Basses terres

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En deux mots
Durant l’été 1976, toute la famille Bévaro se retrouve chez Elias. Après 17 années passées en métropole, Daniel est de retour avec sa famille. Et quand les autorités, inquiètes des grondements de la Soufrière, décide d’évacuer le sud de Basse-Terre, de nouveaux invités se joignent à eux. L’occasion d’éclairer les zones d’ombre de la généalogie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un été 1976 en Guadeloupe

Dans son nouveau roman, Estelle Sarah-Bulle explore le destin d’une famille guadeloupéenne. Alors qu’en cet été 1976, on craint une éruption de la Soufrière, les Bévaro se retrouvent. De génération en génération, la romancière explore leurs secrets de famille.

Nous sommes en juillet 1976 en Guadeloupe. C’est le moment choisi par Daniel pour retrouver son pays natal après 17 ans d’absence. Il arrive de Châteauroux, où il vit désormais, accompagné de son épouse Marianne et de ses enfants Diego et Adèle. À l’aéroport l’attend son père Elias et son cousin Francelette que tous sur l’île appellent Gros-Yeux. Chez Elias, la famille retrouvera les cousins, les frères et les sœurs et les amis, venus voir quelle tête avait désormais Daniel et à quoi ressemblaient sa femme et sa progéniture.
Après les retrouvailles et la première nuit, Daniel cherche à se repérer, «il réapprend le paysage, bouche les trous des souvenirs. Les distilleries s’effondrent désormais en ruines rouillées au coin des chemins, les ponts de son enfance disparaissent sous la végétation, la plage a été éventrée par un promoteur immobilier. Les villes côtières se gonflent de touristes couverts d’huile bronzante. Et lui, il ne sait plus comment l’aimer, son île.»
Durant les trois semaines de son séjour, il ira aussi rendre visite à son frère Ange, interné en asile psychiatrique, du côté de Basse Terre où vulcanologues et scientifiques débattent sur les risques d’éruption de la Soufrière. Après une expédition durant laquelle Haroun Tazieff et Claude Allègre ont failli perdre la vie, ordre est donné d’évacuer la zone sud, celle où vit Eucate. La vieille femme avait choisi de construire sa case sur les pentes du volcan et était bien décidée à rester là et à braver les jets de lave et de soufre. Il faut dire que jusque-là, elle avait déjà surmonté bien des épreuves, perdant notamment l’un de ses fils, emporté par la rivière un soir de tempête. Anastasie, sa petite-fille, était la seule à être restée à ses côtés, avec l’envie de comprendre ce qui était arrivée à sa famille, à dévoiler les parts d’ombre qui l’accompagnait.
Génération après génération, Estelle-Sarah Bulle va lever le voile sur les secrets de famille, explorant par la même occasion l’héritage de l’esclavage, puis du colonialisme et enfin du post-colonialisme. Entre la métropole et le département d’outremer, on comprend aussi que les principes de la République ne sont toujours pas appliqués, à commencer par l’égalité de traitement.
Eucate «accepte enfin ce que la vie lui a donné puis repris, heureuse de retourner au volcan et d’y gratter encore un peu l’humus vivifiant, heureuse de survivre au mal, comme chacun sur cette Île sans cesse secouée par les ouragans, les famines, le progrès, l’avidité et l’incroyable sentiment de supériorité des Blancs.»
Le hasard des parutions fait qu’en cette rentrée ce roman entre en résonnance avec La vie privée d’oubli de Gisèle Pineau qui paraît simultanément chez Philippe Rey. Ce roman analyse lui aussi «les conséquences des traumatismes des générations précédentes sur les suivantes.» Deux voix qui s’inscrivent en dignes héritières de Maryse Condé et Simone Schwarz-Bart.

Basses terres
Estelle-Sarah Bulle
Éditions Liana Levi
Roman
208 p., 20 €
EAN 9791034908400
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Guadeloupe. On y évoque aussi Châteauroux, Aubervilliers et Sucy-en-Brie.

Quand?
L’action se déroule durant l’été 1976.

Ce qu’en dit l’éditeur
En Guadeloupe, les toussotements de la Soufrière font partie du quotidien des habitants de la Basse-Terre. Mais en ce mémorable mois de juillet 1976, les explosions s’intensifient, les cendres recouvrent impitoyablement la végétation et beaucoup se résignent à partir en Grande-Terre. Au cœur de cette saison brûlante, les bourgs se vident et les destins se jouent. De l’autre côté de l’isthme, chez les Bévaro, l’heure est aux retrouvailles: dans la case d’Elias, le patriarche, s’agglutinent la famille de son fils venue de métropole et une flopée de cousins déplacés. Eucate, en Basse-Terre, n’a plus que sa petite-fille. Elle a autrefois érigé sa case sur les pentes du volcan pour fuir les vilénies de son patron monsieur Vincent et elle est bien décidée à y rester. Même si elle devait être la dernière, seule avec ses souvenirs d’un passé doux-amer.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« I
Le cœur de cette longue année 1976, brillant comme une émeraude, est son mois de juillet. Un cœur qu’on ne peut arracher sans perdre la compréhension des choses.
Anastasie le verra luire dans le noir de sa mémoire. Elle saura que juillet fut le cœur de l’année 1976 parce que s’y étalèrent les semaines lumineuses où le volcan marqua
chacun de sa terrible empreinte. Et parce qu’en ce juillet-là, elle perdit quelque part le sac de capsules de Coca-cola qu’elle collectionnait pour la glacière qu’elle voulait offrir à Eucate (elle avait alors vingt-huit capsules marquées d’une petite étoile blanche; elle devait en réunir trente, ajouter trente francs puis se rendre à l’usine Coca-Cola de Jarry pour réclamer son lot). Elle ne comptait plus les nuits où elle avait rêvé de poser triomphalement la glacière devant Eucate sur la toile cirée.
Pour laisser derrière soi la maison d’Eucate, il fallait émerger de la ravine enfouie sous la végétation et gagner le sentier fraîchement goudronné, tassé par des milliers de pas. C’est pourquoi les enfants autour de la maison
avaient tous eu au fil des années les mollets fermes et les genoux noircis.
Accrochée au fond de sa pente glissante, la case était entièrement faite de bardeaux courts que les gens appelaient « essentes ». C’étaient de petites planches de bois sec, serrées, comme si le charpentier (la charpentière, car c’était Eucate qui avait construit les deux pièces
de sa case, morceau par morceau) ne s’était arrêté un instant que pour laisser deux trous de fatigue en guise de fenêtres. La case était grisâtre, délavée et dépourvue de fleurs.
Elle était assombrie par les grappes velues des cacaoyers sauvages et des coccolobes. Eucate en sortait, son vieux coutelas à la main, levait la tête vers le ciel, inspectait le sol. Puis le coutelas s’élevait généralement deux fois pour abattre en silence une branche feuillue. Les habitants du quartier n’y prêtaient pas beaucoup d’attention. Pour tout dire, en ces temps où l’île semblait connaître un semblant de progrès, tandis que la route de la Traversée venait d’être arrachée à la forêt à coups de bulldozers suivant les plans déroulés par des ouvriers revêtus d’une tenue orange vif, la case d’Eucate était une aberration, le béton ne l’ayant même pas effleurée. La mairie avait d’abord envoyé des lettres invitant Eucate à se rapprocher des services municipaux pour formuler une demande de relogement en ville. Puis un agent s’était déplacé jusqu’à la case, le cou en sueur et les pieds douloureux, pour lui remettre un courrier au ton comminatoire. Mais Eucate n’avait aucune intention de quitter la forêt et la mairie l’oublia, bien d’autres masures étant concernées par son plan de «réduction de l’habitat insalubre». Les voisins n’accordaient pas non plus spécialement d’intérêt à ceux qui vivaient dans la case d’Eucate. On voyait seulement émerger, à intervalles réguliers, un garçon ou une fille mutique en âge de faire la vie, qui empruntait le chemin sans se retourner. Et on disait «Voilà un autre rejeton d’Eucate qui part pour ne plus jamais revenir ». Jusqu’à ce qu’il ne reste au fond de la ravine qu’Eucate et sa petite-fille, Anastasie. Car Libert Darrieux, le mari d’Eucate, père de quatre de ses enfants et qui avait bien voulu donner son nom aux deux autres, était mort depuis longtemps, un premier janvier à l’âge de cinquante-deux ans, d’une péritonite déclenchée par la dose d’huile de ricin censée lui laver le corps pour bien démarrer l’année.
Bien qu’elles n’en parlent jamais toutes les deux, Anastasie sait que le souvenir préféré de sa grand-mère, celui qu’elle convoque chaque fois que l’intimité d’un moment à l’ombre le lui permet, remonte quelques années plus tôt, durant l’hivernage 1967. Anastasie n’était alors qu’une fillette galeuse et pourtant, comme
si elle partageait la mémoire de sa grand-mère, la jeune fille revoit parfaitement Ange, le merveilleux fils d’un certain Elias Bévaro vivant de l’autre côté de l’île, en Grande-Terre. Elle le revoit garant sa DS mordorée au bord de la ravine, à quelques mètres de la case. De tous les souvenirs qu’elle a engrangés durant sa longue vie, c’est celui que sa grand-mère chérit le plus, enfoui dans son cœur comme un remède pour obtenir un sommeil plus facile ou soulager son dos. «Système à suspension hydropneumatique», expliquait fièrement Ange aux adultes ébahis comme aux enfants agglutinés autour du véhicule dans toutes les communes où il s’arrêtait. Cependant, les témoins de l’époque, avec un soupçon d’orgueil teinté de mélancolie sur le visage, s’en tiendraient simplement, des dizaines d’années plus tard, à évoquer la « voiture qui monte et qui descend».

En 1976, tandis que l’angoisse submerge comme une marée sombre les habitants du sud de l’île – depuis la route qui mène chez Eucate comme par inadvertance, il suffit de lever les yeux pour apercevoir le dôme fumant du volcan –, la vieille femme, assise devant sa case, indifférente aux braises flottant autour de son visage, sirote avec délice le souvenir de cette matinée de 1967 où, depuis l’intérieur en cuir chocolat de sa DS, Ange actionna le levier qui soulevait en douceur les amortisseurs.
Dans un soupir d’aise, la voiture se dilata comme un crapaud buffle. Ange poussa dans l’autre sens: la voiture redescendit lentement sur ses roues en expirant. Il répéta plusieurs fois l’opération pour le plaisir des gosses qui entouraient le véhicule: descente, remontée. Les marmots hurlaient d’excitation. La molaire d’argent plantée dans la bouche d’Ange brillait fièrement au soleil. Les gamins les plus hardis, après avoir jeté un coup d’œil craintif vers Ange, se risquèrent à grimper sur le capot brûlant. «Ça doit faire comme ça dans les ascenseurs », assuraient-ils, le short collé à la tôle frémissante. Pieds nus et cambrés sur le goudron encore tiède avant la grande chaleur de l’après-midi, les autres hochaient la tête en croisant les mains sur leurs crânes tondus ou nattés et se bousculaient pour, à leur tour, «monter dans l’ascenseur ».
Eucate n’était pas sortie quand Ange avait garé la DS à moins d’un mètre de son poulailler délabré. Il lui suffisait d’apercevoir par la fenêtre ses souliers de cuir parfaitement cirés et les gants marron glacé, assortis à la couleur de la voiture. Elle savait qu’il entrerait pour boire un café. Elle savourait l’attente. Elle savait pourquoi les gants étaient importants. Elle suivit Ange des yeux lorsque, après avoir refermé la portière, jouissant de son claquement feutré, il entreprit de descendre prudemment dans la boue, toujours entouré de la marmaille comme un essaim de vonvons autour d’un pain de miel.
Eucate l’attendait.
Les larges dalles blanches veinées de gris que personne ne soupçonnait de l’extérieur de la case, sur lesquelles Eucate glissa dans ses chaussons avachis pour verser du café dans une timbale cabossée et la poser fumante sur la table, c’était Ange qui les lui avait offertes. Elles provenaient du surplus de l’un des chantiers où il travaillait. Les volets de bois, c’était aussi lui qui les avait apportés et fixés aux fenêtres sous l’œil attentif d’Anastasie à qui il montrait chaque clou, chaque vis, expliquant patiemment à la fillette ce qu’il allait en faire. «Celle du patron de Daniel est décapotable, c’est sûrement encore mieux. Mais lui ne porte pas de gants», déclara Ange en se présentant à la porte. Il s’essuya les pieds et tourna la tête une dernière fois vers le soleil avant de plonger dans l’ombre rafraîchissante de la case. La brise poussa son museau dans la pièce et ressortit aussitôt par-derrière. Les enfants du quartier disparurent, suivis de loin, timidement, par Anastasie. Ils ne s’intéressaient pas aux radotages d’Eucate dans son vieux fauteuil en skaï troué. Ils préféraient continuer à rôder autour de la DS.
Ce fut comme s’il avait fait exprès de lui présenter son meilleur profil avant d’entrer dans la pénombre. Les rayons du soleil ne perçaient pas la végétation, la case restait fraîche jusqu’à trois heures de l’après-midi au moins. Ce matin-là, le coq perché sur le lourd bidon rouillé qui servait de citerne avait néanmoins chanté dans un poudroiement d’or. Ce poudroiement dansait encore autour d’Ange.
Son visage à la beauté évidente. Lèvres de filles posées sur la timbale au goût métallique. Sourire plissant ses yeux noisette sous les paupières légèrement tombantes.

Il s’assit face à elle. Entre les pieds d’Eucate, les poules menaient une guerre impitoyable aux ravets trapus dont les longues antennes paniquées tâtonnaient le carrelage à la recherche des fentes disponibles.
«C’était le patron de Daniel mais ce temps-là est terminé. Ça fait bien six ans que Daniel est parti.
– Dit comme ça, il n’y a pas de raison que tu le considères encore comme le patron.
– Ça n’a jamais été le mien. Il n’a pas payé Daniel pour ses heures supplémentaires. On ne peut pas faire confiance à un patron blanc d’ici. C’est ce que je dis toujours à mes ouvriers.
– Les patrons noirs valent mieux, peut-être ?
– En tout cas, mon entreprise vaut autant que la sienne.
– C’est dans l’électricité qu’il était ?
– Électricien, oui. Son patron a monté l’entreprise depuis la France. Il n’est venu ici que lorsqu’il a commencé à obtenir de gros contrats. Daniel n’était qu’un apprenti de rien du tout pour lui. À l’époque je l’ai traité d’idiot, mais il a eu raison de partir. Il a un bon métier maintenant.
– Toi, ça te plaît la peinture?
– Pas plus mal qu’autre chose. J’ai trois gars en ce moment. Ça marche bien, à cause du sel qui ronge les façades. Et l’humidité n’est pas bonne non plus pour le ciment. Les églises d’Ali Tur ont besoin d’être ravalées dans toute l’île. C’est pour ça que je peux me payer ce voyage en France. Je verrai comment vit Daniel, là-bas.
– Lucette part avec toi ?
– Le bateau, c’est pas indiqué dans son état. Il vaut mieux qu’elle reste chez ses parents. Mais je vais faire une grande fête avant mon départ. »

Il n’en avait pas raconté davantage. La voiture était repartie sous les vivats des enfants, dans une gerbe de terre noire. Eucate avait rincé la timbale dans la bassine et l’avait mise à sécher sur la fenêtre. Deux modèles dans toute l’île, pensa-t-elle fièrement, mais seul Ange avait des gants assortis à la carrosserie. «Pourquoi tu n’achètes pas deux tasses ? De la porcelaine blanche, qu’on ait au moins quelque chose de propre quand il est là. »
Plantée devant l’entrée, exactement là où se tenait Ange cinq minutes auparavant, Anastasie fixait sa grand-mère d’un air accusateur. « Il se fiche complètement d’avoir une tasse de porcelaine.
– Et pourquoi il vient chez nous ? »
Eucate regarda sa petite-fille puis pencha en avant son corps devenu massif, dont la chair s’amollissait avec les années. Elle fouilla l’étagère cachée derrière un morceau de madras. Après le scandale du début, les gens continuaient à ne pas comprendre la nature de ces visites.
Adrienne Lorifat, la voisine, en parlait à tout le monde en s’esclaffant: « Je vous demande un peu, de quel genre de faim souffre un beau soldat comme lui pour aller renifler dans une vieille assiette? » Mais Eucate savait bien ce qu’Ange trouvait auprès d’elle. Lentement, elle ramena à la lumière une casserole et un cube jaunâtre qu’elle tendit à la fillette.
« Il vient pour se reposer.
– Se reposer ? Il ne reste même pas dix minutes.
– C’est fini tes questions ? En tout cas c’est pas ton père, je te l’ai déjà dit, pas la peine de te faire des idées. Va plutôt mettre ça dans la citerne et reviens avec l’eau.»

Anastasie courut jeter le bloc de soufre dans l’énorme tonneau posé sur deux parpaings. Le cube disparut lentement dans les profondeurs aveugles. Quand elle se pencha au-dessus, l’eau ne lui renvoya pas tout de suite son visage. Il y eut d’abord les grandes ondes charbonneuses, puis les minuscules tourbillons des larves qui
vivaient juste à la surface. Puis un rond de ciel bleu-noir.
Si elle se laissait happer par ce ciel inversé, pensa-t-elle, elle chuterait longtemps. Peut-être qu’elle finirait par arriver à la mer. Elle nagerait et ressortirait en France, trempée, blanchie par le sel. Sur le chemin, elle trouverait Treize et l’emmènerait avec elle. Ils seraient bien, ensemble. Elle lui sourirait tout le long du voyage. Ils trouveraient alors Espérance sous la neige et retourneraient avec elle au fond de la ravine. Elle la reconnaîtrait tout de suite et caresserait avec amour son pied déformé. Elles formeraient toutes les deux un cercle avec Treize au milieu, souriant, sa peau de bébé aussi brune, lisse et douce qu’une graine de tamarin.
Quand elle rentra dans la case en faisant bien attention de ne pas renverser une goutte de la casserole, Eucate l’attendait avec un verre rempli de riz. «Faudrait que tu apprennes à cuisiner toute seule, Nana. L’école, ça va bientôt finir.
– Je ne suis qu’en huitième.
– Tu iras jusqu’en sixième, si je peux. Mais après, ce sera tout. Je te l’ai déjà dit et je te le redirai encore pour que tu t’y fasses.
– Je serai contente de ne plus aller à l’école. Je travaillerai et on achètera enfin de la vaisselle convenable.
– Très bien. Parce qu’après la sixième, ce sera fini. Je l’ai dit au directeur.
– Et l’argent de ma mère?
– Elle n’en gagne pas assez pour que je t’envoie étudier plus de deux ans encore. Et puis, faut la laisser souffler.
– Je me débrouillerai. Je n’aurai pas toujours besoin de toi. Et j’ai jamais eu besoin de ma mère, qu’elle continue donc à passer du bon temps en France. »
Anastasie avait déjà bondi vers la porte. Elle jeta un dernier regard aux bras tavelés de sa grand-mère, donna un coup de pied dans une grosse coquille vide d’escargot puis disparut. Eucate secoua légèrement la tête. Des gamins avaient sans doute encore rapporté à Anastasie qu’ils avaient vu son vrai père parader dans le bourg,
toute sa petite famille à son bras.
Neuf ans plus tard, Eucate pense la même chose: c’est toujours après des histoires concernant Santarèm qu’Anastasie affiche une drôle d’humeur. Songer à sa petite-fille lui procure un sentiment de tendresse impuissante. Mais contrairement à ce qu’elle a éprouvé pour Ange des années auparavant, ses pensées au sujet d’Anastasie demeurent teintées d’un peu d’optimisme. C’est ce qu’elle se dit alors que les pales d’un hélicoptère hachent le ciel cotonneux au loin, dans une tentative dérisoire de deviner ce que le volcan mijote pour les heures à venir.
En 1976, si Anastasie osait interroger Daniel, il lui parlerait de cette vieille DS de 1967 comme du premier signe que quelque chose s’était définitivement brisé dans le cœur de son frère. Et en effet, Ange avait commencé à sombrer bien avant que le volcan ne fasse définitivement voler en éclat ses rêves de France et de foyer uni avec Lucette et leur fille Coralie. Simplement, le réveil du volcan éclaire un instant le voyage qu’il a entamé dès l’enfance dans un enfer pavé de questions sans réponses, de solitude et de honte, tout bonnement de honte.

II
«Cette année-là, Ange a fait une fête à tout casser chez lui, à Saint-Claude», se remémore Daniel, assis à côté d’Elias, qui ne répond rien.
On ne voit pas le visage d’Elias sous son chapeau de feutre râpé, mais il écoute. Peu importe le sujet, il est heureux de converser avec son fils. Il n’en revient pas de parler à Daniel autrement qu’à travers un câble qui, d’après ce qu’on dit, court sous la mer sur des milliers de kilomètres avant de ressortir sur le corail blanchi de la côte. Il se demande comment il est possible de faire passer les mots au fond de toute cette eau sans que rien ne vienne fausser ce qui se dit. Il se demande si les mots passent mieux en ce moment, alors qu’il peut enfin toucher le bras de Daniel. Peu importe.
«Tu t’en souviens ? » insiste Daniel.
Elias hoche la tête même s’il n’a aucun souvenir de cette fête de 1967 de l’autre côté de l’île. Maintenant que Daniel est là, en ce rutilant mois de juillet 1976, tout va s’arranger. La première fois depuis dix-sept ans qu’il peut s’asseoir à côté de lui. Quand Daniel avait quitté l’île, son visage était encore rond avec l’opacité de l’adolescence renfermée. Il ne l’avait même pas vu en habit militaire, parce que Daniel était venu lui dire au revoir la veille, vêtu en civil. Ce n’était alors qu’un gamin de dix-sept ans.
Son plus jeune fils. Et le voilà revenu, marié avec deux enfants.
Elias mesure le temps passé au fait que pendant longtemps, il n’a eu des nouvelles de Daniel que par courrier. Une lettre tous les six mois environ. Parfois un an. Une année, une carte postale de Châteauroux, belle et grande cité comme on n’en trouve qu’en France. Il a soigneusement rangé la carte dans la petite commode au pied de son lit.
Quand Daniel lui a écrit pour lui annoncer son mariage avec une Blanche, les frères et sœurs d’Elias ont fait la moue. Campée sur le pas de la maison où elle a élevé ses cinq enfants, Atémise a serré les lèvres et calé son poing sur sa taille. Joël, celui qui vient juste après Elias, a secoué sa tête chauve d’un air écœuré: «Voilà ce que c’est de partir en France. » Elias a passé la main sur son crâne rasé et n’a rien dit, mais il a écrit le lendemain à Daniel pour lui dire son fait. Jamais, de son vivant, son fils ne gâterait le sang des Bévaro en épousant une Blanche.
Dix jours plus tard, il a reçu la réponse de Daniel, sèche et pugnace. Les frères et sœurs d’Elias ont continué à affirmer que ce n’était pas bon signe, mais Elias n’a plus jamais fait la leçon à son fils. Dans la lettre suivante, il lui parlait à nouveau de l’état des bœufs, des dernières colères de Berthe et des allées et venues incessantes des camions depuis qu’il avait autorisé le Kouli à extraire du tuf du morne dominant la partie la plus isolée des terres.
Dans sa dernière lettre, Daniel lui a écrit de se rendre le lundi suivant à quatorze heures précises au bureau de poste. Elias s’y est fait emmener par son neveu, le deuxième fils d’Atémise, qui conduit une mobylette. Il aurait pu y aller à pied, il l’a souvent fait. Une heure de marche à peine sans ces satanées chaussures qui lui font mal. Ils sont arrivés à la Poste bien avant la réouverture de l’après-midi. Assis sur les marches, Elias a attendu, ses larges orteils brun et ocre habitués à la terre écrasés dans ses chaussures de ville. Il n’avait rien emporté pour déjeuner. Il a eu le temps de saluer tous les hommes et femmes qui passaient par hasard devant lui. Parce qu’il est né là, au milieu de cette Grande-Terre plate et recuite comme un galet, il connaît tout le monde, depuis soixante-quinze ans qu’il sillonne les deux côtés si différents de la Guadeloupe. Il écoute ceux qui lui parlent de la Sécurité sociale et des droits qu’ils sont censés obtenir à égalité avec les Blancs. Ceux qui ont passé la journée à ramasser des bouts de ferraille pour les revendre au kilo mais font semblant d’avoir un bon job en ville. Les gens de sa génération comme les plus jeunes le saluent avec respect.
Lorsque le bureau a rouvert, il a expliqué son cas.
L’employée aux cheveux crantés avec du gel et au rouge à lèvres très brillant l’a mené jusqu’à l’un des téléphones accrochés au mur. Il a attendu encore une demi-heure en plaisantant avec les gens qui venaient timbrer des lettres,
recevoir des mandats ou téléphoner, comme lui.
À quatorze heures pile, l’appareil a sonné. Derrière les grésillements, Elias a entendu la voix de Daniel. Il a tenté de chasser l’idée de ces paquets d’eau par-dessus la voix de son fils et s’est mis à parler fort en agitant son bras pour ponctuer ses dires: la vache vendue au meilleur prix, le terrain où il a installé le fils d’Abeau sa sixième sœur.
Les reproches de Berthe au sujet de l’argent. Daniel lui a annoncé son arrivée en juillet prochain. Il lui a répété plusieurs fois l’heure et la date de son vol Air France. Il lui a dit de bien préparer leur venue à tous les quatre. Elias a promis que tout serait prêt et qu’il serait à l’aéroport du Raizet pour les accueillir.
Une fois qu’il a eu raccroché, Elias a clamé la nouvelle à la cantonade. Les gens du bureau de Poste lui ont serré la main ou tapé dans le dos. L’employée l’a félicité. «Ça fait plaisir de retrouver son enfant », elle a dit en hochant la tête d’un air satisfait comme s’il avait remis
quelque chose en place dans l’univers. «Vous allez lui réserver un bon accueil après tout ce temps. »
Elias compta que d’ici huit mois, en juillet, Daniel serait là, en vacances avec l’inconnue qu’il avait épousée et leurs deux enfants. D’après ce que son fils lui avait expliqué, comme ils avaient plus de quatre ans d’ancienneté, l’hôpital leur octroyait un mois complet de congé et la moitié du prix des billets d’avion. Pour la petite Adèle qui n’avait pas deux ans, ils ne payaient rien. Elias sortit de la Poste en repoussant son chapeau sur sa nuque, prêt à dérouler l’heure de marche. Il songeait à tout ce qu’il devait faire. D’abord, quitter la vieille case délabrée où il vivait seul depuis la mort des parents, son père en 1950, sa mère trois ans plus tard. Il était désormais le chef de la famille Bévaro, l’aîné de quatorze frères et sœurs. Il avait donc été normal qu’il prenne la minuscule case qui, d’après les habitants, était déjà là lorsque l’abolition de l’esclavage avait été déclarée, et personne ne lui avait disputé ce privilège. Mais rien ne l’avait poussé à entretenir l’endroit qui à présent se résumait à une ruine adossée à une autre ruine, près de l’école où ses trois enfants, Berthe, Ange et Daniel, avaient appris à lire et à compter.
Impossible d’accueillir là sa bru. Il savait où il allait faire construire la nouvelle maison.
Tous les habitants du bourg, surtout la flopée de Bévaro, le traitèrent à voix basse de fou quand il montra le terrain bosselé, perdu au milieu des champs de canne, suintant d’eau dans un migan de vert et de jaune à deux heures de marche du centre-ville. Pas de route digne de ce nom. Seulement d’énormes manguiers crépus, une galaxie de moustiques et une fois par jour entre juillet et octobre, au temps des récoltes de canne, des charrettes tirées par des bœufs d’une tonne qui encornaient le ciel fumeux en ahanant. Évidemment, il ne fallait pas compter sur l’électricité ou l’eau courante. Ce bout de campagne avait été oublié du développement poussif de l’île. La nuit dans ces empans à moitié en friches n’était qu’une béance emplie de criquets et de grenouilles hystériques. Elias n’en avait cure. Il tenait à vivre au milieu des terres héritées de ses parents. C’était lui qui les surveillait et attribuait une parcelle à chaque descendant en y plantant un gommier, si bien que là où un étranger ne voyait qu’un fouillis de mornes et de méplats jusqu’à l’horizon, Elias savait exactement ce qui revenait à chacun, tirant de cette charge une fierté bruyante. La plupart du temps, les frères et sœurs, cousins, neveux, parents plus ou moins éloignés, n’avaient rien d’autre à faire que lui apporter un litre de rhum ou un coui rempli de viande pour se voir attribuer un carré qu’ils se hâtaient de délimiter avec du fil et de louer à d’autres paysans. S’ils ne voulaient pas entendre parler
de la terre où avaient trimé leurs aïeux d’abord sous le fouet, puis dans l’espoir d’un avenir possible pour leurs enfants, ils pouvaient obtenir à la place une belle somme d’argent qu’Elias tirait du fond de ses poches. Dieu seul savait d’où il sortait ces poignées de billets froissés car depuis que la canne n’avait plus d’avenir, la terre ne rapportait quasiment rien, ne parlons même pas des bœufs aux côtes saillantes: les gens préféraient acheter des morceaux de charolaise ou de normande chez Prisunic.
Les autres Bévaro, agglutinés dans le bourg, étaient bien contents qu’il se charge de surveiller ces mottes glaiseuses où n’importe quel voisin attachait ses animaux en saluant de loin Elias, d’un geste vague mais toujours renouvelé, qui le remplissait de contentement. Les Bévaro l’encourageaient même, en lui rappelant souvent
qu’il était le chef de la famille. «Huit mois, ça ne sera pas suffisant », déclara Lormel, le quatrième frère d’Elias, en jaugeant l’endroit derrière ses lunettes de clerc de notaire.
Elias s’était frotté les mains sur son pantalon, les pieds enfoncés dans des bottes raccourcies au couteau. En ville, il avait posé, sur le bureau d’un entrepreneur recommandé par un ami, deux liasses chiffonnées assorties d’une poignée de main.
Les planches et le ciment arrivèrent la semaine suivante. Le travail se fit, lent mais régulier, interrompu seulement quand les pluies étaient trop abondantes, transformant le terrain en marécage, ce qui n’arrivait qu’en novembre et un peu avant Noël. En mars, la case (deux chambres et une pièce au milieu) était presque
achevée. Elle était posée sur une vraie chape de ciment, au bord du chemin emprunté par les charrettes, non loin de l’endroit où Elias, à la naissance de Berthe puis d’Ange puis de Daniel, avait planté dans la terre grasse mêlée au placenta un pied coco.
Les trois cocotiers s’élancent désormais à plus ou moins vingt mètres de hauteur. Le plus petit est celui de Daniel. « Il a fait une grande fête où il y avait une cinquantaine de personnes, reprend Daniel. Ses ouvriers et ses clients. Lucette, enceinte, mais ça ne se voyait pas encore. » Daniel parle comme s’il y avait assisté; c’est sa façon d’abolir le temps de son absence. « Il a embauché trois musiciens parce que la platine et les baffles installés dehors avec une rallonge, ça ne lui suffisait pas. Il voulait que tout le voisinage en profite. Au bout d’une heure, il était perché sur la DS. Celle qui était hydropneumatique. Tout le monde l’a vu danser sur le toit, dans ses chaussures pointues bien cirées et son costume cintré. La voiture tanguait. Il biguinait les yeux fermés, une main à plat sur l’estomac, l’autre en l’air. »
Elias hausse les épaules. Daniel continue parce qu’il veut bien faire comprendre l’enchaînement des choses à son père.
«Après la fête, il a pris le bateau pour Le Havre.
J’imagine que Lucette l’a accompagné à l’embarcadère et a agité son mouchoir. » Là, Daniel ne peut s’empêcher de penser que la femme d’Ange a été secrètement soulagée de le voir embarquer. Mais il ravale vite cette idée parce qu’être enceinte et voir son homme partir peut être une calamité comme une bénédiction. Il continue son récit d’une voix calme.
«Quand le bateau a fait escale à Porto Rico, il est allé se promener à terre et va savoir ce qu’il a fait pour rater le départ. Le voyage s’est arrêté là pour lui. Il a dû aller au consulat et raconter des salades. Là-bas ils ont tout de suite vu qu’il n’était pas dans son état normal. Ils l’ont rapatrié ici.
– Ouais ? fait Elias, en secouant la tête.
– Ensuite j’ai eu le coup de fil et il a fallu que je m’en occupe. Et puis que j’aille jusqu’au Havre récupérer ses affaires.»
Elias contemple la campagne tranquille. Daniel regarde son père puis lève les yeux vers le tumulte doux du vent dans les feuilles. Au loin, l’énorme trou creusé dans le tuf du morne offre sa blancheur douloureuse, marbrée de roux. Deux camions-bennes gisent au pied de la colline comme des éléphants au repos. Lorsque
Daniel est allé voir l’homme qui creuse ainsi les terres de son père et ne reverse qu’un maigre pourcentage de ses larges bénéfices, le type l’a toisé et a fini par déclarer : « Ici, on n’aime pas les étrangers qui viennent faire la loi. »
La remarque a électrifié Daniel. Une colère qui demandait à sortir depuis pas mal de temps s’est lovée juste au creux de sa poitrine. Il a répondu sèchement: « Je suis né ici, je vous signale.
– Ça fait longtemps, alors.
– Pas si longtemps.
– Alors c’est que vous avez oublié comment ça se passe.
– J’ai rien oublié du tout, justement. Vous devriez payer mon père beaucoup plus. »
L’homme s’est mis à agiter les poings, à éructer des mots en créole, mais comme Daniel ne bougeait pas et pire, semblait tenir à son idée, l’homme a essuyé son visage avec le chapeau qui écrasait ses cheveux raides et s’est dirigé d’un pas rapide vers le coffre de sa camionnette. Il en a sorti un coutelas. Le coutelas restait le long de sa cuisse mais rythmait de sa menace noire les paroles jetées à Daniel: « Je me suis mis d’accord avec Elias. Et parce que vous êtes là quelques semaines, vous voulez tout changer ? Je le redis, c’est pas un étranger qui va commander ici.
– Je parle pour mon père, né ici, comme ses parents et ses grands-parents. D’ailleurs, on était ici bien avant vous et vos familles qui ont débarqué d’Inde après l’abolition. »

Le Kouli a hurlé que lui n’avait jamais quitté la Guadeloupe, et sa voix résonnait dans tout le morne, suscitant une curiosité que Daniel pouvait sentir derrière les fenêtres aveugles des cases alentour. Elias est arrivé pour calmer les choses entre son fils et l’homme qu’il a laissé transformer le morne vert en carrière poussiéreuse contre quelques billets et une montre plaquée or. Les choses en sont restées là. Daniel a fini par tourner le dos à son père et au Kouli en haussant les épaules. Plus tard, il a eu honte de ses propres paroles. De leur inutilité surtout. Cette course à qui est plus guadeloupéen que l’autre, c’est absurde. Ça allait jusqu’au fonctionnaire blanc détaché dans l’île, qui avait un jour craché au visage d’Elias: « Ici, c’est chez nous. Si vous n’êtes pas content, retournez en Afrique. » Elias en riait encore en
le racontant à Daniel.
Daniel s’est juré de ne plus jamais répondre aux provocations qui peuvent surgir de partout. D’abord, pour préserver Elias. Ensuite, pour ne pas gâcher ses vacances. Car il doit se faire une raison: son retour dans l’île, après dix-sept ans d’absence, est un retour de « vacancier ».
Chaque matin et chaque soir désormais, et pour le reste des vacances, il salue de loin, d’un geste de la main, le Kouli qui lui répond de la même façon. Jusqu’au jour où l’homme se présente devant la case d’Elias et tend une bouteille de rhum à Daniel en disant: «Bon, sa ja fèt, laissé sa tombé : ça va, on ne va pas se fâcher pour ça. »

Extraits
« Depuis son arrivée, il réapprend le paysage, bouche les trous des souvenirs. Les distilleries s’effondrent désormais en ruines rouillées au coin des chemins, les ponts de son enfance disparaissent sous la végétation, la plage a été éventrée par un promoteur immobilier. Les villes côtières se gonflent de touristes couverts d’huile bronzante. Et lui, il ne sait plus comment l’aimer, son île. » p. 38

« La veillée dure quatre jours chez Elias, mais Eucate repart le matin suivant avec le car de six heures. Il lui faut trois cars différents et l’aide de deux ou trois automobilistes pour rejoindre sa case, et durant tout le voyage, elle ne cesse de revoir le sourire d’Ange, la première fois qu’il est apparu devant elle sur son vélo, les moments qu’ils ont passés ensemble. Les larmes qui lui viennent sont invisibles. Elle accepte enfin ce que la vie lui a donné puis repris, heureuse de retourner au volcan et d’y gratter encore un peu l’humus vivifiant, heureuse de survivre au mal, comme chacun sur cette Île sans cesse secouée par les ouragans, les famines, le progrès, l’avidité et l’incroyable sentiment de supériorité des Blancs. » p. 189

À propos de l’autrice

BULLE_Estelle-Sarah_©Patrice_Normand

Estelle-Sarah Bulle © Photo Patrice Normand

Estelle-Sarah Bulle est née à Créteil d’un père guadeloupéen et d’une mère franco-belge. Elle a publié trois romans aux éditions Liana Levi, Là où les chiens aboient par la queue (prix Stanislas), Les Étoiles les plus filantes, et Basses terres. Elle écrit également pour la jeunesse. (Source: Éditions Liana Levi)

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Déchirer le grand manteau noir

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En deux mots
Quand un huissier lui notifie sa convocation au tribunal, Lucie se voit projetée vers un passé qu’elle essayait d’oublier. Vers le rejet de sa mère, l’indifférence coupable de son père et les peurs de la fratrie, sans oublier les viols à répétition de son grand-père. Elle va désormais devoir se battre pour empêcher ses parents de voir ses enfants.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La mal-aimée

Dans ce bouleversant premier roman, Aline Caudet raconte le calvaire que subit Lucie au quotidien au sein d’une famille qui la rejette. Violence, privation et viols dont elle aura beaucoup de peine à s’extirper. Un récit d’autant plus glaçant qu’il s’inspire du vécu de l’autrice.

Lucie a construit un bonheur simple, entouré de son mari Arnaud et de ses trois enfants, Anna, Théo et Amandine. Une vie paisible soudain bousculée par une assignation en justice. Ses parents réclament le droit de voir leurs petits-enfants. Un choc d’autant plus fort qu’il ravive un passé douloureux.
Un passé auquel Lucie va à nouveau devoir se confronter pour se défendre, pour empêcher cette ignominie. Car ses parents l’ont fait souffrir durant tout le temps où elle a vécu avec eux.
D’abord ignorée par sa mère, elle va devenir au fil des jours le paria de la famille, celle qui est systématiquement rejetée et se verra interdite de partager la table familiale. «Je dois rester à part, seule dans ma chambre. Ma sœur vient me chercher quand il n’y a plus personne dans la cuisine, là je suis autorisée à descendre.» Elle peut alors manger les restes si sa mère ne la chasse pas avant.
Une situation que son père constate et accepte, préférant détourner le regard que d’affronter cette furie hystérique. La fratrie, quant à elle, va adopter une position neutre, voire hostile. Sauf sa sœur Estelle, qui va payer très cher ses tentatives de révolte face aux traitements inhumains infligés à sa sœur. Et qui vont perdurer au fil du temps, car personne ne vient rendre visite dans leur maison délabrée et isolée dans la campagne des alentours de Clermont-Ferrand.
Et toute tentative d’appeler au secours est bien trop risquée. «Si j’explique comment je suis traitée à la maison, mes parents, furieux, se retourneront contre moi. J’imagine bien la dame des services sociaux venir avec sa mallette remplie de dossiers, sortir une feuille, un stylo, et poser des questions à mes parents. (…) Elle repartirait, me laissant seule avec mes parents fous furieux. On n’enlève pas comme ça un enfant à sa famille. Je ne sais pas jusqu’où peuvent aller les représailles si je brave cet interdit: rien de ce qui se passe à la maison ne doit sortir du strict cadre familial. Ma mère n’a pas besoin de le formuler, nous le savons.»
À l’extérieur, on donne l’image d’une famille unie, on accepte les invitations, notamment chez les grands-parents. La grand-mère attentionnée qui redonne du courage à sa petite-fille en lui donnant l’affection qui lui manque tant. Mais aussi la grand-mère qui s’interdit de demander ce qui se passe dans le bureau du grand-père quand, après le repas le patriarche s’isole avec l’une de ses petites filles. Lucie, Estelle et Madeleine sont violées. Comme le confessera plus tard Madeleine, la décision est alors prise de cesser ces visites dominicales. «Les parents n’ont pas cherché à savoir dans quel état moral nous nous trouvions ni à nous apporter un quelconque soutien psychologique. Ils n’ont pas voulu porter plainte contre le grand-père incestueux. Ils se sont justifiés en disant vouloir préserver la réputation de la famille alors qu’un procès contre le grand-père aurait aidé leurs filles à comprendre la gravité des actes dont elles avaient été victimes, et à se reconstruire. En revanche, ils font à présent un procès à leur propre fille sans se soucier qu’il contribue par là-même à nous détruire.»
Aline Caudet, qui écrit sous pseudonyme, a scindé son roman en trois parties dans lesquelles elle retrace la vie de Lucie jusqu’à son départ du domicile, ses premiers pas de femme à la recherche d’un équilibre avec le lourd lest de son traumatisme et les moyens très limités dont elle dispose et enfin le déroulé de cette action en justice qui va prendre des années jusqu’au jugement.
Si on est forcément sidéré par ce drame, saisi d’effroi par des scènes dramatiques, on ne peut à l’inverse qu’être admiratif de la manière dont, petit à petit, la fillette, l’adolescente et la jeune femme vont parvenir à se défaire de ce carcan, de ce grand manteau noir qui l’empêche de se mouvoir. La force de ce roman tient sans doute dans cette énergie, cette volonté de plus en plus farouche de s’en sortir. Un peu comme dans L’enragé de Sorj Chalandon où un garçon s’évade du bagne où il est retenu et va chercher à se reconstruire. Entre horreurs et résilience, la voix reste étroite et parsemée d’embûches, mais elle existe. La plume d’Aline Caudet est là pour nous le rappeler.

Déchirer le grand manteau noir
Aline Caudet
Éditions Viviane Hamy
Premier roman
312 p., 21 €
EAN 9782381400365
Paru le 23/08/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Mariée et mère de trois enfants, Lucie a tout pour être heureuse. Alors qu’elle vient d’emménager et a pris soin de ne pas communiquer sa nouvelle adresse, les fantômes du passé frappent à sa porte. Victime d’humiliations et de violences infligées par ceux qui devaient la protéger durant son enfance, Lucie a dû se battre pour exister.
Convoquée chez un huissier, elle apprend que ses parents réclament le droit de voir ses enfants. Afin de mettre ces derniers hors de danger, elle sollicite l’aide de ses amis et de ses proches. Au gré des attestations qui lui parviennent ressurgissent de douloureux souvenirs. Bien décidée à protéger ceux qu’elle aime, Lucie va devoir faire face à un implacable engrenage judiciaire, révélant au passage de terribles secrets de famille. Déchirer le grand manteau noir d’Aline Caudet est un roman poignant qui dénonce les violences physiques et psychologiques. C’est aussi la chronique d’une patiente reconstruction de soi grâce à l’amitié, la solidarité et l’amour sans faille de héros ordinaires.

Les critiques
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Lecteurs.com
20 minutes
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Aline Caudet présente son roman lors d’une rencontre en ligne © Production Un endroit où aller

Les premières pages du livre
« PREMIÈRE PARTIE
RATTRAPÉE PAR LE PASSÉ
Coup de tonnerre
La sonnette retentit. Je sursaute, mon bébé dans les bras. Je ne comprends pas, j’ai pris soin de ne pas donner ma nouvelle adresse. Seuls quelques amis sont au courant. À chaque visite impromptue, j’ai beau me raisonner, une profonde angoisse m’étreint. Pourtant, ce mercredi matin, avec mes trois enfants, la journée a débuté sereinement. La sonnerie se fait à nouveau entendre, insistante. Je pose ma fille dans son lit, elle pleure aussitôt. Je traverse la chambre de mon fils et regarde par la fenêtre. Je les vois immédiatement. Je reconnais leur uniforme bleu marine. Mes jambes flageolent.
— Qu’est-ce qui se passe, maman ? Qui sonne ? interroge ma fille aînée.
C’est la police. J’ai une boule dans la gorge. J’essaie de me rassurer : mes enfants sont auprès de moi. Mon mari ? Nous nous sommes parlé au téléphone tout à l’heure. Alors, tout va bien. Je sais que je n’ai rien fait de mal. Et pourtant, je tremble, mon cœur s’emballe. Ils sont toujours là. Nouvelle injonction. J’ouvre.
Les policiers m’apprennent qu’un huissier cherche à me joindre.
— Vous n’êtes pas dans l’annuaire et, à votre ancienne adresse, le propriétaire n’a pas voulu lui donner vos coordonnées.
— Oui, nous avons fait cette recommandation en insistant sur son importance.
— Alors l’huissier nous a contactés et votre ancien propriétaire nous a finalement indiqué votre adresse.
— Mais nous n’avons pas de problème d’argent, pourquoi un huissier ? Je ne comprends pas.
Ma voix tremble.
Les policiers m’expliquent que les huissiers ne s’occupent pas uniquement de saisir des biens, ils ont de nombreuses autres fonctions, et celui-ci doit me remettre en main propre un document à son étude.
Je dois m’asseoir. Les deux hommes font preuve d’une extrême gentillesse et veillent à ne pas trop me brusquer. Mais je n’arrive pas à me relever. Ils s’approchent des enfants, leur sourient, puis reviennent vers moi.
— Ça va aller, madame ?
J’observe mon fils, ma fille, et vois leurs yeux effrayés, la force me revient. Je me lève.
— Oui, merci.
— Si on peut faire quoi que ce soit pour vous, n’hésitez pas à nous appeler, on viendra.
— Merci, merci beaucoup.
La porte à peine refermée, je téléphone à mon mari Arnaud qui note les coordonnées de l’huissier, puis me rappelle vingt minutes plus tard. Je l’écoute sans dire un mot et raccroche, anéantie. Le manteau noir, ce lourd et grand manteau noir de mon enfance… Ça recommence.

Garfeuil
Je me revois à six ans et j’ai peur. J’ai peur de croiser mon frère dans l’escalier, peur de ses paroles blessantes, peur de mon père qui en rentrant demandera : « Qu’est-ce qu’elle a encore fait ? » Mais j’ai surtout peur de ma mère, de son regard chargé de haine, de colère et de beaucoup d’autres choses qui font que je me sens si sale, si mal, que je voudrais ne plus exister du tout…
Tout a commencé quand nous avons emménagé dans cette maison à la campagne, quelques mois plus tôt. Nous avons quitté Clermont-Ferrand pour le hameau de Garfeuil. Mon père n’a pas toujours travaillé la terre, il a d’abord exercé plusieurs petits boulots en ville. Il a été employé dans une usine de biscuits – il nous en rapportait parfois. Il a aussi travaillé dans un magasin d’électroménager dont il nous parlait souvent. Je vois encore son air radieux quand il nous donnait des autocollants. Mais ce qu’il voulait avant tout, c’était cultiver la terre.
*
Je me souviens de ce jour où mon père nous a dit :
— On quitte la ville et on s’installe à la campagne, j’ai acheté des vergers !
Il affiche un sourire jusqu’aux oreilles, celui des grands jours, des grandes joies. Ma mère ne prononce pas un mot. Partage-t elle l’enthousiasme de son mari ? Je ne sais pas, mon regard reste fixé sur mon père. Son bonheur irradie. Nous, les enfants, sommes un peu perplexes : partir à la campagne, quitter les copains et notre vie, l’idée ne nous fait pas sauter de joie.
Quelques semaines plus tard, nous partons découvrir notre future maison et ses environs. Après une bonne heure de trajet, nous quittons la nationale pour nous engager sur une toute petite route qui enjambe une rivière aux berges ombragées, je m’émerveille. J’ai l’impression que nous sommes partis à l’autre bout du monde. Tout semble si calme, si paisible. Nous laissons sur notre gauche un château où, plus tard, nous ferons du baby-sitting, ma sœur et moi, puis nous tournons à droite. Trois cents mètres plus loin, un panneau indique : « Métairie la Trigaudelle ».
— Voilà, c’est chez nous ! annonce mon père avec fierté.
La voiture se gare devant une vieille bâtisse. Je vois du gris, beaucoup trop, tout est terne, triste. Pas de volets, pas une fleur, aucune couleur. Je ne détache pas mes yeux de la façade du bâtiment : c’est un long et gros bloc rectangulaire décrépit. Je n’imagine pas que l’on puisse vivre là. Mon frère et ma sœur partagent mon inquiétude.
— C’est vraiment là qu’on va habiter ? interroge Sylvain.
— Oui, répond mon père, enthousiaste. Je vais vous montrer l’intérieur, vous verrez, ça va vous plaire !
Il n’y a pas de porte d’entrée, nous devons pénétrer dans le bâtiment par une cloison coulissante déglinguée. La vision qui s’offre à nous dépasse tout ce qu’on aurait pu concevoir. Nous restons sans voix devant tant de délabrement.
— C’est le garage, dit mon père.
Ça ne ressemble pas plus à un garage qu’à une grange ou à une cave. Par endroits on ne voit plus le sol, jonché de débris de toutes sortes : plâtre d’un côté, vieilles planches de l’autre, morceaux de fils de fer… Tout est recouvert d’une épaisse couche de poussière, si bien que l’on ne distingue plus la nature des objets abandonnés. Mon frère, ma sœur et moi sommes abasourdis. Mon père, lui, ne s’est pas départi de sa bonne humeur.
— Allez, venez, je vais vous montrer la cuisine !
Nous pénétrons dans une pièce qui ne s’apparente à rien de descriptible.
— Avant, c’était une porcherie ! dit-il en riant.
Tout est vieux, crasseux. Nous poursuivons la visite, ma gorge se serre. Nous tombons sur un escalier sortant de nulle part. C’est là que sera installée la porte d’entrée.
— Et maintenant, les chambres !
Le cœur lourd, je monte les marches avec toute la famille. Sur la gauche, une pièce gigantesque s’offre à nous, sinistre et froide. Je préfère ne pas savoir s’il y avait des lapins ou des poules… Au fond, la lumière filtre par la fenêtre, je m’approche.
— Oui, c’est le sud ici, c’est lumineux, précise mon père. Nous allons couper la pièce en deux, d’un côté ce sera la chambre des filles et de l’autre celle de Sylvain. Je vous laisse choisir.
— Sylvain, tu devrais prendre celle au sud, tu seras mieux ! conseille vivement ma mère.
— D’accord, répond mon frère.
Je regarde le sol parsemé de taches lumineuses qui contrastent avec le noir de ma future chambre, à l’opposé, au nord. Je n’arrive plus à déglutir. Estelle, quatre ans, ne dit rien. Est-ce qu’elle s’en moque ?
— Allez ! On descend et on va pique-niquer dans le garage !
Une bise glaciale s’engouffre par deux grands trous dans le mur. Quelques minutes plus tard, nous nous levons après avoir rapidement avalé notre sandwich. Un cri strident retentit. C’est ma mère. Elle montre son pied : elle a marché sur une planche cloutée et s’est blessée. Mon père l’aide à monter dans la voiture pour l’emmener chez un médecin.
Les voilà partis. Nous restons là tous les trois, seuls, au milieu des vieux débris avec la campagne, immense, autour de nous.

L’huissier
Au téléphone, l’huissier a informé Arnaud que mes parents nous attaquent en justice. Cela fait quelques années que j’ai réussi à couper les ponts avec eux, que j’essaie de vivre et d’oublier l’horreur. Ça recommence.
Après avoir déposé les aînés à l’école et la plus jeune à la crèche et avant d’aller chez l’huissier, je pars à Valence où j’ai rendez-vous avec mon kiné.
— Comment ça va, Lucie ? me demande-t il.
Je lui raconte la visite des policiers. La séance terminée, le kiné me conseille de prendre le bus. Je préfère marcher. J’avance d’un bon pas et j’essaie de ne pas penser. Au bout d’un long moment, je n’ai toujours pas trouvé la rue que je cherche. Je fais demi-tour et, soudain, une vague de panique m’envahit. Je ne sais plus où aller ni que faire, alors je marche. Bouger mes bras et mes jambes, sentir mes pieds sur le sol, ne jamais m’arrêter pour ne pas flancher. Avec le désespoir comme moteur, je cours presque. Personne ne me traque, mais mon cœur s’emballe. Enfin, je trouve la rue de l’huissier. Nous y voilà. Je regarde la grande porte vitrée donnant accès au hall d’entrée. J’observe encore la façade de l’immeuble puis je commence à faire les cent pas, l’angoisse est à son comble. Faire demi-tour, renoncer, ne plus respirer les miasmes du passé. Ce sont mes parents qui me conduisent ici ce matin, il est question de mes enfants. Alors, la peur au ventre, je sonne et je saisis à pleines mains les poignées dorées. Un clerc me reçoit et me remet une assignation au tribunal.
— Au tribunal ? dis-je avec stupeur, les yeux écarquillés.
— Mais oui, au tribunal !
Je sens presque pointer de la jubilation dans sa voix.
Il sort une liasse de plusieurs feuillets.
Je ne comprends toujours pas ce qui se passe.
— Les grands-parents ont le droit de voir leurs petits-enfants, lâche le clerc d’un air arrogant. J’ai eu votre père deux heures au téléphone, il m’a tout expliqué. Vous ne pouvez pas l’empêcher de voir ses petits-enfants. Vraiment, le faire souffrir comme ça !
Son ton accusateur me révolte. La colère me submerge et j’ai envie de hurler sur cet imbécile. Qu’est-ce qu’il connaît de ma vie, lui, planqué derrière son bureau ? Qui est-il pour me juger ? Je fais de gros efforts pour rester calme, je ne veux pas m’attirer d’autres ennuis. Avec ce qui se profile, j’en ai déjà bien assez. Je me concentre sur les signatures requises, je fixe les papiers, surtout ne pas regarder cette bouche pleine de morgue.
— Votre mari doit venir chercher son assignation lui-même.
— Il travaille, il ne peut pas se libérer en journée.
— Alors, on la fera porter chez vous.
— Non, notre adresse reste confidentielle.
— Vous ne voulez toujours pas la donner ?
— Mon mari vous rappellera pour trouver une solution.
Je me lève sans attendre qu’il fasse le tour de son bureau pour me raccompagner. Je quitte la pièce précipitamment. L’ascenseur, les poignées dorées, de l’air, vite ! Je reprends ma marche, je vais récupérer ma voiture et rentrer chez moi. Dans ma tête, dans mon corps, c’est un raz-de-marée, ça recommence… Reprendre les armes, se battre, encore… Une décharge d’adrénaline m’envahit à l’idée que je ne suis plus seule. Ensemble, Arnaud et moi, nous vaincrons.

De retour à la maison, je lis l’assignation. Il y est noté que mes parents ont toujours entretenu des relations normales avec moi. Je me raidis. Normales, normales ? Comment se fait-il que je n’avais pas le droit de manger à leur table, alors ? Au fil du texte, les mensonges s’accumulent, s’empilent, c’est grotesque. Nous voilà au tribunal pour protéger nos enfants. Rien que de les imaginer au milieu des horreurs véhiculées par mes parents à mon sujet, je me sens défaillir. J’ai tout enduré, mais ça, je ne le pourrai pas. Non, pas mes enfants. Je connais les conséquences dévastatrices du comportement de mes parents. Je ne les laisserai pas faire : je me battrai jusqu’au bout.
Ils exigent plusieurs choses : un droit de visite une fois par mois dans un lieu neutre pendant six mois, héberger mes enfants quatre jours à Noël puis une semaine l’été. Je ne peux pas le concevoir, pas après les Noëls et les étés que j’ai passés là-bas. Ils veulent aussi téléphoner une fois par mois à leurs petits-enfants. La colère me gagne, brutale. J’essaie de la chasser et j’appelle Arnaud. Je lui dis qu’il doit se débrouiller pour obtenir son assignation sans donner notre adresse.
— Pas de problème, je vais la faire porter au boulot.
— T’es sûr ?
— Oui, je ne vois pas d’autre moyen, ça ira.
— Ils ne doivent surtout pas savoir où nous habitons.
C’est atroce de se dire qu’ils ont trouvé encore le moyen, après toutes ces années, de me pourrir la vie à travers mes enfants.
— Ils n’ont aucune chance, je vais chercher un bon avocat. L’important, c’est la vie qu’on mène ici, maintenant. Le reste, on va le régler, essaie de ne pas t’en préoccuper.
Je sors pour aller chercher Amandine, l’air vif ne parvient pas à chasser mes sombres pensées. Et si on perdait le procès ? Mes enfants seraient obligés de les voir ! Jamais je ne pourrai les laisser seuls avec eux ! Si je m’oppose à une décision de justice, que se passera-t il ? Avec ma poussette vide, je marche en direction de la crèche, le trajet me semble trop court. Les portes coulissantes s’ouvrent, j’aperçois Farida.
— Ça s’est très bien passé. Un professeur de chant est venu, les enfants ont bien participé, Amandine particulièrement. On voit qu’elle aime la musique et qu’elle a envie de bouger.
À ces mots, je souris.
— Et vous, vous avez bien profité de votre journée ?
Un léger blanc entre nous. Une fraction de seconde j’hésite, puis me ravise.
— Très bien.
— Vous avez pu vous reposer ?
— Pas tout à fait, mais ce n’est pas grave.
— Ah, voilà Amandine.
Mon bébé dans les bras, je me sens soudain le cœur moins lourd, Amandine me sourit et agite les mains, elle me raccroche à la vie, la vraie.
— Allez, on va chercher les grands maintenant !
Une fois que nous sommes rentrés à la maison, je prépare les goûters. Ensuite, il y a parfois un petit moment creux avant l’heure des bains. S’ils ne l’ont pas déjà fait, les enfants me racontent leur journée ou je lis un peu, mais aujourd’hui, je n’y peux rien, le passé ressurgit.
*
Je me souviens de notre arrivée à la campagne et de la violence qui s’est installée dans notre famille. Ma mère a semblé perdue, comme parachutée dans un monde hostile. De nombreuses années s’écoulent avant qu’elle plante une fleur. Déçue du résultat, elle renoncera à égayer les abords de la maison. Il lui faudra encore plus de temps pour avoir l’idée de se promener sur les chemins de terre alentour. Non, ma mère ne s’est pas ouverte à la nature, elle n’a pas été touchée par la beauté du paysage, cette fameuse vue sur le puy de Dôme dont mon père est si fier. Non, ma mère ne s’est pas laissé bercer par le doux murmure du vent dans les arbres ni par les chants vigoureux des oiseaux… Rien ne parviendra à chasser le noir qu’elle va déverser sur notre famille.
Ma mère ne joue pas avec ses enfants, ne leur lit pas d’histoires, ne leur fait pas écouter de musique. Ma mère est coordinatrice de séjours linguistiques, elle travaille à mi-temps. Elle dit qu’elle adore son métier et qu’elle est très appréciée. À la maison, elle lit ou elle crie. Contre son mari ou ses enfants, contre moi surtout.
Depuis notre emménagement, tous les jours vers 19 heures, la tension commence à monter. Ce fameux soir, Estelle, ma sœur cadette, vient me chercher pour le repas. J’occupe ma place habituelle, le plus loin possible de ma mère, entre ma sœur et mon père qui ne devrait plus tarder. Je préfère quand il est là. C’est un rempart contre ma mère. Elle me lance un regard rempli de colère et commence à manger. Je n’ai pas faim, mais il faut s’alimenter pour vivre, alors je mange. J’entends enfin le tracteur de mon père. Il est rentré plus tôt ce soir.
— Ta fille ! Ta fille ! vocifère ma mère, sans raison.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est elle, encore elle !
— Mais de qui tu parles ?
— De Lucie, enfin, tu sais bien !
Ma mère, excédée, continue :
— Il faut qu’elle monte dans sa chambre !
Mon père, abasourdi, ne répond rien.
— Maaaarc !!! Qu’est-ce que tu attends ? Fais-la sortir !
Ma mère hurle, mon père reste interdit sur le seuil.
— TOUT DE SUITE !
Je revois ma mère, les yeux exorbités, les veines du cou saillantes, les mains menaçantes. Et j’entends encore mon père, avec sa voix caverneuse qui me frappe en plein cœur :
— Lucie, tu dégages !
Le dernier rempart contre l’irrationalité de ma mère s’effondre.
*
Anna, ma fille, me sort du passé. Elle s’est plantée devant moi, son dessin à la main. J’avais son âge quand tout a commencé.
— Maman, maman, j’arrive pas à faire la tête de mon bonhomme, tu peux m’aider ?
— Bien sûr, je vais t’aider, je suis une pro pour dessiner les visages !
Quand elle voit ma création, elle rit.
— Maman, ils sont bizarres, ces yeux que tu lui as faits, on dirait qu’elle est maquillée !
— Mais ils sont très bien, mes yeux !
— Oui, je vais faire les mêmes pour tous mes autres bonshommes !
Je souris devant son enthousiasme.

Un peu plus tard, la porte d’entrée s’ouvre, Arnaud rentre du travail. Les enfants se précipitent vers lui.
— Papa, papa, aujourd’hui à l’école on a fait de la peinture ! crie Théo, trois ans.
— Et nous du trampoline ! enchaîne Anna.
— C’est formidable, les enfants !
Je me lève pour préparer le repas pendant que Théo joue avec Amandine sur son tapis d’éveil. Il lui montre des peluches et elle rit. Quelques heures plus tard, après les bains, le dîner, l’histoire et les câlins, Arnaud et moi pouvons nous asseoir un peu et discuter.
— Je suis allé voir les commentaires sur des forums au sujet de gens qui ont été assignés au tribunal par leurs parents.
— Et alors ?
— Eh bien, ils disent que si les parents ne lâchent rien, ils obtiennent gain de cause et les grands-parents ne voient pas leurs petits-enfants.
— C’est rassurant.
— Par contre, il faut trouver un bon avocat, c’est vraiment important. Un spécialiste des affaires familiales.
— Et tu penses qu’il y en a dans la région ?
— J’en ai trouvé deux. Tu sais, Lucie, le temps nous est compté puisque à partir de la remise de l’assignation en main propre, le défendeur, c’est-à-dire nous, n’a que quinze jours pour trouver un avocat qui le représentera pour les différentes audiences. J’ai déjà pris rendez-vous vendredi avec une femme et lundi avec un homme.
— D’accord, je trouverai une solution pour faire garder les enfants.
— Parfait, on va regarder un bon film, ça nous changera les idées.
Pendant quelque temps, je ne pense plus à rien, ça fait du bien. On tient le coup, c’est tout ce qui compte pour l’instant.

L’avocat
Je suis angoissée à l’idée de consulter une avocate. C’est la première fois que je vais raconter mon histoire à un tiers. Mes paroles prendront un caractère « officiel ». J’ai peur car j’ai grandi avec ce principe : il est interdit de raconter ce qui se passe à la maison. À présent, c’est différent, je dois parler pour protéger mes enfants.
L’avocate commence par lire l’assignation.
— Alors, vous ne voulez pas que vos enfants voient leurs grands-parents maternels ?
— C’est ça.
— Expliquez-moi pourquoi.
Je raconte par petits morceaux décousus. C’est très éprouvant. Quand j’ai terminé, elle nous regarde, Arnaud et moi, puis déclare, sentencieuse :
— Eh bien, je ne vois pas pourquoi vous vous opposez à leur demande.
Je l’observe. Elle n’a rien compris, je veux partir. Elle continue :
— Et puis, de toute façon, les grands-parents ont des droits, alors…
— Non, la loi a changé, intervient mon mari. On parle des droits de l’enfant maintenant. Il faut arriver à démontrer que dans l’intérêt de l’enfant, il ne doit pas voir ses grands-parents.
— Ah, ça a changé ? Voyons voir ça.
Et la voilà qui consulte le Code civil ! Comment pourrait-elle protéger nos enfants si elle ne connaît pas cet article ? Jamais nous ne lui confierons notre dossier. J’échange un regard entendu avec Arnaud et, quelques minutes plus tard, nous nous levons pour prendre congé. Je suis catastrophée. Les larmes me montent aux yeux, je serre les dents car je ne veux pas pleurer. J’ai tellement pleuré, enfant !
— Ne t’inquiète pas, on trouvera un bon avocat. On n’a pas eu de chance avec elle, c’est tout.
L’aplomb de mon mari me rassure.
Trois jours plus tard, mes angoisses reviennent dans la salle d’attente du deuxième avocat. Je fais des allées et venues dans la petite pièce. Enfin, la porte s’ouvre : un homme grand, aux cheveux poivre et sel plaqués en arrière, nous invite à le suivre.
Nous nous serrons la main, la poigne est énergique, le regard pénétrant. Me Latour nous fait entrer dans son bureau où nous attendent de grands fauteuils qui mériteraient d’être refaits. Au bout de quelques minutes, mon mal de dos revient. Une fois l’assignation lue, il me demande de lui raconter mon histoire.
Je tremble, j’ai froid et je transpire. Mon dos est plus raide que jamais. Je lui décris mon enfance.
— Madame, je dois vous prévenir : il est très difficile d’obtenir une interdiction totale pour les grands-parents de voir leurs petits-enfants. Pour ce faire, il faut des éléments graves.
Il marque une pause, un léger blanc qui me lacère, puis reprend :
— Les éléments graves, on les a.
Je respire à nouveau.
— Par contre, on risque d’avoir des difficultés pour prouver tout ce que vous me dites. Car dans votre histoire, il n’y a pas beaucoup de faits visibles. Vous ne portez pas les traces de la maltraitance.
Je sens comme une boule dans ma gorge.
L’avocat reprend :
— Il me faut des attestations de la famille, les gens doivent parler et raconter ce qu’ils ont vu.
— La plupart du temps, cela se passait quand nous étions seuls à la maison, sans témoin, les visites étaient très rares.
— Réfléchissez et trouvez-moi des faits qui alerteront un juge. En général, dans la famille, les gens se taisent, ils ne veulent pas se brouiller avec leur frère ou sœur.
— Chez moi, c’est déjà fait… Du côté de ma mère, surtout.
— Faites au mieux pour obtenir des attestations, sans cela je ne pourrai pas vous défendre.
— Ne vous inquiétez pas, intervient mon mari, nous ferons le maximum.
— Je compte sur vous. Je vais vous représenter, conclut l’avocat.
La date butoir approche. Voilà c’est officiel, nous allons affronter mes parents au tribunal. Une nouvelle poignée de main vigoureuse, un regard bienveillant et Me Latour nous raccompagne. Une fois dehors, les doutes m’assaillent : les gens vont-ils vraiment parler ? Arnaud, lui, se réjouit que cet homme nous ait compris.
Toujours ce calme olympien et cette assurance chez mon mari qui décuplent mes forces et me redonnent de l’espoir.

Le lendemain, sur le chemin de l’école, je rencontre une amie qui connaît mon histoire. Je lui raconte notre entrevue avec Me Latour et lui explique que nous avons besoin d’attestations de personnes comme la pédiatre, les enseignants, les amis, prouvant que nous sommes de bons parents.
— Je t’en ferai une, pas de souci.
Je la remercie. Je retiens des larmes de rage et d’impuissance : je ne devrais pas avoir à le lui demander. Mes parents sont revenus me chercher et veulent prendre mes enfants en otage. Préparer notre défense. Relire l’assignation. L’énergie qu’ils déploient pour dissimuler la vérité me donne la nausée. Tous ces horribles mots utilisés contre moi me renvoient en enfer.
*
Je me souviens d’un dimanche soir. Je suis dans la salle de bains. Comme d’habitude après mon shampoing, mes cheveux partent dans tous les sens. Ils gonflent, me faisant ressembler à Tina Turner. Je sors de la salle de bains avec l’air d’avoir mis les doigts dans une prise. Mes cheveux m’agacent, c’est vrai. Ma mère, elle, les déteste. Elle ne me laisse jamais en paix, surtout quand je viens de les laver, leur volume l’insupporte. Elle, dont les cheveux sont très fins et très raides et qui a recours à des permanentes chez un coiffeur… Mes cheveux, elle ne veut plus les voir.
Je descends pour dîner. Tous les dimanches soir, nous avons droit à un bol de lait avec des tartines. Ma mère a décrété que c’était plus simple, comme ça il n’y a rien à préparer. Elle ne cuisine que rarement. Nous mangeons soit des haricots en boîte, soit des spaghettis collés qui restent plusieurs jours dans une casserole au frigo…
J’entre dans la cuisine. Si je pouvais raser les murs, je le ferais. Je dois prendre la casserole sur la gazinière au milieu du plan de travail. De la main droite, je saisis le manche. À cet instant précis, une mèche de cheveux sagement coincée derrière mon oreille se rebelle et descend le long de ma joue. J’ai peur. Je sens que ma mère va faire une remarque blessante et menacer de couper tout ça, encore. D’un geste brusque de la main gauche, je replace la mèche derrière mon oreille, mon bras droit vacille et la casserole de lait bouillant se renverse sur ma cuisse. Je crie et monte dans ma chambre. Ma peau devient rouge, je ne sais pas du tout ce qu’il faut faire. Je pleure de douleur et d’impuissance. Et si c’était grave, cette brûlure ? Que dois-je faire pour me soigner ? Ma mère va venir. C’est sûr. Ils ne vont pas continuer à manger leurs tartines en bas, dans la cuisine, comme si rien ne s’était passé… Mes parents vont monter s’occuper de moi. J’existe.
La douleur ne cesse pas, mes pleurs non plus. Le temps passe, deux grosses cloques sont apparues. Je vais me coucher, une douleur dans le ventre bien supérieure à celle de ma cuisse, une douleur dont on ne guérit pas, celle d’être abandonnée.
La brûlure ne disparaîtra pas seule, il me faudra l’aide de Sylvie, une amie plus âgée à qui la mère aide-soignante donnera de l’argent pour m’acheter du tulle gras. La pharmacienne s’étonnera que je ne sois pas venue plus tôt. Des années durant, la cicatrice restera, deux triangles se faisant face. Mais à dix ans, je ne peux me résigner, j’espère toujours que ma mère changera un jour : elle deviendra une maman semblable aux autres. J’ai besoin d’y croire. Comme durant ces fêtes des Mères où la joie me gagne.
C’est un jour spécial pour moi car je prends tout mon repas de midi avec ma famille. Pour le dîner, c’est une autre affaire.
Je me rappelle très bien ces fêtes des Mères : l’excitation du vendredi soir, le cadeau dans le cartable à côté de moi dans le car sur le chemin du retour. Mon cœur s’emballe, je ne peux pas résister, je le sors pour le regarder. Je touche délicatement le papier de soie, je joue avec le ruban et je souris. Et si quelque chose changeait cette fois ? J’y crois toujours, chaque année. Pourquoi pas ? Sera-t elle émue pour de vrai, cette fois ? Me serrera-t elle dans ses bras parce qu’elle en a envie et pas seulement pour faire bien sur la photo ? Ne plus donner l’image d’une famille normale, mais en être enfin une !
Je cache mon cadeau et j’attends avec impatience le dimanche. Au fond, ce paquet me rend triste. Je sais que je n’ai pas une mère comme les autres. Elle a décidé que je devais vivre dans ma chambre, que là était ma place. Elle ne me parle jamais. Elle hurle des ordres, des reproches, des insultes. Personne ne doit m’approcher, je suis une mauvaise fille. Alors quoi, la fête des Mères ? Je me demande seulement jusqu’à quelle heure elle tiendra sans me reléguer dans ma chambre. Elle me glace avec son regard accusateur, comme si je n’avais pas le droit d’exister. Souvent je me demande pourquoi elle me traite de la sorte : qu’est-ce que j’ai fait ? Peut-être ai-je été adoptée ? Pourtant, tout le monde me dit que je lui ressemble. Peut-être suis-je une enfant illégitime ? Elle me détesterait parce que je lui fais honte ? Mais je ressemble aussi à mon père… L’explication n’est donc pas là.
Mon père, qui semble accepter cette situation, va-t il enfin réagir ? Que fait-il ?
Il s’occupe de ses terres.

Mon père travaille aux champs comme son père avant lui. Seul garçon au milieu de six sœurs, il s’est investi très tôt dans l’exploitation familiale.
— Un jour, ce sera à toi tout ça, lui a promis mon grand-père d’un geste large qui englobait le monde entier.
Marc, mon père, n’en doute pas, il labourera, sèmera, récoltera du blé, du maïs, du tournesol, sur cette terre devenue sienne. Le temps s’écoule, le fils devient père, les petits boulots s’enchaînent mais cette terre, qu’il chérit tant, ne lui revient toujours pas. Le patriarche ne veut plus voir son fils sur la propriété. Il se débrouille seul ou avec un ouvrier. Marc, lui, travaille à l’usine. Il s’est marié avec une coordinatrice de voyages linguistiques, ils ont trois enfants : Sylvain, Lucie et Estelle. Des années plus tard naîtront Madeleine puis Valentin. La terre lui manque et Marc supporte mal les contraintes liées au salariat : les horaires, les consignes à respecter, les comptes à rendre à un supérieur… Marc veut être son propre chef et vivre de sa passion. Son père ne lui donnera rien, c’est sûr maintenant, c’est à un neveu qu’il va léguer cet héritage.
Pourquoi ? Je ne l’ai jamais su. Chacune de nos visites chez mes grands-parents paternels donnait lieu à de violentes disputes entre mon père et mon grand-père. Jamais ils ne parviendront à s’expliquer ni même à se parler.
Mon père ne se laisse pas abattre, il cherche des parcelles pour cultiver sa propre terre. En achetant des vergers, il pense prendre une revanche sur la vie et se convertit à l’arboriculture. Il apprend à s’occuper des pommiers et des abricotiers. Il les regarde grandir au rythme des saisons.
Les années passant, mon père a de plus en plus de mal à prendre soin de ses arbres. L’enthousiasme du début cède la place à un profond sentiment de malaise, les maladies se propagent dans les vergers, il tarde à les soigner, les récoltes s’en ressentent, les dettes s’accumulent… Sur un coup de tête, il achète d’autres terres à des dizaines de kilomètres et installe d’immenses serres pour protéger ses futurs légumes. Il devient maraîcher. Rapidement, il se rend compte de la rigueur que demande l’entretien d’un grand potager, de plus cette nouvelle activité ne lui plaît pas vraiment… Mon père ne parvient pas à oublier la terre de son enfance, cette terre qu’il ne possédera jamais. Il voudrait la sentir sous ses pieds, la travailler comme il l’a appris, parcourir des kilomètres dans les rangées de jeunes pousses. Il veut labourer, semer et attendre patiemment que le grain germe. Il imagine les sillons, le maïs qui sort de terre et finit par le dépasser, il veut renouer avec sa vraie passion : la culture de céréales. Il ne peut se résoudre à vendre les vergers qui entourent la maison, alors il agrandit encore sa propriété. Les terres prévues pour le maraîchage ne suffisent pas, il lui en faut plus. Endetté jusqu’au cou, il récolte son maïs, son blé, son tournesol, son soja, son sorgho, sur sa terre. En regardant au loin l’étendue de son domaine, un sentiment de puissance l’envahit, l’illusion d’être quelqu’un car il possède. Il prend sa revanche. Il se sent exister.
Mon père ne se consacre pas à l’agriculture comme il le devrait. Bien qu’il passe la majeure partie de son temps sur son tracteur, quelque chose grippe la machine dès le début. Au lieu d’organiser son travail autour des besoins de chaque plante et des contraintes météorologiques, il travaille quand il en a envie, même si des pluies torrentielles sont prévues le lendemain et que les grains seront noyés à coup sûr… Il n’obéit qu’à sa propre volonté, le résultat est catastrophique.
Quelque chose l’empêche d’être complètement disponible pour ses arbres et ses céréales. Mon père passe beaucoup de temps à crier, au téléphone contre sa mère ou ses sœurs ou chez son « connard » de banquier. Il supporte très mal le manque d’argent et, bizarrement, dépense toujours plus… Quand il passe des heures immobile dans un fauteuil à écouter de la musique, l’air complètement absent, ce n’est certainement pas le manque d’argent qui le préoccupe, mais quelque chose de bien plus puissant et bien plus noir, quelque chose qui ne cesse de le ronger.
La situation s’aggrave, les salaires de ma mère ne suffisent plus à éponger les dettes, elle craint de ne plus pouvoir faire de chèques. Elle vit dans l’angoisse et lui continue à dépenser. Tout le confort matériel a été sacrifié pour ses terres et ses voitures neuves… Ma mère a tout accepté. Pour moi, la moins que rien, il n’est même pas resté de quoi acheter un pantalon. Je préfère croire ça, même si je sais très bien que l’argent qu’il restait à ma mère ne m’était pas destiné, qu’on soit pauvres ou riches. Alors il a fallu que moi aussi j’aille travailler dans les champs, non pas par amour de la terre, mais pour m’acheter un jean – incontournable au collège – et acquérir une chaîne hi-fi pour m’évader de ce noir quotidien. »

Extraits
« Si j’explique comment je suis traitée à la maison, mes parents, furieux, se retourneront contre moi. J’imagine bien la dame des services sociaux venir avec sa mallette remplie de dossiers, sortir une feuille, un stylo, et poser des questions à mes parents. J’imagine leurs réponses, transpirantes de mensonges. La dame cocherait des cases et repartirait en leur faisant un gentil sourire, elle s’excuserait de les avoir dérangés. Ou alors elle insisterait, elle serait surprise de leurs réponses et peut-être que… De toute façon elle repartirait, me laissant seule avec mes parents fous furieux. On n’enlève pas comme ça un enfant à sa famille. Je ne sais pas jusqu’où peuvent aller les représailles si je brave cet interdit: rien de ce qui se passe à la maison ne doit sortir du strict cadre familial. Ma mère n’a pas besoin de le formuler, nous le savons. En public, elle parvient à masquer son aversion pour moi. Comment m’en sortir? » p. 60

« – Non, je n’ai jamais cuisiné avec ma mère, d’ailleurs elle n’a jamais rien fait avec moi. Elle ne veut même pas que je mange à table avec toute la famille. Je dois rester à part, seule dans ma chambre. Ma sœur vient me chercher quand il n’y a plus personne dans la cuisine, là je suis autorisée à descendre. Ma mère a dit qu’en septembre, elle me mettra dehors et ne me paiera pas de logement pour mes études. » p. 91

« Le comportement odieux de mes parents a atteint son paroxysme lorsque les actes du grand-père incestueux ont été révélés. Quand ils ont su que Lucie, Estelle et moi avions été victimes de notre grand-père maternel, ils n’ont rien fait. Certes, nous ne sommes plus allés chez lui, mais jamais ils ne nous ont parlé, à nous, de ce que nous avions subi. Ils n’ont pas cherché à savoir dans quel état moral nous nous trouvions ni à nous apporter un quelconque soutien psychologique. Ils n’ont pas voulu porter plainte contre le grand-père incestueux. Ils se sont justifiés en disant vouloir préserver la réputation de la famille alors qu’un procès contre le grand-père aurait aidé leurs filles à comprendre la gravité des actes dont elles avaient été victimes, et à se reconstruire. En revanche, ils font à présent un procès à leur propre fille sans se soucier qu’il contribue par là-même à nous détruire. » p. 151

À propos de l’auteur
CAUDET_Aline_Astrid_di_CrollalanzaAline Caudet © Photo Astrid di Crollalanza

Aline Caudet est un pseudonyme. Déchirer le grand manteau noir (2023) est son premier roman. (Source: Éditions Viviane Hamy)

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L’été en poche (09): Sauvagines

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En deux mots
Raphaëlle Robichaud, 40 ans, agente de protection de la faune, s’est installée dans une roulotte dans le haut-pays de Kamouraska. Quand sa chienne Coyote est prise dans un collet posé par des braconniers, elle se promet de mettre la main sur ce prédateur. Mais de chasseur, elle va devenir chassée. Fort heureusement, elle trouve le soutien de Lionel et d’Anouk.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Sauvagines

Les premières pages du livre
Première partie
La sainte paix
Les yeux bruns du coyote
25 juin
Les chaînes fouettent les niches, contiennent tout débordement possible. Le hurlement cacophonique de la centaine de bêtes annonce au maître mon arrivée, flairée sous le vent. Elles jappent d’excitation, maintenant que j’approche et m’enfonce jusqu’aux chevilles dans la boue du sentier de quatre-roues qui mène à leur geôle. Je cherche des yeux la cage où se trouve la dernière portée, pour laquelle j’ai fait toute cette route.
Je ne tenais pas à me dénicher un husky aux yeux couleur lac Louise. Me cherchais plutôt une chienne métissée aux yeux bruns comme les miens. Dans ma famille comme au chenil, les petits aux yeux bleus ont un statut particulier. Parmi mes frères et sœurs, j’étais l’enfant du péché, mon père pressentant qu’une chicane avait conduit ma mère à s’écarter pour un facteur ou un autre mieux membré. Toute ma vie, mes iris lui ont rappelé que j’étais peut-être le fruit de la trahison de sa femme qui descend d’Ève. Chez nous, la jalousie et la mauvaise foi l’emportent sur la raison. Pourtant, les gènes sautent parfois des générations.
Ici, comme dans toute compagnie de chiens de traîneau, les chiots les plus chérants1 ont les yeux vairons. L’animal insolite qui attire mon attention est une femelle aux yeux bruns et au pelage souris. Elle ne mange pas, tremble sur son lit de foin pendant que les autres se vautrent. L’homme debout dans l’enclos raconte qu’elle a un léger souffle au cœur, qu’elle n’aura pas la grande carrière d’athlète attelée qu’on attendait d’elle, qu’un chien maigre qui ne tirera pas sa vie durant des touristes venus de France pour vivre une expérience typiquement nordique est une bête qui ne gagne pas sa viande, une bête qu’on abattra comme celles trop vieilles pour servir. Des iris colorés auraient pu la sauver, mais comme en prime sa mère, par une nuit d’expédition, s’est éprise d’un coyote, on s’attend à ce que sa progéniture soit un défi de taille à dompter. Bref, la bâtarde est condamnée, inutile et trop banale pour qu’on veuille l’adopter.
– C’est elle que je veux.
Sans hésiter. Je caresse la mère infidèle, qui me laisse prendre sa petite sans grogner. Elle nous suit sagement des yeux jusqu’au bout du sentier. Peut-être qu’elle sait subodorer la compassion ? Boule de poil sous le bras, je retourne à mon camion avec le souvenir du jour où je me suis sauvée du calvaire familial. La prison de chiens dans mon rétroviseur, je roule en souriant. La petite s’est assoupie, la gueule sur mon poignet. Mes doigts sur le levier de vitesse sont engourdis, mais ce n’est pas grave. J’ai trouvé mon bras droit, une nouvelle corde à mon arc de gardienne des bois.
D’une rive à l’autre du fleuve, puis de Rivière-du-Loup aux terres de la Couronne, nous mordons la route jusqu’à notre refuge sous les érables à sucre qui, à l’aube de la saison de la chasse, seront tous d’un rouge plus vif les uns que les autres : une érablière abandonnée au pays des hors-la-loi derrière laquelle j’ai caché ma roulotte. La route est cahoteuse, on y progresse comme avalées par la forêt. En montant vers la pourvoirie des Trois Lacs, j’emprunte mon embranchement secret. Sur ce chemin, il y a plus de traces d’orignaux que de pneus, et les branches basses des épinettes semblent se refermer derrière nous. Plus que quelques détours jusqu’à notre tanière de tôle tapie dans l’ombre.
Une couverture de laine t’attend, bien pliée, au pied de mon matelas. Je te promets une chose : jamais tu ne connaîtras les chaînes. Et je te traînerai partout, te montrerai tout ce que je sais du bois. Un jour, peut-être, tu sauras même te passer de moi.
La noirceur s’installe, les chouettes louangent l’heure des prédateurs. Le poêle ne tarde pas à chasser l’humidité de la roulotte, et moi à tuer les maringouins.
Elle se faufile jusqu’à mes genoux, ma petite chienne trop feluette pour tirer des traîneaux. Je lui cherche un nom, à cette face de fouine qui, cachée sous la fourrure de sa queue, couine dans son sommeil, rêvant peut-être déjà des proies qui lui échapperont tantôt.
Dire que les mushers du chenil allaient t’abattre… Dire que tu ne verras plus jamais ta mère. Comment te faire comprendre, mon orpheline, que nous serons l’une pour l’autre des bouées, qu’accrochées l’une à l’autre nous pourrons mieux affronter les armoires à glace qui ne chassent que pour le plaisir de dominer, de détruire ? Commencer par te flatter avec toute la tendresse que j’ai et enfouir mon nez dans ta fourrure sentant la paille humide qui t’a vue naître. Il me sera peut-être difficile de maîtriser la fougue sauvage qui coule dans tes veines. Mais même si tu restes rustre, tu me protégeras, j’espère, des fêlés qui braconnent et qui ont envoyé trop de mes collègues manger les pissenlits par la racine. Ma chance me sourira de tous ses crocs blancs, côté passager, et fera taire ceux qui essaient de m’intimider. Malgré tous nos gadgets, mon arme de service et l’expérience du métier, ce sont quand même les colleteurs qui sont les mieux armés.
Les braconniers ne sont pas les seuls qui me tirent du jus. J’ai pris la décision de briser ma solitude il y a quelques jours, ayant découvert dans le tronc du pommier, à quelques pas de la cabane à sucre, des marques de griffes fraîches remontant jusqu’à la cime de l’arbre, là où dansait au vent une mangeoire à pics-bois pleine de suif. Impolie, la bête s’est goinfrée de toutes les graines tombées au sol, puis dans mes talles de petites fraises. C’est pardonné – il m’est revenu cette convention du jardinier qui prévoit trois fois plus de semis qu’il n’espère récolter de fruits : un tiers pour soi, une part de pertes, et le reste pour la visite…
Humaine ou animale… souhaitée ou inattendue… amicale ou affamée.
Considérant l’espacement entre les lacérations du bois, c’est un ours adulte, sans aucun doute. Venu tâter le terrain, il reviendra peut-être faire de mes réserves son gueuleton de réveil. Et ce ne sont pas les feuilles de métal qui me servent de murs qui l’en empêcheront.
Je cuis un riz à l’agneau sur le feu et dépose la bouette viandeuse près de la petite ; ses yeux fuyants sondent le danger, puis elle engouffre la poêlée.
Tu ne resteras pas maigre, tu prendras du poil de la bête.
Comme trop de gens ont déjà nommé leur chien Tiloup, Louve ou Louna, je manque d’idées de prénom à deux syllabes qui résonne bien dans le lointain. Que tu peux crier à pleine gorge sans pour autant t’érailler la voix. Une voyelle finale qui porterait aussi loin que l’écho. Yoko ou Kahlo ? C’est vrai que, par les temps qui courent, les k sont à la mode.
En attendant que je trouve mieux, elle se nommera Coyote. Ma chienne a déjà de la gueule, se plante sur mon chemin vers la corde de bois comme pour me dire que c’est elle qui doit mener l’attelage de nos provisions de chauffage jusqu’à la roulotte, puis trébuche sur mes bottes de pluie, tombe sur son flanc. Me regarde, espiègle, ventre offert. Le creux de sa bedaine est doux comme des feuilles de guimauve. Déjà, je m’étonne – c’est fou ce qu’une bête peut apporter comme joie de vivre à quelqu’un qui a si peu de vrais amis dans la vie, qui a renié sa famille et qui a l’intuition qu’à sa naissance, ses vieux sont partis de l’hôpital avec le mauvais bébé. J’ai fouillé albums poussiéreux et arbres généalogiques, peut-être que tout s’explique. J’en garde la preuve dans ma poche, contre mon cœur.
Un tout petit bout de femme se tient bien droit à côté de son imposant mari sur la photo jaunie. Yeux en amande, cheveux tressés, mocassins aux pieds. Lui, dans son habit de trappeur, pipe à la main, grosse moustache, front haut. Accroupi à côté d’elle, de son regard qui transperce l’image, l’air de dire sauvez-moi quelqu’un. Mon arrière-grand-père en petit bonhomme arrive à sa hauteur, sa paluche velue enserrant la taille de sa jeune épouse comme si son trophée de chasse pouvait lui échapper. D’elle, mes yeux bruns peut-être. D’elle, ma soif insatiable de tout apprendre sur les Premières Nations, comme si, en cumulant dans mon esprit les mots traduits, les romans de brousse et les poèmes de taïga, je pouvais me rapprocher de mes racines et renouer avec elle, mon aïeule mi’gmaq au nom chrétien inventé pour ses noces.
Quitter parenté et société pour habiter une roulotte stationnée creux dans la forêt publique, ça peut paraître bizarre, mais c’est la clé de mon équilibre mental : vivre le plus près possible des animaux que je me démène à protéger. Vivre le plus loin possible de ma famille qui n’a jamais été curieuse de savoir qui était notre arrière-grand-mère aux yeux bruns perçants comme ceux d’un coyote.
De retour au camion pour un dernier voyage de vivres avant la tombée de la nuit, je replace la photo sous le pare-soleil, d’où elle m’accompagne la plupart du temps. Repasse l’index sur la calligraphie soignée à l’endos.
Hervé Robichaud et sa jeune épouse,
Marie-Ange – 1903.
Tu n’as pas l’air d’une Marie-Ange ni d’être aux anges, plutôt pétrifiée, la colonne rectiligne comme son canon qui te dépasse presque. J’ai une pensée pour ta première nuit conjugale en chien de fusil. Je m’imagine ton vrai prénom, bien à toi, évoquant la beauté du territoire, et non la soumission des draps blancs et des robes de mariée. J’aurais aimé qu’on me raconte ton histoire, peut-être que je me serais sentie un peu plus chez moi parmi tes descendants si j’avais connu tes berceuses, recettes et illusions perdues. Le bungalow de banlieue qui sentait la mortadelle et les boules à mites m’étouffait. Les prières du souper, celles du soir, la peur des étrangers, du noir et des bêtes dehors, et les litanies sans fin de reproches xénophobes faisaient naître en moi les pires élans de rage. Fallait que je m’éloigne de ces gens avant de me mettre à leur ressembler. Il me fallait une forêt à temps plein, à flanc de montagnes qui s’en foutent des frontières, où tous sont sur un pied d’égalité face aux éléments, au froid, à la pluie, au vent. Le bois est un mentor d’humilité, ça, je peux le jurer. Un sanctuaire de beautés oubliées à force d’habiter dans le coton ouaté. Un temple à bras ouverts et aux gardes baissées.
Là où éclosent les Appalaches, dans le Haut-Pays de Kamouraska, le luxe des grands espaces se défend à coup de rituels païens. Tenir tête aux carnivores, arpenter ses sentiers du matin au soir et faire de petits pipis stratégiques ici et là. Recenser les plantes comestibles, pister la faune invisible, baliser mon espace vital et revenir sur mes pas jusqu’à l’érablière abandonnée, la roulotte, mon matelas.
J’ai élu domicile fixe sur ce territoire non organisé, mais essayez d’expliquer ça à une meute à court de gibier, faute d’habitats préservés. Ou à un ours qui vient de se faire débroussailler ses kilomètres de framboisiers sous les fils haute tension d’Hydro-Québec, juste avant son banquet estival.
Grâce à Coyote, je serai désormais armée d’un pif qui saura flairer ceux qui s’approchent trop près de la roulotte. Et si, en vieillissant, elle prend de la gueule, je pourrai la laisser descendre du camion avec moi quand je marche vers les pêcheurs aux glacières remplies à l’excès, les chasseurs qui cachent un nombre louche de pattes d’ongulés sous une bâche et les marcheurs du dimanche qui seraient tentés de profiter de la rencontre d’une femme seule au bout du monde pour soulager leurs appétits.
Parce que là où nous sommes, il n’y a personne qui m’entendra crier.
Ma longue tresse noire, je la laisse serpenter dans mon dos, mais parfois, je me demande s’il ne faudrait pas la couper court, me départir de tous mes artifices pour m’assurer une plus grande sécurité au pays des hommes réchauffés par l’alcool et l’envie de tuer. Et mieux servir mon devoir d’encadrer la tuerie. Que tout se fasse dans les règles de l’or, parce que c’est le cash qui mène ici. Paye ton permis et c’est beau, tu peux sortir du bois tes sept lynx par année. Et bientôt, il n’y aura même plus de quotas, me disent mes sources au Ministère.
Pincez-moi quelqu’un.
Non, ici, personne ne peut m’entendre crier de rage. Sauf ma chienne au poil qui se dresse et qui me demande de ses yeux bruns de coyote affolé par le bruit : mais qu’est-ce qui te prend, ma vieille? »

L’avis de… Anne-Frédérique Hébert-Dolbec (Le Devoir)
« L’imaginaire foisonnant de Gabrielle Filteau-Chiba s’incarne dans les pages et dans sa langue furieuse avec une telle intensité qu’on pourrait presque toucher la forêt et ses habitants nocturnes, reflets de l’imprévisibilité, des craintes et de la tension qui animent la construction narrative. »

Vidéo


A l’occasion du festival America, Gabrielle Filteau Chiba présente son ouvrage «Sauvagines». © Production Librairie Mollat

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L’âge de détruire

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En deux mots
Elsa vit seule avec sa mère. Elle a sept ans lorsqu’elle emménage dans un nouvel appartement où il lui est difficile de trouver ses marques, entre injonctions maternelles et repères flous. Vingt ans plus tard, elle cherche à s’émanciper en partant vivre seule dans une chambre de bonne.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

« Nous vivons rangés, à moitié morts »

Dans ce premier roman, Pauline Peyrade confronte Elsa, une enfant puis une jeune femme, à sa mère qui vient d’acheter un appartement, symbole de leur vie rangée. Si la vie en commun n’est pas aisée, entre les peurs de l’une et les aspirations de l’autre, l’émancipation n’est guère plus facile.

Elsa, qui est encore une fillette au début du roman, doit quitter sa maison et son établissement scolaire pour emménager avec sa mère dans le nouvel appartement qu’elle vient d’acquérir, en espérant pouvoir honorer les traites de son crédit.
Pour sa fille, elle a préparé une chambre avec des lits jumeaux, ce qui l’angoisse car, vivant seule avec sa mère, elle ne comprend pas très bien la finalité de ce choix. Pas plus que les angoisses et les injonctions d’une mère qui la phagocyte. Tout en réclamant sans cesse des preuves d’amour à sa fille, elle reste elle-même très intransigeante, puis possessive. On découvrira plus tard qu’elle a été victime de violences.
Pour Elsa, la respiration va venir avec l’arrivée dans son nouvel établissement scolaire. Issa, une belle jeune fille aux cheveux magnifiques la prend sous son aile. Très vite, les deux jeunes filles vont devenir inséparables. Et si sa mère refuse que sa fille passe la nuit chez Issa, elle accepte cette dernière sous son toit. Après tout, elle avait justifié le lit jumeau en affirmant: «Tu pourras inviter tes nouvelles copines à dormir, comme ça». Une nuit qui va se transformer en initiation sexuelle, mais aussi causer leur séparation. Cet Âge Un s’achève avec la reprise en mains par sa mère.
Puis vient l’Âge Deux, une vingtaine d’années plus tard. Si Elsa a trouvé un petit appartement sous les toits, elle n’en est pas libre pour autant. Pourtant ce n’est pas faute d’essayer via les sites de rencontre ou des voisins qui, lorsqu’ils font l’amour, l’émoustille. Mais ces instants ne sont que des pis-aller. Elle reste sous emprise, avant de comprendre, comme le laisse entendre la phrase de Virginia Woolf en exergue du livre, qu’après l’âge de comprendre vient celui de détruire.

Notez qu’une adaptation du roman au théâtre a été proposée par Le Théâtre ouvert.

L’Âge de détruire
Pauline Peyrade
Éditions de Minuit
Roman
156 p., 16 €
EAN 9782707348197
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
J’entends ma mère qui entre dans la chambre. Ses pas sont lents. Elle marche sur la pointe des pieds. Elle effleure les barreaux de l’échelle, suit le bord de la couchette du haut jusqu’au milieu du matelas. Je me terre dans l’angle. Elle grimpe sur le rebord du lit, plie son coude autour de la barrière, elle se tient, le corps tendu dans le vide. Je sens ses yeux, ils scrutent les reliefs à travers le garde-corps ajouré. Elle tâte la couette à ma recherche. Quand elle me trouve, ses doigts se referment, ils tentent d’identifier leur prise. Une masse de cheveux, une fesse, un talon. Sa main s’arrête sur mon épaule. Elle reste là, sans bouger.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Diacritik (Johan Faerber)
France Culture (Entretien avec Mathias Enard)
France Culture (Le Book Club)
Page des libraires (Clara Liparelli)
Le Matricule des Anges (Chloé Brendlé)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Lire au lit
Blog Shangols
Blog Mes p’tits lus
Blog Littéraflure


Pauline Peyrade présente son roman «L’Âge de détruire» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« ÂGE UN
Les mollets sculptés et les pieds douloureux dans ses escarpins à talons carrés, debout, seule au milieu de la chambre, ma mère trace une petite croix dans l’angle supérieur gauche du plan de l’appartement. Au-dessus de la croix, elle note le mot « cloques ». Juste en dessous, elle précise « plafond ». Elle lève les yeux et fixe un moment la peinture boursouflée, les bulles maculées de taches vertes aux contours dilués au-dessus de sa tête. Les restes d’un dégât des eaux. Il y a peu de risques que cela s’aggrave. Elle se demande si une telle remise en état lui coûterait cher en travaux. Un soupir lui échappe, bref et nerveux.
L’appartement fait cinquante-six mètres carrés. Il occupe le quart du troisième étage d’un morceau de résidence construite dans les années 1970, un ensemble de tours jaune clair de différentes formes géométriques, rassemblées autour d’une cour pavée de ciment vieux rose incrusté d’éclats de quartz et reliées entre elles par des parkings souterrains, des ascenseurs aux intérieurs couverts de moquette marron et de miroirs, des cages d’escalier en béton et des passerelles de verre aériennes. Il compte deux chambres, un salon, un balcon à l’embranchement du salon et de la deuxième chambre qui surplombe la rue, une cuisine, une salle de bains et des toilettes. Du blanc et de la toile de jute fibreuse habillent les murs. Du carrelage blanc ou rosé protège les espaces exposés à l’eau et à la saleté. Une moquette à poils ras couleur vert menthe couvre les sols des couloirs, du salon et de la chambre qui donne sur le balcon. La deuxième chambre, située à l’extrémité nord, du côté de la cour intérieure, se distingue par sa moquette mouchetée, bleu mer et blanc.
Ma mère n’a jamais fait faire de devis de sa vie.
Depuis qu’elle a quitté la maison de son enfance, elle a occupé ses différents logements sans s’en sentir responsable, de passage, les mains vides. À présent qu’elle s’est mis en tête d’acheter un appartement, elle compte et recompte, vérifie ses calculs pour s’assurer que c’est financièrement possible. Elle épluche son nouveau contrat de travail, parcourt les lignes qui détaillent son salaire à s’en user les yeux.
Elle doute encore des chiffres qui lui disent que c’est à sa portée et peine à se départir de l’idée qu’elle est en train de voir trop grand, au-delà d’elle. Devenir propriétaire, c’est suivre l’ordre des choses, pour elle, et c’est précisément ce qui lui semble anormal. Elle se regarde accomplir les démarches, rassembler les papiers, livrer chaque nouvelle pièce que la banque lui réclame pour l’ajouter au dossier, remplir et signer les documents sans ciller, comme une enfant soucieuse de faire ce qu’on lui demande, sérieusement et sans y croire tout à fait.
Un courant d’air frais navigue dans la chambre, accompagné d’une rumeur douce qui s’élève de la cour. La fenêtre est ouverte. C’est le début de l’automne. Ma mère frissonne. Par réflexe, elle regarde sa montre et oublie de lire l’heure. Sa serviette en cuir caramel pèse au bout de son bras. Malgré le froid, ses cheveux s’imbibent de transpiration à la naissance de sa nuque et de son front. Son épaule craque. Son tailleur rouge foncé, froissé par les frottements avec le siège de la voiture, lui tient chaud. L’odeur de la sueur filtrée par le coton de son chemisier la gêne. Elle porte une fine chaîne en or autour du cou, un bracelet d’or au poignet droit, une montre simple au poignet gauche, et trois bagues serties de pierres précieuses que ma grand-mère lui a offertes. Chaque bijou a une origine et une signification précises. Elle n’en change et ne s’en sépare jamais.

Ma mère plonge la main dans la poche de sa veste, ses doigts cherchent à tâtons son briquet et ses cigarettes. J’aime leur forme et le dessin sur le paquet, une gitane qui danse avec un éventail, mais je déteste leur odeur. Elle mord dans un filtre blanc, une flamme mince lui brûle le bout du nez. Son cou se contracte. Elle souffle profondément. La fumée se perd dans les boucles de la moquette en laine synthétique, bleues et blanches, minuscules, innombrables. La vue de ma mère se trouble. Elle a l’impression de les voir bouger.
Le bleu plaira à Elsa, elle pense. Les enfants aiment le bleu. Elle écrase sa cigarette contre le rebord de la fenêtre, la referme d’un geste rapide. Elle fouille à nouveau dans la poche de sa veste, en tire une tablette de chewing-gum enrobée dans du papier argenté. Elle plie la gomme contre sa langue, froisse l’emballage dans sa main. De la poussière à la chlorophylle poisse ses doigts. Elle prend une inspiration rapide, inonde sa bouche de salive, avale l’écume parfumée. Elle fait une bulle verte qui gonfle entre ses lèvres et éclate avec un bruit sec. Elle regarde encore une fois les cloques pendues au plafond avant de quitter la pièce.

Nous emménageons à la fin du mois d’octobre 1993. J’ai sept ans. Je change d’école. Je fais beaucoup d’efforts pour que ma mère ne remarque pas ma tristesse. Elle ne parle presque plus que du déménagement, des peintures à rafraîchir, des équipements qu’elle doit acheter. Elle s’exalte de la chance que nous avons, que j’ai, d’avoir bientôt un endroit à nous. Elle me dit que personne, là d’où elle vient, n’a jamais connu ce bonheur jusqu’ici. Personne là d’où elle vient, ça veut dire sa mère et elle-même.
Le jour de l’emménagement, elle vient me chercher à l’école en voiture. C’est un vendredi, la veille des vacances. Elle a pris un après-midi de congé avant le week-end pour apporter quelques-unes de nos affaires et installer les premiers meubles dans le nouvel appartement. Je ne l’ai visité qu’une seule fois et il était vide. Il ne m’a laissé aucune impression particulière, si ce n’est que je l’ai trouvé grand.
Je l’aperçois près de la grille, au bout de la cour de récréation. Elle porte un jean et un sweat-shirt, ses cheveux sont relevés en une queue-de-cheval. Elle parle avec la maîtresse qui s’occupe de l’étude. Quand elle me voit, elle me fait un grand signe de la main. Je n’avance pas. J’ai la conscience très nette de me trouver au seuil d’un changement sans retour. Je me répète que je me trouve ici, dans cette cour, pour la dernière fois de ma vie. Je m’efforce d’éprouver le concret de cette idée.
Elsa, tu viens ?
Je commence à marcher. Je gravis les secondes
comme une nageuse à contre-courant, tiraillée entre mon désir d’obéir et une résistance dérisoire au mouvement à l’œuvre. Je porte mon regard au-delà de la grille, j’étouffe de toutes mes forces la tentation de regarder en arrière et un dernier espoir qui traîne de tordre le cours du temps. Ma mère m’attend. Ses yeux me tirent à elle comme une ligne de pêcheur. Elle a l’air d’être très heureuse. Ses joues sont un peu rouges, ses pupilles brillent d’excitation. Je m’arrête à côté d’elle. La maîtresse me dit quelques mots gentils, elle me souhaite d’aimer mon nouveau quartier, de me faire des amies. Je souris poliment. Je suis pressée de partir.
Ma mère fait ses adieux et me prend par la main. Elle m’entraîne dans la rue. J’ai une surprise pour toi.
Nous montons en voiture, elle oublie de me dire d’attacher ma ceinture. Nous roulons au pas. Je ne regarde pas mon école qui s’éloigne, les façades qui défilent derrière la vitre. Je fixe les mains de ma mère sur le volant. Elle porte ses bijoux mais ses ongles sont sales. Une éraflure fraîche traverse son avant-bras. Mes yeux remontent vers sa nuque étroite et dégagée. Des moutons de poussière sont accrochés à ses cheveux.
La voiture s’enfonce dans le tunnel qui mène au parking. Ma mère se gare et coupe le moteur. Je descends, l’odeur stagnante de pneu et d’essence brûlée me donne mal à la tête. Nous longeons une rangée de places vides, puis nous pénétrons dans une salle carrelée et froide où s’arrêtent les ascenseurs. Ma mère appuie sur le bouton d’appel. Une flèche rouge s’illumine. Je renifle. Je serre les bretelles de mon cartable entre mes doigts, mes poings l’un contre l’autre sur mon cœur. Nous montons au troisième étage. La cabine sent la pluie. Je remarque un graffiti, un nom suivi d’un chiffre, gravé dans l’angle inférieur du miroir, à hauteur de mes yeux.
La clé tourne bruyamment dans la serrure. Elle pousse la porte et me fait entrer dans l’appartement.

Le salon est encombré de cartons. Elle y a disposé le mobilier, un canapé en faux cuir noir, une table basse et une étagère en rotin, comme elle l’a pu. La télévision débranchée gît à même le sol, quelques chaises sont rangées contre le mur. Des valises et des sacs-poubelle empêchent l’accès au couloir de la salle de bains.
Viens.
Ma mère se dirige vers le deuxième couloir, celui qui mène à ma chambre. Elle est à l’opposé de la sienne. Dans l’autre appartement, nos chambres étaient collées l’une à l’autre. Je n’ai jamais dormi loin d’elle. En chemin, je jette un coup d’œil à la cuisine. Elle est encore plus impraticable que le salon. Des piles d’assiettes enrobées dans du papier journal
encombrent l’étroit plan de travail. Le frigidaire, poussé entre la table et le placard mural, ressemble à un iceberg à la dérive. L’évier déborde de casseroles, d’ustensiles et de plats de tailles et de formes diverses.
Je retrouve ma mère à l’entrée de la chambre, le bras tendu vers l’intérieur de la pièce.
Ça te plaît ?
Je reconnais la moquette bleu mer. Les sacs de voyage où j’ai rangé mes jouets et mes vêtements, ma petite table à dessiner sont rassemblés sous la fenêtre. Contre le mur, je découvre deux lits superposés.
Ma mère me regarde, elle espère que je dise quelque chose. Son souffle court trahit son enthousiasme, son impatience est encore lisible sur son visage. Je reste un moment sans comprendre. Une chambre à deux lits. Je n’ai ni sœur, ni frère, ni perspective d’en avoir. J’ai toujours connu ma mère seule. Jusqu’ici, elle ne m’a présenté ni amies, ni amoureux. Elle n’en parle pas non plus. Une hostilité imprécise naît en moi, mêlée de crainte et de colère, comme si elle essayait de me jouer un mauvais tour mais que je ne parvenais pas à comprendre lequel, ni comment m’y dérober.
Tu pourras inviter tes nouvelles copines à dormir, comme ça.
Elle guette une réaction. Je lui souris, je tente un remerciement maladroit. Elle m’embrasse fort sur la joue. J’observe à nouveau la structure de bois. Elle m’apparaît un peu plus sympathique qu’au premier abord. En bas, une couette violette à fleurs et une taie d’oreiller assorties et bien repassées. En haut, une housse à imprimé rouge qui semble dessiner un paysage. Je ne les ai jamais vues, ni l’une ni l’autre. Elles doivent être neuves. »

À propos de l’auteur

PRODLIBE 2023-0275 Pauline Peyrade
Paris, le 3 Mars 2023. Le reflet de Pauline dans l’armoire de sa grand-mère. © Photo Camille Mcouat pour Libération camillemcouat.com

Pauline Peyrade est née en 1986. Elle est l’auteure de sept pièces de théâtre aux Solitaires intempestifs – jouées et traduites en sept langues. Elle a reçu le prix Bernard-Marie Koltès pour Poings en 2019 et le Grand Prix de Littérature dramatique Artcena pour À la carabine en 2021. L’Âge de détruire est son premier roman. (Source: Éditions de Minuit)

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Un grand bruit de catastrophe

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Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

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En deux mots
Marco, Louise et Laurence ont grandi à Val Grégoire, petite bourgade à la frontière du Labrador canadien, d’où ils se promettent de fuir pour avoir enfin une vie passionnante. Louise sera la première à partir, mais pour donner naissance à un enfant qu’elle n’a pas voulu. Marco et Laurence promettent de la rejoindre, mais leurs plans vont être contrariés.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le pacte de Marco, Louise et Laurence

Trois adolescents se promettent de faire leur vie loin de ce coin perdu du Canada où ils étouffent. En suivant les pas de Marco, Louise et Laurence, Nicolas Delisle-L’Heureux raconte une amitié qui va virer au drame dans une société loin d’être émancipée.

Commençons par planter le décor, essentiel dans ce roman. Nous sommes en 1956, une année qui a marqué le narrateur, «puisque c’est celle où nous avons commencé à naître, infatigablement, comme une diarrhée mal soignée» à Val Grégoire, une de ces cités loin de tout, qui a poussé comme un champignon, dans le Nord du Québec. «Après L’hôtel de ville on y construisit l’épicerie, l’école primaire, puis secondaire, la piscine, l’aréna, le poste de police, la caserne de pompiers, la station-service, les rues asphaltées, les ballons qui roulent devant la voiture à la dernière seconde, les panneaux de limite de vitesse, le bureau des examens de conduite. On vit apparaître un des hôpitaux les mieux équipés de la province, une prison tout inclus (avec buffet à volonté, activités de groupes tous les matins et spectacles amateurs des geôliers le vendredi), un asile psychiatrique tout ce qu’il y a de plus innovant, ainsi que la Plaza du monde, un centre commercial fait sur le long où on vendait du linge comme on en voyait à la télé.» La dynastie Desfossés a mis la main sur la mairie et règne sur la communauté. C’est au tour de Jean-Marc, qui n’est pas le plus fûté, d’entrer en scène. Avec son épouse Marie-Pierre, ils sont à l’origine du désastre à venir, en mettant au monde, de 1972 à 1978, «comme de vilains lapins, sept garçons: Ricardo, Julio, Bruno, Théo, Mario, Léo et Marco – ils l’expliquaient avec le plus grand sérieux: « Le o, c’est pour l’onneur. »»
C’est Marco, le dernier de la lignée, qui va s’acoquiner avec Louise Fowley et Laurence Calvette, formant un trio aussi inséparable qu’improbable. Ils essaient de tuer leur ennui et leur scolarité médiocre en participant à quelques mauvais coups. Mais l’élément déclencheur du drame à venir, est une virée durant laquelle Louise perdra sa virginité. Pas avec Laurence, comme la logique le voudrait, mais avec son grand-frère William qui va la forcer et la mettre enceinte.
Une situation que Louise gère en prenant la fuite pour Montréal, espérant que ses deux amis la suivront bientôt. Mais si Marco et Laurence disparaissent effectivement et sont officiellement portés disparus, personne ne sait ce qui leur est arrivé.
La seconde partie du roman, qui court sur une quinzaine d’années, fera la lumière sur ce «traumatisme collectif jamais convenablement soigné et qui a gangrené l’âme de la ville.» On y verra Louise revenir à Val Grégoire. Pour se venger ou pour retrouver la trace de ses amis d’enfance?
Nicolas Delisle-L’Heureux met habilement en place les pièces du puzzle, dévoilant peu à peu ces destins bousculés jusqu’à l’épilogue très réussi. Des amitiés adolescentes au poids du déterminisme social, de l’envie de fuir un environnement désespérant à la force des liens familiaux, l’auteur réussit à dresser un vaste panorama de quelques questions existentielles majeures. Servi par l’exotisme de la langue, il confirme avec ce second roman toutes ses qualités de narrateur. Une belle réussite!

Un grand bruit de catastrophe
Nicolas Delisle-L’Heureux
Éditions Les Avrils
Roman
296 p., 22€
EAN 9782383110125
Paru le 25/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Val Grégoire, «La ville est sise dans une vallée touffue de la Betsiamites, en Haute-Côte-Nord, à une centaine de kilomètres au nord de Forestville, entre le Saguenay–Lac-Saint-Jean et le réservoir Manicouagan, pas si loin non plus, à vol d’oiseau, du Labrador.» On y évoque aussi le Labrador, Terre Neuve, Québec et Montréal.

Quand?
L’action se déroule principalement des années 1990 aux années 2000.

Ce qu’en dit l’éditeur
Voilà longtemps que Louise Fowley n’avait pas emprunté la route 385 pour rejoindre Val Grégoire, une petite ville au nord du nord de la forêt boréale. C’est là qu’elle a passé son enfance avec Marco Desfossés, le fils du despote local, et le clairvoyant Laurence Calvette. Ensemble, ils formaient un trio flamboyant. Jusqu’à l’événement. Aujourd’hui, vengeance en bandoulière, Louise est prête à relancer les dés, racheter ce qui peut l’être.
Un grand bruit de catastrophe nous entraîne dans les territoires rudes de la Côte-Nord, à la frontière du Labrador canadien. Dans une langue inventive et vernaculaire, Nicolas Delisle-L’Heureux raconte l’histoire d’une amitié percutée par la cruauté du destin comme s’il faisait pivoter un cristal jusqu’au dénouement. Il signe un roman ample et addictif. Il vit à Montréal.

L’intention de l’auteur
Je suis né dans une banlieue typiquement nord-américaine, en carton-pâte. C’est un livre sur le sentiment d’enfermement inspiré de ce que j’ai pu y ressentir dans mon enfance. J’avais la sensation de ne pas comprendre les codes, les normes, d’être mal à l’aise avec ce conformisme.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Ophélie Drezet, librairie La Maison jaune à Neuville-sur-Saône)
Radio MDM
Untitled magazine (Mathilde Ciulla)
Blog fflo la dilettante
Blog Les livres de Joëlle
Blog Le Capharnaüm éclairé
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)

Les premières pages du livre
« Prologue
Il y a trois semaines, Wendy a vu Mémère accoucher en silence dans le garage. Pas une plainte. Les chatons sont apparus comme des gens qui se penchent pour passer une porte un peu basse, un, deux, trois, quatre. Ils étaient tellement beaux que Wendy en avait mal en arrière des genoux. Elle est allée chercher du lait Carnation et du thon et, à son retour, Mémère mangeait le placenta.
Dix jours plus tard, alors qu’elle lavait la vaisselle, Wendy l’a entendue miauler comme une folle. De la cuisine, elle l’a vue qui crachait, tournaillait, sautait sur les rebords en ciment des fenêtres du garage et creusait le sol. Mémère ne s’est pas retournée quand Wendy est sortie et s’est approchée d’elle en panique. La porte coulissante du garage s’est soulevée et la chatte s’est faufilée à l’intérieur. Wendy a vu les pieds, puis les genoux, puis les hanches de Willy, puis ça s’est immobilisé. Mémère beuglait et Willy lui a sacré après, ils avaient l’air de s’engueuler, là-dedans. Wendy est entrée à son tour et c’est là qu’elle a aperçu, dans la bassine rouge sur le sol en ciment gris, les quatre chatons qui flottaient comme des toutous trempes. Mémère les a sortis par le cou un par un et les a séchés avec sa langue rugueuse. Elle chignait du plus profond de sa gorge et frôlait ses mamelles enflées sur leurs museaux roses. Ils n’ont pas bougé.
Au bout de quelques instants, Willy a ordonné à Wendy de laisser Mémère faire son deuil toute seule. C’est à ce moment-là qu’elle a vu que Mémère l’avait griffé sur la joue.
Elle s’est sauvée, Mémère, et n’est pas reparue. Depuis, Wendy l’appelle dans le bois en faisant cling-cling avec le pot de bonbons pour chats, puis revient bredouille et s’assoit à la table de pique-nique en pleurant presque. Cette disparition est tellement triste que c’en est quasiment doux. Wendy espère que, si Mémère la voit dans cet état-là, elle se laissera consoler. Wendy lui chuchotera que Willy n’a pas d’allure d’avoir fait ça, que c’est juste pas normal de tuer des bébés.
Durant plusieurs jours, Wendy n’a pas parlé à Willy, n’a pas fait les repas, n’a pas fait le ménage. D’habitude, elle dépense ses matinées à balayer le plancher de la cuisine, de la salle à manger qui est aussi le salon, de la chambre de Willy et de la sienne. Les quatorze autres chambres de l’ancien hôtel sont barrées et on n’y va jamais. Elle passe la moppe le mercredi, fait le lavage le jeudi, suspend les brassées dehors quand c’est pas l’hiver. La semaine dernière, il a plu sur le linge blanc pendant qu’elle cherchait Mémère. Elle n’avait pas vu venir l’orage et il lui a fallu deux jours à s’en remettre. Ne sachant plus par où recommencer, elle a tout relavé, même le linge de couleur. Le samedi, sa grosse journée, elle époussette les animaux empaillés de Willy dans toutes les pièces et termine au fond de la salle à manger.
L’autre soir, après le souper, Willy s’est placé en travers de la porte pour empêcher Wendy de sortir.
– Pas avant que tu m’ailles au moins fait un sourire…
Elle a gardé les yeux baissés.
– Non…
– Quessé que t’as ? Regarde-moi, au moins !
Wendy, qui se mordait les joues depuis presque deux semaines, a explosé :
– Non, non, non !
Quand Willy a haussé le ton et lui a serré le bras, « Ça va faire ! », elle lui a bondi dessus et lui a griffé le visage. Comme Mémère. Willy est resté bête, sa face ne comprenait rien.
Un beau cadeau de fête aurait peut-être permis à Willy de se racheter un peu auprès d’elle. Wendy sait de quoi il est capable. Par le passé, il lui a déjà fabriqué des décorations pour sa chambre ou le dessus du foyer, des animaux en fil de fer ou des statuettes en bois. Une année, il lui a offert un collier en perles mauves. Tout énervée, Wendy n’arrêtait pas de vérifier si ça venait vraiment d’un magasin et ça l’empêchait de dormir si le bijou était dans la même pièce qu’elle. Willy s’était fâché :
– C’est fini, les cadeaux de la ville, ça te met trop à l’envers !
Sauf qu’hier, la veille de l’anniversaire de Wendy, il a aligné les quatre chatons qu’il venait tout juste de finir d’empailler sur le plancher, près de la porte de la cuisine. Wendy s’est forcée toute la journée pour ne pas les voir quand elle passait à côté.
Ce matin, Wendy se réveille avant le soleil et décide que sa chicane avec Willy ne va pas l’empêcher de profiter de sa journée. Elle se brosse les dents, enfile sa plus jolie robe, une robe rouge vif avec une crinoline, des motifs de fleurs et des bretelles larges. Son ventre frotte sur le tissu rugueux. Elle met ses souliers rouges avec les petits talons qu’elle sort seulement à sa fête pour avoir hâte de marcher avec. Dehors, l’air goûte le gâteau. Elle s’élance vers le remonte-pente et va appuyer sur le bouton rouge dans la cabine. Le disjoncteur claque et les machines s’activent. Lentement, comme un vieux chien qui se lève de sa sieste, les sièges se mettent à virailler, et l’un d’eux se pose sous ses fesses.
Sur le télésiège, Wendy ne se retourne jamais pour voir derrière. Son endroit préféré, à l’aller comme au retour, est la côte Magique, là où le sol est le plus loin des pieds. Quand ils étaient plus jeunes, Laurence avait calculé la hauteur à trente-cinq mètres. Le mont Brun dépasse toutes les autres collines autour, et Val Grégoire n’est nulle part. Lorsque Wendy essaie d’imaginer ce qu’il y a après les arbres et de l’autre côté des montagnes, sa tête tourne un peu. Laurence disait aussi que Val Grégoire est à trente-cinq kilomètres du mont Brun. Wendy connaît ces chiffres-là par cœur, mais ils sont comme une langue étrangère. Elle compte jusqu’à trente-cinq à haute voix pour être certaine de comprendre. Trente-cinq la côte Magique, trente-cinq jusqu’à Val Grégoire. Trente-cinq partout. Trente-cinq, c’est l’âge qu’elle a aujourd’hui.
Wendy a toujours aimé les vieilles histoires du mont Brun de Laurence. Elle pouvait l’écouter sans se tanner lui raconter que, à une certaine époque, les gens descendaient la montagne en skis en allant aussi vite qu’un tour de truck ou que l’hôtel était tellement plein que ça débordait de monde à messe jusqu’à Val Grégoire. Mais depuis que Laurence est parti et que Mercedes est morte, le passé n’existe plus et la vie est un long jour qui ne se termine pas : le dégel du printemps qui ramène toujours le même lac au milieu du stationnement, le bois à corder en dessous de la galerie aussitôt que les feuilles rouges commencent à annoncer l’hiver, les mêmes après-midi à toujours rien faire de la même façon.
Parfois, Wendy essaie de compter depuis combien de temps Mercedes est morte, mais elle n’en est pas capable. Elle n’a pas entendu la voix de sa mère depuis tellement longtemps qu’elle a parfois l’impression de l’avoir oubliée, d’avoir oublié toute leur vie ensemble. Si on l’envoyait à Val Grégoire, en tout cas, elle ne retrouverait jamais son chemin jusqu’à la maison où ils habitaient, les Calvette, avant de déménager ici. Comme souvent dans le remonte-pente, elle repense à la ville, ferme les yeux pour se souvenir des formes, des sons, des odeurs. Derrière ses paupières, Wendy voit la fontaine du centre commercial avec de l’or dedans, mais n’est plus certaine si elle l’a vue en vrai ou si c’est un ancien rêve. Les trottoirs gris s’étirent à l’infini, le seul feu de circulation de Val Grégoire passe du vert au jaune au rouge, et le soleil quitte le ciel en laissant des traces mauve-bleu au-dessus des maisons. Les visages des passants ont des contours pâles et flous, et les noms de rues sont des lettres mélangées.
Au bout de quelques tours de machine, Wendy devine le son d’un moteur, au loin, malgré le ronron du télésiège. Le cou tordu, les mains agrippées à la barre de sécurité, elle aperçoit une auto rouge sortant d’entre les branches. Une fois au sommet, la chaise revire enfin. Quelqu’un la salue, debout dans le stationnement. Le cœur de Wendy bat plus vite à mesure qu’elle redescend. Elle voudrait crier que ce ne sera pas long, mais se retient parce que tout ce qui n’est pas calme la met sur le gros nerf. Elle plisse les yeux, puis reconnaît la silhouette : c’est Louise, Louise Fowley, toujours aussi belle, d’une beauté qui donne faim, Louise qui sent la ville à plein nez, même de loin, avec son linge beau comme un mariage. Wendy ne se souvient même pas de la dernière fois qu’elles se sont vues, mais ça ne se compte pas avec les doigts. Ça date du temps de Val Grégoire.
Elle débarque trop tôt du remonte-pente et se tord une cheville, la même que d’habitude. Elle tombe, puis, quand elle se relève, le siège suivant lui atterrit en arrière de la tête. Louise lui tend les mains, elles ont toujours la même odeur sucrée de poudre pour bébés. Wendy les bécote en pleurant sans savoir pourquoi.
– On est pas le 1er juillet aujourd’hui ? demande Louise avec un gros sourire. Je suis là pour ta fête…
Elle a apporté de la nourriture que Wendy n’a pas goûtée depuis longtemps : du fromage, des confitures maison, des bananes, des légumes. Louise ne mange pas de viande ; Wendy aime trop les animaux pour s’imaginer arrêter. Elles cuisinent toute la matinée, font la fameuse recette de bonbons aux patates de Mercedes que Wendy connaît par cœur, mais qu’elle n’ose jamais faire seule. Louise éclate de rire.
– On popote et on papote !
Willy s’est réveillé tard et n’a presque pas salué Louise, comme si c’était normal qu’elle soit là. Il s’est installé dans un coin de la salle à manger et les regarde de travers, de loin, depuis ce temps-là.
L’après-midi, elles dessinent, comme quand elles étaient jeunes. Ce n’est maintenant plus Montréal, le nom de la ville de Louise, mais Québec. À ce qui paraît, ces mots-là sont des affaires qui existent ; en tout cas, elles sont faciles à illustrer : aquarium, château frontenac, traversier, funiculaire, escaliers du cap blanc, hôtel de glace. Louise est toujours aussi bonne, c’est même devenu un de ses métiers. Elle fait des vrais de vrais livres.
– Quand tu viendras à Québec, je vais t’en donner quelques-uns.
Au moment où ces mots-là arrivent aux oreilles de Wendy, quand tu viendras à Québec, sa joie fait un bruit dans sa gorge. Elle se tourne vers Willy pour vérifier s’il a entendu, mais non. Louise chuchote :
– Je vais t’emmener, Didi…
Wendy fronce les sourcils, pas certaine que ça pourrait être possible. Chaque fois que Willy revient de Val Grégoire avec l’épicerie, il lui répète que c’est pas fait pour elle, la ville, que c’est rendu trop fou.
Le soir venu, Wendy lui offre la chambre 3, juste à côté de la sienne, mais Louise veut profiter de la nature et insiste pour qu’elles couchent toutes les deux dans le pavillon d’été, en haut de la montagne. Willy vire les yeux : faire du camping quand on habite dans un hôtel. Aussitôt débarquées du remonte-pente, elles s’assoient l’une à côté de l’autre et se serrent fort sous les étoiles… Louise lui pose des questions sur ses activités, sur ses journées, sur ce qu’elle mange. Wendy est un moulin à paroles, elle voudrait qu’on continue à s’intéresser à elle encore longtemps. Louise veut savoir si Willy la traite bien ; Wendy répond que oui, ben oui. Louise sourit, mais ce n’est pas vraiment un sourire. Sa voix devient plus aiguë d’une coche ou deux.
– Est-ce que je peux voir ?
Wendy reste bête : contrairement à Willy qui ne semble pas s’apercevoir que le corps de Wendy change, Louise a remarqué. Wendy relève son gilet et dépose la main de Louise sur sa bedaine. Juste pour être sûre, elle vérifie si Louise trouve que c’est une bonne nouvelle. Louise refait exactement le même sourire qui n’en est pas un.
– C’est une des meilleures nouvelles que t’auras jamais, Didi.
Depuis le milieu de l’hiver, son ventre n’a plus de dents pour la mordre jusqu’au sang et la faire se plier en deux. Pendant quelques semaines, Wendy n’a pas pu manger sans avoir mal au cœur, et son corps était tout le temps fatigué. Au début, elle a eu peur d’avoir le cancer parce que, chez les Calvette, on se le transmet de mère en fille, les grands-mères des grands-mères de Mercedes l’ont eu avant même qu’il soit inventé. Sauf que, depuis quatre, cinq jours, il y a comme un petit chat qui gigote en dedans. Et maintenant, on dirait que Louise comprend la même chose qu’elle. Wendy respire mieux, tout à coup.
Depuis le pavillon d’été, Louise et elle aperçoivent des bouts des feux d’artifice du 1er juillet de Val Grégoire, les entendent éclater dans le ciel. Le silence revenu, la nuit invente plein de bruits étourdissants et les mélange, ils caressent Wendy derrière les oreilles, s’enroulent autour de son cou, elle pourrait presque y déposer sa tête. Elle dort bien, collée en cuiller contre Louise, emmitouflées les deux sous cinq couvertures. Quand elle rêve, Louise a l’air inquiète, on dirait qu’elle ne se repose pas.
Au matin, elles descendent du mont pour faire leur journée. Elles vont marcher après le dîner, puis encore après le souper. Les yeux de Willy leur brûlent le dos quand elles s’éloignent sur le sentier. À leur retour, il profite des moments où Louise est aux toilettes ou dans la douche pour demander à Wendy où elles sont allées se promener, de quoi elles ont parlé. Elle répond juste par oui ou par non, ou avec des bouts de phrases quand elle se sent obligée. Le soir approche et Louise annonce :
– On va se coucher.
Pour Wendy, c’est comme un cadeau : ça veut dire qu’elle reste encore un peu.
Le lendemain et les jours d’après, ça se passe de la même façon : le dessin, les marches, la cuisine, le bla-bla, puis le télésiège pour aller dormir, une petite danse qui commence à ressembler à une vieille habitude, mercredi, jeudi, vendredi, monte, descend, dessine, papote. Cette vie-là pourrait vraiment plaire à Wendy si elle devait continuer comme ça… Elle pense, même si elle n’y croit pas vraiment : peut-être que Louise voudrait habiter au mont Brun pour toujours ? Elle l’aiderait à prendre soin du bébé, elles l’appelleraient Ti-Loup, lui chanteraient des chansons autour du feu, le nourriraient avec des fraises en juin, des framboises en juillet et des pommettes à la fin de l’été. Avec Willy, ils seraient bien, les quatre ensemble. Ils joueraient à la dame de pique.
Mais le samedi, Louise leur annonce de sa voix la plus de bonne humeur possible qu’elle va repartir dans deux jours. Wendy n’est pas assez surprise pour être triste.
– Demain, on devrait aller pique-niquer sur la montagne, tout le monde ensemble. Ça va être mon repas de départ et une dernière occasion de fêter Wendy. Trente-cinq ans, on peut ben souligner ça deux fois…
Le cœur de Wendy s’arrête. Dans sa chaise berçante, Willy se raidit, puis fait OK du menton. Wendy est tellement contente qu’elle a envie de faire pipi. Elle sent que ça se pourrait qu’elle ne soit bientôt plus fâchée contre lui. Pas tout de suite, mais bientôt.
Le reste de la journée s’étire lentement. Louise a préparé un gâteau qui refroidit sur le comptoir. La cuisine sent la vanille. Wendy fait tout plus vite – marcher, manger, parler, faire la vaisselle – en espérant que le temps suivra son exemple. Comme ça, on sera déjà demain et son anniversaire, son deuxième.
Au matin, elles redescendent du mont Brun très tôt parce que Wendy est trop énervée pour se rendormir. Après le déjeuner, elle se brosse les dents et remet son linge de fête, le même que le jour où Louise est arrivée, puis elle file vers le télésiège. Même s’il soleille, de la petite brume couvre le ciel et les formes restent embuées comme après une sieste.
Louise la rejoint plus tard avec un panier de provisions. Elle envoie Wendy cueillir des fleurs pour décorer le centre de table pendant qu’elle installe les guirlandes et le couvert. Wendy ne connaît pas le nom des fleurs, mais il paraît qu’elles en ont chacune un. Durant l’été, comme ça, il y en a tellement qu’elle ne sait pas lesquelles choisir.
C’est long avant que Willy arrive. Wendy va se coucher dans le foin qui sent le dessert et attend. Elle promet au bébé qu’ils vont revenir ici ensemble quand il sera né. Après une bonne secousse, elle aperçoit enfin Willy à travers le trou des arbres. Elle s’excite :
– Il s’en vient !
Elle cherche Louise des yeux. Pas à la table de pique-nique.
– Il s’en vient, il s’en vient !
Pas non plus à l’intérieur du pavillon d’été. Willy est presque au-dessus de la côte Magique, maintenant. Wendy n’avait jamais vu la distance qui sépare le sol des pieds parce que c’est toujours elle qui est suspendue. Trente-cinq, c’est encore plus haut qu’elle pensait ! Elle lui fait des signes de bras et rit toute seule, c’est comme si tout ce qu’elle aime le plus au monde s’approchait d’elle avec un grand sourire, les bras pleins de cadeaux. Puis le remonte-pente s’arrête d’un coup sec.
Wendy devine, au loin, le visage de Willy aussi surpris que le sien.
– Louise ! Louise ! elle appelle.
Louise surgit de derrière la cabane électrique.
– Willy est pris !
– Je sais, elle répond en la rejoignant. Je sais. J’ai vu… C’est brisé…
Willy hurle, et ça résonne dans le sternum de Wendy. Louise lui prend le menton et la force à la regarder, lui parle comme si elle la chicanait.
– Écoute-moi, Didi, il faut que tu m’écoutes !
Wendy chasse violemment la main de Louise : la peur de Willy, accrochée au-dessus du vide, là-bas, remplit le silence.
– Hé ! se fâche Louise en lui serrant le bras. La machine est brisée.
Elle lui réexplique, la voix pointue et tremblante :
– Mais il faut se calmer si on veut aider Willy.
Wendy essaie de respirer moins vite, essuie ses joues. Louise est satisfaite, elle la félicite, elle trouve que Wendy est super bonne pour se consoler quand il le faut. Elle lui fait signe d’attendre et va grimper sur la plateforme en bois du télésiège. Elle crie à Willy qu’elles s’en vont avertir les pompiers pour qu’ils apportent leurs échelles. Willy s’agite, mais Wendy n’entend pas ce qu’il dit à cause de l’écho de la vallée. Louise va ramasser le panier de provisions sur la table.
– Il dit merci. Il dit qu’il va attendre.
Wendy a juste des larmes et pas d’idées. Elle fixe Louise dans les yeux.
– T’es-tu vraiment, vraiment certaine que la machine est vraiment, vraiment brisée ?
Louise a l’air surprise de la question : bien sûr qu’elle est certaine ! L’inquiétude de Wendy a encore faim : est-ce que Willy sera fâché si elles partent ? Louise fronce les sourcils.
– Mais pourquoi il serait fâché ? Il serait ben plus en mautadit si on faisait rien, tu penses pas ? C’est vraiment la seule façon de l’aider… Y en a pas d’autres. Tu comprends, hein ?
Wendy fait oui de la tête, à demi convaincue.
– Dépêche ! la presse Louise en se dirigeant vers la piste qui longe l’autre versant du mont Brun.
Willy, presque debout sur son siège, crie des sons raboutés. Wendy ravale sa morve et lui envoie un signe de la main.
– On va reviendre !
– Retourne-toi plus, maintenant, Didi. Ça va être plus facile de même…
Elles descendent sans parler. Wendy pleurniche en essayant de ne pas faire trop de bruit. Ses beaux souliers rouges à talons lui frottent la peau, et elle passe proche de tordre sa cheville fragile à quelques reprises. Quand elles arrivent enfin à la voiture de Louise, Wendy ne peut s’empêcher de regarder Willy ; il gesticule encore.
– Ça donne rien de t’en faire, souffle doucement Louise. Ça va être correct. Ça va être correct, tu vas voir. Ils vont venir le chercher…
Dans l’auto, les odeurs mélangées de poudre pour bébés et de gâteau à la vanille la calment un peu. Louise répète que Wendy a été très bonne, puis elle dit :
– Maintenant, c’est l’heure de ton cadeau…
Les mots prennent leur temps pour faire leur chemin. L’heure. De. Ton. Cadeau. Louise lui pointe un sac à vidanges sur la banquette arrière.
– J’ai mis ton linge dedans.
Elle s’éclaircit la gorge, puis lui annonce qu’elle l’emmène à Québec pour quelques jours.
– Est-ce que ça te tente ?
Wendy voudrait être contente, mais ça reste embrouillé dans son cerveau, comme quand on dit que le télésiège est à trente-cinq mètres en haut de la côte Magique ou que Val Grégoire est à trente-cinq kilomètres du mont Brun.
– Oui. C’est juste que…
Louise ne la laisse pas terminer sa phrase.
– Les voyages, les gens paient pour ça… Tout le monde veut voyager. C’est un super beau cadeau que je te donne, Didi. Tu devrais être reconnaissante…
Wendy repense à ce que Willy a fait subir aux bébés de Mémère et ça devient plus facile d’être reconnaissante, même si elle n’est pas certaine de ce que ça veut dire. On peut sûrement être reconnaissante et inquiète en même temps… Louise lui flatte le cou du bout des doigts.
Le moteur démarre, et les pneus sur la garnotte font trembler la voiture. Wendy vire sa tête et ne détache pas son regard de Willy pour lui tenir compagnie le plus longtemps possible. Suspendue sur son siège, petite, sa silhouette s’éloigne, puis disparaît. Partout à l’horizon, le ciel est devenu gris. Il va pleuvoir et ça va laver tout ce qui est sale. »

Extraits
« Les premières maisons sortirent de terre juste après, en 1956 – nous connaissons l’année puisque c’est celle où nous avons commencé à naître, infatigablement, comme une diarrhée mal soignée. L’hôtel de ville ne tarda pas à être inauguré par l’aïeul Desfossés, qui s’y était réservé un grand bureau ensoleillé de patron de multinationale. S’ensuivirent l’épicerie, l’école primaire, puis secondaire, la piscine, l’aréna, le poste de police, la caserne de pompiers, la station-service, les rues asphaltées, les ballons qui roulent devant la voiture à la dernière seconde, les panneaux de limite de vitesse, le bureau des examens de conduite. On vit apparaître un des hôpitaux les mieux équipés de la province, une prison tout inclus (avec buffet à volonté, activités de groupes tous les matins et spectacles amateurs des geôliers le vendredi), un asile psychiatrique tout ce qu’il y a de plus innovant, ainsi que la Plaza du monde, un centre commercial fait sur le long où on vendait du linge comme on en voyait à la télé. Des chercheurs d’or nouveau genre traînaient pas loin derrière avec leur concessionnaire automobile, leur terrain de golf, leur station de ski, leur roulodrome, leur salon de quilles, leur arcade, leur place à beignes. »

« Les descendants Desfossés seraient tous d’incurables illettrés et Jean-Marc ferait de son manque de classe crasse sa marque de commerce. Il avait grandi pour devenir alcoolique et, déjà, à pas même vingt ans, il se montrait aussi prévisible que s’il avait eu la soixantaine et des marottes. À la Brasserie du Nord, il rencontra Marie-Pierre, une grande brune malséante et écornifleuse de Baie-Comeau qui aurait pu faire actrice, mais qui avait une dentition exécrable et qui se flétrissait la peau avec la cigarette. Entre 1972 et 1978, ils préparèrent sans le vouloir le désastre à venir, engendrant coup sur coup, comme de vilains lapins, sept garçons: Ricardo, Julio, Bruno, Théo, Mario, Léo et Marco – ils l’expliquaient avec le plus grand sérieux : « Le o, c’est pour l’onneur. »»

À propos de l’auteur
DELISLE-LHEUREUX_2©Chloe_Vollmer-LoNicolas Delisle-L’Heureux © Photo Chloé Vollmer-Lo

Nicolas Delisle-L’Heureux a grandi à Gatineau dans les années 1980 et vit désormais à Montréal où il travaille dans le secteur social, veillant à créer du lien entre communautés dans un quartier populaire. Un grand bruit de catastrophe est son deuxième roman. (Source: Éditions Les Avrils)

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Célestine

WOUTERS_celestine RL_2023 Logo_premier_roman  coup_de_coeur

Prix Chapel 2021 (Prix littéraire de la Chapelle Musicale Reine Elisabeth)
Prix Manneken-Prix, de l’auteur bruxellois, 2022

En deux mots
Célestine est née quelques minutes après le décès de ses parents, leur 2 CV s’étant écrasée contre un arbre. Confiée aux bons soins de Berthe, une vieille tante, et son mari Aristide, l’enfant se transformer en une belle jeune fille qui va susciter bien des convoitises. Pour son plus grand malheur.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Cette vérité qu’elle ne dira jamais

Dans un premier roman-choc Sophie Wouters raconte le calvaire d’une orpheline abusée sexuellement. Un drame qui met une nouvelle fois en lumière les ravages de l’emprise et du non-dit.

Dès les premières lignes, le ton de ce court et percutant roman est donné. Un 14 juillet un accident de la route fait deux victimes. Le vétérinaire dépêché sur place effectue en urgence une césarienne qui permet de sauver l’enfant de la femme décédée aux côtés de son mari. L’enfant est alors confiée à sa tante Berthe et à son oncle Aristide qui la prénomment Célestine.
Dans ce coin de France profonde, au début des années soixante, la vie est régie par les travaux de la ferme, la morale inculquée par le curé et l’actualité transmise par les journaux et magazines. C’est dans ce contexte que grandit Célestine, dont on va découvrir dès la fin du chapitre initial, qu’elle se retrouvera à 16 ans passés devant la Cour d’assises des mineurs où son mutisme ne plaidera pas en sa faveur.
Les chapitres qui vont suivre, en retraçant la chronologie des faits, permettent au lecteur d’être les témoins privilégiés du drame qui s’est noué.
Alors que la scolarité de Célestine se passait plutôt bien, qu’elle s’était faite une amie pour la vie en la personne d’Édith, sa camarade de classe, elle est envoyée par ses parents adoptifs au cours de catéchisme du curé, l’une des autorités morales du village. C’est durant cette leçon particulière que le piège se referme sur la fillette. L’agression sexuelle dont elle est victime va la marquer durablement. Comment pourrait-il en aller autrement?
Chargée d’un lourd fardeau, Célestine va poursuivre vaille que vaille sa petite vie, mais avec le désir de plus en plus puissant de fuir, de se construire un avenir loin de ce microcosme toxique. Sauf que sa beauté va continuer à vriller l’esprit des hommes, que son calvaire n’est pas terminé, que le tribunal l’attend au bout de son chemin de croix.
C’est un roman fort que nous offre Sophie Wouters, construit de telle manière que son intensité dramatique ne se relâche jamais. Comme le dirait Philippe Besson, Ceci n’est pas un fait divers. C’est la destruction d’une vie par des «personnes dépositaires de l’autorité» et qui laissent leurs pulsions les emporter au-delà des limites. D’une écriture sans fioriture qui renforce encore la violence du propos, ce premier roman publié en 2021 en Belgique mérite effectivement de conquérir un public élargi.

Célestine
Sophie Wouters
HC Éditions
Premier roman
128 p., 16€
EAN 9782357207028
Paru le 5/01/2023

Où?
Le roman n’est pas situé précisément, mais un petit village perdu en France peut faire l’affaire.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Cette nuit, j’ai lu Célestine. Ton texte m’a bouleversée, je n’ai pas pu m’arrêter. Je te dois une nuit blanche. » Amélie Nothomb
Nous sommes au tout début des années soixante, dans un village de la France profonde où le destin de Célestine se dessine dès sa naissance. Elle naît un 14 juillet sur le bord de la route où ses parents viennent d’avoir un accident de voiture. Recueillie par de lointains parents qui n’avaient jamais voulu d’enfants, elle va grandir auréolée de sa beauté extraordinaire et de sa grande intelligence. Mais alors que démarre le récit, Célestine a dix-sept ans et comparaît devant la cour d’assises des mineurs. Jugée pour meurtre, elle a décidé de garder le silence.
Publié en Belgique en 2021, Célestine a rencontré un très grand succès ; elle a reçu le prix Chapel 2021 et le Manneken-Prix de l’auteur bruxellois 2022.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF
Le Carnet et les Instants (Séverine Radoux)
Madinin’Art
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Femina.ch (Ellen de Meester)
Dhnet (Romain Masquelier)

Les premières pages du livre
« — La Célestine avait tout de suite commencé par faire fort !
La journaliste, les pieds dans la paille, s’approcha encore un peu plus de Marcel avec son microphone.
— Venir au monde après le décès de ses parents… Vous n’allez quand même pas m’dire que c’est la façon d’faire du commun des mortels ! marmonna-t-il, assis à califourchon sur son petit tabouret, en tirant plus énergiquement sur les mamelles de la vache qui s’était mise à beugler.
Et c’est sans se faire prier, cette fois, qu’il se mit à raconter la naissance de l’enfant :
— C’était au retour de la fête du 14 juillet 56. La 2 CV de ses parents était en train de fumer contre un arbre… Et c’est à quelques pas de là, le long de la départementale, parmi les coquelicots, sous un ciel sans nuages, qu’elle a vu l’jour. Je me rappelle qu’il était d’une chaleur agréable et douce, comme celle d’un beau d’printemps. On m’a rapporté qu’elle ne pleura pas un seul instant. Brunard, le vétérinaire qui venait de faire en grande urgence une césarienne à cette pauv’mère décédée, s’en était inquiété.
Puis, après avoir retiré une mèche rebelle qui lui barrait le front, il s’était levé et avait conclu :
— Mais moi, j’vous l’dis, déjà une sans-cœur, la p’tite !

* * *
Cour d’assises des mineurs – Septembre 1973
— Accusée, levez-vous.
Célestine se leva lentement, le regard absent.
— Pour la dernière fois, nous vous prions de vous exprimer ! Sans cela, mademoiselle, nous ne pourrons rien faire pour vous !
Sa bouche s’entrouvrit et la petite assemblée stupéfaite se suspendit à ses lèvres.
— Je n’ai rien à dire, murmura-t-elle.
Mais pourquoi donc avait-il accepté de prendre sa défense ? « Aussi jolie qu’elle soit, elle met décidément bien de l’ombre sur mon avenir ! », rumina le très jeune maître Baldaquin, dont les manches connurent un léger envol désappointé.
Le président, tout aussi désabusé, avait saisi sa cloche et, après l’avoir soulevée d’une main molle, la maintint quelques secondes dans l’air. Puis, à contrecœur, il se mit à l’actionner.
— La Cour va se retirer aux fins de délibérer.

* * *
Transportée dans le cliquetis des bouteilles de la fourgonnette du laitier, c’est déjà escortée par deux motards que Célestine avait fait, sous les banderoles et en grande pompe, une première entrée très remarquée au village. Même les confettis qui jonchaient la rue principale semblaient y avoir été parsemés aux fins de l’accueillir.
Bien vite, après cette fête nationale, elle fut confiée aux bons soins d’une vieille tante.
Berthe et son mari Aristide avaient en effet, bon gré, mais surtout mal gré, accepté de prendre cette « enfant tombée du ciel » sous leur aile et c’est ainsi qu’ils lui attribuèrent, non sans une pointe d’ironie, ce doux et désuet prénom.
Les gosses, ce n’était pas leur truc. Ils n’en avaient jamais voulu et s’étaient toujours arrangés pour ne jamais en avoir. Enfin, surtout Berthe. « Encombrants ! », criait-elle à qui voulait bien l’entendre.
Mais en souvenir de sa mère qui avait adoré sa cousine, la grand-mère de Célestine, elle avait démenti ses propos. Cela n’avait jamais été le qu’en-dira-t-on qui l’avait arrêtée.
Berthe était ce genre de femme opulente dont on pouvait se demander comment des jambes aussi fines ne s’effondraient pas sous le poids d’un tel buste. Elle vivait avec son tablier et ne le retirait que pour la messe du dimanche ou quelque autre rare occasion. Elle faisait partie de ce que l’on appelle les maîtresses femmes qui mènent énergiquement leur petit monde à la baguette… en l’occurrence, ici, son mari.
Aristide avait trois passions : ses champs, sa collection de papillons et son âne, Gaspard. Une quatrième s’imposa vite après la mort de ce dernier : le vin rouge et ses enivrants bienfaits. Et lorsqu’il arrivait que cet alcool le prenne tout entier, Berthe avait pris pour simple habitude d’envoyer ses ronflements et ses effluves sur le divan fleuri du salon pour la nuit.
Sinon, tant que le travail de son époux était fait et bien fait, qu’il ne l’emmerdait pas, qu’il continuait à lui obéir sans broncher et que cela ne réveillait pas en lui des désirs charnels, la Berthe le laissait bien souvent tranquille avec son énervante compagne. Elle avait d’autres choses à penser.
L’arrivée de Célestine n’opéra qu’un tout petit changement dans la vie d’Aristide.
Berthe avait en effet décidé de donner à la petite une éducation à l’image même de celle qu’elle avait reçue, trop heureuse de ce qu’elle était devenue grâce à elle, et donc, tout comme sa mère, ne mit qu’une exception à l’ordre établi. C’est ainsi que Célestine se vit exonérée de la clause « pas d’enfants dans la chambre à coucher des parents » en cas de maladie infantile, et qu’Aristide passa plus de nuits encore sur le canapé.
Célestine faisait partie de ces bébés qui réveillent en nous l’instinct cannibale.
Quand Berthe se rendait au village, il y en avait toujours pour se pencher sur le landau et s’exclamer, après avoir ouvert grand la bouche et des yeux ronds comme des billes : « Ooh ! Mais elle est à bouffer ! »
Un jour, agacée, elle avait tiré d’un coup sec vers elle le petit véhicule et en avait remonté rapidement les soufflets.
— Vous n’croyez pas qu’elle en a déjà assez vu, la p’tite !? avait-elle alors grommelé en levant les yeux vers le ciel.
— Mais on n’peut quand même pas lui dire « ses parents doivent être tellement fiers ! », avait le soir même ironisé Alfred, le garagiste, en trinquant avec ses clients et acolytes au Café de la Poste.
Le cas « Célestine » était donc devenu le sujet de conversation des habitants de la bourgade et sa place presque aussi centrale que celle de son bistrot.
— Pour une fois qu’il s’est passé quelque chose d’extraordinaire dans notre campagne… Il n’y aurait aucune raison de s’en priver ! disait toujours le même Alfred à son épouse avant son coucher alcoolisé.
— On dirait une poupée ! Je serais à votre place, Berthe, je l’inscrirais sans hésiter au concours « Bébé Cadum », lui avait fait remarquer Mme Morel, la femme de Jacky, le laitier, l’ambulancier d’un jour. Avec des yeux aussi magnifiques, ce sourire si plein de malice, ce teint rose qui respire la santé et cette bouille d’angelot joufflu, elle a vraiment tout pour le remporter ! lui avait-elle assuré.
Et c’est après s’être renseignée sur cette compétition organisée pour désigner le plus beau bébé de France que Berthe, de retour chez Vachalait, s’était écriée :
— Être le symbole national de l’hygiène, oui ! Mais les fesses en l’air sur une couverture, moi vivante, jamais !
Elle avait ensuite payé son dû et s’était retournée en concluant :
— Et puis, on ne peut pas dire qu’il ait porté chance à son premier lauréat… Avoir été envoyé dans les camps dix-sept ans plus tard avec toute sa famille et en avoir été le seul survivant, vous n’allez quand même pas me…
La porte avait claqué si fort qu’elle avait rendu la fin de sa phrase inaudible et que les bouteilles déjà blanches s’en étaient mises à trembler.
« Raté ! », avait alors pensé Mme Morel.
Elle avait espéré que l’histoire de Célestine avec sa très probable victoire eût pu apporter quelque lumière sur son village et, qui sait, sur son mari.

* * *
Aristide chercha de temps à autre à prendre l’enfant dans ses bras, mais à chaque fois il s’était heurté à un mur de hurlements.
— Je n’comprends pas ! Je l’aime pourtant bien la Célestine ! avait-il fini par dire, dépité, un jour à son épouse.
— Avec la gueule que tu as, tu dois certainement lui faire peur ! Redépose-la donc, cette petite ! Les bébés n’aiment pas les moches ! lui avait-elle répondu en épluchant ses pommes de terre.
Il l’avait remise dans son berceau, avait été rejoindre ses fioles et ses lépidoptères, et ne fit plus aucune tentative avec le nourrisson.
Berthe était le genre de femme, vous l’aurez compris, qui allait droit au but. Elle ne cacha donc jamais à l’orpheline les prémices de sa vie. Mais comme la très jeune Célestine avait pu voir, tout aussi précocement, un bon nombre de bêtes le ventre ouvert pour mettre leur petit au monde, elle n’en fut dès lors jamais choquée. Et puis, il est certain que la notion de mort n’avait pas encore eu le temps d’arriver dans sa sphère de compréhension.
Ce n’est que plus tard, en relevant que poulains, veaux, poussins et porcelets avaient encore leur mère, que la chose s’était mise doucement à la titiller et seulement après sa rentrée scolaire à la perturber. Surtout quand la grande question « Tu préfères ton père ou ta mère ? », qui se chuchotait parmi les enfants, semblait bien lui être épargnée.
Elle attendit cependant l’âge de raison pour être un peu plus éclairée. Berthe, les mains dans la pâte, lui avait alors rétorqué :
— Mais je te l’ai déjà expliqué, Célestine ! Va donc prendre ton bain ! Le repas est bientôt prêt.
Et comme elle en avait l’habitude, la petite s’était exécutée.
— Pas trop d’eau ! lui avait encore crié Berthe de la cuisine.
C’est donc sur cette rengaine que Célestine alla se noyer dans un océan d’interrogations et qu’elle en redescendit toute pimpante dans la cuisine.
Berthe et Aristide y étaient assis là, étrangement côte à côte, médusés, les coudes sur la toile cirée, les yeux exorbités devant le téléviseur. Un certain Kennedy était mort assassiné.

* * *
Berthe, contrairement à son mari, n’avait qu’une seule et unique passion : le Gotha. Sans doute que celle-ci avait pris naissance dans son goût pour l’ordre établi.
Et une fois par semaine, telle une répétition pour la messe du dimanche, elle enlevait méticuleusement son tablier puis, dans un second geste de bienséance, défroissait quelque peu sa robe pour aller s’installer dans son rocking-chair acheté pour l’occasion. Et c’est là, dans ce fauteuil dont une partie pouvait survoler le sol, qu’elle ouvrait religieusement son Point de vue.
Célestine avait été, dès son plus jeune âge, mise au parfum des familles royales et avait appris prématurément ce que l’étiquette « point rouge » voulait dire. Elle ne brava dès lors jamais cette alarme « ne pas déranger », même le jour où Aristide se foula la cheville en tombant de l’échelle. Imaginer les foudres de sa tante l’en avait empêchée.
Dans son for intérieur, Célestine remerciait ces têtes couronnées. Enfin, tout particulièrement Grace et Rainier de Monaco.
Berthe avait en effet, à l’annonce de leur mariage, été prendre d’un pas et d’un geste décidés toutes ses économies cachées sous son matelas afin de négocier en toute urgence un téléviseur à la ville.
Elle avait déjà manqué le couronnement d’Elizabeth II en 1953 et il était hors de question pour elle de rater les noces de ce prince avec cette actrice qu’elle trouvait magnifique.
C’est donc ainsi qu’en avril 1956, en pleine guerre d’Algérie et quelques mois seulement avant l’entrée dans le monde de Célestine, le petit écran avait atterri dans la cuisine et que la fillette se retrouva dès lors bien vite la grande privilégiée du village.
À l’école, ses carnets de notes n’étaient pas des meilleurs et Berthe se vit un jour convoquée.
— Pas idiote ! Mais un peu trop la tête dans les nuages ! Célestine regarde bien plus souvent passer les oiseaux que les chiffres et les lettres au tableau ! Et elle me semble bien plus fascinée par le champ de coquelicots que par tous mes propos !
Agacée par ce nouvel instituteur ostentatoire parlant en vers, elle avait quitté rapidement la classe en prenant Célestine par la main.
Mais quelle idée avait-elle donc eue ! s’était-elle dit en sortant, d’avoir été lui décrire le tapis de fleurs sur lequel elle était née.
— Mais qu’allons-nous donc faire de toi !? s’exclama-t-elle en traversant la cour.
— Une speakerine ? murmura alors l’enfant, connaissant l’admiration de sa tante pour la nouvelle venue sur l’ORTF qu’était Denise Fabre.
— Encore faut-il être bonne en français ! fit-elle en soulevant ses larges épaules.
Les résultats ne se firent pas attendre et la Berthe put donc se féliciter tout aussi rapidement de ses dons de pédagogue.
Célestine avait une meilleure amie : Edith. Prénom que ses parents lui avaient donné en hommage à leur idole. Edith, qui était également sa plus proche voisine, était aussi laide que Célestine avait été avantagée par la nature. De grandes lunettes lui mangeaient son petit visage, d’affreuses dents, enfin du moins ce qui lui en restait, ornaient son triste sourire et des oreilles fortement décollées encadraient le tout.
« Dumbo » était le surnom que les gosses du patelin lui avaient attribué. Sauf Célestine, bien sûr.
— Les enfants peuvent être cruels ! lui avait un jour sorti Berthe. Ce n’est pas pour rien que je n’ai jamais voulu en avoir ! avait-elle vite ajouté en relevant la tête de son petit potager tout en balayant l’air d’un geste de la main.
Elle ne raconta pas à Célestine l’acharnement dont elle avait été victime. C’était de l’histoire ancienne et elle préférait l’oublier.
Le 10 octobre 1963, Edith connut pourtant un grand moment de gloire qui changea quelque peu son existence. Son prénom se retrouva en effet à la une de tous les journaux au bistrot sans qu’un adulte ne l’eut alors à la bouche. Et pour mettre en avant son amie, Célestine raconta que même le téléviseur s’en était emparé.
Ayant constaté que l’on pouvait s’appeler Edith, ne pas être jolie et être idolâtrée aux quatre coins du pays en avait bouché un coin aux enfants. « Dumbo » devint donc « Edith » du jour au lendemain. La mort de celle que l’on avait surnommée « la môme » avait donc, dans un petit coin de France, réjoui l’amie de Célestine dont le sourire, quoique toujours aussi édenté, put enfin s’illuminer.
Trop heureuse de son nouveau statut, Edith ne sera donc jamais en rien envieuse quand, à l’école, les garçons seront tous en pâmoison devant Célestine. Tous, enfin presque… À l’exception du trio que formaient Bastien, Loïc et Rémi qui disaient haut et fort ne pas s’intéresser aux filles tout en sortant les billes de leurs poches afin d’apporter la preuve de leur affirmation… et encore moins aux « petites », rajoutaient-ils parfois d’un air méprisant du haut de leurs huit ans.
Enfin, quoi qu’il en fût, il y en eut toujours plus d’un pour faire ses devoirs ou lui expliquer une matière ! C’est même de cette façon qu’elle arriva à passer ses deux premières années avec le minimum exigé, ce qui prouva à Berthe qu’elle n’était pas bête puisqu’elle avait eu l’intelligence d’accepter tous ces gracieux services.
Mais Célestine n’était pas ingrate non plus. Et comme elle avait fait d’énormes progrès en français, où elle était parvenue à exceller, elle avait donc décidé de leur donner quelques leçons privées en retour.
La chambre de Célestine connut dès lors un véritable défilé, auquel Berthe ne mit que rarement un frein, bien trop fière qu’elle était d’en avoir été l’initiatrice.
L’instituteur, qui s’était déjà étonné de l’avancement spectaculaire de Célestine dans cette branche, le fut tout autant par la chute vertigineuse de certains garçons de la classe.
S’il arrivait que ces cours particuliers prennent fin brusquement, c’était bien plus souvent sur l’injonction de la seconde maîtresse de maison qui trônait en ces lieux : la télévision. À l’heure dite, Célestine donnait en effet un rapide bisou au garçon, s’excusait tout aussi brièvement de cet arrêt brutal et filait à toutes jambes dans la cuisine. Il n’était pas question pour elle de rater le magique générique de sa série préférée. Et tandis que le garçonnet bienheureux, encore rougissant, rentrait chez lui avec des papillons plein le ventre en se croyant unique au monde, Célestine, elle, était calée sur sa chaise devant Samantha, sa sorcière bien-aimée. Parfois, il lui arrivait aussi, quand Berthe n’était pas dans la pièce, de se lever pour s’approcher de l’écran afin de mieux comprendre le mouvement de son nez.
Et le soir, pendant que d’autres comptaient les moutons, elle tentait dans son lit de faire apparaître ses parents, leur photo froissée entre les mains.
« Elle doit être trop parasitée », avait-elle fini un jour par se dire, la mine déconfite, avant de s’essayer, par défaut et en désespoir de cause, à faire bouger son réveil sur la table de nuit et de se résoudre, bien à contrecœur, à abdiquer.
Pourtant, quelques semaines plus tard, Garou-Garou, le passe-muraille, avec Bourvil, passa à la télévision et elle décida de retenter le coup. Le film terminé, elle avait embrassé Berthe et Aristide, était montée au plus vite dans sa chambre et avait foncé vers un de ses murs. Elle s’y était collée, s’y était appuyée de toutes ses forces et avait même essayé de côté.
« Non, décidemment, je n’ai vraiment aucun pouvoir ! », en avait-elle alors conclu, cette fois complètement dépitée.
Elle ne connaissait pas encore celui de sa grande beauté et encore moins les sortilèges que celle-ci lui avait jetés.

* * *
— Mais qu’as-tu donc à faire la grimace ?
— J’n’aime pas la…, marmonna la fillette qui ne put terminer sa phrase, la voix de Léon Zitrone ayant surgi dans la cuisine.
Et c’est avec le geste que Célestine lui connaissait de balayer l’air de la main que Berthe s’était tournée vers le téléviseur en lui lançant d’un air agacé :
— Mais on ne te demande pas d’aimer, on te demande de manger !
Tandis que sa tante écoutait attentivement son royal présentateur, elle regarda à nouveau son assiette. Cela lui paraissait totalement insurmontable d’avaler cette langue de bœuf. Elle resta un instant pétrifiée. Puis, dans un élan de volonté, elle saisit ses couverts, coupa un petit morceau et le mit dans sa bouche en fermant les yeux et en tâchant de ne plus penser à rien. Il n’était pas encore arrivé au bout de son œsophage qu’un énorme frisson secoua son corps tout entier et qu’elle sentit comme une goutte froide lui descendre le long du dos. Elle se mit à tousser et Berthe, énervée, s’était retournée.
— Mais arrête donc ces enfantillages ! Toutes ces simagrées pour une si petite chose ! Et puis, tu sais quand même bien que tu ne quitteras pas la table avant d’avoir tout terminé !
Berthe eut à cet instant une fugace pensée pour sa mère puis refit volte-face vers son cher Léon. Une larme coula sur la joue de Célestine. Elle ne voyait pas comment s’en sortir. « Pourquoi donc n’avaient-ils pas un chien comme chez son amie Edith ? », était-elle en train de se demander tristement quand son regard croisa celui du Christ sur sa croix qui lui insuffla une idée. Certes, elle n’y croyait pas trop… Mais qu’avait-elle à perdre !? Et elle pensa très fort : « Seigneur, si vraiment vous existez, prouvez-le-moi, s’il vous plaît, sauvez-moi ! »
Elle avait à peine terminé sa prière qu’Aristide lui avait adressé un petit clin d’œil en lui faisant comprendre avec ses mains de couper sa tranche en deux. Ensuite, il piqua sa fourchette dans l’un des morceaux, l’avala d’une bouchée, attendit quelques minutes puis réédita son geste.
— Ben, tu vois quand tu veux ! lui avait lancé Berthe, l’intervention de Léon Zitrone terminée.
Célestine avait envoyé discrètement un sourire de remerciement à Aristide et en avait fait de même avec le Jésus sur la croix.

* * *
Tandis que les hommes et leur progéniture mâle sortaient du bistrot où venait de leur être confirmée la victoire du jeune Italien Felice Gimondi (qu’ils avaient tous pourtant estimé « trop tendre » pour le Tour de France), Célestine, assise à côté d’Edith sur un banc, regardait la place du village en ne se souvenant pas d’avoir déjà été aussi heureuse. Les banderoles et confettis ne lui avaient jamais paru aussi nombreux et la musique aussi enthousiasmante.
Elle avait « enfin » neuf ans ! Cet âge qu’elle avait tant et tant attendu ! Certes, son grand rêve était d’en avoir trente mais ce « neuf » lui avait toujours semblé une belle étape sur le chemin qui lui paraissait encore si long à parcourir. Elle avait même souvent la sensation qu’elle n’arriverait jamais au bout, que ce « trente » était aussi lointain que la préhistoire dont elle entendait parler à l’école.
Mais pour l’heure, elle baignait donc déjà dans le bonheur et ce n’était certainement pas sa magnifique robe, cousue par Berthe pour l’événement, qui mettait en relief sa blondeur et ses yeux verts, ni les propos d’Edith qui étaient là pour le diminuer. Son amie lui avait en effet fait remarquer que l’année 1965 était celle des chiffres inversés de sa date de naissance. Ces mots qui avaient remplacé le traditionnel « bon anniversaire » n’étaient venus bien sûr qu’amplifier ce merveilleux sentiment qu’était l’espoir d’un renouveau. Puis, comme pour couronner sa joie, Edith avait immédiatement ouvert le sac posé à côté d’elle et en avait sorti un paquet cadeau qui, de toute évidence, avait été confectionné de ses mains.
Très touchée par cette intention, Célestine détacha minutieusement, par respect pour le travail de son amie, les nombreux bouts de papier collant, et Edith sembla fortement regretter à cet instant le zèle qu’elle avait mis dans cet ornement.
Célestine parut pourtant ne pas le remarquer, car c’est avec tout autant de patience qu’elle se mit à défaire le nœud trop bien ficelé.
— Je l’ai tricotée moi-même ! put enfin s’écrier Edith, très fière de son ouvrage.
Célestine avait alors serré si fort son amie dans ses bras que celle-ci dut maintenir ses grandes lunettes afin de ne pas les perdre et toutes deux s’étaient dépêchées de se placer devant les traces de craie dessinées sur le sol.
Célestine était en train de se sentir voler, son écharpe en laine autour du cou, malgré la chaleur de l’été, certaine d’atteindre la case « ciel » lorsque, en plein équilibre sur un pied, elle aperçut sa tante avec sa tête des mauvais jours arriver vers elle en lui ordonnant d’un geste de la main de sortir de son petit parcours et de venir la rejoindre.
La tête de Célestine s’était allongée et ses ailes en étaient retombées du même coup.
Sa tante l’avait ensuite prise par le bras et l’avait entraînée à quelques mètres de là.
— Alors, Célestine ? lui demanda-t-elle en se mettant les mains sur les hanches, m’sieur le curé avec qui je viens de faire un brin de causette m’a fait part que ton instituteur lui aurait dit que tu doutais de l’existence de Dieu et que Jésus ait pu faire des miracles ?
— Oui… Mais…
Elle ne termina pas sa phrase et regarda ses chaussures.
Elle ne pouvait bien évidemment pas lui dire qu’elle avait « peut-être » changé d’avis depuis l’intervention d’Aristide dans la cuisine avec l’affreuse langue de bovin.
— Tu peux regarder par ici quand j’te parle, Célestine ! J’te fais remarquer que c’est l’même prix !
La petite releva les yeux.
— Eh bien, il s’est proposé de te donner lui-même quelques cours de catéchisme afin de t’éclairer sur les bienfaits du Seigneur ! Il t’attend dans la sacristie dimanche après la messe.
Le visage de Célestine s’assombrit à nouveau.
— Mais, tante Berthe, La Séquence du Spectateur…
— Pour une fois, tu te passeras de ses lumières ! Celles du Bon Dieu avant tout !
Subitement, Berthe prit conscience qu’elle avait mal au cœur pour la fillette, se découvrant même une petite honte de lui avoir fait cette annonce le jour de ses neuf ans… Elle savait pertinemment que le générique de cette courte émission présentant les films sortis au cinéma lui était tout aussi magique que celui de Ma sorcière bien-aimée et qu’elle s’en faisait chaque fois une fête… Mais, il avait bien fallu qu’elle se l’avoue, l’idée que la petite puisse filer du mauvais coton l’avait vraiment emporté.
Et comme pour tenter de se pardonner cette méchante impulsivité, elle avait ajouté :
— Déjà que monsieur le curé a eu la gentillesse d’avancer l’heure de la messe du dimanche pour que l’on puisse être devant le poste à midi ! Ce n’est donc pas pour une fois que tu…
Elle non plus n’acheva pas sa phrase et c’est en cherchant l’absolution de Célestine qu’elle se pencha vers elle en lui tendant la joue :
— Allez, arrête donc de faire ta tête d’enfant martyr et donne-moi la baise, lui dit-elle en tapotant tendrement ses fesses afin de lui faire comprendre qu’elle pourrait ensuite retourner jouer avec son amie.
Mme Morel, qui avait tout entendu, avait eu une grande envie de lui rétorquer que le curé avait plutôt eu « l’intelligence » de changer l’heure de la messe s’il ne voulait pas voir son église désertée pour cet autre culte qu’était La Séquence du Spectateur… Tout comme Lucien avait eu celle d’acquérir un téléviseur en guise d’attrape-mouche pour son bistrot. Mais elle s’était abstenue à la dernière seconde de la contrarier. Elle connaissait trop le caractère bien trempé et souvent soupe au lait de la Berthe.
À peine Célestine, devenue aussi malheureuse que sa pierre de marelle, l’avait-elle quittée que Berthe sut déjà qu’elle s’arrangerait avec l’abbé Bourdin pour que ses prochaines leçons de catéchisme se passent un jeudi.

* * *
— Bonjour, Célestine. Approche-toi !
Elle parut hésitante. C’était la première fois qu’elle entrait dans la sacristie et l’accumulation d’objets liturgiques dans un si petit espace l’oppressa.
L’abbé Bourdin, encore dans son habit de messe, était assis sur une chaise et lui faisait face. Il semblait l’attendre impatiemment. Derrière lui se trouvait un imposant et long meuble en bois au-dessus duquel trônait en son centre un crucifix.
Elle fut intimidée.
— Viens donc ! répéta-t-il, cette fois avec un petit geste de la main.
Elle avait fait quelques pas. Mais il lui avait enjoint à nouveau d’avancer.
Elle était maintenant si proche de lui qu’elle pouvait sentir son haleine. Une odeur si désagréable qu’elle eut une grande envie de se pincer le nez.
Il leva alors une manche de son aube, regarda sa montre et sembla réfléchir un instant.
Puis, paraissant pressé par le temps, il lui sortit :
— Tu sais pourquoi tu es là, n’est-ce pas ?
— Oui, m’sieur le curé, dit-elle en baissant les yeux.
— Avant toute chose, vois-tu, ma petite Célestine, je pense qu’il serait bon pour toi de te faire ressentir tout l’amour que Dieu a pour ses brebis. Pour chacune de ses brebis.
Incrédule mais aussi inquiète, elle fit un léger mouvement affirmatif de la tête.
Il l’amena alors encore un peu plus à lui en la prenant par le bras.
Elle eut un petit air effrayé.
— N’aie pas peur, que des bienfaits de notre Seigneur ! lui dit-il avec une voix qui se voulait paternelle.
Et c’est sans attendre qu’il commença à soulever sa robe en glissant lentement ses doigts le long de ses cuisses. Célestine sentit son souffle se couper.
Arrivé non loin de son pubis, il s’arrêta et elle arriva enfin à respirer. Mais, après un court instant durant lequel il ferma les yeux comme s’il allait rentrer en grande prière, il se mit à abaisser légèrement et fiévreusement sa petite culotte pour y introduire sa main devenue tremblante d’excitation.
— Je n’aime pas… bredouilla-t-elle, timide et apeurée.
— Mais le Seigneur ne te demande pas d’aimer, il te demande de l’accepter ! dit-il sur le même ton agacé que celui de Berthe dans la cuisine pour la langue de bœuf.
— Pourquoi s’il nous aime ? osa-t-elle pourtant murmurer, malgré sa très grande frayeur.
— Les voies du Seigneur sont impénétrables, lui répondit-il cette fois d’une façon solennelle et impérieuse. Puis, tout à coup, sa main se retira. Célestine crut que ses paroles avaient eu de l’effet et que les choses allaient s’arrêter là. Mais l’abbé porta immédiatement les doigts à sa bouche, les mouilla en fermant à nouveau ses paupières et les remit tout aussi rapidement dans la culotte de Célestine.
Et là, ils la caressèrent encore et encore. Au début ils le firent doucement, puis le geste devint frénétique. De plus en plus frénétique. Célestine put même sentir le bout d’un de ses doigts semblant avoir des envies d’entrer dans son corps.
Elle sentit ses yeux s’embuer. Elle les leva alors vers le crucifix qui lui apparut aussi trouble que le visage de ses parents sur la photo. Et c’est avec autant d’ardeur que dans la cuisine qu’elle s’adressa à lui.
Les larmes s’emparèrent de son visage et elle répéta maintes fois sa prière. Mais, sur ce coup, le Jésus sur la croix ne lui vint pas en aide ; sa robe s’était même mise à se soulever si haut qu’elle dut lever les bras. Le curé lui retira ensuite le petit morceau de tissu qui traînait encore sur le haut de ses cuisses. Puis, après avoir opéré un petit recul afin de pouvoir contempler sa nudité, c’est comme fasciné qu’il tomba brusquement à ses genoux en s’accrochant à son petit corps, tel qu’il l’aurait fait en dévotion devant un saint. Pris de spasmes. Célestine pensa que, tout comme elle, il s’était mis à pleurer. Quand, subitement, un bruit de pas se fit entendre.
L’abbé la rhabilla alors plus vite qu’il ne l’avait dévêtue, défroissa rapidement sa chasuble, passa une main tout aussi preste dans ses cheveux et alla entrouvrir la porte.
— J’arrive dans une minute, Léonore ! Attendez-moi dans le confessionnal ! Je termine une leçon de catéchisme et je suis à vous ! avait-il dit bien fort avant de la refermer avec soin.
Il revint ensuite vers Célestine, avec ce visage qu’elle lui avait toujours connu, la prit cette fois énergiquement par les épaules et la regarda droit dans les yeux. Ceux de Célestine s’étaient abaissés à nouveau.
— Une dernière petite chose avant de nous quitter : sais-tu ce qu’est le secret du confessionnal ?
Elle hocha une fois de plus affirmativement la tête.
— Eh bien, vois-tu, le lieu où nous nous trouvons est tout aussi sacré ! Et ce n’est pas pour rien qu’il s’appelle « sacristie ». Tu ne diras donc rien à Berthe et Aristide. Ni aux autres d’ailleurs. Promis ?
— Promis, murmura-t-elle, d’une voix étranglée.
— Bon, va ! Tu es une brave petite ! lui avait-il dit en lui essuyant le visage avec son étole.
Et il ne put s’empêcher de repasser une dernière main rapide sur sa robe, les yeux clos, là où était son bas-ventre, cet endroit que naïvement Célestine, pour une raison qu’elle ignorait, avait toujours cru tout aussi sacré.

* * *
— Alors, Célestine ? lui demanda Berthe en levant la tête de ses comptes.
Son couvert l’attendait sagement en face de sa tante sur la toile cirée.
— M’sieur le curé a-t-il bien commencé à te convaincre de la présence de Dieu ?
— Oui oui, tante Berthe ! J’y crois ! J’y crois ! dit-elle en y mettant toute la ferveur possible.
— Et aux miracles de Jésus ?
Les yeux de Célestine croisèrent alors par chance la carte postale reçue de Lourdes apposée sur le frigidaire.
— Aussi ! dit-elle avec tout autant d’ardeur et en essayant d’emprunter l’air de cette Bernadette Soubirous à qui, lui avait-on raconté, la Sainte Vierge était apparue.
— À la bonne heure ! On peut dire qu’il en fait aussi ce bon vieil abbé ! Je lui dois une belle chandelle !
Et c’est à ces quelques mots que Berthe prononça en se levant pour aller chercher le ragoût sur le feu que Célestine comprit qu’elle avait gagné et qu’elle ne devrait plus retourner à la sacristie :
— Bon ben, assieds-toi ! Voilà une bonne chose de faite !
Berthe l’avait ensuite servie, avait enfilé ses gants en caoutchouc et commencé à faire la vaisselle ; mais, intriguée par son silence, elle s’était retournée.
— Eh bien, on ne peut pas dire que tu sois bien causante, Célestine !
C’est à ce moment-là qu’elle remarqua sa grande pâleur.
— Ça ne va pas, Célestine ?! Tu es toute blanche ! lui demanda-t-elle en redéposant distraitement les couverts dans l’évier.
— C’est l’odeur de l’encens, tante Berthe… J’ai envie de vomir, bredouilla-t-elle, aussi paralysée devant cet agneau en morceaux qu’elle l’avait été devant le curé.
— Tu es quand même une p’tite nature ! dit-elle en venant lui reprendre, pour la première fois depuis sa tendre enfance, son assiette pleine de nourriture pour aller la remettre dans la casserole.
Certes, il est vrai que Berthe se sentait encore un peu coupable de lui avoir gâché sa journée d’anniversaire, mais surtout, il lui fallait bien l’admettre, la petite ne lui semblait vraiment pas bien !
— Allez, va, monte te reposer !
Arrivée dans sa chambre, Célestine fonça vers son lit, enleva rapidement ses chaussures, et s’y coucha sans se déshabiller.
Elle prit dans sa table de nuit la photo de Pompidou qui avait remplacé celle de ses parents quelque peu effacée avec le temps. Elle fixa le visage de ce Premier ministre qui représentait tant le grand-père qu’elle aurait aimé avoir, le colla ensuite contre son cœur et se mit en boule en enfonçant sa tête dans l’oreiller.
Mais pourquoi donc s’intéressait-on autant à l’intérieur de sa petite culotte ? Elle repensa à cette visite médicale où le docteur y avait mis aussi un instant la main avant de murmurer avec un doigt devant la bouche :
— Chut ! Ça, c’est un secret professionnel ! »

À propos de l’auteur
WOUTERS_sophie_DRSophie Wouters © Photo DR

Artiste-peintre, Sophie Wouters vit à Bruxelles. Pendant plus de vingt ans, son travail, essentiellement axé sur l’être humain, son regard, sa solitude, son individualité, s’est traduit dans la peinture. Et c’est tout naturellement, avec Célestine, que l’écriture s’est imposée comme un nouveau souffle pour explorer l’âme humaine. (Source: HC Éditions)

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Un coup de tête

PALSDOTTIR_un_coup_de_tete  RL_2023  coup_de_coeur

Prix de littérature de l’Union Européenne – 2021

En deux mots
Sigurlina ne supporte plus sa vie étriquée à Reykjavik et, après une agression sexuelle, décide de fuir le pays. Si elle trouve rapidement un emploi à New York, de tragiques circonstances vont la mener à la rue. Commence alors un difficile combat pour survivre.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La fuite vers New York

En retraçant le parcours de Sigurlina qui, à la fin du XIXe siècle a fui Reykjavik pour New York, Sigrún Pálsdóttir réussit un roman qui mêle l’histoire et l’aventure aux sagas islandaises, sans omettre d’y ajouter une touche féministe.

Nous sommes à Reykjavik en 1896. Sigurlina y vit avec son père qui, après le décès de son épouse, se consacre presque exclusivement à ses collections. Au musée des Antiquités il passe son temps «au milieu de son fatras à répertorier les trouvailles qu’on lui apporte et qu’il s’efforce d’exposer pour les voyageurs étrangers.» Il en oublie sa fille qui n’a qu’à se consacrer à ses travaux d’aiguille et à trouver un bon parti.
Mais Sigurlina s’est forgé un fort caractère et entend mener sa vie comme elle l’entend. Elle est curieuse, aime lire et écouter les conversations, y compris lorsqu’elles ne lui sont pas destinées. Et elle a repéré un jeune rédacteur ambitieux. Mais ce dernier est promis à une autre. Alors, après avoir été troussée par un vieux sadique, elle décide de rassembler ses affaires, s’empare d’une fibule dans la collection de son père et prend le premier bateau vers l’Écosse, puis vers New York. Dans ses bagages, elle a aussi la lettre d’un important collectionneur que son père avait accueilli et guidé en Islande. Un courrier qui sera tout à la fois son sauf-conduit et sa lettre d’embauche. Installé dans une belle demeure, elle devient rapidement la secrétaire particulière de cet érudit. Mais, en voulant attraper un volume de sa bibliothèque, il fait une chute mortelle. Et voilà Sigurlina à la rue. Elle va parvenir à trouver un toit et un emploi de couturière, mais le destin va s’acharner contre elle. Un incendie détruit son immeuble et ses maigres biens. Dans la poussière et les cendres, elle parvient cependant à récupérer la fibule, se disant qu’elle pourrait peut-être en tirer un bon prix. Je vous laisse découvrir comment l’objet sera exposé au Metropolitan Museum avant de connaître des péripéties dignes des sagas islandaises, dont on finit du reste à l’associer.
On ne s’ennuie pas une seconde dans ces multiples pérégrinations qui, après avoir pris un tour dramatique vont virer au tragicomique. Et nous rappeler que l’Histoire n’a rien de figé, qu’elle se construit sur des récits plus ou moins authentiques, qui enflamment les imaginaires. Et à ce petit jeu Sigrún Pálsdóttir fait merveille, en retrouvant les recettes du roman populaire, en construisant son livre comme un feuilleton à rebondissements dans lequel chaque chapitre contient son lot de surprises. Bref, c’est un bonheur de lecture!

Un coup de tête
Sigrún Pálsdóttir
Éditions Métailié
Roman
Traduit de l’islandais par Éric Boury
192 p., 19 €
EAN 9791022612395
Paru le 20/01/2023

Où?
Le roman est situé en Islande, à Reykjavik et aux Etats-Unis, à New York. La traversée se fait avec une étape à Glasgow.

Quand?
L’action se déroule durant les dernières années du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
À la fin du XIXe siècle, à Reykjavík, un veuf excentrique élève sa fille pour tenir la maison, cuisiner, broder (elle y révèle un talent rare), mais aussi l’aider à cataloguer ses recherches archéologiques islandaises. C’est sans compter sur les rêves de voyage et l’esprit d’indépendance de la jeune fille.
Elle décide sur un coup de tête de partir pour New York proposer ses compétences à un collectionneur en emportant avec elle un objet unique et inestimable. Un malheureux hasard la conduit dans un atelier de couture des bas-fonds de Manhattan. Elle nous surprendra grâce à sa ténacité et son intelligence.
Un court roman efficace et passionnant, une tragicomédie sur la préservation de l’héritage culturel, un texte sur les coïncidences qui déterminent les destins autour d’un personnage attachant et déroutant qui suit sans faille son chemin vers la liberté.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Voyage dans les lettres nordiques
Blog Lyvres
Blog Thé toi et lis
Blog Baz’Art


Sigrún Pálsdóttir présente son roman Coup de tête (en anglais) © Production EUPL Prize

Les premières pages du livre
Le bruit montait du salon. Des sonorités étranges. Un instant, ne comprenant pas un mot des paroles échangées, je crus que je rêvais. Puis j’entendis les ronflements discrets de grand-mère à mon côté et je compris que j’étais éveillée. Je me redressai dans le lit pour enjamber son corps frêle, me faufilai à travers la grande pièce commune sous les combles et m’allongeai sur le sol, le visage tourné vers la cage d’escalier. À travers la fumée de tabac qui flottait dans la pièce, je distinguais un homme d’âge mûr assis sur le canapé à côté d’une jeune femme. Il portait une veste brune et un foulard bleu, elle, un manteau vert et un chemisier clair orné d’un col en dentelle à la racine de son cou gracile, sous son menton. Le vieux Magnus était assis sur le tabouret en face des invités tandis que Gudlaug, debout, la cafetière à la main, remplissait les tasses. Mon père était installé dans le fauteuil sous la fenêtre et ma mère sur le coffre juste à côté, légèrement à l’écart de la fumée et du monologue du visiteur, interrompu par une remarque de la jeune femme au col en dentelle qui montra sa tasse du doigt. Elle semblait s’adresser à ma mère qui hocha la tête avec un sourire. Mais ce sourire ne m’était en rien familier, en réalité maman, adossée au mur du salon, avait un air étrange et le dos étonnamment voûté. Elle se redressa légèrement tandis que mon père prononçait quelques mots dont je compris qu’ils étaient la réponse aux questions de l’étrangère. Puis les invités se levèrent, ils prirent congé, et Magnus et mon père les raccompagnèrent à la porte. Voilà qui me permit de mieux distinguer les vêtements de la jeune femme, son ample robe longue qui s’évasait en partant de sa taille de guêpe et tourbillonnait sur son passage tandis qu’elle avançait dans le salon. Je me relevai, enjambai à nouveau grand-mère et fis semblant de dormir quand maman vint me caresser la joue. Elle me posa l’index sur le bout du nez et comprit que je ne dormais pas.

Le lendemain matin, personne ne fit état de la visite de la veille et je ne posai aucune question. Je n’éprouvais d’ailleurs pas le besoin d’en savoir plus. Le souvenir de ces senteurs exotiques me suffisait amplement, de même que l’image des hôtes dont la présence semblait avoir agrandi l’espace de notre salon. Je ne passais cependant pas le plus clair de mon temps à penser à ces étrangers élégants et, en réalité, j’avais presque oublié leur visite un jour que j’aidais ma mère à faire le ménage, jour où je découvris une image pleine de couleurs posée au sommet de la pile d’enveloppes que mon père n’avait pas ouvertes sur son bureau. C’était une carte postale. Je reposai mon chiffon pour l’examiner en la prenant à deux mains :

Le soir tombait sur une grande ville, les rues blanchies renvoyaient la lumière et des flocons étrangement épais descendaient vers la terre. Une petite fille entraînait sa mère vers la devanture d’un magasin pour lui montrer un grand renne, un homme en haut-de-forme noir, vêtu d’un manteau à col de fourrure, portait un paquet volumineux et tenait sa femme par la main. Derrière eux, un adolescent traînait un gros arbre de Noël et, de l’autre côté de la rue, des garçons faisaient des boules de neige pour les lancer sur le fiacre noir vernissé qui passait. Chacun avait une foule de choses à faire, mais se retrouvait figé dans sa course. Tous, sauf la jeune femme dans le coin à droite, qui semblait s’être immobilisée juste avant cet instant, et dont on ignorait si elle s’apprêtait à traverser la rue ou à continuer son chemin sur le trottoir. Vêtue d’un manteau bleu marine et d’un élégant chapeau rouge, elle protégeait ses mains du froid dans un manchon en cuir brun qu’elle serrait contre elle. Son visage était plus net que les autres détails de l’image : elle semblait perdue.

J’étais en train de me demander si elle était seule quand je sentis tout à coup la présence de ma mère derrière moi. Elle pencha la tête et posa le menton sur mon épaule pour regarder la carte. Du coin de l’œil, je la vis sourire en disant que ce courrier arrivait avec un certain retard. Puis elle se redressa et se remit au travail. Je retournai la carte adressée à Brandur Johnson. En haut, à droite, on lisait : New York, le 15 décembre 1879. L’écriture avait quelque chose de brouillon et, évidemment, je ne comprenais rien. Mais je pensais connaître l’expéditeur de cette carte.

Plus tard dans la journée, face à mon insistance, mon père consentit à me l’offrir. Je la rangeai dans le coffre que j’avais au pied de mon lit, où je pouvais la prendre quand j’avais du mal à trouver le sommeil après ma lecture du soir. Et, même au plus noir de la nuit de l’hiver 1880, je parvins encore à voir l’image en la maintenant assez longtemps devant mes yeux. Plongée dans les ténèbres, je distinguai en réalité des détails que je n’avais pas remarqués auparavant : au fond d’une étroite ruelle tapissée de neige, deux hommes chaudement vêtus se tenaient l’un face à l’autre en grande conversation. Plus je scrutais la carte, plus il me semblait que toute leur attention se concentrait sur la jeune femme au chapeau rouge. Désormais, j’avais l’impression que le désespoir qui envahissait son visage s’expliquait par le poids de leur regard, elle cherchait à savoir si elle devait se mettre à l’abri, ou si ce poids s’évanouirait.

Ma main retomba. La carte atterrit sur la couette et, aussitôt, la jeune femme au chapeau rouge traversa la rue, enjambant le MERRY CHRISTMAS en grandes lettres dorées en haut à droite de l’image, avant de s’échapper du cadre. Au même moment, les deux hommes se mirent en route et lui emboîtèrent le pas. Ils ne couraient pas, mais franchirent la chaussée à grands pas, traversèrent brutalement le Joyeux Noël, s’évanouissant lorsque j’entendis les craquements de l’escalier. Je sursautai et, dans ma torpeur, j’eus l’impression de voir grand-mère s’approcher du lit en boitant. Allongée, les yeux fermés, je cherchai la carte à tâtons et la glissai sous la couette. Grand-mère se coucha, je me tournai de l’autre côté. Et avant que ses ronflements discrets ne parviennent à m’enfermer dans le monde exigu de la pièce que nous partagions sous les combles, je m’engouffrai en chemise de nuit dans l’étroite ruelle où je suivis sur la neige blanche les deux hommes et la jeune femme qu’ils avaient prise en chasse.

I
Fin de réception à Reykjavik. Mars 1897
– Quant à cette boucle de ceinture finement ornementée, elle a souhaité l’acquérir pour la somme de quinze mille dollars américains. Auprès de sa propriétaire, une jeune Islandaise dénommée Branson. Miss Selena Branson.
Le Gouverneur se lève de son fauteuil et s’avance vers la fenêtre du salon. Il regarde le vol suspendu des flocons et la place Lækjartorg toute blanche de neige qui apporte un peu de lumière à la nuit sans fond :
– Eh bien, je vous demande, mes chers amis, s’il ne s’agit tout simplement pas là de Sigurlina Brandsdottir, la fille de Brandur Jonsson l’Érudit, le copiste de Kot dans le Skagafjördur.
Alors ça, c’était la cerise sur le gâteau ! Et ladite cerise laissait les invités du plus haut représentant du roi en Islande plus que dubitatifs. “Quelle absurdité !” tonna le Juge ; “Seigneur, non !” s’écria le Pasteur ; “Le petit bouchon de Brandur ?” se récria le Préfet ; “Le tout petit bouchon”, ricana le Poète ; “Un bouchon ?” claironna l’Historien ; “Quinze mille dollars ? s’étrangla le Trésorier du roi. Comment un objet aussi petit et aussi vieux pourrait-il avoir une telle valeur ? Une somme qui correspond à la quasi-totalité des réserves de la Banque nationale d’Islande ?”
Mais le septième invité, le Rédacteur en chef aussi svelte que bel homme, n’a aucune réaction. Il est assis légèrement à l’écart, tout près du mur, penché en avant, le regard concentré sur un détail du tapis d’Orient tissé main qui recouvre le parquet de ce salon d’apparat. Il essaie de se remettre en mémoire le visage d’une jeune fille, mais ne voit rien d’autre qu’un corps gracile enveloppé d’une robe aérienne retenue à la taille par une ceinture ornementée, une jolie poitrine sur laquelle retombent de fines mèches blondes et un col carré brodé au fil d’or dessinant un motif grec. Un ruban noir autour du cou et un bandeau doré sur la tête. Enfin, son visage lui apparaît. Il voit d’abord des lèvres fines qui esquissent un sourire, un nez élégant, légèrement épaté, puis des narines. La jeune fille les pince, comme pour essayer de retenir un rire, de maîtriser son énergie et sa vigueur. Ses yeux sont dissimulés derrière un masque noir, mais il les voit tout de même. Bleu d’eau derrière leurs paupières lourdes, soulignés de légers cernes. Un regard enjôleur qui le rend fou de désir, si bien qu’il sursaute, murmure le nom de Sigurlina, se redresse et se rend compte que tous le fixent d’un air inquisiteur : le Gouverneur, le Juge, le Pasteur, le Préfet, le Poète, l’Historien, le Trésorier du roi. Était-il censé dire quelque chose?
Le jeune homme recule et s’adosse à l’épais mur de cette ancienne prison au plafond bas devenue résidence officielle, bâtiment que certains qualifient de bicoque. Le Rédacteur a presque disparu derrière la plante tropicale chétive installée contre la paroi, au plus près de la porte laquée de blanc par laquelle on accède au salon. De l’autre côté du battant, l’oreille collée au bois, se trouve la servante, une grande femme imposante. Elle tient d’une main une carafe vide, son autre main plaquée sur la bouche. Voyant que les invités du Gouverneur n’ont plus aucun commentaire à faire sur l’histoire qu’il vient de raconter et qu’ils ne semblent guère désireux de répondre à sa question, elle recule lentement mais résolument. Puis elle longe le couloir, le pas rapide et décidé, et entre dans la cuisine. Elle repose la carafe en cristal, se débarrasse de son tablier et de sa coiffe, se dirige vers le vestibule et la porte de service, prend son manteau, le boutonne, et jette son châle sur ses épaules. Elle ouvre la porte d’un geste véhément. Un mur de neige qui lui monte jusqu’aux cuisses obstrue l’ouverture, mais qu’importe, elle sort et le traverse avec une telle énergie que la poudreuse virevolte devant elle. Elle s’avance à grandes enjambées vers le muret en pierre qui entoure la maison et le franchit lestement.
À petits pas, levant bien haut les jambes dans l’épaisse couche de neige, elle descend la rue Bankastræti. Lorsqu’elle atteint Austurstræti, en passant devant la demeure du Trésorier du roi, elle perd presque l’équilibre et laisse échapper un tout petit cri toutefois assez puissant dans la quiétude glaciale de Reykjavik pour faire sursauter la jeune fille à la fenêtre, qui se pique le doigt avec son aiguille, assise dans l’élégant fauteuil où elle brode au fil d’or des pantoufles vertes. La demoiselle se lève et pousse la petite lampe à pétrole sur le côté. Elle plaque son visage pâle à la vitre et ôte son index de sa bouche : “Eh bien, il y a des gens rudement pressés”, commente-t-elle, mais la servante du Gouverneur a déjà disparu, d’un pas vif, vers l’ouest de la ville. Et elle avance sans la moindre hésitation, elle accélère jusqu’à l’angle de la rue Adalstræti où elle tombe nez à nez avec deux chevaux affolés qui se cabrent, la font trébucher et atterrir de tout son long dans la congère. Une porteuse d’eau coincée dans la neige devant l’hôtel Islande hurle quelques paroles acerbes bien qu’incompréhensibles, puis se fraye un chemin vers l’accidentée à qui elle tend sa main bleue et gonflée. La servante la repousse et se relève sans son aide. Elle s’ébroue pour se débarrasser de la neige avant de reprendre sa route. Et elle allonge encore le pas, c’est presque une course qu’elle achève en rampant pratiquement dans la poudreuse. C’est qu’elle n’a pas une minute à perdre. Elle doit arriver au plus vite chez Brandur, à Brandshus. Tant que l’histoire de la petite Lina Branson, avec tous ses détours, ses rebondissements, ses ellipses et ses merveilles, est encore claire dans son esprit.

Partie de campagne. Fin d’été 1896
Tôt le matin, on frappa vigoureusement à la porte de Brandur. Silvia Popp était affolée. Elle faisait de grands moulinets de bras. Il fallait qu’on l’aide à préparer le pique-nique. La collation était destinée à des Américains qui devaient quitter la ville avec son père pour aller explorer la vallée de la rivière Ellidaa une demi-heure plus tard. Sussi Thordarsen lui avait fait faux bond au dernier moment, sans lui laisser le temps de se retourner. Silvia interpréta donc le large sourire de sa chère Lina comme un assentiment, puis repartit en toute hâte vers le centre. Sigurlina sortit pour suivre du regard son amie qui descendait au pas de course la rue Stigur, elle agitait frénétiquement la main, sachant pourtant que Silvia ne la voyait pas. Elle referma la porte, s’y adossa, le sourire encore aux lèvres. Puis, sur le point de monter s’habiller, elle s’arrêta à la porte du salon, fit volte-face et son regard tomba sur la table de la cuisine où reposaient les gigots de mouton de Gudmundur. “Bon sang”, murmura-t-elle, jetant aussitôt la viande dans la remise et se rappelant soudain tout ce qu’elle avait encore à faire. Le linge sale, les galons pour la veste de Thordis, le sol de la cuisine et toute la pile de papiers accumulés sur le bureau de son père. Papiers parmi lesquels se trouvaient deux lettres en anglais qu’elle devait mettre au propre et qui devaient partir le lendemain. Puis elle se dit que cela pouvait attendre, elle devait sortir. Sortir de la ville et rencontrer ces étrangers.
Environ quinze minutes plus tard, elle avait enfilé sa tenue d’équitation et se trouvait dans le bureau de son père, un petit papier à la main. Elle le déposa sur la table de travail, se gardant d’envisager sa réaction et préférant penser à sa mère dont c’était l’anniversaire du décès. Puis elle quitta la maison, descendit vers le centre, elle courait presque lorsqu’elle atteignit la rue Adalstræti. Un étranger aviné lui lança des jurons, mais elle n’y prêta guère attention car, au même instant, elle aperçut Jon Jonsson, le Rédacteur en chef, qui marchait dans la rue Austurstræti, en direction de l’ouest de la ville. Si beau et si profondément plongé dans ses méditations. Elle se demanda d’où il venait en cette heure matinale, mais resta de l’autre côté de la rue et baissa les yeux lorsqu’ils se croisèrent, préférant ne pas lui dévoiler sa destination.
En quittant la rue Austurstræti, elle vit devant la boutique du marchand deux hommes occupés à seller des chevaux, Silvia et son père étaient également présents. Bientôt arrivèrent trois robustes gaillards, rejoints presque aussitôt par deux jeunes femmes magnifiques vêtues de vestes cintrées et de robes en tissu épais. Sigurlina passa une main sur sa tenue, elle lui semblait bien banale et imparfaite, trop ample et confectionnée dans un tissu trop fin. On aurait dit un sac enveloppant son corps maigrelet et chétif. Mais elle avait mieux à faire que d’y penser puisque le marchand Popp donnait ses ordres, et qu’on installait les chevaux en ordre de marche. Tous étaient en selle et bientôt l’expédition quitta la place, franchit le pont et prit la direction de l’est, accompagnée des questions que les Américains posaient à Popp et au petit Pétur sur telle ou telle chose qui piquait leur curiosité en chemin. Le plus loquace, M. Watson, grossiste américain, parlait au nom du groupe. Le propriétaire du navire qui avait amené ces visiteurs en Islande était M. Wilson, un quinquagénaire à l’air bonhomme comme son ami Watson. Le troisième homme, M. Johnson, bien plus jeune, se montrait aussi bien moins loquace. L’une des femmes était l’épouse de Wilson, l’autre s’appelait Mlle Baker. Sigurlina ignorait les liens qui unissaient ces gens.
C’étaient les Américains qui ouvraient la marche. À travers le nuage de poussière soulevé par les sabots, elle observait les deux femmes de dos, leurs chapeaux exotiques, les rubans de soie qui pendaient à l’arrière avant de leur retomber sur les reins, entre leurs sacoches, si imposants qu’elles semblaient avoir une taille de guêpe. Leurs corps tressautaient sur la selle au gré des cahots du chemin tout en terre et en pierres. Peu à peu, le petit groupe s’éloigna du centre. Sigurlina en profita pour se confectionner mentalement une tenue de cavalière flambant neuve, en velours et en laine.
Arrivés au sommet de la colline de Skolavörduholt, ils prirent la direction de celle d’Öskjuhlid et continuèrent vers le nord, longeant la colline de Bustadaholt. Lorsqu’ils atteignirent leur destination, il faisait chaud, le soleil était haut dans le ciel. Ils s’arrêtèrent à côté de la cascade Kermoarfoss. Les étrangers observèrent les alentours tandis que Sigurlina et Silvia s’affairaient et sortaient les victuailles du coffre. Elles étendirent un linge immaculé dans l’herbe, sortirent le café et installèrent la collation sur la nappe, du pain, des gâteaux et un peu de viande ; des tranches de saucisse roulée au mouton et aux herbes. Les Américaines s’installèrent par terre et picorèrent tels deux petits oiseaux sous leurs ombrelles, puis ne tardèrent pas à se lever pour remonter ensemble la rivière. Et, bientôt, les hommes s’en allèrent également avec Popp et Pétur.
Après avoir tout rangé, Silvia redescendit en ville. Sigurlina s’installa sur l’herbe et sortit son ouvrage. Les galons pour la veste de Thordis. Le fil d’or scintillait joliment au soleil brûlant, mais elle avait si chaud sous ses jupons qu’elle brûlait d’envie de les relever. Puis, brusquement, le soleil disparut. Elle regarda devant elle et vit de grands orteils blancs dans l’herbe. “Bonjour !” lança une voix profonde avant de laisser éclater un rire. Elle leva les yeux. Celui qui avait le plus pris la parole pendant le trajet se tenait face à elle. M. Watson, grand et large, avec sa barbe fournie et ses cheveux bruns. Venu en Islande, disait-il, pour prendre du bon temps avec quelques amis. Il s’accroupit et se trouva si près d’elle que c’en était gênant. Il voulait toucher de son gros index les fleurs dorées que Sigurlina brodait sur le ruban de velours noir. “Un trésor. C’est à vendre ?” murmura-t-il. Sans même attendre la réponse de Sigurlina, il se releva, caressa sa barbe et regarda le ciel : “L’Occident est obsédé par les ruines et les objets antiques. Et ce n’est pas nouveau.” Puis il fit un pas de côté, s’allongea dans l’herbe, les mains sous la nuque, et prit une profonde inspiration. “Les musées et les cabinets des collectionneurs privés sont remplis de vestiges anciens, de marbres grecs et romains de toutes formes et de toutes tailles, de vases, de coupes et de statues.” Watson leva un bras et tendit son index vers le ciel : “Nous nous passionnons pour ces vestiges, et ils finiront par éveiller l’intérêt pour d’autres cultures, plus lointaines et particulières. Comme la culture islandaise !”
Sigurlina ne voyait pas vraiment comment réagir aux déclarations solennelles de cet homme, mais, alors qu’elle avait enfin rassemblé quelques mots dans sa tête pour lui donner un semblant de réponse, les autres membres du groupe les rejoignirent. Le plus jeune, M. Johnson, s’avança vers Watson en gloussant et lui donna une pichenette sur l’épaule du bout de sa chaussure. Watson feignit d’être endormi.
Le retour fut rapide. En descendant de sa monture devant le domicile du commerçant sur la place Lækjartorg, Watson prit congé de Sigurlina en lui promettant de passer à son domicile le lendemain pour lui acheter des produits de fabrication islandaise.
Le but de l’excursion était atteint. Tout en rentrant chez elle entre chien et loup, elle passa mentalement en revue le contenu de son coffre : des galons brodés, deux promis à Thordis et presque terminés, une pièce en lin, des galettes de chaise, des coussins pour canapé, un étui à épingles. Des chaussettes en laine ? Oui, Watson en avait parlé, si elle avait bien compris. Elle avait également des gants en quantité. Mieux valait vendre tout cela à des étrangers, plutôt que de passer son temps à tricoter pour les gens de la ville. Quoi d’autre ? se demanda-t-elle en entrant dans la maison. Elle passa de la cuisine au salon d’où elle aperçut son père par la porte entrouverte du bureau. Elle se débarrassa de ses vêtements. Il remarqua qu’elle était rentrée, mais ne prit pas la peine de lever la tête, et l’entendit monter l’escalier. Brandur était cette éternelle présence lointaine.
Elle se mit immédiatement à fouiller parmi ses affaires, plongée dans sa malle, elle secouait, étendait, tapotait et caressait les ouvrages qu’elle avait confectionnés. Puis elle entra tout entière dans le coffre, ferma les yeux et se vit disposer tous ses travaux d’aiguille sur la grande table du salon. À ce moment-là, son père serait parti au musée des Antiquités installé dans le grenier du Parlement, où il passait son temps au milieu de son fatras à répertorier les trouvailles qu’on lui apportait et qu’il s’efforçait d’exposer pour les voyageurs étrangers. Elle tendit le bras vers son livre, mais avait du mal à se concentrer. Du bruit arrivait par la fenêtre. La maison voisine était le théâtre d’une altercation avinée. Le couple qui l’habitait se disputait. Il y avait quelque temps, l’épouse avait mordu si fort son mari qu’elle lui avait presque arraché un doigt, aujourd’hui c’était elle qui hurlait sous ses coups. Sigurlina se boucha les oreilles et regarda le portrait de sa mère accroché au mur au-dessus de son lit : un visage apaisé, la douceur incarnée.
Tout à coup le silence revint, elle se retrouva comme projetée d’un bond à l’époque où le visage du cadre emplissait son univers. Elle n’en conservait que des instantanés : elle-même se bouchant les oreilles devant le hangar à la naissance de son petit frère, allongée sous une couverture avec sa mère qui lui lisait des contes, cousant avec elle une petite robe pour sa poupée, apprenant à lire, étalant de la confiture dans la pénombre sur de la génoise très fine pour en faire un gâteau à étages, scrutant une carte de Noël arrivée de l’étranger au beau milieu de l’été, jouant au Pouilleux avec sa grand-mère, sa grand-mère morte à côté d’elle dans le lit, un homme recouvert d’une étoffe noire, une explosion et un éclair si violents qu’elle n’osait pas bouger et franchir le linge blanc suspendu à la porte de la ferme, ni rêver de l’avenir qui débuterait par un long voyage vers Reykjavik en 1884. Elle avait alors quatorze ans. Elle se souvient de tout depuis le moment où elle a quitté son enfance à cheval, laissant derrière elle la ferme et la vallée, traversant l’impétueuse rivière Heradsvötn, arrivant à la ferme de Vidimyri où sa mère était restée alitée quelques jours, malade, enceinte. Puis ils avaient fait une halte à Bolstadarhlid et, enfin, à Gilshagi i Vatnsdal avant d’affronter la lande de Grimstunguheidi. Ils avaient campé sur les rives du lac Arnarvatn et, dès l’aurore, les chants d’oiseaux l’avaient réveillée. Sa mère et elle étaient sorties en rampant de la tente pour aller au bord du lac. Que lui avait-elle dit ? Sigurlina ne se le rappelait pas, elle se souvenait seulement du calme. Elle avait eu l’impression qu’elle allait mourir, plongée dans tout ce silence, c’est que dans les eaux lisses du lac et dans le sourire doux de sa mère, elle avait perçu comme une douleur, comme une inquiétude.
Jusqu’au moment où elle avait vu un petit caillou ricocher à la surface de l’eau. Son père et son frère étaient réveillés. Le quotidien avait repris son cours, atténuant la souffrance. Et sous la conduite assurée du chef de famille, ils avaient atteint leur halte suivante, Kalmanstunga. Comme ailleurs ils avaient été bien reçus, partout des paysans connaissaient son père. Ils avaient passé la nuit à la ferme où sa mère s’était bien reposée dans le grand lit de la maîtresse de maison avant le trajet du lendemain dans la vallée de Kaldidalur. C’était une longue étape, même si le soleil adoucissait l’air entre les glaciers, la route était semée d’embûches et ils avaient souvent dû mettre pied à terre et tirer leurs chevaux par la bride pour franchir les plus grosses plaques de neige. Puis cette image leur était apparue, presque identique à celle suspendue dans le cadre au-dessus de leur canapé, cette aquarelle représentant des plaines tapissées d’herbe au bord du lac.
Ils étaient arrivés à Reykjavik tard le soir. Cela lui avait fait un drôle d’effet de se retrouver parmi tous ces bâtiments qu’elle n’avait vus qu’en photo. Ils étaient allés droit vers la maison que son père avait achetée au printemps. Sigurlina la trouvait plutôt petite et plus exiguë que leur ferme dans le Nord. En outre, elle était vide puisque leurs meubles n’y avaient pas encore été installés. La première nuit, ils avaient dû dormir par terre, allongés sur des couvertures. La deuxième nuit aussi, celle où sa mère avait accouché. Sigurlina était endormie, mais, à son réveil, sa mère et le nouveau-né avaient disparu. Elle n’avait jamais vu ce petit garçon, on l’avait aussitôt placé en nourrice. Quant à sa mère, il était évident qu’elle ne reviendrait jamais.
Sigurlina était debout dans le salon vide. »

Extrait
« Le fiacre s’ébranle dans un cliquetis de métal. Sigurlina hésite entre tristesse et déception, mais fait de son mieux pour se convaincre que continuer à cohabiter avec cet homme lui aurait rendu la vie impossible. Que désormais une existence normale l’attend, faite de relations avec des gens de son âge, enfin elle va pouvoir tisser d’authentiques liens avec cette métropole. Elle garde donc la tête haute, assise dans cette voiture humide et froide, sans soupçonner que ce trajet la conduira dans le brouet grouillant d’existences humaines qu’abrite la partie basse de la ville. Où sa dextérité dans le maniement du fil d’or et de l’aiguille n’a pratiquement aucune valeur. Et où Sigurlina d’Islande disparaîtra. » p. 83

À propos de l’auteur
PALSDOTTIR_sigrun_DRSigrún Pálsdóttir © Photo DR

L’autrice et historienne Sigrún Pálsdóttir est née à Reykjavík en 1967. Elle obtient son doctorat en histoire des idées à l’Université d’Oxford en 2001, après quoi elle est chargée de recherches et maître de conférences à l’Université d’Islande. Elle se lance comme écrivaine freelance en 2007 et édite entre 2008 et 2016 le journal Saga, la principale revue d’Histoire islandaise à comité de lecture. Pálsdóttir s’illustre initialement comme autrice de biographies historiques. Þóra biskups (L’évêque Thora), son premier ouvrage publié en 2010, est suivi de près par Ferðasaga (Récit de voyage), paru la même année, qui raconte l’histoire d’une famille torpillée par un sous-marin allemand en 1944 alors qu’elle navigue à bord d’un bateau entre New York et l’Islande. Pálsdóttir publie son premier roman, Kompa, en 2016 et Delluferðin, son second, à la fin de l’année 2019. Les biographies de Pálsdóttir ont été sélectionnées pour le Prix littéraire islandais, le Prix littéraire féminin et le Prix culturel du journal local DV (catégorie littérature). Ferðasaga est nommé meilleure biographie de l’année 2013 par les libraires islandais et Kompa est sélectionné pour le Prix littéraire féminin d’Islande en 2016 et publié aux USA en 2019 par Open Letter (Université de Rochester) sous le titre History. A Mess. Delluferðin (Un coup de tête) a remporté le Prix de littérature de L’Union européenne 2021. (Source: EUPL / éditions Métailié)

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Sauvagines

FILTEAU-CHIBA_sauvagines  RL_Hiver_2022 Logo_second_roman   coup_de_coeur

En deux mots
Raphaëlle Robichaud, 40 ans, agente de protection de la faune, s’est installée dans une roulotte dans le haut-pays de Kamouraska. Quand sa chienne Coyote est prise dans un collet posé par des braconniers, elle se promet de mettre la main sur ce prédateur. Mais de chasseur, elle va devenir chassée. Fort heureusement, elle trouve le soutien de Lionel et d’Anouk.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le chasseur chassé avec son chien

En retraçant le combat d’une agente de protection de la faune dans le haut-pays de Kamouraska Gabrielle Filteau-Chiba poursuit sa quête écologique et féministe entamée avec Encabanée. Un roman fort, intense, profond.

On retrouve dans Sauvagines le même humour et la même poésie que dans Encabanée, le premier roman de Gabrielle Filteau-Chiba. Par un habile procédé narratif, on retrouve dans ce nouveau roman les extraits des carnets laissés par Anouk B. qui formaient la matière de ce livre. Des carnets qui seront confiés à cette autre femme venue séjourner dans la forêt canadienne, personnage principal du roman: Raphaëlle Robichaud, 40 ans, agente de protection de la faune installée dans une roulotte dans le haut-pays de Kamouraska. Raphaëlle qui finira par croiser la route d’Anouk.
Au début du roman, elle vient de faire l’acquisition de Coyote, un bâtard qui va l’accompagner dans ses expéditions et pourra, du moins elle l’espère, la prévenir de l’arrivée de l’ours qui a déjà laissé ses traces tout près de son logis.
Coyote qui, comme sa maîtresses, explore avec curiosité les alentours, mais qui va se faire piéger par des collets installés par des braconniers non loin du chalet de Lionel ou Raphaëlle a fait une halte. Elle retrouvera son chien bien amoché mais vivant, avec l’envie décuplée de faire payer ces chasseurs. «Mon rôle est entre autres de protéger la forêt boréale des friands de fourrure qui trappent sans foi ni loi, non pas comme un ermite piégeant par légitime subsistance dans sa lointaine forêt, non pas comme les Premiers Peuples par transmission rituelle de savoirs millénaires, mais par appât du gain, au détriment de tout l’équilibre des écosystèmes. Même en dehors des heures de travail, c’est mon cheval de bataille, veiller sur la forêt.» Un combat difficile, un combat qui semble vain, tant les habitudes sont solidement ancrées. «Dans le fond, tout le monde s’en fout de ce qui se passe ici. Ce n’est pas une petite tape sur les doigts de temps en temps qui va changer quoi que ce soit. Ce ne sont surtout pas des lois laxistes comme les nôtres qui vont protéger la faune.» Mais bien vite, c’est Raphaëlle elle-même qui doit se protéger. Après avoir installé une caméra de surveillance non loin de sa roulette, elle trouve un message sans équivoque du braconnier posé en évidence sur son lit. L’agente est devenue une proie. Avec l’aide de Lionel et d’Anouk, elle va mener l’enquête et tenter de l’empêcher de nuire. Car ce qu’elle a appris sur les mœurs du braconnier remplit désormais un épais dossier. Son but est de «venger les coyotes, les lynx, les ours, les martres, les ratons, les visons, les renards, les rats musqués, les pécans; venger les femmes battues ou violées qui ont trop peur pour sortir au grand jour.»
La magie de l’écriture de Gabrielle Filteau-Chiba, sensuelle et profonde, donne à ce roman une puissance vitale. On respire la forêt, on souffre avec les animaux piégés, on partage cette peur qui s’insinue sous la peau. Un hymne à la nature et à sa préservation qui est aussi une quête de l’essentiel. Quand, dépouillé de tout, il ne reste que la vérité des sentiments qui peuvent alors s’exprimer de toutes leurs forces.
Ajoutons que Sauvagines fait partie d’un triptyque et que le troisième roman intitulé Bivouac est paru au Québec. On l’attend déjà avec impatience!

Sauvagines
Gabrielle Filteau-Chiba
Éditions Stock
Roman
368 p., 20,90 €
EAN 9782234092266
Paru le 5/01/2022

Où?
Le roman est situé au Canada, dans le haut-pays de Kamouraska.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Raphaëlle est garde-forestière. Elle vit seule avec Coyote, sa chienne, dans une roulotte au cœur de la forêt du Kamouraska, à l’Est du Québec. Elle côtoie quotidiennement ours, coyotes et lynx, mais elle n’échangerait sa vie pour rien au monde.
Un matin, Raphaëlle est troublée de découvrir des empreintes d’ours devant la porte de sa cabane. Quelques jours plus tard, sa chienne disparaît. Elle la retrouve gravement blessée par des collets illégalement posés. Folle de rage, elle laisse un message d’avertissement au braconnier. Lorsqu’elle retrouve des empreintes d’homme devant chez elle et une peau de coyote sur son lit, elle comprend que de chasseuse, elle est devenue chassée. Mais Raphaëlle n’est pas du genre à se laisser intimider. Aidée de son vieil ami Lionel et de l’indomptable Anouk, belle ermite des bois, elle échafaude patiemment sa vengeance.
Un roman haletant et envoûtant qui nous plonge dans la splendeur de la forêt boréale, sur les traces de deux-écoguerrières prêtent à tout pour protéger leur monde et ceux qui l’habitent.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
La Presse (Iris Gagnon-Paradis)
La Gazette de la Mauricie (entretien avec la romancière)
Le Devoir (Anne-Frédérique Hébert-Dolbec)
La Croix (Corinne Renou-Nativel)
La Fabrique culturelle
Blog Les 2 bouquineuses
Revue leslibraires.ca (Isabelle Beaulieu)


Émission québécoise «Le savais-tu?» Anne-Christine Charest présente Gabrielle Filteau-Chiba, «jeune auteure de Saint-Bruno-de-Kamouraska qui a écrit Encabanée et Sauvagines». © Production TVCK

Les premières pages du livre
Première partie
La sainte paix

Les yeux bruns du coyote
25 juin
Les chaînes fouettent les niches, contiennent tout débordement possible. Le hurlement cacophonique de la centaine de bêtes annonce au maître mon arrivée, flairée sous le vent. Elles jappent d’excitation, maintenant que j’approche et m’enfonce jusqu’aux chevilles dans la boue du sentier de quatre-roues qui mène à leur geôle. Je cherche des yeux la cage où se trouve la dernière portée, pour laquelle j’ai fait toute cette route.
Je ne tenais pas à me dénicher un husky aux yeux couleur lac Louise. Me cherchais plutôt une chienne métissée aux yeux bruns comme les miens. Dans ma famille comme au chenil, les petits aux yeux bleus ont un statut particulier. Parmi mes frères et sœurs, j’étais l’enfant du péché, mon père pressentant qu’une chicane avait conduit ma mère à s’écarter pour un facteur ou un autre mieux membré. Toute ma vie, mes iris lui ont rappelé que j’étais peut-être le fruit de la trahison de sa femme qui descend d’Ève. Chez nous, la jalousie et la mauvaise foi l’emportent sur la raison. Pourtant, les gènes sautent parfois des générations.
Ici, comme dans toute compagnie de chiens de traîneau, les chiots les plus chérants1 ont les yeux vairons. L’animal insolite qui attire mon attention est une femelle aux yeux bruns et au pelage souris. Elle ne mange pas, tremble sur son lit de foin pendant que les autres se vautrent. L’homme debout dans l’enclos raconte qu’elle a un léger souffle au cœur, qu’elle n’aura pas la grande carrière d’athlète attelée qu’on attendait d’elle, qu’un chien maigre qui ne tirera pas sa vie durant des touristes venus de France pour vivre une expérience typiquement nordique est une bête qui ne gagne pas sa viande, une bête qu’on abattra comme celles trop vieilles pour servir. Des iris colorés auraient pu la sauver, mais comme en prime sa mère, par une nuit d’expédition, s’est éprise d’un coyote, on s’attend à ce que sa progéniture soit un défi de taille à dompter. Bref, la bâtarde est condamnée, inutile et trop banale pour qu’on veuille l’adopter.
– C’est elle que je veux.
Sans hésiter. Je caresse la mère infidèle, qui me laisse prendre sa petite sans grogner. Elle nous suit sagement des yeux jusqu’au bout du sentier. Peut-être qu’elle sait subodorer la compassion ? Boule de poil sous le bras, je retourne à mon camion avec le souvenir du jour où je me suis sauvée du calvaire familial. La prison de chiens dans mon rétroviseur, je roule en souriant. La petite s’est assoupie, la gueule sur mon poignet. Mes doigts sur le levier de vitesse sont engourdis, mais ce n’est pas grave. J’ai trouvé mon bras droit, une nouvelle corde à mon arc de gardienne des bois.
D’une rive à l’autre du fleuve, puis de Rivière-du-Loup aux terres de la Couronne, nous mordons la route jusqu’à notre refuge sous les érables à sucre qui, à l’aube de la saison de la chasse, seront tous d’un rouge plus vif les uns que les autres : une érablière abandonnée au pays des hors-la-loi derrière laquelle j’ai caché ma roulotte. La route est cahoteuse, on y progresse comme avalées par la forêt. En montant vers la pourvoirie des Trois Lacs, j’emprunte mon embranchement secret. Sur ce chemin, il y a plus de traces d’orignaux que de pneus, et les branches basses des épinettes semblent se refermer derrière nous. Plus que quelques détours jusqu’à notre tanière de tôle tapie dans l’ombre.
Une couverture de laine t’attend, bien pliée, au pied de mon matelas. Je te promets une chose : jamais tu ne connaîtras les chaînes. Et je te traînerai partout, te montrerai tout ce que je sais du bois. Un jour, peut-être, tu sauras même te passer de moi.
La noirceur s’installe, les chouettes louangent l’heure des prédateurs. Le poêle ne tarde pas à chasser l’humidité de la roulotte, et moi à tuer les maringouins.
Elle se faufile jusqu’à mes genoux, ma petite chienne trop feluette pour tirer des traîneaux. Je lui cherche un nom, à cette face de fouine qui, cachée sous la fourrure de sa queue, couine dans son sommeil, rêvant peut-être déjà des proies qui lui échapperont tantôt.
Dire que les mushers du chenil allaient t’abattre… Dire que tu ne verras plus jamais ta mère. Comment te faire comprendre, mon orpheline, que nous serons l’une pour l’autre des bouées, qu’accrochées l’une à l’autre nous pourrons mieux affronter les armoires à glace qui ne chassent que pour le plaisir de dominer, de détruire ? Commencer par te flatter avec toute la tendresse que j’ai et enfouir mon nez dans ta fourrure sentant la paille humide qui t’a vue naître. Il me sera peut-être difficile de maîtriser la fougue sauvage qui coule dans tes veines. Mais même si tu restes rustre, tu me protégeras, j’espère, des fêlés qui braconnent et qui ont envoyé trop de mes collègues manger les pissenlits par la racine. Ma chance me sourira de tous ses crocs blancs, côté passager, et fera taire ceux qui essaient de m’intimider. Malgré tous nos gadgets, mon arme de service et l’expérience du métier, ce sont quand même les colleteurs qui sont les mieux armés.
Les braconniers ne sont pas les seuls qui me tirent du jus. J’ai pris la décision de briser ma solitude il y a quelques jours, ayant découvert dans le tronc du pommier, à quelques pas de la cabane à sucre, des marques de griffes fraîches remontant jusqu’à la cime de l’arbre, là où dansait au vent une mangeoire à pics-bois pleine de suif. Impolie, la bête s’est goinfrée de toutes les graines tombées au sol, puis dans mes talles de petites fraises. C’est pardonné – il m’est revenu cette convention du jardinier qui prévoit trois fois plus de semis qu’il n’espère récolter de fruits : un tiers pour soi, une part de pertes, et le reste pour la visite…
Humaine ou animale… souhaitée ou inattendue… amicale ou affamée.
Considérant l’espacement entre les lacérations du bois, c’est un ours adulte, sans aucun doute. Venu tâter le terrain, il reviendra peut-être faire de mes réserves son gueuleton de réveil. Et ce ne sont pas les feuilles de métal qui me servent de murs qui l’en empêcheront.
Je cuis un riz à l’agneau sur le feu et dépose la bouette viandeuse près de la petite ; ses yeux fuyants sondent le danger, puis elle engouffre la poêlée.
Tu ne resteras pas maigre, tu prendras du poil de la bête.
Comme trop de gens ont déjà nommé leur chien Tiloup, Louve ou Louna, je manque d’idées de prénom à deux syllabes qui résonne bien dans le lointain. Que tu peux crier à pleine gorge sans pour autant t’érailler la voix. Une voyelle finale qui porterait aussi loin que l’écho. Yoko ou Kahlo ? C’est vrai que, par les temps qui courent, les k sont à la mode.
En attendant que je trouve mieux, elle se nommera Coyote. Ma chienne a déjà de la gueule, se plante sur mon chemin vers la corde de bois comme pour me dire que c’est elle qui doit mener l’attelage de nos provisions de chauffage jusqu’à la roulotte, puis trébuche sur mes bottes de pluie, tombe sur son flanc. Me regarde, espiègle, ventre offert. Le creux de sa bedaine est doux comme des feuilles de guimauve. Déjà, je m’étonne – c’est fou ce qu’une bête peut apporter comme joie de vivre à quelqu’un qui a si peu de vrais amis dans la vie, qui a renié sa famille et qui a l’intuition qu’à sa naissance, ses vieux sont partis de l’hôpital avec le mauvais bébé. J’ai fouillé albums poussiéreux et arbres généalogiques, peut-être que tout s’explique. J’en garde la preuve dans ma poche, contre mon cœur.
Un tout petit bout de femme se tient bien droit à côté de son imposant mari sur la photo jaunie. Yeux en amande, cheveux tressés, mocassins aux pieds. Lui, dans son habit de trappeur, pipe à la main, grosse moustache, front haut. Accroupi à côté d’elle, de son regard qui transperce l’image, l’air de dire sauvez-moi quelqu’un. Mon arrière-grand-père en petit bonhomme arrive à sa hauteur, sa paluche velue enserrant la taille de sa jeune épouse comme si son trophée de chasse pouvait lui échapper. D’elle, mes yeux bruns peut-être. D’elle, ma soif insatiable de tout apprendre sur les Premières Nations, comme si, en cumulant dans mon esprit les mots traduits, les romans de brousse et les poèmes de taïga, je pouvais me rapprocher de mes racines et renouer avec elle, mon aïeule mi’gmaq au nom chrétien inventé pour ses noces.
Quitter parenté et société pour habiter une roulotte stationnée creux dans la forêt publique, ça peut paraître bizarre, mais c’est la clé de mon équilibre mental : vivre le plus près possible des animaux que je me démène à protéger. Vivre le plus loin possible de ma famille qui n’a jamais été curieuse de savoir qui était notre arrière-grand-mère aux yeux bruns perçants comme ceux d’un coyote.
De retour au camion pour un dernier voyage de vivres avant la tombée de la nuit, je replace la photo sous le pare-soleil, d’où elle m’accompagne la plupart du temps. Repasse l’index sur la calligraphie soignée à l’endos.
Hervé Robichaud et sa jeune épouse,
Marie-Ange – 1903.
Tu n’as pas l’air d’une Marie-Ange ni d’être aux anges, plutôt pétrifiée, la colonne rectiligne comme son canon qui te dépasse presque. J’ai une pensée pour ta première nuit conjugale en chien de fusil. Je m’imagine ton vrai prénom, bien à toi, évoquant la beauté du territoire, et non la soumission des draps blancs et des robes de mariée. J’aurais aimé qu’on me raconte ton histoire, peut-être que je me serais sentie un peu plus chez moi parmi tes descendants si j’avais connu tes berceuses, recettes et illusions perdues. Le bungalow de banlieue qui sentait la mortadelle et les boules à mites m’étouffait. Les prières du souper, celles du soir, la peur des étrangers, du noir et des bêtes dehors, et les litanies sans fin de reproches xénophobes faisaient naître en moi les pires élans de rage. Fallait que je m’éloigne de ces gens avant de me mettre à leur ressembler. Il me fallait une forêt à temps plein, à flanc de montagnes qui s’en foutent des frontières, où tous sont sur un pied d’égalité face aux éléments, au froid, à la pluie, au vent. Le bois est un mentor d’humilité, ça, je peux le jurer. Un sanctuaire de beautés oubliées à force d’habiter dans le coton ouaté. Un temple à bras ouverts et aux gardes baissées.
Là où éclosent les Appalaches, dans le Haut-Pays de Kamouraska, le luxe des grands espaces se défend à coup de rituels païens. Tenir tête aux carnivores, arpenter ses sentiers du matin au soir et faire de petits pipis stratégiques ici et là. Recenser les plantes comestibles, pister la faune invisible, baliser mon espace vital et revenir sur mes pas jusqu’à l’érablière abandonnée, la roulotte, mon matelas.
J’ai élu domicile fixe sur ce territoire non organisé, mais essayez d’expliquer ça à une meute à court de gibier, faute d’habitats préservés. Ou à un ours qui vient de se faire débroussailler ses kilomètres de framboisiers sous les fils haute tension d’Hydro-Québec, juste avant son banquet estival.
Grâce à Coyote, je serai désormais armée d’un pif qui saura flairer ceux qui s’approchent trop près de la roulotte. Et si, en vieillissant, elle prend de la gueule, je pourrai la laisser descendre du camion avec moi quand je marche vers les pêcheurs aux glacières remplies à l’excès, les chasseurs qui cachent un nombre louche de pattes d’ongulés sous une bâche et les marcheurs du dimanche qui seraient tentés de profiter de la rencontre d’une femme seule au bout du monde pour soulager leurs appétits.
Parce que là où nous sommes, il n’y a personne qui m’entendra crier.
Ma longue tresse noire, je la laisse serpenter dans mon dos, mais parfois, je me demande s’il ne faudrait pas la couper court, me départir de tous mes artifices pour m’assurer une plus grande sécurité au pays des hommes réchauffés par l’alcool et l’envie de tuer. Et mieux servir mon devoir d’encadrer la tuerie. Que tout se fasse dans les règles de l’or, parce que c’est le cash qui mène ici. Paye ton permis et c’est beau, tu peux sortir du bois tes sept lynx par année. Et bientôt, il n’y aura même plus de quotas, me disent mes sources au Ministère.
Pincez-moi quelqu’un.
Non, ici, personne ne peut m’entendre crier de rage. Sauf ma chienne au poil qui se dresse et qui me demande de ses yeux bruns de coyote affolé par le bruit : mais qu’est-ce qui te prend, ma vieille? »

Extraits
« Mon rôle est entre autres de protéger la forêt boréale des friands de fourrure qui trappent sans foi ni loi, non pas comme un ermite piégeant par légitime subsistance dans sa lointaine forêt, non pas comme les Premiers Peuples par transmission rituelle de savoirs millénaires, mais par appât du gain, au détriment de tout l’équilibre des écosystèmes.
Même en dehors des heures de travail, c’est mon cheval de bataille, veiller sur la forêt. » p. 69

« Dans le fond, tout le monde s’en fout de ce qui se passe ici. Ce n’est pas une petite tape sur les doigts de temps en temps qui va changer quoi que ce soit. Ce ne sont surtout pas des lois laxistes comme les nôtres qui vont protéger la faune. » p. 94

« Venger les coyotes, les lynx, les ours, les martres, les ratons, les visons, les renards, les rats musqués, les pécans; venger les femmes battues ou violées qui ont trop peur pour sortir au grand jour. Moi, je ne veux pas vivre dans la peur. Et ça ne peut plus durer, ce manège, l’intimidation des victimes. Marco Grondin, c’est comme un prédateur détraqué qui tue pour le plaisir. Ça ne se guérit pas, ça. On n’aura pas la paix tant qu’il sévit, ni nous ni les animaux.
— Deux torts ne font pas un droit, murmure Anouk, qui triture l’ourlet de son chandail en hochant la tête.
— Vrai. Mais c’est ça pareil — y a un prédateur fou dans notre forêt. Alors on fait quoi? » p. 243

À propos de l’auteur
FILTEAU-CHIBA_Gabrielle_©Veronique_KingsleyGabrielle Filteau-Chiba © Photo Véronique Kingsley

En 2013, Gabrielle Filteau-Chiba a quitté son travail, sa maison et sa famille de Montréal, a vendu toutes ses possessions et s’est installée dans une cabane en bois dans la région de Kamouraska au Québec. Elle a passé trois ans au cœur de la forêt, sans eau courante, électricité ou réseau. Avec des coyotes comme seule compagnie. Son premier roman, Encabanée, a été unanimement salué par la presse et les libraires tant au Québec qu’en France. Sauvagines, son deuxième roman, a été finaliste du Prix France-Québec. Les droits de traduction ont déjà été cédées en Allemagne, Italie, Angleterre, Espagne et aux Pays-Bas. (Source: Éditions Stock)

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Parle tout bas

FOTTORINO_parle_tout_bas  RL-automne-2021

En lice pour le Prix Goncourt et pour le Prix Femina

En deux mots
Une sortie à vélo qui tourne mal. La narratrice est violée dans un bois par un homme qui disparait, laissant sa victime hébétée. Sa plainte sera classée sans suite, jusqu’au jour où dans une autre affaire, on retrouve le suspect.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

«Le désespoir n’a jamais empêché personne d’être heureux»

Dans ce court et fort roman, Elsa Fottorino raconte le viol dont elle a été victime à 19 ans et comment, bien des années plus tard, la justice a arrêté le coupable. Des détails de la procédure au cheminement intérieur de la jeune femme, on suit ce difficile parcours.

Une sortie à bicyclette va devenir une histoire une «horreur banale». Alors étudiante en classe préparatoire, la narratrice vient passer le week-end dans sa famille et, pour se changer les idées, enfourche le vélo blanc préparé par son père pour une sortie dans les environs. En entrant dans le bois, elle ne voit pas l’homme qui l’a repérée, qui va l’arrêter et la violer là, près «d’un mur couvert de lichen et de givre». Une agression qui la laisse d’abord incapable de réagir. «J’ai attendu qu’il ne revienne pas. Cela paraît insensé. Attendre ce non retour. Il m’avait dit «tu bouges pas», j’ai pas bougé, c’est tout. Il est parti et j’étais libre. J’ai tardé à réaliser. J’étais sûrement captive d’autre chose. Ou alors, j’avais déclaré forfait. J’ai pensé qu’ils reviendraient à plusieurs. Je ne sais pas pourquoi. Toutes sortes de pensées irrationnelles m’ont étreinte à ce moment-là. Puis plus de pensées du tout.» Ce sont plutôt ses jambes que sa tête qui vont réagir et l’entrainer loin de ce bois. Secouée, elle reprend peu à peu ses esprits et va porter plainte. Mais avant, elle s’est lavée, détruisant ainsi toute trace d’ADN. «Le onze février 2005 n’a vécu dans aucune mémoire, sinon celle de l’administration, un courrier du tribunal de grande instance de Versailles qui indiquait le classement sans suite de mon affaire.» Ce qui aurait pu signifier la fin de cette horreur banale n’est pourtant qu’un épisode de plus dans une histoire qui va resurgir douze ans plus tard. Comme les enquêteurs le lui avaient expliqué, il arrive que l’on puisse confondre les criminels s’ils récidivent. C’est ce qui s’est passé avec l’arrestation d’un suspect qui a le profil du violeur. La justice va dès lors rassembler tous les dossiers pour un procès durant lequel elle va pouvoir se porter partie civile. Mais ne préfèrerait-elle pas ne pas remuer ce passé? N’avoir pas à se confronter avec une histoire dont elle et ses proches ont déjà beaucoup souffert, surtout quand on est la «fille de». Et puis n’a-t-elle pas réussi à se reconstruire dans des yeux qui «avaient bu le soleil». Une voix sombre et régulière écoutant une voix qui se limitait «à ceux qui étaient tout près. Ceux qui voulaient bien m’entendre parler tout bas.»
Avec des mots choisis, dans un style classique et sans fioritures, Elsa Fottorino raconte les différentes étapes qu’elle traversé, de la sidération à la mémoire traumatique, de l’enquête et des démarches, du procès à la reconstruction. Émouvant autant qu’édifiant, ce roman élargit aussi le cadre des livres parus autour de la question du viol, comme Se taire de Mazarine Pingeot ou Les choses humaines de Karine Tuil, pour ne pas parler des récits de Vanessa Springora ou Camille Kouchner, en donnant toute sa place à la littérature. Voilà sa force, voilà qui explique que «le désespoir n’a jamais empêché personne d’être heureux».

Parle tout bas
Elsa Fottorino
Éditions du Mercure de France
Roman
160 p., 15 €
EAN 9782715257375
Paru le 19/08/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris et banlieue, à Auteuil et Versailles, Nanterre ainsi qu’à La Rochelle et environs.

Quand?
L’action se déroule de 2005 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Je ne pouvais plus échapper à mon histoire, sa vérité que j’avais trop longtemps différée. J’avais attendu non pas le bon moment, mais que ce ne soit plus le moment. Peine perdue. La mienne était toujours là, silencieuse, sans aucune douleur, elle exigeait d’être dite. J’ai espéré un déclenchement involontaire qui viendrait de cette peur surmontée d’elle-même. La peur n’est pas partie mais les mots sont revenus.
En 2005, la narratrice a dix-neuf ans quand elle est victime d’un viol dans une forêt. Plainte, enquête, dépositions, interrogatoires : faute d’indices probants et de piste tangible, l’affaire est classée sans suite. Douze ans après les faits, à la faveur d’autres enquêtes, un suspect est identifié : cette fois, il y aura bien un procès.
Depuis, la narratrice a continué à vivre et à aimer : elle est mère d’une petite fille et attend un deuxième enfant.
Aujourd’hui, en se penchant sur son passé, elle comprend qu’elle tient enfin la possibilité de dépasser cette histoire et d’être en paix avec elle-même
Elsa Fottorino livre ici un roman sobre et bouleversant, intime et universel, qui dit sans fard le quotidien des victimes et la complexité de leurs sentiments.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Gang Flow (Anne-Sandrine di Girolamo)
Blog Le tourneur de pages


Elsa Fottorino présente son roman Parle tout bas © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Je vais vous parler de l’horreur. L’horreur banale, anonyme, qui nous cueille sur le sentier de l’ordinaire et nous rend à lui sans laisser de traces. Parfois elle ne rend rien. Je fais partie de celles qui ont eu de la chance, celles qui ont été remises à leur place initiale sans que personne ne constate l’effraction. Sinon peut-être un léger décalage par rapport à la position d’origine, un déséquilibre tout juste perceptible provoqué par ce déplacement. Mais rien qui indiquerait de rupture avec une version précédente de soi. J’ai conservé mes airs trompeurs de fille à papa, j’ai laissé sans trop m’en préoccuper régner ce malentendu et j’ai continué à imiter encore longtemps cette image-là, accessoire, de moi-même. Et qui devait me rendre par contagion, à mon tour, accessoire.

Certaines ne se remettent jamais. Je le sais car je les ai entendues à la radio ou à la télévision dire: «De cela, on ne peut pas guérir.»

J’ai encore en tête la phrase de l’avocate générale dans son réquisitoire : « un meurtre de l’âme ». C’est en cherchant les coupures de presse que je suis tombée sur cette phrase. Elle m’a paru juste mais je ne suis pas sûre de bien la comprendre.

Je n’ai mal nulle part. Aucun symptôme. Je peux même tout raconter comme ça, d’une traite, sans émotion. Pourtant, j’ai bien eu peur un jour, dans la gangue de la forêt, au milieu des pierres, des injures et du bois mouillé.

On disait que j’allais bien. Je le disais à mon tour pour ne pas décevoir. Et aussi, je crois, parce que c’était vrai.
De toute façon, je ne me sentais pas malade. Peut-être l’étais-je, mais alors tel un malade qui s’ignore. À un certain stade, les maladies de l’esprit sont impossibles à défaire. J’y avais échappé.
À moins que l’absence de symptômes ne soit l’œuvre d’un mal insidieux et clandestin. Avec ces choses-là, on peut tout renverser en son contraire. Même les mots. Il y a ceux que l’on enroule, vélo, volé, lové ; ceux que l’on conjure, peur, pure et repu ; les prénoms qui se retournent en paysages, Mila, Mali, Lima.
Mais le seul qui puisse décrire ça ne permet aucun travestissement. On ne peut en faire l’économie. Ses quatre lettres échouent à former d’autres combinaisons. Au mieux, on peut l’amputer d’un caractère. Cela donne : vil. Ou vol. Ou loi.

Aujourd’hui, je ne peux pas le dire dans sa totalité. L’écrire encore moins. C’est devenu pour moi, l’innommable. Peut-être la seule anomalie qui en découle.

Je vais bien, donc. Puis, il y a appel.
C’est un vingt-deux mars vers dix heures du matin, le deuxième matin du printemps. J’approche ma main, je coupe le son. Inconnu. Je passe mon tour. Inconnu, pas pour moi. J’ai toujours entendu, les inconnus c’est « non ». Encore faut-il savoir le dire. Quand on ne peut pas, il existe d’autres moyens. Le chemin le plus simple vers le « non » n’est pas toujours le mot lui-même.
Dans les récits fantasmés des parents, il est parfois question de bonbons. D’un inconnu à bonbons. On installe cette peur-là dans l’esprit des enfants. Les parents aussi ont leurs contes maléfiques.
L’inconnu insiste. Je l’expédie sur ma messagerie, pas ma voix, une boîte vocale automatique, je prends toutes sortes de précautions. Je pense à un démarcheur. Et puis je ne pense plus à rien. Il n’y a rien à penser d’ailleurs. Des matins comme ça. Des saisons intermédiaires où rien ne vient. On attend quelque chose. Le retour du printemps par exemple. Toujours très attendu. On le guette, il finit par nous prendre de court. Répondeur. Une femme. Capitaine Lepic. Dix-septième arrondissement. Une convocation à récupérer. La cour d’assises de Pontoise. Le mois d’avril. Je ne connais pas de capitaine Lepic ni de Pontoise. Sans raison, j’ai cherché « Pontoise » et j’ai lu « au confluent de la Viosne et de l’Oise ». J’imagine une petite ville replète. Sa gare, ses ruelles, ses commerces. Les places pavées et l’église de Pontoise. Les jurés, les assesseurs, la présidente, l’avocat général, les onze autres filles. Certaines ont changé de nom. Certaines n’étaient plus joignables pendant des années. On m’a dit « il n’y a plus que vous ». J’ai cru que c’était vrai. Que j’étais seule. J’ai cru aux fantômes. Et puis le nom des onze autres est apparu. En toutes lettres sur le papier. Celui de Tiphaine Bonin, je l’ai tout de suite reconnu. Je l’avais déjà entendu au cours de mes multiples auditions avec le capitaine Mentalo. J’en parlerai plus tard si j’en ai le courage.
Onze, c’est beaucoup. Douze avec moi. Une douzaine. Chiffre plein. C’est nous. La petite marchandise de la cour d’assises. Plus facile à conditionner.

Je tente une sortie de l’hiver. Avenue Trudaine dans un sens, square d’Anvers, lycée Jacques-Decour, place Ventura. Escale au magasin de jouets. Je suis la seule cliente de la boutique. L’heure des enfants n’est pas encore arrivée. Pourquoi pas un tambour. Je l’attrape des deux mains. Elles tremblent et je suis certaine que si je parle, ma voix se mettra à trembler elle aussi. Les tremblements gagnent le reste de mon corps, des secousses à retardement qui traversent la décennie pour bouleverser mes gestes alors que quatorze ans plus tôt, dans la forêt, j’avais été d’une immobilité souveraine. Une femme-tronc.
« Tout va bien madame ? » Je paye le tambour, la vendeuse le glisse dans un sac un peu gros. Avenue Trudaine dans l’autre sens, changement de trottoir. Côté impair. Je n’avais pas prêté attention plus tôt au Sacré-Cœur à découvert au travers des branches nues. La basilique paraît, sous ce ciel brouillé, plus blanche que grise. C’est grâce au travertin, cette roche qui prend de l’éclat avec l’âge, que la pluie ne s’infiltre pas. On distingue quelques bourgeons sur les platanes. La sève montée dans les arbres peut provoquer des dérangements d’ordre sexuel chez certains hommes, il paraît. Ce sont des policiers qui l’ont dit à une amie de quinze ans dans les années quatre-vingt.
Je m’arrête devant la vitrine d’un magasin de vêtements. Pour anticiper l’après. Quand ma silhouette aura retrouvé sa forme naturelle. Je n’entre pas à cause de mon sac un peu gros. J’ai toujours été maladroite. Avec mon ventre j’ai besoin de place pour circuler. Un enfant est sur le point d’apparaître. C’est un garçon. Quand on m’a annoncé son sexe, j’ai songé « un garçon, c’est bien. Il sera en sécurité», c’est venu tout seul, je n’ai pas pu l’empêcher. Il paraît que ce n’est pas bien d’avoir ce genre de pensées, il faudrait ne pas se préoccuper du sexe, un garçon, une fille, cela ne fait pas de différence, exit le rose d’un côté, le bleu de l’autre, il n’est pas né, j’ai déjà tout faux. Sauf sur un point. Pour lui, il est préférable que je ne me rende pas à ce procès. Cette réflexion m’a traversée comme un éclair devant cette vitrine. Je n’irai pas. Je suis rentrée d’un pas plus léger avec ma pensée comme un ballon au bout d’un fil.

Le soir, la douleur est là. Tout en longueur, étirée dans ma jambe. Arrivée juste avant la nuit, à pas de velours. Impossible de trouver le sommeil. J’ai d’abord envisagé un problème de position. Je fais quelques pas pour vérifier que je peux encore marcher. J’éprouve une sensation étrange. Comme si ma jambe se dérobait dans le sol. Mais je parviens à gagner la pièce voisine. Beaucoup de choses que je peux faire : rappeler la dame du répondeur, fixer un rendez-vous, attendre le jour du rendez-vous, laisser la confusion s’installer un peu partout, dans mon corps, mon esprit surtout, mon appartement, se répandre dans le regard immense de ma fille, commander un taxi avec la trace obsédante de ce regard.

Cette zone du dos m’est fragile depuis l’enfance. Mon kinésithérapeute me fait souvent observer que je me tiens légèrement voûtée. Un jour, d’un geste, il a redressé mes épaules et souligné de sa voix douce, « c’est rassurant pour un enfant d’avoir une maman alignée ». Ce mot, « alignée », m’est resté.
Depuis, quand je me tiens face à ma fille, je m’applique à détacher des unités de conscience dans la région dorsale. C’est comme enfiler un déguisement. Par un simple roulement d’épaules, je me glisse dans un personnage auquel je m’efforce de correspondre, avec plus ou moins de succès. Toujours est-il que cette douleur en embuscade aurait dû m’alerter.

Je n’ai pas pris la peine de me maquiller ce matin. Habitude que je perds en avançant dans l’âge, alors que cela devrait être le contraire. Il est surtout question d’éliminer tous les gestes superflus. Comme me tenir debout devant un miroir. Adieu les miroirs et les yeux cernés. J’ai entendu : « Ça ira mieux quand le bébé sera sorti. » Il faudrait que les gens arrêtent de donner leur avis. Pouvoir leur dire « ce que vous pensez ne m’intéresse pas ». Oui, ça c’est bien. Ce n’est pas pour les filles dociles comme moi. Trop bien élevée. Tout ce qu’on imagine d’une fille docile. Tout sauf cette phrase dans sa bouche.

Je présente ma carte d’identité aux deux sentinelles en uniforme qui se tiennent devant l’entrée du commissariat du dix-septième arrondissement. Les gars jettent un rapide coup d’œil et s’écartent pour me laisser passer. L’homme derrière la vitre de l’accueil passe un coup de fil pour m’annoncer. J’identifie tout de suite la femme du répondeur lorsqu’elle apparaît. Échange cordial et formel, la plupart des policiers que j’ai croisés possèdent un talent singulier pour maquiller leurs émotions avec les traits de l’indifférence sans paraître malpolis pour autant. Ils connaissent les principes de la distance raisonnable. Comme les médecins.
Certains sont parfois très dégradés. Sûrement qu’ils n’ont pas réussi à la tenir, la distance. Comme ce psycho-criminologue qui m’auditionnait quatre ans plus tôt dans la salle exiguë du commissariat de la rue Chauchat, juste derrière l’hôtel Drouot. C’est moi qui lui avais donné rendez-vous ici. Pour des raisons pratiques. Je l’avais rejoint à l’heure de ma pause déjeuner. L’entrée se faisait dans un demi sous-sol, on descendait quelques marches et on tombait sous la lumière jaune de l’accueil. On m’avait dirigée vers une petite pièce rectangulaire, avec une fenêtre au vitrage opaque qui semblait donner sur un bloc de béton surélevé, un interstice entre deux immeubles. Un homme de taille moyenne m’attendait. Jean, chemise sombre, yeux creusés. Couperose, tabac. Et un regard qui ne s’étonne plus de rien, ni de la violence, ni de ses auteurs. J’ai retenu cette phrase d’un expert psychiatre : « On a besoin que le coupable porte le visage du mal quand il porte celui de l’ordinaire. » On peut tout imaginer derrière un visage. Même l’impensable. Dans leur métier, ils savent ça. Il faut pouvoir le supporter.
Ma perception s’était à son tour déplacée dans un monde défini par de nouveaux axiomes, dictés en grande partie par la crainte et les soupçons. Les policiers évoluaient-ils eux aussi dans ce royaume du danger imminent ?
Je m’étais assise sur une chaise noire en PVC au dossier molletonné – détail insignifiant qui a survécu pour une raison que j’ignore – et j’avais répondu sans plus de formalités aux questions d’usage. D’abord, mes coordonnées. Ça commençait toujours pareil. Nom, âge, adresse, profession. Puis, il m’avait tendu plusieurs planches de photos. Encore des inconnus. Tellement de photos offertes à mon jugement cette dernière décennie. Je savais tout de suite. Au premier coup d’œil. Il n’y était pas. Jamais. Je secouais la tête par la négative avec un certain fatalisme et je rendais le document. Cela se finissait toujours ainsi. Comme cela avait commencé, d’ailleurs. Par le fatalisme. Quand je me suis engagée sur le mauvais chemin parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire.
« Vous êtes sûre de n’avoir rien remarqué ? » « Sûre. » J’ai relevé la tête. « J’aurais dû remarquer quelque chose ? » « Je ne peux rien vous dire. » « Vous avez une piste sérieuse ? » Il refusait de me donner une réponse précise, je n’obtenais jamais rien de concret, les enquêteurs avaient sûrement peur de donner de l’espoir mais la peur et l’espoir n’ont jamais fait bon ménage, c’était soit l’un, soit l’autre, il fallait choisir. J’ai dit que je n’espérais rien. Il a seulement répondu ces paroles sibyllines : « Très bien. » J’avais peur surtout. Du dénouement. Mon amie de quinze ans dans les années quatre-vingt m’a dit ça aussi. Qu’elle n’aurait pas supporté non plus un dénouement.
Il prit ma déposition en répétant ce qu’il écrivait à voix haute, tous le faisaient, je m’étais habituée avec le temps à ce procédé, la traduction de mes pensées à l’oral dans un langage télégraphique pour éviter toute ambiguïté, tout contresens, comme si la pauvreté du style devait faire émerger une certaine vérité. Avant de me voir franchir la porte, il me lança comme dans un film : « Vous vous en êtes bien sortie. » Que voulait-il dire au juste ? Que j’aurais pu être morte ? Comme d’autres peut-être. Ou que je m’étais bien remise. J’avais un travail et je me tenais encore debout, un miracle.

Le capitaine Lepic est déjà en haut des marches. J’ai cherché quelques instants plus tôt à la retenir mais elle n’a pas entendu ma voix. Ah. La voilà qui redescend du premier étage. « Les escaliers, je ne peux plus. » Elle se dirige vers l’ascenseur, je me traîne à sa suite. « J’ai connu ça moi aussi. Mais quand le bébé s’est retourné, plus de douleur, plus rien. » Je lui souris comme je peux. Il me reste quelques réserves de courtoisie pour les cas d’urgence. Elle tape un code qui met l’ascenseur en branle, il fait un bruit de carlingue épouvantable, j’ai l’impression de partir pour la mission Apollo, on est sacrément secouées là-dedans, je comprends pourquoi elle lui préférait l’escalier. Je la suis jusqu’à son bureau, pareil à tous les autres bureaux des commissariats que j’avais fréquentés pour des raisons semblables, l’obscurité, les néons, les dossiers débordant des étagères malgré le semblant d’ordre. Elle me remet un papier sorti du télécopieur, cela fait longtemps que je n’ai pas vu pareille machine, mais dans les administrations publiques, peu de choses me surprennent encore. Ces endroits ont pour moi rejoint l’univers de la fiction. Il doit exister sur le seuil un protocole de déformation invisible qui affecte les gestes, les êtres, les raisonnements et les objets. Tout ce que je peux dire, faire, penser dans ces lieux me paraît toujours irréel.

Elle me tend la convocation. La plupart des caractères sont effacés. Sûrement à cause de sa machine hors d’âge.
L’AN DEUX MILLE DIX-NEUF ET LE …
À LA DEMANDE DU PROCUREUR GÉNÉRAL

Monsieur le Procureur de la République près le tribunal de Grande instance de Pa… élisant domicile…
M. …, Huissier de justice, Audiencier près la Cour… donne citation à Mme F
à comparaître en personne en votre qualité de témoin à l’audience de cour d’Assises qui se tiendra devant…, Nouvelle Cité Judiciaire…
Je relis tout haut : « en personne en votre qualité de témoin ».

« Vous pouvez encore changer d’avis.
— Changer d’avis ? De toute façon, je ne pourrai pas me déplacer.
— Rassurez-vous, j’ai déjà prévenu le greffe. Ne tardez pas à les contacter. »
Elle saisit le document de mes mains. « Voyez ici, vous avez toutes les coordonnées. » Ces informations sont illisibles. Elle repasse tout à l’encre bleue et me rend le papier.
« Si vous décidez de vous constituer partie civile, faites-le vite. Le greffe a insisté, réfléchissez-y bien. Il ne reste plus beaucoup de temps. » J’ai déjà entendu cette phrase, rangée dans un vieux dossier de la mémoire. Prononcée par la juge d’instruction du tribunal de Pontoise. Et voilà que Pontoise refait surface sur la plaine du Vexin. J’avais oublié Pontoise, comme tant d’autres choses. Puis c’est revenu, la pente légère pour monter vers le centre, puis redescendre vers le tribunal. Nouvelle cité judiciaire, 3, rue Victor-Hugo, c’est écrit sur le document. Les immenses parois vitrées du tribunal. Les collines au-dehors. Je n’avais pas dû emprunter le chemin le plus court. Je m’étais arrêtée dans une boulangerie, sur la place de l’église. J’avais acheté un palmier. Et je l’avais mangé dans le train du retour. Le temps nuageux. Le paysage à travers le train, c’était le brouillard harmonique, les sons, les couleurs mélangés. Et cette question en forme de ville revenue me hanter. À cause du mot « témoin ». Qu’on aurait pu remplacer par « rien ». « En qualité de rien. » Autant le dire. Ma voix perdue vers les étages, remontée dans les spirales en colimaçon des commissariats. Remontée vers le silence. Mon silence, comme une entente secrète avec celui qui le réclame. L’accusé dans son box. Cette idée-là m’est insoutenable. Facile à chasser. À portée d’un coup de téléphone.

Pendant le trajet du retour, je parcours le document. Il mentionne mon ancienne adresse. Avenue de Clichy. Ils n’ont trouvé personne de ce nom-là, dans l’ancien relais de poste au troisième étage de l’immeuble sur cour. C’est pour cela qu’il a atterri au commissariat du dix-septième arrondissement. Si j’avais changé de numéro, il aurait pu ne jamais me parvenir. Et je n’aurais rien su du procès.

Les chefs d’accusation, je savais que je les lirais. Que je ne pourrais pas m’en empêcher. Ils sont énumérés tout en bas de la page, en lettres capitales. Je m’arrête sur le dernier: «DÉTENTION ARBITRAIRE SUIVIE D’UNE LIBÉRATION AVANT LE 7e JOUR». Je vois: une voiture blanche de type Clio qui sillonne la banlieue et un bras qui rafle les gamines sur le trottoir des vacances. Pour moi, c’est ça cette phrase. »

Extraits
« Le onze février 2005 n’a vécu dans aucune mémoire, sinon celle de l’administration, un courrier du tribunal de grande instance de Versailles qui indiquait le classement sans suite de mon affaire. La date était surlignée en caractères gras au milieu de la page. C’est là que j’ai réalisé l’ampleur de l’amnésie. Il n’y a pas eu d’après, pas de gestes, de mots ni d’intentions. Tout était resté à l’identique. La vie et ce qui la composait dans les moindres détails. Les jours étaient les mêmes, à s’y méprendre. » p. 45-46

« J’ai attendu qu’il ne revienne pas. Cela paraît insensé. Attendre ce non-retour. Il m’avait dit «tu bouges pas», j’ai pas bougé, c’est tout. Il est parti et j’étais libre. J’ai tardé à réaliser. J’étais sûrement captive d’autre chose. Ou alors, j’avais déclaré forfait. J’ai pensé qu’ils reviendraient à plusieurs. Je ne sais pas pourquoi. Toutes sortes de pensées irrationnelles m’ont étreinte à ce moment-là. Puis plus de pensées du tout. Pousser un cri de délivrance, ou du moins remettre humblement mon corps en mouvement pour dire ma gratitude d’être en vie; cela je ne l’ai pas fait. Le soulagement n’est pas arrivé tout de suite. Est-il jamais venu? Je suis restée figée quelque part dans la saison, «à l’arrêt». L’émotion m’a quittée pour se perdre ailleurs, là-haut, dans le ciel blanc. Mon corps, en partie dénudé, restait immobile et n’éprouvait pas le froid. J’ai vaguement pensé à la stupeur mais je crois que l’état de stupeur doit être plus superficiel et plus bref dans le temps. À moins que ce ne soit la stupeur et la peur additionnés. » p. 58

« Il s’allongea dans l’herbe. Ses yeux avaient bu le soleil. Ils me regardaient. Je lui disais de jolies choses que souvent il me faisait répéter. La portée de ma voix se limitait à ceux qui étaient tout près. Ceux qui voulaient bien m’entendre parler tout bas. C’était ainsi depuis l’enfance. On s’habituait à cet état, légèrement en dehors. Il me dit un jour que ma voix était comme de la porcelaine fêlée, qu’il y passerait bien un coup de polish. » p. 111

« À force, on finit par vivre comme tout le monde, Même si on garde nos petits récits intimes et secrets. Chacun invente ses propres remèdes. Par exemple, Schubert, quintette à deux violoncelles, avènement du possible. De retour chez moi, je l’écoutais en boucle. Sur le trajet, c’était une obsession. Il fallait que je l’entende à nouveau. La grâce des pizzicatos déposés sur une mélodie presque trop belle à entendre qu’elle en devenait douloureuse. La Jeune Fille et la Mort, aussi. Les ciels déchirés de bonté. Il existe cet élan dans la musique de Schubert. Qui donne le sentiment, venu des lointains, non pas que la vie m’appartient, mais que moi je lui appartiens à nouveau, qu’elle me reprend. Comme quand on aime pour la première fois. On regarde les autres et on se dit: «Ils ne savent pas.» On a envie de leur communiquer cette beauté-là. Cette chance, encore devant soi, de connaître. » p. 124

À propos de l’auteur
FOTTORINO_Elsa_©DRElsa Fottorino © Photo DR

Elsa Fottorino est née en 1985. Journaliste spécialisée en musique classique, elle est rédactrice en chef du magazine Pianiste. Elle est l’auteure de trois romans, notamment Mes petites morts et Nous partirons. (Source: Éditions du Mercure de France)

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Alice et les autres

MOESCHLER_alice-et-les-autres RL-automne-2021

En deux mots
Alice Morin souffre d’un trouble dissociatif de la personnalité, c’est à dire que d’autres personnes occupent son corps et ses pensées, une petite fille, un vieux pervers, une femme dévergondée ou encore une infirmière. Après les avoir vus à l’œuvre, son mari et ses enfants témoignant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Toutes ces personnes qui vivent en elle

Dans son nouveau roman Vinciane Moeschler confirme sa virtuosité à explorer les zones troubles en dressant le portrait d’Alice Morin qui souffre d’un trouble dissociatif de la personnalité. Un cas clinique qui est aussi l’histoire d’un amour absolu.

Si la folie conserve un aspect fascinant, l’exploration de cette folie par Vinciane Moeschler est tout aussi fascinante. Car la construction du roman, qui peut dérouter de prime abord, est une vertigineuse mise en abyme de ce trouble dissociatif. Même si dès les premières lignes, «La première fois, c’était à la venue du printemps. Sur le chemin répétitif du collège. J’ai quinze ans» on comprend l’origine de ce mal insidieux qui touche l’adolescente, la romancière prend bien soin de ne pas guider son lecteur, laissant tour à tour parler les différents avatars d’Alice.
Derrière la façade d’un pavillon d’une petite ville des Ardennes, Guy Morin aimerait goûter les charmes d’une vie de famille ordinaire entouré de son épouse et de ses trois enfants. Mais il en est loin, car Alice se transforme et fait courir des risques à la famille. Elle doit régulièrement être internée.
Après avoir croisé Alice, la petite fille à réconforter, on va découvrir Émile, le vieil homme pervers, Betty, la femme dévergondée et Jasmine, la bonne infirmière charitable. Plusieurs identités dont «chacune faisait état d’un caractère, d’une gestuelle ou d’une façon de s’exprimer qui lui était propre, suivant la personnalité qui l’habitait.» Et c’est sans doute là la première des prouesses de la romancière, donner à chacune de ses personnalités son style et son langage. Parler crûment ici, innocemment là, méchamment ici et gentiment là. Fascinant kaléidoscope d’attitudes et de voix qui se succèdent avant de s’effacer par une amnésie. Une amnésie qui n’efface cependant pas la dangerosité d’une telle affection, les comportements borderline. Intuition ou besoin de protection? Alice semble pressentir les crises et trouve régulièrement refuge dans un asile psychiatrique où les médecins cherchent à cerner l’origine du mal, à «réparer les cicatrices invisibles». Une travail de longue haleine que le soignant ne peut que résumer en rappelant qu’il n’a pas les pouvoirs d’un sorcier vaudou, qu’il n’est «qu’un modeste praticien de la médecine occidentale».
De la galerie de personnages, de la voix de l’infirmière et du médecin, le roman prend un tour plus intime, lorsque la parole est donnée à la famille. Guy raconte leur rencontre, sa maladresse et sa conviction, l’amour de sa vie, la naissance de leurs trois enfants et son combat. Suivront les versions des enfants, des deux garçons, puis de la fille jusqu’à un épilogue étourdissant qui fait suite à une tension permanente, inhérente à l’imprévisibilité du comportement d’Alice.
De ce fascinant jeu de miroirs, on ressort impressionné, ému et curieusement ragaillardi. Oui, la lauréate du Prix Rossel 2019 pour Trois incendies a réussi là un roman encore plus ambitieux.

Alice et les autres
Vinciane Moeschler
Mercure de France
Roman
196 p., 18 €
EAN 9782715256682
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé principalement dans les Ardennes, dans une ville baptisée Coroy et dans les environs.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Madame Morin mène une existence paisible entre son mari Guy et ses trois enfants qu’elle élève avec fierté. C’est une mère de famille aimante. Pourtant, se pourrait-il qu’elle mène d’autres vies? Atteinte d’un trouble dissociatif depuis ses quinze ans, elle est en proie à plusieurs personnalités distinctes qui prennent tour à tour le contrôle de sa vie.
En quelques secondes, elle se métamorphose en Betty, Alice et les autres, dont elle ne conserve aucun souvenir. Des séjours répétitifs en clinique psychiatrique lui permettent de se mettre à l’abri. La fascination de son thérapeute suffira-t-elle à la protéger contre elle-même ?
Dans un jeu de miroir qui parle du double, Vinciane Moeschler nous entraîne dans les profondeurs de la folie humaine. Si Norman Bates, mythique figure de Psychose, n’est pas loin, c’est aussi une formidable histoire d’amour qui nous est contée ici.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Le carnet et les instants (Véronique Bergen)
Blog kimamori
Blog Les Chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)

Les premières pages du livre
« La première fois, c’était à la venue du printemps.
Sur le chemin répétitif du collège.
J’ai quinze ans, je shoote dans les cailloux gris et calcaires avec la pointe de mes tennis.
Je longe les haies, celles qui seront bientôt parsemées de fruits rouges.
À mains nues, j’arrache d’un geste machinal les hautes herbes qui se trémoussent au vent piquant.
Je respire l’odeur d’une branche de lilas.
Mon sac lourd contient les manuels scolaires que je n’ouvre jamais.
Pliée sous le fardeau, je me traîne.
Lorsque j’entends le vacarme du train sur les rails, je sais que j’approche de la gare.
Sans vraiment m’en rendre compte, j’ai déjà parcouru plus de la moitié du trajet jusqu’à l’école.
Au moment de passer sous le pont, je trébuche.
Mon pied cogne un pavé.
J’en profite pour ralentir l’allure.
Je vais encore être en retard et subir les remarques de Mlle Leclerc.
Cela lui plaît de me sermonner devant toute la classe.
La honte, encore.
La honte habite ma vie.
Je voudrais être ailleurs, prendre des chemins de traverse, me perdre dans la nature, plus infinie que les contours rétrécis de mon quotidien.
Un peu lasse, je m’assieds sur un muret à l’écart de la route.
Sans bouger.
Une petite morte. Un cadavre sans histoire. Une rien du tout.
Une ligne d’horizon, sans moi.
J’ai le souvenir de mes jambes qui pendent dans le vide.
Dans un ballet funeste, une jeune abeille zigzague devant mon visage.
Je me vois encore agiter les mains.
Puis, les coller contre mes tempes.
Les masser doucement parce que ma tête est douloureuse.
Une torture.
Je ne peux que fermer les paupières.
Le vent m’effleure.
Elle continue de virevolter autour de moi.
Je la chasse.
Laisse-moi !
Elle insiste.
Pressée de butiner, la voilà qui se pose sur une fleur, s’enroule dans la lumière.
Mes yeux se plissent, des larmes glissent.
J’ai mal. Je perds le contrôle de mon corps.
Soudain, une main.
Sur mon épaule.
Mademoiselle ?
Le contact est à la fois doux et ferme.
Hé, hé, réveillez-vous !
Une voix de femme.
Que faites-vous ainsi couchée, à cette heure tardive ?
Je suis allongée sur un banc.
Un long banc vert à lattes inconfortables.
Comment vous appelez-vous ? me demande-t-elle avec sollicitude.
En me redressant, je découvre la place d’une ville que je ne connais pas.
Il fait nuit.
Presque froid.
Je distingue, les paupières mi-closes, des lumières qui proviennent d’un restaurant.
Quelques rires s’en échappent.
C’est quoi votre petit nom, mademoiselle ?
Dans la poche de mon jeans, un billet de train. Mon sac a disparu.
Je vous ramène chez vos parents ?
Elle est délicate, comme son geste. Protectrice, avec de beaux cheveux blonds.
Je ne sais pas quoi répondre.
J’ignore où je suis et comment je suis arrivée dans cet espace inconnu.
Il y a deux minutes j’étais près de l’école.
Sur un muret. Pas loin du train.
Et maintenant ici.
Pourquoi ? Depuis combien de temps ?
Aucun souvenir auquel me raccrocher.
Ma mémoire n’est inscrite dans rien.
La femme est penchée vers moi. Je lui demande : il est quelle heure ?
Tard, 22 heures.
Elle est attentive à ma main qui gratte avec fureur ma peau enflée.
Mais vous avez été sacrement piquée !
J’ai le souvenir.
D’une abeille.
Et puis rien, plus rien.
Vous avez bien un prénom ? insiste-t-elle.
Alice, je m’appelle Alice.
*
La seconde fois, je viens d’avoir seize ans.
Une frange trop longue cache mes yeux.
Aux obsèques de Papi, deux de ses anciens collègues, Raymond et le macaroni, comme ils le surnommaient, me présentent leurs condoléances.
Ils baissent la tête.
Pourquoi ne soutiennent-ils pas mon regard ?
Je leur dis poliment merci parce que Mamie me donne un petit coup de coude dans les hanches.
Un peu de courtoisie, s’il te plaît.
Mamie pleure.
Sa pension ne représente pas grand-chose.
Mamie pleure sur elle-même.
Comment faire avec le peu qu’il lui laisse ?
Qu’est-ce que je vais devenir ! répète-t-elle.
Nous sommes quatre face au cercueil. Plus nombreux que lorsqu’il était subclaquant, en soins palliatifs.
L’enterrement de Papi est expédié.
Ma grand-mère me prend par la taille.
Viens, on rentre, me dit-elle.
Je passe mon brevet dans quinze jours, je dois travailler.
Elle, avec ses jambes trop lourdes, ce sont ses varices qu’elle doit supporter.
Son vieux sous terre, elle va pouvoir traîner au lit.
Nos territoires ne se rencontrent pas.
Sur la table du salon, j’ordonne mes bouquins.
Cette pièce m’a toujours oppressée, tous ces cadres qui surgissent du papier !
Des portraits. De toutes les époques.
Des portraits de lui. Que de lui. Du défunt, je veux dire.
Pas de place pour Mamie, pour moi ou Maman.
Je les décroche un à un.
Pour le bien de ma grand-mère.
Prendre soin de Mamie, c’est important pour moi.
Si elle rouspète, je lui demanderai : est-ce bien utile de repenser au passé ?
Elle haussera les épaules sans doute.
Je consigne délicatement les cadres dans une vieille boîte.
Au cas où une poussée de nostalgie viendrait l’égratigner, je trouve même une petite place pour la ranger afin qu’elle soit accessible pour Mamie.
Là, dans la cuisine, sur le premier étage de l’armoire.
À côté des poubelles.
Ses vêtements, je pense qu’il serait généreux de les donner aux sans-abri.
Ils prennent de la place dans la garde-robe.
Je n’ai pas osé le faire avant, lorsqu’il était à l’hôpital, des fois qu’un miracle se serait produit.
Ça aurait été stupide.
Je jette le tout à terre et l’enfouis dans un grand sac.
Voilà qui fera des heureux.
Je l’embarque au rez-de-chaussée, sors dans la rue pour le porter directement au tri du centre d’accueil.
J’ai tellement bourré le sac que des bouts de tissus dépassent.
J’en reconnais un de son vieux pantalon bleu élimé.
J’en peux plus de tirer cette saloperie de merde de sac.
Il se met à pleuvoir.
Saloperie de merde de sac.
La lumière est forte.
Elle m’abîme les yeux.
Éteignez cette lumière, je vous en prie.
Un rayon de soleil écrase mon visage de chaleur.
Ma tête, ma tête, elle va éclater.
Est-ce que je perds conscience ?
Je suis au bord d’une rivière.
Sur mon corps, des vêtements d’homme.
*
Le mois suivant, nous vidons la maison, balançons nos souvenirs et nous installons, ma grand-mère et moi, dans un deux pièces.
Lugubre.
*
Sept ans plus tard, je la fourre au « Jolis Tilleuls ».
Bon débarras !

Clinique Saint-Charles, Unité psychiatrique
ALICE
Je suis une sale gamine.
Mais non, me dit l’infirmière. Tu dois juste nous obéir… Tiens prends ça, mets-le sous ta langue, attends que ça fonde et puis avale.
Les enfants ne peuvent pas prendre de médicaments !
Certains si, poursuit-elle.
Après, je pourrai regarder un dessin animé ?
Tu pourras. Avale d’abord.
Emmener Sophie avec ?
Oui, mais pas…
Pas mon biberon !
Elle a raison, Jasmine. À sept ans on n’est plus un bébé.
Jasmine est mon infirmière de référence. Je l’adore. Elle a un drôle de nez tout rond. Pourtant elle est sévère. Un nez rond ne veut pas dire un nez de clown.
La nuit quand je fais des rêves bizarres, c’est elle que j’appelle.
Sa main ne refuse jamais une caresse réconfortante.
Quand elle retourne dormir dans sa maison, Emma prend sa place.
Emma n’a aucune patience. S’énerve vite, est pressée, toujours pressée.
Rendors-toi, grogne-t-elle au lieu de me consoler comme on console une enfant.
Je sais qu’elle me souhaite une bonne nuit pour se débarrasser de moi.
Puis, elle claque la porte, exprès, très fort. Pour me faire sursauter.

ÉMILE
Saloperie de merde, doucement la porte.
Cette chienne n’arrête pas de faire du bruit… Dans les hôpitaux c’est toujours pareil, aucune intimité, on nous traite comme des numéros.
Ce que je veux c’est qu’on me foute la paix.
J’ai pas voulu être ici moi. Ils m’ont enfermé dans cette piaule. Bordel. Enfermé, pris au piège.
Comme un rat.
Aucune visite, mes objets personnels ont disparu.
Et comment je fais pour me raser ?

BETTY
Ce bar est mon repère.
Je fume, je bois, je traque.
Ce bar est coincé dans le faubourg d’une ville provinciale qui sent le sexe des hommes seuls. Il n’y a pas de place pour Dieu, il y a de la place pour moi et mon T-shirt trop court. Mes jupes en acrylique, fendues, bon marché.
Je suis un courant d’air.
Eux, les prédateurs adipeux sur qui je fracasse ma vie nauséabonde, ne remarquent rien.
Ils me baisent. Je les hais.
Et je danse au milieu du bar.
Au déclin du jour.
La musique est lourde comme les corps qui se donnent.
Je mate leur calvitie, leur ventre bedonnant.
Et j’avale une gorgée d’alcool trop fort.
J’observe.
La détresse des hommes vieillissants.
Il n’y a qu’une frêle mouche qui soit capable de se faufiler au milieu des volutes de fumée.
Ici le tabac est brun. Les odeurs de friture pas très loin. L’atmosphère moite.
La vulgarité des lieux qui ne rime avec rien.
Et dire qu’il existe d’autres vies possibles.
Des vies qui se tiennent debout, par-ci, par-là. Pas des vies trébuchantes comme la mienne. Qu’est-ce que je fiche là ?

Coroy, Ardennes
MME MORIN
En ouvrant les volets ce matin je contemple le ciel bleu, et pense à ma fille.
À son examen de biologie.
Un ciel si joyeux ne peut que lui porter chance.
C’est du reste ce que je lui dis : regarde, le ciel est joyeux.
Elle me répond que joyeux est une expression complètement naze !
On dit le ciel est bleu. Tout simplement.
Regarde, le ciel est bleu tout simplement.
Son visage chiffonné est à demi enfoui dans l’oreiller.
J’observe sa petite mèche de cheveux, frisotant au creux du cou.
Elle doit sentir l’odeur âcre du sommeil c’est sûr, comme lorsqu’elle était petite.
Je la reniflerais bien.
Je n’ose pas.
Pas de temps à perdre, il y a encore ses frères à réveiller.
Allez debout, les garçons.
Ces deux-là, ce sont des grognons au réveil, mais une fois qu’ils ont avalé leur bol de céréales, la journée peut commencer.
Comme chaque matin, ça va être le stress.
Celui de nous installer tous les quatre dans la vieille Citroën avec l’angoisse qu’elle ne démarre pas.
Guy prend la Twingo, il ne peut pas se permettre d’être en retard.
Il faut rouler prudemment. Parfois, la visibilité est limitée lorsque la nappe de brouillard s’agrippe aux troncs noueux.
Dans notre région les arbres sont solides, solides comme les gars de chez nous.
Enfin, parfois c’est juste une apparence. Un gros coup de vent et voilà qu’ils se cassent en deux.
Au moment de longer la forêt, j’ai une attention particulière pour le gibier. Il traverse avec une désinvolture effrayante. Ceci dit, on a encore la chance de vivre dans un environnement où la nature nous dicte sa loi.
Lorsque j’arrive à l’école, avec tous ces véhicules qui jouent aux autos tamponneuses, il me faut trouver une place dans le parking.
J’estime qu’il est important de prendre le temps d’accompagner ses enfants jusqu’à la porte d’entrée. Les parents qui déguerpissent pour aller travailler me désolent.
Moi je les embrasse à tour de rôle. Leur murmure une petite phrase à chacun, juste quelques mots pour accompagner leur journée.
Prends soin de toi Lou, ma chérie. Courage pour ton examen !
Henri, tu as oublié de te laver ! Tu as encore tes moustaches de chocolat… Attends que je frotte ta frimousse. Maintenant, file, au revoir petit chat.
Max, qu’est-ce qu’il y a mon cœur ?
Tout en agrippant ses doigts à ma veste, il me dit de sa voix éraillée qu’il a mal au ventre.
Des petites mains de rien du tout et des yeux qui cherchent les miens. Ça donne envie de dire : viens mon fils, je t’emmène avec moi.
Des gouttes perlent sur ses longs cils recourbés.
Maman, ze veux pas aller en classe.
Il zozote quand il est contrarié.
Et si je soufflais sur ton ventre, pendant que tu penses à ce que tu voudrais faire en rentrant à la maison tout à l’heure ?
Je fais souvent ça quand il n’est pas bien, mon Max.
Il fait un oui de la tête.
Il souhaite toujours la même chose : aller rendre visite à Hubert, le vieil âne du voisin.
Tu as déjà dit à Mlle Violaine, ta maîtresse, que toi aussi tu aimais les bêtes ? Tu lui as parlé de Billie, notre fidèle chienne ? Raconte-lui… N’est-ce pas aussi son animal préféré, le chien ?
Il boude toujours. Sa main moite dans la mienne.
T’oublieras pas, dis, Maman, de venir me chercher ?
En reprenant ma voiture, j’ai une boule à l’estomac.

Clinique Saint-Charles, Unité psychiatrique
BETTY
Mon corps leur appartient.
Je leur en fais don, cela me rend plus forte.
Dans les toilettes du bar, je fais ça.
Celui-là est râblé et taiseux.
Il se presse contre mon dos, me plaque contre le mur, je sens sa queue, sa main qui cherche mon cul.
Il dispose de moi comme d’un objet.
De mes nichons et du reste.
Je ne ressens rien.
Je fais ça avec d’autres aussi.
Je fais ça jusqu’à en perdre la raison.
Je répète ce qu’ils me demandent de dire : oui prends-moi, continue, encore.
Quand ils me traitent de pute, je fais semblant.
Dans ma tête je pense à autre chose.
J’imagine.
La mer est devant moi. Sauvage. Dégoulinante de beauté. Elle se fracasse.
Écoute.
Le bruit du ressac.
Il couvre leurs bruits à eux. Je ferme les yeux, la lumière virevolte sous mes paupières.
Dans ma tête, je me passe un film.
Un dauphin surgit de l’écume par inadvertance, en bordure de la vie réelle. Il me montre que tout ça, c’est rien.
Écoute.
Le vent.
C’est essentiel.
Il semble vouloir chasser la présence des mouettes qui se prélassent sur la jetée. Mais elles résistent.
Écoute mieux.
La Tosca de Puccini.
Non, surtout ne pleure pas.
Je ne suis ni triste ni révoltée. Non.
Je ne suis rien.
Pourtant.
Mon imagination est vaste et personne ne peut s’y installer.
Pas même toi qui me défonces le corps.
Personne.
ALICE
Pardon, pardon.
C’est pas grave, calme-toi.
Mais j’ai fait pipi… C’est tout mouillé maintenant.
Calme-toi, enfin.
Oh non, que va dire Maman ?
Ta maman n’est plus là, Alice. Tu es dans une clinique, souviens-toi.
Ça pue.
On va changer les draps.
Je vais vous aider.
Non, toi tu vas prendre une petite douche. Je m’occupe des draps.
Merci, merci beaucoup.
Je marche dans le couloir.
Je marche jusqu’à la douche en pensant à ma maman.
Sur la pointe des pieds. Sophie contre moi.
Je marche en regardant à terre pour que personne ne me voie.
Une dizaine de pas séparent ma chambre de la salle de bains.
Dix petits pas.
Tout un monde.
L’eau coule lentement sur mon corps.
Je lape les gouttes fraîches. J’attrape le savon que j’ai fait glisser entre mes cuisses.
Sur mon sexe.
Ça me dégoûte.
Je frotte, frotte.
Des longues stries se forment sur ma peau frissonnante. Du sang s’est mélangé à l’eau.
Je ne redoute pas la douleur.
Je continue.
Pour me punir.
À sept ans, on ne fait plus pipi au lit !
Je suis une sale gamine.

Coroy, Ardennes
MME MORIN
J’ai arrêté de travailler quand j’ai eu ma première.
J’aime mes enfants. Ils sont ma raison de vivre.
Quand Max est entré à l’école, j’ai songé reprendre mon métier d’assistante maternelle.
Mais Guy, Guy c’est mon mari, m’a laissée décider : fait comme tu le sens. Pour l’argent, on s’arrangera toujours. Mon amour, je veux que tu sois heureuse.
J’aime mes enfants. Autant que mon mari. Il est ma raison de ne pas mourir.
Pourtant, parfois, un sentiment de vide m’envahit.
Avant, il y avait les jeux bruyants des jours de pluie, les maladies infantiles en pyjama, les premières lectures paresseuses et l’innocence des mots. Les rires spontanés. Des moments minuscules et fulgurants.
La vie qui bouge.
Simplement.
Maintenant qu’ils vont à l’école, la maison est calme pendant la journée.
J’ai tout mon temps.
Dans le fond, je crois que mon mari est heureux que je puisse demeurer tranquillement chez nous au lieu de me stresser avec des enfants qui ne sont pas les nôtres.
Les journées d’une assistante maternelle sont éreintantes.
Guy s’inquiète toujours.
Mon mari souhaite mon épanouissement.
Mon mari sait ce qui est bon pour moi.
Le ménage, je le fais chaque jour un petit peu.
Ça sent le propre chez nous.
S’il n’y a pas beaucoup de photos, c’est parce que les souvenirs, je les tiens à distance. Ne pas s’attendrir.
Aller de l’avant.
Il y a pourtant quelque chose du passé qui me réconforte. »

Extraits
« Elle avait quitté son comportement d’enfant, paraissait sereine.
Si elle ne faisait aucune référence à une famille quelconque, c’est parce qu’une amnésie quasi totale de son passé semblait s’être installée. Elle me posait question.
À partir de quand? Dans quelles circonstances? Accident? Trouble cérébral?
Au bout de quelques mois d’hospitalisation, ma suspicion s’est révélée exacte.
Sa personnalité a recommencé à se fractionner en plusieurs identités.
Chacune faisait état d’un caractère, d’une gestuelle ou d’une façon de s’exprimer qui lui était propre, suivant la personnalité qui l’habitait.
J’ai rencontré ses alters, comme on dit, ses autres personnalités. J’en ai compté quatre.
Comment vous expliquer…
Se dissocier, c’est perdre conscience, en mettant en place des mécanismes de protection, suite à un vécu traumatique.
Quel traumatisme?
Là est toute la question! À l’époque, si j’en avais connu l’origine, cela m’aurait permis de travailler avec elle dans ce sens. Et de gagner du temps.
Le diagnostic de la maladie psychique peut parfois prendre des dizaines d’années.
Après, il faut réparer les cicatrices invisibles. Exorciser Les alters,
Je n’ai pas les pouvoirs d’un sorcier vaudou, je ne suis qu’un modeste praticien de la médecine occidentale. » p. 129

« Moi-même, il m’arrivait de douter.
J’étais mal à l’aise face à mes collègues.
J’ai insisté: pensez à la honte qu’elle ressent.
Je reste persuadé que dans son inconscient, Mlle Mercier sait, même si elle oublie, que vous l’avez déjà vue en Alice, la petite fille à réconforter, en Émile, le vieil homme pervers, en Betty, la femme dévergondée, ou en Jasmine, son alter le plus bienveillant, la bonne infirmière charitable.
Quant aux patients de la clinique, eh bien la confrontation avec les différentes personnalités de votre épouse à fortement perturbé leurs certitudes.
Côtoyer la grande folie n’est pas aisé.
Elle était parfois intrusive, agaçait.
Les plus compatissants cherchaient à la comprendre et à la protéger. » p. 132

À propos de l’auteur
MOESCHLER_Vinciane_©Celine_LambiottezVinciane Moeschler © Photo Céline Lambiottez

Vinciane Moeschler est née en 1965 à Genève. Sur son site internet, elle se présente ainsi: «A 20 ans, carte de presse en poche, je quitte Genève pour Paris. Pendant douze ans, je vis au cœur du quartier des Halles, côtoie les cafés de la rue Montorgueil et les artistes de la fin des années 80’ avec qui je réalise des interviews pour différents magazines francophones (La Tribune de Genève, Le Soir, Paris Match, Biba, Elle Belgique, Elle Québec, l’Hebdo ….). Ils sont célèbres ou débutants, passionnés, “borderline”, écorchés, vaniteux parfois. Il y a la touchante beauté d’Audrey Hepburn quelques semaines avant sa mort, la tendresse de Léo Ferré, les cinq heures interviews avec Jacques Higelin, le rire de jeune fille d’Arletty, la parole précieuse de Jean Marais.
A New York, Arman, le collectionneur compulsif me reçoit dans son loft de Washington Street, Botero dans le confort bourgeois de son appartement parisien et César en peignoir blanc au sortir d’un sauna. Il y a les autres: Wim Wenders, Sonia Rykiel, Claude Simon, Philippe Sollers, Ettore Scola, Alain Delon,Youssef Chahin, Jean Luc Godard, Théodore Monod, Kenzo, Claude Berri, Etienne Daho, Pierre et Gilles, Bettina Rheims, André Dussolier, Elisabeth Badinter, Antonio Saura, Robert Doisneau, Edouard Boubat, Jeanloup Sieff, Willy Ronis, Helmut Newton, Jacques Henri Lartigue, Sarah Moon… Et puis, la rencontre avec le mythe. Le mythe Sagan. Elle m’entraîne au Casino de Deauville ; une belle complicité s’installe.
Lorsque je quitte la France, c’est pour aller voir ailleurs. Voir, mais aussi écouter, humer, palper, ressentir… Dénoncer le monde, gratter là où ça fait mal, sentir vibrer notre planète, se poser des questions sur notre société. Errer aux quatre coins des cultures. Quelques mois en Tunisie, en Polynésie ou au Brésil. Plusieurs années au Sénégal et en République dominicaine. C’est l’époque des grands reportages : le Chili, trente ans après Allende, les nouveaux griots de la musique hip hop du Sénégal, la double vie des Iraniennes à Téhéran, les enfants des rues de la Boca à Buenos Aires ou encore les derniers esclaves des « bateys » en République Dominicaine… J’aime de plus en plus écrire. Après un premier roman publié à 25 ans, trois autres suivent aux éditions de l’Age d’Homme. Encouragée par des bourses et résidences, je navigue vers d’autres écritures: textes de chanson, scénarios et réalisation de documentaires radiophoniques pour la RTBF/France Culture.
Mais un vieux rêve trotte toujours dans ma tête : le cinéma. Après des formations de scénariste et de réalisation (Sorbonne Nouvelle, Conservatoire d’Écriture Audiovisuelle à Paris), je deviens lectrice pour la Commission Fonds Sud (C.N.C). Et c’est pendant l’été 2006 que je tourne “Hannah” mon premier court métrage de fiction.
Aujourd’hui, j’habite à Bruxelles, ville chaleureuse et bouillonnante comme je les aime. Comme le journalisme mène à tout (à condition d’en sortir!), j’anime des ateliers d’écriture et je créé les ateliers du “Coin Bleu” que je dirige pendant quatre ans. Depuis plus de dix ans, j’ai intégré le service thérapeutique et artistique d’un grand hôpital psychiatrique bruxellois où j’initie les autres à mes petites combines d’écrivain! »

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