Hors d’atteinte

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

En deux mots
En creusant l’histoire de son grand-père Viktor, l’écrivain Paul Breitner va découvrir un pan méconnu du destin de sa famille, entre les horreurs perpétrées par les médecins nazis et le désir de vengeance. En fouillant le passé, il va aussi mettre à jour un amour encore brûlant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Sur les pas du chasseur de nazis

Dans ce roman bouleversant, Frédéric Couderc mène la chasse à un médecin nazi que la justice n’a pas inquiété. En mêlant son histoire avec celle d’une famille de victimes sur trois générations, il nous offre un témoignage touchant et pose de graves questions, toujours d’actualité.

Une fois n’est pas coutume, je commence cette chronique par le dispositif narratif choisi par l’auteur, car il est pour beaucoup dans la réussite de ce gros roman. Frédéric Couderc a en fait choisi, comme des poupées russes, de nous raconter différents romans dans ce roman. Il commence par se mettre dans la peau d’un écrivain allemand, Paul Breitner, qui cherche l’inspiration pour son nouveau livre. Ce dernier va découvrir, en lui rendant visite dans sa villa du côté de Hambourg, que son grand-père Viktor a disparu. C’est en le recherchant qu’il se rend compte combien le vieil homme lui est inconnu.
De 2018, on bascule alors à l’été 1947, au moment où Viktor retrouve sa ville natale, défigurée par un lit de bombes. On va alors vivre la quête du jeune homme qu’il était à l’époque et traverser avec lui une Allemagne qui se cherche, entre un passé brûlant et un avenir à construire. Ce second roman dans le roman nous conduira jusque dans les années 1960. Mais n’anticipons pas.
Paul va mener une double enquête, d’abord en tant qu’historien, en cherchant dans les coupures de presse de l’époque, en recueillant les témoignages de ceux qui ont survécu. Il va alors découvrir l’existence du sinistre Horst Schumann, qui va se livrer à des expériences médicales et participer activement à l’enlèvement et à la déportation de milliers de personnes vers les camps, quand il n’a pas lui-même assassiné ses cobayes. Vera, la sœur de Viktor, en fera partie. Mais il entend aussi s’appuyer sur les confidences de Viktor, jusque-là très discret sur son passé. Est-ce parce qu’il a quelque chose à se reprocher ?
Au fur et à mesure que l’écrivain avance, l’Histoire – celle avec un grand «H» – avec se confondre avec son histoire familiale.
Viktor, quant à lui, va croiser Nina, revenue de l’enfer, et s’imagine pouvoir vivre avec elle une belle histoire d’amour. Mais la jeune fille va disparaître, le laissant dans un total désarroi. Il tentera bien de l’oublier en se lançant dans une carrière de journaliste, en épousant Leonore, la fille de sa logeuse, en devenant père. Mais son fils Christian ne le verra que très peu, car il n’aspire qu’à retrouver le criminel nazi et à se venger. Une quête qui le mènera à Accra en 1962. C’est au sein de la communauté allemande exilée au Ghana qu’il va toucher au but.
Si ce roman est aussi prenant, c’est qu’il laisse à toutes les étapes la place au doute. Comment se fait-il que les criminels nazis aient pu échapper en si grand nombre à la justice? Pourquoi les juges allemands ont-ils fait preuve d’autant de mansuétude envers les bourreaux? Pourquoi les pays vainqueurs, qui comptaient tant de victimes de ces exactions, n’ont-ils pas poursuivi tous ces monstres? Et pourquoi les archives prennent-elles la poussière au lieu d’être analysées avec rigueur et méticulosité? Autant de questions qui hantent les personnages de cette saga familiale riche en émotions. S’appuyant sur des faits réels – le témoignage de Génia, l’une des rescapées du Dr. Schumann vous touchera au cœur – ce roman est, avec Le Bureau d’éclaircissement des destins de Gaëlle Nohant, une nouvelle pierre à porter à ce devoir de mémoire. Pour que jamais on n’oublie.

Hors d’atteinte
Frédéric Couderc
Éditions Grasset
Roman
512 p., 23 €
EAN 9782365696685
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Allemagne, à Hambourg et dans les environs, mais aussi dans les camps de la mort, notamment d’Auschwitz et Birkenau. On y évoque aussi des voyages en Afrique, à Accra au Ghana et Lomé au Togo, à New York ainsi qu’un exil en Israël.

Quand?
L’action se déroule des années 1940 à 2019.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un roman haletant mêlant enquête intimiste et historique, d’où surgit de l’oubli Horst Schumann, un criminel nazi longtemps traqué mais jamais condamné.
Hambourg, été 1947. Le jeune Viktor Breitner arpente sa ville dévastée. Un jour, il croise Nina, une rescapée des camps dont il tombe éperdument amoureux. Elle disparaît, son absence va le hanter pour toujours, autant que le fantôme de sa sœur Vera, morte au début de la guerre.
Soixante-dix ans plus tard, Viktor s’évanouit à son tour. En se lançant à sa recherche, son petit-fils Paul découvre avec effroi que celui-ci est mystérieusement lié à un doktor SS d’Auschwitz semblable à Mengele : Horst Schumann. Paul est un écrivain à succès, l’histoire de son grand-père, c’est le genre de pépite dont rêvent les romanciers. Mais il redoute par-dessus tout la banalisation de la Shoah, et sa soif de vérité le mènera jusqu’aux plaines d’Afrique, dans une quête familiale aussi lourde que complexe.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Lisez.com (entretien avec l’auteur)
Blog Domi C lire
Blog Black libelle
Blog Baz’Art
Blog T Livres T Arts
+ Portrait de Frédéric Couderc
Blog Valmyvoyou lit
Blog Christlbouquine

Frédéric Couderc présente «Hors d’atteinte» © Production Éditions Les Escales

Les premières pages du livre
« Avant-propos de l’auteur
Ce roman existe d’après l’histoire vraie d’un commandant SS qui castrait les hommes et stérilisait les femmes à Auschwitz-Birkenau. Ce médecin s’appelait Horst Schumann.
Désigné dès 1946 comme criminel de guerre à Nuremberg, traqué par le Mossad, il est passé entre les mailles de la justice toute sa vie, s’inventant une nouvelle vie en Afrique. Lancé sur sa piste, j’ai très vite découvert que je ne pouvais m’appuyer sur aucune confession, sur aucune interview, et encore moins sur des Mémoires. Ce gros gibier, tapi dans la brousse, avait échappé aux historiens, journalistes, écrivains…
J’ai ainsi rédigé Hors d’atteinte avec les règles du jeu que s’imposent souvent les romanciers : coller le plus possible à la réalité, confronter les témoins, les archives, tout en inventant des scènes et des personnages. J’espère que tout le monde comprendra que ceci est une fiction. Les choses ont pu se dérouler ainsi, ou (un peu) autrement. F. C., septembre 2022

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L’odeur de la nuit est celle de la brousse, piquante d’herbe mouillée et de fleurs d’acacia. Les ombres occupent toute la place, la voûte étoilée ne suffit pas pour y voir clairement, ni la lune, ni les lucioles. Des ténèbres qui font bien l’affaire du Sturmbannführer (commandant) SS Horst Schumann en fuite depuis seize ans. Sur les crimes de guerre dont il s’est rendu coupable, il n’y a aucune ambiguïté, aucune discussion, toutes les preuves sont entre les mains de la justice allemande. Sa fiche d’évadé précise qu’on le recherche pour meurtres de masse. Sa photo le présente en costume d’officier SS avec un visage féroce, l’air d’un bouledogue, mais un bouledogue avec de gros sourcils, un nez tranchant, une bouche mal dessinée et une raie crayonnée sur le flanc gauche. Il a sévi à Auschwitz-Birkenau, c’est le diable en personne, il faut le traquer, quitte à retourner chaque pierre.
On est en 1961, un an après la capture d’Eichmann. À travers le monde, ils ne sont pas si nombreux les fugitifs SS qui errent de planque en planque. Sur la liste établie par le Mossad, Schumann voisine avec les bouchers responsables des massacres de Lublin, Riga ou Vilnius. Schumann est du même bois que le chef de la Gestapo, que le bras droit de Hitler, que l’inventeur des camions à gaz. Ces hommes s’appellent Alois Brunner, Martin Bormann, Heinrich Müller, Walter Rauff, Klaus Barbie, Franz Murer, Ernst Lerch, Herberts Cukurs ou Josef Mengele. Horst Schumann n’a pas vraiment de surnom comme « l’ange de la mort ». Mais il a cette originalité, c’est un broussard : il a choisi la savane africaine plutôt que la pampa d’Amérique latine.
La lueur d’une lampe-tempête suffit pour apercevoir les contours du camp. Schumann écoute les petites bêtes sauvages et les grosses qui chantent, frémissent, se tuent et s’unissent jusqu’au bivouac encadré de massifs épineux. Schumann est là pour chasser, seul au monde, sans boy ni porteur de fusil. Son équipement tient dans un large sac à dos : une chemise élimée, un short, une couverture, un roman recommandé par Goebbels, la tente, et le ravitaillement. Il entend laisser s’écouler deux jours avant de rentrer au bercail. Accra n’est pas fréquentable en ce moment. Il a quitté la ville le matin même aux commandes d’un biplan jaune et noir, un modèle Gipsy Moth. C’est un bon pilote, il a survolé des espaces illimités – rivières, immenses horizons de grands arbres –, et, entre les nuages, sous les jeux de lumière, il a vu la masse rocheuse des éléphants. Il s’est rapproché en piqué, tel un as des combats aériens, et alors sont aussi apparues des girafes, la tête ondoyante, gracieuses comme des anémones, les jambes pareilles à des hautes tiges. L’appareil est posé sur une piste à quelques heures de marche. En fin de journée, il a choisi cette clairière pour dormir. Il s’y sent à présent optimiste. Il maudit parfois sa vie de fuyard et de vaincu, il n’en revient pas de devoir se contenter de l’Afrique – pour les autres, Buenos Aires semble plus plaisante, quand même –, mais dans des moments comme celui-ci, gagné par le calme de cette nature, libéré de tous ses poids, il n’échangerait sa place pour rien au monde. Tant mieux s’il termine ses jours en Afrique. À cinquante-cinq ans, c’est un nouveau départ. L’Allemagne n’a plus d’importance.
Schumann s’apprête à lire. Il chasse les nuées humides qui se dissipent en gouttelettes sur la couverture du roman, quand jaillit une présence. Devant lui (à quoi, cinq mètres ?), un léopard le ramène des milliers d’années en arrière, à ce cadeau offert au chasseur, l’instinct primaire de survie qui stimule, même repu. Saisir son fusil a toujours été un réflexe naturel chez lui. Surgi des fourrés, le félin pourrait bondir, mais il hésite, et finit par allonger ses longs muscles palpitants. Schumann mesure sa chance : il est exact que les léopards sont de dangereux animaux, nombre d’entre eux se sont taillé une réputation de mangeurs d’hommes, mais, à sa façon, lui aussi est un mangeur d’hommes, sa cruauté égale les pires profanateurs de l’histoire, il a conduit à la mort des milliers de Juifs dit sa fiche du Mossad, alors ses yeux percent les ténèbres et il vise lentement pour tuer le premier (comme il aime ce spectacle de lui-même). Bang ! Revoilà la virilité du junker, le sang-froid typiquement prussien, un coup de feu a suffi. Suivi du cri effrayé des singes.
On dirait le fracas de grands cuivres wagnériens, l’écho se propage au loin, mais bien sûr impossible que ces sonorités retentissent aux oreilles d’Elizabeth II. Car au moment où Schumann se lève pour ramasser sa proie, avance à pas ralentis, évite une termitière, eh bien, au bal donné en son honneur à Accra, sa Royale Majesté exécute les figures d’un fox-trot. C’est pour ça que le chasseur a préféré la compagnie des hautes herbes. C’est pour ça que le SS se mêle une fois de plus aux chacals, hyènes et vautours. Schumann a consacré tellement de temps ces seize dernières années à se cacher, s’enfuir, user de mille précautions, que ce serait stupide d’être reconnu. Certes, il est le protégé du puissant dirigeant Nkrumah, cet homme qui s’affuble d’un nom réservé au Christ, le « Rédempteur » ou le « Messie » – les Blancs varient pour traduire Osagyefo de la langue kwa –, un homme, donc, qui lui a même offert la citoyenneté du pays. Après un séjour au Soudan, Schumann vit au Ghana depuis deux ans avec femme et enfants. Nkrumah le protège au point de rendre impossible son extradition. Mais les vengeurs du Mossad ?
Accra n’est pour Elizabeth qu’humidité et chaleur. C’est pour elle un immense dépotoir submergé par les insectes, une vague cité aux bâtiments inachevés, avec des cases en tôle ondulée survolées par des oiseaux blancs et maigres. Cependant, ce soir, elle trouve son cavalier rayonnant. Nkrumah est un bel homme, fier de conduire d’une main de fer la première colonie d’Afrique indépendante. À son bras, sa Royale Majesté est auréolée d’une clarté vibrante. Ni le diadème de diamants hérité de Queen Mary ni le petit sac figé au pli du coude ne sursautent de façon inconvenante. Et voilà qu’on tire un feu d’artifice ! L’éclat des pétards est prodigieux, les fusées se déversent dans tous les coins du ciel. C’est un tel tonnerre d’explosions qu’on pourrait croire que la nuit leur tombe sur la tête. Après une certaine hésitation, la reine reconnaît son visage et celui de son hôte dans les spirales colorées.
Ce fox-trot est un moment unique en son genre. Sa Majesté danse à chaque voyage, mais, pour la première fois, la blancheur de son teint se manifeste au bras d’un Noir. « Le meilleur monarque socialiste du monde » persiflent les chancelleries occidentales. Un Noir, absolument noir, si NOIR que tout Buckingham s’étrangle face à cette version de High Life, jusqu’à Churchill, mais la dimension raciale n’entre pas en compte chez lui, il est au-dessus du lot. Bien avant le déplacement, le Vieux Lion s’est fendu d’une lettre au Premier ministre Harold Macmillan pour le mettre en garde :
« Ce voyage donne l’impression que nous cautionnons un régime qui se montre de plus en plus autoritaire et qui emprisonne sans procès des centaines d’opposants. »
La reine a passé outre.
Sans se douter le moins du monde que ce bras que lui tend si bien Nkrumah, le Rédempteur l’offre aussi à un SS couvert de sang.

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Hambourg, été 2018
Lorsque j’entreprends l’écriture d’une histoire, il me faut, pour user d’une image facile, un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Nombre de romanciers insistent sur ces moments de perfection qui précèdent l’irruption des grands désordres. Bien entendu, il y a toutes sortes de façons de commencer un texte, chacun rédige de la façon qui lui convient, mais on en revient toujours à l’élément perturbateur et, pour ma part, le plus grand des chambardements intimes s’est annoncé par surprise, précisément par un temps magnifique. Pour une fois sans que cela vienne d’une invention, mais surgissant dans la vraie vie de Paul Breitner, si je peux ainsi parler de moi à la troisième personne. J’ajoute que le cadre idyllique a aussi joué son rôle : les jardins escarpés de Blankenese, ses vues parfaites sur l’Elbe, ses villas édifiées dans l’entre-deux-guerres par les armateurs les plus puissants de Hambourg.
Il y a une grande part de vérité au surnom de cette banlieue chic : « la colline des millionnaires ». Blankenese est en tout point un territoire opposé au mien, le kiez1 de Sankt Pauli, jadis zone louche des marins, des Beatles, des punks et des squats. Je n’y mettrais pas les pieds si Viktor, mon grand-père, n’avait eu la chance d’acheter ici. Il vit entouré de maisons luxueuses, dans un ancien logis de pêcheur. Alors, forcément, mon regard est biaisé. J’ai emprunté des centaines de fois la piste cyclable du Strandweg pour venir chez lui. Chaque fois, j’ai l’impression de traverser une frontière. J’avoue que la balade me stimule. Couvrir la distance à vélo me permet de tirer des fils et développer mes personnages. Probablement fais-je l’un des plus beaux métiers du monde. Je peux l’exercer aussi bien à mon bureau qu’en pédalant tranquillement. Mais si je me souviens bien de ce jour, je ne crois pas que mon périple donne lieu à un quelconque tour de magie professionnel. Comme d’habitude, je relâche surtout mes nerfs. Tout mon corps se réjouit, des articulations aux poumons. Le murmure des arrosages accompagne mon entrée dans la zone friquée. Et maintenant que j’y songe, la brise qui remonte du fleuve sent le pin et les cyprès toscans. Un parfum de terre lointaine flotte dans les environs. Il fait incroyablement chaud. L’été chavire plein sud et nous déroute. Un présage ? L’Afrique, déjà ?

Pour une raison que je ne pourrais expliquer, je déteste le toit de chaume et la façade à colombages de la maison de Viktor. Je n’aime pas non plus l’odeur qui s’en dégage sitôt le seuil franchi. Instantanément, le chèvrefeuille du jardin cède la place à l’aigre du renfermé, à la poussière sur les meubles et les tapis. C’est mieux à l’étage, où domine l’haleine du bois, l’épicéa qui règne du plafond au parquet. Les visites se suivent et se ressemblent : prise dans son ensemble, la tanière de Viktor est sinistre, à se flinguer même. Elle reflète son indifférence aux autres, sa façon de mettre les gens mal à l’aise. Et pourtant je me sens bien ici. Cette maison me rassure, j’y ai vu défiler les années et, malgré tous ces objets affreux, trop proches pour être mis à distance, malgré le papier peint à fleurs qui fête son demi-siècle, je trouve l’endroit assez beau.
— Opa2 !
Le vieux ne répond pas.
Les premiers instants, ce silence ne fait que m’étonner. Je sais pourtant que Viktor ne manquerait pour rien au monde le rituel du samedi, ce jour de la semaine où nous nous retrouvons autour d’une plie poêlée avec du bacon et des crevettes, cette bonne vieille finkenwerder Scholle à chair fine et savoureuse de la Nordsee, la mer du Nord voisine. Alors j’insiste et tambourine. Toujours aucune réaction. C’est bizarre, j’appelle son numéro depuis mon smartphone, mais tombe sur le répondeur. Le double des clés se trouve chez moi à Sankt Pauli. En y pensant, une légère appréhension voit le jour, elle monte même d’un cran assez vite. C’est inquiétant : à quatre-vingt-douze ans, Viktor a pu s’effondrer chez lui. Je ne lui ai pas parlé depuis hier. S’est-il même réveillé ?
À l’arrière, il y a une grande fenêtre pour profiter des vues sur l’Elbe. Le fleuve atteint à Blankenese sa plus grande largeur (huit cents mètres d’une berge à l’autre), on pourrait être dans un estuaire, la masse d’eau est toujours un spectacle. Je contourne la maison en criant plus fort. Pas de réponse. Face à l’ouverture, pour ainsi dire une baie vitrée, je décide enfin d’agir. À mes pieds, un carreau de ciment tombe du ciel. Nul état d’âme : je brise la vitre au plus près des moulures, me débarrasse des parties coupantes d’abord avec le coude, puis avec le pied. Je fais un boucan de tous les diables tout en me reprochant mon agitation. Viktor est peut-être en course, chez des voisins. Devant les dégâts, il fera une de ces têtes. Mais j’écarte rapidement cette pensée : c’est un ancien, réglé comme une pendule, il ne se serait jamais absenté à midi.
— Opa, opa…
C’est sans doute en pénétrant dans la maison, alors que le verre crisse sous mes pieds, que je commence à paniquer. Le salon est très simple, pourvu d’une table basse, d’une banquette, d’une télé. La pièce jouxte la cuisine, rudimentaire elle aussi avec son plan de travail, son évier, ses placards et ses appareils électroménagers hors d’âge. En un instant, jaillissent devant moi les indices d’une soirée manquée : verre de vin sur la table, plat du marin hambourgeois en préparation, une portion de corned-beef avec son lot de pommes de terre et d’oignons. Rien non plus concernant les courses du matin, encore un signe inquiétant. Alors je file à l’étage : lit défait pour le coucher, pyjama sorti. Ma conviction est faite : Viktor a disparu depuis hier soir au moins, au minimum une quinzaine d’heures. Une sombre intuition s’immisce en moi. J’écarte spontanément le suicide (Viktor se serait expliqué d’une lettre bien visible), balaie bien entendu le coup de foudre amoureux (ce serait un exploit pour un homme né en 1926), et imagine donc mon grand-père volatilisé dans la nuit, à errer quelque part, ou pire, son portefeuille en poche, victime d’une agression et laissé sur le carreau. On ne peut pas non plus écarter une amnésie passagère à son âge, une soudaine crise de démence, mais alors sans aucun signe précurseur, car nous nous sommes parlé la veille, son esprit de vieillard fonctionnait à merveille, comme d’habitude.
J’ai une idée avant d’appeler la police. Il ne sert pas à grand-chose d’interroger le voisinage, c’est chacun chez soi à Blankenese, il est certain que personne n’aurait observé les va-et-vient de Viktor. Mais le Turc du Tabakladen, lui, pourrait donner des nouvelles. Il y a un jeu de clés à la patère ; par la porte cette fois-ci, je retrouve la rue. Le soleil chauffe mon crâne, des gouttes de sueur sur mon front témoignent d’une température caniculaire, il y a toujours cette crainte d’une déshydratation pour les petits vieux. Sans boire, Viktor va tomber raide si je ne le retrouve pas bientôt.
Dans sa boutique, le commerçant confirme un passage en soirée pour acheter des cigarettes. Je sens que je relève légèrement la lèvre supérieure, comme à chaque fois que je suis contrarié. Le lit préparé pour le coucher, le repas prêt, j’en déduis que Viktor n’est pas rentré chez lui après sa course. Un point de côté se forme sur mon flanc alors que je retourne en courant à la maison. Là, je mets mon nez un peu partout : papiers, affaires personnelles… Les dossiers sont rangés, classés, rien de perturbant, comme si le nonagénaire avait pris congé sans drame, sans séisme. Finalement, je compose le 110. Après le court intermède d’un disque m’informant que toutes les lignes de police sont occupées, l’opératrice m’écoute débiter mon histoire. Elle juge que la situation est sérieuse et décide « d’envoyer quelqu’un ».

L’inspecteur Jörg Bong apparaît après une demi-heure d’attente. Je l’ai jaugé sortant de sa voiture de patrouille. Pas d’uniforme, mais un jean, une chemise blanche et une cravate en cuir. C’est un civil de la Landeskriminalamt (police criminelle de l’État de Hambourg). Vu l’Audi, c’est à croire qu’on ne plaisante pas avec les citoyens de Blankenese, ou peut-être aussi qu’on est samedi, et que cet homme se morfond dans son bureau. Quoi qu’il en soit, il se présente une auréole sous chaque aisselle puis, semblable au papillon de nuit attiré par la lampe, il se poste directement à la fenêtre brisée du salon.
Il prend son temps avant de faire son métier. Plutôt que d’estimer les dégâts, ses yeux pantois s’attardent sur les demeures incroyables des environs, les escaliers sinueux de Treppenviertel, et puis le fleuve auquel on revient toujours à Blankenese, le trafic des cargos qui se bousculent de poupe en proue, les voiliers huppés, la plage de Falkensteiner ensevelie sous les arbres et, presque en face, l’île de la Neßsand Nature Reserve, étirée à marée basse, dévoilant ses épaves. Machinalement, je pars dans la cuisine servir deux Astra glacées. À mon retour, des relents de transpiration soulignent déjà sa présence.
— Je ne comprends pas pourquoi les gens partent à Majorque, fait-il en inspirant profondément. Moi, je ne quitte jamais le coin. Bon sang, regardez les rives de l’Elbe ! Sous le soleil, avec tous ces clients sur les terrasses des tavernes de bateliers, vous ne trouvez pas que ça ressemble au Bosphore ?
Je le regarde d’un air incrédule. Angoissé, je suis tout proche de l’irrespect :
— Toutes ses oies sont des cygnes.
— Pardon ?
— Oh, c’est une vieille expression anglaise. Valable pour quelqu’un qui exagère ses mérites. Cette tendance à survendre, si vous préférez. Les oies et les cygnes sont très différents…
— Je vois… Vous êtes comme ces agitateurs, réplique l’inspecteur dans un sourire crispé. Vous n’aimez pas la police, et pourtant vous avez besoin d’elle.
Contemplant un instant les petites dents grises de mon interlocuteur, je me ravise. Pourquoi ce ton supérieur ?
— Non, pas du tout, pardon, je suis tendu, ça m’est venu comme ça. Je n’ai jamais pensé au Bosphore en contemplant l’Elbe, ni au fleuve Amazone, mais bon, pourquoi pas ? L’important, c’est mon grand-père. Ça ne lui ressemble pas de se volatiliser sans donner de nouvelles.
— D’accord. Viktor Breitner, c’est bien ça ? Quatre-vingt-douze ans ? Vous me confirmez être son petit-fils ? Herr Paul Breitner, c’est ça ?
— Absolument. C’est très inquiétant. Les patrouilles sont au courant, n’est-ce pas ? Elles possèdent son signalement ?
— Ça ne marche pas ainsi. Les cas de disparition sont laissés à l’appréciation de l’enquêteur, c’est un peu aléatoire. Là, c’est trop tôt pour s’affoler.
— Mais vous ne trouvez pas ça alarmant ? Je crains une agression. Soyez franc, quelles sont ses chances de survie ? Il a quitté son domicile il y a vingt heures environ.
— Je comprends, et sans doute m’inquiéterais-je à votre place, mais l’administration a ses règles, elle a pour mission d’agir avec rigueur. Votre grand-père, si je suis ce que dit ma collègue, n’est pas en situation de handicap, ni malade, ni dépressif. Chaque année des milliers de personnes s’évanouissent dans la nature en Allemagne. Dans 99 % des cas, l’affaire se résout très rapidement. Le ou la disparu(e) retrouve tout penaud le chemin de la maison. Ne vous affolez pas. J’ai vérifié les registres centralisés des commissariats et hôpitaux : ils ne donnent rien. Notre mission, c’est de foutre la paix à Viktor Breitner encore quelques jours. Théoriquement, c’est son droit le plus absolu de ne pas donner de nouvelles. Je ne peux, a priori, exclure une fugue… Vous avez parlé à son médecin ?
Je hausse les épaules malgré moi et jette un coup d’œil automatique à un portrait de famille pris, tiens, lors de vacances à Majorque. Les eaux limpides de Caló del Moro se profilent en toile de fond. Il y a là ma frimousse d’enfant, ma mère un peu fêlée (qui maintenant vit dans les environs, sans jamais d’ailleurs prononcer le nom de Majorque, lui préférant le doux nom d’« île magique »), et mon père, cinq étés avant sa mort tragique. Je surmonte depuis longtemps les visions ou pensées qui rappellent ce deuil, alors j’enchaîne sans la moindre hésitation.
— Non, il n’était même pas suivi par un médecin. Viktor est en pleine forme pour son âge. On est loin d’une personne dite vulnérable. C’est très déroutant, cette disparition. Je sais que ça doit avoir peu de valeur pour vous, mais j’ai vraiment un mauvais pressentiment. On peut au moins lancer un appel à témoin ?
— Je suis désolé, mais en l’espèce, il faut attendre. Et ne voyez pas tout en noir. Vos romans sont plutôt optimistes, non ?
Je ne parviens pas à réprimer un léger sourire. Malgré la situation, la remarque de Bong me satisfait. Il m’a reconnu. C’est absolument lamentable, songe-je aussitôt, mais j’espère que le flic va ainsi prendre son temps. Je ne suis pas une célébrité, vraiment pas, pourtant il arrive que mes quelques succès modifient ma relation à autrui. Il n’y a pas que les flatteries, il y a ces privilèges aussi idiots qu’un traitement prioritaire à une agence de location de voitures ou au comptoir d’un aéroport. Au restaurant, des inconnus me sourient, soucieux de bien faire. J’inspire confiance, mais je ne me considère en aucun cas comme différent des autres. À part savoir trousser plus ou moins bien une intrigue, je ne me vois pas trop de qualités. Pour être franc, mon originalité s’accommode plutôt d’un certain mimétisme avec les habitants de Hambourg. Enfin, peut-être que face à un citoyen lambda, Bong aurait pris quelques notes un peu dédaigneusement et tourné les talons en promettant d’inscrire Viktor au fichier des personnes disparues. D’où ce sourire un peu niais… Je lui fais face et tâche de rattraper ma sortie initiale en m’exprimant gentiment.
— Au fond, on fait un peu le même boulot tous les deux… Je suis souvent frappé par cette idée que le réel l’emporte sur la fiction. Les scénarios les plus improbables naissent de la vie de tous les jours, c’est assez logique, d’ailleurs…
Je ne crois pas si bien dire. J’ai la sensation que, quelque part, la disparition sans raison apparente de Viktor se présente comme dans un livre. Mais il est encore trop tôt pour m’en rendre vraiment compte. Bong semble ragaillardi par ma complicité. Entre acolytes…
— Il y a un endroit où votre grand-père aurait pu se rendre, j’y pensais en arrivant. Le Römischer Garten est à deux pas d’ici. Il a peut-être assisté à une représentation en plein air hier soir ?
Une mauvaise rencontre là-bas, entre les haies bien taillées, l’amphithéâtre romain, les murets et les escaliers de pierre sculptée ? Je vérifie mécaniquement sur mon smartphone le programme estival. Sans y croire, car Viktor ne sort pratiquement jamais, un récital classique à la rigueur, et je ne trouve aucun événement musical.
— Dommage, commente Bong déçu. Vous avez indiqué à la standardiste que vous êtes le seul parent.
— Oui. Les autres sont décédés.
— Alors vous allez me signer ça. Et on fait le point demain, d’accord ?
Le document porte le doux nom de « Requête aux fins de constatation de présomption d’absence ». J’inscris ma qualité de petit-fils, mon identité complète, celle de la « personne présumée absente ». J’expose les motifs de ma demande et tranche la question « d’estimer la personne la plus compétente pour administrer les biens de l’absent » : moi. Le papier rangé dans une poche, l’inspecteur se dirige vers la porte d’entrée et disparaît à la Colombo, en me saluant d’un geste de la main.
De retour dans la cuisine pour débarrasser les bières, je contemple Bong à nouveau par la fenêtre. Il hésite devant l’Audi. Il a l’air à bout, proche de la retraite et prodigieusement malmené par les années. Ses joues sont couperosées, son corps paie cash le prix de sandwichs et d’enquêtes obsédantes. Dois-je me reposer sur le visage tourmenté de cet homme ? Je l’examine encore et finis par m’étonner de son surplace. Plutôt que de déguerpir, il observe une villa haut de gamme couverte de glycine. Il se gratte le menton, s’interroge, puis fait quelques pas en direction d’une grille qui laisse entrevoir un jardin à la française. Il reste là cinq bonnes minutes, scrute un point invisible, sort un carnet pour prendre des notes et finit par retrouver sa bagnole.

Le gosier toujours aussi sec, j’ouvre le frigo, me sert une nouvelle Astra tout en scrutant le rez-de-chaussée méticuleusement. Rien d’autre qu’un repas en attente. À mon tour, je me poste au salon pour réfléchir, l’Elbe et sa gamme chromatique sous les yeux. D’ordinaire, le va-et-vient des vagues m’apaise, le courant du fleuve m’aide comme tout un chacun à Hambourg, cette ville née par l’eau, pour l’eau. Mais nul effet réparateur aujourd’hui. Je ressasse tous ces films et romans qui affirment que les vingt-quatre premières heures sont les plus importantes pour un crime ou une disparition. Et comme un imbécile je reste les bras croisés ! Les gros lecteurs savent bien que la première chose à faire dans le cas d’une absence inexpliquée consiste à vérifier les débits sur la carte bancaire. Puisque le flic temporise, c’est à moi d’appeler l’agence de mon grand-père et, pourquoi pas, d’enchaîner avec les listes de passagers à l’aéroport Helmut-Schmidt, puis de nouveaux les hôpitaux, les cliniques, les dispensaires, les divers centres des secours. Enfin… pas sûr.
Car si l’absence de Viktor me déroute, et c’est bien le premier mot qui me vient à l’esprit pour nommer mon incompréhension, quelque chose en moi, quand même, se refuse à un scénario sombre. Je viens d’écrire que la disparition de mon grand-père, inconsciemment, est déjà pour moi du domaine romanesque, mais sa vie est aussi lisse que la patinoire du centre-ville. Si je mets de côté l’agression, comment imaginer un départ précipité de Hambourg ? Pour quelle raison ? Je crois ne pas manquer d’imagination comme écrivain, la mise en place automatique de trames et d’embrouilles les plus invraisemblables pourrit même ma vie intime, mais là, stop, Viktor ne peut être très loin. Je dois établir un périmètre d’un ou deux kilomètres, pas davantage, aucune raison qu’il se soit éloigné.
Si je me persuade que je vais retrouver mon grand-père par moi-même, que je vais le ramener à la maison avant la tombée du jour, c’est qu’au fond je n’admets pas sa disparition. Viktor ne peut me prendre au dépourvu. Je lui fais confiance depuis toujours. Je ne doute pas un instant de sa loyauté, nous avons noué ensemble un pacte de sécurité. J’étais adolescent quand Christian, mon père, son fils, s’est tué à moto. À ce moment où j’avais le plus besoin d’aide, il était présent à chaque instant, indispensable. Les choses s’inversent à présent. Même s’il apparaît en toutes circonstances solide comme un roc, je suis son unique descendant, et me tiens toujours prêt à parer à la moindre faiblesse. Alors je dois agir, céder au sentiment d’urgence. Une idée me traverse la tête. Je n’ai qu’un numéro à composer pour que la cavalerie rapplique. Je m’éclaircis la gorge et appelle Irene, cheffe du kop3 le plus gentil de la planète. Elle décroche à la première sonnerie.
— Moin Moin4, beau gosse !
— Moin, Irene. Écoute, je suis chez mon grand-père. Il a disparu. Un flic est venu, c’est trop tôt pour s’inquiéter d’après lui, mais il y a quelque chose que je ne sens pas. J’ai besoin de monde pour partir à sa recherche, le plus de monde possible.
— Scheiße ! Tu es sûr de toi ? Je veux dire, avec ton imagination, peut-être, tout simplement, qu’il est…
Ma voix monte d’un ton.
— Non, j’ai tout vérifié. Vous pouvez arriver dans combien de temps ?
— Tu me rappelles l’adresse ? Tu as de la chance, la bande est là, on attend le match. Donne-nous une demi-heure.

1. Quartier.
2. Grand-père.
3. Tribunes les plus animées des stades, situées généralement derrière les buts.
4. Version contractée de Guten Morgen utilisée par les habitants de Hambourg pour se saluer.

2
On ne peut pas reprocher aux ultras du Fußball-Club St. Pauli d’abuser des tatouages et des piercings, d’exagérer les tee-shirts flanqués d’une tête de mort ou d’un ballon faisant voler en éclats une croix gammée, ce sont les emblèmes du club, son âme. Ces braves supporters dévoilent aussi des bouches édentées et des bras costauds aguerris dans les bagarres contre les clubs « fascistes » de l’ex-RDA. Les voilà qui débarquent dans la rue de Viktor. C’est une image saisissante à Blankenese. Au final, ils sont une vingtaine de volontaires, venus en skate, à vélo ou en métro par la ligne 2 du S-Bahn. J’ai mis à profit les trente minutes pour imprimer à l’épicerie turque une série de portraits de Viktor. J’en distribue à chacun et, au nom des principes libertaires en vigueur, ne donne ni ordre ni instruction. On interroge et fouille où on veut, le temps qu’on veut, seule l’idée d’une équipe de deux est suggérée. Sous des huées anti-Gafam, mais pas le choix, pour se donner des nouvelles, Irene improvise un groupe WhatsApp nommé Opa Finden (« Trouver Papi »). Elle fait preuve d’un sens de l’organisation hors pair, précise et douce comme à son habitude. Finalement, la meute s’éparpille. Je reste seul avec elle.
Nous commençons par nous regarder. Mon allure tranche avec les membres du kop. Je suis bien plus classique, mes boots Carvil usées et cirées avec soin, mon jean fuselé, porté sur une chemise blanche, sont assez décalés des baskets noires et sweat à capuche de rigueur dans la Südtribüne du stade. Irene aussi fait preuve d’une certaine classe. Issue d’une famille à pedigree, elle est grande, belle, et blonde comme l’or qui irrigue depuis toujours son kiez de Rotherbaum. Chaque matin, au réveil, ses grands yeux noisette voient de sa chambre l’Alster1. Sauf son nez piercé, rien ne la distingue de ses voisines volubiles, élégantes et accros au yoga. Sa transition date d’une dizaine d’années, le copain de fac qui s’appelait Franz appartient à un autre monde. Et c’est bien Irene qui s’alarme de mon air pâlot. Elle va me prendre sous son aile, assure-t-elle. Je lui souris et relâche un peu mon visage tendu d’émotion. C’est impressionnant de voir les fans de Sankt Pauli venir à mon secours en un clin d’œil, ça me rassure, mais c’est surtout sa présence qui m’apaise. Elle voit bien que la culpabilité de ne rien faire m’agace, que je ressens la nécessité de bouger, de fouiller partout dans Blankenese. De sa voix rauque et mélodieuse, travaillée par des années de chant, elle entend me rassurer. D’abord, elle fait le point, très calme :
— Tu as relevé des indices concordants ? Ce serait utile avant de ratisser les lieux.
— Mais tu parles comme une flic ? Ça ne te ressemble pas, ma chère.
Une pointe d’amusement me ravive. Placide en tout, Irene a ce don d’abaisser les niveaux de tension. En plus de son intelligence aiguë, la sérénité est sa vraie force dans son boulot. Et il en faut pour faire face aux expériences traumatiques vécues par les migrants qui défilent dans son bureau de PsyPlanet, la fondation caritative où elle exerce comme thérapeute.
— On ne va pas partir le dos courbé, en décrivant des cercles et des zigzags avec une loupe, si ? rétorque-t-elle. Je suis partante pour toutes les aventures, tu me connais, je peux plonger dans les taillis, me mettre à rechercher des bouts de tissu, des chaussures, un cheveu, un vieux mouchoir… Mais bon… On a peut-être mieux à faire.
L’opération Opa Finden, comme son nom l’indique, ne concerne manifestement pas l’enlèvement d’un enfant de trois ans. Je suis de plus en plus fou d’inquiétude, mais on peut temporiser. Enfin, on DOIT temporiser, car je suis loin de me calmer. C’est une réaction émotionnelle plutôt vive, mais je ne me sens absolument pas prêt à perdre mon grand-père. Le grand âge n’y fait rien, c’est inconcevable pour moi. Tout s’écroulerait. Irene désigne une caméra de surveillance placée sur un lampadaire, et aussitôt je me dis que je dois manquer de jugeote. Il suffira à l’inspecteur Bong de rembobiner les vidéos de surveillance pour voir Viktor apparaître de coin de rue en coin de rue : Hambourg est bien équipée depuis que Mohammed Atta et ses quatre équipes terroristes ont fait de la ville un port d’attache pour les kamikazes du 11-Septembre.
— Écoute-moi, reprend Irene en posant sa main sur mon épaule. Ton flic, probablement qu’il interroge en ce moment toutes les caméras du quartier. C’est très simple pour lui, il faut le laisser un peu travailler. On aura vite l’itinéraire suivi par ton grand-père. C’est pour ça que je me demande si c’est vraiment utile pour nous de tout ratisser. La bande fait déjà le boulot. Tu es sûr d’avoir bien exploré la maison ? Il y a peut-être des signes, puisque tu n’aimes pas le mot indices, que tu n’as pas relevés. Bon… Tu vas me laisser longtemps sur le trottoir comme une pute à cent euros. On entre ?
J’obéis. Déconcerté par la personnalité de ce flic, ai-je commis une erreur ?
— Un jour, poursuit Irene dans l’entrée, tu m’as dit qu’il avait bossé chez Steinway. À l’usine de Bahrenfeld, c’est ça ?
— Oui, il faisait partie de l’équipe des intoners, les harmonisateurs, l’élite de la boîte. Ce sont eux qui modèlent le son des pianos. Il avait gagné ce surnom, l’Oreille, c’était presque une vedette là-bas.
— Il est resté proche de collègues ?
— Non, personne, tu penses bien, j’aurais appelé tout de suite. Viktor est un solitaire. À ce que je sais, il a brusquement quitté femme et enfant au début des années 1970. Plus tard, l’accident de mon père l’a détruit, il s’est totalement replié sur lui-même, rongé par une sévère dépression. À part moi, il n’y a personne dans sa vie.
— Excuse-moi, mais… Tu songes à un suicide depuis ce midi ?
— Il n’aurait pas aimé que je le découvre, c’est certain… J’y ai pensé, mais sans lettre, sans explication, non, ça ne lui ressemble pas…
J’esquive pourtant l’image d’un corps flottant sur l’Elbe. Viktor aime tant ses rives… À contrecœur, Irene observe ma grimace inquiète. Elle devine aussi mon envie d’une longue bouffée de cigarette.
Un silence.
— Tu peux me raconter sa vie ? reprend-elle, ça peut aider. Il y aura peut-être un événement marquant, on verra bien.
— Je ne sais vraiment pas grand-chose, c’est la génération silencieuse, tu sais. Viktor se contente de bribes de récit, il vient d’une famille d’ouvriers du port. Il s’est retrouvé seul au monde après les bombardements de 1943. J’imagine que ses parents et sa sœur ont été portés disparus. Elle s’appelait Vera, c’est tout ce que je sais d’elle.
— Mais lui a survécu, pourquoi ? Il ne se trouvait pas avec eux ?
— Il n’a jamais voulu non plus s’étendre là-dessus. Vraiment, je me rends compte que je ne sais rien. À ce moment-là il était dans la Kriegsmarine, apparemment une planque au Danemark, les télex il me semble. Au cessez-le-feu, il s’est retrouvé prisonnier. C’était beaucoup mieux que de finir entre les mains des Popovs. Après, retour dans les ruines de Hambourg.
Irene jette en même temps un regard panoramique au rez-de-chaussée. Son inspection lui dit qu’elle ne trouvera rien ici, qu’elle ferait mieux de monter à la chambre, de creuser l’intimité, soulever le matelas, se fader les vêtements, une tâche peu ragoûtante.
— Bon, si tu veux bien, je monte.
J’entends vite les pas d’Irene. L’étage s’emplit de bruits de meubles et de chaises déplacés, de tiroirs ouverts, de grincements de portes. Moi je sens que j’étouffe entre ces murs. Je calcule qu’il s’est passé trois bonnes heures depuis mon arrivée. De nouveau, je prends la place de l’inspecteur à la fenêtre. Un violent mal de crâne vrille brusquement mon cerveau. J’ai vraiment besoin d’un comprimé. Irene redescend.
— Alors ?
— Rien, mais je me demande… Les vieux replongent souvent en enfance. Et si on devait chercher là, dans le labyrinthe de sa jeunesse ? Il a des cousins, par exemple ?
— Laisse tomber, il n’y a aucune personne vivante de ce côté de la famille.
— Alors, une autre idée : fais comme si ton grand-père était le personnage d’un roman. Quand on te lit, on voit la situation, on y est.
— Merci, c’est toujours un pari, à chaque livre.
— Je ne veux pas te flatter, je m’en fous. Mais je t’observe dans tes moments de création. Ton air concentré, tes yeux qui s’échappent. Tu as l’air bien perché avec ta façon de ne pas nous écouter, d’être ailleurs, dans tes pages, avec eux, tes personnages. Fais un effort d’imagination. Il est où ton grand-père ?
Je me cabre.
— Difficile, tu sais que je n’écris pas sur mes proches. Et puis, vraiment, je ne vois pas en quoi cela pourrait nous aider.
— Pour une fois, fais un effort. Je te demande juste de sentir où pourrait être ton grand-père.
Son aisance à me bousculer est toujours étonnante. Je la regarde sans un mot.
— Allez vas-y ! Sers-toi de ton imagination ! Démolis la réalité pour voir ton grand-père comme dans un roman. Voilà le pitch : un vieil homme seul qui a travaillé chez Steinway, qui a fait la guerre sous l’uniforme nazi, qui a quitté sa femme il y a longtemps… Demande-toi ce qui t’inspire dans ce personnage.
Je n’hésite pas :
— Ces silences sur sa sœur et ses parents. L’anéantissement complet d’une famille sous les bombes.
— Tu vois… Ce n’est pas si bête de plonger en soi-même, taquine-t-elle gentiment. D’ailleurs ton premier roman aurait pu explorer ça, tu ne crois pas ?
— Et j’aurais eu instantanément la carrière d’un écrivain qui compte, c’est ça ? Mais je n’ai jamais eu cette envie, tu le sais bien. On est quelques millions en Allemagne à partager ce passé lointain. En fait, je trouve ça morbide.
Jusqu’à Continuum, aucun de mes romans n’avait attiré l’attention d’un grand nombre de lecteurs. L’obtention du prix décerné à la foire de Francfort a tout changé. Du jour au lendemain, à ma grande surprise, cette distinction m’a propulsé dans les listes des meilleures ventes. Et puisque Francfort, chaque année, se transforme en capitale mondiale des traductions, mon best-seller s’est retrouvé disponible dans toutes les langues ou à peu près en un temps record. La mise en place de tournées promotionnelles a suivi, l’adaptation en série pour une célèbre plateforme est en cours de tournage, l’indifférence qui accueillait mes sorties autrefois s’est transformée en enthousiasme quasi automatique. Sans calcul de bénéfices ou de pertes, je publie chaque printemps désormais. Par paresse, ou raccourci, difficile de savoir, la critique applaudit. Revient souvent (outre le prénom) cette très vague ressemblance physique avec Paul Auster. C’est embarrassant, car à part un goût commun pour le hasard, je sais bien que je n’arrive pas à la cheville du maître de Brooklyn. Au jeu de la comparaison littéraire, mieux vaut se tourner vers un collègue très souriant, on me surnomme aussi le « Luca Di Fulvio allemand », même attrait pour la fresque populaire, même gentillesse aussi paraît-il. Anne, mon éditrice, ne manque jamais de nous rapprocher car nous ne nous voyons pas autrement que comme des conteurs d’histoires, pareils à ces cantastorie qui jadis sillonnaient les villages italiens. Di Fulvio plutôt qu’Auster, oui, car entre autres détails, il se trouve que je n’ai pas trouvé ma Siri Hustvedt.
— Mais en quoi la bio de Viktor peut nous être utile, là, tout de suite ? Je commence à vraiment flipper, Irene.
— Fais-moi confiance, tu aimes bâtir des intrigues et imaginer des personnages. Reviens à ton grand-père. Pense à une vérité qui serait bien enfouie chez lui. Un truc incroyable qu’il cacherait, garderait pour lui, à travers les années.
Irene semble un peu grisée par les événements. Mais je ne veux pas jouer avec elle. Je n’accorde absolument aucune valeur au prétendu instinct des écrivains, un stéréotype sans fondement, l’imagination est un muscle, j’y reviens. Pour raconter une histoire, il faut organiser des rencontres accidentelles ; elles semblent surgir du néant, agir à partir d’un déterminisme quasi mathématique, mais c’est juste notre boulot d’organiser un chaos, une révolte, face à la force du destin.
— Dans la vie réelle, mes histoires sont quasi impossibles, on ne parle pas d’un personnage inventé, là.
— Mais écoute-moi, putain ! Vis ce que ton grand-père est en train de vivre. Pense à lui de manière presque paranormale. Que te passe-t-il par la tête ? Tu es émotionnellement équilibré, Paul, mais tu sais te projeter, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr. Mais, non !
Je réplique trop sèchement. Je ne veux pas avancer plus loin sur ce terrain, je n’imaginerai rien de tout ça. Je ne sais pas pourquoi, mais cette conversation ravive la séparation brutale d’avec mon père. Il n’y a pas eu d’adieu, rien qu’un camion de plein fouet sur une route en Argentine, l’horreur d’un coup de fil un matin depuis l’ambassade de RFA à Buenos Aires, puis le cri de ma mère, et les pleurs à l’infini. Je ne veux pas de ce coup de fil pour Viktor. Peut-être ai-je bien trop pensé aux derniers instants de mon père sur la route, je me garderai bien d’inventer des images pour Viktor. Tout simplement ce n’est pas possible. Immanquablement je convoquerais des horreurs.
— Je n’y arrive pas, excuse-moi, je suis paumé, là.
Irene soupire légèrement et part s’ouvrir une bière. Dans le contre-jour, son geste, sa gorgée virile, très rapide, me rappelle vaguement les cuites prises vingt ans plus tôt avec Franz.
— J’adore ! réagit-elle à son retour au salon.
— Comment ça, tu adores ?
Un silence complet.
— Ben oui, tu fais toute une théorie sur ta distance, tu prétends qu’il n’est rien arrivé d’intéressant dans ta vie, et une minute plus tard, dans ta famille, la guerre est là, toute fraîche. Ce n’est pas précisément anodin.
— Arrête ! Mon grand-père mène une vie calme, une vie ennuyeuse. Il a été l’acteur d’un drame dans sa jeunesse, il y a longtemps. Mais comme des millions de gens. Aïe, j’ai mal au crâne, c’est de plus en plus fort.
— Quoi ?
— Migraine. Tu as vu une pharmacie dans la salle de bains ? J’ai besoin d’un comprimé.
— Bouge pas, j’y retourne.
— Merci.

Toujours posté à quelques centimètres du carreau fracassé, les yeux sur l’Elbe et le tee-shirt collant au dos, je m’interroge. Oui, je préfère de loin être un observateur, oui, je place l’invention et le no man’s land romanesque au-dessus de tout. Mais Irene vise juste, comme d’habitude. Il y a une incontestable facilité à tout mettre à distance, à laisser les sentiments au fond de soi. C’est bien son genre de dénicher l’anguille sous roche, car ce n’est pas rien d’imaginer Viktor sous l’uniforme de Hitler.
Irene n’a pas besoin de parler, elle me regarde et ça suffit. Elle n’est pas à se demander si Viktor a tué. Bien sûr qu’il a tué, les télex, certes, mais le froid, la peur, l’ennemi… Et donc : peut-être que Viktor trompe son monde. Comme dans ce livre de Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires. Je m’en souviens d’un coup, avec l’effet d’un uppercut asséné au foie. Ce texte ressuscite les réservistes du 101e bataillon de la police de Hambourg, précisément des gars comme Viktor, en grande majorité des ouvriers rappelés dans un corps chargé du « maintien de l’ordre » car on doutait de leur capacité sur un champ de bataille. Pas du tout des tueurs nazis fanatisés depuis l’enfance, mais des « types bien », d’une ville d’ailleurs plutôt hostile à Hitler, du genre qui pouvaient se soustraire (leurs officiers leur ont bien dit ça, se soustraire si le cœur vous en dit). Sauf qu’on connaît les mâles, alors voilà, ces pères de famille majoritairement de gauche sous la république de Weimar ont assassiné d’une balle dans la tête trente-huit mille Juifs, sans oublier d’en arrêter quarante-cinq mille immédiatement déportés et gazés à Treblinka. Des hommes ordinaires est insoutenable, le récit des massacres et des rafles commis par ces « bons gars » de Hambourg, bien sûr, mais peut-être plus encore leurs explications données dans les années 1960 lors d’une enquête judiciaire, avec des phrases glaçantes : « Je me suis efforcé, et j’ai pu le faire, de tirer seulement sur les enfants. Il se trouve que les mères tenaient leurs enfants par la main. Alors, mon voisin abattait la mère et moi l’enfant qui lui appartenait, car je me disais qu’après tout l’enfant ne pouvait pas survivre sans sa mère. C’était pour ainsi dire une manière d’apaiser ma conscience que de délivrer ces enfants incapables de vivre sans leur mère. »
Je secoue la tête pour oublier ça. Étrangement, une bouffée d’air cingle la vitre coupée et vient à mon secours.

J’entends tout et devine tout. Il y a pléthore de produits dans l’armoire à pharmacie. Un étage d’antalgiques, un autre d’analgésiques, et sur l’étagère la plus haute un antique bistouri en métal mélangé à une boîte de compresses au logo défraîchi. Dans la chambre, Irene a déjà humé le parfum de Viktor et scanné son lit jusqu’aux plis des draps. Là, dans la salle de bains, c’est pareil, des poils blancs sont plaqués sur le savon vert, elle a comme un haut-le-cœur et se dépêche de trouver ce qu’elle cherche, une bonne vieille boîte d’aspirine. Elle la trouve finalement près du lit et balaie la poussière qui stagne sur la pochette pour en vérifier la date de péremption. Au même moment, quelqu’un du groupe se signale sur l’appli.
— C’est lui, dit-elle à celui qui cherche à identifier Viktor. Ne le lâche pas, il n’y a pas deux vieillards hagards perdus dans Blankenese.
Un sourire de triomphe resplendit sur le visage d’Irene tandis qu’elle dévale les escaliers. C’est à peine si j’ai le temps de me retourner qu’elle me colle au visage l’écran de son smartphone. J’ai un petit mouvement de recul et, à mon tour, j’ai les yeux qui brillent. Oui, c’est lui, bel et bien lui, je confirme, à la fois soulagé et inquiet par la mine de mon grand-père. Le pauvre vieux a l’air en état de choc.
— Ils sont où ?
— Au phare de Wittenbergen.

Rouge et blanc sur la plage, le feu maritime est un monument historique, comme on dit, l’une des plus anciennes tours d’éclairage en acier au monde. J’évalue le parcours à quinze minutes le long du Strandweg, et comme Irene aussi a son vélo, nous voilà donc à pédaler comme des fous. À la première descente, je suis joyeux, puis, avec la monotonie du plat, la bizarrerie de la situation revient m’accabler : il reste que Viktor a passé la nuit dehors, qu’il est parti sans laisser un mot, en somme qu’il a craqué. Pourquoi ? Je n’ai pas entendu dire qu’Alzheimer se déclenchait d’un coup, je n’ai pas assisté au moindre signe de démence sénile chez lui, j’ai parfois des incompréhensions face à ses réactions, mais d’évidence elles tiennent à son caractère et à son isolement. Les yeux rivés sur la grande tour à claire-voie de trente mètres de haut qui se présente maintenant au loin, je redoute de plus en plus mon arrivée. J’accélère pour combattre cette impression. En course, on appelle ça « gicler », sortir du peloton brusquement et faire le trou, j’étais un spécialiste dans ma jeunesse – Irene en reste clouée sur place. Finalement, les silhouettes des deux bons samaritains, et surtout leurs tee-shirts dont les têtes de mort brillent sous la lumière éclatante, se devinent au loin. À destination, j’abandonne mon vélo par terre. La roue avant grince un peu en tournant dans le vide. Je prends le temps de remercier les gars, puis me plante devant Viktor désorienté. Irene arrive quelques secondes plus tard, mais se tient en retrait.
— Opa, ça va ? Tu n’as pas chaud, froid, faim ?
Assis sur les marches du phare, il sent mauvais. Je lutte contre cette perception, m’approche et me baisse pour lui parler les yeux dans les yeux.
— Tu m’as drôlement foutu la trouille, dis donc.
Mon grand-père tourne lentement la tête et la relève vers le ciel pour suivre un oiseau. Il agit lentement, un peu comme peuvent le faire certains enfants autistes, avant de revenir à moi et de me dévisager.
— Tu peux te lever ? Tiens, prends mon bras. Allez viens, on rentre.
Viktor se redresse mais ne répond pas. Il descend les quelques marches du phare avec difficulté, je note un manque de synchronisation des mouvements, pas de quoi chuter, mais il vacille, et c’est un signal d’alarme supplémentaire. Le défaut d’équilibre est peut-être provoqué par cette main plaquée à son torse, Viktor étouffe une lettre frappée d’un timbre new-yorkais. Les doigts tremblent un peu, les veines animées de pulsations font comme des petits serpents agités. Cette nuit dehors a fait de lui un vieillard tremblotant, sur le bord de sa tombe. Il donnait le change à quatre-vingt-dix ans passés, et maintenant il est faible, sa peau lézardée, trempée de sueur, semble fragile, dans l’effort sa bouche se découvre sur des gencives toutes pâles, la barbe blanche s’annonce sur les joues creuses, les bras sont osseux et les muscles s’y dessinent sèchement. On pourrait croire à une ombre, l’ombre de Viktor. Mais dans ce tableau presque funèbre il n’y a pas de surdité. Viktor comprend ce qu’on lui dit. Et il ne répond pas. Viktor est devenu muet. D’un coup.

Une modification du temps très nette se produit. La canicule n’est brusquement plus de mise, de petits nuages envahissent le ciel et déjà les premières gouttes de pluie martèlent le fleuve satiné par l’été. Il règne un calme profond sur la plage à marée haute, une tranquillité contagieuse, si bien que, sans l’avoir anticipé, j’opte pour la méthode douce : prendre soin de mon grand-père c’est ne pas appeler les secours, ni la police bien sûr, ni un médecin dans l’immédiat, sa vision serait pour Viktor celle d’un prêtre venu pour les derniers sacrements. Non, je veux faire ça à l’ancienne, ne pas déléguer ma tendresse comme le veut l’époque, mais garder la maîtrise des événements, et ça veut dire se tenir loin des blouses blanches glaciales. Message reçu, semble me dire Viktor alors que je n’ai même pas parlé.
Les adieux sont brefs avec les autres. Le vélo est confié aux deux gaillards qui le laisseront devant la maison, et Irene remercie chacun à travers un message groupé. Je commande un taxi pour Rissener Ufer, la route qui bute sur le rideau d’arbres dissimulant le phare. Nous nous y rendons tous les trois ; Irene enfourche son vélo et m’embrasse quand se présente une berline japonaise. Ensuite, il n’y a pas un mot échangé à l’arrière du véhicule qui file en direction de la maison. Le chauffeur s’enthousiasme tout seul, la météo, cet air frais qui vient à point. Il n’y a pas de mauvais temps, seulement de mauvais vêtements, dit l’adage allemand. Et à Hambourg il faut toujours avoir près de soi son bon vieux ciré jaune Schmuddelwedda.
Lorsqu’il se tait enfin, ne reste que le ballet des essuie-glaces sur la pluie qui redouble, un schhh étouffé, hypnotique.
Assez vite, mon inquiétude retombe. La joie des retrouvailles prend le dessus. L’air malheureux de Viktor disparaîtra après quelques jours de repos, j’ai cet espoir. L’attaque d’aphasie, documentent les savants, résulte d’une lésion située dans les zones du langage de l’hémisphère gauche, les aires de Broca et de Wernicke. Après un AVC, par exemple, la capacité à parler n’est pas perdue, elle est juste endommagée. Le cerveau est plastique, il sait se réorganiser. Au pire, des heures chez le neurologue et l’orthophoniste, c’est ce qui arrivera, c’est une affaire de patience.

1. Le grand lac intérieur de Hambourg.

3
Hambourg, été 1947
Viktor Breitner avait mis des jours à comprendre qu’il retrouvait sa ville. Pendant toute la guerre, il s’était accroché à l’image d’une cité florissante à l’égal de Londres et New York. Même s’il se doutait bien qu’il ne restait pas grand-chose des scènes de son enfance, jamais il n’aurait pu imaginer une telle apocalypse. Les mois avaient beau passer depuis son retour, la stupeur l’emportait sur tous les sentiments. Il n’éprouvait ni colère ni chagrin. Il ressentait juste un vide immense. Tous ses proches avaient disparu et il ne possédait plus rien.
Trois ans plus tôt, Hambourg s’était transformée en mer de feu. Sous un déluge de bombes au phosphore, la réaction de fusion avait créé un embrasement général, les flammes en tornades avaient soufflé à 250 km/h, pareil à de la cire liquide, l’asphalte avait englué les corps instantanément dissous en graisse, le verre s’était liquéfié, les arbres déracinés s’étaient envolés en tous sens sous les nuées ardentes. Il n’y avait plus eu un chat en ville jusqu’à ce que la guerre soit perdue, que les Alliés lèvent le blocus en août 1945.
Depuis deux ans, les habitants arpentaient les carcasses des immeubles à la recherche de tout ce qui pouvait s’utiliser. Pour survivre, les femmes cassaient des cailloux et déblayaient. Les rares hommes valides trafiquaient au marché noir. L’opération Gomorrhe, c’était le nom de l’attaque, avait brûlé vives quarante-cinq mille personnes en quelques heures, mais le plus incroyable, peut-être, tenait dans cette odeur âcre de bois et d’étoffes brûlés qui traversait encore les désolations. La puanteur écœurante de la ville s’insinuait partout, jusqu’au réduit de Viktor. Ce matin-là, elle l’assaillit dès l’instant où il ouvrit les yeux. Peut-être même qu’elle le réveillait, cette infection à laquelle on ne s’habituait jamais. En réaction, il bondit de sa couche.
Chaussé de semelles découpées dans un pneu, vêtu de son habituel maillot de corps et d’un pantalon de toile retroussé sur ses jambes, il se retrouva en une seconde à courir dans les escaliers du bunker. La moitié des mille ouvrages de défense antiaérienne édifiés à Hambourg tenaient encore debout. Celui-ci, aux murs de quatre mètres d’épaisseur, possédait quatre étages et imposait sa vue monolithe un peu comme une pyramide, un vaisseau extraterrestre, ou la trace d’une civilisation déchue.
Parvenu sur la terrasse, dominant la ville, Viktor alluma sa première Woodbine. Devant lui, rien ne tenait debout, partout des cratères, des crevasses, des canalisations crevées et des immeubles étêtés comme de vulgaires sardines. Cet anéantissement serrait le cœur, bien sûr, mais bizarrement Viktor ne se trouvait pas en conflit avec les montagnes de gravats, les carcasses de toits brisés, les enchevêtrements de fers à béton qui se profilaient à l’horizon. Il se sentait même rassuré par ces décombres à perte de vue, car c’était exactement l’état de son âme. Une portion de sa courte existence s’était achevée, indéniablement, et rien de nouveau ne pouvait se présenter à lui. Viktor avait vingt ans et se demandait si quelque chose allait enfin arriver. Depuis deux ans, c’était un mélange de chaos et de calme plat : il vivait comme ces tas de gravats. La désolation était imprimée dans sa chair. Depuis qu’il avait retrouvé Hambourg, il avait appris à se soumettre comme se soumet un chien, un cheval, quand son maître lui demande d’obéir. Et ainsi passait 1947.

Un petit vent d’été berçait le silence du matin. Il régnait une sorte de paix, surtout à trente mètres de hauteur. On avait eu son compte d’explosions, de hurlements nazis. Même en journée la vie semblait réglée sans cris, prévalaient des ordres british bien timbrés, des réponses courbées, celles des vaincus, il n’y avait pas de musique non plus et personne pour chanter. Les yeux de Viktor s’attardaient à quelques kilomètres, sur un point situé précisément sur Mittelkanal, au cœur du quartier résidentiel désormais rasé d’Hammerbrook. Il survolait le tombeau de ses parents comme un oiseau de printemps. Chaque fois ça lui faisait monter les larmes aux yeux : il ne restait plus rien de l’immeuble de son enfance qui s’était affaissé sur lui-même, ni le corps de son père ni celui de sa mère n’avaient été retrouvés.
— Il faudra bien un siècle pour rebâtir, fit soudain une voix dans son dos.
Il se retourna pour faire face à une jeune fille échevelée, visiblement tout juste réveillée elle aussi. Il découvrait Nina, la silhouette découpée dans la lumière dorée. Il fixa le visage intense, les cheveux sombres, la grande bouche et les yeux clairs. Elle sortait de l’adolescence, mais il était difficile de lui donner un âge. Quatorze, quinze, seize ans ?
— Salut ! Tu as dormi ici ? questionna-t-il en plaquant ses cheveux gominés en arrière.
Pas de réponse. Pour l’amadouer, il eut ce geste de tendre son bras et d’offrir une cigarette. Nina reconnut l’élégant paquet rouge et vert de l’occupant britannique. Ces cigarettes valaient une fortune au marché noir. Pour elles, un fermier pouvait vendre du pain ou même de la saucisse en troc. Viktor se doutait qu’elle en connaissait le prix, qu’il suffisait d’accepter la proposition et conserver ce bien précieux en future monnaie d’échange. Par esprit de contradiction autant que par envie, la jeune fille accepta la cigarette mais l’alluma.
Ils restèrent un moment à souffler et dilapider l’or pur qui se consumait dans les nues. Viktor n’avait aucune question à poser. Maintenant les rencontres se faisaient au hasard. C’était comme marcher sous l’aléa des bombes : les survivants se percutaient comme au billard, lui repartait de zéro, les pilotes de la RAF avaient définitivement rayé toute notion d’ascendance, son foyer n’existait plus. Le problème n’était pas le chagrin. Avec le temps, la peine avait cédé la place à quelque chose de différent, il savait maintenant qu’il ne devait s’en remettre qu’à lui-même, qu’il n’allait pas capituler à son âge, ni hypothéquer l’avenir, mais étrangement il dédaignait toute planche de salut. Disons qu’il vivait dans un désintérêt général, qu’il s’accrochait ; dans ce moment où chacun luttait, puisque rien de tangible ne se présentait, il imaginait qu’il vivrait toujours comme ça, seul du matin au soir. Le départ de ses parents avait laissé un vide incroyable. Et puis cette apparition dès l’aube.
— Je me suis perdue, fit enfin Nina. J’étais au port hier, plutôt que retourner directement à Blankenese j’ai traîné en sortant. La nuit est tombée et je me suis retrouvée face au bunker. J’ai décidé d’y dormir.
D’où sortait-elle ? Les orphelins de guerre erraient partout dans Hambourg. Quarante mille enfants abandonnés, disait-on, certains ne connaissaient pas leur propre nom, échappaient pour toujours aux signalements de disparition. Elle pouvait aussi être une réfugiée. La ville était recouverte de baraques aux toits demi-cylindriques en tôle, des camps de déplacés baptisés DP1. Ces gens fuyaient l’Est, poursuivis par l’Armée rouge que l’on disait pire que les Huns.
Mais que lui était-il arrivé ? Viktor était saisi par sa silhouette maigre et hâve. Combien pesait-elle ? C’était une brindille. Enfin elle était en vie, c’était le principal.
— Blankenese ? s’étonna-t-il. Tu habites là-bas ?
À sa connaissance, Blankenese n’hébergeait aucun camp de DP, c’était un village des bords de l’Elbe, un coin avec de vieilles chaumières et des villas modernes. Viktor s’y rendait en famille le dimanche, ils déjeunaient dans une des tavernes qui s’alignaient sur la rive les unes après les autres. Le jeu, pour celles qui possédaient un orchestre, consistait à improviser l’hymne des navires qui bourlinguaient devant. Ils venaient de partout, on les reconnaissait à leur pavillon ; ces dernières années, les seuls bateaux en vue étaient des cuirassés, des croiseurs, et parfois un sous-marin en surface.
— Le port n’est qu’un squelette, répondit à côté la jeune fille. J’imaginais des paquebots, des cargos, mais le chantier naval est comme un fantôme, je n’ai trouvé que des docks à l’abandon, des gros tuyaux et des bateaux envasés. Alors j’ai rebroussé chemin, je me suis retrouvée à Sankt Pauli, encore des destructions…
— Tu t’y feras vite. Mais pourquoi n’es-tu pas rentrée à Blankenese ? insista Viktor.
— J’ai vu des gens qui entraient dans le bunker, j’ai suivi et me suis installée dans un coin.
Là-dessus, la jeune fille lui lança un sourire un peu crâne. Se retrouver avec des inconnus, recroquevillée dans un coin pour parer à une éventuelle agression, cette expérience ne semblait pas l’ébranler un instant en dépit de son âge. Elle était une jeune Allemande, il y revenait : que s’était-il passé dans sa vie pour qu’elle soit ainsi, libre et sans peur à la fois, en apparence si mal en point et en même temps si solide ?
Viktor identifiait le Berliner Dialekt dans sa bouche. Elle avait quelque chose de vraiment spécial, c’était l’image exacte d’une Berlinoise, enfin de l’idée qu’il s’en faisait, des filles pareilles aux comédiennes du Deutsches Theater, modernes, osseuses et un peu androgynes. À Hambourg, on avait coutume de trouver les habitants de la capitale insolents, soignés, trop portés sur l’ironie et la politique. Durant les Années folles, Berlin était la première ville communiste d’Europe après Moscou, les nazis ne l’aimaient pas, la bête hitlérienne ne parvenait pas tout à fait à la dompter, mais maintenant que la capitale se retrouvait elle aussi défigurée, calcinée, finalement les choses s’équilibraient avec Hambourg.
Demeurait chez cette jeune fille un air supérieur. Viktor aurait juré que, de ses yeux noisette, la jeune fille le toisait comme on le faisait dans le quartier prussien de Charlottenburg.
— Je peux te raccompagner chez toi, proposa-t-il en hochant la tête avec conviction.
— Ce n’est pas chez moi, répondit-elle vivement. Et je n’ai pas l’intention d’y retourner.
— D’accord. Moi c’est Viktor. Et toi ?
— Nina.
Bizarrement, ils se serrèrent la main.
— Et tu fais quoi de tes journées ? s’enquit-elle.
— Je gagne des bons d’alimentation en déblayant. Je rejoins les Trümmerfrauen2 réquisitionnées par le contrôle allié. On gratte le vieux mortier pendant des heures, on forme une chaîne humaine pour se passer les briques et les gravats qui servent à faire du béton… C’est un travail difficile, mais on nous récompense avec la Lebensmittelkarte I3, trois cents calories d’un coup !
La proximité de Nina était agréable. Viktor choisit de ne pas évoquer les fois où il relevait des cadavres, des os ou des momies, ce qui restait des chairs rabougries, un brasier de branches mortes. Il y avait un mot pour évoquer le rétrécissement des corps sous l’effet du feu, Bombenbrandschrumpffleisch, et des petits drapeaux noirs que l’on plantait pour signaler l’affreuse découverte. Épauler quelqu’un ne lui était pas arrivé depuis des lustres, alors il relança :
— À propos, tu veux manger ?
— Je sais me débrouiller.
— OK, mais je sais où aller pour un café ou un thé chaud. Tu me suis ?
— Je ne sais pas, j’ai des choses à faire.
— Viens, ce ne sera pas long. On va fraterniser.
Il appuya sur l’expression avec une certaine ironie dans la voix. Nina sentait monter en elle l’envie d’une boisson chaude, la cigarette à jeun passait difficilement, elle était habituée de longue date à dompter ses envies, la guerre l’avait carrément réduite en poussière, mais là, pourquoi ne pas suivre ce jeune homme prévenant et enjoué.
Insensibles à la saleté et à la puanteur, ils dévalèrent l’escalier du bunker et se retrouvèrent à marcher dans la rue. Murs soufflés, façades de brique effondrées, les dévastations s’étendaient à l’infini. Des taches de soleil tournoyaient devant eux, les cheveux fins de Nina voletaient et retombaient sur sa nuque. Viktor, indifférent aux pillards et aux femmes emmaillotées dans des loques qui émergeaient des débris, frappé par sa grâce involontaire – c’était un véritable cou de cygne, n’est-ce pas ? –, avançait de travers en lui jetant un œil en permanence. À un moment, il voulut couper par un monticule de gravats formé d’une série de balcons en pierre. Ils s’emmêlèrent les pieds dans les garde-corps en fer forgé, Nina râla et faillit l’abandonner là. Mais il lui tendit la main et ils poursuivirent leur chemin jusqu’à la Rathaus, l’hôtel de ville. Empruntant des ruelles étroites, longeant des entrepôts de brique, puis des maisons historiques de négociants, ils basculèrent progressivement dans un monde encore debout, comme si Venise n’avait pas tout à fait rendu les armes, ou qu’un confort vermeerien s’obstinait derrière certaines façades austères. Quelques frênes géants se dressaient dans une odeur de sel et de goémon en provenance de la mer du Nord. La rivière Alster n’était pas loin, le Rathausmarkt bâti en imitant la place Saint-Marc et ses arcades non plus. Dans la lumière maintenant éclatante de l’été, soudain entourés de formes néoclassiques, ils atteignirent leur but.
— C’est ici, fit Viktor en désignant un bâtiment situé juste à côté de la majestueuse Rathaus : le Centre d’information britannique, ou plutôt Die Brücke, le Pont selon la terminologie des Tommies. C’est une image pour nous réunir, ils disent que nous devons gagner la paix ensemble, que nous ne serons pas toujours des ennemis.
— On va chez les Britanniques ? se crispa aussitôt Nina. Je ne veux pas les fréquenter !
Elle n’était pas la seule à Hambourg, évidemment. On rendait l’occupant, du simple soldat à l’officier de haut rang, largement responsable des bombes incendiaires, mais son cri dérouta quand même Viktor. Que signifiait « Je ne veux pas » ?
Il eut de nouveau un doute. Qui était Nina ?
Orpheline, DP, il avait omis une troisième hypothèse. Et si elle fuyait Berlin pour échapper à son passé ? Viktor se targuait d’une espèce de sixième sens pour reconnaître les anciens SS. Dans les camps des DP, justement, comme à la fête d’un gigantesque bal masqué, de nombreux nazis remplaçaient leur identité réelle par un nom de papier. C’était pour eux assez facile d’obtenir une carte de régularisation, le bureau dédié en ville mentionnait que l’inscription se faisait en l’absence d’acte de naissance ; le fonctionnaire attirait bien votre attention, toute fausse déclaration était passible de sanctions, mais c’était tout, pas d’atermoiement face aux interminables files d’attente, il y avait tellement d’Allemands qui arrivaient de l’Est en haillons. Parfois, Viktor se cabrait au hasard d’un visage croisé en ville, l’habitude lui faisait reconnaître les criminels de guerre, pas besoin de voir le tatouage qui marquait leur numéro de matricule sous l’aisselle gauche, sur la poitrine, ou sa trace effacée à la flamme d’un briquet.
Quel rapport avec Nina ? Les femmes SS n’avaient pas manqué, parfois même de très jeunes filles. Et puis il y avait aussi les secrétaires, sténos, agents d’entretien, tout le petit personnel de la Gestapo, celles-là ne passaient pas devant les juges alliés, ni les infirmières et les enseignantes galvanisées, ni les épouses dévouées à leur salopard de mari. Quid des dix millions d’adhérentes de la NS-Frauenschaft, la Ligue nationale-socialiste des femmes, considérées comme ingénues, déjà oubliées, pardonnées d’avance ? Viktor n’aurait pas épargné les furies de Hitler, pas de raison, mais l’Allemagne refusait de voir qu’elle était pourrie jusqu’aux femmes et aux enfants. Il appuya un peu sa réponse, d’une expression Nina pourrait se trahir, il verrait bien.
— La plupart du temps il n’y a que des employés allemands. Les Tommies ne nous traitent pas comme les Popovs : c’est confortable et bien chauffé en hiver, je m’installe des heures pour lire les journaux, d’abord Die Welt, puis les magazines internationaux. Tu vas voir, c’est un joli travail de décoration, une bibliothèque, des salons, une sorte d’expo consacrée au mode de vie anglais, et même une salle de cinéma.
Nina ne réagissait pas, l’air ailleurs. Elle se laissa guider à l’intérieur de la Rathaus et ses airs de château, c’était plutôt élégant. Les deux jeunes gens avançaient maintenant parmi les vitrines, choisissant le chemin le plus court en direction d’une grande table où d’autres gens s’agglutinaient. Nina se laissait entraîner, ravalant sa détestation britannique. Elle voulait fuir cet endroit au plus vite, mais aussi cette maudite ville, ce maudit pays ; Viktor s’en rendit compte et lui proposa qu’elle l’attende dans un coin, le temps de jouer des coudes pour obtenir deux tasses de café. Il s’éloigna tandis qu’elle étouffait, se disant qu’elle devait prendre l’air, et surtout ne pas perdre de temps. Ce Pont la ramenait brutalement au but qu’elle s’était fixé. L’étonnante bonté de Viktor ne devait surtout pas l’en détourner, elle n’avait rien à faire ici, rien ne la reliait ni à Hambourg, ni désormais à la culture européenne. Quelques minutes s’écoulèrent, puis elle vit de loin le visage de son bon samaritain éclairé de joie. Ce serait facile, là, de s’en remettre à lui… Mais elle avait appris à ne croire en personne, la loyauté, l’espérance en autrui étaient des notions rayées d’Allemagne depuis belle lurette. Il y avait bien longtemps qu’elle ne comptait plus que sur ses propres forces, son instinct de survie et son intelligence.
S’extrayant de la cohue, Viktor brandit deux tasses fumantes et, miracle, deux petits pains qui se révélèrent croustillants. D’une poche, il sortit aussi une banane qu’il partagea d’autorité. Autour d’eux on parlait d’une marmelade qui allait venir compléter le festin, il suffisait d’attendre. La nourriture occupait d’ailleurs tout l’espace. Se réconcilier, panser les blessures, se rééduquer, certes, mais si la future société allemande se construisait ici, c’était avant tout une affaire de ventres affamés. Une femme, devant ses interlocuteurs qui en bavaient de jalousie, assurait qu’elle connaissait un fermier qui l’approvisionnait en fruits, lard, œufs, lait et pommes de terre. Naturellement, la réclame valait offre, le Pont était un excellent repaire pour le marché noir, un millier de personnes s’y croisaient chaque jour, on y trouvait à peu près tout ce qu’on voulait, jusqu’aux faux papiers et laissez-passer.
Une légèreté inattendue habitait Viktor. Sans savoir exactement sur quel pied danser, Nina éveillait son intérêt. Elle le ferrait, il ne cessait de la regarder. Puisqu’il avait saisi qu’elle ne voulait pas retourner à Blankenese, ils pouvaient passer le reste de la journée ensemble. Fallait-il errer sans but, explorer la ville, se perdre dans ses méandres ? L’apparition à la baie vitrée d’une escouade de camions militaires bâchés trancha pour lui.
— Tu viens avec nous ? Je connais l’officier tommy qui sélectionne le groupe. On part dans un champ de ruines et on revient le soir au même endroit avec notre récompense. Je t’aiderai, tu seras à côté de moi dans la chaîne. Tu verras, passer des briques, ce n’est pas si dur.
Il ne mesurait pas vraiment ses propos. Quelle envie aurait Nina de reconstruire Hambourg ? Elle répondit sèchement.
— Ça ne me fait pas peur, mais non merci. J’ai des choses prévues aujourd’hui. On se retrouve plus tard au bunker.
Son aplomb l’amusa et le transperça à la fois. Cette façon de s’exprimer, la certitude d’avoir le monde à ses pieds, avec des yeux brillants, c’était tellement… Vera, sa petite sœur, son idole, morte à l’âge de douze ans. Viktor était d’un caractère entier, il avait pour habitude de tout dire ou tout cacher. Mais avec elle ? Il la regarda, embarrassé, incapable d’écarter sa méfiance, et en même temps séduit. Il ne comprenait pas ce qui était arrivé à cette fille. Elle avait une belle assurance, cependant un rien la faisait sursauter, même le vent pouvait se jouer de ses jambes tremblantes. Elle était aux abois mais tenait bon. Quels chemins sinueux avait-elle empruntés pendant la guerre ? Après tout, peut-être que ça ne le regardait pas.
— Bon, dans ce cas, bafouilla-t-il, à plus tard, oui, sur la terrasse. Tu sauras te retrouver ?
Nina hocha la tête. Ils se séparèrent sur le parvis de la Rathaus, elle filant sous les arches grises et noires d’Alsterarkaden, lui s’installant sur la banquette d’un camion bâché pris d’assaut.
— On va où ? demanda-t-il alors que l’engin s’ébranlait sur les pavés disjoints.
— Stellingen, répondit la voix d’une Trümmerfrau. »

Extraits
« Je rédige ainsi toute la soirée. À chaque pause, je m’interroge sur la suite, car je ne sais absolument pas comment transformer Schumann en personnage de fiction. C’est la première fois que je me frotte à un personnage réel. Je songe brièvement à Amadeus, basé sur un mensonge. Milos Forman livre un chef-d’œuvre absolu, mais Salieri n’a jamais été jaloux de Mozart, la rivalité était au contraire pleine de respect et d’admiration mutuelle. Cette liberté de l’auteur, qui donne aussi des ellipses de temps, je compte bien me l’accorder. Mon projet n’est pas un biopic, l’invention l’emportera largement. La facilité serait de passer par le fils ou le petit-fils du meurtrier, nimbé dans le brouillard, pour aborder la question des liens familiaux, puis d’orchestrer un ou deux rebondissements, en jouant l’équilibre entre un bon scénario de thriller et le portrait intime d’une famille brisée. Mais je n’en suis pas là. La vague idée d’un roman autour de Horst Schumann se consolide d’elle-même et c’est déjà beaucoup. » p. 112

« Cette période de hauts et de bas dura tant bien que mal jusqu’aux législatives du mois d’août 1949 remportées sur le fil par les conservateurs. Car une fois ce résultat acquis, Smith lui expliqua un beau matin qu’il souhaitait passer à autre chose. Il ne concevait pas de passer du temps dans un pays «normal». Avant de s’envoler pour promener son regard perçant en Indochine, il plissa les yeux dans la fumée de sa cigarette à l’image d’un Clarke Gable et laissa Viktor s’en retourner à Hambourg sur ces mots:
— Gamin, je crois que tu as un bel avenir devant toi.
À Hambourg, Viktor fit le tour des rédactions. Durant deux années il trouva de bons angles et sa carrière de pigiste décolla. Il avait le chic pour dénicher les bons faits divers, des histoires qui racontaient en creux la nouvelle société allemande, déballaient la violence sourde d’un pays qui n’était pas seulement vaincu, mais encore un vaste marécage hitlérien qui comptait en son sein des milliers et des milliers de psychopathes. » p. 253

À propos de l’auteur
COUDERC_frederic_DRFrédéric Couderc © Photo DR

Écrivain-voyageur, Frédéric Couderc enseigne l’écriture au Labo des histoires à Paris. À la croisée des genres, ses personnages se jouent des époques et des continents. La série Black Musketeer, prochainement sur Disney+, est librement adaptée de son premier roman. (Source: Éditions Les Escales)

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Les dernières volontés de Heather McFerguson

WOJCIK_les_dernieres_volontes_de_heather  RL_2023  coup_de_coeur

En deux mots
Le courrier d’un notaire écossais ne manque pas de surprendre Aloïs. Il hérite d’une maison en Écosse, propriété d’une inconnue, Heather McFerguson. Intrigué, notre libraire parisien décide de se rendre sur place, bien décidé à lever ce mystère. Il lui faudra du temps et de la persévérance pour réussir.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les secrets de la maison d’Applecross

Avec ce nouveau roman, Sylvie Wojcik confirme les espoirs nés avec Les narcisses blancs. Elle nous entraîne cette fois en Écosse sur les pas d’un libraire parisien bien décidé à comprendre comment il a pu hériter la maison d’une illustre inconnue.

Quand Aloïs découvre le contenu du courrier qui lui est adressé par un notaire d’Inverness, il croit d’abord à une erreur. Mais c’est bien son état-civil qui figure en détail sur le courrier venu d’Écosse et lui annonçant qu’il était l’héritier d’une maison appartenant à une défunte Heather McFerguson. Le coup de fil passé à l’étude ne lui en apprendra pas davantage, sinon qu’il peut refuser ce leg. Après des recherches vaines dans le coffre où les souvenirs de famille sont rangés et une nuit censée porter conseil, il décide finalement de faire le voyage pour tenter de comprendre ce qui le lie à cette inconnue.
Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il emporte avec lui une pièce importante du puzzle, Le Seigneur des anneaux de Tolkien que lui a offert son père et qu’il a lu et relu dans son enfance et qu’il a retrouvé dans la caisse aux souvenirs. Cette version française, illustrée avec la carte détachable du monde où se déroule l’intrigue porte la marque d’une librairie d’Inverness. Mais après avoir acquis la certitude que ce livre provenait bien de cette terre très éloignée, il lui faudra encore beaucoup de temps à rassembler les pièces du puzzle.
Mais après tout, il n’est pas pressé. Son ami et collègue Johan peut présider aux destinées de leur librairie en son absence. Lui doit se frotter aux habitants du village d’Applecross et essayer de leur tirer les vers du nez. Eileen, à qui Heather avait confié les clés de la maison avant sa venue n’est guère diserte. Elle peut tout au plus lui indiquer les personnes qui ont bien connu la vieille dame et l’aider pour l’intendance, elle qui tient la seule épicerie du village. Au fil des rencontres et des échanges avec Stuart le pasteur de Lochcarron, Jim McLeod, Archie et les rares clients du pub, la vérité va s’esquisser, le secret de famille se révéler. Entre promesses et renoncements va surgir un amour si fort qu’il ira jusqu’au sacrifice.
Une quête qui va transformer Aloïs, qui va s’attacher à sa maison inconfortable, à ce paysage de lande et de tempêtes que Sylvie Wojcik rend avec autant de précision que de poésie, donnant à ses lecteurs l’envie de partir eux aussi explorer ces paysages.
Uags_Applecross
Applecross © Colin Baird from Killearn, UK

C’était du reste aussi le cas dans son précédent roman, Les Narcisses blancs, qui nous menait sur les Chemins de Compostelle. Et là encore, il s’agit de rencontres qui changent une vie. Émouvante et touchante, cette histoire est à la fois une invitation au voyage et une belle réflexion sur la transmission. N’hésitez pas à filer en Écosse!

Les dernières volontés de Heather McFerguson
Sylvie Wojcik
Éditions Arléa
Roman
152 p., 17 €
EAN 9782363083302
Paru le 6/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement en Écosse, du côté d’Inverness et Applecross. On y évoque aussi Édimbourg et Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un jour, Aloïs, libraire à Paris, reçoit la lettre d’un notaire d’Inverness lui annonçant qu’une inconnue, Heather McFerguson, lui lègue sa maison dans le village d’Applecross. Qui est cette femme, dont Aloïs n’a jamais entendu parler et surtout pourquoi fait-elle de lui son héritier universel ? Après avoir hésité, il accepte et se rend en Ecosse pour essayer d’élucider ce mystère. Là-bas, dans ces paysages faits d’eau, de pierres et de lumière, il ressent ce sentiment si étrange d’avoir trouvé sa place. Tout, absolument tout l’attire dans ce pays inconnu. Il y rencontrera des personnes qui, avec leur part d’ombre et de lumière, l’aideront, chacune à sa manière, à comprendre la raison de sa présence. Commence alors pour Aloïs un long chemin de questionnements où, peu à peu, se dessinera une part de son histoire familiale. Il sera question de hasard, d’audace et de renoncement, de choix, de promesses tenues ou non, de silence et de secrets. Les paysages d’Ecosse, omniprésents, grandioses et purs, qui gardent la trace de ceux qui passent et veillent sur eux, dévoileront la fuite, le déchirement entre passion et raison, fidélité et abandon.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Lili au fil des pages

Les premières pages du livre
« En sortant de l’étude du notaire à Inverness, Aloïs rejoint immédiatement sa voiture. Si vous voulez y aller dès aujourd’hui, tâchez d’arriver avant la nuit. La route n’est pas évidente, lui a confié l’homme serré dans son costume trois pièces, avant de refermer la porte capitonnée de son bureau.
Après le pont de fer au-dessus de la rivière Ness, Aloïs entre dans le vif du paysage: un vallonnement de lande à perte de vue sous un ciel dessiné au couteau. Il quitte la route principale pour suivre une voie unique, bordée de traits blancs, avec des espaces de croisement sur le côté tels les renflements d’une veine.
La visibilité est réduite. Chaque tournant pourrait être un tremplin vers le vide. Aloïs serre à droite. Non, à gauche. Ici on roule à gauche.
Ses repères sont bouleversés. L’essentiel est de garder le cap.
Aloïs ne croise personne, ce qui le rassure et l’inquiète à la fois. Il a hâte d’arriver. La route tourne et grimpe jusqu’à un plateau surplombant la baie. Il s’arrête et relâche ses bras qui s’étaient crispés sur le volant. La lumière du soir s’est déposée par cristaux en contrebas, à la surface de l’eau. Mer, lac, fjord? Il ne sait pas très bien. Il y a l’eau, il y a la terre, la terre percée d’eau ou la mer recouverte d’îlots, il ne saurait dire. Tout cela l’attire mais ne lui rappelle rien, ne lui parle pas. Seul le vent qui s’engouffre dans son caban lui souffle de continuer sa route. La Fiat 500 rouge, louée ce matin à l’aéroport d’Édimbourg, descend prudemment vers la baie d’Applecross.
Le cœur du village est une rue bordée de maisons blanches, tapies les unes contre les autres, comme rejetées d’un bloc par la marée, Aloïs arrive avec le crépuscule. C’est la dernière maison, lui a dit le notaire, avec un ancien fumoir à saumon à l’arrière. À quoi peut bien ressembler un fumoir à saumon? Il n’en a aucune idée.
Il s’engage doucement dans la rue jusqu’au pub. L’endroit est animé. Les vitres sont couvertes de buée. Quelques personnes fument devant la porte, d’autres discutent dans la rue. Aloïs est obligé de s’arrêter. Les gens s’écartent lentement en faisant un signe de la main. Par la porte ouverte, il discerne des voix fortes et des verres qui s’entrechoquent. Bientôt des notes échappées de cordes pincées émergent du brouhaha. Les voix si inégales quand elles parlaient, avec le chant ne font qu’une. Aloïs reste là quelques secondes avant de poursuivre son chemin.
Il y a de la lumière à l’intérieur et des bottes en caoutchouc sur le paillasson. Il a dû se tromper. C’est pourtant bien la dernière maison. Il cherche une sonnette et ne trouve qu’un heurtoir à mi-hauteur de la porte, une main effilée en bois dur qu’il n’ose pas toucher, mais déjà la porte s’ouvre. Une femme emmitouflée dans un châle à franges trop grand pour elle lui fait signe d’entrer.
Elle s’appelle Eileen et était la meilleure amie de l’ancienne propriétaire, Heather McFerguson. C’est elle qui a entretenu la maison depuis le départ de Heather. Le notaire lui avait demandé d’être là aujourd’hui. Depuis ce matin, elle attend, mettant encore de l’ordre par endroits.
— Heather était tellement méticuleuse, s’empresse-t-elle d’ajouter. Elle n’aurait pas souhaité que sa maison soit laissée à l’abandon, même si, à la fin, la pauvre ne s’en préoccupait plus. Elle ne pouvait même plus dire où elle habitait. C’est triste. Vous avez acheté la maison avec le mobilier, je crois ?
Acheté? Aloïs croit avoir mal compris. Pourtant les paroles d’Eileen sont parfaitement claires malgré son accent. Non, cette maison, il ne l’a pas achetée. Elle semble l’ignorer et c’est certainement mieux ainsi. D’ailleurs, personne n’avait prévenu Aloïs de la présence de cette femme. Il ne s’en offusque pas, il est juste un peu surpris.
— Oui, bien sûr, j’ai tout acheté.
— Alors, je vous montre. Mais avant, vous prendrez bien une tasse de thé?
Aloïs a hâte d’être seul mais il lui est impossible de refuser. Il comprendra vite qu’ici personne n’entreprend jamais rien d’important avant de boire une généreuse tasse de thé. Un thé fort, adouci par un nuage de lait frais, entier.
Après lui avoir signalé plusieurs défauts de la maison, le chauffe-eau qui siffle, la fenêtre de la chambre qui ferme mal, le portillon qui grince, Eileen se décide enfin à prendre congé. S’il a besoin de quoi que ce soit, qu’il n’hésite pas à venir la voir. Elle tient l’épicerie du village.
— Ah, j’oubliais. Voici ma clé, dit Eileen, hésitante, pensant peut-être qu’Aloïs lui proposerait de la garder.
— Merci. La clé d’Eileen serrée au creux de la main, il reste quelques minutes adossé à la porte d’entrée, observant l’intérieur de la maison.

«Selon les dernières volontés de Miss Heather Margaret Jane McFerguson…» Heather Margaret Jane McFerguson. Combien de fois avait-il prononcé, à haute voix ou en lui-même, ce nom inconnu, cette suite de sons qu’il trouvait harmonieuse mais qui n’éveillait rien en lui? Chaque soir avant de s’endormir, il se répétait: Heather Margaret Jane McFerguson, Applecross, pour essayer de faire ressurgir ne serait-ce que l’esquisse d’un souvenir. Il l’avait même prononcé dans son sommeil. C’est ce que lui avait dit Anne lorsqu’elle était venue chercher ses cartons et qu’ils avaient dormi sous le même toit pour la dernière fois. Mais trop impatiente de partir et absorbée par sa nouvelle vie, elle n’avait fait aucun cas de ces paroles, ni posé aucune question.
Une fois seul pour de bon, un lundi après-midi, Aloïs ferma la librairie et, dans l’arrière-boutique, il relut avec attention la lettre venue d’Écosse. Qui pouvait bien être cette femme? Applecross, Highlands, Écosse, où était-ce exactement? Aloïs ne connaissait personne dans ce pays. Il avait cru d’abord à une erreur mais son état civil, décliné dans les documents, était en tous points exact: Aloïs François Marie Delcos, né le 11 juillet 1969 à Paris, VIe.
Il se récita quelques phrases toutes faites en anglais, piochées dans un vieux Harrap’s, et après maintes répétitions et hésitations, se résolut à téléphoner à Inverness. Le notaire lui expliqua la situation dans un français impeccable. La défunte lui avait dicté son testament environ deux ans avant son décès. Elle était venue seule, avec toutes les informations en tête concernant son héritier. Avec clarté et détachement, le notaire expliqua à Aloïs qu’il pouvait refuser l’héritage sans donner de motif, par simple lettre recommandée. Il disposait d’un délai légal d’un mois avant de se décider. Aloïs essaya d’obtenir quelques informations sur cette femme, mais le notaire lui répéta ce qui figurait déjà dans le courrier : nom, adresse, date et lieu de naissance. Il ajouta qu’elle était décédée à «l’entité spécialisée» de l’hôpital d’Inverness, qu’elle avait toujours vécu à Applecross, dans cette maison qu’elle lui léguait et qu’elle tenait de ses parents. Elle était célibataire, n’avait ni frère ni sœur, ni aucune autre descendance. Sur le formulaire officiel du testament, elle avait certifié sur l’honneur n’avoir aucun lien de parenté avec Aloïs. D’après les recherches généalogiques d’usage, elle n’en avait pas non plus avec quiconque encore de ce monde. Toutes ces informations figureraient sur l’acte de succession qui lui serait remis s’il acceptait le legs. C’est tout ce que le notaire avait à lui dire. Il avait exclusivement pour rôle de faire appliquer le droit et de respecter la volonté de ses clients, pas de fouiller dans leur passé. Aloïs aurait voulu lui demander si elle lui avait parlé de lui mais il sentit bien qu’il n’obtiendrait rien de plus de cet homme si attaché à son devoir. Il lui dit poliment qu’il allait réfléchir. Le soir même, dans son appartement, Aloïs ouvrit l’ancienne malle de voyage où il conservait les quelques objets qui lui restaient de ses parents. Sous les coussins en soie élimés, il sortit le Polaroïd et la caméra Super 8 de son père, les paquets de lettres et de cartes postales serrées par des élastiques et les boîtes à chapeau de sa grand-mère maternelle, remplies de photos en noir et blanc. Il explora la malle de fond en comble et relut chacune des lettres, à la recherche d’une photo, d’un mot, d’un signe ou d’une allusion à cette femme ou à ce pays. Il y passa la nuit, la suivante et encore la suivante. Parce que la nuit, pensait-il, serait plus propice à révéler les secrets. Mais ces nuits-là le laissèrent dans les ténèbres les plus profondes. Pas un début d’explication. Rien, à part des anecdotes qu’il connaissait déjà et qui l’avaient toujours ennuyé. Rien d’Écosse ni d’Applecross, rien de Heather ni de Margaret, ni de Jane, ni de McFerguson. Il replaça le tout dans la malle, à l’exception de l’album photo de son enfance et de quelques livres de sa jeunesse qu’il fut heureux de retrouver.
L’album recouvert de cuir peint avait été confectionné par sa mère, restauratrice de livres. À l’intérieur, elle avait inséré des photos de son fils. Les photos classiques d’un jeune enfant, entouré et choyé: premier sourire, premier anniversaire, premier Noël, premières vacances à la mer. Aloïs les connaissait par cœur mais, ce soir, il avait l’impression de les regarder pour la première fois. Il s’attachait aux détails, surtout aux visages et aux expressions. Il observait son enfance avec recul et, peu à peu, avec effroi. Était-il vraiment un des leurs?
Parmi les livres sortis de La malle, il mit la main avec émotion sur Le Seigneur des anneaux de Tolkien, version illustrée avec la carte détachable du monde où se déroule l’intrigue: la Terre du Milieu. Un livre qu’il avait lu tant de fois pendant ses jeunes années et qu’il n’avait pas touché depuis. Un monde où, adolescent, il s’était si souvent retranché. Il dépoussiéra délicatement la couverture et, assis sur son lit, il l’ouvrit et entra chez les Elfes et les Hobbits, dans des lieux qui le fascinaient et l’effrayaient à la fois. Il entama une nouvelle lecture de son Seigneur des anneaux jusqu’à tard dans la nuit et ne pensa plus au reste.
Quelques jours plus tard, il rappela le notaire d’Inverness pour lui dire qu’il acceptait l’héritage. »

Extrait
« Elle a peut-être connu tous ces gens, se dit-il. Ce sont peut-être son frère, son père, son cousin. Et elle, comment était-elle? Grande ou petite? Mince ou un peu forte ? Avait-elle un visage long et anguleux ou plutôt arrondi? Il n’a pas de photo d’elle. S’il en avait une, même floue, il la reconnaîtrait peut-être ou au moins il pourrait se faire une idée d’elle. Pour cela, il faudrait chercher, ouvrir les tiroirs et les armoires, mais en a-t-il le droit? Il a hérité de sa maison, pas de son intimité. Malgré le sentiment de familiarité qu’il éprouve depuis son arrivée, il ne peut se résoudre à explorer les lieux. Elle a forcément laissé une indication quelque part, une explication du pourquoi. Pourquoi lui? À Paris, personne n’a pu l’aider, ni les généalogistes, ni les détectives, ni les spécialistes en héritage. Ils sont tous formels: il n’a aucun lien de parenté avec cette femme. Mais ces photos au mur veulent lui dire quelque chose. » p. 23

À propos de l’auteur
WOJCIK_sylvie_DRSylvie Wojcik © Photo DR

Sylvie Wojcik est née en Bourgogne en 1968. Après des études de langues, allemand et anglais, à l’université de Lyon, puis à Paris, elle vit aujourd’hui à Strasbourg, où elle est traductrice dans les domaines scientifiques et juridiques. Elle écrit depuis plusieurs années des journaux, textes courts, contes et nouvelles, et a publié en 2020 un premier roman Le Chemin de Santa Lucia (éditions Vibration). Deux autres suivront: Les Narcisses blancs (2021) et Les dernières volontés de Heather McFerguson (2023). (Source: Éditions Arléa)

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Reste

DIEUDONNE_reste

  RL_2023  coup_de_coeur

Finaliste du prix France Bleu / Page des libraires 2023

En deux mots
Quand M. meurt, noyé dans un lac de montagne, sa maîtresse avec laquelle il s’était offert une escapade de quelques jours, entend encore le garder quelques temps pour elle. Commence alors un road-trip macabre qui est aussi une folle déclaration d’amour.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Encore un soir, encore une heure»

Adeline Dieudonné nous dévoile une nouvelle facette de son talent avec ce roman introspectif qui confronte une femme au cadavre de son amant. Il vient de se noyer dans un lac de montagne. Elle décide alors de le garder encore un peu pour elle.

M. est mort. Il est parti se baigner dans le lac du haut et s’est noyé. C’est sa maîtresse, avec laquelle il venait passer quelques jours dans le chalet de son ami Jacky, qui l’a trouvé flottant sur l’eau et qui l’a ramené dans leur chambre après avoir vainement essayé de le ranimer. Elle le lave et le remet dans leur lit. «Des gens ont vu mourir la personne qu’ils aimaient, ils se sont habitués. Peut-être que si je reste allongée là, près de M. les choses finiront par s’améliorer. Peut-être que je suis en train de vivre le pire. Encore du vin. Pour faire passer le pire. Ça ira mieux demain.»
Car pour l’heure, il n’est pas question d’appeler la police ou les secours. Il est plutôt question de partager encore quelques heures avec le bel homme, l’amant, l’amour de sa vie. Et surtout ne rien dire à personne, pendant que tout le monde croit que M. est toujours vivant.
Des instants qu’elle met aussi à profit pour écrire à sa femme qui attend son retour à la fin du week-end. «J’aurais dû vous appeler hier déjà, pour vous prévenir. Je ne le ferai pas. Alors que j’écris ces lignes, vous ignorez la mort de M. Je vous envie pour ça.»
Le roman prend alors un ton plus personnel et introspectif en même temps qu’il vire vers l’absurde. Tout en retraçant son parcours de femme, ses difficultés à partager une relation déséquilibrée – c’est toujours à la femme de faire des concessions – jusqu’à cette rencontre avec M. avec lequel elle a enfin trouvé un équilibre, même si elle comprend très vite qu’il ne quittera jamais la mère de ses enfants. Il reste «celui à qui elle pouvait tout dire, absolument tout, devant qui elle était moins pudique qu’envers elle-même». Elle va s’enferrer dans son idée de ne plus se séparer de M. Elle le rhabille et l’installe dans sa voiture pour un road-trip étonnant, ponctué d’une rencontre étonnante qui donnera ses lettres de noblesse à l’expression «l’avoir dans la peau».
La seconde lettre de ce roman épistolaire est datée du 4 mai 2022, un mois après la mort de M. et détaillera la chronologie de cette curieuse épopée qui n’a pourtant rien de morbide, bien au contraire. On est bien davantage dans cet humour belge teinté d’absurde dont Odile d’Oultremont nous a déjà régalé cette année avec Une légère victoire qui confrontait déjà une femme à la mort.
Après La vraie vie et Kérosène, voici une nouvelle confirmation du talent d’Adeline Dieudonné à traiter avec poésie de sujets difficiles et à trouver de la lumière dans le registre le plus noir.
Ajoutons que, comme à son habitude, la romancière nous offre en fin de volume, la playlist qui a accompagné l’écriture de son roman. Entre Nina Simone, Leonard Cohen ou encore Nick Cave, j’ajouterai Neil Young et son album Harvest évoqué dans le roman et ces quelques paroles de Jean-Jacques Goldmann écrites pour Céline Dion après le décès de son mari René. Je crois qu’elles résument bien l’état d’esprit de Camille:
«Un peu de nous, un rien de tout
Pour tout se dire encore ou bien se taire en regards
Juste un report, à peine encore, même s’il est tard
J’ai jamais rien demandé, ça c’est pas la mer à boire
Allez, face à l’éternité, ça va même pas se voir
Ça restera entre nous, oh juste un léger retard»

Reste
Adeline Dieudonné
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
282 p., 20 €
EAN 9782378803544
Paru le 6/04/2023

Où?
Le roman est situé principalement dans un chalet de montagne isolé des Alpes et dans la région.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Je ne suis pas certaine d’avoir pleinement saisi ce qui m’est arrivé, ni ce qui m’a conduite à agir comme je l’ai fait. Certains matins, tout me semble limpide. A d’autres moments, je me vois comme un monstre, une créature que je ne reconnais pas, qui m’aurait possédée dans un instant de vulnérabilité. Mais je crois que cette image vient du regard des autres, j’ai fait ce que je pouvais. Il n’y a pas de morale à cette histoire. Tout ce que je sais, c’est que je vous dois les faits. Je vais donc m’attacher à les relater pour vous, et sans doute aussi pour moi, avec toute la précision dont je suis capable. Ils m’emmèneront sur des territoires obscurs, dans les marécages de ma conscience et, pour quelques secondes encore, contre la peau de M.

Cadavre exquis
Dans un chalet au milieu des montagnes, une femme et son amant se retrouvent en secret, sans que son épouse ne soit au courant. Tous deux vivent une idylle, une parenthèse hors du temps. L’amoureux succombe d’une crise cardiaque en quelques secondes. La narratrice se retrouve seule avec le corps sans vie de son amant. Elle décide de garder le corps et, pour surmonter son chagrin et la violence de l’évènement, commence à̀ écrire des lettres à l’épouse et lui raconte cette histoire d’amour infidèle.
Une initiation sentimentale
Auprès du corps inerte de celui qu’elle a tant aimé, toute sa vie sentimentale refait surface : les hommes qu’elle a côtoyés, ceux qui l’ont blessée ou ont abusé d’elle. Elle repense à ses échecs, jusqu’à̀ la rencontre de cet amant qui l’a révélée. Pour la première fois, elle a appris à̀ aimer. Maintenant que plus rien ne compte à ses yeux, un seul objectif lui donne le courage de vivre : lui offrir la plus belle des sépultures.
Une nouvelle facette d’Adeline Dieudonné
Après le détour par le récit choral avec Kérozène, l’autrice de La vraie vie revient au roman. Adeline Dieudonné est moins féroce, moins surréaliste, mais plus touchante, amoureuse.

Les critiques
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L’Écho.be (Charline Cauchie)
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Adeline Dieudonné présente son roman Reste à La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Première lettre
Mardi 5 avril 2022.
M. est là, allongé près de moi. Il est mort.
Il est mort.
J’espère, en les écrivant, que ces mots m’aideront à appréhender cette réalité.
Je les observe, les déchiffre tandis qu’ils se forment sous ma main, les écris encore, pour en saisir la chair.
Ils m’échappent, me glissent hors des yeux, je recommence.

J’aurais dû vous appeler hier déjà, pour vous prévenir. Je ne le ferai pas.
Alors que j’écris ces lignes, vous ignorez la mort de M. Je vous envie pour ça.

9 h 32. J’ai regardé sa montre sur la table de nuit, là où il l’a laissée.
Je vous imagine en réunion de chantier. Ou à votre bureau, à dessiner des plans.
M. ne parle pas souvent de vous. Ne parlait. Ne parlait pas souvent de vous. Une forme de pudeur, je suppose.
Il vous aimait, il n’y a pas à en douter.

Peut-être que vous écrire, maintenant, me permet d’échapper à ici. Vous vous tenez droite, assise face à votre ordinateur, une tasse de thé tiède à portée de main – vous avez oublié de retirer le sachet, il doit être amer –, vous dessinez un garage, des lignes rouges jaunes vertes bleues sur l’écran noir. Vous êtes absorbée, projetée dans ce garage en devenir. Et vous pouvez y être absorbée, projetée, parce que quelque part, au fond de vous, sommeille la certitude que M. se promène à une poignée de kilomètres, que ses poumons se dilatent, se contractent, que son cœur palpite, que sa peau frémit.
Je tends la main, la pose sur son torse froid, immobile.
Je m’installe dans votre peau, dans votre tête, et je suis vous, pour quelques secondes, et pour quelques secondes mon problème le plus important consiste à décider s’il faut une porte déroulante ou abattante à ce garage, et de quel côté je vais placer le panneau de commande électrique. Ce faisant, je ne vous vole rien, puisque je ne vous prive pas de votre bureau, de votre thé amer, de votre innocence.
Il faudrait que je me lève. Que je m’habille.
M. semble endormi à mes côtés. Il est nu. Depuis hier matin déjà. Je crois que je suis en train de m’habituer. C’est son nouveau lui. Je l’ai secoué, j’ai pleuré, beaucoup, je me suis fâchée, l’ai giflé, je crois, je savais qu’il était mort, je ne suis pas folle, mais la colère m’a engloutie. Pourquoi n’arrivait-il pas à sortir de là ? Pourquoi se laissait-il aller comme ça ?
Il me faut du vin.

Le chalet n’est pas grand. Une chambre, une salle de bains, une cuisine sommaire qui ouvre sur un salon fatigué. Des truites naturalisées aux murs, des hameçons et des appâts dans des vitrines poussiéreuses. Un poêle à bois. Les murs exhalent un parfum de sel, froid, minéral. Je crois que nous aimions venir ici pour l’exiguïté du lieu. Poser nos brosses à dents côte à côte sur la petite vasque en pierre, écouter la même musique, nous frôler pour mettre le couvert, cuisiner.
Ici il n’y a rien. Et puisqu’il n’y a rien, il y a tout, pardon pour ce poncif, mais la forêt, le lac, les oiseaux, les herbes sauvages, c’est tout. Quand je dis qu’il n’y a rien, je veux dire qu’il n’y a personne. Personne d’autre que M. et moi. J’ignore ce qu’il vous racontait pour justifier ses absences. Un séminaire, quelques jours entre copains, un stage de natation… Nous n’en parlions jamais. Il avait honte, sans doute, et moi aussi.
Ici, on pouvait s’imaginer qu’on ne rentrerait jamais. Qu’on vieillirait comme ça, tous les deux. Un chien, quelques poules. Nous nous suffirions. Nous aimions ce mensonge. Et puis moi parfois j’y croyais.
En réalité, c’était un mensonge par omission. Non parce qu’il omettait ma fille – Nina est grande – mais plutôt mon besoin de solitude. J’aimais l’incursion de M. dans mon espace durant ces quelques jours que nous volions de temps en temps. Mais est-ce que je l’aurais supportée toute l’année ?
En fait oui, probablement oui. Nous étions assez vieux tous les deux, je veux dire lui et moi, pour savoir comment préserver notre espace de l’autre. Nous nous connaissions assez. Peut-être qu’il aurait suffi de me construire une cabane à côté du chalet, mon atelier, ma chambre à moi.
Alors, qu’est-ce que ce mensonge cachait au juste ?
Sans doute la terreur qui nous habitait tous les deux d’épuiser notre dialogue jusqu’ici intarissable. Dialogue des mots, bien sûr, dialogue des corps, dialogue affamé de ceux qui viennent de se rencontrer.
La terreur du silence blasé, du désir sec.
Et évidemment ce mensonge vous omettait vous. Et votre fils. Et le monde qui brûle.

12 h 43 à la montre de M., toujours posée sur la table de chevet. Je n’ose pas toucher à ses affaires. Je n’ose pas regarder son téléphone posé sur le buffet, à côté du poêle. J’aurais accès à sa vie. Son courrier, ses réseaux sociaux.
Est-ce que tout ça va disparaître avec lui ? Est-ce que son adresse mail sera supprimée ? Ou continuera-t-elle d’exister, comme une maison abandonnée, hantée par les échanges professionnels, les newsletters non lues, les vieilles factures, vos disputes ? Je sais que vous vous disputiez essentiellement par mail. C’est une chose que M. m’avait confiée. Lorsqu’une tension naissait, vous vous taisiez et poursuiviez la discussion par écrit. Est-ce que vous allez archiver ces échanges ? Je crois que si c’était mon histoire, mes disputes, mon couple, ces messages me seraient plus précieux que des photos de vacances, moins mensongers.
J’ai envie d’aller les lire. Je pourrais vérifier si le récit que M. me faisait de votre couple correspond à la réalité. Peut-être que si j’ouvrais son téléphone je découvrirais un tout autre M. Peut-être que je trouverais des horreurs, des vidéos abominables, de la pédopornographie, des chatons égorgés. On ne sait jamais.

Vous écrire me réconforte un peu. J’ai quitté la chambre, allumé un feu, mis de la musique. Nick Cave. Sa voix va bien avec le décor, le lac, les nuages fades. Mon gilet en laine trop grand, le crépitement du feu, le sol en pierres du pays. Tout sied. Un vrai cliché, on dirait une pub pour, pour je sais pas quoi, pour un truc que j’emmerde. Fait chier. Je me ressers un verre de vin. La bouteille que nous avons entamée avant-hier.
Aujourd’hui c’est mon anniversaire. Bon anniversaire ! J’ai quarante et un ans. J’imagine que quelque part, au fond de la valise de M., il doit y avoir un petit cadeau pour moi. Je préfère ne pas y penser. Quelle est la date de votre anniversaire ? Que vous offrait-il ? Vous disait-il encore « je t’aime » ? Vous embrassait-il encore ?
Demain je devrai rendre les clefs. Demain vous vous attendez à le voir revenir. Demain, il faudra partir.
Je pourrais appeler la police maintenant. J’aurais pu l’appeler hier.
Je n’ai pas pu. On me l’aurait pris. On vous l’aurait rendu. Et puis quoi ? S’il n’est pas avec moi, il est seul. Il aurait traversé seul les préparatifs des funérailles, on l’aurait couché dans une chambre froide, des mains l’auraient touché, qui ne sont pas les miennes.
Seul dans son cercueil pendant la cérémonie, seul dans le four. Je n’ai pas besoin de condoléances, pas besoin de cendres. Je ne suis rien. Mais M. a besoin de moi. Ou j’ai besoin de veiller sur lui. Je ne l’abandonnerai pas.
Je sais qu’il ne manquera à personne chez moi. Ma fille le connaît peu. Idem pour mes amis. Ça n’a pas d’importance, je l’ai aimé seule, je peux le pleurer seule. Mais je ne peux pas l’abandonner maintenant.
Ça n’est pas votre faute, je sais que vous auriez fait ce qu’il fallait. Mais ça n’aurait pas suffi.
Je vais retourner m’allonger contre lui.

Depuis ma rencontre avec M. je me demande comment ça va finir. J’ai toujours cru qu’il me quitterait, c’était dans l’ordre des choses. Ou alors que je rencontrerais quelqu’un. Classique. Quelqu’un qui voudrait partager son plan d’épargne-pension avec moi. Ça, j’avais essayé avant M. L’épargne-pension avait perdu. Romain. Sur le papier, c’était tentant. Il donnait un cours de menuiserie et je voulais menuiser. Il voulait un enfant, j’avais un ventre.
Romain était gentil, brillant, son intelligence m’érotisait, ça n’était pas réciproque. Il aimait me montrer, il aimait mes shorts courts, il aimait mon cul. Non, il n’aimait pas mon cul. Il était fier de mon cul. La lueur d’envie dans les yeux de ses potes l’égayait. J’étais son cul. Et la gentille mère de son enfant. Attentionnée, présente, certes, mais jamais assez. Jamais aussi dévouée que sa mère à lui. Il ne formulait pas de reproches, il se raidissait, laissait échapper des micro-tics d’insatisfaction, suivis d’un conseil, d’une suggestion. Il n’aimait pas que je m’investisse dans mon travail plus que nécessaire. Je suis prof de français. Il détestait que j’accompagne les voyages scolaires. Sa fille, sa femme, ses potes, le rugby le dimanche et voilà. Quatre potes. Il les avait rencontrés en maternelle et ils ne s’étaient plus quittés. J’admirais cette fidélité, cette constance. Un deuil, une séparation, un épisode alcoolique, dépressif, chacun posait quelques jours de congé, ils embarquaient le blessé et venaient lécher leurs plaies, ici au chalet. Le chalet de Jacky. Jacky, le parrain de Romain. Et donc le parrain de tous. Ce que les quatre potes avaient en commun, c’était l’absence du père. Père parti, jamais arrivé ou mort. Alors Jacky avait adopté tout le monde, en quelque sorte. Et il possédait ce chalet, ce lac.
Depuis ma séparation avec Romain, je suis restée en contact avec lui. Il reste fidèle aux ex aussi. Il comprend, il en a vu d’autres. La bande m’a répudiée, pas Jacky. Puis il a adopté M., presque sans poser de questions, même si M. n’avait pas vraiment besoin d’un père.
Demain, je devrai lui rendre les clefs du chalet.
Demain, je devrai prendre une décision.

J’ai eu peur de vieillir. C’est banal, évidemment. Ça m’est arrivé un jour par surprise. J’ai toujours entretenu un rapport serein avec mon âge, accueillant mes premières rides avec une relative indifférence. Été plutôt amusée de me trouver quelques poils et cheveux gris vers la fin de la trentaine. Il ne m’est pas venu à l’idée de les camoufler. Je marchais vers la quarantaine, droite, sereine, croyant avoir échappé à cette angoisse de l’âge par je ne sais quel miracle ou je ne sais quelle sagesse.
Et puis, trois jours avant mes quarante ans, lors d’un dîner chez une connaissance, une femme a évoqué devant moi une soirée passée avec M., sans savoir qui j’étais pour lui, ni qui il était pour moi. Elle racontait, le sourire lourd de sous-entendus, comme M. avait sympathisé avec une de ses amies. Une jeune femme charmante, fin de vingtaine, drôle, captivante. Il n’était pas question de drague, mais de la fascination de M., je pense même que l’expression « bave aux lèvres » a été prononcée. J’ai pris congé, prétextant une migraine foudroyante. Je suis rentrée chez moi, sous la pluie d’avril, furieuse d’avoir été obligée de laisser cette femme brosser un portrait aussi minable de M. sans réagir. Et puis furieuse de constater que ce récit m’avait ébranlée. Pas tant l’idée qu’une autre puisse capter l’attention de M., ce sont des choses qui arrivent, j’ai appris à dompter mon ego de ce côté-là. C’était l’âge de cette autre. Dix ans de moins que moi, seize de moins que M. « Le marché de la bonne meuf. » Je me suis sentie poussée vers la sortie de la foire aux bestiaux, où je tenais pourtant une place honorable, non par cette femme plus jeune que moi mais par lui, et sa terreur de vieillir. Qu’il venait de me transmettre.
Je me suis retrouvée ce soir-là face à ce constat comme devant une route éventrée par un cours d’eau souterrain. J’avais quarante ans moins trois jours, je me tenais au bord de ce gouffre, à la fois lasse et effrayée, à me demander comment remblayer tout ça. Une part de moi-même a tenté un vain « quitte-le, c’est lui le problème, ou c’est chez lui que réside le problème, pourquoi deviendrait-il le tien ? ». Mais je n’avais pas envie de quitter M. J’ai pensé que je pouvais vivre avec cette angoisse, cette épée au-dessus de la tête. Un jour M. se trouverait une maîtresse plus jeune. Dernier tour de carrousel, je serais remerciée, il faudrait rentrer.
Comment vivez-vous avec ça ? Est-ce que vous savez qu’il ne vous quittera jamais ? Enfin, qu’il ne vous aurait jamais quittée ? Parce que, vraiment, c’était le cas. Et ça me convenait, je crois l’avoir déjà dit, je ne sais plus.
Il y avait ces mots qui flottaient entre nous, que nous n’avions plus besoin de prononcer. « Aussi léger à porter que fort à éprouver. » C’était comme ça que nous définissions notre lien, nous en avions fait une sorte de devise ou de promesse, que nous avions empruntée à Camus, ou à René Char, je ne sais plus. L’un écrivait à l’autre : « Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. La vie d’aujourd’hui est trop dure, trop amère, trop anémiante, pour qu’on subisse encore de nouvelles servitudes, venues de qui on aime. »

Quelle heure est-il ? Le soleil écrase le lac. Un troupeau d’ânes est venu boire il y a quelques minutes. Je me demande s’ils appartiennent à quelqu’un. Est-ce qu’on les élève pour une raison précise ? Est-ce qu’on les mange ? Quand j’étais petite, mes parents me racontaient que la viande des grisons était de la viande d’âne. Je crois que c’était pour que j’arrête de me jeter sur le plateau de charcuteries. Je ne sais plus si ça fonctionnait. Sans doute. Je pensais à Cadichon, dans les Mémoires d’un âne, et me rabattais sur les pistaches.
Une pie s’est posée sur l’encolure de l’un d’entre eux, a picoré quelques parasites dans sa crinière. L’âne a tendu le cou, il semblait aimer ça. Puis la pie s’est envolée et l’âne l’a suivie des yeux, presque triste, comme s’il se sentait abandonné. Est-ce qu’ils se connaissent ? Est-ce qu’elle vient l’épouiller régulièrement ? Possèdent-ils un langage commun ? Est-ce qu’elle le préfère aux autres ?
J’entends le cri d’un rapace. Une buse, un faucon, un aigle ? J’ignore qui vit dans ces montagnes. Je peux le voir tournoyer, trop haut pour que je puisse l’identifier. Encore que, même s’il venait se poser sur mon bras, je serais incapable de différencier un faucon d’une buse. Un aigle royal, peut-être.
Je regarde l’heure sur mon portable, je n’ose plus trop entrer dans la chambre. J’irai tout à l’heure, pour dormir près de lui. Il n’y a aucun réseau ici. Si j’avais voulu appeler les secours, je ne sais pas si j’aurais pu. Mais je n’ai pas essayé.

Je vous ai dit que je lui ai donné un bain ?
Il adorait les bains. C’était hier, dans l’après-midi. Il était si froid, j’ai voulu le réchauffer. Il n’était pas encore raide. Je l’avais ramené dans le chalet, luttant contre son poids et mon chagrin. Je pleurais sans arrêt, peinant à retrouver mon souffle. Aujourd’hui j’ai des courbatures dans les bras, les épaules, les cuisses. Je l’ai traîné, en passant mes avant-bras sous ses aisselles depuis la plage de galets. Ou alors c’est une grève ? Quelle est la différence entre plage et grève ? Un jour je vérifierai. En tout cas, l’étroite étendue de galets sur laquelle vient mourir le lac. « Vient mourir le lac », stupide formule… Le lac ne meurt pas, lui. Il ne mourra jamais.
Je réalise que je vous raconte tout dans le désordre. J’écris ce qui me vient, parce que je ne sais pas quoi faire d’autre. Et que c’est à vous que je me sens liée maintenant. Est-ce que vous avez commencé à vous inquiéter ? J’espère que non. J’espère que vous vous endormirez confiante – demain soir il va rentrer –, que vous gagnerez une nuit de plus avec lui, même s’il n’est pas là, avec la certitude de lui dans votre vie. J’ai terminé la bouteille de vin. Je rêve d’une cigarette.

Je crois que je me suis trompée. Sur les raisons qui me poussent à vous écrire. J’ai cru que c’était un moyen d’échapper à l’instant, à ce chalet, à la douleur, au corps de M. gisant là sur le lit. J’ai cru qu’en m’adressant à vous, à travers l’espace et le temps, je pourrais être vous, me glisser dans votre peau, dans votre ignorance. Voir avec vos yeux, toucher ce que vous touchez. Est-ce que ce n’est pas ce que j’ai secrètement souhaité depuis ma rencontre avec M. ? Dormir près de lui chaque nuit, connaître ses gestes intimes, où il pose ses clefs en rentrant, comment il embrasse votre fils, ses rituels quotidiens, sa façon de ranger les courses, sa voix lorsqu’il prend un rendez-vous chez le médecin… Je ne sais pas. Il y a un prix à payer pour connaître ces détails-là. J’aurais aimé y accéder, découvrir chaque recoin de M. sans avoir à les côtoyer chaque jour. Vous pourriez dire la même chose. Je connais un autre M. que vous. M. dans son costume de mari infidèle. C’est si banal, pardon. Mais voilà où je voulais en venir. Je me suis trompée, je vous écris par amour, pas par amour pour M., quoique si, probablement aussi. Mais parce que je vous aime, vous. C’est ce que j’aimerais me faire croire en tout cas. C’est tordu, oui. Garder le corps de son amant mort c’est tordu, aimer c’est tordu. Je suis tordue, voilà. Mais donc je vous aime. Ou j’aimerais me le faire croire. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de rivalité ? Nous ne sommes pas rivales. Vous ne l’auriez peut-être pas vu comme ça, et c’est la raison pour laquelle M. ne vous a jamais parlé de moi, mais moi je peux vous l’affirmer, il n’existe pas de compétition entre nous, je ne vous ai rien pris. Ou c’est ce que j’aimerais me faire croire. Et je vous aime, sans vous avoir rencontrée, parce que M. vous aimait. Et si je vous aime à travers ses mots, c’est que ses mots étaient tendres pour vous. Ou c’est ce que j’aimerais me faire croire. Au fond je ne sais rien. Rien de ce que vous avez ressenti quand l’homme que vous aimiez, qui vous avait tout promis, avec lequel vous aviez connu mille étreintes, avec lequel vous avez décidé d’avoir un enfant, cet homme qui a dû pleurer de bonheur sur votre corps, quand il s’est mis à vous appeler par votre prénom, quand son regard s’est éteint, quand vous avez fini par comprendre qu’une partie de votre histoire était terminée, ou morte, ou, si on veut utiliser un terme plus optimiste, s’était transformée. Il y a une part de transformation dans les histoires d’amour, j’en suis certaine, mais le désir qui meurt, c’est le désir qui meurt. Point.

Le lac n’a pas de nom. On l’appelle le lac d’en haut, par opposition à son frère, le lac d’en bas. Le lac d’en bas est plus grand. Jacky y élève des truites, pour les pêcheurs qui débarquent en saison. C’est lui qui m’a appris à pêcher, j’ai adoré ça. Passer des heures à observer le bouchon à la surface de l’eau. Espérer secrètement attraper un brochet. Jacky disait qu’il devait y en avoir une dizaine dans le lac. J’aurais adoré voir sa tête, et celle de Romain, et de tous les autres si moi j’en avais ramené un. Le soir, nous mangions ce que nous avions pris. Les truites goûtaient la vase. Jacky m’avait aussi montré comment les tuer, les ouvrir, les éviscérer.
Il tient l’hôtel du Lac. Personne ne se casse la tête sur les noms dans la région. Et de fait, quand on parle de l’hôtel du Lac, tout le monde sait de quoi on parle. Une grosse bâtisse de pierre et de bois, sur trois niveaux. Au rez-de-chaussée, la réception, le restaurant, la boutique de location de matériel de pêche, un étage avec les chambres, un grenier aménagé en dortoir. Devant l’hôtel, un ponton en bois s’avance jusqu’au milieu du plan d’eau. Je ne connais pas sa surface exacte, je suis nulle en surface, je dirais qu’il doit être grand comme un terrain de foot et demi mais je dis sans doute n’importe quoi. J’imagine que vous sauriez. Une architecte sait ces choses-là, non ? D’ailleurs, pourquoi est-ce qu’on mesure toujours tout en terrains de foot ?
La première fois que je suis venue ici, c’était il y a dix-huit ans, j’étais enceinte de ma fille mais je ne le savais pas encore. Son père voulait me présenter à Jacky. Je dis « me présenter à Jacky » et pas « me présenter Jacky ». La seconde formule implique une réciprocité, or il n’y en avait pas. Romain était fier, comme s’il brandissait un trophée ou une médaille gagnée sur un champ de bataille, et j’étais fière d’être ce trophée. Jacky avait eu ce regard admiratif, un peu bluffé en me regardant, et j’avais senti Romain exulter. Je n’avais pas encore ouvert la bouche, c’était inutile. Le short en jean, sexy sans être outrancier, sur des jambes minces, les bottines western, le tee-shirt court et ample, le maquillage simple, les traits réguliers, le teint sain, le sourire facile. J’étais jolie, humble, sympa, pas chiante, pas hystérique, je savais où était ma place. J’étais ce qu’on attendait de moi. Je peux sembler amère, en réalité je ne le suis plus. Ni même en colère. Les années avec Romain sont des années d’oblitération. Si je voulais en parler avec douceur, je dirais que j’avais dressé un rideau de velours épais à l’intérieur de moi, derrière lequel j’avais caché mes besoins, mes aspirations, ma créativité. Derrière lequel je m’étais effacée. Si je voulais en parler avec plus de dureté j’évoquerais un cachot. Je m’en suis longtemps voulu de m’être infligé ça. Romain n’était pas un type brutal, j’aurais pu partir.
Il avait quatre ans quand son père avait quitté sa mère, Hélène. L’histoire banale du gars qui se montre un peu présent au début, jusqu’au jour où il demande une autre femme en mariage, fonde une autre famille. Hélène avait dû se débrouiller seule avec Romain et sa sœur, Annabelle. Jacky, le meilleur ami du père, sans doute un peu amoureux d’elle, l’avait soutenue. Il l’avait aidée à trouver un boulot de vendeuse dans un magasin de vêtements, lui avait appris à conduire pour qu’elle puisse passer son permis. Il était resté proche d’eux, loyal, sûr. Romain me racontait qu’il débarquait tous les dimanches après-midi avec des provisions pour la semaine, des petits cadeaux. Ça avait duré plusieurs années, jusqu’à ce qu’il rencontre Liliane. Ils s’étaient mariés et avaient acheté cet hôtel, loin d’Hélène. Mais Jacky n’avait jamais perdu le contact avec Romain et Annabelle, qui étaient alors de grands ados. Comme si Jacky avait attendu qu’ils soient assez âgés pour s’autoriser à partir. Ou alors c’est le temps qu’il lui avait fallu pour comprendre qu’Hélène ne l’aimerait jamais comme il l’aurait voulu.

Quand nous venions ici, M. se levait tôt pour aller nager.
Le lac n’est pas une simple cuvette comme celui d’en bas. C’est un cône profond d’une cinquantaine de mètres. La légende prétend qu’il aurait été formé par les larmes du diable. Romain m’avait raconté cette histoire, la première fois que j’étais venue ici avec lui. Il avait attendu la nuit. Il faisait froid, nous nous étions emmitouflés dans une couverture, assis sur la grève, les pieds dans l’eau. Nous partagions un joint. Romain s’était installé derrière moi, m’entourant de ses jambes, sa main qui ne tenait pas le joint me caressait les seins. Il portait un pantalon léger, je sentais son érection dans le bas de mon dos. Ses amis logeaient en bas chez Jacky, à l’hôtel du Lac, dans le dortoir sous les toits. Le petit chalet nous avait été réservé, comme à de jeunes mariés.
Le joint crépitait à quelques centimètres de mon oreille.
– On raconte que le diable avait une fille. Une créature effrayante et belle, moitié femme, moitié chèvre. Comme le diable, elle se tenait debout sur ses pattes arrière, le haut du corps et les seins nus, une chevelure broussailleuse, des yeux noirs. Elle vivait ici dans ces montagnes, heureuse. Et pendant ces années les hommes vécurent paisiblement, le diable ne tourmentant plus personne, fou d’amour pour sa fille. Il l’avait avertie : « Tu peux aller partout, dans ces montagnes, te lier d’amitié avec la marmotte, le bouquetin, le corbeau, le lynx. Mais tu ne dois jamais t’approcher des humains. » La petite avait grandi là-haut sur le glacier, elle connaissait chaque rocher, parlait le langage des fleurs et des insectes, nageait avec les loutres, avait appris à se cacher. Un jour, elle aperçut un berger et en tomba amoureuse. Elle l’observa de loin pendant plusieurs semaines, dissimulée derrière un rocher. Puis elle finit par braver l’interdit. Un matin, alors que le jeune homme veillait sur son troupeau, assis au soleil, elle approcha sans bruit, dressée sur ses pattes arrière…
– Et le chien du berger l’a bouffée !
– Non.
– Il a rameuté le village, ils l’ont pourchassée dans toute la montagne avec des torches et des fourches et ils l’ont brûlée ?
– Oh, t’es chiante, non. Il a pas voulu d’elle et elle s’est suicidée. Bref. Le diable s’est assis sur ce rocher et il a pleuré pendant des jours et des jours et des jours, ce qui a formé le lac.
Il avait cessé de me caresser les seins, son érection s’était tue.
J’ai l’impression de nous voir là, Romain et moi, assis au bord de l’eau, comme si les dix-huit ans qui me séparent de cette scène s’étaient réduits à l’épaisseur de la brume.

Les eaux sombres sont bordées d’une plage de cailloux clairs, couleur cendre, et tout autour les crocs montagneux qui lézardent le ciel. Hier je trouvais ça joli, majestueux, poétique, ce que vous voulez. Aujourd’hui ils m’apparaissent menaçants, sinistres, chargés d’une puissance maléfique.

Hier matin, j’ai senti M. se réveiller. Il m’a embrassé la nuque, m’a enlacée. Son corps du matin me paraissait presque étranger, tant les nuits que nous passions ensemble étaient rares. J’étais habituée à son corps de l’après-midi, ferme et frais. Au réveil, je le découvrais chaud, amolli par la nuit. Son souffle plus chargé que d’ordinaire. J’adorais ce nouveau M. Peut-être que dans ces moments-là j’étais un peu jalouse de vous. Et je lui en voulais presque d’écourter ces matins en partant nager. M. prend rarement son temps. Comme s’il était conscient d’une urgence qui m’échappait. Quand la soirée est bonne, je suis capable de tomber dans des gouffres temporels, oublier qu’il existe un lendemain, parler, danser, rire jusqu’à l’aube, jusqu’à l’épuisement. »

Extraits
« Des gens ont vu mourir la personne qu’ils aimaient, ils se sont habitués. Peut-être que si je reste allongée là, près de M. les choses finiront par s’améliorer. Peut-être que je suis en train de vivre le pire. Encore du vin. Pour faire passer le pire. Ça ira mieux demain. » p. 60

« M. était mon ami, c’était tout ce que je demandais, c’était tout ce que l’adolescente que j’étais demandait, «aussi léger à porter que fort à éprouver», celui à qui je pouvais tout dire, absolument tout, devant qui j’étais moins pudique qu’envers moi-même. Alors j’étais peut-être en train de fredonner une berceuse à un mort sur une montagne humide et blasée, prête à mourir moi-même d’une morsure de vipère, mais je l’avais eue, ma Harvest Moon. » p. 191

« — Je sais pas exactement… Je voulais… je voulais trouver autre chose pour lui, pas les funérailles classiques, je voulais qu’il soit bien, je voulais pas l’abandonner, je voulais pas le quitter mais maintenant je sais pas. Toute seule j’y arrive pas. Je pouvais pas affronter le regard de ma mère, ou de ma fille, je voulais pas les mêler à ça. On s’est aimés seuls tous les deux, je veux dire, dans notre coin, cachés, j’ai voulu continuer comme ça, le garder pour moi. Mais voilà, je suis fatiguée. Et puis il y a sa femme et son fils et tous les gens qui l’attendent et qui ne le voient pas revenir, je sais bien que je n’ai pas le droit de faire ça mais merde… » p. 202-203

À propos de l’auteur
DIEUDONNE_Adeline_DRAdeline Dieudonné © Photo DR

Adeline Dieudonné est née en 1982, elle habite Bruxelles. Elle a remporté avec son premier roman, La Vraie Vie, un immense succès. Multi-primé, traduit dans plus de 20 langues, ce livre a notamment reçu en 2018 le prix FNAC, le prix Renaudot des lycéens, le prix Russell et le prix Filigranes en Belgique ainsi que le Grand Prix des lectrices de ELLE en 2019. Il s’est vendu à 250 000 exemplaires. (Source: Éditions de l’Iconoclaste)

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Les Confins

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En deux mots
En 1964, un architecte lyonnais entreprend la création d’une station de ski «à taille humaine» dans le village d’altitude des Confins. Vingt ans plus tard son fils revient sur les lieux avec l’intention d’écrire un livre sur cette aventure. Mais pour lui, comme pour la vingtaine d’habitants, ce sera un voyage sans retour.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La vengeance est un plat qui se mange froid

Si personne n’a vraiment pu reconstituer le drame qui a emporté les habitants des Confins en 1984, Eliott de Gastines en explore la genèse en racontant le projet d’un architecte lyonnais en 1964. Un premier roman qui se lit comme un polar.

Dès le prologue, le lecteur est averti du mystère auquel il va être confronté: «Les événements qui se déroulèrent durant l’hiver 1984 dans le petit village des Confins, isolé à 1644 mètres d’altitude, n’eurent que peu d’échos dans la presse régionale et nationale, et ce pour la bonne raison que personne ne parvenait à les expliquer.» Il faut dire que durant l’hiver, Les Confins étaient isolés du monde, la seule route qui menait au village étant fermée à la circulation. Et quand les gendarmes ont enfin pu y accéder, ils ont découvert des maisons calcinées et des cadavres à la pelle.
Un mystère qui trouve son origine vingt ans plus tôt, lorsque le gouvernement lance le plan neige pour développer de nouvelles stations de ski et que Pierre Roussin, architecte et ingénieur de formation, a l’idée de faire des Confins une «structures à taille humaine et tournée vers la nature», loin des cages à lapin et du bétonnage en œuvre un peu partout dans les Alpes. Mais pour mener à bien ce projet visionnaire, il lui faut l’aval des villageois et des autorités. Ce qui n’est pas gagné. Car si les habitants voient avec un bon œil ces perspectives de développement, le maire est lui hostile à cette nouvelle station qui viendrait concurrencer celle que son frère a lancé avec succès à quelques kilomètres de là. Et puis Pierre Roussin lui a volé le chalet qu’il convoitait, idéalement placé dans le village. Alors, sur les conseils de son frère, il conçoit un plan diabolique, laisser l’architecte mener à bien la première phase de travaux, lancer les investissements plus lourds de la seconde phase et alors lui rendre la vie impossible en multipliant les obstacles, notamment administratifs. Un plan qui va fonctionner, même si dans les premiers temps, il va bien devoir avouer qu’il ne s’attendait pas à ce que l’initiative de Pierre Roussin rencontre un tel succès. On se presse pour découvrir cette station différente.
On va dès lors suivre en parallèle l’évolution du projet en 1964 et les années suivantes et les quelques semaines funestes de 1984, au moment où les derniers voyages sont autorisés. On y voit Bruno Roussin, le fils du promoteur, et sa compagne prendre le dernier bus pour passer l’hiver dans le chalet familial. Son projet est alors de s’isoler pour écrire le roman commandé par son éditeur après la publication de nouvelles qui ont connu un joli succès. Il se propose de revenir sur l’histoire de son père. Mais a-t-il conscience de la crainte qu’il suscite auprès de la poignée d’habitants qui restent ici à demeure et qui ont tous ou presque quelque chose à se reprocher.
Entre révélations et cupidité, vengeance et homicide, le roman va alors prendre un tour très noir. Empruntant aux codes du polar, Eliott de Gastines réussit un formidable premier roman qui, dans son intensité dramatique, n’a rien à envier au Shining de Stanley Kubrick. L’ambiance y est tout aussi glaçante, la folie de moins en moins cachée. Prêts à tout, ces montagnards sont bien à mille lieues des images de carte postale que les promoteurs entendent promouvoir. Mais peut-être sont-ils tout aussi affolés que ces animaux contraints à fuir ou à disparaître avec l’arrivée des télésièges sur leur domaine?

Les Confins
Eliott de Gastines
Éditions Flammarion
Premier roman
250 p., 19 €
EAN 9782080234711
Paru le 09/02/2022

Version poche
J’ai lu
EAN 9782290376928
Paru le 1/03/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans un village imaginaire des Alpes.

Quand?
L’action se déroule de 1964 à 1984.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans les années soixante, le village des Confins promettait d’être une station de ski florissante. Vingt ans plus tard, il n’en reste qu’une station fantôme. Les installations – remonte-pentes qui ne mènent nulle part, gares de téléphérique inachevées – sont peuplées de spectres et traversées par les vents glacials de haute montagne.
Cet hiver de l’année 1984 voit la venue de Bruno Roussin, le fils du promoteur qui jadis vit en ces lieux un Eldorado blanc. Au village, il n’y a plus qu’une trentaine d’habitants habitués à passer l’hiver reclus. La route, jugée trop dangereuse, est fermée à partir du mois de novembre. La tempête se lève. Dès les premiers jours, les lignes téléphoniques sont hors d’usage. À la sauvagerie des lieux s’ajoute vite celle des hommes ici réunis.
Situé dans une vallée imaginaire à l’époque des utopies touristiques, bien réelles, du plan Neige, Les Confins est le chant des anciens villages isolés, des familles déchirées et de l’âme humaine qui se heurte aux étoiles glacées.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Frédérique le Teurnier)
Actualitté (Virginie Labre)
Blog Carobookine
Blog Sang d’encre polars
Blog Nom d’un bouquin!

Les premières pages du livre
« Prologue
Les événements qui se déroulèrent durant l’hiver 1984 dans le petit village des Confins, isolé à 1 644 mètres d’altitude, n’eurent que peu d’échos dans la presse régionale et nationale, et ce pour la bonne raison que personne ne parvenait à les expliquer. Aujourd’hui encore, Les Confins sont visités par quelques gendarmes obsessionnels. Des hommes solitaires, coupés de leurs proches et mus sans partage par cette fixette : comprendre ce qui s’est passé là-haut. La plupart des gens normaux qui s’approchent de ces lieux reculés, randonneurs, skieurs hors-piste ou alpinistes, eux, prennent soin d’éviter le village fantôme. Tous le fuient, craignant d’y disparaître comme son entière population lors de cet hiver de l’année 1984.
Les informations rendues publiques se résumaient à quelques faits bruts. Le nombre de morts. L’incendie de l’Hôtel des Voyageurs et de la quasi-totalité des chalets du village. La destruction de l’antenne-relais qui avait rendu impossible toute communication avec la vallée durant ce sinistre hiver. Dans les journaux locaux, de simples coupures ou de minces entrefilets énuméraient parfois ces faits, sans pour autant les relier entre eux pour en faire une histoire qui tienne debout.
Or les gendarmes qui les premiers se rendirent sur les lieux n’étaient pas plus avancés. Comment expliquer ces cadavres gelés qui jonchaient le sol des chalets en ruine comme celui des ruelles du village ? Comment expliquer ces habitations désertées à la hâte, quand d’autres semblaient avoir été sur-occupées tels des camps de prisonniers. D’où était parti le feu qui avait ravagé l’ensemble du village comme une vulgaire botte de paille ? Même les plus expérimentés ne furent jamais capables d’écrire un rapport convaincant au regard des éléments dont ils disposaient. Rien ne ressortait concrètement d’une enquête diligentée de manière pitoyable. Au moins les autorités avaient-elles pris soin de rendre invisible l’insoutenable avant l’arrivée de civils ou de journalistes sur les lieux. Et durant de très longues années, les gendarmes se gardèrent bien de déclarer ce qu’ils avaient vu en débarquant là-haut. Ils doutaient même d’être crus.
Ce que tout le monde savait, c’est qu’à l’hiver 1984, le village des Confins avait déjà l’habitude de passer les grands froids coupé du reste du monde. Le nombre d’habitants, de quelques centaines durant l’année, tombait alors à une petite vingtaine. L’unique route les reliant au bas de la vallée devenant impraticable en cette saison, la majorité de la population descendait vers des cieux plus cléments pour éviter cette réclusion. Les causes de cet isolement étaient en partie liées aux importantes chutes de neige qui parfois bloquaient la route du col. À cela s’ajoutait le tracé périlleux de la départementale 132. Cette combinaison de dangers avait forcé les autorités locales à en fermer l’accès.
Avant cela les accidents mortels se comptaient par dizaines chaque hiver. Ces malheureux conducteurs méritaient bien une sépulture, et les familles ne manquaient pas de réclamer les corps, aussi abîmés soient-ils. Si bien que les communes jalonnant la route dépensaient des fortunes pour récupérer les dépouilles, fracassées entre la tôle des carrosseries et les rochers tranchants qui habitaient le ravin sombre, boisé et très difficile d’accès. De sordides débats avaient lieu pour déterminer dans quelle commune les cascadeurs improvisés avaient terminé leur numéro, et à quelle caisse incomberaient les frais pour récupérer les maladroits. Les cadavres gelés trouvaient une seconde vie sous la forme de patates chaudes que l’on ne cessait de se renvoyer pour préserver les bourses.
Désincarcérer les corps n’était pas une mince affaire. En résultait un boulot monstre pour les pompiers et les gendarmes. On envoyait souvent les jeunes recrues remplir ces missions et, arrivés sur les lieux du drame, leurs vomissements allaient rejoindre le torrent en crue. Des heures entières, les plus endurcis analysaient d’inédites anatomies, produits de la réunion brutale des chromes et de la chair. Les radiateurs et les cylindres s’invitaient au tableau des organes vitaux. Le voile des pare-brise fracassés s’imprimait sur les crânes de mariées morts-vivantes. Les balais d’essuie-glaces formaient de nouveaux attributs en transperçant les omoplates, et s’ouvraient dans le dos des victimes comme des ailes. L’accès aux dépouilles était en soi un défi logistique. Les blessés n’étaient pas rares, et dans les villages alentour on s’indignait de telles expéditions. Bien des fois on avait frôlé la catastrophe. Et une fois que les corps – ou ce qu’il en restait – étaient enfin dégagés, une opération encore plus complexe et coûteuse suivait : extraire les épaves du paysage. On risquait la vie d’hommes bien vivants pour rapatrier des morts et des carcasses d’automobiles.
La raison de la nécessité de telles expéditions était simple : c’était le statut conféré à la vallée du Miroir. Classée parc naturel national depuis peu, elle imposait ce nettoyage aux localités environnantes, sous peine de voir leurs subventions remises en question au premier survol en hélicoptère d’élus zélés. Aussi le nombre d’accidents – qui pouvait atteindre la vingtaine certains hivers – menaçait de transformer la vallée en un décor postapocalyptique, un parcours terrifiant pour les nombreux randonneurs qui remontaient jusqu’aux Confins du printemps à l’automne. Les prospectus touristiques parlaient de promenades paradisiaques et non de cimetière à ciel ouvert. Il fallait bien ramasser tout ça, quoi qu’il en coûte.
Du fond de la vallée montaient alors des grues gigantesques. Les manœuvres se poursuivaient souvent tard dans la nuit et nécessitaient l’acheminement de projecteurs surpuissants. La montagne se métamorphosait en plateau de film catastrophe. Les yeux des ouvriers brillaient d’une terreur d’enfant devant la monstruosité des massifs. Les faisceaux de lumière tranchaient net dans la nuit noire pour supposer, par-delà le visible, le développement d’infinis reliefs menaçant de s’écrouler pour engloutir le monde. Le vent faisait plier le métal des grues et produisait des rugissements de bêtes sauvages. Les épaves étaient extirpées de leur sanctuaire au prix d’une logistique indécente. Certains chauffards avaient enfin le chic de mourir sans famille, sans personne pour assumer les frais de leurs enterrements. Ceux-là, c’était les pires.
Dans les années soixante-dix on se réunit entre conseils municipaux. On observa la courbe des accidents. On fit les comptes. Et il apparut bien sage de fermer périodiquement l’accès de la route des Confins. Malgré quelques faibles résistances de la part des maires des quelques communes bannies, les chiffres firent office de juge de paix. La région arbitra et ce fut fait. La D132 serait désormais fermée du 1er novembre au 1er avril.

Il faut maintenant rappeler que le village des Confins n’a pas toujours été ce coin reclus décrit plus haut. Car auparavant, dans les années soixante, on avait rêvé d’y ériger une station de sports d’hiver, sous l’impulsion d’un entrepreneur astucieux qui avait deviné en ces lieux un attrait touristique indiscutable. À l’aube du tourisme de masse, Pierre Roussin, architecte et ingénieur de formation, avait plusieurs décennies d’avance sur les comportements du marché et rêvait déjà de structures à taille humaine et tournées vers la nature.
Pierre a une petite quarantaine d’années à l’époque où le gouvernement français lance le « plan neige », un grand programme d’aménagement du territoire alpin pour en tirer le maximum de profit. Un profit roi au mépris de bien des gens, des terres ou des bêtes. Et partout le béton coule sur les deux Savoie. On remodèle les massifs à la dynamite pour y loger de grands ensembles. Les investissements sont colossaux, l’empressement avide, les premiers résultats aussi terrifiants que prometteurs. Pierre Roussin pense à contre-courant. Et en cela il voit plus petit mais plus loin. Il voit plus beau aussi.
Notre homme était architecte de formation, et disons-le, doué d’une âme d’artiste plus ou moins inexprimée. En vérité, il ne s’était jamais imaginé devenir promoteur touristique. D’ailleurs, les raisons qui le poussèrent en ce sens, et plus précisément sur le site des Confins, furent tout à fait fortuites… Il sera temps d’en reparler plus tard.
Au fil de sa carrière, Pierre Roussin ne s’était pas particulièrement distingué par son audace, qu’elle soit artistique ou financière. Il avait surtout réalisé d’inoffensives commandes publiques, des petites écoles, des ensembles administratifs, quelques unités de logements sans caractère. Mais avec ce projet aux Confins, sa vie comme sa carrière prenaient un tour inattendu. Il imaginait pouvoir attirer une clientèle friande de prestations haut de gamme, à la recherche de la douceur d’un environnement préservé, sans oublier tout le confort moderne. Le grand boom du tourisme de masse l’avait inspiré et l’avait convaincu qu’il se trouvait au bon endroit et au bon moment. Aussi son intuition avait établi avec plusieurs années d’avance l’un des mantras de la demande touristique moderne : les grands espaces sauvages, mais sans risque. Après une brève étude de ce secteur florissant et des standards qu’il entreprenait d’imposer, Pierre ambitionnait de créer une alternative, si ce n’est un concurrent sérieux, à la Suisse et ses stations dotées d’hôtels de luxe et de sanatoriums. Autant de lieux remarquables où les infrastructures s’intégraient brillamment au sein d’une nature protégée.
Pierre ne croyait pas aux grands projets qui voyaient le jour en France, de La Plagne aux Arcs, en passant par le stupéfiant site de SuperDévoluy. Autant d’inepties qui reprenaient à leur compte la rationalisation des espaces et le fonctionnalisme en vogue. Pierre Roussin en était convaincu : l’élévation des structures, l’optimisation extrême des espaces de vie commune, la réalisation de dalles commerçantes en paliers successifs, les rampes interminables pour les relier entre elles, tout cela représentait un futur condamné d’avance. Les prophètes de ces cités nouvelles, autour du Corbusier, n’étaient aux yeux de l’architecte que des salauds. L’intelligentsia et le pouvoir central en faisaient de grands hommes capables de tracer le futur sur leurs tables à dessin. (Qu’on porte aux nues des salauds, Pierre en avait l’habitude. Les haut gradés lâches et incompétents qui en 1940 avaient conduit à sa capture, et à sa longue captivité, s’en étaient tous sortis avec autant de médailles que le protocole l’autorisait.)
En consultant les plans prospectifs des projets engagés un peu partout dans les Alpes, Pierre était horrifié par ces barres d’immeubles haut perchées semblables aux grands ensembles que l’URSS continuait de semer sur la moitié du continent européen. L’architecte était-il le seul à savoir lire ces plans entre les lignes ? Il en devinait déjà les ruines abandonnées, persuadé que personne ou presque ne souscrirait à cette transformation des montagnes en supermarchés à ciel ouvert…
Mais les temps modernes étaient tout sauf raisonnables, et les démarrages donnèrent tort à Pierre. Des milliers de studios construits face au vent et aux avalanches trouvaient preneurs avant même d’exister. De Clermont-Ferrand à Lyon. De Boulogne-Billancourt à Aix-les-Bains. De Viroflay à Vénissieux, les bureaux de vente sur plan rencontraient un succès fou. Bientôt, des kilomètres de moquette bariolée seraient foulés par des chaussures douloureuses et se rempliraient de l’humidité des pantalons fluo et des vestes rouges matelassées. Tout ça était inéluctable. L’utopie des sports d’hiver pour tous s’imposait.
Rien n’arrêterait les classes moyennes dans la course au standing. Pierre aurait dû comprendre que tout Français se voyait, par l’acquisition de ces appartements, accéder à de plus hautes sphères, peu importaient la laideur ou l’absurdité de l’offre. Par exemple, non loin des Confins en remontant la vallée du Miroir, le vieux village des Mignes situé à 1 860 mètres d’altitude était déjà sous les eaux. La silhouette de la station nouvelle couvrait de son ombre le lac artificiel. La commune s’appelait désormais Les Grands Mignes. En achetant ces appartements on réalisait un investissement prometteur, on offrait à ses enfants et à ses petits-enfants le luxe des sports d’hiver. Et on pouvait louer à plus pauvre que soi. Ainsi on devenait membre d’un club chic et futuriste. D’Argenteuil jusqu’à Avoriaz, l’avenir se dessinait à coups d’esplanades pleines de courants d’air et de parkings. Tout serait bientôt conçu pour la claudication sécurisée de familles trébuchantes en chaussures de ski, les bras chargés de provisions.
Certains soirs, en cherchant le sommeil, Pierre Roussin méditait sur ces villes aussi artificielles que démesurées qu’on érigeait sur les massifs. Il imaginait alors les archéologues des millénaires à venir, ou quelque puissance extraterrestre, venant à découvrir ces logements de masse qui tutoyaient des sommets de laideur et d’insanité. L’architecte s’amusait à anticiper le mystère que constitueraient ces dortoirs exposés aux pires températures, dressés face aux tempêtes et aux glaciers. Ces observateurs du futur ne pourraient conclure qu’à l’hypothèse de bagnes alpins. Les vestiges des remontées mécaniques évoqueraient un camp de travail, où chaque tracé de pylônes aurait été vraisemblablement un moyen d’acheminer des hommes, des outils, ou quelque minerai barbare extrait des crêtes abruptes. Non, vraiment, tout était allé trop vite depuis la guerre… Alors Pierre Roussin espérait qu’un jour ou l’autre, tous les responsables auraient à répondre de leurs actes. Il fallait bien des conséquences à tant d’inconséquence.
Architectes, urbanistes, ingénieurs, promoteurs immobiliers, élus du département ou des régions… Ils seraient tous poursuivis pour association de malfaiteurs, escroquerie en bande organisée. Et à bien y penser c’était plus grave encore. Oui, ils seraient tous jugés pour crimes contre l’humanité. C’était bien de cela qu’il s’agissait. Frappées par une prise de conscience brutale, les générations à venir se mettraient en quête des monstres responsables d’avoir noyé la France, ses côtes et ses montagnes, sous des hectolitres de ciment. Un jour on traquerait au bout du monde le moindre carreleur, les plombiers et les couvreurs, les poseurs de moquette et les chauffagistes pour les faire comparaître comme autant de complices. Cette sensation d’un immense gâchis tourmentait sérieusement l’architecte. Et quand il parvenait enfin à s’endormir, il rêvait de mieux pour la suite.
En 1964 donc, Pierre Roussin s’installa aux Confins avec d’ambitieux projets. Il allait devenir le fondateur de la SHVC – la Société de la Haute Vallée des Confins –, destinée à réaliser les aménagements nécessaires à l’érection d’une station de tourisme élégante, dans le respect de son environnement premier. La SHVC aurait également pour objet la promotion et la gestion hôtelière d’établissements dont elle serait copropriétaire, alliée à des entreprises de construction prêtes à investir contre une part significative des revenus à venir. Les défis étaient nombreux, le projet a priori surréaliste. Mais sa vision et son énergie en viendraient à bout, croyait-il. Ce serait l’œuvre de sa vie.
Il ne pouvait s’imaginer tout perdre en ces lieux.

Première partie
Hiver 1984
Aux Confins, on se préparait à l’arrivée de l’hiver 1984 selon le rituel établi depuis qu’on avait décidé de fermer la route du col. La grande majorité de la population – ou ce qu’il en restait – se livrait aux préparatifs pour quitter le village. On fermait les maisons, on coupait les compteurs et on purgeait les réseaux d’eau pour éviter de voir les canalisations exploser sous l’effet du gel. On se félicitait de ne pas être assez fou pour rester. Certains habitants des Confins avaient bien essayé, une année, ou deux consécutives, de rester à demeure et de passer l’hiver près des sommets. Or il était évident que l’appel de la civilisation était plus fort.
Inspirées par une mode alors grandissante, il y eut bien sûr quelques expériences de communautés New Age. Et l’hiver venu, l’isolement menait les apprentis ermites, pour certains à la dépression, pour d’autres à l’angoisse du vide, et pour la majorité d’entre eux à l’alcoolisme – quand ce ne furent pas des conflits internes qui menacèrent l’équilibre des groupes… L’idéal hippie faisait long feu aux Confins. Une des premières troupes à tenter le coup était unie par un modèle fondé sur l’autarcie. Ils s’installèrent au printemps et se mirent au travail. À la mi-décembre à peine, ils se retrouvèrent sans ressource, faute de savoir-faire et de préparations. Les malheureux durent dépenser le peu d’argent qu’il leur restait chez l’épicier du village. Le commerçant, un certain M. Creneguy, une fois la route fermée, pratiquait comme il se doit des tarifs excessifs. Cette nouvelle clientèle les fit littéralement exploser. Les dernières semaines avant le printemps, chez Creneguy les conserves se négocièrent à prix d’or. La communauté atteignit par miracle le mois d’avril, la peau sur les os, et criblée de dettes qu’ils mirent ensuite un temps fou à rembourser. (Vers la fin, l’épicier prévoyait même des documents de reconnaissances préremplis. Quelques pointillés accueillaient d’insolentes sommes et en bas de page, la signature des redevables.)
Plus récemment une bande d’originaux vaguement anarchistes avait loué une des plus grandes maisons du village. Le programme était simple : amour et renoncement à la propriété privée. Ils découvrirent assez vite qu’entre le partage imposé des biens et celui des personnes, il n’y avait qu’un pas que seuls les plus téméraires s’autorisaient à franchir. Au terme d’un premier hiver nourri de tensions – on entendit de nombreuses querelles, voire des bagarres, éclater dans le grand chalet –, chacun repartit avec la femme de l’autre, brouillés à vie entre eux et avec tous leurs idéaux. Aux Confins personne ne montait plus pour rigoler.
Quant aux villageois, quand enfin le soleil réapparaissait, ils s’étaient dit, dans les fermes comme les chalets de maître, bien des choses qu’ils regrettaient. Les cris et les coups avaient meublé l’ennui. Le printemps éclairait des blessures parfois intérieures, parfois bien réelles. Une fois libérés, on se prenait dans les bras pour se consoler d’avoir traversé une telle épreuve. On prenait sa voiture – si elle démarrait – et on fonçait dans la vallée dévorer les quotidiens et parler au premier venu. Au printemps, il n’était pas rare de voir descendre des Confins ces hommes et femmes au regard avide d’humanité, engageant la conversation avec quiconque croisait leur chemin.
En 1984 donc, il restait là-haut une grosse vingtaine d’irréductibles. Et il fallait bien qu’ils tiennent tout l’hiver. Aussi, le dernier jour avant la fermeture de la route du col, une petite fièvre logistique agitait le parking et les entrepôts de la sortie de Bourg-le-Beauregard. On voyait redescendre les camions de fuel, qui croisaient ceux remplis de conserves. Le transporteur des produits pharmaceutiques attendait les colis d’antibiotiques et les bandes Velpeau avant de prendre son départ. Les stères s’empilaient dangereusement sous le regard soucieux du négociant en bois, inquiet d’avoir à affréter deux véhicules au lieu d’un pour acheminer tout ce bois de chauffage. Les clients des Confins ne représentaient pas de volumes intéressants, mais on ne pouvait tout de même pas les laisser crever.
Dans ce tableau viril et bruyant fait de routiers impatients, de manœuvres des caristes et de contremaîtres hurlant leurs ordres, deux individus chétifs faisaient tache. Bien sûr, personne ne les remarquait. Ils n’étaient pas accoutrés pour l’occasion et, pour qui les aurait observés, le duo portait sa nature citadine comme un écriteau accroché au cou. Ils avaient l’air d’un couple. Ça, on pouvait le deviner à la manière dont elle le regardait. Et à la manière dont elle le suivait, on pouvait supposer qu’elle n’avait jamais mis les pieds ici. Quant à lui, il trouvait presque aisément son chemin dans cette zone hostile aux piétons. Le jeune homme se prénommait Bruno, et nous pourrions le présenter comme le héros de cette histoire. Simplement, ce serait assez malhonnête. Car des qualités qu’on prête habituellement à un héros, Bruno n’en possédait pour ainsi dire aucune. Des événements à venir lors de cet hiver 1984, il allait être plus prosaïquement le responsable. Ou après tout, la victime… Mais il est sûrement trop tôt pour en juger, et chacun pourra se faire une idée au terme de ce récit. Car pour la première fois, chacun saura ce qui s’est vraiment déroulé là-haut. Aux Confins.
C’est d’ailleurs les horaires du car assurant la liaison vers ces lieux reculés que Bruno consultait maintenant. Sa compagne, Corinne, une fine brune, menue, du même âge que lui, était déjà ratatinée par le voyage. Son regard écarquillé se heurtait au manque de charme, à la brutalité de tout ce qui l’entourait. On la sentait pleine de doute, voire d’un effroi dissimulé avec peine. Le doigt de Bruno glissa le long des lignes bicolores des horaires d’autocar, pour s’arrêter sur le dernier départ pour Les Confins, qui aurait lieu d’ici une heure. L’autocar, une épave, gisait là. Et son chauffeur ne devait pas être loin. Avec un peu de chance, peut-être serait-il en avance. Il fallait mieux l’attendre ici. Le couple posa ses valises et Bruno prit Corinne dans ses bras pour la protéger du vent cinglant. En vérité, c’est Corinne qui s’était réfugiée contre le corps de Bruno. Depuis le temps qu’elle le connaissait, elle avait appris que le jeune homme n’était pas du genre à opérer de tels rapprochements en public. Entre eux naquit un silence, ce genre de silence que Corinne s’était résolue à ne plus essayer de briser. Comme Bruno était écrivain, elle s’imaginait que ces plages blanches étaient celles où son esprit travaillait à former les images dont il avait le secret…

Invariablement, ce jour si particulier affectait Lucien. Quelques instants plus tôt, au volant de l’autocar municipal assurant la liaison Bourg -Les Confins, il avait fait son entrée sur le parking de la gare routière et s’était rangé sur son emplacement. C’était le dernier aller-retour de la saison. De son car étaient descendus les derniers rescapés du hameau avant la fermeture de la route. Il ne fallait pas le manquer, ce car. Ces jeunes gens filaient vers d’autres autocars ou s’engouffraient dans des voitures surchargées qui démarraient aussitôt. Dans cette précipitation, on ressentait le soulagement d’échapper à une catastrophe. Sans se retourner ils disparaissaient pour tout l’hiver. Ils quittaient la haute vallée pour d’autres sites plus prospères, pour faire la saison dans les grosses stations alentour. Tenir la caisse. Faire des crêpes. Louer des skis. Puis faire la tournée des bars en espérant coucher avec leurs collègues. Ce genre de choses.
Lucien avait quitté son poste de conduite et s’était faufilé dans les dédales d’autocars et de semi-remorques. Il était à présent installé au bar-restaurant Le Relais, qui offrait une vue panoramique sur l’aire de chargement et de déchargement des marchandises. Accoudé à l’une des tables hautes face à la vitrine, il observait le ballet des transporteurs. Une série de mouvements qu’il connaissait par cœur et qu’il orchestrait en silence. En maître d’œuvre invisible il suivait les opérations comme si tout se déroulait de son fait. Il n’en était rien. Lucien était un être simple qui se racontait pas mal d’histoires.
Dieu qu’elle était petite, cette bière. Plus Lucien vieillissait, plus les verres lui semblaient minuscules. Il culpabilisa mollement à l’idée d’en prendre un deuxième. Il avait de la route, mais il la connaissait par cœur. Chaque virage jusqu’aux Confins. Il aurait pu tous les enquiller les yeux fermés. En tout cas, il l’avait déjà fait de nombreuses fois en voyant double. Pour y remédier il avait sa technique. Il suffisait de fermer un œil et tout rentrait dans l’ordre. Lucien se trouvait plutôt génial d’avoir inventé ce genre d’astuce. Tous ces voyages scolaires réalisés absolument ivre, ces innombrables allers-retours assurés depuis quinze ans, ses pneus frôlant les ravins et les enfants qui chantaient derrière lui ces chansons de colonies. À ses yeux, rien de grave. Le plus important restait que personne ne s’en rende compte. Il pensait être passé maître dans l’art de la dissimulation. Il avait ses trucs à lui. Marcher droit. Fixer un repère et se taire autant que possible… Et déjà il relevait le doigt en direction de la serveuse. Ce deuxième demi lui rafraîchit la moustache. Et ce coup-ci c’était une pinte. Un malentendu auquel il ne pouvait rien.
Et si je ne remontais pas cette fois-ci ? Juste pour essayer ? Lucien caressait cette idée tous les 1er novembre depuis la fermeture de la route des Confins. Or cette idée le terrorisait plus que tout. Le courage lui manquait. Au-delà de cette gare routière il ne connaissait plus personne. Où aurait-il trouvé du travail par-delà Bourg ? Seul le maire des Confins avait l’indulgence de lui en donner. Ce maire qui ne pouvait pas ne pas savoir quel genre d’oiseau Lucien était, mais qui faisait comme si. Que serait-il devenu, ce pauvre Lucien, privé de ses hautes missions ? Là-haut il était une institution. Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait.
Comme aujourd’hui, de hautes missions, il s’en assignait volontiers. Il se considérait comme le régisseur de l’ultime ravitaillement. Et si le bois venait à manquer ? Et si les produits d’épicerie n’arrivaient pas à bon port ? Quand il avait un coup dans le nez, Lucien devenait le gardien des Confins. Il avait les clefs du village. Et lors de lourdes siestes il rêvait de médailles pour services rendus. Il rêvait de trompettes, de drapeaux et de discours. Une statue. Un bal en son honneur… Pourquoi pas ! L’homme à tout faire se faisait tant d’idées.
Ainsi, chaque année, il remontait au plus vite au village pour assister à l’arrivée de tous les transporteurs, au déchargement des marchandises. Lucien faisait un inventaire complet dont personne ne lui demandait de rendre compte. Il devenait un bon père. Un berger. Le saint patron des Confins.
Après cette troisième pinte, promis, il allait reprendre la route et faire comme à son habitude. Après tout il faisait ce dernier voyage à vide. Il ne mettait en danger personne. Qui à part lui serait assez fou pour prendre ce dernier aller sans retour vers Les Confins ? Allez, quoi, il avait bien droit à une quatrième bière, ou était-ce la cinquième ? Juste une petite. Pour la route. Lucien l’avala d’un trait et se jeta sur le parking. C’était l’heure.

Plantée au pied du car assurant la liaison de Bourg – Les Confins, Corinne tirait une drôle de tête. Et Bruno, qui revenait des petits coins, reconnut son expression. Il savait qu’elle n’était pas simplement le fait de l’impatience de Corinne. En s’approchant d’elle il ne put s’empêcher de sourire, ce qui était rare, croyez-moi. Le tableau était en effet assez réussi. Sur ce grand parking, sous cette lumière blafarde, seule au pied de cet autocar vide, entourée de toutes ces valises qu’elle ne pourrait jamais porter seule, Corinne ressemblait bien à une femme abandonnée par tous et perdue au bout du monde.
En réalité Corinne s’en voulait personnellement, et ce depuis qu’il avait pris la décision de passer l’hiver aux Confins. On n’avait pas idée de trouver un nom aussi glauque pour un bled isolé, se disait-elle. Mais elle n’avait pu s’empêcher de le suivre. Elle en avait perdu, des hommes, et avant de rencontrer Bruno, elle en était venue à convenir qu’elle n’était bonne qu’à ça. Si Bruno était parti seul pour l’hiver, le peu qu’elle avait réussi à construire se serait effondré. Leur semblant de couple aurait été littéralement recouvert par les neiges, et les beaux jours revenus, ils n’en auraient pas retrouvé la trace. Et maintenant qu’elle était ici elle avait peur, tout simplement.
Bruno devait bien admettre que cette étape du voyage n’avait rien de très excitant. La sortie de Bourg, c’était moche et ça puait le gasoil. Mais une fois là-haut elle comprendrait. Les photos c’était une chose mais cela n’avait rien à voir avec la réalité. Les Confins c’était le plus bel endroit du monde, lui avait-il expliqué. Les plages de sable fin l’emmerdaient, les déserts encore plus, il trouvait les grandes villes bruyantes. La montagne hostile et immaculée le plongeait dans un état second. Depuis trop longtemps la nécessité l’avait éloigné de ses terres. Car aux Confins, là où se trouvait son vieux chalet de famille, il n’y avait plus rien à se mettre sous la dent. Et il lui avait bien fallu gagner sa vie en ville. Mais ça, c’était terminé…
Au départ Bruno était peintre, mais pas de ceux qui fuient leurs toiles. C’était un bosseur, un individu déterminé. Cependant il n’était jamais parvenu à vivre de ce travail. Et ce n’était pas faute de produire. L’exposition qui avait failli le faire remarquer présentait une série de toiles s’inspirant justement des montagnes dans lesquelles il avait grandi. Sur de vastes formats carrés, il avait brossé des paysages de haute montagne en hiver. Son talent avait su capter les variations infinies des cieux sur la surface du manteau neigeux. En réalité la neige n’était jamais blanche, il n’y avait que les abrutis pour le croire, aimait-il à rappeler. La neige se nourrit de tout ce qui l’entoure, et dans les toiles de Bruno les orages menaçaient sans jamais exploser. Naturellement il adorait Friedrich. Cependant, au contraire de l’Allemand qui parfois situait un personnage, le plus souvent de dos, aux prises avec une contemplation sans fin, les toiles de Bruno étaient sans vie aucune. Seule la montagne régnait, masquant les traces d’une civilisation disparue.
Sur ces images – il en avait réalisé trente-quatre exactement –, les hauts sommets envahissaient tout l’espace de la toile. Les vallées habitées n’existaient plus. Et dans ces contrées lunaires où plus aucun sapin ne pousse, le spectateur devinait les ruines désolées d’immenses complexes touristiques. L’achat des toiles et de la peinture (sans compter le temps passé, seul) lui avait coûté bien davantage qu’elles ne lui avaient rapporté. Et aujourd’hui les toiles croupissaient quelque part dans la réserve d’un galeriste installé sur Aix-les-Bains… C’est-à-dire à côté. Loin du centre. Un temps Bruno avait tourné le dos à tout ça. Il avait survécu en tant que barman et s’était mis à écrire car ça coûtait moins cher et prenait moins de place.
C’est presque par hasard qu’il trouva aussitôt un éditeur pour cet étrange recueil de nouvelles dont Bruno lui-même ne pensait pas grand-chose. Et une fois l’à-valoir signé, il fallut le réécrire, le découper, le torturer, ce texte auquel le peintre se sentait déjà parfaitement étranger. Et une fois publié – mystères insondables du succès populaire –, le livre s’était vendu au-delà de tout ce qu’aurait pu espérer l’éditeur. C’était tout bonnement improbable. Alors Bruno dut parler de ce livre. Il se rendit dans les studios de radio et rencontra des critiques dans des cafés. Il fut envoyé dans une émission de télé dont il sortit à peu près indemne. Bruno n’avait pas lu grand-chose et les questions sur ses influences le mettaient dans l’embarras. Sa tournée des médias s’acheva aussi vite qu’elle avait commencé, une fois sa réputation faite dans ces milieux, celle d’un autiste indécrottable.
Bruno apprit ensuite qu’il avait remporté le Goncourt de la nouvelle. Il avait maintenant constamment mal au ventre. Les ventes reprirent de plus belle et la Gaumont lui acheta les droits d’adaptation non pas d’un, mais de trois segments du recueil. Il avait finalement gagné pas mal d’argent… Mais c’était sans compter sur la marche incompréhensible du succès. De la même manière que les banques ne prêtent qu’aux riches, on se battait dans tout Paris pour obtenir l’exclusivité de son prochain livre. Les nouvelles, c’était bien. Mais le public voulait un roman. Il ne put refuser la somme que lui proposa son éditeur.

À propos de l’auteur
de_GASTINES_Eliott_©Emma_Birski

Eliott de Gastines © Photo Emma Birski

Eliott de Gastines est né en 1984. Il est réalisateur de publicités. Les Confins est son premier roman. (Source: Éditions Flammarion)

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C’était ton vœu

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En deux mots
Quand son grand-père Hyppolyte décède, 44 ans après son retour de Dachau, sa petite-fille se plonge dans ses souvenirs. C’est en vers libres qu’elle exauce son souhait de rendre compte de son expérience de déporté.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Je veux que l’on sache ce que nous avons vécu dans les bagnes nazis »

À la mort de son grand-père, Céline Didier retrouve un cahier de souvenirs. C’est en vers libres qu’elle exauce le souhait de ce résistant et déporté de raconter son expérience, de dire l’indicible.

Il faut l’écrire cette histoire, l’histoire de Simone et Polyte, l’histoire des résistants, l’histoire aussi du con qui a envoyé le grand-père en camp de concentration. Même si on s’en fout un peu de sa vie de con.
Oui, il faut l’écrire car Hippolyte vient de mourir, 44 ans après être revenu de Dachau. De lui, il reste la figure du grand-père qui décide à 18 ans de s’engager et qui part pour le Maroc. De lui, il reste ce ruban rouge de la légion d’honneur «qui faisait joli». De lui, il reste un cahier avec un minaret sur la couverture où sont couchés les souvenirs, avec ces mots: «personnel et privé».
Voilà donc la petite-fille de résistants explorant cette autobiographie succincte, égrenant les dates et la vie de cet homme engagé. Jusqu’à ce retour en France, jusqu’à cet été 1944 et ces quelques mots entourés de deux dates:
«29 juin
Branle-bas de combat dans la prison Évacuation très rapide des prisonniers
avec leurs baluchons
direction la sortie.
«Minute inoubliable !
Devant le portail
des SS
Oui des boches.
Nous étions 800 et quelques résistants français
livrés à l’ennemi
par la police
soi-disant française »
Chargés dans des cars
direction Perrache
Entassés dans un train
direction l’Allemagne
2 juillet
Arrivée du convoi dans le camp de Dachau.»
Si le carnet n’en dit pas plus, il reste des notes, des brouillons pour dire les horreurs endurées, l’indicible. Et, après le choc de ces lignes insoutenables, la volonté de répondre à l’appel de son grand-père, de témoigner, de ne pas laisser son histoire sombrer dans l’oubli. De suivre le souhait émis dans la préface de ce récit sobrement intitulé Souvenirs:
«Je veux que, plus tard, les descendants de ma famille sachent quelle lutte continue et sournoise nous avons menée pour libérer notre beau pays. Je veux surtout que l’on sache la vie terrible que nous avons vécue dans les bagnes nazis».
Est-ce un hasard si Céline Didier s’est installée dans la Bretagne de Joseph Ponthus pour se lancer dans l’écriture de ce livre? Toujours est-il qu’elle s’est rapprochée du style de l’auteur des Carnets d’usine pour remplir son devoir de mémoire. Les vers libres donnent tout à la fois une dimension poétique et une fluidité de lecture à ces pages dont Hippolyte serait sans doute fier. Et c’est sans doute le plus beau compliment à faire à l’écrivaine.

C’était ton vœu
Céline Didier
Éditions Lunatique
Premier roman
166 p., 18 €
EAN 9782383980285
Paru le 01/12/2022

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Corgenon, un quartier de Buellas, Ceyzériat, Paris, Reims, le Cher et le Loiret, à Lyon et Bourg-en-Bresse, au Maroc notamment à Casablanca et dans l’Atlas et en Allemagne, à Dachau et Kempten ainsi qu’en Bavière.

Quand?
L’action se déroule de 1920 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Quarante-quatre ans après Dachau décède le grand-père de Céline Didier, Hippolyte. Elle a alors 12 1/2 ans. Elle en a 44 quand elle prend la plume et se plonge dans les souvenirs de résistant et de déporté d’Hippolyte. Ses souvenirs, il ne les a pas racontés, il les avait précieusement consignés dans un petit cahier qu’il a tenu secret et que Céline Didier découvre longtemps après. Vient alors le moment où elle est poussée par l’envie et la nécessité de remplir le devoir de mémoire que ses mots implorent. Et elle exauce son vœu à sa façon : introspective, intime et poétique.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Remue.net (Jacques Josse)
Ouest-France (Pierre Wadoux)
Blog Joellebooks
Blog Un livre après l’autre

Les premières pages du livre
« Et si on l’écrivait cette histoire
Et si on l’écrivait cette histoire
cette histoire tant de fois racontée
tant de fois évoquée
par bribes
Des bribes d’histoire
des bouts
des séquences
des anecdotes
Tellement par bribes
qu’on a du mal à l’écrire cette histoire
à la raconter d’une traite
entière
On n’est plus sûrs
on hésite
on ne sait plus dans quel sens cela s’est passé
on ne sait plus par quel bout la prendre
pour la restituer
au plus juste

On ne sait plus
ce qui est de l’ordre de la réalité
de l’imagination
On se demande si on ne mélange pas tout
il y a des incohérences dans notre récit
ce récit qu’on avait pourtant l’impression de maîtriser
Et si on l’écrivait cette histoire?!
Et si on remettait tout à plat
pour retrouver le sens de cette histoire
pour retranscrire la vraie histoire
celle qui s’est vraiment passée
celle qu’on n’a pas envie d’oublier
celle qui nous rend si fiers
d’appartenir à cette lignée
une lignée de résistants
d’hommes et de femmes
qui n’acceptent pas tout
qui n’ont pas envie d’accepter l’inacceptable
qui savent que ce qui est train de se passer est injuste
C’est insupportable l’injustice
Non ils n’accepteront pas
Ont-ils conscience à ce moment-là
qu’ils risquent leur vie?
Qui sait

Ce qui est sûr
c’est qu’ils y vont!
Là où leur conscience les mène
là où ils savent que c’est juste
Et ils n’hésitent pas
Ils y vont!
Advienne que pourra!
Qu’aurait-on fait à leur place?
Je me suis souvent posé cette question
moi qui ne supporte pas l’injustice
Ce n’est pas une coquetterie de ma part
de ne pas «supporter» l’injustice
comme quelqu’un qui ne «supporterait» pas le lin
et qui préférerait le coton
Non c’est viscéral
je ne supporte pas l’injustice, les injustices
ça me met hors de moi
ça me met la larme à l’œil, comme on dit
Une sacrée larme à l’œil!
C’est plutôt comme des sanglots qu’on garde en nous
on n’en fait jaillir qu’une larme
car on n’assume pas d’avoir envie de chialer
Chialer, oui, littéralement
à pleines larmes

tellement on est dégoûtés, écœurés, tristes
d’observer de telles injustices dans la vie
la vie de tous les jours
Mais on veut faire bonne figure
alors on n’autorise qu’une seule larme
à pointer le bout de son nez au coin de l’œil
comme pour réprimer notre hyperémotivité
car on se sent cons d’avoir envie de pleurer
en plein petit déjeuner
juste en entendant un «fait divers» à la radio
alors qu’on ne connaît pas la personne
qu’on n’est pas directement concernés
mais c’est plus fort que nous, les hypersensibles
ça y est on est pris aux tripes
on vit cette injustice de tout notre être
et c’est impossible, impensable
on a envie de pleurer, de se révolter
Mais on est là devant un bol de thé
et la situation ne s’y prête pas
là, à ce moment-là, on sait qu’on ne peut rien faire
on est impuissants
on ne va pas changer le cours des choses
on ne va pas changer le monde
en mangeant nos tartines
Alors on laisse juste venir cette petite larme

au coin de l’œil
comme si on s’autorisait quand même
à exprimer quelque chose
à montrer qu’on n’est pas d’accord
que c’est injuste
que la vie est parfois dure
un peu trop dure
et souvent avec les mêmes
ceux qui ne le méritent pas
Hippolyte et Simone
je ne sais pas s’ils ont eu la larme à l’œil
en voyant ce qui se passait dans leur pays
dans leurs villages
durant cette guerre
mais ce qui est sûr
c’est qu’ils n’ont pas accepté les bras ballants
cette situation
Ils y sont allés !
Où?
Là où ils savaient que c’était plus juste
pour eux
pour la société
pour nous
les suivants

les descendants
Ils étaient encore jeunes
mais je suis sûre qu’au fond
ils pensaient déjà à nous
nous, les suivants
nous à qui ils ne pouvaient pas léguer
une telle société
dans laquelle il aurait été impossible de vivre
Alors ils y sont allés !
Défendre leurs idéaux
combattre les absurdités de cette guerre
même si c’était au risque de leur vie
mais le savaient-ils seulement
Bien sûr ils le savaient
que ce n’était pas un jeu
qu’ils la risquaient leur vie
et pourtant il était impossible pour eux
impossible de ne rien faire
impossible de ne pas bouger
impossible de ne pas s’engager
impossible de ne pas lutter
impossible de laisser faire
sans réagir
sans se rebeller

se rebeller, étrange ce mot
comme si défendre une vie juste
c’était être rebelle…
Ils y sont allés !
Là où ils savaient qu’ils agiraient pour la bonne cause
là où c’était une évidence
là où Polyte se fera courser
Il a pourtant couru à toute vitesse, paraît-il
pour les semer
pour ne pas se faire attraper
pour ne pas se faire choper
pour ne pas se faire avoir
pour ne pas se faire piéger
pour les mater
et pourtant ils l’ont bien rattrapé
Dénoncé il a été
par un de ceux qui aurait pu choisir
de combattre à ses côtés
Cela aurait pourtant été logique
un gars du coin
ça se bat avec les autres gars du coin!
Qu’est-ce qu’il est allé faire avec l’ennemi celui-là?
Qu’est-ce qui pousse quelqu’un
à choisir le mauvais camp?

Le camp du méchant!
Qu’avait-il à y gagner ce gars du coin?
Ce gars qui connaissait mon grand-père
et qui l’a pourtant trahi
Pourquoi, pour quoi?
Va savoir ce qui fait prendre de telles décisions à ces
cons
ces cons qui font du mal par un simple geste
un geste tout bête
Par un acte d’aucune bravoure
ce con
il a envoyé mon grand-père aux camps !
Et là on ne parle pas de choisir son camp
du camp des gentils
ou du camp des méchants
non les camps dont on parle
ceux où il a envoyé mon grand-père
par seulement quelques mots
les mots de la dénonciation
ceux qui ne demandent pas beaucoup d’effort
il suffit juste de donner une information
à quelqu’un qui saura quoi en faire
par ces quelques mots
donnés au camp des méchants
ce con a envoyé mon grand-père aux camps !

Les camps de concentration!
Je crois bien que ce con
— je n’arrive pas l’appeler autrement
con c’est basique
ça ne me demande pas trop d’effort
à moi non plus
là, maintenant
de l’appeler comme ça
c’est court, c’est efficace
et je crois que ça le résume bien
con
tout simplement —
Eh bien je crois bien me rappeler
qu’il a bien payé sa connerie
ce con
car si j’ai bien tout compris
mais c’est un peu confus
comme si je n’arrivais jamais à me rappeler exactement
ce qu’il lui était arrivé à ce con
peut-être tout simplement
parce qu’en fait sa vie ne m’intéresse pas
il n’en vaut pas la peine
N’empêche que je crois bien que ledit con
s’est fait avoir et qu’il a mal fini
C’est con

Alors, on l’écrit cette histoire?!
Elle en vaut la peine
je le sais
on le sait tous
il faut qu’on la mette noir sur blanc
cette histoire
pour qu’elle ne s’efface pas
qu’on ne l’oublie pas
On leur doit bien ça
à Simone et Polyte
à tous les résistants
qui ont risqué leur vie
pour leurs idéaux
leurs valeurs
leurs principes
pour une vie meilleure
pour nous
nous, les suivants, les descendants
Alors, on l’écrit cette histoire?! »

Extrait
« Je veux que, plus tard, les descendants de ma famille sachent quelle lutte continue et sournoise nous avons menée pour libérer notre beau pays. Je veux surtout que l’on sache la vie terrible que nous avons vécue dans les bagnes nazis » p. 108

À propos de l’auteur
DIDIER_Celine_DRCéline Didier © Photo DR

Céline Didier est née en 1976 à Bourg-en-Bresse, dans l’Ain. Vit actuellement à Lorient. C’est en Bretagne que Céline Didier a posé ses valises en 2012. Elle n’en est pas repartie. Elle ne se lasse pas de cette région pour laquelle elle a eu immédiatement un coup de cœur, faisant même passer la capitale des Gaules en deuxième position. Lyon, elle y était arrivée pour étudier l’histoire et y était restée une quinzaine d’années. Son métier dans les domaines de la culture et de la communication (action culturelle autour du livre et de l’écrit, archéologie préventive, art contemporain…) et sa vie personnelle l’ont ensuite amenée à parcourir d’autres contrées, plus ou moins éloignées… de la Méditerranée au Morbihan. L’écriture fait partie de son quotidien professionnel depuis longtemps. Elle a d’ailleurs également corédigé des ouvrages thématiques sur les politiques culturelles. Mais c’est un autre type d’écriture plus personnelle, sans contraintes, sans éléments de langage, qu’elle a eu envie d’explorer. Elle se donne alors toute liberté de ton, de style, pour aborder une histoire très personnelle qui résonne aussi de façon universelle. Par une écriture intime et directe, elle plonge dans l’histoire de son grand-père en mettant au jour les traces qu’il en reste – souvenirs et écrits –, tente de comprendre les silences, questionne l’engagement, la filiation, la transmission et la vie… après la déportation. Cela donne naissance à son premier livre intitulé C’était ton vœu et publié aux éditions Lunatique. Un extrait de C’était ton vœu a été publié dans le n°9 de la revue Rumeurs (La Rumeur libre éditions) à l’automne 2021. (Source: Éditions Lunatique)

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Dans les murmures de la forêt ravie

ALAUZET-dans_les_murmures_de_la-foret-ravie  RL_2023  Logo_premier_roman

En deux mots
Le troupeau de Jean vient d’être décimé. Alors les hommes du village décident de traquer le loup. Mais Jen préfère régler lui-même le problème et part dans la forêt, laissant sa fille Agnès et son ouvrier Pàl se débrouiller sans lui. Face au loup, c’est toute sa vie qu’il va retrouver. Une vérité douloureuse.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La solitude, la forêt et le loup

Avec ce premier roman très noir, Philippe Alauzet confronte une nouvelle fois le loup et l’homme. Sauf que l’histoire n’est pas aussi simple qu’elle y paraît. Qui s’attaque à son troupeau ? Et qui est le plus solitaire des deux ? Le combat s’engage.

La cohabitation de l’homme et du loup n’a jamais été simple. Nombreux sont les paysans qui se sont opposés aux campagnes de réintroduction de la bête qui s’attaquait à leurs troupeaux. Aussi quand s’ouvre ce roman, la découverte de brebis égorgées ravive la colère des bergers qui n’ont qu’une envie, aller abattre au plus vite ce prédateur qui demain peut s’en prendre à leurs bêtes. Mais Jean, la victime, refuse leur proposition. Il n’a besoin de personne pour régler le problème et préfère partir seul traquer la bête. Car Jean est un solitaire. Après avoir perdu sa femme, il a construit sa vie autour de sa ferme, son coin de terre, sa fille Agnès et son chien Pentecôte. À leurs côtés, Pàl, l’ouvrier immigré, est lui aussi un taiseux, enfermé dans un son exil douloureux. Plus qu’un groupe, ils forment un trio de solitudes qui cohabitent. Chacun avec son histoire, ils se sont construits de solides remparts. Jean préfère la forêt aux hommes. Agnès rêve d’ailleurs mais la quarantaine passée, elle ne se berce plus d’illusions. Tout juste accepte-t-elle une relation à minima avec Pàl, car il faut bien que le corps exulte. Puis elle retourne à ses occupations domestiques. Finalement, le seul qui fait le lien entre eux, le seul à ne pas avoir d’états d’âme et de pensées parasites, c’est le chien. S’il suit volontiers Jean dans la forêt, il aime aussi retrouver Agnès et Pàl, de retour de ses expéditions.
La forêt, c’est d’ailleurs le personnage inattendu de ce conte noir, l’endroit qui grouille de vie, où l’horizon est certes limité, mais où tout peut se passer. La compagne de Jean : «Cette forêt qu’il connaît comme personne, c’est comme si elle l’avait vu naître. Parfois, il la sent battre dans ses veines. Il en a étudié chaque arbre, chaque pousse, chaque herbe, chaque être qu’il pourrait nommer, fourrant dans sa mémoire rétive à tout autre sujet un trésor de savoirs dont on serait bien en mal de connaître la source. Et là, pourtant, cerné par les odeurs de la terre et des bois, par les mille voix du vent caressant ses oreilles, Jean se sent subitement le cœur aussi lourd que le ciel qui plombe. Ça lui tombe dessus comme une fiente.»
Car au fur et à mesure qu’il progresse dans sa traque, il chemine aussi dans son esprit. Ses souvenirs viennent le hanter, sa solitude le consume, ses certitudes vacillent. Alors, il n’est plus un roc quand il se retrouve nez à nez face à «une masse musculaire roulant sur son dos et ses épaules, une allure lourde et puissante, près de quatre-vingts kilos de force et de longues pattes nerveuses prêtes à bondir: un loup à robe grise nervurée de crème et de charbon, la fourrure grossière et longue dressée sur son échine». Le loup dont «les babines retroussées laissaient voir, tout en grand, canines et incisives, terribles, mortelles, machine à rompre et à broyer n’attendant qu’un geste de l’homme pour déchaîner l’enfer.» Mais l’enfer n’est jamais sûr et Philippe Alauzet va alors imaginer une issue surprenante à cette confrontation. Avec une écriture poétique, à la fois proche de la terre et des humeurs de l’esprit, le primo-romancier nous livre une réflexion sur l’enfermement, la prison intérieure qui se construit insidieusement. Mais aussi sur les forces qui poussent à sortir de cette aliénation. Voilà des débuts en littérature plus qu’encourageants, qui ne sont pas sans rappeler ceux de Franck Bouysse.

Dans les murmures de la forêt ravie
Philippe Alauzet
Éditions du Rouergue
Premier roman
112 p., 13,80 €
EAN 9782812624155
Paru le 4/01/2023

Où?
Le roman est situé en France dans une région forestière qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Agnès n’a jamais quitté la ferme de Jean, son père. Après que sa mère a disparu, alors qu’elle était adolescente, elle a peu à peu pris sa place. Et si elle rejette les avances des hommes, elle veut bien des caresses de Pàl, l’ouvrier qui travaille chez eux, un étranger qui n’a que des terres brûlées derrière lui. Mais de la forêt vient une bête qu’on croyait disparue, qui décime les troupeaux. Jean n’est pas de ces hommes qui se résignent. Il prend un fusil et suivi de son chien, Pentecôte, passe l’orée du bois, les limites du monde.
Avec ce premier roman d’une puissante poésie, Philippe Alauzet nous fait entrer dans un conte noir, l’histoire de la libération d’une enfant blessée, dans un monde clos sur ses silences et ses secrets, où les fantômes rendent l’amour impossible.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Ils étaient une dizaine autour de Baron, de Péchac.
Baron, il serrait les poings de rage. Il avait des larmes dans les yeux, et on savait pourquoi : ils auraient tous eu la même rage et la même peine s’ils avaient été à sa place.
La machine faisait un bruit d’enfer, avec ses puissants vérins. Un gars attachait la bête par une patte, puis le bras articulé montait, déposait la carcasse dans la benne. On défaisait la sangle. La bête tombait dans un vacarme lourd et
sec.
Au début, ça avait résonné contre la tôle, puis les carcasses s’étaient entassées les unes sur les autres avec un bruit sourd de sacs et de carton.
Dans cette benne, il n’y avait pas seulement l’outil de travail de Baron, il y avait surtout sa motivation, son courage, son goût pour cette vie-là.
La femme de Baron le tenait par l’épaule. Elle lui caressait la joue et le front, comme si elle avait cherché à éponger toute sa rage et sa peine. Il lui serrait la main.
Jean regardait ces mains – celles qui se serrent, celle sur le front. Il n’y aurait pas eu de mains pour éponger son front si ça lui était arrivé, à lui. Il se disait : « Il a de la chance dans son malheur, le Baron, il va pas nous faire chier. » Il aimait pas grand monde, Jean, à part Pentecôte, son border collie qui justement était là, à ses pieds, le museau levé vers lui, la langue pendante, attendant un signe, n’importe lequel. Son monde se résumait à Jean. Son champ de vision s’était définitivement réduit à l’homme et à ce que l’homme attendait de lui : rassembler les bêtes, les tenir dans le cercle, les mener de la pâture à l’étable, de l’étable à la pâture.
Jean sentit la présence du chien à ses pieds, lui caressa la tête d’un geste appuyé, comme pour se donner un peu de réconfort.
– Il va nous ruiner si ça continue comme ça.
– Il m’en a pris une dizaine, le salaud.
Ils avaient tous le même discours, les Marty, les Roussignac, les Costes, les Raynal, les Lacombe. Un de ceux qui avaient parlé était une grande bringue à la pomme d’Adam surdimensionnée. Il regardait en direction d’une masse sombre, toute proche, échevelée, hirsute, compacte comme une boule. Il y avait des rochers çà et là, rongés de mousse et de ronces, des bouquets de jeunes arbres stoïques, un fouillis de buissons ternes et revêches, serrés les uns aux autres. Derrière venait le monstre, replié sur lui-même, agité faiblement par le vent froid et sec, emmêlé de fougères, de branches mortes, de baies piquantes, de troncs envahis de lichen, parfois pourris sur pied, sans ciel, avare de lumière, patient et attentif – et mauvais, nul n’en doutait dans le coin, mauvais comme une vieille fille sans âge, et avec ça une odeur de terre lourde, une odeur brune, presque noire. L’homme regardait vers la forêt. Une enceinte lointaine et proche qui encerclait le pays, bouchant tout horizon. N’importe où que se pose le regard, elle était là, barbouillée de brume. Comme elle était impénétrable, ses yeux y cherchaient les bêtes d’avant, celles des nuits de pleine lune, celles qui se cachaient derrière les portes, sous les lits. Il était là, le monstre, celui qui avait planté ses crocs et ses griffes dans le cou des brebis, à peine bu leur sang, négligé leur chair (d’où les bêtes fauves tuaient-elles sans nécessité, par seul goût du carnage ?). Comme il fallait bien un coupable, il était là, caché, à l’affût. Nul ne le voyait, mais il les voyait tous, un par un, choisissant sa future proie.
– Et les gars de la ligue, ils font quoi ?
Un des types cracha par terre.
– S’ils manquent de fusils, j’en suis, et plutôt deux fois
qu’une.
La ligue, elle est censée protéger les brebis et le mode de vie des loups. Ici, on s’en fout pas mal du mode de vie du loup : depuis qu’il est de retour, on compte les cadavres d’ovins par dizaines. Personne n’a les moyens d’encaisser une telle perte sans broncher. L’été, les brebis dorment le jour, à cause de la chaleur, elles ne sortent manger que la nuit. Et aucun des bergers présents ne peut se permettre de négliger toutes les autres activités que nécessite une exploitation. C’est une rude vie. Rien que la traite, ça prend des heures, et chaque jour il faut recommencer. C’est pas une vie, on pourrait dire, c’est un piège. Pas moyen de lever le pied, pas le droit de se reposer, de s’arrêter, d’être malade – et des vacances, on en parle même pas. Les brebis, si on s’occupe pas d’elles, elles vont pas le faire toutes seules. Y en a sans doute qui parfois rêvent de décrocher, d’envoyer balader tout ça, de foutre le feu à l’étable avec ces putains de chieuses dedans, de tout faire cramer et de se poser sur un rocher pour regarder passer les nuages et les heures. Mais si certains se le disent dans les moments de découragement, ça ne dure pas longtemps : cette vie, ils l’aiment, c’est la leur, sinon ils tiendraient pas une semaine.
Mais là, Baron, qui est pas loin d’avoir soixante ans, s’il les a pas, il a pris un sacré coup. Il serre la main de sa femme qui a posé sa tête sur son épaule. Il s’essuie le nez d’un revers de manche.
– Pour moi c’est bon, je raccroche.
Elle lève à peine la tête vers lui, elle s’attendait pas à ça, mais elle est d’accord.
– Y a un gars qui m’a approché. S’il a pas trouvé ailleurs, je lui vends. Place aux jeunes.
Il a dit ça avec quelque chose de méchant dans la voix. Et il tourne les talons. Il va vers ceux qui manœuvrent le bras articulé. Ils échangent deux mots. Les types semblent sur leur réserve, comme si le malheur c’était contagieux (ça l’est peut-être).
Il signe un papier. On lui tend un bordereau détaché d’un bloc. Et il s’éloigne sans se retourner.
Du coup, les autres aussi se dispersent. C’est sinistre, cet amas de charognes, sous ce ciel incolore, battu par une gifle qui tire la peau et sèche les lèvres. Et ils ont du boulot, qu’ils vont accomplir en savourant la chance d’en avoir encore sur la planche, jusqu’à pas d’heure.
Jean baisse la tête vers Pentecôte. Lui aussi il va partir. Le chien comprend et fait des ronds autour de lui.
– T’es un bon tireur. Si on organise une battue pour buter ce fumier, t’en es ?
Le gars qui a parlé, la grande bringue à la pomme d’Adam surdimensionnée, est un des derniers à rester. Il y en a deux autres avec lui. Ils ont un air farouche. Y en a un qui jette un doigt accusateur vers la forêt. La grande bringue regarde Jean fixement – il a peut-être un air de défi, mais pas beaucoup d’illusions. Ils ne l’aiment pas. Tous, ici, ont fait de longues études, les jeunes en tout cas, et les moins jeunes c’est à peu près pareil. Tous ont étudié, réfléchi, acquis une expertise qui n’a rien à envier aux autres professions, sont des techniciens dans leur domaine, des entrepreneurs au
rendez-vous de fortunes diverses, mais des chefs d’entreprise performants. Jean, à leurs yeux, c’est la caricature du paysan tel que l’imaginent ceux de la ville : un péquenaud taiseux, fruste, méchant, arriéré, arc-bouté sur sa bêtise. Il les ferait tous passer pour des sauvages, ça les dégonde.
Jean mâchouille quelque chose (sans doute sa rancœur envers tous et tout). Il regarde vers la forêt comme s’il la fouillait. Puis il lâche :
– C’est pas mon problème. Et si c’était mon problème, j’aurais besoin de personne pour le régler.
C’est dit, et c’est clos. On n’en aura pas plus.
Il a déjà tourné casaque, Pentecôte en éclaireur. L’autre gars lance dans le vide :
– T’as pas toujours dit ça. C’est quand ça t’arrange, pas vrai ?
Mais Jean est déjà loin. Ce qu’on pense de lui, pareil, c’est pas son problème.
Agnès a l’impression d’avoir l’âge de son père. Elle sent la paille, le foin, l’étable. Elle y passe ses journées, les mains calleuses à cause de la fourche avec laquelle elle balance des paquets de paille, des pis qu’elle malaxe, même si la traite est automatisée, on est plus au Moyen Âge, des barrières pleines d’échardes. Elle a la peau tannée par le froid, le vent, et le soleil d’été qui brûle comme brûle l’hiver dès l’automne venu, y a pas de mesure.
Pàl a débarqué il y a un an ou deux, il est resté. Tout ça, pour lui, c’est de la rigolade: dans son pays, on vit dans la boue, on connaît la faim, et le froid, n’en parlons pas, vingt au-dessous de zéro, c’est pas loin de six mois sur douze, et le reste du temps on boit pour oublier. »

Extraits
« Cette forêt qu’il connaît comme personne, c’est comme si elle l’avait vu naître. Parfois, il la sent battre dans ses veines. Il en a étudié chaque arbre, chaque pousse, chaque herbe, chaque être qu’il pourrait nommer, fourrant dans sa mémoire rétive à tout autre sujet un trésor de savoirs dont on serait bien en mal de connaître la source. Et là, pourtant, cerné par les odeurs de la terre et des bois, par les mille voix du vent caressant ses oreilles, Jean se sent subitement le cœur aussi lourd que le ciel qui plombe. Ça lui tombe dessus comme une fiente. » p. 39

« Quatre-vingts centimètres au garrot, plus d’un mètre cinquante de longueur, une masse musculaire roulant sur son dos et ses épaules, une allure lourde et puissante, près de quatre-vingts kilos de force et de longues pattes nerveuses prêtes à bondir : un loup à robe grise nervurée de crème et de charbon, la fourrure grossière et longue dressée sur son échine, pointait vers Jean sa gueule tordue par la rage. Les babines retroussées laissaient voir, tout en grand, canines et incisives, terribles, mortelles, machine à rompre et à broyer n’attendant qu’un geste de l’homme pour déchaîner l’enfer. Le museau plissé, plus menaçant que l’orage qui tonne dans le lointain, rejoignait deux petits yeux très rapprochés, couleur d’ambre et de flamme. Le loup grondait, puis grognait, puis ronflait dans sa gorge et semblait une forge prête à vomir son feu, avant de grogner à nouveau, et ce grognement avait déjà tout de la morsure. La tête aplatie, les oreilles plaquées contre le crâne, le cou tendu, les yeux presque clos fusant entre deux paupières cruelles, le loup affermissait son emprise, les griffes plantées dans le sol, un coureur sur la ligne. » p. 51-52

À propos de l’auteur
ALAUZET_philippe_ ©Laurent_Parson

Philippe Alauzet © Photo Laurent Parson

Après des études musicales, Philippe Alauzet se tourne vers l’écriture et le cinéma en participant à l’âge de 20 ans à la création d’une société de production de films courts-métrages. Active jusqu’au milieu des années 2000, cette société développe des projets de longs et produit un certain nombre de courts-métrages dont il écrit ou supervise les scénarios, ce qui lui donne une première occasion de s’intéresser à la réalisation.
Après ces productions « traditionnelles », son goût de la liberté et de l’action le poussent vers des formes toujours plus intimes dans des structures toujours plus minimalistes. Il s’attache donc à la production et à la réalisation en 2006, avec une équipe légère, de « Avec (ou sans) Mozart », entouré de deux comédiens, d’une maquilleuse et d’un machiniste. Moyen-métrage de 53 minutes tourné en 5 jours, « Avec (ou sans) Mozart » marque un tournant dans cette tentative d’autonomie qui culmine en 2010 où, dans la cadre des célébrations du 80ème anniversaire des Grandes Inondations du Sud-Ouest, le Conseil Général 82 et la Ville de Moissac lui confient la réalisation d’un documentaire-fiction : « Moissac sous les eaux ». Ce film est l’ultime étape de cette démarche entamée avec « Avec (ou sous) Mozart » puisqu’il réalise seul, en quelques mois, ce documentaire ambitieux – à la fois lyrique et réaliste – dont l’édition DVD marque l’aboutissement.
Il ressent alors le besoin, fort de ces expériences qui lui ont donné une grande capacité d’adaptation, le sens de la rapidité et de la souplesse, de revenir à un cinéma plus traditionnel dont il ne s’est jamais éloigné que dans le mode de production et non dans l’esprit. Après avoir approfondi ses compétences dans toutes les activités qu’il a abordées (étant tour à tour scénariste, réalisateur, producteur, cadreur, monteur, infographiste, compositeur), il ressent le besoin de s’appuyer sur d’autres savoirs-faire – tant par soucis de faire progresser son propre mode d’expression que par goût du partage et du travail en commun. En 2009, il crée Varouna Films. Il prépare alors en 2012, avec la complicité de Marc Antona, de Trividya Films, la réalisation de son premier long-métrage, La Source.
Il est marié et a un enfant. Aujourd’hui il travaille dans une médiathèque. Dans les murmures de la forêt ravie est son premier roman. (Source: varouna-films.com/ Le Rouergue)

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Parfum d’osmose

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En deux mots
Sur les bords du Léman Romain tombe amoureux d’Alina. Le comédien Genevois et la belle Russe s’engagent dans une relation que les événements historiques vont contrarier. Pratiquer l’espionnage à l’aube de la révolution bolchévique et de la Première Guerre mondiale, c’est prendre de gros risques.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Romain, Alina, Genève et la révolution russe

Dans un roman fort bien documenté, Jean-Pierre Althaus retrace les premières décennies du XXe siècle. Entre Genève et Saint-Pétersbourg une d’histoire d’amour contrarié lui permet de suivre Lénine dans son projet de renverser le tsar. Palpitant!

Tout commence par un banal accident. Un cycliste dont la roue se coince dans les rails du tramway chute. En se portant à son secours Romain Lachenal n’imagine pas une seconde que cette victime va jouer un rôle capital dans sa vie. Nous sommes à Genève à l’orée du XXe siècle et le cycliste qui se rendait à une réunion à la brasserie Landolt s’appelle Vladimir Ilitch Oulianov et passera à la postérité sous le nom de Lénine.
Pour l’heure, il profite de son séjour en terre helvétique pour parfaire ses connaissances, développer son programme et étendre ses réseaux. En outre, il fréquente assidûment les bibliothèques et la société de lecture. Depuis son premier séjour en 1895, la Suisse va devenir pour lui une terre d’exil féconde. Car Genève la cosmopolite accueille alors de nombreuses nationalités venues pour y travailler, y étudier ou y faire du tourisme. Un brassage qui mêle aussi les classes sociales, de la femme de ménage aux têtes couronnées. La communauté de réfugiés russes est alors importante et se partage entre bolchéviques aspirant à la Révolution et aristocrates soucieux de conserver le régime tsariste, même s’ils sont fort souvent critiques envers le manque de réformes qui fragilise le pouvoir des Romanov.
Si, pour le remercier de ses bons soins, Lénine invite Romain à venir prendre un verre chez lui, c’est vers l’autre côté que penche le cœur du comédien, car son regard à croisé celui d’Anna et de sa sœur Elena Linichuk, deux jeunes filles qui rivalisent de beauté. Le coup de foudre est tel qu’il n’aura dès lors qu’une envie, se rapprocher de cette femme envoûtante.
Quand il découvre qu’elle est venue le voir au théâtre sous un nom d’emprunt, il n’a plus de doute sur le côté réciproque de ses sentiments et se sent pousser des ailes. Elles le mèneront plusieurs fois à Saint-Pétersbourg où réside sa bien-aimée et va alors comprendre qu’elle joue un double-jeu. Soit elle se fait appeler Anna Linichuk et vit dans une simple masure en périphérie de la ville, soit elle est la Comtesse Alina Klimova et réside dans une somptueuse demeure non loin du Palais du tsar. La raison de ce stratagème? La belle Alina est une espionne qui a infiltré le camp des opposants pour réunir un maximum de renseignements sur les menées révolutionnaires. Des agissements qui ne sont pas sans danger et qui poussent tout à la fois Romain à retourner en Suisse et à endosser à son tour le costume de l’espion. En attendant que la situation s’arrange – on sait que l’Histoire va tourner bien différemment – il promet aussi à Alina de s’occuper d’Elena restée en Suisse où elle ignore tous des activités et du danger que court sa sœur. Une tâche qu’il va accomplir avec zèle.
Alors que les menaces de guerre se précisent, Jean-Pierre Althaus joue à merveille de la montée des tensions pour dérouler le fil d’un amour de plus en plus contrarié. De Genève à Sarajevo et de Saint-Pétersbourg – qui va devenir Petrograd puis Leningrad – il nous propose la saisissante chronique de ces années qui ont débouché sur une terrible boucherie et redessiné la carte du monde. Derrière sa plume alerte, on se laisse emporter dans ce tourbillon, gagné par une large palette d’émotions. Jusqu’à l’épilogue, très fort lui aussi, on suit un homme qui va tenter avec une farouche détermination et des moyens dérisoires de changer un scénario dramatique. Et si son esprit lucide comprend que son combat est voué à l’échec, sa passion lui souffle qu’après tout il reste le panache, toujours le panache.
Avec ce superbe roman, fort bien documenté, on comprend quel rôle la Suisse a joué dans le mouvement des idées, depuis l’assassinat de Sissi en 1898 jusqu’au wagon plombé qui ramènera Lénine de la Suisse vers son pays en 1917. Le tout baignant dans un joli parfum d’osmose que je vous laisse humer avec extase.

Parfum d’osmose
Jean-Pierre Althaus
Éditions Infolio
Roman
416 p., 27 €
EAN 9782889680580
Paru le 3/11/2022

Où?
Le roman est situé principalement en Suisse, à Genève. On y évoque aussi la Russie et Saint-Pétersbourg ainsi que des voyages à Sarajevo et en divers endroits de Suisse.

Quand?
L’action se déroule durant les premières années du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur

Sous sa forme amusante de roman à suspense, parsemé d’actions stupéfiantes, d’énigmes, de sentiments aussi mystérieux qu’amoureux, voici une vibrante ode à la liberté qui puise ses sources dans l’histoire du début du XXe siècle.
Un jeune comédien rencontre à Genève une femme blonde, à l’accent slave, dont la personnalité charismatique l’attire irrésistiblement. Il cherche à la revoir, mais sa quête est compliquée par les secrets dont elle s’entoure. Il met alors le pied dans un engrenage dangereux qui va le conduire dans les Balkans et à Saint-Pétersbourg. Les événements qu’il va traverser dépassent alors tout ce qu’il aurait pu imaginer vivre dans son existence. Bien documentée, cette intrigue plante son décor dans l’univers fascinant de la Belle Époque et dans les prémices d’une éruption.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Le temps est doux, mais il fait tout de même déjà un peu frais dans les rues de Genève. En dépit de cette fraîcheur légère du mois d’octobre 1903, Romain transpire. Cette sensation de moiteur, ressentie dans son dos, dérange le jeune homme. Sa chemise colle à sa peau, il déteste cela.
Arrivé au bas de la rue de Candolle, il aperçoit un cycliste dont la silhouette lui paraît familière. Oui, pas d’erreur, c’est bien lui, exact au rendez-vous! Il arrive précisément par la rue que Romain a supposé qu’il emprunterait pour se rendre à la réunion organisée à la brasserie Landolt. L’homme s’arrête de pédaler pour ralentir son vélo. Trapu, de petite taille, il porte une barbe fine et une moustache dont le roux a perdu de son éclat bien qu’il ne soit âgé que d’une trentaine d’années. D’allure sportive, il semble agile, souple, très à l’aise dans la pratique de la bicyclette. L’homme est vêtu d’une longue veste et d’un gilet qui laisse voir une cravate de couleur rouge parsemée de pois blancs. C’est l’orateur de la soirée, Romain est venu l’écouter. En le voyant s’approcher, il se crispe, il se sent mal à l’aise.
Patatras! Un bruit métallique, précédé par le tintement du carillon d’un tramway, le fait sursauter. L’homme attendu vient de coincer sa roue avant dans un rail. Cette maladresse provoque aussitôt sa chute. En tombant lourdement, il se fait heurter par le chemin de fer électrique dont le conducteur ne parvient pas à freiner la marche à temps.
Mû par un réflexe inattendu, Romain se précipite au secours de l’homme qui gît au sol. Quelques badauds, des étudiants issus de l’université toute proche s’agglutinent autour du lieu de l’accident. Après un bref moment d’immobilité, le cycliste se met à bouger. Romain, à sa grande surprise, s’adresse à lui avec une expression de compassion sincère: «Monsieur? Vous m’entendez? Comment vous sentez-vous?»
L’individu saigne à la hauteur d’une arcade, il garde un œil fermé, mais semble lucide. Sa casquette de prolétaire a volé dans l’air pour choir sur un trottoir, découvrant ainsi une calvitie avancée. Romain est rassuré par la blessure à la tête qui lui semble superficielle. Il est par ailleurs surpris par la largeur du front de ce bonhomme. Le cycliste meurtri esquisse un mouvement afin de se lever puis se laisse retomber sur l’un de ses coudes. Avec un fort accent russe, il balbutie quelques mots: «Cela va aller, merci! Ce n’est rien!»
Une jeune femme s’approche. Elle ressemble à la petite Sophie du roman de la Comtesse de Ségur. Romain fait cette comparaison inopportune en pensant que l’inconnue doit rêver, comme Sophie, d’avoir des sourcils très épais, mais elle en a peu et ils sont blonds.
– Laissez-moi faire, dit-elle d’un ton rassurant, je suis médecin. Je vais m’occuper de ce monsieur.
Tout le monde est soulagé de voir la secouriste, apparue miraculeusement, agir avec calme et détermination. Le conducteur du tramway, encore traumatisé par ce drame dont il n’est pas responsable, appuie contre le mur de l’immeuble adjacent le vélo dont la jante avant est pliée et le pneu éclaté. Il ramasse aussi la casquette pour la rapporter au blessé.
Romain aide la jeune femme à relever le cycliste pour qu’il se retrouve debout sur ses deux jambes encore instables.
– Tout va bien, maintenant, s’efforce de préciser l’individu meurtri pour atténuer l’inquiétude des gens venus à son secours.
Il se tourne vers la femme afin de la remercier. Elle lui fait comprendre qu’elle veut encore vérifier sa blessure au-dessus de l’œil pour la soigner. Tout en lui témoignant sa gratitude, l’homme pivote lentement du côté de Romain.
– Merci, monsieur! dit-t-il en fixant son regard inquisiteur dans celui, troublé, de son jeune interlocuteur.
Ce dernier sent alors son sang se glacer quand il croise le feu perçant de ces yeux bridés, fixés sur lui. Le blessé a un regard de loup, immobile, froid, rigide, sévère. Romain éprouve ce sentiment de panique pétrifiante qu’une proie doit ressentir quand elle est cernée par un prédateur.
Non sans soulagement, il quitte l’endroit qui a servi de décor à cet événement brutal. Comme un automate, remonté pour une destination hasardeuse, il se met à marcher lentement, finalement ravi que cet accident puisse l’empêcher d’assister à la conférence du cycliste maladroit. Il parvient à la promenade des Bastions où l’été venu il aime lire sur un banc. Cet espace, construit entre les fortifications du XVe et du XVIe siècle, lui apporte à l’instant une sérénité bienvenue. Il arrive à proximité de l’ancien kiosque à musique transformé en orangerie, puis en cinématographe. Au printemps, il aime s’attarder auprès des frênes dont les fleurs blanches piquent les narines sensibles en exhalant un parfum titillant. Il admire souvent au gré des saisons les feuilles à cinq lobes des érables champêtres dont les couleurs passent du vert ou rouge-brun au jaune intense. En ce mois d’octobre, les lichens foliacés dégagent une odeur humide de bois mouillé. Les feuilles tombées au sol imprègnent l’air d’une senteur de terre ou d’herbe après l’averse.
Romain décide de faire une halte, il s’assied sur le banc qui est le témoin de ses nombreuses lectures lors des beaux jours d’été. Il réfléchit. Il pense à chaque seconde qu’il vient de vivre. [I] s’était porté au secours d’un homme qu’il avait appris à détester à force de l’entendre haranguer des multitudes de personnes rassemblées pour l’écouter.
Dîner seul au restaurant est gênant. Cette situation attise la curiosité des occupants des tables voisines. Pourquoi cet homme est-il seul ? Est-il misanthrope, misogyne, asocial ? Le plus désagréable réside dans l’attitude du serveur quand il réalise que personne n’accompagne le client qui cherche une table. Il lance alors d’un air qui s’apparente au reproche:
– Vous êtes seul ?
– Euh… Oui!
La question «vous êtes seul?» est souvent ponctuée d’un « Ah! » dépité, qui signifie: «Cet enquiquineur va occuper une table en me faisant perdre un deuxième couvert.» Le gêneur adopte ensuite et malgré lui un comportement coupable.
Ce client solitaire est alors placé de façon péremptoire à l’endroit que les couples ne veulent en aucun cas: la table dans le courant d’air. Il y a aussi celle qui est sur le passage de la foule défilant avec des manteaux qui emportent la salière ou les verres.
Sans cet inconvénient, dîner seul au restaurant est une activité qui peut se révéler agréable; c’est le meilleur moyen de savourer un bon plat sans être distrait par une conversation passionnante ou sans intérêt. On se divertit aussi parfois en saisissant à la sauvette la raison des préoccupations des gens, l’exaspération suscitée par les critiques sentencieuses d’une belle-mère, l’inquiétude provoquée par les sautes d’humeur d’un fils adolescent, la déprime causée par la jalousie d’un collègue de travail ou le despotisme d’un chef. Quelques roucoulements amoureux émergent de temps à autre pour rompre la monotonie engendrée par la litanie des tracas du quotidien exprimée par la plupart des individus. Ils sont alors plus difficiles à percevoir parce que murmurés afin de ne pas être entendus.
Il est aussi plus facile de peupler sa solitude dans le brouhaha d’une brasserie pleine à craquer. Le bruit assourdissant des conversations favorise paradoxalement la sérénité, la réflexion. Il oblige à ne plus entendre, à se concentrer exclusivement sur les saveurs, à prendre son plaisir en ne pensant à rien d’autre qu’à ce moment qui apaise et fait du bien dans l’existence. C’est pourquoi Romain aime fréquenter la brasserie Landolt, sorte d’essaim bourdonnant où se mêlent les étudiants venus de tous les pays, les professeurs ravis de déguster une bière, les bourgeois genevois heureux de s’encanailler et les réfugiés russes contents de se retrouver afin de jouer aux échecs. Il observe souvent ces immigrés venus de l’Est pour fuir l’Okhrana, la police secrète du tsar. Cette brasserie, en forme de trapèze, située au pied d’un immeuble, leur offre toujours la possibilité de s’installer dans un coin retiré où, à l’abri des oreilles indiscrètes, ils ont tous l’air de comploter. Tous semblent pauvres tout en affichant une attitude extrêmement digne. Leur courtoisie et la finesse de leurs manières impriment à leur physionomie quelque chose d’aristocratique, un rien suranné. Visiblement guère avantagés jusque-là par le destin, ces hommes donnent pourtant l’impression d’être des gens cultivés, probablement des autodidactes. On aurait dit qu’ils ont compensé leur statut social défavorisé par un désir d’apprendre.
– Monsieur? … Monsieur? …, dit une voix dont le propriétaire faisait un effort pour se faire entendre.
Le serveur, caractérisé ici par un costume noir et un tablier blanc, tire Romain de ses rêveries. Flanqué d’un air accort qu’il n’avait pas eu lors de leur premier contact, il s’exprime avec une emphase polie:
– Me permettez-vous de vous proposer de la compagnie?
Sa question paraît saugrenue. Elle aurait pu être celle d’un chasseur d’hôtel désireux d’arrondir ses fins de mois en recommandant aux clients les services non répertoriés d’une dame parmi les offres de l’établissement. »

Extraits
« Elena lève ses yeux bleus vers Romain avec une expression d’extrême douceur. Il y a dans son regard à la fois l’innocence d’un ange telle que la pensée romantique l’imagine et la malice d’une jeune femme à peine sortie de l’adolescence facétieuse. La main de Romain effleure son bras nu. Il ressent une émotion diffuse. L’épiderme d’Elena lui semble encore plus délectable au toucher que la peau d’une pêche gorgée de soleil. » p. 83

« Lorsque Romain et Boris arrivent en carrosse au Palais Tsarskoïe Sélo, situé au sud-ouest de Saint-Pétersbourg, Romain est impressionné par les lumières qui éclatent avec panache à toutes les fenêtres du bâtiment comprenant une centaine de pièces. Romain apprend alors de la bouche de son ami que Nicolas IT a fait installer non seulement l’électricité à l’intérieur de sa résidence impériale, mais aussi le chauffage central. Ils ont hâte d’entrer car ils sont transis de froid malgré les couvertures épaisses que leur cocher a eu la bonne idée de leur prêter pour accomplir les vingt-cinq kilomètres du parcours.
Romain admire l’architecture grandiose du palais niché au cœur d’un paysage enchanteur, au milieu d’une étendue de terre composée de parcs, de bois et de lacs. Le long de la façade principale de la demeure, dix colonnes corinthiennes, surmontées d’une balustrade, offrent au regard l’éclat majestueux de la construction. Le tout est pensé selon un esprit néoclassique. Les cinq grands salons en enfilade donnent directement dans le parc principal. Ce palais baroque a été conçu comme un corps de logis à l’italienne avec des façades immaculées et des coupoles dorées.
Dès son arrivée, le visiteur est frappé par l’ampleur de la résidence flanquée de deux ailes garnies d’un fronton triangulaire. Romain se dit que l’impératrice Catherine II a fait un beau cadeau à son petit-fils en commandant les travaux de ce palais.
Beaucoup de monde se presse à l’intérieur afin de se mettre au chaud. Romain est intimidé par le faste de la demeure et par la beauté des habits d’apparat des invités. Si son costume lui parait chic et de bon goût, il n’a pas le luxe ostentatoire de la plupart de ceux portés par tous ces gens à la cour du tsar. » p. 120

« Il est envoûté par la fragrance qui émane de sa peau. Elle sent délicieusement bon. Il ne parvient pas à définir tout ce qui compose le fond sensuel et tendre de son parfum, mais il se laisse enivrer par des effluves de zestes
d’agrumes, de jasmin, de rose de mai, de citron associé à la bergamote. Sa perception olfactive est stimulée par un bouquet de vétiver, de patchouli, de néroli, cette essence de fleur d’oranger tant prisée jadis par Louis XIV, et par la douceur de la vanille qui achève de titiller le plaisir de ses sens. Langoureux, suave, ce somptueux élixir, mélangé au velouté charnel d’Alina, font chavirer Romain. Il y a dans ce mélange quelques réminiscences de la sueur des dieux du Nil. Ils s’embrassent longuement. Ils s’enlacent et ne pensent plus à rien afin de profiter de cet instant privilégié qui les protège dans un monde parallèle, idéal, hors du temps et dans l’oubli du chaos du monde. Romain ne rentrera pas chez les Nevski de toute la nuit. » p. 140

« Un mois avant d’entamer son voyage tortueux à travers les pays belligérants en mars 1916, Romain se passionne pour un mouvement artistique né au cours de l’année 1915, au cabaret Voltaire de Zürich. Il assiste à Genève à un spectacle d’acteurs créatifs, novateurs et surtout provocateurs. La plupart sont des immigrés révoltés par l’hécatombe et les destructions engendrées par la guerre; leur production exprime l’extravagance, la causticité et la vivacité d’esprit des créateurs de ce mouvement appelé le dadaïsme. Romain aime d’emblée cette contestation culturelle qui semble prôner la rébellion contre un mode de vie considéré comme grotesque. Il assimile ces artistes à de nouveaux romantiques dont le pouvoir de dérision tente de s’opposer à toutes les contraintes politiques, idéologiques et esthétiques. Cette communauté d’intellectuels cherche à mettre en valeur l’importance de l’authenticité et de la spontanéité de l’être. À l’issue de cette représentation genevoise, Romain rencontre par hasard l’artiste-peintre Sophie Tauber-Arp, très proche de ce mouvement Dada. Un ami commun les met en relation et ils peuvent ainsi échanger quelques propos sur ce qu’ils viennent de voir et sur la naissance de cette révolte dadaïste. Elle lui parle du poète roumain Tristan Tzara, l’un des initiateurs de cette forme d’expression. Romain est ravi d’apprendre que Tzara décrit la poésie comme une façon de vivre et non comme une manifestation accessoire de l’intelligence. II se dit que «s’il osait, il se verrait bien entreprendre une telle démarche artistique». Il sait pourtant qu’il n’osera pas. Son métier demeure dans une sphère aléatoire, le changement et l’expérimentation ne sont pas toujours bien vus pour assurer une continuité de l’emploi. » p. 314

« Bien qu’en marge du conflit, la Suisse n’est pas épargnée par les conséquences délétères de la guerre. L’inflation débridée augmente fortement le coût de la vie. L’activité réduite des métiers du bâtiment engendre une crise du logement et une hausse des loyers. Les inégalités se creusent, des grèves s’ensuivent. Les salariés des centres industriels urbains subissent de plein fouet le contrecoup dû à l’absence de mesures sociales. Les entrepreneurs sont paralysés par la rupture des livraisons de matières premières. La raréfaction des biens et le départ de la main-d’œuvre étrangère, mobilisée dans les pays en guerre, accélère la gravité de la crise en imposant un rationnement des denrées alimentaires. En outre, la population dans son ensemble souffre d’un climat anxiogène causé par la crainte d’une invasion. » p. 350

À propos de l’auteur
ALTHAUS_jean_pierre_DRJean-Pierre Althaus © Photo DR

Écrivain, journaliste et comédien, Jean-Pierre Althaus a été le fondateur et le directeur de l’Octogone de Pully pendant plus de trente ans, tout en dirigeant les affaires culturelles de la Ville de Pully. Il est l’auteur de plusieurs pièces de théâtre, romans et livres. Rédacteur culturel et metteur en scène, il a joué comme acteur dans une cinquantaine de spectacles et a tourné des films et des téléfilms. Il a aussi rédigé les textes des expositions permanentes du nouveau Musée Olympique de Lausanne. En juillet 2010, Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture et de la Communication, lui a décerné le grade de chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres. (Source: Éditions Infolio)

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L’heure des oiseaux

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Finaliste du Prix Jean Giono 2022
En lice pour Le Prix Le Temps Retrouvé

En deux mots
À la fin des années 1950 deux orphelins sont confiés à un orphelinat situé à Jersey. Comme tous les autres pensionnaires, ils vont être maltraités et victimes de sévices sexuels. Plus d’un demi-siècle a passé quand la narratrice débarque sur l’île pour enquêter à la demande de son père qui y fut pensionnaire. Elle devra franchir bien des obstacles pour entrevoir la vérité.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’enquêtrice et les deux orphelins

Maud Simonnot confirme son talent avec ce second roman qui revient sur l’affaire de l’orphelinat de Jersey. On y suit d’une part Simon et Lily, deux des pensionnaires qui essaient de ses soustraire aux mauvais traitements et d’autre part une enquêtrice cherchant à reconstituer leur parcours plus d’un demi-siècle plus tard.

La jeune femme qui débarque à Saint-Hélier sur l’île anglo-normande de Jersey n’est pas venue pour ouvrir un compte bancaire et profiter des largesses de ce paradis fiscal, mais pour enquêter sur une affaire bien plus douloureuse. En 2008, à la suite de découverte de plusieurs cadavres autour de l’orphelinat, une «immense bâtisse victorienne en granit, rendue plus lugubre encore par son histoire», les langues ont commencé à se délier dans ce pays qui cultive le secret comme personne. Le scandale provoqué par la découverte des mauvais traitements et des sévices subis par les enfants a été retentissant. Mais depuis l’affaire s’est tassée. Alors pourquoi remuer à nouveau ce douloureux dossier? Parce que, comme on le découvrira plus tard, son père était l’un des pensionnaires de l’établissement.
C’est à la fin des années 1950, il n’avait alors que trois ans, qu’il a débarqué en compagnie de Lily. La fratrie a longtemps partagé son infortune, mais seul Simon a réussi à prendre la fuite. Désormais, il veut savoir ce qui s’est passé sur l’île maudite, ce qu’il est advenu de ce petit ange qui avait cherché dans la nature environnante de quoi se préserver du mal. Il avait en particulier trouvé le réconfort au petit matin (et la romancière son titre): « C’est son heure préférée, celle où la forêt devenue bleue renaît. Cette heure merveilleuse, suspendue avant l’aube, où tous les chagrins s’effacent, où tous les espoirs semblent permis. L’heure des oiseaux. »
Mais leur projet de fuite va prendre une forme plus concrète après leur rencontre avec un ermite. Ils sont persuadés que le «roi des Écréhou» pourrait les aider à fuir l’enfer qu’ils vivent au quotidien.
On l’a compris, Maud Simonnot a choisi de faire alterner l’enquête menée par la narratrice et le récit de la vie de Lily et de Simon quelques 60 années plus tôt. Un contraste saisissant entre une brutale réalité et un silence pesant, entre l’abjecte violence infligée et la douceur autoproclamée d’un territoire qui vit par et pour la discrétion, entre la cruauté et la poésie.
Ce roman, qui est basé sur des faits réels, s’appuie notamment sur deux témoignages glaçants Personne n’est venu de Robbie Garner ainsi que Ils ont volé mon innocence de Toni Maguire (disponibles au Livre de poche) ainsi que sur le drame vécu par Alphonse Le Gastelois (l’ermite), accusé à tort d’agressions sexuelles. Il s’inscrit également dans la lignée de L’enfant céleste, qui déjà explorait le monde de l’enfance, un monde où tout est encore possible mais aussi un monde où l’innocence bafouée laisse de profonds traumatismes. On retrouve aussi l’île dans L’heure des oiseaux. Mais ici le territoire est une prison, alors que dans le premier roman il constituait d’abord un refuge. En filigrane, on y ajoutera aussi la dimension socio-politique que Maud Simonnot parvient parfaitement à rendre sans attaquer frontalement ces autorités de tous ordres qui ont failli et continuent de privilégier le silence ou, à l’inverse, qui s’acharnent sur le premier bouc-émissaire trouvé.
Un roman bouleversant, qui marque durablement.

L’heure des oiseaux
Maud Simonnot
Éditions de l’Observatoire
Roman
160 p., 17 €
EAN 9791032923146
Paru le 24/08/2022

Où?
Le roman est situé sur l’île de Jersey, principalement à Saint-Hélier.

Quand?
L’action se déroule à la fin des années 1950 et de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Île de Jersey, 1959. Pour survivre à la cruauté et à la tristesse de l’orphelinat, Lily puise tout son courage dans le chant des oiseaux, l’étrange amitié partagée avec un ermite du fond des bois et l’amour inconditionnel qui la lie au Petit.
Soixante ans plus tard, une jeune femme se rend à Jersey afin d’enquêter sur le passé de son père. Les îliens éludent les questions que pose cette étrangère sur la sordide affaire qui a secoué le paradis marin. Derrière ce décor de rêve pour surfeurs et botanistes se dévoilent enfin les drames tenus si longtemps secrets.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
20 minutes
Page des Libraires (Chronique de Victoire Vidal-Vivier, Librairie La Manufacture à Romans-sur-Isère)
Zone critique (Thomas de Just)
Culture 31 (Sylvie V.)
C News (Anne Fulda)
The Unamed Bookshelf


Maud Simonnot présente son roman L’heure des oiseaux © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« La buanderie est une étuve décrépie, entourée de longs bancs‬ et de hublots sales par lesquels même les jours radieux ne filtre qu’une grisaille diffuse, mais c’est la pièce préférée de Lily. Car‬ ici on l’oublie parfois pendant des heures à la tâche, ici la fillette est enfin tranquille.‬
‪Cachée derrière une pile de linge, elle aperçoit dans l’encadrement de la porte l’intendante et le surveillant en chef en‬ train de s’embrasser. Si la jeune femme blonde a un visage‬ ‪disgracieux, le surveillant est bien plus repoussant avec ses‬ manières grossières et l’éclair mauvais qui anime son regard.‬ Lily, comme tous les enfants de l’orphelinat, le déteste et le‬ craint.‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪D’abord surprise par cette scène inattendue, la fillette sourit. Tant que ces deux‑là s’occuperont de leurs affaires, ils ne‬ seront pas derrière elle.‬‬‬‬‬‬‬‬‬

‪Le jour où je suis arrivée sur l’île, il neigeait.‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪J’avais rêvé d’azur, de voiliers et de soleils couchants qui‬ brûlent en silence, j’ai débarqué en pleine tempête dans un‬ endroit où personne ne m’attendait.‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪Par facilité j’avais choisi un vieil hôtel dans un port du sud de‬ l’île, près de la capitale, Saint‑Hélier, à quelques kilomètres du‬ lieu des crimes. Comme tous les villages bordant cette côte,‬ celui‑ci était bâti au creux d’une baie abritée des tempêtes.‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪Mon guide précisait : « une superbe baie dessinée par des chaos‬ de roches se perdant dans le bleu intense de la Manche ».‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪D’ordinaire le soir on pouvait voir, ajouta le patron de l’hôtel,‬ le demi‑cercle scintillant d’une guirlande qui ourlait la côte sur‬ des kilomètres. J’étais prête à croire le guide et cet homme‬ enthousiaste mais ce jour‑là on ne distinguait pas son chien‬ au bout de la laisse, et tout était d’un blanc triste, le ciel comme‬ la mer.‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪Dans mon esprit se superposaient aussi des images d’archives : j’avais vu un documentaire sur la Seconde Guerre mondiale dans les îles Anglo Normandes et je savais qu’une attaque navale terrible avait illuminé autrement cette jolie anse, les fusées repeignant le ciel en vert et rouge, aux couleurs de l’enfer. Le grondement des canons avait retenti pendant des heures tandis que les sirènes du port hurlaient, recouvertes à leur tour par les cris, les bruits des bottes, les balles traçantes sur la plage…
*
Une fois dans ma chambre, j’ai laissé glisser le lourd sac de toile de mon épaule et passé l’appel téléphonique promis: « Oui, ça y est, je suis à Jersey. »‬‬‬‬‬‬‬‬‬
‪Lily voit que le Petit a encore pleuré. Parce qu’il a eu peur, parce qu’on lui a dit quelque chose d’effrayant, ou qu’on l’a grondé pour une faute inconnue. Sous la frange trop courte, mal coupée, de ses cheveux fins, les yeux clairs sont cernés.
Elle a une idée. C’est dimanche ; les adultes, après la messe, vaquent à leurs occupations à l’extérieur, l’orphelinat est vide.
Elle court à la cuisine et revient avec quelques légumes dérobés dans un panier du marché.
Il y aura la reine Rutabaga ceinte d’un chiffon blanc. Un œuf de caille trouvé au pied d’un mur, que Lily garde précieusement avec d’autres trésors sous son lit, sera parfait pour représenter l’enfant sur l’autel. Les reflets céladon de la coquille émerveillent le Petit qui n’en a jamais vu de semblables. Lily aligne les carottes comme des soldats de chaque côté et bâtit pour ses autres créatures un mobilier miniature à partir de branchettes.
‬‬‬‬‬‬‬‬
Le spectacle commence. Le Petit oublie ses larmes, béat devant l’histoire qui se matérialise sous ses yeux. Lily a transformé l’atmosphère autour d’eux avec cette manière si particulière des enfants souverains, capable de réenchanter l’endroit le plus sordide et de créer un monde plus heureux.
Un instant.
Dès le lendemain, j’ai voulu voir l’orphelinat. Face à moi s’élevait une immense bâtisse victorienne en granit, rendue plus lugubre encore par son histoire et le fait que depuis des années elle soit abandonnée aux vents et aux dégâts du temps. Un brouillard marin épais rejoignait un ciel cendré : le décor naturel était en harmonie.
Un des orphelins, parmi les témoins les plus importants du procès, avait déclaré qu’il souhaitait voir démolir cet endroit, symbole de son traumatisme. Dans ce sombre bâtiment bordant la forêt à la sortie du village, des dizaines d’enfants placés par l’Assistance publique avaient subi l’inavouable.
Maltraitances physiques, humiliations, privations, punitions. Et, d’après plusieurs victimes qui avaient enfin parlé, sévices sexuels.
Tout avait débuté en 2008 lorsqu’on avait dégagé les restes d’un corps enterré dans une cave de l’orphelinat sous une dalle de béton. Un appel téléphonique anonyme avait précisé au commissariat l’emplacement des ossements. À partir de là, l’enquête était enclenchée : le chef de la police arriva sur les lieux et fit venir le médecin légiste, la route qui mène au pensionnat fut barrée – elle le resterait des années. Les premières constatations ne permirent pas de trouver le moindre indice supplémentaire, mis à part l’entrée dissimulée d’une autre cave, identique, dans laquelle des prélèvements furent effectués. Il s’avéra rapidement que les ossements provenaient d’animaux, c’était une fausse alerte. L’affaire aurait donc pu s’arrêter là
mais, après la macabre découverte, les langues s’étaient déliées.
La presse locale évoqua des caves secrètes dans lesquelles des enfants auraient été attachés et enfermés sans rien à manger ni à boire, à l’isolement complet. Des journalistes de grandes rédactions anglo saxonnes prirent le relais, tout s’emballa et le scandale médiatique entraîna une bien plus vaste investigation. Des lettres et des appels affluèrent de l’Europe entière.
Au total cent soixante anciens pensionnaires racontèrent les violences infligées par des membres du personnel et certains visiteurs à partir de l’après guerre. L’accumulation des témoignages et leur concordance ne permirent pas sur le moment de remettre en question leur parole.
Les policiers tentèrent de dresser la liste des personnes impliquées et celle des victimes. L’une comme l’autre furent difficiles à établir : l’orphelinat avait été fermé en 1986, on n’avait conservé aucun registre des employés ni des enfants.
Dans l’enquête menée par la Jersey Child Abuse Investigation, une douzaine de spécialistes de la police scientifique furent chargés de la recherche et de l’identification de traces humaines qui pourraient raconter une histoire vieille de plus d’un demi siècle. Car d’autres témoignages signalaient aussi des disparitions d’enfants. La terre brune de l’île fut entièrement retournée aux alentours de l’orphelinat et les enquêteurs furent aidés par les plus fameux limiers du Royaume, deux épagneuls renifleurs déjà utilisés lors de la disparition de la petite Maddie. Mais on ne retrouva pas d’ossements, juste quelques objets tachés de sang, impossibles à identifier.
Et puis plus rien. Dans les médias, le doute sur ce qui s’était véritablement passé dans l’orphelinat s’était peu à peu installé, faute de preuves. La police locale, qui se divisait entre une police dite « officielle » et une police « honorifique » constituée de connétables, centeniers et vingteniers – des citoyens élus depuis le XIVe siècle par les paroissiens pour « le maintien de l’ordre » –, était débordée par une si grosse affaire, rien n’avait pu être fait dans les règles. Des preuves avaient été égarées, les analyses et les témoignages se contredisaient, des informations censées rester confidentielles avaient circulé, certains témoins avaient été intimidés et étaient revenus sur leur déposition… Parmi les suspects encore vivants, trois seulement
furent un temps inquiétés. On conclut à des « défaillances » dans la gestion de l’enquête, le chef de la police, dont l’intégrité gênait les notables locaux, servit de fusible et fut limogé. Last but not least, des experts en relations publiques furent engagés pour redorer l’image du paradis fiscal. Dans l’île britannique, à vingt kilomètres des côtes françaises, l’onde de choc s’éteignit aussi vite qu’elle s’était levée et le bailliage de Jersey put recouvrer sa tranquillité légendaire, ses banques et son bocage verdoyant. »

À propos de l’auteur
SIMONNOT_maud_©olivier-dionMaud Simonnot © Photo Cyril Dion

Maud Simonnot a passé sa jeunesse dans le Morvan et plusieurs années en Norvège qui l’ont inspirée pour ce livre. Sa biographie de Robert McAlmon, La Nuit pour adresse (Gallimard, 2017) a reçu le prix Larbaud et a été finaliste du prix Médicis essai. L’enfant céleste (L’Observatoire, 2020) a été dans la sélection Goncourt 2020, finaliste du Goncourt des lycéens et choix Goncourt de l’Italie.

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Sa préférée

JOLLIEN-FARDEL_sa_preferee

  RL_ete_2022  Logo_premier_roman coup_de_coeur

En lice pour le Prix Goncourt 2022
Finaliste du prix du Roman Fnac 2022

En deux mots
Emma, Jeanne et leur mère Claire vivent dans la peur. Leur père et mari les bat régulièrement sous l’œil indifférent des habitants de leur village valaisan. Jeanne va chercher son salut dans la fuite, sa sœur dans la mort. Peut-on construire une vie sur la colère?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Ma sœur, ma mère et… mon père

Sarah Jollien-Fardel est l’une des grandes découvertes de cette rentrée. Autour d’un père d’une violence extrême vis-à-vis de sa femme et de ses deux filles, elle construit un roman qui ne laissera personne indifférent.

Dans ce village de montagne des Alpes valaisannes, la vie d’Emma, de sa sœur Jeanne et de leur mère est un enfer. Un enfer qui a un nom, Louis. Quand ce chauffeur routier n’est pas sur les routes, il fait régner la terreur sur sa famille. Une violence qui surgit pour une broutille. Alors les coups pleuvent. Jeanne, la narratrice, a appris à anticiper et son intuition lui permet d’être davantage épargnée. Jusqu’à ce jour où elle tient tête à son père. Ses blessures nécessiteront de faire venir le médecin. Mais au lieu de signaler l’agression, ce dernier se contentera de soigner la fillette. Une lâcheté dont il n’est pas seul coupable. Dans le village, on sait, mais on se tait.
Jeanne va réussir à fuir en s’inscrivant au cours de formation des institutrices qui vont l’éloigner durant cinq années. Sa sœur aînée va trouver un emploi de serveuse chez un cafetier qui l’héberge également. En découvrant sa petite chambre, Jeanne va aussi apprendre que sa sœur a aussi régulièrement été victime de violences sexuelles. La préférée de son père, va n’en souffrir que davantage.
Emma aura essayé de s’en sortir, de trouver un gentil mari. Mais sa réputation de trainée aura raison de son projet. La vie lui deviendra insupportable et la seule issue qu’elle trouvera sera le suicide. Un drame suivi d’un scandale lors des obsèques. «Ma mémoire, pourtant intransigeante et impeccable, a effacé le monologue que j’ai vomi au visage de mon père. Une tante que je connais à peine, sœur de ma mère, m’entraîne alors que je hurle, ça je me le rappelle: « Tu l’as violée, tu l’as tuée. » Mes adieux à ma sœur se sont terminés au sommet de ces marches en pierre.»
Alors, il faut apprendre à vivre avec cette absence. C’est à Lausanne qu’elle va découvrir qu’une autre vie est possible. En nageant dans le Léman, elle découvre son corps. Dans les bras de Charlotte, la grande bourgeoise affranchie, elle va vivre une première expérience sexuelle. Mais c’est avec Marine, l’assistante sociale au grand cœur, qu’elle découvre la mécanique du cœur. Mais alors qu’elle semble avoir trouvé un nouvel équilibre, un nouveau choc, une nouvelle mort va la fragiliser à nouveau.
Sarah Jollien-Fardel réussit avec une écriture classique et limpide, aux mots soigneusement choisis, à dire la souffrance et la violence qui marquent à vie. Elle montre aussi combien il est difficile de se débarrasser d’un tel traumatisme. Jeanne va essayer, cherche l’appui d’un psy, de ses ami(e)s. Le retour en Valais lui permettra-t-elle de trouver l’apaisement? C’est tout l’enjeu de ce roman impitoyable entièrement construit sur une «destructrice intranquillité».
S’il n’y a rien d’autobiographique dans cette violence familiale, la colère qui porte tout le livre est bien réelle. Sarah Jollien-Fardel, qui a grandi dans un village valaisan, où les hommes et la religion dictaient leur loi. Elle aussi a ressenti le besoin de quitter cette contrée aux traditions pesantes pour vivre à Lausanne. Et comme Jeanne, elle est aujourd’hui de retour sur ses terres natales. Après avoir tenu plusieurs blogs et tenté sa chance avec son roman auprès de nombreux éditeurs, elle a participé à une rencontre avec Robert Seethaler, qui était accompagné de son éditrice Sabine Wespieser. Deux rencontres qui vont s’avérer déterminantes. Et la belle histoire ne s’arrête pas là, car Sa préférée est notamment en lice pour le Prix Goncourt !

Sa préférée
Sarah Jollien-Fardel
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
208 p., 20 €
EAN 9782848054568
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé en Suisse, dans un village du Valais qui n’est pas nommé ainsi qu’à Conthey et Sion, puis à Lausanne. On y évoque aussi Paris.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1980-1990.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans ce village haut perché des montagnes valaisannes, tout se sait, et personne ne dit rien. Jeanne, la narratrice, apprend tôt à esquiver la brutalité perverse de son père. Si sa mère et sa sœur se résignent aux coups et à la déferlante des mots orduriers, elle lui tient tête. Un jour, pour une réponse péremptoire prononcée avec l’assurance de ses huit ans, il la tabasse. Convaincue que le médecin du village, appelé à son chevet, va mettre fin au cauchemar, elle est sidérée par son silence.
Dès lors, la haine de son père et le dégoût face à tant de lâcheté vont servir de viatique à Jeanne. À l’École normale d’instituteurs de Sion, elle vit cinq années de répit. Mais le suicide de sa sœur agit comme une insoutenable réplique de la violence fondatrice.
Réfugiée à Lausanne, la jeune femme, que le moindre bruit fait toujours sursauter, trouve enfin une forme d’apaisement. Le plaisir de nager dans le lac Léman est le seul qu’elle s’accorde. Habitée par sa rage d’oublier et de vivre, elle se laisse pourtant approcher par un cercle d’êtres bienveillants que sa sauvagerie n’effraie pas, s’essayant même à une vie amoureuse.
Dans une langue âpre, syncopée, Sarah Jollien-Fardel dit avec force le prix à payer pour cette émancipation à marche forcée. Car le passé inlassablement s’invite.
Sa préférée est un roman puissant sur l’appartenance à une terre natale, où Jeanne n’aura de cesse de revenir, aimantée par son amour pour sa mère et la culpabilité de n’avoir su la protéger de son destin.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Feya Dervitsiotis)
La lettre du libraire
Femina.ch (Isabelle Falconnier)
La Cause littéraire (Stéphane Bret)
Blog Aline-a-lu (Aline Sirba)


Sarah Jollien-Fardel présente son premier roman Sa préférée © Production Lire à Lausanne

Les premières pages du livre
« Tout à coup il a un fusil dans les mains. La minute d’avant, je le jure, on mangeait des pommes de terre. Presque en silence. Ma sœur jacassait. Comme souvent. Mon père disait «Elle peut pas la boucler, cette gamine». Mais elle continuait ses babillages. Elle était naïve, joyeuse, un peu sotte, drôle et gentille. Elle apprenait tout avec lenteur à l’école. Elle ne sentait pas lorsque le souffle de mon père changeait, quand son regard annonçait qu’on allait prendre une bonne volée. Elle parlait sans fin. Moi, je vivais sur mes gardes, je n’étais jamais tranquille, j’avais la trouille collée au corps en permanence. Je voyais la faiblesse de ma mère, la stupidité et la cruauté de mon père. Je voyais l’innocence de ma sœur aînée. Je voyais tout. Et je savais que je n’étais pas de la même trempe qu’eux. Ma faiblesse à moi, c’était l’orgueil. Un orgueil qui m’a tenue vaillante et debout. Il m’a perdue aussi. J’étais une enfant. Je comprenais sans savoir.
C’étaient invariablement les mêmes scènes. Il rentrait après sa journée sur les routes. Il empestait l’alcool. S’il s’asseyait au salon dans le canapé en cuir décrépit, s’il s’endormait, on savait alors que nous serions, toutes les trois, en paix pour quelques heures. S’il posait son corps massif sur une chaise de la cuisine, s’il prenait un couteau pour ouvrir des noix ou pour trancher un morceau de ces fromages qu’il faisait vieillir dans la cave au sol terreux, on n’y couperait pas. C’était d’une banalité désolante. Un scénario usé jusqu’à la corde, où chacun jouait le rôle qui lui était prédestiné. Personne n’avait le recul du spectateur. Nous étions tous les quatre embarqués dans la même valse, où chacun posait les pieds au bon endroit. Nous n’avions ni la conscience, ni l’imprudence de risquer un autre pas.
Ça pouvait être la viande filandreuse du ragoût, un clou de girofle de trop, une feuille de laurier trop dure, une carotte trop cuite, des oignons coupés trop gros. Ça pouvait être la pluie ou la chaleur étouffante de la cabine de son camion. Ça pouvait être rien. Et ça démarrait. Les cris, la peur, la vulgarité des mots, un verre contre un mur, une claque sur le visage de ma sœur ou de ma mère. Je courais sous la table, je fixais le mouvement des pieds dans cette danse familiale trop connue. Parfois, ma mère tombait devant moi, lovée en boule sur le sol. Ses yeux criaient la peur, ses yeux criaient «Pars», je détalais sous mon lit. Regarder, observer. Jauger. Rester ou courir. Mais jamais, jamais boucher mes oreilles. Ma sœur, elle, plaquait ses mains sur les siennes. Moi, je voulais entendre. Déceler un bruit qui indiquerait que, cette fois, c’était plus grave. Écouter les mots, chaque mot : sale pute, traînée, je t’ai sortie de ta merde, t’as vu comme t’es moche, pauvre conne, je vais te tuer. Derrière les mots, la haine, la misère, la honte. Et la peur. Les mots étaient importants. Je devais les écouter tous. Et leur intonation aussi. A force de scènes, j’avais réussi à distinguer s’il était trop aviné ou trop fatigué pour aller jusqu’au bout, jusqu’aux coups. S’il allait s’épuiser ou s’il avait la force de pousser ma mère contre un mur ou un meuble et de la frapper.
Je sentais aussi le miel bon marché qu’il ajoutait aux tremolos. Ceux-ci étaient terribles. Et je ne sais pas pourquoi, ni comment, ma mère et ma sœur pouvaient être endormies par cette fausse douceur. Croire qu’ils n’étaient pas, eux aussi, un prélude à sa haine. Elles croyaient, elles espéraient surtout que, ce soir-là̀, nous passerions outre. Peut-être c’était pire encore de savoir. J’avais l’impression d’être sa complice. J’anticipais en prétextant des devoirs à finir pour m’éloigner. Ou je débarrassais à toute vitesse la table, afin qu’elle soit libérée des objets qu’il pourrait nous balancer à travers la figure. Le pire, c’étaient les bouteilles. Il les faisait valdinguer contre les murs, il fallait se courber pour éviter leur trajectoire. Je craignais le poids de la carafe en émail dans laquelle maman préparait le sirop. J’avais réussi à voler un pot en plastique dans un grand magasin. Nous faisions les courses, elle et moi. A la racine des cheveux, ma mère avait la tempe cousue à cause d’un éclat d’une satanée bouteille, une mauvaise chute, avait-elle dit au docteur. Ses cheveux, je les trouvais merveilleux. Lisses et épais. Pas comme les miens. J’adorais les caresser, je me blottissais contre elle lorsqu’elle tricotait ou lisait. J’entortillais une de ses mèches aux reflets caramel autour de mon index. Ma chevelure n’avait pas de nuances, elle était foncée, terne, trop raide. Emmêlée, jamais brillante. Parfois, le nez contre ses cheveux, je respirais leur odeur en fermant les yeux. Elle me disait timidement d’arrêter. Elle était gênée que je puisse la trouver belle.
Au centre commercial, j’avais usé de manigances pour qu’elle achète ce pot en plastique à neuf francs nonante qui ne nous blesserait pas s’il le balançait sur nous. C’était trop cher, car il contrôlait chaque franc dépensé. Elle avait refusé. Deux jours plus tard, alors qu’elle m’avait envoyée chercher du beurre et de la polenta, j’avais réussi à voler et à planquer le pichet dans mon sac à dos d’écolière. Je transpirais, j’avais le cœur en pagaille à la caisse, mais j’avais réussi. Quand je l’ai posé sur la table en bois, griffée par la violence de mon père, bien droite, je l’ai regardée dans les yeux. «Tu l’as payé comment ?» J’avais prévu la combine, m’étais arrêtée en route, l’avais sali avec de la terre, rayé avec un petit caillou, puis rincé au bassin du village. «C’est la mère de Sophie qui le jetait, je lui ai dit que j’en cherchais un pour faire de la peinture, alors elle me l’a donné.» Ce moment où vous dites un mensonge. Cet instant suspendu, une fraction de seconde. Ça bascule dans un sens ou dans l’autre. Je savais manier le regard, le tenir sans faillir, l’enrober d’innocence. J’écartais bien les yeux et étirais mes lèvres dans un faux sourire fermé. Ça marchait toujours.
Comme ma mère et ma sœur se ressemblaient physiquement, mais aussi par leurs réactions, avec le temps, j’ai pensé que, si je n’étais pas comme elles, je devais forcément être comme lui. Sinon, comment expliquer qu’il baissait les yeux lorsque je le fixais sans broncher, qu’il ne me frappait jamais autrement qu’en me tirant les cheveux. Ni gifle, ni m’attraper par les épaules comme il faisait avec elles en les secouant comme des pruniers. Une seule fois, il a franchi le pas.
J’étais assise à la table de la cuisine. C’était un dimanche en fin de journée. Il était parti, comme tous les dimanches après le repas. On ne savait pas ce qu’il faisait de ses après-midi dominicaux. Ça m’intriguait, ces heures loin de la maison. Il allait où, avec qui ? J’interrogeais ma mère, elle se dérobait par une banalité ou une autre question : «On est pas bien, toutes les trois ?» Je le fuyais, mais, en même temps, tout tournait autour de lui. Puisqu’il avait le pouvoir terroriste de moduler l’air et l’ambiance, j’étais en permanence obsédée par lui. Ma mère cuisinait un coujenaze. Une recette humble de chez nous. Des pommes de terre et des haricots, qu’il fallait cuire à petit feu jusqu’à ce que l’eau s’évapore entièrement. Tout se mélangeait alors sans former une purée. Les haricots devenaient tendres, les patates fondantes. Ma mère cuisinait avec un rien. Parce qu’elle n’avait rien, elle grappillait des centimes où elle pouvait. Mais jamais la mitraille qu’elle trouvait dans les poches des pantalons de mon père avant de les laver. Rien n’était gratuit avec lui. Il l’avait giflée pour cinq centimes laissés délibérément sur la table. La chair des poulets était raclée, les os recuits pour un bouillon. Il lui arrivait souvent de demander un crédit à la gérante du petit commerce villageois. Mon père achetait un cochon par an. «C’est bon pour les truies», il disait.
Ce dimanche, dans la cuisine crépusculaire, je dessinais un tigre ou, plutôt le buste d’un tigre bonard et pas dangereux pour un sou. Une bouille tachetée, une casquette jaune et rouge, un pull bleu. J’avais plié les feuilles en deux, puis agrafé le long de la pliure. Dans ce livret bricolé avec ma maladresse enfantine, une histoire imaginaire dont je n’ai pas gardé de souvenir précis. Je ne me rappelle que l’exaltation de disposer un mot après un autre. Ce n’était même pas compliqué. C’était être loin de cette maison. J’avais adoré ces heures, les jours précédents, à plat ventre sur mon lit, quand les phrases s’étaient nouées d’elles-mêmes, jusqu’au point final. Une émotion ardente qui ressuscite à chaque fois que j’y pense. Ces mots connus de tous, arrangés à ma sauce, accolés à un adjectif plutôt qu’à un autre, formaient ce truc qui n’existerait pas sans moi. Ce n’était pas de la fierté́, c’était une joie solitaire avec un pouvoir magique immense : m’extirper de ma vie.
Il regarde par-dessus mon épaule alors que je peau- fine ce félin de gosse. Je n’avais aucun don pour le dessin, mais il fallait bien une couverture pour mon livre ! Je ne sais pas ce qui l’a attendri. Mon laisser- aller innocent – courbée, bras à l’équerre en train de colorier – ou alors l’odeur du repas, ou l’ambiance de la maisonnée, ou cette vision idéalisée de la famille au moment où il a pénétré dans la cuisine et qu’il nous a vues, ma mère et moi. A moins que ce ne fût-ce qu’il avait vécu durant son après-midi. Je ne sais pas, mais il a posé sa main large et calleuse sur mon crâne. Je me suis raidie d’un coup, sur la défensive.
«Tu fais quoi ?
– Ben, tu vois bien.
– Arrête de faire la maligne avec moi.»
Il retire sa main.
Je savais qu’il ne fallait jamais se risquer à le provoquer, mais, cette félicité-là, il ne la gâcherait pas. Ni le bonheur dense de fignoler cette historiette que je voulais montrer à ma maîtresse dès le lendemain.
Avec un ton hautain, aussi péremptoire que je pouvais l’adopter du haut de mes huit ans, j’ai osé :
«Un tigre, cher ami.»
2. J’avais entendu cette expression – «cher ami» – en sortant de la messe, dans la bouche du docteur Fauchère, à qui on ajoutait, avec déférence, l’article défini. «Le» docteur Fauchère était le médecin de notre village montagnard, l’un des rares universitaires à cette époque. Ce matin-là, Gaudin, le boucher, lui faisait des courbettes sur l’esplanade de l’église. Le docteur Fauchère avait ponctué la conversation d’un «merci, cher ami». Qu’est-ce que ça sonnait bien dans sa bouche ! Le sourire chaleureux, juste ce qu’il fallait entre la politesse et la retenue. Je trouvais que ce «cher ami» donnait un air important à celui qui le prononçait et signifiait clairement à son interlocuteur qu’il n’était pas du même rang. En douceur, avec subtilité. Alors j’ai osé crânement, «cher ami». Mon père était inculte, mais il avait l’instinct des méchants et des animaux. Comme Micky, le chat d’Emma, ma sœur, qui ne traînait jamais dans ses pieds, détalait sitôt que la Peugeot 404 bleu ciel de mon père apparaissait dans la cour en terre devant la maison. Je ne lui avais jamais laissé entrevoir mon mépris ni ma haine muette. Mais ce «cher ami» signait le premier tir de notre combat, qui ne se terminerait même pas avec la mort.
J’aurais pu anticiper, j’avais toujours les sens en éveil, la peur comme boussole. En une seconde, il a empoigné ma tête et m’a soulevée. La chaise est tombée. Mes oreilles étaient emprisonnées par ses paluches d’ogre. Je voyais ma mère épouvantée, en face de moi. Il m’a lâchée, je suis tombée. Je pensais que c’était fini. Juste un mouvement d’humeur. Il m’a tirée par l’avant-bras. Depuis la cuisine jusqu’à ma chambre. Je me cognais au montant des portes, contre les murs. J’ai entendu ma mère hurler son prénom. Je crois que c’était la première fois que je l’entendais de sa bouche : «Louis, non, Louis, laisse-la, elle est petite.» Louis a fermé la porte de la chambre, je n’ai pas eu le temps de me relever, mon épaule me faisait mal. J’étais au sol et il me frappait les fesses, le dos. Il m’a retournée, a serré ses mains en étau autour de mon cou. Il avait le visage rouge et déformé, les yeux exorbités et déments. Et un sourire. C’était immonde. A voir et à ressentir. Si je ne connaissais pas encore la manière dont les traits se métamorphosent sous la puissance de la jouissance, ou du pouvoir sur l’autre, j’ai vu la bestialité d’un homme, un père, le mien. Au-dessus de moi, il avait relâché l’étreinte de ses mains de géant, les balançait partout sur mon corps maigrichon. Ma tête, mon torse, mes bras. Au lieu de me protéger, sidérée, je le regardais les yeux écarquillés à me faire mal aux paupières.
Ma mère a fait valdinguer une poêle sur son crâne presque entièrement déplumé. De surprise, il a cessé net. S’est levé, lui a balancé une gifle monumentale qui l’a projetée contre le mur. Je tremblais, j’avais uriné sans m’en rendre compte. Je ne pleurais pas, j’ai vomi, me suis évanouie. Je me souviens des murmures, de la caresse chaude d’une lavette sur mon front, de la lumière tamisée. Quand j’entrouvre les yeux, ma mère, et derrière elle, «le» docteur Fauchère. C’était notre Sauveur. Il allait nous sortir de notre trou pestilentiel. J’en étais certaine. Il avait le regard doux, il n’était pas comme les autres, je sentais bien qu’il était instruit et, de fait, son intelligence, pensais-je, nous libérerait.
«Alors, Jeanne, tu as joué les cascadeuses ?»
Il me taquine, ça ne peut pas être autrement. Qu’est- ce qui est pire ? Être un salopard ignare ou un homme subtil, mais suffisamment lâche pour ne pas voir qu’une gamine de huit ans a été rossée ? Avant de le mépriser définitivement, j’ai tenté la franchise, il se pouvait que je n’aie pas l’air si cabossé.
«C’est mon père.
– Ton papa ? Tu veux voir ton papa ? Mais il n’est pas là, ton papa.
– Non-non-non-non.» C’est une prière, non-non-non-non, j’élève le ton, mais ma voix est fluette : «C’est pas vrai. C’est mon père qui m’a tapée.»
Il passe la main sur mon front : «Ça va passer, il faut la surveiller cette nuit.» Des murmures encore, et surtout la trahison de cet homme que je vénérais, pas plus tard que ce matin. J’épiais ses expressions lorsque nous allions à son cabinet ou à la messe du dimanche. Je m’étais inventé un personnage de bienveillance, de supériorité et de bonté́. Je ne voyais ni hypocrisie ni suffisance. Il avait, sous mes yeux, maintes fois démontré – par un sourire malin, un regard, un froncement de sourcils ou par la façon de bouger sa tête face à un patient – son éducation plus sophistiquée et supérieure à beaucoup dans notre village rustaud. Et moi, gamine orgueilleuse, je m’étais empressée de singer ce bon vieux docteur Fauchère. Ce «cher ami» me valait une dérouillée monumentale, une épaule démise, des bleus, des courbatures.»

Extraits
« Dans ce bled, réputé loin à la ronde pour son manque solidarité et son inclination à la méchanceté, ils étaient venus en masse se repaître de notre misère publique. Ma colère, compagne éternelle, éventrait mon estomac. J’aurais dû ne pas faillir en public. Je n’ai pas pu. Sitôt sur le parvis de l’église, endolorie, j’explose. C’est laid, ça entache la solennité du moment Ma mémoire, pourtant intransigeante et impeccable, a effacé le monologue que j’ai vomi au visage de mon père. Une tante que je connais à peine, sœur de ma mère, m’entraîne alors que je hurle, ça je me le rappelle: «Tu l’as violée, tu l’as tuée.»
Mes adieux à ma sœur se sont terminés au sommet de ces marches en pierre. On m’a emmenée de force à l’internat. Je sautais comme un cabri, j’éructais, je bavais, le mari de ma tante m’a giflée: «Elle fait une crise de nerfs, appelle un docteur.» Une cousine m’a chaperonnée pour la nuit. J’émergeais, me rendormais, me réveillais en pleurant. Des cauchemars sombres, mon père qui m’étrangle. Je manque d’air, j’entends des cris, des «J’appelle la police» de la surveillante de l’internat Il est là, complètement ivre: «Je vais te tuer, sale garce!» Je ne réagis pas, sonnée par les médicaments. » p. 54

« J’aurais tout donné pour me nourrir de réminiscences heureuses. Repenser, la joie au cœur, à cette gommette coccinelle qui avait ensoleillé le visage de maman, à l’écureuil qu’Emma et moi avions essayé de capturer, en vain, durant un après-midi entier, à Paul endormi contre mon dos, à mon corps plongé dans l’eau vivace du lac Léman alors que le ciel est prêt à imploser de rouges, aux baisers sur le front, au temps arrêté devant un coucher de soleil ahurissant à Querceto avec Marine, à cet inconnu qui dit merci avec un sourire, à l’eau turquoise du lac de Moiry, aux errances sur les bisses, aux terrasses, aux soirées, à Nina Simone ou à L’Homme qui plantait des arbres, que j’avais relu mille fois. À la place, infuser dans les limbes de mon chaos. Demeurer dans cette destructrice intranquillité. Je ne m’en arracherai pas. » p. 195-196

À propos de l’auteur
JOLLIEN-FARDEL-sarah©marie_pierre_cravediSarah Jollien-Fardel © Photo Marie-pierre Cravedi

Née en 1971, Sarah Jollien-Fardel a grandi dans un village du district d’Hérens, en Valais. Elle a vécu plusieurs années à Lausanne, avant de se réinstaller dans son canton d’origine avec son mari et ses deux fils. Devenue journaliste à plus de trente ans, elle a écrit pour bon nombre de titres. Elle est aujourd’hui rédactrice en chef du magazine de libraires Aimer lire. Les lieux qu’elle connaît et chérit sont les points cardinaux de son premier roman. (Source: Sabine Wespieser Éditeur)

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GPS

RICO_GPS

  RL_ete_2022  Logo_second_roman

En deux mots
Pour qu’elle puisse trouver le lieu de sa fête de fiançailles Sandrine donne sa position GPS à son amie. Alors quand celle-ci disparaît, elle peut continuer à la localiser. Mais ce point rouge marque-t-il vraiment la position de son amie?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Faites demi-tour avec prudence»

En voulant suivre à la trace son amie disparue, une jeune femme va finir par se perdre. Elle disposait pourtant d’un outil de localisation. Avec GPS Lucie Rico nous propose de réfléchir au poids de la technologie dans nos vies.

Que ceux à qui cette mésaventure n’est jamais arrivée lui jettent la première pierre: on note notre destination dans l’application GPS et on se retrouve dans un endroit tout différent. Dans le meilleur des cas, on se rend compte à temps de son erreur et on corrige cette erreur. Quelquefois, on jure aussi qu’on ne nous y reprendra plus, avant de recommencer. Pour Ariane – un prénom bien choisi – c’est le fil qui lui permettra de surmonter sa déprime et sortir de chez elle pour se rendre aux fiançailles de son amie Sandrine. Elle lui offre de la géolocaliser, devenant le point rouge à suivre sur la carte. Au chômage, elle se cloîtrait jusque-là chez elle, anxieuse à l’idée de sortir, d’affronter ce monde qui lui voulait tant de mal.
Mais cette fois, pas de problème, elle arrive à destination et peut faire la fête. Mais c’est au petit matin que les choses vont prendre une tournure dramatique: Sandrine a disparu.
Face aux craintes qui s’expriment, à commencer par celles du fiancé, Ariane choisit de ne rien dire de sa carte maîtresse, la géolocalisation, et entend mener sa propre enquête. Après tout, avant de perdre son emploi, elle était journaliste spécialisée dans les faits divers. Elle va donc suivre le point rouge qui va la mener au Lac du Der, un endroit qu’elle connaît bien et où elle s’était déjà rendue avec Sandrine. Mais au lieu de retrouver son amie, elle apprend que la police a retrouvé un cadavre calciné et méconnaissable tout à proximité.
En attendant le résultat des analyses, elle se persuade que son amie est encore en vie, même si elle ne répond plus, car le point rouge continue à se signaler sur son écran. Alors, il ne faut surtout pas perdre ce point rouge qui est une trace de vie. Alors, il ne faut plus lâcher ce téléphone, car même si la police finit par confirmer le décès, Ariane sait bien qu’il n’en rien puisque ce point rouge continue à se déplacer.
Avec ce conte qui passe d’une joyeuse comédie à une sombre tragédie, Lucie Rico nous offre une intéressante réflexion sur nos addictions aux outils numériques, mais sans manichéisme. Après tout, c’est bien grâce à son smartphone qu’elle peut partager des souvenirs d’enfance avec son amie, entretenir l’illusion qu’elle se promène encore dans les endroits où elle a partagé de bons moments.
Comme dans son premier roman, Le chant du poulet sous vide, on est ici aux marges du fantastique, pour ne pas dire de la folie. Une odyssée glaçante.

GPS
Lucie Rico
Éditions P.O.L
Roman
224 p., 19 €
EAN 9782818055960
Paru le 18/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement autour du Lac du Der.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ariane est une jeune femme en difficulté sociale et personnelle. Elle préfère rester cloîtrée chez elle, jusqu’au jour où Sandrine, sa meilleure amie, l’invite à ses fiançailles. Pour l’aider à se repérer et lui permettre d’arriver à bon port, Sandrine partage sa localisation avec elle sur son téléphone. Guidée par le point rouge qui représente Sandrine dans l’espace du GPS, Ariane se rend donc aux fiançailles. Mais le lendemain, Sandrine a disparu. Elle ne répond plus au téléphone. Aucune trace d’elle. Sauf ce point GPS, qui continue d’avancer. Et qu’Ariane ne va plus quitter des yeux. Le GPS lui procure un sentiment de proximité avec Sandrine. Comme si elles partageaient un secret. Jusqu’à la découverte d’un cadavre calciné au bord d’un lac où le point GPS de Sandrine s’est rendu. S’agit-il de son cadavre ? Mais le point bouge encore. Qui est derrière le point alors ? Ariane enquête mais toutes les pistes sont des impasses. Plus troublant encore : le point sur le GPS persiste à conduire Ariane sur les lieux de leur amitié. Pour en avoir le cœur net, elle laisse un message vocal à Sandrine pour lui donner rendez-vous dans un lieu qu’elle seule peut connaître. Lorsque le GPS indique que Sandrine se rend dans ce lieu, Ariane est persuadée de s’être jusque-là trompée. Sandrine n’est pas morte ! Le point est bien son amie. Mais elle commence à confondre le monde réel et le support numérique. La police révèle alors que Sandrine est bien morte, Ariane désactive la localisation partagée. Elle tente de reprendre le cours de sa vie et d’oublier le GPS. Mais une nouvelle notification l’interrompt : Sandrine souhaite à nouveau partager sa localisation avec elle. Pour un ultime rendez-vous.
Écrit comme un thriller, ce roman, sur l’amitié et la mort, sur les fragilités sociales et psychiques, traverse les illusions du deuil à l’aune de nos addictions numériques.

Les critiques
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Les premières pages du livre
« C’est comme si Sandrine t’avait tendu un piège. Un piège malsain : Tu es attendue à 19 h pour mes fiançailles, Zone Belle-Fenestre. Arrive bien à l’heure.
Tu as tapé sur ton GPS : « Zone Belle-Fenestre », puis « Lieu pour se fiancer Zone Belle-Fenestre ». Il a répondu deux fois : adresse inconnue.

Il suffit qu’un numéro manque, et l’adresse devient incompétente. Une mauvaise adresse peut mener quelqu’un comme toi à sa perte. Les exemples sont légion. Une erreur dans le nom du destinataire fait qu’une amende ne parvient pas à bon port et devient une dette à vie. Une étourderie, et les urgences arrivent trop tard pour réanimer un père, laissant deux enfants orphelins avec ce regret éternel : si seulement le digicode n’avait pas changé.
Ou encore : un tueur à gages mal informé se trompe d’étage, entre chez toi et non chez ton voisin pour t’abattre d’une balle en pleine tête.

Bien sûr, rien de tout cela ne t’est arrivé. Mais parfois, tu imagines tellement fort que tu ne sais plus différencier la réalité de tes fictions. Tu te laisses envoûter. Tu divagues dans ta tête. Tu divagues dans l’espace. T’orienter est un vrai casse-tête. Depuis ton chômage, cette tendance s’est accentuée, mais elle n’est pas nouvelle. Tu es née à l’envers, dévoilant d’abord tes fesses au monde, en dépit de l’ordre établi et de la bienséance. La plupart des enfants se retournent dans le ventre de leur mère pour arriver dans le bon sens. Pas toi ; ta tête n’a pas trouvé l’issue.
Les trois dernières fois que tu es sortie de chez toi, tu t’es effondrée sur le trottoir. Tu n’arrivais pas à respirer dehors. Tu avais demandé à Antoine si les incendies de la région avaient pu abîmer l’air à ce point. Il avait paru sceptique. Ça pouvait jouer, la pollution aussi, mais ça n’expliquait pas tout. Il avait à nouveau parlé de la nécessité d’aller voir un psychologue, ou, au moins, un allergologue.

Tu as beau chercher, le nom de Zone Belle-Fenestre ne t’évoque rien. La Zone Belle-Fenestre est pourtant proche de chez toi, et tu es une enfant du pays. Tu n’as jamais quitté la région, si ce n’est pour de courtes vacances, ce qui en trente-trois ans t’aurait laissé le temps d’en arpenter chaque paysage. Mais les paysages ne t’intéressent pas. La ville non plus. Toutes les villes se ressemblent, affirmes-tu. Deux personnes équipées de la fibre et abonnées à Netflix ont plus en commun que deux personnes habitant Clermont-Ferrand. Tu aimes parfois te dire : j’appartiens à la ville où vit Sandrine, et j’aime Sandrine comme ma ville, sans la comprendre ni la penser.
Internet t’informe que la Zone Belle-Fenestre est un parc paysagé arboré, de 17 hectares, un écrin parfait pour composer votre événement. Parmi les huit demeures de caractère reconstruites sur les ruines d’anciens châteaux, quatre sont privatisables et idéales pour organiser mariages, anniversaires, cocktails, garden parties…

Tu n’as aucune idée de la taille d’un hectare. Le mot t’inquiète, comme tous les mots commençant par un h muet. Un hectare doit être immense pour ne pas pouvoir se compter en mètres ou en kilomètres.
Un hectare, un hectolitre. Dix-sept hectares, dix-sept hectolitres. Le corps d’un adulte contient zéro virgule zéro cinq hectolitres de sang, ce qui paraît ridicule. Tu ne sais pas pourquoi tu as retenu ça.
Te vient pourtant cette inquiétude, l’image du sang, alors que le GPS cherche encore. Tu imagines tout de suite le pire, en détail :
Tu te vois arriver à l’hectare 1, la nuit est épaisse, le parc sombre, les lampadaires cassés et les huit demeures de caractère se ressemblent comme des cailloux.
Ton téléphone n’a plus de batterie.
À un embranchement tu dois choisir une direction : droite, gauche, milieu ?
Tu prends le chemin du centre. Il te mène à une impasse lugubre. Tu erres.
À l’hectare 2, un homme surgi de nulle part empoigne tes cheveux.
Tu rampes, blessée, jusqu’à l’hectare 3, ne te relèves pas. Tu rends ton dernier souffle dans un endroit stupide, près d’une mare aux nénuphars décorative, tandis que pas loin, dans un endroit que tu n’auras jamais trouvé, Sandrine embrasse son futur époux au milieu d’invités dotés d’un meilleur sens de l’orientation que toi.

Si Antoine avait accepté de t’accompagner, il aurait pu te guider. Tu aurais marché dans la Zone Belle-Fenestre les yeux fermés, ta main dans la sienne. Il n’aurait pas laissé l’extérieur t’étouffer. Il t’avait juste dit : « Je te rejoindrai plus tard ». À sa manière de baisser le regard et de tourner étrangement les yeux dans leur orbite, tu avais compris que ce n’était pas sûr. Il te rejoindrait si sa fête à lui ne lui plaisait pas, s’il lui restait encore de l’énergie, ou si tu le suppliais de t’escorter.

Tu appelles Sandrine, et lui dis que tu ne viendras pas. Que tu avais oublié qu’on était vendredi. Que pour toi, depuis le chômage, la semaine et le week-end ne sont qu’un flux, que tu as un ganglion et puis que ta robe est tachée.
Elle te laisse parler.
La dernière fois que Sandrine est venue chez toi, elle a ouvert la fenêtre et a dit : « Ça sent le renfermé ici. » Elle avait raison. Cette odeur est la tienne ; tu n’es pas vraiment différente de ton odeur.
Au téléphone, Sandrine te répond simplement : « Tu viendras. » Un témoin a obligation de présence, c’est dans la définition du mot. Tu as cherché cette définition le jour où elle t’a fait sa demande. Ce jour où Sandrine est passée chez toi. Elle sortait du travail, elle avait enlevé ses talons bien qu’elle déteste ses pieds. Elle disait souvent : « Mais ce n’est pas grave, la plupart des jolies filles ont des pieds très laids, je l’ai lu quelque part. » Enlever ses chaussures chez toi était une preuve d’amitié. C’est là qu’elle t’avait dit : « Ça sent le renfermé ici. » Elle avait ouvert une fenêtre, celle du salon. Les voisins d’en face s’engueulaient, Sandrine était restée longtemps à les observer sans parler. Tu n’avais rien dit pour ne pas paraître trop chômeuse, mais ça te démangeait de rapporter les épisodes précédents de leur vie à Sandrine. Les voisins semblaient avoir agencé leur appartement entier pour que leur intérieur soit orienté vers ta fenêtre – une vraie salle de spectacle, mais une salle municipale, avec des meubles bas de gamme, détonants et mal montés.
Tu étais assise sur le canapé, l’œil rivé à celui de Sandrine qui épiait avec une attention infinie la dispute conjugale qui s’envenimait. Alors que la voisine éclatait en longs sanglots au milieu de sa cuisine en kit, Sandrine avait été saisie d’un violent soubresaut. Elle s’était penchée à la fenêtre, son corps courbé à la perpendiculaire. La position était anormale, un prélude annonçant un hurlement, ou un saut dans le vide. Ses poings s’étaient serrés, serrés autour du garde-fou, puis elle avait relâché la pression. Elle s’était retournée vers toi comme si de rien n’était, pour te demander : « Tu ne voudras pas être mon témoin ? Je vais me marier. »
La forme négative de la question n’était pas très appropriée. Cette annonce non plus. Tu avais rentré le ventre, Sandrine avait haussé les épaules : « C’est toi qui es dans ma vie depuis le plus longtemps. Et tu es journaliste. Tu assureras. » Elle n’avait pas parlé de ton chômage. Ni de votre lien d’amitié. Tu n’avais pas dit que tu n’écrivais que des faits divers ni que tu détestais John. Vous aviez eu un fou rire complice. Tu avais accepté.

Au téléphone Sandrine a dit : « Ne t’inquiète pas, je vais t’accompagner. »
Elle a raccroché.
Tu étais rassurée sur ton importance : Sandrine allait sécher les préparatifs de ses propres fiançailles pour venir te chercher. Tu as sorti une bouteille de muscat puis t’es assise sur ton canapé, les bras croisés en attendant son arrivée. C’est dans cette posture que tu passes le plus clair de ton temps. Si tu tapais dans Google Images « Attente et désœuvrement », tu retrouverais ta position fétiche représentée dans toutes sortes de situations.

Le téléphone a vibré. Un lien Google Maps – que tu appelles toujours GPS par abus de langage, comme si toutes les cartes, toutes les représentations du monde et les technologies étaient les mêmes, de simples outils pour te conduire à bon port – s’est affiché: Sandrine souhaite partager sa localisation avec vous. »

À propos de l’auteur
RICO_Lucie_©Helene_BambergerLucie Rico © Photo Hélène Bamberger

Lucie Rico est née en 1988 à Perpignan. Elle vit entre Aubervilliers (où elle écrit des films), Perpignan (où elle écrit des livres) et Clermont-Ferrand (où elle enseigne la création littéraire). Le chant du poulet sous vide, son premier roman, a reçu le Prix du roman d’écologie et le Prix du Cheval Blanc 2021. GPS est son deuxième roman.

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