Vie et mort de Vernon Sullivan

Mise en page 1  RL_automne_2023

En deux mots
Quand Boris Vian relève le défi d’écrire en moins d’un mois un roman à scandale, il ne se rend pas compte combien sa vie va basculer. En inventant Vernon Sullivan, soi-disant auteur américain censuré, il se dote d’un double littéraire qui va secouer la France bienpensante avec J’irai cracher sur vos tombes et va faire de l’ombre à… Boris Vian.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Boris Vian et son double

Dimitri Kantcheloff retrace la vie d’un auteur américain qui n’a jamais existé. Vernon Sullivan est l’invention de Boris Vian, mais cette création va faire bien des ravages dans la France de l’après-guerre. Il secoue le milieu littéraire et les pères la vertu. Et mange la vie de son créateur.

C’est l’histoire d’un employé de l’Office Professionnel des Industries et des Commerces du Papier et du Carton qui rêve de gloire. C’est l’histoire d’un écrivain sur lequel mise son éditeur, mais qui tarde à rencontrer le succès. C’est aussi le résultat d’un défi lancé un peu trop vite à Jean d’Halluin qui dirige les éditions du Scorpion, celui de lui écrire en dix jours le roman qui va s’arracher dans les librairies. Son idée? «Il suffirait, détaille-t-il d’un air docte, d’inventer de toutes pièces un auteur américain à scandale. Noir et alcoolique de préférence. Et victime de la censure de son pays, bien sûr. Admettons maintenant que ses textes — pleins de sexe et de violence —, à défaut de sortir aux États-Unis, trouvent en France un éditeur assez farfelu pour les publier. (…) Aux fins de parfaire le subterfuge et de ne négliger ni l’absurde ni l’ironie de la manœuvre, Boris, propose aussi d’endosser le rôle de traducteur.»
Voilà comment un jour de 1946 naît Vernon Sullivan. Et comment Boris Vian essaie de se relancer après les échecs commerciaux de se premiers livres parus chez Gallimard, Vercoquin et le Plancton et L’Écume des jours pour lequel il espérait la consécration d’un Prix littéraire qui ira finalement à un illustre inconnu.
Chose promise, chose due. En moins de deux semaines le manuscrit de J’irai cracher sur vos tombes est prêt.
Avec son éditeur, Jean d’Halluin, ils mettent tous les ingrédients nécessaires à faire le buzz, comme on ne disait pas encore à l’époque: «titre provocateur, omniprésence de violence, de beuveries et de pornographie, dénonciation des mœurs et du racisme de l’ Amérique — thème d’autant plus osé que les États-Unis, et ce malgré la ségrégation raciale, l’anticommunisme ou la pratique assumée de la censure, jouissent à cet instant précis de l’Histoire, faut-il le rappeler, de l’honneur d’avoir libéré la vieille Europe du joug nazi. Et pour ne rien gâcher, l’aura mystérieuse d’un auteur inconnu, impalpable, interdit.»
Les ventes sont pourtant assez décevantes. Mais c’est sans compter sur Daniel Parker. Le secrétaire général du Cartel d’Action Sociale et Morale entend faire interdire le livre en dénonçant l’outrage, les excès et la pornographie. Dès lors la presse va s’emparer de l’affaire et faire ses choux gras de ce combat, se ralliant en grande majorité à la thèse de la liberté d’expression de l’auteur et à la liberté des lecteurs de juger sur pièces.
Ce qu’ils vont faire avec voracité. Il faudra réimprimer. Déjà Vernon Sullivan s’attelle à un second roman.
C’est la fête à Saint-Germain-des-Prés. Aux côtés de Sartre et Beauvoir, mais aussi des zazous et des jazzmen, Boris Vian fête son succès, même si ses médecins lui ont conseillé de réfréner ses ardeurs en lui annonçant que son cœur ne tiendrait plus très longtemps le rythme endiablé qu’il lui impose. Face à cette dramatique échéance Boris Vian – et son double – fourmillent de projets. Des romans à écrire, des paroles de chanson, une adaptation au théâtre de J’irai cracher sur vos tombes, peut-être même un film. Et au milieu de cette effervescence, n’oublions pas le tribunal. Car Daniel Parker n’a pas renoncé à faire condamner ce Vernon Sullivan dont de plus en plus de critiques commencent à douter de l’existence.
Bien documenté, Dimitri Kantcheloff réussit fort bien à rendre l’ambiance de l’époque, allant jusqu’à utiliser le vocabulaire en usage durant ces années d’après-guerre, et à montrer combien la société aspirait à davantage de liberté. C’est sur des airs de Duke Ellington que se joue le drame de Boris Vian.
Inspiré par la trilogie biographique de Jean Echenoz avec Courir, consacré à Emil Zátopek, Ravel et Des éclairs, qui retrace le parcours de Nikola Tesla ainsi que par Les trois jours dans la vie de Paul Cézanne de Mika Biermann et aussi par le Limonov d’Emmanuel Carrère, cette biographie romancée confirme le talent de l’auteur après Supernova qui était paru en 2021.

Vie et mort de Vernon Sullivan
Dimitri Kantcheloff
Éditions Finitude
Roman
176 p., 17,50 €
EAN 9782363391940
Paru le 22/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris et Ville-d’Avray, mais aussi à Megève, Saint-Jean-de-Monts, Saint-Tropez.

Quand?
L’action se déroule de 1946 à 1959.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un soir d’été de 1946, Boris Vian parie avec son éditeur qu’il peut écrire un « best-seller américain » qui trompera les critiques. Ce sera J’irai cracher sur vos tombes, qui paraît sous le nom de Vernon Sullivan dans une «traduction» de Boris Vian. Le livre fait scandale. Dans les caves de St-Germain, on s’interroge et Vian jubile. Hélas, en parallèle, la carrière d’écrivain de Boris ne décolle pas. L’Écume des jours est un échec alors que le public redemande du sulfureux, du Sullivan. Vian ne cache ni son amertume, ni sa fatigue.
Sous la légèreté de façade du boute-en-train amateur de jazz auquel on réduit souvent Boris Vian, Dimitri Kantcheloff montre les blessures d’un écrivain qui a souffert de n’avoir jamais été pris au sérieux. On sent l’amertume et la désillusion grandir chez Vian alors que, malade du cœur, il se sait condamné. Sa frénésie créative, sa volonté de se défaire de ce Vernon Sullivan trop encombrant, prennent alors une tout autre résonance, bouleversante.
Dans un jeu de miroirs, entre fiction et réalité, Kantcheloff donne vie à un de ces discrets drames intimes de l’histoire littéraire. Il offre à Boris Vian, écrivain dévoré vivant par son double Vernon Sullivan, un hommage à sa mesure, élégant, virevoltant et poignant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)

Les premières pages du livre
« Né en 1946, Vernon Sullivan vécut épisodiquement jusqu’en 1959 ; ce qui explique sans doute la brièveté de sa biographie. La vie, cependant, lui laissa le temps d’écrire quatre romans, dont certains furent adaptés au cinéma, au théâtre ou en bande dessinée.
Ne cherchez pas de tombe à son nom. Ni pour vous y recueillir, ni pour y cracher. Vous n’en trouverez pas.
D’aucuns, d’ailleurs, réfutent jusqu’à l’existence même de Sullivan.
Ce serait faire bien peu de cas de ce récit.

1
Reprenons depuis le début. 1946, donc.
Le 25 juin, pour être précis.
C’est un mardi et Boris Vian s’emploie à quelque activité à l’Office Professionnel des Industries et des Commerces du Papier et du Carton.
Sa longue silhouette roide est penchée sur la table de travail. Son air, qu’un teint have exagère, semble sérieux.
D’un index sûr, il gratte son menton, ce qui n’est pas sans ajouter à la gravité de la tâche.
Tout, autour de lui, s’agite : ingénieurs falots et secrétaires sans grâce, petits chefs aux complets-vestons grisâtres, on va, on vient, comme les idées dans l’esprit de Boris, la poésie en moins.
Lui ne bouge pas, s’applique à rester concentré.
Nul ne sait à quoi il s’occupe – à vrai dire, ça n’a pas l’air passionnant – mais il tient manifestement à ce que ce soit bien fait.
Aussi le laisse-t-on triturer les instruments de mesure et les appareils de calcul qui occupent son bureau, raturer les documents administratifs et les brouillons au dos desquels il a pris l’habitude de griffonner, entre deux réunions, des poèmes et des nouvelles, des idées de romans et toute une
panoplie de personnages aux faux airs primitifs.
Mais cela ne dure pas ; le téléphone, déjà.
Oui, répond-il, bien sûr, ce sera fait… bien sûr, répète-t-il comme pour rassurer cet interlocuteur dont on ne sait rien, sinon, à la déférence de Boris, son importance
dans la hiérarchie de l’entreprise. C’est entendu, mes hommages à Madame.
La conversation expédiée, il retourne à ses calculs, a tout juste le temps de gribouiller un schéma ou deux.
Mais le téléphone, encore.
Cette fois, c’est Raymond.
Queneau.
Le mentor.
On ne présente pas le grand écrivain. D’ailleurs, lui-même n’en prend pas la peine. Je suis désolé, se contente-t-il d’annoncer en guise d’introduction.
Et puis, chose rare, Raymond cherche ses mots, bafouille, pas peu gêné par la situation, et c’est bien le moins quand on sait ce qui vient d’arriver.
Après avoir fait accepter chez Gallimard, en début d’année, les deux premiers romans de Boris – Vercoquin et le Plancton ainsi que L’Écume des jours –, il tenait pour acquise l’attribution à ce dernier du Prix de la Pléiade. Il avait assuré le jeune auteur du soutien de l’entièreté ou presque du jury : Malraux, Éluard, Arland, Camus, Sartre et Paulhan – le directeur de la NRF. Tous avaient promis
leur voix pour récompenser le meilleur manuscrit de l’année. On en était même venu à se demander s’il était nécessaire de réunir tout ce petit monde pour délibérer tant le résultat passait pour joué d’avance.
Mais voilà, si Queneau prend la peine d’appeler en pleine après-midi de cette voix un peu serrée, ce n’est pas pour annoncer de bonnes nouvelles.
Boris se tend, attrape un élastique dont il entend, par l’action de ses doigts étirant puis lâchant la chose, se servir pour calmer ses nerfs, écoute.
Vois-tu, annonce Raymond, il s’est produit lors des délibérations un événement, disons, inattendu.
Vian observant un silence, Queneau poursuit. L’abbé Grosjean, dit-il, qui comme tu le sais est un ami de Malraux, a passablement intrigué auprès de celui-ci et de Paulhan afin que les jurés attribuent le prix à son recueil
de poèmes.

Silence, toujours, face à quoi Queneau rappelle son indéfectible soutien, tout comme celui de Sartre, bégaie une excuse convenue, se maudit d’avoir pu se montrer aussi inconséquent, croit bien faire en déplorant les
arcanes du milieu littéraire, ses manigances, ses entourloupes, s’indigne du comportement de la bande à Paulhan, fulmine, enrage, pérore tant que Boris ne
prononce toujours pas le moindre mot.
Et s’il se tait, ce n’est pas qu’il n’ait rien à dire. Non.
C’est qu’il ne peut s’empêcher d’embrasser d’un regard morne ce bureau qu’il s’imagine tout à coup ne jamais pouvoir abandonner : ingénieurs falots et secrétaires sans grâce, on l’a déjà dit, petits chefs aux complets-vestons grisâtres, donc, qui lui font tout à coup l’impression d’un écosystème carcéral à peine amélioré.
Il s’efforce de ne pas s’énerver, au moins de n’en rien laisser paraître – après tout, il sait ce qu’il doit à Raymond –, abrège la conversation – formules de politesse habituelles, sans aller, n’exagérons rien, jusqu’aux remerciements –, raccroche ; alors, un mélange de tristesse et de haine s’empare de lui.
On a beau être pacifiste, on ferait tout de même bien sauter, juge-t-il, tous ces gendelettres sur une belle petite bombe atomique.

2
Mais enfin, Boris n’est pas du genre à se lamenter sur son sort. Lui qu’on afflige d’une éternelle bonne humeur a trop d’autres choses à faire, à vivre, à penser.
Il quitte le bureau, rejoint l’appartement de la rue du Faubourg-Poissonnière, promet à Michelle de se préparer au plus vite pour ce soir, au lieu de quoi il s’installe à son secrétaire, tire un brouillon et couche les premières lignes d’un poème un rien vachard qu’il intitule « Je n’ai pas gagné le Prix de la Pléiade ». Il y moque la fourberie de Paulhan, les incommodantes flatulences de celui qu’il
renomme Marcel à relents, et son besoin de vengeance à peu près satisfait – tout du moins pour le moment –, attrape sa guitare-lyre sur laquelle il aurait volontiers composé une mélodie ou deux si Michelle ne l’en avait
empêché.
Mais on est déjà très en retard et il faut encore faire dîner le jeune Patrick – dit Pat, dit Petit Bison, dit Bisonneau – avant de le confier à sa grand-mère ; ce n’est pas le
moment de traînasser.
Boris se contente de passer un coup d’eau sur son visage, se presse, et tant pis pour son costume, il gardera celui du bureau – coton léger et anthracite aux fines rayures gris clair –, prend soin néanmoins de changer sa
cravate noire pour un motif plus gai.
Michelle, elle, a sorti la petite robe bleu ciel qui s’accorde si bien à ses cheveux blonds et sa joie de vivre.
Boris la contemple un instant, troublé par ce sentiment un peu niais de se trouver si heureux de partager sa vie, son mariage et son fils, avec une femme aussi merveilleuse.
Bientôt, ils descendent la rue du Faubourg-Poissonnière jusqu’aux Grands Boulevards, d’où un tramway-bus, en attendant de pouvoir enfin, un jour, se payer une bagnole, les emmène à Saint-Germain-des-Prés.
Sur la terrasse du Flore, les Vian commencent par saluer Sartre et Beauvoir, accaparés par leurs travaux respectifs.
Jean-Paul, à moins que ce ne soit son air habituel, semble d’humeur nauséeuse ; peut-être cette histoire de récompense qui lui reste, lui aussi, en travers de la gorge.

Il accueille Boris et Michelle d’un mouvement de tête, sans un mot, bourre sa pipe de tabac, puis, d’un geste de la main, les invite à s’assoir.
Simone tente un sourire, propose un drink ; ce n’est pas de refus, et l’occasion d’un premier Martini.
On évite, comme il se doit entre gens de bonne compagnie, d’évoquer cette pénible histoire de Prix de la Pléiade et, l’alcool aidant, Sartre se détend un peu. D’autant que
d’autres amis rejoignent vite la tablée, des filles surtout, et des jolies, ce qui n’est pas pour déplaire au philosophe.
Sur ses lèvres pincées, on jurerait voir le début d’une moue amusée.
De quoi l’encourager – mais enfin, il en faut peu – à se lancer dans un exposé au sujet de ses théories existentialistes, prenant comme au débotté le premier garçon de café venu afin d’illustrer son propos ; idée qui n’est pas
sans captiver les jeunes femmes, à commencer par Michelle, ni exaspérer Boris. Il apprécie peu que le patron donne ainsi son intelligence en spectacle ; encore moins de ne pas être lui-même au centre de l’attention.
Il commande une nouvelle tournée de Martini et préfère se laisser distraire par l’agitation alentour.
Le soleil brille à donner des couleurs au gris de la ville.
Le quartier a tout de l’atmosphère provinciale. Les copains se répandent de terrasse en terrasse, rigolards, un verre ou deux à la main, arpentent d’un pas léger les rues pavées, ornées de platanes et de tilleuls.

Tous passent saluer le Bison, ainsi qu’on l’appelle ici, et trinquer à sa santé. Boris se mêle aux conversations les plus diverses, papote, plaisante, raisonne – ou inversement –, redit les blagues mille fois racontées, débat des heures durant au sujet des positions politiques de Camus ou de la composition du Show Burn – 2/3 de vodka, 1/6 de crème cacao, 1/6 de Cointreau, précise-t-il, soucieux, comme toujours, de la rigueur des choses lorsqu’il s’agit de se distraire.
Il en a assez bouffé, de la guerre, de l’occupation et du rationnement, de la peur et de la mort, des idées noires à plus savoir qu’en faire. Il ne demande qu’à pouvoir
s’amuser à nouveau, s’oublier, prendre sa revanche sur cette Histoire qu’il n’a pas choisie. Alors, il fait du bruit, beaucoup, et ne se tait jamais vraiment que devant la beauté spectaculaire de Juliette Greco ; la voilà justement qui arrive.
Les frères d’Halluin s’installent à la table voisine ; c’est l’occasion d’un nouvel apéritif.
Le Major – qui n’a que peu à voir, sinon le sobriquet, avec un militaire – vous fait l’honneur de son passage ; une tournée de plus.
D’aucuns se contenteraient de ça pour toute soirée.
Mais pas Boris et Michelle. Pas plus que leurs amis.
Ils quittent maintenant le Flore pour les Deux Magots, où ils prennent soin de continuer à s’employer au même genre d’activités.

Après quoi, traversant le boulevard pour se rendre Chez Lipp, la petite bande se régale d’un bon repas pour à peine plus de 20 francs – il faut en profiter, ça ne durera pas.
Un digestif ou deux, trois peut-être, et direction le Bar
Vert où le programme reste plus ou moins semblable : s’aimer, boire et danser, dans cet ordre si cher à Boris.
Dans ce maelström d’énergumènes en tous genres, il se plaît à naviguer de table en table, à faire se rencontrer jeunes zazous fauchés et vieux sages existentialistes, musiciens à succès et auteurs sans avenir. Pareil à son
pianocktail, il concocte d’audacieux mélanges, avec une aisance et une élégance presque agaçantes.
C’est qu’il est grand et beau et d’une pâleur de mort ; charmant fantôme aux yeux bleus faussement naïfs. Sous le front haut, comme pour ajouter au mystère, un rictus malin égaye sa mine grave. L’air de n’être pas là, on ne voit pourtant que lui.
Et cependant qu’il observe Michelle s’éterniser dans une conversation avec Sartre, il s’en va partager le comptoir avec les frères d’Halluin et Claude Léon.
Il y est question de be-bop et de littérature américaine, comme souvent, du déhanché des jeunes filles enivrées.
On commande à nouveau un cocktail ou deux; et dire que tout ceci, d’ordinaire, fait office d’échauffement avant de rejoindre les caves enfumées de jazz.
Mais il est presque minuit et Vian s’égare dans les vapeurs de l’ivresse.
Il a trop bu. Trop ri. Trop parlé. Trop enragé. Trop vécu pour aujourd’hui.
Les plissements gagnent son visage, disent la fatigue, et sa peau paraît plus pâle encore que d’habitude.
Les copains insistent, déçus de ne pouvoir compter sur lui pour animer ce qu’il reste de la nuit, mais il lui faudra remettre à plus tard la fête et le jazz, les grandes marrades et les solos de trompette enfiévrés.
Il doit se reposer.
Ménager son cœur.
Son médecin ne le lui a que trop rappelé.
Allez, on rentre. »

Extraits
« Son idée n’a rien d’un gag, jure-t-il. Il a même une vision assez précise de ce qu’il conviendrait de faire.
Et soudain, on ne rit plus; on écoute.
Il suffirait, détaille-t-il d’un air docte, d’inventer de toutes pièces un auteur américain à scandale. Noir et alcoolique de préférence. Et victime de la censure de son pays, bien sûr. Admettons maintenant que ses textes — pleins de sexe et de violence —, à défaut de sortir aux États-Unis, trouvent en France un éditeur assez farfelu pour les publier. Disons, par exemple, les Éditions du Scorpion — chez qui la publication de littérature inconvenante passe pour une occupation respectable. Eh bien nous aurions là tous les ingrédients pour fabriquer notre best-seller.
Aux fins de parfaire le subterfuge et de ne négliger ni l’absurde ni l’ironie de la manœuvre, Boris, dans un sourire, propose d’endosser le rôle de traducteur.
Pas peu fière de l’esprit retors de son époux, Michelle jubile.
Quant à d’Halluin, le voilà excité comme un gosse s’apprêtant à craquer une allumette au milieu d’une forêt un jour de mistral. À la bonne heure! » p. 28

« À sa grande satisfaction, tous les ingrédients d’un succès annoncé sont réunis: titre provocateur, omniprésence de violence, de beuveries et de pornographie, dénonciation des mœurs et du racisme de l’ Amérique — thème d’autant plus osé que les États-Unis, et ce malgré la ségrégation raciale, l’anticommunisme ou la pratique assumée de la censure, jouissent à cet instant précis de l’Histoire, faut-il le rappeler, de l’honneur d’avoir libéré la vieille Europe du joug nazi. Et pour ne rien gâcher, l’aura mystérieuse d’un auteur inconnu, impalpable, interdit.
Tout cela augure du coup le plus parfait. » p. 46

« Les voilà d’ailleurs, coupes à la main et fourberie plein la bouche, songeant à l’épatante mystification de Pierre Louÿs: Bilitis, jeune poétesse grecque de l’antiquité dont il prétendit avoir traduit les poèmes érotiques, écrits parfaitement fallacieux pour lesquels il produisit, afin de berner jusqu’aux plus grands spécialistes, des extraits non-traduits et des références bibliographiques imaginaires — stratagème dont il nous faudra reparler plus tard.
Puis, c’est au tour de Mérimée, que Georges, entre deux gorgées de pétillant, évoque avec amusement: celui-là, soucieux de se faire passer pour une autrice de théâtre espagnole, alla jusqu’à se grimer en femme sur quelque photographie afin d’assurer le subterfuge.
Mais nos amis savent aussi les erreurs à éviter.
Comme ces Lettres à sa fille de Calimity Jane, sorties cinq ans plus tôt; œuvre dont l’authenticité vint se fracasser contre l’analphabétisme vraisemblable de sa soi-disant autrice.
Le canular, en vérité, est un jeu sérieux.
Qu’il s’agisse de garder le secret, d’organiser la sortie du roman ou de préparer l’appétit de la presse pour le scandale à venir, Boris et Jean savent le travail immense qui les attend encore, Ils savent aussi les inévitables interrogations, les critiques et les suspicions que pourrait engendrer le succès. Le moment n’est ni à l’improvisation ni au dilettantisme.
Mais enfin, commençons tout de même par fêter ça; on aura bien le temps de se mettre au travail plus tard. » p. 47

« Ma main s’est refermée sur sa gorge sans que je puisse m’en empêcher», titre ainsi Libération, citant un extrait du livre. À quoi l’auteur de l’article ajoute: « Ayant lu ces mots Edmond a étranglé Marie Anne», laissant peu de doute quant aux torts du romancier et de la littérature dans l’affaire – avec un tel niveau d’investigation, nul besoin de procès. France Dimanche, adepte des attaques les plus violentes, qualifie carrément Vian « d’assassin (par procuration) », comme on s’en prendra plus tard à Salinger, à tous ces lâches criminels cachés derrière leur machine à écrire, puis à la musique rock, aux dessins animés japonais, aux jeux vidéo…
À cette ambiance délétère, ajoutons la médiocrité affligeante de la plupart des papiers, prêtant ici à Kafka la paternité de l’ouvrage incriminé, égratignant là les noms des protagonistes, affabulant un détail macabre afin de corser le récit, ou ne résistant pas, tandis que l’étrangleur est retrouvé pendu dans la forêt de Saint-Germain-en-Laye, à l’idée d’un bon mot: «Edmond Rougé n’ira pas cracher sur la tombe d’Anne-Marie Masson.» Autant d’idioties qui ne sont pas pour rassurer Boris.
Ne manque plus que le retour des attaques de Daniel Parker — ça ne devrait plus tarder —, dont on imagine sans peine La délectation devant pareil spectacle. » p. 93

« Il lui faut donc négliger l’acharnement de la presse, les attaques du Cartel d’Action Sociale et Morale, et les risques d’un procès à venir; faire fi de son éviction de chez Gallimard et de son incapacité à se faire accepter par le milieu littéraire de Saint-Germain; négliger son cœur malade et sa vie de condamné; oublier, enfin, les échecs pathétiques de Vercoquin et le Plancton puis de L’Écume des jours, inlassablement ignorés par la presse et les libraires. » p. 100

À propos de l’auteur
KANTCHELOFF_Dimtiri_©Guillaume_MarragonisDimitri Kantcheloff © Photo Guillaume Marragonis

Dimitri Kantcheloff est né en 1981. À vingt ans, il est guitariste dans des groupes de rock’n’roll, à trente il travaille dans la communication, à quarante il publie son premier roman, Supernova (Les Avrils, 2021). Eux ans plus tard, il récidive avec Vie et mort de Vernon Sullivan. Ensuite, on verra. (Source: Éditions Finitude)

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La forme du fleuve

ABOLIVIER_la_forme_du_fleuve

  RL_2023

En deux mots
La narratrice a choisi de cheminer le long de la Loire, d’Angers à Nantes. Tout au long de son périple, elle recueille les témoignages de ceux qui habitent et font vivre le grand fleuve, s’inquiète des changements climatiques et rend hommage à Louis Poirier, alias Julien Gracq dont la maison est située en milieu de parcours.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

À la recherche de Julien Gracq

Après avoir cheminé dans les Cévennes sur les pas de Robert-Louis Stevenson, Gwenaëlle Abolivier récidive en suivant les boucles de la Loire sur les pas de Julien Gracq. Un récit de voyage littéraire, poétique et géographique.

Gwenaëlle Abolivier a choisi de rechausser ses chaussures de marche. Délaissant les Cévennes et les chemins pris dans les pas de Robert-Louis Stevenson qui nous avait donné le beau Marche en plein ciel, la nouvelle directrice artistique et littéraire de la Maison Julien Gracq a choisi cette fois d’explorer les paysages chers à l’auteur du Rivage des Syrtes. Le long de cette partie de Loire que l’on appelle armoricaine, d’Angers à Nantes, elle va nous proposer de découvrir avec elle des paysages sans cesse changeants, en constante mutation. Une nature que l’homme aura tenté en vain de domestiquer, mais les caprices du fleuve auront eu raison de cette volonté qui se révélera utopique face aux crues, aux bancs de sable et aujourd’hui à la sécheresse.
Si une partie du livre est consacrée à la géographie, la romancière choisit, à la manière des Choses vues de Victor Hugo de nous sonder l’histoire et de rencontrer les acteurs qui font vivre jour après jour le grand fleuve, du scientifique au jardinier, du pêcheur à l’artisan. On comprend alors ce qui fait la richesse, le génie du lieu. On se rend aussi compte de la fragilité d’un écosystème et on saisit la dimension poétique de ces pérégrinations. Au détour d’une phrase, du vol d’un oiseau, d’un clocher qui domine les eaux calmes et pourtant sournoises, d’une lumière plus intense, on se rapproche de la littérature et de la figure tutélaire de Louis Poirier, plus connu sous son nom d’écrivain: Julien Gracq.
Le natif de Saint-Florent-le-Vieil n’est jamais très loin dans cette exploration intime des paysages qui l’ont marqué, façonné, inspiré. Un peu comme dans une enquête de police, Gwenaëlle Abolivier déroule le fil à partir de premiers indices, retrouve un ami intime qui va lui faire cadeau du nom d’une autre personne qui l’a bien connu. Et de fil en aiguille, on voit se dessiner le portrait tout en nuances d’un homme attachant et fidèle à sa Loire, y compris durant ses années parisiennes. On le suit dans ses années de formation à Nantes jusqu’à sa mort à Angers, sans oublier cette maison devenu e résidence d’écriture. Ce faisant, le récit de voyage devient aussi une façon d’explorer une œuvre et de nous donner envie d’y retourner depuis Les Eaux étroites et les souvenirs d’enfance jusqu’à La Presqu’île du côté de Guérande qui va marier le ciel, le fleuve et la mer, au bout d’un voyage qui creuse l’espace et fait à chaque pas s’unir les paysages et l’aventure intérieure.

La forme du fleuve
Gwenaëlle Abolivier
Éditions Le Mot et le Reste
Roman
176 p., 17 €
EAN 9782384311774
Paru le 21/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement le long de la Loire armoricaine d’Angers à Nantes. On y évoque aussi un petit écart en Bretagne.

Quand?
L’action se déroule en 2021.

Ce qu’en dit l’éditeur
Gwenaëlle Abolivier nous raconte ses pérégrinations poétiques en bord de Loire sur les traces de Julien Gracq.
Ce récit relate une immersion sur les bords de la Loire armoricaine, entre Angers et Nantes ; dans les coulisses du grand fleuve, celles des îles et des îlots de sable. L’occasion pour Gwenaëlle Abolivier d’observer la façon dont toute cette eau douce agit sur son imaginaire et de parcourir les territoires de lisières et de marges qui avaient les faveurs de Louis Poirier, alias Julien Gracq. En résidence dans la maison qui fut celle de l’écrivain, elle sonde aussi ce qui participe au génie du lieu et donne la parole à celles et ceux qui ont partagé son quotidien. Ainsi La Forme du fleuve est à la fois une navigation sur le motif, une descente dans la mémoire du fleuve ainsi qu’une composition de fragments poétiques et documentaires dans les pas d’un des plus grands écrivains français.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com https://www.lecteurs.com/livre/la-forme-du-fleuve/6066787
France Culture (Affaire en cours)

Les premières pages du livre
« xxx

Extrait
« xxx. » p. 00

À propos de l’auteur

ABOLIVIER_Gwenaelle_©Bertrand_Bechard
Gwenaëlle Abolivier © Photo Bertrand Béchard

Journaliste et auteure, Gwenaëlle Abolivier est une voix de France Inter. Formée à l’école de Claude Villers, elle parcourt le monde pendant 20 ans en tant que reporter pour les ondes de France Inter, France Culture et RFI. Elle a présenté pendant plus de vingt ans des émissions de grands reportages. Aujourd’hui Directrice artistique et littéraire, autrice associée à la Maison Julien Gracq, elle se tourne vers l’écriture tout en continuant d’intervenir sur les ondes et dans des revues telles que ArMen et Latitude mer. Son écriture littéraire puise ses racines dans le voyage au long-cours et les horizons du monde entier. Elle est l’autrice de récits de voyages et d’anthologies, de textes poétiques et de scénarii ainsi que des livres illustrés pour la jeunesse. Elle anime des ateliers d’écriture littéraire et radiophonique. En 2015, elle séjourne trois mois d’hiver dans le sémaphore d’Ouessant où elle écrit Tu m’avais dit Ouessant (2019) Prix Bravo Zulu, 2020. En janvier 2022, paraît Marche en plein ciel un récit où elle raconte sa traversée à pied des Cévennes dans les pas de R.L. Stevenson. En avril de la même année parait L’invention des dimanches, illustré par Marie Détrée, peintre officiel de la Marine. Après avoir résidé durant l’été 2021 dans la Maison Julien Gracq, à Saint-Florent-le-Vieil, elle a écrit La forme du fleuve (2023). (Source : Blog de l’auteur / éditions Le Mot et le Reste).

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Les poumons pleins d’eau

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Lauréate du concours Bookmakers © Production Arte Radio

En deux mots
Le père de Claire s’est donné la mort. Une fin tragique à laquelle sa fille ne se résout pas. Alors, elle fait revivre cet homme fantasque en explorant sa vie, ses souvenirs, ses rêves. Alors cet homme-poisson continue de nager à ses côtés.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La solution est aqueuse

Dans ce premier roman qui fait revivre un père qui s’est suicidé sous la forme d’un poisson, Jeanne Beltane dit avec poésie la relation père-fille, la difficulté du deuil et la force des rêves. Joliment construit, cette plongée fantastique est aussi un bel hommage.

En collaboration avec Arte Radio, Nicolas Mathieu avait proposé aux auditeurs le challenge suivant: «Faites exister un personnage sans le décrire et en 1.000 mots.» La lauréate de ce concours était Jeanne Beltane. Elle s’est appuyée sur ses premiers mille mots pour enrichir son récit et en arriver à ce premier roman.
Les poumons pleins d’eau est une réflexion originale, à la fois dans sa construction que dans son style, sur la relation qui unit un père et sa fille. Il y est question de deuil et de la douleur de la perte, de métempsychose et de réincarnation, mais aussi d’échange et de dialogue par-delà la mort. Ajoutez-y une touche de fantastique, quelques poissons et un rat et vous aurez le cocktail absurde qui fait le sel de cet inclassable quête.
Tout commence par une partie de pêche. Un minuscule poisson argenté, qui se faufile au milieu des silures, est hameçonné. L’épinoche finira dans un aquarium où la jeune fille qui l’a attrapé peut tout à loisir l’observer.
On retrouvera l’épinoche plus tard dans le récit, le temps de comprendre qu’il symbolise le père dont Claire fait le deuil.
C’est sur la plage de Saint-Malo qu’une amie le fait revivre. L’ayant bien connu, elle raconte à sa fille l’homme qu’il était, fantasque et excessif. Au tabac, à l’alcool et au cannabis, il ajoutait volontiers une bonne dose d’adrénaline. Cigarettes, alcool, cannabis. C’est ainsi qu’il a sauté d’un balcon pour honorer un pari, qu’il s’est lancé sur une piste de ski sans se soucier des autres ou encore qu’il plongé dans une piscine pour enfants posée sur une dalle de béton. À chaque fois, il a frôlé la mort.
Alors Claire ne peut pas comprendre pourquoi il a choisi de se suicider. Alors Claire refuse cette mort. D’ailleurs, il n’est pas mort puisqu’il partage ses rêves qui, insérés au fil des chapitres, donnent une autre image de cet homme.
Jeanne Beltane a choisi une écriture poétique pour poursuivre une relation que la mort ne saurait entraîner vers le néant. En remontant à l’origine, dans le liquide amiotique, elle peut nager aux côtés de cet homme-poisson.
Chargé de jolies métaphores, l’écriture fuit alors le réel pour se rapprocher de la seule vérité qui vaille, celle des sentiments.
N’hésitez pas à plonger avec Jeanne Beltane!

Les poumons pleins d’eau
Jeanne Beltane
Éditions des Équateurs
Premier roman
144 p., 16 €
EAN 9782382843611
Paru le 24/08/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
«Sans qu’elle ait pu s’y préparer, elle traverse à toute vitesse une surface liquide. Elle se débat dans un fluide baveux et chaud qui lui rappelle le ventre de sa mère. Elle n’a bientôt plus d’oxygène et peine à remonter à la surface quand ses yeux croisent un regard. Son père!»
Le père de Claire s’est suicidé. Confrontée aux vérités étouffées et aux facettes douces-amères de cet homme fantasque, elle tente de faire le deuil.
Quelque part entre le monde des vivants et celui des morts, surgit soudain la voix de ce père-chimère, qui observe sa fille se démener pour le retrouver. Depuis ce territoire impalpable, il sent peu à peu Claire se rapprocher…
Dans ce premier roman sous forme d’une quête hallucinée, Jeanne Beltane raconte la perte et lui redonne chair en interrogeant la porosité des frontières entre les royaumes du réel et du sensible. Par son verbe tranchant et son goût pour l’absurde, elle nous transporte dans un univers onirique, teinté d’un humour noir salvateur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Lolita Francoeur)
Arte Radio (Concours Bookmakers)
Le Petit bulletin (Stéphane Duchêne)
Blog Baz’Art
Blog littéraire de Rémanence des mots

Les premières pages du livre
« Prologue
Au commencement étaient les sédiments. Une masse sombre et oblongue gît au fond de l’eau. Par temps clair, elle est visible depuis la surface, quand la vase n’est pas remuée par la pluie. À première vue, il s’agit d’une grosse pierre polie par les années et recouverte d’algues vert brun. Jusqu’à ce que la pierre bouge et remue la vase avec ses nageoires.
L’animal rejoint ses congénères dans un nuage de limon. Il pressent quelque chose. Imperceptiblement, les oscillations à la surface de l’eau lui indiquent un changement à venir. Son instinct le guide vers ses pairs, déjà dans l’attente, à l’affût. Ils ont perçu des vibrations, sourdes.
L’eau se trouble davantage. Les silures agitent désormais leurs barbillons, frénétiques, à la recherche d’indices supplémentaires. Leurs corps mous et massifs se frôlent d’abord, puis se bousculent. Au milieu de cette agitation, un minuscule poisson argenté semble s’être égaré et se faufile entre les chairs glissantes et sans écailles des mastodontes préhistoriques.
Soudain, une pluie sablée descend lentement au fond de l’eau, comme au ralenti. Une poussière d’or dans les rayons du soleil qui traversent la surface.
Les silures se battent pour ingérer cette pluie sédimentaire. Le petit poisson, plus vif qu’eux, gobe une quantité excessive pour son gabarit. Une intuition le pousse à se gaver de cette nourriture providentielle. Très vite, il se sent lourd, oppressé par cette matière non identifiée qui lui érafle l’œsophage et pèse sur son estomac. Il appréhende l’erreur peut-être fatale. Il respire avec difficulté, ses branchies se soulèvent péniblement. La nuit tombe au-dessus du lac et il n’en mène pas large.
Au matin, alors que le soleil perce la brume, il est toujours. Il se remet doucement, mais, en son for intérieur, quelque chose a changé. Étrangement, il éprouve une vitalité nouvelle. Ce repas n’était finalement pas une mauvaise chose.
Un éclair attire son regard, il aperçoit un ver à la surface. Ces dernières heures, sa curiosité lui a été plutôt bénéfique. Il se hâte donc vers la larve pour la gober quand une douleur fulgurante lui déchire la bouche. Il se sent happé hors de l’eau.— J’ai réussi ! J’ai réussi !
— Bravo, ma chérie. C’est une épinoche.
— On peut le garder ?
— Il vaudrait mieux le remettre à l’eau. On l’a déjà bien amoché. Et on n’en fera rien pour le repas.
— S’il te plaît… J’aimerais le garder et le mettre dans un bocal. Dis oui.
Cerné par les parois en plastique du seau, la bouche endolorie par la morsure de l’hameçon, le poisson sait qu’il devrait être terrifié. Mais cette force nouvelle en lui exalte plus encore sa curiosité. Ignorant son instinct de survie, il se laisse guider par cette énergie autoritaire qui a pris possession de son organisme.

À la recherche d’indices
Claire longe la grande plage de Saint-Malo.
La marée monte vite et ses pieds s’enfoncent dans le sable trop mou. Il infiltre ses méduses, formant des paquets sous ses pieds. Elle retire ses sandales en plastique et poursuit pieds nus, progressant tant bien que mal dans ce sol meuble.
Elle n’est pas une fille de l’océan. Son environnement naturel : la montagne et les forêts.
Elle voit une femme se diriger vers elle. C’est une amie de jeunesse de son père avec qui elle a rendez-vous. Pendant deux heures, cette femme lui racontera combien son père incarnait la vie.
Claire n’a pas vu cette femme depuis vingt-cinq ans, et pourtant son souvenir persistait dans sa mémoire olfactive. Pendant près de deux décennies, sans jamais avoir eu l’assurance de la revoir, Claire s’était remémoré par intermittence son parfum de tubéreuse poudrée. Dans son esprit, cette voix rauque était indissociable d’une photographie en noir et blanc étudiée cent fois – ou plus. On y voit quatre jeunes femmes assises en tailleur sur un grand tapis poilu. Elles ont les cheveux longs et des pulls tricotés main en mohair. La femme de la plage tient une tasse de thé à deux mains. Au milieu du cercle, un bébé, Claire. La photo saisit un instantané de vie, une discussion entre amies. Il s’en dégage quelque chose d’éminemment rassurant. Cette image agit dans sa mémoire comme une évocation de sa toute petite enfance, la nostalgie d’une époque qu’elle imagine insouciante. La fin de la décennie 70 et le début de la suivante sont racontés par des albums photo remplis de jeunes gens ébouriffés et hilares. Ils font la fête, souvent, ou le GR 20 en espadrilles. Et il y a, elle, Claire, minuscule dans un caban rouge, désormais centre de gravité de ce petit monde.
L’amie de son père fait resurgir un passé doux comme un cocon. Elle lui raconte cette amitié de jeunesse qui débute à une boum. Elle dit : j’ai 14 ans, je suis une gamine, pas réglée et asexuée. Le long du mur s’alignent des garçons plus âgés en pantalon de velours côtelé et pull shetland, l’uniforme de l’époque. Je suis seule sur la piste, je danse comme une folle, sans me soucier des regards. Ton père a quatre ans de plus que moi mais on va devenir inséparables. Pendant des années il va me raconter ses amours. Il tombait amoureux souvent.

Dans la tête de Claire, Suzanne de Leonard Cohen. Elle imagine son père jeune grattant la guitare au coin du feu. Il n’a jamais fait de guitare.
Une nuit, il l’avait réveillée et lui avait fait traverser Paris : j’ai une grande nouvelle à t’annoncer. Elle avait marché dans la nuit comme une somnambule. Il lui avait dit, surexcité : Je vais être père. C’était la naissance à venir de Claire qu’il annonçait à cette femme.
Elle dit : On ne possède qu’une chose dans la vie, c’est un corps. Un corps, c’est un océan, une forêt, une montagne. On doit en prendre soin. Ton père a maltraité le sien. Cigarettes, alcool, cannabis.***Son père, cette gueule cassée. Non, il n’avait aucun respect, aucune indulgence pour son corps.
Qu’il saute d’un balcon pour honorer un pari absurde en soirée ou qu’il file sur une piste de ski sans se soucier des autres, cela se terminait invariablement sur un lit d’hôpital.
Ainsi, la station debout sur un skate n’avait duré que quelques secondes avant la fracture ouverte. L’os sortait de sa jambe devant les regards horrifiés des enfants. Scène gore au milieu du lotissement. Ou le plongeon dans une piscine pour enfants posée sur une dalle de béton pour ensuite arborer pendant six mois une coque en plastique le moulant du torse à la tête. Un moindre mal face à la tétraplégie qui avait failli être la conclusion de ce choc. Elle le revoit, immobile, la tête dans l’eau, comme un cadavre.
Mais aussi l’accident de ski. Il avait percuté quelqu’un, et failli perdre un œil. La lame du ski était passée juste à côté, entaillant l’arcade. Claire ne s’en souvient pas tout à fait, mais sa mère lui avait raconté qu’elle était terrifiée par son père, le visage violacé, hématome géant.
Et puis l’accident de voiture. Là, elle s’en souvient. Elle se remémore le coup de fil lui annonçant son père à l’hôpital, le pronostic vital engagé. C’était trois jours avant son départ à Madagascar où elle partait travailler. Elle avait sauté dans un train et l’avait découvert intubé de toutes parts, la tête tondue, shooté à la morphine, incapable de parler. Elle se souvient aussi de lui six mois plus tard : il flottait dans ses vêtements, une chiffe molle, vieilli prématurément. Et les douleurs qui ne l’avaient plus quitté ensuite, qui le rongeaient.
Elle se souvient de sa lampe clignotant en haut de la montagne qui fait face à leur immeuble. Il a décidé de grimper seul et de dormir là-haut. Ils échangent des signaux lumineux, lui avec sa frontale, elle en actionnant l’interrupteur de la cuisine.
Elle le revoit jurer en bricolant. Les insanités fleurissaient, en français ou en allemand, dès qu’une vis ou qu’un clou lui tenait tête. Il jurait souvent contre les objets, les accusant d’agir effrontément contre sa volonté. Quand elle était d’humeur taquine, elle en riait – ce qui n’arrangeait pas les choses –, mais le plus souvent, elle fuyait la tempête.
Elle se souvient de la dernière fessée déculottée. Celle de trop. Elle a déjà 13 ans et vivra longtemps avec cette humiliation.
Elle le revoit les yeux brillants, le verbe haut. Il a trop bu et s’insurge une fois de plus contre la connerie du genre humain. Il refait le monde, sans religion monothéiste. Il dit : une bombe à neutrons sur Jérusalem et on règle le conflit israélo-palestinien une bonne fois pour toutes ! Sans rien détruire de cette magnifique ville. Propre et efficace.
Enfin, elle le revoit en pleurs, figure victimaire : Tu ne m’aimes pas, personne ne m’aime.
***
Il y a quelques jours, elle est allée vider la maison de son père avec son frère et sa sœur. Ils se sont partagé les vinyles. Ils ont rassemblé les petits objets qui leur semblaient importants ou impossibles à jeter : de vieux passeports, des poèmes et des carnets de notes, deux pipes en écume, un morceau d’optique de microscope, une loupe, des ciseaux de coiffeur, un coupe-ongles, deux couteaux de poche, une figurine de mineur en plomb. »

À propos de l’auteur
BELTANE_Jeanne-©marion-bornazJeanne Beltane © Photo Marion Bornaz

Lauréate du concours d’écriture d’Arte Radio (Bookmakers) à l’initiative de Nicolas Mathieu et Richard Gaitet, Jeanne Beltane livre ici son premier roman, Les Poumons pleins d’eau, inspiré des quelques pages primées. (Source: Éditions des Équateurs)

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La vie têtue

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En deux mots
La sœur de la narratrice meurt à trente-trois ans d’un cancer généralisé. Une absence qu’elle essaie de combler en s’adressant à la défunte, en lui racontant l’histoire de sa famille, en explorant sa propre vie, maintenant qu’elle est mère à son tour. Un récit poignant.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Nos douleurs et nos rages

Passant de l’essai à l’autofiction, Juliette Rousseau explore la vie des femmes de la famille et rend hommage à sa sœur, emportée par un cancer à trente-trois ans. Une mise à nu percutante, qui passe par l’exhumation des secrets de famille.

C’est sur une veillée funèbre que s’ouvre ce roman. La famille est alors rassemblée, mais chacun reste avec ses pensées, essaie de conjurer sa peine, s’occupe pour ne pas penser à l’absence, au vide, à l’inacceptable deuil qui les réunit. La jeune sœur de la narratrice est morte a trente-trois ans, dans un service d’oncologie, d’un cancer généralisé. Quelques heures auparavant, les médecins avaient suggéré de l’amputer. «C’est horrible, mais ça veut dire que tu vivras car, sinon, un geste aussi atroce n’a aucun sens.»
La recherche du sens, c’est bien ce qui préside à ce récit qui va explorer les vies des femmes de la famille, la mère et les deux filles, creuser les non-dits et remettre en perspective leur identité au cœur d’une société qui reste très inégalitaire.
C’est avec un regard distancié que la narratrice revient sur les épisodes marquants, passant de sa sœur à sa mère, témoignant de son propre vécu. Car elle a choisi de fuir cette «périphérie de périphérie», ville où ont vécu sa mère et son père et ses grands-parents: «Comme beaucoup d’enfants de la classe moyenne rurale, j’ai eu besoin d’aller à Paris pour prouver que moi aussi je comptais. Dissiper mon accent, changer mon apparence, mes références.»
En racontant à sa sœur défunte comment elle avance dans sa vie, elle continue de cheminer avec elle, lui rendant ainsi un bel hommage.
«Trois ans après ta mort, un soir, je me suis trouvée seule dans mon appartement à Paris, titubant de tristesse, égarée, nue. Instinctivement, et peut-être pour vérifier que j’étais bien là, je suis allée vers le miroir. Ce que j’y ai vu m’a fait l’effet d’une déflagration. C’était moi, et c’était moi toute seule. Tu n’étais pas là. Pourtant, face à moi, il y avait ce visage, la mâchoire carrée, plutôt masculine, le nez qui s’étire en un arrondi enfantin et surtout, les yeux noirs, le regard franc. Le même visage que toi.
Que vaut d’être sœurs face à la mort? La solitude tranchante dans laquelle tu m’as laissée est inconsolable. Tant mieux, elle est parmi ce que j’ai de plus cher.»
Maintenant qu’elle est mère à son tour, elle sent ce besoin de ne plus rien cacher, de dire le viol conjugal qui est à l’origine de la lignée ou qui a entraîné des avortements douloureux, de mettre des mots sur des troubles psychiques qui étaient alors jugés comme des caprices de femme faible. Alors elle comprend mieux ces existences, alors elle pardonne. En s’appropriant l’héritage familial, elle fait aussi œuvre de sociologue et d’historienne des mœurs, dans la lignée de son essai, Lutter ensemble, quitte à forcer le trait. Parce qu’elle a compris que c’est précisément cela, faire son deuil, «ancrer en nous une histoire qui apaise, aussi mensongère fût-elle. Les vivantes ne s’embarrassent pas de la vérité, ce n’est pas elle qui guérit.»
C’est en courts chapitres que Juliette Rousseau nous offre de plonger dans ce passé et ce présent familial, en disant les choses avec un regard acéré.

La vie têtue
Juliette Rousseau
Éditions Cambourakis
Roman
120 p., 15 €
EAN 9782366246940
Paru le 7/09/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans une petite ville de province. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Nous sommes les héritières d’une détermination farouche, nous les descendantes des avortements ratés, des grossesses imposées. Celle-ci est indémêlable de nos douleurs et de nos rages, transmises d’une génération à l’autre comme on essore un torchon plein de sang, dans l’anonymat d’une cuisine plongée dans la nuit. »
Depuis la maison familiale où elle est revenue habiter, une femme, s’adressant à sa sœur disparue, convoque les souvenirs de leur enfance. Porteuse d’un lourd passé de violences patriarcales, elle explore les possibilités de survivre à cet héritage, dans un paysage rural dévasté, où les haies ont disparu et où la forêt se fait moins dense, cernée par les champs de maïs industriels.
Avec ce récit composé de courts chapitres, Juliette Rousseau nous offre un premier texte littéraire poignant, sensible et lumineux qui rend hommage aux femmes de sa famille.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les Missives
RTBF (Fanny de Weeze)
Ouest-France (Agnès Le Morvan)
Podcast Bretonnes et féministes (entretien avec Juliette Rousseau)
Blog Joelle Books

Les premières pages du livre
La langue française, dans sa construction patriarcale, ne me permet pas de donner à lire la lignée de femmes blessées dont je viens. Elle nous efface, encore et toujours. Les méthodes d’écriture dites « inclusives » non plus, elles qui continuent de faire advenir le masculin, y compris là où les hommes ont depuis longtemps choisi de déserter. Ma langue ne cherche pas l’égalité, ni de nouvelles règles. Elle invoque des filiations, rétablit des trajectoires.
Comme dans nos vies, souvent, le masculin l’emporte. Mais parfois, c’est le féminin. Ni l’un ni l’autre ne me semblent désirables. Je ne cherche pas à forger la langue d’un monde souhaitable. Ce sont nos vérités qui m’intéressent. Tant mieux si apparaissent ensuite, dans ma généalogie comme dans les autres, des êtres libres de cette binarité épuisante, et qui trouveront leurs propres mots pour se dire.
Nous dire avec justesse, c’est laisser la porte ouverte à ce qui vient pour nous remplacer, joyeusement et sans douter, comme tout ce qui naît pour vivre pleinement. Dans la langue comme dans nos histoires, nous ne sommes jamais que des passages.

L’automne est doux cette année. Dans ce petit espace qui test dédié, entre le potager et la maison, les bambous foisonnent. Le cerisier du Japon, les rosiers et le sureau ont fleuri, les uns après les autres, et ton jardin se prépare désormais à l’hiver, entamant une mue vert sombre. Les feuilles, qui commencent à s’amasser sur le sol, dégagent une odeur réconfortante de pourriture végétale. Plus agréable que celle des décompositions humaines et animales, elle est un rappel du cycle de la vie avec lequel je peux cohabiter. Elle me prépare à l’hiver, qui reprendra les formes de celui qui avait suivi ton départ, le premier de ma vie d’endeuillée. Depuis ta mort, chaque saison a ses façons de me rappeler ma condition.
Tu as peut-être quatre ans. Tu viens d’emménager ici avec ta mère et ta sœur, après avoir vécu dans un HLM de la grande ville la plus proche. Ta mère est au bout d’elle-même, c’est-à-dire très loin de toi, et tu sens déjà confusément qu’il te faut prendre soin delle. La maison dans laquelle vous vous installez est humide et sombre. Elle se dissimule au terme d’un petit sentier qui plonge vers l’extrémité est du hameau. Dans peu de temps, ta mère oubliera le gaz allumé et la maison brûlera. Elle se calcinera discrètement mais en totalité, de l’intérieur et sans flammes. Une belle métaphore à n’en pas douter. Ta mère survit, ta mère oublie, et ce qu’elle délaisse dans ce geste se consume. Elle gardera longtemps le vestige calciné d’une bague en or et lapis-lazuli offerte par ton père du temps de leurs fiançailles.
Cet automne-ci nous nous retrouvons devant la stèle que maman t’a construite. De cette famille composée sans trop y réfléchir, comme la plupart des familles, par la synthèse des impulsions du corps et de la contractualisation des relations, il ne reste plus grand monde. Cela ajoute à la tristesse. Décès, drames, défections. On se représente à tort la famille comme cette entité bien délimitée, immuable, soudée par un terreau biologique. Or c’est un terrain fluctuant, en partie instable, en recomposition permanente. où la biologie n’est que peu de chose, quoi qu’on en dise. La famille que tu as connue de ton vivant n’existe presque plus, et, aujourd’hui, d’autres nous sont venues qui ne t’ont pas connue. Ce qui fait notre commun peu à peu s’éloigne de toi.
Tu as trente ans. Tu reviens au hameau pour la première fois depuis longtemps. Depuis ton mariage, célébré à la mairie du village. Tes sœurs ont fait de ta venue une surprise. Lorsque tu entres dans la maison, par la porte latérale, celle qui donne directement sur la cuisine et ta mère, le visage de celle-ci se transforme. Elle en pleurerait si elle savait pleurer. Tu arrives quand tout le monde est déjà là. La tablée est longue et bruyante, comme dans tes souvenirs. On t’accueille d’un sourire timide, les yeux pleins de sollicitude. On est prêtes à jouer la comédie pour ne pas te brusquer. Peut-être est-ce que cela t’arrange. Peut-être aussi que tu en crèves un peu plus, qui peut savoir? Ta mère s’affaire en cuisine, c’est sa façon à elle d’habiter le malaise, de pratiquer un retrait sans lequel elle ne peut pas faire avec ses proches. Ta mère compense depuis toujours, le travail domestique est une de ses stratégies. Ce soir, tu la rejoins et te prêtes à son jeu. Tes apparitions à table sont brèves, emballées de peu de mots. Ta petite sœur t’observe et retient son souffle.
J’ai disposé des bougies sur le pourtour du terre-plein central, au pied des bambous. Leurs flammes labiles se mêlent doucement au bleu profond de la nuit qui s’installe. Le moment est maladroit, les gestes et les mots sont autant d’explorations, appesanties par l’émotion. Plus personne ne nous apprend à faire avec la mort. Nous parlons un peu, tournées vers ta stèle, maïs en réalité nous nous parlons les unes aux autres. En partant, tu as fermé derrière toi une porte infiniment lourde, qu’il nous coûte d’ouvrir. Ne nous en veux pas si nous l’avons si longtemps laissée fermée, il n’est pas aisé de survivre à celles qu’on aime.
Moi qui te parle en silence depuis toujours, je commence seulement à t’écrire ce soir. Ta vie, ses débuts, ses sursauts et sa fin, continuent d’organiser la métrique de la mienne, ses mouvements de plaques.

C’est d’abord le bruit discret d’un papier que l’on fait glisser sur le parquet, par l’interstice sous la porte. Ce sont quelques mots, griffonnés par une connaissance. Je suis désolée pour toi. Dans la chambre fermée, je suis blottie dans les bras d’une amie. La pièce est sombre, protégée de la lumière criarde et de la chaleur étouffante de ce début d’après-midi. De ce côté-ci de l’Europe, il fait encore chaud. Si on t’appelle, c’est que tu dois venir, m’avait dit maman au téléphone. J’étais prévenue, le sous-texte était clair pour tout le monde. Mais pas pour moi. Alors pourquoi suis-je en train de pleurer? Ce qui ne m’est pas encore accessible en pensée fait déjà son chemin en moi, insensible à ma peine.
Quelques heures plus tard, c’est l’autre côté du continent. Celui où il fait déjà froid, qui baigne dans le brouillard. Le train depuis l’aéroport est plongé dans la pénombre. Il s’arrête trop souvent. Les lumières palpitantes des faubourgs viennent, par intermittence, soutenir les néons fatigués de l’allée centrale. Je ne sens plus mon corps. Depuis déjà des mois je m’échine à quelque chose le concernant. Je ne sais pas bien quoi. Le faire disparaître peut-être, ou bien tenter de le sentir à nouveau. Peu à peu, il s’est effacé, jusqu’à ce moment, cette nuit d’automne et sa dissolution presque complète dans les reflets poudrés des rues de Londres.
À la sortie de la station de métro, mon père m’attend, planté dans l’obscurité. Je vois mal son visage, mais j’en discerne déjà les traits tendus, épuisés. Nous nous embrassons, sans un mot. Puis, je le suis dans l’entrée de l’hôpital, éclaboussée par la lumière blafarde qui est le propre de toutes les institutions de ce type. Comme une façon de nous pousser, déjà, à la capitulation. »

Extraits
« En moi, la possibilité de ta mort n’a toujours pas sa place. Alors je m’accroche à tout ce qui se présente. Que l’on te propose de t’amputer, c’est horrible, mais ça veut dire que tu vivras car, sinon, un geste aussi atroce n’a aucun sens. Que tu sois si calme, c’est déroutant, mais ça veut dire que tu maîtrises. Or, quelqu’un qui maîtrise n’est pas en train de mourir. C’est le genre de bêtises auxquelles je crois. Mais je ne sais rien de la mort. Je crois encore, de façon brouillonne, que les choses, ces choses-là, ont une forme de sens, si tant est qu’on le recherche. Je pense que la mort a ses façons de nous avertir, et qu’on ne meurt pas comme ça, si facilement, à trente-trois ans.
Et pourtant quelques heures plus tard, tu meurs. » p. 14

« Le village est une périphérie. Une périphérie de périphérie. C’est le bout de la ligne de train, les confins du département, de la région. À l’autre bout, il y a une ville, de celles qu’on appelle métropoles pour faire grand. Elle est elle-même une périphérie de la seule et l’unique, la ville de notre mère et de ton père, la ville de nos grands-parents. Comme beaucoup d’enfants de la classe moyenne rurale, j’ai eu besoin d’aller à Paris pour prouver que moi aussi je comptais. Dissiper mon accent, changer mon apparence, mes références. Tu avais fait la même chose avant moi. Après quelques années, il s’est avéré que c’était plus facile de gagner sa place en ville. Mais je n’ai jamais rencontré une seule personne qui était née à Paris même. » p. 38

« Trois ans après ta mort, un soir, je me suis trouvée seule dans mon appartement à Paris, titubant de tristesse, égarée, nue. Instinctivement, et peut-être pour vérifier que j’étais bien là, je suis allée vers le miroir. Ce que j’y ai vu m’a fait l’effet d’une déflagration. C’était moi, et c’était moi toute seule. Tu n’étais pas là. Pourtant, face à moi, il y avait ce visage, la mâchoire carrée, plutôt masculine, le nez qui s’étire en un arrondi enfantin et surtout, les yeux noirs, le regard franc. Le même visage que toi.
Que vaut d’être sœurs face à la mort ?
La solitude tranchante dans laquelle tu m’as laissée est inconsolable. Tant mieux, elle est parmi ce que j’ai de plus cher. » p. 58

« Peu importe que nos souvenirs divergent. Je n’écris pas pour rétablir la vérité. Faire son deuil de toi c’est, pour chacune, ancrer en nous une histoire qui apaise, aussi mensongère fût-elle. Les vivantes ne s’embarrassent pas de la vérité, ce n’est pas elle qui guérit. » p. 89

À propos de l’auteur
ROUSSEAU_Juliette_©Mathieu_GenonJuliette Rousseau © Photo Mathieu Génon

Juliette Rousseau est née en 1986 dans un petit village de Haute-Bretagne. Tour à tour autrice, journaliste, traductrice, éditrice et militante, elle explore différentes formes d’écriture et leurs potentiels émancipateurs. Récemment, elle a choisi de revenir habiter le hameau de son enfance. La Vie têtue est le fruit de ce retour aux racines, et son premier roman. (Source: Éditions Cambourakis)

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Ceux qui s’aiment se laissent partir

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En deux mots
Ma mère est morte. Avant de la laisser partir, la narratrice tente de se souvenir, de reconstituer sa vie, leur vie. Après avoir dressé le portrait de cette célibattante qui l’accompagnée au fil d’une vie chaotique, elle raconte comment elle est devenue à son tour mère.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Un roman-photo aux couleurs fanées»

Lisa Balavoine revient à la littérature blanche avec un émouvant roman qui retrace sa relation avec sa mère. Une histoire d’amour déchirante, un hommage sincère à travers trois générations de femmes.

C’est l’histoire d’un lien invisible, parfois très ténu, qui relie une fille à sa mère. Un lien indissoluble qu’explore Lisa Balavoine avec autant de franchise que de sensibilité dans son second roman.
C’est lorsqu’on lui annonce que sa mère est morte, dans la violence du choc, le maelstrom d’émotions et d’interrogations, que naît ce besoin de retrouver cette femme. Mais connaît-on vraiment sa mère? Que savons-nous de ce que fut sa vie avant qu’elle ne puisse nous prendre dans ses bras? Après avoir à son tour fondé une famille? Et même durant la période de cohabitation, année après année, l’image qui se construit de cette femme n’est-elle pas déformée?
Au moment de convoquer les souvenirs, de raconter cette personne née et décédée un 7 juillet, il est bien difficile de faire le tri entre les odeurs et les couleurs, les lieux et les objets, les paroles et les actes. C’est sans doute cette accumulation qui est le plus touchant dans ce récit. Des jeunes années où, après le départ du père, la mère devient par la force des choses l’être le plus important – celui qu’il est hors de question de partager – jusqu’à ce moment où à son tour elle met au monde une fille, devient à son tour mère, que se construit cette relation unique. «Les souvenirs s’attachent à nous bien plus qu’on ne tient à eux. Ils sont dans l’air qu’on respire, dans ce fruit dans lequel on mord, dans la poussière qu’on piétine sans s’en apercevoir. Les souvenirs nous collent à la peau et, comme une encre sympathique, ils reviennent quand nous croyons les avoir effacés. Ils se superposent et nous recouvrent. Les souvenirs sont des vêtements posés sur nous dont les bords usés s’effilochent au fur et à mesure qu’on tire dessus. Difficile de savoir où et quand il faut couper le fil.»
Il reste alors la chaleur d’un corps qui vous fait une place dans son lit, la mauvaise foi affichée après un accident de voiture causé par une étourderie, les petits mots d’excuses inventées et qui sont autant de preuves d’amour et de complicité, quelques chansons fredonnées des centaines de fois comme Dis-lui de revenir de Véronique Sanson (voir playlist ci-dessous), les vacances en camping en Bretagne, les hommes qui passaient sans laisser de trace, les courses dans la grande salle attenant à son bureau qui devenait alors salle de jeu quand elle n’avait d’autre choix que d’emmener sa fille avec elle au travail. Et dans ce tourbillon de la vie, avec cette mère divorcée, l’envie d’appuyer sur la touche pause. «Toi et moi ne vivons qu’un brouillon d’existence dans des appartements où nous ne nous installons jamais. Chez nous tout va trop vite, la voiture, la musique, les jours et les nuits. Je me revois espérer que nous aurons nous aussi une maison, de l’espace, du temps. Un jour, nous aurons une vie normale.»
Mais les semaines passent avec leurs rituels, une petite sœur arrive et avec elle l’enfance qui s’en va. L’alcool et les cigarettes commencent à marquer le visage, à transformer le corps de sa mère et leur relation. «Je n’invite personne, j’ai honte de cet immeuble, des gamins qui squattent en bas, et surtout j’ai honte de toi, pour la première fois, je veux que personne ne te rencontre, que personne ne te voie. J’ai honte de ressentir cela.» Quelque chose se casse et à nouveau, on voudrait refaire l’histoire, ne pas croire que Bonjour tristesse, le roman de Françoise Sagan qui traîne sur la table serait un bon titre pour sa vie.
Si les mots de Lisa Balavoine touchent au cœur, c’est parce qu’ils sonnent toujours juste, parce qu’ils sont vrais, parce qu’ils sont sincères jusque dans la souffrance.
«Un jour tout ça s’en va, l’inquiétude, la peur, la honte, les regrets, l’odeur d’une peau et même le son d’une voix, un jour on ne sait plus où tout a disparu. Le manque d’amour comme le reste, l’attente devant l’école le soir, la crainte quand au matin elle n’était pas là, la colère de la voir dans de pareils états, un jour tout devient moins vivace et plus supportable, on efface, on oublie, c’est comme ça. La vie a ceci de surprenant qu’elle nous apprend à composer avec ce qui nous manque. J’ai une mère, mais je fais souvent comme si je n’en avais pas.» C’est beau comme une chanson de Ferré.
Les trois parties qui composent le roman et qui racontent la fille et sa mère, puis la fille devenue à son tour mère et qui regarde ses enfants et enfin la mère cherchant cet autre mère pour enfin la laisser partir sont autant d’histoires d’amour. Belles, cruelles, puissantes et déchirantes. Un «roman-photo aux couleurs fanées» qui dresse aussi, à travers trois générations de femmes, un portrait de la France au tournant du XXIe siècle.

Playlist du roman


Sweet Dreams are made of this Eurythmics


Dis-lui de revenir Véronique Samson


Quoi Jane Birkin


China Girl David Bowie


Si rien ne bouge Noir Désir


Ultra moderne solitude Alain Souchon


Mala Vida Mano Negra


Famous blue raincoat Leonard Cohen


Atlantic City Bruce Springsteen

Ceux qui s’aiment se laissent partir
Lisa Balavoine
Éditions Gallimard
Roman
160 p., 16,50 €
EAN 9782072897894
Paru le 12/05/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. On y évoque aussi des vacances en Bretagne, du côté de Saint-Malo et dans le Sud-Ouest ainsi que Lille.

Quand?
L’action se déroule de la fin du XXe siècle à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Est-ce qu’on peut éviter les peines, la mélancolie, ce qui se répète, tous ces chagrins qu’on se trimballe et qu’ensuite on se transmet, est-ce qu’on peut les remiser, sous des pulls trop grands, dans les bras d’un amour de passage ou dans les mots qu’on écrit, est-ce qu’on peut seulement faire comme si cela n’existait pas?»
Dans ce roman intime et fragmentaire, Lisa Balavoine raconte sa mère, cette femme insaisissable avec qui elle a grandi en huis clos. Une femme séparée, qui rêve d’amour fou, écoute en boucle des chansons tristes et déménage sans cesse, entraînant sa fille dans une vie tourmentée. Entre fascination et angoisse, l’enfant se débat auprès de cette figure parentale attachante, instable, qui s’abîme dans le chagrin, laissant ceux qui l’aiment impuissants. En choisissant de s’éloigner, la fille devenue mère ne cessera d’être rattrapée par les fantômes de son passé. Jusqu’à quand?
Histoire d’un amour filial empêché, Ceux qui s’aiment se laissent partir est un récit à fleur de peau sur le poids de l’héritage, mais aussi un livre de réconciliation où l’autrice adresse à sa mère les mots lumineux que celle-ci n’a jamais pu entendre de son vivant.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr

Les premières pages du livre
« Elle est étendue, elle semble apaisée.
Mais je veux vous prévenir : l’appartement est dans un état de dégradation avancé. Je ne sais pas quoi faire pour vous.

Je reçois ce message en fin d’après-midi, un vendredi de juillet. Dehors l’été bat son plein, il fait une chaleur à crever.
La chaleur, je me souviens surtout de ça.
Ce jour-là, je me trouve à Paris où je ne vis pas. J’ai passé la nuit avec un homme qui finit de m’aimer et que je ne parviens pas à quitter. Ce n’est pas la moindre de mes lâchetés.
Après son départ, j’ai paressé au lit. Peut-être ai-je lu quelques pages d’un roman, peut-être me suis-je rendormie. Je ne suis pas une fille du matin, je viens de la nuit et des rêves qui s’étirent, des élans planqués sous la lenteur.
Je m’oblige à sortir des draps vers midi pour aller voir une exposition. Ed van der Elsken, au Jeu de Paume. Je reste longuement devant une photographie de baiser qui me bouleverse et je sors du musée avec ce couple en tête. L’intensité de ce baiser. Ces bouches qui se dévorent. Je ne sais pas si j’ai déjà été aimée ainsi.

J’arpente les rues de la capitale en traquant l’ombre. Il fait lourd, le métro est bondé, la ville grouillante de monde. Je titube, reviens sur mes pas, saoule de ce qui m’entoure. Je me hâte de rentrer, le corps harassé par la sueur. Je prends une longue douche glacée, l’eau me pique la peau méthodiquement, comme les aiguilles d’un tatoueur. Je laisse mes cheveux trempés dégouliner sur mes épaules et déambule nue dans le salon, à ne rien faire.

Il me semble ne plus avoir envie de rien, depuis des mois, peut-être des années. Ne rien faire de ces désirs perdus, oubliés, comme emportés par le ressac. Me laisser bercer par cet inlassable mouvement, choisir, renoncer, recommencer. Peut-être qu’on n’en finit jamais d’essayer de vivre.

Devant moi, l’horizon est grand ouvert. L’été s’étale comme une page blanche, il commence à peine. Je ne dois retrouver mes enfants que dans une dizaine de jours. Juillet ressemble à une promesse.
Je pourrais ne pas attendre cet homme, prendre mes affaires et déguerpir, tout envoyer valser. Je pourrais tant si je me décidais.

Et puis ce message s’affiche sur mon téléphone et sur lui mon regard se fige. Je ne sais pas quoi faire pour vous.
Ces mots me sont envoyés par mon médecin, qui est aussi le tien.
Je ne comprends rien, sinon que tu es morte.

I
Tu es une jeune femme divorcée au début des années quatre-vingt. À vingt-cinq ans, tu as tout plaqué sur un coup de tête, ton mari, la maison à la campagne que vous veniez d’acheter, tes premiers rêves et tu es partie, emportant une gamine de presque quatre ans dans ta nouvelle vie. Tu t’es d’abord installée avec un autre homme, une aventure comme tu en as parfois, mais cela n’a pas duré, les histoires qui durent tu n’es pas faite pour ça. Tu as cherché un appartement où vivre avec ta fille. Après avoir porté les cheveux longs, tu les as coupés aux épaules, cela te va bien, tu y noues parfois des foulards qui te donnent de faux airs de Romy Schneider dans Les choses de la vie. On dit de toi que tu es une belle femme, ton corps est mince et élancé, tu optes toujours pour des vêtements à la mode, des jeans, des jupes évasées, une veste en cuir. Tu aimes les soirées entre amis, sortir, danser en boîte de nuit, repeindre des meubles et fumer toute la journée. Tu aimes aussi les chansons françaises qui passent sur la bande FM, la peinture impressionniste, les plantes, les films avec Bernard Giraudeau, Miou-Miou et Patrick Dewaere, te coucher très tard, les séries télévisées, Véronique Jannot dans Pause Café, le fard à paupières du même vert que tes yeux, un vert avec des éclats dorés, prendre des bains, acheter des crèmes pour le corps, te vernir les ongles, ton métier de secrétaire, lire des romans et des magazines féminins, conduire vite et sans ceinture, plaire, séduire et faire l’amour. Tu n’aimes pas être contrariée, rester trop longtemps au même endroit, faire tes comptes, les corvées administratives (ce n’est pas ton truc même si tu ne sais pas réellement ce que c’est, ton truc), tu n’aimes pas cuisiner, faire le marché, revoir tes ex, les imaginer avec une autre femme, comme si on pouvait se passer de toi, quelle idée, tu n’es pas une femme qu’on oublie, tu n’es pas une femme comme les autres. Tu n’aimes pas être désignée comme une mère, en avoir les obligations, te rendre aux rendez-vous avec les instituteurs, surveiller les devoirs, jouer, lire des histoires. Tu n’aimes pas devoir t’engager avec quelqu’un, être sérieuse, penser au lendemain.
Tu préfères croire que ta vie n’a pas encore commencé et tu attends, impatiente, qu’il se passe quelque chose.

Je n’ai pas de souvenir de ta vie avec mon père. Tout commence avec toi, dans tes pas et ton regard, comme si rien n’avait existé avant notre duo. Je suis celle qui t’accompagne, cette fillette qui tient ta main, je suis ton enfant sage, la prunelle de tes yeux, ton unique amour. Nous deux depuis toujours.

Tu conduis une petite Mazda de couleur beige, « dorée » tu précises, c’est plus élégant. Je suis installée devant, même si je n’ai pas encore l’âge, cela t’agace de devoir parler à quelqu’un assis à l’arrière. « Je ne fais pas taxi », me répètes-tu souvent.
Alors que nous roulons dans le centre-ville, tu me tends ta main droite. « Regarde. » Je penche la tête mais je ne vois rien, rien que ta main, qui n’est pas sur le volant, ta main qui danse, qui virevolte, un papillon, c’est à cela que je pense alors qu’on avance toujours à une certaine vitesse sur les boulevards intérieurs. « Mais enfin tu ne vois pas ? » Comme je secoue la tête, tu m’expliques que tu t’es brûlée en cuisinant. J’aperçois une vague trace blanche au creux de ta paume, rien qui justifie ton affolement. Je te rassure, « c’est pas grave maman », tu te tournes vers moi, et comme tu ne prêtes pas attention à la route, la voiture percute le véhicule de devant. Le choc est brutal, je ne suis pas attachée, mon corps heurte le pare-brise. J’ai mal, je me tiens la tête dans la main, je me suis mordu la langue, ça pisse le sang. Tu t’énerves, « mais qu’est-ce qu’il fichait là lui, ça va encore me coûter du fric, c’est vraiment pas le moment ! ». Je m’essuie la bouche avec la manche de mon blouson pendant que tu descends de voiture et enguirlandes le type. Vous rédigez un constat en vous appuyant sur le capot de la Mazda. Des voitures klaxonnent derrière, je rentre la tête dans mes épaules. Le monsieur me désigne du menton : « Elle n’est pas trop jeune votre fille pour être devant ? — Qui vous dit que c’est ma fille ? » Au ton de ta voix, on pourrait croire que tu ne m’aimes pas. Le document rédigé, tu remontes dans la voiture, remets le contact, repars. Ma langue s’est arrêtée de saigner, j’ai mal à la tête, cela va passer. Tu parles toute seule, refais l’histoire, réinventes l’accident. À la fin, on croirait que c’est cet homme qui nous est rentré dedans.
Arrivées devant chez nous, tu descends de voiture et m’assènes : « C’est de ta faute tout ça ! Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ? » Je me tais et te suis dans la rue, tu marches devant, tu marches en faisant de grands pas, comme si tu préférais me tenir à distance.
Une fois dans l’appartement, tu allumes la chaîne stéréo et pousses le son à fond. La voix de Kim Carnes s’éraille pour parler des yeux de Bette Davis. Tu m’attrapes, me soulèves et me murmures à l’oreille : « Je t’aime, tu es ma fille, je te donnerai ma vie s’il le faut. »

Je rêve d’un animal de compagnie, tu m’offres des tortues d’eau. Elles sont plusieurs dans un aquarium. Souvent je les sors de leur bassin pour organiser des courses entre elles sur la moquette. Certaines n’y survivent pas. Sans état d’âme, tu m’ordonnes de les jeter dans le vide-ordures. Il m’arrive d’imaginer que l’une d’elles n’est pas morte, escalade le conduit et revient se glisser dans mon lit pour me mordre pendant la nuit.

Vivre avec toi, c’est vivre à cent à l’heure, c’est un tourbillon. Le matin c’est toujours la course. Le réveil ne sonne pas, tu as du mal à te lever, tu débarques dans ma chambre, « allez, vite, on va être en retard», alors je me lève les yeux pleins de sommeil. Je m’habille comme je veux, tu t’en fiches, je t’entends qui écoutes la radio dans la salle de bains, des informations que je ne comprends pas, ces voix qui parlent et toi qui te maquilles, te mets du khôl, de la poudre, du rouge à lèvres. Je te regarde parfois par l’entrebâillement de la porte, tu me dis « ne reste pas là, va manger quelque chose », alors je trottine jusqu’à la cuisine, je mange ce que je trouve, des biscuits, un yaourt, du pain. Parfois il n’y a rien. Cela ne me dérange pas, je n’ai pas trop d’appétit le matin. Tu me rejoins, regardes l’heure, râles que tu n’as pas le temps, bois quand même un café, un grand café dans un grand bol, tu fumes une cigarette. Tu fumes tout le temps. Tu ne manges pas, tu n’as pas faim, tu n’as jamais faim. Tu es une liane, un fil. Tu te regardes plusieurs fois dans le miroir de l’entrée, te recoiffes avec les doigts. Je me regarde aussi, nos deux reflets dans le même miroir, j’ai des nœuds dans les cheveux, tu me les attaches, ça ne se voit pas.
Pas le temps de traîner, tu me presses, j’enfile une veste, puis mon cartable par-dessus, il ne pèse pas bien lourd, il ne contient pas grand-chose, une ardoise, des craies et une éponge dans une boîte en plastique, une trousse avec des stylos parfumés à la fraise et mon cahier du jour. Je travaille bien à l’école et, quand je rentre le soir, je suis fière de te montrer les TB en rouge dans la marge. J’aime quand tu signes le cahier. J’aime ton écriture, grande, ronde, qui prend de la place. Elle a ton élégance, elle te ressemble.
Nous quittons l’appartement, nous descendons les étages, il n’y a pas d’ascenseur, toi devant et moi qui te suis, « allons dépêche-toi ! », nous sortons de l’immeuble, tu cherches du regard la voiture, cela peut prendre un moment, puis tu la repères, ouvres les portières, me fais monter devant. Le trajet ne prend que cinq minutes, mais souvent la cloche sonne quand tu me laisses au coin de la rue. J’appréhende d’être en retard, d’arriver après les autres, avec un peu de chance ils sont encore en train de se mettre en rang dans la cour. Tu déposes un baiser furtif sur ma joue. Je cours vers l’école et me retourne pour te faire un signe de la main. Le plus souvent, tu ne me vois pas.

Un canapé convertible rose pâle à motifs fleuris. Du papier peint mauve. Une table basse surchargée de magazines et de romans dont les pages sont cornées. Un paquet de Dunhill posé sur la table. Des reproductions de photographies de Sarah Moon sur le mur. L’intégrale des disques de France Gall, Véronique Sanson et Michel Berger. Une chaîne stéréo Pioneer. Un poste de télévision. Un téléphone à cadran. Un carton à dessins rempli de croquis au fusain, des corps nus, des visages de femmes, des paysages de campagne. De gros rideaux de velours pourpre. Une cigarette pas éteinte qui meurt dans un cendrier. Dans la salle de bains, un imposant miroir dont le cadre est entouré d’ampoules, comme celui d’une star de cinéma. Posé sur le lavabo, Femme de Rochas. Beaucoup de jeans, des chemisiers en soie, un perfecto, un long manteau noir, des bottes cavalières, des escarpins. Un renard qui te vient de ta grand-mère. Une chouette naturalisée dont je caresse les plumes rousses et brunes. Une tortue empaillée plus grosse que mes deux mains. Une cage avec un canari vivant, mais pas pour longtemps. Une balance Terraillon dans la cuisine. Un pot à glaçons en forme de pomme. Des plats surgelés entassés dans le congélateur. Des assiettes à petits motifs naïfs. Des draps bleu ciel sur mon lit en fer forgé qui a d’abord été le tien. Des sacs à main accrochés à une patère dans l’entrée. La porte que tu as peinte, dans des tons pastel, puisque tu peins tout. Les meubles sans cesse en mouvement. Le décor de notre existence.

Je dors avec toi, parce que tu me le proposes, parce que nous vivons toutes les deux, parce qu’il n’y a personne d’autre. Je dors avec toi, tes épaules pour horizon, mon cœur branché sur ta respiration. Le soir, je me glisse dans ton lit immense en attendant que tu me rejoignes. Je m’endors souvent avant ta venue, bercée par le ronron lointain de la télévision, une conversation téléphonique, un disque que tu écoutes.
Ma présence dans ton lit ne te dérange pas, au contraire c’est toi qui le veux et quel enfant refuserait cela, dormir contre sa mère, son souffle, sa peau, sa chaleur ? Contre ton corps, je suis bien. C’est la nuit que nous nous tenons le plus près l’une de l’autre. C’est la nuit que je t’aime le plus fort.
Il arrive aussi que tu reçoives un homme et que tu me renvoies dans ma chambre, de l’autre côté du salon. Ce sont des nuits comme des punitions, des nuits comme des gouffres, des nuits sans sommeil. Je suis en colère, je boude, je refuse que tu lui donnes ma place, que tu me mettes de côté, que tu m’oublies. J’ai peur que tu me délaisses pour de bon, au profit d’un autre. Je ne veux pas qu’un tiers te renifle, te regarde, te touche. Comme tous les enfants, j’exige que tu sois uniquement ma mère. Et puis l’homme ne revient pas. Alors je reprends ma place. Quelques soirs par semaine, pas tous les soirs, pas toutes les nuits. Juste assez pour que je m’en souvienne et que s’impriment dans ma mémoire ces nuits parenthèses, ces nuits tranquilles, ces nuits sans peur.

Je fais basculer une tortue sur le dos comme un culbuto. Je regarde ses pattes se débattre dans le vide, son cou se tendre d’un côté puis de l’autre, la laideur de son bec s’entrouvrant vainement. Je me demande au bout de combien de temps elle mourrait si je la laissais ainsi. Magnanime, je la saisis, mon pouce et mon index posés de chaque côté de sa carapace. Je la remets dans l’aquarium. Je lui sauve la vie.

Un matin pressé comme les autres, tu me déposes à l’école en coup de vent et je cours jusqu’à la grille. En passant les portes, je me rends compte que je suis toujours en pyjama.

Je suis une enfant silencieuse. Dans la cour, on m’appelle la muette. Je ne sais pas quoi répondre lorsqu’on me demande si ça va.

Parce que je ne vois que toi quand je ferme les yeux. Parce que je me délecte de ta voix et de ton rire lumineux. Parce que j’attends les samedis matin où j’écoute Émilie Jolie dans le salon pendant que tu fumes sur le balcon. Parce que je ne sais pas où tes yeux se perdent lorsqu’ils regardent le ciel. Parce que je garde l’odeur de ta peau inscrite dans la mémoire de mon cœur. Parce que j’ai peur qu’il t’arrive quelque chose. Parce que j’ai raison d’avoir peur.

L’appartement est plongé dans la pénombre. J’ai ouvert avec mes clés. Depuis quelques jours, je rentre seule après l’école. Les volets du salon sont fermés. Il fait nuit noire au milieu de l’après-midi. Je tâtonne pour trouver l’interrupteur, un clic, rien ne se passe. Ça doit être une coupure d’électricité, c’est fréquent dans cet immeuble, c’est ça aussi les HLM, ça disjoncte à intervalles réguliers. Je pose mon cartable dans l’entrée, je fais le tour des pièces, personne, alors je me réfugie dans ma chambre et je m’assois sur mon lit pour attendre. Cela dure un certain temps avant que j’entende ton rire résonner comme si tu mimais une déflagration depuis l’autre côté de la cloison. SURPRISE ! Les lumières s’allument tout à coup, tu as les bras levés au milieu de la pièce, comme si tu mimais une incantation au soleil. Des ballons gonflables et colorés sont disséminés un peu partout sur le sol. BON ANNIVERSAIRE MA CHÉRIE ! Tu as la mine réjouie de ceux qui ont bien manigancé leur coup. « Je me suis dit qu’on pouvait faire une petite fiesta toutes les deux. » Tu as tout prévu, « allez on allume les bougies », et tandis que tu t’affaires avec le briquet, je grimpe sur une chaise, contemple le gâteau, il est énorme et rien que pour nous. Tu m’encourages et je souffle, de toutes mes forces, je souffle pour tout éteindre en une seule fois sinon ça porte malheur, c’est toi qui me l’as dit. Tu m’applaudis, me prends dans tes bras, me serres, m’embrasses à m’en faire mal. La fumée des bougies s’évapore, tu les retires une à une, et avec le couteau découpes une grosse part de fraisier que tu mets dans une assiette et me tends. Tu as acheté du jus de fruits et des bonbons, j’ai la bouche pleine de sucre et les doigts qui collent. »

Extraits
« Toi et moi ne vivons qu’un brouillon d’existence dans des appartements où nous ne nous installons jamais. Chez nous tout va trop vite, la voiture, la musique, les jours et les nuits. Je me revois espérer que nous aurons nous aussi une maison, de l’espace, du temps. Un jour, nous aurons une vie normale. » p. 35-36

« Tu me dis : « Tu as de la chance, tu as une mère jeune, plus tard je serai un peu comme une copine pour toi. » p. 36

« Je voudrais te protéger, te prendre dans mes bras, te serrer fort quand tu pleures, te porter ton sac, tes courses, te faire couler un bain, te servir un café, te faire des dessins, des tas de dessins où nous serions ensemble devant une maison et des arbres, «on se tient la main regarde», t’écrire des histoires, te chanter des chansons, te rendre heureuse. Je sens bien que par moments tu glisses, que le sol se dérobe sous tes pieds, que tu perds l’équilibre. Les enfants sentent ces choses-là, ce qui se fendille, lentement, dans la routine de l’existence, dans le cœur de leurs parents. Quelque chose se déchire, peu à peu, je le vois et rien ne peut recoudre ça. » p. 48

« Tu es une femme de trente-huit ans, seule, transparente. Le jour, tu te rends à ton travail, tu n’as plus autant de collègues, tu n’intéresses plus les étudiants. Le soir, tu rentres à l’appartement, fais à manger à tes filles, regardes les séries de la 6 pendant le repas, t’endors sur le canapé devant le film de TF1. Tu as abandonné le dessin, je ne te vois plus jamais avec un livre, nous ne parlons plus de rien. Depuis quelque temps, tu t’es mise à répéter souvent les mêmes choses, toute seule, comme si tu tournais en boucle sur toi-même. J’ai peur que tu deviennes folle. J’ai arrêté de compter les verres, les cigarettes, les absences. Ton visage est recouvert d’un masque, celui d’une femme qui fait semblant d’aller bien. Nous menons une existence ritualisée. Le samedi nous allons faire les courses, le dimanche nous passons voir tes parents. Je n’invite personne, j’ai honte de cet immeuble, des gamins qui squattent en bas, et surtout j’ai honte de toi, pour la première fois, je veux que personne ne te rencontre, que personne ne te voie. J’ai honte de ressentir cela.
Je suis devenue aussi dure que cette carapace de tortue posée sur une étagère dans ma chambre d’adolescente. » p. 62

« Les souvenirs s’attachent à nous bien plus qu’on ne tient à eux. Ils sont dans l’air qu’on respire, dans ce fruit dans lequel on mord, dans la poussière qu’on piétine sans s’en apercevoir. Les souvenirs nous collent à la peau et, comme une encre sympathique, ils reviennent quand nous croyons les avoir effacés. Ils se superposent et nous recouvrent. Les souvenirs sont des vêtements posés sur nous dont les bords usés s’effilochent au fur et à mesure qu’on tire dessus. Difficile de savoir où et quand il faut couper le fil. » p. 78

« Il arrive donc que cet amour-là passe, l’amour fou que j’avais pour elle lorsque j’étais enfant. Cet amour passe et on s’habitue à l’absence, elle peut même être douce. Un jour tout ça s’en va, l’inquiétude, la peur, la honte, les regrets, l’odeur d’une peau et même le son d’une voix, un jour on ne sait plus où tout a disparu. Le manque d’amour comme le reste, l’attente devant l’école le soir, la crainte quand au matin elle n’était pas là, la colère de la voir dans de pareils états, un jour tout devient moins vivace et plus supportable, on efface, on oublie, c’est comme ça. La vie a ceci de surprenant qu’elle nous apprend à composer avec ce qui nous manque. J’ai une mère, mais je fais souvent comme si je n’en avais pas. » p. 92-93

« J’ai fabriqué des souvenirs pour qu’ils donnent raison à mes actes. » p. 123

« Tu es née un 7 juillet. Tu es l’avant-dernière de six enfants. Ta naissance a été enregistrée à Lille où habitaient tes parents. À l’âge de sept ans, tu t’es cassé l’épaule en tombant d’un arbre dans lequel tu avais grimpé avec un de tes frères. Tu étais jalouse de l’attention que ta mère portait, selon toi, à ta plus jeune sœur. Tu as longtemps eu les cheveux courts comme un garçon, avant de les porter longs vers la fin de l’adolescence. Tu as fait ta première communion. Tu n’as pas eu le baccalauréat. Tu as rencontré mon père dans un centre de loisirs estival. Tu as été embauchée comme secrétaire dans un cabinet médical. Tu as donné naissance à deux enfants. » p. 125

« Je sais que tu m’as aimée. Je le sais dans les plis de ma peau, dans les interstices de ma mémoire, dans les méandres de mes palpitations cardiaques. De ton amour, je n’ai jamais douté. Mais j’ai douté du mien, avec les années. » p. 133

« De tous ces souvenirs, de leur absence aussi, je fais un matériau, mais j’ignore si c’est avec cela que je peux dire ce qui a été. Je ne sais plus ce qui nous est arrivé, sans doute ne l’ai-je même jamais su. J’invente le réel pour te garder encore un peu. » p. 142

À propos de l’auteur
BALAVOINE_Lisa_DRLisa Balavoine © Photo DR – inkitchenwith.com

Lisa Balavoine est née en 1974 à Amiens. Petite fille et adolescente, elle lisait tout le temps sans jamais imaginer qu’un jour elle écrirait à son tour. Comme les livres et l’écriture l’attiraient beaucoup, elle a fait des études de Lettres qui lui ont permis de devenir professeure de français. Elle est aujourd’hui professeure documentaliste dans un lycée professionnel. Après avoir pris le temps de fabriquer trois enfants formidables, Lisa Balavoine s’est mise à écrire de façon quotidienne des notes, des petits billets, de courtes histoires et en 2018, tout cela a donné un premier roman, Éparse (JC Lattès. Elle a par ailleurs publié des nouvelles dans la revue littéraire Décapage et des chroniques musicales pour le site Section26 ou le projet Écoutons nos pochettes, car en plus d’adorer la littérature, Lisa Balavoine est une passionnée de musique pop-indé. En 2020, elle publie Un garçon c’est presque rien, roman pour adolescents, avant de revenir à la littérature pour adultes avec Ceux qui s’aiment se laissent partir (2022). (Source: ricochet-jeunes.org)

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Le livre de Neige

LIRON_le_livre_de_neige  RL_Hiver_2022

En deux mots
Nieves, Neige en français, n’a pas dix ans quand elle doit quitter son Espagne natale. La conchita va devoir se faire une place dans une société hostile. Avec une philosophie de vie combative et un esprit curieux, elle réussira de brillantes études. Son fils Olivier retrace son parcours avec des yeux admiratifs.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ma mère est ultragéniale

Le troisième roman d’Olivier Liron est consacré à sa mère, arrivée en France dans les années soixante, avec la vague d’immigration espagnole postfranquiste. Un livre-hommage, mais aussi une réflexion sur le sort de tous les réfugiés et migrants accueillis souvent avec méfiance, voire mépris.

C’est dans les faubourgs de Madrid que débute ce bel hommage d’Olivier Liron à sa mère. L’auteur – très remarqué de Einstein, le sexe et moi – qui retraçait son parcours jusqu’en finale de Questions pour un champion, change totalement de registre pour nous offrir ce portrait sensible et lumineux d’une femme qui entendait vivre sa vie en refusant les diktats.
Mais revenons dans le quartier madrilène de Lagazpi au début des années trente, au moment où naît Carmen, au sein d’une famille qui compte treize frères et sœurs. Quand la Guerre civile s’abat sur la ville, son père est arrêté puis exécuté, son frère sautera sur une mine. Le travail dans une usine d’aluminium puis sa rencontre avec Paco lui permettront d’atténuer sa peine. Contre l’avis de la belle-famille, ils se marient et donnent naissance à Maria Nieves durant l’hiver 1954. La jeune fille, dont le nom signifie Neige, est loin d’être une oie blanche. Dès ses premières années, elle ne s’en laisse pas conter et refuse le modèle que Franco et ses sbires veulent imposer au pays, celui de la femme soumise à son mari, responsable du ménage. Idem côté religion. Si elle suit les étapes jusqu’à sa communion, elle refuse cette image culpabilisatrice qu’on inculque depuis l’origine. «Pourquoi? S’ils ont fait des conneries, les premiers humains, on n’est pas responsables. On n’a pas à endosser!»
Une nouvelle épreuve attend cependant la jeune fille au début des années 60. Son père, puis sa mère, partent chercher du travail en France. Ils ne reviendront pas. Ce sera à Nieves d’aller les rejoindre, après avoir vécu quelques mois chez sa tia Bernarda, et découvrir ce pays froid et pluvieux. «L’exil est une blessure, une condamnation, un bannissement, une destitution, une indignité, un rejet.» Mais Nieves va faire de tous les obstacles qui se dressent sur sa route une force. Sans manuels scolaires, elle va apprendre et progresser, quand elle est ostracisée, elle trouve une issue en parcourant à la bibliothèque de Saint-Denis. Sa soif d’apprendre et l’aide de Madame Blin, cette prof qui va l’encourager à poursuivre des études, la conduiront jusqu’au baccalauréat et à la nationalité française. Désormais, tous les rêves sont possibles. Le tourbillon de la vie l’emporte. De brillantes études, un mari, un pavillon construit en bordure de forêt, un engagement pour l’écologie et un fils qui naît «le 27 mars 1987, trois jours après la convention pour la création de Disneyland Paris».
Olivier Liron a la plume sensible, mais ne se départit jamais de son sens de l’humour. Ce qui donne tout à la fois la distance nécessaire aux choses de la vie et la lecture de cette vraie-fausse biographie très agréable. Je ne vous dirai rien du marathon d’amour que constitue la seconde partie du livre. Aux mots d’enfants vont se succéder les années d’apprentissage de l’être-livre, l’être libre qui, comme sa mère, aime les bibliothèques et sait faire son miel de toutes les histoires qui s’y cachent. Et si les épreuves continuent de semer leur route, on sent que leur indéfectible lien leur servira toujours de boussole. À cœur vaillant, rien d’impossible!

Le livre de Neige
Olivier Liron
Éditions Gallimard
Roman
240 p., 19 €
EAN: 9782072876653
Paru le 2/02/2022

Où?
Le roman est situé en Espagne, à Madrid puis en France, à Paris, Saint-Denis, Pantin, Aubervilliers, Dammarie-les-Lys ou encore Melun. On y évoque aussi des voyages à Dinard et Saint-Malo, à Moscou et Kazan.

Quand?
L’action se déroule des années 1980 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« J’ai voulu écrire ce livre comme un cadeau pour ma mère, Maria Nieves, dite Nieves, qui signifie neige en espagnol. Un livre pour elle, entre vérité et fiction. Un portrait romanesque par petites touches, comme des flocons. »
Neige a grandi sous la dictature franquiste, puis connu l’exil et la misère des bidonvilles de Saint-Denis. Humiliée, insoumise, elle s’est inventée en France un nouveau destin. Hommage espiègle d’Olivier Liron à sa mère, cette héroïne discrète qui lui a transmis l’amour de la vie et l’idée que les livres sont notre salut, Le livre de Neige raconte aussi, en creux, la naissance d’un écrivain.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
ELLE (Nathalie Dupuis)
Blog Le domaine de Squirelito
Blog Les livres de Joëlle
Blog Sur la route de Jostein
Blog Le coin lecture de Nath
Blog La bibliothèque de Juju
Blog Des livres et moi

Les premières pages du livre
« J’ai voulu écrire ce livre comme un cadeau pour ma mère, Maria Nieves, dite Nieves, qui signifie neige en espagnol. Un livre pour elle, entre vérité et fiction. Un portrait romanesque par petites touches, comme des flocons.

AUX ORIGINES
Madrid, années trente. Carmen de la Fe grandit dans le quartier de Legazpi au sud de la ville, au sein d’une famille de treize frères et sœurs. Parmi eux, cinq sont morts en bas âge. Carmen est très proche de sa grande sœur, la Bernarda, qui s’est mariée jeune. Elles chérissent leur mère Ana, una santa mujer, et se méfient du Borgne, leur père violent et alcoolique. Dès qu’il a le dos tourné, elles murmurent entre leurs dents : El cabrón !
Juste avant la naissance de Carmen, deux jumeaux sont morts. Sa mère Ana lui a dit :
— Les enfants qui meurent deviennent des anges.
Alors, quand elle sent une légère brise agiter les rideaux dans une pièce aux fenêtres fermées, quand elle éprouve une impression de fraîcheur sur ses tempes, un chuchotement inexplicable autour d’elle, elle sait que ce sont les jumeaux. Un dimanche, elle était en train de plier un couvre-lit dans la chambre de ses parents quand elle a entendu un grand froissement d’ailes. Elle s’est retournée, a senti leur présence. Ses anges gardiens.

Il faut se représenter le quartier de Legazpi avant la guerre d’Espagne, un quartier comme tous les autres quartiers de Madrid, avec des cloches, des horloges et des arbres, de la lumière sur tout cela comme un psaume ; un immeuble avec des géraniums accrochés aux fenêtres et des couloirs interminables où courent toute la journée des chiens et des petits enfants ; des rires qui éclatent dans le soir en grands bouquets parfumés. Au dernier étage vivent les Machado, un vieux couple d’antiquaires, et leur perroquet Gastón, la mascotte de l’immeuble. Quand elle va sur le toit pour faire sécher le linge, Carmen voit au loin le visage sec de la terre de Castille, comme un océan de cuir. Elle laisse le soleil inonder son visage. La gratitude des jours d’enfance est infinie.

Carmen ne sait ni lire ni écrire, elle aide sa mère à la maison. Très pieuse, elle adore se rendre à l’église de la Virgen de la Paloma, et y allumer des cierges pour sa mère et sa grande sœur. Pourtant, leur nom de jeune fille est de la Fe, trace des origines juives de la famille. À la fin de la Reconquista en 1492, les juifs et les musulmans qui vivaient en Espagne furent dans l’obligation de se convertir au christianisme, sous peine d’être jetés au bûcher – « le baptême ou la mort », telle était la devise funeste du prêtre dominicain Vincent Ferrier, qui pensait aussi que les juifs étaient « des animaux avec des queues et menstrués comme les femmes ». Les noms Santa Cruz, Amor de Dios ou Ave María viennent de cette conversion forcée. Les juifs qui continuaient à pratiquer secrètement leur religion furent désignés comme les marranos, les « porcs », et persécutés par l’Inquisition. Pour survivre, beaucoup adoptèrent des noms outrancièrement catholiques : José, María, Santiago, Jacobo, Tomás. Carmen est loin de s’en douter, quand elle allume des cierges à l’église.

Son plus grand bonheur est d’aller au marché. Elle aime la rue pleine de vie, les cris des vendeurs et l’odeur du pain chaud. Les marchandes de poisson qui trônent parmi les merlus, le bacalao et les calamars. L’huile d’olive. La pulsation de la ville. La beauté des toits sous le soleil froid. Les flèches des églises qui s’élancent vers le ciel. Les pommes de terre comme des lingots d’or. Elle touche les pastèques et les chirimoyas, les poivrons et les tomates bien mûres. Les jumeaux lui chuchotent un jour : « La vida es un regalo » (« La vie est un cadeau »).
À la tombée du soir, elle marche avec Bernarda dans la calle Princesa ou sur la Gran Via. Elles vont jusqu’à la Puerta del Sol, passent devant les tables bondées de la Taberna de Correos où se donnent rendez-vous de jeunes poètes inconnus de la Residencia de Estudiantes : des inconnus nommés Rafael Alberti, Federico García Lorca ou Pablo Neruda.
Mais un matin, tout se met à brûler. Madrid est en feu, comme si tous les bûchers de l’enfer étaient sortis de terre pour dévorer les êtres vivants. La poudre. Le sang. On est en 1936, l’Espagne vit sous la Seconde République et les élections sont marquées par une victoire écrasante du Front populaire. Une partie de l’armée espagnole, commandée par le général Franco, lance un coup d’État depuis le nord du Maroc. Le pays entier est divisé en deux camps. Quand la ville est bombardée, la famille se réfugie dans la cave d’un immeuble. Carmen invoque ses anges. Elle ne comprend pas la guerre, ou plutôt elle comprend que c’est exactement cela, la guerre, ne plus rien comprendre.
Les républicains sortent victorieux de la bataille de Madrid, mais la guerre continue. Le lundi 26 avril 1937, les avions de la légion Condor de la Luftwaffe et les Savoia-Marchetti SM.79 de l’Aviazione Legionaria de Mussolini bombardent Guernica. Carmen voit les avions étrangers qui arrivent tous les jours du ciel. Et le sang des enfants se met à couler dans les rues, simplement, como sangre de niños. Au début de l’année 1939, les forces républicaines s’effondrent. Des centaines de milliers de réfugiés espagnols s’enfuient pour gagner la France. Ils seront parqués dans ces camps de la honte que l’État français appelle des camps de concentration. Le 28 mars, les franquistes font leur entrée à Madrid. Le dernier jour de la guerre, le mari de Bernarda, Luis, qui se bat aux côtés des républicains, est fait prisonnier.
Dénonciation anonyme. Putain de dernier jour !
La répression s’exerce avec une barbarie sans précédent. Au total, la guerre civile espagnole fera plus d’un million de morts pour un pays de vingt-six millions d’habitants.
La petite Carmen met son plus beau chapeau, elle accompagne sa sœur Bernarda chez le général Varela pour demander la grâce du mari. Elles patientent longtemps devant l’entrée du palacio de Buenavista, le siège du ministère des Armées. Quand le général Varela fait son apparition, gants blancs en cuir de chevreau, bottes cirées, uniforme impeccable, escorté de ses soldats, il regarde la Bernarda et éclate de rire :
— Tu es une très belle gitane, mais je ne peux rien pour toi !
Quatorze jours plus tard, Luis sera fusillé.

À la fin de la guerre, Carmen a dix ans. Elle s’occupe de Luisa et Luisito, les deux enfants en bas âge de sa sœur. Dès qu’elle a le dos tourné, le petit Luisito échappe à sa surveillance et s’enfuit pour retourner chez sa mère. Un mercredi, dans un terrain vague à proximité de l’immeuble, il tombe sur un jouet magnifique. Il se penche sur le jouet, cherche à l’ouvrir avec les mains, puis avec les dents. La mine lui explose au visage. On vient chercher Carmen en urgence. Luisito est au pied de l’immeuble, défiguré, les entrailles du jeune garçon sortent de son ventre. Il meurt dans la voiture qui le transporte à l’hôpital, dans les bras de Carmen.
La vie continue pourtant. Il faut survivre et nourrir sa famille : Carmen ramasse des champignons pour les vendre à la gare avec des figurines de Mickey. Personne ne veut des champignons, alors elle les mange. Elle glane des épis de blé, qu’elle moud avec une bouteille pour faire de la farine. Elle grimpe comme un garçon dans les camions des maraîchers pour voler des oranges.
À quatorze ans, elle entre à l’usine d’aluminium où elle se blesse et perd l’usage d’un doigt. Elle fabrique des pièces de monnaie. Un jour, à la pause, un homme la regarde en souriant, cigarette aux lèvres. C’est Paco, fondeur dans la même usine. Carmen est gaie, rieuse et sympathique. Paco est plus âgé et beau garçon.
Ils vont faire un tour à la feria de San Isidro. Mais il se met à pleuvoir et Paco doit rentrer chez lui plus vite que prévu. Ils se perdent de vue.

Des années plus tard, ils se retrouvent par hasard. Carmen marche près de la gare d’Atocha lorsqu’elle tombe sur un homme qu’elle reconnaît aussitôt. Paco revient de ses deux ans de service militaire. Il s’exclame avec un sourire de marlou :
— Dis donc, toi… Ça fait longtemps que je ne t’ai pas vue !
Elle ne se laisse pas impressionner :
— Moi aussi… Tu avais peur que je te mange ? Tu es marié ?
Paco vient de se séparer de sa fiancée Gabriela, qui s’amusait un peu trop entre les permissions. Il insiste pour revoir Carmen.
Il lui parle de son enfance. Il est orphelin et vient de Cadix, en Andalousie. Il a grandi parmi les champs d’oliviers. Son père était militaire à Melilla en territoire marocain, avant la guerre civile ; une voiture l’a renversé alors qu’il sortait de la caserne. Paco avait cinq ans. Sa mère a touché une minuscule pension de veuve, insuffisante pour faire vivre ses enfants, et Paco est parti dans un pensionnat de Séville, où il a appris à lire et à écrire. Il connaît même les tables de multiplication. Ruinée, la famille de Paco a quitté l’Andalousie et s’est installée dans un taudis de Vallecas, en banlieue de Madrid. Là-bas, on va chercher l’eau au puits. Il n’y a pas d’électricité, il faut s’éclairer à la bougie et les ombres dansent sur les murs.

En 1953, Carmen et Paco sont amoureux. Le père de Carmen, le Borgne, s’oppose fermement à leur mariage. Quand elle lui demande sa bénédiction, il la gifle :
— Je te maudis, hija !
De l’autre côté, la mère de Paco déteste Carmen, elle préférait Gabriela qui était de bonne famille. Pendant la semaine sainte, elle s’agenouille et supplie Dieu de faire échouer l’union. C’est mal connaître Dieu : ils se marieront.

Le curé, don Gerundio, est un homme que Carmen trouve sympathique, et bizarre. Pour avoir le droit de se marier par l’allée centrale, il faudra mettre le prix :
— Vous comprenez, ça use le tapis…
Avec don Gerundio, tout se monnaie. Les amoureux sont décontenancés. Paco demande de but en blanc :
— Par où est-ce le moins cher ?
— Par le côté. Mais en passant par le milieu, vous pouvez mettre des fleurs…
— Va pour le côté.
Il reste à convenir de l’heure :
— Disons midi ?
— À midi, ce sera plus cher… Et il y a un couple avant vous. Je peux vous proposer seize heures. Bien sûr, il fait chaud en général. Et puis c’est l’heure de la sieste…
— Va pour seize heures.
— Excellent choix ! Je peux vous faire une offre… à trente-cinq pesetas. Une bonne affaire !
C’est encore une fortune pour Carmen et Paco. Le curé insiste :
— Trente-cinq pesetas, c’est une affaire en or !

Rendez-vous est fixé le matin du grand jour, pour la confession obligatoire avant le mariage. Paco, mal remis de l’enterrement de vie de garçon, arrive avec deux heures de retard. Carmen, qui a attendu à l’église toute la matinée, explose. Elle ne veut plus se marier. Dans une colère folle, elle s’enfuit chez Bernarda :
— Deux heures de retard ! Je ne me marie pas ! J’en ai ras le bol, je rentre chez moi !
Sa sœur cherche à la calmer :
— Hermana, tu es folle ?
— Je ne me marie pas ! Eh, dis, deux heures de retard pour se confesser !
— Ne fais pas l’imbécile…
Paco, mort de honte, vient retrouver Carmen chez la Bernarda. Il l’implore à genoux de lui pardonner. Bernarda s’impatiente :
— Alors, tu te maries, ou tu ne te maries pas ?

Finalement, le mariage a bien lieu. Au moment où la cérémonie va commencer, Carmen aperçoit le curé qui lui fait signe avec insistance. Quel homme bizarre, décidément. Que lui veut-il encore ? Elle se porte à sa hauteur. Le curé lui annonce en souriant :
— J’ai une bonne nouvelle. Tu ne vas pas te marier par le côté : la fiancée qui devait se marier tout à l’heure a eu un accident !
Il éclate de rire :
— Vous pouvez la remplacer.
C’est donc par l’allée d’honneur que Carmen et Paco s’avancent vers l’autel. Ils profitent du tapis rouge et des bouquets de fleurs éclatantes. Les invités écarquillent les yeux. Les jeunes sœurs de Paco s’extasient de la beauté de la mariée, radieuse et triomphante. Sur les photographies du mariage, qui resteront pendant des mois dans la vitrine de l’église, les tourtereaux ressemblent à Grace Kelly et au prince Rainier. Carmen est sublime dans sa robe blanche. À son bras, Paco est l’élégance même. Bernarda se tient à côté d’eux, toute de noir vêtue, avec la peineta dans sa mantille et un œillet couleur rouge sang. Les invités chuchotent, terriblement jaloux :
— Como una que tiene dinero ! (« En voilà une qui a de l’argent ! »)
Pour le repas de mariage, on a fait simple. Un verre de lait et un petit pain pour tout le monde.

Carmen a reçu mille pesetas de l’usine en cadeau de mariage. Elle les donne intégralement à sa sœur Bernarda, qui s’est remariée et doit nourrir ses cinq enfants. Les jeunes mariés n’ont pas un rond. Quand ils peuvent, ils mangent un sandwich aux calamars à deux pesetas.

À l’hiver 1954, au moment où, en France, l’abbé Pierre lance son insurrection de la bonté, une petite fille naît à Madrid.
C’est la fille de Carmen et Paco.
On appelle la petite fille Maria Nieves, Marie des Neiges en espagnol. Est-ce parce qu’il faisait très froid à Madrid, cet hiver-là ? Maria de las Nieves est aussi l’un des noms de la Vierge Marie. On dit que c’est Nuestra Señora de las Nieves, Notre Dame des Neiges, qui, le matin du 5 août 358, fit tomber de la neige en plein été sur le mont Esquilin, à Rome, et recouvrit le sol de blancheur. Ce signe extraordinaire donna lieu à la construction de la basilique Santa Maria Maggiore, la plus ancienne église consacrée à la Vierge Marie.

Ainsi commence l’histoire miraculeuse de ma mère.
MIRACULÉE
Nieves est une miraculée. Dès les premières semaines après sa naissance, au cœur du terrible hiver 1954, elle attrape la coqueluche. En l’absence de traitement adapté, sans antibiotiques, ses quintes de toux fréquentes et prolongées plongent ses parents dans une terrible inquiétude ; Carmen prie toute la journée, elle ne veut pas perdre sa fille.
Nieves s’en sort in extremis grâce à une transfusion sanguine. Elle garde des séquelles de la maladie. Ses oreilles de bébé sont atteintes par l’infection ; les cellules de l’oreille interne, qui transmettent les sons au cerveau, sont parmi les rares de l’organisme qui ne se renouvellent pas. Le diagnostic des médecins est sans appel : la petite fille entendra moins bien que les autres. Surdité précoce.
Premier miracle, premiers stigmates.
Est-ce qu’on garde mémoire d’avoir frôlé la mort ? Est-ce à cela qu’elle doit ce farouche instinct de survie qui ne la quittera plus ? Cette joie infinie devant le miracle du vivant ? Ce sentiment d’une force et d’une vulnérabilité mêlées, indissociablement liées en elle, mort et vie tissées dans la même étoffe, la même moire ?
L’ONCLE D’AMÉRIQUE
Jour de baptême. Paco, élégant comme Humphrey Bogart dans son costume de location, porte fièrement sa fille dans ses bras. Nieves a pour parrain l’oncle Alfonso, en réalité un cousin éloigné, témoin de mariage de Paco. Une aura de mystère l’entoure. Que fait-il réellement dans la vie ? Quels liens entretient-il avec le régime franquiste ? Il se dit architecte, prétend construire des immeubles de luxe – mais personne n’a jamais vu le moindre bâtiment se réaliser. L’oncle Alfonso aurait participé aux plans de l’Edificio España, qui culmine à cent dix-sept mètres au nord de la plaza de España. Le plus grand immeuble de Madrid ! D’autres murmurent des choses moins avouables. On le dit trafiquant d’œuvres d’art ou marchand d’armes.
— Un grand architecte ! soutient fermement Paco, sourire aux lèvres.
Deux semaines après le baptême, l’oncle Alfonso part en Amérique latine, laisse derrière lui l’Europe aux anciens parapets et ne reviendra jamais. La petite Nieves ne sait pas à quoi il ressemble. En grandissant, elle imagine des tas de choses, bercée par les légendes familiales. Certains disent que le parrain de Nieves vit désormais avec sa fille dans un palais de Caracas, au Venezuela, couvert de diamants, à la tête d’une fortune colossale. Son gendre serait un célèbre acteur de cinéma portugais.
Un jour, il va penser à eux. Dès qu’une lettre arrive, Nieves s’empresse de demander :
— C’est l’oncle Alfonso ?
Elle s’attend à recevoir des cadeaux extraordinaires venus d’Amérique latine. Surtout le 5 août, fête des Maria Nieves. Mais les années passent et la famille n’a pas de nouvelles. On chuchote qu’Alfonso s’est fait descendre par la pègre locale.
Nieves rêve à son oncle d’Amérique.

CALLE MARQUÉS DE SANTA ANA
Calle Marqués de Santa Ana, numéro 5.
Toute la famille habite en pension chez Marcelina, une vieille dame rogue et acariâtre. Appartement spartiate : une pièce commune et un réduit sombre sans fenêtre. Pas de salle d’eau. Toilettes sur le palier. Nieves dort avec ses parents dans la pièce commune. La chambre de Marcelina est plongée dans l’obscurité absolue – on pourrait prendre la vieille pour l’une des Grées effrayantes de la mythologie grecque, ces créatures possédant une dent et un œil uniques, vivant dans une caverne où il fait toujours nuit. Cette pièce obscure terrorise Nieves. Qu’y a-t-il au fond de l’abîme ?
Paco continue à travailler à l’usine, Carmen s’occupe du ménage et des repas. Marcelina trône près de l’unique fenêtre du séjour et fait régner la terreur sur la petite fille, qui ne doit faire aucun bruit pour ne pas l’irriter. Nieves reste assise en silence contre un vieux bahut, découpe les personnages des tebeos, ces bandes dessinées bon marché, les assemble à sa façon, compose des frises et invente de nouvelles histoires, les siennes.
Elle est fille unique. Où caserait-on un autre enfant dans ce logement étriqué ? Et Marcelina, continuerait-elle à les accepter comme locataires ?

Madrid, hiver 1957. Au premier plan, Nieves, trois ans, calle Marqués de Santa Ana.

LA BELLE ANDALOUSE
Nieves est différente des autres.
Attentive au mystère de la vie, elle est curieuse du monde qui l’entoure. Un jour que Carmen s’en va régler une facture d’électricité à l’autre bout de la ville, à la grande poste de la plaza de Cibeles, Nieves passe d’interminables heures à jouer avec les oiseaux. C’est une enfant sensible, intelligente, éveillée. À la maison, ses parents l’appellent la Belle Andalouse, pour ses cheveux aussi noirs que ceux de Paco. Elle aime jouer à la corde à sauter dans la rue, jongler avec des balles, faire tourner un cerceau autour de sa taille. Des jouets simples – ni trottinette, ni jeux sophistiqués. Elle n’en souffre pas, mais les patins à roulettes, oh, comme ils la font rêver…
Ses parents ont fort à faire pour ne pas mourir de faim. La crise économique des années cinquante est terrible, Carmen et Paco pensent à chercher du travail à l’étranger. Faire un peu d’argent pour rentrer ensuite au pays. Ils n’en parlent pas à leur fille, pour ne pas l’inquiéter.

L’ÉCOLE FRANQUISTE
À l’école du quartier, les cours sont pris en charge par l’Église et assurés par une religieuse, sœur Dolores. Aujourd’hui, Nieves et ses camarades apprennent la leçon 22 du manuel, intitulée « Franco ! Franco ! Franco ! ». L’idéologie du régime est inspirée de la Phalange espagnole, ce parti politique d’extrême droite qui a joué un rôle décisif dans la guerre d’Espagne – même si les théoriciens du mouvement, comme Primo de Rivera, ont été éliminés par Franco. Un portrait de profil du généralissime surplombe quelques explications sommaires : « La Phalange est un mouvement espagnol pour l’implantation de la doctrine universelle nationale-syndicaliste. Une famille est formée par le père, la mère et les frères. » Dans l’esprit de Nieves, un doute surgit. Et les sœurs ? Les filles ? Elles ne font pas partie de la famille ?
Certaines questions lui brûlent les lèvres. « Le chef de la famille est le père. » Son père Paco est à l’usine du matin au soir, c’est sa mère Carmen qui prend toutes les décisions. Passons. La leçon se poursuit, répétant l’antienne des hiérarchies franquistes et le culte du chef : « Les familles, qui vivent les unes à côté des autres, forment un village ou une ville. Le chef d’un village ou d’une ville est le maire. Les villages et les villes forment une province. Les provinces forment une nation. Notre nation s’appelle l’Espagne. Le chef suprême de la nation est le généralissime Franco. » Nieves et ses camarades apprennent ces pages à la gloire de Franco. « Franco s’est mis il y a quelques années à la tête de l’Armée pour rétablir l’ordre en Espagne. Il a remporté la guerre, et maintenant il triomphe dans la paix en nous gouvernant avec beaucoup de réussite. » Le culte de la personnalité du dictateur puise dans un répertoire de métaphores en le présentant comme le sauveur élu de l’Espagne, illuminé par le Saint-Esprit. Il est comparé à Alexandre le Grand, à Napoléon ou à l’archange Gabriel. Dans toutes les grandes villes d’Espagne, une statue équestre le représente désormais comme le chef de la croisade chrétienne, la cruzada.
Sœur Dolores demande à la petite Nieves de relire le début de la leçon. Au lieu de réciter sagement, elle s’écrie :
— Une famille est formée par le père, la mère, les frères… et les sœurs !
Sœur Dolores voit rouge. Elle force Nieves à s’agenouiller par terre, les bras en croix :
— Comme le Christ, Nieves !
La petite doit faire pénitence, des livres dans chaque main. Quand elle faiblit sous le poids des manuels, sœur Dolores la frappe avec sa baguette. Une vraie méthode de torture.
Nieves comprend très vite que pour survivre elle doit se tenir à carreau, taire ce qu’elle ressent au plus profond d’elle-même – la violence des châtiments physiques et de ce silence imposé, la spirale de la souffrance et de la honte, qui se nourrissent l’une de l’autre, font naître en elle un sentiment de révolte.
Est-ce à l’école franquiste que Nieves a commencé à ne plus croire en Dieu ? Est-ce parce que la religion lui donnait trop de crampes qu’elle est devenue, plus tard, une scientifique ? Est-ce cela qui l’a poussée à se tourner vers une autre religion, celle de la nature ?

Nieves, sept ans, commémoration à l’école de la Fiesta del Pilar.

LE GUIDE DE LA BONNE ÉPOUSE
Nieves grandit dans une dictature où les femmes et les jeunes filles sont réduites à un rôle d’esclaves domestiques. Sous la Seconde République espagnole, dans les années trente, les femmes ont conquis le droit de vote et commencé à occuper l’espace public. Mais la dictature de Franco veut reconduire les femmes à la bergerie domestique, supprimer leurs revendications égalitaires et les assigner à une fonction procréatrice – la patrie a besoin d’enfants après le bain de sang. La Section féminine de la Phalange espagnole se consacre à l’endoctrinement idéologique des femmes, cherchant à éteindre en elles tout désir d’émancipation et de révolte. Voici le programme antiféministe de sa dirigeante Pilar Primo de Rivera, sœur de José Antonio Primo de Rivera, fondateur du parti fasciste de la Phalange, et fille du dictateur Miguel Primo de Rivera qui fut aux commandes de l’Espagne dans les années vingt : « Grâce à la Phalange, les femmes vont être plus propres, les enfants plus sains, les peuples plus heureux et les maisons plus claires. Tous les jours nous devrions rendre grâce à Dieu d’avoir privé la majorité des femmes du don de la parole. Car si nous l’avions, qui sait si nous ne tomberions pas dans la vanité de l’exhiber sur les places. Les femmes ne découvrent jamais rien ; il leur manque le talent créateur réservé par Dieu aux intelligences viriles. La vie de chaque femme, malgré tout ce qu’elle veut simuler ou dissimuler, n’est pas autre chose qu’un éternel désir de rencontrer quelqu’un à qui se soumettre. »
Le Guide de la bonne épouse est une plaquette en couleurs, où figurent des femmes qui sourient, occupées avec bonheur à différentes tâches ménagères. Chaque page est numérotée et illustre un commandement à respecter, assorti d’un développement didactique. Le sous-titre annonce : « 11 règles pour rendre ton mari heureux. Sois l’épouse dont il a toujours rêvé ! » Il est suivi de ces onze commandements :

Un : Que le dîner soit prêt !
Prépare, en y passant du temps, un délicieux dîner quand il rentre du travail. C’est une façon de lui faire savoir que tu as pensé à lui, et que ses besoins te préoccupent. La plupart des hommes sont affamés quand ils arrivent à la maison. Prépare-lui son plat favori !

Deux : Fais-toi belle !
Repose-toi pendant cinq minutes, avant son arrivée, afin qu’il te trouve fraîche et resplendissante. Retouche ton maquillage, mets un ruban dans tes cheveux et fais-toi la plus belle possible pour lui. Souviens-toi qu’il a eu une dure journée et qu’il n’a eu affaire qu’à ses collègues de travail.

Trois : Sois douce et intéressante !
Sa journée de travail ennuyeuse a peut-être besoin d’être améliorée. Tu dois faire tout ce qui est en ton possible pour cela. Une de tes obligations est de le distraire.

Quatre : Range la maison !
Elle doit être impeccable. Fais un dernier tour dans les principales pièces de la maison avant que ton mari ne rentre. Range les livres d’école qui traînent, les jouets, etc. Et nettoie les tables avec un plumeau.

Cinq : Fais-le se sentir au paradis !
Pendant les mois les plus froids de l’année, tu dois préparer la cheminée avant son arrivée. Ton mari sentira qu’il est arrivé dans un paradis de repos et d’ordre, cela te redonnera le moral à toi aussi. Après tout, s’occuper de son confort t’apportera une énorme satisfaction personnelle.

Six : Prépare les enfants !
Coiffe-les, lave-les et fais-les changer de vêtements si nécessaire. Les enfants sont ses trésors et il doit les trouver resplendissants. Prends quelques minutes pour qu’ils se fassent beaux.

Sept : Fais le moins de bruit possible !
Au moment de son arrivée, éteins la machine à laver, le sèche-linge, l’aspirateur et fais en sorte que les enfants soient silencieux.
Pense à tout le bruit qu’il a dû supporter pendant sa dure journée au bureau.

Huit : Fais en sorte qu’il te voie heureuse !
Offre-lui un grand sourire et montre de la sincérité dans ton désir de le satisfaire.
Ton bonheur est la récompense de son effort quotidien.

Neuf : Écoute-le !
Tu as peut-être une douzaine de choses importantes à lui dire, mais à son arrivée, ce n’est pas le meilleur moment pour en parler. Laisse-le parler d’abord. Souviens-toi que ses thèmes de discussion sont plus importants que les tiens.

Dix : Mets-toi à sa place ! [¡Ponte en sus zapatos !]
Ne te plains pas s’il rentre tard, s’il sort se divertir sans toi ou s’il ne rentre pas de la nuit. Essaie de comprendre sa vie, faite de pression et d’engagements, et son réel besoin d’être détendu à la maison.

Onze : Ne te plains pas !
Ne le sature pas avec des problèmes insignifiants.
Ton problème, quel qu’il soit, est un détail infime en comparaison des siens. La bonne épouse sait quelle est sa place !

Bonus : Qu’il se sente à l’aise !
Laisse-le s’installer dans un fauteuil ou s’allonger dans la chambre. Prépare-lui une boisson chaude. Remets-lui son oreiller et propose de lui enlever ses chaussures. Parle avec une voix douce et agréable!»

Extraits
« Devant elle, le dieu sur sa croix souffre et expie. Elle ne lui a rien demandé pourtant! Elle préfère être responsable de sa vie. Pas besoin que quelqu’un d’autre prenne sa souffrance à sa place. Toujours cette image culpabilisatrice. Cette culpabilité qu’on porte depuis l’origine. Pourquoi? S’ils ont fait des conneries, les premiers humains, on n’est pas responsables. On n’a pas à endosser! »

« Sur la photographie de la première communion, Nieves a un sourire d’une tristesse infinie dans sa petite robe blanche. » p. 38

« Un rêve, c’est une fiction qui dit la vérité. » p. 46

« Ici, Nieves est une pouilleuse.
L’exil est une blessure, une condamnation, un bannissement, une destitution, une indignité, un rejet.
Maria, prénom de paria. » p. 47

« La vie est plus belle quand on la raconte. » p. 55

« Écrire, c’est s’inventer une nouvelle vie. » p. 159

À propos de l’auteur
LIRON_Olivier_francesca_MantovaniOlivier Liron © Photo Francesca Mantovani

Olivier Liron est né en 1987. Normalien, il étudie la littérature et l’histoire de l’art à Madrid et à Paris avant de se consacrer à la scène et à l’écriture. Il se forme en parallèle comme comédien à l’École du Jeu, au cours Cochet et lors de nombreux workshops. Il a également une formation de pianiste en conservatoire.
Au théâtre il écrit quatre pièces courtes qui s’accompagnent de performances, Ice Tea (2008), Entrepôt de confections (2010), Douze douleurs douces (2012), Paysage avec koalas (2013). Il réalise aussi de nombreuses lectures (Cendrars, Pessoa, Michaux, Boris Vian, textes des indiens d’Amérique du Nord). En 2015, il crée la performance Banana spleen à l’École Suisse Internationale. En 2016, il fonde le collectif Animal Miroir notamment en résidence au Théâtre de Vanves.
En tant que scénariste pour le cinéma, il a reçu l’aide à la réécriture du CNC pour le long métrage de fiction Nora avec Alissa Wenz et l’aide à l’écriture de la région Île-de-France pour le développement du long métrage Un cœur en banlieue.
Il a également écrit des nouvelles pour les revues Décapage et Créatures, ainsi que pour l’Opéra de Paris, sans oublier des fictions sonores pour le Centre Pompidou. Ses deux premiers romans, Danse d’atomes d’or et Einstein, le sexe et moi ont fait l’objet de multiples adaptations théâtrales et sont également en cours d’adaptation pour le cinéma.
Pour le théâtre, il écrit la pièce La Vraie Vie d’Olivier Liron, dans laquelle il interprète son propre rôle. La pièce est créée en 2016 puis se joue en tournée en France et en Belgique. Sa deuxième pièce Neige est créée par le collectif Lyncéus et la metteuse en scène Fanny Sintès en 2018. Olivier Liron se fait aussi connaître sur les réseaux sociaux, notamment sur Instagram par ses lectures de poésie et ses compositions au piano. En 2022 paraît son troisième roman, Le livre de Neige. (Source: Alma éditeur / Wikipédia)

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Un enterrement et quatre saisons

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En deux mots
Quand son mari et grand amour meurt, Nathalie Prince se voit confrontée à une peine incommensurable mêlée aux contingences liées aux obsèques. Alors toutes les tracasseries administratives deviennent des monuments d’absurdité. Alors la vie d’après ne tient que par et pour leurs quatre enfants.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Il est mort, l’été, l’amour et le soleil»

Dans un récit bouleversant, Nathalie Prince raconte le décès de Christophe, son mari, son amour, son co-auteur. Aux obsèques vont succéder quatre saisons d’absurdités administratives, de vie de famille chamboulée, de tentative de reconstruction…

La vie réserve quelquefois de très mauvaises surprises. Prenez le couple Prince. Nathalie et Christophe se sont rencontrés sur les bancs de la faculté, se sont aimés et ne se sont plus quittés. Mieux, ils ont conjugué leur talent pour nous offrir des livres aussi différents que formidables. C’est sous le pseudonyme de Boris Dokmak que j’ai fait leur connaissance, sans imaginer que derrière Les Amazoniques, ce polar paru en 2015 qui mêlait aventure et trafics en forêt amazonienne se cachait un prof de philosophie.
Un petit mot de Nathalie dans Nietzsche au Paraguay a levé le mystère quatre ans plus tard. «Vous avez aimé Boris Dokmak. Vous le reconnaîtrez. Vous comprendrez assez vite que ce roman me pèse et me porte, et j’espère que vous aurez envie de vous y plonger…» Signé cette fois Christophe et Nathalie Prince, ce formidable roman racontait comment, en faisant des recherches sur la vie et l’œuvre de Friedrich Nietzsche, ils ont découvert que la sœur du philosophe allemand avait fait partie d’un groupe de colons bien décidés à créer une nouvelle Allemagne au Paraguay. Une histoire folle et très prenante. Un enterrement et quatre saisons vient subitement nous révéler que cette complicité ne verra pas naître de nouveau livre. Signé Nathalie Prince, il raconte la mort de Christophe, emporté par la maladie. Une issue qui devenait inéluctable, mais qui laisse derrière elle une épouse et quatre enfants désemparés. Avec beaucoup de pudeur, Nathalie raconte les derniers instants et les obsèques, ces moments cruels mêlés d’incongruité, ces préparatifs conçus dans un état second et ces mains tendues qui sont censées soulager mais ne font souvent que donner un écrin au chagrin. Elle dit aussi son amour absolu, tellement fort qu’il a besoin de vivre encore, de ne pas être pris sous une étouffante chape de plomb. «Tout tourne autour de la maladie, de la mort, de la douleur et de la tristesse de la vieillesse. Je ne veux plus les entendre. Je n’ai pas envie de rire, bien sûr, mais j’ai envie de parler d’autre chose, qu’on me serre fort et avec tendresse. Qu’on ne me propose pas de faire quelque chose pour moi. Qu’on fasse quelque chose pour moi. Qu’on pense à moi.»
Commence alors le premier jour du reste de sa vie, les saisons qui suivent cet hiver. Quand il faut jongler entre les difficultés des enfants, qui eux aussi ont du mal à gérer ce drame, et les courriers incompréhensibles des administrations, entre les profs dépassés et les services municipaux, entre le notaire et ses évaluations – ne ratez pas l’épisode du canon du siècle passé! – entre le tribunal et ses injonctions surréalistes et une réunion au sommet en mairie pour l’aménagement de la tombe du défunt. Des absurdités ponctuées aussi de moments de grâce comme la séance de course à pied où la rencontre avec sa fille le jour de la fête des pères.
Comme dans Avant que j’oublie, ce petit bijou signé Anne Pauly, on aura exploré ce curieux moment autour du deuil, ses surprises et ses moments forts, ses incompréhensions et ses aspects kafkaïens entre colère et compassion. Remercions Nathalie Prince pour ce livre qui aidera sans doute aussi tous ceux qui sont frappés par le deuil à relever la tête.

Un enterrement et quatre saisons
Nathalie Prince
Éditions Flammarion
Récit
272 p., 20 €
EAN 9782080236470
Paru le 3/02/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement au Mans et dans les environs.

Quand?
L’action se déroule de 2017 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quand on a tout construit ensemble, quand tout vous a liés, quand on a cherché à ce point la joie et l’exclusivité amoureuse, comment continuer après la disparition de l’homme de sa vie? Sur quatre saisons, le deuil s’apprivoise à travers les petites et les grandes ironies de la vie. Ce sont ces infimes détails qui nous poussent à aller de l’avant.
Avec un ton mordant et un humour noir, Nathalie Prince nous fait rire de ce qu’elle traverse et partage sans ménagement le regard qu’elle pose sur les êtres et les choses. Pour le meilleur et pour le pire.
Drôle et bouleversant, Un enterrement et quatre saisons brosse le portrait d’un amour fou.

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Les premières pages du livre
« 30 décembre 2017,
premier jour du reste de ma vie

Derrière la porte
Il est 5 heures. La nuit est absolument noire. De l’encre. Du goudron. Un noir mat. Je ne me rappelle plus si dehors il pleut. Ou s’il y a du vent. Ou s’il fait froid. Oui, sûrement, il fait froid. Il ne peut pas en être autrement. Un froid glacial même. Un froid de début d’hiver.
La chambre est à peine éclairée. Ce n’est pas le clair de lune qui nous éclaire. Non. Ce n’est pas ça. Je me rappelle. C’est la lumière du couloir qui passe, un peu, sous la porte, et la veilleuse, qui fait un petit bruit détestable. Un bruit d’insecte mécanique. Un bruit de misère, aussi, un peu.
Alors je te vois et je te regarde.
Tu es tellement beau. Je ne me lasse pas de te toucher, de t’embrasser, de passer ma main sur ta tête. Tu es là, et je me remplis de toi.
Je me dis que quelqu’un pourrait rentrer, là, à tout instant, nous surprendre dans ces baisers, dans ces caresses. Dans mes chuchotements. Mais ce ne serait pas vraiment grave, n’est-ce pas ? On est comme ces amoureux qui se frottent sur les bancs publics, tout près, si près. Ces amoureux qui exhibent leur amour. Oui, après tout, cela ne serait pas grave du tout.
Je te chuchote que je t’aime et que je suis là, pour toujours. Je te chuchote que je voudrais que cet instant dure, se prolonge, s’éternise. Je voudrais toujours sentir ta peau sous mes doigts. J’entends le bruit des larmes sur l’oreiller. Un petit ploc mat et creux, un petit bruit de rien du tout, qui finit presque par disparaître, parce que, sur le tissu mouillé, les larmes s’écrasent en silence. Mais la petite tache d’eau salée s’agrandit.
On est comme dans une de ces nouvelles que je te lisais, le soir. On est dans une histoire d’amour fantastique de Gautier, de Poe ou de Rodenbach. Oui, voilà, je suis dans une de ces histoires. Ça ne peut pas être mon histoire. Je te regarde et je te lis. Je suis passée dans un conte cruel. Je lis Villiers de L’Isle-Adam. Je suis mise en abyme.
Je te récite le début de la nouvelle de Gautier, La Morte amoureuse : « Vous me demandez, frère, si j’ai aimé ; oui. Oui, j’ai aimé comme personne au monde n’a aimé, d’un amour insensé et furieux, si violent que je suis étonné qu’il n’ait pas fait éclater mon cœur. » C’est ce que dit le moine, Romuald, à l’un de ses frères en religion. Il lui parle pour lui dire de ne pas succomber à l’amour d’une femme, pour le mettre en garde. Mais il n’est pas crédible. Ses paroles se déversent sans pause, d’une traite, sans s’arrêter. En face de lui, l’autre n’a pas le temps d’en placer une. On ne l’entend pas. Et toi, d’ailleurs, tu ne dis rien non plus. Tu écoutes. Plein de silence.
Alors je reprends mon histoire. Tôt ou tard, Romuald devait dire son histoire. Comme je dois raconter la mienne. Il devait la faire sortir de lui. Parce que l’amour le brûle toujours. C’est un récit de la brûlure amoureuse. Il n’a plus Clarimonde, alors il la raconte. Un requiem, un chant d’amour. La seule chose qui lui reste, c’est la parole. Il faut ressusciter Clarimonde, lui offrir un tombeau. Un tombeau de mots. Qui dit que l’amour est plus fort que la mort, et qu’il finira par la vaincre.
Alors oui, c’est ce que je te raconte, là, maintenant, dans cette chambre blanche où manquent, sur les murs, des miroirs et des tableaux. Je lève les yeux. Je regarde la pièce autour de moi, à la lueur de la veilleuse qui clignote. J’ai un crochet dans le ventre. Tu le sais, ça ? Un putain de crochet qui ne me lâche pas. Un nid de douleur.
À quel moment dans ma tête je me dis que j’ai encore de la chance d’être avec toi ? Là, maintenant. Mais que tout va s’éteindre ! Pas les néons du couloir. Non, ceux-là, ils ne s’arrêteront jamais. Ils seront là pour d’autres couples qui se séparent, d’autres histoires qui s’arrêtent, d’autres ruptures indicibles. Non, ce qui va s’éteindre, ce sont ces moments de toi, ces caresses, cette douceur, ce temps suspendu. Je me serre contre toi. Tu deviens de plus en plus froid sous mes doigts. Je voudrais te réchauffer, mais en vrai, ça ne sert à rien. Tu ne bouges pas. Je voudrais enlever la nuit dans tes cheveux. Mais elle s’accroche. Alors je m’allonge sur ce petit lit qui fait un bruit métallique. Sur ces draps jaunes. Oh ce jaune ! Il me renvoie à ces sept années où je suis venue dans d’autres chambres, toutes pareilles, et toujours avec les mêmes draps jaunes. Et pourtant, enveloppée dans la laideur de cette chambre sans soleil, à côté de toi, je crois que je suis bien. Oui, quelqu’un pourrait entrer. Mais on s’en fout un peu, là, non ?

Alors j’ai eu une envie. Folle. Déplacée. Mais qui m’a submergée. Une envie de toi, de garder en moi cette image, pour qu’elle ne disparaisse pas de moi. Je n’ai pas assez confiance en moi. Je t’aime, cela est sûr, mais je sais que cette image va finir par disparaître. Vois-tu, quand je serai vieille. Mon corps va t’oublier. Ma mémoire va te trahir. Mais je ne la laisserai pas t’oublier. Je veux pouvoir te regarder sans relâche et quand je veux. Je fais ce que je veux. Je le fais parce que je le veux.
Alors, après avoir couvert ton visage de baisers et de larmes, après avoir bu ma honte, j’ai allumé la lumière de la chambre, une lumière inhumaine et barbare. Des néons d’hôpital. J’ai sorti mon portable de ma poche et j’ai fixé ta dernière image pour mon éternité. Pas de retouches. Toi à jamais suspendu dans le temps.
Je suis un monstre.
Je ne serai plus jamais la même.
Son herbe à soi : la concession
Il y a quelques années, mon neveu a offert à Anselme, mon fils aîné, un cadeau « original et personnalisé », un petit bout de terrain des Highlands écossais qui lui permettait en sa qualité de propriétaire de devenir Lord1. Un petit bout de terre de rien du tout : 0,093 m2 exactement, et la possibilité de savoir que l’on a son herbe à soi, son petit coin d’ailleurs, son utopie. Eh bien pour moi aussi, c’est fait, je l’ai, mon petit coin de terre. Pas très grand. Juste un mètre sur deux. Avec une terre bien noire dans un espace arboré, plutôt calme et tranquille. J’ai pris une concession « cinquantenaire », comme moi, qui vais sur mes cinquante ans, histoire de faire la paire. On verra où j’en suis dans cinquante années. Là, pour moi, c’est carrément de la science-fiction. Et puis, les quatre enfants en hériteront, en indivision, quand l’heure sera venue. Un mètre sur deux, c’est beaucoup plus qu’un pied carré à Glencoe Wood et puis l’avantage, pour moi, c’est que c’est tout droit, à moins d’un kilomètre de la maison. Pratique pour aller se balader… Ce lieu a reprogrammé mon centre de gravité. Le centre de gravité, appelé G, est le point d’application de la résultante des forces de pesanteur. Mon corps est dépendant de ce point. Il m’attire et m’enferme, bouleversant mes repères et mon équilibre. La loi de l’aimantation.
Et c’est quoi cet espace, au juste ? De la terre à peu près meuble… Je dis à peu près parce qu’on n’y ferait pas pousser des carottes ni même des radis. Il faudrait une terre plus sableuse, plus fine. Mais c’est quand même une terre correcte, qu’on peut émietter avec la main, sans trop de glaise ni de silex. Et autour de la terre, des petits graviers. Des petits graviers tout gris et tout moches, tout proches aussi, d’un autre petit rectangle de terre tout pareil au mien, mais qui, lui, déborde de fleurs coupées, de fleurs colorées, de fleurs qui embaument et avec des rubans partout et de toutes les couleurs, comme on mettrait sur une voiture pour aller à un mariage. Et puis après les fleurs, les petits cailloux, encore, et puis les fleurs, et plus tu remontes la petite allée, tout doucement, plus tu t’aperçois que les lots de terre d’un mètre sur deux font place à des plaques noires ou anthracite, bien propres, et qu’il y a de moins en moins de fleurs et de moins en moins de couleurs, et que les rubans disparaissent. Et puis, encore plus loin, il y a de la mousse sur les petits coins de terre, et des orties qu’il faudrait arracher, avec des vases qui ont fini par se détacher de leur socle, et qui n’attendent plus de fleurs. Et puis il y a ces mots qui vont par groupes de trois, toujours impairs : « À notre papa », « À notre ami », « À notre fils », des mots qui pleurent, emmurés dans le silence et dans le gris. Des mots par-ci et des mots par-là, des mots immobiles et inconsolables, posés là pour l’éternité. Enfin, du moins pour quelque cinquante ans ! Parce que quand il s’agit de sa mort, on a du mal à envisager plus loin que le bout des cinquante ans de la concession qu’on a signée. On signerait n’importe quoi à ce moment-là. Pour avoir ce petit lopin de terre qui nous appartient comme rien dans notre vie ne nous a appartenu. Ce petit monde de deux mètres carrés avec lequel on fera corps, un jour.
Mon amour, ce terrain est à nous. Tu as gravi les plus hautes montagnes et tu es arrivé au sommet. Et tu y es resté. Tu n’es pas redescendu dans la vallée, avec les vaches bariolées et les mouches bourdonnantes. Tu as fui l’universel reportage du monde et tu m’as bien plantée là. C’est vrai, je n’ai pas eu le courage de faire la balade avec toi, mais je viendrai te rejoindre aussi souvent que possible, demain dès l’aube ou peu s’en faut, parce que les grandes grilles du cimetière ne s’ouvrent pas si tôt !
Et un jour, je resterai avec toi.
Le lendemain ou le surlendemain,
je ne sais plus, ça va très vite
Chanter sous la pluie
J’arrive devant la petite église, sous une pluie battante. De l’eau qui coule du ciel, sans relâche. Un ciel triste, sans nuages. Un ciel qui est à l’unisson de mon cœur. Cent kilos mon cœur. J’arrive plus à le porter. Mais qu’est-ce que je fous ici ? Qu’est-ce que je viens faire dans le presbytère de l’église ? Pour aller voir un parfait inconnu… Mais qu’est-ce que tu m’obliges à faire ? J’espère au moins que ça te fait rigoler. Un truc qu’on va pas pouvoir partager… Quel délire ! Ça se bagarre dans ma tête : je dois le faire ? Pas le choix. Tu peux le faire. Tu le feras. Tiens, ça doit sûrement être lui. Pourquoi ils sont deux ?
— Bonjour, je suis Nathalie Prince.
— Oui, oui, bonjour, toutes nos condoléances, Nathalie. Nous sommes là pour vous aider, pour vous accompagner dans ce moment particulièrement difficile. Moi, c’est Michel et cette femme merveilleuse que vous voyez, c’est Murielle. Elle partage ma vie depuis cinquante ans. Je ne sais pas ce que je ferais sans elle. J’espère partir avant elle car, sans elle, je ne serais plus rien. Murielle sera là aussi pour vous. Nous aimons aider les gens et leur apporter le soutien nécessaire dans une telle épreuve.
Tu n’as rien trouvé de mieux que de me raconter ton mariage ? Je te rappelle que je viens parce que j’ai perdu mon mari. Que je suis veuve…
— Bien, merci. Et alors, concrètement, comment les choses vont-elles se passer ?
— Venez. Au bout du couloir. Installons-nous sur cette petite table. Allez-y, entrez. Nathalie, vous êtes dans la souffrance et nous allons vous tenir la main dans ce chemin de douleur. Venez, asseyez-vous.
La petite table ronde du presbytère est habillée d’une toile cirée aux couleurs d’automne, plutôt hideuse. Un peu collante. Avec un minuscule bouquet de fleurs en plastique. Waouh que c’est laid ! Une espèce de glycine décolorée attire le regard dans un coin triste de la pièce, la pièce la plus triste du monde, aux murs jaunâtres, avec ce couple dont la voix chante et m’implore de lui confier ma douleur. J’ai dû me tromper de porte… C’est ça, hein ? Évidemment, c’en est trop pour moi. Comment leur dire quoi que ce soit ? Je ne les connais pas. Ils se tiennent la main… Oh là là ! Ils me prennent tous les deux la main. En me souriant. En se souriant. Mais qu’est-ce que j’ai fait pour me retrouver dans une situation pareille ? Toute seule ? Comment sortir de là ? Ça te ferait bien marrer si t’étais là… Et j’aimerais bien prendre de la distance. Et prendre ta main, à toi. Nathalie, tu es forte. Il faut que tu le fasses. Tu le feras. Mais non, j’y arrive pas…
Michel se remet à parler, sans me lâcher la main. Je ne sais plus où me mettre…
— Pouvez-vous nous dire qui était Christophe ?
Mais pourquoi je leur dirais quoi que ce soit sur toi ?
J’essaie. Je respire. Je croise les bras pour me donner une contenance. Je vais forcément dire quelque chose. Quelque chose va sortir de moi… Mais quoi ? Je sens que ça vient.
— Mais en fait, pourquoi vous voulez le savoir ?
Pas vraiment la réponse qu’ils attendaient… Mais pourquoi je reste sur la défensive ? Pourquoi je les agresse ? Je suis sûre que si tu me vois, tu te marres… Calme le jeu. Redeviens sociable, Nathalie. Sans eux, personne pour faire la cérémonie. Tu voulais pas de curé. Tu dois faire avec ces deux-là. On refait pas les équipes. Allez, Nathalie, tente autre chose. Dis-leur ce qu’ils veulent entendre… Tu dois quand même en être capable ?
— Il était professeur de philosophie. Un excellent père, un mari fidèle, un…
Encore une pause. Je réfléchis. Le couple se regarde, espérant peut-être que je vais lâcher du lest, leur faire des confidences, me mettre à fondre en larmes et leur reprendre la main… Je me ressaisis.
— Si vous voulez mieux le connaître, c’est pour parler de lui, n’est-ce pas ?
— Oui, nous savons d’expérience que vous ne pourrez pas parler de Christophe le jour de la cérémonie. C’est beaucoup trop difficile. Je ferai moi-même le discours d’hommage au défunt. Je suis compétent en la matière. Nous avons fait des dizaines d’enterrements… Je parlerai pour vous, et je dirai qui était Christophe, ce qu’il a fait.
Silence.
Jamais de la vie il ne dira un mot. Il n’articulera pas une syllabe. Il n’ouvrira même pas la bouche. C’est mon mari.
— Écoutez… C’est moi qui le connaissais le mieux. J’étais son épouse. Je le connais depuis que j’ai dix-sept ans, et on ne s’est jamais quittés. Ça fait trente ans. C’est donc à moi de faire ce discours.
— Ce sera très dur. D’expérience, nous savons que vous n’y arriverez pas…
— J’y arriverai.
Je me crispe.
— Bon, de toute façon, vous nous donnerez au moins quelques éléments par écrit afin que je puisse me substituer à vous si vous craquez.
Craquer ? Ça veut dire quoi ? Comme une noix qu’on place dans un casse-noix et qu’on écrase ? Mais moi, je ne suis pas une noix ! Alors, je ne craque pas…
Silence, encore.
— D’accord, faisons comme cela, mais je sais que personne ne parlera à ma place… Et sûrement pas vous, pardonnez-moi, c’est un peu blessant. Pas vous qui ne le connaissiez pas…
Une pause. Qui me paraît durer deux heures. Les deux se regardent, étonnés que je ne leur lâche pas le morceau, que je reste droite sur ma chaise. Pas de larmes. Plus de larmes… Étonnés que je ne m’effondre pas…
Je reprends, pour casser ce silence et ces échanges de regards surréalistes :
— Combien de temps puis-je parler ? Un quart d’heure ?
Le couple se met à rire, carrément, avec un air entendu, le petit regard en travers, oblique, qui sépare. C’est comme si je leur avais dit que l’enterrement allait se dérouler sur la Lune…
— Non, non ! On vous arrête tout de suite ! Au bout de cinq minutes, les gens n’écouteront plus. Cinq minutes, vous avez cinq minutes. C’est déjà beaucoup trop. Les enfants pourront dire un mot aussi, s’ils le veulent. Y aurait-il quelqu’un d’autre qui voudrait parler ?
— Je ne sais pas. Je vous dirai. Je demanderai aux enfants…
— Bon, c’était le premier point. Il va falloir prévoir aussi les musiques. Une musique pour le début de la cérémonie et une musique pour la fin. Vous prévoyez deux CD. Bon, évidemment, du classique, pas de la variété…
— Oui, oui, ne vous inquiétez pas. Deux CD. Je vais y penser.
— Et il va falloir choisir les psaumes.
— Pourquoi faut-il des psaumes ? Je ne connais pas de psaumes.
— Tout est prévu, rassurez-vous, Nathalie. Nous vous présentons aujourd’hui une liste de chants et vous allez choisir. Cela rythmera la cérémonie…
— … mais je ne les connais pas !
— Vous avez tous les textes dans ce recueil, sauf deux parce que d’habitude on fait les enterrements à Saint-Aubin et là on va le faire à Saint-Amand, vu que Saint-Aubin est en travaux. Vous devez choisir parmi les textes que l’on propose dans l’église de Saint-Amand.
— OK. Mais ce sont des chansons, n’est-ce pas ? Comment ça va se passer ?
— Ma femme chantera les psaumes. A cappella, hein, Murielle ? Elle a une voix divine. Si vous n’arrivez pas à choisir, on va vous aider. On est là pour vous aider, Nathalie. Par exemple, le premier psaume, ça fait…
… Et Murielle, sans l’ombre d’une hésitation, entonne l’air d’une voix d’ange, et me dit les paroles et la musique pour que je puisse choisir à mon aise. Elle entonne TOUS les psaumes, avec le sourire, la voix parfois un peu fragile, mais sans hésitation… Elle ne s’arrête pas, et chante en annonçant le numéro du psaume… Et le troisième, ça fait ça… Elle chante dans cette petite salle triste à mourir, assise et les yeux en l’air, les coudes collés à la toile cirée et son mari posant sur elle des yeux débordants d’amour… Avec un petit air de sainte Thérèse. Et le septième, que j’aime beaucoup, voilà, ça fait ça… Et moi, éberluée, j’attends que tout cela s’achève.
Après un moment d’éternité, j’arrive à leur dire un truc sensé :
— Merci, oui vraiment vous avez une très belle voix. C’est agréable.
Lui m’interrompt :
— Ma femme a fait du chant pendant quarante ans et elle a accompagné plus de quatre-vingts enterrements, lance-t-il avec amour.
— Ah oui ? Bien… Alors le second chant me paraît plus accessible, plus simple. Si on pouvait couper le couplet sur la résurrection, ce serait parfait. Je ne veux pas colorer cet enterrement avec des croyances auxquelles je ne crois pas. Murielle, pensez-vous pouvoir couper ce couplet ?
— Oui, on ne me l’a jamais demandé. Je vais le récrire sans le couplet. C’est possible.
— Bon très bien. Ça ira très bien. Merci.
Michel reprend la parole, affamé et avide de toute cette organisation. Mais qu’est-ce qu’il peut bien trouver à faire ça ?
— Il va falloir encore choisir un évangile parmi ceux que je vous propose. Murielle lira l’Évangile et j’en ferai une glose. Vous me direz demain au plus tard quel texte je dois gloser.
— ?
— Parce que j’aurai un travail de préparation important à faire…
Là, c’est Murielle qui l’interrompt :
— Mon mari est autodidacte et écrivain. Il écrit des romans. Il a beaucoup de talent.
Je tente de balayer l’Évangile d’un revers de main…
— En fait, nous pourrions écarter ça aussi. Je ne tiens pas vraiment à ce genre de cérémonie ni à cet aspect religieux… et mon mari non plus, d’ailleurs, si je peux dire…
— Non, non, c’est très important. Vous choisissez un texte et, moi, je devrai l’expliquer en public.
Je jette un œil aux textes.
— Il y a de très longs textes et d’autres très courts, dis-je, prise au dépourvu.
— C’est pour cela que vous devez me prévenir au plus tôt… Il y a des évangiles que je connais mal. Je ne les ai pas encore tous expliqués…
— Ah oui, bien sûr. Celui-ci fait moins de dix lignes. Il me paraît mieux que les autres pour cette raison…
— Oui, en plus je le connais !
— Eh bien alors ce sera parfait…
Des blancs, des silences, des regards complices entre les deux époux viennent ponctuer cette scène bizarre à la Henry James. Haletant, l’homme enchaîne les questions.
— Et pour la mise en scène ? Vous voulez des bougies ? On fait le rituel de la croix ? Le lancer de fleurs sur le cercueil ?
— J’avoue ne pas savoir. Le moins possible. Il faut que ce soit quelque chose de très simple… Les bougies, oui. On va poser des bougies sur le cercueil. Cette cérémonie, je l’organise pour les enfants. On aurait pu aussi bien se retrouver tous au cimetière. Mais je sens que les enfants doivent avoir ce poids dans le cœur, ce souvenir, ces images, pour qu’ils puissent avancer. Je veux bien qu’ils viennent poser des bougies sur le cercueil. Je discuterai de cela avec eux. Ce sera bien.
— Nous avons presque tout vu. Murielle, tu as bien noté tes psaumes. Moi, j’ai mon évangile. Vous penserez aux musiques. Pas n’importe quoi bien sûr !
Non, mais est-ce que j’ai une tête à leur proposer n’importe quoi ?
— Oui, oui, ne vous inquiétez pas. Je vous remettrai tout cela demain.
— Vous avez encore, si vous le souhaitez, la possibilité de lire un poème, en fin de cérémonie, ou un texte de votre choix.
— Je choisis ce que je veux ?
— Oui, oui. Un texte qui pourrait apparaître comme un hommage à Christophe.
Là, ça se bouscule dans ma tête. Le temps défile. Une fulgurance. Le poème, j’ai tout de suite pensé à celui d’Éluard, sans titre, que j’ai expliqué devant toi, quand j’avais dix-sept ans, dans notre prépa lettres. Éluard me rend dingue parce qu’avec rien, il fait tout. C’était le début de notre prépa à Enghien-les-Bains, la prépa la plus cool de la région parisienne, et je devais faire un commentaire composé du poème :
Je fête l’essentiel je fête ta présence
Rien n’est passé la vie a des feuilles nouvelles
Les plus jeunes ruisseaux sortent dans l’herbe fraîche

Et comme nous aimons la chaleur il fait chaud
Les fruits abusent du soleil les couleurs brûlent
Puis l’automne courtise ardemment l’hiver vierge

L’homme ne mûrit pas il vieillit ses enfants
Ont le temps de vieillir avant qu’il ne soit mort
Et les enfants de ses enfants il les fait rire

Toi première et dernière tu n’as pas vieilli
Et pour illuminer mon amour et ma vie
Tu conserves ton cœur de belle femme nue.
Mais on ne doit jamais analyser ce que l’on aime. J’étais jeune. Très jeune. Dix-sept ans… Éluard, je l’adorais déjà. J’étais partie sur une explication à la fois torride et cosmique du poème. Partie très loin du texte, mais sans lâcher le texte. Mon commentaire était précis, mais détonnant. Et la classe avait été surprise… C’est quoi, ce délire ? Monsieur Lartichaux, notre professeur, enguirlandé de son écharpe rouge qui ne le quittait jamais, avait souligné qu’une telle interprétation, aussi personnelle, avait ses limites, et toi, tu rigolais dans la classe, avec ton copain Guillaume. Mais je n’avais pas dit mon dernier mot. J’avais défendu ma lecture, repris les éléments rigoureux de mon analyse et tenu tête autant qu’il était possible. Avec courage. Et apparemment sans réussite.
Deux choses alors s’étaient passées : toi, tu m’avais vue et cela m’avait plu. »

À propos de l’auteur

YL_LE MANS - NATHALIE PRINCE

Nathalie Prince © Photo Yvon Loué

Professeur à l’université du Mans, Nathalie Prince a publié plusieurs essais sur la littérature et, avec son mari Christophe Prince, un roman, Nietzsche au Paraguay (Flammarion, 2019). (Source: Éditions Flammarion)

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Over the Rainbow

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots
Après la remarque d’une amie d’enfance, Constance Joly a ressenti la nécessité d’écrire l’histoire de son père, homosexuel et mort du sida. Avec une infinie tendresse, elle retrace le parcours de cet homme, de ce père marié trop tôt.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Des mots pour combler le manque

Constance était une jeune fille lorsqu’elle a perdu son père, mort du sida. À à la suite de la remarque d’une amie, l’auteure de Le Matin est un tigre a ressenti la nécessité de mettre des mots sur ce vide. Une confession bouleversante.

«Oui, c’est ça, je me souviens: il fait partie des vieux homos qui sont morts les premiers» La remarque de Justine, venue rendre visite à son amie d’enfance pour voir son bébé a provoqué un choc et poussé Constance Joly à prendre la plume. «La honte et le chagrin qui m’avaient ravagée en refermant la porte sur elle, il y a aujourd’hui une vingtaine d’années, se sont changés en nécessité. Celle de remonter le cours de ta vie.» Une vie qui commence à Nice dans les années 1960, au sein d’une famille qui va se déchirer le jour où sa mère découvre son frère de dix-huit ans «au lit avec un nègre». Bertrand est contraint de quitter le domicile familial, non sans avoir lancé «c’est pas moi le plus pédé des deux». Jacques, le futur père de Constance, ne va pas tarder à fuir à son tour Nice pour Paris et la fièvre de mai 1968. Et pour ne pas être «le plus pédé des deux» se choisit la plus belle et la plus cultivée des femmes. Lucie enseigne à la Sorbonne, l’avenir est plein de promesses.
Quand naît leur fille, Jacques veut encore croire à leur histoire et choisit le prénom de Constance. «Tu as envie de cette vertu dans ta vie, creuser ton sillon dans ce mariage, dans cette fiction. Durer, persévérer, j’en porte le prénom et la charge. Tu ne persévéreras pas dans ton rôle de mari, mais dans celui de père, si. Tu as été un père discret, emprunté, timide et merveilleux.»
Une rencontre à Clermont-Ferrand va bousculer toutes ses certitudes. Denis a 27 ans et va éveiller un désir qui plus jamais ne s’éteindra. Quelques mois plus tard lui succédera Ivan que Lucie trouvera dans le lit conjugal. La rupture est consommée.
Commence alors pour Constance la vie d’enfant de divorcés, qui partage sa vie entre le cocon maternel et l’appartement mystérieux que son père partage avec son «copain». Petit à petit, elle trouve ses marques, grandit. Après ses premières expériences amoureuses et après avoir consolé sa mère qui n’imaginait plus un nouvel amour possible, elle doit essayer de trouver des mots apaisants pour son père qu’Ivan vient de quitter.
Il finira par se consoler dans les bras de Sören. C’est au moment où Constance prend son envol et trouve l’amour que son père est frappé par «la plus « grande catastrophe sanitaire que l’humanité ait connue », selon l’expression de l’Organisation mondiale de la santé, vient de paraître, mais personne ne le sait pour le moment». Peut-être est-ce le résultat d’un voyage à San Francisco à l’automne 1979. Mais il n’en sait rien. Il n’en dit rien. Le zona, premier indice de la maladie, sera guéri au bout de quinze jours. Mais d’autres symptômes ne vont pas tarder à faire leur apparition et les décès dans la communauté homosexuelle se multiplient.
Constance la romancière a su trouver dans les mots, la façon de crier son amour pour son père. En courts chapitres, qui sont autant de reflets d’une grande humanité, elle raconte un drame. Mais à la froide réalité, elle préfère les chauds rayons du soleil. Et c’est bouleversant. «J’écris pour ne pas tourner la page. J’écris pour inverser le cours du temps. J’écris pour ne pas te perdre pour toujours. J’écris pour rester ton enfant». Mission brillamment accomplie!

Over the rainbow
Constance Joly
Éditions Flammarion
Roman
192 p., 17 €
EAN 9782081518650
Paru le 6/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Nice et dans la région puis à Paris, Clermont-Ferrand et la Bourgogne. On y évoque aussi des voyages à San Francisco, des vacances en Grèce, à Stromboli, à l’île de Ré, au Portugal et en Dordogne, un séjour à Saint-Pétersbourg, à Cerisy, à Venise et à Séville.

Quand?
L’action se déroule de la fin des années 1960 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Celle qui raconte cette histoire, c’est sa fille, Constance. Le père, c’est Jacques, jeune professeur d’italien passionné, qui aime l’opéra, la littérature et les antiquaires. Ce qu’il trouve en fuyant Nice en 1968 pour se mêler à l’effervescence parisienne, c’est la force d’être enfin lui-même, de se laisser aller à son désir pour les hommes. Il est parmi les premiers à mourir du sida au début des années 1990, elle est l’une des premières enfants à vivre en partie avec un couple d’hommes.
Over the Rainbow est le roman d’un amour lointain mais toujours fiévreux, l’amour d’une fille grandie qui saisit de quel bois elle est faite: du bois de la liberté, celui d’être soi contre vents et marées.

68 premières fois
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog T Livres T Arts
Blog Calliope Pétrichor
Blog Mes écrits d’un jour

Les autres critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Cheek Magazine (Pauline Le Gall)
France TV info (Anne-Marie Revol)
Têtu
Nice Matin (Jimmy Boursicot)
Blog Les livres de K 79
Blog Trouble Bibliomane
Blog Le tourneur de pages


Entretien avec Constance Joly à propos de son roman Over the Rainbow © Production Escale du livre – Bordeaux


Lecture du roman par l’auteure et Céline Milliat-Baumgartner © Production Maison de la poésie – Paris

Les premières pages du livre
« 1. Toute histoire commence par quelqu’un qui s’en va
Elle avait été la grande amie de mes seize ans, on avait passé le bac ensemble, on avait aimé le même garçon, on s’était disputées, réconciliées, éloignées, puis tout à fait perdues de vue. Je savais qu’elle vivait seule, qu’elle avait travaillé dans l’humanitaire, et je l’avais prévenue quelques jours auparavant que j’avais accouché d’une petite fille. Elle m’avait alors annoncé sa visite. Je ne l’avais pas vue depuis dix ans. J’avais un trac de débutante. Je vaporisais des effluves de fleur d’oranger dans la pièce, arrangeais un coussin, essayais différents sourires devant le miroir. Le bébé dormait, j’allais régulièrement vérifier sa blondeur mousseuse, je la trouvais indécemment belle, j’étais fière. Fière et bouillonnante d’impatience.
Elle a sonné. Mon cœur a fait un looping et je suis allée ouvrir. Lorsque je l’ai vue, je me suis souvenue de tout ce que notre amitié avait laissé de boue dans son sillage. Je me suis souvenue que Justine n’était pas du genre « gentil », et qu’elle m’avait même toujours sacrément dominée. Il m’est revenu que nos roulades dans l’herbe étaient accueillies par ses sarcasmes, que les clopes que je fumais étaient trop chères à son goût, qu’elle me trouvait trop souriante, trop maigre, trop grande. J’ai revu tout cela en un clin d’œil, alors que son regard bleu se plantait dans le mien dans l’encadrement de la porte. Et j’ai su que cette visite serait une erreur. Je l’ai su d’instinct, alors que je lui dédiais mon fameux sourire et qu’elle entrait dans l’appartement où mon tout petit bébé venait de se réveiller avec des sanglots déchirants. Elle a jugé ma fille trop gâtée, mon appartement trop cossu, et en laissant son index caresser ma rangée de livres, s’est arrêtée sur le seul ouvrage vaguement honteux que je possédais, en s’esclaffant.
Quand je l’ai enfin raccompagnée à la porte, Justine m’a demandé des nouvelles de mon père. J’ai été surprise la première seconde, puis j’ai pensé à une blague, une de ses sales blagues d’ado, et j’ai presque été soulagée de retrouver son humour, mais à mon effarement, elle s’est reprise. Mais non, bien sûr, elle était bête, il était mort. « Le dasse, c’est ça ? » J’ai dû hocher la tête. Elle a ajouté en appelant l’ascenseur : « Oui, c’est ça, je me souviens : il fait partie des vieux homos qui sont morts les premiers. » L’ascenseur s’est arrêté à l’étage et Justine est montée dedans en me lançant un de ses fameux « Salud ! ». En refermant la porte, j’ai réalisé que le bébé s’était arrêté de pleurer. Et que je tremblais.
Elle avait oublié ta mort. Cela peut arriver, bien sûr, je la lui avais apprise cinq ans auparavant, nous ne nous étions pas revues depuis. Je pouvais comprendre. Je pouvais lui pardonner ça. Mais elle avait parlé de toi comme d’un « vieil homo », elle avait évoqué ta maladie, le sida, sans même lui donner son vrai nom. Cette maladie secrète, coupable, honteuse, que toi-même tu avais tue jusqu’à la fin. Et ces mots grelottaient dans mon cerveau : « vieil homo », « le dasse ». Ce que tu avais dû endurer pour vivre ton homosexualité. Ce que tu avais souffert pour en mourir. Le silence qui avait cousu tout cela. Ta vie en lisière, ta vie en sourdine. Et soudain, le fracas de ces paroles qui prétendaient te résumer. Justine avait réglé ton cas en deux formules. La honte et le chagrin qui m’avaient ravagée en refermant la porte sur elle, il y a aujourd’hui une vingtaine d’années, se sont changés en nécessité. Celle de remonter le cours de ta vie.
Mon histoire commence par quelqu’un qui s’en va.

2. Super-huit
Je vivais avec ton souvenir depuis longtemps maintenant, comme une rumeur sourde, une soufflerie de hotte, un bruit parasite que l’on finit par oublier. Je m’étais arrangée avec ça, et ressortais de ma mémoire une boîte où s’entassaient les scènes de notre passé ensemble. Ces vingt-deux années où je t’ai connu. Une boîte de rushs, pas très volumineuse (je n’ai pas l’impression d’avoir beaucoup de souvenirs), emplie de scènes de différentes époques : des voyages, des vacances, des week-ends ; une période niçoise, une période parisienne ; et puis des cadrages serrés, tes mains, tes yeux, un détail de tes appartements successifs : un tableau, tes balcons, ton fauteuil. Ça me suffisait, je crois, je piochais là-dedans, je remuais des bouts, j’en prenais un pour l’observer, tiens, la Yougoslavie, tiens, mes deux ans, je me rejouais une petite scène, et je refermais la boîte.
Je possède aussi quelques albums photos et un film. D’épais albums crème à couverture tapissée, avec intercalaires en papier cristal hérités de ta mère. Lucie et toi, à l’École normale. Toi adolescent, en pantalons courts, place Masséna. Toi, période embonpoint et rouflaquettes. Toi, jeune père. Le jardin du Luxembourg, les bassins miroitants, les statues qui servent de perchoir aux pigeons. Moi, canotier sur la tête, salopettes tricotées alourdies de couches. Couleurs pastel, robes rose thé ou vert amande de maman, jeans beiges et impers pour toi, jupes à fleurs, coupes laquées des grands-mères, nos épaules dorées devant les vignes, mes sabots rouges, la barbe à papa qu’on me retire pour la photo, mon visage poudré de sucre rose, mon air interdit. Deux ou trois décennies de bonheurs posés. Trois gros volumes jaunis, que je range avec mes DVD.
Le film est en super-huit ; il a lieu au square Marco-Polo derrière la Closerie des Lilas, en face de l’immeuble où nous habitions. Les images tremblent légèrement, accompagnées du ronronnement de la caméra. Ce sont des images trop claires, surexposées, striées de lignes noires intempestives. Le cadrage est amateur, les couleurs fanées, la nature absente. Chaque vêtement, chaque coupe de cheveux, chaque élément du décor est daté. Le mouvement, privé de parole, est à la fois comique et poignant. Les silhouettes sont minces, les sourires gênés. L’image capture tout cela : la jeunesse et la joie, l’embarras et la mélancolie des regards. Des mots prononcés, des rires muets. Visages et bouches éclosent en fleurs d’oubli. L’image vacille. Lucie est dans la splendeur de ses trente ans, cheveux noirs en cascade, jean pattes d’eph et une cape sous laquelle je ne cesse de disparaître. Cela ressemble à un jeu de torero, je suis le minuscule taureau frisé, ma mère agite sa cape, je m’y engloutis, et dès que la cape s’éloigne, je trottine de toute la force de mes mollets. Ma mère est mon phare, ma terre promise, je n’ai d’yeux que pour elle, et lui tends des bras languissants. Tu me fais signe, maladroitement, allez viens, viens, je peux presque lire sur tes lèvres, mais je t’évite, ton corps est un obstacle, je veux ma mère. Tu cherches à attraper ma main, et je te la dérobe. Le geste que tu fais alors me déchire aujourd’hui : tu lèves un bras résigné, tant pis, et tu nous regardes. Je fixe aujourd’hui cette main avec laquelle j’écris, celle qui voulait t’échapper, cette main qui essaie de te saisir et n’attrape plus que du vide.
Il y a ce moment où tu nous laisses à notre corrida amoureuse dans le fond du cadre, et où tu t’avances vers la caméra : ton jean blanc, ta chemise aux manches retroussées, tu avances de ton grand pas, de tes jambes immenses, tu approches encore, ta ceinture, puis ton torse, ton visage en gros plan, tu souris de plus en plus largement à mesure que tu rejoins le filmeur, ton visage prend tout le cadre maintenant, tes lèvres, tu parles (mais que dis-tu ?), tu ris, tu ris tellement.
Puis c’est le noir.
Peut-être est-ce au moment où le noir engloutit ce sourire, où tu disparais. J’ai pourtant vu ce film des dizaines de fois, mais ce jour-là, le noir qui te succède me poursuit. Ton visage frissonne sous mes paupières.

En rangeant le film super-huit, je sais que le moment est venu de trier mes souvenirs pour écrire ton histoire. Une histoire dont je serais la monteuse. La menteuse. Celle qui comble les vides, synchronise gestes et paroles. Celle qui rejoue le passé.
Je connais la langue des absents. C’est toi qui me l’as apprise.

3. Le bonhomme de cire
Nice coule dans tes veines comme un mauvais sang. Tu y as laissé l’aîné renfrogné et responsable, l’adolescent qui collectionnait les prix d’excellence, le jeune marié mutique et bouffi que tu fus, et tant d’autres versions tronquées de toi-même. Tous ces Jacques ne te ressemblent plus. Tu t’y es marié devant la cathédrale Sainte-Réparate un jour de février 1966. Sur les rares photos de la cérémonie, tu ressembles à un bonhomme de cire, sourire pétrifié, bras ballants, costume trop ajusté. Lucie, chignon ingrat, lèvres étirées, est emmeringuée dans sa robe de satin lourd et son bouquet figé.
Tu as parlé le moins possible cette année-là. Que peut bien dire un bonhomme de cire ? Tu as donné le change, tu as joué le jeu, tu l’as joué le mieux possible, tu connaissais les règles par cœur. Jusqu’au moment où tu n’as plus pu. Tromper, tu sais faire. Mais tu veux vivre. J’imagine cela, cette urgence. Alors tu es parti. Tu as quitté ce soleil, la surexposition, Nice et ses orangers amers. Tu es parti avec ta femme, ta femme si belle et bientôt triste.
De Nice, il ne te reste que l’étourdissante odeur du figuier de la Réserve, celle des citrons et du thym en fleur ; les tons rose et vénitien des façades, le glacier de la place Garibaldi, le vieux port et ses antiquaires. Tu as mis Nice en bocaux, fruits confits, confiture de cédrats, artichauts poivrade et olivettes, et enveloppé tout ça dans de grandes brassées de mimosas en fleur.
À Paris, la parole te reviendrait. L’envie. 1968 soufflerait sur ta torpeur, elle réveillerait ton sang visqueux. Vous seriez de jeunes professeurs, vous manifesteriez dans la rue, vous auriez des amis engagés, bientôt célèbres. Vous iriez à la Cinémathèque, au théâtre, en banlieue, à Nanterre, à Bobigny ; tu écrirais pour Les Temps modernes, Lucie te passerait Simone de Beauvoir au téléphone, elle traduirait Primo Levi, vous découvririez ensemble Chéreau, Dario Fo, Vitez, Planchon ; vous feriez des soirées dansantes, des pique-niques improvisés, tu serais le meneur de votre petite troupe, et Lucie serait gaie.
Tu avais cru si fort à la fiction de votre amour que là encore, tu avais fait illusion. Tu parlais désormais, tu criais même dans la rue avec les autres. Tu parlais, tu étais si drôle, tu faisais rire tes célèbres amis.
Tu parlais, oui, mais tu ne t’écoutais pas.
La nuit, tu faisais toujours le même rêve. Le décor changeait parfois : un pont, une plage, une ruelle, mais le scénario variait peu. Dans ces rêves, tu marchais, un feutre mou te cachait le visage, tu étais poursuivi par un cercle de lumière qu’il te fallait fuir. À un moment, sortant de l’ombre, un homme s’avançait vers toi. Il soulevait ton chapeau d’un doigt. Le cercle de lumière vous rattrapait, et c’était alors l’éblouissement soudain. Il avait le visage de Robert Redford et te souriait. Ses mains parcouraient ton corps, puis l’homme s’agenouillait lentement. Le ciel tournoyait, le décor s’effaçait tandis que l’univers semblait se fondre et se concentrer en une boule de feu dans ton ventre.
Tu te réveillais, le ventre collant, le cœur affolé. Lucie dormait, sa bague de topaze jetant un feu pâle dans la pénombre.

4. Le coquelicot
Il paraît que tu es venu à la maternité avec un brin de muguet en plein mois de mars. Une fleur miraculeuse, dont je me demande où tu avais bien pu la trouver. Il paraît qu’avant même de me prendre dans tes bras, tu avais compté tous mes doigts. Tu avais été rassuré – c’est bien, il y en avait dix –, tu avais réussi, tu étais père d’une enfant normale, toi qui devais te vivre en mari usurpé, en père imposteur. Toi qui devinais sans doute que l’élan qui t’avait jeté vers le corps de ta femme, celle que tes amis t’enviaient, n’avait rien de spontané. Lucie te plaisait, certes, tu l’aimais comme on peut aimer une amie, une belle amie pulpeuse, et elle, t’adorait. Un jeune couple élancé, deux lianes brunes et rieuses, la vie devant eux. Ensemble, vous partagiez tout : les séances de cinéma au Quartier latin, la littérature italienne que vous enseigniez l’un et l’autre, le goût de la mer et celui des fêtes insensées où vous alliez déguisés, les flâneries dans les petites cours pavées de Paris, les manifs contre la guerre du Vietnam, les tableaux dégotés chez les antiquaires ; vous partagiez tout, et aussi votre lit, aux lourds draps brodés.
Il y a eu cet été 68. Celui qui a succédé à l’embrasement de la rue. Vous êtes heureux et épuisés, les copies corrigées, Paris bien trop chaud, le boulevard du Montparnasse désert, le pollen en suspension dans l’air. Et si on partait un peu, si on allait à la campagne ? Vous voilà à vélo dans les champs, des fleurs de pavot à la main, cherchant de l’ombre aux terrasses. La trouvant dans une abbaye aux chambres spartiates. Dehors, les branches se balancent souplement, lourdes de fleurs épanouies. Le corps doré de Lucie, son sourire de torche, le coquelicot piqué dans ses cheveux, et ton impulsion soudaine. Les clématites grimpent aux fenêtres, le vent apporte l’odeur sèche de la pierre, peut-être une cloche dans la vibration du soir. C’est dans ce théâtre d’ombres que j’ai été conçue.

5. Silence
Tu as haï ton frère très tôt. Ton petit frère blond aux boucles de fille, aussi gracieux que tu es maladroit, aussi moqueur que tu es appliqué. Vous partagez la même chambre rue Pastorelli, à Nice. Une pièce exiguë, deux lits adossés aux murs, une fenêtre au milieu où le soleil n’entre pas. La seule chose que vous avez en commun, c’est la détestation sourde. La voix haut perchée de votre mère et ses lèvres trop fardées. L’échine courbée de votre père, qui rentre du garage les mains encore poisseuses d’huile de moteur et de cambouis. Son air affable, dominé. Les promenades du dimanche à Saint-Jean-Cap-Ferrat, culottes courtes, boucles disciplinées et sourires de façade. Voyez le petit Bertrand, l’ange doré, et Jacques, l’aîné, regard renfrogné. Ils sont l’envers d’une même médaille, ils sont si semblables. Sous la table du restaurant le dimanche, les coups de pied entre frères, les bleus sur les tibias, les grimaces contenues. Sans vous concerter, vous avez cherché dans les livres le chemin de la sortie. Vous avez appris par cœur des pages entières du dictionnaire, lu et relu Hugo, Stendhal, Henri de Régnier, tout ce qui traîne. Vos bagarres sont violentes, votre haine farouche. Tu ramasses tous les prix d’excellence, Bertrand aussi, et tu frémis de rage.
Car au fond de toi, tu sais. Tu sais que Bertrand est celui qui arrivera à découdre son image de la broderie familiale, à effacer ses boucles blondes des photos. Tu comprends intuitivement qu’il est libre, et qu’il sortira du cadre. Tu sais que toi, tu t’efforceras plus durement encore d’y rester prisonnier.
Bertrand et toi vous haïssez parce que vous êtes les mêmes.
Deux garçons qui se savent homosexuels et qui le taisent.
Ce que vous partagez ne peut se dire.

6. Le damné
Ton frère a quitté Nice au seuil de l’âge adulte à la suite de l’incident.
Bertrand a dix-huit ans lorsqu’un après-midi votre mère vous propose une énième balade à Saint-Jean. Ton frère refuse, tu acceptes à contrecœur, tu pars avec tes parents, laissant Bertrand à son Gaffiot. Parce qu’elle se sent souffrante, votre mère écourte la promenade, et vous rentrez plus tôt que prévu, tous les trois. Tout de suite, tu comprends qu’il s’est passé quelque chose. Tu comprends qu’il s’est passé cette chose. Ta mère a un pressentiment elle aussi, d’un pas agité elle fait claquer ses talons sur le parquet en direction de votre chambre. Elle ouvre la porte, étouffe un cri, vacille sur le seuil, votre père vient soutenir sa femme qui manque de s’évanouir. Tu as compris avant eux. Sans rien voir, sans rien entendre des mots confus qui sortent de la bouche de ta mère, tu sais. Une rancœur aigre te remonte dans la gorge alors qu’elle pleure maintenant, qu’elle suffoque, renversée sur la bergère de velours bleu. Bertrand est au lit, avec un nègre. Voici la phrase exacte, celle qui va circuler dès lors à mi-voix dans la famille : Bertrand, 18 ans. Au lit. Avec un nègre. Bertrand, trois fois coupable. Mineur, pédé, et rastaquouère.
À la demande de tes parents, tu as siégé au conseil de famille improvisé à la hâte, réunissant tes grands-parents, tes parents, ton frère et toi autour de la table du salon. Ton embarras, peut-être ta joie secrète aussi. Quelle sanction pour ce frère dégénéré ? Ce frère qui vit avec fracas ce que, à l’ombre de toi-même, tu refoules ? Alors, Jacques, nous t’écoutons ? Tu t’éclaircis la voix, le regard clair de ton frère te brûle les yeux. Le feu de ta honte gagne tes oreilles, elles sont écarlates. La famille est suspendue à ta parole d’aîné. Tu es assis au centre du cercle ; tu suggères la pension, dans un marmonnement inaudible que l’on te fait répéter. »

Extraits
« « Oui, c’est ça, je me souviens: il fait partie des vieux homos qui sont morts les premiers ». L’ascenseur s’est arrêté à l’étage et Justine est montée dedans en me lançant un de ses fameux «Salud!». En refermant la porte, j’ai réalisé que le bébé s’était arrêté de pleurer. Et que je tremblais.
Elle avait oublié ta mort. Cela peut arriver, bien sûr, je la lui avais apprise cinq ans auparavant, nous ne nous étions pas revues depuis. Je pouvais comprendre. Je pouvais lui pardonner ça. Mais elle avait parlé de toi comme d’un «vieil homo», elle avait évoqué ta maladie, le sida, sans même lui donner son vrai nom. Cette maladie secrète, coupable, honteuse, que toi-même tu avais tue jusqu’à la fin. Et ces mots grelottaient dans mon cerveau: «vieil homo», «le dasse». Ce que tu avais dû endurer pour vivre ton homosexualité. Ce que tu avais souffert pour en mourir. Le silence qui avait cousu tout cela. Ta vie en lisière, ta vie en sourdine. Et soudain, le fracas de ces paroles qui prétendaient te résumer. Justine avait réglé ton cas en deux formules. La honte et le chagrin qui m’avaient ravagée en refermant la porte sur elle, il y a aujourd’hui une vingtaine d’années, se sont changés en nécessité. Celle de remonter le cours de ta vie.
Mon histoire commence par quelqu’un qui s’en va. » p. 12-13

« En rangeant le film super-huit, je sais que le moment est venu de trier mes souvenirs pour écrire ton histoire. Une histoire dont je serais la monteuse. La menteuse. Celle qui comble les vides, synchronise gestes et paroles. Celle qui rejoue le passé. Je connais la langue des absents. C’est toi qui me l’as apprise. » p. 17

« C’est toi qui proposes le prénom «Constance». Tu as envie de cette vertu dans ta vie, creuser ton sillon dans ce mariage, dans cette fiction. Durer, persévérer, j’en porte le prénom et la charge. Tu ne persévéreras pas dans ton rôle de mari, mais dans celui de père, si. Tu as été un père discret, emprunté, timide et merveilleux. » p. 37

« Denis t’invite à le suivre. Les rues de Clermont-Ferrand sont irréelles dans cette nuit où tu suis un homme, tu ne reconnais plus rien, mais lui sait où il t’emmène, il marche vite. À l’hôtel de la Gare, vous montez dans une chambre minuscule, éclairée par un réverbère orange. Denis lève les yeux vers toi pour la première fois depuis le café, et son regard est si intense que tu as l’impression d’accéder à un niveau supérieur de ton existence. Tu comprends que tu ne pourras plus jamais te passer de cette sensation. Tout ensuite se déroule comme dans ton rêve avec Robert Redford. Sauf que tout est réel, et que dans les bras de Denis, tu pleures enfin. » p. 44-45

« La première mention du virus est datée du 5 juin 1981, Un titre technique : « Pneumocystis pneumonia Los Angeles ». L’article relate que durant la période d’octobre 1980 à mai 1981, cinq jeunes hommes, tous homosexuels, sont traités pour une pneumonie à pneumocystis, dans trois hôpitaux de Los Angeles. Deux des patients sont morts. Les cinq patients sont également victimes d’infections par cytomépgalovirus. L’acte de naissance officiel de la plus «grande catastrophe sanitaire que l’humanité ait connue», selon l’expression de l’Organisation mondiale de la santé, vient de paraître, mais personne ne le sait pour le moment. » p. 83

« Elle a cette phrase peu après: «Il faut tourner la page. Il ne faut pas oublier, mais il faut tourner la page.» Cette jeune fille m’a infiniment émue, et elle a raison, bien sûr qu’elle a raison. Mais je ne veux pas tourner la page. Il y a des zones comme ça où le jardin reste en friche. J’écris pour ne pas tourner la page. J’écris pour inverser le cours du temps. J’écris pour ne pas te perdre pour toujours. J’écris pour rester ton enfant. » p. 101

À propos de l’auteur
JOLY_Constance_©Roberto_FrankenbergConstance Joly © Photo Roberto Frankenberg

Constance Joly travaille dans l’édition depuis une vingtaine d’années et vit en région parisienne. Le matin est un tigre, son premier roman (Flammarion, 2019), a été très bien accueilli par la critique et les libraires. (Source: Éditions Flammarion)

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Un invincible été

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En deux mots
Gaya, la fille de Ruth et la petite-fille d’Almah fête ses quinze ans à Sosúa, ce village de République dominicaine où une poignée de juifs ont trouvé refuge durant la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes en 1980 et c’est désormais à la troisième génération de reprendre le flambeau pour faire entrer la petite communauté dans le troisième millénaire.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«On construit de mots la chair du passé»

Aragon

Catherine Bardon met un terme à la saga des Déracinés avec cet invincible été qui couvre la période 1980-2013. L’occasion de retrouver avec plaisir et émotion les rescapés de cet exil forcé et leurs descendants. Et de faire gagner la vie sur l’adversité!

Quoi de mieux qu’une fête de famille pour ouvrir le dernier volet d’une saga entamée en 2018 avec Les Déracinés? À Sosúa, ce village de République dominicaine où une poignée d’hommes et de femmes persécutés par les nazis ont trouvé refuge et tenté de sa construire un avenir, on fête la Quinceañera, c’est-à-dire les quinze ans de Gaya, la fille de Ruth et de Gabriela, son amie d’enfance. Les deux adolescentes ressentent toutefois bien différemment ce rite de passage. La première a l’impression de participer à une mascarade à laquelle elle se soumet pour faire plaisir à ses parents et à sa grand-mère, soucieuse du respect des traditions, pour la seconde c’est l’occasion de fêter joyeusement cette étape qui la fait «devenir femme».
Pour Almah, la patriarche de cette tribu, c’est aussi l’occasion de voir le chemin parcouru. Pour sa fille Ruth tout semble aller pour le mieux. Elle a surmonté le chagrin de la perte de son amie Lizzie en mettant au monde Tomás, le fils conçu avec Domingo qui partage désormais sa vie. Un bonheur simple qu’elle aimerait voir partagé par Arturo, le musicien installé à New York, avec lequel elle aime tant correspondre. Mais quelques mois plus tard, c’est du côté de la tragédie qu’il va basculer. Victime d’un accident de moto, il est hospitalisé avec son passager, son ami Nathan, danseur à la carrière fulgurante, beaucoup plus gravement atteint que lui. À son chevet Ruth va découvrir que les deux hommes formaient un couple depuis longtemps et ne sait comment soulager leur peine. Car Nathan ne dansera plus jamais.
Il faudra un séjour à Sosúa pour qu’un coin de ciel bleu ne déchire son univers très noir et n’ouvre au couple un nouvel horizon.
Gaya, la fille de Ruth, a choisi de quitter la République dominicaine pour aller étudier les baleines à l’université de Wilmington en Caroline du nord. Elle ne sait pas encore que ce ne sera là qu’une première étape d’un exil qui passera notamment par les Galápagos.
Mais n’en dévoilons pas davantage, sinon pour évoquer un autre projet qui à lui seul témoigne du demi-siècle écoulé, l’ouverture du musée juif de Sosúa, voulu par Ruth avec le soutien d’Almah. L’occasion de nouvelles retrouvailles et d’un hommage à toutes ces vies qui, par «leur détermination, leur goût de l’effort, leur âpreté au travail, leurs renoncements, leur dignité magnifique devant l’ineffable, s’étaient faufilés dans les lézardes de l’histoire pour écrire ici une page essentielle, sans laquelle rien d’autre n’aurait pu advenir. Ils étaient des rocs, de la race des vainqueurs, et la présence de chacun ici, aujourd’hui, témoignait de ça: ils étaient victorieux et indestructibles.»
En parcourant le destin de cette communauté de 1980 à 2013 la romancière, comme elle en a désormais pris l’habitude, raconte les grands événements du monde. Elle va nous entraîner à Berlin au moment où s’écroule le mur ou encore à New York lorsque les deux tours du World Trade center s’effondrent. Sans oublier la mutation politique et économique de ce coin des Caraïbes menacé par les tremblements de terre – comme celui d’Haïti à l’ouest de l’île qui poussera Ruth, Domingo et Gaya sur la route en 2010 – et le réchauffement climatique.
Bien plus qu’un hommage à cette communauté et à cette histoire qui aurait sans doute disparu dans les plis de l’Histoire, Catherine Bardon nous offre une formidable leçon de vie. Elle a en quelque sorte mis en scène la citation d’Henry Longfellow proposée en épilogue «… nous aussi pouvons rendre notre vie sublime, et laisser derrière nous, après la mort, des empreintes sur le sable du temps.»

La saga
Les déracinés (2018), L’Américaine (2019), Et la vie reprit son cours (2020), Un invincible été (2021)  
   

Les personnages
LES ROSENHECK :
Wilhelm est né à Vienne en 1906. Ses parents, Jacob et Esther, sont décédés pendant la Shoah. En 1935 il a épousé Almah Kahn (née en 1911). Almah et Wilhelm ont eu un fils, Frederick, en octobre 1936. Ils ont quitté l’Autriche en décembre 1938 et sont arrivés à Sosúa, en République dominicaine, en mars 1940. Leur fille Ruth est née le 8 octobre 1940. Leur fille Sofie, née en décembre 1945, n’a vécu que cinq jours. Wilhelm est mort des suites d’un accident de voiture en juin 1961.
En 1972, Almah a épousé en secondes noces Heinrich Heppner, un ami d’enfance de dix ans son aîné qu’elle a retrouvé en Israël. Elle vit désormais entre Israël et la République dominicaine.
Frederick, le fils d’Almah et Wilhelm, gère l’élevage et la ferme familiale. Il a épousé Ana Maria. Ils ont des jumelles.
Ruth, née en 1940, est le deuxième enfant d’Almah et Wilhelm. Elle fut le premier bébé à voir le jour dans le kibboutz de Sosúa. Après avoir fait ses études de journalisme à New York entre 1961 et 1965, puis une année passée dans un kibboutz en Israël, elle a décidé de vivre à Sosúa où elle a repris le journal créé par son père.

LES SOTERAS :
Arturo Soteras : benjamin d’une riche famille dominicaine d’industriels du tabac de Santiago, il est devenu l’ami de Ruth lors de leurs études à New York où il vit désormais. Il est pianiste et professeur de musique à la Juilliard School.
Domingo Soteras est le frère d’Arturo. Il a épousé Ruth en novembre 1967. Ils ont trois enfants. Gaya, née en 1965 de la liaison de Ruth avec un journaliste américain, Christopher Ferell, mort au début de la guerre du Vietnam. Le premier fils du couple, David, est né en 1968 et le benjamin, Tomás, en 1980.
George Ferell est le grand-père américain de Gaya.

LES GINSBERG :
Myriam est la sœur de Wilhelm. Née en 1913 à Vienne, elle a épousé Aaron Ginsberg, architecte, en mai 1937. Après son mariage, le couple a émigré aux États-Unis. Ils vivent à Brooklyn où Myriam a créé une école de danse. Ils ont un fils, Nathan, né en septembre 1955, qui est danseur étoile dans une compagnie new-yorkaise.

Svenja : Autrichienne d’origine polonaise, psychologue, elle est arrivée à Sosúa en mai 1940 avec son frère Mirawek, juriste. Ils ont quitté Sosúa en juillet 1949 pour s’établir en Israël. Svenja a épousé Eival Reisman, médecin, rencontré dans un kibboutz. Ils vivent à Jérusalem. Mirawek occupe de hautes fonctions dans le gouvernement israélien.

Markus Ulman : né en 1909, il est autrichien. Juriste et comptable, il est arrivé à Sosúa en mars 1941. Il est devenu l’ami de Wilhelm. Il a épousé Marisol, une Dominicaine originaire de Puerto Plata, en mars 1943 et s’est installé définitivement à Sosúa.

Liselotte Kestenbaum : née en 1939, arrivée à Sosúa en décembre 1944 avec ses parents, Lizzie est l’amie d’enfance de Ruth. Ses parents se sont séparés et elle a émigré en 1959 avec sa mère Anneliese aux États-Unis, où elle a mené une vie désordonnée. Elle a rejoint Ruth à Sosúa après une tentative de suicide à New York et a mis fin à ses jours en se noyant en 1979.

Jacobo : c’est le régisseur de la finca des Rosenheck. Sa femme Rosita s’occupe de la maison. Il est le fils de Carmela, une vieille Dominicaine dont Almah a fait la connaissance en mai 1940.

Deborah : fille d’une famille de cultivateurs aisés du Midwest, c’est une amie d’université de Ruth. Elle vit à New York où elle poursuit une brillante carrière de journaliste à la télévision.

La Playlist
Les Déracinés
Igor Borganoff / Dajos Béla: Zigeunerweisen
Czerny: fantaisie à quatre mains
Brahms: danses hongroises
Maria Severa Onofriana: fado
Glen Miller, Billie Holiday, Frank Sinatra, orchestre de Tommy Dorsey, Dizzy Gillespie
Quisqueyanos valientes (hymne national dominicain)
Hatikvah (hymne national israélien)
Luis Alberti y su orquesta: El Desguañangue
Shana Haba’ah B’Yerushalayim, «Next year in Jerusalem »
Anton Karas — Le Troisième Homme — Harry Lime Theme

L’Américaine
Booker T. & The MG’s: Green Onions
The Contours: Do You Love Me
The Ronettes: Be My Baby
Ben E. King: Stand By Me
Roy Orbison: Mean Woman Blues
The Beatles: She Loves You
The Beatles: I Want to Hold Your Hand
The Beatles: Can’t Buy Me Love
Peter, Paul and Mary
The Chiffons, The Miracles
Martha and the Vandellas
Bob Dylan: Only a Pawn in Their Game
Bob Dylan: When the Ship Comes In
Joan Baez: We Shall Overcome
Odetta Holmes: Don’t Think Twice, It’s All Right

Et la vie reprit son cours
Michael Bolton: When a Man Loves a Woman
Dajos Béla: Zigeunerweisen
Scott McKenzie: San Francisco
Pérez Prado: mambo
The Turtles: Happy Together
Beatles: The Fool on the Hill
Cuco Valoy, El Gran Combo de Puerto Rico, Johnny Ventura
Tchaïkovski: Le Lac des cygnes

Un invincible été
Whitney Houston: I Will Always Love You
Mariah Carey: I’ll Be There
Amy Grant: That’s What Love Is For
Michael Bolton: Love Is a Wonderful Thing

Joan Manuel Serrat: Another Day In Paradise
Antonio Machín: El Manisero
Igor Borganoff / Dajos Béla: Zigeunerweisen

Un invincible été
Catherine Bardon
Éditions Les Escales
Roman
352 p., 20,90 €
EAN 9782365695633
Paru le 8/04/2021

Où?
Le roman est situé principalement en République dominicaine. On y voyage aussi aux États-Unis, notamment à New York, Wilmington ou encore Boca Raton ainsi qu’en Israël, à Jérusalem, ainsi qu’aux Galápagos ou encore en Autriche, à Vienne.

Quand?
L’action se déroule de 1980 à 2013.

Ce qu’en dit l’éditeur
Le dernier volet de l’inoubliable saga des Déracinés: roman de l’engagement et de la résilience, Un invincible été clôture avec passion une fresque romanesque bouleversante.
Depuis son retour à Sosúa, en République dominicaine, Ruth se bat aux côtés d’Almah pour les siens et pour la mémoire de sa communauté, alors que les touristes commencent à déferler sur l’île.
Gaya, sa fille, affirme son indépendance et part aux États-Unis, où Arturo et Nathan mènent leurs vies d’artistes. Comme sa mère, elle mène son propre combat à l’aune de ses passions.
La tribu Rosenheck-Soteras a fait sienne la maxime de la poétesse Salomé Ureña : « C’est en continuant à nous battre pour créer le pays dont nous rêvons que nous ferons une patrie de la terre qui est sous nos pieds. »
Mais l’histoire, comme toujours, les rattrapera. De l’attentat du World Trade Center au terrible séisme de 2010 en Haïti, en passant par les émeutes en République dominicaine, chacun tracera son chemin, malgré les obstacles et la folie du monde.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 


Bande-annonce du roman «Un invincible été» de Catherine Bardon © Production Éditions Les Escales

Les premières pages du livre
« Prologue
Sans un mot, sans un signe, Lizzie s’était dissoute dans l’espace. Ne me restaient d’elle que nos photographies d’enfance, quelques objets fétiches, des souvenirs à la pelle, un lourd fardeau de regrets et une butte face à la mer sur laquelle un grand arbre du voyageur avait emprisonné un peu de son âme dans les plis de son éventail.
Ce fut le jour où je compris que j’étais enceinte que je finis par admettre qu’elle était définitivement partie.
Une disparition pour une nouvelle vie, un malheur pour un bonheur, un regret pour un espoir. Devant cette évidence qui étreignait mon corps, le chagrin relâcha peu à peu son étau.
Je n’avais pas été préparée à endurer l’échec, ni à affronter le malheur. Après la mort de mon père et celle de Christopher, le père de Gaya, c’était la troisième fois que la vie m’infligeait la perte d’un être aimé. J’avais échoué à protéger Lizzie d’elle-même, à me protéger de la souffrance.
J’étais à l’aube de mes quarante ans, la vie palpitait de nouveau en moi et c’était un vertige.
J’avais cru ma famille solidement arrimée et voilà que le destin en décidait autrement.
Je mis longtemps à cicatriser. Tous les miens, Almah, Markus, Heinrich, Arturo, Svenja, et les autres, si loin qu’ils aient été, m’y aidèrent. Domingo, dont j’avais parfois surpris l’œil mélancolique s’attardant à la dérobée sur la porte close, celle de la quatrième chambre qu’il avait voulue pour notre maison, était fou de bonheur.
Pendant ma grossesse, Lizzie occupa souvent mes pensées. Je m’en voulais de n’avoir pas réussi à l’arracher à ses démons, je lui en voulais d’avoir trahi les promesses de notre jeunesse, et, égoïstement, je lui en voulais de m’avoir abandonnée.
Un matin, le bébé me réveilla d’un furieux coup de pied. Mon ventre était distendu, curieusement bosselé, et cela me fit éclater de rire.
Un rire de pur bonheur.
La vie avait repris son cours.

Première Partie
La force de la jeunesse
Quinceañera
Janvier 1980
Ce qui lui plaisait le plus, plus que son absurde robe longue froufrouteuse, plus que sa coiffure aux boucles sophistiquées raides de laque, plus que son diadème, plus que l’énorme pièce montée de choux à la crème commandée par sa mère, c’était que toutes ses amies étaient là. Sur leur trente et un, plus jolies les unes que les autres. Il y avait aussi les garçons, bien sûr, les indispensables cavaliers. Mais par-dessus tout, la présence de son aréopage d’amies, et surtout celle de Gabriela, mettait Gaya en joie.
Pour sa quinceañera, Gaya aurait préféré une fête intime. Sa mère était encombrée par un ventre plus volumineux de jour en jour, Svenja, sa marraine, ne pouvait quitter Israël où Eival luttait contre la tumeur qui colonisait son corps, Nathan qui répétait sans relâche son prochain ballet avait dû décliner l’invitation, Myriam et Aaron viendraient seuls de New York. Mais ses parents avaient tenu à respecter la tradition en faisant les choses en grand.
— Il n’y a qu’une fête des quinze ans, avait déclaré Ruth. Il y aura ça et ton mariage, ma chérie, sans doute les deux plus belles soirées de ta vie. Moi je n’en ai pas eu, à cette époque-là à Sosúa nous ne respections que les traditions juives et allemandes. Alors, fais-moi confiance, nous allons nous rattraper et donner une fête du tonnerre.
— C’est comme le premier bal d’une débutante à Vienne, un moment très spécial, avait ajouté Almah en souriant doucement, et Gaya ne savait pas résister à la fossette de sa grand-mère.
« Le plus bel hôtel de Puerto Plata », avait décidé sans ambages Domingo qui répétait ses pas de valse depuis des semaines et avait commandé un nouveau tuxedo sur mesure pour l’occasion. « J’ai un peu forci, s’excusait-il. Rien n’est trop beau pour ma fille. »
Ils s’y étaient tous mis, la persuadant qu’il n’y avait pas d’échappatoire, et voilà, elle allait devoir les affronter dans cette tenue qui ne lui allait pas du tout. Cette robe qu’elle avait pourtant choisie avec plaisir, une véritable robe de princesse comme dans les contes de fées de son enfance. Pourtant elle la portait maintenant avec résignation et même une pointe de rancune.
*
Gaya redoutait cette cérémonie. Quinze ans. Est-ce qu’on en faisait tout un plat pour les garçons ? On allait lui coller une étiquette sur le front : « Femme, prête à être courtisée, prête à être… consommée. » Absurde ! Elle avait été tentée à maintes reprises de se dérober. Si elle l’avait vraiment voulu, il n’y aurait pas eu de fête. Mais elle aimait trop les siens pour les décevoir. Et puis il fallait rendre les invitations aux fêtes de ses amies et elle ne pouvait être en reste avec Alicia et Elvira, ses cousines. Gaya entrerait dans sa vie de femme par la porte solennelle de la quinceañera. C’était ainsi dans son île. Une obligation familiale, sociale, culturelle, autant que mondaine.
*
Elle était là maintenant, abandonnée aux mains habiles de la maquilleuse qui transformait son visage d’adolescente rebelle en une frimousse de poupée de porcelaine. Gaya se regarda dans la glace. Cette magnifique jeune femme, éblouissante dans sa robe bustier bleu moiré, ces cheveux disciplinés en crans dociles par le fer à friser, ces yeux de biche étirés sur les tempes et ourlés de noir, ces lèvres rehaussées de rouge cerise, c’était elle aussi. Le résultat était tout à fait bluffant. Si on aimait ce genre-là. Elle eut soudain envie de rire. Puis elle ressentit une étrange morsure au creux de son ventre. Elle seule savait toute la duplicité de cette soirée.
Elle sortit de la chambre mise à sa disposition par l’hôtel, telle une actrice de sa loge. Domingo battait la semelle devant la porte, un rien emprunté dans son habit de soirée. C’était l’heure, la reine d’un soir allait faire son entrée en scène. La salle de réception foisonnait de fleurs blanches disposées dans des vases de cristal. Dans un angle, un trio jouait en sourdine. Les portes-fenêtres de la terrasse s’ouvraient sur un vaste jardin. La centaine d’invités était éclatée en petits groupes engagés dans des conversations animées. Les serveurs passaient de l’un à l’autre, les bras chargés de plateaux de coupes de champagne et d’appétissants canapés. Au bras de son père, Gaya s’avança, nerveuse, allure guindée, coups d’œil furtifs à droite et à gauche. Ses yeux croisèrent le regard attendri de sa mère. Quand elle repéra sa grand-mère qui lui adressa un clin d’œil complice, elle esquissa un sourire soulagé. Elle avait retrouvé son inconditionnelle alliée.
*
Après le dîner servi en grande pompe, on alluma solennellement les quinze bougies de la pièce montée, il y eut un toast cérémonieux, puis Gaya ouvrit le bal au bras de Domingo. Les yeux brillants de fierté, il s’en tira très bien. Almah se fit la réflexion que son gendre avait fait des progrès depuis son mariage, même si sa valse était un peu chaloupée pour les standards autrichiens.
Les danseurs s’étaient empressés auprès de Gaya. Son oncle Frederick, Arturo son parrain, Markus, Heinrich, George, son grand-père américain qui n’aurait manqué sa fête pour rien au monde, Aaron son grand-oncle, les frères de son père, tous, ils l’avaient tous fait valser. Jusque-là elle avait tenu le coup. Puis on était passé au be-bop et au merengue, et ça avait été le tour des garçons. Dans les bras de Guillermo, le frère d’une de ses amies âgé de vingt ans, Gaya avait piteusement lorgné du côté de Gabriela qui se frottait avec entrain contre un bellâtre au rythme des tamboras. Elle en avait grimacé de dépit. La jalousie lui mordait le ventre. Elle avait alors surpris sur elle le regard appuyé et soucieux d’Almah. Sa grand-mère adorée savait, Gaya en aurait mis sa main au feu. Avec elle, pas de secret qui tienne. Almah avait cette capacité à deviner les individus et tout particulièrement ceux qu’elle aimait. Gaya lui adressa un misérable sourire. Almah l’encouragea d’un signe de la tête, tandis que Guillermo resserrait son étreinte. Quel lourdaud ! Mais qu’est-ce qu’il croyait ? Gaya, qui n’avait qu’une envie, embrasser les lèvres roses de Gabriela, se résigna à subir son danseur jusqu’à la dernière mesure.
Les flashs du photographe éblouissaient tout le monde. Son frère, David, chahutait avec d’autres petits garçons. Ses copines se déhanchaient et flirtaient. Les adultes potinaient et le champagne coulait à flots. Rien à redire, c’était une belle soirée, vraiment très réussie.
Gaya eut soudain une envie de petite fille, se réfugier dans les bras de son père. Elle le chercha des yeux dans la foule. Ses parents dansaient, étroitement enlacés. Ruth, plantureuse et magnifique dans une longue robe noire largement décolletée dans le dos, avait posé sa tête sur l’épaule de Domingo, un peu raide dans son tuxedo neuf. Serré entre eux, son gros ventre. Il n’y avait pas à dire, ses parents en jetaient. Un doux sourire flottait sur les lèvres de sa mère. Ruth murmura quelque chose à l’oreille de son mari qui embrassa ses cheveux. Ils semblaient plus amoureux que jamais. Gaya sentit son cœur se dilater et une bouffée de reconnaissance l’envahit. Elle était heureuse pour eux et se sentait rattrapée par les ondes bienfaisantes de leur amour. Plus loin, Almah, infatigable, et dont la mauvaise jambe n’était plus qu’un lointain souvenir, valsait avec une grâce exquise au bras d’Heinrich. Ces deux-là connaissaient les pas et eux aussi avaient belle allure, et aussi quelque chose de plus… aristocratique que le reste de l’assistance. Une interrogation traversa l’esprit de Gaya : Almita avait-elle valsé à son propre bal des débutantes à Vienne ? De quelle couleur était sa robe ? Avait-elle un carnet de bal dans lequel s’inscrivaient ses cavaliers ? Sa grand-mère avait bien évoqué ce bal, mais elle ne le lui avait pas raconté en détail. Gaya se promit de l’interroger. Vienne et son bal des débutantes, ça devait avoir une autre allure que Puerto Plata et ses quinceañeras, puis cette pensée s’évapora, tandis que ses yeux se posaient sur son oncle. Frederick fumait un cigare, le bras autour des épaules d’Ana Maria, les inséparables jumelles en tenue de princesse jouaient les mijaurées, roulant des yeux, se mordant les lèvres, sous les regards ébahis de deux prétendants. Son cousin, Nathan le magnifique, comme elle l’appelait en secret, qui lui avait fait la surprise de débarquer in extremis, observait attentivement les danseurs, les yeux plissés, indifférent aux regards admiratifs de la gent féminine ; on lorgnait vers lui, on se poussait du coude, il était la célébrité de la famille, il avait même fait la une de Vanity Fair. Myriam, la sœur de son grand-père Wil, papotait avec son mari en martelant de son pied le sol au rythme de la musique ; on sentait que ça la démangeait furieusement, mais les rhumatismes d’Aaron avaient mis un terme à ses piètres talents de danseur. À les voir, tous réunis pour la fêter, Gaya se dit qu’elle avait de la chance, une chance incroyable même. Elle avait une famille formidable, certes un peu excentrique, un peu de bric et de broc et éparpillée dans le monde, mais vraiment formidable.
On tapota son épaule. Gaya se retourna et sourit franchement. C’était Arturo, son oncle et parrain, Arturo le gringo, comme on le surnommait depuis son installation aux États-Unis. Il avait fait spécialement le voyage depuis New York pour assister à sa fête. Avec Arturo, elle se sentait bien, vraiment bien, comme si une étrange fraternité les liait l’un à l’autre.
— C’est ton grand jour. Tu t’amuses ?
— Franchement ? Non !
— Oh Gaya, quelle rabat-joie tu fais ! Moi je m’amuse. Vraiment. Elle est très réussie ta fête.
Dans ses yeux bruns, elle lut qu’il la comprenait.
— Tiens, on va encore trinquer, décida-t-il en attrapant au vol deux coupes de champagne sur le plateau d’un serveur qui passait devant lui.
— Si je continue comme ça, je vais être ivre morte et ça va jaser !
— Si tu te soucies de ce que les gens pensent de toi, tu seras toujours leur prisonnière ! Lao Tseu, un philosophe chinois.
— Tu as raison, je m’en fiche, approuva Gaya en éclusant sa coupe.
— Allez viens, on danse, avant qu’on nous mette des charangas et des guajiras pour faire plaisir aux vieux, ou pire, le Manisero de ta mère !
Gaya se laissa aller dans les bras d’Arturo et entama avec entrain son meilleur be-bop de la soirée.
*
Almah regardait l’assistance, pensive, un sourire énigmatique flottant sur ses lèvres. Comme les liens familiaux étaient surprenants. Comme ils les reliaient les uns aux autres subtilement et d’étrange façon, trouvant des voies inattendues. Comme chacun avait trouvé sa juste place dans l’échiquier. Comme sa magnifique famille l’émerveillait. Heinrich dansait avec Myriam. Almah laissa échapper un petit rire involontaire en se souvenant qu’autrefois Wil avait vainement essayé de les caser ensemble, pour se débarrasser de son rival. C’était loin, et pourtant c’était hier. Comme le temps a passé, songea-t-elle.
— Toi, je sais à quoi tu penses !
Markus venait de se matérialiser à son côté.
— Vraiment Markus ? Dis-moi !
— Tu peux être fière, tu es l’âme de cette tribu, Almah, tu en es la racine première. Avais-tu imaginé cela en débarquant ici avec ta petite valise il y a presque quarante ans ?
— Eh bien… oui ! Dans mes rêves les plus fous, j’avais secrètement espéré quelque chose qui ressemblerait à ça…
— Eh bien, te voilà comblée ! Si tu savais à quel point cela me rend heureux.
Almah ne répondit pas, c’était inutile. La générosité, la bienveillance de Markus à son égard n’avait jamais, au grand jamais, été prise en défaut, et elle en remerciait le ciel chaque jour, avec un petit pincement au cœur en pensant que Markus n’avait pas eu sa chance.
*
De loin Gaya repéra Gabriela. Affalée sur une banquette, pantelante après un merengue endiablé, elle tentait de s’éventer d’un gracieux mouvement des mains. Gaya traversa la salle en priant de ne pas subir d’abordage. Elle se laissa tomber près de son amie, remarquant la sueur qui perlait sur les ailes de son nez et dans son décolleté. Elle regarda avec tendresse ses joues rouges, ses tempes moites, les petites mèches folles échappées de son chignon que la chaleur collait à sa nuque. Baissant le nez, Gabriela souffla dans son encolure et Gaya en fut troublée. Gabriela releva la tête et, avec un sourire complice, elle lui prit la main et l’entraîna sur la terrasse dans un frou-frou de robes longues. Accoudées côte à côte à la rambarde qui surplombait le jardin, elles restèrent un moment silencieuses, à contempler le ciel piqueté d’innombrables points lumineux, dans la lueur opaline de la lune. Gaya devinait le sourire de son amie dans l’ombre. Gabriela tourna vers elle un visage extatique, son regard brillait.
— Ne bouge pas, je reviens !
Une minute plus tard, elle était de nouveau là, deux coupes dans les mains. Elle en tendit une à Gaya et d’une voix joyeuse, rendue légèrement traînante par l’alcool :
— À nos quinze ans ! À notre vie qui commence !
Elles firent tinter leurs coupes de champagne l’une contre l’autre. Et ce fut à cet instant-là, précisément, que quelque chose éclata dans la tête et dans le cœur de Gaya. Elle comprit qu’elle ne serait jamais comme Gabriela. Ni comme elle, ni comme les autres. Sa vie ne commençait pas aujourd’hui, sa vie qui avait déjà bien sinué pendant ces quinze premières années. Et surtout, elle refusait de se définir à partir de ce ridicule rituel de passage. C’était un refus viscéral, presque un dégoût. Non, sa vie ne commençait pas aujourd’hui, et surtout sa vie ne serait pas régie par les codes des autres. Elle se battrait contre ça, seule contre tous s’il le fallait. C’était vital, sinon elle en crèverait. Sa quinceañera, au lieu de la faire rentrer dans l’ordre, lui intimait d’en sortir. Au lieu de lui montrer la voie, elle lui ouvrait une autre route.
Gaya leva des yeux résignés sur Gabriela, cette amie d’enfance qu’elle avait adorée, et comprit qu’elle venait de pousser une porte qu’elle ne pouvait franchir que seule, et qu’elle devait laisser son amie sur le bord du chemin, derrière elle.
*
Et voilà, Gaya, ma petite sauvageonne, entrait dans le monde des adultes. Comme la mienne, son enfance de liberté avait fait d’elle une fille aventureuse, résistante, endurante et combative. Gaya et son charme d’animal sauvage, sa brusquerie de garçon manqué, ses extravagances de tête brûlée, son regard farouche d’adolescente en colère, ses jambes musclées habituées à courir le campo, ses seins trop ronds, cette poitrine apparue tardivement dont je savais qu’elle l’encombrait inutilement, Gaya et sa détermination qui pouvait virer à l’entêtement, voire à la rébellion, Gaya et ses contradictions que je percevais intuitivement sans qu’elle s’en fût jamais ouverte à moi.
Dans ce pays où une fille est une femme à quinze ans, moi, Ruthie, j’étais devenue une vieille maman. Le bébé cabriolait dans mon ventre rebondi, me rappelant à l’ordre. J’avais l’interdiction de me sentir vieille, pour lui je devais être la plus tonique des mamans. Malgré mes quarante ans.
Je soupirai d’aise en regardant nos invités s’amuser. La fête était réussie et, dès demain, nous allions passer quelques jours bien mérités juste entre nous.

Un sérieux gaillard
Juillet 1980
3,9 kg, 52 centimètres.
Tomás.
De mes trois enfants, c’était le plus costaud, le plus grand et celui dont la naissance avait été la plus aisée, bien qu’il se fût attardé une semaine au-delà du terme au chaud de mon ventre. Alors qu’avec ma quarantaine j’avais redouté un accouchement difficile et, pire, la césarienne quasi automatique dont les Dominicains étaient si coutumiers, par souci d’efficacité, de rapidité, par désinvolture.
« C’est parce que tu es rompue aux maternités ! » avait souligné Domingo que j’avais supplié de tout faire pour m’éviter cet acte chirurgical que je jugeais barbare quand il n’était pas absolument nécessaire. Combien de Dominicaines, telle Ana Maria, ma propre belle-sœur, se voyaient affublées d’une horrible balafre qui courait du nombril au pubis, simplement parce que les médecins ne voulaient par s’embarrasser des longueurs d’un accouchement. Mais j’avais eu droit à la meilleure clinique privée de Puerto Plata et aux soins attentifs de mon mari.
Avec quelques difficultés et force câlineries, j’avais réussi à le convaincre de rester dans l’expectative quant au sexe de notre enfant. Je voulais une surprise, nous avions déjà une fille et un garçon, alors qu’importait de savoir, et jusqu’au dernier moment j’avais tenu bon.
Domingo n’était pas peu fier de son second fils.
Car avec Tomás nous flirtions avec les standards de la famille dominicaine, trois enfants c’était un minimum pour tout chef de famille qui se respectait. Moins que ça, on soupçonnait un empêchement ou une discorde du couple et on vous jetait des regards de commisération.
Côté grands-parents Soteras, on était heureux d’agrandir la tribu familiale, il fallait maintenant trois mains pour compter les petits-enfants.
Almah était déjà folle de ce gros bébé, potelé et rieur. « Ce sera un bon vivant et un sérieux gaillard, j’en mets ma main au feu, pas vrai Tomás ? » s’extasiait-elle en frottant son nez contre celui, minuscule, de son cinquième petit-enfant. Dès le lendemain de sa naissance, elle lui avait noué autour du cou la perle d’ambre qui éloignait le mauvais œil. J’avais approuvé d’un sourire, même si je n’accordais aucun crédit à cette croyance du campo, pas plus que Domingo qui ne s’y était pas opposé, soucieux de ne pas froisser Almah.
Perdue dans les tourments de l’adolescence et absorbée par ses projets d’avenir, Gaya ne prêtait au bébé qu’une attention polie. Je regrettais secrètement qu’elle ne fût pas plus câline, pas du genre à pouponner et que le sort des animaux semblât lui importer plus que celui du nouveau-né. Mais ma fille était ainsi faite et je n’avais pas souvenir, moi non plus, d’avoir traversé l’adolescence comme un long fleuve tranquille.
Quant à David, élevé au milieu d’un trio de filles et d’ordinaire si réservé, il avait du mal à contenir sa joie d’avoir enfin un petit frère. Son unique préoccupation était qu’il grandisse au plus vite pour en faire son compagnon de jeu.
Le seul chez qui je notais comme une légère fêlure, bien qu’il l’eût nié la tête sur le billot, était Frederick. Mais je connaissais mon frère. Mon frère, qui en son temps avait tant espéré un fils, s’était résolu, non sans une once de regret, perceptible bien qu’il l’eût toujours tue, à l’idée de devoir céder la gestion de l’élevage à ses neveux, seule descendance masculine de la famille. Car à seize ans, Alicia et Elvira, ses jumelles, formaient des projets de vie qui les éloignaient radicalement de notre terre rustique, décoration d’intérieur pour l’une, styliste pour l’autre, si possible en Floride, et bien évidemment ensemble.
Nous fêtâmes la naissance de Tomás de façon tout à fait païenne, avec de sérieuses agapes dont la pièce maîtresse fut un cabri rôti tout droit venu des prés salés de Monte Cristi.
« Il va falloir se calmer, commenta Almah, si nous continuons à enchaîner les réunions de famille à cette cadence infernale, mon tour de taille n’y résistera pas ! »

Un choc violent
15 décembre 1980
C’était un pacte tacite : le téléphone pour le tout-venant, les lettres pour les échanges intimes et nourris. Je relisais des bribes de la lettre d’Arturo datée du 9 décembre et reçue le matin même.
… Est-ce qu’on est déjà vieux quand on voit partir les idoles de sa jeunesse ?…
… L’assassinat de Lennon a été un choc violent, pour sa brutalité, son absurdité…
… Avait-il vraiment trahi son message de paix et de fraternité entre les hommes ?
… Le Dakota Building est devenu un lieu de pèlerinage, le trottoir est jonché de fleurs…
… J’ai le sentiment que se referme une période de ma vie, une période heureuse qui a commencé sur le pont d’un bateau en provenance de Saint-Domingue par une rencontre avec une jeune fille qui m’avait surnommé « Vous pleurez mademoiselle »…
… Il est grand temps pour moi de prendre ma vie à bras-le-corps et de lui donner une nouvelle impulsion…
… Je m’encroûte dans mon académie de musique et j’ai l’impression d’y moisir lentement…
… je manque cruellement d’inspiration…
… En même temps, je manque cruellement du courage d’entreprendre qui te caractérise, ma Ruthie…
Comme celle des notes, Arturo possédait la magie des mots. Chacune de ses lettres que je conservais religieusement me plongeait dans un océan d’émotions. Il avait le chic pour ça. Comme à chaque fois, des souvenirs me submergèrent.
Arturo et moi en balade sur les rives du lac George, lors de lointaines vacances dans les Adirondacks. Marilyn Monroe venait de mourir. Arturo m’avait fait tout un sketch, à son habitude il en faisait vraiment des tonnes, se disait même en deuil. À l’époque je m’étais gentiment moquée de lui. Mais aujourd’hui je partageais son émotion et celle de toute une génération sidérée par l’absurdité d’un geste assassin que personne ne comprenait et qui nous privait d’un des musiciens mythiques qui avaient accompagné notre jeunesse. Je nous revoyais au premier concert américain des Beatles avec Nathan, les billets obtenus à prix d’or, Gaya déjà là, minuscule promesse de vie en moi. Je secouai la tête pour chasser ces fantômes. Plus de quinze années avaient passé.
Je sentais dans les mots d’Arturo une sorte de nostalgie douce-amère, comme empreinte de désillusion. Mais aussi, enfouis derrière, sourdaient les prémices d’un nouvel envol qui hésitait encore. Malgré mes encouragements incessants, Arturo n’avait jamais franchi le pas. Il ne se plaignait jamais et prétendait se plaire dans sa fonction de professeur de musique et de révélateur de talents. Mais je savais qu’au fond son ambition était ailleurs et que, dans ses rêves les plus fous, miroitaient les feux de la rampe. Composer et interpréter ses œuvres devant le parterre du Radio City Music Hall, ou quelque chose dans ce genre, voilà ce qui l’aurait comblé.
Il y avait bien eu des embryons, des frémissements avec, par le biais d’un de ses amis, une commande de musique pour une comédie romantique prometteuse qui s’était contentée de faire un flop commercial. Il avait aussi travaillé pour des agences de publicité, mais il n’était pas fier de ces ouvrages besogneux qui consistaient à mettre en musique des maux du marketing et qu’il jugeait indignes de son talent sans oser le dire, de peur de paraître prétentieux. Et pourtant, Arturo était doué. Un musicien inventif, délicat, plein d’imagination. Il y avait quelque chose de magique quand ses doigts déliés couraient sur le clavier. Mais il n’avait pas la pugnacité nécessaire pour émerger dans cet univers ingrat où les relations comptaient au moins autant que le talent, il ne savait pas cultiver ces fausses amitiés, et surtout il n’avait pas suffisamment foi en lui-même. Il lui manquait un élan et j’étais bien en peine de deviner quel pourrait être le tremplin, le déclencheur, qui lui permettrait de naître enfin à ce destin de compositeur-interprète que je pressentais pour lui, et dont je souhaitais de toute mon âme qu’il voie le jour.
Et puis il y avait autre chose. Arturo n’était pas heureux en amour. C’était bien le seul domaine sur lequel il ne se confiait pas à moi. À de vagues allusions, je devinais des liaisons sulfureuses, dominées par le sexe et peu épanouissantes, des emballements généralement éphémères qui le désenchantaient chaque fois un peu plus. J’espérais de tout mon cœur qu’il rencontre l’âme sœur, et sur ce terrain, là aussi il piétinait. Bon joueur, ingénu, il affichait toujours un optimisme de façade qui décourageait de plus amples investigations de ma part. Je savais, car il me l’avait dit un jour, qu’il enviait notre bonheur et notre parfaite entente à Domingo et moi. Je savais aussi qu’il désespérait de jamais rencontrer pareille chance. Et cela me broyait le cœur.
Comme les précédentes, sa lettre alla rejoindre ses semblables dans le petit coffret de caoba où je conservais notre correspondance. Et comme pour les précédentes, je m’attelai avec délices à une réponse. C’était un exercice que j’aimais par-dessus tout. Une feuille de papier vierge, mon vieux stylo-plume de Bakélite. Je les écrivais en secret, un peu comme une adolescente cache sa correspondance amoureuse, car Domingo aurait bien pu se moquer gentiment de moi. Ou pire Gaya, un peu plus férocement. Seule Almah, me semblait-il, aurait pu vraiment me comprendre. J’avais l’impression que ces échanges épistolaires nous reliaient à un monde révolu, celui des longues correspondances littéraires d’autrefois de ces poètes, de ces grands voyageurs que j’aimais lire.
Chaque fois que j’écrivais à Arturo, et ça ne m’arrivait qu’avec lui, je sentais une fièvre s’emparer de moi, un élan me propulser. Et je me disais que, oui, j’aimais écrire, j’aimais choisir le mot juste, l’adjectif lumineux, l’adverbe astucieux, agencer l’ordonnance des termes, utiliser ces signes de ponctuation déconsidérés. Je réfléchissais à chaque phrase, je voulais qu’elle exprime au plus juste ce qui était tapi au fond de moi. Nul doute que j’y mettais bien plus de cœur qu’à la rédaction de mes articles, même les plus excitants. Écrire à Arturo, c’était mettre mon âme à nu, mon cœur noir sur blanc, et je savais qu’en me lisant il en avait l’intuition intime. Car dans le tourbillon de nos vies il y avait la permanence rassurante de notre relation, qui jamais ne s’essoufflait. Je vérifiai avec de douces pressions que la pompe de mon stylo n’était pas grippée et je sortis mon beau vélin, lisse et doux, sur lequel ma plume glissait comme sur de la soie.
Querido Arturo…

Une greffe improbable

Avril 1981
Extrait de La Voix de Sosúa
Nous sommes heureux et fiers d’annoncer la création de la paroisse israélite de Sosúa « Kehilat Bnei Israel ».
La nouvelle paroisse est organisée en une fondation dont tous les pionniers arrivés dès 1940 d’Allemagne et d’Autriche et résidant à Sosúa, leurs familles et leurs descendants sont membres. Elle se chargera désormais du fonctionnement et de l’organisation des services et des fêtes religieuses. Tous les frais de la paroisse, ainsi que l’entretien de la synagogue et du cimetière, seront pris en charge par Productos Sosúa, la prospère coopérative laitière dont la renommée n’est plus à faire et dont les produits sont distribués dans tout le pays. Mazel Tov!
Mon court article était illustré d’une photographie de notre synagogue, magnifique de simplicité sous les rayons d’un soleil rasant de fin de journée, un véritable projecteur qui l’illuminait comme une star. Je n’avais pas voulu en faire trop. Tous ceux qui étaient concernés au premier chef connaissaient la nouvelle. Ils avaient âprement milité, Almah en tête malgré son sens tout relatif de la religion, pour cet aboutissement que nous avions fêté comme il se doit, par un sérieux festin.
Je m’étais donc contenté d’un faire-part de naissance factuel. La nouvelle paroisse était la concrétisation de notre enracinement heureux, une greffe improbable entée dans les cassures de l’Histoire, quand une poignée d’émigrants juifs, arrivés d’Allemagne et d’Autriche début 1940, avaient choisi de rester dans cette terre caraïbe et d’y faire souche.
Une greffe qui, contre toute attente, avait merveilleusement pris.
Même ceux qui, comme moi, étaient éloignés des choses de la religion n’avaient pu rester insensibles à cet accomplissement symbolique. Comme l’avait prophétisé Almah, nous étions bien les premiers maillons d’une nouvelle espèce hautement exotique : Homo dominicano-austriaco-judaicus.

De la bonne graine de capitalistes
Juin 1981
Huit kilomètres entre canneraies et mer turquoise. C’était la distance qui nous séparait de l’aéroport international Gregorio-Luperón de Puerto Plata. Balaguer avait tenu sa promesse de désenclaver notre région. Une route côtière flambant neuve nous reliait désormais au reste du pays. Un long ruban d’asphalte courait de Puerto Plata à Nagua, remplaçant l’ancienne piste poussiéreuse, truffée d’ornières et de nids-de-poule. Et au bord de cette route, le nouvel aéroport d’où l’on pouvait s’envoler pour Miami, New York, Montréal et même l’Europe.
Un Balaguer à moitié aveugle coupa le ruban au son de Quisqueyanos valientes exécuté avec plus d’entrain que de maestria par l’orphéon municipal. Une délégation de Sosúa fut bien sûr invitée et j’en étais. C’était un grand jour et j’en rendis largement compte dans les colonnes de La Voix de Sosúa.
Frederick se frottait les mains et avec lui tous les propriétaires terriens de la région. La tarea allait flamber, comme il le prédisait depuis des années avec ce que j’avais en mon for intérieur baptisé « son petit air de supériorité sans vouloir y toucher » qui m’agaçait tant. On avait suffisamment moqué ses investissements, ils allaient enfin lui donner raison. Les milliers de tareas qu’il avait achetées pour une bouchée de pain dans la région de Río San Juan, de bonnes terres grasses et herbues pour nos vaches laitières, allaient prendre de la valeur. Sans compter notre finca de Sosúa et nos édifices du Batey. Mon frère traversait désormais la vie avec le sourire satisfait de qui se sait conforté dans ses convictions par la tournure des événements.
Depuis l’annonce de l’ouverture du projet, dix-huit mois auparavant, Frederick caressait l’idée de bâtir un grand hôtel en surplomb de la partie est de la baie, à l’emplacement d’anciennes maisons de pionniers : il voulait être prêt à accueillir les touristes qui, à l’en croire, n’allaient pas tarder à affluer par charters entiers. Dans cet objectif, il avait créé une société, Sosúa Properties CXA, dont chaque membre de la famille était actionnaire. Il était sûr que le développement de la région ferait de nous des gens riches, si nous avions le cran d’aller de l’avant, sans rester à la traîne des autres pays et des îles voisines. « Nous devons prendre exemple sur la Martinique et Saint-Martin », s’enflammait-il.
« La famille Rosenheck-Soteras, de la bonne graine de capitalistes », raillait Almah qui ajoutait : « Nous n’avons vraiment pas besoin de ça pour être heureux, pas vrai ? » Et je voyais une lueur fugitive de nostalgie passer dans son regard bleu.
À Puerto Plata aussi les investisseurs s’activaient. Un ambitieux complexe touristique baptisé Playa Dorada – une dizaine d’hôtels de luxe aux normes internationales, restaurants, galerie marchande, parcours de golf – sortait de terre.
Était-ce un bien pour un mal ?
Almah était une des rares à émettre haut et fort des réserves quant au bien-fondé de ces développements. « Nous allons vendre notre âme au diable », clamait-elle à qui voulait l’entendre. Frederick temporisait « Le tourisme n’est pas le diable, loin de là ! Outre des ressources, ce sont aussi des emplois. C’est quand même autrement plus glorieux pour notre pays que les remesas! » Mais Almah craignait de voir son paradis dénaturé, défiguré, et surtout envahi. Elle n’avait pas tort. L’avenir lui donnerait raison en déversant sur nos plages des hordes de touristes en bermuda, bikini et tongs, luisants d’huile solaire, qui viendraient se pavaner sur des transats, achèveraient de saper nos pilotillos en grimpant dessus, pilleraient nos récifs de corail, effraieraient nos lamantins, obligeraient les pêcheurs à naviguer toujours plus au large pour rapporter du poisson, ruinant à jamais le charme bucolique de notre paradis terrestre. Le visage de notre côte en serait à jamais bouleversé. Tout cela nous pendait au nez, mais nous ne suspections pas encore la violence du raz de marée à venir.
Frederick avait raison sur un point essentiel, l’économie du pays, encore considéré comme proche du tiers-monde, avait bien besoin de la manne des devises du tourisme. Comme Domingo et Markus, il y voyait une véritable opportunité de nous sortir du marasme économique dans lequel nous nous enlisions depuis de nombreuses années.
Il fallait reconnaître que notre région, et plus largement notre pays, possédait largement de quoi prétendre au titre d’Éden balnéaire : un climat idéal, un soleil toujours bienveillant, des plages magnifiques, une mer sage, des habitants accueillants. Juste derrière les Canadiens, les premiers Européens à débarquer furent les Allemands. Leur arrivée n’avait rien d’un mystère.

Der Spiegel
Juin 1981
Signe évident que nous sortions de l’ombre, quelques mois après l’inauguration de l’aéroport, je reçus un coup de téléphone d’Allemagne. Un journaliste de l’hebdomadaire Der Spiegel s’invitait chez nous. Notre histoire, ou plutôt celle de Sosúa, l’intéressait. En tant que «confrère» – je notai une nuance très perceptible de condescendance dans ses intonations –, il me contactait pour que je l’aide à planifier son reportage, comme un «fixeur» se plut-il à me préciser, fier de son jargon. Je restai sur la réserve, ne sachant comment ceux que nous appelions entre nous les pionniers réagiraient. Jusque-là, ils s’étaient complu dans la discrétion, ne faisant guère parler d’eux au-delà de nos cercles familiaux respectifs. Le destin de notre colonie n’avait guère fait de vagues, une minuscule anecdote de la Seconde Guerre mondiale qui en comptait d’autrement plus spectaculaires, un fragment d’histoire de la Shoah au dénouement heureux.
J’en parlai à Markus et Almah. Je ne voyais qu’eux pour répondre favorablement à une telle demande et, le cas échéant, convaincre leurs compagnons de la première heure. Nous convoquâmes une réunion du premier cercle, soucieux de savoir comment les anciens allaient prendre cette démarche. Les avis étaient tranchés. Certains avaient la rancune tenace et presque tous récriminaient, qui avec violence, qui avec amertume, qui avec finesse :
— Un Allemand ! Il ne manque pas de toupet.
— On ne les intéressait pas tant que ça, il y a quarante ans.
— Pas question de jouer les curiosités exotiques !
— Je parie qu’il est de mèche avec une agence de tourisme qui va nous en envoyer des troupeaux !
— De toute façon, objectai-je, s’il veut faire un reportage, on ne peut pas l’en empêcher.
— Alors autant l’encadrer pour qu’il n’aille pas raconter n’importe quoi sur nous, répliqua Almah.
— Oh, on les connaît les journalistes ! la coupa Josef Katz qui, se rendant compte trop tard de sa bourde, me lança un œil penaud.
— Lui serrer la vis, Ruthie, tu vas devoir lui serrer la vis ! renchérit Alfred Strauss.
— Et nous n’avons absolument pas à rougir de ce que nous sommes devenus, souligna Markus.
— Bien au contraire ! s’exclama Almah.
— Si ce journaliste a besoin de témoignages, nous nous y collerons Almah et moi, en veillant au grain, décida Markus dont je connaissais l’attention pointilleuse. Et toi, Ruthie, tu serviras de garde-fou. Le moment venu, je te laisserai la vedette, Almah, si tu en es d’accord, je ne tiens pas particulièrement à être sur le devant de la scène. Si tu ne vois pas d’inconvénient à ce que ta femme joue les vedettes, ajouta-t-il en se tournant vers Heinrich.
Celui-ci se contenta d’incliner la tête en signe d’approbation. Cette histoire n’était pas la sienne. Puis se ravisant, il glissa un sourire ironique en direction d’Almah :
— Ce ne sera pas la première fois, et sans doute pas la dernière non plus, n’est-ce pas ma chère ?
— Je ne vois pas du tout à quoi tu fais allusion, mon cher, lui rétorqua Almah avec un clin d’œil. D’accord Markus, faisons comme ça, ajouta-t-elle enthousiaste, si cela convient à tout le monde.
Nous étions tous d’accord. Et je sentais ma mère ravie de l’occasion qui lui était donnée de se raconter et de revivre l’odyssée de sa jeunesse.
*
Accompagnée d’Almah, j’allais accueillir Dieter Müller dans notre nouvel aéroport. Nous le reconnûmes immédiatement, la trentaine, grand, blond, pâle de peau, il portait un gilet de reporter multipoche et un sac de photographe jeté sur l’épaule. « Une caricature d’Aryen doublée d’un journaliste de bande dessinée », me souffla Almah en catimini en enfonçant un coude dans mes côtes. Je retins un éclat de rire.
Dès la première poignée de main, franche, chaleureuse, je pris Dieter en sympathie et je crois bien qu’Almah aussi. Il était bien trop jeune pour avoir connu la guerre, ce qui cloua le bec des râleurs et des revanchards. Son âge et son sincère intérêt à notre endroit balayèrent les réticences que sa démarche avait pu faire naître. Nous lui avions offert l’hospitalité à la finca, qui comptait désormais quatre bungalows pour les amis, comme nous appelions les petites dépendances que nous avions construites au fur et à mesure que la famille s’agrandissait.
Almah entraîna Dieter à cheval à l’assaut des lomas, lui ouvrit les portes de notre cimetière, celles de la synagogue que nous n’utilisions plus que pour les grandes occasions, et celles, plus intimes, de nos albums de photographies. Il y eut des repas joyeux, des expériences culinaires – Dieter découvrit le mangú et la Sachertorte à la mangue, une curiosité métisse de Rosita, parfaite illustration de notre culture hybride –, des chevauchées fantastiques, un bain de nuit, des séances d’observation des étoiles et de longues, très longues conversations.
*
Le dernier soir avant le départ de Dieter, nous nous balancions mollement dans les mecedoras de la terrasse en sirotant un rhum au gingembre.
— D’où vous vient cet intérêt pour notre communauté, Dieter ? Car je sens bien que vous n’avez pas tout dit.
Almah fixait le journaliste avec un regard inquisiteur. Son intuition ne la prenait jamais en défaut. Sous son hâle tout frais, le rouge monta aux joues de Dieter et une ride qui n’était pas de son âge se dessina sur son front. Il était manifestement dérouté d’avoir été percé à jour. Quand il prit la parole, son ton était grave :
— Mon père avait dix-huit ans en 1938. Il a fait partie des Jeunesses. Il a placardé des écriteaux dans les parcs, les tramways et les bains publics. Il a défilé le bras levé, il a peint des étoiles de David sur des vitrines… Il a eu le temps de s’en repentir, bien avant de mourir d’un cancer. Mais c’est une tache indélébile.
Il y eut un silence gêné. Un ange passa. Dieter se racla la gorge et d’un ton plus léger, avec un enthousiasme un peu forcé :
— Il ne faudrait pas croire que c’est pour racheter ce qu’a fait mon père dans sa jeunesse, ou quelque chose de cet ordre-là. Non. Mais depuis toujours j’éprouve à l’endroit des histoires d’émigrés un intérêt sincère. Cette réinvention des vies me bouleverse. C’est quelque chose qui a à voir avec la grandeur de l’homme. Qui plus est la vôtre, dans les conditions que l’on sait.
Il secoua la tête comme pour chasser de vieux démons et son regard s’attarda sur Almah comme s’il attendait une sorte d’absolution. Elle acquiesça. Dieter reprit, comme soulagé :
— Jamais un reportage ne se sera révélé plus aisé et plus plaisant à réaliser. Vraiment, je ne sais pas comment vous remercier pour votre accueil et votre hospitalité. Ce n’était pas une enquête, c’étaient de vraies vacances !
— Nous sommes comme ça, nous les Juifs dominicains ! plaisanta Almah.
— Nous les Dominicains, la corrigeai-je.
— Faites-nous donc un bel article, racontez ce que vous avez vu, ce que vous avez ressenti, et dites-leur bien qu’ils ne nous manquent pas, ajouta Almah.
— N’êtes-vous jamais retournée en Autriche ? demanda Dieter, et je sentis que cette question lui brûlait les lèvres depuis longtemps.
C’était un sujet tabou, un des rares qui existât entre ma mère et moi. Chaque fois que je tentais de la questionner, que j’évoquais l’éventualité d’un voyage dans le pays de son enfance, un voyage que j’aurais tant aimé faire avec elle, elle se refermait comme une huître. À mon grand regret, cela semblait sans appel.
— Non !
Le ton d’Almah était ferme et catégorique. Une fin de non-recevoir. Comme de juste.
— En avez-vous eu l’envie ?
— Non ! réitéra Almah. L’Autriche ne me manque pas. Mon pays, c’est cette île depuis très longtemps. Un pays dans lequel je n’ai jamais cessé d’être en exil, mais un pays hors duquel, n’importe où, je serais en exil.
Almah laissa Dieter méditer sa formule quelques secondes. Il ne pouvait que partiellement en appréhender la signification, ne connaissant pas les morts de ma mère, ni ceux de Vienne, ni ceux qui la liaient à cette île.
— Sacré paradoxe, hein ? le nargua-t-elle. Et je vous assure, mon cher Dieter, que malgré les soubresauts de la politique, malgré la corruption rampante, malgré les problèmes sociaux, nous sommes très bien ici. Infiniment mieux que dans cette vieille Europe qui ne cesse de lécher ses plaies.
— Vous avez raison. Ma génération a été élevée sous la chape de la culpabilité. Nous avons reconsidéré l’histoire en long, en large et en travers.
— Ce qui n’empêche pourtant pas certains de nier l’évidence.
— Vous voulez parler des révisionnistes ? On a affaire à une bande de fanatiques totalement aveuglés et qui plus est limités intellectuellement, pour rester poli.
— De vrais cons, vous voulez dire ? Vous voyez, rien ne change… sourit Almah triomphalement.
Dieter se balança doucement pendant quelques secondes, semblant peser le pour et le contre d’une décision. Il prit une grande respiration et se lança.
— Savez-vous que vous pouvez désormais demander réparation pour tous les biens dont vous avez été spoliés ? Il y a eu des précédents, et même des lois. Je pourrais vous aider, ajouta-t-il avec une ferveur presque enfantine.
— À vrai dire, cela ne m’intéresse pas. C’est une bataille d’arrière-garde, et inutile de surcroît. Vous l’avez constaté, nous vivons au paradis. La page est tournée depuis bien longtemps. Nous ne manquons de rien ici et surtout pas de souvenirs. Alors les biens matériels…
— Tout de même, s’enflamma Dieter, c’est un combat juste et légitime. Ça a valeur de symbole. La preuve : la plupart de ceux qui se sont engagés dans cette voie ont obtenu gain de cause. Et ils ont presque tous choisi de se défaire des biens restitués au profit d’associations ou de musées.
— C’est exactement ce que nous avons fait avec mon second mari, figurez-vous.
Et Almah entreprit de raconter à Dieter l’histoire du tableau de Max Kurzweil. Suspendu à ses lèvres, le journaliste n’en perdait pas une miette. Quand Almah mit le point final à son récit, Dieter avait les yeux qui brillaient.
— Votre histoire, Almah, c’est un véritable roman !
— Toute la vie de ma mère est un véritable roman, c’est ce que je dis toujours, ajoutai-je en guise de conclusion. Et si nous allions nous coucher maintenant ? Il se fait tard et demain vous avez un avion à prendre.
*
Deux mois plus tard, un paquet en provenance d’Allemagne atterrissait dans notre boîte postale, une dizaine d’exemplaires du Spiegel. En couverture, sous le titre « Sosúa, lointaine terre promise des Juifs allemands et autrichiens, le kibboutz des Caraïbes », une vue panoramique de la baie ; en médaillon, un portrait d’Almah rayonnante : « Une pionnière raconte… »
Je me jetai sur les huit pages du dossier, un reportage juste et empreint d’admiration, bien ficelé et fort documenté. Et pour cause : nous avions mis à la disposition de Dieter toutes nos archives. Je distribuai les exemplaires de l’hebdomadaire : trois pour l’école, deux pour notre bibliothèque, un pour les archives du journal et un pour les archives de la Dorsa. J’en gardai un à la maison, un pour Markus et un pour Almah qui s’empressa de le faire disparaître dans sa valise aux souvenirs, comme je devais le découvrir des années plus tard.
J’envoyai un télex à Svenja pour la prévenir de la parution, sûre qu’elle ne manquerait pas d’acheter l’hebdomadaire en Israël, et un autre pour remercier Dieter et lui demander d’en envoyer un exemplaire au Joint à New York.
Si nous avions été plus perspicaces, nous aurions entrevu les conséquences de la publication de l’article. Almah se serait sans doute abstenue de répondre à l’interview. Car Der Spiegel fit des émules. Après la parution du dossier de Dieter, débarquèrent à Sosúa des flots d’Allemands et d’Autrichiens curieux de notre histoire, puis ce fut un magazine américain et un historien autrichien. Nous sortions définitivement de l’ombre.

Modèle
Juin 1982
New York, le 20 juin 1982
Ma Ruthie,
Des nouvelles du front new-yorkais où les premières grosses chaleurs nous promettent un été caniculaire, ce qui me donne un prétexte tout trouvé pour revenir chez nous pendant quelques semaines… »

Extraits
« Anacaona ouvrit la voie. Nathan venait d’entamer un parcours chorégraphique qui allait faire de lui une figure importante de la danse contemporaine. Il imprimerait un style unique et innovant, soutenu par un langage chorégraphique narratif questionnant l’identité, un reflet de l’époque. Avec Arturo, ils vogueraient de succès en succès. «Pas des succès d’estime, mais de bons gros succès commerciaux», comme s’en vanterait Nathan, qui avait gardé quelque chose d’enfantin dans ses rodomontades,
Quelques années plus tard, leur ballet intitulé Terre promise, une ode à l’exil qui retraçait, pour qui savait lire entre les lignes, l’historiographie familiale, serait carrément porté aux nues et ferait de Nathan un des chorégraphes les plus courtisés au monde, consacré en 1998 par un American Dance Festival Award. » p. 146

« Tant de choses étaient advenues, tant de vies s’étaient construites ici, des bonheurs, des drames aussi, cela donnait le vertige. J’oubliais les petites jalousies, les rancœurs, les mesquineries, pour ne garder que les sourires. Avec leur détermination, leur goût de l’effort, leur âpreté au travail, leurs renoncements, leur dignité magnifique devant l’ineffable, ils s’étaient faufilés dans les lézardes de l’histoire pour écrire ici une page de leur vie, la page essentielle, celle sans laquelle rien d’autre n’aurait pu advenir. Ils étaient des rocs, de la race des vainqueurs, et la présence de chacun ici, aujourd’hui, témoignait de ça: ils étaient victorieux et indestructibles.
La synagogue n’avait pu accueillir tout le monde pour le service religieux et les invités piétinaient sur la pelouse en une cohue compacte.
Il y eut des embrassades, des accolades, des rires, des congratulations, des confidences, des séances de photographie, des toasts, des libations, des agapes, des chants, des danses, des gueules de bois, et des larmes, beaucoup de larmes. » p. 165-166

À propos de l’auteur
BARDON_Catherine_©Philippe_MatsasCatherine Bardon © Photo Philippe Matsas

Catherine Bardon est une amoureuse de la République dominicaine où elle a vécu de nombreuses années. Elle est l’auteure de guides de voyage et d’un livre de photographies sur ce pays. Son premier roman, Les Déracinés (Les Escales, 2018 ; Pocket, 2019), a rencontré un vif succès. Suivront L’Américaine (2019), Et la vie reprit son cours (2020), et Un invincible été (2021). (Source: Éditions Les Escales)

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Grand Platinum

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Après la mort de son père, Louise veut sauver un bien curieux héritage, les carpes exceptionnelles que les éleveurs japonais lui ont offert et qu’il a réparties dans des bassins parisiens. Avec son frère et des connaissances, elle organise une opération commando.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Opération commando pour sauver les carpes

Pour ses débuts en littérature Anthony van den Bossche a trouvé une manière très originale de rendre hommage à un père disparu, en partant sur les traces des carpes des bassins parisiens.

Louise est une trentenaire qui gère sa vie comme son agence de communication, sans temps morts. Traversant Paris pour aller d’un rendez-vous à un autre, elle tente de convaincre Stan, son principal client, de ne pas renoncer une nouvelle fois à un projet. Il faut dire que ce designer, après avoir été adulé, a désormais l’humeur exécrable. Il ne parvient plus à imposer ses créations, à tenir une ligne, à tenir les délais. Alors Louise tente de rattraper le coup.
Son père venant de décéder, elle s’arroge une autre mission, tenter de trouver un abri à sa collection secrète, les carpes japonaises disséminées dans plusieurs plans d’eau parisiens. Avec l’aide d’Ernesto, son jardinier bien décidé à retourner à Montauban, elle imagine pouvoir repêcher ces Koï qui valent des fortunes. La mare du Grand-Palais devant leur servir de refuge. Les choses vont encore se compliquer lorsqu’elle découvre que Saïto, un spécimen rare avec des «émaux éclatants déposés en miroir sur son dos», a été vendu à un habitant de l’île Saint-Louis. Se faisant passer pour une rédactrice du Figaro Madame, elle parviendra à le localiser au sommet d’un immeuble, dans un bassin qui offre une vue imprenable sur Notre-Dame.
Mais il lui faut aussi mettre la main sur son frère qui ne répond pas à ses appels. Essayant de se faire une place dans le milieu du cinéma, ce dernier a dû constater combien cet univers pouvait être impitoyable et s’il conserve l’espoir de percer, tente de cacher sa déprime.
Avec la disparition de leur père, ils ne se retrouvent plus pour leur rituel hebdomadaire, la séance au hammam de la Grande Mosquée, purificatrice et relaxante, précédant le repas chez Fabrice l’écailler. En revanche, elle se souvient que son frère va toutes les semaines nager à la piscine d’Auteuil. C’est là qu’elle parviendra, après quelques longueurs complices, à lui demander de l’aider à rassembler les carpes. En quelques heures, l’expédition commando est planifiée. En une nuit, il faudra récupérer les carpes et les rapatrier dans le grand bassin avant de faire de même pour Saïto.
Bien entendu, le plan ne va pas se dérouler exactement comme prévu. Mais je vous laisse découvrir les aléas de cette pêche peu commune.
La légende imaginée par Anthony van den Bossche va nous faire découvrir comment les Japonais sont parvenus à élever des carpes extraordinaires et comment, malgré l’interdiction de les exporter, le père de Louise a pu, année après année, collectionner quelques superbes spécimens. Mais ce premier roman est aussi et avant tout, l’occasion de rendre hommage à un père disparu. Car elle se retrouve dans cet héritage si particulier, derrière le mensonge tacite de son géniteur. «Cet enchaînement de non-dits, dont elle avait fait sa vie, elle aussi, avec ses clients qui voulaient croire au pouvoir magique de l’attachée de presse et raconter avec elle des «histoires» aux journalistes compréhensifs, impatients de les colporter à des lecteurs volontairement crédules. La vérité était l’affaire des romans.»

Grand Platinum
Anthony van den Bossche
Éditions du Seuil
Premier roman
160 p., 16 €
EAN 9782021469165
Paru le 7/01/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris. Mais on y évoque aussi le Morvan, Montauban et des voyages à Milan et au Japon.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Louise a fondé une petite agence de communication. Elle est jeune et démarre une brillante carrière, malgré les aléas du métier, liés en particulier à son fantasque et principal client, un célèbre designer , Stan. Elle doit aussi jongler avec les fantasmes déconcertants de son amant, Vincent. Mais elle a autre chose en tête : des carpes. De splendides carpes japonaises, des Koï. Celles que son père, récemment décédé, avait réunies au cours de sa vie, en une improbable collection dispersée dans plusieurs plans d’eau de Paris. Avec son frère, elle doit ainsi assumer un étrange et précieux héritage.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Mémo Émoi 
Blog La bibliothèque de Marjorie 

Les premières pages du livre
« Louise traversa le Palais-Royal, énumérant ce qu’elle pouvait repousser au lendemain : ne pas écrire le communiqué Morel, ne pas aller chercher le chèque chez Emmanuel, ne pas aller au bureau en fin d’après-midi. Elle quitta la symétrie sans surprise du jardin à la française, puis ralentit devant la terrasse du Nemours, distraite par un couple de voyageurs entamant une carafe de vin au petit déjeuner, sans égard pour le fuseau horaire local. Elle attrapa la rue Saint-Honoré et força le pas vers le seul rendez-vous qu’elle ne pouvait annuler, face au Ritz, au dernier étage d’un hôtel particulier où s’empilaient joailliers et banquiers d’affaires. Qui avait envie d’habiter un endroit pareil ? À part Stan ? Quelques cartons encombraient le palier. Louise ouvrit la porte sur un étrange silence un jour d’emménagement. Afin d’alléger les charges du studio, Stan s’était résolu à accueillir « temporairement » ses cinq derniers salariés chez lui. Un assistant, une comptable et trois designers s’installaient dans le vaste salon, reléguant la star dans sa chambre. Elle croisa le regard de Paul, Il est là, confirma l’assistant d’un coup de tête, puis elle vit les visages congestionnés de l’équipe, dont la bonne humeur venait d’être soufflée par une colère du patron. Louise inspira. Parler la première, ne pas se laisser entraîner dans une séance de conception sans queue ni tête, finir le dossier Caville, caler la conférence de presse et encaisser les honoraires en retard.
Elle poussa la porte, Stan la cueillit avant qu’elle n’ouvre la bouche :
– Salut, professeure Xavier. Tu es en avance, on avait dit neuf heures et demie.
– Bonjour, Stan. J’avais noté neuf heures. Peu importe… Donc aujourd’hui on se fait un petit jeu de questions-réponses, je dois finir le dossier de presse Caville. Je pars à Milan après-demain rencontrer la nouvelle rédactrice en chef du T Mag pour son cocktail d’ouverture. (Puis, sans respirer 🙂 Tu as passé un bon week-end ? J’imagine que c’est un peu contraignant, cette histoire de déménagement. On se met où ?
Il écoutait en battant l’air du front comme un monteur de cinéma équipé de ciseaux imaginaires, obsédé par les blancs, prêt à tailler dans les dialogues.
– On avait dit neuf heures et demie, reprit-il. On ne cale rien pour l’instant, j’ai dit à Caville d’aller se faire foutre, les protos étaient pourris ; ce débile de Raynard n’a encore rien compris, et maintenant il me parle d’un bouchon recyclable ! Du design pensé pour être mis à la poubelle… quelle ambition ! Je ne veux plus parler à ces crétins du marketing. (Il dégagea sèchement la mèche noire qui lui barrait l’œil.) Assieds-toi, j’ai une idée de dingue. Écoute : on va installer une collection d’art contemporain dans un jet. Un musée dans les airs. Un avion pour cinq six personnes. Un musée privé qui fera des allers-retours Paris-New York, tu vois la puissance du truc ?! (Ses pupilles voilées par le mauvais sommeil brisaient la douceur asiatique de son regard.) On va démarcher les Saoudiens : j’ai rencontré un type ce week-end sur la place, il a accès à la famille royale, je te le présenterai. Vas-y, prends des notes, je te raconte.
Il alluma une cigarette, souriant de sa diversion, certain d’embarquer une fois de plus son interlocutrice loin des problèmes qu’il venait lui-même de créer. Depuis des mois, chaque idée de Stan était un caprice tracé dans la fumée, dont l’archivage était confié à Louise. Elle ravala son exaspération et s’assit au pied du lit avec un sourire blanc.
– Stan, tu as dit au seul client qui te doit encore de l’argent d’aller se faire foutre ? C’est le huitième prototype ; ils ne peuvent pas se tromper à chaque fois !
Il allait et venait de la terrasse à la chambre, attendant de s’approprier à nouveau la conversation.
– Stan, tu ne veux pas finir ce flacon ?
– Si, on va le finir, mais ils sont nuls ! Et je me fous de Caville. Ils ont besoin de moi, pas l’inverse. On va faire un coup énorme avec les Saoudiens. Je te parle de plusieurs millions ! Je te raconte…
– Stan, je ne veux pas plusieurs millions dans deux ans, coupa Louise, je veux mes honoraires le mois prochain.
Elle contint sa colère pour reprendre plus doucement :
– Il faut que je file. Tu vas prendre ton téléphone, rattraper le coup avec Raynard ; on se voit à mon retour.
Il tournait autour d’elle comme un vison en cage, démangé par la frustration, les bras plaqués au corps pour éviter les meubles, tandis que son visage dodelinait pour dire non à l’évidence. Elle quitta la chambre, fit une moue dépitée en direction de Paul, dessina d’un doigt « On s’appelle plus tard » et prit l’escalier pour défouler son agacement. Dehors, elle prévint le bureau : « On ne cale pas la conférence Caville, oui, je sais, les honoraires vont avoir du retard, on va se débrouiller, je passe demain. »
Elle traversa la place de la Madeleine, longea l’ambassade américaine, avala une bouffée d’air minéral et se calma. Stan la rappellerait dans deux heures ou dans deux jours pour continuer la discussion comme si de rien n’était. L’ego de ses clients avait beau être la matière première dont elle vivait depuis dix ans, chaque caprice, chaque revirement, chaque facture impayée était désormais un coup de pique qui l’obligeait à baisser la tête et sapait un peu plus son amour-propre. Elle laissa la Concorde derrière elle, se mit dans le sens du courant et suivit la Seine jusqu’au Grand Palais.
Un camion entrait en piste sous la nef de verre, guidé de la voix et du geste par un régisseur, tandis qu’une dizaine d’autres véhicules patientaient pour décharger leur cargaison. Elle dépassa le pavillon théâtral et tendit le cou jusqu’à apercevoir un petit bassin en contrebas : une oasis avec sa cascade artificielle, creusée dans la berge comme un bénitier, plantée d’une végétation assez touffue pour avoir l’air sauvage. Elle descendit quelques marches sous un portique en trompe-l’œil patiné de mousse et s’approcha d’un pas de chasseur dans l’espoir de surprendre le sursaut d’une grenouille ou le départ d’un canard. Mais pas un claquement, pas une onde ne vint troubler le volume d’eau inhabité.
– Bonjour, Louise.
Elle reconnut le jeune homme aux bottes de caoutchouc rencontré quelques semaines plus tôt à l’enterrement de son père ; une voix douce avec un léger accent du Sud-Ouest.
– Bonjour, Mehdi. Vous vouliez me voir ?
– Oui, je voulais vous dire, et aussi à votre frère… (Son corps se tortillait de timidité sous le regard pourtant amical de Louise.) Je vais bientôt retourner chez moi. À Montauban. On m’a proposé un poste, la même chose qu’ici, les jardins. Je ne vais plus pouvoir m’occuper des poissons de votre père.
Elle l’invita à marcher le long du bassin en baissant la voix, intriguée :
– Je ne savais pas que vous l’aidiez. Mais il est vrai que le caractère illégal de cette activité l’obligeait certainement à garder le secret sur l’identité de ses complices, ajouta-t-elle en forçant le sérieux.
Le jardinier municipal s’autorisa un sourire.
– J’étais une sorte de complice alors, si vous voulez. Je jetais un coup d’œil quand je passais, je les nourrissais quand votre père s’absentait – elles n’ont pas tout ce qu’il faut dans ces mares parisiennes. Et à l’automne nous les mettions à l’abri des hérons.
Louise regarda Mehdi, puis le bassin vide, sans comprendre. »

Extraits
« Les koishi avaient poussé le vice jusqu’à produire des couleurs plus naturelles que les étangs ne pouvaient en accoucher. Ce vert thé, ce brun châtaigne et ce noir tarentule se fondaient dans le décor, sans jurer parmi les poissons de rivière. Pourtant, chaque reflet était une exagération, une fiction graphique, une super normalité aidée par l’homme, aussi outrancière qu’un projet de Stan. Seule une fugace poignée de filaments nacrés monta à la surface et rompit l’’harmonie trompeuse. L’ébauche d’une carpe au platine oxydé. «Une Ghost Koï» Les paroles de son père lui revenaient. «Une carpe fantôme.» Les Koï étaient des poissons fragiles, trop fragiles pour certains amateurs, qui souhaitaient simplement des couleurs vives pour animer leurs étangs. Les éleveurs avaient trouvé la parade en accouplant une carpe Platinum, dont les Européens étaient friands, avec une carpe cuir, commune et résistante au froid. La carpe Ghost était le chaînon manquant entre artifice et nature. Un poisson métallique aux entournures de théière encrassée: spectaculaire et robuste. Les koishi retournaient sur leurs pas après trois siècles de sélection; rebroussant chemin vers la nature, injectant une dose de sauvagerie dans la pureté fabriquée du Platinum. Entre deux eaux, la carpe fantôme flottait comme un reproche parmi ses congénères indifférentes à ce que les hommes avaient fait d’elles. Hirotzu était-il dupe? Imaginait-il vraiment ses carpes dans les improbables douves d’un château bourguignon? »p. 140

« Louise ressentit une tendresse immense pour le mensonge tacite dont elle avait hérité. Cet enchaînement de non-dits, dont elle avait fait sa vie, elle aussi, avec ses clients qui voulaient croire au pouvoir magique de l’attachée de presse et raconter avec elle des «histoires» aux journalistes compréhensifs, impatients de les colporter à des lecteurs volontairement crédules. La vérité était l’affaire des romans. Celle de son père était à lire deux fois. Dans la mare, chaque coup de queue pour éviter le filet de Mehdi était désormais porteur d’une nouvelle légende. Une légende héroïque à partager avec son frère. » p. 141

« On pouvait commencer un monde avec une flaque d’eau et du soleil. Oui, elle pouvait tout recommencer. » p. 150

À propos de l’auteur
van_den_BOSSCHE_Anthony_©titusprodAnthony van den Bossche © Photo titusprod

Anthony van den Bossche est né en 1971. Ancien journaliste (Arte, Canal +, Nova Mag, Paris Première, M6, Le Figaro) et commissaire indépendant (design contemporain), il accompagne aujourd’hui des designers, artistes et architectes.
Il a publié un récit documentaire, Performance (Arléa, 2017). Grand Platinum est son premier roman. (Source: Éditions du Seuil)

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