Les invités de Marc

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En deux mots
Avec ses amis d’école de commerce, Léonore se rend chez Marc pour une soirée qui risque d’être mémorable. Mais pour la jeune femme, elle va tourner au fiasco. Elle se retrouve au petit matin dans la rue, seule et blessée à la jambe. Qu’a-t-il bien pu se passer dans ce luxueux appartement ?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Léonore perd le nord

Pour son premier roman Tiphaine du Boÿs a choisi de mettre en scène sa génération. Celle d’un groupe d’amis, diplômés d’une école de commerce, qui entendent conjurer les années qui passent en continuant de faire la fête. Acide et mordant.

«J’avais vingt ans lorsque j’ai intégré mon école de commerce et, avec elle, un microcosme dans lequel tout était prétexte aux abus. (…) J’ai présenté Yasmine à Charlie, Axel, Mathis et Jeanne, et nous nous sommes bourré la gueule tous ensemble. Plus tard, Yasmine a abandonné les Yello Shots au profit de la viande maigre du régime Dukan. Jeanne a pris un petit boulot. Les rangs se sont clairsemés, resserrant plus encore le noyau dur que nous constituions, Axel, Mathis, Charlie et moi.»
Léonore, la narratrice de ce premier roman signé d’une cheffe de projet dans le secteur bancaire, s’apprête à retrouver ses amis pour passer une nouvelle soirée ensemble. D’abord, elle retrouvera le studio de son amie Charlie pour y prendre l’apéro. Ensuite toute la troupe a rendez-vous chez Marc qui organise une fête dans son grand appartement de l’avenue Bugeaud dans le 16e arrondissement de Paris. La soirée promet d’être mémorable, car tous les ingrédients semblent réunis, de la bonne musique, de l’alcool et des substances illicites venant compléter un buffet bien garni. Mais bien vite les choses vont déraper et Léonore se voit, en bonne samaritaine, contrainte de prendre soin d’une jeune femme victimes d’excès en tout genre. C’est en essayant de la soutenir qu’elle va être victime d’un bien curieux accident. Sa jambe saigne et lui fait un mal de chien. Aussi décide-t-elle de rentrer chez elle au lieu de finir la soirée avec Mathis. Seule, sur le trottoir de l’avenue Bugeaud, elle dresse un bilan peu amène de sa situation et de celle de ses collègues. Tous ont peu ou prou rêvé d’un avenir radieux avant de réviser petit à petit leurs ambitions à la baisse. «Jeanne cherchait un sens à son métier: elle est devenue acheteuse pour un conglomérat spécialisé dans les protections hygiéniques. Yasmine, architecte, a abandonné ses projets de restauration du patrimoine pour décliner des normes de construction chez un promoteur immobilier. Axel a suivi un électif sur la transformation digitale avant de céder aux mêmes sirènes que moi. Par crainte de faire le mauvais choix, il n’en a fait aucun et a grossi les rangs du cabinet. Nos singularités se sont noyées dans une masse indistincte d’horaires tardifs, de tableurs Excel et de notes de frais.»
Si l’analyse de Tiphaine du Boÿs sonne si juste, c’est qu’on sent le vécu. Sans parler d’autobiographie, son récit a le goût acide des lendemains de cuite, quand on tente de se remémorer ce qui s’est vraiment passé et quand, dans un éclair de lucidité, on essaie de donner une cohérence à une vie pourtant loin d’être réglée. C’est du reste ce qui rend ce premier roman, servi par une ironie mordante, si touchant. On comprend, à l’image de l’incident surprenant qui a causé la blessure de Léonore, que la réussite sociale n’est pas un garant pour la réussite tout court. Que cette génération se cherche, qu’elle préfère noyer son anxiété dans la fête et l’alcool plutôt que de désespérer. L’instabilité et les coups d’éclat président à un quotidien que l’on aimerait plutôt bien rangé. Et l’avenir est tout sauf balisé. Si Léonore perd le nord, c’est qu’elle n’a pas trouvé sa boussole.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Les invités de Marc
Tiphaine du Boÿs
Éditions Bouquins
Premier roman
240 p., 20 €
EAN 9782382924075
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris . On y évoque aussi Senlis et la Creuse avec Guéret ainsi que Limoges et Montluçon. Un voyage en Allemagne, à Krampnitz via Berlin et Potsdam et des séjours à Guadalajara et Hong Kong complètent cette géographie

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un premier roman qui navigue habilement entre comédie de mœurs et roman noir.
Paris s’endort, Léonore s’impatiente. Ce samedi soir, ses amis lui ont promis une fête mémorable. Ils se retrouvent dans le très bel appartement d’un certain Marc où se presse une foule d’invités égotiques, pétris d’ambition et dévorés par leur volonté de paraître. Les masques tombent à mesure que la nuit avance. La tension monte, jusqu’à ce que, par mégarde, Léonore décèle le secret de leur hôte.
Ni amitié, ni faux-semblants ne résistent à cette découverte. Le monde de Léonore vacille, et une question demeure : qui étaient vraiment les invités de Marc ?
La forme resserrée du récit sert une narration tendue. L’esprit aiguisé de Tiphaine du Boÿs se révèle autant dans son humour caustique que dans ses descriptions inattendues, souvent à la faveur de flash-back savoureux. L’auteure témoigne d’un style bien à elle, nerveux, précis, tranchant, et façonne un premier roman qui navigue habilement entre comédie de mœurs et roman noir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog La page qui marque

Les premières pages du livre
« Partie I
OCTOBRE LA NUIT
Prologue
0 h 25. Avenue Bugeaud. Troisième étage.

La porte se referme en silence.

La soirée m’a recrachée sur le palier comme un noyau d’olive. Sans sourciller, j’ai vidé les lieux. J’ai déclaré forfait. À présent, je regrette de m’être inclinée. Briser verres et bouteilles, punir, détruire, voilà qui n’aurait pas manqué de panache. J’aurais dû faire valser le battant, envoyer valdinguer le pan de bois. Les murs en auraient tremblé ; acte dramatique, à la hauteur de la rancœur qui m’anime.

Au lieu de cela, j’ai quitté la fête à pas de loup. Je me suis effacée sans un au revoir, un coup d’œil par-dessus l’épaule à l’affût d’un mot, d’un geste, je ne sais pas. Personne ne m’a prêté attention. J’ai passé mon manteau dans l’indifférence générale. Le couloir était bâché comme un macchabée. Un instant encore j’ai écouté la musique, l’éclat des rires, le crachat des baffles puis, écœurée, j’ai attrapé mes mocassins et, les chaussures à la main, une bouteille coincée sous le bras, j’ai filé à l’anglaise dans un feulement de plastique. J’ai repoussé la porte de l’appartement. La rumeur de la fête s’est étouffée dans un râle. La minuterie s’est enclenchée. La serrure a cliqueté. Ensuite, plus rien.

Plus rien si ce n’est moi, là, debout sur le palier, le front moite, les doigts glacés, la cuisse en sang. La douleur irradie ma blessure. Plus bas, au travers de mon collant, deux orteils exhibent leur extrémité grotesque. Je les agite mollement. La colère retombe. Persiste le sentiment du gâchis : toute cette attente, pour ça.

19 h 45. Rue des Trois-Frères. Sixième étage.

Charlie nous a donné rendez-vous à 20 heures et la soirée débute chez elle, dans un studio du 18e arrondissement. J’ai quinze minutes d’avance. Elle m’ouvre en soutien-gorge, une serviette enroulée autour du crâne, un bol d’une pâte laiteuse à la main, le shampoing qu’elle fabrique maison. Presque malgré moi, je lorgne ses seins. Je suis soulagée d’être arrivée avant les garçons.
« Sers-toi, Léonore, me lance-t-elle en enfilant un gilet de grosse maille. Gaël va bien ?
— Il t’embrasse. »
Deux ramequins de tapenade trônent sur la table basse. J’ai apporté une bouteille de rouge et du jambon cru. Le vin, médiocre, m’a coûté quatre euros trente-huit chez Carrefour City. L’étiquette fait illusion. Charlie n’y connaît pas grand-chose en œnologie. Elle salue son apparition d’un claquement de la langue, et déjà Jeanne toque à la porte. Vingt heures sonnantes et trébuchantes, Jeanne ponctuelle, toujours. Ses épais cheveux roux sont noués en chignon. Sa droiture, sa lisibilité me réjouissent. Elle observe la pièce exigüe et se fend d’une platitude sur le charme des mansardes. Une odeur fumée se diffuse autour de nous lorsqu’elle entreprend de dresser la charcuterie dans un plat. Charlie fronce le nez. Il y a trois ans, le documentaire The End of Meat lui a ouvert les yeux. Elle dédaigne la viande depuis.

Axel débarque trente minutes plus tard.
« Mathis n’est pas avec toi ? m’étonné-je.
— T’inquiète, on le rejoint plus tard. »
Je suis soulagée : ce soir encore, nous nous retrouverons tous les cinq, au complet, comme avant.
Charlie, Jeanne, Axel, Mathis et moi nous sommes rencontrés en école de commerce. C’était il y a dix ans déjà, une éternité. Le hasard nous a placés dans la même classe où, au-delà des obligations scolaires, nous avons commencé à nous fréquenter. Charlie dégageait une assurance naturelle qui m’a immédiatement obsédée. Elle postulait alors à la Junior-Entreprise avec Axel et Mathis. Les élections de novembre ont entériné la défaite de leur liste et la victoire de notre amitié. Jamais je ne leur ai avoué avoir voté contre eux. Je craignais que, propulsés au sein de l’une des associations les plus populaires de l’école, ils ne se détournent de moi. Jeanne a croisé ma route à ce moment-là. J’ai apprécié sa simplicité et tous les cinq, nous avons partagé nos premières victoires, nos premiers échecs, une sorte de parcours initiatique. Les épreuves unissent davantage que la réussite. Cela explique sans doute pourquoi nous sommes devenus si proches dès le départ, et pourquoi ce samedi, les esprits se sont si vite échauffés.

« Champagne ! », s’exclame Axel, la porte d’entrée à peine franchie.
Il jette son manteau dans notre direction. L’imperméable s’affaisse contre l’accoudoir du canapé-lit tandis qu’il exhibe la bouteille, sa sacoche pendue à l’épaule. L’humidité corne les coins de l’étiquette. Le bouchon saute.
« J’ai des courbatures à force de trinquer à tes succès. Qu’est-ce qu’on fête, encore ? »
Axel s’affale sur le sofa.
« J’ai liquidé mes crypto-monnaies. Mais, surtout, je quitte le conseil !
— C’est la crise de la trentaine ? le taquiné-je. T’envoies tout balader pour ouvrir un café solidaire ? »
Charlie me lance un regard noir.
« Jamais de la vie, s’esclaffe-t-il. Je bouge en finance, comme Mathis. »
Axel et moi travaillons tous les deux dans le même cabinet. Je le soupçonne de jalouser l’aisance de Mathis, le prestige que lui confère sa carrière en banque d’investissement. Les signes extérieurs de richesse dans lesquels Axel se vautre peinent à juguler ce complexe. Il joue au golf, collectionne les montres, commande des vins hors de prix dans les clubs branchés. Ses excès seraient ridicules s’il les consommait en solitaire, mais il nous embarque volontiers et, dans son sillage, assises à l’arrière d’une limousine clinquante ou sur la banquette d’une boîte huppée, les filles et moi nous contentons d’un soupir amusé : sacré Axel.

Jeanne étale de la tapenade sur des tartines grillées. Charlie siffle son champagne, avant de s’incliner dans une révérence moqueuse. Les dernières gouttes d’alcool me giclent au visage.
« Félicitations Axel, tu restes à la solde du grand capital ! »
Elle a quitté son poste en marketing l’année précédente. Ce coup d’éclat l’astreint, considère-t-elle, aux prises de position radicales. Elle fustige nos velléités carriéristes, les gentils petits soldats que nous sommes devenus. La plupart du temps, ses bravades m’attendrissent. Charlie a tout plaqué, rien reconstruit. Pas étonnant qu’elle éprouve le besoin de conforter ses choix. Depuis peu, son assurance m’agace. La quête de sens dont elle se fait l’apôtre m’apparaît de plus en plus légitime. J’étouffe dans mon rôle de jeune cadre dynamique, mais Charlie condamne le confort de vie auquel j’aspire et, faute d’alternative modérée, je sacrifie mon épanouissement personnel à la sécurité financière. Mes convictions oscillent quelque part entre les siennes et celles d’Axel. Les huîtres que je m’offre aux beaux jours en terrasse exhalent des arômes amers.

J’expie mes contradictions d’une répartie mesquine.
« Charlie a raison, Axel. Tu devrais prendre exemple sur elle.
— Qui veut un toast ? m’interrompt Jeanne.
— Explique, Léo », m’encourage-t-il en s’emparant d’une tartine.
Il est suspendu à mes lèvres. J’aimerais prolonger ce moment mais déjà Charlie s’impatiente, elle me met au défi de poursuivre. Axel détourne les yeux.
« Elle contribue à la mise en place d’un nouvel ordre mondial, grâce aux trois boutures d’érable qu’elle a plantées au parc de Sceaux.
— Au moins j’essaye de changer les choses », se défend-elle, vexée.
Son engagement s’est d’abord traduit par un projet de végétalisation de l’Île-de-France, abandonné au profit de la permaculture puis de l’hébergement des réfugiés. Ces tentatives n’ont débouché sur rien sinon une liaison décevante avec le responsable d’un tiers-lieu. Fauchée, Charlie est retournée habiter chez ses parents. Elle réemménage tout juste à Paris, bien décidée à sauver sa vie sociale, quitte à le faire dans ce studio crasseux sous-loué à un cousin lointain. Deux Velux s’ouvrent sur les toits de la capitale. La soirée fait office de crémaillère ; Jeanne a apporté des chocolats.
« Alors c’est ici que tu vas vivre, tente-t-elle justement pour faire diversion. J’aime bien la déco. Tu restes longtemps ?
— Ça dépend », répond Charlie sans préciser de quoi.
L’unique ornement de la pièce tient dans un ficus maigrichon. Pour le reste, les meubles sont fonctionnels et les efforts de Jeanne, touchants. Elle applique le protocole à la lettre. Après le cadeau, viennent les compliments puis le tour du propriétaire, mais puisque l’appartement ne compte qu’une pièce, j’estime le sujet clos.
« Alors Axel, c’était ça, la grande nouvelle ? Ta démission ? »
Il secoue la tête. Quinze jours plus tôt, Mathis et lui nous ont adressé une invitation sibylline, nous sommant de réserver notre soirée. Ni le procédé, ni le ton formel ne correspondaient à leurs habitudes. Aucun n’a consenti à nous livrer la moindre explication. Axel s’est borné à une liste de superlatifs. Il nous a promis une rencontre inoubliable, des révélations incroyables. Aussi ai-je éprouvé une vague déception lorsqu’il a proposé que nous nous rejoignions chez Charlie. Ce studio me semble bien étroit pour un si grand moment.
« Raté, Léo, sourit-il. Patience. Tu vas halluciner. »
Il jubile. Deux semaines que je tente de percer le mystère et me heurte à son exaspérante satisfaction. Je refuse de lui donner à nouveau ce plaisir.
« Au fait Charlie, je suis passée au parc de Sceaux ce week-end. Tes boutures sont mortes. L’association ne vous a pas expliqué comment vous en occuper ? »
Elle me toise, perplexe. Le noyau d’olive qu’elle mâchonnait atterrit dans l’assiette du jambon. J’ignore pourquoi je m’escrime à la provoquer.
« Et toi Léo, comment vont les gens que t’as virés ? »
Jeanne me tend le bol des tomates cerises. J’en porte une à ma bouche, qui éclate et projette une large giclée de jus vers le canapé.
« Je suis chef de projet, pas directrice des ressources humaines.
— Des projets de réduction des coûts. On sait ce que ça veut dire.
— Elle n’a pas tort, admet Axel en reluquant sa Breitling. Léo, savoure ton passage sur cette terre car ensuite, t’iras brûler en enfer !
— Bon, c’est pas bientôt fini ? »
Jeanne tape dans ses mains à la manière d’une institutrice. Elle rassemble les assiettes sales, y fait glisser les miettes de pain et les tiges des tomates. Charlie pose un genou à terre en gage de pénitence.
« Pardon, Léo, d’avoir remis en cause ta contribution au progrès social. Axel, je me réjouis que la finance mondiale puisse compter sur toi. »
Un rire abrège son simulacre. Charlie se redresse, Axel l’enlace et Jeanne applaudit l’étreinte. La bouteille de champagne est déjà vide.

Dehors, l’obscurité est tombée sur la ville. Je m’approche du Velux pour m’en griller une et Axel me rejoint. Il lance un regard à la ronde.
« Je vais te dire un truc, Léo. Promets-moi de ne rien répéter. »
Je m’approche, les yeux brillants. Axel jouit de son effet, puis, après avoir constaté que les autres se trouvent à portée de voix, comme s’il pouvait en être autrement dans un studio de dix-neuf mètres carrés, il chuchote :
« J’ai été débauché par une boîte américaine, un géant de l’agroalimentaire. J’ai pas le droit de révéler le nom tant que le contrat n’est pas signé mais c’est vraiment un big deal. »
J’expire un nuage pâle. Le vent me retourne la fumée en pleine face. J’espérais découvrir ce qui nous réunit ce soir mais une fois encore, il ne s’agit que de carrière et d’égo. L’enthousiasme d’Axel me renvoie à mon manque d’ambition. Dépitée, je l’invite à poursuivre. Il s’enflamme. Évoque la rigueur du processus de recrutement, la fraîcheur de ce nouvel écosystème, plaisante même : « Tu sais, parce qu’ils vendent des produits frais ». Il a reçu l’offre la veille. Les bureaux étaient vides, le technicien de surface terminait sa tournée dans l’open space baigné d’une lumière pourpre. Axel aime agrémenter ses récits de ce genre de détails. Le rouge est la couleur de l’amour autant que du désastre.
« Mon futur boss a fait un MBA à Stanford, se réjouit-il. J’ai un doute sur le salaire en revanche. Tu me diras ce que t’en penses, c’est un gros poste, faut être gourmand. Ah, attends. Ça sonne ! »
Axel jette sa cigarette dans la nuit. Sans attendre ma réponse, il se détourne de la fenêtre et s’empare de l’iPhone qui vibre sur la table basse. L’écran affiche 21 h 15. Dans le coin cuisine, Jeanne empile les assiettes. Charlie a disparu dans la salle de bains.

« C’était Mathis, déclare-t-il après avoir raccroché. Ça vous branche une petite fête en l’honneur de Marc ? »
Axel a déjà enfilé sa veste. Il opère comme s’il s’agissait d’une invitation fortuite mais ses cheveux gominés, sa barbe nette et sa tenue soignée trahissent une préparation minutieuse. Nous y voilà, je songe. Sacré Axel.
« C’est qui ? demande Jeanne.
— Tu verras. Vous en dites quoi ? »
Charlie, toujours à l’affût de nouvelles rencontres, piaffe d’excitation. Jeanne abandonne sa vaisselle. J’aurais préféré que Mathis nous rejoigne ici, que nous restions entre nous encore un peu, mais déjà Axel ferme le Velux et Charlie éteint l’halogène. La pénombre accentue le dépouillement du studio. Les restes du jambon dégagent une odeur âcre. J’observe la moquette râpée, le canapé maculé de taches, et me lève à mon tour. À quoi bon ? L’immuable scénario se répète d’un week-end à l’autre. »

Extraits
« Les cabinets se targuaient de placer l’humain au centre, de tourner le regard vers l’avenir, de proposer une expertise digitale disruptive. Tous affichaient les mêmes avantages distinctifs. J’ai battu des cils et des diplômes en plagiant leurs fiertés. On m’a recontactée. Peu importaient mes aspirations.
L’intuition de ne pas être la seule à capituler a rendu la reddition acceptable. Mes amis eux aussi renonçaient à leurs rêves. Jeanne cherchait un sens à son métier: elle est devenue acheteuse pour un conglomérat spécialisé dans les protections hygiéniques. Yasmine, architecte, a abandonné ses projets de restauration du patrimoine pour décliner des normes de construction chez un promoteur immobilier. Axel a suivi un électif sur la transformation digitale avant de céder aux mêmes sirènes que moi. Par crainte de faire le mauvais choix, il n’en a fait aucun et a grossi les rangs du cabinet. Nos singularités se sont noyées dans une masse indistincte d’horaires tardifs, de tableurs Excel et de notes de frais.
Cette synchronisation m’a rassurée. Nous constituions les bouteilles d’un vin du même cru. Nos talents, appréciés trop tôt, auraient eu le goût acide des erreurs de jeunesse. Trop tard, l’aigreur des occasions manquées, mais nous n’en étions pas là, et j’ai relégué dans l’ombre la question de mon épanouissement personnel. » p. 106

« J’ai repris le contrôle. C’est le sentiment qui me vient, là, trempée sous mon porche et, apaisée, Je boite hors de ma cachette. Il est temps de rentrer à la maison.
De Mathis]: J’ai vu tes appels. Je suis dans le taxi claqué, direction l’appart. Au fait, c’est quoi cette photo?
À Mathis] : Ma jambe. J’ai dû me manger un clou chez Marc. On sortira une autre fois. Je suis partie, ça fait un mal de chien.
J’arrive devant mon immeuble. Enfin tout s’ordonne.
[De Mathis] : Un peu d’eau oxygénée, de Bétadine et ça va passer.

J’attends la suite mais rien ne vient, ni réconfort, ni compassion, ni mot doux. Je repense à Jeanne, qui pleure le revers de Ben. À Charlie, qui espérait noyer ses doutes dans la nuit. À Mathis, harassé dans sa berline. Nous sommes les porcs-épics de Schopenhauer. Notre soif d’amour et de chaleur nous a attirés les uns vers les autres. Celle-ci à peine étanchée, nos épines nous ont transpercé la chair, et nous nous sommes quittés blessés, plus seuls que Jamais.
1Je pénètre dans le hall. M’éloigner des autres me rapproche de Gaël. Il a dû boire une bière ou deux, fêter l’anniversaire de David, commenter l’actualité sportive, rentrer tôt. Sa droiture appelle la duplicité. Pour lui je réinventerai le monde, à commencer par cette horrible soirée. Il est si simple de mentir. » p. 119

« J’avais vingt ans lorsque j’ai intégré mon école de commerce et, avec elle, un microcosme dans lequel tout était prétexte aux abus. Nos professeurs déterminaient les dates des partiels en fonction de celles des soirées. Une partie des élèves séchait les cours de toute façon. J’ai présenté Yasmine à Charlie, Axel, Mathis et Jeanne, et nous nous sommes bourré la gueule tous ensemble. Plus tard, Yasmine a abandonné les Yello Shots au profit de la viande maigre du régime Dukan. Jeanne a pris un petit boulot. Les rangs se sont clairsemés, resserrant plus encore le noyau dur que nous constituions, Axel, Mathis, Charlie et moi. » p. 143

À propos de l’autrice
BOYS_Tiphaine_du_DRTiphaine du Boÿs © Photo DR

Tiphaine du Boÿs vit en région parisienne. Diplômée de l’ESCP, elle exerce aujourd’hui en tant que chef de projet dans le secteur bancaire. Les Invités de Marc, son premier roman, a bénéficié de l’accompagnement du comité éditorial de l’école Les Mots. (Source: Éditions Bouquins)

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Carpates

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En deux mots
Pour pouvoir terminer sa thèse de doctorat, Jeanne décide de se rendre avec Boris, son compagnon, dans les Carpates. Au cœur d’une vaste forêt de montagne, ils tombent en panne sèche. Ils sont alors recueillis par une étrange communauté vivant en autarcie et régie par les femmes. L’hiver qui s’installe va les obliger à séjourner là.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le voyage interrompu

D’origine roumaine, Liliana Lazar nous entraîne au cœur des Carpates, sur les pas d’un jeune couple à la recherche d’une «miraculée» dont le témoignage permettrait de conclure une thèse de doctorat. Mais en ce milieu d’automne 1992, il va se perdre dans la montagne et devoir partager le quotidien d’une étrange communauté. Un drame à l’atmosphère envoûtante.

Jeanne a finalement réussi à persuader son compagnon à partir pour les Carpates. L’étudiante a lu l’histoire d’une femme qui serait revenue d’entre les morts et qui appartiendrait aux Lipovènes, un groupe ethnique persécuté par le tsar Pierre le Grand à la fin du XVIIe siècle et qui aurait trouvé refuge en Roumanie. Son témoignage pourrait lui permettre de terminer sa thèse de doctorat et à lui assurer une belle carrière.
Voici donc le couple parti pour un périple de 2000 km jusqu’en Roumanie via l’Autriche et la Hongrie. Au volant de sa Peugeot 504, Boris va vite se rendre compte que le voyage s’annonce bien plus périlleux que prévu. En cet automne 1992, la Roumanie ne dispose en effet que de peu de routes asphaltées. «Les nids-de-poule parsemaient la nationale, risquant à chaque virage de vous tordre les essieux. Quant aux voies secondaires, elles se limitaient à une succession de chemins de terre, que les pluies récentes avaient transformés en torrents de boue.»
Après un voyage éreintant, Jeanne et Boris finissent par trouver une auberge où ils pourront se reposer avant d’entamer leur dernière étape jusqu’à Rodna. Sur les conseils de l’aubergiste, ils décident d’emprunter l’itinéraire passant par le col qui devrait leur faire économiser quelques heures de route. Mais sur les flancs de la montagne enneigée leur Peugeot tombe en panne. Ils n’ont alors d’autre choix que de chercher un refuge dans cet endroit isolé. Fort heureusement, ils vont être recueillis par une communauté discrète qui a décidé de s’installer à l’abri des regards après avoir fui la Russie en 1910. Si Boris va chercher par tous les moyens à quitter cet endroit, Jeanne va essayer de nouer le dialogue, se disant qu’elle tenait là un bon sujet d’études. Il faut dire que les premiers entretiens qu’elle mène avec la colonie ne manquent pas de la surprendre. Ici, les femmes règnent en maître, les hommes sont relégués à l’écart et appelés les boucs. Cette inversion de la domination est du reste l’une des clés de ce livre envoûtant par bien des aspects, terrifiant par d’autres.
La nature hostile et les accidents vont contraindre nos deux rescapés à prolonger leur séjour. C’est alors que va se nouer le drame qui va donner à ce récit sa dimension tragique et séparer le couple.
Liliana Lazar nous fait découvrir ces «vieux-croyants» chassés par Pierre Le Grand et dont une partie a fini en Roumanie dans un roman construit en trois parties à la tension toujours plus croissante. Du voyage d’études, on passe très vite à la nuit mystérieuse, à une sorte de piège qui se referme sur les intrépides voyageurs à un moment où le pays vivait encore dans des conditions proches du Moyen-Âge pour finir sur une âme errante. Mais ne dévoilons pas tout de ce roman qui se lit comme un thriller, rebondissements compris. Le Clézio ne s’est pas trompé en parlant de plume superbe et de science du récit. On ne saurait trop vous conseiller de prendre à votre tour la route des Carpates !

Carpates
Liliana Lazar
Éditions Plon
Roman
320 p., 21,90 €
EAN 9782259318518
Paru le 11/01/2024

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, avant de partir par la route vers les Carpates. On y traverse la Roumanie en direction de Rodna.

Quand?
L’action se déroule en 1992.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une plume superbe, un univers à part, une science du récit: un talent déjà salué par le prix Nobel de littérature, J.M.G. Le Clézio.
Un voyage dans les Carpates ne s’improvise pas.
Piégés par la neige au cœur de la montagne roumaine, Jeanne et Boris, un couple de Français, trouvent refuge dans un étrange hameau – la Colonie – dirigée par des femmes.
Alors qu’ils se croient sauvés, débute une plongée vertigineuse dans le monde des vieux-croyants, une communauté aux lois archaïques, qui protège un impensable secret.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Bastille Magazine (Éric Faye)
Page des libraires (Maria Ferragu, librairie Le Passeur de l’Isle à L’Isle-sur-la-Sorgue)
Blog Sur la route de Jostein

Les premières pages du livre
« Prologue
Dans cette force étrange de la montagne à créer un sentiment de malaise, le vent n’est pas pour rien. S’il n’a pas la puissance du ponant ni la chaleur de l’harmattan, s’il n’est pas chargé de sable comme le sirocco ou ne réchauffe pas comme un foehn en automne, s’il ne rend pas fou comme le mistral en Provence, il peut se révéler plus redoutable encore. Parfois nordet piquant en rafales à faire ployer sous ses bourrasques les plus grosses branches, il ressemble à la tramontane dont le souffle glacial vous refroidit aussitôt. Un de ces vents qui se lèvent quand on ne l’attend pas, forcissant au gré du jour puis s’apaisant, mollissant jusqu’à ce qu’on finisse par l’oublier. Ses accalmies ne sont que subterfuges. C’est quand on le croit mort qu’il se réveille de plus belle. De simple murmure il devient chant, musique envoûtante et hallucinante à la fois. De bruissement presque inaudible il se mue en plainte, se met à gémir, à bramer, à mugir tant et si bien qu’on le sait parti en chasse. Tel un monstre, il vous suit et son haleine a un goût âcre à vous remplir la bouche de sa puanteur. Si tous les vents ont un nom, le sien est bien trouvé : Mouma.
Extrait du journal de Jeanne Ballard

Un vent chargé de cris soufflait sur les bois. La traque durait depuis des heures. L’homme n’arrivait plus à courir. Il marchait désormais, vacillant à chaque pas et ses pieds nus, meurtris par les ronces, lui causaient de telles souffrances qu’il dut s’arrêter un instant pour s’appuyer contre le tronc d’un arbre. Il aurait aimé rester ainsi plus longtemps mais les appels derrière lui avaient déjà repris. Bientôt ses poursuivants seraient là : l’écho de leurs voix résonnait partout dans la forêt. Sans parler du grognement de la bête qui les accompagnait. À présent qu’il les sentait si proches, sa peur s’intensifiait. S’il n’avançait pas, il serait rattrapé avant la nuit. Dans un effort surhumain, il se redressa et reprit sa course à travers un dédale de fougères.
Il suffit qu’une branche hérissée d’épines lui fouettât le visage pour qu’il fermât les yeux, trébuchât, perdît l’équilibre. Projeté dans une roulade en avant que rien ne pouvait plus arrêter, son corps finit par percuter une souche. Tel un pantin désarticulé, il bascula en arrière et s’étala de tout son long sur le dos. Dans sa chute, sa tête heurta le sol. Tout se figea sur l’instant. Immobile, les yeux rivés au ciel – un ciel de pleine lune, bien que la nuit ne fût pas encore tombée –, il essaya de deviner la direction du vent. Un groupe d’oiseaux sauvages le survola. Puis, plus rien. Ses chasseurs avaient-ils cessé leur traque ? Ou était-ce leur dernier subterfuge pour l’attraper vivant ? Suffoquant, l’homme tremblait de tous ses membres car, d’avoir tourné sur lui-même, son ancienne plaie venait de se rouvrir. De grosses gouttes perlaient à travers sa tunique, là où le liquide formait déjà un long tablier vermeil autour de sa taille. Avec tout le sang qu’il avait perdu, il s’étonnait d’en avoir encore dans les veines. Jusqu’au bout il s’était agrippé à cette vie, comme l’on saisit le vêtement de quelqu’un qu’on ne veut pas voir partir. Il n’avait aucune idée de ce qui pouvait l’attendre, une fois passé de l’autre côté ; c’était pour cela qu’il avait tant de mal à lâcher prise. Jamais il n’avait imaginé qu’il soit si difficile de mourir. Il avait cru qu’il suffisait de le décider pour s’offrir à la mort comme l’on sombre dans un profond sommeil. Et là, à des kilomètres de tout lieu habité, où personne ne viendrait le secourir, avec comme unique témoin de sa lente agonie des bois à perte de vue, il réalisait à quel point il était pénible d’accepter son propre anéantissement. Quand bien même il aurait voulu hurler, aucun son ne serait sorti de sa bouche. Pas de mot pour dire sa détresse. À quoi bon ? Il ne se rappelait aucune prière. Sa conscience évoluait au gré des spasmes qui secouaient sa poitrine. Il pensa à sa mère qui ne saurait jamais ce qui lui était arrivé. À cet enfant qu’il aurait tant aimé avoir. Des larmes coulaient sur ses joues. Tout allait s’arrêter. Lentement, les minutes s’égrenaient, le rapprochant de l’inévitable départ. Blotti au milieu d’un enchevêtrement de souches, il en était réduit à regarder les aiguilles virevolter dans l’air avant de fondre sur lui comme un jeu de fléchettes. Bientôt elles seraient son linceul. Les branches des mélèzes se courbèrent un peu plus au-dessus de sa tête comme pour mieux l’ensevelir. Il ferma les yeux, prêt à s’abandonner au repos sans fin. C’était cela, l’éternité. Une longue nuit glaciale, comme une hibernation perpétuelle. Maintenant, il n’avait plus peur. Il était prêt, attendant la mort comme on attend une libération. Surtout ne plus souffrir.
Un bruit sourd retentit au loin. Le ronronnement d’un moteur. Le blessé parvint à tourner la tête, à écarter les paupières. Ce n’était pas un rêve. Dans la semi-obscurité, un halo doré filtrait entre les arbres, à la manière d’un feu éblouissant au cœur des ténèbres. La route était là, si proche. Le moteur ralentit. Le point de lumière se fixa sur un tronc, signe que la voiture s’était arrêtée. Le moribond fit un dernier effort pour se relever sur les coudes quand un craquement sec l’arrêta. Le vent amena à ses narines une odeur qu’il connaissait. La puanteur du fauve qui l’avait suivi à la trace. Ses doigts se crispèrent, ses ongles s’incrustèrent dans la paume de ses mains, collantes de résine. Terrorisé, il comprit que les autres ne lui avaient concédé aucune chance. « Mutter, ich bin dumm1 ! »
1. En allemand : « Mère, je suis stupide ! »

La portière du conducteur s’ouvrit sur l’asphalte pour laisser descendre un jeune homme.
— Ne t’éloigne pas trop, lança en français une voix de femme.
Le type fit quelques pas afin de se dégourdir les jambes, alluma une cigarette en inspirant profondément la fumée, puis s’avança jusqu’à la lisière des bois où des détritus en tout genre jonchaient le sol : un bidon d’essence, des bouteilles en plastique, une vieille batterie. Autant d’objets que les routiers de passage jetaient là. Rares étaient ceux osant s’aventurer plus loin. La plupart étaient des gars de la ville, pour qui la forêt marquait une limite à ne pas franchir, une frontière invisible au-delà de laquelle commençait le temps du monde sauvage. L’homme éteignit sa cigarette avant de humer les miasmes soulevés par la bise.

Journal de Jeanne Ballard
Contrairement au vent du sud qui se charge de parfums aux fragrances chaudes de cèdres et d’aromates, à celui des mers qui transporte des embruns au goût salé, et à la brise des plaines qui exhale des senteurs d’herbe fraîche, de terres noires et de blé mûr, le vent d’ici est lourd d’une odeur entêtante. Tel un puissant baume d’apothicaire, il laisse dans son sillage des relents de térébenthine, de bois mort et d’animaux sauvages.

D’abord simple murmure, le blizzard se muait en plainte. Les arbres grincèrent sous l’effet de son souffle froid qui agitait leurs branches. Vint ensuite un bruit de pas cadencés, comme si la forêt était traversée par un régiment. Le Français écarquilla les yeux à la vue des feux follets se déplaçant entre les arbres. Il pensa au scintillement de lampes électriques, mais il aurait tout aussi bien pu s’agir de torches en feu. Les lumières se rapprochèrent, étincelantes, oscillant dans la nuit avant de s’éteindre une à une, soufflées par le vent. Avaient-elles jamais existé ? Soudain, il y eut des bris de branchages. Un tronc roula sur quelques mètres. L’homme sur l’asphalte jeta sa cigarette et plissa les yeux afin de tenter de distinguer quelque chose. Il eut beau scruter l’obscurité des sous-bois, il ne perçut rien. Il entendit un râle, un appel au secours, le halètement d’une lutte dans les bois. Des branches s’agitèrent de nouveau, et un grognement lui donna la chair de poule. Le sol se mit à trembler sous les pas d’un animal qui s’apprêtait à charger.
— Boris ! s’écria la femme restée dans la voiture, en passant la tête par la portière.
Revenu en courant se mettre à l’abri, celui-ci redémarra et s’éloigna, tout en vérifiant dans le rétroviseur que rien ne sortait de la forêt pour les poursuivre.
Loin derrière eux, gisant sur son grabat d’herbe et de ronces, le fugitif ne bougeait plus. Légère comme une plume, son âme s’était élevée jusqu’à la cime des arbres, d’où elle pouvait à présent observer l’ours en train de mettre son corps en lambeaux. La souffrance avait pris fin et la vue de cette chair déchiquetée ne lui provoquait plus aucune émotion. Tel un fil fragile qui s’allonge et s’étire, l’âme plana un temps au-dessus des bois, à la recherche d’un autre corps à habiter. Elle trouva le plumage d’un grand-duc, immobile sur une branche. À peine l’eut-elle touché que l’oiseau, électrisé par cette force nouvelle, déploya ses ailes et s’envola le long de la route, sur laquelle la Peugeot 504 immatriculée en France venait de disparaître.

PREMIÈRE PARTIE
LE PAS DE L’OURS
La nuit était si claire que l’on aurait pu suivre la DN62 sans l’aide du moindre éclairage, ce qui n’empêchait pas la Peugeot grise de remonter la route, tous phares allumés. Cela faisait des heures que le couple de Français roulait, ne s’accordant que de brèves haltes.
— Qu’est-ce que ça pouvait bien être, tout à l’heure ? demanda la jeune femme, assise côté passager.
— Quoi donc ?
— Ce bruit dans les bois.
— Qu’est-ce que j’en sais ? Un animal… Ça doit grouiller de gibier, par ici.
— Il devait être sacrément gros. Si t’avais vu ta tête, quand t’es revenu à la voiture…
— Tu ferais mieux de repérer cette foutue intersection ! Si le type de la station-service a dit vrai, on devrait bientôt arriver à une auberge.
— Pourquoi aurait-il menti ?
— Il avait l’air bizarre…
— Arrête de juger les gens à leur allure.
— Ton guide n’en parle pas non plus.
La femme dirigea la lampe de poche, qu’elle gardait à portée de main, vers le livre déployé sur ses genoux. C’était vrai, l’auberge n’y était pas mentionnée.
— Mon guide est trop vieux, voilà tout, lança-t-elle pour le rassurer, tout en vérifiant la date d’édition sur la couverture : 1982.
Soit dix ans plus tôt.
— Qu’est-ce qu’il dit sur le coin ?
Elle parcourut le chapitre traitant de la région qu’ils traversaient, puis éteignit sa lampe afin d’en économiser les piles.
— Après l’intersection, il n’y a plus rien jusqu’à Rodna.
— Il ne manquait plus que ça ! s’exclama le conducteur, sans pouvoir retenir un mouvement nerveux du bras.
Il s’étira comme il put sur son siège, car il commençait à ressentir d’insupportables crampes dans les jambes. S’il ne s’arrêtait pas pour dormir, ils risquaient de finir écrasés contre l’un de ces gros arbres qui jalonnaient la route.
— Quand je pense qu’il y a deux jours, on était à la maison…
— S’il te plaît, Boris, tu ne vas pas recommencer ! On était d’accord.
— N’empêche, ce voyage, c’était ton idée. Si c’était à refaire…
L’homme revoyait sa compagne, un mois plus tôt, déployer une mappemonde sur la table du salon afin de lui faire découvrir le trajet. Sur la carte, le massif des Carpates ne lui avait pas semblé si loin du sud de la France. « Deux mille kilomètres, ce n’est pas la mer à boire, avait-elle dit pour le convaincre. L’affaire d’une dizaine de jours, séjour compris. » Avant le départ, il n’avait pas mesuré les difficultés d’un tel périple. Mais, une fois l’Autriche passée, les ennuis avaient commencé. À peine entrés en Hongrie, la chaussée s’était faite étroite et les limitations excessives de vitesse les avaient ralentis d’au moins une journée. Sans parler des heures perdues à chaque poste-frontière, avec ces pots-de-vin qu’il avait fallu verser aux douaniers. Et le pire les attendait en Roumanie. En ce milieu d’automne 1992, le pays était plongé dans un tel état de délabrement que seuls les axes principaux étaient à peu près goudronnés. Les nids-de-poule parsemaient la nationale, risquant à chaque virage de vous tordre les essieux. Quant aux voies secondaires, elles se limitaient à une succession de chemins de terre, que les pluies récentes avaient transformés en torrents de boue. Le système d’éclairage public ne fonctionnait que par intermittence, et la plupart des localités restaient plongées dans l’obscurité jusqu’à l’aube. Il fallait aussi une vigilance de tous les instants afin d’éviter les piétons, nombreux à marcher sur le bas-côté, ou les charrettes dépourvues de signalisation, qu’à tout moment l’on risquait de trouver en travers de sa route. Pour toutes ces raisons, le Français redoutait d’avoir à conduire après la tombée de la nuit. Néanmoins, l’appréhension qui ne l’avait pas quitté depuis le dernier arrêt s’estompa un peu quand il aperçut un néon lumineux qui clignotait sur une façade en bois : « TAVERNA ».
Devant l’entrée, une imposante sculpture représentant un ours, debout, semblait veiller sur la bâtisse. Cloués de part et d’autre de l’enseigne, plusieurs trophées de chasse, des têtes de cerfs et de sangliers empaillés, accueillaient les voyageurs de leurs regards de verre.

Comme souvent les soirs d’automne, le vent n’avait pas attendu la nuit pour descendre sur la vallée. Zanov s’apprêtait à fermer les rideaux de son auberge, signe qu’il n’espérait plus personne. Mais en commerçant avisé, il avait laissé éclairée son enseigne lumineuse afin d’indiquer au voyageur de passage que, même à une heure aussi tardive, il restait le bienvenu.

Avec ses deux chambres en mansarde, louées à la nuit, et son toit en pente recouvert de tôles ondulées, la Taverna est la dernière habitation avant l’ascension des Carpates. La bâtisse est située à l’endroit où la voie se sépare en deux. Car si la DN62 est de loin la route la plus connue pour franchir ces montagnes, elle n’est pas la seule. Une seconde bifurque à droite, juste après l’auberge. Les camionneurs l’ont surnommée « le passage des Cols ». En poursuivant sur la nationale, il faut compter près de sept heures pour rallier Rodna. Mais en empruntant l’autre, on peut gagner trois heures. Ce calcul n’est pas toujours justifié tant la voie est réputée dangereuse, à cause de sa succession de virages en épingle qui serpentent jusqu’à une série de cols, tous plus difficiles à franchir les uns que les autres. Et, s’il vaut mieux tenter la traversée du « passage des Cols » aux beaux jours, il se trouve toujours des téméraires pour s’y engager en cette saison incertaine.

Convaincu que l’ouverture des frontières ferait venir des touristes dans le coin, Zanov y avait installé son commerce juste après la révolution de 1989. Mais, trois ans plus tard, rares étaient les étrangers à s’aventurer jusqu’ici. De temps à autre, il en voyait bien quelques-uns franchir le seuil de son modeste établissement : des routards avec sacs à dos, faisant le plus souvent de l’auto-stop ou alors circulant au volant de voitures déglinguées, un peu à l’image de ces Français en train de garer leur vieille Peugeot 504 sur le parking.
Les feux de la voiture à peine éteints, les portières claquèrent dans le noir. L’aubergiste eut juste le temps de discerner les silhouettes qui traversaient la cour, serrées l’une contre l’autre pour se protéger du vent, avant que deux jeunes gens, emmitouflés dans des vestes colorées, ne pénètrent dans la salle du bar. Leurs capuches rabattues sur la tête, ils portaient des pantalons trop larges et des baskets faussement usées. Zanov les observa d’un œil oblique puis se ravisa, car il savait que, sous leurs airs de vagabonds, ces voyageurs n’étaient jamais complètement fauchés. Il leur adressa un large sourire en les voyant choisir l’une de ses tables et monta le volume du poste radio qui, depuis le comptoir, crachait de la musique folklorique. Tout empressé de se mettre au chaud, le couple ne fit pas vraiment attention à l’agencement de la pièce.

L’endroit est des plus modestes, avec ses murs en contreplaqué recouverts de papier journal et d’affiches publicitaires en guise de tapisserie. Les tables, bricolées avec de vulgaires planches de récupération, sont dissimulées sous des toiles cirées, élimées aux angles. Des fils électriques courent le long du plafond et, çà et là, une ampoule pend dans le vide.

D’un geste indolent, le patron vint placer sur la table un bouquet de fleurs en plastique. Puis il vissa dans sa douille la petite lampe à incandescence qui se trouvait au-dessus, jusqu’à ce qu’une faible lumière jaune l’éclaire. Dans cette lueur difficile, son visage apparut si glabre et si pâle qu’on lui aurait donné n’importe quoi pour qu’il aille se faire soigner.
— Mancare1 ? demanda-t-il d’une voix nasillarde, tout en pointant ses doigts vers sa bouche.
— Santem rupti de foame2, lui répondit la Française.
Le Roumain ne put cacher sa surprise en entendant une étrangère s’exprimer si bien dans sa langue. Dans d’autres circonstances, ce compliment aurait suffi à la jeune femme pour qu’elle se mette à raconter comment elle l’avait apprise grâce aux cours dispensés par l’université d’Aix-en-Provence. Mais ce soir-là, trop fatiguée par la route, elle ne donna aucune explication.
— Zanov ! se présenta l’hôte en tendant la main.
— Jeanne. Lui, c’est Boris.
— Boris ? Pas français, ça. Nom russe.
— Son père était communiste. Alors il a donné un prénom russe à chacun de ses enfants.
— Tiens ! Chez vous aussi, il y a eu des communistes ? s’étonna-t-il.
Boris, qui ne pouvait suivre l’échange, laissa sa compagne commander et, retirant sa parka d’un mouvement brusque, alla la ranger sur ce qu’il prit pour un portemanteau, en fait un trophée de chasse avec des cornes de mouflon.
— Il mange quoi, votre mari ? demanda l’aubergiste.
— Il n’est pas difficile… Et puis, confia Jeanne comme un secret, nous ne sommes pas mariés.
— Hum, fit le Roumain avec un clin d’œil qui se voulait complice. Dites-lui que j’ai des œufs et du fromage. Et le meilleur vin de Roumanie !
— Une bière fera l’affaire. On a surtout besoin de souffler un peu.
Le tavernier hocha la tête et s’éloigna vers un poêle à bois qui chauffait la pièce. Une bûche rongée par les braises crépitait dans son âtre. Des rafles de maïs s’amoncelaient sur le côté. Zanov en prit une poignée et la lança dans le feu, qui reprit de plus belle, avant de retourner dans le réduit lui servant de cuisine. De temps à autre, il jetait un coup d’œil dans la salle, en direction des voyageurs. À première vue, le Français avait dans les vingt-cinq ans. Petit et vif ; ses gestes secs trahissaient un tempérament nerveux. Le tee-shirt blanc qui moulait son torse sculpté portait dans le dos le nom d’un club de sport : « BOXE CLUB AIX ». Un tatouage coloré courait sur son bras droit, remontant vers l’épaule jusqu’à l’échancrure du col. En observant ce corps noueux, Zanov mesura à quel point le jeune homme n’était fait que de muscles et de tendons. Tout son contraire, lui qui était grand et avachi, avec des bras osseux, pendant comme des cordes le long de son tronc.
Enfin réchauffée, la Française enleva elle aussi sa veste et alla l’accrocher au-dessus de celle de Boris. Elle se dirigea ensuite vers le comptoir et éteignit le poste de radio. Zanov l’observa sans rien dire. Malgré sa tenue négligée et ses cheveux coiffés en bataille, Jeanne renvoyait l’image d’une femme sûre d’elle. À côté de son compagnon, elle paraissait très grande. De retour à sa table, elle sortit un carnet de son sac et s’apprêta à faire le croquis de l’endroit. En l’embrassant du regard, elle remarqua une jeune fille qui se tenait appuyée au carreau de la fenêtre. Son crayon à la main, la Française s’approcha d’elle pour mieux la dessiner.

Affublée d’une robe trop large pour elle, d’où dépassent deux jambes squelettiques gainées dans des bas de laine, l’adolescente ressemble à une longue tige fanée, au bout de laquelle on aurait ajouté une fine couche de cheveux coupés au carré. D’un mouvement lent et répétitif, l’air absent à ce qui l’entoure, elle porte des graines de tournesol à sa bouche avant de recracher les cosses par terre. De temps à autre, elle s’interrompt pour secouer celles qui restent accrochées à ses vêtements.

— Elle s’appelle Varda, la présenta Zanov depuis le seuil de sa cuisine.
— Votre fille ?
— Non. Ma sœur.
— Elle est jolie.
— Le portrait craché de ma pauvre mère.
— Ce n’est pas un peu triste, à son âge, de vivre ici ?
— Elle a bien essayé les montagnes, soupira l’homme en mettant le repas sur un plateau. Mais elle n’était pas faite pour ça.
Sans raison apparente, Varda arrêta de sucer ses graines et se mit à fredonner, tout en dévisageant Jeanne.
— Écoutez ! fit Zanov. Elle chante pour vous.
Jeanne prêta l’oreille à son murmure.
— Dragu’ mamei copilaș… dragu’ mamei copilaș3…
Elle en resta bouche bée. Cette fille d’apparence si simple aurait-elle deviné ce que tout le monde ignorait encore ?
Varda répétait sa comptine.
— Elle a toujours senti ces choses-là, ajouta Zanov, de l’admiration dans la voix. C’est lui, le père ?
— Vous pouvez lui demander de se taire ? supplia Jeanne en baissant les yeux.
Mais Boris était trop occupé à déchiffrer sa carte routière pour deviner le sens de leur conversation. Zanov fit signe à Varda d’arrêter.
— Je vois. Il n’est pas au courant, pas vrai ? conclut-il en posant le plateau sur la table pour remplir les verres de bière. Allez, noroc !
Boris laissa aller son regard de l’un à l’autre.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— « Bonne chance », expliqua Jeanne, devenue écarlate.
— Alors, noroc ! s’exclama le Français en levant son verre. Combien de temps jusqu’à Rodna ? demanda-t-il à l’aubergiste, qui avait repris son plateau.
Jeanne s’empressa de traduire.
— Avec une bagnole comme la vôtre, je dirais six ou sept heures, répondit Zanov.
Puis, allant chercher une carte derrière son comptoir, il la déplia et, se penchant dessus, fit glisser son doigt le long de la route 62 jusqu’à l’endroit où celle-ci bifurquait vers les montagnes.
— Mais par ce col, ça ne vous prendrait pas plus de trois heures.
Alors que son compagnon s’efforçait de suivre le trait fin qui serpentait à travers le relief, Jeanne tira de son sac le vieux guide de l’époque de Ceaușescu, avec sa couverture en bristol et ses photos en noir et blanc.
— Voilà, c’est ici ! s’exclama-t-elle en retrouvant la page qu’elle cherchait. Il est écrit : « Paysages très beaux mais aucun village avant Rodna. »
— Aucun village, répliqua Zanov, mais la montagne est habitée.
— Je ne voudrais pas prendre de risques, murmura Jeanne.
— Qu’est-ce qu’il peut bien nous arriver ? intervint Boris. Et puis on ne roulera pas de nuit… Demande à ce type si l’on peut planter notre tente sur son parking.
— J’ai besoin d’un vrai lit. Je suis crevée.
— Et moi, alors ! J’ai conduit tout du long.
— Tu n’as pas voulu me laisser le volant…
— C’était trop dangereux.
— La vérité, c’est que tu n’as pas confiance en moi ! Je sais conduire.
— C’est vrai, tu sais tout faire, ironisa Boris.
Comme s’il comprenait leur échange, Zanov leva deux doigts en souriant.
— Attendez demain pour partir. J’ai une chambre de libre, vingt dollars, repas compris.
Tout en flairant l’arnaque, Jeanne ne laissa pas le temps à son compagnon de refuser et tira de sa poche un billet qu’elle posa sur la table. Le patron le prit en lui adressant un large sourire.
— C’est pour quoi ? demanda Boris.
— Repas et chambre.
— Vingt dollars ? Décidément, tu te feras toujours avoir.
Le vacarme d’un paysan passablement éméché interrompit leur dispute. L’homme tituba en entrant dans le bar et alla s’accouder sur le zinc. Zanov lui servit une vodka que l’autre avala d’un trait. Ce n’est qu’après avoir descendu plusieurs verres cul sec que l’ivrogne finit par se redresser pour s’en aller. Il s’arrêta au passage à la table des Français, qui achevaient leur repas.
— Vous allez où, comme ça, les amoureux ?
— Rodna, répondit Jeanne.
— Qu’est-ce vous allez foutre dans un coin pareil ?
— Un travail pour l’université.
— Ah ! Une étudiante…
— Non, je suis chercheuse.
— Et vous cherchez quoi, à Rodna ?
— Une femme qu’on dit ressuscitée.
— Vous voulez dire celle enterrée vivante ! Dites pas que vous venez de si loin pour cette histoire à dormir debout !
— Vous en avez entendu parler ?
— Bah ! tout le monde en a entendu parler…
— Qu’est-ce que vous savez là-dessus ?
— Ils l’ont enterrée vivante, voilà tout.
— Et ceux qui l’ont vue deux jours après, assise au bord de sa tombe ?
— Foutaises ! Ce sont les Lipoveni4 qu’ont fait le coup. Ils ont inventé ce truc pour se faire du blé !
— Des Lipovènes, vous dites ? fit Jeanne, piquée de curiosité.
— Moi, j’suis comme saint Thomas. Tant que j’ai pas vu, j’y crois pas… Eh, l’aubergiste, t’as entendu ça ? Si les morts revenaient payer leur tournée, tu le saurais !
— Fous-leur la paix ! s’écria Zanov de derrière son comptoir, avant de venir l’empoigner par l’épaule pour le conduire vers la sortie.
— Quelle race d’hommes vous faites, les Lipoveni ! ricana encore l’ivrogne alors que Zanov ouvrait la porte. Vous vendriez père et mère si l’occasion se présentait !
— Dehors ! houspilla le tavernier en le tirant de force.
— Qu’est-ce qu’il racontait, ce poivrot ? demanda Boris, amusé par la scène.
— Rien d’important, bredouilla Jeanne. Des trucs incohérents.

1. En roumain : « Manger ».
2. « On meurt de faim. »
3. « Bébé… joli bébé… »
4. Ou « vieux-croyants ». Persécutés par le tsar Pierre le Grand à la fin du XVIIe siècle, ils quittèrent la Russie pour trouver refuge en Roumanie, sans vraiment se mélanger à la population.

Heureusement, on ne leur avait pas menti.
Quel soulagement cela avait été, d’apercevoir les lumières de la Taverna au bord de la route. Et cette chambre sommaire était plus confortable que leur toile de tente. Pourtant, malgré les heures passées au volant, le Français ne parvenait pas à trouver le sommeil. S’il y avait eu une télé, il l’aurait allumée, quitte à regarder n’importe quel programme dans cette langue qu’il ne comprenait pas. Cela l’aurait empêché de ressasser les idées noires qui l’empoisonnaient.
Boris observa Jeanne comme si c’était la première fois qu’il la voyait dormir. Les traits tirés par la fatigue, elle s’était allongée en travers du lit, qui occupait presque toute la pièce. Leur histoire était celle d’un malentendu. Lui le boxeur, elle l’intellectuelle. Contrairement à Boris, Jeanne avait grandi dans un milieu privilégié ; mais son père, colonel, conduisait sa famille comme il commandait son régiment. Et sa mère s’était tout entière dévouée à ses trois garçons, eux aussi promis à une vie sous l’uniforme. Jeanne, l’unique fille, avait très tôt cherché à fuir l’atmosphère de cette maison-caserne. Sa passion pour les études lui avait servi d’échappatoire. Elle avait intégré une prestigieuse école pour filles, loin de ses parents qu’elle n’avait plus vus que pendant les vacances. Convaincue que rien ne valait une existence consacrée à apprendre, elle avait, longtemps, tout ignoré des hommes.
Depuis qu’ils vivaient ensemble, chacun de leurs projets restait subordonné aux plans de carrière de la jeune femme. Le dernier en date : devenir chargée de cours à la faculté d’Aix-en-Provence, ce qui lui aurait enfin permis de sortir de son statut précaire de thésarde. Mais ce rêve ne se réaliserait pas. Boris le savait depuis qu’il avait intercepté un courrier de l’université – département d’anthropologie – notifiant le rejet de sa candidature. Il leur était arrivé la veille de leur départ. Et il n’avait pas eu le courage de lui annoncer la mauvaise nouvelle. De toute façon, cela n’aurait sans doute pas suffi à lui faire annuler le voyage. Mais, à présent qu’ils étaient loin de chez eux, il le regrettait.
Finir son doctorat était devenu, pour Jeanne, une véritable obsession. Elle lui avait consacré les trois dernières années et il ne se passait pas un jour sans qu’elle réfléchisse à son sujet d’étude. Un seul élément lui manquait pour boucler son travail avant la soutenance, prévue pour juin. Et ce dernier témoin se trouvait à Rodna qui, pour l’instant, se résumait à un minuscule point sur une carte. Il fixa la besace en cuir que sa compagne ne quittait jamais, comme pour se rappeler les innombrables sacrifices auxquels elle avait consenti. Du sac renversé sur le plancher dépassaient les trois cents pages de son manuscrit dactylographié. Il se leva, tira doucement le document et lut le titre, en remuant les lèvres : « Rituels mortuaires chez les vieux-croyants dans les Carpates orientales. Essai d’interprétation psycho-anthropologique. »
Dans l’idée que Boris s’en était faite jusqu’alors, les recherches de sa compagne auraient pu se cantonner à cette accumulation d’ouvrages qui avaient transformé leur petit appartement en véritable bibliothèque, le moindre meuble prenant des allures de rayonnage où s’amoncelaient des piles de fascicules que personne n’avait le droit de déplacer. Jeanne était capable de se plonger dans tout ce qui avait pu être écrit sur un thème. Rien ne parvenait à la décourager. Ni les obscures monographies que personne d’autre ne consultait ni les thèses les plus savantes. Mais, à l’écouter, aucune lecture ne pouvait remplacer les enquêtes de terrain, qu’elle considérait comme les seuls moments de vérité. Au fond, il n’avait jamais bien compris ce qu’elle cherchait lors de ces voyages à l’étranger, qui s’étalaient parfois sur plusieurs semaines. Il lui avait fallu arriver dans cette auberge minable pour enfin essayer de saisir en quoi consistait réellement son travail.
Placée en exergue de la première page, une citation piquait la curiosité : « L’étranger ne voit que ce qu’il connaît déjà. » Dans l’introduction, Jeanne expliquait sa méthode, son « approche guidée par le pragmatisme et l’humilité. Partir à la découverte de l’Autre, dépasser les apparences, se faire discrète, dans l’espoir de percer les mystères d’un monde qui, pour une part, restera toujours inconnu ». Combien de fois ne s’était-elle comparée à ces passionnés qui peuvent passer des jours entiers à assembler un puzzle sans connaître le modèle à réaliser ? Car, pour comprendre les sociétés humaines, « on ne fait que rassembler des parcelles du réel ».

« D’un pays à l’autre, d’un siècle à l’autre, l’histoire se fait et se défait sur les ruines des mondes disparus. Qui aurait pu prédire les conséquences de la réforme religieuse voulue par le patriarche Nikon au XVIIe siècle, afin de rapprocher le rituel des Russes de celui des Grecs ? Comment imaginer que des millions de fidèles aient refusé cette réforme perçue comme étrangère ? La vague de persécutions qui s’est ensuivie a contraint nombre d’entre eux à fuir le pays. Certains de ces Raskolniki ont gagné la frontière occidentale de l’Empire tsariste et se sont réfugiés dans la république des Deux Nations. D’autres sont allés jusqu’en Moldavie, où vivent encore leurs descendants. Ici, on les appelle des Lipovènes, des Staroveri ou des vieux-croyants à cause de leur fidélité aux anciens rites. » « … Des gens laborieux et propres, respectant strictement leurs traditions, perpétuant les us et les coutumes de la Russie tsariste. »

Pour aller plus vite, Boris décida de laisser de côté les passages théoriques afin de se concentrer sur ceux relatant les observations de terrain. Il s’attarda enfin sur un chapitre consacré aux « Coutumes mortuaires chez les vieux-croyants de Siret ». Un an plus tôt, lors d’un voyage en Roumanie, Jeanne avait pu rencontrer l’une de ces communautés. Boris avait alors interprété son départ comme une fuite, un abandon, un caprice de plus. À présent, il en découvrait le récit comme s’il poussait une porte secrète, s’ouvrant sur un pan méconnu de la vie de sa compagne. C’est avec l’excitation de celui qui déflore le contenu caché d’un journal intime qu’il poursuivit, lisant chaque phrase avec attention, butant parfois sur un mot. À vrai dire, ce n’était pas tant le sujet qui l’intéressait, mais le cheminement de Jeanne.

C’est un village de deux cents âmes, logé sur les contreforts des Carpates. »

Extraits
« De toute évidence, ces hommes à la taille de géants se préparent à enterrer les morts de l’hiver, ce qui corrobore divers témoignages. Dans les endroits reculés comme celui-ci, il ne serait pas rare de devoir attendre le dégel pour pouvoir creuser les tombes. Durant les longs mois d’hiver, les familles conservent les dépouilles de leurs morts au grenier ou dans une cave. J’ai l’intuition qu’ils ne font pas cela uniquement à cause du froid qui congèle la terre. Ils accordent aux défunts un délai supplémentaire. Ces traditions sont guidées par la croyance en la possibilité de résurrection spontanée. En réalité, la fonction de ces rituels est d’apaiser les vivants face à leur propre peur de la mort. » p. 42-43

« L’intuition de Jeanne était juste. Et, si la Française était arrivée sur ces terres un siècle plus tôt, elle aurait pu assister à l’installation des fondateurs, non loin du passage de La Femme debout.
C’était en 1910. Par une froide journée d’automne, un convoi de plusieurs dizaines de charrettes venait de traverser la frontière des pays roumains. Une colonne de schismatiques, de ceux qu’en ancienne Russie on appelait Skoptzy, des purs, des plus blancs que neige, qui pratiquaient la chasteté en se soumettant au « baptême de feu ». Persécutés dans l’empire des tsars, ils avaient pris la route de l’exil depuis des semaines déjà. Vêtus de larges houppelandes et de toques faites en peau d’agneau, ils fuyaient dans leurs chariots bâchés, portant le peu qu’ils avaient réussi à sauver. » p. 159

« Mère de tous et de chacun, une Bogoridza est en quelque sorte une mère originelle. Aujourd’hui, c’est Otilia qui incarne ce rôle, bien qu’elle préfère le titre éminemment symbolique de Mama. Cheffe clanique et prêtresse, la qualifier de matriarche ne me paraît pas excessif, tant son autorité est forte. D’ailleurs, ici, la plupart des fonctions sacrées semblent dévolues aux femmes, si je me réfère aux cérémonies auxquelles j’ai assisté au sobor, au rituel de séparation des «colombes» et des «boucs» et à celui de la fertilité.
S’agit-il pour autant d’une culture patriarcale inversée?» p. 238

À propos de l’autrice

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Liliana Lazar © Photo DR

Écrivaine francophone, Liliana Lazar naît en 1972 à l’est de la Roumanie. Elle grandit dans le petit village de Slobozia, entourée par la forêt, un village qui servira de décor à son premier roman. Elle entre ensuite à l’Université Alexandru Ioan Cuza de Iași où elle étudie la littérature française. Après la chute du dictateur Ceaușescu, elle quitte son pays et s’installe en 1996 dans le sud de la France, à Gap, où elle réside encore aujourd’hui. Après un premier roman remarqué, Terre des affranchis, paru en 2009 chez Gaïa, elle gagne de nombreux prix littéraires. Suivront Enfants du diable, plongée dans l’enfer de la politique nataliste sous Ceaușescu, et Carpates, son troisième roman, publié chez Plon. Solidement ancrés dans le contexte de l’histoire de la Roumanie, les livres de Liliana Lazar sont également peuplés de créatures fantastiques, et proposent à chaque fois un voyage fascinant dans la vie religieuse des régions les plus reculées du pays. (Source: Institut Français)

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Un beau jour

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En deux mots
Marie-Pierre, Luc, Paule et Jean profitent d’une journée de liberté, leurs parents sont partis pour une course en montagne. Mais un orage éclate en cette mi-août 1970 et les parents ne reviennent pas. Désormais, il va leur falloir vivre avec cette absence.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Disparus en montagne

Agnès Laurent raconte comment en famille vole en éclats. Après la disparition de leurs parents qui ne sont jamais revenus d’une course en montagne, Marie-Pierre, Luc, Paule et Jean vont devoir vivre avec cette absence. Ils ne s’en remettront jamais.

Quand commence cette histoire, à la mi-août 1970, toute la famille Cotraz était réunie. Autour de Claude et Marie, leur quatre enfants Marie-Pierre, Luc, Paule et Jean profitent de leurs derniers jours de vacances dans leur chalet. Les plus âgés sortent de l’enfance et font des rêves d’avenir. Peut-être que Luc marchera dans les pas de son père, guide de montagne. À moins que Jean ne décide d’endosser de reprendre le flambeau? Quant aux plus jeunes, ils découvrent le monde avec gourmandise.
Et n’ont aucune raison de s’inquiéter quand leurs parents décident de partir en montagne jusque vers le glacier qui domine le village. C’est leur oncle qui va montrer les premiers signes d’inquiétude en apprenant qu’un orage se prépare. Un peu plus tard, il proposera aux enfants de les accueillir chez lui en attendant le retour de leurs parents. Qui ne reviennent pas.
Alors que les recherches pour les retrouver sont lancées, l’attente devient de plus en plus éprouvante. Les jours passent sans aucune nouvelle du couple. Les mois passent et de difficiles décisions sont prises. Marie-Pierre et Luc vont en pension à la ville dans deux établissements séparés, Paule et Jean restent chez leur oncle et tante. La belle fratrie vole en éclats, laissant le benjamin inconsolé. «Il n’y a plus de maman, plus de père, ni même de Luc et de Marie-Pierre. On les a envoyés loin. Quand ils reviennent de leur école, ils ne ressemblent plus à son frère et à sa sœur. (…) Lorsqu’elle est là, Paule le prend dans ses bras, le cajole le temps qu’il se calme, il sent bien que les bras ne sont pas aussi grands que ceux dans lesquels il a passé ses premières années».
Pendant des années Luc courra la montagne à la recherche du moindre indice, sans renoncer mais sans rien trouver. À Christine, sa nouvelle compagne, il promet même de renoncer à ses escapades sans pourtant s’y résigner vraiment.
C’est en 1986, quand le couple donne naissance à leur fils Philippe, que les choses vont commencer à se dégrader. Une spirale infernale s’enclenche alors. Et ce n’est pas la naissance de leur fille Catherine qui parviendra à l’enrayer.
En choisissant de retracer les suites de ce drame sur olusieurs décennies et sur trois générations, Agnès Laurent parvient à parfaitement rendre compte du traumatisme subi. Elle montre combien, même derrière les silences, le poids de cette absence est lourd à porter. Ce deuil impossible allant même jusqu’à provoquer de nouveaux drames.
Comme dans Rendors-toi, tout va bien, son premier roman paru en 2021, c’est en multipliant les points de vue qu’elle enrichit sa trame romanesque. Car s’il reste entendu que chacun ne réagit pas de la même manière face à l’adversité, personne ne peut affirmer qu’il sort indemne d’une telle catastrophe.

Un beau jour
Agnès Laurent
Éditions Récamier
Roman
330 p., 20,90 €
EAN 9782385770952
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans un petit village les Alpes.

Quand?
L’action se déroule de 1970 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elle avait ajouté, ils ne sont pas morts, ils ont « disparu ». Et alors, c’est quoi la différence ? Elle avait expliqué, il avait souri, tu crois vraiment qu’ils pourraient encore revenir ?
Tout commence un beau jour d’été. Claude et Marie Cotraz décident de partir faire une excursion en haute montagne, laissant leurs quatre enfants au chalet, seuls. Le temps change, le chien aboie, un violent orage se profile. L’inquiétude gagne la fratrie. Ils connaissent les dangers de la montagne. Elle a englouti tant d’hommes et de femmes sans un mot, et il arrive qu’elle prenne ceux qu’on aime.
Marie-Pierre, Luc, Paule et Jean se souviendront à jamais de l’attente, de l’angoisse, des éclairs, du sommeil qui vient quand même, et au réveil, de l’espoir d’entendre les parents dans la cuisine. Reviendront-ils? La montagne livrera-t-elle son secret?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Bretagne 5
Blog Aude bouquine


Agnès Laurent présente «Un beau jour» © Production Éditions Récamier

Les premières pages du livre
« 1970
Un matin de la mi-août
Marie-Pierre s’est réveillée tôt. Trop tôt. Un bruit l’a tirée du sommeil. Le ciel est encore sombre. De l’autre côté de la chambre, Paule respire doucement. Un mouvement dans la maison, peut-être. Luc dort, elle entend un léger ronflement à travers la cloison. Il a le sommeil si lourd que le matin, il est impossible de le sortir du lit. Régulièrement, Père est obligé d’intervenir, Luc résiste, Père le bouscule, parfois Luc se fait mal en tombant. Quand il se plaint, maman lui répond en soupirant, tu connais ton père.
Marie-Pierre entend un bruit de casserole en bas. Jean a dû réclamer son biberon. Il a tout le temps faim. Il est capable de pleurer jusqu’à ce qu’on lui donne un peu de lait, un bout de pain. Ça énerve Père, il trouve qu’il est trop gâté, comment voulez-vous en faire un homme si vous cédez dès qu’il pleurniche ? Il dit vous, mais c’est à maman qu’il s’adresse. Il voudrait qu’elle éduque Jean plus durement, à ce rythme, il ne sera jamais un montagnard. Maman ne relève pas, elle laisse pleurer Jean cinq minutes, puis part le consoler. Le plus souvent, Marie-Pierre lui a déjà donné un truc à manger.
Ce petit frère, c’est vraiment le sien, elle aime quand il la cherche dans la maison en criant Marie ! Il ne l’appelle pas Marie-Pierre, il n’arrive pas encore à le prononcer. Elle est ravie, elle déteste son prénom composé. Elle voudrait ne plus aller à l’école, s’occuper de Jean toute la journée, elle n’en a pas parlé, maman ne serait pas d’accord. Alors, quand elle rentre le soir, elle se précipite pour prendre le petit dans ses bras, elle touche sa peau douce et lui fait des bisous. Luc se moque d’elle, il trouve ça bête d’aimer autant un bébé. Au moins, je suis utile à maman ; quand il est avec moi, il s’arrête de pleurer.
Marie-Pierre ne se souvient pas comment c’était, le silence dans la maison, avant la naissance de Jean. Elle ne sait plus si Paule pleurait quand elle était bébé. Aujourd’hui, sa sœur ne fait jamais de bruit. Elle se faufile d’une pièce à l’autre sans qu’on la remarque, elle est la seule à descendre les escaliers sans les faire grincer, pas même la septième marche qui trahit tout le monde. Luc pense que c’est parce qu’elle a peur de Père, qu’elle essaie de se rendre invisible pour éviter les coups. Marie-Pierre rétorque que sa sœur est juste née comme ça, discrète. Même quand elle se fait mal, on ne l’entend pas.
L’année dernière, ils étaient montés dans les pâturages avec les vaches, Paule a voulu courir après Blanchette qui s’éloignait, elle n’a pas vu la pierre en bordure du champ, elle s’est cassé le bras. Tout le chemin du retour, elle a tenu son bras tordu contre elle. Elle souffrait, mais à aucun moment elle n’a laissé échapper un cri ou une larme. Quand ils sont arrivés à la maison, Luc et Marie-Pierre ont appelé à l’aide. Père est venu en courant de l’étable, maman est sortie en portant Jean. Le bras de Paule pendouillait dans une position bizarre, toute la famille criait sauf elle. Il a fallu aller à l’hôpital, le médecin du village ne pouvait rien faire. Ils ont regardé leur sœur partir avec Père, elle n’avait toujours pas prononcé un mot. Père a raconté plus tard qu’en voiture, chaque trou de la route lui faisait un mal de chien, mais qu’elle se contentait d’une grimace. Il en était fier, elle est costaude, cette petite, répétait-il. Luc et Marie-Pierre étaient jaloux.
Paule était rentrée avec un plâtre tout blanc qui lui couvrait l’intégralité du bras. Maman n’a pas voulu qu’ils écrivent dessus. Ça fera tout dégoûtant après, a-t-elle décrété. Paule s’est chargée de le salir en le traînant partout dans la ferme. Ils se sont vite rendu compte que ce n’était pas si marrant que ça d’avoir un plâtre, on ne pouvait rien faire tout seul. Maman était obligée de nouer les lacets de Paule, de l’aider à s’habiller. Même pour manger, il fallait lui couper sa viande et ses légumes en tout petits bouts. Ouh le bébé ! avait ri Luc un jour. Il s’était pris une claque sur la tête de la part de Père, j’aimerais t’y voir, toi. Paule avait mis du temps avant de récupérer l’usage de son bras. Il est resté un peu de travers. Les docteurs auraient pu s’appliquer pour le réparer.
Marie-Pierre attend encore un peu avant de sortir de son lit. Dès qu’elle sera levée, elle aura plein de choses à faire. Se laver, manger, ranger les chambres. Maman n’aime pas qu’on refasse les lits sans les aérer, il faut secouer les couvertures à la fenêtre, ouvrir les draps, puis tout remettre en ordre. Marie-Pierre se contenterait bien de tirer la literie, franchement, qui ça gêne quelques plis ? C’est lourd, toutes ces couvertures, ces édredons, maman ne se rend pas compte. Un jour, Marie-Pierre le lui a dit. Bien sûr que je le sais, a répondu maman, je le fais depuis tellement d’années. Marie-Pierre aurait voulu se défendre, ce n’est pas pareil qu’à ton époque, maintenant, on va à l’école, on a des devoirs en plus du travail à la maison. Elle s’était tue, si elle rouspétait encore, elle récupérerait deux fois plus de corvées.
Elle est contente de cette journée qui s’annonce. Elle a un peu peur évidemment, c’est la première fois qu’avec Luc, ils gardent les petits pendant aussi longtemps. Paule à la limite, ce sera facile, mais Jean, s’il se met à piquer une colère et à réclamer maman, qu’est-ce qu’elle fera ? Il a beau l’adorer, parfois, il ne veut rien savoir, il devient tout rouge, tape du pied, il n’y a qu’un adulte pour le calmer. Mais maman avait l’air si heureuse quand elle leur a parlé de cette randonnée, Marie-Pierre n’a pas osé partager ses craintes. Vous êtes grands maintenant, vous êtes raisonnables. Je compte sur vous. Et puis, ça passe vite une journée. Marie-Pierre s’est mise à rêver, ils pourront aller faire des glissades dans le champ derrière, ils pourront préparer un pique-nique et le manger au bord du torrent. Ou elle cuisinera un plat que maman ne veut jamais préparer, ou alors ils se goinfreront de fromage, de jambon, de pain. Il n’y aura pas leur mère pour leur dire, vous me videz tous les placards, ni Père râlant parce qu’ils coûtent trop cher. Ils pourront sauter sur les lits, courir dans les escaliers… Je compte sur vous, hein. Maman l’avait répété. Marie-Pierre avait compris que s’il y avait le moindre problème, ce serait sur elle et Luc que ça retomberait. Mais elle avait promis pour que maman parte tranquille.
Marie-Pierre pose un pied par terre. Le sol est frais. Hier, le soleil a cogné toute la journée sur le sol de la chambre, elle en sentait encore la chaleur en allant se coucher, elle n’avait tiré que le drap sur elle. La température a dû baisser dans la nuit, elle a repris la couverture sur ses épaules au matin. S’il ne fait pas très beau, les parents vont peut-être renoncer à leur balade. Elle rejoint maman dans la cuisine. Elle est devant la fenêtre, immobile. C’est rare de la voir comme ça. Marie-Pierre tire une chaise sur les carreaux pour signifier qu’elle est là. Chut, tu vas réveiller les autres. Maman s’est enfin retournée. Marie-Pierre voit du ciel bleu derrière elle, elle s’est trompée, la journée s’annonce belle. Vous partez à quelle heure ? Dans une heure. Commence ton petit déjeuner, il y a encore plein de choses à faire. Et toi ? Tu ne manges pas ? Si, si, bien sûr. Maman se force à prendre un bol de café et une tartine.
Marie-Pierre se rend bien compte qu’elle n’en a pas envie, elle n’avale quelque chose que parce que sa fille lui a dit qu’il ne fallait pas partir en montagne le ventre vide, s’il t’arrive un pépin, tu seras sans force pour y faire face. Père le répète sans arrêt. Même pour une petite randonnée, il vérifie que les clients aient de quoi manger. Et il emporte toujours quelques-uns de ces gros biscuits qui servent de ravitaillement d’urgence. Elle demande à maman si elle veut une autre tartine, elle peut lui beurrer même. C’est gentil, prends-en une, toi, la journée va être longue. Au ton de sa mère, Marie-Pierre sent qu’il y a un truc qui cloche. Peut-être que maman n’a plus envie d’aller faire cette balade, qu’elle craint le jugement de Père.
L’autre jour, elle disait à tante Andrée qu’elle ne savait plus depuis combien d’années elle n’était pas allée en montagne. Dix au moins. Plus que ça même. Elle a reparlé de cette fois où Marie-Pierre était toute petite, encore un bébé, elle l’avait laissée à sa sœur. Au début, tout allait bien, elle grimpait tranquillement derrière Père. Il prenait garde de ne pas avancer trop vite, elle n’avait plus l’habitude. Pourtant, à la maison, en plus du bébé, elle s’occupait des bêtes. Ils étaient à mi-chemin quand elle avait commencé à avoir mal aux pieds, elle n’avait rien dit de peur que Père se fâche. Elle avait continué en serrant les dents tant la douleur était forte. Père avait vu qu’elle peinait, il croyait qu’elle manquait de souffle, que ses muscles tiraient un peu trop. Il avait ralenti, il allait de plus en plus lentement, elle souffrait de plus en plus. Au sommet, ils s’étaient arrêtés, elle avait voulu enlever ses chaussures, il le lui avait interdit, tu sais bien qu’il ne faut jamais les retirer, sinon, on ne peut plus les remettre. Elle ne l’avait pas écouté, elle avait quitté ses chaussettes, elle lui avait montré ses talons qui n’étaient plus qu’une ampoule géante. Des brins de laine rouge de sa chaussette étaient restés collés dessus. Mais je te l’ai dit, de porter tes chaussures plusieurs fois avant aujourd’hui, tu ne l’as pas fait ?
Il était furieux. Elle n’était pas idiote, mais son univers quotidien se résumait à quelques pas de la chambre de Marie-Pierre à la cuisine, de l’étable au lavoir, il en fallait plus pour casser des chaussures de marche. Père s’était calmé, il savait qu’ils allaient avoir un sérieux problème pour redescendre, il lui avait mis des bandes pour limiter le frottement entre la peau arrachée et la chaussette, ça ne suffisait pas, elle avançait tout doucement, il la soutenait par le bras quand il le pouvait, ils étaient épuisés en arrivant à la maison après ce qui aurait dû être une course facile. Depuis, les enfants s’étaient enchaînés, Luc puis Paule, puis Jean enfin. Ils n’avaient plus jamais réessayé. Maman ne se plaignait pas, mais la montagne lui manquait. Elle devinait qu’elle ne pourrait plus faire d’alpinisme, mais elle n’arrivait pas à renoncer à une vraie marche sur les glaciers, avec les crampons, dans des endroits où l’on ne croise personne, où l’air est si froid que, même en été, on le sent brûler dans les poumons. Quand Jean avait grandi, elle avait commencé à en parler, peut-être qu’on pourrait, qu’est-ce que j’aimerais remonter, et si on se faisait… Père répondait que c’était trop tôt, que les enfants étaient trop petits, qu’ils ne pouvaient pas tous les laisser chez Andrée et Antoine. Et puis, il avait fini par dire, et si on la faisait cette randonnée. Maintenant, maman doute. Elle ne veut pas le montrer, mais Marie-Pierre sait.
Hier, elle l’a vue essayer ses chaussures de marche, maman arrivait à peine à se plier pour les attacher. Son ventre est énorme depuis la naissance de Jean, il forme comme un ballon devant elle, un peu mou, un peu tombant. Marie-Pierre le trouve dégoûtant, elle espère que le sien ne deviendra jamais comme ça. Un jour, elle a dit à maman de prendre soin d’elle, de faire attention à ce qu’elle mange, maman l’a regardée avec tellement de peine qu’elle a aussitôt regretté. Hier, maman a dû s’y reprendre à trois fois pour attraper ses lacets et elle était essoufflée quand elle a eu fini. Elle aura des difficultés à marcher, c’est évident. Pourvu que Père ait choisi un trajet facile, Marie-Pierre imagine déjà maman coincée dans un passage étroit ou incapable d’escalader un rocher. Elle entend Père s’énerver, lui lancer qu’elle pourrait faire un effort. Mais peut-être qu’avec elle, il ne dira pas ça. Il paraît qu’en montagne, il n’est pas comme à la maison.
Au village, tout le monde le reconnaît comme le meilleur des guides. Il est l’un des seuls à avoir déjà fait toutes les voies difficiles. Lorsqu’on a besoin d’un type solide pour des clients pas trop expérimentés, c’est toujours lui qu’on demande. Il connaît le massif sur le bout des doigts, il devine qu’un nuage qui monte à cette heure de l’après-midi est synonyme d’orage en fin de journée, il ne prend pas de risques inutiles, aussitôt il ordonne de redescendre vers la vallée. Bien sûr, il lui est arrivé de se trouver en difficulté. Les soirs comme ça, Père rentre le visage fermé, les yeux sombres, il faut le laisser tranquille, maman les tient éloignés de lui jusqu’à l’heure du coucher. La plupart du temps, il a juste besoin de digérer une grosse frayeur. Une fois, il a laissé un orteil sur la montagne. Un seul, il a eu de la chance, avait dit l’oncle Antoine. Elle avait trouvé ça bizarre que ça soit une chance de perdre un orteil, mais elle n’a jamais demandé ce qu’avait voulu dire l’oncle Antoine. Une autre fois, il est rentré sans Simon, son meilleur ami, il est resté longtemps en colère, une colère contre lui, mais qui débordait souvent contre eux, contre Luc en particulier.
Bon, finis ton petit déjeuner, je vais aller réveiller tes frères et sœurs. Tu les feras manger pendant que j’irai me préparer. Marie-Pierre avait envie de prolonger le moment avec maman, tant pis. Elle met quatre bols sur la table, commence à couper de grosses tranches de pain, une pour chacun. Jean ne finira peut-être pas la sienne, Père lui en prendra un morceau. Elle entend le pas lourd dans l’escalier, elle met vite le café à réchauffer, il l’aime bien chaud, maman se fait souvent houspiller parce qu’il ne l’est pas assez. Bonjour, ça va, ma fille ? Marie-Pierre hoche la tête, elle s’assied en face de lui, il ne dit pas un mot, il est concentré sur le trajet qu’il va effectuer. C’est toujours comme ça quand il part en course, il se repasse les obstacles qu’il pourrait rencontrer. Elle regarde ses grosses mains attraper les côtés du bol et le remonter vers sa bouche, elle n’aime pas le son qu’il fait en avalant son café mélangé à son pain, ça fait un bruit de mou un peu écœurant. Ça lui coupe l’appétit, mais elle ne peut rien dire, Père n’est pas du genre à supporter la critique.
Luc les rejoint, il est à peine réveillé, Père lui donne déjà des ordres. Tu n’oublieras pas de traire les bêtes si on rentre un peu tard. Tu n’oublieras pas de ramasser les bouses et de les mettre sur le tas de fumier. Tu n’oublieras pas qu’il faut apporter Blanche à Antoine, il doit l’examiner. Tu n’oublieras pas… Luc ne répond pas. Père continue. Tu feras ci, tu feras ça. Luc boit son café lentement. Depuis quelques semaines, il a arrêté de prendre du lait, il veut montrer qu’il est un grand, même s’il n’aime pas vraiment le café. Tu m’écoutes ? Père s’énerve. Luc le regarde. Ouais. Ouais ? Oui, Père, on dit. Marie-Pierre sent la tension monter, elle espère que Luc va rester silencieux. Il en est incapable. De toute façon, c’est moi qui devrais grimper avec toi, pas faire toutes ces corvées. Père était sur le point de quitter la pièce. Des corvées ? Mais pour qui tu te prends ? Ces corvées, c’est notre travail, à ta mère et à moi. Ouais, ben, ce boulot, moi, je le ferai jamais. Je gagnerai ma vie juste en grimpant.
C’est reparti. Père se rapproche de Luc, son frère va se faire corriger. Marie-Pierre est en train de débarrasser, elle se met sur le chemin de Père pour le ralentir, elle sait qu’il n’osera pas la frapper, il la contourne, tu vas voir, sale morveux, je vais t’apprendre, tu n’es même pas capable de finir une course. Luc a le temps d’ouvrir la porte et de sortir, il hurle, de toute façon, c’est toujours pareil avec toi, on ne peut rien dire, tu ne sais que crier et frapper. Marie-Pierre le regarde traverser le pré en courant, il va se cacher derrière la cabane abandonnée en pierres. Elle devine ce que son frère pense. Il le lui dit souvent, il verra, quand je serai plus grand, je serai le meilleur grimpeur de la vallée. Là, c’est moi qui me moquerai de lui. Que fera-t-elle si Père lui demande où est son frère ? Inutile de s’inquiéter. Ce matin, Père est pressé, il renonce à corriger Luc. Elle mesure sa colère au bruit de ses pas dans les escaliers, il cogne chaque marche comme s’il avait son fils devant lui. Elle espère que Paule ne sera pas sur son passage, même elle, la chouchoute, pourrait prendre pour son frère.
Que fabrique-t-elle d’ailleurs ? Marie-Pierre monte chercher sa sœur. Quand elle passe devant la chambre des parents, elle les entend discuter. Tu es sûr, Claude, qu’avec la météo, on peut monter ? Père ne répond pas. Claude, je t’ai posé une question. Père secoue la tête, Marie-Pierre l’aperçoit, il enfile son pull, bien sûr qu’on peut y aller, on ne grimpera pas assez haut pour être touchés. Marie-Pierre n’aime pas la tête de maman, elle n’a pas l’habitude de se faire du souci pour rien. Père se rapproche d’elle, lui pose la main sur l’épaule, Marie, tu en avais tellement envie. Marie-Pierre a peur de se faire surprendre, elle grimpe vers leur chambre.
Paule dort encore, enroulée dans un édredon, comme d’habitude, quelle que soit la température. Marie-Pierre la secoue, Paule râle, elle se retourne, rien à faire, Marie-Pierre attrape l’édredon, sa sœur déteste la sensation de froid qui la saisit quand elle perd ses précieuses plumes. Elle hurle, Marie-Pierre rit, tu n’as qu’à te lever, espèce de paresseuse, allez, les parents vont partir et on a plein de choses à faire. Paule se décide enfin, elle enfile une jupe et un chandail en laine, il fait beau, tu vas avoir trop chaud. Paule s’en fiche. Tu m’as dit de me dépêcher, il faudrait savoir. Marie-Pierre ne relève pas, elle n’a pas besoin d’une nouvelle dispute. Elle a laissé Jean seul en bas devant un bout de pain, pourvu qu’il ne fasse pas de bêtise.
Elle abandonne Paule, redescend dans la cuisine, maman est là, elle surveille le petit tout en terminant le pique-nique. Marie-Pierre note les œufs durs, les sandwichs au jambon, maman a ajouté un bout de tomme, Père aime bien finir le repas avec du fromage. Pour elle, elle a pris des pommes. Elle remplira les gourdes en métal au dernier moment, comme ça, l’eau restera bien fraîche. Paule n’arrête pas de lui parler, tu crois que vous allez voir des bouquetins, la maîtresse nous a dit qu’il y en avait plein dans la montagne, tu vas marcher sur le glacier, tu m’apprendras à utiliser les crampons. Marie-Pierre lui ordonne de se taire, maman sourit gentiment. Et tu me rapporteras un bout de glacier, et… attends, je vais t’aider.
Paule a vu que maman avait du mal à tout faire tenir dans les sacs à dos. Surtout dans le sien, il est plus petit. Elle s’est levée trop vite, son bol de lait a valsé, il y en a partout, sur la table, sur les carreaux, sur maman. Maman est fâchée, il faut qu’elle remonte se changer. Du temps perdu. Ils n’en ont pas tant que ça, Père voulait partir avant sept heures pour que la neige sur le glacier ne soit pas trop molle lorsqu’ils arriveront là-haut, et ils sont déjà en retard. Maman crie sur Paule, c’est malin, maintenant, tu nettoies tout. Paule ne dit rien, elle a les larmes aux yeux. Marie-Pierre a de la peine pour elle, elle souhaitait juste bien faire. Elle l’aide à ramasser, elle lui propose de lui préparer un autre bol, Paule ne veut pas, elle quitte la cuisine en pleurant, dans cette maison, on me crie toujours dessus. Jean, sur sa chaise haute, ne bouge pas, paralysé par les colères de ce début de journée.
Marie-Pierre commence la vaisselle, les parents sont presque prêts, ils sont en train d’enfiler leurs chaussures dans l’entrée. Maman a du mal, Père est patient avec elle, attends, je vais te les lacer, il faut que ce soit bien fait. Marie-Pierre va chercher Paule, elle sait où elle s’est cachée. Dans le poulailler. Elle adore cet endroit, Marie-Pierre ne comprend pas, l’odeur lui donne envie de vomir. Viens, ils vont partir, dis-leur à ce soir. Paule est encore vexée, elle refuse de sortir. Marie-Pierre n’insiste pas. Luc non plus n’est pas revenu. Elle se retrouve seule devant la maison, avec Jean dans les bras, à regarder les parents partir. Maman passe la main dans les cheveux de Jean, Père dit à Marie-Pierre, je compte sur toi, elle hoche la tête. Il lui fait confiance, à elle plus qu’aux autres, elle ne peut pas le décevoir. Maman est inquiète, j’espère que ton frère et ta sœur ne t’embêteront pas, je leur parlerai ce soir. Marie-Pierre la rassure, dans cinq minutes, ils seront là, ne t’inquiète pas. Elle les regarde s’éloigner. La silhouette trapue de Père, son piolet qui dépasse du sac à dos, il l’a pris pour éviter que maman ait du poids à porter. Elle remarque que maman a changé de foulard. Elle a enlevé le jaune et mis un rouge. C’est bien, elle pourra mieux les suivre sur le chemin quand ils vont commencer à s’éloigner. Elle les observe un moment devenir des points minuscules. Jean pèse dans ses bras, elle le pose.
*
Quand Luc revient, Marie-Pierre est en train de finir la vaisselle. À ses pieds, Jean joue avec une cuillère. C’est malin, tu ne leur as même pas dit au revoir. Tu as vu comme Père est avec moi ? Tu exagères aussi… C’est toujours comme ça, Marie-Pierre prend la défense des parents. Elle se comporte comme si elle était sa mère. Juste avant l’été, elle l’avait cafté. Il n’était pas allé à l’école en racontant à la maîtresse que Père avait besoin de lui. C’est dommage, avec le certificat d’études qui approche, on aurait révisé, avait-elle dit. Luc avait profité de ces journées volées pour se promener en montagne, faire la sieste dans l’herbe, se goinfrer de myrtilles. Jusqu’au soir où il était rentré et s’était pris une rouste. Tu crois quoi, qu’on te nourrit à rien faire ? C’est l’école ou un boulot. T’étais où d’abord ? Luc était resté muet.
Père s’était tourné vers Marie-Pierre, tu le sais, toi, où il va ? Au début, elle n’avait rien dit, puis Père avait sorti sa baguette et elle avait craché le morceau. Elle détestait la baguette. Luc l’avait traitée de fayotte, Père l’avait frappé de nouveau, tu ne parles pas à ta sœur comme ça. Le lendemain, Luc avait coincé Marie-Pierre sur le chemin de l’école, il lui avait reproché de ne pas l’avoir soutenu. Elle avait tenu bon, Luc, il faut que tu ailles à l’école, il faut qu’on puisse partir d’ici, on ne va pas passer notre vie dans ce trou, je ne veux pas devenir comme les parents. Il l’avait regardée, surpris qu’elle le comprenne si bien, mais il n’avait pas voulu le reconnaître. De quoi je me mêle, je suis bien ici moi, il avait craché vers elle. Il était furieux de la rouste qu’il avait prise à cause d’elle.
Avant, elle était toujours la première à désobéir aux parents, à échapper à leur surveillance. Elle n’était pas une mijaurée comme aujourd’hui. Quand les parents leur disaient d’aller déposer les fromages à la coopérative, ils prenaient le chemin le plus long possible. Ils s’amusaient bien ensemble, comme ce jour où ils avaient trouvé une prairie pleine d’herbe grasse, pentue juste comme il faut pour faire des glissades, pas trop pour ne pas se blesser, assez pour que ça soit drôle. Ils avaient glissé, ri, glissé encore, ils avaient laissé filer les minutes, les heures, à la fin l’herbe était tout écrasée.
Quand ils avaient voulu repartir, ils avaient eu du mal à retrouver les fromages, ils croyaient les avoir posés à côté de leurs chaussures, ils étaient un peu plus bas, comme s’ils avaient eux aussi fait des roulades. Le paquet avait une drôle de forme, les fromages étaient tout mous dans le papier. Luc les avait tendus, un peu tremblant, à la dame de la coopérative. Tu as la tête de quelqu’un qui a fait une bêtise, toi. Elle l’aimait bien, il n’avait pas répondu, il attendait le verdict, s’imaginant déjà revenir et dire à Père qu’il n’y avait pas de sous, que les fromages n’étaient pas bons. Mais vous leur avez fait quoi à ces fromages ? Ils ont une drôle de tête. Ça y est, elle va les refuser. La catastrophe. Luc voyait déjà la baguette dans les mains de Père, son pantalon baissé. Il n’en pouvait plus, il y avait droit au moins une fois par semaine, il portait en permanence des traces rouges sur le derrière.
C’est vrai qu’ils sont un peu mous, on ne sait pas ce qu’il s’est passé, la chaleur, et puis ils devaient être un peu faits. Vous savez, il y a des gens qui adorent les manger comme ça, ils aiment quand la croûte est toute jaune, que la crème se cavale. Moi, je trouve ça dégoûtant, mais il en faut pour tous les goûts. Marie-Pierre ne s’arrêtait plus. Luc admirait sa sœur, il était incapable de tenir un discours pareil. La patronne de la coopérative avait fini par céder, allez, je les prends vos fromages, un petit coup au frais et ça devrait aller, mais la prochaine fois, faites attention, hein. Sur le chemin du retour, Luc avait imité Marie-Pierre, mais si, le fromage écrabouillé, c’est très très bon, vous avez qu’à leur dire que c’est une spécialité locale, je suis sûre qu’ils les achèteront. Ils riaient, Marie-Pierre était fière de leur avoir sauvé la mise. Elle voulait retourner sur la pente s’offrir quelques roulades, Luc l’avait retenue, non, cette fois, on rentre. Maman n’avait pas posé de question sur leur retard, elle les avait juste regardés de travers, eh ben, vous en avez mis du temps pour trois malheureux fromages, Marie-Pierre rigolait dans son dos. C’est cette sœur-là que Luc aimait, pas celle d’aujourd’hui qui se prend tellement au sérieux.
Tu pourrais m’aider à laver la vaisselle, ça ferait gagner du temps. Luc n’a pas su se retenir, tu as déjà vu Père faire la vaisselle ? Il aperçoit le dos de sa sœur se raidir de colère. Il n’attend pas qu’elle riposte, il s’échappe, je vais voir si tout va bien à l’étable. Un prétexte. Bien sûr que tout va bien à l’étable, Père s’en est chargé avant de partir. Il ne les a pas laissés s’occuper des bêtes toute la journée, les traire, nettoyer les stalles. Il n’a pas confiance. La dernière fois qu’il a demandé à Luc de les sortir, c’était un jour où maman et lui devaient aller à un enterrement, un lointain cousin, mais un cousin quand même, ils tenaient à y assister. Luc avait guidé les bêtes vers le pré, il adorait pousser le cri de Père pour les faire avancer, il hurlait tellement fort que Marie-Pierre était sortie, arrête, tu vas leur faire peur à ces pauvres vaches. Il les surveillait de près, il ne voulait surtout pas que l’une d’elles s’échappe. Pour une fois, elles avaient toutes obéi tranquillement, bien sagement. Il était parti à l’école, fier de lui. Mais lorsque Père et maman étaient rentrés, ils avaient croisé les vaches sur le chemin, Luc avait remis en place le poteau pour fermer le champ, mais pas le fil de fer qui le retenait, il avait suffi d’un petit coup de corne pour que les bêtes retrouvent leur liberté. Père l’avait houspillé, tu te rends compte, on aurait pu perdre le troupeau. Luc s’était défendu, je l’ai fermé, je te jure, quelqu’un a dû venir après, ou alors c’est quand Marie-Pierre m’a appelé pour le déjeuner, j’ai fait vite. Arrête de te chercher des excuses, assume tes bêtises.
Depuis, Père ne voulait plus lui laisser les animaux. Maman lui disait, réessaie, il était petit, il fait plus attention maintenant. Père ne cédait pas, non, il va encore faire une connerie. Luc en était vexé. Un jour, il avait même pensé ouvrir la barrière après que Père s’était occupé des bêtes pour lui montrer que tout le monde peut commettre des erreurs. Il avait parlé de son idée à Marie-Pierre. Non mais ça va pas, t’imagines si y a une des bêtes qui se blesse ou quoi. Je te préviens si tu fais ça, je te dénonce à Père. Ç’avait été le début de la nouvelle Marie-Pierre.
Dans l’étable, il cherche quelque chose à faire pour éviter que sa sœur lui colle une corvée. Il pourrait couper du bois, on ne sait jamais, même en cette saison, il peut faire frais. L’oncle Antoine lui a expliqué comment faire, poser la souche, la caler pour qu’elle ne bouge pas, lever la hache et l’abattre. Clac, clac, clac. Luc cherche la hache, il peste contre Père, où l’a-t-il mise ? Il finit par la dénicher derrière un bidon en plastique, drôle d’endroit pour ranger du matériel. Il se demande ce qu’il y a dans le bidon, de l’essence ou de l’engrais, un truc dangereux sûrement, il passe derrière avec précaution, pas question de le renverser, Père le tuerait. Il commence, une souche, un premier coup, un second, il sent les muscles de ses bras se crisper, la peau de ses mains se tendre jusqu’à craquer, il persiste, il ne va pas arrêter si vite. Encore un coup, deux, il peut à peine lever la hache. Il abandonne, il laisse l’outil contre la souche, il n’a pas la force de le remettre derrière le bidon. Père va rouspéter quand il reviendra, c’est grave, ton frère et ta sœur auraient pu se blesser. Il voit toujours du danger là où il n’y en a pas.
Quand Luc rentre dans la maison, il entend des cris. Marie-Pierre est en train de gronder Jean. Bien sûr que ton tricot te gratte, tu le sais qu’il faut mettre ton maillot d’abord, allez, allez, pantalon, chaussettes. Dépêche-toi, je n’ai pas toute la matinée. Jean chouine encore plus fort. Luc reste en bas, dans l’entrée, il ne veut pas que Marie-Pierre le voie, elle lui dirait de s’occuper de son frère. Hors de question de rester coincé là toute la journée, il a envie de descendre au village, peut-être que ses copains seront là, sur la place, prêts à faire un foot. Il hésite, sa sœur lui en voudrait terriblement. Il voit les chaussures bien alignées le long du mur, ça lui donne une idée. Il entend la voix de Marie-Pierre dans la cuisine. Mais c’est pas vrai, qu’est-ce que vous avez tous aujourd’hui ? Pourquoi tu ne veux pas aller à la boulangerie ? Cette fois, c’est après Paule qu’elle râle. La petite refuse d’aller chercher le pain. Elle ne veut pas dire pourquoi. Luc le sait. Un jour, après l’école, il avait trouvé Paule en train de pleurer, elle s’était essuyé les joues vite fait, mais il avait compris qu’un truc clochait. Le lendemain, il l’avait suivie, il avait vu deux filles en train de lui tirer les cheveux et de lui dire des gros mots dans une ruelle. Il les avait arrêtées, les menaçant de s’en prendre à elles si elles continuaient à embêter sa sœur. Luc pensait le problème réglé, il s’aperçoit que sa sœur a toujours peur de croiser ces filles en allant au village. Marie-Pierre insiste, la petite ne lâche rien. Luc les rejoint dans la cuisine.
Il va proposer d’aller à la boulangerie, ça lui donnera une raison de quitter la maison, mais Marie-Pierre l’alpague, occupe-toi de Jean un peu, il est d’humeur chouineuse ce matin, peut-être que toi, il t’écoutera. Il attrape son frère, le balance sur son dos, tête en bas, viens, on va faire un foot dans le pré derrière, le petit rit. Ils n’ont pas de ballon, ils joueront avec la boule de tissu bien ferme que maman leur a confectionnée. Elle est plus dure qu’une vraie balle, Luc se l’est déjà prise sur le torse, il en a gardé un bleu pendant plus d’une semaine. Au moment où ils sortent, il entend un bruit de chute, Paule pousse un cri et se met à pleurer. Mais c’est pas vrai, quel est l’imbécile qui a attaché les lacets des chaussures ensemble ? Luc, si tu continues, je raconterai tout à Père ce soir ! Luc rit. Marie-Pierre ne dira rien. Il prend Jean par la main.
Paule a fini par dénouer ses lacets, Luc les avait bien serrés. Elle a un peu peur. De croiser les filles qui l’embêtent. De perdre les pièces que Marie-Pierre lui a données. Sa sœur lui a dit de les mettre dans sa poche, mais dès qu’elle s’est penchée pour enfiler ses chaussures, elles sont tombées. Alors, elle les garde à la main, il y en a quatre. Elle les serre si fort qu’elle sent les crénelures lui rentrer dans la chair. Elle n’a pas osé demander à sa sœur de l’accompagner, Marie-Pierre aurait refusé. Dépêche-toi, ça ne te prendra pas longtemps, et après, tu viendras m’aider, j’ai la lessive, le manger, le ménage à faire.
Paule hésite entre courir pour être vite de retour à la maison et traîner pour éviter le travail. Pour l’instant, il n’y a personne sur le chemin, juste de jolies fleurs bleues dans le fossé, elle en ramasse quelques-unes, ça fera plaisir à Marie-Pierre, elle pourra mettre le bouquet sur la table de la cuisine. Maman n’aime pas qu’on y mette des fleurs, elle dit qu’on ne se voit plus pour parler, mais aujourd’hui, ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Elle en prépare un pour la chambre de maman, comme ça, elle sera moins fâchée quand elle rentrera. Elle regrette de ne pas leur avoir dit au revoir. Elle se demande si Père la punira ce soir. Maintenant, elle a deux beaux bouquets dans les mains. Elle court pour rattraper son retard, un peu, pas trop, sinon les fleurs s’échappent. Et ses sous aussi, elle n’arrive pas à tout tenir, elle jette un des bouquets. Ça y est, elle est presque au village.
Elle aperçoit la maison de l’oncle Antoine, elle pourrait aller faire un bisou à la tante, ça ne lui prendrait pas trop de temps. Bonjour, ma belle, elles sont jolies, tes fleurs. Paule tend le bouquet à Andrée, tiens, il est pour toi, elle aime bien sa tante, elle est toujours de bonne humeur. L’oncle Antoine, c’est un peu différent, il ne parle pas beaucoup. Viens dans la cuisine, j’ai fait des beignets ce matin, prends-en un. Paule ne sait pas depuis combien de temps maman n’a pas fait de beignets, elle dit que c’est trop long et qu’après, ça sent trop la friture. Dans la cuisine de tante Andrée, la table est couverte de plats de nourriture. Père dit toujours qu’ils mangent comme des ogres et qu’ils veulent montrer qu’ils ont plus de sous que les autres. Vous recevez des gens ? Non, c’est à cause de l’orage, je m’avance. Paule se lèche le bout des doigts plein de sucre. Et toi, comment ça se fait que tu traînes par ici ? Paule explique, les parents, la randonnée, Marie-Pierre, le pain, les sous. Tante Andrée insiste, ils sont partis à quelle heure, ils devaient aller où. Paule ne sait pas répondre, tiens, prends un second beignet. Pendant qu’elle mange, elle voit Andrée discuter avec l’oncle Antoine, ils ont l’air en colère, elle espère que ce n’est pas sa faute s’ils se disputent, et puis, il faut qu’elle y aille, la boulangerie risque de fermer.
Elle repart en faisant un grand geste de la main à son oncle et sa tante, elle se met à courir. Encore une rue, puis la place à traverser. Ouf ! Elle y est, elle n’a pas croisé les filles de l’école. Au retour aussi, elle prendra ce chemin, c’est le seul qui passe loin de chez elles. Elle pousse la porte de la boulangerie avec ses mains, elle laisse une marque grasse sur la vitre, elle espère que la boulangère n’a rien vu, c’est à cause des beignets. Et pour cette demoiselle, ce sera ? Paule ne se souvient plus. Marie-Pierre lui a dit un pain ou deux ? La boulangère doit savoir combien ils en prennent d’habitude. Non, elle ne sait pas, elle en voit défiler des gens, elle ne peut pas se souvenir de tout le monde. Combien tu as d’argent ? Paule se fige. Les pièces. Depuis combien de temps elle ne les serre plus dans la main ? Elle a dû les poser pour faire les bouquets. Ou alors pour manger les beignets. Oui, c’est ça, elle a dû les laisser chez Antoine et Andrée. Marie-Pierre sera moins fâchée si elle les a juste oubliées, pas perdues. Je n’ai pas de sous, ma mère vous les donnera demain. Comment ça, pas de sous ? Je fais pas crédit, moi.
La boulangère a pris sa grosse voix, Paule n’ose plus bouger, elle sent qu’elle va se mettre à pleurer. Elle balbutie, s’il vous plaît. Pas question, si je commence, tout le village va me réclamer. Paule imagine Marie-Pierre, son air furieux, ses cris, Luc va ronchonner, manger sans pain, on n’a jamais vu ça. Et ce soir, Père le leur reprochera, vous n’avez même pas été capables d’aller chercher du pain, qu’est-ce que vous avez fichu toute la journée ? Elle se met à pleurer. Bon, allez, j’ai des clients à servir, moi. Paule n’a pas vu que deux personnes étaient entrées derrière elle. Elle entend une dame dire à la boulangère, vous exagérez, vous pouvez bien les lui donner. Oui, mais si je commence… Allez, va, c’est une petite Cotraz. Ah, je ne l’ai pas reconnue, c’est la plus petite ? La boulangère s’est radoucie. Assez pour lui donner deux gros pains, pas assez pour ne pas ajouter : bon, tu diras bien à ta mère de passer me payer demain, puis se tournant vers ses clientes, même pour eux, il paraît que c’est pas facile. Paule hoche la tête et sort. Derrière elle, la boulangère râle, regardez-moi dans quel état elle m’a mis mes vitres.
Cette fois, Paule part directement vers la maison. Elle croise le patron de la compagnie des guides. C’est un ami de Père, Louis, il s’appelle, il la salue, lui demande si son père est là. Elle lui répond en chantonnant, nan, ils sont partis en montagne avec maman. Il a l’air inquiet, tout à coup. Tu te souviens où ils allaient ? À quelle heure ils ont dit qu’ils rentraient ? Mais qu’est-ce qu’ils ont tous ce matin à vouloir savoir où les parents sont allés ? Elle secoue la tête, elle ne sait pas. Elle arrive enfin en vue du chalet. Les pains sont lourds, elle a manqué d’en lâcher un sur le chemin, elle l’a rattrapé avec son genou, elle les pose bruyamment sur la table.
Je suis là ! Marie-Pierre est en train de finir la lessive. Ça tombe bien, viens m’aider à étendre le linge. Paule grimace, elle déteste soulever les draps lourds d’eau, elle se retrouve avec les vêtements mouillés, collant à sa peau. Alors, tu viens ? Elle ne peut pas s’échapper. Déjà, elle a eu de la chance de ne pas avoir à faire la lessive, il faut frotter, frotter, appliquer le savon tout du long, ça n’en finit pas. Ça ne fait pas longtemps que maman lui a appris. Tiens, aide-moi à essorer. Marie-Pierre lui demande de rattraper les draps à la sortie des rouleaux, tu ne les laisses pas traîner dans la terre, hein. Paule s’applique. Avec les draps, elle forme un gros serpent dans la bassine en bois, comme maman lui a montré. Allez, prends l’autre anse, on y va.
Elles arrivent à peine à soulever la bassine, Paule manque de lâcher la poignée en descendant les quelques marches qui mènent au pré de derrière. Elles commencent à étendre sur le fil, un drap, puis deux. Paule aime bien ce moment, quand elles prennent chacune un bout du drap, le secouent pour qu’il soit moins froissé. Elle adore secouer trop fort, juste un peu pour que ça n’ait pas l’air fait exprès, mais assez pour que Marie-Pierre lâche quand même le coin du drap. Paule, arrête, on n’a pas toute la journée, et puis tu vas les salir. Elles entendent Luc et Jean, ils ne sont pas loin. Ils se cachent au milieu des draps, Jean pense qu’elles ne le voient pas. Il veut leur faire peur. Bouh ! Marie-Pierre ne rit pas. Jean a le visage tout violet. J’espère que tu n’as pas touché les draps ! Il ne comprend pas pourquoi elle crie tout à coup, il est encore dans son jeu. Tu as eu peur, hein, tu as eu peur ! Luc, pourquoi tu l’as laissé s’approcher de la lessive, je te préviens, s’il y a une tache de myrtille sur les draps, c’est toi qui recommences. Luc rigole. Eh ! Ne t’énerve pas, j’en ai rapporté un seau entier pour toi. Paule rigole aussi quand elle voit la petite tête de Jean couverte de violet. Marie-Pierre est calmée, la lessive est sauvée.
Bon, va l’aider à se laver, je vais finir le repas. On mange quoi ? Les garçons sont insupportables aujourd’hui. Vous verrez. Luc insiste, du fromage, un truc à base de fromage. Va nettoyer Jean, ou tu ne mangeras pas. Marie-Pierre a la voix qui chevrote, même pas quatre heures écoulées, elle est déjà épuisée. Luc s’en rend compte, enfin. Viens, Jean, je vais te tremper dans l’abreuvoir, c’est encore là que ce sera le plus facile de te laver. Le petit se met à hurler, nan, pas l’abreuvoir, pas l’abreuvoir. Paule le comprend, une fois, elle est tombée dedans en essayant de rattraper un caillou, l’eau est glacée, elle vient directement du torrent. Luc ! Marie-Pierre ne rigole plus, il se dépêche de s’éloigner avec Jean. À table dans cinq minutes !
Ils mettent de l’eau partout dans la cuisine, Jean a voulu se laver tout seul et Luc l’a laissé faire. Il essuie un peu pour ne pas énerver davantage sa sœur. Il assied Jean à table. J’ai mangé au moins deux cents myrtilles. Tu les as comptées ? lui demande Paule. Jean est très fier d’énoncer, un, deux, trois. Oui, ben, tu as intérêt à manger à table. Quelle idée de lui donner des myrtilles à cette heure ? Luc, tu ne penses vraiment à rien. Marie-Pierre s’énerve de nouveau. Bah, je croyais qu’aujourd’hui, on avait le droit de faire ce qu’on voulait. Pour une fois que les parents ne sont pas là. Marie-Pierre pose un plat de pommes de terre sur le dessous de plat, elle en épluche une pour Jean, elle lui coupe, elle sent qu’elles ne sont pas assez cuites, elle a fait ça trop vite, elle espère que personne ne dira rien. Elle rajoute un gros morceau de beurre sur celle de Jean, ça passera mieux. Tu veux quoi, un bout de fromage, du jambon ? Du jambon, du jambon, Jean tape sa cuillère sur la table, ça fait rire Luc. Mais, c’est pas vrai, tu as le diable au corps !
Elle peut enfin s’asseoir, elle s’épluche une patate. Elle voit Paule et Luc échanger un regard. Luc prend une grosse tranche de pain, il met du jambon et du fromage dessus. Il a laissé sa patate sur le bord de l’assiette. Tu ne vas pas manger que ça, prends plus de pommes de terre. Marie-Pierre n’a pas pu s’empêcher de lui dire quelque chose. Nan, ça va. Luc ne souhaite pas envenimer les choses. Tu as vu combien j’en ai fait cuire, il faut les manger. Sinon, de toute façon, vous les aurez ce soir. Luc avale sa tranche de pain comme s’il n’avait pas entendu. Jean dit, moi aussi, je veux du pain, je veux pas de pommes de terre. Tu vois, c’est malin, maintenant, ton frère veut faire pareil. C’est Paule qui lâche le morceau, mais Marie-Pierre, tes patates, elles sont pas cuites. Marie-Pierre ne crie plus. Si vous m’aviez aidée aussi… Bon, allez, tant pis, on mange du pain, les patates, je les ferai recuire pour ce soir.
Tout le monde se détend, Marie-Pierre coupe de grosses tranches, ils y entassent du fromage et du jambon, Marie-Pierre met de la moutarde dans le sien, Paule sépare le fromage du jambon, une tartine pour chaque, tu comprends, sinon, on ne sent le goût ni de l’un ni de l’autre. Elle fait des théories sur tout, cette Paule. Luc s’en taille une seconde. J’ai tellement faim, j’ai couru après Jean toute la matinée. Marie-Pierre lui fait remarquer qu’il exagère un peu, mais il n’y a plus la tension de tout à l’heure. Jean grignote à peine sa tartine, j’ai plus faim, il s’endort presque dans son assiette, il marmonne, c’était bien le matin avec Luc, mais c’était fatigant. Tout le monde rigole.
Marie-Pierre et Paule se sont mises à l’ombre du pommier. Elles ont fini la vaisselle, elles jouent à feuille-pierre-ciseaux. Jean est en train de faire la sieste à l’intérieur, Luc veille sur lui. Paule ronchonne, tu gagnes tout le temps, tu triches forcément. Marie-Pierre proteste, nan, c’est pas vrai, je suis juste plus forte, c’est normal, je suis plus grande. Elles arrêtent de jouer, Marie-Pierre n’a pas envie de se disputer avec sa sœur, la matinée a déjà été assez pénible, elle a envie de profiter de ces quelques heures sans les parents. Elle pense à Claudine. Son amie passera peut-être les voir tout à l’heure, si son père la libère.
Ils se plaignent de leurs parents, ceux de Claudine sont bien pires. Ils sont tout le temps sur son dos : où tu vas ? Pourquoi ? Tu ferais mieux de nous aider. Elle ne peut pas faire un pas tranquille. Même à la fête de la Saint-Jean au mois de juin, elle n’a pas pu venir. Pourtant, tout le village était là, les enfants, les adultes, ils ont bu, ils ont mangé des tourtes que les mères avaient préparées, c’est ce qu’il y a de plus facile à manger avec les doigts. Chacun apporte un plat, personne ne paie. Sauf le vin. Pour le vin, il y a une buvette spéciale, c’est deux francs, Luc a essayé d’en acheter, Père l’a vu, il lui a crié dessus, tu crois que t’es un homme pour t’enivrer ? Non mais je rêve. Marie-Pierre aurait pu dire que, l’année dernière déjà, au mariage de Louis, l’ami de Père, Luc avait fini tous les verres qui restaient sur les tables, puis avait vomi dans le fossé. Heureusement, Père n’avait rien remarqué. À la fête, il a prévenu Luc, si je te revois tourner autour de la buvette, tu rentres directement à la maison. Ils ont regardé le feu monter dans la nuit, ils ont dansé sur la place du village.
Marie-Pierre a regretté que Claudine ne soit pas là. Son père exagérait, il l’avait punie parce qu’elle était rentrée un peu tard de l’école. C’était la faute de Marie-Pierre en plus. Elle voulait lui parler de Jules, il habitait dans la vallée, ils étaient allés ensemble ramasser le bois pour la Saint-Jean, sa main dans la sienne, les bras qui se frôlent. Elle le trouvait beau, elle voulait le revoir, mais elle ne pouvait pas aller tourner devant l’école des garçons, son père la tuerait s’il l’apprenait, tu n’as que onze ans, tu te rends compte. Alors elle avait demandé conseil à Claudine. Profite du bal de la Saint-Jean, lui avait dit sa copine. Claudine, faut que tu m’aides, je n’oserai jamais, et puis y aura mon père, et puis je n’ai pas de jolie robe à me mettre. Finalement, à cause de cette discussion qui avait trop duré, Claudine avait été punie et n’avait pas pu y aller.
Marie-Pierre avait une belle jupe qui tournait autour d’elle, maman lui avait prêté un chemisier qu’elle ne pouvait plus mettre. Il était un peu grand pour Marie-Pierre, elle n’avait pas beaucoup de poitrine, elle l’avait fait blouser, c’était joli quand même. Jules l’avait quasiment ignorée, il était avec les autres garçons, il lui a juste fait un petit geste en la croisant. Elle s’était dit qu’ils allaient se retrouver un peu plus tard, elle avait dansé avec l’oncle Antoine et avec Louis, son parrain, mais pas de Jules, il était resté avec ses copains. Il a dû avoir peur de ton père, l’avait consolée Claudine, le lendemain, lorsque Marie-Pierre lui avait raconté. Si tu crois qu’un gars va se montrer avec toi dans le village, tu te trompes, avait ajouté Luc, il aurait honte devant ses copains. Le jour de la fin de l’école, elle avait recroisé Jules dans le village, il lui avait souri, elle l’avait ignoré, il l’avait appelée, elle avait continué son chemin. Elle ne sait pas pourquoi elle a réagi comme ça alors qu’elle rêvait de lui depuis des jours. Sur le moment, elle trouvait que c’était mieux. Maintenant elle regrette, elle entend sans arrêt le Marie-Pierre qu’il lui a lancé et qu’elle a méprisé, elle voudrait pouvoir faire différemment. Elle ne l’a pas revu.
Paule la sort de ses rêves, c’est pas Jean qu’on entend pleurer ? Marie-Pierre court vers la maison, elle trouve le petit plein de vomi, un vomi couleur violet. Elle le prend dans ses bras, encore un coup de Luc. Il est où d’ailleurs celui-là ? Elle nettoie Jean. Ça va ? Tu veux retourner faire la sieste ? Il secoue la tête, nan, je veux rester avec toi. Elle l’allonge sur une couverture dehors, il s’assoupit. Elle pense à tout ce qui lui reste à faire, les lits, il faut qu’elle mette des draps propres dans celui de Jean, les haricots verts à équeuter, elle a promis à maman que ce serait fait quand ils rentreraient. Elle ne peut pas bouger, Jean a posé sa tête sur ses cuisses. Elle observe les nuages se rapprocher dans le ciel, elle se demande s’il ne va pas pleuvoir, elle ne sait plus ce que dit l’oncle Antoine dans ces cas-là, c’est lui qui sait tout sur le temps, il fait tellement beau, ce serait vraiment étonnant. Elle attend Luc de pied ferme pour lui dire ce qu’elle pense de ses manières, elle finit par s’endormir.
*
Lorsqu’elle émerge, elle est complètement engourdie. Son visage a rougi, il la tire, elle a soif comme jamais. Elle pose la main sur Jean, il ronfle doucement, pourvu qu’il n’ait pas pris un coup de chaud, maman lui en voudrait terriblement. Jean est souvent malade, maman dit toujours qu’à cause de lui, elle donne plus de sous au docteur qu’au boulanger, Père lui répond qu’elle n’a pas besoin d’appeler si souvent le médecin, qu’elle s’affole pour un rien. Dès qu’il a de la fièvre, maman l’emmène au village, elle en revient avec des médicaments, et Jean avec un bonbon donné par le docteur. Le petit remue sur la jambe de Marie-Pierre, il laisse échapper un peu de bave, elle en voit la trace sur sa jupe. Paule est là, légèrement plus loin, elle compte ses doigts, un, deux, trois, quatre, elle ne se souvient plus, elle recommence, une fois, deux fois, trois fois. Marie-Pierre se demande si sa sœur n’est pas un peu timbrée. Les enfants du village se moquent d’elle, ils la trouvent bizarre. Une fois, Marie-Pierre en a eu assez qu’on l’appelle la sœur de la folle, elle s’est fâchée, tu le fais exprès, hein, de faire la débile. Elle n’avait pas vu que maman était là, qu’elle écoutait, elle s’était pris une gifle. De la part de maman, c’était vraiment rare, ne parle plus jamais à ta sœur comme ça, elle est dans son monde, ça ne dérange personne. Depuis, Marie-Pierre fait bien attention à ce qu’elle dit, n’empêche, ça l’énerve de voir Paule continuer ses âneries.
Luc vient s’asseoir avec eux, l’air coupable. Marie-Pierre se demande ce qu’il a pu faire pendant qu’ils dormaient. Il se place juste derrière Paule, il se moque d’elle en exagérant les gestes de ses mains ; Paule l’aperçoit, elle essaie de l’en empêcher, il l’esquive, elle se jette sur lui, elle hurle, Luc aussi. Arrêtez, vous allez réveiller Jean, les gronde Marie-Pierre. Trop tard, le petit se frotte les yeux, il se met à pleurer doucement. C’est malin, vous allez vous en occuper maintenant, hein ? C’est surtout à Luc que Marie-Pierre en veut. Tu étais où d’abord ? Je ne t’avais pas dit de le surveiller ? Il a été malade, figure-toi. J’en ai assez que tu me prennes pour ta bonniche.
Luc n’a pas le temps de répondre, Paule crie, regardez le chien, il est trop bizarre. Marie-Pierre se tourne vers l’arrière de la maison, c’est là qu’on attache Belle, la chienne de Père. Elle pointe son museau vers le ciel, elle marche en cercle, tire sur sa chaîne. Marie-Pierre ne l’a jamais vue comme ça. Manquerait plus qu’elle soit malade elle aussi. Père ne serait pas content, cette chienne, il l’adore. Il ne la gronde jamais, même quand ils sont ensemble avec le troupeau et qu’elle n’obéit pas. C’était déjà pareil avec Charlie, celui d’avant. Quand il est tombé malade, chaque fois qu’il passait devant son coussin dans la cuisine, Père se baissait et le caressait pour le soulager.
Paule et Jean rient de voir Belle se comporter comme une folle. Tu crois qu’elle va s’échapper, hein, hein ? Luc, lui, est devenu sérieux, il a compris qu’il y a quelque chose d’anormal, les animaux, ça ne trompe pas. Il s’approche de Marie-Pierre, la dernière fois que je l’ai vue comme ça, on a eu un sacré orage. Sa sœur secoue la tête, impossible, tu as vu le ciel. Regarde mieux, lui crache Luc, et tu comprendras. Il lui montre des petits nuages gris très hauts, qui s’entassent derrière la montagne. Tu vois, ceux-là, dans une heure ou deux, ce sont des éclairs et de la pluie. Marie-Pierre est tentée de rire, son frère n’y connaît rien à la météo, mais il a l’air tellement sérieux, il n’est pas du genre à s’inquiéter pour rien. Elle frissonne, elle pense aux parents, un peu, pas longtemps, de toute façon, elle ne peut rien faire pour eux, elle ne sait même pas où ils sont partis, elle regrette de ne pas avoir été plus attentive quand ils en parlaient ce matin.
J’ai faim. Elle se demande comment Jean peut avoir envie de manger avec ce qu’il a vomi. En même temps, il n’a plus rien dans le ventre. Allez, je vais vous préparer un goûter, rentrez vous laver les mains. Paule et Jean sont comme des fous. D’habitude, maman refuse, c’est quoi cette invention du goûter, c’est un truc des Américains encore, cette idée que les enfants doivent se nourrir quatre fois par jour. Paule pense aux beignets de la tante Andrée, elle en aurait bien mangé quelques-uns maintenant ; elle repense aux sous, elle n’a toujours rien dit à Marie-Pierre, elle devrait aller les chercher, non, le goûter d’abord, elle ira après. Je veux du chocolat, je veux du chocolat, Jean n’arrête pas. C’est ça, pour que tu le vomisses partout, tu crois que je vais te changer et laver tes affaires encore une fois ? »

Extrait
« Il n’y a plus de maman, plus de père, ni même de Luc et de Marie-Pierre. On les a envoyés loin. Quand ils reviennent de leur école, ils ne ressemblent plus à son frère et à sa sœur. Il ne reste que Jean. Et lui ne comprend toujours pas, il sent juste qu’il lui manque la chaleur de sa mère. Il pleure souvent, d’abord doucement, les larmes glissent le long de ses joues, puis les sanglots se font plus profonds, il finit dans de grands hoquets, il s’en étouffe. Lorsqu’elle est là, Paule le prend dans ses bras, le cajole le temps qu’il se calme, il sent bien que les bras ne sont pas aussi grands que ceux dans lesquels il a passé ses premières années, la poitrine n’est pas aussi tendre. La maîtresse ne sait rien de tout ça, personne ne sait rien de tout ça. » p. 76

À propos de l’autrice

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Agnès Laurent © Photo DR

Agnès Laurent est grand reporter à L’Express. Passionnée par les histoires familiales et les liens qui se tissent entre les êtres, elle a publié en 2021 son premier roman, Rendors-toi, tout va bien (Pocket), sélectionné pour le prix Maison de la Presse 2021. (Source: Éditions Récamier)

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La Renommée

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En deux mots
Un père qui disparaît quelques années après sa naissance, ne lui laissant que son patronyme, Motard, comme souvenir douloureux. Il aura fallu attendre jusqu’en 2022 pour que Angie David puisse voir reconnu son nom. Dans ce récit très documenté, elle revient sur l’histoire, la législation, les traumatismes que peuvent causer les patronymes.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Ce maudit nom du père

Dès sa naissance, le père d’Angie s’est désintéressé d’elle avant de disparaître pour de bon de sa vie, ne lui laissant que son nom, Motard. Dans ce témoignage sensible et édifiant, elle retrace son long parcours pour pouvoir changer ce nom, synonyme de traumatisme.

Le hasard des lectures au fil de cette rentrée a fait succéder La Renommée à L’impossible retour. Or, dans le livre de Nathalie Hadj, un tailleur rencontré à Paris se présente ainsi au père de la narratrice arrivé d’Algérie et qui va décider de changer son prénom: «je ne m’appelle pas Jean Izard mais Jakub Itskowitz. On ne trahit personne en changeant de nom, ni même de nationalité. C’est une question de survie, Karim, on ne peut pas prévoir ce qui va se passer.» Un épisode qui pourrait aussi figurer parmi les nombreux exemples que cite Angie David.
Pour elle, tout commence dans l’insouciance de la jeunesse et les années flower power. Les parents de la narratrice s’aiment et découvrent qu’ils vont bientôt être parents. Qu’à cela ne tienne, le bébé sera accueilli dans la communauté. Avec la même insouciance, à moins que ce ne soit de l’irresponsabilité. Toujours est-il que la jeune Angie Motard devient vite un boulet pour son père, adepte de l’amour libre. Il n’entend pas s’encombrer de cette fille qui restreint sa liberté et ne tarde pas de prendre ses jambes à son cou. «Cet abandon était la conséquence de son égoïsme et d’une forme d’immaturité, un refus d’assumer ses responsabilités les plus élémentaires, celles qui nous obligent à l’égard de nos parents et de nos enfants. Tout ce qui comptait, pour lui, c’était de profiter à fond de la liberté qu’offraient les îles au début des années 1980, d’expérimenter le trip hippie jusqu’au bout.»
Pour Angie, il reste cependant une trace marquante de cet oiseau des îles, son patronyme: Motard. Un patronyme dont elle a honte, qu’elle ne supporte pas, qu’elle veut effacer. Mais «en 1978, l’année où je suis née, l’enfant d’un couple marié était de facto l’enfant légitime du mari, et avait l’obligation de porter son nom. Cette règle datant de 1794 est restée inchangée jusqu’en 2005.»
Ce nom du père que Lacan érige en totem absolu peut aussi être une souffrance. «M’appeler comme lui alors qu’il ne s’est pas du tout occupé de moi, je l’ai vécu comme une double peine.» Alors tous les stratagèmes sont bons pour le cacher, faute de pouvoir l’effacer. Mais il lui faudra attendre jusqu’en 2022 avant de pouvoir enfin porter officiellement le nom de sa mère, David.
Derrière ce combat intime, l’autrice élargit son champ d’analyse et retrace la naissance des patronymes, leur symbolisme et ce qu’ils disent de l’identité d’une personne, les législations successives qui les régissent, mais aussi les rôles des prénoms, ou encore celui des pseudonymes.
Venant de Vanuatu, puis de la Nouvelle-Calédonie, c’est quand elle veut devenir éditrice et autrice que Léo Scheer, son pygmalion, lui suggère d’oublier son nom officiel pour prendre un nom de plume. Car un nom, c’est une marque.
Ce qui rapproche Angie David d’autres auteurs qui ont choisi de signer leurs œuvres de noms d’emprunt, de Claude Lévi-Strauss à Édouard Louis, exemples éclairants choisis pour montrer les différents aspects de cette dissimulation d’identité. On pourra y ajouter, pour d’autres raisons encore Romain Gary devenu durant quelques livres Émile Ajar tout comme Boris Vian devenu Vernon Sullivan. Et la liste est longue… La Renommée vient y ajouter une dimension féministe, comme Constance Debré avec son roman Nom.
Reste à souligner le style de la romancière qui offre au lecteur de s’immerger dans les souvenirs et les émotions, le pousse à s’interroger sur ce que représente son propre nom. Une introspection qui est aussi l’histoire d’une émancipation exaltante et inspirante.

La Renommée
Angie David
Éditions Léo Scheer
Roman
160 p., 18 €
EAN 9782756123059
Paru le 7/02/2024

Où?
Le roman est situé en France, à Paris après des escales au Vanuatu et en Nouvelle-Calédonie. On y évoque aussi Fontaine-le-Comte dans la banlieue de Poitiers et Verrières dans la Vienne ainsi que Montpellier.

Quand?
L’action se déroule de 1978 à 2022.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pourquoi révéler dans un livre ce nom que, toute ma vie, je me suis évertuée à cacher ? Parce que c’est la seule chose intéressante en littérature, la seule chose qui compte, parler de ce dont on a honte. Mais c’est aussi parce que ce nom, qui était celui de mon père, ce nom, aujourd’hui, n’est plus le mien.
Ce récit est là pour dire comment je me suis renommée, comment j’ai fait tomber le nom du père, ce bastion du patriarcat, en choisissant de porter celui de ma mère, jusqu’à ce que la loi m’autorise à devenir pleinement Angie David.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté
Antonym magazine

Les premières pages du livre
« Depuis plus de vingt ans, je me faisais appeler Angie David, mais c’était un mensonge, une usurpation. Puisque ce n’était pas mon nom, il n’avait que valeur de pseudonyme, c’est-à-dire aucune sur le plan juridique. Personne, en dehors de ma famille et de ceux qui me connaissent depuis l’enfance, n’était au courant, même des amis très proches, rencontrés à l’âge adulte, l’ignorent toujours, et le découvriront avec ce livre. Je me souviens du jour où ma fille, qui devait avoir 8 ans, l’a appris, elle était sous le choc : «Quoi, maman, tu ne t’appelles pas Angie David?» Découvrir que j’aurais été nonne dans une autre vie ne l’aurait pas plus surprise, il lui a semblé que je n’étais pas la femme qu’elle avait connue jusque-là.
C’est encore difficile de l’avouer, je n’ai jamais imaginé le faire un jour, et mon cœur se rétracte, comme lorsqu’on est pris la main dans le sac, si je mesure ce que je suis en train de faire. J’ai tout mis en œuvre pour que mon vrai nom n’apparaisse jamais, à tel point que je n’ai pas voulu me marier pour ne pas subir le moment où le maire déclinerait mon identité: «Angie Motard, consentez-vous à prendre pour époux…?» J’ai vécu pendant toutes ces années dans la peur de me trahir, de commettre une faute d’inattention, en donnant, par exemple, copie de mon passeport à Élise, la marraine de mon fils, si elle proposait de se charger d’une réservation commune pour un avion ou un hôtel avant un départ en vacances.
Aujourd’hui, je le révèle pourtant: mon seul patronyme était Motard, c’est celui que mon père m’a légué, mon nom de naissance, de «jeune fille», à distinguer du nom qu’une femme choisit de porter lorsqu’elle adopte celui de son conjoint. Dans chaque situation officielle, sur les papiers d’identité, la carte Vitale, la carte de crédit ou le chéquier, le livret de famille, la carte d’électeur, ce nom, Motard, revenait toujours. C’était une malédiction.
J’ai eu beau tout mettre en œuvre pour l’effacer, le réduire à néant, sa réalité brutale était là, incontournable. Quand je l’entendais, le prononçais ou même le lisais, c’était la même chose que de recevoir une gifle, j’ose le mot: une humiliation. Si une secrétaire m’annonçait à voix haute dans la salle d’attente du médecin ou du dentiste avec lequel j’avais rendez-vous : «Madame Motard?» je baissais la tête et m’empressais de la rejoindre, pour en faire cesser l’écho dans la pièce et échapper aux regards des autres patients, qui n’en pensaient sûrement pas grand-chose, mais j’avais l’impression qu’ils se disaient tous: «C’est pas terrible, de s’appeler comme ça, surtout pour une femme.» Et si je prétendais être Angie David, cela posait ensuite problème avec la Sécurité sociale, qui ne pouvait pas m’identifier. J’étais coincée.
Il y avait quelque chose de délirant dans cette représentation amplifiée de l’effet que pouvait produire ce nom dit publiquement. Un côté paranoïaque ou autocentré, puisque les inconnus que vous croisez ne vous analysent pas à la loupe, ils s’en fichent, on le sait en vieillissant, le monde entier n’a pas les yeux braqués sur vous en permanence, comme on a tendance à le croire quand on est jeune, et qu’il nous est impossible d’être naturels, décomplexés. Mme Frankenstein ou Mme Connard les auraient sûrement fait réagir, parce que cela évoque une figure monstrueuse ou ridicule. Motard, ce n’est juste pas très beau, pas seyant ; cela suffisait à me le rendre détestable.
Alors pourquoi écrire un livre à ce sujet? Maintenant que je peux, après toutes ces années, l’éradiquer enfin, faire en sorte que ce nom que j’ai, par tous les moyens, réussi à dissimuler ne surgisse pas, voilà que je vais le crier sur tous les toits, puisque c’est ça, écrire, rendre public. Est-ce parce que je m’appelle vraiment Angie David désormais, ou parce que c’est la seule chose intéressante en littérature, raconter ce qu’on ne peut pas dire, avouer ce qu’on cache, ce dont on a honte?

Le nom du père
La raison pour laquelle je rejette le nom du père, c’est qu’il s’agit du nom de mon père, justement, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’en a pas été un. Non seulement il ne m’a pas désirée à la naissance, mais il n’a pas réussi, même plus tard, à m’aimer. D’après les souvenirs de ma mère, et ce que l’on peut vaguement deviner sur quelques photos, jusqu’à mes 2 ans, Jean-Luc était plutôt gentil, et éprouvait de la tendresse pour la toute petite fille que j’étais; mais, à partir de notre départ pour le Vanuatu, cet archipel perdu au milieu du Pacifique sud, son attitude a changé, il s’est montré indifférent, voire agacé par ma présence, et il m’a laissée tomber, confiant à Sylvie le soin exclusif de m’élever.
Cet abandon était la conséquence de son égoïsme et d’une forme d’immaturité, un refus d’assumer ses responsabilités les plus élémentaires, celles qui nous obligent à l’égard de nos parents et de nos enfants. Tout ce qui comptait, pour lui, c’était de profiter à fond de la liberté qu’offraient les îles au début des années 1980, d’expérimenter le trip hippie jusqu’au bout. Un enfant est une entrave à l’exercice d’une telle liberté, surtout en ce qui concerne la sexualité – mes parents n’ayant cessé d’avoir des relations extraconjugales, plus ou moins officielles.
Tous deux savaient que je ne pouvais que juger et condamner leur tendance à aller voir ailleurs : l’enfant a l’intuition que si ses parents risquent de refaire leur vie avec quelqu’un d’autre, cela joue contre son intérêt. Il sera négligé au profit de demi-frères et demi-sœurs qui compteront plus que lui, sans parler des problèmes de succession à venir. Rien n’était plus déplacé que de m’emmener chez l’un ou l’une de leurs amis, avec qui l’un ou l’autre entretenait une liaison. Quoi de plus sordide que la façon dont l’amant ou la maîtresse du moment se montrait attentionné à mon égard, pour se faire bien voir de mes parents, ou les décharger d’une infime part de culpabilité. C’était non seulement déplacé, mais inutile : Sylvie ne se sentait pas fautive parce qu’elle s’occupait de moi, et Jean-Luc, lui, s’en fichait éperdument.
Bien que ce ne soit plus du tout la mode au milieu des années 1970, mes parents ont trouvé judicieux de se marier, pour ne pas faire comme tout le monde et organiser une grande fête. Ils avaient 20 ans, ne se connaissaient que depuis quatre mois, le coup de foudre, ce mariage était l’apogée de la passion qu’ils éprouvaient alors l’un pour l’autre. C’était aussi un moyen d’acter une situation au départ scabreuse, ma mère étant sortie pendant deux ans avec le meilleur ami de mon père, avant de tout quitter pour ce dernier. Ce mariage s’est avéré préjudiciable pour moi, aucun des deux n’a pensé une seule seconde aux conséquences que cela aurait sur l’enfant qu’ils ne tarderaient pas à avoir.
En 1978, l’année où je suis née, l’enfant d’un couple marié était de facto l’enfant légitime du mari, et avait l’obligation de porter son nom. Cette règle datant de 1794 est restée inchangée jusqu’en 2005. Après la Révolution française, où la plus grande liberté a été accordée aux individus qui pouvaient choisir le prénom et le nom qu’ils souhaitaient, selon leur fantaisie, la reprise en mains a été totale. Il s’agissait d’affirmer la puissance de l’État et de l’administration, et d’assurer la continuité patrimoniale au sein d’une même famille. Au début du XIXe siècle, pendant que naissait le monde moderne, on s’est débarrassé de la souveraineté de Dieu pour la remplacer par celle du pater familias, devenu la figure toute-puissante.
L’affirmation du patriarcat est allée de pair avec l’essor de la société bourgeoise et du capitalisme. Pour garantir la transmission des richesses et éviter leur dispersion, le mari détenait l’ensemble des prérogatives légales et financières, l’épouse restait à la maison pour s’occuper des enfants, lesquels héritaient ensuite de la fortune familiale, tout en s’engageant à la préserver et à la faire fructifier selon les mêmes modalités. Le patronyme traduisait ce passage de relais, nous étions les enfants de notre père, sa propriété. Lorsqu’on naissait garçon, et que, de fils, on devenait père à son tour, on avait pour mission de transmettre le nom à la génération suivante. Pour une femme, même si on décidait de ne pas utiliser le nom de son mari, usage qui n’a jamais été imposé, on ne pouvait cependant pas transmettre son propre nom, sauf à être célibataire et à avoir un enfant dit naturel.
Dieu était mort, restait à dégommer le père. Si l’on en croit le mythe du parricide originel élaboré par Freud dans Totem et tabou, qui serait le fondement de la civilisation, les fils ont tué le patriarche il y a longtemps, avant de le manger, pour obtenir l’accès à toutes les femmes du clan. Le remords qui s’est ensuivi a structuré l’organisation sociale des premiers hommes, qui ont érigé deux grands interdits : le meurtre et l’inceste. De là, l’idée que la fonction du père est essentiellement symbolique ; qu’il soit vivant ou mort, présent ou absent, aimant ou détaché, seul compte le fait qu’il existe : le nom du père en tenant lieu de preuve. Comment savoir si un père est bien le sien, si on ne porte pas son nom? Et d’ailleurs, peu importe qu’il le soit biologiquement tant que, justement, on s’appelle comme lui. Cette logique fonctionne aussi dans l’autre sens, puisque pour un enfant adultérin, la génétique ne résout rien, la souffrance vient du manque de reconnaissance et de l’impossibilité de porter le nom de son père.
Le patronyme est l’incarnation du tiers chargé de couper le cordon ombilical, c’est la lame qui sépare la mère de l’enfant, qui permet d’ouvrir celui-ci au monde extérieur et de prévenir l’inceste. En m’interdisant d’être une David, le nom de mon père a opéré tel un couperet entre ma mère et moi, même s’il n’a pas empêché la fusion résultant du fait que nous étions le plus souvent toutes les deux.
Le problème de ces théories psychanalytiques ou anthropologiques, c’est qu’elles étaient efficientes tant que nos sociétés fonctionnaient sur un mode archaïque. Le père qui personnifie l’autorité et assume la charge de famille, celui qu’on craint même si on ne fait que le croiser, contre lequel nous protègent la mère et la fratrie; mais les babas cool dont faisaient partie mes parents ont mis à mal les structures élémentaires de la parenté.
*
Jean-Luc n’a pas seulement échoué à être un chef de famille, il a refusé ce rôle, il s’y est opposé. Dans les années 1970, il fallait déconstruire les instances de pouvoir qui maintenaient la population, et en particulier les jeunes, sous une chappe de plomb. L’école, l’hôpital psychiatrique, la prison, l’armée… Éduquer un enfant, autrefois, revenait à le mater, à le réduire au silence, et c’est contre cette conception que ceux qui prolongeaient l’esprit de Mai 68 se sont insurgés. Ce renversement de l’autorité a été salutaire, même si la génération suivante, celle des enfants de hippies, s’est retrouvée dans un entre-deux inconfortable. Nos parents étaient laxistes, mais se montraient parfois sévères, parce qu’ils ne supportaient pas que les enfants débordent et ne restent pas à leur place, sans se soucier pour autant de nous offrir un cadre, des règles, peut-être injustes, mais qui auraient eu le mérite d’être claires. Personne n’a eu peur de nous laisser grandir sans ancrage, culturel ou religieux, et nous avons dû nous débrouiller pour nous forger une identité et nous intégrer dans le monde. Il est vrai que nous partions de rien, puisque tout avait valdingué, et que nous n’en étions encore qu’au stade expérimental.
Le gâchis de la relation avec mon père, j’en ai parlé dans quasiment chacun de mes livres, mais ce que j’ai tu jusqu’à aujourd’hui, c’est l’histoire de ce nom qu’il m’a transmis. M’appeler comme lui alors qu’il ne s’est pas du tout occupé de moi, je l’ai vécu comme une double peine. Ce n’était pourtant pas le résultat de sa propre volonté, Jean-Luc était lui aussi une victime du système. La loi faisait peser sur les épaules d’un jeune homme des prérogatives auxquelles il était pourtant prêt à renoncer, à commencer par le fait que je m’appelle Motard. Il n’aimait pas son nom et se fichait du fait que je le porte, n’ayant pas besoin de prouver sa paternité à mon endroit – peut-être même aurait-il préféré être délesté de ce poids. S’il avait de nombreux défauts, on ne peut lui reprocher d’avoir été macho, de s’être comporté avec sa progéniture comme s’il s’était agi de sa chose.

Extrait
« Je suis finalement née en 2002, à l’âge de 24 ans. Avant cela, j’ai toujours eu l’impression de marcher à côté de ma vie, j’étais en stand-by, dans l’attente que s’accomplisse un destin dont je ne me résignais pas à croire qu’il serait banal. Mon enfance et mon adolescence sous les tropiques, pour avoir été heureuses, paradisiaques même, n’ont pas suffi à mon épanouissement, puisque j’ai toujours eu envie de venir m’installer à Paris pour y exercer un métier dans l’art, y mener une existence à la fois chic et bohème, libre aussi du regard des autres, Nouméa s’apparentant à une sorte de Santa Barbara où tout le monde se connaît et s’épie. » p. 57

À propos de l’autrice

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Angie David © Photo Vincent Ferrane

Angie David est écrivaine et éditrice. On lui doit, notamment, Dominique Aury (Goncourt de la biographie, 2006) et Sylvia Bataille (2013. (Source: Éditions Léo Scheer)

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Un monde à refaire

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Finaliste du Prix RTL-LiRE 2024

En deux mots
Après la fuite de la Côte d’Azur des occupants allemands, un long travail de déminage commence. Des unités constituées de volontaires français, comme Fabien et Vincent, et de prisonniers allemands réquisitionnés, comme Hans et Lukas, sont chargées de déblayer au risque de leur vie les centaines de milliers de mines posées le long du littoral et dans des lieux stratégiques. Si leurs motivations varient, ils vont finir par fraterniser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La solidarité des démineurs

En explorant une page méconnue de l’immédiat après-guerre, le travail de déminage des côtes méditerranéennes, Claire Deya nous offre un roman poignant, entre règlements de compte et fraternisation, entre collaboration et justice.

Alors que la Seconde guerre mondiale s’achève, les derniers soubresauts du conflit continuent de marquer durablement les esprits. Sur la Côte d’Azur, l’ambiance est bien loin du farniente, car les bombardements ont laissé des traces béantes et les plages ont été défigurées et minées. Fabien a quitté le maquis pour prêter main-forte aux équipes qui chaque jour risquent leur vie pour nettoyer le littoral. À ses côtés, des volontaires plus ou moins volontaires et des prisonniers allemands. Contrairement aux accords de Genève, ils sont mis à contribution pour réparer ce que leur armée a souillée. Parmi eux, Lukas et Hans qui, au-delà des promesses de réduction de peine, voient dans ce travail une opportunité de prendre la fuite.
Quant à Vincent, s’il se jette à fond dans ce travail si risqué, c’est qu’il a déjà tout perdu. Ariane, l’amour de sa vie, a disparu. Mais il veut encore croire qu’elle est vivante et consacre tout son temps libre à tenter de la retrouver dans ce chaos. Il veut s’approcher des prisonniers allemands qui ont pu la côtoyer, car elle travaillait au château des Eyguières où l’occupant avait installé son quartier général. Engagée dans la résistance, elle avait pour mission de gagner la confiance des officiers et de leur soutirer des informations. Mais elle voudra aller au-delà de cet objectif et finira par disparaître sans laisser de traces, ou presque. Car Vincent caresse l’espoir de «savoir enfin ce qui était arrivé à Ariane pendant l’Occupation, pourquoi elle avait disparu, où elle était.»
Dans cette France en pleine effervescence erre une autre âme en peine erre, Saskia. Revenu des camps de la mort et passée par le Lutétia où on lui conseille de faire profil bas, elle retrouve sa maison familiale occupée par des bourgeois sûrs de leur bon droit. En attendant de pouvoir prouver sa bonne foi, elle accepte la proposition de Vincent de l’héberger chez lui.
Claire Deya va alors suivre les parcours respectifs de ses personnages dans un pays qui se cherche, entre profiteurs qui essaient de sauver leur situation et victimes qui tentent de faire reconnaître leurs droits, entre ceux qui ont soif de vengeance et ceux qui essaient de tourner la page très sombre de la guerre.
Tout au long des opérations de déminage, parfaitement détaillées et documentées, on va se rendre compte des nombreuses implications que ce genre de travail implique, à commencer par une confiance absolue dans les équipes à l’œuvre. Si c’est un peu contraints et forcés que Français et Allemands se retrouvent sur le même terrain, il leur faudra bien s’entendre pour rester en vie.
C’est dans ce climat explosif, au sens premier du terme, que pour Vincent et Saskia de nouveaux éléments vont apparaître sur le chemin difficile de leur quête respective.
Je l’ai dit, cette page d’Histoire est admirablement documentée, ajoutant au romanesque la force du témoignage, l’émotion du vécu. Un travail de mémoire remarquable qui entre en résonnance avec l’actualité brûlante et la multiplication des actes antisémites qui me pousse à conclure avec la dernière phrase du discours prononcé à l’UNESCO par François Heilbronn au nom du Mémorial de la Shoah: «Seules l’éducation, la science et la culture nourries par un projet universel et humaniste permettront que notre promesse faîte il y a 79 ans aux rescapés juifs du plus grand génocide de tous les temps, le «Plus jamais ça!», retrouve son sens et sa réalité.»

Un monde à refaire
Claire Deya
Éditions de L’Observatoire
Roman
412 p., 22 €
EAN 9791032930762
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, sur la Côte d’Azur de Marseille à Hyères, en passant par Saint-Tropez et Ramatuelle.

Quand?
L’action se déroule de de 1942 à 1946.

Ce qu’en dit l’éditeur
Hyères, 1945. C’est presque l’été, presque la paix. Après cinq années de conflit, tous n’aspirent qu’à revivre, libres. Et pourtant, sur les rives de la Méditerranée, des millions de mines laissées par les Allemands menacent d’exploser. Qui s’en souvient? Comment trouver sa place dans ce monde que l’on ne reconnaît plus, lorsqu’on revient des camps, comme Saskia, ou du maquis, comme Fabien? Quand on recherche au milieu du chaos, comme Vincent, la femme qu’on aime d’un amour fou, incandescent, et qui a disparu? Pour saisir l’infime chance de retrouver Ariane, Vincent est prêt à tout, jusqu’à s’engager dans l’enfer d’une équipe de démineurs.
Entre Hyères et Saint-Tropez, des résistants, des aventuriers travaillent sous haute tension avec des prisonniers allemands à nettoyer les plages des engins de mort qui piègent la riviera. C’est presque l’été, presque la paix : certains reprennent leur souffle, d’autres risquent leur peau. Sans autre choix que de réinventer leur vie. Un portrait saisissant d’une période paradoxale et méconnue, pleine de douleur, d’espérance et de secrets indicibles.
Une fresque romanesque inoubliable.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
C News (Anne Fulda)
Point de Vue (Jessica Louise Nelson)
Page des libraires (Aurélie Janssens)
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Les premières pages du livre
« S’il retrouvait Ariane, Vincent n’oserait plus caresser sa peau. Ses mains avaient atteint des proportions qu’il ne reconnaissait pas. Dures, les doigts gonflés, leur enveloppe épaisse, rugueuse et sèche ; elles s’étaient métamorphosées. La corne qui les recouvrait était si aride que, même lorsqu’il les lavait, longuement, soigneusement, elles ne s’attendrissaient pas. Il restait toujours une constellation de fissures noires qui s’enfonçaient profondément dans l’écorce de ses paumes, de ses phalanges. La terre les avait tatouées de son empreinte indélébile en s’infiltrant dans les gerçures et les crevasses qu’avaient entaillées deux hivers en Allemagne.
Avant la guerre, quand il parlait, ses mains dansaient. Ariane s’en amusait et l’imitait. Il la revoyait, là, sur cette plage de la Riviera qui lui faisait face. La première fois qu’ils s’y étaient baignés, le soleil se levait à peine. Ils étaient encore étourdis d’avoir partagé leur première nuit ensemble. Ariane devait rentrer tôt chez elle pour que personne ne se rende compte de son absence. Ils étaient passés devant la plage. Ils avaient alors été saisis par l’impulsion irrésistible de prolonger leur nuit dans la mer. En face, le soleil se reflétait sur les îles d’or. Il se souvenait du maillot de bain qu’elle s’était confectionné en nouant avec des gestes de danseuse audacieuse un foulard autour de ses seins.
Ses cris en entrant dans la mer, sa façon de projeter son corps contre le sien, électrisée par l’eau glacée et le soleil levant… Ce corps salé, son désir iodé, la soie mouillée plaquée sur sa peau. Il aurait tout donné pour revivre cette insouciance et replonger dans cet amour.
Il resserra autour de son cou le foulard qu’il lui avait volé.
Il s’était évadé pour retrouver Ariane. Elle avait disparu. Plus personne n’avait entendu parler d’elle depuis deux ans, mais il la chercherait partout. Il ne pouvait pas croire qu’elle était morte. Impossible ; elle ne lui aurait jamais fait ça. Et puis, lorsqu’il était prisonnier, il avait reçu ces lettres énigmatiques…
Maintenant que le Sud avait été libéré des Allemands, tout allait être plus facile. Ils n’avaient pas encore capitulé, mais on disait qu’ils étaient foutus.
Il avait une idée pour retrouver Ariane. Cette idée ténue, il l’exagérait pour se rassurer. Mais la vérité, c’est qu’il s’accrochait plutôt à une vague intuition pour ne pas sombrer. Il était seul, démuni, et ce n’est pas le revolver qu’il cachait sur lui comme un talisman qui allait changer quelque chose.
Tandis que le reste de la ville se préparait à sa première grande fête depuis la guerre, en face de lui, en contrebas, la plage était dévastée. Des tranchées, des barbelés entravaient l’accès à la mer. Des pancartes interdisaient de s’approcher, rappelaient le danger. Un danger de mort : tout le long de la Côte d’Azur, les plages étaient minées.
Vincent entendait au loin les répétitions d’un orchestre amateur qui tentait quelques incursions dans de désinvoltes morceaux de jazz. Il faisait beau. Les gens autour de lui souriaient, ne pensaient qu’à l’été qui s’annonçait. C’était presque la fin de la guerre, et pour lui, sans doute, le début d’un enfer en solitaire.
*
De l’autre côté du parapet où se tenait Vincent, une douzaine d’hommes se déployaient sur la plage et progressaient, côte à côte, lentement, silencieusement. Armés d’une simple baïonnette, ils auscultaient le sable du bout de leur pique de métal pour détecter les mines enfouies par les Allemands. Fabien marchait à pas prudents, concentré, et chacun des hommes qui avançaient en ligne à ses côtés calait son pas sur le sien.
L’homme n’avait pas trente ans, mais il était devenu tout naturellement le chef du groupe. Son autorité fraternelle, sa formation d’ingénieur, son engagement, du maquis à la Résistance… Après avoir fait sauter tant de trains, il était considéré comme le spécialiste incontesté des explosifs. L’agent du Service du déminage avait immédiatement signalé cette recrue à son responsable, le résistant Raymond Aubrac.
Déminer était le préalable incontournable au relèvement de la France, mais les militaires, sur le front des Ardennes, puis en Allemagne, avaient été déchargés de cette mission par le gouvernement provisoire. Qui pouvait s’en occuper ? Déminer n’était pas un métier. L’épreuve était inédite. Personne n’en avait l’expérience. Il y avait si peu de volontaires… Fabien aurait pu aussi bien avoir tiré trois feux d’artifice depuis le pont d’un bateau, on l’aurait tout de même hissé au rang d’homme providentiel.
Des rumeurs affirmaient que les démineurs étaient tous des hommes perdus, sans foi ni loi, sortis du fin fond des prisons pour se racheter une conduite ou rafler une remise de peine. Pire, il se murmurait que des collabos essayaient de blanchir leur sombre passé en se fondant parmi eux. Quand, au ministère ou ailleurs, Raymond Aubrac sentait qu’on parlait avec mépris ou condescendance de ses hommes, il citait Fabien en exemple ; il était l’excellence incarnée.
Il l’était tellement d’ailleurs, que personne ne comprenait pourquoi il s’était engagé pour déminer. Fabien savait ce qu’on disait de lui : après avoir saboté des trains, c’est lui qu’il sabotait. Les autorités imaginaient que c’était une forme de désespoir, son équipe pensait qu’il cachait quelque chose, mais tous admiraient son courage. Il en fallait, et de l’abnégation, pour risquer encore sa vie au lieu d’en profiter.
Le ministère de la Reconstruction proposait des missions qui allaient de trois mois en trois mois. C’était parti pour durer : l’armée estimait à treize millions minimum le nombre de mines présentes sur tout le territoire. Treize millions… Alors, malgré la fatigue, l’épuisement, on encourageait les hommes à recommencer une nouvelle mission sitôt la précédente accomplie.
Depuis 1942, le mur de la Méditerranée avait été constamment renforcé par l’occupant. Les mines allemandes devaient empêcher le débarquement des Alliés, les mines alliées freiner le repli des Allemands. Bilan : les Français se retrouvaient piégés. En premier lieu les enfants.
Les plages de Hyères, Saint-Tropez, Ramatuelle, de Pampelonne, de Cavalaire : toutes étaient minées. C’en était fini de la dolce vita sur la Côte d’Azur. Plus personne ne pouvait s’y aventurer. Le port de Saint-Tropez avait été dynamité, tous les bâtiments en front de mer aussi, le pont suspendu du port de Marseille et le quartier Saint-Jean, réduits à néant. Dans l’arrière-pays, les routes, les voies ferrées, les usines, les bâtiments administratifs, tout était piégé par ces engins meurtriers. À chaque pas, on pouvait sauter. La politique de la terre brûlée s’était sauvagement perfectionnée.
Pour ne pas céder au vertige des chiffres et au découragement, Fabien restait concentré sur son objectif. Agir calmement, ne pas maudire le manque de volontaires, de formation, la pénurie de matériel et surtout l’absence cruelle de plan de minage ; ils avançaient à l’aveugle.
Soudain, à quelques mètres de Fabien, Manu, un jeune faune nerveux, s’arrêta et leva le bras : Mine ! Sa baïonnette venait d’entrer en contact avec une masse suspecte. Tous reculèrent instinctivement, les dents serrées. Ils ne s’habitueraient jamais. D’un mouvement de tête, Fabien les autorisa à s’éloigner plus loin que les vingt-cinq mètres réglementaires. D’un regard, il encouragea Manu à continuer : allongé, il devait fouiller délicatement le sol, dégager l’objet qui avait résisté à la pointe métallique. En caressant le sable avec ses mains, Manu fit apparaître un important cylindre de métal noir : une mine LPZ. Trente centimètres de diamètre. Douze centimètres de hauteur. Deux kilos et demi de TNT. Un engin de mort tous azimuts, capable de pulvériser un blindé de plusieurs tonnes comme tout être vivant qui avait l’imprudence de dépasser sept kilos.
Un démineur plus aguerri devait prendre le relais, la désamorcer ou la faire sauter. D’autres mines étaient enterrées à proximité ; il valait mieux la neutraliser. Même si c’était plus compliqué. Les mines étaient conçues pour exploser, pas pour être apprivoisées. Il fallait s’y attaquer à mains nues. Fabien s’en chargeait. Il savait faire – mais rien n’était jamais certain, il y avait trop de modèles différents – et cela lui permettait de maintenir le respect de son équipe. S’il était vraiment honnête, s’il acceptait de creuser au plus profond de lui, il y avait une autre raison pour laquelle il se mettait en danger, tous les jours, alors qu’il aimait passionnément la vie et que son sacrifice serait oublié aussi rapidement que tous les morts qu’il avait vus tomber autour de lui. Mais il n’était pas prêt à descendre aussi profondément, en tout cas pas aujourd’hui ; il devait se concentrer sur la mine. Une erreur, même infime, et on finissait déchiqueté.
Respirer. Ne pas trembler. Aucune pensée parasite. Ni mouvement brusque. Ne rien céder à la peur. La mine. Ne penser à rien d’autre… Il l’avait répété combien de fois à ses hommes, alors même que c’était parfaitement illusoire ?
Pour neutraliser la LPZ, il fallait d’abord s’attaquer à son allumeur à percussion : retirer le capuchon sur la soucoupe en dégageant le système à baïonnette, mettre le bouchon en position de sécurité. Puis sortir la mine de terre à l’horizontale, la placer sur la tranche, surtout pas à plat. Dévisser les cinq écrous, les cinq porte-amorces et les retirer. Sans trembler.
Comment rester calme ? Tout son corps se tendait pour s’enfuir. Comment respirer, le souffle coupé ? se concentrer, malgré l’assaut incessant des questions, des remords, des regrets ?
Impossible : au loin résonnaient les accords de la dernière chanson sur laquelle il avait dansé avec Odette, sa femme, et ces accords lui brisaient le cœur.
Fabien suspendit son geste pour mieux écouter. Est-ce qu’il ne se trompait pas ? Non, c’était elle. Mademoiselle Swing. La chanson dont il se moquait. Odette lui disait qu’elle portait bonheur. Et puis, aérienne et bondissante, n’était-elle pas un défi à la pesanteur nazie ? Depuis qu’Odette n’était plus là, il ne songeait plus à se moquer : sa musique légère lui paraissait d’une intensité bouleversante.
On dit qu’avant de mourir on voit défiler toute sa vie. Lui ne voit qu’Odette, Odette qui danse, heureuse, libre, lui sourit, Odette et ses boucles brunes, son corps de grand félin et sa distinction de chat qui se fout de tout. Odette avant son arrestation par les Allemands.
Hypnotisé, il ne bougeait toujours pas. Cela n’avait pas échappé à son équipe. Fabien sentit leurs regards braqués sur lui. Il se reprit.
S’il ne voyait pas défiler tout son passé mais seulement Odette danser, ça voulait dire qu’il n’allait pas mourir.
Après la neutralisation, le désarmement. Poser la mine à plat, mais à l’envers. Dévisser tous les écrous situés sur le couvercle inférieur de la mine. Ôter la bande de chatterton qui assemblait les deux couvercles, les désemboîter. Sortir le coffre explosif du couvercle supérieur. Dévisser le collier qui retenait le détonateur. Retirer le détonateur.
Mademoiselle Swing finissait d’égrener ses dernières notes et Fabien avait réussi à dompter la mine. Odette avait raison : la chanson lui avait porté bonheur. Ou alors c’était Odette, par-delà la mort, où qu’elle soit. Face à la mer, face aux îles d’or, sur cette plage qu’il aimait tant, il se disait qu’il avait vécu le meilleur de sa vie. Une femme qu’on a aimée dans le danger ne peut être remplacée. Odette restera l’irremplaçable.
*
La pause était toujours un soulagement. Avec cet orchestre amateur qui répétait au loin, l’équipe ne parlait que de la fête qui aurait lieu dans une semaine. Tout le groupe irait au bal oublier l’âpreté des missions, flamber, briller, se mêler aux optimistes, aux enthousiastes, aux impatients du monde nouveau. Ils voulaient devenir semblables aux autres l’espace d’un soir, avancer non plus comme des forçats solennels jouant leur vie à la roulette russe sur les champs de mines, mais se mouvoir comme des danseurs volubiles, croyant dur comme fer à une nouvelle vie, une nouvelle ère.
Fabien n’irait pas. Impossible de danser avec une autre qu’Odette. Il rêve bien d’une nouvelle vie, mais elle ne passera pas par un nouvel amour. À chaque pause, il repense à elle longuement, s’attarde dans les rêveries où il la convoque pour qu’elle apparaisse comme au premier jour où il l’a rencontrée, frondeuse. Ou la nuit, lorsqu’il enserrait sa taille de ses deux mains pour la hisser au-dessus de lui et contempler son corps souple et nu. C’était l’un des malentendus à propos de Fabien : tout le monde le prenait pour un homme d’action alors qu’il n’aspirait qu’à s’allonger au bord de sentiers ensoleillés pour rêver.
La journée n’était pas finie et Fabien considérait de son devoir de galvaniser son équipe. Il ne cessait de répéter à ses hommes que c’était leur honneur de libérer la France de tous ces engins meurtriers laissés par les nazis. Déminer, c’est encore résister.
Fabien donnait du sens à leurs missions. En libérant la terre de ces pièges mortels, ils se sauvaient eux-mêmes, se rachetaient, se délivraient de la culpabilité. Car tout le monde se sentait coupable : d’avoir trahi, menti, volé, abandonné, de ne pas avoir été à la hauteur, de ne pas s’être engagé dans la Résistance – ou dans la Résistance de la dernière heure –, d’avoir tué un homme, plusieurs, d’avoir survécu là où tant d’amis étaient tombés. Chaque homme portait en lui cette part de culpabilité, immense en ces temps troublés et dont il devait, pour continuer d’avancer, sinon se débarrasser, au moins s’arranger. Fabien savait suggérer à ses hommes que le déminage pouvait leur apporter la rédemption que, sans se l’avouer, ils n’osaient plus espérer.
Ses hommes acquiesçaient, touchés. Peu faisaient semblant. Ses mots leur permettaient de ne pas regretter les risques qu’ils prenaient – ils étaient tous si jeunes – et d’accepter leur destin.
Fabien se rendit compte que l’homme au foulard qui les observait depuis plus d’une heure, du haut de la rambarde, s’avançait maintenant vers lui.
— Bonjour, je voulais savoir, vous embauchez ?
Fabien le considéra un instant. Au maquis, il avait acquis une intuition qui le trahissait rarement. Il savait quand un homme avait quelque chose de lourd à cacher :
— Je suppose que vous ne savez pas déminer.
— Il paraît que vous formez les gens sur le terrain.
— La seule chose qu’on te demande, c’est de ne pas avoir été collabo.
— De ce côté-là, pas de risque.
Malgré le regard droit de Vincent, la première impression de Fabien était confirmée par ses phrases courtes ; cet homme avait visiblement envie d’en dire le moins possible.
Vincent désigna les prisonniers, encadrés par deux gardiens, qui se tenaient à l’écart de l’équipe.
— Ça ne vous gêne pas de travailler avec des boches ?
— On les sort de leur camp de prisonniers. Ils font ce qu’ils ont à faire. Ils retournent au camp. Aucune complaisance. On va faire avec eux, jusqu’à ce que tout soit nettoyé.
Tout en parlant, Fabien observait les Allemands. Ils formaient plus de la moitié de son groupe. Le recrutement peinait à trouver des volontaires, les militaires avaient préconisé d’utiliser les prisonniers. Fabien connaissait tout de la vie de ses coéquipiers français. Les boches, il s’interdisait de leur parler. Il les haïssait tellement que cela lui faisait peur. Et il ne voulait pas se détourner de son objectif. Quand même… Il n’aurait jamais pu imaginer devoir travailler main dans la main avec leurs ennemis de toujours. Pire : au contact des mines, ils dépendaient tous pour leur survie les uns des autres. Le danger ultime. Quelle sinistre ironie.
*
Pour Lukas, qui essayait de prolonger discrètement la pause en fumant une cigarette, cela faisait bien longtemps que plus rien n’avait de sens. Il n’avait pas supporté que son pays sombre dans la folie ; même sa famille avait accordé sa confiance au dictateur qui avait piégé leur démocratie. Et lui, fou amoureux de la France, connaissant par cœur les œuvres de Baudelaire ou des surréalistes, était traité comme un monstre par les Français, comme si tous les Allemands avaient vendu leur âme à Hitler. Dans la librairie où il travaillait avant la guerre, il n’avait cessé d’alerter sur les dérives du national-socialisme, et il croupissait depuis neuf mois dans le baraquement d’un camp de prisonniers, glacial en hiver, étouffant en été, sans couverture, sans chaussures dignes de ce nom et sans aucune idée du moment où il serait libéré. Sa famille continuait de lui en vouloir – sans doute d’avoir témoigné de la lucidité qu’elle n’avait pas eue – et même avant que le courrier ne soit plus distribué comme depuis ces derniers mois, ne lui avait envoyé ni vêtement ni mot pour lui rappeler qu’il n’était pas seul. S’il retournait un jour dans son pays, il n’était pas sûr que ses parents l’accueilleraient. Qu’importe. L’Allemagne était sur le point de capituler – c’est ce qui se disait –, mais ça ne voulait pas dire pour autant que les prisonniers allaient être libérés.
Lukas avait entendu la conversation entre Vincent et Fabien. Personne ne soupçonnait qu’il comprenait le français. En uniforme, il était craint. Prisonnier, il était invisible. Il aurait aimé argumenter avec eux entre gens raisonnables. Mais qui l’était encore ? Aurait-il pu leur dire, auraient-ils pu l’entendre, qu’il ne comprenait pas que la France, le pays des droits de l’homme, se permette de donner des leçons de morale à tout le monde alors qu’elle employait des prisonniers de guerre en violation des accords de Genève ? Il était pourtant interdit d’utiliser les prisonniers à des tâches dangereuses et avilissantes. Bien sûr, il y avait des subtilités. Les prisonniers n’étaient pas obligés de déminer mais de détecter. Comme si une mine qui explosait faisait le distinguo, ciblait le démineur et épargnait les autres…
Les Français arguaient aussi que le déminage n’était pas explicitement mentionné dans la convention comme une activité dangereuse. C’était paradoxal, mais qui aurait pu prévoir en 1929, lors de la rédaction des accords, l’importance que prendraient les mines dans un conflit ?
C’étaient les Allemands qui, en secret, illégalement, avaient décidé d’en produire par millions, prenant par surprise les Alliés qui n’y étaient pas préparés. Et ce projet de destruction massive n’était pas le pire. Car tous commençaient maintenant à comprendre ce qu’avait été véritablement cette guerre. L’indicible. L’inconcevable. L’irréparable.
Alors Lukas finissait par se dire que si des Français lui avaient proposé de fumer avec eux une cigarette et de deviser sur les responsabilités des uns et des autres, il leur aurait donné raison, sans contester. Il faisait partie du camp des vaincus et des maudits, et n’aurait pas supporté que son camp soit celui des vainqueurs.
Il avait été capturé dans le Sud par les résistants des Forces françaises de l’intérieur, quelques jours avant le débarquement de Provence d’août 44. On était en avril 45, neuf mois après. Neuf mois enfermé rendait fou. Déminer lui permettait de s’extraire du camp, d’oublier les barbelés qui barraient l’horizon, la douleur de ceux qui agonisaient, les maladies, les blessures, et la faim, terrible, qui devenait une obsession. C’était ténu, mais les démineurs recevaient une ration plus substantielle de nourriture. Pour être capables de travailler sans s’écrouler.
En Allemagne, les Alliés capturaient des centaines de milliers de soldats. Ils en transféraient ensuite aux Français ou aux Russes, par convois entiers. Depuis quelques semaines, Lukas voyait arriver de tout, des défenseurs fanatiques du IIIe Reich, des hommes perdus, des invalides et des soldats enrôlés comme lui de force dans une guerre qu’ils ne voulaient pas faire.
Ce à quoi il ne s’attendait pas, c’est voir arriver des enfants. Ils flottaient dans des vareuses immenses, terrorisés par cette guerre qu’ils connaissaient depuis toujours, par leurs aînés, par les mensonges, par ce qu’on leur racontait des Français qui voulaient leur peau et qui étaient capables de crimes atroces, par tous ces soldats autour d’eux, par ces transferts d’un camp à un autre, par ces voyages en train dans des conditions abominables. Ils avaient été enrôlés dans les derniers mois sur ordre d’Hitler. Ils avaient dix-huit ans, seize ans. Certains venaient d’en avoir quatorze.
À qui demander que quelque chose soit fait pour eux, en priorité ? Les Allemands n’existaient plus : ils étaient les boches, les fritz, les schleus, les frisés, les teutons.
Est-ce que les Français pouvaient entendre que des Allemands aussi haïssaient les nazis ?
La guerre avait pris plus de cinq ans de sa vie. La défaite lui volerait sans doute le reste. Pour motiver les prisonniers, on leur parlait de libération anticipée s’ils faisaient preuve de courage en déminant. Lukas ne se faisait aucune illusion.
Les démineurs français se croyaient libres. Il ne les enviait pas. Tous se mentaient à eux-mêmes. Ils étaient dupes des mots dont ils se gargarisaient. La grandeur de la France, l’ultime bataille contre la barbarie allemande. Déminer, pour un Français, est un honneur, pour un Allemand une punition. Les démineurs étaient persuadés d’être différents des prisonniers alors qu’ils étaient pareils, tous, Français comme Allemands, des hommes asservis, piégés, prêts à mourir pour le bonheur des autres, de ceux qui déjà piaffaient parce que les bords de mer seraient interdits tout l’été qui s’annonçait, mais qui dès l’été d’après, réinventeraient leur vie et leurs amours sur cette plage, se baigneraient, embrasseraient le soleil et la mer, et oublieraient très vite les sacrifices encourus sur le sable brûlant.
Qui aimerait un prisonnier de guerre allemand ? Qui aimerait un démineur, même français ? Après toutes ces années de guerre, plus personne n’avait envie de côtoyer la mort. Le grand amour de Lukas, si vivant encore pour lui, serait peut-être le dernier s’il n’arrivait pas à s’évader. Mais eux, les fous qui s’étaient engagés volontairement, ils ne voyaient pas qu’on les regardait au pire avec condescendance, au mieux avec pitié. Et ce n’est pas avec de la pitié qu’on bâtit une histoire d’amour.
Les démineurs pouvaient frimer au bal ou ailleurs, clamer haut et fort qu’ils n’avaient pas peur, croire en leur bonne étoile et leur héroïsme. Personne ne les prenait pour des héros. Ils avaient oublié ce principe qui règne depuis la nuit des temps : les hommes libres exigeront toujours des esclaves.
*
Adossé contre le mur en face du bureau de recrutement, Vincent hésitait. Il ne savait pas ce qu’il attendait, un signe, un miracle, une rencontre qui changerait tout. Il faisait toujours aussi chaud, comme la veille, comme le lendemain. Une jeune fille passa devant lui. Vingt ans peut-être. Elle lui sourit. À ses oreilles, des boucles en forme de marguerite. Son corps délié flottait dans une robe de coton jaune très pâle, presque blanc, mais c’est les boucles d’oreille qui accrochèrent le regard de Vincent.
Ses bras bronzés ondulaient le long de sa robe sans manches. Prête à partir au bout du monde, elle rebondissait allègrement sur le pavé avec ses sandales fines en corde qui laissaient apparaître le bout de ses pieds. Un minuscule sac en bandoulière voltigeait autour de sa taille, un livre d’Albert Camus s’accrochait à sa main ; elle aurait pu lui plaire, il aurait pu la suivre, il se décida à entrer.
Il n’eut pas à attendre. L’agent recruteur l’invita à s’asseoir et lui fit son cinéma. Selon lui le recrutement était l’étape la plus essentielle du déminage. Il allait donc examiner le passé de Vincent, ses motivations, ses aptitudes psychologiques.
Comme Fabien l’avait prévenu, si on découvrait que Vincent avait été au contact de l’ennemi, il serait immédiatement exclu. Vincent prit un air embarrassé.
— Au contact de l’ennemi, on peut dire que j’y ai été.
Le recruteur se raidit, offusqué.
— J’étais prisonnier en Allemagne. Alors, évidemment, les Allemands, je les ai côtoyés. Un peu plus qu’il n’est supportable… ajouta Vincent en souriant.
Le recruteur, soulagé, se détendit. Il aimait bien ça, cette connivence. Et pour souligner qu’il avait compris le trait d’humour de Vincent, il lui adressa un clin d’œil.
Après avoir expédié la description des risques encourus – c’était obligatoire –, il lui demanda quelles étaient ses motivations. Merveille du sadisme administratif qui déguisait en question anodine la vérité la plus crue : ce travail pénible, ingrat, est d’une dangerosité exceptionnelle, absolument personne ne voudrait être à votre place, mais nous aimerions que vous nous disiez à quel point vous rêvez de cet enfer. Vincent se plia à l’exercice.
— Ma motivation est simple : plus jamais un enfant ne doit mourir sur une mine laissée par les Allemands. Sinon, ils auront tout de même gagné.
À voix haute, sa réponse lui parut trop solennelle. Elle ne l’était pas pour le recruteur.
Il restait à aborder la troisième partie de l’entretien.
— Alors vous allez me dire, qu’est-ce que c’est « les aptitudes psychologiques au déminage » ?
Vincent n’allait rien lui dire du tout, mais il l’écouta avec attention.
— Figurez-vous qu’on ne nous a donné aucune indication, aucun formulaire à remplir, rien ! Heureusement, j’ai concocté mon propre questionnaire. Vous allez voir.
Nouveau clin d’œil. Non content de lui tendre avec moult précautions ses feuillets comme une œuvre à la pertinence exceptionnelle, il tint à commenter chaque question. On ne sait jamais, Vincent aurait pu ne pas comprendre.
— « Lorsque vous entendez un bruit inattendu, comment réagissez-vous ? » Vous sursautez ? Vous restez calme ? Parce que si vous n’avez pas de sang-froid, ça va être compliqué de travailler au déminage.
D’évidence, le recruteur semblait avoir oublié que Vincent avait fait la guerre. Il le retenait, trop heureux d’avoir un public qui l’écoutait énumérer l’excellence de ses judicieuses questions. Pourtant il ne pouvait ignorer que la sélection était quasi automatique : presque personne ne se présentait.
Il s’attardait sur les conditions financières qui se voulaient inespérées en cette période de pénurie – deux fois le salaire d’un manœuvre ! –, les diverses primes, repas et risques, qu’il lui vantait comme s’il s’agissait de privilèges inouïs et fortement surévalués – vous avez de la chance ! – et les avantages inouïs d’un emploi garanti. Il faisait durer le plaisir. Le sien essentiellement. Vincent sentit qu’il fallait que l’entretien se termine ; le dégoût lui montait aux lèvres. Il fallait peut-être le remercier de cette opportunité ? Il renfila sa veste, le recruteur le retint :
— Attendez, il me manque vos papiers et une signature.
— Mes papiers, je vous les apporte demain. Ma signature, en revanche, ça peut vite se régler.
Le recruteur lui tendit le contrat à signer. Et voilà, c’était fait. Vincent était engagé pour déminer. Il aurait dû trembler en signant, mais il exécuta cette signature d’un geste sûr. Il s’était entraîné. Le recruteur ne se douta de rien. Vincent sortit satisfait. Il avait signé un pacte avec le diable, mais il l’avait signé sous un faux nom.
*
Plus vite Vincent retrouverait Ariane, plus vite il pourrait revenir à son ancienne vie. Il allait faire comme pour son évasion. Un plan, appliqué avec méthode et détermination. Il savait faire. Il l’avait éprouvé. La première évasion, il l’avait manquée à cause d’une trahison. Mais la deuxième, il l’avait entreprise seul. C’est la leçon qu’il en avait tirée. Tout faire seul.
Arrivé en France, il avait été rattrapé par un saignement de nez. Un tout petit saignement de nez. Mais qui ne s’était jamais arrêté. D’un coup, toutes ses forces l’avaient déserté, comme si elles s’échappaient par ce mince filet de sang. Il avait dû rester planqué chez des amis, alité, anémié, incapable de bouger. Pendant trop de temps, il avait subi le régime inhumain des camps de prisonniers et son corps avait flanché. Dès qu’ils avaient pu, ses amis l’avaient fait hospitaliser au Val-de-Grâce.
Sa guérison relevait du miracle, mais il n’était que dans le regret d’avoir perdu tout ce temps sans voir Ariane.
À l’épicerie sur la place où il avait arrêté son vélo, il demanda s’il y avait des chambres à louer. On lui indiqua mieux : une petite maison de pêcheur en bord de mer.
Mathilde, une femme de cinquante ans au visage sculptural, était en train de repeindre les volets en bleu-gris. La maison était l’ancien atelier de son mari, fauché au tout début du conflit. Vincent ne posa pas de question ; Mathilde ne lui en donna pas l’occasion. Elle n’était pas femme à s’épancher auprès du premier venu.
Des murs blanchis à la chaux, des petits tapis ronds provençaux en corde comme il y en a dans les salles de bains que Bonnard aimait peindre. En visitant l’atelier, Vincent se dit que le mari de Mathilde avait aussi dû aimer la peindre nue dans la bassine de cuivre près du tapis rond. Elle était le genre de femme dont on se disait qu’elle avait dû être très belle, alors qu’elle l’était encore.
L’atelier était intemporel comme le sont les demeures modestes lorsqu’on respecte leur dénuement et leur simplicité. Un chat était entré par la fenêtre et paressait sur la table. Vincent le caressa. Il y vit comme un signe. Ariane avait toujours été attirée par les chats. Cette maison la ferait revenir.
Vincent aima tout de suite les murs nus, les meubles rares en bois brut, les tommettes comme seule touche de couleur cuivrée, sans doute fraîches et douces sous les pieds. La maison, sur deux niveaux, n’était pas grande, mais le blanc des murs, le bleu du ciel partagé par toutes les fenêtres amplifiaient l’espace. Derrière un paravent, il fut ému de trouver un piano, recouvert d’un drap.
Il dégagea le clavier, esquissa un morceau. Bach vint spontanément. L’émotion était trop grande. Il s’arrêta.
— Si vous voulez, je peux faire venir mon cousin. Il est accordeur.
Il maudissait ses doigts rompus, devenus si gourds. Seraient-ils encore capables de courir sur les touches ?
— Ça fait longtemps que je n’ai pas joué… mais si c’est possible, je veux bien.
— Alors nous allons faire affaire. Je fais confiance à ceux qui aiment le piano et les chats.
Mathilde lui sourit, soulagée de ne pas avoir à chercher plus longtemps un locataire. Elle avait visiblement autre chose à faire.
— J’habite en face. Quand vous jouerez, laissez la fenêtre ouverte. Ça me fera plaisir.
Une fois seul, il s’assura de bien fermer la porte. Il monta à l’étage, déballa ses affaires. Essentiellement des livres qu’il était passé chercher chez un ami. Certains étaient reliés. Il n’avait quasiment rien d’autre : un peigne, un rasoir, une chemise, deux marcels blancs – blanc sale –, un pantalon de rechange. Il mit ses affaires dans la commode, un livre sur la table, le reste sur un rayonnage, mais où cacher son arme ?
En un coup d’œil, il balaya l’ensemble de la chambre, aussi dénudée qu’une cellule de monastère. Après réflexion, il eut l’idée de laisser son revolver emmailloté dans l’un de ses marcels et de le coincer derrière l’un des volets intérieurs. Il ne les fermerait pas, il n’aimait plus dormir dans le noir. Là au moins, personne n’aurait l’idée d’aller le chercher, enfin, il lui semblait.
Puis il s’attela à une tâche plus compliquée. Il s’assit à la petite table dans l’angle de la pièce, pas plus grande qu’un bureau d’écolier. Il ouvrit son livre. À l’intérieur, sa carte d’identité. Il lui était douloureux de regarder sa photo. Cette insouciance, sa joie de vivre et son sourire avaient désormais disparu. Son regard était radicalement différent. Il avait changé, ça se voyait, et cette métamorphose semblait irréversible. Seule Ariane pourrait renverser le temps et lui rappeler qui il était : Hadrien Darcourt, celui qui ne désirait qu’être aimé par elle. Il n’était lui-même que lorsqu’elle posait ses yeux sur lui.
Dissimulée dans la reliure du livre, une autre carte d’identité. Sur la photo surexposée, un jeune homme blond, un peu frêle, des yeux très pâles, une peau diaphane. Presque un visage prédestiné à s’effacer. Hadrien entreprit alors, avec la lame de son rasoir, de détacher la photo de ses agrafes rondes en métal doré, sans l’abîmer, pour la remplacer par la sienne…
Depuis son évasion, Hadrien se faisait appeler par le nom inscrit sur cette carte : Vincent Devailly. À Hyères, Ramatuelle ou Saint-Tropez, partout où il fallait déminer, ça serait facile, il ne connaissait personne. Mais c’était tout de même bizarre de s’appeler Vincent Devailly : Hadrien détestait cet homme qui l’avait trahi en camp lors de sa première tentative d’évasion.
Alors, il aimait à penser qu’il était juste que grâce à lui, il gagne la liberté quasiment sans limites de faire ce qu’il voulait. Jusqu’où irait-il pour retrouver Ariane, faire parler ceux qui voudraient se taire, la venger de ceux qui lui auraient fait du mal, il ne le savait pas, mais ne voulait rien s’interdire. Désormais, Vincent Devailly, cet homme haï, devrait assumer à la place d’Hadrien sa part la plus sombre.
*
À la fin de la journée, alors que les démineurs remballaient, Fabien aperçut Vincent et sourit de le voir revenir si vite. Le matin, il n’était pas sûr de le revoir. Beaucoup étaient tentés par la paie, les primes, les bons d’essence, de vin, de cigarette, de pain. Mais au moment où ils sortaient du bureau du recruteur, ils entendaient au loin une mine exploser, les langues se déliaient, on leur rapportait une histoire abominable d’homme soufflé en moins de deux, dont le corps avait été éparpillé aux quatre coins d’un champ et ils préféraient encore crever de faim.
— Le recruteur t’a parlé du délai de réflexion ?
— Pour quoi faire ? Encore une hypocrisie administrative.
— T’as raison. Tout ce qu’ils veulent, c’est dire que t’avais le choix. Ici, beaucoup ne l’ont pas.
Au printemps, la fin du travail ne signifiait pas la fin de la journée. Le soleil était encore haut et c’était un soulagement pour tous les hommes. Ils s’étiraient. Ils renaissaient. En un instant, leur visage harassé se détendait. Une autre vie était alors possible, où ils redressaient la tête, souriaient de tout l’éclat de leurs dents blanches rehaussé par leur peau sale et hâlée, et défiaient les hommes et les femmes droit dans les yeux.
Pour sceller l’incorporation de Vincent au groupe, Fabien lui proposa de venir boire un verre avec eux. Max, une énergie pure, gouailleuse, offrit d’y aller avec sa Traction Avant. Il l’avait récupérée on ne sait où et l’avait passionnément remise en état en engloutissant intégralement sa paie pour la retaper. Grâce à elle, il offrait un air de fête à chaque départ de chantier.
Fabien monta à l’avant, ses trois meilleurs amis, Enzo, Georges et Manu, montèrent à l’arrière avec Vincent. Ils se serreraient un peu.
Il appréhendait d’avoir à se raconter. Mais il ne pouvait éviter une invitation au café. Et puis il savait depuis longtemps le secret de ceux qui ont quelque chose à cacher ; inciter les autres à parler. Ils ne demandaient que ça.
Sur la question des mines, Enzo était intarissable. Georges complétait, pour que Vincent soit complètement au courant.
— La liste est longue, entre les mines antipersonnel et les mines antichars, les mines bondissantes comme la S. Mi. 35 ou la S. Mi. 40, la Schümine 42 – active dès deux kilos et demi de pression –, la A200, équipée d’un allumeur chimique…
Les noms valsaient : la Stockmine, la Tellermine, la Holzmine, la Panzer-Schnell mine, la Riegelmine, la Topfmine… et d’autres dont les noms se perdaient dans les bruits de la route, ou dès que Max klaxonnait. Il y en avait tellement…
— Quand il n’y a plus eu de métal pour les fabriquer, ils ont pris du bois.
— Et puis ils en ont fabriqué en béton, en céramique, et en verre.
— Facile et moins cher. Indétectable. Comme le plastique.
— Et quand il n’y a eu vraiment plus rien, ils en ont bricolé encore avec du papier mâché.
— Bref, ils en ont fait avec n’importe quoi, pourvu que ça explose !
Le traité de Versailles avait interdit à l’Allemagne de se réarmer, mais elle avait inventé toutes ces mines, les avait fabriquées par millions, les perfectionnant année après année. C’était ça le but poursuivi : ne pas pouvoir les détecter ni les désamorcer, leur donner plus de puissance, plus de portée et les faire exploser. En matière de mines, la perfection à atteindre, c’était simple, c’était la mort.
— On dit qu’on n’arrête pas le progrès, mais c’est le progrès qui nous a arrêtés ! résuma Max.
Ils n’étaient pas encore en ville lorsque Fabien demanda à Max de ralentir la voiture. Un petit attroupement – des hommes et des enfants – isolait tant bien que mal un bout de chemin avec des piquets en bois. Max se gara, Fabien descendit. Il avait vu juste : les enfants avaient repéré un drôle de bout de tôle qui dépassait de la terre, avec trois antennes métalliques, qu’une récente pluie avait dû dégager.
Les trois antennes sur un raccord en W, la forme cylindrique de l’engin de petite taille, à peine dix centimètres de diamètre : il s’agissait d’une Shrapnel 35, la mine-S, l’une des mines les plus craintes. En bondissant du sol jusqu’à hauteur d’homme, elle ne laissait aucune chance de survie dans un rayon de vingt-cinq mètres. Au-delà, jusqu’à cent cinquante mètres, c’étaient des blessures dont on ne se remet jamais. Certains disaient même jusqu’à deux cents mètres. Deux allumeurs pouvaient se déclencher par traction et l’allumeur central sous une pression de trois kilos seulement.
Fabien détestait cette mine. Mais il n’avait pas le choix. Il allait faire avec les moyens du bord. Il fit reculer tout le monde. Il prit ses outils dans le coffre de Max et du fil souple sur un dévideur. Avec ses trois allumeurs ultra-sensibles, ce n’était même pas la peine de penser à la désamorcer ; il préféra la faire exploser. Max recula sa voiture pour bloquer la route en amont. Les démineurs interdirent l’accès en aval. Vincent, par réflexe, ramena les enfants contre lui.
Fabien resta seul avec la mine.
Il accrocha un filin dans l’allumeur à traction Zug Zunder 35 qu’il déroula prudemment en reculant avec des précautions de funambule sur plus de trois cents mètres. Lorsqu’il rejoignit les autres, il recommença à respirer.
D’un regard, il s’assura que rien ne viendrait perturber la mise à feu. Il leva le bras comme au départ d’une course automobile… puis l’abaissa et tira sur le filin d’un coup sec, déclenchant la mine.
En quatre secondes et demie, la S. Mi. 35 s’éleva dans les airs, furieuse, avec la force enragée d’un geyser. En jaillissant du sol, elle balança à trois cent soixante degrés ses billes d’acier incandescentes avec la puissance d’une lance à incendie et la démence d’un tireur d’élite sous méthamphétamine.
Barricadée dans sa carcasse de métal, la mine bondissante à dépotage commençait le carnage dès trente centimètres au-dessus du sol et jusqu’à deux mètres quarante. En principe, le seul moyen de rester vivant, c’était de plonger au sol et de s’y plaquer sans bouger. Seulement, en quatre secondes et demie, y compris le temps de réaliser, les principes ont rarement le temps d’être appliqués.
La voir de loin était à la fois étrange et terrifiant, à la façon dont un diable sort de sa boîte. Il y avait tout pour fasciner les enfants : la sophistication d’un tour de magie, la bizarrerie d’un automate et l’effroi de la mort violente.
Vincent entendit quelqu’un murmurer : Bouncing Betty. C’est comme ça que les Américains appelaient la S. 35. Comme Betty Boop. Pour rendre la guerre sexy – ou se rassurer –, les hommes aimaient dessiner des pin-up sur leurs avions et appeler comme des femmes les armes les plus meurtrières. Vincent avait vu des hommes se transformer en machine de guerre, et il allait maintenant apprendre à appeler les mines par leur prénom. Désormais hommes, femmes, mines, tous faisaient partie du même genre : le genre humain.
*
Quand ils arrivèrent au café, l’équipe avait presque oublié que Vincent était nouveau. Bouncing Betty avait été son baptême du feu. Il n’y avait pas plus efficace comme entrée en matière.
Fidèle à sa méthode, Vincent posa des questions pour éviter qu’on ne lui en pose. C’est donc exactement comme il l’avait prévu que la soirée se déroula : chacun des hommes avait autant soif de pastis que de se raconter.
Souvent sans attaches, ils venaient de milieux différents, d’horizons divers. Ils avaient été envoyés en mission dans le Sud-Est parce qu’il y avait urgence, mais ils pouvaient venir du Nord ou du Centre, et même de plus loin, d’Espagne ou d’Italie. Et que dire de leurs différences sociales, politiques ?
Max était communiste. Avant la guerre, il travaillait dans un garage.
— Je suis pas un intello mais comme mécano, tu trouveras pas meilleur que moi !
Fabien n’était pas d’accord : Max avait une culture politique. Quand on est au Parti, obligé. Beaucoup de résistants étaient communistes. Ça ne l’empêchait pas de le charrier sur l’attitude du Parti communiste au début de la guerre, piégé par le Pacte germano-soviétique. Manu, le plus jeune d’entre eux, la grâce d’une beauté qui s’ignore, l’appétit pour la culture d’un étudiant qui a dû arrêter ses études et le regrette chaque jour, ne possédait aucune carte d’aucun parti, mais avant-guerre, il avait manifesté pour la paix.
— Je me suis trompé, quoi…
Depuis, il préférait écouter plutôt que parler. C’était plus sûr. À côté de lui, Hubert détonnait avec son côté vieille France. Il était mince, athlétique et même si c’était le plus âgé de l’équipe – il approchait les quarante ans –, il pouvait abattre pas mal de boulot sans manifester aucun signe de fatigue. On soupçonnait un revers de fortune, dilapidée peut-être pour une femme. À moins qu’il ait été complaisant avec l’ennemi ? C’était peine perdue pour le faire parler. Il se débarrassait de toutes les questions embarrassantes en citant une maxime de La Rochefoucauld, souvent la même.
— « Ceux qui crient le plus fort à la morale sont ceux qui en sont le plus dépourvus. »
Cette phrase était devenue la blague favorite des démineurs, mais aussi leur rempart face aux jugements, leur arme ultime. Surtout pour Jean, dit le Taulier, parfois le gros, même s’il était plus costaud que gras. Ex-truand, ancien lutteur, nouveau repenti, il déclinait lui aussi, à sa manière, les pensées de l’illustre moraliste.
— J’ai fait des conneries, mais j’ai mon honneur. Tous les truands ont pas traficoté avec les boches si vous voulez savoir.
— T’as toujours pas dit pourquoi t’avais été en prison…
— Parce que j’ai le droit à l’oubli. Je suis désolé mais j’ai payé ma dette à la société.
— En quelle monnaie !?
— Avec des années de taule, qu’étaient pas marrantes.
— Ouais, mais ces années-là, tu les as pas passées à la guerre.
— Oh ça va ! La guerre, elle a pas duré si longtemps que ça, je veux dire, les combats.
— Pour ceux qu’ont pas résisté, non, c’est sûr !
Et puis il y avait Georges, qui venait du Sud-Ouest. Là-bas aussi les côtes étaient minées. Tout le mur de l’Atlantique. Mais il avait préféré s’exiler à l’est. Que fuyait-il ? Sa famille, de mauvais souvenirs, ou pire ?
Quant à Enzo, qui connaissait par cœur le nom des mines, il était marié, adorait sa femme, en parlait tout le temps. Il s’était engagé dans la Résistance au sein des Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée, les FTP-MOI. Ce qu’il faisait là ? Il prétendait en riant ne savoir rien faire d’autre. Fabien ne le trahirait pas en expliquant les vraies raisons de son engagement. Enzo était arrivé d’Italie à cinq ans. Il avait vu des enfants jeter des cailloux sur son père et sa mère. Aucun d’eux n’avait jamais répliqué. Il avait grandi dans le quartier de Marseille qu’on appelait « la Petite Naples ». Quand l’Italie avait conclu le pacte d’acier avec l’Allemagne, on avait soupçonné tous les Italiens de collaborer avec l’ennemi. Pourtant, après avoir envahi la zone libre, les Allemands avaient, avec la police française, raflé tous ces Italiens qui vivaient à Marseille, les avaient enfermés au camp de Fréjus et avaient détruit leurs habitations. La famille d’Enzo faisait partie de ceux qu’on appelait maintenant « les évacués », et qui n’osaient pas protester…
Enzo voulait un bel avenir pour ses trois filles. Il n’en finirait jamais de prouver sa loyauté à la France. Faire partie des FTP n’avait pas suffi. Il rempilait en déminant. Les Italiens étaient souvent de très bons artificiers. Avec Fabien, Enzo était le seul à savoir neutraliser et désamorcer une mine et il possédait, ce qui était rare, une connaissance quasi encyclopédique de la multitude d’allumeurs qui les enclenchaient. Ce n’était pas seulement pour ses compétences techniques que Fabien l’adorait. Ils partageaient le même engagement dans la Résistance, le même sens de l’honneur, et ils arrivaient encore à garder pour les autres toute leur tendresse intacte.
Depuis qu’il déminait, Fabien avait tout vu défiler : des pro-de Gaulle, des anti, des résistants, des timorés et des planqués, des cathos, des athées, des communistes, des anticommunistes, un aristo, des déclassés, trois Italiens, deux réfugiés espagnols et ceux qui venaient de nulle part. Il régnait une fraternité étonnante au sein de ce rassemblement épars d’hommes qui étaient faits pour s’ignorer ou se haïr. Personne d’autre que les membres de cette troupe disparate ne pouvait comprendre ce qu’ils vivaient. Les risques qu’ils prenaient ensemble étaient un ciment fort. Leurs morts aussi.
Vincent était frappé par leur gaieté. Personne ne songeait autour de la table à contester son sort. Ils étaient heureux d’être en vie, heureux de pouvoir manger, heureux d’être ensemble. Ils regardaient les filles qui passaient dans la rue, et l’avenir leur semblait, comme à tous les autres, débordant de promesses.
Être démineur, c’est tout sauf être un bon parti. Ça ne les empêchait pas de plaire. Le désir n’a pas de règles, mais il a quelques constantes. Leurs corps, leurs attitudes faisaient entrer en résonance les ingrédients magiques qui déclenchent les étincelles. Et tout le reste : leur indifférence à côtoyer le danger, leur élégance à ne jamais se plaindre, ce mystère qui les entourait comme s’ils n’étaient pas le commun des mortels en s’engageant dans un combat inégal contre la mort. Peut-être qu’ils détenaient un secret, une aptitude particulière, tels ces Indiens qui, dit-on, ignorent le vertige et construisent des gratte-ciel en Amérique à des centaines de mètres au-dessus du vide. Valser avec le danger, l’enlacer à la lisière de l’abîme et tanguer sans trembler aux frontières de l’enfer les rendait irrésistibles.
Tandis que Léna, la patronne du café, apportait leur commande et qu’ils levaient leurs verres à toutes les beautés qu’ils apercevaient, leurs bras dénudés aux muscles saillants, tannés, dépassaient des manches de leurs chemises remontées haut sur leurs épaules. Les femmes leur renvoyaient leurs sourires. Après tout, ici, dans le Sud, la guerre était finie. On pouvait bien sourire à n’importe qui.
Léna remarqua tout de suite que Vincent était nouveau.
— Fabien a réussi à vous embaucher ?
— J’ai pas eu besoin de le pousser, qu’est-ce que tu crois ? Il est venu tout seul, comme un grand, répondit Fabien à la place de Vincent.
— Moi je crois que tu leur jettes des sorts. Ils te suivraient n’importe où…
— Je croyais que c’était toi, la spécialiste des sortilèges…
Léna partit chercher la suite de la commande en souriant.
Il n’avait pas échappé à Vincent qu’elle était belle et qu’elle possédait ce je-ne-sais-quoi qui retient l’attention, mais son seul objectif était d’orienter la conversation sur les Allemands. Il lança avec tout ce qu’il pouvait récupérer de désinvolture en lui :
— Alors, les schleus, maintenant qu’ils déminent toutes les saloperies qu’ils nous ont laissées, ils en sont toujours persuadés de leur « Arbeit macht frei » ?
À leurs éclats de rire, Vincent sut qu’il était adopté par les démineurs. En revanche, la réponse qu’il reçut n’était pas celle qu’il attendait.
— Ouais, enfin les Allemands, ne t’inquiète pas, ils ne vont pas rester longtemps.
Ça ne l’inquiétait pas : ça l’anéantissait. Max surenchérit.
— On est fin avril, je te parie qu’au mois de mai, l’Allemagne aura capitulé. Et à la fin de la guerre, normalement, tout le monde rentre chez soi. Avec les bombardements qu’ils se prennent sur le coin de la figure, ils vont pas être déçus de ce qu’ils vont trouver en rentrant chez eux !
Vincent ne montra rien de ses inquiétudes et se tourna vers Fabien.
— T’en penses quoi ?
— Je te résume. Treize millions de mines. Trois mille volontaires. Tu comprends que dans l’équation on ait besoin des cinquante mille prisonniers.
— Donc ils vont rester ?
— Aubrac en voudrait même le double. Mais c’est loin d’être gagné : tout va se jouer à la conférence de San Francisco. Va falloir convaincre cinquante pays de violer le droit international.
— Oui enfin, les boches, on ne va pas les plaindre…
— Ah mais ça, tout le monde est d’accord pour que les Allemands réparent ! À genoux. À la schlague, même. Et pas que chez nous. Alors le déminage, pourquoi pas ? Seulement nos bien-aimés diplomates voudraient qu’on le fasse sans que ça se sache, sous le manteau. Aubrac est contre. Il a raison : on va se faire cueillir à la première occasion. Faire travailler des prisonniers sur des plages ou des routes à ciel ouvert, c’est pas discret…
— Mais là, les Allemands, ils déminent…
— Ils détectent, rectifia Fabien. La conférence vient de commencer – on profite du flou.
Léna était revenue apporter le reste des consommations.
— Moi je préférerais qu’il n’y ait que les Allemands qui risquent leur vie.
— T’inquiète, Léna, les risques, on les mesure.
— Un risque, ça ne se mesure jamais. C’est le principe !
— Léna, on est là pour se détendre ! Et puis tu le sais qu’on a une bonne étoile…
Bien sûr. Elle n’allait rien changer : les démineurs ne croyaient pas qu’ils allaient mourir en déminant, le gouvernement pensait qu’ils pouvaient déminer sans les Allemands, et ceux qui profitaient de leur sacrifice pensaient que le déminage se faisait tout seul.
En versant un verre de vin blanc à Vincent, elle s’attarda un instant sur son visage. Peut-être que celui-là était moins inconscient que les autres et qu’elle pourrait le sauver ?
— Franchement, pourquoi vous vous engagez ? Vous n’avez rien de mieux à faire que déminer ?
— Si on ne le fait pas, qui le fera ?
Les démineurs levèrent tous leur verre à la réponse de Vincent, comme si c’était une devise, un acte de foi, le serment des mousquetaires.
Léna s’était trompée. Il était comme les autres. Il s’accrochait à ses illusions. Personne ne peut vivre sans le déni, la seule religion universelle.
*
Deux jours plus tôt, Vincent avait retrouvé Audrey en bas de la volée de marches de la gare Saint-Charles. Il régnait à Marseille une joie de vivre et une fierté renforcées par la victoire magistrale contre les Allemands, qui vengeait les terribles rafles de janvier 43, et le dynamitage de mille cinq cents immeubles du quartier du Vieux-Port. Ordonnés par les Allemands et organisés par les Français, ces crimes étaient un traumatisme, d’autant plus que le premier flic de Vichy, René Bousquet, était allé de lui-même bien au-delà des espérances de l’occupant, comme il l’avait déjà fait lors de la rafle du Vel d’Hiv.
Les Marseillais n’avaient pas attendu qu’on vienne les libérer. Comme à Paris, ils s’étaient soulevés juste avant l’arrivée des troupes françaises et des Alliés et l’exaltation de cette insurrection victorieuse, la conviction irrésistible, décisive, des insurgés, était encore en suspension dans l’air, sur tous les visages, tous les sourires.
Audrey était rayonnante. Volubile, elle ne parlait que de la fougue qui s’était emparée de la cité phocéenne, d’un coup ; la foule tumultueuse dans les rues, les femmes et les enfants, le flot de gens, de gens révoltés et heureux, sûrs de vaincre. Le mouvement avait repris ses droits sur la cité engourdie, les rues vides et les passants rapetissés par la peur. C’était ça la Libération : les insurgés avaient gagné sur le cynisme coupable des collaborateurs et la morbidité nazie par leur ferveur de vivre.
Et puis Audrey s’enthousiasmait de la nouvelle vie qui s’annonçait.
— Cette fois, tout va changer. La preuve : demain, j’irai voter aux municipales ! Tu te rends compte ? Les voix des femmes vont compter. C’est pas trop tôt, non ?
Bien sûr, Vincent trouvait ça enthousiasmant, bien sûr, il s’en voulait de ne pas être transporté d’allégresse, comme elle, mais après avoir partagé ses emballements, ses convictions, il devenait pesant de ne pas parler d’Ariane.
— Tu as des nouvelles d’elle ?
Audrey appréhendait cette question depuis que Vincent lui était apparu en haut des marches de la gare, peut-être encore plus beau que dans son souvenir. Son regard intense, brûlant, qui ne brûlait malheureusement pas pour elle, avait gagné en intensité et en fièvre. Ses yeux noirs de loin et verts de près, pailletés pour celle qui le regardait les yeux dans les yeux, ne se détacheraient pas d’elle avant qu’elle ait répondu, qu’elle ait dit tout ce qu’elle savait, qu’elle ait craché tout ce qu’il voulait entendre.
Que savait-elle dans le fond ? Avec Ariane, on ne savait rien, on pressentait, on se trompait. Et lui, Vincent, voulait-il vraiment entendre ce qu’elle aurait pu dire, ce qu’elle appréhendait ? Elle reprit son calme. Elle allait engager la conversation pas à pas, gagner du terrain, on verrait bien.
— La dernière fois que je l’ai vue, c’était chez moi.
— Quand ?
— Il y a plus d’un an demi… En juin, juin 43.
— C’est le moment où ses parents ont cessé d’avoir de ses nouvelles.
— Tu es sûr ?
— C’est ce qu’ils m’ont dit. Elle a quitté leur ferme, ils ne l’ont plus revue.
— C’est pourtant eux qui lui ont demandé de reprendre sa vie. Sa mère allait mieux, ils n’avaient plus besoin d’être aidés.
Pour Vincent, il y avait un problème : Ariane avait continué de lui écrire qu’elle mettait entre parenthèses sa thèse de médecine pour seconder ses parents : sa mère était malade, leur apprenti avait été tué au début des combats. Un autre avait dû partir au STO. Tout seuls, avec les réquisitions incessantes des Allemands, ils ne s’en sortaient pas.
Audrey voyait bien que Vincent était déconcerté, mais les quelques réponses vagues qu’elle lui lançait en pâture, le temps de réfléchir, ne le rassuraient pas.
— Je ne suis pas la mieux placée pour te parler d’Ariane. Peut-être qu’Irène en saurait plus. Après tout, c’est elle son amie d’enfance, elle à qui elle disait tout.
— Irène s’est engagée pour rapatrier nos prisonniers. J’ai essayé de la joindre. À l’heure qu’il est, elle doit être au fin fond de l’Allemagne, ou en Pologne.
Audrey aurait aimé en savoir plus sur ce qui s’était passé pour Vincent dans ces camps de prisonniers, mais n’osait pas le brusquer.
Vincent entendait presque ses interrogations muettes, mais cela lui semblait inopportun, en cette journée radieuse, de rappeler les heures sombres de sa captivité dans d’atroces baraquements, ces heures imprégnées de terre boueuse, de froid, de peau et d’os glacés, de peur, de violences et d’humiliations, comme si toutes ces années n’étaient constituées que de mois d’hiver. Qui aime convoquer l’hiver au beau milieu du printemps ? Cela l’enveloppait sans doute d’une aura de mystère qu’il ne recherchait pas, mais c’était comme ça.
Vincent surprit le regard d’Audrey sur lui. Il était embarrassé d’avoir eu à se découvrir devant elle. Il lui était pourtant reconnaissant de ne pas avoir évoqué à voix haute ce qui rendait sa démarche sûrement insolite. Après tout, ce n’était pas à lui de rechercher Ariane. Audrey aurait sans doute mieux compris que celui qui vienne la voir, aujourd’hui, pour savoir pourquoi elle avait disparu soit l’homme à qui elle était mariée quand Vincent l’avait rencontrée. Personne ne savait qu’Ariane l’avait quitté pour Vincent, et il n’avouerait jamais à personne qu’ils s’étaient aimés en secret.
*
Le grand air sur le port, le tintement joyeux des gréements, les battements d’ailes des voiles rappelaient à Vincent sa vie d’étudiant et les cafés pris en terrasse, mais pour échanger des confidences, il fallait être seul avec Audrey, dans un espace fermé qui ne laisserait pas partir les émotions au gré du vent.
Il prétendit ne pas se sentir bien au milieu de tous ces gens, il n’avait plus l’habitude. Et puis le port avait tellement changé maintenant que les Allemands avaient fait exploser l’immense pont transbordeur. La prouesse technique de cette toile d’araignée géante, la modernité de ses filins d’acier faisaient la fierté des Marseillais et l’admiration des architectes du Bauhaus. Son absence était aussi criante que si l’on avait ôté la tour Eiffel à Paris. Et les ruines, là, en face du fort, toutes ces rues, tous ces immeubles détruits du quartier Saint-Jean qu’on mettrait un temps infini à reconstruire et qui empêchaient d’oublier. Elle comprenait ? Il mentait à peine et Audrey eut l’air sincèrement désolé.
— Tu veux rentrer ?
— On ne pourrait pas aller chez toi ?
Audrey aurait adoré qu’il lui propose cela auparavant, mais là, maintenant… Elle qui n’avait jamais deviné quel était le lien entre Vincent et Ariane avait bien saisi désormais qu’il n’était là que pour parler d’elle.
Elle l’amena dans le petit appartement dont elle avait hérité de sa mère. Perché au dernier étage, sous les toits, il s’ouvrait sur une minuscule terrasse, envahie de plantes sauvages qu’elle avait ramassées dans la campagne. Elle lui servit un café médiocre, mais au moins elle en avait trouvé.
— Ariane est restée trois semaines chez moi. Et puis elle est partie.
— Où ?
— Je ne sais pas ! Je pensais qu’elle essaierait de réintégrer l’hôpital. J’étais prête à l’aider. Je travaille à la Timone maintenant. Ils l’auraient engagée. Mais elle ne voulait pas. »

Extraits
« Et pendant que le gardien lui livrait ses pensées impérissables sur le monde comme il va, Vincent sentit qu’il tenait là le seul moyen de retrouver Ariane. Des mille façons qu’il avait envisagées, il n’en voyait désormais plus aucune autre de valable que celle, folle, de s’engager dans cette équipe de déminage pour s’approcher des prisonniers allemands qui venaient du château des Eyguières. Il allait pouvoir entrer en communication avec eux, les aborder par paliers, entamer des discussions décousues, puis peu à peu, les apprivoiser. Lentement. Sûrement. Gagner leur confiance et leur estime en travaillant d’égal à égal à leurs côtés. Savoir enfin ce qui était arrivé à Ariane pendant l’Occupation, pourquoi elle avait disparu, où elle était. Et s’il avait de la chance, débusquer au sein même de l’équipe de démineurs le soldat allié dont parlait Ariane, ou l’officier dangereux dont parlait Irène. » p. 64

« Quand on aime lire, on est sauvé. » p. 67

À propos de l’autrice
DEYA_Claire_©Eric_BotteroClaire Deya © Photo Eric Bottero

Claire Deya est scénariste. Un monde à refaire est son premier roman. (Source: Éditions de l’Observatoire)

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Les sept vies de Mlle Belle Kaplan

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En deux mots
Belle Kaplan, actrice adulée, est une femme bien mystérieuse. Elle a pris soin d’effacer les traces de ses vies antérieures jusqu’au jour où des lettres anonymes ne la menacent. Au fil des révélations, la pression va alors se faire de plus en plus forte. Devra-t-elle à nouveau fuir?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Une actrice aux rôles multiples

Le nouveau roman de Gilles Paris s’appuie sur la mythologie hollywoodienne pour dresser le portrait d’une mystérieuse actrice. L’histoire de Belle Kaplan va alors nous entraîner vers le thriller, au fil des révélations sur son passé.

L’actrice la plus adulée est aussi la plus mystérieuse. Il faut dire qu’elle a mis un soin tout particulier à ne rien dévoiler de sa vie, tentant de parfaitement cloisonner vie publique – rares apparitions liées à la profession et à la promotion – et vie privée, jusqu’au choix de ses amants, soumis à des clauses drastiques de confidentialité.
Une stratégie du secret qui met tous les médias en transe, avides de pouvoir dévoiler un soupçon de sa vie, quitte à broder un peu quand ils constatent qu’ils n’ont que de maigres indices.
Il semble bien qu’un auteur de lettres anonymes soit plus au fait de l’histoire de Belle Kaplan que des milliers de journalistes. En lui écrivant « Je sais que tu t’es appelée Grâce, Paradis, Talia et Jade, avant de choisir Belle. Qui crois-tu berner? », il va l’inquiéter. Car elle n’a nulle envie que son passé soit révélé. Quand les sœurs qui l’ont recueillie dans un orphelinat de Montréal l’ont prénommée Grâce. Quand elle n’a dû son salut que grâce à Ben, son « frère jumeau » qui a grandi à ses côtés et avec lequel elle a commis ses premiers larcins. Et dont elle a perdu la trace. Ou pire encore, quand elle était prostituée de luxe et se faisait appeler Paradis.
Alors, elle est devenue Talia, a changé de continent. Jusqu’à ce jour où, au gré de ses rencontres avec des clients fortunés, elle ne croise un producteur. Ayant passé sa vie à changer constamment de rôle et d’identité, elle n’a eu aucun mal à endosser celui qui lui fera crever l’écran.
Alors, elle a engagé un détective privé pour tenter de retrouver Ben. Très vite, elle est alors devenue une star. Et très vite, elle a paradoxalement dû fuir la lumière.
Gilles Paris fait alors basculer l’histoire de l’ascension d’une femme partie de rien vers le thriller à rebondissements multiples. Se servant des codes des grands films noirs, il sème les indices qui vont peu à peu dévoiler le destin de cette femme hors du commun. L’amour contrarié, la soif de vengeance, l’ambition démesurée y sont autant de moteurs que d’obstacles. Les courts chapitres variant les styles et les époques – souvenirs d’enfance, confession épistolaire, rapport d’enquête – entraînent le lecteur dans cette ronde folle et captivante. De Rita Hayworth à Gene Tierney, de Lauren Bacall à Greta Garbo, on sent bien que les grandes actrices des années cinquante ont façonné cette Belle Kaplan. Mais au-delà de l’hommage aux grands films noirs et aux actrices qui les ont portés, les blessures de l’enfance et la solitude forcée apportent à ce roman qui se lit avec beaucoup de plaisir une note plus profonde. Que le ciel bleu d’Ischia aura bien du mal à faire oublier…

Les sept vies de Mlle Belle Kaplan
Gilles Paris
Éditions Plon
Roman
234 p., 19,90 €
EAN 9782259316965
Paru le 7/09/2023

Où?
Le roman est situé au Canada, à Montréal et Chambly, puis en France, à Paris et Montfermeil notamment. On y évoque aussi une île des Cyclades, Tokyo, Londres et les États-Unis, de la Floride à la Californie, en passant par New York. C’est du côté d’Ischia que se termine cette épopée.

Quand?
L’action se déroule il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Belle Kaplan est une star de cinéma aussi vénérée qu’insaisissable. Tous ses films sont des succès planétaires, mais elle se préserve autant des médias que des réseaux sociaux, et reste extrêmement discrète sur son parcours.
C’est elle qui se raconte et nous dévoile peu à peu cet avant sulfureux, tandis que des lettres anonymes lui parviennent n’ignorant rien de sa trajectoire d’autrefois.
Du présent à hier, nous suivons son histoire, à Paris, en Floride, à San Francisco, tandis qu’elle est sur le point de réaliser son plus grand rêve : tourner un film à Hollywood parmi un casting des plus prestigieux. Juste au moment où son grand amour réapparait, risquant de bouleverser son destin.

Les critiques
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Gilles Paris présente «Les 7 vies de Mlle Belle Kaplan» au micro d’Alexis Lacroix © Production Radio J

Les premières pages du livre
1 Je suis une femme libre qui décide seule de ses choix

Mon nom, Belle Kaplan, a été inventé par un producteur de films, qui l’a laissé surgir entre les volutes de son cigare. Je me tenais face à lui, après avoir obtenu le rôle de la duchesse de Polignac, fidèle amie de Marie-Antoinette, avec laquelle elle entretenait des relations ambiguës. Rares sont ceux, à part ce nabab rondelet, à se vanter de connaître mon ancienne identité, du moins l’une d’entre elles. Et je ne tiens pas à ce qu’elles émergent de ce passé sulfureux. À l’issue du tournage d’États généraux, qui m’a imposée dans ce milieu dont j’ignorais tout à l’époque, j’ai détruit le contrat original qui révélait ma distinction. J’ai escorté ce mentor jusqu’à ses bureaux, dans ce quartier haussmannien aussi désert qu’un dimanche de novembre. Je l’ai laissé m’embrasser. Sa bouche sentait la cendre et l’alcool fort. Son œil frisé contemplait mon corps sous l’étoffe relevée, alors que ses mains s’en emparaient.
Un mal pour un bien. C’est ce que j’ai pensé tandis qu’en moi tout n’était que simulation. J’ai interrompu nos ébats pour un verre. J’y ai versé un puissant hypnotique qui l’a renversé sur ce divan défraîchi où plus d’une comédienne avait dû se sacrifier. J’ai retrouvé mon engagement dans son ordinateur et je l’ai supprimé. Non sans difficultés : je n’entends rien à l’informatique. Avant d’abandonner cette agence aux lambris désuets, j’ai enfoncé mon talon aiguille dans son ventre replet, assez pour qu’il garde la marque de l’infamie. Je savais qu’il n’oublierait rien, à l’exception de mon patronyme. Mon agent, Basile Delorme, a toujours refusé, à ma demande, les scénarios qu’il me proposait. Je ne l’ai jamais revu. Il est mort d’une cirrhose l’an dernier.
Je n’ai pas de portable. Parfois, je profite d’un jetable que me procure mon assistante, Alice de Banville, et dont je me défais au plus vite. Je hais tout autant les réseaux sociaux. Je suis une femme libre qui décide seule de ses choix. Mon agent est un paravent, comme Alice. Tous deux sont avertis qu’ils ne doivent rien révéler à mon sujet. De toute façon, ils ignorent tout de moi. Je prends garde, à chacune de nos conversations, d’éviter tout épanchement. J’avais une vie différente avant d’être considérée comme la meilleure actrice française. J’ai enterré ce passé à l’exception de Ben, mon frère, que je recherche depuis des années. Personne ne doit soupçonner son existence. J’ai engagé un détective privé, grâce à l’un de mes gardes du corps, et payé son silence au prix fort. Julian Leclerc est un homme intègre – je sais les repérer. Je ne suis pas arrivée là où je suis sans prendre de risques mais j’ai toujours su faire taire les maîtres chanteurs ou les indiscrets. Je suis prête à tout pour préserver mes secrets. Tout ce qui compte aujourd’hui, c’est Ben, que je n’ai pas revu depuis le nom de Belle Kaplan. Il n’est pas vraiment mon frère, mais je ne fais pas la différence. Les dernières traces que j’ai de lui remontent en Floride, quand il était marié à Igor et qu’ils élevaient ensemble leurs trois enfants birmans adoptés. J’ai ressenti du bonheur pour lui. Mais il a quitté son cicérone, et s’est enfui. Ben ne sait que déconstruire. Il n’a pas cherché à me joindre. Comment aurait-il pu ? Je suis devenue aussi imprenable qu’une citadelle. Je dois le protéger après ce qu’il a enduré par ma faute. C’est la seule chose que je sais faire. En dehors de jouer la comédie.

2 J’ai toujours su dompter les hommes

C’est à mon passé que je dois cette rencontre avec le producteur Chaïm Haddad. À Devon Moore exactement, un magnat du timeshare de San Francisco, qui l’a convaincu de produire États généraux. Par la suite, ce milliardaire a financé d’autres productions qui ont creusé la dette du cinéma français. Mais à l’époque où le film est sorti sur les écrans, son nom s’étalait grassement dans toute la presse. Il organisait régulièrement des soirées et invitait tout ce que le cinéma charrie dans son sillage, comme le lit boueux d’un fleuve débordant. Chaïm dépensait des fortunes pour l’apparition de quelques vedettes certifiées et un nombre incommensurable de profiteurs que seul le septième art sait produire. J’étais alors une parfaite inconnue dans un casting qui n’aurait pas fait lever la tête à un cinéphile. Une erreur au casting. Le jour de la sortie, Chaïm Haddad s’est réfugié dans une salle de cinéma archipleine dès 10 heures, dans le quartier des Halles. Ce qui est de bon augure, selon les professionnels. Et quand il s’est avéré que le film tournait au triomphe, les médias ont commencé à s’intéresser à cette femme sublime surgie du néant, dont ils ignoraient tout. J’avais refusé d’écrire un seul mot pour le dossier de presse, je tenais à ce que le mystère soit total. Je n’éprouvais nulle envie de m’asseoir dans la suite d’un palace pour voir défiler face à moi des journalistes ayant pour seul but de satisfaire leurs lecteurs. Je laisse à ces écrivains éphémères et leurs lectrices de moins de cinquante ans se priver d’un passé que je me suis évertuée à faire disparaître. Je savais que j’aurais tout d’une diva sans le moindre égard pour les médias, dont je me passe à merveille. À vrai dire, je m’en fiche royalement. Si peu d’artistes sont réticents aux confidences, je m’enorgueillis de faire partie de ceux qui résistent. Je n’ai jamais été capricieuse, mais je serai toujours exigeante. Je n’ai que faire d’être aimée ou non. J’ai très vite imposé mes règles à Basile et à Alice : j’accepte de me rendre à une avant-première à condition que nul ne m’importune. Je suis prête à saluer la foule ou l’équipe d’un film, mais c’est ma seule concession. Pas de dîner, à la limite un déjeuner avec un décideur, producteur ou réalisateur, et, pour les soirées caritatives, je n’accepte que celles destinées à lever des fonds ou améliorer les lois en faveur des prostituées, ce qui surprend ma petite équipe, que je me garde bien d’éclairer.
Chaïm Haddad ne vaut pas qu’on s’y attarde davantage, il était un moyen pour parvenir à mes fins. J’ai fait de lui ce que bon me semblait – j’ai toujours su dompter les hommes. Enfin, si j’omets Pierre Lepage, mon géant. La voix, l’attitude, et le regard sont nécessaires pour cela. Aucun homme ne m’a vraiment résisté, et ceux qui ont tenté le regrettent amèrement aujourd’hui. Je n’ai ni remords ni regrets. Peut-être est-ce plus facile quand on vient de nulle part ? Comprendre la nature humaine est la clé pour se hisser au sommet. N’y voyez aucune prétention : je suis capable de convaincre mon plus farouche opposant. On change de vie comme on change de partenaire, aussi facilement, à condition d’en avoir les moyens. J’ai déjà eu six vies et cela me suffit. J’ai peu d’attaches, voire aucune. Ce sont sans doute des années d’observation et de privations qui m’ont menée à cette attitude. Je n’ai jamais eu besoin d’un mentor ou d’un gourou. Si étrange que cela puisse paraître, on s’en passe volontiers. L’essentiel est de rester aux aguets, car rien n’est jamais acquis ici-bas. Et une seule erreur de jugement peut vous réexpédier des années en arrière. Quoi que vous fassiez, il y a toujours un prix à payer. Jusqu’à maintenant, j’ai su éviter les pièges tendus par la comédie terrestre. Je suis faillible, évidemment, mais je m’efforce de me débarrasser du superflu. J’ai toujours su prendre les bonnes décisions dans les instants de solitude. Loin du chaos du monde.

3 Mon âme n’est plus à guérir

Je me trouvais au parc des Buttes-Chaumont quand j’ai été prise de panique, une attaque aussi intense que jadis au manoir d’Outremont, à la mort de Madeleine, mon entremetteuse. Je redoute plus que tout ces moments où je ne maîtrise plus rien. J’aurais dû consulter un psychanalyste, mais je savais par avance ce que j’allais entendre, ou plutôt ce à quoi je me serais soustraite. Mon âme n’est plus à guérir, elle ressemble sans doute au portrait de Dorian Gray que seul le vernis qui le recouvre rend encore présentable. Je venais d’être reconnue par un inconnu qui s’était assis à mes côtés sur un banc et disait m’avoir vendu des vêtements à Montréal. Je l’ai aussitôt détrompé, d’une voix glaciale, précisant même que je n’étais jamais allée au Canada. Il s’est excusé avant de quitter son siège et de se fondre dans la foule anonyme. Tout mon corps s’est aussitôt raidi, incapable du moindre mouvement.
Des feuilles d’automne virevoltaient autour des chênes. J’assistais telle une statue à ce ballet qui me rappelait les magnifiques saisons au Québec. Si je suis absente des réseaux sociaux et refuse d’être interviewée, c’est pour ne pas être reconnue dans la rue, comme cela venait de se produire. Je redoute ces succès qui ne me laisseront jamais en paix. Je dois m’habituer aux imprévus sans pour autant me fendre comme du bois sec. Je suis paralysée sur cette assise, transie de froid, accablée par la peur d’être découverte. Je sais bien qu’on ne gouverne pas tout dans une vie, même si je me persuade du contraire. J’en voudrais presque à sœur Clarence et à Madeleine de m’avoir fait porter l’armure en toute circonstance. Je me sens si démunie, exposée aux vents mauvais qui me font tant douter. De ma capacité à agir, à rester moi-même, sans avoir à me justifier.
Mon bras se désengourdit, j’arrive à remuer les doigts sous mon gant que je retire. J’enfonce mes ongles dans ma peau jusqu’au sang. Il n’est pas question de fendre l’armure. Peu à peu, la panique reflue, je la sens abandonner mon corps qui retrouve une certaine chaleur, malgré la fraîcheur d’octobre. La célébrité n’étant en rien préméditée, j’imaginais vivre dans un anonymat réconfortant. Aucun journaliste ne m’a connue à Montréal, je ne risque rien de ce côté-là. Je ne devrais pas me mettre dans un tel état pour un vieil homme inoffensif. Je m’en voudrais presque d’être aussi sensible quand tout m’a préparée à ne pas l’être. Je me garde bien de le montrer.
Ma vie est faite de retenues excessives, de rendez-vous manqués, à commencer par celui de ma naissance. On apprend de ses erreurs, évidemment. Mais chaque étape semble si difficile à franchir, surtout quand on s’est promis depuis la prime enfance de ne jamais faiblir. La vie paraît si dure quand on est privée de famille à peine sortie d’un ventre dont on ignore tout. Ne reste que la colère sourde qui s’atténue avec les années.
Tandis que je me lève lentement de ce banc, réajustant mon foulard et mes lunettes noires, il ne reste rien ou presque de ce moment d’égarement. Je dois me reprendre. Mes nombreuses métamorphoses à Montréal empêcheraient qui que ce soit de me reconnaître. Ce vendeur de fringues était une exception, renvoyée à la pénombre. Je n’irai plus jamais dans ce parc. La vie m’a appris à être seule. J’aime ce confort, sachant à quel point la nature humaine peut être décevante. Et tout ce que j’ai pu vivre à ce jour ne l’a jamais démenti.

4 Dire non est un luxe après tout ce que j’ai vécu

Je laisse Alice de Banville, mon assistante, me faire part des appels reçus à heure fixe, même si je suis sur un tournage. Autant regrouper ces frivolités auxquelles j’aime me soustraire la plupart du temps. Dire non est un luxe après tout ce que j’ai vécu, et je ne m’en prive pas. Un acteur audacieux qui souhaite me parler face à face. Un journaliste insistant qui pense à la couverture de son magazine, suivie d’un portrait de Belle Kaplan sur plusieurs pages. Une association de défense des animaux qui me sollicite pour son prochain spot télévisé. Invariablement je dis non, surtout s’il s’agit d’une demande d’interview. Je crains les journalistes. Sur chacun de mes contrats, je fais écrire en gras que je ne participerai qu’à une seule émission pour la promotion de mon film. En général le journal de 20 heures de TF1 ou France 2. J’interdis toute question, et si l’on m’en pose une, je me tais assez longtemps pour affoler le réalisateur en régie. Je refuse les contacts avec la presse écrite. Alors ces tabloïds se vengent, écrivent n’importe quoi, car aucun d’entre eux ne sait quoi que ce soit sur moi. Je n’ai pas d’addiction connue ni d’amant, on ignore tout de mon enfance ou de mon adolescence, je semble sans famille, et ça rend dingue cette presse-là. Je laisse faire, ne poursuis aucun journal : ils se ridiculisent eux-mêmes. Je ne suis pas mariée, n’ai aucune descendance, je semble aussi froide que la glace. Fatale, un féminin à gros tirage, a même suggéré que j’avais dû emprunter mon cœur dans une morgue. Pourtant, à les lire, on ne voit que moi à l’écran. Ils s’accordent tous sur ce point. La lumière me pare comme un coucher de soleil. Mes partenaires masculins, des plus inconnus aux plus célèbres, sont tous tombés amoureux de moi. Ils disent que sur un plateau je suis à la fois une mère attentive et soucieuse, une amante passionnée et charnelle, une amie idéale et généreuse. Ce que je ne suis pas dans la vie. Je n’ai rien d’incarné dans le réel, en dehors de ma beauté qu’on dit sidérante. Tous ces superlatifs ont le don de m’agacer. Mon regard s’accroche au hasard de mes interlocuteurs, sonde leur cœur comme un sonar, loin sous la surface. Impossible de le soutenir. Mon calme en toute situation étonne. C’est incroyable ce qu’on peut écrire sur moi sans même m’avoir croisée.
Quand Alice me lit les messages laissés à mon attention, elle voit bien que cela m’ennuie. D’un geste de la main je lui fais signe d’accélérer. Le mot « non » sort de ma bouche comme une balle qui ne rebondit pas. Si je suis intéressée, Alice le remarque à mon sourcil gauche qui se lève légèrement. Elle est heureuse, comme si elle dirigeait la marque célèbre dont j’accepterais de devenir l’égérie. Cette assistante a tout d’une oie blanche. Ensuite c’est Basile Delorme qui négocie l’accord – je ne parle jamais d’argent. Par ailleurs, je n’apprécie pas qu’Alice se tienne trop près de moi. Ni qu’elle s’asseye à mes côtés. Cela me rappelle trop la rue Gilford à Montréal, où les vendeuses s’affairaient près de moi, à la demande du géant, quand je me nommais Paradis. Alice a dû croire naïvement que nous pourrions devenir amies. Mais je n’en ai aucune. Je suppose qu’elle rêve de découvrir en moi une faille qui me rendrait humaine. Et ce ne sont pas les cadeaux que je lui fais à son anniversaire ou à Noël qui vont changer sa perception de moi. Même si les vêtements de grands couturiers qu’elle porte ou l’un de ces sacs luxueux sur son avant-bras semblent la combler. J’achète sa discrétion et la tiens à distance. J’imagine qu’elle se délecterait de vendre un de mes secrets au plus offrant. Pourtant, je l’aime bien, mais un peu comme un animal de compagnie dont on caresse distraitement la tête. Ce que faisait Madeleine au manoir, avec ses douze chiens. Ma vie m’a appris à ne faire confiance à personne.

5 Je sais qu’en fermant les yeux, il m’est facile de retrouver mon voleur

J’ai connu Régis Durand sur le tournage d’Incendiée, mon deuxième film. C’est un machiniste qui conçoit les décors au cinéma. Je lui ai interdit de parler de notre liaison à qui que soit. »

Extrait
« J’ai reçu la deuxième lettre anonyme à mon domicile. La même enveloppe, le même papier couché, le courrier toujours affranchi à la poste du Louvre. Je l’ai décacheté délicatement, retenant mon souffle en la lisant. Elle était encore plus précise que la précédente:
Je sais que tu t’es appelée Grâce, Paradis, Talia et Jade, avant de choisir Belle. Qui crois-tu berner? » p. 93

À propos de l’auteur
PARIS Gilles_©Didier_Gaillard-HohlwegGilles Paris © Photo Didier Gaillard-Hohlweg

Gilles Paris est l’auteur d’une quinzaine de livres. Son best-seller Autobiographie d’une Courgette a fait l’objet d’un film d’animation césarisé et multirécompensé en 2016. Il a été adapté au théâtre à Paris, au Tristan Bernard, où il sera à l’affiche jusqu’en janvier 2024. La pièce de Pamela Ravassard Courgette sera ensuite en tournée jusqu’en 2025. (Source: Éditions Plon)

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Une odeur de sainteté

MAUBERT_une-odeur-de-saintete  RL_automne_2023

En deux mots
Jeanne Doucet est un nez au service des parfumeurs. Mais cette fois, elle doit mettre ses talents au service des autorités ecclésiastiques. Elle est chargée de sentir une relique, le cœur de Émérence Denosse en vue de sa canonisation. Une expérience qui va la marquer très fortement.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le nez, le cœur et l’âme

Dans ce court roman Franck Maubert met en scène une femme dont le nez fait le bonheur des parfumeurs et à qui on demande de venir sentir une relique, le cœur d’une Sainte. Cette étrange mission va la bouleverser au point de vouloir tout savoir sur la mystérieuse Émérence Denosse.

Jeanne Doucet vient de se séparer de son mari. Et si la solitude lui pèse un peu, elle entend tout de même profiter de cette nouvelle liberté. Par exemple pour répondre favorablement à une demande qui semble incongrue. Elle est en effet contactée par Alexandre Bonnencontre, professeur à la faculté de médecine, qui connait sa réputation de nez au service des parfumeurs et lui propose un rendez-vous à la demande des autorités ecclésiastiques. Il s’agit de venir sentir une relique, le cœur d’Émérence Denosse, en vue de sa canonisation. Elle devra simplement dire ce qu’elle sent afin que ses remarques complètent le dossier en préparation.
Accueillie à la faculté par le professeur et le Diacre Caposi, on lui confie la relique retirée d’un coffret en bois puis d’un cardiotaphe en argent.
«J’inscris sur la feuille quadrillée mon tout premier sentiment: Un cœur plein de nuit. Je pourrais m’y arrêter mais je poursuis: Odeur somnolente, complexe de chaleur et de mousse, suavité et douceur. Oubli, espérance antique. Et toujours, comme sous une dictée automatique, je tisse un ramage de baumes, de préparations d’apothicaires: Aloès, traces de substances diverses, alun, fruits, pomme probablement, absinthe, menthes, myrrhe, sauge, benjoin peut-être, minéral éventé, roches brûlées. Ma langue se tarit dans la confusion. Je conclus simplement : Une senteur ténue mais voluptueuse caractérise ce petit cœur.»
Cette mission très particulière va marquer durablement Jeanne. Sans vraiment comprendre pourquoi, elle brûle d’envie d’en savoir plus sur cette Émérence «de retrouver celle qui venait de m’offrir ce qu’elle avait de plus intime: le parfum de son cœur, ce cœur qui m’a imprégnée. Est-ce cela ce qu’on appelle l’odeur de sainteté, ce sentiment qui vous entraîne dans l’au-delà?» Mais les informations sont sommaires. On peut tout juste lui indiquer où a vécu la Sainte.
Jeanne s’octroie alors quelques jours de congé et prend la direction de l’Indre-et-Loire. Après Pont-de-Ruan, que Balzac décrivait ainsi dans Le Lys dans la vallée: «joli village surmonté d’une vieille église pleine de caractère, une église du temps des croisades, et comme les peintres en cherchent pour leurs tableaux», la voici à Saché, autre terre balzacienne, pour retrouver les traces d’Émérence.
Keiko, la tenancière du petit hôtel dont aucune des chambres n’est occupée, ne va pas beaucoup l’aider, même si elle semble s’intéresser à sa quête. En revanche, le vieil Hurteau, qui la croise sur la route et lui propose de la ramener, sera capable de remonter un peu le temps et de lui parler de la famille Denosse, de la mener jusqu’au moulin où étaient organisées des parties fines pour les notables du coin.
Si le libraire Grémille ne pourra confirmer ces rumeurs, il possède en revanche un document étonnant, un cahier noir dans lequel Émérence disait sa peine et sa souffrance. On l’aura compris, c’est par bribes que Jeanne se rapproche de son but. Mais chacune de ses rencontres vient aussi ajouter au mystère, car Keiko, Hurteau et Grémille semblent conserver une part de leurs secrets.
L’enquête va alors prendre une dimension mystique. «J’ai rencontré un cœur qui ne s’accommode pas d’être mort, un cœur qui a traversé toutes les douleurs, un cœur qui désormais appartient à ma vie. Et c’est comme si je me dédoublais, il s’ouvre et se ferme comme une fleur à la tombée du jour. Il me paralyse, me presse la poitrine, quand je le sens prendre de l’assurance, mes artères se rétractent. J’entends sa révolte et je puise en lui toutes mes forces. Il m’aide à lutter centre l’étouffement. Aucune supplication ne peut m’inciter à ouvrir la bouche. Puis tout revient, tout frémit et se ranime. Il est doux de rejoindre Émérence.»
Franck Maubert joue à la perfection le registre du trouble, passant de la science à la quête spirituelle, du rationnel à l’irrationnel, le tout par petites touches impressionnistes, mais qui créent une ambiance forte en sensations et en émotions. Alors, avec Jeanne, le lecteur a la sensation de «glisser dans un autre monde»

Une odeur de sainteté
Franck Maubert
Éditions du Mercure de France
Roman
120 p., 14,80 €
EAN 9782715261372
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé à Paris puis dans l’Indre-et-Loire, à Pont-de-Ruan, Saché, Richelieu, en passant par Chartres, Azay-le-Rideau et Saint-Pierre-des-Corps.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jeanne Doucet, nez au service de grands parfumeurs, est sollicitée pour une étrange mission. Elle doit humer le cœur d’une sainte, Émérence, en vue d’une béatification. Face à cet organe sec dont se dégage un parfum indéfinissable, Jeanne est bouleversée, sa vie bascule. Comme si l’esprit qu’il renfermait s’emparait d’elle. À travers les âges, elle perçoit une peine indicible et d’innommables souffrances. Hantée par Émérence, assaillie de visions, elle n’aura de cesse de percer son secret. Désormais, c’est bien son cœur qui la guide sur ses traces. Peut-être, à travers ce mystère, est-ce une part d’elle-même qu’elle cherche à retrouver…
Franck Maubert nous entraîne sur des chemins fantastiques à la croisée du merveilleux et du mystique.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Culture Tops (Cécile Rault)
Causeur (Jacques-Emile Miriel)
RCJ


Franck Maubert présente «Une odeur de sainteté» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Je considère le monde comme une vaste réserve de parfums et d’odeurs. Je ne me souviens plus exactement des tout premiers, ceux d’avant les fleurs, des roses aux arômes si changeants adossées à la treille des pierres chauffées au soleil, ceux des mousses humides des sous-bois, peut-être ceux brûlés du caoutchouc d’un pneu, mêlés à ceux du goudron chaud, ou encore ceux de la poudre des pétards lancés par des gamins de l’école. Mais bien avant, toute petite fille, la forte prégnance puante de mes propres excréments, miasmes innommables, m’avait profondément perturbée, même dégoûtée. Il m’était impossible de vivre au rythme de cette putréfaction, de ce monologue intérieur obsédant. J’avais décidé de ne plus me nourrir. Il m’a fallu réapprendre à manger. Ma mère, fine cuisinière, s’en est chargée, s’y est appliquée. La laitue fraîchement cueillie dans le jardin, les herbes, persil ou cerfeuil, plus tard l’ail qui pique les narines ou encore l’oignon cuit m’y ont aidée. Peu à peu j’ai apprécié les saveurs des aliments, celle de la rhubarbe aux tiges marbrées de rouge, que ma mère faisait fondre avec une noix de beurre et du sucre, qui embaumait d’une légère amertume nos soirées de fin de printemps. Et toujours, quand ces arômes parviennent à mes narines, ils réveillent ma gourmandise. Il me suffit de plisser les yeux et les jours anciens apparaissent. Les senteurs tendres de la maison de pierre et son grand jardin plein de pluie ressurgissent. Comme il était plaisant, au mois de juin, de m’assoupir sous l’épais édredon des fleurs de tilleul. Sa douceur sucrée annonçait les jours tranquilles de l’été. J’avais une petite camarade avec qui je cabriolais dans les chaumes, durant les vacances, insouciante et heureuse, et au temps des moissons, à l’exhalaison des champs de blé fraîchement coupé, de la chaleur des foins, j’associe le ravissement et, peut-être, le parfum de la félicité, celui d’une peau laiteuse égratignée, de sang séché. La mémoire olfactive n’efface pas les jours enfouis, elle étire le temps, ravive les souvenirs, nourrit les légendes, fait rayonner en nous toute la vie. Les demeures ont leurs senteurs fidèles qui somnolent quelque part dans un coin de la tête, comme des gardiens de l’enfance. Nous vivions au bord d’une rivière, des remugles de vase remontaient, leur âcreté me semblait venir des profondeurs de la terre, ils ne m’ont jamais quittée et je ne peux que les aimer. Les jours de chaleur, lorsque je marche sur les quais de la Seine, comme aujourd’hui, quelque chose de sourd monte en moi, m’emporte et dilate mon cœur.
Le monde des odeurs m’attirait à un point tel qu’il s’est imposé comme une vocation, ce goût pour les parfums est devenu une passion, ma passion, j’en ai fait mon métier. J’ai appris à reconnaître et à mémoriser toutes sortes de fragrances et à les traduire, les assembler. Ainsi, toutes leurs subtilités les plus diverses sont classées dans ma tête comme les livres d’une sage bibliothèque avec ses curiosités, ses surprises et ses fantaisies. Je parvenais, sans peine, à distinguer tous les composants d’un vin par exemple. J’avais même, un moment, envisagé la profession d’œnologue mais le milieu très masculin des sommeliers m’y a fait renoncer. Les fleurs et la botanique ont ma préférence. Il y a quelque chose d’émouvant à suivre l’horloge de la nature, ses effluves qui accompagnent la fuite du jour. J’ai appris avec beaucoup d’intérêt, dans les jardins de Grasse, la savante alchimie des préparateurs qui consiste à soustraire aux pétales de fleurs, aux noyaux, aux graines, aux racines, aux rhizomes, aux écorces, aux feuilles, aux gommes, bref à extraire des plantes leur part invisible : leur parfum. J’ai pris beaucoup de plaisir à comprimer, macérer, tamiser, mixer, mélanger, pétrir, broyer, filtrer, concentrer tous ces ingrédients, les transformer en poudre, en pommade puis en liquide jusqu’à l’étape ultime de la distillation. Il m’a fallu apprendre tous les secrets de ces senteurs, les maîtriser, savoir les contenir et les conserver. La science de capter l’esprit des fleurs, des résines, des sécrétions animales requiert grâce, finesse et raffinement. Je suis rompue à l’exercice et travaille pour un laboratoire au service des plus grands parfumeurs.
Je me souviens avoir lu dans une anthologie cette phrase : « Le printemps a des fleurs dont les arômes m’ennuient. » Et je me demande encore comment un poète avait pu avoir cette pensée tant les vertiges fugaces d’une pivoine, d’une violette ou d’une brassée de lilas offrent un plaisir immédiat, une offrande unique à celui qui les respire.

Nous sommes en février, et par cette journée ensoleillée on se croirait déjà en avril, j’ai décidé de faire le chemin à pied. Bien avant d’apercevoir la masse jaune d’un mimosa, dont le soufre éblouissant éclate entre deux immeubles, j’ai saisi sa douceur paillée qui se mêle aux vapeurs de gazole des taxis. Je m’arrête un instant pour contempler ce bouquet subreptice et en profite pour consulter les messages sur mon portable.
« Le diacre Caposi et moi-même vous accueillerons à la faculté, entrée principale, au troisième étage Porte C. Cordialement. Alexandre Bonnencontre. »
D’une fenêtre s’envole un air baroque. Est-ce cet instrument dont on dit qu’il a la voix humaine ? Sur le même trottoir, un peu plus loin, les portes ouvertes d’un centre sportif laissent échapper de fortes émanations de sueur. Et au fur et à mesure de ma marche, encore plus loin, le long d’un square, d’un talus aux herbes pelées montent des relents d’urine. En ville, la façon dont tout se mélange dans l’air a quelque chose de déconcertant. Et il est simple pour le commun des mortels de constater qu’il y a plus de mauvaises odeurs qui nous mettent mal à l’aise que de bonnes. Au quotidien, posséder un nez puissant est, en fait, un handicap plus qu’une qualité.
Quand le professeur Bonnencontre m’a appelée, j’ai tout d’abord cru à une mauvaise blague. Je suis dépêchée pour une bien étrange mission, remplir un office que « personne d’autre que vous ne peut remplir », m’a-t-il dit. On me charge d’aller renifler le cœur d’une future sainte, en vue d’une béatification, vérifier avec mon nez un cœur, un cœur censé être souverainement pur. J’ai souri et m’est revenue en tête cette définition d’un saint que j’avais lue quelque part : Quelqu’un qui a purgé sa peine.
Émérence, c’est son étrange prénom, devrait être canonisée dans quelques semaines. J’ai effectué de rapides recherches et j’ai découvert une sainte, morte en 304 après J.-C., contemporaine de sainte Agnès. Ça ne pouvait donc pas être la même. Et c’est à moi qu’il revient de décréter si cette inconnue est en odeur de sainteté, moi une agnostique. Quand on m’a fait cette proposition, j’ai été prise d’un rire nerveux et bêtement j’ai pensé : Comme si le prénom de tous ces saints inconnus inscrits sur un calendrier ne suffisait pas. Les plus célèbres, ceux proposés en exemple, ne soulagent-ils pas ? À quoi bon allonger la liste ? Puis l’expérience m’a tentée et j’ai finalement accepté ce défi mystérieux. Je me suis dit qu’il y a toujours de la vie même dans ce qui est mort. Je ne connaissais rien au processus de canonisation que j’imagine lent et semé d’embûches.

Un soleil encore pâle éclaire les façades grisées par la pollution. J’évite de penser à ce qui m’attend, mais une appréhension m’occupe et me taraude. L’air est doux comme le sont parfois les journées d’un printemps précoce. Je décide de marcher jusqu’au-delà de la limite de la ville pour me rendre à la faculté de médecine où ce singulier rendez-vous m’a été fixé. Tranquille en apparence, troublée intérieurement. Que fait ce cœur au sein d’une université ? Tout cela me chiffonne. Je suis la Seine jusqu’au moment où je dois regagner le niveau des voitures et longer des immeubles récents aux formes géométriques appuyées dont les volumes anguleux se reflètent sur leurs façades lisses et composent une galerie des glaces sans fin. Je m’égare au milieu des buildings et, après avoir demandé ma route à un passant, je coupe à travers un jardin public bordé d’un lac. La faculté se situe un peu plus loin, quelques centaines de mètres, juste à la sortie de la ville. Un ancien panneau Michelin en lave émaillée annonce les limites de Paris, cinq lettres bleues barrées d’une diagonale rouge. La borne sur son pied de béton armé se tient comme le témoin d’un autre temps, comme ce cœur qui ne bat plus et qui m’attend.
Avant d’entrer dans l’immeuble de verre et de métal des années 1970, je m’arrête au pied des marches, active le mode « Avion » de mon portable et reprends ma respiration. Une dernière fois, je me demande pourquoi j’ai accepté cette étrange mission. Par curiosité sans doute, l’expérience m’intrigue. Des étudiants sortent du bâtiment par grappes de deux ou trois, les filles et les garçons me paraissent très jeunes, puis ils s’éparpillent sur le campus. Je me dis qu’il y a bien longtemps que je ne me suis rendue dans une fac.
Deux hommes patientent dans le hall. J’ai compris aussitôt qu’ils guettent mon arrivée. À ma vue, leurs chuchotis cessent. C’est Alexandre Bonnencontre qui le premier s’avance vers moi, ce médecin légiste et professeur de médecine enseigne à la faculté, il m’a contactée quelques semaines auparavant. Il m’avait dit : Vous avez la réputation d’être notre meilleur nez, d’avoir un odorat infaillible, mieux que nulle autre, un peu comme une focale cellulaire capable de scruter ce que l’œil nu ne peut discerner. Jeanne Doucet, nous vous attendions. Alexandre Bonnencontre me remercie d’être venue jusqu’à eux et vante mes qualités auprès du diacre. Ce qui provoque chez moi une gêne, je baisse la tête.
Les cheveux en broussaille, vêtu d’un pantalon de velours côtelé orange et d’un blouson en jean, des bagues à ses doigts : sa désinvolture tranche à côté de la tenue sobre de l’homme au costume noir lustré, presque usé par endroits. Au revers de sa veste, une petite croix d’argent. Il a l’air jeune mais, à cause de sa calvitie, son teint de poussière, il m’est impossible de lui donner un âge, peut-être la quarantaine. Bonnencontre, malgré sa décontraction, lui, doit avoir dépassé la cinquantaine. Le diacre Caposi se présente au nom du diocèse en excusant l’évêque retenu ce jour-là par d’autres obligations. Avant de me serrer la main qu’il garde longuement dans la sienne, il remonte ses lunettes fumées sur le front de sa face de poisson. L’onctuosité de ses yeux bleus, de ses paroles. Il me remercie d’avoir accepté bénévolement cette tâche délicate. Ses mots sortent de sa bouche comme ralentis. Je parviens difficilement à dégager ma main de sa paume, pressée de me soustraire à son odeur de camphre et d’encens froid. Je n’y peux rien, c’est animal, lorsque je rencontre quelqu’un, c’est tout d’abord mon nez qui s’exprime. Il m’arrive parfois de rêver souffrir d’anosmie tant les gens empestent, sans même qu’ils s’en rendent compte. Le professeur, lui, doit s’asperger d’une eau, cédrat et bergamote, Aqua mirabilis Coloniae, associée à du tabac blond froid. Lorsque nous passons près du distributeur automatique à café, il me propose une boisson. Je refuse et dois lui expliquer que n’importe quel breuvage pourrait perturber mes facultés olfactives. Pardonnez-moi, je suis sot, votre outil de travail…, murmure-t-il.
Pourquoi le cœur d’une religieuse est-il conservé dans une faculté de médecine ? La question me revient une fois encore, me brûle les lèvres ; je me retiens de la poser à l’homme d’Église comme au médecin. Après avoir pris un ascenseur nous avançons tous les trois de front, en silence, dans un couloir monotone, le professeur les mains dans les poches et le religieux, derrière le dos. Nous franchissons une première porte, une deuxième et enfin, tout au fond, une dernière qui s’ouvre sur une pièce où se tient un homme vêtu d’une blouse blanche qui se confond dans la neutralité du décor. Le professeur n’a pas à se présenter, il décline mon nom et ma fonction ainsi que l’identité du diacre, Victor Caposi. Le laborantin nous invite à nous asseoir autour d’une table au plateau en Formica. Une gêne s’installe. Les fenêtres à guillotine sont closes et la pièce sans effet comme pourrait l’être un laboratoire désaffecté. L’auxiliaire se dirige vers un meuble métallique, sort un trousseau de clefs de la poche de sa blouse. La porte grince et, du fond de l’armoire, il extrait un coffret rectangulaire en bois clair de petite taille, un ruban bleu pervenche noué autour. Nous le fixons tous les trois, le visage sans expression, comme hypnotisé par le parallélépipède, puis nos regards finissent par se croiser. Le silence s’impose de fait.

Le laborantin referme le placard, et s’approche, trésor en main qu’il dépose avec précaution sur la table. Il dénoue la faveur de bolduc, ouvre la boîte à l’aide d’une minuscule clef. Au milieu de la ouate jaunie repose l’objet, un cœur en argent gravé, et, reliée à un fil, une étiquette. Mes mains se mettent à trembloter comme si je grelottais. J’essaie de me maîtriser et que personne ne le remarque. Un brusque rayon de lumière fait briller la châsse argentée. Maintenant, à vous d’opérer, me dicte d’une voix solennelle Alexandre Bonnencontre. Une pensée me traverse l’esprit : c’est la première fois que je procède à une telle expérience et je ne suis pas sûre de moi. Je demande à être seule face au reliquaire afin qu’aucun autre obstacle ne vienne me distraire. Dans un hochement de tête, les trois hommes s’éloignent de la table, quelques pas traînants en arrière. Je prends mon temps, examine l’écrin finement guilloché. Alexandre Bonnencontre, qui m’observe, remarque mon hésitation et me répète d’une voix plus ferme : Maintenant, à vous d’opérer. J’ai l’impression que nous jouons tous une comédie. Nous ne pouvons échapper à un aspect théâtral malgré le décor d’une blancheur lactique qui exagère le contraste. Je ne sais pas à quoi correspondent les obscures inscriptions à l’encre violette sur la fiche, quelques mots en latin d’une fine écriture chantournée, illisible, probablement ultérieure, due à une main anonyme. Seuls un nom et des dates en plus gros caractères se détachent distinctement : Denosse 1815-1846. J’aimerais tant voir apparaître son visage. Une photographie ? Impossible, la technique balbutiait à peine. Une peinture ? Un dessin ? Des recherches seront nécessaires, on ne sait jamais. Et Émérence, ce prénom troublant, qui désoriente… Je dois soulever un mécanisme délicat et regarder ce qui reste d’un cadavre. D’un coup d’ongle je pousse le mentonnet, le couvercle du cardiotaphe se soulève. Apparaît une toute petite chose, un petit rien : un fruit sec de couleur brune. La vie prise dans la mort comme un fossile dans une roche. Un cœur ancien, limbes de l’existence. Je ne peux retenir un court cri sec, un cri d’effroi. J’ai peine à croire que cette noix, petit bloc compact a battu un jour, a été le moteur d’une vie. Je perçois le poids des regards des hommes qui se tiennent debout, quelques pas en arrière ; ils savent se taire. Le prêtre, lui, ne peut s’empêcher de s’approcher et de retenir le signe de croix, geste d’une bénédiction, prêt à baiser le fer-blanc. Il marmonne un chant inaudible, je l’entends à peine. D’un mouvement, je lui demande de s’écarter, de peur qu’il ne poursuive ses prières, de sentir son haleine. J’attends qu’il retrouve sa place. Un malaise s’installe. Il me faut m’exécuter rapidement. Pour flairer, renifler, je m’y prends à trois reprises. Tout d’abord, je fais le vide, ferme les yeux, enfin concentrée, contracte mon thorax, gonfle ma poitrine, puis incline ma tête sur le reliquaire en argent aussi gros qu’une boîte d’allumettes. Alentour, le silence. Mon nez maintenant à quelques centimètres, si près du petit cœur, si petit qu’il ressemblerait à une mandarine rétrécie à la peau desséchée. Le mien palpite. Je reste un moment à regarder ce caillou alourdi de quiétude, presque à l’admirer, puis, les yeux fermés, je me lance, nez en avant, de longues secondes toutes narines ouvertes à aspirer de profondes bouffées juste au-dessus. C’est comme si un autre monde entrait en moi. Habituellement, lorsque je pratique ce type d’exercice à l’aveugle, avec divers corps étrangers, des feuilles sèches, des lichens, des herbacées ou des fruits, se dégagent des évocations précises, impressions nettes de matinée d’été ou de printemps, d’iode ou de jardins exotiques. Là, quelque chose d’inconnu vient me caresser les narines, tout d’abord une douceur condensée, un monde sous narcotiques, encore endormi, qui laisse part à l’imagination, non sans trouble, sans appréhension. Des motifs colorés se mettent à papillonner, des lumières informes, abstraites dansent comme à l’intérieur d’un kaléidoscope. Une mélancolie s’empare de moi. J’entends venir une peine lointaine. Alors la notion du temps disparaît, l’esprit ne peut que sombrer dans un abîme peuplé d’ombres. Je me tasse sur moi-même. Je m’efforce de m’extraire de cet étourdissement, de ressusciter. Je finis par lever un peu la tête dans l’impossibilité de parler. Je sens le rose me monter aux joues, comme si j’avais bravé un interdit. D’abord, un gros soupir puis, en lenteur, ces mots s’échappent de mes lèvres comme si quelqu’un d’autre les prononçait : Il est plein de nuit. Je ne savais quoi dire d’autre. Par les fenêtres des immeubles, le contraste saisissant d’un ciel blanc. L’espace de quelques secondes, j’ai eu l’impression d’un voyage dans le temps. Je referme avec précaution la châsse d’argent en forme de cœur et je me retourne vers les trois hommes, spectateurs impassibles. Leurs visages perdent leur fixité pensive et je peux y lire une sorte d’émoi. Le diacre Caposi a placé ses lunettes fumées sur son front dégarni et se signe à nouveau. Vous êtes satisfaite ? La lumière est si crue qu’elle mange une partie du visage d’Alexandre Bonnencontre. Je bredouille : Je sais si peu de choses d’elle… – Nous préférons vous renseigner une fois votre expertise faite, nous ne voulons pas vous influencer. L’homme à la blouse blanche reprend le reliquaire et le range dans son armoire, un trésor dans son coffre.

Alexandre Bonnencontre me propose de m’isoler dans son bureau situé à l’étage au-dessus afin que je rédige mes impressions. À moins que vous ne préfériez travailler ici, si cela ne vous dérange pas. – Ça ne me dérange pas. Je m’installe et sors de mon sac à main un bloc Oxford et un stylo-feutre. Alexandre Bonnencontre, suivi du diacre Caposi, quitte la salle. Prenez tout votre temps, nous nous tenons dans la pièce d’à côté. Avant d’écrire, je me dis que les sensations restent toujours tributaires de leur objet. Comment demeurer insensible face à cette noix de vie ancienne ? Ma vision se trouble, page blanche comme de l’eau tremblée. Quel vocable pour dessiner l’éphémère ? Absence de référence. Le cœur n’est pas un vin habillé de sa tunique cuivrée, celui des peintures flamandes, celui qui claque sous la langue, enivre, rend la bouche d’or et fait couler paroles et rires. Le cœur s’est tu, depuis longtemps, deux siècles, langue morte, sang éventé. Quels mots pour célébrer la disparue ? Les parfums ont ce pouvoir de tirer du sommeil une vie. J’avais appris que le mélange se fait dans la mémoire ; les odeurs vous embarquent, vous font rêver, alors surgit le verbe. Je ne serais pas bavarde. On m’avait prévenue : Quelques phrases suffiront, juste vos impressions. Soudain une image infuse tout mon être. Me viennent les mots, des mots noués les uns aux autres pour ce lambeau de chair morte d’une couleur vermeil vieilli, cuir patiné, bogue froide à la raideur de marbre. Peur de m’égarer dans ce noyau d’ombres odorantes. J’inscris sur la feuille quadrillée mon tout premier sentiment : Un cœur plein de nuit. Je pourrais m’y arrêter mais je poursuis : Odeur somnolente, complexe de chaleur et de mousse, suavité et douceur. Oubli, espérance antique. Et toujours, comme sous une dictée automatique, je tisse un ramage de baumes, de préparations d’apothicaires : Aloès, traces de substances diverses, alun, fruits, pomme probablement, absinthe, menthes, myrrhe, sauge, benjoin peut-être, minéral éventé, roches brûlées. Ma langue se tarit dans la confusion. Je conclus simplement : Une senteur ténue mais voluptueuse caractérise ce petit cœur. Je ne sais pourquoi, sans m’en être rendu compte, une larme échoue sur la page, s’étale sur le mot « suavité » formant une trace circulaire bleue d’aquarelle.

Après être restée un moment abasourdie, je rejoins le professeur Bonnencontre et ses acolytes. Je lui tends mon bloc-notes comme une bonne élève rendrait sa copie. Il parcourt le paragraphe. Le diacre Caposi, plus grand, très maigre, se glisse par-dessus son épaule, tout aussi curieux de mon commentaire. N’est-ce pas lui, après tout, le premier intéressé ? Mes doigts se nouent, un trait glacial remonte le long de ma colonne vertébrale. Après avoir lu, tous les deux me regardent en hochant la tête. Je soupçonne une déception dans le regard du professeur. Un mince sourire de satisfaction sur les lèvres du diacre me rassure. Bonnencontre se tourne vers lui qui dodeline de la tête. À vous la parole, mon père. Les yeux mouillés, Victor Caposi me fixe de son regard clair : Ce n’est pas à moi de décider, je dois attendre le verdict final de l’évêché, mais, pour moi – il se mord les lèvres – vos impressions ne font que confirmer la sainteté de la fille de Dieu, Émérence Denosse. Vous avez su entendre ses lamentations mélodieuses, ça ne fait aucun doute. Il poursuit de sa voix grêle : Au nom de Dieu, je vous remercie. Il recule de quelques pas, baisse la tête, prostré. Il me remercie à nouveau. Je me surprends à m’incliner pour le saluer. Je n’avais pas remarqué ses pieds nus dans les sandales. Sans doute ne le reverrai-je plus jamais. Alexandre Bonnencontre me demande de leur poster ma note par mail et me tend une carte de visite sur laquelle il a crayonné les coordonnées du diacre Caposi. Je lui promets de lui envoyer mon compte rendu dans les prochains jours. Il me raccompagne jusqu’au rez-de-chaussée, toujours cette nébuleuse d’eau de Cologne autour de lui, favorisée par un courant d’air. Arrivé au pied de l’escalier, il tire de sa poche un paquet de cigarettes : Maintenant, je peux ? Et il m’explique qu’il va se charger de poursuivre ses recherches, examens chimiques du cœur d’Émérence Denosse, passage au scanner afin de déterminer les causes de sa mort et tenter de déceler ses maladies. Il me dit : Si les suites vous intéressent, je vous préviendrai. Oui, désormais, il m’était impensable de ne pas en savoir plus. Je ne lâcherai plus Émérence Denosse. »

Extraits
« Le monde des odeurs m’attirait à un point tel qu’il s’est imposé comme une vocation, ce goût pour les parfums est devenu une passion, ma passion, j’en ai fait mon métier. » p.13

«J’inscris sur la feuille quadrillée mon tout premier sentiment : un cœur plein de nuit. Je pourrais m’y arrêter mais je poursuis : odeur somnolente, complexe de chaleur et de mousse, suavité et douceur. Oubli, espérance antique. Et toujours, comme sous une dictée automatique, je tisse un ramage de baumes, de préparations d’apothicaires : aloès, traces de substances diverses, alun, fruits, pomme probablement, absinthe, menthes, myrrhe, sauge, benjoin peut-être, minéral éventé, roches brûlées. Ma langue se tarit dans la confusion. Je conclus simplement : une senteur ténue mais voluptueuse caractérise ce petit cœur. » p. 24

« Je brûle d’envie de la connaître, retrouver celle qui venait de m’offrir ce qu’elle avait de plus intime: le parfum de son cœur, ce cœur qui m’a imprégnée. Est-ce cela ce qu’on appelle l’odeur de sainteté, ce sentiment qui vous entraîne dans l’au-delà ?
Émérence, ce nom me paraît si beau. Je souhaite un monde qui nous rapproche. » p. 28-29

« Mais comment l’oublier, grâce à mon don, j’ai rencontré un cœur qui ne s’accommode pas d’être mort, un cœur qui a traversé toutes les douleurs, un cœur qui désormais appartient à ma vie. Et c’est comme si je me dédoublais, il s’ouvre et se ferme comme une fleur à la tombée du jour. Il me paralyse, me presse la poitrine, quand je le sens prendre de l’assurance, mes artères se rétractent. J’entends sa révolte et je puise en lui toutes mes forces. Il m’aide à lutter centre l’étouffement. Aucune supplication ne peut m’inciter à ouvrir la bouche. Puis tout revient, tout frémit et se ranime. Il est doux de rejoindre Émérence. » p. 60

À propos de l’auteur
MAUBERT_Franck_©Francesca_MantovaniFranck Maubert © Photo Francesca Mantovani

Franck Maubert est né en 1955 à Provins, essayiste et romancier, il débute sa carrière en tant que critique d’art et journaliste pour de nombreux titres et émissions. Il abandonne finalement son activité journalistique pour se consacrer pleinement à l’écriture. Auteur d’essais sur l’art et le processus de création, il écrit également des romans. Il reçoit notamment le Prix Renaudot pour Le dernier modèle en 2012. (Source: Éditions du Mercure de France)

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Le Manoir des glaces

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En deux mots
Eleanor découvre sa grand-mère assassinée. Alors que l’enquête de police piétine, elle se rend avec son compagnon et l’exécuteur testamentaire dans le vaste domaine dont elle vient d’hériter. Alors qu’un hiver rigoureux s’installe, elle cherche à en savoir davantage sur l’histoire de ses aïeux. Mais la mise à jour de secrets de famille ne semble pas plaire à tout le monde. L’assassin rôde toujours.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vie cachée de ma grand-mère

Camilla Sten nous revient avec un thriller tout aussi glaçant que «Le village perdu». Cette fois une héritière est confrontée à de lourds secrets de famille et à un tueur qui rôde autour du manoir isolé qu’elle est venue découvrir alors que l’hiver et la nuit s’installent.

Ce thriller saisissant s’ouvre par un interrogatoire. Eleanor doit tenter d’expliquer les circonstances de la mort de sa grand-mère. En lui rendant visite, elle l’a découverte avec des plaies au cou, des ciseaux dans la main. Mais elle a aussi croisé son assaillant, un homme en noir, qui a pris la fuite. Le problème, c’est qu’Eleanor souffre de prosopagnosie, le trouble de la reconnaissance des visages. Son cerveau n’enregistre pas les visages humains et se contente de détails comme la vivacité d’un regard. L’enquête s’annonce particulièrement délicate.
D’ailleurs cinq mois plus tard, elle piétine toujours. En revanche, les formalités de succession peuvent suivre leur cours. Eleanor découvre avec stupéfaction qu’elle hérite d’un grand domaine avec une forêt et des terres de chasse, à une heure et demie de route au nord de Stockholm.
Elle décide de se rendre sur place avec Sebastian, son compagnon, et d’un avocat, Rickard Snäll. «Quand elle débouche de la clairière, elle découvre une grande bâtisse bien entretenue de deux étages, somptueuse avec ses murs en crépi blanc et ses rangées de fenêtres noires qui vous regardent sans vous voir.» Elle constate que sa tante Veronika, la sœur de ma mère, a également fait le voyage. En revanche, Bengtsson, le gestionnaire du domaine, semble s’être évaporé. Et ce n’est pas le seul mystère qui plane au-dessus de ce vaste domaine. Au cours de leur inventaire, Eleanor va découvrir un carnet rédigé en polonais dans une petite chambre occultée et va tenter d’en savoir davantage sur l’histoire de ses grands-parents.
Qui était vraiment Vivianne? Qui aurait pu vouloir la tuer? Et pourquoi voulait-elle garder l’étrange manoir secret? Mais à chaque fois qu’elle progresse dans ses recherches, elle est confrontée et de nouveaux mystères.
Camilla Sten a choisi de scinder le récit en deux périodes, la quête d’Eleanor pour trouver les réponses à tous les secrets de famille et en parallèle la chronique des années 1960, lorsque Viviane vivait dans le domaine. Une construction qui permet au lecteur de comprendre les circonstances qui ont conduit à cette atmosphère si sombre. Les événements sont de plus en plus dramatiques et la saison – le froid et la nuit s’installent – ainsi que l’isolement – le domaine est loin de tout, les communications interrompues – vont renforcer la peur qui s’installe. Quand l’avocat est grièvement blessé, Eleanor ne peut s’empêcher d’imaginer que l’assassin de sa grand-mère rôde toujours. Aussi décide-t-elle de rentrer à Stockholm au plus vite.
Mais un véhicule en travers de la route va l’obliger à rebrousser chemin et à affronter le tueur.
Bien entendu, le thriller construit autour d’une maison isolée et de l’atmosphère angoissante n’est pas nouveau. Le cinéma et la littérature ont abondamment traité le sujet. Mais aussi Camilla Sten elle-même dans son précédent thriller, Le village perdu. Elle s’est aussi souvenue d’un roman de sa mère Viveca, Les nuits de la Saint-Jean, pour combiner les deux temporalités. Et c’est très réussi. Le suspense est au rendez-vous, la peur décuplée du fait de la prosopagnosie d’Eleanor, une maladie qui va bien compliquer l’enquête.
À l’heure où l’automne s’installe, n’attendez pas la nuit noire ou les grands froids pour vous plonger sous la couette avec ce Manoir des glaces!

Le manoir des glaces
(Arvtagaren)
Camilla Sten
Éditions du Seuil, cadre noir
Thriller
412 p., 21,90 €
EAN 9782021515367
Paru le 13/10/2023

Où?
Le roman est situé en Suède, à Stockholm et dans une région isolée du pays, en pleine forêt.

Quand?
L’action se déroule de nos jours ainsi que dans les années 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
Eleanor n’aurait jamais imaginé assister au meurtre de sa cruelle mais bien-aimée grand-mère Vivianne. Sur le seuil de l’appartement, elle croise le tueur. Mais atteinte d’une maladie rare, la prosopagnosie, elle ne peut reconnaître les visages.
En état de choc, elle apprend de surcroît que Vivianne lui a légué un manoir isolé dans la forêt suédoise dont elle n’avait jamais entendu parler.
Accompagnée de sa tante Veronika, de son compagnon Sebastian et d’un avocat un peu étrange, Eleanor se rend, angoissée, dans ce lieu inconnu. Le manoir dévoile peu à peu ses secrets et semble avoir été le témoin d’un passé terrible. Que cachait Vivianne ? Pourquoi n’avoir jamais mentionné l’existence de cette bâtisse ?
Beaucoup d’interrogations et si peu de temps, car le blizzard se lève et l’ombre des bois pénètre dans le domaine de Haut Soleil. Commence alors un huis clos pour le moins glaçant…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog L’Ivresse du noir
Blog Blacknovel 1
Blog Ma voix au chapitre


Bande-annonce du roman «Le Manoir des glaces» de Camilla Sten © Production Éditions du Seuil

Les premières pages du livre
« ELEANOR
Dimanche 15 septembre
L’ampoule à économie d’énergie jette une lumière froide et blanche dans la pièce exiguë. Sans doute censée convoquer une normalité rassurante, de même que les chaises passe-partout et la table en bois lisse devant moi.
Lorsque je regarde mes mains, j’ai toujours l’impression d’y voir du sang, bien que je les aie frottées au savon antiseptique jusqu’à ce qu’elles soient rouges et irritées, dans la salle de bains aux murs immaculés.
La porte s’ouvre. Je sursaute. Entre un homme aux cheveux blonds en brosse, en uniforme de policier. Il tient à la main un petit dictaphone.
Il pose l’appareil gris sur la table entre nous avec un bruit étonnamment fort.
– Victoria, commence-t-il. Je vais enregistrer notre conversation, êtes-vous d’accord ?
Il m’appelle Victoria, comme si nous nous connaissions.
La pièce tourne autour de moi. Je suis si lasse, j’ai si froid. Je ferme les yeux pour que tout s’arrête.
– Victoria, répète-t-il de sa voix à la douceur factice.
J’ouvre les paupières, la bouche pâteuse. Je suis obligée de le corriger :
– Eleanor. Je m’appelle Victoria Eleanor mais personne ne m’appelle Victoria. Sauf Vivianne.
– Entendu. Vous êtes d’accord pour que j’enregistre la conversation, Eleanor ?
Je hoche la tête.
– Pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé lorsque vous avez rendu visite à votre grand-mère ?
– S’il vous plaît, ne l’appelez pas ma « grand-mère ». Elle n’aime pas ça. Elle s’appelle – s’appelait – Vivianne.
– D’accord, acquiesce le policier, conciliant. Pouvez-vous me dire ce qui s’est passé quand vous êtes allée chez Vivianne ?
Il a les yeux bleu clair, d’une couleur si homogène qu’ils semblent faux. Faciles à mémoriser. Bon signe distinctif.
Connaît-il mon diagnostic ? Je me surprends à me poser la question.
A-t-il déjà entendu le mot prosopagnosie ? Lui a-t-on déjà expliqué ce qu’il signifie ?
Je suis douée pour expliquer ça aux gens. Je le suis devenue. C’est inévitable quand on passe son temps à le faire.
La prosopagnosie est le trouble de la reconnaissance des visages. Mon cerveau n’enregistre pas les visages humains de la même manière que le commun des mortels. Je ne reconnais pas les visages. Au lieu de cela, je suis obligée de mémoriser des caractéristiques.
Non, pas très pratique en soirée. Oui, c’est une bonne excuse, sauf que ce n’est pas une excuse. C’est ma vie. Je ne reconnais personne. Pas même mon visage quand je me regarde dans le miroir.
– J’ignore ce qui s’est passé.
Il ne répond pas, m’oblige à remplir le silence.
– Je devais aller dîner chez Vivianne dimanche. Nous dînons ensemble tous les dimanches. Nous nous sommes mises d’accord sur ça. Elle ne doit pas venir chez moi, ne doit pas débarquer à mon travail ou appeler mille fois jusqu’à ce que je décroche. En échange, je lui rends visite tous les dimanches soir. Je le fais toujours. J’allais juste dîner chez elle et…
Je dévisage le policier. Les mots me manquent.
– Ça n’a pas besoin d’être parfait. Racontez-moi ce dont vous vous souvenez.
Ce que je fais.

ELEANOR
Cinq heures et cinq minutes plus tôt
L’écho de mes pas résonnait dans la cage d’escalier. L’angoisse me nouait l’estomac, comme chaque fois que je gravissais les dernières marches qui menaient à l’appartement de Vivianne. J’y avais vécu seize ans. C’était « chez moi ». Si ça ne tenait qu’à moi, je n’y aurais plus jamais mis les pieds.
Les dîners du dimanche étaient un compromis. Deux heures par semaine pendant lesquelles Vivianne avait le droit de murmurer, régenter, me faire avaler du xérès dans de petits verres délicats et m’examiner sous toutes les coutures. C’était l’idée de ma psy, Carina, et l’arrangement avait bien fonctionné depuis près de quatre ans. C’était un compromis.
Je ne voulais pas complètement couper les ponts avec Vivianne. Elle était ma grand-mère en théorie, ma mère en pratique. Impossible de vivre avec elle, impossible de vivre sans.
Les coups de téléphone de la semaine dernière, en ces journées de septembre à la chaleur accablante, avaient rompu notre pacte. Elle ne devait appeler qu’en cas d’urgence. Je n’avais pas répondu mais elle avait laissé des tas de messages sur mon répondeur. Quatre le mardi, six le jeudi. Un seul tard le vendredi soir.
Je les entends dans les murs. Ils me murmurent des choses.
Le dernier message m’avait flanqué la chair de poule.
J’étais habituée à ce qu’elle m’appelle, ivre et folle de rage, ivre et triste ou encore ivre et hallucinée, mais là, c’était différent.
Avait-elle commencé à perdre la boule ? Pour moi, Vivianne n’était pas âgée – elle était sans âge, Vivianne tout simplement – mais il est vrai qu’elle approchait des quatre-vingts ans.
Je me suis arrêtée devant sa porte. La plaque polie portait l’inscription V. Fälth. Courte. Convenable.
Je me suis préparée mentalement.
Pourquoi l’air était-il toujours irrespirable dans ce foutu immeuble ? J’étouffais. Si seulement j’étais restée dans mon appartement spacieux, un bras de Sebastian autour de mes épaules, sur notre canapé Ikea élimé, devant notre écran plat bien trop cher. Si seulement je pouvais passer mes dimanches soir à mater Netflix sans me prendre la tête, comme tous les autres.
Je frappai.
Les secondes s’écoulèrent. Une. Deux.
La porte s’ouvrit.
Je me forçai à sourire, bouche fermée ; je m’apprêtais à entrer mais une intuition m’arrêta. Quelque chose ne tournait pas rond. La personne à la porte ne correspondait pas à ma grand-mère.
Je la dévisageai, cherchant les traits distinctifs de Vivianne. Je ne voyais qu’un bonnet noir en laine à la place des cheveux brillants de ma grand-mère.
Je baissai les yeux sur ses mains.
Ce n’étaient pas les mains de Vivianne. Les ongles n’étaient pas longs et rouges ; l’index de la main droite ne portait pas une grosse bague en topaze. Les mains étaient, semblait-il, tachées de rouille.
– Qui…
Mais elle m’avait déjà bousculée et avait dévalé l’escalier. Stupéfaite, je suivis du regard la silhouette puis me retournai vers l’appartement.
Vivianne gisait sur le sol de l’entrée. Devant elle, sur le tapis gris-bleu à motifs, un objet reflétait la lumière du lustre de cristal. J’ouvris la bouche pour poser une question. C’est là que je sentis l’odeur.
Elle me frappa comme un mur.
Lourde, doucereuse – du fer, de la viande, du parfum. Elle me souleva l’estomac.
Sur le tapis, les ciseaux étaient ouverts, lames écartées. Je ne les avais jamais vus ainsi. Je ne les avais vus que polis, beaux et inutilisables à côté du miroir à main assorti aux décorations sinueuses et de la blague à tabac sur le buffet de la salle à manger.
Ils n’étaient plus lustrés. Ils laisseraient des traces sur le tapis.
Vivianne tendait le bras vers les ciseaux, la main ouverte.
Comme c’est étrange, pensa mon cerveau gelé, embrumé, pendant le court instant où je demeurai immobile. Pourquoi cherche-t-elle à attraper les ciseaux ? Et pourquoi ne s’assied-elle pas pour les saisir ?
Je sortis soudain de ma torpeur et je compris qu’elle ne tendait pas le bras vers les ciseaux mais vers moi ; que le gémissement, le râle qui sortait de sa bouche était sa tentative de crier mon nom ; que son chemisier à motifs n’était pas à motifs mais transpercé, à plusieurs reprises, par les ciseaux posés sur le tapis à cinquante centimètres de mes pieds.
Je traversai l’entrée en deux enjambées et m’agenouillai auprès d’elle. Je m’entendais parler, mais ma voix me parvenait depuis le lointain :
– Que se passe-t-il ? Que s’est-il passé ? Que dois-je faire ? Que veux-tu que je fasse ?
Parce qu’elle savait toujours quoi faire.
Alors je continuai à lui poser des questions, même si je voyais l’intérieur de son œsophage, écarlate, sanguinolent. La chair sous la peau. Elle me saisit le poignet de sa main tendue, comme un écho de toutes les fois où elle avait exécuté ce geste. Elle serra si fort que mes os semblèrent s’entrechoquer, comme si elle se noyait et que j’étais sa bouée de sauvetage. En un sens, elle se noyait vraiment. J’entendais à sa respiration difficile, rauque, que le liquide visqueux qui s’écoulait de plus en plus lentement de sa gorge avait déjà commencé à s’insinuer dans ses poumons.
Je fis la seule chose qui me vint à l’esprit.
Je pressai ma main libre contre la plaie de son cou.

ELEANOR
Aujourd’hui
– Vous souvenez-vous à quoi ressemblait la personne qui a ouvert la porte ? demande le policier. Pouvez-vous décrire son visage ? Était-ce un homme ou une femme ? Vous rappelez-vous son âge ?
Je secoue lentement la tête, croise ses yeux bleus, brillants, et souffle entre mes lèvres muettes :
– Non.

PREMIÈRE PARTIE
ELEANOR
Mercredi 19 février
Cinq mois plus tard
Il fait une chaleur à crever dans la voiture mais je ne dis rien. L’hiver a été marqué par la grisaille et les champs que nous dépassons s’étendent décolorés, couverts de givre, sous le ciel lourd ; seule une fine couche de neige les protège du vent. Avec un temps pareil, pas étonnant qu’on se sente gelé jusqu’à la moelle. Sans compter que c’est la voiture de Sebastian, et c’est lui qui conduit ; il règle la température à sa convenance.
– Merci d’avoir pris le volant, lui dis-je.
Il esquisse un vague sourire sans quitter la route des yeux.
– Pas de problème. J’aime bien conduire à la campagne. Moins stressant qu’en ville.
Je pose une main sur son genou car je sais que c’est la chose à faire, je serre délicatement. Nous sommes en couple depuis six ans mais ce genre de geste ne me paraît toujours pas naturel.
Nous nous taisons.
– Je me demande dans quel état est la maison, déclare Sebastian au bout de quelques minutes. Si ça se trouve, c’est une ruine ; c’est peut-être pour ça que ta grand-mère n’en a jamais parlé.
– Je ne sais pas.
Quand l’avocat de Vivianne avait mentionné le domaine de Haut Soleil pour la première fois, j’avais cru à une erreur. Je venais de sortir de l’hôpital, je ne savais pas encore comment j’allais supporter le monde réel.
L’avocat avait été très factuel. À mon grand soulagement, il avait esquivé les condoléances.
Tout d’abord nous devons parler de Haut Soleil, avait-il annoncé de but en blanc.
Avec une grande concision, il avait expliqué que Vivianne possédait des documents selon lesquels un bien était enregistré à son nom. Un ancien domaine avec une forêt et des terres de chasse, à une heure et demie de route au nord de Stockholm, qu’elle avait hérité de feu son mari – mon grand-père.
– Je crois que mon grand-père est décédé aux alentours de Noël. Ils passaient les fêtes au domaine. Ça a dû arriver là-bas. C’est peut-être pour ça qu’elle a cessé d’y aller.
Sebastian fronce les sourcils.
– Comment est-il mort, déjà ? Il me semble que tu ne me l’as pas dit.
– Non, c’est vrai. Je n’en suis pas sûre moi-même. Elle n’en parlait jamais. Elle n’aimait pas parler de papi. J’ai toujours pensé qu’il avait été emporté par une crise cardiaque ou quelque chose dans le genre. En tout cas, il n’était pas malade. Ça a dû être assez brutal.
Les habitations se font plus rares. Nous avons dépassé de charmantes maisons de campagne puis des fermes, et ne voyons désormais que de vieilles bâtisses décaties aux murs en ruine et aux vitres brisées. Nulle trace de pas ou de roues sur la couche de neige glacée qui recouvre les prés. La région semble abandonnée. On se sent seul au monde.
Je regarde par la fenêtre en me rongeant l’ongle du pouce, une mauvaise habitude qui me suit depuis l’enfance et dont je ne parviens pas à me défaire. J’arrive de temps à autre à arrêter plusieurs mois d’affilée, puis un coup de stress me fait replonger. Depuis ce soir-là, je n’ai même pas essayé de me retenir. Mes ongles sont réduits à l’état de moignons déchiquetés, mes cuticules sont à vif.
Le GPS nous indique d’une voix monocorde de tourner à droite. Sebastian quitte la route et s’engouffre dans la forêt.
Direction, le domaine de Haut Soleil.

Anushka, le 18 juin 1965
Avant mon départ, ma mère m’a dit qu’ici il ferait froid. Très froid. Qu’il fallait que je me prépare à toujours être frigorifiée. Elle m’a fait ranger d’épais pulls dans ma valise et enfiler son gros manteau par-dessus le mien qui était élimé.
Mais dans cette maison, il fait une chaleur à crever. Je me sens trop grande pour mon enveloppe corporelle. Lourdaude, gonflée.
Nous sommes à la campagne depuis quatre jours et je me demande bien comment je vais tenir. On ne peut même pas ouvrir les fenêtres. Quelqu’un a peint les chambranles à grands coups de pinceau, ce qui les a complètement englués, et j’ai beau savoir que c’est vain, je ne peux m’empêcher de tirer sur la poignée, lorsqu’ils descendent au lac. J’appuie le front contre la vitre brûlante, y laissant des taches graisseuses.
Je les essuie avant qu’ils rentrent, pour qu’Elle ne voie pas.
Il dit toujours que c’est l’été le plus chaud de l’histoire, et semble étonnamment ravi même quand Il s’évente avec son journal à la table du petit-déjeuner. Je me contente de sourire, sans répondre. Elle croit que je ne le comprends pas, mais c’est juste que je ne sais pas quoi répondre.
Au début, je me taisais parce que j’avais honte ; les mots semblaient si maladroits dans ma bouche, mes phrases si laides et hésitantes. J’avais toujours été vive. C’est ce que disaient les voisins à ma mère quand j’étais petite : « Elle n’est pas jolie, mais elle est vive », « Estime-toi heureuse d’avoir une fille aussi éveillée. Aux jambes aussi rapides que l’esprit ».
Maintenant, je me sens bête. Depuis mon arrivée, j’ai l’impression que mon intelligence s’est envolée.
Ici, je ne suis pas drôle non plus. Personne ne rit à mes blagues, personne n’est impressionné par mes raisonnements. Pire, personne ne veut entendre ce que j’ai à dire. Si je garde le silence, ils pensent que je ne comprends pas, et si je parle, ils n’entendent que mes fautes d’accent et en déduisent que je suis sotte.
Ce n’est pas la vie que ma mère voulait pour moi. Ce n’est pas une chance qui m’est offerte.
Je ne suis dans ce pays que depuis quatre mois et je sais que je dois tenir bon, mais pitié, maman, tout ce que je veux c’est rentrer à la maison.
Si seulement je pouvais rentrer.

ELEANOR
– Là ! s’écrie Sebastian, m’arrachant à mes pensées.
Je sursaute et lève les yeux.
Après des kilomètres de champs, une route étroite nous a menés à travers une forêt dense aux grands troncs couverts de givre. Nous débouchons sur une clairière qui accueille plusieurs bâtiments. Une route en terre monte vers le manoir – une grande bâtisse bien entretenue de deux étages, somptueuse avec ses murs en crépi blanc et ses rangées de fenêtres noires qui vous regardent sans vous voir. Plus loin, on devine des maisons plus modestes et un petit lac entouré de roseaux gelés. La glace bleutée s’étire à la surface, parfaite, intacte.
– Waouh, incroyable ! s’enthousiasme Sebastian.
– Oui, c’est impressionnant. L’avocat avait parlé d’un manoir, mais ça…
Je hausse les épaules.
– Et ces autres petites constructions ? Qu’est-ce que c’est ?
J’essaie d’embrasser le domaine du regard. Certains des bâtiments ne sont pas si petits. L’un d’entre eux fait presque la moitié de la surface de l’édifice principal – ça doit être une écurie ou une sorte de hangar car il est un peu en retrait, caché à la lisière du bois.
– Plein de choses. Je ne sais pas.
À ma grande surprise, deux véhicules sont garés dans l’allée. L’un d’entre eux est une Volvo grise anonyme mais l’autre…
– Je croyais qu’il n’y aurait que l’avocat et nous ? s’étonne Sebastian en arrêtant la voiture.
Je secoue la tête.
– Moi aussi.
Au même moment, j’aperçois la sœur de ma mère, vêtue de l’un de ses innombrables manteaux noirs, appuyée contre la façade de la demeure, cigarette à la bouche. J’ajoute, d’un ton sec qui ne me ressemble pas mais qui l’espace d’un instant me fait penser à Vivianne :
– C’est typique de Veronika !
Aucun d’entre nous ne fait mine de vouloir sortir de la voiture.
– Je ne pensais pas qu’elle viendrait, dit Sebastian, la voix teintée d’une inquiétude qu’il ne parvient pas à dissimuler.
Sebastian n’a rencontré Veronika qu’une fois mais c’était amplement suffisant. Ça l’est pour la plupart des gens.
– Moi non plus. Elle avait dit qu’elle ne viendrait pas.
Ses mots exacts étaient les suivants : Il aurait fallu que cette vieille bique me paie pour y aller. D’une certaine manière, Vivianne la payait puisqu’il fallait faire estimer le domaine pour qu’elle touche sa part de l’héritage.
Je ne suis pas proche de Veronika. Je ne sais pas si Veronika a des proches. Quand j’étais petite, elle nous rendait visite et m’apportait toujours des cadeaux. Elle arrivait, toujours de noir vêtue, dans un nuage de fumée de cigarette à l’odeur à la fois glamour et écœurante. Puis elle avait cessé de venir. Depuis plusieurs années maintenant, je ne la vois plus que pour Noël, autour d’un long repas guindé où nous dégustons de la selle de chevreuil, de la gelée de groseilles et du gratin de pommes de terre. Veronika et Vivianne se toisent, les yeux mi-clos, chacune à un bout de la table et je tente de créer tant bien que mal un ersatz de bonne ambiance.
Je la voyais, plus exactement. Nous ne fêterons plus Noël toutes les trois. Pas avec Vivianne.
Veronika contemple la voiture de Sebastian avec le regard nonchalant, légèrement dégoûté qu’elle jetterait à un blaireau écrasé sur le bord de la route. Son manteau ébène trop large pend comme une paire d’ailes repliées et son sévère carré court de jais encadre son visage oblong.
Ses cheveux ont toujours été son trait le plus caractéristique. Il m’arrive de tressaillir quand je vois dans la rue une personne coiffée d’un carré court de la même couleur ; je croise son regard et j’attends qu’elle détourne les yeux sans me reconnaître avant d’oser souffler.
Sebastian éteint le moteur.
– Ne t’en fais pas, me rassure-t-il. On n’est là que pour quelques jours. Et puis, elle va sans doute se lasser et rentrer dès demain.
Sebastian, cet éternel optimiste.
– Ça doit être l’avocat, reprend-il au moment où j’aperçois un homme.
Si Veronika fait penser à un corbeau, l’exécuteur testamentaire semble tiré d’une banque d’images de photos de juristes. Il porte un pardessus gris assorti à sa Volvo – je ne peux m’empêcher de me demander si c’est à dessein –, les cheveux soigneusement peignés vers la gauche le long d’une raie parfaitement rectiligne, des gants en cuir et une serviette coordonnée posée à ses pieds alors qu’il nous attend en haut de l’escalier à l’entrée du manoir.
– Bonjour, lui dis-je en sortant de la voiture.
Je ferme la portière. Après cet habitacle surchauffé, l’air de février me revigore.
– Victoria ? demande-t-il avec cet accent typique de Stockholm qui doit rendre difficile pour lui un séjour prolongé hors de la capitale. Nous avons échangé par téléphone, n’est-ce pas ? Je suis Rickard Snäll, du cabinet Lindqvist.
C’est lui qui m’avait contactée quelques semaines plus tôt en m’informant qu’il serait temps de visiter le Haut Soleil pour procéder à un inventaire de succession. Il est plus jeune que je ne l’ai pensé quand je l’ai aperçu depuis la voiture. Il doit avoir la quarantaine bien tassée d’après les rides autour de ses yeux et les mèches grises dans ses épais cheveux bruns. Un autre avocat, plus âgé, était en charge du testament.
– Eleanor. (Je souris pour ne pas sembler désagréable.) Je préfère Eleanor.
– Ah. Ravi de vous rencontrer enfin, Eleanor.
Sa poignée de main est chaude et ferme. Je la lâche un peu trop vite.
Mon pouls accélère, palpite dans mes veines.
Ce n’est que l’avocat qui va s’occuper de l’inventaire. Aucun danger. Tu lui as parlé au téléphone, tu te rappelles ?
Je cherche un autre point où fixer mon regard pour ne pas le dévisager et je tombe sur Veronika. Elle jette sa cigarette dans le gravier, l’écrase du talon d’un geste aussi brutal qu’efficace et lève les yeux sur moi.
Pendant plusieurs secondes, personne ne dit mot. Elle attend que je me lance. C’est une technique de Vivianne, même si Veronika se mettrait en rogne si je le soulignais. Je craque la première.
– C’est génial que tu aies pu venir.
Ses lèvres s’étirent dans un sourire. Mais seulement vers la gauche. Petite, je pensais qu’elle le faisait à dessein. À l’époque j’étais encore émerveillée par ma tante qui me prodiguait une attention distraite, de celle qu’on accorde à un chiot. Son attention durait plus longtemps que celle de Vivianne, mais son humeur était plus changeante. Je la vénérais pour cela.
Ce n’est qu’à l’adolescence, lorsque la fougue de Veronika avait commencé à se calcifier et à se changer en agressivité, que Vivianne m’avait confié avec mesquinerie que ce défaut avait été causé par une paralysie faciale temporaire dont ma tante avait souffert avant ma naissance. C’était en réalité une bénédiction, avait affirmé Vivianne avec son sourire parfaitement symétrique. Elle ressemble tout de même à son père. Cette paralysie a au moins conféré à son visage du caractère.
– J’ai changé d’avis, lance Veronika. (Elle n’a ni regardé ni salué Sebastian.) Je ne suis pas venue au domaine de Haut Soleil depuis mon enfance. Je ne pouvais pas manquer ça. (Elle hausse légèrement les sourcils.) Ah ah ! Voilà le petit ami. Je vois.
Sebastian affiche son plus grand sourire, comme si elle l’avait salué poliment.
– Ravi de vous revoir, Veronika.
Bien joué !
Veronika le dévisage quelques instants puis hoche sèchement la tête. Elle se tourne vers l’avocat.
– Et vous êtes… ? s’enquiert-elle, sourcils haussés, comme si elle était restée plantée là sans se présenter ni lui accorder un regard jusqu’à notre arrivée.
C’est sans doute exactement ce qui s’est passé. Il la contemple comme on regarderait un chien qui vous grogne dessus.
– Rickard Snäll. Avocat. Je suis ici pour vous aider à procéder à l’inventaire de succession et à l’évaluation du bien. (Il se tourne vers moi.) C’est vous qui avez la clé, n’est-ce pas ?
– Oui.
Je monte les marches, fouille dans ma poche, la main moite. J’évite son regard.
– Elle se trouvait dans l’enveloppe découverte dans l’appartement de Vivianne. Avec l’adresse du domaine de Haut Soleil et le numéro de téléphone de Bengtsson. Je ne sais pas si elle ouvre autre chose que le bâtiment principal. Possible qu’il y ait des serrures aux autres portes, dans ce cas c’est peut-être Bengtsson qui a les clés. C’est…
– Celui qui s’occupe du domaine, oui, termine Rickard. J’ai essayé de le contacter au numéro que vous m’avez indiqué mais je n’ai pas eu de réponse.
– Moi non plus.
Cela fait plusieurs semaines que je tente d’appeler le gestionnaire, sans succès. Je tombe directement sur le répondeur. D’après le premier avocat, le testament de Vivianne précise que son salaire doit lui être versé sur la succession jusqu’au partage de l’héritage.
– Il a peut-être arrêté, suggère Rickard.
Je ne croise pas son regard, j’introduis la clé dans la serrure et tente de la tourner. Le verrou résiste mais finit par céder. La porte s’ouvre sur des gonds silencieux et bien huilés.
Voilà donc le manoir de Haut Soleil. Le secret que Vivianne m’a caché toute ma vie.

ELEANOR
Nous entrons dans un vestibule spacieux au parquet massif, agrémenté d’un authentique tapis persan. Le plafond est haut – probablement plus de trois mètres – et la lumière qui filtre par les fenêtres de part et d’autre de la porte inonde toute la pièce.
L’intérieur ne semble pas avoir été laissé à l’abandon. Juste une fine couche de poussière sur le sol, pas de toiles d’araignée dans les coins, des vitres plus ou moins propres. Sous un grand miroir sur le mur de gauche se trouve un guéridon, le genre de meuble qui n’a d’autre fonction qu’attirer le regard avec ses pieds sculptés peints en jaune et son marbre tacheté, d’ailleurs suffisamment propre pour briller dans la lumière de la fin d’après-midi.
Bengtsson a beau ne pas décrocher son téléphone, il s’est clairement occupé de cet endroit. Lui ou quelqu’un d’autre.
– C’est elle ? s’enquiert Sebastian.
Je ne remarque le portrait que maintenant. Les rayons du soleil frappent le miroir de l’autre côté de la pièce, de sorte qu’il attire l’attention et éblouit à la fois. Pourtant, comment ai-je pu passer à côté du tableau ? Il est immense, sans doute deux mètres de haut sur un mètre cinquante de large, sombre ; la peinture à l’huile est si épaisse qu’elle semble vouloir dégouliner de la toile.
C’est un portrait de famille. Un homme, une femme et deux fillettes se détachent sur un fond gris foncé. L’homme est installé dans un fauteuil, la femme sur l’accoudoir, les jambes coquettement croisées. La plus jeune des fillettes se tient à côté d’elle, une poupée dans les bras – l’enfant ne peut pas avoir plus de deux ans – et la plus âgée – cinq ou six ans – est assise aux pieds de son père, en robe carmin agrémentée de rubans blancs. Son visage est un ovale blanc anonyme où s’ouvrent de grands yeux bruns perdus dans le vague, ses cheveux sont coiffés en deux tresses noires.
– Nom de Dieu !
Dans la bouche de Veronika, ces mots forment une phrase complète dégoulinante de mépris.
– Oui, dis-je à Sebastian. (Je déglutis.) Ça doit être Vivianne et Evert. Et les filles…
– Moi, m’interrompt Veronika en désignant sa version à deux ans.
Impossible de regarder les joues rebondies, les boucles brunes et les petites lèvres roses de l’enfant sur le tableau et de reconnaître la femme sèche aux sourcils fins à côté de moi.
– Et… Vendela, ajoute-t-elle, d’une voix un peu plus suave, en indiquant ma mère.
Ah ! Si seulement je pouvais reconnaître quelques traits de ma maman dans la fillette du tableau, dans les tresses soigneuses ou les sourcils droits, dans les petites mains ou les jambes parfaitement repliées, mais les souvenirs de ma mère sont flous. J’avais trois ans et quatre mois quand elle est morte. Vivianne ne m’a jamais informée de la date précise, autrement j’aurais aussi compté les jours et les semaines.
Le jour précis de sa mort ? Quelle importance, Victoria ! J’entends encore la voix cruelle de Vivianne dans ma tête. Avec son accent arrogant, typique des nantis de Stockholm, et son petit défaut de prononciation à peine discernable dont elle n’avait jamais réussi à se défaire tout à fait. C’était comme si certains sons se retrouvaient au mauvais endroit dans sa bouche. Je me suis toujours demandé si elle zozotait enfant ou si elle avait eu un bec-de-lièvre opéré très tôt, mais je n’avais jamais osé poser la question.
Elle n’est plus là, désormais. Je ne saurai jamais.
Les souvenirs fragmentaires que je garde de ma mère ne sont pas son visage mais son odeur, la sensation de coller mon nez contre sa nuque, sa voix quand elle riait ou me grondait. L’épisode qui reste le plus précisément gravé dans ma mémoire est le savon qu’elle m’avait passé parce que j’avais manqué de me faire écraser par une voiture. J’avais fondu en larmes et elle m’avait serrée fort dans ses bras, si fort que toute ma tristesse s’était envolée.
Je n’ai en revanche aucun souvenir de mon père. Vivianne m’a dit que c’était un moins que rien, qu’il ne méritait pas ma magnifique mère, qu’il avait mis les voiles dès qu’il avait appris sa grossesse. À mes dix-huit ans, j’ai pu lire son nom sur mon acte de naissance. Je l’ai retrouvé sur Facebook et lui ai envoyé un message. Pas de réponse. Pour l’instant, il semblerait que Vivianne ait eu raison.
Sebastian entoure mes épaules de son bras. Je crois d’abord qu’il a lu sur mon visage les signes de cette mélancolie sans contours, aussi brève qu’intense, mais il commente le tableau :
– Elle était vraiment… hum.
Bien sûr, il ne regardait pas ma mère. Il contemplait Vivianne. Toujours Vivianne.
Je sais ce que signifie son « hum ». Ça m’agace sans raison valable. Car c’était une vraie beauté. À plus de soixante-dix ans, elle était encore belle, d’une manière presque féroce. Sa peau marmoréenne artificiellement tendue, son maquillage agressivement féminin, ses cheveux d’une douceur étonnante. Elle luttait avec hargne contre le passage du temps qu’elle considérait comme une agression personnelle.
Surtout quand elle avait compris que le combat était perdu d’avance.
Parfois, un joli visage est tout ce qu’on possède, Victoria.
Mets-toi un peu de rouge à lèvres. Tu n’es pas assez brillante pour pouvoir te passer d’être jolie !
Sur ce tableau, elle doit avoir la trentaine. Evert, près de quarante ans. Impossible de ne pas la contempler, assise sur l’accoudoir. Elle porte un cardigan bleu et une jupe gris perle ajustée – elle n’a jamais apprécié la couleur, Vivianne, sauf sur les ongles et les lèvres. Ses cheveux de jais ondulés encadrent son visage avec douceur, sa peau est blanche comme de la crème, assortie aux perles qui pendent à ses oreilles, ses lèvres pulpeuses, couleur carmin, forment un sourire parfaitement équilibré et énigmatique. Ses mains sont longues et minces, l’une posée sur l’épaule d’Evert, l’autre sur ses genoux.
Peut-être que je me fais des idées, mais j’ai l’impression qu’elle est représentée avec plus de détails et de lustre que les autres membres de la famille. Même la petite cicatrice au menton est peinte ; une fine ligne blanche qui ne fait que renforcer l’harmonie de son visage. N’y a-t-il que moi qui la vois, ou le portraitiste a-t-il aussi été fasciné ? Comment est-il possible que la femme sur le tableau, presque cinquante ans plus tard, avec un visage différent, des cheveux différents, des vêtements différents, puisse être avec une telle évidence, sans l’ombre d’un doute, Vivianne ?
– Oui, vraiment…
Je ne parviens pas à dissimuler la tension dans ma voix. Je me détourne du tableau et croise brièvement le regard de Veronika.
J’ai l’impression que ses yeux sont brillants de larmes, mais le temps d’un battement de paupières, elles ont disparu.

ELEANOR
Je pensais que nous allions jeter un rapide coup d’œil à la demeure avant de choisir nos chambres, mais la visite immobilière improvisée est plus longue que prévu. C’est un voyage dans le passé ; pas tant dans les années soixante-dix, sans doute la dernière décennie où la maison a été habitée, mais à la fin du dix-neuvième siècle. La bâtisse est tout en longueur avec des pièces en enfilade. D’un côté du hall d’entrée se trouvent une cuisine dotée de tous les ustensiles dont on peut rêver ainsi qu’une salle à manger spacieuse et élégante. Les deux pièces sont reliées par un couloir de service. Les meubles de la salle à manger sont si luisants que je suis prise d’une honteuse envie de les lécher. De l’autre côté du vestibule s’ouvre une splendide salle de séjour ou plutôt, comme l’aurait dit Vivianne, un salon. Les pièces sont vastes, les carreaux en faïence lustrés sont couverts de somptueux tapis et les meubles semblent tous être des antiquités.
L’étage est composé de quatre chambres à coucher, deux salles de bains et une bibliothèque servant également de cabinet de travail avec un bureau qui fleure bon le cuir et l’encaustique. Les portes des chambres sont toutes grandes ouvertes. Les fenêtres donnent à l’ouest.
Trois des chambres sont identiques : carrées, meublées d’un large lit à baldaquin, d’une armoire, d’une commode sculptée et d’une élégante table de chevet placée sous la fenêtre. Seuls les coloris varient.
La quatrième chambre est plus grande. C’était celle de Vivianne, je le comprends immédiatement. Je ferme la porte et me détourne. Nous dormirons dans les autres.
À côté, une autre porte. Tapissée de papier peint, comme pour se fondre dans le mur. Je n’aurais probablement pas remarqué sa présence si Sebastian n’avait rien dit.
– Qu’est-ce que ça peut bien être ? s’étonne-t-il.
En l’absence de poignée, j’introduis l’index dans la serrure et je tire. La porte résiste à peine avant de s’ouvrir.
Les gonds grincent. C’est la première fois que cette maison émet le moindre bruit. Je n’avais encore entendu ni crissement ni craquement. Tout semble graissé, huilé, lustré. À l’exception de cette petite porte.
Dehors, la nuit tombe rapidement mais cela n’a aucune importance pour la pièce sans fenêtre dans laquelle nous nous trouvons. Il fait si noir que Sebastian sort son téléphone portable et allume la lampe torche. La lumière crue éclaire une petite chambre à coucher austère. Un lit étroit, sans drap ni couverture, adossé au mur. Un matelas rayé surmonté d’un simple oreiller.
La pièce est quasiment vide, hormis le lit. Une chaise à barreaux au pied du lit et un bol en étain par terre.
– Qu’est-ce que c’est que ce cagibi ? s’enquiert Sebastian.
– Elle était destinée au personnel, dit la voix de Veronika derrière nous.
Je me retourne. Veronika s’est arrêtée, appuyée contre la rampe de l’escalier.
– Quand j’étais petite, personne ne l’occupait, mais mon père m’a raconté que c’était une chambre de bonne. Ça l’avait été, en tout cas. Quand on venait, le personnel habitait toujours dans les dépendances. Maman ne voulait pas qu’ils soient là la nuit. Personne n’avait le droit de dormir là-dedans.
Veronika observe la porte.
– Je crois que c’est pour cacher la porte qu’elle a fait mettre du papier peint dessus. Quand j’étais petite on la voyait à peine, mais un après-midi Vendela et moi sommes venues discrètement. Nous avons découpé le papier pour pouvoir jeter un coup d’œil dans la pièce.
Elle pince les lèvres et poursuit.
– Elle nous a flanqué une telle raclée ce jour-là que mon père s’est interposé. D’habitude, il n’intervenait jamais.
Sebastian est mal à l’aise, il ne sait comment réagir. Une partie de moi le plaint, une autre éprouve un soudain agacement. C’est injuste, j’en ai conscience. Je suis injuste.
Ce n’est pas sa faute s’il a grandi avec des parents qui n’auraient pas l’idée de lui décocher des gifles à l’envoyer valser au sol. Ce n’est pas sa faute si la simple idée de lever la main sur un enfant le révolte.
C’est une bonne chose.
Cela ne fait pas de lui quelqu’un de faible ou de pourri gâté. Seulement quelqu’un de sain. »

À propos de l’autrice
STEN_Camilla_©Stefan_TellCamilla Sten © Photo Stefan Tell

Camilla Sten, née en 1992, est la fille de Viveca Sten, superstar suédoise de polars.
Elle étudie actuellement la psychologie à l’Université d’Uppsala et a déjà publié une série pour la jeunesse (L’île des Disparus, éditions Michel Lafon) à quatre mains avec Viveca. Après Le Village perdu, un thriller très original dans la lignée de Stephen King ou de John Ajvide Lindqvist, elle publie Le manoir des glaces. (Source: Éditions du Seuil)

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Western

POURCHET_Western

  RL_automne_2023 coup_de_coeur 

En deux mots
Alexis Zagner s’apprête à remonter sur les planches pour interpréter Dom Juan. Aurore est quant à elle une mère célibataire qui vient de perdre sa mère et hérite de sa maison dans le Quercy. C’est là que le hasard va les faire se rencontrer, au moment où le comédien est accusé d’agression sexuelle.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Dom Juan 2023

Le nouveau roman de Maria Pourchet raconte une rencontre improbable entre un comédien célèbre et une mère célibataire. Ils ont tous deux quitté leur vie parisienne pour se retrouver dans un village aux environs de Cahors. C’est là que la France post #metoo va les rattraper.

Au fronton d’un théâtre parisien, on annonce déjà la nouvelle adaptation de Dom Juan, avec Alexis Zagner, comédien célèbre, dans le rôle-titre. Pendant ce temps Aurore s’épuise à mener de front sa carrière et son rôle de mère célibataire dans un Paris qui devient ingérable. Du coup, l’annonce du décès de sa mère est presque un soulagement. D’autant qu’elle hérite d’une maison dans le Lot, certes peu confortable mais idéale pour quelqu’un qui entend changer de vie, car rien ne la retient vraiment dans la capitale, même pas une relation que l’on pourrait qualifier de simple confort sanitaire, histoire de contrôler que tout fonctionne encore, maintenant que la «fracture d’avec les hommes, d’avec l’amour, d’avec la joie, pour la simple sensation du moteur» est consommée, qu’après l’acte elle est renvoyée «à la solitude la plus totale dont un adulte puisse se souvenir».
Un avenir sans perspectives va pousser Aurore prendre le large, à essayer de sortir du piège dans lequel elle était prise, ayant appris à «tout avaler sans rien dire. À commencer par Tchernobyl à six ans, à pleins poumons, puis les conneries sur l’Europe réunifiée en pleine tête, la pilule microdosée, le non à Maastricht, le sperme, d’abord un peu puis tout car dans ELLE on disait que c’était coupe-faim.»
Au moment de se retrouver avec sa fille dans une bâtisse plutôt inconfortable et loin de tout, elle se souvient de ses rêves avortés. «Elle a cru à l’amour comme marché, à la libéralisation des échanges hommes-femmes, elle a pensé en termes d’offre et de demande, puis offensive et force de vente, s’est appliquée à déclarer ses sentiments la première, y compris sans certitude, s’entraînant ainsi à ne plus être un objet passif du désir. Elle a cru au travail, à la patience et qu’en France on pouvait rire de tout. Elle a cru pour un discours de vieux stal moins mal écrit que d’habitude que le communisme était une idée neuve.»
C’est donc très méfiante qu’elle ouvre sa porte au visiteur du soir. Et c’est encore plus méfiante qu’elle va lui demander de partir au petit matin, ne voulant plus partager son foyer avec un homme, fut-il un comédien célèbre. «Elle sait de cet homme son nom, sa frayeur, cette tenace odeur de ville, sa bonne volonté musculaire et ça suffit. Elle est déjà pleine de prénoms et de romans, pleine de traces que depuis un an elle s’applique à effacer.»
Mais Alexis lui explique alors qu’il est ici chez lui, qu’il a acheté la maison en viager. À cet imbroglio vient aussi se greffer pour le Dom Juan une tentative de fuir Paris et ses rumeurs. Car les médias se sont emparés d’un témoignage qui laisse croire à une emprise forte exercée sur une jeune comédienne. La machine va s’emballer quand un journaliste part en chasse du scoop et détaille l’histoire du maître et de son élève. Très vite, elle finira dans son lit, très vite il va échanger avec elle des messages brûlants. Abus de position dominante ou passion amoureuse librement consentie? Toute la question est là. Car comme le résume la fille d’Aurore, «le problème avec une vie, même méprisable, c’est que lorsqu’on la détruit, elle est terminée.»
Après la confrontation proposée l’an passé par Pascale Robert-Diard avec La petite menteuse, le procès mis en scène en 2019 par Karine Tuil dans Les choses humaines et l’injonction de Mazarine Pingeot la même année avec Se taire, Maria Pourchet poursuit l’exploration de la société française post #metoo avec beaucoup de finesse. Des relations complexes qui lient hommes et femmes, la romancière réussit, dans son style inimitable, à jouer sur le registre de la subtilité, comme elle le faisait du reste déjà dans Feu, son précédent roman. Loin du brûlot féministe, elle choisit de décrire plutôt que de juger, laissant le soin lecteur de se faire une opinion.

Western
Maria Pourchet
Éditions Stock
Roman
300 p., 20,90 €
EAN 9782234094901
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et à Villeneuve-d’Aveyron ainsi que sur le causse de Cajarc dans le Lot, non loin de Cahors.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’entends par western un endroit de l’existence où l’on va jouer sa vie sur une décision.» Éternelle logique de l’Ouest à laquelle se rend le célèbre comédien Alexis Zagner quand, poussé par l’intuition d’un danger, il abandonne un rôle mythique – Dom Juan – et quitte brusquement la ville, à la façon des cow-boys. Quelles lois veut-il laisser derrière lui? Qu’a-t-il fait pour redouter l’époque qui l’a pourtant consacré? Et qu’espère-t-il découvrir à l’ouest du pays? Pas cette femme, Aurore, qui l’arrête en pleine cavale et semble n’avoir rien de mieux à faire que le retenir et percer son secret. Tandis que dans le sillage d’Alexis se lève une tempête médiatique qui pourrait l’emporter, un face à face impudique s’engage entre les deux exilés. Dans ce roman galopant porté par une écriture éblouissante, Maria Pourchet livre, avec un sens de l’humour à la mesure de son sens du tragique, une profonde réflexion sur notre époque, sa violence, sa vulnérabilité, ses rapports difficiles à la liberté et la place qu’elle peut encore laisser au langage amoureux.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Cela commence à Paris, au théâtre, sur la scène, au centre et au fond, dans l’humeur et l’impatience. Le théâtre c’est comme une mine, un volcan ou une fille. Tout se passe dans le ventre.
Pour le moment le théâtre est fermé, il ouvrira bientôt pour la première du Dom Juan de Molière. Pour le moment, on y travaille. Le plateau est éclairé et presque nu : un écran de projection d’environ quatre mètres sur six et, plantée au centre, une porte de saloon ouvrant sur le vide. Rien autour. Sur l’écran gigantesque s’anime à peine un paysage minéral en plein soleil. Une étendue de terre sèche, une chaîne de montagnes jaunes que limitent au tout premier plan quelques végétaux étendant une ombre courte qu’un cheval recherche. L’image assoiffe.

Une répétition en costumes est en cours, enfin pas vraiment en cours, pas encore, comme suspendue. On devrait jouer mais l’on ne joue pas parce qu’on attend quelqu’un. Six acteurs en quête d’un septième patientent autour du metteur en scène dans des appareils contrastés. Elvire porte une robe à paniers, lourdement brodée, Sganarelle est en jean, torse nu avec des éperons, et Dom Alonse comme Dom Carlos portent des costumes trois-pièces sur des tennis. Des vedettes en majorité. Des qui vivent bien de leur art, avec leurs personnages, leurs contradictions, avec ce pesant désir d’être reconnus quand, traversant un restaurant ou un aéroport, ils pressent le pas pour fuir leur prénom. Le Commandeur, celui qui est mort, n’est pas encore là, c’est normal. À l’acte I, il n’est pas sorti du tombeau.
Nous sommes à la veille des représentations publiques et ces gens à haut capital social s’emmerdent. Elvire consulte sur son téléphone des photos et autres contenus spécifiques ; Dom Carlos fume des clopes qu’il a classiquement tapées aux techniciens ; la statue du Commandeur, un type dans les vingt-deux ans qui vient d’arriver, demande avec un petit ton où est la diva. Sganarelle effectue mezza voce de perturbants exercices vocaux, « empoigne par la poignée du panier les pots posés sur le poignant piano, empoigne par la poignée du panier », et Gusman veut savoir si on va rester comme ça longtemps. Comme ça comment ? Comme des cons.
Au téléphone et en retrait du plateau, le metteur en scène se masse les sourcils et profère d’assez audibles grossièretés. C’est normal aussi.
Il fait face, à deux jours de la première, à l’absence de Dom Juan lui-même.

Le Dom, c’est Alexis Zagner, la gueule du siècle – du début surtout. Son contrat s’élève à cent cinquante mille euros, dont les deux tiers en minimum garanti, la pièce s’est montée sur lui sinon pour lui. Il devrait être là depuis plusieurs heures et personne ne l’a vu depuis. Depuis quand d’abord ?

Eh bien Dom Alonse et Gusman l’ont vu la semaine dernière, tous les trois ont déjeuné avec cette petite journaliste pour évoquer le spectacle.
— Et ?
Un moment agréable. En verve comme d’habitude et reprenant à son compte la note d’intention du metteur en scène, Alexis prétendait en la jouant montrer enfin cette pièce pour ce qu’elle était. Visionnaire, articulée autour d’une figure hypermoderne de la dissidence, Dom Juan, fuyant une société malade d’avoir mis la sexualité au centre de son imaginaire. Dom Juan, disait Zagner à la journaliste, voyage trois actes sur cinq, une exception pour un personnage de Molière. Il parle et se déplace, cherchant toujours le désordre d’après, laissant la société dans l’état où il l’a trouvée, piaillante et ulcérée. La petite notait et Alexis se resservait du vin. L’acteur allait bien, de toute évidence, l’homme aussi.

Qu’Alexis se précipite sur tout ce qui porte un micro et sur une occasion de déjeuner gratis ne constitue pas une information pour le metteur en scène, Alexis a ceci de commun avec le rôle qu’on lui confie qu’il bavarde et qu’il avale. La question est qu’a-t-il fait depuis et où est-il à présent ?
— On s’en fout, éructe aimablement la très jeune statue du Commandeur, il est en retard, les divas c’est comme ça. On n’a qu’à faire la scène 2, il n’est pas dedans.
Bien qu’on ne lui demande rien, Sganarelle confesse ne pas savoir ce que fout le premier rôle. Il n’a pas déjeuné à l’extérieur depuis un moment car il apprend son texte, lui. Et même tout le texte, aussi connaît-il toutes les répliques de Dom Juan, soit dit en passant et dans l’hypothèse où. Une hypothèse qui ne fait pas lever un sourcil au metteur en scène. Pendu à son téléphone, il fait sonner ceux du directeur du théâtre, du secrétaire général, de la déléguée du ministère, de l’agent d’Alexis, du restaurant d’à côté, d’un sien camarade de murge qu’il sait également proche d’Alexis. Ceux qui répondent ne savent rien et n’ont eu accès, sur ce qui fut la messagerie d’Alexis, qu’à un fort perturbant « SFR vous signale que le numéro n’est pas attribué ». On se résout à appeler Olivia, son épouse légale.

Dans le vide.

Bientôt on constatera que les comptes ouverts sur les réseaux sociaux qu’Alexis fréquentait sans assiduité ont été supprimés. Quelqu’un qui n’avait encore rien dit et qui doit jouer Dom Louis, le père de Dom Juan, prononce avec beaucoup de métier, faisant vibrer la négation et la virgule :
— Ce n’est pas un retard, c’est une disparition.
Et la dernière syllabe explose comme si la phrase finissait dans un trou. Disparition ! L’effet est saisissant.

On entend enfin Elvire, dont le beau regard grave et profond faisait mercredi dernier la couverture de Télérama, se souvenir d’avoir croisé Alexis ce dimanche. Il était seul et sans but apparent. À l’angle des rues Madame et Vaugirard, ils avaient bavardé.
— Ah tu l’as vu dimanche, eh bien dis-le.
Oui, elle le dit, si on veut bien la laisser finir. Alexis était très pâle. Interrogé, il avait prétexté la fatigue et les dernières répétitions, la scène du face-à-face avec la statue du Commandeur l’avait ébranlé comme un novice. Mais elle avait songé, Elvire, avec toute sa gravité et sa profondeur de regard, qu’il avait des ennuis. Ce n’était pas une pâleur de transfert comme on voit chez les Macbeth et les Antigone mal entraînées mais une vraie. Il était blanc.

Blanc, d’accord. Bon. Merci pour le diagnostic mais une gastro-entérite n’a jamais constitué un motif suffisant pour s’évaporer à cinq jours de la générale. Elle est conne, elle, s’agace par-devers lui le metteur en scène qui n’en voulait pas de cette Elvire de cinquante balais, condition émise d’en haut par la déléguée du ministère qui ne souhaitait pas, elle, fourrer une effrontée de vingt-deux ans dans les bras d’Alexis Zagner. Retenu et déconstruit comme il est.
Elle est conne mais elle est là, a entendu Elvire.
Enfin elle était. Elle va disparaître elle aussi, tiens, ciao, plein le dos de cette robe XVIIe en polyamide qui gratte à mort. Pièce de merde, siècle de merde.

Plus d’Elvire. Et bientôt exit Sganarelle, vexé que sa suggestion d’intérim fût à ce point lettre morte. Il se voyait d’ici assumer les deux rôles, dans une figure bicéphale et subtilement monstrueuse confondant le malade et son médecin, le diable et le clergé, la déviance et la morale, qui n’aurait pas manqué de gueule et d’à-propos. Dom César, de nature suiveuse, les a suivis. Ce n’était ni de son âge ni de son rang, attendre sous un spot un impoli même plus sociétaire de la Comédie-Française, faiseur de téléfilms. À demain même heure.

Formidable. Manquerait plus qu’une grève des techniciens.

Le metteur en scène panique crescendo, à croire qu’il ne maîtrise pas les références qu’il prétendait avoir. Son plateau nu, la porte inutile et le désert en papier peint, c’est pourtant clair, c’est même criant que cela commence. Dans les westerns, le théâtre que constitue l’artère principale est toujours vide, au vent près qui soulève la poussière. L’homme qu’on recherche est ailleurs, dans la plaine, dans les têtes.

Quelques mois plus tôt, dans la même ville, une femme emprunte un ascenseur, une femme un peu quelconque, bientôt sortie sur le trottoir et que la ville bouffe direct avant même qu’elle ait pu la regarder. Pas si quelconque de près, une belle peau, des muscles et des yeux luisants, tout noirs, de petit gibier. Elle a déjà le cœur au bord des lèvres à 9 h 10, c’est comme une habitude. Elle s’appelle Aurore. Aurore crève de chaud, ses cheveux collent en paquets sur sa nuque, une mince auréole s’étend entre ses omoplates mais sur du blanc ça ira. À la façon d’un grand sac, elle déplace dans la rue son corps déréglé, à la fois sec et plein d’eau, luttant sans intuition contre une chaleur qu’il ne sait pas comment faire sienne, pas encore. Il fait déjà vingt-huit degrés. Le sac a pour seule inspiration d’être balancé à l’eau le plus vite possible, comme ça il irait d’instinct à la Seine, mais il attendra. Où est-ce qu’on a bien pu garer la bagnole ?
Nulle part. On n’en a plus. La conduite et les insomniaques, c’est comme l’alcool et les médicaments, jamais ensemble.
Cette nuit encore, la fatigue a tenu bien éveillé le corps d’Aurore qui fonctionne depuis un moment sur la réserve. Inépuisable tambouille mixant ensemble la haine entêtée de soi, la culpabilité systématique, la résistance pathologique à l’hostilité professionnelle, la résistance apprise aux opiacés et un obsessionnel sentiment de retard sur tout, la réserve permet de tenir longtemps, Aurore en est la preuve anémiée mais vivante. Ce matin elle a songé qu’elle ne tiendrait pas une journée de plus.

Bien vu.

Vingt minutes plus tard vers Levallois-Perret, auréole séchée, cheveux humides de la nuque fourrés à la base du chignon mal foutu, Aurore entre dans un bâtiment très facile à lire. Il est plat et allongé, pensé à l’image de ce mode de travail que l’entreprise se tue à développer depuis désormais vingt ans, horizontal et collaboratif. Elle y remonte une allée vitrée, distribuant des alvéoles vitrées, évoquant l’éternel fantasme de la relation entre collaborateurs, la transparence. Gentiment fasciste ambition managériale, pas attaquable sur le fond mais qui impliquerait à minima que les collaborateurs soient là. Qu’ils reviennent.
On dirait qu’il n’y a que nous.
C’est qu’il s’agit d’une entreprise de services privilégiant le travail à distance et le métier d’Aurore ici relève d’une catégorie claire, théorisée en sociologie du travail : les jobs à la con. Une taxinomie qui fut longtemps réservée au service des cafés latte dans les halls de gare ou au transport de pizzas par des cyclistes sans casque mais plus maintenant. Un jour, dans un article, quelqu’un a objectivé la détresse intellectuelle d’Aurore en norme et depuis elle sait ce qu’elle fait, c’est bien. A non-operational bullshit job. Concrètement, elle est depuis deux ans coordinatrice de projet, un projet d’avant la crise, périmé et inabouti dont on peut s’épargner la description. Cela n’aura bientôt plus d’importance.
Aurore attend dans un couloir qu’un supérieur la reçoive, c’est prévu. Elle parcourt, centimètre par centimètre, la progression d’un lierre véritable sur le mur peint, son ingéniosité à envelopper les obstacles dont une rampe métallique, une applique en verre, une corniche, à les étouffer, à revenir sur lui pour masquer les espaces nés de son propre enchevêtrement, à gagner, à supporter par endroits son propre poids par l’épaississement soudain de ses tiges, à le fuir par un surgeon, fixant les extrêmes de ses plus débiles ramures aux microreliefs de la peinture de plus en plus près des ouvertures, histoire d’aller filtrer la lumière partout où elle frappe. Devant ce défi d’intelligence et d’adaptation rampante, semblant soutenir le mur qu’en vérité ce lierre dévore sous prétexte d’ornement, elle voudrait qu’on lui apprenne que le premier homme ne descend pas de la dernière brute crétacée mais du végétal.

— Mais ne reste pas dans le couloir, entre, tout le monde est là, apparaît bientôt le supérieur, excessivement souriant.
Passons sur le café, la météo, le cours de l’action. Aurore apprend à peine assise que son travail à la con n’existe plus.
Et pourtant tout va bien en ces lieux. L’entreprise de rien jouit des nouvelles richesses offertes par le capitalisme numérique. Avec la généralisation du télétravail (deux collaborateurs sur trois à la maison) on a fait des économies de loyer, d’intendance, et l’on a perdu cette fâcheuse habitude des voyages en premium pour visiter les succursales et les clients. Ils rendent très bien à l’écran, les clients, fallait-il une crise sanitaire pour s’en apercevoir.
Alors pourquoi on la sort, Aurore, mère célibataire, dans l’été brûlant ?
Parce que la fabrique de rien se digitalisant de plus en plus, le pouvoir se déplace vers les détenteurs de la technique numérique, et d’iceux Aurore ne fait pas partie. Il lui manque des choses, des réflexes.
— Il te manque un peu l’envie d’apprendre, lui reproche présentement le supérieur, arguant que ce ne sont pas les formations qui manquent.
C’est tout de même dommage, être à ce point la bonne personne au bon endroit et n’en rien faire.

La bonne personne c’est être une femme. Le bon endroit c’est là. N’en rien faire, ça veut dire qu’au concours improvisé de l’adaptation auquel la crise avait appelé tout le monde Aurore avait perdu.

Je crois qu’elle n’a pas gagné souvent, Aurore, mais qu’importe. Dans les westerns ce n’est plus la conquête qu’on filme, c’est la route.

Aurore lève les yeux vers l’autre moins supérieur, Emmanuel, qui baisse les siens. Un an auparavant, lire le prénom Emmanuel sur un compte-rendu ou à la fin d’un courrier lui donnait envie de se déshabiller. À présent ni chaud ni froid.
— On va te trouver quelque chose, tu as tout de même fait ton trou ici, promet le gradé à côté d’Emmanuel.
Alors un trou c’est en négatif. Aurore entend qu’elle n’est pas quelqu’un mais une lacune, ça l’étonne à peine. Une lacune qui n’a pas un métier mais quelque chose. Et l’autre répète, avec un embryonnaire brin de sadisme et son sourire que moi je lui aurais fait bouffer, qu’ici il est décidément bienvenu d’être une femme.
Pardon mais pour le moment Aurore n’est pas une femme mais une réduction. Un précipité de fatigue, d’inquiétude, d’ironie et d’eczéma. Elle se gratte l’avant-bras au sang à travers le coton d’une chemise dangereusement blanche, dans une seconde ça va se voir. Ça se voit.
— Ça va ? Tu saignes ?
— C’est rien.
C’est vrai, ce n’est rien. C’est la machine qui craque. Sans qu’elle soit tout à fait démonstrative, la machine, on peut toutefois compter sur elle pour s’exprimer plus clairement que les hommes.

L’instant d’après c’est déjà le déjeuner qui déplace Aurore dans un autre décor, vers la rue Louise-Michel. Elle trotte, soudain réveillée. Et voici qu’elle court, inutilement car elle est très en avance, et où d’abord ? Au 78, un immeuble étroit, années 1990, dont l’ascenseur requiert un code qu’elle a oublié pour la première fois. Impossible de se souvenir ne serait-ce que du premier chiffre.
Trois étages sans ascenseur, les marches qu’elle s’envoie par deux alors qu’une demi-heure plus tôt elle se serait allongée dans le couloir pour dormir, tout ça pour sûrement attendre. Mais ce n’est pas l’heure qui l’agite, Aurore. Il semble qu’elle se presse pour la beauté du geste, qu’elle veuille s’ajouter des battements cardiaques entre les battements standard, forcer sa chair à la contraction piquante qui devrait naturellement précéder ce genre de rendez-vous. Elle atteint la porte un peu plus suante, encore un peu plus chaude que tout à l’heure, c’est mieux, et bientôt sur le canapé dépliable elle ferme les yeux sur des fantasmes familiers. Toujours les mêmes depuis l’école, un homme devant, un homme derrière, et elle bien tenue, envahie et bloquée. Elle s’interrompt à l’acte II du gang bang, ayant établi des conditions physiologiques acceptables pour la situation. Elle se parfume, se remaquille, se décoiffe, et bientôt qui passe la porte, avance et la rejoint sur le canapé ?
Emmanuel.
Sans un regard pour les traces de verres laissées par ses clients Airbnb, pour ce nouveau trou de cigarette dans l’accoudoir, on verra cela après, Emmanuel déploie un buste gracieux juste au-dessus d’Aurore qui l’attrape par la nuque, allant fixer ses lèvres sur son cou du geste certain qu’on aurait pour se brancher à l’électricité, si l’on marchait à ça. Il vire ce qu’il reste de chemise, de chaussures mais pas tout, et sa tête entre ses adducteurs à elle, il dit t’es belle, tu sens bon. Elle est surtout maigre mais ce n’est pas le moment d’en parler. On entend « oui » plusieurs fois en cascades, des phrases obscènes dépourvues d’imagination échouant dans leur but et dans les gorges, le sexe d’Emmanuel menant une vie propre, molle, en retrait de cette vaine bousculade. On entend le bruit des sirènes vers l’hôpital Henri-Mondor et des éclats de voix à l’étage. Dans le mélange de femme, d’homme et de tissus apparaît soudain un objet bleu et fusiligne, étonnamment rudimentaire au regard de ce qu’offre le marché des loisirs créatifs en la matière. De la main droite d’Emmanuel le truc bleu passe dans le sexe d’Aurore avec une indiscutable adresse, l’habitude quoi, tandis qu’Emmanuel de son pouce gauche masse le clitoris à peine enflé d’Aurore dont le corps entier se contracte autour, abolissant Emmanuel qui n’attendait que ça, semble-t-il, pour enfin bander. L’objet l’atteint loin, au centre, plus aveuglément que n’importe qui et la fait passer du plaisir à la douleur très vite, de la douleur au plaisir car l’outil se trompe de nerfs un coup sur deux mais ça marche. Lui regarde tout près le tremblement de son sexe en HD, très gros plan, c’est beau suffoque-t-il, jouissant proprement à son tour tandis que le machin bleu s’extrait un peu tout seul. Aurore ne gémit pas vraiment. C’est plus une exhalaison, quand on rend quelque chose avec le souffle.

Instantané de femme en poupée Corolle, bouche en trou adaptable aux tétines, avec ses accessoires, ses yeux fixes, son odeur de brioche et de pétrole.

Alors pourquoi tout ce tralala, le parfum, le cœur en avance sur son temps, la répétition, les mots, les baisers dans le cou, pour un geste gynécologique avec un collaborateur ?

Pour le tralala.

Et par quels chemins, renoncements, parvient-on à cette fracture d’avec les hommes, d’avec l’amour, d’avec la joie, pour la simple sensation du moteur, celle qui vous renvoie à la solitude la plus totale dont un adulte puisse se souvenir, l’enfant qui joue sur son corps un plaisir panique et déroutant ? Comment ?

Aucune idée. Elle va bientôt se poser la question, Aurore, mais ça doit passer par un petit effondrement. Pour l’instant elle fonctionne, tout fonctionne.

— Putain ! ne se contient plus un Emmanuel rhabillé, à propos de la marque de cigarette sur le canapé, encore une.
Un, deux, désormais huit trous de clope dans un canapé de l’année dernière. Il les déteste, ces vandales, cette chambre il va la bazarder, marché stagnant ou pas. On ira à l’hôtel. Et d’expliquer à Aurore refermée qu’il préfère s’asseoir sur la plus-value plutôt que sur un cendrier, pas toi ? Non, pas elle. Elle s’en fout des plus-values, elle loue. Elle souscrit à des crédits à la consommation à 7 %, pas à des prêts immobiliers. Et surtout elle n’écoute pas. Toujours nue, tachée, poisseuse, toujours là mais déjà partie, ses cheveux bruns rassemblés en rideau sur son visage, une main posée sur son ventre. Elle est passée d’un coup de l’obscénité scolaire d’Emmanuel à son royaume à elle, le lointain, là où s’oublient les codes d’ascenseur mais pas les prénoms, ni les poèmes. On dirait qu’elle dort.
— T’es pas avec moi, suppose lucidement le collaborateur.
C’est dans la rue, en fin de journée, que la fin l’a prise davantage. Au moment d’entrer dans le métro pour rejoindre l’école, ses genoux avaient comme disparu. Elle a dû s’appuyer longtemps à la rampe ouvragée, évanouie debout. Avant de repartir. Puisque ça marche encore, puisque quelque part dans la ville insupportable un enfant l’attend devant un établissement privé. L’emprunt à 7 %, c’est pour l’école. Pour les loisirs aussi, pour les choses et l’électricité, mais surtout pour l’école.
Elle aperçoit Cosma à quelque vingt mètres, en conversation avec la directrice. Elle sourit, elle pourrait courir, quotidiennement bouleversée, elle pense : celui qui l’abîme, qui le peine, qui le bouscule, je l’égorge avec les dents, rien à foutre. Elle peine à imaginer le motif de cette convocation adressée dans la journée par la directrice. L’enfant est un ange, regardez-le, blond, fragile, avec son prénom céleste.

Il a embrassé Marguerite.
Et ?
Il a embrassé Marguerite sans lui demander.
Et ?
Dans le couloir. Il l’a attendue dans le couloir. Marguerite va bien, ses parents s’occupent d’elle. Marguerite n’a pas de traumatisme apparent.
Et ?

Et vous êtes marrante. L’institutrice a appliqué le protocole de sécurité comportementale comme elle a pu, la pauvre, mais au moins elle n’a pas crié. Elle a d’abord éloigné Cosma, sécurisé Marguerite dans la salle des maîtres, appelé les foyers parentaux. Cosma a un texte à lire à la maison en présence du parent référent, que peut-on faire d’autre. Le reste appartiendrait aux familles, n’est-ce pas, enfin dans l’idéal. La directrice ne vise personne mais Aurore par exemple ne donne pas beaucoup de temps à la cellule des parents vigiles. Elle n’est jamais là aux réunions.
C’est vrai, jamais. Un point. Aurore est toujours ailleurs, à chercher ce qui lui manque. Un homme, de l’argent, un orgasme, une formation, toutes choses vitales. Ce n’est pas comme si elle cherchait du sens, merde.

— C’est laquelle, Marguerite ?

Aurore cherche à deviner dans la cour le visage choisi par son ange, forcément le plus beau.

— Marguerite n’est plus là, elle est rentrée après l’accident, je vous l’ai dit. Dis à ta mère pourquoi tu as fait une chose pareille, Cosma.

Aurore pense plutôt crever que répondre à sept ans d’agression. Et ça lui recommence, le goût du sang dans la bouche, prélude à la lutte en terres non évangélisées. Le premier dans cette ville décadente qui l’approche, qui l’humilie, elle le mord.

— Parce que figurez-vous, soupire la directrice, il l’aime ! Il ne comprend pas pourquoi on ne se jette pas sur les petites filles.

Il ne s’est pas jeté.
Vous n’étiez pas là.
Il s’est jeté ?
Non.
Bon.

Cosma, fils unique et solitaire, sait peu de l’enfance mais beaucoup des adultes. Il a passé le clair de sa vie avec eux. Il connaît leurs cris, leurs messes basses, leur épouvante, il a observé leurs limites et leurs emballements. Sans être savant puisqu’il n’y réfléchit pas encore, il est informé. Lui paraît évident par exemple que la directrice est plus perdue que lui. Et que sa mère est dans son état habituel, quelque part entre s’en foutre et s’excuser à genoux. Son état habituel en encore plus pâle.

Marguerite reviendra demain. Nous allons réinstaller les tables de manière à ce que Cosma en soit éloigné.

C’est un cauchemar ?
Oui.

La directrice a demandé, avec une soudaine bonté, une véritable inquiétude, ce qui se passait « à la maison ». Mais comme ce qui se passait n’avait pas de nom, que c’était trop humble et trop étouffé pour avoir un nom, Aurore a haussé les épaules. Elle a encore dû passer pour ce qu’elle n’est pas, méprisante et à l’ouest.

— On y va, maman ? a proposé Cosma.
— Ce n’est pas toi qui commandes, mon garçon, nous n’avons pas terminé avec ta maman.

Si, c’est lui qui commande. Franchement c’est mieux.

Voilà, soir, ciel rose et dioxyde d’azote, encore cent mètres pour arriver chez soi. Le soleil rasant dore la pâleur d’Aurore, on pourrait penser que ça s’arrange, avec la main en menotte de Cosma qui la tient au sol à coups de questions empiriques.
— On mange quoi, ce soir ?
Elle a voulu répondre. Elle se souvenait d’un gros sachet vert et givré mais plus du mot pour désigner le légume qu’il contenait. Quelque chose de facile à faire que Cosma mangeait souvent avec du… comment ça s’appelait, ça aussi, le truc blanc ?
— Je sais pas, mon amour, on verra.
— Je peux te poser une question grave ?

C’est quelqu’un qui a toujours aimé répondre, Aurore. Le problème c’est les questions. Personne n’en pose. Parfois elle prend rendez-vous avec des types sur le Net, couche avec, juste pour la propédeutique de la baise, le verre et la partie questions. Les vingt minutes à répondre sur soi en commençant par « je », pronom de l’imaginaire.
— Bien sûr. Même deux ! qu’elle se précipite.
— Tu le sais, toi, que mamie, elle est morte ?
— Elle n’est pas morte, mon chéri, elle est à la campagne. C’est très différent.
— Si, elle est morte. Elle me l’a dit cette nuit. Elle m’a réveillé avec du vent pour dire au revoir.

Cosma est de ces enfants qui annoncent les choses, qui sont prévenus. Pluies, départs de feu, départs du père, ils le savent avant, c’est comme ça. Aurore ne l’ignore pas, qui sent déjà se nouer son cœur gauche, l’air manquer. Maman est morte, on va bientôt lui téléphoner. Un notaire ou quelque chose comme ça.

C’est une heure plus tard, dégivrant sous l’eau chaude le sachet vert et le morceau blanc qu’elle échouait durablement à nommer, qu’Aurore est tombée de sa hauteur, dans le froissement de son joyeux kimono en viscose. Un son doux et franc de voile abattue, les mains gracieusement agrippées une seconde à la vasque, pour rejoindre très vite le reste du naufrage, accompagnée du non moins joli son que fait la peau humide en glissant sur la faïence. J’ignore si, dans l’histoire poussive de la libération des femmes par elles-mêmes, toutes celles qui se sont écroulées sur le carreau de leur cuisine avaient autant d’allure.

Elle s’est réveillée sur le dos, a goûté un bref instant le merveilleux engourdissement de la claque. Quelque chose de puissant, de rudimentaire avait pris la machine en charge en l’assommant avec méthode, telle une mère violente et juste. Le carrelage lui-même semblait diffuser un sédatif. Cosma lui prenait le pouls ainsi qu’il l’avait vu pratiquer à la télévision. Elle chercha à formuler une phrase propre à le rassurer sur la continuité de l’écosystème domestique : elle allait se lever, le nourrir, le reconduire demain sur les lieux de l’instruction obligatoire et travailler en avalant des cachets pour maintenir leur relative indépendance matérielle.
Le temps qu’elle parvienne à émettre un son, l’enfant n’était plus dans la pièce mais occupé, côté rue, à appeler tous les noms sur l’interphone jusqu’à ce que quelqu’un, au troisième, réponde « oui ».

Sur son téléphone patientait un message qu’elle écoutera le lendemain, l’hôpital de Villeneuve-d’Aveyron qui dit Votre mère est décédée, amputant l’annonce. L’intégralité du message serait Votre mère est décédée, laissant vacante sa maison sur le causse de Cajarc (Lot, 46), tandis qu’ici, gonflée de particules fines et d’amertume, vous ne supportez plus la cuisson latérale du ciel et du bitume. Laissez-vous faire.

Tandis que les pompiers la berçaient professionnellement, imprimant au brancard ce mouvement pendulaire qu’on espère maîtrisé entre le mur et la rampe d’escalier, tandis qu’on parvenait ainsi devant l’immeuble et avant que d’être fourrée dans le réconfortant véhicule, elle s’est souvenue des mots.
« Épinards ». « Colin ».
Et puis surtout le mot pour dire ce qu’elle avait. Le mot de la fin en somme. Ce n’était pas un mot mais un trouble, qui passait par les veines, par le sang pauvre en fer, pour monter vers le cœur qui l’a entendu en premier et l’a dit à tout le monde. C’était très tiède, envahissant et presque musical. C’était « épuisement ».

Ce serait là le bon moment pour lui demander mais que se passe-t-il, Aurore. Elle pourrait répondre en face je suis sans ressource. Je suis vide, à peine un reste de vie rassemblé dans ce mouvement limité et timide qui est le mien depuis mon enfance de fille et dont participe jusqu’à mon langage. Mes phrases courtes et polies pour dire, depuis des années, je ne viendrai pas, pardon, pardon je suis fatiguée, j’ai un enfant, je n’ai pas faim, maman est morte, je rappellerai. Je marche depuis des lustres au réflexe et sur la mémoire du ressort. La fin du modèle et la fin des ressources, ce n’est pas que les pays, c’est nous. Et j’ai toujours été de mon temps.
Coïncider de tout son corps avec son temps, elle a l’habitude, c’est vrai. L’époque a toujours fait d’Aurore ce qu’elle voulait, sans souci des contradictions. Elle a tout avalé sans rien dire. À commencer par Tchernobyl à six ans, à pleins poumons, puis les conneries sur l’Europe réunifiée en pleine tête, la pilule microdosée, le non à Maastricht, le sperme, d’abord un peu puis tout car dans Elle on disait que c’était coupe-faim. Du jus d’ananas pour maigrir, des médicaments pour les problèmes de thyroïde avalés avec l’explication. Non, les thyroïdes déglinguées ce n’est pas Tchernobyl, les chiens d’Ukraine à six pattes oui, mais pas elle. Elle a cru à l’amour comme marché, à la libéralisation des échanges hommes-femmes, elle a pensé en termes d’offre et de demande, puis offensive et force de vente, s’est appliquée à déclarer ses sentiments la première, y compris sans certitude, s’entraînant ainsi à ne plus être un objet passif du désir. Elle a cru au travail, à la patience et qu’en France on pouvait rire de tout. Elle a cru pour un discours de vieux stal moins mal écrit que d’habitude que le communisme était une idée neuve. Elle est descendue dans la rue. Elle est remontée, fourbue et aspirant fermement au clan, à la propriété. Elle a travaillé plus pour gagner la même chose, puis travaillé moins pour aucune différence, elle a été normale et cynique, libérale et ratissée, amoureuse, patiente, infidèle, sadique et à nouveau calme, a fait des injections sous la peau, écoute encore Noir Désir sans faire exprès quand ça passe, lit la presse quand ça sonne. Par alerte sans verbe, par scandale. Elle manque de temps, d’informations, d’idées, elle manque de gens pour lui dire de quoi elle a l’air, ce qu’elle devrait faire pour inverser la courbe, elle doit tout à ses parents, à l’entreprise, elle doit vingt-six mille euros au Crédit Lyonnais sans compter les pénalités, elle doit son fer assimilable à la Sécurité sociale, elle manque d’arguments pour ne pas se haïr de devoir tant, alors elle en rajoute. Elle doit désormais dix balles par mois à l’Unicef par virement automatique, elle ne sait pas dire non et ils sont venus par deux dans l’immeuble. Ils sonnent à l’heure du repas ou du bain des enfants et vous demandent gentiment ce que vous faites pour les autres, les agonisants et les analphabètes. Elle a signé sans regarder, après tout dix euros de plus ou de moins sur un découvert. Enfin, voilà, de son temps, Aurore, le nôtre. Anorexique et repenti, une vague honte et la carence un peu partout.

Aussi, nous y sommes, tout au bord du western.
J’entends par western un endroit de l’existence où l’on va jouer sa vie sur une décision, avec ou sans désinvolture, parce qu’il n’y a plus d’autre sens à l’existence que l’arbitraire. C’est un lieu assez nu, on s’y rend au sens du verbe « se rendre ». L’autre y est un décor et le temps dilaté. Le western se fout de son temps et de faire avec, il va contre. Ne coïncident plus l’homme et le manque mais l’homme et la plaine.
Quelque chose précède toujours le western : une logique violemment personnelle et dérisoire, vouée à finir, faite d’ordre et de ville, de liens et d’habitudes. Et de dettes. »

Extraits
« Et par quels chemins, renoncements, parvient-on à cette fracture d’avec les hommes, d’avec l’amour, d’avec la joie, pour la simple sensation du moteur, celle qui vous renvoie à la solitude la plus totale dont un adulte puisse se souvenir, l’enfant qui joue sur son corps un plaisir panique et déroutant? Comment? » p. 24-25

« Coïncider de tout son corps avec son temps, elle a l’habitude, c’est vrai. L’époque a toujours fait d’Aurore ce qu’elle voulait, sans souci des contradictions. Elle a tout avalé sans rien dire. À commencer par Tchernobyl à six ans, à pleins poumons, puis les conneries sur l’Europe réunifiée en pleine tête, la pilule microdosée, le non à Maastricht, le sperme, d’abord un peu puis tout car dans Elle on disait que c’était coupe-faim. Du jus d’ananas pour maigrir, des médicaments pour les problèmes de thyroïde avalés avec l’explication. Non, les thyroïdes déglinguées ce n’est pas Tchernobyl, les chiens d’Ukraine à six pattes oui, mais pas elle. Elle a cru à l’amour comme marché, à la libéralisation des échanges hommes-femmes, elle a pensé en termes d’offre et de demande, puis offensive et force de vente, s’est appliquée à déclarer ses sentiments la première, y compris sans certitude, s’entraînant ainsi à ne plus être un objet passif du désir. Elle a cru au travail, à la patience et qu’en France on pouvait rire de tout. Elle a cru pour un discours de vieux stal moins mal écrit que d’habitude que le communisme était une idée neuve. » p. 33

« Car soudain elle craint la phrase à venir. Elle ne veut plus qu’il parle, qu’il ajoute quoi que ce soit au trop qu’elle connaît déjà. Une nuit après eux, elle sait de cet homme son nom, sa frayeur, cette tenace odeur de ville, sa bonne volonté musculaire et ça suffit. Elle est déjà pleine de prénoms et de romans, pleine de traces que depuis un an elle s’applique à effacer. Elle lui dit, en ratant à nouveau le café, je ne veux rien savoir, vous devriez partir.
— Je ne suis pas sûr de pouvoir. J’ai quelques affaires dans la voiture et…
Et rien. Je n’aime plus, dit-elle, que les hommes laissent leurs affaires chez moi, il n’y a plus de place. » p. 82

« Ça raconte une femme qui n’a pas envie de chercher, d’attendre ou d’essayer des hommes trop longtemps, qui pense qu’essayer ça abîme, que goûter pour jeter ce n’est pas humain, c’est l’industrie agroalimentaire. Qui pense qu’ils sont tous pareils, qu’il s’agit moins d’espérer un homme qu’apprendre à en fabriquer un, se saisir du premier qui fut civilisé et le finir à la patience. Ça raconte une naïve qui pense qu’avec un minimum d’intelligence dans la solution chimique l’amour à deux peut tout, qu’elle va grandir et parvenir à l’état de vraie femme par la force pygmalioniste du couple. Donc une soirée qui fut la bonne, Aurore élit pour le faire sien un brave type dont on n’apprendra pas le prénom ce soir. » p. 118

« L’avocate entame sa deuxième heure gratuite et c’est exagérément généreux, aussi se donne-t-elle dix minutes pour exposer que cette histoire de concours ne sera toutefois pas non plus suffisante au civil. Elle ne le tentera pas. Enfin, en règle générale, la carte violence morale se joue sur le terrain du divorce et de la faute. En droit conjugal, la violence psychologique devient un rail intéressant, voire rentable pour les plaignants mais hors du mariage c’est savonneux. Encore un point pour cette inébranlable institution. Bref, vous n’étiez pas mariés? Ben non. Il ne s’agit pas d’un couple, il s’agit d’un maître, d’une élève et de l’abus de position qui structurellement les lie, d’une histoire d’amour et de destruction. Oui, alors non. Rien à faire. Peut-être un confrère, une consœur. » p. 140-141

« Le problème avec la violence psychologique, c’est qu’on peut. Le problème avec elle, c’est de lui avoir si longtemps donné d’autres noms. Comme passion, comme liberté. Le problème avec l’emprise c’est son synonyme, l’amour, et le problème avec lui ce sont ses droits. Le problème avec la douleur c’est qu’elle veut faire savoir. Et alors le problème avec le scandale ce sont ses conséquences.
— Les conséquences pour ?
— Maman, s’il te plaît.
Les conséquences pour Alexis Zagner. Le problème avec une vie, même méprisable, c’est que lorsqu’on la détruit, elle est terminée. » p. 166

« On va enfin connaître les armes de l’ennemi, promet le rédacteur surinvesti.
Alexis abuse de la comparaison avec 567 occurrences. Ton sexe est un temple qui n’accueille que moi. La métaphore filée du végétal pour 545 occurrences. Fier ton orchidée s’est ouverte à se déchirer, c’est moi qui l’ai saccagée, arrosée, j’espère que tu n’as pas mal, ma fleur, tout à l’heure je lécherai tes pétales un à un. Ou la métaphore volcanique pour dire grosso modo la même chose. Ce soir dans ton ventre bouillant je plongerai ma main, tu jouiras sur mon poignet, ça ruissellera, brûlant. La personnification avec citation rimbaldienne (asseoir la beauté sur mes genoux et me branler entre ses seins) pour 78 occurrences identifiées dans l’ensemble des correspondances confiées à la rédaction. Aucune allégorie, sinon une seule, du masculin protecteur. Je sais que tu as peur de moi, je te prendrai par la main, je t’apprendrai à être plus libre, je l’apprendrai à ton corps, c’est mon rôle. L’image beaucoup trop, 678 occurrences, et même franchement le cliché. J’ai un monstre dans la bite, il tape, 1l grogne il devient fou, viens. La métonymie pour 453 occurrences. Je veux passer la nuit sous ta peau. La périphrase en pagaille ventilant toutes les façons d’évoquer son sexe qui nous fatiguent d’avance, qu’on va s’épargner. L’antonomase raclant le fond du répertoire dramaturgique dont on remarquera qu’elle ne désigne que des victimes, Mon Ophélie, ma Chimène, mon Elvire. » p. 232

À propos de l’auteur
Maria POURCHET, Paris, 2013Maria Pourchet © Photo Richard Dumas

Maria Pourchet est romancière. Elle est notamment l’autrice de Rome en un jour (2013), Toutes les femmes sauf une (Prix Révélation de la SGDL 2018) et Feu (2021). (Source: Éditions Stock)

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L’été en poche (22): Ainsi Berlin

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En deux mots
Gerd erre dans un Berlin détruit par une pluie de bombes. Quand il rencontre Käthe, il est pourtant près à croire à des jours meilleurs. Ensemble, ils vont vite se faire remarquer et devenir des cadres du nouvel État qui se construit à l’Est. Mais pour que leur projet réussisse, il faut aussi qu’ils sachent ce qui se trame à l’ouest.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Ainsi Berlin

Les premières pages du livre
« Le programme Spitzweiler a été mis au jour en 1991 lors de l’accès aux archives déclassifiées de la RDA (second lot). Il avait pour objet d’assurer à l’Allemagne de l’Est un vivier de scientifiques à même de rivaliser avec ceux du grand frère soviétique. Quel qu’en soit le prix. Certains noms ont été changés.

Prologue
Il me tomba littéralement des bras. Un jeune gars, sûrement plus jeune que moi de quelques années, c’était difficile à dire, la guerre compliquait tout, la lecture des visages aussi, et le sang qui versait de son cou en jets saccadés achevait de le rendre sans âge. Son corps, je le ceinturai plusieurs minutes, pour l’empêcher de s’effondrer, une drôle d’impression, une drôle d’idée là où on était rendus. Un corps qui me semblait proche, la chaleur d’un frère, il n’était pas si lourd, mais ce fut ma tête, prise d’un soudain dégoût, qui commanda de le lâcher.
Je m’accroupis quand même à côté de lui, je lui dis « attends », et juste ce mot que je répétai plusieurs fois, comme s’il suffisait à tout enrayer. Je l’embrassai, maladroitement, sur le front, vaine excuse, je mâchurai le sang sur sa chemise. Je restai encore, je toussai et déglutis, moi qui pouvais encore le faire, je crachai poudre et poussière, tout ce que nous venions de vivre, ces quelques minutes essentielles et celles qui avaient précipité l’instant, l’acmé d’une journée comme tant d’autres déjà, et je me sauvai, car cela ne servait plus à rien de rester.

1.
Je rencontrai Käthe Spitzweiler pendant la guerre, d’abord dans la Rote Kapelle, puis nous nous retrouvâmes dans le groupe Neubauer. Nous étions tous deux rédacteurs, elle avait une écriture de chien, mais de belles idées. Je m’occupais de la distribution des tracts dans les milieux chics de Berlin, c’était dangereux, beaucoup n’hésitaient pas à appeler la police quand ils nous voyaient, mais de temps à autre une femme se manifestait, voulait nous aider, et nous donnait un petit tableau ou de l’argenterie, qu’on aurait toutes les peines du monde à refourguer à bon prix. Elle nous demandait de bien retenir son nom, et celui de ses enfants. Parfois elle nous les présentait :
– Voyez, monsieur, il faudra vous souvenir de lui. Et de sa sœur. Ils n’ont rien fait. Voilà, monsieur, c’est de bon cœur, allez-y maintenant, ceux du troisième vont revenir, et ne vous aiment pas.
Käthe Spitzweiler sortait rarement. Elle venait chaque jour, en prenant soin de changer ses horaires. Parfois pour une petite heure. Il était impossible de savoir ce qu’elle faisait par ailleurs. Jamais elle n’acceptait de se promener. Trop dangereux. « C’est mieux comme cela. » J’ai beau chercher, je n’ai guère d’autres souvenirs de cette époque, je ne pourrais dire si les étés furent chauds ou froids, je me rappelle quelques journées étouffantes, et ses longues jambes. Des jambes très pâles, magnifiques.
Nous nous perdîmes de vue quand les têtes du réseau furent arrêtées. Il devenait trop risqué de revenir au local. Je repassai à quelques reprises dans le quartier, je crus la voir une fois, mais elle n’était pas seule. Peut-être avait-elle été prise, retournée, elle pouvait servir d’appât, alors je taillai mon chemin.
À la fin, je sortais uniquement à la nuit tombée, vers les dix heures, malgré les bombardements. Ces tonnes de ferraille qui s’abattaient sur la ville, j’en étais à la fois content et terrorisé. Berlin s’effaçait petit à petit. Dans un magma flou, où les détails se perdaient. Ne restaient que contrastes violents, collectifs, absolus. Là, un mur encore debout s’opposait à la chute de tout, mais on savait que ce n’était que sursis, et que demain lui aussi serait à terre.
Durant ces nuits, je me parlais à petits mots pour conjurer le sort, dans un flot incessant d’injonctions, de grossièretés, et de prières :
– Va pas craquer maintenant, bordel, ce serait idiot. Encore deux minutes à découvert, et après ça devrait être bon. Après le croisement, crois-moi, tu seras à l’abri. Allez, bouge-toi maintenant, bouge-toi ! Reste pas comme ça, c’est un coup à choper la mort.
Ou encore :
– Qu’est-ce qu’il fabrique ce tordu ? Il me revient pas. Tiens-toi prêt, Gerd, bordel, tiens-toi prêt à le buter !
Je ne cessais de soliloquer, je m’en remplissais la tête de ce babil, et la seule fois où je crus pouvoir m’en passer je me pris une balle dans l’arrière de la cuisse. Pas la balle en direct, son ricochet. Ma chance. Je n’ose imaginer ce qu’un impact à bout portant aurait donné, il m’aurait sectionné la jambe, et plutôt salement, il en aurait fait une bouillie.
Je dus rester longtemps alité, pris de fièvre pendant tout ce temps, à me demander si ma jambe avait été bien récurée. « On n’a pas été obligés de la couper, vous devriez vous en souvenir », me dit l’infirmier quand je me plaignis trop de la douleur. Un « d’ailleurs, qu’est-ce que vous fichiez dans ce coin » acheva de me convaincre de la boucler.
Dès que je fus en état d’arquer, je repris mon rôle de facteur avec plaisir. Je me déplaçais plutôt vite pour ce que j’avais à faire, et cette blessure me semblait un tribut honnête à la guerre, une autre façon, ma foi, de conjurer le sort.
Je ne garde aucun souvenir de mes trajets, toutes ces cours et ruelles qui étaient autant de chausse-trappes. Quelle importance avaient ces messages qu’il fallait livrer sans tarder à tel groupe de résistants ? Je ne me posais pas de questions, je prenais les courses avec plaisir, soulagé qu’on me demandât uniquement de faire circuler ces papiers. Tenir une arme, aller au corps à corps, je l’avais fait, c’était encore autre chose. J’accomplissais mes missions comme le bon nageur que j’étais, dans la coulée, en apnée, en évitant surtout de trop réfléchir.
Les détonations, ça je m’en souviens, le bruit si particulier d’une bombe, ce sifflement, et l’onde, longue à venir, pourtant inexorable, avec tout ce qu’elle charriait d’immeubles et de vies démolis. Le son de la guerre, je me le rappelle, pas les images.
Le son de la guerre, et celui de cette école de musique. Je l’entendais de ma chambre. Les cours démarraient en fin d’après-midi, une trêve avant le fracas de la nuit. Des sons clairs et apaisés de flûte, de clarinette parfois, sortaient de cet appartement. Ainsi des parents continuaient d’envoyer leurs enfants apprendre la musique. Qui étaient ces gens ? Que faisaient-ils de leurs journées ? De quel camp étaient-ils ? Leurs enfants se montraient doués, les sons beaux tout de suite, pas d’ânonnement, comme s’il fallait se dépêcher d’être juste. Un son qui traversa la guerre, survécut aux raids anglais et américains, et qui s’arrêta d’un coup, sur un des tout derniers bombardements russes, quand leurs Iliouchine II anéantirent le quartier.
C’était un drôle de sentiment de voir ces avions, de souhaiter le ravage de la ville, car il n’y avait plus d’autre solution pour gagner la guerre, et d’espérer que, le soir encore, il y aurait des nuées pour envahir notre nuit, et qu’elles éventreraient, quartier après quartier, la bête. Je me persuadais, dans une grande sottise, que ceux qui devaient être sauvés, Käthe, les camarades, ne seraient pas touchés, comme si la foudre choisissait là où elle tombait.

2.
Je retrouvai Käthe après la guerre, au printemps, à la résidence d’Ulbricht. Nous étions encore de jeunes cadres du Parti. La résidence était magique. Ulbricht passait beaucoup de temps à Moscou, et n’y revenait qu’épisodique¬¬ment. Il nous recevait dans le jardin, magnifiquement entretenu, qui donnait sur la Spree et ses glycines. Nous n’avions pas encore installé les chevaux de frise qui masqueraient l’autre berge.
C’étaient des après-midi d’impressionnistes. Il faisait léger. Ulbricht nous débriefait les intentions des camarades, mais nous passions une grande partie de l’après-midi à boire des citrons pressés – ils étaient un peu verts, ces citrons de Batoumi, mais nous en raffolions ! – et à nous féliciter du temps, de la chance insigne que nous avions. D’être là, du bon côté. Allemands victorieux. Le Berlin en ruine, nous l’acceptions, ce n’était pas nous. Et quand le soir, pour rentrer, nous traversions la ville ravagée, nous n’avions que peu de peine pour nos parents et pour tous ceux qui l’avaient voulu ainsi.
Chacun avait sa place autour de la grande table, nous les jeunes étions aux coins, un peu en retrait. Käthe me faisait face à l’autre bout de la diagonale. Elle haussait souvent les yeux. Ou bâillait. J’étais le seul à la voir. À la fin de l’après-midi, nous prenions des barques, j’allais avec Käthe, « les jeunes ensemble ! » Nous n’étions guère moins âgés que les autres cadres, quatre, cinq ans peut-être, mais nous étions les jeunes.
Käthe me fascinait par son indolence, son mépris des conventions, par ses bâillements fréquents qu’elle ponctuait d’une petite musique, trois petits tons tout discrets. Elle parlait peu, avait des idées radicales sur les changements qu’il convenait de donner à notre pays et, surtout, ne s’embarrassait jamais de rien justifier de ses idées. Mais le charme opérait. Et chaque après-midi où elle ne pouvait venir à la résidence résonnait comme un jour creux, totalement perdu.
L’envie d’elle s’installa petit à petit. Je commençai à l’aimer pour tant de raisons, aucune de celles qu’on voyait au cinéma, ni dans les livres. Je l’aimai d’abord comme une grande sœur intrépide, un rien délurée, dont j’espérais qu’elle me montrât la vie. Une grande sœur que je regarderais bientôt avec insistance, dont je découvrirais le corps, et l’ambiguïté qui l’accompagnait. Ce corps, échappé de la guerre, tendu, presque raide parfois, reprenait vie et féminité. Le corps roide d’une Jeanne aux traits fins, comme les Jeanne devaient l’être, comme l’était celle de Schiller. Ses sentences, ses critiques étaient parfois adoucies d’un sourire ou de mots un peu plus doux, un chaud et froid qui fouettait le sang et plaisait aux hommes. Je l’aimais aussi parce que les autres la désiraient, c’était une vérité un peu triste, mais qui n’enlevait alors ni à mon admiration ni à mon amour.
Käthe travaillait à l’orchestration des Trümmerfrauen, les femmes des ruines. Qui allaient des années durant nettoyer les décombres… »

L’avis de… Gwénaëlle Loaëc (Le Parisien week-end)
« Berlin, 1945: Gerd est écartelé entre deux femmes et deux visions du monde. À l’est, la dure Käthe, une cadre du parti communiste entièrement dévouée à son projet: former l’élite qui assurera l’avenir de la RDA. À l’ouest, derrière le mur qui se dessine, la lumineuse Liz, une architecte new-yorkaise membre de la délégation américaine, venue pour reconstruire un Berlin qui a cédé au chant des sirènes du capitalisme. Après le remarquable « Ce qu’il faut de nuit », récompensé par de nombreux prix, Laurent Petitmangin signe là un captivant roman d’amour et d’espionnage. Et l’on suit, grâce à son style magnifique, cet homme tiraillé entre ses convictions et ses sentiments. »

Vidéo


La Boîte à M’Alice: rencontre avec Laurent Petitmangin à l’occasion de la parution de Ainsi Berlin © Production Moselle TV

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