Deux ou trois trains rouillés étaient stationnés là. Nous avons trouvé un wagon vide où nous cacher mais un vigile nous a aperçus, nous obligeant à prendre nos jambes à notre cou. Dépités, nous avons passé le reste de la matinée et une partie de l’après-midi à parcourir des champs de maïs vers l’ouest. À bonne distance de Kiowa, nous avons bifurqué vers le sud pour rejoindre la route 400. Quand nous avons enfin distingué une station Texaco, le visage de Kip s’est éclairé. « On va faire de l’auto-stop !
— Mon père m’a toujours dit de ne jamais monter dans la voiture d’un inconnu, ai-je bredouillé piteusement.
— Pas une voiture, un camion. Olivia travaillait dans un bar pour routiers, tu te souviens ? Je sais comment leur parler, c’est des mecs bien. »
Angoissée, j’ai prétexté un besoin pressant pour aller réfléchir aux toilettes. Lorsque j’en suis ressortie une dizaine de minutes plus tard, l’un des deux policiers qui m’avaient interrogée m’a attrapée par les épaules. L’autre passait des menottes à Kip, un peu plus loin, sur le parking. Kip et moi avons fait le trajet du retour sur la banquette arrière de leur voiture de patrouille, en silence, sirènes éteintes. Une fois au commissariat, le shérif Brown, sans doute frustré par sa cote de popularité déclinante auprès d’une populace qui blâmait son supposé laxisme, nous a fait jeter en cellule puis nous a passé un savon depuis derrière les barreaux. Nos pères sont venus nous récupérer. Ils ont dû promettre au shérif de nous donner une correction pour qu’il accepte de nous relâcher. Papa est parvenu à garder son calme jusqu’à ce que, une fois chez nous, ma mère se mette à me couvrir de baisers.
« Mais qu’est-ce qui t’a pris, Lauren ? a-t-il explosé.
— Je voulais juste aider Kip à retrouver sa maman.
— J’ai toujours su que c’était un oiseau de malheur, ce gosse ! Je ne veux plus que tu le voies ! C’est compris ?
— Mais Kip est comme mon frère ! » ai-je protesté, outrée.
Mon père m’a giflée, sèchement, pour la première fois de ma vie. Dans le silence qui a suivi, nous avons entendu d’horribles appels de détresse depuis la maison mitoyenne. Ma mère a couiné « Kip ! » et esquissé un mouvement instinctif vers la porte de la cuisine, avant que mon père la rattrape par le bras. Maman l’a supplié de la laisser s’en charger, car Charlie l’écouterait, elle. Mais il lui a rétorqué que certains problèmes devaient se régler d’homme à homme. Comme pour appuyer son propos, papa s’est armé de la batte de base-ball qu’il réservait aux « camés » qui auraient eu la mauvaise idée de s’inviter chez lui.
Les hurlements ont cessé dès que mon père est entré chez les voisins, faisant place à un calme inquiétant, indéchiffrable. Après une attente interminable, papa est rentré à la maison, le visage fermé.
« Qu’as-tu fait, Harry ? s’est inquiétée ma mère.
— J’ai réglé le problème. Régler des problèmes, c’est mon métier. »
Quelques jours plus tard, Kip était de retour à l’école, apparemment indemne. J’ai cherché à l’aborder, mais il a réussi à m’éviter en accélérant le pas. Lors d’une récréation, j’ai fini par le coincer au détour d’un couloir. Il m’a lancé un regard d’animal pris au piège. Quand j’ai avancé une main maladroite vers sa joue, il a reculé d’un bond. Je lui ai dit que nous pouvions passer outre l’interdiction de mon père et nous rencontrer en secret, ici, ou mieux encore à Lemon Park, jusqu’à ce que tout revienne à la normale.
« Je… J’peux pas, a-t-il bégayé.
— Tu es puni toi aussi ?
— Je… je… j’dois y aller. Mon co… cours co… co… mmence.
— Attends ! Je t’écrirai une histoire, hein ? Et je la laisserai dans ton casier.
— U… U… Uwe et El… Elke se sont noyés dans le la… la… lac. End of story. »
Kip s’est ainsi éloigné de moi sans explication, malgré mes efforts répétés pour rétablir le contact. Je le voyais encore presque tous les jours à l’école, mais nous évoluions dorénavant dans des univers parallèles, chacun régi par ses lois. Au fil des ans, le souvenir de notre amitié est devenu de plus en plus difficile à distinguer de ces contes que j’écrivais autrefois pour lui – des récits qui m’avaient émue, changée même, mais dont j’avais oublié le thème.
Le reste de mes années de collège a défilé comme mes parents l’avaient souhaité, sans heurts, dans cette banalité anonymement placide de Sunflower, jusqu’à ce que mon enfance finisse dans un murmure. Le matin de mon premier jour de lycée, ma mère a oublié de traîner son vieux câble électrique quand elle m’a accompagnée au car scolaire. J’ai tout d’abord été soulagée, car j’avais eu peur d’être placardée « fille à sa maman » par mes camarades. Mais lorsque le bus a négocié son premier virage, congédiant l’image de cette femme aux bras ballants, j’ai versé une larme pour une époque qui venait de s’achever.
Chaque fois que j’essaie de me remémorer mon adolescence, les premières images qui me reviennent ressemblent à ces scènes de film en time lapse où une foule effrénée court autour d’un protagoniste parfaitement inerte au milieu du cadre. On pressent que l’action véritable se déroule ailleurs, en dehors du champ de la caméra. Le décor, en lui-même, n’avait rien de très exceptionnel. Mon lycée, Liberty High, se situait dans la zone limitrophe entre Sunflower et Lemon Park, mais du côté de ce dernier. C’était, avec l’Indian Springs Mall qui venait d’ouvrir ses portes dans la zone commerciale, l’un des rares lieux où les adolescents « sudistes » se mélangeaient, sans aller jusqu’à inclure les « nordistes » de Blue Hills, qui avaient leur lycée à eux, Washington High. Si la majestueuse façade en pierre de Liberty créait l’illusion d’une vénérable institution, ses larges couloirs tapissés de casiers bleus où les élèves cadenassaient leurs identités incertaines et ses murs couverts de maximes bariolées qui dissimulaient mal le vide d’esprits incurieux étaient plus conformes à Kiowa. Il ne s’agissait pas de l’un de ces « lycées à problèmes », comme Washington High, où les élèves devaient montrer patte blanche en traversant des portiques de sécurité ; juste un endroit où une jeunesse ingrate venait hurler son mal de vivre devant les victoires anecdotiques de son équipe de football sur la pelouse vert amer d’un stade.
Ma première rentrée des classes m’a fait penser à un triage médical en temps de guerre. À peine avaient-ils mis un pied dans le vestibule que les bizuts se sont fait catégoriser en quatre groupes – vert, jaune, rouge ou noir – selon la gravité de leur état. On leur assignait ensuite un rôle laissé vacant par la classe précédente : surdoué, brute, perdant, salope, etc. Je me serais satisfaite bien volontiers d’une étiquette rouge, « sans intérêt ». On vit cependant en moi l’une des grandes gagnantes de cette loterie, destinée à remporter une multitude de titres lors des concours de popularité, un honneur normalement réservé aux demoiselles bien habillées de Lemon Park. Des filles que je ne connaissais que de vue se sont mises à me suivre partout, jusqu’aux toilettes, pour solliciter mon opinion sur des sujets qui m’étaient étrangers et, par ailleurs, m’indifféraient. Lizzie, une jolie brune qui habitait à deux rues de chez moi et voyait dans un bon mariage le seul moyen de monter dans l’échelle sociale, me demanda par exemple : « Laurie, Steve vient de me faire passer un petit mot qui dit : Quoi de neuf ? Tu crois qu’il a cassé avec Brittany ?
— Steve ?
— Steve Harding, le fils du maire ET le wide receiver des Bulldogs !
— Ah, ok. Réponds-lui : Rien de spécial, et toi ? Comme ça tu verras ce qu’il a à te dire. »
Deux secondes plus tard, Emma, la fille du juge Paulson, un chrétien évangélique qui aurait aimé pouvoir prononcer la peine de mort pour des infractions mineures du code de la route, me consulta à son tour : « Laurie, j’ai pris trois kilos. Tu crois que je devrais faire le régime Atkins avant de ressembler à une vache ? Sinon Jack ne s’intéressera jamais à moi.
— Tu devrais plutôt rejoindre l’équipe d’athlé. Une place vient de se libérer. Quant à Jack, euh, je te recommande de l’éviter.
— Parce qu’il vient de Sunflower ?
— Non, bien sûr que non, lui ai-je répondu en rougissant.
— Oh ! J’oubliais que tu viens de là aussi ! Désolée. C’était ton mec au collège ?
— Certainement pas ! C’est juste que, enfin, fais attention quoi », l’ai-je avertie, ce qui n’a fait que piquer sa curiosité, car Emma aimait s’encanailler.
Une partie de moi mourait avec chacun de ces bavardages inutiles. Je lisais – voulais ! – du Jane Austen mais m’étais malencontreusement retrouvée coincée dans une sitcom. Les garçons, eux, n’allaient pas jusqu’à me suivre aux W.-C., mais me faisaient passer des Quoi de neuf ? auxquels je me contentais de répondre Rien de spécial sans ajouter de Et toi ? aguichants. Ma vie lycéenne avait la saveur d’additifs alimentaires, trop sucrée, trop salée pour être saine. Mes nouvelles « amies » et moi pouvions passer des journées entières à arpenter l’allée centrale du mall en slalomant entre les tipis en plastique qui étaient censés la décorer, dans un aller-retour perpétuel du stand de friandises au Wendy’s, sans jamais rien acheter à manger car l’odeur qui en émanait suffisait à nous sustenter. William Blake croyait que « le chemin de l’excès mène au palais de la sagesse ». Je doute qu’il ait jamais mis les pieds en Amérique, où l’excès ne mène qu’à l’obésité.
Alors que ma mère se laissait facilement berner par mes bonnes notes et mes soirées pyjama, papa, lui, savait reconnaître un écran de fumée.
« Quelque chose ne va pas, ma chérie ? Des problèmes au lycée ?
— C’est juste, hum, tu sais, cette période du mois.
— N’en dis pas plus ! »
Quand mon père m’ouvrait ainsi la porte de son confessionnal, j’étais tentée de tout lui dire, d’avouer une mélancolie qui ressemblait de plus en plus à une inaptitude au bonheur. Lui m’aurait comprise sans explication de texte. Mais je ne m’en sentais pas le droit, au vu des espoirs placés en moi. Papa n’insista jamais assez. Les personnes qui taisent de vrais chagrins ont, peut-être, trop de respect pour les silences coupables.
Sans que je ne m’en rende vraiment compte, mes mensonges par omission se sont peu à peu transformés en mensonges par affirmation. Je crois que cette mutation a débuté le jour où Steve m’a invitée à aller voir un film. Ne pouvant me défausser sur Lizzie, qui préférait feindre un manque d’intérêt à son encontre, je lui ai répondu que j’avais un copain – un étudiant plus âgé – en lui faisant promettre de garder le secret. Dès le lendemain, j’ai fait face à un barrage de questions dans les toilettes du lycée.
« Il a quel âge ? m’a interrogée Emma.
— Euh… dix-neuf ans.
— Dix-neuf ans ! a piaffé Lizzie. Il s’appelle comment ?
— Hum, Kevin. Mais vraiment, je vous supplie de ne pas…
— Quand est-ce que vous vous êtes rencontrés ?
— Il y a quelques mois. Vous vous souvenez de la dernière fête foraine à Dodge City ? Il a de la famille là-bas.
— Et ton Kevin, il est mignon ?
— Très, mais dans un genre mauvais garçon, ai-je précisé pour faire plaisir à Emma.
— On veut tout savoir ! »
Pour une première, je m’en suis plutôt bien tirée. Je me suis donc mise à utiliser Kevin comme excuse quand je voulais m’économiser un navet au cinéma, un match de football ou une beuverie dans les bois – surtout ces dernières, parce que j’étais effrayée par ce qui arrivait aux filles lorsqu’elles s’éloignaient un peu trop de la clairière où les lycéens de Liberty faisaient la fête autour d’un feu. J’ai bientôt commis un faux pas qui aurait pu me coûter cher quand Emma et Lizzie m’ont demandé pour la énième fois quelle matière Kevin étudiait.
« Anglais et littérature.
— Pas les sciences politiques ?
— Il vient de changer de majeure. C’est encore possible en deuxième année. »
Cette gaffe m’a incitée à professionnaliser mon approche en consacrant un journal intime à ma relation fictive avec Kevin. J’y décrivais sa vie, son apparence physique, nos rendez-vous et tout ce qui pouvait me passer par la tête. Dans un premier temps, Kevin s’est conformé au stéréotype de l’artiste écorché, un romantique attentionné dans ses bons jours, mais qui devenait agressif dès qu’il avait trop bu. Petit à petit, je me suis néanmoins prise d’affection pour lui. J’ai étoffé son personnage de complexités et contradictions attachantes, jusqu’à l’aimer suffisamment pour lui donner ma « virginité » le jour de mes dix-sept ans. Je n’ai jamais perdu de vue le fait que Kevin n’était que le produit de mon imagination. Cela dit, la fiction a une faculté surprenante d’occuper les espaces laissés libres par la monotonie du quotidien. Notre idylle n’était hélas pas destinée à durer. Un jour, Emma m’a informée que son cousin étudiait lui aussi la littérature à l’université de Chicago et a suggéré une rencontre. « Carrément ! » me suis-je exclamée. Quelques jours plus tard, Kevin me quittait pour une autre – une étudiante, elle – avec un SMS laconique pour tout adieu : Bébé, c’est fini pour nous. À plus. K
Le vendredi suivant, je suis allée à une fête qu’Emma avait organisée chez elle, une énorme maison de style victorien, en l’absence du juge Paulson, bien évidemment. Sans l’ombre protectrice de Kevin, je me suis sentie vulnérable au bord d’une piscine où les filles barbotaient seins nus ; puis dans un salon où une vingtaine de garçons se rentraient dedans en beuglant : « If you’re under eighteen you won’t be doing any time / Hey, come out and play » sur un morceau des Offspring ; dans une cuisine où Jack et son équipe de football s’écrasaient des canettes sur la tête pour un peu plus s’abrutir ; ou dans une salle de bains où Lizzie et Emma vomissaient tour à tour en pleurnichant : « Où est Steve ? » et « Mon père va me tuer ». J’ai trouvé une chambre libre à l’étage et me suis allongée sur un lit à baldaquin. Sans que je l’aie vu entrer, Steve s’est assis à mon côté.
« J’ai la tête qui tourne, m’a-t-il avoué.
— C’est le monde qui tourne, idiot, et nous qui restons immobiles dans ce trou à rats. »
Par dépit, par épuisement, j’ai laissé le fils du maire Harding me débarrasser pour de bon d’une innocence qui semblait bien superflue sur le matelas du juge Paulson. Mon manque d’allant lui a vite fait perdre ses moyens. Steve n’a cessé de s’excuser pendant les dix minutes qu’il lui a fallu pour me dévêtir, me pénétrer, se retirer et sortir de la chambre après avoir vérifié trois fois que personne ne se trouvait dans le couloir. Bye Kevin.
La semaine suivante, j’ai passé toutes mes pauses enfermée dans les toilettes de peur que Steve m’ait dénoncée. Quand j’ai eu vent des rumeurs qui circulaient à propos de mon « trouble alimentaire », j’ai dû me résoudre à quitter cet abri de fortune et ai plongé à nouveau dans le marécage de la vie lycéenne, mais j’ai suffoqué bien vite sans l’échappatoire fournie par Kevin. À la cantine, j’observais les gothiques, les intellos et les gays blottis dans les recoins les plus reculés de la cafétéria avec une certaine jalousie. Une erreur de casting avait été commise à mon entrée au lycée car ma place était là-bas, à la périphérie.
« Laurie, surtout ne te retourne pas, mais le monstre n’arrête pas de te mater, m’a chuchoté Emma un jour.
— Le monstre ?
— Ouais, à ta droite. Le mec avec un tee-shirt de Korn. Sois discrète surtout.
— C’est juste Kip, Emma. On est dans le même cours de chimie.
— On m’a dit qu’il tue des chatons, genre, pour le plaisir.
— C’est juste un fan de metal…
— Ouais, comme j’te dis. Sois prudente, hein ? S’il t’emmerde dis-le-moi de suite et je demanderai à Jack de lui donner une leçon.
— N’en fais rien, d’accord ? Kip ne ferait jamais de mal à une mouche. »
Kip et moi n’avions pas échangé un mot depuis plus de six ans. J’avais, moi aussi, remarqué qu’il m’épiait depuis quelque temps. J’avais l’habitude des regards insistants des garçons, mais celui de Kip me rendait mal à l’aise. Je n’y détectais aucune luxure ou malveillance – seulement une certaine ironie, ce qui était bien pire.
Que je sache, Kip n’avait jamais rien fait pour mériter sa réputation au lycée. Ses cheveux longs, ses yeux cernés, sa peau d’une pâleur extrême, sa voix éraillée et sa passion pour la musique hurlante indiquaient simplement qu’il se trouvait au bas de l’échelle. Je ne lui connaissais aucun ami, aucune tribu. Kip traînait son spleen dans les couloirs – une solitude contagieuse qui maintenait tout le monde à distance, même nos professeurs. Son arrivée dans une classe suffisait à la réduire au silence ; son départ, à déclencher des soupirs de soulagement. S’il y avait quelque chose de monstrueux chez lui, c’était au sens étymologique du terme. La masse des lycéens se trouvait d’un côté de la ligne, et lui de l’autre. Kip m’a affirmé plus tard que « parfois les lieux humains créent des monstres inhumains(2) ». Mes camarades, chacun d’eux, avaient besoin d’un paria pour renforcer leur sentiment d’appartenance. Je suis peut-être une merde, mais au moins, moi, je ne suis pas un taré.
Pendant toutes ces années, Kip n’avait jamais fait la moindre tentative pour reprendre contact avec moi. Il évoluait dans mon angle mort, là où les formes ne sont plus visibles mais où les mouvements sont encore perceptibles. Jusqu’à ce qu’il en sorte de manière fortuite. Lors de mon dernier semestre, je suis arrivée en retard pour le déjeuner et n’ai trouvé aucune chaise libre à la cafétéria. Les seules places encore disponibles se trouvaient à la table de Kip. Personne d’autre n’osait s’y asseoir. J’ai oublié un instant l’ordre établi et me suis attablée face à lui. J’étais loin de me douter à l’époque que ce choix par défaut changerait le cours de ma vie, et de bien d’autres. Sans lever les yeux de son plateau, Kip a grommelé : « C’est bon, c’est fini tes conneries, Laurie ?
— Je fais juste une petite pause, Kip. Rien de permanent.
— Si ça te fait plaisir de croire ça. »
Kip et l’art divinatoire. Dès la fin du sixième cours, Jack et trois de ses gros bras de l’équipe de football lui ont fracassé le crâne contre un casier, puis l’ont roué de coups de pied. Tout le lycée a rappliqué comme un seul homme. Rien de mieux qu’un lynchage pour tromper l’ennui.
Lorsque Kip a cessé de se débattre, Jack a déchargé sa bile : « Laisse Lauren tranquille, sale chien ! J’te bute si tu lui adresses la parole encore une fois ! »
J’ai dû me frayer un chemin dans la cohue en jouant des coudes. « Jack, arrête ça tout de suite ! l’ai-je supplié.
— Te mêle pas de ça, Lauren. Je fais ça pour ton bien. »
Cette remarque machiste m’a fait sortir de mes gonds. J’ai giflé Jack, avec une force insoupçonnée, comme si j’étais possédée par une autre.
« Salope ! Il te baise, hein, c’est ça ?
— Dis un mot de plus et je raconte tout – tout ! – au proviseur. »
Jack a levé la main mais Emma s’est interposée juste à temps. Le visage tordu de haine, Jack a persiflé : « On se reverra très bientôt, vous deux », avant de se laisser entraîner par sa copine vers la bibliothèque.
Nos camarades, éberlués par ce renversement soudain de l’ordre naturel, nous encerclaient encore.
« Fichez le camp ! ai-je fulminé. Tous ! Le show est terminé. »
Les vautours s’en sont allés en maugréant et nous ont enfin laissés seuls. Je me suis agenouillée au côté de Kip et ai tâté son visage, ses bras, ses jambes avec précaution, afin de confirmer qu’il n’avait rien de cassé.
« T’aurais pas dû te mêler de ça, a-t-il toussoté entre deux gémissements.
— Laisse-moi t’accompagner à l’infirmerie. Tu pourrais avoir une commotion.
— Nan, pas besoin ! Ces connards tapent comme des fillettes.
— Je peux au moins te raccompagner chez toi ? J’ai la voiture de ma mère aujourd’hui.
— Tu t’souviens d’où j’habite ? » m’a-t-il répliqué, moqueur, avant de cracher du sang par terre.
Nous avons rejoint ma voiture en titubant, bras dessus, bras dessous. Dès que nous nous sommes engagés dans notre rue, nous avons repéré la Dodge de Charlie, garée devant chez lui.
« Merde. Mon père est encore à la maison. Son quart commence à 8 heures les jeudis. Il ne peut pas me voir comme ça. Tu connais la Colline solitaire, à l’est de la 61 ?
— Kip, je devrais t’amener à l’hôpital. Tu n’as pas l’air bien, vraiment.
— J’ai juste besoin d’un peu d’air frais. »
Le lieu-dit « Colline solitaire » était le point culminant du comté, un îlot pelé qui surplombait des champs. La légende locale voyait en elle un tumulus indien protégé par une malédiction ancestrale, alors qu’il ne s’agissait que d’un simple accident géologique, un rocher qui résistait mieux à l’érosion que le reste du paysage. Les Kiowas ne nous avaient laissé en héritage que leur nom et leur mystère.
J’ai garé la voiture sur un chemin de terre à la base de la butte et servi de béquille à Kip jusqu’à son sommet. Sous l’effet du soleil couchant, la platitude des plaines en ce début de printemps s’est animée de mille nuances de rouge, de rose, d’orange et de gris.
« Ça te plaît, Laurie ?
— C’est splendide. On se croirait sur une île. Tu viens ici souvent ?
— Non, juste de temps en temps. »
Kip m’a confessé plus tard qu’il s’y rendait au moins une fois par semaine pour contempler le coucher de soleil.
« L’infini ! me suis-je émerveillée.
— À cette altitude, tout ce que tu peux distinguer autour de toi se trouve à une distance maximale de cinq kilomètres et demi. L’horizon n’est qu’une simple équation, tu sais. » Il a écrit d≈√2hr du bout du doigt dans la terre sèche et repris : « Plus haut tu te trouves, plus tu vois loin. Mais même en haut de l’Everest ton horizon ne se situera qu’à deux cent trente kilomètres. Notre comté est plus large que ça. C’est triste, non ? Depuis que j’ai appris ça, j’ai l’impression que l’horizon n’est qu’une ruse pour rednecks.
— Une ruse ?
— Ouais, pour nous faire croire que nous aussi on a le droit de rêver, alors que la fin de notre monde est là, juste au bout de notre nez. »
Le soleil a commencé à disparaître sous l’horizon.
« Je préfère me dire que notre liberté est à portée de main », lui ai-je dit en poussant de l’index l’astre vers le bas, jusqu’à ce qu’il s’efface totalement.
Les couleurs de mon adolescence ont changé dès que Kip est rentré en scène, comme si j’avais appliqué un filtre. Avant nos retrouvailles, ma vie était teintée de bleu, un bleu pâle et froid, telle la lumière d’un néon après avoir rebondi contre un mur d’hôpital. En sa compagnie, ma palette a tourné au jaune, le jaune des Grandes Plaines, de l’or couvert de poussière, de la poussière couverte d’or. Nous passions le plus clair de notre temps à sillonner le comté dans sa voiture ou la mienne, autant par choix que par nécessité, car nous ne pouvions pas prendre le risque d’être vus ensemble en ville. Jack n’aurait pas toléré ce défi de plus à son autorité. Alors que je considérais les Grandes Plaines comme rien de plus qu’un no man’s land qu’il me faudrait traverser un jour pour m’évader, Kip, lui, voyait dans leur immensité irréelle le seul avant-goût de divin auquel il aurait jamais droit. Le moindre point de repère sur ce panorama sans relief le fascinait.
« Regarde ça, Laurie ! me lançait-il souvent en me signalant un arbre esseulé au milieu d’une mer d’herbes hautes.
— Cet arbre, là ?
— C’est pas incroyable qu’il ait survécu si longtemps, tout seul, comme ça ? »
La plus paumée et déprimante des bourgades de l’ouest du Kansas lui évoquait des contrées lointaines. Il est vrai que leur nom avait souvent la poésie qui manquait à leur architecture.
« C’est Moscou, ça ? lui disais-je, désappointée.
— T’as pas froid, tout d’un coup ? »
Kip n’avait absolument rien à voir avec l’image qu’il projetait au lycée – celle d’un ado inadapté qui passait ses nuits à occire des démons sur Doom. Sa curiosité d’autodidacte était sans limites – joyeuse, bordélique, vorace. Il se moquait complètement de toute hiérarchie des savoirs, des pratiques culturelles. William Faulkner et Stephen King, Beethoven et Rage Against the Machine se trouvaient tous sur un plan d’égalité. Seul Shakespeare trônait au-dessus du lot. Kip pouvait passer des nuits entières à lire et relire, encore et encore, les mêmes volumes écornés qu’il avait dérobés à la bibliothèque municipale. Quand je m’en suis étonnée, il m’a exposé ses raisons : « C’est juste qu’il avait tout compris au destin, le mec.
— Hum, je ne supporte pas l’idée que notre sort soit prédéterminé par un dieu capricieux, les étoiles, les méfaits de nos ancêtres.
— Faut que tu relises ses pièces, alors, parce que c’est pas du tout ce qu’il dit. La destinée de ses personnages est dictée par leurs propres faiblesses. Quoi qu’ils fassent, ces pauvres cons finissent toujours par se faire rattraper par eux-mêmes. »
Son univers n’était pas plus joyeux que le mien, mais certainement plus riche, plus contrasté. En son absence, je m’étais réfugiée dans l’indifférence, droguée à l’ennui comme d’autres se shootent à l’opium, afin de m’épargner les souffrances qui accompagnent nécessairement toute métamorphose. Devenir femme dans cette société patriarcale – donc un trophée ou une servante, au choix – me faisait peur. Je ne pourrai vraiment exister qu’en m’exilant, pensais-je. N’ayant pas le niveau requis pour entrer à l’université, Kip, lui, n’avait d’autre option que de fouiller les ruines environnantes pour s’y trouver une vie, ou quelque chose y ressemblant. Un jour, par exemple, nous avons visité une bourgade fantôme abandonnée après qu’une tornade l’eut ravagée, un demi-siècle auparavant. Les rares maisons encore debout étaient recouvertes d’une végétation lépreuse.
« Pourquoi m’as-tu amenée ici ? Ce bled est lugubre.
— Quoi, lugubre ? Na ! Te fie pas aux apparences, tu vaux mieux que ça. Les rues bruissent encore des souvenirs des pionniers. Prête-leur l’oreille une seconde. Tu verras bien.
— Oui ! Je les entends ! »
Les colons arpentaient les trottoirs de la grand-rue et vaquaient à leurs affaires, sans se soucier de notre présence.
« Tu vois toujours le fer derrière la rouille.
— J’vois pas quel est le problème avec un peu de rouille. »
Comme lorsque nous étions enfants, nous pouvions passer des heures à ne rien faire. Nous nous allongions dans l’herbe au sommet de la Colline solitaire, ma tête appuyée sur sa cuisse, et regardions le temps passer. Kip me prenait parfois par la main pour m’empêcher de dériver sur l’océan de nos silences. J’ai résisté le plus longtemps possible à la tentation de nous cataloguer, mais je me doutais parfois de ce que Kip ressentait quand ses longs doigts malhabiles caressaient mes cheveux ou s’égaraient sur mon cou. Avec le recul, il serait facile de m’en vouloir de ne pas avoir reconnu et déçu ses espoirs plus tôt. Mais la confusion des sentiments est consubstantielle à l’adolescence.
Pendant toute une saison, nous avons erré dans ce labyrinthe sans murs ; pris des virages à droite et à gauche qui nous ont menés vers autant de culs-de-sac.
« Tu sais où on va, Kip ?
— Plus ou moins. J’essaie de retracer mes pas, même si j’suis jamais passé par ici. »
Kip faisait souvent ce type de remarques qui n’avaient aucun sens mais que je comprenais malgré tout. J’ai appris grâce à lui à accepter que des vérités puissent fleurir sur un terreau de contradictions. Je voulais l’aimer, vraiment. Je l’ai voulu si fort que j’ai cru l’aimer. À cette époque, je savais déjà que la vie était injuste, mais j’avais encore du mal à admettre que mon cœur le soit aussi. Un après-midi, alors que nous nous trouvions sous le gigantesque Meccano des gradins du stade, notre sanctuaire sur le campus, je l’ai laissé m’embrasser. Ce fut mon premier baiser. Steve avait souillé chaque parcelle de mon corps de son haleine alcoolisée, sauf ma bouche, la seule partie de moi qui ne l’avait pas intéressé. Mon premier baiser eut un goût de cigarette, d’eau salée, de fin de printemps. Je fus enfin certaine que j’aimais Kip, mais pas comme il l’aurait souhaité, hélas.
« Je t’aime, Elke.
— Moi aussi, Uwe. »
Je venais d’être admise à l’université de Columbia, et espérais que mon départ pour un job d’été à New York quelques semaines plus tard m’épargnerait la responsabilité de devoir ajouter : comme un frère.
Le surlendemain, mon père m’a intimé de le rejoindre dans son garage à mon retour du lycée. Il a refermé la lourde porte derrière lui et a jeté une pile de photographies sur son établi. La première montrait la scène susmentionnée ; le reste, nos escapades en voiture, prises au téléobjectif. J’ai immédiatement compris que Jack et ses acolytes se cachaient derrière cette sournoiserie. Ils avaient dû nous filer pendant des mois – raison pour laquelle ils ne s’étaient pas attaqués à nous frontalement. Je me suis sentie plus blessée par ma propre négligence que par ce que ces clichés révélaient.
« Et alors ? ai-je osé.
— Mets fin à cette ab… à tout ça, sur-le-champ, m’a ordonné mon père sans préambule.
— Mais c’est ma vie, papa !
— À dix-sept ans on n’a pas de vie, Lauren, juste un futur. Et ce futur te tend les bras. Ne gâche pas tout pour…
— Un moins que rien comme Kip ? On n’a même pas… »
Mon père a frappé son établi du poing avec une telle violence qu’un marteau a sauté en l’air et est retombé sur le sol en ciment en produisant un clac aussi sec que la décision d’un juge.
« Je ne veux rien savoir, bon sang !
— Maman est au courant ?
— Ça la tuerait, Lauren ! Tu sais bien que ta mère a le cœur fragile.
— Elle n’a pas à savoir, papa.
— Nous vivons à Kiowa ! Tout se sait. Quitte-le avant qu’il ne soit trop tard. Kip n’est pas la personne que tu crois. Fais confiance à ton vieux père, je t’en prie.
— Papa, tu commences vraiment à me faire peur. Je suis désolée mais c’est absurde. Notre fugue, c’était il y a si longtemps. »
Mon père s’est laissé tomber à terre, a pris mes jambes dans ses bras et enfoui sa tête dans mon ventre. Je ne l’avais jamais vu dans un tel état. Ce n’est pas son désarroi qui m’a fait plier, mais le fait qu’un homme aussi fier puisse s’abaisser à implorer une ado de la sorte. Il m’a tendu le combiné du téléphone. J’ai composé le numéro de Kip sans réfléchir, tel un automate dépourvu de faculté de jugement.
« Kip ?
— Oui, m’a-t-il répondu d’une voix glaciale.
— Jack nous a pris en photo… Il les a envoyées à mes parents. Ils ne veulent pas qu’on… Enfin, je ne pourrai plus…
— Ok », m’a-t-il interrompue, sans affect apparent, avant de raccrocher.
Papa me serra contre lui jusqu’à ce que je me libère de son emprise et coure vers ma cabane en bois, où je ne m’étais pas abritée depuis bien longtemps. Je ne me suis autorisée à pleurer qu’une fois là-haut. Ce n’est pas ma rupture avec Kip, en tant que telle, qui m’a fait le plus de mal, mais le soulagement répréhensible que j’éprouvais. J’avais saisi la première excuse qui s’était offerte à moi pour ne pas avoir à être la « méchante » de cette histoire. Notre séparation était la faute de mon père, de Jack, de Kiowa, de la jeunesse, de la vie. Pas la mienne. Je me haïssais de m’exonérer ainsi, exécrais ma lâcheté, mon laisser-faire.
Le lendemain matin, une foule compacte se pressait devant mon casier au lycée, subjuguée par une photo montrant deux parias enlacés sur un tumulus. Une deuxième année que je ne connaissais pas déclara : « Malgré ses airs de princesse, j’ai toujours su que c’était une salope. » Après l’avoir bousculée au passage, j’ai déchiré le cliché en morceaux. À ma droite, Kip fixait son propre casier, où un autre exemplaire avait été placardé. Il a ouvert la porte sans rien dire, saisi un manuel de mathématiques puis a rejoint sa salle de cours sans même prendre la peine de le décrocher. Après m’être chargée du sale boulot, j’ai passé le reste de la journée dans une sorte de brouillard. Je me souviens d’avoir contemplé les branches d’un érable rouge caresser les vitres de ma salle de classe et créer un théâtre d’ombres sur le tableau blanc. Peut-être n’étais-je que l’une de ces ombres, la projection de quelque chose de plus réel, de plus tangible qui se trouvait au-dehors, de l’autre côté des fenêtres.
À mon retour chez moi, maman m’a accueillie en frappant des mains. Mon père se tenait derrière elle, l’air sombre.
« Ma puce ! Tu es prête ? s’est-elle enquise, trépignante.
— Prête pour quoi ?
— Pour quoi ? Mais pour ton bal de fin d’année, bien sûr ! J’ai hâte de te voir dans ta robe ! »
Après tout ce qu’il s’était passé, ce fichu bal était la dernière de mes préoccupations.
« Maman, je n’ai plus vraiment envie d’y aller.
— Tu plaisantes ou quoi ? Dis-moi que tu plaisantes !
— Je n’ai même pas de cavalier pour m’accompagner.
— Oh, mais tu ne vas pas te laisser abattre pour si peu ! Je n’avais pas de cavalier non plus, et alors ? Je me suis amusée comme une folle ! Le bal, c’est toujours une nuit magique. Toutes tes copines seront là. Et tu seras sans doute élue reine.
— Hum, j’en doute… »
Papa a froncé les sourcils, pour me rappeler à quel point ma mère tenait à ces rites de l’Americana. J’ai donc fini par céder. Maman m’a entraînée vers leur chambre à coucher, où m’attendait la robe de soirée rouge écarlate que nous avions achetée en solde à Indian Springs, bien à plat sur le lit, tel un linceul. Elle m’a coiffée et maquillée tout en babillant à propos de ses jeunes années.
« Tu n’avais pas de copain au lycée, maman ?
— Si, le même pendant trois ans. J’étais éperdument amoureuse de lui. C’était le running back des Bulldogs ! Et le plus beau garçon de Kiowa ! N’en dis surtout pas un mot à ton père. Il est un peu jaloux, même du passé.
— Promis. Et pourtant tu es allée au bal toute seule ?
— Oui, a-t-elle lâché. Il y est allé avec une autre. Une jolie fille de Lemon Park. Il a été élu roi, et elle reine, à ma place. Mais je ne vais pas te rebattre les oreilles avec mes vieilles histoires, surtout quand elles sont tristes. Regarde-toi, ma chérie. Comme tu es belle ! »
Il est vrai que cette robe m’allait bien. Maman m’a fait promettre de profiter de chaque instant, de danser jusqu’à en avoir le tournis, de ne pas être « moi », en somme. Mon père, lui, m’a conduite à l’échafaud. Nous n’avons pas échangé un mot lors du trajet.
Comme tous les ans, le bal se tenait dans le gymnase du lycée, par mesure d’économie. Le comité d’organisation avait fait de son mieux pour cacher la misère derrière une profusion de ballons et banderoles aux couleurs criardes. De la mauvaise pop retentissait jusque sur le parvis. De toute évidence, personne ne s’était attendu à ce que j’aie l’insolence de me montrer en public après ma disgrâce. Tous les regards se sont tournés vers moi dès que j’ai fait mon entrée. J’ai même eu l’impression que le volume sonore avait baissé d’un cran. La masse murmurante s’est écartée sur mon passage. J’ai trouvé une table libre, au fond de la salle, où broyer du noir. Emma et Lizzie m’épiaient de loin, mais se sont abstenues de me saluer.
Au bout d’une heure, Steve s’est assis face à moi. Manifestement ivre, il a cherché à m’amadouer : « Je suis contrarié par ce qui t’arrive, Lauren.
— Ta copine nous observe, Steve. Va la rejoindre, ok ? J’ai eu suffisamment d’emmerdes comme ça. »

Extraits
« Le temps est la plus précieuse des monnaies. Alors, vous devriez vous renseigner sur le taux de change. J’aurais aimé savoir ça avant d’atterrir ici — qu’au final du final, la vie humaine se mesure en souvenirs. » p. 13

« Le mariage, encore plus que la guerre, m’a enseigné que les mensonges sont parfois plus utiles à la survie que la vérité. Seul le regard attristé de notre médecin de famille lors d’une consultation de routine m’a fait vraiment douter. Lui n’était pas dupe. J’ai changé de praticien. » p. 119

« En tout état de cause, Lieux a survécu à cette période hasardeuse qu’est la genèse d’un projet. L’idée de base de ce scénario était relativement simple. L’histoire tournerait autour de quatre protagonistes, des antihéros esquintés par leur enfance, et de leur quête de l’âme sœur, cet «autre moi» fantasmé, seul à même de les arracher à leur spleen. Une sorte de quête baudelairienne, où l’Idéal et le Beau seraient incarnés par une figure distante et fugitive qui manifesterait ce gouffre croissant entre ce qu’ils étaient et ce qu’ils auraient été capables d’être, la malédiction de l’espoir. Rien de bien original, Sa particularité résiderait dans le fait qu’il ne serait destiné qu’à un unique «spectateur», Stanley. Nat Bridge finirait bien par réapparaître, tôt ou tard. Mon script lui serait adressé, mais seul Stanley, s’il existait vraiment, serait capable de suivre les indices dont il était parsemé, comme autant de petits cailloux blancs jusqu’à un point de rendez-vous, où je l’attendrais. » p. 322

À propos de l’auteur
RODIER_Renaud_@Abigail_AuperinRenaud Rodier © Photo Abigail Auperin

Renaud Rodier est diplômé de Sciences Po Paris. Il parcourt le monde depuis une vingtaine d’années pour fournir une aide humanitaire aux victimes de guerre. Les Échappés est son premier roman. (Source: Éditions Anne Carrière)

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L’inconnue du portrait

PERETTI_linconnue_du_portrait  RL_2024  coup_de_coeur

En deux mots
Comment Isidore, orphelin autrichien, est devenu l’une des plus belles fortunes américaines? Comment une fille de bien va connaître, grâce à Gustav Klimt, une notoriété mondiale? Comment le syndrome de Stendhal va permettre à une jeune américaine de retrouver ses racines? C’est ce que raconte ce superbe roman qui parcourt le XXe siècle.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Victimes du syndrome de Stendhal

Autour d’un mystérieux tableau de Gustav Klimt, Camille de Peretti a construit un somptueux roman, mêlant secrets de famille et drames, réussites spectaculaires et homicide, histoire de l’art et quêtes passionnées. Une formidable réussite!

Les trois chapitres initiaux de ce beau roman vont nous permettre de faire la connaissance d’une belle galerie de personnages.
Les premiers sont au pied de la bourse de Wall Street. C’est là qu’Isidore travaille comme cireur de chaussures. À 19 ans, il se dit qu’une autre vie est possible en faisant la même chose que ses principaux clients, spéculer. Mais pour cela, il lui reste quelques étapes à franchir, à commencer par initier Bola, un garçon à qui il va laisser sa place pour peu qu’il lui transmette les informations que pourraient lui lâcher les boursicoteurs. En attendant de faire fortune, il se réjouit de pouvoir retrouver Lotte, la jeune fille croisée devant les manèges de Coney Island.
Puis nous faisons la connaissance de Martha, une jeune femme qui ne veut pas se retrouver sur le trottoir à Vienne. Après avoir mis au monde un bébé, elle quitte la capitale autrichienne et va trouver un emploi de dégraisseuse dans une usine de Leobendorf qui traite les plumes pour les couvre-chefs des militaires. Car elle préfère s’éreinter au travail que de subir les assauts des hommes.
Ensuite, on se retrouve dans un cabinet d’avocat à Houston, au Texas. Michelle vient consulter un homme de loi pour savoir si le père de sa fille Pearl, née d’un «accident de capote», peut-être confondu par un test ADN. Comme il s’agit d’une grosse fortune et que la jeune mère semble sûre d’elle, le «meilleur avocat de Houston» voit dans cette requête une belle opportunité et accepte de porter l’affaire en justice.
Enfin, on découvre Franz Brombeere, un Viennois fortuné, arrivant dans l’atelier de Gustav Klimt et portant sous le bras une toile du maître. Cette dernière représente une jeune femme l’épaule nue, portant un grand chapeau, et un boa autour du cou. Les atours d’une prostituée. Or, c’est ce qui gêne Franz, car il a reconnu le modèle. Il est tombé amoureux de cette femme engagée au service de sa famille et souhaite que l’artiste corrige son tableau en y supprimant cette connotation qui le perturbe. C’est la seule œuvre de Klimt connue comme un repeint.
En passant d’un récit à l’autre et en alternant les temporalités, Camille de Peretti nous offre un roman total. On voit au fur et à mesure se tisser les liens entre la Vienne du début du XXe siècle et le New York de la fin du siècle. On est pris dans le tourbillon de l’Histoire et dans une quête aux secrets de famille au centre de laquelle Isidore et Pearl vont jouer les rôles principaux.
On ne sait trop s’il faut d’abord saluer la virtuosité de la romancière qui a construit un puzzle que l’on prend un plaisir fou à reconstituer, admirant l’ingéniosité de sa créatrice, qui pousse le lecteur à attendre la pose de la dernière pièce pour découvrir un chef d’œuvre ou s’enthousiasmer pour le travail documentaire autour de ce mystérieux Portrait d’une dame de Gustav Klimt qui a aujourd’hui retrouvé sa place à la Galleria Ricci Oddi, à Plaisance, Italie. Car tout est vrai dans la destinée de cette œuvre-double, de son vol à sa restitution, en passant par l’arrestation d’un faussaire et la découverte de sa copie destinée à Bettino Craxi, ancien Président du Conseil italien, comme l’explique fort bien Léa Simone Allegria dans les colonnes de Marianne.
Reste ce formidable tour de force de l’autrice, nous faire préférer sa version, car toujours la fiction l’emportera sur la réalité!
Voilà en tout cas mon premier gros coup de cœur de cette rentrée!

L’inconnue du portrait
Camille de Peretti
Éditions Calmann-Lévy
Roman
368 p., 21,50 €
EAN 9782702185179
Paru le 3/01/2024

Où?
Le roman est situé en Autriche, à Vienne, Leobendorf et Salzbourg, aux États-Unis, à New York, Coney Island et dans les Hamptons ainsi qu’au Texas, à Houston. On y voyage aussi en Italie, à Milan, Rome et Plaisance.

Quand?
L’action se déroule tout au long du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
« La toile vibrait de beauté. Elle en avait le souffle coupé et se noyait dans l’œil bleu ciel piqueté de vert. Est-ce qu’elle était réellement le sosie de cette inconnue? »
Peint à Vienne en 1910, le tableau de Gustav Klimt Portrait d’une dame est acheté par un collectionneur anonyme en 1916, retouché par le maître un an plus tard, puis volé en 1997, avant de réapparaître en 2019 dans les jardins d’un musée d’art moderne en Italie.
Aucun expert en art, aucun conservateur de musée, aucun enquêteur de police ne sait qui était la jeune femme représentée sur le tableau, ni quels mystères entourent l’histoire mouvementée de son portrait.
Des rues de Vienne en 1900 au Texas des années 1980, du Manhattan de la Grande Dépression à l’Italie contemporaine, Camille de Peretti imagine la destinée de cette jeune femme, ainsi que celles de ses descendants. Une fresque magistrale où se mêlent secrets de familles, succès éclatants, amours contrariées, disparitions et drames retentissants.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
Les faits
En 1910, Gustav Klimt peignit le portrait d’une très jeune femme, de trois quarts, cheveux lâchés, affublée d’un grand chapeau marron, une étole de fourrure autour du cou, les épaules dénudées.
Ce tableau, intitulé Backfisch1, fut exposé à la Galerie Miethke, à Vienne, en 1916, et acheté par un inconnu dont les registres de l’époque n’ont pas gardé la trace.
En 1917, un an avant la mort de Klimt, et pour une raison qu’on ignore, le tableau a été remanié par le maître : le chapeau et l’étole ont été supprimés, les épaules recouvertes d’un châle blanc avec un motif de fleurs et les cheveux attachés en un chignon sage.
En 1925, la Galleria Ricci Oddi, à Piacenza (Plaisance), en Italie, fit l’acquisition d’un tableau de Klimt intitulé Portrait d’une dame, sans savoir qu’il était un repeint de Jouvencelle.
Il fallut attendre l’année 1996 pour qu’une étudiante en histoire de l’art de l’université de Plaisance, Claudia Maga, prouve qu’il ne s’agissait pas de deux tableaux différents dont le premier aurait été perdu mais d’une seule et même peinture, certes fortement remaniée.
Étrangement, peu de temps après cette découverte, le 22 février 1997, le tableau fut volé, disparaissant ainsi une seconde fois.
L’enquête piétina jusqu’à l’été 2016, quand un cambrioleur avoua à la police italienne être l’auteur du vol. Le tableau n’était plus en sa possession, néanmoins il annonça que son commanditaire avait promis que l’œuvre serait restituée vingt ans après la date de sa disparition.
En 2019, le jardinier du musée d’Art moderne Ricci Oddi trouva, derrière un buisson de lierre qu’il s’apprêtait à tailler, un sac-poubelle qui renfermait la toile, parfaitement conservée.
Aucun expert en art, aucun conservateur de musée, aucun commissaire d’exposition, aucun enquêteur de police ne sait qui était la jeune femme représentée sur le tableau, ni quels secrets animent l’histoire mouvementée de son portrait.

1. Jouvencelle en allemand.

Première partie

1
— Pour que ça brille, faut cracher !
Le môme ouvrait de grands yeux ahuris. Il devait avoir dans les douze ans, le teint livide sous la crasse qui maculait son visage.
— Cracher sur leurs chaussures, tu te fous de moi ?
Isidore ne se démonta pas.
— Faut cracher, je te dis, ils adorent ça.
Isidore avait une manière bien à lui, pas un long jet de salive mais des mouvements de bouche, pffft, pffft, pffft. Il expulsait ses crachats comme autant de petites billes qui s’en allaient crever baveuses sur le cuir, quelque chose de tonique, de pas dégoûtant. Deux ans qu’il était cireur et qu’il campait sa chaise, sa boîte et son bidon contre les grilles du parc de Bowling Green, des grilles en fer forgé bien serrées, hérissées de piques. Ce n’était pas le pire des petits boulots, 10 cents pour un cirage en bonne et due forme. La plupart de ses clients étaient généreux, certains lui donnaient même le double, ce qui faisait peut-être de lui l’un des cireurs de chaussures les mieux payés de la ville.
— C’est quoi ton vrai prénom ?
— Gabriel.
— Et pourquoi tout le monde t’appelle Boba ?
— Je sais pas.
Isidore se demanda si le môme serait à la hauteur.
Pour fabriquer son cirage, il mélangeait de la cire d’abeille avec des paillettes de savon, de l’essence de térébenthine et de l’eau bouillante. Et un peu de jus de betterave pour que ça brille. Il n’avait donné son truc à personne. Son pote Ben, lui, faisait ça avec des peaux de banane. C’était M. Schmidt qui leur refilait les vieux chiffons.
Mais pour lustrer, pffft, pffft, il fallait cracher.
Rien à dire, cinq minutes par paire, aux heures de pointe, avant l’ouverture et après la fermeture de la Bourse, il pouvait se faire jusqu’à dix paires de l’heure. Quand on savait qu’un bon ouvrier était payé 20 dollars la semaine.
— Fais le calcul… Je tourne à trente paires par jour, c’est-à-dire 3, parfois 4 dollars la journée avec les seigneurs, ça fait 18 dollars par semaine, mec !
Isidore se faisait un peu mousser, mais pour un gamin comme Boba, même 16 dollars par semaine auraient représenté une somme énorme.
— Ouais, enfin, c’est l’emplacement qui veut ça.
Le secret d’Isidore, c’était d’afficher un air toujours content et enjoué. Et de leur parler. Quand il souriait, ses yeux bleus brillaient d’intelligence.
« Comment ça va aujourd’hui, monsieur, comment ça va les affaires ? »
Il avait une bonne frimousse, heureusement, parce qu’à dix-neuf ans, il était vraiment trop vieux pour ce métier.

Isidore n’était pas du genre à élaborer des plans ; il inventait sa vie à mesure qu’il avançait et cette spontanéité lui avait sauvé la mise plus d’une fois. La débrouillardise, quoi. Et puis il savait encaisser les coups et repartir sans moufter. C’était pas de bol. Ses clients, les messieurs en chapeau haut de forme et pantalons à pinces pensaient la même chose : quel gâchis qu’un gamin comme ça ne fasse pas mieux que cireur de chaussures.
C’était pour l’emplacement qu’Isidore avait eu de la chance. Il s’était installé pile au moment où celui qui cirait les chaussures de Bowling Park était parti, et personne ne lui avait demandé comment il avait eu la place et s’il y avait eu un arrangement. Tous les mômes qui se lançaient dans ce métier le savaient, les trottoirs étaient la propriété de ceux qui les gardaient. Isidore avait été élevé à la dure, il n’avait eu droit ni aux caresses ni aux caprices. Il n’était pas de ceux qui poussaient un petit voilier sur le lac de Central Park avec des nounous enrubannées pour les surveiller.
— Comment ça va aujourd’hui, monsieur, comment ça va les affaires ?
L’homme tendit son pied à Isidore. Il n’était pas un régulier mais portait le col blanc et la cravate à larges rayures de ceux qui travaillaient dans le secteur. Isidore se mit immédiatement à l’ouvrage, du nerf, de l’énergie, les banquiers de Wall Street aimaient ça.
— Les affaires, c’est le beau fixe, mon garçon ! Ça monte, ça monte, ça monte !
— Vous avez du RCA2 ?
— Mais oui, mon garçon, mais oui. Tu t’intéresses aux innovations technologiques ?
— Je m’intéresse à tout, monsieur.
Boba regarda Isidore avec des yeux de merlan frit. Il n’avait aucune idée de ce que c’était le RCA, alors que c’était la crème de la crème. Certains disaient qu’un jour on pourrait mettre des postes de radio dans des voitures ! Et tous les clients d’Isidore en avaient acheté. Du RCA, et du Coca-Cola, parce qu’avec la prohibition de l’alcool, l’action Coca avait pris 25 % en un mois. Est-ce que Boba pourrait le remplacer ? Il faudrait bien. De toute façon, Isidore ne voulait plus être cireur, c’était décidé.
À cause de Lotte.
Pffft, pffft, pffft. Isidore serra les mâchoires et accéléra le mouvement de son chiffon. Il souriait à son client, mais avec les autres enfants des rues, les petits rats comme lui, il ne faisait pas de quartier. Si Boba reprenait son bidon, sa boîte de brosses, sa chaise, et la poule aux œufs d’or que représentait Bowling Green, il faudrait qu’il lui reste dévoué.
Isidore aurait pu lui refiler son emplacement et la recette de son cirage magique, et le gamin lui aurait reversé un petit quelque chose ; mais ce qu’Isidore ne voulait pas perdre, c’étaient les bons tuyaux. Depuis qu’il s’était décidé, depuis qu’il avait tout misé sur la Bourse, il ne devait pas se planter. Tout le monde spéculait, pourquoi pas lui ? Chaque jour les gros titres étalaient l’argent facile d’inconnus qui avaient osé se lancer. Des fortunes faites en un rien de temps, des histoires incroyables. Isidore n’était pas plus bête qu’un autre.
— Comment ça va aujourd’hui, monsieur, comment ça va les affaires ?
Dix-huit dollars par semaine lui payaient à l’aise le loyer de la chambre qu’il partageait avec Ben, un café pas mauvais, du salami, des cornichons, des pommes de terre, et une bière de contrebande de temps en temps. Il n’était pas porté sur la bibine et il ne voulait pas d’ennuis avec la police. Et puis 35 cents le verre de gin-tonic dans un speakeasy, merci bien, surtout qu’on risquait d’y laisser ses yeux. On racontait en ville des histoires horribles d’alcool frelaté et allongé avec de l’alcool à brûler qui rendait aveugle.
Dix-huit dollars par semaine, et le dimanche Isidore et son pote Ben allaient au bal du Loew’s Theatre sur Coney Island. Isidore n’était pas bon danseur mais on pouvait dire que les filles lui tournaient autour et qu’il obtenait généralement leurs faveurs.
Les dimanches à Coney Island, il y avait une de ces foules ! Ça se mélangeait entre ouvriers, étudiants, marins, trafiquants et joueurs de base-ball. On y venait en famille, les enfants se baignaient en poussant des hurlements de joie, les plages étaient bondées, on se payait une glace, et puis il y avait le Cyclone, le plus grand manège de montagnes russes du monde ! Le Cyclone qui vous foutait une sacrée frousse. Isidore s’était toujours dit que s’il emmenait une fille là-dedans et qu’elle ne criait pas, alors il l’épouserait. La première fois qu’il était monté dans le wagon et qu’il s’était retrouvé à la perpendiculaire, à retenir sa tête pour ne pas qu’elle tombe en arrière, il avait pensé que son cœur allait décrocher. Vingt-cinq cents le ticket, quand même.
— Merci, monsieur, bonne journée !
Boba attrapa un chiffon.
— Le prochain, je peux le faire ?
Isidore hocha la tête et enfonça ses poings dans ses poches.
— OK, mais t’oublies pas de lui demander comment vont les affaires, hein !

S’il voulait quitter le métier, c’était pour Lotte. Une jeune fille avec une épaisse natte blonde, une robe blanche et des petites bottines très bien cirées. Elle aurait pu crier dans les montagnes russes, ça n’aurait rien changé ; elle incarnait la perfection, teint de porcelaine et joues roses de poupée. La première fois qu’Isidore l’avait vue, elle était entourée d’une nuée d’amies riantes. Une femme d’un certain âge semblait chaperonner le groupe. Il avait imaginé une tante ou une cousine, et la vieille en question avait eu tôt fait de zieuter le jeune homme et de se méfier de lui. Mais c’était la fête à Coney Island et, dans le brouhaha et les rires, il avait réussi à s’approcher de la jeune fille pour lui demander son nom.
— Lotte.
La consonance germanique avait sonné aux oreilles d’Isidore comme un sucre d’orge.
— Lotte ? Ravi de faire ta connaissance, moi c’est Werther.
Il lui avait répondu cela du tac au tac, et la bouche de Lotte avait fait un O, aucun garçon de son âge n’ayant lu Goethe, du moins pas à sa connaissance.
Depuis la Grande Guerre, les immigrés allemands faisaient profil bas sur le continent américain, la propagande antiallemande faisait rage et, dans les lycées, il aurait été impensable d’enseigner Les Souffrances du jeune Werther plutôt que Les Aventures de Tom Sawyer. Bien sûr, Lotte ne pouvait pas imaginer que ce livre était un des seuls qu’Isidore ait jamais lus. Pour le cireur de chaussures, c’était bien plus que de la chance, c’était le destin.
La vieille avait vite mis le holà à leur enthousiasme. Quand un garçon se piquait de parler littérature à une jeune fille, la coucherie n’était pas loin. Pareille à la fermière qui a vu rôder le renard, elle avait voulu éloigner ses oies blanches. Mais heureusement pour Isidore, ces demoiselles avaient insisté pour prendre un granité. Sentant que le temps lui était compté, il avait demandé à Lotte dans quel lycée elle étudiait (Spence, Upper East Side), si elle avait fait les montagnes russes (Une fois seulement, ses amies avaient eu très peur, mais pas elle), si elle venait souvent à Coney Island le dimanche (Oui, souvent, surtout quand il faisait beau), alors ils se verraient peut-être dimanche prochain (Peut-être).
Il avait posé les questions dans le bon ordre, pour ne pas paraître trop insistant, et il lui avait souri son meilleur sourire, son sourire spécial, celui qui faisait que ses clients lâchaient un nickel de plus. Puis il avait attendu le dimanche suivant comme aucun autre jour de toute sa vie auparavant.
Il avait immédiatement été obsédé par elle. Besoin de savoir où elle était, ce qu’elle faisait et où elle irait, si elle pensait à lui comme lui pensait à elle.
Son pote Ben avait rigolé, « Dans cette foule, je ne vois pas comment tu vas la retrouver ! » Mais Isidore n’avait pas mis longtemps à la repérer avec ses amies virevoltantes. À peine avait-il entraperçu la natte blonde, qu’il avait senti tout son être entrer en combustion. Elle était là, et elle aussi l’avait vu. Il avait marché droit dans sa direction, sans aucune timidité, sans aucune retenue. Leur conversation avait repris sans préambule, sans silence gêné. Il avait tellement de questions à lui poser, il voulait tout connaître d’elle, il voulait l’absorber. Il ne devait pas trop la regarder, parce que la bouche de Lotte, les épaules de Lotte, les petits seins de Lotte qu’il devinait sous le fin tissu de coton blanc lui faisaient perdre les pédales. Quand elle avait dû partir, il lui avait pris la main et elle avait eu un mouvement de recul. Isidore en avait été mortifié.
Pourtant, le dimanche suivant, elle était revenue. Le dimanche suivant et tous les autres. Et maintenant, quand Isidore apparaissait, les amies de Lotte se mettaient à glousser.

Le monsieur encravaté a glissé 10 cents dans la main de Boba. Le môme avait craché tout ce qu’il avait pu, on n’aurait pas pu l’accuser de manquer de bonne volonté.
— Écoute-moi, Boba, moi je veux bien te refiler l’emplacement, mais il va falloir que tu les fasses parler.
— Que je les fasse parler de quoi ?
— Bah de leur métier, des bons plans quoi. Comme ça le soir tu me raconteras, tu vois?
Clairement, Boba ne voyait pas.

Lotte avait raconté à Isidore l’histoire de sa famille. Elle était la fille d’un ingénieur allemand débarqué à New York à vingt-deux ans et aujourd’hui magnat de l’hygiène bucco-dentaire, la tuile. D’autant qu’au départ, Isidore avait mal compris. Lorsque Lotte disait « l’usine de papa », il avait cru que le père travaillait dans une usine de dentifrice. Il avait mis un certain nombre de dimanches à saisir que l’usine appartenait au papa en question. Depuis, il s’était acheté un tube de Chlorodon goût frais qu’il recrachait religieusement dans sa cuvette tous les matins d’un air songeur. Il n’avait pas avoué à Lotte qu’il était cireur, mais par souci de cohérence il avait dit qu’il était vendeur de chaussures dans un magasin. Et comme tous les gens qui croient à leur bonne fortune sans en avoir les codes, Isidore était très loin du compte : vendeur de chaussures ou cireur de chaussures, pour Lotte, c’était irrecevable. À la déception affichée sur le visage de la jeune fille, il avait eu un haut-le-cœur. Pourtant, à dix-neuf ans, les épreuves sont à l’amour ce que le vent est au feu, elles éteignent le petit et allument le grand.

— La plupart des gars dont tu vas cirer les pompes travaillent à Wall Street. Toi tu leur demandes comment vont les affaires, comme tu m’as vu faire, puis tu leur dis comme ça « Alors, dans quoi il faut investir en ce moment, monsieur ? » Tu notes bien leur réponse dans ta petite tête, et le soir tu me répètes ce que tu as entendu, c’est pas compliqué ça, non ?
— Non.
Isidore avait choisi Boba parce que c’était le gamin avec la plus innocente bouille du quartier irlandais.
Depuis quelque temps, il imaginait Lotte passant par hasard devant les grilles de Bowling Green et qu’il se retrouvait nez à nez avec elle, la brosse et le chiffon à la main. Il en cauchemardait. C’était décidé, Boba ferait l’affaire. Isidore resterait encore deux ou trois jours avec lui pour voir comment il se débrouillait, et puis il laisserait le môme cracher à sa place.

2. Radio Corporation of America.

2
Des ténèbres épaisses noyaient la chambre du deuxième étage, elles écrasaient de leur poids la mère et l’enfant bouche ouverte. Martha entendit sonner l’angélus, il était 6 heures. Elle tendit le bras jusqu’au berceau de fortune que le gentil voisin du premier étage lui avait fabriqué dans une caisse et attrapa son bébé. Elle souleva sa chemise et posa le petit encore endormi contre son sein de chaleur vivante.
Les mains potelées s’agrippèrent au mamelon et une larme de lait s’écoula. L’enfant se mit à téter en silence. C’était un bébé qui ne pleurait pas, qui n’avait jamais pleuré. Même le jour de sa naissance, Martha l’avait cru mort-né car il n’avait pas émis un son. Cela aurait peut-être été mieux pour eux deux. Elle remonta le drap, il faisait froid. Le bébé la pinçait fort maintenant, la sensation était à la fois douloureuse et suave. Elle regarda par l’unique fenêtre de la pièce, le jour n’était pas levé. La succion ralentit, l’enfant serait bientôt repu. Elle attendit encore quelques minutes, retardant le moment où il lui faudrait poser les pieds sur le plancher froid qui accrochait la poussière. Enfin, encore assommée de sommeil, elle tâtonna jusqu’à la chandelle et l’alluma en frottant une allumette.
La chambre s’éclaira, les contours de la table dans le coin et l’armoire dans laquelle Martha rangeait le linge et le manger se dessinèrent. Elle se baissa pour remuer les braises dans le poêle. Elle couvrait le feu chaque soir et ajoutait un petit morceau de charbon le matin, cela suffisait, le bébé avait huit mois et il était costaud. Elle posa la bouilloire sur la grille pour faire du café. De l’autre côté du mur, elle entendit le voisin pousser un grognement. L’homme était une brute qui battait sa femme et la besognait indifféremment. Elle changea le bébé et l’habilla.
Les mains lui grattaient. Elle avait beau les enduire d’un peu de beurre le soir, surtout sur l’articulation à la base des pouces, l’eczéma desquamait sa peau. À l’usine, les dernières arrivées étaient envoyées aux cuves et les produits qu’ils mettaient dans l’eau vous laissaient des plaques rouges, les irritations étaient insupportables. Martha savait que si elle se grattait ce serait pire que tout. Elle se coupait les ongles ras mais la nuit, ça la démangeait dans ses rêves. Au matin, ses mains avaient saigné et les draps étaient tachés.
Elle fit une toilette sommaire, sa chevelure lui tombait jusqu’aux hanches, elle l’enroula en un chignon bien serré sur le haut de sa tête puis s’aspergea le visage d’eau froide, ce qui acheva de la réveiller tout à fait. Une fois prête, elle coupa une tranche de pain, remit la miche dans le torchon et avala son bol de café debout, le bébé sur la hanche. Elle enfila à l’enfant un gros tricot et jeta un châle sur ses épaules, il fallait se hâter.
La maison de la nourrice faisait face à la manufacture, ce qui était bien pratique. Cette femme, maigre comme une chatte qu’on aurait sauvée de la noyade, avait la garde de sept enfants, tous fils et filles de plumassières. Elle n’était pas mauvaise nourrice, mais elle avait ses têtes. Tantôt d’humeur joyeuse et pleine d’entrain, tantôt excédée, elle portait un long tablier bleu couvert de traces de morve et de larmes car les petits y pleuraient et s’y mouchaient tour à tour.
— Bonjour, madame Prato.
— Bonjour, Martha.
— Je vous le laisse ?
Le bébé tendit les bras à la nourrice qui le prit en souriant. Si seulement tous les bébés pouvaient être aussi faciles que celui-là.
— Oui, c’est ça, laissez-le-moi, allez. À tout à l’heure !
Le prix de la garde comprenait un bol de soupe à midi pour les mères qui allaitaient encore. Elles sortaient de l’usine en courant, les seins gonflés, buvaient leur soupe d’un trait, nourrissaient leur enfant puis repartaient aussi sec, c’était un bon arrangement.
Martha alla se placer dans la file qui s’allongeait devant les portes de la manufacture. Elles étaient une bonne centaine, le chignon tiré dans l’air frais du petit matin. Le travail démarrait à 7 heures et se terminait douze heures plus tard. Martha était aux cuves, avec deux autres filles robustes comme elle. Anna et Zita. La première avait des taches de rousseur et un heureux caractère, la seconde portait son gros ventre en avant pour faire contrepoids lorsqu’elle activait les perches.
Les cuves étaient installées un peu à l’écart du bâtiment principal, à cause des odeurs qu’elles dégageaient. Des odeurs si fortes que les premiers jours, Martha en avait eu mal à la tête, et puis elle s’était habituée. La manufacture était spécialisée dans la confection des panaches des militaires. Lorsque les plumes arrivaient, elles étaient déjà humides et lourdes du mélange d’alcool et d’eau salée qui servait à les désinfecter.
Martha, Anna et Zita étaient au dégraissage. Elles jetaient les sacs de plumes dans les cuves et tournaient l’eau beige rendue laiteuse par le détergent. Des milliers de plumes de grue, grises, qui se collaient et s’entremêlaient les barbes. Peu à peu, le tourbillon de leurs tiges pointues et de leurs minuscules lames fendant la surface prenait un caractère hypnotique, alors il fallait inverser le mouvement, jusqu’à ce qu’enfin les fragiles poisseuses se détachent les unes des autres. C’était un travail répétitif, qui demandait beaucoup de force physique mais, à dix-sept ans, Martha était dure au mal. Elle n’était pas bavarde, moins que ses deux camarades, pourtant Anna et Zita avaient eu tôt fait de prendre la dernière arrivée sous leur protection. Peut-être leur inspirait-elle de la pitié ? Une douceur triste émanait du regard de la jeune femme, comme si son cœur était lesté d’une pierre de silence.
« Sœur d’orageuse mélancolie, / Vois couler la barque éperdue / Sous les étoiles / Au visage muet de la nuit3. »
Martha avait écouté des poètes réciter des vers un soir, c’était si merveilleux. Les belles choses, elle les avait touchées du doigt, pas longtemps, juste assez pour savoir que la poésie existait et qu’elle n’était pas pour elle.
Elle avait attendu la fin de l’hiver, le bébé avait six mois, il était grand temps. Elle avait bourré le landau du peu de choses qui leur appartenait, cousu ses maigres économies dans l’ourlet de sa jupe, attaché son chignon, et elle était partie de bon matin, remontant le Danube sans autre perspective que celle de quitter la grande et impériale ville de Vienne, écrasante de magnificence avec ses façades immaculées, ses calèches et ses voitures vrombissantes. Vienne et ses trottoirs où les dames élégantes en chapeau à plumes croisaient celles qu’on appelait « les filles de la ligne » parce que la police limitait par une ligne invisible le pavé qui leur était concédé pour le racolage. Et Vienne fourmillait de maisons closes, boîtes de nuit et autres cabarets. La marchandise féminine s’offrait publiquement à chaque heure et à tous les prix. Pour les messieurs en haut-de-forme et noire redingote se procurer une femme pour un quart d’heure ou une nuit coûtait aussi peu de peine que d’acheter un paquet de cigarettes. Deux cents couronnes pour une danseuse de l’Opéra, deux couronnes pour une fille des rues mal fardée. Martha n’était pas dupe, dans sa situation, elle aurait rejoint tôt ou tard la cohorte fatiguée des femmes affamées et tristes qui vendaient du plaisir sans plaisir et finissaient toutes à l’hôpital. Elle était jolie, elle avait même posé pour un peintre. Mais elle avait son honneur.
Aujourd’hui, elle menait la vie d’une petite vieille, propre et soignée. Elle ne dépensait rien, à part pour la nourriture, le logement et la garde du bébé. Pas de bal, pas de divertissement, pas de sortie, pas de boisson. Le dimanche, elle allait au lavoir pour le linge de l’enfant puis à la messe pour laver son âme et chérir ses souvenirs d’amour dans le calme froid d’une église. Sa seule fierté coupable, à défaut de s’imaginer libre, était de ne devoir rien à personne.
Elle avait poussé le landau jusqu’à 30 kilomètres de Vienne et s’était arrêtée à Leobendorf devant l’enseigne rouge d’un café. Elle avait passé la porte et demandé au comptoir s’ils avaient du travail. La tenancière l’avait détaillée de la tête aux pieds.
— Allez donc voir à la plumasserie, c’est à la sortie de la ville, au bout de la grand-rue. Ils en embauchent des comme vous.
Elle avait conscience de marcher sur une poutre au-dessus du vide avec un bébé accroché dans le dos. Mais elle savait que les manufactures étaient moins regardantes sur les filles-mères et que, dans les villages, le nombre de bâtards dépassait de beaucoup celui des enfants légitimes.
— Vous devriez quand même me laisser votre mioche le temps d’aller voir.
— C’est vrai ? Je peux vous le laisser ? Vous verrez, il est très sage, il ne pleure jamais.
La femme avait hoché la tête.
— Pour ça, des mioches, moi j’en ai eu sept, alors… les pleurs… j’y suis habituée. Mais ne tardez pas, hein !
Le contremaître lui avait demandé si elle avait de l’expérience.
— Non, mais je suis une bonne travailleuse.
Des références.
— Non, mais je suis une honnête fille.
Cela avait suffi.
Depuis, le dos courbé, elle regardait les journées défiler en faisant tournoyer des plumes à la surface de l’eau. Quand elle se couchait harassée, l’enfant au sein, la chaleur du bébé l’endormait et souvent elle n’avait même pas le courage de le remettre dans le berceau que M. Gruber avait fabriqué.

M. Gruber aimait beaucoup Martha. Il était bien trop vieux pour être son prétendant, mais elle aurait pu lui demander à peu près ce qu’elle voulait, il se serait exécuté, « comme ça, pour rendre service, entre voisins ». Il faisait des risettes au bébé et puis il avait une gentille façon de soulever sa casquette quand ils se croisaient dans l’escalier, comme si Martha était une dame alors qu’elle n’était rien du tout. Plusieurs fois, il lui avait proposé un petit verre de schnaps, « en bonne amitié », mais elle avait refusé.
Ce soir encore, il était venu frapper à sa porte.
— Madame Martha, pardon, je ne voudrais pas déranger, mais je vous ai apporté une part de tarte aux pommes.
Elle était restée sur le seuil.
— Merci beaucoup, monsieur Gruber, c’est très gentil à vous, il ne fallait pas.
L’homme lui souriait.
— Le bébé va bien ?
— Oui, merci, il est sage.
— Il dort ?
— Oui.
— Il ne faudra pas lui donner de la tarte, hein, parce qu’y a du rhum dedans.
M. Gruber se mit à rire, mais Martha eut l’impression que c’était un rire forcé. Elle était si fatiguée, elle aurait dû proposer au voisin d’entrer chez elle et ils auraient pu manger la tarte ensemble, mais quelque chose, elle ne savait pas bien le formuler, quelque chose d’envahissant dans l’insistance de cet homme lui disait de se méfier. Bien sûr, il était prévenant et affable, et elle était si seule, pourquoi aurait-elle refusé l’amitié bienveillante d’un voisin ?
Elle ne voulait surtout pas paraître impolie. Elle avait encore la main posée sur la clenche. À la façon dont M. Gruber se tenait, à la limite de l’entrebâillure, le corps penché, très près d’elle, elle se sentit troublée. C’était une chose subtile, un pressentiment peut-être, une gêne sourde. Il continuait à lui sourire en silence. D’aucuns auraient dit un sourire simiesque, même si Martha n’avait jamais vu de singe de sa vie. Elle sentit qu’il s’imposait à elle, qu’il lui intimait l’ordre tacite de respecter son statut d’homme. Lui refuser cela serait un affront terrible. Elle devait lui rendre les choses faciles.
Elle essaya de se rassurer, de combattre la sensation étrange qui lui nouait la gorge. Elle se faisait des idées. M. Gruber était un ami qui voulait lui venir en aide parce qu’il avait pitié d’elle, elle savait qu’elle inspirait de la pitié à un grand nombre de gens. Si elle avait été courageuse, elle aurait tenté de lire cela dans les yeux de M. Gruber, car elle avait la naïveté de penser que les yeux des gens ne mentaient pas. Mais justement parce qu’elle craignait de rencontrer autre chose qu’un regard d’affabilité, elle gardait les yeux rivés sur le plancher. Cela ne la rendait que plus mignonne, ou plus fragile, qui sait ce que le voisin du premier étage pensait à cet instant d’une jeune fille de dix-sept ans qui s’était fait engrosser et avait fui Vienne avec son bébé pour se réfugier dans une miteuse pension de famille comme celle qu’ils habitaient ?
— Vous allez bien, Martha ?
Il avait posé sa main sur son bras et elle resta immobile.
— Je me fais du souci pour vous, vous savez, ce n’est pas facile d’être une jeune maman…
Il avait pris un accent sincère ; un instant elle se sentit rassurée, peut-être que c’était seulement elle qui avait de mauvaises pensées. M. Gruber était si vieux, il aurait eu l’âge d’être son grand-père !
— Ne vous faites pas de souci pour moi, monsieur Gruber, c’est gentil. C’est juste que les journées sont longues, comme vous savez, je suis fatiguée, je crois que j’ai besoin de dormir.
— Bien sûr, je comprends, dans ce cas…
Cette fois, il la regarda fixement, les pupilles dilatées par le désir. Martha fut parcourue d’un frisson.
— Dans ce cas… Bonne nuit… Martha.
Son cœur se mit à cogner si fort qu’elle eut l’impression que M. Gruber pouvait entendre sa peur. Elle trouva encore la force d’articuler :
— Bonne nuit, monsieur Gruber, merci beaucoup pour la tarte.
Elle referma la porte avec toute la lenteur dont elle était capable, pour ne pas montrer qu’elle avait compris. Elle le craindrait désormais chaque fois qu’ils se croiseraient dans la maison. Elle colla son oreille à la mince porte en bois et entendit le pas posé de l’homme qui redescendait l’escalier, comme s’il appuyait exprès sur chaque marche, comme si ses pas disaient « nous reviendrons ».

3. Georg Trakl, Plainte.

À propos de l’autrice
PERETTI_Camille_de_©celine_nieszawerCamille de Peretti © Photo Céline Nieszawer

Camille de Peretti est l’auteure de sept romans dont Thornytorinx (prix du Premier roman de Chambéry) et Le Sang des Mirabelles (2019). (Source: Éditions Calmann-Lévy)

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Le Café sans nom

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En deux mots
Dans les années soixante-dix Vienne est en plein renouveau. Une effervescence qui touche aussi Robert Simon. Il décide de quitter son travail pour ouvrir son propre café. Très vire celui-ci devient un lieu de rencontre pour les habitants du quartier et un point d’observation pour Robert. Toutes ces vies, ces bribes d’histoires racontent les mutations de la capitale autrichienne. Et d’un humble cafetier.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le cafetier qui était sociologue sans le savoir

À travers le portrait d’un cafetier viennois et de sa clientèle, Robert Seethaler retrace les années 1970 d’un faubourg de Vienne. Un roman plein d’humanité et une chronique nostalgique de la capitale autrichienne.

Nous sommes à Vienne en août 1966, dans le quartier des carmélites et plus précisément autour du marché, le Karmelitermarkt. C’est là que travaille Robert Simon. Il aide ici et là, offrant sa force de travail et son assiduité à qui veut bien l’embaucher. Quand l’histoire commence, il vient de trouver le local qui va lui permettre de concrétiser son rêve, devenir son propre patron. L’aventure est risquée pour quelqu’un qui n’a pas de fortune et pas d’expérience, mais à l’image de la ville qui se métamorphose, il va se lancer. Et, ma foi, assez vite trouver ses marques.
Car il peut compter sur ses connaissances, les petits commerçants du coin et notamment son ami le boucher pour, le temps d’une pause, venir prendre un café ou une bière.
«Robert Simon ouvrit comme prévu son café à midi tapant. À peine dix minutes plus tard arrivait le premier client. Simon le connaissait de vue, c’était un fruiticulteur de la Wachau, qui louait de temps à autre un espace entre les stands pour écouler ses paniers d’abricots. (…)
— Qu’est-ce que tu as ?
— Du café, de la limonade, du soda-framboise, de la bière, du vin de Stammersdorf et de Gumpoldskirchen, du rouge et du blanc. Et pour manger, des tartines de saindoux avec ou sans oignons, des cornichons et des sticks salés.
— C’est pas grand-chose
— Je viens d’ouvrir. Et puis c’est un café, pas un restaurant.»
Au fil des jours, son local voit le nombre des habitués grandir. Avec les clients occasionnels, ils forment un microcosme fascinant, reflétant l’histoire de l’Autriche d’après-guerre en train de se relever. Ceux qui s’installent pour une partie de cartes espérant ne pas être dérangés par ceux qui sont venus se saouler et qui quelquefois en viennent aux mains. On y croise aussi des femmes à la recherche d’une âme sœur ou d’un mari qui délaisse son foyer. On y boit de la bière, mais aussi du vin, on y mange des tartines de saindoux roboratives, souvent accompagnées de cornichons. Tout va bien jusqu’à l’arrivée de l’hiver, quand le froid décourage les plus courageux. Jusqu’à ce qu’une veuve ne lui souffle la solution: «un hiver sans punch n’est pas un hiver digne de ce nom».
La recette concoctée par Robert va lui permettre de rebondir, mais aussi de transformer l’atmosphère de ce café dont il a désormais renoncé à donner un nom. Une atmosphère qui va aussi changer avec l’arrivée de Mila. Couturière ayant perdu son emploi, elle va très vite prendre ses marques au côté de Robert, qui ne peut tenir le coup seul, surtout qu’il entend rester ouvert durant toute la semaine.
«Les effluves de punch chaud qui, avec la fumée de cigarettes, les odeurs d’oignon, de bière et de café moulu sur fond de brouhaha de conversations, produisait une douillette et brumeuse atmosphère familiale.»
Robert Seethaler, qui a passé son enfance dans ce quartier de Vienne et qui a lui aussi été témoin de la transformation de la capitale autrichienne, dépeint parfaitement cette atmosphère familiale, cette mixité sociale et les aspirations des différentes générations. Il y a ceux qui essaient d’oublier la guerre, sans pour autant y arriver vraiment, et il y a ceux qui ont tourné la page pour se projeter vers un avenir plus heureux. «Je me souviens que mon père disait, ne regarde pas en arrière, la vie est devant toi. Mais entre-temps il y a tellement plus de passé que d’avenir. Qu’est-ce que j’irais regarder devant moi où il n’y a plus rien? Enfin aujourd’hui le soleil brille, c’est déjà quelque chose. Oui, c’est déjà ça. Alors, il regarde encore? Non, il est parti maintenant.»
C’est avec sa plume remplie d’humanité qu’il raconte ces années à travers des personnages attachants, des trajets souvent chaotiques, des histoires en train de s’écrire, belles et douloureuses, riches et pourtant modestes. Ce style empli de douceur permet au lecteur de se sentir à son tour accueilli dans ce café et avide d’entendre les confidences de ce «petit» peuple. Tout en subtilité, ce roman émouvant s’inscrit parfaitement dans l’œuvre du Viennois, après Le Tabac Tresniek (2014), Une vie entière (2015), Le Champ (2020) et Le Dernier Mouvement (2022). À lire sous la couette, avec un Punch chaud que vous pourrez également appeler «un Autrichien».

Le café sans nom
Robert Seethaler
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
Traduit de l’allemand (Autriche) par Élisabeth Landes et Herbert Wolf
246 p., 23 €
EAN 9782848054926
Paru le 7/09/2023

Où?
Le roman est situé à Vienne, principalement dans le quartier des Carmélites.

Quand?
L’action se déroule sur dix ans, de l’été 1966 à l’été 1976.

Ce qu’en dit l’éditeur
Chaque matin, en allant au marché des Carmélites où il travaille comme journalier, dans un faubourg populaire de Vienne, Robert Simon scrute l’intérieur du café poussiéreux dont il rêve de reprendre la gérance. Encouragé par l’effervescence qui s’est emparée de la ville, en pleine reconstruction vingt ans après la chute du nazisme, il décide, la trentaine venue, de se lancer dans une nouvelle vie. Comme le lui dit sa logeuse, une veuve de guerre : « il faut toujours que l’espoir l’emporte un peu sur le souci. Le contraire serait vraiment idiot, non ? ».
En cette fin d’été 1966, c’est avec un sentiment d’exaltation qu’il remet à neuf le lieu qui va devenir le sien. Homme modeste, de peu de mots, il trouverait prétentieux de lui donner son propre patronyme : ce sera donc le « Café sans nom », où va bientôt se retrouver un petit monde d’habitués. Le succès est tel que Robert ne tarde pas à proposer à Mila, une jeune couturière juste licenciée par son usine, de venir le seconder.
En quelques traits, en quelques images saisissantes, l’écrivain rend terriblement attachantes les figures du quotidien qui viennent, le temps d’un café, d’une bière ou d’un punch, partager leurs espoirs ou leurs vieilles blessures. Et si, au fil des saisons et des années, des histoires d’amour se nouent, bagarres et drames ne sont jamais loin, battant le pouls de la ville.
Robert Seethaler puise en effet l’inspiration de son nouveau et magnifique roman dans l’endroit qui l’a vu naître : ses descriptions de Vienne émergeant des décombres, à l’ombre tutélaire de la Grande Roue du Prater, confèrent aux personnages du Café sans nom, et notamment à celui qui en est l’âme, une tendresse et une saveur bien particulières.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Eva Flet)
France Culture
RTBF (La matinale)
France Inter (Clara Dupont-Monod)


Robert Seethaler présente «Le café sans nom» © Production Librairie Mollat

Les premières pages
Robert Simon quitta l’appartement dans lequel il vivait avec la veuve de guerre Martha Pohl, à quatre heures et demie, un lundi matin. C’était la fin de l’été 1966, Simon avait trente et un an. Il avait petit-déjeuné seul – deux œufs, du pain beurré, du café noir. La veuve dormait encore. Il l’avait entendue ronfloter dans la chambre. Il aimait bien ce bruit, ça l’émouvait curieusement, et il jetait quelquefois un œil par la porte entrebâillée, dans l’obscurité où palpitaient les narines grandes ouvertes de la vieille femme.
Dehors le vent lui fouetta le visage. Quand il venait du sud, il charriait la puanteur du marché, un relent d’ordures et de fruits pourris, mais ce jour-là le vent venait de l’ouest, l’air était pur et frais. Simon longea le grand bloc gris des retraités du tramway, la tôlerie Schneeweis & fils, et une rangée de petites boutiques qui, toutes, à cette heure, étaient encore fermées. Il gagna la Leopoldsgasse par la Malzgasse, et après avoir traversé la Schiffamtsgasse, atteignit la petite Haidgasse. Au coin de la ruelle, il s’arrêta pour jeter un coup d’œil à la salle de l’ancien café du marché. Il colla son front à la vitre et scruta l’intérieur en plissant les yeux. Les tables et les chaises étaient empilées devant le grand comptoir sombre. La couleur du papier peint avait passé, et à certains endroits il se gondolait. On aurait dit que les murs avaient des visages. Ils ont besoin d’air, se dit Simon. Il faudra laisser les fenêtres ouvertes quelques jours avant de commencer à peindre. L’humidité, la poussière, les vieux fantômes. Il se détacha de la vitre, se retourna et traversa la rue qui le séparait du marché, où Johannes Berg levait à grand fracas le rideau métallique de sa boucherie
« Bonjour, dit le boucher, tu peux me hacher quelques blocs de glace, si tu veux.
– J’ai assez à faire avec les légumes, dit Simon, dix-neuf caisses de rutabagas. »
Le boucher haussa les épaules et entreprit de baisser son store à la manivelle. Il transpirait, sa nuque luisait dans le soleil matinal. « Si tu veux, je te graisserai les charnières tout à l’heure, dit Simon.
– Ça, je peux le faire tout seul.
– L’hiver dernier tu les as graissées avec du saindoux rance. Au printemps ça empestait jusqu’au Prater.
– Ce n’était pas du saindoux, c’était de la graisse qui me restait.
– Tu me le dis, si tu veux un coup de main. Je peux le faire tout à l’heure. Ça ne prendra pas longtemps.
– D’accord », dit le boucher. Il décrocha la manivelle, la posa à côté de la porte et passa ses mains sur son tablier maculé de sang. La lumière tamisée de la toile rouge à rayures blanches estompait doucement ses traits. « La journée va être belle, dit-il. Beaucoup de soleil mais pas trop chaude.
– Pour sûr, dit Simon. À tout à l’heure. »
C’était un homme sec, aux bras nerveux et aux longues jambes minces. Son visage était tanné par le travail en plein air, ses cheveux blond cendré retombaient en désordre sur son front. Ses mains étaient grandes, constellées de cicatrices à force de manipuler des caisses de bois rêche. Ses yeux étaient bleus. La seule chose qui fût vraiment belle chez lui.
Il marchait plus lentement que d’habitude, et beaucoup de commerçants levaient la main ou lui lançaient un mot aimable. Cela faisait sept ans qu’il était sur le marché, mais aujourd’hui c’était son dernier jour, et ils le suivaient des yeux, sans bien savoir s’ils devaient s’en attrister ou se réjouir pour lui.
Il alla au point de chargement hisser sur son épaule des caisses de rutabagas et d’oignons et les porta au stand de fruits et légumes de Navracek. Il coupa le vert des oignons et les germes des pommes de terre, retourna le tas de bois de chauffage pour l’empêcher de moisir et empila les palettes vides. Chez le poissonnier, il nettoya les écailles, les mucosités et le sang des bacs de glace. Il fourra la glace souillée et les têtes aux yeux globuleux et aux gueules béantes dans un sac qu’il porta aux ordures. Puis il passa au stand des jouets avec les autos de bois et les petits manèges de fer colorés et ponça la rouille du gratte-boue. Son travail lui avait toujours plu : la variété, l’effort physique, l’argent de la journée qui tintait dans ses poches le soir. Il aimait l’air clair et froid de l’hiver, et la chaleur de l’été, qui amollissait l’asphalte où s’enfonçaient les capsules de bière, il aimait les voix enrouées des marchands, qui se couvraient les unes les autres, et l’idée de n’être qu’un petit rouage d’un immense organisme, bruyant, palpitant.
Avant la fin du marché il revint à la boucherie. Il s’était procuré un pot de graisse chez le quincailler pour lubrifier les charnières du store. Il plongeait un doigt dans la graisse et la répartissait sur les charnières et le pas de la vis de réglage. Il travaillait minutieusement, les doigts douloureux à force de tripoter la vis.
« Tu vas finir par m’user le fer à frotter comme ça », dit le boucher. Il prit une bourse dans le tiroir à couteaux et en extirpa gauchement un billet.
« Laisse », dit Simon.
Le boucher haussa les épaules et rempocha son argent.
« Tu reviens quand tu veux, dit-il. Pour quelqu’un comme toi, il y a toujours du travail.
– Merci.
– En tout cas je te souhaite bonne chance. Mais de toute manière on va se revoir.
– Oui, dit Simon. À bientôt. »
Ce soir-là, il ne rentra pas par le chemin habituel. Il suivit les ruelles de Leopoldstadt jusqu’à la Praterstrasse et la Vorgartenstrasse et gagna le Danube, où péniches et chalands émergeaient de l’ombre du Reichsbrücke et remontaient le fleuve dans la lumière irisée du couchant. Sur la rive, à la hauteur de l’ancienne usine de construction mécanique, il se mit à courir. Il courait sur le chemin de terre, longeant des blocs de béton géants, des fosses de débris de verre, des tas de ferraille et des grilles de fer rouillées. Du bois flotté et des cartons gonflés d’eau clapotaient le long des berges. Les mouettes rieuses glapissaient au-dessus de lui, et sur la rive nord, au-dessus de la plaine du Danube, planaient les cerfs-volants des enfants des faubourgs, minuscules taches de couleur dans le ciel. Il courait, haletant, la bouche ouverte, les bras ballants. La sueur lui coulait sur la figure, dans sa gorge il sentait battre son cœur. Clignant des yeux dans le soleil, il voyait le café avec sa salle poussiéreuse, les tables et les chaises dans la pénombre, les visages sur le papier des murs, et poursuivant sa course sur le chemin cahoteux, les poumons en feu, passant sous le Augartenbrücke, dévalant un talus lessivé par les eaux, foulant la caillasse brûlante qui cliquetait sous ses pieds, dépassant des joncs noirs et les épineux où voletaient des lambeaux de papier, il se disait qu’il pourrait continuer à courir indéfiniment, sans jamais s’arrêter. »

Extraits
« Robert Simon ouvrit comme prévu son café à midi tapant. À peine dix minutes plus tard arrivait le premier client. Simon le connaissait de vue, c’était un fruiticulteur de la Wachau, qui louait de temps à autre un espace entre les stands pour écouler ses paniers d’abricots. Il s’assit en terrasse et se mit à contempler le trottoir d’un air morne.
«Qu’est-ce que je peux vous servir?» demanda Simon, qui s’était noué un tablier autour de la taille et coincé un crayon derrière l’oreille. Le marchand le regarda, stupéfait :
«Je te connais, toi, dit-il Tu travailles sur le marché.
— Plus maintenant, dit Simon.
— Qu’est-ce que tu as ?
— Du café, de la limonade, du soda-framboise, de la bière, du vin de Stammersdorf et de Gumpoldskirchen, du rouge et du blanc. Et pour manger, des tartines de saindoux avec ou sans oignons, des cornichons et des sticks salés.
— C’est pas grand-chose
— Je viens d’ouvrir. Et puis c’est un café, pas un restaurant. » p. 25

« En fait les hommes n’étaient pas meilleurs qu’aujourd’hui, et les becs de gaz sifflaient désagréablement dans le noir je me souviens que mon père disait, ne regarde pas en arrière, la vie est devant toi. Mais entre-temps il y a tellement plus de passé que d’avenir. Qu’est-ce que j’irais regarder devant moi où il n’y a plus rien?
Enfin aujourd’hui le soleil brille, c’est déjà quelque chose. Oui, c’est déjà ça. Alors, il regarde encore ? Non, il est parti maintenant. » p. 49-50

À propos de l’auteur
SEETHALER_Robert_©Paula_WinklerRobert Seethaler © Photo Paula Winkler

Robert Seethaler, né en 1966 à Vienne, est également acteur et scénariste. Il vit à Vienne et Berlin. Ses romans ont été traduits dans plus de 40 langues. Le Tabac Tresniek (2014), Une vie entière (2015), Le Champ (2020), Le Dernier Mouvement (2022) et Le Café sans nom (2023) l’ont imposé en France comme l’un des écrivains de langue allemande les plus importants de sa génération. Son œuvre est traduite dans le monde entier, et il jouit en Allemagne et en Autriche, où certains de ses livres ont atteint des ventes de plus d’un million d’exemplaires, d’une formidable notoriété.
Depuis Le Tabac Tresniek, inoubliable portrait d’un apprenti buraliste à la fin des années trente, juste avant l’Anschluss, Robert Seethaler n’avait plus mis en scène sa ville natale: ses descriptions de Vienne renaissant de ses cendres ont ici une tendresse et une saveur particulières. (Source: Actualitté / Sabine Wespieser Éditeur)

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Un invincible été

BARDON_un_invincible_ete  RL_hiver_2021  coup_de_coeur

En deux mots
Gaya, la fille de Ruth et la petite-fille d’Almah fête ses quinze ans à Sosúa, ce village de République dominicaine où une poignée de juifs ont trouvé refuge durant la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes en 1980 et c’est désormais à la troisième génération de reprendre le flambeau pour faire entrer la petite communauté dans le troisième millénaire.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«On construit de mots la chair du passé»

Aragon

Catherine Bardon met un terme à la saga des Déracinés avec cet invincible été qui couvre la période 1980-2013. L’occasion de retrouver avec plaisir et émotion les rescapés de cet exil forcé et leurs descendants. Et de faire gagner la vie sur l’adversité!

Quoi de mieux qu’une fête de famille pour ouvrir le dernier volet d’une saga entamée en 2018 avec Les Déracinés? À Sosúa, ce village de République dominicaine où une poignée d’hommes et de femmes persécutés par les nazis ont trouvé refuge et tenté de sa construire un avenir, on fête la Quinceañera, c’est-à-dire les quinze ans de Gaya, la fille de Ruth et de Gabriela, son amie d’enfance. Les deux adolescentes ressentent toutefois bien différemment ce rite de passage. La première a l’impression de participer à une mascarade à laquelle elle se soumet pour faire plaisir à ses parents et à sa grand-mère, soucieuse du respect des traditions, pour la seconde c’est l’occasion de fêter joyeusement cette étape qui la fait «devenir femme».
Pour Almah, la patriarche de cette tribu, c’est aussi l’occasion de voir le chemin parcouru. Pour sa fille Ruth tout semble aller pour le mieux. Elle a surmonté le chagrin de la perte de son amie Lizzie en mettant au monde Tomás, le fils conçu avec Domingo qui partage désormais sa vie. Un bonheur simple qu’elle aimerait voir partagé par Arturo, le musicien installé à New York, avec lequel elle aime tant correspondre. Mais quelques mois plus tard, c’est du côté de la tragédie qu’il va basculer. Victime d’un accident de moto, il est hospitalisé avec son passager, son ami Nathan, danseur à la carrière fulgurante, beaucoup plus gravement atteint que lui. À son chevet Ruth va découvrir que les deux hommes formaient un couple depuis longtemps et ne sait comment soulager leur peine. Car Nathan ne dansera plus jamais.
Il faudra un séjour à Sosúa pour qu’un coin de ciel bleu ne déchire son univers très noir et n’ouvre au couple un nouvel horizon.
Gaya, la fille de Ruth, a choisi de quitter la République dominicaine pour aller étudier les baleines à l’université de Wilmington en Caroline du nord. Elle ne sait pas encore que ce ne sera là qu’une première étape d’un exil qui passera notamment par les Galápagos.
Mais n’en dévoilons pas davantage, sinon pour évoquer un autre projet qui à lui seul témoigne du demi-siècle écoulé, l’ouverture du musée juif de Sosúa, voulu par Ruth avec le soutien d’Almah. L’occasion de nouvelles retrouvailles et d’un hommage à toutes ces vies qui, par «leur détermination, leur goût de l’effort, leur âpreté au travail, leurs renoncements, leur dignité magnifique devant l’ineffable, s’étaient faufilés dans les lézardes de l’histoire pour écrire ici une page essentielle, sans laquelle rien d’autre n’aurait pu advenir. Ils étaient des rocs, de la race des vainqueurs, et la présence de chacun ici, aujourd’hui, témoignait de ça: ils étaient victorieux et indestructibles.»
En parcourant le destin de cette communauté de 1980 à 2013 la romancière, comme elle en a désormais pris l’habitude, raconte les grands événements du monde. Elle va nous entraîner à Berlin au moment où s’écroule le mur ou encore à New York lorsque les deux tours du World Trade center s’effondrent. Sans oublier la mutation politique et économique de ce coin des Caraïbes menacé par les tremblements de terre – comme celui d’Haïti à l’ouest de l’île qui poussera Ruth, Domingo et Gaya sur la route en 2010 – et le réchauffement climatique.
Bien plus qu’un hommage à cette communauté et à cette histoire qui aurait sans doute disparu dans les plis de l’Histoire, Catherine Bardon nous offre une formidable leçon de vie. Elle a en quelque sorte mis en scène la citation d’Henry Longfellow proposée en épilogue «… nous aussi pouvons rendre notre vie sublime, et laisser derrière nous, après la mort, des empreintes sur le sable du temps.»

La saga
Les déracinés (2018), L’Américaine (2019), Et la vie reprit son cours (2020), Un invincible été (2021)  
   

Les personnages
LES ROSENHECK :
Wilhelm est né à Vienne en 1906. Ses parents, Jacob et Esther, sont décédés pendant la Shoah. En 1935 il a épousé Almah Kahn (née en 1911). Almah et Wilhelm ont eu un fils, Frederick, en octobre 1936. Ils ont quitté l’Autriche en décembre 1938 et sont arrivés à Sosúa, en République dominicaine, en mars 1940. Leur fille Ruth est née le 8 octobre 1940. Leur fille Sofie, née en décembre 1945, n’a vécu que cinq jours. Wilhelm est mort des suites d’un accident de voiture en juin 1961.
En 1972, Almah a épousé en secondes noces Heinrich Heppner, un ami d’enfance de dix ans son aîné qu’elle a retrouvé en Israël. Elle vit désormais entre Israël et la République dominicaine.
Frederick, le fils d’Almah et Wilhelm, gère l’élevage et la ferme familiale. Il a épousé Ana Maria. Ils ont des jumelles.
Ruth, née en 1940, est le deuxième enfant d’Almah et Wilhelm. Elle fut le premier bébé à voir le jour dans le kibboutz de Sosúa. Après avoir fait ses études de journalisme à New York entre 1961 et 1965, puis une année passée dans un kibboutz en Israël, elle a décidé de vivre à Sosúa où elle a repris le journal créé par son père.

LES SOTERAS :
Arturo Soteras : benjamin d’une riche famille dominicaine d’industriels du tabac de Santiago, il est devenu l’ami de Ruth lors de leurs études à New York où il vit désormais. Il est pianiste et professeur de musique à la Juilliard School.
Domingo Soteras est le frère d’Arturo. Il a épousé Ruth en novembre 1967. Ils ont trois enfants. Gaya, née en 1965 de la liaison de Ruth avec un journaliste américain, Christopher Ferell, mort au début de la guerre du Vietnam. Le premier fils du couple, David, est né en 1968 et le benjamin, Tomás, en 1980.
George Ferell est le grand-père américain de Gaya.

LES GINSBERG :
Myriam est la sœur de Wilhelm. Née en 1913 à Vienne, elle a épousé Aaron Ginsberg, architecte, en mai 1937. Après son mariage, le couple a émigré aux États-Unis. Ils vivent à Brooklyn où Myriam a créé une école de danse. Ils ont un fils, Nathan, né en septembre 1955, qui est danseur étoile dans une compagnie new-yorkaise.

Svenja : Autrichienne d’origine polonaise, psychologue, elle est arrivée à Sosúa en mai 1940 avec son frère Mirawek, juriste. Ils ont quitté Sosúa en juillet 1949 pour s’établir en Israël. Svenja a épousé Eival Reisman, médecin, rencontré dans un kibboutz. Ils vivent à Jérusalem. Mirawek occupe de hautes fonctions dans le gouvernement israélien.

Markus Ulman : né en 1909, il est autrichien. Juriste et comptable, il est arrivé à Sosúa en mars 1941. Il est devenu l’ami de Wilhelm. Il a épousé Marisol, une Dominicaine originaire de Puerto Plata, en mars 1943 et s’est installé définitivement à Sosúa.

Liselotte Kestenbaum : née en 1939, arrivée à Sosúa en décembre 1944 avec ses parents, Lizzie est l’amie d’enfance de Ruth. Ses parents se sont séparés et elle a émigré en 1959 avec sa mère Anneliese aux États-Unis, où elle a mené une vie désordonnée. Elle a rejoint Ruth à Sosúa après une tentative de suicide à New York et a mis fin à ses jours en se noyant en 1979.

Jacobo : c’est le régisseur de la finca des Rosenheck. Sa femme Rosita s’occupe de la maison. Il est le fils de Carmela, une vieille Dominicaine dont Almah a fait la connaissance en mai 1940.

Deborah : fille d’une famille de cultivateurs aisés du Midwest, c’est une amie d’université de Ruth. Elle vit à New York où elle poursuit une brillante carrière de journaliste à la télévision.

La Playlist
Les Déracinés
Igor Borganoff / Dajos Béla: Zigeunerweisen
Czerny: fantaisie à quatre mains
Brahms: danses hongroises
Maria Severa Onofriana: fado
Glen Miller, Billie Holiday, Frank Sinatra, orchestre de Tommy Dorsey, Dizzy Gillespie
Quisqueyanos valientes (hymne national dominicain)
Hatikvah (hymne national israélien)
Luis Alberti y su orquesta: El Desguañangue
Shana Haba’ah B’Yerushalayim, «Next year in Jerusalem »
Anton Karas — Le Troisième Homme — Harry Lime Theme

L’Américaine
Booker T. & The MG’s: Green Onions
The Contours: Do You Love Me
The Ronettes: Be My Baby
Ben E. King: Stand By Me
Roy Orbison: Mean Woman Blues
The Beatles: She Loves You
The Beatles: I Want to Hold Your Hand
The Beatles: Can’t Buy Me Love
Peter, Paul and Mary
The Chiffons, The Miracles
Martha and the Vandellas
Bob Dylan: Only a Pawn in Their Game
Bob Dylan: When the Ship Comes In
Joan Baez: We Shall Overcome
Odetta Holmes: Don’t Think Twice, It’s All Right

Et la vie reprit son cours
Michael Bolton: When a Man Loves a Woman
Dajos Béla: Zigeunerweisen
Scott McKenzie: San Francisco
Pérez Prado: mambo
The Turtles: Happy Together
Beatles: The Fool on the Hill
Cuco Valoy, El Gran Combo de Puerto Rico, Johnny Ventura
Tchaïkovski: Le Lac des cygnes

Un invincible été
Whitney Houston: I Will Always Love You
Mariah Carey: I’ll Be There
Amy Grant: That’s What Love Is For
Michael Bolton: Love Is a Wonderful Thing

Joan Manuel Serrat: Another Day In Paradise
Antonio Machín: El Manisero
Igor Borganoff / Dajos Béla: Zigeunerweisen

Un invincible été
Catherine Bardon
Éditions Les Escales
Roman
352 p., 20,90 €
EAN 9782365695633
Paru le 8/04/2021

Où?
Le roman est situé principalement en République dominicaine. On y voyage aussi aux États-Unis, notamment à New York, Wilmington ou encore Boca Raton ainsi qu’en Israël, à Jérusalem, ainsi qu’aux Galápagos ou encore en Autriche, à Vienne.

Quand?
L’action se déroule de 1980 à 2013.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le dernier volet de l’inoubliable saga des Déracinés: roman de l’engagement et de la résilience, Un invincible été clôture avec passion une fresque romanesque bouleversante.
Depuis son retour à Sosúa, en République dominicaine, Ruth se bat aux côtés d’Almah pour les siens et pour la mémoire de sa communauté, alors que les touristes commencent à déferler sur l’île.
Gaya, sa fille, affirme son indépendance et part aux États-Unis, où Arturo et Nathan mènent leurs vies d’artistes. Comme sa mère, elle mène son propre combat à l’aune de ses passions.
La tribu Rosenheck-Soteras a fait sienne la maxime de la poétesse Salomé Ureña : « C’est en continuant à nous battre pour créer le pays dont nous rêvons que nous ferons une patrie de la terre qui est sous nos pieds. »
Mais l’histoire, comme toujours, les rattrapera. De l’attentat du World Trade Center au terrible séisme de 2010 en Haïti, en passant par les émeutes en République dominicaine, chacun tracera son chemin, malgré les obstacles et la folie du monde.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 


Bande-annonce du roman «Un invincible été» de Catherine Bardon © Production Éditions Les Escales

Les premières pages du livre
« Prologue
Sans un mot, sans un signe, Lizzie s’était dissoute dans l’espace. Ne me restaient d’elle que nos photographies d’enfance, quelques objets fétiches, des souvenirs à la pelle, un lourd fardeau de regrets et une butte face à la mer sur laquelle un grand arbre du voyageur avait emprisonné un peu de son âme dans les plis de son éventail.
Ce fut le jour où je compris que j’étais enceinte que je finis par admettre qu’elle était définitivement partie.
Une disparition pour une nouvelle vie, un malheur pour un bonheur, un regret pour un espoir. Devant cette évidence qui étreignait mon corps, le chagrin relâcha peu à peu son étau.
Je n’avais pas été préparée à endurer l’échec, ni à affronter le malheur. Après la mort de mon père et celle de Christopher, le père de Gaya, c’était la troisième fois que la vie m’infligeait la perte d’un être aimé. J’avais échoué à protéger Lizzie d’elle-même, à me protéger de la souffrance.
J’étais à l’aube de mes quarante ans, la vie palpitait de nouveau en moi et c’était un vertige.
J’avais cru ma famille solidement arrimée et voilà que le destin en décidait autrement.
Je mis longtemps à cicatriser. Tous les miens, Almah, Markus, Heinrich, Arturo, Svenja, et les autres, si loin qu’ils aient été, m’y aidèrent. Domingo, dont j’avais parfois surpris l’œil mélancolique s’attardant à la dérobée sur la porte close, celle de la quatrième chambre qu’il avait voulue pour notre maison, était fou de bonheur.
Pendant ma grossesse, Lizzie occupa souvent mes pensées. Je m’en voulais de n’avoir pas réussi à l’arracher à ses démons, je lui en voulais d’avoir trahi les promesses de notre jeunesse, et, égoïstement, je lui en voulais de m’avoir abandonnée.
Un matin, le bébé me réveilla d’un furieux coup de pied. Mon ventre était distendu, curieusement bosselé, et cela me fit éclater de rire.
Un rire de pur bonheur.
La vie avait repris son cours.

Première Partie
La force de la jeunesse
Quinceañera
Janvier 1980
Ce qui lui plaisait le plus, plus que son absurde robe longue froufrouteuse, plus que sa coiffure aux boucles sophistiquées raides de laque, plus que son diadème, plus que l’énorme pièce montée de choux à la crème commandée par sa mère, c’était que toutes ses amies étaient là. Sur leur trente et un, plus jolies les unes que les autres. Il y avait aussi les garçons, bien sûr, les indispensables cavaliers. Mais par-dessus tout, la présence de son aréopage d’amies, et surtout celle de Gabriela, mettait Gaya en joie.
Pour sa quinceañera, Gaya aurait préféré une fête intime. Sa mère était encombrée par un ventre plus volumineux de jour en jour, Svenja, sa marraine, ne pouvait quitter Israël où Eival luttait contre la tumeur qui colonisait son corps, Nathan qui répétait sans relâche son prochain ballet avait dû décliner l’invitation, Myriam et Aaron viendraient seuls de New York. Mais ses parents avaient tenu à respecter la tradition en faisant les choses en grand.
— Il n’y a qu’une fête des quinze ans, avait déclaré Ruth. Il y aura ça et ton mariage, ma chérie, sans doute les deux plus belles soirées de ta vie. Moi je n’en ai pas eu, à cette époque-là à Sosúa nous ne respections que les traditions juives et allemandes. Alors, fais-moi confiance, nous allons nous rattraper et donner une fête du tonnerre.
— C’est comme le premier bal d’une débutante à Vienne, un moment très spécial, avait ajouté Almah en souriant doucement, et Gaya ne savait pas résister à la fossette de sa grand-mère.
« Le plus bel hôtel de Puerto Plata », avait décidé sans ambages Domingo qui répétait ses pas de valse depuis des semaines et avait commandé un nouveau tuxedo sur mesure pour l’occasion. « J’ai un peu forci, s’excusait-il. Rien n’est trop beau pour ma fille. »
Ils s’y étaient tous mis, la persuadant qu’il n’y avait pas d’échappatoire, et voilà, elle allait devoir les affronter dans cette tenue qui ne lui allait pas du tout. Cette robe qu’elle avait pourtant choisie avec plaisir, une véritable robe de princesse comme dans les contes de fées de son enfance. Pourtant elle la portait maintenant avec résignation et même une pointe de rancune.
*
Gaya redoutait cette cérémonie. Quinze ans. Est-ce qu’on en faisait tout un plat pour les garçons ? On allait lui coller une étiquette sur le front : « Femme, prête à être courtisée, prête à être… consommée. » Absurde ! Elle avait été tentée à maintes reprises de se dérober. Si elle l’avait vraiment voulu, il n’y aurait pas eu de fête. Mais elle aimait trop les siens pour les décevoir. Et puis il fallait rendre les invitations aux fêtes de ses amies et elle ne pouvait être en reste avec Alicia et Elvira, ses cousines. Gaya entrerait dans sa vie de femme par la porte solennelle de la quinceañera. C’était ainsi dans son île. Une obligation familiale, sociale, culturelle, autant que mondaine.
*
Elle était là maintenant, abandonnée aux mains habiles de la maquilleuse qui transformait son visage d’adolescente rebelle en une frimousse de poupée de porcelaine. Gaya se regarda dans la glace. Cette magnifique jeune femme, éblouissante dans sa robe bustier bleu moiré, ces cheveux disciplinés en crans dociles par le fer à friser, ces yeux de biche étirés sur les tempes et ourlés de noir, ces lèvres rehaussées de rouge cerise, c’était elle aussi. Le résultat était tout à fait bluffant. Si on aimait ce genre-là. Elle eut soudain envie de rire. Puis elle ressentit une étrange morsure au creux de son ventre. Elle seule savait toute la duplicité de cette soirée.
Elle sortit de la chambre mise à sa disposition par l’hôtel, telle une actrice de sa loge. Domingo battait la semelle devant la porte, un rien emprunté dans son habit de soirée. C’était l’heure, la reine d’un soir allait faire son entrée en scène. La salle de réception foisonnait de fleurs blanches disposées dans des vases de cristal. Dans un angle, un trio jouait en sourdine. Les portes-fenêtres de la terrasse s’ouvraient sur un vaste jardin. La centaine d’invités était éclatée en petits groupes engagés dans des conversations animées. Les serveurs passaient de l’un à l’autre, les bras chargés de plateaux de coupes de champagne et d’appétissants canapés. Au bras de son père, Gaya s’avança, nerveuse, allure guindée, coups d’œil furtifs à droite et à gauche. Ses yeux croisèrent le regard attendri de sa mère. Quand elle repéra sa grand-mère qui lui adressa un clin d’œil complice, elle esquissa un sourire soulagé. Elle avait retrouvé son inconditionnelle alliée.
*
Après le dîner servi en grande pompe, on alluma solennellement les quinze bougies de la pièce montée, il y eut un toast cérémonieux, puis Gaya ouvrit le bal au bras de Domingo. Les yeux brillants de fierté, il s’en tira très bien. Almah se fit la réflexion que son gendre avait fait des progrès depuis son mariage, même si sa valse était un peu chaloupée pour les standards autrichiens.
Les danseurs s’étaient empressés auprès de Gaya. Son oncle Frederick, Arturo son parrain, Markus, Heinrich, George, son grand-père américain qui n’aurait manqué sa fête pour rien au monde, Aaron son grand-oncle, les frères de son père, tous, ils l’avaient tous fait valser. Jusque-là elle avait tenu le coup. Puis on était passé au be-bop et au merengue, et ça avait été le tour des garçons. Dans les bras de Guillermo, le frère d’une de ses amies âgé de vingt ans, Gaya avait piteusement lorgné du côté de Gabriela qui se frottait avec entrain contre un bellâtre au rythme des tamboras. Elle en avait grimacé de dépit. La jalousie lui mordait le ventre. Elle avait alors surpris sur elle le regard appuyé et soucieux d’Almah. Sa grand-mère adorée savait, Gaya en aurait mis sa main au feu. Avec elle, pas de secret qui tienne. Almah avait cette capacité à deviner les individus et tout particulièrement ceux qu’elle aimait. Gaya lui adressa un misérable sourire. Almah l’encouragea d’un signe de la tête, tandis que Guillermo resserrait son étreinte. Quel lourdaud ! Mais qu’est-ce qu’il croyait ? Gaya, qui n’avait qu’une envie, embrasser les lèvres roses de Gabriela, se résigna à subir son danseur jusqu’à la dernière mesure.
Les flashs du photographe éblouissaient tout le monde. Son frère, David, chahutait avec d’autres petits garçons. Ses copines se déhanchaient et flirtaient. Les adultes potinaient et le champagne coulait à flots. Rien à redire, c’était une belle soirée, vraiment très réussie.
Gaya eut soudain une envie de petite fille, se réfugier dans les bras de son père. Elle le chercha des yeux dans la foule. Ses parents dansaient, étroitement enlacés. Ruth, plantureuse et magnifique dans une longue robe noire largement décolletée dans le dos, avait posé sa tête sur l’épaule de Domingo, un peu raide dans son tuxedo neuf. Serré entre eux, son gros ventre. Il n’y avait pas à dire, ses parents en jetaient. Un doux sourire flottait sur les lèvres de sa mère. Ruth murmura quelque chose à l’oreille de son mari qui embrassa ses cheveux. Ils semblaient plus amoureux que jamais. Gaya sentit son cœur se dilater et une bouffée de reconnaissance l’envahit. Elle était heureuse pour eux et se sentait rattrapée par les ondes bienfaisantes de leur amour. Plus loin, Almah, infatigable, et dont la mauvaise jambe n’était plus qu’un lointain souvenir, valsait avec une grâce exquise au bras d’Heinrich. Ces deux-là connaissaient les pas et eux aussi avaient belle allure, et aussi quelque chose de plus… aristocratique que le reste de l’assistance. Une interrogation traversa l’esprit de Gaya : Almita avait-elle valsé à son propre bal des débutantes à Vienne ? De quelle couleur était sa robe ? Avait-elle un carnet de bal dans lequel s’inscrivaient ses cavaliers ? Sa grand-mère avait bien évoqué ce bal, mais elle ne le lui avait pas raconté en détail. Gaya se promit de l’interroger. Vienne et son bal des débutantes, ça devait avoir une autre allure que Puerto Plata et ses quinceañeras, puis cette pensée s’évapora, tandis que ses yeux se posaient sur son oncle. Frederick fumait un cigare, le bras autour des épaules d’Ana Maria, les inséparables jumelles en tenue de princesse jouaient les mijaurées, roulant des yeux, se mordant les lèvres, sous les regards ébahis de deux prétendants. Son cousin, Nathan le magnifique, comme elle l’appelait en secret, qui lui avait fait la surprise de débarquer in extremis, observait attentivement les danseurs, les yeux plissés, indifférent aux regards admiratifs de la gent féminine ; on lorgnait vers lui, on se poussait du coude, il était la célébrité de la famille, il avait même fait la une de Vanity Fair. Myriam, la sœur de son grand-père Wil, papotait avec son mari en martelant de son pied le sol au rythme de la musique ; on sentait que ça la démangeait furieusement, mais les rhumatismes d’Aaron avaient mis un terme à ses piètres talents de danseur. À les voir, tous réunis pour la fêter, Gaya se dit qu’elle avait de la chance, une chance incroyable même. Elle avait une famille formidable, certes un peu excentrique, un peu de bric et de broc et éparpillée dans le monde, mais vraiment formidable.
On tapota son épaule. Gaya se retourna et sourit franchement. C’était Arturo, son oncle et parrain, Arturo le gringo, comme on le surnommait depuis son installation aux États-Unis. Il avait fait spécialement le voyage depuis New York pour assister à sa fête. Avec Arturo, elle se sentait bien, vraiment bien, comme si une étrange fraternité les liait l’un à l’autre.
— C’est ton grand jour. Tu t’amuses ?
— Franchement ? Non !
— Oh Gaya, quelle rabat-joie tu fais ! Moi je m’amuse. Vraiment. Elle est très réussie ta fête.
Dans ses yeux bruns, elle lut qu’il la comprenait.
— Tiens, on va encore trinquer, décida-t-il en attrapant au vol deux coupes de champagne sur le plateau d’un serveur qui passait devant lui.
— Si je continue comme ça, je vais être ivre morte et ça va jaser !
— Si tu te soucies de ce que les gens pensent de toi, tu seras toujours leur prisonnière ! Lao Tseu, un philosophe chinois.
— Tu as raison, je m’en fiche, approuva Gaya en éclusant sa coupe.
— Allez viens, on danse, avant qu’on nous mette des charangas et des guajiras pour faire plaisir aux vieux, ou pire, le Manisero de ta mère !
Gaya se laissa aller dans les bras d’Arturo et entama avec entrain son meilleur be-bop de la soirée.
*
Almah regardait l’assistance, pensive, un sourire énigmatique flottant sur ses lèvres. Comme les liens familiaux étaient surprenants. Comme ils les reliaient les uns aux autres subtilement et d’étrange façon, trouvant des voies inattendues. Comme chacun avait trouvé sa juste place dans l’échiquier. Comme sa magnifique famille l’émerveillait. Heinrich dansait avec Myriam. Almah laissa échapper un petit rire involontaire en se souvenant qu’autrefois Wil avait vainement essayé de les caser ensemble, pour se débarrasser de son rival. C’était loin, et pourtant c’était hier. Comme le temps a passé, songea-t-elle.
— Toi, je sais à quoi tu penses !
Markus venait de se matérialiser à son côté.
— Vraiment Markus ? Dis-moi !
— Tu peux être fière, tu es l’âme de cette tribu, Almah, tu en es la racine première. Avais-tu imaginé cela en débarquant ici avec ta petite valise il y a presque quarante ans ?
— Eh bien… oui ! Dans mes rêves les plus fous, j’avais secrètement espéré quelque chose qui ressemblerait à ça…
— Eh bien, te voilà comblée ! Si tu savais à quel point cela me rend heureux.
Almah ne répondit pas, c’était inutile. La générosité, la bienveillance de Markus à son égard n’avait jamais, au grand jamais, été prise en défaut, et elle en remerciait le ciel chaque jour, avec un petit pincement au cœur en pensant que Markus n’avait pas eu sa chance.
*
De loin Gaya repéra Gabriela. Affalée sur une banquette, pantelante après un merengue endiablé, elle tentait de s’éventer d’un gracieux mouvement des mains. Gaya traversa la salle en priant de ne pas subir d’abordage. Elle se laissa tomber près de son amie, remarquant la sueur qui perlait sur les ailes de son nez et dans son décolleté. Elle regarda avec tendresse ses joues rouges, ses tempes moites, les petites mèches folles échappées de son chignon que la chaleur collait à sa nuque. Baissant le nez, Gabriela souffla dans son encolure et Gaya en fut troublée. Gabriela releva la tête et, avec un sourire complice, elle lui prit la main et l’entraîna sur la terrasse dans un frou-frou de robes longues. Accoudées côte à côte à la rambarde qui surplombait le jardin, elles restèrent un moment silencieuses, à contempler le ciel piqueté d’innombrables points lumineux, dans la lueur opaline de la lune. Gaya devinait le sourire de son amie dans l’ombre. Gabriela tourna vers elle un visage extatique, son regard brillait.
— Ne bouge pas, je reviens !
Une minute plus tard, elle était de nouveau là, deux coupes dans les mains. Elle en tendit une à Gaya et d’une voix joyeuse, rendue légèrement traînante par l’alcool :
— À nos quinze ans ! À notre vie qui commence !
Elles firent tinter leurs coupes de champagne l’une contre l’autre. Et ce fut à cet instant-là, précisément, que quelque chose éclata dans la tête et dans le cœur de Gaya. Elle comprit qu’elle ne serait jamais comme Gabriela. Ni comme elle, ni comme les autres. Sa vie ne commençait pas aujourd’hui, sa vie qui avait déjà bien sinué pendant ces quinze premières années. Et surtout, elle refusait de se définir à partir de ce ridicule rituel de passage. C’était un refus viscéral, presque un dégoût. Non, sa vie ne commençait pas aujourd’hui, et surtout sa vie ne serait pas régie par les codes des autres. Elle se battrait contre ça, seule contre tous s’il le fallait. C’était vital, sinon elle en crèverait. Sa quinceañera, au lieu de la faire rentrer dans l’ordre, lui intimait d’en sortir. Au lieu de lui montrer la voie, elle lui ouvrait une autre route.
Gaya leva des yeux résignés sur Gabriela, cette amie d’enfance qu’elle avait adorée, et comprit qu’elle venait de pousser une porte qu’elle ne pouvait franchir que seule, et qu’elle devait laisser son amie sur le bord du chemin, derrière elle.
*
Et voilà, Gaya, ma petite sauvageonne, entrait dans le monde des adultes. Comme la mienne, son enfance de liberté avait fait d’elle une fille aventureuse, résistante, endurante et combative. Gaya et son charme d’animal sauvage, sa brusquerie de garçon manqué, ses extravagances de tête brûlée, son regard farouche d’adolescente en colère, ses jambes musclées habituées à courir le campo, ses seins trop ronds, cette poitrine apparue tardivement dont je savais qu’elle l’encombrait inutilement, Gaya et sa détermination qui pouvait virer à l’entêtement, voire à la rébellion, Gaya et ses contradictions que je percevais intuitivement sans qu’elle s’en fût jamais ouverte à moi.
Dans ce pays où une fille est une femme à quinze ans, moi, Ruthie, j’étais devenue une vieille maman. Le bébé cabriolait dans mon ventre rebondi, me rappelant à l’ordre. J’avais l’interdiction de me sentir vieille, pour lui je devais être la plus tonique des mamans. Malgré mes quarante ans.
Je soupirai d’aise en regardant nos invités s’amuser. La fête était réussie et, dès demain, nous allions passer quelques jours bien mérités juste entre nous.

Un sérieux gaillard
Juillet 1980
3,9 kg, 52 centimètres.
Tomás.
De mes trois enfants, c’était le plus costaud, le plus grand et celui dont la naissance avait été la plus aisée, bien qu’il se fût attardé une semaine au-delà du terme au chaud de mon ventre. Alors qu’avec ma quarantaine j’avais redouté un accouchement difficile et, pire, la césarienne quasi automatique dont les Dominicains étaient si coutumiers, par souci d’efficacité, de rapidité, par désinvolture.
« C’est parce que tu es rompue aux maternités ! » avait souligné Domingo que j’avais supplié de tout faire pour m’éviter cet acte chirurgical que je jugeais barbare quand il n’était pas absolument nécessaire. Combien de Dominicaines, telle Ana Maria, ma propre belle-sœur, se voyaient affublées d’une horrible balafre qui courait du nombril au pubis, simplement parce que les médecins ne voulaient par s’embarrasser des longueurs d’un accouchement. Mais j’avais eu droit à la meilleure clinique privée de Puerto Plata et aux soins attentifs de mon mari.
Avec quelques difficultés et force câlineries, j’avais réussi à le convaincre de rester dans l’expectative quant au sexe de notre enfant. Je voulais une surprise, nous avions déjà une fille et un garçon, alors qu’importait de savoir, et jusqu’au dernier moment j’avais tenu bon.
Domingo n’était pas peu fier de son second fils.
Car avec Tomás nous flirtions avec les standards de la famille dominicaine, trois enfants c’était un minimum pour tout chef de famille qui se respectait. Moins que ça, on soupçonnait un empêchement ou une discorde du couple et on vous jetait des regards de commisération.
Côté grands-parents Soteras, on était heureux d’agrandir la tribu familiale, il fallait maintenant trois mains pour compter les petits-enfants.
Almah était déjà folle de ce gros bébé, potelé et rieur. « Ce sera un bon vivant et un sérieux gaillard, j’en mets ma main au feu, pas vrai Tomás ? » s’extasiait-elle en frottant son nez contre celui, minuscule, de son cinquième petit-enfant. Dès le lendemain de sa naissance, elle lui avait noué autour du cou la perle d’ambre qui éloignait le mauvais œil. J’avais approuvé d’un sourire, même si je n’accordais aucun crédit à cette croyance du campo, pas plus que Domingo qui ne s’y était pas opposé, soucieux de ne pas froisser Almah.
Perdue dans les tourments de l’adolescence et absorbée par ses projets d’avenir, Gaya ne prêtait au bébé qu’une attention polie. Je regrettais secrètement qu’elle ne fût pas plus câline, pas du genre à pouponner et que le sort des animaux semblât lui importer plus que celui du nouveau-né. Mais ma fille était ainsi faite et je n’avais pas souvenir, moi non plus, d’avoir traversé l’adolescence comme un long fleuve tranquille.
Quant à David, élevé au milieu d’un trio de filles et d’ordinaire si réservé, il avait du mal à contenir sa joie d’avoir enfin un petit frère. Son unique préoccupation était qu’il grandisse au plus vite pour en faire son compagnon de jeu.
Le seul chez qui je notais comme une légère fêlure, bien qu’il l’eût nié la tête sur le billot, était Frederick. Mais je connaissais mon frère. Mon frère, qui en son temps avait tant espéré un fils, s’était résolu, non sans une once de regret, perceptible bien qu’il l’eût toujours tue, à l’idée de devoir céder la gestion de l’élevage à ses neveux, seule descendance masculine de la famille. Car à seize ans, Alicia et Elvira, ses jumelles, formaient des projets de vie qui les éloignaient radicalement de notre terre rustique, décoration d’intérieur pour l’une, styliste pour l’autre, si possible en Floride, et bien évidemment ensemble.
Nous fêtâmes la naissance de Tomás de façon tout à fait païenne, avec de sérieuses agapes dont la pièce maîtresse fut un cabri rôti tout droit venu des prés salés de Monte Cristi.
« Il va falloir se calmer, commenta Almah, si nous continuons à enchaîner les réunions de famille à cette cadence infernale, mon tour de taille n’y résistera pas ! »

Un choc violent
15 décembre 1980
C’était un pacte tacite : le téléphone pour le tout-venant, les lettres pour les échanges intimes et nourris. Je relisais des bribes de la lettre d’Arturo datée du 9 décembre et reçue le matin même.
… Est-ce qu’on est déjà vieux quand on voit partir les idoles de sa jeunesse ?…
… L’assassinat de Lennon a été un choc violent, pour sa brutalité, son absurdité…
… Avait-il vraiment trahi son message de paix et de fraternité entre les hommes ?
… Le Dakota Building est devenu un lieu de pèlerinage, le trottoir est jonché de fleurs…
… J’ai le sentiment que se referme une période de ma vie, une période heureuse qui a commencé sur le pont d’un bateau en provenance de Saint-Domingue par une rencontre avec une jeune fille qui m’avait surnommé « Vous pleurez mademoiselle »…
… Il est grand temps pour moi de prendre ma vie à bras-le-corps et de lui donner une nouvelle impulsion…
… Je m’encroûte dans mon académie de musique et j’ai l’impression d’y moisir lentement…
… je manque cruellement d’inspiration…
… En même temps, je manque cruellement du courage d’entreprendre qui te caractérise, ma Ruthie…
Comme celle des notes, Arturo possédait la magie des mots. Chacune de ses lettres que je conservais religieusement me plongeait dans un océan d’émotions. Il avait le chic pour ça. Comme à chaque fois, des souvenirs me submergèrent.
Arturo et moi en balade sur les rives du lac George, lors de lointaines vacances dans les Adirondacks. Marilyn Monroe venait de mourir. Arturo m’avait fait tout un sketch, à son habitude il en faisait vraiment des tonnes, se disait même en deuil. À l’époque je m’étais gentiment moquée de lui. Mais aujourd’hui je partageais son émotion et celle de toute une génération sidérée par l’absurdité d’un geste assassin que personne ne comprenait et qui nous privait d’un des musiciens mythiques qui avaient accompagné notre jeunesse. Je nous revoyais au premier concert américain des Beatles avec Nathan, les billets obtenus à prix d’or, Gaya déjà là, minuscule promesse de vie en moi. Je secouai la tête pour chasser ces fantômes. Plus de quinze années avaient passé.
Je sentais dans les mots d’Arturo une sorte de nostalgie douce-amère, comme empreinte de désillusion. Mais aussi, enfouis derrière, sourdaient les prémices d’un nouvel envol qui hésitait encore. Malgré mes encouragements incessants, Arturo n’avait jamais franchi le pas. Il ne se plaignait jamais et prétendait se plaire dans sa fonction de professeur de musique et de révélateur de talents. Mais je savais qu’au fond son ambition était ailleurs et que, dans ses rêves les plus fous, miroitaient les feux de la rampe. Composer et interpréter ses œuvres devant le parterre du Radio City Music Hall, ou quelque chose dans ce genre, voilà ce qui l’aurait comblé.
Il y avait bien eu des embryons, des frémissements avec, par le biais d’un de ses amis, une commande de musique pour une comédie romantique prometteuse qui s’était contentée de faire un flop commercial. Il avait aussi travaillé pour des agences de publicité, mais il n’était pas fier de ces ouvrages besogneux qui consistaient à mettre en musique des maux du marketing et qu’il jugeait indignes de son talent sans oser le dire, de peur de paraître prétentieux. Et pourtant, Arturo était doué. Un musicien inventif, délicat, plein d’imagination. Il y avait quelque chose de magique quand ses doigts déliés couraient sur le clavier. Mais il n’avait pas la pugnacité nécessaire pour émerger dans cet univers ingrat où les relations comptaient au moins autant que le talent, il ne savait pas cultiver ces fausses amitiés, et surtout il n’avait pas suffisamment foi en lui-même. Il lui manquait un élan et j’étais bien en peine de deviner quel pourrait être le tremplin, le déclencheur, qui lui permettrait de naître enfin à ce destin de compositeur-interprète que je pressentais pour lui, et dont je souhaitais de toute mon âme qu’il voie le jour.
Et puis il y avait autre chose. Arturo n’était pas heureux en amour. C’était bien le seul domaine sur lequel il ne se confiait pas à moi. À de vagues allusions, je devinais des liaisons sulfureuses, dominées par le sexe et peu épanouissantes, des emballements généralement éphémères qui le désenchantaient chaque fois un peu plus. J’espérais de tout mon cœur qu’il rencontre l’âme sœur, et sur ce terrain, là aussi il piétinait. Bon joueur, ingénu, il affichait toujours un optimisme de façade qui décourageait de plus amples investigations de ma part. Je savais, car il me l’avait dit un jour, qu’il enviait notre bonheur et notre parfaite entente à Domingo et moi. Je savais aussi qu’il désespérait de jamais rencontrer pareille chance. Et cela me broyait le cœur.
Comme les précédentes, sa lettre alla rejoindre ses semblables dans le petit coffret de caoba où je conservais notre correspondance. Et comme pour les précédentes, je m’attelai avec délices à une réponse. C’était un exercice que j’aimais par-dessus tout. Une feuille de papier vierge, mon vieux stylo-plume de Bakélite. Je les écrivais en secret, un peu comme une adolescente cache sa correspondance amoureuse, car Domingo aurait bien pu se moquer gentiment de moi. Ou pire Gaya, un peu plus férocement. Seule Almah, me semblait-il, aurait pu vraiment me comprendre. J’avais l’impression que ces échanges épistolaires nous reliaient à un monde révolu, celui des longues correspondances littéraires d’autrefois de ces poètes, de ces grands voyageurs que j’aimais lire.
Chaque fois que j’écrivais à Arturo, et ça ne m’arrivait qu’avec lui, je sentais une fièvre s’emparer de moi, un élan me propulser. Et je me disais que, oui, j’aimais écrire, j’aimais choisir le mot juste, l’adjectif lumineux, l’adverbe astucieux, agencer l’ordonnance des termes, utiliser ces signes de ponctuation déconsidérés. Je réfléchissais à chaque phrase, je voulais qu’elle exprime au plus juste ce qui était tapi au fond de moi. Nul doute que j’y mettais bien plus de cœur qu’à la rédaction de mes articles, même les plus excitants. Écrire à Arturo, c’était mettre mon âme à nu, mon cœur noir sur blanc, et je savais qu’en me lisant il en avait l’intuition intime. Car dans le tourbillon de nos vies il y avait la permanence rassurante de notre relation, qui jamais ne s’essoufflait. Je vérifiai avec de douces pressions que la pompe de mon stylo n’était pas grippée et je sortis mon beau vélin, lisse et doux, sur lequel ma plume glissait comme sur de la soie.
Querido Arturo…

Une greffe improbable

Avril 1981
Extrait de La Voix de Sosúa
Nous sommes heureux et fiers d’annoncer la création de la paroisse israélite de Sosúa « Kehilat Bnei Israel ».
La nouvelle paroisse est organisée en une fondation dont tous les pionniers arrivés dès 1940 d’Allemagne et d’Autriche et résidant à Sosúa, leurs familles et leurs descendants sont membres. Elle se chargera désormais du fonctionnement et de l’organisation des services et des fêtes religieuses. Tous les frais de la paroisse, ainsi que l’entretien de la synagogue et du cimetière, seront pris en charge par Productos Sosúa, la prospère coopérative laitière dont la renommée n’est plus à faire et dont les produits sont distribués dans tout le pays. Mazel Tov!
Mon court article était illustré d’une photographie de notre synagogue, magnifique de simplicité sous les rayons d’un soleil rasant de fin de journée, un véritable projecteur qui l’illuminait comme une star. Je n’avais pas voulu en faire trop. Tous ceux qui étaient concernés au premier chef connaissaient la nouvelle. Ils avaient âprement milité, Almah en tête malgré son sens tout relatif de la religion, pour cet aboutissement que nous avions fêté comme il se doit, par un sérieux festin.
Je m’étais donc contenté d’un faire-part de naissance factuel. La nouvelle paroisse était la concrétisation de notre enracinement heureux, une greffe improbable entée dans les cassures de l’Histoire, quand une poignée d’émigrants juifs, arrivés d’Allemagne et d’Autriche début 1940, avaient choisi de rester dans cette terre caraïbe et d’y faire souche.
Une greffe qui, contre toute attente, avait merveilleusement pris.
Même ceux qui, comme moi, étaient éloignés des choses de la religion n’avaient pu rester insensibles à cet accomplissement symbolique. Comme l’avait prophétisé Almah, nous étions bien les premiers maillons d’une nouvelle espèce hautement exotique : Homo dominicano-austriaco-judaicus.

De la bonne graine de capitalistes
Juin 1981
Huit kilomètres entre canneraies et mer turquoise. C’était la distance qui nous séparait de l’aéroport international Gregorio-Luperón de Puerto Plata. Balaguer avait tenu sa promesse de désenclaver notre région. Une route côtière flambant neuve nous reliait désormais au reste du pays. Un long ruban d’asphalte courait de Puerto Plata à Nagua, remplaçant l’ancienne piste poussiéreuse, truffée d’ornières et de nids-de-poule. Et au bord de cette route, le nouvel aéroport d’où l’on pouvait s’envoler pour Miami, New York, Montréal et même l’Europe.
Un Balaguer à moitié aveugle coupa le ruban au son de Quisqueyanos valientes exécuté avec plus d’entrain que de maestria par l’orphéon municipal. Une délégation de Sosúa fut bien sûr invitée et j’en étais. C’était un grand jour et j’en rendis largement compte dans les colonnes de La Voix de Sosúa.
Frederick se frottait les mains et avec lui tous les propriétaires terriens de la région. La tarea allait flamber, comme il le prédisait depuis des années avec ce que j’avais en mon for intérieur baptisé « son petit air de supériorité sans vouloir y toucher » qui m’agaçait tant. On avait suffisamment moqué ses investissements, ils allaient enfin lui donner raison. Les milliers de tareas qu’il avait achetées pour une bouchée de pain dans la région de Río San Juan, de bonnes terres grasses et herbues pour nos vaches laitières, allaient prendre de la valeur. Sans compter notre finca de Sosúa et nos édifices du Batey. Mon frère traversait désormais la vie avec le sourire satisfait de qui se sait conforté dans ses convictions par la tournure des événements.
Depuis l’annonce de l’ouverture du projet, dix-huit mois auparavant, Frederick caressait l’idée de bâtir un grand hôtel en surplomb de la partie est de la baie, à l’emplacement d’anciennes maisons de pionniers : il voulait être prêt à accueillir les touristes qui, à l’en croire, n’allaient pas tarder à affluer par charters entiers. Dans cet objectif, il avait créé une société, Sosúa Properties CXA, dont chaque membre de la famille était actionnaire. Il était sûr que le développement de la région ferait de nous des gens riches, si nous avions le cran d’aller de l’avant, sans rester à la traîne des autres pays et des îles voisines. « Nous devons prendre exemple sur la Martinique et Saint-Martin », s’enflammait-il.
« La famille Rosenheck-Soteras, de la bonne graine de capitalistes », raillait Almah qui ajoutait : « Nous n’avons vraiment pas besoin de ça pour être heureux, pas vrai ? » Et je voyais une lueur fugitive de nostalgie passer dans son regard bleu.
À Puerto Plata aussi les investisseurs s’activaient. Un ambitieux complexe touristique baptisé Playa Dorada – une dizaine d’hôtels de luxe aux normes internationales, restaurants, galerie marchande, parcours de golf – sortait de terre.
Était-ce un bien pour un mal ?
Almah était une des rares à émettre haut et fort des réserves quant au bien-fondé de ces développements. « Nous allons vendre notre âme au diable », clamait-elle à qui voulait l’entendre. Frederick temporisait « Le tourisme n’est pas le diable, loin de là ! Outre des ressources, ce sont aussi des emplois. C’est quand même autrement plus glorieux pour notre pays que les remesas! » Mais Almah craignait de voir son paradis dénaturé, défiguré, et surtout envahi. Elle n’avait pas tort. L’avenir lui donnerait raison en déversant sur nos plages des hordes de touristes en bermuda, bikini et tongs, luisants d’huile solaire, qui viendraient se pavaner sur des transats, achèveraient de saper nos pilotillos en grimpant dessus, pilleraient nos récifs de corail, effraieraient nos lamantins, obligeraient les pêcheurs à naviguer toujours plus au large pour rapporter du poisson, ruinant à jamais le charme bucolique de notre paradis terrestre. Le visage de notre côte en serait à jamais bouleversé. Tout cela nous pendait au nez, mais nous ne suspections pas encore la violence du raz de marée à venir.
Frederick avait raison sur un point essentiel, l’économie du pays, encore considéré comme proche du tiers-monde, avait bien besoin de la manne des devises du tourisme. Comme Domingo et Markus, il y voyait une véritable opportunité de nous sortir du marasme économique dans lequel nous nous enlisions depuis de nombreuses années.
Il fallait reconnaître que notre région, et plus largement notre pays, possédait largement de quoi prétendre au titre d’Éden balnéaire : un climat idéal, un soleil toujours bienveillant, des plages magnifiques, une mer sage, des habitants accueillants. Juste derrière les Canadiens, les premiers Européens à débarquer furent les Allemands. Leur arrivée n’avait rien d’un mystère.

Der Spiegel
Juin 1981
Signe évident que nous sortions de l’ombre, quelques mois après l’inauguration de l’aéroport, je reçus un coup de téléphone d’Allemagne. Un journaliste de l’hebdomadaire Der Spiegel s’invitait chez nous. Notre histoire, ou plutôt celle de Sosúa, l’intéressait. En tant que «confrère» – je notai une nuance très perceptible de condescendance dans ses intonations –, il me contactait pour que je l’aide à planifier son reportage, comme un «fixeur» se plut-il à me préciser, fier de son jargon. Je restai sur la réserve, ne sachant comment ceux que nous appelions entre nous les pionniers réagiraient. Jusque-là, ils s’étaient complu dans la discrétion, ne faisant guère parler d’eux au-delà de nos cercles familiaux respectifs. Le destin de notre colonie n’avait guère fait de vagues, une minuscule anecdote de la Seconde Guerre mondiale qui en comptait d’autrement plus spectaculaires, un fragment d’histoire de la Shoah au dénouement heureux.
J’en parlai à Markus et Almah. Je ne voyais qu’eux pour répondre favorablement à une telle demande et, le cas échéant, convaincre leurs compagnons de la première heure. Nous convoquâmes une réunion du premier cercle, soucieux de savoir comment les anciens allaient prendre cette démarche. Les avis étaient tranchés. Certains avaient la rancune tenace et presque tous récriminaient, qui avec violence, qui avec amertume, qui avec finesse :
— Un Allemand ! Il ne manque pas de toupet.
— On ne les intéressait pas tant que ça, il y a quarante ans.
— Pas question de jouer les curiosités exotiques !
— Je parie qu’il est de mèche avec une agence de tourisme qui va nous en envoyer des troupeaux !
— De toute façon, objectai-je, s’il veut faire un reportage, on ne peut pas l’en empêcher.
— Alors autant l’encadrer pour qu’il n’aille pas raconter n’importe quoi sur nous, répliqua Almah.
— Oh, on les connaît les journalistes ! la coupa Josef Katz qui, se rendant compte trop tard de sa bourde, me lança un œil penaud.
— Lui serrer la vis, Ruthie, tu vas devoir lui serrer la vis ! renchérit Alfred Strauss.
— Et nous n’avons absolument pas à rougir de ce que nous sommes devenus, souligna Markus.
— Bien au contraire ! s’exclama Almah.
— Si ce journaliste a besoin de témoignages, nous nous y collerons Almah et moi, en veillant au grain, décida Markus dont je connaissais l’attention pointilleuse. Et toi, Ruthie, tu serviras de garde-fou. Le moment venu, je te laisserai la vedette, Almah, si tu en es d’accord, je ne tiens pas particulièrement à être sur le devant de la scène. Si tu ne vois pas d’inconvénient à ce que ta femme joue les vedettes, ajouta-t-il en se tournant vers Heinrich.
Celui-ci se contenta d’incliner la tête en signe d’approbation. Cette histoire n’était pas la sienne. Puis se ravisant, il glissa un sourire ironique en direction d’Almah :
— Ce ne sera pas la première fois, et sans doute pas la dernière non plus, n’est-ce pas ma chère ?
— Je ne vois pas du tout à quoi tu fais allusion, mon cher, lui rétorqua Almah avec un clin d’œil. D’accord Markus, faisons comme ça, ajouta-t-elle enthousiaste, si cela convient à tout le monde.
Nous étions tous d’accord. Et je sentais ma mère ravie de l’occasion qui lui était donnée de se raconter et de revivre l’odyssée de sa jeunesse.
*
Accompagnée d’Almah, j’allais accueillir Dieter Müller dans notre nouvel aéroport. Nous le reconnûmes immédiatement, la trentaine, grand, blond, pâle de peau, il portait un gilet de reporter multipoche et un sac de photographe jeté sur l’épaule. « Une caricature d’Aryen doublée d’un journaliste de bande dessinée », me souffla Almah en catimini en enfonçant un coude dans mes côtes. Je retins un éclat de rire.
Dès la première poignée de main, franche, chaleureuse, je pris Dieter en sympathie et je crois bien qu’Almah aussi. Il était bien trop jeune pour avoir connu la guerre, ce qui cloua le bec des râleurs et des revanchards. Son âge et son sincère intérêt à notre endroit balayèrent les réticences que sa démarche avait pu faire naître. Nous lui avions offert l’hospitalité à la finca, qui comptait désormais quatre bungalows pour les amis, comme nous appelions les petites dépendances que nous avions construites au fur et à mesure que la famille s’agrandissait.
Almah entraîna Dieter à cheval à l’assaut des lomas, lui ouvrit les portes de notre cimetière, celles de la synagogue que nous n’utilisions plus que pour les grandes occasions, et celles, plus intimes, de nos albums de photographies. Il y eut des repas joyeux, des expériences culinaires – Dieter découvrit le mangú et la Sachertorte à la mangue, une curiosité métisse de Rosita, parfaite illustration de notre culture hybride –, des chevauchées fantastiques, un bain de nuit, des séances d’observation des étoiles et de longues, très longues conversations.
*
Le dernier soir avant le départ de Dieter, nous nous balancions mollement dans les mecedoras de la terrasse en sirotant un rhum au gingembre.
— D’où vous vient cet intérêt pour notre communauté, Dieter ? Car je sens bien que vous n’avez pas tout dit.
Almah fixait le journaliste avec un regard inquisiteur. Son intuition ne la prenait jamais en défaut. Sous son hâle tout frais, le rouge monta aux joues de Dieter et une ride qui n’était pas de son âge se dessina sur son front. Il était manifestement dérouté d’avoir été percé à jour. Quand il prit la parole, son ton était grave :
— Mon père avait dix-huit ans en 1938. Il a fait partie des Jeunesses. Il a placardé des écriteaux dans les parcs, les tramways et les bains publics. Il a défilé le bras levé, il a peint des étoiles de David sur des vitrines… Il a eu le temps de s’en repentir, bien avant de mourir d’un cancer. Mais c’est une tache indélébile.
Il y eut un silence gêné. Un ange passa. Dieter se racla la gorge et d’un ton plus léger, avec un enthousiasme un peu forcé :
— Il ne faudrait pas croire que c’est pour racheter ce qu’a fait mon père dans sa jeunesse, ou quelque chose de cet ordre-là. Non. Mais depuis toujours j’éprouve à l’endroit des histoires d’émigrés un intérêt sincère. Cette réinvention des vies me bouleverse. C’est quelque chose qui a à voir avec la grandeur de l’homme. Qui plus est la vôtre, dans les conditions que l’on sait.
Il secoua la tête comme pour chasser de vieux démons et son regard s’attarda sur Almah comme s’il attendait une sorte d’absolution. Elle acquiesça. Dieter reprit, comme soulagé :
— Jamais un reportage ne se sera révélé plus aisé et plus plaisant à réaliser. Vraiment, je ne sais pas comment vous remercier pour votre accueil et votre hospitalité. Ce n’était pas une enquête, c’étaient de vraies vacances !
— Nous sommes comme ça, nous les Juifs dominicains ! plaisanta Almah.
— Nous les Dominicains, la corrigeai-je.
— Faites-nous donc un bel article, racontez ce que vous avez vu, ce que vous avez ressenti, et dites-leur bien qu’ils ne nous manquent pas, ajouta Almah.
— N’êtes-vous jamais retournée en Autriche ? demanda Dieter, et je sentis que cette question lui brûlait les lèvres depuis longtemps.
C’était un sujet tabou, un des rares qui existât entre ma mère et moi. Chaque fois que je tentais de la questionner, que j’évoquais l’éventualité d’un voyage dans le pays de son enfance, un voyage que j’aurais tant aimé faire avec elle, elle se refermait comme une huître. À mon grand regret, cela semblait sans appel.
— Non !
Le ton d’Almah était ferme et catégorique. Une fin de non-recevoir. Comme de juste.
— En avez-vous eu l’envie ?
— Non ! réitéra Almah. L’Autriche ne me manque pas. Mon pays, c’est cette île depuis très longtemps. Un pays dans lequel je n’ai jamais cessé d’être en exil, mais un pays hors duquel, n’importe où, je serais en exil.
Almah laissa Dieter méditer sa formule quelques secondes. Il ne pouvait que partiellement en appréhender la signification, ne connaissant pas les morts de ma mère, ni ceux de Vienne, ni ceux qui la liaient à cette île.
— Sacré paradoxe, hein ? le nargua-t-elle. Et je vous assure, mon cher Dieter, que malgré les soubresauts de la politique, malgré la corruption rampante, malgré les problèmes sociaux, nous sommes très bien ici. Infiniment mieux que dans cette vieille Europe qui ne cesse de lécher ses plaies.
— Vous avez raison. Ma génération a été élevée sous la chape de la culpabilité. Nous avons reconsidéré l’histoire en long, en large et en travers.
— Ce qui n’empêche pourtant pas certains de nier l’évidence.
— Vous voulez parler des révisionnistes ? On a affaire à une bande de fanatiques totalement aveuglés et qui plus est limités intellectuellement, pour rester poli.
— De vrais cons, vous voulez dire ? Vous voyez, rien ne change… sourit Almah triomphalement.
Dieter se balança doucement pendant quelques secondes, semblant peser le pour et le contre d’une décision. Il prit une grande respiration et se lança.
— Savez-vous que vous pouvez désormais demander réparation pour tous les biens dont vous avez été spoliés ? Il y a eu des précédents, et même des lois. Je pourrais vous aider, ajouta-t-il avec une ferveur presque enfantine.
— À vrai dire, cela ne m’intéresse pas. C’est une bataille d’arrière-garde, et inutile de surcroît. Vous l’avez constaté, nous vivons au paradis. La page est tournée depuis bien longtemps. Nous ne manquons de rien ici et surtout pas de souvenirs. Alors les biens matériels…
— Tout de même, s’enflamma Dieter, c’est un combat juste et légitime. Ça a valeur de symbole. La preuve : la plupart de ceux qui se sont engagés dans cette voie ont obtenu gain de cause. Et ils ont presque tous choisi de se défaire des biens restitués au profit d’associations ou de musées.
— C’est exactement ce que nous avons fait avec mon second mari, figurez-vous.
Et Almah entreprit de raconter à Dieter l’histoire du tableau de Max Kurzweil. Suspendu à ses lèvres, le journaliste n’en perdait pas une miette. Quand Almah mit le point final à son récit, Dieter avait les yeux qui brillaient.
— Votre histoire, Almah, c’est un véritable roman !
— Toute la vie de ma mère est un véritable roman, c’est ce que je dis toujours, ajoutai-je en guise de conclusion. Et si nous allions nous coucher maintenant ? Il se fait tard et demain vous avez un avion à prendre.
*
Deux mois plus tard, un paquet en provenance d’Allemagne atterrissait dans notre boîte postale, une dizaine d’exemplaires du Spiegel. En couverture, sous le titre « Sosúa, lointaine terre promise des Juifs allemands et autrichiens, le kibboutz des Caraïbes », une vue panoramique de la baie ; en médaillon, un portrait d’Almah rayonnante : « Une pionnière raconte… »
Je me jetai sur les huit pages du dossier, un reportage juste et empreint d’admiration, bien ficelé et fort documenté. Et pour cause : nous avions mis à la disposition de Dieter toutes nos archives. Je distribuai les exemplaires de l’hebdomadaire : trois pour l’école, deux pour notre bibliothèque, un pour les archives du journal et un pour les archives de la Dorsa. J’en gardai un à la maison, un pour Markus et un pour Almah qui s’empressa de le faire disparaître dans sa valise aux souvenirs, comme je devais le découvrir des années plus tard.
J’envoyai un télex à Svenja pour la prévenir de la parution, sûre qu’elle ne manquerait pas d’acheter l’hebdomadaire en Israël, et un autre pour remercier Dieter et lui demander d’en envoyer un exemplaire au Joint à New York.
Si nous avions été plus perspicaces, nous aurions entrevu les conséquences de la publication de l’article. Almah se serait sans doute abstenue de répondre à l’interview. Car Der Spiegel fit des émules. Après la parution du dossier de Dieter, débarquèrent à Sosúa des flots d’Allemands et d’Autrichiens curieux de notre histoire, puis ce fut un magazine américain et un historien autrichien. Nous sortions définitivement de l’ombre.

Modèle
Juin 1982
New York, le 20 juin 1982
Ma Ruthie,
Des nouvelles du front new-yorkais où les premières grosses chaleurs nous promettent un été caniculaire, ce qui me donne un prétexte tout trouvé pour revenir chez nous pendant quelques semaines… »

Extraits
« Anacaona ouvrit la voie. Nathan venait d’entamer un parcours chorégraphique qui allait faire de lui une figure importante de la danse contemporaine. Il imprimerait un style unique et innovant, soutenu par un langage chorégraphique narratif questionnant l’identité, un reflet de l’époque. Avec Arturo, ils vogueraient de succès en succès. «Pas des succès d’estime, mais de bons gros succès commerciaux», comme s’en vanterait Nathan, qui avait gardé quelque chose d’enfantin dans ses rodomontades,
Quelques années plus tard, leur ballet intitulé Terre promise, une ode à l’exil qui retraçait, pour qui savait lire entre les lignes, l’historiographie familiale, serait carrément porté aux nues et ferait de Nathan un des chorégraphes les plus courtisés au monde, consacré en 1998 par un American Dance Festival Award. » p. 146

« Tant de choses étaient advenues, tant de vies s’étaient construites ici, des bonheurs, des drames aussi, cela donnait le vertige. J’oubliais les petites jalousies, les rancœurs, les mesquineries, pour ne garder que les sourires. Avec leur détermination, leur goût de l’effort, leur âpreté au travail, leurs renoncements, leur dignité magnifique devant l’ineffable, ils s’étaient faufilés dans les lézardes de l’histoire pour écrire ici une page de leur vie, la page essentielle, celle sans laquelle rien d’autre n’aurait pu advenir. Ils étaient des rocs, de la race des vainqueurs, et la présence de chacun ici, aujourd’hui, témoignait de ça: ils étaient victorieux et indestructibles.
La synagogue n’avait pu accueillir tout le monde pour le service religieux et les invités piétinaient sur la pelouse en une cohue compacte.
Il y eut des embrassades, des accolades, des rires, des congratulations, des confidences, des séances de photographie, des toasts, des libations, des agapes, des chants, des danses, des gueules de bois, et des larmes, beaucoup de larmes. » p. 165-166

À propos de l’auteur
BARDON_Catherine_©Philippe_MatsasCatherine Bardon © Photo Philippe Matsas

Catherine Bardon est une amoureuse de la République dominicaine où elle a vécu de nombreuses années. Elle est l’auteure de guides de voyage et d’un livre de photographies sur ce pays. Son premier roman, Les Déracinés (Les Escales, 2018 ; Pocket, 2019), a rencontré un vif succès. Suivront L’Américaine (2019), Et la vie reprit son cours (2020), et Un invincible été (2021). (Source: Éditions Les Escales)

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Les Enténébrés

CHICHE_les_entenebres

En deux mots:
Le dérèglement climatique et l’adultère, les réfugiés et la Shoah, une mère déprimée, l’œuvre de Pessoa et les expériences médicales menées par les nazis, la jouissance et la famille : autant de pièces d’un puzzle vont s’assembler au fil de la confession de Sarah.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Le puzzle reconstitué

Dans son nouveau roman Sarah Chiche explore les failles de l’intime et celles du monde. Une plongée vertigineuse de l’écologie terrestre à l’écologie psychique qui se lit comme l’assemblage d’un puzzle. Fascinant!

Au moment d’écrire «quel extraordinaire roman», je me prends à douter. Peut-on vraiment parler de roman? S’agit-il plus précisément d’autofiction? Mais dans ce cas alors Sarah Chiche ne nous cacherait rien de sa vie la plus intime… À moins que finalement la romancière ne vienne prendre le pas sur la biographe pour transcender le réel, l’enrichir, le nourrir de fantasmes, de lectures. C’est cette variante que je crois la plus proche de la vérité, notamment après avoir entendu Sarah Chiche parler de ce roman lors d’une rencontre en librairie.
Sarah mène une vie de famille assez ordinaire, entourée d’un mari qu’elle aime et d’une petite fille adorable. Elle travaille comme psy dans un hôpital et aime se plonger dans les livres et écrire. Elle se passionne notamment pour l’œuvre de Fernando Pessoa. Seulement voilà, ce bel équilibre va soudain être remis en question par les soubresauts de l’Histoire. Quand l’intranquillité, pour reprendre un terme cher à Pessoa, vient bousculer «l’écologie terrestre et l’écologie psychique».
Le choc a lieu en Autriche le 28 septembre 2015: «La gare centrale de Vienne, où je me trouvais cette nuit-là, cette gare n’était plus une gare. C’était le ventre débondé, crevé, excrémentiel de la route des Balkans, recrachant sans cesse, sur ces quais balayés par le vent, des milliers de gens qui descendaient des trains et titubaient hagards, tels des automates, leurs enfants dans les bras, sous les applaudissements des Viennois venus les accueillir, leur porter à manger dans des cantines de métal, ou des plats enveloppés dans du papier d’aluminium, leur distribuer des vêtements, des brosses à dents et des couvertures. Leur bonté, comme l’éclaircie dans l’orage, comme un souffle frais et paradoxal dans le brasier qui s’écroule sur lui- même, ne dura qu’un temps.»
Dans la construction de son roman, Sarah Chiche a choisi de nous livrer les pièces d’un puzzle qui, au fil du récit, vont s’assembler pour nous donner une vision d’ensemble, mais aussi pour démontrer combien une vie s’imbrique dans celle des autres, au fil des rencontres et au fil des événements, des émotions qu’ils suscitent, des failles qu’ils mettent à jour ou, au contraire, qu’ils cicatrisent. Une manière aussi de reprendre la théorie du chaos chère à Edward Lorenz et son effet papillon. Et de l’illustrer. Car si en 2010 le climat de la planète n’avait pas commencé à se dérégler, Sarah ne se serait pas retrouvée dans une chambre d’hôtel à tromper son mari avec Richard, un célèbre violoncelliste. La voici prise au piège, la voici affublée d’une part d’ombre, la voici «enténébrée» à son tour. La romancière a eu jolie formule pour résumer cette liaison: «Sarah et Richard, c’est la rencontre de deux fantômes et de deux fantasmes».
Car ce roman-gigogne nous l’indique dès son titre: tous les personnages que nous allons croiser ici sont des enténébrés qui mènent une double-vie, qui derrière leur façade respectable, ont leur part d’ombre, de souffrance, quand ce ne sont pas des pulsions plus morbides. On voit alors les réfugiés d’aujourd’hui se télescoper avec les déportés d’hier, l’Histoire broyer les destins individuels et laisser des marques indélébiles de génération en génération. Oui les fantômes sont bien présents. Ceux qui viennent hanter la mère de Sarah qui a perdu son mari trop jeune et n’a jamais pu se guérir de cette perte, ceux de ces centaines de victimes ayant servi à des expériences menées par les nazis et qui ont fini dans les sous-sols d’un hôpital, ceux imaginés par Elfriede Jelinek et Robert Musil…
Sarah Chiche réussit un roman d’une rare densité. À la manière d’une équilibriste sur une corde raide, elle nous fait partager la peur, nous laisse imaginer que le prochain pas pourrait être fatal. La tension est extrême, mais la «fin heureuse» reste aussi une option.

Les Enténébrés
Sarah Chiche
Éditions du Seuil
Roman
368 p., 21 €
EAN: 9782021399479
Paru le 03/01/2019

Où?
Le roman se déroule principalement à Vienne et à Paris.

Quand?
L’action se situe de septembre 2015 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Automne 2015. Alors qu’une chaleur inhabituelle s’attarde sur l’Europe, une femme se rend en Autriche pour écrire un article sur les conditions d’accueil des réfugiés. Elle se prénomme Sarah. Elle est aussi psychologue, vit à Paris avec Paul, un intellectuel connu pour ses écrits sur la fin du monde, avec qui elle a un enfant. À Vienne, elle rencontre Richard, un musicien mondialement célébré. Ils se voient. Ils s’aiment. Elle le fuit puis lui écrit, de retour en France. Il vient la retrouver. Pour Sarah, c’est l’épreuve du secret, de deux vies tout aussi intenses menées de front, qui se répondent et s’opposent, jusqu’au point de rupture intérieur : à l’occasion d’une autre enquête, sur une extermination d’enfants dans un hôpital psychiatrique autrichien, ses fantômes vont ressurgir. S’ouvre alors une fresque puissante et sombre sur l’amour fou, où le mal familial côtoie celui de l’Histoire en marche, de la fin du XIXe siècle aux décombres de la Deuxième Guerre mondiale, de l’Afrique des indépendances à la catastrophe climatique de ce début de millénaire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Croix (Stéphanie Janicot)
En attendant Nadeau (Éric Loret)
Putsch (Emmanuelle de Boysson)
Charybde 27, le blog 
Blog de Marc Villemain
Blog Les Livres de Joëlle
Blog lectures du mouton (Virginie Vertigo)

INCIPIT (Les premières pages du livre)
À l’été 2010, un anticyclone d’une ampleur anormale s’installa au-dessus de la Russie ; il s’étendit vers l’est, sur des milliers de kilomètres, paralysant la circulation atmosphérique depuis Moscou jusqu’à l’Oural et au Kazakhstan. Venue de Turquie et du Moyen- Orient et remontant au même moment vers le nord, une masse d’air torride fit alors déferler une vague de chaleur exceptionnelle, la plus forte – dirent après coup certains experts – depuis mille ans. Des bouleaux et des mélèzes plusieurs fois centenaires se mirent à flamber comme de l’étoupe sous la flamme
du briquet. L’azur du ciel se drapa de gris. Moscou fut recouvert d’une épaisse fumée sombre de cendres, étouffante, qu’aucun souffle ne dissipait plus et qui stagna un nombre interminable de semaines. Des particules fines produites par la combustion des arbres polluèrent les terres noires, grasses et fertiles d’Ukraine, au moment de la récolte des céréales. Les sols, sous la brûlure, se crevassèrent. Le maïs prit feu à son tour. Les tournesols se fanèrent. Les marchés agricoles s’affolèrent face à cette calamité extraordinaire ; en peu de jours, la valeur du quintal de blé fut multipliée par trois. Il fut décidé d’un embargo sur les exportations de blé russe. Mais la sécheresse gagna bientôt la Chine – d’autres évoqueraient, plus tard, des températures anormalement hautes au Canada, d’autres encore diraient que tout avait peut- être aussi commencé en Australie. Malgré les gouvernements, les cours explosèrent partout. Le prix du pain monta en flèche. Le tourbillon cendreux s’étendait toujours. Affamée, une foule immense, que nul ne pouvait compter, quitta, sous un soleil noir comme un sac de crin, les campagnes d’Égypte, de Tunisie, du Maroc, de Jordanie, du Yémen et de Syrie, pour gagner les villes. Des enfants déscolarisés, faméliques, erraient dans les rues. Les fragiles économies du Croissant fertile et du Maghreb commencèrent à se disloquer. Une multitude de jeunes gens se retrouvèrent sans emploi. Et puis, humilié par la police, un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes, à qui l’on refusait, faute de bakchich, un quelconque permis, s’aspergea
d’essence, craqua une allumette et s’immola devant la préfecture.
Métamorphosé en esprit vengeur, le vent souffla alors plus fort, plus rageusement. La vague de contestation partie de la région agricole de Sidi Bouzid gagna Kasserine, s’abattit sur les villes de l’Atlas, enfla dans Tunis – le président Zine el-Abidine Ben Ali s’enfuit –, elle déferla sur le Caire – emportant le président Moubarak –, Marrakech, Casablanca, Alger, Manama, Mossoul, Bagdad et Ramallah, puis le Yémen – incapable de mater les troubles, le président Saleh quitta le pays –, suscita au passage une rébellion touarègue contre le Mali, avant que les émeutes de la faim et de la misère ne finissent écrasées dans le sang en Syrie par le gouvernement de Bachar al-Assad. L’obscurité s’épaissit une ultime fois. Et le ciel se retira comme un livre qu’on roule. Des navires de guerre russes firent mouvement près des côtes de Tartous et Lattaquié. Le sang coula, encore, dans les rues d’Alep devenues ruines. L’esclavage, la mendicité, les mariages forcés par le désespoir et le cynisme augmentèrent dans des proportions abominables. Épouvantés, des centaines de milliers de Syriens se mirent en route, vers la Turquie, le Liban, la Jordanie, l’Irak, l’Égypte, l’Autriche, l’Allemagne, la France ou l’Angleterre, grossissant le flot des migrants d’Irak, d’Afghanistan, du Mali ou du Soudan. Des rafiots bondés avec, à leur bord, des enfants, des femmes et des hommes qui avaient été torturés, violés, spoliés, persécutés de toutes sortes de façons, ou qui avaient dû, pour se défendre, tuer à leur tour, surgirent, au large de la Grèce, de toutes parts, nuit après nuit,
glissant lentement sur les eaux couleur d’ébène. Et la mer devint leur tombeau. Des bateaux chavirèrent. Des femmes jetèrent leurs enfants malades par- dessus bord pour ne pas contaminer le reste de l’équipage – peut- être pour n’être pas elles- mêmes poussées par-dessus bord. Des pêcheurs remontèrent dans leurs filets des
corps par centaines. Certains les ramenaient à terre. D’autres, épouvantés, les rejetaient dans l’ourlet des vagues sans lune.
Mais d’autres cadavres éventrés, rongés, déchiquetés, finirent par s’échouer sur les rivages. On les enterra à la hâte, dans des sépultures nues. Il se disait dans les îles que bientôt, sur terre, on ne trouverait plus de place – ni pour les accueillir, ni pour les inhumer. Le vent du diable souffla de plus belle. D’Afghanistan, d’Iran, d’Irak, d’Érythrée, du Soudan, du Kurdistan, du Darfour, une écume bouillonnante et informe de fuyards se massa, dans les environs de Calais, dans une jungle de cabanes et de tentes, dans l’espoir halluciné de pouvoir, un jour, gagner l’Angleterre.
On posa à l’entrée du tunnel sous la Manche des rouleaux de fil de fer barbelé et de hautes clôtures, dont on inonda les abords, pour qu’ils s’y noient. On découvrit, en bordure d’une autoroute autrichienne, au niveau de la ville de Parndorf, dans un camion frigorifique immatriculé en Hongrie, mais au nom d’une entreprise de volaille slovaque, soixante et onze corps de réfugiés empilés, dont certains dans un état de décomposition avancée.
Des liquides pestilentiels sortaient de la remorque. Un côté du véhicule avait été enfoncé de l’intérieur. Les victimes enfermées avaient tenté de s’échapper en poussant les tôles – en vain. La photo d’un cadavre d’enfant échoué sur une plage turque fit le tour de la planète. Le père de l’enfant appela le monde à ouvrir ses portes. L’Autriche et l’Allemagne, dans un de ces moments fugitifs où la tempête trompe le marin par une accalmie, ouvrirent leurs frontières. Mais on prétendit bien vite qu’il s’agissait de la part du père de l’enfant d’une mise en scène macabre. On l’accusa de ne lui avoir pas passé de gilet de sauvetage. On raconta qu’il voulait se rendre en Europe pour se refaire les dents et qu’il avait lui- même organisé la traversée qui avait tourné au drame.
Autrement dit, et si l’on ne craint pas de recourir à une formule peu optimiste, mais parfaitement exacte: ce 28 septembre 2015 était une nuit affreuse. La gare centrale de Vienne, où je me trouvais cette nuit- là, cette gare n’était plus une gare. C’était le ventre débondé, crevé, excrémentiel de la route des Balkans, recrachant sans cesse, sur ces quais balayés par le vent, des milliers de gens qui descendaient des trains et titubaient hagards, tels des automates, leurs enfants dans les bras, sous les applaudissements des Viennois venus les accueillir, leur porter à manger dans des cantines de métal, ou des plats enveloppés dans du papier d’aluminium, leur distribuer des vêtements, des brosses à dents et des couvertures. Leur bonté, comme l’éclaircie dans l’orage, comme un souffle frais et paradoxal dans le brasier qui s’écroule sur lui- même, ne dura qu’un temps. »

Extrait
« Je m’allonge. Le sang coule. De plus en plus fort. La douleur monte. Le jour tombe.
La douleur, atroce, me poignarde le ventre puis le dos, comme si mes os étaient comprimés dans un étau. Je me précipite dans la salle de bains, pliée en deux. Je saisis une serviette. Je mords dedans pour ne pas hurler. Je colle mon front contre l’émail froid de la baignoire. J’attrape le petit sac luisant qui vient de tomber de mon ventre. Je crois deviner l’esquisse d’une tête, la forme d’une main. Je le tiens serré contre moi. Longtemps. Je le remercie pour les six semaines passées ensemble où j’ai cru de toutes mes forces à la possibilité de son sourire. Mais cette chanson que je lui ai chantée avant de tirer la chasse d’eau, aujourd’hui encore je ne peux plus l’entendre, car malgré la merveilleuse petite fille qui est arrivée plus tard, il n’y aura jamais de mots pour dire cette horreur-là. »


Sarah Chiche présente «Les Enténébrés» dans La Grande Librairie de François Busnel © Production France Télévisions

À propos de l’auteur
Sarah Chiche est écrivain, psychologue clinicienne et psychanalyste. Elle est l’auteur de deux romans : L’inachevée (Grasset, 2008) et L’Emprise (Grasset, 2010), et de trois essais : Personne(s), d’après Le Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa (Éditions Cécile Defaut, 2013), Éthique du mikado, essai sur le cinéma de Michael Haneke (PUF, 2015), Une histoire érotique de la psychanalyse : de la nourrice de Freud aux amants d’aujourd’hui (Payot, 2018). (Source: Éditions du Seuil)

Page Wikipédia de l’auteur 

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Antonia – journal 1965-1966

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Sélectionné pour le « Prix Orange du livre 2019 »

En deux mots:
Antonia se sent prisonnière d’un mari qui l’oppresse et entend la réduire à un rôle de mère et de maîtresse de maison. Le déclic va arriver avec une boîte d’archives découverte à la mort de sa grand-mère. En retrouvant ses racines, elle va trouver le moyen de coucher sur le papier son mal-être et s’en émanciper.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Le journal comme outil d’émancipation

Gabriella Zalapi a trouvé une façon originale d’entrer en littérature. Elle a imaginé un journal illustré de photos de famille pour raconter la vie d’Antonia dans les années soixante et transcrire la chronique d’une émancipation.

Arrêtons-nous une seconde sur le genre littéraire choisi par Gabriella Zalapi pour son premier «roman». Le journal intime, en rassemblant les «trois je», c’est-à-dire le «je» de l’auteur, celui du narrateur et celui du personnage principal donne davantage de force au récit. Il est aisé de s’identifier ou d’entrer en empathie avec la rédactrice, surtout quand des photos d’archives – comme c’est le cas ici – viennent conférer davantage d’authenticité à la chronique proposée. Les dates au début de chacune des entrées permettent de parfaitement situer l’action dans le temps, au milieu des années 60, et de nous projeter à cette période.
Nous voici donc le 21 février 1965, au moment où Antonia prend la plume pour dire son mal-être. Son mari entend la confiner à un rôle de maîtresse de maison et n’hésite pas à la sermonner dès qu’elle déroge à sa mission. Frieda, la nurse, entend s’arroger un droit exclusif sur l’éducation de son fils Arturo, lui interdisant – entre autres – d’allaiter et de le garder auprès d’elle durant la nuit. Quelques rares dîners mondains lui offrent un peu de diversion: «Je ne serai plus seule avec cette bouche qui mastique bruyamment. Avec cette tête qui se penche si bas sur l’assiette qu’elle pourrait se décrocher et se noyer dans le gaspacho.»
Le testament de Nonna va lui apporter le moyen d’oublier quelques instants ce sentiment d’oppression en lui offrant de se replonger dans l’histoire familiale via une boîte remplie de documents et de photos. Comme par exemple celle du second mariage de sa mère: «Dans une enveloppe vierge, j’ai trouvé la photo de mariage de Maman et de Henry, qui avait eu lieu à l’ambassade de Nassau. C’est aux Bahamas qu’elle a trouvé son deuxième mari. Combien de temps après la mort de Papa? Quelques mois? Peu après, Maman m’a annoncé qu’elle était enceinte de Bobby, ce demi-frère, ce petit putto. Son arrivée a tout modifié: j’étais devenue un rappel encombrant d’une vie passée, il fallait que ma naissance reste un acte invisible. J’ai littéralement sursauté en revoyant le visage d’Henry. Le jour de leur mariage, Maman, avec une voix mielleuse, m’avait dit: « C’est lui ton nouveau papa. Il faudra l’appeler Daddy. »»
On l’aura compris, la belle vie espérée est vite devenue une prison dorée. Le miel s’est transformé en fiel. Mais dire les choses et poser sur le papier un diagnostic implacable apporte déjà une voie vers davantage de liberté. Le constat nourrit la volonté, donne de la force. Et si quelquefois, le doute s’installe, c’est plutôt dans l’envie de trouver le mot juste que de renoncer à la liberté. Quitte à en payer le tribut.
En creusant l’histoire d’Antonia et de sa famille – sans oublier de la romancer ici et là – Gabriella Zalapi anon seulement fait un travail de généalogiste et d’historienne, mais aussi admirablement illustré le combat d’une femme prête à tout pour se défaire de ses chaînes. Fort, violent et sans aucun doute jubilatoire.

Antonia (Journal 1965-1966)
Gabriella Zalapi
Éditions Zoé
Roman
112 p., 12,50 €
EAN 9782889276196
Paru le 03/01/2019

Où?
L’histoire se déroule principalement en Sicile, à Palerme et en Suisse, à Genève. On y évoque aussi le Nord de l’Angleterre, les Bahamas, Buenos Aires, Vienne, Kitzbühel et Innsbruck, Florence et Londres.

Quand?
L’action se situe en 1965 et 1966. On revient aussi sur les générations précédentes.

Ce qu’en dit l’éditeur
Antonia est mariée sans amour à un bourgeois de Palerme, elle étouffe. À la mort de sa grand-mère, elle reçoit des boîtes de documents, lettres et photographies, traces d’un passé au cosmopolitisme vertigineux. Deux ans durant, elle reconstruit le puzzle familial, d’un côté un grand-père juif qui a dû quitter Vienne, de l’autre une dynastie anglaise en Sicile. Dans son journal, Antonia rend compte de son enquête, mais aussi de son quotidien, ses journées-lignes. En retraçant les liens qui l’unissent à sa famille et en remontant dans ses souvenirs d’enfance, Antonia trouvera la force nécessaire pour réagir.
Roman sans appel d’une émancipation féminine dans les années 1960, Antonia est rythmé de photographies qui amplifient la puissante capacité d’évocation du texte.

Les critiques
Babelio
Télérama (Marine Landrot)
En attendant Nadeau (Jeanne Bacharach)
L’Express (Estelle Lenartowicz)
Livres Hebdo (Léopoldine Leblanc)
Le Temps (Lisbeth Koutchoumoff – suivi d’un entretien avec l’auteur)
Des mots de minuit (Lecture Alexandra Lemasson)
Le Blog de Francis Richard 


Gabriella Zalapì présente son premier roman Antonia. Journal 1965-1966 © Production Éditions Zoé

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« 21 février 1965
Ce matin, lorsque j’ai ouvert les yeux, j’étais incapable de bouger. Mon corps semblait s’être dissous dans les draps et baignait dans une sueur toxique. Ce n’est qu’en entendant la gouvernante – Nurse comme elle désire être nommée – que j’ai sauté du lit. Elle était sur le pas de la porte avec Arturo. Où allez-vous? «Nous allons à l’école, of course», a-t-elle dit de son petit air choqué. Elle m’a pratiquement claqué la porte au nez. Puis je me suis souvenue qu’hier soir au dîner, j’avais promis à mon fils de l’emmener en classe ce matin. J’ai eu honte.

3 mars 1965
Je perds mes cheveux. J’ai des migraines. Je grossis à vue d’œil et ne rentre plus dans mes habits. Ma nouvelle habitude : dès que Franco part travailler, j’étends des draps noirs sur les miroirs.
Hier il m’a reproché de ne pas savoir donner des ordres aux domestiques. D’être trop gentille avec eux. Il y avait du mépris dans sa voix. En disant trop gentille, il a bien décomposé les syllabes et des bulles de salive s’accumulaient sur les côtés de sa langue qui roulait. Il persiste à appeler Maria «la bonne».

4 mars 1965
Nurse m’épie l’air de rien avec sa tenue d’infirmière. J’aurais dû la faire partir dès le début. C’est elle qui m’a interdit d’allaiter Arturo et de le garder près de moi la nuit. Elle a pris trop de place entre lui et moi, avec son chignon parfait, sa peau lisse, sa petite moustache drue, ses règlements, ses yeux bleu glace.

12 avril 1965
Rendez-vous ce matin à 9h au cabinet du notaire Via Cavour avec Oncle Ben. Nous avons finalement résolu les derniers petits conflits liés au testament de Nonna.
Tout s’est passé dans le calme. J’étais anesthésiée. J’ai hérité de ce qui revenait à Papa: une importante somme d’argent, la moitié des meubles de Villa Clara (où vais-je les mettre?) et les six appartements de Florence (une entrée d’argent mensuelle). Cette affaire qui a traîné si longtemps est finalement close. Je suis heureuse de savoir que jamais je ne dépendrai financièrement de Franco.
Chez le notaire, j’ai réalisé que cinq ans se sont écoulés depuis la disparition de Nonna. Pourtant je me surprends encore, quand le téléphone sonne, à croire, à espérer entendre sa voix. Et cette sidération qui suit. Cette déception.
Quand est-ce que je reverrai Oncle Ben? À l’aéroport, j’ai mesuré à sa démarche combien il a vieilli. Lui rendre visite à Londres absolument.

30 avril 1965
Dîner à la maison avec Valentina, Felice, Matilde et époux.
Menu:
Timbalines de macaronis à la sauge
Filets de soles à la Diplomate
Petits pains de foie gras à l’aspic
Salade Jockey-Club
Mousse aux abricots
Ces dîners mondains sont une manière de faire diversion aux interminables tête-à-tête avec Franco. Je ne serai plus seule avec cette bouche qui mastique bruyamment. Avec cette tête qui se penche si bas sur l’assiette qu’elle pourrait se décrocher et se noyer dans le gaspacho. Ce soir, pas de «Quoi, qu’est-ce que tu as dit?»

5 mai 1965
Je suis allée récupérer les cartons de Nonna. Franco a fait la grimace en constatant que j’ai condamné une pièce de la maison pour les entreposer. Oncle Ben m’a dit avant de partir que je ne trouverais rien là-dedans. «Il n’y a que de vieilles lettres dans ces boîtes, de vieilles photos.» Je les soupçonne de contenir des trésors. Le déménageur, que j’ai heureusement croisé dans l’entrée, m’a appris que le reste des meubles sera livré mercredi. Il a rendez-vous au cabinet de Franco à 11 heures pour y déposer deux bibliothèques et un bureau. Ensuite, ils iront ensemble chez les parents de Franco pour y laisser d’autres choses (le déménageur n’a pas su me préciser quoi). In fine ils viendront ici. Cette répartition est exclue. Franco a organisé un pillage.

10 mai 1965
Franco, avec son dos de prêtre, m’exaspère. Je n’en peux plus:
de ses petits gestes maniaques lorsqu’il plie ses habits
de sa manie de se moucher bruyamment avant de se coucher
de ses affreux pyjamas rayés, cadeaux de sa mère
de ses crachats sonores lorsqu’il se lave les dents
de son corps blanc et flasque
Avant, pour l’éviter, j’invoquais une excuse en m’éclipsant de la chambre, maintenant je ne dis plus rien. La répétition a engendré un silence complice. Je sors et vais m’asseoir au pied du lit d’Arturo qui dort comme un petit ange. Dans la pénombre, son visage et son souffle m’apaisent. Lorsque je quitte Arturo, cette sorcière de Nurse ouvre immanquablement la porte et me demande d’une voix basse et pourtant aiguë « Est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas ? »
J’ai repensé à ce mot, « Nurse ». Je réalise qu’il contribue à mon sentiment de vivre avec une étrangère. Elle reste impénétrable. Qui est cette Frieda? Oui, elle a de la famille dans le Nord de l’Angleterre ; oui, elle aime la musique classique ; oui, elle suit un régime très strict; oui, elle va à la messe tous les matins. Franco dit «Qu’elle fasse son métier, c’est tout ce qu’on lui demande.» Il l’a recrutée via une agence très réputée de gouvernantes professionnelles et elle exerce ce métier depuis trente ans. Et alors? Je rate des occasions d’aimer mon fils.
A faire:
Aller chez le coiffeur
Acheter les médicaments pour Arturo
Commander du champagne
Lampe »

À propos de l’auteur
Anglaise, italienne et suisse, Gabriella Zalapi a vécu à Palerme Genève, New York, habite aujourd’hui Paris. Ses longs séjours à Cuba et en Inde ont également été déterminants pour donner corps à l’une de ses préoccupations essentielles : comment une identité se construit ? Artiste plasticienne formée à la Haute école d’art et de design à Genève, Gabriella Zalapì puise son matériau dans sa propre histoire familiale. Elle reprend photographies, archives, souvenirs pour les agencer dans un jeu troublant entre histoire et fiction. Cette réappropriation du passé, qui s’incarnait jusqu’ici dans des dessins et des peintures, Gabriella la transpose cette fois à l’écrit et livre son premier roman, Antonia, sensible et saisissant. (Source : Éditions Zoé)

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Les déracinés

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En deux mots:
À Vienne, au début des années trente, Wilhelm rencontre Almah. Leur belle histoire d’amour va résister à la fureur de la guerre, mais au prix de grands sacrifices et d’un exil en République dominicaine où ils vont essayer de se construire une nouvelle vie.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Une nouvelle vie en république dominicaine

C’est un fait méconnu de la Seconde guerre mondiale que Catherine Bardon a choisi de mettre en lumière dans son premier roman. Les Déracinés raconte l’exil des juifs fuyant les nazis en République dominicaine. Prenant et surprenant.

La Seconde guerre mondiale et la Shoah alimentent régulièrement les libraires avec de nouveaux livres. Si Catherine Bardon a choisi ce créneau pour son premier roman, ce n’est toutefois pas par inconscience, mais bien parce qu’elle a découvert un épisode peu connu de ce conflit et qu’elle a eu accès à des documents inédits. Sa plume alerte et sa parfaire connaissance des lieux ont fait le reste, à savoir un roman chargé d’émotion et de suspense.
Tout commence à Vienne en 1932 avec la rencontre de Wilhelm, jeune homme qui entend consacrer sa vie au journalisme et Almah, fille d’une riche famille juive pas très pratiquante. Leur amour va braver leurs différences, religieuses et sociales, pour s’épanouir au pied de la grande roue du Prater. Un feuilleton signé sous pseudonyme dans le quotidien Krone doublé d’en emploi à la Neue Freie Presse, principal quotidien d’Autriche, offrent de belles perspectives. Avec des éditorialistes et chroniqueurs tels que Stefan Zweig, Theodor Herzl, ou Arthur Schnitzler, on ajoutera que l’émulation était de haut niveau.
Mais les années trente vont soudain se voiler d’une menace de plus en plus persistante venue d’Allemagne. Mais Wilhelm et Almah ne veulent pas croire les oiseaux de mauvais augure. Mais la vie devient de plus en plus difficile, la menace de plus en plus forte. Myriam, la sœur d’Almah, choisit de s’exiler à New York avec son mari Aaron. À 19h 45, le 11 mars 1938 une brève allocution annonce l’Anschluss. Wilhelm est arrêté et envoyé dans un camp d’où il ne sortira qu’après avoir abandonné tous ses biens et s’être acquitté d’une taxe exorbitante, sans oublier l’engagement de quitter le Reich avant la fin du mois de janvier 1939. Mais obtenir un visa et un permis de séjour devenait quasi impossible. Après avoir pu séjourner dans un camp en Suisse et tenté en vain de rejoindre New York, ils acceptent l’offre qui leur est faite de s’installer en République dominicaine. Laissant derrière eux «l’Europe malade de la guerre et de la folie des hommes», ils débarquent dans les Caraïbes avec pour objectif de fonder à Sosúa une communauté agricole sur le modèle de Degania, le premier kibboutz fondé en Palestine.
Vont-ils réussir ce pari? Pourront-ils compter sur le soutien de la Diaspora? Le dictateur à la tête du pays ne va-t-il pas revenir sur ses promesses? Autant de questions qui vont trouver des réponses dans la seconde partie de ce roman passionnant à bien des égards. Le choix de Catherine Bardon de laisser la parole aux acteurs nous offre la possibilité de confronter les points de vue, les aspirations et les doutes. C’est à la fois formidablement documenté et très romanesque. Un vrai coup de cœur!

Les déracinés
Catherine Bardon
Éditions Les Escales
Roman
624 p., 21,90 €
EAN : 9782365693318
Paru le 3 mai 2018

Où?
Le roman se déroule en Autriche, à Vienne et dans les environs, à Mörbisch, aux bords du lac de Neusiedler puis en Suisse, à Diepoldsau et Genève, en France, à Cherbourg, Lyon, Perpignan, Saint-Cyprien, Gurs, en Espagne, à Madrid, puis au Portugal à Lisbonne, aux États-Unis, à New York puis en République dominicaine, à Ciudad Trujillo, Villa Altagracia, Piedra Blanca, Bonao, La Vega, Santiago, Puerto Plats, Sosùa, Jarabacoa, Santa Bárbara ainsi qu’en Israël.

Quand?
L’action se situe des années 1930 à la fin du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une fresque formidable. Une grande histoire d’amour.
La création, durant la guerre, d’un kibboutz en République dominicaine…
Vienne, 1932. Au milieu du joyeux tumulte des cafés, Wilhelm, journaliste, rencontre Almah, libre et radieuse. Mais la montée de l’antisémitisme vient assombrir leur idylle. Au bout de quelques années, ils n’auront plus le choix ; les voilà condamnés à l’exil. Commence alors une longue errance de pays en pays, d’illusions en désillusions. Jusqu’à ce qu’on leur fasse une proposition inattendue : fonder une colonie en République dominicaine. En effet, le dictateur local a offert cent mille visas à des Juifs venus du Reich.
Là, au milieu de la jungle brûlante, tout est à construire : leur ville, leur vie.
Fondée sur des faits réels, cette fresque au souffle admirable révèle un pan méconnu de notre histoire. Elle dépeint le sort des êtres pris dans les turbulences du temps, la perte des rêves de jeunesse, la douleur de l’exil et la quête des racines.

« Incontournable. Un grand roman, absolument extraordinaire. » – Gérard Collard – Le Magazine de la santé
« Avec des personnages attachants, un univers dépaysant et une forte tension romanesque, Catherine Bardon signe une saga passionnante qui ravive un pan peu connu de l’Histoire. » – Version Femina
« Fresque historique haletante. » – Lire

68 premières fois
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Chicca Cocca
Le Blog de Mimi 
Blog The Unamed Bookshelf 
Blog Anne mon petit chapitre
Blog Mes petites étagères 
Le Dream-Team d’une bouquineuse

Les Autres critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Dans le manoir aux livres 
Blog sur mes Brizées 
Page des libraires (Marc Rauscher, Librairie Majuscule, Thonon-les-Bains)


Bande-annonce du livre Les déracinés de Catherine Bardon © Production éditions Les Escales

INCIPIT (Les premières pages du livre)
1ere partie : Les corbeaux noirs
« Myriam 1921
— Les vraies ballerines peuvent enchaîner vingt pirouettes !
J’ai quinze ans et l’imbécillité désinvolte des adolescents. Vautré dans un fauteuil du salon, je joue les maîtres de ballet. Vêtue de son tutu rose, ses boucles brunes tirées en un chignon maladroit, Myriam se dresse sur la pointe de ses chaussons et se met à tourner sur elle-même.
Soudain elle s’écroule, vaincue, au bord des larmes.
— Combien ?
— Neuf !
— Oh Wil, je n’y arriverai jamais !
— C’est parce que tu regardes tes pieds, une vraie ballerine ne regarde jamais ses pieds, elle regarde droit devant elle. Un petit sourire valeureux creuse des fossettes dans les joues rebondies de ma soeur. Myriam reprend sa posture, droite sur ses pointes, adopte un port de reine et recommence à tourbillonner.
— Une vraie ballerine sourit sans montrer ses dents.
Elle pince ses lèvres et virevolte de plus belle, puis s’arrête soudain, envahie par un doute :
— Et d’abord, comment tu sais tout ça ?
— C’est parce que je m’intéresse à la danse et que, plus tard, je serai critique de ballets. Myriam acquiesce en silence. Elle me croit. Elle croit tout ce que je dis.
À huit ans, Myriam rêvait d’être une étoile. La danse, elle n’avait que ça en tête. Depuis ses cinq ans, elle suivait des cours de ballet classique à l’école de Tatiana Gabrilov, une ex-ballerine du Kirov, qui avait ouvert une académie très cotée au coeur de Leopoldstadt. Nos parents l’avaient encouragée sans réserve.
— C’est une bonne discipline, rigueur et grâce, disait mon père qui cédait au moindre caprice de sa fille.
— J’aurais tellement aimé prendre des leçons de danse quand j’étais petite, soupirait ma mère qui adorait la valse. Myriam suivait ses cours de danse avec une assiduité et une constance dont elle était loin de faire preuve à l’école, au grand dam de notre père. Elle travaillait sans relâche ses arabesques et ses entrechats et finit par se révéler une ballerine très convenable. À la maison, le vieux piano avait repris du service, ma mère jouait, Myriam dansait. D’abord très fiers des prouesses de leur fille, mes parents n’avaient plus vu d’un aussi bon oeil cette passion quand Myriam avait commencé à devenir véritablement obsédée. Un jour, un peu trop ronde à son goût et pour les critères sévères de la Gabrilov, elle avait décidé d’observer un régime draconien pour ne pas prendre un gramme, contrariant l’âme cuisinière de ma mère.
— Ressers-toi, ma fille, tu ne manges rien. Tu vas ressembler à un moineau déplumé !
— À un chaton passé sous la pluie, renchérissait mon père.
— À… une asperge, ajoutais-je pour ne pas être en reste.
— Ça suffit, rugissait Myriam. Je veux avoir l’air d’une ballerine, un point c’est tout. Comment pourrais-je enchaîner sauts et jetés si je pèse une tonne ?
Des heures durant, enfermée dans sa chambre, elle travaillait ses étirements et corrigeait ses postures devant la glace de son armoire. Durant plusieurs semaines d’affilée, elle ne s’était déplacée dans l’appartement que sur ses pointes, vêtue de son tutu et de ses collants, en pirouettant de temps à autre.
Elle se plaignait de sa crinière de boucles brunes qu’elle ne parvenait pas à discipliner. Pendant un temps, elle affecta de ne saisir les objets qu’entre le majeur et le pouce, les trois autres doigts dépliés en l’air telles les plumes d’un oiseau.
De temps en temps, je surprenais un échange de regards mi-accablés mi-amusés entre mes parents qui prétendaient ne rien remarquer.
Ma sœur était de tous les spectacles de son école et figurait régulièrement en tête de distribution. Nous avions dû assister à maints ballets où des fillettes interprétaient avec une grâce de petits canetons des extraits d’opéras russes.
Quand, à seize ans, Myriam annonça qu’elle voulait faire de la danse son métier, le front du refus parental fut unanime. Une fillette qui suit des cours de danse très bien, de là à avoir une danseuse dans la famille… Il n’y avait pas loin de l’opéra au cabaret !
— Il vaut mieux envisager des études sérieuses qui te serviront plus tard, du droit peut-être, ou du commerce ? suggérait mon père.
— De la littérature ou des langues ? Tu es douée pour les langues, n’est-ce pas Myriam ? insistait ma mère.
— Je veux être ballerine, s’obstinait ma soeur qui cherchait du regard un soutien de mon côté.
— Pourquoi pas les deux en même temps ? Tu choisis des études qui te plaisent et tu continues la danse, comme ça si tu échoues d’un côté, tu te rattrapes de l’autre.
J’excellais dans l’art de ménager la chèvre et le chou. Champions de l’entre-deux, mes parents transigèrent : l’université contre la poursuite des cours de danse. Myriam capitula et se résigna. Je la soupçonnais de douter tout au fond d’elle-même
de sa réelle capacité à devenir une étoile.
— Dans ce cas, je vais suivre une formation d’institutrice et des cours d’anglais. Comme ça, si je ne deviens pas ballerine, ça pourra toujours me servir quand je serai professeur de danse. Qui eût cru, à ce moment-là, que le destin de ma sœur était déjà scellé? »

Extraits
« Le directeur de la Krone m’avait supplié de poursuivre notre collaboration et Falk le chercheur d’or avait repris du service au bas de ses colonnes. Je cumulais ainsi deux emplois, en remerciant le ciel d’avoir eu la clairvoyance de choisir un pseudonyme pour signer mon feuilleton à trois couronnes. J’étais fier de travailler au Neue Freie Presse. Avec ses 90 000 exemplaires quotidiens, ses éditions du matin et du soir et son style d’avant-garde, c’était le principal quotidien d’Autriche. Il recrutait son lectorat au sein de la bourgeoisie libérale. Nul ne contestait son influence politique. Parmi ses éditorialistes et chroniqueurs, on comptait d’immenses plumes, telles que Stefan Zweig, Theodor Herzl, ou Arthur Schnitzler. »
« « … Le président Miklas m’a demandé de faire savoir au peuple d’Autriche que nous avons cédé à la force parce que nous refusons, même en cette heure terrible, de verser le sang. Nous avons donc décidé d’ordonner aux troupes autrichiennes de n’opposer aucune résistance. Je prends congé du peuple autrichien, en lui adressant cette formule d’adieu allemande, prononcée du plus profond de mon cœur: Dieu protège l’Autriche! » Il était 19 h 45 le 11 mars 1938 et Kurt Schuschnigg venait d’annoncer sa démission. Assise face au poste de radio, le visage décomposé et les lèvres tremblantes, Almah porta les deux mains à sa bouche comme pour s’empêcher de crier. Les doigts de Wilhelm se crispèrent sur les épaules de sa femme ; il vibrait de rage et de consternation. Il sentit une décharge de désespoir irradier de son corps et traverser celui d’Almah. Ainsi c’était fini. »
« La dernière image que je garderais de mes parents n’avait pas changé. C’était celle d’un couple de vieux vêtus de noir, drapés dans leur chagrin, un homme de haute stature au visage sévère et une petite femme brisée, debout sur le quai d’une gare. Ils ne cessaient d’agiter leurs mains et devenaient de plus en plus petits. Ils finirent par se diluer dans la foule agglutinée tandis que le train prenait peu à peu de la vitesse dans un mugissement sinistre. J’eus le pressentiment fugace que c’était la dernière fois que je les voyais. »
« L’objectif du Joint est de créer à Sosúa une communauté agricole sur le modèle de Degania, le premier kibboutz fondé en Palestine en 1909. Ici, il n’existe pas de propriété privée. Les terrains, les équipements, le matériel appartiennent à la Dorsa et la communauté pourvoit à tous les besoins de ses membres et de leurs familles. Vous allez recevoir une dotation d’équipement, vêtements de travail, bottes, chapeaux de paille, et une allocation mensuelle de 9 dollars par adulte et 6 dollars par enfant, à utiliser au magasin général. Vous serez affectés aux différentes équipes de travail avec un système de rotation. »

À propos de l’auteur
Catherine Bardon est une amoureuse de la République dominicaine. Elle a écrit des guides de voyage et un livre de photographies sur ce pays, où elle a passé de nombreuses années. Elle vit à Paris et signe avec Les Déracinés son premier roman. (Source : Éditions Les Escales)

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L’une et l’autre

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En deux mots:
Marc et Mélinda partent en voyage à Travers l’Europe pour réaliser un documentaire sur les lieux qui ont inspiré auteurs et réalisateurs. L’occasion de se remémorer quelques grandes œuvres et de redonner une nouvelle jeunesse à Mélinda.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

La femme aux deux visages

Aimeriez-vous partager votre vie avec le sosie de Jane Fonda dans Les Félins? C’est ce bonheur qui est donné à Marc, médecin fou de cinéma.

François Cérésa nous attrappe dès les premières pages de ce roman qui se lit d’une traite avec une scène d’ouverture qui comporte tous les ingrédients du grand voyage qu’il va nous proposer à travers l’Europe et à travers le cinéma. Un long travelling nous permet d’entrer dans le Courtepaille de Cussy-les-Forges sur les pas de Marc, jeune médecin passionné de cinéma. La caméra suit alors Mélinda, la belle serveuse au moment où un client lui fait un croche-pied et qu’elle s’étale avec son plat.
La suite est un remake de L’homme qui tua Liberty Valance. Marc envoie son poing dans la figure du malotru et gagne les faveurs de la serveuse qui ressemble à Jane Fonda.
Depuis quelque 35 années se sont écoulées, Mélinda et Marc sont mariés et victimes de l’usure de leur vie de couple et de leur libido. Sauf qu’un soir de réveillon Marc a la surprise de re-découvrir sa femme: « Mélinda n’est plus Mélinda. C’est Mélinda jeune. Celle de la photo. Le sosie de Jane Fonda. Je me frotte les yeux. Un miracle ? Elle me dévisage en souriant. Ses yeux azur, sa peau lisse, son nez légèrement retroussé, ses dents aussi bien rangées que des perles. Elle a retrouvé l’éclat d’avant. » Et comme les enfants ont décidé de prendre leur envol, Marc d’inviter cette nouvelle Mélinda à la suivre dans son voyage à travers l’Europe. Car un producteur a accepté l’idée du documentaire qu’il lui a proposé sur les lieux qui ont inspiré écrivains et cinéastes.
Nous voilà donc partis sur les traces de Modiano à Annecy et Évian, découvrant qu’il n’y a pas de pension «Villa triste», mais bien une maison rococo en bord de lac qui aurait pu iinspirer l’écrivain. Voici du reste l’un des points forts de ce roman, à savoir sa filmographie. Tout au long des étapes proposées ici, les cinéphiles vont se régaler de nouveaux détails sur certains auteurs et réalisateurs. Outre cet homme qui tua Liberty Valance dont je vous ai déjà parlé, on y évoque aussi Les Félins, Le Parfum d’Yvonne, Le Genou de Claire, Vieille Canaille, Le Plus Beau Métier du Monde, Le Mépris, Portier de Nuit, Le Vice et la Vertu, Gilda, Et Dieu créa la femme, Franz, Un amour de Swann, Le Jour le plus long. L’occasion pour Marc de faire quelques rencontres mémorables et de retrouver quelquefois la «jeune» Mélinda.
Swi on sent un brin de nostalgie durant ce périple, «de joyeux fantômes nous frôlent et s’amusent à nos dépens. Ils questionnent le passé, le temps perdu. », c’est surtout l’humour de l’auteur que l’on apprécie au fil des pages, avec cette propension à retrouver une actrice ou un acteur derrière le visage d’une personne croisée dans un palace, au bord d’une piscine ou dans un restaurant. Et à propos de restaurant, les menus détaillés ici vous mettront l’eau à la bouche, car on passe de la bonne chair à la bonne chère en un tournemain.
Ajoutons que François Cérésa a trouvé une chute magistrale à son scénario, digne d’un thriller, histoire de vous convaincre à vous jeter sur le dernier opus de l’auteur de La femme aux cheveux rouges.

L’une et l’autre
François Cérésa
Éditions du Rocher
Roman
224 p., 17 €
EAN : 9782268096681
Paru le 7 février 2018

Où?
Le roman se déroule en France, à Paris, à Cabourg, à Cussy-les-Forges, à Lyon, à Évian, à Annecy, à Val d’Isère, à l’île de Ré, à Saint-Clément-des-Baleines et à travers l’Europe, notamment à Naples et Capri, à Bruxelles, à Tabernas et à Vienne.

Quand?
L’action se situe de 1981 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sexagénaire fringuant, Marc est marié à Mélinda, à peine plus jeune que lui. Le couple, hier flamboyant et amoureux, semble aujourd’hui avoir du plomb dans l’aile. Le désir s’est émoussé, le plaisir n’est plus une idée neuve. Mélinda a perdu de sa superbe, et Marc fait preuve en toute occasion d’un cynisme grinçant.
L’histoire d’amour touche-t-elle à sa fin ?
Soudain, un 31 décembre au soir, on sonne à la porte et, ô miracle, Mélinda apparaît telle qu’elle était à trente ans : le portrait de Jane Fonda dans Les Félins !

Les critiques
Babelio 
Paris-Match (Gilles Martin-Chauffier)
Putsch (Emmanuelle de Boysson – entretien avec l’auteur)
Le littéraire.com (Agathe de Lastyns)
Salon littéraire (Jacques Aboucaya)
Le blog de Gilles Pudlowski 
La Grande parade (Serge Bressan)
Le blog d’Isabelle Kévorkian 
Les chroniques d’Alfred Eibel 

Les premières pages du livre
« Cette année, on n’a pas fêté Noël le 25. Cela fait plus de trente ans qu’on fête Noël et que Noël ne nous fête pas. Je me comprends. De toute façon, Mélinda a décidé de fêter Noël le 31. Quand Mélinda a décidé quelque chose, on n’y revient pas. C’est comme ça et pas autrement. Et cela ne va pas en s’améliorant.
J’ai connu Mélinda en 1981. C’était au Courtepaille de Cussy-les-Forges, tout près d’Avallon, le deuxième restaurant Courtepaille créé après celui de Rouvray.
Je m’étais arrêté par hasard. Je me rendais à Lyon à un congrès de médecine, et j’avais décidé d’emprunter la Nationale 6 pour faire un arrêt à Saulieu, chez un chef dont on parlait beaucoup: Bernard Loiseau. En fait de Saulieu, je m’étais arrêté à Cussy-les-Forges. Si j’avais su, je n’aurais jamais joué le rôle de John Wayne dans L’homme qui ma Liberty Valance. Je m’explique.
C’était au mois de juillet. Mélinda avait trouvé un boulot de serveuse pour payer ses vacances en Croatie. La fille de gauche vivait en fonction de ses idées. Quand Melinda m’avait apporté une entrecôte, un indélicat lui avait fait un croche-pied. En la voyant s’étaler, il était parti d’un grand éclat de rire. Il n’était pas Liberty Valance, je ne suis pas l’homme qui tua Liberty Valance, mais comme John Wayne, j’avais dit: «C’était mon steak.»
Le type avait cessé de rire. Quand je lui ai mis mon poing dans la figure, une grosse partie du chemin était accomplie. Je veux dire la conquête de Melinda. C’était presque celle de l’Ouest, sauf que Mélinda est originaire du Sud, non loin d’Antibes. Le gérant avait rappliqué en courant, des clients étaient intervenus en ma faveur. J’avais aidé Mélinda à se relever et elle m’avait dit: «je vous remercie. Comment vous vous appelez? Marc.»
Elle avait hoché la tête. Le soir même, elle était dans mon lit à l’hôtel de la Poste. »

À propos de l’auteur
Journaliste et écrivain, François Cérésa dirige le mensuel Service littéraire après avoir été de longues années rédacteur en chef du Nouvel Observateur. Il a publié une trentaine de romans aussi bien historiques qu’intimistes, dont La Vénus aux fleurs (prix Paul-Léautaud), La femme aux cheveux rouges (prix Jean-Freustié) et Les amis de Céleste (prix Joseph Delteil). Il a reçu les prix Cabourg, Paul-Léautaud, Jean-Freustié, de la Littérature policière et Joseph-Delteil. Son dernier récit, Poupe, paru au Rocher en 2016, sélectionné pour le prix Essai Renaudot, a reçu le prix Louis Barthou de l’Académie française et le prix des Romancières. (Source : Éditions du Rocher)

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La huitième vie (pour Brilka)

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En deux mots
Sept livres rassemblés en un seul pour raconter à travers la vie d’une famille géorgienne un siècle de bruit et de fureur, de bouleversements et de drames, mais aussi de grandes espérances. Un extraordinaire roman !

etoileetoileetoileetoileetoile Ma note
(coup de cœur, livre indispensable)

La Huitième Vie (pour Brilka)
Nino Haratischwili
Éditions Piranha
Roman
traduit de l’allemand par Barbara Fontaine et Monique Rival
928 p., 26,50 €
EAN : 9782371190542
Paru en janvier 2017

Où?
Le roman se déroule principalement en Géorgie, à Tbilissi et dans les environs, mais également à Moscou, Prague ou encore Saint-Pétersbourg, puis nous fait voyager à Vienne, Berlin, Londres, Boston, Baltimore, Detroit, Miami, San Francisco, Paris, Lyon, Genève, Turin ou encore Las Vegas.

Quand?
L’action se situe sur plus d’un siècle, de 1900 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Puissante saga familiale qui traverse l’Europe du XXe siècle, La Huitième Vie retrace l’histoire d’une famille géorgienne à travers six générations de femmes. En ce début de XXe siècle, en Géorgie, Stasia rêve d’une carrière de danseuse à Paris lorsqu’elle tombe amoureuse d’un brillant officier qu’elle épouse. Quelques années plus tard, fuyant les tourments de la révolution bolchévique, elle se réfugie avec ses enfants chez sa sœur Christine à Tbilissi. Une belle harmonie semble s’installer jusqu’au jour où la beauté de Christine attire l’œil du sinistre Beria.
En ce début de XXIe siècle, Niza, l’arrière-petite fille de Stasia, s’est installé à Berlin pour fuir le poids d’un passé familial trop douloureux. Quand Brilka, sa jeune nièce, profite d’un voyage à l’Ouest pour fuguer, c’est à elle de la ramener au pays. À la recherche de son identité, elle entreprend d’écrire, pour elle et pour Brilka, l’histoire tragique de la famille Iachi.

coup_de_coeur
Ce que j’en pense
« Brilka, qui s’est elle-même rebaptisée et a exigé d’être nommée ainsi avec un tel entêtement que les autres ont fini par oublier son nom véritable. Même si je ne te l’ai jamais dit, je voudrais tellement t’aider, Brilka, tellement t’aider à écrire ou réécrire ton histoire autrement. C’est pour ne pas m’en tenir à le dire, mais pour le prouver aussi que j’écris tout ça. Pour cette seule raison. Je dois ces lignes à un siècle qui a trompé et abusé tout le monde, tous ceux qui espéraient. Je dois ces lignes à une impérissable trahison, qui s’est abattue comme une malédiction sur ma famille. Je dois ces lignes à ma sœur, à qui je n’ai jamais pu pardonner de s’être envolée sans ailes cette fameuse nuit, à mon grand-père, à qui ma sœur avait arraché le cœur, à mon arrière-grand-mère, qui, à quatre-vingt-trois ans, dansa avec moi un pas de deux, à ma mère, qui a cherché Dieu… Je dois ces lignes à Miro, qui m’a infusé l’amour comme un poison, je dois ces lignes à mon père, que je n’ai jamais pu connaître vraiment, je dois ces lignes à un fabricant de chocolat… »
Dès les premières pages de ce somptueux roman, le lecteur sait à quoi s’en tenir. En un peu moins de mille pages (pensez à vous réserver quelques longues plages de lecture avant d’attaquer ce pavé), il va avoir droit à une formidable traversée d’un siècle vu à travers le microcosme d’une famille géorgienne, à travers des personnages attachants, répugnants, fantasques, amoureux, idéalistes jusqu’à cette Brilka, née en 1993, et à qui le livre est dédié. Elle sera «la huitième vie» et aura la lourde tâche de réussir là où les autres ont échoué, n’ayant pas réussi à comprendre ce que pouvait vouloir dire le mot liberté. Si l’ordre de mission est clair, il n’en est pas moins très difficile à atteindre : « Passe à travers toutes les guerres. Passe à travers toutes les frontières. Je te dédie tous les dieux et tous les rosaires, toutes les brûlures, tous les espoirs décapités, toutes les histoires. Passe au travers. Tu en as les moyens, Brilka. Pense au huit. Nous serons tous reliés à jamais dans ce chiffre, nous pourrons nous écouter les uns les autres à jamais, par-delà les siècles. Tu en seras capable. Sois tout ce que nous avons été et n’avons pas été. Sois lieutenant, funambule, marin, comédienne, cinéaste, pianiste, amante, mère, infirmière, écrivain, sois rouge, et blanche, et bleue, sois le chaos et sois le ciel, sois eux et sois moi, et ne sois rien de tout cela, danse surtout d’innombrables pas de deux. Passe à travers cette histoire, laisse la derrière toi. »
Le huitième livre est par conséquent celui qui reste à écrire, celui de la dernière descendante de cette lignée que l’on suivra de génération en génération tout au long d’un XXe siècle plein de bruit et de fureur, de déchirements et de grandes espérances.
Ce roman est en fait un concentré de sept livres, chacun portant le prénom d’un membre de la famille: Stasia, Christine, Kostia, Kitty, Elene, Daria et Niza.

HARATISCHWILLI_genealogie

Stasia Iachi, né en 1900, est la mémoire de la famille, celui qui accompagne les nouvelles générations, celui qui détient les secrets, celui dont personne ne saurait remettre en cause le statut d’autorité morale.
Christine, sa demi-sœur née en 1907, femme superbe, mais dont la beauté causera aussi son malheur, est l’autre éminence grise qui traversera le siècle. Kostia (1921) et Kitty (1924) sont les deux enfants de Stasia, aussi différents dans leur caractère que dans leur destin. Ils se retrouveront en première ligne durant la Seconde guerre mondiale. Tandis que Kostia s’engage très tôt pour le nouveau pouvoir et l’avenir radieux promis par les dirigeants soviétiques. Un engagement qu’il ne reniera jamais, préférant la compromission et la trahison pour bénéficier de quelques privilèges. Sa sœur Kitty sera la rebelle de la famille – l’un de mes personnages préférés – qui sera contrainte à l’exil et découvrira loin de sa famille, à Vienne puis Londres, le destin des exilés. En revanche, elle partagera la solidarité des bannis, entamera une carrière de chanteuse, trouvera l’amour et aura l’occasion de retourner de l’autre côté du rideau de fer pour un concert à Prague en… 1968 ! Elene, la fille de Kostia née en 1953, aura beaucoup de mal à trouver sa voie, déchirée entre la voie choisie par sa tante et l’héritage familial incarné par son père. Une indécision qui se reflètera aussi dans sa vie sentimentale. À 17 ans elle mettra au monde Daria, fruit de sa brève liaison avec Vassili et qui choisira la carrière cinématographique. Trois ans plus tard, en 1973, naîtra Niza qui elle choisira la littérature. C’est du reste la narratrice compulsive de cette épopée : « C’est peut-être ce jour-là précisément que j’ai compris aussi que dans la courte et banale histoire de ma vie étaient déjà inscrites beaucoup d’autres vies qui côtoyaient mes pensées et mes souvenirs, que je collectionnais et qui me faisaient grandir. Et que les histoires que j’aimais tant soutirer à Stasia n’étaient pas des contes qui me transportaient dans un autre temps, elles constituaient la terre ferme sur laquelle je vivais. Accroupie devant la porte du bureau de Kostia, retenant mon souffle, les poings serrés par la concentration, je compris que je voulais, plus que tout, faire dans la vie ce que venait de faire cette femme aveugle et néanmoins si clairvoyante : réunir ce qui s’était dispersé. Rassembler les souvenirs épars qui ne font sens que lorsque tous les éléments forment un tout. Et nous tous, sciemment ou inconsciemment, nous dansons, suivant une mystérieuse chorégraphie, à l’intérieur de ce puzzle reconstitué. »
Il y aurait encore tant à dire sur cette famille et sur ce roman qui nous permet de découvrir la Géorgie, ses légendes et son destin. « Le pays dont la langue ne connaît pas de genre (ce qui ne revient en aucun cas à l’égalité entre les sexes). Un pays qui, le siècle dernier, après cent trente-cinq ans de tutelle tsariste et russe, réussit à instaurer la démocratie, démocratie qui tint quatre ans avant d’être renversée par les bolcheviks, Russes pour la plupart, mais Géorgiens aussi, qui proclamèrent la République socialiste de Géorgie et, du même coup, une des (quinze) républiques de l’Union soviétique. Le pays est resté un membre de cette Union pendant soixante-dix ans. Ont suivi de nombreux bouleversements, des manifestations réprimées dans le sang, de nombreuses guerres civiles, et enfin la démocratie si ardemment désirée – bien que cette appellation reste une question de perspective et d’interprétation. Je trouve que notre pays peut être tout à fait drôle (je veux dire : pas seulement tragique). Que dans notre pays, il est aussi tout à fait possible d’oublier, comme il est possible de refouler. Refouler ses propres blessures, ses propres fautes, mais aussi la douleur injustement infligée »
Mais je préfère vous laisser le plaisir de découvrir par vous-même comment un fils de chocolatier réussit à assurer le destin de sa famille au fil des générations grâce à une boisson magique, transmise sous le sceau du secret le plus absolu. « Son arôme à lui seul était si intense et envoûtant qu’on ne pouvait s’empêcher de se précipiter dans la direction d’où il émanait. Ce chocolat, épais et consistant, noir comme la nuit avant un violent orage, était consommé en quantité réduite, chaud, mais pas brûlant, dans des tasses de petite dimension et – autant que possible – avec des cuillers d’argent. Son goût était incomparable, sa dégustation tenait d’une expérience supraterrestre, de l’extase spirituelle. » Je vous promets la même expérience à la lecture de ce roman extraordinaire !

Autres critiques
Babelio 
Le Monde (Florence Noiville)Psychologies.com (Christine Sallès)
Blog Un dernier livre avant la fin du monde
Blog Cinéphile m’était conté 
Interview de l’auteur proposé par les éditions Piranha

Les cent premières pages du livre (!!)

Extrait
« À l’instant même où Aman Baron, plus communément connu comme « le Baron » ou seulement sous le nom de « Baron », me confia qu’il m’aimait avec une gravité déchirante, une légèreté insupportable, à le crier bruyamment, sans paroles, d’un amour un peu maladif, désillusionné et faussement dur, ma nièce Brilka, âgée de douze ans, quittait son hôtel d’Amsterdam et prenait la direction de la gare. Elle ne portait qu’un petit sac de sport, n’avait pratiquement pas un sou en poche et tenait dans la main un sandwich au thon. Elle voulait se rendre à Vienne et avait acheté un billet week-end à tarif réduit, valable uniquement sur les trains régionaux. »

À propos de l’auteur
Née en 1983 à Tbilissi en Géorgie, Nino Haratischwili s’est installée en Allemagne en 2003 où elle s’est d’abord fait connaître comme auteur dramatique et metteur en scène. Son troisième roman, La Huitième Vie (pour Brilka), pour lequel elle a reçu le prix Anna Seghers et le Literaturpreis des Kulturkreises der deutschen Wirtschaft, a été unanimement salué par la critique. Elle vit actuellement à Hambourg. (Source : Éditions Piranha)

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La sonate à Bridgetower

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En deux mots
L’auteur fait revivre un jeune prodige du violon, George Bridgetower, élève de Haydn, contemporain de Beethoven au moment où il débarque à Paris avec son père, noir de la Barbade. Nous sommes en 1789.

Ma note
etoileetoileetoileetoileetoile(coup de cœur, livre indispensable)

La Sonate à Bridgetower (Sonata mulattica)
Emmanuel Dongala
Éditions Actes Sud
Roman
336 p., 22,50 €
EAN : 9782330072803
Paru en janvier 2017

Où?
Le roman se déroule principalement à Paris, Londres et Vienne. On y évoque aussi les origines des principaux protagonistes, Bridgetown à la Barbade et Biala Podlaska en Pologne, ainsi que des voyages à Esterhaza en Hongrie, à Eisenstadt en Autriche, à Dresde en Allemagne, à Calais en France et à Brighton et Bath en Angleterre.

Quand?
L’action se situe à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
N’en déplaise à l’ingrate postérité, la célèbre Sonate à Kreutzer n’a pas été composée pour le violoniste Rodolphe Kreutzer, qui d’ailleurs ne l’a jamais interprétée, mais pour un jeune musicien tombé dans l’oubli. Comment celui-ci est devenu l’ami auquel Beethoven a dédié l’un de ses morceaux les plus virtuoses, voilà l’histoire qui est ici racontée.
Au début de l’année 1789 débarquent à Paris le violoniste prodige George Bridgetower, neuf ans, et son père, un Noir de la Barbade qui se fait passer pour un prince d’Abyssinie. Arrivant d’Autriche, où George a suivi l’enseignement de Haydn, ils sont venus chercher l’or et la gloire que devrait leur assurer le talent du garçon…
De Paris à Londres, puis Vienne, ce récit d’apprentissage aussi vivant qu’érudit confronte aux bouleversements politiques et sociaux – notamment la mise en cause de l’esclavage aux colonies et l’évolution de la condition des Noirs en Europe – les transformations majeures que vit le monde des idées, de la musique et des sciences, pour éclairer les paradoxes et les accomplissements du Siècle des lumières.

Ce que j’en pense
À travers le portrait de George Augustus Polgreen Bridgetower, jeune violoniste métis, Emmanuel Dongala explore tout à la fois une époque, celle de la fin du XVIIIe siècle, nous entraîne vers les grandes révolutions – politiques et scientifiques – à venir et revient sur une page méconnue d’histoire de la musique. Autant dire que cette Sonate à Bridgetower est un roman d’une densité rare et d’une folle érudition tout en conservant les caractéristiques d’une belle aventure. Bref, c’est un vrai coup de cœur !
Avant d’en venir au récit proprement dit, saluons une autre performance de l’auteur qui s’est totalement investi dans son sujet. Après avoir appris incidemment en écoutant la radio que la célèbres Sonate à Kreutzer de Beethoven n’avait pas été écrite pour ce soliste mais pour un jeune mulâtre, l’écrivain congolais s’est mis à rechercher toutes les informations disponibles sur ce jeune homme mystérieux. Il a notamment déniché une partition annotée par Beethoven, dédicaçant son œuvre au «mulâtre Brischdauer». Il a ensuite décidé de mettre ses pas dans ceux de George «pour palper la réalité des choses». Mieux encore, il a pris des cours de musique classique afin de vraiment se mettre dans la peau de son personnage. Une expression qui prend ici tout son sens.
Le roman s’ouvre sur le premier concert parisien du jeune prodige. L’élite musicale et intellectuelle ne tarit pas d’éloges sur la dextérité de George. Du coup son père n’a plus guère de difficultés pour négocier des contrats et s’intégrer à cette aristocratie qui trouve fort exotique ces noirs, métisses, mulâtres, quarterons et autres octavons. Il faut dire que Frederick de Augustus Bridgetower s’arroge le titre de «Prince d’Abyssinie». En réalité, il est né à la Barbade d’un père affranchi. « La bienveillance du planteur lui avait permis d’apprendre non seulement à lire et à écrire en même temps que le fils de celui-ci, du même âge que lui, mais aussi d’assister aux leçons de français et d’allemand qu’il recevait. » Confié à un capitaine d’un cargo, il se retrouva à Londres où après de multiples péripéties, il réussit petit à petit à grimper les échelons de la société.
Alors même qu’il entrevoit la fin de ses soucis financiers, la grande Histoire va le rattraper. Nous sommes en 1789 et l’agitation devient de plus en plus palpable. Dans les cafés du Palais-Royal et dans les salons, les esprits s’échauffent. Camille Desmoulins croise Pierre de Beaumarchais, le général Lafayette fait découvrir Paris à Thomas Jefferson, on fredonne « il pleut, il pleut, bergère » de Fabre d’Églantine, on découvre Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos ou Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre. L’ébauche d’une Déclaration des Droits de l’homme s’accompagne des revendications d’Olympe de Gouges et de Théroigne de Méricourt pour les femmes. L’abolition de l’esclavage enflamme les débats… et le peuple commence à empaler les têtes des aristocrates sur les piques.
Pour les Brigetower, il est temps de fuir, direction Londres.
Bien que connaissant la ville, Frederick est loin d’être introduit à la Cour, ni même dans les cercles de musique. Mais à force de persévérance et de rencontres plus ou moins fortuites, George deviendra le protégé du Prince de Galles. Une relation qui ne va pas plaire à son père jusque-là seul directeur des opérations et grand bénéficiaire du produit des concerts. Le conflit sous-jacent va finir par éclater et provoquer la colère royale. « Frederick de Augustus quitta Londres le 5 janvier 1791. Personne ne sut où il était parti. Il disparut de la vie de George et on ne le revit plus. George Augustus Polgreen Bridegetower se retrouva alors sous la tutelle exclusive du prince de Galles. Il avait onze ans. »
Le garçon reprend alors contact avec sa mère qui se meurt et obtient l’autorisation d’aller la retrouver en Allemagne où il renouera aussi des liens avec son frère Friedrich, également bon musicien. Pour que ce dernier puisse jouer à la Staatskapelle, il va lui proposer de l’accompagner lors d’un concert où, outre les œuvres des musiciens locaux, on jouerait la symphonie d’un compositeur encore jamais joué, un certain Ludwig van Beethoven.
Le récital fera coup double, assurant l’avenir de Friedrich et propulsant George vers Vienne où il se liera d’amitié avec le musicien dont il découvrait le travail.
Je vous laisse découvrir de quelle manière est née la «Sonata mulattica» en lisant ce formidable roman. Un joyau qu’il serait dommage de laisser passer.

Emmanuel Dongala à La Grande librairie de François Busnel

Emmanuel Dongala présente son roman (Librairie Mollat / Actes Sud)

Autres critiques
Babelio
Culturebox (Laurence Houot)
La revue L’éléphant (Lola Jordan)
RFI (Catherine Fruchon-Toussaint)
Jeune Afrique (Nicolas Michel)
Le Monde (Séverine Kodjo-Grandvaux)
RTL (Laissez-vous tenter – Bernard Lehut)
Blog Sur mes brizées

Les premières pages du livre 

Extrait
« Combien étaient-ils dans cette grande salle du palais des Tuileries dite salle des Cent-Suisses ? Quatre cents, cinq cents, six cents ? Un peu intimidé, il se tourna vers le chef d’orchestre. Celui-ci fit signe aux musiciens de se lever ; ils se levèrent et se mirent à applaudir à leur tour. Alors il oublia tout.
Il oublia les heures impossibles auxquelles son père le tirait du lit pour l’obliger à faire ses gammes, les journées assommantes passées à faire des exercices tirés des premières études ou Caprices pour violon de Rodolphe Kreutzer, les moments de timidité paralysante qui le saisissaient chaque fois que le Kapellmeister Haydn le recevait pour lui donner des leçons. Il oublia tout. Il n’y avait plus que cette tribune où il se tenait, avec sa balustrade rehaussée d’or et ses balustres en forme de lyre, ces lumières, ces musiciens dont certains jouaient en habit brodé, l’épée au côté et le chapeau à plumes sur la banquette, ces aristocrates et ces bourgeois rivalisant d’élégance, ces dames aux coiffures et chapeaux sophistiqués, étranges même, vêtues de robes légères avec volants et falbalas, le tout dans un tourbillon d’applaudissements, de bravo, bravissimo. »

A propos de l’auteur
Né en 1941 d’un père congolais et d’une mère centrafricaine, Emmanuel Dongala a quitté le Congo au moment de la guerre civile de 1997. Il vit actuellement aux Etats-Unis, où il enseigne la chimie et la littérature africaine francophone à Bard College at Simon’s Rock. Son œuvre est traduite dans une douzaine de langues et son roman Johnny chien méchant (Le Serpent à plumes, 2002) a été adapté au cinéma par Jean-Stéphane Sauvaire sous le titre Johnny Mad Dog. (Source : Éditions Actes Sud)

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