Blanches

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Présélectionné pour le prix «Coup de cœur de la 25e Heure»

En deux mots
Deux chirurgiens en fin de carrière, une étudiante en médecine qui décide de faire son stage d’interne aux urgences d’un hôpital de banlieue, une infirmière débordée et des patients qui patientent. Cette plongée dans le milieu médical, autour d’un drame qui aurait pu être évité, retrace de manière poignante des destins individuels et la naufrage d’un système.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un drame au service des urgences

Pour son premier roman, Claire Vesin a choisi de nous faire vivre de l’intérieur un milieu qu’elle connaît bien, celui de l’hôpital. En suivant notamment une jeune interne et une infirmière, elle décrit avec acuité la dégradation de notre système de santé et l’usure de ses personnels. Bouleversant et édifiant.

Jean-Claude est chirurgien à l’hôpital de Villedeuil, en proche banlieue parisienne. À 57 ans, il se retrouve désormais seul. Son aîné, Arnaud, a plongé dans la drogue avant de disparaître. Son épouse Nathalie a choisi de s’exiler au Canada avec son fils Vincent. Fort heureusement, il peut compter sur son ami Gilles, qui l’avait pris en charge durant leurs études, pour lui éviter de trop déprimer. C’est lors d’un dîner chez son collègue qu’il lui avait annoncé qu’Aimée, l’une de ses trois filles, avait choisi les urgences de Villedeuil pour son internat. «On voulait te prévenir, pour que tu ne sois pas étonné, si tu la croises ou si tu entends parler d’elle. Et puis peut-être que vous aurez l’occasion de travailler ensemble. Je suis certaine que ça lui ferait plaisir.»
En fait, Aimée a fait ce choix en souvenir du combat mené par Jean-Claude pour Arnaud, dont elle était tombée amoureuse et qu’elle avait rêvé de faire sortir de sa dépendance.
Mais les débuts de la jeune fille à Villedeuil vont s’apparenter à un chemin de croix. Très vite, elle va devoir constater l’énorme fossé entre la théorie et la pratique. «Les journées s’apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente (…), les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait découvrir en ouvrant un dossier.» Les files d’attente ne cessaient de croître, tout comme le stress. Sans compter les absences ou les démissions.
C’est dans ce climat de tension extrême que les équipes vont se retrouver réduites à la portion congrue durant les congés de fin d’année. Laetitia gérera l’accueil, Aimée posera un diagnostic, médecins et chirurgiens ne seront prévenus qu’en extrême urgence. C’est alors qu’un drame va se produire et que l’hôpital va essayer de protéger ses employées en travestissant les faits. Derrière un décès qui aurait pu être évité, reste la froideur implacable d’un engrenage infernal. «C’est tout l’hôpital qui s’est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça.»
Le constat que pose Claire Vesin est nourri de son expérience et des chroniques de sa vie de médecin, ce qu le rend d’autant plus accablant. Et sans aucun doute plus touchant que des dizaines d’articles et d’études sur l’état de notre hôpital public. Car, comme le montre avec force ce drame, derrière les chiffres, il y a des hommes et des femmes qui souffrent. Des hommes et des femmes dont ‘abnégation force l’admiration.

Blanches
Claire Vesin
Éditions La Manufacture de livres
Premier roman
304 p., 18,90 €
EAN 9782385530549
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et dans la ville imaginaire de Villedeuil. Située au bout de la ligne 10, on peut imaginer qu’il s’agit de Boulogne. On y évoque aussi Montréal, l’Indre-et-Loire.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Villedeuil, aux portes de Paris. Ses tours, ses habitants, et son hôpital. Jean-Claude y a passé toute sa carrière – jours comme nuits – au sein du service de chirurgie. Mélancolique et désormais solitaire, il reste passionné, par cette ville comme par son métier. Laetitia y est née et y travaille, infirmière trop tendre pour l’âpreté de son poste à l’accueil des urgences. Aimée, jeune femme brillante autant que perdue, débute l’internat et décide d’effectuer son premier stage à Villedeuil, mue par des loyautés invisibles. Fabrice, médecin au SAMU, sera bientôt père mais fuit sa vie personnelle. Lors de ces mois vécus ensemble, leurs destins vont s’entremêler. Au sein d’un hôpital qui se fissure de toute part, ils partageront joies et échecs, détresse et amour du métier. Malgré les difficultés, ils tiennent, jusqu’à ce qu’une nuit, cet équilibre soit remis en question, bouleversant leurs vies à jamais.
Avec ce premier roman poignant, Claire Vesin nous fait entendre la voix vibrante de celles et ceux qui font l’hôpital public et sont marqués par le combat ordinaire mené pour soigner dignement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Ce que j’en dis…

Les premières pages du livre
PROLOGUE
19 août 2012
Il n’est pas encore dix heures, et des gouttes de sueur coulent déjà le long de ses flancs. Trente-quatre degrés sont prévus aujourd’hui; elle a ouvert les deux fenêtres de l’appartement, mais l’air reste immobile, comme figé.
Aimée lit une nouvelle fois le SMS d’Arnaud.
Salut Beauté
Je t’attendrai dimanche à 11 h à la gare du Nord, devant les quais des trains de banlieue. J’ai un endroit génial à te montrer.
Love you Beauté.
Elle l’entend le dire avec ce mélange irrésistible de dérision et de tendresse.
Elle voudrait se convaincre qu’il ne s’est rien passé pendant ces jours à l’attendre, dévorée par l’angoisse. Il est là, de nouveau, et il veut la voir. Il n’y a que cela qui compte. Il ne lui est sans doute rien arrivé. Rien de grave en tout cas.
Ces derniers mois ont été éprouvants. Leurs heures ensemble devenaient pesantes: elle travaillait ses cours, et il restait là à s’ennuyer, feuilletant un livre sur le lit. Et puis, le soir arrivant, il commençait à s’agiter. Il fixait le plafond, lui disait qu’il étouffait lentement, chez elle, et partait se perdre dans la nuit.
Le lundi précédent, il n’est pas rentré. Elle n’a rien dit à personne. Elle a eu raison finalement: il est revenu. De toute façon, Arnaud n’a jamais été un garçon stable.
Aimée baisse machinalement la tête pour entrer dans la salle de bains. Le chambranle de la porte est juste assez haut pour elle. L’appartement entier semble inadapté pour des adultes: deux petites pièces au plafond bas, percées
de deux fenêtres, l’une sur cour, l’autre sur rue, au travers desquelles on n’aperçoit jamais le ciel, ce qui accentue encore l’impression d’exiguïté du lieu.
Elle y vit depuis quatre ans. Elle et ses sœurs étaient toutes petites quand leurs parents ont acheté l’appartement en prévision de leurs années étudiantes. Elles en rient ensemble
aujourd’hui : ils avaient sans doute imaginé qu’elles ne grandiraient jamais. Aimée s’y sent bien. À l’abri. Elle sort de la douche, s’enroule dans une serviette et observe dans la glace ses longs cheveux blonds – les mêmes que sa mère – et ses yeux verts, qu’elle ne tient de personne.
On lui a toujours répété que la plus grande des politesses, lorsque l’on a rendez-vous, est d’être présentable : on se maquille, on s’habille correctement, on soigne ses ongles.
Sa mère pense que c’est important, les ongles: des mains abîmées, ça gâche toute la silhouette. Aimée s’imagine se laissant aller à lui confier qu’Arnaud ne voit rien de tout cela, et la devine incrédule. Elle se maquille quand même, les larmes au bord des paupières: la famille, la maison, soudain tout lui manque.

En réalité elle est terrifiée à l’idée de découvrir dans quel état il est.
Elle enfile une robe d’été sans manches, une de ses préférées, en popeline rayée jaune et blanche. Elle n’a pas mis de soutien-gorge. Arnaud va le remarquer, ça, quand même. Sa mère n’approuverait pas. Elle rit nerveusement en s’observant une dernière fois. Merde, ça va aller.
Elle prend son sac, ses cigarettes. Claque la porte et descend l’étage par l’escalier de pierre qui reste frais malgré la chaleur du mois d’août. Elle ouvre la lourde porte cochère et sort en plein soleil sur le trottoir brûlant. À ses pieds la rue dévale vers Jussieu et, comme à chaque fois, elle est submergée par la beauté de Paris.
Elle s’élance, il est dix heures trente-cinq, et elle est en retard.
*
Elle monte les escalators en courant. La foule se presse dans l’immense hall, et la chaleur y est suffocante. Elle avance peu à peu, frôlant d’autres corps moites, et s’approche des trains en le cherchant au loin. Elle finit par le repérer, assis par terre, devant le quai 12. Il porte son sweat bleu, un jean crasseux, ses vieilles baskets. Il a le regard perdu, ses cheveux sont trop longs, et leurs boucles noires lui caressent
les oreilles. Il est si beau! Avec ses coudes sur les genoux, les paumes en coupe sous le menton, on dirait que ses doigts caressent ses joues, rehaussant ses pommettes et lui redonnant l’air juvénile qu’il avait encore il y a quelques mois.
Elle plisse les yeux, et c’est l’Arnaud de quatorze ans qui apparaît. Celui de l’été de la canicule. Ils avaient passé cinq jours en Indre-et-Loire, en famille. Qui avait été à l’origine de ce voyage? Il n’y en avait plus eu d’autres ensuite.
Aimée et lui se connaissaient depuis toujours, leurs parents étaient amis. Mais au printemps, des histoires avaient été murmurées entre adultes, dans les cuisines. On parlait de lui, l’enfant à problèmes, et les dîners s’étaient espacés.
Au cours du séjour, cet été-là, les filles étaient restées entre elles, comme averties du danger. Arnaud leur avait à peine adressé la parole.
Quand elle repense aux journées de ce voyage, il ne lui reste que la chaleur extrême, des châteaux oubliés, et ses insomnies, le soir, dans la chambre étouffante, en pensant à lui. Il avait le charme des mauvais garçons, la moue boudeuse, le regard sombre derrière sa frange et fumait des cigarettes d’un air blasé. Il venait d’être renvoyé du collège, ses parents s’inquiétaient. Mais Aimée n’écoutait plus les discussions, trop occupée à le dévorer des yeux.
Tout l’été ensuite, elle avait rêvé de peaux nues et d’étreintes brûlantes. Son désir l’avait poursuivie longtemps.
Il suffisait qu’elle aperçoive Arnaud pour que de nouveau il flambe pendant des mois.
Lorsqu’ils s’étaient enfin embrassés, elle avait vingt-deux ans, et il avait déjà de sérieux ennuis. Les parents d’Aimée avaient défailli en apprenant la nouvelle. Ils avaient tenté de la raisonner: en s’obstinant elle courait à sa perte. Et puis comme ils l’avaient prédit, il s’était volatilisé quelques semaines plus tard, et elle avait cru mourir de chagrin.
Mais il était revenu, avait accepté de passer quatre mois à l’hôpital, en cure comme disait sa mère, et à sa sortie il avait emménagé chez elle, rue des Boulangers. Alors elle avait vraiment cru à leur bonheur.

Elle avance, décidée.
«Arnaud!»
Il tourne la tête et la regarde. Il sourit. Elle sent son cœur battre sous sa robe. Elle l’aime tellement! Elle se penche pour l’embrasser alors qu’il est encore assis. Il est sale, amaigri. Ses lèvres sont sèches, gercées. Ces détails s’additionnent malgré elle dans son esprit. Il se lève et l’enlace.
Il lui chuchote à l’oreille «Tu sens bon». De nouveau elle sent les larmes qui lui brûlent les yeux.
*
La pièce est vaste et haute de plafond. Elle correspond sans doute à une salle commune ou un réfectoire : on distingue une autre porte, au fond, menant à ce qui a dû être une cuisine, autrefois. Il s’en dégage une odeur de pourriture terreuse.
Aimée frissonne. Le lieu est interdit d’accès. Ils ont escaladé les barrières, traversé la haie en se griffant, et elle a déchiré sa robe. Le bâtiment va être en partie démoli, les plafonds ne risquent-ils pas de s’effondrer sur eux? Ils avancent en contournant les gravats, observant les pièces de mobilier abandonnées, le papier peint moisi, les détritus qui jonchent le sol.
Un arbre imposant est tombé, éventrant dans sa chute une partie du toit. Des branches pénètrent dans la pièce. Dehors, ses racines dénudées semblent implorer le ciel. L’endroit est lugubre, Aimée imagine les gémissements des malades, les hurlements des fous, mais tout est silencieux, incommodant.
Elle sort, et l’extérieur lui fait l’effet d’un four. Elle manque de s’évanouir. Alors elle s’assied dans les herbes folles, adossée au mur de l’hôpital, pose sa tête contre la brique et ferme les yeux. Elle finit par fouiller dans son sac et en sort ses cigarettes.
Arnaud la rejoint.
«– Ça ne va pas ?
– J’ai mal à la tête, je vais t’attendre ici.»
Il la regarde avec sollicitude. «Tu es sûre ?» Elle acquiesce en souriant.
«J’explore encore un peu. Laisse-moi dix minutes.»
En chemin, Arnaud lui a raconté sa nouvelle passion, sans préciser comment il s’y est initié. Il a passé ses derniers jours à explorer des bâtiments abandonnés. Usines, hôpitaux, cités-jardins: il visite tout. Ce monde-là disparaît sous nos yeux, lui a-t-il expliqué. En être le dernier témoin lui procure une émotion incroyable.
«Tu n’imagines pas ce que ça fait, de découvrir à quel point le temps avant l’oubli est compté. C’est… addictif».
Ils ont éclaté de rire. «Désolé, je trouve pas d’autre mot, pour décrire ça. C’est kiffant, c’est tout.»
Au départ de la gare du Nord, ils ont vu se succéder les immeubles haussmanniens, la petite ceinture, les tours, et puis progressivement le train a pris de la vitesse, et les jardins sont devenus des champs écrasés de soleil derrière lesquels l’horizon s’étendait à perte de vue. Ils sont descendus en rase campagne, et après une centaine de mètres le trottoir a laissé place à un talus herbeux derrière lequel se dressaient les épis du champ voisin. Ils ont marché longtemps, accompagnés par le bourdonnement des insectes, avant de voir
apparaître l’enceinte de l’hôpital.

Le bâtiment principal formait un arc de cercle au sein d’un parc redevenu sauvage. Une fontaine était enfouie sous les herbes hautes, et, tout au fond, à l’orée du bois, se dressait une chapelle en pierre blanche. L’endroit a dû être superbe. Maintenant, on ne remarque plus que les fenêtres aux montants arrachés, les portes béantes, l’abandon et le vide. Il n’y a pas encore de graffitis, l’hôpital est désaffecté depuis peu.
Avant d’entrer, ils ont lu l’avis de démolition et les travaux envisagés. L’ensemble va être transformé en résidence privée.
Maisonneuve, le plus grand asile psychiatrique du département, logera bientôt des familles heureuses. Arnaud la rejoint dehors et s’assied à côté d’elle.
«Je peux te prendre une cigarette ?»
Ils restent là, silencieux, les yeux mi-clos.
Il la regarde, incertain. Elle lui sourit, il se penche vers elle et l’embrasse. Ils s’enlacent, et Arnaud passe délicatement une main sous sa robe. Aimée se déshabille sans le quitter du regard, lui ôte son pull, son tee-shirt sale. Elle colle son corps contre le sien et se sent enfin complète : il lui a douloureusement manqué.
Plus tard ils fument une autre cigarette, allongés dans l’herbe. Elle se sent bien, la peur a presque disparu. Il ne reste que l’odeur grasse de la végétation et les pépiements des oiseaux.
Arnaud se redresse et sort de son sac une pièce de deux francs: «Regarde, c’est une pièce de 1989. Elle a notre âge. On explorait une école abandonnée l’autre jour, et je l’ai trouvée au fond d’un pupitre.»
Aimée le fixe sans comprendre.
« Je ne t’ai jamais raconté ? Ça me rappelle mon père, quand il rentrait de garde. Il allait directement se coucher, mais j’inventais toujours une excuse pour le réveiller. Un jour, il m’a dit de regarder dans les poches de son pantalon, que si j’y trouvais une pièce de deux francs elle serait à moi. C’est devenu une tradition, ensuite. Il faisait en sorte d’avoir toujours des pièces de deux francs. Et puis un jour j’ai tout pris, même les billets. Il a fait comme si de rien n’était. Mais bon, ça n’a plus été aussi drôle après.»
Il lui glisse la pièce dans la main: «Garde-la pour moi». Aimée finit par demander: «Pourquoi tu as choisi cet endroit ? C’est sinistre !»
Il rit en regardant le ciel.
«C’est vrai. Mais bon, un hôpital, la médecine, tout ça, je me suis dit que ça te plairait.»
Il reprend, sérieusement cette fois: «Ce qui me frappe, c’est à quel point l’endroit est sublime.
Tu imagines ce gâchis? En faire des appartements? Tu peux avoir passé ta vie à y souffrir, et à la fin il n’en reste rien. »
Il se tait, le regard dans le vague.
«J’aurais pu être hospitalisé ici, l’an dernier. Et on aurait tout rasé ? Tout oublié ? Le pire, c’est que ça me fait penser à mon père et son hôpital merdique, à Villedeuil. Seul comme un con à vouloir sauver le monde.»
Elle répond en riant à moitié : «Mais de quoi tu parles ?»
Elle n’a pas envie de discuter du père d’Arnaud.
Elle s’est bien gardée de le lui dire, mais elle admire Jean-Claude. Il a toujours été là quand il fallait récupérer son fils dans des endroits pas possibles, chez les flics ou dans le caniveau. C’est lui aussi qui s’est démené quand il a fallu lui trouver une place, pour le sevrage. Mais Arnaud n’a jamais rien voulu voir de tout cela. Il nourrit des rancœurs à son encontre, qu’il ne lui confie pas.
Aimée meurt de faim. Elle lui demande s’il a apporté à manger, mais non, son sac à dos est vide. Il a l’air épuisé, perdu dans ses pensées. Il écrase sa cigarette et essuie plusieurs fois ses mains sur son jean. Elle remarque de nouveau le tremblement de ses doigts.
Elle se lance, le cœur battant.
«Tu as recommencé, c’est ça ?» Il la regarde et hausse les épaules avec un petit sourire d’excuse.
«Il fallait bien que ça arrive un jour.»
Ils retournent vers la gare dans une chaleur accablante. L’orage est prévu pour la fin de journée, le ciel se couvre déjà. Ils n’ont pas vérifié les horaires, il y a plus d’une heure d’attente avant le prochain train. Les minutes passent lentement; elle lui prend la main, la serre trop fort dans la sienne en répétant Ça va aller, ça va aller.
Lorsqu’ils arrivent à la gare du Nord, il est dix-neuf heures. Ils ont passé le trajet collés l’un à l’autre, leurs mains entremêlées, elle, le nez enfoui au creux du cou d’Arnaud.
Il est d’accord pour rentrer rue des Boulangers, alors ils se dirigent vers le métro et elle lui tient la main pour franchir les tourniquets, puis dans les escaliers et sur le quai. La foule se presse à l’arrivée de la rame, et quand les portes s’ouvrent Aimée est bousculée à l’intérieur du wagon.
Quand la sonnerie retentit, Arnaud a disparu.

2013
Octobre
Le jour touchait à sa fin quand Jean-Claude Pouillat sortit de Cosmos d’un pas rapide, sans prêter attention à son environnement. Il prit une cigarette du paquet rangé dans la poche intérieure de son blouson, se figea un instant pour l’allumer et repartit. Depuis le temps qu’il travaillait ici, il ne remarquait plus les bâtiments. Parfois, quand arrivaient de nouveaux étudiants, il tentait d’observer d’un œil neuf son univers quotidien en se persuadant qu’on pouvait lui trouver du charme, mais ça devenait rare : il s’était lassé de
constater que les internes ne se fiaient qu’aux apparences.
On lui avait déjà soutenu que la laideur de l’endroit était rédhibitoire. D’ailleurs, une fois leur stage terminé, ceux-ci ne revenaient plus. Comment auraient-ils pu comprendre que, pour lui, Villedeuil incarnait la beauté torturée des
banlieues ouvrières ? Rien, ici, n’entrait dans les canons bourgeois, et c’était cela, précisément, qui l’émouvait. La partie la plus ancienne de l’hôpital était composée de six pavillons de brique ocre dont les noms rendaient hommage aux éminences médicales de l’époque. Ils avaient été construits au début du siècle, dispersés au sein d’une vaste étendue herbeuse parsemée de massifs arborés, reliés les uns aux autres par des chemins de gravier. Aujourd’hui, il
n’y avait plus qu’au printemps qu’un agent passait encore la tondeuse pour tenter de contenir la végétation qui envahissait tout. Pendant quelques heures alors, l’air était saturé de l’odeur champêtre du foin coupé. Le reste de l’année, la nature retournait à l’état sauvage, comme les vieux pavillons qui n’accueillaient maintenant plus que l’administratif et les archives.
À l’origine, un parterre fleuri s’étendait derrière la grille d’entrée, traversé par une allée de tilleuls qui reliait le portail à une fontaine autour de laquelle les six bâtiments se déployaient harmonieusement. La perspective était majestueuse, les clichés de l’époque en témoignaient. Mais dans les années soixante-dix, avec l’explosion démographique des banlieues, il avait fallu agrandir l’hôpital. Cinq tours étaient alors sorties de terre, parallélépipèdes dressés vers le ciel et recouverts de céramique blanche, à l’image des grands ensembles qui avaient poussé partout dans la ville.
Cosmos, dans laquelle il travaillait depuis trente ans, était l’une d’elles. Lors de la construction, aucun détail n’avait été négligé – rampes d’accès pour les ambulances, monte-malades, couloirs souterrains reliant les services: tout y était à la pointe du progrès. Le mur d’enceinte, en revanche, n’avait pas bougé, et il avait fallu sacrifier le parterre, l’allée et les tilleuls pour ériger les nouveaux bâtiments.
Au sein de cet ensemble disgracieux, la fontaine marquait désormais la frontière entre la brique et le carrelage, l’ancien et le neuf. Plus tard, le bassin avait été comblé, puis surmonté d’un arceau en béton sur lequel était gravé Centre hospitalier de Villedeuil, encadré par deux drapeaux français.
Les tours avaient prématurément vieilli. En réalité, rien n’avait été pensé pour durer. Les faux-plafonds fuyaient, les murs se fissuraient. Les carreaux de céramique se décollaient par dizaines. Les pigeons avaient colonisé les couloirs souterrains et lâchaient leurs fientes sur les malades en brancard. Des travaux étaient prévus depuis des années, et une troisième génération de bâtiments devait voir le jour, mais ce projet était sans cesse repoussé, faute de budget. C’était cela que découvraient les nouveaux internes en arrivant à Villedeuil, après leurs quinze minutes de marche depuis la gare : cinq tours recouvertes de filets antichute, enserrées dans le vieux mur d’enceinte. Et à qui s’aventurait entre celles-ci apparaissaient la fontaine condamnée, l’arche en béton et les vieux bâtiments. C’était laid, les internes n’avaient pas tout à fait tort, Jean-Claude en convenait. Mais lui n’arrivait pas à trouver cela repoussant. Il leur répondait toujours, à ces ingrats, que c’était ça, le baroque hospitalier, aujourd’hui.
Officiellement, Jean-Claude Pouillat avait terminé sa journée de travail. Il était dix-huit heures trente, le chirurgien de garde avait pris la relève. Il n’avait plus que ses comptes-rendus opératoires à dicter. Chaque jour c’était pareil : le poids de la journée s’effaçait d’un coup, il se sentait libre, et juste après, comme un réflexe, venait l’envie de boire.
Dépassant la fontaine, il prit l’allée goudronnée qui menait à l’entrée des urgences, au rez-de-chaussée de Neptune, puis franchit le portail. Sur l’avenue, la lueur chaude du Manhattane lui faisait face. Il pouvait voir Manuel, le patron, affairé derrière le bar. Il traversa.
En terrasse, toujours à la même table, se trouvaient les habitués. Œil flou, nez turgescent, voix traînante qui se perdait dans les méandres d’une argumentation dont l’objet était oublié en cours de route, ils tenaient leur rôle, soir après soir. Dès dix-sept heures, et plus tôt les jours d’ennui, ils s’asseyaient, serrés dans l’air froid et la fumée, enquillant les consommations jusqu’à ce que le bruit du rideau métallique les éparpille comme des moineaux. Pouillat les salua. Il avait toujours un petit sursaut de soulagement, en ouvrant la porte pour entrer: lui n’y était pas encore, au stade de la terrasse.
Il faisait bon, à l’intérieur. Manuel le héla, à peine la porte franchie : «Jean-Claude, salut! Ça y est, fini la journée ?»
Il sentait déjà la chaleur du lieu le détendre. Il sourit.
«– Oui, quasiment. Deux trois bricoles avant de rentrer.
Tu me sers une Stella ?
– Elle arrive !»
Manuel ne devançait pas sa commande, alors qu’elle ne variait jamais. Il lui laissait la possibilité du doute, et c’était suffisant. Dans la seconde, Jean-Claude vit le liquide doré couler sous la tireuse. Il s’installa au bar, but deux grandes gorgées, et le verre fut déjà presque vide. Il le posa pour se retourner face à la salle, les coudes sur le comptoir. Il n’y avait pas grand monde, ce soir. C’était bien. Il était tranquille.
Le Manhattane était le seul café à proximité de l’hôpital.
Sinon, il fallait pousser jusqu’à la gare pour espérer autre chose que des points chauds et des kebabs. Et encore, les deux bars-tabacs qui s’y trouvaient le faisaient fuir, avec leur salle vide et sombre, à l’exception des écrans géants qui surmontaient la caisse et devant lesquels se massait toujours la même foule de joueurs fébriles et désespérés.
Manuel, lui, s’était contenté de garder une activité traditionnelle. En dehors du nom, rien n’avait changé depuis les années cinquante. Dès sept heures, il servait cafés et petits blancs. À midi il proposait un plat unique ; les vendredis, c’était couscous. Ça marchait bien, la clientèle s’étendait des pavillons de l’avenue Allende aux tours de la ZUP un peu plus loin. Et puis il y avait l’hôpital, évidemment: chez lui, on attendait les malades, on fêtait les fins de stage, on soignait les matins difficiles. On y perdait aussi le temps
qu’on ne voulait plus passer chez soi.
De là où il était, Jean-Claude pouvait voir, se découpant dans la nuit à travers les vitres du café, les contours de l’hôpital, Neptune et Météore au premier plan. L’obscurité envahissait à présent le haut des tours, masquant leur silhouette. Par les fenêtres illuminées, on devinait l’activité du soir dans les services. C’était l’heure du dîner, et les portes des chambres s’ouvraient l’une après l’autre, laissant entrer les chariots des plateaux-repas qui refroidissaient déjà en dégageant cette odeur écœurante qu’il aurait reconnue entre mille. D’où il se trouvait, tout semblait familier, confortable.
Il était à sa place à Villedeuil: depuis le temps qu’il y passait ses jours et ses nuits, il appartenait à cette ville. Il tentait de faire le compte, parfois, de ceux qu’il avait opérés, mais c’était simple : tous, ici, le connaissaient.
Manuel, voyant son verre vide, l’avait rempli sans mot dire. Quand Jean-Claude se retourna pour le remercier, il leva son eau, et ils trinquèrent au week-end qui s’annonçait. Manuel ne faisait pas exception à la règle : à lui aussi Jean-Claude Pouillat avait recousu les entrailles.
Il tendit le bras vers Neptune, en se penchant pour murmurer:
«Il paraît qu’il y a encore eu du bordel, cette nuit, aux urgences ? Le vigile s’est fait agresser, c’est ça ? J’ai entendu que la police avait embarqué des jeunes au poste ? Les gens sont fous.»
Pouillat haussa les épaules.
«M’en parle pas. Le problème c’est le sous-effectif. Même en chirurgie, ça devient compliqué. Le poste d’interne n’a encore pas été pris, pour le prochain semestre. À partir de novembre je n’ai personne. Heureusement que la semaine est terminée !»
Il rit, comme pour démentir ses paroles. Il sentait de nouveau la tension dans sa nuque. Tant pis pour les comptes-rendus, il les ferait dimanche avant sa garde, il n’aurait qu’à venir un peu plus tôt. Retourner à l’hôpital maintenant lui semblait insurmontable. Il voulait juste rentrer chez lui. Il remit son blouson en cuir et fit mine, comme à chaque fois, de sortir son portefeuille.
«– Allez, je file, dis-moi combien je te dois.
– Laisse, je le mets sur ta note ! Passe un bon week-end, Jean-Claude !»
Manuel lui fit un clin d’œil tout en continuant d’essuyer les verres. Jamais il ne l’aurait laissé payer ses consommations.
Jean-Claude sortit du bar à grandes enjambées. Sa haute taille, sa silhouette mince et sa démarche souple le rendaient reconnaissable de loin. L’air froid déclencha la toux sèche qui ne le quittait plus depuis quelques mois.
Il s’arrêta, hors d’haleine, puis reprit sa descente, plus lentement cette fois-ci, vers le RER. En dix minutes il arriva sur l’esplanade noire de monde, remplie de travailleurs fatigués qui sortaient du train. Depuis la baisse des températures, les abords de la gare étaient éclairés par des braseros autour desquels la foule se pressait pour acheter des épis de maïs à un euro. Les vendeurs à la sauvette le frôlaient discrètement en susurrant Marlboro, Marlboro, l’œil aux aguets: une descente n’était jamais loin.
Avant de passer les tourniquets, il regarda les écrans d’affichage. Le train arrivait. Il serait à Paris dans sept minutes, il avait déjà changé de monde. Même si personne ne l’attendait, il rentrait chez lui, et il fallait s’en réjouir.
*
Cela faisait presque deux mois que Nathalie et Vincent étaient partis. Il aurait dû commencer à s’habituer à ces samedis sans fin. La première fois, le matin, il avait pris machinalement le chariot de courses près de la porte d’entrée et acheté fruits et légumes au marché, puis un poulet chez le boucher. Ce n’est qu’en rangeant ses achats, une fois chez lui, qu’il avait pris conscience de sa bêtise : il était seul désormais, à tous les repas. Les légumes avaient lentement pourri au fond du frigo, il n’était plus retourné
au marché. Maintenant il passait au Super U le soir, de temps en temps, quand il n’y avait vraiment plus rien à manger à la maison.
Il ne savait jamais quoi faire de cette journée d’oisiveté. Le plus souvent il restait chez lui, désœuvré. Vers onze heures, il téléphonait à sa mère. Ces appels le laissaient morose, entre pitié et nostalgie. Tout au long de leurs menus échanges entrecoupés de silences, il l’imaginait, assise à la cuisine devant la table en formica. Rien n’avait bougé depuis son enfance dans l’appartement étriqué face à la voie ferrée.
À peine avait-elle décroché qu’elle lui disait d’attendre, et posait le combiné pour se servir un café. Elle le sirotait ensuite tranquillement, entre deux hochements de tête, en l’écoutant raconter sa semaine. À intervalles réguliers lui parvenait le bruit assourdi d’un train qui passait, et ce son qui avait bercé sa jeunesse le rassurait.
Après avoir raccroché, il commençait à boire, chaque semaine un peu plus tôt, laissant errer ses pensées en observant le boulevard depuis la fenêtre du salon. Au début, il avait continué à fumer dehors, les bras appuyés sur la rambarde, comme si Nathalie avait encore son mot à dire. Et puis peu à peu, il avait repris possession des lieux. Maintenant, même dans la chambre il y avait un cendrier.
L’appartement était silencieux, et Jean-Claude pouvait entendre le chuintement des pneus sur le goudron humide, trois étages plus bas. Il observait les passants qui se pressaient sur le trottoir brillant de pluie. Sous les parapluies, il les devinait, bras chargés, ramenant leur butin du samedi. L’air était saturé d’humidité froide, et il n’avait aucune envie de sortir ce soir.
Pour tout dire, l’invitation l’avait surpris. Il n’avait pas revu Évelyne depuis la disparition d’Arnaud, et sa dernière soirée avec Gilles remontait à l’hiver précédent, quand ils avaient dîné au White Horse, face à la faculté de médecine.
Année après année, ils y retournaient, par manque d’imagination plus que par véritable envie, pour passer quelques heures ensemble. Ce soir-là, malgré les efforts de Gilles, ils n’avaient échangé que des banalités. Jean-Claude n’était alors qu’une boule de chagrin, il n’avait plus de place pour les vieilles amitiés. Leurs vies divergeaient depuis si longtemps que chacune était devenue le négatif de l’autre, comme une réponse aux doutes qui surgissaient parfois, la nuit.
Ils s’étaient quittés incertains, et Jean-Claude avait pensé qu’il n’y aurait plus d’autre fois. Mais Gilles était un garçon fidèle, qui finissait toujours par prendre de ses nouvelles, et la semaine précédente lui et son épouse l’avaient invité à dîner chez eux. En fin d’après-midi il se décida à prendre une douche. Il avait sorti une chemise blanche de son placard. Elle était propre et pas trop froissée ; avec un jean ce serait parfait.
Quand il avait trente ans, il lui suffisait d’arriver habillé ainsi n’importe où pour que les filles se mettent à lui tourner autour. Et si d’aventure il précisait qu’il était chirurgien, la soirée pouvait virer à l’émeute. »

Extraits
« Les arrivées aux urgences ne s’arrêtaient jamais. La salle d’attente était saturée en permanence. Elle l’apprendrait au fil des mois, il n’y avait guère qu’aux petites heures que les sièges étaient vides. Les journées s’apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente, en passant d’une otite à un diagnostic de tumeur cérébrale, d’une dépression à un paludisme. Les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait découvrir en ouvrant un dossier. La difficulté, ensuite, résidait dans la gestion des patients déjà examinés. La plupart restaient sur un brancard à attendre pendant des heures les radios, les prises de sang, les résultats, et enfin, pour les plus chanceux, le diagnostic. Venait alors, quand il fallait les hospitaliser, la recherche d’un lit disponible. » p. 82

« C’est tout l’hôpital qui s’est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça. » p. 173

À propos de l’autrice
VESIN_Claire_©Pascal_ItoClaire Vesin © Photo Pascal Ito

Claire Vesin est née en 1977 à Champigny-sur-Marne. Après une adolescence aux États Unis et des études de médecine à Paris, elle décide d’exercer en banlieue parisienne, où elle vit aujourd’hui. Blanches est son premier roman. (Source: La Manufacture de livres)

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La mort porte conseil

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En deux mots
Après avoir perdu sa première épouse, Félix Bernardini a épousé Fabienne, de trente ans sa cadette. Le problème, c’est que cette union s’accompagnait d’un beau fils. Après avoir été désagréable, il est devenu violent et a rendu la vie de Félix impossible. Jusqu’au moment où il l’a obligé à réagir…

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le beau-fils impossible

Pour son premier roman, Hervé Paolini a choisi d’explorer la relation entre un homme qui se remarie avec une femme de trente ans sa cadette, mère d’un garçon qui rejette cette union. Ici, le conflit est programmé et va être sanglant.

Patron d’entreprise respecté, Félix Bernardini se laisse pourtant violenter par Stéphane, le fils de sa nouvelle compagne. Ce petit rituel, qui avait commencé comme un jeu, un petit coup dans le dos lorsqu’il était attablé, est vite devenu une habitude malsaine.
Tout en se disant que son beau-fils allait cesser son manège, il se rendait bien compte qu’il aurait dû réagir. Mais en attendant, il mettait sa lâcheté sur le dos de son attachement à Fabienne. Il ne voulait pas faire de peine à sa maîtresse pour laquelle il vouait une passion brûlante. De 30 ans sa cadette – a peu de choses près l’âge de ses filles Ghislaine et Odile – elle lui avait permis de trouver du réconfort lorsque son épouse Hélène luttait contre le cancer qui a fini par l’emporter.
Si ses filles décident de couper les ponts après l’esclandre provoqué par leur belle-mère lors des obsèques, il se sent désormais libre de refaire sa vie, de se remarier et de partager son foyer avec Fabienne. Étonné par les réticences de Fabienne à venir vivre sous son toit, il va très vite comprendre la raison cachée de ses hésitations: «c’était son fils. Elle savait pertinemment qu’il était violent, qu’il allait nous poser des problèmes, mais elle se gardait bien de m’en avertir.»
On l’a vu, après son mariage, ses relations avec son beau-fils ont très vite empiré, Fabienne se contentant d’éluder la gravité de la situation.
Le point de bascule a sans doute été le jour où il lui a écrasé sa cigarette sur le front. D’autant qu’il a coïncidé avec les difficiles tractations avec les Italiens candidats au rachat de son entreprise et la confirmation des rumeurs qui circulaient sur Fabienne. Elle était souvent aperçue avec un notaire et on la soupçonnait d’être une chasseuse d’héritages.
À partir de ce moment, Félix a compris sa douleur. Une expression – malheureusement pour lui – à prendre au pied de la lettre. «Tout ce qui touche à Stéphane me retournait les tripes. Il n’était pas un jour où ce gamin ne m’apportait un nouveau problème.»
De nombreux rebondissements et une dramaturgie habilement mise en scène donnent un goût de thriller psychologique à ce premier roman qui nous ramène au cinéma de Chabrol, à cette bourgeoisie de province avide de promotion et soucieuse de discrétion. Ajoutons-y un style nerveux et efficace, bien en phase avec l’intensité croissante du récit.
Hervé Paolini y montre avec beaucoup de finesse les tourments du beau-père, tiraillé entre l’envie de plaire à sa maîtresse et celle de châtier un beau-fils qui dépasse les limites. Des scrupules qui vont mener à la catastrophe. Si on la voit bien arriver, on ne se doute pas des ressources insoupçonnées d’une bête blessée. Le pleutre va se transformer en Machiavel, ruminer sa vengeance et nous offrir un épilogue de haute volée.

La mort porte conseil
Hervé Paolini
Serge Safran Éditeur
Premier roman
208 p., 18,90 €
EAN 9791097594886
Paru le 8/09/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Pont-sur-Risle, en Normandie. On y évoque aussi Conches, Évreux, Arpentières, Beaufour-sur-Avre, Remugles, Vil-sur-Royre.

Quand?
L’action se déroule des années 1990 à nos jours, avec un retour en arrière dans les années 1960.

Ce qu’en dit l’éditeur
Félix Bernardini dirige l’usine de Pont-sur-Risle, en Normandie. Il pourrait couler une retraite paisible. On le respecte au village. Mais tout se met à déraper lorsque le cancer emporte son épouse. Personne ne comprend pourquoi il se remarie avec cette moins-que-rien d’infirmière. Pensez donc, une femme de trente ans sa cadette ! Il ne faut pas s’étonner que lorsqu’elle vient habiter chez Félix avec son grand voyou de fils, rien ne se passe comme prévu…
La province pour cadre, une entreprise familiale de matériel agricole qui périclite, les filles du premier mariage qui constatent les dégâts, le pire est toujours à venir, comme dans un film de Chabrol mâtiné de Tarentino.
La mort porte conseil est un premier roman fort, percutant, inattendu, écrit avec et sur le nerf, une sordide histoire d’homme veuf et plutôt content de l’être, mais appelé à remettre toute sa vie en cause.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Christine Pinchart)
Blog de Gilles Pudlowski
Blog Pause Polars
Blog de Jean-Claude Lebrun

Les premières pages du livre
« PONT-SUR-RISLE, ANNÉES 90
CHAPITRE 1
Cette manie qu’il avait tout jeune.
Cette taloche sur le crâne qu’il avait pris l’habitude de me balancer avant chaque repas, comme ça sans raison, quand il passait derrière moi, que je me tenais tranquillement assis devant mon assiette et que sa mère ne regardait pas ; et même quand elle regardait d’ailleurs. Pas appuyée au début, presque gentillette, excusable encore, juste une petite tape, mais qui avait le foutu don de me taper sur les nerfs, une sorte de coutume avant le dîner qui ne portait pas à conséquence, du moins dans les premiers temps. Fabienne s’en serait presque amusée si elle n’avait fini par se rendre compte que l’insolence de son fils m’exaspérait ; il faut bien que jeunesse se passe, c’était sidérant de la voir se ranger tout le temps de son côté. Où avait-elle entendu dire qu’un enfant ne se devait pas de respecter son père de substitution ? Ce n’était quand même pas à moi de m’adapter, avait-elle décidé de tout faire tourner à l’envers dans ma propre maison ?
J’avais bien tenté d’aborder la question avec elle, mais à la seule mise en cause de son cher petit Stéphane adoré, je voyais son visage s’assombrir du tout au tout, comme un paysage ensoleillé de juillet qu’un gros nuage vient brusquement gâcher. Non contente de décréter que nous ferions chambre à part dès le début de notre vie commune, il pouvait aussi lui arriver, pour bien souligner son mécontentement, de me couper le chemin de son lit pour une durée indéterminée. Je n’avais plus l’âge pour ce genre de traversée du désert. Si je m’étais mis avec Fabienne, c’était précisément pour profiter de mon reliquat de vie sexuelle et je considérais que la satisfaction de mes plaisirs intimes pesait plus dans la balance que la défense de sacro-saints principes d’éducation.
Il faut dire que nous n’avions pas loin de trente ans d’écart, elle et moi, et je dois concéder que le corps sublime de Fabienne justifiait bon nombre de mes lâchetés. Tous les hommes ont une théorie sur le corps féminin, personnellement, je trouvais qu’il n’atteignait sa plénitude qu’au bout d’un long processus de maturation, quand il frisait sa quarantième année (et pas trop longtemps après). Celui de ma nouvelle femme se trouvait pile poil dans la bonne fourchette et j’estimais n’avoir jamais assez l’occasion d’en profiter. C’était une raison suffisante à mes yeux pour m’écraser devant Stéphane.
Cela dit, Fabienne pouvait très bien passer inaperçue quand on la voyait pour la première fois.
Et d’ailleurs, la plupart des hommes la remarquaient à peine ou si c’était le cas ils se gardaient bien de le montrer. Quant aux femmes, je ne sais pourquoi, elles ne lui faisaient aucun cadeau, elles la trouvaient généralement quelconque. On aurait dit qu’elles s’en méfiaient. J’avais même entendu plusieurs réflexions désobligeantes sur son physique qui m’avaient marqué et me sont restées longtemps en travers de la gorge. De la part de mégères qui, sans doute, ignoraient à l’époque qu’elles s’adressaient à son futur mari. Mais peu importe.
Moi-même, il m’avait fallu du temps pour me laisser prendre à sa beauté animale, cinq ou six rencontres pour rien avant que son charme n’opère. En y repensant, plusieurs détails clochaient chez elle, même si j’ai fini par m’y faire, elle avait cette fine cicatrice à la lèvre supérieure dont la boursouflure pouvait détourner l’attention lorsqu’elle vous parlait. Il faut reconnaître aussi que ses dents étaient loin d’être parfaites, j’avais beau lui répéter qu’il n’y avait pas de fatalité, qu’on pouvait très bien y remédier, la perspective de les confier à un dentiste la terrorisait, celles du bas se chevauchaient étrangement, créant des ombres peu esthétiques, ce qui expliquait d’ailleurs qu’elle ne se laissait jamais aller à rire en toute franchise, rarement même on la voyait sourire et, quand c’était le cas, elle avait une façon bien à elle de placer sa main devant sa bouche. Ce que j’avais tout d’abord pris pour de la retenue, voire une sorte de timidité, n’était en fait qu’un excès de coquetterie. Rien à dire de particulier sur ses cheveux non plus, ils étaient d’un noir commun et je me souviens qu’elle les gardait la plupart du temps attachés, même lorsque nous faisions l’amour. Elle était parfaitement proportionnée, comme je crois l’avoir déjà mentionné, mais pas au point comme certaines d’affoler les hommes que nous croisions dans la rue. Je sais que c’est difficile à avaler, mais aucune fille ne m’a fait perdre la boule comme elle. Son magnétisme se trouvait ailleurs, irrésistible, une fois qu’on s’y laissait prendre et on peut dire que je me suis fait avoir en beauté. C’est loin d’être évident pour moi de parler de toutes ces choses avec la distance requise, il me remonte encore des bouffées, je peux juste dire qu’elle avait de douces promesses d’alcôve, je ne saurais mieux l’expliquer, dans le fond de ses yeux, la texture de sa peau, au plus profond de son odeur de femme ou dans le timbre de sa voix qu’elle savait rendre lascive et que j’entends encore parfois quand je me sens seul.
Progressivement, son gamin a dû se sentir encouragé par mon manque de réaction et je n’ai rien vu venir, il a pris de l’assurance, laissé libre court à son agressivité, son revers claqué de plus en plus fort derrière mon oreille, toujours à cet endroit dont je garde encore le souvenir cinglant, laissait une brûlure insistante. Une douleur teintée d’humiliation. J’avais honte de ne pas exiger qu’il arrête. Oser lui dire, une fois pour toutes que, bon Dieu, son geste était totalement déplacé. Vu son âge, vu le mien. Et lui en mettre une bonne qui l’aurait définitivement calmé. Mais, comme je l’ai dit, la lâcheté me paralysait, sa mère avait trop d’emprise sur moi. Était-ce également la crainte de l’affronter ?… À l’époque, j’étais bien plus fort que lui. Physiquement, j’entends. Si j’avais voulu, j’aurais pu le réduire, l’écraser comme une vermine. En tout cas, je sais que j’aurais dû tenter quelque chose. Ou du moins dire quelque chose. Réagir. Et ce dès le début. Je le sais pertinemment.
Il est important qu’un beau-père sache se faire respecter, bla-bla-bla, je sais tout ça, on m’avait prévenu.
Et il est bien trop facile de m’accabler de reproches aujourd’hui, avec le recul du temps et des événements, maintenant qu’il est trop tard de toute façon. Le fil des habitudes s’est déroulé, toute la pelote y est passée, allez-y pour remonter une pelote, bonne chance ! C’est comme replier une carte routière qui a servi, je n’y suis jamais arrivé. Stéphane ne pouvait plus revenir en arrière. Et moi non plus si on va par là. J’aurais bien voulu les y voir, les donneurs de leçons, tous ceux qui se croient toujours obligés de refiler des conseils. Sans compter tous les autres, ceux qui se taisaient et qui n’en pensaient pas moins. Ils n’ont jamais été à ma place. Personne. Ils ne peuvent pas comprendre. Personne ne saura jamais me comprendre. Facile de juger quand on n’est pas dedans.
Toujours est-il que son geste rituel, répété si souvent, s’est imposé dans nos rapports comme un droit d’usage, un cérémonial dont je sais que Stéphane n’aurait renoncé pour rien au monde. Chaque soir, j’encaissais sa taloche sans broncher. À force, je m’y faisais, j’ai remarqué qu’on se fait à tout, c’est un des privilèges de l’âge, il fallait juste me convaincre qu’il était inutile d’en faire un drame, pourquoi vouloir mêler à tout prix sa mère à ces broutilles, Fabienne ne m’aurait pas aidé, c’est plus que certain et, surtout, je craignais qu’une réaction tardive et disproportionnée de ma part n’arrive à contretemps, ne fasse que renforcer l’ascendant que Stéphane avait déjà pris sur moi et n’aboutisse, en fin de compte, qu’à lui concéder une victoire trop facile. Je n’aurais pas supporté qu’il se réjouisse des dégâts provoqués sur mes nerfs par son geste imbécile. Car, j’avais beau sauver les apparences, je sentais qu’un truc se fissurait en moi quand je prenais un peu de recul. Et il m’arrivait d’en prendre, il faut pas croire, je sais bien que l’avis des gens n’aurait pas dû entrer en ligne de compte, mais on a beau essayer de faire abstraction, ça revenait comme une balle de jokari, je me disais qu’ils n’en auraient pas cru un mot, tous autant qu’ils étaient, s’ils avaient appris que Monsieur Bernardini (Président de la Chasse, directeur des remorques Loisel & Cie, le monsieur si bien habillé qui habitait la belle maison dans le bas du bourg), le Félix Bernardini connu de tout le village, eh bien ce monsieur Bernardini-là, se laissait emmerder par son beau-fils mineur.
Et sous son propre toit encore !

CHAPITRE 2
Le geste déplacé de Stéphane m’affectait plus que je ne voulais bien me l’avouer.
J’ai renoncé à en faire toute une histoire mais il écourtait mes nuits et noircissait mes pensées. Et, au lieu de mettre fin à ce jeu qui n’en était pas un, je perdais mon temps à vouloir l’expliquer. Quelle mouche avait pu piquer Stéphane ? Je ne me souvenais pas lui avoir sorti quoi que ce soit de blessant, d’avoir eu la moindre attitude déplacée. Pourquoi s’était-il mis à me détester d’emblée ? Et surtout, comment rectifier le tir maintenant ? Plus que de l’insolence gratuite, il m’arrivait de percevoir ses enfantillages comme l’expression d’une volonté délibérée de me détruire. Était-ce la fatigue liée aux insomnies. Ou ma fragilité psychologique pendant cette phase charnière de ma vie. Toujours est-il que Stéphane piétinait l’image que j’avais mis des dizaines d’années à composer. Il niait mon humanité et faisait rejaillir des incertitudes en moi que j’espérais enfouies depuis des lustres.
Son grand truc consistait à me comparer à son père. À ses yeux, j’étais quantité négligeable à côté de son ivrogne invétéré de père, c’est ce qu’il cherchait à me faire entrer dans le ciboulot. Allez savoir pourquoi, après tout ce que ce type avait pu leur faire subir, à lui et à sa mère, Stéphane s’était mis à proprement l’idéaliser. Je me retenais de le contredire, ce n’était pourtant pas l’envie qui me manquait, je lui aurais bien rafraîchi la mémoire à ce petit merdeux, surtout quand il venait de me claquer l’oreille, que je la sentais encore chauffer, cette méchanceté qu’il avait quand on y pense, il eût été facile de lui rappeler comment son vieux le tabassait avant même qu’il eût atteint l’âge de recevoir des raclées. Mais à quoi bon remuer toute cette boue, rien ne coupait le sifflet à Stéphane, je me retenais, n’ayant jamais aimé dire du mal des morts. C’était pourtant de notoriété publique. Les pompiers d’Arpentières pouvaient venir témoigner, c’était eux qui calmaient cet ivrogne quand il faisait trop de foin le soir. Avec Fabienne et leur gamin en bas âge, ils logeaient dans vingt mètres carrés juste au-dessus de la caserne, ça leur faisait pas loin aux pompiers, deux étages à monter, à portée de voix pour ainsi dire. J’en parle librement, mais Fabienne refusait qu’on évoque son défunt mari, on aurait pourtant pu crever l’abcès une bonne fois, c’était la solution à mon avis, mais elle devait se sentir obligée de le protéger des critiques posthumes, elle connaissait trop l’opinion des gens. Et la mienne en particulier. Elle était capable d’entrer dans des colères si je me mettais à aborder le sujet. Peut-être ne supportait-elle pas qu’on lui remette trop le nez dans ses erreurs passées. Par son silence, elle s’imaginait redorer le blason du père aux yeux du fils et il était presque normal que ce gamin me déteste à ce point, moi le piètre remplaçant, je n’avais pas la carrure pour lutter contre un fantôme.
Je devais sans arrêt feindre l’indifférence pour laisser croire à Stéphane que son attitude puérile glissait sur moi et, surtout, conserver une illusion d’autorité. J’ai bien tenté quelques actes de résistance contre sa maudite taloche, d’inaudibles grognements de réprobation, je prenais l’habitude de soutenir son regard d’un air volontairement détaché qui m’était tout sauf naturel et dont je devais travailler les effets devant ma glace, m’entraînant à faire jouer certains muscles de mon visage jusqu’alors négligés ; dans l’ensemble, ces contre-attaques s’avéraient inutiles, voire contre-productives. Triomphant, Stéphane s’asseyait à table, tel un champion gonflé d’arrogance et sûr de son invincibilité. J’étais excédé. Humilié. Impuissant.
Quel âge avait-il au début, quinze ans ? Oui, à peine quinze.
Quand Fabienne me l’a présenté, j’ai immédiatement compris à son regard noir, qu’il allait lui falloir du temps pour s’habituer à moi. Accepter de partager sa mère avec un intrus n’avait rien d’évident, je l’admettais volontiers et elle m’exhortait à fermer les yeux sur son hostilité manifeste. D’après elle, il allait devenir mignon comme tout, si j’apprenais à l’apprivoiser. Elle me convainquait que les efforts devaient venir de mon côté, mais je n’étais pas rassuré qu’elle en parle déjà comme d’une bête sauvage et je me suis méfié d’emblée. J’allais toutefois dans son sens, dans le seul but d’obtenir les bonnes grâces de ma jeune épouse.
Je voulais lui prouver que, malgré notre écart d’âge, mon nouveau rôle de beau-père me tenait à cœur. Je cherchais à m’appliquer.
Mais j’avoue que les premières insultes du garçon m’ont déconcerté, même s’il n’osait encore que les susurrer les dents serrées. Il ne manquait jamais une occasion de me jauger. La première fois, j’ai cru à une méprise ; ses baragouinages à peine articulés ne pouvaient m’être destinés, je l’ai même fait répéter, en toute bonne foi. Comme pour dissiper un malentendu et reprendre le cours normal de nos vies. Mais il s’est foutu ouvertement de moi et j’ai compris que je n’avais pas rêvé. J’ai un peu honte de répéter ses mots, comme ça, à froid, mais autant tout dire. Malgré son jeune âge, il avait du vocabulaire, il pouvait me traiter de… vieil enculé… ou bien de pédé… il y avait sale merde aussi… s’il avait pu connaître des grossièretés plus tranchantes, j’y aurais eu droit. À n’en pas douter.
Et Fabienne continuait à minimiser. Ne fais pas attention. Il est toujours comme ça quand il ne connaît pas. Je n’en croyais pas mes oreilles. Même si je me situais en terrain inconnu, ce rôle de beau-père ne m’était pas du tout familier, je me rendais compte que Stéphane devenait incontrôlable. Et que l’attitude de Fabienne n’arrangeait pas la situation. Mes filles, elles, ne s’étaient jamais permises le quart du tiers du centième de ses écarts avec moi. Pour prendre la parole à table, même à seize ou dix-sept ans, j’exigeais qu’elles attendent mon autorisation préalable. Bonjour Monsieur, merci Madame, je leur avais enseigné quelques règles de base que je jugeais essentielles. On sait ce que ça leur a valu, Fabienne dénigrait mes méthodes qu’elle jugeait dépassées, on n’est plus dans les années 60 ; c’était son argument préféré pour couper court. Il n’empêche. Je n’ai jamais rencontré de problèmes non plus avec mes chiens. Et Dieu sait que j’en ai eus, des tordus, des tout-fous, eh bien, je les ai toujours dressés moi-même, sans l’aide de personne. Juste à l’instinct. Et tous, je dis bien tous, sans exception, me témoignaient une obéissance indéfectible. Et, puisqu’on est dans ce registre de l’autorité, on peut aussi parler de ma main de fer à l’usine. Les employés, ouvriers et cadres compris, ont toujours filé doux. J’ai même su établir avec la cellule syndicale (où il n’y a pas que des enfants de chœur) des relations teintées de respect mutuel. Alors, par quel mystère Stéphane restait-il insensible à mon autorité naturelle ? Autant, j’avais été un père droit dans ses bottes, autant, je pataugeais allègrement dans celles du beau-père.
Et mon beau-fils savait jouer insidieusement de mes tensions avec sa mère. Depuis la mort du père, ils vivaient tous les deux en vase clos. Une sorte d’intimité malsaine entourait leur relation comme une tumeur protéiforme, une sorte de corps étranger, visqueux, dans lequel j’évoluais avec précaution et non sans répugnance. Leurs rapports me mettaient mal à l’aise.
***
J’ai mis du temps à comprendre pourquoi, une fois ma femme décédée, Fabienne multipliait les prétextes pour retarder son emménagement chez moi. La voie était libre. Nous avions déjà attendu. Je n’en pouvais plus de vivre en ermite. Et j’estimais que nous avions gagné le droit de nous afficher au grand jour. Je lui assurais qu’au village, les gens finiraient bien par l’accepter comme ma femme, j’y comptais bien. Elle deviendrait Madame Bernardini, de gré ou de force. C’est même moi qui lui ai proposé qu’on se marie. Elle n’était pas très chaude ou, du moins, c’est ce qu’elle laissait paraître. Elle a même eu l’air d’étudier ma proposition quand j’ai évoqué l’idée pour la première fois. Je crois bien pourtant qu’elle devait y penser depuis belle lurette. Depuis nos premières rencontres si ça se trouve. Je lui avais sorti ça, sans trop réfléchir aux conséquences, pour qu’elle cesse de s’apitoyer sur la méchanceté des gens ; et, aussi, parce que le rôle de protecteur ne me déplaisait pas, avouons-le. Derrière sa carapace de fierté, je savais la situation de Fabienne carrément précaire, veuve avec un enfant à charge et un métier qui ne payait pas bien. Nous nous aimions, en tout cas, moi, je l’aimais d’un amour irraisonné. J’étais désormais libre, j’avais les moyens de la prendre en charge, nous pouvions passer outre le qu’en-dira-t-on.
Mais quelque chose d’autre la freinait.
Elle disait que la maison l’intimidait, qu’elle y ressentait toujours les mauvaises vibrations de mon épouse décédée. J’ai cherché à la rassurer. On allait ouvrir les fenêtres, faire des transformations si besoin, nous débarrasser de ses vieilles affaires. L’odeur finirait bien par s’en aller. Mais ça ne lui suffisait pas. Elle redoutait de croiser certaines personnes à Pont-sur-Risle. Et par certaines personnes, je savais bien qu’elle sous-entendait mes filles. L’idée d’un face à face avec Ghislaine la bloquait. Elle connaissait mon aînée depuis la communale, elles avaient été dans les mêmes classes jusqu’en CM2. Pourtant il n’y avait pas grand-chose à craindre. Fabienne devait bien se douter qu’aucune de mes deux filles ne risquait plus de remettre les pieds chez moi. Et ce, depuis qu’elle avait eu la riche idée de se pointer à l’enterrement de leur mère pour s’imposer à elles comme ma nouvelle compagne.
En fait, je l’ai compris bien plus tard, ma femme… mes filles… ce que pensaient les gens… tout n’était que prétexte pour ne pas venir habiter avec moi. La raison cachée de ses hésitations, c’était son fils. Elle savait pertinemment qu’il était violent, qu’il allait nous poser des problèmes, mais elle se gardait bien de m’en avertir.
Quand le chirurgien m’avait révélé la fin imminente d’Hélène, j’avais ressenti un vrai soulagement. Je sais que je n’aurais pas dû, mais c’était plus fort que tout, j’en voyais enfin le bout, une nouvelle vie pleine de promesses allait enfin s’ouvrir pour moi. J’avais beau placer ma première femme sur un piédestal, j’estimais qu’elle s’accrochait injustement à la vie, elle ne faisait que retarder mon propre bonheur avec Fabienne. Pour moi aussi, à une autre échelle, le temps était compté et je trouvais que sa vaine résistance contre la maladie toute-puissante frisait l’égoïsme, elle me faisait perdre un temps précieux. Il était flagrant que notre cycle était achevé, rien de positif ne pouvait plus en sortir. Je priais souvent pour que le calvaire cesse au plus vite (je parle du mien), d’autant que j’en étais venu à commettre l’irréparable. Hélène se remettait à peine de sa deuxième opération, son cancer progressait toujours, les métastases la grignotaient par tous les bouts et je n’avais rien trouvé de mieux que de tout lui révéler. L’intention était louable, je voulais faire preuve de transparence juste avant de la voir partir, me racheter en quelque sorte, me mettre en paix avec ma conscience. Mais ma soif d’honnêteté a tout fait tourner au fiasco. J’ai cédé trop facilement à ses questions pressantes, il a fallu que j’aille tout lui avouer de ma liaison, lui dire qu’il s’agissait de Fabienne, je n’ai omis aucun des détails qu’elle réclamait. Du coup, je n’ai fait qu’ajouter de la peine à sa souffrance. La haine n’a plus quitté son regard à partir de ce jour et, comme on sait, la haine est un moteur puissant. Elle a refusé obstinément de m’adresser à nouveau la parole jusqu’à son dernier souffle. À chaque fois que je la visitais dans sa chambre de soins, elle m’ignorait souverainement. C’est pourquoi, je persiste à dire qu’elle s’accrochait à sa vie dans le seul but de gâcher la mienne. Son silence accusateur ternissait mes projets d’avenir, il fallait bien que je pense un peu à moi, non ?
Heureusement, je trouvais au plus profond de mon être une énergie insoupçonnée, à l’époque, Fabienne et moi faisions l’amour plusieurs fois par jour. Partout où ça nous prenait. Sur la banquette arrière de la XM, contre le lave-vaisselle, en sortant du restaurant, en pleine forêt de Bois-Normand, dans ma cave à vins. On aurait dit que je cherchais à cocher les cases des lieux les plus insolites pour ce genre de pratique. Fabienne n’était pas contre, je ne suis pas certain qu’elle fût totalement partante non plus. En tout cas, elle se prêtait de bonne grâce à mes élans enthousiastes et incontrôlés. Il n’était pas encore question de Stéphane entre nous. Et cette période bénie restera une des plus chères de ma vie. La dernière sans doute. La plus belle.
Dans sa phase terminale, Hélène demeurait la seule ombre et je supposais, qu’une fois disparue, plus rien ni personne ne m’empêcherait de raviver l’éclat de mon existence. À ma grande surprise, l’enterrement que j’attendais comme une délivrance a eu lieu exactement comme prévu mais, une fois passée l’agitation de la cérémonie, quand le monde est reparti chacun chez soi reprendre sa petite vie, me laissant à la mienne qui était supposée redémarrer, je me suis retrouvé devant un vide vertigineux.
À l’église, tout le monde m’avait trouvé digne.
Entouré de mes filles, j’étais au centre des attentions, auréolé du deuil de ma femme. Je ne sais pas pourquoi cette phrase absurde… qui vole un veuf, vole un bœuf… revenait à la charge dans ma tête, comme l’écho d’une migraine… qui vole un veuf, vole un bœuf… Sans doute le trac avant de prendre la parole en public. Heurtée par ce qui n’était encore que des potins sur ma vie extra-conjugale, ma belle-famille prenait ses distances depuis quelque temps. Regroupés aux premiers rangs, à gauche de la nef, les Loisel ont quand même été émus lorsque, la gorge étranglée par les sanglots, j’ai récité de mémoire le discours sur Hélène que j’avais mis des semaines à écrire et pris la peine de répéter sans relâche et ce, bien avant qu’elle ne nous quitte. Je rendais hommage à la femme exceptionnelle, la conseillère municipale efficace, l’épouse aimante, la mère attentionnée… et la céramiste talentueuse, qu’elle était devenue sur la fin. Chacun retrouvait dans mes propos une facette d’Hélène qu’il avait connue et pouvait en découvrir d’autres, pour se faire de ma chère épouse un portrait plus complet. C’était le but recherché. Une construction classique. J’y avais passé beaucoup de temps, n’étant pas particulièrement doué pour écrire des discours.
Serge, le frère d’Hélène, a dit le sien aussi. Ses lunettes en demi-lune sur le nez, il s’est un peu perdu dans ses notes, s’interrompant, avec l’air d’interroger l’assistance. Les gens en profitaient pour se moucher. Le temps était à l’humidité. J’ai beaucoup aimé son texte sur sa grande sœur. Il était plus sobre que le mien, tout aussi efficace, malgré un défaut évident de préparation. Je lui enviais des anecdotes auxquelles je regrettais de n’avoir pas pensé.
Ma fille Ghislaine n’a pas voulu prendre la parole préférant garder pour elle ses souvenirs. Elle était très proche de sa mère. Elles se ressemblaient tellement, la même classe distante, la même austérité. Élevée dans la religion par Hélène, elle pratiquait toujours avec son bigot de mari. Je ne comprenais pas bien leurs bondieuseries et pour cause, mon père m’avait biberonné aux comptines anticléricales durant toute mon enfance et à la chasse, quand on me lançait, j’entonnais encore volontiers Dieu est un p’tit bonhomme qui pisse tout bleu, pour faire rigoler les copains. Soutenue par son mari et entourée de ses enfants qui se massaient contre ses jupes, comme si elle avait détenu le seul parapluie disponible pour échapper aux trombes d’eau d’un orage tropical, Ghislaine ne m’avait pas adressé un mot depuis son arrivée. À peine un bonjour. J’avais tenté de l’approcher par l’entremise de mes petits-enfants, que j’essayais d’amadouer en jouant les papys gâteaux, mais ils restaient étonnamment distants. Je soupçonnais ma femme Hélène d’avoir vendu la mèche à ses filles avant de mourir à propos de ma maîtresse ; ce que je ne trouvais pas particulièrement fair play de sa part. J’imagine que c’était l’effet recherché mais cela me mettait dans une situation des plus inconfortables. Je me contentais de raconter le calvaire des dernières semaines à mon gendre Pierre qui, lui, pour le coup, en bon catholique adepte de la compassion, m’écoutait respectueusement d’un air affligé. Il jetait toutefois des coups d’œil inquiets vers Ghislaine qui semblait lui faire comprendre du regard qu’il devait choisir son camp. Heureusement, mon Odile était là. Ma cadette, ma préférée. À près de quarante ans, elle m’appelait toujours petit papa et contrairement à sa sœur aînée dont elle était aux antipodes, Odile ne croyait en rien, sinon en la vie. Elle n’avait absolument rien préparé, mais elle s’est décidée en deux secondes, elle a saisi le micro que lui a tendu le curé pour improviser des choses bouleversantes sur sa mère qui ont résonné sous la voûte comme des vérités célestes. Elle se remémorait les baignades dans la Risle, nos étés passés tous les quatre, des poésies que sa mère lui avait apprises. Je ne sais plus bien, je n’écoutais pas vraiment, mes larmes coulaient en continu sous mes lunettes noires. Et puis, la messe a traîné en longueur. Ensuite, nous avons tous suivi la CX corbillard jusqu’au cimetière, tout en haut du bourg, à moins d’un kilomètre de l’église. Avec mes filles, nous formions le premier rang, le cercueil en ligne de mire. Toutes les deux sanglotaient, seule Odile me donnait le bras.
Je ne pensais pas vraiment à Hélène qui se tenait allongée à deux mètres de nous, dans son tailleur Chanel préféré, avec son maquillage macabre, les bas plissés sur ses jambes décharnées.
C’est plus tard que j’ai eu cette vision. Le soir. Moi, dans notre lit conjugal, elle, sous la terre pour toujours. Non, à ce moment-là, je cherchais plutôt Fabienne des yeux, je répondais aux gens, leur ânonnais les mêmes formules automatiques, je m’appliquais à y mettre de la sincérité. J’écoutais à peine. Où était Fabienne ? Certainement pas loin. Il me semblait l’avoir aperçue derrière une colonne à l’église, juste avant la cérémonie, et ensuite une ou deux fois en arrière-plan, lorsque nous étions sortis. Je n’étais pas tranquille de la savoir toujours dans les parages, j’espérais qu’elle se serait finalement résignée à ne pas nous suivre au cimetière. Elle m’avait fait une scène la veille pour m’obliger à officialiser notre liaison. Le dire à mes filles. Maintenant. Tout de suite. Et j’avais eu un mal fou à lui expliquer l’ordre de mes priorités. Il me fallait d’abord enterrer Hélène proprement, le reste viendrait tout naturellement. J’espérais qu’elle avait saisi cette fois, bien que, connaissant son entêtement et son goût pour le scandale, je m’attendais à tout.
Après la mise en terre, juste au moment où mes filles s’engageaient dans la fourgonnette funéraire pour quitter le cimetière, j’ai vu Fabienne surgir de nulle part. Elle s’est adressée à mes filles qui se tenaient déjà assises sur la banquette arrière. Moi-même, j’étais à une vingtaine de mètres, la femme de Serge me débitait je ne sais quoi. Trop abasourdi, j’assistais au désastre prévisible, la confrontation de ma maîtresse avec Ghislaine et Odile, au plus mauvais moment, dans le pire endroit. Mes oreilles sifflaient sous le coup de l’émotion. Fabienne foutait tout en l’air et je ne faisais rien pour l’en empêcher. À un moment, Ghislaine s’est redressée pour repousser Fabienne. D’où nous nous trouvions, on ne pouvait pas capter leur échange, en revanche, tout le monde a distinctement entendu quand Ghislaine s’est mise à hurler un truc du genre, maintenant, tu te casses, salope. Mes oreilles se sont mises à siffler plus fort, plus aigu, comme si j’avais ouvert la porte de l’enfer. Et ma vue s’est obscurcie. On m’a dit plus tard que j’avais eu un petit malaise.
Par la suite, Fabienne m’a assuré qu’elle n’avait fait que présenter ses condoléances à mes filles, rien de plus. Quant à elles, elles ont soutenu que ma maîtresse était venue pour les narguer. La vérité devait se situer entre les deux, mais le mal était fait.
Après le cimetière, une grosse collation était normalement prévue au Café de la Place. Je n’ai pas voulu changer le programme afin de ne pas attirer l’attention des rares personnes qui n’avaient pas assisté à l’esclandre. J’avais compté large, il devait y avoir la famille d’Hélène, mes amis chasseurs, quelques fidèles employés de l’usine, une grande partie des commerçants de Pont-sur-Risle, également des inconnus des environs qu’Hélène avait côtoyés durant ses diverses activités et, bien sûr, les bigotes qui étaient de toutes les cérémonies. Inutile de préciser que mes filles avaient filé avec gendre et petits-enfants, sans prévenir, alors qu’ils devaient tous coucher à la maison ce soir-là. J’aurais au minimum voulu m’expliquer avec Odile. Je ne voyais plus Fabienne. Les Loisel étaient partis eux aussi. Il y avait juste Serge. C’est lui qui m’a retenu quand je suis parti dans le cirage. »

Extrait
« La petite frappe qui accompagnait Stéphane s’appelait Sergueï. Je trouvais que son prénom lui allait comme un gant, il évoquait le salpêtre des sous-sols du KGB, le départ à l’aube pour la Légion étrangère, une froide vengeance dans les Carpates à grands coups de barres de fer sur les genoux. Il fleurait bon le meurtre anonyme dans les sous-bois, le cadavre défiguré plongé dans l’acide, le couteau à cran d’arrêt enfoncé le sourire aux lèvres, les pires bas-fonds d’Albanie. Jamais prénom n’avait été aussi bien porté. Avec sa cagoule de malfrat, Sergueï pouvait se vanter de me faire dresser les poils. » p. 116

À propos de l’auteur
PAOLINI_Herve_DRHervé Paolini © Photo DR

Hervé Paolini est né à Paris en 1960. Depuis les années 90, il travaille dans la communication et partage sa vie entre New York et Paris où il vit désormais. La mort porte conseil est son premier roman. (Source: Serge Safran Éditeur)

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Le soldat désaccordé

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En lice pour le Prix du roman Fnac 2022

En deux mots
Enquêtant sur un soldat qui n’a plus donné de nouvelles à l’issue de la Grande Guerre, le narrateur va découvrir une histoire d’amour insensée. Celle d’une femme errant sur les champs de bataille pour être au plus près de son homme.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’ombre du champ de bataille

Gilles Marchand nous revient avec un roman historique qui retrace l’enquête menée pour retrouver un soldat disparu dans la Grande Guerre. Ce faisant, il poursuit son exploration des cabossés de la vie avec toujours la même humanité.

Au sortir de la Grande Guerre et de ses millions de morts, on a de la peine à imaginer la grande pagaille qui a suivi. Les soldats qui mettent des semaines à rentrer, les traumatisés et les amnésiques, les invalides et ceux qui ont perdu l’esprit. Le narrateur est chargé d’enquêter sur ces hommes dont on a perdu la trace, dont on ignore le destin. Tâche complexe et le plus souvent vouée à l’échec. C’est du reste ce qu’il signifie à Jeanne Joplain qui ne se résout pas à accepter la mort de son fils. Après des années à espérer, elle va mettre ses derniers espoirs en lui. Même si nous sommes déjà en 1925, elle est persuadée que son fils est vivant.
Commence alors un long travail de recherche, une enquête qui va mener le narrateur des bureaux de l’armée aux lieux qui ont vu un déluge de feu transformer le paysage et les hommes, en passant par l’Alsace et l’Allemagne. Une quête riche de témoignages, mais aussi de non-dits et de secrets, mais que Gilles Marchand transforme en épopée. Son homme est en effet un poète amoureux. Avec Lucie, il s’est juré de construire un monde au sein duquel leur passion pourra s’épanouir. Et la jeune fille, rencontrée du côté de Molsheim, ne voudra pas attendre la fin du conflit pour le retrouver. La légende de la jeune fille qui erre dans le no man’s land, entre les armées françaises et allemandes, et qui réconforte les blessés, n’est peut-être pas un délire de soldats traumatisés.
Gilles Marchand nous offre un cinquième roman qui, s’il est parfaitement documenté, n’en laisse pas moins la place à la poésie et à cette humanité qui a fait sa marque de fabrique depuis Une bouche sans personne. Des gens ordinaires jetés dans la Grande Histoire et qui tentent de croire que la vie l’emportera. Ou quand un air d’accordéon prend bien plus d’importance que des semaines à parcourir les champs de bataille, quand une lettre d’amour inachevée en dit bien davantage que des livres d’histoire, quand une nuit dans un train de marchandises aux côtés de deux infirmières allemandes est une grande leçon de diplomatie.
Loin de tout angélisme ou manichéisme – j’ai beaucoup entendu dans mon enfance ces récits de famille d’Alsace-Moselle qui se sont trouvées suivant les aléas géopolitiques d’un côté des belligérants puis de l’autre – le romancier raconte à partir de choses vues, de mille histoires glanées durant cette enquête combien la guerre est une connerie. Mais à peine aura-t-il bouclé la boucle que déjà le nazisme pointe le bout du nez. La der des ders ne l’aura été que dans l’esprit d’hommes de bonne volonté. Et les soldats désaccordés continuent à battre la campagne du côté de l’Ukraine.

Le soldat désaccordé
Gilles Marchand
Éditions Aux forges de Vulcain
Roman
200 p., 18 €
EAN 9782373056525
Paru le 19/08/2022

Où?
Le roman est situé en France, principalement à Paris, mais aussi sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale et en Alsave, du côté de Molsheim.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1920.

Ce qu’en dit l’éditeur
Paris, années 20, un ancien combattant est chargé de retrouver un soldat disparu en 1917. Arpentant les champs de bataille, interrogeant témoins et soldats, il va découvrir, au milieu de mille histoires plus incroyables les unes que les autres, la folle histoire d’amour que le jeune homme a vécue au milieu de l’Enfer. Alors que l’enquête progresse, la France se rapproche d’une nouvelle guerre et notre héros se jette à corps perdu dans cette mission désespérée, devenue sa seule source d’espoir dans un monde qui s’effondre.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Playlist society (Benjamin Vogel)


Gilles Marchand présente son roman Le soldat désaccordé © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« 1
Je n’étais pas parti la fleur au fusil. Je ne connais d’ailleurs personne qui l’ait vécu ainsi. L’image était certes jolie, mais elle ne reflétait pas la réalité. On n’imaginait pas que le conflit allait s’éterniser, évidemment. Personne ne pouvait le prévoir. On croyait passer l’été sous les drapeaux et revenir pour l’automne avec l’Alsace et la Lorraine en bandoulière. À temps pour les moissons, les vendanges ou de nouveaux tours de vis à l’usine. Pour tout dire, ça emmerdait pas mal de monde cette histoire. On avait mieux à faire qu’aller taper sur nos voisins. Pourtant, on savait que ça viendrait : on nous avait bien préparés à cette idée. À force de nous raconter qu’ils étaient nos ennemis, on avait fini par le croire. Alors, quand ils sont passés par le Luxembourg et la Belgique, il n’y avait pas grand monde pour leur trouver des circonstances atténuantes. On était nombreux à être volontaires pour leur expliquer que ça ne se faisait pas trop d’aller envahir des pays neutres.
On a quitté nos femmes et nos enfants, pour ceux qui en avaient. Je me souviens d’Anna sur le quai de la gare. Seule au milieu de ses amies. Et moi, seul à la fenêtre de mon pauvre wagon, entouré de plusieurs dizaines de têtes et de képis. Ça chantait, ça criait mais c’était seul. Ce sont les au revoir. C’est comme ça. On a beau mettre une foule en décor, elle ne fait pas le poids face à la solitude.
Si on avait su.
De mes camarades de wagon, combien sont revenus en 18 ?
Les morts officiels, les disparus, les estropiés… Il aurait eu une drôle de gueule amochée, le wagon du retour.
Pour ma part, mon sort avait été rapidement scellé : j’avais perdu une main dès l’automne 1914, c’en était fini de ma participation aux combats. Néanmoins, je voulais être utile à mes camarades. Avec toute la bêtise de ma jeunesse, je pensais que j’étais indispensable. On m’avait confié diverses missions, liées notamment à l’approvisionnement et au transport. Je ne participais plus aux combats, mais j’en restais suffisamment près pour sentir l’odeur de la poudre. De 1915 à 1918, j’allai d’un coin à l’autre du pays. Chauffeur ici, cantinier là. Partout où on avait besoin d’un infirme besogneux. Dévoué à n’importe quelle tâche pour être utile à mes camarades, à mon pays, à ma patrie. Voilà le genre de belles histoires que je me racontais.
Une main en moins, impossible pour moi de retrouver ma vie d’avant.

Après-guerre, un ancien camarade de combat m’avait présenté une certaine Blanche Maupas. Elle enquêtait sur l’affaire des caporaux de Souain et avait besoin de quelqu’un comme moi.
Elle remuait ciel et terre pour prouver que son mari avait été fusillé à tort. Quasiment vingt ans, elle y a passé. Et s’il en avait fallu trente, elle l’aurait fait de la même manière. Un bel exemple. Elle a fait appel à la Ligue des droits de l’homme, a couru de cabinet ministériel en cabinet ministériel, jusqu’à la Cour de cassation. Rendez-vous annulés, demandes rejetées, elle n’a jamais baissé les bras. Le pauvre Théophile avait été fusillé pour l’exemple avec trois de ses camarades pour « refus d’obéissance devant l’ennemi ». Ce qui s’était passé, c’est que c’était un sacré foutoir, que plus personne ne comprenait rien à rien, que ça pilonnait et que ça mitraillait, et que l’artillerie française était pas à la hauteur de celle de l’ennemi.
Blanche Maupas m’a tout appris : la méthode, l’abnégation, le sens du détail, les réseaux, l’importance de l’opinion publique, les démarches judiciaires.
Quand Blanche avait besoin d’un service, je le lui rendais. J’étais à ses côtés en février 1920 quand le ministère de la Justice a refusé d’examiner le dossier. J’étais également là en mars 1922 quand il a été rejeté par la Cour de cassation. Quand il a de nouveau été rejeté en 1926, j’étais déjà sur l’affaire Joplain, celle qui allait m’occuper pendant plus dix ans. Je suis néanmoins allé la trouver quand les caporaux ont enfin été réhabilités par la Cour de justice militaire en 1934. À cette époque, nous ne nous voyions quasiment plus, mais nous correspondions de temps à autre. Cela faisait déjà un moment que, en parallèle, je travaillais pour des associations ou différents comités œuvrant à la réhabilitation des fusillés pour l’exemple. Et je parcourais le pays afin de permettre à une famille de retrouver la dépouille d’un soldat qui n’était pas revenu.
Je m’escrimais sur l’affaire Joplain depuis trop longtemps. Dans notre petit milieu, ça commençait à jaser. Blanche Maupas fut la seule à me dire que j’avais raison de m’entêter. Il fallait que je continue. Elle avait vieilli mais paraissait sereine comme jamais. C’est à ce moment que j’ai compris que je n’aurais plus de repos tant que je n’aurais pas résolu mon enquête.
Un peu plus de vingt ans plus tard, une nouvelle guerre a éclaté. La der des ders n’était pas la der. Je n’ai, en réalité, jamais quitté la guerre. Pour moi, elle a commencé en 1914 et elle continue encore aujourd’hui. Des blessés, des morts, des monuments, des commémorations et des défilés. Pour en revenir au même point.

Le seul moyen pour faire réhabiliter un soldat, c’était d’apporter un élément nouveau. Je n’avais pas d’autre solution que de traverser le pays et de poser des questions. Plein de questions. Toujours plus de questions.
Les réponses ne venaient pas automatiquement. Les anciens soldats n’étaient pas toujours causants. Mais j’avais ce truc qui faisait qu’on se confiait à moi. Mon air enfantin, un peu perdu. Et puis j’avais fait la guerre, c’était un atout non négligeable. Je n’étais pas un de ces embusqués qui avaient trouvé un prétexte pour rester à l’arrière, et ça se voyait. Quelque chose que j’avais compris assez tôt. Mettre bien en évidence mon absence de main gauche. Le regard en retour ne trompait pas. J’ajoutais : « La Marne. » Bien entendu, j’ai eu parfois droit à « Si t’as pas fait Verdun, t’as pas fait la guerre », mais ce n’était tout de même pas ma faute si j’avais été cueilli au début des hostilités.
Bref, on restait des camarades de combat, même si on n’avait pas été aux mêmes endroits, même si on n’y était pas resté aussi longtemps. J’y avais laissé une main, ils ne pouvaient pas tous en dire autant. Et puis on était de la même extraction. J’avais peut-être davantage de mots que certains, mais ça se voyait que je n’étais pas de la haute.

La guerre, quand tu y as goûté, elle est dans ton corps, sous ta peau. Tu peux vomir, tu peux te gratter tout ce que tu veux, jusqu’au sang, elle ne partira jamais. Elle est en toi. Alors j’y retournais. Ça sentait encore la cendre et la poudre. Les croix s’étendaient à l’infini. Et j’enquêtais, inlassablement. Durant toutes les années 20 et une bonne partie des années 30, j’ai fait ce drôle de boulot d’enquêteur.
On était quelques-uns à vivre de ça. Peut-être parce qu’on ne parvenait pas à tourner la page. Ou qu’on désirait un peu de justice après ces années d’injustice. On écoutait les histoires, on écoutait les légendes.
La Fille de la Lune, c’est comme ça que j’en avais entendu parler : « Y avait plus de fleurs, alors elle faisait des bouquets d’obus. »
Cette phrase me trotte encore dans la tête aujourd’hui. C’est étonnant comment fonctionne la mémoire. Je ne me souviens pas du nom du soldat qui m’a parlé du bouquet d’obus. En revanche, j’entends encore sa voix. Je l’interrogeais au sujet de l’exécution injuste de ses amis, et ce qu’il voulait raconter, c’était l’histoire d’une jeune femme qui était apparue la nuit suivante. Comme s’il avait besoin d’enfouir ses mauvais souvenirs derrière quelque chose qui tenait du merveilleux.
« Y avait plus d’arbres, plus d’animaux, plus de vie. Alors des fleurs, vous pensez bien. Elle avançait dans l’obscurité, s’accroupissait, ramassait une douille et la mettait dans la gibecière qui lui cognait les cuisses à chaque pas. Je ne sais pas comment elle faisait pour pas se faire tirer dessus. À croire que les Allemands ne la voyaient pas. On disait qu’ils pouvaient pas la voir parce que la lune ne l’éclairait que de notre côté. C’est pour ça qu’on l’appelait “la Fille de la Lune”. Y en a qui affirmaient qu’elle ne vivait que la nuit. Le jour, elle disparaissait. Elle se volatilisait. On ne savait jamais comment elle arrivait là. On jetait un œil par-dessus le parapet et elle était là. »

2
C’est un matin de 1925 que ça a commencé.
On a toqué à ma porte pour me donner un pli. Un nom, l’adresse d’un restaurant et une phrase pour me signifier que Blanche Maupas en personne m’avait recommandé.
Voilà que j’étais convoqué par une dénommée Joplain, Jeanne de son prénom. Pas plus d’indications. Ma pension était maigre, mes enquêtes peu rémunératrices et j’avais un loyer à payer. Je n’avais plus trop les moyens de me formaliser.
Je ne connaissais pas de Jeanne Joplain et le nom du restaurant ne m’évoquait rien. L’adresse, en revanche, laissait penser qu’il allait falloir que je soigne un minimum ma tenue. On ne peut pas dire que j’avais la mise la plus élégante de la capitale. J’avais passé tellement de temps à arpenter les cimetières militaires, les villes détruites aux clochers défoncés, les villages éventrés, les anciens hôpitaux et les asiles de campagne que j’avais perdu l’habitude du fer à repasser et du col amidonné.
En bas de chez moi, j’ai pu trouver une gueule cassée pour cirer mes chaussures. Je le connaissais un peu. Aussi peu qu’on puisse connaître quelqu’un qui a du mal à articuler et qui ne vous regarde pas dans les yeux. La première fois que je l’avais aperçu, j’avais eu un mouvement d’effroi. On ne s’habitue pas à ces absences de visage. En manière d’excuses, j’avais levé mon moignon. Il avait haussé les épaules. Il s’en foutait de mon moignon. Je me suis senti stupide. Évidemment qu’il aurait volontiers échangé nos blessures.
Il était là tous les mardis et jeudis. Le reste du temps, il allait dans d’autres quartiers. Il était toujours flanqué d’un accordéoniste aveugle qui jouait ses vieilles rengaines ou racontait en alexandrins des histoires « étonnantes et véritables » de la guerre. Je leur donnai chacun une pièce pour les chaussures et pour les histoires.

Mes vieilles chaussures faisaient moins miséreuses lorsque je suis arrivé à l’adresse indiquée. »

À propos de l’auteur

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Gilles Marchand © Photo DR

Gilles Marchand est né en 1976 à Bordeaux. Batteur dans un groupe de rock, il se tourne vers l’écriture de nouvelles en 2010. Son premier roman, Le Roman de Bolaño en 2015 aux éditions du Sonneur, est écrit en collaboration avec Éric Bonnargent, et suscite l’enthousiasme des libraires et des lecteurs du romancier Roberto Bolaño.
C’est avec son premier roman solo qu’il rencontre un grand succès: Une bouche sans personne (2016) est sélectionné parmi les «Talents à suivre» par les libraires de Cultura, il remporte le prix Libr’à Nous, le Coup de cœur des lycéens du Prix Prince Pierre de Monaco en 2017 et le prix du meilleur roman francophone Points Seuil en 2018.
Son deuxième roman, Un funambule sur le sable (2017), est un succès et impose cet écrivain original, qui mêle réalisme magique et humanisme, comme l’héritier de Boris Vian, Romain Gary et Georges Perec.
En 2018, il recueille les nouvelles qu’il a publiées dans divers collectifs aux éditions Antidata au sein d’un seul volume, qu’il étoffe d’inédits: Des mirages plein les poches. Ces textes reçoivent le prix du premier recueil de nouvelles de la Société des Gens de Lettres. En 2020, il revient au roman avec Requiem pour une apache qui sera suivi dans an plus tard par Le soldat désaccordé. (Source: Éditions Aux Forges de Vulcain)

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Debout dans l’eau

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Ouvrage sélectionné pour le Prix Roblès 2022

En deux mots
Quelque part en Belgique, près d’un étang, une fille de onze ans raconte son quotidien. Elle séjourne chez ses grands-parents, croise des animaux et des gens, rêve et apprend les choses de la vie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Pour faire des ronds dans l’eau

Pour son premier roman Zoé Derleyn a choisi de raconter son séjour chez ses grands-parents lorsqu’elle était préadolescente. Avec poésie et humour, avec un brin de nostalgie.

Voilà un roman qui fonctionne comme un caillou jeté au milieu d’un étang. En suivant les ondes, on s’éloigne de plus en plus du cœur de l’histoire tout en découvrant de nouveaux cercles. Le premier se résume en une phrase. Une fille de onze ans séjourne chez ses grands-parents. Le second nous en apprend un peu davantage sur la géographie des lieux. Près du domaine, il y a un étang qui fascine la fillette, dans lequel elle se baigne, sent la vase et les poissons, imagine tout un monde, allant jusqu’à y voir surgir une baleine. Et autour de la maison, le grand jardin offre tout un monde de saveurs d’où émergent les groseilles à maquereau.
Le troisième cercle est celui du temps qui file au rythme de la météo et des activités. Entre la canicule qui va provoquer un carnage chez les poissons, la pluie qui n’empêche ni les chiens ni leur amie de se promener ou encore l’orage qui va frapper à l’heure des confitures, on va se laisser bercer par l’ambiance de cette campagne qui a quelque chose d’immuable.
Le quatrième cercle est celui de la sensualité. Au sortir de l’enfance, les bruits, les odeurs, les goûts et les couleurs accompagnent avec avidité cette existence.
Le cinquième cercle est constitué par l’entourage, à commencer par les grands-parents, qui sont une source inépuisable de savoir et de découvertes, des parties de pêche au jardin, du bricolage à la cuisine. Puis viennent toutes les personnes qui gravitent autour des grands-parents. Le personnel de maison, l’infirmière et Dirk, le jeune homme dont la plastique ne laisse pas la jeune fille insensible.
Ajoutons-y un sixième cercle, celui des émotions qui puisent dans une large palette, par exemple face à la blessure ouverte suite à une chute, ou encore lorsqu’elle comprend que la mort rôde autour du grand-père.
Des ronds dans l’eau chargés de poésie et d’un brin de nostalgie, des ondes qui nous emportent au pays de l’enfance et de l’apprentissage de la vie.

Debout dans l’eau
Zoé Derleyn
Éditions du Rouergue
Premier roman
140 p., 16 €
EAN 9782812621963
Paru le 4/05/2021

Où?
Le roman est situé en Belgique, du côté de Bruges et Gand.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
La narratrice, une enfant de onze ans, vit chez ses grands-parents, dans le Brabant flamand. Sa mère l’a abandonnée des années auparavant. C’est l’été dans cette vaste maison bordée d’un étang et d’un magnifique jardin. Le grand-père est en train de mourir dans une des chambres à l’étage, visité chaque jour par une infirmière. Cet homme autoritaire, distant, intimidant, est l’ombre manquante dans le jardin, espace de prédilection où sa petite-fille l’assistait dans ses occupations. Alors que la mort approche, autour de la fillette prennent place les différents protagonistes de ce lieu où la nature est souveraine : ses grands-parents bien sûr, les trois chiens, un jeune homme qui s’occupe des gros travaux, une baleine qui un jour a surgi dans l’étang. Elle rêve aussi d’un ailleurs qui pourrait être l’Alaska, la mer des Sargasses ou les Adirondacks.
Dans ce premier roman qui impressionne par sa sobriété et sa maîtrise, Zoé Derleyn interroge avec subtilité la manière dont se construit une filiation.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
Le Carnet et les Instants (Thierry Detienne)
L’Echo.be
Blog Le coin lecture de Nath

« Debout dans l’eau » de Zoé Derleyn – Entretien from Éditions du Rouergue on Vimeo

Entretien avec Zoé Derleyn © Production Éditions du Rouergue

Les premières pages du livre
Ni maintenant ni maintenant
Debout, de l’eau jusqu’à la taille, je suis capable de rester immobile dans l’étang très longtemps. Mes pieds disparaissent peu à peu dans la vase. À travers le reflet de mon maillot rouge, j’aperçois mes jambes, tronquées aux chevilles. Je laisse les poissons s’approcher de moi jusqu’à ce qu’ils m’embrassent les mollets, les genoux, les cuisses. Je ne bouge pas, j’oscille légèrement, je respire au rythme de l’eau, je fais partie de l’étang.
J’entends ma grand-mère qui m’appelle mais je ne réponds pas, ça gâcherait tout.
Au moment où les poissons s’imaginent que je suis un vieux tronc d’arbre, une branche, j’en attrape un : les doigts serrés sur les écailles visqueuses, je le sors de l’eau et je le brandis comme un trophée, juste le temps de savourer mon exploit, je le relâche avant qu’il n’ait vraiment compris ce qui lui arrivait.
En face de moi, la berge est vide, personne pour applaudir ma main triomphante fermée sur le poisson. Personne pour me voir extirper mes pieds de la vase, nager lentement dans l’eau tiède, dans le plaisir du mouvement retrouvé.
Dans le verger, j’arrache des touffes d’herbe pour frotter mes chevilles et mes mollets. Je m’allonge près des groseilliers à maquereau, je croque quelques fruits pas encore mûrs. Ma grand-mère ne m’appelle plus, elle doit penser que je suis partie jouer à la ferme. Que je suis trop loin pour l’entendre. En séchant, la vase laisse des traces presque dorées sur ma peau. L’odeur de l’étang reste sur moi. Un des chiens, Baron, trouve ma cachette ; il me renifle, me lèche le genou. Il attrape une groseille à maquereau, la recrache tout de suite ; dans quelques jours, quand elles seront sucrées, il les avalera. Il faudra faire attention à bien fermer la barrière du verger, sans quoi il les mangera toutes.
Baron se couche le long de moi et presque tout de suite j’ai trop chaud. Je passe mes doigts dans ses poils noirs, quelques-uns restent collés sur ma paume. Je m’essuie dans l’herbe, puis sur la surface brillante de mon maillot.
***
La cuisine est sombre et mes yeux ont du mal à s’habituer au changement de luminosité. Le carrelage est frais sous mes pieds.
– Ah, tu es là.
Ma grand-mère pèle des carottes et des pommes de terre. Je m’assieds en face d’elle. J’ai faim. J’allonge la main pour attraper une carotte mais elle fait un geste du menton vers la boîte en carton du pâtissier posée sur le buffet. Je prends un éclair au chocolat entre mes doigts, les mêmes qui ont serré le poisson. Le chocolat a légèrement fondu. Je m’installe à la fenêtre, face à l’allée.
– Tu crois qu’elle va venir ?
Elle hausse les épaules, prétend ne pas savoir de qui je parle.
– Qui ?
– Elle. Maman. Tu crois qu’elle va venir ?
– Rien n’est moins sûr.
Ma grand-mère pèle une carotte comme si elle voulait la punir.
***
L’eau de la douche vient de l’étang. Elle est filtrée quelque part à la cave. L’eau de la douche n’est pas verte ni brune, elle n’a plus le goût ni l’odeur de l’étang mais on ne peut pas la boire ; même si elle est filtrée, c’est bien l’eau des poissons. Le seul robinet d’eau potable de la maison se trouve à la cuisine. Je me lave de l’étang avec de l’eau de l’étang. J’utilise du savon liquide, beaucoup de savon liquide. Ma grand-mère en a des tas de flacons, de toutes les couleurs, de tous les parfums. Lavande. Pomme. Vanille. Je fais des mélanges, je me lave plusieurs fois de suite. Arrive un moment où j’en ai assez. Je m’enroule dans une serviette de bain. Je passe la tête par la porte entrouverte, je vérifie qu’il n’y a personne dans le couloir. Je cours jusqu’à ma chambre, laissant des traces mousseuses sur le plancher.
Je suis contente que mes cousins ne soient pas là. Ma grand-mère a parfois peur que je m’ennuie, toute seule pendant les vacances scolaires. Alors, elle invite des cousins éloignés et d’autres cousins pas si éloignés que ça. Je préfère m’ennuyer seule plutôt que jouer avec eux. Quand ils sont là, j’organise des parties de cache-cache pour leur échapper. Je me recroqueville derrière une vieille malle. Un des cousins vient inspecter le grenier, il tourne dans la pièce en m’appelant : Je sais que tu es là, montre-toi ! Je ne suis pas stupide. La poussière me donne envie d’éternuer alors je me frotte le palais du bout de la langue et je résiste. Je reste immobile, comme dans l’étang. Il ne me trouve pas et il s’en va, il referme la trappe derrière lui. Je pose mon oreille contre ma montre-bracelet. Je savoure le doux cliquetis de ma victoire. Je me demande s’ils ont arrêté la partie de cache-cache. Je me demande s’ils partiront avant que je ne descende. Je suis certaine que je suis la seule qu’il n’a pas trouvée, mon débile de cousin.
Je rince mon maillot rouge, je l’essore, l’eau fraîche coule entre mes doigts serrés, et je le pose sur le radiateur éteint. À travers la fenêtre, le soleil est brûlant ; demain matin, mon maillot sera sec. Je m’essuie paresseusement, je m’habille, la peau encore humide. Un jeans, des baskets, et un T-shirt bleu presque gris, avec le dessin à demi effacé d’un arc-en-ciel. Il est temps que j’aille le voir, dans sa chambre, comme chaque jour. Mon grand-père.
Je m’assieds au bord de son lit. La machine est posée par terre, les tubes en plastique remontent jusqu’à ses narines. Il a fort maigri. Ce n’est pas le même grand-père que celui qui m’avait réveillée à minuit, m’obligeant à aller chercher à la nage la barque orange que j’avais oublié d’amarrer et qui avait glissé jusqu’au milieu de l’étang.
Je lui dis que les groseilles à maquereau ne sont pas encore mûres.
Il demande si j’en ai mangé quand même.
Je réponds que non, je démens, je secoue la tête. Quelques gouttes d’eau tombent de mes cheveux en petites taches foncées sur mon jeans.
Le bruit de la machine me paraît fort au début, il finit par se mêler à nos silences.
C’est une belle chambre. Je l’aime bien parce qu’il y a des fenêtres des deux côtés. La vue arrière est la plus belle, l’étang, puis les pâtures encadrées de peupliers, une rangée de saules têtards qui suit le ruisseau jusqu’à sa source, loin là-bas. Quand mon grand-père n’était pas malade, il restait déjà des heures devant la fenêtre. Debout. Il y a quelques années, je lui avais demandé où s’arrêtait notre jardin. Il avait ri, à cause du mot jardin. Il avait dit : On voit que tu es née en ville. Quand j’étais plus petite, en visite chez les uns ou les autres de mes cousins, en ville, je demandais si l’eau du robinet était potable. Mes tantes gloussaient : On voit que tu vis à la campagne.
Mon grand-père avait répondu, avec un large geste du bras : Le jardin, c’est tout ça. Tout ce que tu vois. Et même plus loin. Cela ne m’avait pas particulièrement surprise, »

À propos de l’auteur
DERLEYN_Zoe_cyrus_paquesZoé Derleyn © Photo Cyrus Pâques

Zoé Derleyn a publié en octobre 2017 aux éditions Quadrature un recueil de nouvelles, Le Goût de la limace, lauréat du prix Franz De Wever 2018, décerné par l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. En 2021 est paru son premier roman, Debout dans l’eau. (Source: Éditions du Rouergue)

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Alice et les autres

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En deux mots
Alice Morin souffre d’un trouble dissociatif de la personnalité, c’est à dire que d’autres personnes occupent son corps et ses pensées, une petite fille, un vieux pervers, une femme dévergondée ou encore une infirmière. Après les avoir vus à l’œuvre, son mari et ses enfants témoignant.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Toutes ces personnes qui vivent en elle

Dans son nouveau roman Vinciane Moeschler confirme sa virtuosité à explorer les zones troubles en dressant le portrait d’Alice Morin qui souffre d’un trouble dissociatif de la personnalité. Un cas clinique qui est aussi l’histoire d’un amour absolu.

Si la folie conserve un aspect fascinant, l’exploration de cette folie par Vinciane Moeschler est tout aussi fascinante. Car la construction du roman, qui peut dérouter de prime abord, est une vertigineuse mise en abyme de ce trouble dissociatif. Même si dès les premières lignes, «La première fois, c’était à la venue du printemps. Sur le chemin répétitif du collège. J’ai quinze ans» on comprend l’origine de ce mal insidieux qui touche l’adolescente, la romancière prend bien soin de ne pas guider son lecteur, laissant tour à tour parler les différents avatars d’Alice.
Derrière la façade d’un pavillon d’une petite ville des Ardennes, Guy Morin aimerait goûter les charmes d’une vie de famille ordinaire entouré de son épouse et de ses trois enfants. Mais il en est loin, car Alice se transforme et fait courir des risques à la famille. Elle doit régulièrement être internée.
Après avoir croisé Alice, la petite fille à réconforter, on va découvrir Émile, le vieil homme pervers, Betty, la femme dévergondée et Jasmine, la bonne infirmière charitable. Plusieurs identités dont «chacune faisait état d’un caractère, d’une gestuelle ou d’une façon de s’exprimer qui lui était propre, suivant la personnalité qui l’habitait.» Et c’est sans doute là la première des prouesses de la romancière, donner à chacune de ses personnalités son style et son langage. Parler crûment ici, innocemment là, méchamment ici et gentiment là. Fascinant kaléidoscope d’attitudes et de voix qui se succèdent avant de s’effacer par une amnésie. Une amnésie qui n’efface cependant pas la dangerosité d’une telle affection, les comportements borderline. Intuition ou besoin de protection? Alice semble pressentir les crises et trouve régulièrement refuge dans un asile psychiatrique où les médecins cherchent à cerner l’origine du mal, à «réparer les cicatrices invisibles». Une travail de longue haleine que le soignant ne peut que résumer en rappelant qu’il n’a pas les pouvoirs d’un sorcier vaudou, qu’il n’est «qu’un modeste praticien de la médecine occidentale».
De la galerie de personnages, de la voix de l’infirmière et du médecin, le roman prend un tour plus intime, lorsque la parole est donnée à la famille. Guy raconte leur rencontre, sa maladresse et sa conviction, l’amour de sa vie, la naissance de leurs trois enfants et son combat. Suivront les versions des enfants, des deux garçons, puis de la fille jusqu’à un épilogue étourdissant qui fait suite à une tension permanente, inhérente à l’imprévisibilité du comportement d’Alice.
De ce fascinant jeu de miroirs, on ressort impressionné, ému et curieusement ragaillardi. Oui, la lauréate du Prix Rossel 2019 pour Trois incendies a réussi là un roman encore plus ambitieux.

Alice et les autres
Vinciane Moeschler
Mercure de France
Roman
196 p., 18 €
EAN 9782715256682
Paru le 26/08/2021

Où?
Le roman est situé principalement dans les Ardennes, dans une ville baptisée Coroy et dans les environs.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Madame Morin mène une existence paisible entre son mari Guy et ses trois enfants qu’elle élève avec fierté. C’est une mère de famille aimante. Pourtant, se pourrait-il qu’elle mène d’autres vies? Atteinte d’un trouble dissociatif depuis ses quinze ans, elle est en proie à plusieurs personnalités distinctes qui prennent tour à tour le contrôle de sa vie.
En quelques secondes, elle se métamorphose en Betty, Alice et les autres, dont elle ne conserve aucun souvenir. Des séjours répétitifs en clinique psychiatrique lui permettent de se mettre à l’abri. La fascination de son thérapeute suffira-t-elle à la protéger contre elle-même ?
Dans un jeu de miroir qui parle du double, Vinciane Moeschler nous entraîne dans les profondeurs de la folie humaine. Si Norman Bates, mythique figure de Psychose, n’est pas loin, c’est aussi une formidable histoire d’amour qui nous est contée ici.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Goodbook.fr
Le carnet et les instants (Véronique Bergen)
Blog kimamori
Blog Les Chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)

Les premières pages du livre
« La première fois, c’était à la venue du printemps.
Sur le chemin répétitif du collège.
J’ai quinze ans, je shoote dans les cailloux gris et calcaires avec la pointe de mes tennis.
Je longe les haies, celles qui seront bientôt parsemées de fruits rouges.
À mains nues, j’arrache d’un geste machinal les hautes herbes qui se trémoussent au vent piquant.
Je respire l’odeur d’une branche de lilas.
Mon sac lourd contient les manuels scolaires que je n’ouvre jamais.
Pliée sous le fardeau, je me traîne.
Lorsque j’entends le vacarme du train sur les rails, je sais que j’approche de la gare.
Sans vraiment m’en rendre compte, j’ai déjà parcouru plus de la moitié du trajet jusqu’à l’école.
Au moment de passer sous le pont, je trébuche.
Mon pied cogne un pavé.
J’en profite pour ralentir l’allure.
Je vais encore être en retard et subir les remarques de Mlle Leclerc.
Cela lui plaît de me sermonner devant toute la classe.
La honte, encore.
La honte habite ma vie.
Je voudrais être ailleurs, prendre des chemins de traverse, me perdre dans la nature, plus infinie que les contours rétrécis de mon quotidien.
Un peu lasse, je m’assieds sur un muret à l’écart de la route.
Sans bouger.
Une petite morte. Un cadavre sans histoire. Une rien du tout.
Une ligne d’horizon, sans moi.
J’ai le souvenir de mes jambes qui pendent dans le vide.
Dans un ballet funeste, une jeune abeille zigzague devant mon visage.
Je me vois encore agiter les mains.
Puis, les coller contre mes tempes.
Les masser doucement parce que ma tête est douloureuse.
Une torture.
Je ne peux que fermer les paupières.
Le vent m’effleure.
Elle continue de virevolter autour de moi.
Je la chasse.
Laisse-moi !
Elle insiste.
Pressée de butiner, la voilà qui se pose sur une fleur, s’enroule dans la lumière.
Mes yeux se plissent, des larmes glissent.
J’ai mal. Je perds le contrôle de mon corps.
Soudain, une main.
Sur mon épaule.
Mademoiselle ?
Le contact est à la fois doux et ferme.
Hé, hé, réveillez-vous !
Une voix de femme.
Que faites-vous ainsi couchée, à cette heure tardive ?
Je suis allongée sur un banc.
Un long banc vert à lattes inconfortables.
Comment vous appelez-vous ? me demande-t-elle avec sollicitude.
En me redressant, je découvre la place d’une ville que je ne connais pas.
Il fait nuit.
Presque froid.
Je distingue, les paupières mi-closes, des lumières qui proviennent d’un restaurant.
Quelques rires s’en échappent.
C’est quoi votre petit nom, mademoiselle ?
Dans la poche de mon jeans, un billet de train. Mon sac a disparu.
Je vous ramène chez vos parents ?
Elle est délicate, comme son geste. Protectrice, avec de beaux cheveux blonds.
Je ne sais pas quoi répondre.
J’ignore où je suis et comment je suis arrivée dans cet espace inconnu.
Il y a deux minutes j’étais près de l’école.
Sur un muret. Pas loin du train.
Et maintenant ici.
Pourquoi ? Depuis combien de temps ?
Aucun souvenir auquel me raccrocher.
Ma mémoire n’est inscrite dans rien.
La femme est penchée vers moi. Je lui demande : il est quelle heure ?
Tard, 22 heures.
Elle est attentive à ma main qui gratte avec fureur ma peau enflée.
Mais vous avez été sacrement piquée !
J’ai le souvenir.
D’une abeille.
Et puis rien, plus rien.
Vous avez bien un prénom ? insiste-t-elle.
Alice, je m’appelle Alice.
*
La seconde fois, je viens d’avoir seize ans.
Une frange trop longue cache mes yeux.
Aux obsèques de Papi, deux de ses anciens collègues, Raymond et le macaroni, comme ils le surnommaient, me présentent leurs condoléances.
Ils baissent la tête.
Pourquoi ne soutiennent-ils pas mon regard ?
Je leur dis poliment merci parce que Mamie me donne un petit coup de coude dans les hanches.
Un peu de courtoisie, s’il te plaît.
Mamie pleure.
Sa pension ne représente pas grand-chose.
Mamie pleure sur elle-même.
Comment faire avec le peu qu’il lui laisse ?
Qu’est-ce que je vais devenir ! répète-t-elle.
Nous sommes quatre face au cercueil. Plus nombreux que lorsqu’il était subclaquant, en soins palliatifs.
L’enterrement de Papi est expédié.
Ma grand-mère me prend par la taille.
Viens, on rentre, me dit-elle.
Je passe mon brevet dans quinze jours, je dois travailler.
Elle, avec ses jambes trop lourdes, ce sont ses varices qu’elle doit supporter.
Son vieux sous terre, elle va pouvoir traîner au lit.
Nos territoires ne se rencontrent pas.
Sur la table du salon, j’ordonne mes bouquins.
Cette pièce m’a toujours oppressée, tous ces cadres qui surgissent du papier !
Des portraits. De toutes les époques.
Des portraits de lui. Que de lui. Du défunt, je veux dire.
Pas de place pour Mamie, pour moi ou Maman.
Je les décroche un à un.
Pour le bien de ma grand-mère.
Prendre soin de Mamie, c’est important pour moi.
Si elle rouspète, je lui demanderai : est-ce bien utile de repenser au passé ?
Elle haussera les épaules sans doute.
Je consigne délicatement les cadres dans une vieille boîte.
Au cas où une poussée de nostalgie viendrait l’égratigner, je trouve même une petite place pour la ranger afin qu’elle soit accessible pour Mamie.
Là, dans la cuisine, sur le premier étage de l’armoire.
À côté des poubelles.
Ses vêtements, je pense qu’il serait généreux de les donner aux sans-abri.
Ils prennent de la place dans la garde-robe.
Je n’ai pas osé le faire avant, lorsqu’il était à l’hôpital, des fois qu’un miracle se serait produit.
Ça aurait été stupide.
Je jette le tout à terre et l’enfouis dans un grand sac.
Voilà qui fera des heureux.
Je l’embarque au rez-de-chaussée, sors dans la rue pour le porter directement au tri du centre d’accueil.
J’ai tellement bourré le sac que des bouts de tissus dépassent.
J’en reconnais un de son vieux pantalon bleu élimé.
J’en peux plus de tirer cette saloperie de merde de sac.
Il se met à pleuvoir.
Saloperie de merde de sac.
La lumière est forte.
Elle m’abîme les yeux.
Éteignez cette lumière, je vous en prie.
Un rayon de soleil écrase mon visage de chaleur.
Ma tête, ma tête, elle va éclater.
Est-ce que je perds conscience ?
Je suis au bord d’une rivière.
Sur mon corps, des vêtements d’homme.
*
Le mois suivant, nous vidons la maison, balançons nos souvenirs et nous installons, ma grand-mère et moi, dans un deux pièces.
Lugubre.
*
Sept ans plus tard, je la fourre au « Jolis Tilleuls ».
Bon débarras !

Clinique Saint-Charles, Unité psychiatrique
ALICE
Je suis une sale gamine.
Mais non, me dit l’infirmière. Tu dois juste nous obéir… Tiens prends ça, mets-le sous ta langue, attends que ça fonde et puis avale.
Les enfants ne peuvent pas prendre de médicaments !
Certains si, poursuit-elle.
Après, je pourrai regarder un dessin animé ?
Tu pourras. Avale d’abord.
Emmener Sophie avec ?
Oui, mais pas…
Pas mon biberon !
Elle a raison, Jasmine. À sept ans on n’est plus un bébé.
Jasmine est mon infirmière de référence. Je l’adore. Elle a un drôle de nez tout rond. Pourtant elle est sévère. Un nez rond ne veut pas dire un nez de clown.
La nuit quand je fais des rêves bizarres, c’est elle que j’appelle.
Sa main ne refuse jamais une caresse réconfortante.
Quand elle retourne dormir dans sa maison, Emma prend sa place.
Emma n’a aucune patience. S’énerve vite, est pressée, toujours pressée.
Rendors-toi, grogne-t-elle au lieu de me consoler comme on console une enfant.
Je sais qu’elle me souhaite une bonne nuit pour se débarrasser de moi.
Puis, elle claque la porte, exprès, très fort. Pour me faire sursauter.

ÉMILE
Saloperie de merde, doucement la porte.
Cette chienne n’arrête pas de faire du bruit… Dans les hôpitaux c’est toujours pareil, aucune intimité, on nous traite comme des numéros.
Ce que je veux c’est qu’on me foute la paix.
J’ai pas voulu être ici moi. Ils m’ont enfermé dans cette piaule. Bordel. Enfermé, pris au piège.
Comme un rat.
Aucune visite, mes objets personnels ont disparu.
Et comment je fais pour me raser ?

BETTY
Ce bar est mon repère.
Je fume, je bois, je traque.
Ce bar est coincé dans le faubourg d’une ville provinciale qui sent le sexe des hommes seuls. Il n’y a pas de place pour Dieu, il y a de la place pour moi et mon T-shirt trop court. Mes jupes en acrylique, fendues, bon marché.
Je suis un courant d’air.
Eux, les prédateurs adipeux sur qui je fracasse ma vie nauséabonde, ne remarquent rien.
Ils me baisent. Je les hais.
Et je danse au milieu du bar.
Au déclin du jour.
La musique est lourde comme les corps qui se donnent.
Je mate leur calvitie, leur ventre bedonnant.
Et j’avale une gorgée d’alcool trop fort.
J’observe.
La détresse des hommes vieillissants.
Il n’y a qu’une frêle mouche qui soit capable de se faufiler au milieu des volutes de fumée.
Ici le tabac est brun. Les odeurs de friture pas très loin. L’atmosphère moite.
La vulgarité des lieux qui ne rime avec rien.
Et dire qu’il existe d’autres vies possibles.
Des vies qui se tiennent debout, par-ci, par-là. Pas des vies trébuchantes comme la mienne. Qu’est-ce que je fiche là ?

Coroy, Ardennes
MME MORIN
En ouvrant les volets ce matin je contemple le ciel bleu, et pense à ma fille.
À son examen de biologie.
Un ciel si joyeux ne peut que lui porter chance.
C’est du reste ce que je lui dis : regarde, le ciel est joyeux.
Elle me répond que joyeux est une expression complètement naze !
On dit le ciel est bleu. Tout simplement.
Regarde, le ciel est bleu tout simplement.
Son visage chiffonné est à demi enfoui dans l’oreiller.
J’observe sa petite mèche de cheveux, frisotant au creux du cou.
Elle doit sentir l’odeur âcre du sommeil c’est sûr, comme lorsqu’elle était petite.
Je la reniflerais bien.
Je n’ose pas.
Pas de temps à perdre, il y a encore ses frères à réveiller.
Allez debout, les garçons.
Ces deux-là, ce sont des grognons au réveil, mais une fois qu’ils ont avalé leur bol de céréales, la journée peut commencer.
Comme chaque matin, ça va être le stress.
Celui de nous installer tous les quatre dans la vieille Citroën avec l’angoisse qu’elle ne démarre pas.
Guy prend la Twingo, il ne peut pas se permettre d’être en retard.
Il faut rouler prudemment. Parfois, la visibilité est limitée lorsque la nappe de brouillard s’agrippe aux troncs noueux.
Dans notre région les arbres sont solides, solides comme les gars de chez nous.
Enfin, parfois c’est juste une apparence. Un gros coup de vent et voilà qu’ils se cassent en deux.
Au moment de longer la forêt, j’ai une attention particulière pour le gibier. Il traverse avec une désinvolture effrayante. Ceci dit, on a encore la chance de vivre dans un environnement où la nature nous dicte sa loi.
Lorsque j’arrive à l’école, avec tous ces véhicules qui jouent aux autos tamponneuses, il me faut trouver une place dans le parking.
J’estime qu’il est important de prendre le temps d’accompagner ses enfants jusqu’à la porte d’entrée. Les parents qui déguerpissent pour aller travailler me désolent.
Moi je les embrasse à tour de rôle. Leur murmure une petite phrase à chacun, juste quelques mots pour accompagner leur journée.
Prends soin de toi Lou, ma chérie. Courage pour ton examen !
Henri, tu as oublié de te laver ! Tu as encore tes moustaches de chocolat… Attends que je frotte ta frimousse. Maintenant, file, au revoir petit chat.
Max, qu’est-ce qu’il y a mon cœur ?
Tout en agrippant ses doigts à ma veste, il me dit de sa voix éraillée qu’il a mal au ventre.
Des petites mains de rien du tout et des yeux qui cherchent les miens. Ça donne envie de dire : viens mon fils, je t’emmène avec moi.
Des gouttes perlent sur ses longs cils recourbés.
Maman, ze veux pas aller en classe.
Il zozote quand il est contrarié.
Et si je soufflais sur ton ventre, pendant que tu penses à ce que tu voudrais faire en rentrant à la maison tout à l’heure ?
Je fais souvent ça quand il n’est pas bien, mon Max.
Il fait un oui de la tête.
Il souhaite toujours la même chose : aller rendre visite à Hubert, le vieil âne du voisin.
Tu as déjà dit à Mlle Violaine, ta maîtresse, que toi aussi tu aimais les bêtes ? Tu lui as parlé de Billie, notre fidèle chienne ? Raconte-lui… N’est-ce pas aussi son animal préféré, le chien ?
Il boude toujours. Sa main moite dans la mienne.
T’oublieras pas, dis, Maman, de venir me chercher ?
En reprenant ma voiture, j’ai une boule à l’estomac.

Clinique Saint-Charles, Unité psychiatrique
BETTY
Mon corps leur appartient.
Je leur en fais don, cela me rend plus forte.
Dans les toilettes du bar, je fais ça.
Celui-là est râblé et taiseux.
Il se presse contre mon dos, me plaque contre le mur, je sens sa queue, sa main qui cherche mon cul.
Il dispose de moi comme d’un objet.
De mes nichons et du reste.
Je ne ressens rien.
Je fais ça avec d’autres aussi.
Je fais ça jusqu’à en perdre la raison.
Je répète ce qu’ils me demandent de dire : oui prends-moi, continue, encore.
Quand ils me traitent de pute, je fais semblant.
Dans ma tête je pense à autre chose.
J’imagine.
La mer est devant moi. Sauvage. Dégoulinante de beauté. Elle se fracasse.
Écoute.
Le bruit du ressac.
Il couvre leurs bruits à eux. Je ferme les yeux, la lumière virevolte sous mes paupières.
Dans ma tête, je me passe un film.
Un dauphin surgit de l’écume par inadvertance, en bordure de la vie réelle. Il me montre que tout ça, c’est rien.
Écoute.
Le vent.
C’est essentiel.
Il semble vouloir chasser la présence des mouettes qui se prélassent sur la jetée. Mais elles résistent.
Écoute mieux.
La Tosca de Puccini.
Non, surtout ne pleure pas.
Je ne suis ni triste ni révoltée. Non.
Je ne suis rien.
Pourtant.
Mon imagination est vaste et personne ne peut s’y installer.
Pas même toi qui me défonces le corps.
Personne.
ALICE
Pardon, pardon.
C’est pas grave, calme-toi.
Mais j’ai fait pipi… C’est tout mouillé maintenant.
Calme-toi, enfin.
Oh non, que va dire Maman ?
Ta maman n’est plus là, Alice. Tu es dans une clinique, souviens-toi.
Ça pue.
On va changer les draps.
Je vais vous aider.
Non, toi tu vas prendre une petite douche. Je m’occupe des draps.
Merci, merci beaucoup.
Je marche dans le couloir.
Je marche jusqu’à la douche en pensant à ma maman.
Sur la pointe des pieds. Sophie contre moi.
Je marche en regardant à terre pour que personne ne me voie.
Une dizaine de pas séparent ma chambre de la salle de bains.
Dix petits pas.
Tout un monde.
L’eau coule lentement sur mon corps.
Je lape les gouttes fraîches. J’attrape le savon que j’ai fait glisser entre mes cuisses.
Sur mon sexe.
Ça me dégoûte.
Je frotte, frotte.
Des longues stries se forment sur ma peau frissonnante. Du sang s’est mélangé à l’eau.
Je ne redoute pas la douleur.
Je continue.
Pour me punir.
À sept ans, on ne fait plus pipi au lit !
Je suis une sale gamine.

Coroy, Ardennes
MME MORIN
J’ai arrêté de travailler quand j’ai eu ma première.
J’aime mes enfants. Ils sont ma raison de vivre.
Quand Max est entré à l’école, j’ai songé reprendre mon métier d’assistante maternelle.
Mais Guy, Guy c’est mon mari, m’a laissée décider : fait comme tu le sens. Pour l’argent, on s’arrangera toujours. Mon amour, je veux que tu sois heureuse.
J’aime mes enfants. Autant que mon mari. Il est ma raison de ne pas mourir.
Pourtant, parfois, un sentiment de vide m’envahit.
Avant, il y avait les jeux bruyants des jours de pluie, les maladies infantiles en pyjama, les premières lectures paresseuses et l’innocence des mots. Les rires spontanés. Des moments minuscules et fulgurants.
La vie qui bouge.
Simplement.
Maintenant qu’ils vont à l’école, la maison est calme pendant la journée.
J’ai tout mon temps.
Dans le fond, je crois que mon mari est heureux que je puisse demeurer tranquillement chez nous au lieu de me stresser avec des enfants qui ne sont pas les nôtres.
Les journées d’une assistante maternelle sont éreintantes.
Guy s’inquiète toujours.
Mon mari souhaite mon épanouissement.
Mon mari sait ce qui est bon pour moi.
Le ménage, je le fais chaque jour un petit peu.
Ça sent le propre chez nous.
S’il n’y a pas beaucoup de photos, c’est parce que les souvenirs, je les tiens à distance. Ne pas s’attendrir.
Aller de l’avant.
Il y a pourtant quelque chose du passé qui me réconforte. »

Extraits
« Elle avait quitté son comportement d’enfant, paraissait sereine.
Si elle ne faisait aucune référence à une famille quelconque, c’est parce qu’une amnésie quasi totale de son passé semblait s’être installée. Elle me posait question.
À partir de quand? Dans quelles circonstances? Accident? Trouble cérébral?
Au bout de quelques mois d’hospitalisation, ma suspicion s’est révélée exacte.
Sa personnalité a recommencé à se fractionner en plusieurs identités.
Chacune faisait état d’un caractère, d’une gestuelle ou d’une façon de s’exprimer qui lui était propre, suivant la personnalité qui l’habitait.
J’ai rencontré ses alters, comme on dit, ses autres personnalités. J’en ai compté quatre.
Comment vous expliquer…
Se dissocier, c’est perdre conscience, en mettant en place des mécanismes de protection, suite à un vécu traumatique.
Quel traumatisme?
Là est toute la question! À l’époque, si j’en avais connu l’origine, cela m’aurait permis de travailler avec elle dans ce sens. Et de gagner du temps.
Le diagnostic de la maladie psychique peut parfois prendre des dizaines d’années.
Après, il faut réparer les cicatrices invisibles. Exorciser Les alters,
Je n’ai pas les pouvoirs d’un sorcier vaudou, je ne suis qu’un modeste praticien de la médecine occidentale. » p. 129

« Moi-même, il m’arrivait de douter.
J’étais mal à l’aise face à mes collègues.
J’ai insisté: pensez à la honte qu’elle ressent.
Je reste persuadé que dans son inconscient, Mlle Mercier sait, même si elle oublie, que vous l’avez déjà vue en Alice, la petite fille à réconforter, en Émile, le vieil homme pervers, en Betty, la femme dévergondée, ou en Jasmine, son alter le plus bienveillant, la bonne infirmière charitable.
Quant aux patients de la clinique, eh bien la confrontation avec les différentes personnalités de votre épouse à fortement perturbé leurs certitudes.
Côtoyer la grande folie n’est pas aisé.
Elle était parfois intrusive, agaçait.
Les plus compatissants cherchaient à la comprendre et à la protéger. » p. 132

À propos de l’auteur
MOESCHLER_Vinciane_©Celine_LambiottezVinciane Moeschler © Photo Céline Lambiottez

Vinciane Moeschler est née en 1965 à Genève. Sur son site internet, elle se présente ainsi: «A 20 ans, carte de presse en poche, je quitte Genève pour Paris. Pendant douze ans, je vis au cœur du quartier des Halles, côtoie les cafés de la rue Montorgueil et les artistes de la fin des années 80’ avec qui je réalise des interviews pour différents magazines francophones (La Tribune de Genève, Le Soir, Paris Match, Biba, Elle Belgique, Elle Québec, l’Hebdo ….). Ils sont célèbres ou débutants, passionnés, “borderline”, écorchés, vaniteux parfois. Il y a la touchante beauté d’Audrey Hepburn quelques semaines avant sa mort, la tendresse de Léo Ferré, les cinq heures interviews avec Jacques Higelin, le rire de jeune fille d’Arletty, la parole précieuse de Jean Marais.
A New York, Arman, le collectionneur compulsif me reçoit dans son loft de Washington Street, Botero dans le confort bourgeois de son appartement parisien et César en peignoir blanc au sortir d’un sauna. Il y a les autres: Wim Wenders, Sonia Rykiel, Claude Simon, Philippe Sollers, Ettore Scola, Alain Delon,Youssef Chahin, Jean Luc Godard, Théodore Monod, Kenzo, Claude Berri, Etienne Daho, Pierre et Gilles, Bettina Rheims, André Dussolier, Elisabeth Badinter, Antonio Saura, Robert Doisneau, Edouard Boubat, Jeanloup Sieff, Willy Ronis, Helmut Newton, Jacques Henri Lartigue, Sarah Moon… Et puis, la rencontre avec le mythe. Le mythe Sagan. Elle m’entraîne au Casino de Deauville ; une belle complicité s’installe.
Lorsque je quitte la France, c’est pour aller voir ailleurs. Voir, mais aussi écouter, humer, palper, ressentir… Dénoncer le monde, gratter là où ça fait mal, sentir vibrer notre planète, se poser des questions sur notre société. Errer aux quatre coins des cultures. Quelques mois en Tunisie, en Polynésie ou au Brésil. Plusieurs années au Sénégal et en République dominicaine. C’est l’époque des grands reportages : le Chili, trente ans après Allende, les nouveaux griots de la musique hip hop du Sénégal, la double vie des Iraniennes à Téhéran, les enfants des rues de la Boca à Buenos Aires ou encore les derniers esclaves des « bateys » en République Dominicaine… J’aime de plus en plus écrire. Après un premier roman publié à 25 ans, trois autres suivent aux éditions de l’Age d’Homme. Encouragée par des bourses et résidences, je navigue vers d’autres écritures: textes de chanson, scénarios et réalisation de documentaires radiophoniques pour la RTBF/France Culture.
Mais un vieux rêve trotte toujours dans ma tête : le cinéma. Après des formations de scénariste et de réalisation (Sorbonne Nouvelle, Conservatoire d’Écriture Audiovisuelle à Paris), je deviens lectrice pour la Commission Fonds Sud (C.N.C). Et c’est pendant l’été 2006 que je tourne “Hannah” mon premier court métrage de fiction.
Aujourd’hui, j’habite à Bruxelles, ville chaleureuse et bouillonnante comme je les aime. Comme le journalisme mène à tout (à condition d’en sortir!), j’anime des ateliers d’écriture et je créé les ateliers du “Coin Bleu” que je dirige pendant quatre ans. Depuis plus de dix ans, j’ai intégré le service thérapeutique et artistique d’un grand hôpital psychiatrique bruxellois où j’initie les autres à mes petites combines d’écrivain! »

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Aurore

TOUZET_aurore

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Finaliste du Prix Jean Anglade 2020

En deux mots
Aurore est infirmière. Après la mort de son mari, elle décide quitter sa région pour s’installer dans un village du sud-Ouest avec son fils. En découvrant que l’un de ses patients a déposé une petite annonce sous un Abribus demandant de l’aide «pour finir cette vie en tant qu’être humain», elle décide de s’installer chez lui. Une rencontre qui va changer sa vie et celle de son fils.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

« Et la vie continue… »

Si Bertrand Touzet n’a pas remporté le Prix Jean Anglade 2020, son éditrice a compris qu’il serait dommage de ne pas offrir ce beau roman au public. D’autant que l’actualité lui donne encore davantage de relief.

Si la pandémie a servi de révélateur et placé quelques temps les infirmières libérales sur le devant de la scène, convenons qu’aujourd’hui elles ont retrouvé leur statut peu enviable de forces invisibles, même si leur métier ressemble pour beaucoup d’entre elles à un sacerdoce. On remerciera donc Bertrand Touzet d’avoir choisi pour héroïne de son premier roman Aurore, une de ces femmes qui ne ménage pas sa peine pour aider ses prochains. Et ce même si sa propre vie n’a pas été facile. Après avoir perdu son mari, elle a quitté sa région pour venir s’installer dans un village des Hautes-Pyrénées avec son fils Nils, qui ne lui rend pas la vie facile non plus. Perturbé par les événements, il se replie sur lui-même et a de la peine à s’ouvrir aux autres.
Tout va changer le jour où elle découvre une annonce sous un Abribus : «Vieil homme ne voulant pas finir sa vie seul ou en maison de retraite cherche personne ou famille qui voudrait l’adopter.» Une annonce rédigée par Noël, l’un de ses patients, qui a perdu son épouse et a beaucoup de peine à accepter sa solitude. Elle décide alors de répondre à son appel à l’aide et s’installe chez lui. Et si les premiers jours ne sont pas faciles, le trio va finir par prendre ses marques et s’apprivoiser.
Avec beaucoup de sensibilité, Bertrand Touzet – dont j’ai eu le privilège de lire le manuscrit sélectionné pour le Prix Jean Anglade – décrit cette métamorphose, ces trois existences qui en se frottant l’une à l’autre vont finir par faire des étincelles. Avec patience mais aussi une belle volonté, Aurore, Noël et Nils vont montrer des qualités humaines insoupçonnées, chacun dans un registre qui lui est propre, mais que leur cohabitation va permettre de développer.
Nourri de son expérience personnelle – il est kiné au Muret en Haute-Garonne – et du souvenir vivace de ses grands-pères et de sa propre enfance, le roman s’appuie sur ces petits détails qui «font vrai» et lui donne de la chair et du cœur. Très vite on se laisse entraîner derrière ce trio de plus en plus attachant. À tel point qu’on en vient à souhaiter que tout se passe bien pour eux. Reste que Bertrand Touzet parvient très bien à entretenir le suspense et gagne haut la main ses lettres de noblesse de primo-romancier.

Aurore
Bertrand Touzet
Éditions Presses de la Cité
Roman
270 p., 19 €
EAN 9782258194694
Paru le 18/02/2021

Où?
Le roman est situé en France, principalement dans un petit village des Hautes Pyrénées.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Portrait d’une femme d’aujourd’hui, infirmière, la presque quarantaine, dans les Pyrénées, touchée en plein cœur par la requête d’un vieil homme souffrant d’Alzheimer. Un roman juste qui puise dans l’air du temps ses thèmes humanistes : la solidarité des cœurs, la nécessaire interaction des générations…
Soigner, veiller, sourire, prodiguer les mots et les gestes qui réconfortent, être là tout simplement… Aurore sait combien son travail d’infirmière à domicile, aussi routinier et difficile soit-il, agit comme un baume pour ses patients. Et contre le désert affectif de sa vie. Aurore élève seule Nils, ado, et s’est reconstruite au fil des ans dans ce petit village. En enfouissant le drame qui a atomisé sa vie d’avant et en se protégeant des jeux de l’amour. Même si son charme ne laisse pas indifférent le déroutant docteur Verdier…
Un jour, Aurore découvre une petite annonce: «Vieil homme ne voulant pas finir sa vie seul ou en maison de retraite cherche personne ou famille qui voudrait l’adopter.» Car Noël est inconsolable depuis la mort de son épouse. Souvent il va se recueillir sur sa tombe qu’il orne de petites violettes en origami et convoque ses souvenirs lumineux mais de plus en plus épars.
Autour de Nils, Aurore et le vieil homme vont nouer un profond lien filial et s’ouvrir à de nouveaux lendemains. Et si Noël n’attend plus guère des jours, Aurore a encore beaucoup à accomplir. Pour elle seule désormais et non plus pour les autres ?

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
La Dépêche (Sophie Vigroux) 
La Provence 
Blog Des livres, des livres ! 
Blog Les lectures de Lily 

Les premières pages du livre
« — Ne bougez pas, madame Campos, je vais finir par vous faire mal !
L’aiguille pénètre la peau fine de la vieille dame. Toujours la même difficulté à trouver les veines sur ces corps décharnés, comme si la vie se cachait… Aurore a vu tellement de personnes s’étioler jour après jour et partir en lambeaux de vie.
Côtoyer la mort sans jamais s’y habituer, savoir qu’elle est là, qu’elle rythme ses jours, dans l’odeur qu’elle sème, dans le regard d’un patient qui a perdu son étincelle, la tenir en respect, comme on le ferait d’un chien de garde dont on sait qu’il peut mordre.
La maladie, la sénilité, la souffrance et les sourires, les gestes de soutien, les gratitudes. Ce qui constitue l’humanité de son quotidien, Aurore en a fait son métier. Aurore est infirmière, elle assure les toilettes, les changes, le nettoyage des draps souillés par des corps qui s’abandonnent ; elle sent la fragilité des gens qu’elle touche (elle se dit qu’elle est peut-être la seule à les toucher vraiment, au sens physique du terme). Réalité nue, âpreté de l’existence, sacerdoce qu’elle s’impose pour fuir une vie qu’elle ne maîtrise plus.
Aurore place les tubes de prélèvement dans la mallette qui partira au laboratoire d’analyses, retire l’aiguille, applique le coton imbibé de désinfectant, le maintient pour éviter que cela ne saigne trop. Mme Campos est sous anticoagulants. La moindre coupure, dure à endiguer, montre toutefois qu’une vie, même fragile, palpite encore en elle. Aurore sourit – toujours sourire, montrer de la douceur dans ces gestes mécaniques, de la légèreté.
Elle se retourne, jette l’aiguille et la compresse souillée dans le sac jaune des déchets médicaux, retire ses gants en latex. Elle replace une mèche de cheveux derrière son oreille droite et commence à écrire les transmissions informant les autres soignants des soins effectués et de l’état de santé des patients.
Les rituels de la toilette laissent place maintenant à la pensée active.
En remplissant le cahier, elle observe la silhouette frêle dans le lit, note qu’une prise de sang a été effectuée pour contrôler les marqueurs tumoraux. Aurore sait que les résultats ne seront pas bons, le taux monte au fur et à mesure que Mme Campos s’éteint. Le cancer du sein gagne du terrain, essaime, mais du fait de l’âge de la patiente l’évolution est lente. Il faut bien que le vieillissement des cellules ait un avantage.
Pas de selles ce matin, un peu somnolente à part pendant la prise de sang. Saturation bonne et tension un peu basse.
Aurore se lève, met son manteau, s’approche du visage évanescent, passe sa main sur les cheveux chenus de la vieille dame. Elle lui sourit, la prévient qu’elle reviendra ce soir vérifier que tout va bien. Monologue des soignants afin de meubler le silence. Elle allume la télévision, change de chaîne, hésite sur le programme et finalement s’arrête sur un reportage sur le Costa Rica. Continuer à occuper le vide, ou créer une sollicitation, comme disent les soignants. Peu importe, pense Aurore, il faut juste tenter de stimuler le peu de flamme des malades, même par des programmes sans intérêt.
Elle remonte les barrières du lit médicalisé, non par peur que Mme Campos descende toute seule, mais par habitude.
Elle rapproche la table à roulettes, pose la télécommande et un verre d’eau. Dans un grincement, la porte d’entrée s’ouvre.
— Bonjour, madame Campos, quel froid ! L’hiver est là, depuis le temps qu’on l’attend…
— Coucou, Fabienne ! Tu vas bien ? Pas trop dur avec la neige ?
— Non, ça roule bien, le chasse-neige est passé de bonne heure. Comment ça va aujourd’hui ?
— Plutôt fatiguée… tu sais si elle a bien dormi ? demande Aurore. La fille de nuit n’a pas laissé de trans…
— Oui, la nuit s’est bien passée. J’arrive de chez Georges… C’est coton, aujourd’hui.
— Ah, bon on fera avec. Il est agressif ?
— Un peu. Tu as le temps pour un café ? propose Fabienne.
— Non, j’y vais, ma grande, il faut que je monte à Cazaux et la route risque d’être difficile avec le verglas.
— Bise, bon courage, on se voit demain ?
— Ça marche, passe une bonne journée. A ce soir, madame Campos.
La porte frotte sur le granit de la première marche, lustrée par le passage des années. Aurore soulève le loquet et donne un coup sec pour la refermer. Elle se souvient de ce « petit truc pour la fermer du premier coup » que lui avait enseigné M. Campos, à l’époque où elle venait lui mettre ses bas de contention. Il était encore alerte, travaillait son jardin.
C’était il y a trois ans, hier, une éternité.
Aurore se retourne, observe la façade grise au crépi typique de cette vallée. Les volets en bois peint de l’étage sont tous fermés, elle les a toujours vus ainsi. Elle prend le temps d’ajuster son bonnet, se demande si la personne qui les a fermés en dernier savait qu’ils demeureraient clos aussi longtemps.
Sur les quinze fenêtres que possède la maison, seules deux sont régulièrement ouvertes. Celles de la chambre et de la cuisine du rez-de-chaussée, uniques pièces à être chauffées par la même occasion.
Ce matin, Aurore a envie de les ouvrir une à une, pour insuffler un éphémère parfum de vie. Elle en a tellement vu, des maisons renaître le temps des vacances, des week-ends, puis s’éteindre pour toujours, avec sur leur façade un panneau A vendre.
Mme Campos a eu cinq enfants, tous ont quitté le nid. Les plus proches habitent à Tarbes. Une distance permettant de venir « au cas où », mais pas assez près pour passer un soir à l’improviste ou boire un café le temps d’un après-midi. Les autres sont à Paris, Toulouse, Londres, et viennent au détour d’itinéraires de vacances, apportant la nostalgie des adultes et les rires des enfants qui rouvrent les vieilles malles du grenier et colonisent une dernière fois cette terre promise.
Aurore fait demi-tour et entre sans frapper, la porte frotte le sol et l’annonce bruyamment.
— Qui est là ? demande Fabienne, surprise.
— Ce n’est que moi, j’ai oublié de faire quelque chose…
Aurore monte les marches deux par deux, les faisant craquer à chaque impulsion, actionne l’interrupteur en céramique. Même le courant électrique semble ralenti par des mois de léthargie. L’ampoule incandescente chasse brusquement les noiraudes qui peuplent les étages oubliés. Elle entre machinalement dans l’ancienne chambre des époux Campos, là où elle venait s’occuper de René. En poussant la porte, elle est saisie par une odeur, celle de ses souvenirs. Depuis trois ans, la chambre garde ses effluves de lavande, de poussière légèrement humide, et le parfum de ses occupants. Les maisons retiennent l’odeur des souvenirs longtemps après le départ de ceux qui l’ont habitée ; mélange de bois, de feu de cheminée, de lessive, des placards de cuisine, celle encore des épices et des cubes à potage.
Le simple vitrage tremble à l’ouverture de la fenêtre. Aurore lève les deux crochets qui barrent le volet et d’un coup sec fait entrer la lumière blanche du paysage. Elle prend une grande respiration, en vient à imaginer René, assis sur le lit ; il adorait sentir l’air frais pénétrer dans la chambre le matin quand Aurore aérait la pièce avant de lui faire la toilette. Il se redressait, observait l’Arbizon pour vérifier s’il avait neigé dans la nuit. Depuis qu’il est décédé, presque plus personne ne vient. La maison s’est peu à peu refermée sur elle-même et la maladie l’a définitivement rendue muette.
Au début, les enfants ont fait l’effort d’aller visiter leur mère, puis ils se sont déshabitués, pensant peut-être que celle-ci ne les reconnaissait plus.
« Déshabitué »… Aurore pense à ce mot. Se déshabituer de retrouver ce qui les a construits, les êtres, les lieux, leur mémoire commune. Ils reviendront sans doute le jour de l’enterrement régler les dernières formalités, emporteront ainsi leurs souvenirs, parleront de leur père, de leur mère, qui sera enterrée dans le village, à côté, regarderont la vieille façade grise, le portique rouillé, la balançoire, la cabane qui aura abrité leurs rêves et ceux de leurs enfants, ils imagineront leurs fantômes en train de courir, jouer, se chamailler dans la cour, verseront une larme sur leurs parents et leur jeunesse, et fermeront une dernière fois les volets.
L’exode rural a fait de ces vallées le paradis des portes closes et des résidences secondaires. Aurore a bénéficié de la location d’une de ces belles endormies pour y poser ses valises avec son fils après le décès de son mari. Une étape pour se reconstruire, loin de tout. Elle est finalement restée dans ce sanctuaire qu’offrent les montagnes.
Aurore ouvre la deuxième fenêtre de la chambre puis redescend d’un pas rapide.
Devant la cuisine où s’affaire Fabienne, elle glisse la tête et dit qu’elle viendra fermer ce soir.
— Je ne te demande même pas pourquoi tu as fait ça !
— Tu as raison, je ne le sais pas… une pulsion, un souvenir, un regret ?

Tandis qu’elle remonte dans sa voiture, l’essuie-glace chasse les flocons de neige roulée ; le froid et le vent aiment à transformer les étoiles en petites billes de polystyrène. En passant devant le hangar, elle observe la petite 504 rouge de M. Campos, qui attend son conducteur pour aller chercher le pain. Elle fera le bonheur d’un petit jeune – faible kilométrage, bon entretien –, elle partira elle aussi quand les enfants vendront tout.
Les pneus dérapent sur la neige, cherchent l’adhérence, puis après quelques hésitations sa voiture reprend une bonne motricité. Aurore, en venant dans la vallée, ne savait pas trop comment appréhender l’hiver, la neige, le verglas. Pour les visites, elle craignait que ce ne soit difficile. Après avoir observé ses confrères et vaincu quelques réticences, elle a opté pour le SUV de chez Dacia. Elle en est contente, la voiture se comporte parfaitement sur les routes dangereuses avec des pneus neige et lui permet d’accéder au départ de certaines randonnées sans trop de problèmes.
Aurore sait aussi que ces journées de galère – où l’on guette le passage du chasse-neige, où l’on sort la pelle à neige pour se frayer un chemin jusqu’à la porte d’entrée des patients, où l’on enfile les guêtres et les raquettes pour terminer un chemin d’accès à pied – restent exceptionnelles et donc presque agréables. La plupart du temps, la météo est plutôt bonne et le soleil plus présent qu’en plaine.

Aurore regagne la départementale, jette un regard dans le rétroviseur, trouve que la bâtisse a belle allure les volets ouverts. Elle fermera son caprice ce soir en venant coucher Mme Campos.
La route est noire, l’immaculé de la neige n’est plus, déjà souillé par le passage des voitures, par le sel et la boue. L’activité humaine s’attelle promptement à rompre la magie. La route suit les méandres de la Neste du Louron, serpente entre le blanc des prairies et celui du ciel. Devant la maison des Potier, Aurore remarque qu’il n’y a pas de trace de passage dans la neige. Personne n’est venu voir Noël depuis hier matin et le vieil homme n’a même pas relevé le courrier. Elle ralentit, hésite à lui rendre visite, elle sait qu’il va tous les jours sur la tombe de sa femme. Elle espère qu’il va bien.
Aurore connaît Noël Potier depuis qu’elle est arrivée dans la vallée, elle s’est même occupée de sa femme pendant quelques mois. Lui sortait toujours, quand elle commençait les soins d’Elise, par pudeur, pour s’octroyer un peu de répit dans cette veille de l’être aimé. Elle a gardé l’image d’un homme un peu bourru qu’elle observait en soignant les escarres aux talons d’Elise, elle l’observait donnant à manger aux oiseaux dehors, assis sur le banc en pierre, sa main rugueuse posée sur le dos de son chien venu chercher des caresses.
De la route elle remarque que les volets sont ouverts et que la cheminée fume. Elle s’arrêtera en rentrant de chez Clotilde Baziège, si le vieil homme n’est toujours pas sorti. Elle engage la voiture sur la rampe d’accès à la maison, essaie de garder l’adhérence ; le béton strié n’est pas verglacé, c’est une chance.
Les deux chiens de berger accueillent Aurore à l’entrée de la cour. Comme chaque matin, Clotilde l’attend dans l’embrasure de sa porte.
— Ils ne sont pas méchants, tu les connais bien, depuis le temps !
— Je m’en méfie quand même.
Aurore monte les deux marches du perron en maintenant toujours sa sacoche entre les chiens et elle.
— Entre vite, il fait frisquet.
— Oh, bien couverte ça passe, et puis ça a l’air de se lever.
— Oui, on dirait qu’on va avoir un bel après-midi.
Aurore embrasse Clotilde. C’est une dame de quatre-vingt-dix ans, encore alerte mais vivant seule, sa famille préfère que quelqu’un vienne vérifier que tout va bien, surveiller le pilulier, lui faire la toilette.
— Clo, on fait la toilette aujourd’hui ?
— Oui, c’est gentil, je pourrais la faire toute seule mais j’ai peur de tomber dans la baignoire.
— Il n’y a pas de problème, mais c’est vrai que ce serait plus commode si vous aviez une douche.
— Ecoute, Aurore, j’ai toujours eu cette baignoire sabot et ce n’est pas maintenant que je vais me mettre dans les travaux. Je te prépare un café ?
— Je veux bien. On le boira après la toilette si vous voulez bien ?
— D’accord, je pose la cafetière à moka sur le poêle.
Aurore la suit à travers la salle à manger, la chaleur du poêle de la cuisine s’estompe au fur et à mesure qu’elle s’en éloigne ; il n’y a pas d’autre chauffage dans la maison. Clo vit dans sa cuisine. La salle à manger et le salon sont des pièces d’apparat, inutiles au quotidien. Le petit thermomètre dans la chambre affiche seize degrés, elle a toujours vécu ainsi, avec un gros édredon en plume et une bouillotte pour se coucher.
Comme d’habitude, tout est prêt sur le lit : les affaires propres, la serviette, le gant en éponge, la boîte de gants en latex, le savon. En posant ses affaires, Aurore entend la soufflerie du petit chauffage et l’eau qui remplit la baignoire. Elle sait que Clo n’a pas besoin d’elle, juste sa présence à côté pour la rassurer.
— C’est bon, Clo, tu es prête ?
— Oui, tu peux venir.
Aurore entre, la vapeur d’eau donne une atmosphère de bain oriental à la minuscule salle de bains. L’eau perle sur la faïence bleu ciel et le miroir ne laisse entrevoir que des formes. Clo, qui vient de quitter sa robe de chambre, est assise sur un petit tabouret. Aurore lui prend le bras, l’aide à passer le rebord de la baignoire et la laisse à son intimité, ce moment où la vieille dame semble retrouver un corps, s’abandonner à la caresse de l’eau. L’infirmière l’observe discrètement, attend qu’elle ait fini de savonner son visage, sa poitrine, son sexe. Elle n’est là que pour veiller à ce que tout se passe bien, car, parfois, de fermer les yeux en rinçant ses cheveux fait perdre l’équilibre à Clo. Aurore la sent profiter de la caresse du gant sur sa peau, l’apprécier.
Elle se demande quand tout cela s’arrête, le contact tactile, les caresses, le regard d’autrui. Y a-t-il un moment où l’on s’y habitue, où on l’accepte comme une fatalité ? A voir Clo dans son bain et la volupté qui émane de cette scène, l’infirmière sait que l’on ne perd jamais ce besoin d’interaction physique, on en fait tout simplement son deuil.
L’eau chaude rougit les joues de la vieille dame, Aurore passe la pomme de douche sur ses cheveux blancs. Il y a six mois elle a fait couper ses cheveux plus courts pour ne pas avoir besoin de les coiffer tous les jours.

A force de les côtoyer, Aurore s’est habituée aux corps des personnes âgées, aux peaux détendues, aux taches qui apparaissent… Mais des êtres comme Clo gardent une grâce, une élégance dans la silhouette et dans le mouvement qui les rendent beaux.
La vieille dame se lève, Aurore enroule la serviette autour de sa poitrine et l’aide à descendre. Après avoir frotté énergiquement ses cheveux pour les sécher, Clo se tient devant le miroir pour s’observer.
Aurore la laisse faire face à son reflet, la regarde remonter la serviette pour mettre en valeur sa poitrine, replacer ses cheveux, retenir un épi avec une barrette.
— Vous êtes belle !
— Tu n’es pas difficile, les horreurs de la guerre !
— Non, Clo, vous êtes belle.
— Merci, mais ça ne te fait rien, tous ces vieux corps dénudés ?
— Vous savez, je vous regarde avec des yeux de professionnelle, je ne me dis pas : Beurk, ces rides, ces poils blancs, ces sexes sans poils, ces seins qui pendent… je vois juste des corps. Quand je fais la toilette intime, je vois une vulve, un pénis, des fesses, mais ce n’est qu’une fois rhabillé que je pense à M. ou Mme Untel. Vous avez un corps émouvant, vraiment émouvant… Je vous laisse vous habiller et je vous mettrai vos bas de contention après.
Aurore referme la porte derrière elle pour que le froid de la chambre ne pénètre pas dans la salle de bains et se dirige vers la cuisine.
Elle sort la boîte à sucre du placard en formica, Clo en voudra sûrement avec son café. A son habitude, Clo a déjà mis la boîte en fer-blanc avec les gâteaux secs et les mazagrans sur la table, elle sait pourtant qu’Aurore n’en prend pas, mais elle lui en proposera quand même, et en mangera un au passage.
Aurore sert le café, repose la cafetière sur le coin du poêle, s’assied. Clo entre, le corps encore un peu humide, referme sa polaire, prend place à la table et pousse la boîte de gâteaux vers Aurore.
— T’en prends un ?
— Non merci, Clo !
— Moi, j’en prends un par gourmandise.
Aurore sourit à ce rituel.
— Pourquoi tu souris ?
— Pour rien. Au fait, le médecin doit passer bientôt ? Vous n’avez presque plus de médicaments pour la tension.
— Vendredi, je pense.
— C’est bien le docteur Verdier qui vient chez vous ?
— Oui, il est pas mal, ce petit jeune.
— Oui, c’est un bon médecin, renchérit Aurore.
— Je parle physiquement, il est assez agréable à regarder.
— Oui, il est assez mignon mais il est un peu lunatique… Je vous vois arriver, Clo, à faire l’entremetteuse !
— Je me dis juste que c’est dommage pour vous deux de passer à côté de quelque chose.
Aurore ne répond pas, regarde machinalement sa tasse, sa montre, laisse volontairement Clo à ses pensées.
Elle se lève, boit son café, appuyée à l’évier, rince sa tasse, la pose sur l’égouttoir et va embrasser le front de la vieille dame.
— A demain, je ferai un contrôle dextro1. Attendez avant de déjeuner, surtout !
En traversant la cour, Aurore pense à l’éventualité d’un homme. Non que l’allusion de Clo au docteur Verdier ait ouvert une brèche dans la vie monacale qu’elle s’impose, mais elle est surprise par ce sentiment soudain de ne plus savoir ce qu’est d’être touchée par quelqu’un, par la peur du vide et d’un corps fonctionnant au ralenti. Aurore occupe ses journées à masser ses patients, à les laver, à continuer à faire vivre leurs corps. Elle, personne ne la touche, elle a perdu cette sensation de s’abandonner sous la paume d’une autre main, d’être prise dans des bras. La seule personne qui lui soit proche est son fils de quatorze ans. Or, à cet âge, on ne fait plus de câlin à sa mère. On est trop grand, trop fier, trop bête.
Elle a ressenti ce trouble d’être touchée, ce jour où la doctoresse avait examiné sa thyroïde, à cause du manque d’iode des régions de montagne. De sentir ses mains sur son cou – geste anodin s’il en est –, elle avait éprouvé comme de la timidité, une pudeur excessive. Elle qui, chaque jour, côtoie la nudité, nettoie des plaies, change des couches, lave des sexes et des fesses, ne pensait pas être intimidée par la proximité d’une main sur sa peau.
Aurore pensait à ce moment-là qu’elle avait mis plus que son corps de côté, elle n’avait plus en elle qu’une once de vie, ce besoin d’altruisme et de jusqu’au-boutisme à mener tout de front.
Elle ne se souvenait presque plus de son existence d’avant l’incendie, elle n’en avait conservé que le goût lointain du sucre et de la cendre. Aurore faisait partie de ces êtres qu’on imagine dépourvus de vie intime, tout dévoués à leur métier. Ceux que l’on croit plus solides que le roc, ceux qui prêtent une épaule lors d’un deuil, qui tendent une main. Ces êtres que l’on admire en se persuadant que l’on ne pourrait pas accomplir la moitié de ce qu’ils font. Et on les laisse agir seuls, sans leur demander s’ils ont besoin d’aide. Aujourd’hui, Aurore aimerait qu’une main se tende vers elle, elle ressent comme une lassitude, à passer pour une sainte. Et pourtant elle a cette sensation qu’il ne faut pas trop la bousculer car les larmes pourraient jaillir… Elle voudrait être normale, être une desperate housewife, afficher une coiffure parfaite et un visage reposé, comme ces mères qui viennent chercher leurs gosses en gros 4 × 4 avant de repartir à leur cours de Pilates entre copines.
Aurore sait qu’elle doit bosser pour remplir le frigo avant de penser à ce qu’elle préparera à manger à son ado, elle sait qu’elle doit gérer tant bien que mal les devoirs, laisser le repas prêt à son fils avant de repartir pour sa tournée du soir.
Chaise percée, couches, couchers. Cette vie, elle se l’est imposée, elle lui pèse quelquefois, mais son métier, ces gens, elle les aime. D’ailleurs, si Aurore ne les aimait pas, elle aurait arrêté depuis longtemps.
Elle fait démarrer la voiture, regarde son agenda. Georges…

Aurore prend une grande inspiration. C’est le dernier domicile avant de rentrer au local pour faire les transmissions, se poser un peu…
En repassant devant chez Noël, elle remarque des traces de roues sur le chemin enneigé. Il a finalement dû sortir de chez lui. Si elle le croise au bourg, elle lui demandera des nouvelles.
Arrivée sur le pas de la porte de chez Georges, Aurore appréhende, comme toujours, sa visite. Pénétrer dans cette maison, c’est entrer dans l’antre du monstre. La neige recouvre le capharnaüm du jardin, amas de tuiles, d’objets rouillés, de choses accumulées au fil des années. L’intérieur de son domicile est redevenu salubre grâce aux passages des aides à domicile.
Aurore se souvient de sa première fois. L’épouse de Georges était décédée six mois auparavant et Georges n’avait pas fait le moindre ménage. Bouteilles vides et poubelles jonchaient le sol. Depuis, la maison et son propriétaire s’étaient améliorés, mais le jardin était resté dans son jus. D’après les gens du village, il était le même avant la séparation, les époux semblant préférer la bouteille à la bineuse.
Aurore a beaucoup de mal à imaginer une femme partageant le quotidien de cet homme abîmé par l’alcool, le corps transpirant ses excès.
Aurore et les aides à domicile assistent Georges pour maintenir une certaine hygiène corporelle et vestimentaire même s’il est tout à fait apte à le faire seul. Lui manque juste la motivation. Depuis le dernier incident elle a négocié de ne venir que pour les piluliers et surveiller qu’il prenne sa camisole chimique. Pourtant même diminué, shooté, Georges reste un prédateur, elle le sait, elle s’en méfie.
Aujourd’hui, plus que d’habitude, à la méfiance s’ajoute la crainte. Face à cette porte, elle hésite, se sent plus vulnérable qu’à l’accoutumée. Elle entre, salue Georges, assis sur son canapé en tissu, une cigarette à la bouche, un verre à pastis vide devant lui. Elle espère que le verre date d’hier soir.
— Je peux ouvrir un peu ? Là ce n’est pas possible, il y a trop de fumée, Georges.
On lui a dit de fumer à la fenêtre ou dehors.
— Je sais, mais il fait trop froid.
Il se lève, oscille un peu à cause de ses troubles cérébelleux. Il la regarde, il lui fait peur, il le devine à son regard. C’est peut-être ce qu’il préfère chez elle, la peur qu’il lui inspire, il sent dans ces yeux que potentiellement, pour elle, il existe sexuellement. Et même si ce n’est pas vraiment flatteur, il lui inspire autre chose que de la pitié, il existe en tant qu’homme pouvant agir sur elle – lui qui est bouffé par l’alcool, pourri par les névrites, lui qui ne bande plus depuis des années. Et cela l’excite.
Aurore n’est pas une femme que l’on remarque forcément, mais elle plaît aux hommes qui prennent le temps de s’attarder sur elle. Une beauté de fête de village, généreuse, charnelle, simple. Aurore sait qu’elle peut encore plaire aux hommes de son âge ; des regards, des sourires, des attentions, elle n’en manque pas.

Chez ses patients plus âgés, elle devine parfois lors des soins des regards furtifs ou plus insistants sur sa poitrine, des mains hésitant à la peloter, un semblant d’érection. Elle met cela sur le compte d’un lointain souvenir, de chair et de luxure, d’un réflexe, d’une réminiscence physiologique. Elle les sent gênés par la manifestation de leur désir. Elle en sourit presque, songe à sa grand-mère d’origine espagnole qui lui disait, à propos du grand-père, « El olor consuela » : le parfum du souvenir console.
Ces papis lubriques, ces pépères pervers, elle s’en amuse. Mais Georges, c’est différent. Georges a une soixantaine d’années, il est désinhibé voire dangereux.
Certes, la dose de médocs qu’il ingurgite lui bloque toute érection mais en sa présence elle se voit comme un morceau de chair fraîche en pâture. Aurore appréhende tout ce qui émane de lui, l’odeur de vieil alcool anisé, son souffle qui s’amplifie quand il s’approche d’elle, ce regard impudique quand elle nettoie cette plaie qui suinte.
L’alcool et le tabac ont obstrué les artères de Georges, la cicatrisation est donc très difficile. De plus, son hygiène corporelle, des plus douteuses, n’aide pas, malgré les efforts des aides à domicile.
En voulant se battre avec un camarade de beuverie, Georges s’est fait une fracture ouverte du tibia en tombant de sa hauteur. Il a frôlé de peu l’amputation et, depuis, tout le monde s’attelle à sauver cette jambe malgré l’attitude délétère de Georges. Il y a des jours où Aurore préférerait qu’il soit amputé pour de bon. En attendant, elle se concentre sur la plaie afin de ne pas imaginer son regard sur son tee-shirt légèrement moulant.
La peur d’Aurore est légitime, Georges a déjà essayé de l’embrasser une fois, de la bloquer contre la porte pour l’empêcher de sortir. Il a déjà calé sa jambe entre ses cuisses, et même posé ses mains sur ses seins.
Aurore se concentre pour ne pas se laisser submerger par cette odeur qu’elle associe à celle de la prédation.
Comme si elle avait entendu son appel silencieux au secours, Fabienne montre sa tête à travers le rideau de perles et sourit à Aurore.
— Est-ce que Georges est sage aujourd’hui ?
L’homme regarde la jeune femme, presque surpris de la voir, ne prête que peu d’attention à ses dires. Aurore, elle, est soulagée, Fabienne sait depuis l’agression que la soignante n’aime pas rester seule avec le vieil homme, et l’aide-ménagère s’organise toujours pour être présente, même quelques instants, pendant qu’Aurore s’occupe de Georges.
— Ça va, il est de bonne humeur. Tu as fini plus tôt ! Merci.
— De rien, ma grande, on se serre les coudes… #Metoo.
Georges ne semble pas comprendre la connivence des deux femmes et elles en jouent.
Fabienne vide le cendrier, saisit le verre vide sur la table du salon, secoue les coussins du canapé, profitant que Georges l’ait quitté momentanément. Aurore applique la compresse avec de l’eau stérilisée sur la jambe, fait tomber les morceaux de peau sèche. Elle observe la plaie avec attention, ne la trouve pas trop vilaine et applique un pansement épais dessus.
— Bon, Georges, c’est fini ! Elle est de mieux en mieux, cette cicatrice.
— Elle commence à m’emmerder, cette jambe, tu sais ?
— On arrive au bout ! Courage, ce n’est pas le moment de faire n’importe quoi !
Aurore se redresse, observe le chien de Georges qui attend dans un coin de la pièce. C’est peut-être la seule chose qui attire la sympathie dans cette maison.
Elle appelle l’animal, le caresse, mais le petit yorkshire se méfie quand Aurore pose sa main sur son dos. La main de son maître ne prodigue pas que des caresses, semble-t-il.
— Aurore, tu cherches toujours un local ? Il y a l’ancienne mercerie de la grande rue qui est à vendre, si tu veux.
— Le local à côté de chez Delrieu ?
— Oui, c’est pas mal, en plus ils ne doivent pas en demander cher.
Georges tousse pour attirer l’attention, Aurore se retourne, capte ses yeux jaunes de crocodile.
— Bon, j’y vais, moi, sinon je vais être en retard pour chercher mon fils au collège. A tout à l’heure, Fabienne. A jeudi, Georges. Passez une bonne journée.
Aurore sort promptement, soulagée d’en avoir fini. Il y a des moments où aimer son métier ne suffit plus.
Le soleil commence à fendre le ciel de neige, la route encore humide mouchette de boue et de sel les pare-brise, les arbres perlent des chapelets d’eau glacée et redressent petit à petit leurs branches qui ployaient sous la neige. Les stations vont ouvrir ce week-end, les promène-spatules vont pouvoir de nouveau coloniser les vallées, apportant leurs lots d’animations et de bouchons. La neige des derniers jours était attendue et presque inespérée, et, malgré la gêne relative qu’elle occasionne, les gens sont heureux de sentir une nouvelle fois son mordant.

Face à la vitre, son bol de café à la main, Noël regarde la neige.
Des traces d’oiseaux, de cervidés, mais pas d’empreintes d’homme, pas de tranchées occasionnées par les pneus d’une voiture. Il se demande s’il est sorti hier. Il ne sait même pas le jour qu’il est. Noël se rend compte que les jours lointains sont plus faciles à amadouer que ceux de la veille ou de l’avant-veille. Le médecin appelle ça le début d’une dégénérescence sénile. Il trouve que ce mot est bien compliqué pour dire qu’il perd la tête lentement.
Il se retourne vers le poste de radio, l’allume. 28 novembre.
Il remarque alors qu’il n’a pas enlevé la fine feuille de l’almanach, comme si la journée d’hier n’avait pas existé, comme s’il était passé directement du 26 au 28 novembre.
Il met son bol dans l’évier, le rince en passant juste sa main dedans et le range sur l’égouttoir en faïence blanche.
Il s’approche de l’almanach, retire les deux feuilles, du 26 et du 27 novembre, pour laisser apparaître la date du 28. Il s’assied face à la table en chêne, s’applique sur le premier pli d’une petite feuille, hésite un peu puis se lance. Faire trois pliages pour les ailes et le cou, ramener le bord inférieur pour définir le corps, et l’oiseau en papier prend forme. Il le regarde, dessine un rond noir pour l’œil, le pose sur la table puis saisit une autre feuille.
Si Noël ne se rappelle pas ce qu’il a fait la veille, il se souvient que sa femme adorait les origamis et en particulier le premier qu’il lui avait confectionné : un papillon avec une feuille bleue achetée pour l’occasion. Après s’être longtemps exercé en cachette sur du papier brouillon, il s’était, un jour, assis à cette même table et, sans un mot, avait commencé son origami. Élise était en train de repasser le linge. Il avait le geste sûr de celui qui s’est exercé avec application. Cinq minutes plus tard, un papillon était dans sa paume, prêt à s’envoler jusqu’à elle. Élise avait souri, réalisant les efforts qu’il avait dû faire. Elle lui avait demandé ensuite de dessiner un poisson. Tout penaud devant sa feuille, il avait pris un crayon et avait esquissé rapidement les contours d’un poisson rouge. Ils s’étaient mis à rire dans cette cuisine où, aujourd’hui, ne résonne plus que le tic-tac de la comtoise.

Des origamis, il a appris à en faire des dizaines : des fleurs, des animaux, des formes, des assemblages complexes. Élise lui avait offert un livre sur cet art et il s’était plus ou moins frotté à tous les modèles. Mais l’origami dont il était le plus fier était celui qu’il avait spécialement créé pour elle. Une fleur, leur fleur, une petite violette. Assemblage simple de trois feuilles violettes groupées en cercle et d’une feuille verte pour la tige.
Cet origami, il ne l’a jamais oublié car il le confectionne chaque jour en allant rendre visite à Élise sur sa tombe.
Il se lève, va chercher le beurre et la confiture restés sur la table pour les ranger, regarde rapidement les magnets qui ornent le frigo. Souvenirs de voyages, les plus anciens, les siens et ceux d’Élise, et dorénavant petits cadeaux rapportés par les gens qui l’entourent et le soignent. Quand on n’a plus la santé et l’envie, on voyage par procuration, à travers les souvenirs des autres. Noël se dit que c’est peut-être cela, la vieillesse : vivre dans le souvenir des choses et des êtres jusqu’à en devenir un soi-même. »

À propos de l’auteur
TOUZET_Bertrand_©DDM-Sophie_VigrouxBertrand Touzet © Photo DDM Sophie Vigroux

Né à Toulouse il y a une quarantaine d’années, Bertrand Touzet a grandi au pied des Pyrénées. Après des études à Nantes, il est revenu exercer sa profession de masseur-kinésithérapeute en région toulousaine. Il y a trois ans, il a décidé d’écrire : «Faisant lire mes textes à mes proches, j’ai constaté que je pouvais toucher les gens par mon écriture. […] Mes textes, leur sensibilité, je les dois à ma profession, à ma qualité de père et à un grand-père qui m’a toujours dit que chaque jour est unique et doit être vécu comme tel.» Aurore est son premier roman, finaliste du Prix Jean Anglade 2020. (Source : Éditions Presses de la Cité)

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L’amour au temps des éléphants

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En deux mots
Du Tennessee, où ils assistent à la mise à mort d’une éléphante, en passant par le Paris de la Grande Guerre et jusqu’au Kenya, trois destins vont se retrouver liés, celui d’Arabella l’insoumise, de Jeremy le reporter et de William Vernon, obligé de fuir le Ku-Klux-Klan.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Arabella, Jeremy, William, une épopée

Dans cette formidable fresque romanesque, Ariane Bois nous entraine aux débuts du XXe siècle, des États-Unis en France puis en Afrique sur les pas d’un trio que les circonstances vont rassembler pour un bel hymne à l’amour et à la liberté !

Comme dans L’île aux enfants, son précédent roman, Ariane Bois saisit son lecteur dès les premières pages. Cette fois, ce n’est plus à un enlèvement que l’on assiste, mais à une exécution. Nous sommes dans le Tennessee en 1916. Une foule considérable s’est rassemblée pour assister à la pendaison d’une éléphante. La rumeur avait alors enflé, faisant de «Mary la tueuse» l’objet de toutes les attaques. Il avait alors été décidé de la pendre. L’occasion d’une dernière et horrible représentation.
Si la plupart des spectateurs hurlent leur contentement, certains sont tout au contraire effarés par la cruauté du traitement. Parmi eux, la jeune Arabella qui ne peut retenir ses larmes. Pas plus qu’elle ne comprend son père et son éducation rigoureuse, elle ne comprend le plaisir que l’on peut avoir à faire souffrir, elle qui se destine à soigner ses semblables.
Envoyé par le Boston Herald pour relater l’événement, Jeremy est lui aussi atterré par les mœurs barbares de ces gens du Sud et attendri par la peine d’Arabella.
À quelques mètres d’eux, Kid, un jeune homme noir, est lui aussi choqué par ce spectacle. Sa journée va du reste mal se finir, puisqu’il va être passé à tabac par un groupe de blancs le soupçonnant d’être un voleur et qui, sans autre forme de procès, le rouent de coups. Trois personnes qui, à priori, n’étaient pas faites pour se rencontrer et faire un bout de route ensemble. Mais la grande Histoire va en décider autrement. Prenant tour à tout le point de vue d’Arabella, de Kid et de Jeremy, Ariane Bois tisse sa toile et tend les fils qui vont finir par se rejoindre.
Car Arabella, Kid et Jeremy vont prendre la direction de la France et de ses champs de bataille. L’occasion pour Arabella d’oublier la sévérité paternelle, pour Kid de s’éloigner des champs de coton et du Ku-Klux-Klan et pour Jeremy d’oublier le parcours tout tracé que sa riche famille avait tracé pour lui.
Loin de leur Amérique, ils sont plongés dans ce conflit, cette boucherie qui va toutefois avoir la grande vertu de les réunir. Et quand les canons cessent de tonner, ils prennent la direction de Paris où les «Années folles» et le jazz doivent faire oublier les millions de morts, où l’insouciance est à l’ordre du jour. L’occasion aussi d’une fresque sur la formidable créativité qui régnait alors et sur les célébrités qui écumaient alors la capitale.
C’est lors d’une sortie au zoo de Vincennes qu’ils vont recroiser un éléphant et à nouveau être choqués par le spectacle offert. Ils ont alors l’idée folle de le ramener au Kenya!
Avec ce roman Ariane Bois enrichit sa palette. Autour de ses thèmes de prédilection, l’origine sociale, le racisme, la force de l’amour, elle rajoute l’écologie, la défense des animaux et la solidarité. Solidement documenté, depuis le fait divers d’origine et l’histoire de Mary l’éléphante jusqu’aux colons chasseurs d’ivoire, en passant par l’histoire de James Reese Europe, ce Jazz Lieutenant qui fit découvrir cette musique en France. Un homme à l’image de ce roman, rythmé, enlevé, entrainant.

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L’amour au temps des éléphants
Ariane Bois
Éditions Belfond
Roman
256 p., 19 €
EAN 9782714493316
Paru le 14/01/2021

Où?
Le roman est d’abord situé aux États-Unis, dans le Tennessee, à New York, puis en France, principalement à Paris et en Afrique, au Kenya.

Quand?
L’action se déroule au début du XXe siècle, en 1916 et les années suivantes.

Ce qu’en dit l’éditeur
Il n’y a pas d’hommes libres sans animaux libres.
Ils ne se connaissent pas et pourtant, en cette journée caniculaire de septembre 1916 dans une petite ville du Sud des États-Unis, ils assistent parmi la foule au même effroyable spectacle: l’exécution par pendaison d’une éléphante de cirque, Mary, coupable d’avoir tué un homme. Cette vision bouleversera la vie d’Arabella, de Kid et de Jeremy.
De l’Amérique qui entre en guerre au Paris tourbillonnant des années 1920, des champs de bataille de l’Est de la France aux cabarets de jazz, des pistes de cirque jusqu’au Kenya dissolu des colons anglais, ces trois êtres devenus inséparables vont se lancer sur la trace des éléphants au cours d’une prodigieuse expédition de sauvetage.
Dans cette éblouissante saga, une jeunesse ivre d’amour et de nature livre son plus beau combat pour la liberté des animaux et celle des hommes.

Les critiques
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Ariane Bois présente L’Amour au temps des éléphants © Production Place des Éditeurs

Les premières pages du livre
« 13 septembre 1916, Erwin, Tennessee
De loin, ce n’est qu’une houle, un grondement. Mais quand on s’en approche, la foule ressemble à un organisme géant en colère. Elle bruit d’une seule poitrine, hurle à intervalles réguliers, donnant l’impression à celui qui l’observe de tanguer. Les hommes arborent leurs plus beaux chapeaux melon, les femmes paradent en tenues vives. Des enfants sont juchés sur les épaules paternelles, d’autres sautillent en piaillant. Certains ont suspendu leurs tâches quotidiennes, tels ces bouchers ceints de leurs tabliers sanguinolents ou ces boulangers blancs de farine.
Malgré la fine pluie qui tombe sans discontinuer depuis des heures, il est presque impossible de se frayer un chemin parmi la cohorte des citoyens qui piétinent le sol couvert d’une boue jaunâtre et grasse arrivant parfois jusqu’aux chevilles.
La population entière – deux mille âmes – semble s’être donné rendez-vous dans la rue principale d’Erwin, cette bourgade poussée trop vite, véritable champignonnière de constructions. Le spectacle va bientôt débuter, des petits malins cherchent à se faufiler au premier rang. Les chiens jappent, flairant l’événement exceptionnel.
Soudain, une rumeur monte de la foule.
Partis de Nolichucky Avenue, les éléphants ont emprunté Tucker Street et s’avancent désormais sur Main Street, enchaînés les uns aux autres. Mabel, la femelle aux yeux bordés de cils d’une longueur prodigieuse, ouvre solennellement la marche. Puis vient Shadrack, le vieux mâle, qui pose ses pattes avec précaution sur le sol, ébahi de croiser tant d’humains sur son chemin. Deux autres pachydermes, dont le nom s’est perdu, trottinent presque gaiement à côté de leurs cornacs. Enfin, dans un contre-jour saisissant, paraît Big Mary, la cause de cet engouement extraordinaire. C’est une éléphante d’Asie âgée de trente ans, mais contrairement à ses congénères souvent efflanqués, galeux ou malades, elle a des dimensions imposantes. Dépassant deux mètres au garrot, affichant cinq tonnes sur la balance, elle marche devant Jumbo, la star du fameux Barnum, le plus grand cirque du monde. Sa trompe oscillant au rythme de ses pas, elle avance, déroutée, nerveuse. Aujourd’hui, pas d’accessoires, ni ballons ni musique, rien qu’une procession sous la pluie, entre des colonnes de visages curieux, hostiles. Même ses entraîneurs qui cheminent à ses côtés lui semblent étrangers. Elle n’a eu droit ni aux caresses ni aux quignons de pain qu’elle s’empresse d’engloutir dans son fourreau gris. Et où est passé son cornac habituel, celui qui la lave, la félicite quand elle a bien travaillé et lui donne même du whisky, les soirs où le vent se faufile dans son enclos ? L’homme a déclaré forfait et l’a abandonnée.
Quand on écarte ses compagnons et qu’on l’immobilise soudain, Mary se met à trembler. Massés de l’autre côté de la rue, les éléphants refusent de la quitter. Les hommes du cirque jouent de la cravache pour les contraindre à avancer.
Sentant ses pieds se soulever, Mary barrit, affolée. Une acrobate détourne son visage raviné de larmes. Des ricanements, des jurons, des menaces montent du public.
— Respire, respire, ma vieille. Car la suite ne va pas te plaire !
— C’est la fête de la cravate au cou, ma belle !
— Quatre, trois, deux, un, dans les airs, Mary.
Des hommes lui passent une chaîne autour du cou et la fixent au crochet de l’immense grue.
— Tuez-la, tuez-la !
Le moteur démarre, la grue s’ébranle, la chaîne se tend autour de son corps.
Tirée par le cou avec une lenteur terrible, Mary commence son ascension funeste.
Dans la foule, indifférente à la boue qui macule ses pieds et à la pluie qui dégouline dans son cou, Arabella serre les poings devant l’ignoble tableau : l’animal suspendu, ballotté dans les airs, à deux mètres du sol. Soudain un bruit se fait entendre. La chaîne reliant Mary à la grue a cédé. L’éléphant s’écrase par terre dans un craquement d’os.
La clameur redouble.
— Allez-y, tuez-la !
Livides, des membres du cirque Sparks emmènent la jeune acrobate évanouie. Un cornac s’agenouille auprès de Mary et lui parle au niveau d’une oreille en forme d’immense feuille flétrie. Couchée sur le flanc, celle-ci regarde la foule d’un œil vide. Arabella se force à observer cette ignominie. Depuis la veille, elle ne pense qu’au sort de l’éléphant, à sa mort annoncée. Autour d’elle, beaucoup de reporters s’affairent, bloc-notes et crayon en main. Le spectacle a attiré la presse de Chicago et même de New York.
Vite, on passe une nouvelle chaîne autour de Mary, toujours inerte. Hissée à trois mètres du sol, elle commence à suffoquer, en se balançant doucement, dans un silence sépulcral, sous la potence d’acier. L’éléphant agonise une dizaine de minutes avant de fermer définitivement les yeux. Arabella se surprend à prier à voix basse.
C’est fini, on a tué « Mary la Tueuse », comme certains la surnommaient déjà. Des familles applaudissent à tout rompre. Leur appareil braqué dans le ciel lavasse, des photographes immortalisent la dépouille. Arabella aperçoit le reporter rencontré la veille, qui griffonne fébrilement sur son carnet. Elle se détourne vivement, l’homme ne l’a pas vue. Il le tient, son scoop ! C’est la première fois qu’on exécute un éléphant par pendaison. Le 4 janvier 1903, à Coney Island, on avait électrocuté Topsy, une éléphante d’une trentaine d’années comme Mary. Elle avait fini par écraser son gardien. Un meurtre, certes, mais qui s’apparentait à de la légitime défense : celui-ci tentait de lui faire avaler une cigarette allumée !
Jeremy Parkman espère décrocher la une de son journal. Cette histoire inouïe devrait captiver les lecteurs, même à Boston ! Abreuvés d’articles sur la guerre en Europe, ils se passionneraient pour le sort de Mary et la manière expéditive dont ces ploucs du Sud avaient réglé le problème.
Levant les yeux de ses notes, le journaliste aperçoit soudain Arabella. Que cette fille resplendit, même sous les larmes, avec son visage lumineux, cette peau satinée, une jupe verte épousant ses courbes, ses jolies jambes gainées de bas, qu’il devine plus qu’il ne les voit. Il ôte son chapeau pour la saluer, mais elle le fusille du regard et poursuit son chemin. Jeremy reste médusé. Comme si elle le tenait pour responsable du désastre ! Ensemble, ils avaient pourtant tout tenté pour sauver Mary.

La veille à Kingsport, Tennessee
— Tu n’iras pas à ce maudit spectacle ! Tu m’entends ? Il n’en est pas question.
Joseph Cox serrait les mâchoires, tout son visage traduisait sa détermination. Contrairement aux autres hommes qui s’empourpraient dès qu’ils hurlaient, le père d’Arabella affichait une pâleur inquiétante, comme s’il gelait sur place. Froid en temps normal, son regard virait au glacial. Dans ces moments-là, sa femme Lisbeth s’éclipsait en rasant les murs, redoutant les fréquentes explosions de colère de son mari. Arabella, elle, lui tenait tête.
— Mais c’est le cirque, papa ! Alors, oui, bien sûr que j’irai. Avec toute la ville, d’ailleurs.
— Des catins à moitié nues se trémoussant sur de la musique de clowns, ce n’est pas un endroit pour une jeune fille.
— Je n’ai plus dix ans.
À presque dix-huit ans, dans quatre mois et douze jours précisément, Arabella Cox se considérait comme une adulte. Elle avait arrêté l’école, qu’elle jugeait inutile, suivait des études à l’hôpital, travaillait par ailleurs afin de participer aux frais de la maison. Pour une fois qu’elle pouvait se distraire ! Le cirque, ce théâtre à la fois populaire et héroïque, la fascinait depuis toujours. L’odeur de sucre, de peinture fraîche sur les roulottes, de crottin sous les tentes sombres, la ravissait, tout comme les jongleurs et la ménagerie. Ses meilleurs souvenirs d’enfance restaient les représentations où sa Grand Ma Daisy l’emmenait dès qu’un cirque se produisait dans le bel État du Tennessee. Elle les connaissait tous, des plus modestes, ceux qui passaient en carriole avec deux pauvres canassons, des canards et un magicien hagard et souvent saoul, aux plus légendaires comme le Ringling ou le Barnum & Bailey Circus. Ceux-là sillonnaient les États-Unis d’est en ouest en train dans des convois de quatre-vingts wagons et s’arrêtaient dans les bourgs les plus reculés, comme Kingsport, où elle avait vu le jour.
— Et puis, il y a cinq éléphants, reprend Arabella à l’adresse de son père. Je ne vais pas rater ça !
— Si tu me désobéis, tu sais ce qui t’attend ! rugit Joseph Cox avant de claquer la porte, ce qui fait vibrer les murs.
Arabella connaissait le prix de ses rébellions. Son dos et ses jambes en gardaient des souvenirs cuisants, fouettés à l’occasion par le martinet paternel sur fond de prières sourdes et rageuses. Adventiste du septième jour, Joseph Cox croyait en effet en la Grande Controverse, autrement dit au conflit entre le Christ et Satan. Il pratiquait le sabbat, bannissait alcool, viande de porc et fruits de mer de sa maison et ne ratait aucun baptême par immersion de la région. Il se destinait au pastorat avant que sa famille, moins bigote que lui, ne le dissuade de suivre cette voie. Devenu comptable, il aimait son métier mais plaçait Dieu au-dessus de tout et vivait selon sa dure loi. Pas de loisirs, à part la lecture de la Bible, pas de médicaments en cas de maladie, jamais d’achats de plaisir ou flattant la vanité. Arabella abhorrait ces préceptes d’un autre temps et n’en faisait qu’à sa tête, quitte à en subir les conséquences.
Une longue femme maigre au visage délavé s’approche d’elle, plus ombre qu’être humain.
— Ne va pas te mettre en mauvaise situation, ma fille. Tu connais ton père… Je t’en prie, fais-le pour moi.
— Ne t’inquiète pas, maman. Tout se passera bien. Les éléphants m’attendent, conclut Arabella en clignant un œil malicieux.
Lisbeth Cox laisse échapper un soupir résigné qui creuse sa maigre poitrine. Depuis l’enfance, sa fille était indomptable. À sept ans, elle avait refusé de porter l’uniforme pour l’école une semaine entière, malgré les fessées paternelles. À dix ans, on l’avait surprise fourrant sa langue dans la bouche de son cousin. À quinze ans, il fallait l’arracher de son lit et la traîner à l’église où son père officiait avec une voix de stentor. Elle persistait à boire en cachette du thé et du café, malgré la doctrine adventiste tenant ces boissons pour du poison. Et contrairement à ses parents, elle pensait que l’Amérique se devait d’entrer en guerre contre les Allemands, au nom de la dette de liberté contractée auprès des Français depuis 1777. Joseph Cox s’en étranglait devant son potage, mais Arabella s’en moquait. À l’inverse de son frère aîné John, qui réglait son pas sur celui de son père et l’imitait dans ses moindres gestes, Arabella était née insoumise.
Arabella presse l’épaule de sa mère en songeant au cirque. Pourquoi l’aimait-elle autant ? Cet univers de tous les possibles l’attirait tel un aimant. La galerie des monstres, l’homme à la mâchoire de fer, la femme à barbe, les sœurs siamoises, les albinos, les nains, toute cette cour des Miracles l’émouvait autant qu’elle la fascinait. Petite, elle rêvait de devenir acrobate, de planer dans les airs avant d’atterrir sur les épaules d’un jongleur en débardeur étoilé. Puis elle avait découvert les éléphants, leurs barrissements caverneux, et s’était prise de passion pour ces créatures quasi mythologiques, ces statues de chair granitiques, avec leurs oreilles en draps de velours, leurs dagues d’ivoire plantées dans leur peau parcheminée, leurs trompes puissantes qui se dressaient et semblaient peindre des fresques invisibles dans les airs. Les éléphants nous ressemblaient tellement, contrairement à ce que l’on pouvait croire ! Joyeux ou tristes, attentifs à leur progéniture et à leurs congénères, intelligents, drôles, effrayants parfois, sans parler de leur mémoire biographique, ils n’avaient rien à nous envier. Au cirque, elle jubilait de les voir s’asseoir sur des tabourets, s’assembler pour former un petit train circulaire, jouer au ballon, résoudre des additions à l’aide de bâtons ou danser, majestueusement dressés sur leurs pattes arrière. Cet attachement lui venait sûrement des récits de sa grand-mère Daisy. Un temps missionnaire adventiste en Afrique australe, Grand Ma avait eu la chance d’observer des hardes en liberté dans la brousse. Plus tard, elle en avait fait de saisissantes descriptions à sa petite-fille, qui buvait ses paroles avant de s’endormir. Hélas, Grand Ma était morte, elles ne partageraient plus ces formidables après-midi où elles s’empiffraient de pop-corn sur les gradins, assistaient au spectacle sur la piste, puis filaient discuter avec les soigneurs. Amusés et séduits par ce curieux duo, ces derniers les laissaient caresser les bêtes dans leurs enclos et même les nourrir de courgettes et de pommes.
Arabella s’efforce de chasser ces souvenirs heureux avec une grand-mère adorée, happée un matin par le noir. On l’avait trouvée affaissée sur son évier, un vague sourire aux lèvres. Elle n’avait pas dû souffrir.
De la 3e Rue où elle habite jusqu’à Main Street, Arabella marche vite. Là encore, son père renâclerait. Selon ses parents, une demoiselle doit se mouvoir à pas mesurés et prudents, surtout à Kingsport, où les rues dépourvues de trottoir sont jalonnées d’ordures et souvent investies par des sangliers avides de déchets. En plein essor économique, la bourgade se couvre de tentes pour loger les ouvriers qui affluent des confins de l’État. On érige plus de deux cents maisons, dans un concert de marteaux, de scies, de jurons de charretiers. Les terres alentour s’arrachent comme au temps de la ruée vers l’or.
Arabella a remonté sa jupe pour presser l’allure, la parade va débuter. L’air chaud embaume d’effluves de pommes d’amour mêlés à l’âcreté de la bière et de la sueur des hommes. Pendant que les femmes s’éventent, ces derniers reluquent les cuisses des danseuses qui guettent le signal de l’orchestre.
Non loin d’Arabella, Jeremy Parkman, haute silhouette, habits élégants, port de tête aristocratique, a fort à faire avec son turbulent neveu de cinq ans.
— Tonton, achète-moi du nougat !
Le jeune homme s’exécute. Il ne peut rien refuser à James, dit Jimmy, le fils de sa sœur Marta, mariée à un notable de la ville de Charlotte. Chaque année, Jeremy lui rend visite, cette fois dans la maison de famille de son beau-frère, à Kingsport. Souffrante, elle lui a confié son fils pour la journée.
Une clameur s’élève. Les éléphants s’avancent en tête du défilé, indifférents au tumulte qu’ils déclenchent. Ouvrant la marche, Mary, la plus imposante, la star du show, a fière allure avec ses tresses et son diadème fantaisie posé sur sa lourde tête. Les gens du cirque le savent, plus un éléphant est gros, plus il attire les foules. Perché sur l’animal, son soigneur, un type roux à l’air malingre, sourit de toutes les dents qu’il lui reste et parade en agitant son bullhook, le bâton muni d’une pointe servant à diriger la bête.
Hypnotisée, Arabella s’approche comme si elle voulait toucher Mary.
— Il paraît qu’elle sait jouer au base-ball ! s’égosille un gamin.
— J’ai envie de la voir danser ! hurle une fillette en tapant dans ses mains.
Voilà un an que les enfants attendent ce spectacle. Ils suivront les éléphants jusqu’à l’étang où il est prévu que les bêtes se désaltèrent et jouent dans l’eau.
Tout à coup Mary se cambre, son grand corps s’arc-boute. Devant elle, au milieu de la rue, des cochons se sont invités au défilé et se disputent une pastèque pourrie en grognant. Son dresseur lui ordonne d’avancer en la menaçant du piolet. Aux aguets, clouée sur place, l’éléphante craint-elle le grognement des porcs ou convoite-t-elle leur fruit ? L’homme, qui s’en fiche, lui assène un grand coup sur le côté de la tête. L’animal pousse un barrissement de douleur, agite ses oreilles, s’ébroue, piétine le sol qu’il semble moudre dans un nuage de poussière. Tout à l’heure prompts à moquer le cornac impotent, les spectateurs reculent, apeurés. Sidérée, Arabella retient son souffle. Brusquement l’animal, d’une vivacité insoupçonnable, relève sa trompe, l’enroule autour du cornac tel un lasso et l’arrache de son dos comme une simple figurine. Une vague d’effroi agite les premiers rangs. Projeté tel un pantin dans les airs, l’homme atterrit sur un stand Coca-Cola, qui s’effondre dans un fracas assourdissant.
Des femmes crient de terreur. Mary semble hésiter, jauge les spectateurs, avance de quelques mètres, soulève sa lourde patte grise et la laisse retomber sur la tête du soigneur, qui explose dans un mélange de sang et de cervelle. Arabella se décompose, l’éléphante vient d’écraser le crâne de son dompteur comme une noix de coco ! Tout autour les gens s’éparpillent, épouvantés. Happée par la foule, Arabella va tomber, quand une main la soustrait au chaos.
— Mettez-vous à l’abri, tout de suite.
Un enfant dans les bras, l’homme la pousse derrière un établi. Arabella peine à reprendre ses esprits. Tout cela semble un mauvais rêve, ces cochons affamés, l’éléphant en fureur, l’homme catapulté et sa tête en charpie.
Soudain un type surgit d’un magasin avec un Colt et tire cinq fois sur Mary. Les cris redoublent, des gens plongent à terre. Mais les balles semblent glisser sur l’animal, qui secoue sa trompe pour défier l’assaillant.
— Respirez bien, mademoiselle, vous êtes toute pâle.
Jeremy regarde la fille, ses yeux d’un bleu irréel, ce visage en forme de cœur. Une odeur d’ambre et de sueur sucrée s’exhale de son corsage. Il l’entraîne derrière les colonnes de l’entrée d’un bar.
— Si vous voulez vomir, ne vous gênez pas.
— Après vous, je vous en prie…
La repartie de la fille le surprend, mais l’heure n’est pas à la joute verbale. Main Street est tapissée de chapeaux et d’ombrelles abandonnés, les mères hurlent les prénoms de leurs enfants perdus dans ce magma humain. Jeremy protège Jimmy qui s’accroche à son bras. Finalement, un homme du cirque réussit à sauter sur Mary. Sous sa poigne experte, elle se calme en quelques secondes. L’animal semble avoir tout oublié de la violence qu’il a déchaînée.
Jeremy époussette le pli de son pantalon mis à mal dans l’affolement.
— Bonjour, mademoiselle. Jeremy Parkman, pour vous servir. Vous n’avez rien ?
— J’ai vu pire, réplique la jeune fille.
— Dites-moi, à quoi ressemble le shérif par ici ? Je dois lui parler.
— Pourquoi ? Vous êtes un membre du cirque ?
— Non, du Boston Herald, un journal de la côte Est, sourit le jeune homme, laissant apparaître deux fossettes soulignant sa beauté un peu canaille et son regard carnassier.
— Tout le monde sait ce qu’est le Herald, rétorque Arabella en lui désignant un type qui s’avance en chaloupant parmi la foule. Fred Jackson. Notre shérif. Vous ne pouvez pas le louper, il est saoul dès midi.
— Très bien. Puis-je vous laisser seule ?
— J’allais vous le demander. Je n’ai besoin de personne.
— Quel est votre nom ?
— Arabella Cox.
Arabella aurait pu montrer plus d’aménité, le Yankee l’avait protégée de la foule, mais les mines et les postures du personnage l’agaçaient. Cette courtoisie condescendante, cette redingote pied-de-poule trop apprêtée pour Kingsport, ces longs cheveux calamistrés qui sentaient le barbier de luxe, ce mélange douteux de pirate et d’homme du monde pommadé, l’étrange intensité de son regard vert foncé, tout cela réveillait ses instincts de frondeuse et l’envie de se payer sa tête. Pendant un court instant, en tout cas, elle avait oublié le drame de l’éléphant, et de cela aussi, elle aurait pu le remercier. Elle savait depuis longtemps que ces animaux pouvaient attaquer, détruire et tuer, mais c’était la première fois qu’elle assistait à la mort violente d’un être humain. Et quelle mort horrible… Elle en avait l’estomac retourné, mais elle aurait préféré se faire couper un doigt plutôt que d’en convenir avec cet homme qui s’éloigne en tenant la main du petit garçon. Est-ce son fils ? Tout à coup, la lassitude l’envahit, l’étiole, s’immisce dans son dos, ses jambes. Elle rentre chez elle à petits pas, escortée par les images de cette parade macabre. Quel sort réservait-on à Mary ?

Plus tard, en fin de journée
— Alors, expliquez-moi, nom de Dieu. Que s’est-il passé au juste ?
Charlie Sparks s’est laissé tomber sur une chaise où son ventre gélatineux lui fait comme un tablier. En vingt-sept ans à la tête du cirque, le patron n’a jamais vécu pareille journée. Un homme broyé par l’un de ses animaux ! Et pas n’importe quelle bête : sa star, Mary, qui lui avait coûté les yeux de la tête – huit mille dollars ! – et dont il était si fier. Réuni dans la salle de la mairie avec son équipe, le maire, le shérif, le révérend et d’autres sommités de Kingsport, Charlie se demande comment protéger sa vedette, la soustraire à cette populace vengeresse qui réclame son exécution en scandant « Un fusil ou une corde ! ».
— C’est incompréhensible, lâche un dresseur. Mary était la plus sage de nos bêtes. Jamais un coup de pied ou un mouvement d’humeur…
— Le malheureux qui la montait, on sait qui c’était ? l’interrompt Sparks, irrité d’entendre chanter les louanges de l’animal en la circonstance.
Debout au fond de la salle, Arabella porte une robe bleu nuit ourlée de dentelle aux manches. Les hommes l’observent avec dédain ou concupiscence. Comme d’habitude, elle les ignore, absorbée par les débats qui augurent mal du destin de l’éléphante.
— Ma sciatique s’était réveillée, explique le cornac attitré de Mary. Avec toute la bonne volonté du monde, impossible de la monter. Alors à Saint Paul, il y a ce type qui s’est présenté… Un certain Walter Eldridge, il se faisait appeler « Red ». Il a commencé par filer un coup de main, ramasser la paille souillée, couvrir les bêtes avec des couvertures, c’était pas de trop…
— Ça n’explique pas comment il s’est retrouvé sur le dos de Mary, s’énerve Sparks, qui voit déjà se profiler les éternelles doléances syndicales de ses employés.
— Il a insisté, patron, profité de la situation pour se rendre utile, se défend le cornac. Nos éléphants sont doux, il a dû se passer quelque chose…
— Un chien qui grogne ? Un marmot qui braille ? Qui sait, avec ces bestioles ? maugrée un fermier. En tout cas, elle ne va pas s’en tirer comme ça.
— Elle a tué ! Elle tuera encore ! hurle le shérif Jackson, l’œil allumé par la gnôle.
— Cette bête est manifestement possédée, lance le révérend Johnson, un homme aux traits fins et cruels. Vous avez vu ses yeux ? Démoniaques…
Dehors, sous le soleil rouge sang de cet été sudiste, les citoyens de Kingsport réclament justice. Les plus excités se fraient un passage jusqu’aux fenêtres de la mairie, d’autres tambourinent à sa porte. Ils ne vont pas tarder à tout casser, pense Sparks.
— Rien n’annonçait un tel drame avec cet animal ? interroge Jeremy du fond de la pièce, en griffonnant des notes. Aucun antécédent violent ?
— Rien, lâche Sparks.
En son for intérieur, le patron du cirque est persuadé que Mary a déjà blessé voire tué quelqu’un par le passé. Nombre d’animaux au caractère belliqueux se refaisaient une virginité dans un nouveau cirque, sous un nom différent. Tenter de revendre la bête à un autre zoo pour récupérer une part de sa mise ? Cela semblait compromis. Les cinglés qui braillaient dehors ne l’avaient-ils pas déjà surnommée « Mary la Tueuse », scellant son destin ?
— Patron, les nouvelles vont vite. Des villes de la tournée annoncent qu’elles refuseront d’accueillir le cirque si Mary y figure. Les annulations, c’est la plaie de la profession…
L’homme qui vient de s’exprimer est le magicien de la troupe, en charge également de la publicité du cirque.
— En tout cas, moi je ne me rendrais pas à un spectacle où je risque de finir en mou pour les chats, ironise le maire en ricanant dans sa barbichette.
Arabella toise l’édile au monocle. Comment pouvait-on se montrer aussi abruti ?
Sparks soupire. Garder l’animal, le vendre paraissent aussi impossibles l’un que l’autre.
— Flinguons-la ! lance le révérend. Que justice soit faite.
— Ouais, la loi du talion ! renchérit le shérif en essuyant ses pattes graisseuses sur son pantalon informe.
— Impossible, lâche Sparks. Vous ne trouverez aucun fusil d’un calibre assez gros pour neutraliser cet animal, même dans le Sud.
Là encore, Sparks tait la vérité. Il suffit de tirer dans le conduit auditif d’un éléphant pour lui brûler la cervelle, mais il se garde bien de le dire à ces péquenauds !
— On pourrait lui trouer la panse avec un vieux canon de la guerre civile, suggère l’un des hommes.
— Ou l’électrocuter, comme l’a conseillé le grand Edison à New York il y a une dizaine d’années pour un autre foutu éléphant !
Arabella bondit de sa chaise.
— Mais vous êtes tous devenus fous ! crie-t-elle. C’était un accident, un malheureux accident. Qui sait ce que Mary a pu éprouver ? De la peur, sans doute. La tuer n’arrangerait rien. Elle ne recommencera pas ! Un mort ne vous suffit pas ?
Impressionné par la vigueur de la tirade, Jeremy fixe la jeune femme campée près de lui. Ses yeux bleu glace, ses fines mèches auburn échappées du chignon encadrant son visage rebelle et empourpré. De la dynamite, cette fille-là. D’une autre trempe que les dindes de la bonne société qu’il croise à Boston. Il devrait l’interviewer, écrire son portrait pour le journal, dans le style « La tigresse et l’éléphant ». Les lectrices, de plus en plus nombreuses, apprécieraient. Le boucan dehors le tire de ses pensées.
— Mes fidèles ont raison, lâche le révérend. Il faut pendre cet animal haut et court.
Arabella se tourne vers Jeremy.
— Eh bien, remuez-vous, le journaliste de Boston ! Dites quelque chose, aidez-moi à leur faire entendre raison.
Jeremy se surprend à obtempérer.
— Messieurs, envisageons calmement une alternative. Je suggère des jours de dressage ou de confinement avant d’utiliser cet animal pour les travaux des champs. Mary ferait une formidable bête de trait.
Ses propos se perdent dans le brouhaha et les ricanements.
— Insistez ! lance Arabella.
— Inutile. Ils sont décidés à la tuer. Et puis mon métier n’est pas de haranguer les foules mais de les informer.
Le ton suffisant de l’homme déplaît à la jeune fille.
— Joli métier, en effet. Eh bien moi, je vais continuer à me battre. Pas question d’autoriser une telle saleté, messieurs.
La voix d’Arabella monte dangereusement dans les aigus : elle va téléphoner à des journaux, prévenir la Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux, celle-là même qui avait interdit qu’on pende Topsy.
— Et si cela ne suffit pas, j’alerterai le gouverneur et même la Maison-Blanche à Washington…
— Miss, je crois qu’en ce moment le Président a d’autres chats à fouetter, chuchote Jeremy avec une pointe de sarcasme. Vous les entendez dans la rue ? C’est un lynchage qu’ils veulent. Voilà bien une tradition du Sud, non ?
— Que connaissez-vous du Sud, monsieur le Bostonien ?
Blanche comme une craie, Arabella se lève et sort de la salle. Dehors la foule scande toujours : « Tuez-la ! Tuez-la ! » Elle s’enfuit sans attendre le verdict des hommes à la mairie : Mary l’éléphante est condamnée à être pendue à Erwin, la ville voisine, là où le train s’arrête. Une puissante grue rendra justice au nom des honnêtes citoyens en colère.

Kid
Kid avait assisté au châtiment de Mary. Par atavisme, il se méfiait de la foule, de ses débordements, mais c’était la première fois qu’il voyait un éléphant… Et dire que la pauvre bête allait mourir. Horrifié, il n’avait pourtant pu détourner son regard de la pendaison. Un être vivant se balançant au bout d’une chaîne ou d’une corde, si cela pouvait être le dernier, pensait-il, comme pour conjurer cette trouble fascination. Il n’y avait que des Blancs dans le public. Les Noirs comme lui s’étaient tenus à l’écart. La scène avait peuplé ses nuits de cauchemars.
Rien de tel qu’un épi de maïs couvert d’une fine couche de beurre pour se changer les idées. S’élançant tête baissée vers le marchand qui va fermer, Kid bouscule une femme au milieu de la rue. Une Blanche, la cinquantaine, toute ridée d’amertume et de colère. Il s’empresse de l’aider à se relever, mais la virago en jupons le repousse.
— Que fais-tu, négro ? Ne va pas me toucher avec tes sales mains !
— Je suis désolé, madame. Je ne vous ai pas vue.
Kid commence à ramasser les paquets éparpillés autour d’elle.
— Au secours, on me détrousse ! piaille la femme. Mon argent, mes affaires !
Un homme à la mâchoire de dogue s’approche, prêt à mordre.
— Pourriture de nègre ! Toujours à voler les gens !
— Non, je vous jure, répond Kid en posant les paquets. J’ai heurté madame sans le faire exprès. Pardonnez-moi.
Autour de lui convergent des hommes en chapeau, une meute patibulaire, prête à en découdre avec ce garçon gracile d’à peine un mètre soixante-dix, bâti comme un adolescent, aux yeux d’un vert de chlorophylle.
— Foutez-lui la correction qu’il mérite !
— Sac à charbon !
Un coup de pied le cueille au bas du dos, le fait trébucher. Un poing le redresse qui lui entaille la lèvre. Une femme lui crache au visage, la salive dégouline sur sa joue. Il protège son crâne de ses mains, mais une bourrade lui pilonne la tempe, une autre lui écrase un œil. Ces vociférations, ces ondes de haine qui lui vrillent les tympans et le tétanisent sont familières à Kid. Elles emplissaient déjà la rue le jour de la pendaison de l’éléphant.
Dans un sursaut, il se libère d’un assaillant – il le reconnaît, il a travaillé pour lui. La vue brouillée, il aperçoit une ruelle sombre, bouscule deux types et se rue vers l’obscurité, son salut. Il ne connaît pas cette partie d’Erwin, il habite de l’autre côté, dans le quartier réservé aux Noirs, avec ses rigoles d’eau putride, ses cases en bois au sol de terre battue et sa petite église si modeste qu’on dirait qu’elle va s’envoler à la moindre brise. La chaleur y est plus écrasante qu’ailleurs, selon sa maman qui a voyagé jusqu’à Memphis. Il se repère vite, à l’instinct, dans un dédale de rues. Enfin, le terrain vague, et au bout, sa maison.
En lui ouvrant la porte, sa mère retient un cri d’effroi devant son visage tuméfié, sanguinolent. Ma en a pourtant vu d’autres, sa propre mère est morte en lui donnant la vie et elle s’esquinte tous les jours dans les champs de maïs.
— Mais que s’est-il passé, fils ?
— Des sales types m’ont tabassé. Je n’avais rien fait, maman, je te promets.
Ma le guide vers la chaise en bois fabriquée par son père, comme les autres meubles de la case. Elle va chercher une bassine d’eau, trempe un linge qu’elle passe délicatement sur le visage de son fils. »

À propos de l’auteur
BOIS_Ariane_©Yannick_CoupannecAriane Bois © Photo Yannick Coupannec

Ariane Bois est romancière, grand reporter et critique littéraire. Elle est l’auteure récompensée par neuf prix de: Et le jour pour eux sera comme la nuit (Ramsay, 2009), Le Monde d’Hannah (Robert Laffont, 2011), Sans oublier (Belfond, 2014), Le Gardien de nos frères (Belfond, 2015), Dakota Song (Belfond, 2017). Après L’Île aux enfants, finaliste du prix Maison de la presse, L’Amour au temps des éléphants est son septième roman. (Source: Éditions Belfond)

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Nézida

PATURAUD_nezida
  RL2020 Logo_premier_roman

 

En deux mots:
Née en 1856 à Comps dans la Drôme, Nézida est décédée vingt-huit ans plus tard. Si sa vie mérite un roman, c’est parce qu’elle portait en elle une farouche volonté de faire bouger les choses, de quitter son village natal et de devenir infirmière, voire médecin.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Nézida, en route vers l’émancipation

Nézida Cordeil, 1856-1884. C’est en découvrant une photographie de cette jeune femme que Valérie Paturaud a décidé d’en savoir plus et de nous raconter la vie de cette féministe avant l’heure. Un premier roman réussi.

Il y a quelques années maintenant, Valérie Paturaud s’est installée à Dieulefit et s’est intéressée à l’histoire de sa ville et de sa nouvelle région. Elle a alors appris que ce coin de la Drôme était connu pour être haut lieu du protestantisme et de la Résistance. En cherchant à en savoir davantage, elle a trouvé une photographie de femme portant la mention «Nézida Cordeil, 1856-1884». Intriguée par ce prénom peu usuel, elle est alors partie sur les traces de cette femme avant de choisir de la faire revivre dans son premier roman.
Elle nous entraîne dans la seconde moitié du XIXe siècle, du Second Empire aux débuts de la Troisième République dans ce coin de France où de nombreux Vaudois venus d’Italie ont trouvé refuge. La Drôme est alors le quatrième département le plus protestant de France et compte 26 pasteurs réformés. Et s’ils «prônaient davantage le réveil religieux que le combat politique», ils n’en instillaient pas moins dans l’esprit de leurs concitoyens de petites graines d’idées nouvelles. Il n’est de ce fait pas trop étonnant de voir Nézida s’interroger sur sa vie, son rôle et ses ambitions. Mais ne brûlons pas les étapes et revenons sur les jeunes années de cette femme étonnante. À l’image de sa fratrie et de ses amis, son destin semblait tout tracé. À Comps, dans son village natal, il fallait travailler la terre, essayer de trouver le meilleur parti, avoir des enfants et s’en occuper. Son père imagine par exemple qu’elle pourrait épouser son ami Isidore qui travaille au château, «cette imposante bâtisse qui dominait à la fois le village et ses habitants.» Si l‘idée ne semble pas lui déplaire à priori, elle a dans son caractère ce que certains voient comme un vilain défaut, une insatiable curiosité. Elle veut sans cesse apprendre et découvrir. Aussi décide-t-elle de seconder son Maître d’école après avoir très attentivement suivi ses leçons.
Et quand un jeune homme «venu de l’extérieur» tombe sous son charme, elle y voit le moyen de ses ambitions. Elle épousera André Delaitre et partira s’installer avec lui à Lyon. C’est dans une ville industrielle où les soieries vont connaître leur apogée qu’elle s’intéresse au prolétariat, qu’elle leur tend une main secourable, qu’elle veut ensuite aider en devenant infirmière, partageant ainsi le rêve de son amie Camille.
Si ce roman est réussi, c’est parce que Valérie Paturaud a choisi d’en faire un témoignage polyphonique, donnant tour à tour la parole aux différents acteurs (Voir la liste des personnages ci-dessous), à ses parents, à ses frères et sœurs. On a ainsi un panorama riche et vivant de la société et des opinions de l’époque. On peut aussi lire certains avis tranchés entre ceux qui voient dans cette femme courageuse et intrépide un exemple à suivre et ceux qui pensent que son ambition est démesurée et qu’elle déroge aux règles patriarcales et conjugales. Comme fort souvent, on imagine que la vérité se situe quelque part entre ces deux extrêmes. Que si elle ne s’était pas autant investie durant sa grossesse, elle aurait pu vivre un peu plus longtemps. Mais grâce à Valérie Paturaud, sans doute émue par son destin tragique, elle revit aujourd’hui.

Personnages principaux
Nézida Cordeil
Née le 18 novembre 1856 à Comps dans la Drôme.
Antonin Soubeyran
Né le 3 septembre 1853 à Dieulefit dans la Drôme.
Suzanne Cordeil
Mère de Nézida, née Gougne le 12 mai 1836 à Comps.
Pierre Cordeil
Père de Nézida, né le 12 février 1831 à Comps.
Paul Cordeil
Frère de Nézida, né le 19 septembre 1859 à Comps.
Jean-Louis Cordeil dit Léopold
Frère de Nézida, né le 10 mars 1862 à Comps.
Joséphine
Amie d’enfance de Nézida, née le 28 mars 1857 à Comps.
Jean-Antoine Barnier
Maître d’école de Nézida, né le 5 septembre 1820. Instituteur de 1841 à 1886, à Comps.
Ovide Soubeyran
Frère aîné d’Antonin, né le 11 avril 1851 à Dieulefit.
Henry Soubeyran
Frère puîné d’Antonin, né le 10 décembre 1855 à Dieulefit.
Louise Soubeyran
Mère d’Antonin, née Defaysse en 1816 à Dieulefit, épouse d’Antoine Soubeyran, son cousin germain.
Éliette
Garde-malade de Louise Soubeyran, née en 1861.
Camille Delaitre
Amie de Nézida, née le 30 janvier 1859 à Lyon.
André Delaitre
Mari de Camille, né le 20 février 1850 à Lyon.

Nézida
Valérie Paturaud
Éditions Liana Levi
Premier roman
192 p., 17 €
EAN 9791034902569
Paru le 28/05/2020

Où?
Le roman se déroule en France, principalement dans la Drôme, à Dieulefit et Comps ainsi qu’à Lyon.

Quand?
L’action se situe de 1856 à 1884.

Ce qu’en dit l’éditeur
Septembre 1884. Nézida. Ils parlent d’elle. Ils ont grandi ensemble, l’ont côtoyée à l’école et au temple, au hameau et au village lors des marchés et des fêtes. Elle est de retour parmi eux, sur les hautes terres de la Drôme provençale où s’accrochent les familles protestantes depuis des siècles. C’est là qu’elle a été baptisée d’un prénom singulier. Elle a choisi la liberté et l’indépendance. Elle a su ne pas être captive d’une vie toute tracée et s’épanouir à la ville, Lyon. Sur son passage, elle n’a cessé de soulever l’étonnement et la réprobation. Et l’admiration aussi, même chez ceux qui ne pouvaient comprendre son opiniâtreté à ne rien renier, ni les siens ni elle-même, et accepter sa volonté d’être une femme inscrite dans la société, loin des frivolités mondaines. Une vie trop brève, fulgurante comme le vent sur les pierres de Dieulefit.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Nathalie Jakobowicz, Librairie Le Phare, Paris)
RCF (Le livre de la semaine)


La rentrée de printemps des auteurs d’Auvergne-Rhône-Alpes 2020 / Entretien avec Valérie Paturaud à propos de Nézida © Production Auvergne-Rhône-Alpes Livre et Lecture

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Silence.
Silence dans la maison. Pénombre et silence, les volets sont presque clos et impriment leur ombre de craie grise sur les murs qui soutiennent encore ce qui reste de vie. La bise noire s’insinue déjà en cette fin septembre. Un vent glacial et puissant venu du nord étouffe de ses voiles sombres les collines et balaie de mauve la terre. Il malmène les âmes comme les bêtes. Les légendes courent… Les hommes deviendraient fous, les femmes hystériques, les crimes commis ces jours de grand vent seraient amnistiés.
Le loquet du volet s’agite par bourrasques ; son battement ponctue l’absence de mouvement dans la pièce sombre. Quelques pommes sur la table, un reste de pain, le couteau, la cruche d’eau.
La tête penchée, le corps maigre mais si lourd, tout le corps vers l’avant, Paul Cordeil pousse de ses doigts une mie de pain, l’éloigne, la reprend, concentré sur cette action infime. Le temps et le silence s’étirent. Il lève un peu la tête, regarde l’horloge. L’aiguille s’est à peine déplacée depuis son dernier coup d’œil. La mie de pain occupe son esprit, le silence est tel qu’il se croit seul.
Près de la cheminée pourtant, une ombre de laine se déplace lentement, attentive à sa tâche. Au gré de ses gestes, lumière et obscurité varient dans la pièce immobile. Elle s’applique à remplir d’eau bouillante la cuvette émaillée, d’un geste sûr, de la marmite à la cuvette. Très lentement, elle se dirige vers l’escalier de bois. Elle passe devant Paul. Il ne s’interrompt pas, ne lève pas la tête. La première marche craque un peu. Ouvrir la porte sans pencher le récipient. Ne pas renverser.
Il fait encore plus sombre dans la chambre où les persiennes sont tirées, protégeant les vitres des assauts du vent. La chambre est simple : une commode sur laquelle la photo d’un soldat fait face au portrait de jeunes mariés. Une couronne sous un globe ovale : petites fleurs blanches, minuscules pétales liés par une fine tige de perles.
Deux chaises de bois clair.
Et le lit en fer.
Des draps blancs tout juste sortis de l’imposante armoire.
Fine, transparente, dans une chemise de nuit boutonnée très haut, le col humide, paupières baissées, longues mains teintées de bleu posées sur les draps amidonnés, un mouchoir de dentelle sur l’oreiller, Nézida dort calmement, désespérément… le souffle imperceptible.
La jeune fille s’avance au bord du lit, écarte un peu le drap. Elle trempe dans la cuvette chaude la serviette rêche qui attendait sur la table de nuit, soulève la chemise grège et pose le linge sur le ventre distendu. Eau fraîche pour le front, eau chaude pour le ventre. Elle fait de son mieux : le médecin viendra, ce soir, accompagné du pasteur, peut-être. La mort qui semble s’inviter dans la maison est bien silencieuse. La jeune fille envoyée par la matrone pensait que mourir était beaucoup plus bruyant. Pas de pleurs, pas de cris, plus de vie déjà. Elle imaginait que la mort s’accompagnait de larmes et de démonstrations effrayantes.
Ce silence la met mal à l’aise. Même les langes blancs dont dépassent quelques mèches brunes ne semblent pas vivants. Pourtant on lui a dit qu’Élise, la nourrice, allait venir allaiter l’enfant. Elle ne lui a pas prêté attention en entrant, lorsque, pour atteindre le broc posé sur la commode, elle a dû contourner le berceau. C’est comme s’il ne contenait rien. C’est ce qui la trouble le plus. Ici rien ne vit ni ne semble voué à vivre. Elle aimerait bien partir mais elle a reçu l’ordre de veiller jusqu’à l’arrivée du médecin. D’habitude elle garde les chèvres, la chienne qui a mis bas, le petit garçon de la voisine, le temps que la mère s’occupe des bêtes. Veiller le silence et l’obscurité, c’est la première fois, et elle n’aime pas ça du tout… mais elle ne peut désobéir, donc elle fait de son mieux.
Eau chaude, eau froide, pousser et retenir le berceau si l’enfant se mettait à remuer, redescendre doucement l’escalier, servir la soupe à l’homme assis, jeter un œil à l’horloge et espérer qu’enfin les voix des voisins, du médecin, du pasteur viennent rompre ce silence. »

À propos de l’auteur
Valérie Paturaud a exercé le métier d’institutrice dans les quartiers difficiles des cités de l’Essonne après avoir travaillé à la Protection judiciaire de la jeunesse. Installée depuis plusieurs années à Dieulefit, elle s’intéresse à l’histoire culturelle de la vallée, haut lieu du protestantisme et de la Résistance. Avec son premier roman, Nézida, elle signe un récit polyphonique intense et émouvant. (Source: Éditions Liana Levi)

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Ne mets pas de glace sur un cœur vide

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Ne mets pas de glace sur un cœur vide
Patrick Besson
Éditions Plon
Roman
175 p., 18 €
EAN : 9782259219266
Paru en janvier 2016

Où?
Le roman se déroule principalement en banlieue parisienne, à Malakoff, Vanves, Châtillon, Montrouge ainsi que Saint-Maur-des-Fossés et Passy. Un séjour à Cannes, un autre à Dakar et au village de vacances du Cap Skirring et un dernier à Linaria sur l’île de Skyros en Grèce sont également évoqués.

Quand?
L’action se situe de 1989 à 1993.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans la banlieue parisienne de Malakoff, Vincent Lagarde séduit les femmes les plus belles malgré son cœur malade et son physique ingrat. Lorsqu’il épouse la sublime Karima, tout le monde cherche la faille…
Malakoff, juillet 1989 : au Café du Carrefour, boulevard Gabriel-Péri, Vincent et Philippe commentent avec ironie le défilé extravagant qui a eu lieu sur les Champs Elysées pour fêter le deux centième anniversaire de la Révolution Française. Vincent, malade du cœur qui attend une greffe, et Philippe, professeur de lettres passionné de vélo et de sexe, sont des voisins qui deviendront des amis, puis des rivaux et enfin des ennemis. À cause d’une belle et brillante veuve algérienne, ils vivront l’aventure la plus singulière et la plus troublante de leur existence.
Au travers de cette tragi-comédie à suspens dont le déroulement surprendra les lecteurs, Patrick Besson (Lettre à un ami perdu, Dara, Les Braban, Mais le fleuve tuera l’homme blanc, Come baby) fait revivre la France de la fin du siècle dernier, continent presque déjà disparu.

Ce que j’en pense
***
Une fois n’est pas coutume, commençons par le – très joli – titre. Cette phrase a été prononcée par Tchekhov avant de mourir. Alors qu’on essayait de le soulager en posant de la glace sur sa poitrine, il eut cette formule : «On ne met pas de glace sur un cœur vide». Le narrateur, ancien professeur à la retraite, se souvient l’avoir lue dans La Vie de Tchekhov d’Irène Némirovsky (Albin Michel, 1946).
Comme tout bon titre, ce dernier est polysémique. Il s’applique à Vincent Lagarde qui est atteint d’une malformation cardiaque et attend une greffe pour ce «cœur vide», mais également à son absence d’amour, car si son passe-temps favori consiste à séduire les plus jolies filles, son cœur reste vide.
Son voisin Philippe – le narrateur – ne comprend pas comment il parvient à ses fins, mais profite largement de la situation. Professeur de lettres à la retraite depuis peu, ce spécialiste de Corneille va occuper son temps dans une ville de banlieue dont «Les rues vides ondulaient en douceur sous le ciel lourd d’ennui» en couchant avec les compagnes successives de Vincent. Ce qui, somme toute, est plus facile que d’écrire un livre : « Dans les librairies où j’erre depuis quarante ans à la recherche de mon premier roman non paru car pas commencé, je trouve, y compris dans les œuvres de fiction, des recettes pour aimer et être aimé, aider et être aidé, comprendre et être compris. »
Le roman commence en 1989 avec Vanessa qui est infirmière et découvre avec Philippe la sensualité d’un voyage sur son cadre de vélo. Car l’ami du cardiaque est un sportif athée : «Il m’arrive de prier le ciel, mais uniquement quand il s’agit de femmes. Ou de vélo. Seigneur, aide-moi à gravir cette côte.»
Une qualité non négligeable, car elle va permettre à Vanessa de constater qu’elle peut faire l’amour «sans y aller mollo». Ce qui va assez vite lui ouvrir d’autres perspectives, notamment dans l’hôpital où elle travaille et où elle entrevoit un avenir plus radieux.
Son départ ne laissera toutefois pas un immense vide, car très vite Sonia viendra réchauffer la place vacante. Après avoir fait l’expérience d’un mari par trop volage, cette belle coiffeuse antillaise va chercher le calme et la fidélité auprès de Vincent qui ne peut « vivre seul pour une raison à la fois médicale et métaphysique : n’étant personne, s’il ne vivait pas avec quelqu’un, il ne vivait pas et donc mourait. »
Sonia est aussi tout à fait au goût de son copain de bistrot. Après avoir refait le monde et commenté l’actualité souvent la plus futile, le deux centième anniversaire de la Révolution française, la querelle entre Inès de la Fressange et Lagerfeld, les débuts très bruyants de Monica Seles sur un court de tennis, il profite des absences du voisin du dessous pour accueillir la sublime trentenaire. Sans chercher à savoir si ce dernier est au courant de son petit manège. Après tout, il aurait pu se douter qu’«un célibataire sportif pas pédé, c’est un danger pour tous les couples, surtout s’il est connu pour coucher avec les femmes mariées.» Avant et après les galipettes avec Sonia, Philippe va assister à la visite de Mandela à Paris et regarder le 724e et dernier numéro d’Apostrophes.
Si ce roman tourne autour des femmes et de la relation entre Vincent et Philippe, il est d’abord et avant tout le reflet d’une époque. Avec un sens inné de la formule, Patrick Besson nous replonge dans cette époque où internet et le téléphone portable n’existaient pas. Du coup, on se rend compte combien cette époque – que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître – est à des années-lumière d’aujourd’hui. Une époque où l’on apprenait à jouer du piano debout, juste avant que Michel Berger ne meure, une époque où «beaucoup de professeurs étaient barbus. Maintenant, c’est tout le monde.»
Une époque aussi où les femmes ne portaient plis comme prénom Catherine ou Brigitte, mais se terminaient en « A ». Vanessa, Sonia, Aminata et la splendide Karima qui va débouler dans la vie de Vincent et Philippe. C’est à cette agent immobilier que l’auteur va offrir de dénouer le drame qui sourd. En dévoilant son secret, qu’un lecteur attentif n’aura guère de peine à deviner, elle viendra clore ce joli récit aussi nostalgique que riche d’aphorismes, aussi drôle que poétique.
Dépêchez-vous de le lire, car «c’est toujours difficile de causer avec quelqu’un qui n’a pas lu les mêmes livres que vous : on doit s’adapter à son langage car il ne pourra jamais s’exprimer dans le vôtre.»

Autres critiques
Babelio 
Le Figaro (Mohammed Aissaoui)
Le Point (Christian Giudicelli)
Blog L’écran à la page 
Courrier Picard (Philipe Lacoche)
Salon littéraire (Annick Geille)

Extrait
« Le lendemain de sa rencontre avec Karima – c’était un samedi –, Vincent attendit onze heures du matin pour rappeler au domicile de l’inconnue de Pablo-Neruda. Répondeur. On a oublié ces grosses machines que les jolies filles laissaient branchées en permanence. C’est avec elles qu’elles ont commencé à torturer les hommes un peu mieux qu’avant. Vincent ne laissa pas de message, certain que pour un motif mystérieux, la femme s’était moquée de lui. » (p. 00-00)

A propos de l’auteur
Patrick Besson, depuis plus de quatre décennies, construit une œuvre diverse et multiforme, parmi laquelle il faut citer Dara (grand prix du roman de l’Académie française en 1985) et Les Braban (Prix Renaudot en 1995). Il poursuit par ailleurs une carrière de journaliste et de polémiste engagé, à la verve parfois meurtrière mais toujours pleine d’humour et de tendresse humaine. (Source : Éditions Stock & Plon)

Site Wikipédia de l’auteur

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Continuer
Laurent Mauvignier
Éditions de Minuit
Roman
240 p., 17 €
ISBN: 9782707329837
Paru en septembre 2016

Où?
Le roman se déroule à Bordeaux et dans la région, comme à Lacanau, Hossegor, à Projan, à Paris, à Nantes, Tours, dans le Berry ou le Sud de l’Italie, puis au Kirghizistan, dans la région de Bichkek et Osh.
Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Sibylle, à qui la jeunesse promettait un avenir brillant, a vu sa vie se défaire sous ses yeux. Comment en est-elle arrivée là ? Comment a-t-elle pu laisser passer sa vie sans elle ? Si elle pense avoir tout raté jusqu’à aujourd’hui, elle est décidée à empêcher son fils, Samuel, de sombrer sans rien tenter.
Elle a ce projet fou de partir plusieurs mois avec lui à cheval dans les montagnes du Kirghizistan, afin de sauver ce fils qu’elle perd chaque jour davantage, et pour retrouver, peut-être, le fil de sa propre histoire.

Ce que j’en pense
Durant les vingt premières pages du nouveau roman de Laurent Mauvignier, on vit au rythme d’une expédition à cheval dans les plaines et les plateaux du Kirghizistan.
Sybille a choisi d’emmener son fils Samuel dans cette région d’Asie centrale pour partager avec lui sa passion pour la randonnée, mais aussi pour lui faire changer d’air. Car Samuel file un mauvais coton. Retour en arrière, quelques semaines plus tôt.
Look de skinhead, désœuvrement, alcool et drogue, sans oublier la dernière virée dans une villa de Lacanau et cette tentative de viol qui lui vaut de finir à la gendarmerie.
Sybille, qui élève seule son fils, est également au bout du rouleau. Depuis son divorce, elle se laisse aller, n’a plus vraiment goût à rien. C’est un peu en désespoir de cause qu’elle appelle son ex-mari Benoît à la rescousse. Qui, une fois de plus, ne partage pas son avis et refuse de l’aider, même financièrement : « Ton fils fait des conneries et toi au lieu de le foutre en pension avec des gens qui sauront lui tenir la bride, eh bien, non, madame veut lui donner le goût de l’air libre et partir… »
Aussi décide-t-elle de vendre sa maison en Bourgogne et ne laisse pas vraiment el choix à son fils. Soit il l’accompagne, soit c’est la pension.
Toutefois, le Kirghizistan n’a rien du Club Med. Après avoir réussi à se débarrasser de voleurs de grand chemin, la mère et son fils doivent affronter un terrain hostile.
Sur un sol devenu spongieux, au milieu des glaces, ils évitent de peu la mort. C’est, pour Samuel, le moment d’appeler au secours. Car il a promis à son père qu’en cas de danger il serait prévenu.
Mais les quelques jours de voyage, les conditions de vie spartiates, le quotidien avec les chevaux ont fait leur effet. Il va mieux, Sybille le sent : «C’est-à-dire lentement, doucement, les choses apparaissent, il revient vers la vie, ou plutôt il commence, pas à pas, à accepter de prendre le temps de regarder autour de lui ; c’est comme si tout à coup il découvrait qu’un monde existe qui n’est pas lui, dont il n’est pas le centre. »
Voilà qui met un peu de baume sur les blessures d’une mère, dont on va comprendre au fil des pages le lourd passé. Les cauchemars qui l’accompagnent et cette sensation d’être passée à côté de sa vie.
Comme dans son précédent roman, Laurent Mauvignier utilise l’histoire récente, le fait divers, cette fois il s’agit de l’attentat du 25 juillet 1995 dans la station Saint-Michel de la ligne B du RER parisien, pour construire son scénario.
On comprend dès lors combien ce voyage est autant pour le fils que pour la mère l’occasion d’une délicate introspection. Avec le sens de la tension dramatique qu’on lui connaît, l’auteur alterne les phases d’espoir et celles de doutes, les épisodes qui rapprochent avec ceux qui éloignent. Je ne dirai rien de l’épilogue, sinon que nous sommes loin d’un Happy end romantique et pour tout dire peu crédible. Car toujours, il faut continuer.

Autres critiques
Babelio
Télérama (Marine Landrot)
Culturebox (Laurence Houot)
Le JDD (Bernard Pivot)
L’Express (Marianne Payot)
L’Humanité (Jean-Claude Lebrun)
Les Echos (Thierry Gandillot)
La Croix (Patrick Kéchichian)
Atlantico.fr (Marie Ruffin)
Blog Médiapart (Colette Lallement-duchoze)

Les premières pages du livre

Extrait
« Bektash part seul en voiture, sa femme propose d’accompagner les voyageurs jusqu’à leur maison. Elle montera sur l’un des chevaux et eux deux, mère et fils, sur l’autre. Ce soir on boira du lait de jument fermenté, le koumis, de la bière russe, la Baltika, on mangera des pâtes et de la viande de mouton, on parlera de la vie et des gens d’ici et puis, bien sûr, en buvant une vodka, on écoutera ce que les étrangers ont à dire.
Car Sibylle et Samuel savent que, contrairement à ce que leur rencontre matinale pourrait laisser présager, les Kirghizes sont un peuple ouvert et généreux. Sibylle et Samuel acceptent l’invitation, on ne peut pas refuser à celui qui offre son hospitalité, surtout quand il vient de vous sauver la vie. »

A propos de l’auteur
Laurent Mauvignier est né à Tours en 1967. Diplômé des Beaux-Arts en Arts Plastiques (1991). Il publie son premier roman aux Éditions de Minuit en 1999. Depuis, tous ses livres ont été publiés chez le même éditeur. Ses romans s’essayent à circonscrire le réel mais se heurtent à l’indicible, aux limites du dire. Une langue qui tente de mettre des mots sur l’absence et le deuil, l’amour ou le manque, comme une tentative de vouloir retenir ce qui nous file entre les doigts, entre les ans. (Source : laurent-mauvignier.net)

Site Internet de l’auteur
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