Le Nom sur le mur

LE_TELLIER_le_nom_sur_le_mur RL_2024

En deux mots
Après l’achat d’une maison en Drôme provençale, Hervé Le Tellier découvre une inscription sur le crépi: André Chaix. Intrigué, il retrouve ce même nom sur le monument aux morts du village. Il décide alors d’enquêter, puis de raconter la vie de ce résistant mort à vingt ans.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Vie et mort d’un résistant

Alors que l’on commémore les 80 ans du débarquement et des combats de la libération, Hervé Le Tellier a choisi de retracer le destin d’un résistant, choisi presque au hasard, André Chaix. L’occasion de revenir sur l’occupation, l’engagement, la résistance, l’idéal de liberté.

Hervé Le Tellier a acheté une maison «vieille de deux siècles, aux murs épais, au cœur du hameau de La Paillette, à Montjoux, tout près de Dieulefit.» Un havre de paix qui va offrir au Prix Goncourt pour L’Anomalie le sujet de son prochain livre. Mais n’allons pas trop vite en besogne.
Cette maison appartenait à une céramiste qui avait décoré les murs de plaques qu’elle a retirées avant son départ. «Lorsque la dernière plaque, la plus à droite, a été retirée, un nom est apparu, gravé à la pointe en lettres majuscules dans le crépi grège : ANDRÉ CHAIX».
L’auteur ne le sait pas encore, mais ce nom va l’occuper durant de longues semaines. Il le retrouve d’abord sur le monument aux morts, avec ce complément d’information: mai 1924 – août 1944. «Les dates disaient tout: Chaix était un résistant, un maquisard sans doute, un jeune homme à la vie brève comme il y en eut beaucoup.»
Nous étions en 2020 et comme le confinement décrété par les autorités serait plus agréable dans la Drôme qu’à Paris, l’occasion était tout trouvée d’en savoir davantage sur la vie de cet illustre inconnu.
«J’ai posé des questions, j’ai recueilli des fragments d’une mémoire collective, j’ai un peu appris qui il était. Dans cette enquête, beaucoup m’a été donné par chance, presque par miracle, et j’ai vite su que j’aimerais raconter André Chaix. Sans doute, toutes les vies sont romanesques. Certaines plus que d’autres.»
Voilà pour le projet esquissé durant le chapitre initial.
Les archives militaires vont livrer les premières informations sur ce destin brisé: «André Chaix est l’un des 13 679 FFI (Forces françaises de l’intérieur) tués au cours de la guerre. Les deux tiers sont tombés entre juin et septembre 1944.»
Une plaque commémoratives apposée à Grignan en dira davantage: «Ici, à Grignan, le 22 août 1944, un détachement FTP du 3ème bataillon Morvan se dirigeant sur Montélimar s’est heurté à une colonne de chars allemands. Au cours de cet engagement, sept jeunes combattants furent tués. Les combats de Nyons et de Grignan furent cités à l’ordre de l’armée. Vous qui passez souvenez-vous.»
Les archives de la Drôme permettront de retrouver sa famille, ses parents et son frère Marcel.
Mais c’est un coup de chance qui va nourrir le livre-hommage qui prend alors forme. Une petite boîte renfermant des objets personnels d’André Chaix qu’Hervé Le Tellier nous détaille avant de poursuivre avec les digressions dont il a le secret.
Le roman prend alors un tour plus personnel, revient sur l’Occupation et la Résistance, sur des exactions et des faits d’armes avec, entre les lignes, cette question : qu’aurions nous fait dans de pareilles circonstances ? Le seul petit bémol que j’apporterai à ces réflexions sont celles concernant l’Alsace qui méconnaissent le lourd tribut payé par cette région et les résistants qui ont bel et bien existé dès le début du conflit. Alors oui, «le nazisme n’est pas une page comme les autres de l’histoire de l’humanité. Tant mieux s’il est impossible d’en parler sereinement, et serein, ce chapitre ne le sera pas.»
Des souvenirs et des émotions personnelles viennent tout au long du livre s’ajouter à l’évocation de ce jeune résistant, comme la projection de Nuit et brouillard d’Alain Resnais au ciné-club de son lycée. «Les images de ces monceaux de cadavres charriés dans des fosses par des bulldozers m’interdisaient soudain l’insouciance. J’avais douze ans et je n’étais plus que questions et colère. J’ai trouvé certaines réponses. La colère, la rage, même, ne sont jamais retombées. Il est bon qu’elles restent intactes.»
Livre engagé, Le Nom sur le mur fait aussi le parallèle avec l’actualité et nous met en garde. Je souscris entièrement à son analyse à laquelle je ne retirerai aucune virgule : «On ne débat pas de telles idées, on les combat. Parce que la démocratie est une conversation entre gens civilisés, la tolérance prend fin avec l’intolérable. Quiconque sème la haine de l’autre ne mérite pas l’hospitalité d’une discussion. Quiconque veut l’inégalité des hommes n’a pas droit à l’égalité dans l’échange. La formule lapidaire de l’historien et résistant Jean-Pierre Vernant me convient: « On ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages. »»

Signalons la rencontre avec Hervé Le Tellier organisée par la Librairie 47° Nord à Mulhouse le 16 mai à 20h

Le nom sur le mur
Hervé Le Tellier
Éditions Gallimard
Roman
176 p., 19,80 €
EAN 9782073061539
Paru le 18/04/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Drôme provençale, du côté de Dieulefit.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière pendant la Seconde guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
Je ne suis pas l’ami d’André Chaix, et aurais-je d’ailleurs su l’être, moi que presque rien ne relie à lui ? Juste un nom sur le mur.
Chaix était un résistant, un maquisard, un jeune homme à la vie brève comme il y en eut beaucoup.
Je ne savais rien de lui. J’ai posé des questions, j’ai recueilli des fragments d’une mémoire collective, j’ai un peu appris qui il était. Dans cette enquête, beaucoup m’a été donné par chance, presque par miracle, et j’ai vite su que j’aimerais raconter André Chaix. Sans doute, toutes les vies sont romanesques. Certaines plus que d’autres.
Quatre-vingts années ont passé depuis sa mort. Mais à regarder le monde tel qu’il va, je ne doute pas qu’il faille toujours parler de l’Occupation, de la collaboration et du fascisme, du rejet de l’autre jusqu’à sa destruction. Ce livre donne la parole aux idéaux pour lesquels il est mort et questionne notre nature profonde, ce désir d’appartenir à plus grand que nous, qui conduit au meilleur et au pire. H. L. T.

Les critiques
Babelio
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Le Point (Laetitia Favro)
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France culture (Les midis de culture)
Les Inrocks (Nelly Kaprièlan)
Page des libraires (Stanislas Rigot, Librairie Lamartine à Paris)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog Culture 31


Hervé Le Tellier présente «Le Nom sur le mur» à la Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« LA MAISON NATALE
Je cherchais une « maison natale ». J’avais expliqué à l’agent immobilier : pas une villa de vacances, pas une ruine « à rénover », pas une « maison d’architecte », pas un « bien atypique », ces bergeries ou magnaneries transformées en habitations où l’on se cogne dans les chambranles de portes à hauteur de brebis.
Non, je voulais une maison où j’aurais pu m’inventer des racines, et aussi une maison dans un village vivant, où l’on fait ses courses à l’épicerie et boit l’apéro au café, dans cette Drôme provençale où j’avais des amis, depuis longtemps. Alors, j’ai visité cet ancien relais de poste, fait quelques pas dans le petit jardin potager à l’arrière, avec sa perspective sur les pics de Miélandre et du Grand Ruy, j’ai gravi l’escalier de pierre qui desservait les chambres et un grenier poussiéreux. Bien sûr, j’avais trouvé, c’était elle, ma maison natale. Une bâtisse de deux étages, solide, vieille de deux siècles, aux murs épais, au cœur du hameau de La Paillette, à Montjoux, tout près de Dieulefit.
Tina, la propriétaire, était céramiste. Elle était aussi allemande. Elle avait vécu là près de deux décennies, jusqu’à ce qu’elle estime, à soixante-cinq ans, que le métier exigeait trop de ses muscles et de son dos et qu’il était temps pour elle d’aller peindre des aquarelles à Granville. Son travail sur la matière évoquait un Nicolas de Staël amateur d’émail, et sur la façade côté rue, des plaques de céramique vernissées, vissées à hauteur d’homme, couvraient une bande horizontale. À son départ, elle les avait toutes emportées sauf une. C’était son cadeau et sa trace, que je lui ai promis de préserver.
Lorsque la dernière plaque, la plus à droite, a été retirée, un nom est apparu, gravé à la pointe en lettres majuscules dans le crépi grège : ANDRÉ CHAIX. Le R d’André, à mieux regarder, est une grande minuscule. Lorsque l’on déjeune dans cette cour, au frais, à l’ombre du grand platane, on distingue à peine les lettres. Je doute que le crépi, qui s’est ici et là détaché de la pierre, ait été repris jamais. Je me suis habitué à ce nom sur le mur, et j’ai fini par l’oublier.
Je connais quelques Chaix. Marie Chaix, surtout, la romancière et traductrice : Marie fut la compagne de Harry, Harry Mathews, l’écrivain oulipien, le grand ami de Perec. Mais Chaix est le nom de son premier mari Jean-François, originaire de Savoie, qu’elle a gardé comme patronyme. Elle a refusé, tout comme sa sœur aînée Anne Sylvestre, de porter celui de son père Albert Beugras. Beugras, le bras droit de Doriot, qui avait fui en Allemagne à la fin de la guerre, qui avait été fait prisonnier par les Américains et que leurs services secrets avaient protégé. Lorsqu’ils avaient enfin accepté de le livrer à la justice française, Beugras avait échappé de peu à la peine de mort. Tout cela, Marie le raconte dans son roman Les Lauriers du lac de Constance, sous-titré Chronique d’une collaboration. C’est une digression, la première de nombreuses, mais elle prendra bientôt son sens.
Nous étions début mars 2020. Avec quelques amis, nous avions organisé une résidence d’écriture à La Paillette quand la menace d’un confinement s’est précisée. Nous avons décidé de ne retourner ni à Paris pour certains, ni à Nantes pour d’autres, mais de poursuivre ici nos travaux. Les épreuves de L’Anomalie m’arrivaient par coursier masqué, les réunions virtuelles se multipliaient, on inventait le mot « présentiel » et tout le monde se fabriquait des masques en tissu. À quoi bon rentrer ?
Sur la petite place du village, à côté de la boulangerie et à quelques mètres de chez moi, il y a un monument « à la mémoire des enfants de Montjoux morts pour la France ». Les guerres sont loin, ces morts sont oubliés et en ces matins de l’étrange printemps 2020 où la pandémie avait suspendu le temps, j’ai dû passer devant vingt fois, chargé de pain et de croissants, indifférent et pressé. Un jour de mai, je crois, un nom a accroché mon regard : CHAIX ANDRÉ (mai 1924 – août 1944). Les dates disaient tout: Chaix était un résistant, un maquisard sans doute, un jeune homme à la vie brève comme il y en eut beaucoup.
Je ne savais rien de lui, et plusieurs mois ont passé sans que je l’envisage comme sujet d’un livre possible. J’ai posé des questions, j’ai recueilli des fragments d’une mémoire collective, j’ai un peu appris qui il était. Dans cette enquête, beaucoup m’a été donné par chance, presque par miracle, et j’ai vite su que j’aimerais raconter André Chaix. Sans doute, toutes les vies sont romanesques. Certaines plus que d’autres.
Dans les Lettres à Lucilius qui disent l’essence du stoïcisme, Sénèque parle d’un homme qui se trouve au chevet d’un malade. Est-ce son ami qui veut être là dans ses derniers moments, ou bien un vautour qui convoite l’héritage ? « Le même acte est honteux et honorable », répond Sénèque. Seule l’intention compte. Je me suis interrogé sur la mienne. Je ne suis pas l’ami d’André Chaix, et aurais-je d’ailleurs su l’être, moi que presque rien ne relie à lui ?
Juste un nom sur le mur.

En laissant tomber cette courte phrase à la ligne, je me sens mal à l’aise. L’alinéa est toujours une décision littéraire, elle est parfois esthétisante, et je crains soudain l’insincérité derrière l’effet de style, quand le meilleur style doit se faire oublier. Pardonnez-moi par avance s’il m’échappe une phrase trop grosse, une tournure indécente, affectée, une métaphore s’échouant dans le lyrisme ou la grandiloquence. J’ai essayé de ne pas, même si j’ai parfois eu envie de.
Je n’ai pas écrit un « roman », le « roman d’André ». Je ne me suis pas adressé à lui comme s’il vivait, je ne l’ai pas tutoyé au fil du livre comme si c’était un ami. L’exercice aurait été artificiel, l’artifice aurait été indécent. Parfois, c’est vrai, je laisse l’imagination parler, mais il m’aurait paru obscène d’inventer, et j’ai préféré voyager dans cette époque que je n’ai pas connue, mais qui m’a constitué. J’ai désiré vous y emmener, partager avec vous ce que j’ai appris en écrivant. J’ai aussi voulu que le livre contienne des images, des photographies, afin qu’André, son amie Simone et quelques autres aient un visage et un corps pour vous puisqu’ils en ont pour moi. Des cartes postales, des affiches, pour rendre les lieux et l’époque. Si j’avais un enregistrement d’André, je le donnerais à entendre.
Je ne suis pas non plus historien et pourtant l’Histoire est forcément là, puisque André en fut à la fois acteur, héros et victime. Je n’ai pas écrit une thèse, je ne me suis pas plongé dans des archives secrètes, et je remercie tous ceux et toutes celles qui m’ont aidé à trouver des réponses à des questions parfois naïves. J’ai ici et là redit avec mes propres mots ce que j’ai lu dans des livres et des journaux, entendu dans des reportages radiophoniques, vu dans des documentaires. Je cite peut-être trop souvent, mais c’est pour m’approprier, ou ne pas paraphraser, ce qui a été fort bien formulé par d’autres.
Pardonnez-moi aussi les quelques erreurs, car bien sûr il y en a : parfois les mémoires vacillaient, les récits se contredisaient. Croyez-moi malgré tout, j’ai essayé de ne pas tricher.
L’année 2024 est celle du centenaire de la naissance d’André Chaix, et quatre-vingts années ont passé depuis sa mort. Mais à regarder le monde tel qu’il va, je ne doute pas qu’il faille toujours parler de l’Occupation, de la collaboration et du fascisme, du racisme et du rejet de l’autre jusqu’à sa destruction. Alors, je n’ai pas voulu que ce livre évite le monstre contre lequel André Chaix s’est battu, ne donne pas la parole aux idéaux pour lesquels il est mort et ne questionne pas notre nature profonde, notre désir d’appartenir à plus grand que nous, qui conduit au meilleur et au pire.
Je n’écrirai pas que ce texte était une « évidence », une « obligation », ou une « obsession ». À son ami Oskar Pollak, Franz Kafka dit qu’« un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous ». Il parle de lectures, plus que d’écriture. Disons que pour moi, parler avec simplicité d’André Chaix est devenu nécessaire.
Je n’arrive pas à penser la mort, ma mort, à l’apprivoiser, à donner enfin un sens à une vie qui n’en a pas. J’ai dû espérer qu’un livre respectueux, honnête et pudique sur ce jeune homme et ce que je crois savoir de lui comme de moi serait une borne sur ce chemin.

ANDRÉ CHAIX
Les auteurs de jadis commençaient sereinement leurs histoires à la naissance du héros. Ce procédé en vaut beaucoup d’autres, aujourd’hui de grand usage. Pourtant, c’est par sa mort que l’on commencera, puisque c’est elle qui donne naissance à ce livre.

Cette cote AC 21 P correspond aux dossiers individuels des déportés et internés résistants de la Seconde Guerre mondiale. On y trouve 55 788 dossiers. André Chaix est l’un des 13 679 FFI (Forces françaises de l’intérieur) tués au cours de la guerre. Les deux tiers sont tombés entre juin et septembre 1944.
Une plaque, apposée à Grignan, au chemin des Lièvres, en raconte un peu plus :
Ici, à Grignan, le 22 août 1944, un détachement FTP du 3ème bataillon Morvan se dirigeant sur Montélimar s’est heurté à une colonne de chars allemands. Au cours de cet engagement, sept jeunes combattants furent tués. Les combats de Nyons et de Grignan furent cités à l’ordre de l’armée.
Vous qui passez souvenez vous.

Un ami a pris la photographie pour moi. Yves habite tout à côté du chemin des Lièvres, et il n’y a jamais prêté attention. La plaque, enfin disons cette plaque, ne dit pas le nom des résistants. On ne peut pas tout écrire sur une plaque, c’est vrai. Ils s’appellent Jean Barsamian, Aimé Benoît, André Chaix, Gabriel Deudier, Jean Gentili et Robert Monnier. Des civils sont également tués : Paul Martin et Raoul Dydier. André est un combattant parmi d’autres, un « anonyme » comme on dit parfois, mais pas un « sans nom », puisqu’on le retrouve à La Paillette gravé dans le marbre d’un monument.
Les archives de la Drôme nous enseignent que son père Jean Chaix est né en 1900, à Vesc, un village à quelques kilomètres au nord de La Paillette, et sa mère Marcelle « née Sourbier » en 1903 à Montmeyran, au sud-est de Valence. Le premier mourra à l’âge de quatre-vingts ans, en 1983, la seconde dix ans plus tard. Ils vivront quarante et cinquante ans dans le deuil d’un fils.
Autour de Dieulefit, Chaix est un patronyme courant. D’ailleurs, sur les cinq mille Chaix de France, un sur quatre vit dans la Drôme. Le x final se prononce, comme dans Aix, ou pas, comme dans paix, mais pour André Chaix, plutôt un peu, sans trop l’appuyer : ɑ̃dre ʃɛks, donc, comme mari ʃɛks l’écrivaine. Chaix serait la forme régionale de l’ancien occitan cais – « machoire » –, un sobriquet pour un homme à la mâchoire proéminente, mais dans les Alpes, le mot désigne aussi une variété de genévrier dont on fait un sirop, le chaï.

Lors du recensement de 1931, Jean Chaix est inscrit comme boulanger à La Paillette – la boulangerie d’aujourd’hui est d’ailleurs au même endroit. C’est dans ce bâtiment que Marcelle et lui travaillent et habitent. Peu après la guerre, ils revendront le bail, incapables de continuer à vivre dans cette boulangerie hantée par le souvenir d’André. Ils ont un deuxième fils, Marcel, son cadet de quatre ans. Une photographie aux tons sépia, protégée par un verre et un cadre d’aluminium, réunit les deux frères. Ils ont sans doute huit et douze ans, sont coiffés comme il convient, ils sourient au photographe.

Si j’ai pu tenir ce cliché entre mes mains, c’est grâce à quelques-uns. En août 2023 avait lieu à Taulignan une exposition sur la Résistance dans la Drôme. Le site internet mentionnait l’affrontement de Grignan, ce bref combat où André Chaix et d’autres maquisards ont trouvé la mort, et le nom d’André apparaissait. J’ai contacté les organisateurs, et nous avons pris rendez-vous dans la salle polyvalente. Entre une jeep de l’armée américaine et une scène reconstituée de la vie au maquis où un poste à galène diffusait les messages de Radio Londres, ils m’ont tendu une petite boîte en carton, de la taille d’une carte postale, haute d’un centimètre, fermée par un ruban gris. Scotché maladroitement, un bout de papier où est simplement indiqué « André ». La famille leur avait légué tout ce qui pouvait rester d’un grand-oncle disparu, afin que sa mémoire ne se perde pas totalement. J’ai aussitôt ouvert la boîte et ce cadre où André et son frère sourient est apparu au-dessus d’enveloppes et de photographies. Comme honteux de profaner une sépulture, je n’ai pas osé fouiller davantage, j’ai refermé la boîte avec précaution, et j’ai attendu d’être rentré à La Paillette pour étaler sur mon bureau le contenu du petit coffret.

Il s’y trouvait beaucoup de choses, toutes précieuses et minuscules : la carte d’identité d’André, son certificat de travail comme apprenti aux « Céramiques de Dieulefit », l’article du Dauphiné libéré annonçant ses funérailles le 12 octobre 1949 au cimetière de Montmeyran, la page d’un livre pliée en quatre, un tract des Francs-tireurs et partisans, deux enveloppes contenant des lettres envoyées par André à ses parents, une dizaine de photographies aux bords dentelés, comme c’était la mode, une petite boîte métallique et rouillée de bonbons laxatifs purgatifs « Fructines-Vichy » – ça ne s’invente pas –, « traitement rationnel de la constipation et de ses conséquences » (la pharmacopée existe encore, j’en ignore l’efficacité), boîte remplie de minuscules clichés, bien sûr des planches-contacts qu’André a découpées. Il y a aussi une broderie de fil rouge aux initiales entrelacées A.C., un petit portefeuille de cuir marron, et enfin, objet incongru, terriblement intime et vivant, son fume-cigarette.
Ces poussières de la vie d’André Chaix, je les avais devant moi. Sur une photo, le jeune homme se tient debout sur un cheval, en équilibre ; sur une autre, il skie entre les tilleuls de la départementale enneigée qui mène à Dieulefit et où se trouve ma maison ; sur une autre encore, sa fiancée et lui marchent, enlacés : elle s’appelle Simone, si j’en crois les quelques mots amoureux que lui écrit André au dos du cliché. Mais j’en parlerai plus tard.

C’est étrange, mais je n’avais jusqu’alors jamais voulu, ou osé, imaginer André, ses traits, sa silhouette. Aujourd’hui encore je ne me représente pas le timbre de sa voix, son accent. Sur ces images d’hier, André a quoi, dix-neuf ans, mais il en paraît bien plus. Une maturité dans le regard, une assurance dans la stature. Il semble grand, il est athlétique, son visage est franc, ses yeux clairs, il a « une gueule », aussi. Une tête d’acteur, même. Quelque chose d’un Jean Gabin jeune, ou de Burt Lancaster, pour les choisir dans cette époque, ou d’un Marlon Brando, qui fêterait ses cent ans lui aussi cette année. Marcelle devait être si fière de son aîné.

Un certificat de travail dit qu’en avril 1943 « Chaix André » entre comme apprenti « dans la catégorie 7 » aux « Céramiques de Dieulefit ». Document signé par le gérant, André Le Blanc, le 20 avril, le jour où Hitler fête ses cinquante-quatre ans. L’apprenti André n’a que dix-huit ans, le destin peut encore basculer cent fois, mais le fils de boulanger veut déjà une autre vie, et il commence par troquer un four à 260 degrés contre un four à 1 200. L’atelier se situe rue du Savelas, au bord du Jabron, la petite rivière qui traverse Dieulefit. André, venant de la place Chateauras où se trouve le temple, remontait l’animée rue du Bourg et tournait à gauche, juste après l’église.
L’école communale de Montjoux est à quelques pas de la boulangerie, elle fait face au relais de poste et à ce mur au nom gravé.
J’ai voulu retrouver les bulletins scolaires du petit André, mais un siècle ou presque, c’est trop pour que l’Éducation nationale en ait gardé aucun. L’aurait-elle fait qu’un tel conservatisme m’eût quelque peu inquiété. Sur les lettres, ou au dos des photographies, l’écriture d’André peut sembler vacillante, mais les fautes ne sont pas si nombreuses, et les tournures sont élaborées. Et puis, les taches en témoignent, allez écrire proprement avec une plume Sergent-Major.
À La Paillette, …

Extraits
« Quand un événement fait basculer notre existence, c’est souvent des années plus tard qu’on en prend la mesure. J’ai été éjecté de l’enfance par un film, Nuit et brouillard d’Alain Resnais, vu au ciné-club du lycée. Les images de ces monceaux de cadavres charriés dans des fosses par des bulldozers m’interdisaient soudain l’insouciance. J’avais douze ans et je n’étais plus que questions et colère. J’ai trouvé certaines réponses. La colère, la rage, même, ne sont jamais retombées. Il est bon qu’elles restent intactes.
Le nazisme n’est pas une page comme les autres de l’histoire de l’humanité. Tant mieux s’il est impossible d’en parler sereinement, et serein, ce chapitre ne le sera pas. » p. 67

« On ne débat pas de telles idées, on les combat. Parce que la démocratie est une conversation entre gens civilisés, la tolérance prend fin avec l’intolérable. Quiconque sème la haine de l’autre ne mérite pas l’hospitalité d’une discussion. Quiconque veut l’inégalité des hommes n’a pas droit à l’égalité dans l’échange. La formule lapidaire de l’historien et résistant Jean-Pierre Vernant me convient: « On ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages. »» p. 80

À propos de l’auteur
LE_TELLIER_herve_©francesca_mantovaniHervé Le Tellier © Photo Francesca Mantovani

Né à Paris le 21 avril 1957, Hervé Le Tellier est l’auteur de romans, nouvelles, poésies, théâtre, ainsi que de formes très courtes, souvent humoristiques, dont ses variations sur la Joconde. Mathématicien de formation, puis journaliste — diplômé du Centre de formation des journalistes à Paris (promotion 1983) —, il est docteur en linguistique et spécialiste des littératures à contraintes. Il a été coopté à l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) en 1992 par l’intermédiaire de Paul Fournel (simultanément au poète allemand Oskar Pastior) ; il soutient en 2002 une thèse de doctorat consacrée à l’Oulipo sous la direction de Bernard Cerquiglini et publie en 2006 un ouvrage de référence sur l’Ouvroir, Esthétique de l’Oulipo : il est depuis 2019 le président de Oulipo, le quatrième depuis la fondation de l’Ouvroir. Il a participé à l’aventure de la série Le Poulpe, avec un roman, La Disparition de Perek, titré en hommage à La Disparition, et adapté également en bande dessinée.
Éditeur, il a fait publier plusieurs ouvrages au Castor Astral comme What a man! de Georges Perec, et Je me souviens de Roland Brasseur. Avec d’autres artistes et écrivains, comme Henri Cueco, Gérard Mordillat, Jacques Jouet et Jean-Bernard Pouy, il a participé de 1991 à 2018 à l’émission Des Papous dans la tête animée par Françoise Treussard sur France Culture, ainsi qu’à l’émission de Caroline Broué, La Grande Table.
Chroniqueur de 1991 à 1992 sous le pseudonyme de « Docteur H » à l’hebdomadaire satirique français La Grosse Bertha, il a collaboré quotidiennement, de 2002 à 2016, à la lettre électronique matinale du journal Le Monde, par un billet d’humeur intitulé Papier de verre (en 2003, il publie sous le titre Guerre et plaies : de Chirac à l’Irak, un an de chroniques en tandem dans Le Monde.fr ces billets, avec les illustrations de Xavier Gorce), ainsi qu’à la revue Nouvelles Clés, où il a animé depuis 2009 la page Retrouver du non-sens. Il collabore à Mon Lapin quotidien, revue de L’Association, maison d’édition française de bande dessinée. Il est avec Frédéric Pagès, journaliste au Canard enchaîné, l’un des fondateurs en 1995 de Association des amis de Jean-Baptiste Botul, philosophe fictif. Il a reçu en 2013 le Grand prix de l’humour noir pour sa traduction factice des Contes liquides de Jaime Montestrela, un auteur portugais dont il a inventé la biographie. L’Anomalie, publié aux éditions Gallimard, obtient le prix Goncourt le 30 novembre 2020. En 2022, il participe à la conception d’un ouvrage de jeunes engagés pour la paix en Ukraine. En effet, celui-ci est membre du comité de lecture de l’ouvrage De l’encre pour la paix, ouvrage sorti en 2023 au profit de l’Unicef. En 2024, il publie Le Nom sur le mur, roman-hommage au résistant André Chaix. (Source: Wikipédia)

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Chantons sous les larmes

NATANSON_chantons_sous_les_larmes

En deux mots
Pendant les années qui ont suivi la mort de son mari Jean-Pierre Marielle, Agathe Natanson a pris la plume pour lui écrire. Elle retrace des souvenirs, dit les moments de chagrin et de solitude, les quelques rayons de soleil dont elle profite. Elle dit aussi sa gratitude et son combat contre la maladie qui l’a privée de derniers moments de bonheur: Alzheimer.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Les mois d’avril sont meurtriers»

Jean-Pierre Marielle est mort il y a cinq ans, le 24 avril 2019. Depuis ce jour sa veuve, Agathe Natanson, lui écrit régulièrement. Une correspondance qui lui permet de poursuivre leurs conversations, de dire son chagrin et son amour, mais aussi sa solitude et ses combats. Un bouleversant bréviaire anti-deuil.

«Une heure du matin, dormir. Essayer de ne pas voir qu’il fait tout noir (…) lutter du mieux qu’on peut contre l’angoisse, ignorer le silence, le grand silence, fermer les volets, les fenêtres, écouter son cœur battre un peu trop fort, sentir la vie s’envoler, ne pas savoir la retenir, ne plus pouvoir pleurer.» Perdre un être cher est une souffrance. Toujours. Agathe Natanson ne masque pas cette réalité et trouve les mots pour le dire. Des mots qui sonnent juste. Des mots qui bouleversent.
Tout juste espère-t-elle, en publiant sa correspondance post-mortem avec Jean-Pierre Marielle que ce petit livre vivra, «peut-être que d’autres veuves reconnaîtront les mêmes méandres douloureux, peut-être qu’elles se diront Ah oui, je ne suis pas toute seule, peut-être qu’elles se souriront. Si toutes les veuves du monde pouvaient se donner la main.»
Il y a les courtes missives, lancées come un cri de douleur ou de rage, plus rarement pour partager un moment de grâce et il y a les plus longues missives, celles qui reviennent sur certains épisodes de leur vie commune, des voyages à l’autre bout du monde ou des anecdotes de tournage. Mais il y a toujours cette volonté farouche de maintenir un lien que l’on sent d’autant plus fort qu’il a été construit sur le tard – leur rencontre date de 2003 – avec le souci d’oublier ce qu’il y a pu avoir avant pour construire quelque chose de neuf, de beau.
Alors oui, il y a de l’exaltation quelquefois et de l’amour toujours. Il y a des lieux et des musiques, des phrases et des odeurs, un bonheur qui s’est renforcé dans l’attention renouvelée à l’autre. Il y a aussi la maison et le jardin, témoins d’une belle complicité et dont il a fallu se séparer. «Avant de la quitter pour toujours, j’ai glissé dans une petite fente, entre deux pierres du mur, une photo de nous deux, elle nous permet d’exister encore un peu ensemble en secret, présence illusoire et dérisoire mais qui réconforte ma naïveté d’enfant triste et orpheline de toi, mon tout.»
Mais il y aussi cette réalité dont on ne peut se défaire et qui, comme une mer déchaînée, vient sans cesse briser la falaise. Alors «ce qu’elle veut, la veuve, c’est qu’on lui rende son amour, son rire, sa joie, sa vie. Son homme.»
Des instants de tristesse quand s’abat le poids de la solitude, quand on ne retrouve plus le goût de la vie, quand on dîne d’une boîte de sardines ou «quand on se met au lit à vingt et une heures avec une série sur son iPad et qu’on ne dort toujours pas à deux heures du matin».
Puis vient un rayon de soleil, un coup de fil, l’envie de se battre contre cette maladie qui fait si peur, à tel point qu’il est si difficile de l’écrire: Alzheimer. Un combat mené à travers une Fondation qui, elle aussi, les rassemble.
Agathe n’oublie pas non plus les proches, la famille et le chien Roméo. Tous ceux qui tentent de l’apaiser et la soutenir, avec plus ou moins de bonheur. Pour cela, ils auront droit à toute sa gratitude. «Merci pour votre présence, pour ces moments de grâce que vous m’avez offerts, déjeuners, dîners, spectacles, week-ends, voyages. Merci pour votre attention, votre bienveillance et votre légèreté. Merci pour les moments heureux où le ciel devient rose pâle couleur pétale.» Alors les mois d’avril sont un peu moins meurtriers.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Chantons sous les larmes: lettres à Jean-Pierre Marielle
Agathe Natanson
Éditions du Seuil
Roman
168 p., 16,50 €
EAN 9782021548242
Paru le 22/03/2024

Ce qu’en dit l’éditeur
« Je rêve de vous, je dis vous parce qu’il me semble que nous devons de nouveau faire connaissance, vous m’intimidez maintenant que vous êtes dans votre nouveau monde. Sortons, allons prendre le thé et refaisons le chemin inverse, ce sera amusant, je suis prête, j’ai retrouvé la station debout, vos yeux peuvent croiser les miens. Venez, j’ai des choses à vous dire. C’est ainsi que débute la correspondance d’Agathe Natanson, avec l’homme tant aimé, à présent disparu. Des lettres, comme autant de rencontres, pour lui raconter ses jours et ses nuits dans la solitude révoltante du deuil qui est désormais la sienne. Dans ses mots, où se mêlent larmes et éclats de malice, chagrin et éclairs de joie, il y a tout le charme déployé pour tromper la tristesse, la capacité à chérir le souvenir d’une vie extravagante aux côtés du formidable comédien qu’était son mari. Et bien sûr ce goût irrésistible pour le jeu, qui les liait si fortement et qui fut tellement précieux quand la maladie fatale s’est immiscée dans la grande histoire d’amour de ce couple magnifique Agathe Natanson, comédienne, a été la dernière épouse de Jean-Pierre Marielle.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter
CNews (Anne Fulda)

Les premières pages du livre
« Jean-Pierre chéri,
On devrait écrire un manuel qui s’intitulerait « Veuve mode d’emploi ». Comme pour un appareil ménager très sophistiqué. Un mode d’emploi pour sécuriser les veuves, les rassurer, les mettre sous grande protection. C’est très fragile, une veuve, ça peut se casser comme une boule de Noël. Une veuve, c’est une poupée qui a perdu son enfant roi, son protecteur, son tyran parfois. Une entité qui a perdu son référent, un croyant qui a perdu sa foi, un voleur qui a perdu son larcin, un chien qui a perdu son maître, ou tout simplement une femme qui a perdu son amour, son homme.
Jeunes, vieilles, toutes ont en commun le chagrin d’avoir pour toujours cette absence à porter, à chérir, ce rêve évanoui, cette histoire qu’elles ne peuvent plus partager et dont la fin s’écrit toujours trop tôt. Sans prévenir, sans crier gare, une force maléfique, venue ruiner un avenir qu’on croyait naïvement éternel.
Oui, un mode d’emploi pour apprendre à vivre la fin et surtout l’après. Un poème peut-être, ou une chanson. Une prière, un credo, quelque chose pour endiguer le désarroi et la grande tristesse qui habillent la veuve de brume et de grisaille. Les dix commandements de la veuve, un petit livre rose que je garderais pour qui un jour en aurait besoin.
Éventuellement, on pourrait le mettre en ligne, ce mode d’emploi, le déposer au pied des immeubles, prospectus refusé dans les boîtes aux lettres des habitants sans veuve, on pourrait le distribuer dans le métro ou le TGV. Il ferait partie de la vie et ce ne serait pas dramatique à lire, il ferait partie de notre quotidien, comme le mode d’emploi d’une cafetière. Et les veuves n’auraient qu’à ouvrir un tiroir de leur psyché pour se sentir accompagnées dans cet inconnu qu’est le veuvage, volage, voyage, élagage, grand âge…
Agathe

Attention violent
J’ai été enceinte pendant vingt-cinq ans. J’ai fait mieux que l’ourse, mieux que l’éléphante. Mon bébé à moi a mis tout ce temps avant de déclarer officiellement sa venue. Alors ces mots doux sont pour lui, mon incroyable nouveau-né. Je n’aime pas la vieillesse, et ce bébé tardif est le bienvenu, il me fait me sentir si jeune encore ! Je régresse, un vrai bonheur, le soir pour me rassurer je prends mon nounours dans les bras. Être mère à…, c’est quand même angoissant. Cette nuit mon bébé a cassé tous mes joyeux souvenirs, mes boules de Noël, mes boules de neige, mes boules de rêves. Il a tout cassé. J’ai pleuré, oui, j’ai pleuré sur ce bébé malvenu, mal foutu, à moitié autiste, à moitié pervers, à moitié mort-né. J’avance à reculons dans le monde de la folie, de la maladie, avec ce vieux bébé, j’avance et je sais que la partie désormais est perdue. Je suis dans l’univers carcéral de la démence, inapte à vivre cette explosion de violence, malgré les petits bonheurs quotidiens, bonheurs à la coque, bonheurs frivoles couleur au bonheur des dames. J’ai résisté à toutes sortes de tentations, l’étouffer, le malmener, le bercer, le materner, mon bébé d’amour, et j’ai choisi de l’aimer envers et contre tout, envers et contre tous. Je suis en attente dans les starting-blocks de l’abandon. Je m’empresse de rire de tout, de crainte d’être obligée d’en pleurer. Seule, si seule avec ce bébé monstrueux sans père, sans berceau, sans papiers, sans pedigree, ce bébé ange qui m’obsède, me dévore, me détruit et me sacralise. Hier tellement joyeuse, joueuse, légère, amoureuse, rêveuse. Aujourd’hui, toute petite souris qui n’arrive plus à se cacher, à tricher, à déjouer cette vérité absurde, je ne sais plus quoi faire de ce bébé, épuisée par une fatigue dévastatrice. L’oublier derrière une porte, le déguiser en clown triste ou le réduire façon Jivaro ? Non, je choisis de l’aimer follement. Sainte Agathe, priez pour moi s’il vous plaît. Le soir dans mon lit, position fœtale pour retrouver ma maman, ses douceurs, sa tendresse. Help, maman, si froid dehors si doux dedans. Une chanson douce…

Chagrin
Chagrin, quel joli mot. C’est doux, chantant, lumineux. Chagrin, c’est un doudou qu’on retrouve dès le matin en ouvrant les rideaux de la chambre. Chagrin, c’est une petite chanson qui trotte dans la tête dès le petit déjeuner. Chagrin, c’est un leitmotiv étrange, retranché dans tous les recoins de la maison, qui joue à cache-cache avec les sentiments fluctuants qui m’habitent. Chagrin, c’est ton absence, ton fauteuil vide dans le salon, ta veste en tweed, posée, inutile, sur le dossier d’une chaise abandonnée. Chagrin, c’est toutes les questions sans réponse. Chagrin, c’est la chanson sans paroles qu’on ne peut plus fredonner. Chagrin, c’est mon visage défait devant la glace quand les larmes se sont taries. Chagrin, c’est les repas sans appétit. Chagrin, c’est l’absence de projets pour la soirée. Chagrin, c’est les souvenirs qui reviennent en flot continu. Chagrin, c’est l’envie de te serrer dans mes bras. Chagrin, c’est le besoin de sortir avec toi, de marcher dans les rues sans but, pour le plaisir de sentir nos corps s’accorder. Chagrin, c’est l’impossibilité de rentrer avec toi à la maison. Chagrin, c’est ce mot qui contient tant de fragilités, tant de drames, tant de renoncements.
Je pourrais m’appeler madame Chagrin, bonjour, comment allez-vous ce matin, madame Chagrin ? Bien, je vous vois tout auréolée de chagrins divers et variés. Le chagrin vous va fort bien, madame Chagrin, c’est un véritable et précieux trésor ! Quelle chance ! Si vous êtes porteuse de chagrin, c’est que vous avez été heureuse, aimée, et que ce chagrin petit porte-bonheur est à l’aune de ces grands sentiments. Oui, c’est un joli mot décidément, le mot chagrin, il faut juste bien en comprendre le sens caché, l’apprivoiser avec tendresse et vivre avec comme avec un compagnon, certes un peu oppressant, mais auquel on peut s’habituer. Chagrin, c’est une fleur épinglée à la boutonnière d’une veuve qui a gardé le goût du bonheur. Chagrin, c’est un trèfle à quatre feuilles.

Progrès
J’avance bien dans ma nouvelle vie en solitaire, fière de moi. Je me tiens droite, je règle mes problèmes informatiques, je paie mes impôts, mes contraventions, je range mes photos, mes papiers d’intermittente de la vie, j’honore mes rendez-vous, je n’en décommande presque plus ! Je souris, je ris, je dors, je fais des projets loin des cimetières et des cercueils de carton destinés à la crémation, j’ai des envies de restaurant, de voyage, de plage, de neige, de concert, de musique sauf le jazz encore trop bouleversant. Je rêve de vous, je dis vous parce qu’il me semble que nous devons de nouveau faire connaissance, vous m’intimidez maintenant que vous êtes dans votre nouveau monde. Sortons, allons prendre le thé et refaisons le chemin inverse, ce sera amusant de revivre le charme de la rencontre, je suis prête, j’ai retrouvé la station debout, vos yeux peuvent croiser les miens, je suis forte de ces mois sans vous et l’inconnu ne me fait plus peur. Venez, j’ai des choses à vous dire, le temps n’a plus d’importance, il se dissout, et la force de notre amour forge un nouveau mode d’emploi… du temps. Je me lasse du je, du jeu, passons au nous, nous allons mieux, nous allons bien même, nous allons décrocher la lune et faire un pied de nez à la vie en continuant d’être celle que vous aimiez. Ma plus belle histoire d’amour c’est vous… N’oublions pas les paroles, le refrain est éternel et vous êtes là près de moi, près de nous. Merci de m’avoir tant aimée.

Les chansons se sont tues
Les chansons, ces chansons : La Ballade des gens heureux, non je ne peux pas écouter La Ballade des gens heureux, Françoise Hardy non plus, Tous les garçons et les filles, Reggiani peut-être, pour la tristesse du répertoire, ou Barbara, Dis quand reviendras-tu, dis, au moins le sais-tu, que tout ce temps perdu…
J’avance pourtant, tu pourrais être fier de moi et me le dire. J’ai de nouveau l’air vivante, la voix gaie, le cheveu ébouriffé comme aux jours de fête. Je trouve même du plaisir à m’habiller, me maquiller, exister comme avant. Je vais rejouer bientôt, donc sourire, faire l’actrice, je vais être en représentation, je vais retrouver la loge, la scène, le superficiel de la vie, c’est aussi cela, ce travail, parfois. Je vais te revoir en coulisses, ton ombre va m’accompagner, je vais faire en sorte que tu sois fier de moi. « Joue bien, tu me l’as promis », disais-tu, et je me sentais des ailes pour être à la hauteur, je ne dis pas à ta hauteur.
Mais les chansons que tu aimais, je ne peux plus les écouter. Monsieur mon passé, laissez-moi passer, tu aimais tellement ces paroles de Léo Ferré. Je ne peux plus écouter de jazz, non plus, trop de souvenirs à fleur de peau, à fleur d’âme, à fleur de cœur.
Des fleurs, j’ai acheté des fleurs, je fleuris ta maison, ta photo, je fleuris ma vie, je deviens terriblement personnelle, je ne dis plus nous mais JE. Est-ce le début d’un égotisme forcené ? Il faudra que je me surveille, ce je je je, je devrais peut-être dire elle, elle va mieux, elle a des projets, elle cherche à être très occupée, elle veut voyager, cuisiner, s’instruire, elle vit, elle a un chien, elle… À quoi bon, tu es parti, mon amour. Tous les garçons et les filles de mon âge, mais il n’y a pas d’âge pour aimer. Et elle te cherche pour te dire je t’aime. Dis quand reviendras-tu ? Monsieur mon passé, laissez-moi passer. Merci d’avoir été là.

T’écrire
Oui, c’est devenu un rendez-vous capital ou indispensable pour moi. C’est une façon de se rencontrer inhabituelle, mais cette idée de te retrouver clandestinement, un peu au bonheur de la dame, me charme tant. Il n’y a pas d’heure, pas de jour, pas de tenue, pas d’obligation. C’est doux, c’est adorable, c’est secret, personne pour juger, blâmer ou critiquer. Personne pour se moquer ou s’attrister, juste toi et moi dans un dialogue ou plutôt un soliloque bienheureux. Je peux même faire revenir les mauvais moments, cela ne reste qu’entre nos murs. Je peux les exorciser, ces dernières semaines, ces dernières douleurs, ces angoisses incessantes, obsédantes, ce chagrin incurable, qui étaient la toile de fond de mes jours, et de mes nuits surtout. Je peux maintenant m’opérer à cœur ouvert, je ne te ferai pas de peine, tu me prendras peut-être dans ton aura lumineuse et j’irai mieux, j’irai bien, j’irai avec toi où tu voudras quand tu voudras. »

Extraits
« Une heure du matin, dormir. Essayer de ne pas voir qu’il fait tout noir, oublier qu’il faut éteindre la lumière, se relever pour rallumer, ne pas supporter l’obscurité, faire l’enfant, réclamer une veilleuse, se relever, ne pas prendre de somnifères, lutter du mieux qu’on peut contre l’angoisse, ignorer le silence, le grand silence, fermer les volets, les fenêtres, écouter son cœur battre un peu trop fort, sentir la vie s’envoler, ne pas savoir la retenir, ne plus pouvoir pleurer. Demain matin il fera jour, ça ira mieux, ça ira bien, c’est mercredi, c’est joyeux le mercredi, je les vois, c’est la vie, c’est de nouveau des envies de pizzas et de frites, c’est régressif, c’est l’avenir, la lumière, c’est la musique, les projets. Peut-être que ce petit livre vivra, peut-être que d’autres veuves reconnaîtront les mêmes méandres douloureux, peut-être qu’elles se diront Ah oui, je ne suis pas toute seule, peut-être qu’elles se souriront. Si toutes les veuves du monde pouvaient se donner la main. » p. 51

« En fait, elle se moque de tout. Ce qu’elle veut, la veuve, c’est qu’on lui rende son amour, son rire, sa joie, sa vie. Son homme. » p. 61

« On s’aperçoit qu’on est vraiment seule, quand on ferme la porte de la maison et qu’on n’a personne à qui dire: «On n’a rien oublié?», quand on rentre seule à la maison et qu’on s’attend à une exclamation de contentement : «Ah ah ah, ma chérie, tu es là!» Ou à toute autre réaction, humaine en tout cas, quand on fait les courses, dites de première nécessité, sans trop de stockage intempestif. Seule on consomme peu de tout, voire rien du tout, quand on se dit: Oh j’irais bien dîner dehors ce soir, pas pique-niquer, non, faire un vrai dîner en tête à tête au restaurant, et qu’on reste finalement à la maison à déguster les fameuses sardines, très bonnes d’ailleurs, quand on se dit: À quoi bon se maquiller, se coiffer, pour qui, pour quoi? Bon, ça c’est le 24 avril, jour de ton abstention définitive, quand on se met au lit à vingt et une heures avec une série sur son iPad et qu’on ne dort toujours pas à deux heures du matin, quand… » p. 62

« La maison est toujours là derrière le grand portail et elle abrite nos secrets et nos joies. Je l’aime toujours autant, je l’embellis sans doute dans mon souvenir et c’est tant mieux. Nos ombres se cachent sûrement dans le jardin. Avant de la quitter pour toujours, j’ai glissé dans une petite fente, entre deux pierres du mur, une photo de nous deux, elle nous permet d’exister encore un peu ensemble en secret, présence illusoire et dérisoire mais qui réconforte ma naïveté d’enfant triste et orpheline de toi, mon tout. » p. 68

« Je me sens un peu trop sentimentale à jouer avec ce petit chien qui n’attend que cela, le lancer de balle. Son regard attentif, demandeur, intense, pour m’inviter dans son jeu, cette balle qu’il dépose sur mes genoux ou au creux de mon bras pour que je réponde à son attente, l’importance de cette balle qui va et qui vient entre sa gueule et ma main qui la lance, sont comme le reflet de mes sentiments balançant entre le bonheur des souvenirs heureux et le chagrin de l’absence. Il me provoque, comme pour me dire que je ne suis pas seule, que l’on peut encore jouer, rire, trouver un certain plaisir à partager l’excitation d’une baballe qui rebondit.
Merci à toi pour cette joie de vivre, Roméo. Merci aux amis qui m’entourent. Merci pour votre présence, pour ces moments de grâce que vous m’avez offerts, déjeuners, dîners, spectacles, week-ends, voyages. Merci pour votre attention, votre bienveillance et votre légèreté. Merci pour les moments heureux où le ciel devient rose pâle couleur pétale. Merci pour les endroits aimés où l’on boit un Bellini en pensant à toi. Merci de m’avoir donné votre amitié et votre temps. Merci d’avoir été là, toujours là. Merci. » p. 72

À propos de l’autrice
NATANSON_agathe_Agathe Natanson Marielle_©max_colinAgathe Natanson © Photo Max Colin

Agathe Natanson, nom de scène de Nicole Andrée Natanson, est une actrice française née le 14 novembre 1946 à Paris 12e. Grâce à Claude Gensac qui la découvre au théâtre, Agathe Natanson fait ses débuts à l’écran dans Oscar (1967), où elle joue le rôle de Colette, la fille de Louis de Funès et Claude Gensac. Elle tourne encore pour le cinéma dans Quelqu’un derrière la porte, mais c’est le théâtre et, surtout, la télévision qui lui apportent la notoriété: Les Saintes Chéries, Barberina ou l’Oiselet vert, Le Jeune Fabre, Le Fol Amour de Monsieur de Mirabeau, La Maison des bois. Après une interruption, elle reprend sa carrière sur les planches. Divorcée d’Henri Piégay, elle épouse Jean-Pierre Marielle le 14 octobre 2003 ; leurs noces ont lieu à Florence en Italie. Elle est mère d’une fille (journaliste) et d’un fils nés d’une précédente union. À la télévision, elle joue entre autres dans quatre épisodes de la série Capitaine Marleau, où elle incarne quatre personnages différents selon les épisodes. (Source: Wikipédia)

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La disparition d’Hervé Snout

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En deux mots
Hervé Snout a disparu. Le responsable de l’abattoir laisse son épouse Odile et ses deux enfants, Eddy et Tara, totalement désemparés. Les jours passent, la police piétine et l’abattoir poursuit ses activités sur le mode autogestion. Mais petit à petit, les acteurs de ce drame vont se dévoiler.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Qui a vu le directeur de l’abattoir?

Le nouvel opus d’Olivier Bordaçarre flirte avec le roman noir. Mais c’est plutôt du côté de la satire sociale que ce drame familial nous entraîne. Après la disparition de leur père et mari, Tara, Eddy et Odile vont dévoiler leur vrai visage. Commence alors un jeu de massacre assez jouissif.

Le chapitre initial de ce roman peut dérouter, car il n’y est nullement question de disparition et encore moins d’Hervé Snout puisqu’il raconte l’arrivée au sein d’un couple, qui prend en charge les enfants placés, de Gustave. L’enfant a subi de graves sévices avant d’être pris en charge par les services sociaux. Il va désormais pouvoir compter sur la chaleur du foyer d’Alain et de Nadine et de leur fils Gabin, soucieux du bien-être de ce nouveau frère.
Ce n’est que bien plus tard qu’on les retrouvera tous dans ce roman habilement construit.
Car il est temps de faire la connaissance de la famille Snout. Nous sommes en avril 2024, alors que le père de famille vient de disparaître. Sa femme Odile, trente-huit ans, dont les «rondeurs harmonieuses ne sont pas sans générer de franches convoitises, tant de la part des hommes que des femmes» ne s’explique pas l’absence de son mari, attendu pour son repas d’anniversaire. Tout comme leur deux enfants Eddy et Tara, jumeaux dizygotes âgés de quatorze ans, elle voit son quotidien bouleversé par cette étrange affaire. Après de longues heures d’attente, elle va prévenir la police. Qui ne fait rien ou presque: «Le capitaine Obrisky prend un air désolé pour informer madame Snout que l’enquête sur l’absence de monsieur Snout ne peut être, pour le moment, qu’administrative. Elle pourra devenir judiciaire, bien sûr, si des indices démontrent une gravité majeure dans cette absence et le tribunal sera saisi. Cependant, des témoins seront éventuellement auditionnés, des collègues de travail, des membres de la famille; le GPS de son téléphone donnera peut-être des informations précieuses; la liste de ses appels sera également épluchée, mais il serait exagéré aujourd’hui de solliciter les services d’un procureur de la République. Nous sommes loin du stade des perquisitions, des prélèvements d’ADN ou des mandats d’arrêt. Nous n’avons ni suspect ni prévenu.»
La seconde partie du roman nous ramène avant la disparition, nous fait découvrir le quotidien d’Hervé, qui dirige un abattoir et cherche du personnel. Sur le conseil de Gabin, il va engager Gustave. Un choix qu’il va vite regretter, car cette arrivée va provoquer des ennuis en cascade.
On va aussi découvrir la double vie d’Odile avec le Dr Martin Blach, médecin de famille, qui rêve de tout quitter pour refaire sa vie avec sa maîtresse, le mal-être d’Eddy qu’il exprime en malmenant son corps et celui de sa sœur Tara qui ne veut plus manger de viande, une attitude que son père ne comprend pas.
Alors on comprend que la disparition d’Hervé Snout rende son épouse fébrile, se perdant en conjectures. «Pourquoi? Pourquoi accepte-t-elle qu’Hervé lui parle comme à la plus conne des connes? Pourquoi est-elle contrainte d’aller jouir ailleurs? Pourquoi n’annoncerait-elle pas à Hervé, dès son retour, son intention de divorcer? Pourquoi ne coupe-t-elle pas définitivement les ponts avec sa mère? Pourquoi n’a-t-elle pas étudié l’histoire de l’art ou la peinture? Pourquoi, aux heures les plus sombres de ses nuits, dans le secret de ses insomnies, regrette-t-elle d’avoir donné naissance à ses deux enfants? Pourquoi n’a-t-elle pas disparu avant son mari?»
Des questions qui resteront pour la plupart sans réponse, car quand le voile se lève sur la disparition du directeur de l’abattoir, toutes les cartes seront rebattues. Mais chut! Gardons secret cette partie riche en surprises.
Olivier Bordaçarre a réussi un étonnant roman, tendu comme un thriller, qui sur fond d’usure de la vie de couple et de crise adolescente, va basculer dans la satire sociale. C’est alors l’ambition et la réussite qui se confrontent aux questions éthiques et à la considération pour les emplois les plus ingrats. Un monde du travail qui a perdu la notion du dialogue social.
On pourra même trouver dans ce roman très riche, enlevé d’une plume leste, une clé de compréhension de la montée de la violence et des faits divers effroyables qui font la une de nos quotidiens.

La Disparition d’Hervé Snout
Olivier Bordaçarre
Éditions Denoël, coll. Sueurs froides
Roman
368 p., 20 €
EAN 9782207178676
Paru le 17/01/2024

Où?
Le roman est situé dans une ville de province française qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de 2004 à 2024.

Ce qu’en dit l’éditeur
Odile Snout s’affaire dans la cuisine de son pavillon cossu. Le bœuf bourguignon qui a mijoté toute la journée est prêt. Avec ses deux adolescents, elle attend son époux, dont on fête ce soir-là l’anniversaire. Les heures passent et Hervé ne se montre pas. Quelque chose ne tourne pas rond chez les Snout et l’angoisse commence à monter.
Le lendemain matin, à la gendarmerie, le lieutenant ne semble pas inquiet. Hervé finira par rentrer chez lui, et reprendre son travail.
On a bien le droit de disparaître.
Dans sa langue incisive d’où émerge une poésie du quotidien, Olivier Bordaçarre brosse une analyse glaçante du monde du travail, du couple et de la vie de la famille.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Inter
Libération (Alexandra Schwartzbrod)
Mare Nostrum
Blog Un bon livre à lire
Blog Pol’Art Noir
Blog Lire au lit
Blog Les livres de Joëlle
Blog Dalie Farah
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Aude Bouquine

Les premières pages du livre
PROLOGUE
2004
De Gabin, dont on venait de fêter le quatorzième anniversaire, Nadine, sa mère, disait qu’il était un beau-jeune-homme-maintenant, et elle lui resservait une part de pâté à la viande avec des patates rissolées comme il les aimait, et elle lui arrangeait son lit chaque matin après avoir ouvert la fenêtre pour aérer un peu, et elle venait déposer un baiser sur ses cheveux blonds quand il était enfoui dans le gros fauteuil de fourrure synthétique devant un épisode de Plus belle la vie, tandis qu’Alain, son père, moins démonstratif, prouvait son amour à son fils en dirigeant des stages réparation de scooter des dimanches entiers ou en lui offrant une vraie canne à pêche professionnelle.
Nadine et Alain Raybert étaient de ces êtres qui ne comptaient rien. Ni l’argent, ni le temps, ni la peine, et encore moins l’affection, dont ils distribuaient les bienfaits sans distinction de sang aux enfants du nid, un fils unique et des gosses placés par l’aide sociale qui se succédaient sous leur toit pour des périodes plus ou moins longues, quelques mois, quelques années.
Mère de substitution, c’était le métier que Nadine exerçait avec abnégation, sans plainte, et sans cette fierté du devoir accompli puisque tout lui paraissait naturel. Alain, lui, assumait ses paternités fluctuantes tout en gérant son garage de quartier. Il passait le plus clair de ses jours le nez dans des moteurs, allongé par-dessous, courbé par-dessus, les sinus branchés sur les échappements, les mains aux ongles perpétuellement noirs, à farfouiller dans les engrenages mystérieux. À cinquante ans, Alain était abîmé. Il souffrait d’une lombalgie chronique et ses poumons encrassés de diesel crachaient parfois des choses suspectes, mais l’homme trouvait encore l’énergie de faire rire les moutards à la table du dîner en s’emplissant la bouche de purée maison pour sourire à pleines dents. Nadine poussait des oh d’indignation feinte et gloussait-elle aussi aux singeries du mécano de La Générale (c’était le nom du garage d’Alain, La Générale – mécanique auto et carrosserie, à deux rues du foyer).
La vie allait ainsi. La famille Raybert s’augmentait, se diminuait puis se réaugmentait au gré des placements et des départs et chacun semblait y trouver son compte, maison comprise qui diffusait en volutes généreuses ses parfums d’adoucissant, de chocolat chaud et de poulet-frites.

Un jeudi soir de l’été 2004, entre deux copieuses assiettes de gratin de macaronis que Gabin ingérait sans un mot – les pâtes constituant le socle de son alimentation –, Nadine et Alain lui annoncèrent l’imminente arrivée de Gustave (l’adolescent précédent ayant pu rejoindre son foyer d’origine). D’après les informations transmises à Nadine par l’assistante sociale chargée du dossier, Gustave avait subi de multiples maltraitances, humiliations, brutalités et actes de torture, de la part de ses mère et grand-mère, deux furies sadiques incarcérées dans le centre de détention du département depuis la découverte des faits. Le père, un illustre inconnu, s’était évaporé avant la première année de l’enfant, l’abandonnant aux mains expertes des deux femmes qui s’évertuèrent à détruire son existence avec méthode. Le rapport n’indiquait pas qu’à partir de trois ans, Gustave avait été pincé, brûlé, coupé, fracturé, étouffé, plongé tête la première dans un tonneau rempli d’eau croupie, et qu’il avait passé la plupart de ses nuits à même le sol terreux d’une cave glaciale. Il était stipulé que Gustave, douze ans, considéré comme miraculé, était profondément traumatisé, qu’il aurait besoin de beaucoup de temps pour recouvrer quelque confiance envers les adultes en général et les femmes en particulier, et qu’une attention de chaque instant faite de mots réconfortants, de douceur, de lenteur, de gentillesse et, surtout, dénuée de toute autorité, était le régime préconisé dans son cas.
Après le survol des détails de la fiche descriptive et le sentiment d’une peine immense, qui provoqua chez elle une immédiate et entière empathie, Nadine ne s’étendit pas sur le passé tragique de Gustave. Elle dit seulement que l’enfant avait été bien malheureux dans son ancienne famille et invita Gabin à lui réserver le meilleur accueil, comme il l’avait toujours fait, comme un frère, ni plus ni moins. Gabin donna son accord et enchaîna avec la seconde assiette de gratin.

Le lendemain, Gabin passa sa journée de collégien à imaginer le nouveau. Serait-il petit ? Gros ? Tordu ? Bigleux ? Aurait-il des dents en moins ou le cuir luisant d’une brûlure sur une main recroquevillée, comme cela était déjà arrivé ? Combien de jours faudrait-il pour que l’amitié apparaisse ? Du moins, la confiance ? Peut-être, la complicité ? Que partageraient-ils ? Gustave portait-il les traces des mauvais traitements sur son corps ? Était-il timide, agressif, bavard, muet ? Qu’aimait-il dans la vie, si encore il aimait quelque chose, s’il n’avait pas perdu le sens même du verbe aimer ?
Au soir, Gabin s’endormit sur ces interrogations et rêva d’un Gustave-papillon qui entrait par la fenêtre ouverte sur le clair de lune et venait se poser sur sa table de nuit pour lui grappiller un gramme de ses macaronis.

Dans la matinée du samedi, la travailleuse sociale référente accompagna Gustave chez les Raybert, préparés à l’accueil du garçon. Accueil sobre, mais tout de même : Alain s’était brossé les ongles bien à fond et rasé de près ; Nadine, coiffée et vêtue d’un chemisier à petites fleurs bleues, avait passé la lavette sur les carrelages du rez-de-chaussée ; Gabin, raie à gauche et mains dans le dos, s’était planté comme un piquet au milieu du salon.
Gustave apparut sur le seuil, bretelle du sac à l’épaule droite. Ses cheveux châtain clair étaient trop fins pour être peignés. Taillés aux ciseaux au-dessus de ses sourcils, ils tombaient en corolle autour de sa tête. Sa peau était sans teinte précise, diaphane. Son visage, creusé de concavités sombres, où s’étaient logées l’anxiété et la fatigue, possédait des proéminences, pommettes, menton, nez, aux allures cadavériques. Cette singularité impressionna les membres de la famille d’accueil. S’ajoutaient à ce portrait une bouche entrouverte aux lèvres bleuâtres, des yeux gris qui jouaient au billard et des regards inquiétés par l’espace, les objets, les meubles, les murs et leurs occupants. Petit, maigre, Gustave flottait dans des vêtements d’emprunt comme un gamin sauvé in extremis du naufrage.
Il y eut un court silence lors duquel Nadine fut confirmée dans ses craintes. Gustave était en mille morceaux. Alain prit conscience de l’ampleur de la tâche qui les attendait et Gabin sut qu’il allait devoir mettre la main à la pâte davantage que d’habitude.
Madame Berger procéda aux présentations, énonça quelques recommandations et conclut administrativement en confiant à Nadine la chemise cartonnée sur laquelle était noté : Gustave ROMONDE né le 4 janvier 1992 – Famille RAYBERT. Puis elle s’en alla en souhaitant bonne chance à tout le monde.
Afin de détendre l’atmosphère et de démontrer à Gustave que l’on était à son entière disposition, on démarra la visite. Nadine l’invita à déposer son sac à dos et lui dit qu’ici, eh bien, c’était le salon avec l’écran de télévision, le canapé en tissu à fleurs beiges, la table basse en mélaminé façon marbre, où reposaient pêle-mêle télécommande, quotidien local, paires de lunettes, magazine de décoration, son fauteuil à elle et celui d’Alain pour les siestes du dimanche, le buffet avec partie vitrine et ses bibelots parmi lesquels la reproduction miniature d’une DS 21 M Pallas gris Palladium de 1969, le petit guéridon ici pour poser des trucs et, là, la petite table de bois blanc pour faire les papiers.
Gustave suivit des yeux l’énumération et finit par glisser ses mains dans la poche kangourou de son survêtement outremer à capuche.
Après un passage rapide dans la chambre des parents meublée avec modération d’un lit, de deux tables de chevet et d’une armoire, l’on se dirigea par un bref couloir vers la cuisine, suffisamment spacieuse pour servir de salle à manger. Alain jugea bon de lancer sur le ton de la plaisanterie que c’était là qu’on reprenait soit des forces soit du poids. Gabin sourit à l’ironie de son père en la majorant d’un soit les deux blagueur et Nadine confirma par un tout à fait destiné à l’abdomen d’Alain et en sous-entendant que c’était surtout sur elle que les estomacs pouvaient compter. Gustave put constater que l’harmonie régnait dans ce foyer et la visite se poursuivit par la salle d’eau, les toilettes, le cagibi puis l’étage, où l’on commença par la chambre de Gabin, son lit au carré, son bureau, son fouillis et ses posters de voitures.
Pour la chambre de Gustave, on avait fait les choses comme il le fallait afin que le rituel portât les fruits espérés. Nadine fit entrer l’enfant, lui décrivit l’ensemble à grands traits et le laissa juger. Un vrai lit, un vrai bureau pour les devoirs, une armoire toute neuve, une chaise à roulettes, un tapis beige imprimé d’empreintes de pieds aux couleurs primaires. Gustave paraissait stupéfait, mais l’on apprit vite que la stupéfaction était l’unique expression de son visage, du moins dans les premiers temps de son installation.
Puis, à midi, ce fut l’heure du premier déjeuner en famille et à 7 heures du soir, celle du premier dîner. Il y a, comme ça, au hasard des circonstances, des choses que l’on vit pour la première fois, et ces choses, une fois vécues, se répètent et, une à une, se déversent dans le bain des habitudes, se mélangent au reste et mijotent doucement sur le petit feu du quotidien. Ainsi, Gustave était entré, pour la première fois, dans une chambre à lui. Il avait punaisé une photographie de son chien Jerry au-dessus de sa tête de lit. Il était allé aux toilettes, pour la première fois, s’était lavé les mains au lavabo de la salle d’eau, avait mis sa brosse à dents à côté des trois autres, était allé faire ses premiers pas dans le jardin avec Gabin qui lui avait montré son scooter, sa cabane et ses outils.
L’après-midi, Gabin proposa à Gustave de, au choix : regarder un film jusqu’au goûter puis bricoler dans le jardin ; prendre les vélos et monter au château fort ; aller pêcher dans l’étang des Lieux ou dans le ruisseau du Désir, qui coulait derrière le garage paternel. Gustave choisit la pêche. Il suivit Gabin dans la cour, où le matériel était entreposé sous un auvent de planches. Gabin saisit sa canne à pêche et la tendit à Gustave. « Tiens, je te la donne. Moi, je prends celle de mon père. » Et il ajouta en désignant sa canne : « C’est une professionnelle. » Le niveau de stupéfaction augmenta de plusieurs crans sur le visage de Gustave et les deux gosses s’en allèrent pêcher dans le Désir duquel Gustave sortit son premier poisson. Au travers du voile figé de son visage, Gabin crut deviner un sourire minuscule.
Après le premier dîner à quatre et la première promenade le long du canal, chacun gagna sa chambre respective. Alain et Nadine s’estimèrent satisfaits de cette journée et Gabin, partageant ce sentiment, souhaita une bonne nuit à Gustave en toquant trois coups sur la cloison. Gustave, assis au bord de son lit, ne répondit pas. Une angoisse était montée en lui sous la forme d’images de cave humide, de bruits de clés dans des serrures, de rires gras, d’odeurs de moisi, et il se demanda comment il pourrait trouver le sommeil, seul dans cette chambre inconnue, dans le silence de cette maison qui aurait, au demeurant, apaisé n’importe quel enfant, mais avait paradoxalement sur lui l’effet d’un coussin écrasé sur sa figure et c’est haletant qu’il quitta la pièce, alla frapper à la porte de Gabin et pria ce dernier de l’autoriser à dormir à côté de lui, là, par terre, sur le tapis de laine épaisse, au pied du lit, comme un chien. Autorisation évidemment accordée. Et ce fut ainsi pendant plusieurs semaines. Toutefois, dès le deuxième soir, Nadine vint glisser sous Gustave un petit matelas d’appoint et un oreiller moelleux.
Un soir, Gabin s’empara du matelas et de l’oreiller et s’alla coucher chez Gustave. Gustave en fut étonné, mais tout irait bien puisqu’il n’était pas seul. Progressivement, Gabin aida Gustave à passer ses nuits dans son lit. D’abord, il s’endormait et, à l’aube, s’en allait sur la pointe des pieds sans refermer les portes. Puis il se mit à quitter la chambre de Gustave de plus en plus tôt. Un soir, il attendit que Gustave s’endormît pour s’éclipser. S’éveillant aux lueurs du jour naissant et surpris par l’absence de Gabin, le petit alla vérifier si celui-ci n’avait pas réellement disparu en jetant un œil par l’entrebâillement de la porte. Rassuré et plus confiant que la veille, il regagna son lit.
Nadine et Alain ne virent aucun inconvénient à cette méthode, comme ils ne voyaient d’ailleurs jamais aucun inconvénient à pratiquement tout ce que les enfants décidaient sous leur toit. Gustave et Gabin finirent par s’endormir chacun dans leur lit. On rangea le matelas, on rangea l’oreiller, accessibles cependant à tout moment en cas de baisse de régime.
Le premier soir où Gabin laissa Gustave s’endormir seul, il lui souhaita une bonne nuit et ajouta: «T’inquiète. Je te protégerai toujours. Promis.»

PREMIÈRE PARTIE
1
Cuisine des Snout
Mardi 16 avril 2024
20 h 04
(Dix heures et trente-quatre minutes après la disparition)

Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça, d’une façon un peu banale, à la manière d’un roman de famille, dans cette pièce chaude et claire où se chevauchent les odeurs comme nulle part ailleurs, ce lieu de réunion où convergent quotidiennement les appétits, où bruissent les conversations et les silences, les cliquetis des couverts et les rumeurs des appareils électriques.
Au centre, faites d’un dialogue bois-métal très contemporain, la table et ses quatre chaises assorties sont cernées par un judicieux agencement de placards à portes coulissantes, de buffets à tiroirs munis de ralentisseurs, d’un réfrigérateur américain encastré à double porte, d’un four autonettoyant à touches thermosensibles, d’un quintet vitrocéramique avec sécurisation enfant, d’une hotte aspirante à quatre vitesses et triple niveau d’éclairage, d’un lave-vaisselle programmable et connecté, de deux éviers attenants avec robinet classique et douche de rinçage, et de plusieurs alcôves où glisser robot multifonction, tourniquet à épices, ustensiles divers, micro-ondes, cuit-vapeur, cafetière branchée sur l’appli Express du smartphone, petit écran de télévision.
Un plan récapitulatif des circulations sur vingt-quatre heures indiquerait avec évidence que la cuisine constitue le centre de gravité de la maison. C’est là que passent et repassent l’ensemble des occupants du logis. On vient s’y désaltérer, on s’y installe pour se restaurer, on y prend un en-cas sur le pouce, on s’y arrête pour papoter un instant, regarder la chaîne d’informations en continu, y prendre parfois l’apéritif, y déballer les courses et y préparer les repas de chaque jour de l’année. La cuisine est à la fois cabine de pilotage, salle des machines et pièce de vie collective. Théâtre des amours et des conflits familiaux, elle est au cœur des existences, elle les jalonne, elle façonne l’architecture des journées, leur début, leur milieu, leur fin et, par ses fonctions élémentaires, l’alimentaire et le social, elle inscrit ses utilisateurs dans une norme rassurante parce que universelle.

Donc, ça commence ici, dans la confortable cuisine d’un pavillon cossu avec colonnades à l’entrée situé dans un quartier résidentiel d’une ville de province. Odile Snout s’apprête à servir le bœuf bourguignon qu’elle a laissé mijoter la veille et qu’elle a repassé au feu ce jour.
Odile Snout est une femme de trente-huit ans, blonde aux cheveux épais, volumineux et légèrement ondulés, souvent détachés, parfois retenus par des élastiques, des pinces, des foulards (comme à présent). Ses yeux sont d’un bleu de lagune, ses cils longs et fins, son nez droit, son cou allongé donne à sa tête un port altier, les rondeurs harmonieuses de son corps ne sont pas sans générer de franches convoitises, tant de la part des hommes que des femmes. Odile est l’épouse d’Hervé Snout et la mère de leurs deux enfants, Eddy et Tara, des jumeaux dizygotes âgés de quatorze ans.
Depuis seize ans, elle est employée par la mairie de sa commune au poste de secrétaire de l’adjoint à la culture. Le dimanche ou pendant ses vacances ou même certains soirs, quand le programme télévisé ne lui dit pas trop, Odile s’adonne à la peinture sur toile, activité qui lui permet de se poser, de se concentrer sur autre chose, d’être un peu tranquille avec elle-même. Elle tente – en toute modestie – de marcher sur les traces des impressionnistes, d’entrer dans la couleur, de créer de la lumière. Elle reproduit des jardins de Giverny, des bords de Marne, des nymphéas, et ça, ça lui fait du bien, peu importe le résultat. Elle occupe pour cela une pièce chauffée dans une dépendance derrière la maison. Là-bas, elle est chez elle, dans son univers, avec ses peintres préférés, ses tubes d’acrylique et son chevalet.

Hervé devrait être rentré depuis plus d’une heure. Aujourd’hui, c’est son anniversaire. Odile a acheté un gâteau à la pâtisserie du centre-ville et deux bougies en forme de chiffre, un quatre et un cinq. De temps à autre, Hervé revient du travail un peu plus tard que d’habitude, une réunion imprévue, un retard de livraison, c’est le lot de tous les responsables, chefs, entrepreneurs, directeurs, que d’être soumis aux vicissitudes de la hiérarchie – lorsque l’on dirige, on dirige de A à Z –, mais, tout de même, dans ces cas-là, Hervé prévient du contretemps.
Odile prononce cela à haute voix – elle insiste sur le tout de même – en retournant une dernière fois à la cuiller de bois les morceaux de bœuf bien tendres dans la sauce veloutée aux effluves de thym et de vin cuit. Elle n’imagine pas que son époux (elle dit « époux » pour se distinguer de la prolétaire moyenne qui préférera le terme de mari) ait pu oublier ce dîner commémoratif.
Les enfants ont faim, la bouteille de médoc est débouchée, le plat est chaud, le bavarois aux fruits rouges attend dans le réfrigérateur, qu’est-ce qu’on fait ?
Eddy, dont l’estomac possède de faibles capacités de résistance au vide, propose de commencer doucement, papa ne devrait plus tarder maintenant. Tara, elle, n’émet aucun avis, la viande, elle n’y tient pas plus que ça, elle n’exprime aucune impatience, triture des boulettes de mie de pain sur la toile cirée à motifs géométriques, la tête penchée sur le côté et posée dans la vasque de sa main gauche.
Pourquoi pas, oui, mais, enfin, c’est dommage, réplique Odile à la suggestion de son fils. Il pourrait quand même prévenir, maintient-elle, et elle éteint le feu sous la marmite. Elle saisit l’écumoire, tend sa main vers Eddy pour qu’il lui donne son assiette, la remplit de deux beaux morceaux de bœuf accompagnés de carottes, de pommes de terre, de champignons, et nappe le tout d’une louche de sauce fuligineuse qui fait venir l’eau dans la bouche de l’adolescent. Elle réitère l’opération avec l’assiette de Tara, qui a préalablement stipulé qu’elle n’en voulait qu’un tout petit peu. Mais c’est de la viande d’ici, de chez nous, du vrai local, elle est très bonne, alors on mange et puis c’est tout.
La télévision est allumée. Un jeune homme exécute d’impressionnantes figures aériennes en skateboard. Le journaliste commente. En juillet prochain, lors des Jeux olympiques de Paris 2024, la France inaugurera les premières épreuves de cette discipline. Elles se dérouleront sur la place de la Concorde transformée pour l’occasion en gigantesque terrain de sport urbain. Le sportif dit qu’il vient s’entraîner ici tous les jours pour s’imprégner des lieux, être dans l’esprit JO. Son objectif : une médaille. Skateboard, breaking, BMX, Paris 2024 fera la part belle à la jeunesse urbaine. « Les jeux, c’est du sport, mais c’est tellement plus encore… », conclut le journaliste.
Odile fixe l’écran sans y prêter grande attention. Il sera bientôt 20 h 30 et toujours pas d’Hervé Snout à l’horizon. Odile effiloche un morceau de bœuf avec les dents de sa fourchette. Elle envoie un message écrit à son époux, qui ne répond pas.
Tara dit qu’elle n’en veut plus. « Finis ton assiette », rétorque sa mère. Tara insiste, elle n’a vraiment plus faim. « Eh bien, laisse », capitule Odile.

Au-dessus de la porte qui mène au salon, la pendule NYC indique 20 h 38. Les enfants sont montés dans leur chambre, on n’a pas sorti le gâteau, Odile est seule dans sa cuisine. Son regard frôle le réfrigérateur, où sont coincées sous des aimants fantaisie – une banane, un verre de cocktail avec paille – des images de ses enfants à tous les âges, photos-souvenirs qui démontrent qu’une famille existe bel et bien sous ce toit, qu’elle a son histoire, ses anecdotes, ses rigolades, ses vacances au bord de la mer. Puis ses yeux s’arrêtent sur le tableau blanc où elle a coutume d’écrire ses listes de courses, jour après jour augmentées de ce qui manque à la maison. Elle jette un œil à la plaque publicitaire rétro pour Coca-Cola, à la carte postale de Barcelone, à la boîte de galettes bretonnes qui contient des cure-dents, des fourchettes à escargots, les fiches cuisine de sa mère et tout un tas de petits déchets, dont on ne parvient pas à se séparer parce que ça peut toujours servir : un bout de ficelle, un bouchon de liège, un élastique, une soupape de cocotte-minute. Odile est à deux doigts de se demander ce qu’elle fait là toute seule à attendre le retour de son conjoint au lieu d’aller fignoler son Impression, soleil levant. À une époque, elle l’aurait déjà appelé vingt fois. Elle s’inquiète, oui, mais raisonnablement, car sa propension à développer des angoisses irraisonnées, à imaginer des accidents sanguinolents, des crimes odieux, des enterrements lugubres, s’amenuise et cela est certainement le signe qu’Odile va mieux, qu’elle ne se laisse plus dévorer par l’anxiété, oh non, cela fait longtemps que c’est terminé, ça. Odile et Hervé Snout s’aiment-ils moins qu’avant ? Non, bien sûr, mais le temps passe sur les couples et les use plus rapidement qu’un galet de granit. Le galet, lui, s’érode, s’arrondit, se polit, embellit, tandis que le couple se creuse, perd ses rondeurs au profit d’angles et d’arêtes tranchantes, gagne en rugosité, se ride, vieillit. C’est normal, se dit Odile, oui, c’est normal. Hervé va rentrer, il a peut-être oublié son repas d’anniversaire, a dû filer à la chambre de commerce pour régler un détail, n’a pas pensé à téléphoner, car il ne pense plus qu’Odile peut encore s’inquiéter. C’est dommage, oui, l’on peut trouver cela dommage, mais en rien exceptionnel. Cependant, à bien y réfléchir, il n’a pu se rendre à la chambre de commerce à vélo à quarante kilomètres d’ici ; il serait d’abord repassé par la maison et aurait pris sa voiture, une Mercedes GLB 200 Business Line noire. Alors, il est peut-être allé à une réception à la mairie ou au pot de départ d’un client ou elle ne sait quoi encore, Odile, qui est toujours assise sur une chaise dans sa cuisine.
Eddy a dévoré son assiette de bœuf bourguignon, il adore ça, c’est un vrai plaisir de le voir manger, ce gamin ; en revanche, Tara a trouvé que la viande n’était pas assez tendre. Ils sont vraiment différents, ces deux-là.
Odile se lève, tourne en rond, débarrasse la table et remplit le lave-vaisselle, gestes mille fois répétés depuis bientôt quinze ans, gestes qu’elle pourrait effectuer les yeux fermés. Voilà ce que produit le temps aussi : une sorte de cécité.
Hervé pourrait au moins passer un coup de fil, juste un coup de fil, ce n’est pas trop demander, si ? Ne serait-ce que pour la forme.
La télévision diffuse maintenant un épisode d’une série policière avec des véhicules qui roulent vite, des agents en civil, airs graves et faces de truands, au volant de bolides ou dans un bureau de la PJ en nocturne ou dans un ascenseur froid, et de vrais truands dans des voitures plus puissantes que celles des fonctionnaires. On devine dans les attitudes des agents de police une véritable fascination pour les gangsters ; leurs attitudes mimétiques expriment un devenir-voyou constitutif de la fonction autant qu’une frustration infantile issue de la cour d’école, où la distribution des rôles, voleurs et gendarmes, générait toujours quelques bouderies de la part de ceux qui devaient faire respecter la loi. En général, ils couraient moins vite que les autres. Les truands ne connaissent pas cette fascination et peu d’entre eux échangeraient leur emploi. Cependant, la structure hiérarchique du milieu truand rappelle par bien de ses aspects celle de la police. Boss, patrons, chefs, lieutenants, cerveaux, gros bonnets, seconds couteaux…

Odile observe l’écran comme s’il s’agissait d’un aquarium. Il est bientôt 21 h 30. Elle appelle Hervé, qui ne décroche pas. Elle ne laisse pas de message. Elle appelle sa mère.
Nicole Élisée, veuve de Félix Élisée, qui vit dans un appartement du quartier de l’hôpital, suggère à sa fille de ne pas s’inquiéter, Hervé va rentrer, Odile le connaît, elle sait qu’il est comme ça, il fait ce que bon lui semble, il va, il vient, et les autres, voilà, ils attendent. Odile n’est ni surprise ni idiote, inutile que Nicole lui rebatte les oreilles avec ce qu’elle pense de son gendre. Elle cherchait juste un peu de réconfort. Mais, visiblement, elle n’a pas composé le bon numéro. Nicole l’arrête. Elle ne dit pas cela pour être méchante, mais par lucidité, faut quand même avoir les yeux en face des, bon. « Est-ce que tu veux que je vienne ? » prononce-t-elle sur un ton qui marie l’empathie à une espèce de lassitude à peine dissimulée. Non, ce n’est pas la peine, Odile va patienter, Nicole a raison, il ne faut pas dramatiser et puis il sera bientôt 22 heures, sa mère ne va pas traverser la ville pour venir occuper un fauteuil du salon et attendre avec sa fille le retour d’Hervé.

Plus tard, Odile monte à l’étage, entrebâille la porte de la chambre de Tara et remarque que l’enfant dort profondément. Un léger parfum de lavande plane dans la pièce. Elle referme la porte sans bruit et ouvre celle de la chambre d’Eddy, sur laquelle est autocollée une affichette représentant un sens interdit, dont la barre blanche horizontale est remplacée par un bandeau jaune et noir où l’on peut lire : CRIME SCENE DO NOT CROSS.
«Tu pourrais frapper!» assène le garçon occupé à pianoter sur sa tablette. Odile s’excuse. Eddy demande si son père est rentré. « Pas encore », répond-elle. Mais il ne faut pas se tracasser, la réunion s’éternise certainement. Il est tard, il faut dormir pour être en forme au collège demain.
Odile redescend l’escalier, gagne la salle de bains, retire son foulard et entreprend de se démaquiller. Sans fard, son visage de nuit réapparaît, ni triste, ni serein, ni anxieux, simplement maussade, la gaieté l’ayant déserté depuis longtemps. Ses enfants, elle les a désirés, oui, enfin, il est plus juste d’affirmer qu’elle en désirait un, mais deux cœurs sont venus battre dans son ventre. Alors il a fallu faire face, s’organiser, supporter le double de fatigue. Pourtant, Odile ne regrette rien, oh non, jamais elle n’oserait exprimer le moindre regret. Il y eut deux enfants, voilà tout.
Elle enfile un legging bleu et une veste fine en polaire violine dont elle monte la fermeture Éclair. Un silence lourd règne dans la maison. Un silence qui dit l’anormalité de l’absence. Quelque chose cloche, elle le sent. D’autant qu’à minuit passé, Hervé n’est toujours pas là.

2
Chambre de Tara
Mardi 16 avril 2024
21 h 32
(Douze heures et deux minutes après la disparition)

Le volet électrique télécommandé du Velux grand format est fermé. La pièce n’est que chichement éclairée par le halo de la lampe de chevet, une sphère translucide, dont la luminosité est réglée au minimum.
Tara est assise en travers de son lit, dos au mur, et échange des messages avec Leïla, sa meilleure amie, son alter ego, celle avec qui elle partage tout, la seule à la comprendre vraiment.

Tara est une adolescente discrète au regard fuyant. Elle paraît fragile, timide, soumise, mais il n’en est rien. Elle est déterminée à atteindre l’autonomie le plus rapidement possible. Elle ne saurait verbaliser aujourd’hui son désir de fuite, mais il existe pourtant dans son esprit. D’ailleurs, elle reste souvent immobile, allongée des heures durant, le regard évadé vers le ciel, vers les nuages du jour ou le noir des nuits de grandes étoiles.
Intellectuellement, Tara n’a rien à envier aux adultes, ni chez elle ni au collège, qu’elle fréquente à regret, où elle s’ennuie ferme et d’où elle rapporte des notes médiocres. Elle n’est jamais parvenue à s’adapter au milieu scolaire, régi par des lois dont elle ne reconnaît pas la validité, mais cela est peut-être un signe de bonne santé. Elle estime qu’elle a autre chose à faire dans sa vie que d’ingurgiter des sommes faramineuses de connaissances inutiles parce que non choisies. Au lieu d’apprendre par cœur, elle souhaiterait penser. Mais, les obligations ne pouvant être contournées, Tara se résigne. Elle lance des poids, absorbe des identités remarquables, dissèque des souris, ânonne des combinaisons de mots allemands, et tout ce qu’elle n’a pas choisi entre par une oreille et ressort par l’autre.
Tara est de taille moyenne, plutôt maigre, ses cheveux sont trop blonds, trop fins, trop lisses, la peau de ses paupières semble transparente autour de ses yeux petits et vert clair. La puberté transforme son corps doucement, sans à-coups, et l’on dirait que, par le dessin de ce corps, la jeune fille préfère passer inaperçue. Les regards de ses condisciples ne s’accrochent d’ailleurs pas sur elle et ses professeurs l’appellent tantôt Sarah, tantôt Mara. Tara ne les corrige pas. Cela ne servirait à rien, les profs ont définitivement renoncé à l’éducation, pense-t-elle.
Elle sait que sa mère, Odile, a choisi ce prénom en référence à un lieu du roman de Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent. Elle a lu ce roman et l’a trouvé pas mal.
Sur les murs crème de sa chambre mansardée sont fixés des pans de tissus aux motifs abstraits et trois affiches : au-dessus de son bureau encombré de cahiers, de carnets, de stylos, d’objets épars, le paysage accidenté d’un rivage battu par d’énormes vagues (Tara affectionne les déserts et les mers, les montagnes escarpées, les jungles impénétrables) ; en face du lit, une photographie de la chèvre des neiges, prise par Jérémie Rorschash lors de son voyage dans le Yukon, animal rare dont les yeux noirs et le pelage blanc émergent de l’immensité sans fin de ce pays glacé, comme une apparition magique au centre d’une étendue de lait brumeux ; punaisé sur la porte, un portrait de la chanteuse Cerise, dont Tara adore la voix cristalline et les mélodies aux influences ibériques et orientales. D’autres décorations sont suspendues à des crochets : un attrape-rêves (Tara les note tous dans un cahier qu’elle appelle sa boutique obscure), un mobile de cailloux, une peluche de fête foraine, trois tirages papier de photographies d’elle avec sa copine Leïla retenus par des minipinces à linge le long d’un bout de ficelle.

Tara écrit à Leïla que demain elle essaiera de battre son record d’endurance pendant le cours de sport : courir autour du stade deux heures sans s’arrêter. Tara est une adepte de la course de fond. Elle s’entraîne régulièrement et parvient à couvrir des distances phénoménales malgré son jeune âge. Son ambition n’est pas de participer à des compétitions, de remporter des victoires ou d’épater son professeur (épaté cependant), mais de courir longtemps, seule, à son rythme, en pensant à mille choses, en cherchant des solutions à des problèmes, en écrivant des poèmes dans sa tête. Tara aime courir. Elle aime cette répétition infinie du geste, le son de ses chaussures frappant le sol, celui de sa respiration, la vibration de ses muscles, la fatigue apprivoisée. Elle aime cette remise en question du sens même de ce qu’elle est en train de faire, la foulée subissant un traitement similaire à celui d’un mot lavé de toute signification à force d’être répété. Courir, courir, courir… pour quoi faire ?
Elle a remarqué que, malgré cette sensation de perte, ses pas demeurent tous différents. Ils varient selon la vitesse, la matière du sol et ses accidents, sa concentration, les infimes variations de rythme, et Tara en conclut que, sous les apparences de l’immuable, tout est toujours différent. Donc, le sens ne se perd point, il perdure.
Le samedi, le dimanche, certains soirs en rentrant du collège, Tara s’en va courir au stade municipal, autour de son quartier ou dans la ville. Seule, elle court, elle pense, et ses pensées adoptent le mouvement de la course, elles avancent.
Elle écrit aussi à Leïla que son père n’est pas rentré, ce soir. Leïla, qui a perdu le sien à l’âge de dix ans, estime, en son for intérieur, que Tara a de la chance de pouvoir attendre son père, mais elle ne dit rien de ses états d’âme et préfère exprimer de l’empathie. « Ah bon ? » écrit-elle dans un texto accompagné d’un émoji triste avec larme à l’œil. Tara répond que ce n’est pas la première fois, qu’elle n’est pas très inquiète, que sa mère surtout est déçue parce qu’elle avait préparé un repas d’anniversaire.
Quel âge ?
Quarante-cinq.
Au moins, le repas s’est déroulé dans le calme. Il n’y a eu aucun conflit, aucune remarque. Eddy a bouffé sa bidoche ; Odile n’a pas insisté quand Tara a rechigné à finir la sienne. D’ailleurs, elle a décidé d’être végétarienne à partir de maintenant. Elle ne supporte plus d’imaginer toutes ces bêtes confinées des heures durant dans des camions à étages, débarquées dans des hangars, poussées dans des couloirs et tuées à la chaîne, chaque jour, partout. Un véritable carnage. Elle s’est bien renseignée, Tara, avant de prendre cette décision. Elle donne à Leïla le nombre d’animaux abattus tous les jours dans le monde : quatre milliards. Pour Leïla, ce chiffre ne représente rien, il est trop énorme, il est une abstraction. Alors Tara lui envoie le nombre de poulets tués chaque jour de 2003 en France : 2 031 687. Mais Leïla ne comprend pas plus ce chiffre qui lui semble irréel. On ne peut pas tuer deux millions de poulets par jour dans un petit pays comme la France, ce n’est pas possible, il doit y avoir une erreur. Elle répond par des points d’exclamation. Et puis Leïla aime la viande, elle en a tellement l’habitude. Son esprit ne conçoit pas la possibilité de s’en passer. Alors Tara lui dit que cela correspond à vingt-cinq poulets abattus chaque seconde. Elle écrit : cha-que-se-conde. Leïla répond : « Ah quand même… » Oui, c’est-à-dire que depuis qu’elles sont chacune derrière leur écran, comme tous les soirs à cette heure, disons depuis dix minutes, schématiquement, on en est déjà à quinze mille poulets. Leïla réagit : « Grave ! » Et puis Tara ajoute qu’elle ne supporte plus les discours sur les protéines animales considérées comme essentielles dans l’alimentation des humains ; elle évoque aussi les maladies provoquées par la consommation de viande, les élevages intensifs, les virus, la pollution, les zoonoses. Tara a regardé des documentaires, elle a des arguments.
«J’espère que ton père va rentrer», lui écrit Leïla pour revenir au point de départ de leur conversation. Tara partage ce souhait, mais un repas sans dispute ou simplement sans tension, c’est toujours cela de gagné, on digère mieux. Son père, oui, il reviendra. Elle n’en doute pas un instant. Il embrassera Odile sur la bouche et voilà ; plus par convention que par affection, d’ailleurs, car sur ce plan-là Tara n’est pas naïve, elle a constaté qu’entre ses parents ce n’est plus tout à fait ça. Ils ne rient plus ensemble, l’ambiance est morose la plupart du temps, leur complicité de couple est une histoire ancienne et, depuis sa chambre à l’étage, la jeune fille n’entend plus rien de ce qui se passait, avant, dans la leur, au rez-de-chaussée. Cela ne la regarde pas, elle a d’autres préoccupations : écrire ses rêves, courir, grandir vite, s’en aller.
Tara souhaite une bonne nuit à Leïla. Elles échangent des sourires et des cœurs.

Elle s’interroge avec quelque appréhension sur la manière dont son père va réagir à son végétarisme. Sûrement très mal. Il restera évidemment sourd à toute forme d’argumentation justifiant cette « absurdité ». Il n’écoutera pas. Il n’a jamais rien écouté, on ne peut pas parler avec lui. Alors, Tara va devoir tenir bon, expliquer sans s’illusionner, mais expliquer tout de même un minimum. Elle a bien l’intention de résister.
Elle met une chanson de Cerise, la première de son second album, sa préférée.
Elle se souvient de ce repas d’il y a deux mois environ, lors duquel son père lui intima l’ordre de manger une cervelle d’agneau persillée qu’Odile avait accompagnée de haricots verts et de petits pois frais. Tara avait osé répondre que jamais elle n’introduirait un gramme de cette chose dans sa bouche. Hervé ne l’entendit pas de cette oreille et se lança dans un de ses monologues, auxquels on était accoutumé dans cette maison, ayant pour thème principal les bienfaits diététiques des abats et, pour secondaires, l’origine de la viande, les efforts d’Odile aux fourneaux, les enfants qui ne mangent pas à leur faim et, en dernier recours, le respect dû à un chef de famille et, par ruissellement, à l’autorité, la hiérarchie, l’ordre des choses. Il paracheva sur une note de fermeté qui ne fit pas bouger Tara d’un pouce.
Eddy avait déjà presque terminé son assiette et lorgnait d’un œil gourmand celle de sa sœur.
Tara posa un regard furtif sur son frère, dont le goût pour cette immondice lui souleva le cœur, et le garçon descendit en un instant d’un cran dans son estime, qui n’était déjà pas très folichonne. Odile n’était pas intervenue et n’en avait jamais eu l’intention. De toute façon, elle aurait pris la défense de l’enfant, comme d’habitude, et ça, ça lui tapait sur le système, à Hervé. Mais Odile était fatiguée, elle avait passé sa journée sur un dossier compliqué pour les festivités du 8 Mai, elle manqua de courage, ce soir-là.
Constatant que l’adolescente ne cédait pas, regardait en face d’elle, bouche fermée, bras croisés, le père sortit de ses gonds. Tara allait presto se mettre à manger cette cervelle, cesser ses simagrées de gamine pourrie gâtée tout de suite et filer au lit quand son assiette serait vide, se laver les dents, se coucher, dormir, merde ! Qu’est-ce que ce manège signifiait au juste ? Jusqu’à quand on allait se casser le cul à faire des plats originals pour des gosses qui n’en ont rien à foutre ?! « Vous croyez qu’on va jeter la nourriture à la poubelle ? Pour qui vous vous prenez exactement ? » (Hervé passait au vouvoiement lorsque la colère le submergeait.)
Pour toute réponse, Tara eut la malencontreuse idée de rectifier : « originaux ».
Il y eut un silence pendant lequel chacun se tint immobile : le père, stupéfait ; la mère, lasse ; le fils, impatient ; la fille, tenace.
«Monte dans ta chambre immédiatement.»
Cette phrase, Hervé la répéta deux fois, crescendo. Tara obéit. Elle préférait se coucher le ventre vide plutôt que de goûter à une seule miette de cette horreur.
Ce soir-là, Tara prit conscience qu’elle pouvait tenir tête. Elle se sentit forte, presque invincible. Elle avait visé dans le mille. Désormais, elle ne se laisserait plus faire.

Elle se glisse sous la couette et prend son roman en cours, L’Auguste de Varsovie, l’histoire d’un vieil homme qui, en Pologne avant la guerre, fut un célèbre artiste de cirque amoureux d’une certaine Élisabetha (un roman de l’auteur polonais Gargas Parac).
Il est 22 heures passées. Tara sent la fatigue descendre sur elle. Elle s’endormira bientôt. Elle posera le livre sur sa table de chevet, tournera le variateur de sa lampe vers la gauche, aura une pensée pour son père qu’elle n’a toujours pas entendu rentrer, se pelotonnera dans le duvet et trouvera vite le sommeil.
Elle perçoit le faible murmure de la télévision de la cuisine tout en parcourant quelques pages de son roman.

Plus tard, Odile entrouvre la porte et reste quelques instants dans l’entrebâillement pour observer sa fille endormie. Elle ne discerne que la ligne de son profil dans l’obscurité. Tara est si belle. Elle pourrait l’être encore plus si elle portait davantage attention à son image. Normalement, à cet âge, on commence à se maquiller un peu, on s’habille, on cherche à attirer les garçons. Secrètement, Odile désire que sa fille lui ressemble, mais Tara s’éloigne. Par tous les moyens, elle s’éloigne. Eddy aussi paraît déjà loin. Et Hervé, naturellement, s’en ira avant Odile puisqu’il a sept ans de plus. Elle se retrouvera seule, sans mari, sans enfants, dans cette maison trop grande, où sa solitude résonnera comme dans un container vide, et, avec les années, le papier peint du salon, il se décollera, et les fenêtres se mettront à grincer et les lames des parquets flottants se déjointeront et les enfants ne viendront plus si souvent qu’autrefois. Alors la toiture se couvrira de mousse, des tuiles se fendront sous le gel et il y aura des fuites et l’eau grignotera la charpente et les plafonds et Odile ne pensera plus à Hervé puis ne pensera plus du tout puis disparaîtra de la surface de la terre sans que personne le sache hormis Tara, Eddy et quelques connaissances anciennes. La maison sera vendue à d’autres existences puis un jour, plus tard, beaucoup plus tard, à la place de la maison, il y aura une autoroute ou un lac artificiel en amont d’un gigantesque barrage hydroélectrique qui aura englouti la vallée sous les eaux ou une forêt primaire impénétrable ou un désert hostile, inhabité, radioactif.
Tara est en train de rêver.
Les moutons
Hommes à tête de mouton. Combien ? Avec des tabliers blancs tachés de sang. Peut-être des zombis ?
Je cours. Je m’éloigne d’un hangar (ou bâtiment d’usine).
Un agneau est décapité.
Les visions d’horreur s’éloignent.
Odile referme la porte sans bruit et va coller son oreille à celle d’Eddy.

Extraits
« Le capitaine Obrisky prend un air désolé pour informer madame Snout que l’enquête sur l’absence de monsieur Snout ne peut être, pour le moment, qu’administrative. Elle pourra devenir judiciaire, bien sûr, si des indices démontrent une gravité majeure dans cette absence et le tribunal sera saisi. Cependant, des témoins seront éventuellement auditionnés, des collègues de travail, des membres de la famille; le GPS de son téléphone donnera peut-être des informations précieuses ; la liste de ses appels sera également épluchée, mais il serait exagéré aujourd’hui de solliciter les services d’un procureur de la République. Nous sommes loin du stade des perquisitions, des prélèvements d’ADN ou des mandats d’arrêt. Nous n’avons ni suspect ni prévenu. Il est primordial que madame Snout communique à la gendarmerie toutes les données dont elle dispose, les détails qui lui reviendront en mémoire, et qu’elle n’hésite surtout pas à poser toutes les questions qui la travaillent. » p. 86

« Odile n’en peut plus. Il est bientôt 4 heures du matin. Eddy, lavé, désinfecté, pansé, est couché. Odile, elle, est accoudée à la table de la cuisine, dans la pénombre. Il va falloir qu’il se passe quelque chose, sinon elle risque de craquer. Son époux toujours introuvable, son fils qui se mutile, sa fille au seuil de l’anorexie, sa mère qui savoure, ses beaux-parents qui la harcèlent, son supérieur, l’adjoint à la culture, Marc Garand, qui ne cesse de la supplier du regard, son médecin et amant, Martin Blach, qui l’attend, ce jour, à 16h15, au cabinet… Elle n’en peut plus. Des larmes coulent sur ses joues. Pourquoi? Pourquoi accepte-t-elle qu’Hervé lui parle comme à la plus conne des connes? Pourquoi est-elle contrainte d’aller jouir ailleurs? Pourquoi n’annoncerait-elle pas à Hervé, dès son retour, son intention de divorcer? Pourquoi ne coupe-t-elle pas définitivement les ponts avec sa mère? Pourquoi n’a-t-elle pas étudié l’histoire de l’art ou la peinture? Pourquoi, aux heures les plus sombres de ses nuits, dans le secret de ses insomnies, regrette-t-elle d’avoir donné naissance à ses deux enfants? Pourquoi n’a-t-elle pas disparu avant son mari? Ce sont des sanglots maintenant qui s’ajoutent aux larmes. Elle est en train de craquer. Il lui faut un anxiolytique. » p. 98-99

« Hervé Snout ne questionne pas le fait de gérer de la viande morte, c’est une affaire entendue. Il est submergé par une angoisse existentielle puissante. Quelle trace laissera-t-il? Il en revient toujours à la même cruauté. Sa tétanie perdure. Sa femme ne le désire plus, ne le reconnait plus comme l’homme de sa vie; sa fille lui est étrangère, son fils lui ressemble trop. L’édifice de sa famille craque de partout. Il n’a pas vraiment d’ami sur qui compter en cas de coup dur et sur son lieu de travail, il est seul. » p. 183

À propos de l’auteur

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Olivier Bordaçarre © Photo Éric Garault

Olivier Bordaçarre est né en 1966 à Paris. Il a écrit une dizaine de romans, dont Dernier désir (Fayard, 2014) et Appartement 816 (L’Atalante, 2021). (Source: Éditions Denoël)

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Sur les roses

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En deux mots
Un bibliothécaire amoureux de l’une de ses fidèles clientes. Cette dernière peinant à oublier son premier amour. Et un voisin, amateur de roses qui payer cher sa passion. Voilà les ingrédients de cette tragi-comédie sur fond de crise des générations.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’amour, les livres et les roses

Luc Blanvillain nous revient avec une nouvelle tragi-comédie dont il a le secret. Cette fois, il nous raconte la quête amoureuse d’un bibliothécaire pour l’une de ses habituées. Une stratégie de conquête tout en douceur, qui va pourtant virer au drame, lorsqu’il lui prend l’idée d’offrir une rose à sa dulcinée.

À la bibliothèque, on fait de son mieux pour intéresser les habitants à la lecture. Des spectacles de marionnettes sont par exemple organisés à l’intention des enfants. Mais avouons-le, avec un succès mitigé. Ce qui ne va pas pour autant décourager Simon Crubel, le responsable. Il faut dire que Simon est amoureux. Il a remarqué Adèle, qui vient régulièrement avec Antoine, son fils de dix ans. Une passion qui n’a pas échappée à Odile, la bénévole, à Michel, amateur de littérature médiévale, ou encore à Joëlle, lectrice compulsive et blogueuse (voilà qui me rappelle quelqu’un), qui partagent son secret. « Ils prenaient part à cet amour, chacun selon ses ressources, le nourrissaient, le chérissaient, jouissant en retour des bénéfices qu’il leur offrait, aussi nombreux qu’ineffables. »
Pourtant, il tarde à déclarer sa flamme. Il suit discrètement l’objet de ses convoitises, tente d’en savoir plus sur ses goûts, construit une stratégie d’approche. Va notamment discuter littérature avec Antoine, essayant de l’intéresser à Jude l’obscur de Thomas Hardy. Un choix pour le moins osé, qui va cependant nous offrir quelques savoureux échanges.
Mais laissons un court instant notre amoureux pour nous intéresser à un couple de voisins, Christian et Odile. Nés en 1954, ils ont traversé la seconde moitié du XXe siècle avec bonheur, ont vu leurs enfants Joseph et Simone prendre leur envol et leur donner de charmants petits-enfants. Mais au moment où ils pourraient se reposer sur de doux lauriers, prendre le temps de regarder leur série préférée mettant en scène le commissaire Jonasson, un gros nuage vient assombrir leur horizon: les enfants se battent déjà pour l’héritage, leur demandant avec insistance – au terme d’un énième repas dominical et d’un énième gigot raté – de répartir les meubles qu’ils ont patiemment accumulés au fil des ans. C’est dans ces circonstances que va se nouer le drame et que Simon va se présenter chez Odile une rose ensanglantée à la main.
Revenons maintenant à Adèle. L’enseignante essaie de sortir de ses déboires en consultant un psy, le Dr Mayer. Le praticien constate jour après jour qu’elle n’a toujours pas soldé sa relation avec Charles, le père d’Antoine. D’autant que ce dernier réapparaît à nouveau dans sa vie, ajoutant ainsi un nouveau problème à la confusion ambiante.
Après Nos âmes seules, Le Répondeur et Pas de souci Luc Blanvillain nous a concocté une nouvelle tragi-comédie sur fond de crise des générations et d’incommunicabilité. Les parents ne comprennent plus leurs enfants et encore moins leurs petits-enfants, centrés sur leurs téléphones portables et leurs réseaux sociaux.
Il semble tout à fait vain de vouloir les intéresser à la lecture, même si les œuvres de fiction pourraient leur ouvrir de nouveaux horizons.
On y retrouve aussi quelques thèmes et personnages récurrents, comme l’amour et le psy. L’amour qui devient de plus en plus difficile à vivre parce que nous ne trouvons plus les mots pour le dire. Simon a ainsi aujourd’hui beaucoup de peine à déclarer sa flamme. Il a pourtant les livres inspirants à sa disposition, y compris les rares ouvrages de Chrétien de Troyes.
Quant au psy, il parcourt ce livre avec délicatesse, sorte de phare dans la nuit qui n’est toutefois pas suivi. Ce qui nous vaudra encore quelques scènes cocasses. Vous l’aurez compris, ce nouvel opus n’a rien à envier à ses prédécesseurs au niveau de l’humour et de la satire. Luc Blanvillain se régale et nous régale à nouveau… sur un lit de roses.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Sur les roses
Luc Blanvillain
Quidam Éditeur
Roman
286 p., 20 €
EAN 9782374913704
Paru le 5/04/2024

Où?
Le roman se déroule dans une ville de province qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pour commettre l’irréparable, rien de mieux qu’un bibliothécaire amoureux.
Un jour, quelqu’un est foudroyé par la cueillaison d’une rose.
Pour raconter cette histoire, il faut partir de zéro: la rose, bien sûr, mais aussi, aussitôt, l’amour, la mort, l’enfance, les livres, les séries policières.
Simon Crubel est amoureux. Amoureux et bibliothécaire. Attendons-nous au pire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog L’or des livres

Les premières pages du livre
« Lorsque l’enfant se mit à hurler, Simon Crubel comprit qu’il avait dû y aller un peu fort.
Il regarda sa main, gantée d’une marionnette à tête de monstre. Assez hideuse, il est vrai, muette, avec des profondeurs d’expression. Elle semblait revendiquer, plus que tout, son statut d’objet artisanal, résolument hostile à toute velléité industrielle, commerciale, capitaliste. Quelqu’un, quelque part, avait dû la tricoter.
L’enfant pleurait toujours, mais moins, depuis que la créature pendait, inoffensive, au bout du bras de Simon qui se demanda s’il devait poursuivre son histoire. Sur son autre main, une jeune princesse boudeuse évoquait une drag-queen rousse, familière des nuits berlinoises.
Agacée, l’institutrice moucha le gosse et fit signe à Simon de continuer.
— La Belle, voulez-vous être ma femme ? articula-t-il donc, docile.
Il attendit un peu, ménageant son effet, puis fit répondre la Belle.
— Non, la Bête.
C’était mou. Le cœur n’y était plus. Le cercle de moutards en chaussettes sur la moquette de l’espace-contes avait perdu sa concentration. L’institutrice en foudroya quelques-uns, de son regard las, en vain. Deux d’entre eux s’étaient empoignés et roulèrent joyeusement parmi les acariens.
— Bon je pense qu’on va en rester là, conclut Crubel, en rejoignant prudemment Odile au comptoir de prêt.
— Tu terrifies les mômes, quand tu fais la voix du monstre, signala-t-elle, guillerette.
Il acquiesça.
— Tu pourrais peut-être changer d’histoire de temps en temps. Tu ne connais que La Belle et la Bête ?
— C’est ma préférée.
Il passa derrière le comptoir et se servit un café tiède, parfum tartre.
Elle lui sourit, de ce sourire coquet qui sollicitait dans son intégralité l’armature musculaire de son visage félin. Non, pas félin. Elle tenait plutôt de la loutre. De l’écureuil, voilà. Si, félin. Son père était un chat de gouttière et sa mère un écureuil femelle. Il avait lu quelque part que le mot écureuil venait d’un mot grec signifiant « qui vit à l’ombre de sa queue ».
— Je narre mal, résuma-t-il.
Grand homme osseux, tout en structure, il donnait physiquement l’impression de mépriser les accommodements moraux. C’était une illusion, bien sûr, mais assez utile. On lui faisait confiance. Chacun le sentait confusément, un sculpteur pompier aurait pu, en d’autres temps, tirer d’un bloc de marbre une silhouette comme la sienne pour exprimer la probité.
Aussi bien, il ne mentait, comme un chacun, que sur l’essentiel. Mais il avait raison, il narrait avec maladresse, renâclant aux astuces convenues qui plaisent aux petits, roulements d’yeux, effets de manche. Symétriquement, il appliquait ces réticences à ses lectures et se méfiait des auteurs lyriques.
— Même le soleil ne brille pas partout, professa Odile.
— Comment tu vas ? s’enquit Crubel que le souci des transitions n’obsédait guère.
C’était une vraie question. Il avait besoin d’être rassuré tout à trac. Sur Odile, surtout, qu’il soupçonnait fragile parce qu’elle s’évertuait constamment à éteindre ce genre de soupçons.
— Simon, soupira-t-elle, je vais bien.
Il mima la vie d’Odile, d’un geste ample et complexe. Elle hocha la tête, son sourire s’atténuant un peu, tandis qu’elle empilait deux albums.
L’institutrice – on ne les appelle plus comme ça depuis vingt ans, Simon – finit par vider les lieux, précédée de la bruyante escouade. Crubel déglutit, inspira, se sentit mieux.
Un flash trop bref lui restitua inopinément la saveur oubliée de sa joie de vivre. Celle qui l’habitait à l’époque où il était lui-même épouvanté par les marionnettes. Ces attaques de nostalgie survenaient le plus souvent lorsqu’il n’était pas en mesure de les accueillir avec les honneurs qui leur étaient dus. Elles se dissipaient aussitôt.
Alentour, la médiathèque paraissait exhiber sa laideur compas¬sée. On pouvait l’oublier par moments, cette laideur, ou plutôt la contenir, mais cela exigeait un effort inconscient de la volonté, qui fatiguait. D’ailleurs, médiathèque était un bien grand mot, imposé par la municipalité pour raviver à peu de frais dans l’esprit du public les couleurs ternies de l’établissement. Il s’agissait en fait d’une bibliothèque à l’ancienne, mais sans la patine, sans le prestige silencieux des boiseries. Y régnaient plutôt les dérivés pétrochimiques. Plastique pour couvrir les livres et linoléum le sol. Tout collait. Les couleurs juraient. La tranche des ouvrages piégeait des poussières anciennes, dont certaines s’étaient probablement formées sous De Gaulle. Au rez-de-chaussée, des gens de peu compulsaient chaque jour les quotidiens, de potron-minet à complies. Indifférentes à leurs craquements articulaires, d’énergiques retraitées gravissaient l’escalier de pierre pour atteindre le premier étage et s’y approvisionner en récits de vie. La poésie s’étiolait au second, dans une soupente romantique.
Cet environnement professionnel, miraculeusement préservé de la gangrène mercatique et managériale, cet espace calme où ne s’ourdissait jamais le moindre projet, où ne s’organisait aucune réunion d’équipe – Simon y était le seul employé et Odile lui donnait bénévolement un coup de main –, ce silence sans cesse recommencé possédait la vertu d’apaiser un peu les angoisses.
— Et toi ? finit par relancer Odile, de retour de la section jeunesse, où elle avait rangé les albums.
— Moi, quoi ?
— Comment tu vas ? C’est peut-être le moment de faire le point ?
— Pas spécialement, non.
Ils causaient. C’était comme ça tous les jours.
— Et ton livre, ça avance ?
— Pas spécialement non plus.
Simon Crubel s’essayait à l’écriture. Passion qui se démentirait peu après mais qui connaissait, à cette époque de sa vie, une espèce de petit apogée. Il avait trop d’idées. Il en avait tout le temps. Son inspiration se nourrissait des quatrièmes de couverture qu’il consultait toutes les semaines en librairie, ou des interviews d’auteurs. À l’instar d’un écrivain dont on parlait, il allait se lancer, par exemple, dans un récit acerbe, une satire sans concession du monde de l’entreprise. Il prenait des notes, lisait en diagonale quelques ouvrages documentaires, échafaudait le plan d’une intrigue, la divisait en chapitres – une vingtaine, à peu près – et, son moment préféré, se lançait dans la prose.
Il abandonnait toujours aux alentours de la page 8. Plus l’abandon était tardif, plus il était cruel. Il lui avait fallu près de 150 feuillets pour comprendre que son évocation chirurgicale d’une grande exploitation agricole lassait. Son thriller psychologique s’était écroulé à la page 30. Il racontait la vengeance d’un père de famille ayant découvert l’identité du violeur de sa fille et le tuant avec des raffinements de cruauté, non sans prendre la précaution d’occire six innocents pour brouiller les pistes. Son personnage lui avait paru manquer de vraisemblance. Il avait renoncé à deux récits de deuil, à une autobiographie imaginaire, à une fresque historique retraçant la vie de la femme de Verlaine et à plusieurs romans simples et bouleversants, mettant en scène une femme âgée atteinte d’une maladie incurable, ou un enfant atteint de la même maladie, ou une femme âgée en bonne santé assistant un petit cancéreux.
Pourtant, à chaque fois, son intrigue s’imposait à lui chamarrée de feux mystiques. En un éclair, toutes les notes griffonnées à la hâte dans un carnet de moleskine qui ne le quittait jamais s’aggloméraient, se fédéraient, se rangeaient. L’histoire lui apparaissait, telle une vision. En outre, son inspiration se révélait suffisamment extensible et protéiforme pour lui permettre de recycler des motifs conçus dans d’autres intentions. L’assassin du thriller devenait le fils de la vieille dame malade qui, elle-même, pouvait tenir honorablement le rôle de la mère de Verlaine. Il récupérait des descriptions qu’il enchâssait dans d’autres textes, dont elles grossissaient la masse et augmentaient les pages.
Odile le plaignait gentiment. Elle avait accepté de jeter un œil aux productions de Simon, qui ne la convainquaient pas, mais elle l’encourageait à s’accrocher. À quoi ? répondait-il.
C’était une bonne question.
Tandis qu’Odile repartait vers le fond de la bibliothèque – elle parcourait d’invraisemblables distances quotidiennes, son podomètre en témoignait – Simon se carra dans son fauteuil, où il se trouvait parfaitement installé pour ne rien faire.

— Vous rêvez, Simon ?
Crubel sursauta. Joëlle se tenait accoudée au comptoir de prêt, où elle avait déposé une pile conséquente d’ouvrages dont elle avait, quelques semaines plus tôt, inscrit les titres dans le cahier de suggestions. Joëlle – pilier historique de la bibliothèque – désirait être happée dès les premières lignes, lire la suite en apnée puis que le récit fût une claque et ne la laissât pas indemne. Simon peinait à faire coïncider cette étrange fantasmagorie cannibalesque avec l’image mesurée qu’offrait la sexagénaire, ci-devant technicienne en télécommunication.
Lui-même se contentait désormais de prélever dans les livres des fragments, des phrases, des paragraphes, au travers desquels s’entrevoyait quelque chose d’indéfinissable, de nébuleux et qui l’aidait à vivre.
— J’ai beaucoup aimé ce bouquin, l’informa Joëlle en brandissant un bref opus ostensiblement sobre. C’est écrit à l’os. Aucun gras.
Comme Crubel n’avait pas acquiescé assez vigoureusement, elle développa.
— L’autrice a trouvé une langue. Bouleversant.
Il bredouilla quelque chose, trahissant qu’il n’avait pas même ouvert le volume. Elle eut la bonté de ne pas lui en faire grief. Joëlle professait un goût très vif pour les récits tragiques, vertébrés, lourds secrets de famille, confessions pénibles, humiliations, domination. Elle prisait les syntaxes minimalistes ou, au contraire, les flux lacrymaux, dont elle citait des bribes sur son blog, ornementées d’enluminures numériques et d’émoticônes. Elle aurait sans doute adoré tous les livres que Crubel n’avait jamais écrits.
— Ce sera un coup de cœur, annonça-t-elle. J’ai hésité avec pépite mais ce sera coup de cœur.
Simon, incertain de la réponse espérée, lampa le fond de son gobelet.
— C’est chouette, Joëlle.
Elle parut déçue. Elle l’était toujours mais revenait à chaque fois, avec un enthousiasme intact. Odile les rejoignit et, entraînant habilement Joëlle vers le rayon des nouveautés, indiqua à Simon, d’un discret signe de tête, qu’Adèle était là.
Sagement assise à une table, un peu à l’écart, elle avait dû assister à la séance de marionnettes. À moins qu’elle ne fût arrivée juste après. Bien qu’il consacrât l’essentiel de ses journées à guetter son entrée, il la découvrait toujours par hasard, perdue dans le décor où elle semblait s’être incarnée, penchée sur un livre qu’elle parcourait avec gravité, avant de lever la tête, remontant du bout de l’index ses adorables lunettes à monture multicolore, pour le saluer en souriant.

C’est Odile, bien sûr, qui avait fait prendre conscience à Simon que l’intérêt qu’il portait à Adèle était clairement de nature amoureuse. À sa façon discrète et insinuante, par petites phrases elliptiques, s’arrangeant toujours pour caboter à distance raisonnable du sujet, qu’elle n’abordait jamais. Distillant les détails au fil des jours et des semaines, elle lui avait révélé qu’Adèle enseignait la littérature au lycée voisin, et que, comme on disait à l’époque de la lointaine jeunesse d’Odile, elle était mère célibataire d’un petit Antoine, dix ans. D’où tenait-elle ses renseignements ? Déformation professionnelle, peut-être, puisque l’intégralité de sa carrière s’était déroulée dans divers bureaux de l’hôtel de ville où elle exerçait des fonctions d’ordre sanitaire et social, calcul et versement de prestations, accueil d’allocataires, constitution de dossiers complexes, prise en charge des misères, dans leur inépuisable multiplicité et le respect absolu de l’orthodoxie administrative.
La retraite n’avait pas tari sa curiosité pour les humains, curiosité que Simon regardait comme l’une de ses plus impénétrables bizarreries, lui-même peinant à différencier les visages. Hormis, justement, celui d’Adèle.
— Et le père ? s’était-il enquis.
— Le père ? Quel père ?
— Celui du petit Antoine, dix ans.
Odile, qui s’attendait à la question et se désolait de n’y pouvoir répondre, avait haussé les épaules. Mais tout laissait penser que cet homme – un simple géniteur, probablement – s’était perdu quelque part dans le passé, et qu’il ne constituait ni un danger, ni un obstacle.
— Un obstacle à quoi, Odile ?
— Prends-moi pour une idiote.
Chez Simon Crubel, la puissance de l’amour, par une superstition d’autant plus féroce qu’elle était devenue pour lui, comme pour tous les inquiets familiers de l’échec, une seconde nature, était exactement proportionnelle à l’énergie avec laquelle il le déniait. Sa passion s’était d’abord fixée sur des détails d’Adèle – ses montures multicolores, sa nuque entrevue sous le chignon relâché, ses incisives nacrées fichées dans la roseur des gencives. Elle venait souvent lui parler. Riche de ces échantillons visuels et sonores, qu’il conservait comme des trophées, il s’évertuait, la nuit, à les assembler, pour tenter de reconstituer son épuisante splendeur. Peine toujours perdue.
— C’était très bien, votre petit spectacle, dit-elle.
Il ouvrit grand les yeux, brusquement tiré par Adèle de son rêve d’elle. Elle avait eu le temps, pendant qu’il prenait conscience de sa présence, de marcher jusqu’au comptoir qui, maintenant, les séparait.
— Il flanque la trouille aux mômes, réitéra Odile, revenue des nouveautés.
Joëlle, elle, avait disparu.
Adèle rit. Un rire bref, comme l’écho d’un grillon sur un éboulis. Des images idiotes et précises s’imposaient constamment à Crubel, en présence d’Adèle, en son absence, à son sujet. Souvent, elle venait à la médiathèque avec le petit Antoine, dix ans. Simon et lui s’entendaient bien. Antoine se nourrissait de gros ouvrages très au-dessus de son âge où se déployaient des univers fantastiques et violents. Simon, ceux-là, les lisait aussi, les aimait aussi.
— Il fait ça très bien, confirma Adèle en finissant de rire.
Habituellement, Simon se prévalait d’un certain sens de la repartie. Mais il était plus à l’aise avec les interlocuteurs qu’il ne rêvait pas de déshabiller du bout des dents, dans un lit plein d’odeurs légères.
Toujours assis dans son fauteuil, il avait maintenant la tête à la hauteur des seins d’Adèle, et ne les regardait pas, se concentrant sur le lobe de son oreille gauche, un lobe orné d’une petite pierre bleue. Elle posa devant lui un roman policier.
Après plusieurs secondes, il l’enregistra dans l’ordinateur.
— Et voilà, dit-il.
Plusieurs autres secondes plus tard, elle était partie.
— C’est tout ce que ce que tu trouves à lui dire ? demanda Odile.
— Comment ça ?
— Prends-moi pour une idiote. À toutes fins utiles, je te signale qu’elle adore les roses.

Adèle avait perçu, dans la voix du docteur Mayer, un certain agacement. Il n’était sans doute pas très professionnel pour un psychanalyste lacanien de déroger, fût-ce par ce léger frémissement des narines assorti d’une rudesse dans les inflexions vocales, à la règle d’imperturbabilité qui gouvernait son art, mais Adèle le comprenait. Pire, elle compatissait.
En deux ans de thérapie, aucun progrès notable ne s’était fait jour chez elle. Tout au plus – et encore – les longues séances hebdomadaires avaient-elles révélé les séquelles d’un conflit mal éteint avec sa sœur cadette, qu’elle ne voyait jamais, et qui était devenue, pour le petit Antoine, une tante assez déplorable.
Initiée par un épisode dépressif, consécutif à sa rupture avec Charles, cette longue entreprise, loin de dissiper la tristesse qui régissait la ronde lancinante de ses pensées, n’avait fait qu’en éclairer les reliefs. Mais, tout de même, la phrase que venait de prononcer le docteur Mayer, outre sa tonalité peu amène – Adèle ne le comprit qu’en se la répétant mentalement, raidie sur le divan – délivrait un pronostic peu encourageant : « Il est à craindre que notre espèce disparaisse avant votre névrose. »
Jusqu’alors, le praticien s’en était tenu à une réserve de bon aloi, un silence qui donnait à penser voire, dans les bons jours, à espérer.
Se pouvait-il qu’il eût changé de tactique et décidé de brusquer la jeune femme, de la placer sans ambages face à son néant dans l’espoir de lui faire amorcer un virage avant le précipice ?
Ou alors non, c’était juste qu’il en avait marre.
Adèle n’était sans doute pas une patiente passionnante. Dans le cabinet du docteur Mayer, elle avait pris l’habitude, au cours de ces deux années si vite écoulées, de déverser ses inquiétudes, presque toutes relatives à son fils. Mais bon, elle payait pour ça, lui semblait-il. Et si elle n’offrait à l’interprète aucun symptôme spectaculaire, pas de crises de tétanie, nulle phobie notable hormis, peut-être, celle des orteils préhensiles dépassant des sandales – et que, d’ailleurs, elle taisait – aucun trouble psychotique, Adèle garantissait au docteur des revenus réguliers et, pour tout dire, confortables.
Son salaire de professeur titulaire faisait d’elle une cliente solide, une de ces habituées qui ne provoquent jamais d’esclandre. Elle sanglotait rarement et ses cauchemars récurrents mettaient presque toujours en scène ses proches, jouant, sous différentes apparences, des rôles similaires, alternativement bourreaux, victimes, maîtres d’école sadiques, corps en putréfaction.
Les peurs d’Adèle étaient rien moins qu’extraordinaires. Elle redoutait le dérèglement climatique, les maladies de son fils, la mort de ses parents, la réussite de sa sœur.
Au début, elle s’en ouvrait au docteur, dont elle tentait d’évaluer les silences. Selon qu’ils étaient purs ou ponctués de petites toux, de reniflements ou de coups de glotte, il était loisible, avec l’expérience, d’y décoder un encouragement, un doute, une interdiction catégorique.
Mayer se défendait d’émettre de tels signaux, assurant à Adèle qu’elle se livrait à des projections mais il fallait avouer que, dans ce cabinet mal aéré, tout paraissait surchargé de sens, depuis l’embrasse des rideaux empesés jusqu’au petit buste en ivoire moustachu qui rappelait vaguement Philippe Pétain ou Edwy Plenel.
Les échanges proprement verbaux n’avaient lieu qu’à la fin de la séance, au moment où le docteur lissait soigneusement le chèque ou les espèces qu’Adèle venait de lui remettre. »

Extrait
« Comment l’amour de Simon pour Adèle avait-il, selon la formule consacrée, cristallisé, non seulement dans l’intime creuset de son cœur, mais encore et peut-être surtout au sein même de la petite communauté qu’il formait avec ses deux amis de la bibliothèque ? Mystère non moins profond que cet amour lui-même qui constituait désormais entre eux une manière de secret scellant leurs âmes. Telle était la puissance de cette passion, qu’excédant les limites, trop étroites pour elle, de Crubel, elle l’unissait à ses proches en une symbiose affective inédite. Ils prenaient part à cet amour, chacun selon ses ressources, le nourrissaient, le chérissaient, jouissant en retour des bénéfices qu’il leur offrait, aussi nombreux qu’ineffables. » p. 31

À propos de l’auteur
BLANVILLAIN_lucLuc Blanvillain © Photo DR

Luc Blanvillain est né en 1967 à Poitiers. Agrégé de lettres, il enseigne à Lannion en Bretagne. Son goût pour la lecture et pour l’écriture se manifeste dès l’enfance. Il n’est donc pas étonnant qu’il écrive sur l’adolescence, terrain de jeu où il fait se rencontrer les grands mythes littéraires et la novlangue de la com’, des geeks, des cours de collèges et de lycée.
Il est l’auteur de Nos âmes seules (2015), Le Répondeur (2020), Pas de souci (2022) et Sur les roses (2024). (Source: Quidam Éditeur)

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L’enfant rivière

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En deux mots
Zoé chasse les enfants de migrants pour les remettre aux autorités. En parcourant la contrée, elle espère pouvoir retrouver son fils Nathan qui a disparu depuis six ans. Ce drame a fait fuir son mari Thomas qui revient au Canada pour enterrer son père. Et retrouver celle qui veut croire au miracle.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

À la chasse aux enfants

Le jour où leur fils Nathan a disparu, la vie de Zoé et Thomas a basculé. Un drame qui va permettre à Isabelle Amonou de nous offrir un roman très noir, une quête insensée et une réflexion sur l’identité et les origines, dans un monde hostile.

Zoé est un garçon manqué. Elle est sportive, musclée, sait réparer un moteur, pêcher et chasser, traverser les rapides en kayak. C’est d’ailleurs en apprenant à Thomas à naviguer sur la rivière que leur complicité s’est transformée en amour. Les amis d’enfance ont fini par former un couple. Mais ils s’étaient jurés de ne pas avoir d’enfant dans ce monde instable. «Quand Nathan était né, à l’automne 2021, il avait oublié tout ça. Nathan était parfait. Une miniature parfaite de Zoé. La peau légèrement cuivrée, les yeux noirs mobiles, le corps mince et long. Si les deux grands-pères n’avaient jamais vraiment accepté l’enfant, les grand-mères et les parents en étaient tombés irrémédiablement amoureux.»
Leur bonheur sera toutefois de courte durée, car un jour funeste Nathan avait disparu sans laisser de traces. Quand sa mère avait levé les yeux, il n’était plus là. Il avait demandé à aller vers la rivière, mais sa mère avait refusé de le laisser partir seul. Thomas est prévenu ainsi que les autorités. Mais les fouilles dans le fleuve et aux environs net donnent rien. Après avoir été dans le déni, Zoé s’était accrochée, malgré les années, à l’espoir de le voir revenir un jour. Thomas s’était fâché, avait cherché à comprendre, puis s’était enfui. Il avait fini par atterrir à Paris avec l’intime conviction que son fils était mort.
Après six ans d’absence, il était revenu pour assister aux obsèques de son père et vider sa maison. Il avait aussi revu Zoé qui avait fini par lui expliquer qu’elle chassait les enfants de migrants pour les remettre à la police. Une chasse qui lui permettrait, du moins elle l’espérait, de retrouver la trace de Nathan.
Effaré, il ne comprenait pas comment elle pouvait reproduire le traumatisme vécu par sa mère, «arrachée à ses propres parents et à sa réserve alors qu’elle avait à peine six ans. (…) Camille avait fait partie des 150 000 jeunes autochtones ainsi offerts à la violence culturelle, sans parler des agressions physiques, psychiques et sexuelles qu’ils avaient subies. Pour la plupart, bousillés à vie.»
C’est donc à des vies déchirées, à des drames terribles, que le lecteur va être confronté dans un Canada qui combat tout à la fois le dérèglement climatique et l’afflux de migrants. Un climat anxiogène dans lequel va soudain se lever un fol espoir, mais qui va finir par entraîner de nouveaux drames.
Si Isabelle Amonou situe son roman dans le futur, c’est pour nous mettre en garde contre les conséquences possibles des dérives en cours. Les tornades, les feux de forêt, les migrants toujours plus nombreux et contre lesquels on érige des murs où que les autorités renvoient vers l’Alaska. S’appuyant sur des faits biens réels et une douloureuse histoire, elle nous appelle aussi à plus d’humanité pour éviter les drames qu’elle décrit d’une plume âpre, sans concessions.

L’enfant-rivière
Isabelle Amonou
Éditions Dalva
Roman
306 p., 20,50 €
EAN 9782492596933
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Canada, au Québec et en Ontario, à Montréal et Ottawa, Hull et Gatineau, Amos et Val-des-Monts. On y évoque aussi un voyage par la route vers l’Alaska et la France.

Quand?
L’action se déroule de 2021 à 2030.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il y a six ans, l’enfant a disparu. Zoé ne l’a quitté des yeux que quelques minutes, occupée à peindre la coque du bateau, mais voici son fils envolé. On a dragué le cours d’eau, étudié les courants, cherché en aval, la rivière n’a pas rendu le corps de l’enfant. C’est peut-être ce savoir autochtone ancestral qu’elle porte en héritage ou un instinct maternel féroce mais Zoé le sait, Nathan ne s’est pas noyé, il vit. Elle est persuadée que son fils se cache parmi les migrants qui ont gagné le Canada, poussés par le réchauffement climatique et la chute des États-Unis. Alors elle le cherche. Jumelles au poing, fléchettes tranquillisantes et attirail de chasse en bandoulière, elle arpente les paysages sauvages pour traquer les invisibles de la forêt.
Sur les bords de la rivière des Outaouais, dans un monde où la nature a repris peu à peu ses droits et ne cesse de clamer sa puissance, L’Enfant rivière nous conte l’histoire d’une quête et d’un combat. Celui d’une mère prête à tout pour retrouver son enfant et comprendre qui elle est.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Presse (Laila Maalouf)
VLEEL Podcast
Blog Carobookine
Blog Les livres de Joëlle
Blog La page qui marque
Blog EmOtionS
Blog Dealer de lignes
Blog Joëllebooks
Blog Aude bouquine


Rencontre littéraire avec Isabelle Amonou © Production VLEEL By Serial Lecteur Nyctalope

Les premières pages du livre
« Prologue
Zoé frissonna. Elle éprouvait l’excitation du chasseur parvenu au bout de sa traque. Elle y était, enfin. Dans la lunette du fusil, il apparaissait plus grand. À moins de cinquante mètres, elle ne raterait pas son tir. Ça lui avait pris trois jours pour repérer le groupe. Puis celui qui s’en éloignerait. Poursuivre et attendre. Les nerfs à vif, comme chaque fois. Affûtée par le danger. Se fondre dans la forêt, disparaître, effacer ses propres traces et son odeur. Mais eux aussi avaient développé un instinct nouveau pour affronter le sien, ancestral. La partie de cache-cache devenait plus difficile.
Elle crispa l’index, tira. Juste avant l’impact, il bougea un peu, puis tenta de se retourner vers elle, furibond. Mais la flèche le toucha au flanc. Il tituba, résista un instant puis s’écroula en gémissant. Elle écouta, tendue vers le silence. Puis se dirigea vers le corps inanimé en prenant garde de ne pas faire craquer les brindilles, ne pas froisser les feuilles, ne pas heurter les branches. D’autres pouvaient se tenir là, sous le couvert des arbres. Ils pourraient l’encercler, l’attaquer, la blesser. La tuer.
Elle chargea la proie sur son dos. Il était petit mais lourd, tout en muscle, près de trente kilos – elle étouffa un juron. Elle reprit son chemin à travers le sous-bois. Cinq cents mètres de marche concentrée, avec le fardeau qui la pliait vers le sol. Attentive à éviter les racines qui affleuraient, les flaques de boue, les collets, les pièges disposés ici et là. Elle ne croisa personne. Pas même un chasseur. Qui oserait encore s’aventurer par ici ? Trop dangereux. Le mois précédent, un marcheur avait perdu une jambe dans un piège à loups. Au début de l’année, une femme avait disparu. Une de plus.
Elle retrouva son pick-up garé au bord du chemin d’Aylmer. Déposa sa charge à l’arrière, dans la benne, sur une vieille couverture. L’observa un instant. Il était un peu plus âgé qu’elle ne l’avait cru, à distance. Dans les onze ans, peut-être douze. Au début, elle ne pouvait pas les regarder. Ça la gênait. Maintenant, elle était plus forte. Elle devait les regarder. Si jamais c’était le bon. Mais celui-ci était presque adolescent, sa peau et ses cheveux trop clairs. Elle le recouvrit de la bâche kaki. Elle resta immobile un instant derrière le volant, à la recherche de son souffle. Elle alluma une cigarette. Elle fumait trop, depuis quelque temps.
Le pick-up se fondit dans la circulation discrète de ce début d’après-midi ordinaire. Elle prit la direction d’Ottawa. La radio déversait un vieux hit des années 2000. Elle se mit à fredonner, lèvres serrées. It’s coming, oh when / But it’s coming, keep the car running. Elle jetait de temps à autre un œil dans le rétroviseur intérieur mais ne distinguait rien d’autre que la bâche dont quelques lambeaux claquaient au vent. Rassurée. Il ne se réveillerait pas avant d’arriver au point de livraison. Au début, elle maîtrisait mal les doses. L’année précédente, l’un d’entre eux s’était ranimé pendant le trajet, avait sauté de la benne du pick-up, en plein boulevard des Allumettières. Elle avait freiné sec quand elle avait vu la bâche se soulever, s’était fait injurier par le conducteur de la voiture qui la suivait, les pare-chocs s’étaient heurtés, mais ça va pas de ralentir comme ça, et de trimballer ton gosse dans la benne. Pendant ce temps-là, sa proie, une fillette d’une dizaine d’années, était partie en claudiquant, avait traversé la voie ferrée et disparu dans le sous-bois. À cause de cet abruti qui la serrait d’un peu trop près, elle ne l’avait pas retrouvée.

1
À l’aéroport de Montréal, au matin, débarquant d’un vol de nuit, Thomas ne trouva pas de voiture de location. Il s’y attendait. Il aurait dû réserver.
Il marcha dans la ville, sac au dos. C’était comme une première fois : les rues, les immeubles et la lumière, le scintillement du Saint-Laurent au loin. Il se fraya un chemin à travers les marées humaines. C’était comme à Paris mais différent, tout, l’intensité du soleil, la largeur des avenues et du fleuve, les accents, tout : ici c’était l’Amérique. Il observa les gens, de toutes sortes, de tous âges, dans les rues de la ville, ça marchait, ça courait, ça parlait. Il cherchait, à peine consciemment, la silhouette d’un enfant d’une dizaine d’années, plus exactement d’un enfant de neuf ans, neuf mois et dix jours, au teint mat et aux cheveux noirs. Il joua avec l’idée de rester ici, se perdre ici, changer d’identité, de ville, de pays, de continent, changer de vie et disparaître. Ne plus être Thomas. Demeurer un homme de trente-deux ans de race blanche, aux cheveux clairs et aux yeux bleus un peu louches, car ça on n’y peut rien, ça ne peut pas être modifié, mais devenir un autre Thomas. Avec un travail plus modeste, une vie plus simple, une chambre discrète dans un appartement au bord du fleuve. Un homme sans passé, sans famille, sans avenir. Mais ça ne servirait à rien, car toujours il continuerait à chercher la petite silhouette qu’il n’était même pas sûr de reconnaître, tant l’horloge avait tourné. En six ans les traits d’un enfant se transforment, s’affinent. La dernière fois qu’il l’avait vu c’était un tout-petit, de ceux qui normalement deviennent enfants puis préadolescents.
Il se secoua. Pas de ça. Pas encore. Pas maintenant.
Il héla un taxi.
Il aurait aimé ne pas parler, se laisser anesthésier à l’arrière du véhicule, mais la conductrice était loquace. Elle dit qu’elle aimait bien les Français, elle aurait voulu émigrer là-bas, après la fin de ses études, elle avait vécu plusieurs mois à Paris, elle avait adoré, c’était une ville magique Paris, une ville lumière, mais maintenant elle ne savait pas trop, avec tout ce qui se passait aussi en Europe, qu’est-ce qu’il en pensait ?
Thomas n’était pas seulement français, il était né ici, il était canadien, même s’il parlait le français sans accent, même s’il avait obtenu la nationalité française, à force, mais à quoi bon le lui dire ? Quant à Paris, lui n’avait pas vraiment choisi, c’était un hasard, une fuite, mais il n’en révéla rien. Il avait bien assez de mal à gérer sa propre vie pour prétendre conseiller les autres. Il lui raconta quand même qu’en France aussi, c’était dur. Le mois précédent, Bordeaux sous les eaux avait dû être évacué, après Dunkerque et Saint-Malo – bientôt ce serait Calais. Tout débordait. Paris se noyait sous les réfugiés climatiques, politiques, économiques.
— Alors c’est comme ici ?
Il acquiesça, oui c’était un peu comme ici, probablement, pour ce qu’il en savait, de loin, par les journaux, ça faisait longtemps qu’il n’était pas venu au Québec.
Avant Pointe-au-Chêne, elle quitta l’autoroute. Il pensa que c’était pour l’essence mais elle continua vers le nord.
— Je préfère sortir maintenant, dit-elle. La 50 est coupée sur une bonne dizaine de kilomètres.
— Pourquoi ?
Elle le regarda, surprise.
— La tornade. Ils n’ont pas eu le temps de reconstruire. Il y a un itinéraire de délestage, mais il est dangereux. Trop de circulation. Et l’autre route, la 148, elle est sous l’eau. Tous les printemps, depuis plusieurs années, elle se retrouve immergée. Si ça continue, ils vont finir par ne plus la remettre en état.
Il se tut. Il savait tout ça. Ça avait déjà commencé avant son départ. Les premières tornades. La monstrueuse crue printanière de la rivière des Outaouais. Il le savait mais il n’en mesurait pas toutes les conséquences. Il y avait une différence entre savoir et vivre.
Ils roulèrent dans la forêt pendant une demi-heure, avant de rejoindre la 50 au nord de Montebello. Il pensa au château. Les soirées d’hiver, la neige, le feu qui crépitait et qui réchauffait dans la grande salle, les verres levés et les tintements, la musique. Un mariage. Des rires et des cheveux flous. Son mariage.
— Tu viens pour quoi ? La famille ?
— Mon père. Mon père est mort avant-hier. Je viens pour l’enterrement.
Elle se mordit la lèvre.
— Je suis désolée, je n’aurais pas dû te demander ça…
— Le cœur s’est arrêté. Il était malade, depuis longtemps.
Il avait dit ça comme si le fait d’être malade rendait la chose normale. Que le cœur s’arrête. Anodine. Ça ne l’était pas. Il ne fréquentait plus son père depuis longtemps. Mais penser qu’il l’avait laissé mourir comme ça, sans venir le voir, pas une seule fois durant les six années passées. Deux ou trois appels par an, Noël-anniversaire, à peine plus pendant les derniers mois d’agonie, plus rien à lui dire depuis que…
Il résista à la beauté sauvage du paysage qui défilait par les vitres, à cette contemplation hypnotique, et reprit la conversation à bâtons rompus – ne pas penser que chaque tour de roue le rapprochait de la capitale fédérale. Il était né ici, à Ottawa, il avait grandi de l’autre côté de la rivière, à Gatineau, il était parti quand il avait vingt-six ans et n’était pas revenu depuis.
— Tu as des enfants ?
Il secoua la tête. Un geste commode, qui pouvait dire oui ou non. Il n’aimait pas cette question. Il ne pouvait pas y répondre simplement.
— Moi j’ai un chum et une fille, à Ottawa. Elle a quatre ans. Et j’en attends un autre. Parfois, je regrette.
Elle avait regardé son ventre.
— Tu regrettes quoi ?
— C’est plus un monde pour avoir des enfants. Je sais pas quoi lui dire, à ma fille. La température va encore augmenter de trois degrés dans les vingt ans qui viennent, les océans vont monter, la rivière va déborder tous les ans, on se tapera d’autres tornades, on sait plus quoi faire des réfugiés. Qu’est-ce que je vais leur laisser ?
— L’optimisme. Il faut leur laisser l’optimisme. Et l’amour.
Il regarda ses mains. Il se sentit idiot. Il s’était toujours senti idiot quand il parlait d’amour.
— C’est ce que j’essaie de faire. De toutes mes forces. Mais certains jours, j’y arrive pas. Ce monde est en train de crever. Et on le laisse crever sans rien faire. Alors l’optimisme…
Il n’avait pas d’arguments. Il avait réfléchi souvent à tout ça. Il avait passé des heures à en parler, à Ottawa ou à Paris, avec ses amis, des amis comme lui nés trop tôt ou trop tard, d’une consternante bonne volonté et d’une non moins consternante naïveté. De ceux qui avaient pressenti les catastrophes, avaient manifesté pour le climat, pour la justice et l’égalité, pour la réduction de la consommation, contre les dérives du capitalisme, pour l’ouverture des frontières, pour l’aide aux migrants. Tout ça n’avait servi à rien. Et il osait parler d’optimisme et d’amour.
Il cessa de l’écouter. Son esprit était là-bas, au bord de la rivière.
Elle le déposa à Aylmer, devant la maison de son père. Quand il régla sa course, ils se serrèrent la main et se souhaitèrent bonne chance, ça ne voulait rien dire, mais ça faisait du bien, et puis il était content qu’elle ne lui ait pas souhaité bon courage, il préférait la chance.

2
La circulation bloqua Zoé sur le pont du Portage. Un pêle-mêle de voitures, vélos, camions, bus : ça grinçait, ça couinait, ça ronronnait, ça jouait du volant, de l’avertisseur, du frein et des cordes vocales, ça ne se résignait pas, c’était prêt à tout pour gagner deux minutes. Zoé serra les dents, et décida qu’aujourd’hui elle s’en fichait, elle avait encore quelques heures avant que son passager se réveille, à l’arrière. Elle se concentra sur l’eau qui bouillonnait, en contrebas, presque vivante, en provenance des chutes des Chaudières. En cette période printanière, c’était habituel. Ce qui ne l’était pas, c’était le niveau de la rivière, qui atteignait presque le tablier du pont. D’une vivacité inquiétante. Ce pont-ci non plus ne tiendrait plus très longtemps. Celui des Chaudières avait dû être démantelé. Devenu, chaque printemps, un peu plus impropre à la circulation, au moment où la fonte de la neige au nord saturait les sols et gonflait les cours d’eau, remplissant les réservoirs de retenue au maximum de leur capacité. Ça allait encore déborder, inonder les rues de la ville, les jardins, les parcs, les maisons, l’autoroute 50 disparaîtrait sous les eaux, les fonctionnaires du gouvernement fédéral se recycleraient pour aider les sinistrés à construire des digues, les soldats envahiraient la ville, avec leurs sacs de sable, leurs bottes, leurs canots. Mais cette fois, la marina tiendrait le choc. Elle avait fait ce qu’il fallait pour ça.

De l’autre côté, vers la colline du Parlement, là ou en temps normal l’agitation se calmait un peu, la rivière des Outaouais roulait furieusement vers Montréal. Là-bas, elle deviendrait l’affluent principal du fleuve Saint-Laurent. Elle aurait pu s’appeler comme ça, d’ailleurs, le Saint-Laurent, mais l’histoire en avait décidé autrement. Elle avait été baptisée la Grande rivière, puis la rivière des Hurons, et puis finalement la rivière des Outaouais. Elle, elle aurait préféré le nom que lui avaient donné ses ancêtres algonquins. Kitchesippi. Un mot qui claquait, qui roulait et qui bouillonnait. Qui rappelait le temps où ils empruntaient la rivière en canoë pour atteindre les Grands Lacs et le Pays d’en Haut, pour le commerce des fourrures avec les premiers explorateurs français. Quand on ne les avait pas encore arrachés à leurs terres pour les coller dans des réserves.
Zoé était née de ceux-là, d’une mère autochtone et d’un père descendant des Français. Elle n’avait pas de préférence. Pas d’allégeance. Elle se contentait d’être Zoé. Elle était à la fois la victime et l’oppresseur. La proie et le chasseur.
Elle ouvrit la vitre. On ne savait pas trop ce que charriait la rivière, mais l’odeur était forte et la couleur très sombre. Comme une odeur et une couleur de légumes pourris.
Bienvenue en Ontario.

Sur le retour, livraison effectuée, chèque en poche, elle s’arrêta près des rives rocailleuses des rapides Remic. Elle aimait cet endroit. Le roucoulement des rapides l’apaisait. À quelques dizaines de mètres, la rivière tourbillonnait entre des sculptures de pierres. De formes et tailles différentes, elles composaient pourtant un ensemble harmonieux. Une beauté aussi étrange qu’éphémère. Chaque année, la rivière gelait, les détruisait, et le sculpteur recommençait au printemps. Un drôle de type. Sisyphe des temps modernes, disait autrefois Thomas.
À cette époque de l’année, il y avait peu de visiteurs. Elle était seule sur la berge. Elle se détendit, se déshabilla, s’immergea, plongea. Mouvements de crawl réguliers, muscles souples, elle s’éloigna du bord, déjouant les courants.
Elle avait besoin de se nettoyer dans la rivière, comme chaque fois après avoir remis un gosse à Ottawa. Sentir l’eau froide glisser sur sa peau nue et ne plus penser à rien. Mais dans nettoyer, il y avait noyer. Alors elle se prit à penser à Nathan, à la suffocation, à la panique, à l’étouffement. Elle arrêta de respirer pendant une minute ou deux, immergée, immobile, se laissa entraîner par le courant. Elle se dit qu’elle allait mourir, convoqua l’asphyxie. Mais c’était faire fi de l’instinct de survie. Elle remonta à la surface et ses poumons se gonflèrent brutalement et l’oxygène afflua, bien avant la perte de connaissance, les lésions cérébrales, la mort. Elle avait souvent essayé. C’était inutile. Il était impossible de mourir en arrêtant volontairement de respirer.
Et puis de toute façon, Nathan ne s’était pas noyé.

3
Thomas était venu pour sa sœur, Jude, pas pour les funérailles. Pour régler les formalités. Ils allaient mettre la maison en vente et partager l’argent. Quelques mois auparavant, il aurait décliné l’héritage dont il n’avait que faire, il aurait dit à Jude de tout garder. Mais son travail à l’Institut avait du plomb dans l’aile, il n’était pas certain que son contrat soit renouvelé. Et Jude lui avait dit : j’ai besoin de te voir, de te parler. J’ai besoin que tu sois là, avec moi, tu peux bien faire ça pour l’enterrement de ton père, et aussi pour vider la maison. Elle ne voulait pas faire ça toute seule, les visites mortuaires, la cérémonie, et puis trier, classer, jeter les affaires des parents, pas toute seule, s’il te plaît, Tom, moi non plus je ne l’aimais pas tant que ça, mais c’était notre père, tout de même, on n’a qu’un père, ne me fais pas ça, Tom.
On n’a qu’un père et celui-là avait le cœur fragile depuis longtemps. Le cœur sec et fragile.
Il était donc venu, à contrecœur, il avait pris une semaine de congé, un billet Paris-Montréal-Paris, quelques affaires fourrées à la va-vite dans un sac à dos, la clé de son appartement remise à un ami qui s’occuperait des plantes et du chat, les ultimes recommandations à ses étudiants de thèse, un article bouclé dans la nuit, Les échanges linguistiques entre Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, un pied toujours dans l’Amérique, mais de loin.
On n’a qu’un père et il avait laissé partir le sien sans lui parler, il savait bien pourtant que c’était la fin, sa sœur l’avait prévenu, il ne passerait pas l’été. Thomas lui en avait voulu. De cette existence qu’il leur avait fait subir : le poids de la religion, chaque expérience transformée en péché, la liberté en purgatoire. De son refus d’accepter que ses enfants mènent une vie différente de la sienne. De son rejet épidermique de Zoé. De sa distance incompréhensible à leur enfant, son petit-fils. Mais depuis qu’il était entré dans la maison sombre, emplie d’un autre temps, la maison où le père vivait seul depuis la mort de leur mère, depuis qu’il avait monté l’escalier tendu de moquette usée dont les marches craquaient aux endroits trop prévisibles, depuis qu’il avait senti l’odeur qui planait, odeur de maladie et de mort, il ne lui en voulait plus tant que ça. On fait ce qu’on peut. Certains peuvent beaucoup et d’autres non. Ceux-là devraient juste s’abstenir de faire des gosses.

Extraits
« Quand Nathan était né, à l’automne 2021, il avait oublié tout ça. Nathan était parfait. Une miniature parfaite de Zoé. La peau légèrement cuivrée, les yeux noirs mobiles, le corps mince et long. Si les deux grands-pères n’avaient jamais vraiment accepté l’enfant, les grand-mères et les parents en étaient tombés irrémédiablement amoureux. Même Camille était sortie de sa légendaire indifférence quand elle avait vu le petit. Elle s’était mise à le peindre sous toutes les coutures. » p. 80

« Sa mère avait été arrachée à ses propres parents et à sa réserve alors qu’elle avait à peine six ans. Elle avait grandi au pensionnat d’Amos. Assimilation oblige. Il fallait bien convertir les enfants dotés d’une culture primitive au catholicisme et les intégrer à la bonne société canadienne. De force, puisqu’ils résistaient. C’était pour leur bien. Il fallait tuer l’Indien. Camille avait fait partie des 150 000 jeunes autochtones ainsi offerts à la violence culturelle, sans parler des agressions physiques, psychiques et sexuelles qu’ils avaient subies. Pour la plupart, bousillés à vie. » p. 106

À propos de l’autrice
AMONOU_isabelle_DRIsabelle Amonou © Photo DR

Isabelle Amonou est née à Morlaix en 1966 et vit aujourd’hui à côté de Rennes. Depuis ses trente-cinq ans, elle écrit et a publié plusieurs romans noirs chez des éditeurs de Bretagne et des nouvelles dans différents ouvrages collectifs. L’Enfant rivière est né d’une résidence d’écriture faite à Gatineau, à la frontière entre le Québec et l’Ontario, région qui sert de cadre à ce roman. (Source: Éditions Dalva)

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L’origine des larmes

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En deux mots
Paul Sorensen part à Montréal récupérer la dépouille de son père. Mais à son retour, il est arrêté pour avoir mutilé le cadavre. Ayant écopé d’une peine de prison avec sursis et soumis à des soins, il va raconter sa vie à son thérapeute.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Vengeance sur un corps déjà froid

En retraçant le parcours de Paul Sorensen, coupable d’avoir tiré sur un cadavre, Jean-Paul Dubois explore l’origine de l’identité, les liens tissés dès la naissance et dont on ne peut se défaire. Une confession mélancolique, une sombre comédie.

«Je me nomme Paul Sorensen. Pour des raisons que j’ignore, et que nul n’a jamais pu m’expliquer, j’ai été enregistré à l’état civil sous le nom de ma mère biologique, Marta Sorensen, morte à ma naissance, emportant avec elle mon frère jumeau, le 20 février 1980, à 21 h 30. Cette nuit-là, mon père est ailleurs. Il dîne, paraît-il, en ville. Il n’apprendra la mort de sa femme et celle de l’un de ses fils que le lendemain avant de confier la charge du survivant à un parent et de partir illico pour deux semaines de villégiature dans le sud de l’Italie. Cinquante et un ans plus tard, cet homme est décédé comme je suis né, seul, à l’hôpital de Montréal.»
Cet homme, qui est au cœur de cette sombre comédie, va prendre deux balles dans la tête. Un geste qui peut sembler n’avoir guère d’importance, car il était déjà mort depuis bien longtemps. Mais il lui fallait accomplir ce geste, cette vengeance post-mortem. Rapatrié à Toulouse, Paul doit s’expliquer devant les policiers et magistrats venus recueillir ses aveux.
On apprend alors qu’une jurisprudence existe pour de tels cas. Qu’il convient de différencier les actes exécutés sans savoir que la victime était morte et ceux qui sont commis sciemment sur des cadavres. Dans ce cas, la peine encourue est minorée. Paul pourra compter sur la mansuétude du juge et bénéficie du sursis, avec obligation de soins.
C’est alors que le Dr Guzman entre en scène. Le thérapeute prescrit douze séances, une par mois, pour faire la lumière sur cette affaire. Au fil des chapitres, il va tenter de cerner la personnalité de cet homme cerné par la mort, le vide, l’absence depuis son enfance. «Ce dont je suis certain, c’est que depuis ce 20 février, depuis ce premier jour, il y a un trou en moi. Je ne sais pas l’exprimer autrement. Il y a un trou au fond de moi. Creusé à mes mesures. Suffisamment profond pour m’accueillir. Il habite en moi.» Et le moins que l’on puisse dire, c’est que son père ne fait rien pour le combler. Il efface toute trace de cette femme et la remplace très vite par une nouvelle épouse, Rebecca. Cette dernière va bien essayer de combler cette béance, mais elle va être à la fois emportée par le caractère de cochon de son homme, ses malversations qui vont le pousser à prendre la fuite sans prévenir et par une maladie héréditaire aussi rare que grave. Paul, qui a fini par retrouver l’adresse de son père réfugié à Montréal va alors lui téléphoner toutes les semaines. «Mais pour lui, sa femme était déjà morte. Quant à moi, je n’aurais pas dû naître.»
Après Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, Jean-Paul Dubois a choisi un registre un peu plus noir encore, proche de ses sujets et thèmes de prédilection, la famille, la mort, la transmission. L’occasion aussi pour le Toulousain de parcourir à nouveau la planète autour des lieux qu’il affectionne comme le Canada et la Suède. L’occasion aussi de rappeler à ses inconditionnels que Dag Hammarskjöld, secrétaire général de l’ONU et Prix Nobel de la paix, qui va tenir dans ce roman un rôle étonnant, était l’objet de sa dernière nouvelle publiée en 2022 dans le recueil collectif 13 à table! Et sobrement intitulée Dag Hammarskjöld.
Si l’humour se fait ici plus sous-jacent, il demeure aussi l’une des marques de fabrique d’un auteur rare qui, à l’image de son personnage, n’aspire qu’à un bonheur simple, selon sa formule «devenus ce que nous pouvions, étant ce que nous étions». Encore une belle réussite pour celui qui déclarait avant l’obtention de son Prix Goncourt à l’OBS où il a longtemps travaillé, «je réclame le droit à la paresse, au bonheur et à la dépression».

L’origine des larmes
Jean-Paul Dubois
Éditions de l’Olivier
Roman
256 p., 21 €
EAN 9782823620795
Paru le 15/03/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Toulouse, à Montréal puis en Suède, à Uppsala et au Pays basque, à Hendaye et environs.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Paul a commis l’irréparable: il a tué son père. Seulement voilà: quand il s’est décidé à passer à l’acte, Thomas Lanski était déjà mort… de mort naturelle. Il ne faudra rien de moins qu’une obligation de soins pendant un an pour démêler les circonstances qui ont conduit Paul à ce parricide dont il n’est pas vraiment l’auteur.
L’Origine des larmes est le récit que Paul confie à son psychiatre: l’histoire d’un homme blessé, qui voue une haine obsessionnelle à son géniteur coupable à ses yeux d’avoir fait souffrir sa femme et son fils tout au long de leur vie. L’apprentissage de la vengeance, en quelque sorte.
Mélange d’humour et de mélancolie, ce roman peut se lire comme une comédie noire ou un drame burlesque. Ou les deux à la fois.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Scrotum et Stramentum
Il pleut tellement. Et depuis tant de temps. Des averses irréversibles qui semblent surgir de partout, la nuit comme le jour. Parfois une accalmie laisse entrevoir une parcelle du ciel d’autrefois, bleu lavé, mais très vite assombri par de sombres vagues de nimbocumulus. Cela fait deux années que le temps s’est graduellement détrempé, transformant cette ville de briques sèches en une vallée lessivée par un régime de pluies. Tantôt ce sont de brusques et violentes tempêtes qui décoiffent les toits, tantôt de longues et patientes averses épuisent les arbres et font enfler les fleuves. La punition des eaux épure les rues, accable les charpentes et habite nos vies.
Je suis à la maison, devant la fenêtre de mon bureau, et je regarde les bourrasques qui bousculent les arbres. Cela fait des années que je n’ai pas ressenti autant de calme au fond de moi. Je sais que ces instants sont précieux car ils ne reviendront pas avant longtemps. Après ce que j’ai fait, et cela me surprend à peine, je n’éprouve pas de regret ni d’angoisse. En dépit du déluge, je suis apaisé, comme un homme fatigué qui a fini sa journée. Je sais que l’on va bientôt venir me chercher et m’interroger. Je suis là, prêt à dire ce qui doit l’être. Je ne redoute rien de ce qui vient. J’attends et je profite humblement de cette pluie robuste et têtue qui détrempe nos vies.
Oui, je regarde et j’attends. Je n’ai plus que cela à faire. Je regarde le ciel de cette aube vagissante, je pense à cette maison qui sait tout, à ces murs qui ont tout vu, à toutes ces choses familières qui m’entourent et qui ont tout entendu durant tant d’années. Mais elles ne me seront d’aucun secours. Elles ne diront rien, ne témoigneront pas. Elles demeureront à leur place, me laissant le soin de faire face à ces heures et ces jours et ces nuits qui m’attendent. À ces questions inutiles, ces interrogations déplacées. Se défendre n’est jamais chose facile quand on est seul et que l’on ignore le remords. D’une certaine façon je suis indéfendable et d’ores et déjà condamné à perpétuité à porter la dépouille souillée de l’aïeul. Et peu importe que ce vieillard fût un diable.
J’attends que l’on vienne me chercher.
Mon père, Thomas Lanski, est mort voilà deux semaines, à l’Hôpital général de Montréal, à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Mutique, paralysé, il a passé la dernière année de sa vie dans cet établissement. Après son décès, son corps a été conservé durant six jours dans le dépositoire de cette institution. Lorsque j’en ai été officiellement informé, j’ai pris l’avion pour le Canada afin de faire rapatrier sa dépouille et régler les démarches administratives auprès du consulat de France à Montréal. La semaine dernière, lui en soute et moi en cabine avons embarqué sur le vol Air France AF349 à destination de Paris. Quarante-huit heures plus tard, débarqué à l’aéroport de Toulouse et transféré nuitamment, le corps de mon père a été déposé dans une morgue de banlieue, vissée dans un ancien abattoir réhabilité, proche d’un des centres hospitalo-universitaires de la ville.
Durant le vol de Montréal à Paris, une dame assise à mon côté est morte pendant le trajet. Émergeant dans la pénombre climatisée d’un sommeil qui paraissait paisible, sa tête s’est tournée vers moi semblant vouloir saisir une idée qui la fuyait, puis a pris une lente inclinaison vers l’avant, et c’était fini. Le personnel de bord a signalé que le vol allait devoir dévier de sa trajectoire et faire une escale technique pour se poser, au cœur de la nuit, à Shannon, dans le comté de Clare, en Irlande. Sans en préciser le motif, mais insistant pour que chacun demeure à sa place.
C’est là que le corps fut débarqué sur une civière. L’éclairage au sodium du tarmac surlignait la silhouette des hommes qui s’affairaient autour de l’ambulance portes grandes ouvertes. Ils rangeaient calmement leurs accessoires comme les remballent des ouvriers à la fin de leur journée. À cet instant j’ai songé à la famille de cette passagère qui à cette heure-là, blottie au creux d’un autre fuseau horaire, dormait encore dans la quiétude de l’ignorance.
Le fait que j’aie fréquenté plus de morts que de vivants durant ma vie a sans doute contribué à ce que cet événement, pourtant rare dans un avion de ligne, ne m’ait pas surpris ni bouleversé outre mesure. Dans la soute, je suis convaincu que Thomas, lui, a dû s’amuser de la situation en voyant son fils sans qualité côtoyer au plus près une nouvelle fois un corps sans vie. Dans notre famille, et dans l’entreprise Stramentum qu’elle dirige, il faut bien convenir que la mort est sans conteste notre égérie, notre actionnaire principale, que je suis le fade héritier de cette firme macabre et très certainement, aussi, le continuateur de la sombre génétique qui l’inspire.
Je m’expliquerai longuement là-dessus.
En attendant ceux qui doivent venir, j’écoute avec attention le bruit régulier de l’eau ruisselant dans les chenaux, je respire le pétrichor, cette odeur froide, organique, de la pluie se mêlant à la terre, et regarde passer les heures qui, elles aussi, avec lenteur, s’écoulent. Parfois, il m’arrive de me dire que je ne vaux peut-être pas mieux que mon père, ce Thomas Lanski-là. Si tant est que cet infâme nom fût véritablement le sien.
Ils sont arrivés tout à l’heure, vers 6 heures et quart. Trois hommes ruisselants, souillés par l’averse. Des visages interchangeables. Ils se sont présentés à moi et, après avoir vérifié mon identité, m’ont signifié le début de ma garde à vue avant de me demander de les suivre.
Je range quelques affaires dans un petit sac de voyage. J’ignore tout de la durée et de l’itinéraire de celui que j’entreprends. Je vais devoir traverser tellement de pans de mémoire, arpenter tant d’années. Revisiter sa vie, en répondre, est une expédition incertaine, périlleuse et lointaine.
Avant de monter dans la voiture de mes gardiens, je regarde la maison et, à cet instant, je sais qu’elle aussi me dévisage. Elle me murmure la phrase que m’avait dite la seconde femme de mon père vers la fin de son existence : « Il n’y a que deux dates qui comptent dans une vie. Celle de ta naissance et celle de ta mort. »

La clarté du jour n’est plus la même qu’avant. Sous le poids des nuages d’orage, mois après mois, la lumière a décliné. Il n’est pas rare, certains jours, de devoir allumer l’électricité dès le milieu de l’après-midi. L’humidité habite en chacun de nous, pèse sur nos poitrines et une atmosphère de chancissure imprègne l’air que nous respirons.
Les pneumatiques de la voiture, menée bon train dans les rues détrempées, font éclater les flaques en gerbes d’eau. À l’intérieur nul ne parle et seule la radio de bord égraine par moments des messages de patrouille qui se désagrègent dans l’indifférence des fonctionnaires.
Une odeur de tissus moisis tapisse les couloirs réglementaires de l’hôtel de police.
Je suis assis devant une table administrative plaquée d’un faux bois maladroit qui a depuis longtemps renoncé à donner le change.
Face à moi, un homme hésitant s’exprime à tâtons. Il s’est présenté. Comme une ombre. Sa voix éraillée fabrique des mots qu’il semble extirper péniblement de sa gorge. Il n’y a pas si longtemps il était encore jeune. Aujourd’hui son visage présente déjà des traces fugaces de lassitude et de renoncement. Dans le dos de cet inspecteur, une porte de verre, opaque et sablée, barrée d’une plaque noire gravée qui révèle la nature de notre rencontre : « Interrogatoires, salle no 1 ».
L’homme a des yeux cernés de noir, des yeux de mineur qui remonte du fond. Il n’est pas sans conséquence d’archiver ainsi chaque jour les minutes du dégât des hommes. Le hasard nous a mis face à face dans ce que j’appellerais une intimité procédurale. Nos rôles sont assez convenus. Je dois parler, et lui, transcrire.
D’abord les faits, bien sûr. Ceux qui ont motivé la garde à vue. Commencer par ça. Pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, on verra.
Je me nomme Paul Sorensen. Pour des raisons que j’ignore, et que nul n’a jamais pu m’expliquer, j’ai été enregistré à l’état civil sous le nom de ma mère biologique, Marta Sorensen, morte à ma naissance, emportant avec elle mon frère jumeau, le 20 février 1980, à 21 h 30. Cette nuit-là, mon père est ailleurs. Il dîne, paraît-il, en ville. Il n’apprendra la mort de sa femme et celle de l’un de ses fils que le lendemain avant de confier la charge du survivant à un parent et de partir illico pour deux semaines de villégiature dans le sud de l’Italie. Cinquante et un ans plus tard, cet homme est décédé comme je suis né, seul, à l’hôpital de Montréal.
Hier soir, 17 mars 2031, aux alentours de 23 heures, je me suis rendu à la morgue qu’il m’arrive de fréquenter occasionnellement en raison de mes activités professionnelles. Malgré l’incongruité de l’horaire j’ai demandé à l’un des préposés de garde de me conduire jusqu’à la dépouille de Thomas Lanski, mon père. L’homme, qui m’avait reconnu, ne fit aucune difficulté. Et lorsque je lui révélai le but de ma visite, déposer le corps de mon père dans une des housses mortuaires que nous fabriquons chez Stramentum, il m’offrit même son aide pour glisser le cadavre congelé de Lanski dans son nouveau body bag familial. Une fois le transfert accompli, et le cadavre à nouveau déposé dans son tiroir de conservation, il se retira, me laissant me recueillir devant Lanski. J’emploie son nom seul à dessein, ce nom souillé, car il m’est très difficile de prononcer le mot de « père » le concernant. On se fait tout un monde de ce que je vais maintenant raconter. Mais non. Les choses se font naturellement, presque paisiblement, elles s’enchaînent dans une quiétude mentale alimentée par une haine sereine, une sauvagerie légitime couvée depuis l’enfance. J’ai donc baissé la fermeture éclair de notre Stramentum modèle 3277 jusqu’à ce que le corps nu et vieilli de Lanski soit à nouveau dévoilé. J’ai regardé ces vieilles chairs, viandes fripées d’où saillaient quelques os. Son sexe reposait en arc de cercle sur l’une de ses cuisses. De ses couilles, déjà avalées par l’entrecuisse, plus aucune trace. Pourtant, mon frère mort-né et moi venions de cet endroit-là. J’ai regardé ce bas-ventre, ce canal conjonctif qui nous avait propulsés vers la vie, cet appendice flétri qui ce jour-là s’était mis en tête de fonder ce qui allait tout détruire, une vie de famille.
L’inspecteur me demande de lui accorder un instant. Puis se lève et sort de la salle. Cet homme est peut-être trop jeune pour entendre ce genre de choses. L’odeur du commissariat est si forte qu’elle finit par déposer comme un goût dans la bouche, qui évoque les vapeurs d’un voile cryptogamique. Le policier est revenu et dépose deux verres d’eau sur notre table. Il réajuste la caméra qui enregistre ma déposition et me demande de bien vouloir répéter que je refuse la présence et l’assistance d’un avocat.
Je poursuis. Maintenant, remonter la fermeture de façon à ce que seul le visage de mon père émerge de son emballage familial. Glisser la main dans ma poche, armer le revolver acheté quelques heures plus tôt, appliquer le canon à même la peau et tirer deux balles. Le premier projectile traverse l’os frontal de la boîte crânienne, l’autre, tiré de biais, brise le sphénoïde, avant de s’enliser dans la vase cérébelleuse et nauséabonde où pourrissent les archives et les méfaits de toute une vie. Deux coups de feu, deux claquements qui résonnent dans l’environnement glacial et métallique des tiroirs funéraires. J’ai scruté les conséquences de mon tir sur le visage de Lanski. Elles étaient peu spectaculaires. Deux trous, un peu de sang mort réfrigéré et c’est tout. J’ai essuyé une petite éclaboussure qui souillait un pan de notre 3277. Puis j’ai remonté la fermeture éclair et, d’un geste sans remords, renvoyé Lanski dans ses ténèbres à coulisses. J’ai pensé très fort à mon frère, puis, sans rencontrer personne, quitté l’endroit en traversant le long couloir par lequel j’étais venu.
Voilà pour les faits. C’est bien moi, son fils Paul, qui, cette nuit, ai abattu Lanski. Une quinzaine de jours après sa mort.
Ce que je ne pourrai jamais dire à l’enquêteur, c’est que tout à l’heure, dans cette morgue, se tenant en retrait dans la pénombre, j’ai aperçu la silhouette de mon frère. Il était revenu pour moi, pour être à mes côtés. Sa présence était en chaque chose, à chaque instant. Il n’eut pas un regard pour notre père, mais ses yeux que j’avais cherchés toute ma vie étincelaient et me répétaient : « Si tu ne l’avais pas fait c’est moi qui m’en serais chargé. » Qui pourrait croire une chose pareille ?
L’homme encore jeune m’observe professionnellement en s’efforçant de ne pas laisser transparaître la moindre émotion. Mais il ne peut s’empêcher parfois de baisser les yeux.
Qui que nous soyons, quelle que soit notre place en ce monde, nous portons en nous trop de choses douloureuses ou déshonorantes. En silence, elles nous embarrassent et, un jour, elles nous trahissent.

Le visage de l’enquêteur se voile maintenant d’un air embarrassé. Son assurance a été de courte durée et je vois bien qu’il ne sait plus quoi penser à mon sujet. C’est sans doute la première fois de sa vie qu’il a à prendre une déposition d’une telle nature. Nous sommes, assis face à face, à pouvoir nous toucher. J’essaye de répondre à ses interrogations avec loyauté, mais mon récit est sans doute trop frontal. Je lui confie alors qu’il faudrait tellement de temps et de nuances pour rendre justice à cette histoire. Mettre de l’ordre en moi-même, trier dans la honte et la douleur des souvenirs. À commencer par l’intimité du désastre originel. Celui d’un enfant né d’une mère morte.
L’enquêteur me fait répéter cette phrase. Je devine qu’elle le surprend, le met sans doute, une nouvelle fois, mal à l’aise. Il la transcrit avec fidélité sans parvenir à dissimuler une forme d’embarras.
Je continue. En entrant dans la salle d’accouchement cette nuit-là, nous étions trois. Intimement liés par le cœur et le sang. Marta Sorensen, ma mère, mon frère jumeau, et moi. Nous vivions des mêmes eaux et en quelques minutes le malheur nous a désossés. Je fus le seul à survivre. Amputé des miens, il me fallut apprendre à aimer une seconde mère, à endurer la folie, la perversion et les raptus d’un père malfaisant. Celui-là même que je viens d’abattre post mortem. Le moment venu, je reviendrai sur ce geste étrange ainsi que sur la jurisprudence qui l’éclaire. D’autant qu’il m’en souvienne, ce père a toujours été un être désaxé, dangereux, pervers, irrigué en permanence d’un flux malveillant. Dans cet univers inversé, mon seul et unique projet fut de grandir contre lui.
À cet instant j’observe que l’enquêteur a du mal à concevoir l’idée que l’on puisse ainsi grandir contre quelqu’un, a fortiori lorsqu’il s’agit de son géniteur. Mais comment saurait-il que, pour mon sixième anniversaire, cet homme m’offrit un canari dont il venait d’arracher la tête avec les dents ?

Ce que je vais dire maintenant peut sembler singulier, sans rapport direct avec ce qui précède, mais reflète pourtant l’architecture, le tissu profond de ma réalité : dans cet enclos familial, dès le début de mon existence, j’ai confusément ressenti que la mort cheminerait toujours à mes côtés, me témoignerait une bienveillance distante, veillerait sur moi à sa façon, allant, plus tard, jusqu’à subvenir à mes besoins en m’offrant un emploi pour le moins singulier et un certain confort financier. Les premiers mots de mon père à mon endroit, furent : « Tu es marqué par la mort. Tu devras toute ta vie apprendre à vivre avec elle. »
Cette dernière précision rassure l’enquêteur, même si sa compréhension générale de l’affaire, loin de progresser, semble au contraire s’effilocher au fil de notre conversation.
Nul ne peut prétendre raconter le récit de sa naissance. Pourtant, je me souviens, disons, de l’essentiel. Je ne saurais dire par quel canal d’enregistrement ces moments se sont inscrits en moi. La mémoire n’y est évidemment pour rien. C’est autre chose. Une capture de sensations, de la peur panique, un froid glacial et, sans doute, la découverte d’une peine primaire, un chagrin animal, une détresse archaïque. Comme si les chairs et les os avaient fait le travail d’archivage. Comme s’ils avaient classé chaque moment, chaque molécule. Et dans l’air, ce vide, cette solitude glaciale, ce goût aride du sang de la naissance.
Chacun de mes anniversaires commémore la mort de Marta et de mon frère. L’origine des larmes se trouve là, au fond du ventre de ma mère. Ce ventre dont je n’aurais jamais dû sortir. Ce ventre qui aurait dû m’ensevelir au côté de mon frère. Ce ventre qui m’a expulsé au dernier moment vers la vie sans que je demande rien ni que je sache pourquoi. De l’air est entré dans mes poumons pour la première fois au moment même où leurs cœurs ont arrêté de battre.

Je ne parle jamais de ces choses-là. Ce sont les circonstances de l’interrogatoire qui m’amènent à convenir de ce qui suit : j’ai en moi l’inconcevable conviction d’avoir été présent cette nuit-là, debout, dans un coin de la salle d’accouchement, déjà vieux, témoin brisé et pétrifié de mon avènement, scrutant les derniers instants d’un marché odieux, de l’échange insensé qui était en train de se jouer dans cette maternité, devant moi : deux morts contre ma vie. Je suis le fruit de cette rançon. Je sais ce que je dis. Je connais l’origine des larmes.
L’enquêteur se bloque sur cette phrase, marque un temps, se raidit. Son visage se crispe d’un rictus fugace, évoquant le frisson d’un homme pénétrant dans de l’eau froide. Ses doigts s’éloignent lentement du clavier comme si son contact s’avérait soudain désagréable. Il cherche une issue pour dissimuler ce malaise. Il se ressaisit et me demande de lui confirmer que j’ai bien déclaré que je connaissais « l’origine des larmes », même si, selon lui, cette curieuse affirmation n’a rien à voir avec les faits qui précèdent et encore moins avec l’affaire qui nous occupe.
Je ne réponds pas. Je ressens simplement qu’il m’appartient d’imposer et de définir les contours du silence et des mots qui nous enferment dans cette pièce. Il faut que ce jeune homme se mette bien en tête que je n’ai tué personne.
Dehors, la luminosité décline et les averses fouettées par les bourrasques malmènent les vitrages. Après des années de sécheresse, d’aridité et de chaleurs abrasives qui faisaient craquer les corps et les écorces, la pluie s’est installée. Elle s’infiltre en nous, change nos vies, et nul ne sait dire pourquoi. Elle m’obsède. Je suis hanté par ces eaux. Depuis plusieurs années nous vivons ainsi sous des régimes insensés de brutales bascules météorologiques. Depuis deux ans, à des degrés divers, le fleuve marche sur les terres, déborde dans nos existences et, patiemment, envahit tout ce qui peut l’être.
Je regarde le visage de mon interlocuteur. Outre les soixante-cinq pour cent d’eau qui irriguent son corps, j’essaye de deviner ce qu’il y a à l’intérieur de cet homme. Et je n’y trouve rien de bien différent de la mécanique des fluides qui m’anime. Nous sommes assis face à face, pareils à des animaux domestiqués, sans animosité réelle l’un envers l’autre, et sachant au fond de nous que nous sommes plus ou moins condamnés à nous entendre. Une sorte de couple occasionnel d’usage courant.
En pensant à l’étendue de ma tâche, j’éprouve une fatigue vertigineuse et demande à faire une pause.
Si l’enquêteur pouvait lire dans mes pensées, sans doute m’opposerait-il que sa tâche à lui est de mener un interrogatoire, non d’animer une conversation, et que, juridiquement, rien ne justifie que l’on puisse ôter la vie à un cadavre. Je poserais alors mon regard las sur ses yeux de mineur fatigué et je dirais simplement : « Bien sûr que si. »

La nuit en garde à vue
Que la nuit fut longue. Dans cette petite cellule individuelle où les heures écorchent le temps et torturent la mémoire, je me suis efforcé de conserver en moi le plus longtemps possible la douceur et la bienveillance du regard de mon frère. Il me manque depuis le premier instant, il m’a manqué toute une vie. Comme notre mère. Je n’ai jamais vu son visage et je ne sais absolument rien d’elle. Mon père a fait disparaître toute trace de son existence. Il n’a jamais voulu répondre à la plus innocente question de ma part la concernant. Il n’existe aucune photo d’elle, et dans les armoires, aucun vêtement, aucune paire de chaussures. Je n’ai pas la moindre idée de ce à quoi elle ressemblait ni de ce que fut sa vie avant de rencontrer Lanski. Mon père utilisa cependant la jeunesse suédoise de son épouse pour échafauder à mon intention un scénario vertigineux, incroyablement malsain, sans doute la pire histoire que l’on puisse raconter à un enfant orphelin. Tout cela sera consigné plus tard si nécessaire. La seule chose que je sache aujourd’hui de Marta c’est qu’elle est morte au moment de me prendre dans ses bras. Je ne sais même pas où elle a été enterrée et mon père n’a jamais fait le moindre effort pour guider ma recherche. Le corps de mon frère, sans existence légale ni prénom – car lui n’a jamais respiré –, a été jeté aux ordures hospitalières. Mon père ne s’est jamais intéressé à sa dépouille. J’ai du mal à croire que tout ceci ait encore un sens. J’ai du mal à croire que j’aie pu séjourner, ne serait-ce que quelques instants, dans les testicules et le scrotum de Thomas Lanski, mon père. J’ai du mal à croire que ma mère, Marta Sorensen, Suédoise native d’Uppsala, ait pu, un jour, pour quelque raison que ce soit, l’accueillir en elle et jouir de ses impatiences. J’ai du mal à croire que je sois parvenu à survivre à cet éjaculat. Et toujours je me demanderai pourquoi le destin ne m’a pas fait partager ce soir-là le sort de millions de mes frères emportés dans le vortex d’un vieux bidet d’aisances et le frottis vaginal d’un coton de linge de toilette.
À chaque tentative, une caille émet cinq cents millions de spermatozoïdes par millilitre. Un dindon, dix milliards. Mon père ? Allez savoir.
Mon frère jumeau et moi, gamètes aveugles de trois microns de large et soixante de long, éparpillés dans cette nuée brouillonne, avons survécu et sommes malencontreusement sortis du lot. Ce fut là notre péché originel.

Toute la nuit, dans cette cellule rectangulaire, mon esprit a tourné en rond. Comme un chien derviche essayant de se mordre la queue.
Je suis encore dans le ventre de Marta, tout à côté de mon frère jumeau. Nous avons toujours vécu l’un contre l’autre. Jamais nous n’avons éprouvé l’inquiétude d’être seuls. La voix de notre mère était douce et calme. Même si nous ne comprenions pas ce qu’elle disait, l’entendre, toujours, nous apaisait durant notre longue nuit commune. Je me souviens aussi de ceci, qui est parfaitement clair dans mon esprit: j’ai toujours aimé mon frère. Je ne l’ai jamais vu, mais je l’ai toujours aimé. Profondément.
Je pense que je suis né les yeux ouverts. Grands ouverts. En pleine nuit. Je suis né les yeux ouverts pour comprendre ce qui se passait. Ce qui était en train d’arriver autour de moi. J’en suis certain. On dit que les nouveau-nés ne distinguent pas la lumière. C’est faux. Je suis persuadé que dès la première seconde, dès les premiers instants, j’ai compris et senti que n’importe quelle lueur valait mieux que l’obscurité. L’enfant vient de naître. Il vient de naître d’entre les morts. Peut-être en a-t-il déjà conscience. D’ailleurs il ne crie pas, il ne dit rien.

Extraits
« Selon le compte-rendu du docteur Van Nuwenborg, la mort est due à une «ELA, embolie du liquide amniotique, complication imprévisible de l’accouchement associant un collapsus cardio-vasculaire sévère, un syndrome de détresse respiratoire aiguë et une hémorragie avec une coagulation intravasculaire disséminée (CIVD). L’un des deux enfants que portait la patiente est également décédé sans avoir réellement vécu. Dépourvu d’identité, non enregistré, nous ne savons pas ce qu’est devenu son corps. Il a pu être traité en tant que “pièce anatomique” ou alors comme “déchet” selon les définitions en usage. Dans tous les cas il a été détruit. Son jumeau, lui, a survécu».
La mémoire médicale, clinique, s’arrête là. Ensuite j’ignore par quel mécanisme la mienne a pris le relais, comment j’ai pu ressentir ce froid glacial se plaquer sur ma peau sitôt que l’on m’a retiré du ventre de ma mère, comment l’absence soudaine de mon frère m’a plongé dans le vide et l’effroi. Je ne vais pas revenir sur les mécanismes mémoriels que j’ai déjà évoqués dans ma déposition, et qui ne sont qu’une hypothèse sans doute maladroite pour tenter d’expliquer les arcanes de cet archivage, mais ce dont je suis certain, c’est que depuis ce 20 février, depuis ce premier jour, il y a un trou en moi. Je ne sais pas l’exprimer autrement. Il y a un trou au fond de moi. Creusé à mes mesures. Suffisamment profond pour m’accueillir. Il habite en moi. Parfois je le sens, il bouge, change de position ou prend toute la place. Il patiente, il a tout son temps. Il attend que je tombe dedans. Et alors il se refermera. Pourquoi je dis cela? Parce que tout a commencé ainsi. À l’instant même de ma naissance, j’ai senti cette béance s’ouvrir en moi. » p. 61-62

« Une maladie à prions, dite Gerstmann-Sträussler-Scheinker. Maladresse, instabilité de la marche, difficulté pour parler, perte de coordination musculaire, démence progressive, atteinte des muscles respiratoires. En général le calvaire ne dépasse pas cinq années. «Votre mère souffre d’un GSS.» Le médecin m’a ensuite demandé si d’autres personnes de la famille en sont ou en avaient été affectées, car il s’agissait là d’une maladie héréditaire. Je n’osai pas lui dire que j’ignorais tout de cette famille, tant du point de vue génétique que généalogique. Je n’étais pas l’enfant de Rebecca, mais celui de Marta.
En apprenant la nouvelle, les premiers mots de ma mère furent : «Tu crois qu’il reviendra quand il saura?»
Par un de ses amis, en lui spécifiant bien les raisons de ma demande, j’obtins les coordonnées de mon père. Trois ans durant je lui ai téléphoné toutes les semaines. Écrit chaque mois. J’ai essayé de faire intervenir des proches. Mais pour lui, sa femme était déjà morte. Quant à moi, je n’aurais pas dû naître. » p. 81

« Il est quand même à noter, au-delà de l’aspect symbolique et maladroitement mythologique de cette histoire, que j’aurai passé toute ma vie professionnelle à travailler pour la mort et donc à être nourri par elle. Et je me dis que c’était peut-être cela les termes de l’échange initial et odieux: la vie de mon frère et de ma mère contre l’assurance d’un gîte, d’un couvert puis d’un rassurant bulletin de paye avec en prime, endormies au fond d’un tiroir du bureau maternel, une épaisse liasse d’actions de la Standard Oil, célèbre compagnie pétrolière appartenant à la galaxie rockefellerienne, dissoute depuis 1914 pour ne pas s’être conformée à la loi antitrust édictée par l’administration américaine. » p. 122

« L’amour s’apprend par capillarité. Au jour le jour. En un goutte-à-goutte silencieux qui se délivre sous nos yeux. L’enfant apprend avec les yeux. En reniflant les molécules qui flottent dans l’air, quand il voit la main de son père caresser la nuque de sa mère, la bouche de sa mère embrasser le cou de son père, quand il observe tout cela, il sait que c’est bien, que c’est bon, qu’on peut appeler ça l’amour ou comme l’on veut, mais que c’est agréable d’être avec quelqu’un qui un soir vous dit: « T’u es mon amour et moi le tien, ça tombe bien. » » p. 166

À propos de l’auteur

PARIS: "La Grande Librairie" sur France 5
Jean-Paul Dubois © BALTEL / SIPA

Jean-Paul Dubois est né en 1950 à Toulouse où il vit actuellement. Journaliste, il commence par écrire des chroniques sportives dans Sud-Ouest. Après la justice et le cinéma au Matin de Paris, il devient grand reporter en 1984 pour Le Nouvel Observateur. Il examine au scalpel les États-Unis et livre des chroniques qui seront publiées en deux volumes aux Éditions de l’Olivier: L’Amérique m’inquiète (1996) et Jusque-là tout allait bien en Amérique (2002). Écrivain, Jean-Paul Dubois a publié de nombreux romans (Je pense à autre chose, Si ce livre pouvait me rapprocher de toi). Il a obtenu le prix France Télévisions pour Kennedy et moi (Le Seuil, 1996), le prix Femina et le prix du roman Fnac pour Une vie française (Éditions de l’Olivier, 2004) et le Prix Goncourt 2019 pour son livre Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (Source: Éditions de l’Olivier)

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Extrême paradis

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En deux mots
Après le décès de son père en Floride, le narrateur se rend dans cet État qui a fait sécession pour tenter de comprendre ce qui s’est passé dans ce paradis réservé aux personnes âgées. Il va finalement découvrir que derrière les bonnes intentions se cache un monde beaucoup plus sombre. Un monde qui obsédait son père.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le paradis des vieux est un enfer

Clovis Goux imagine la sécession de la Floride pour y établir les VUF, les Villages-Unis de Floride. Dans cet État réservé au plus de 55 ans, le narrateur vient enterrer son père qui avait choisi ce petit paradis. Une dystopie habilement construite, avec humour et suspense.

Quand il apprend la mort de son père, le narrateur, qui est pigiste à Paris, décide de prendre l’avion pour la Floride. Didier, son géniteur, avait choisi de s’installer dans ce nouvel État, baptisé VUF (Villages-Unis de Floride). Réservé au plus de 55 ans possédant un patrimoine conséquent, il promet aux retraités de couler des jours heureux sous le soleil. Ici, pas d’insécurité – pour ne pas qu’elle s’endorme, la police est appelée quand deux voiturettes de golf s’entrechoquent – pas de cimetière, mais des circuits de golf et des barbecues pour entretenir la convivialité. «Les hommes portaient des casquettes ou des panamas, des polos ou des chemisettes colorées, des bermudas kaki et des Birkenstock, les femmes des visières, des marcels ou des T-shirts pastel sur des joggings ou des leggings, des sandalettes ou des Crocs. Tous avaient des cheveux blancs parfaitement coiffés et des lunettes de soleil. Des couples de vieux sortaient du mall en poussant des caddies remplis de fournitures, ils saluaient leurs connaissances au passage et formaient bientôt de nouveaux groupes au hasard de leurs rencontres pour commenter les bonnes affaires qu’ils venaient de réaliser, les prévisions météo ou les derniers potins des Villages. On prenait rendez-vous pour un barbecue, un concert virtuel des Beach Boys ou une partie de padel. On s’informait de la bonne santé de chacun, les sourires étincelaient, les rires fusaient et l’on s’étreignait de généreux hugs à tout bout de champ. De ce joyeux ensemble émanait le sentiment d’une communauté soudée, d’une utopie accomplie, d’un monde nouveau.»
Arrivé sur place, il apprend que la mort de son paternel serait due à un accident après une mauvaise chute dans son salon, sur un coin de table. Mais comme la législation impose la crémation et la dispersion des cendres, il n’y a pas de cadavre. Ce qui va perturber le journaliste qui décide d’enquêter. Il interroge le chauffeur, un taiseux, et la femme de chambre, un peu plus bavarde. Il va réclamer le certificat de décès et tenter d’en apprendre davantage auprès de l’inspecteur Anderson, chargé des formalités.
Au fil des jours, il va découvrir comment fonctionne la communauté, mais aussi que son père était obsédé par les affaires criminelles au point de rassembler une solide documentation sur tous les faits divers et cold cases de la région: «Les documents photographiques réunis par mon père étaient accompagnés de centaines de notes manuscrites, de plans à main levée et d’articles de presse classés méthodiquement dans des chemises selon les lieux où les faits s’étaient déroulés. L’ensemble redessinait la carte de Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultra-violence.» Michelle, l’amante du père, puis bientôt du fils, va pouvoir éclairer un peu sa lanterne.
Les codes du thriller vont permettre à Clovis Goux d’explorer les travers de ce communautarisme bâti sur la peur des jeunes, sur le dangereux repli sur soi. Je me souviens avoir vu, lorsque je voyageais en Floride, des publicités pour un village érigé par la Walt Disney Company et qui promettait un tel petit paradis avec sécurité renforcée, caméras de surveillance empêchant toute intrusion, pelouses au cordeau et personnel de maison à disposition. Cette dystopie élargit le champ et accentue le trait. Ici, on en supporte pas les jeunes pour s’arroger l’illusion d’une éternelle jeunesse. On ne supporte pas la mort pour entretenir l’illusion de l’immortalité.
Les enfants gâtés du XXe siècle, nourris de pop culture (les virées au cinéma proposées par le père à son fils les ont construits tous les deux), ont voulu un monde aseptisé et vont se retrouver dans l’univers de J.G. Ballard et notamment Super-Cannes. La preuve, une nouvelle fois, que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Un enfer que se construit à partir d’une oisiveté voulue – sans penser aux conséquences – et qui va déboucher sur la haine, la violence, le lynchage. D’une extrême à l’autre, en quelque sorte.

Extrême paradis
Clovis Goux
Éditions Stock
Roman
280 p., 20,90 €
EAN 9782234093843
Paru le 17/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement aux Etats-Unis, en Floride. On y évoque aussi Paris et une ferme dans les Dombes.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans un avenir imminent, la Floride a fait sécession avec les États-Unis afin de fonder une fédération de communautés privées réservées aux seuls retraités: les Villages. Dans ce luxueux paradis artificiel conçu par et pour les seniors, la mort, le crime et la jeunesse ont été éradiqués au profit du divertissement. L’étrange décès d’un résident français vient cependant bouleverser l’équilibre instauré.
Accident? Meurtre? Suicide? Précipité dans l’univers outrancier des Villages-Unis de Floride, le fils du défunt part sur les inquiétants chemins qui ont menés son père à sa perte. En fouillant dans le passé, ce journaliste déboussolé par le deuil réveillera les vieux démons de la région. En cherchant la vérité, il basculera dans l’envers du décor. Alors les Villages dévoileront leur vrai visage.
Satire, dystopie ou anticipation? Avec force et humour Extrême paradis interroge nos ambiguïtés face à la violence comme les dérives communautaristes de nos sociétés: et si la sauvagerie était une nécessité? Et si la vieillesse était le futur de l’humanité?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Benzine mag.
Paris la douce (Caroline Hauer)
Blog Littéraflure
Blog Voyages au fil des pages

Les premières pages du livre
« I Cool Aqua
1
L’école fantôme

La découverte d’une école maternelle au sein des Villages-Unis de Floride fut un véritable choc tant son existence, sa présence même, était une monstrueuse aberration, comparable, si je peux me permettre cette analogie, à la construction d’un abattoir dans un parc d’attractions. Et pourtant, malgré son incongruité, malgré son effrayante absurdité, elle est là, sous mes yeux, cachée du reste de l’humanité par une modeste colline boisée, à quelques mètres seulement d’un des bunkers du golf Harold Schwartz où l’armée des Villageois pratique son swing à l’année comme autant de salutations aux feux d’un soleil éternel que de défis lancés à un ennemi invisible.
L’aube point en dessinant en ombres chinoises une ligne d’horizon hérissée de palmiers lorsque j’approche, lampe torche à la main, du bâtiment. Surmontée du drapeau de l’État sécessionniste – une étoile à cinq branches insérée dans un soleil bleu aux rayons rouges et blancs – qui flotte en haut d’un mât, l’école en briques se déploie sur un seul niveau dont les fenêtres aux cadres clairs sont obstruées par d’épais rideaux. En son centre, l’entrée principale se fait sous un fronton de faux marbre supporté par des colonnes doriques. La porte grillagée n’est pas fermée. Par-delà le portique de sécurité désactivé (je ne suis de toute façon pas armé), le faisceau de la lampe révèle un vaste couloir le long duquel sont disposés en vis-à-vis des casiers et des portemanteaux sur lesquels scintillent de petits cirés jaunes au-dessus de bottes de pluie rouges sagement alignées sous des bancs de bois qui filent en perspective. J’approche des casiers métalliques en faisant grincer ma paire de Converse sur le sombre linoléum. Sur chacun figure une plaquette avec un prénom : Judy, Carolyn, Jason… J’en ouvre un au hasard pour constater qu’il est vide.

J’entre maintenant dans une salle de classe et découvre quatre rangées de pupitres accolés à des chaises d’enfant faisant face au bureau de l’instituteur derrière lequel s’étend un vaste tableau noir. Une carte de la Floride est accrochée à son cadre et l’on peut lire RÉVOLUTION inscrit à la craie blanche sur le noir de l’ardoise. Les murs de la classe sont vert d’eau. On y a punaisé des posters d’animaux ainsi que des peintures enfantines. Il y a une mappemonde dans un angle à côté d’un miroir et d’une bibliothèque. Je m’approche. Le cercle lumineux balaye les livres, en révèle quelques titres : Les Aventures de Tom Sawyer, La Case de l’oncle Tom, Les Quatre Filles du docteur March, Max et les Maximonstres, Charlie et la Chocolaterie, Le Magicien d’Oz, Le Royaume fantôme… Je ne connais pas ce dernier ouvrage et tends la main pour m’en saisir : contre toute attente le rayonnage bascule vers moi lorsque je tente de l’extraire du bout des doigts et je me retrouve avec un ensemble compact, étonnamment léger, dans les bras. Sans un bruit, je remets en place les faux livres en remarquant que le reste de la bibliothèque est également composé de ces mêmes blocs qui d’ordinaire, vendus au mètre, servent à décorer les appartements témoins, les salles d’exposition de marchands de meubles ou les espaces détente de certains fast-foods. En revenant sur mes pas, je constate que les dessins d’enfants sont des reproductions : de simples photocopies couleur.
J’explore à présent la cantine : un réfectoire, des tables rondes et basses entourées de petites chaises, des néons au plafond, un distributeur de plateaux et de couverts, un buffet à bain-marie, un buffet réfrigéré débranché… Ici comme dans tout l’édifice, chaque objet semble à sa place, prêt à l’emploi, mais étrangement orphelin, dénué de sens, soulagé de sa fonction, dans l’attente d’un signal qui déclencherait une série d’actions. Une porte vitrée mène aux cuisines : la pièce est vide. Sur le sol carrelé, il y a seulement un balai à franges gisant à côté d’un seau à essorer.
Dans les toilettes face aux miroirs et aux lavabos, il y a des urinoirs pour adultes et pour enfants, pas de portes aux WC. Je tourne l’un des robinets, mais l’eau ne s’en écoule pas. Plus loin, je pénètre dans une salle de repos avec une dizaine de lits d’enfants. Ils sont faits au carré, à l’identique ou presque : une couette et un oreiller à motifs, voitures pour les garçons, poupées pour les filles. La pièce est aveugle. Il y a un miroir face à l’entrée.

En sortant par la porte arrière qui ouvre sur la cour de récréation, je me retourne vers l’école avec l’étonnante impression qu’à la manière des poupées russes, le bâtiment cache une reproduction de lui-même à échelle réduite. Au-dessus de moi, le soleil tente de dissuader l’arrivée de ténébreux nuages à l’horizon et le ciel se décline en un strident dégradé qui va du pourpre au jaune soufre en passant par le vert cuivré, soit les prémices d’un des fameux cocktail skies vénérés ici-bas. Le brouillard matinal surgi des marais environnants recouvre un périmètre délimité par des grillages et des arbustes. Je pose alors le pied sur le mot Earth, soit la première case d’une marelle peinte sur le sol en caoutchouc, et l’image d’un lutin en ciré jaune sautant à cloche-pied dans un tapis de brume (avec ses petites bottes de caoutchouc rouge !) jusqu’à la case Heaven frappe mon esprit. Devant moi il y a un toboggan et des balançoires. En m’approchant du portique, je constate qu’une des trois balançoires a été décrochée. Et je comprends à cet instant précis que c’est ici que mon père a trouvé la mort.

2
Le Vampire de la Goutte-d’Or

Un mois plus tôt, j’étais à Paris en train de tirer les vers du nez au Vampire de la Goutte-d’Or lorsqu’un numéro inconnu s’afficha sur mon téléphone. Je laissai la messagerie se charger du mystérieux appel. Après quelques années laborieuses dans le monde de l’entreprise où mes seules joies furent les repas thématiques de la cantine (pour le Nouvel An chinois les caissières étaient habillées en geishas et un orchestre de mariachis anima la semaine mexicaine), je me retrouvais au chômage ou plutôt en boîte de nuit. C’est sous les flashes d’un stroboscope qu’un compagnon de boisson me proposa, une nuit particulièrement arrosée, de «piger» pour le journal dont il était le rédacteur en chef adjoint. Je lui opposai le fait que je n’avais jamais pris la plume pour écrire un mot. «Ça tombe bien, moi non plus!» répliqua-t-il dans un grand éclat de rire avant de commander une nouvelle tournée. Et c’est ainsi que je devins journaliste.

Ma mission était simple: interviewer des freaks, déformer leurs propos, inventer des faits et prier pour que mes «sujets» ne trouvent pas mon adresse après avoir lu mon « papier ». Avec le Vampire de la Goutte-d’Or, ça allait être compliqué: il habitait à côté de chez moi, dans des caves aménagées rue Myrha. Longs cheveux noirs ondulés et graisseux, yeux bleus translucides maquillés au khôl, teint verdâtre parsemé de boutons d’acné, toujours vêtu d’une redingote noire moisie, d’un pantalon en velours, de chemises à jabot et de bottes de l’armée allemande, le Vampire dénotait dans ce quartier peuplé en majorité d’immigrés. Il était le seul à faire peur aux hordes de gamins des rues qui avaient fui la misère d’un pays en guerre pour semer la terreur dans les lavomatics du coin ainsi qu’aux mamas en boubou qui faisaient régner l’ordre sur le pavé et se signaient lorsqu’elles le croisaient : la patte de poulet qu’il arborait en pendentif (en exhalant une redoutable odeur de camphre) était le signe certain qu’il pratiquait le vaudou dans son terrier.

Murs tapissés de velours rouge, crânes d’animaux montés en lampes de chevet, mannequin démantibulé en table basse, mandalas d’insectes morts, Christ inversé, Sainte Vierge profanée… Son logis souterrain était un savant mélange entre la caverne d’un sorcier, l’antre d’une goule et la salle à manger d’Ed Gein. Ma première question fut simple: comment faisait-il pour se laver? Sa réponse, expéditive : d’un ongle peint en noir, il me désigna un bac à sable dans un recoin obscur de la cave voûtée avant de me dérouler les grandes lignes de son parcours ; en rupture avec des parents pharmaciens à Rouen, il avait découvert Aleister Crowley et le LSD durant ses années chez les jésuites avant de former Kadaverik Likidator avec deux amis de pensionnat (Lucifred à la basse, Muinomednap à la batterie). Le groupe fit rapidement son trou au sein de la scène black metal hexagonale, leur répertoire se composant d’un seul morceau, Life Is Death, joué ad nauseam sous l’influence de drogues dures, lysergiques de préférence. La légende voulait qu’ils parvinssent ainsi (grâce également à un volume sonore défiant l’entendement) à faire vomir leur public. Le Vampire avait-il des problèmes de voisinage ? « Seulement le jour où la concierge a trouvé un pigeon crucifié sur ma boîte aux lettres. Une déclaration d’amour d’une de mes fans », répondit-il avec un large sourire halluciné qui découvrit des canines limées en pointes. Son surnom lui était-il monté à la tête? Je profitai de cet instant d’incertitude pour lui demander la direction des toilettes. Il me dirigea vers un seau en métal près du bac à sable. Tandis que j’urinais dans le récipient, j’interrogeai mon répondeur. Une voix lointaine m’informa en anglais qu’il était arrivé un terrible accident à mon père. Il était décédé. Il fallait que je rappelle au plus vite. La foudre s’abattit sur moi au moment où je reboutonnais mécaniquement ma braguette, pulvérisant mon crâne, mon cœur et le reste de mon corps en mille particules. Anéanti, je revins au ralenti auprès du Vampire en balbutiant d’une voix blanche : « J’ai… perdu… mon… père… » Il y eut un moment de vertige qui sembla durer une éternité avant qu’il ne réplique d’une voix lugubre: «T’inquiète pas mon pote, t’en trouveras bien un autre.» Sans plus attendre, je regagnai au plus vite la surface de la terre.

3
Les Ailes de l’enfer

1 235 km/h, 10 000 mètres d’altitude, l’Airbus A380 fonçait au-dessus de l’Atlantique alors que je commandais un nouveau bloody mary à l’hôtesse de l’air. J’avais par le passé interviewé l’une de ces belles femmes entre deux âges, perpétuellement en jet-lag, toujours trop maquillées, pour les besoins d’un article sur les films diffusés dans les avions (qui étaient mutilés pour respecter les sensibilités du plus grand nombre, les programmateurs évitant de proposer 747 en péril, Les Ailes de l’enfer ou Des serpents dans l’avion), et j’avais appris que l’une de leurs missions durant les vols était de clouer les passagers sur leurs fauteuils afin d’éviter tout risque d’incident, d’accident et de procès envers la compagnie aérienne. C’est pour cela que les hôtesses offraient suffisamment d’alcool aux voyageurs (mais pas trop) pour calmer leur nervosité (difficile de ne pas penser à la faucheuse en grimpant dans un avion) tandis qu’on les hypnotisait à coups de comédie romantique.

Je n’avais pas le cœur à voir un film avec Sandra Bullock. Labouré par les griffes du chagrin, je sanglotais en regardant la mer de nuages défiler à travers le hublot comme un suaire sans fin ou un rouleau de sopalin. La mort brutale de mon père avait révélé la nature intime des choses : tout était plus vif, plus violent, plus précis, d’une douleur infinie. La dernière conversation téléphonique que j’avais eue avec Didier tournait en boucle dans mon crâne. C’était en novembre, il m’avait appelé pour me proposer de passer Noël en sa compagnie. C’était le seul moment de l’année où les Villages autorisent leurs citoyens à recevoir des membres de leur famille et aux moins de cinquante-cinq ans à résider quelques jours en Floride. « Tu verras c’est le paradis ici, m’avait-il dit avec enthousiasme. On n’a pas le temps de s’ennuyer : on peut jouer au golf toute la sainte journée et il y a de super soirées rock organisées dans les clubs. On va vraiment s’éclater ! Allez viens, je te paye le billet. » La perspective de me retrouver à danser sur Sympathy for the Devil en compagnie de mon père et de retraités cramés aux UV me fit froid dans le dos et je déclinai son offre sous le prétexte d’un « papier » à rendre durant cette période. « Bon, tant pis, dit-il, visiblement déçu. N’oublie pas de m’envoyer ton article quand il sera publié (mon père était mon plus fidèle lecteur, j’en étais à la fois flatté et un peu embarrassé), on remettra ça l’année prochaine. Je t’embrasse, fiston. » Ce fut la dernière fois que j’entendis le son de sa voix et je regretterai à jamais de lui avoir menti ce jour-là. Si j’avais accepté sa proposition, peut-être serait-il en ce moment même en train d’enlacer une splendide sexagénaire sur Hotel California au lieu d’attendre ma visite, les pieds devant, dans la cellule réfrigérante d’une morgue.

Le plus dur avait été d’annoncer son décès à ma mère. Même s’ils s’étaient quittés depuis la nuit des temps (je ne les avais jamais vraiment connus ensemble, l’époque était volage et la fidélité une valeur «bourgeoise» pour les jeunes hippies), un profond attachement les unissait encore. « Mais qu’est-ce qu’il a pu bien se passeeeeeer? hurla-t-elle en éclatant en sanglots au bout du fil. Je n’aurais jamais dû le quitteeeeer… Si j’avais été là rien ne lui serait arrivéééé! Tout ça c’est ma fauuuuute!» Je raccrochai en lui disant que j’en saurais plus une fois sur place.

En regardant le parcours du long-courrier se dessiner en pointillé entre l’Europe et les Amériques sur l’écran face à moi (nous entrions à présent dans le triangle des Bermudes et j’en profitai pour commander un nouveau bloody mary), je me demandais une fois de plus ce qui avait poussé mon père à franchir le pas pour partir vivre là-bas. Après des années dans la fonction publique, la retraite avait sonné quand il m’annonça, lors d’un déjeuner dans un turc de la rue du Faubourg-Saint-Denis où il avait ses habitudes, qu’il quittait Paris pour les Villages-Unis de Floride.

« Je n’ai pas envie de finir ma vie dans cette ville pourrie, me dit-il en attaquant des keftas à coups de fourchette. La seule chose qui me retient ici, ce sont ces boulettes. Et toi bien sûr mon chéri. Mais tu es un grand garçon désormais. Tu voles depuis longtemps de tes propres ailes et tu n’as plus besoin que je te paye ta place de cinéma. »

Le souvenir du premier film qu’il m’avait emmené voir, le King Kong de Cooper et Schoedsack, surgit alors dans ma mémoire et je revis avec émotion le dieu singe combattre furieusement un T. rex pour sauver Fay Wray de ses crocs, au cœur de la mystérieuse île du Crâne. Didier aimait le cinéma et m’inocula le virus des salles obscures, attisa ma curiosité en me racontant les séquences clés de ses films préférés : le carnage final de Taxi Driver, la séance de roulette russe de Voyage au bout de l’enfer, la scène de la douche de Psychose. Il fut l’un des premiers à faire l’acquisition d’un magnétoscope, mais m’interdit de regarder Massacre à la tronçonneuse. Pour m’en faire une idée, je dus me contenter de la jaquette de la cassette vidéo (Éditions René Chateau) où un maboul en costard, portant un masque de chair, me fonçait droit dessus arme à la main, et surtout de la bande-son qui parvenait la nuit jusqu’à mon lit lorsque Didier regardait ce film banni. Entre les grincements du prélude, les rires déments d’un maniaque, les hurlements féminins incessants et le vrombissement démoniaque de la scie mécanique, j’ai ainsi imaginé Massacre à la tronçonneuse avant de le voir quelques années plus tard : le chef-d’œuvre de Tobe Hooper se révéla beaucoup moins violent que dans mon esprit, mais beaucoup plus dérangeant, me plongeant pour la première fois au cœur d’un cauchemar organique, d’une expérience physique comparable à celle d’un bad trip dans la chambre froide d’un boucher. »

Extraits

« Les documents photographiques réunis par mon père étaient accompagnés de centaines de notes manuscrites, de plans à main levée et d’articles de presse classés méthodiquement dans des chemises selon les lieux où les faits s’étaient déroulés. L’ensemble redessinait la carte de Floride aux couleurs du mal, esquissait une géographie souterraine qui obéissait aux seules lois de l’ultra-violence, composait un nouveau type de guide touristique invitant non à découvrir les splendeurs du Sunshine State mais bien à en explorer les égouts. À travers la masse d’informations réunies, je vis un point de fuite, je vis une architecture d’os et de viscères s’élever dans le ciel, je vis la dérive d’un esprit qui bascule peu à peu dans le vide, celui de quelqu’un qui perd le fil, qui se retrouve prisonnier du labyrinthe qu’il est en train d’échafauder. Et je sus à ce moment précis que, si je voulais découvrir la vérité, je devais suivre ce guide. » p. 92-93

« Surgis de nulle part, les Villageois affluaient vers une large bâtisse beige aux façades aveugles, le Hollywood Mall, comme si c’était jour de marché en France, dans une petite ville de Provence. Les voiturettes de toutes les couleurs prenaient d’assaut les places de parking et les seniors se retrouvaient sous les palmiers pour former des groupes qui papotaient. Les hommes portaient des casquettes ou des panamas, des polos ou des chemisettes colorées, des bermudas kaki et des Birkenstock, les femmes des visières, des marcels ou des T-shirts pastel sur des joggings ou des leggings, des sandalettes ou des Crocs. Tous avaient des cheveux blancs parfaitement coiffés et des lunettes de soleil. Des couples de vieux sortaient du mall en poussant des caddies remplis de fournitures, ils saluaient leurs connaissances au passage et formaient bientôt de nouveaux groupes au hasard de leurs rencontres pour commenter les bonnes affaires qu’ils venaient de réaliser, les prévisions météo ou les derniers potins des Villages. On prenait rendez-vous pour un barbecue, un concert virtuel des Beach Boys ou une partie de padel. On s’informait de la bonne santé de chacun, les sourires étincelaient, les rires fusaient et l’on s’étreignait de généreux hugs à tout bout de champ. De ce joyeux ensemble émanait le sentiment d’une communauté soudée, d’une utopie accomplie, d’un monde nouveau. Je consultai le plan du Hollywood Mall dessiné par mon père afin de me diriger sur le parking. » p. 108-109

À propos de l’auteur
GOUX_Clovis_©patrice_normandClovis Goux © Photo Patrice Normand

Clovis Goux est journaliste indépendant. Il a écrit La Disparition de Karen Carpenter (Actes Sud, 2017), et chez Stock Chère Jodie (2020) et Les Poupées (2022). (Source: Éditions Stock)

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Carpates

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En deux mots
Pour pouvoir terminer sa thèse de doctorat, Jeanne décide de se rendre avec Boris, son compagnon, dans les Carpates. Au cœur d’une vaste forêt de montagne, ils tombent en panne sèche. Ils sont alors recueillis par une étrange communauté vivant en autarcie et régie par les femmes. L’hiver qui s’installe va les obliger à séjourner là.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le voyage interrompu

D’origine roumaine, Liliana Lazar nous entraîne au cœur des Carpates, sur les pas d’un jeune couple à la recherche d’une «miraculée» dont le témoignage permettrait de conclure une thèse de doctorat. Mais en ce milieu d’automne 1992, il va se perdre dans la montagne et devoir partager le quotidien d’une étrange communauté. Un drame à l’atmosphère envoûtante.

Jeanne a finalement réussi à persuader son compagnon à partir pour les Carpates. L’étudiante a lu l’histoire d’une femme qui serait revenue d’entre les morts et qui appartiendrait aux Lipovènes, un groupe ethnique persécuté par le tsar Pierre le Grand à la fin du XVIIe siècle et qui aurait trouvé refuge en Roumanie. Son témoignage pourrait lui permettre de terminer sa thèse de doctorat et à lui assurer une belle carrière.
Voici donc le couple parti pour un périple de 2000 km jusqu’en Roumanie via l’Autriche et la Hongrie. Au volant de sa Peugeot 504, Boris va vite se rendre compte que le voyage s’annonce bien plus périlleux que prévu. En cet automne 1992, la Roumanie ne dispose en effet que de peu de routes asphaltées. «Les nids-de-poule parsemaient la nationale, risquant à chaque virage de vous tordre les essieux. Quant aux voies secondaires, elles se limitaient à une succession de chemins de terre, que les pluies récentes avaient transformés en torrents de boue.»
Après un voyage éreintant, Jeanne et Boris finissent par trouver une auberge où ils pourront se reposer avant d’entamer leur dernière étape jusqu’à Rodna. Sur les conseils de l’aubergiste, ils décident d’emprunter l’itinéraire passant par le col qui devrait leur faire économiser quelques heures de route. Mais sur les flancs de la montagne enneigée leur Peugeot tombe en panne. Ils n’ont alors d’autre choix que de chercher un refuge dans cet endroit isolé. Fort heureusement, ils vont être recueillis par une communauté discrète qui a décidé de s’installer à l’abri des regards après avoir fui la Russie en 1910. Si Boris va chercher par tous les moyens à quitter cet endroit, Jeanne va essayer de nouer le dialogue, se disant qu’elle tenait là un bon sujet d’études. Il faut dire que les premiers entretiens qu’elle mène avec la colonie ne manquent pas de la surprendre. Ici, les femmes règnent en maître, les hommes sont relégués à l’écart et appelés les boucs. Cette inversion de la domination est du reste l’une des clés de ce livre envoûtant par bien des aspects, terrifiant par d’autres.
La nature hostile et les accidents vont contraindre nos deux rescapés à prolonger leur séjour. C’est alors que va se nouer le drame qui va donner à ce récit sa dimension tragique et séparer le couple.
Liliana Lazar nous fait découvrir ces «vieux-croyants» chassés par Pierre Le Grand et dont une partie a fini en Roumanie dans un roman construit en trois parties à la tension toujours plus croissante. Du voyage d’études, on passe très vite à la nuit mystérieuse, à une sorte de piège qui se referme sur les intrépides voyageurs à un moment où le pays vivait encore dans des conditions proches du Moyen-Âge pour finir sur une âme errante. Mais ne dévoilons pas tout de ce roman qui se lit comme un thriller, rebondissements compris. Le Clézio ne s’est pas trompé en parlant de plume superbe et de science du récit. On ne saurait trop vous conseiller de prendre à votre tour la route des Carpates !

Carpates
Liliana Lazar
Éditions Plon
Roman
320 p., 21,90 €
EAN 9782259318518
Paru le 11/01/2024

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, avant de partir par la route vers les Carpates. On y traverse la Roumanie en direction de Rodna.

Quand?
L’action se déroule en 1992.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une plume superbe, un univers à part, une science du récit: un talent déjà salué par le prix Nobel de littérature, J.M.G. Le Clézio.
Un voyage dans les Carpates ne s’improvise pas.
Piégés par la neige au cœur de la montagne roumaine, Jeanne et Boris, un couple de Français, trouvent refuge dans un étrange hameau – la Colonie – dirigée par des femmes.
Alors qu’ils se croient sauvés, débute une plongée vertigineuse dans le monde des vieux-croyants, une communauté aux lois archaïques, qui protège un impensable secret.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Bastille Magazine (Éric Faye)
Page des libraires (Maria Ferragu, librairie Le Passeur de l’Isle à L’Isle-sur-la-Sorgue)
Blog Sur la route de Jostein

Les premières pages du livre
« Prologue
Dans cette force étrange de la montagne à créer un sentiment de malaise, le vent n’est pas pour rien. S’il n’a pas la puissance du ponant ni la chaleur de l’harmattan, s’il n’est pas chargé de sable comme le sirocco ou ne réchauffe pas comme un foehn en automne, s’il ne rend pas fou comme le mistral en Provence, il peut se révéler plus redoutable encore. Parfois nordet piquant en rafales à faire ployer sous ses bourrasques les plus grosses branches, il ressemble à la tramontane dont le souffle glacial vous refroidit aussitôt. Un de ces vents qui se lèvent quand on ne l’attend pas, forcissant au gré du jour puis s’apaisant, mollissant jusqu’à ce qu’on finisse par l’oublier. Ses accalmies ne sont que subterfuges. C’est quand on le croit mort qu’il se réveille de plus belle. De simple murmure il devient chant, musique envoûtante et hallucinante à la fois. De bruissement presque inaudible il se mue en plainte, se met à gémir, à bramer, à mugir tant et si bien qu’on le sait parti en chasse. Tel un monstre, il vous suit et son haleine a un goût âcre à vous remplir la bouche de sa puanteur. Si tous les vents ont un nom, le sien est bien trouvé : Mouma.
Extrait du journal de Jeanne Ballard

Un vent chargé de cris soufflait sur les bois. La traque durait depuis des heures. L’homme n’arrivait plus à courir. Il marchait désormais, vacillant à chaque pas et ses pieds nus, meurtris par les ronces, lui causaient de telles souffrances qu’il dut s’arrêter un instant pour s’appuyer contre le tronc d’un arbre. Il aurait aimé rester ainsi plus longtemps mais les appels derrière lui avaient déjà repris. Bientôt ses poursuivants seraient là : l’écho de leurs voix résonnait partout dans la forêt. Sans parler du grognement de la bête qui les accompagnait. À présent qu’il les sentait si proches, sa peur s’intensifiait. S’il n’avançait pas, il serait rattrapé avant la nuit. Dans un effort surhumain, il se redressa et reprit sa course à travers un dédale de fougères.
Il suffit qu’une branche hérissée d’épines lui fouettât le visage pour qu’il fermât les yeux, trébuchât, perdît l’équilibre. Projeté dans une roulade en avant que rien ne pouvait plus arrêter, son corps finit par percuter une souche. Tel un pantin désarticulé, il bascula en arrière et s’étala de tout son long sur le dos. Dans sa chute, sa tête heurta le sol. Tout se figea sur l’instant. Immobile, les yeux rivés au ciel – un ciel de pleine lune, bien que la nuit ne fût pas encore tombée –, il essaya de deviner la direction du vent. Un groupe d’oiseaux sauvages le survola. Puis, plus rien. Ses chasseurs avaient-ils cessé leur traque ? Ou était-ce leur dernier subterfuge pour l’attraper vivant ? Suffoquant, l’homme tremblait de tous ses membres car, d’avoir tourné sur lui-même, son ancienne plaie venait de se rouvrir. De grosses gouttes perlaient à travers sa tunique, là où le liquide formait déjà un long tablier vermeil autour de sa taille. Avec tout le sang qu’il avait perdu, il s’étonnait d’en avoir encore dans les veines. Jusqu’au bout il s’était agrippé à cette vie, comme l’on saisit le vêtement de quelqu’un qu’on ne veut pas voir partir. Il n’avait aucune idée de ce qui pouvait l’attendre, une fois passé de l’autre côté ; c’était pour cela qu’il avait tant de mal à lâcher prise. Jamais il n’avait imaginé qu’il soit si difficile de mourir. Il avait cru qu’il suffisait de le décider pour s’offrir à la mort comme l’on sombre dans un profond sommeil. Et là, à des kilomètres de tout lieu habité, où personne ne viendrait le secourir, avec comme unique témoin de sa lente agonie des bois à perte de vue, il réalisait à quel point il était pénible d’accepter son propre anéantissement. Quand bien même il aurait voulu hurler, aucun son ne serait sorti de sa bouche. Pas de mot pour dire sa détresse. À quoi bon ? Il ne se rappelait aucune prière. Sa conscience évoluait au gré des spasmes qui secouaient sa poitrine. Il pensa à sa mère qui ne saurait jamais ce qui lui était arrivé. À cet enfant qu’il aurait tant aimé avoir. Des larmes coulaient sur ses joues. Tout allait s’arrêter. Lentement, les minutes s’égrenaient, le rapprochant de l’inévitable départ. Blotti au milieu d’un enchevêtrement de souches, il en était réduit à regarder les aiguilles virevolter dans l’air avant de fondre sur lui comme un jeu de fléchettes. Bientôt elles seraient son linceul. Les branches des mélèzes se courbèrent un peu plus au-dessus de sa tête comme pour mieux l’ensevelir. Il ferma les yeux, prêt à s’abandonner au repos sans fin. C’était cela, l’éternité. Une longue nuit glaciale, comme une hibernation perpétuelle. Maintenant, il n’avait plus peur. Il était prêt, attendant la mort comme on attend une libération. Surtout ne plus souffrir.
Un bruit sourd retentit au loin. Le ronronnement d’un moteur. Le blessé parvint à tourner la tête, à écarter les paupières. Ce n’était pas un rêve. Dans la semi-obscurité, un halo doré filtrait entre les arbres, à la manière d’un feu éblouissant au cœur des ténèbres. La route était là, si proche. Le moteur ralentit. Le point de lumière se fixa sur un tronc, signe que la voiture s’était arrêtée. Le moribond fit un dernier effort pour se relever sur les coudes quand un craquement sec l’arrêta. Le vent amena à ses narines une odeur qu’il connaissait. La puanteur du fauve qui l’avait suivi à la trace. Ses doigts se crispèrent, ses ongles s’incrustèrent dans la paume de ses mains, collantes de résine. Terrorisé, il comprit que les autres ne lui avaient concédé aucune chance. « Mutter, ich bin dumm1 ! »
1. En allemand : « Mère, je suis stupide ! »

La portière du conducteur s’ouvrit sur l’asphalte pour laisser descendre un jeune homme.
— Ne t’éloigne pas trop, lança en français une voix de femme.
Le type fit quelques pas afin de se dégourdir les jambes, alluma une cigarette en inspirant profondément la fumée, puis s’avança jusqu’à la lisière des bois où des détritus en tout genre jonchaient le sol : un bidon d’essence, des bouteilles en plastique, une vieille batterie. Autant d’objets que les routiers de passage jetaient là. Rares étaient ceux osant s’aventurer plus loin. La plupart étaient des gars de la ville, pour qui la forêt marquait une limite à ne pas franchir, une frontière invisible au-delà de laquelle commençait le temps du monde sauvage. L’homme éteignit sa cigarette avant de humer les miasmes soulevés par la bise.

Journal de Jeanne Ballard
Contrairement au vent du sud qui se charge de parfums aux fragrances chaudes de cèdres et d’aromates, à celui des mers qui transporte des embruns au goût salé, et à la brise des plaines qui exhale des senteurs d’herbe fraîche, de terres noires et de blé mûr, le vent d’ici est lourd d’une odeur entêtante. Tel un puissant baume d’apothicaire, il laisse dans son sillage des relents de térébenthine, de bois mort et d’animaux sauvages.

D’abord simple murmure, le blizzard se muait en plainte. Les arbres grincèrent sous l’effet de son souffle froid qui agitait leurs branches. Vint ensuite un bruit de pas cadencés, comme si la forêt était traversée par un régiment. Le Français écarquilla les yeux à la vue des feux follets se déplaçant entre les arbres. Il pensa au scintillement de lampes électriques, mais il aurait tout aussi bien pu s’agir de torches en feu. Les lumières se rapprochèrent, étincelantes, oscillant dans la nuit avant de s’éteindre une à une, soufflées par le vent. Avaient-elles jamais existé ? Soudain, il y eut des bris de branchages. Un tronc roula sur quelques mètres. L’homme sur l’asphalte jeta sa cigarette et plissa les yeux afin de tenter de distinguer quelque chose. Il eut beau scruter l’obscurité des sous-bois, il ne perçut rien. Il entendit un râle, un appel au secours, le halètement d’une lutte dans les bois. Des branches s’agitèrent de nouveau, et un grognement lui donna la chair de poule. Le sol se mit à trembler sous les pas d’un animal qui s’apprêtait à charger.
— Boris ! s’écria la femme restée dans la voiture, en passant la tête par la portière.
Revenu en courant se mettre à l’abri, celui-ci redémarra et s’éloigna, tout en vérifiant dans le rétroviseur que rien ne sortait de la forêt pour les poursuivre.
Loin derrière eux, gisant sur son grabat d’herbe et de ronces, le fugitif ne bougeait plus. Légère comme une plume, son âme s’était élevée jusqu’à la cime des arbres, d’où elle pouvait à présent observer l’ours en train de mettre son corps en lambeaux. La souffrance avait pris fin et la vue de cette chair déchiquetée ne lui provoquait plus aucune émotion. Tel un fil fragile qui s’allonge et s’étire, l’âme plana un temps au-dessus des bois, à la recherche d’un autre corps à habiter. Elle trouva le plumage d’un grand-duc, immobile sur une branche. À peine l’eut-elle touché que l’oiseau, électrisé par cette force nouvelle, déploya ses ailes et s’envola le long de la route, sur laquelle la Peugeot 504 immatriculée en France venait de disparaître.

PREMIÈRE PARTIE
LE PAS DE L’OURS
La nuit était si claire que l’on aurait pu suivre la DN62 sans l’aide du moindre éclairage, ce qui n’empêchait pas la Peugeot grise de remonter la route, tous phares allumés. Cela faisait des heures que le couple de Français roulait, ne s’accordant que de brèves haltes.
— Qu’est-ce que ça pouvait bien être, tout à l’heure ? demanda la jeune femme, assise côté passager.
— Quoi donc ?
— Ce bruit dans les bois.
— Qu’est-ce que j’en sais ? Un animal… Ça doit grouiller de gibier, par ici.
— Il devait être sacrément gros. Si t’avais vu ta tête, quand t’es revenu à la voiture…
— Tu ferais mieux de repérer cette foutue intersection ! Si le type de la station-service a dit vrai, on devrait bientôt arriver à une auberge.
— Pourquoi aurait-il menti ?
— Il avait l’air bizarre…
— Arrête de juger les gens à leur allure.
— Ton guide n’en parle pas non plus.
La femme dirigea la lampe de poche, qu’elle gardait à portée de main, vers le livre déployé sur ses genoux. C’était vrai, l’auberge n’y était pas mentionnée.
— Mon guide est trop vieux, voilà tout, lança-t-elle pour le rassurer, tout en vérifiant la date d’édition sur la couverture : 1982.
Soit dix ans plus tôt.
— Qu’est-ce qu’il dit sur le coin ?
Elle parcourut le chapitre traitant de la région qu’ils traversaient, puis éteignit sa lampe afin d’en économiser les piles.
— Après l’intersection, il n’y a plus rien jusqu’à Rodna.
— Il ne manquait plus que ça ! s’exclama le conducteur, sans pouvoir retenir un mouvement nerveux du bras.
Il s’étira comme il put sur son siège, car il commençait à ressentir d’insupportables crampes dans les jambes. S’il ne s’arrêtait pas pour dormir, ils risquaient de finir écrasés contre l’un de ces gros arbres qui jalonnaient la route.
— Quand je pense qu’il y a deux jours, on était à la maison…
— S’il te plaît, Boris, tu ne vas pas recommencer ! On était d’accord.
— N’empêche, ce voyage, c’était ton idée. Si c’était à refaire…
L’homme revoyait sa compagne, un mois plus tôt, déployer une mappemonde sur la table du salon afin de lui faire découvrir le trajet. Sur la carte, le massif des Carpates ne lui avait pas semblé si loin du sud de la France. « Deux mille kilomètres, ce n’est pas la mer à boire, avait-elle dit pour le convaincre. L’affaire d’une dizaine de jours, séjour compris. » Avant le départ, il n’avait pas mesuré les difficultés d’un tel périple. Mais, une fois l’Autriche passée, les ennuis avaient commencé. À peine entrés en Hongrie, la chaussée s’était faite étroite et les limitations excessives de vitesse les avaient ralentis d’au moins une journée. Sans parler des heures perdues à chaque poste-frontière, avec ces pots-de-vin qu’il avait fallu verser aux douaniers. Et le pire les attendait en Roumanie. En ce milieu d’automne 1992, le pays était plongé dans un tel état de délabrement que seuls les axes principaux étaient à peu près goudronnés. Les nids-de-poule parsemaient la nationale, risquant à chaque virage de vous tordre les essieux. Quant aux voies secondaires, elles se limitaient à une succession de chemins de terre, que les pluies récentes avaient transformés en torrents de boue. Le système d’éclairage public ne fonctionnait que par intermittence, et la plupart des localités restaient plongées dans l’obscurité jusqu’à l’aube. Il fallait aussi une vigilance de tous les instants afin d’éviter les piétons, nombreux à marcher sur le bas-côté, ou les charrettes dépourvues de signalisation, qu’à tout moment l’on risquait de trouver en travers de sa route. Pour toutes ces raisons, le Français redoutait d’avoir à conduire après la tombée de la nuit. Néanmoins, l’appréhension qui ne l’avait pas quitté depuis le dernier arrêt s’estompa un peu quand il aperçut un néon lumineux qui clignotait sur une façade en bois : « TAVERNA ».
Devant l’entrée, une imposante sculpture représentant un ours, debout, semblait veiller sur la bâtisse. Cloués de part et d’autre de l’enseigne, plusieurs trophées de chasse, des têtes de cerfs et de sangliers empaillés, accueillaient les voyageurs de leurs regards de verre.

Comme souvent les soirs d’automne, le vent n’avait pas attendu la nuit pour descendre sur la vallée. Zanov s’apprêtait à fermer les rideaux de son auberge, signe qu’il n’espérait plus personne. Mais en commerçant avisé, il avait laissé éclairée son enseigne lumineuse afin d’indiquer au voyageur de passage que, même à une heure aussi tardive, il restait le bienvenu.

Avec ses deux chambres en mansarde, louées à la nuit, et son toit en pente recouvert de tôles ondulées, la Taverna est la dernière habitation avant l’ascension des Carpates. La bâtisse est située à l’endroit où la voie se sépare en deux. Car si la DN62 est de loin la route la plus connue pour franchir ces montagnes, elle n’est pas la seule. Une seconde bifurque à droite, juste après l’auberge. Les camionneurs l’ont surnommée « le passage des Cols ». En poursuivant sur la nationale, il faut compter près de sept heures pour rallier Rodna. Mais en empruntant l’autre, on peut gagner trois heures. Ce calcul n’est pas toujours justifié tant la voie est réputée dangereuse, à cause de sa succession de virages en épingle qui serpentent jusqu’à une série de cols, tous plus difficiles à franchir les uns que les autres. Et, s’il vaut mieux tenter la traversée du « passage des Cols » aux beaux jours, il se trouve toujours des téméraires pour s’y engager en cette saison incertaine.

Convaincu que l’ouverture des frontières ferait venir des touristes dans le coin, Zanov y avait installé son commerce juste après la révolution de 1989. Mais, trois ans plus tard, rares étaient les étrangers à s’aventurer jusqu’ici. De temps à autre, il en voyait bien quelques-uns franchir le seuil de son modeste établissement : des routards avec sacs à dos, faisant le plus souvent de l’auto-stop ou alors circulant au volant de voitures déglinguées, un peu à l’image de ces Français en train de garer leur vieille Peugeot 504 sur le parking.
Les feux de la voiture à peine éteints, les portières claquèrent dans le noir. L’aubergiste eut juste le temps de discerner les silhouettes qui traversaient la cour, serrées l’une contre l’autre pour se protéger du vent, avant que deux jeunes gens, emmitouflés dans des vestes colorées, ne pénètrent dans la salle du bar. Leurs capuches rabattues sur la tête, ils portaient des pantalons trop larges et des baskets faussement usées. Zanov les observa d’un œil oblique puis se ravisa, car il savait que, sous leurs airs de vagabonds, ces voyageurs n’étaient jamais complètement fauchés. Il leur adressa un large sourire en les voyant choisir l’une de ses tables et monta le volume du poste radio qui, depuis le comptoir, crachait de la musique folklorique. Tout empressé de se mettre au chaud, le couple ne fit pas vraiment attention à l’agencement de la pièce.

L’endroit est des plus modestes, avec ses murs en contreplaqué recouverts de papier journal et d’affiches publicitaires en guise de tapisserie. Les tables, bricolées avec de vulgaires planches de récupération, sont dissimulées sous des toiles cirées, élimées aux angles. Des fils électriques courent le long du plafond et, çà et là, une ampoule pend dans le vide.

D’un geste indolent, le patron vint placer sur la table un bouquet de fleurs en plastique. Puis il vissa dans sa douille la petite lampe à incandescence qui se trouvait au-dessus, jusqu’à ce qu’une faible lumière jaune l’éclaire. Dans cette lueur difficile, son visage apparut si glabre et si pâle qu’on lui aurait donné n’importe quoi pour qu’il aille se faire soigner.
— Mancare1 ? demanda-t-il d’une voix nasillarde, tout en pointant ses doigts vers sa bouche.
— Santem rupti de foame2, lui répondit la Française.
Le Roumain ne put cacher sa surprise en entendant une étrangère s’exprimer si bien dans sa langue. Dans d’autres circonstances, ce compliment aurait suffi à la jeune femme pour qu’elle se mette à raconter comment elle l’avait apprise grâce aux cours dispensés par l’université d’Aix-en-Provence. Mais ce soir-là, trop fatiguée par la route, elle ne donna aucune explication.
— Zanov ! se présenta l’hôte en tendant la main.
— Jeanne. Lui, c’est Boris.
— Boris ? Pas français, ça. Nom russe.
— Son père était communiste. Alors il a donné un prénom russe à chacun de ses enfants.
— Tiens ! Chez vous aussi, il y a eu des communistes ? s’étonna-t-il.
Boris, qui ne pouvait suivre l’échange, laissa sa compagne commander et, retirant sa parka d’un mouvement brusque, alla la ranger sur ce qu’il prit pour un portemanteau, en fait un trophée de chasse avec des cornes de mouflon.
— Il mange quoi, votre mari ? demanda l’aubergiste.
— Il n’est pas difficile… Et puis, confia Jeanne comme un secret, nous ne sommes pas mariés.
— Hum, fit le Roumain avec un clin d’œil qui se voulait complice. Dites-lui que j’ai des œufs et du fromage. Et le meilleur vin de Roumanie !
— Une bière fera l’affaire. On a surtout besoin de souffler un peu.
Le tavernier hocha la tête et s’éloigna vers un poêle à bois qui chauffait la pièce. Une bûche rongée par les braises crépitait dans son âtre. Des rafles de maïs s’amoncelaient sur le côté. Zanov en prit une poignée et la lança dans le feu, qui reprit de plus belle, avant de retourner dans le réduit lui servant de cuisine. De temps à autre, il jetait un coup d’œil dans la salle, en direction des voyageurs. À première vue, le Français avait dans les vingt-cinq ans. Petit et vif ; ses gestes secs trahissaient un tempérament nerveux. Le tee-shirt blanc qui moulait son torse sculpté portait dans le dos le nom d’un club de sport : « BOXE CLUB AIX ». Un tatouage coloré courait sur son bras droit, remontant vers l’épaule jusqu’à l’échancrure du col. En observant ce corps noueux, Zanov mesura à quel point le jeune homme n’était fait que de muscles et de tendons. Tout son contraire, lui qui était grand et avachi, avec des bras osseux, pendant comme des cordes le long de son tronc.
Enfin réchauffée, la Française enleva elle aussi sa veste et alla l’accrocher au-dessus de celle de Boris. Elle se dirigea ensuite vers le comptoir et éteignit le poste de radio. Zanov l’observa sans rien dire. Malgré sa tenue négligée et ses cheveux coiffés en bataille, Jeanne renvoyait l’image d’une femme sûre d’elle. À côté de son compagnon, elle paraissait très grande. De retour à sa table, elle sortit un carnet de son sac et s’apprêta à faire le croquis de l’endroit. En l’embrassant du regard, elle remarqua une jeune fille qui se tenait appuyée au carreau de la fenêtre. Son crayon à la main, la Française s’approcha d’elle pour mieux la dessiner.

Affublée d’une robe trop large pour elle, d’où dépassent deux jambes squelettiques gainées dans des bas de laine, l’adolescente ressemble à une longue tige fanée, au bout de laquelle on aurait ajouté une fine couche de cheveux coupés au carré. D’un mouvement lent et répétitif, l’air absent à ce qui l’entoure, elle porte des graines de tournesol à sa bouche avant de recracher les cosses par terre. De temps à autre, elle s’interrompt pour secouer celles qui restent accrochées à ses vêtements.

— Elle s’appelle Varda, la présenta Zanov depuis le seuil de sa cuisine.
— Votre fille ?
— Non. Ma sœur.
— Elle est jolie.
— Le portrait craché de ma pauvre mère.
— Ce n’est pas un peu triste, à son âge, de vivre ici ?
— Elle a bien essayé les montagnes, soupira l’homme en mettant le repas sur un plateau. Mais elle n’était pas faite pour ça.
Sans raison apparente, Varda arrêta de sucer ses graines et se mit à fredonner, tout en dévisageant Jeanne.
— Écoutez ! fit Zanov. Elle chante pour vous.
Jeanne prêta l’oreille à son murmure.
— Dragu’ mamei copilaș… dragu’ mamei copilaș3…
Elle en resta bouche bée. Cette fille d’apparence si simple aurait-elle deviné ce que tout le monde ignorait encore ?
Varda répétait sa comptine.
— Elle a toujours senti ces choses-là, ajouta Zanov, de l’admiration dans la voix. C’est lui, le père ?
— Vous pouvez lui demander de se taire ? supplia Jeanne en baissant les yeux.
Mais Boris était trop occupé à déchiffrer sa carte routière pour deviner le sens de leur conversation. Zanov fit signe à Varda d’arrêter.
— Je vois. Il n’est pas au courant, pas vrai ? conclut-il en posant le plateau sur la table pour remplir les verres de bière. Allez, noroc !
Boris laissa aller son regard de l’un à l’autre.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— « Bonne chance », expliqua Jeanne, devenue écarlate.
— Alors, noroc ! s’exclama le Français en levant son verre. Combien de temps jusqu’à Rodna ? demanda-t-il à l’aubergiste, qui avait repris son plateau.
Jeanne s’empressa de traduire.
— Avec une bagnole comme la vôtre, je dirais six ou sept heures, répondit Zanov.
Puis, allant chercher une carte derrière son comptoir, il la déplia et, se penchant dessus, fit glisser son doigt le long de la route 62 jusqu’à l’endroit où celle-ci bifurquait vers les montagnes.
— Mais par ce col, ça ne vous prendrait pas plus de trois heures.
Alors que son compagnon s’efforçait de suivre le trait fin qui serpentait à travers le relief, Jeanne tira de son sac le vieux guide de l’époque de Ceaușescu, avec sa couverture en bristol et ses photos en noir et blanc.
— Voilà, c’est ici ! s’exclama-t-elle en retrouvant la page qu’elle cherchait. Il est écrit : « Paysages très beaux mais aucun village avant Rodna. »
— Aucun village, répliqua Zanov, mais la montagne est habitée.
— Je ne voudrais pas prendre de risques, murmura Jeanne.
— Qu’est-ce qu’il peut bien nous arriver ? intervint Boris. Et puis on ne roulera pas de nuit… Demande à ce type si l’on peut planter notre tente sur son parking.
— J’ai besoin d’un vrai lit. Je suis crevée.
— Et moi, alors ! J’ai conduit tout du long.
— Tu n’as pas voulu me laisser le volant…
— C’était trop dangereux.
— La vérité, c’est que tu n’as pas confiance en moi ! Je sais conduire.
— C’est vrai, tu sais tout faire, ironisa Boris.
Comme s’il comprenait leur échange, Zanov leva deux doigts en souriant.
— Attendez demain pour partir. J’ai une chambre de libre, vingt dollars, repas compris.
Tout en flairant l’arnaque, Jeanne ne laissa pas le temps à son compagnon de refuser et tira de sa poche un billet qu’elle posa sur la table. Le patron le prit en lui adressant un large sourire.
— C’est pour quoi ? demanda Boris.
— Repas et chambre.
— Vingt dollars ? Décidément, tu te feras toujours avoir.
Le vacarme d’un paysan passablement éméché interrompit leur dispute. L’homme tituba en entrant dans le bar et alla s’accouder sur le zinc. Zanov lui servit une vodka que l’autre avala d’un trait. Ce n’est qu’après avoir descendu plusieurs verres cul sec que l’ivrogne finit par se redresser pour s’en aller. Il s’arrêta au passage à la table des Français, qui achevaient leur repas.
— Vous allez où, comme ça, les amoureux ?
— Rodna, répondit Jeanne.
— Qu’est-ce vous allez foutre dans un coin pareil ?
— Un travail pour l’université.
— Ah ! Une étudiante…
— Non, je suis chercheuse.
— Et vous cherchez quoi, à Rodna ?
— Une femme qu’on dit ressuscitée.
— Vous voulez dire celle enterrée vivante ! Dites pas que vous venez de si loin pour cette histoire à dormir debout !
— Vous en avez entendu parler ?
— Bah ! tout le monde en a entendu parler…
— Qu’est-ce que vous savez là-dessus ?
— Ils l’ont enterrée vivante, voilà tout.
— Et ceux qui l’ont vue deux jours après, assise au bord de sa tombe ?
— Foutaises ! Ce sont les Lipoveni4 qu’ont fait le coup. Ils ont inventé ce truc pour se faire du blé !
— Des Lipovènes, vous dites ? fit Jeanne, piquée de curiosité.
— Moi, j’suis comme saint Thomas. Tant que j’ai pas vu, j’y crois pas… Eh, l’aubergiste, t’as entendu ça ? Si les morts revenaient payer leur tournée, tu le saurais !
— Fous-leur la paix ! s’écria Zanov de derrière son comptoir, avant de venir l’empoigner par l’épaule pour le conduire vers la sortie.
— Quelle race d’hommes vous faites, les Lipoveni ! ricana encore l’ivrogne alors que Zanov ouvrait la porte. Vous vendriez père et mère si l’occasion se présentait !
— Dehors ! houspilla le tavernier en le tirant de force.
— Qu’est-ce qu’il racontait, ce poivrot ? demanda Boris, amusé par la scène.
— Rien d’important, bredouilla Jeanne. Des trucs incohérents.

1. En roumain : « Manger ».
2. « On meurt de faim. »
3. « Bébé… joli bébé… »
4. Ou « vieux-croyants ». Persécutés par le tsar Pierre le Grand à la fin du XVIIe siècle, ils quittèrent la Russie pour trouver refuge en Roumanie, sans vraiment se mélanger à la population.

Heureusement, on ne leur avait pas menti.
Quel soulagement cela avait été, d’apercevoir les lumières de la Taverna au bord de la route. Et cette chambre sommaire était plus confortable que leur toile de tente. Pourtant, malgré les heures passées au volant, le Français ne parvenait pas à trouver le sommeil. S’il y avait eu une télé, il l’aurait allumée, quitte à regarder n’importe quel programme dans cette langue qu’il ne comprenait pas. Cela l’aurait empêché de ressasser les idées noires qui l’empoisonnaient.
Boris observa Jeanne comme si c’était la première fois qu’il la voyait dormir. Les traits tirés par la fatigue, elle s’était allongée en travers du lit, qui occupait presque toute la pièce. Leur histoire était celle d’un malentendu. Lui le boxeur, elle l’intellectuelle. Contrairement à Boris, Jeanne avait grandi dans un milieu privilégié ; mais son père, colonel, conduisait sa famille comme il commandait son régiment. Et sa mère s’était tout entière dévouée à ses trois garçons, eux aussi promis à une vie sous l’uniforme. Jeanne, l’unique fille, avait très tôt cherché à fuir l’atmosphère de cette maison-caserne. Sa passion pour les études lui avait servi d’échappatoire. Elle avait intégré une prestigieuse école pour filles, loin de ses parents qu’elle n’avait plus vus que pendant les vacances. Convaincue que rien ne valait une existence consacrée à apprendre, elle avait, longtemps, tout ignoré des hommes.
Depuis qu’ils vivaient ensemble, chacun de leurs projets restait subordonné aux plans de carrière de la jeune femme. Le dernier en date : devenir chargée de cours à la faculté d’Aix-en-Provence, ce qui lui aurait enfin permis de sortir de son statut précaire de thésarde. Mais ce rêve ne se réaliserait pas. Boris le savait depuis qu’il avait intercepté un courrier de l’université – département d’anthropologie – notifiant le rejet de sa candidature. Il leur était arrivé la veille de leur départ. Et il n’avait pas eu le courage de lui annoncer la mauvaise nouvelle. De toute façon, cela n’aurait sans doute pas suffi à lui faire annuler le voyage. Mais, à présent qu’ils étaient loin de chez eux, il le regrettait.
Finir son doctorat était devenu, pour Jeanne, une véritable obsession. Elle lui avait consacré les trois dernières années et il ne se passait pas un jour sans qu’elle réfléchisse à son sujet d’étude. Un seul élément lui manquait pour boucler son travail avant la soutenance, prévue pour juin. Et ce dernier témoin se trouvait à Rodna qui, pour l’instant, se résumait à un minuscule point sur une carte. Il fixa la besace en cuir que sa compagne ne quittait jamais, comme pour se rappeler les innombrables sacrifices auxquels elle avait consenti. Du sac renversé sur le plancher dépassaient les trois cents pages de son manuscrit dactylographié. Il se leva, tira doucement le document et lut le titre, en remuant les lèvres : « Rituels mortuaires chez les vieux-croyants dans les Carpates orientales. Essai d’interprétation psycho-anthropologique. »
Dans l’idée que Boris s’en était faite jusqu’alors, les recherches de sa compagne auraient pu se cantonner à cette accumulation d’ouvrages qui avaient transformé leur petit appartement en véritable bibliothèque, le moindre meuble prenant des allures de rayonnage où s’amoncelaient des piles de fascicules que personne n’avait le droit de déplacer. Jeanne était capable de se plonger dans tout ce qui avait pu être écrit sur un thème. Rien ne parvenait à la décourager. Ni les obscures monographies que personne d’autre ne consultait ni les thèses les plus savantes. Mais, à l’écouter, aucune lecture ne pouvait remplacer les enquêtes de terrain, qu’elle considérait comme les seuls moments de vérité. Au fond, il n’avait jamais bien compris ce qu’elle cherchait lors de ces voyages à l’étranger, qui s’étalaient parfois sur plusieurs semaines. Il lui avait fallu arriver dans cette auberge minable pour enfin essayer de saisir en quoi consistait réellement son travail.
Placée en exergue de la première page, une citation piquait la curiosité : « L’étranger ne voit que ce qu’il connaît déjà. » Dans l’introduction, Jeanne expliquait sa méthode, son « approche guidée par le pragmatisme et l’humilité. Partir à la découverte de l’Autre, dépasser les apparences, se faire discrète, dans l’espoir de percer les mystères d’un monde qui, pour une part, restera toujours inconnu ». Combien de fois ne s’était-elle comparée à ces passionnés qui peuvent passer des jours entiers à assembler un puzzle sans connaître le modèle à réaliser ? Car, pour comprendre les sociétés humaines, « on ne fait que rassembler des parcelles du réel ».

« D’un pays à l’autre, d’un siècle à l’autre, l’histoire se fait et se défait sur les ruines des mondes disparus. Qui aurait pu prédire les conséquences de la réforme religieuse voulue par le patriarche Nikon au XVIIe siècle, afin de rapprocher le rituel des Russes de celui des Grecs ? Comment imaginer que des millions de fidèles aient refusé cette réforme perçue comme étrangère ? La vague de persécutions qui s’est ensuivie a contraint nombre d’entre eux à fuir le pays. Certains de ces Raskolniki ont gagné la frontière occidentale de l’Empire tsariste et se sont réfugiés dans la république des Deux Nations. D’autres sont allés jusqu’en Moldavie, où vivent encore leurs descendants. Ici, on les appelle des Lipovènes, des Staroveri ou des vieux-croyants à cause de leur fidélité aux anciens rites. » « … Des gens laborieux et propres, respectant strictement leurs traditions, perpétuant les us et les coutumes de la Russie tsariste. »

Pour aller plus vite, Boris décida de laisser de côté les passages théoriques afin de se concentrer sur ceux relatant les observations de terrain. Il s’attarda enfin sur un chapitre consacré aux « Coutumes mortuaires chez les vieux-croyants de Siret ». Un an plus tôt, lors d’un voyage en Roumanie, Jeanne avait pu rencontrer l’une de ces communautés. Boris avait alors interprété son départ comme une fuite, un abandon, un caprice de plus. À présent, il en découvrait le récit comme s’il poussait une porte secrète, s’ouvrant sur un pan méconnu de la vie de sa compagne. C’est avec l’excitation de celui qui déflore le contenu caché d’un journal intime qu’il poursuivit, lisant chaque phrase avec attention, butant parfois sur un mot. À vrai dire, ce n’était pas tant le sujet qui l’intéressait, mais le cheminement de Jeanne.

C’est un village de deux cents âmes, logé sur les contreforts des Carpates. »

Extraits
« De toute évidence, ces hommes à la taille de géants se préparent à enterrer les morts de l’hiver, ce qui corrobore divers témoignages. Dans les endroits reculés comme celui-ci, il ne serait pas rare de devoir attendre le dégel pour pouvoir creuser les tombes. Durant les longs mois d’hiver, les familles conservent les dépouilles de leurs morts au grenier ou dans une cave. J’ai l’intuition qu’ils ne font pas cela uniquement à cause du froid qui congèle la terre. Ils accordent aux défunts un délai supplémentaire. Ces traditions sont guidées par la croyance en la possibilité de résurrection spontanée. En réalité, la fonction de ces rituels est d’apaiser les vivants face à leur propre peur de la mort. » p. 42-43

« L’intuition de Jeanne était juste. Et, si la Française était arrivée sur ces terres un siècle plus tôt, elle aurait pu assister à l’installation des fondateurs, non loin du passage de La Femme debout.
C’était en 1910. Par une froide journée d’automne, un convoi de plusieurs dizaines de charrettes venait de traverser la frontière des pays roumains. Une colonne de schismatiques, de ceux qu’en ancienne Russie on appelait Skoptzy, des purs, des plus blancs que neige, qui pratiquaient la chasteté en se soumettant au « baptême de feu ». Persécutés dans l’empire des tsars, ils avaient pris la route de l’exil depuis des semaines déjà. Vêtus de larges houppelandes et de toques faites en peau d’agneau, ils fuyaient dans leurs chariots bâchés, portant le peu qu’ils avaient réussi à sauver. » p. 159

« Mère de tous et de chacun, une Bogoridza est en quelque sorte une mère originelle. Aujourd’hui, c’est Otilia qui incarne ce rôle, bien qu’elle préfère le titre éminemment symbolique de Mama. Cheffe clanique et prêtresse, la qualifier de matriarche ne me paraît pas excessif, tant son autorité est forte. D’ailleurs, ici, la plupart des fonctions sacrées semblent dévolues aux femmes, si je me réfère aux cérémonies auxquelles j’ai assisté au sobor, au rituel de séparation des «colombes» et des «boucs» et à celui de la fertilité.
S’agit-il pour autant d’une culture patriarcale inversée?» p. 238

À propos de l’autrice

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Liliana Lazar © Photo DR

Écrivaine francophone, Liliana Lazar naît en 1972 à l’est de la Roumanie. Elle grandit dans le petit village de Slobozia, entourée par la forêt, un village qui servira de décor à son premier roman. Elle entre ensuite à l’Université Alexandru Ioan Cuza de Iași où elle étudie la littérature française. Après la chute du dictateur Ceaușescu, elle quitte son pays et s’installe en 1996 dans le sud de la France, à Gap, où elle réside encore aujourd’hui. Après un premier roman remarqué, Terre des affranchis, paru en 2009 chez Gaïa, elle gagne de nombreux prix littéraires. Suivront Enfants du diable, plongée dans l’enfer de la politique nataliste sous Ceaușescu, et Carpates, son troisième roman, publié chez Plon. Solidement ancrés dans le contexte de l’histoire de la Roumanie, les livres de Liliana Lazar sont également peuplés de créatures fantastiques, et proposent à chaque fois un voyage fascinant dans la vie religieuse des régions les plus reculées du pays. (Source: Institut Français)

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Ton silence m’appartient

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En deux mots
Ce coin d’Irlande est aussi beau que terrifiant, car au bord de ces falaises les gens viennent se suicider. Sean, qui a perdu sa fille, tente de leur venir en aide. Il recueille Liam qui, à son tour, va sauver Moïra en train de se noyer. Ils vont alors tenter de redonner un sens à leurs existences.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«La différence est le lit de l’amour»

Avec ce troisième roman fort en émotions, Bertrand Touzet confirme son talent à sublimer les vies ordinaires. Sur les pas d’une famille irlandaise, il donne ses lettres de noblesse à l’entraide et appelle à plus d’humanité dans un monde en perte de valeurs.

L’endroit est autant magnifique qu’il est terrible. Si le long des falaises de Kilkee et de la plage de Lahinch on rencontre des surfeurs intrépides, l’endroit est aussi connu pour ses suicides. Régulièrement des hommes et des femmes viennent se jeter dans le vide, s’assurant une mort certaine.
C’est dans ce coin sauvage d’Irlande, où «les saignées de la tourbe et la tête des moutons ont la couleur de la Guinness», que vit Sean et sa famille. Le vieil homme s’est donné pour mission d’aller à la rencontre de ces désespérés, d’entamer un dialogue, de tenter de les persuader qu’une autre voie est possible, qu’ils peuvent au moins s’accorder le temps de la réflexion. S’il ne réussit pas toujours et s’il ne sait pas si ceux qui acceptent de le suivre ne récidiverons pas, il n’oublie aucun visage.
Ce n’est malheureusement pas le cas de son épouse Erin qu’il a été contraint de placer en pension, sachant pertinemment que l’amour de sa vie arrivait ainsi dans l’antichambre de la mort. Chacune de ses visites est une épreuve à laquelle il ne dérogerait pas.
Le soir au pub où il va manger et boire un verre, il lui arrive de croiser le regard noir de Cilian, son fils qui n’a pas été épargné par la vie lui non plus. Un soir sa femme a quitté la maison pour ne plus jamais revenir. Sinead était toute sa vie, une vie qui le hante tous les soirs, mêlée de regrets et de culpabilité. «J’aurais dû essayer de la retenir, j’aurais dû essayer davantage… même si rien ne retient une femme qui a décidé de partir, ni les cris ni les plaintes, encore moins les larmes. Je suis assailli par mes souvenirs d’elle. Ceux du bonheur passé ne sont pas de bons compagnons, ils enfoncent plutôt qu’ils ne réparent, alors je me concentre sur autre chose, je viens jouer au pub, je bois un peu, trop peut-être, Le whisky, le piano, comme quand elle est partie… ça aide à oublier, momentanément, mais les souvenirs sont impossibles à écraser, trop épais.»
Sean a recueilli Liam avant qu’il ne commette le geste fatal. Ce dernier le seconde désormais… aussi dans sa mission de sauveteur. Il va venir au secours de Moïra quand cette dernière est emportée par les flots, qu’elle a décidé de laisser la mer la prendre. La jeune femme, qui avait quitté la région au bras d’un champion, n’avait pas davantage réussi à trouver sa place en ville qu’au sein de son couple. Une blessure qui la rend farouche, peu encline aux confidences. Et pourtant…
On sait depuis Aurore, son premier roman, combien Bertrand Touzet est attentif aux gens simples que la vie n’a pas épargnée. Cette fois encore, il s’attache à tisser des liens entre des êtres désespérés qui semblent être arrivés au bout de la route, que plus rien ne retient, sinon peut-être un instinct vital dont ils se sentaient pourtant dépourvus. En parcourant cette lande irlandaise, il nous rappelle combien un regard, une parole, une main tendue peuvent être nécessaires. À l’heure du repli sur soi, de l’individualisme érigé en doctrine, cette belle leçon d’humanité touche au cœur.
Um message universel, une magnifique déclaration d’amour au genre humain qui n’est jamais aussi vrai que lorsqu’il prend la peine d’écouter.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Ton silence m’appartient
Bertrand Touzet
Presses de la Cité
Roman
272 p., 21 €
EAN 9782258204669
Paru le 8/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Irlande, le long des falaises de Kilkee et Lahinch. On y évoque aussi Killorglin, Athlone, Corofin, Ennis, Galway et Limerick, Dublin, Londres et Perth, en Australie.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sauvages et désertes, les falaises de Kilkee, dans l’ouest de l’Irlande, attirent les âmes désespérées. Depuis la mort de sa fille, Sean, un fermier des environs, a pris l’habitude de les arpenter chaque soir, pour être cette dernière main tendue à ceux qui ne croient plus en rien.
Un jour, Liam, brebis égarée recueillie par Sean sur son exploitation, sauve une jeune femme, Moïra, de la noyade.
S’il l’imagine perdue, elle semble être pourtant exactement à l’endroit désiré. Et si ce retour était pour elle l’occasion de renouer les liens défaits et d’apaiser les douleurs du passé?
Une ode à la vie et aux hasards des rencontres qui peuvent changer son cours.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Petite dédicace
Vendredi 24 septembre 2021
Je viens de perdre un patient.
Ça arrive, ça fait partie du « job ».
Ce n’était pas le patient que je voyais le plus, ni le plus bavard. De ces gens dont la parole est rare, un clown triste.
Je vous fais part de cette anecdote, même si le mot me gêne ici, car il avait été touché par un de mes précédents romans, Aurore. Le sujet traité – la vieillesse, la solitude, le besoin des autres – le préoccupait beaucoup. Il disait souvent : « La vieillesse est un naufrage. »
Récemment, il avait acheté cinq exemplaires de mon livre pour les offrir à ses amis proches.
Ce matin, une femme m’a téléphoné pour m’annoncer qu’il était décédé, qu’il s’était suicidé dans la journée de mardi.

Il avait rendez-vous avec moi le matin même, mais il avait annulé.
Cette amie de Gérard m’a dit : « Je ne sais pas pourquoi je vous appelle ; j’en avais envie. J’ai lu le livre que Gérard m’a offert, il avait été touché par l’histoire, moi aussi, il parlait souvent de vous… »
Je raccroche, ému par ce coup de téléphone, par l’annonce de la perte d’un patient à part. Une heure plus tard, une autre de ses amies, une infirmière à qui j’avais dédicacé Aurore, m’appelle à son tour, elle non plus ne sachant pas trop pourquoi, mais un besoin…
Nous, les auteurs, écrivons des histoires, inventons, brodons, mélangeons le réel et l’imaginaire. La portée de ces histoires, ce qu’en font les gens nous échappent.
Je n’avais pas imaginé que ce patient choisisse de partir si vite. Je le savais désenchanté, mais pas à ce point. Le fait qu’il distribue Aurore à ses amis avant de décider de mourir, j’ai l’impression qu’il s’en est servi comme d’un message.
J’étais en train d’écrire ce nouveau roman, j’ai mis un peu de lui dedans, ça lui aurait plu, je pense.
Alors, à Gérard.

Limerick, Irlande
Vous nous avez sauvé la vie et nous vous en remercions infiniment.
Selon vos conseils, nous nous sommes rendus aux services sociaux de Limerick, mais nous ne rentrions dans aucune case. Pour toutes les aides, tout était trop compliqué.
Quand vous êtes vieux, la société ne veut plus de vous et vous le fait sentir, vous êtes un poids pour qui veut avancer. Les vieux, on les voit aux caisses des supermarchés, à remplir les sacs de courses des clients, à distribuer des prospectus, mais ils ne font déjà plus partie de cette vie.
Nous avons été traités comme des sans domicile fixe, des marginaux, par ces gens censés nous venir en aide.
Nous avions tout, un pub, un toit pour nous abriter, nous n’avons plus rien.
Quand les portes se ferment, vous comprenez qu’il ne reste qu’une seule issue.
Nous avons insisté, avec mon épouse, poussés par le soutien de votre main tendue au bord de la falaise. Nous avons insisté en souvenir de vous, en nous disant que cette société, c’était aussi des personnes comme vous.
Aujourd’hui, nous sommes donc retournés à l’antenne sociale, où cet homme nous a reçus.
Il a refusé de nous aider, comme les autres. Au moment de repartir, il pleuvait, il y avait du tonnerre, nous n’avions pas emporté de parapluie, et quand nous lui avons demandé s’il pouvait nous en prêter un, il a répondu : « Et puis quoi encore ? » Il nous a pris sans doute pour des mendiants.
Notre vie ne pouvait pas continuer à être cela, être regardé de travers, sentir que vous coûtez plus cher que vous ne rapportez.
Alors nous lui avons demandé si la solution n’était pas de disparaître complètement. Sans lever les yeux, il a marmonné que ce n’était pas son affaire.
Nous avions décidé de sauter de ces falaises, vous le savez ; pourtant, grâce à vous, nous avions repris courage et étions prêts pour un nouveau départ.
Mais toute cette errance est épuisante, et nous n’avons plus l’énergie de nous battre.
Même morts, nous n’oublierons pas les mots de cette personne aux services sociaux, « Ce n’est pas mon affaire ». Nous n’oublierons pas non plus les vôtres et combien vous vous êtes efforcé de nous aider.
Nous sommes passés en quelques jours du désespoir à l’espoir, qui a été ensuite réduit en miettes.
Bien que ma femme et moi ayons peur de mourir, nous avons pris notre décision et prions pour qu’à l’avenir personne n’ait à suivre le même chemin que nous.
Ted et Kelly O’Reilly

1
C’était une lettre écrite sur un bout de papier, l’enveloppe à mon nom, sans timbre, fermée par un pansement. Une lettre d’adieu à mon intention. Cette lettre a déterminé ma mission, ma vie.
Depuis toujours, j’étais confronté à la réalité de cette falaise. Je venais pêcher dans les eaux froides qui la fouettent les jours de gros temps. J’observais les oiseaux qui nichent dans ses recoins, allongé sur l’herbe humide, les doigts bien agrippés au bord, seule ma tête dépassant dans le vide. Je porte en moi le souvenir du vent remontant le long des parties abruptes, assourdissant, chargé d’écume.

Ce soir, comme tous les soirs depuis cette lettre, je commence ma ronde.
Je finis ma cigarette, attends patiemment l’heure bleue, celle qui suit le crépuscule. Ce moment de la journée entre chien et loup. C’est là que les candidats au suicide se montrent, s’approchent.
Le coucher de soleil est magnifique ici, peut-être le plus beau d’Irlande. Au loin, Spanish Point, immense baie de sable blond avec ses surfeurs. Il n’y a que les phoques et les Irlandais qui puissent se baigner dans ces eaux froides. Les seuls dont le sang ne craint pas le froid.
Mes désespérés viennent ici, à Kilkee, plutôt qu’à Moher, car si les falaises y sont tout aussi impressionnantes, il y a moins de touristes et l’on peut s’approcher du bord sans éveiller les soupçons des gardes. Certes, elles sont moins hautes que leurs célèbres voisines, mais l’équivalent de dix étages, cela suffit pour être sûr de mourir.
La réalité de cet endroit pour moi, depuis cette lettre, c’est que des gens viennent s’y tenir face au vide, celui de la falaise, celui de leur vie. Je n’y avais pas prêté attention avant tout ça, avant Sinead, avant le couple O’Reilly.
Je me suis renseigné, il y a toujours eu des suicides ici, mais il y en avait moins autrefois.
Avant, on se suicidait par désespoir amoureux, par folie ; pas parce que la vie est devenue trop dure. Parce que c’est nous qui l’avons rendue ainsi.
Généralement, je cherche les endroits où ils se cachent en attendant qu’il n’y ait plus personne, après avoir vu le dernier coucher de soleil de leur vie.
On pourrait mettre des barrières, mais je crois que cela fait venir les touristes. Aujourd’hui, dans les minicroisières qui partent vers les îles d’Aran, il est fréquent de leur montrer ces falaises meurtrières en faisant un décompte morbide : « Ici, depuis le début de l’année, quinze personnes ont trouvé la mort… » Qu’est-ce que pensent les vacanciers en entendant ça ? « Oh, c’est romantique de se suicider par amour, comme Juliette » ? Est-ce qu’ils espèrent se procurer des frissons si jamais quelqu’un fait le big jump au moment où leur bateau passe ?
Comme si le suicide était devenu une attraction en soi. Comme en tout, le profit est privilégié au détriment de l’humain et personne ne veut que ça change. La société a amené ces désespérés ici et continue de profiter d’eux, même morts.
La cabine téléphonique sur la corniche, c’est comme un dernier rempart. J’y laisse des affaires qui peuvent rattacher à la vie, une bible, des pièces pour acheter un billet retour pour Limerick, une carte de téléphone, des cigarettes…
Certains acceptent directement mon aide, d’autres plus difficilement. Mon approche est toujours la même : « Bonjour, ça va ? Qu’est-ce qui vous amène ici ? »
Qu’un autre être humain leur parle les surprend, leur fait du bien. Ils existent à nouveau.
Certains me répondent, d’autres fixent le sol, d’autres encore se mettent à trembler, fondent en larmes dans mes bras.
Aucun ne se jette du haut de ces falaises sans hésiter. Souvent, il leur faut la nuit entière pour rassembler leur courage. J’interprète cette attente comme l’espoir que quelqu’un vienne les sauver, jusqu’à la dernière seconde.
Alors je pose ma main sur leur épaule et je les écoute.
Il y a aussi ceux qui m’envoient promener : « Ça ne vous regarde pas, ça ne regarde que moi. » Même cette réponse, c’est un appel au secours. Donner des conseils ou faire la morale, ça ne sert à rien. Si je veux qu’ils s’en sortent, je dois faire le chemin à côté d’eux pour trouver la solution, prendre leur souffrance et marcher avec elle pour avancer.
Bref, me mettre à leur place. Je n’ai pas trop de mal, j’ai failli m’y trouver un jour.
J’en ai sauvé beaucoup, pas tous. Je suis une bouée, s’ils veulent me lâcher, repartir vers le bord, je n’y peux rien. Ceux-là laissent leurs chaussures, leur portable à l’endroit où ils sautent. Pour qu’on les retrouve, pour ne pas complètement disparaître, pour être enterrés convenablement.
C’est ici que j’ai rencontré ce vieux couple. Ted et Kelly O’Reilly. C’était peu de temps après avoir perdu Sinead, ma fille. J’étais là, en train de regarder la falaise, quand je les ai vus tous les deux, se tenant la main face à la mer. Ils avaient un pub à Limerick et avaient fait faillite. Ils n’avaient aucun moyen de rembourser leurs dettes. Je leur ai dit qu’il ne fallait pas mourir pour ça. Je croyais les avoir dissuadés de passer à l’acte et les avais orientés vers les services sociaux compétents… Quelques jours plus tard, j’ai reçu cette lettre, celle écrite sur un bout de papier. En la lisant, j’ai eu un choc violent, comme si un crime s’était commis devant mes yeux, comme s’ils avaient sauté devant moi depuis cette falaise.
J’ai appelé la mairie, où Ted et Kelly s’étaient rendus en dernier. On m’a passé le service social. Là, on m’a expliqué qu’ils s’étaient pendus dans le bois derrière les bâtiments. Je les ai traités de meurtriers, la mairie, les services sociaux. Parce que c’est ce qu’ils étaient, des meurtriers.

Cela fait quatorze ans que ma fille est morte, quatorze ans que j’arpente cette falaise. Je n’ai oublié aucun visage.

2
Sean remonte l’avenue qui longe la grande plage de Lahinch. Le soleil disparaît lentement au large, et avec lui le sentiment que les gens d’ici sont les derniers en Irlande à encore profiter de sa douce lumière.
Le bout d’une île, un « finistère » ; en face, ceux des îles d’Aran doivent sûrement se dire la même chose. Septembre offre de belles journées, mais semble abandonner chaque jour un rayon de son soleil, le rendant de plus en plus pâle.
Des surfeurs, torse nu, combi roulée en bas des hanches, rincent leurs planches à l’arrière des vans. Sean passe, les salue. Les odeurs de sel, d’iode, mélangées à celles du monoï et du gel douche à la vanille, semblent vouloir maintenir artificiellement l’été. Les surfeurs écoutent de la musique, boivent des bières, rient. Ils sont jeunes. Sean envie cette insouciance, cet âge où l’on rit de tout. Il aimerait pouvoir encore appréhender cette côte, cette ville avec la même candeur.
Ici, c’est chez lui, jamais il ne pourra en partir. Tout homme a besoin d’un ancrage, quel qu’il soit, même s’il résonne de son chagrin.
Devant lui l’océan, derrière le Burren.
Devant lui, cet ennemi magnifique qui lui a tant pris, et, derrière, un plateau karstique que même Cromwell n’a pas voulu soumettre, « pas assez d’eau pour noyer un homme, pas assez de bois pour le pendre, pas assez de terre pour l’enterrer ».
Chez lui, c’est cette bande de terre perdue entre deux immensités grises, tourmentées et chaotiques.
Le marchand de journaux range les présentoirs de cartes postales, les pelles et les râteaux en plastique coloré. Sean soulève sa casquette, lui sourit, ils se parleront plus tard au pub.
Depuis que sa femme n’est plus avec lui pour partager les repas du soir, il préfère les prendre au Cornerstone, un pub de Lahinch où il avait déjà ses habitudes. Il y venait pour voir les matchs de football gaélique, les courses de chevaux, les amis après la journée à la ferme, à la salle de boxe.
Le ciel se charge d’épais nuages. Un grain ne va pas tarder à tomber, vidant les rues.
En entrant dans le pub, Sean aperçoit Cilian, assis dans un coin de la salle, le regard perdu dans sa pinte de Smithwick’s.
Il le salue rapidement, il sait que cela ne sert à rien de venir lui parler quand il a cette noirceur dans les yeux.
Son couvert l’attend déjà à sa table. Sean s’assied et déplie le journal posé devant lui.
— Tout va bien ? lui demande Josh, en posant une assiette fumante et une pinte de Guinness sur la table. Pas de désespéré à sauver ce soir ?
— Non, personne, malgré le coucher de soleil magnifique.
— Tant mieux.
— Josh ?
— Oui.
— Il est là depuis longtemps ?
— Deux heures et six pintes. Ça fait plusieurs soirs qu’il finit ici, comme à l’époque de…
— Je ne l’avais pas vu depuis un moment.
— D’habitude, il arrive plus tard, il passe au Mulligan’s picoler et jouer du piano avant de venir ici. C’est pour ça que tu ne le vois pas.
— Je vais en parler à Moïra, je vais lui dire de venir le voir.
— Elle est dans le coin ?
— Non, mais peut-être que ça la décidera à revenir.
— Au fait, comment va ta petite-fille ?
— Bien, je crois. Elle est toujours à Limerick. Elle s’est entichée d’un joueur de football gaélique.
— Ben quoi ? Tu aurais préféré qu’elle se trouve un gardien de moutons comme toi ? C’est bien pour elle.
— Quitte à partir avec un pousseur de pelote, j’aurais préféré que ce soit un mec de Clare ou de Kerry, ils sont meilleurs.
— Pfff !
— En attendant, je ne la vois plus et elle me manque.
— Elle reviendra, elle est amoureuse, comprends-la.
La pluie fouette les carreaux, le grain n’aura pas mis longtemps à arriver.
Sean sait qu’ici, les nuages suivent la marée. Le temps de finir son verre, son assiette, il sera déjà loin.
— Il est bon, ton ragoût, Josh.
— Comme d’habitude.
— C’est toi qui le dis.
Sean sourit, s’essuie la commissure des lèvres, boit une gorgée de bière.
Sur l’écran passe un match de rugby. Le Munster contre Cardiff, une rediffusion du week-end. Sean connaît déjà le résultat final mais fixe le rectangle vert, attiré, désireux de meubler sa solitude. Bercé par le bruit des verres, du brouhaha des conversations, il sent son corps lentement plonger dans la torpeur de la fin du jour, ses joues s’empourprer à la chaleur du pub, du ragoût.
La journée a été longue, le travail à la ferme est de plus en plus difficile, même si le « petit » l’aide beaucoup. Il devrait se reposer, penser à la retraite, mais c’est impossible, l’exploitation a besoin de lui et lui a besoin de l’exploitation pour ne pas trop penser, finir comme Cilian au coin du bar.
Sean a toujours vécu à Lahinch. Il a connu la petite station balnéaire avant les désirs de mer des gens de la ville, avant l’essor du surf et l’arrivée des vans.
Il a rencontré sa femme Erin en livrant des bêtes au marché à bestiaux d’Ennis. Elle marchait dans la rue, droite, altière, remarquable. Il a croisé son regard et espéré secrètement qu’elle viendrait le soir à la fête qui clôturerait le marché.
Sean était plus jeune même si, par sa carrure, son assurance, il donnait le change. Il osa l’inviter à danser et jamais plus elle ne lâcha la main qu’il lui avait tendue. Elle fit les trente kilomètres qui séparent les deux villes pour venir s’installer à Lahinch avec lui.
Erin n’est plus là pour partager son repas du soir, mais Sean continue de venir la voir tous les jours à la maison de retraite. Contrairement à elle, il n’a pas oublié le moindre fragment de leur existence ensemble.
Cilian finit son verre, le pose sur la table, se lève, faisant crisser les pieds de sa chaise sur le parquet.
Sa démarche est hésitante mais il ne titube pas. Il fait signe à Josh de noter ses consommations et traverse le bar jusqu’à la porte d’entrée.
— Bonsoir, Sean.
— Bonsoir, Cilian, ça va aller ? Tu veux que je te ramène ?
— Je vais marcher un peu, voir les étoiles…
Sean sourit, regarde les gouttes perler sur la vitre.
— Tu es sûr de pouvoir les voir ce soir ?
— Quelqu’un doit aller leur dire qu’il faut qu’elles s’allument.
Le pub est calme, Cilian parti, Sean perdu dans ses pensées, le Munster mène 26 à 14, il reste dix minutes à jouer mais le score ne bougera plus.
Sean lève son verre en direction de Josh, qui commence à faire couler une nouvelle pinte.
— Tu as raison de ne pas attendre d’avoir fini celle-là. Il faut du temps pour tirer une Guinness.
— Oui, tu prends des libertés avec le temps, quelquefois tu oublies, même…
— C’est faux et tu le sais. « Le diable se cache dans les détails », et le respect du temps de repos en est un. Cent dix-neuf secondes et cinq centièmes, toujours à six degrés, c’est la durée nécessaire pour une pinte parfaite.
— Oui, pas le double, autrement elle s’évente !
Sean finit sa pinte, regarde celle qui repose sur le bar, les bulles fines remontent, donnant un aspect de cascade à l’intérieur du verre sombre.
Josh attend que les bulles se stabilisent, que la crème redescende.
Il prend la pinte, finit de la remplir et l’apporte à Sean.
— Les bonnes choses viennent à ceux qui savent attendre.

3
La pluie a cessé en abandonnant une légère brume sur les trottoirs humides. Les nuages se détachent les uns des autres, laissant un peu de place au ciel pour s’exprimer.
Cilian remonte l’avenue principale, passe devant le Mulligan’s, regarde ses mains, le piano derrière la vitre du pub. Elles tremblent, il ne jouera pas ce soir, même s’il en a envie, même s’il sait que cela lui ferait plus de bien que des verres de whisky.
Il s’assied sur le parapet de la digue, suffisamment loin des lumières du centre-ville pour profiter des étoiles. L’océan s’est retiré, mais il entend toujours le ressac au loin.
J’ai essayé, j’ai réellement essayé mais tout me ramène à toi. Je me suis jeté dans cet océan, espérant partir loin de tout ça, mais inlassablement il me ramène ici. Comme s’il t’avait laissée partir et qu’il ne voulait pas me prendre. J’ai fini par accepter de vivre une vie que je n’aurais jamais voulu vivre, arrêter de me laisser flotter dans cette mer en espérant couler. Tu vas me dire que je suis ici parce que je me suis encore fait larguer, qu’à force de chercher à te remplacer je me suis encore planté. Tu as peut-être raison.
Je me rends compte que les filles se servent de moi pour réapprendre à voler, et quand elles retrouvent leurs ailes c’est pour partir loin de moi. La différence entre elles et toi, c’est que je ne cherche pas à les retenir alors que toi, je n’y suis pas arrivé.
Cilian passe sa main sur la pierre du muret, ses doigts jouant avec l’eau qui affleure des aspérités de la roche.
J’ai encore rêvé de toi hier soir. Quand je bois je rêve de toi.
Nous étions bien, nous riions de bêtises, de phrases que tu n’arrivais pas à dire, de fourchelangues, nous riions de tes erreurs, de toutes ces choses insignifiantes, tout ce à quoi nous ne faisons pas attention au jour le jour, tout ce qui me manque le plus finalement, ces petits riens qui me venaient de toi. C’était tellement bon de t’entendre, de me souvenir de ton rire.
C’était là, palpable, simple, comme dans les rêves.
Cet instant au bord de la conscience où tu es presque éveillé, comme dans la réalité, mais où il y a toujours quelque chose qui t’indique que tu rêves. Là, je ne pouvais pas te toucher, impossible. Je t’entendais, tu étais tellement proche que je pouvais sentir ton cœur, la vibration de ton corps, mais mes mains ne pouvaient pas t’atteindre, te prendre pour t’approcher complètement de moi. Au bout d’un moment j’ai compris que tout allait se dissoudre, disparaître, alors j’ai ouvert les yeux. Je suis resté là, immobile, avec mes mains vides de toi et la sensation d’être condamné à me réveiller dans un lit vide ou à côté d’un corps qui ne serait plus jamais le tien.
Je me souviens de la première femme que j’ai eue après toi.
C’est con, mais j’avais l’impression de te tromper. Je sentais son corps sur le mien, pas plus lourd mais plus dense, je le sentais surtout quand elle était sur moi, ses jambes enserrant mon bassin.
J’avais ta voix : « Tu pensais vraiment trouver une autre femme qui te ferait oublier mes jambes ? »
Plus j’essayais de me perdre en elle, plus tu étais présente. Elle était douce, tendre, mais elle n’était pas toi. Je me suis dit que ça passerait, que je finirais par ne plus me souvenir de ton corps, mais à cet instant cette femme me permettait d’être un peu avec toi. C’est bizarre comme sensation, faire l’amour avec un autre corps pour convoquer le souvenir du tien. Au moment de jouir, les yeux fermés, tu étais presque là.
C’est ma croix, m’efforcer de vivre uniquement avec ton souvenir. Tu n’étais pas mon premier amour, mais tu as rendu les autres insignifiants.
Depuis le temps, j’aurais dû m’y habituer, mais non, je suis toujours là, à regarder les étoiles, la mer, à marcher dans la rue en calquant mon rythme sur le tien, à essayer de prier pour que tu m’entendes, où que tu sois, une prière idiote avec des mots creux, car je crois en toi mais pas en Dieu.
J’ai vu ton père tout à l’heure au pub, il rentrait de sa ronde quotidienne sur la falaise. Il doit être comme moi, qui tente de retenir mes rêves. En tendant la main à ces gens sur la falaise, c’est un peu ton souvenir qu’il attrape.
Quelquefois je me dis que j’aurais dû me foutre en l’air, mais il y avait Moïra.
Les psys me répétaient que je devais me raccrocher à autre chose qu’à ma fille, que ça ne suffisait pas, qu’elle avait sa vie à vivre, elle aussi. Je leur répondais que je me satisfaisais de ça, survivre pour mon enfant. Maintenant qu’elle est partie avec ce type, que je ne la vois plus, je comprends qu’ils avaient raison, rien ne m’attache à cette vie que je n’ai pas voulue, que je ne veux plus.
Cilian regarde les étoiles. Quelqu’un l’a entendu et a bien voulu les allumer. À présent, le ciel en est rempli.
Tu vois ce que tu as fait de moi, j’en suis à prier le ciel comme un foutu croyant.
Avant, je ne pouvais te parler que là-bas, maintenant le ciel me suffit. Ici ou à la cabane, c’est le même de toute façon.
Sinead, notre histoire, j’aurais préféré que ce soit celle d’une femme qui s’en va. Je l’ai pensé dès le départ, même Brian D’Arcy, notre ami de la police d’Ennis qui avait commencé l’enquête, le pensait. Il était désolé d’avoir à me poser toutes ces questions pour élucider les raisons de ta disparition, éliminer l’hypothèse que tu aies pris la tangente pour échapper à quelque chose. Est-ce que je te connaissais un amant, est-ce que je te battais…
J’avais le sentiment de double peine, celui qui souffre de la disparition et celui que l’on soupçonne. Même quand ils t’ont retrouvée, j’ai senti qu’ils se demandaient si je ne t’avais pas poussée de ces falaises. Tu n’avais rien laissé, pas de lettre, comme si tu n’avais pas prémédité ton geste.
Je t’imaginais partant sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller Moïra. Poser le camée que je t’avais offert sur le lit, fermer la porte, puis te retourner une dernière fois vers la maison avant de monter dans cette voiture.
Une voiture qui t’amènerait loin, celle d’un amant ou un taxi… je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours imaginé un break. Bizarre, non, une familiale, justement pour quitter sa famille ? Je t’imagine le regard perdu, le front appuyé sur la vitre, paisible, soulagée, pensant à notre réveil, à moi gérant le petit déjeuner de Moïra, son départ pour l’école, tout en essayant de te téléphoner.
Éparpille-toi, déchire-toi, constelle mon air de tes confettis, fais-moi oublier un instant que tu pars !
Je préfère encore t’imaginer partie que plus là.
Quand j’ai su que l’on ne te retrouverait pas vivante, je t’ai appelée, pour entendre ta voix une dernière fois, j’ai laissé un message pour te dire adieu. Ton portable qui est resté ici, chez nous, éteint dans une boîte, doit contenir des dizaines de messages de moi, des soucieux, des agacés au début, des suppliants, des éperdus, nostalgiques, futiles, quotidiens, et puis un dernier, tout simplement d’adieu. C’est con, mais de parler à ce téléphone, ça me faisait du bien, entendre ta voix, neutre, sur le message du répondeur m’était nécessaire. Je te racontais ma vie, celle de notre fille, te demandais ton avis sur tel ou tel truc…
Cilian sort une cigarette, l’allume, souffle la première bouffée vers le ciel, les yeux sur le bout incandescent.
Tu vois, je fume toujours, j’ai l’impression que cette fumée m’aide à combler les vides de mon âme. Tu imagines, sept ans, c’est le temps qu’il faut au corps humain pour régénérer toutes ses cellules, comme s’il repartait de zéro. Sept ans, c’est aussi le cycle de l’amour, tous les sept ans, une remise en question. Cela fait deux fois sept ans que tu es partie, je me suis régénéré deux fois. Plus aucune de mes cellules n’a non seulement connu ton corps, mais aucune n’en a connu qui aient été en contact avec toi. Pourtant, rien n’a changé. Je suis toujours là à parler à un fantôme.
Il ne me reste presque plus rien de toi, seule ton absence m’appartient encore.
Cilian souffle vers le ciel des volutes bleues, y cherche les pensées que l’alcool libère mais dont il rend l’expression confuse.
Tu te rends compte que je n’ai jamais voulu dormir dans notre chambre ? J’en ai fait un débarras, une chambre d’amis où personne ne vient jamais dormir. Dès le premier soir j’ai laissé notre lit, pas la force, et puis Moïra voulait dormir avec moi, je ne voulais pas créer une habitude, mais je me suis dit que le premier soir on a le droit. Nous n’avions pas commencé à vivre notre vie sans toi, alors ce n’était pas grave. Ensuite j’ai dormi dans le canapé-lit, Moïra me disait que j’avais trop de chance de dormir dans le salon, face à la télévision.
Je me demande quand elle a découvert pour toi, à quel âge.
Je ne lui ai jamais dit que tu étais morte, je l’ai laissée espérer et puis accepter que l’espoir s’éteigne.
Elle a mesuré le manque et a appris à renoncer, même pour ça j’ai été lâche.
Je ne parlais pas de toi, ou quasiment pas. Elle ne m’a jamais posé la question, elle devait se dire que cela me faisait de la peine, elle avait raison. Maintenant, nous ne nous parlons plus du tout, pas que l’on soit fâchés, juste éloignés. C’est en partie ma faute, bon, surtout celle de la femme avec qui je vivais et de ma couardise à prendre des décisions, à imposer mes choix. Tu te rends compte, je n’ai pas réussi à prendre la défense de ma fille, j’ai honte, je n’ai que ce que je mérite.
Cilian se lève, rejoint petit à petit les lumières du remblai.
Mourir c’est pour toujours. À six ans, le toujours s’arrête à après-demain, je n’avais pas envie de ressasser ta mort trois fois par semaine.
La vie n’a pas de sens, Sinead, elle n’en a jamais eu, même avec toi. On doit rester là, debout, profiter des gens tant qu’ils sont là, leur dire qu’on les aime avant qu’ils meurent.
On aurait pu avoir une vie différente, ne pas se connaître du tout, ou tu pourrais être encore là, mais on ne choisit rien, on peut juste apprécier quand c’est là, et puis subir.
Cilian écrase sa cigarette. Le silence l’accompagne le long du remblai. Il croise un groupe de jeunes partant finir la soirée sur la plage, refaire le monde au son des vagues, le sable humide ne semble pas pouvoir les arrêter.

4
Un café filtre dans un mug. C’est la seule chose qu’est capable d’avaler Sean avant de partir travailler. Après la traite du matin, il lui arrive de prendre du fromage ou un verre de lait frais, un morceau de brown bread. Mais au saut du lit il n’a jamais rien pu avaler.
Il rince sa tasse dans l’évier face à la fenêtre, la pose sur l’égouttoir. Il regarde comme chaque matin les champs devant lui, comme s’ils avaient pu changer pendant la nuit.
Les cottages aux toits de tuiles brunes posés sur les prés d’un vert intense, les murets de pierre laissant suffisamment d’espace pour que les moutons et les vaches paissent en toute tranquillité.
Ici, les saignées de la tourbe et la tête des moutons ont la couleur de la Guinness.
Au loin, sur l’océan, la nuée donne l’impression que le ciel et l’eau se confondent, que tout est mélangé.
Il ferme la porte de la maison à clé, remonte le col de son blouson, observe les jardinières, les parterres laissés à l’abandon. Les fleurs c’était elle, ça a toujours été Erin.
Il ne fait pas froid, mais le vent souffle par bourrasques. Le vent d’ouest, celui qui grille les cigarettes à votre place, qui cingle les joues de gouttes de pluie presque salées.
Comme tous les jours depuis qu’ils ont pris la décision de la placer, il va voir Erin à la maison de retraite.
Et chaque matin il a cette boule au ventre en partant, la sensation de l’avoir abandonnée.
Même s’il sait qu’il est allé au bout de ce qu’il pouvait faire, il ne pensait pas finir sa vie avec elle séparés par cinq kilomètres.
Au début, elle lui reprochait de l’avoir laissée là, comme s’il l’avait en effet abandonnée. Les médecins, les aides-soignants avaient beau le rassurer, lui dire qu’il avait fait ce qu’il fallait, que tous les résidents faisaient le même reproche à leurs familles, que les paroles qu’il entendait n’étaient déjà plus vraiment les siennes… la boule grossissait encore plus.
Et puis, avec le temps, ses mots s’étaient enfuis, eux aussi. Sean se demande où vont les souvenirs quand ils se perdent. Existe-t-il un lieu où retrouver, réclamer ses idées, sa mémoire perdue ? Existe-t-il un endroit où les sourires, les querelles, tout ce qui fait une vie à deux se rassemblent comme les feuilles mortes poussées par le vent au coin d’une rue, au fond d’une allée ?
En arrivant dans le hall d’accueil, Sean salue tout le monde, un geste, un sourire, un mot pour chacun. Souvent des banalités, mais il a besoin de ça, oublier le contexte, les blouses, l’odeur des couloirs, les bruits, les fauteuils. Chaque matin, il s’arrête à côté de l’ascenseur qui déverse les fauteuils dans le hall, prend une chaise et discute quelques minutes avec Donncha Flagerty. Cet homme fait partie des visages qu’il a toujours croisés à Lahinch, sans jamais vraiment lui parler. Il se souvient de lui, plus jeune, participant aux fêtes comme aux corvées organisées pour rendre service aux autres éleveurs. Une véritable force de la nature, d’une grande discrétion, nimbée de ces mystères qui impressionnent les enfants. Sean lui donne les nouvelles du village, des champs, des bêtes. Donncha l’écoute sans répondre, il acquiesce, parfois sourcille. Donncha a toujours été un taiseux et le grand âge ne rend pas bavard, mais quand Sean s’assied le matin à côté de lui, qu’il lui serre la main comme il l’a toujours fait, qu’il croise son regard bleu intense, il a l’impression que le vieux Flagerty est tout à coup ailleurs, sur son banc devant sa ferme, regardant passer les gens sur la route.

En entrant dans le studio, Sean passe la main sur la commode, celle qui était dans leur chambre à la ferme, et dans la chambre d’Erin à Ennis lorsqu’elle était enfant. Cette commode l’aura accompagnée toute sa vie, elle fera partie du peu de meubles qui l’entoureront jusqu’au bout. Il pose sa casquette à côté de la coupelle de pot-pourri. Elle adorait ça, elle en mettait partout. Celui-ci, depuis le temps, ne dégage quasiment plus de parfum, et ses couleurs intenses, rose, violet, se sont fanées.
Il l’embrasse sur le front, caresse sa main. Elle ne réagit presque plus aux attentions qui faisaient leurs habitudes.
Normalement il lui parle, raconte la vie du bourg, enchaîne, trouve les mots, les sujets de discussion. Aujourd’hui il n’y arrive pas et laisse le silence s’installer entre eux. Alors il occupe l’espace par ses gestes, vérifie les placards, le linge, les magazines qu’elle ne lit plus depuis longtemps, change de chaîne à la télévision.
Il a beau se dire que ce n’est plus vraiment elle, que son esprit est presque parti, le plus dur est que son corps est encore là, face à lui, l’étincelle dans le regard en moins, mais physiquement là.

Extraits
« Le plus dur c’est pour ceux qui restent. Le problème du corps que tu nous as laissé, c’est qu’il contient tous mes souvenirs. Au début, tu avais peur de perdre tes feuilles une à une, que le vent les emporte en secouant tes branches, ne laissant qu’un squelette sec. Des feuilles comme des souvenirs… Tout à l’heure, je me demandais où étaient partis les tiens. Dans ton monde, Sinead était encore là, tu la réclamais, tu me demandais des nouvelles. » p. 34-35

« Quand j’ai perdu Sinead, j’ai pleuré, j’ai tellement pleuré dans mon coin que la mousse verdissait à cet endroit. Je me disais: À quoi bon pleurer, ça ne va pas la faire revenir. Avec le recul, je me dis qu’il est nécessaire de laisser couler les larmes, elles permettent de faire de la place pour que les autres puissent entrer. » p. 79

« — Ça revient tous les soirs. On ne refait pas sa vie, Moïra. On continue le chemin, c’est tout. Kate et toutes les autres ne sont que des sourdines à ma mémoire. J’aurais dû essayer de retenir ta mère, j’aurais dû essayer davantage… même si rien ne retient une femme qui a décidé de partir, ni les cris ni les plaintes, encore moins les larmes. Je suis assailli par mes souvenirs d’elle. Ceux du bonheur passé ne sont pas de bons compagnons, ils enfoncent plutôt qu’ils ne réparent, alors je me concentre sur autre chose, je viens jouer au pub, je bois un peu, trop peut-être, Le whisky, le piano, comme quand elle est partie… ça aide à oublier, momentanément, mais les souvenirs sont impossibles à écraser, trop épais. » p. 118

À propos de l’auteur
TOUZET_Bertrand_DRBertrand Touzet © Photo DDM Sophie Vigroux

Né à Toulouse il y a une quarantaine d’années, Bertrand Touzet a grandi au pied des Pyrénées. Après des études à Nantes, il est revenu exercer sa profession de masseur-kinésithérapeute en région toulousaine. Il y a cinq ans, il a décidé d’écrire et puise dans son quotidien personnel et professionnel les expériences qui nourrissent ses romans. Après Aurore, premier roman finaliste du Prix Jean Anglade 2020 et lauréat du Grand Prix national du Lions Club de littérature 2022, il a publié Immortelle(s) en 2022 et Ton silence m’appartient en 2024. (Source: Presses de la Cité)

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Trois femmes dans la vie de Vincent Van Gogh

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En deux mots
Saskia aux Pays-Bas en 1863, Agostina à Paris en février 1888 et Gabrielle à Auvers-sur-Oise durant l’été 1890. Trois rencontres qui vont marquer Vincent Van Gogh, trois femmes qui éclairent l’œuvre du père.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Saskia, Agostina et Gabrielle

Dans un court roman Mika Biermann raconte trois rencontres dans la vie de Vincent Van Gogh. Le garçon, l’homme dans la force de l’âge et celui qui déprime, à quelques heures de sa fin, vont croiser la route de Saskia, Agostina et Gabrielle. Une jolie manière de résumer la vie et l’œuvre du peintre.

Quand il fait la rencontre de Saskia, le jeune Vincent Van Gogh va sur ses dix ans. Nous sommes aux Pays-Bas, à Groote-Zundert et le futur peintre découvre la vie. Il peut se réjouir du soleil qui brille sur la campagne, mettant un peu de relief dans des paysages le plus souvent gris et ternes. Mais sa journée va devenir vraiment mémorable quand il va assister à un spectacle aussi merveilleux qu’inattendu. La gardeuse d’oies profite de cette chaleur pour se déshabiller et prendre un bain dans la rivière, ne cachant rien de ses formes sculpturales, de ses rondeurs affriolantes. La vie est belle et l’occasion idéale pour réfuter le précepte de son père pasteur qui énonçait que Dieu avait créé le monde en noir et blanc et que c’est le diable qui y avait mis des couleurs.
Quelques années plus tard, le jeune homme est à Paris. Il est toujours sans le sou, mais il peut compter sur le soutien de son frère Théo et sur la plantureuse Agostina qui partage sa couche avec lui. La patronne d’un petit estaminet du côté du Boulevard de Clichy va bientôt faire faillite. Mais avant de qui la capitale, elle partage quelques rêves avec le peintre. Un voyage en Italie, un beau mariage…
Las, le ciel de la capitale reste désespérément gris et froid. Il n’est en réalité que question de survivre, alors que jamais peut-être autant de grands peintres ne réalisent des œuvres majeures durant cette période d’une richesse artistique sans égale. Mais l’ironie de l’histoire veut que ses toiles qui se vendent aujourd’hui des millions d’euros pouvaient alors être cédées à un tripier pour régler une ardoise et que ce dernier considérait ce cadeau comme une arnaque.
Gabrielle, quant à elle, ne connaît le peintre que pour l’avoir croisé à Auvers-sur-Oise, traînant sa mélancolie. Occupée à venger la mort de son chien, elle ne prêtera guère attention à ce vagabond qui, quelques heures plus tard aura cessé de vivre.
Mika Biermann, qui connaît la vie de Van Gogh comme sa poche, réussit le tour de force de nous la raconter à travers ces trois femmes. Mais au-delà, son style très imagé lui permet aussi d’évoquer les toiles les plus emblématiques du grand artiste. En le suivant dans ses pérégrinations, on voit ses sources d’inspiration, les paysages et les hommes, les couleurs et les ombres. Voilà une heureuse initiation à une œuvre majeure qui fait suite à Trois Jours dans la vie de Paul Cézanne et Trois Nuits dans la vie de Berthe Morisot.

Trois femmes dans la vie de Vincent Van Gogh
Mika Biermann
Éditions Anacharsis
Roman
96 p., 13 €
EAN 9791027904693
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé d’abord au Pays-Bas, à Groote-Zundert et La Haye puis en France à Paris. On y évoque aussi des voyages à Lyon et Marseille ainsi qu’en Italie, à Ancône ou encore à Londres.

Quand?
L’action se déroule de 1860 à 1890.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sur Vincent van Gogh, tout a été dit. Que rajouter encore? Peut-être ces trois moments, trois rencontres de trois femmes en trois épisodes décisifs de la vie du peintre: l’enfance, l’âge mûr, le dernier jour – une balle dans le ventre.
Mika Biermann sublime son écriture pour offrir ici un tableau en peinture fraîche de ces instants volés, peut-être fondateurs, peut-être pas. Dans tous les cas un bijou, un bonheur de lecture comme on n’en trouve guère ailleurs, une méditation en acte sur l’art et ses tromperies magnifiques.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Sébastien Omont)
Les Notes
Blog de Fabien Ribery

Les premières pages du livre
« Van Gogh gazouille, Il remue ses bras dodus, éclate en rires édentés, bave sur son menton, Ses yeux, deux billes bleues, roulent; son regard erre au plafond,
Areuh, areuh.
Il lui reste 37 ans à vivre et 871 tableaux à peindre. Un tableau tous les quinze jours.
Un jeu d’enfant.

Saskia
Un crayon. Cadeau de l’oncle Cent. Il est passé à Groote-Zundert, il a bu de la bière, il a raconté les boulevards de Paris, il a fait des clins d’œil appuyés aux femmes, il a donné des bonbecs aux petits et un crayon à son filleul, Un crayon de charpentier, usé, laqué de rouge. Vincent n’en a jamais vu, de crayon. À l’école, les élèves écrivent à la craie sur une ardoise. Son père écrit à la plume d’acier Birmingham. Sa mère ne note jamais rien, elle a une mémoire infaillible. Un crayon, c’est une chose rare. Vincent a peur qu’on lui confisque l’objet. Il ne sait pas quoi en faire. Il lui faudrait du papier pour l’essayer; on n’en trouve pas dans la maison, sauf sur le bureau de son père, à côté de l’encrier, où s’empilent les lettres pour le diocèse. Il n’est pas question d’y toucher quoi que ce soit.
Vincent prend l’exemplaire des pièces de Shakespeare sur l’étagère. Le nom de l’auteur est gravé en lettres dorées dans le cuir de la couverture. Anna Birnie s’en sert pour lui apprendre l’anglais. It was the lark, the herald of the morn, no nightingale..… Les autres ne savent pas qu’ils lisent Romeo and Juliet. C’est un secret entre lui et la gouvernante. Il ouvre le livre, La dernière page est vide. Il y trace une ligne au crayon. L’horizon. Une deuxième, parallèle à la première. Un chemin. Puis il fait un V. C’est un oiseau. Puis il dessine deux personnages. On reconnaît Roméo à l’épée dans sa main, et Juliette à ses longs cheveux. Il ajoute deux U sur le devant de la robe, les seins. C’est osé. C’est cochon.
Het is schandalig. En passant le pouce, ça ne s’efface pas. Maintenant une tache grise souligne la poitrine. Il faudrait arracher la page. Vincent tire. C’est du papier de bonne qualité; il gondole, il se froisse, mais il ne cède pas. Il repose le livre sur l’étagère. Ce n’est qu’une question de temps avant que quelqu’un s’en aperçoive, il sera certainement puni par son père, probablement consolé par sa mère, et on lui prendra le crayon. Ce n’est pas grave, il n’a pas de couteau pour le tailler, de toute façon.
Son père est au presbytère, sa mère au marché, Anna Birnie ne revient que demain, la vieille Leetie dort assise sur le banc de la cuisine, devant une bassine de petits pois à écosser. Dehors brille une belle journée d’été.
Le garçon sort dans la rue.

Les oies n’ont pas froid aux yeux. Elles trempent leur cul dans l’eau, ondines aux becs jaunes, vêtues de leurs toges blanches. Elles sautent du bord du ruisseau, pattes en avant, et glissent — enfin ! — de l’ombre au soleil. Les grenouilles, à l’abri d’un rideau de mousse, observent, soucieuses, le spectacle. Les pieds palmés des palmipèdes remuent les barbes vertes des renoncules. De temps en temps une tête cacarde avant de plonger pour fouiller la vase. Les noisetiers se penchent et mêlent leurs branches, le soleil pique entre les feuilles, darde ses aiguilles sur les vaguelettes, les plumages, les herbes, tricote un tapis d’orient,
Le soleil ! Saskia jubile. Ce n’est pas tous les jours qu’il brille ici. Elle connaît le même paysage muet sous la neige, le ruisseau gelé, les branches écriture illisible, les champs couverts d’un linceul. Les oies pendent de la poutre, leurs plumes remplissent les édredons.
Saskia s’est promenée ici sous une pluie printanière, ses oies tachetées de la boue du chemin. Ce ne sont pas des pluies saines et vivifiantes; les nuages laissent traîner leurs doigts; on dirait une vieille qui essore ses cheveux. Les toits des fermes courbent l’échine.
Ne parlons pas de l’automne, où les feuilles pourrissent sur les arbres avant de chuter lourdement sur le sol. Le vent déshabille la lande et découvre un squelette.
Le soleil! Des perles aux cochons! Une oie rigole, la blague était bonne. Saskia a chaud dans ses sabots-bottes. Elle s’assoit dans le cerfeuil et bataille pour retirer ses chaussures. Ses pieds sont grands, à ce qu’on dit. Les ongles sont un peu sales, c’est vrai. Elle n’aime pas les couper avec les ciseaux à couture, les tailler au canif lui fait mal, impossible de les ronger avec les dents, ce n’est pas faute d’avoir essayé, et d’avoir fait rire son petit frère.
Saskia trempe un pied dans l’eau. C’est comme boire du cidre en cachette. C’est frais. Ça lui fait tourner la tête. Elle décide de se mettre nue. Ils le font tous, quand personne ne regarde. Un jour elle a vu sa grand-mère défaire sa camisole pour s’essuyer les seins flasques avec un chiffon, sous le saule, dans la cour.
La vieille n’avait plus toute sa tête, c’est vrai; elle est morte à la Pentecôte.
Saskia dénoue la ficelle de sa jupe en coton bleu qui lui arrive aux chevilles, épaisse et ample: pas besoin de caleçon, et pour pisser, il suffit de s’accroupir. C’est l’heure du cul à l’air. Les oies flottent au gré du courant, une seule pédale dans l’autre sens. Saskia dénoue son fichu. Elle se débarrasse du gilet en feutre, elle l’avait mis parce que le matin, à l’ombre de la grange, il fait frisquet même au mois d’août. Reste la chemise, les boutons sont lisses, usés par les doigts, le dernier cède; l’étoffe vole sur le tas.
Saskia est nue.
Faudrait pas que son père l’attrape.
Ni son grand frère.
Ni sa mère.
Qu’ils aillent au diable. N’ont qu’à garder leurs stupides oies eux-mêmes.
Saskia s’allonge sur la berge et remet un pied dans la flotte.
Vincent marche à l’orée du bois, en longeant Le champ. L’orge est encore sur pied, le mois de juillet a été pluvieux. Des lianes de houblon serpentent entre les tiges. Le pays est plat comme un parchemin, des haies de peupliers plongent vers l’horizon, des pommiers rabougris gesticulent. Au-dessus, fixé par un artisan habile, s’étend un ciel bleu. La couleur est uniforme et soutenue, c’est un son de cor que les habitants du Brabant-du-Nord n’entendent pas souvent, ils sont plus habitués au roulement du tambour de la pluie ou au murmure de la grisaille, quand ce n’est pas la harpe aux cordes coupées du brouillard qui donne le la dès le matin.
Le garçon écrase des pissenlits sous ses bottines, aigrettes se collent à son pantalon. Il porte une veste et un chapeau; il n’y a que les fils des gueux qui se promènent en bras de chemise et sans couvre-chef. Son feutre au bord très large lui donne un air un air étrange, un air d’étranger ; les gens d’ici portent tous l’éternelle casquette sauf quelques snobs qui arborent le melon, le pasteur, qui porte le bonnet à pans rabattus l’hiver le reste du temps. Le pasteur en question, c’est son père, qui n’aimerait pas, mais alors pas du tout, le chapeau fantasque de son fils. Vincent le cache sous sa veste pour sortir de la maison, il s’en coiffe seulement à l’abri des sous-bois, une fois le canal franchi. Son ami Henner le lui a vendu pour un dubbeltje, en disant qu’il était déjà porté par les mousquetaires du roi. Vincent s’est admiré dans l’eau de l’étang, ça lui donne une fière allure, ça serait encore mieux couronné d’une plume, évidemment… Vincent est navré d’avoir vendu son âme aux Français, mais un stadthouder Guillaume n’arrive simplement pas à la cheville d’un d’Artagnan. Il l’a lu, De drie Musketiers. À son père il mentait. Il disait qu’il était en train d’étudier l’histoire de France. Ce qui lui manque maintenant, c’est une épée, pour frapper les terribles pappus des pissenlits. Il s’enfonce dans les fourrés à la recherche de la branche idéale.

Extrait
« Étaler du bleu sur la toile pour dire ciel… Tremper son pinceau dans des colombins de couleur et prétendre faire des arbres. Un musicien n’embête pas les oiseaux, un poète laisse vivre la fleur… un peintre, droit dans ses bottes, égorge le paysage comme on égorge une truie un matin d’hiver.
Toute peinture est un assassinat du bon sens.
Le peintre est un assassin. » p. 82

À propos de l’auteur
BIERMANN_Mika_©DRMika Biermann © Photo DR

Après des études à l’université des Beaux-Arts de Berlin, Mika Biermann s’installe à Marseille où il apprend le français. Il explore successivement la peinture, la photo, le dessin et l’écriture. Aujourd’hui, il est conférencier aux musées de la ville de Marseille dans des domaines aussi variés que la mythologie de l’ouest dans l’art américain, Van Gogh-Monticelli…
Mika Biermann développe, en français, une œuvre littéraire des plus originales dans le paysage contemporain. Il détourne les codes du western et se moque du temps dans Booming : l’arrêtant, l’accélérant, le retournant à sa guise et sans coup férir. Avec Un Blanc, expédition polaire déjantée, l’espace se trouve sens dessus dessous. Quel nouveau genre à détourner pour son troisième roman? Le péplum! Et c’est au tour des personnages de brouiller les pistes dans Roi. Il est aussi l’auteur de trois romans chez POL, Palais à volonté, Mikki et le village miniature et Sang, et de Ville propre chez La Tangente. (Source: Éditions Anacharsis)

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