Filles du ciel

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En deux mots
Envoyé aux États-Unis pour aider à ériger la statue de la liberté, Philibert Boucher va briser le cou d’une jeune indienne avant de regagner la France où un nouveau chantier l’attend, celui de la Tour Eiffel. Ce qu’il ignore, c’est que Tëme, l’oncle de la jeune fille est sur ses traces, missionné pour venger sa nièce.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

De Miss Liberty à la Dame de fer

La nouvelle épopée de Michel Moutot nous offre de découvrir les merveilles de l’ingénierie française à la fin du XIXe siècle, de l’édification de la statue de la liberté à celle de la Tour Eiffel, en passant par le viaduc de Garabit. Le tout sur fond de meurtre et de vengeance. Un bonheur de lecture!

Michel Moutot remélange ses ingrédients préférés pour nous offrir une nouvelle passionnante épopée. Cette fois nous sommes en 1885, au moment où les pièces de la statue de la liberté sont préparées pour le voyage qui va les mener sur l’île de Bedloe, face à Manhattan où se dressera ce symbole de paix, cadeau de la France à son amie américaine. Imaginée par Auguste Bartholdi et financée par une souscription publique, cette monumentale statue est aussi une réussite d’ingénierie. À partir des esquisses de l’artiste colmarien, différentes statues de modèles et matières différentes ont été réalisées jusqu’à cette statue finale construite et assemblée par petits morceaux avant d’être démontée et conditionnée dans quelques 300 caisses pour être acheminée et remontée à l’entrée de New York.
Outre les ingénieurs, quelques-uns des ouvriers qui ont travaillé durant des mois dans les ateliers de la Plaine Monceau seront du voyage pour épauler leurs collègues américains et apporter leur indispensable expérience. Parmi eux, il y a un impressionnant colosse, Philibert Boucher. Réputé pour abattre le travail de plusieurs hommes, il est aussi connu pour son caractère de cochon.
Avant même d’arriver à New York, il en fera la démonstration, notamment lors de l’escale aux Açores. Et à destination, quand on constate que le piédestal destiné à accueillir Miss Liberty n’est pas prêt, il va poursuivre dans ce registre. Les semaines vont passer, la statue va finir par s’ériger fièrement et Philibert, à quelques jours de regagner la France, va commettre l’irréparable en brisant le cou d’une jeune femme qui lui résistait.
Ce qu’il ignorait alors, c’est que cette dernière était une princesse indienne, de la tribu des Lenape, venue là avec son oncle pour rendre compte de ce que les pionniers avaient fait de leurs terres, étant les premiers habitants de Manhattan. Après avoir ramené le cadavre de sa nièce auprès des siens à Tulsa, ce dernier est chargé de venger la jeune fille. Tëme sera accompagné d’un jeune indien québécois qui maîtrise le français.
En débarquant au Havre, ils vont d’emblée prendre la direction de Paris, et plus précisément des ateliers Eiffel à Levallois Perret car ils savent que leur cible a mis ses compétences au service d’un nouveau projet fou, l’édification d’une tour métallique de 300 m au cœur de Paris pour l’exposition universelle de 1889.
Mais en arrivant sur place, ils ne le trouveront pas, car notre homme a été missionné pour assurer les finitions du viaduc de Garabit, autre réalisation majeure de la société Eiffel.
Embauchés à leur tour pour construire la tour, ils vont devoir patienter pour assouvir leur vengeance…
Un suspense qui permet à Michel Moutot de rajouter de l’émotion à son récit qui accompagne désormais les péripéties autour de la construction de l’un des plus emblématiques monument de Paris.
Tout autant documenté que ne l’étaient Ciel d’acier – sur la construction des gratte-ciels de New York – ou Route One – sur le chantier de la désormais mythique route californienne – ce roman est à nouveau un bonheur de lecture. On y apprend des tas de choses sans jamais bouder son plaisir. On découvre une formidable aventure humaine avec la tension d’un thriller. Bref, on ne s’ennuie pas une seconde avec ce roman addictif au possible. Une nouvelle réussite à mettre au crédit d’un Michel Moutot au meilleur de sa forme!

Filles du ciel
Michel Moutot
Éditions du Seuil
Roman
288 p., 20,50 €
EAN 9782021526288
Paru le 10/05/2024

Où?
Le roman est situé à Paris et en banlieue, notamment à Levallois-Perret ainsi qu’à Garabit. On y voyage aussi jusqu’aux États-Unis, notamment à New York en passant par les Açores ou encore à Tulsa dans l’Oklahoma.

Quand?
L’action se déroule de 1885 à 1889.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pendant l’assemblage de la Statue de la Liberté, dans le port de New York en 1886, puis l’édification à Paris quelques mois plus tard de la tour de trois cents mètres de Gustave Eiffel, se croisent les destins d’un ouvrier français au regard de tueur, d’une princesse indienne et de Tëme, son oncle et protecteur, chef de guerre de la tribu des Lenape.
Après la mort de la Fille du ciel, Tëme va partir, à rebours de la conquête de l’Ouest, pour la capitale française où se prépare dans l’effervescence l’Exposition universelle du centenaire de la Révolution.
Les reflets de cuivre de Lady Liberty, les feux d’artifice de son inauguration, les étincelles des braseros chauffant au rouge les rivets de la Tour illuminent cette histoire d’amour, de fer et de vengeance qui illustre, de Brooklyn au Champ-de-Mars, l’avènement d’un monde nouveau.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
Paris
Janvier 1885
Sur l’échafaudage, au-dessus des toits de la Plaine-Monceau, Philibert Boucher dévisse la plaque de cuivre. Façonnée au maillet sur une forme de bois, c’est une joue et une aile du nez de la statue. Le geste est précis, rapide ; l’outil semble un jouet dans sa main de géant. Il fourre les vis dans sa poche. Ne les gardez pas, a dit un contremaître. En Amérique, elles seront remplacées par des rivets.
Il retourne la pièce de métal rouge orangé, deux millimètres et demi d’épaisseur, observe les traces des milliers de coups qui, en lui faisant épouser à chaud les contours du modèle, ont créé ce fragment du visage au profil de déesse grecque. Sacrément forts, ces gars-là, pense-t-il. Pas étonnant qu’ils soient les mieux payés de l’atelier. Il le suspend à deux crochets, noue la corde à une potence, le bascule dans le vide ; pieds calés, dos rond, il contrôle la descente. Les autres s’y mettent à deux pour cette opération mais Boucher, avec ses bras épais comme des branches de cèdre, n’a besoin de personne. Et personne ne veut faire équipe avec lui.
Dans la cour pavée des établissements Gaget, Gauthier et Cie, au 25 de la rue Chazelles, deux ouvriers attrapent la pièce avant qu’elle ne touche le sol, la guident vers un chariot à bras et l’apportent à un contremaître qui désigne une caisse et note sa référence dans un cahier à couverture de cuir. La joue de cuivre est marquée, une lettre et deux chiffres au verso reportés sur un plan, puis calée dans de la paille, pour éviter qu’elle ne s’abîme dans la soute du bateau qui bientôt traversera l’Atlantique.
Dans l’idée de ses concepteurs, cette œuvre monumentale, la plus grande statue du monde, devait être offerte « par le peuple français au peuple américain » pour célébrer le centenaire de la glorieuse Indépendance américaine, en 1876. Elle n’a que dix ans de retard, alors maintenant on n’est plus vraiment pressés, plaisante un ingénieur de l’entreprise Eiffel. C’est lui qui a conçu l’armature de fer, en forme de pile de pont, de La Liberté éclairant le monde, du fameux sculpteur Auguste Bartholdi. Elle résistera aux vents et aux tempêtes, dans la rade de New York, je vous le garantis.
Depuis l’été, sa torche, son diadème et son profil altier surplombent les maisons et les immeubles du quartier de la Plaine-Monceau, à l’ouest de la capitale. Par beau temps, le soleil couchant embrase sa peau de cuivre et baigne le quartier, jusqu’au parc, d’une lueur dorée que chantent les poètes. Les enfants la montrent du doigt, les curieux viennent de loin admirer le prodige qui semble veiller sur la ville, dessins et gravures font la une d’une presse admirative. Au soir de sa vie, le grand Victor Hugo est venu en personne à l’atelier saluer cette « belle œuvre, gage de paix permanent ».
Le 4 juillet, jour de la fête nationale des États-Unis, celle que le Nouveau Monde baptisera bientôt Miss Liberty a été symboliquement remise par Ferdinand de Lesseps, président du comité de l’Union franco-américaine qui a financé l’opération, au représentant de Washington, l’ambassadeur Levi Morton.
Fanfare des Batignolles, hymnes nationaux, flonflons tricolores, discours emphatiques, applaudissements, « amitié séculaire entre nos deux pays », curieux massés jusque sur les toits, froufrous des élégantes, « Huitième merveille du monde », fierté des ouvriers, satisfaction des officiels en hauts-de-forme, sourire béat de l’artiste devant l’œuvre de sa vie, résultat de quinze ans de travail et d’obstination.
Premier monument en kit de l’histoire, la prodigieuse allégorie va maintenant être démontée. Ses trois-cent-cinquante pièces de cuivre vont être mises en caisses puis embarquées à Rouen sur une frégate de la Marine. Dans la baie de New York le minuscule îlot de Bedloe, face à Manhattan, a été repéré par Bartholdi lors de son premier voyage, quinze ans plus tôt. Par chance, il abrite une base militaire sans grande utilité que le gouvernement fédéral a accepté de céder. Ce sera sa seule contribution. Des deux côtés de l’Atlantique, gouvernants, diplomates, milieux d’affaires et religieux se méfient du grandiose projet. Plutôt que l’hommage universel à la liberté que chantent ses concepteurs, ils soupçonnent une entreprise subversive, un appel à l’insurrection, une incitation à la révolution, à la violence, à la mise en cause de l’ordre social ; un encouragement aux classes populaires à se soulever contre leur condition. Dans cette main levée tenant un flambeau, ils voient surtout un poing dressé. L’influente Église catholique, sans le dire, n’apprécie guère cette œuvre immense aux allures de déesse païenne. Impossible de la condamner ouvertement ou de l’interdire, mais pas question de la soutenir, encore moins la financer.
La monumentale utopie est donc depuis son origine portée par des idéalistes, des rêveurs, des amoureux des Lumières, de la République, de l’Amérique et de la Démocratie. Et s’ils sont tous, ou presque, francs-maçons, ce n’est pas un hasard : quelle meilleure illustration des idéaux défendus par les descendants des bâtisseurs de cathédrales que le faisceau d’une torche géante trouant les ténèbres de l’ignorance et des superstitions ? La Liberté face à l’obscurantisme, le visage d’une femme laïque défiant les conventions ; une héroïne du peuple faisant trembler les puissants. Ils ont mis, en France et aux États-Unis, leurs influents réseaux au service de la Grande Dame de cuivre, multipliant collectes et levées de fonds, banquets et réunions payantes, le temps de boucler son budget, au bout de cinq ans. Chaque étape de sa construction, de la première esquisse jusqu’à son inauguration, sera accompagnée, louée et célébrée par les « Frères ». Leurs symboles, l’équerre et le compas, l’œil qui voit tout et les rayons de lumière, sont omniprésents.
Au soir du 4 juillet, après les discours et le banquet offert par le comité de l’Union franco-américaine, Auguste Bartholdi retourne rue Chazelles. La fête est terminée, les invités partis, drapeaux et décorations flottent au doux vent de la nuit.
Il frappe trois coups au portail de l’atelier, salue le concierge tiré de son sommeil. Il veut la voir une dernière fois, lui dire au revoir avant son grand voyage. La torche va être démontée demain, lui dit-il. Elle renaîtra en Amérique.
Dans la pâle clarté d’une lune presque pleine, il s’adosse à l’un des murs de briques et lève la tête. La voilà, dans toute sa splendeur ; immense, fière, plus belle que dans ses rêves et ses esquisses. Il se souvient, la première fois qu’il a osé l’imaginer : une statue géante, femme nourricière et bienveillante tenant à bout de bras le flambeau des Lumières. C’était il y a bien longtemps, en réponse à un appel d’offres lancé par l’Égypte pour l’édification d’un phare monumental à l’entrée du canal de Suez qui venait d’être percé. Le projet n’a jamais vu le jour, à cause de sombres intrigues diplomatico-financières.
Mais quand son ami Édouard de Laboulaye, fin lettré, éminent professeur de droit public au Collège de France, admirateur de la démocratie américaine, lui a parlé de son idée de statue que la France pourrait offrir aux États-Unis pour célébrer le centenaire de leur glorieuse révolution, il a ressorti ses dessins préparatoires. Il avait même, dans un coin de son atelier de la rue Vavin, une ébauche en glaise de celle qu’il avait baptisée L’Égypte apportant la lumière à l’Asie. Il l’a redessinée pour qu’elle ressemble davantage à une déesse grecque qu’à une paysanne du Nil, et la voilà, elle existe. La financer n’a pas été facile, mais ils y sont parvenus. Elle est passée par le plâtre, puis le bronze, puis les gigantesques formes de bois que son armée de menuisiers et de charpentiers aux mains d’or ont conçues ont permis de façonner en cuivre les pièces de son chef-d’œuvre, enfin assemblées. Cette nuit, elle semble veiller sur le sommeil des Parisiens, et bientôt elle accueillera voyageurs et émigrants, à la Porte d’or, l’entrée du Nouveau Monde. Quel beau symbole ! Et quel malheur que ce cher Édouard soit mort voilà deux ans, alors qu’étaient martelées les premières tôles. Comme il serait heureux aujourd’hui ! Autant que lui-même. Davantage peut-être.

Au lendemain du Nouvel An, les visites du public parisien, qui se pressait à l’atelier pour admirer, contre un modeste droit d’entrée, ce prodige des arts et de la technique, sont terminées. Les deux-cent-douze caisses à claire-voie commandées à un menuisier du Morvan ont été livrées. Une trentaine d’ouvriers grimpent dans les échafaudages et, commençant par la torche et la coiffe aux sept rayons figurant les sept continents, dévissent les plaques de cuivre et les descendent avec crochets, cordes et poulies.
Parmi eux, la stature de Philibert Boucher se détache. Ce colosse hirsute d’un mètre quatre-vingt-douze, épaules de bûcheron, poigne de fer, balafre sur la tempe et l’oreille gauche, souvenir d’une bagarre à coups de tesson de bouteille dans un bouge de Romainville quand il n’avait pas seize ans, est détesté sur le chantier. Ses pairs lui reprochent son mutisme, sa violence – il cogne dur sans prévenir, parfois sans raison apparente –, son vin mauvais ; les contremaîtres redoutent ses colères, son mépris des consignes et son regard de tueur.
Mais il abat la tâche de trois hommes, ignore la fatigue et ne refuse aucune heure supplémentaire. Par deux fois, les demandes de le chasser de l’atelier ont été refusées par la direction. « Ce type est odieux, mais j’en voudrais quinze comme lui, a dit Émile Gaget. Débrouillez-vous, pas question de le virer. »
À trente ans, Boucher partage avec sa mère impotente une roulotte décatie, sans roues ni chauffage, dans la Zone au Pré-Saint-Gervais. De l’autre côté des fortifications, cette bande de terre décrétée non constructible par l’armée, amas de cabanes et de cahutes flottant sur un océan de boue qui jamais ne sèche vraiment, même en été, est le plus grand bidonville de France. S’y entassent miséreux, déclassés, vieux sans ressources, immigrants, lépreux, enfants perdus, tziganes, mendiants, infirmes, ouvriers chassés par la spéculation immobilière et les travaux du baron Haussmann, paysans sans terre attirés par le mirage de la grande ville, communards en cavale, déserteurs, chiffonniers, propres à rien, Apaches, voleurs, malfrats et réprouvés. D’improbables gargotes nourrissent cette humanité semblant sortie du Moyen Âge. Des barbecues empestent le mauvais charbon et grillent des saucisses aux contenus suspects. Des cabarets à six sous accueillent les bourgeois parisiens en quête de frissons, d’absinthe et de plaisirs faciles, qui se donnent bonne conscience en baptisant « filles de joie » les prostituées, souvent mineures, dont le maquillage cache mal les cernes et les tourments.
C’est dans cette cour des Miracles, sur un sol en terre battue, entre quatre planches disjointes, qu’est né voilà trente ans le petit Philibert. Il n’a jamais connu son père, livreur de pierres écrasé sous sa charrette quand il avait un an. Sa mère fut femme de ménage chez de riches familles parisiennes, tant qu’elle a pu marcher. Enfant, elle ne l’a jamais aimé ; toujours sur le point de l’abandonner, renonçant à la dernière minute, prise de remords que vite elle regrettait et noyait dans l’alcool. Elle le nourrissait peu et mal, disparaissait pendant des jours en le confiant à de vagues voisins incapables de calmer ses pleurs et ses terreurs. Aujourd’hui, la haine entre eux est presque palpable. Ils passent des jours sans se parler, communiquent par gestes ou signes de tête. Elle l’a longtemps battu comme plâtre, jusqu’au jour où, à douze ans, il lui a cassé une chaise sur le dos et l’aurait tuée si des chiffonniers n’étaient pas intervenus. Ses souvenirs d’enfance, c’est la faim, le froid et la violence, entre taudis, cabanes et masures insalubres.
Heureusement il y avait les copains, la bande. Une dizaine de morveux tireurs de frondes, chasseurs de rats, rois des passages secrets et des cachettes dans les buissons, des vols à l’étalage rue de Belleville, détrousseurs de touristes sur les boulevards ; feux à la belle étoile en été, agglutinés autour d’un poêle récupéré dans les ordures en hiver, se racontant les histoires de pères imaginaires partis chercher de l’or au Pérou ou en Californie et qui un jour, c’est sûr, reviendront les chercher.
Tous sont morts ou en prison, aujourd’hui. Seul Philibert s’en est sorti, grâce à ses mains habiles et sa force herculéenne. Il apporte à sa mère son seul repas de la journée, du pain noir, du lard ou des croûtes de fromage, le soir en rentrant du chantier. Quand il rentre. Certains jours de paie, il passe la nuit dans un bordel de Saint-Lazare ou, aux beaux jours, cuve son vin dans un fossé des fortifs. Sa mère mange un bol de soupe si la voisine, une lavandière qui partage avec une douzaine de chats une cahute de tôles et de toile goudronnée, pense à elle. Sinon, c’est pas sauter un repas qui la tuera, la vieille. Dommage, d’ailleurs. J’en serais débarrassé depuis longtemps, pense-t-il.

La partie haute de la statue, jusqu’à la taille, a été démontée et empaquetée quand un matin, comme les hommes se regroupent autour de braseros pour se réchauffer les mains avant de se mettre à la tâche malgré la bise et les flocons de neige fondue, un membre du comité de l’Union franco-américaine, chargé de superviser la mise en caisse, les rassemble sous l’auvent.
– Messieurs, j’ai une grande nouvelle : la direction propose à douze volontaires d’accompagner en Amérique notre magnifique statue et de travailler à son remontage, aux côtés des ouvriers américains. Au moins six mois de travail à New York, pour soixante francs la semaine. Et l’honneur d’ériger dans la capitale du Nouveau Monde ce symbole éternel de la grandeur de la France et de l’amitié entre nos deux pays. Le gouvernement prend à sa charge le transport de notre chef-d’œuvre. C’est donc sur une frégate de la Marine, avec les caisses, que les chanceux vont voyager, tous frais payés. Monsieur Boyer, à cette table, prendra les noms des volontaires. Comme vous serez, je n’en doute pas, nombreux à vouloir profiter d’une opportunité qui ne se présente qu’une fois dans une vie, nous prévoyons de procéder à un tirage au sort. Bonne chance à tous. Et je suis chargé par M. de Lesseps, le président de notre comité, de vous féliciter pour votre excellent travail. Les délais ont été tenus, sans le moindre dommage ou accident. Bravo.
Six mois d’emploi en Amérique, une paie convenable et le passage payé, même s’il ne voit pas bien où se trouve cette ville de New York, Philibert Boucher n’hésite pas. D’un coup d’épaule, il passe devant un jeune moustachu et se présente le premier à la table. Que deviendra la vieille ? Au diable. La grosse Lulu n’aura qu’à s’en occuper. Pas mon problème. Il y a du travail à foison, de l’autre côté de l’océan, à ce qu’on dit. Ils donnent aux ouvriers qui savent bâtir des ponts ou des immeubles des salaires qu’un contremaître n’aurait pas ici, racontait un Italien l’autre jour à la cambuse. On peut même y devenir millionnaire, avec du travail et de la chance. Je vais y aller, et on verra bien. Si ça se trouve je ne reviendrai jamais.
– Nom ?
– Boucher
– Prénom ?
– Philibert.
– Tu connais ton âge ?
– Trente ans.
– Ton lieu de naissance ?
– Aubervilliers.
M. Boyer se tourne vers l’un des chefs d’atelier, qui approuve d’un signe de tête. Il note le nom en tête de liste.
– Suivant.
Contre toute attente, trois jours plus tard, la liste ne compte que dix volontaires. Le comité devra promettre dix francs de plus par semaine pour trouver deux autres candidats à l’aventure transatlantique.
Jour après jour, les caisses s’empilent dans la cour. Un matin d’avril, quand ne restent à démonter que les pieds de la géante autour desquels s’enroulent les maillons de chaînes brisées symbolisant la fin de l’esclavage des Noirs d’Afrique, des charrettes tirées par des percherons commencent à les emporter vers un hangar de la gare Saint-Lazare toute proche. Deux semaines plus tard, la dernière caisse est clouée. C’est la numéro un, sur laquelle est inscrit au pochoir, à la peinture noire : « Chaînes, pieds, anneaux et diverses feuilles de la draperie ». La numéro trente-sept contient la « Tête », la sept, une « Semelle et talon », la trente-et-un le « Bas du livre côté droit ». Elles sont de tailles différentes, en fonction du contenu, la plus lourde pèse huit cents kilos. En tout, cent-vingt tonnes de fer, quatre-vingts tonnes de cuivre. Trente-six caisses sont remplies de rivets, rondelles et boulons.
Quand elles quittent, sous les bravos des ouvriers et des employés, la cour des ateliers, rendez-vous est donné à la gare, le lendemain matin, aux douze « Américains », comme on les surnomme. Ce soir-là, Philibert Boucher hésite à parler à sa mère, y renonce. À quoi bon, pense-t-il. Elle ne se rendra pas compte de mon absence avant des jours, et je ne vais pas lui dire que je pars en Amérique. Elle n’a aucune idée de ce que c’est l’Amérique. Quand j’étais petit, elle disait que le plus loin qu’elle soit allée en dehors de Paris c’était Compiègne, et qu’elle avait détesté prendre le train.
Il rend visite à la voisine, dépose sur la table deux billets de vingt francs en disant qu’il doit s’absenter quelques jours, peut-être davantage, et que si c’est le cas il trouvera un moyen d’envoyer de l’argent pour nourrir la vieille, en sachant qu’il n’en fera rien. Non, je ne lui ai rien dit. Elle dort.
Peu avant midi, un train spécial de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest, soixante-dix wagons pavoisés de cocardes, lâche un coup de sifflet et un jet de vapeur aux premiers tours de roues sur le quai de la gare. Des dignitaires de la loge maçonnique Alsace-Lorraine, celle de Bartholdi, des officiels de l’Ouest parisien, des membres de l’état-major de la Marine en grand uniforme, des ouvriers des ateliers Gaget et des écoliers du huitième arrondissement brandissant de petits drapeaux français et américains saluent le départ vers Rouen du glorieux chargement. Un wagon à banquettes de bois a été accroché à l’arrière, dans lequel prennent place Philibert Boucher, ses onze compagnons de voyage et le contremaître Laurent, qui transporte dans une sacoche de toile la documentation technique sur laquelle il veille comme sur le Saint Sacrement.
– J’ai entendu une conversation entre Gauthier et un comptable, il y a deux jours, dit-il à son voisin de banc. Aux dernières nouvelles le piédestal de la statue, que les Américains doivent construire sur l’île dans le port de New York, est à peine commencé. Des mois de retard, peut-être un an. Vous êtes bien optimistes de partir si loin sans être sûrs d’avoir du travail. Pas de statue à remonter, pas de salaire… Moi, ma mission s’arrête sur le quai du port de Rouen, je donne la sacoche à Bartholdi et je rentre à la maison.
– Mais toi, tu as une femme et des enfants, non ? répond Eugène Riobert, un ouvrier de vingt-deux ans qui aurait payé son passage pour l’Amérique s’il avait fallu. Moi, j’ai un oncle qui est parti chercher fortune en Californie, il y a trente ans. Aujourd’hui il dit dans ses lettres qu’il est l’un des hommes les plus riches de San Francisco. Il a deux hôtels et trois restaurants. Alors, statue ou pas, je compte bien l’y rejoindre. La République m’offre le bateau, au revoir et merci !
– Moi, j’ai confiance dans le comité, dit un autre. Ils n’enverraient pas un chargement pareil si tout n’était pas prêt pour l’accueillir.
Philibert Boucher cale sa tête contre la fenêtre, baisse sa casquette sur ses yeux et, dans le bruit et la fumée, fait semblant de dormir. Il pense à l’océan, qu’il va voir pour la première fois, aux récits des marins dans les bouges de la Zone, à leurs descriptions des filles à trois sous et des bars sur les quais, dans tous les ports du monde.
En fin d’après-midi, le train s’immobilise aux abords de la gare de Rouen. Une noria de charrettes attend, près d’une grue à vapeur, pour transporter les caisses sur le quai Cavelier-de-La-Salle, dans un méandre de la Seine en plein centre-ville, où est amarrée une frégate de la Marine, l’Isère.
C’est un trois-mâts moderne à coque métallique de soixante-sept mètres, mille trois cents tonneaux, avec une machine à vapeur de cent-soixante chevaux et une hélice de bronze flambant neuve. Elle rentre du Tonkin où elle ravitaillait les troupes coloniales. Son commandant, le capitaine de vaisseau Gabriel Lespinasse de Saune, doit à ses états de service et ses contacts familiaux à l’Amirauté l’honneur d’avoir été désigné pour cette prestigieuse mission.
En ville, les « Américains » sont logés, aux frais du comité, dans une auberge à marins à deux rues de là. Certains proposent leurs services pour aider au chargement, les débardeurs refusent. On n’aime pas les touristes, par ici, ou les amateurs qui voudraient piquer notre boulot. Docker, c’est un métier, et ces grues sont dangereuses. Tirez-vous de là !
Le lendemain Boucher se lève à midi, traîne de bouge en taverne, dépense ses derniers sous en rhum coupé d’eau, prostituées édentées et mauvais vin. Un matin, il aperçoit sur le quai Auguste Bartholdi en conversation avec un officier, sans doute le commandant à en juger par son uniforme à galons dorés. Les caisses se balancent au bout des cordages et disparaissent dans la soute où elles sont arrimées serré pour ne pas déséquilibrer le bateau en cas de tempête. Le 20 mai, la dernière disparaît dans les entrailles du navire. Le jour suivant, l’Isère lève l’ancre, saluée par le conseil municipal, la loge maçonnique et la musique militaire qui joue La Marche du drapeau. Elle descend la Seine au rythme lent de sa chaudière, toutes voiles carguées contre les vergues. Deux heures plus tard, elle mouille à Caudebec-en-Caux, dans le troisième méandre du fleuve après Rouen. Les ouvriers voient débarquer le sculpteur et sa femme, accompagnés de M. Gaget, qui retournent à Rouen, puis à Paris.
– Vous ne croyiez quand même pas qu’ils allaient voyager dans le dortoir puant d’un navire militaire ? lance un marin. Le beau monde, ça traverse l’océan en paquebot, dans des cabines de luxe, en buvant du champagne. Le second m’a dit qu’ils partaient dans une semaine. Ils seront sans doute à New York avant nous.
En début de soirée, le trois-mâts croise au large du Havre et pénètre dans la Manche. Le faisceau du phare, comme un doigt divin, pointe vers l’ouest la direction du Nouveau Monde. Une longue houle se lève, qui retourne les estomacs des douze ouvriers, dont aucun n’avait jamais mis le pied sur un bateau. Les voiles sont larguées, le cap mis sur l’archipel des Açores.

2
Horta – Île de Faial (Açores)
Juin 1885
Les deux marins américains ont dégainé leurs couteaux de baleiniers et menacent Philibert Boucher qui leur fait face, dos au mur dans la taverne de Porto Pim. Il répond aux éclairs des lames par de grands moulinets avec le tabouret qui lui a servi à assommer leur quartier-maître. Personne n’a compris comment la querelle a éclaté, dans la salle de l’Azorean House. Mais dans le café du port de Horta, escale réputée de l’archipel des Açores où se côtoient équipages et passagers de steamers, matelots de toutes les marines du monde, pêcheurs du grand large et chasseurs de cachalots, le patron a l’habitude des rixes.
Aux premiers éclats de voix, insultes en jargon baleinier de la côte est des États-Unis d’un côté, argot des faubourgs parisiens de l’autre, il a envoyé un commis chercher trois membres de la Guarda Nacional Republicana qui entrent dans la pièce et braquent leurs fusils sur les bagarreurs. Ils ordonnent aux Yankees de poser à terre leurs coutelas à trancher la peau des cétacés, au colosse français de lâcher ce tabouret, sortent d’une sacoche des fers de marchands d’esclaves datant du XVIIe siècle, les menottent et embarquent le trio dans la prison du port.
Le lendemain matin Charles Dabney, tout-puissant consul des États-Unis sur l’île, arrête son buggy attelé derrière un hongre blanc au pied de l’échelle de coupée de l’Isère, amarrée sur le quai des marchands de charbon.
– Le consul américain aux Açores demande permission de monter à bord, commandant ! crie le planton de garde sur le quai.
– Permission accordée.
Le diplomate porte un costume de lin clair, un chapeau à large bord, une courte cravache de cuir tressé avec laquelle il frappe contre sa jambe de petits coups censés souligner son exaspération.
– La brute qui a failli tuer hier soir un officier de notre flotte baleinière affirme faire partie de votre équipage, dit-il, mi en français, mi en portugais, au lieutenant de vaisseau Lespinasse de Saune, descendu à sa rencontre.
– Ce n’est pas l’un de nos hommes, monsieur le consul. Nos marins ont interdiction de se battre aux escales, et sont disciplinés. Il s’agit d’un passager. L’un des ouvriers qui accompagnent à New York la statue monumentale que nous avons à bord, et que nous nous apprêtons à offrir à votre pays, de la part du peuple français. Je ne sais pas si vous avez eu vent de ce formidable projet. Elle va être érigée dans cette baie magnifique, dans laquelle j’ai déjà eu le plaisir de mouiller.
– Je ne sais pas de quoi vous parlez… Et je m’en moque. Marin ou passager, il sera condamné à trois mois de cachot, à moins que vous ne payiez son amende. La grande flotte baleinière américaine fait vivre cette île, et j’exige que nos courageux chasseurs de monstres des mers y soient respectés. Le quartier-maître du Charles Morgan a mis deux heures à retrouver ses esprits, le médecin du bord craint une fracture du crâne. En tant que représentant du gouvernement fédéral des États-Unis, je ne peux tolérer cela.
– J’entends bien, monsieur le consul. Mais d’après ce qui m’a été rapporté, mon compatriote a été pris à partie par trois hommes ivres armés de couteaux. Il s’est défendu.
– Les faits ne sont pas clairs. C’est pour cela que le capitaine de la garde, un ami, accepte de régler cela entre nous, par une simple amende. Je vous conseille d’accepter.
– Bien entendu. Mon intendant est à votre disposition. Avec mes remerciements, monsieur le consul.
– Et je vous demande de consigner cet individu à bord pendant votre escale.
– Cela va de soi. Nous terminons le plein de charbon et appareillons demain à l’aube. Nous sommes en mission officielle pour la République française, cela n’attend pas.
Peu après, deux gendarmes portugais en armes escortent Philibert Boucher jusqu’à la frégate. Il marche d’un bon pas, épaules en arrière, mais son œil droit est tuméfié, sa main droite écorchée. La bagarre s’est poursuivie dans la cellule de la prison, où les gardes nationaux ont eu l’étrange idée d’enfermer ensemble les trois détenus, avant de les séparer à la hâte.
– Comment vous appelez-vous, ouvrier ? lance le commandant à l’homme qui se tient devant lui sur le pont, tête haute, demi-sourire aux lèvres.
– Boucher. Philibert Boucher.
– La République vient de payer l’équivalent de quatre-vingts francs pour vous sortir de là. Je ne veux pas savoir ce qui s’est passé. Misérable querelle d’ivrognes. Votre mission en Amérique est de la plus haute importance, il n’est pas question de vous laisser ici. Mais sachez que cette somme sera retenue sur votre salaire, je laisserai les consignes et veillerai à ce qu’elles soient appliquées.
– Comme vous voulez.
– La ferme ! Vous n’avez rien à répondre. Je vais vous apprendre à parler sur ce ton au commandant de ce navire. Vous effectuerez la suite de la traversée à fond de cale, avec les caisses. Interdiction de monter sur le pont. Second maître, escortez-le. Non, attendez… Avant de descendre, il va aider au chargement du charbon. Donnez-lui une pelle.
Quatre chariots tirés par des bœufs font des allers-retours entre les entrepôts de combustible, au bout du quai, et le navire. Grâce à sa position géographique, presque à mi-chemin de l’Amérique, Horta est devenu, depuis l’avènement de la marine à vapeur, le principal point de ravitaillement des navires transatlantiques, qui multiplient les traversées. Les panaches de leurs cheminées se détachent sur l’horizon, équipages et passagers se pressent dans les tavernes et les magasins de souvenirs de l’île. Les entrepreneurs locaux qui avaient les bonnes connexions à Lisbonne et ont été capables de monter, puis approvisionner, des entrepôts à coke ont fait fortune en trois ans. Mais dans le bassin de Porto Pim, ce n’est pas l’odeur du charbon qui domine. C’est celle, plus âcre, des fours qui fument sur les ponts des trois-mâts de la flotte baleinière américaine. Les quartiers de cétacés chassés dans le Grand Sud y sont cuits et fondus pour devenir cette huile qui, depuis un siècle, éclaire les rues des capitales du monde et a fait la fortune des Quakers de l’île de Nantucket ou du port de New Bedford, dans le Massachusetts. Ceux que les îliens appellent les Yankee Whalers sont chez eux à Horta, le plus grand village de Faial. Ce matin, la bannière étoilée flotte sur une douzaine de trois-mâts aux ponts luisants de graisse. Certains, de retour d’une campagne de chasse de plusieurs mois, voire plusieurs années dans l’Atlantique sud, font escale pour un dernier ravitaillement avant de mettre cap à l’ouest et rentrer à leurs ports d’attache. D’autres, partis pour une campagne de chasse avec un équipage américain incomplet – les dangers de la chasse et les mauvaises paies rebutent les candidats dans les ports de la côte Est –, font escale aux Açores pour y embaucher des îliens, dont la réputation de harponneurs et de marins intrépides a franchi l’Atlantique. Contre la promesse de rester à bord tant que les cales ne sont pas pleines d’huile, ils reçoivent l’assurance de pouvoir, en fin de campagne, débarquer en Amérique et s’y installer sans formalités. Ils obtiennent en quelques mois une naturalisation que d’autres attendent des années. Dans le port de New Bedford, près de Boston, où s’entassent les tonneaux luisants, on jure en portugais, la morue y est cuisinée comme au pays et les récits de fortunes baleinières sont envoyés dans les îles, où ils suscitent de nouvelles vocations. La chasse aux géants des mers est une tradition séculaire aux Açores, et les harponneurs locaux se sont taillé une réputation de bravoure et d’efficacité au sein de la flotte américaine, qui offre des salaires et des perspectives d’émigration qui font rêver les jeunes de l’archipel.
Sur le pont de l’Isère, près de l’ouverture de la cale à charbon, Philibert Boucher regarde l’énorme godet de fer suspendu à une poulie dans la mâture descendre vers lui. Un marin, d’un coup de perche, déclenche le mécanisme d’ouverture. Une partie du chargement de coke tombe dans la soute, une autre se répand sur le pont. – Allez, mon gars, à toi ! lui lance un marin en uniforme. Dégage tout ça en vitesse. On n’a pas toute la journée.
Cet abruti de commandant croyait me punir, pense Philibert en empoignant sa pelle, mais je suis content d’avoir quelque chose à faire. Je m’emmerde, sur ce bateau. Et rien à foutre de finir le voyage avec les caisses. Au moins je n’aurai plus à supporter les ronflements et les odeurs de tous ces crétins dans leurs hamacs.

3
Baie de New York
Juin 1885
À l’aube du 17 juin, la vigie de l’Isère signale enfin la pointe de Sandy Hook, l’entrée sud de la baie de New York. La frégate longe depuis la veille la côte américaine, les dunes et lagunes du New Jersey, après vingt-cinq jours de navigation sans encombre. Deux jours de tempête, au large de Cuba, ont secoué le navire mais n’ont provoqué aucun dégât dans la cale, où les caisses étaient bien arrimées. Le commandant ordonne d’affaler les voiles et de mettre la chaudière au ralenti pour arriver avec le jour.
Un port aussi vaste et important sans un phare pour en marquer l’entrée, voilà qui est étrange, pense-t-il en abaissant sa longue-vue. C’est aussi cela, le Nouveau Monde. Il est si nouveau que des balises indispensables que nos ancêtres ont depuis longtemps bâties sur nos côtes manquent encore ici. Il doit y avoir des fortunes à faire en construisant des phares sur les côtes de l’Amérique. Il faudra que j’en parle à mon cousin Henri, ingénieur à l’arsenal de Brest. Il pourrait peut-être tenter sa chance ici et devenir riche en quelques années.
L’officier ordonne la mise en panne et l’envoi sur les haubans extérieurs des pavillons de cérémonie. Puis il descend dans sa cabine passer son uniforme de parade. Il glisse dans sa poche la lettre officielle signée par Ferdinand de Lesseps, qui l’instruit de remettre son chargement à Joseph W. Drexel, banquier et président du Comité américain pour le piédestal de la statue et au général Charles P. Stone, du Corps des ingénieurs de l’armée américaine, qui en dirige les travaux.
Le roulement sourd de la chaîne d’ancre et les ordres du quartier-maître dans un porte-voix réveillent marins et passagers. Dans la soute, Philibert Boucher s’étire sur le lit qu’il s’est aménagé, avec des couvertures pliées, entre deux caisses. Une chance, cette punition… J’étais peinard ici, avec la Grande Dame en morceaux. Ils m’ont apporté à manger, dispensé de corvées, vidé mon pot de chambre… Dans la tempête j’étais mieux installé que les autres, j’parie, même si cela a bien secoué. On dirait que nous sommes arrivés. Combien de jours depuis l’île des chasseurs de baleines ? Deux semaines ? Plus ? Je ne sais pas, perdu le compte. À entendre le raffut là-haut, on ne devrait pas être loin du port. »

À propos de l’auteur
MOUTOT_michel_ ©Hermance_TriayMichel Moutot © Photo Hermance Triay

Michel Moutot est journaliste à l’Agence France-Presse. Lauréat du prix Albert-Londres en 1999, correspondant à New York en 2001, il a reçu le prix Louis-Hachette pour sa couverture des attentats du 11 Septembre. Filles du ciel est son cinquième roman, après Ciel d’acier, récompensé par le prix du Meilleur Roman des lecteurs de Points en 2016, Séquoias, prix Relay des Voyageurs en 2018, L’America, prix Livre & Mer Henri-Queffélec en 2020, et Route One en 2022. (Source: Éditions du Seuil)

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Petites choses

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En deux mots
Valentina et Gordon Wasson vont se passionner pour les champignons et créer l’ethnomycologie. Après la théorie, ils vont sur le terrain et découvrent au Mexique une espèce hallucinogène. Les deux ethnomycologues ne se doutent pas qu’ils vont bientôt changer le monde.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Les champignons qui changent le monde

Dans un premier roman hallucinant, Benoît Coquil nous raconte comment un couple de passionnés découvrent les psilocybes, des champignons hallucinogènes qui vont transformer la société. Stupéfiant!

Quand Gordon Wasson rencontre Valentina, il est loin de se douter que sa future épouse va l’entraîner dans une folle aventure. C’est lors de leur voyage de noces dans les Catskill Mountains que Valentina découvre des champignons dont elle fera une bonne poêlée sous l’œil méfiant – pour ne pas dire angoissé – de son jeune mari.
Rentrés à New York, «ils commencent à lire frénétiquement tous les ouvrages qui traitent des champignons dans les cultures anciennes et modernes. Ils se passionnent pour la façon dont on les nomme et les consomme ici et là, dont on en fait des êtres supérieurs ou bien des monstres. Partout dans le pays, et même ailleurs, les Wasson vont écumer les bibliothèques des musées, des collections ethnographiques, des instituts de botanique. Leurs carnets se remplissent de croquis, de cartes, d’idéogrammes, de noms surnaturels, Lycoperdon furfuraceum, Marasmius oreades, satyre élégant, fairy circles. Toute une vie de recherche s’ouvre pour les Wasson, bien que ce qui les séparait va maintenant les lier résolument. Au passage, ils s’inventent un titre pour leur passion bizarre: ils seront ethnomycologues.»
Une passion que la naissance de deux enfants ou l’ascension au poste de vice-président de la J.P. Morgan et Company ne vont nullement entamer. Ils continuent de voir des champignons partout. Dans les productions de Disney, Fantasia puis Alice au pays des merveilles, que Tina va voir avec Peter et Masha. Dans les recherches du chimiste Hoffmann à Bâle qui va bientôt breveter le LSD. Dans les faits divers, comme cette curieuse affection qui frappe les habitants de Pont-Saint-Esprit dans le Gard. Le 17 août 1951 des centaines d’habitants sont bizarrement intoxiqués, sans que l’on sache précisément pourquoi.
Un mystère de plus qui va aiguiser la curiosité de notre couple. Alors quand ils lisent qu’au Mexique des cérémonies mettent en scène les champignons, ils prennent l’avion. De Mexico ils se rendent à Huautla de Jiménez, où «les champignons t’emportent donde está Dios, là où se tient Dieu.»
Un voyage suivi de plusieurs autres expéditions et d’expériences quasi mystiques que María Sabina, la grande prêtresse, leur demande de garder secrètes.
Un serment que Gordon va trahir plusieurs millions de fois, soit le tirage du magazine Life auquel il a confié son histoire et ses clichés. «Cela s’appelle «Seeking the magic mushroom», et s’ouvre sur une photo pleine page de María Sabina tenant un champignon dans la fumée bleutée du copal. Puis vient un long texte où Wasson explique ses premières recherches, revient sur les rites ancestraux autour des champignons en Amérique Centrale, raconte sa découverte des pierres-champignons et ses voyages à Huautla, sa rencontre avec la chamane, ses visions sous psychotropes.»
On l’aura compris, le premier roman de Benoît Coquil ne se contente pas de vulgariser la mycologie en explorant son histoire, mais y ajoute un aspect que l’on pourrait qualifier de folklorique s’il n’avait pas profondément bouleversé le monde. Le Flower Power avec ses effets politiques, sociaux, culturels est une révolution à laquelle les Psilocybes ne sont pas étrangers. Paraphrasant Thierry Hazard, on pourrait dire que Petites choses est «un Spécimen rare chef-d’œuvre unique, Modèle d’époque pièce authentique, C’est un roman psyché, un roman psychédélique.

Petites choses
Benoît Coquil
Éditions Rivages
Premier roman
224 pages, 19,50€
EAN 978000
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, à Great Falls, Montana, à Newark, New Jersey, à New York ainsi que dans les Catskill Mountains et à Danbury, Connecticut. Puis on voyage au Mexique, de Mexico jusqu’à Huautla de Jiménez. On y évoque aussi Paris et Bâle.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1950-1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
Mexique, années 1950. Au cœur des montagnes brumeuses de la région de Oaxaca, la chamane María Sabina se livre à d’étranges incantations, mêlées de transes et de chants. Elle a recours dans ses rituels aux psilocybes, de puissants champignons hallucinogènes, qu’elle appelle ses « petites choses ».
Mus par une insatiable curiosité, Gordon et Valentina Wasson, d’étonnants scientifiques autodidactes, partent depuis New York en quête du dernier psychotrope encore inconnu de l’Occident.
Le récit de leur découverte et de leurs expériences sous l’effet de cette substance va bientôt faire vibrer la planète, de la CIA au Muséum d’Histoire naturelle de Paris, de la contre-culture psychédélique aux laboratoires Sandoz. Et faire basculer à tout jamais l’univers de María Sabina.
D’une plume vive et jubilatoire, entre récit d’aventures et tableau magique, Benoît Coquil nous fait revivre la fabuleuse histoire d’un champignon qui a changé le monde.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Technikart (Anna Prudhomme)
Kimamori (Yassi Nasseri)
Brut media
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
America Nostra
Blog de Kitty la mouette
Blog Ma voix au chapitre
Blog Les livres de Joëlle
Blog Alex Mot-à-mots


Benoît Coquil présente son premier roman, «Petites choses» © Production TV5 Monde

Les premières pages du livre
« Voici Psilocybe.
Psilocybe qui se tient droit, se dresse sur la terre, pas bien haut.
Psilocybe le discret ne paie pas de mine. Il passe inaperçu. Un corps mince, élancé, fait d’un seul tenant, là-dessus un simple chapeau brun beige terreux, un peu élimé sur les bords. Vous le trouverez le plus souvent près d’un champ de maïs ou bien dans une prairie, à l’abri du soleil. Psilocybe, comme tous les autres, se tient dans l’ombre. Et comme tous les autres, il est là pour quelques jours à peine, après la pluie. Il ne fait que passer.
Pas tape-à-l’œil, Psilocybe. Rien à voir avec Amanita muscaria et son chapeau rouge à pois blancs, tout droit sorti d’un conte pour enfants.
Mais, sous ses apparences d’individu banal, il cache bien son jeu. Sous la cape et le chapeau couleur de terre, malgré la courte stature, la silhouette filiforme, Psilocybe a tout d’un mage. Hygrophane, sa peau change de couleur selon le climat. Si vous tenez à croiser son chemin, gare à vous. Ses pouvoirs sont multiples.
Psilocybe n’exaucera pas de vœu de fortune, ne vous offrira pas d’éternelle jeunesse. Psilocybe n’est pas ce genre de génie bienfaiteur. Il œuvrera en vous selon son bon vouloir, dans l’obscur, dans la clarté, ou bien dans le gris entre les deux. Vous ne déciderez de presque rien.
À coup sûr, il fera s’emballer ou ralentir votre cœur, dilatera vos pupilles. C’est toujours ainsi avec lui. Sans doute, il vous fera connaître l’euphorie et les larmes. Il ne vous montrera rien de lui, vous fera plutôt voir en dedans de vous-même.
Peut-être vous montrera-t-il vos morts, ceux qui étaient là avant vous. Vos morts et aussi votre mort à venir. Ce sera terrifiant ou apaisant, impossible de le savoir à l’avance.
Si vous avez un au-delà, Psilocybe vous le fera toucher du doigt. Il vous fera tutoyer votre dieu, vos dieux.
Si vous croyez au temps des horloges, au temps régulier résolu rectiligne des horloges, Psilocybe le rendra liquide et sinueux comme le ruisseau, le fera s’épaissir, le rendra solide, gazeux, changera les heures en secondes.
Si vous croyez aux contours de votre personne, Psilocybe les abolira. Psilocybe vous amplifiera, lèvera les barrières douanières de votre tout petit ego, vous fera arbre parmi les arbres. Vous oublierez ce qui vous distingue de la chaise qui vous soutient, de l’air qui vous emplit, de la pluie tombée sur vous, de la mouche posée sur vous. Psilocybe vous rendra cosmique.
De tout cela il est capable, malgré ses cinq ou dix centimètres, malgré son air de rien. De tout cela vous ne déciderez pas.

Psilocybe vient du Mexique. C’est là que tout commence. Les Anciens, en náhuatl, l’ont appelé teyuinti-nanácatl, « celui qui enivre », ou bien teonanácatl, « chair des dieux ».
C’est autour de lui, Psilocybe l’imperturbable, celui qui revient toujours après la pluie, autour de Psilocybe qui enivre, que tourne cette histoire. C’est autour de son pied mince et droit que tous vont orbiter, chamanes, sorciers, chercheurs, chimistes, espions, hippies, sages et fous, dieux et diables. Approchez voir Psilocybe haut comme trois pommes. Penchez-vous pour le cueillir et vous les verrez tourner, ces histrions du siècle dernier, enivrés qu’ils sont de lui.
Approchez, et vous saurez.

I
A SHORT CUT TO MUSHROOMS
Gordon Wasson a cinq ans à peine lorsqu’il quitte Great Falls, Montana, la ville où il est né, pour s’installer avec ses parents et son frère à Newark, New Jersey, juste à côté de New York. Autant dire à l’autre bout du pays. Il ne s’en souvient pas, ou alors comme d’un voyage sans fin, d’une durée qui frôle le surnaturel. Un voyage si long qu’il mène vers un autre monde. Peut-être garde-t-il tout de même le souvenir très net de ces quelques minutes où il perd de vue ses parents dans la gare de Minneapolis noyée par la vapeur des locomotives, minutes qu’il passe à fixer sans le comprendre le logo du Northern Pacific Railway, une espèce de yin et yang rouge et noir qui l’hypnotise, jusqu’à ce que sa mère affolée le retrouve enfin et l’arrache à son hypnose de gamin fatigué.

En 1900 et quelques, les Wasson passent donc de l’interminable plaine du Montana à la grande ville debout. Ils ont pris une douzaine de trains pour y arriver et pourtant les voilà, fourbus mais heureux, dans leur maison en brique près de l’Hudson, à quinze kilomètres de Manhattan.
Le père, Edmund Atwill Wasson, est pasteur. Il a été promu par le diocèse pour guider les âmes égarées de la paroisse de Newark. On se figure révérend Edmund comme un large bonhomme ventripotent qui impressionne ses fils par des yeux très clairs qu’il écarquille lors de ses sermons, parce qu’il aime théâtraliser, surtout lorsqu’il leur raconte l’histoire du Buisson ardent et que sa grosse voix résonne dans la nef.
N’imaginons pas pour autant un personnage austère : Edmund est aussi amateur de bonne chère et ne crache pas sur le vin de messe, bientôt le seul alcool en circulation en ces années de prohibition galopante. D’ailleurs, il s’apprête à faire paraître un livre intitulé Religion and Drink, dans lequel il plaide pour que ses ouailles puissent continuer à boire du vin, dans les limites de la modération chrétienne, s’en référant à saint Jean Chrysostome – « Ne condamnez point le vin, mais l’abus que l’on fait du vin ! » Alors que les brasseries et les tripots ferment les uns après les autres, tandis que dans les saloons on se met à l’eau de Seltz, Edmund, les yeux pétillants après quelques verres du Précieux Sang, devise peut-être sur les Noces de Cana ou sur l’Extase de sainte Thérèse d’Avila, « enivrée de vin céleste ».
Son goût pour le mystère, le petit Gordon le doit sans doute à sa lecture immodérée des aventures de Sherlock Holmes, quoique son père lui répète qu’en matière de mystère, rien n’égale ceux, majuscules, de Dieu et de la Bible. Mais cela, Gordon le sait. À quatorze ans, il a déjà achevé sa troisième lecture de l’Ancien et du Nouveau Testament, et trouvé là-dedans bon nombre de mystères. Ses épisodes favoris sont, par ordre croissant de préférence : Jonas mangé puis recraché par la baleine ; Élie monté au ciel dans un tourbillon ; les flammes de l’Esprit-Saint perchées sur les têtes des apôtres qui se mettent à parler toutes les langues.
C’est aussi à leur père que Gordon et son frère Tom doivent leur bel anglais, cette prose si châtiée qu’ils déroulent à toute heure, même pour parler de baseball, car révérend Edmund leur interdit, dans un but d’enrichissement stylistique, l’usage de l’adverbe very et du verbe get, et leur a promis les flammes des enfers s’ils s’avisaient de confondre like et as, shall et will, should et would.

Non contents de faire de leurs fils de bons chrétiens et des anglophones hors pair, les parents Wasson veillent aussi à les dégourdir, de corps et d’esprit : une fois par mois, Gordon et Tom reçoivent un billet de train aller-retour et quelques dollars pour aller visiter tout seuls un musée de la capitale. C’est l’aventure : New York est comme un archipel. Il faut traverser trois fleuves pour arriver jusqu’à Manhattan, puis à la jungle de Central Park, échapper aux brigands de la Cinquième avenue, aux espions de Times Square, avant de découvrir enfin le trésor attendu : momie, squelette de dinosaure, automate musicien, selon le musée.

Un jour, au Metropolitan Museum, au fond de la grande salle déserte des arts océaniens, Gordon tombe nez à nez avec un masque de Nouvelle-Guinée qu’il dévisage – ou plutôt qui le dévisage – pendant presque une heure. À nouveau, il est hypnotisé, comme dans la gare de Minneapolis. Plutôt qu’un masque, c’est comme un heaume de chevalier – un heaume majestueux en écailles de tortue, avec au milieu un long nez pointu et deux yeux grands ouverts, très blancs, qui le clouent sur place. À son sommet, un oiseau marin en bois, genre albatros ou frégate, aux vastes ailes déployées. Un masque à métamorphose, donc, une sorte d’objet magique qui transformerait son porteur en oiseau des mers, ou lui conférerait au moins le don de voler. Est-ce à cela que pense le petit Gordon planté là ? S’imagine-t-il chausser le masque et s’envoler par la pensée au-dessus de Long Island ? A-t-il déjà l’intuition qu’il existe des voyages immobiles ? Mais ça y est, la rêverie est finie, cette fois c’est son frère qui l’attrape par le collet.

D’après la notice biographique mise en ligne par le musée botanique de l’université d’Harvard, c’est vers 1914 que tout s’emballe. La guerre éclate au loin, Gordon a seize ans. Il ne traîne plus dans les musées. Il part pour l’Angleterre rejoindre son frère. En 1917, il s’enrôle dans le corps expéditionnaire américain en France. D’abord dans l’infanterie, puis comme opérateur radio.
Après 1918, une fois la paix retrouvée, la notice passe des faits d’armes au curriculum : Columbia School of Journalism, London School of Economics, professeur d’anglais à Columbia, reporter pour le New Haven Register, chroniqueur économique pour le New York Herald Tribune, à peu près quarante ans avant que Jean Seberg ne vende ce même journal sur les Champs-Élysées dans À bout de souffle.
L’ennui, c’est que ça ne nous dit pas s’il préfère l’automne à Londres ou à New York. S’il est le premier de sa famille à avoir autant voyagé. Si, une fois de retour, il regrette l’Europe, comme Rimbaud. Ça ne nous apprend rien de la guerre qu’il a vue, si elle le précipite dans l’âge adulte, s’il a vu Verdun ou Craonne, s’il en tremble encore. C’est le problème avec les notices biographiques : ça ne raconte pas grand-chose. Celle de Wasson nous renseigne au moins sur l’enfant rêveur qu’il a cessé d’être ou bien qu’il a fait taire pour un temps. »

Extraits
« Ils en font même le trait d’union de leur histoire commune, puisqu’à partir de 1927 ils commencent à lire frénétiquement tous les ouvrages qui traitent des champignons dans les cultures anciennes et modernes. Ils se passionnent pour la façon dont on les nomme et les consomme ici et là, dont on en fait des êtres supérieurs ou bien des monstres. Partout dans le pays, et même ailleurs, les Wasson vont écumer les bibliothèques des musées, des collections ethnographiques, des instituts de botanique. Leurs carnets se remplissent de croquis, de cartes, d’idéogrammes, de noms surnaturels, Lycoperdon furfuraceum, Marasmius oreades, satyre élégant, fairy circles. Toute une vie de recherche s’ouvre pour les Wasson, bien que ce qui les séparait va maintenant les lier résolument. Au passage, ils s’inventent un titre pour leur passion bizarre : ils seront ethnomycologues. » p. 29

« à Huautla, les champignons t’emportent donde está Dios, là où se tient Dieu. » p. 89

« Cela s’appelle «Seeking the magic mushroom», et s’ouvre sur une photo pleine page de María Sabina tenant un champignon dans la fumée bleutée du copal. Puis vient un long texte où Wasson explique ses premières recherches, revient sur les rites ancestraux autour des champignons en Amérique Centrale, raconte sa découverte des pierres-champignons et ses voyages à Huautla, sa rencontre avec la chamane, ses visions sous psychotropes. Le tout agrémenté de nombreuses images : portraits des époux Wasson au travail, maisons du village, étapes de la cérémonie – María Sabina distribuant les paires, María Sabina en prière après les avoir mangées, deux enfants en transe – et plusieurs aquarelles représentant les différents spécimens hallucinogènes trouvés dans la région. » p. 111

À propos de l’auteur
COQUIL_Benoit_©Michel_CoquilBenoît Coquil © Photo Michel Coquil

Benoît Coquil enseigne la littérature et la civilisation d’Amérique latine. Petites choses est son premier roman. (Source: Éditions Rivages)

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Les Échappés

RODIER_les_echappes RL_2024  Logo_premier_roman  coup_de_coeur

En deux mots
Une jeune fille qui quitte son Kansas natal pour New York, un jeune homme, descendant d’une famille juive viennoise va tenter de redorer le blason de sa famille, une intouchable va réussir à quitter l’Inde pour étudier à l’Université de Columbia, un jeune californien va chercher à se construire un avenir en passant par le Julliard School. Autant de destins qui vont se croiser dans ce roman choral très réussi.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«La malédiction de l’espoir»

Voilà un premier roman qui fera date ! En entremêlant des parcours très différents, Renaud Rodier réussit une vaste fresque pleine de bruit et de fureur, mais aussi de résilience et d’humanité. Dans leur quête, les personnages vont se croiser et s’enrichir de leur confrontation.

Voilà sans conteste l’un des romans les plus aboutis de cette rentrée. Après un prologue un peu déroutant – la confession d’un homme qui court sur un pont qui n’a pas de fin – on va découvrir les différents personnages au fil des chapitres, à commencer par Lauren Bairnsfather.
Née à Kiowa, un trou perdu du Kansas, la jeune fille va mener une vie solitaire, perchée dans la cabane sur un arbre construite par son quincailler de père, qui passe le plus clair de son temps à bricoler dans son garage. Avec son voisin Kip, tout aussi secret qu’elle, ils vont connaître un parcours scolaire assez tourmenté, qui va culminer lors du bal de fin d’année, dont Lauren sera l’une des rares survivantes. Car c’est avec un fusil mitrailleur qu’un élève va se venger de toutes les humiliations et frustrations subies. Il va transformer la fête en un bain de sang. Lauren décide alors de partir pour New York.
Aaron Friedmann est quant à lui le descendant d’une famille juive de Vienne. Son grand père a échappé aux camps de la mort pour se réfugier à New York. Une histoire qu’il ne découvrira toutefois que bien des années plus tard, après la représentation de Brundibár au Metropolitan. Ce n’est en effet qu’en 1983, après avoir interprété un rôle dans cet opéra pour enfants écrit en 1942, et qui fut mis en scène dans le camp de Theresienstadt, qu’il pourra reconstituer le parcours de sa famille.
Émilie Ruelle est fille d’expats, passant de Rio à Caracas, avant d’atterrir à Mumbai en Inde. C’est là qu’elle fera la connaissance d’Aashakiran Yengde, ou plus simplement Aasha, une intouchable qui va devenir sa meilleure amie. Jusqu’au jour où elle est congédiée pour un vol de bijoux qu’elle n’a pas commis. En rupture de ban, Émilie part alors aussi à New York, plus précisément à l’Université de Columbia.
Quand Kip prend à son tour la parole, c’est pour nous donner sa version de l’histoire, et dévoiler ce que Lauren ignore.
Puis ce sera le tour d’Aasha de rétablir quelques vérités sur ses rapports avec son père, ses relations avec Émilie et sur le financement des ses études dans la prestigieuse Caltech.
Nathaniel Bridge vit pour sa part à Monterey en Californie avec son père Adam. Par un soir de tempête, ils recueillent Olivia, tombée en panne non loin de leur villa. La belle naufragée restera finalement sept ans aux côtés du scénariste et de son fils, avant que ce dernier ne quitte l’adolescence et la Californie pour la Juilliard School de New York.
Puis vient le tour de Harry Bairnsfather de dévoiler un secret de famille, après avoir raconté sa rencontre avec sa femme Becky. Et souligner, pour l’ancien Marine revenu du Vietnam en pièces, que «le mariage, encore plus que la guerre, lui a enseigné que les mensonges sont parfois plus utiles à la survie que la vérité.»
Dans la seconde partie du livre, comme vous vous en doutez, l’auteur va faire se croiser les différents personnages. Émilie va entrer dans la vie de Lauren, puis les deux nouvelles amies vont assister l’une après l’autre à une pièce de théâtre dans laquelle joue Nathaniel. Aaron quant à lui, croisera Lauren sur la grande-roue de Coney Island, ou plus exactement fera croire au hasard de cette rencontre. C’est aussi lui qui fera la connaissance d’Aasha dans les eaux du lac Baïkal. Mais arrêtons-là. Je vous laisse découvrir par vous-mêmes ces fils tissés entre les uns et les autres, cette habile construction romanesque qui permet de mieux cerner, page après page, la personnalité et la psychologie de personnages auxquels on s’attache très vite, notamment en raison de leurs failles et de leurs doutes.
Renaud Rodier a réussi une fresque d’une grande humanité qu’il a lui-même très joliment résumée : «L’histoire tournerait autour de quatre protagonistes, des antihéros esquintés par leur enfance, et de leur quête de l’âme sœur, cet «autre moi» fantasmé, seul à même de les arracher à leur spleen. Une sorte de quête baudelairienne, où l’Idéal et le Beau seraient incarnés par une figure distante et fugitive qui manifesterait ce gouffre croissant entre ce qu’ils étaient et ce qu’ils auraient été capables d’être, la malédiction de l’espoir.»

Les échappés
Renaud Rodier
Éditions Anne Carrière
Premier roman
400 p., 23 €
EAN 9782380823035
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé aux États-Unis, à Kiowa dans le Kansas, à New York, dans le Massachusetts, à Monterey et Los Angeles, en Californie et Basse Californie, à Coaldale, Nevada et à Ogunquit dans le Maine. On y évoque aussi Vienne, Jérusalem, le Missouri, Moscou et le parcours du Transsibérien, l’île de Tristan da Cunha, Ushuaïa et la région de la Terre de feu, le désert chilien d’Atacama, l’Équateur, Londres, Paris et enfin Lukla au Népal, non loin de l’Everest.

Quand?
L’action se déroule de 1979 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Lauren, étouffée par le silence d’une bourgade du Kansas, part se réfugier à New York après une fusillade meurtrière dans son lycée. Aaron, héritier d’un empire mafieux à la mort de son père, peine à mettre ses ressources au service de ses victimes. Émilie, talentueuse interprète aux Nations-Unies, perd la parole à la suite d’une simple erreur de traduction. Nathaniel, star planétaire, décide de disparaître pour fuir ces superproductions qui le consument. Aashakiran, une intouchable née dans un bidonville de Mumbai, cherche son avenir à travers l’oculaire d’un télescope, jusqu’à oublier ses origines. Leurs histoires se chevauchent. Leurs exils les rapprochent.
Renaud Rodier s’impose, grâce à ce premier roman, comme le formidable cartographe d’une génération en déshérence. Ode à l’audace, à la résilience et à la recherche de soi dans un monde en constante transformation, Les Échappés transcende les frontières et voit dans nos blessures les plus intimes quelque chose d’universel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
La presse du soir (Entretien avec l’auteur)

Les premières pages du livre
« Prologue
Un jour, il y a bien longtemps, je me suis réveillé à même le bitume, sur ce pont désert où j’allais passer le reste de ma triste existence. Il faisait nuit noire. Remarquez, il fait toujours nuit ici, quelle que soit l’heure. Je suis plongé dans une obscurité perpétuelle que seul érafle le halo orangé et tremblant des lampadaires, tous les cinquante mètres. Le soleil semble avoir abandonné sa course puérile avec les ténèbres. Icare l’a sans doute embarqué dans sa chute, pour aller s’abîmer dans les flots mugissants qui m’entourent dans un grand plouf. Même les étoiles et la lune manquent à l’appel, comme si leur timidité naturelle avait finalement eu raison d’elles.
À première vue, rien ne distinguait vraiment cette créature d’acier et de béton armé d’autres ponts à haubans. Ses dimensions impressionnantes lui conféraient une certaine majesté, soit, mais ses éléments de structure étaient somme toute assez banals. Son tablier accueillait une autoroute à quatre voies parfaitement rectiligne. De gigantesques pylônes supportaient son poids grâce à de longs câbles obliques qui lui donnaient un côté toile d’araignée. Je me suis penché sur le garde-corps pour regarder en bas, mais n’ai vu que cette nappe de brume qui colle aux piles. À ma grande tristesse, ce brouillard gris et gras ne s’est jamais suffisamment dissipé pour me laisser entrevoir cette mer que le pont cherche à enjamber. Par gros temps, ce dernier se met néanmoins à onduler avec le ressac et à hululer dans la nuit sans étoiles. J’entre alors en communion avec la houle, en joignant mes gémissements aux siens.
J’étais totalement seul mais ne m’en inquiétais pas outre mesure. Je m’attendais encore à croiser le chemin d’un véhicule ou d’un piéton sous peu. Une âme charitable rirait de ma confusion, m’expliquerait où je me trouvais et m’offrirait un café brûlant pour me réchauffer. Je n’ai abandonné tout espoir de secours que bien plus tard. Mon isolement s’est peu à peu transformé en exil ; une forme de solitude en a remplacé une autre. Pour une raison que j’ignore, le pont n’a jamais été inauguré, ou a été laissé à son sort.
N’escomptez pas que je vous dise combien d’années se sont écoulées depuis mon arrivée. Je n’en ai pas la moindre idée. Au début, j’ai pourtant bien essayé de garder la notion du temps. Je consultais ma montre Casio toutes les cinq minutes mais elle s’est arrêtée au bout de quelques mois. Satanées piles chinoises ! Puis j’ai compté les jours. N’ayant aucune certitude que mon horloge biologique reste synchronisée avec une horloge atomique, j’ai dû me faire une raison, et laisser du temps au temps, de manière littérale. Parfois, j’ai l’impression que je suis ici depuis une dizaine d’années ; d’autres fois, depuis un siècle. Tout dépend de mon humeur. La vérité se situe sans doute entre les deux, si je me fie au vieillissement de mes mains. À mon réveil, j’étais encore un homme dans la force de l’âge, avec de belles paluches larges et vigoureuses. À présent, elles sont pareilles aux serres d’un rapace, avec leurs griffes longues et courbes, brisées par endroits. Je ne les examine plus que très rarement, car il n’y a rien de plus déprimant que les mains d’un vieux. Bien des années après que ma montre s’est arrêtée, je l’ai jetée par-dessus bord, dans un geste de colère, comme pour dire merde au temps qui passe, en traître, sans avertissement. Je ne l’ai pas entendue s’écraser dans l’eau comme je l’avais espéré. C’était un jour de mauvais temps. La mer l’a engloutie sans un bruit, comme le pont m’a moi-même englouti.
Après quelques tergiversations, je me suis mis à explorer cette foutue passerelle. Je me suis dirigé d’abord vers le sud, ou du moins la direction que je désignais comme telle. Faute de pouvoir m’orienter avec les astres, je m’en suis remis à l’arbitraire, sans résistance stérile. Le premier jour, j’ai trotté une quinzaine d’heures, à un rythme soutenu, ne m’arrêtant pour uriner qu’une ou deux fois, au travers du garde-fou pour ne pas poisser la chaussée immaculée. J’ai couvert une distance d’environ soixante-dix kilomètres, avant de m’effondrer. Quand j’ai rouvert les yeux, un cheeseburger, des frites et une bouteille de Coca-Cola étaient apparus comme par magie, soigneusement alignés à ma droite. Ce mauvais tour aurait dû me décontenancer, mais je crevais de faim. Quel festin ! Le steak haché était juteux à souhait, les petits pains moelleux, les frites croquantes et très salées, le Coca-Cola glacé. J’étais loin de me douter que je me nourrirais de fast-food pour le restant de mes jours – chaque maudite journée. Mes repas ne sont livrés que quand je suis inconscient.
Au bout de deux ou trois mois, je me suis rebellé contre ce régime alimentaire de redneck. J’ai entamé une grève de la faim, en refusant de dormir. J’ai tenu soixante-douze heures puis me suis écroulé, saoul de fatigue. À mon réveil, un cheeseburger m’attendait sur le macadam, rendu plus appétissant par le jeûne. J’ai mis mes principes de côté.
Le deuxième jour, j’ai parcouru dix-neuf kilomètres à peine, en clopinant. Mes pieds couverts d’ampoules m’ont fait atrocement souffrir. Le troisième jour, j’ai serré les dents pour couvrir une distance de soixante-quatre kilomètres. Le quatrième, rebelote. Je n’ai réellement compris la gravité de ma situation que ce soir-là, même si un pont déserté et une nuit sans fin auraient dû me mettre la puce à l’oreille bien auparavant, je le reconnais volontiers. Sur la base de mes calculs, j’avais déjà parcouru deux cent vingt kilomètres, soit une cinquantaine de plus que le viaduc Danyang-Kunshan, qui détient le record mondial. Entre parenthèses, rien n’indique que ce pont soit asiatique, africain, américain ou européen. Il est dépourvu de toute signalisation routière. Le béton et l’acier sont muets, et tous les ponts se ressemblent, où que l’on se trouve, n’est-ce pas ? N’importe, je pouvais être certain, au-delà de toute marge d’erreur, que l’ouvrage sur lequel je me trouvais n’appartenait pas au monde d’où je venais. Les ponts d’une telle dimension ne passent pas inaperçus, idiot ! Leur inauguration fait les gros titres. Le viaduc de Millau ou le pont de l’Øresund sont mondialement connus. Ne parlons même pas du Golden Gate ou du pont de Brooklyn. La race humaine est fière de ces passages vers l’au-delà, même s’ils sont presque tous moches.
Le lendemain, je me suis dit que j’étais mort et me suis donc demandé si je me trouvais en enfer ou au purgatoire. Vu qu’aucun démon ne m’avait encore avalé pour le plaisir de me chier dans la gueule d’un moine défroqué, la seconde option me parut plus probable. Mais qui sait ce que le diable nous réserve ? Lucifer avait peut-être conclu qu’errer éternellement dans les limbes était un châtiment suffisant pour mes péchés d’antan. Qui étais-je pour questionner le jugement d’un ange, même cornu ? Cela dit, je me rappelle avoir pensé que je ne méritais pas un tel traitement. À cette époque, j’en savais encore assez sur mon compte pour me considérer comme un honnête homme – pas un saint, mais un gars légèrement au-dessus de la moyenne. Je n’ai plus d’éléments à ma disposition afin d’étayer cette évaluation des bonnes mœurs, malheureusement. Malgré tout, je préfère faire confiance à l’homme que j’étais jadis. Pourquoi devrais-je douter de lui ? Je vous le concède, le purgatoire est supposé nous pousser à l’introspection et à en déduire, invariablement, que nous n’étions qu’une petite merde sur terre. Repentez-vous ! Repentez-vous ! Si c’est le cas, la tête pensante derrière tout ce cirque est un béotien. Comment faire acte de contrition pour mes outrages passés alors que je ne me souviens même pas de ce que j’ai fait ?
J’ai interrompu cette première expédition vers le sud après environ neuf cent soixante kilomètres de marche. Cette volte-face indiquait-elle une faiblesse de caractère? une forme d’inconstance? ou simplement du pragmatisme? Combien de kilomètres sommes-nous censés parcourir dans une direction avant de comprendre que nous n’allons pas dans le bon sens? J’ai rebroussé chemin et suis remonté vers le nord. Je ne sais pas exactement quand j’ai dépassé mon point de départ. Bêtement, j’avais négligé de marquer son emplacement avec un bout de tissu. Ici, chaque endroit est identique au précédent et au suivant. Le nord est en tout point semblable au sud. Le climat n’y est pas plus froid, ni plus humide. Quelques jours ou semaines de beau temps font place à des tempêtes ravageuses. Les jours calmes sont les jours heureux. Les jours tumultueux… Mes chaussures de sport, bien que neuves à mon arrivée, s’étaient déjà désintégrées. Je les avais laissées bien en évidence au milieu de la chaussée pour marquer l’endroit de ma régression en un animal qui marche pieds nus. Je ne les ai pas retrouvées quand je suis revenu plus tard sur mes pas. Un cyclone les a peut-être emportées, ou elles se sont envolées au paradis des chaussures, pour services rendus. Je me suis vite habitué à marcher pieds nus, quoi qu’il en soit, leur plante étant déjà couverte de cors épais. Si mes godasses me manquent encore de temps en temps, c’est parce qu’elles me rappellent un monde où les hommes savent faire autre chose que des ponts et des cheeseburgers.
J’ai mis fin à mon exploration septentrionale au bout de dix mille kilomètres. Cette fois, j’avais de bonnes raisons de tourner les talons. J’avais en effet découvert que chaque kilomètre patrouillé me faisait perdre un souvenir. Des bagatelles, tout d’abord – si triviales que je ne remarquais même pas leur disparition. À savoir, si j’avais aimé jouer au bridge, ou la gastronomie mexicaine. Petit à petit, cependant, je me suis mis à oublier des éléments plus significatifs de ma biographie – par exemple, le museau de mon premier chat, ou la couleur de l’aube. Le genre de choses qui ne nous manquent que lorsqu’on s’aperçoit qu’elles se sont évaporées ; un peu comme des diapositives de vacances que l’on ne projette jamais, mais que l’on pleure chaudement dès qu’on ne les trouve plus dans le carton poussiéreux où on les avait rangées. Ces mémentos m’avaient servi de tampon contre le pont. Ils m’isolaient de son influence néfaste, un peu comme la semelle en caoutchouc de mes défuntes chaussures. Si peu de choses nous séparent de l’animal…
Ensuite est venu le tour de ma profession, de mes convictions politiques, de ma religion, des traits de mon propre visage. Un grand vide-greniers ! Quand le nom de mon père est aussi passé à la trappe, j’ai été vraiment choqué, car j’avais fait tout mon possible pour me le rappeler. J’avais dressé une liste de souvenances que je n’étais pas prêt à sacrifier sans combattre. Le nom de mon paternel était de celles-là. Penaud, j’ai rebroussé chemin, en espérant que le sud me restituerait ce que le nord m’avait dérobé. Le nom de ma mère a suivi. Mon affection pour l’un et l’autre avait donc été aussi égale qu’elle pouvait l’être, puisque je n’oublie jamais qu’une chose à la fois, juste une, une par kilomètre. J’ai trouvé un peu de réconfort dans cette idée.
En dépit de mes craintes, je me suis obstiné à sillonner le pont. Que pouvais-je faire d’autre ? Me figer où j’étais, manger le même cheeseburger tous les jours et attendre des orages royalement indifférents à mes doutes ? C’est exactement ce que j’ai fait, pourtant, lorsque l’odeur de ma femme s’est dissipée. Quelle claque ! Je suis resté à cet emplacement pendant quelque temps, des mois, probablement. Ma montre ne fonctionnait déjà plus, mais je ne l’avais pas encore balancée par-dessus bord. J’avais de toute façon cessé de compter les jours, les kilomètres. J’étais au milieu du pont, parce que chaque point sur une ligne d’une longueur infinie est nécessairement son milieu. Je sais, ce type de réflexions me donne la migraine, à moi aussi. Les êtres humains ne sont pas faits pour les vérités métaphysiques. Vous avez probablement de l’aspirine dans le placard de votre salle de bains ; moi pas, et je ne peux donc pas me permettre de songer à des trucs comme ça.
Dès lors, je suis resté là, sans bouger, sauf pour aller uriner et déféquer par-dessus la rambarde, deux fois par jour. Je n’étais pas encore devenu un sauvage. Au fil des ans, ces mouvements microscopiques se sont inexorablement additionnés, et ma première fois avec une fille a disparu elle aussi. C’est troublant, non ? Que ma première fois ait eu plus d’importance à mes yeux incolores que l’odeur de ma femme. Il est tout à fait possible que mon épouse ait été ma première amante ; ou peut-être avions-nous divorcé ? Circonstances atténuantes. Pourtant, cette histoire m’a beaucoup tracassé. Les oubliettes de ma mémoire, si avides qu’elles soient, respectent en effet la hiérarchie de mes affects. Même le chaos a besoin d’un semblant d’ordre. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi l’odeur de mon épouse avait préséance sur le nom de ma mère ; et encore moins que les seins probablement asymétriques d’une adolescente leur aient grillé la politesse. Voyez-vous, la mémoire a cela de commun avec le pont qu’on ne sait jamais très bien quand on est arrivé à mi-chemin.
Le pire, ici, c’est qu’on se souvient très bien du type de données que l’on oublie. La case subsiste, mais elle se vide. Par exemple, j’étais marié, j’en suis certain, mais je ne me rappelle plus ma femme. Plus déroutant encore, on ne désapprend que sa propre existence. Tout le reste demeure : l’histoire avec un grand H ; la géographie ; les sciences, etc. Même les faits divers ! Je préférerais avoir complètement perdu la tête, m’être transformé en légume. Mais je suis toujours un homme. Aucun doute possible. Je peux distinguer mon pénis en ce moment même. Il n’est pas beau à voir d’ailleurs. La verge flasque d’un ancêtre a toujours quelque chose de honteux, l’attitude servile d’un mouchard. Je digresse, pardonnez-moi. En résumé, je me souviens du monde, de ses sottises, de sa grâce. C’est juste ma petite vie qui a foutu le camp.
Plutôt que de brader mon passé pour des pauses toilettes, je me suis remis en route. Vous seriez surpris, vraisemblablement soulagés, par le nombre de souvenirs que la mémoire peut contenir. J’ai dû faire des centaines de deuils, et j’ai sangloté à chaque fois. Je n’ai pas honte de le dire, même si j’espère que je n’étais pas un pleurnicheur, autrefois. Souvent, je me demande si la mer que j’entends rugir sous le pont n’est pas faite des pleurs d’autres malheureux qui m’auraient précédé, et dont les cadavres auraient été emportés par une vague d’écume, comme mes chaussures. Une grande mer de larmes. N’est-ce pas de quoi toutes les mers sont faites?
Un jour, le rire de ma fille s’est tu. Je me suis refusé à faire un pas de plus, et suis donc resté au même endroit, longtemps, très longtemps. Je pissais et chiais où je dormais et mangeais ; je m’en fichais royalement. Par sédimentation, cela a fait un beau tas d’excréments, presque aussi haut que la glissière de sécurité. Que je ne sois pas mort, avec toute cette merde, tient du miracle. Partout ailleurs, j’aurais déclenché une épidémie de choléra, emportant avec moi la population d’une ville moyenne. Le pont ne montre cependant aucun empressement à me faire crever. Au début, je pensais mourir vite, avec toute cette pluie et cette malbouffe. Pourtant, je n’ai jamais attrapé le scorbut, ou même une simple grippe. Ici, on ne trépasse qu’au rythme des souvenirs que l’on égare. C’est ainsi que le temps est compté. Vous êtes familiers avec les heures et les minutes, bien évidemment ; mais saviez-vous que le système sexagésimal a ses origines dans la civilisation sumérienne ? qu’il repose sur le nombre des phalanges d’une main si l’on exclut le pouce? N’est-ce pas éminemment humain que de chercher à réduire quelque chose d’aussi immense et intangible que le temps à un bidule qui tient dans la paume de la main ? Vous vous en moquez ? Vous avez tort. Le temps est la plus précieuse des monnaies. Alors, vous devriez vous renseigner sur le taux de change. J’aurais aimé savoir ça avant d’atterrir ici – qu’au final du final, la vie humaine se mesure en souvenirs.
Malgré ma détermination, j’ai fini par me faire piéger par mon propre esprit. À quoi bon te souvenir de ta fille si tu ne la revois jamais ? me susurra-t-il, sournoisement. Je repartis à l’aventure. Toutes les réminiscences que je piétinais appartenaient à mon enfant, dorénavant. Au bout de quelques semaines, défait par le chagrin, je me suis arrêté à nouveau, pour de bon cette fois, juste avant d’oublier son nom, Lauren, au prochain pas. Je suis resté au même endroit depuis lors, en ce lieu précis que rien ne différencie de tous les autres. Et je ne bougerai plus d’un pouce. Je suis sûr que son nom est mon dernier souvenir. Il ne peut y en avoir d’autres. C’est l’ultime item de mon registre. Si son nom s’évapore, je disparais. Peut-être qu’un jour ma gamine me retrouvera sur un tas de merde aussi haut que l’Everest et me dira d’une voix douce, un peu timide : Papa ? D’ici là, je continuerai à manger des cheeseburgers et des frites, ainsi qu’à écouter les vagues de larmes qui s’écrasent contre les pylônes du pont, en contrebas.

I
Plaines
LAUREN BAIRNSFATHER
Une ville en carton-pâte du Midwest, en plein centre du milieu, a servi de décor à mon enfance. Ce genre de villes-étapes que l’on traverse en auto, à vive allure, sans un regard en arrière. Kiowa avait connu des jours meilleurs, à défaut de jours heureux. La grande majorité de ses habitants ne pouvait rien espérer de mieux qu’une vie de dur labeur sans récompense terrestre : dans de vastes exploitations agricoles qui se noyaient lentement dans le maïs et les dettes ; dans des usines rouillées où le silence avait remplacé le vacarme du plein-emploi ; dans des commerces de détail en sursis qui faisaient encore crédit à des clients vivant eux aussi sur du temps emprunté. Malgré tout, ces pauvres bougres se pressaient chaque dimanche pour remercier le Seigneur dans les dizaines d’églises qui ponctuaient le paysage sans vraiment rompre son horizontalité monotone. Yeats aurait pu dire d’eux que leur « cœur chantait comme un oiseau heureux dans une cage d’argent(1) ». Leur foi les enchaînait à une terre qui n’aspirait qu’à se débarrasser d’eux pour retrouver le calme de son passé amérindien.
Je suis née là, par une soirée étouffante de juin 1979 – événement anecdotique que même le journal du coin omit de signaler, mais que mes parents s’obstinèrent toujours à qualifier de « petit miracle ». Pendant plus d’une décennie, Harry et Becky Bairnsfather avaient prié chaque soir pour ma venue, agenouillés au pied du lit, avant de se coucher. Cette naissance tant de fois différée, fruit d’une grossesse tardive, s’apparentait nécessairement à un don du Ciel, une adaptation moderne de l’histoire d’Abraham et Sarah.
Nous vivions à la périphérie sud-ouest de la ville, à la lisière même des champs, dans une maisonnette rouge d’un étage que seule sa couleur chatoyante distinguait du millier de boîtes autrement identiques qui composaient le quartier de Sunflower. Rien de plus trompeur que ce joli nom floral qui peinait à masquer la triste réalité d’un étalement périurbain tracé à l’équerre, où alternaient une vingtaine de maisons en briques, une rue poussiéreuse, vingt autres logis, une supérette échouée au milieu d’un parking vide, et ainsi de suite, à l’infini. Dans ce quartier d’ouvriers blancs, les hommes se levaient tôt pour maintenir leur famille juste au-dessus du seuil de pauvreté, sans jamais oser s’imaginer du côté est de la route 281, à Lemon Park (les maisons y avaient toutes deux étages) ; ils se couchaient, tard, tourmentés par la perspective de devoir s’exiler au nord de la route 400, à Blue Hills, où les Latinos, les Afro-Américains et les quelques Amérindiens trop têtus pour partir dans des réserves vivotaient dans des taudis.
Dans la limite de leurs maigres moyens, mes parents avaient fait de leur mieux pour recréer une propriété « type Lemon Park » en miniature : un minuscule jardin d’Éden entouré de hauts massifs de fleurs, où la pelouse restait bien verte toute l’année alors que celle des voisins tournait au jaunâtre dès le mois de juin. Notre maisonnette n’offrait aucun luxe superflu mais sentait bon la lessive et le sucre. Des nappes en dentelle, des oreillers chamarrés et des courtepointes décorées de motifs représentant des oiseaux et des arbres dissimulaient le marron foncé de nos meubles d’occasion.
Native de Kiowa, ma mère avait abandonné une carrière d’infirmière qui lui avait fait voir du pays pour se consacrer pleinement à son foyer. Toute mon enfance, elle me dispensa le surcroît d’amour qu’elle avait accumulé lors de ses années infertiles. Chaque après-midi, je la retrouvais à l’endroit exact où je l’avais laissée, au bout de l’allée du jardin, dans la même position : le bras levé vers moi dans un salut joyeux. Vers l’âge de sept ans, j’ai fini par me demander si elle n’était pas l’un de ces androïdes domestiques que j’avais vus à la télévision, qui s’éteignait automatiquement dès le départ de leur propriétaire. Après des semaines d’hésitation, j’ai enfin trouvé le courage de l’interroger à ce sujet. Elle a acquiescé en souriant : « C’est un peu ça, ma puce. Quand tu t’en vas, maman s’éteint. » Le lendemain matin, elle a traîné un vieux câble électrique derrière elle, et fait mine de le débrancher dès que je me suis assise dans le bus, se figeant comme un robot. Mes camarades et moi nous sommes mis à rire. Elle a alors répété ce petit rituel tous les matins, mimant des poses de plus en plus absurdes, pour notre plus grand plaisir, pendant des années. Maman était la plus parfaite des mères. Là fut peut-être sa seule erreur, car je défie quiconque de se sentir digne d’un tel amour.
À première vue, rien ne différenciait mon père, un modeste quincaillier de son état, des autres hommes de notre quartier. Il portait les mêmes casquettes, les mêmes chemises en flanelle, les mêmes shorts cargo. Comme eux, il partait travailler six jours sur sept au centre-ville, où des immeubles du XIXe et les petits commerces qu’ils abritaient s’effritaient doucement, jusqu’à disparaître du jour au lendemain, remplacés par les hangars laids et ordinaires d’une économie franchisée. Comme eux, il dédiait l’essentiel de son temps libre au bricolage, occasionnellement à la pêche. Ses seules singularités étaient qu’il abhorrait la chasse, avait voté pour Jimmy Carter (même la deuxième fois !) et passait ses soirées à lire des livres empruntés à la bibliothèque municipale d’Oak Street. Avare de ses mots, il ne manifestait que très rarement sa grande intelligence, et seulement en privé. Il se fondait dans le paysage de Kiowa et disait « Howdy do! » comme tout le monde.
Rien, pourtant, ne le prédestinait à une vie de quincaillier dans un trou paumé du Midwest. Né à Chicago, cet élève brillant aurait dû accéder aux plus belles études supérieures et faire carrière. À dix-huit ans, par patriotisme, par naïveté, mon père avait fait l’erreur de s’enrôler dans l’armée, juste avant que le grand public se rende compte que la guerre du Vietnam était injuste. Comme tant d’autres, volontaires ou pas, il avait sacrifié son innocence pour un pays schizophrène qui honorait ses soldats morts au front mais crachait sur ceux qui avaient eu l’outrecuidance de survivre. Peut-être aurait-il pu reprendre le cours de sa vie, s’inscrire à l’université, se laisser pousser une crinière, se joindre aux manifestations pacifistes ; puis se couper les cheveux et étrangler ses idéaux en nouant une cravate pour oublier aussi bien les donneurs de leçons que la guerre. Mais il avait rencontré ma mère, une infirmière à la voix douce qui avait pudiquement recouvert ses plaies de compresses à l’hôpital militaire de Fort Riley. Après sa convalescence, il l’avait suivie à Kiowa, préférant l’amour à des ambitions qui lui semblaient maintenant bien dérisoires, une petite vie normale aux mensonges que les vies « meilleures » exigent.
Rien n’indiquait qu’il regrette ce choix, même s’il roulait parfois les yeux quand nos voisins érigeaient Reagan, cet « acteur de série B », en messager du Ciel. Ma mère et moi suffisions à son bonheur ou, tout au moins, à son contentement. D’un naturel peu démonstratif, il exprimait son affection au travers de menus services : en lavant la vaisselle ou en repassant une robe pour maman et, dans mon cas, en m’aidant à faire des projets en sciences pour l’école (qu’il finissait toujours seul) ou en me passant sous le manteau des romans que ma mère trouvait trop déprimants pour une enfant.
Son garage était son havre de paix, un endroit mystérieux où il se réfugiait dès qu’il le pouvait et où maman et moi n’étions admises qu’en cas d’impérative nécessité, après trois coups bruyants à la porte. Je lui demandais parfois ce qu’il y faisait. « Je répare des trucs… », me répondait-il. La même vieille tondeuse à gazon lui servit d’excuse à maintes reprises. Chaque fois que je l’entendais sangloter derrière la lourde porte d’acier, mon esprit enfantin pressentait qu’il essayait de se rapiécer lui-même. Par malheur, il n’avait pas les outils de précision nécessaires à une tâche d’une telle complexité. Il n’y avait pas de rayon « cœur brisé » dans sa quincaillerie, ni même au Home Depot qui venait de s’installer dans la zone commerciale et finirait par achever son négoce.
Pendant toute mon enfance, j’ai observé la moindre nuance de son comportement, ses silences en particulier, afin de déchiffrer les hiéroglyphes de son âme. Papa faisait parfois preuve de ces hésitations coupables, bien que presque imperceptibles, qui trahissent les clandestins – comme lorsqu’il s’arrêtait une ou deux secondes de trop sous le fronton de notre église ou le porche d’un ami avant de s’autoriser à entrer. Un jour, quelque part, il avait franchi une frontière invisible et s’était retrouvé en terre étrangère ; une terre à laquelle il avait prêté serment d’allégeance sans pourtant totalement céder son cœur.
Notre famille et nos amis ne se lassaient jamais de me dire que j’étais la copie crachée de ma mère, dont la beauté discrète et paisible – anachronique – touchait jusqu’aux âmes les plus vulgaires. La faute à nos cheveux blond vénitien et nos yeux verts, sans doute. Ce compliment m’agaçait. En négatif, il marginalisait mon père, le moins séduisant de mes géniteurs, alors que c’était dans le miroir opaque de sa solitude que je me reconnaissais le plus. J’aurais préféré avoir ses yeux gris striés d’or.
Tous les espoirs de mes parents se concentraient sur moi. Ils semblaient n’avoir aucun rêve qui leur soit propre. Tout juste ma mère souhaitait-elle reprendre le travail après m’avoir élevée. Mon père se mettait à grogner dès que le mot retraite était prononcé. Leur passé, quant à lui, était une histoire triste qu’ils avaient rangée sur le plus haut rayon de notre bibliothèque, hors de portée d’une fillette. Ce qui touchait à la famille de papa, surtout, était tabou. Elle ne nous rendit jamais visite, même pas pour Thanksgiving. Depuis mon plus jeune âge, j’ai donc senti que j’avais la responsabilité de tenir la plume pour un happy end, ce « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » que la plupart des auteurs négligent de développer parce que la félicité est encore moins intéressante qu’un voyage au Dakota du Nord. Mes parents ne m’ont pourtant pas mis la pression pour que je devienne astronaute ou une bonne mère chrétienne – rien de tout cela. « Nous voulons juste que tu sois heureuse », me disaient-ils, sans me fournir de manuel.
Je suis souriante sur chacune des photographies de notre album de famille prises durant mon enfance. Mes sourires sont larges, francs, un peu naïfs, comme ceux de ma mère. Sur ces photos mes parents ont l’air joyeux, eux aussi. Mon album est plein de barbecues chez des proches, de fêtes foraines à Dodge City, de séjours en camping. Rien de bien extraordinaire ; seulement le genre de choses que les agents immobiliers font miroiter aux acheteurs lorsqu’ils affirment que les villes comme Kiowa sont « un endroit idéal pour élever des enfants », en omettant de mentionner que depuis la vague de délocalisations il valait mieux fermer sa porte à clé et éviter les promenades du soir, même à Sunflower. Peut-être étais-je vraiment heureuse, à l’époque ? Peut-être n’ai-je douté des joies affichées qu’après coup ? Peut-être ne suis-je plus capable de comprendre comment l’on peut se satisfaire du type de vie que vendent les agents immobiliers ? Quoi qu’il en soit, je ne peux me défaire de l’impression que ces clichés ne disent pas la vérité, ou toute la vérité. Je ne crois pas que mon album fabule, en tout cas pas sciemment. C’est juste qu’avec le temps les nuances de l’âme s’estompent autant que les couleurs sur les vieux Polaroid. Le doux-amer s’altère, se simplifie, devient doux.
Je me souviens, par exemple, que le visage de ma mère s’assombrissait quand notre serveur à Applebee’s (un restaurant de grillades où nous dînions un vendredi par mois) lui demandait, sans tact : « Vous êtes combien ? », et qu’elle lui répondait : « Trois, comme d’habitude… » Elle aurait voulu d’autres enfants, que mon père lui refusait, craignant pour sa santé fragile. Ils étaient en effet trop âgés pour songer à une deuxième grossesse, du moins sans risque. Chaque fois que je lui réclamais un petit frère ou une petite sœur, maman se justifiait évasivement : « Ma puce, je dépense déjà tout mon amour pour toi. » Je savais qu’elle mentait, car un régiment de bambins quémandeurs n’aurait pu épuiser son grand cœur. Ma mère ne ratait d’ailleurs jamais une occasion de remplir la maison. Anniversaires, Noël, Halloween, 4 Juillet : toutes les excuses étaient bonnes. Elle donnait des fêtes extravagantes où toute la marmaille du quartier était conviée, avec force cadeaux, trampolines et clowns. Trop fier pour admettre qu’il n’avait déjà plus les moyens de financer cette lubie, papa n’avait d’autre choix que de s’accommoder de ces invasions répétées. Pour l’amadouer, ma mère lui suggérait de construire un fortin ou une scène avant la fête, lui donnant ainsi une excuse légitime de passer encore plus de temps que de coutume à bricoler dans son garage.
Enfant, je ne me sentais pas à l’aise en compagnie d’autres mioches ; des gosses heureux, en tout cas, ceux qui passaient leurs samedis matin à jouer au base-ball dans la rue et se débinaient comme des lièvres dès qu’ils cassaient le pare-brise d’une voiture garée là par erreur, en hurlant de rire ou de terreur selon l’identité de son propriétaire. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi leurs émotions – ô combien incertaines et fugaces ! – s’exprimaient avec une telle violence, confinant à l’hystérie. Je faisais toujours de mon mieux pour donner le change, en me joignant à leurs jeux ou à leurs chamailleries, surtout quand ma mère m’épiait, mais leur présence me fichait le cafard.
Seul le fils de nos voisins mitoyens, Charles, que tout le monde appelait Kip, faisait exception à la règle. Lors de nos célébrations, il ne se fatiguait même pas à faire semblant et demeurait en retrait, dans un coin du salon, en attendant que ça se passe. Sa maison était une réplique identique de la mienne, mis à part sa couleur brique terne. Seule une petite allée séparait nos chambres, qui se faisaient face. Malgré cette symétrie apparente de nos situations, nos réalités respectives n’auraient pas pu être plus contraires. Ses parents, Charlie et Olivia, se disputaient sans arrêt. Leurs cris, des bruits de verre cassé et aussi parfois des coups sourds nous obligeaient à augmenter le volume de la télévision. Lorsque leurs altercations dégénéraient, Kip se réfugiait chez nous. Ma mère l’accueillait toujours les bras ouverts : « Kip ! Entre, mon trésor ! Dis-moi, tu as un petit creux ? » Charlie et Olivia – qui travaillaient de nuit, lui à l’usine de tracteurs à la sortie de la ville, elle dans un bar pour routiers sur la 101 – oubliaient souvent de lui faire à manger avant de partir ou en rentrant se coucher à l’aube. Selon l’heure, maman lui préparait des œufs brouillés, du pain perdu ou un cheeseburger, le seul plat qu’elle savait vraiment cuisiner. Après la première bouchée, Kip lui décochait un sourire de satisfaction, et elle le gratifiait d’un baiser sur le front. Cette marque d’affection, pourtant loin d’être exclusive, ne manquait pas d’agacer mon père. Il se mettait alors à pester contre un tiroir qui coulissait mal, une bouilloire entartrée.
Plutôt que de subir sa mauvaise humeur, Kip et moi nous retranchions alors vers ma cabane en bois, perchée dans un arbre au fond du jardin. Mon père avait passé des semaines à transformer un vieux chêne tordu en théâtre de mon enfance. La veille de son inauguration officielle, lors de mon septième anniversaire, il m’avait remis une grosse clé qui ne servait à rien puisque la porte n’avait pas de serrure, puis m’avait enjoint de monter pour faire le tour du propriétaire.
« Tu viens pas avec moi, papa ?
— Non, ma chérie. C’est ton endroit rien qu’à toi.
— Comme ton garage ? »
Le visage de mon père s’était décomposé, mais il était parvenu à me répondre avec un filet de voix : « En plus lumineux. Allez ! Monte ! »
Depuis la plateforme, qui ne devait pas se situer à plus de trois ou quatre mètres du sol, le monde en contrebas m’était apparu à la fois plus petit et plus grand. Ce qui m’avait semblé colossal – mon père, ma ville – était soudain ramené à ses dimensions modestes. Mais j’avais aussi pressenti que le champ de mon existence ne se limiterait pas à mes parents, ni à Kiowa. D’en bas, papa m’avait observée, la tête levée, la main en visière, un sourire déjà nostalgique au coin des lèvres. Je l’avais salué d’un geste de la main, telle une passagère de transatlantique, puis étais entrée dans la cabine qui fournirait un univers inépuisable aux rêveries vagabondes de mon enfance.
La cabane en bois, et surtout Kip dans la cabane en bois m’ont donné un avant-goût de mon avenir. Nous y avons passé d’innombrables heures à lire, dessiner, regarder des films sur une vieille télévision jetée à la casse que mon père avait réussi à ranimer, et à taire l’important pour mieux le souligner. Ses grands yeux noisette furent les dépositaires de tous mes secrets et mes peines – même si, à l’époque, ceux-ci se résumaient à des intuitions d’événements futurs. Kip, lui, ne s’apitoyait jamais sur son sort, même lorsqu’il était couvert de bleus que ses tee-shirts toujours trop grands dissimulaient mal. Il servait déjà de souffre-douleur à la moitié des gamins de Sunflower – surtout à Jack, le fils d’un courtier en assurances taciturne que toute la ville savait cocufié par sa femme. Tout prédisposait mon ami au rôle ingrat de victime expiatoire : sa pâleur et sa silhouette filiforme, ses vêtements d’occasion, son hygiène douteuse, et un trouble de l’élocution à mi-chemin entre le bégaiement et le zozotement, qui ne l’affligeait qu’en présence des autres, jamais quand nous étions seuls. Kip « incarnait » Kiowa, sa splendide décadence, son ennui tourbillonnant. Rien de surprenant, donc, à ce que ses rejetons lui pissent dessus.
Kip était mon aîné de quelques mois mais avait tellement besoin d’une grande sœur que je me comportais comme telle. Je l’escortais sur le chemin de l’école, partageais mon sandwich avec lui à la cantine lorsque Jack lui volait sa gamelle, l’aidais à faire ses devoirs, lui lisais des contes des frères Grimm pour lui donner du courage. Un soir d’hiver, alors que nous parcourions Hansel et Gretel à la lueur d’une chandelle, ses yeux se sont illuminés. Il m’a implorée d’adapter cette histoire pour lui, pour nous. Je ne m’en croyais pas capable, mais comment trahir cette confiance qui frôlait la foi ?
Uwe et Elke fut mon premier texte. Cette petite fable relatait les aventures d’un frère et d’une sœur de sang royal qui s’évadaient d’un château noir gouverné par leur oncle, un roi fou qui avait usurpé leur trône, après avoir appris que ce dernier avait l’intention de les assassiner avant leur majorité. Kip adorait cette histoire – surtout le passage où le roi finit par se noyer dans un étang gelé que nos héros l’avaient convaincu de traverser en imprimant dans la neige fraîche, à l’aide d’une chaussure suspendue à une branche, de fausses empreintes de pieds. « Quel couillon ! » avait pouffé Kip lors de ma première lecture. J’ai peu à peu découvert le pouvoir vengeur de la littérature en redressant les torts faits à maints opprimés. Que j’aimais leur donner le dernier mot !
Plus la situation familiale de Kip empirait, plus nous nous abritions dans ma cabane pour rêvasser. Depuis les cimes, les esclandres venus de sa maison ne semblaient qu’un écho déclinant. Là-haut, nous nous croyions hors de portée des lois des adultes, jusqu’à ce que leur juridiction universelle nous rattrape. Une fin d’après-midi – je devais avoir dix ou onze ans –, j’ai trouvé Kip recroquevillé dans la pénombre, en pleurs. Il ne sanglotait pas comme mon père le faisait parfois dans son garage. Ses larmes étaient étrangement calmes ; une goutte tombait lentement, puis une autre, comme autant de concessions à la gravité. Je l’ai pris dans mes bras jusqu’à ce qu’il m’apprenne que sa mère avait quitté le foyer.
« Kip, c’est pas la première fois, ai-je tempéré.
— Non, mais cette fois c’est pour de bon, a-t-il articulé. Olivia m’a dit qu’elle m’aimait. »
Kip avait hélas souvent raison lorsqu’il s’agissait d’interpréter les augures. Sans que mes parents le sachent, je l’ai aidé à s’installer dans la cabane. Dès que mes parents avaient le dos tourné, j’apportais à Kip de quoi manger, des vêtements de rechange, des comics. Au bout d’une semaine environ, après un signalement de notre école, deux policiers qui empestaient la cigarette sont venus interroger mes parents. Une fois assis autour d’un café, papa leur a appris que nous ne l’avions pas vu depuis quelque temps, tout en gardant les yeux posés sur moi. Maman, elle, serrait un coussin brodé contre sa poitrine. Après nous avoir demandé si Kip prenait du crack – ma mère a écarquillé les yeux –, les agents nous ont dit de ne pas nous inquiéter. Les fugueurs revenaient presque toujours. Leur attitude dénotait une indifférence blasée. Kiowa se dépeuplait. Que pouvions-nous y faire, hein ? Quand ils ont pris congé, ma mère leur a offert une boîte de biscuits, comme si elle espérait les motiver à faire leur travail.
Kip a voulu décamper le soir même. « J’peux pas rentrer chez moi, Charlie me tuerait. J’dois aller chercher Olivia.
— Mais tu sais même pas où elle est ! ai-je objecté.
— Olivia adore les couchers de soleil, plus que tout, plus que moi. Je la retrouverai en suivant le soleil. »
Kip a essayé de me dissuader de l’accompagner, mais rien n’y a fait. En suivant l’exemple de Uwe et Elke, nous avons planifié notre fuite. J’ai volé trois jours de provisions dans la cuisine et une carte routière dans le garage. Les premières vingt-quatre heures allaient être cruciales. Il nous faudrait mettre le plus de distance possible entre nos poursuivants et nous. Nous nous sommes donc résolus à passer par Blue Hills, le quartier malfamé, afin de rejoindre la gare de marchandises, dans l’espoir de sauter dans un train à destination de la Californie.
Nous avons pris le large juste avant l’aube. Après avoir longé la frontière sinueuse entre Sunflower et la campagne environnante, nous avons traversé en courant la route 400, qui séparait notre quartier de Blue Hills. À première vue, cette zone était bien loin des histoires effrayantes que les adultes racontaient à son sujet. À cette heure matinale, les rues désertes ressemblaient à celles de notre quartier, quoique un peu plus sales, il est vrai. Les bennes à ordures débordaient. Un peu plus tristes, aussi, puisqu’une maison sur quatre était condamnée et couverte de graffitis. Juste une question de nuances. Mais plus nous nous rapprochions de la gare, plus Blue Hills se peuplait d’ombres, des indigents qui vivaient sous des tentes de bâche bleue ou dormaient sur un bout de carton, à même le sol. Un vieux clochard afro-américain drapé dans deux manteaux d’hiver malgré la chaleur ambiante nous a apostrophés : « Hé, les mômes ! Vous auriez pas un penny ?
— Non, monsieur, désolée », me suis-je excusée.
Le mendiant a saisi une bouteille de vodka vide dans son caddie rempli de détritus et nous l’a jetée à la figure, nous manquant de peu.
« Sale fils de pute ! a protesté Kip.
— Tu crois pas si bien dire, mon pote, haha ! » a ricané le vagabond, avant de passer son chemin.
Un peu plus loin, une prostituée latina d’une cinquantaine d’années qui n’avait pas encore fini sa nuit alors que le soleil s’était levé depuis une heure a hélé Kip à son tour : « Chéri, t’as pas envie de devenir un homme ?
— Euh… Ben, si, a-t-il admis, un peu gêné, en tirant sur son tee-shirt.
— Viens voir maman, lui a-t-elle dit en lui faisant signe de se rapprocher.
— T’es pas ma mère, sale conne ! s’est écrié Kip.
— Qu’est-ce que t’en sais, mon lapin ? »
Nous avons ensuite traversé un vaste terrain vague en louvoyant entre des canapés éventrés et des carcasses de voitures brûlées, pour arriver enfin à la gare de marchandises. Celle-ci paraissait abandonnée. Les fenêtres du bâtiment principal étaient soit brisées, soit barricadées. Nous nous sommes faufilés par un trou dans le grillage de clôture qui interdisait l’accès aux voies de garage. Deux ou trois trains rouillés étaient stationnés là. Nous avons trouvé un wagon vide où nous cacher mais un vigile nous a aperçus, nous obligeant à prendre nos jambes à notre cou. Dépités, nous avons passé le reste de la matinée et une partie de l’après-midi à parcourir des champs de maïs vers l’ouest. À bonne distance de Kiowa, nous avons bifurqué vers le sud pour rejoindre la route 400. Quand nous avons enfin distingué une station Texaco, le visage de Kip s’est éclairé. « On va faire de l’auto-stop !
— Mon père m’a toujours dit de ne jamais monter dans la voiture d’un inconnu, ai-je bredouillé piteusement.
— Pas une voiture, un camion. Olivia travaillait dans un bar pour routiers, tu te souviens ? Je sais comment leur parler, c’est des mecs bien. »
Angoissée, j’ai prétexté un besoin pressant pour aller réfléchir aux toilettes. Lorsque j’en suis ressortie une dizaine de minutes plus tard, l’un des deux policiers qui m’avaient interrogée m’a attrapée par les épaules. L’autre passait des menottes à Kip, un peu plus loin, sur le parking. Kip et moi avons fait le trajet du retour sur la banquette arrière de leur voiture de patrouille, en silence, sirènes éteintes. Une fois au commissariat, le shérif Brown, sans doute frustré par sa cote de popularité déclinante auprès d’une populace qui blâmait son supposé laxisme, nous a fait jeter en cellule puis nous a passé un savon depuis derrière les barreaux. Nos pères sont venus nous récupérer. Ils ont dû promettre au shérif de nous donner une correction pour qu’il accepte de nous relâcher. Papa est parvenu à garder son calme jusqu’à ce que, une fois chez nous, ma mère se mette à me couvrir de baisers.
« Mais qu’est-ce qui t’a pris, Lauren ? a-t-il explosé.
— Je voulais juste aider Kip à retrouver sa maman.
— J’ai toujours su que c’était un oiseau de malheur, ce gosse ! Je ne veux plus que tu le voies ! C’est compris ?
— Mais Kip est comme mon frère ! » ai-je protesté, outrée.
Mon père m’a giflée, sèchement, pour la première fois de ma vie. Dans le silence qui a suivi, nous avons entendu d’horribles appels de détresse depuis la maison mitoyenne. Ma mère a couiné « Kip ! » et esquissé un mouvement instinctif vers la porte de la cuisine, avant que mon père la rattrape par le bras. Maman l’a supplié de la laisser s’en charger, car Charlie l’écouterait, elle. Mais il lui a rétorqué que certains problèmes devaient se régler d’homme à homme. Comme pour appuyer son propos, papa s’est armé de la batte de base-ball qu’il réservait aux « camés » qui auraient eu la mauvaise idée de s’inviter chez lui.
Les hurlements ont cessé dès que mon père est entré chez les voisins, faisant place à un calme inquiétant, indéchiffrable. Après une attente interminable, papa est rentré à la maison, le visage fermé.
« Qu’as-tu fait, Harry ? s’est inquiétée ma mère.
— J’ai réglé le problème. Régler des problèmes, c’est mon métier. »
Quelques jours plus tard, Kip était de retour à l’école, apparemment indemne. J’ai cherché à l’aborder, mais il a réussi à m’éviter en accélérant le pas. Lors d’une récréation, j’ai fini par le coincer au détour d’un couloir. Il m’a lancé un regard d’animal pris au piège. Quand j’ai avancé une main maladroite vers sa joue, il a reculé d’un bond. Je lui ai dit que nous pouvions passer outre l’interdiction de mon père et nous rencontrer en secret, ici, ou mieux encore à Lemon Park, jusqu’à ce que tout revienne à la normale.
« Je… J’peux pas, a-t-il bégayé.
— Tu es puni toi aussi ?
— Je… je… j’dois y aller. Mon co… cours co… co… mmence.
— Attends ! Je t’écrirai une histoire, hein ? Et je la laisserai dans ton casier.
— U… U… Uwe et El… Elke se sont noyés dans le la… la… lac. End of story. »
Kip s’est ainsi éloigné de moi sans explication, malgré mes efforts répétés pour rétablir le contact. Je le voyais encore presque tous les jours à l’école, mais nous évoluions dorénavant dans des univers parallèles, chacun régi par ses lois. Au fil des ans, le souvenir de notre amitié est devenu de plus en plus difficile à distinguer de ces contes que j’écrivais autrefois pour lui – des récits qui m’avaient émue, changée même, mais dont j’avais oublié le thème.
Le reste de mes années de collège a défilé comme mes parents l’avaient souhaité, sans heurts, dans cette banalité anonymement placide de Sunflower, jusqu’à ce que mon enfance finisse dans un murmure. Le matin de mon premier jour de lycée, ma mère a oublié de traîner son vieux câble électrique quand elle m’a accompagnée au car scolaire. J’ai tout d’abord été soulagée, car j’avais eu peur d’être placardée « fille à sa maman » par mes camarades. Mais lorsque le bus a négocié son premier virage, congédiant l’image de cette femme aux bras ballants, j’ai versé une larme pour une époque qui venait de s’achever.
Chaque fois que j’essaie de me remémorer mon adolescence, les premières images qui me reviennent ressemblent à ces scènes de film en time lapse où une foule effrénée court autour d’un protagoniste parfaitement inerte au milieu du cadre. On pressent que l’action véritable se déroule ailleurs, en dehors du champ de la caméra. Le décor, en lui-même, n’avait rien de très exceptionnel. Mon lycée, Liberty High, se situait dans la zone limitrophe entre Sunflower et Lemon Park, mais du côté de ce dernier. C’était, avec l’Indian Springs Mall qui venait d’ouvrir ses portes dans la zone commerciale, l’un des rares lieux où les adolescents « sudistes » se mélangeaient, sans aller jusqu’à inclure les « nordistes » de Blue Hills, qui avaient leur lycée à eux, Washington High. Si la majestueuse façade en pierre de Liberty créait l’illusion d’une vénérable institution, ses larges couloirs tapissés de casiers bleus où les élèves cadenassaient leurs identités incertaines et ses murs couverts de maximes bariolées qui dissimulaient mal le vide d’esprits incurieux étaient plus conformes à Kiowa. Il ne s’agissait pas de l’un de ces « lycées à problèmes », comme Washington High, où les élèves devaient montrer patte blanche en traversant des portiques de sécurité ; juste un endroit où une jeunesse ingrate venait hurler son mal de vivre devant les victoires anecdotiques de son équipe de football sur la pelouse vert amer d’un stade.
Ma première rentrée des classes m’a fait penser à un triage médical en temps de guerre. À peine avaient-ils mis un pied dans le vestibule que les bizuts se sont fait catégoriser en quatre groupes – vert, jaune, rouge ou noir – selon la gravité de leur état. On leur assignait ensuite un rôle laissé vacant par la classe précédente : surdoué, brute, perdant, salope, etc. Je me serais satisfaite bien volontiers d’une étiquette rouge, « sans intérêt ». On vit cependant en moi l’une des grandes gagnantes de cette loterie, destinée à remporter une multitude de titres lors des concours de popularité, un honneur normalement réservé aux demoiselles bien habillées de Lemon Park. Des filles que je ne connaissais que de vue se sont mises à me suivre partout, jusqu’aux toilettes, pour solliciter mon opinion sur des sujets qui m’étaient étrangers et, par ailleurs, m’indifféraient. Lizzie, une jolie brune qui habitait à deux rues de chez moi et voyait dans un bon mariage le seul moyen de monter dans l’échelle sociale, me demanda par exemple : « Laurie, Steve vient de me faire passer un petit mot qui dit : Quoi de neuf ? Tu crois qu’il a cassé avec Brittany ?
— Steve ?
— Steve Harding, le fils du maire ET le wide receiver des Bulldogs !
— Ah, ok. Réponds-lui : Rien de spécial, et toi ? Comme ça tu verras ce qu’il a à te dire. »
Deux secondes plus tard, Emma, la fille du juge Paulson, un chrétien évangélique qui aurait aimé pouvoir prononcer la peine de mort pour des infractions mineures du code de la route, me consulta à son tour : « Laurie, j’ai pris trois kilos. Tu crois que je devrais faire le régime Atkins avant de ressembler à une vache ? Sinon Jack ne s’intéressera jamais à moi.
— Tu devrais plutôt rejoindre l’équipe d’athlé. Une place vient de se libérer. Quant à Jack, euh, je te recommande de l’éviter.
— Parce qu’il vient de Sunflower ?
— Non, bien sûr que non, lui ai-je répondu en rougissant.
— Oh ! J’oubliais que tu viens de là aussi ! Désolée. C’était ton mec au collège ?
— Certainement pas ! C’est juste que, enfin, fais attention quoi », l’ai-je avertie, ce qui n’a fait que piquer sa curiosité, car Emma aimait s’encanailler.
Une partie de moi mourait avec chacun de ces bavardages inutiles. Je lisais – voulais ! – du Jane Austen mais m’étais malencontreusement retrouvée coincée dans une sitcom. Les garçons, eux, n’allaient pas jusqu’à me suivre aux W.-C., mais me faisaient passer des Quoi de neuf ? auxquels je me contentais de répondre Rien de spécial sans ajouter de Et toi ? aguichants. Ma vie lycéenne avait la saveur d’additifs alimentaires, trop sucrée, trop salée pour être saine. Mes nouvelles « amies » et moi pouvions passer des journées entières à arpenter l’allée centrale du mall en slalomant entre les tipis en plastique qui étaient censés la décorer, dans un aller-retour perpétuel du stand de friandises au Wendy’s, sans jamais rien acheter à manger car l’odeur qui en émanait suffisait à nous sustenter. William Blake croyait que « le chemin de l’excès mène au palais de la sagesse ». Je doute qu’il ait jamais mis les pieds en Amérique, où l’excès ne mène qu’à l’obésité.
Alors que ma mère se laissait facilement berner par mes bonnes notes et mes soirées pyjama, papa, lui, savait reconnaître un écran de fumée.
« Quelque chose ne va pas, ma chérie ? Des problèmes au lycée ?
— C’est juste, hum, tu sais, cette période du mois.
— N’en dis pas plus ! »
Quand mon père m’ouvrait ainsi la porte de son confessionnal, j’étais tentée de tout lui dire, d’avouer une mélancolie qui ressemblait de plus en plus à une inaptitude au bonheur. Lui m’aurait comprise sans explication de texte. Mais je ne m’en sentais pas le droit, au vu des espoirs placés en moi. Papa n’insista jamais assez. Les personnes qui taisent de vrais chagrins ont, peut-être, trop de respect pour les silences coupables.
Sans que je ne m’en rende vraiment compte, mes mensonges par omission se sont peu à peu transformés en mensonges par affirmation. Je crois que cette mutation a débuté le jour où Steve m’a invitée à aller voir un film. Ne pouvant me défausser sur Lizzie, qui préférait feindre un manque d’intérêt à son encontre, je lui ai répondu que j’avais un copain – un étudiant plus âgé – en lui faisant promettre de garder le secret. Dès le lendemain, j’ai fait face à un barrage de questions dans les toilettes du lycée.
« Il a quel âge ? m’a interrogée Emma.
— Euh… dix-neuf ans.
— Dix-neuf ans ! a piaffé Lizzie. Il s’appelle comment ?
— Hum, Kevin. Mais vraiment, je vous supplie de ne pas…
— Quand est-ce que vous vous êtes rencontrés ?
— Il y a quelques mois. Vous vous souvenez de la dernière fête foraine à Dodge City ? Il a de la famille là-bas.
— Et ton Kevin, il est mignon ?
— Très, mais dans un genre mauvais garçon, ai-je précisé pour faire plaisir à Emma.
— On veut tout savoir ! »
Pour une première, je m’en suis plutôt bien tirée. Je me suis donc mise à utiliser Kevin comme excuse quand je voulais m’économiser un navet au cinéma, un match de football ou une beuverie dans les bois – surtout ces dernières, parce que j’étais effrayée par ce qui arrivait aux filles lorsqu’elles s’éloignaient un peu trop de la clairière où les lycéens de Liberty faisaient la fête autour d’un feu. J’ai bientôt commis un faux pas qui aurait pu me coûter cher quand Emma et Lizzie m’ont demandé pour la énième fois quelle matière Kevin étudiait.
« Anglais et littérature.
— Pas les sciences politiques ?
— Il vient de changer de majeure. C’est encore possible en deuxième année. »
Cette gaffe m’a incitée à professionnaliser mon approche en consacrant un journal intime à ma relation fictive avec Kevin. J’y décrivais sa vie, son apparence physique, nos rendez-vous et tout ce qui pouvait me passer par la tête. Dans un premier temps, Kevin s’est conformé au stéréotype de l’artiste écorché, un romantique attentionné dans ses bons jours, mais qui devenait agressif dès qu’il avait trop bu. Petit à petit, je me suis néanmoins prise d’affection pour lui. J’ai étoffé son personnage de complexités et contradictions attachantes, jusqu’à l’aimer suffisamment pour lui donner ma « virginité » le jour de mes dix-sept ans. Je n’ai jamais perdu de vue le fait que Kevin n’était que le produit de mon imagination. Cela dit, la fiction a une faculté surprenante d’occuper les espaces laissés libres par la monotonie du quotidien. Notre idylle n’était hélas pas destinée à durer. Un jour, Emma m’a informée que son cousin étudiait lui aussi la littérature à l’université de Chicago et a suggéré une rencontre. « Carrément ! » me suis-je exclamée. Quelques jours plus tard, Kevin me quittait pour une autre – une étudiante, elle – avec un SMS laconique pour tout adieu : Bébé, c’est fini pour nous. À plus. K
Le vendredi suivant, je suis allée à une fête qu’Emma avait organisée chez elle, une énorme maison de style victorien, en l’absence du juge Paulson, bien évidemment. Sans l’ombre protectrice de Kevin, je me suis sentie vulnérable au bord d’une piscine où les filles barbotaient seins nus ; puis dans un salon où une vingtaine de garçons se rentraient dedans en beuglant : « If you’re under eighteen you won’t be doing any time / Hey, come out and play » sur un morceau des Offspring ; dans une cuisine où Jack et son équipe de football s’écrasaient des canettes sur la tête pour un peu plus s’abrutir ; ou dans une salle de bains où Lizzie et Emma vomissaient tour à tour en pleurnichant : « Où est Steve ? » et « Mon père va me tuer ». J’ai trouvé une chambre libre à l’étage et me suis allongée sur un lit à baldaquin. Sans que je l’aie vu entrer, Steve s’est assis à mon côté.
« J’ai la tête qui tourne, m’a-t-il avoué.
— C’est le monde qui tourne, idiot, et nous qui restons immobiles dans ce trou à rats. »
Par dépit, par épuisement, j’ai laissé le fils du maire Harding me débarrasser pour de bon d’une innocence qui semblait bien superflue sur le matelas du juge Paulson. Mon manque d’allant lui a vite fait perdre ses moyens. Steve n’a cessé de s’excuser pendant les dix minutes qu’il lui a fallu pour me dévêtir, me pénétrer, se retirer et sortir de la chambre après avoir vérifié trois fois que personne ne se trouvait dans le couloir. Bye Kevin.
La semaine suivante, j’ai passé toutes mes pauses enfermée dans les toilettes de peur que Steve m’ait dénoncée. Quand j’ai eu vent des rumeurs qui circulaient à propos de mon « trouble alimentaire », j’ai dû me résoudre à quitter cet abri de fortune et ai plongé à nouveau dans le marécage de la vie lycéenne, mais j’ai suffoqué bien vite sans l’échappatoire fournie par Kevin. À la cantine, j’observais les gothiques, les intellos et les gays blottis dans les recoins les plus reculés de la cafétéria avec une certaine jalousie. Une erreur de casting avait été commise à mon entrée au lycée car ma place était là-bas, à la périphérie.
« Laurie, surtout ne te retourne pas, mais le monstre n’arrête pas de te mater, m’a chuchoté Emma un jour.
— Le monstre ?
— Ouais, à ta droite. Le mec avec un tee-shirt de Korn. Sois discrète surtout.
— C’est juste Kip, Emma. On est dans le même cours de chimie.
— On m’a dit qu’il tue des chatons, genre, pour le plaisir.
— C’est juste un fan de metal…
— Ouais, comme j’te dis. Sois prudente, hein ? S’il t’emmerde dis-le-moi de suite et je demanderai à Jack de lui donner une leçon.
— N’en fais rien, d’accord ? Kip ne ferait jamais de mal à une mouche. »
Kip et moi n’avions pas échangé un mot depuis plus de six ans. J’avais, moi aussi, remarqué qu’il m’épiait depuis quelque temps. J’avais l’habitude des regards insistants des garçons, mais celui de Kip me rendait mal à l’aise. Je n’y détectais aucune luxure ou malveillance – seulement une certaine ironie, ce qui était bien pire.
Que je sache, Kip n’avait jamais rien fait pour mériter sa réputation au lycée. Ses cheveux longs, ses yeux cernés, sa peau d’une pâleur extrême, sa voix éraillée et sa passion pour la musique hurlante indiquaient simplement qu’il se trouvait au bas de l’échelle. Je ne lui connaissais aucun ami, aucune tribu. Kip traînait son spleen dans les couloirs – une solitude contagieuse qui maintenait tout le monde à distance, même nos professeurs. Son arrivée dans une classe suffisait à la réduire au silence ; son départ, à déclencher des soupirs de soulagement. S’il y avait quelque chose de monstrueux chez lui, c’était au sens étymologique du terme. La masse des lycéens se trouvait d’un côté de la ligne, et lui de l’autre. Kip m’a affirmé plus tard que « parfois les lieux humains créent des monstres inhumains(2) ». Mes camarades, chacun d’eux, avaient besoin d’un paria pour renforcer leur sentiment d’appartenance. Je suis peut-être une merde, mais au moins, moi, je ne suis pas un taré.
Pendant toutes ces années, Kip n’avait jamais fait la moindre tentative pour reprendre contact avec moi. Il évoluait dans mon angle mort, là où les formes ne sont plus visibles mais où les mouvements sont encore perceptibles. Jusqu’à ce qu’il en sorte de manière fortuite. Lors de mon dernier semestre, je suis arrivée en retard pour le déjeuner et n’ai trouvé aucune chaise libre à la cafétéria. Les seules places encore disponibles se trouvaient à la table de Kip. Personne d’autre n’osait s’y asseoir. J’ai oublié un instant l’ordre établi et me suis attablée face à lui. J’étais loin de me douter à l’époque que ce choix par défaut changerait le cours de ma vie, et de bien d’autres. Sans lever les yeux de son plateau, Kip a grommelé : « C’est bon, c’est fini tes conneries, Laurie ?
— Je fais juste une petite pause, Kip. Rien de permanent.
— Si ça te fait plaisir de croire ça. »
Kip et l’art divinatoire. Dès la fin du sixième cours, Jack et trois de ses gros bras de l’équipe de football lui ont fracassé le crâne contre un casier, puis l’ont roué de coups de pied. Tout le lycée a rappliqué comme un seul homme. Rien de mieux qu’un lynchage pour tromper l’ennui.
Lorsque Kip a cessé de se débattre, Jack a déchargé sa bile : « Laisse Lauren tranquille, sale chien ! J’te bute si tu lui adresses la parole encore une fois ! »
J’ai dû me frayer un chemin dans la cohue en jouant des coudes. « Jack, arrête ça tout de suite ! l’ai-je supplié.
— Te mêle pas de ça, Lauren. Je fais ça pour ton bien. »
Cette remarque machiste m’a fait sortir de mes gonds. J’ai giflé Jack, avec une force insoupçonnée, comme si j’étais possédée par une autre.
« Salope ! Il te baise, hein, c’est ça ?
— Dis un mot de plus et je raconte tout – tout ! – au proviseur. »
Jack a levé la main mais Emma s’est interposée juste à temps. Le visage tordu de haine, Jack a persiflé : « On se reverra très bientôt, vous deux », avant de se laisser entraîner par sa copine vers la bibliothèque.
Nos camarades, éberlués par ce renversement soudain de l’ordre naturel, nous encerclaient encore.
« Fichez le camp ! ai-je fulminé. Tous ! Le show est terminé. »
Les vautours s’en sont allés en maugréant et nous ont enfin laissés seuls. Je me suis agenouillée au côté de Kip et ai tâté son visage, ses bras, ses jambes avec précaution, afin de confirmer qu’il n’avait rien de cassé.
« T’aurais pas dû te mêler de ça, a-t-il toussoté entre deux gémissements.
— Laisse-moi t’accompagner à l’infirmerie. Tu pourrais avoir une commotion.
— Nan, pas besoin ! Ces connards tapent comme des fillettes.
— Je peux au moins te raccompagner chez toi ? J’ai la voiture de ma mère aujourd’hui.
— Tu t’souviens d’où j’habite ? » m’a-t-il répliqué, moqueur, avant de cracher du sang par terre.
Nous avons rejoint ma voiture en titubant, bras dessus, bras dessous. Dès que nous nous sommes engagés dans notre rue, nous avons repéré la Dodge de Charlie, garée devant chez lui.
« Merde. Mon père est encore à la maison. Son quart commence à 8 heures les jeudis. Il ne peut pas me voir comme ça. Tu connais la Colline solitaire, à l’est de la 61 ?
— Kip, je devrais t’amener à l’hôpital. Tu n’as pas l’air bien, vraiment.
— J’ai juste besoin d’un peu d’air frais. »
Le lieu-dit « Colline solitaire » était le point culminant du comté, un îlot pelé qui surplombait des champs. La légende locale voyait en elle un tumulus indien protégé par une malédiction ancestrale, alors qu’il ne s’agissait que d’un simple accident géologique, un rocher qui résistait mieux à l’érosion que le reste du paysage. Les Kiowas ne nous avaient laissé en héritage que leur nom et leur mystère.
J’ai garé la voiture sur un chemin de terre à la base de la butte et servi de béquille à Kip jusqu’à son sommet. Sous l’effet du soleil couchant, la platitude des plaines en ce début de printemps s’est animée de mille nuances de rouge, de rose, d’orange et de gris.
« Ça te plaît, Laurie ?
— C’est splendide. On se croirait sur une île. Tu viens ici souvent ?
— Non, juste de temps en temps. »
Kip m’a confessé plus tard qu’il s’y rendait au moins une fois par semaine pour contempler le coucher de soleil.
« L’infini ! me suis-je émerveillée.
— À cette altitude, tout ce que tu peux distinguer autour de toi se trouve à une distance maximale de cinq kilomètres et demi. L’horizon n’est qu’une simple équation, tu sais. » Il a écrit d≈√2hr du bout du doigt dans la terre sèche et repris : « Plus haut tu te trouves, plus tu vois loin. Mais même en haut de l’Everest ton horizon ne se situera qu’à deux cent trente kilomètres. Notre comté est plus large que ça. C’est triste, non ? Depuis que j’ai appris ça, j’ai l’impression que l’horizon n’est qu’une ruse pour rednecks.
— Une ruse ?
— Ouais, pour nous faire croire que nous aussi on a le droit de rêver, alors que la fin de notre monde est là, juste au bout de notre nez. »
Le soleil a commencé à disparaître sous l’horizon.
« Je préfère me dire que notre liberté est à portée de main », lui ai-je dit en poussant de l’index l’astre vers le bas, jusqu’à ce qu’il s’efface totalement.
Les couleurs de mon adolescence ont changé dès que Kip est rentré en scène, comme si j’avais appliqué un filtre. Avant nos retrouvailles, ma vie était teintée de bleu, un bleu pâle et froid, telle la lumière d’un néon après avoir rebondi contre un mur d’hôpital. En sa compagnie, ma palette a tourné au jaune, le jaune des Grandes Plaines, de l’or couvert de poussière, de la poussière couverte d’or. Nous passions le plus clair de notre temps à sillonner le comté dans sa voiture ou la mienne, autant par choix que par nécessité, car nous ne pouvions pas prendre le risque d’être vus ensemble en ville. Jack n’aurait pas toléré ce défi de plus à son autorité. Alors que je considérais les Grandes Plaines comme rien de plus qu’un no man’s land qu’il me faudrait traverser un jour pour m’évader, Kip, lui, voyait dans leur immensité irréelle le seul avant-goût de divin auquel il aurait jamais droit. Le moindre point de repère sur ce panorama sans relief le fascinait.
« Regarde ça, Laurie ! me lançait-il souvent en me signalant un arbre esseulé au milieu d’une mer d’herbes hautes.
— Cet arbre, là ?
— C’est pas incroyable qu’il ait survécu si longtemps, tout seul, comme ça ? »
La plus paumée et déprimante des bourgades de l’ouest du Kansas lui évoquait des contrées lointaines. Il est vrai que leur nom avait souvent la poésie qui manquait à leur architecture.
« C’est Moscou, ça ? lui disais-je, désappointée.
— T’as pas froid, tout d’un coup ? »
Kip n’avait absolument rien à voir avec l’image qu’il projetait au lycée – celle d’un ado inadapté qui passait ses nuits à occire des démons sur Doom. Sa curiosité d’autodidacte était sans limites – joyeuse, bordélique, vorace. Il se moquait complètement de toute hiérarchie des savoirs, des pratiques culturelles. William Faulkner et Stephen King, Beethoven et Rage Against the Machine se trouvaient tous sur un plan d’égalité. Seul Shakespeare trônait au-dessus du lot. Kip pouvait passer des nuits entières à lire et relire, encore et encore, les mêmes volumes écornés qu’il avait dérobés à la bibliothèque municipale. Quand je m’en suis étonnée, il m’a exposé ses raisons : « C’est juste qu’il avait tout compris au destin, le mec.
— Hum, je ne supporte pas l’idée que notre sort soit prédéterminé par un dieu capricieux, les étoiles, les méfaits de nos ancêtres.
— Faut que tu relises ses pièces, alors, parce que c’est pas du tout ce qu’il dit. La destinée de ses personnages est dictée par leurs propres faiblesses. Quoi qu’ils fassent, ces pauvres cons finissent toujours par se faire rattraper par eux-mêmes. »
Son univers n’était pas plus joyeux que le mien, mais certainement plus riche, plus contrasté. En son absence, je m’étais réfugiée dans l’indifférence, droguée à l’ennui comme d’autres se shootent à l’opium, afin de m’épargner les souffrances qui accompagnent nécessairement toute métamorphose. Devenir femme dans cette société patriarcale – donc un trophée ou une servante, au choix – me faisait peur. Je ne pourrai vraiment exister qu’en m’exilant, pensais-je. N’ayant pas le niveau requis pour entrer à l’université, Kip, lui, n’avait d’autre option que de fouiller les ruines environnantes pour s’y trouver une vie, ou quelque chose y ressemblant. Un jour, par exemple, nous avons visité une bourgade fantôme abandonnée après qu’une tornade l’eut ravagée, un demi-siècle auparavant. Les rares maisons encore debout étaient recouvertes d’une végétation lépreuse.
« Pourquoi m’as-tu amenée ici ? Ce bled est lugubre.
— Quoi, lugubre ? Na ! Te fie pas aux apparences, tu vaux mieux que ça. Les rues bruissent encore des souvenirs des pionniers. Prête-leur l’oreille une seconde. Tu verras bien.
— Oui ! Je les entends ! »
Les colons arpentaient les trottoirs de la grand-rue et vaquaient à leurs affaires, sans se soucier de notre présence.
« Tu vois toujours le fer derrière la rouille.
— J’vois pas quel est le problème avec un peu de rouille. »
Comme lorsque nous étions enfants, nous pouvions passer des heures à ne rien faire. Nous nous allongions dans l’herbe au sommet de la Colline solitaire, ma tête appuyée sur sa cuisse, et regardions le temps passer. Kip me prenait parfois par la main pour m’empêcher de dériver sur l’océan de nos silences. J’ai résisté le plus longtemps possible à la tentation de nous cataloguer, mais je me doutais parfois de ce que Kip ressentait quand ses longs doigts malhabiles caressaient mes cheveux ou s’égaraient sur mon cou. Avec le recul, il serait facile de m’en vouloir de ne pas avoir reconnu et déçu ses espoirs plus tôt. Mais la confusion des sentiments est consubstantielle à l’adolescence.
Pendant toute une saison, nous avons erré dans ce labyrinthe sans murs ; pris des virages à droite et à gauche qui nous ont menés vers autant de culs-de-sac.
« Tu sais où on va, Kip ?
— Plus ou moins. J’essaie de retracer mes pas, même si j’suis jamais passé par ici. »
Kip faisait souvent ce type de remarques qui n’avaient aucun sens mais que je comprenais malgré tout. J’ai appris grâce à lui à accepter que des vérités puissent fleurir sur un terreau de contradictions. Je voulais l’aimer, vraiment. Je l’ai voulu si fort que j’ai cru l’aimer. À cette époque, je savais déjà que la vie était injuste, mais j’avais encore du mal à admettre que mon cœur le soit aussi. Un après-midi, alors que nous nous trouvions sous le gigantesque Meccano des gradins du stade, notre sanctuaire sur le campus, je l’ai laissé m’embrasser. Ce fut mon premier baiser. Steve avait souillé chaque parcelle de mon corps de son haleine alcoolisée, sauf ma bouche, la seule partie de moi qui ne l’avait pas intéressé. Mon premier baiser eut un goût de cigarette, d’eau salée, de fin de printemps. Je fus enfin certaine que j’aimais Kip, mais pas comme il l’aurait souhaité, hélas.
« Je t’aime, Elke.
— Moi aussi, Uwe. »
Je venais d’être admise à l’université de Columbia, et espérais que mon départ pour un job d’été à New York quelques semaines plus tard m’épargnerait la responsabilité de devoir ajouter : comme un frère.
Le surlendemain, mon père m’a intimé de le rejoindre dans son garage à mon retour du lycée. Il a refermé la lourde porte derrière lui et a jeté une pile de photographies sur son établi. La première montrait la scène susmentionnée ; le reste, nos escapades en voiture, prises au téléobjectif. J’ai immédiatement compris que Jack et ses acolytes se cachaient derrière cette sournoiserie. Ils avaient dû nous filer pendant des mois – raison pour laquelle ils ne s’étaient pas attaqués à nous frontalement. Je me suis sentie plus blessée par ma propre négligence que par ce que ces clichés révélaient.
« Et alors ? ai-je osé.
— Mets fin à cette ab… à tout ça, sur-le-champ, m’a ordonné mon père sans préambule.
— Mais c’est ma vie, papa !
— À dix-sept ans on n’a pas de vie, Lauren, juste un futur. Et ce futur te tend les bras. Ne gâche pas tout pour…
— Un moins que rien comme Kip ? On n’a même pas… »
Mon père a frappé son établi du poing avec une telle violence qu’un marteau a sauté en l’air et est retombé sur le sol en ciment en produisant un clac aussi sec que la décision d’un juge.
« Je ne veux rien savoir, bon sang !
— Maman est au courant ?
— Ça la tuerait, Lauren ! Tu sais bien que ta mère a le cœur fragile.
— Elle n’a pas à savoir, papa.
— Nous vivons à Kiowa ! Tout se sait. Quitte-le avant qu’il ne soit trop tard. Kip n’est pas la personne que tu crois. Fais confiance à ton vieux père, je t’en prie.
— Papa, tu commences vraiment à me faire peur. Je suis désolée mais c’est absurde. Notre fugue, c’était il y a si longtemps. »
Mon père s’est laissé tomber à terre, a pris mes jambes dans ses bras et enfoui sa tête dans mon ventre. Je ne l’avais jamais vu dans un tel état. Ce n’est pas son désarroi qui m’a fait plier, mais le fait qu’un homme aussi fier puisse s’abaisser à implorer une ado de la sorte. Il m’a tendu le combiné du téléphone. J’ai composé le numéro de Kip sans réfléchir, tel un automate dépourvu de faculté de jugement.
« Kip ?
— Oui, m’a-t-il répondu d’une voix glaciale.
— Jack nous a pris en photo… Il les a envoyées à mes parents. Ils ne veulent pas qu’on… Enfin, je ne pourrai plus…
— Ok », m’a-t-il interrompue, sans affect apparent, avant de raccrocher.
Papa me serra contre lui jusqu’à ce que je me libère de son emprise et coure vers ma cabane en bois, où je ne m’étais pas abritée depuis bien longtemps. Je ne me suis autorisée à pleurer qu’une fois là-haut. Ce n’est pas ma rupture avec Kip, en tant que telle, qui m’a fait le plus de mal, mais le soulagement répréhensible que j’éprouvais. J’avais saisi la première excuse qui s’était offerte à moi pour ne pas avoir à être la « méchante » de cette histoire. Notre séparation était la faute de mon père, de Jack, de Kiowa, de la jeunesse, de la vie. Pas la mienne. Je me haïssais de m’exonérer ainsi, exécrais ma lâcheté, mon laisser-faire.
Le lendemain matin, une foule compacte se pressait devant mon casier au lycée, subjuguée par une photo montrant deux parias enlacés sur un tumulus. Une deuxième année que je ne connaissais pas déclara : « Malgré ses airs de princesse, j’ai toujours su que c’était une salope. » Après l’avoir bousculée au passage, j’ai déchiré le cliché en morceaux. À ma droite, Kip fixait son propre casier, où un autre exemplaire avait été placardé. Il a ouvert la porte sans rien dire, saisi un manuel de mathématiques puis a rejoint sa salle de cours sans même prendre la peine de le décrocher. Après m’être chargée du sale boulot, j’ai passé le reste de la journée dans une sorte de brouillard. Je me souviens d’avoir contemplé les branches d’un érable rouge caresser les vitres de ma salle de classe et créer un théâtre d’ombres sur le tableau blanc. Peut-être n’étais-je que l’une de ces ombres, la projection de quelque chose de plus réel, de plus tangible qui se trouvait au-dehors, de l’autre côté des fenêtres.
À mon retour chez moi, maman m’a accueillie en frappant des mains. Mon père se tenait derrière elle, l’air sombre.
« Ma puce ! Tu es prête ? s’est-elle enquise, trépignante.
— Prête pour quoi ?
— Pour quoi ? Mais pour ton bal de fin d’année, bien sûr ! J’ai hâte de te voir dans ta robe ! »
Après tout ce qu’il s’était passé, ce fichu bal était la dernière de mes préoccupations.
« Maman, je n’ai plus vraiment envie d’y aller.
— Tu plaisantes ou quoi ? Dis-moi que tu plaisantes !
— Je n’ai même pas de cavalier pour m’accompagner.
— Oh, mais tu ne vas pas te laisser abattre pour si peu ! Je n’avais pas de cavalier non plus, et alors ? Je me suis amusée comme une folle ! Le bal, c’est toujours une nuit magique. Toutes tes copines seront là. Et tu seras sans doute élue reine.
— Hum, j’en doute… »
Papa a froncé les sourcils, pour me rappeler à quel point ma mère tenait à ces rites de l’Americana. J’ai donc fini par céder. Maman m’a entraînée vers leur chambre à coucher, où m’attendait la robe de soirée rouge écarlate que nous avions achetée en solde à Indian Springs, bien à plat sur le lit, tel un linceul. Elle m’a coiffée et maquillée tout en babillant à propos de ses jeunes années.
« Tu n’avais pas de copain au lycée, maman ?
— Si, le même pendant trois ans. J’étais éperdument amoureuse de lui. C’était le running back des Bulldogs ! Et le plus beau garçon de Kiowa ! N’en dis surtout pas un mot à ton père. Il est un peu jaloux, même du passé.
— Promis. Et pourtant tu es allée au bal toute seule ?
— Oui, a-t-elle lâché. Il y est allé avec une autre. Une jolie fille de Lemon Park. Il a été élu roi, et elle reine, à ma place. Mais je ne vais pas te rebattre les oreilles avec mes vieilles histoires, surtout quand elles sont tristes. Regarde-toi, ma chérie. Comme tu es belle ! »
Il est vrai que cette robe m’allait bien. Maman m’a fait promettre de profiter de chaque instant, de danser jusqu’à en avoir le tournis, de ne pas être « moi », en somme. Mon père, lui, m’a conduite à l’échafaud. Nous n’avons pas échangé un mot lors du trajet.
Comme tous les ans, le bal se tenait dans le gymnase du lycée, par mesure d’économie. Le comité d’organisation avait fait de son mieux pour cacher la misère derrière une profusion de ballons et banderoles aux couleurs criardes. De la mauvaise pop retentissait jusque sur le parvis. De toute évidence, personne ne s’était attendu à ce que j’aie l’insolence de me montrer en public après ma disgrâce. Tous les regards se sont tournés vers moi dès que j’ai fait mon entrée. J’ai même eu l’impression que le volume sonore avait baissé d’un cran. La masse murmurante s’est écartée sur mon passage. J’ai trouvé une table libre, au fond de la salle, où broyer du noir. Emma et Lizzie m’épiaient de loin, mais se sont abstenues de me saluer.
Au bout d’une heure, Steve s’est assis face à moi. Manifestement ivre, il a cherché à m’amadouer : « Je suis contrarié par ce qui t’arrive, Lauren.
— Ta copine nous observe, Steve. Va la rejoindre, ok ? J’ai eu suffisamment d’emmerdes comme ça. »

Extraits
« Le temps est la plus précieuse des monnaies. Alors, vous devriez vous renseigner sur le taux de change. J’aurais aimé savoir ça avant d’atterrir ici — qu’au final du final, la vie humaine se mesure en souvenirs. » p. 13

« Le mariage, encore plus que la guerre, m’a enseigné que les mensonges sont parfois plus utiles à la survie que la vérité. Seul le regard attristé de notre médecin de famille lors d’une consultation de routine m’a fait vraiment douter. Lui n’était pas dupe. J’ai changé de praticien. » p. 119

« En tout état de cause, Lieux a survécu à cette période hasardeuse qu’est la genèse d’un projet. L’idée de base de ce scénario était relativement simple. L’histoire tournerait autour de quatre protagonistes, des antihéros esquintés par leur enfance, et de leur quête de l’âme sœur, cet «autre moi» fantasmé, seul à même de les arracher à leur spleen. Une sorte de quête baudelairienne, où l’Idéal et le Beau seraient incarnés par une figure distante et fugitive qui manifesterait ce gouffre croissant entre ce qu’ils étaient et ce qu’ils auraient été capables d’être, la malédiction de l’espoir. Rien de bien original, Sa particularité résiderait dans le fait qu’il ne serait destiné qu’à un unique «spectateur», Stanley. Nat Bridge finirait bien par réapparaître, tôt ou tard. Mon script lui serait adressé, mais seul Stanley, s’il existait vraiment, serait capable de suivre les indices dont il était parsemé, comme autant de petits cailloux blancs jusqu’à un point de rendez-vous, où je l’attendrais. » p. 322

À propos de l’auteur
RODIER_Renaud_@Abigail_AuperinRenaud Rodier © Photo Abigail Auperin

Renaud Rodier est diplômé de Sciences Po Paris. Il parcourt le monde depuis une vingtaine d’années pour fournir une aide humanitaire aux victimes de guerre. Les Échappés est son premier roman. (Source: Éditions Anne Carrière)

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Le vieil incendie

DUSAPIN_Le vieil_incendie  RL_automne_2023 coup_de_coeur

Finaliste du Prix Medicis 2023
En lice pour le prix Wepler-Fondation La Poste 2023

En deux mots
En un peu plus d’une semaine, du 6 au 14 novembre, Agathe va aider sa sœur Véra à vider la maison familiale après le décès de leur père. Partie aux États-Unis, elle n’est plus revenue depuis des années et appréhende ce séjour qui va lui rappeler des souvenirs pas forcément heureux.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Mon père, ma sœur et mon malaise

Dans son nouveau roman, Elisa Shua Dusapin raconte les retrouvailles de deux sœurs après la mort de leur père. En vidant la maison familiale, elles vident aussi tout ce qu’elles ont sur le cœur. Leurs ressentiments, leurs incompréhensions, leur… amour.

Agathe a passé son enfance dans le Périgord avant de partir dans une famille d’accueil aux États-Unis. Ce séjour, qui devait durer le temps du lycée, s’est prolongé. Désormais, elle vit et travaille outre-Atlantique. Quand s’ouvre ce court roman, elle revient après des années d’absence pour aider sa sœur à vider la maison familiale qui a été vendue.
Leurs retrouvailles se font dans une ambiance lourde, car Véra, de trois ans sa cadette, a ressenti le départ d’Agathe comme une trahison. Car sa sœur a choisi l’exil après l’aphasie dont elle a été victime. Sans doute n’a-t-elle pas supporté la charge mentale de son quotidien auprès de sa cadette qui ne parlait plus. Elle l’a certes aidée à surmonter son handicap, constaté sa volonté d’apprendre à lire et à écrire, mais elle a aussi dû faire face à l’incompréhension et aux quolibets des collégiennes, volontiers cruelles.
Très vite, elle va pourtant se rendre compte que Véra a changé, que les années de séparation lui ont plutôt été bénéfiques, même si elle a sans doute aussi été contrainte de s’adapter. Car il a bien fallu qu’elle s’occupe de son père durant ses dernières années d’existence, remplir les tâches ménagères et gérer les questions administratives, cuisiner et trouver le moyen de communiquer sans pouvoir parler. Elle va aussi constater l’efficacité de son organisation pour vider la maison, au point d’avoir soudain peur de finir trop vite et d’avoir du temps disponible qu’il lui faudrait bien partager avec sa sœur.
Alors, elle souligne qu’elle n’est pas en vacances et qu’elle doit travailler à l’adaptation en série de « W ou le souvenir d’enfance », le roman de Georges Perec. La production l’a choisie comme dialoguiste et vu la renommée des acteurs pressentis, elle n’a pas droit à l’erreur.
Alors que les souvenirs ressurgissent, qu’elle croise une ancienne connaissance, leur relation va prendre une autre tournure.
Depuis Hiver à Sokcho, on sait combien Elisa Shua Dusapin aime les ellipses et la suggestion. Ici, son style tout en retenue fait merveille. On ressent plus qu’on exprime des émotions à fleur de peau. Cette économie de moyens nous offre ainsi quelques jolies formules, comme lorsqu’Agathe relate sa rencontre avec Irvin, qui partage désormais sa vie à New York: «tout ce que j’avais connu s’est révélé idiot face à ma découverte de sa peau contre la mienne.» En une phrase tout est dit. Et fort joliment.

Le vieil incendie
Elisa Shua Dusapin
Éditions Zoé
Roman
144 p., 16,50 €
EAN 9782889072460
Paru le 22/08/2023

Où?
Le roman est situé dans le Périgord, entre Limoges et Périgueux. On y évoque aussi Sarlat et New York.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après quinze ans d’éloignement, Agathe, scénariste à New York chargée d’adapter un roman de Perec, retrouve Véra, sa cadette aphasique, dans la bâtisse du Périgord où elles ont grandi. Elles ont neuf jours pour la vider. Véra a changé, Agathe découvre une femme qui cuisine avec agilité, a pris soin de leur père décédé, et rétorque à sa sœur « Humour SVP » grâce à son smartphone dont elle lui tend l’écran. Les pierres des murs anciens serviront à restaurer le pigeonnier voisin, ravagé par un incendie vieux d’un siècle. C’est dans la campagne minérale de Dordogne qu’Elisa Shua Dusapin installe son quatrième roman, peut-être le plus personnel à ce jour. À travers un regard précis, empreint de douceur, elle confronte la violence des sentiments entre deux sœurs que le silence a séparées.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
RTS (Quartier livre)
RTS (Sarah Clément)
Slate (Thomas Messias)
RJB
Blog de Francis Richard
Blog Mémo Émoi


Elisa Shua Dusapin présente «Le vieil incendie » © Production Éditions Zoé

Les premières pages du livre
6 NOVEMBRE
À cause de la pluie, j’ai manqué le panneau du village. Elle a brouillé les vallons, effacé les ornières, j’ai fini par progresser à l’aveugle et m’arrêter sur le bas-côté. Toute cette eau qui s’abat sur le capot. La tempête a commencé hier. Je n’ai croisé personne depuis la sortie de l’autoroute. Même si la radio recommandait de ne pas prendre la route, je n’avais pas le choix. Il est dix-sept heures, le ciel anthracite. Je n’ai pas réussi à régler l’inclinaison du siège. J’attends, très droite, abrutie par le fracas. Au moins, la camionnette a l’air solide. On dirait un véhicule de voirie, couleur plasma. J’ai insisté sur l’aspect pratique au service de location. Une heure passe. Enfin les trombes s’atténuent. Je redémarre. Le GPS m’enfonce dans la forêt. Bientôt, ni pluie ni lumière ne transpercent le toit végétal. J’allume les grands phares. Le volant colle. Je roule sur des kilomètres au ralenti, devinant le chemin entre les pistes sous les ronces, jusqu’à déboucher au pied d’une pente raide. Un peu plus haut, le portail est ouvert. Pour la première fois, je refais les gestes de mon père. Je passe en première, accélère, les roues patinent dans la rocaille mais elles tiennent bon, je coupe le moteur devant la maison. L’ampoule automatique s’allume. Un lapin fuit. La bâtisse a l’air fatiguée, le toit affaissé sur les briques comme un géant asphyxié par le lierre. Une voiture est garée sous le noisetier. La fougère écartèle les marches du perron. Par la fenêtre, je devine de la lumière. Je me plaque contre l’œillet de sécurité, recule aussitôt. Je ne m’attendais pas au visage de ma sœur, front énorme, sourcils écartés, yeux de poisson, ma sœur enflée par cette loupe que mon père prétendait avoir délibérément installée à l’envers. D’après lui, nous n’avions rien à craindre ni à cacher, nos richesses étaient intérieures et le monde entier devait savoir que les plus belles personnes vivaient ici.
—Salut. Ma voix a sonné plus fort que prévu. Véra répond par un sourire trop grand pour sa bouche. Elle me prend la valise des mains, la pose en bas des escaliers dans la cuisine. Je retrouve le sol de pierre, les meubles en bois, la porte de la salle de bains dans l’ombre de la cheminée. Je ne l’avais pas connue ainsi, l’âtre bouché par des livres. Au-dessus de la table, une cage à oiseaux remplace le luminaire. Des fromages s’entassent derrière les barreaux.
Véra me montre les escaliers puis se désigne au plan de travail, je dois m’installer pendant qu’elle termine la préparation du repas. Je l’ai connue bordélique. Je la complimente. Elle écrit sur son téléphone, me montre l’écran: «C’est pour bien t’accueillir.» Je réponds un peu sèchement que nous sommes sœurs et c’est aussi chez moi, passons-nous de ce genre de politesse. Elle allume le gaz d’un geste précipité. Je ne peux m’empêcher d’ajouter:
—Surtout qu’on ne va rien garder.
L’escalier chuinte sous mes chaussettes. Je dois prendre garde à ne pas glisser. La chambre de nos parents est entrouverte. Je reste sur le seuil, dans le courant d’air de la porte-fenêtre mal isolée. Parquet noir. Au cœur de la pièce, le grand lit, la nudité du matelas, pas de draps ni de couverture. Je me demande encore comment mes parents pouvaient dormir sans paroi derrière la tête. Je referme la porte, vaguement soulagée. Je ne sais pas ce que j’appréhendais le plus, dormir dans ce lit, ou partager notre chambre avec ma sœur maintenant que nous sommes adultes. Son parfum sucré me prend la gorge. Elle a conservé nos lits superposés. Ce soir, leur vision me chagrine. Le fer forgé paraît trop fin pour nous supporter. La commode et le bureau sont à leur place, aussi joufflus qu’avant, peinture saumon. Je m’assure de capter internet. Je vais passer neuf jours ici, dois pouvoir communiquer avec mes collègues. Le réseau n’affiche qu’une seule barre. Parfois elle disparaît. En me penchant à la fenêtre, j’aperçois la camionnette. Sa couleur orange me fait rire. On dirait un gros bourdon. Elle détonne autant que ma sœur et moi réunies pour la première fois depuis le décès de mon père, il y a cinq ans. Véra a servi du vin dans les verres en cristal. Tendue par ce cérémonial, je dis que je ne bois pas.
Elle hausse les sourcils, reverse le vin dans la bouteille, ça coule, j’essuie avec mon pull puis le retire, j’ai chaud. La vaisselle en bambou m’est étrangère. Avec fierté, Véra me montre l’emballage du fromage orné de châtaignes, puis la cheminée: c’est un fromage fumé. Je chasse la pensée qu’il est au lait cru. Elle a préparé une salade d’endives avec figues et noix. Je lui demande si elle a réfléchi à notre façon de procéder ces prochains jours, moi pas, j’ai été très occupée. Elle pianote: «Bravo pour ton prix.»
Je murmure que c’est gentil. Je ne sais pas ce qu’elle sait des films que j’ai écrits. Le dernier vient d’être récompensé dans un festival italien, je n’ai pas pu m’y rendre et de toute façon, je ne l’avais pas invitée.
—Tu as des nouvelles d’Octave? je demande d’une voix que j’aimerais neutre.

Elle hoche la tête, bien sûr, elle montre les figues, les noix, ça vient de lui… Je la coupe. Je dis qu’en ce qui me concerne, il n’y a rien que je veuille garder. Qu’elle fasse son tri, nous déposerons le reste à la décharge. Ses doigts se crispent sur son téléphone. Du menton, elle désigne l’armoire, la cuisine, la salle de bains. Je lève les yeux, nous n’allons tout de même pas fouiller là-dedans? Son visage s’illumine dans le rétroéclairage de son écran:
«Comme tu veux.»
Je me radoucis. C’est que j’ai du travail. J’ai pris du retard. Il va falloir que je m’isole pour écrire. Avec une simplicité qui me décontenance, elle me remontre l’écran: «Comme tu veux.» Puis m’interroge sur mon actualité. J’évoque le dernier mandat, l’adaptation du roman de Georges Perec, W ou Le souvenir d’enfance. Véra ponctue mes phrases par des sourires. Je feins la nonchalance en évoquant le prestige de la production, la renommée des acteurs pressentis, celle de mes coscénaristes. Nous devons créer six épisodes. Le tournage est prévu dans deux ans. Véra applaudit. Je nuance. Adapter ce texte n’est pas simple. Et je ne suis que dialoguiste. Je commence à présenter Perec, elle hoche vivement la tête, elle sait, elle a lu La Disparition.
—Tu lis?
Elle fait signe que c’est évident.
—Je ne sais pas, mon père…
Silence.
—Je veux dire papa. Il ne m’avait pas dit. Sans se départir de son sourire, Véra me sert les dernières figues. J’avais quinze ans, Véra douze, quand je suis partie aux États-Unis. Le séjour devait durer le temps du lycée, dans une famille d’accueil. Véra ne parlait plus depuis longtemps. Elle apprenait à lire et à écrire, mais je ne la pensais pas à ce point capable.
—Et toi, ça va? je demande, réalisant que je ne lui ai posé aucune question depuis mon arrivée.
Nos derniers échanges remontent à l’an passé, pour son déménagement à Périgueux. Jusqu’alors, elle avait vécu ici avec mon père, même après sa mort. Je l’ai aidée à distance. Le studio était déjà meublé, elle ne voulait rien emporter de notre maison d’enfance sans mon accord. Maintenant que sa vente est signée, Véra comptait sur ma venue pour la vider. Je lis par-dessus son épaule. Elle a un geste agacé, je dois lui laisser le temps. Je lui demande pardon, me ressers de salade. À la suite d’un remaniement parcellaire, notre maison n’est plus considérée comme une métairie du château voisin, le Pigeon Froid, de la famille d’Octave. Les normes de sécurité ont changé. Pour leur obéir, nous devrions revoir le toit, le chauffage, le système électrique, nous n’avons pas les moyens, avons accepté l’offre d’un camping qui va raser. Octave souhaite récupérer nos pierres pour la réfection du pigeonnier.

Véra me montre l’écran. Le travail en boutique l’ennuyait. Elle se forme en stabilisation florale.
—En stabilisation?
«Je fais des fleurs qui ne fanent pas grâce à la chimie.»
Je prends l’air inspiré.
—Et ça marche?
«Ça dépend des fleurs.» Je précise, je parlais du commerce. Elle hausse les épaules: «Les gens ne veulent plus s’embêter.» Nous débarrassons la table.
—C’est vrai que les fleurs ne poussent pas en novembre, finis-je par dire platement.
Véra ne tarde pas à se coucher. Je reste au salon, pénétré par la nuit. Les lampes à pied font des demi-pénombres chaleureuses mais je ne suis pas à l’aise. Les fenêtres n’ont pas de rideaux. Je vois mon reflet sur le canapé cerclé de noir, dans le ronron du réfrigérateur, l’odeur du fromage que Véra a remis dans la cage. Je me sens oppressée par la cheminée bouchée, les tournesols de Van Gogh punaisés par dizaines. Mon père collectionnait les affiches de théâtre et d’expositions d’art. Il n’allait pas les voir et n’accordait pas d’importance au nom des artistes, mais choisissait les images les plus colorées pour en barder la maison. Je me sens lasse face au grand débarras. Si nous mettions le feu aux livres, il ne resterait que les pierres, ce serait le plus simple, étant donné qu’elles sont tout ce qu’il nous est demandé de préserver. Je remets le tri des e-mails au lendemain et passe la soirée à traîner sur mes messageries instantanées, inquiète du silence d’Irvin. C’est bientôt le soir à New York. Il aurait eu le temps de m’écrire. Je suis tentée d’attendre qu’il se manifeste en premier, me trouve puérile, lui souhaite une bonne nuit, je suis bien arrivée. J’hésite. Ajoute qu’il me manque. La salle de bains est fidèle à mon souvenir. On dirait une caverne, sol et murs de pierre brute. Véra m’a préparé une serviette, bien pliée sur le buffet. Il m’a toujours dégoûtée avec ses trous de vers, même s’ils sont traités. Elle a retiré ses bijoux. Style ethnique, plumes, coquillages. J’ouvre un tiroir. Il est plein d’ambre, colliers, broches. Je repousse du pied le tapis mouillé, entre dans la cabine de douche et fais disparaître des cheveux de Véra dans le siphon. J’espère ne pas le boucher. Je reste longtemps sous l’eau brûlante. Mes cheveux gardent la trace de l’élastique, ils ont séché avec la chute des hormones. Je ne sais pas quand reviendront mes règles. Je me tourne vers la pierre. J’ai encore le réflexe de chercher un appui quand je suis nue, de ne pas baisser les yeux sur ce bas-ventre qu’Irvin prétend ne jamais voir gonflé. D’après lui, c’est dans ma tête. Il veut me rassurer. Ce n’est pas sa faute. Il ne l’a pas vu se vider le long des jambes, rougir l’eau puis disparaître dans le tuyau. Il ne sait rien de mon corps. Moins j’essaie de faire de bruit, plus les marches craquent. La chambre baigne dans la lumière verdâtre de nos téléphones en train de se recharger. Seule la tête de Véra dépasse de la couverture, les mains en dôme sur la poitrine. Ses habits en boule sur la commode. L’échelle couine, les draps crissent. Bercée par l’odeur de lessive, je m’endors dans l’instant. »

Extrait
« J’ai rencontré Irvin un 14 novembre, le jour du Pickle Day, la fête juive du concombre en saumure. Son cabinet de conseil se trouvait quelques rues plus loin. Il profitait d’une pause. Ambiance foraine. Quand il m’a aperçue, il a acheté un deuxième cornichon, est venu me l’offrir en disant qu’il était sûrement trop salé. Irvin ne connaissait rien au monde du cinéma. Et tout ce que j’avais connu s’est révélé idiot face à ma découverte de sa peau contre la mienne.
Je lui ai parlé dès que j’ai su. J’avais mis le retard du cycle sur le compte du stress. Il a arrêté le feu sous l’eau des pâtes avant de s’approcher pour poser sa main sur mon ventre avec une délicatesse agaçante. Il a dit que je serais magnifique avec un gros ventre. J’ai rétorqué qu’il l’était tous les mois, gros, enflé, insupportable, avant mes règles. Irvin a retiré sa main, cherché mon regard. Il m’a enlacée. J’ai enfoui ma tête dans son cou pour faire semblant d’être joyeuse. Cacher ma peur. Je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. Il m’était arrivé, dans le désir, de lui demander de jouir en moi. Une part de moi voulait être enceinte, je crois, pour l’expérience. Mais on ne tombe pas enceinte pour voir ce que ça fait, ma grande, ironise encore ma petite voix. » p. 64-65

À propos de l’autrice
DUSAPIN_Elisa_Shua_BNJElisa Shua Dusapin © Photo DR – BNJ

Issue d’une union entre un père français et une mère originaire de Corée du Sud, Elisa Shua Dusapin a passé son enfance entre Paris, Séoul et Porrentruy. Elle a fait ses débuts littéraires en 2016 avec Hiver à Sokcho, publié chez Zoé, qui a remporté plusieurs prix dont le Robert-Walser, l’Alpha, le Régine-Deforges, et le Prix Révélation SGDL. Elle a ensuite écrit Les Billes du Pachinko en 2018, couronné par le Prix suisse de littérature et le Prix Alpes-Jura, suivi de Vladivostok Circus en 2020, qui a été en lice pour le Prix Femina. Ses œuvres connaissent une renommée internationale avec des traductions à travers le globe. En 2021, la version anglaise de Hiver à Sokcho a été honorée par le National Book Award for Translated Literature. Elisa Shua Dusapin est devenue la première écrivaine francophone contemporaine à décrocher cette distinction, l’un des plus prestigieux prix littéraires aux États-Unis.

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Un coup de tête

PALSDOTTIR_un_coup_de_tete  RL_2023  coup_de_coeur

Prix de littérature de l’Union Européenne – 2021

En deux mots
Sigurlina ne supporte plus sa vie étriquée à Reykjavik et, après une agression sexuelle, décide de fuir le pays. Si elle trouve rapidement un emploi à New York, de tragiques circonstances vont la mener à la rue. Commence alors un difficile combat pour survivre.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La fuite vers New York

En retraçant le parcours de Sigurlina qui, à la fin du XIXe siècle a fui Reykjavik pour New York, Sigrún Pálsdóttir réussit un roman qui mêle l’histoire et l’aventure aux sagas islandaises, sans omettre d’y ajouter une touche féministe.

Nous sommes à Reykjavik en 1896. Sigurlina y vit avec son père qui, après le décès de son épouse, se consacre presque exclusivement à ses collections. Au musée des Antiquités il passe son temps «au milieu de son fatras à répertorier les trouvailles qu’on lui apporte et qu’il s’efforce d’exposer pour les voyageurs étrangers.» Il en oublie sa fille qui n’a qu’à se consacrer à ses travaux d’aiguille et à trouver un bon parti.
Mais Sigurlina s’est forgé un fort caractère et entend mener sa vie comme elle l’entend. Elle est curieuse, aime lire et écouter les conversations, y compris lorsqu’elles ne lui sont pas destinées. Et elle a repéré un jeune rédacteur ambitieux. Mais ce dernier est promis à une autre. Alors, après avoir été troussée par un vieux sadique, elle décide de rassembler ses affaires, s’empare d’une fibule dans la collection de son père et prend le premier bateau vers l’Écosse, puis vers New York. Dans ses bagages, elle a aussi la lettre d’un important collectionneur que son père avait accueilli et guidé en Islande. Un courrier qui sera tout à la fois son sauf-conduit et sa lettre d’embauche. Installé dans une belle demeure, elle devient rapidement la secrétaire particulière de cet érudit. Mais, en voulant attraper un volume de sa bibliothèque, il fait une chute mortelle. Et voilà Sigurlina à la rue. Elle va parvenir à trouver un toit et un emploi de couturière, mais le destin va s’acharner contre elle. Un incendie détruit son immeuble et ses maigres biens. Dans la poussière et les cendres, elle parvient cependant à récupérer la fibule, se disant qu’elle pourrait peut-être en tirer un bon prix. Je vous laisse découvrir comment l’objet sera exposé au Metropolitan Museum avant de connaître des péripéties dignes des sagas islandaises, dont on finit du reste à l’associer.
On ne s’ennuie pas une seconde dans ces multiples pérégrinations qui, après avoir pris un tour dramatique vont virer au tragicomique. Et nous rappeler que l’Histoire n’a rien de figé, qu’elle se construit sur des récits plus ou moins authentiques, qui enflamment les imaginaires. Et à ce petit jeu Sigrún Pálsdóttir fait merveille, en retrouvant les recettes du roman populaire, en construisant son livre comme un feuilleton à rebondissements dans lequel chaque chapitre contient son lot de surprises. Bref, c’est un bonheur de lecture!

Un coup de tête
Sigrún Pálsdóttir
Éditions Métailié
Roman
Traduit de l’islandais par Éric Boury
192 p., 19 €
EAN 9791022612395
Paru le 20/01/2023

Où?
Le roman est situé en Islande, à Reykjavik et aux Etats-Unis, à New York. La traversée se fait avec une étape à Glasgow.

Quand?
L’action se déroule durant les dernières années du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
À la fin du XIXe siècle, à Reykjavík, un veuf excentrique élève sa fille pour tenir la maison, cuisiner, broder (elle y révèle un talent rare), mais aussi l’aider à cataloguer ses recherches archéologiques islandaises. C’est sans compter sur les rêves de voyage et l’esprit d’indépendance de la jeune fille.
Elle décide sur un coup de tête de partir pour New York proposer ses compétences à un collectionneur en emportant avec elle un objet unique et inestimable. Un malheureux hasard la conduit dans un atelier de couture des bas-fonds de Manhattan. Elle nous surprendra grâce à sa ténacité et son intelligence.
Un court roman efficace et passionnant, une tragicomédie sur la préservation de l’héritage culturel, un texte sur les coïncidences qui déterminent les destins autour d’un personnage attachant et déroutant qui suit sans faille son chemin vers la liberté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Voyage dans les lettres nordiques
Blog Lyvres
Blog Thé toi et lis
Blog Baz’Art


Sigrún Pálsdóttir présente son roman Coup de tête (en anglais) © Production EUPL Prize

Les premières pages du livre
Le bruit montait du salon. Des sonorités étranges. Un instant, ne comprenant pas un mot des paroles échangées, je crus que je rêvais. Puis j’entendis les ronflements discrets de grand-mère à mon côté et je compris que j’étais éveillée. Je me redressai dans le lit pour enjamber son corps frêle, me faufilai à travers la grande pièce commune sous les combles et m’allongeai sur le sol, le visage tourné vers la cage d’escalier. À travers la fumée de tabac qui flottait dans la pièce, je distinguais un homme d’âge mûr assis sur le canapé à côté d’une jeune femme. Il portait une veste brune et un foulard bleu, elle, un manteau vert et un chemisier clair orné d’un col en dentelle à la racine de son cou gracile, sous son menton. Le vieux Magnus était assis sur le tabouret en face des invités tandis que Gudlaug, debout, la cafetière à la main, remplissait les tasses. Mon père était installé dans le fauteuil sous la fenêtre et ma mère sur le coffre juste à côté, légèrement à l’écart de la fumée et du monologue du visiteur, interrompu par une remarque de la jeune femme au col en dentelle qui montra sa tasse du doigt. Elle semblait s’adresser à ma mère qui hocha la tête avec un sourire. Mais ce sourire ne m’était en rien familier, en réalité maman, adossée au mur du salon, avait un air étrange et le dos étonnamment voûté. Elle se redressa légèrement tandis que mon père prononçait quelques mots dont je compris qu’ils étaient la réponse aux questions de l’étrangère. Puis les invités se levèrent, ils prirent congé, et Magnus et mon père les raccompagnèrent à la porte. Voilà qui me permit de mieux distinguer les vêtements de la jeune femme, son ample robe longue qui s’évasait en partant de sa taille de guêpe et tourbillonnait sur son passage tandis qu’elle avançait dans le salon. Je me relevai, enjambai à nouveau grand-mère et fis semblant de dormir quand maman vint me caresser la joue. Elle me posa l’index sur le bout du nez et comprit que je ne dormais pas.

Le lendemain matin, personne ne fit état de la visite de la veille et je ne posai aucune question. Je n’éprouvais d’ailleurs pas le besoin d’en savoir plus. Le souvenir de ces senteurs exotiques me suffisait amplement, de même que l’image des hôtes dont la présence semblait avoir agrandi l’espace de notre salon. Je ne passais cependant pas le plus clair de mon temps à penser à ces étrangers élégants et, en réalité, j’avais presque oublié leur visite un jour que j’aidais ma mère à faire le ménage, jour où je découvris une image pleine de couleurs posée au sommet de la pile d’enveloppes que mon père n’avait pas ouvertes sur son bureau. C’était une carte postale. Je reposai mon chiffon pour l’examiner en la prenant à deux mains :

Le soir tombait sur une grande ville, les rues blanchies renvoyaient la lumière et des flocons étrangement épais descendaient vers la terre. Une petite fille entraînait sa mère vers la devanture d’un magasin pour lui montrer un grand renne, un homme en haut-de-forme noir, vêtu d’un manteau à col de fourrure, portait un paquet volumineux et tenait sa femme par la main. Derrière eux, un adolescent traînait un gros arbre de Noël et, de l’autre côté de la rue, des garçons faisaient des boules de neige pour les lancer sur le fiacre noir vernissé qui passait. Chacun avait une foule de choses à faire, mais se retrouvait figé dans sa course. Tous, sauf la jeune femme dans le coin à droite, qui semblait s’être immobilisée juste avant cet instant, et dont on ignorait si elle s’apprêtait à traverser la rue ou à continuer son chemin sur le trottoir. Vêtue d’un manteau bleu marine et d’un élégant chapeau rouge, elle protégeait ses mains du froid dans un manchon en cuir brun qu’elle serrait contre elle. Son visage était plus net que les autres détails de l’image : elle semblait perdue.

J’étais en train de me demander si elle était seule quand je sentis tout à coup la présence de ma mère derrière moi. Elle pencha la tête et posa le menton sur mon épaule pour regarder la carte. Du coin de l’œil, je la vis sourire en disant que ce courrier arrivait avec un certain retard. Puis elle se redressa et se remit au travail. Je retournai la carte adressée à Brandur Johnson. En haut, à droite, on lisait : New York, le 15 décembre 1879. L’écriture avait quelque chose de brouillon et, évidemment, je ne comprenais rien. Mais je pensais connaître l’expéditeur de cette carte.

Plus tard dans la journée, face à mon insistance, mon père consentit à me l’offrir. Je la rangeai dans le coffre que j’avais au pied de mon lit, où je pouvais la prendre quand j’avais du mal à trouver le sommeil après ma lecture du soir. Et, même au plus noir de la nuit de l’hiver 1880, je parvins encore à voir l’image en la maintenant assez longtemps devant mes yeux. Plongée dans les ténèbres, je distinguai en réalité des détails que je n’avais pas remarqués auparavant : au fond d’une étroite ruelle tapissée de neige, deux hommes chaudement vêtus se tenaient l’un face à l’autre en grande conversation. Plus je scrutais la carte, plus il me semblait que toute leur attention se concentrait sur la jeune femme au chapeau rouge. Désormais, j’avais l’impression que le désespoir qui envahissait son visage s’expliquait par le poids de leur regard, elle cherchait à savoir si elle devait se mettre à l’abri, ou si ce poids s’évanouirait.

Ma main retomba. La carte atterrit sur la couette et, aussitôt, la jeune femme au chapeau rouge traversa la rue, enjambant le MERRY CHRISTMAS en grandes lettres dorées en haut à droite de l’image, avant de s’échapper du cadre. Au même moment, les deux hommes se mirent en route et lui emboîtèrent le pas. Ils ne couraient pas, mais franchirent la chaussée à grands pas, traversèrent brutalement le Joyeux Noël, s’évanouissant lorsque j’entendis les craquements de l’escalier. Je sursautai et, dans ma torpeur, j’eus l’impression de voir grand-mère s’approcher du lit en boitant. Allongée, les yeux fermés, je cherchai la carte à tâtons et la glissai sous la couette. Grand-mère se coucha, je me tournai de l’autre côté. Et avant que ses ronflements discrets ne parviennent à m’enfermer dans le monde exigu de la pièce que nous partagions sous les combles, je m’engouffrai en chemise de nuit dans l’étroite ruelle où je suivis sur la neige blanche les deux hommes et la jeune femme qu’ils avaient prise en chasse.

I
Fin de réception à Reykjavik. Mars 1897
– Quant à cette boucle de ceinture finement ornementée, elle a souhaité l’acquérir pour la somme de quinze mille dollars américains. Auprès de sa propriétaire, une jeune Islandaise dénommée Branson. Miss Selena Branson.
Le Gouverneur se lève de son fauteuil et s’avance vers la fenêtre du salon. Il regarde le vol suspendu des flocons et la place Lækjartorg toute blanche de neige qui apporte un peu de lumière à la nuit sans fond :
– Eh bien, je vous demande, mes chers amis, s’il ne s’agit tout simplement pas là de Sigurlina Brandsdottir, la fille de Brandur Jonsson l’Érudit, le copiste de Kot dans le Skagafjördur.
Alors ça, c’était la cerise sur le gâteau ! Et ladite cerise laissait les invités du plus haut représentant du roi en Islande plus que dubitatifs. “Quelle absurdité !” tonna le Juge ; “Seigneur, non !” s’écria le Pasteur ; “Le petit bouchon de Brandur ?” se récria le Préfet ; “Le tout petit bouchon”, ricana le Poète ; “Un bouchon ?” claironna l’Historien ; “Quinze mille dollars ? s’étrangla le Trésorier du roi. Comment un objet aussi petit et aussi vieux pourrait-il avoir une telle valeur ? Une somme qui correspond à la quasi-totalité des réserves de la Banque nationale d’Islande ?”
Mais le septième invité, le Rédacteur en chef aussi svelte que bel homme, n’a aucune réaction. Il est assis légèrement à l’écart, tout près du mur, penché en avant, le regard concentré sur un détail du tapis d’Orient tissé main qui recouvre le parquet de ce salon d’apparat. Il essaie de se remettre en mémoire le visage d’une jeune fille, mais ne voit rien d’autre qu’un corps gracile enveloppé d’une robe aérienne retenue à la taille par une ceinture ornementée, une jolie poitrine sur laquelle retombent de fines mèches blondes et un col carré brodé au fil d’or dessinant un motif grec. Un ruban noir autour du cou et un bandeau doré sur la tête. Enfin, son visage lui apparaît. Il voit d’abord des lèvres fines qui esquissent un sourire, un nez élégant, légèrement épaté, puis des narines. La jeune fille les pince, comme pour essayer de retenir un rire, de maîtriser son énergie et sa vigueur. Ses yeux sont dissimulés derrière un masque noir, mais il les voit tout de même. Bleu d’eau derrière leurs paupières lourdes, soulignés de légers cernes. Un regard enjôleur qui le rend fou de désir, si bien qu’il sursaute, murmure le nom de Sigurlina, se redresse et se rend compte que tous le fixent d’un air inquisiteur : le Gouverneur, le Juge, le Pasteur, le Préfet, le Poète, l’Historien, le Trésorier du roi. Était-il censé dire quelque chose?
Le jeune homme recule et s’adosse à l’épais mur de cette ancienne prison au plafond bas devenue résidence officielle, bâtiment que certains qualifient de bicoque. Le Rédacteur a presque disparu derrière la plante tropicale chétive installée contre la paroi, au plus près de la porte laquée de blanc par laquelle on accède au salon. De l’autre côté du battant, l’oreille collée au bois, se trouve la servante, une grande femme imposante. Elle tient d’une main une carafe vide, son autre main plaquée sur la bouche. Voyant que les invités du Gouverneur n’ont plus aucun commentaire à faire sur l’histoire qu’il vient de raconter et qu’ils ne semblent guère désireux de répondre à sa question, elle recule lentement mais résolument. Puis elle longe le couloir, le pas rapide et décidé, et entre dans la cuisine. Elle repose la carafe en cristal, se débarrasse de son tablier et de sa coiffe, se dirige vers le vestibule et la porte de service, prend son manteau, le boutonne, et jette son châle sur ses épaules. Elle ouvre la porte d’un geste véhément. Un mur de neige qui lui monte jusqu’aux cuisses obstrue l’ouverture, mais qu’importe, elle sort et le traverse avec une telle énergie que la poudreuse virevolte devant elle. Elle s’avance à grandes enjambées vers le muret en pierre qui entoure la maison et le franchit lestement.
À petits pas, levant bien haut les jambes dans l’épaisse couche de neige, elle descend la rue Bankastræti. Lorsqu’elle atteint Austurstræti, en passant devant la demeure du Trésorier du roi, elle perd presque l’équilibre et laisse échapper un tout petit cri toutefois assez puissant dans la quiétude glaciale de Reykjavik pour faire sursauter la jeune fille à la fenêtre, qui se pique le doigt avec son aiguille, assise dans l’élégant fauteuil où elle brode au fil d’or des pantoufles vertes. La demoiselle se lève et pousse la petite lampe à pétrole sur le côté. Elle plaque son visage pâle à la vitre et ôte son index de sa bouche : “Eh bien, il y a des gens rudement pressés”, commente-t-elle, mais la servante du Gouverneur a déjà disparu, d’un pas vif, vers l’ouest de la ville. Et elle avance sans la moindre hésitation, elle accélère jusqu’à l’angle de la rue Adalstræti où elle tombe nez à nez avec deux chevaux affolés qui se cabrent, la font trébucher et atterrir de tout son long dans la congère. Une porteuse d’eau coincée dans la neige devant l’hôtel Islande hurle quelques paroles acerbes bien qu’incompréhensibles, puis se fraye un chemin vers l’accidentée à qui elle tend sa main bleue et gonflée. La servante la repousse et se relève sans son aide. Elle s’ébroue pour se débarrasser de la neige avant de reprendre sa route. Et elle allonge encore le pas, c’est presque une course qu’elle achève en rampant pratiquement dans la poudreuse. C’est qu’elle n’a pas une minute à perdre. Elle doit arriver au plus vite chez Brandur, à Brandshus. Tant que l’histoire de la petite Lina Branson, avec tous ses détours, ses rebondissements, ses ellipses et ses merveilles, est encore claire dans son esprit.

Partie de campagne. Fin d’été 1896
Tôt le matin, on frappa vigoureusement à la porte de Brandur. Silvia Popp était affolée. Elle faisait de grands moulinets de bras. Il fallait qu’on l’aide à préparer le pique-nique. La collation était destinée à des Américains qui devaient quitter la ville avec son père pour aller explorer la vallée de la rivière Ellidaa une demi-heure plus tard. Sussi Thordarsen lui avait fait faux bond au dernier moment, sans lui laisser le temps de se retourner. Silvia interpréta donc le large sourire de sa chère Lina comme un assentiment, puis repartit en toute hâte vers le centre. Sigurlina sortit pour suivre du regard son amie qui descendait au pas de course la rue Stigur, elle agitait frénétiquement la main, sachant pourtant que Silvia ne la voyait pas. Elle referma la porte, s’y adossa, le sourire encore aux lèvres. Puis, sur le point de monter s’habiller, elle s’arrêta à la porte du salon, fit volte-face et son regard tomba sur la table de la cuisine où reposaient les gigots de mouton de Gudmundur. “Bon sang”, murmura-t-elle, jetant aussitôt la viande dans la remise et se rappelant soudain tout ce qu’elle avait encore à faire. Le linge sale, les galons pour la veste de Thordis, le sol de la cuisine et toute la pile de papiers accumulés sur le bureau de son père. Papiers parmi lesquels se trouvaient deux lettres en anglais qu’elle devait mettre au propre et qui devaient partir le lendemain. Puis elle se dit que cela pouvait attendre, elle devait sortir. Sortir de la ville et rencontrer ces étrangers.
Environ quinze minutes plus tard, elle avait enfilé sa tenue d’équitation et se trouvait dans le bureau de son père, un petit papier à la main. Elle le déposa sur la table de travail, se gardant d’envisager sa réaction et préférant penser à sa mère dont c’était l’anniversaire du décès. Puis elle quitta la maison, descendit vers le centre, elle courait presque lorsqu’elle atteignit la rue Adalstræti. Un étranger aviné lui lança des jurons, mais elle n’y prêta guère attention car, au même instant, elle aperçut Jon Jonsson, le Rédacteur en chef, qui marchait dans la rue Austurstræti, en direction de l’ouest de la ville. Si beau et si profondément plongé dans ses méditations. Elle se demanda d’où il venait en cette heure matinale, mais resta de l’autre côté de la rue et baissa les yeux lorsqu’ils se croisèrent, préférant ne pas lui dévoiler sa destination.
En quittant la rue Austurstræti, elle vit devant la boutique du marchand deux hommes occupés à seller des chevaux, Silvia et son père étaient également présents. Bientôt arrivèrent trois robustes gaillards, rejoints presque aussitôt par deux jeunes femmes magnifiques vêtues de vestes cintrées et de robes en tissu épais. Sigurlina passa une main sur sa tenue, elle lui semblait bien banale et imparfaite, trop ample et confectionnée dans un tissu trop fin. On aurait dit un sac enveloppant son corps maigrelet et chétif. Mais elle avait mieux à faire que d’y penser puisque le marchand Popp donnait ses ordres, et qu’on installait les chevaux en ordre de marche. Tous étaient en selle et bientôt l’expédition quitta la place, franchit le pont et prit la direction de l’est, accompagnée des questions que les Américains posaient à Popp et au petit Pétur sur telle ou telle chose qui piquait leur curiosité en chemin. Le plus loquace, M. Watson, grossiste américain, parlait au nom du groupe. Le propriétaire du navire qui avait amené ces visiteurs en Islande était M. Wilson, un quinquagénaire à l’air bonhomme comme son ami Watson. Le troisième homme, M. Johnson, bien plus jeune, se montrait aussi bien moins loquace. L’une des femmes était l’épouse de Wilson, l’autre s’appelait Mlle Baker. Sigurlina ignorait les liens qui unissaient ces gens.
C’étaient les Américains qui ouvraient la marche. À travers le nuage de poussière soulevé par les sabots, elle observait les deux femmes de dos, leurs chapeaux exotiques, les rubans de soie qui pendaient à l’arrière avant de leur retomber sur les reins, entre leurs sacoches, si imposants qu’elles semblaient avoir une taille de guêpe. Leurs corps tressautaient sur la selle au gré des cahots du chemin tout en terre et en pierres. Peu à peu, le petit groupe s’éloigna du centre. Sigurlina en profita pour se confectionner mentalement une tenue de cavalière flambant neuve, en velours et en laine.
Arrivés au sommet de la colline de Skolavörduholt, ils prirent la direction de celle d’Öskjuhlid et continuèrent vers le nord, longeant la colline de Bustadaholt. Lorsqu’ils atteignirent leur destination, il faisait chaud, le soleil était haut dans le ciel. Ils s’arrêtèrent à côté de la cascade Kermoarfoss. Les étrangers observèrent les alentours tandis que Sigurlina et Silvia s’affairaient et sortaient les victuailles du coffre. Elles étendirent un linge immaculé dans l’herbe, sortirent le café et installèrent la collation sur la nappe, du pain, des gâteaux et un peu de viande ; des tranches de saucisse roulée au mouton et aux herbes. Les Américaines s’installèrent par terre et picorèrent tels deux petits oiseaux sous leurs ombrelles, puis ne tardèrent pas à se lever pour remonter ensemble la rivière. Et, bientôt, les hommes s’en allèrent également avec Popp et Pétur.
Après avoir tout rangé, Silvia redescendit en ville. Sigurlina s’installa sur l’herbe et sortit son ouvrage. Les galons pour la veste de Thordis. Le fil d’or scintillait joliment au soleil brûlant, mais elle avait si chaud sous ses jupons qu’elle brûlait d’envie de les relever. Puis, brusquement, le soleil disparut. Elle regarda devant elle et vit de grands orteils blancs dans l’herbe. “Bonjour !” lança une voix profonde avant de laisser éclater un rire. Elle leva les yeux. Celui qui avait le plus pris la parole pendant le trajet se tenait face à elle. M. Watson, grand et large, avec sa barbe fournie et ses cheveux bruns. Venu en Islande, disait-il, pour prendre du bon temps avec quelques amis. Il s’accroupit et se trouva si près d’elle que c’en était gênant. Il voulait toucher de son gros index les fleurs dorées que Sigurlina brodait sur le ruban de velours noir. “Un trésor. C’est à vendre ?” murmura-t-il. Sans même attendre la réponse de Sigurlina, il se releva, caressa sa barbe et regarda le ciel : “L’Occident est obsédé par les ruines et les objets antiques. Et ce n’est pas nouveau.” Puis il fit un pas de côté, s’allongea dans l’herbe, les mains sous la nuque, et prit une profonde inspiration. “Les musées et les cabinets des collectionneurs privés sont remplis de vestiges anciens, de marbres grecs et romains de toutes formes et de toutes tailles, de vases, de coupes et de statues.” Watson leva un bras et tendit son index vers le ciel : “Nous nous passionnons pour ces vestiges, et ils finiront par éveiller l’intérêt pour d’autres cultures, plus lointaines et particulières. Comme la culture islandaise !”
Sigurlina ne voyait pas vraiment comment réagir aux déclarations solennelles de cet homme, mais, alors qu’elle avait enfin rassemblé quelques mots dans sa tête pour lui donner un semblant de réponse, les autres membres du groupe les rejoignirent. Le plus jeune, M. Johnson, s’avança vers Watson en gloussant et lui donna une pichenette sur l’épaule du bout de sa chaussure. Watson feignit d’être endormi.
Le retour fut rapide. En descendant de sa monture devant le domicile du commerçant sur la place Lækjartorg, Watson prit congé de Sigurlina en lui promettant de passer à son domicile le lendemain pour lui acheter des produits de fabrication islandaise.
Le but de l’excursion était atteint. Tout en rentrant chez elle entre chien et loup, elle passa mentalement en revue le contenu de son coffre : des galons brodés, deux promis à Thordis et presque terminés, une pièce en lin, des galettes de chaise, des coussins pour canapé, un étui à épingles. Des chaussettes en laine ? Oui, Watson en avait parlé, si elle avait bien compris. Elle avait également des gants en quantité. Mieux valait vendre tout cela à des étrangers, plutôt que de passer son temps à tricoter pour les gens de la ville. Quoi d’autre ? se demanda-t-elle en entrant dans la maison. Elle passa de la cuisine au salon d’où elle aperçut son père par la porte entrouverte du bureau. Elle se débarrassa de ses vêtements. Il remarqua qu’elle était rentrée, mais ne prit pas la peine de lever la tête, et l’entendit monter l’escalier. Brandur était cette éternelle présence lointaine.
Elle se mit immédiatement à fouiller parmi ses affaires, plongée dans sa malle, elle secouait, étendait, tapotait et caressait les ouvrages qu’elle avait confectionnés. Puis elle entra tout entière dans le coffre, ferma les yeux et se vit disposer tous ses travaux d’aiguille sur la grande table du salon. À ce moment-là, son père serait parti au musée des Antiquités installé dans le grenier du Parlement, où il passait son temps au milieu de son fatras à répertorier les trouvailles qu’on lui apportait et qu’il s’efforçait d’exposer pour les voyageurs étrangers. Elle tendit le bras vers son livre, mais avait du mal à se concentrer. Du bruit arrivait par la fenêtre. La maison voisine était le théâtre d’une altercation avinée. Le couple qui l’habitait se disputait. Il y avait quelque temps, l’épouse avait mordu si fort son mari qu’elle lui avait presque arraché un doigt, aujourd’hui c’était elle qui hurlait sous ses coups. Sigurlina se boucha les oreilles et regarda le portrait de sa mère accroché au mur au-dessus de son lit : un visage apaisé, la douceur incarnée.
Tout à coup le silence revint, elle se retrouva comme projetée d’un bond à l’époque où le visage du cadre emplissait son univers. Elle n’en conservait que des instantanés : elle-même se bouchant les oreilles devant le hangar à la naissance de son petit frère, allongée sous une couverture avec sa mère qui lui lisait des contes, cousant avec elle une petite robe pour sa poupée, apprenant à lire, étalant de la confiture dans la pénombre sur de la génoise très fine pour en faire un gâteau à étages, scrutant une carte de Noël arrivée de l’étranger au beau milieu de l’été, jouant au Pouilleux avec sa grand-mère, sa grand-mère morte à côté d’elle dans le lit, un homme recouvert d’une étoffe noire, une explosion et un éclair si violents qu’elle n’osait pas bouger et franchir le linge blanc suspendu à la porte de la ferme, ni rêver de l’avenir qui débuterait par un long voyage vers Reykjavik en 1884. Elle avait alors quatorze ans. Elle se souvient de tout depuis le moment où elle a quitté son enfance à cheval, laissant derrière elle la ferme et la vallée, traversant l’impétueuse rivière Heradsvötn, arrivant à la ferme de Vidimyri où sa mère était restée alitée quelques jours, malade, enceinte. Puis ils avaient fait une halte à Bolstadarhlid et, enfin, à Gilshagi i Vatnsdal avant d’affronter la lande de Grimstunguheidi. Ils avaient campé sur les rives du lac Arnarvatn et, dès l’aurore, les chants d’oiseaux l’avaient réveillée. Sa mère et elle étaient sorties en rampant de la tente pour aller au bord du lac. Que lui avait-elle dit ? Sigurlina ne se le rappelait pas, elle se souvenait seulement du calme. Elle avait eu l’impression qu’elle allait mourir, plongée dans tout ce silence, c’est que dans les eaux lisses du lac et dans le sourire doux de sa mère, elle avait perçu comme une douleur, comme une inquiétude.
Jusqu’au moment où elle avait vu un petit caillou ricocher à la surface de l’eau. Son père et son frère étaient réveillés. Le quotidien avait repris son cours, atténuant la souffrance. Et sous la conduite assurée du chef de famille, ils avaient atteint leur halte suivante, Kalmanstunga. Comme ailleurs ils avaient été bien reçus, partout des paysans connaissaient son père. Ils avaient passé la nuit à la ferme où sa mère s’était bien reposée dans le grand lit de la maîtresse de maison avant le trajet du lendemain dans la vallée de Kaldidalur. C’était une longue étape, même si le soleil adoucissait l’air entre les glaciers, la route était semée d’embûches et ils avaient souvent dû mettre pied à terre et tirer leurs chevaux par la bride pour franchir les plus grosses plaques de neige. Puis cette image leur était apparue, presque identique à celle suspendue dans le cadre au-dessus de leur canapé, cette aquarelle représentant des plaines tapissées d’herbe au bord du lac.
Ils étaient arrivés à Reykjavik tard le soir. Cela lui avait fait un drôle d’effet de se retrouver parmi tous ces bâtiments qu’elle n’avait vus qu’en photo. Ils étaient allés droit vers la maison que son père avait achetée au printemps. Sigurlina la trouvait plutôt petite et plus exiguë que leur ferme dans le Nord. En outre, elle était vide puisque leurs meubles n’y avaient pas encore été installés. La première nuit, ils avaient dû dormir par terre, allongés sur des couvertures. La deuxième nuit aussi, celle où sa mère avait accouché. Sigurlina était endormie, mais, à son réveil, sa mère et le nouveau-né avaient disparu. Elle n’avait jamais vu ce petit garçon, on l’avait aussitôt placé en nourrice. Quant à sa mère, il était évident qu’elle ne reviendrait jamais.
Sigurlina était debout dans le salon vide. »

Extrait
« Le fiacre s’ébranle dans un cliquetis de métal. Sigurlina hésite entre tristesse et déception, mais fait de son mieux pour se convaincre que continuer à cohabiter avec cet homme lui aurait rendu la vie impossible. Que désormais une existence normale l’attend, faite de relations avec des gens de son âge, enfin elle va pouvoir tisser d’authentiques liens avec cette métropole. Elle garde donc la tête haute, assise dans cette voiture humide et froide, sans soupçonner que ce trajet la conduira dans le brouet grouillant d’existences humaines qu’abrite la partie basse de la ville. Où sa dextérité dans le maniement du fil d’or et de l’aiguille n’a pratiquement aucune valeur. Et où Sigurlina d’Islande disparaîtra. » p. 83

À propos de l’auteur
PALSDOTTIR_sigrun_DRSigrún Pálsdóttir © Photo DR

L’autrice et historienne Sigrún Pálsdóttir est née à Reykjavík en 1967. Elle obtient son doctorat en histoire des idées à l’Université d’Oxford en 2001, après quoi elle est chargée de recherches et maître de conférences à l’Université d’Islande. Elle se lance comme écrivaine freelance en 2007 et édite entre 2008 et 2016 le journal Saga, la principale revue d’Histoire islandaise à comité de lecture. Pálsdóttir s’illustre initialement comme autrice de biographies historiques. Þóra biskups (L’évêque Thora), son premier ouvrage publié en 2010, est suivi de près par Ferðasaga (Récit de voyage), paru la même année, qui raconte l’histoire d’une famille torpillée par un sous-marin allemand en 1944 alors qu’elle navigue à bord d’un bateau entre New York et l’Islande. Pálsdóttir publie son premier roman, Kompa, en 2016 et Delluferðin, son second, à la fin de l’année 2019. Les biographies de Pálsdóttir ont été sélectionnées pour le Prix littéraire islandais, le Prix littéraire féminin et le Prix culturel du journal local DV (catégorie littérature). Ferðasaga est nommé meilleure biographie de l’année 2013 par les libraires islandais et Kompa est sélectionné pour le Prix littéraire féminin d’Islande en 2016 et publié aux USA en 2019 par Open Letter (Université de Rochester) sous le titre History. A Mess. Delluferðin (Un coup de tête) a remporté le Prix de littérature de L’Union européenne 2021. (Source: EUPL / éditions Métailié)

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Le grand incendie

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En deux mots
Virginia doit fuir la Californie en proie à de gigantesques incendies. Ianov, du fin fond de sa Sibérie orientale doit faire de même. Enfin Asna, dans le Kurdistan syrien doit faire face à une guerre dont l’une des armes est la terre brûlée. Trois destins, trois exils dont les routes vont finir par se croiser.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La guerre, le feu, la fuite

Antonin Sabot confirme tout son talent avec ce roman choral qui va rassembler trois réfugiés climatiques, à la suite de mégafeux qui embrasent la planète. Une fiction dont la probabilité se précise. Est-il déjà trop tard?

Virginia est une rescapée du grand incendie qui a détruit Paradise. Si elle revient dans le Nord de la Californie au moment où de nouveaux feux ravagent la région, c’est qu’elle se sent investie d’une mission. Au milieu d’un paysage ravagé par les flammes, elle veut retrouver son père qui avait fui avec sa mère et ses deux filles pour l’Iowa où il avait tenté de reconstruire une vie qui, il le sentait bien, ne serait plus jamais pareille. Du reste, après avoir touché l’argent de l’assurance et pu acheter une maison modeste dans un quartier modeste, il avait fini par s’enfuir.
Ianov est lui aussi un rescapé, mais du côté de la Sibérie orientale. Lui aussi a vu le feu venir ravager la nature jusqu’alors préservée. On disait que même les environs de Moscou n’avaient pas échappé au fléau. C’est avec un sentiment de honte, de n’avoir pu sauver ses animaux, qu’il revient dans les ruines fumantes de sa ferme, un chemin que sa jument a aussi retrouvé et avec laquelle il entreprend de prendre la route pour une contrée moins hostile. Une biche, puis d’autres animaux vont l’accompagner dans son périple. «Ianov se fondait peu à peu dans ce groupe animal. Seuls ses yeux lui donnaient encore visage humain, et il sentait à chaque pas son identité l’abandonner un peu plus. Sombrant dans un désert de lassitude, il décida de ne pas aller plus loin ce jour-là. Il voulait dormir, sentir sa conscience l’abandonner, peut-être pour toujours, et finalement, que lui importait ?»
Asna vit en Syrie, dans la région autonome du Kurdistan. Elle aussi se bat contre le feu. Faire brûler les récoltes est un moyen de pousser les habitants à fuir la région. Une arme de guerre dans un conflit interminable qui lui a déjà pris son amour de jeunesse et conte laquelle elle se bat de toutes ses forces, ne voulant pas abandonner son pays. Olan, son amant, est plus pragmatique. Il entend quitter ces terres brûlées, se chercher un avenir loin de la guerre.
Aux États-Unis, en Russie et en Syrie, ces nouveaux migrants vont gonfler un flot de plus en plus puissant que des autorités dépassées ne peuvent plus endiguer. Virginia, Ianov et Asna ainsi que leurs proches vont finir par se retrouver. La mémoire du drame qu’ils ont partagé va les souder. Mais pour quel avenir?
Solidement documenté, le roman d’Antonin Sabot fait frémir. Le lauréat du Prix Jean Anglade 2020 pour Nous sommes les chardons confirme son talent pour ancrer ses personnages au cœur de la nature, même lorsqu’elle est la proie aux flammes. Mais c’est sans doute ce paroxysme qui révèle les hommes dans ce qui les constitue au plus profond d’eux-mêmes.

Le grand incendie
Antonin Sabot
Presses de la Cité
Second roman
288 p., 21 €
EAN 9782258202009
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé aux Etats-Unis, notamment dans le Nord de la Californie et en Iowa, en Russie et principalement en Sibérie orientale et enfin en Syrie, dans la zone occupée par les Kurdes.

Quand?
L’action se déroule de nos jours ou dans un futur proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
Durant un été où le ciel du monde entier s’est couvert de rouge feu, Virginia, Ianov, Asna et Olan deviennent des naufragés du feu, face à la nature, face à ce que nous lui avons fait et à ce qu’elle nous fait en retour. Ils vont traverser la planète et se retrouver à New York, où leur destin les attend…
En Californie, Virginia, éleveuse de chevaux, rescapée du premier mégafeu à avoir rasé une ville entière, celle de Paradise, quinze ans plus tôt, est à la recherche de son père dans un État aujourd’hui ravagé. Au cœur de la Sibérie, Ianov, ancien soldat parti s’isoler dans une ferme que les flammes viennent de détruire, emmène sa jument blessée pour un dernier voyage, dans lequel le rejoignent des animaux sauvages. Au Kurdistan, Asna et Olan combattent la politique de la terre brûlée des terroristes et quand leur dernier champ de blé disparaît, ils finissent par fuir.
Tous vont traverser la planète pour se retrouver là où leur destin les attend.
Ce roman choral visionnaire et saisissant, nourri de notre réalité, a toute sa place au côté du Grand Vertige de Pierre Ducrozet ou encore de 2030 de Philippe Djian. On y apprécie la plume sensible à la nature d’Antonin Sabot, lauréat du prix Jean Anglade du premier roman en 2020 avec Nous sommes les chardons.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 1
États-Unis, nord de la Californie
Virginia était sortie de son pick-up au niveau du panneau Bienvenue à New Haven, un quartier chaleureux où il fait bon vivre. Au-delà, plus une maison, juste quelques pins maigres et noirs qui s’élevaient çà et là. Calcinés. Le quartier avait été littéralement abandonné aux flammes. Des maisons, il ne restait que les minces structures en acier qui les supportaient encore quelques jours auparavant, répondant au quadrillage des rues tracées en damier.

Un monde miniature, qui ne se réveillerait plus. À la taille des habitations on devinait qu’il ne s’agissait pas d’un quartier riche. Ce n’est pas là que les pompiers avaient dû concentrer leurs efforts. L’auraient-ils fait, seraient-ils parvenus à le sauver ?

Le feu arrivé du nord avait attaqué les alentours d’Arcadie. Jusqu’au dernier moment, les autorités avaient espéré pouvoir préserver la ville. Mais, une nuit, le vent avait tourné. L’évacuation avait eu lieu dans l’urgence et chacun n’avait sauvé que ce que pouvait contenir sa voiture. Bizarrement, la plupart des gens se retrouvent à attraper en catastrophe quelques papiers, leur téléphone portable, un ordinateur, leur téléviseur, une peluche pour les enfants, et parfois une arme s’ils en possèdent une. Savoir qu’un risque existe ne suffit pas à en accepter les conséquences. Imaginer que tout peut disparaître serait trop lourd à porter.

Dans les décombres, on devinait aux carcasses de machines à laver et de sèche-linge l’emplacement des buanderies. Et aux tuyaux et robinets tordus celui des cuisines et des salles de bains.

La proximité des maisons avait favorisé la propagation des flammes. Le quartier avait été rayé de la carte en moins d’une heure d’après le journal télévisé local. Mais l’information n’était restée qu’un court temps à l’antenne, car le feu avait poursuivi son œuvre dévoratrice et d’autres lotissements plus cossus avaient été à leur tour menacés. Ce reportage avait suffi à décider Virginia à venir jusque-là.

Ce qui l’avait attirée, c’était que ce lotissement aurait pu pousser n’importe où. Elle-même avait grandi dans un quartier ressemblant à celui-ci, dans une maison à peine plus grande, avait fait du vélo dans une impasse où les voisins avaient toujours un œil dehors. Pour « nous protéger les uns les autres », disaient-ils. Elle descendait du bus scolaire à deux pas de chez elle, mais faisait un détour en rentrant pour voir s’il n’y avait pas quelque chose à récupérer dans la décharge que constituait le jardin du vieux Morris, elle traînait dehors en short court pour manger de la crème glacée avec sa petite sœur les soirs d’été, quand la chaleur infernale des journées s’apaisait un peu. Ensemble, elles regardaient les « grands » du quartier faire les idiots devant leurs voitures avant de partir au cinéma, ou au bar, ou sur quelque parking où les mecs peloteraient les filles qui se laisseraient à moitié faire en riant. Avec sa petite sœur, elles pensaient que c’était à peu près le paradis. À peu près seulement, car les histoires de garçons ne les intéressaient pas encore. Les petites filles de New Haven devaient croire la même chose avant que la désolation ne vienne frapper. Comme elle avait frappé le quartier de Virginia à la fin des années 2010.

Avant de prendre la route, elle avait voulu revoir l’effet des flammes sur la fragile grandeur du rêve américain. Est-ce que des vies entières de labeur peuvent vraiment s’envoler en aussi peu de temps que le disent les journaux ? Une heure pour tout un quartier, une heure pour toutes ces vies. Cela faisait quoi ? Cinq minutes chacun ? Même pas. Les petits pavillons de banlieue avec garage, bordés d’un carré de pelouse bien tondu, flamant rose en déco, arrosage automatique, volets roulants et climatisation en option, s’effondraient sous le poids des ambitions de leurs propriétaires. Un songe dont elle avait elle-même été sortie avec fracas, âgée d’à peine quatorze ans, quand sa maison, censée les protéger, était partie en fumée.

Pendant plusieurs mois, ils avaient été hébergés dans un gymnase municipal, avec certains de leurs anciens voisins. Ceux qui n’avaient pas péri dans leur voiture, pris au piège. Mais cette fois, il n’y avait plus de murs pour les séparer les uns des autres, seulement de fins rideaux gris, accrochés à des montants métalliques. Les « grands » ne faisaient plus les idiots, et les adultes ne surveillaient plus les impasses à l’arrière des maisons.

L’équipe d’une chaîne d’information en continu s’était introduite dans le gymnase. Ils avaient dû soudoyer un employé de la mairie pour entrer, ou peut-être s’étaient-ils faufilés après l’un des rescapés pour filmer leurs conditions de vie. D’ordinaire, ces types tournaient des reportages sur des Cubains qui traversaient l’océan sur des radeaux de fortune, ou des victimes de tsunami à l’autre bout du monde. De pauvres étrangers. Et ça ne choquait personne. Cette fois, « ceux du Gym », comme on avait fini par appeler les réfugiés, n’étaient pas d’accord pour que l’on montre la misère dans laquelle ils étaient tombés, la queue pour aller aux toilettes ou aux douches, la bouffe immonde qu’on leur servait et les habits sales de leurs gamins.

« Ça vous aidera à obtenir de meilleures conditions de vie », avaient argué les types de la télé. Mais ça n’avait rien changé. Au contraire, le Gym avait été fermé trois mois plus tard par les autorités prétextant l’insalubrité du lieu, et ses occupants avaient dû chercher à se loger ailleurs. Virginia et sa famille étaient parties chez une cousine, dans les Grandes Plaines, loin des forêts.

Durant toute cette période et après avoir fait une crise de nerfs le premier jour dans le gymnase, son père n’avait plus dit un mot. C’est sa mère qui avait dû expliquer leur situation aux agents de la FEMA, l’agence fédérale en charge des situations d’urgence, à l’assistante sociale envoyée par la mairie, et qui avait interdit au cameraman de les approcher, elle et sa famille. La petite sœur de Virginia ne desserrait les lèvres que pour laisser s’en échapper une plainte que seule parvenait à calmer leur mère en la prenant sur ses genoux.

Une foule de détails remontait en Virginia alors qu’elle posait les yeux sur le quartier dévasté de New Haven. La police n’avait même pas pris le temps de poser des rubans pour délimiter les lieux interdits d’accès et aucune patrouille ne semblait vouloir passer, signe que personne ne craignait les pillards. Il n’y avait rien à voler. Repérant la carcasse d’un vélo d’enfant, la jeune femme se prit à espérer que les habitants de New Haven seraient mieux traités qu’elle ne l’avait elle-même été. Elle en doutait pourtant. Tant de monde avait perdu sa maison cet été. Peut-être n’auraient-ils même pas le droit à un coin de gymnase et devraient-ils se contenter d’une place sur un parking de supermarché pour dormir dans leur voiture.

Une odeur écœurante de plastique brûlé régnait encore sur le quartier et Virginia dut s’arrêter, s’asseoir sur le bord d’un trottoir pour reprendre son souffle et ne pas vomir. Au fond de son estomac, il y avait à nouveau cette sale crampe vicieuse qui remontait, celle qui ne l’avait pas lâchée pendant des mois après l’incendie de sa ville, la dislocation de sa famille et le départ de son père désormais mutique. Elle ouvrit la bouche en grand, cherchant de l’air.

On aurait dit un matin brumeux. Mais les matins brumeux ne vous prennent pas à la gorge dans des relents suffocants. Regardant autour d’elle en attendant de recouvrer des forces, elle ne pouvait voir au-delà de la première rangée de maisons. Le reste était englouti dans un voile gris de poussière. Plus rien ne tenait debout hormis les arbres séparant les allées et qui devaient donner il y a peu à ce pauvre quartier un faux air de village de vacances. Vêtus de suie noire, privés de leurs branches basses et de leurs aiguilles, ils se tenaient là, raides et gauches comme à un enterrement.

Il fallait chercher au sol les dernières traces de la vie du quartier : sur la pelouse en face d’elle, les restes fondus d’un cabanon de jardin et de chaises longues avaient laissé des empreintes rectangulaires et sombres. Calquer sur ce paysage de cendres des images de petits bonheurs comme un bain de soleil ou une après-midi de jardinage lui était impossible. L’incendie a ceci de radical qu’il efface toute image du passé, pensa Virginia. Il annihile en nous ce qui existait auparavant. Tout ce qu’elle parvenait à imaginer ici, c’était le rideau de flammes qui s’était fermé sur les scènes de son adolescence, vingt ans auparavant.

Depuis, il y avait à nouveau eu de gigantesques incendies dans l’Ouest américain. Chaque année, on atteignait de nouveaux records. C’était la seule manière que les journaux télévisés avaient trouvée pour faire sentir le caractère exceptionnel de ces feux. Mais l’exceptionnel se répétant chaque année ne faisait plus autant recette. Virginia, elle, ne trouvait aucun feu aussi cauchemardesque que celui qu’elle avait elle-même nommé « mon incendie ». D’ailleurs, les journalistes s’y référaient encore aujourd’hui comme à un étalon macabre. Aussi Virginia prenait-elle un soin particulier à couper toute source d’information pendant la période des feux. Période qui se faisait de plus en plus longue au fil des ans.

Il lui avait fallu de nombreuses années pour dépasser sa terreur. Longtemps, elle s’abstint de se rendre dans les restaurants branchés où la dernière mode imposait d’installer une cheminée vitrée, alimentée par du gaz, bien en vue face à la salle. Elle ne supportait pas plus leur version bas de gamme où un écran de télévision diffusait en boucle la vidéo d’un foyer où brûlait perpétuellement la même bûche. Même devant ces simulacres, elle était prise de panique et se recroquevillait en elle-même pour ne pas laisser remonter les souvenirs des cris d’horreur de sa petite sœur et ceux de ses parents les pressant vers la voiture familiale, ce matin d’été où le ciel était devenu noir de fumée et où le crépuscule avait été mis à mal par les lueurs rouges des arbres et des maisons en feu. La mode avait fini par passer et Virginia était retournée au restaurant.

Elle était venue à Arcadie, Oregon, sans bien savoir ce qu’elle cherchait. Quelques jours auparavant, elle avait allumé sa vieille télévision alors qu’elle savait que les infos ne feraient que parler des incendies ravageant la côte Ouest, plus grands que jamais. Pourquoi, alors qu’elle s’appliquait depuis de nombreuses années à ne pas le faire, à petit-déjeuner sans toucher à la radio, seulement en fixant du regard les chevaux dans le corral et à ne penser qu’à eux, à essayer de deviner, rien qu’à leur allure, comment ils allaient, à imaginer la séance de dressage qui s’annonçait, à la balade plus tard dans la matinée et peut-être aux travaux l’après-midi ? Elle n’aurait su le dire. Cette saison durant laquelle elle se coupait de l’extérieur la reposait. Le monde autour se limitait aux clients venant prendre des nouvelles du débourrage de leur bête et accueillant les progrès accomplis par des sourires discrets mais persistants. Ils étaient rarement du genre à parler des nouvelles. Pour eux, l’horizon se limitait aux résultats du rodéo du week-end précédent et à l’affiche du suivant. Ça lui allait bien. Ce monde un peu fermé sur lui-même, elle avait tout loisir de le dépasser en hiver quand le travail au ranch se faisait moins pesant et qu’elle retrouvait le temps d’écouter le brouhaha du monde.

Mais cette année il avait été difficile de ne pas entendre parler des incendies. Leurs nuages étaient arrivés jusqu’aux limites de l’État. Certains matins, la lumière était si étrange, d’un jaune presque vert, que les bêtes piaffaient dans leurs stalles. Certains disaient qu’il y avait davantage d’oiseaux, car ceux-ci avaient fui l’Ouest pour se réfugier dans les Plaines. Alors, même ses clients les plus bornés lui en touchaient un mot, demandant si ça n’affectait pas le dressage des chevaux.

« C’est vrai quoi, paraît que les bêtes, ça flaire des trucs que nous on sent pas. »

Elle se raidissait et ne répondait rien. Ils n’insistaient pas. Ils savaient tous qu’elle en venait, de cet Ouest en proie aux flammes, et ils ne la poussaient pas plus loin lorsqu’ils la voyaient se rembrunir. Ils savaient qu’il valait mieux la boucler. Et aussi que l’état d’esprit du dresseur influe sur l’animal dont il s’occupe. Ils ne voulaient pas risquer de compromettre l’éducation de leur bête.

N’empêche, ils en avaient parlé et elle avait allumé la télévision. Un vieux machin posé sur son frigo dont sa sœur se moquait les rares fois où elle venait la voir depuis le Canada, où elle s’était installée. Elle lui avait même proposé de lui en offrir une plus grande, plus fine, plus moderne. Virginia avait toujours refusé. Un petit écran un peu flou, ça suffisait pour faire entrer le monde dans sa cuisine sans lui donner trop de place. C’était déjà beaucoup pour se confronter à ses démons comme elle s’était enfin résolue à le faire.

Elle avait vu les images d’Arcadie : il y avait des dizaines d’incendies en cours dans le pays, et ils remontaient jusqu’à Seattle, beaucoup plus au nord qu’à l’habitude. On n’était qu’au milieu de la saison et les pompiers étaient déjà exténués. Sur toutes les chaînes les reporters s’époumonaient à annoncer le pire été que l’on ait jamais connu. Elle avait failli éteindre la télévision. Ne plus entendre, ne plus voir. Mais elle s’était rendu compte qu’elle ne tremblait pas, qu’elle ne frissonnait plus. Elle s’assit tout de même, mais elle parvint à regarder tout un bulletin sans éprouver l’envie de pleurer. Elle se sentit même un peu fascinée par l’ardeur des flammes avalant des arbres dans une forêt qu’elle avait peut-être arpentée enfant. Elle s’interdit cependant ce sentiment et eut un rictus de dégoût en pensant à tous ces gens qui devaient passer leur journée à regarder des hectares de forêts partir en fumée, des hélicoptères de pompiers et des Canadair s’escrimer à les ralentir, dans un ballet de colibris impuissants. Absurde. Pour elle, on n’avait pas le droit de regarder ça si l’on n’avait pas connu la peur du feu.

Peu après, elle avait confié les chevaux en cours de dressage à un collègue qu’elle estimait, s’était excusée auprès des propriétaires, les avait remboursés et avait jeté ses affaires dans son pick-up, pour partir vers les forêts en feu de son adolescence.

S’appuyant sur un compteur électrique à moitié fondu, elle parvint à se relever. Elle avait abandonné un peu plus haut son véhicule. Une rue sans plus aucune maison qui la borde, ce n’est plus une rue, pensa-t-elle avant de grimper dans son pick-up. Ce n’est plus le fil qui relie nos vies, qui ouvre la possibilité d’aller voir ailleurs ou de revenir sur nos pas.

Elle sortit du lotissement et descendit la rue principale menant au centre-ville.

Elle traversait des quartiers épargnés mais largement vidés de leurs habitants. À un barrage, elle prétexta, après que les policiers eurent examiné ce qu’elle transportait, venir aider des proches puis demanda où elle pourrait manger. Les policiers étaient épuisés par les nuits et les jours passés à patrouiller. Sous les linges mouillés censés les protéger de la poussière en suspension, elle comprit tant bien que mal leurs explications hachées par une respiration trop courte. Virginia se demanda s’ils seraient vraiment capables de faire quelque chose si des pillards venaient par ici.

Deux pâtés de maisons plus loin, dans la lumière de plus en plus sombre de l’après-midi, l’enseigne rose du Patty’s Diner clignotait comme une tache de couleur dans une photographie en noir et blanc. En se garant sur le parking vide, elle essaya de distinguer si c’était vraiment ouvert, mais on avait visiblement abandonné l’idée de garder les vitres propres, et la couche de crasse l’en empêcha.

2
Russie, Sibérie orientale
Ianov avait retrouvé la jument qui tournait en rond dans la cendre. D’un pas hésitant, elle longeait la barrière principale du corral et, arrivée à son extrémité, faisait demi-tour, revenait à son point de départ, s’arrêtait un instant devant l’entrée et repartait. Pourtant, il ne restait plus la moindre barrière. La bête suivait le souvenir de son enclos, inscrit dans ses muscles meurtris. À chaque foulée, elle soulevait de maigres volutes poudreuses. Aveugle, elle ne parvenait pas à s’arrêter, ses pieds la faisaient souffrir dès qu’elle les posait. Le sol était encore chaud, du moins le craignait-elle.

À chaque tour de piste, elle levait la tête pour humer l’air suffocant. Elle cherchait une trace de son poulain. Rendue folle par les flammes, elle avait fui aussi loin qu’elle avait pu, probablement vers le lac Noir. En tout cas, c’est ce qu’imaginait Ianov, qui ne voyait pas d’autre moyen pour elle d’avoir survécu alors que tout avait brûlé sur des hectares alentour. Les seuls arbres encore debout se dressaient sur la petite île au milieu de l’étendue d’eau où flottaient des bouts de bois calcinés. Peut-être la jument était-elle parvenue à nager jusque-là, peut-être n’était-elle pas encore aveugle au moment de se jeter dans les flots, ou alors elle s’y était précipitée et n’avait atteint l’îlot que par chance. Ensuite, son instinct l’avait ramenée à la datcha. Son poulain, lui, n’avait pas réussi à échapper aux flammes.

Sentant son maître approcher, la jument secoua la tête et racla le sol de sa jambe meurtrie.

« Je suis là », souffla Ianov, incapable d’en dire plus pour la rassurer alors qu’il savait l’avoir abandonnée.

Quel genre de maîtres sommes-nous, nous qui prétendons posséder les animaux, mais qui les laissons dans notre fuite ? se demanda-t-il. Qui sommes-nous, pour prétendre prendre soin d’eux, les élever, si nous les oublions au premier danger pour sauver notre propre peau ?

Il avait tout largué derrière lui, avait ouvert les enclos, fait grimper son chien dans la camionnette et s’en était allé. Un peu plus loin, le chien, pris de folie, avait sauté par cette fichue vitre qui ne remontait plus, et avait détalé vers les fourrés. Ianov avait crié pour le faire revenir, mais n’avait pas essayé de le rattraper. C’était bien trop dangereux. Inutile.

Il alla chercher un bidon d’eau dans son van et donna à boire à la jument, lui nettoya sommairement les naseaux.

« Là, là. Doucement. »

La bête, encore nerveuse tout à l’heure, s’était un peu calmée depuis le retour de Ianov. Il l’attacha à un bout de portail en fer et alla fouiller dans les décombres.

Il ne restait presque rien de la ferme où il vivait depuis vingt ans. Même le fourneau n’était plus qu’un tas de tôle tordue. Quelques bouts de ferraille et de céramique traînaient çà et là. Tout ce qu’il avait construit de ses mains reposait à ses pieds. Sur la dalle de béton couverte de cendre gisaient des têtes de pioches et de pelles, des embouts de perceuses, comme des caractères noirs d’une langue inconnue sculptés sur une page grise et mouvante. Ianov se retourna. Ses pas laissaient eux aussi des signes inintelligibles sur le sol.

Il fut pris de vertige. Il se sentait propulsé dans un autre monde, dans une réalité où il n’aurait jamais construit cette maison, n’aurait jamais rangé ses outils les uns à côté des autres sur l’établi dans un ordre qu’il aimait apprécier chaque fois qu’il quittait la pièce, jetant un regard par-dessus son épaule comme pour s’assurer qu’aucun ne tentait d’échapper à sa surveillance. Dans ce monde, il n’aurait pas eu tous ces animaux autour de lui, et il ne les aurait pas laissés périr dans les flammes.

Il voulut s’appuyer à l’encadrement de la porte pour reprendre ses esprits et manqua tomber. Il n’y avait plus ni porte ni encadrement. Rien que le vide d’une vie effacée. Il plia sa longue carcasse en réprimant la douleur qui fusa dans ses reins fatigués pour s’accroupir un moment. Il était à court d’air. Il prit sa tête entre ses mains. Passer les paumes sur ses cheveux tondus bien ras lui procurait depuis tout petit une sensation d’apaisement, relaxante. Mais ça ne fonctionnait plus. Quand il parvint à se lever, le sol avait enfin cessé de tourner. L’univers entier avait lui aussi comme suspendu sa rotation. Ianov retourna auprès de la jument. Elle était tout ce qui lui restait.

Les animaux sont les seuls innocents dans cette histoire, et pourtant ils sont les premières victimes, pensa Ianov. Comprennent-ils seulement ce qui se passe ? Voient-ils que nous sommes les responsables, et pour cela nous jugent-ils ?

La bête s’était calmée et il s’approcha d’elle, tâchant d’évaluer la gravité de ses blessures. Les brûlures avaient mis sa peau à nu, rosâtre et boursouflée sur toute sa tête jusqu’aux naseaux, et sur les flancs. Sa crinière avait disparu. Seul le haut de son dos, vers le garrot, semblait préservé. Ianov n’avait jamais vu ça et ne savait pas si elle pourrait survivre. Il se dit qu’il devrait la faire soigner. Il n’y avait rien d’autre à sauver à la ferme.

Il détacha la jument et la tira vers sa vieille camionnette, mais elle refusa de monter. Ianov tenta bien de la cajoler, de lui parler à l’oreille, mais rien n’y fit. Il essayait de la pousser, mais c’est lui qui tombait dans la cendre encore tiède. Il était couvert de poussière et le cheval raclait le sol. Où qu’il la touchât, il la faisait tressaillir de souffrance. Elle était un paquet de nerfs qu’il craignait de faire vriller. Il ne voulait pas qu’elle s’échappe, aussi l’attacha-t-il à l’arrière du fourgon. Il la conduirait jusqu’à la ville la plus proche. Mais le camion refusa lui aussi de démarrer. Il aurait pu le réparer si ses outils n’avaient pas été détruits. Il ne jura même pas de frustration.

Peut-être que la jument ne voulait pas abandonner l’endroit où son poulain avait péri. Pas comme ça, en tout cas. Pas en montant dans un van défoncé dont on baisserait le hayon comme celui du camion menant à l’abattoir. Alors, il la prit par la longe et partit droit devant. Vers l’est.

Pourquoi cette direction qui ne menait nulle part ? Il n’en savait rien. L’idée de faire soigner l’animal s’était évanouie et il n’y avait pas de direction meilleure qu’une autre pour l’accompagner dans son dernier voyage.

« Je peux bien faire ça pour toi, ma vieille », avait-il chuchoté.

Devant l’immensité de la taïga dévastée, il n’avait pas de but. Pas de refuge en vue, pas de ferme encore debout où il pourrait offrir un ultime repos à sa jument. Il voulait juste marcher encore une fois à son côté, sentir son flanc tout contre son épaule, la rassurer quand elle ne saurait où poser les pieds, l’aider à se coucher quand elle ne voudrait plus continuer et attendre auprès d’elle qu’elle s’éteigne.

Ils avançaient lentement, péniblement. Tous deux couverts d’une même croûte de cendre et de sueur mélangées. On aurait eu bien du mal à dire où commençait l’homme et où finissait l’animal. Ianov essayait de reconnaître les endroits où ils passaient, mais le paysage ne se ressemblait plus. Il lui fallut un effort intense pour distinguer la butte qui marquait la fin de ses terres. De toute façon, au sein de cette immensité, cette frontière n’était que théorique. Les limites de terrains ne servaient qu’aux ingénieurs moscovites qui ordonnaient les coupes de bois depuis leurs ordinateurs et envoyaient les coordonnées GPS aux bûcherons. Ici, chacun s’arrangeait avec ses voisins, si par miracle il en avait, pour savoir où cesser d’exploiter. Et même les bûcherons des grandes compagnies forestières savaient s’arrêter avant vos bois pour ne pas trop vous déranger.

Comme tout cela lui paraissait lointain et étrange, maintenant. Ni les lignes de démarcation ni la topographie n’avaient plus aucun sens. Lorsqu’il atteignit enfin la butte où s’arrêtait son lopin, il marqua une pause et en entreprit l’ascension. Au sommet, il put embrasser du regard une grande partie de la plaine alentour. Aussi loin que son regard portait, plus un arbre ne coupait l’horizon. À l’est, le ciel était noir de cendres. Ailleurs, il était d’un gris terne, masquant le soleil et effaçant les quelques reliefs du paysage.

Ianov observa sa jument. Elle était bizarrement calme et il crut tout d’abord qu’elle était près de mourir. Il la caressa et elle montra apprécier encore le contact de cette main amie. Ianov soupira en pensant aux dernières semaines écoulées durant lesquelles il aurait pu, peut-être, mettre ses animaux en sécurité si seulement il avait compris ce qui risquait de se passer. Mais personne n’avait imaginé si grand feu.

Les incendies avaient débuté près de Moscou. La capitale russe avait l’habitude de passer la fin de l’été un foulard noué sur la bouche. Les fumées pouvaient venir de loin. Chaque année, une partie des forêts environnantes se consumait. Si le vent était défavorable, il charriait un air vicié qui venait ajouter à la pollution suffocante de juillet et d’août. On demandait aux vieux de rester chez eux, de ne plus descendre discuter ou jouer aux échecs dans les parcs. On faisait comprendre aux vieilles qu’il valait mieux cesser un moment de sortir nourrir les chats errants de leur quartier. Celles qui le faisaient tout de même se plaignaient aux passants de ces restrictions stupides. Selon elles, on pouvait mesurer la gravité des incendies à la maigreur des chats moscovites.

« Regardez comme ils sont malingres, cet été. Il n’y a donc personne pour se soucier d’eux ? »

Mais les passants n’écoutaient guère les vieilles. Ils étaient même plutôt contents que quelques-unes de ces sales bestioles finissent par crever de faim. Ça ferait moins de crottes et d’odeur de pisse dans les halls d’immeubles.

Ce qui les embêtait, eux, c’était de devoir porter toute la journée un linge humide devant la bouche et le nez, qui faisait que cet abruti de marchand de tabac prétendait ne pas les comprendre et qu’il en profitait pour essayer de leur refourguer un paquet des cigarettes sur lesquelles il tirait la meilleure marge, des Kosmos ou des Balkan Star infumables. C’est sûr qu’il faisait semblant, il le savait bien, ce qu’on prenait d’habitude. Les mêmes américaines light depuis des années.

Ceux qui ne fumaient plus, ou un peu moins, avaient aussi leurs soucis. Comme de ne plus pouvoir faire leur jogging pour avoir l’air en forme au bureau à la rentrée. Leur patron, lui, comme tous ces enfoirés de riches, pouvait continuer tout l’été à le faire, son jogging, puisque naturellement tous ces gens-là passaient l’été dans leurs jolies datchas, loin de la fournaise moscovite.

Mais cette année, c’était comme s’ils avaient emporté le feu dans leurs bagages. La forêt avait été fragilisée par des étés toujours trop secs et de plus en plus chauds, et sans aucune logique le feu émergeait dans des endroits jusque-là préservés. Les charmantes maisons de campagne, souvent construites au milieu des bois – « Tu verrais comme c’est pittoresque », se vantaient-ils à leur retour –, avaient été détruites.

C’était la première fois que les incendies avaient autant avancé en Sibérie. Ianov n’avait jamais rien connu de tel. Il avait presque pu voir les flammes arriver depuis l’ouest, passer sur lui et continuer vers le Kamtchatka. Enfin, il n’aurait rien vu du tout s’il n’avait pas sauté dans sa camionnette et fui vers le nord. Là-bas, les bois s’arrêtaient et il pensait pouvoir se mettre en sécurité. Depuis une colline, il avait regardé le feu dévaler la plaine comme un troupeau incontrôlable. Il ignorait combien de temps exactement avait duré l’incendie. Plusieurs jours, puisqu’il avait le souvenir d’avoir dormi et de s’être réveillé tantôt affalé sur le volant de sa camionnette ou le dos contre les roues, tourné vers la forêt en train de se consumer. Une fois où il faisait nuit, il avait cru rêver devant les ombres dansantes projetées par les flammes monstrueuses. Elles montaient à dix ou vingt mètres au-dessus de la cime des arbres comme si ceux-ci n’étaient qu’une mer arrosée de pétrole qui flambait.

Pendant tout ce temps, la ligne des arbres au loin se découpait sur fond écarlate. Puis, dans un immense craquement qui dura plusieurs heures, elle s’affaissa, effacée à son tour par le feu. Au dernier jour, peut-être le sixième, avait-il estimé à la longueur de sa barbe, on ne voyait plus qu’un enchevêtrement de troncs rongés et quelques fûts debout mais dépourvus de branches, des épouvantails d’arbres. La surface de la terre s’était couverte d’un linceul monochrome aux nuances anthracite et grège. Ciel au diapason.

Incapable de réfléchir, il avait grimpé dans sa camionnette et était reparti sans réaliser que ce qu’il appelait « ma ferme » ne serait plus qu’une ruine fumante. Pas un seul instant il n’avait songé à se rendre dans la ville la plus proche, à aller trouver une autorité à laquelle déclarer le sinistre. À quoi bon ? Personne ne se préoccupait d’arbres brûlés. Il y en avait tant que ça ne faisait pas grande différence pour ceux qui ne vivaient pas dans les bois. Et plus personne ne vivait là, à part Ianov et quelques autres fermiers que les citadins prenaient pour des fous ou, dans le meilleur des cas, des arriérés. Même les forestiers s’en foutaient pas mal, des feux de forêt. Ils avaient de telles étendues à leur disposition et de telles machines mangeuses d’arbres, qu’ils se moquaient de devoir aller plus loin pour exploiter ce qu’il y avait à tirer de la forêt. Ianov ne pouvait imaginer que, cette fois, même les forestiers les plus brutaux et les citadins les plus endormis ne vivaient plus que rivés à leur poste de télé.

Il roulait sur la route réduite à un bout de goudron fondu et boursouflé. On ne voyait plus le moindre brin de verdure. Il s’était arrêté, était descendu vérifier que ce n’était pas son pare-brise sale qui l’empêchait de bien voir. Le silence l’avait frappé comme la balle des snipers qu’il redoutait lors de son service en Ingouchie, des années auparavant. Cette balle qui n’était jamais venue l’avait atteint en pleine poitrine. Il avait dû se retenir à la portière de la camionnette.

La nature n’a rien de silencieux, contrairement à ce que pensent ceux qui ne la fréquentent que le week-end ou pour leurs vacances. La nature, ce n’est pas le calme de quelques feuilles froissées tombant au sol. La forêt telle que Ianov l’entendait était un tumulte de discussions animales, des cris d’alarme et de détresse, depuis les appels de ralliement des loups aux hululements des chouettes se disputant le territoire, du jeu du vent avec les arbres et des arbres avec le vent. En arrivant ici, il avait d’abord cru trouver le silence, car ses oreilles avaient été assourdies par le bruit des tirs de mortier, du roulement des tanks et des explosions de bombes artisanales. Puis ses sens avaient guéri du trop-plein de bruit, et il avait appris à vivre entouré de la rassurante clameur de la forêt.

Mais plus un son ne provenait de la nature morte. Le battement de son cœur à ses tempes était le bruit le plus terrible qu’il ait entendu depuis celui des balles claquant autour de lui.

Le plus difficile face au silence, c’est de savoir combien de temps il va durer. Ianov n’osait pourtant pas le rompre. Il avait reculé doucement pour se réfugier dans la cabine de la camionnette, et le moteur crachotant l’avait réconforté. Il avait conscience d’avoir cessé de respirer tout le temps qu’il était resté dehors. Soudain, les images de ses animaux lui étaient revenues et il avait démarré, espérant qu’un miracle aurait permis à certains de fuir.

Était-ce bien un miracle qui avait sauvé son cheval, ou plutôt une malédiction dont il devrait supporter le poids pour racheter les fautes de l’humanité ? Les premiers mois de son installation dans la taïga, Ianov avait pris l’habitude de voir des signes dans les petits événements du quotidien. Que ce soit la construction de sa grange, sa jument qui avait eu un poulain en bonne santé, ou un semis qui germait à merveille, cela l’aidait à supporter l’isolement. Imaginer une volonté invisible lui donnait une raison supérieure pour avancer dans son projet, quand la plupart de ses anciens camarades, en tout cas ceux qui n’avaient pas été recrutés par des compagnies de sécurité privées, avaient sombré dans la vodka. Puis petit à petit, il avait abandonné cette habitude de donner une raison à tout. La succession des jours et des saisons avait fini par lui suffire. Il s’était fondu dans le temps vivant de la nature, qui n’a pas besoin, lui, de justification. On pourrait croire que sa première attitude relevait du mysticisme, de la religiosité, mais il avait appris que c’était le contraire. La vraie mystique, la vraie foi, se tient dans l’acceptation, dans la communion avec le vivant.

Mais ce feu était trop gros pour son stoïcisme de néophyte. Il venait à nouveau bousculer l’équilibre qu’il pensait avoir trouvé. Il fallait une raison à ce déchaînement de violence. Il posa la main sur le garrot de sa jument, et la tira de l’avant. L’accompagner dans son dernier voyage était sa mission d’homme perdu dans l’immensité brûlée.

3
Syrie, région autonome du Kurdistan
Avant de sortir de l’épicerie abandonnée qui lui servait de logement, Asna saisit le lourd manteau militaire qui reposait sur l’unique chaise de la pièce. C’était son ancien petit ami qui le lui avait offert avant de partir au combat et de ne jamais en revenir. Elle le haïssait pour cela aussi fort qu’elle l’avait un jour aimé. Mais elle n’avait pas le temps de s’abandonner à la nostalgie. D’ailleurs, elle avait décidé depuis longtemps de ne plus penser à cet homme qui l’avait tant fait souffrir. Il n’était plus là pour la protéger, alors que les sirènes retentissaient pour la seconde fois dans le mois. Comme elle avait espéré ne plus avoir à les entendre ! Combien de prières silencieuses avait-elle adressées à une entité en laquelle elle ne croyait pas vraiment, mais qui par moments la réconfortait ? Elle n’aurait su le dire, mais elle les avait crues exaucées. Le temps des moissons était si proche, ça aurait bien été le diable ! Le Mal avait sans doute décidé d’attendre le dernier moment pour frapper et anéantir les espoirs d’Asna et des siens. Les champs brûlaient et toutes les personnes valides du village se précipitaient pour essayer de sauver ce qui pouvait encore l’être.

« Olan ! T’es sourd ou quoi ? La sirène ! Lève-toi ! » lança-t-elle à l’homme qui avait partagé sa nuit et sommeillait sur le matelas pourri posé au pied du vieux comptoir de la boutique.

Elle poussa précipitamment la porte battante calfeutrée avec des planches de bois et le vent agita ses cheveux qu’elle n’avait pas pris le temps d’attacher, lui apportant l’odeur lourde des blés en flammes. Elle noua son épais foulard autour de sa tête et le plaqua sur ses lèvres. L’amère senteur envahit sa bouche. De toutes les maisons, les habitants sortaient, s’habillant à la hâte, rameutés par la sirène qui hurlait. Courant le long des dernières maisons du village, Asna dépassa des vieux qui se dirigeaient vers les champs et elle se retint de leur crier de rentrer chez eux. Ils n’avaient à gagner, en venant contempler le massacre, que de ces regrets dont leurs vies étaient déjà tissées.

Asna se souvint des vergers qu’il y avait là quand elle était petite fille. Chaque famille en possédait un et le transmettait de génération en génération. Il y avait un figuier qui vous donnait des fruits comme du miel, des abricotiers, des pruniers, un citronnier et des grenadiers qui portaient des fruits aux mille graines. Quelques pieds de vigne, bien sûr. L’héritage, ici, c’était les arbres, pas la terre.

« C’est elle qui nous possède », disaient les vieux.

Mais si c’est la terre qui nous possède et nous retient, se demanda Asna, que faire lorsqu’elle est ravagée et n’a plus rien à nous offrir ? Les anciens n’avaient pas appris cela aux jeunes. Ils ne s’étaient pas attendus à devoir répondre à une telle question.

Asna grimpa sur le tertre qui séparait les champs du village et faillit s’évanouir. Sous la fumée noire et grasse s’élevaient de hautes flammes fouettées par le vent. Elles n’étaient pas les plus grosses qu’Asna ait vues, mais elles formaient un mur continu qui barrait la plaine et avait déjà assailli plusieurs parcelles au loin, le long de la rivière. Elles progressaient à toute allure. Sur le chemin qui menait aux champs assiégés, elle vit se détacher les silhouettes de ceux qui avaient donné l’alerte, prêts à se jeter dans la bataille. Pour lutter, ils n’avaient que des couvertures ou leurs vestes.

La jeune femme courut vers eux. Deux vieux tracteurs tiraient des citernes sur le chemin cabossé, bordé d’épis cassants que la chaleur avait séchés sur pied, mais qui portaient encore leurs grains. On allait récolter dans quelques jours à peine, pesta Asna, bien qu’il fût trop tard pour se lamenter.

Le vent avait balayé la fumée jusqu’à elle. Elle toussa de dépit, ses jambes faiblirent. Elle se sentait misérable, esseulée au beau milieu des champs où elle avait couru tant de fois lorsqu’elle était enfant. Cette plaine où se balançait l’engrain ancestral lui paraissait alors infinie, et à chaque nouvelle moisson elle se demandait comment les adultes allaient pouvoir la récolter tout entière. Ils y parvenaient cependant, juchés sur des tracteurs mis au rebut par les agriculteurs de l’Ouest. Elle aimait se cacher dans les greniers où l’on entassait les sacs de grains, s’amuser autour des bottes de paille avec Rajan, qui avait le même âge qu’elle et dont elle espérait qu’il l’épouserait un jour.
Les deux enfants avaient grandi comme frère et sœur. Leurs familles étaient amies et leurs parents les poussaient à jouer ensemble. Ils chahutaient, se faisaient des guerres sans merci. Un jour, Rajan avait donné à Asna pour gage de l’embrasser si elle voulait être libérée. »

Extrait
« Ianov se fondait peu à peu dans ce groupe animal. Seuls ses yeux lui donnaient encore visage humain, et il sentait à chaque pas son identité l’abandonner un peu plus. Sombrant dans un désert de lassitude, il décida de ne pas aller plus loin ce jour-là. Il voulait dormir, sentir sa conscience l’abandonner, peut-être pour toujours, et finalement, que lui importait ? L’idée que ses compagnons s’en prendraient peut-être à son corps pendant la nuit, qu’ils ne laisseraient que ses os sur la rive moussue d’un ruisseau, l’effleura, mais ne l’effraya pas. Il ne ferait alors que continuer à se fondre en eux. De toute façon, il ne voulait pas lutter plus longtemps. Il s’endormit en goûtant la fraîcheur des herbes perlées de fines gouttelettes. » p. 84

À propos de l’auteur
SABOT_Antonin_DRAntonin Sabot © Photo DR

Né en 1983, Antonin Sabot a grandi entre Saint-Étienne et la Haute-Loire. Il a vécu douze ans à Paris où il a été journaliste pour Le Monde, reporter en France et à l’étranger. Attiré par la parole et la vie de ceux dont on parle peu dans les journaux, les gens prétendument sans histoire, il a initié et participé à des projets de reportages sociaux avant les élections présidentielles de 2012 et 2017.
Puis il est revenu vivre dans le village de son enfance, dans une de ces campagnes où le temps «coule pas pareil». Avec des amis, il y a fondé la librairie autogérée Pied-de-Biche Marque-Page.
Il partage son temps entre l’écriture et la marche en forêt, et entreprend déjà d’apprendre le nom des arbres et des oiseaux à son fils qui vient de naître.
Cette nature qui lui est très chère est omniprésente dans ses deux premiers romans Nous sommes les chardons qui a remporté le Prix Jean Anglade 2020 et Le Grand incendie. (Source: Presses de la Cité)

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La fugue thérémine

VILLIN_la_fugue_theremine  RL_ete_2022

En deux mots
Durant les années folles un ingénieur russe développe un instrument révolutionnaire qui permet de créer des sons à l’aide de ses bras. Les soviétiques décident de l’envoyer en Europe et aux États-Unis pour une tournée de concerts. Le triomphe de ces représentations va le pousser à prolonger son séjour. Il reste toutefois surveillé.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’ingénieur visionnaire et le système soviétique

Dans cette étonnante biographie romancée, Emmanuel Villin retrace la vie de Lev Sergueïevitch Termen. Cet ingénieur russe a révolutionné le monde musical, goûté au goulag et succombé dans l’indifférence. Le voici réhabilité.

En refermant ce roman, il faut quasiment se pincer pour être sûr qu’on n’a pas rêvé. La folle histoire de Lev Sergueïevitch Termen n’est en effet pas née de l’imagination d’Emmanuel Villin. Comme nous l’apprend sa fiche sur Wikipédia, cet ingénieur russe a bel et bien existé, son nom ayant été francisé en Léon Thérémine. Thérémine comme le nom de l’instrument qu’il a inventé et qui a subjugué les foules dans les années 1920.
Mais avant la grandeur, l’auteur préfère commencer par la décadence avec un chapitre initial qui se déroule en 1938 et raconte l’exfiltration de l’ingénieur à New York pour le ramener à Moscou à bord d’un cargo. Sans doute parce que le Kremlin considérait qu’il avait perdu le contrôle sur son agent.
Tout avait pourtant si bien commencé! Son instrument de musique est si révolutionnaire que les soviétiques décident d’organiser une tournée européenne pour démontrer le génie de ses savants. De Berlin à Paris puis à Londres, il crée «la sensation devant un public stupéfait par ce prodige qui, debout derrière une sorte de pupitre d’écolier surmonté d’une antenne, parvient à extirper des sons à partir du vide, se contentant de déplacer ses mains dans l’air tel un chef d’orchestre conduisant un ensemble invisible. Les spectateurs venus en foule sont restés sans voix devant ce jeune homme aux yeux bleu-gris, les cheveux frisés, le visage barré d’une fine moustache blonde, un peu perdu dans son habit noir, qui pétrit l’air, le caresse, effilant de ses doigts fins cette musique mystérieuse, née hors de tout instrument. Frappés d’admiration, des milliers de curieux ont acclamé le jeune thaumaturge qui affichait sur scène un visage extasié. Lev a intégré à ses performances un système de jeu de lumière — l’illumovox — directement connecté à son instrument et qui répond aux variations de tonalités.»
Le succès est tel que l’Amérique le réclame. Une nouvelle tournée de trois semaines est programmée, avec un égal triomphe.
Lev se sent alors pousser des ailes et transforme la suite de son hôtel en laboratoire pour y poursuivre ses recherches. Il cherche aussi des interprètes capables de le suppléer sur scène. Parmi eux, Clara est la plus douée. Il va très vite tomber amoureux d’elle. Sauf qu’il est déjà marié et que Katia se languit de son mari. Après avoir rongé son frein, elle se décide à rejoindre Lev à New York.
Les retrouvailles sont plutôt glaciales. Lev parvient à éloigner Katia en lui trouvant un appartement dans le New Jersey, où vivent de nombreux immigrés russes, et mène alors la belle vie aux côtés de Clara, écumant les cabarets. «Les années folles foncent à toute allure» et donnent même à l’inventeur l’idée d’un appareil qui fonctionnerait sur les mouvements des danseurs plutôt que des bras.
«Lev est en Amérique depuis un peu plus d’un an et possède déjà quatre smokings, autant de cannes et le double de paires de boutons de manchettes. Le bolchévique a désormais des allures de dandy. Bientôt, il achètera une Cadillac, un petit V8 coupé qu’il choisira noir par souci de discrétion. En haut lieu, on surveille la transformation avec circonspection, mais pour l’instant on laisse aller, la mayonnaise semble prendre, veillons à ne pas la faire tourner en intervenant trop vite, et puis cet embourgeoisement n’est-il pas la couverture parfaite?»
Avec deux associés, il crée une société dont l’ambition est de produire puis vendre un appareil par foyer américain. Pour cent soixante-quinze dollars il propose son premier modèle, le RCA Theremin et voit les clients se presser pour tester «cette machine étrange et magique». Parallèlement, il multiplie les inventions. Il travaille d’arrache-pied sur un signal pour batterie de voiture; un signal pour la jauge d’huile d’une voiture; un émetteur radio pour la police; une machine à écrire sans fil capable d’envoyer directement des articles à une rédaction ou encore un véhicule porté par un champ magnétique pouvant ainsi traverser un pont invisible. Mais nous sommes en 1929 et la crise économique va briser son entreprise en quelques semaines, marquant ainsi la fin de son état de grâce.
Dans la seconde partie du roman, Emmanuel Villin va nous raconter les années noires qui ont suivi et l’énorme gâchis qui en est résulté. L’épopée scientifique vire alors au drame politique. On passe des scènes newyorkaises aux camps du goulag.
Avec Miguel Bonnefoy et son roman L’inventeur, voici un second roman qui nous permet de découvrir un scientifique oublié du siècle passé. Une sorte d’inventaire des occasions manquées.

La fugue thérémine
Emmanuel Villin
Asphalte éditions
Roman
168 p., 18 €
EAN 9782365331159
Paru le 25/08/2022

Où?
Le roman est situé principalement aux Etats-Unis, notamment à New York. On y évoque une tournée européenne passant par Londres, Berlin et Paris et l’Union soviétique, de Moscou aux camps du goulag en Sibérie.

Quand?
L’action se déroule durant quasiment tout le XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Né sous le tsar, mort en 1993, Lev Thérémine a été soldat de l’Armée rouge, a rencontré Lénine, est parti à la conquête des États-Unis, a connu la fortune… et le goulag. En 1920, cet ingénieur russe de génie a conçu un instrument de musique avant-gardiste, le seul dont on joue sans le toucher : le thérémine. Au seul mouvement des mains, l’électricité se met à chanter, produisant un son étrange, comme venu d’ailleurs. De Hitchcock aux Beach Boys, de la musique électronique à Neil Armstrong, c’est tout un pan de la culture populaire du XXe siècle qui va succomber au charme envoûtant du thérémine.
Dans La Fugue Thérémine, Lev est le héros du roman de sa vie, entre ses glorieuses tournées européennes et américaines à la fin des années 1920, le faste de sa vie new-yorkaise et ses amours déçues à l’ombre de la Grande Dépression. Mais malgré le succès de son invention, personne dans les hautes sphères soviétiques n’oubliera de le rappeler à l’ordre concernant sa mission.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le 1 Hebdo
Cultures sauvages


Emmanuel Villin présente La fugue Thérémine © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Ouverture
Le ronronnement de la tuyauterie a étouffé le premier coup de sonnette. Matinal, Lev procède à sa toilette quotidienne dans la salle de bain de l’étage. Alors qu’il a fermé le robinet d’eau chaude et appuie la lame affûtée de son rasoir à la base de son cou, un deuxième coup de sonnette retentit. Les joues couvertes de savon à barbe bientôt rosi d’un filet de sang, il contemple un instant sa figure pâle traversée par une ombre d’effroi. Il reste ainsi de longues secondes, les bras ballants, face au miroir qui lui renvoie l’image de l’homme qu’il est devenu et que, tôt ou tard, on cherchera à effacer, avant qu’une troisième sonnerie, plus appuyée cette fois, le sorte de sa torpeur.
Se ressaisissant, il s’empare d’une serviette éponge pour retirer la mousse de son visage et, sans vraiment y croire, en dissiper le trouble. Une volée de marches le conduit au rez-de-chaussée. De son pied, il pousse sur le paillasson le journal du matin, s’attarde quelques secondes sur la manchette puis se résout à ouvrir la porte d’entrée. Deux hommes vêtus du même pardessus gris lui font face. L’un d’eux, le plus massif, se saisit fermement de la poignée extérieure, interdisant à Lev le moindre mouvement de recul. Il ne les connaît pas, mais inutile d’échanger un mot, il sait pourquoi ces deux-là sont venus. Et inutile de les laisser retourner l’appartement, Lev leur facilitera la tâche. Aussi leur demande-t-il de patienter dans le vestibule le temps de finir de se préparer.
De retour à l’étage pour passer un complet et nouer une cravate, il entreprend de réunir quelques effets personnels, mais dans la précipitation ne trouve pas ce qu’il cherche, fait tomber un verre en cristal qui se brise en mille éclats qu’il piétine sans même s’en rendre compte. Alors il jette dans le sac en cuir brun que vient de lui offrir son épouse pour son anniversaire des objets inutiles, tout ce qui veut bien passer sous sa main à cet instant, divers papiers à en-tête de sa société, une minuscule poupée russe ainsi que son fer à souder au gaz.
Lavinia, que l’agitation de son mari a fini par tirer du sommeil, passe la tête par la porte de la chambre entrouverte et l’interroge. Lev l’informe qu’il doit partir en voyage d’affaires, un contrat à conclure de toute urgence, aucune raison de s’inquiéter, il sera de retour dans deux ou trois jours. La jeune femme affiche un air d’abord circonspect qui vire brusquement à la frayeur. C’est qu’elle vient de repérer les deux hommes en imperméable en bas de l’escalier. L’un d’eux consulte sa montre-bracelet en métal gris tandis que le second appuie son dos de lutteur contre la porte d’entrée, sans un regard ni un mot pour elle. Lev rassure à nouveau sa femme, lui promet que tout va bien et qu’il la retrouvera très prochainement.
Comme il s’engage dans l’escalier, Lavinia, vêtue d’une simple chemise de nuit en soie carmin, attrape son mari par le bras, le somme de la mettre au courant de ses véritables intentions, mais celui-ci se dégage et se dirige vers la sortie. Elle le suit sans prendre la peine de revêtir un peignoir, hausse la voix, imaginant qu’une scène devant des inconnus pourrait embarrasser son mari, lequel se trouverait alors contraint de lui fournir quelque explication. Mais elle est stoppée net par les deux types qui lui font barrage, le poing serré sur ce que Lavinia jurerait être un revolver. Ils lui signifient d’un coup d’œil sans équivoque qu’il serait vain d’aller plus loin, avant de pousser Lev sur le trottoir et de claquer la porte au nez d’une Lavinia sidérée.
La suite se déroule tout aussi vite. Une Chevrolet Master Deluxe noire est garée au pied de l’immeuble, moteur allumé. Un troisième acolyte, qui se tient au volant, ouvre la portière arrière, dite « porte suicide », commode pour précipiter à pleine vitesse un homme sur le pavé, et par laquelle Lev est poussé sans ménagement à l’intérieur. Aussitôt, la voiture aux allures de corbillard, dont la lunette arrière est obstruée par un rideau à fronces, dévale l’avenue en trombe.
Assis entre ses deux ravisseurs, Lev garde la tête baissée sans même un regard pour cette ville où il a vécu dix ans et, compte tenu des circonstances, qu’il sait n’avoir aucune chance de revoir un jour. Tout juste jette-t-il un coup d’œil circulaire à l’intérieur de l’habitacle tapissé de velours mastic qui lui évoque les murs d’une cellule capitonnée. Pas plus que chez lui une demi-heure plus tôt il n’oppose de résistance, conscient de ne disposer d’aucune échappatoire. Serrant sur ses genoux son sac en cuir, il demande quand sa femme pourra le rejoindre, mais n’obtient en guise de réponse que trois visages impassibles.
La Chevrolet continue sa descente vers la façade fluviale enserrant l’île comme les mâchoires d’un Léviathan. Arrivé à hauteur de Soho, le véhicule oblique vers l’est, traverse le Holland Tunnel, longe Liberty State Park pour arriver à proximité de Claremont Terminal. Une fois garés derrière un entrepôt à l’abri des curieux, les deux hommes poussent Lev à l’extérieur et lui donnent l’ordre de se déshabiller avant de lui fournir un pantalon de pont et un caban crasseux. Cela fait, ils se débarrassent de ses vêtements civils dans une benne à ordures, provoquant la débandade d’une horde de rats répugnants.
Arrive, comme sorti de nulle part, un homme en tenue de marin. Sans échanger le moindre mot avec ce dernier, le duo de la Chevrolet lui confie Lev avant de remonter à bord de leur véhicule, d’où ils observent les deux s’éloigner vers le quai où est amarré un cargo vraquier prêt à prendre le large. L’opération n’a pas pris plus d’une heure.

Tandis que son mari s’apprête à quitter secrètement le pays, Lavinia se trouve toujours dans l’entrée. Elle s’est assise à même le sol et ramasse maintenant le New York Times du 15 septembre 1938 piétiné par les deux inconnus. Les yeux brouillés de larmes, elle survole les gros titres, comme si elle pouvait y trouver une réponse au cauchemar qu’elle est en train de vivre. Le quotidien affiche en une des événements de la plus haute importance. Son regard s’arrête sur les titres en caractères gras qui évoquent notamment le retour en urgence du président Roosevelt à Washington à la suite des tensions extrêmes en Europe, le voyage du Premier ministre Chamberlain à Berlin où il doit rencontrer Hitler, l’affaire du sandjak d’Alexandrette.
Elle tourne machinalement les pages à la recherche d’une explication qu’elle sait pourtant ne pas pouvoir trouver dans le journal. Aussi se contente-t-elle de fixer du regard la photographie de Marilyn Meseke, qui vient d’être élue Miss America, douzième du nom. La jeune femme de vingt et un ans originaire de l’Ohio pose dans la grande salle du Steel Pier, un parc d’attractions d’Atlantic City, affublée d’une couronne, un sceptre dans une main et un immense trophée dans l’autre, les épaules couvertes d’une longue cape ourlée qui lui donne cet air maladroit de petite fille jouant à la princesse dans un royaume de carton-pâte. Lavinia, elle, pressent que la fin du conte de fées vient de sonner.
Alors, dans la solitude de son appartement froid et désert, toujours vêtue de sa chemise de nuit sur laquelle perlent des larmes, elle se relève pour esquisser quelques pas de danse, les paupières closes, cherchant à lier son âme à celle de son mari qui vient de disparaître sous ses yeux et dont elle s’aperçoit qu’elle ignore presque tout. Elle n’a maintenant d’autre secours que ces rituels ancestraux pour convoquer une puissance invisible, une danse qui est autant un moyen de résistance qu’une façon de partager sa douleur. Ses pieds se mettent à bouger, puis ses bras, sa tête, et bientôt tout son être entre en mouvement, se renverse, se penche. Lavinia garde les yeux fermés, cependant que son corps agité et tremblant se cambre, se courbe, se brise de mille manières ; les mouvements infinis de ses membres se croisent et se confondent dans un tourbillon, jusqu’à ce qu’elle perde connaissance, glissant sur le sol, auréolée de la longue chemise de nuit en soie qui forme autour d’elle comme une nappe de sang.

Première partie
LA masse puissante du Majestic s’apprête à quitter le port de Southampton, encore enveloppé dans une épaisse brume. Le paquebot a pour destination New York, où il arrivera six jours plus tard. Parmi le millier de membres d’équipage et les deux mille passagers, dont environ neuf cents émigrants, se trouve celui qu’on appelle désormais Léon Thérémine. Sur la fiche que les autorités américaines lui demanderont de remplir à son arrivée à Ellis Island, il inscrira cependant :

Nom : Lev Sergueïevitch Termen
Né le : 27 août 1896 à Saint-Pétersbourg
Profession : ingénieur
Situation : célibataire

Ce qui n’est que partiellement exact.
Lev n’appartient ni à la classe des émigrants ni à celle des touristes : il est une sorte d’envoyé spécial, digne représentant de la classe ouvrière russe, chargé de conquérir les États-Unis d’Amérique après avoir enchanté l’Europe. Il voyage en première classe. Il est en mission. Celle-ci, d’une durée initiale de six semaines, durera dix ans.
Dehors, l’air est glacial. Un vent arctique violent souffle sur le sud de l’Angleterre, plongé dans ce que les annales météorologiques retiendront comme le Great Christmas Blizzard. Le Russe en a vu d’autres et ce qui le préoccupe, en ce matin du 14 décembre 1927, ce n’est pas l’épaisse couche de neige qui recouvre les environs. »

Extraits
« Lev a le triomphe modeste. De Berlin à Paris puis à Londres, il vient en effet de boucler une tournée au cours de laquelle il a créé la sensation devant un public stupéfait par ce prodige qui, debout derrière une sorte de pupitre d’écolier surmonté d’une antenne, parvient à extirper des sons à partir du vide, se contentant de déplacer ses mains dans l’air tel un chef d’orchestre conduisant un ensemble invisible. Les spectateurs venus en foule sont restés sans voix devant ce jeune homme aux yeux bleu-gris, les cheveux frisés, le visage barré d’une fine moustache blonde, un peu perdu dans son habit noir, qui pétrit l’air, le caresse, effilant de ses doigts fins cette musique mystérieuse, née hors de tout instrument. Frappés d’admiration, des milliers de curieux ont acclamé le jeune thaumaturge qui affichait sur scène un visage extasié. Lev a intégré à ses performances un système de jeu de lumière — l’illumovox — directement connecté à son instrument et qui répond aux variations de tonalités. Tandis qu’il frôle une touche invisible dans l’espace, une lumière projetée sur un écran passe par toutes les nuances spectrales, du vert sombre au rouge éclatant, sans autre limite que la perception visuelle. Lev ne se contente pas de jouer de la musique, il la colore et la rend visible, inventant ni plus ni moins le principe du spectacle son et lumière. La presse compare les spectateurs sortant des représentations aux premiers fidèles après la révélation des miracles. On prédit même la disparition des musiciens, anéantis par l’électricité, remplacés par le seul chef d’orchestre qui, face au public et non plus de dos, conduirait les ondes de ses propres mains. » p. 27

« On comprendra aisément que Lev, s’il a eu chaud, souhaite garantir ses arrières et, conseillé par le cabinet de droit de la propriété intellectuelle Dowell & Dowell, s’empresse de déposer à son tour un brevet détaillant les caractéristiques de son instrument. Sous le n° 1661058, celui-ci précise ainsi qu’il s’agit d’un « système de génération de sons commandé par la main et comprenant un circuit électrique incorporant un générateur d’oscillations, ledit circuit comprenant un conducteur ayant un champ qui, lorsqu’il est influencé par une main se déplaçant à l’intérieur, fera varier la fréquence de résonance dudit circuit en fonction du mouvement de ladite main uniquement, et un circuit d’émission de tonalités connecté audit circuit d’émission de tonalités en fonction des variations électriques se produisant dans le circuit. » La rédaction est certes absconse, mais on n’est jamais trop prudent. » p. 48-49

« Lev est en Amérique depuis un peu plus d’un an et possède déjà quatre smokings, autant de cannes et le double de paires de boutons de manchettes. Le bolchévique a désormais des allures de dandy. Bientôt, il achètera une Cadillac, un petit V8 coupé qu’il choisira noir par souci de discrétion. En haut lieu, on surveille la transformation avec circonspection, mais pour l’instant on laisse aller, la mayonnaise semble prendre, veillons à ne pas la faire tourner en intervenant trop vite, et puis cet embourgeoisement n’est-il pas la couverture parfaite? Lev passe néanmoins le plus clair de son temps habillé d’une blouse blanche pour mettre au point de nouveaux appareils électroniques et des instruments de musique, dont la première boîte à rythme, le thérémine à clavier ou le violoncelle thérémine, qui se joue, comme il se doit, sans frotter la moindre corde. Entre deux coups de fer à souder, Lev reçoit les personnalités les plus en vue de l’époque, parmi lesquelles un trio de violonistes prometteur composé du jeune Yehudi Menuhin, de Charlie Chaplin et d’Albert Einstein. Le premier se fait discret, le deuxième s’empresse d’acquérir un exemplaire du modèle RCA. Quant au troisième, qui a assisté à la première démonstration du thérémine à Berlin, il aime à converser longuement avec Lev. L’auteur de la théorie de la relativité générale lui fait part de son intérêt pour l’interaction entre musique et figures géométriques – deux ans plus tard, Lev mettra au point le rythmicon, un instrument capable de reproduire des dessins sur un projecteur.
Un après-midi qu’il se trouvait dans l’atelier de Lev, l’Allemand aux cheveux hispides expose à son hôte sa conception de la musique et de la composition.
Voyez-vous, Beethoven crée de la musique, alors que celle de Mozart est si pure quelle semble avoir toujours existé dans l’univers, comme si elle attendait d’être découverte par lui. En ce qui me concerne, j’applique ni plus ni moins la même démarche: comme lui, je cherche à découvrir la musique des sphères, explique-t-il, affichant son éternel visage bienveillant. » p. 60-61

« Cependant, en septembre, un statisticien estime que les cours de la bourse ont atteint ce qu’il considère être un plateau perpétuel et juge qu’un krach est inévitable. Peu nombreux sont ceux qui prêtent l’oreille à ce trouble-fête; tout le monde plane, ivre de progrès et d’une prospérité que rien ne semble pouvoir entraver. Le même mois, le New York Times annonce la mise sur le marché pour cent soixante-quinze dollars du RCA Theremin, premier modèle de l’instrument de Lev à être commercialisé. La publicité qui accompagne cette sortie souligne que l’appareil n’exige aucune formation et que tout le monde peut en jouer simplement en bougeant les mains. «Même Aladin devait frotter sa lampe, laquelle ne jouait même pas de musique!» ironise la réclame, et Lev d’être présenté comme supérieur à un génie. On peut essayer l’instrument au showroom Wurlitzer sur la 42° rue. Un manuel d’utilisation est édité, illustré de photographies d’une élève de Lev, Zenaide Hanenfledt, fille d’un général du tsar naturalisée américaine. Les clients se pressent pour tester cette machine étrange et magique. » p. 78

« – un signal pour batterie de voiture;
– un signal pour la jauge d’huile d’une voiture;
– un émetteur radio pour la police;
– une machine à écrire sans fil capable d’envoyer directement des articles à une rédaction;
– un véhicule porté par un champ magnétique pouvant ainsi traverser un pont invisible.
Si en ce début de XXI° siècle on attend toujours la dernière, force est de reconnaître que Lev a, avec quelques longueurs d’avance, anticipé Internet et le courrier électronique. Les trois associés sont sur la bonne voie. » p. 99

À propos de l’auteur
VILLIN_emmanuel_©DR_librairie_mollatEmmanuel Villin © Photo DR – Librairie Mollat

Emmanuel Villin est né en 1976. Sporting Club, son premier roman (sélection Prix Stanislas du Premier Roman, Lauréat Prix Écrire la ville 2019) est sorti chez Asphalte en 2016 (Folio, 2018). A suivi Microfilm en 2018. La Fugue Thérémine est paru en 2022.

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Les accords silencieux

MEISSIREL_les_accords_silencieux

  RL_Hiver_2022

Finaliste du Prix Orange du Livre 2022

En deux mots
À New York en 1937 Tillie Schultz accède à son rêve, elle est engagée chez Steinway où travaillent déjà beaucoup de membres de sa famille venue d’Allemagne. À la même période, à Shanghai, Shēn fait montre de réelles qualités de pianiste. Mais la guerre va bousculer leurs plans. En 2014, à Hong Kong, ces deux morceaux d’histoire vont se retrouver et faire gagner la musique.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Tout pour la musique

Le nouveau roman de Marie-Diane Meissirel est une ode à la musique, langage universel. De Shanghai à New York, en passant par Hong Kong, il raconte le destin de deux familles et celui de la manufacture de pianos Steinway. Éblouissant !

À travers le temps et à travers l’espace, la musique transmet un message universel, vertu que ce roman fort bien documenté déploie de la fin des années 1930 à aujourd’hui.
Il commence à New York en 1937, au moment où Tillie Schultz est engagée au Steinway Hall, suivant ainsi plusieurs générations de sa famille venue d’Allemagne. Aux côtés du grand-père et du père, accordeur, notamment pour Rachmaninov, elle baigne littéralement dans la musique. Aux côtés de son frère jumeau Joseph, elle rêve d’un avenir de création et de concerts virtuoses.
Durant ce même été 1937 Shanghai est la proie de violents combats. Après l’assaut des troupes japonaises, la riposte chinoise et les manœuvres américaines et britanniques pour protéger les concessions internationales, la ville est une poudrière. Qiáng organise alors le départ de son épouse sur l’un des derniers paquebots, mais Mēi refusera de partir sans Ān et Shēn qui partagent leur vie. D’autorité Qiáng en décide autrement et part vers le port. Leur Buick est alors prise pour cible et, après leur chauffeur, le couple meurt après l’explosion d’une bombe. Shēn devra dès lors se débrouiller tout seul s’il veut poursuivre sa formation de pianiste.
On bascule alors en septembre 2014, au moment où Xià a rendez-vous avec son destin. Arrivée à Hong Kong pour y étudier, elle découvre cette annonce dans son foyer universitaire: Personne privée recherche jeune pianiste pour jouer au piano à son domicile à Happy Valley. Le piano est un Steinway à queue de 1914. Musiciens confirmés et de confiance, adressez votre lettre de motivation et CV à contact@FuMusicFoundation.com.
Même si elle a déjà renoncé à une carrière de concertiste après un examen manqué, elle tente sa chance. Convoquée par Tillie Fù pour une audition, elle est choisie par la vieille dame pour jouer sur son Steinway. Les manifestations étudiantes pour davantage de démocratie l’empêchent toutefois d’honorer ses rendez-vous. À moins que ce ne soit le poids du passé.
Marie-Diane Meissirel a fort habilement construit son roman. D’abord autour de la musique et des pianos Steinway, mais aussi autour de pages d’histoire qui vont bouleverser le destin de deux familles que le destin finira par réunir. De la seconde Guerre mondiale jusqu’à la révolution culturelle et ses aberrations comme l’interdiction de la «musique bourgeoise», en passant par les jugements hâtifs et sans appel de la police politique soviétique, de sombres pages viendront contrarier carrière et amour.
Le journal de Tillie va s’insérer au fil des chapitres et dévoiler comment elle a fini à Hong Kong et devenir Madame Fù. Mais laissons à Shēn le soin de conclure la chronique de ce roman lumineux que l’on pourra lire tout en écoutant la playlist concoctée par la romancière: «Dans la nuit de son existence, il prit conscience qu’il y avait toujours eu une lumière, celle d’un amour infini qui lui avait appris à être par la musique et qui s’était révélé sous des traits aimés. Cet amour absolu qui anime, inspire, sublime, console, pardonne et porte l’espoir, était celui qu’il avait voulu mettre au centre de sa musique et de sa vie avec toutes les limites de son humanité mais avec une sincérité inaltérable. Cette révélation fulgurante embrasa son cœur.»

Playlist du roman

Les accords silencieux
Marie-Diane Meissirel
Éditions Les Escales
Roman
256 p., 20 €
EAN 9782365696937
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est situé principalement aux Etats-Unis, à New York, en Chine, à Shanghai, et à Hong Kong.

Quand?
L’action se déroule de 1937 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Autour d’un Steinway qui a traversé le XXe siècle, les destins de deux femmes que tout sépare se rencontrent, liés par un ancien secret et l’amour de la musique.
New York, juin 1937. Tillie Schultz perpétue la tradition familiale et entre chez Steinway & Sons pour travailler auprès des « immortels », ces pianistes de légende comme Rachmaninov et Horowitz. Grande mélomane, son talent n’égale pas celui des maîtres qu’elle côtoie. Pour vivre sa passion, elle ne peut que se mettre au service de ceux qui possèdent le génie qu’elle n’a pas.
Hong Kong, septembre 2014. Xià, une étudiante chinoise, retrouve le plaisir de jouer grâce à Tillie Fù et à son Steinway. Elle s’autorise, pour la première fois depuis un examen raté, à poser ses doigts sur un clavier et interprète pour Tillie les airs que la vieille dame ne peut plus jouer. Si soixante-dix ans séparent les deux femmes, elles sont unies par une histoire commune insoupçonnée et par leur amour pour la musique qui projette sur leurs vies une lumineuse beauté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Revue ESPRIT (Samuel Bidaud)
France Bleu (Le coup de cœur des libraires – Marie-Ange Pinelli)
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Mémo Émoi
Blog Joellebooks
Blog Christlbouquine
Blog Des livres des livres

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
Hong Kong, 25 septembre 2014
Seule dans le noir, Tillie guette les derniers rayons du soleil. Ils sont les rares visiteurs de sa maison de Happy Valley, les compagnons de ses interminables journées. Elle aimerait aussi accueillir le vent, sa caresse, ses murmures mais ici, il est sauvage et ne vient qu’en rafales, alors les fenêtres restent closes pour éviter que les portes ne claquent et se referment sur sa solitude. Chaque faisceau lumineux soulève une poussière d’étoiles et pave une voie vers cet autre monde où l’attendent ceux qu’elle porte dans son cœur. Pourquoi ne pas partir maintenant ? Fermer les yeux et se laisser glisser vers cet au-delà peuplé de visages familiers… Mais la vie s’accroche et la retient malgré elle. Ce mystère la dépasse : que lui reste-t-il à faire sinon s’y abandonner, elle qui n’a plus personne à qui donner ?
Tillie rêve, des après-midi entiers, allongée sur la méridienne du salon. Elle quitte son corps, usé par les années. Un rire d’enfant dans la rue : elle s’évade vers les ateliers de Steinway dans le Queens, y joue à cache-cache avec son jumeau, parmi les ceintures de bois, jusqu’à ce que leur grand-père les gronde et les oblige à attendre sous les pianos qu’il règle avant leur sortie de l’usine. Elle respire alors, à pleins poumons, le parfum du bonheur : celui qui mêle l’aigreur de la colle et du vernis à la douceur de la sciure et du feutre. Une bouchée de strudel : elle retrouve la cuisine de sa grand-mère, au cœur des maisons ouvrières de Steinway Village, et lèche le fond de la casserole où les pommes, le beurre et le sucre se sont imprégnés du goût de la cannelle. La sirène d’une ambulance : elle court hors d’haleine dans les rues de Manhattan pour rattraper son retard ; le concert va commencer, toute sa famille a déjà pris place à Carnegie Hall, les applaudissements retentissent pour accueillir Sergueï Rachmaninov ; derrière le rideau de velours rouge, elle aperçoit le sourire de son père, l’oreille tournée vers le piano qu’il a accordé dans l’ombre. Le sifflement discordant d’un coucou koël : elle marche sur un sentier qui s’enfonce dans la jungle pour ressurgir sur un col perdu dans les nuages, avant de replonger à pic vers la mer. Elle admire les coulées de lave végétale qui déferlent vers des eaux de jade ainsi que la découpe ciselée de la côte hongkongaise où se nichent des croissants de sable ocre. Sous le dais fleuri d’une allée de flamboyants, elle court vers la plage et plonge dans les reflets du soleil couchant. Le ciel s’embrase, enveloppe d’un halo orangé les îlots rocheux et transforme les jonques, aux voiles déployées, en ombres flottantes. Là-bas, au loin, son mari lui fait signe : la nuit tombe, Tillie tente de le rejoindre mais le vent s’est levé, elle peine à avancer, des vagues furieuses s’enflent à la surface de l’eau, à bout de forces, elle se laisse emporter par le courant qui l’attire vers les abysses. Elle ne respire presque plus, son corps inanimé gît au fond de la mer de Chine. Tout est silencieux. Six notes timides, un accord qui enfle, une mélodie, celle de l’Adagio de Pa, on la joue sur son piano. Son cœur se remet à battre, une main la tire vers la surface. Une quinte de toux lui déchire la poitrine et la réveille en sursaut. Le piano se tait.
Le couvercle de l’instrument est refermé avec précipitation. Dans le silence s’élèvent, de part et d’autre du grand paravent, deux respirations rapides. L’instant se prolonge dans l’écho des souffles. Tillie trouve la force de se lever. Avec l’aide de sa canne, elle vient poser son œil contre la séparation. Derrière les interstices du feuillage de bois, elle aperçoit une jeune femme assise devant son Steinway. Un rayon de soleil se pose sur ce visage de lune et révèle un ovale parfait, un teint de porcelaine, des cheveux noirs et soyeux, des sourcils à peine tracés, de grands yeux en amande, un nez plat, relevé par des lèvres charnues et un grain de beauté, unique, posé comme une larme sous l’œil gauche. Cette jeunesse l’éblouit et l’attire.
De l’autre côté de la pièce, le miroir lui renvoie l’image de son visage oblong, encadré par ses cheveux de neige ; sous ses yeux d’opale, le temps a creusé de profonds sillons tandis que le soleil a moucheté sa peau laiteuse dont la finesse laisse apparaître des veines bleutées. Elle sort de sa cachette et se dirige d’un pas hésitant vers l’instrument. Son piano, Tillie l’évite depuis des mois : le tremblement incessant de ses mains l’a séparée de son dernier confident. Observer son silence est devenu trop douloureux. Elle pensait l’avoir, lui aussi, perdu pour toujours.
Aujourd’hui, elle le retrouve avec l’émerveillement de leur première rencontre, enrichi de ce qui les lie depuis. Elle se souvient de la joie teintée de tristesse qui lui avait alors serré le cœur et c’est avec ce même pincement qu’elle avance vers lui, que son regard l’embrasse dans toute sa longueur, que son nez hume son parfum de bois, de vernis et de feutre, que ses doigts frôlent ses cordes nues, glissent sur son manteau fauve et satiné et s’arrêtent sur les deux papillons. Au contact des ailes délicates, gravées dans la ceinture de bois, son corps tout entier se met à trembler. Elle perd l’équilibre et s’accroche au Steinway pour ne pas basculer en arrière. La jeune femme, jusque-là restée immobile, se précipite derrière elle et la maintient, son corps pressé contre le sien. Le long de son cou, Tillie reçoit le souffle de l’inconnue ; au creux de son dos, elle accueille les battements de son cœur. Ce rapprochement soudain l’apaise. Elle ne tremble plus. Avec confiance, elle se retourne. Gênée, l’autre fait un pas de côté et baisse le regard. Tillie s’étonne de se trouver face à un être si frêle : elle a ressenti une telle force derrière elle, un soutien venant de bien plus loin. Elle s’adresse à la visiteuse :
— Avez-vous joué l’Adagio de Pa ou était-ce encore l’un de mes rêves ?
Dans un anglais timide, au fort accent, la Chinoise répond à la vieille dame :
— C’était l’Adagio du Concerto italien en ré mineur de Bach, BWV 974. Je suis désolée de vous avoir réveillée. C’est votre aide qui m’a autorisée à me mettre au piano. Je suis…
— C’est troublant, l’interrompt Tillie, vous l’avez interprété exactement comme mon père : ce tempo plus lent, ces ornements si mélancoliques… Ce morceau, c’est le seul qu’il jouait ; chaque jour passé à ses côtés, je l’ai entendu. Pouvez-vous le rejouer pour moi ?
— Bien sûr, bredouille l’inconnue, encore gênée.
Tillie lui fait signe d’avancer un grand fauteuil en orme près du tabouret. Elle veut voir les mains sur les touches, capter les vibrations du corps, sentir la chaleur du souffle, s’approcher au plus près de la source intime qui jaillira et fera vivre ce chant aimé. Posées sur ses genoux, ses mains presque centenaires ne cessent de trembler. La jeune femme ajuste son assise, baisse la tête, ferme les yeux, inspire profondément, retient sa respiration avant d’expirer en trois temps, déjà son souffle épouse le rythme de l’Adagio. Alors, son majeur gauche vient à la rencontre du clavier et égrène six notes timides, son index le retrouve pour lui donner la force d’un accord, puis son petit doigt vient en renfort et offre à sa main droite l’élan nécessaire pour porter la mélodie. Le corps de Tillie s’est enfin immobilisé, son âme vibre à nouveau. Le morceau fini, les deux femmes écoutent les résonances du silence. Lorsque enfin elles se regardent, elles se rencontrent dans la sérénité d’un même sourire.
— Vous reviendrez, j’espère, dit Tillie. Xià, n’est-ce pas ? Je me souviens maintenant : Xià comme l’été, 夏. De toutes les réponses à l’annonce que nous avons passée, je n’ai retenu que la vôtre. C’est votre parcours qui m’a intriguée, il y avait une brisure… si rare…
La vieille dame marque une longue pause avant de reprendre sur un ton moins évasif :
— Je suis désolée, je ne me suis même pas présentée, je suis Mathilda mais tout le monde m’appelle Tillie. C’est moi qui ai fait mettre l’annonce pour trouver un pianiste pour mon Steinway. Je ne peux plus jouer, vous comprenez…
Elle montre ses mains tremblantes, soupire longuement avant d’ajouter :
— Venez quand vous voulez, ma porte vous sera toujours ouverte.
— Madame, vous êtes sûre ? répond Xià, incrédule. Vous ne voulez pas m’entendre jouer un autre morceau ? Vous savez, cela fait longtemps que j’ai arrêté, peut-être que je n’ai plus le niveau…
— Peu importe le niveau, vous avez l’envie ! C’est de cela dont j’ai besoin. Excusez-moi, je suis très fatiguée, je dois m’allonger. Revenez vite, c’est tout ce que je vous demande.

Chapitre 2
Extraits du journal de Tillie
New York, juin 1937
La nuit dernière, j’ai été réveillée par les cris de Joseph. Je me suis précipitée dans sa chambre ; il se battait contre les rideaux comme s’il voulait en extraire un fantôme. Je me suis approchée de lui le plus lentement possible pour ne pas le réveiller, ne surtout pas l’effrayer… Délicatement, j’ai posé mes mains sur ses épaules puis lui ai murmuré que c’était moi, qu’il fallait se recoucher, que le matin était encore loin.
Sous mes mains, à travers son pyjama imbibé de sueur, je sentais son corps trembler. Je l’ai guidé jusqu’à son lit, me suis assise par terre et, mon visage à la hauteur du sien, lui ai fredonné l’air de la Wiegenlied de Brahms en caressant ses boucles humides. J’ai vu la terreur nocturne battre en retraite et le calme poser son baiser sur ses traits apaisés. J’ai gagné : une fois encore, j’ai été la gardienne victorieuse des nuits de mon jumeau.
J’allais quitter sa chambre quand je l’ai entendu chuchoter. Il s’inquiétait que je lui en veuille encore. Encore de quoi ? lui ai-je répondu, de m’avoir réveillée en pleine nuit ? Tout en sachant pertinemment qu’il pensait à mes déboires avec nos parents et qu’il se reprochait son silence, là où j’avais espéré son soutien. Il a tenu à s’expliquer : c’était un crève-cœur pour lui de me voir renoncer à mes études musicales pour aller travailler chez Steinway, il avait tant espéré poursuivre sur cette voie avec moi. Je me suis fâchée : il savait très bien que nous n’allions pas continuer ensemble, que depuis longtemps il était engagé sur la voie de l’excellence alors que je peinais à convaincre notre mère de mes talents, que ses études à la Juilliard n’étaient en rien comparables avec les cours dispensés à l’école de musique de Mme Steiner. J’ai ajouté que tout cela avait peu d’importance, que ma décision de devenir vendeuse au Steinway Hall, je l’avais prise il y a bien longtemps. Ce à quoi il s’est empressé de me répondre qu’il savait exactement de quand datait ma décision, qu’il se souvenait de la nuit où notre père était rentré à la maison après avoir assisté à la rencontre de Rachmaninov et Horowitz dans le Basement de Steinway Hall, subjugué par l’interprétation fulgurante du Concerto no 3 que le jeune pianiste avait offerte au compositeur. Il en tremblait encore, ses yeux brillaient d’émotion. Je l’avais serré dans mes bras et m’étais exclamée : « Pa, il y a donc un nouvel immortel ? » Il avait souri, passé sa main dans mes longs cheveux et répondu : « Cela ne fait aucun doute. » Joseph n’avait pas oublié mes mots d’alors : « Il faudra faire en sorte que ce monsieur Horowitz ait toujours un Steinway, je t’aiderai, Pa, moi aussi je travaillerai au service des immortels. » Dix ans après, tu tiens ta promesse ! a conclu Joseph avec admiration.
À l’évocation de ce souvenir, j’ai senti ma gorge se serrer et les larmes prêtes à couler. Qui d’autre que mon jumeau pouvait se souvenir d’un tel instant et en comprendre la portée ? Oh ! mon frère adoré, tu me connais si bien ! Moi aussi, je sais exactement de quand date ta vocation de violoncelliste. Ce jour-là, je ne l’oublierai jamais…
Pour la énième fois, Frieda nous avait chassés de son studio car nous faisions trop de bruit pour ses élèves qui ne s’entendaient plus chanter. Trop heureuse d’échapper à la supervision de notre grand-mère pour enfin jouer librement les Walkyries, je t’avais embarqué sous mon aile tel un héros déchu dans une course effrénée jusqu’à ce que je te perde dans les couloirs de Carnegie Hall. Je t’ai cherché partout et j’ai fini par te retrouver, l’oreille collée contre une porte, dans un état proche de l’extase. Furieuse, je me suis emportée contre toi. La porte s’est ouverte : un petit homme chauve, violoncelle au bras et pipe en bouche, nous a regardés sévèrement. Tu n’as pas laissé au musicien le temps de parler, toi en temps normal si timide, tu lui as d’emblée demandé quel morceau il était en train de jouer. J’avais rarement senti autant d’émotion dans ta voix. L’homme a répondu que c’était la Suite no 1 de Bach et nous a invités à entrer pour l’écouter. La musique m’a touchée mais j’étais encore plus surprise par ton attitude, tu semblais hypnotisé par les vibrations du violoncelle. Au moment de nous donner congé, le violoncelliste a posé sa main sur ton épaule et t’a dit avec insistance : « Hijo, j’espère qu’on se reverra. » Tu t’es ensuite précipité au foyer pour attraper le programme du soir, on y a appris que Pablo Casals interpréterait, sous la direction de Wilhelm Furtwängler, le Concerto pour violoncelle et orchestre de Schumann. Je sais que, ce jour-là, ton destin a épousé sa trajectoire. Tout comme toi, je suis la détentrice de tes souvenirs les plus précieux.
De retour dans le couloir, j’ai sursauté. Ma était là, dans le noir, son visage aussi pâle que sa longue chemise de nuit. Depuis combien de temps nous espionnait-elle ? Elle était une fois de plus arrivée trop tard et c’est moi qui avais sauvé Joseph de sa terreur nocturne, ça a toujours été moi ! Notre mère ne connaît pas nos secrets. Elle reste au seuil de notre intimité, trop attachée à l’idée qu’elle s’est faite de qui nous devrions être pour comprendre qui nous sommes vraiment. Je lui en veux pour cela et tant d’autres choses. Je me suis fait la promesse qu’elle ne se mettrait jamais entre Joseph et moi, nous sommes unis pour toujours, rien ne pourra jamais séparer nos âmes sœurs.
*
New York, septembre 1937
Aujourd’hui, c’était mon premier jour en tant que vendeuse chez Steinway & Sons. J’étais émue en arrivant devant la grande porte du 109 et pourtant, combien de fois en ai-je franchi le seuil depuis mon enfance ? Mais cette fois-ci, c’était différent, je n’étais pas là pour rendre visite à un membre de ma famille, j’y étais pour démarrer ma vie professionnelle, pour faire mon premier pas vers l’indépendance. J’en suis convaincue : ce n’est pas seulement mon rêve d’enfant qui me guide, ma plus grande motivation, c’est ma volonté de m’éloigner de la carrière de professeur de piano que Ma aimerait m’imposer. Je ne veux plus vivre en fonction de ses désirs, elle ne choisira plus ce que je dois faire, ce que je dois écouter, ce que je dois jouer, etc. Je ne renoncerai pas au piano, je suis bien trop attachée à la musique mais je veux jouer comme je l’entends, explorer tous les horizons musicaux. J’ai envie de chanter, de danser, de voyager, de vivre autrement, je ne sais pas encore comment mais je trouverai…
J’ai attendu Grandpa comme il me l’avait demandé. J’aurais préféré faire une entrée discrète mais il tenait absolument à me présenter lui-même aux autres vendeurs. Je crois qu’il était très ému lui aussi, il a insisté pour me décrire tous les éléments de la façade du Hall comme si je la découvrais, je n’ai pas échappé à l’énumération des compositeurs dont les profils sculptés ornent la façade. J’ai aussi eu droit à un rappel de ses débuts chez Steinway & Sons comme simple vendeur à son arrivée d’Allemagne et de son ascension à sa position actuelle de directeur des ventes. Je l’ai écouté patiemment. Je sais tout ce que je lui dois. S’il n’était pas intervenu auprès de Ma, je serais certainement en train de me morfondre dans une école de musique pour jeunes filles.
Je ne vais pas mentir ici. La journée a été assommante. On m’a installé un bureau au premier étage, dans la mezzanine du dôme, loin de l’entrée, loin de l’activité. De mon perchoir, je peux observer les vendeurs qui m’évitent poliment. J’ai eu tout le loisir de détailler les fresques de la voûte et de compter les cristaux du lustre central. Quel ennui ! Je serais volontiers allée rendre visite à Pa au Basement mais je craignais que cela ne soit mal vu de mes collègues. Je n’ai poussé mes explorations qu’aux salons d’exposition pour me familiariser avec les modèles en vente. J’ai même eu le temps d’apprendre par cœur la brochure de présentation du Pianino. À l’heure exacte de la fermeture, tous les vendeurs sont partis. J’en ai profité pour m’installer à l’un des bureaux du rez-de-chaussée pour attendre Grandpa et Pa avec qui nous avions convenu de dîner. Je commençais presque à regretter mon choix de travailler ici…
Je ne l’ai pas entendue entrer, la première chose que j’ai vue ce sont ses chaussures vernies noires qui dépassaient à peine sous sa robe en soie bleu nuit, j’ai ensuite découvert le reste de sa silhouette, enroulée dans un manteau sombre au col fourré. Et seulement après, son visage ; je ne l’oublierai jamais. J’ai à peine relevé la tête que son regard aimantait déjà le mien : si franc, si pétillant, je ne voyais rien d’autre. Et puis elle m’a souri et d’une voix chaude s’est excusée de sa visite tardive tout en me demandant si elle pouvait essayer un piano, elle y tenait absolument.
J’ai bredouillé qu’il était malheureusement trop tard et lui ai suggéré de revenir un autre jour mais elle a insisté, c’était très important pour elle. Je ne pouvais pas le lui refuser, il y avait un tel aplomb dans sa requête et je peux l’écrire, j’étais subjuguée par sa beauté. Je l’ai conduite au premier étage dans le salon Directoire, où j’avais repéré un magnifique modèle L en bois de cerisier, et l’ai invitée à y prendre place. Elle n’a pas pris la peine d’enlever son manteau mais a retiré ses gants, a caressé religieusement le bois lisse du couvercle puis l’a soulevé et aussitôt ses mains ont commencé à danser sur des rythmes de jazz. Mon cœur s’est mis à battre si rapidement à l’écoute de cette musique que je guette à tout moment à la radio mais que je n’avais jusque-là jamais entendue en vrai. Alors qu’elle jouait, je pouvais l’entendre murmurer des paroles. Entre deux morceaux, je lui ai demandé si en plus d’être une pianiste remarquable, elle était aussi chanteuse. Elle a eu un rire nerveux puis sur le ton de la confidence m’a soufflé qu’elle avait reçu une formation d’art lyrique, qu’elle était soprano mais que les gens de sa couleur ne faisaient pas carrière à l’opéra. Puis elle m’a demandé si j’aimais Wagner.
Je n’ai pas eu le temps de lui répondre, déjà elle jouait les premières notes du Liebestod d’Isolde et quand sa voix s’est élevée au-dessus de celle du piano, j’ai senti mon cœur se gonfler d’émotion. Ce chant d’amour, combien de fois ai-je entendu ma grand-mère Frieda le porter dans tout ce qu’il a de plus douloureux ? J’ai fermé les yeux et la voix de cette femme est venue se confondre avec celle de ma grand-mère, avec celle d’Isolde, passionnée, entière, prête à aimer Tristan pour l’éternité.
Mais une voix sévère l’a interrompue avant la fin de l’aria, c’était Grandpa. Depuis combien de temps était-il là ? J’ai pu voir à ses yeux rouges que le chant d’Isolde ne l’avait pas laissé indifférent, peut-être que chez lui aussi le souvenir de Frieda avait été réveillé. Il ne l’a pas avoué. Je me suis mise à bafouiller sans pouvoir donner d’explications à notre présence dans ce salon à cette heure avancée.
L’inconnue s’est levée, a expliqué à Grandpa qu’elle avait demandé à essayer un instrument, qu’elle s’excusait si cela avait pu poser un problème et qu’elle reviendrait une autre fois pour acheter un piano car elle n’en connaissait pas de plus merveilleux. Je pouvais deviner toute la désapprobation de Grandpa à la manière dont il se lissait la moustache avec nervosité. Je n’aimais pas le ton froid et condescendant sur lequel il s’adressait à cette femme, ne pouvait-il pas la remercier pour les émotions qu’elle avait éveillées en lui ?
J’ai raccompagné cette mystérieuse visiteuse au rez-de-chaussée. En partant, elle m’a remerciée pour mon accueil et m’a invitée à venir l’écouter au Cotton Club, je n’avais qu’à guetter son nom, Mary-Jane Jones.
Après cela, Pa nous a rejoints. Grandpa n’a pas dit un mot de cette visite, c’était comme si elle n’avait jamais eu lieu. Nous sommes allés dîner chez Frau Schwartz, la cantine munichoise de mon grand-père. Impossible pour moi de prendre part à leur conversation. J’étais ailleurs, avec Mary-Jane Jones ; un feu brûlait en moi, j’éprouvais une envie furieuse de quitter cette table et de danser. Ce fut un tel choc de voir Joseph entrer, le visage tuméfié, les vêtements déchirés, j’ai tout de suite su qu’il avait été attaqué, il n’est pas de ceux qui aiment se battre. Il avait mal mais surtout était en colère, il a jeté sur la table une brochure, une invitation pour un week-end dans un camp d’entraînement du German American Bund. Il avait refusé de la prendre, c’est pour cela qu’on l’avait passé à tabac. Pa était furibond, il ne supporte pas que notre quartier de Yorkville soit devenu le centre névralgique de l’organisation pro-nazie. J’étais aussi hors de moi : comment ces types avaient-ils pu s’attaquer à Joseph, l’être le plus innocent qui soit ? Si seulement j’avais été là pour le protéger, ils n’auraient pas osé me frapper. Grandpa nous a demandé de parler moins fort, soucieux des regards des tables voisines, il connaissait trop bien les sympathies du restaurateur pour le régime hitlérien. C’est là qu’il a créé une diversion en insistant pour que Joseph et moi venions nous installer chez lui, dans l’Upper West Side, un bon moyen de nous éloigner de cette violence, de rapprocher Joseph de la Juilliard et de m’avoir sous la main pour mieux me former à mon nouveau métier. J’exultai !
Cette idée de Grandpa est la meilleure qui soit, il faut qu’il parvienne à convaincre Ma… et là, je serai vraiment libre !
*
New York, janvier 1938
Joseph m’a fait un cadeau fabuleux pour nos dix-huit ans : il m’a invitée au concert de Benny Goodman et son orchestre à Carnegie Hall. Nous ne pouvions pas manquer cette entrée officielle du jazz dans notre temple de la musique classique, nous n’avons pas été déçus, quelle soirée mémorable !
On ne se doutait pas qu’il y aurait autant de monde, pas un siège de libre dans le Main Hall. Le public était un peu guindé au début, mais très vite il s’est laissé aller au rythme du swing. C’était difficile pour moi de rester assise, de ne pas me mettre à danser, mes pieds battaient la mesure avec frénésie, mon buste se déhanchait et Joseph était dans le même état. Il faut dire que depuis que nous avons emménagé chez Grandpa et que nous avons pris possession de son tourne-disque, les grands hits du jazz n’ont plus de secrets pour nous, toutes mes économies y passent. Nous tentons même des adaptations au piano et au violoncelle, notre duo excelle dans l’improvisation, cela nous change de nos traditionnelles sonates ! Quel luxe de pouvoir explorer ensemble de nouvelles voies d’expression, on s’amuse tant. Enfin, le temps que Grandpa nous rappelle à l’ordre et que Joseph se replonge dans ses études. Il n’arrête jamais, travaille si dur et ne cesse de m’impressionner. Bientôt, c’est lui qui fera ses débuts sur cette scène, son professeur affirme qu’il est le meilleur élève qu’il ait eu ces dix dernières années. Je n’ai pas de mal à le croire, sa sensibilité transparaît dans tout ce qu’il joue, il fusionne avec son instrument et parvient à toucher chacun au plus profond de son âme. Sa plus grande force, j’en suis certaine, c’est sa curiosité, son ouverture à toutes les musiques, son désir de s’initier à d’autres rythmes et pour cela, je serai toujours à ses côtés, je m’assurerai qu’on ne l’enferme pas dans une bulle musicale rigide. Un grand musicien doit vivre dans le monde, j’en suis convaincue !
Nous avons tellement ri et applaudi pendant ce concert, j’en ai eu mal aux mains pendant plusieurs jours. Je n’oublierai jamais l’interprétation de Sing Sing Sing : nos battements de cœur se sont accélérés sur le tempo de la batterie de Gene Krupa, puis nos respirations se sont coupées le temps du solo de Benny Goodman et nos souffles ont accompagné sa clarinette en apnée jusqu’au do aigu final, qui a introduit une improvisation du pianiste Jess Stacy, d’une douceur enchanteresse.
Toutes ces voix, toutes ces variations, nous les avons emportées avec nous et les avons chantées sur notre trajet du retour pour ne pas les oublier ! Qu’il est bon d’avoir dix-huit ans et la vie devant nous…
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New York, 7 décembre 1941
Cela fait longtemps que je n’ai pas écrit ici. Je préférerais ne pas avoir à le faire mais il sera difficile de passer sous silence les événements de cette journée historique… et tragique.
Je travaille beaucoup plus depuis que j’ai rejoint le Département des concerts et des artistes, je m’y plais aussi davantage et m’approche enfin de ma mission au service des pianistes immortels. Je sors aussi beaucoup plus, j’ai découvert parmi mes collègues d’autres amoureux de jazz et, ensemble, nous explorons les cabarets new-yorkais. Je sors en cachette, ce n’est pas difficile, Grandpa est si fatigué qu’une fois couché rien ne saurait perturber son sommeil. Parfois, j’ai la joie d’applaudir Mary-Jane Jones, elle ne me reconnaît sans doute pas mais j’aime quand par hasard son regard se pose sur moi, me rappelant ma première journée chez Steinway et tout l’espoir que sa visite a éveillé chez moi. J’aimerais que Joseph nous accompagne plus souvent mais il travaille trop et quand il s’accorde une pause, c’est pour aller à des réunions antifascistes organisées par ses amis musiciens ; ils multiplient les manifestations et pétitions en faveur des réfugiés juifs. Son militantisme déclenche beaucoup de heurts avec Grandpa, dont les propos frôlent l’antisémitisme, nos parents s’en inquiètent aussi, ils craignent surtout l’impact que cet engagement pourrait avoir sur sa carrière musicale.
Aujourd’hui, nous avions promis à Grandpa de passer la journée avec lui. Depuis qu’une pneumonie l’a forcé à prendre sa retraite, il tourne en rond dans l’appartement. Il est si faible qu’il lui est désormais difficile de se rendre au concert et c’est avec impatience qu’il attend les retransmissions en direct de l’orchestre symphonique, à la radio, le dimanche. Nous devions nous retrouver à quinze heures pour écouter le Concerto pour piano no 2 de Brahms, interprété par Arthur Rubinstein. Absorbé par son travail, Joseph a manqué le début de la retransmission, moi aussi mais c’est mon retard de sommeil qui m’absorbait. À la fin de la première de Chostakovitch, Grandpa a profité de la pause du programme pour venir nous chercher. Quand nous sommes arrivés dans le salon, le cor introduisait déjà le thème du premier mouvement. Nous nous sommes assis, Grandpa et Joseph ont fermé les yeux et j’ai observé toutes les émotions qui défilaient sur leur visage, j’ai été frappée par leur ressemblance, ils paraissaient soudainement si proches, et cette proximité de cœur m’a touchée d’autant plus qu’entre eux le fossé des idées ne cesse de s’élargir. Le deuxième mouvement allait s’achever dans toute sa fougue quand le téléphone a sonné. J’ai voulu me lever pour répondre mais Grandpa m’a demandé d’ignorer l’appel, il ne voulait surtout pas manquer le début du troisième mouvement, le solo du violoncelle, ces instants de paix et de grâce, ce temps suspendu a-t-il dit. J’ai fermé les yeux à mon tour, la sonnerie du téléphone semblait de plus en plus lointaine, il n’y avait plus que le murmure de l’orchestre qui pénétrait jusqu’au plus profond de mon être, un lieu de solitude et de vérité, quel instant de paix en effet !
Une puissante quinte de toux de Grandpa nous a tirés hors de notre état méditatif. Ces aboiements rauques qui semblent lui déchirer la poitrine sont une source d’angoisse pour nous, nous craignons à tout instant de rencontrer la mort dont Joseph ne cesse de dire qu’il sent l’ombre approcher. Le téléphone sonnait toujours : Grandpa, dont l’attention avait été détournée du concert, m’a demandé avec agacement de répondre. C’était Pa : avions-nous entendu l’annonce à la radio ? Les Japonais. Pearl Harbor. Une attaque surprise. La flotte américaine bombardée. Ses mots étaient saccadés, confus, anxieux.
J’ai senti ma gorge se serrer : nous étions donc en guerre.
Ce soir, alors que je rédige ces lignes, je tremble à la seule idée que Joseph puisse à tout moment être appelé au front.

Chapitre 3
Shanghai, juillet 1936
Měi, assise à l’arrière de la Buick, cachait son visage entre ses mains. Elle entendait, comme un écho lointain, le claquement du coffre duquel Piotr avait sorti les bagages, la voix de son mari hélant un coolie et celle de son fils prenant congé du chauffeur. Elle avait si souvent imaginé cette scène de séparation, redoutée depuis des années. Quand Měi leva les yeux, elle aperçut Vince dans le rétroviseur : il avançait d’un pas assuré vers le SS President Coolidge, prêt à embarquer pour les États-Unis. Arrivé à la passerelle, il se tourna vers la voiture et la chercha du regard, il souriait de cette joie confiante dont il ne se départait jamais. Elle ne voulait pas qu’il vît son visage rougi par les larmes, alors elle sortit sa main par la fenêtre et agita son mouchoir en signe d’au revoir. Le déchirement était plus douloureux encore que ce qu’elle avait anticipé. Měi se demanda si elle n’aurait pas dû l’accompagner, si elle n’avait pas eu tort de laisser son mari avoir le dernier mot. Quand elle en avait émis le projet, Qiáng s’y était formellement opposé, arguant qu’elle serait un poids et une source de raillerie pour leur fils qui aurait déjà bien assez de mal à s’intégrer à Harvard en étant chinois pour ne pas s’ajouter la honte d’avoir une mère handicapée. Qiáng avait touché juste, la dernière chose que Měi souhaitait était de porter préjudice à son fils. Une fois de plus, son handicap l’empêchait de traverser le Pacifique pour découvrir ce pays qui avait été porteur de tous ses rêves.
Piotr reprit sa place au volant et demanda à Měi si elle souhaitait attendre le départ du bateau. Il ajouta que M. Qiáng était monté à bord pour accompagner leur fils à sa cabine et qu’il se rendrait ensuite à son bureau. Měi fut soulagée de ne pas avoir à subir un tête-à-tête avec son mari, elle pourrait ainsi rester seule avec sa peine. Elle n’avait pas le courage d’attendre le sifflement des sirènes, ni de regarder le paquebot quitter le quai et disparaître à la pointe de Pudong. Elle demanda à Piotr de la raccompagner à la villa. Il se fraya un chemin sur le Bund, manœuvrant habilement entre les tramways, les pousse-pousse, les voitures et les piétons, puis tourna dans la rue de Nankin. Měi sentit son cœur se serrer : elle laissait, derrière elle, son fils voguer vers son avenir et remontait, seule, le fil de leurs souvenirs. Vince était présent à chaque coin de l’artère commerciale : aux grands magasins Lane Crawford où, à tout âge et à chaque saison, on lui faisait tailler ses vêtements sur mesure ; à la confiserie où, enfant, il se remplissait les poches de bonbons ; à la librairie américaine où, adolescent, il voulait acheter tous les livres ; et au Grand Théâtre où, jeune homme, il se précipitait pour voir les derniers films hollywoodiens.
Ils étaient déjà sur Bubbling Well Road, bientôt ils passeraient devant la maison de ses parents. Elle en guettait la grille en fer forgé et, au bout de l’allée de gravier, la façade blanche à colombages rouges, dissimulée par une vigne vierge généreuse. Ses parents étaient à Hong Kong où son père venait de faire construire une maison. Měi aurait aimé qu’ils soient là pour la consoler comme lorsqu’elle était enfant. Pour ses parents, elle l’était toujours restée, c’était la conséquence de son handicap : ils devaient la protéger. Sa mère lui aurait interdit de s’apitoyer sur son sort et lui aurait sommé de ne pas perdre confiance en Dieu. Elle aurait demandé à un domestique de leur servir le thé au salon et lui aurait lu un passage de la Bible. Měi aurait écouté d’une oreille distraite, bercée par sa voix grave et son parfum ambré. Sa mère l’aurait crue endormie, l’aurait alors allongée sur la banquette, puis aurait fait un signe de croix avant de s’éclipser sur la pointe des pieds, tout en faisant cliqueter ses bracelets de jade. Son père serait rentré après un déjeuner d’affaires et aurait demandé qu’on installât Měi sur la terrasse, côté jardin. Il lui aurait fait part de ses dernières acquisitions, lui aurait posé des questions sur Vince sans jamais lui laisser le temps d’y répondre et se serait lancé dans un monologue nostalgique sur ses propres années estudiantines aux États-Unis. Sans doute aurait-il fini par s’assoupir.
Měi aurait alors fait un tour d’horizon du jardin depuis son fauteuil pour y retrouver les confidents de son enfance : le magnolia, les rosiers d’été et, surtout, le saule pleureur. C’était sous cet arbre qu’avec sa sœur elles se cachaient au retour de l’école et rêvaient à cette Amérique où leur père leur avait promis qu’elles iraient étudier ensemble. Tout cela, c’était avant que la maladie ne privât Měi de l’usage de ses jambes, … »

Extrait
« Dans la nuit de son existence, il prit conscience qu’il y avait toujours eu une lumière, celle d’un amour infini qui lui avait appris à être par la musique et qui s’était révélé sous des traits aimés. Cet amour absolu qui anime, inspire, sublime, console, pardonne et porte l’espoir, était celui qu’il avait voulu mettre au centre de sa musique et de sa vie avec toutes les limites de son humanité mais avec une sincérité inaltérable. Cette révélation fulgurante embrasa son cœur. » p. 166

À propos de l’auteur
MEISSIREL_marie-diane_DRMarie-Diane Meissirel © Photo DR

Marie-Diane Meissirel est née le 28 Décembre 1978. Son père est français, sa mère, américaine. Elle est la quatrième d’une famille de sept filles. Au cours de ses études à Paris (Hypokhâgne, Sciences Po, HEC), elle saisit toutes les opportunités pour voyager et explorer l’Asie. Depuis, elle a toujours vécu à l’étranger: en Croatie (2004-2009), en Grèce (2009-2014), à Hong Kong (2014-2020) et maintenant à Singapour.
Toutes ces expériences nourrissent son imaginaire romanesque. Son premier roman, Un été à Patmos (Éditions Fereniki) a été publié à Athènes en 2012. Le deuxième, Un héritage grec (2014, Éditions Daphnis & Chloé) a pour toile de fond la crise économique qui a touché la Grèce à partir de 2009. Le troisième, Huit mois pour te perdre (2016, Éditions Daphnis & Chloé), se déroule quant à lui en Croatie. Son quatrième roman, Les Accords Silencieux, est paru en Janvier 2022 aux éditions Les Escales (Source: http://www.marie-dianemeissirel.com)

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Herr Gable

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En deux mots
Après la mort de Carole Lombard, Clark Gable noie son chagrin, avant de s’engager dans l’armée américaine pour prendre part au conflit. Quand Adolf Hitler apprend que son acteur préféré est en Europe, il charge l’un de ses tireurs d’élite de lui ramener l’acteur. La confrontation sera exceptionnelle!

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Autant en emporte Adolf Hitler

Rassemblant Hollywood et la grande Histoire, Jean-Baptiste Lentéric nous raconte un épisode inédit, la cinéphilie d’Hitler et d’Eva Braun et leur passion commune pour Clark Gable. Et l’idée un peu folle du Führer de capturer la star pour redorer son blason. Ce qui nous vaut un savoureux roman.

C’est au moment où la Seconde Guerre mondiale est en train de basculer du côté des Alliés que commence ce roman. Au Berghof, Hitler et Eva Braun s’offrent une séance privée de cinéma avec la projection de New York Miami de Frank Capra avec Clark Gable et Carole Lombard. C’est que le couple voue un culte à la star hollywoodienne et connaît tous ses films. Ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’outre-Atlantique l’acteur déprime après le disparition de son épouse dans un accident d’avion et décide de participer à l’effort de guerre. «Le 12 août 1942, Clark Gable s’engage dans l’armée de son pays, mettant un terme provisoire à sa carrière d’acteur. Le roi d’Hollywood est descendu de son trône pour devenir un soldat. Louis B. Mayer a fini par céder. Mais il a exigé qu’Andrew McIntyre, chef opérateur émérite et ami de Gable, accompagne son poulain dans l’aventure.»
Et alors que le chéri de ces dames suit un entrainement intensif sur bombardier avant de gagner la Grande-Bretagne, Hitler est enlisé à Stalingrad et doit redéployer ses troupes après l’avancée des alliés en Afrique du Nord. Des revers qui accroissent sa fureur et son plan de solution finale. Et quand il découvre que le talentueux acteur s’apprête à le bombarder, il donne des ordres pour le capturer. Et entend que ses meilleurs éléments se chargent de cette délicate opération. C’est à Florian Weiter, qui a vécu Stalingrad et a été ensuite affecté aux basses œuvres qu’échoit cette mission.
Mêlant avec dextérité les faits historiques avec le roman Jean-Baptiste Lentéric va alors nous offrir une confrontation exceptionnelle. Et un roman haletant, riche en rebondissements. On se régale tout au long de ce récit mené avec maestria, avec le plaisir d’avoir par la même occasion découvert un auteur qui ne manque ni de souffle, ni d’esprit!

Herr Gable
Jean-Baptiste Lentéric
Éditions Belfond
Roman
432 p., 20 €
EAN 9782714497512
Paru le 3/02/2022

Où?
Le roman est situé Aux États-Unis, notamment à Los Angeles et New York, en Allemagne, notamment en Bavière et à Berlin, en Grande-Bretagne et en France, notamment à Paris.

Quand?
L’action se déroule de 1942 à 1950.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dévasté par la mort de son épouse Carole Lombard, Clark Gable décide de s’enrôler dans l’US Air Force. Sitôt sa formation d’artilleur aérien achevée, il embarque pour l’Angleterre. À bord d’un B-17, il participe à des missions de bombardement au-dessus de l’Allemagne nazie et de la France occupée. Adolf Hitler, grand cinéphile, ordonne de capturer l’acteur qu’Eva Braun et lui vénèrent. Cette mission hors normes est confiée au capitaine Florian Weiter, l’un des meilleurs tireurs d’élite de la Wehrmacht.
Un roman d’aventures mené tambour battant où sont habilement mêlées fiction et réalité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr

Bande-annonce du roman

Les premières pages du livre
« 1
Déployant ses ailes noires, un choucas s’élance de la cime du Kehlstein. Il plane au-dessus de l’Obersalzberg, survole une vaste étendue boisée interdite au public : la Führersperrgebiet. Sur ce secteur autrefois paisible trônent d’imposantes installations militaires ; casernes, postes de garde, entrepôts de munitions, plateformes de défense antiaérienne, galeries souterraines, bunkers, ainsi que les belles demeures des principaux dirigeants nazis. Le voilà au-dessus du chalet du Reichsmarschall Göring, chef tout-puissant de la Luftwaffe. Puis apparaît celui d’Albert Speer, ministre de l’Armement, et celui de Martin Bormann, secrétaire particulier d’Hitler. C’est ce dernier qui a œuvré à la transformation de ce havre de paix en centre névralgique du Reich.
La retraite alpine du maître de l’Allemagne, le Berghof, se profile enfin à l’horizon. Sur la terrasse, trente mètres à l’aplomb, se trouve une jeune femme blonde à l’allure athlétique. Chaque jour, à la même heure, elle lui offre les restes de son repas, des rebuts de charcuterie ou de volaille qu’elle disperse sur le parapet. Mais aujourd’hui l’oiseau cherche en vain sa pitance. Fräulein Braun n’a pas la tête à ça, une pensée autrement importante l’occupe. Le choucas pique sur la terrasse tel un Stuka déchirant le ciel lors de la campagne de France. Il est stoppé net dans son élan par Stasi et Negus qui, remarquant son ombre grandir au-dessus de leurs têtes, ont aboyé et montré les crocs. L’oiseau préfère renoncer. Il reprend de l’altitude et disparaît dans l’immensité de la montagne.
Fräulein Braun doit crier pour ramener ses deux scottish terriers à la raison. Une fois le calme revenu, elle reprend ses jumelles et continue de scruter la route qui relie le village de Berchtesgaden au Berghof.
Que font-ils, nom de Dieu ? Voilà deux heures qu’ils devraient être arrivés.
Au détour d’un virage, ils apparaissent enfin : une automitrailleuse et un camion bâché suivi par deux motards de la Wehrmacht. Derrière la baie vitrée monumentale du salon, Rochus Misch, garde du corps du Führer, et Greta, l’une des femmes de ménage, observent la scène avec attention. Ils sont habitués à ce convoi qui livre une fois par mois une cargaison plus précieuse que l’or, des objets illicites dont les maîtres des lieux sont les seuls, avec quelques privilégiés du premier cercle, à pouvoir profiter.
Sitôt le camion arrivé, Eva Braun saute du parapet et, telle une jeune fille courant à un rendez-vous amoureux, dévale les marches qui mènent à l’entrée. La bâche est soulevée à la hâte par les motards tandis qu’un groupe de Waffen-SS, mitraillette en bandoulière, entoure le véhicule. Sous l’œil inquiet d’Eva, la caisse de bois scellée est transportée jusqu’à une salle attenante au séjour.
Avant que le convoi ne se remette en branle, Fräulein Braun a demandé des explications au chauffeur. Pourquoi deux heures de retard ? La neige, a-t-il répondu. Que dire de plus ? La route, effectivement, est glissante une bonne partie de l’année. Le chauffeur n’y peut rien. Alors elle l’a laissé repartir sans lui chercher querelle.

La pièce, soudain, est plongée dans le noir. Confortablement assis dans l’un des vingt fauteuils répartis en quatre rangées, le Führer peut enfin se permettre un moment de détente. Il a passé une sale journée. Les nouvelles du front sont mauvaises. Les Alliés viennent de débarquer en Afrique du Nord. Ils appellent ça l’opération Torch. Déjà le mois dernier, à El-Alamein, l’Afrikakorps du maréchal Rommel a été stoppé par le général Montgomery. Humilié, le Renard du désert a été contraint de battre en retraite jusqu’en Tunisie. Sur le front de l’Est, ce n’est pas mieux. La bataille de Stalingrad s’éternise. Les troupes du général Paulus souffrent autant du froid que de problèmes de ravitaillement. Les soldats ne sont pas assez vêtus pour affronter l’hiver russe et ne mangent plus à leur faim. Harcelés nuit et jour par des snipers, ils ne prennent plus le risque de dormir. En quelques semaines, l’invincible armada qui a semé le chaos et la mort dans les plaines russes a subi de graves revers.
Dans la cabine située derrière la salle, un homme répondant au nom de Fritz Sauber s’affaire aux préparatifs. C’est lui qui a réceptionné la caisse. Il en a sorti quatre objets métalliques et ronds : des bobines de film de 35 millimètres. Avec précaution, il a installé la première sur le projecteur. Tout est prêt. Il guette le signal à travers la lucarne qui donne sur la salle. Ça y est, Fräulein Braun vient de lever la main. Sauber lance le film. Il s’agit de New York-Miami, un long-métrage américain réalisé par Frank Capra en 1934. Dans les rôles principaux : Clark Gable et Claudette Colbert, deux des plus grandes stars hollywoodiennes.
La projection dure une heure trente. Hitler et sa maîtresse en savourent chaque scène. Tour à tour amusés et émus, ils se réjouissent des tribulations d’Ellie Andrews, jeune femme issue d’une famille privilégiée, et de Peter Warne, un séduisant journaliste. Ellie refuse d’épouser l’homme que son père lui destine. Elle s’enfuit. Dans le même temps, Peter perd son emploi. Ces deux êtres à la dérive, que tout oppose, se retrouvent par hasard dans un bus reliant Miami à New York. Le bus tombe en panne. Commence une série de péripéties croustillantes à l’issue desquelles ils finiront dans les bras l’un de l’autre.
Depuis l’accession des nazis au pouvoir, il est interdit de lire des romans ou de voir des films américains. Tout ce qui vient des États-Unis est proscrit. Pourtant, Hitler et sa maîtresse continuent d’admirer Clark Gable. À leurs yeux, c’est le plus grand acteur vivant, tous pays confondus. Ce plaisir interdit qu’ils ont en commun, personne n’en a été officiellement témoin. Sur ce sujet, tous les employés du Berghof sont sourds et muets.
Eva est touchée par cette scène où Ellie, à bout de forces, s’endort dans le bus sur l’épaule de Peter. Elle donnerait tout pour être à sa place. Gable a tant d’allure. Comment résister à ce regard, ce sourire ? Le charme de cet Américain, elle ne l’a vu chez aucun autre homme.
Durant ce passage, Hitler a observé sa maîtresse à la dérobée. Il a remarqué ses yeux brillants et ses lèvres entrouvertes comme offertes à l’acteur. Le Führer a beau être la terreur du monde, il ne se fait aucune illusion : jamais il n’égalera Gable dans le cœur d’Eva.

La projection privée est à ce point sacrée que personne n’oserait déranger Hitler lorsqu’il regarde un film. Aussi Martin Bormann a-t-il eu la sagesse d’attendre le générique de fin avant d’entrer dans le sanctuaire. Il s’est approché sur la pointe des pieds en prenant garde de ne pas surprendre le Führer dans un moment d’intimité avec sa maîtresse. Il les a trouvés en grande conversation sur le film qui venait de s’achever. L’un comme l’autre sont d’authentiques cinéphiles. Ils ont vu tous les longs-métrages américains qui ont marqué l’histoire du septième art. Et ils en parlent comme des experts. Après le salut de rigueur – bras tendu, claquement de talons –, Bormann s’est penché et a chuchoté à l’oreille d’Hitler. Celui-ci s’est aussitôt levé.
— Désolé, ma chérie, je dois t’abandonner. Une affaire urgente, a-t-il expliqué après lui avoir fait un baisemain.
Eva n’a pas cherché à en savoir plus. Son amant n’aime pas qu’elle se mêle de politique ou de la conduite de la guerre. Son rôle a été clairement défini dès le début de leur relation. Officiellement, elle n’existe pas. Hitler répète souvent cette phrase dont elle ignore s’il en est l’auteur : « Je n’ai qu’une maîtresse, l’Allemagne. » Elle se tient en retrait et prend rarement la parole lorsqu’il reçoit des visiteurs de marque, membres du parti, de son état-major, ambassadeurs ou autres. En revanche, il tolère qu’elle le prenne en photo ou le filme, ce dont elle ne se prive pas. Elle sait qu’il tient à laisser une trace dans l’histoire, celle qui s’écrit avec un h majuscule. Et que ses hauts faits d’armes passeront à la postérité grâce à elle.
Fräulein Braun reste seule dans la salle. Au projectionniste qui lui demande si elle a encore besoin de lui, elle répond qu’elle souhaite revoir le film. Elle a du temps libre avant d’aller dîner chez Göring avec le Führer. Deux heures qu’elle est bien décidée à passer en tête à tête avec Clark Gable.
— Relancez le film et prenez votre pause, Fritz. Je m’occuperai du reste, crie-t-elle en direction de la lucarne.
Sauber s’exécute. Il a toute confiance en Eva. Il sait que la jeune femme est parfaitement capable de se débrouiller seule avec le projecteur, y compris de changer les bobines, tâche ingrate qui requiert autant d’adresse que de force. Fräulein Braun a travaillé chez Heinrich Hoffmann, photographe officiel du Führer. C’est d’ailleurs dans son atelier munichois qu’ils se sont rencontrés. Depuis, Eva s’est familiarisée avec le matériel de prise de vues. C’est devenu une passion. Elle possède plusieurs Rolleiflex ainsi qu’une caméra Bell & Howell de 16 millimètres, le nec plus ultra, avec laquelle elle filme dès qu’elle le peut son amant au Berghof.
Eva sourit en revoyant la scène où Ellie et Peter, à la suite de la panne du bus, font du stop. Peter fanfaronne. Il assure à Ellie qu’avec sa tactique – pouce tendu, sourire forcé – la première voiture s’arrêtera. Personne ne les prend. Peter s’octroie une pause, le temps de manger une carotte. Lasse, Ellie prend la relève. Elle se poste à son tour sur le bord de la route, remonte sa robe, découvrant un mollet gainé de soie noire. La voiture suivante pile aussitôt, au grand dam de Peter. Les voilà sauvés.
Arrive enfin la scène préférée d’Eva : Ellie et Peter passent la nuit dans un gîte. Ils tendent un drap entre leurs lits pour éviter toute situation embarrassante. Avant de se coucher, Peter ôte ses sous-vêtements. Le voilà torse nu. Au moment de sa sortie, New York-Miami a fait scandale à cause de ce passage. Dans l’Amérique prude des années 1930, ça ne se faisait pas de dormir nu. Le bruit a couru que l’industrie textile, à cause de cette scène devenue culte, a subi de lourdes pertes. Les hommes n’ont plus acheté de sous-vêtements.
Eva se pâme devant Gable. Bien sûr, elle vénère Hitler, comme toutes les jeunes filles du Reich. Elle sait la chance qu’elle a de partager son quotidien, de recueillir les confidences de cet homme qui, en quelques semaines, a mis l’Europe entière à feu et à sang. Dans le cœur de chaque Allemand, le Führer est l’égal d’Alexandre le Grand, de Gengis Khan ou de Napoléon, ces conquérants dont on apprend l’histoire dans les manuels scolaires. Mais Adolf n’en fera jamais sa femme. Elle ne restera qu’une maîtresse, une fille de l’ombre tout juste tolérée sur la terrasse du Berghof pour immortaliser le grand homme dans ses rencontres avec des chefs d’État, ses ministres ou ses généraux. Quant à avoir des enfants, il n’en est pas question. Eva est mortifiée lorsqu’elle doit le filmer en présence des rejetons de ses lieutenants, les Goebbels, les Bormann, dont les épouses, elles, peuvent s’afficher au grand jour.
En revoyant le film, Eva s’imagine à la place du personnage campé par Claudette Colbert. Lorsque Capra filme Gable en gros plan, elle tend ses lèvres vers l’écran pour l’embrasser alors que sa main droite mécaniquement se faufile entre ses cuisses.

Une fois son service fini, Sauber a regagné sa chambre. Il s’est changé, le voilà fin prêt à arpenter les sentiers enneigés.
— Scheiße ! Merde ! s’écrie-t-il en réalisant qu’il a oublié son paquet de cigarettes.

Sauber retourne dans la cabine de projection à pas feutrés. À travers la lucarne, il distingue la silhouette de Fräulein Braun comme prise de convulsions. Il s’approche, l’entend gémir de plaisir. Il s’éloigne de la lucarne, prend ses cigarettes et ressort aussi discrètement qu’il est entré. Cette scène des plus troublantes, il l’enfouira au plus profond de sa mémoire.
Ne rien voir, ne rien entendre. Et surtout ne rien dire. Telle pourrait être la devise du Berghof.

2
En trois semaines, un sniper a tué cinq de ses frères d’armes. Le premier a été surpris dans les latrines. Une balle en plein front tirée d’au moins cinq cents mètres. Le projectile a traversé la gorge du deuxième en train de boire du schnaps. Les troisième et quatrième ont été tués d’une même balle alors qu’ils marchaient l’un derrière l’autre en pleine nuit sur un chemin de ronde. Parmi ces hommes dont la moyenne d’âge n’excédait pas trente ans se trouvait le lieutenant Rudolf Brehmer, son ami d’enfance. Lui a pris une ogive en plein cœur alors qu’il s’étirait après une nuit trop courte. Aussi, lorsque l’Hauptmann Florian Weiter, tireur d’élite décoré de la croix de fer de deuxième classe, aperçoit enfin ce fumier de Russe à travers sa lunette, dans une maison en ruine distante d’environ quatre cents mètres, il tente sa chance. Il verrouille sa cible et presse la détente de son Gewehr 43.
— Tu l’as eu, ce fils de pute ! exulte le fantassin Siegfried Jung.
— Pas sûr. Passe-moi tes jumelles.
Jung s’exécute. Weiter scrute la pièce aux murs criblés d’impacts. Et avoue, dépité :
— Il n’est plus là. Je ne sais pas si je l’ai touché.
— Merde ! Qu’est-ce qu’on fait ?
— Il faut le retrouver. Réveille Friedrich. Allez, bouge-toi ! Il n’y a pas une minute à perdre. Tant qu’il sera en vie, nous serons en danger.

Stalingrad n’est plus qu’une ville à l’agonie, un amas de pierres informe. Depuis que les Russes ont repris une partie de la cité, un déluge de feu a réduit en poussière les rares immeubles qui tenaient encore debout. On s’entretue pour une rue, parfois un simple bout de trottoir. Les combats finissent au corps-à-corps. Quand les munitions viennent à manquer, on s’affronte au couteau ou à la baïonnette. C’est une guerre urbaine d’une sauvagerie inouïe. Ces snipers en embuscade prêts à frapper à tout moment ne sont qu’une poignée d’hommes, cinquante ou cent selon les estimations de l’état-major. Et pourtant ils font plus de ravages qu’une division entière. Ils sapent le moral des troupes. Le capitaine Florian Weiter, l’un des meilleurs tireurs de la Wehrmacht, a été chargé de les éradiquer par Paulus en personne, le commandant de la 6e armée.
Le petit groupe progresse difficilement entre les ruines fumantes. Les démineurs exposent moins leur vie que les hommes de Weiter. Eux au moins disposent d’appareils qui localisent les explosifs.
— Nos bombardiers ne nous ont pas aidés. En détruisant cette ville, ils ont facilité le boulot des snipers. Ces tas de gravats sont des planques idéales, peste le Gefreiter Friedrich Sturm en trébuchant.
— Au lieu de râler, regarde plutôt où tu mets les pieds, rétorque Weiter.
Ils parviennent aux abords de la maison d’où sont partis les tirs. D’un signe de la main, Weiter sépare ses hommes, leur commande d’encercler le bâtiment. Même s’il doute que le sniper y soit encore.
Le petit groupe entre dans la maison éventrée, passe d’une pièce à l’autre, arme au poing, en prenant d’infinies précautions. Personne. Ils montent à l’étage, pénètrent dans ce qui devait être une chambre. Un lit d’enfant est recouvert de poussière. Dans un recoin de la pièce, Jung ramasse un ours en peluche. Près de la fenêtre, Weiter découvre des douilles et des traces de sang.
— Il tirait d’ici.
— Qu’est-ce que je te disais ? Tu l’as eu, se réjouit Jung.
— Je l’ai seulement blessé, rectifie le capitaine.
D’autres gouttes de sang mènent Weiter et ses hommes jusqu’à une porte située à l’arrière de la maison. Ils ressortent, scrutent le sol. Il n’y a plus d’autres traces.
— Il a dû se faire un garrot, conjecture Sturm lorsqu’un projectile frôle son visage avant de frapper le mur de la maison.
— À terre ! hurle le capitaine.
— Ça vient du château d’eau, là, à 11 heures, dit Jung en pointant du doigt une sorte de tour à demi effondrée à une centaine de mètres.
— D’accord. Retournez dans la maison et ne bougez plus. Trop dangereux. Je vais finir le boulot seul, décrète Weiter en se relevant.
— Je viens avec toi, proteste Jung.
— Pas question ! tranche le capitaine en commençant à s’éloigner.
— Florian !
— Laisse. Il sait ce qu’il fait, s’interpose Sturm.
Haletant, Weiter court en zigzaguant jusqu’au château d’eau. Il n’essuie aucun tir. Tout en entrant dans le bâtiment, il s’interroge. Ce sniper l’a vu approcher. C’est un tireur aguerri. Alors pourquoi lui a-t-il laissé la vie sauve ? Est-il à ce point blessé qu’il ne peut plus tirer ? Est-il mort ? Ou s’amuse-t-il à faire durer le plaisir ?
Le capitaine dégaine son Luger et commence à gravir le large escalier en colimaçon. Les parois suintent d’humidité. Ça pue le moisi. Bientôt, il se trouve dans une quasi-pénombre. Des marches vermoulues se dérobent sous ses bottes. Des gouttes d’eau tombent dans des flaques, bruit obsédant qui ajoute à son angoisse.
Le voilà au dernier étage. À travers une paroi de béton percée par un obus, un faisceau de lumière éclaire le palier. Il y a là quatre portes, dont une entrouverte au bas de laquelle Weiter remarque d’autres gouttes de sang. Il arme son pistolet. Il pousse la porte d’un violent coup de botte et découvre le sniper à terre, affalé contre un mur, torse nu, qui se tient le ventre avec ses deux mains. Un fusil à lunette repose à côté de lui.
Weiter s’approche en le braquant avec son Luger. Il s’empare du fusil et lui crie en russe :
— Lève-toi, enfoiré !
L’autre lui répond dans un allemand impeccable :
— Je ne peux pas.
Troublé, Weiter lui demande, en regardant autour de lui :
— Tu es seul ?
— Oui.
Le capitaine s’agenouille et décroise les mains du Russe. La blessure est profonde. Le sniper s’est bricolé un bandage de fortune avec sa chemise. Il saigne abondamment.
— Où as-tu appris à parler l’allemand ?
— Au collège. Après le russe, c’est la langue que nous connaissons le mieux. Si tu es un tant soit peu instruit, tu dois savoir que nos deux pays étaient amis avant la guerre. Pour nous, vous incarniez la civilisation, le raffinement. Vous êtes devenus des monstres.
— Comment t’appelles-tu ?
— Grigori Zinoviev.
— Quel âge as-tu ?
— Vingt-deux ans.
— Ton grade ?
— Lieutenant, répond le blessé en claquant des dents.
Weiter remarque une veste militaire pendue à la poignée de porte, ornée de galons de l’Armée rouge. Il la fouille, découvre des papiers d’identité. Le sniper n’a pas menti. Il y a aussi, dans une autre poche, une photo de lui avec une ravissante jeune femme.
— C’est ta copine ?
— Ma femme.
Après une hésitation, le capitaine pose la veste sur les épaules du sniper. Et il sort une gourde de sa besace.
— Tu as soif ?
L’autre fait oui d’un signe de tête.
Weiter l’aide à boire. Il referme sa gourde, s’assied à côté de lui et allume une cigarette.
— Où as-tu appris à tirer comme ça ?
— C’est mon père. On vivait près de Toula. Il travaillait à la manufacture d’armes. J’ai été élevé avec des fusils et des revolvers. On s’exerçait au tir tous les dimanches. Dès l’âge de neuf ans, je mettais dans le mille à cent mètres.
Weiter serre le poing. Il songe à Rudolf, fauché dans la fleur de l’âge. Mais il ne peut s’empêcher d’être ému par ce soldat qui agonise sous ses yeux. Dans le fond, ils sont tous dans le même merdier. Allemands ou Russes, ça ne fait pas de différence. Tous préféreraient se trouver dans les bras de leur chérie, bien manger et dormir dans un bon lit sans se dire, à chaque instant, qu’ils peuvent crever bêtement. Ils ont une vie à vivre. De vieux gradés ventripotents qui, pour la plupart, se la coulent douce à des milliers de kilomètres du front en ont décidé autrement. C’est toute une jeunesse qu’ils sacrifient à leur guerre absurde.
— Combien de snipers y a-t-il dans ta division ?
— Deux cent cinquante, environ.
« Putain ! L’état-major était loin du compte », songe Weiter en écrasant sa cigarette.
— J’en grillerais bien une, moi aussi, grimace Zinoviev.
Le capitaine allume une autre cigarette et la lui cale entre les lèvres.
— Tu vas me descendre ? s’inquiète le sniper.
— Regarde-toi. Tu es déjà mort.
— C’est toi qui m’as flingué ?
— Oui.
— Tu vises bien, toi aussi.
— Il paraît, oui.
Zinoviev fond en larmes.
— Olga est enceinte. Et je ne serai pas à ses côtés pour voir naître notre enfant.
Weiter regarde la photo à nouveau. Et lui répond, l’œil noir :
— Le lieutenant Brehmer aussi était père de famille. Il avait un garçon de huit ans. Et une petite fille de cinq ans.
— Le lieutenant Brehmer ?
— Oui, mon meilleur ami.
Zinoviev se mure dans le silence. Du sang déborde de ses mains. Le capitaine se relève, le contemple un moment et lui dit :
— Dis-moi où vit ta femme. Si je m’en sors, je te promets que j’irai la voir.
— Pourquoi ?
— Pour lui dire que tu es mort en héros.

Un coup de feu retentit.
— Scheiße ! sursaute Jung.
— Ça vient du château d’eau, dit Sturm.
Quelques minutes plus tard, le capitaine Weiter réapparaît, au grand soulagement de ses hommes.
— Alors ? s’inquiète Jung.
— C’est réglé. Allez, on décampe.

3
Carole Lombard est aux anges. Après le discours exalté qu’elle vient de faire dans l’État de l’Indiana, son pays natal, elle a réussi à lever deux millions de dollars. Cette coquette somme sera intégralement reversée à l’armée américaine. C’est sa contribution à l’effort de guerre. Comme d’autres stars, miss Gable sillonne le pays sans relâche pour vendre des war bonds. Sa popularité est telle qu’elle n’a eu aucun mal à obtenir ces fonds. Partout, des foules l’acclament.
Dans la carlingue du DC-3 de la Trans World Airlines, Carole boit du champagne avec les membres de son équipe et sa mère qui l’accompagne parfois lors de ses déplacements. C’est une journée parfaite. Pourtant la star semble préoccupée. Elle reste souriante, donne le change. Mais ses collaborateurs ne sont pas dupes. Quelque chose ne tourne pas rond.
La destination finale de l’appareil est Los Angeles. Après une escale technique à Las Vegas, le DC-3 reprend les airs. La nuit est claire, sans vent. Les conditions de vol sont bonnes. Cependant, le pilote est informé que les balises au sol, indispensables à la navigation, ont été éteintes. Les États-Unis redoutent toujours une incursion ennemie sur leur territoire. Tout ce qui peut servir de point de repère a été neutralisé.
L’appareil dévie vers les montagnes alentour. Et c’est le drame. Vingt-trois minutes après avoir quitté Las Vegas, il percute de plein fouet le Double Up Peak, près du mont Potosí.

Un hurlement résonne dans la chambre de maître du ranch d’Encino. Chacun sait pourquoi. C’est encore M. Gable en proie à ce cauchemar, toujours le même. L’un des domestiques s’empresse de lui apporter une infusion de verveine. Lorsqu’il entre dans la chambre, il découvre le pauvre homme nu, ébouriffé, affalé au pied de son lit. Sur sa table de chevet trônent une bouteille de whisky largement entamée, une boîte de comprimés et un cendrier rempli de mégots. Ça pue le renfermé et le tabac froid. Le serviteur peine à soulever ce géant pour le remettre dans son lit. D’autant que ce dernier, soûl au dernier degré, est de sale humeur lorsqu’il fait ce cauchemar. Il ne se laisse pas faire.
Carole Lombard était l’amour de sa vie. Il l’a épousée trois ans auparavant. À deux, ils ont acquis ce ranch où ils ont vécu leurs meilleures années. Ils étaient inséparables. Voilà dix mois que Carole est partie. Clark reste inconsolable. C’est un homme brisé. Il se sent coupable. Miss Gable, en effet, aurait pu rentrer en train et rester en vie. Mais le trajet aurait duré deux jours et l’actrice avait hâte de regagner Los Angeles. Gable tourne alors avec la sublime Lana Turner. Aimant passionnément son épouse, l’acteur flanche malgré tout lorsque ses partenaires s’offrent à lui. Toutes rêvent d’inscrire Rhett Butler à leur tableau de chasse. Voilà pourquoi Carole Lombard n’était jamais tranquille.
Gable se lève péniblement. Depuis ce jour funeste de janvier 1942, la gueule de bois est sa compagne.
Il est presque midi lorsque le comédien sort faire le tour de son domaine, juché sur un tracteur. C’est un rituel qui date des premiers jours de son mariage. Quel que soit son état, il démarre son engin et part en reconnaissance. Il passe devant l’étable où Carole trayait elle-même les vaches. Le poulailler, où elle ramassait les œufs qu’ils mangeaient au petit déjeuner. Il longe les plantations d’agrumes et revoit son épouse comme si c’était hier, s’affairer aux tâches agricoles, donner des instructions pour que cette propriété reste bien entretenue et accueillante.
Sur le tournage d’Autant en emporte le vent, Gable avait une scène avec Olivia de Havilland où il était censé pleurer. Il avait menacé de quitter le plateau. Comment réagirait son public s’il le voyait sangloter comme une fillette, lui qui avait jusque-là incarné des personnages si virils ? Mais aujourd’hui Gable est seul sur son tracteur. Et des larmes coulent sans retenue sur ses joues bouffies par l’alcool.
Comment vivre sans toi ?
Ce ranch, ils l’ont acheté cinquante mille dollars au célèbre réalisateur Raoul Walsh. C’est la première fois que Gable a sa propre maison. Ce bonheur n’a duré que trois ans…
Carole était une fille simple qui, tout comme lui, fuyait les mondanités. Alors que Katharine Hepburn, Gary Cooper, Joan Crawford ou Cary Grant occupaient de somptueuses propriétés dans les quartiers prisés de Bel Air ou Beverly Hills, affichant leur réussite, eux vivaient comme un couple de fermiers du Midwest. Sans chichis, à l’écart des projecteurs. Jamais je ne retrouverai une femme comme toi.
Gable finit son circuit par l’étable et la porcherie où Carole, que rien ne rebutait, assumait les tâches les plus ingrates. C’est l’un des rares moments de la journée où il sort de sa torpeur. Seuls les souvenirs des jours heureux l’aident à surmonter sa peine. Il carbure au whisky, aux antidépresseurs et à la nostalgie.
— M. Tracy vous attend au salon, l’informe son majordome.
Gable esquisse un sourire.
— Dites-lui que je le retrouve dans dix minutes, le temps de prendre ma douche.

Tout en se déshabillant, Gable songe à cette autre gloire du septième art qu’il prend un malin plaisir à faire poireauter lorsqu’il l’invite à déjeuner. Spencer Tracy est une légende. Considéré comme l’un des tout meilleurs acteurs de sa génération, celle qui a impitoyablement enterré vivants les comédiens de l’ère du muet, il a tourné avec les plus grands. Avec Gable, il partage un goût immodéré pour les femmes, l’alcool et l’humour grinçant. Nés à un an d’écart, les deux comédiens ont d’abord été rivaux. Ils s’entendent à présent comme larrons en foire.

— Comment vas-tu, vieille branche ?
— Il est 13 h 30. On avait dit 13 heures, non ? fait remarquer Tracy, un rien irrité.
— Les stars se font toujours attendre.
— Je te rappelle que j’ai gagné deux oscars.
— Et moi, seulement un. Je sais. Mais je te rattraperai un jour, promet Gable en lui servant un scotch.
— Tu peux toujours rêver.
— N’oublie pas que tu t’adresses au roi d’Hollywood, Spencer.
— Le roi d’Hollywood, bien sûr. Qui t’a trouvé ce surnom ?
— Il me semble que c’est toi.
— Je suis ravi de voir que le whisky n’a pas encore entamé ta mémoire. Tu sais, c’était ironique.
— Venant de toi, je m’en serais douté.
— Au fait, tu te souviens de cette phrase de Carole à propos de ce sobriquet ?
— Non, feint Gable.
— À d’autres ! Elle disait : « Si la queue de Clark était plus courte d’un pouce, on l’appellerait la reine d’Hollywood. »
Gable sourit. Il prête volontiers le flanc aux piques de Tracy. Tous deux sont passés maîtres dans l’art de l’autodérision.
Les deux compères se mettent à table. Au menu, un jarret de porc assorti d’un coulis d’agrumes ; citrons, ananas, raisins, eux aussi cueillis au domaine. Pour arroser le tout, un mouton-rothschild 1939.
— Je me régale, concède Tracy.
— Tu m’en vois ravi.
Ils échangent d’autres plaisanteries lorsqu’un voile de tristesse tombe sur le visage de Gable. D’une petite boîte métallique à couvercle nacré, il sort trois pilules qu’il avale devant son ami.
— Toujours ces foutus cachets ? s’inquiète Tracy.
Gable fait oui d’un signe de tête. Et il s’affaisse sur son fauteuil.
— Tu veux que je te laisse ?
— Non, Spencer, reste. Tu es ici chez toi. Ça me fait du bien de te voir, répond Gable avant de fondre en larmes.
Tracy se lève, pose une main sur l’épaule de son ami.
— Excuse-moi. Je dois avoir l’air ridicule, gémit Gable, en séchant ses larmes avec sa serviette.
— Tu n’as pas à t’excuser. Et tu n’es pas ridicule.
— Elle était tout pour moi.
— Je sais. Vous étiez de loin le couple le mieux assorti d’Hollywood, soupire Tracy.
— Je n’arrive pas à rebondir. Je n’ai plus goût à rien.
— Comme je te comprends !
— Putain d’avion ! Pourquoi, nom d’un chien ? Pourquoi ? s’écrie Gable en martelant la table d’une main presque aussi large qu’une raquette de ping-pong.
— Tu devrais suivre le conseil que Carole t’a donné. Ça t’éviterait de broyer du noir à longueur de journée, se hasarde Spencer.
— Tu as peut-être raison. Après tout, qu’est-ce que je risque, perdre la vie ? Tu veux que je te dise ? J’en ai plus rien à foutre.

Les deux amis sont repassés au salon, ont continué à picoler. Sur le coup de 17 heures, Spencer Tracy est rentré chez lui. Mais c’est un domestique qui a pris le volant : il était trop éméché pour conduire lui-même.
Sitôt son ami parti, Gable se dirige vers son bureau d’un pas chancelant. D’un tiroir, il sort un bout de papier qu’il conserve précieusement. C’est un télégramme envoyé par Carole un an plus tôt alors qu’elle parcourait le pays pour vendre des war bonds. Il chausse ses lunettes de vue et lit ces mots, la main tremblante :
Ta place est à l’armée, avec les meilleurs.
Il repose le télégramme, ferme le tiroir et reste un moment pensif devant des portraits de Carole et lui au temps de leur gloire.
Carole a toujours souhaité qu’il participe comme elle à l’effort de guerre. Il fera mieux. Il répondra enfin aux sollicitations du général Arnold, chef de l’USAAF qui depuis l’entrée en guerre du pays caresse lui aussi l’espoir de l’enrôler. Mais il faudra au préalable que Louis B. Mayer, patron de la Metro Goldwyn Mayer avec qui l’acteur est sous contrat, donne son accord.
Il se ressert un scotch qu’il boit cul sec.
Après tout, personne ne m’attend plus à la maison. Alors banco. Et advienne que pourra.

4
Adolf et Eva sont à nouveau cloîtrés dans la salle de projection. Cette fois-ci, ils se sont passés des services du projectionniste. C’est Fräulein Braun qui s’occupe de tout. Fritz Sauber préfère ne pas savoir pourquoi la jeune femme lui a donné sa journée. Ce ne sont pas ses oignons.
Hitler contemple un groupe de jeunes femmes nues, toutes très appétissantes, s’ébattant dans l’eau près d’une cascade.
La nuit dernière, Eva est encore entrée dans sa chambre. Elle s’est glissée dans son lit, s’est blottie contre lui. Comme à son habitude, il a gardé sa chemise de nuit en coton blanc. Elle a tout essayé pour qu’il s’intéresse à elle. En vain. Il est resté impassible. Voilà plus de dix ans qu’elle est sa maîtresse. Durant toutes ces années, ils n’ont fait l’amour qu’en de rares occasions et avec peine. Conquérir le cœur d’Hitler a été pour elle un chemin de croix. Les premiers temps, la concurrence a été rude. Magda Goebbels, épouse de son ministre de la Propagande, était folle de lui. Tout comme Leni Riefenstahl, la réalisatrice, ou encore Hanna Reitsch, pilote de chasse émérite. Trompée à plusieurs reprises, délaissée, Eva a tenté de se suicider en se tirant une balle dans le cou. Sa sœur aînée, Isle, l’a sauvée in extremis. Il semblerait que le chancelier ne porte pas bonheur aux femmes. Plusieurs zones d’ombre entachent sa carrière de séducteur, comme la mort suspecte de Geli, fille de sa demi-sœur, qu’il a séduite et qu’on a retrouvée baignant dans son sang.
Les naïades continuent de se pavaner à l’écran. Eva se risque à poser la main sur une cuisse de son amant. Elle caresse sa verge qui, désespérément, reste au repos. Ces images de beautés dénudées, à même de réveiller le plus blasé des hommes, n’y changent rien. Hitler n’est puissant que sur les champs de bataille.
Le Führer s’est excusé. Il a quitté la salle de projection avant la fin de ce film qui n’a fait que l’irriter. Eva lui a souvent montré ce genre d’images prohibées dont il préfère ignorer l’origine. Elle recourt à toutes sortes de stratagèmes pour qu’il daigne enfin répondre à ses attentes. C’est de bonne guerre. Mais le fait de lui rappeler ses manquements aussi ouvertement a quelque chose de blessant.
— N’oublie pas, nous dînons avec Leni et les Goebbels, lui rappelle-t-il avant de la quitter.
Leni Riefenstahl est une femme brillante. Danseuse, actrice, réalisatrice, elle est non seulement une figure appréciée des dirigeants nazis mais jouit aussi d’une grande popularité auprès du public. Hitler l’a remarquée dès 1932 dans La Lumière bleue, film qu’elle a réalisé et dans lequel elle tient le premier rôle. Quant à son ministre Joseph Goebbels, il est lui aussi séduit. « C’est une merveilleuse enfant, pleine de grâce et de charme », a-t-il écrit dans son journal quelques années plus tôt. Hitler est à ce point impressionné par cette femme qu’il lui demandera par la suite de filmer ses réunions politiques, ce qu’elle acceptera volontiers. Mais c’est surtout grâce à son film sur les jeux Olympiques de 1936 qui se tiennent à Berlin, que Riefenstahl entre dans la lumière. Dans ce documentaire, Les Dieux du stade, elle filme les athlètes au plus près, en plein effort, en utilisant la technique du travelling. Elle recourt à des grues et d’autres nouveautés qui révolutionnent le genre. C’est une cinéaste accomplie, audacieuse et tout acquise à l’idéologie du national-socialisme. Face à elle, peu de femmes font le poids. Lorsque Leni apparaît sur la terrasse du Berghof auréolée de sa gloire, Eva Braun se sent soudain toute petite. Cependant, avec la maîtresse d’Hitler, Riefenstahl se montre bienveillante.
— Adolf m’a montré vos dernières images. C’est assez réussi, reconnaît-elle.
— Merci, Leni. Vous m’honorez. Mais lorsque vous dites « assez », j’imagine que ça pourrait être mieux.
— Oui. Notamment lorsque vous filmez de près le Führer ou ses collaborateurs. Essayez de les prendre en contre-plongée. Ça les mettra en valeur.
— Je suivrai votre conseil, soyez-en sûre. J’ai tant à apprendre de vous.
Un bruit de moteur se fait entendre. Negus et Stasi traversent la terrasse en trombe et sautent sur le parapet. Blondi, le berger allemand d’Hitler, reste en retrait.
— Ce sont les chiens que le Führer vous a offerts ? demande Leni en photographiant la scène.
— Oui. Je les adore. Ils me tiennent compagnie.
— Vous n’avez pas peur qu’ils tombent ?
— Oh, non, ils ont l’habitude. Je les ai bien dressés.
— Ils font bon ménage avec Blondi ?
— Ils s’entendent à merveille.
Riefenstahl préfère clore le chapitre. Le bruit court que Fräulein Braun ne supporte pas la chienne du Führer. Lors d’un repas, ce dernier l’a surprise en train de lui donner des coups de pied sous la table.
Hitler s’appuie sur la rambarde. Des membres de sa garde rapprochée l’entourent : Bormann, Theodor Morell, son médecin personnel, et Rochus Misch, qui ne le quitte jamais d’une semelle. En contrebas, ils aperçoivent le docteur Goebbels qui vient de sortir de son immense Mercedes décapotable. Tiré à quatre épingles, le ministre de la Propagande gravit les marches jusqu’au perron en claudiquant. Son pied bot le fait souffrir mais il n’en montre rien. Son épouse, Magda, et son garde du corps lui emboîtent le pas.
— J’ai ouï dire que vous aviez reçu un nouveau film américain, se hasarde Leni.
— Oui, New York-Miami, avoue Eva.
— Quelle chance vous avez ! C’est l’un des seuls films de Gable que je n’ai pas encore vus.
— Je vous le prêterai volontiers, propose Fräulein Braun alors que le ministre se joint aux convives.
Les deux femmes immortalisent la scène, Eva avec sa caméra, Leni avec un Rolleiflex.
Alors que Goebbels s’approche d’elles pour les saluer, Fräulein Braun s’agenouille et le filme d’en bas, respectant les recommandations de Riefenstahl, laquelle s’en réjouit.
Après le baisemain de rigueur, le ministre tourne les talons et rejoint le Führer. Ils disparaissent dans le grand salon tandis que Magda reste avec Eva et la cinéaste.
Magda Goebbels est une figure populaire. Elle incarne la femme allemande idéale et la pérennité de la race aryenne. Mère de six enfants, tous blonds comme les blés, elle est belle, cultivée et voue au chancelier un véritable culte. Le bruit court qu’ils ont été amants. Le fait est que le Führer, lorsqu’elle a épousé son ministre de la Propagande, était son témoin. C’est dire s’ils sont proches. Magda est jalouse d’Eva qui est plus jeune qu’elle de onze ans. Et qui, n’ayant pas encore connu les affres de la maternité, est toujours mince. Magda est bien la seule parmi toutes les femmes du Reich à pouvoir se permettre de la prendre de haut, de lui rappeler à tout bout de champ son statut peu enviable de maîtresse de l’ombre. Eva encaisse sans broncher. Elle n’est pas de taille à affronter cette femme puissante et adulée qu’on surnomme la première dame du Reich, même si elle n’est que l’épouse d’un ministre.
Lors du dîner, Eva n’a pas pipé mot. Écrasée par la volubilité de ces femmes, elle s’est contentée de manger sans se départir d’un sourire de circonstance. Dans le fond, c’est tout ce qu’on lui demande : faire bonne figure. Joseph Goebbels, assis à côté d’elle, l’a reluquée en douce. Ce ministre de premier plan, haut comme trois pommes – il mesure à peine un mètre soixante-cinq –, passe pour un chaud lapin. Il a fait du gringue à la sœur d’Eva, Gretl, lors d’une visite précédente. Sans succès.
Bormann, chef de la chancellerie, secrétaire particulier mais aussi chien de garde du Führer, n’a rien manqué du petit manège de Goebbels. Les deux hommes se haïssent. Ils sont comme deux courtisans qui se disputent la faveur du souverain. Pour accéder à Hitler, que l’on soit de ses intimes ou non, il faut passer par Bormann. Goebbels s’en plaint parfois mais ça ne change rien.
Après le dîner, Hitler, Goebbels et Bormann s’isolent dans un coin du grand salon. Ils sont rejoints par l’architecte et ministre Albert Speer, grand ordonnateur des somptueux défilés conçus à la gloire du tyran, qui a la lourde tâche de pourvoir l’armée en carburant, armes et munitions. Une discussion d’hommes commence, qui n’est pas censée regarder la gent féminine. Eva, Magda et Leni se regroupent de l’autre côté de la pièce. La maîtresse du Führer fait l’effort d’échanger quelques banalités avec ses invitées, juste pour la forme. Le cœur n’y est pas. D’autant que Leni, qui s’est intéressée à elle au début de la soirée parce qu’elles ont en commun la passion du cinéma, ne lui adresse quasiment plus la parole. Elle parle surtout avec Magda. D’égale à égale.

Hitler s’est encore couché vers 4 heures du matin. Une fois ses convives partis, il a retrouvé les plus hauts gradés de son état-major qui ont rallié le Berghof vers minuit. L’objet de cette réunion tardive était de préparer la riposte au débarquement des Alliés en Afrique du Nord. Concernant la France, il a été décidé de supprimer la ligne de démarcation et d’envahir le sud du pays qui bénéficiait jusqu’alors d’un statut de zone libre. La priorité est de prévenir un éventuel débarquement des Américains en Provence. Il faut l’empêcher à tout prix, faute de quoi l’issue de la guerre serait des plus incertaines.
Lorsque le Führer travaille tard, il ne se lève pas avant 14 heures. Eva, elle, est matinale. Plutôt que de se morfondre à attendre le réveil de son héros, elle vaque à ses occupations. Elle passe beaucoup de temps dans une chambre noire qu’elle a fait aménager au Berghof. Elle y développe elle-même ses pellicules. Elle fait en outre beaucoup de gymnastique, de longues randonnées dans la montagne ou de la natation à la belle saison, dans les lacs alentour. Elle aime aussi descendre au village de Berchtesgaden incognito, histoire de changer d’air. C’est du moins ce qu’elle prétend. Hitler ne voit pas ces escapades d’un bon œil. Depuis le jour où sa compagne a été traitée de « putain du Führer » dans la rue à Munich, il est inquiet pour sa sécurité. Aussi a-t-il demandé à Julius Schaub, son aide de camp, de lui trouver un homme de confiance afin de la protéger lors de ses sorties. Cet homme est un soldat aguerri. Il répond au nom d’Horst Bleiber.

Le caporal Bleiber est cantonné à un jet de pierre du Berghof, dans une caserne qui abrite une garnison de deux mille Waffen-SS. Cette unité est chargée de la sécurité non seulement du Führer mais aussi de ses principaux lieutenants et de toutes les installations militaires de l’Obersalzberg.
Démobilisé du front russe à la suite d’une grave blessure, Bleiber a été envoyé en convalescence dans les Alpes bavaroises. Au vu de sa bravoure au combat, ses chefs l’ont transféré dans la caserne du Berghof, loin des horreurs du front.

Eva fait sa gymnastique sur la terrasse lorsque Bleiber la voit pour la première fois. Le Führer est en déplacement dans son QG de Prusse orientale, la fameuse Wolfsschanze – ou « Tanière du loup ». C’est une chaude journée d’été. Elle porte un simple maillot de bain, la pudeur n’étant pas dans son tempérament. Elle fait d’amples mouvements de jambes, prenant malgré elle des poses suggestives. Dans ces moments, tout ce que le Berghof compte de personnel masculin se débrouille pour se rapprocher des fenêtres. Bleiber, comme les autres mâles présents dans la maison, se régale du spectacle. Lorsque Schaub lui confie la mission d’accompagner la jeune femme au village, il se dit qu’il est béni des dieux.
D’emblée, Eva s’est entichée de ce jeune homme bâti comme une montagne, blond, les yeux bleus, une dentition parfaite ; le prototype même de l’Aryen, l’Allemand au sang pur tel qu’Hitler l’a idéalisé au fil des pages de Mein Kampf. Bleiber, au demeurant, a une longue cicatrice qui lui barre la joue droite. Il la doit à une balle reçue à Stalingrad d’un de ces foutus snipers. Ça lui donne un côté viril qui ajoute à sa séduction.

Les voilà qui filent en direction de Berchtesgaden à bord d’un side-car de marque Zündapp. Pilote chevronné, Bleiber sollicite la moto au-delà du raisonnable. Il prend des virages serrés, accélère à fond dans les lignes droites. Eva exulte. Elle a l’impression d’être à la fête foraine, sur l’un de ces manèges qui vous retournent les tripes. Avide de sensations fortes, elle ne se sent jamais plus vivante qu’auprès de ce soldat avec qui elle entretient une relation clandestine depuis trois mois.
Déguisée en homme, grimée, elle n’a encore jamais été confondue par les villageois qui, au moins une fois par semaine, voient débouler la motocyclette. Eva porte l’uniforme, tout comme son accompagnateur. Elle cache ses boucles blondes sous un casque de cuir. Et ses yeux derrière des lunettes de soleil.
Au tout début de leur histoire, ils se sont contentés d’arpenter les ruelles de Berchtesgaden, s’arrêtant à l’occasion pour boire un chocolat chaud. Maintenant, ils traversent le village en trombe avant de prendre la direction de la forêt où, au hasard de leurs promenades, ils ont débusqué un refuge ouvert aux quatre vents. Là, sur une simple natte de paille, ils assouvissent enfin un désir brûlant.
Horst Bleiber est un amant hors pair mais aussi un grand lecteur. Il peut parler des heures durant de Goethe ou de Schiller. Ou d’auteurs anglo-saxons tels qu’Emily Brontë, Daphné du Maurier ou D. H. Lawrence, tous interdits depuis 1933.
Eva a longtemps hésité avant de s’abandonner à cet homme. Elle pensait appartenir au Führer corps et âme pour le restant de ses jours. Mais l’alchimie qui a d’emblée opéré entre elle et ce caporal l’a poussée à la transgression. Elle se doute bien que, s’ils sont découverts, l’un comme l’autre sont bons pour le peloton d’exécution.
Horst Bleiber, lui aussi, sait qu’il tente le diable. Ça ne le tourmente pas. Le danger, il vit avec depuis le début de l’opération Barbarossa. Dieu seul sait quelle bonne fée lui a permis de se retrouver à l’abri, loin de la mitraille, à veiller sur la maîtresse d’Hitler. Il est décidé à savourer chaque instant passé en sa présence.
Les premiers temps, ils n’ont fait que des balades. Quoique attirée par Horst, Eva ne se décidait pas à franchir le pas. Tout a basculé le jour où, après une randonnée harassante jusqu’à un lac d’altitude, ils se sont allongés sous un mélèze à l’abri du vent. Après une bonne collation, Bleiber a ouvert un livre : L’Amant de lady Chatterley. Il lui a lu des passages choisis. Eva était bouleversée, elle s’identifiait à Constance Reid, l’héroïne du roman. Elle aussi est attachée à un homme incapable de la satisfaire. Elle aussi est décidée à se consoler dans les bras d’un amant.

5
Il est presque minuit lorsque le tonnerre reprend. Une pluie de roquettes s’abat sur les positions allemandes. Les redoutables Katiouchas, les « orgues de Staline », viennent d’entrer en action. Le récital infernal de ces batteries de mortiers montées sur des camions dure plus de vingt minutes. Elles sont interminables. Terrés dans les ruines d’un garage, Weiter et ses hommes attendent que l’orage passe. Il faut rester vigilants. Les snipers profitent parfois de ce chaos pour faire un carton. De nombreux fantassins de la Wehrmacht ont ainsi été tués alors que le bombardement atteignait son paroxysme.
Avec cette arme, les Russes infligent de lourdes pertes aux Allemands. Ce pilonnage intensif, fruit d’une stratégie neuve, cause autant de dégâts matériels que moraux. Ces orgues diaboliques jouent leur cruelle musique sans crier gare. Les obus tombent au hasard, parfois sur la population civile à qui Staline a interdit de quitter la ville, se servant d’elle comme d’un bouclier. Il a voulu ainsi dissuader Paulus d’attaquer. En vain.
— Quel bordel ! peste Jung en se bouchant les oreilles.
Les mortiers se taisent enfin. Il règne alors un silence irréel que la poussière et les flammes rendent encore plus inquiétant. Partout des incendies rougissent le ciel. Les rares bâtiments encore debout finissent par s’écrouler. Weiter se risque à regarder au-dehors. Après quelques minutes d’observation, il dit aux autres, en leur faisant signe de le suivre :
— La voie est libre.
— Quoi ? s’écrie le caporal Sturm.
— Je dis que la voie est libre. Allez, magnez-vous, ça peut reprendre à tout moment.
Weiter sort de la cache en premier. Jung lui emboîte le pas. Ils se mettent à couvert quelques mètres plus loin, derrière une carcasse de voiture calcinée.
— Où est Sturm ? s’inquiète le capitaine.
— Qu’est-ce que j’en sais ?
Weiter retourne aussitôt sur ses pas. Il retrouve le caporal assis sur une pile de pneus, hébété. Du sang coule de ses oreilles.
— Friedrich ?
— Je n’entends plus rien, Florian. Mais ne te fais pas de bile, ça va aller, assure le caporal avant de s’effondrer.
Weiter porte secours à son camarade. Il déchire un mouchoir en plusieurs fragments avec lesquels il bouche ses oreilles. Et il l’aide à se relever. Les deux hommes ressortent du garage et retrouvent Jung à l’arrière de l’épave lorsqu’une automitrailleuse russe passe à tombeau ouvert près d’eux, tous feux éteints. Une fois le véhicule éloigné, les trois hommes se remettent en chemin. Sturm n’est plus en état de marcher. Weiter et Jung se relaient pour le soutenir.
— Ses tympans sont crevés. Il n’a plus d’équilibre, constate le capitaine.
— Les fumiers.
Avec la plus grande peine, ils parcourent deux cents mètres, progressant tant que bien que mal entre les gravats. Ils atteignent la Volga. Leur bataillon se trouve sur l’autre rive, près d’un ancien hangar où les Russes entreposaient des munitions au début de la bataille. Il faudra encore traverser le fleuve. Ils se réfugient sous un pont proprement coupé en deux par un récent bombardement. Weiter et Jung allongent leur camarade blessé à même le sol et le protègent avec une couverture qu’ils sortent de leur barda. Ils ouvrent une bouteille de vodka prise à un sniper neutralisé quelques jours plus tôt et boivent chacun leur tour pour se réchauffer.
— On n’y arrivera pas seuls, Siegfried. Essaie encore de signaler notre position, demande le capitaine.
Jung allume la radio, tente d’entrer en contact avec la garnison. Il y a de la friture. On entend une voix amie par intermittence, mais pas assez nettement pour communiquer.
— Ici le groupe 24 à la base. Est-ce que vous me recevez ?
— Dis-leur de nous couvrir quand on traversera.
— Tu en as de bonnes, Florian. Il faudrait déjà qu’ils me captent, ronchonne Jung.
— On va bien finir par les avoir. Continue.
— Ici le groupe 24 à la base. Est-ce que vous me recevez ?
Les rares bribes de voix allemandes se transforment en un grésillement continu.
— Ces salauds ont brouillé la fréquence.
Weiter soupire. Jung a sûrement raison. Les Russes sont passés maîtres dans l’art de saboter les transmissions des Allemands. Et ce pour empêcher les tireurs d’élite qui s’infiltrent derrière leurs lignes de revenir au bercail. Mais le capitaine s’est fait un devoir de ne pas faiblir devant ses hommes.
— Encore une fois, Siegfried.
— On va bientôt tomber en rade de batterie, proteste Jung.
Weiter prépare les rations, un amalgame de patates et de harengs durs comme du marbre à cause du gel. Il est hors de question d’allumer un brasero pour lutter contre le mercure qui affiche, de jour comme de nuit, des températures négatives. Et pour s’autoriser une cigarette, il faut prendre un luxe de précautions avant de craquer une allumette. Surtout la nuit.

Jung s’est acharné. Il n’a pas réussi à entrer en contact avec la garnison. Ils devront se débrouiller par leurs propres moyens pour rallier l’autre rive. Par chance, le fleuve est en partie gelé. Ça facilitera le passage.
Terrassé par la fatigue et le froid, Siegfried pique du nez.
— On va manger un morceau et essayer de dormir deux ou trois heures. On tentera le passage plus tard, lui dit le capitaine.
Jung approuve d’un signe de tête.
Tout en cassant la croûte, ils parlent à voix basse. Quant à Sturm, il s’est assoupi, lui aussi écrasé par le manque de sommeil.
— Comment as-tu gagné cette décoration ? demande Jung en avisant la croix de fer épinglée sur la veste de son supérieur.
Weiter finit de mâcher une bouchée de hareng avant de répondre, en prenant un air sombre :
— C’était il y a trois ans, en Pologne. J’étais en première ligne. Avec mes hommes, on devait récupérer un de nos officiers, un major capturé lors de l’offensive sur Varsovie. J’ai accompli la mission. Mais je suis revenu seul avec le major. Toute mon unité y est passée. À l’époque, je n’étais pas encore tireur d’élite. Je le suis devenu à la suite de cette opération. Je n’avais qu’une idée en tête : leur rendre la monnaie de leur pièce.
Jung est intrigué par une autre médaille en forme de broche. En son centre, il distingue une croix gammée surmontant une baïonnette et une grenade à manche croisées.
— Et celle-là ?
— C’est l’agrafe de combat rapproché qui récompense les luttes au corps-à-corps. Celle-là je l’ai eue au début de la bataille de Stalingrad.
— Combien de snipers as-tu abattus en tout ?
— Soixante-seize en comptant celui du château d’eau.
— La vache !
— Je n’en tire aucune gloire, tu sais.
— Tu devrais, pourtant. Chaque fois que tu flingues l’un de ces bâtards, tu sauves la vie d’un des nôtres.
— Oui, peut-être. Mais ce n’est pas le plus important.
— C’est quoi le plus important ?
— Vous ramener sains et saufs à la maison, Siegfried. C’est tout ce qui compte pour moi.

« Quelle heure peut-il bien être ? » se demande Sturm en entrouvrant les yeux. Le caporal parvient à se lever. Il fait quelques pas, manque de tomber, se reprend. Il a une migraine terrible. Des acouphènes sifflent dans ses oreilles. Une bruine glaciale tombe sur la ville martyrisée. Les incendies s’éteignent un à un. Bientôt, l’obscurité est totale. Il bute sur un objet mou. C’est le corps de Jung. Celui-ci est si endormi qu’il continue de ronfler. À côté de Jung, Sturm discerne la silhouette élancée du capitaine qui, lui aussi, dort profondément. Le caporal remarque des restes de ration abandonnés dans une gamelle. Tenaillé par la faim, il se précipite dessus. Il avise un fond de bouteille de vodka, auquel il réserve le même sort. « Ça fait du bien par où ça passe », se dit-il en allumant une cigarette au moment même où une sentinelle russe, perchée sur un promontoire à neuf cents mètres, scrute les abords du pont à l’aide d’une puissante longue-vue à visée nocturne.

Une lueur blafarde succède à l’obscurité. Bientôt, le jour se lève, dévoilant un décor d’apocalypse. Ils se réveillent trempés et transpercés jusqu’aux os par un froid polaire. Weiter se lève en premier. Il constate que les gamelles ont été nettoyées. Il pense d’abord à une bête affamée. La ville regorge de chiens et de chats errants qui, tout comme les hommes, cherchent chaque jour de quoi se nourrir dans cet océan de décombres. Mais où est le caporal ? Inquiet, Weiter sort son Luger et inspecte les lieux tandis que Jung se lève à son tour.
Le capitaine ne tarde pas à retrouver son camarade. Il gît face contre terre derrière la pile du pont, recroquevillé. Weiter remarque un briquet près du corps. Il s’agenouille, distingue un petit trou noir à la base de la nuque du caporal. Le saisissant par les épaules, il le retourne et pousse un cri d’effroi. Il ne reste plus rien du haut de son visage. Le front, les yeux et une partie du nez ont été emportés.

6
Louis B. Mayer, nabab de la MGM, éructe au téléphone :
— Il n’en est pas question. Je ne vous prêterai pas Clark Gable !
À l’autre bout du fil, le général Arnold, commandant en chef de l’USAAF, lui répond tout aussi vertement :
— Je me suis trompé sur votre compte, Louis. Je vous croyais patriote.
— Je ne le suis pas moins que vous, général. Mais Clark est notre acteur le plus rentable. L’envoyer combattre, quelle idée saugrenue ! Vous voulez notre ruine ?
— Vous me parlez de profits. Moi, je vous parle de botter le cul d’Hitler.
— Qu’est-ce que vous croyez ? Je suis concerné au premier chef par cette guerre. Sachez que je suis né en Russie. J’ai dû fuir mon pays à cause des pogroms. Ma famille, comme tant d’autres en Europe, a été persécutée parce qu’elle était juive.
— Raison de plus. Qu’est-ce que vous attendez pour vous joindre à nous ?
— Qu’espérez-vous de moi ? Je ne suis qu’un simple entrepreneur de spectacles.
— Non, Louis. Vous êtes bien plus que ça. Vous dirigez la société de production la plus prestigieuse du pays. Avec Ben-Hur, Le Magicien d’Oz, Tarzan, Autant en emporte le vent et d’autres films de ce calibre, vous avez fait rêver des millions d’Américains, et ce depuis des décennies.
Les propos flatteurs d’Arnold font mouche. Mayer baisse la garde lorsqu’on caresse son ego dans le sens du poil.
— C’est peu de chose comparé à votre engagement, dit-il, faussement modeste.
— Vendre du rêve, ça n’est pas rien. Lorsqu’une star accepte de venir quelques heures soutenir le moral des troupes, nos gars retrouvent le sourire comme par enchantement. Ils sont gonflés à bloc pour repartir au casse-pipe. Votre pouvoir vaut largement le mien.
— Vous exagérez.
— Clark est la plus grande vedette d’Hollywood. Il pourrait participer lui aussi à l’effort de guerre, comme feu son épouse.
— Précisez.
— Je voudrais utiliser sa popularité pour motiver de nouvelles recrues.
— Comment ?
— En réalisant un film documentaire. Nous manquons cruellement d’artilleurs aériens.
— Mais il ne connaît rien aux armes. Les pistolets ou les carabines qu’il a maniés dans ses films sont factices, vous savez.
— Il va de soi qu’on le formerait. Il n’est pas question qu’il monte dans un bombardier sans entraînement préalable.
— Un bombardier ?
— Oui.
— De quel entraînement s’agit-il ?
— Tir à la mitrailleuse, pour l’essentiel.
— À balles réelles ?
Le général éclate de rire.
— C’est la guerre, Louis. Pas du cinéma.
— Honnêtement, je ne sais pas. Vous devez sûrement avoir d’autres candidats en tête.
— Non, pas de ce niveau. Il y a bien James Stewart. Mais il est déjà des nôtres. Et très sollicité. C’est un excellent pilote. Il forme la relève et n’a donc pas le temps de s’impliquer dans ce projet.
— C’est regrettable.
Un silence. Le poisson est presque ferré. Mais il risque de s’échapper. Alors le général joue son va-tout. Avant ce coup de fil, il s’est renseigné sur ce producteur. Il sait que Mayer, plus que tout, a un profond respect pour les mères. La sienne, mais aussi celles des autres. Deux anecdotes en témoignent, qui ont fait le bonheur des tabloïds. Un jour, sur un plateau, un comédien traite la mère de sa partenaire de putain. Mayer se jette sur lui et le roue de coups. Une autre fois, l’actrice Ann Rutherford, venue lui demander une augmentation, commence par essuyer un refus. Mais lorsqu’elle prétend que c’est pour acheter une maison à sa mère, le nabab lui signe sur-le-champ un chèque de cent mille dollars.
— Songez à la postérité, Louis.
— Que voulez-vous dire ?
— Quelle trace laisserez-vous ?
— Je n’en sais rien. C’est le cadet de mes soucis.
— Avez-vous toujours votre mère ?
— Non, répond Mayer, visiblement troublé.
— Pourtant je suis certain qu’elle vous regarde de là-haut.
— Cette conversation prend une tournure bizarre. Seriez-vous mystique, général ?
— Non. Je crois seulement en une vie après la mort. Je crois que chaque homme sera jugé sur ses actes.
— Je le crois aussi.
— Bien. Et que dirait votre mère si vous vous contentiez de rester dans votre bureau à compter vos dollars alors que, chaque jour, des soldats américains meurent sous le feu de l’ennemi ?

Le 12 août 1942, Clark Gable s’engage dans l’armée de son pays, mettant un terme provisoire à sa carrière d’acteur. Le roi d’Hollywood est descendu de son trône pour devenir un soldat. Louis B. Mayer a fini par céder. Mais il a exigé qu’Andrew McIntyre, chef opérateur émérite et ami de Gable, accompagne son poulain dans l’aventure. Requête accordée.
À quarante-deux ans, le soldat Gable a commencé par raser sa célèbre moustache. Mais ça n’a pas suffi à tromper ses admiratrices qui l’ont suivi à la trace depuis l’école d’officiers de Miami Beach, où il a commencé sa formation, jusqu’à la base de Tyndall Field, en Floride, où il apprend à devenir artilleur. Des mesures ont été prises pour que ce soldat hors normes puisse suivre son entraînement. Ses fans sont maintenues à distance, avec interdiction de pénétrer dans la base. Les plus hardies se débrouillent malgré tout pour déjouer la vigilance de la police militaire. Elles se retrouvent parfois dans les quartiers de la star, pour le plus grand plaisir de ses camarades de chambrée qui profitent eux aussi de cet arrivage providentiel.
Bien alignés, les apprentis artilleurs sont au garde-à-vous. Gable détonne quelque peu dans cette rangée d’uniformes où la moyenne d’âge est de vingt ans. On ne voit là que des frimousses de gamins dont la fraîcheur et l’innocence contrastent avec son visage buriné par le chagrin et l’alcool. L’acteur tâche de faire bonne figure. Il redevient ce provincial qu’il n’a dans le fond jamais cessé d’être : un brave type, naturel, accessible, qui sait se faire aimer. Ses camarades l’apprécient, non parce qu’il est Clark Gable mais parce qu’il leur ressemble.
Après d’ultimes recommandations, le sergent instructeur mène ses recrues dans un champ spécialement aménagé pour l’entraînement. Il y a là des tourelles factices équipées d’un double canon de 50 millimètres ou de batteries de mitrailleuses lourdes.
— Voilà le type d’armement que vous aurez à maîtriser, explique le sergent en invitant ses hommes à prendre place dans les tourelles.
Plus loin, en plein champ, des soldats se préparent à actionner des catapultes telles qu’on en trouve sur les sites de ball-trap. Et les tirs commencent, lourds, puissants, à intervalles réguliers. Dans les bras du tireur, les vibrations sont telles qu’il ressort de la tourelle en tremblant, sous l’œil inquiet de la recrue qui prend sa place.
— Lorsque vous grimperez dans les B-17, ce sera une autre paire de manches, les gars. Ça se passera en plein ciel avec une visibilité aléatoire. Et en prime vous aurez les Messerschmitt des Boches au cul, continue le sergent.
Après les canons doubles de 50 millimètres, Gable et son acolyte McIntyre sont initiés aux joies de la mitrailleuse Browning M2 qui n’est pas plus aisée à manier. La cadence de tir est effrayante. Et même avec un casque de protection, le bruit est assourdissant.
Les premiers jours, les deux compères sont la risée de leurs camarades. Ils ne touchent aucune cible. Mais au bout de quelques semaines, leur technique s’affine. Ils commencent à assimiler les automatismes qui leur permettront, dans un avenir proche, de protéger leur vie et celle de leurs équipages. Des anges gardiens, tel sera leur rôle lorsqu’ils embarqueront pour l’Angleterre dans ces forteresses volantes avant de traverser la Manche pour en découdre avec les nazis.

7
Comme à son habitude, juste après son réveil, Hitler s’isole un moment dans sa chambre avec son médecin personnel, le docteur Theodor Morell. Misch reste derrière sa porte, en bon chien de garde qu’il est. La consigne est claire : le Führer ne doit être dérangé sous aucun prétexte. »

Extrait
« Le 12 août 1942, Clark Gable s’engage dans l’armée de son pays, mettant un terme provisoire à sa carrière d’acteur. Le roi d’Hollywood est descendu de son trône pour devenir un soldat. Louis B. Mayer a fini par céder. Mais il a exigé qu’Andrew McIntyre, chef opérateur émérite et ami de Gable, accompagne son poulain dans l’aventure. Requête accordée.
À quarante-deux ans, le soldat Gable a commencé par raser sa célèbre moustache. Mais ça n’a pas suffi à tromper ses admiratrices qui l’ont suivi à la trace depuis l’école d’officiers de Miami Beach, où il a commencé sa formation, jusqu’à la base de Tyndall Field, en Floride, où il apprend à devenir artilleur. Des mesures ont été prises pour que ce soldat hors normes puisse suivre son entraînement. Ses fans sont maintenues à distance, avec interdiction de pénétrer dans la base. Les plus hardies se débrouillent malgré tout pour déjouer la vigilance de la police militaire. Elles se retrouvent parfois dans les quartiers de la star, pour le plus grand plaisir de ses camarades de chambrée qui profitent eux aussi de cet arrivage providentiel. » p. 50

À propos de l’auteur
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Jean-Baptiste Lentéric © Photo Thomas Pirel

Jean-Baptiste Lentéric a d’abord travaillé pour le cinéma aux côtés de réalisateurs prestigieux tels que Samuel Fuller qui l’ont initié à l’écriture de scénarios. Passionné d’histoire et de musique, il joue aussi de la guitare dans un groupe de rock. Herr Gable est son premier roman publié chez Belfond. (Source: Éditions Belfond)

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Tes ombres sur les talons

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En deux mots
L’avenir de Melissa semble tout tracé. Après de brillantes études, une carrière toute aussi brillante l’attend. Mais ses débuts professionnels sont décevants et elle se laisse entraîner vers une mauvaise pente. Après un drame, elle décide de fuir la France et cherche une nouvelle voie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Tous les voyages de Melissa

Dans ce court roman, Carole Zalberg raconte les errances d’une jeune femme d’aujourd’hui, entraînée vers une mauvaise pente avant de fuir. Ses voyages sont aussi et d’abord une quête intérieure.

Melissa est une fille sans histoire, ou presque. Une fille que Simone de Beauvoir appellerait une «fille rangée». Brillante élève ayant grandi dans un milieu modeste, elle suit le parcours conseillé, les classes préparatoires puis les grandes écoles. Même si elle se sent peu à l’aise au sein de «l’élite», elle fera des études plus qu’honorables et, après un job d’été dans un grand magasin se retrouvera au sein d’une rédaction. Si ses propositions sont pertinentes, elle perdra pied lorsqu’on lui demandera une enquête de terrain. Elle rejoindra alors une maison d’édition où, une fois de plus, elle faillira au moment de concrétiser ses idées. Elle est à nouveau remerciée et retourne vivre chez ses parents. Qui lui font comprendre qu’il ne lui ont pas payé de longues études pour qu’elle finisse affalée sur un canapé à regarder des séries en boucle.
Après quelques petits boulots, Melissa se retrouve au sein d’une start-up qui «vend au kilo du like et du commentaire positif». C’est là qu’elle fait la connaissance de Clémence qui va l’entraîner au sein de son groupe secret. Dirigé par Marc et Vadim, il se compose d’une vingtaine de personnes qui réfléchissent sur la marche du monde et échangent des idées qui déplaisent à Melissa, même si n’est pas insensible aux compliments appuyés auxquels elle a droit. Si bien qu’elle va finir pas se laisser séduire. «Toute proposition du maître est une caresse clandestine, ses demandes, un jeu amoureux à l’insu de tous. C’est en tout cas ce que Melissa veut croire et c’est ainsi qu’un soir d’hiver, elle forme avec d’autres un mur de haine où Mehdi et sa mère viendront s’écraser.» C’est avec cet épisode traumatisant, qui ouvre le roman, que Melissa s’envole pour les États-Unis.
Du côté de New York, puis de la Floride, elle peut essayer d’oublier son malaise. Elle a «de brèves poussées de honte en songeant à ses égarements récents et à leurs conséquences, mais entrevoit chez nombre de ceux qui ont pris la route et s’attardent en ce lieu des zones secrètes, de sombres semblables aux siennes, que tacitement, on choisit de ne pas révéler.» Melissa, que l’on appelle désormais Melie ne se transforme pas uniquement psychologiquement, mais aussi physiquement. Elle se fait couper les cheveux, s’adonne à de longues séances de natation.
Et décide de retrouver son autonomie, même si elle passe par des boulots précaires et des hébergements de fortune. C’est en se frottant à la «vraie vie» qu’elle se construit. C’est aussi en prenant la route, même si elle ne sait pas trop où tout cela la mènera. Car elle n’est encore qu’un brouillon d’elle-même.
Les kilomètres avalés, les expériences accumulées et les rencontres qu’elle va faire vont la forger.
Carole Zalberg, avec une économie de mots, dit parfaitement ce cheminement intérieur. S’adressant tour à tour à Melissa à la seconde personne – histoire de la secouer un peu – avant de revenir à une narration plus classique à la troisième personne, elle construit ce roman qui montre plus qu’il ne démontre. Qui interpelle avant d’apaiser. Jusqu’à l’harmonie du paysage intérieur avec celui qui l’accueille dans son nouveau chez soi.


Extrait des Chants de l’Apocalypse – Du sombre au clair, poème figurant dans le roman de Carole Zalberg, musique de Clément Walker-Viry

Tes ombres sur les talons
Carole Zalberg
Éditions Grasset
Roman
144 p., 16 €
EAN 9782246826712
Paru le 10/02/2021

Où?
Le roman est situé en France, à Paris puis aux États-Unis, à New York et en Floride du côté des Keys, avant de partir jusqu’en Alaska, en passant par Pittsburgh, puis à revenir en France et finir en Corse.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jeune fille au parcours scolaire sans faute, Melissa paraît s’intégrer au mieux dans la vie professionnelle… sans réellement trouver sa place. Fragilisée par un manque d’assurance sociale, elle perd le fil, se lie avec une autre jeune femme, désorientée comme elle, qui l’entraîne à de mystérieuses réunions. Dans ce groupe aux visées douteuses, animé par un gourou manipulateur, Melissa se soumet à un cadre rassurant et s’engage corps et âme dans un mouvement politique qui se révèle brutal et dangereux. Se croyant enfin protégée, enfin utile, enfin aimée, elle ne voit rien, ne veut pas comprendre. Jusqu’au jour où, associée aux funestes projets du groupe, elle se trouve mêlée à la mort d’un enfant. Tout bascule. Au lendemain du drame, Melissa entame une danse avec sa conscience, qui la mènera d’un engagement toujours plus extrême vers un effondrement et une réinvention de soi, de New York à la Corse en passant par Key West et l’Alaska où se nouent des rencontres déterminantes.
À travers la trajectoire individuelle de Melissa, Carole Zalberg aborde de son regard aigu et subtil la question de la radicalisation, des rêves déçus, de ces dons que la société ne sait pas toujours exploiter, décourage souvent et, pire, pervertit.
«Histoire d’une conscience», tel pourrait être le titre de ce roman dérangeant, bouleversant et lumineux.

Les critiques
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Rencontre avec Carole Zalberg animée par Pierre Mazet © Production Escales du livre – Bordeaux

Les premières pages du livre
« J’avais longtemps eu une foi aveugle en mon avenir. C’était même au-delà de la foi. J’avais grandi dans une application telle que la question du but à atteindre ne se posait pas. Concentrée depuis toujours sur la route, je ne pouvais, je m’en rends compte, qu’avoir la conviction pour ainsi dire organique, en parfait petit cheval de course, qu’une récompense m’attendait à l’arrivée. Et jusqu’à l’obtention du diplôme censé m’assurer une place de choix dans le grand ordonnancement du monde, tout avait contribué à me donner raison.
Je n’étais pourtant pas née dans l’opulence, ni au sein d’une de ces familles qui font du moindre repas, de la sortie la plus banale des moments de foisonnement, l’occasion d’un apprentissage gourmand et ludique. Chez les Carpentier, on ne prenait les repas ensemble que le dimanche, lors d’un déjeuner au menu saisonnier : rosbif-purée d’octobre à mai, quiche-salade de juin à septembre.
Ma mère, cantinière, racontait alors les frasques des petits affamés, s’inquiétait de la bonne cuisson de la viande, prise chez le boucher aussi longtemps qu’il y en avait eu un dans le quartier. Un comme on n’en faisait plus, se plaignait-elle inexorablement, qui connaissait chaque client par son nom et devançait la plupart du temps leur commande. L’être humain est fait d’habitudes et ceux qui l’ont compris savent en tirer parti. Quoi de plus agréable, en effet, que de pénétrer dans une boutique en sachant qu’on y sera reconnu et servi sans même avoir à formuler la moindre demande ? À la fermeture de « sa » boucherie, ma mère avait dû se résoudre à acheter le rôti dominical au supermarché. Chaque dimanche, elle regrettait à voix haute la saveur de celui que lui préparait « son » cher petit commerçant si serviable et accueillant.
Mon père suivait sa propre partition. Chauffeur de bus, il se désolait de l’incivilité croissante des passagers, avait été effaré, je m’en souviens, par l’invasion des portables presque du jour au lendemain, et souffrait de ce nouveau type de pollution sonore : un seul pan de conversations intimes mais s’entremêlant sans pudeur dans un espace brinquebalant, souvent surchauffé, où chacun transportait son histoire. Ce déballage plus ou moins volontaire ajouté aux pensées, aux contrariétés, aux drames et aux joies produisait une cacophonie usant doucement les nerfs de mon père prématurément vieilli. À cinquante ans, il en paraîtrait vingt de plus.
Les discussions, dimanche après dimanche, dans la salle à manger exiguë et fanée (comme le sont les êtres sur qui les regards ne se posent plus assez souvent), n’en étaient pas mais des monologues inachevés, qui se croisaient sans se répondre, proférés pour soi et contre le silence embarrassant tant il révélait l’ennui ou plus exactement la fadeur régnant entre nous. Au moins, on n’allumait pas la télé avant le café.
Toute mon enfance et au-delà, jusqu’à mon départ pour la capitale où j’avais été précipitée dans une autre réalité, je n’avais rien trouvé à redire à ces rapports sans enthousiasme mais somme toute assez doux, non dépourvus d’une forme mineure, modeste et convenue, d’amour. Une sorte de minimum qui avait suffi à m’accompagner ces années-là et que je n’avais aucune raison de remettre en cause. Cela donnait une forme mineure, elle aussi, de bonheur.
Je cueillais la joie partout où je le pouvais : quand mon père m’autorisait à laver la voiture avec lui, quitte à finir trempée jusqu’aux os. Dis rien, Mounette, ça a jamais tué personne, un peu d’eau, lançait-il en rentrant ensuite dans la maison. Ma mère, attendrie par mon petit visage hilare et dégoulinant, ravalait ses reproches, nous intimait tout de même, voyous que nous étions, d’au moins ne pas salir les tapis. Elle forçait le ronchonnement et tout était pardonné. Le scénario se répétait quand, bandits récidivistes, nous revenions, couverts de boue mais des champignons plein notre sac, d’une balade en forêt.
Ou encore de la pêche aux couteaux, à marée basse. Il s’agissait alors, si l’on voulait éviter les foudres de Mounette, de ne pas mettre du sable plein le camping-car. Le simple fait de sortir même aussi timidement des rails et de prendre ainsi le risque pourtant peu inquiétant d’être « enguirlandé » ensemble me donnait le sentiment d’une complicité délicieuse. D’autant plus délicieuse que ce risque était aussi une occasion, rare, de susciter, chez ma mère, une manifestation bourrue, récalcitrante, de tendresse. Mounette avait l’affection taiseuse, aurait eu l’impression, si elle avait mis des mots sur l’attachement profond, presque animal, je le mesure aujourd’hui, qu’elle éprouvait pour moi, de se déshabiller devant des inconnus. Restaient les recommandations à la prudence, les consignes face au froid (tu vas attraper la mort Melissa, si tu sors comme ça), à la pluie (K-Way ceignant souvent ma taille, même quand aucun nuage n’était visible), à la nuit (ne va pas traînailler en rentrant, y a de la saloperie qui rôde), et bien sûr les engueulades, ces déclarations qu’à l’époque, je ne voyais évidemment pas ainsi. Sans me l’être jamais formulé, j’avais toutefois toujours considéré les réprimandes de ma mère comme une marque suffisante d’affection ou disons d’intérêt. Dans les films que nous regardions ensemble le samedi soir – je ne découvrirais, et avec quelle passion, le cinéma, le plaisir de partager les émotions avec des inconnus face au grand écran, qu’en venant m’installer à Paris –, dans les livres que je dévorais au point d’agacer et mon père (tu ne vas pas réussir à te lever demain) et ma mère (tu vas t’abîmer les yeux), je voyais bien que certains parents pouvaient être plus expansifs que les miens. Mais j’avais mis cela sur le compte de la nécessaire emphase de la fiction jusqu’à ce que je sois invitée chez eux, bien plus tard, par des amis étudiants. La première fois que j’avais vu une mère serrer dans ses bras son fils de vingt ans en lui disant qu’il était formidable, j’avais trouvé la scène quasi pornographique. Par la suite, je m’étais habituée à ces démonstrations, mais je continuais d’en éprouver un léger malaise et n’en déduisais pas, après coup, qu’on ne m’avait pas assez ou mal aimée. Mon enfance était un bloc posé au coin de ma mémoire, un terreau rude, minéral qui ne se questionnait pas, qui avait tenu son rôle puisque j’avais poussé droit.
Ainsi, mes bons résultats scolaires n’étaient ni fêtés ni source apparente de fierté. On considérait comme une chance que je ne sois pas obligée de quitter l’école pour gagner ma vie, contrairement à mes parents. Eux avaient dû travailler très jeunes, mon père parce que mon grand-père, mineur, n’avait plus jamais été embauché où que ce soit après la fermeture de la mine au fond de laquelle il était descendu jour après jour depuis l’adolescence. Ma mère parce qu’elle était l’aînée de six enfants et que sa contribution, aussitôt qu’elle avait été « en âge », aux maigres revenus du foyer allait de soi. Continuer l’école était un privilège. Point. Pas question d’avoir des difficultés ou de se plaindre. Là encore, j’avais tellement intégré cet état de fait que rien en moi ne regimbait. Je n’étais pas brillante, je ne crois pas. Juste assez appliquée pour réussir même dans les matières qu’à priori je n’aimais pas ou ne maîtrisais pas d’emblée, comme la chimie, qui m’impressionnait, ou les langues, pour lesquelles je n’avais pas d’oreille (sans doute par manque d’occasions d’en entendre et plus encore d’en pratiquer).
Sans le vouloir, sans y avoir mis une volonté de fer, j’avais eu une scolarité exemplaire et ce fut tout naturellement qu’au moment de décider d’une orientation, on m’avait conseillé de viser les grandes écoles et donc de tenter les concours. Conseil que j’avais suivi non par conviction d’être meilleure que d’autres mais parce que je n’avais alors ni rêves secrets ni projets ambitieux. Je me revois, petite âme embarquée sans remous, comblée tant qu’elle file et reste à flot. De fil en aiguille, ou plutôt de fleuves du tout-venant en ruisseau pour moi exotique, déconcertant et magnifique, j’avais intégré, après l’incontournable prépa, l’un de ces hauts lieux où incubent les futures élites.
Le premier jour, j’avais été envahie, presque plus encore physiquement que moralement, par un sentiment d’imposture qui m’était jusqu’alors inconnu. J’apprendrais plus tard que nous étions nombreux à l’éprouver en arrivant entre ces murs prestigieux, où l’intelligence s’affichait partout, vous agrippait au détour d’un couloir et d’une bribe de conversation saisie, irradiait des noms dont les salles étaient baptisées.
En plus de me sentir brusquement limitée, pas assez ou « mal » cultivée (je m’imaginais que contrairement à moi, tous les étudiants étaient « tombés dedans » dès l’enfance et il faut dire que tous s’évertuaient à faire croire à une érudition entretenue dès le berceau), je me trouvais d’apparence pataude, épaisse et musclée par les trajets à vélo alors que je me serais damnée pour l’évanescence. Pas plus qu’au sujet de mon avenir ou de l’amour de mes parents, je ne m’étais interrogée sur mon allure avant mon déplacement hors du cadre familier. Je ne me regardais que pour me vérifier : mes cheveux lisses pris d’un geste, ancien, dans l’élastique porté bas sur la nuque, peau et dents propres, stick à lèvres purement utilitaire, appliqué loin du miroir. Chemise blanche et jean noir hiver comme été, depuis qu’à l’adolescence j’étais passée de la maigreur à une densité de sportive. Je m’étais étoffée, disait-on autour de moi. Il avait fallu que je me retrouve entourée de silhouettes longilignes ou petites mais si menues qu’on aurait pu, qu’on désirait les soulever en enserrant leur taille, il avait fallu que je sois jetée dans ce bain-là, de sirènes, de petits poissons vifs et brillants, pour que je perçoive mes propres contours plus grossiers. On aurait pu penser que j’en aurais pris conscience après avoir volontairement perdu ma virginité – le soir de mes seize ans, en même temps que deux autres amies qui, comme moi, considéraient qu’on en avait assez parlé et souhaitaient savoir une bonne fois pour toutes ce que ça faisait. Nous avions vu, avec de gentils garçons dûment protégés, dans la cave aménagée du pavillon de mes parents, où j’étais libre de faire tout le bruit que je voulais sans les déranger. Pas de quoi fouetter un chat. Affaire classée sans euphorie ni drame. Mais c’était seulement maintenant que mon corps, allié de toujours, fiable et résistant sans être source de réels plaisirs (la cave n’avait pas été une réussite, de ce point de vue) autres que sportifs ou solitaires, devenait soudain mon traître. Dans les couloirs de l’école renommée, dans les rues et même dans le métro, que je prenais avec réticence les jours de neige ou de trop grosse pluie, je me vivais désormais fille-sandwich, mon physique si peu délié plus bavard que des panneaux annonçant que je n’étais pas de ce lieu, de cette classe, de ce milieu où l’on avait le pas léger et dansant, où l’on savait se parer sans parader – moi, en robe ou sur des talons, je me sentais déguisée, faisais déguisée, du coup, c’est certain –, où on avait l’art de se farder sans que cela se devine ou alors volontairement, par jeu.
J’avais lu les livres et engrangé tout le savoir nécessaire à mon intégration sans me douter que ce serait par le corps qu’au début en tout cas, je me noierais. Même au pays des intellectuels, on est regardé avant d’être écouté.
Face à mon ordinateur, je reprenais brièvement confiance, battais le rappel de mes connaissances et de mon infaillible volonté avant de replonger, souffle court et cœur à vif, dans des eaux que je finirais malgré tout par dompter. D’instinct, j’avais peu à peu trouvé la solution: je me dématérialisais. J’écrivais, filmais, dessinais, enregistrais ma vie transplantée, me déchargeais du poids des jours dans un blog bientôt très fréquenté, et me réinventais dans la foulée. Il y avait de la fermeté et de l’insolence dans mon trait. Je rattrapais, derrière mon écran, vingt ans de docilité et me révélais plus flamboyante que je ne l’avais jamais été. À la fin de ma première année, j’avais entraîné dans mon sillage une petite cour émoustillée par ma relative audace. Un assemblage hétéroclite de gentils faiblards se rebellant, certes modérément, par procuration. Dans le miroir déformant de leurs regards serviles et flatteurs, de leur flagornerie sur les réseaux, je me pris à rêver qu’il y avait pour moi aussi, finalement, dans cet avenir que je n’avais jusqu’alors pas pris la peine d’imaginer, un destin d’envergure. »

Extrait
« Elle met cependant des mois avant d’accepter d’agir en intervenant sur les réseaux ou en prenant part à des manifestations. Ainsi, se ment-elle, son intégrité est sauve. Dans le même temps, Marc poursuit sa conquête. La première fois qu’il la touche — un simple effleurement — après avoir tant parlé de la toucher et comment, entretenant entre eux une tension toxique et délicieuse, Melissa est littéralement foudroyée. Son corps, se dit-elle, n’était pas un corps avant cette invention. Cette masse dense et résistante qui jusqu’alors l’embarrassait est un gisement providentiel. La promesse savamment repoussée d’étreintes formidables. L’obsession se diffuse, endort la pensée, fait office d’univers. Toute proposition du maître est une caresse clandestine, ses demandes, un jeu amoureux à l’insu de tous. C’est en tout cas ce que Melissa veut croire et c’est ainsi qu’un soir d’hiver, elle forme avec d’autres un mur de haine où Mehdi et sa mère viendront s’écraser. » p. 44-45

Carole Zalberg est l’auteur de neuf romans dont Feu pour feu (Actes Sud, 2014), Prix Littérature-Monde ; Je dansais (Grasset, 2017), prix Simenon ; et Où vivre (Grasset, 2018). (Source: Éditions Grasset)

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