Déchirer le grand manteau noir

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En deux mots
Quand un huissier lui notifie sa convocation au tribunal, Lucie se voit projetée vers un passé qu’elle essayait d’oublier. Vers le rejet de sa mère, l’indifférence coupable de son père et les peurs de la fratrie, sans oublier les viols à répétition de son grand-père. Elle va désormais devoir se battre pour empêcher ses parents de voir ses enfants.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La mal-aimée

Dans ce bouleversant premier roman, Aline Caudet raconte le calvaire que subit Lucie au quotidien au sein d’une famille qui la rejette. Violence, privation et viols dont elle aura beaucoup de peine à s’extirper. Un récit d’autant plus glaçant qu’il s’inspire du vécu de l’autrice.

Lucie a construit un bonheur simple, entouré de son mari Arnaud et de ses trois enfants, Anna, Théo et Amandine. Une vie paisible soudain bousculée par une assignation en justice. Ses parents réclament le droit de voir leurs petits-enfants. Un choc d’autant plus fort qu’il ravive un passé douloureux.
Un passé auquel Lucie va à nouveau devoir se confronter pour se défendre, pour empêcher cette ignominie. Car ses parents l’ont fait souffrir durant tout le temps où elle a vécu avec eux.
D’abord ignorée par sa mère, elle va devenir au fil des jours le paria de la famille, celle qui est systématiquement rejetée et se verra interdite de partager la table familiale. «Je dois rester à part, seule dans ma chambre. Ma sœur vient me chercher quand il n’y a plus personne dans la cuisine, là je suis autorisée à descendre.» Elle peut alors manger les restes si sa mère ne la chasse pas avant.
Une situation que son père constate et accepte, préférant détourner le regard que d’affronter cette furie hystérique. La fratrie, quant à elle, va adopter une position neutre, voire hostile. Sauf sa sœur Estelle, qui va payer très cher ses tentatives de révolte face aux traitements inhumains infligés à sa sœur. Et qui vont perdurer au fil du temps, car personne ne vient rendre visite dans leur maison délabrée et isolée dans la campagne des alentours de Clermont-Ferrand.
Et toute tentative d’appeler au secours est bien trop risquée. «Si j’explique comment je suis traitée à la maison, mes parents, furieux, se retourneront contre moi. J’imagine bien la dame des services sociaux venir avec sa mallette remplie de dossiers, sortir une feuille, un stylo, et poser des questions à mes parents. (…) Elle repartirait, me laissant seule avec mes parents fous furieux. On n’enlève pas comme ça un enfant à sa famille. Je ne sais pas jusqu’où peuvent aller les représailles si je brave cet interdit: rien de ce qui se passe à la maison ne doit sortir du strict cadre familial. Ma mère n’a pas besoin de le formuler, nous le savons.»
À l’extérieur, on donne l’image d’une famille unie, on accepte les invitations, notamment chez les grands-parents. La grand-mère attentionnée qui redonne du courage à sa petite-fille en lui donnant l’affection qui lui manque tant. Mais aussi la grand-mère qui s’interdit de demander ce qui se passe dans le bureau du grand-père quand, après le repas le patriarche s’isole avec l’une de ses petites filles. Lucie, Estelle et Madeleine sont violées. Comme le confessera plus tard Madeleine, la décision est alors prise de cesser ces visites dominicales. «Les parents n’ont pas cherché à savoir dans quel état moral nous nous trouvions ni à nous apporter un quelconque soutien psychologique. Ils n’ont pas voulu porter plainte contre le grand-père incestueux. Ils se sont justifiés en disant vouloir préserver la réputation de la famille alors qu’un procès contre le grand-père aurait aidé leurs filles à comprendre la gravité des actes dont elles avaient été victimes, et à se reconstruire. En revanche, ils font à présent un procès à leur propre fille sans se soucier qu’il contribue par là-même à nous détruire.»
Aline Caudet, qui écrit sous pseudonyme, a scindé son roman en trois parties dans lesquelles elle retrace la vie de Lucie jusqu’à son départ du domicile, ses premiers pas de femme à la recherche d’un équilibre avec le lourd lest de son traumatisme et les moyens très limités dont elle dispose et enfin le déroulé de cette action en justice qui va prendre des années jusqu’au jugement.
Si on est forcément sidéré par ce drame, saisi d’effroi par des scènes dramatiques, on ne peut à l’inverse qu’être admiratif de la manière dont, petit à petit, la fillette, l’adolescente et la jeune femme vont parvenir à se défaire de ce carcan, de ce grand manteau noir qui l’empêche de se mouvoir. La force de ce roman tient sans doute dans cette énergie, cette volonté de plus en plus farouche de s’en sortir. Un peu comme dans L’enragé de Sorj Chalandon où un garçon s’évade du bagne où il est retenu et va chercher à se reconstruire. Entre horreurs et résilience, la voix reste étroite et parsemée d’embûches, mais elle existe. La plume d’Aline Caudet est là pour nous le rappeler.

Déchirer le grand manteau noir
Aline Caudet
Éditions Viviane Hamy
Premier roman
312 p., 21 €
EAN 9782381400365
Paru le 23/08/2023

Ce qu’en dit l’éditeur
Mariée et mère de trois enfants, Lucie a tout pour être heureuse. Alors qu’elle vient d’emménager et a pris soin de ne pas communiquer sa nouvelle adresse, les fantômes du passé frappent à sa porte. Victime d’humiliations et de violences infligées par ceux qui devaient la protéger durant son enfance, Lucie a dû se battre pour exister.
Convoquée chez un huissier, elle apprend que ses parents réclament le droit de voir ses enfants. Afin de mettre ces derniers hors de danger, elle sollicite l’aide de ses amis et de ses proches. Au gré des attestations qui lui parviennent ressurgissent de douloureux souvenirs. Bien décidée à protéger ceux qu’elle aime, Lucie va devoir faire face à un implacable engrenage judiciaire, révélant au passage de terribles secrets de famille. Déchirer le grand manteau noir d’Aline Caudet est un roman poignant qui dénonce les violences physiques et psychologiques. C’est aussi la chronique d’une patiente reconstruction de soi grâce à l’amitié, la solidarité et l’amour sans faille de héros ordinaires.

Les critiques
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20 minutes
La Voix du Nord (Isabelle Ellender)
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Aline Caudet présente son roman lors d’une rencontre en ligne © Production Un endroit où aller

Les premières pages du livre
« PREMIÈRE PARTIE
RATTRAPÉE PAR LE PASSÉ
Coup de tonnerre
La sonnette retentit. Je sursaute, mon bébé dans les bras. Je ne comprends pas, j’ai pris soin de ne pas donner ma nouvelle adresse. Seuls quelques amis sont au courant. À chaque visite impromptue, j’ai beau me raisonner, une profonde angoisse m’étreint. Pourtant, ce mercredi matin, avec mes trois enfants, la journée a débuté sereinement. La sonnerie se fait à nouveau entendre, insistante. Je pose ma fille dans son lit, elle pleure aussitôt. Je traverse la chambre de mon fils et regarde par la fenêtre. Je les vois immédiatement. Je reconnais leur uniforme bleu marine. Mes jambes flageolent.
— Qu’est-ce qui se passe, maman ? Qui sonne ? interroge ma fille aînée.
C’est la police. J’ai une boule dans la gorge. J’essaie de me rassurer : mes enfants sont auprès de moi. Mon mari ? Nous nous sommes parlé au téléphone tout à l’heure. Alors, tout va bien. Je sais que je n’ai rien fait de mal. Et pourtant, je tremble, mon cœur s’emballe. Ils sont toujours là. Nouvelle injonction. J’ouvre.
Les policiers m’apprennent qu’un huissier cherche à me joindre.
— Vous n’êtes pas dans l’annuaire et, à votre ancienne adresse, le propriétaire n’a pas voulu lui donner vos coordonnées.
— Oui, nous avons fait cette recommandation en insistant sur son importance.
— Alors l’huissier nous a contactés et votre ancien propriétaire nous a finalement indiqué votre adresse.
— Mais nous n’avons pas de problème d’argent, pourquoi un huissier ? Je ne comprends pas.
Ma voix tremble.
Les policiers m’expliquent que les huissiers ne s’occupent pas uniquement de saisir des biens, ils ont de nombreuses autres fonctions, et celui-ci doit me remettre en main propre un document à son étude.
Je dois m’asseoir. Les deux hommes font preuve d’une extrême gentillesse et veillent à ne pas trop me brusquer. Mais je n’arrive pas à me relever. Ils s’approchent des enfants, leur sourient, puis reviennent vers moi.
— Ça va aller, madame ?
J’observe mon fils, ma fille, et vois leurs yeux effrayés, la force me revient. Je me lève.
— Oui, merci.
— Si on peut faire quoi que ce soit pour vous, n’hésitez pas à nous appeler, on viendra.
— Merci, merci beaucoup.
La porte à peine refermée, je téléphone à mon mari Arnaud qui note les coordonnées de l’huissier, puis me rappelle vingt minutes plus tard. Je l’écoute sans dire un mot et raccroche, anéantie. Le manteau noir, ce lourd et grand manteau noir de mon enfance… Ça recommence.

Garfeuil
Je me revois à six ans et j’ai peur. J’ai peur de croiser mon frère dans l’escalier, peur de ses paroles blessantes, peur de mon père qui en rentrant demandera : « Qu’est-ce qu’elle a encore fait ? » Mais j’ai surtout peur de ma mère, de son regard chargé de haine, de colère et de beaucoup d’autres choses qui font que je me sens si sale, si mal, que je voudrais ne plus exister du tout…
Tout a commencé quand nous avons emménagé dans cette maison à la campagne, quelques mois plus tôt. Nous avons quitté Clermont-Ferrand pour le hameau de Garfeuil. Mon père n’a pas toujours travaillé la terre, il a d’abord exercé plusieurs petits boulots en ville. Il a été employé dans une usine de biscuits – il nous en rapportait parfois. Il a aussi travaillé dans un magasin d’électroménager dont il nous parlait souvent. Je vois encore son air radieux quand il nous donnait des autocollants. Mais ce qu’il voulait avant tout, c’était cultiver la terre.
*
Je me souviens de ce jour où mon père nous a dit :
— On quitte la ville et on s’installe à la campagne, j’ai acheté des vergers !
Il affiche un sourire jusqu’aux oreilles, celui des grands jours, des grandes joies. Ma mère ne prononce pas un mot. Partage-t elle l’enthousiasme de son mari ? Je ne sais pas, mon regard reste fixé sur mon père. Son bonheur irradie. Nous, les enfants, sommes un peu perplexes : partir à la campagne, quitter les copains et notre vie, l’idée ne nous fait pas sauter de joie.
Quelques semaines plus tard, nous partons découvrir notre future maison et ses environs. Après une bonne heure de trajet, nous quittons la nationale pour nous engager sur une toute petite route qui enjambe une rivière aux berges ombragées, je m’émerveille. J’ai l’impression que nous sommes partis à l’autre bout du monde. Tout semble si calme, si paisible. Nous laissons sur notre gauche un château où, plus tard, nous ferons du baby-sitting, ma sœur et moi, puis nous tournons à droite. Trois cents mètres plus loin, un panneau indique : « Métairie la Trigaudelle ».
— Voilà, c’est chez nous ! annonce mon père avec fierté.
La voiture se gare devant une vieille bâtisse. Je vois du gris, beaucoup trop, tout est terne, triste. Pas de volets, pas une fleur, aucune couleur. Je ne détache pas mes yeux de la façade du bâtiment : c’est un long et gros bloc rectangulaire décrépit. Je n’imagine pas que l’on puisse vivre là. Mon frère et ma sœur partagent mon inquiétude.
— C’est vraiment là qu’on va habiter ? interroge Sylvain.
— Oui, répond mon père, enthousiaste. Je vais vous montrer l’intérieur, vous verrez, ça va vous plaire !
Il n’y a pas de porte d’entrée, nous devons pénétrer dans le bâtiment par une cloison coulissante déglinguée. La vision qui s’offre à nous dépasse tout ce qu’on aurait pu concevoir. Nous restons sans voix devant tant de délabrement.
— C’est le garage, dit mon père.
Ça ne ressemble pas plus à un garage qu’à une grange ou à une cave. Par endroits on ne voit plus le sol, jonché de débris de toutes sortes : plâtre d’un côté, vieilles planches de l’autre, morceaux de fils de fer… Tout est recouvert d’une épaisse couche de poussière, si bien que l’on ne distingue plus la nature des objets abandonnés. Mon frère, ma sœur et moi sommes abasourdis. Mon père, lui, ne s’est pas départi de sa bonne humeur.
— Allez, venez, je vais vous montrer la cuisine !
Nous pénétrons dans une pièce qui ne s’apparente à rien de descriptible.
— Avant, c’était une porcherie ! dit-il en riant.
Tout est vieux, crasseux. Nous poursuivons la visite, ma gorge se serre. Nous tombons sur un escalier sortant de nulle part. C’est là que sera installée la porte d’entrée.
— Et maintenant, les chambres !
Le cœur lourd, je monte les marches avec toute la famille. Sur la gauche, une pièce gigantesque s’offre à nous, sinistre et froide. Je préfère ne pas savoir s’il y avait des lapins ou des poules… Au fond, la lumière filtre par la fenêtre, je m’approche.
— Oui, c’est le sud ici, c’est lumineux, précise mon père. Nous allons couper la pièce en deux, d’un côté ce sera la chambre des filles et de l’autre celle de Sylvain. Je vous laisse choisir.
— Sylvain, tu devrais prendre celle au sud, tu seras mieux ! conseille vivement ma mère.
— D’accord, répond mon frère.
Je regarde le sol parsemé de taches lumineuses qui contrastent avec le noir de ma future chambre, à l’opposé, au nord. Je n’arrive plus à déglutir. Estelle, quatre ans, ne dit rien. Est-ce qu’elle s’en moque ?
— Allez ! On descend et on va pique-niquer dans le garage !
Une bise glaciale s’engouffre par deux grands trous dans le mur. Quelques minutes plus tard, nous nous levons après avoir rapidement avalé notre sandwich. Un cri strident retentit. C’est ma mère. Elle montre son pied : elle a marché sur une planche cloutée et s’est blessée. Mon père l’aide à monter dans la voiture pour l’emmener chez un médecin.
Les voilà partis. Nous restons là tous les trois, seuls, au milieu des vieux débris avec la campagne, immense, autour de nous.

L’huissier
Au téléphone, l’huissier a informé Arnaud que mes parents nous attaquent en justice. Cela fait quelques années que j’ai réussi à couper les ponts avec eux, que j’essaie de vivre et d’oublier l’horreur. Ça recommence.
Après avoir déposé les aînés à l’école et la plus jeune à la crèche et avant d’aller chez l’huissier, je pars à Valence où j’ai rendez-vous avec mon kiné.
— Comment ça va, Lucie ? me demande-t il.
Je lui raconte la visite des policiers. La séance terminée, le kiné me conseille de prendre le bus. Je préfère marcher. J’avance d’un bon pas et j’essaie de ne pas penser. Au bout d’un long moment, je n’ai toujours pas trouvé la rue que je cherche. Je fais demi-tour et, soudain, une vague de panique m’envahit. Je ne sais plus où aller ni que faire, alors je marche. Bouger mes bras et mes jambes, sentir mes pieds sur le sol, ne jamais m’arrêter pour ne pas flancher. Avec le désespoir comme moteur, je cours presque. Personne ne me traque, mais mon cœur s’emballe. Enfin, je trouve la rue de l’huissier. Nous y voilà. Je regarde la grande porte vitrée donnant accès au hall d’entrée. J’observe encore la façade de l’immeuble puis je commence à faire les cent pas, l’angoisse est à son comble. Faire demi-tour, renoncer, ne plus respirer les miasmes du passé. Ce sont mes parents qui me conduisent ici ce matin, il est question de mes enfants. Alors, la peur au ventre, je sonne et je saisis à pleines mains les poignées dorées. Un clerc me reçoit et me remet une assignation au tribunal.
— Au tribunal ? dis-je avec stupeur, les yeux écarquillés.
— Mais oui, au tribunal !
Je sens presque pointer de la jubilation dans sa voix.
Il sort une liasse de plusieurs feuillets.
Je ne comprends toujours pas ce qui se passe.
— Les grands-parents ont le droit de voir leurs petits-enfants, lâche le clerc d’un air arrogant. J’ai eu votre père deux heures au téléphone, il m’a tout expliqué. Vous ne pouvez pas l’empêcher de voir ses petits-enfants. Vraiment, le faire souffrir comme ça !
Son ton accusateur me révolte. La colère me submerge et j’ai envie de hurler sur cet imbécile. Qu’est-ce qu’il connaît de ma vie, lui, planqué derrière son bureau ? Qui est-il pour me juger ? Je fais de gros efforts pour rester calme, je ne veux pas m’attirer d’autres ennuis. Avec ce qui se profile, j’en ai déjà bien assez. Je me concentre sur les signatures requises, je fixe les papiers, surtout ne pas regarder cette bouche pleine de morgue.
— Votre mari doit venir chercher son assignation lui-même.
— Il travaille, il ne peut pas se libérer en journée.
— Alors, on la fera porter chez vous.
— Non, notre adresse reste confidentielle.
— Vous ne voulez toujours pas la donner ?
— Mon mari vous rappellera pour trouver une solution.
Je me lève sans attendre qu’il fasse le tour de son bureau pour me raccompagner. Je quitte la pièce précipitamment. L’ascenseur, les poignées dorées, de l’air, vite ! Je reprends ma marche, je vais récupérer ma voiture et rentrer chez moi. Dans ma tête, dans mon corps, c’est un raz-de-marée, ça recommence… Reprendre les armes, se battre, encore… Une décharge d’adrénaline m’envahit à l’idée que je ne suis plus seule. Ensemble, Arnaud et moi, nous vaincrons.

De retour à la maison, je lis l’assignation. Il y est noté que mes parents ont toujours entretenu des relations normales avec moi. Je me raidis. Normales, normales ? Comment se fait-il que je n’avais pas le droit de manger à leur table, alors ? Au fil du texte, les mensonges s’accumulent, s’empilent, c’est grotesque. Nous voilà au tribunal pour protéger nos enfants. Rien que de les imaginer au milieu des horreurs véhiculées par mes parents à mon sujet, je me sens défaillir. J’ai tout enduré, mais ça, je ne le pourrai pas. Non, pas mes enfants. Je connais les conséquences dévastatrices du comportement de mes parents. Je ne les laisserai pas faire : je me battrai jusqu’au bout.
Ils exigent plusieurs choses : un droit de visite une fois par mois dans un lieu neutre pendant six mois, héberger mes enfants quatre jours à Noël puis une semaine l’été. Je ne peux pas le concevoir, pas après les Noëls et les étés que j’ai passés là-bas. Ils veulent aussi téléphoner une fois par mois à leurs petits-enfants. La colère me gagne, brutale. J’essaie de la chasser et j’appelle Arnaud. Je lui dis qu’il doit se débrouiller pour obtenir son assignation sans donner notre adresse.
— Pas de problème, je vais la faire porter au boulot.
— T’es sûr ?
— Oui, je ne vois pas d’autre moyen, ça ira.
— Ils ne doivent surtout pas savoir où nous habitons.
C’est atroce de se dire qu’ils ont trouvé encore le moyen, après toutes ces années, de me pourrir la vie à travers mes enfants.
— Ils n’ont aucune chance, je vais chercher un bon avocat. L’important, c’est la vie qu’on mène ici, maintenant. Le reste, on va le régler, essaie de ne pas t’en préoccuper.
Je sors pour aller chercher Amandine, l’air vif ne parvient pas à chasser mes sombres pensées. Et si on perdait le procès ? Mes enfants seraient obligés de les voir ! Jamais je ne pourrai les laisser seuls avec eux ! Si je m’oppose à une décision de justice, que se passera-t il ? Avec ma poussette vide, je marche en direction de la crèche, le trajet me semble trop court. Les portes coulissantes s’ouvrent, j’aperçois Farida.
— Ça s’est très bien passé. Un professeur de chant est venu, les enfants ont bien participé, Amandine particulièrement. On voit qu’elle aime la musique et qu’elle a envie de bouger.
À ces mots, je souris.
— Et vous, vous avez bien profité de votre journée ?
Un léger blanc entre nous. Une fraction de seconde j’hésite, puis me ravise.
— Très bien.
— Vous avez pu vous reposer ?
— Pas tout à fait, mais ce n’est pas grave.
— Ah, voilà Amandine.
Mon bébé dans les bras, je me sens soudain le cœur moins lourd, Amandine me sourit et agite les mains, elle me raccroche à la vie, la vraie.
— Allez, on va chercher les grands maintenant !
Une fois que nous sommes rentrés à la maison, je prépare les goûters. Ensuite, il y a parfois un petit moment creux avant l’heure des bains. S’ils ne l’ont pas déjà fait, les enfants me racontent leur journée ou je lis un peu, mais aujourd’hui, je n’y peux rien, le passé ressurgit.
*
Je me souviens de notre arrivée à la campagne et de la violence qui s’est installée dans notre famille. Ma mère a semblé perdue, comme parachutée dans un monde hostile. De nombreuses années s’écoulent avant qu’elle plante une fleur. Déçue du résultat, elle renoncera à égayer les abords de la maison. Il lui faudra encore plus de temps pour avoir l’idée de se promener sur les chemins de terre alentour. Non, ma mère ne s’est pas ouverte à la nature, elle n’a pas été touchée par la beauté du paysage, cette fameuse vue sur le puy de Dôme dont mon père est si fier. Non, ma mère ne s’est pas laissé bercer par le doux murmure du vent dans les arbres ni par les chants vigoureux des oiseaux… Rien ne parviendra à chasser le noir qu’elle va déverser sur notre famille.
Ma mère ne joue pas avec ses enfants, ne leur lit pas d’histoires, ne leur fait pas écouter de musique. Ma mère est coordinatrice de séjours linguistiques, elle travaille à mi-temps. Elle dit qu’elle adore son métier et qu’elle est très appréciée. À la maison, elle lit ou elle crie. Contre son mari ou ses enfants, contre moi surtout.
Depuis notre emménagement, tous les jours vers 19 heures, la tension commence à monter. Ce fameux soir, Estelle, ma sœur cadette, vient me chercher pour le repas. J’occupe ma place habituelle, le plus loin possible de ma mère, entre ma sœur et mon père qui ne devrait plus tarder. Je préfère quand il est là. C’est un rempart contre ma mère. Elle me lance un regard rempli de colère et commence à manger. Je n’ai pas faim, mais il faut s’alimenter pour vivre, alors je mange. J’entends enfin le tracteur de mon père. Il est rentré plus tôt ce soir.
— Ta fille ! Ta fille ! vocifère ma mère, sans raison.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est elle, encore elle !
— Mais de qui tu parles ?
— De Lucie, enfin, tu sais bien !
Ma mère, excédée, continue :
— Il faut qu’elle monte dans sa chambre !
Mon père, abasourdi, ne répond rien.
— Maaaarc !!! Qu’est-ce que tu attends ? Fais-la sortir !
Ma mère hurle, mon père reste interdit sur le seuil.
— TOUT DE SUITE !
Je revois ma mère, les yeux exorbités, les veines du cou saillantes, les mains menaçantes. Et j’entends encore mon père, avec sa voix caverneuse qui me frappe en plein cœur :
— Lucie, tu dégages !
Le dernier rempart contre l’irrationalité de ma mère s’effondre.
*
Anna, ma fille, me sort du passé. Elle s’est plantée devant moi, son dessin à la main. J’avais son âge quand tout a commencé.
— Maman, maman, j’arrive pas à faire la tête de mon bonhomme, tu peux m’aider ?
— Bien sûr, je vais t’aider, je suis une pro pour dessiner les visages !
Quand elle voit ma création, elle rit.
— Maman, ils sont bizarres, ces yeux que tu lui as faits, on dirait qu’elle est maquillée !
— Mais ils sont très bien, mes yeux !
— Oui, je vais faire les mêmes pour tous mes autres bonshommes !
Je souris devant son enthousiasme.

Un peu plus tard, la porte d’entrée s’ouvre, Arnaud rentre du travail. Les enfants se précipitent vers lui.
— Papa, papa, aujourd’hui à l’école on a fait de la peinture ! crie Théo, trois ans.
— Et nous du trampoline ! enchaîne Anna.
— C’est formidable, les enfants !
Je me lève pour préparer le repas pendant que Théo joue avec Amandine sur son tapis d’éveil. Il lui montre des peluches et elle rit. Quelques heures plus tard, après les bains, le dîner, l’histoire et les câlins, Arnaud et moi pouvons nous asseoir un peu et discuter.
— Je suis allé voir les commentaires sur des forums au sujet de gens qui ont été assignés au tribunal par leurs parents.
— Et alors ?
— Eh bien, ils disent que si les parents ne lâchent rien, ils obtiennent gain de cause et les grands-parents ne voient pas leurs petits-enfants.
— C’est rassurant.
— Par contre, il faut trouver un bon avocat, c’est vraiment important. Un spécialiste des affaires familiales.
— Et tu penses qu’il y en a dans la région ?
— J’en ai trouvé deux. Tu sais, Lucie, le temps nous est compté puisque à partir de la remise de l’assignation en main propre, le défendeur, c’est-à-dire nous, n’a que quinze jours pour trouver un avocat qui le représentera pour les différentes audiences. J’ai déjà pris rendez-vous vendredi avec une femme et lundi avec un homme.
— D’accord, je trouverai une solution pour faire garder les enfants.
— Parfait, on va regarder un bon film, ça nous changera les idées.
Pendant quelque temps, je ne pense plus à rien, ça fait du bien. On tient le coup, c’est tout ce qui compte pour l’instant.

L’avocat
Je suis angoissée à l’idée de consulter une avocate. C’est la première fois que je vais raconter mon histoire à un tiers. Mes paroles prendront un caractère « officiel ». J’ai peur car j’ai grandi avec ce principe : il est interdit de raconter ce qui se passe à la maison. À présent, c’est différent, je dois parler pour protéger mes enfants.
L’avocate commence par lire l’assignation.
— Alors, vous ne voulez pas que vos enfants voient leurs grands-parents maternels ?
— C’est ça.
— Expliquez-moi pourquoi.
Je raconte par petits morceaux décousus. C’est très éprouvant. Quand j’ai terminé, elle nous regarde, Arnaud et moi, puis déclare, sentencieuse :
— Eh bien, je ne vois pas pourquoi vous vous opposez à leur demande.
Je l’observe. Elle n’a rien compris, je veux partir. Elle continue :
— Et puis, de toute façon, les grands-parents ont des droits, alors…
— Non, la loi a changé, intervient mon mari. On parle des droits de l’enfant maintenant. Il faut arriver à démontrer que dans l’intérêt de l’enfant, il ne doit pas voir ses grands-parents.
— Ah, ça a changé ? Voyons voir ça.
Et la voilà qui consulte le Code civil ! Comment pourrait-elle protéger nos enfants si elle ne connaît pas cet article ? Jamais nous ne lui confierons notre dossier. J’échange un regard entendu avec Arnaud et, quelques minutes plus tard, nous nous levons pour prendre congé. Je suis catastrophée. Les larmes me montent aux yeux, je serre les dents car je ne veux pas pleurer. J’ai tellement pleuré, enfant !
— Ne t’inquiète pas, on trouvera un bon avocat. On n’a pas eu de chance avec elle, c’est tout.
L’aplomb de mon mari me rassure.
Trois jours plus tard, mes angoisses reviennent dans la salle d’attente du deuxième avocat. Je fais des allées et venues dans la petite pièce. Enfin, la porte s’ouvre : un homme grand, aux cheveux poivre et sel plaqués en arrière, nous invite à le suivre.
Nous nous serrons la main, la poigne est énergique, le regard pénétrant. Me Latour nous fait entrer dans son bureau où nous attendent de grands fauteuils qui mériteraient d’être refaits. Au bout de quelques minutes, mon mal de dos revient. Une fois l’assignation lue, il me demande de lui raconter mon histoire.
Je tremble, j’ai froid et je transpire. Mon dos est plus raide que jamais. Je lui décris mon enfance.
— Madame, je dois vous prévenir : il est très difficile d’obtenir une interdiction totale pour les grands-parents de voir leurs petits-enfants. Pour ce faire, il faut des éléments graves.
Il marque une pause, un léger blanc qui me lacère, puis reprend :
— Les éléments graves, on les a.
Je respire à nouveau.
— Par contre, on risque d’avoir des difficultés pour prouver tout ce que vous me dites. Car dans votre histoire, il n’y a pas beaucoup de faits visibles. Vous ne portez pas les traces de la maltraitance.
Je sens comme une boule dans ma gorge.
L’avocat reprend :
— Il me faut des attestations de la famille, les gens doivent parler et raconter ce qu’ils ont vu.
— La plupart du temps, cela se passait quand nous étions seuls à la maison, sans témoin, les visites étaient très rares.
— Réfléchissez et trouvez-moi des faits qui alerteront un juge. En général, dans la famille, les gens se taisent, ils ne veulent pas se brouiller avec leur frère ou sœur.
— Chez moi, c’est déjà fait… Du côté de ma mère, surtout.
— Faites au mieux pour obtenir des attestations, sans cela je ne pourrai pas vous défendre.
— Ne vous inquiétez pas, intervient mon mari, nous ferons le maximum.
— Je compte sur vous. Je vais vous représenter, conclut l’avocat.
La date butoir approche. Voilà c’est officiel, nous allons affronter mes parents au tribunal. Une nouvelle poignée de main vigoureuse, un regard bienveillant et Me Latour nous raccompagne. Une fois dehors, les doutes m’assaillent : les gens vont-ils vraiment parler ? Arnaud, lui, se réjouit que cet homme nous ait compris.
Toujours ce calme olympien et cette assurance chez mon mari qui décuplent mes forces et me redonnent de l’espoir.

Le lendemain, sur le chemin de l’école, je rencontre une amie qui connaît mon histoire. Je lui raconte notre entrevue avec Me Latour et lui explique que nous avons besoin d’attestations de personnes comme la pédiatre, les enseignants, les amis, prouvant que nous sommes de bons parents.
— Je t’en ferai une, pas de souci.
Je la remercie. Je retiens des larmes de rage et d’impuissance : je ne devrais pas avoir à le lui demander. Mes parents sont revenus me chercher et veulent prendre mes enfants en otage. Préparer notre défense. Relire l’assignation. L’énergie qu’ils déploient pour dissimuler la vérité me donne la nausée. Tous ces horribles mots utilisés contre moi me renvoient en enfer.
*
Je me souviens d’un dimanche soir. Je suis dans la salle de bains. Comme d’habitude après mon shampoing, mes cheveux partent dans tous les sens. Ils gonflent, me faisant ressembler à Tina Turner. Je sors de la salle de bains avec l’air d’avoir mis les doigts dans une prise. Mes cheveux m’agacent, c’est vrai. Ma mère, elle, les déteste. Elle ne me laisse jamais en paix, surtout quand je viens de les laver, leur volume l’insupporte. Elle, dont les cheveux sont très fins et très raides et qui a recours à des permanentes chez un coiffeur… Mes cheveux, elle ne veut plus les voir.
Je descends pour dîner. Tous les dimanches soir, nous avons droit à un bol de lait avec des tartines. Ma mère a décrété que c’était plus simple, comme ça il n’y a rien à préparer. Elle ne cuisine que rarement. Nous mangeons soit des haricots en boîte, soit des spaghettis collés qui restent plusieurs jours dans une casserole au frigo…
J’entre dans la cuisine. Si je pouvais raser les murs, je le ferais. Je dois prendre la casserole sur la gazinière au milieu du plan de travail. De la main droite, je saisis le manche. À cet instant précis, une mèche de cheveux sagement coincée derrière mon oreille se rebelle et descend le long de ma joue. J’ai peur. Je sens que ma mère va faire une remarque blessante et menacer de couper tout ça, encore. D’un geste brusque de la main gauche, je replace la mèche derrière mon oreille, mon bras droit vacille et la casserole de lait bouillant se renverse sur ma cuisse. Je crie et monte dans ma chambre. Ma peau devient rouge, je ne sais pas du tout ce qu’il faut faire. Je pleure de douleur et d’impuissance. Et si c’était grave, cette brûlure ? Que dois-je faire pour me soigner ? Ma mère va venir. C’est sûr. Ils ne vont pas continuer à manger leurs tartines en bas, dans la cuisine, comme si rien ne s’était passé… Mes parents vont monter s’occuper de moi. J’existe.
La douleur ne cesse pas, mes pleurs non plus. Le temps passe, deux grosses cloques sont apparues. Je vais me coucher, une douleur dans le ventre bien supérieure à celle de ma cuisse, une douleur dont on ne guérit pas, celle d’être abandonnée.
La brûlure ne disparaîtra pas seule, il me faudra l’aide de Sylvie, une amie plus âgée à qui la mère aide-soignante donnera de l’argent pour m’acheter du tulle gras. La pharmacienne s’étonnera que je ne sois pas venue plus tôt. Des années durant, la cicatrice restera, deux triangles se faisant face. Mais à dix ans, je ne peux me résigner, j’espère toujours que ma mère changera un jour : elle deviendra une maman semblable aux autres. J’ai besoin d’y croire. Comme durant ces fêtes des Mères où la joie me gagne.
C’est un jour spécial pour moi car je prends tout mon repas de midi avec ma famille. Pour le dîner, c’est une autre affaire.
Je me rappelle très bien ces fêtes des Mères : l’excitation du vendredi soir, le cadeau dans le cartable à côté de moi dans le car sur le chemin du retour. Mon cœur s’emballe, je ne peux pas résister, je le sors pour le regarder. Je touche délicatement le papier de soie, je joue avec le ruban et je souris. Et si quelque chose changeait cette fois ? J’y crois toujours, chaque année. Pourquoi pas ? Sera-t elle émue pour de vrai, cette fois ? Me serrera-t elle dans ses bras parce qu’elle en a envie et pas seulement pour faire bien sur la photo ? Ne plus donner l’image d’une famille normale, mais en être enfin une !
Je cache mon cadeau et j’attends avec impatience le dimanche. Au fond, ce paquet me rend triste. Je sais que je n’ai pas une mère comme les autres. Elle a décidé que je devais vivre dans ma chambre, que là était ma place. Elle ne me parle jamais. Elle hurle des ordres, des reproches, des insultes. Personne ne doit m’approcher, je suis une mauvaise fille. Alors quoi, la fête des Mères ? Je me demande seulement jusqu’à quelle heure elle tiendra sans me reléguer dans ma chambre. Elle me glace avec son regard accusateur, comme si je n’avais pas le droit d’exister. Souvent je me demande pourquoi elle me traite de la sorte : qu’est-ce que j’ai fait ? Peut-être ai-je été adoptée ? Pourtant, tout le monde me dit que je lui ressemble. Peut-être suis-je une enfant illégitime ? Elle me détesterait parce que je lui fais honte ? Mais je ressemble aussi à mon père… L’explication n’est donc pas là.
Mon père, qui semble accepter cette situation, va-t il enfin réagir ? Que fait-il ?
Il s’occupe de ses terres.

Mon père travaille aux champs comme son père avant lui. Seul garçon au milieu de six sœurs, il s’est investi très tôt dans l’exploitation familiale.
— Un jour, ce sera à toi tout ça, lui a promis mon grand-père d’un geste large qui englobait le monde entier.
Marc, mon père, n’en doute pas, il labourera, sèmera, récoltera du blé, du maïs, du tournesol, sur cette terre devenue sienne. Le temps s’écoule, le fils devient père, les petits boulots s’enchaînent mais cette terre, qu’il chérit tant, ne lui revient toujours pas. Le patriarche ne veut plus voir son fils sur la propriété. Il se débrouille seul ou avec un ouvrier. Marc, lui, travaille à l’usine. Il s’est marié avec une coordinatrice de voyages linguistiques, ils ont trois enfants : Sylvain, Lucie et Estelle. Des années plus tard naîtront Madeleine puis Valentin. La terre lui manque et Marc supporte mal les contraintes liées au salariat : les horaires, les consignes à respecter, les comptes à rendre à un supérieur… Marc veut être son propre chef et vivre de sa passion. Son père ne lui donnera rien, c’est sûr maintenant, c’est à un neveu qu’il va léguer cet héritage.
Pourquoi ? Je ne l’ai jamais su. Chacune de nos visites chez mes grands-parents paternels donnait lieu à de violentes disputes entre mon père et mon grand-père. Jamais ils ne parviendront à s’expliquer ni même à se parler.
Mon père ne se laisse pas abattre, il cherche des parcelles pour cultiver sa propre terre. En achetant des vergers, il pense prendre une revanche sur la vie et se convertit à l’arboriculture. Il apprend à s’occuper des pommiers et des abricotiers. Il les regarde grandir au rythme des saisons.
Les années passant, mon père a de plus en plus de mal à prendre soin de ses arbres. L’enthousiasme du début cède la place à un profond sentiment de malaise, les maladies se propagent dans les vergers, il tarde à les soigner, les récoltes s’en ressentent, les dettes s’accumulent… Sur un coup de tête, il achète d’autres terres à des dizaines de kilomètres et installe d’immenses serres pour protéger ses futurs légumes. Il devient maraîcher. Rapidement, il se rend compte de la rigueur que demande l’entretien d’un grand potager, de plus cette nouvelle activité ne lui plaît pas vraiment… Mon père ne parvient pas à oublier la terre de son enfance, cette terre qu’il ne possédera jamais. Il voudrait la sentir sous ses pieds, la travailler comme il l’a appris, parcourir des kilomètres dans les rangées de jeunes pousses. Il veut labourer, semer et attendre patiemment que le grain germe. Il imagine les sillons, le maïs qui sort de terre et finit par le dépasser, il veut renouer avec sa vraie passion : la culture de céréales. Il ne peut se résoudre à vendre les vergers qui entourent la maison, alors il agrandit encore sa propriété. Les terres prévues pour le maraîchage ne suffisent pas, il lui en faut plus. Endetté jusqu’au cou, il récolte son maïs, son blé, son tournesol, son soja, son sorgho, sur sa terre. En regardant au loin l’étendue de son domaine, un sentiment de puissance l’envahit, l’illusion d’être quelqu’un car il possède. Il prend sa revanche. Il se sent exister.
Mon père ne se consacre pas à l’agriculture comme il le devrait. Bien qu’il passe la majeure partie de son temps sur son tracteur, quelque chose grippe la machine dès le début. Au lieu d’organiser son travail autour des besoins de chaque plante et des contraintes météorologiques, il travaille quand il en a envie, même si des pluies torrentielles sont prévues le lendemain et que les grains seront noyés à coup sûr… Il n’obéit qu’à sa propre volonté, le résultat est catastrophique.
Quelque chose l’empêche d’être complètement disponible pour ses arbres et ses céréales. Mon père passe beaucoup de temps à crier, au téléphone contre sa mère ou ses sœurs ou chez son « connard » de banquier. Il supporte très mal le manque d’argent et, bizarrement, dépense toujours plus… Quand il passe des heures immobile dans un fauteuil à écouter de la musique, l’air complètement absent, ce n’est certainement pas le manque d’argent qui le préoccupe, mais quelque chose de bien plus puissant et bien plus noir, quelque chose qui ne cesse de le ronger.
La situation s’aggrave, les salaires de ma mère ne suffisent plus à éponger les dettes, elle craint de ne plus pouvoir faire de chèques. Elle vit dans l’angoisse et lui continue à dépenser. Tout le confort matériel a été sacrifié pour ses terres et ses voitures neuves… Ma mère a tout accepté. Pour moi, la moins que rien, il n’est même pas resté de quoi acheter un pantalon. Je préfère croire ça, même si je sais très bien que l’argent qu’il restait à ma mère ne m’était pas destiné, qu’on soit pauvres ou riches. Alors il a fallu que moi aussi j’aille travailler dans les champs, non pas par amour de la terre, mais pour m’acheter un jean – incontournable au collège – et acquérir une chaîne hi-fi pour m’évader de ce noir quotidien. »

Extraits
« Si j’explique comment je suis traitée à la maison, mes parents, furieux, se retourneront contre moi. J’imagine bien la dame des services sociaux venir avec sa mallette remplie de dossiers, sortir une feuille, un stylo, et poser des questions à mes parents. J’imagine leurs réponses, transpirantes de mensonges. La dame cocherait des cases et repartirait en leur faisant un gentil sourire, elle s’excuserait de les avoir dérangés. Ou alors elle insisterait, elle serait surprise de leurs réponses et peut-être que… De toute façon elle repartirait, me laissant seule avec mes parents fous furieux. On n’enlève pas comme ça un enfant à sa famille. Je ne sais pas jusqu’où peuvent aller les représailles si je brave cet interdit: rien de ce qui se passe à la maison ne doit sortir du strict cadre familial. Ma mère n’a pas besoin de le formuler, nous le savons. En public, elle parvient à masquer son aversion pour moi. Comment m’en sortir? » p. 60

« – Non, je n’ai jamais cuisiné avec ma mère, d’ailleurs elle n’a jamais rien fait avec moi. Elle ne veut même pas que je mange à table avec toute la famille. Je dois rester à part, seule dans ma chambre. Ma sœur vient me chercher quand il n’y a plus personne dans la cuisine, là je suis autorisée à descendre. Ma mère a dit qu’en septembre, elle me mettra dehors et ne me paiera pas de logement pour mes études. » p. 91

« Le comportement odieux de mes parents a atteint son paroxysme lorsque les actes du grand-père incestueux ont été révélés. Quand ils ont su que Lucie, Estelle et moi avions été victimes de notre grand-père maternel, ils n’ont rien fait. Certes, nous ne sommes plus allés chez lui, mais jamais ils ne nous ont parlé, à nous, de ce que nous avions subi. Ils n’ont pas cherché à savoir dans quel état moral nous nous trouvions ni à nous apporter un quelconque soutien psychologique. Ils n’ont pas voulu porter plainte contre le grand-père incestueux. Ils se sont justifiés en disant vouloir préserver la réputation de la famille alors qu’un procès contre le grand-père aurait aidé leurs filles à comprendre la gravité des actes dont elles avaient été victimes, et à se reconstruire. En revanche, ils font à présent un procès à leur propre fille sans se soucier qu’il contribue par là-même à nous détruire. » p. 151

À propos de l’auteur
CAUDET_Aline_Astrid_di_CrollalanzaAline Caudet © Photo Astrid di Crollalanza

Aline Caudet est un pseudonyme. Déchirer le grand manteau noir (2023) est son premier roman. (Source: Éditions Viviane Hamy)

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