Filles du ciel

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En deux mots
Envoyé aux États-Unis pour aider à ériger la statue de la liberté, Philibert Boucher va briser le cou d’une jeune indienne avant de regagner la France où un nouveau chantier l’attend, celui de la Tour Eiffel. Ce qu’il ignore, c’est que Tëme, l’oncle de la jeune fille est sur ses traces, missionné pour venger sa nièce.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

De Miss Liberty à la Dame de fer

La nouvelle épopée de Michel Moutot nous offre de découvrir les merveilles de l’ingénierie française à la fin du XIXe siècle, de l’édification de la statue de la liberté à celle de la Tour Eiffel, en passant par le viaduc de Garabit. Le tout sur fond de meurtre et de vengeance. Un bonheur de lecture!

Michel Moutot remélange ses ingrédients préférés pour nous offrir une nouvelle passionnante épopée. Cette fois nous sommes en 1885, au moment où les pièces de la statue de la liberté sont préparées pour le voyage qui va les mener sur l’île de Bedloe, face à Manhattan où se dressera ce symbole de paix, cadeau de la France à son amie américaine. Imaginée par Auguste Bartholdi et financée par une souscription publique, cette monumentale statue est aussi une réussite d’ingénierie. À partir des esquisses de l’artiste colmarien, différentes statues de modèles et matières différentes ont été réalisées jusqu’à cette statue finale construite et assemblée par petits morceaux avant d’être démontée et conditionnée dans quelques 300 caisses pour être acheminée et remontée à l’entrée de New York.
Outre les ingénieurs, quelques-uns des ouvriers qui ont travaillé durant des mois dans les ateliers de la Plaine Monceau seront du voyage pour épauler leurs collègues américains et apporter leur indispensable expérience. Parmi eux, il y a un impressionnant colosse, Philibert Boucher. Réputé pour abattre le travail de plusieurs hommes, il est aussi connu pour son caractère de cochon.
Avant même d’arriver à New York, il en fera la démonstration, notamment lors de l’escale aux Açores. Et à destination, quand on constate que le piédestal destiné à accueillir Miss Liberty n’est pas prêt, il va poursuivre dans ce registre. Les semaines vont passer, la statue va finir par s’ériger fièrement et Philibert, à quelques jours de regagner la France, va commettre l’irréparable en brisant le cou d’une jeune femme qui lui résistait.
Ce qu’il ignorait alors, c’est que cette dernière était une princesse indienne, de la tribu des Lenape, venue là avec son oncle pour rendre compte de ce que les pionniers avaient fait de leurs terres, étant les premiers habitants de Manhattan. Après avoir ramené le cadavre de sa nièce auprès des siens à Tulsa, ce dernier est chargé de venger la jeune fille. Tëme sera accompagné d’un jeune indien québécois qui maîtrise le français.
En débarquant au Havre, ils vont d’emblée prendre la direction de Paris, et plus précisément des ateliers Eiffel à Levallois Perret car ils savent que leur cible a mis ses compétences au service d’un nouveau projet fou, l’édification d’une tour métallique de 300 m au cœur de Paris pour l’exposition universelle de 1889.
Mais en arrivant sur place, ils ne le trouveront pas, car notre homme a été missionné pour assurer les finitions du viaduc de Garabit, autre réalisation majeure de la société Eiffel.
Embauchés à leur tour pour construire la tour, ils vont devoir patienter pour assouvir leur vengeance…
Un suspense qui permet à Michel Moutot de rajouter de l’émotion à son récit qui accompagne désormais les péripéties autour de la construction de l’un des plus emblématiques monument de Paris.
Tout autant documenté que ne l’étaient Ciel d’acier – sur la construction des gratte-ciels de New York – ou Route One – sur le chantier de la désormais mythique route californienne – ce roman est à nouveau un bonheur de lecture. On y apprend des tas de choses sans jamais bouder son plaisir. On découvre une formidable aventure humaine avec la tension d’un thriller. Bref, on ne s’ennuie pas une seconde avec ce roman addictif au possible. Une nouvelle réussite à mettre au crédit d’un Michel Moutot au meilleur de sa forme!

Filles du ciel
Michel Moutot
Éditions du Seuil
Roman
288 p., 20,50 €
EAN 9782021526288
Paru le 10/05/2024

Où?
Le roman est situé à Paris et en banlieue, notamment à Levallois-Perret ainsi qu’à Garabit. On y voyage aussi jusqu’aux États-Unis, notamment à New York en passant par les Açores ou encore à Tulsa dans l’Oklahoma.

Quand?
L’action se déroule de 1885 à 1889.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pendant l’assemblage de la Statue de la Liberté, dans le port de New York en 1886, puis l’édification à Paris quelques mois plus tard de la tour de trois cents mètres de Gustave Eiffel, se croisent les destins d’un ouvrier français au regard de tueur, d’une princesse indienne et de Tëme, son oncle et protecteur, chef de guerre de la tribu des Lenape.
Après la mort de la Fille du ciel, Tëme va partir, à rebours de la conquête de l’Ouest, pour la capitale française où se prépare dans l’effervescence l’Exposition universelle du centenaire de la Révolution.
Les reflets de cuivre de Lady Liberty, les feux d’artifice de son inauguration, les étincelles des braseros chauffant au rouge les rivets de la Tour illuminent cette histoire d’amour, de fer et de vengeance qui illustre, de Brooklyn au Champ-de-Mars, l’avènement d’un monde nouveau.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
Paris
Janvier 1885
Sur l’échafaudage, au-dessus des toits de la Plaine-Monceau, Philibert Boucher dévisse la plaque de cuivre. Façonnée au maillet sur une forme de bois, c’est une joue et une aile du nez de la statue. Le geste est précis, rapide ; l’outil semble un jouet dans sa main de géant. Il fourre les vis dans sa poche. Ne les gardez pas, a dit un contremaître. En Amérique, elles seront remplacées par des rivets.
Il retourne la pièce de métal rouge orangé, deux millimètres et demi d’épaisseur, observe les traces des milliers de coups qui, en lui faisant épouser à chaud les contours du modèle, ont créé ce fragment du visage au profil de déesse grecque. Sacrément forts, ces gars-là, pense-t-il. Pas étonnant qu’ils soient les mieux payés de l’atelier. Il le suspend à deux crochets, noue la corde à une potence, le bascule dans le vide ; pieds calés, dos rond, il contrôle la descente. Les autres s’y mettent à deux pour cette opération mais Boucher, avec ses bras épais comme des branches de cèdre, n’a besoin de personne. Et personne ne veut faire équipe avec lui.
Dans la cour pavée des établissements Gaget, Gauthier et Cie, au 25 de la rue Chazelles, deux ouvriers attrapent la pièce avant qu’elle ne touche le sol, la guident vers un chariot à bras et l’apportent à un contremaître qui désigne une caisse et note sa référence dans un cahier à couverture de cuir. La joue de cuivre est marquée, une lettre et deux chiffres au verso reportés sur un plan, puis calée dans de la paille, pour éviter qu’elle ne s’abîme dans la soute du bateau qui bientôt traversera l’Atlantique.
Dans l’idée de ses concepteurs, cette œuvre monumentale, la plus grande statue du monde, devait être offerte « par le peuple français au peuple américain » pour célébrer le centenaire de la glorieuse Indépendance américaine, en 1876. Elle n’a que dix ans de retard, alors maintenant on n’est plus vraiment pressés, plaisante un ingénieur de l’entreprise Eiffel. C’est lui qui a conçu l’armature de fer, en forme de pile de pont, de La Liberté éclairant le monde, du fameux sculpteur Auguste Bartholdi. Elle résistera aux vents et aux tempêtes, dans la rade de New York, je vous le garantis.
Depuis l’été, sa torche, son diadème et son profil altier surplombent les maisons et les immeubles du quartier de la Plaine-Monceau, à l’ouest de la capitale. Par beau temps, le soleil couchant embrase sa peau de cuivre et baigne le quartier, jusqu’au parc, d’une lueur dorée que chantent les poètes. Les enfants la montrent du doigt, les curieux viennent de loin admirer le prodige qui semble veiller sur la ville, dessins et gravures font la une d’une presse admirative. Au soir de sa vie, le grand Victor Hugo est venu en personne à l’atelier saluer cette « belle œuvre, gage de paix permanent ».
Le 4 juillet, jour de la fête nationale des États-Unis, celle que le Nouveau Monde baptisera bientôt Miss Liberty a été symboliquement remise par Ferdinand de Lesseps, président du comité de l’Union franco-américaine qui a financé l’opération, au représentant de Washington, l’ambassadeur Levi Morton.
Fanfare des Batignolles, hymnes nationaux, flonflons tricolores, discours emphatiques, applaudissements, « amitié séculaire entre nos deux pays », curieux massés jusque sur les toits, froufrous des élégantes, « Huitième merveille du monde », fierté des ouvriers, satisfaction des officiels en hauts-de-forme, sourire béat de l’artiste devant l’œuvre de sa vie, résultat de quinze ans de travail et d’obstination.
Premier monument en kit de l’histoire, la prodigieuse allégorie va maintenant être démontée. Ses trois-cent-cinquante pièces de cuivre vont être mises en caisses puis embarquées à Rouen sur une frégate de la Marine. Dans la baie de New York le minuscule îlot de Bedloe, face à Manhattan, a été repéré par Bartholdi lors de son premier voyage, quinze ans plus tôt. Par chance, il abrite une base militaire sans grande utilité que le gouvernement fédéral a accepté de céder. Ce sera sa seule contribution. Des deux côtés de l’Atlantique, gouvernants, diplomates, milieux d’affaires et religieux se méfient du grandiose projet. Plutôt que l’hommage universel à la liberté que chantent ses concepteurs, ils soupçonnent une entreprise subversive, un appel à l’insurrection, une incitation à la révolution, à la violence, à la mise en cause de l’ordre social ; un encouragement aux classes populaires à se soulever contre leur condition. Dans cette main levée tenant un flambeau, ils voient surtout un poing dressé. L’influente Église catholique, sans le dire, n’apprécie guère cette œuvre immense aux allures de déesse païenne. Impossible de la condamner ouvertement ou de l’interdire, mais pas question de la soutenir, encore moins la financer.
La monumentale utopie est donc depuis son origine portée par des idéalistes, des rêveurs, des amoureux des Lumières, de la République, de l’Amérique et de la Démocratie. Et s’ils sont tous, ou presque, francs-maçons, ce n’est pas un hasard : quelle meilleure illustration des idéaux défendus par les descendants des bâtisseurs de cathédrales que le faisceau d’une torche géante trouant les ténèbres de l’ignorance et des superstitions ? La Liberté face à l’obscurantisme, le visage d’une femme laïque défiant les conventions ; une héroïne du peuple faisant trembler les puissants. Ils ont mis, en France et aux États-Unis, leurs influents réseaux au service de la Grande Dame de cuivre, multipliant collectes et levées de fonds, banquets et réunions payantes, le temps de boucler son budget, au bout de cinq ans. Chaque étape de sa construction, de la première esquisse jusqu’à son inauguration, sera accompagnée, louée et célébrée par les « Frères ». Leurs symboles, l’équerre et le compas, l’œil qui voit tout et les rayons de lumière, sont omniprésents.
Au soir du 4 juillet, après les discours et le banquet offert par le comité de l’Union franco-américaine, Auguste Bartholdi retourne rue Chazelles. La fête est terminée, les invités partis, drapeaux et décorations flottent au doux vent de la nuit.
Il frappe trois coups au portail de l’atelier, salue le concierge tiré de son sommeil. Il veut la voir une dernière fois, lui dire au revoir avant son grand voyage. La torche va être démontée demain, lui dit-il. Elle renaîtra en Amérique.
Dans la pâle clarté d’une lune presque pleine, il s’adosse à l’un des murs de briques et lève la tête. La voilà, dans toute sa splendeur ; immense, fière, plus belle que dans ses rêves et ses esquisses. Il se souvient, la première fois qu’il a osé l’imaginer : une statue géante, femme nourricière et bienveillante tenant à bout de bras le flambeau des Lumières. C’était il y a bien longtemps, en réponse à un appel d’offres lancé par l’Égypte pour l’édification d’un phare monumental à l’entrée du canal de Suez qui venait d’être percé. Le projet n’a jamais vu le jour, à cause de sombres intrigues diplomatico-financières.
Mais quand son ami Édouard de Laboulaye, fin lettré, éminent professeur de droit public au Collège de France, admirateur de la démocratie américaine, lui a parlé de son idée de statue que la France pourrait offrir aux États-Unis pour célébrer le centenaire de leur glorieuse révolution, il a ressorti ses dessins préparatoires. Il avait même, dans un coin de son atelier de la rue Vavin, une ébauche en glaise de celle qu’il avait baptisée L’Égypte apportant la lumière à l’Asie. Il l’a redessinée pour qu’elle ressemble davantage à une déesse grecque qu’à une paysanne du Nil, et la voilà, elle existe. La financer n’a pas été facile, mais ils y sont parvenus. Elle est passée par le plâtre, puis le bronze, puis les gigantesques formes de bois que son armée de menuisiers et de charpentiers aux mains d’or ont conçues ont permis de façonner en cuivre les pièces de son chef-d’œuvre, enfin assemblées. Cette nuit, elle semble veiller sur le sommeil des Parisiens, et bientôt elle accueillera voyageurs et émigrants, à la Porte d’or, l’entrée du Nouveau Monde. Quel beau symbole ! Et quel malheur que ce cher Édouard soit mort voilà deux ans, alors qu’étaient martelées les premières tôles. Comme il serait heureux aujourd’hui ! Autant que lui-même. Davantage peut-être.

Au lendemain du Nouvel An, les visites du public parisien, qui se pressait à l’atelier pour admirer, contre un modeste droit d’entrée, ce prodige des arts et de la technique, sont terminées. Les deux-cent-douze caisses à claire-voie commandées à un menuisier du Morvan ont été livrées. Une trentaine d’ouvriers grimpent dans les échafaudages et, commençant par la torche et la coiffe aux sept rayons figurant les sept continents, dévissent les plaques de cuivre et les descendent avec crochets, cordes et poulies.
Parmi eux, la stature de Philibert Boucher se détache. Ce colosse hirsute d’un mètre quatre-vingt-douze, épaules de bûcheron, poigne de fer, balafre sur la tempe et l’oreille gauche, souvenir d’une bagarre à coups de tesson de bouteille dans un bouge de Romainville quand il n’avait pas seize ans, est détesté sur le chantier. Ses pairs lui reprochent son mutisme, sa violence – il cogne dur sans prévenir, parfois sans raison apparente –, son vin mauvais ; les contremaîtres redoutent ses colères, son mépris des consignes et son regard de tueur.
Mais il abat la tâche de trois hommes, ignore la fatigue et ne refuse aucune heure supplémentaire. Par deux fois, les demandes de le chasser de l’atelier ont été refusées par la direction. « Ce type est odieux, mais j’en voudrais quinze comme lui, a dit Émile Gaget. Débrouillez-vous, pas question de le virer. »
À trente ans, Boucher partage avec sa mère impotente une roulotte décatie, sans roues ni chauffage, dans la Zone au Pré-Saint-Gervais. De l’autre côté des fortifications, cette bande de terre décrétée non constructible par l’armée, amas de cabanes et de cahutes flottant sur un océan de boue qui jamais ne sèche vraiment, même en été, est le plus grand bidonville de France. S’y entassent miséreux, déclassés, vieux sans ressources, immigrants, lépreux, enfants perdus, tziganes, mendiants, infirmes, ouvriers chassés par la spéculation immobilière et les travaux du baron Haussmann, paysans sans terre attirés par le mirage de la grande ville, communards en cavale, déserteurs, chiffonniers, propres à rien, Apaches, voleurs, malfrats et réprouvés. D’improbables gargotes nourrissent cette humanité semblant sortie du Moyen Âge. Des barbecues empestent le mauvais charbon et grillent des saucisses aux contenus suspects. Des cabarets à six sous accueillent les bourgeois parisiens en quête de frissons, d’absinthe et de plaisirs faciles, qui se donnent bonne conscience en baptisant « filles de joie » les prostituées, souvent mineures, dont le maquillage cache mal les cernes et les tourments.
C’est dans cette cour des Miracles, sur un sol en terre battue, entre quatre planches disjointes, qu’est né voilà trente ans le petit Philibert. Il n’a jamais connu son père, livreur de pierres écrasé sous sa charrette quand il avait un an. Sa mère fut femme de ménage chez de riches familles parisiennes, tant qu’elle a pu marcher. Enfant, elle ne l’a jamais aimé ; toujours sur le point de l’abandonner, renonçant à la dernière minute, prise de remords que vite elle regrettait et noyait dans l’alcool. Elle le nourrissait peu et mal, disparaissait pendant des jours en le confiant à de vagues voisins incapables de calmer ses pleurs et ses terreurs. Aujourd’hui, la haine entre eux est presque palpable. Ils passent des jours sans se parler, communiquent par gestes ou signes de tête. Elle l’a longtemps battu comme plâtre, jusqu’au jour où, à douze ans, il lui a cassé une chaise sur le dos et l’aurait tuée si des chiffonniers n’étaient pas intervenus. Ses souvenirs d’enfance, c’est la faim, le froid et la violence, entre taudis, cabanes et masures insalubres.
Heureusement il y avait les copains, la bande. Une dizaine de morveux tireurs de frondes, chasseurs de rats, rois des passages secrets et des cachettes dans les buissons, des vols à l’étalage rue de Belleville, détrousseurs de touristes sur les boulevards ; feux à la belle étoile en été, agglutinés autour d’un poêle récupéré dans les ordures en hiver, se racontant les histoires de pères imaginaires partis chercher de l’or au Pérou ou en Californie et qui un jour, c’est sûr, reviendront les chercher.
Tous sont morts ou en prison, aujourd’hui. Seul Philibert s’en est sorti, grâce à ses mains habiles et sa force herculéenne. Il apporte à sa mère son seul repas de la journée, du pain noir, du lard ou des croûtes de fromage, le soir en rentrant du chantier. Quand il rentre. Certains jours de paie, il passe la nuit dans un bordel de Saint-Lazare ou, aux beaux jours, cuve son vin dans un fossé des fortifs. Sa mère mange un bol de soupe si la voisine, une lavandière qui partage avec une douzaine de chats une cahute de tôles et de toile goudronnée, pense à elle. Sinon, c’est pas sauter un repas qui la tuera, la vieille. Dommage, d’ailleurs. J’en serais débarrassé depuis longtemps, pense-t-il.

La partie haute de la statue, jusqu’à la taille, a été démontée et empaquetée quand un matin, comme les hommes se regroupent autour de braseros pour se réchauffer les mains avant de se mettre à la tâche malgré la bise et les flocons de neige fondue, un membre du comité de l’Union franco-américaine, chargé de superviser la mise en caisse, les rassemble sous l’auvent.
– Messieurs, j’ai une grande nouvelle : la direction propose à douze volontaires d’accompagner en Amérique notre magnifique statue et de travailler à son remontage, aux côtés des ouvriers américains. Au moins six mois de travail à New York, pour soixante francs la semaine. Et l’honneur d’ériger dans la capitale du Nouveau Monde ce symbole éternel de la grandeur de la France et de l’amitié entre nos deux pays. Le gouvernement prend à sa charge le transport de notre chef-d’œuvre. C’est donc sur une frégate de la Marine, avec les caisses, que les chanceux vont voyager, tous frais payés. Monsieur Boyer, à cette table, prendra les noms des volontaires. Comme vous serez, je n’en doute pas, nombreux à vouloir profiter d’une opportunité qui ne se présente qu’une fois dans une vie, nous prévoyons de procéder à un tirage au sort. Bonne chance à tous. Et je suis chargé par M. de Lesseps, le président de notre comité, de vous féliciter pour votre excellent travail. Les délais ont été tenus, sans le moindre dommage ou accident. Bravo.
Six mois d’emploi en Amérique, une paie convenable et le passage payé, même s’il ne voit pas bien où se trouve cette ville de New York, Philibert Boucher n’hésite pas. D’un coup d’épaule, il passe devant un jeune moustachu et se présente le premier à la table. Que deviendra la vieille ? Au diable. La grosse Lulu n’aura qu’à s’en occuper. Pas mon problème. Il y a du travail à foison, de l’autre côté de l’océan, à ce qu’on dit. Ils donnent aux ouvriers qui savent bâtir des ponts ou des immeubles des salaires qu’un contremaître n’aurait pas ici, racontait un Italien l’autre jour à la cambuse. On peut même y devenir millionnaire, avec du travail et de la chance. Je vais y aller, et on verra bien. Si ça se trouve je ne reviendrai jamais.
– Nom ?
– Boucher
– Prénom ?
– Philibert.
– Tu connais ton âge ?
– Trente ans.
– Ton lieu de naissance ?
– Aubervilliers.
M. Boyer se tourne vers l’un des chefs d’atelier, qui approuve d’un signe de tête. Il note le nom en tête de liste.
– Suivant.
Contre toute attente, trois jours plus tard, la liste ne compte que dix volontaires. Le comité devra promettre dix francs de plus par semaine pour trouver deux autres candidats à l’aventure transatlantique.
Jour après jour, les caisses s’empilent dans la cour. Un matin d’avril, quand ne restent à démonter que les pieds de la géante autour desquels s’enroulent les maillons de chaînes brisées symbolisant la fin de l’esclavage des Noirs d’Afrique, des charrettes tirées par des percherons commencent à les emporter vers un hangar de la gare Saint-Lazare toute proche. Deux semaines plus tard, la dernière caisse est clouée. C’est la numéro un, sur laquelle est inscrit au pochoir, à la peinture noire : « Chaînes, pieds, anneaux et diverses feuilles de la draperie ». La numéro trente-sept contient la « Tête », la sept, une « Semelle et talon », la trente-et-un le « Bas du livre côté droit ». Elles sont de tailles différentes, en fonction du contenu, la plus lourde pèse huit cents kilos. En tout, cent-vingt tonnes de fer, quatre-vingts tonnes de cuivre. Trente-six caisses sont remplies de rivets, rondelles et boulons.
Quand elles quittent, sous les bravos des ouvriers et des employés, la cour des ateliers, rendez-vous est donné à la gare, le lendemain matin, aux douze « Américains », comme on les surnomme. Ce soir-là, Philibert Boucher hésite à parler à sa mère, y renonce. À quoi bon, pense-t-il. Elle ne se rendra pas compte de mon absence avant des jours, et je ne vais pas lui dire que je pars en Amérique. Elle n’a aucune idée de ce que c’est l’Amérique. Quand j’étais petit, elle disait que le plus loin qu’elle soit allée en dehors de Paris c’était Compiègne, et qu’elle avait détesté prendre le train.
Il rend visite à la voisine, dépose sur la table deux billets de vingt francs en disant qu’il doit s’absenter quelques jours, peut-être davantage, et que si c’est le cas il trouvera un moyen d’envoyer de l’argent pour nourrir la vieille, en sachant qu’il n’en fera rien. Non, je ne lui ai rien dit. Elle dort.
Peu avant midi, un train spécial de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest, soixante-dix wagons pavoisés de cocardes, lâche un coup de sifflet et un jet de vapeur aux premiers tours de roues sur le quai de la gare. Des dignitaires de la loge maçonnique Alsace-Lorraine, celle de Bartholdi, des officiels de l’Ouest parisien, des membres de l’état-major de la Marine en grand uniforme, des ouvriers des ateliers Gaget et des écoliers du huitième arrondissement brandissant de petits drapeaux français et américains saluent le départ vers Rouen du glorieux chargement. Un wagon à banquettes de bois a été accroché à l’arrière, dans lequel prennent place Philibert Boucher, ses onze compagnons de voyage et le contremaître Laurent, qui transporte dans une sacoche de toile la documentation technique sur laquelle il veille comme sur le Saint Sacrement.
– J’ai entendu une conversation entre Gauthier et un comptable, il y a deux jours, dit-il à son voisin de banc. Aux dernières nouvelles le piédestal de la statue, que les Américains doivent construire sur l’île dans le port de New York, est à peine commencé. Des mois de retard, peut-être un an. Vous êtes bien optimistes de partir si loin sans être sûrs d’avoir du travail. Pas de statue à remonter, pas de salaire… Moi, ma mission s’arrête sur le quai du port de Rouen, je donne la sacoche à Bartholdi et je rentre à la maison.
– Mais toi, tu as une femme et des enfants, non ? répond Eugène Riobert, un ouvrier de vingt-deux ans qui aurait payé son passage pour l’Amérique s’il avait fallu. Moi, j’ai un oncle qui est parti chercher fortune en Californie, il y a trente ans. Aujourd’hui il dit dans ses lettres qu’il est l’un des hommes les plus riches de San Francisco. Il a deux hôtels et trois restaurants. Alors, statue ou pas, je compte bien l’y rejoindre. La République m’offre le bateau, au revoir et merci !
– Moi, j’ai confiance dans le comité, dit un autre. Ils n’enverraient pas un chargement pareil si tout n’était pas prêt pour l’accueillir.
Philibert Boucher cale sa tête contre la fenêtre, baisse sa casquette sur ses yeux et, dans le bruit et la fumée, fait semblant de dormir. Il pense à l’océan, qu’il va voir pour la première fois, aux récits des marins dans les bouges de la Zone, à leurs descriptions des filles à trois sous et des bars sur les quais, dans tous les ports du monde.
En fin d’après-midi, le train s’immobilise aux abords de la gare de Rouen. Une noria de charrettes attend, près d’une grue à vapeur, pour transporter les caisses sur le quai Cavelier-de-La-Salle, dans un méandre de la Seine en plein centre-ville, où est amarrée une frégate de la Marine, l’Isère.
C’est un trois-mâts moderne à coque métallique de soixante-sept mètres, mille trois cents tonneaux, avec une machine à vapeur de cent-soixante chevaux et une hélice de bronze flambant neuve. Elle rentre du Tonkin où elle ravitaillait les troupes coloniales. Son commandant, le capitaine de vaisseau Gabriel Lespinasse de Saune, doit à ses états de service et ses contacts familiaux à l’Amirauté l’honneur d’avoir été désigné pour cette prestigieuse mission.
En ville, les « Américains » sont logés, aux frais du comité, dans une auberge à marins à deux rues de là. Certains proposent leurs services pour aider au chargement, les débardeurs refusent. On n’aime pas les touristes, par ici, ou les amateurs qui voudraient piquer notre boulot. Docker, c’est un métier, et ces grues sont dangereuses. Tirez-vous de là !
Le lendemain Boucher se lève à midi, traîne de bouge en taverne, dépense ses derniers sous en rhum coupé d’eau, prostituées édentées et mauvais vin. Un matin, il aperçoit sur le quai Auguste Bartholdi en conversation avec un officier, sans doute le commandant à en juger par son uniforme à galons dorés. Les caisses se balancent au bout des cordages et disparaissent dans la soute où elles sont arrimées serré pour ne pas déséquilibrer le bateau en cas de tempête. Le 20 mai, la dernière disparaît dans les entrailles du navire. Le jour suivant, l’Isère lève l’ancre, saluée par le conseil municipal, la loge maçonnique et la musique militaire qui joue La Marche du drapeau. Elle descend la Seine au rythme lent de sa chaudière, toutes voiles carguées contre les vergues. Deux heures plus tard, elle mouille à Caudebec-en-Caux, dans le troisième méandre du fleuve après Rouen. Les ouvriers voient débarquer le sculpteur et sa femme, accompagnés de M. Gaget, qui retournent à Rouen, puis à Paris.
– Vous ne croyiez quand même pas qu’ils allaient voyager dans le dortoir puant d’un navire militaire ? lance un marin. Le beau monde, ça traverse l’océan en paquebot, dans des cabines de luxe, en buvant du champagne. Le second m’a dit qu’ils partaient dans une semaine. Ils seront sans doute à New York avant nous.
En début de soirée, le trois-mâts croise au large du Havre et pénètre dans la Manche. Le faisceau du phare, comme un doigt divin, pointe vers l’ouest la direction du Nouveau Monde. Une longue houle se lève, qui retourne les estomacs des douze ouvriers, dont aucun n’avait jamais mis le pied sur un bateau. Les voiles sont larguées, le cap mis sur l’archipel des Açores.

2
Horta – Île de Faial (Açores)
Juin 1885
Les deux marins américains ont dégainé leurs couteaux de baleiniers et menacent Philibert Boucher qui leur fait face, dos au mur dans la taverne de Porto Pim. Il répond aux éclairs des lames par de grands moulinets avec le tabouret qui lui a servi à assommer leur quartier-maître. Personne n’a compris comment la querelle a éclaté, dans la salle de l’Azorean House. Mais dans le café du port de Horta, escale réputée de l’archipel des Açores où se côtoient équipages et passagers de steamers, matelots de toutes les marines du monde, pêcheurs du grand large et chasseurs de cachalots, le patron a l’habitude des rixes.
Aux premiers éclats de voix, insultes en jargon baleinier de la côte est des États-Unis d’un côté, argot des faubourgs parisiens de l’autre, il a envoyé un commis chercher trois membres de la Guarda Nacional Republicana qui entrent dans la pièce et braquent leurs fusils sur les bagarreurs. Ils ordonnent aux Yankees de poser à terre leurs coutelas à trancher la peau des cétacés, au colosse français de lâcher ce tabouret, sortent d’une sacoche des fers de marchands d’esclaves datant du XVIIe siècle, les menottent et embarquent le trio dans la prison du port.
Le lendemain matin Charles Dabney, tout-puissant consul des États-Unis sur l’île, arrête son buggy attelé derrière un hongre blanc au pied de l’échelle de coupée de l’Isère, amarrée sur le quai des marchands de charbon.
– Le consul américain aux Açores demande permission de monter à bord, commandant ! crie le planton de garde sur le quai.
– Permission accordée.
Le diplomate porte un costume de lin clair, un chapeau à large bord, une courte cravache de cuir tressé avec laquelle il frappe contre sa jambe de petits coups censés souligner son exaspération.
– La brute qui a failli tuer hier soir un officier de notre flotte baleinière affirme faire partie de votre équipage, dit-il, mi en français, mi en portugais, au lieutenant de vaisseau Lespinasse de Saune, descendu à sa rencontre.
– Ce n’est pas l’un de nos hommes, monsieur le consul. Nos marins ont interdiction de se battre aux escales, et sont disciplinés. Il s’agit d’un passager. L’un des ouvriers qui accompagnent à New York la statue monumentale que nous avons à bord, et que nous nous apprêtons à offrir à votre pays, de la part du peuple français. Je ne sais pas si vous avez eu vent de ce formidable projet. Elle va être érigée dans cette baie magnifique, dans laquelle j’ai déjà eu le plaisir de mouiller.
– Je ne sais pas de quoi vous parlez… Et je m’en moque. Marin ou passager, il sera condamné à trois mois de cachot, à moins que vous ne payiez son amende. La grande flotte baleinière américaine fait vivre cette île, et j’exige que nos courageux chasseurs de monstres des mers y soient respectés. Le quartier-maître du Charles Morgan a mis deux heures à retrouver ses esprits, le médecin du bord craint une fracture du crâne. En tant que représentant du gouvernement fédéral des États-Unis, je ne peux tolérer cela.
– J’entends bien, monsieur le consul. Mais d’après ce qui m’a été rapporté, mon compatriote a été pris à partie par trois hommes ivres armés de couteaux. Il s’est défendu.
– Les faits ne sont pas clairs. C’est pour cela que le capitaine de la garde, un ami, accepte de régler cela entre nous, par une simple amende. Je vous conseille d’accepter.
– Bien entendu. Mon intendant est à votre disposition. Avec mes remerciements, monsieur le consul.
– Et je vous demande de consigner cet individu à bord pendant votre escale.
– Cela va de soi. Nous terminons le plein de charbon et appareillons demain à l’aube. Nous sommes en mission officielle pour la République française, cela n’attend pas.
Peu après, deux gendarmes portugais en armes escortent Philibert Boucher jusqu’à la frégate. Il marche d’un bon pas, épaules en arrière, mais son œil droit est tuméfié, sa main droite écorchée. La bagarre s’est poursuivie dans la cellule de la prison, où les gardes nationaux ont eu l’étrange idée d’enfermer ensemble les trois détenus, avant de les séparer à la hâte.
– Comment vous appelez-vous, ouvrier ? lance le commandant à l’homme qui se tient devant lui sur le pont, tête haute, demi-sourire aux lèvres.
– Boucher. Philibert Boucher.
– La République vient de payer l’équivalent de quatre-vingts francs pour vous sortir de là. Je ne veux pas savoir ce qui s’est passé. Misérable querelle d’ivrognes. Votre mission en Amérique est de la plus haute importance, il n’est pas question de vous laisser ici. Mais sachez que cette somme sera retenue sur votre salaire, je laisserai les consignes et veillerai à ce qu’elles soient appliquées.
– Comme vous voulez.
– La ferme ! Vous n’avez rien à répondre. Je vais vous apprendre à parler sur ce ton au commandant de ce navire. Vous effectuerez la suite de la traversée à fond de cale, avec les caisses. Interdiction de monter sur le pont. Second maître, escortez-le. Non, attendez… Avant de descendre, il va aider au chargement du charbon. Donnez-lui une pelle.
Quatre chariots tirés par des bœufs font des allers-retours entre les entrepôts de combustible, au bout du quai, et le navire. Grâce à sa position géographique, presque à mi-chemin de l’Amérique, Horta est devenu, depuis l’avènement de la marine à vapeur, le principal point de ravitaillement des navires transatlantiques, qui multiplient les traversées. Les panaches de leurs cheminées se détachent sur l’horizon, équipages et passagers se pressent dans les tavernes et les magasins de souvenirs de l’île. Les entrepreneurs locaux qui avaient les bonnes connexions à Lisbonne et ont été capables de monter, puis approvisionner, des entrepôts à coke ont fait fortune en trois ans. Mais dans le bassin de Porto Pim, ce n’est pas l’odeur du charbon qui domine. C’est celle, plus âcre, des fours qui fument sur les ponts des trois-mâts de la flotte baleinière américaine. Les quartiers de cétacés chassés dans le Grand Sud y sont cuits et fondus pour devenir cette huile qui, depuis un siècle, éclaire les rues des capitales du monde et a fait la fortune des Quakers de l’île de Nantucket ou du port de New Bedford, dans le Massachusetts. Ceux que les îliens appellent les Yankee Whalers sont chez eux à Horta, le plus grand village de Faial. Ce matin, la bannière étoilée flotte sur une douzaine de trois-mâts aux ponts luisants de graisse. Certains, de retour d’une campagne de chasse de plusieurs mois, voire plusieurs années dans l’Atlantique sud, font escale pour un dernier ravitaillement avant de mettre cap à l’ouest et rentrer à leurs ports d’attache. D’autres, partis pour une campagne de chasse avec un équipage américain incomplet – les dangers de la chasse et les mauvaises paies rebutent les candidats dans les ports de la côte Est –, font escale aux Açores pour y embaucher des îliens, dont la réputation de harponneurs et de marins intrépides a franchi l’Atlantique. Contre la promesse de rester à bord tant que les cales ne sont pas pleines d’huile, ils reçoivent l’assurance de pouvoir, en fin de campagne, débarquer en Amérique et s’y installer sans formalités. Ils obtiennent en quelques mois une naturalisation que d’autres attendent des années. Dans le port de New Bedford, près de Boston, où s’entassent les tonneaux luisants, on jure en portugais, la morue y est cuisinée comme au pays et les récits de fortunes baleinières sont envoyés dans les îles, où ils suscitent de nouvelles vocations. La chasse aux géants des mers est une tradition séculaire aux Açores, et les harponneurs locaux se sont taillé une réputation de bravoure et d’efficacité au sein de la flotte américaine, qui offre des salaires et des perspectives d’émigration qui font rêver les jeunes de l’archipel.
Sur le pont de l’Isère, près de l’ouverture de la cale à charbon, Philibert Boucher regarde l’énorme godet de fer suspendu à une poulie dans la mâture descendre vers lui. Un marin, d’un coup de perche, déclenche le mécanisme d’ouverture. Une partie du chargement de coke tombe dans la soute, une autre se répand sur le pont. – Allez, mon gars, à toi ! lui lance un marin en uniforme. Dégage tout ça en vitesse. On n’a pas toute la journée.
Cet abruti de commandant croyait me punir, pense Philibert en empoignant sa pelle, mais je suis content d’avoir quelque chose à faire. Je m’emmerde, sur ce bateau. Et rien à foutre de finir le voyage avec les caisses. Au moins je n’aurai plus à supporter les ronflements et les odeurs de tous ces crétins dans leurs hamacs.

3
Baie de New York
Juin 1885
À l’aube du 17 juin, la vigie de l’Isère signale enfin la pointe de Sandy Hook, l’entrée sud de la baie de New York. La frégate longe depuis la veille la côte américaine, les dunes et lagunes du New Jersey, après vingt-cinq jours de navigation sans encombre. Deux jours de tempête, au large de Cuba, ont secoué le navire mais n’ont provoqué aucun dégât dans la cale, où les caisses étaient bien arrimées. Le commandant ordonne d’affaler les voiles et de mettre la chaudière au ralenti pour arriver avec le jour.
Un port aussi vaste et important sans un phare pour en marquer l’entrée, voilà qui est étrange, pense-t-il en abaissant sa longue-vue. C’est aussi cela, le Nouveau Monde. Il est si nouveau que des balises indispensables que nos ancêtres ont depuis longtemps bâties sur nos côtes manquent encore ici. Il doit y avoir des fortunes à faire en construisant des phares sur les côtes de l’Amérique. Il faudra que j’en parle à mon cousin Henri, ingénieur à l’arsenal de Brest. Il pourrait peut-être tenter sa chance ici et devenir riche en quelques années.
L’officier ordonne la mise en panne et l’envoi sur les haubans extérieurs des pavillons de cérémonie. Puis il descend dans sa cabine passer son uniforme de parade. Il glisse dans sa poche la lettre officielle signée par Ferdinand de Lesseps, qui l’instruit de remettre son chargement à Joseph W. Drexel, banquier et président du Comité américain pour le piédestal de la statue et au général Charles P. Stone, du Corps des ingénieurs de l’armée américaine, qui en dirige les travaux.
Le roulement sourd de la chaîne d’ancre et les ordres du quartier-maître dans un porte-voix réveillent marins et passagers. Dans la soute, Philibert Boucher s’étire sur le lit qu’il s’est aménagé, avec des couvertures pliées, entre deux caisses. Une chance, cette punition… J’étais peinard ici, avec la Grande Dame en morceaux. Ils m’ont apporté à manger, dispensé de corvées, vidé mon pot de chambre… Dans la tempête j’étais mieux installé que les autres, j’parie, même si cela a bien secoué. On dirait que nous sommes arrivés. Combien de jours depuis l’île des chasseurs de baleines ? Deux semaines ? Plus ? Je ne sais pas, perdu le compte. À entendre le raffut là-haut, on ne devrait pas être loin du port. »

À propos de l’auteur
MOUTOT_michel_ ©Hermance_TriayMichel Moutot © Photo Hermance Triay

Michel Moutot est journaliste à l’Agence France-Presse. Lauréat du prix Albert-Londres en 1999, correspondant à New York en 2001, il a reçu le prix Louis-Hachette pour sa couverture des attentats du 11 Septembre. Filles du ciel est son cinquième roman, après Ciel d’acier, récompensé par le prix du Meilleur Roman des lecteurs de Points en 2016, Séquoias, prix Relay des Voyageurs en 2018, L’America, prix Livre & Mer Henri-Queffélec en 2020, et Route One en 2022. (Source: Éditions du Seuil)

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Petites choses

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En deux mots
Valentina et Gordon Wasson vont se passionner pour les champignons et créer l’ethnomycologie. Après la théorie, ils vont sur le terrain et découvrent au Mexique une espèce hallucinogène. Les deux ethnomycologues ne se doutent pas qu’ils vont bientôt changer le monde.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les champignons qui changent le monde

Dans un premier roman hallucinant, Benoît Coquil nous raconte comment un couple de passionnés découvrent les psilocybes, des champignons hallucinogènes qui vont transformer la société. Stupéfiant!

Quand Gordon Wasson rencontre Valentina, il est loin de se douter que sa future épouse va l’entraîner dans une folle aventure. C’est lors de leur voyage de noces dans les Catskill Mountains que Valentina découvre des champignons dont elle fera une bonne poêlée sous l’œil méfiant – pour ne pas dire angoissé – de son jeune mari.
Rentrés à New York, «ils commencent à lire frénétiquement tous les ouvrages qui traitent des champignons dans les cultures anciennes et modernes. Ils se passionnent pour la façon dont on les nomme et les consomme ici et là, dont on en fait des êtres supérieurs ou bien des monstres. Partout dans le pays, et même ailleurs, les Wasson vont écumer les bibliothèques des musées, des collections ethnographiques, des instituts de botanique. Leurs carnets se remplissent de croquis, de cartes, d’idéogrammes, de noms surnaturels, Lycoperdon furfuraceum, Marasmius oreades, satyre élégant, fairy circles. Toute une vie de recherche s’ouvre pour les Wasson, bien que ce qui les séparait va maintenant les lier résolument. Au passage, ils s’inventent un titre pour leur passion bizarre: ils seront ethnomycologues.»
Une passion que la naissance de deux enfants ou l’ascension au poste de vice-président de la J.P. Morgan et Company ne vont nullement entamer. Ils continuent de voir des champignons partout. Dans les productions de Disney, Fantasia puis Alice au pays des merveilles, que Tina va voir avec Peter et Masha. Dans les recherches du chimiste Hoffmann à Bâle qui va bientôt breveter le LSD. Dans les faits divers, comme cette curieuse affection qui frappe les habitants de Pont-Saint-Esprit dans le Gard. Le 17 août 1951 des centaines d’habitants sont bizarrement intoxiqués, sans que l’on sache précisément pourquoi.
Un mystère de plus qui va aiguiser la curiosité de notre couple. Alors quand ils lisent qu’au Mexique des cérémonies mettent en scène les champignons, ils prennent l’avion. De Mexico ils se rendent à Huautla de Jiménez, où «les champignons t’emportent donde está Dios, là où se tient Dieu.»
Un voyage suivi de plusieurs autres expéditions et d’expériences quasi mystiques que María Sabina, la grande prêtresse, leur demande de garder secrètes.
Un serment que Gordon va trahir plusieurs millions de fois, soit le tirage du magazine Life auquel il a confié son histoire et ses clichés. «Cela s’appelle «Seeking the magic mushroom», et s’ouvre sur une photo pleine page de María Sabina tenant un champignon dans la fumée bleutée du copal. Puis vient un long texte où Wasson explique ses premières recherches, revient sur les rites ancestraux autour des champignons en Amérique Centrale, raconte sa découverte des pierres-champignons et ses voyages à Huautla, sa rencontre avec la chamane, ses visions sous psychotropes.»
On l’aura compris, le premier roman de Benoît Coquil ne se contente pas de vulgariser la mycologie en explorant son histoire, mais y ajoute un aspect que l’on pourrait qualifier de folklorique s’il n’avait pas profondément bouleversé le monde. Le Flower Power avec ses effets politiques, sociaux, culturels est une révolution à laquelle les Psilocybes ne sont pas étrangers. Paraphrasant Thierry Hazard, on pourrait dire que Petites choses est «un Spécimen rare chef-d’œuvre unique, Modèle d’époque pièce authentique, C’est un roman psyché, un roman psychédélique.

Petites choses
Benoît Coquil
Éditions Rivages
Premier roman
224 pages, 19,50€
EAN 978000
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, à Great Falls, Montana, à Newark, New Jersey, à New York ainsi que dans les Catskill Mountains et à Danbury, Connecticut. Puis on voyage au Mexique, de Mexico jusqu’à Huautla de Jiménez. On y évoque aussi Paris et Bâle.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1950-1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mexique, années 1950. Au cœur des montagnes brumeuses de la région de Oaxaca, la chamane María Sabina se livre à d’étranges incantations, mêlées de transes et de chants. Elle a recours dans ses rituels aux psilocybes, de puissants champignons hallucinogènes, qu’elle appelle ses « petites choses ».
Mus par une insatiable curiosité, Gordon et Valentina Wasson, d’étonnants scientifiques autodidactes, partent depuis New York en quête du dernier psychotrope encore inconnu de l’Occident.
Le récit de leur découverte et de leurs expériences sous l’effet de cette substance va bientôt faire vibrer la planète, de la CIA au Muséum d’Histoire naturelle de Paris, de la contre-culture psychédélique aux laboratoires Sandoz. Et faire basculer à tout jamais l’univers de María Sabina.
D’une plume vive et jubilatoire, entre récit d’aventures et tableau magique, Benoît Coquil nous fait revivre la fabuleuse histoire d’un champignon qui a changé le monde.

Les critiques
Babelio
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Kimamori (Yassi Nasseri)
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Benoît Coquil présente son premier roman, «Petites choses» © Production TV5 Monde

Les premières pages du livre
« Voici Psilocybe.
Psilocybe qui se tient droit, se dresse sur la terre, pas bien haut.
Psilocybe le discret ne paie pas de mine. Il passe inaperçu. Un corps mince, élancé, fait d’un seul tenant, là-dessus un simple chapeau brun beige terreux, un peu élimé sur les bords. Vous le trouverez le plus souvent près d’un champ de maïs ou bien dans une prairie, à l’abri du soleil. Psilocybe, comme tous les autres, se tient dans l’ombre. Et comme tous les autres, il est là pour quelques jours à peine, après la pluie. Il ne fait que passer.
Pas tape-à-l’œil, Psilocybe. Rien à voir avec Amanita muscaria et son chapeau rouge à pois blancs, tout droit sorti d’un conte pour enfants.
Mais, sous ses apparences d’individu banal, il cache bien son jeu. Sous la cape et le chapeau couleur de terre, malgré la courte stature, la silhouette filiforme, Psilocybe a tout d’un mage. Hygrophane, sa peau change de couleur selon le climat. Si vous tenez à croiser son chemin, gare à vous. Ses pouvoirs sont multiples.
Psilocybe n’exaucera pas de vœu de fortune, ne vous offrira pas d’éternelle jeunesse. Psilocybe n’est pas ce genre de génie bienfaiteur. Il œuvrera en vous selon son bon vouloir, dans l’obscur, dans la clarté, ou bien dans le gris entre les deux. Vous ne déciderez de presque rien.
À coup sûr, il fera s’emballer ou ralentir votre cœur, dilatera vos pupilles. C’est toujours ainsi avec lui. Sans doute, il vous fera connaître l’euphorie et les larmes. Il ne vous montrera rien de lui, vous fera plutôt voir en dedans de vous-même.
Peut-être vous montrera-t-il vos morts, ceux qui étaient là avant vous. Vos morts et aussi votre mort à venir. Ce sera terrifiant ou apaisant, impossible de le savoir à l’avance.
Si vous avez un au-delà, Psilocybe vous le fera toucher du doigt. Il vous fera tutoyer votre dieu, vos dieux.
Si vous croyez au temps des horloges, au temps régulier résolu rectiligne des horloges, Psilocybe le rendra liquide et sinueux comme le ruisseau, le fera s’épaissir, le rendra solide, gazeux, changera les heures en secondes.
Si vous croyez aux contours de votre personne, Psilocybe les abolira. Psilocybe vous amplifiera, lèvera les barrières douanières de votre tout petit ego, vous fera arbre parmi les arbres. Vous oublierez ce qui vous distingue de la chaise qui vous soutient, de l’air qui vous emplit, de la pluie tombée sur vous, de la mouche posée sur vous. Psilocybe vous rendra cosmique.
De tout cela il est capable, malgré ses cinq ou dix centimètres, malgré son air de rien. De tout cela vous ne déciderez pas.

Psilocybe vient du Mexique. C’est là que tout commence. Les Anciens, en náhuatl, l’ont appelé teyuinti-nanácatl, « celui qui enivre », ou bien teonanácatl, « chair des dieux ».
C’est autour de lui, Psilocybe l’imperturbable, celui qui revient toujours après la pluie, autour de Psilocybe qui enivre, que tourne cette histoire. C’est autour de son pied mince et droit que tous vont orbiter, chamanes, sorciers, chercheurs, chimistes, espions, hippies, sages et fous, dieux et diables. Approchez voir Psilocybe haut comme trois pommes. Penchez-vous pour le cueillir et vous les verrez tourner, ces histrions du siècle dernier, enivrés qu’ils sont de lui.
Approchez, et vous saurez.

I
A SHORT CUT TO MUSHROOMS
Gordon Wasson a cinq ans à peine lorsqu’il quitte Great Falls, Montana, la ville où il est né, pour s’installer avec ses parents et son frère à Newark, New Jersey, juste à côté de New York. Autant dire à l’autre bout du pays. Il ne s’en souvient pas, ou alors comme d’un voyage sans fin, d’une durée qui frôle le surnaturel. Un voyage si long qu’il mène vers un autre monde. Peut-être garde-t-il tout de même le souvenir très net de ces quelques minutes où il perd de vue ses parents dans la gare de Minneapolis noyée par la vapeur des locomotives, minutes qu’il passe à fixer sans le comprendre le logo du Northern Pacific Railway, une espèce de yin et yang rouge et noir qui l’hypnotise, jusqu’à ce que sa mère affolée le retrouve enfin et l’arrache à son hypnose de gamin fatigué.

En 1900 et quelques, les Wasson passent donc de l’interminable plaine du Montana à la grande ville debout. Ils ont pris une douzaine de trains pour y arriver et pourtant les voilà, fourbus mais heureux, dans leur maison en brique près de l’Hudson, à quinze kilomètres de Manhattan.
Le père, Edmund Atwill Wasson, est pasteur. Il a été promu par le diocèse pour guider les âmes égarées de la paroisse de Newark. On se figure révérend Edmund comme un large bonhomme ventripotent qui impressionne ses fils par des yeux très clairs qu’il écarquille lors de ses sermons, parce qu’il aime théâtraliser, surtout lorsqu’il leur raconte l’histoire du Buisson ardent et que sa grosse voix résonne dans la nef.
N’imaginons pas pour autant un personnage austère : Edmund est aussi amateur de bonne chère et ne crache pas sur le vin de messe, bientôt le seul alcool en circulation en ces années de prohibition galopante. D’ailleurs, il s’apprête à faire paraître un livre intitulé Religion and Drink, dans lequel il plaide pour que ses ouailles puissent continuer à boire du vin, dans les limites de la modération chrétienne, s’en référant à saint Jean Chrysostome – « Ne condamnez point le vin, mais l’abus que l’on fait du vin ! » Alors que les brasseries et les tripots ferment les uns après les autres, tandis que dans les saloons on se met à l’eau de Seltz, Edmund, les yeux pétillants après quelques verres du Précieux Sang, devise peut-être sur les Noces de Cana ou sur l’Extase de sainte Thérèse d’Avila, « enivrée de vin céleste ».
Son goût pour le mystère, le petit Gordon le doit sans doute à sa lecture immodérée des aventures de Sherlock Holmes, quoique son père lui répète qu’en matière de mystère, rien n’égale ceux, majuscules, de Dieu et de la Bible. Mais cela, Gordon le sait. À quatorze ans, il a déjà achevé sa troisième lecture de l’Ancien et du Nouveau Testament, et trouvé là-dedans bon nombre de mystères. Ses épisodes favoris sont, par ordre croissant de préférence : Jonas mangé puis recraché par la baleine ; Élie monté au ciel dans un tourbillon ; les flammes de l’Esprit-Saint perchées sur les têtes des apôtres qui se mettent à parler toutes les langues.
C’est aussi à leur père que Gordon et son frère Tom doivent leur bel anglais, cette prose si châtiée qu’ils déroulent à toute heure, même pour parler de baseball, car révérend Edmund leur interdit, dans un but d’enrichissement stylistique, l’usage de l’adverbe very et du verbe get, et leur a promis les flammes des enfers s’ils s’avisaient de confondre like et as, shall et will, should et would.

Non contents de faire de leurs fils de bons chrétiens et des anglophones hors pair, les parents Wasson veillent aussi à les dégourdir, de corps et d’esprit : une fois par mois, Gordon et Tom reçoivent un billet de train aller-retour et quelques dollars pour aller visiter tout seuls un musée de la capitale. C’est l’aventure : New York est comme un archipel. Il faut traverser trois fleuves pour arriver jusqu’à Manhattan, puis à la jungle de Central Park, échapper aux brigands de la Cinquième avenue, aux espions de Times Square, avant de découvrir enfin le trésor attendu : momie, squelette de dinosaure, automate musicien, selon le musée.

Un jour, au Metropolitan Museum, au fond de la grande salle déserte des arts océaniens, Gordon tombe nez à nez avec un masque de Nouvelle-Guinée qu’il dévisage – ou plutôt qui le dévisage – pendant presque une heure. À nouveau, il est hypnotisé, comme dans la gare de Minneapolis. Plutôt qu’un masque, c’est comme un heaume de chevalier – un heaume majestueux en écailles de tortue, avec au milieu un long nez pointu et deux yeux grands ouverts, très blancs, qui le clouent sur place. À son sommet, un oiseau marin en bois, genre albatros ou frégate, aux vastes ailes déployées. Un masque à métamorphose, donc, une sorte d’objet magique qui transformerait son porteur en oiseau des mers, ou lui conférerait au moins le don de voler. Est-ce à cela que pense le petit Gordon planté là ? S’imagine-t-il chausser le masque et s’envoler par la pensée au-dessus de Long Island ? A-t-il déjà l’intuition qu’il existe des voyages immobiles ? Mais ça y est, la rêverie est finie, cette fois c’est son frère qui l’attrape par le collet.

D’après la notice biographique mise en ligne par le musée botanique de l’université d’Harvard, c’est vers 1914 que tout s’emballe. La guerre éclate au loin, Gordon a seize ans. Il ne traîne plus dans les musées. Il part pour l’Angleterre rejoindre son frère. En 1917, il s’enrôle dans le corps expéditionnaire américain en France. D’abord dans l’infanterie, puis comme opérateur radio.
Après 1918, une fois la paix retrouvée, la notice passe des faits d’armes au curriculum : Columbia School of Journalism, London School of Economics, professeur d’anglais à Columbia, reporter pour le New Haven Register, chroniqueur économique pour le New York Herald Tribune, à peu près quarante ans avant que Jean Seberg ne vende ce même journal sur les Champs-Élysées dans À bout de souffle.
L’ennui, c’est que ça ne nous dit pas s’il préfère l’automne à Londres ou à New York. S’il est le premier de sa famille à avoir autant voyagé. Si, une fois de retour, il regrette l’Europe, comme Rimbaud. Ça ne nous apprend rien de la guerre qu’il a vue, si elle le précipite dans l’âge adulte, s’il a vu Verdun ou Craonne, s’il en tremble encore. C’est le problème avec les notices biographiques : ça ne raconte pas grand-chose. Celle de Wasson nous renseigne au moins sur l’enfant rêveur qu’il a cessé d’être ou bien qu’il a fait taire pour un temps. »

Extraits
« Ils en font même le trait d’union de leur histoire commune, puisqu’à partir de 1927 ils commencent à lire frénétiquement tous les ouvrages qui traitent des champignons dans les cultures anciennes et modernes. Ils se passionnent pour la façon dont on les nomme et les consomme ici et là, dont on en fait des êtres supérieurs ou bien des monstres. Partout dans le pays, et même ailleurs, les Wasson vont écumer les bibliothèques des musées, des collections ethnographiques, des instituts de botanique. Leurs carnets se remplissent de croquis, de cartes, d’idéogrammes, de noms surnaturels, Lycoperdon furfuraceum, Marasmius oreades, satyre élégant, fairy circles. Toute une vie de recherche s’ouvre pour les Wasson, bien que ce qui les séparait va maintenant les lier résolument. Au passage, ils s’inventent un titre pour leur passion bizarre : ils seront ethnomycologues. » p. 29

« à Huautla, les champignons t’emportent donde está Dios, là où se tient Dieu. » p. 89

« Cela s’appelle «Seeking the magic mushroom», et s’ouvre sur une photo pleine page de María Sabina tenant un champignon dans la fumée bleutée du copal. Puis vient un long texte où Wasson explique ses premières recherches, revient sur les rites ancestraux autour des champignons en Amérique Centrale, raconte sa découverte des pierres-champignons et ses voyages à Huautla, sa rencontre avec la chamane, ses visions sous psychotropes. Le tout agrémenté de nombreuses images : portraits des époux Wasson au travail, maisons du village, étapes de la cérémonie – María Sabina distribuant les paires, María Sabina en prière après les avoir mangées, deux enfants en transe – et plusieurs aquarelles représentant les différents spécimens hallucinogènes trouvés dans la région. » p. 111

À propos de l’auteur
COQUIL_Benoit_©Michel_CoquilBenoît Coquil © Photo Michel Coquil

Benoît Coquil enseigne la littérature et la civilisation d’Amérique latine. Petites choses est son premier roman. (Source: Éditions Rivages)

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Pauline ou l’enfance

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En deux mots
Venant revisiter les lieux de son enfance, le narrateur se souvient des vacances passées avec son cousin Pierre et leur amie Pauline. Il parcourt avec nous le «petit royaume de l’enfance» dans un coin de Saône-et-Loire. Un paradis perdu riche de merveilleux souvenirs.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les vacances en Saône-et-Loire

C’est du côté de Louhans que Philippe Bonilo a passé son enfance. Dans ce premier et court roman, il convoque ses journées passées à parcourir la région avec son cousin Pierre et leur amie Pauline qu’il espère retrouver trente ans plus, en revenant en Saône-et-Loire. Nostalgique, enchanté, émouvant.

«L’enfance est un tout petit royaume. Un homme le parcourt en quelques enjambées. Je m’en suis aperçu en refaisant le grand tour d’autrefois. Il faut que cet âge soit peu regardant et en même temps bien imaginatif pour se faire un monde d’un aussi modeste territoire.»
C’est ce tout petit royaume que le narrateur nous propose d’explorer du côté de Louhans où ses parents tenaient une épicerie ambulante. Après de longues années passées à voyager, il revient dans le village, à la recherche des traces du passé. Mais tout a bien changé, à tel point qu’il a failli passer devant la maison familiale sans le reconnaître. Les nouveaux propriétaires l’avaient totalement transformée.
Alors, bien que ne possédant pas «ce don d’ubiquité qui permettrait d’habiter tous les âges à la fois ni la capacité de revivre le passé à volonté», le romancier va tout de même parvenir à convoquer «ces minutes heureuses dont on voudrait qu’elles durent toujours».
Dans ce lieu qui ressemblait à un entrepôt désordonné, entre les marchandises livrées, déballées et proposées à la vente dans la camionnette qui sillonnait la région, il y a d’abord l’amour inconditionnel d’une mère qui semble toutefois d’une telle évidence qu’il n’y a pas lieu de s’y appesantir. Celui du père est plus riche en aventures, parce qu’il passe par la découverte des alentours. « Jamais je n’étais plus heureux que les jours, c’était habituellement le jeudi ou le samedi, où mon père me prenait avec lui dans le camion. Je voyais le monde d’en haut, j’avais l’impression de le dominer, de commander au tracé de la route, comme en tirant les rênes d’un cheval on le dirige à droite ou à gauche. Lors des arrêts sur le bas-côté, aux abords des maisons, c’est moi qui klaxonnais. » Parmi les clientes, Germaine tenait une place particulière. Avec l’instituteur, elle possédait une langue différente des autres, ses paroles envoûtaient. Et puis Germaine était la grand-mère de Pauline, arrivée pour les vacances.
Avec le cousin Pierre, lui aussi hébergé pour les vacances, le trio va vivre des journées d’un bonheur sans égal. « la vie pourrait s’arrêter là et on en aurait assez vu pour se faire une idée de l’existence tout entière ».
Ce sont ces belles journées de découverte, d’exploration, de promesses que Philippe Bonilo raconte avec gourmandise et mélancolie, jusqu’à ce spectacle de fin d’année de l’école de danse, quand toute la famille était à Louhans pour voir Pauline sur scène. Un moment de bascule pour le petit garçon qui comprend alors que désormais le temps de l’insouciance est passé, que la rigueur et le travail sont nécessaires pour parvenir à ce moment de grâce.
Au moment où on célèbre les cinquante ans de la mort de Marcel Pagnol, on ne peut s’empêcher de penser à ses souvenirs d’enfance et en particulier au Temps des secrets dont on retrouve ici tout à la fois la grâce mélancolique et la force d’évocation.
Alors nous étreint une émotion d’autant plus forte qu’elle émane d’un paradis perdu, celui de l’innocence et des rêves d’un avenir où tout reste possible. On mesure alors le chemin parcouru, quand «l’étendue de toute une vie se déploie dans la mémoire.»

Pauline ou l’enfance
Philippe Bonilo
Éditions Arléa, coll. La rencontre
Roman
120 p., 19 €
EAN 9782363083715
Paru le 5/04/2024

Où?
Le roman est situé d’abord dans un port normand puis en Saône-et-Loire, à Romenay et Louhans. On y évoque aussi Bourg, Saint-Amour et Loisy, sans oublier tous «les lieux remarquables de la région: les pertes de l’Ain, la Roche de Solutré, Tournus, Pérouges, la maison du curé d’Ars (lui et la petite Thérèse étant les saints préférés de ma mère); d’autres fois, c’étaient de véritables expéditions : la Mer de Glace, par exemple, ou Saint-Flour.»

Quand?
L’action se déroule à la fin du siècle passé.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il n’y avait dans l’esprit de Pauline guère de place que pour la danse. Quand nous étions, Pierre, elle, et moi, dans les prés, elle nous montrait la difficulté du saut de chat qui nous fai¬sait tant rire. Elle nous invitait à l’imiter, mais nos pirouettes se terminaient invariablement par des roulades le long des pentes, roulades dont quant à moi j’aurais voulu qu’elles durent toute la vie.
Certains souvenirs sont des trésors. Certaines ren¬contres aussi. Qu’avait-elle de si singulier cette petite fille, l’amie fascinante des lointains étés, pour échapper à l’oubli et à la trame des jours ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Victor de Sepausy)

Les premières pages du livre
« Au retour d’un long voyage, après tant de hautes terres et de montagnes, j’eus envie de revoir la mer. Je me suis donc rendu dans ce petit port de Normandie où je vais de temps en temps, car la mer m’y semble plus belle qu’ailleurs. Lorsque je suis arrivé, tout paraissait désert, comme toujours à l’heure du déjeuner. J’étais heureux d’être là, respirant à pleins poumons l’air marin. La paix d’un grand soleil tombait sur le port. La forêt des mâts immobiles vibrait au loin dans la chaleur : devant moi un élévateur à bateaux, une grue, tous deux à l’arrêt, et des filets de pêche à terre qui emmêlaient leurs couleurs. Sur la gauche, les entrepôts ; du côté opposé, la boutique de souvenirs et l’habituel tourniquet de cartes postales. Il y avait surtout au-dessus de ma tête le ciel bleu qui reflétait son image dans la mer, où dans un grand flamboiement disparaissaient les voiliers.
Je me rendais sur la plage, lorsqu’une fillette de huit-neuf ans apparut sur le terre-plein, trop absorbée par son monde pour avoir remarqué ma présence : seule, à part moi, dans cette solitude. La coque d’un bateau abattu en carène faisait derrière elle l’effet d’une montagne ou d’une baleine échouée. L’enfant était tête nue, vêtue d’une robe bleue à bretelles, sandalettes dorées aux pieds. Elle donnait libre cours à son imagination, semblant s’interdire la ligne droite, alternant grands et petits pas, sauts de côté étranges et capricieux, moments d’arrêt à pieds joints et bras le long du corps. Qui mettrait autant d’application dans la conduite de ses affaires serait capable de grandes choses. Je la voyais gracieuse et légère, se mouvant dans une histoire qui n’appartenait qu’à elle.
J’avais connu jadis une petite fille de cet air-là, ou du moins qui agissait en toutes circonstances, y compris dans ses jeux, d’une manière non moins sérieuse et concentrée. Mais au lieu d’être au bord de la mer, cette fillette, ma Pauline, courait dans les champs, sur les chemins de terre, dans les hautes herbes, sous d’autres nuages. Il m’arrivait souvent de penser à elle. Un frisson dans l’air, une éclaircie, ou, comme dans le cas présent, une ressemblance, il n’en fallait pas plus pour la faire apparaître. J’avais alors le sentiment qu’elle était vraiment là, tout près, vivante, que son regard, son sourire s’adressaient à moi. L’espace d’une seconde, je retombais en enfance, car j’entrais dans son univers plus qu’elle ne surgissait dans le mien. Nous ne nous étions pas revus depuis bien longtemps, trente ans peut-être, et jamais je n’avais cherché à la retrouver. Rien ne pressait, car je suis de ceux qui estiment avoir l’éternité devant eux, et notre rendez-vous, s’il devait avoir lieu, viendrait à son heure. Quelque temps après la scène du bord de mer, la chance me souriant enfin, j’eus l’occasion de me rendre dans la Saône-et-Loire. C’est donc sans l’ombre d’une hésitation, avec un total abandon à ce qui devait arriver, que je décidais d’aller à Louhans, où je supposais qu’elle vivait encore, rendre visite à la femme que Pauline était devenue.

La route qui menait à Pauline traversait Romenay. En arrivant, sur une esplanade (je me souvins que se tenait là deux fois l’an la vogue), je reconnus les terrasses surélevées du Lion d’or et des Remparts où mes amis et moi dégustions des glaces, les belles portes médiévales de carrons rouges dont les noms d’Orient et d’Occident sont sans doute trop glorieux pour un si modeste village. Enfant, quand j’arpentais la petite rue commerçante qui reliait ces deux portes, j’avais l’impression en écartant les bras de toucher aux deux extrémités de la terre. L’Occident, c’étaient les couchers de soleil sur l’océan, la mer des Caraïbes, l’aventure, et l’Orient, l’immense plaine continentale vers laquelle glissait le paisible troupeau des nuages d’ici. Les nombreux voyages que j’entrepris plus tard n’auront été que le prolongement aux dimensions du monde de cette sensation première.

Je ne voulus pas m’attarder davantage car je savais que sur la route de Montpont je passerais devant ma maison d’enfance, Les Talus, l’épicerie-café de mes parents que j’étais curieux et impatient de revoir. En chemin, vitres ouvertes, je respirais à pleins poumons une odeur d’autrefois, de terre lourde et de bestiaux, de feuilles froissées et de chaume brûlé. Ma campagne n’avait pas changé. C’était le même pays agréablement vallonné, reprenant à perte de vue le motif de boqueteaux et de champs de maïs ; quelques haies vives soulignant d’un trait d’ombre le vert des prés, survivances d’anciens bocages. Je guettais notre maison, dans mon souvenir au sortir d’un bois, entre un virage et le bas d’un coteau, pourtant je suis passé devant sans la remarquer. Elle m’apparut in extremis, juste avant que son image ne sorte du rétroviseur.
Après avoir fait demi-tour, je suis allé me garer au bout du bâtiment, le long du mur latéral, sur le retrait herbeux où mon père mettait son camion. La maison donnait à présent directement sur la chaussée, un élargissement de la voie ayant recouvert le bas-côté. Comme il fallait s’y attendre, ça n’était plus ma maison : la porte du magasin avait été murée et la baie vitrée ramenée aux proportions d’une fenêtre ordinaire. Je ne fus pas autrement surpris de constater qu’elle était en vente. J’ai contourné le bâtiment pour voir ce qu’était devenue la terrasse. À en juger par les empreintes de pneus qui quadrillaient une terre dure comme pierre, l’endroit, contigu du champ de maïs, devait servir de tournière aux tracteurs. Je n’ai malheureusement pas connu ce temps où à la belle saison les familles prenaient là leur repas à l’ombre du tilleul. À mon époque, le souvenir de cette ombre bienfaisante n’était plus que prétexte à l’évocation d’un passé regretté, et la terrasse un débarras à ciel ouvert encombré de caisses de bouteilles, de pièces mécaniques et quantité d’objets bons pour la décharge. Les restes d’un jeu de quilles occupaient sur toute la longueur le fond de la cour. Les planches de la palissade derrière laquelle se pratiquait le jeu achevaient de pourrir au pied du mur de clôture. Les gaillards des fermes voisines s’y donnaient rendez-vous pour une partie qui devait davantage à la chance et au hasard qu’à l’adresse des joueurs, puisque la terre battue, depuis longtemps à l’abandon, et la planche de piste gondolée interdisaient toute pratique selon les règles. Ils choisissaient leur renvoyeur parmi ces gamins qui, s’imaginant naïvement appartenir à la bande, traînaient en permanence dans leurs jambes. Plutôt malingre, j’étais souvent promu à cette dignité (dans mon souvenir j’ai six ou sept ans). Évidemment, la dérision de tout cela m’échappait. Prenant ma tâche à cœur, je redressais les quilles, soulevant la lourde boule de fer pour la déposer sur la goulotte de renvoi. Et non sans une intense satisfaction je la voyais ensuite repartir vers les joueurs le long de la magnifique rampe d’acacia dans une course de toute beauté qui me faisait trépigner de joie. En revenant devant la maison, je faisais mentalement l’inventaire de ces lieux où j’avais été heureux. Du côté de l’épicerie-café, je revoyais le comptoir, les rayonnages le long du mur, quelques tables, la réserve et la chambre froide, la porte de derrière, dont le verre dépoli du panneau supérieur reflétait le matin les notes d’ambre du soleil. De l’autre côté, les deux pièces à vivre : la grande où trônait la cuisinière, et, dans l’angle opposé à la fenêtre, mon lit ; à gauche, la chambre des parents. Entre la pièce principale et le jardin s’insérait un réduit, abusivement nommé « la chambre du fond ». Un lit de dimensions imposantes, surmonté d’un énorme édredon rouge, débordait sur l’ouverture de la porte et gênait le passage. C’est là que couchait mon cousin Pierre pendant les vacances. Maintes fois mes parents m’avaient suggéré d’en faire ma chambre, considérant que j’y serais plus tranquille. Mais je ne pouvais me résoudre à dormir en un lieu qui à mes yeux était la chambre de Pierre et qui du reste me semblait le bout du monde sitôt la porte refermée. Moi, les conversations du soir ne me dérangeaient pas ni l’odeur du tabac, bien au contraire. Ainsi bercé de ces impressions familières, mon sommeil était en mesure d’affronter le profond silence de la campagne que rompait de temps à autre le fracas d’une automobile ou d’un camion.
L’épicerie et la maison disposaient toutes deux d’une entrée en façade, aussi les mondes ne se mélangeaient guère ; dans la chambre des parents, la porte communicante avait été condamnée. La route était en léger surplomb. Contemplé depuis la fenêtre, l’horizon se ramena durablement pour moi à une poignée d’herbes, une bande de goudron et des roues de voiture.
Je suis allé demander les clés à la ferme voisine. Les bâtiments avaient été remis à neuf et un hangar de belles proportions remplaçait la grange. Un enrobé bleuté recouvrait la cour d’une épaisse graisse odorante, présentant çà et là sous le soleil des effets lustrés qui rappelaient, en plus abstrait, les flaques d’eau comblant jadis les nids de poule. Bien alignés devant le hangar, imitations parfaites des modèles réduits dont raffolent les gamins de la campagne, des engins agricoles exposaient avec bonhommie leurs formes généreuses. Il se dégageait de l’étable une odeur acide et piquante d’oseille croupie, bien différente des senteurs capiteuses du fumier d’autrefois. »

Extraits
« Jamais je n’étais plus heureux que les jours, c’était habituellement le jeudi ou le samedi, où mon père me prenait avec lui dans le camion. Je voyais le monde d’en haut, j’avais l’impression de le dominer, de commander au tracé de la route, comme en tirant les rênes d’un cheval on le dirige à droite ou à gauche. Lors des arrêts sur le bas-côté, aux abords des maisons, c’est moi qui klaxonnais. Des portes jaillissaient, comme autant d’oiseaux échappés de leur cage, les enfants qui s’emparaient sans un merci, tels des voleurs, de la rondelle de saucisson, ou du talon de pâté en croûte où tremblotait un reste d’appétissante gélatine, que leur tendait mon père par-dessus le porte-cabas. De menues grands-mères suivaient à pas lents. J’étais émerveillé des égards avec lesquels il leur parlait, en leur remettant leurs achats emballés dans ce beau papier rose vichy. » p. 26

« Je ne fus pas cependant un animal si difficile à apprivoiser. Bientôt, Pauline revint aux Talus, accompagnée de son père. Puis, Pierre et moi fûmes autorisés à nous rendre chez Germaine — que par faveur spéciale Pauline nous permit d’appeler nous aussi mémé. Cet été-là se mit en place entre Les Rippes et Les Talus un va-et-vient qui devait se maintenir des années, nos pères sans trop se faire prier prêtant leur concours à cette logistique du bonheur.
Sur une période s’étalant du cours préparatoire à mon entrée au collège, je n’ai vécu que dans l’attente de mes deux amis. Je fréquentais par désœuvrement les gamins du voisinage. Il fallait voir toutefois avec quelle ingratitude je me désintéressais d’eux sitôt qu’apparaissait dans mon champ de vision l’un ou l’autre de mes amis de toujours. » p. 41

« Monsieur Amance, accompagné de ma mère, pour qui ces sorties étaient autant d’occasions de «prendre l’air», nous emmenait visiter les lieux remarquables de la région : les pertes de l’Ain, la Roche de Solutré, Tournus, Pérouges, la maison du curé d’Ars (lui et la petite Thérèse étant les saints préférés de ma mère) ; d’autres fois, c’étaient de véritables expéditions : la Mer de Glace, par exemple, ou Saint-Flour. Sans doute n’étions-nous pas peu fiers de nous asseoir sur la banquette de la DS, Pauline bien calée entre Pierre et moi, et ce malgré le luxueux mal des transports qui nous obligeait à des haltes fréquentes. » p. 50

« L’enfance est un tout petit royaume. Un homme le parcourt en quelques enjambées. Je m’en suis aperçu en refaisant le grand tour d’autrefois. Il faut que cet âge soit peu regardant et en même temps bien imaginatif pour se faire un monde d’un aussi modeste territoire.
Je présume que c’est de l’empilement d’expériences vécues en un même lieu et prises dans une constante répétition que naît ce sentiment d’étendue, qui trouve par conséquent sa véritable expansion, sa terre d’élection, dans la mémoire. Je suis cruellement de mon temps et ne dispose pas hélas de ce don d’ubiquité qui me permettrait d’habiter tous mes âges à la fois ni la capacité de revivre le passé à volonté. Pourtant, ces minutes heureuses dont on voudrait qu’elles durent toujours ne sont pas toutes perdues. Certaines s’attardent dans l’air, vous les croisez en chemin. » p. 53

« Il y a des moments dans l’enfance où il semble que tout soit dit du présent et de l’avenir: la vie pourrait s’arrêter là et on en aurait assez vu pour se faire une idée de l’existence tout entière. Quand un hasard les fait remonter du passé, c’est non seulement la joie de l’heure qui nous est rendue, mais l’étendue de toute une vie qui se déploie dans la mémoire. » p. 87

« Au fond, qui était Pauline pour moi aujourd’hui? Un être dont, à la vérité, je n’avais plus entendu parler depuis une trentaine d’années. «Une petite fille.» Mais à peine avais-je prononcé pour moi-même ces derniers mots que l’émotion me submergea. Cette enfant disparue me devint plus présente et plus chère que jamais. Pauline qui n’existait plus avait conservé intacte la faculté de m’émouvoir, plus profondément que n’importe quelle personne vivante en ce monde. Cet appel qu’elle nous lançait quand elle peinait à nous suivre: «Attendez-moi, les garçons!», je l’entendais encore, ce n’était pas la voix d’une enfant qui va mourir. » p. 106

À propos de l’auteur
BONILO_philippePhilippe Bonilo © Photo DR

Né à Chambéry en 1961, Philippe Bonilo réside à Paris où il a embrassé divers métiers liés à l’univers du livre, incluant des postes en librairie, en tant que commercial et dans l’édition. Actuellement, il travaille au sein d’un centre de psychanalyse et contribue à l’édition de diverses revues spécialisées dans ce domaine. Il est l’auteur de La Chambre, un texte poétique paru en 2007. Pauline ou l’enfance est son premier roman. (Source: Éditions Arléa)

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Le roman de Jeanne et Nathan

CAMAR-MERCIER_le_roman_de_jeanne_et_nathan  68_premieres-fois_logo-2024

Prix Transfuge du Meilleur premier roman français 2023

En deux mots
Jeanne tourne des films porno à la chaîne. Nathan travaille à sa thèse sur le cinéma. Tous deux tiennent se droguent pour tenir le coup. Jusqu’à ce jour où ils franchissent la porte d’une clinique spécialisée. Leur rencontre va marquer une nouvelle étape dans leur vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le roman des addicts

Clément Camar-Mercier entre en littérature avec un roman que l’on déconseillera aux âmes sensibles. Il raconte la rencontre d’une actrice de films porno et d’un universitaire dans une clinique où ils vont tenter de se guérir de leur addiction aux drogues dures. Cru, vif, romantique.

Le film que Jeanne s’apprête à tourner a beau s’appuyer sur la mythologie, en l’occurrence adapter librement les amours de Phèdre avec Thésée et son fils Hippolyte, il n’en reste pas moins un film porno de triolisme, avec une douloureuse scène de double-pénétration.
Mais Jeanne a l’habitude. Cela fait cinq ans qu’elle offre son corps à des productions très hard.
Nathan, quant à lui, est un universitaire qui travaille sur sa thèse tout en donnant des cours sur le cinéma américain et des contributions dans divers colloques. Son point commun avec Jeanne? La drogue qu’ils consomment quotidiennement. Dans les chapitres initiaux, on va les suivre dans leurs activités respectives et leur découvrir un second point commun, leur malaise croissant face à leurs activités et le besoin de se faire aider.
C’est après un film de bukkake (un terme qui désigne l’éjaculation sur un visage de femme) qui rassemble 50 hommes autour d’elle que Jeanne va craquer. À la fin du film, pendant une fellation, elle va sectionner le sexe qu’elle a dans sa bouche avec ses dents, provoquant un jet de sang et une panique générale. Elle prend la fuite et va trouver refuge dans la clinique de Neuilly-sur-Seine où elle va pouvoir soigner son addiction.
À peu près au même moment, Nathan assiste à un colloque à Blois. Après avoir entendu des critiques assassines sur sa prestation dans les toilettes où il s’était isolé pour sniffer un rail de coke, il va se rendre à l’apéro de clôture. C’est à ce moment que tout va dégénérer et qu’il va se retrouver chancelant au bord de la route avant de sombrer. À son réveil, il prend lui aussi la direction de la clinique à Neuilly. C’est là que tous deux vont séjourner alors que le confinement est déclaré, qu’ils vont faire connaissance et se confier durant les séances avec le psy. C’est là que va venir la lumière avec l’amour comme médicament. On suit alors Jeanne et Nathan dans leur virée à travers la France… jusqu’au chapitre 1, puisque l’auteur a choisi de numéroter à l’envers en partant du chapitre 57.
Le magazine Transfuge, qui a décerné son prix du meilleur premier roman 2023 à Clément Camar-Mercier, souligne, sous la plume d’Arnaud Viviant qu’il s’agit là du «roman générationnel de ces jeunes adultes ayant payé dans leur chair l’addiction au porno comme à la drogue, qui ont été confinés au désespoir, qui ont rêvé d’indépendance et d’un monde d’après durant cette séquence de sevrage social». Je partage cette analyse, mais je la complète en soulignant qu’il y a du Bret Easton Ellis dans ce roman, la même force, le même rythme, l’horreur en moins. Même si les ravages de la drogue et autres addictions vont aussi vous secouer. Mais comme dit en introduction, on demandera aux âmes sensibles de s’abstenir.

Le Roman de Jeanne et Nathan
Clément Camar-Mercier
Éditions Actes Sud
Premier roman
352p., 22,50 €
EAN 9782330182106
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé à Paris et en région parisienne, à Meudon, Malakoff ou Neuilly-sur-Seine. On y cite aussi Blois et Vendôme avant de sillonner la France.

Quand?
L’action se déroule en 2020, autour de la période de confinement.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jeanne sait que des centaines de milliers d’amateurs de vidéos pornos jouissent de voir son corps livré à des étreintes brutales et à des plaisirs qu’elle feint résolument durant d’odieux tournages. Tout ce qu’exige son métier d’actrice, elle le subit en professionnelle et l’accomplit en toute liberté. Pour autant que la cocaïne la préserve d’en vomir l’abjection.
Loin d’elle – ils ne se connaissent pas encore –, Nathan donne quelques cours sur le cinéma américain, poursuit une improbable thèse, et se drogue jour après jour pour supporter l’inutilité de son existence. Or voici qu’advient leur rencontre, éblouissante, dans un jardin singulier, les plongeant dans la douceur de vivre. Pour toujours, assurément. Si toute la violence du monde d’avant ne vient pas les rattraper.
Tour à tour cru, onirique, romantique, tragique, « Le Roman de Jeanne et Nathan » déploie toute l’étendue des addictions par lesquelles notre époque travestit sa propre réalité, se sature de ses propres images, s’y projette, s’y observe, se nourrit d’illusions, perceptions, vibrations, sensations hors desquelles nul
enchantement ne viendrait plus nous satisfaire.
À moins que le ravissement de l’amour – le philtre éternellement magique de Tristan et Iseult – n’ensorcelle pour de bon, jusqu’à l’événement ultime, les héros de ce premier roman si audacieusement lucide.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Transfuge (Arnaud Viviant)
France Culture
Harper’s Bazaar (Clovis Goux)
Paris La Douce


Clément Camar-Mercier présente «Le roman de Jeanne et Nathan» © Production Librairie Mollat


Clément Camar-Mercier présente «Le roman de Jeanne et Nathan» © Production Actes Sud

Les premières pages du livre
« 57.
Puisqu’émerger quelques minutes avant la sonnerie de son réveil est souvent synonyme d’une nuit reposante, cela aurait pu être un matin idéal. En s’étirant, elle se souvint que son nouveau rôle méritait une attention particulière et que les dernières ambitions de la boîte de production qui l’embauchait lui tenaient à cœur. Passionnée de mythologie, elle y voyait une manière tout à fait joyeuse de joindre l’utile à l’agréable. Si l’épisode était réussi, elle serait l’effigie d’une série inédite qui voulait proposer aux spectateurs une relecture des mythes grecs pas si éloignée de leur réalité ontologique. Oui, où trouve-t-on aujourd’hui des scénarios où l’on couche avec sa mère, où l’on viole une fille devant les yeux du père, où l’on humilie avec plaisir, où l’on se couvre de sperme, où le désir est si fort qu’il nous fait perdre tout moyen et où les fantasmes n’ont pas de limites ? Maintenant que les livres et les films ne devaient parler que de ces choses chastes et réalistes qui l’avaient toujours ennuyée, il ne lui restait effectivement que les scénarios de l’industrie pornographique pour espérer se hisser à la hauteur de l’imagination débridée des fondateurs de la démocratie. Si ces films devenaient des succès, elle rêvait même de continuer ce travail autour de la Bible, un autre souvenir d’enfance. Peut-être qu’elle pourrait devenir réalisatrice. Ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Elle sourit de la désuétude de l’expression qu’elle venait, en pensant, de chuchoter.
La perspective d’une Phèdre jeune et séduisante, et non pas de cette horrible marâtre dont l’imaginaire théâtral nous a farci la tête, la comblait de joie puisque, dans cette version, Hippolyte lui succombait. Mais pas que ! La scène du triolisme avec le père et le fils, qu’elle allait tourner aujourd’hui, renversait enfin les codes du stéréotype “un homme, deux femmes”. Scénario trop souvent visible dans le genre de production conventionnelle : mère-enseigne-le-sexe-à-sa-fille-et-son-gendre. Sans aucun doute, elle serait parfaite en fille de Minos et de Pasiphaé.
L’exigence physique que requiert le métier d’actrice porno¬graphique n’est pas à prendre à la légère : elle dut entièrement s’épiler, se nettoyer et, surtout, procéder à un lavement anal. Elle avait son propre matériel, une petite poire qui faisait très bien le travail. Malgré la faim, elle devait évidemment être à jeun en vue de garder propre le précieux orifice. Elle but tout de même un jus frais, qu’elle pressa avec avidité. Vint le moment de l’ego-¬portrait rituel ; avec son téléphone intelligent, elle se prit en photo, tout sourire, avant de diffuser le cliché sur l’armada de réseaux sociaux qu’elle possédait, avec la phrase suivante en exergue : “Double péné pour moi aujourd’hui – quelle excitation !” Les commentaires ne se firent pas attendre, tous ses admirateurs l’encouragèrent : “trop hâte de voir, bon courage, émoticone cœur, toujours dans la cour des grandes, kiffe bien ta race”, et patin-couffin.

Quelque chose avait changé. Il ne pouvait pas dire exactement quoi. Quand il ouvrit les yeux, il pensa que s’il s’arrêtait maintenant, il était encore possible de dire qu’il avait passé un bon moment. Rien n’est si facile. La tête lourde, les paupières sèches, la gorge en feu. Physiquement : dur. Il avait l’habitude. Mentalement : insupportable. Il savait que plus le temps avançait, plus il avait à perdre. Il en avait peur, visiblement pas assez pour changer. Son aspiration au changement lui permettait de rester inlassablement le même et de répéter les mêmes erreurs. Au fond, il avait l’intuition qu’il ne vivait sa vie sans autre but que de la vivre et les événements qui semblaient la ponctuer n’étaient là que pour lui faire croire en l’idée même de vie. Comment passer le temps, alors ? La cigarette était souvent la réponse la plus matinale, avant que la journée ne dégénère. Une clope et le tracas de ce rien n’était presque plus rien du tout. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir inventer aujourd’hui pour vivre un truc exceptionnel ? Bordel. Il aimait bien ce mot, bordel. Il le pensait si fort qu’il lui arrivait parfois de s’entendre.
Il se souvint alors du cahier posé sur sa table de nuit. Il en avait fait l’acquisition la veille. C’était un de ces beaux cahiers neufs qu’on s’offre dans des boutiques artistico-conceptuelles avec la conviction que l’on va se mettre à écrire, à ordonner ses idées. Un stylo et un cahier achetés sont des gages positifs pour le moral. Ils ouvrent des perspectives. C’est Hitchcock qui lui avait soufflé cette idée : celle du scénariste en manque d’inspiration la journée, mais qui a l’impression de rêver la nuit de scénarios plus novateurs les uns que les autres. Sur les conseils d’un ami, ce scénariste décide de mettre un calepin à son chevet pour pouvoir écrire ses idées dès qu’il se réveille. Au petit matin, il se précipite sur ses papiers et relit les notes nocturnes. Il n’y a qu’une phrase : “Un homme rencontre une femme.”
“J’ai envie de mourir. Je suis un drogué incapable. La vie est une douleur terrible.” Voilà les seuls mots qu’il trouva ce matin-là. Finalement, ce cahier n’était peut-être pas un achat malin. Il se rendormit.
Un bruit étrange le réveilla. Il tenta de marcher jusqu’à sa cuisine – tout bien réfléchi il rampa –, puis découvrit que son frigidaire était devenu un rabbin transsexuel roumain dont le yiddish laissait pourtant à désirer. Avec évidence, il gardait tout de même sa capacité à tenir les aliments frais. Ses pieds s’enfoncèrent dans le sol, une matière visqueuse non identifiée et non identifiable l’entraînait. Quand vint le tour de sa tête d’être submergée, la viscosité gélatineuse et le goût aigre de la substance mouvante qui l’aspirait le réveillèrent encore. Il souffrait de ce que la toile appelait prétentieusement la paralysie du sommeil. Il s’était instruit à ce sujet sur les moteurs dits de recherche. Ce symptôme vous fait vous réveiller à l’endroit où vous vous êtes endormi, toutefois vous n’avez plus la capacité ni de bouger, ni de parler, ni de crier. Parfois, vous êtes en mesure de vous mouvoir, avec grande difficulté. Tout semble à la fois irréel et très réel. Votre respiration, votre cœur, tout s’accélère. Et vous vous réveillez à de nombreuses reprises, sans fin. Jusqu’au sursaut final qui vous sort de votre terreur nocturne, ponctué souvent d’un cri.
Il fallait aller en cours. Dans une heure, il tiendrait une conférence sur l’esthétique du cinéma classique hollywoodien. Malgré les apparences, cela pouvait bien se passer.

Outre l’approche religieuse de leur aurore respective, ce matin-là, Jeanne et Nathan eurent autre chose en commun. Avant de quitter leurs appartements, ils consommèrent de la drogue. Dans ce cas précis, ils aspirèrent chacun une dose de cocaïne par le nez.
C’était une ligne.

56.
Il était clair qu’elle devait dominer la séquence. Dans la version qu’ils tournaient, elle avait déjà couché avec Hippolyte qui n’avait pas su résister à ses charmes. Sous l’influence d’Œnone, la nourrice cochonne – qui se contentait de regarder les scènes pornographiques en se masturbant –, Phèdre devait provoquer la colère de Thésée avec la perspective d’avoir un rapport charnel original mêlant son fils puceau et l’ogre héroïque qui lui servait de mari. Le réalisateur, Damien, l’écoutait avec une attention toute particulière. Les deux acteurs, James et Loren, ne participaient pas aux discussions, ils préparaient avidement la prochaine séquence en massant consciencieusement leurs sexes pour qu’ils restent durs et fermes pendant des heures.
Damien lui posa la question. Elle tenta d’y répondre. “Difficile de décrire l’orgasme féminin.” Il n’imagine même pas. Sinon, il ferait le contraire de tout ce qu’il se passe dans cette vidéo. D’ailleurs, il ferait, de manière plus générale, le contraire. Il serait bon que les hommes fassent le contraire. Tout ce que vous faites, les mâles, pour le faire bien, il y a juste à faire le contraire. Plus largement, si la société idéale existait, elle serait le contraire de celle-ci. Elle le pensait. La description la plus précise qu’elle pouvait donner au réalisateur d’un orgasme, même si la dernière fois qu’elle y avait réellement goûté datait, c’était un arbre. “Imagine un arbre qui part de tes parties génitales et qui se met à pousser dans tout ton corps, branche après branche. Et qui remonte jusqu’à ton crâne.” De cet arbre, tu ne goûteras pas le fruit. Elle aimait se répéter cette phrase chaque fois qu’elle devait faire semblant de jouir.
Jeanne ne voulait pas tomber dans la caricature de ceux qui disent que faire du sexe, du bon sexe torride avec imagination éclatante, c’est se comporter comme des animaux. Loin d’elle cette idée. Elle n’avait d’ailleurs jamais vu un taureau quémander une branlette espagnole. Cela n’avait donc rien d’animal, tous ces plaisirs coquins. D’ailleurs, elle connaissait inhumanité, mais n’avait jamais entendu parler d’inanimalité. Quel dommage d’avoir tout gâché. Jeanne appréciait cette formule. Quel dommage d’avoir tout gâché. Cela vous donne une certaine idée de l’histoire, telle qu’elle l’envisage, de l’Homo sapiens sapiens (elle tient à rajouter la répétition sans savoir ce que ça peut vouloir dire : celui qui sait qu’il sait – la classe).
En parlant de taureau, elle avait refusé de participer aux passages zoophiles qui devaient mettre en scène sa mère copulant avec cet animal viril. Une toute jeune actrice, en quête de célébrité, les accepta. Le lendemain, le tournage aurait lieu, Jeanne était invitée et y passerait sûrement, par curiosité, au moins pour voir l’accouplement entre une femme et un taureau. La modernité a ses secrets.
L’heure était à la double pénétration. Pour ce faire, elle enduisit ses orifices de lubrifiant. Et les deux hommes, déguisés avec des pagnes grecs bon marché, purent – comment dit-on – la prendre.

La difficulté d’être professeur réside dans la prouesse de faire semblant que l’on sait répondre aux questions, à toutes les questions. Par souci d’autorité, par professionnalisme. Sobre, plus Nathan écoutait son cours, plus il se déprimait, et plus ses propres lacunes mutaient en plaies à vif. Comme tant de fractures ouvertes qui l’immobiliseraient à jamais et le laisseraient exsangue. Drogué, il se trouvait brillant, et pouvait parfois avoir l’impression d’apprendre des choses en s’écoutant. Peut-être était-ce le signe d’un enseignement peu fiable, mais cette pensée égocentrique le rassurait. Pour faire le malin, Nathan décrivait le cinéma classique hollywoodien comme la symbiose parfaite entre les arts soumis aux lois de la représentation synchronique et ceux soumis aux lois de la représentation diachronique. Il raconta approximativement que cette distinction chère à Lessing, que lui-même empruntait à James Harris, entre les signes naturels, propres à la peinture, et les signes arbitraires, propres à la poésie, pouvait, selon lui, dé¬finir l’apothéose esthétique occidentale du XXe siècle que fut le cinématographe. Seul cet art pouvait lier ensemble le désir de reproduction mimétique de la nature et les conventions du langage. Pour arrêter d’être didactique, il dut s’accorder une petite pause à mi-chemin de son long et foisonnant monologue (deux heures trente) pour se repoudrer le nez. Il avait appris assez récemment que cette expression décrivait un geste de maquillage féminin alors que, dans son imaginaire, cela avait toujours renvoyé à l’usage de la cocaïne. Dans les deux cas : il était bien question de ce que nous paraissons et de ce que nous pensons de nous-mêmes. Du regard. Imaginez. Plus de cent bourgeons d’humains, héritiers de rien, lui faisaient face, tous en quête d’une carrière artistique. Il aimait dire aux étudiants lors de ses premiers cours : “Si vous voulez faire du cinéma, vous pouvez partir.” Son cynisme plaisait à une jeunesse prise en étau entre le progressisme exécrable du monde et la vieillesse aigrie des professeurs. Par la même occasion, il justifiait son échec. Son rôle consistait à faire de sa vie ratée un modèle à ne pas suivre. Au moins, il pouvait se contenter de servir de mauvais exemple.
Chaque minute passée en cours devenait une torture, il fallait que ça cesse. Comme on peut faire l’amour à quelqu’un que l’on n’aime plus juste pour qu’il ne nous le réclame pas, il vivait sa vie en espérant qu’elle se termine au plus vite. Ses élèves le sauvaient. Avec eux, il jouait à ce mec cool qu’il n’était sûrement pas. Seul, il se trouvait face à l’atroce réalité de n’être que celui qu’il était. Il devait l’accepter, pire : le supporter. La drogue l’aidait évidemment à tolérer celui qu’il était en lui faisant croire qu’il en était un autre, plus fort, plus cool donc. Ce que la drogue lui apportait au quotidien de manière détournée, ses étudiants le lui offraient de manière réelle. En alliant les deux, il pouvait être heureux. Pour eux, il était généreux et disponible. Avec eux, il était aimable. Sans eux, il serait déjà mort. Bref, il fallait qu’il se calme. Ça tombait bien, c’était la fin du cours. Toilettes.

“T’aimes la douce mélodie juteuse de ma bite dans ta bouche ?” Posait-il sincèrement la question ? Avait-il travaillé, préparé cette phrase ? La lui avait-on inspirée ? Elle la trouvait pas mal, littérairement parlant. Mais attendait-il réellement qu’elle lui réponde : “Oui, j’aime la douce mélodie juteuse de ta bite dans ma bouche.” La vérité n’était pas pire, elle était simple : oui, il le pensait vraiment. C’était bien pire que tout. Jeanne savait que l’homme était tellement prétentieux qu’il allait jusqu’à croire pouvoir donner du plaisir à une pute, pour se dire en définitive qu’il avait accompli ça non pas pour lui, mais pour elle – pour la pute –, pour lui donner un peu de plaisir dans son quotidien de soumission. Jeanne trouvait bizarres tous ces gens qui voulaient donner du plaisir aux prostituées, alors qu’ils payaient pour qu’elles simulent, et tous ces gens qui se masturbaient sur elle en s’imaginant que son plaisir était vrai. Je suis une actrice. En sortant du théâtre, on peut être impressionné par la performance d’un acteur, se dire “Il joue tellement bien le fou”. Sa manière de jouer nous frappe, c’est-à-dire sa manière d’être réel. La reproduction de la réalité nous émeut et non pas la réalité en soi. L’acteur ne doit surtout pas être ce qu’il joue, sinon il n’y a plus de théâtre. Il faut que ce soit faux. Mais pour pouvoir se masturber devant du faux, il faut se persuader, même temporairement, que c’est vrai. Pour l’homme, une différence notoire : il n’est pas en capacité de simuler l’éjaculation, sinon le monde serait plus beau. Son métier était compliqué. Peut-être que la simulation vient juste combler un vaste processus en cours : celui de la dépendance affective généralisée. Très compliqué. Elle avait eu le temps d’avoir ces considérations durant une courte pause, nécessaire aux changements de lumières, de positions et au repos des phallus éternellement dressés. Elle était passée aux toilettes, la cocaïne lui enlevait l’inexorable faim, la fatigue et lui redonnait le peu de fierté et d’assurance qui pouvaient lui manquer quand sa situation professionnelle prenait trop de distance avec le désir qu’elle avait de faire revivre la Grèce antique.
Ce tournage se déroulait bien. Elle s’éloignait du début difficile de la vie des pornographes. Monter dans le camion. Voir la trentaine d’hommes qui vont te sauter. Leurs visages. Leurs sourires. Te demander où sont les autres filles. Te rendre compte que tu seras la seule. Comprendre leurs sourires. Leur répondre. Être professionnelle. Il y a des matins plus durs que d’autres. Jeanne se souvenait du tournage de Ces nécromanciens ramènent une femme à la vie et la défouraillent. Alors aujourd’hui, ça allait. Ce n’était pas si pire.

Midi. Il mangea une pomme. Seul aliment qu’il pouvait avaler. Une pomme un peu molle et fraîche pour sa gorge sèche et tendue par la poudre au goût de pétrole. Il lui arrivait de penser à Kierkegaard après le déjeuner. L’idée que, pour arrêter de désespérer, il fallait vraiment désespérer l’inspirait à cette heure médiane de la journée. La moitié était passée, il restait encore l’autre. La mort lui semblait plus facile à vaincre que le désespoir. Le soleil ne pointait pas son nez, la baie vitrée du restaurant universitaire était propre et laissait entrevoir tout un univers potentiellement vivable à l’extérieur. Cela devait être une belle journée : il pouvait dire oui à la vie. Il y a tant de manières de vivre en disant non à la vie. Il doit y avoir des trucs comme ça chez les Danois. Parce qu’il y a une vraie différence entre répondre et réagir. Parce qu’il y a l’idée qu’on ne peut pas trouver la sortie du désespoir, qu’elle advient par elle-même. Parce qu’il ne faut pas être volontariste, car dans le volontarisme, il y a un désespoir qui s’ignore. Parce qu’il faut juste accepter pleinement de vivre. Faire le saut de la foi. S’apercevoir qu’exister est bien une expérience terrorisante, mais pas que. Savoir en quoi je crois : une pensée encombrante ; c’est extraordinaire qu’être moi soit tombé sur moi : une pensée rassurante ; nul ne peut penser à moi avant que je ne sois moi : une pensée enivrante. Décidément, il aimait bien les baies vitrées.

Au loin, dans une autre partie du réfectoire, il aperçut Lou, une étudiante avec laquelle il entretenait ce qui pouvait s’appeler une liaison. Un léger courant d’air fit voler pianissimo sa jupe couleur de cendre au-dessus de ses genoux. C’était un événement objectivement beau et le seul sentiment qu’il était capable d’éprouver en le voyant fut de la jalousie. Il prit soin de se décaler un petit peu, pour qu’elle ne pût le voir. Il sortit son téléphone et lui envoya un message qui lui proposait un rendez-vous l’après-midi même. Elle y répondit, comme à son habitude, et, de surcroît, positivement. Lou demeurait irréprochable et il n’avait aucune raison d’être jaloux. C’était précisément ce qui lui était insupportable.
Le temps vint pour lui de s’occuper de formalités administratives liées à son laboratoire de recherche. Une demande de subvention et d’autres banalités. Il savait trop bien qu’on ne pouvait affronter l’Administration française qu’en étant défoncé. Il n’existait, objectivement, aucune alternative. Il y succomba.

55.
Vous êtes-vous déjà demandé à quoi pensent vos actrices et acteurs fétiches lors des vidéos qui rythment le désengorgement de votre misère sexuelle ? L’esprit de Jeanne divaguait toujours, comme ces quelques minutes avant l’endormissement, ou quand un regard perd sa mise au point pour se focaliser sur l’infini. Ses idées flânaient, comme des idées. En tout cas, elles n’étaient jamais dévouées à l’action présente, ni au plaisir, ni au désir, ni à une quelconque représentation sexuelle.
Cependant que deux énormes sexes de vingt-trois centimètres allaient et venaient à grande vitesse dans son vagin et son anus, Jeanne poussait de ces petits cris ridicules qui rendent fous les hommes. D’abord, elle rêva d’avoir faim. Elle pensa chocolat puis réfléchit à l’utilité de la pornographie. Changement de po¬¬sition. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Son poids reposait entièrement sur les deux sexes des acteurs. Ce qu’elle faisait en ce moment évitait-il que les fantasmes débordent sur le réel ? Jeanne s’inquiéta. N’était-elle pas justement en train de créer la frustration qu’elle voulait elle-même combattre ? Elle en oublia de couiner. Le réalisateur la rappela tout de suite à l’ordre. Elle gémit outrageusement. Toute l’équipe en fut comblée. Jeanne devait jouer à la pute. Elle ne devait pas jouer à la fille qui avait réellement du plaisir, elle devait jouer vraiment à la fille qui faisait semblant pour que les gens réussissent à penser que c’était vrai. Ces multiples mises en abyme l’éloignèrent encore plus de la rudesse de sa tâche. Il lui fallait quelques minutes. De la cocaïne, du lubrifiant. Elle s’excusa. Cherchant l’absolution, elle offrit quelques profondeurs de sa gorge aux acteurs qui la trouvaient, pour l’instant, peu professionnelle, disons pas à la hauteur de sa réputation. Le mal était pardonné. On l’attacha. Elle dit : “C’est ça que tu appelles dominer la scène, Damien ?” Il répondit : “T’inquiète, fais-moi confiance.” Elle n’était plus à ça près. On la ligota plus fort. Au moins, elle n’aurait plus à bouger. Juste gémir. Ses pensées s’envolèrent encore un peu plus loin.
La cocaïne fit son effet. En fait, Jeanne donnait du bonheur aux solitudes du monde. Elle n’était certainement pas une victime. Personne ne l’avait jamais forcée et les femmes ne devraient pas se sentir honteuses d’être à l’aise avec leur érotisme. Avant, les actrices pornographiques étaient surtout des prostituées qui changeaient vaguement leur fusil d’épaule. Maintenant, les jeunes adolescentes ont grandi avec la pornographie, c’est devenu une vocation. L’industrialisation numérique et la gratuité de la pornographie ont tout changé. “T’es pas dedans, Jeannette !” Elle s’excusa, n’osant guère dire qu’elle pensait au droit du travail juste avant qu’ils éjaculent sur son visage de nymphe.
Sa réflexion se clôtura par des problématiques contemporaines et consensuelles : si vingt-sept pour cent des vidéos de la toile sont à caractère pornographique, cela veut dire que leur visionnage pollue autant que la totalité des gaz à effet de serre produits par un pays comme la Roumanie. La misère sexuelle était l’une des plus grosses sources de pollution de la planète. Elle s’essuya le visage.

Lou arriva vers quinze heures. Nathan l’avait invitée pour que quelqu’un puisse lui dire : “Tu sublimes tout ce que tu touches.” S’il savait pertinemment qu’il devait arrêter de croire que l’amour consistait à être révéré, cela le rendait heureux. En essayant avec générosité et sincérité de dire un truc sympa, en pensant même avoir trouvé la raison secrète de ses amours naissantes, il lui dit, comme ça, au creux du lit, dans une nudité molle et étoilée, avec l’assurance névrosée du cocaïnomane : “Lou, en fait, t’es un peu comme mon père, mais avec une vulve.” L’affrontement qui suivit fut très bruyant. Il ne comprenait pas. Avant de partir, Lou l’avait singé, langue tirée : “De toute façon, t’es comme ma mère, mais avec une queue.” La dernière tentative de la part de Nathan “Bah c’est cool, non ?” ne la retint pas. Elle hurla :“Non, ce n’est pas cool !” La porte claqua.

Déjà quand il terminait son adolescence, il avait cette impression de vieillir trop vite, d’être lassé, épuisé par le fonctionnement mécanique de l’existence. Il traînait un gros paradoxe démodé sur les épaules, la tête remplie de souvenirs inutiles. Dans cette ville, il tournait en rond : autour des mêmes rues, des mêmes bistrots, des mêmes cinés, des mêmes habitudes. Les seuls moments de répit qu’il aimait s’accorder dans ses phases erratiques, où il répétait inlassablement, sans s’arrêter de marcher, les mêmes trajectoires, étaient le silence des églises. Et la Vierge Marie. En apercevant au loin un clocher, il affectionnait en faire son objectif, marcher dans le seul but de trouver une église et d’y entrer pour dire quelques mots à la blancheur d’albâtre d’une Vierge Marie abandonnée par la désillusion collective. Il n’y avait que l’Occident pour faire d’une femme un personnage si important. Il l’imaginait. Alors, s’il avait pu, un instant unique, tenir dans ses bras la Vierge Marie, la câliner. Cette pensée le bouleversait. Avec elle, peut-être qu’il ne serait pas tenu de démontrer sa virilité, peut-être qu’il n’y aurait pas de rapport de séduction, peut-être qu’il n’aurait plus peur d’être mou. Peut-être qu’il n’aurait plus besoin d’amour. Câliner la Vierge Marie lui paraissait une utopie si désirable qu’elle en était fondamentalement impossible. Comme le jour où il cesserait d’avoir peur du désir.
Face à cette incongruité, il se demanda ce que pourrait envisager le célèbre talmudiste Moïse Maïmonide devant de tels comportements. Ses pensées filèrent, comme des pensées. Il remarqua ainsi que l’acronyme hébraïque de l’auteur (Rambam) lui rappelait un refrain de la chanteuse à succès Rihanna. Refrain qu’il n’avait jamais vraiment compris, mais qui sonnait dans le genre : ram pam pam pam. Cela le fit sourire et lui apporta le peu d’assurance qu’il avait perdu (non pas qu’il en eût beaucoup, il en avait plutôt peu à perdre). Il pouvait finalement se considérer comme quelqu’un qui savait mêler tradition et modernité de manière presque subversive. Nathan était définitivement un homme de son temps.

Qu’il fût rentré chez lui particulièrement tôt était assez exceptionnel. Le plus dur semblait être fait quand il décida de ne pas ressortir. Il n’avait pas arrêté de se droguer si précocement depuis, allez, à cent jours près : six ans. Il se sentait presque heureux, heureux d’avoir résisté. Cette dispute (rupture ?) avec Lou apparaissait comme une aubaine. Il s’endormit sans drogues – ce qu’il n’avait pas fait non plus depuis longtemps. En se réveillant, il prit sa douche et regarda le pommeau en contre-plongée tout en pensant aux inserts de Psychose et à la réappropriation de cette grammaire par Scorsese dont certains plans rapides se succèdent toujours par trois. Rythme ternaire. Ce sentiment de perfection narrative persistait presque à mesure que la chaleur caressait sa peau. Il n’avait pas un mal de tête épouvantable. Pour une fois, il était même en forme. En forme. Mais pour quoi ? La question l’abattit brusquement. C’est là que l’affaire se corsa et qu’il se rendit compte que ses lendemains de fête, ses gueules de bois, ses descentes – qu’importe le nom – lui servaient à justifier son incapacité. Son incapacité à faire de ses journées des choses et inversement. Grâce à ces états lamentables, il avait un responsable, il pouvait se morfondre avec raison de ne pas avoir la force d’entreprendre quoi que ce fût. Le fameux “T’es une merde” adressé au miroir le matin obtenait son coupable : la drogue. Son âme en ressortait blanchie. Il pensait presque en ces termes : “Que vais-je faire aujourd’hui si je n’ai pas la gueule de bois comme lamentable excuse de ne justement rien faire ?” La journée s’annonçait longue. Il se cama très tôt.

Extraits
« Le métier d’actrice pornographique se trouve être un des seuls où on est obligé de sourire dans la douleur.

« Nous n’y sommes pas tout à fait. Avant que Jeanne et Nathan se rencontrent, il s’écoula trois jours.
La clinique Quito de Neuilly-sur-Seine les accueillit dans des conditions sanitaires exceptionnelles, au sens de peu ordinaires. Un nouveau virus s’étant répandu sur le territoire, un confinement avait été décrété la veille par le gouvernement pour désengorger les hôpitaux et ralentir sa propagation. Possédant son laboratoire particulier d’analyses (pour contrôler la consommation de ses patients) et grâce à des molécules qu’elle avait préalablement commandées, la clinique pouvait effectuer ses propres tests. Succédant à un entretien très rapide avec un des infirmiers coordinateurs, Nathan et Jeanne y furent aussitôt soumis (résultats le lendemain : les deux, négatifs). En attendant, ils durent porter un masque médical, se désinfecter les mains et enfiler des vêtements prêtés par la clinique = ce qui arrangea bien Nathan avec ses problèmes urinaires. Ensuite, le docteur en chef, François, bon-chic-bon-genre-ayant-eu-la-bonne-idée-qui-rapporte-plein-de-fric, autorisa, pour l’un comme pour l’autre, une hospitalisation immédiate sans passer par les inscriptions préalables. Sa décision fut amplement motivée par quatre raisons : la condition physique et mentale de nos deux héros, l’état d’urgence sanitaire nationale, la disponibilité des chambres qui ne se seraient peut-être pas remplies de sitôt (selon la durée des mesures gouvernementales) et la nécessité que l’histoire avance. » p. 107

À propos de l’auteur

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Clément Camar-Mercier © Photo DR

Clément Camar-Mercier est auteur, traducteur et dramaturge. Il est notamment spécialiste du théâtre élisabéthain et plus particulièrement de William Shakespeare, dont il entreprend une nouvelle traduction de l’œuvre intégrale. Ses pièces et ses traductions sont publiées aux éditions Esse Que. Le Roman de Jeanne et Nathan est son premier roman. (Source: Éditions Actes Sud)

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L’origine des larmes

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En deux mots
Paul Sorensen part à Montréal récupérer la dépouille de son père. Mais à son retour, il est arrêté pour avoir mutilé le cadavre. Ayant écopé d’une peine de prison avec sursis et soumis à des soins, il va raconter sa vie à son thérapeute.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Vengeance sur un corps déjà froid

En retraçant le parcours de Paul Sorensen, coupable d’avoir tiré sur un cadavre, Jean-Paul Dubois explore l’origine de l’identité, les liens tissés dès la naissance et dont on ne peut se défaire. Une confession mélancolique, une sombre comédie.

«Je me nomme Paul Sorensen. Pour des raisons que j’ignore, et que nul n’a jamais pu m’expliquer, j’ai été enregistré à l’état civil sous le nom de ma mère biologique, Marta Sorensen, morte à ma naissance, emportant avec elle mon frère jumeau, le 20 février 1980, à 21 h 30. Cette nuit-là, mon père est ailleurs. Il dîne, paraît-il, en ville. Il n’apprendra la mort de sa femme et celle de l’un de ses fils que le lendemain avant de confier la charge du survivant à un parent et de partir illico pour deux semaines de villégiature dans le sud de l’Italie. Cinquante et un ans plus tard, cet homme est décédé comme je suis né, seul, à l’hôpital de Montréal.»
Cet homme, qui est au cœur de cette sombre comédie, va prendre deux balles dans la tête. Un geste qui peut sembler n’avoir guère d’importance, car il était déjà mort depuis bien longtemps. Mais il lui fallait accomplir ce geste, cette vengeance post-mortem. Rapatrié à Toulouse, Paul doit s’expliquer devant les policiers et magistrats venus recueillir ses aveux.
On apprend alors qu’une jurisprudence existe pour de tels cas. Qu’il convient de différencier les actes exécutés sans savoir que la victime était morte et ceux qui sont commis sciemment sur des cadavres. Dans ce cas, la peine encourue est minorée. Paul pourra compter sur la mansuétude du juge et bénéficie du sursis, avec obligation de soins.
C’est alors que le Dr Guzman entre en scène. Le thérapeute prescrit douze séances, une par mois, pour faire la lumière sur cette affaire. Au fil des chapitres, il va tenter de cerner la personnalité de cet homme cerné par la mort, le vide, l’absence depuis son enfance. «Ce dont je suis certain, c’est que depuis ce 20 février, depuis ce premier jour, il y a un trou en moi. Je ne sais pas l’exprimer autrement. Il y a un trou au fond de moi. Creusé à mes mesures. Suffisamment profond pour m’accueillir. Il habite en moi.» Et le moins que l’on puisse dire, c’est que son père ne fait rien pour le combler. Il efface toute trace de cette femme et la remplace très vite par une nouvelle épouse, Rebecca. Cette dernière va bien essayer de combler cette béance, mais elle va être à la fois emportée par le caractère de cochon de son homme, ses malversations qui vont le pousser à prendre la fuite sans prévenir et par une maladie héréditaire aussi rare que grave. Paul, qui a fini par retrouver l’adresse de son père réfugié à Montréal va alors lui téléphoner toutes les semaines. «Mais pour lui, sa femme était déjà morte. Quant à moi, je n’aurais pas dû naître.»
Après Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, Jean-Paul Dubois a choisi un registre un peu plus noir encore, proche de ses sujets et thèmes de prédilection, la famille, la mort, la transmission. L’occasion aussi pour le Toulousain de parcourir à nouveau la planète autour des lieux qu’il affectionne comme le Canada et la Suède. L’occasion aussi de rappeler à ses inconditionnels que Dag Hammarskjöld, secrétaire général de l’ONU et Prix Nobel de la paix, qui va tenir dans ce roman un rôle étonnant, était l’objet de sa dernière nouvelle publiée en 2022 dans le recueil collectif 13 à table! Et sobrement intitulée Dag Hammarskjöld.
Si l’humour se fait ici plus sous-jacent, il demeure aussi l’une des marques de fabrique d’un auteur rare qui, à l’image de son personnage, n’aspire qu’à un bonheur simple, selon sa formule «devenus ce que nous pouvions, étant ce que nous étions». Encore une belle réussite pour celui qui déclarait avant l’obtention de son Prix Goncourt à l’OBS où il a longtemps travaillé, «je réclame le droit à la paresse, au bonheur et à la dépression».

L’origine des larmes
Jean-Paul Dubois
Éditions de l’Olivier
Roman
256 p., 21 €
EAN 9782823620795
Paru le 15/03/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Toulouse, à Montréal puis en Suède, à Uppsala et au Pays basque, à Hendaye et environs.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Paul a commis l’irréparable: il a tué son père. Seulement voilà: quand il s’est décidé à passer à l’acte, Thomas Lanski était déjà mort… de mort naturelle. Il ne faudra rien de moins qu’une obligation de soins pendant un an pour démêler les circonstances qui ont conduit Paul à ce parricide dont il n’est pas vraiment l’auteur.
L’Origine des larmes est le récit que Paul confie à son psychiatre: l’histoire d’un homme blessé, qui voue une haine obsessionnelle à son géniteur coupable à ses yeux d’avoir fait souffrir sa femme et son fils tout au long de leur vie. L’apprentissage de la vengeance, en quelque sorte.
Mélange d’humour et de mélancolie, ce roman peut se lire comme une comédie noire ou un drame burlesque. Ou les deux à la fois.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Scrotum et Stramentum
Il pleut tellement. Et depuis tant de temps. Des averses irréversibles qui semblent surgir de partout, la nuit comme le jour. Parfois une accalmie laisse entrevoir une parcelle du ciel d’autrefois, bleu lavé, mais très vite assombri par de sombres vagues de nimbocumulus. Cela fait deux années que le temps s’est graduellement détrempé, transformant cette ville de briques sèches en une vallée lessivée par un régime de pluies. Tantôt ce sont de brusques et violentes tempêtes qui décoiffent les toits, tantôt de longues et patientes averses épuisent les arbres et font enfler les fleuves. La punition des eaux épure les rues, accable les charpentes et habite nos vies.
Je suis à la maison, devant la fenêtre de mon bureau, et je regarde les bourrasques qui bousculent les arbres. Cela fait des années que je n’ai pas ressenti autant de calme au fond de moi. Je sais que ces instants sont précieux car ils ne reviendront pas avant longtemps. Après ce que j’ai fait, et cela me surprend à peine, je n’éprouve pas de regret ni d’angoisse. En dépit du déluge, je suis apaisé, comme un homme fatigué qui a fini sa journée. Je sais que l’on va bientôt venir me chercher et m’interroger. Je suis là, prêt à dire ce qui doit l’être. Je ne redoute rien de ce qui vient. J’attends et je profite humblement de cette pluie robuste et têtue qui détrempe nos vies.
Oui, je regarde et j’attends. Je n’ai plus que cela à faire. Je regarde le ciel de cette aube vagissante, je pense à cette maison qui sait tout, à ces murs qui ont tout vu, à toutes ces choses familières qui m’entourent et qui ont tout entendu durant tant d’années. Mais elles ne me seront d’aucun secours. Elles ne diront rien, ne témoigneront pas. Elles demeureront à leur place, me laissant le soin de faire face à ces heures et ces jours et ces nuits qui m’attendent. À ces questions inutiles, ces interrogations déplacées. Se défendre n’est jamais chose facile quand on est seul et que l’on ignore le remords. D’une certaine façon je suis indéfendable et d’ores et déjà condamné à perpétuité à porter la dépouille souillée de l’aïeul. Et peu importe que ce vieillard fût un diable.
J’attends que l’on vienne me chercher.
Mon père, Thomas Lanski, est mort voilà deux semaines, à l’Hôpital général de Montréal, à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Mutique, paralysé, il a passé la dernière année de sa vie dans cet établissement. Après son décès, son corps a été conservé durant six jours dans le dépositoire de cette institution. Lorsque j’en ai été officiellement informé, j’ai pris l’avion pour le Canada afin de faire rapatrier sa dépouille et régler les démarches administratives auprès du consulat de France à Montréal. La semaine dernière, lui en soute et moi en cabine avons embarqué sur le vol Air France AF349 à destination de Paris. Quarante-huit heures plus tard, débarqué à l’aéroport de Toulouse et transféré nuitamment, le corps de mon père a été déposé dans une morgue de banlieue, vissée dans un ancien abattoir réhabilité, proche d’un des centres hospitalo-universitaires de la ville.
Durant le vol de Montréal à Paris, une dame assise à mon côté est morte pendant le trajet. Émergeant dans la pénombre climatisée d’un sommeil qui paraissait paisible, sa tête s’est tournée vers moi semblant vouloir saisir une idée qui la fuyait, puis a pris une lente inclinaison vers l’avant, et c’était fini. Le personnel de bord a signalé que le vol allait devoir dévier de sa trajectoire et faire une escale technique pour se poser, au cœur de la nuit, à Shannon, dans le comté de Clare, en Irlande. Sans en préciser le motif, mais insistant pour que chacun demeure à sa place.
C’est là que le corps fut débarqué sur une civière. L’éclairage au sodium du tarmac surlignait la silhouette des hommes qui s’affairaient autour de l’ambulance portes grandes ouvertes. Ils rangeaient calmement leurs accessoires comme les remballent des ouvriers à la fin de leur journée. À cet instant j’ai songé à la famille de cette passagère qui à cette heure-là, blottie au creux d’un autre fuseau horaire, dormait encore dans la quiétude de l’ignorance.
Le fait que j’aie fréquenté plus de morts que de vivants durant ma vie a sans doute contribué à ce que cet événement, pourtant rare dans un avion de ligne, ne m’ait pas surpris ni bouleversé outre mesure. Dans la soute, je suis convaincu que Thomas, lui, a dû s’amuser de la situation en voyant son fils sans qualité côtoyer au plus près une nouvelle fois un corps sans vie. Dans notre famille, et dans l’entreprise Stramentum qu’elle dirige, il faut bien convenir que la mort est sans conteste notre égérie, notre actionnaire principale, que je suis le fade héritier de cette firme macabre et très certainement, aussi, le continuateur de la sombre génétique qui l’inspire.
Je m’expliquerai longuement là-dessus.
En attendant ceux qui doivent venir, j’écoute avec attention le bruit régulier de l’eau ruisselant dans les chenaux, je respire le pétrichor, cette odeur froide, organique, de la pluie se mêlant à la terre, et regarde passer les heures qui, elles aussi, avec lenteur, s’écoulent. Parfois, il m’arrive de me dire que je ne vaux peut-être pas mieux que mon père, ce Thomas Lanski-là. Si tant est que cet infâme nom fût véritablement le sien.
Ils sont arrivés tout à l’heure, vers 6 heures et quart. Trois hommes ruisselants, souillés par l’averse. Des visages interchangeables. Ils se sont présentés à moi et, après avoir vérifié mon identité, m’ont signifié le début de ma garde à vue avant de me demander de les suivre.
Je range quelques affaires dans un petit sac de voyage. J’ignore tout de la durée et de l’itinéraire de celui que j’entreprends. Je vais devoir traverser tellement de pans de mémoire, arpenter tant d’années. Revisiter sa vie, en répondre, est une expédition incertaine, périlleuse et lointaine.
Avant de monter dans la voiture de mes gardiens, je regarde la maison et, à cet instant, je sais qu’elle aussi me dévisage. Elle me murmure la phrase que m’avait dite la seconde femme de mon père vers la fin de son existence : « Il n’y a que deux dates qui comptent dans une vie. Celle de ta naissance et celle de ta mort. »

La clarté du jour n’est plus la même qu’avant. Sous le poids des nuages d’orage, mois après mois, la lumière a décliné. Il n’est pas rare, certains jours, de devoir allumer l’électricité dès le milieu de l’après-midi. L’humidité habite en chacun de nous, pèse sur nos poitrines et une atmosphère de chancissure imprègne l’air que nous respirons.
Les pneumatiques de la voiture, menée bon train dans les rues détrempées, font éclater les flaques en gerbes d’eau. À l’intérieur nul ne parle et seule la radio de bord égraine par moments des messages de patrouille qui se désagrègent dans l’indifférence des fonctionnaires.
Une odeur de tissus moisis tapisse les couloirs réglementaires de l’hôtel de police.
Je suis assis devant une table administrative plaquée d’un faux bois maladroit qui a depuis longtemps renoncé à donner le change.
Face à moi, un homme hésitant s’exprime à tâtons. Il s’est présenté. Comme une ombre. Sa voix éraillée fabrique des mots qu’il semble extirper péniblement de sa gorge. Il n’y a pas si longtemps il était encore jeune. Aujourd’hui son visage présente déjà des traces fugaces de lassitude et de renoncement. Dans le dos de cet inspecteur, une porte de verre, opaque et sablée, barrée d’une plaque noire gravée qui révèle la nature de notre rencontre : « Interrogatoires, salle no 1 ».
L’homme a des yeux cernés de noir, des yeux de mineur qui remonte du fond. Il n’est pas sans conséquence d’archiver ainsi chaque jour les minutes du dégât des hommes. Le hasard nous a mis face à face dans ce que j’appellerais une intimité procédurale. Nos rôles sont assez convenus. Je dois parler, et lui, transcrire.
D’abord les faits, bien sûr. Ceux qui ont motivé la garde à vue. Commencer par ça. Pour le reste, c’est-à-dire l’essentiel, on verra.
Je me nomme Paul Sorensen. Pour des raisons que j’ignore, et que nul n’a jamais pu m’expliquer, j’ai été enregistré à l’état civil sous le nom de ma mère biologique, Marta Sorensen, morte à ma naissance, emportant avec elle mon frère jumeau, le 20 février 1980, à 21 h 30. Cette nuit-là, mon père est ailleurs. Il dîne, paraît-il, en ville. Il n’apprendra la mort de sa femme et celle de l’un de ses fils que le lendemain avant de confier la charge du survivant à un parent et de partir illico pour deux semaines de villégiature dans le sud de l’Italie. Cinquante et un ans plus tard, cet homme est décédé comme je suis né, seul, à l’hôpital de Montréal.
Hier soir, 17 mars 2031, aux alentours de 23 heures, je me suis rendu à la morgue qu’il m’arrive de fréquenter occasionnellement en raison de mes activités professionnelles. Malgré l’incongruité de l’horaire j’ai demandé à l’un des préposés de garde de me conduire jusqu’à la dépouille de Thomas Lanski, mon père. L’homme, qui m’avait reconnu, ne fit aucune difficulté. Et lorsque je lui révélai le but de ma visite, déposer le corps de mon père dans une des housses mortuaires que nous fabriquons chez Stramentum, il m’offrit même son aide pour glisser le cadavre congelé de Lanski dans son nouveau body bag familial. Une fois le transfert accompli, et le cadavre à nouveau déposé dans son tiroir de conservation, il se retira, me laissant me recueillir devant Lanski. J’emploie son nom seul à dessein, ce nom souillé, car il m’est très difficile de prononcer le mot de « père » le concernant. On se fait tout un monde de ce que je vais maintenant raconter. Mais non. Les choses se font naturellement, presque paisiblement, elles s’enchaînent dans une quiétude mentale alimentée par une haine sereine, une sauvagerie légitime couvée depuis l’enfance. J’ai donc baissé la fermeture éclair de notre Stramentum modèle 3277 jusqu’à ce que le corps nu et vieilli de Lanski soit à nouveau dévoilé. J’ai regardé ces vieilles chairs, viandes fripées d’où saillaient quelques os. Son sexe reposait en arc de cercle sur l’une de ses cuisses. De ses couilles, déjà avalées par l’entrecuisse, plus aucune trace. Pourtant, mon frère mort-né et moi venions de cet endroit-là. J’ai regardé ce bas-ventre, ce canal conjonctif qui nous avait propulsés vers la vie, cet appendice flétri qui ce jour-là s’était mis en tête de fonder ce qui allait tout détruire, une vie de famille.
L’inspecteur me demande de lui accorder un instant. Puis se lève et sort de la salle. Cet homme est peut-être trop jeune pour entendre ce genre de choses. L’odeur du commissariat est si forte qu’elle finit par déposer comme un goût dans la bouche, qui évoque les vapeurs d’un voile cryptogamique. Le policier est revenu et dépose deux verres d’eau sur notre table. Il réajuste la caméra qui enregistre ma déposition et me demande de bien vouloir répéter que je refuse la présence et l’assistance d’un avocat.
Je poursuis. Maintenant, remonter la fermeture de façon à ce que seul le visage de mon père émerge de son emballage familial. Glisser la main dans ma poche, armer le revolver acheté quelques heures plus tôt, appliquer le canon à même la peau et tirer deux balles. Le premier projectile traverse l’os frontal de la boîte crânienne, l’autre, tiré de biais, brise le sphénoïde, avant de s’enliser dans la vase cérébelleuse et nauséabonde où pourrissent les archives et les méfaits de toute une vie. Deux coups de feu, deux claquements qui résonnent dans l’environnement glacial et métallique des tiroirs funéraires. J’ai scruté les conséquences de mon tir sur le visage de Lanski. Elles étaient peu spectaculaires. Deux trous, un peu de sang mort réfrigéré et c’est tout. J’ai essuyé une petite éclaboussure qui souillait un pan de notre 3277. Puis j’ai remonté la fermeture éclair et, d’un geste sans remords, renvoyé Lanski dans ses ténèbres à coulisses. J’ai pensé très fort à mon frère, puis, sans rencontrer personne, quitté l’endroit en traversant le long couloir par lequel j’étais venu.
Voilà pour les faits. C’est bien moi, son fils Paul, qui, cette nuit, ai abattu Lanski. Une quinzaine de jours après sa mort.
Ce que je ne pourrai jamais dire à l’enquêteur, c’est que tout à l’heure, dans cette morgue, se tenant en retrait dans la pénombre, j’ai aperçu la silhouette de mon frère. Il était revenu pour moi, pour être à mes côtés. Sa présence était en chaque chose, à chaque instant. Il n’eut pas un regard pour notre père, mais ses yeux que j’avais cherchés toute ma vie étincelaient et me répétaient : « Si tu ne l’avais pas fait c’est moi qui m’en serais chargé. » Qui pourrait croire une chose pareille ?
L’homme encore jeune m’observe professionnellement en s’efforçant de ne pas laisser transparaître la moindre émotion. Mais il ne peut s’empêcher parfois de baisser les yeux.
Qui que nous soyons, quelle que soit notre place en ce monde, nous portons en nous trop de choses douloureuses ou déshonorantes. En silence, elles nous embarrassent et, un jour, elles nous trahissent.

Le visage de l’enquêteur se voile maintenant d’un air embarrassé. Son assurance a été de courte durée et je vois bien qu’il ne sait plus quoi penser à mon sujet. C’est sans doute la première fois de sa vie qu’il a à prendre une déposition d’une telle nature. Nous sommes, assis face à face, à pouvoir nous toucher. J’essaye de répondre à ses interrogations avec loyauté, mais mon récit est sans doute trop frontal. Je lui confie alors qu’il faudrait tellement de temps et de nuances pour rendre justice à cette histoire. Mettre de l’ordre en moi-même, trier dans la honte et la douleur des souvenirs. À commencer par l’intimité du désastre originel. Celui d’un enfant né d’une mère morte.
L’enquêteur me fait répéter cette phrase. Je devine qu’elle le surprend, le met sans doute, une nouvelle fois, mal à l’aise. Il la transcrit avec fidélité sans parvenir à dissimuler une forme d’embarras.
Je continue. En entrant dans la salle d’accouchement cette nuit-là, nous étions trois. Intimement liés par le cœur et le sang. Marta Sorensen, ma mère, mon frère jumeau, et moi. Nous vivions des mêmes eaux et en quelques minutes le malheur nous a désossés. Je fus le seul à survivre. Amputé des miens, il me fallut apprendre à aimer une seconde mère, à endurer la folie, la perversion et les raptus d’un père malfaisant. Celui-là même que je viens d’abattre post mortem. Le moment venu, je reviendrai sur ce geste étrange ainsi que sur la jurisprudence qui l’éclaire. D’autant qu’il m’en souvienne, ce père a toujours été un être désaxé, dangereux, pervers, irrigué en permanence d’un flux malveillant. Dans cet univers inversé, mon seul et unique projet fut de grandir contre lui.
À cet instant j’observe que l’enquêteur a du mal à concevoir l’idée que l’on puisse ainsi grandir contre quelqu’un, a fortiori lorsqu’il s’agit de son géniteur. Mais comment saurait-il que, pour mon sixième anniversaire, cet homme m’offrit un canari dont il venait d’arracher la tête avec les dents ?

Ce que je vais dire maintenant peut sembler singulier, sans rapport direct avec ce qui précède, mais reflète pourtant l’architecture, le tissu profond de ma réalité : dans cet enclos familial, dès le début de mon existence, j’ai confusément ressenti que la mort cheminerait toujours à mes côtés, me témoignerait une bienveillance distante, veillerait sur moi à sa façon, allant, plus tard, jusqu’à subvenir à mes besoins en m’offrant un emploi pour le moins singulier et un certain confort financier. Les premiers mots de mon père à mon endroit, furent : « Tu es marqué par la mort. Tu devras toute ta vie apprendre à vivre avec elle. »
Cette dernière précision rassure l’enquêteur, même si sa compréhension générale de l’affaire, loin de progresser, semble au contraire s’effilocher au fil de notre conversation.
Nul ne peut prétendre raconter le récit de sa naissance. Pourtant, je me souviens, disons, de l’essentiel. Je ne saurais dire par quel canal d’enregistrement ces moments se sont inscrits en moi. La mémoire n’y est évidemment pour rien. C’est autre chose. Une capture de sensations, de la peur panique, un froid glacial et, sans doute, la découverte d’une peine primaire, un chagrin animal, une détresse archaïque. Comme si les chairs et les os avaient fait le travail d’archivage. Comme s’ils avaient classé chaque moment, chaque molécule. Et dans l’air, ce vide, cette solitude glaciale, ce goût aride du sang de la naissance.
Chacun de mes anniversaires commémore la mort de Marta et de mon frère. L’origine des larmes se trouve là, au fond du ventre de ma mère. Ce ventre dont je n’aurais jamais dû sortir. Ce ventre qui aurait dû m’ensevelir au côté de mon frère. Ce ventre qui m’a expulsé au dernier moment vers la vie sans que je demande rien ni que je sache pourquoi. De l’air est entré dans mes poumons pour la première fois au moment même où leurs cœurs ont arrêté de battre.

Je ne parle jamais de ces choses-là. Ce sont les circonstances de l’interrogatoire qui m’amènent à convenir de ce qui suit : j’ai en moi l’inconcevable conviction d’avoir été présent cette nuit-là, debout, dans un coin de la salle d’accouchement, déjà vieux, témoin brisé et pétrifié de mon avènement, scrutant les derniers instants d’un marché odieux, de l’échange insensé qui était en train de se jouer dans cette maternité, devant moi : deux morts contre ma vie. Je suis le fruit de cette rançon. Je sais ce que je dis. Je connais l’origine des larmes.
L’enquêteur se bloque sur cette phrase, marque un temps, se raidit. Son visage se crispe d’un rictus fugace, évoquant le frisson d’un homme pénétrant dans de l’eau froide. Ses doigts s’éloignent lentement du clavier comme si son contact s’avérait soudain désagréable. Il cherche une issue pour dissimuler ce malaise. Il se ressaisit et me demande de lui confirmer que j’ai bien déclaré que je connaissais « l’origine des larmes », même si, selon lui, cette curieuse affirmation n’a rien à voir avec les faits qui précèdent et encore moins avec l’affaire qui nous occupe.
Je ne réponds pas. Je ressens simplement qu’il m’appartient d’imposer et de définir les contours du silence et des mots qui nous enferment dans cette pièce. Il faut que ce jeune homme se mette bien en tête que je n’ai tué personne.
Dehors, la luminosité décline et les averses fouettées par les bourrasques malmènent les vitrages. Après des années de sécheresse, d’aridité et de chaleurs abrasives qui faisaient craquer les corps et les écorces, la pluie s’est installée. Elle s’infiltre en nous, change nos vies, et nul ne sait dire pourquoi. Elle m’obsède. Je suis hanté par ces eaux. Depuis plusieurs années nous vivons ainsi sous des régimes insensés de brutales bascules météorologiques. Depuis deux ans, à des degrés divers, le fleuve marche sur les terres, déborde dans nos existences et, patiemment, envahit tout ce qui peut l’être.
Je regarde le visage de mon interlocuteur. Outre les soixante-cinq pour cent d’eau qui irriguent son corps, j’essaye de deviner ce qu’il y a à l’intérieur de cet homme. Et je n’y trouve rien de bien différent de la mécanique des fluides qui m’anime. Nous sommes assis face à face, pareils à des animaux domestiqués, sans animosité réelle l’un envers l’autre, et sachant au fond de nous que nous sommes plus ou moins condamnés à nous entendre. Une sorte de couple occasionnel d’usage courant.
En pensant à l’étendue de ma tâche, j’éprouve une fatigue vertigineuse et demande à faire une pause.
Si l’enquêteur pouvait lire dans mes pensées, sans doute m’opposerait-il que sa tâche à lui est de mener un interrogatoire, non d’animer une conversation, et que, juridiquement, rien ne justifie que l’on puisse ôter la vie à un cadavre. Je poserais alors mon regard las sur ses yeux de mineur fatigué et je dirais simplement : « Bien sûr que si. »

La nuit en garde à vue
Que la nuit fut longue. Dans cette petite cellule individuelle où les heures écorchent le temps et torturent la mémoire, je me suis efforcé de conserver en moi le plus longtemps possible la douceur et la bienveillance du regard de mon frère. Il me manque depuis le premier instant, il m’a manqué toute une vie. Comme notre mère. Je n’ai jamais vu son visage et je ne sais absolument rien d’elle. Mon père a fait disparaître toute trace de son existence. Il n’a jamais voulu répondre à la plus innocente question de ma part la concernant. Il n’existe aucune photo d’elle, et dans les armoires, aucun vêtement, aucune paire de chaussures. Je n’ai pas la moindre idée de ce à quoi elle ressemblait ni de ce que fut sa vie avant de rencontrer Lanski. Mon père utilisa cependant la jeunesse suédoise de son épouse pour échafauder à mon intention un scénario vertigineux, incroyablement malsain, sans doute la pire histoire que l’on puisse raconter à un enfant orphelin. Tout cela sera consigné plus tard si nécessaire. La seule chose que je sache aujourd’hui de Marta c’est qu’elle est morte au moment de me prendre dans ses bras. Je ne sais même pas où elle a été enterrée et mon père n’a jamais fait le moindre effort pour guider ma recherche. Le corps de mon frère, sans existence légale ni prénom – car lui n’a jamais respiré –, a été jeté aux ordures hospitalières. Mon père ne s’est jamais intéressé à sa dépouille. J’ai du mal à croire que tout ceci ait encore un sens. J’ai du mal à croire que j’aie pu séjourner, ne serait-ce que quelques instants, dans les testicules et le scrotum de Thomas Lanski, mon père. J’ai du mal à croire que ma mère, Marta Sorensen, Suédoise native d’Uppsala, ait pu, un jour, pour quelque raison que ce soit, l’accueillir en elle et jouir de ses impatiences. J’ai du mal à croire que je sois parvenu à survivre à cet éjaculat. Et toujours je me demanderai pourquoi le destin ne m’a pas fait partager ce soir-là le sort de millions de mes frères emportés dans le vortex d’un vieux bidet d’aisances et le frottis vaginal d’un coton de linge de toilette.
À chaque tentative, une caille émet cinq cents millions de spermatozoïdes par millilitre. Un dindon, dix milliards. Mon père ? Allez savoir.
Mon frère jumeau et moi, gamètes aveugles de trois microns de large et soixante de long, éparpillés dans cette nuée brouillonne, avons survécu et sommes malencontreusement sortis du lot. Ce fut là notre péché originel.

Toute la nuit, dans cette cellule rectangulaire, mon esprit a tourné en rond. Comme un chien derviche essayant de se mordre la queue.
Je suis encore dans le ventre de Marta, tout à côté de mon frère jumeau. Nous avons toujours vécu l’un contre l’autre. Jamais nous n’avons éprouvé l’inquiétude d’être seuls. La voix de notre mère était douce et calme. Même si nous ne comprenions pas ce qu’elle disait, l’entendre, toujours, nous apaisait durant notre longue nuit commune. Je me souviens aussi de ceci, qui est parfaitement clair dans mon esprit: j’ai toujours aimé mon frère. Je ne l’ai jamais vu, mais je l’ai toujours aimé. Profondément.
Je pense que je suis né les yeux ouverts. Grands ouverts. En pleine nuit. Je suis né les yeux ouverts pour comprendre ce qui se passait. Ce qui était en train d’arriver autour de moi. J’en suis certain. On dit que les nouveau-nés ne distinguent pas la lumière. C’est faux. Je suis persuadé que dès la première seconde, dès les premiers instants, j’ai compris et senti que n’importe quelle lueur valait mieux que l’obscurité. L’enfant vient de naître. Il vient de naître d’entre les morts. Peut-être en a-t-il déjà conscience. D’ailleurs il ne crie pas, il ne dit rien.

Extraits
« Selon le compte-rendu du docteur Van Nuwenborg, la mort est due à une «ELA, embolie du liquide amniotique, complication imprévisible de l’accouchement associant un collapsus cardio-vasculaire sévère, un syndrome de détresse respiratoire aiguë et une hémorragie avec une coagulation intravasculaire disséminée (CIVD). L’un des deux enfants que portait la patiente est également décédé sans avoir réellement vécu. Dépourvu d’identité, non enregistré, nous ne savons pas ce qu’est devenu son corps. Il a pu être traité en tant que “pièce anatomique” ou alors comme “déchet” selon les définitions en usage. Dans tous les cas il a été détruit. Son jumeau, lui, a survécu».
La mémoire médicale, clinique, s’arrête là. Ensuite j’ignore par quel mécanisme la mienne a pris le relais, comment j’ai pu ressentir ce froid glacial se plaquer sur ma peau sitôt que l’on m’a retiré du ventre de ma mère, comment l’absence soudaine de mon frère m’a plongé dans le vide et l’effroi. Je ne vais pas revenir sur les mécanismes mémoriels que j’ai déjà évoqués dans ma déposition, et qui ne sont qu’une hypothèse sans doute maladroite pour tenter d’expliquer les arcanes de cet archivage, mais ce dont je suis certain, c’est que depuis ce 20 février, depuis ce premier jour, il y a un trou en moi. Je ne sais pas l’exprimer autrement. Il y a un trou au fond de moi. Creusé à mes mesures. Suffisamment profond pour m’accueillir. Il habite en moi. Parfois je le sens, il bouge, change de position ou prend toute la place. Il patiente, il a tout son temps. Il attend que je tombe dedans. Et alors il se refermera. Pourquoi je dis cela? Parce que tout a commencé ainsi. À l’instant même de ma naissance, j’ai senti cette béance s’ouvrir en moi. » p. 61-62

« Une maladie à prions, dite Gerstmann-Sträussler-Scheinker. Maladresse, instabilité de la marche, difficulté pour parler, perte de coordination musculaire, démence progressive, atteinte des muscles respiratoires. En général le calvaire ne dépasse pas cinq années. «Votre mère souffre d’un GSS.» Le médecin m’a ensuite demandé si d’autres personnes de la famille en sont ou en avaient été affectées, car il s’agissait là d’une maladie héréditaire. Je n’osai pas lui dire que j’ignorais tout de cette famille, tant du point de vue génétique que généalogique. Je n’étais pas l’enfant de Rebecca, mais celui de Marta.
En apprenant la nouvelle, les premiers mots de ma mère furent : «Tu crois qu’il reviendra quand il saura?»
Par un de ses amis, en lui spécifiant bien les raisons de ma demande, j’obtins les coordonnées de mon père. Trois ans durant je lui ai téléphoné toutes les semaines. Écrit chaque mois. J’ai essayé de faire intervenir des proches. Mais pour lui, sa femme était déjà morte. Quant à moi, je n’aurais pas dû naître. » p. 81

« Il est quand même à noter, au-delà de l’aspect symbolique et maladroitement mythologique de cette histoire, que j’aurai passé toute ma vie professionnelle à travailler pour la mort et donc à être nourri par elle. Et je me dis que c’était peut-être cela les termes de l’échange initial et odieux: la vie de mon frère et de ma mère contre l’assurance d’un gîte, d’un couvert puis d’un rassurant bulletin de paye avec en prime, endormies au fond d’un tiroir du bureau maternel, une épaisse liasse d’actions de la Standard Oil, célèbre compagnie pétrolière appartenant à la galaxie rockefellerienne, dissoute depuis 1914 pour ne pas s’être conformée à la loi antitrust édictée par l’administration américaine. » p. 122

« L’amour s’apprend par capillarité. Au jour le jour. En un goutte-à-goutte silencieux qui se délivre sous nos yeux. L’enfant apprend avec les yeux. En reniflant les molécules qui flottent dans l’air, quand il voit la main de son père caresser la nuque de sa mère, la bouche de sa mère embrasser le cou de son père, quand il observe tout cela, il sait que c’est bien, que c’est bon, qu’on peut appeler ça l’amour ou comme l’on veut, mais que c’est agréable d’être avec quelqu’un qui un soir vous dit: « T’u es mon amour et moi le tien, ça tombe bien. » » p. 166

À propos de l’auteur

PARIS: "La Grande Librairie" sur France 5
Jean-Paul Dubois © BALTEL / SIPA

Jean-Paul Dubois est né en 1950 à Toulouse où il vit actuellement. Journaliste, il commence par écrire des chroniques sportives dans Sud-Ouest. Après la justice et le cinéma au Matin de Paris, il devient grand reporter en 1984 pour Le Nouvel Observateur. Il examine au scalpel les États-Unis et livre des chroniques qui seront publiées en deux volumes aux Éditions de l’Olivier: L’Amérique m’inquiète (1996) et Jusque-là tout allait bien en Amérique (2002). Écrivain, Jean-Paul Dubois a publié de nombreux romans (Je pense à autre chose, Si ce livre pouvait me rapprocher de toi). Il a obtenu le prix France Télévisions pour Kennedy et moi (Le Seuil, 1996), le prix Femina et le prix du roman Fnac pour Une vie française (Éditions de l’Olivier, 2004) et le Prix Goncourt 2019 pour son livre Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (Source: Éditions de l’Olivier)

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Vues d’intérieur après destruction

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En deux mots
Après la mort de son ami Gabriel qui n’a pas pu tenir sa promesse et lui faire découvrir son Liban natal, la narratrice décide partir pour Beyrouth sur les traces de la maison qu’il voulait lui faire découvrir. Le temps et la guerre ont laissé de lourds stigmates, mais elle va finir par retrouver tout ce que Gabriel a laissé derrière lui.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Une maison au Liban

Dans ce court et bouleversant roman, Arielle Meyer MacLeod raconte la douleur de l’exil autour du voyage de la narratrice au Liban. Après la mort de son ami, elle part pour Beyrouth afin de retrouver son histoire, sa maison.

Ce roman est né d’une pulsion, d’une envie soudaine, sans doute un besoin. Après les obsèques de son ami Gabriel, mort après avoir lutté en vain contre sa maladie, la narratrice prend un billet à destination de Beyrouth. Elle entend tenir post-mortem la promesse qu’il lui avait faite, lui faire découvrir son pays natal et sa maison. Des lieux qu’il n’a jamais revus depuis son exil en France. Cet exil qui les avait tous deux rapprochés: «Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.»
En arrivant à Beyrouth, elle est à la fois triste de découvrir une ville défigurée par la guerre et l’explosion du port qui ont laissé de douloureux stigmates et heureuse de humer l’air de ce pays fantasmé depuis la France et qui a gardé une part de sa beauté, de ses parfums. Peut-être aussi ce goût de l’enfance qui laisse à l’imagination la liberté de s’appuyer sur des rêves. Comme celui de Gabriel décrivant sa maison, son palais. Mais comment retrouver une construction plus imaginaire que réelle, re-construite des dizaines de fois pour son amie? Car, il y a «des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir.» Pour les trouver, il faut laisser sa part au hasard et la chance guider vos pas. Elle va se personnifier dans Nassim, un chauffeur de taxi à l’optimisme chevillé au corps. Lorsqu’il s’engage sur les routes de montagne vers le village de Bhamdoun, il est sûr de parvenir à retrouver cette belle demeure. Promesse tenue, même s’il ne reste que quelques murs, quelques pierres, quelques traces de la demeure. À l’image de Gabriel, elle retourne à la poussière, ne vit plus que dans le souvenir de ceux qui ont pu la contempler.
Comme l’avait fait son père, parti trop vite, c’est avec les mots que Gabriel avait réussi à conserver la splendeur de sa maison, à adoucir son exil. Les mots qui disent la douleur de l’exil en sublimant la beauté du lieu. «Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes». Et si quelques clichés accompagnent le texte, c’est parce qu’ils réussissent, comme l’affirme la citation de W. G. Sebald en exergue du livre, à faire apparaître «sorties du néant pour ainsi dire, les ombres de la réalité, exactement comme les souvenirs qui surgissent en nous au milieu de la nuit».
C’est en creusant l’intime dans ce qu’il a de plus fort qu’Arielle Meyer MacLeod atteint l’universel. Avec une écriture toute en pudeur et en finesse, elle donne ses lettres de noblesse à une humanité qui conserve par-delà les drames un souffle de vie. Alors souffle le vent de l’espoir, des montagnes du Liban jusqu’au cœur des exilés.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Vues d’intérieur après destruction
Arielle Meyer MacLeod
Éditions Arléa
Roman
96 p., 17 €
EAN 9782363083623
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman part de France pour aller jusqu’au Liban, à Beyrouth et dans les environs jusqu’au village de Bhamdoun. On y évoque aussi Genève, Tel-Aviv et le Vaucluse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un matin, sur un coup de tête, sans avertir personne – je n’ai envoyé un texto à ma fille qu’une fois arrivée sur place – j’ai pris un billet sur internet, fourré quelques affaires dans une valise, rédigé une réponse automatique sur mon mail professionnel, un laconique Absente je ne répondrai que dans quelques jours, et je suis partie, seule, pour Beyrouth.
Gabriel, l’ami de toujours, meurt sans avoir tenu sa promesse: emmener la narratrice au Liban, où il est né, où il a grandi, où il n’est jamais retourné. Mue par un élan qu’elle ne comprend pas elle-même, elle entreprend alors seule ce voyage, à la recherche de la maison d’enfance de Gabriel dont elle ne sait que ce qu’il lui en a raconté.
Ce voyage sur les traces d’un passé dont ne subsistent que des ruines, d’une affolante beauté, va la mener face aux non-dits de sa propre histoire.
Ce roman est une enquête intime qui, de lettres en photographies retrouvées, fait émerger des maisons marquées par l’exil et le déracinement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Vertigo)
Actualitté (Sean Rose)
Mare Nostrum (Jean-Jacques Bedu)

Les premières pages du livre
« En jetant une pivoine blanche dans le trou béant où le cercueil venait d’être déposé, une pivoine charnue, en pleine maturité, sa fleur préférée – Gabriel en tapissait son intérieur pendant les quinze jours annuels de la floraison, des gerbes de pivoines blanches partout dans des vases chinés ici et là dont il faisait collection, de celles qui ne cessent de se déplier et se déplier encore, découvrant de nouveaux pétales alors qu’on les pense tous éclos, leur cœur d’une générosité inépuisable les multipliant à foison –, en jetant cette dernière pivoine dans la fosse où maintenant il gisait j’entendais cette phrase, promesse non tenue, ultime dérobade, Tu verras, quand nous irons ensemble à Beyrouth, je te montrerai la maison de mon enfance. Gabriel avait quitté le Liban en 1978 et n’y était jamais retourné. Il m’en parlait des soirées entières, les histoires devenant de plus en plus abracadabrantes avec le nombre de margaritas ingurgitées. Histoires de vie et de guerre, de fêtes hallucinantes, elles se transformaient, un détail ici un autre là – fruits de son imagination sans doute mais je m’en fichais, j’aimais les histoires de Gabriel. Je le prenais parfois en flagrant délit d’incohérence, il trouvait toujours la parade et s’en sortait d’une pirouette qui me faisait rire bien sûr – Gabriel était drôle – mais qui avait aussi le don de m’exaspérer, cette façon bien à lui de vous filer entre les doigts. Au cœur de ces histoires se tenait, immuable, la maison de famille où il passait ses étés. La maison de la montagne. Elle en était l’horizon immobile, le point de fixation. Le foyer vers lequel toujours le récit revenait. Ses aventures avaient beau l’en éloigner, les péripéties s’accumuler, le dénouement, invariablement, l’y ramenait. Une maison pleine de souvenirs dont il avait fait le leitmotiv décliné à l’envi d’une épopée dont il était à la fois le dépositaire et le conteur infatigable. Gabriel était mon ami. Il était sculpteur. Gabriel est mort sans revoir Beyrouth, où il a grandi, où il ne m’a jamais emmenée. Beyrouth dont le seul nom – ses inflexions molles mâtinées de rugosité – me touchait, évoquant un lieu inabordable, un territoire de légendes auréolé d’une aura mystérieuse, connu des seuls initiés. Un mirage – une image, floue. Beyrouth la magnifique – Paris levantine au cœur de la Suisse du Moyen-Orient. Beyrouth la massacrée, dont j’entendais les échos de la guerre lorsque, enfant, je vivais en Israël, n’en saisissant pas grand-chose. Un nom où résonnaient des bruits d’obus. Et dans les yeux des soldats revenus de cette guerre, l’effroi de Sabra et Chatila que j’ai mieux compris en voyant des années plus tard Valse avec Bachir. Beyrouth dont j’avais croisé la violence et l’attachant murmure dans les livres, des récits marquants. Beyrouth la résiliente, qui s’était relevée de ses cendres et dansait à nouveau dans les quartiers branchés vantés par les magazines.

Après sa mort, il y eut d’abord le temps arrêté, ce temps du deuil où l’intensité des émotions le dispute à la peine, une parenthèse pendant laquelle je m’étais retrouvée dans la sidération d’un événement que je savais pourtant inéluctable – je l’invoquais même tant sa souffrance, les derniers jours, était devenue intolérable. Sa mort me frappait néanmoins avec la violence d’un coup que je n’aurais pas vu venir. À l’hôpital je répétais les mêmes gestes – humecter ses lèvres desséchées, tenir sa main piquée d’un cathéter, gérer le flux de morphine quand la douleur déformait ses traits et augmentait les râles. Lui parler aussi, évoquer nos souvenirs communs, les moments drôles surtout et cette soirée où, étudiants encore, nous nous étions rencontrés. Le Moyen-Orient – nous avions chacun le nôtre – nous avait immédiatement rapprochés.
Le sentiment de l’exil aussi, cet état de flottement que nous connaissions bien, qui nous maintenait en permanence sur le côté, au bord, à la marge – tout désir d’appartenance (à un clan, une chapelle, une bande, une communauté) se doublant aussitôt d’un mouvement de retrait. En être et ne pas en être. Nous partagions cette nécessité, vitale et impérieuse, de garder toujours un pied dehors lorsque nous foulions de nouveaux territoires.
Mais lui, Gabriel, avait un port d’attache, un endroit où revenir en pensée et s’ancrer depuis l’exil – cette maison dont il m’avait tout de suite parlé – alors que je suis, moi, une exilée de nulle part. Les amis – nombreux, Gabriel connaissait un nombre incalculable de gens – étaient venus de partout. Certains logeaient à la maison. Pour les uns Gabriel était le camarade d’enfance, pour les autres l’amour fou, la sensualité d’une nuit, la passion impossible, pour d’autres encore le frère réincarné, l’artiste admiré ou le compagnon de fête. Gabriel habitait mille vies et sans doute plus. Des vies publiques, d’autres secrètes. Il avait le goût de la nuit dans laquelle parfois il m’embarquait, et je l’accompagnais dans les hauts lieux de la culture gay où il rejoignait ses amants, toujours différents, je n’arrivais pas à suivre la valse des amants de Gabriel, il y avait les rencontres d’un soir ou d’une heure parfois, les amants de passage et les grandes romances toujours intenses et compliquées, le plus souvent platoniques celles-là, semées d’embûches qu’il semblait rechercher autant qu’elles le faisaient souffrir.
Gabriel se moulait dans le désir de l’autre tout en restant insaisissable. Il avait la faculté de se mouvoir avec la même aisance dans les milieux les plus disparates vers lesquels sa curiosité le menait et partout, quelles que soient les circonstances, il exerçait aussitôt une séduction dont il jouait, avec malice parfois. Tu es une surface de projection sur laquelle chacun vient plaquer son propre fantasme, je lui disais, stratégie assez efficace qui te permet d’échapper à tout le monde. Il riait.
Et puis l’enterrement. L’atmosphère lourde et dense, oppressante. Le soleil n’avait pointé le bout d’un rayon qu’au moment de la mise en terre, immobilisant soudain la pluie qui n’avait cessé depuis le matin, une pluie fine et sale qui bavait sur les yeux et fanait toutes les fleurs, les gerbes de fleurs recouvrant son cercueil. Mes mots d’adieu devant la tombe encore ouverte, une oraison que je n’ai pu terminer, où la maison forcément apparaissait – comment parler de Gabriel sans l’évoquer. Les larmes, la pluie, la morve coulaient sur mon visage, je m’essuyais du revers de la main. Et cette boule compacte dans ma gorge, étouffant mes derniers mots ravalés en un galimatias inaudible. »

Extraits
« Je voudrais coudre ces histoires — l’histoire d’une maison et celle d’une lettre —, assembler les pièces manquantes. Je ne sais quel fil, lien, corde, pourrait les tenir ensemble — feuille caillou ciseaux, un deux trois, je me souviens de ce jeu d’enfants, la feuille désarme la pierre en l’enveloppant. » p. 49

« Il y a des maisons qui sont des ancres, des maisons matrices auxquelles s’accrocher. Des maisons-récits, des havres réels ou fantasmés vers lesquels revenir. Toutes me fascinent, toutes me sont étrangères. » p. 85

À propos de l’autrice
MEYER_MACLEOD_Arielle_DRArielle Meyer MacLeod © Photo DR

Après avoir été formée comme comédienne à l’École de la Rue Blanche à Paris, Arielle Meyer MacLeod a poursuivi ses études de Lettres à l’Université de Genève, où elle a décroché un doctorat en 1999. Avant de revenir au théâtre en se spécialisant en dramaturgie, elle a enseigné dans deux universités. Autrice de plusieurs articles ainsi que du Spectacle du secret (Droz, 2003) et de Tourner la page (avec Balzac), elle réside et travaille à Genève. Vues d’intérieur après destruction est son deuxième roman. (Source: Éditions Arléa)

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Carpates

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En deux mots
Pour pouvoir terminer sa thèse de doctorat, Jeanne décide de se rendre avec Boris, son compagnon, dans les Carpates. Au cœur d’une vaste forêt de montagne, ils tombent en panne sèche. Ils sont alors recueillis par une étrange communauté vivant en autarcie et régie par les femmes. L’hiver qui s’installe va les obliger à séjourner là.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le voyage interrompu

D’origine roumaine, Liliana Lazar nous entraîne au cœur des Carpates, sur les pas d’un jeune couple à la recherche d’une «miraculée» dont le témoignage permettrait de conclure une thèse de doctorat. Mais en ce milieu d’automne 1992, il va se perdre dans la montagne et devoir partager le quotidien d’une étrange communauté. Un drame à l’atmosphère envoûtante.

Jeanne a finalement réussi à persuader son compagnon à partir pour les Carpates. L’étudiante a lu l’histoire d’une femme qui serait revenue d’entre les morts et qui appartiendrait aux Lipovènes, un groupe ethnique persécuté par le tsar Pierre le Grand à la fin du XVIIe siècle et qui aurait trouvé refuge en Roumanie. Son témoignage pourrait lui permettre de terminer sa thèse de doctorat et à lui assurer une belle carrière.
Voici donc le couple parti pour un périple de 2000 km jusqu’en Roumanie via l’Autriche et la Hongrie. Au volant de sa Peugeot 504, Boris va vite se rendre compte que le voyage s’annonce bien plus périlleux que prévu. En cet automne 1992, la Roumanie ne dispose en effet que de peu de routes asphaltées. «Les nids-de-poule parsemaient la nationale, risquant à chaque virage de vous tordre les essieux. Quant aux voies secondaires, elles se limitaient à une succession de chemins de terre, que les pluies récentes avaient transformés en torrents de boue.»
Après un voyage éreintant, Jeanne et Boris finissent par trouver une auberge où ils pourront se reposer avant d’entamer leur dernière étape jusqu’à Rodna. Sur les conseils de l’aubergiste, ils décident d’emprunter l’itinéraire passant par le col qui devrait leur faire économiser quelques heures de route. Mais sur les flancs de la montagne enneigée leur Peugeot tombe en panne. Ils n’ont alors d’autre choix que de chercher un refuge dans cet endroit isolé. Fort heureusement, ils vont être recueillis par une communauté discrète qui a décidé de s’installer à l’abri des regards après avoir fui la Russie en 1910. Si Boris va chercher par tous les moyens à quitter cet endroit, Jeanne va essayer de nouer le dialogue, se disant qu’elle tenait là un bon sujet d’études. Il faut dire que les premiers entretiens qu’elle mène avec la colonie ne manquent pas de la surprendre. Ici, les femmes règnent en maître, les hommes sont relégués à l’écart et appelés les boucs. Cette inversion de la domination est du reste l’une des clés de ce livre envoûtant par bien des aspects, terrifiant par d’autres.
La nature hostile et les accidents vont contraindre nos deux rescapés à prolonger leur séjour. C’est alors que va se nouer le drame qui va donner à ce récit sa dimension tragique et séparer le couple.
Liliana Lazar nous fait découvrir ces «vieux-croyants» chassés par Pierre Le Grand et dont une partie a fini en Roumanie dans un roman construit en trois parties à la tension toujours plus croissante. Du voyage d’études, on passe très vite à la nuit mystérieuse, à une sorte de piège qui se referme sur les intrépides voyageurs à un moment où le pays vivait encore dans des conditions proches du Moyen-Âge pour finir sur une âme errante. Mais ne dévoilons pas tout de ce roman qui se lit comme un thriller, rebondissements compris. Le Clézio ne s’est pas trompé en parlant de plume superbe et de science du récit. On ne saurait trop vous conseiller de prendre à votre tour la route des Carpates !

Carpates
Liliana Lazar
Éditions Plon
Roman
320 p., 21,90 €
EAN 9782259318518
Paru le 11/01/2024

Où?
Le roman est situé en France, à Paris, avant de partir par la route vers les Carpates. On y traverse la Roumanie en direction de Rodna.

Quand?
L’action se déroule en 1992.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une plume superbe, un univers à part, une science du récit: un talent déjà salué par le prix Nobel de littérature, J.M.G. Le Clézio.
Un voyage dans les Carpates ne s’improvise pas.
Piégés par la neige au cœur de la montagne roumaine, Jeanne et Boris, un couple de Français, trouvent refuge dans un étrange hameau – la Colonie – dirigée par des femmes.
Alors qu’ils se croient sauvés, débute une plongée vertigineuse dans le monde des vieux-croyants, une communauté aux lois archaïques, qui protège un impensable secret.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Bastille Magazine (Éric Faye)
Page des libraires (Maria Ferragu, librairie Le Passeur de l’Isle à L’Isle-sur-la-Sorgue)
Blog Sur la route de Jostein

Les premières pages du livre
« Prologue
Dans cette force étrange de la montagne à créer un sentiment de malaise, le vent n’est pas pour rien. S’il n’a pas la puissance du ponant ni la chaleur de l’harmattan, s’il n’est pas chargé de sable comme le sirocco ou ne réchauffe pas comme un foehn en automne, s’il ne rend pas fou comme le mistral en Provence, il peut se révéler plus redoutable encore. Parfois nordet piquant en rafales à faire ployer sous ses bourrasques les plus grosses branches, il ressemble à la tramontane dont le souffle glacial vous refroidit aussitôt. Un de ces vents qui se lèvent quand on ne l’attend pas, forcissant au gré du jour puis s’apaisant, mollissant jusqu’à ce qu’on finisse par l’oublier. Ses accalmies ne sont que subterfuges. C’est quand on le croit mort qu’il se réveille de plus belle. De simple murmure il devient chant, musique envoûtante et hallucinante à la fois. De bruissement presque inaudible il se mue en plainte, se met à gémir, à bramer, à mugir tant et si bien qu’on le sait parti en chasse. Tel un monstre, il vous suit et son haleine a un goût âcre à vous remplir la bouche de sa puanteur. Si tous les vents ont un nom, le sien est bien trouvé : Mouma.
Extrait du journal de Jeanne Ballard

Un vent chargé de cris soufflait sur les bois. La traque durait depuis des heures. L’homme n’arrivait plus à courir. Il marchait désormais, vacillant à chaque pas et ses pieds nus, meurtris par les ronces, lui causaient de telles souffrances qu’il dut s’arrêter un instant pour s’appuyer contre le tronc d’un arbre. Il aurait aimé rester ainsi plus longtemps mais les appels derrière lui avaient déjà repris. Bientôt ses poursuivants seraient là : l’écho de leurs voix résonnait partout dans la forêt. Sans parler du grognement de la bête qui les accompagnait. À présent qu’il les sentait si proches, sa peur s’intensifiait. S’il n’avançait pas, il serait rattrapé avant la nuit. Dans un effort surhumain, il se redressa et reprit sa course à travers un dédale de fougères.
Il suffit qu’une branche hérissée d’épines lui fouettât le visage pour qu’il fermât les yeux, trébuchât, perdît l’équilibre. Projeté dans une roulade en avant que rien ne pouvait plus arrêter, son corps finit par percuter une souche. Tel un pantin désarticulé, il bascula en arrière et s’étala de tout son long sur le dos. Dans sa chute, sa tête heurta le sol. Tout se figea sur l’instant. Immobile, les yeux rivés au ciel – un ciel de pleine lune, bien que la nuit ne fût pas encore tombée –, il essaya de deviner la direction du vent. Un groupe d’oiseaux sauvages le survola. Puis, plus rien. Ses chasseurs avaient-ils cessé leur traque ? Ou était-ce leur dernier subterfuge pour l’attraper vivant ? Suffoquant, l’homme tremblait de tous ses membres car, d’avoir tourné sur lui-même, son ancienne plaie venait de se rouvrir. De grosses gouttes perlaient à travers sa tunique, là où le liquide formait déjà un long tablier vermeil autour de sa taille. Avec tout le sang qu’il avait perdu, il s’étonnait d’en avoir encore dans les veines. Jusqu’au bout il s’était agrippé à cette vie, comme l’on saisit le vêtement de quelqu’un qu’on ne veut pas voir partir. Il n’avait aucune idée de ce qui pouvait l’attendre, une fois passé de l’autre côté ; c’était pour cela qu’il avait tant de mal à lâcher prise. Jamais il n’avait imaginé qu’il soit si difficile de mourir. Il avait cru qu’il suffisait de le décider pour s’offrir à la mort comme l’on sombre dans un profond sommeil. Et là, à des kilomètres de tout lieu habité, où personne ne viendrait le secourir, avec comme unique témoin de sa lente agonie des bois à perte de vue, il réalisait à quel point il était pénible d’accepter son propre anéantissement. Quand bien même il aurait voulu hurler, aucun son ne serait sorti de sa bouche. Pas de mot pour dire sa détresse. À quoi bon ? Il ne se rappelait aucune prière. Sa conscience évoluait au gré des spasmes qui secouaient sa poitrine. Il pensa à sa mère qui ne saurait jamais ce qui lui était arrivé. À cet enfant qu’il aurait tant aimé avoir. Des larmes coulaient sur ses joues. Tout allait s’arrêter. Lentement, les minutes s’égrenaient, le rapprochant de l’inévitable départ. Blotti au milieu d’un enchevêtrement de souches, il en était réduit à regarder les aiguilles virevolter dans l’air avant de fondre sur lui comme un jeu de fléchettes. Bientôt elles seraient son linceul. Les branches des mélèzes se courbèrent un peu plus au-dessus de sa tête comme pour mieux l’ensevelir. Il ferma les yeux, prêt à s’abandonner au repos sans fin. C’était cela, l’éternité. Une longue nuit glaciale, comme une hibernation perpétuelle. Maintenant, il n’avait plus peur. Il était prêt, attendant la mort comme on attend une libération. Surtout ne plus souffrir.
Un bruit sourd retentit au loin. Le ronronnement d’un moteur. Le blessé parvint à tourner la tête, à écarter les paupières. Ce n’était pas un rêve. Dans la semi-obscurité, un halo doré filtrait entre les arbres, à la manière d’un feu éblouissant au cœur des ténèbres. La route était là, si proche. Le moteur ralentit. Le point de lumière se fixa sur un tronc, signe que la voiture s’était arrêtée. Le moribond fit un dernier effort pour se relever sur les coudes quand un craquement sec l’arrêta. Le vent amena à ses narines une odeur qu’il connaissait. La puanteur du fauve qui l’avait suivi à la trace. Ses doigts se crispèrent, ses ongles s’incrustèrent dans la paume de ses mains, collantes de résine. Terrorisé, il comprit que les autres ne lui avaient concédé aucune chance. « Mutter, ich bin dumm1 ! »
1. En allemand : « Mère, je suis stupide ! »

La portière du conducteur s’ouvrit sur l’asphalte pour laisser descendre un jeune homme.
— Ne t’éloigne pas trop, lança en français une voix de femme.
Le type fit quelques pas afin de se dégourdir les jambes, alluma une cigarette en inspirant profondément la fumée, puis s’avança jusqu’à la lisière des bois où des détritus en tout genre jonchaient le sol : un bidon d’essence, des bouteilles en plastique, une vieille batterie. Autant d’objets que les routiers de passage jetaient là. Rares étaient ceux osant s’aventurer plus loin. La plupart étaient des gars de la ville, pour qui la forêt marquait une limite à ne pas franchir, une frontière invisible au-delà de laquelle commençait le temps du monde sauvage. L’homme éteignit sa cigarette avant de humer les miasmes soulevés par la bise.

Journal de Jeanne Ballard
Contrairement au vent du sud qui se charge de parfums aux fragrances chaudes de cèdres et d’aromates, à celui des mers qui transporte des embruns au goût salé, et à la brise des plaines qui exhale des senteurs d’herbe fraîche, de terres noires et de blé mûr, le vent d’ici est lourd d’une odeur entêtante. Tel un puissant baume d’apothicaire, il laisse dans son sillage des relents de térébenthine, de bois mort et d’animaux sauvages.

D’abord simple murmure, le blizzard se muait en plainte. Les arbres grincèrent sous l’effet de son souffle froid qui agitait leurs branches. Vint ensuite un bruit de pas cadencés, comme si la forêt était traversée par un régiment. Le Français écarquilla les yeux à la vue des feux follets se déplaçant entre les arbres. Il pensa au scintillement de lampes électriques, mais il aurait tout aussi bien pu s’agir de torches en feu. Les lumières se rapprochèrent, étincelantes, oscillant dans la nuit avant de s’éteindre une à une, soufflées par le vent. Avaient-elles jamais existé ? Soudain, il y eut des bris de branchages. Un tronc roula sur quelques mètres. L’homme sur l’asphalte jeta sa cigarette et plissa les yeux afin de tenter de distinguer quelque chose. Il eut beau scruter l’obscurité des sous-bois, il ne perçut rien. Il entendit un râle, un appel au secours, le halètement d’une lutte dans les bois. Des branches s’agitèrent de nouveau, et un grognement lui donna la chair de poule. Le sol se mit à trembler sous les pas d’un animal qui s’apprêtait à charger.
— Boris ! s’écria la femme restée dans la voiture, en passant la tête par la portière.
Revenu en courant se mettre à l’abri, celui-ci redémarra et s’éloigna, tout en vérifiant dans le rétroviseur que rien ne sortait de la forêt pour les poursuivre.
Loin derrière eux, gisant sur son grabat d’herbe et de ronces, le fugitif ne bougeait plus. Légère comme une plume, son âme s’était élevée jusqu’à la cime des arbres, d’où elle pouvait à présent observer l’ours en train de mettre son corps en lambeaux. La souffrance avait pris fin et la vue de cette chair déchiquetée ne lui provoquait plus aucune émotion. Tel un fil fragile qui s’allonge et s’étire, l’âme plana un temps au-dessus des bois, à la recherche d’un autre corps à habiter. Elle trouva le plumage d’un grand-duc, immobile sur une branche. À peine l’eut-elle touché que l’oiseau, électrisé par cette force nouvelle, déploya ses ailes et s’envola le long de la route, sur laquelle la Peugeot 504 immatriculée en France venait de disparaître.

PREMIÈRE PARTIE
LE PAS DE L’OURS
La nuit était si claire que l’on aurait pu suivre la DN62 sans l’aide du moindre éclairage, ce qui n’empêchait pas la Peugeot grise de remonter la route, tous phares allumés. Cela faisait des heures que le couple de Français roulait, ne s’accordant que de brèves haltes.
— Qu’est-ce que ça pouvait bien être, tout à l’heure ? demanda la jeune femme, assise côté passager.
— Quoi donc ?
— Ce bruit dans les bois.
— Qu’est-ce que j’en sais ? Un animal… Ça doit grouiller de gibier, par ici.
— Il devait être sacrément gros. Si t’avais vu ta tête, quand t’es revenu à la voiture…
— Tu ferais mieux de repérer cette foutue intersection ! Si le type de la station-service a dit vrai, on devrait bientôt arriver à une auberge.
— Pourquoi aurait-il menti ?
— Il avait l’air bizarre…
— Arrête de juger les gens à leur allure.
— Ton guide n’en parle pas non plus.
La femme dirigea la lampe de poche, qu’elle gardait à portée de main, vers le livre déployé sur ses genoux. C’était vrai, l’auberge n’y était pas mentionnée.
— Mon guide est trop vieux, voilà tout, lança-t-elle pour le rassurer, tout en vérifiant la date d’édition sur la couverture : 1982.
Soit dix ans plus tôt.
— Qu’est-ce qu’il dit sur le coin ?
Elle parcourut le chapitre traitant de la région qu’ils traversaient, puis éteignit sa lampe afin d’en économiser les piles.
— Après l’intersection, il n’y a plus rien jusqu’à Rodna.
— Il ne manquait plus que ça ! s’exclama le conducteur, sans pouvoir retenir un mouvement nerveux du bras.
Il s’étira comme il put sur son siège, car il commençait à ressentir d’insupportables crampes dans les jambes. S’il ne s’arrêtait pas pour dormir, ils risquaient de finir écrasés contre l’un de ces gros arbres qui jalonnaient la route.
— Quand je pense qu’il y a deux jours, on était à la maison…
— S’il te plaît, Boris, tu ne vas pas recommencer ! On était d’accord.
— N’empêche, ce voyage, c’était ton idée. Si c’était à refaire…
L’homme revoyait sa compagne, un mois plus tôt, déployer une mappemonde sur la table du salon afin de lui faire découvrir le trajet. Sur la carte, le massif des Carpates ne lui avait pas semblé si loin du sud de la France. « Deux mille kilomètres, ce n’est pas la mer à boire, avait-elle dit pour le convaincre. L’affaire d’une dizaine de jours, séjour compris. » Avant le départ, il n’avait pas mesuré les difficultés d’un tel périple. Mais, une fois l’Autriche passée, les ennuis avaient commencé. À peine entrés en Hongrie, la chaussée s’était faite étroite et les limitations excessives de vitesse les avaient ralentis d’au moins une journée. Sans parler des heures perdues à chaque poste-frontière, avec ces pots-de-vin qu’il avait fallu verser aux douaniers. Et le pire les attendait en Roumanie. En ce milieu d’automne 1992, le pays était plongé dans un tel état de délabrement que seuls les axes principaux étaient à peu près goudronnés. Les nids-de-poule parsemaient la nationale, risquant à chaque virage de vous tordre les essieux. Quant aux voies secondaires, elles se limitaient à une succession de chemins de terre, que les pluies récentes avaient transformés en torrents de boue. Le système d’éclairage public ne fonctionnait que par intermittence, et la plupart des localités restaient plongées dans l’obscurité jusqu’à l’aube. Il fallait aussi une vigilance de tous les instants afin d’éviter les piétons, nombreux à marcher sur le bas-côté, ou les charrettes dépourvues de signalisation, qu’à tout moment l’on risquait de trouver en travers de sa route. Pour toutes ces raisons, le Français redoutait d’avoir à conduire après la tombée de la nuit. Néanmoins, l’appréhension qui ne l’avait pas quitté depuis le dernier arrêt s’estompa un peu quand il aperçut un néon lumineux qui clignotait sur une façade en bois : « TAVERNA ».
Devant l’entrée, une imposante sculpture représentant un ours, debout, semblait veiller sur la bâtisse. Cloués de part et d’autre de l’enseigne, plusieurs trophées de chasse, des têtes de cerfs et de sangliers empaillés, accueillaient les voyageurs de leurs regards de verre.

Comme souvent les soirs d’automne, le vent n’avait pas attendu la nuit pour descendre sur la vallée. Zanov s’apprêtait à fermer les rideaux de son auberge, signe qu’il n’espérait plus personne. Mais en commerçant avisé, il avait laissé éclairée son enseigne lumineuse afin d’indiquer au voyageur de passage que, même à une heure aussi tardive, il restait le bienvenu.

Avec ses deux chambres en mansarde, louées à la nuit, et son toit en pente recouvert de tôles ondulées, la Taverna est la dernière habitation avant l’ascension des Carpates. La bâtisse est située à l’endroit où la voie se sépare en deux. Car si la DN62 est de loin la route la plus connue pour franchir ces montagnes, elle n’est pas la seule. Une seconde bifurque à droite, juste après l’auberge. Les camionneurs l’ont surnommée « le passage des Cols ». En poursuivant sur la nationale, il faut compter près de sept heures pour rallier Rodna. Mais en empruntant l’autre, on peut gagner trois heures. Ce calcul n’est pas toujours justifié tant la voie est réputée dangereuse, à cause de sa succession de virages en épingle qui serpentent jusqu’à une série de cols, tous plus difficiles à franchir les uns que les autres. Et, s’il vaut mieux tenter la traversée du « passage des Cols » aux beaux jours, il se trouve toujours des téméraires pour s’y engager en cette saison incertaine.

Convaincu que l’ouverture des frontières ferait venir des touristes dans le coin, Zanov y avait installé son commerce juste après la révolution de 1989. Mais, trois ans plus tard, rares étaient les étrangers à s’aventurer jusqu’ici. De temps à autre, il en voyait bien quelques-uns franchir le seuil de son modeste établissement : des routards avec sacs à dos, faisant le plus souvent de l’auto-stop ou alors circulant au volant de voitures déglinguées, un peu à l’image de ces Français en train de garer leur vieille Peugeot 504 sur le parking.
Les feux de la voiture à peine éteints, les portières claquèrent dans le noir. L’aubergiste eut juste le temps de discerner les silhouettes qui traversaient la cour, serrées l’une contre l’autre pour se protéger du vent, avant que deux jeunes gens, emmitouflés dans des vestes colorées, ne pénètrent dans la salle du bar. Leurs capuches rabattues sur la tête, ils portaient des pantalons trop larges et des baskets faussement usées. Zanov les observa d’un œil oblique puis se ravisa, car il savait que, sous leurs airs de vagabonds, ces voyageurs n’étaient jamais complètement fauchés. Il leur adressa un large sourire en les voyant choisir l’une de ses tables et monta le volume du poste radio qui, depuis le comptoir, crachait de la musique folklorique. Tout empressé de se mettre au chaud, le couple ne fit pas vraiment attention à l’agencement de la pièce.

L’endroit est des plus modestes, avec ses murs en contreplaqué recouverts de papier journal et d’affiches publicitaires en guise de tapisserie. Les tables, bricolées avec de vulgaires planches de récupération, sont dissimulées sous des toiles cirées, élimées aux angles. Des fils électriques courent le long du plafond et, çà et là, une ampoule pend dans le vide.

D’un geste indolent, le patron vint placer sur la table un bouquet de fleurs en plastique. Puis il vissa dans sa douille la petite lampe à incandescence qui se trouvait au-dessus, jusqu’à ce qu’une faible lumière jaune l’éclaire. Dans cette lueur difficile, son visage apparut si glabre et si pâle qu’on lui aurait donné n’importe quoi pour qu’il aille se faire soigner.
— Mancare1 ? demanda-t-il d’une voix nasillarde, tout en pointant ses doigts vers sa bouche.
— Santem rupti de foame2, lui répondit la Française.
Le Roumain ne put cacher sa surprise en entendant une étrangère s’exprimer si bien dans sa langue. Dans d’autres circonstances, ce compliment aurait suffi à la jeune femme pour qu’elle se mette à raconter comment elle l’avait apprise grâce aux cours dispensés par l’université d’Aix-en-Provence. Mais ce soir-là, trop fatiguée par la route, elle ne donna aucune explication.
— Zanov ! se présenta l’hôte en tendant la main.
— Jeanne. Lui, c’est Boris.
— Boris ? Pas français, ça. Nom russe.
— Son père était communiste. Alors il a donné un prénom russe à chacun de ses enfants.
— Tiens ! Chez vous aussi, il y a eu des communistes ? s’étonna-t-il.
Boris, qui ne pouvait suivre l’échange, laissa sa compagne commander et, retirant sa parka d’un mouvement brusque, alla la ranger sur ce qu’il prit pour un portemanteau, en fait un trophée de chasse avec des cornes de mouflon.
— Il mange quoi, votre mari ? demanda l’aubergiste.
— Il n’est pas difficile… Et puis, confia Jeanne comme un secret, nous ne sommes pas mariés.
— Hum, fit le Roumain avec un clin d’œil qui se voulait complice. Dites-lui que j’ai des œufs et du fromage. Et le meilleur vin de Roumanie !
— Une bière fera l’affaire. On a surtout besoin de souffler un peu.
Le tavernier hocha la tête et s’éloigna vers un poêle à bois qui chauffait la pièce. Une bûche rongée par les braises crépitait dans son âtre. Des rafles de maïs s’amoncelaient sur le côté. Zanov en prit une poignée et la lança dans le feu, qui reprit de plus belle, avant de retourner dans le réduit lui servant de cuisine. De temps à autre, il jetait un coup d’œil dans la salle, en direction des voyageurs. À première vue, le Français avait dans les vingt-cinq ans. Petit et vif ; ses gestes secs trahissaient un tempérament nerveux. Le tee-shirt blanc qui moulait son torse sculpté portait dans le dos le nom d’un club de sport : « BOXE CLUB AIX ». Un tatouage coloré courait sur son bras droit, remontant vers l’épaule jusqu’à l’échancrure du col. En observant ce corps noueux, Zanov mesura à quel point le jeune homme n’était fait que de muscles et de tendons. Tout son contraire, lui qui était grand et avachi, avec des bras osseux, pendant comme des cordes le long de son tronc.
Enfin réchauffée, la Française enleva elle aussi sa veste et alla l’accrocher au-dessus de celle de Boris. Elle se dirigea ensuite vers le comptoir et éteignit le poste de radio. Zanov l’observa sans rien dire. Malgré sa tenue négligée et ses cheveux coiffés en bataille, Jeanne renvoyait l’image d’une femme sûre d’elle. À côté de son compagnon, elle paraissait très grande. De retour à sa table, elle sortit un carnet de son sac et s’apprêta à faire le croquis de l’endroit. En l’embrassant du regard, elle remarqua une jeune fille qui se tenait appuyée au carreau de la fenêtre. Son crayon à la main, la Française s’approcha d’elle pour mieux la dessiner.

Affublée d’une robe trop large pour elle, d’où dépassent deux jambes squelettiques gainées dans des bas de laine, l’adolescente ressemble à une longue tige fanée, au bout de laquelle on aurait ajouté une fine couche de cheveux coupés au carré. D’un mouvement lent et répétitif, l’air absent à ce qui l’entoure, elle porte des graines de tournesol à sa bouche avant de recracher les cosses par terre. De temps à autre, elle s’interrompt pour secouer celles qui restent accrochées à ses vêtements.

— Elle s’appelle Varda, la présenta Zanov depuis le seuil de sa cuisine.
— Votre fille ?
— Non. Ma sœur.
— Elle est jolie.
— Le portrait craché de ma pauvre mère.
— Ce n’est pas un peu triste, à son âge, de vivre ici ?
— Elle a bien essayé les montagnes, soupira l’homme en mettant le repas sur un plateau. Mais elle n’était pas faite pour ça.
Sans raison apparente, Varda arrêta de sucer ses graines et se mit à fredonner, tout en dévisageant Jeanne.
— Écoutez ! fit Zanov. Elle chante pour vous.
Jeanne prêta l’oreille à son murmure.
— Dragu’ mamei copilaș… dragu’ mamei copilaș3…
Elle en resta bouche bée. Cette fille d’apparence si simple aurait-elle deviné ce que tout le monde ignorait encore ?
Varda répétait sa comptine.
— Elle a toujours senti ces choses-là, ajouta Zanov, de l’admiration dans la voix. C’est lui, le père ?
— Vous pouvez lui demander de se taire ? supplia Jeanne en baissant les yeux.
Mais Boris était trop occupé à déchiffrer sa carte routière pour deviner le sens de leur conversation. Zanov fit signe à Varda d’arrêter.
— Je vois. Il n’est pas au courant, pas vrai ? conclut-il en posant le plateau sur la table pour remplir les verres de bière. Allez, noroc !
Boris laissa aller son regard de l’un à l’autre.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— « Bonne chance », expliqua Jeanne, devenue écarlate.
— Alors, noroc ! s’exclama le Français en levant son verre. Combien de temps jusqu’à Rodna ? demanda-t-il à l’aubergiste, qui avait repris son plateau.
Jeanne s’empressa de traduire.
— Avec une bagnole comme la vôtre, je dirais six ou sept heures, répondit Zanov.
Puis, allant chercher une carte derrière son comptoir, il la déplia et, se penchant dessus, fit glisser son doigt le long de la route 62 jusqu’à l’endroit où celle-ci bifurquait vers les montagnes.
— Mais par ce col, ça ne vous prendrait pas plus de trois heures.
Alors que son compagnon s’efforçait de suivre le trait fin qui serpentait à travers le relief, Jeanne tira de son sac le vieux guide de l’époque de Ceaușescu, avec sa couverture en bristol et ses photos en noir et blanc.
— Voilà, c’est ici ! s’exclama-t-elle en retrouvant la page qu’elle cherchait. Il est écrit : « Paysages très beaux mais aucun village avant Rodna. »
— Aucun village, répliqua Zanov, mais la montagne est habitée.
— Je ne voudrais pas prendre de risques, murmura Jeanne.
— Qu’est-ce qu’il peut bien nous arriver ? intervint Boris. Et puis on ne roulera pas de nuit… Demande à ce type si l’on peut planter notre tente sur son parking.
— J’ai besoin d’un vrai lit. Je suis crevée.
— Et moi, alors ! J’ai conduit tout du long.
— Tu n’as pas voulu me laisser le volant…
— C’était trop dangereux.
— La vérité, c’est que tu n’as pas confiance en moi ! Je sais conduire.
— C’est vrai, tu sais tout faire, ironisa Boris.
Comme s’il comprenait leur échange, Zanov leva deux doigts en souriant.
— Attendez demain pour partir. J’ai une chambre de libre, vingt dollars, repas compris.
Tout en flairant l’arnaque, Jeanne ne laissa pas le temps à son compagnon de refuser et tira de sa poche un billet qu’elle posa sur la table. Le patron le prit en lui adressant un large sourire.
— C’est pour quoi ? demanda Boris.
— Repas et chambre.
— Vingt dollars ? Décidément, tu te feras toujours avoir.
Le vacarme d’un paysan passablement éméché interrompit leur dispute. L’homme tituba en entrant dans le bar et alla s’accouder sur le zinc. Zanov lui servit une vodka que l’autre avala d’un trait. Ce n’est qu’après avoir descendu plusieurs verres cul sec que l’ivrogne finit par se redresser pour s’en aller. Il s’arrêta au passage à la table des Français, qui achevaient leur repas.
— Vous allez où, comme ça, les amoureux ?
— Rodna, répondit Jeanne.
— Qu’est-ce vous allez foutre dans un coin pareil ?
— Un travail pour l’université.
— Ah ! Une étudiante…
— Non, je suis chercheuse.
— Et vous cherchez quoi, à Rodna ?
— Une femme qu’on dit ressuscitée.
— Vous voulez dire celle enterrée vivante ! Dites pas que vous venez de si loin pour cette histoire à dormir debout !
— Vous en avez entendu parler ?
— Bah ! tout le monde en a entendu parler…
— Qu’est-ce que vous savez là-dessus ?
— Ils l’ont enterrée vivante, voilà tout.
— Et ceux qui l’ont vue deux jours après, assise au bord de sa tombe ?
— Foutaises ! Ce sont les Lipoveni4 qu’ont fait le coup. Ils ont inventé ce truc pour se faire du blé !
— Des Lipovènes, vous dites ? fit Jeanne, piquée de curiosité.
— Moi, j’suis comme saint Thomas. Tant que j’ai pas vu, j’y crois pas… Eh, l’aubergiste, t’as entendu ça ? Si les morts revenaient payer leur tournée, tu le saurais !
— Fous-leur la paix ! s’écria Zanov de derrière son comptoir, avant de venir l’empoigner par l’épaule pour le conduire vers la sortie.
— Quelle race d’hommes vous faites, les Lipoveni ! ricana encore l’ivrogne alors que Zanov ouvrait la porte. Vous vendriez père et mère si l’occasion se présentait !
— Dehors ! houspilla le tavernier en le tirant de force.
— Qu’est-ce qu’il racontait, ce poivrot ? demanda Boris, amusé par la scène.
— Rien d’important, bredouilla Jeanne. Des trucs incohérents.

1. En roumain : « Manger ».
2. « On meurt de faim. »
3. « Bébé… joli bébé… »
4. Ou « vieux-croyants ». Persécutés par le tsar Pierre le Grand à la fin du XVIIe siècle, ils quittèrent la Russie pour trouver refuge en Roumanie, sans vraiment se mélanger à la population.

Heureusement, on ne leur avait pas menti.
Quel soulagement cela avait été, d’apercevoir les lumières de la Taverna au bord de la route. Et cette chambre sommaire était plus confortable que leur toile de tente. Pourtant, malgré les heures passées au volant, le Français ne parvenait pas à trouver le sommeil. S’il y avait eu une télé, il l’aurait allumée, quitte à regarder n’importe quel programme dans cette langue qu’il ne comprenait pas. Cela l’aurait empêché de ressasser les idées noires qui l’empoisonnaient.
Boris observa Jeanne comme si c’était la première fois qu’il la voyait dormir. Les traits tirés par la fatigue, elle s’était allongée en travers du lit, qui occupait presque toute la pièce. Leur histoire était celle d’un malentendu. Lui le boxeur, elle l’intellectuelle. Contrairement à Boris, Jeanne avait grandi dans un milieu privilégié ; mais son père, colonel, conduisait sa famille comme il commandait son régiment. Et sa mère s’était tout entière dévouée à ses trois garçons, eux aussi promis à une vie sous l’uniforme. Jeanne, l’unique fille, avait très tôt cherché à fuir l’atmosphère de cette maison-caserne. Sa passion pour les études lui avait servi d’échappatoire. Elle avait intégré une prestigieuse école pour filles, loin de ses parents qu’elle n’avait plus vus que pendant les vacances. Convaincue que rien ne valait une existence consacrée à apprendre, elle avait, longtemps, tout ignoré des hommes.
Depuis qu’ils vivaient ensemble, chacun de leurs projets restait subordonné aux plans de carrière de la jeune femme. Le dernier en date : devenir chargée de cours à la faculté d’Aix-en-Provence, ce qui lui aurait enfin permis de sortir de son statut précaire de thésarde. Mais ce rêve ne se réaliserait pas. Boris le savait depuis qu’il avait intercepté un courrier de l’université – département d’anthropologie – notifiant le rejet de sa candidature. Il leur était arrivé la veille de leur départ. Et il n’avait pas eu le courage de lui annoncer la mauvaise nouvelle. De toute façon, cela n’aurait sans doute pas suffi à lui faire annuler le voyage. Mais, à présent qu’ils étaient loin de chez eux, il le regrettait.
Finir son doctorat était devenu, pour Jeanne, une véritable obsession. Elle lui avait consacré les trois dernières années et il ne se passait pas un jour sans qu’elle réfléchisse à son sujet d’étude. Un seul élément lui manquait pour boucler son travail avant la soutenance, prévue pour juin. Et ce dernier témoin se trouvait à Rodna qui, pour l’instant, se résumait à un minuscule point sur une carte. Il fixa la besace en cuir que sa compagne ne quittait jamais, comme pour se rappeler les innombrables sacrifices auxquels elle avait consenti. Du sac renversé sur le plancher dépassaient les trois cents pages de son manuscrit dactylographié. Il se leva, tira doucement le document et lut le titre, en remuant les lèvres : « Rituels mortuaires chez les vieux-croyants dans les Carpates orientales. Essai d’interprétation psycho-anthropologique. »
Dans l’idée que Boris s’en était faite jusqu’alors, les recherches de sa compagne auraient pu se cantonner à cette accumulation d’ouvrages qui avaient transformé leur petit appartement en véritable bibliothèque, le moindre meuble prenant des allures de rayonnage où s’amoncelaient des piles de fascicules que personne n’avait le droit de déplacer. Jeanne était capable de se plonger dans tout ce qui avait pu être écrit sur un thème. Rien ne parvenait à la décourager. Ni les obscures monographies que personne d’autre ne consultait ni les thèses les plus savantes. Mais, à l’écouter, aucune lecture ne pouvait remplacer les enquêtes de terrain, qu’elle considérait comme les seuls moments de vérité. Au fond, il n’avait jamais bien compris ce qu’elle cherchait lors de ces voyages à l’étranger, qui s’étalaient parfois sur plusieurs semaines. Il lui avait fallu arriver dans cette auberge minable pour enfin essayer de saisir en quoi consistait réellement son travail.
Placée en exergue de la première page, une citation piquait la curiosité : « L’étranger ne voit que ce qu’il connaît déjà. » Dans l’introduction, Jeanne expliquait sa méthode, son « approche guidée par le pragmatisme et l’humilité. Partir à la découverte de l’Autre, dépasser les apparences, se faire discrète, dans l’espoir de percer les mystères d’un monde qui, pour une part, restera toujours inconnu ». Combien de fois ne s’était-elle comparée à ces passionnés qui peuvent passer des jours entiers à assembler un puzzle sans connaître le modèle à réaliser ? Car, pour comprendre les sociétés humaines, « on ne fait que rassembler des parcelles du réel ».

« D’un pays à l’autre, d’un siècle à l’autre, l’histoire se fait et se défait sur les ruines des mondes disparus. Qui aurait pu prédire les conséquences de la réforme religieuse voulue par le patriarche Nikon au XVIIe siècle, afin de rapprocher le rituel des Russes de celui des Grecs ? Comment imaginer que des millions de fidèles aient refusé cette réforme perçue comme étrangère ? La vague de persécutions qui s’est ensuivie a contraint nombre d’entre eux à fuir le pays. Certains de ces Raskolniki ont gagné la frontière occidentale de l’Empire tsariste et se sont réfugiés dans la république des Deux Nations. D’autres sont allés jusqu’en Moldavie, où vivent encore leurs descendants. Ici, on les appelle des Lipovènes, des Staroveri ou des vieux-croyants à cause de leur fidélité aux anciens rites. » « … Des gens laborieux et propres, respectant strictement leurs traditions, perpétuant les us et les coutumes de la Russie tsariste. »

Pour aller plus vite, Boris décida de laisser de côté les passages théoriques afin de se concentrer sur ceux relatant les observations de terrain. Il s’attarda enfin sur un chapitre consacré aux « Coutumes mortuaires chez les vieux-croyants de Siret ». Un an plus tôt, lors d’un voyage en Roumanie, Jeanne avait pu rencontrer l’une de ces communautés. Boris avait alors interprété son départ comme une fuite, un abandon, un caprice de plus. À présent, il en découvrait le récit comme s’il poussait une porte secrète, s’ouvrant sur un pan méconnu de la vie de sa compagne. C’est avec l’excitation de celui qui déflore le contenu caché d’un journal intime qu’il poursuivit, lisant chaque phrase avec attention, butant parfois sur un mot. À vrai dire, ce n’était pas tant le sujet qui l’intéressait, mais le cheminement de Jeanne.

C’est un village de deux cents âmes, logé sur les contreforts des Carpates. »

Extraits
« De toute évidence, ces hommes à la taille de géants se préparent à enterrer les morts de l’hiver, ce qui corrobore divers témoignages. Dans les endroits reculés comme celui-ci, il ne serait pas rare de devoir attendre le dégel pour pouvoir creuser les tombes. Durant les longs mois d’hiver, les familles conservent les dépouilles de leurs morts au grenier ou dans une cave. J’ai l’intuition qu’ils ne font pas cela uniquement à cause du froid qui congèle la terre. Ils accordent aux défunts un délai supplémentaire. Ces traditions sont guidées par la croyance en la possibilité de résurrection spontanée. En réalité, la fonction de ces rituels est d’apaiser les vivants face à leur propre peur de la mort. » p. 42-43

« L’intuition de Jeanne était juste. Et, si la Française était arrivée sur ces terres un siècle plus tôt, elle aurait pu assister à l’installation des fondateurs, non loin du passage de La Femme debout.
C’était en 1910. Par une froide journée d’automne, un convoi de plusieurs dizaines de charrettes venait de traverser la frontière des pays roumains. Une colonne de schismatiques, de ceux qu’en ancienne Russie on appelait Skoptzy, des purs, des plus blancs que neige, qui pratiquaient la chasteté en se soumettant au « baptême de feu ». Persécutés dans l’empire des tsars, ils avaient pris la route de l’exil depuis des semaines déjà. Vêtus de larges houppelandes et de toques faites en peau d’agneau, ils fuyaient dans leurs chariots bâchés, portant le peu qu’ils avaient réussi à sauver. » p. 159

« Mère de tous et de chacun, une Bogoridza est en quelque sorte une mère originelle. Aujourd’hui, c’est Otilia qui incarne ce rôle, bien qu’elle préfère le titre éminemment symbolique de Mama. Cheffe clanique et prêtresse, la qualifier de matriarche ne me paraît pas excessif, tant son autorité est forte. D’ailleurs, ici, la plupart des fonctions sacrées semblent dévolues aux femmes, si je me réfère aux cérémonies auxquelles j’ai assisté au sobor, au rituel de séparation des «colombes» et des «boucs» et à celui de la fertilité.
S’agit-il pour autant d’une culture patriarcale inversée?» p. 238

À propos de l’autrice

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Liliana Lazar © Photo DR

Écrivaine francophone, Liliana Lazar naît en 1972 à l’est de la Roumanie. Elle grandit dans le petit village de Slobozia, entourée par la forêt, un village qui servira de décor à son premier roman. Elle entre ensuite à l’Université Alexandru Ioan Cuza de Iași où elle étudie la littérature française. Après la chute du dictateur Ceaușescu, elle quitte son pays et s’installe en 1996 dans le sud de la France, à Gap, où elle réside encore aujourd’hui. Après un premier roman remarqué, Terre des affranchis, paru en 2009 chez Gaïa, elle gagne de nombreux prix littéraires. Suivront Enfants du diable, plongée dans l’enfer de la politique nataliste sous Ceaușescu, et Carpates, son troisième roman, publié chez Plon. Solidement ancrés dans le contexte de l’histoire de la Roumanie, les livres de Liliana Lazar sont également peuplés de créatures fantastiques, et proposent à chaque fois un voyage fascinant dans la vie religieuse des régions les plus reculées du pays. (Source: Institut Français)

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La dernière joie du monde

CARVALHO_la_derniere_joie_du_monde  RL_2024

En deux mots
Une prof de sociologie a une brève liaison avec un étudiant. Quand son mari la quitte, après vingt ans de mariage, elle découvre qu’elle est enceinte. Aussi décide-t-elle, après le confinement, de prendre la route avec son fils pour retrouver le père. Un voyage sur les routes brésiliennes qui est aussi introspectif.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La mère, l’enfant et les questions

Bernardo Carvalho nous entraîne sur les routes brésiliennes après la pandémie, dans les pas d’une mère à la recherche du père de son enfant. Un voyage qui va prendre tour à tour la forme d’un conte, d’une introspection, d’une réflexion sur un monde à l’avenir incertain.

C’est au moment du confinement que s’effondre leur amour, vieux de 20 ans. Il décide de quitter sa femme, professeur d’université. De la laisser seule affronter cette période de réclusion. En fait, il ignore qu’elle est enceinte. Après avoir assisté à un cours de création littéraire durant lequel l’un de ses romans avait été éreinté, elle avait trouvé une consolation dans les bras d’un étudiant.
Était-ce au regard de l’urgence et des morts de la pandémie qu’elle avait décidé de garder l’enfant ou tout simplement pour laisser triompher la vie? Lorsqu’au sortir du confinement, elle avait recroisé son amant lors d’une fête, elle n’a pas oublié de noter son numéro de téléphone, mais ne l’a jamais appelé. Mais maintenant que leur enfant est né, elle sent comme une nécessité de la retrouver, de partager sa progéniture avec lui. Dès lors, le récit va se nourrir de cette incertitude sur l’avenir qui la touche sans doute encore davantage que tous ses concitoyens, car la covid va emporter ses parents.
En entendant que la pandémie a fait perdre la mémoire à un homme et que désormais il prédit l’avenir, elle décide de prendre la route. En chemin, au fil des kilomètres passés au volant de sa voiture, elle va en profiter pour répondre à toutes les questions que son fils aurait pu lui poser, s’il avait déjà su parler.
Arrivée à l’hôtel, elle va croiser un écrivain, engager la conversation.
C’est alors que le roman va basculer dans la méditation métaphysique. Derrière les histoires qui s’écrivent, se disent ou se cachent, derrière les vérités recherchées et les mensonges nés de réécritures du passé. Convoquant Platon et Socrate, trouvant dans un petit coffret en bois laissé par un défunt une représentation de la boîte de Pandore – le malheur sera-t-il libéré ou restera-t-il enfermé? – de toutes ces expériences, récits, souvenirs subsistent une ambiance étrange. Quand le présent semble délirant, quand la réalité n’est plus tangible et que l’avenir est incertain, il reste la mémoire, même si Bernardo Carvalho s’ingénie à nous prouver qu’elle aussi peut-être chancelante.
Alors, la dernière Joie du monde ne sera plus qu’un conte fantastique, peuplée de nos peurs et de nos espoirs.

La dernière joie du monde
Bernardo Carvalho
Éditions Métailié
Roman
Traduit du brésilien par Danielle Schramm
128 p., 18 €
EAN 9791022613354
Paru le 19/01/2024

Où?
Le roman est situé au Brésil, sans davantage de précisions.

Quand?
L’action se déroule en 2020-2021.

Ce qu’en dit l’éditeur
Son mari la quitte à l’annonce du confinement. Elle fait l’amour avec un étudiant inconnu et se retrouve enceinte et heureuse de l’être. L’enfant grandit, puis elle décide de traverser le pays pour consulter un voyant. Un voyage initiatique surprenant.
Récit de voyage et court roman d’apprentissage, ce texte est une charade sur la façon de lire et d’interpréter le monde, sur la différence entre la nature de la mémoire et l’imagination. Un court texte sur la fragilité humaine devant un monde qui n’offre plus de réponse.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
America Nostra
Fragments de lecture (Virginie Neufville)

Les premières pages du livre
« 1
La dernière chose qu’elle aurait pu imaginer était qu’il attendait d’elle qu’elle fût une femme légère et insouciante. Elle ne l’avait pas été pendant les vingt années qu’ils avaient passées ensemble, elle ne le serait pas main- tenant, à trente-neuf ans, en plein confinement, quand tout était attente sans avenir. Il attendit que la distanciation sociale soit décrétée pour lui annoncer qu’il ne pouvait plus continuer à vivre avec elle. Elle découvrit avec surprise qu’il avait été heureux pendant les quelques jours où elle s’était absentée, invitée à donner des cours dans une autre université. Et pourtant les indices ne manquaient pas. Depuis plus d’un an le sexe entre eux était devenu un effort qu’aucun des deux n’était prêt à faire.
Ne pouvait-il y avoir un doute quant à sa décision et l’ambiguïté de ses sentiments? Non. Sa présence l’étouffait, sa guerre contre l’injustice du monde le perturbait. Il vivait avec elle en état d’alerte, comme si tout était sur le point d’exploser et qu’elle était constamment dans la crainte de la pire des crises, qui aujourd’hui, ironiquement, la prenait au dépourvu. Loin d’elle, il perçut que le problème ne venait pas de lui. Ni la tension ni l’anxiété ne venaient de lui, insista-t-il. Loin d’elle, il comprit qu’il pouvait être heureux, seul.
Pour la première fois en vingt ans, ils se séparèrent sans contact physique, comme le demandait le bon sens dans le combat contre l’épidémie. Mais il suffit qu’il sorte et ferme la porte pour qu’elle comprenne la redondance insensée de cet abandon pendant le confinement : la perspective de la solitude, comme si cela ne suffisait pas, justifiée par une menace extérieure, physique, mortelle et invisible.
Elle était revenue de son voyage pour reprendre la vie aux côtés d’un homme qui ne la désirait plus, quand bien même lui avait-il déclaré son amour à distance, par téléphone, jusqu’à la dernière minute, peut-être poussé par l’inertie de l’habitude (ils étaient ensemble depuis la fin de leur adolescence) transformée en culpabilité et compassion. Dans le court intervalle entre son retour et la rupture, elle eut quand même le temps de réaliser un projet ancien et d’assister à la conférence d’une critique littéraire qui, plus d’une fois pendant des événements auxquels elle-même avait participé, avait ridiculisé ses romans écrits sous un pseudonyme, ne sachant pas qu’elle se trouvait en présence de l’autrice. Elle n’eut que le temps d’assister au premier cours. L’université fut fermée dès le lendemain, après que deux étudiants, l’un en droit, l’autre en ingénierie, tous les deux souffrant d’une forme grave de la maladie, eurent confirmé la présence du virus sur le campus. La fermeture de l’université coïncida avec le début du confinement.
Cependant, quelque chose d’inédit et d’inattendu se produisit pendant ce cours, alors qu’elle écoutait la critique littéraire brocarder des passages de l’un de ses romans signés d’un pseudonyme masculin. La conférence, en réalité un atelier de création littéraire, se proposait de déconstruire une série d’impostures et de leurres contemporains – entre autres, son roman –, et elle espérait recueillir, profitant de sa situation improbable d’autrice incognito mêlée aux étudiants, l’inspiration et le matériau pour un futur projet picaresque. Elle n’avait jamais rien écrit de comique. Ce serait sa chance de prouver qu’elle aussi avait de l’humour. La professeure lisait à voix haute des extraits du livre et, convaincue qu’il avait été écrit par un homme, se moquait de l’incapacité de l’auteur à traiter tout ce qui ne se référait pas à son propre sexe, avec regards de complicité et clins d’œil lancés à sa collègue (et autrice) impassible au milieu des étudiants : “Vous voyez de quoi est capable l’imagination masculine ! Les insanités qu’un homme peut penser d’une femme ! Vous remarquerez le vocabulaire. Jusqu’où peut conduire le ridicule de ses fantasmes ?!”
Juste à ce moment-là, un garçon roux qu’elle avait remarqué en entrant et avec qui elle échangeait depuis un moment des regards furtifs se rendit compte qu’elle n’avait pas le livre et l’invita à en suivre la lecture sur son exemplaire. Ce fut la confirmation de quelque chose de possible et de réciproque, jusqu’alors inconcevable pour elle : flirter avec un étudiant de quinze ans de moins qu’elle, s’asseoir à côté de lui, tandis qu’il suivait d’un index à l’ongle rongé les phrases qu’elle avait écrites à son âge, protégée par un pseudonyme maintenant ridiculisé sous la lecture implacable de la professeure.
Ce fut en effet une sensation inédite de transgression et de liberté – il n’était pas son étudiant, ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient, sans la sanction des règles de conduite et des hiérarchies académiques ; elle enseignait dans une autre faculté, elle était là en auditrice libre, en principe pour faire plaisir à une collègue obsédée par ses livres tout en ignorant qu’il s’agissait des siens –, une liberté proche de la folie qui les posséda après le cours, après qu’elle lui eut proposé de le reconduire, tandis qu’ils marchaient à travers les bosquets vers l’un des parkings de l’université et qu’ils s’arrêtèrent soudain, indifférents non seulement au risque d’être surpris en flagrant délit, mais aussi à celui d’être victimes de voyous, risque qui ne pouvait être écarté, à cet endroit-là et à ce moment- là, à la tombée de la nuit. Ils ne le savaient pas, mais ils consacraient ce faisant la fin d’une ère. Là s’achevait le monde tel qu’ils l’avaient connu.
Ils ne décidèrent rien. Ils ne se dirent pas leur nom. Ils n’échangèrent pas leurs numéros de téléphone ni leurs adresses électroniques. “L’inconnu est le combustible du fantasme”, avait choisi l’enseignante, quelques heures auparavant, parmi les nombreux clichés du roman qu’elle tenait entre ses mains. Pour l’autrice, l’ironie de ce malentendu confirmait l’avantage de n’avoir jamais parlé de ce qu’elle publiait hors de la carrière académique. Elle était sociologue. Elle signait de son nom ses écrits de sociologie. De la même façon que les hétéronymes lui ouvraient de nouvelles possibilités romanesques en principe incompatibles entre elles, un projet littéraire picaresque par exemple, l’anonymat lui permettait de réaliser quelque chose d’encore plus improbable et inattendu, un fantasme refoulé d’adolescence, en faisant l’amour avec un jeune homme inconnu. Personne ne pourrait l’associer à l’autrice de fiction, lui attribuer une identité littéraire, la confiner à un style, aux romans qu’elle avait écrits. De la même façon, ce n’était pas elle qui se trouvait avec l’étudiant sur un parking de l’université. C’était l’incarnation d’un fantasme ancien. L’inconvénient de l’anonymat, en l’occurrence du moins, et sans qu’elle ait pu le prévoir, était de rendre l’avenir inatteignable. Sans rien se dire, ils comptaient se revoir lors du cours suivant qui n’eut jamais lieu. Pris de court par le confinement, chacun suivit son chemin sans ne plus rien savoir l’un de l’autre.
À ce stade, elle pensait encore qu’il était possible être heureuse dans son couple (ce n’est que quelques jours plus tard que son mari lui annoncerait sa décision de la quitter), et ce fut pour cela qu’elle accepta sans remords et même avec une certaine désinvolture le risque d’une aventure sexuelle fortuite, sans lendemain ni conséquence, mais il se pouvait aussi qu’une partie de ce qu’elle ressentait comme liberté et transgression appartînt déjà à la fin de ce monde, à l’intuition diffuse d’une rupture conjugale imminente.
Les mois qui suivirent, après qu’elle eut compris la double dimension de son isolement, la conscience de la fin d’une vie qui lui avait paru pendant des années définitive à présent assombrie par la progression incontrôlable de l’épidémie et du nombre – non officiel – de morts et de contaminés (les chiffres officiels étaient tenus secrets par le gouvernement), elle découvrit qu’elle était enceinte. Même si l’avortement était légal dans le pays, et non plus objet de l’hypocrisie la plus obscurantiste, il aurait été difficile et risqué de trouver de l’aide au moment du pic de la crise sanitaire, alors que les hôpitaux travaillaient aux limites de leur capacité et même au-delà. Les règles du confinement et les risques de contagion la maintinrent dans un état morbide de déni, et elle préféra demeurer éloignée du corps médical et des cliniques, à l’exception d’un examen pratiqué chez elle dès qu’elle soupçonna sa grossesse, pour écarter l’hypothèse d’une maladie quelconque contractée au cours de cette rencontre imprévue à l’université. Pour couronner le tout, non seulement elle avait été abandonnée par son mari, mais elle perdit son père et sa mère dès les premiers mois de la pandémie. Elle les vit pour la dernière fois lorsqu’ils furent emmenés en ambulance par des infirmiers qui ressemblaient plutôt à des scaphandriers. Elle n’était pas prête à perdre encore quelqu’un. Que dire de renoncer à cette promesse de continuité ?

2
Avec l’isolement tout devint plus fragmentaire. Les informations restaient la seule voix d’une réalité commune, résistant comme un miasme ou un lointain écho. On eut du mal à terminer la lecture d’un roman, à arriver à la fin d’un film, à écouter une conversation jusqu’au bout. La lecture du monde devint discontinue et épisodique. La compréhension fut réduite à des chapitres, des flashs et des scènes, qui n’arrivaient pas à former un tout. Tout le reste était exhaustif, comme donner un sens à des bêtises. Ce fut à ce moment-là, alors que la communication avait migré presque exclusivement sur les réseaux sociaux, ricochant sur les circuits fermés des posts, qu’elle eut l’idée d’écrire un petit texte, dont la lecture pourrait être encore tolérée, sur l’oblitération du passé par Internet. Il était curieux que ce média qui n’oublie rien, d’où rien ne s’efface, soit responsable de l’impression que tout ce qui existait dépendait de lui. Comme si rien ne pouvait le précéder, comme si le web s’était emparé du passé, de la réalité et de la nature. Le confinement lui permit de décrire avec une précision sociologique quelque chose qui la gênait déjà avant la pandémie mais qu’elle avait peut-être identifié à un conflit de générations, à un état diffus auquel elle n’arrivait pas à donner un nom spécifique. Elle comprit là le paradoxe d’un passé indélébile qui n’admettait pas le passé, comme si le monde commençait à cet endroit. C’était déjà ce qu’annonçait le web avant le confinement et que le confinement avait scellé comme étant la norme. Le passé reconfiguré non plus par la mémoire, mais par l’arrogance volontariste de la simultanéité. C’était ce que les réseaux sociaux et le confinement avaient en commun. Et qui rendait obsolète la conscience critique. Le temps avait été confiné. Le présent était archive. L’histoire était suspendue, elle était devenue fable. Il n’y avait pas d’autre possibilité narrative, ce qui permettait les versions les plus diverses, conflictuelles et simultanées, mais pas la contradiction. Les connexions avaient été abolies.
Ce n’était pas seulement la vérité qui cessait d’exister. Ce qui ne se trouvait pas sur Internet n’avait pas non plus droit à l’existence. Il n’y avait pas d’action, d’histoire ou d’œuvre hors de là. Il n’y avait pas de conscience extérieure. Internet avait commencé à se substituer à la conscience collective déjà avant la quarantaine. Le confinement couronna ce processus. Les actions n’avaient pas de conséquences si elles n’étaient pas vues et partagées sur les réseaux sociaux. Et les conséquences étaient circonscrites à des affinités, au partage interne de ce qu’on appelait les posts, ce qui ne contribuait qu’à rendre encore plus absurde, perturbante et paralysante la trace de mort laissée par un agent non programmé, invisible et extérieur, comme un virus.
L’attente compliquée par celle d’une cure ou d’un vaccin fit que l’on s’adapta à cette nouvelle vie devenue provisoire. Le temps étant en suspens, le provisoire devint normal, pérenne, non pas cette menace mortelle qui les tenait prisonniers. L’absence de perspective excite la peur, et personne ne peut survivre dans la peur. On se mit à vivre dans le paradoxe du déni. Cela dura plus de deux ans, entre périodes de détente, parfois spontanées et inconséquentes (parce que l’on doutait de ce qu’on ne voyait pas, parce qu’on niait ce qui ne correspondait pas au miroir des réseaux sociaux, nombreux furent ceux qui se sentaient immunisés et se lassèrent d’attendre), et d’éventuelles reprises compulsives de confinement, pour tenter de remédier aux dégâts de l’inconséquence, jusqu’à ce que la découverte d’un vaccin apparemment sûr apportât non pas l’illusion de la normalité dans laquelle beaucoup vivaient déjà, mais la possibilité plus concrète et fiable d’un avenir possible. Évidemment rien de cela ne ferait revenir la vie en termes du passé. D’un seul coup, tout était exagéré. Les rues se remplirent de gens qui se regroupaient, se prenaient dans les bras, s’embrassaient comme dans un défi au péril invisible que l’on supposait vaincu. Tout ce qu’on n’avait pas pu faire pendant le confinement se faisait doublement à présent. On voulait se retrouver, se toucher, mais ce n’était jamais assez. Une vague d’euphorie s’empara du monde, une hystérie collective compensatoire, comme la “danse de Saint-Guy” à la fin du Moyen Âge. En quelques mois, la trace de la dévastation donnerait sa mesure exacte, le comptage des morts non officiels, la misère, les oubliés, les affamés, le désastre économique, le cynisme autocratique, la dispute pour ce qui restait changé en objet d’un nouveau partage entre les hommes et les nations dans une lutte pour la survie la plus sauvage, la plus mesquine, occupant un vide où dans un passé récent on célébrait encore l’empathie et l’amour. Avant que ce nouveau désenchantement n’explose, on vécut des jours soi-disant heureux, furieux dans leur excès et certainement incohérents, la fin du monde déguisée en renaissance. Et, bien qu’il y eût aussi des règles concernant le déconfinement, leur transgression devint la norme. Des files – ou plutôt des amoncellements de gens – se formèrent devant les cinémas et les théâtres, en général vides avant la pandémie, à présent ouverts, comme si on allait y projeter des perspectives jamais vues ni même imaginées. Dans une prolifération de fêtes et de réunions, on commémora la fin de la peur et de la menace de contagion dans un laisser-aller effréné des corps. L’allégresse et le plaisir effacèrent les expressions taciturnes des derniers temps. Dans un antagonisme clair à la modération dictée par les règles sanitaires, beaucoup de ces fêtes avaient lieu à l’extérieur, dans des parcs et des bois hors de la ville, et accueillaient des centaines, voire des milliers de personnes, donnant de la continuité à une tradition de clandestinité née pendant le confinement. Ce fut lors de l’une d’elles, au milieu de hordes d’inconnus, qu’ils se revirent pour la première fois après leur rencontre à l’université.
Ce n’était pas, pour eux, la première fête à laquelle ils participaient après le confinement. Pour elle tout se résumait à l’idée de le retrouver. Elle ne pensait à rien d’autre, tandis qu’elle avançait dans la rue, regardant les visages sans masques qui avançaient vers elle, et scrutant chacun d’eux. Plus réaliste peut-être, bien qu’il n’y eût en lui rien de résigné, cela ne représentait rien d’autre qu’une fête de plus, à moins que ce ne fût aussi l’occasion plus sûre, au milieu d’une foule d’aveugles, d’un échange d’informations confidentielles.
Les voitures approchaient dans une longue file, arrivant lentement, du nord et du sud, par la route principale, puis s’éparpillaient en direction des diverses entrées du parc, avant de converger à nouveau, guidées par la lumière et le son de la musique électronique vers la clairière où, à côté de la scène, une immense tente avait été montée pour protéger le matériel. Elle pourrait toujours justifier par un intérêt sociologique sa présence dans une fête où la moyenne d’âge tournait autour des vingt et quelques années. Elle avait entendu parler des rencontres clandestines convoquées sur les réseaux sociaux pendant le confinement et elle en profitait pour prendre des notes pour sa recherche sur le web (ce fut l’excuse qu’elle donna pour convaincre une amie récalcitrante à l’accompagner). Bien qu’aucun empêchement n’ait pu lui faire louper l’opportunité éventuelle de le revoir, elle préservait malgré tout son histoire personnelle. Par superstition, elle préférait ne pas admettre que le déconfinement avait ravivé, plus que l’espoir et le désir de le revoir, une conviction presque mystique de ce que, comme lorsqu’elle l’avait connu, le hasard aurait son rôle dans leurs retrouvailles.
N’ayant pas de raison de se trouver là, il suffisait à son amie l’ombre d’une hésitation ou d’un petit contretemps le long du chemin pour suggérer qu’elles fassent demi-tour et aillent boire un verre en ville. Par précaution, elle avait laissé sa voiture près de la sortie du premier parking, juste à l’entrée du parc, pour ne pas risquer de finir prisonnières d’un embouteillage lorsqu’elles décideraient de partir.
Les deux femmes avançaient dans le bois, accompagnées de petits groupes et de couples qui les dépassaient en courant, riant et criant, entre les arbres, en direction de la musique. Une gamine, tirée par son amoureux, faillit faire tomber l’amie en passant à côté d’elle. L’imprudence juvénile (ou peut-être le bonheur) excitait la mauvaise humeur de l’amie. Elles étaient à peine arrivées qu’elle ne dissimulait plus sa contrariété. En prenant la tête, quelques pas au-devant, elle, au contraire, feignait d’ignorer tout ce qui se passait autour, à commencer par l’agacement de sa compagne – ou peut-être n’était-elle plus capable de voir rien d’autre que ce qu’elle cherchait. Rien ne semblait la freiner, rien ne la détournait de son obsession d’une rencontre avec l’étudiant, comme si le futur n’était que désir. Elle savait que ce n’était pas cela. Elle avait été dans d’autres fêtes avant celle-ci. Elle ne comptait que sur le hasard.
Petit à petit, elles s’éloignaient l’une de l’autre, naturellement et sans rien se dire. L’amie ralentissait, résistant à la fraîcheur de la nuit dans un enlacement d’elle-même, dans lequel elle se frictionnait les bras de ses mains, tandis qu’elle, devant, pressait le pas, avançant à côté des jeunes couples. Puis très vite elles se perdirent de vue. Les couples couraient, mais c’était comme si en essayant de les suivre, elle courait en reculant. Elle courait pour les rejoindre et recommencer différemment. C’était en même temps un processus de déni et de folie, comme la condition pour une renaissance à laquelle elle pensait avoir droit après tout ce qui s’était passé. Ils fuyaient un passé récent, mais pour elle, le passé c’était eux, qu’elle essayait de rejoindre. Comme s’il suffisait de courir pour reculer vers sa jeunesse après l’expérience du confinement et de la mort. Revivre, avec plus d’intensité, mais avec à présent la conscience de la perte, pour ne plus perdre. Personne n’est totalement différent de ce qu’il a été. Les couples la dépassaient, des bouteilles de bière à la main, riant et trébuchant sur l’herbe humide, arrachant de leurs pas des mottes de terre. Elle comprit alors que cela était déjà la fête. Courir, c’était danser. Pour eux la précipitation avait aussi à voir avec le désir de sortir d’un cercle de confinement et de solitude. Mais pour elle le futur était une contradiction, un souvenir prospectif qu’elle avait perdu avant de le connaître. Elle avançait vers le passé. Elle n’appartenait pas à la félicité de ces gens. Elle s’efforçait de ne pas penser. Si elle s’arrêtait pour penser, elle s’arrêterait de courir et, alors, peut-être reculerait-elle, honteuse.
La lumière de la clairière projetait leur ombre sur ses pas, dans le chemin que la musique faisait elle aussi à travers les arbres, en sens contraire au leur, qui couraient vers elle. Ils investissaient contre la musique. Et entre les visages illuminés, comme dans un rêve ou une fable, soudain elle crut voir celui de l’étudiant. Se sentant observé, il se tourna vers elle. Et petit à petit, entre regards de reconnaissance mutuelle, ils marchèrent l’un vers l’autre jusqu’à s’arrêter l’un devant l’autre, séparés de quelques mètres qui permettaient encore le passage d’un ou deux retardataires égarés, courant en direction de la musique et de la clairière illuminée.
Tu n’imagines pas comme je t’ai cherchée, dit-il en souriant, lui enlevant les paroles de la bouche, après quelques secondes à l’observer, hésitant, en silence. Il est vrai que de telles retrouvailles, pour être réellement fabuleuses, ne devraient rencontrer aucune hésitation, mais cela pouvait se comprendre après tant de mois d’isolement. Chacun avait mûri à sa façon, vieillissant dans l’absence de l’autre. Chacun avait été dévasté à sa façon. Ils avaient gardé de l’autre l’image d’un monde perdu, qui ne pouvait exister que dans le fantasme ou dans un lointain Il était naturel qu’ils hésitent à se reconnaître l’un l’autre. Il était normal qu’ils doutent, qu’ils craignent les illusions. Tout le monde sait que le monde n’est pas un conte de fées. – J’ai posté une montagne de messages dans l’espoir qu’on ait au moins un ami en commun, dans un groupe quelconque.
Elle sourit, baissa les yeux et hocha la tête avant de retourner son regard vers lui, sans savoir si elle croyait, s’il était possible qu’ils aient fait la même chose – elle aussi l’avait cherché dans les méandres de ces purgatoires, parmi des centaines d’amis virtuels, pour une raison qu’il ne pouvait imaginer et qu’elle préféra ne pas révéler à cet instant: Qu’est-ce qu’on fait ?
Après les mois que le présent avait écrasés, ils avaient désappris à faire des projets, ils se méfiaient des attentes. L’avenir était une abstraction obscène.
Maintenant ?
Quand alors ?
Elle sourit et haussa les épaules. Le sexe faisait partie d’un plan plus vaste, dont ils n’osaient pas parler tout de suite, comme à l’ombre des arbres où ils s’étaient connus, quand existait encore l’illusion d’un paradis qu’ils pouvaient comprendre et qu’ils nourrissaient en silence pour éviter les dérapages romantiques. Le hasard de la rencontre à ce moment précis annonçait une possibilité d’avenir qu’il valait mieux ne pas imaginer. Aucun d’eux n’avait besoin de dire ce qu’il avait vécu pendant le confinement.
Tu me donnes une seconde ?
Elle le vit s’éloigner vers un garçon qui, sous un arbre, les observait à distance, et qu’elle ne remarqua qu’alors. Elle les vit discuter. Le garçon, entre de grands gestes dans sa direction à elle, remit quelque chose à l’étudiant et disparut.
Ils sont venus détruire le monde, lui dit-il. Qui? demanda-t-elle.
Il dit que, pressentant une fin irrémédiable, ils (toujours sans les nommer) avaient décidé d’arracher au monde sa dernière joie. Cette joie de destruction, qu’ils avaient décidé de savourer seuls.
Ils, qui ? insista-t-elle sérieusement cette fois.
Mais au lieu de répondre, il prit, dans la poche de son pantalon, un cachet qu’il porta à sa bouche, et l’embrassa. Ils passèrent la nuit dans un gourbi du centre. Au matin, il lui dit qu’il devait partir. Il l’embrassa, lui promit de la rappeler, il n’allait pas la perdre à nouveau, et sortit en vitesse, sans lui laisser la chance de lui parler de son enfant. »

À propos de l’auteur

Bernardo Carvalho

Bernardo Carvalho © Photo Julia Moraes

Bernardo Carvalho est romancier, journaliste et traducteur, il vit à São Paulo. Il a été le correspondant de la Folha de São Paulo à Paris et à New York. Il est l’auteur, entre autres, de Mongolia (2004), Le Soleil se couche à São Paulo (2008) Ta mère (2010) et Reproduction (2015), tous couronnés au Brésil de prix prestigieux (deux fois le prix Jabuti, deux fois le Portugal Telecom) et traduits dans plus de dix langues. (Source: Éditions Métailié)

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Insula

CAUGANT_insula  RL_2024

En deux mots
Line, hôtesse de l’air, est à Tokyo quand survient un séisme dévastateur dans lequel elle est ensevelie. Retrouvée vivante huit jours plus tard, elle rentre à Paris où elle l’attend Thomas, son compagnon. Qui ne la reconnaît plus. Elle décide alors de partir seule sur une île pour combattre ses fantômes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le séisme qui change toute la vie

En racontant comment Line, victime d’un tremblement de terre au Japon, tente de redonner un sens à sa vie, Caroline Caugant explore la psyché humaine après un traumatisme majeur. Un roman aussi éclairant que bouleversant.

Comment se remettre d’un tel traumatisme? Line, hôtesse de l’air, se promène dans un quartier populaire de Tokyo au moment où se déclenche le Big One, ce tremblement de terre tant redouté. Le séisme ravageur l’engloutit littéralement et durant des jours, on n’a aucune nouvelle d’elle. Mais le miracle va avoir lieu. Elle est déterrée vivante au milieu du chaos, ayant pu boire l’eau qui ruisselait autour d’elle.
Après deux soins, elle peut regagner Paris et retrouver Thomas, l’homme croisé lors d’un vol pour Montréal et qui partageait sa vie depuis six mois. Mais la Line qui lui revient n’est plus la même: «Le corps de Line avait gardé, intact, caché quelque part dans une zone inaccessible ce que le choc avait effacé de sa mémoire. Puis un jour, les souvenirs de Tokyo sont remontés avec une telle clarté, une telle intensité, qu’ils l’ont submergée. Alors elle a fui. Elle est partie là où l’appelait sa mémoire.»
Thomas va alors tout faire pour l’aider, mais sans y parvenir. La vie en société, les déplacements, les incertitudes du quotidien sont autant de piqûres de rappel d’un traumatisme persistant. Alors prendre un métro qui s’enfonce sous terre ou voir la nuit tomber hors de chez soi deviennent des épreuves. Si Thomas se dit que reprendre son travail au sol peut servir à retrouver de la stabilité, Line ne va pas pouvoir assumer. Elle n’a alors qu’une envie, fuir.
C’est ce qu’elle va finir par faire, direction une île sur l’Atlantique où elle va pouvoir se confronter à ses fantômes. Un père absent, un premier copain victime d’un accident de la route, le rêve d’une carrière de danseuse qui se brise, mais surtout Saki, son double, celle qui a partagé sa «longue nuit sous terre», celle qui a survécu à ses côtés. «Line le savait maintenant, elle était revenue de Tokyo uniquement parce qu’elles étaient deux. Deux âmes affrontant la folie qui guettait, refusant de s’incliner, se tenant la main, et dialoguant pour ne pas sombrer. Ensemble elles pourraient se souvenir. Et guérir.»
Aux côtés de Rose, une insulaire qui va lui proposer de faire quelques heures de ménage dans sa maison, elle va avancer vers la lumière.
En retraçant ce difficile parcours, Caroline Caugant n’élude rien de ce combat à l’issue incertaine, mais à l’image des courts poèmes, comme des haïkus, qui viennent clore certains chapitres, elle montre la force des mots, l’importance du lien, la nécessité de pouvoir s’appuyer sur des histoires pour se construire et se reconstruire.
Comme dans son précédent roman, Les heures solaires, la romancière s’appuie sur un voyage pour permettre à son intrigue de se dénouer et à son personnage principal de se transformer. Billie gagnait le Sud de la France, Line la côte Atlantique. Mais à chaque fois, cette quête se fait dans la douleur. À la hauteur du traumatisme subi.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Insula
Caroline Caugant
Éditions du Seuil
Roman
288 p., 20 €
EAN 9782021545791
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris puis à Tokyo et enfin sur une île au large de la Côte Atlantique.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Printemps 2024. Line, hôtesse de l’air, se trouve à Tokyo au moment où le Japon célèbre les cerisiers en fleurs. Cette nuit-là survient le Big One, séisme majeur que tous redoutaient. La terre avale la jeune femme. Puis la recrache des jours plus tard.
Miraculée, elle rentre à Paris, vacillante. De ce qu’elle a vécu, elle ne garde aucun souvenir. Commence alors le délicat travail de la reconstruction et de la mémoire. Comment revenir d’un tel voyage ?
Flashs et réminiscences la mèneront vers une île de l’Atlantique, soumise aux assauts du vent et de l’océan, à la recherche de ce qui la hante.
Récit du séisme et de ses ondes de choc, Insula révèle les failles des êtres et leur dualité, tout en dépeignant une existence animée par le désir violent de renaître.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTS (Sarah Clément)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog T Livres T Arts
Blog Domi C Lire
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)


Bande-annonce du roman Insula de Caroline Caugant © Production Éditions du Seuil

Les premières pages du livre
« Automne 2024
Des îles apparaissent après les séismes. L’océan Pacifique, la mer Rouge ou la mer d’Arabie ont un jour vu naître ces jeunes terres. En 2013, l’une d’elles a émergé au large de la côte de Gwadar, au sud-ouest du Pakistan. Les Pakistanais l’ont surnommée la montagne du séisme. La poussière du tremblement de terre se dissipant, la silhouette haute, impressionnante, est apparue au-dessus de la mer d’Arabie. Un lieu nouveau, vierge, était né.
L’île était un amas de sédiments et de roche, poussé vers la surface par la puissance sismique. Dans les mois, les années qui suivirent, ce volcan de boue, précaire, se désagrégea. À l’échelle de l’humanité, l’île disparut aussi soudainement qu’elle était née. Ce miracle contenait son propre effacement.

Lorsqu’elle pense à l’île de Gwadar, Line imagine une courbe lente, sinusoïdale se dessinant sur le ciel blanc, une terre neuve promettant moissons et floraisons avant de s’effondrer sur elle-même. Elle aime se raconter cette histoire, penser qu’une vie aurait pu y naître.

1855, Edo. 1923, Tokyo. 1995, Kobe. 2011, Fukushima.
Il y a les mots des survivants, qui racontent la même histoire : le grondement extraordinaire de la terre, la manière dont celle-ci hurle avant d’avaler les hommes. Certains parlent d’un cri de colère, d’une rage immense laminant les sols, d’autres évoquent une souffrance, déchirante, celle d’un monstre à l’agonie.
Et il y a les images, gravées dans les mémoires : la foule brûlée vive dans les grands incendies de Tokyo, les corps soulevés par les tornades de feu sur le site du Hifukushô, les chevelures des femmes s’enflammant comme des torches, les geishas et les courtisanes flottant dans leurs vêtements pourpres à la surface de l’étang du parc de Yoshiwara. La terre se soulevant sur la côte Pacifique du Tōhoku, déclenchant une vague gigantesque au large de l’île de Honshū et provoquant l’accident nucléaire de Fukushima. On raconte que l’énergie libérée par le séisme fut telle que l’axe de rotation de la Terre se déplaça de plusieurs centimètres. Les côtes, les collines, les reliefs se transformèrent, forçant les hommes à revoir les cartes de la région.

Et il existe tant d’autres séismes – tant d’autres pertes – dont on ne parlera jamais car ils n’ont pas eu la force des géants.

Bien sûr, dans tous ces détails sordides, dans tous ces témoignages, Line n’a trouvé aucune réponse. Aucune de ces histoires ne ressemble à la sienne. Aucune n’a le pouvoir de la consoler. Toutes finissent par se confondre dans son esprit.
La Line d’aujourd’hui – celle qu’on déterre et qu’on ramène à la vie – est née d’un séisme. Elle incarne un miracle. Comme ces légendes, au cœur des catastrophes, qui échappent au désastre – fantômes sortant des décombres, bébés aux sourires immaculés extraits de l’enfer, arbres centenaires et vieux temples épargnés par les secousses meurtrières. Ces histoires, on les murmure comme des contestations ; elles désobéissent aux lois d’un monde dévasté.
Au cœur du chaos, elles ouvrent des chemins de lumière.

Ce qui est arrivé à Line aurait pu faire partie de ces récits extraordinaires chuchotés près des tombes : car, contre toute attente, elle en a réchappé. La miraculée de Tokyo, transfigurée, retrouvant la lumière, c’est ainsi qu’elle aurait pu être représentée dans une version idéale des choses. Mais cette image aurait été si éloignée de la réalité de son retour ; un poème mensonger, irrecevable. Aussi fragile et trompeur que l’île de Gwadar.

Tous ont cru à ce mirage. Mais les répliques furent brutales, incessantes. Depuis des mois, le séisme a continué d’opérer à distance. Et le corps est comme la terre. Soumis à une pression persistante, insistante, il finit par lâcher. Lorsque le seuil de rupture est atteint, c’est une déchirure, foudroyante, libérant une énergie fantôme accumulée depuis un temps infini. Le corps n’oublie pas.
Le corps de Line avait gardé, intact, caché quelque part dans une zone inaccessible ce que le choc avait effacé de sa mémoire. Puis un jour, les souvenirs de Tokyo sont remontés avec une telle clarté, une telle intensité, qu’ils l’ont submergée. Alors elle a fui.
Elle est partie là où l’appelait sa mémoire.

PREMIÈRE PARTIE
LA MIRACULÉE
1. Printemps 2024
« Allô ? Thomas ? Je pars… Je suis déclenchée. »
Derrière la voix de Line résonnent les bruits familiers de l’aéroport. À l’autre bout du fil, Thomas l’imagine arpenter l’une des allées qui précèdent les sas de sécurité – veste bleu marine, talons carrés, collants de contention sous sa jupe droite, chignon serré, peau fardée et lèvres rouges, et, autour de son cou, le foulard bleu et blanc, aux couleurs de la Compagnie.
« Tu pars où ? »
Il attrape nerveusement sa tasse, renverse du café sur l’une de ses copies.
« Tokyo. Je rentrerai vendredi matin. »
Il y a de la lassitude dans sa voix. Une très légère inflexion qu’une oreille distraite n’aurait pas perçue. Mais lui l’a entendue. Il en connaît toutes les intonations. Chaque variation. Il sait déchiffrer ses temps de pause, ses respirations lentes ou altérées, plus sûrement que les expressions de son visage – son regard triche parfois, maquille ses intentions. S’il la connaît si bien, c’est peut-être parce que la voix de Line est la toute première chose qu’il a saisie d’elle, un matin, dans un Boeing 777 en partance pour Montréal, cinq ans auparavant.

Le visage blême, tendu sur son siège, Thomas luttait contre l’envie d’enjamber son voisin et d’aller trouver les membres de l’équipage pour leur expliquer qu’un événement de dernière minute l’empêchait de prendre cet avion. Il avait avalé un anxiolytique trente minutes avant l’embarquement, avait baissé le volet du hublot et attendait le décollage imminent. En général, il évitait les voyages lointains, mais cette fois il n’avait pu s’y soustraire.
Une voix féminine avait résonné dans l’habitacle, listant les consignes de sécurité pendant qu’un steward les mimait dans l’allée étroite. Lorsque celui-ci avait enfilé le gilet de sauvetage, Thomas avait fermé les yeux et s’était concentré sur la voix. Grave, enveloppante, elle tressautait légèrement à la fin des mots, au niveau de la dernière syllabe. Elle semblait danser.
Lorsqu’il lui avait avoué plus tard qu’il était d’abord tombé amoureux de sa voix, Line lui avait répondu que l’amour tenait finalement à si peu : ce jour-là, la vidéo des consignes de sécurité était en panne et l’équipage avait dû opter pour la vieille méthode du Public Address.

Il l’avait rencontrée au milieu du vol, alors que la plupart des passagers étaient endormis. Recroquevillé depuis des heures sur son siège, il avait fini par se lever, avait déplié son grand corps et fait quelques pas dans l’allée pour se dégourdir les jambes. Il était remonté jusqu’au galley et avait demandé un verre de whisky à l’hôtesse.
« Vous devriez prendre de l’eau », lui avait-elle suggéré.
Il avait reconnu sa voix, l’accent tonique sur la dernière syllabe.
Line était presque aussi grande que lui, ses cheveux bruns, tirant vers le roux, solidement noués, sa peau parsemée de taches de son. Celles-ci transparaissaient comme de petits îlots bruns sous la couche de fond de teint. Au milieu de son visage pâle, ses yeux gris tirant vers le vert avaient la couleur des lacs en hiver. Dans son regard, on pouvait lire un mélange d’entêtement et de force tranquille. Elle avait levé le menton en lui tendant un verre d’eau.
Des années plus tard, Thomas repenserait à ce tout premier regard de Line, qui racontait déjà ce qu’elle était – une âme sereine, solide. Et il s’interrogerait : où se logent nos fêlures ? Sous quels remparts intimes se cachent-elles, trompant notre vigilance ? Où se trouvait la faille dans le corps de Line ?

Six mois après leur rencontre, ils s’étaient installés dans l’appartement de la rue Taine, et depuis, Thomas vivait au rythme de ses vols long-courriers. Elle partait quatre fois par mois et couvrait toutes les destinations internationales, au-delà de l’Europe. Parfois elle lui racontait : Le Cap, à la pointe de l’Afrique du Sud, où se rejoignent les océans Indien et Atlantique, New York et son énergie électrique, la douceur de vivre des Antilles, Rio et la vue sur le Pão de Açúcar…
Avant chacun de ses départs, il la regardait se connecter sur l’intranet de la Compagnie pour connaître les détails de son vol : spécificités de l’avion, liste de l’équipage et heure du briefing. Il écoutait ses récits, comprenant peu à peu ce que son rôle impliquait – la vigilance, le sang-froid, la patience face aux exigences des passagers, la capacité à sourire en toutes circonstances, l’aptitude à réagir vite et bien s’il le fallait. Il avait été étonné d’apprendre qu’ils étaient des milliers d’hôtesses et de stewards à faire partie de la Compagnie et qu’il était extrêmement rare que Line vole deux fois avec la même personne. Chaque départ signifiait de nouveaux visages. Au fil de ces rencontres fugitives, ils finissaient par former une grande famille. C’est ainsi que Line parlait des membres d’équipage avec lesquels elle partageait des nuits et des jours entiers dans les espaces confinés des avions, puis dans des escales lointaines. La plupart de ses émerveillements et insomnies, elle les partageait avec d’autres.
« Lorsque je vole, je remonte le temps », lui avait-elle dit un matin, aux aurores, en ramassant ses cheveux et en piquant dedans des épingles qu’elle perdait ensuite aux quatre coins de l’appartement. Tout en épuisant son corps, les décalages horaires l’exaltaient encore. Elle aimait ce jeu perpétuel avec le temps. Line portait toujours deux montres à son poignet, celle marquant l’heure française et l’autre, qu’elle réglait sur chacune de ses escales.
Il s’était habitué à ses départs, avait appris à étouffer sa jalousie ; mais ce qui n’avait jamais changé, c’était la peur.
Thomas était incapable de monter dans l’un de ces grands oiseaux métalliques. Il aurait pu accompagner quelquefois Line en vol, profiter de son statut de conjoint pour sillonner le monde avec elle, mais il ne l’avait jamais fait.

Plusieurs fois par semaine, Thomas enseignait le français dans un collège privé du XIIe arrondissement. Le reste du temps, il s’asseyait à son bureau, face au mur de l’immeuble voisin, et il préparait ses cours, corrigeait les copies de ses élèves, bercé par les bruits de la cour où tout résonnait – musiques et conversations, poubelles jetées dans les bacs, cycles des lave-linge et roucoulements des pigeons. Thomas râlait, disait que ça le déconcentrait, mais ces vies qui se déroulaient tout près l’extrayaient de sa solitude.
Huit mètres à peine séparaient leur appartement du mur d’en face. Un mur nu, sans fenêtres. Thomas y distinguait la peinture sale, les traces de pluie et la longue fissure qui le traversait.
C’était là, devant cette fenêtre aveugle, dans le renfoncement prolongeant le salon, qu’il avait installé son coin pour travailler. Une planche et deux tréteaux.
« Tu es sûr ? avait demandé Line lorsqu’il avait aménagé son bureau. Tu ne veux pas plutôt t’installer de l’autre côté ? »
Elle parlait de l’autre fenêtre du salon, celle donnant sur l’angle de l’immeuble, qui plongeait sur la rue avec la possibilité de voir un morceau de ciel. Elle imaginait pour Thomas un horizon dégagé.

En dehors de ses plannings de vol, Line était de réserve six fois par an : pendant quatre jours, elle devait se tenir prête à remplacer tout membre d’équipage défaillant. Elle se rendait le matin à Roissy sans savoir si elle volerait dans les prochaines heures, ni le cas échéant vers quelle destination. Sa valise cabine contenait de quoi s’adapter à toutes les conditions climatiques. Line avait un sens de l’organisation redoutable et, pourtant, elle semait un désordre extraordinaire dans l’appartement de la rue Taine, laissant traîner ses affaires et les vieux objets douteux qu’elle ramenait de ses brocantes.

Un matin, Line fut donc déclenchée sur Tokyo : elle avait quitté l’appartement à l’aube pour assurer son astreinte. Thomas ne s’était pas rendormi, il s’était préparé un café, avait fini de corriger des copies et lu quelques pages d’un magazine qui traînait dans le salon. Après l’appel de Line, passé depuis l’aéroport, il partit pour le collège.
Le lendemain, il passa une partie de sa matinée à préparer ses cours, déjeuna, puis il sortit faire un tour. À Paris, le soleil inondait les rues et les terrasses pleines. À l’heure qu’il était, la nuit recouvrait maintenant Tokyo. Il s’installa à l’intérieur d’un café non loin de la bibliothèque François-Mitterrand et commanda un allongé.
Il étudia le manège du serveur qui circulait entre les tables, regardant distraitement la télévision accrochée au fond de la salle. Les mots du présentateur étaient couverts par le brouhaha ambiant. Cela valait mieux. Thomas fuyait les actualités débilitantes. Pourtant, quelques instants plus tard – il ne le savait pas encore –, il ramperait devant cet écran et rien n’existerait plus que les mots du journaliste.
Très vite, un bandeau rouge apparut en bas du téléviseur, annonçant un flash spécial. Et en même temps surgirent sur l’écran des images de fin du monde : dans la nuit une ville en ruine, des torches que l’on agitait et, dans les faisceaux de lumière, des silhouettes grises de poussière ayant l’air de revenants.
Hypnotisé par les images, Thomas lâcha sa tasse. Peut-être les clients du bar s’arrêtèrent-ils de parler, de boire. Il ne le sut pas. Il ne les voyait pas. Il se concentrait sur le béton fragmenté, les immeubles renversés et les éclats de verre scintillant comme des gouttes d’eau dans la nuit.
En bas de l’écran, les mots commencèrent à défiler, répétant en boucle une unique information, qui couvrirait toutes les clameurs, prendrait d’assaut les nuits et les jours qui suivraient, habiterait Thomas et les autres – les perdants, les endeuillés – pendant un temps infini.
En attendant, la nouvelle se répétait, peut-être pour aider les gens comme lui à la déchiffrer avant de tout à fait la comprendre. Cette nouvelle insensée qu’il lut, en même temps qu’il renversait sa chaise. Il courut vers l’écran, demanda qu’on monte le son, s’agrippa au serveur, lui enjoignant de monter le son encore, modifiant définitivement l’atmosphère du bar, et hurlant peut-être, oui, hurlant sans doute, lâchant son cri de géant.

Tremblement de terre…
sans précédent…
14 h 31 heure française.
22 h 31 au Japon.
Nombreuses victimes…
Disparus…
Des milliers…
Les habitants surpris dans leur sommeil…
Les gens crient Jishin !
Pas d’informations précises pour le moment…
Nouvelles secousses attendues…
Tokyo sous les décombres.
Tokyo défiguré.
Tokyo.
Tokyo.
*
Tokyo au printemps
La saison de l’hanami
La beauté éphémère des fleurs des cerisiers
Sous la voûte du ciel
La grande lanterne rouge
À l’entrée du temple Senso-ji

Puis les cris
Les pulsations de la terre
La pluie de verre et d’acier

Line
Elle a six ans et elle ressemble à un lutin.

Ses cheveux raides sont retenus par un élastique blanc d’où pend une minuscule étoile. Trop serré, il tire sur sa nuque. Elle porte une brassière argentée et un jupon en tulle rose qui s’ouvre comme un éventail au niveau de sa taille. Dessous, le collant blanc et les petits chaussons de danse assortis. Dans le vestiaire, la maîtresse lui a peint deux ronds rouges sur les joues et a déposé des paillettes sur ses paupières et au coin de ses yeux. Ensuite elle a commencé à recouvrir ses lèvres d’une pâte rose et elle a soufflé, a demandé à Line d’arrêter de bouger. Mais ce n’est pas si simple de rester comme ça, parfaitement immobile ; la fillette a envie d’aller aux toilettes, et elle n’ose pas demander.

Line est sur scène maintenant. Tout est noir derrière le rideau de lumière. Les spots l’éblouissent et l’empêchent de distinguer le public. Line sait que ses parents sont là, assis quelque part dans la salle, qu’ils la regardent ; ils sont venus pour ça, pour voir les progrès de leur enfant, comme tous les autres parents.
Elle a peur tout à coup, une peur terrible de ne pas y arriver, de gâcher le spectacle. Ce spectacle qu’ils ont répété des dizaines de fois avec la maîtresse. Bientôt les trois notes marquant le début de sa chorégraphie vont résonner sur scène et dans la salle. Se souviendra-t-elle des pas appris pendant les répétitions ? Sa tête tourne, son cœur bat trop fort et il y a l’envie pressante de faire pipi. Line la combattante se sent soudain ridicule, fragile et vacillante ainsi exposée sur cette scène noire, immense ; elle voudrait fuir, s’échapper loin de la salle, loin des regards invisibles qui pèsent sur elle.

Puis les trois notes résonnent.
Trois sons qui déclenchent trois petits pas. Timides.
Ses mains s’ouvrent, se collent l’une contre l’autre et forment le cœur d’une fleur.
Ses bras s’écartent, se tendent vers le ciel et laissent entrer l’air dans ses poumons.

La musique accélère maintenant, virevolte dans la salle.
Les jambes de Line se réveillent alors, s’élancent derrière la musique. Ses jambes courent et ce n’est pas Line qui les commande.
Elle laisse son corps faire ce qu’il veut. Ce corps tout à coup libre – libre comme un animal –, ce corps qui court après les notes.
Dans la lumière des spots, brillent et se mélangent les paillettes, le tissu argenté et le jupon de tulle.

Le petit lutin s’envole.

2.
La poussière. C’est à ça que Thomas pensait en regardant ce que le tremblement de terre avait fait de Tokyo. Outre les dégâts matériels, outre les victimes que l’on dégageait des décombres – manège qui durerait des semaines –, il y avait cette brume persistante qu’aucun vent ne pouvait dissiper. La poussière dansait dans les rues, courait le long des trottoirs entre les façades démantibulées. Elle s’accrochait aux cheveux, à la sueur de ceux qui se démenaient au-dessus des corps inertes, agaçait leur peau et asséchait leurs pupilles. Elle recouvrait tout d’un linceul de cendre.
Thomas avait fini par quitter le café de la bibliothèque François-Mitterrand. Il était rentré en courant jusqu’à l’appartement. En enfonçant sa clé dans la serrure, il avait imaginé un instant que Line se trouverait là. Qu’elle aurait quitté Tokyo plus tôt que prévu. Qu’elle serait rentrée.
Depuis il passait sans relâche d’un écran à l’autre – celui de la télévision, de la tablette, de son téléphone, muet. Il avait composé inlassablement le numéro de Line, écoutant sa voix répéter le même message – Je ne manquerai pas de vous rappeler !
Il aurait dû tout éteindre ; les mêmes informations tournaient en boucle, sans le renseigner davantage sur ce qu’il advenait d’elle. Mais il restait là, prostré sur le canapé, à regarder la poussière voler au milieu d’une ville dévastée.

Les Japonais étaient habitués aux séismes. Ils vivaient sur la ceinture de feu du Pacifique, à l’intersection de plusieurs grandes plaques tectoniques. Mais depuis des années, ils redoutaient le monstre à venir, un séisme d’une magnitude exceptionnelle : le Big One. Il y avait des prévisions chiffrées, des estimations précises sur le nombre de victimes et les dégâts que ce séisme majeur, selon toute vraisemblance, occasionnerait.
Big One. Ce terme avait des résonances mythiques. Il évoquait la colère des dieux, un drame cataclysmique ravageant une terre lointaine. La fin d’un monde, à des milliers de kilomètres de chez eux.
Pourtant Line s’était trouvée là lorsque, une nuit de printemps, la terre avait enflé sous les pieds des Tokyoïtes. Le Big One tant redouté avait fini par montrer son visage.

Les journalistes décrivaient un enfer auquel nul ne s’attendait. Même ceux qui vivaient là, Tokyoïtes de souche ou expatriés, parfaitement informés des risques des séismes, n’avaient su comment réagir. Surpris dans leur sommeil, il leur avait fallu un moment pour reprendre leurs esprits, comprendre et agir en conséquence. Un immense vent de panique avait gagné les quartiers ravagés. Personne n’avait prévu ce qui était arrivé cette nuit-là, ni les sismologues ni les diseuses de bonne aventure. Le tremblement de terre de l’hanami avait libéré une quantité d’énergie inédite, dépassant les mesures du séisme de 1960 au Chili, qui avait atteint 9,5 sur l’échelle de Richter.

À Tokyo, comme à Kobe des décennies plus tôt, les journalistes arrivèrent sur les lieux avant les secours. Les premiers détails macabres commencèrent à affluer dans l’heure qui suivit le tremblement de terre. Cela devint vite une course contre la montre, à laquelle tous les médias du monde se livrèrent. Estimations du nombre de disparus, rues effondrées, coupures d’électricité, lignes téléphoniques saturées, incendies déclarés. Certains quartiers plus touchés que d’autres restaient isolés et inaccessibles.
Une orgie d’informations, précises et floues, parfois contradictoires, n’ayant d’autre effet que de renforcer la solitude de ceux qui étaient touchés de plein fouet – Thomas et les autres, les proches des disparus. Ceux qui attendaient. Ceux qui avaient tant à perdre.

Extrait
« La seule personne dont elle avait besoin, la seule à qui elle pourrait parler, c’était Saki. Car elles avaient partagé ça, cette longue nuit sous terre.
Line le savait maintenant, elle était revenue de Tokyo uniquement parce qu’elles étaient deux. Deux âmes affrontant la folie qui guettait, refusant de s’incliner, se tenant la main, et dialoguant pour ne pas sombrer. Ensemble elles pourraient se souvenir. Et guérir. » p. 145

À propos de l’autrice
CAUGANT_caroline_©astrid-di-crollalanzaCaroline Caugant © Photo Astrid di Crollalanza

Caroline Caugant est née à Paris en 1975. Après des études supérieures de Lettres à la Sorbonne, elle a travaillé dans la communication puis a décidé de se consacrer à l’écriture, parallèlement à son activité professionnelle de graphiste. Après Une baigneuse presque ordinaire et Les heures solaires, Insula est son troisième roman (Source: Éditions du Seuil)

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Fantastique histoire d’amour

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En lice pour le Grand Prix RTL-Lire

En deux mots
Maïa est journaliste scientifique au sein d’un magazine qui périclite et un peu tête en l’air. Bastien est inspecteur du travail à Lyon et combat sa solitude avec ses collègues et l’alcool. S’ils se croisent au parc de la Tête d’Or à Lyon, ils vont se retrouver dans des circonstances très particulières.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

À la recherche du cristal scintillateur

C’est sous un air de thriller que Sophie Divry raconte la rencontre entre un inspecteur du travail et une journaliste scientifique. En embarquant les lecteurs dans une enquête riche en rebondissements, à la manière d’une série, elle n’oublie ni la satire sociale, ni l’histoire d’amour promise dès le titre.

Bastien Fontaine, 41 ans, est inspecteur du travail. Son addiction au tabac a détruit sa vie de couple et depuis deux ans, il se débrouille seul. Avant d’aller travailler, ce Lyonnais a pris l’habitude d’aller au Parc de la Tête d’Or où il observe une jeune fille donner à manger aux mésanges qui n’hésitent pas à se poser sur son bras.
Cette jeune femme s’appelle Maïa. À 38 ans, elle est journaliste scientifique pour le magazine Comprendre qui subit une érosion de son lectorat et se retrouve en difficultés financières. À la suite de la défection d’un pigiste, elle part au CERN retrouver sa tante qui doit l’aider à rédiger un article sur les «matériaux magiques» et plus particulièrement sur les cristaux scintillateurs . À son retour, elle est victime du mal qui l’affecte depuis bien longtemps, la «disparitionnite». Cette fois, c’est son ordinateur professionnel qui a disparu. Après le savon passé par son patron, elle décide d’agir, de lister dans un cahier tous les objets perdus. «Ce cahier était le début de sa reconquête. Elle avait l’impression de reprendre un peu de pouvoir. Chaque ligne écrite lui permettrait de circonvenir sa disparitionnite, de lui donner des règles. C’était comme si une autre dimension s’ouvrait à elle. Peut-être que tout
s’expliquerait.» Sauf que pour l’instant, cette bévue lui vaut d’être licenciée. Florence, son amie et ex-collègue, la soutient comme elle peut dans son épreuve.
C’est au moment où elle tente de rebondir en tant que pigiste, que sa tante Victoire vient lui confier un secret sur ses recherches et lui confier une mission un peu délicate.
Bastien aussi va être confronté à une mission délicate. Un accident du travail à Vénissieux a causé la mort d’un homme, retrouvé broyé par la compacteuse de la société Plastirec. Il se voit confier l’enquête sur ce tragique fait divers. Fort heureusement, il peut compter sur ses collègues pour l’aider, à commencer par Guilaine, qui va donner de sa personne pour lui remonter le moral. Henri, son ami libraire, quant à lui, reste un compagnon de beuverie irremplaçable, même s’il boit moins que Bastien ou en quantités plus étalées dans le temps. Mais la dépression le guette et le médecin va finir par lui prescrire un arrêt-maladie.
Sophie Divry, qui alterne les chapitres consacrés à Bastien (à la première personne) et à Maïa (à la troisième personne), va finir – on l’aura compris – par réunir ses deux personnages principaux. Sous des airs de thriller avec tentative de meurtre, cambriolage, pressions multiples et une touche de fantastique, – «Cette compacteuse, elle n’est pas normale, elle va vous rendre fou» – la romancière va remplir la promesse énoncée par le titre. Mais avant cela, que de rendez-vous manqués, d’atermoiements, de non-dits. Comme si l’évidence de l’amour le rendait aveugle.
En situant son roman dans le monde du travail et dans celui de la recherche scientifique, elle n’oublie de faire de donner à ce vrai-faux thriller une dimension de satire sociale, renouant ainsi avec Cinq mains coupées et sa vision du mouvement des gilets jaunes. On se régale des épisodes successifs de ce roman qui emprunte aux codes de la série. Jusqu’à l’épilogue tant attendu.

Fantastique histoire d’amour
Sophie Divry
Éditions du Seuil
Roman
512 p., 24 €
EAN 9782021538090
Paru le 05/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Lyon et environs, notamment à Villeurbanne, Vénissieux, Parilly. On y voyage aussi à Genève, Clermont-Ferrand, à Seyssel-Corbonod, à Arent dans l’Ain, à Draguignan ainsi qu’à Fribourg-en-Brisgau et Glottertal.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Bastien, inspecteur du travail à Lyon, est amené à enquêter sur un accident : un ouvrier employé dans une usine de traitement des déchets est mort broyé dans une compacteuse.
Maïa, journaliste scientifique, se rend au CERN, le prestigieux centre de recherche nucléaire à Genève, pour écrire un article sur le cristal scintillateur, un nouveau matériau dont les propriétés déconcertent ses inventeurs.
Bastien apprend que l’accident est en réalité un homicide. Maïa, elle, découvre que l’expérience a mal tourné. Sa tante, physicienne dans la grande institution suisse, lui demande de l’aider à se débarrasser de ce cristal devenu toxique.
Ce roman addictif qui emprunte aux codes de la série et du thriller est aussi une histoire d’amour. Une rencontre inattendue entre un homme, vaguement catholique et passablement alcoolique, et une femme, orpheline et fière, qui a érigé son indépendance en muraille.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Culture (Les midis de culture)
La Vie (Marie Chaudey)
Culture vs News

Les premières pages du livre
Chapitre 1
Bastien
J’ai de la chance, ce matin elle est là. Le teint mat, un air sérieux, des cheveux bruns. Elle est protégée des pieds à la tête contre le froid, elle porte un bonnet. Pour ne pas la déranger, je me suis caché derrière un arbre. À vrai dire, ce n’est pas elle qui m’intéresse mais ce qu’elle fait. Oh, ce n’est presque rien,
un geste, un détail, mais il fait passer un brin de lumière dans la grisaille de ma vie. Alors chaque fois que je me rends tôt le matin au parc de la Tête d’Or, je viens voir près du cèdre du Liban si elle est là.
C’est comme une cérémonie, toujours la même.
De sa poche elle sort ce qui doit être des graines, qu’elle place sur sa main droite. Elle lève la main à hauteur de son épaule, elle ouvre la paume bien à plat. Puis elle se fige, le menton haut, sans bouger. Elle attend une ou deux minutes mais guère plus. Soudain une mésange jaillit du cèdre et vient se poser sur le bout de ses doigts. De son bec elle attrape une graine et repart. J’ai le cœur à l’arrêt, toutes pensées suspendues. Un autre oiseau s’approche. Il se sert et repart.
Cela dure à peine une seconde mais cette seconde me bouleverse. Peut-être que cette fille a un secret pour attirer ainsi les oiseaux. Au parc, les mésanges ne s’approchent jamais de moi ; elles sont sauvages et c’est bien normal. Avec cette fille, c’est différent. Je ne sais par quel mystère elles lui font confiance. Elle a dû mettre des années pour gagner cette seconde de contact. Quel contact il me reste, à moi, alors que plus personne ne me prend par la main dans un parc ?
Si je n’avais pas arrêté de fumer, Isabelle serait peut-être toujours avec moi. Mon sevrage tabagique rendit plus exécrable encore mon caractère. Mais je compris trop tard une chose trop simple : une femme qu’on ne rend pas heureux vous quitte.
L’aspiration au bonheur individuel est supérieure à la force de l’amour – peut-être pas à l’amour filial, mais à l’amour conjugal, c’est sûr. Pourquoi est-on amené à choisir entre le bonheur et l’amour ? Quand cela a-t-il commencé pour nous ? Depuis deux ans, je suis seul et je n’ai pas de réponse à ces questions. Les placards de mon appartement sont restés à moitié vides ; ils ressemblent à ces nids secs qu’on trouve sur les branches basses des arbres. Je me suis fait plaquer. Je mange des plats surgelés.
Mais je n’ai pas repris la cigarette, je suis un homme fier. Maintenant je bois.
On a tous besoin de drogues. Les gens paraissent normaux comme ça, mais ils ne le sont pas. L’un dort avec des couteaux sous son oreiller, l’autre est persuadée que dans trois ans les élections seront interdites en France, le troisième a des sueurs froides si un placard reste entrouvert. Dès qu’on gratte un peu, on s’aperçoit que les gens ont des failles terribles, des béances qui les rongent et qu’ils essaient de contenir. Ils y arrivent à peu près tant qu’ils sont jeunes mais, au fil des années, la résistance s’affaiblit et ils craquent.
Sans parler des traumatismes abominables qu’on découvre quand on les fait parler de leur enfance.

Voilà comment nous vivons tous. Quelque chose cogne à la porte durant des années, mais nous ignorons ce qui cogne.
Cette angoisse que je porte en moi, je la vois partout en ville. Sur ces bâches publicitaires où une jeune fille béate lape un yaourt vanille, dans ces dojos où s’étirent les femmes en âge de cancer, dans ces salles de sport où se réfugient les cadres.
Jusque dans cette manière de saisir notre téléphone pour pallier l’absence la plus brève… N’est-ce pas la preuve de l’angoisse dans laquelle nous vivons tous ? Je ne suis pas plus malin qu’un autre. Personne en avançant en âge ne peut en être exempt – et comment, sans drogues, pourrais-je m’en prémunir ?
Ce jour-là je m’étais réveillé peu après 4 heures du matin. Depuis qu’Isabelle était partie, je dormais mal. J’avais pris le premier métro et fait l’ouverture du parc de la Tête d’Or.
De la brume s’échappait de la surface du petit lac ; l’eau était restée plus chaude que l’air. Les arbres avaient perdu leurs feuilles. Ils attendaient dans leur immobilité le soleil prévu dans la journée ; ils attendaient la neige qui viendrait peut-être cet hiver. La vue de la neige est une des rares choses qui me rendent heureux. Mais nous n’étions que début décembre et j’avais peu d’espoir.
Quand j’avais 20 ans, je croyais que toute souffrance était guérissable. Depuis que je me suis fait plaquer, j’ai toujours des anxiolytiques sur moi et des bières dans mon frigo. Cela dit, les levers de soleil au parc restent le meilleur rempart contre ce qu’on appelle pudiquement les « pensées noires ».
Autour des berges du lac, des petits plis apparaissaient sur l’eau, telles des rides qu’on pourrait enlever d’un simple revers de la main. Un joggeur avec des oreillettes Bluetooth courait sur l’allée goudronnée. Un retraité promenait un chien jaune.
De la buée s’échappait de ma bouche.

C’est toujours le matin que mes pensées noires sont les plus accablantes. Le matin, rien ne vaut la peine, je suis l’homme le plus nul du monde, la vie m’apparaît comme un long dimanche pluvieux. Mais nous n’étions pas dimanche. Nous étions jeudi, une journée de travail m’attendait. J’étais content de la commencer avec la fille aux mésanges. Je la regardais sans bouger – je ne suis pas du style à aborder les femmes dans un espace public.
Les mésanges voletèrent encore quelques minutes autour d’elle.
Puis, comme chaque fois, elle se frotta les mains l’une contre l’autre, replaça son bonnet et partit pour son jogging.
J’avançai et me plaçai à mon tour sous le cèdre. Mais les oiseaux avaient disparu. Ils m’ignoraient comme Isabelle m’ignorait à présent. Les idées noires revinrent s’agripper à moi. Il était presque 8 heures. Les promeneurs de chien se faisaient plus nombreux. Deux cyclistes s’embrassaient devant la sculpture de faune avant de partir chacun de son côté. Un père remettait des gants sur les mains de son enfant. Il reste de l’amour dans nos villes, mais il n’est pas pour moi.
Je repris le chemin du métro. Je bus un café dans un bistrot, mangeai un croissant, feuilletai les journaux. La ville bruissait de moteurs ; les voitures et les vélos se disputaient la place sur le bitume. Les parents amenaient leurs enfants à l’école,
les mères tirant sur leurs bras en disant Dépêche-toi. Et les enfants passeraient de la tyrannie de leurs parents à celle de la classe. Qu’on laisse les enfants tranquilles. Ma misanthropie me reprenait tel un liquide corrosif. Je suis content de ne pas avoir d’enfants. J’aurais été un père mauvais.

Je m’appelle Bastien Fontaine, j’ai 41 ans et je suis inspecteur du travail. Mon métier consiste à faire respecter le Code du travail dans les entreprises. Nos bureaux sont situés à Villeurbanne dans un immeuble dont la moquette ne s’est jamais remise du passage à l’euro. J’ai trois collègues, Guilaine, Éric et Ludivine, à qui je n’avais guère l’habitude de parler avant de me faire plaquer, mais depuis je fais des efforts pour ne pas rompre tout lien avec le grand brocoli de l’espèce humaine.
Cette journée aurait dû être une journée ordinaire. Une journée de décembre plutôt ensoleillée, et même agréable, avec une promenade au parc le matin, la routine des contrôles, deux à trois bières le soir. Il en fut autrement.
Il était 17 heures. J’étais en train de faire le point avec Guilaine quand le commissariat central m’appela. Un accident du travail mortel venait d’avoir lieu dans une entreprise de Vénissieux – sur mon secteur. Un ouvrier s’était fait broyer dans une compacteuse hydraulique. Je quittai mes collègues dans la minute ; rien qu’à leur réaction lorsque je leur répétai ce que m’avait dit la police je sus que j’allais passer une soirée abominable.
Inspecteur du travail, c’est un métier solitaire, quelque chose entre shérif et assistante sociale – au vu de la flotte de véhicules qu’on met à notre disposition, je pencherais plutôt pour la seconde proposition.
La Renault démarra sans problème ce soir-là. Au premier embouteillage, je jetai un œil rapide sur le dossier de l’entreprise. La boîte s’appelait Plastirec et faisait du recyclage industriel. À partir de bouteilles plastiques vides qu’elle compactait, Plastirec créait des balles de deux mètres cubes qu’elle revendait à d’autres industriels. Je ne l’avais jamais contrôlée malgré la dangerosité de ces compacteuses. Comme toujours dans ces cas-là, quand survient l’accident, je me sentais coupable.
Pourtant je ne peux pas aller partout. Dans le département du Rhône, il y a un inspecteur pour dix mille salariés. J’ai beau en faire le plus possible, mes contrôles restent aléatoires.
Le contrôle, c’est la base de mon travail. On débarque dans une entreprise à l’improviste. On examine les postes, les ateliers, on relève les noms des salariés présents. On vérifie que les équipements sont réglementaires, que les salariés ont bien été embauchés dans les règles et ont été formés. Les inspecteurs du travail (ou plutôt les inspectrices, car les femmes sont devenues majoritaires dans le métier) passent au hasard – ou si on nous a signalé des abus majeurs.
Sans prévenir, de jour comme de nuit, sans autorisation, j’entre partout, je vois tout. Peu importe que je sois en costard cravate ou en jean-baskets. J’entre. Évidemment, il ne faut pas s’attendre à être bien accueilli. J’ai appris avec le temps à adopter le bon comportement. Rester calme et éviter le contact visuel. Ne pas mettre d’affect. Et, surtout, les laisser dire.
J’ai déjà été traité de collabo et de salopard… Les filles sont traitées de salopes et de mal-baisées. On entend aussi beaucoup d’histoires de couilles: Vous nous cassez les couilles, Je m’en bats les couilles, Vous n’avez pas de couilles… Les patrons déversent sur nous une colère longtemps accumulée. Contre l’instituteur qui les a humiliés, contre le flic qui leur a mis une amende sur la route, contre le facteur qui n’a pas déposé leur colis, contre le maire et que sais-je encore. En tant que fonctionnaire, je prends pour l’ensemble. Mais je reste impassible.
Quand je contrôle, l’État c’est moi. C’est gratifiant.
Je crois être un bon inspecteur. Dans le genre froideur légaliste plus que vengeur marxiste. Je n’ai pas de pitié, ni de connivence, ni d’acharnement spécifique. Mais si je veux contrôler dix fois l’hypermarché où un manager martyrise ses caissières, c’est mon droit. Je fais partie des fonctionnaires les plus libres de France. Je suis pratiquement immutable. Personne ne peut faire obstacle à mon travail, personne n’a le droit de m’interdire quoi que ce soit, même pas mon supérieur. En l’occurrence ma supérieure à l’époque, c’était Guilaine. On s’entendait bien, et, malgré les grilles d’évaluation infantilisantes mises en place par le ministère, la confiance régnait entre nous. On avait passé un deal, on s’entraidait et, surtout, on se fichait la paix.
Après un contrôle il faut rédiger des courriers qui seront adressés en recommandé aux employeurs. C’est moi qui les signe. Pas Guilaine, pas le ministre du Travail, moi. Souvent ce sont des « lettres d’observations » qui listent les problèmes constatés, parfois un arrêté de travaux quand les zingueurs se baladent sur le toit sans garde-fous. Dans les cas les plus graves, comme les accidents ou les harcèlements, il faut rédiger des procès-verbaux. Il s’agit alors de décrire en termes juridiques les planches pourries, les remarques racistes ou la suite de négligences qui a conduit à l’accident. L’essentiel de mon métier tient dans ces écrits. Je constate. Que les douches sont inaccessibles. Que les salles de pause sont inexistantes. Que le délégué syndical a été privé de l’autorisation de distribuer ses tracts. Sans notre regard et sans ces lois, la majorité des employeurs exploiteraient leurs salariés jusqu’à épuisement ainsi qu’on le faisait au XIXe siècle. Certes, les enfants ne travaillent plus dix heures par jour dans des filatures. N’empêche qu’aucune de mes visites, aucune, ne finit sur un « Bravo, rien à dire ». Il y a toujours quelque chose à signaler, et parfois en montant le ton.
Quand ça dégénère, nous pouvons menacer l’employeur de poursuites pénales. Il m’arrive de le faire. Mais le plus souvent, c’est du bluff. Car la plupart des PV sont classés par les tribunaux. Les procureurs se fichent de la délinquance patronale, ils sont obsédés par d’autres formes de violences. J’ai beau avoir un arsenal juridique à ma disposition, je reste un bas fonctionnaire. Quand, par miracle, mon PV permet d’intenter un procès contre un patron, sa condamnation sera symbolique.
Mais je ne me décourage pas. J’applique le Code du travail.
Je suis payé pour ça.
L’ironie est que mes parents étaient de vrais chiens de garde de la bourgeoisie. Quand ils m’ont inscrit en droit à Lyon 3, ils espéraient que je devienne avocat d’affaires. À cette époque, j’avais 18 ans. Je cherchais une issue. Les amphithéâtres de la fac étaient peuplés de crétins en chaussures bateau, pull sur les épaules, des blondinets qui avaient planifié leur carrière, leur nombre d’enfants et leur voyage aux States. Je ne me fis aucun ami. Mais contre toute attente, dans le noir désordonné de ma tête, où la notion de bonheur n’a jamais été crédible, où l’idée
de loisir m’inspire du mépris mais où la vérité garde son importance, entrer dans la logique juridique m’apporta un immense plaisir. Il n’était plus question de rhétorique ou de violence pour imposer son pouvoir. Je découvrais la force de la loi.
Le cours sur le droit du travail n’était pourtant pas très prisé ; il se tenait dans un sous-sol. Le professeur était captivant. Il nous révéla une mémoire insoupçonnée, ces couches de lois votées pour protéger les faibles, notre Constitution, nos règles de sécurité. Ces lois sont un filet invisible tendu sous nos existences, car nous passons le plus gros de notre temps à travailler.
J’ai voulu prendre ma place dans cette histoire, une place à l’opposé de celle de mes parents. Aujourd’hui mon métier consiste à rendre visible ce filet de protection, à défendre ces travailleurs.
Je suis un bas fonctionnaire mais j’incarne. Chaque jour je le rappelle aux patrons: Non, votre salarié n’a pas à vous demander une pause, ce n’est pas comme ça que ça se passe.
La loi oblige. Ça n’a rien à voir avec être sympa ou avec l’épaisseur de votre carnet de commandes : un patron doit accorder des pauses à ses ouvriers et leurs durées sont strictement précisées par le Code du travail.
Car nos tonnes d’angoisse n’ont pas toujours été sublimées par de l’alcool, du yoga ou des anxiolytiques. Des députés plus nombreux dans des temps plus anciens ont réussi à imposer des règles protectrices. Et tant que ces lois ne seront pas abolies, l’État doit les faire respecter. J’étais jeune quand je pénétrai à l’intérieur de cette forêt de textes, d’amphithéâtres, à travers ces articles buissonnants et les épines des premiers chagrins – car j’ai toujours été attiré par les femmes qui me font souffrir – mais j’avais trouvé ma voie, et malgré le scandale qu’il provoqua dans ma famille, je ne m’en suis pas détourné. Certes, je sais qu’il y a une part de leurre. Que l’exploitation capitaliste a besoin d’un paravent juridique pour que perdure l’inégalité entre la classe laborieuse et la classe possédante. Je sais que nos PV seront classés. Beaucoup de mes collègues se découragent et quittent le métier. Les mecs deviennent charpentier en écoconstruction ou avocat aux prud’hommes, les femmes maraîchère bio ou institutrice ; quand elles reviennent prendre un café dans les bureaux, elles disent Je ne sais pas comment vous faites pour tenir.
Moi je tiens.
Même si mes mains se crispaient sur le volant en allant à Vénissieux. Un homme était mort dans une compacteuse. J’avais l’impression que les phares des voitures étaient comme des bougies funèbres traçant des lignes dans l’obscurité. Mort broyé. J’aurais dû inspecter cette entreprise. C’est la base de ma mission, de porter attention aux métiers dangereux. Sauf que c’est le tonneau des Danaïdes. Il y a trop de demandes, trop d’infractions. Je klaxonnai hargneusement une voiture qui n’avançait pas assez vite. Pour un peu, j’aurais voulu me battre.
Isabelle me reprochait de détester tout le monde. Mais tout le monde se déteste. Ce n’est pas ma faute. Dans les entreprises,
on ne voit que ça, de la haine entre salariés et patrons, entre collègues et entre services. À croire que c’est une production naturelle. Je la vois partout. La haine se secrète à la machine à café comme une huile jaune. Il y en a tant qu’on pourrait en faire une énergie de combustion. Les jeunes insultent les vieux.
Les voisins de bureau se haïssent. On se hait à l’université, on s’humilie à l’armée. Les profs veulent tous la mort du suractif pénible et toute coiffeuse a désiré très fort enfoncer ses ciseaux dans votre gorge.
Isabelle ne comprenait pas qu’avec une telle misanthropie je sois catholique. Que je croie en la résurrection du Christ et tout le tralala. Mais si je n’allais pas à la messe le dimanche, la haine me submergerait. Il faut bien que je m’arme, que je mette quelque chose en face de cette violence. Il n’y a qu’à la messe que je peux entendre mon curé dire Ne répondez pas à la haine par la haine, sinon jusqu’où la haine ira-t-elle ? Seul, je n’ai pas les moyens moraux de contrer ces flots jaunes. Isabelle
me disait d’un air condescendant Tu as encore besoin de ça.
Elle voyait mon besoin de religion comme un handicap – alors que moi je le considère comme une dimension supplémentaire de mon âme. Une des rares choses que j’aime en moi. Quelque chose de bon. J’ai besoin de Dieu, un besoin noble, qui m’aide à me prémunir de la haine. Isabelle ne pouvait pas se passer de son tapis de yoga. Je ne vois pas en quoi c’est supérieur.
Jésus-Christ nous met au défi d’aimer nos ennemis, de prier pour ceux qui nous persécutent: c’est tout de même un objectif plus élevé que de savoir faire le poirier.
Pour le reste, il n’y a que les athées qui s’imaginent que les chrétiens croient à tout en bloc. Que nous sommes vraiment consolés. Je ne suis consolé de rien. Je ne me confesse pas, mon catéchisme est approximatif et l’Immaculée Conception
une vaste blague. Mais je vais à l’église le dimanche, et en entrant dans l’édifice séculaire je m’inscris dans une histoire d’angoisse plus belle que la vôtre. Quelque chose alors est possible, malgré les ouvriers tués au travail, malgré les guerres et les chagrins d’amour. Peut-être qu’un jour je comprendrai ce que signifie être aimé de Dieu mais pour l’instant je ne suis aimé de personne. Pour l’instant, du matin au soir, je souffre et je demeure – comme Isabelle me l’a assez répété – un lâche, un misanthrope et un égoïste. Mais dans ce monde privé de beauté, dans ce monde privé d’espérance, le Christ est ressuscité et je vous emmerde.

Extraits
« Dans les institutions de type CERN, CNES ou CNRS, deux sortes de personnels se côtoient: les scientifiques et les ingénieurs. Deux professions qui doivent travailler ensemble alors que tout les oppose. D’un côté il y a les scientifiques. Ils ont beau avoir des titres universitaires, ils sont comparables à des poètes ou des enfants. On attend d’eux des intuitions géniales, mais leur comportement est incohérent. Les scientifiques arrivent en retard, portent des pulls troués et des lunettes fêlées. Ils téléphonent avec des Nokia et ne savent pas étendre le linge. De l’autre côté il y a les ingénieurs, en grande majorité des hommes. Ils fabriquent et règlent les machines, dessinent des plans, huilent des mécanismes. Ils savent résoudre avec un calme olympien des problèmes concrets comme l’introduction d’une fouine dans les tunnels du LHC. Les ingénieurs ont des voitures propres. Ils savent nouer leurs lacets. Ils sont rasés. Ils ont acheté le dernier iPhone et arrivent à l’heure. Le scientifique a besoin de l’ingénieur pour donner corps à ses idées ; l’ingénieur a besoin du scientifique pour savoir quelle machine construire. » p. 52

« Ce cahier était le début de sa reconquête. Elle avait l’impression de reprendre un peu de pouvoir. Chaque ligne écrite lui permettrait de circonvenir sa disparitionnite, de lui donner des règles. C’était comme si une autre dimension s’ouvrait à elle. Peut-être que tout s’expliquerait. » p. 88

À propos de l’autrice
DIVRY_Sophie_©Benedicte_RoscotSophie Divry © Photo Bénédicte Roscot

Sophie Divry est née à Montpellier en 1979 et vit actuellement à Lyon. Elle a reçu la mention spéciale du prix Wepler pour La Condition pavillonnaire et le prix de la Page 111 pour Trois fois la fin du monde. Fantastique Histoire d’amour est son septième roman. Avec sensibilité, elle allie l’art du récit et une exploration de nos sociétés contemporaines. (Source: Éditions du Seuil)

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