Western

POURCHET_Western

  RL_automne_2023 coup_de_coeur 

En deux mots
Alexis Zagner s’apprête à remonter sur les planches pour interpréter Dom Juan. Aurore est quant à elle une mère célibataire qui vient de perdre sa mère et hérite de sa maison dans le Quercy. C’est là que le hasard va les faire se rencontrer, au moment où le comédien est accusé d’agression sexuelle.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Dom Juan 2023

Le nouveau roman de Maria Pourchet raconte une rencontre improbable entre un comédien célèbre et une mère célibataire. Ils ont tous deux quitté leur vie parisienne pour se retrouver dans un village aux environs de Cahors. C’est là que la France post #metoo va les rattraper.

Au fronton d’un théâtre parisien, on annonce déjà la nouvelle adaptation de Dom Juan, avec Alexis Zagner, comédien célèbre, dans le rôle-titre. Pendant ce temps Aurore s’épuise à mener de front sa carrière et son rôle de mère célibataire dans un Paris qui devient ingérable. Du coup, l’annonce du décès de sa mère est presque un soulagement. D’autant qu’elle hérite d’une maison dans le Lot, certes peu confortable mais idéale pour quelqu’un qui entend changer de vie, car rien ne la retient vraiment dans la capitale, même pas une relation que l’on pourrait qualifier de simple confort sanitaire, histoire de contrôler que tout fonctionne encore, maintenant que la «fracture d’avec les hommes, d’avec l’amour, d’avec la joie, pour la simple sensation du moteur» est consommée, qu’après l’acte elle est renvoyée «à la solitude la plus totale dont un adulte puisse se souvenir».
Un avenir sans perspectives va pousser Aurore prendre le large, à essayer de sortir du piège dans lequel elle était prise, ayant appris à «tout avaler sans rien dire. À commencer par Tchernobyl à six ans, à pleins poumons, puis les conneries sur l’Europe réunifiée en pleine tête, la pilule microdosée, le non à Maastricht, le sperme, d’abord un peu puis tout car dans ELLE on disait que c’était coupe-faim.»
Au moment de se retrouver avec sa fille dans une bâtisse plutôt inconfortable et loin de tout, elle se souvient de ses rêves avortés. «Elle a cru à l’amour comme marché, à la libéralisation des échanges hommes-femmes, elle a pensé en termes d’offre et de demande, puis offensive et force de vente, s’est appliquée à déclarer ses sentiments la première, y compris sans certitude, s’entraînant ainsi à ne plus être un objet passif du désir. Elle a cru au travail, à la patience et qu’en France on pouvait rire de tout. Elle a cru pour un discours de vieux stal moins mal écrit que d’habitude que le communisme était une idée neuve.»
C’est donc très méfiante qu’elle ouvre sa porte au visiteur du soir. Et c’est encore plus méfiante qu’elle va lui demander de partir au petit matin, ne voulant plus partager son foyer avec un homme, fut-il un comédien célèbre. «Elle sait de cet homme son nom, sa frayeur, cette tenace odeur de ville, sa bonne volonté musculaire et ça suffit. Elle est déjà pleine de prénoms et de romans, pleine de traces que depuis un an elle s’applique à effacer.»
Mais Alexis lui explique alors qu’il est ici chez lui, qu’il a acheté la maison en viager. À cet imbroglio vient aussi se greffer pour le Dom Juan une tentative de fuir Paris et ses rumeurs. Car les médias se sont emparés d’un témoignage qui laisse croire à une emprise forte exercée sur une jeune comédienne. La machine va s’emballer quand un journaliste part en chasse du scoop et détaille l’histoire du maître et de son élève. Très vite, elle finira dans son lit, très vite il va échanger avec elle des messages brûlants. Abus de position dominante ou passion amoureuse librement consentie? Toute la question est là. Car comme le résume la fille d’Aurore, «le problème avec une vie, même méprisable, c’est que lorsqu’on la détruit, elle est terminée.»
Après la confrontation proposée l’an passé par Pascale Robert-Diard avec La petite menteuse, le procès mis en scène en 2019 par Karine Tuil dans Les choses humaines et l’injonction de Mazarine Pingeot la même année avec Se taire, Maria Pourchet poursuit l’exploration de la société française post #metoo avec beaucoup de finesse. Des relations complexes qui lient hommes et femmes, la romancière réussit, dans son style inimitable, à jouer sur le registre de la subtilité, comme elle le faisait du reste déjà dans Feu, son précédent roman. Loin du brûlot féministe, elle choisit de décrire plutôt que de juger, laissant le soin lecteur de se faire une opinion.

Western
Maria Pourchet
Éditions Stock
Roman
300 p., 20,90 €
EAN 9782234094901
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et à Villeneuve-d’Aveyron ainsi que sur le causse de Cajarc dans le Lot, non loin de Cahors.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’entends par western un endroit de l’existence où l’on va jouer sa vie sur une décision.» Éternelle logique de l’Ouest à laquelle se rend le célèbre comédien Alexis Zagner quand, poussé par l’intuition d’un danger, il abandonne un rôle mythique – Dom Juan – et quitte brusquement la ville, à la façon des cow-boys. Quelles lois veut-il laisser derrière lui? Qu’a-t-il fait pour redouter l’époque qui l’a pourtant consacré? Et qu’espère-t-il découvrir à l’ouest du pays? Pas cette femme, Aurore, qui l’arrête en pleine cavale et semble n’avoir rien de mieux à faire que le retenir et percer son secret. Tandis que dans le sillage d’Alexis se lève une tempête médiatique qui pourrait l’emporter, un face à face impudique s’engage entre les deux exilés. Dans ce roman galopant porté par une écriture éblouissante, Maria Pourchet livre, avec un sens de l’humour à la mesure de son sens du tragique, une profonde réflexion sur notre époque, sa violence, sa vulnérabilité, ses rapports difficiles à la liberté et la place qu’elle peut encore laisser au langage amoureux.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Cela commence à Paris, au théâtre, sur la scène, au centre et au fond, dans l’humeur et l’impatience. Le théâtre c’est comme une mine, un volcan ou une fille. Tout se passe dans le ventre.
Pour le moment le théâtre est fermé, il ouvrira bientôt pour la première du Dom Juan de Molière. Pour le moment, on y travaille. Le plateau est éclairé et presque nu : un écran de projection d’environ quatre mètres sur six et, plantée au centre, une porte de saloon ouvrant sur le vide. Rien autour. Sur l’écran gigantesque s’anime à peine un paysage minéral en plein soleil. Une étendue de terre sèche, une chaîne de montagnes jaunes que limitent au tout premier plan quelques végétaux étendant une ombre courte qu’un cheval recherche. L’image assoiffe.

Une répétition en costumes est en cours, enfin pas vraiment en cours, pas encore, comme suspendue. On devrait jouer mais l’on ne joue pas parce qu’on attend quelqu’un. Six acteurs en quête d’un septième patientent autour du metteur en scène dans des appareils contrastés. Elvire porte une robe à paniers, lourdement brodée, Sganarelle est en jean, torse nu avec des éperons, et Dom Alonse comme Dom Carlos portent des costumes trois-pièces sur des tennis. Des vedettes en majorité. Des qui vivent bien de leur art, avec leurs personnages, leurs contradictions, avec ce pesant désir d’être reconnus quand, traversant un restaurant ou un aéroport, ils pressent le pas pour fuir leur prénom. Le Commandeur, celui qui est mort, n’est pas encore là, c’est normal. À l’acte I, il n’est pas sorti du tombeau.
Nous sommes à la veille des représentations publiques et ces gens à haut capital social s’emmerdent. Elvire consulte sur son téléphone des photos et autres contenus spécifiques ; Dom Carlos fume des clopes qu’il a classiquement tapées aux techniciens ; la statue du Commandeur, un type dans les vingt-deux ans qui vient d’arriver, demande avec un petit ton où est la diva. Sganarelle effectue mezza voce de perturbants exercices vocaux, « empoigne par la poignée du panier les pots posés sur le poignant piano, empoigne par la poignée du panier », et Gusman veut savoir si on va rester comme ça longtemps. Comme ça comment ? Comme des cons.
Au téléphone et en retrait du plateau, le metteur en scène se masse les sourcils et profère d’assez audibles grossièretés. C’est normal aussi.
Il fait face, à deux jours de la première, à l’absence de Dom Juan lui-même.

Le Dom, c’est Alexis Zagner, la gueule du siècle – du début surtout. Son contrat s’élève à cent cinquante mille euros, dont les deux tiers en minimum garanti, la pièce s’est montée sur lui sinon pour lui. Il devrait être là depuis plusieurs heures et personne ne l’a vu depuis. Depuis quand d’abord ?

Eh bien Dom Alonse et Gusman l’ont vu la semaine dernière, tous les trois ont déjeuné avec cette petite journaliste pour évoquer le spectacle.
— Et ?
Un moment agréable. En verve comme d’habitude et reprenant à son compte la note d’intention du metteur en scène, Alexis prétendait en la jouant montrer enfin cette pièce pour ce qu’elle était. Visionnaire, articulée autour d’une figure hypermoderne de la dissidence, Dom Juan, fuyant une société malade d’avoir mis la sexualité au centre de son imaginaire. Dom Juan, disait Zagner à la journaliste, voyage trois actes sur cinq, une exception pour un personnage de Molière. Il parle et se déplace, cherchant toujours le désordre d’après, laissant la société dans l’état où il l’a trouvée, piaillante et ulcérée. La petite notait et Alexis se resservait du vin. L’acteur allait bien, de toute évidence, l’homme aussi.

Qu’Alexis se précipite sur tout ce qui porte un micro et sur une occasion de déjeuner gratis ne constitue pas une information pour le metteur en scène, Alexis a ceci de commun avec le rôle qu’on lui confie qu’il bavarde et qu’il avale. La question est qu’a-t-il fait depuis et où est-il à présent ?
— On s’en fout, éructe aimablement la très jeune statue du Commandeur, il est en retard, les divas c’est comme ça. On n’a qu’à faire la scène 2, il n’est pas dedans.
Bien qu’on ne lui demande rien, Sganarelle confesse ne pas savoir ce que fout le premier rôle. Il n’a pas déjeuné à l’extérieur depuis un moment car il apprend son texte, lui. Et même tout le texte, aussi connaît-il toutes les répliques de Dom Juan, soit dit en passant et dans l’hypothèse où. Une hypothèse qui ne fait pas lever un sourcil au metteur en scène. Pendu à son téléphone, il fait sonner ceux du directeur du théâtre, du secrétaire général, de la déléguée du ministère, de l’agent d’Alexis, du restaurant d’à côté, d’un sien camarade de murge qu’il sait également proche d’Alexis. Ceux qui répondent ne savent rien et n’ont eu accès, sur ce qui fut la messagerie d’Alexis, qu’à un fort perturbant « SFR vous signale que le numéro n’est pas attribué ». On se résout à appeler Olivia, son épouse légale.

Dans le vide.

Bientôt on constatera que les comptes ouverts sur les réseaux sociaux qu’Alexis fréquentait sans assiduité ont été supprimés. Quelqu’un qui n’avait encore rien dit et qui doit jouer Dom Louis, le père de Dom Juan, prononce avec beaucoup de métier, faisant vibrer la négation et la virgule :
— Ce n’est pas un retard, c’est une disparition.
Et la dernière syllabe explose comme si la phrase finissait dans un trou. Disparition ! L’effet est saisissant.

On entend enfin Elvire, dont le beau regard grave et profond faisait mercredi dernier la couverture de Télérama, se souvenir d’avoir croisé Alexis ce dimanche. Il était seul et sans but apparent. À l’angle des rues Madame et Vaugirard, ils avaient bavardé.
— Ah tu l’as vu dimanche, eh bien dis-le.
Oui, elle le dit, si on veut bien la laisser finir. Alexis était très pâle. Interrogé, il avait prétexté la fatigue et les dernières répétitions, la scène du face-à-face avec la statue du Commandeur l’avait ébranlé comme un novice. Mais elle avait songé, Elvire, avec toute sa gravité et sa profondeur de regard, qu’il avait des ennuis. Ce n’était pas une pâleur de transfert comme on voit chez les Macbeth et les Antigone mal entraînées mais une vraie. Il était blanc.

Blanc, d’accord. Bon. Merci pour le diagnostic mais une gastro-entérite n’a jamais constitué un motif suffisant pour s’évaporer à cinq jours de la générale. Elle est conne, elle, s’agace par-devers lui le metteur en scène qui n’en voulait pas de cette Elvire de cinquante balais, condition émise d’en haut par la déléguée du ministère qui ne souhaitait pas, elle, fourrer une effrontée de vingt-deux ans dans les bras d’Alexis Zagner. Retenu et déconstruit comme il est.
Elle est conne mais elle est là, a entendu Elvire.
Enfin elle était. Elle va disparaître elle aussi, tiens, ciao, plein le dos de cette robe XVIIe en polyamide qui gratte à mort. Pièce de merde, siècle de merde.

Plus d’Elvire. Et bientôt exit Sganarelle, vexé que sa suggestion d’intérim fût à ce point lettre morte. Il se voyait d’ici assumer les deux rôles, dans une figure bicéphale et subtilement monstrueuse confondant le malade et son médecin, le diable et le clergé, la déviance et la morale, qui n’aurait pas manqué de gueule et d’à-propos. Dom César, de nature suiveuse, les a suivis. Ce n’était ni de son âge ni de son rang, attendre sous un spot un impoli même plus sociétaire de la Comédie-Française, faiseur de téléfilms. À demain même heure.

Formidable. Manquerait plus qu’une grève des techniciens.

Le metteur en scène panique crescendo, à croire qu’il ne maîtrise pas les références qu’il prétendait avoir. Son plateau nu, la porte inutile et le désert en papier peint, c’est pourtant clair, c’est même criant que cela commence. Dans les westerns, le théâtre que constitue l’artère principale est toujours vide, au vent près qui soulève la poussière. L’homme qu’on recherche est ailleurs, dans la plaine, dans les têtes.

Quelques mois plus tôt, dans la même ville, une femme emprunte un ascenseur, une femme un peu quelconque, bientôt sortie sur le trottoir et que la ville bouffe direct avant même qu’elle ait pu la regarder. Pas si quelconque de près, une belle peau, des muscles et des yeux luisants, tout noirs, de petit gibier. Elle a déjà le cœur au bord des lèvres à 9 h 10, c’est comme une habitude. Elle s’appelle Aurore. Aurore crève de chaud, ses cheveux collent en paquets sur sa nuque, une mince auréole s’étend entre ses omoplates mais sur du blanc ça ira. À la façon d’un grand sac, elle déplace dans la rue son corps déréglé, à la fois sec et plein d’eau, luttant sans intuition contre une chaleur qu’il ne sait pas comment faire sienne, pas encore. Il fait déjà vingt-huit degrés. Le sac a pour seule inspiration d’être balancé à l’eau le plus vite possible, comme ça il irait d’instinct à la Seine, mais il attendra. Où est-ce qu’on a bien pu garer la bagnole ?
Nulle part. On n’en a plus. La conduite et les insomniaques, c’est comme l’alcool et les médicaments, jamais ensemble.
Cette nuit encore, la fatigue a tenu bien éveillé le corps d’Aurore qui fonctionne depuis un moment sur la réserve. Inépuisable tambouille mixant ensemble la haine entêtée de soi, la culpabilité systématique, la résistance pathologique à l’hostilité professionnelle, la résistance apprise aux opiacés et un obsessionnel sentiment de retard sur tout, la réserve permet de tenir longtemps, Aurore en est la preuve anémiée mais vivante. Ce matin elle a songé qu’elle ne tiendrait pas une journée de plus.

Bien vu.

Vingt minutes plus tard vers Levallois-Perret, auréole séchée, cheveux humides de la nuque fourrés à la base du chignon mal foutu, Aurore entre dans un bâtiment très facile à lire. Il est plat et allongé, pensé à l’image de ce mode de travail que l’entreprise se tue à développer depuis désormais vingt ans, horizontal et collaboratif. Elle y remonte une allée vitrée, distribuant des alvéoles vitrées, évoquant l’éternel fantasme de la relation entre collaborateurs, la transparence. Gentiment fasciste ambition managériale, pas attaquable sur le fond mais qui impliquerait à minima que les collaborateurs soient là. Qu’ils reviennent.
On dirait qu’il n’y a que nous.
C’est qu’il s’agit d’une entreprise de services privilégiant le travail à distance et le métier d’Aurore ici relève d’une catégorie claire, théorisée en sociologie du travail : les jobs à la con. Une taxinomie qui fut longtemps réservée au service des cafés latte dans les halls de gare ou au transport de pizzas par des cyclistes sans casque mais plus maintenant. Un jour, dans un article, quelqu’un a objectivé la détresse intellectuelle d’Aurore en norme et depuis elle sait ce qu’elle fait, c’est bien. A non-operational bullshit job. Concrètement, elle est depuis deux ans coordinatrice de projet, un projet d’avant la crise, périmé et inabouti dont on peut s’épargner la description. Cela n’aura bientôt plus d’importance.
Aurore attend dans un couloir qu’un supérieur la reçoive, c’est prévu. Elle parcourt, centimètre par centimètre, la progression d’un lierre véritable sur le mur peint, son ingéniosité à envelopper les obstacles dont une rampe métallique, une applique en verre, une corniche, à les étouffer, à revenir sur lui pour masquer les espaces nés de son propre enchevêtrement, à gagner, à supporter par endroits son propre poids par l’épaississement soudain de ses tiges, à le fuir par un surgeon, fixant les extrêmes de ses plus débiles ramures aux microreliefs de la peinture de plus en plus près des ouvertures, histoire d’aller filtrer la lumière partout où elle frappe. Devant ce défi d’intelligence et d’adaptation rampante, semblant soutenir le mur qu’en vérité ce lierre dévore sous prétexte d’ornement, elle voudrait qu’on lui apprenne que le premier homme ne descend pas de la dernière brute crétacée mais du végétal.

— Mais ne reste pas dans le couloir, entre, tout le monde est là, apparaît bientôt le supérieur, excessivement souriant.
Passons sur le café, la météo, le cours de l’action. Aurore apprend à peine assise que son travail à la con n’existe plus.
Et pourtant tout va bien en ces lieux. L’entreprise de rien jouit des nouvelles richesses offertes par le capitalisme numérique. Avec la généralisation du télétravail (deux collaborateurs sur trois à la maison) on a fait des économies de loyer, d’intendance, et l’on a perdu cette fâcheuse habitude des voyages en premium pour visiter les succursales et les clients. Ils rendent très bien à l’écran, les clients, fallait-il une crise sanitaire pour s’en apercevoir.
Alors pourquoi on la sort, Aurore, mère célibataire, dans l’été brûlant ?
Parce que la fabrique de rien se digitalisant de plus en plus, le pouvoir se déplace vers les détenteurs de la technique numérique, et d’iceux Aurore ne fait pas partie. Il lui manque des choses, des réflexes.
— Il te manque un peu l’envie d’apprendre, lui reproche présentement le supérieur, arguant que ce ne sont pas les formations qui manquent.
C’est tout de même dommage, être à ce point la bonne personne au bon endroit et n’en rien faire.

La bonne personne c’est être une femme. Le bon endroit c’est là. N’en rien faire, ça veut dire qu’au concours improvisé de l’adaptation auquel la crise avait appelé tout le monde Aurore avait perdu.

Je crois qu’elle n’a pas gagné souvent, Aurore, mais qu’importe. Dans les westerns ce n’est plus la conquête qu’on filme, c’est la route.

Aurore lève les yeux vers l’autre moins supérieur, Emmanuel, qui baisse les siens. Un an auparavant, lire le prénom Emmanuel sur un compte-rendu ou à la fin d’un courrier lui donnait envie de se déshabiller. À présent ni chaud ni froid.
— On va te trouver quelque chose, tu as tout de même fait ton trou ici, promet le gradé à côté d’Emmanuel.
Alors un trou c’est en négatif. Aurore entend qu’elle n’est pas quelqu’un mais une lacune, ça l’étonne à peine. Une lacune qui n’a pas un métier mais quelque chose. Et l’autre répète, avec un embryonnaire brin de sadisme et son sourire que moi je lui aurais fait bouffer, qu’ici il est décidément bienvenu d’être une femme.
Pardon mais pour le moment Aurore n’est pas une femme mais une réduction. Un précipité de fatigue, d’inquiétude, d’ironie et d’eczéma. Elle se gratte l’avant-bras au sang à travers le coton d’une chemise dangereusement blanche, dans une seconde ça va se voir. Ça se voit.
— Ça va ? Tu saignes ?
— C’est rien.
C’est vrai, ce n’est rien. C’est la machine qui craque. Sans qu’elle soit tout à fait démonstrative, la machine, on peut toutefois compter sur elle pour s’exprimer plus clairement que les hommes.

L’instant d’après c’est déjà le déjeuner qui déplace Aurore dans un autre décor, vers la rue Louise-Michel. Elle trotte, soudain réveillée. Et voici qu’elle court, inutilement car elle est très en avance, et où d’abord ? Au 78, un immeuble étroit, années 1990, dont l’ascenseur requiert un code qu’elle a oublié pour la première fois. Impossible de se souvenir ne serait-ce que du premier chiffre.
Trois étages sans ascenseur, les marches qu’elle s’envoie par deux alors qu’une demi-heure plus tôt elle se serait allongée dans le couloir pour dormir, tout ça pour sûrement attendre. Mais ce n’est pas l’heure qui l’agite, Aurore. Il semble qu’elle se presse pour la beauté du geste, qu’elle veuille s’ajouter des battements cardiaques entre les battements standard, forcer sa chair à la contraction piquante qui devrait naturellement précéder ce genre de rendez-vous. Elle atteint la porte un peu plus suante, encore un peu plus chaude que tout à l’heure, c’est mieux, et bientôt sur le canapé dépliable elle ferme les yeux sur des fantasmes familiers. Toujours les mêmes depuis l’école, un homme devant, un homme derrière, et elle bien tenue, envahie et bloquée. Elle s’interrompt à l’acte II du gang bang, ayant établi des conditions physiologiques acceptables pour la situation. Elle se parfume, se remaquille, se décoiffe, et bientôt qui passe la porte, avance et la rejoint sur le canapé ?
Emmanuel.
Sans un regard pour les traces de verres laissées par ses clients Airbnb, pour ce nouveau trou de cigarette dans l’accoudoir, on verra cela après, Emmanuel déploie un buste gracieux juste au-dessus d’Aurore qui l’attrape par la nuque, allant fixer ses lèvres sur son cou du geste certain qu’on aurait pour se brancher à l’électricité, si l’on marchait à ça. Il vire ce qu’il reste de chemise, de chaussures mais pas tout, et sa tête entre ses adducteurs à elle, il dit t’es belle, tu sens bon. Elle est surtout maigre mais ce n’est pas le moment d’en parler. On entend « oui » plusieurs fois en cascades, des phrases obscènes dépourvues d’imagination échouant dans leur but et dans les gorges, le sexe d’Emmanuel menant une vie propre, molle, en retrait de cette vaine bousculade. On entend le bruit des sirènes vers l’hôpital Henri-Mondor et des éclats de voix à l’étage. Dans le mélange de femme, d’homme et de tissus apparaît soudain un objet bleu et fusiligne, étonnamment rudimentaire au regard de ce qu’offre le marché des loisirs créatifs en la matière. De la main droite d’Emmanuel le truc bleu passe dans le sexe d’Aurore avec une indiscutable adresse, l’habitude quoi, tandis qu’Emmanuel de son pouce gauche masse le clitoris à peine enflé d’Aurore dont le corps entier se contracte autour, abolissant Emmanuel qui n’attendait que ça, semble-t-il, pour enfin bander. L’objet l’atteint loin, au centre, plus aveuglément que n’importe qui et la fait passer du plaisir à la douleur très vite, de la douleur au plaisir car l’outil se trompe de nerfs un coup sur deux mais ça marche. Lui regarde tout près le tremblement de son sexe en HD, très gros plan, c’est beau suffoque-t-il, jouissant proprement à son tour tandis que le machin bleu s’extrait un peu tout seul. Aurore ne gémit pas vraiment. C’est plus une exhalaison, quand on rend quelque chose avec le souffle.

Instantané de femme en poupée Corolle, bouche en trou adaptable aux tétines, avec ses accessoires, ses yeux fixes, son odeur de brioche et de pétrole.

Alors pourquoi tout ce tralala, le parfum, le cœur en avance sur son temps, la répétition, les mots, les baisers dans le cou, pour un geste gynécologique avec un collaborateur ?

Pour le tralala.

Et par quels chemins, renoncements, parvient-on à cette fracture d’avec les hommes, d’avec l’amour, d’avec la joie, pour la simple sensation du moteur, celle qui vous renvoie à la solitude la plus totale dont un adulte puisse se souvenir, l’enfant qui joue sur son corps un plaisir panique et déroutant ? Comment ?

Aucune idée. Elle va bientôt se poser la question, Aurore, mais ça doit passer par un petit effondrement. Pour l’instant elle fonctionne, tout fonctionne.

— Putain ! ne se contient plus un Emmanuel rhabillé, à propos de la marque de cigarette sur le canapé, encore une.
Un, deux, désormais huit trous de clope dans un canapé de l’année dernière. Il les déteste, ces vandales, cette chambre il va la bazarder, marché stagnant ou pas. On ira à l’hôtel. Et d’expliquer à Aurore refermée qu’il préfère s’asseoir sur la plus-value plutôt que sur un cendrier, pas toi ? Non, pas elle. Elle s’en fout des plus-values, elle loue. Elle souscrit à des crédits à la consommation à 7 %, pas à des prêts immobiliers. Et surtout elle n’écoute pas. Toujours nue, tachée, poisseuse, toujours là mais déjà partie, ses cheveux bruns rassemblés en rideau sur son visage, une main posée sur son ventre. Elle est passée d’un coup de l’obscénité scolaire d’Emmanuel à son royaume à elle, le lointain, là où s’oublient les codes d’ascenseur mais pas les prénoms, ni les poèmes. On dirait qu’elle dort.
— T’es pas avec moi, suppose lucidement le collaborateur.
C’est dans la rue, en fin de journée, que la fin l’a prise davantage. Au moment d’entrer dans le métro pour rejoindre l’école, ses genoux avaient comme disparu. Elle a dû s’appuyer longtemps à la rampe ouvragée, évanouie debout. Avant de repartir. Puisque ça marche encore, puisque quelque part dans la ville insupportable un enfant l’attend devant un établissement privé. L’emprunt à 7 %, c’est pour l’école. Pour les loisirs aussi, pour les choses et l’électricité, mais surtout pour l’école.
Elle aperçoit Cosma à quelque vingt mètres, en conversation avec la directrice. Elle sourit, elle pourrait courir, quotidiennement bouleversée, elle pense : celui qui l’abîme, qui le peine, qui le bouscule, je l’égorge avec les dents, rien à foutre. Elle peine à imaginer le motif de cette convocation adressée dans la journée par la directrice. L’enfant est un ange, regardez-le, blond, fragile, avec son prénom céleste.

Il a embrassé Marguerite.
Et ?
Il a embrassé Marguerite sans lui demander.
Et ?
Dans le couloir. Il l’a attendue dans le couloir. Marguerite va bien, ses parents s’occupent d’elle. Marguerite n’a pas de traumatisme apparent.
Et ?

Et vous êtes marrante. L’institutrice a appliqué le protocole de sécurité comportementale comme elle a pu, la pauvre, mais au moins elle n’a pas crié. Elle a d’abord éloigné Cosma, sécurisé Marguerite dans la salle des maîtres, appelé les foyers parentaux. Cosma a un texte à lire à la maison en présence du parent référent, que peut-on faire d’autre. Le reste appartiendrait aux familles, n’est-ce pas, enfin dans l’idéal. La directrice ne vise personne mais Aurore par exemple ne donne pas beaucoup de temps à la cellule des parents vigiles. Elle n’est jamais là aux réunions.
C’est vrai, jamais. Un point. Aurore est toujours ailleurs, à chercher ce qui lui manque. Un homme, de l’argent, un orgasme, une formation, toutes choses vitales. Ce n’est pas comme si elle cherchait du sens, merde.

— C’est laquelle, Marguerite ?

Aurore cherche à deviner dans la cour le visage choisi par son ange, forcément le plus beau.

— Marguerite n’est plus là, elle est rentrée après l’accident, je vous l’ai dit. Dis à ta mère pourquoi tu as fait une chose pareille, Cosma.

Aurore pense plutôt crever que répondre à sept ans d’agression. Et ça lui recommence, le goût du sang dans la bouche, prélude à la lutte en terres non évangélisées. Le premier dans cette ville décadente qui l’approche, qui l’humilie, elle le mord.

— Parce que figurez-vous, soupire la directrice, il l’aime ! Il ne comprend pas pourquoi on ne se jette pas sur les petites filles.

Il ne s’est pas jeté.
Vous n’étiez pas là.
Il s’est jeté ?
Non.
Bon.

Cosma, fils unique et solitaire, sait peu de l’enfance mais beaucoup des adultes. Il a passé le clair de sa vie avec eux. Il connaît leurs cris, leurs messes basses, leur épouvante, il a observé leurs limites et leurs emballements. Sans être savant puisqu’il n’y réfléchit pas encore, il est informé. Lui paraît évident par exemple que la directrice est plus perdue que lui. Et que sa mère est dans son état habituel, quelque part entre s’en foutre et s’excuser à genoux. Son état habituel en encore plus pâle.

Marguerite reviendra demain. Nous allons réinstaller les tables de manière à ce que Cosma en soit éloigné.

C’est un cauchemar ?
Oui.

La directrice a demandé, avec une soudaine bonté, une véritable inquiétude, ce qui se passait « à la maison ». Mais comme ce qui se passait n’avait pas de nom, que c’était trop humble et trop étouffé pour avoir un nom, Aurore a haussé les épaules. Elle a encore dû passer pour ce qu’elle n’est pas, méprisante et à l’ouest.

— On y va, maman ? a proposé Cosma.
— Ce n’est pas toi qui commandes, mon garçon, nous n’avons pas terminé avec ta maman.

Si, c’est lui qui commande. Franchement c’est mieux.

Voilà, soir, ciel rose et dioxyde d’azote, encore cent mètres pour arriver chez soi. Le soleil rasant dore la pâleur d’Aurore, on pourrait penser que ça s’arrange, avec la main en menotte de Cosma qui la tient au sol à coups de questions empiriques.
— On mange quoi, ce soir ?
Elle a voulu répondre. Elle se souvenait d’un gros sachet vert et givré mais plus du mot pour désigner le légume qu’il contenait. Quelque chose de facile à faire que Cosma mangeait souvent avec du… comment ça s’appelait, ça aussi, le truc blanc ?
— Je sais pas, mon amour, on verra.
— Je peux te poser une question grave ?

C’est quelqu’un qui a toujours aimé répondre, Aurore. Le problème c’est les questions. Personne n’en pose. Parfois elle prend rendez-vous avec des types sur le Net, couche avec, juste pour la propédeutique de la baise, le verre et la partie questions. Les vingt minutes à répondre sur soi en commençant par « je », pronom de l’imaginaire.
— Bien sûr. Même deux ! qu’elle se précipite.
— Tu le sais, toi, que mamie, elle est morte ?
— Elle n’est pas morte, mon chéri, elle est à la campagne. C’est très différent.
— Si, elle est morte. Elle me l’a dit cette nuit. Elle m’a réveillé avec du vent pour dire au revoir.

Cosma est de ces enfants qui annoncent les choses, qui sont prévenus. Pluies, départs de feu, départs du père, ils le savent avant, c’est comme ça. Aurore ne l’ignore pas, qui sent déjà se nouer son cœur gauche, l’air manquer. Maman est morte, on va bientôt lui téléphoner. Un notaire ou quelque chose comme ça.

C’est une heure plus tard, dégivrant sous l’eau chaude le sachet vert et le morceau blanc qu’elle échouait durablement à nommer, qu’Aurore est tombée de sa hauteur, dans le froissement de son joyeux kimono en viscose. Un son doux et franc de voile abattue, les mains gracieusement agrippées une seconde à la vasque, pour rejoindre très vite le reste du naufrage, accompagnée du non moins joli son que fait la peau humide en glissant sur la faïence. J’ignore si, dans l’histoire poussive de la libération des femmes par elles-mêmes, toutes celles qui se sont écroulées sur le carreau de leur cuisine avaient autant d’allure.

Elle s’est réveillée sur le dos, a goûté un bref instant le merveilleux engourdissement de la claque. Quelque chose de puissant, de rudimentaire avait pris la machine en charge en l’assommant avec méthode, telle une mère violente et juste. Le carrelage lui-même semblait diffuser un sédatif. Cosma lui prenait le pouls ainsi qu’il l’avait vu pratiquer à la télévision. Elle chercha à formuler une phrase propre à le rassurer sur la continuité de l’écosystème domestique : elle allait se lever, le nourrir, le reconduire demain sur les lieux de l’instruction obligatoire et travailler en avalant des cachets pour maintenir leur relative indépendance matérielle.
Le temps qu’elle parvienne à émettre un son, l’enfant n’était plus dans la pièce mais occupé, côté rue, à appeler tous les noms sur l’interphone jusqu’à ce que quelqu’un, au troisième, réponde « oui ».

Sur son téléphone patientait un message qu’elle écoutera le lendemain, l’hôpital de Villeneuve-d’Aveyron qui dit Votre mère est décédée, amputant l’annonce. L’intégralité du message serait Votre mère est décédée, laissant vacante sa maison sur le causse de Cajarc (Lot, 46), tandis qu’ici, gonflée de particules fines et d’amertume, vous ne supportez plus la cuisson latérale du ciel et du bitume. Laissez-vous faire.

Tandis que les pompiers la berçaient professionnellement, imprimant au brancard ce mouvement pendulaire qu’on espère maîtrisé entre le mur et la rampe d’escalier, tandis qu’on parvenait ainsi devant l’immeuble et avant que d’être fourrée dans le réconfortant véhicule, elle s’est souvenue des mots.
« Épinards ». « Colin ».
Et puis surtout le mot pour dire ce qu’elle avait. Le mot de la fin en somme. Ce n’était pas un mot mais un trouble, qui passait par les veines, par le sang pauvre en fer, pour monter vers le cœur qui l’a entendu en premier et l’a dit à tout le monde. C’était très tiède, envahissant et presque musical. C’était « épuisement ».

Ce serait là le bon moment pour lui demander mais que se passe-t-il, Aurore. Elle pourrait répondre en face je suis sans ressource. Je suis vide, à peine un reste de vie rassemblé dans ce mouvement limité et timide qui est le mien depuis mon enfance de fille et dont participe jusqu’à mon langage. Mes phrases courtes et polies pour dire, depuis des années, je ne viendrai pas, pardon, pardon je suis fatiguée, j’ai un enfant, je n’ai pas faim, maman est morte, je rappellerai. Je marche depuis des lustres au réflexe et sur la mémoire du ressort. La fin du modèle et la fin des ressources, ce n’est pas que les pays, c’est nous. Et j’ai toujours été de mon temps.
Coïncider de tout son corps avec son temps, elle a l’habitude, c’est vrai. L’époque a toujours fait d’Aurore ce qu’elle voulait, sans souci des contradictions. Elle a tout avalé sans rien dire. À commencer par Tchernobyl à six ans, à pleins poumons, puis les conneries sur l’Europe réunifiée en pleine tête, la pilule microdosée, le non à Maastricht, le sperme, d’abord un peu puis tout car dans Elle on disait que c’était coupe-faim. Du jus d’ananas pour maigrir, des médicaments pour les problèmes de thyroïde avalés avec l’explication. Non, les thyroïdes déglinguées ce n’est pas Tchernobyl, les chiens d’Ukraine à six pattes oui, mais pas elle. Elle a cru à l’amour comme marché, à la libéralisation des échanges hommes-femmes, elle a pensé en termes d’offre et de demande, puis offensive et force de vente, s’est appliquée à déclarer ses sentiments la première, y compris sans certitude, s’entraînant ainsi à ne plus être un objet passif du désir. Elle a cru au travail, à la patience et qu’en France on pouvait rire de tout. Elle a cru pour un discours de vieux stal moins mal écrit que d’habitude que le communisme était une idée neuve. Elle est descendue dans la rue. Elle est remontée, fourbue et aspirant fermement au clan, à la propriété. Elle a travaillé plus pour gagner la même chose, puis travaillé moins pour aucune différence, elle a été normale et cynique, libérale et ratissée, amoureuse, patiente, infidèle, sadique et à nouveau calme, a fait des injections sous la peau, écoute encore Noir Désir sans faire exprès quand ça passe, lit la presse quand ça sonne. Par alerte sans verbe, par scandale. Elle manque de temps, d’informations, d’idées, elle manque de gens pour lui dire de quoi elle a l’air, ce qu’elle devrait faire pour inverser la courbe, elle doit tout à ses parents, à l’entreprise, elle doit vingt-six mille euros au Crédit Lyonnais sans compter les pénalités, elle doit son fer assimilable à la Sécurité sociale, elle manque d’arguments pour ne pas se haïr de devoir tant, alors elle en rajoute. Elle doit désormais dix balles par mois à l’Unicef par virement automatique, elle ne sait pas dire non et ils sont venus par deux dans l’immeuble. Ils sonnent à l’heure du repas ou du bain des enfants et vous demandent gentiment ce que vous faites pour les autres, les agonisants et les analphabètes. Elle a signé sans regarder, après tout dix euros de plus ou de moins sur un découvert. Enfin, voilà, de son temps, Aurore, le nôtre. Anorexique et repenti, une vague honte et la carence un peu partout.

Aussi, nous y sommes, tout au bord du western.
J’entends par western un endroit de l’existence où l’on va jouer sa vie sur une décision, avec ou sans désinvolture, parce qu’il n’y a plus d’autre sens à l’existence que l’arbitraire. C’est un lieu assez nu, on s’y rend au sens du verbe « se rendre ». L’autre y est un décor et le temps dilaté. Le western se fout de son temps et de faire avec, il va contre. Ne coïncident plus l’homme et le manque mais l’homme et la plaine.
Quelque chose précède toujours le western : une logique violemment personnelle et dérisoire, vouée à finir, faite d’ordre et de ville, de liens et d’habitudes. Et de dettes. »

Extraits
« Et par quels chemins, renoncements, parvient-on à cette fracture d’avec les hommes, d’avec l’amour, d’avec la joie, pour la simple sensation du moteur, celle qui vous renvoie à la solitude la plus totale dont un adulte puisse se souvenir, l’enfant qui joue sur son corps un plaisir panique et déroutant? Comment? » p. 24-25

« Coïncider de tout son corps avec son temps, elle a l’habitude, c’est vrai. L’époque a toujours fait d’Aurore ce qu’elle voulait, sans souci des contradictions. Elle a tout avalé sans rien dire. À commencer par Tchernobyl à six ans, à pleins poumons, puis les conneries sur l’Europe réunifiée en pleine tête, la pilule microdosée, le non à Maastricht, le sperme, d’abord un peu puis tout car dans Elle on disait que c’était coupe-faim. Du jus d’ananas pour maigrir, des médicaments pour les problèmes de thyroïde avalés avec l’explication. Non, les thyroïdes déglinguées ce n’est pas Tchernobyl, les chiens d’Ukraine à six pattes oui, mais pas elle. Elle a cru à l’amour comme marché, à la libéralisation des échanges hommes-femmes, elle a pensé en termes d’offre et de demande, puis offensive et force de vente, s’est appliquée à déclarer ses sentiments la première, y compris sans certitude, s’entraînant ainsi à ne plus être un objet passif du désir. Elle a cru au travail, à la patience et qu’en France on pouvait rire de tout. Elle a cru pour un discours de vieux stal moins mal écrit que d’habitude que le communisme était une idée neuve. » p. 33

« Car soudain elle craint la phrase à venir. Elle ne veut plus qu’il parle, qu’il ajoute quoi que ce soit au trop qu’elle connaît déjà. Une nuit après eux, elle sait de cet homme son nom, sa frayeur, cette tenace odeur de ville, sa bonne volonté musculaire et ça suffit. Elle est déjà pleine de prénoms et de romans, pleine de traces que depuis un an elle s’applique à effacer. Elle lui dit, en ratant à nouveau le café, je ne veux rien savoir, vous devriez partir.
— Je ne suis pas sûr de pouvoir. J’ai quelques affaires dans la voiture et…
Et rien. Je n’aime plus, dit-elle, que les hommes laissent leurs affaires chez moi, il n’y a plus de place. » p. 82

« Ça raconte une femme qui n’a pas envie de chercher, d’attendre ou d’essayer des hommes trop longtemps, qui pense qu’essayer ça abîme, que goûter pour jeter ce n’est pas humain, c’est l’industrie agroalimentaire. Qui pense qu’ils sont tous pareils, qu’il s’agit moins d’espérer un homme qu’apprendre à en fabriquer un, se saisir du premier qui fut civilisé et le finir à la patience. Ça raconte une naïve qui pense qu’avec un minimum d’intelligence dans la solution chimique l’amour à deux peut tout, qu’elle va grandir et parvenir à l’état de vraie femme par la force pygmalioniste du couple. Donc une soirée qui fut la bonne, Aurore élit pour le faire sien un brave type dont on n’apprendra pas le prénom ce soir. » p. 118

« L’avocate entame sa deuxième heure gratuite et c’est exagérément généreux, aussi se donne-t-elle dix minutes pour exposer que cette histoire de concours ne sera toutefois pas non plus suffisante au civil. Elle ne le tentera pas. Enfin, en règle générale, la carte violence morale se joue sur le terrain du divorce et de la faute. En droit conjugal, la violence psychologique devient un rail intéressant, voire rentable pour les plaignants mais hors du mariage c’est savonneux. Encore un point pour cette inébranlable institution. Bref, vous n’étiez pas mariés? Ben non. Il ne s’agit pas d’un couple, il s’agit d’un maître, d’une élève et de l’abus de position qui structurellement les lie, d’une histoire d’amour et de destruction. Oui, alors non. Rien à faire. Peut-être un confrère, une consœur. » p. 140-141

« Le problème avec la violence psychologique, c’est qu’on peut. Le problème avec elle, c’est de lui avoir si longtemps donné d’autres noms. Comme passion, comme liberté. Le problème avec l’emprise c’est son synonyme, l’amour, et le problème avec lui ce sont ses droits. Le problème avec la douleur c’est qu’elle veut faire savoir. Et alors le problème avec le scandale ce sont ses conséquences.
— Les conséquences pour ?
— Maman, s’il te plaît.
Les conséquences pour Alexis Zagner. Le problème avec une vie, même méprisable, c’est que lorsqu’on la détruit, elle est terminée. » p. 166

« On va enfin connaître les armes de l’ennemi, promet le rédacteur surinvesti.
Alexis abuse de la comparaison avec 567 occurrences. Ton sexe est un temple qui n’accueille que moi. La métaphore filée du végétal pour 545 occurrences. Fier ton orchidée s’est ouverte à se déchirer, c’est moi qui l’ai saccagée, arrosée, j’espère que tu n’as pas mal, ma fleur, tout à l’heure je lécherai tes pétales un à un. Ou la métaphore volcanique pour dire grosso modo la même chose. Ce soir dans ton ventre bouillant je plongerai ma main, tu jouiras sur mon poignet, ça ruissellera, brûlant. La personnification avec citation rimbaldienne (asseoir la beauté sur mes genoux et me branler entre ses seins) pour 78 occurrences identifiées dans l’ensemble des correspondances confiées à la rédaction. Aucune allégorie, sinon une seule, du masculin protecteur. Je sais que tu as peur de moi, je te prendrai par la main, je t’apprendrai à être plus libre, je l’apprendrai à ton corps, c’est mon rôle. L’image beaucoup trop, 678 occurrences, et même franchement le cliché. J’ai un monstre dans la bite, il tape, 1l grogne il devient fou, viens. La métonymie pour 453 occurrences. Je veux passer la nuit sous ta peau. La périphrase en pagaille ventilant toutes les façons d’évoquer son sexe qui nous fatiguent d’avance, qu’on va s’épargner. L’antonomase raclant le fond du répertoire dramaturgique dont on remarquera qu’elle ne désigne que des victimes, Mon Ophélie, ma Chimène, mon Elvire. » p. 232

À propos de l’auteur
Maria POURCHET, Paris, 2013Maria Pourchet © Photo Richard Dumas

Maria Pourchet est romancière. Elle est notamment l’autrice de Rome en un jour (2013), Toutes les femmes sauf une (Prix Révélation de la SGDL 2018) et Feu (2021). (Source: Éditions Stock)

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