Après la peau

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En deux mots
Le constat est sans appel pour le narrateur qui perd ses cheveux par touffes: il est victime d’une alopécie. Une atteinte physique difficilement supportable. Après avoir pris la fuite puis essayé tous les traitements, du plus sérieux au plus farfelu, il a bien fallu s’accommoder de cette maladie.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Quand les cheveux tombent par touffes

Noam Morgensztern entre en littérature avec ce roman de l’alopécie. Une chute des cheveux qui le fait d’abord fuir, puis explorer son passé et sa famille et goûter à toutes sortes de traitements. Mais cette atteinte physique est aussi une réflexion sur le rapport qu’on entretient avec son corps.

«Ses poils, ces milliers d’antennes qui s’étiraient vers le frisson, font de ses bras et de ses jambes des blocs anesthésiés au monde. La présence, la caresse, le vent d’une approche et celui d’un départ, tout cela est réduit à la sensation de l’absence.» L’alopécie dont a été victime Adam ne lui a guère laissé de répit. D’un trou sur le crâne qu’il pouvait encore cacher, l’affection s’est développée régulièrement et inexorablement, jusqu’à ce résultat aussi lisse que traumatisant.
Au début, il a eu le réflexe de fuir pour cacher ses touffes de cheveux manquantes aux yeux de ses proches. Sans doute un mélange de honte et un besoin de prendre de la distance avec son drame. Mais dans les rues de Tanger, il n’aura trouvé ni le répit, ni la paix. Car, comme il le confesse, «il m’a été laborieux de planter ma fiction-soignante dans un décor crédible. Avec mon corps déserté, j’étais comme apatride, et le lieu où me retrouver pour y déployer ma fiction était une quête harassante.»
À la maladie s’ajoute désormais les regards et les observations des autres, qu’ils soient bienveillants ou méprisants.
Alors, pour tenter de remédier à ce mal qui le ronge chaque jour davantage, Adam va tout essayer.
Il va consulter encore et encore. Les sorciers et autres rebouteux, malgré leurs promesses, ne parviendront pas à enrayer la chute des cheveux.
Ces faux médecins ne venant qu’ajouter leur incompétence aux vrais spécialistes, également démunis.
Alors Adam va se replier sur lui-même, convoquer l’histoire familiale pour souligner que son destin est tragique, mais qu’il est loin d’être aussi terrible que les déportations, que l’exil vécu aussi bien côté paternel que maternel. Ce qui va entraîner une nouvelle phase de culpabilisation. Même s’il ne peut s’empêcher de vouloir faire de son expérience une manière d’intégrer les misères subies par le clan, d’intégrer une ligne dans une généalogie du malheur.
En passant en revue tous les chocs, toutes les occasions de stresser, Noam Morgensztern se rend compte combien les hypothèses sont fragiles pour expliquer la genèse de sa maladie. Qu’il n’a plus désormais d’autre choix que celui d’accepter de porter son fardeau, lui qui aurait pu sombrer. Il aura finalement, grâce à l’écriture, trouver une voie vers le salut. À un poil près.

Après la peau
Noam Morgensztern
Éditions Riveneuve
Premier roman
224 p., 20 €
EAN 9782360137039
Paru le 11/01/2024

Où?
Le roman est situé à Paris et à Tanger. On y évoque aussi Radzymin, au nord de Varsovie, Tykocin et Bialystok, Gdansk et la mer Baltique, ainsi que Kiev, la Sibérie, Olchany en Biélorussie, Munich, Auschwitz, Marseille et Deauville. Plus tard, on ira aux États-Unis, de l’Arizona à la Californie. Côté maternel, on passe d’Alger à Metz, puis Lille.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Adam est un jeune homme en colère. Un matin, il s’aperçoit que son enveloppe capillaire le quitte, tous ses poils et ses cheveux tombent en masse. Il se retrouve nu et défiguré. Adam se cache, désemparé, il apprend que son corps est en proie à une maladie auto-immune : une alopécie. Son obsession alors, être soigné vite et bien.
Adam plaque tout pour remonter à la genèse de son symptôme, un long périple qui pourrait bien le conduire jusqu’à Tanger s’il ne découvrait en chemin de quoi tout reconsidérer.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Par un trou, comme ça, de la taille d’une gommette d’enfant, soudain niché dans sa barbe de trois jours. Ça met la peau à nu d’Adam. Une trace indélébile, mais en creux. Le trou s’épanche, jusqu’aux maxillaires, en même temps qu’il semble se déplacer sur sa joue, son cou, il revient vers le menton, lui glisse au-dessus des lèvres, il a son rythme; le passage du trou désherbe la peau d’Adam. Il croit que le trou s’élargit à mesure qu’il le redoute. Le trou monte, progresse dangereusement vers les tempes; alors soudain quelque chose s’enflamme de conscience et de peur. Adam n’avait pas remarqué que le trou était passé aussi à l’arrière de son crâne, là, ses occiputs seront nus comme deux yeux clos. C’est le vent du matin frais qui lui indiqua la perte; un lambeau de vent sur sa nuque, une caresse du diable. Adam vient de l’apprendre: le diable est une bête à sang froid. L’horizon des pertes monte comme un fleuve engagé, tandis qu’apparaissent de nouveaux trous qui se fondent dans sa calvitie déjà présente. Adam préfère croire à une vieillesse prématurée, il examine les photos de famille, les cheveux de son père, de sa mère, les grands-parents, les sœurs, le frère, il demande à chacun sa nature capillaire, si par chance ils connaissent le diable. Eux répondent qu’ils ne savent pas trop; leurs poils, leurs cheveux, ils laissent faire : Dans la famille on a les cheveux épais, ton père les a fins, mais ta mère les a crépus, ton grand-père c’était une tignasse, ta grand-mère de l’ondulé, ton frère est frisé et tes sœurs la couleur change tout le temps. Le diable est une affaire personnelle. Adam cherche ce que l’hérédité annonçait et qu’il aurait loupé. C’est si soudain. Ça ne peut pas être ça la vieillesse, comme ça, d’un coup, il est jeune encore. Il cherche, sans savoir où aller. C’est autre chose qui le quitte. C’est ce qu’il se dit. Quand il passe la main dans ses cheveux, tous les cheveux restent dans sa main. Le mouton après la tonte. Un scalp de Pow-wow. Les camps aussi. Oui, saisir une poignée de cheveux libres est une image rare, et désarmante.
Il y a le cheveu qui se détache. Il dévoile son bulbe blanc déraciné. Il y a celui qui casse dans sa période la plus délaissée. Il y a celui qui tient et voit tous les autres tomber. Ceux qui n’ont pas cédé – comme se brisent les brindilles d’un nid déserté – perdent rapidement en densité, ils tiennent filasses sur le cuir chevelu défectueux, forment de petits villages traversés par un clair chemin de campagne, avec son clocher isolé qui persiste en épi ridicule. Ses cheveux lâchent sans prévenir, des journées de toile d’araignée qu’il balaie de son visage. Sur l’oreiller, ils s’enroulent en fagots pris dans les bouloches du coton usé. Là encore, balayer, balayer. Au restaurant, il croit le service négligent: il y en a sur la nappe ou dans l’œuf mollet — non, tout vient d’Adam. Quelque temps après, son crâne dévoile des zones finalement nues; alors apparaissent les bosses de l’enfance, des souvenirs de cicatrices, sa varicelle mal soignée — la lune en fait. Adam croit que c’est terminé. Tu crois? Écoute bien sa dissymétrie.

Son sourcil droit s’affaisse en son milieu, en une bruine invisible qui lui luge sur l’œil. Quelque chose qui casse net. Le monde tait sa rumeur pour mieux faire entendre le poil qui se détache de sa peau — tu entends dans le silence de l’automne le bruitage de la feuille qui quitte sa tige? Voilà, c’est ça. Son autre sourcil tient bon, lui ne sait rien de son frère qui est tombé. L’accord du visage d’Adam est rompu. Un double discours, Oui, ses expressions cahotent. L’interlocuteur d’en face cherche la clarté d’un propos qui lui est maintenant brouillé. Ça le rend perplexe, l’autre, le visage d’Adam cahin-caha, il a le sentiment qu’Adam lui ment un peu, qu’il n’écoute pas bien, qu’il se fout de sa gueule, ou la mine impassible, et sa propre concentration s’altère, il est perdu, l’autre, et ça l’énerve. Un simple dialogue devient un carnet de rendez-vous manqués. Puis l’autre sourcil tombe. Il n’a rien vu, Adam, rien entendu, le silence de la terre qui tourne. Le voilà avec deux arcs-en-ciel monochromes. Avant, ses sourcils formaient un petit auvent que le soleil rabaissait et faisait plus remarquer, ils encadraient son paysage. Maintenant, son champ visuel s’est élargi en même temps qu’il s’est fragilisé. L’action de voir se dilue dans un monde trop grand, trop plein — à quoi se tenir s’il n’y a plus les bords du bassin ? Durant des années, ses sourcils avaient travaillé la précision de quelques intentions, celles du masque de la vie: la Joie, la Peur, la Colère, la Tristesse, et l’Amour qui les contient tous. Ses sourcils surtitraient la pudeur de ses émotions. Mais à présent, qui aimerait un être sans projet? C’est une catastrophe, crois-moi, de voir son visage invariable et réduit à l’étonnement de tout.

Les cils maintenant. Ils tombent et tous ses vœux sont foutus. Soudain ses yeux se mettent à pleurer abondamment parce que le vent, parce que la poussière et l’air douteux des grandes villes. Plus rien ne retient son liquide lacrymal qui, comme la salive, doit se renouveler. Plus vulnérables qu’avant, ses yeux sont à la merci de n’importe quelle brise, souffle, courant d’air ou effluve. Son œil droit lâche en permanence une larme de saletés. Ses yeux s’arrondissent aussi. Ses cils d’avant étiraient le regard en format seize neuvièmes, mais maintenant son regard est comme hébété de ne plus avoir d’étendue. Son œil est plus rond, plus petit, plus naïf. Adam retourne vers quelque chose du poisson. Au revoir le regard espiègle, l’œil sournois, la plissure du charme, l’art de toiser quelqu’un, bye-bye le blink de la drague — comme si on pouvait sceller des intentions. Ses paupières déshabillées sont deux moules, molles et fripées, surlignées de rouge et à la lisière sans accroc. Le battement de ses paupières, jadis ralenti par l’éventail des cils, est désormais net et invisible. Son regard en couperet fade. On dirait aussi que ses yeux veulent rentrer au plus profond de leur cavité, tellement ils ont honte d’être nus.

De profil, son visage se résume au front bombé, l’arête du nez, tremplin de la bouche et jusqu’à la protubérance du menton. Rien qui accroche le regard. Ou plutôt si : tout retient les regards alentour. Les autres, son visage les happe. Ils ne voient pas tout de suite ce qui les attire, mais pressentent que quelque chose manque à son dessin. Ils ne savent pas quoi. Lui non plus, Adam ne comprend plus rien.
Ça continue. Dans le mouchoir se trouvent ses courts poils du nez, devenus inutiles. Plus rien ne le chatouille, ni ne filtre. Désormais ses narines sont deux conduits dégagés qui se rejoignent jusqu’à sa gorge en un tuyau totalement vulnérable. Alors sa langue et ses amygdales: des buvards s’encrassent à chaque inspiration; ses poumons: la poubelle. Le froid d’hiver le brûle, ça grimpe plus haut la giclée de menthe. N’importe quel parfum qui passe l’agresse, l’aveugle, en même temps que les odeurs se lissent. Toutes les filles sont de la vanille chimique et les garçons du poivre tiède: et une vieille orange pour les camions poubelles, C’est ça, son nouveau monde intérieur. L’oxygène pénètre dans son nez par blocs et plus du tout par bouffées. L’air l’irrite et fait gonfler ses sinus au point d’y former un étau permanent qui réduit aussi sa cavité nasale, il siffle et s’effile dans le passage devenu étroit. On disait renifler, mais tout coule chez lui maintenant. Aucune branche pour la rosée. Alors déglutir, déglutir. Déglutir comme on essore du linge incontinent. Chez les vieillards, Adam remarque que des poils gris leur sortent des narines comme une touffe d’herbe déracinée, les poils des vieux tortillent vers le sol et la lumière. Mais lui, il n’a plus d’âge, maintenant, Adam. Ou alors c’est un vieux bébé.

Tout va disparaitre. Jamais plus il n’aura la barbe du soi-disant sage, celle du soi-disant grand traducteur des lois divines, celle du bûcheron bonhomme, celle de l’homme moderne huilée au chanvre, celle du package hipster-coworking-café. Plus jamais la barbe négligée de l’artiste peintre, ou celle du poète
qui laisse le vent y enfanter; plus jamais la barbe qui frotte, la barbe qui gratte, adieu la barbe de trois jours, de cinq jours — d’aucun jour. Son relief à tailler du visage est banni. Il n’a qu’une seule vie, mais comment admettre que toutes les autres apparences lui sont désormais exclues, lui qui ne sait me plus à quoi il ressemble. Adam commettrait crime que son portrait-robot prendrait une seconde – à main levée: Nous recherchons un œuf! Exit le crime. Certains lui disent : Quelle aubaine de ne plus avoir à se raser le matin! Tu vas garder un visage éternellement jeune et lisse. Il ne les écoute pas, les gens froids. Ils ne comprennent pas la perte du geste de s’occuper de soi. Un visage éternellement une et lisse, des insensés. La mort à la peau douce. Tous les picots de la repousse de ses poils drus, jadis coupés à la triple lame de la publicité, comme les sillons d’un vinyle sur lesquels sa main ripait pour faire entendre la musique de ses pensées en mouvements. Tout est encore plus dématérialisé.
Les bruits qu’il était seul à entendre – le battement des cils, les sourcils qui en s’étonnant frottaient la monture de ses lunettes, ou le son électrique de ses cheveux qui ployaient sur l’oreiller, le soir dans le lit, ou encore sa main qui grattait sa barbe naissante en un feu qui crépite, et tous les autres poils dans un son de tabac à rouler – ont disparu.

Son visage qui se lisse se tait aussi. Ce qu’il avait d’homogène et d’accueillant est maintenant une porte fermée. Son visage est une masse. Son visage est une fesse.

Adam repense à cette fille qui parlait la langue des signes. Pour se dire leurs prénoms, il fallait se trouver un signe distinctif. Elle avait un grain de beauté sur la pommette droite, alors Adam levait son doigt, pointait sur lui son grain de beauté à elle et c’est elle qu’il nommait. Elle lui répondait en croisant les bras sur sa poitrine, et ses mains placées au-dessus de ses épaules jetaient ses doigts, un jet sec, une seule fois, pour signifier les nombreux poils désordonnés qui s’affolaient à la surface des épaules d’Adam. Elle l’avait déjà vu tout nu. C’était ça, le nom d’Adam, pour elle. Un doigt sur la pommette, un jet sec des épaules. Maintenant les épaules d’Adam sont deux quilles lisses et froides. Un doigt sur la pommette, une caresse qui lui tombe des épaulettes.

Lentement aussi, le creux de ses aisselles dévoile le tracé clair d’un quartier détruit en pointillé. Un monde déraciné. La bille de son déodorant est une tête chercheuse chauve et débile qui rentre bredouille.

Ses poils se défont après la douche, quand la serviette l’efface. Adam ramasse dans le siphon son amalgame de poils qui lui viennent des quatre coins du corps. Ses poils les plus tenaces finissent par se perdre dans les manches des pulls, les plis du jean. Vient quelque chose du stéréotype féminin : ses bras sont de lisses présentoirs à bijoux, ses jambes prêtes à un défilé de mannequins en plastoc. Faillite des salons de beauté. Son mollet à nu est appétissant comme un sanglier de BD. Ses poils, ces milliers d’antennes qui s’étiraient vers le frisson, font de ses bras et de ses jambes des blocs anesthésiés au monde. La présence, la caresse, le vent d’une approche et celui d’un départ, tout cela est réduit à la sensation de l’absence, si un toucher brusque ne la contredit pas.

Même les fleurs ont des poils. Les insectes ont des poils. Tout ce qui veut sentir la vie autour a des poils. Lui n’a plus rien. Un galet blanc. Une salamandre. Salamandridae vulnerabili, dira un savant, heureux de son latin, lunettes rondes et barbichette. »

Extraits
« Si j’ai pris ce long temps pour te reparler de ces lieux — le salon de chez Boris, la ville de Tanger, le cimetière —, ce n’est pas pour justifier que j’ai beaucoup travaillé, et jusqu’à l’aboutissement d’un échec, mais d’abord pour te dire combien il m’a été laborieux de planter ma fiction-soignante dans un décor crédible. Avec mon corps déserté, j’étais comme apatride, et le lieu où me retrouver pour y déployer ma fiction était une quête harassante. » p. 41

« Mais l’alopécie n’est pas la mort, pas exactement. Elle est plutôt le stigmate de son découragement. Oui, l’alopécie — la pelade — nous déshabille de notre vivant; la mort prépare son visage jaune, enchaîne sur l’apparence d’un corps terminé, partie pour l’effeuillage total et indolore, et puis un moment elle s’arrête — le train au milieu du paysage —, la mort s’arrête, perdue: la chose — le corps — est laissée à l’état de friche, la mort «ne sait plus». Il y a une forme de suicide raté dans l’alopécie, quelque chose qui ne marche plus, un mauvais rouage. Le défunt n’est pas mort!, dit Toinette dans le Malade imaginaire. La personne allongée, dans son terrible coma végétatif, dont la vie dépend de tuyaux, de liquides, de pompes, et de lois qui empêchent d’y mettre un terme pour la soulager, soulager la famille, soulager l’hôpital — avec l’alopécie, ce n’est pas possible : il n’y rien à débrancher, rien à soulager, rien à décider pour son propre corps, ni pour l’alopécie des autres. Attendre. Ne rien attendre. On est abasourdi de se retrouver dans cet état lourd et silencieux d’un entre-deux monde laissé. Le Purgatoire en mode urbex. » p. 85

À propos de l’auteur
MORGENSZTERN_noam_DRNoam Morgensztern © Photo DR

Noam Morgensztern est comédien, musicien et technicien du son. Enfant, il suit des cours de piano et de comédie à Toulouse. En 2000, alors élève au Cours Simon, il découvre le doublage et prête sa voix pour des films comme La Pianiste de Mickael Haneke et La Chambre du fils de Nanni Moretti. En parallèle du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, qu’il rejoint en 2003, Noam Morgensztern se forme aux métiers du son à l’Institut national de l’audiovisuel et aux principes de la musique classique et du piano à la Jerusalem Academy of Music and Dance. Au Conservatoire, il joue dans Richard II de Shakespeare mis en scène par Andrzej Seweryn, Les Cancans et La Femme fantasque de Goldoni par Muriel Mayette-Holtz et Le Songe de Strindberg par Lukas Hemleb. Avec Dominique Valadié, il aborde des scènes issues de 4.48 Psychose de Sarah Kane et travaille avec Michel Fau des extraits de Lucrèce Borgia de Victor Hugo. Sous la direction de Daniel Mesguich, il interprète le rôle-titre dans un extrait de Platonov de Tchekhov. Au théâtre, il joue notamment avec la compagnie Les Sans Cou dans des mises en scène d’Igor Mendjisky, Le Plus Heureux des Trois et Masques & Nez. Il interprète également plusieurs spectacles sous la direction de Victor Quezada dont Petit boulot pour vieux clown de Matei Visniec, Pablo Neruda, il y a cent ans naissait un poète (une lecture de textes et de poèmes écrits par Pablo Neruda) et Victor Jara, une création musicale en hommage à l’auteur-compositeur-interprète populaire chilien. En 2007, Noam Morgensztern met en scène Car cela devient une histoire, autour de l’œuvre de Charlotte Delbo, sur des musiques de Franz Léhar.
Il entre à la Comédie-Française en 2013 pour reprendre le rôle d’Arlequin sur la tournée du Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux mis en scène par Galin Stoev. Il poursuit son exploration du répertoire classique en jouant Molière dans les mises en scène de Claude Stratz du Malade imaginaire et d’Hervé Pierre de George Dandin, Shakespeare dans celles de Robert Carsen pour La Tempête, Léonie Simaga pour Othello, de Muriel Mayette-Holtz pour Le Songe d’une nuit d’été et, plus récemment de Thomas Ostermeier pour La Nuit des rois ou Tout ce que vous voulez. Il joue sous la direction de Jean-Pierre Vincent dans La Dame aux jambes d’azur de Labiche, Christophe Lidon dans La Visite de la vieille dame de Dürrenmatt, Anne Kessler dans La Ronde d’après Schnitzler et Julie Deliquet dans Vania d’après Tchekhov, metteuse en scène qu’il retrouve la saison dernière dans Fanny et Alexandre d’après Bergman. En 2017, Christian Hecq et Valérie Lesort le mettent en scène dans 20 000 lieues sous les mers d’après Jules Verne. En 2019, Stéphane Varupenne et Sébastien Pouderoux l’engagent dans l’aventure musicale des Serge (Gainsbourg point barre) et il joue également dans Jules César de Shakespeare par Joseph Dana. Dans le cadre du Festival Singulis, il propose Au pays des mensonges, un seul-en-scène composé de nouvelles de l’auteur israélien Etgar Keret.
Au cinéma, il tourne entre autres pour Marc-Henri Dufresne dans Le Voyage à Paris et pour Valérie Donzelli dans Que d’amour, une adaptation du Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux. À la télévision, il est dirigé par Caroline Huppert dans J’ai deux amours, par Amos Gitaï dans Plus tard tu comprendras et par Dominique Ladoge dans La Loi de mon pays, un rôle qui lui vaut le prix du Meilleur espoir masculin au Festival de La Rochelle en 2011. Le réalisateur Benjamin Abitan lui demande d’incarner Tintin dans les adaptations radiophoniques des albums d’Hergé par les Comédiens-Français dans la série Tintin diffusée sur France Culture.
Noam Morgensztern participe à la création de la Web TV La Comédie continue! mise en place lors du premier confinement de mars 2020 et à la programmation en ligne qui a suivi. Il prête sa voix aux livres tels que La Bible des écrivains (Bayard, sous la direction de Frédéric Boyer) et à ceux de Christian Bobin, Paul Claudel, Jack Kerouac, Timothée de Fombelle. Après la peau est son premier roman.
(Source: Comédie Française / Éditions Riveneuve)

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Blanches

VESIN_blanches  RL_2024  Logo_premier_roman

Présélectionné pour le prix «Coup de cœur de la 25e Heure»

En deux mots
Deux chirurgiens en fin de carrière, une étudiante en médecine qui décide de faire son stage d’interne aux urgences d’un hôpital de banlieue, une infirmière débordée et des patients qui patientent. Cette plongée dans le milieu médical, autour d’un drame qui aurait pu être évité, retrace de manière poignante des destins individuels et la naufrage d’un système.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Un drame au service des urgences

Pour son premier roman, Claire Vesin a choisi de nous faire vivre de l’intérieur un milieu qu’elle connaît bien, celui de l’hôpital. En suivant notamment une jeune interne et une infirmière, elle décrit avec acuité la dégradation de notre système de santé et l’usure de ses personnels. Bouleversant et édifiant.

Jean-Claude est chirurgien à l’hôpital de Villedeuil, en proche banlieue parisienne. À 57 ans, il se retrouve désormais seul. Son aîné, Arnaud, a plongé dans la drogue avant de disparaître. Son épouse Nathalie a choisi de s’exiler au Canada avec son fils Vincent. Fort heureusement, il peut compter sur son ami Gilles, qui l’avait pris en charge durant leurs études, pour lui éviter de trop déprimer. C’est lors d’un dîner chez son collègue qu’il lui avait annoncé qu’Aimée, l’une de ses trois filles, avait choisi les urgences de Villedeuil pour son internat. «On voulait te prévenir, pour que tu ne sois pas étonné, si tu la croises ou si tu entends parler d’elle. Et puis peut-être que vous aurez l’occasion de travailler ensemble. Je suis certaine que ça lui ferait plaisir.»
En fait, Aimée a fait ce choix en souvenir du combat mené par Jean-Claude pour Arnaud, dont elle était tombée amoureuse et qu’elle avait rêvé de faire sortir de sa dépendance.
Mais les débuts de la jeune fille à Villedeuil vont s’apparenter à un chemin de croix. Très vite, elle va devoir constater l’énorme fossé entre la théorie et la pratique. «Les journées s’apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente (…), les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait découvrir en ouvrant un dossier.» Les files d’attente ne cessaient de croître, tout comme le stress. Sans compter les absences ou les démissions.
C’est dans ce climat de tension extrême que les équipes vont se retrouver réduites à la portion congrue durant les congés de fin d’année. Laetitia gérera l’accueil, Aimée posera un diagnostic, médecins et chirurgiens ne seront prévenus qu’en extrême urgence. C’est alors qu’un drame va se produire et que l’hôpital va essayer de protéger ses employées en travestissant les faits. Derrière un décès qui aurait pu être évité, reste la froideur implacable d’un engrenage infernal. «C’est tout l’hôpital qui s’est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça.»
Le constat que pose Claire Vesin est nourri de son expérience et des chroniques de sa vie de médecin, ce qu le rend d’autant plus accablant. Et sans aucun doute plus touchant que des dizaines d’articles et d’études sur l’état de notre hôpital public. Car, comme le montre avec force ce drame, derrière les chiffres, il y a des hommes et des femmes qui souffrent. Des hommes et des femmes dont ‘abnégation force l’admiration.

Blanches
Claire Vesin
Éditions La Manufacture de livres
Premier roman
304 p., 18,90 €
EAN 9782385530549
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et dans la ville imaginaire de Villedeuil. Située au bout de la ligne 10, on peut imaginer qu’il s’agit de Boulogne. On y évoque aussi Montréal, l’Indre-et-Loire.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Villedeuil, aux portes de Paris. Ses tours, ses habitants, et son hôpital. Jean-Claude y a passé toute sa carrière – jours comme nuits – au sein du service de chirurgie. Mélancolique et désormais solitaire, il reste passionné, par cette ville comme par son métier. Laetitia y est née et y travaille, infirmière trop tendre pour l’âpreté de son poste à l’accueil des urgences. Aimée, jeune femme brillante autant que perdue, débute l’internat et décide d’effectuer son premier stage à Villedeuil, mue par des loyautés invisibles. Fabrice, médecin au SAMU, sera bientôt père mais fuit sa vie personnelle. Lors de ces mois vécus ensemble, leurs destins vont s’entremêler. Au sein d’un hôpital qui se fissure de toute part, ils partageront joies et échecs, détresse et amour du métier. Malgré les difficultés, ils tiennent, jusqu’à ce qu’une nuit, cet équilibre soit remis en question, bouleversant leurs vies à jamais.
Avec ce premier roman poignant, Claire Vesin nous fait entendre la voix vibrante de celles et ceux qui font l’hôpital public et sont marqués par le combat ordinaire mené pour soigner dignement.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Ce que j’en dis…

Les premières pages du livre
PROLOGUE
19 août 2012
Il n’est pas encore dix heures, et des gouttes de sueur coulent déjà le long de ses flancs. Trente-quatre degrés sont prévus aujourd’hui; elle a ouvert les deux fenêtres de l’appartement, mais l’air reste immobile, comme figé.
Aimée lit une nouvelle fois le SMS d’Arnaud.
Salut Beauté
Je t’attendrai dimanche à 11 h à la gare du Nord, devant les quais des trains de banlieue. J’ai un endroit génial à te montrer.
Love you Beauté.
Elle l’entend le dire avec ce mélange irrésistible de dérision et de tendresse.
Elle voudrait se convaincre qu’il ne s’est rien passé pendant ces jours à l’attendre, dévorée par l’angoisse. Il est là, de nouveau, et il veut la voir. Il n’y a que cela qui compte. Il ne lui est sans doute rien arrivé. Rien de grave en tout cas.
Ces derniers mois ont été éprouvants. Leurs heures ensemble devenaient pesantes: elle travaillait ses cours, et il restait là à s’ennuyer, feuilletant un livre sur le lit. Et puis, le soir arrivant, il commençait à s’agiter. Il fixait le plafond, lui disait qu’il étouffait lentement, chez elle, et partait se perdre dans la nuit.
Le lundi précédent, il n’est pas rentré. Elle n’a rien dit à personne. Elle a eu raison finalement: il est revenu. De toute façon, Arnaud n’a jamais été un garçon stable.
Aimée baisse machinalement la tête pour entrer dans la salle de bains. Le chambranle de la porte est juste assez haut pour elle. L’appartement entier semble inadapté pour des adultes: deux petites pièces au plafond bas, percées
de deux fenêtres, l’une sur cour, l’autre sur rue, au travers desquelles on n’aperçoit jamais le ciel, ce qui accentue encore l’impression d’exiguïté du lieu.
Elle y vit depuis quatre ans. Elle et ses sœurs étaient toutes petites quand leurs parents ont acheté l’appartement en prévision de leurs années étudiantes. Elles en rient ensemble
aujourd’hui : ils avaient sans doute imaginé qu’elles ne grandiraient jamais. Aimée s’y sent bien. À l’abri. Elle sort de la douche, s’enroule dans une serviette et observe dans la glace ses longs cheveux blonds – les mêmes que sa mère – et ses yeux verts, qu’elle ne tient de personne.
On lui a toujours répété que la plus grande des politesses, lorsque l’on a rendez-vous, est d’être présentable : on se maquille, on s’habille correctement, on soigne ses ongles.
Sa mère pense que c’est important, les ongles: des mains abîmées, ça gâche toute la silhouette. Aimée s’imagine se laissant aller à lui confier qu’Arnaud ne voit rien de tout cela, et la devine incrédule. Elle se maquille quand même, les larmes au bord des paupières: la famille, la maison, soudain tout lui manque.

En réalité elle est terrifiée à l’idée de découvrir dans quel état il est.
Elle enfile une robe d’été sans manches, une de ses préférées, en popeline rayée jaune et blanche. Elle n’a pas mis de soutien-gorge. Arnaud va le remarquer, ça, quand même. Sa mère n’approuverait pas. Elle rit nerveusement en s’observant une dernière fois. Merde, ça va aller.
Elle prend son sac, ses cigarettes. Claque la porte et descend l’étage par l’escalier de pierre qui reste frais malgré la chaleur du mois d’août. Elle ouvre la lourde porte cochère et sort en plein soleil sur le trottoir brûlant. À ses pieds la rue dévale vers Jussieu et, comme à chaque fois, elle est submergée par la beauté de Paris.
Elle s’élance, il est dix heures trente-cinq, et elle est en retard.
*
Elle monte les escalators en courant. La foule se presse dans l’immense hall, et la chaleur y est suffocante. Elle avance peu à peu, frôlant d’autres corps moites, et s’approche des trains en le cherchant au loin. Elle finit par le repérer, assis par terre, devant le quai 12. Il porte son sweat bleu, un jean crasseux, ses vieilles baskets. Il a le regard perdu, ses cheveux sont trop longs, et leurs boucles noires lui caressent
les oreilles. Il est si beau! Avec ses coudes sur les genoux, les paumes en coupe sous le menton, on dirait que ses doigts caressent ses joues, rehaussant ses pommettes et lui redonnant l’air juvénile qu’il avait encore il y a quelques mois.
Elle plisse les yeux, et c’est l’Arnaud de quatorze ans qui apparaît. Celui de l’été de la canicule. Ils avaient passé cinq jours en Indre-et-Loire, en famille. Qui avait été à l’origine de ce voyage? Il n’y en avait plus eu d’autres ensuite.
Aimée et lui se connaissaient depuis toujours, leurs parents étaient amis. Mais au printemps, des histoires avaient été murmurées entre adultes, dans les cuisines. On parlait de lui, l’enfant à problèmes, et les dîners s’étaient espacés.
Au cours du séjour, cet été-là, les filles étaient restées entre elles, comme averties du danger. Arnaud leur avait à peine adressé la parole.
Quand elle repense aux journées de ce voyage, il ne lui reste que la chaleur extrême, des châteaux oubliés, et ses insomnies, le soir, dans la chambre étouffante, en pensant à lui. Il avait le charme des mauvais garçons, la moue boudeuse, le regard sombre derrière sa frange et fumait des cigarettes d’un air blasé. Il venait d’être renvoyé du collège, ses parents s’inquiétaient. Mais Aimée n’écoutait plus les discussions, trop occupée à le dévorer des yeux.
Tout l’été ensuite, elle avait rêvé de peaux nues et d’étreintes brûlantes. Son désir l’avait poursuivie longtemps.
Il suffisait qu’elle aperçoive Arnaud pour que de nouveau il flambe pendant des mois.
Lorsqu’ils s’étaient enfin embrassés, elle avait vingt-deux ans, et il avait déjà de sérieux ennuis. Les parents d’Aimée avaient défailli en apprenant la nouvelle. Ils avaient tenté de la raisonner: en s’obstinant elle courait à sa perte. Et puis comme ils l’avaient prédit, il s’était volatilisé quelques semaines plus tard, et elle avait cru mourir de chagrin.
Mais il était revenu, avait accepté de passer quatre mois à l’hôpital, en cure comme disait sa mère, et à sa sortie il avait emménagé chez elle, rue des Boulangers. Alors elle avait vraiment cru à leur bonheur.

Elle avance, décidée.
«Arnaud!»
Il tourne la tête et la regarde. Il sourit. Elle sent son cœur battre sous sa robe. Elle l’aime tellement! Elle se penche pour l’embrasser alors qu’il est encore assis. Il est sale, amaigri. Ses lèvres sont sèches, gercées. Ces détails s’additionnent malgré elle dans son esprit. Il se lève et l’enlace.
Il lui chuchote à l’oreille «Tu sens bon». De nouveau elle sent les larmes qui lui brûlent les yeux.
*
La pièce est vaste et haute de plafond. Elle correspond sans doute à une salle commune ou un réfectoire : on distingue une autre porte, au fond, menant à ce qui a dû être une cuisine, autrefois. Il s’en dégage une odeur de pourriture terreuse.
Aimée frissonne. Le lieu est interdit d’accès. Ils ont escaladé les barrières, traversé la haie en se griffant, et elle a déchiré sa robe. Le bâtiment va être en partie démoli, les plafonds ne risquent-ils pas de s’effondrer sur eux? Ils avancent en contournant les gravats, observant les pièces de mobilier abandonnées, le papier peint moisi, les détritus qui jonchent le sol.
Un arbre imposant est tombé, éventrant dans sa chute une partie du toit. Des branches pénètrent dans la pièce. Dehors, ses racines dénudées semblent implorer le ciel. L’endroit est lugubre, Aimée imagine les gémissements des malades, les hurlements des fous, mais tout est silencieux, incommodant.
Elle sort, et l’extérieur lui fait l’effet d’un four. Elle manque de s’évanouir. Alors elle s’assied dans les herbes folles, adossée au mur de l’hôpital, pose sa tête contre la brique et ferme les yeux. Elle finit par fouiller dans son sac et en sort ses cigarettes.
Arnaud la rejoint.
«– Ça ne va pas ?
– J’ai mal à la tête, je vais t’attendre ici.»
Il la regarde avec sollicitude. «Tu es sûre ?» Elle acquiesce en souriant.
«J’explore encore un peu. Laisse-moi dix minutes.»
En chemin, Arnaud lui a raconté sa nouvelle passion, sans préciser comment il s’y est initié. Il a passé ses derniers jours à explorer des bâtiments abandonnés. Usines, hôpitaux, cités-jardins: il visite tout. Ce monde-là disparaît sous nos yeux, lui a-t-il expliqué. En être le dernier témoin lui procure une émotion incroyable.
«Tu n’imagines pas ce que ça fait, de découvrir à quel point le temps avant l’oubli est compté. C’est… addictif».
Ils ont éclaté de rire. «Désolé, je trouve pas d’autre mot, pour décrire ça. C’est kiffant, c’est tout.»
Au départ de la gare du Nord, ils ont vu se succéder les immeubles haussmanniens, la petite ceinture, les tours, et puis progressivement le train a pris de la vitesse, et les jardins sont devenus des champs écrasés de soleil derrière lesquels l’horizon s’étendait à perte de vue. Ils sont descendus en rase campagne, et après une centaine de mètres le trottoir a laissé place à un talus herbeux derrière lequel se dressaient les épis du champ voisin. Ils ont marché longtemps, accompagnés par le bourdonnement des insectes, avant de voir
apparaître l’enceinte de l’hôpital.

Le bâtiment principal formait un arc de cercle au sein d’un parc redevenu sauvage. Une fontaine était enfouie sous les herbes hautes, et, tout au fond, à l’orée du bois, se dressait une chapelle en pierre blanche. L’endroit a dû être superbe. Maintenant, on ne remarque plus que les fenêtres aux montants arrachés, les portes béantes, l’abandon et le vide. Il n’y a pas encore de graffitis, l’hôpital est désaffecté depuis peu.
Avant d’entrer, ils ont lu l’avis de démolition et les travaux envisagés. L’ensemble va être transformé en résidence privée.
Maisonneuve, le plus grand asile psychiatrique du département, logera bientôt des familles heureuses. Arnaud la rejoint dehors et s’assied à côté d’elle.
«Je peux te prendre une cigarette ?»
Ils restent là, silencieux, les yeux mi-clos.
Il la regarde, incertain. Elle lui sourit, il se penche vers elle et l’embrasse. Ils s’enlacent, et Arnaud passe délicatement une main sous sa robe. Aimée se déshabille sans le quitter du regard, lui ôte son pull, son tee-shirt sale. Elle colle son corps contre le sien et se sent enfin complète : il lui a douloureusement manqué.
Plus tard ils fument une autre cigarette, allongés dans l’herbe. Elle se sent bien, la peur a presque disparu. Il ne reste que l’odeur grasse de la végétation et les pépiements des oiseaux.
Arnaud se redresse et sort de son sac une pièce de deux francs: «Regarde, c’est une pièce de 1989. Elle a notre âge. On explorait une école abandonnée l’autre jour, et je l’ai trouvée au fond d’un pupitre.»
Aimée le fixe sans comprendre.
« Je ne t’ai jamais raconté ? Ça me rappelle mon père, quand il rentrait de garde. Il allait directement se coucher, mais j’inventais toujours une excuse pour le réveiller. Un jour, il m’a dit de regarder dans les poches de son pantalon, que si j’y trouvais une pièce de deux francs elle serait à moi. C’est devenu une tradition, ensuite. Il faisait en sorte d’avoir toujours des pièces de deux francs. Et puis un jour j’ai tout pris, même les billets. Il a fait comme si de rien n’était. Mais bon, ça n’a plus été aussi drôle après.»
Il lui glisse la pièce dans la main: «Garde-la pour moi». Aimée finit par demander: «Pourquoi tu as choisi cet endroit ? C’est sinistre !»
Il rit en regardant le ciel.
«C’est vrai. Mais bon, un hôpital, la médecine, tout ça, je me suis dit que ça te plairait.»
Il reprend, sérieusement cette fois: «Ce qui me frappe, c’est à quel point l’endroit est sublime.
Tu imagines ce gâchis? En faire des appartements? Tu peux avoir passé ta vie à y souffrir, et à la fin il n’en reste rien. »
Il se tait, le regard dans le vague.
«J’aurais pu être hospitalisé ici, l’an dernier. Et on aurait tout rasé ? Tout oublié ? Le pire, c’est que ça me fait penser à mon père et son hôpital merdique, à Villedeuil. Seul comme un con à vouloir sauver le monde.»
Elle répond en riant à moitié : «Mais de quoi tu parles ?»
Elle n’a pas envie de discuter du père d’Arnaud.
Elle s’est bien gardée de le lui dire, mais elle admire Jean-Claude. Il a toujours été là quand il fallait récupérer son fils dans des endroits pas possibles, chez les flics ou dans le caniveau. C’est lui aussi qui s’est démené quand il a fallu lui trouver une place, pour le sevrage. Mais Arnaud n’a jamais rien voulu voir de tout cela. Il nourrit des rancœurs à son encontre, qu’il ne lui confie pas.
Aimée meurt de faim. Elle lui demande s’il a apporté à manger, mais non, son sac à dos est vide. Il a l’air épuisé, perdu dans ses pensées. Il écrase sa cigarette et essuie plusieurs fois ses mains sur son jean. Elle remarque de nouveau le tremblement de ses doigts.
Elle se lance, le cœur battant.
«Tu as recommencé, c’est ça ?» Il la regarde et hausse les épaules avec un petit sourire d’excuse.
«Il fallait bien que ça arrive un jour.»
Ils retournent vers la gare dans une chaleur accablante. L’orage est prévu pour la fin de journée, le ciel se couvre déjà. Ils n’ont pas vérifié les horaires, il y a plus d’une heure d’attente avant le prochain train. Les minutes passent lentement; elle lui prend la main, la serre trop fort dans la sienne en répétant Ça va aller, ça va aller.
Lorsqu’ils arrivent à la gare du Nord, il est dix-neuf heures. Ils ont passé le trajet collés l’un à l’autre, leurs mains entremêlées, elle, le nez enfoui au creux du cou d’Arnaud.
Il est d’accord pour rentrer rue des Boulangers, alors ils se dirigent vers le métro et elle lui tient la main pour franchir les tourniquets, puis dans les escaliers et sur le quai. La foule se presse à l’arrivée de la rame, et quand les portes s’ouvrent Aimée est bousculée à l’intérieur du wagon.
Quand la sonnerie retentit, Arnaud a disparu.

2013
Octobre
Le jour touchait à sa fin quand Jean-Claude Pouillat sortit de Cosmos d’un pas rapide, sans prêter attention à son environnement. Il prit une cigarette du paquet rangé dans la poche intérieure de son blouson, se figea un instant pour l’allumer et repartit. Depuis le temps qu’il travaillait ici, il ne remarquait plus les bâtiments. Parfois, quand arrivaient de nouveaux étudiants, il tentait d’observer d’un œil neuf son univers quotidien en se persuadant qu’on pouvait lui trouver du charme, mais ça devenait rare : il s’était lassé de
constater que les internes ne se fiaient qu’aux apparences.
On lui avait déjà soutenu que la laideur de l’endroit était rédhibitoire. D’ailleurs, une fois leur stage terminé, ceux-ci ne revenaient plus. Comment auraient-ils pu comprendre que, pour lui, Villedeuil incarnait la beauté torturée des
banlieues ouvrières ? Rien, ici, n’entrait dans les canons bourgeois, et c’était cela, précisément, qui l’émouvait. La partie la plus ancienne de l’hôpital était composée de six pavillons de brique ocre dont les noms rendaient hommage aux éminences médicales de l’époque. Ils avaient été construits au début du siècle, dispersés au sein d’une vaste étendue herbeuse parsemée de massifs arborés, reliés les uns aux autres par des chemins de gravier. Aujourd’hui, il
n’y avait plus qu’au printemps qu’un agent passait encore la tondeuse pour tenter de contenir la végétation qui envahissait tout. Pendant quelques heures alors, l’air était saturé de l’odeur champêtre du foin coupé. Le reste de l’année, la nature retournait à l’état sauvage, comme les vieux pavillons qui n’accueillaient maintenant plus que l’administratif et les archives.
À l’origine, un parterre fleuri s’étendait derrière la grille d’entrée, traversé par une allée de tilleuls qui reliait le portail à une fontaine autour de laquelle les six bâtiments se déployaient harmonieusement. La perspective était majestueuse, les clichés de l’époque en témoignaient. Mais dans les années soixante-dix, avec l’explosion démographique des banlieues, il avait fallu agrandir l’hôpital. Cinq tours étaient alors sorties de terre, parallélépipèdes dressés vers le ciel et recouverts de céramique blanche, à l’image des grands ensembles qui avaient poussé partout dans la ville.
Cosmos, dans laquelle il travaillait depuis trente ans, était l’une d’elles. Lors de la construction, aucun détail n’avait été négligé – rampes d’accès pour les ambulances, monte-malades, couloirs souterrains reliant les services: tout y était à la pointe du progrès. Le mur d’enceinte, en revanche, n’avait pas bougé, et il avait fallu sacrifier le parterre, l’allée et les tilleuls pour ériger les nouveaux bâtiments.
Au sein de cet ensemble disgracieux, la fontaine marquait désormais la frontière entre la brique et le carrelage, l’ancien et le neuf. Plus tard, le bassin avait été comblé, puis surmonté d’un arceau en béton sur lequel était gravé Centre hospitalier de Villedeuil, encadré par deux drapeaux français.
Les tours avaient prématurément vieilli. En réalité, rien n’avait été pensé pour durer. Les faux-plafonds fuyaient, les murs se fissuraient. Les carreaux de céramique se décollaient par dizaines. Les pigeons avaient colonisé les couloirs souterrains et lâchaient leurs fientes sur les malades en brancard. Des travaux étaient prévus depuis des années, et une troisième génération de bâtiments devait voir le jour, mais ce projet était sans cesse repoussé, faute de budget. C’était cela que découvraient les nouveaux internes en arrivant à Villedeuil, après leurs quinze minutes de marche depuis la gare : cinq tours recouvertes de filets antichute, enserrées dans le vieux mur d’enceinte. Et à qui s’aventurait entre celles-ci apparaissaient la fontaine condamnée, l’arche en béton et les vieux bâtiments. C’était laid, les internes n’avaient pas tout à fait tort, Jean-Claude en convenait. Mais lui n’arrivait pas à trouver cela repoussant. Il leur répondait toujours, à ces ingrats, que c’était ça, le baroque hospitalier, aujourd’hui.
Officiellement, Jean-Claude Pouillat avait terminé sa journée de travail. Il était dix-huit heures trente, le chirurgien de garde avait pris la relève. Il n’avait plus que ses comptes-rendus opératoires à dicter. Chaque jour c’était pareil : le poids de la journée s’effaçait d’un coup, il se sentait libre, et juste après, comme un réflexe, venait l’envie de boire.
Dépassant la fontaine, il prit l’allée goudronnée qui menait à l’entrée des urgences, au rez-de-chaussée de Neptune, puis franchit le portail. Sur l’avenue, la lueur chaude du Manhattane lui faisait face. Il pouvait voir Manuel, le patron, affairé derrière le bar. Il traversa.
En terrasse, toujours à la même table, se trouvaient les habitués. Œil flou, nez turgescent, voix traînante qui se perdait dans les méandres d’une argumentation dont l’objet était oublié en cours de route, ils tenaient leur rôle, soir après soir. Dès dix-sept heures, et plus tôt les jours d’ennui, ils s’asseyaient, serrés dans l’air froid et la fumée, enquillant les consommations jusqu’à ce que le bruit du rideau métallique les éparpille comme des moineaux. Pouillat les salua. Il avait toujours un petit sursaut de soulagement, en ouvrant la porte pour entrer: lui n’y était pas encore, au stade de la terrasse.
Il faisait bon, à l’intérieur. Manuel le héla, à peine la porte franchie : «Jean-Claude, salut! Ça y est, fini la journée ?»
Il sentait déjà la chaleur du lieu le détendre. Il sourit.
«– Oui, quasiment. Deux trois bricoles avant de rentrer.
Tu me sers une Stella ?
– Elle arrive !»
Manuel ne devançait pas sa commande, alors qu’elle ne variait jamais. Il lui laissait la possibilité du doute, et c’était suffisant. Dans la seconde, Jean-Claude vit le liquide doré couler sous la tireuse. Il s’installa au bar, but deux grandes gorgées, et le verre fut déjà presque vide. Il le posa pour se retourner face à la salle, les coudes sur le comptoir. Il n’y avait pas grand monde, ce soir. C’était bien. Il était tranquille.
Le Manhattane était le seul café à proximité de l’hôpital.
Sinon, il fallait pousser jusqu’à la gare pour espérer autre chose que des points chauds et des kebabs. Et encore, les deux bars-tabacs qui s’y trouvaient le faisaient fuir, avec leur salle vide et sombre, à l’exception des écrans géants qui surmontaient la caisse et devant lesquels se massait toujours la même foule de joueurs fébriles et désespérés.
Manuel, lui, s’était contenté de garder une activité traditionnelle. En dehors du nom, rien n’avait changé depuis les années cinquante. Dès sept heures, il servait cafés et petits blancs. À midi il proposait un plat unique ; les vendredis, c’était couscous. Ça marchait bien, la clientèle s’étendait des pavillons de l’avenue Allende aux tours de la ZUP un peu plus loin. Et puis il y avait l’hôpital, évidemment: chez lui, on attendait les malades, on fêtait les fins de stage, on soignait les matins difficiles. On y perdait aussi le temps
qu’on ne voulait plus passer chez soi.
De là où il était, Jean-Claude pouvait voir, se découpant dans la nuit à travers les vitres du café, les contours de l’hôpital, Neptune et Météore au premier plan. L’obscurité envahissait à présent le haut des tours, masquant leur silhouette. Par les fenêtres illuminées, on devinait l’activité du soir dans les services. C’était l’heure du dîner, et les portes des chambres s’ouvraient l’une après l’autre, laissant entrer les chariots des plateaux-repas qui refroidissaient déjà en dégageant cette odeur écœurante qu’il aurait reconnue entre mille. D’où il se trouvait, tout semblait familier, confortable.
Il était à sa place à Villedeuil: depuis le temps qu’il y passait ses jours et ses nuits, il appartenait à cette ville. Il tentait de faire le compte, parfois, de ceux qu’il avait opérés, mais c’était simple : tous, ici, le connaissaient.
Manuel, voyant son verre vide, l’avait rempli sans mot dire. Quand Jean-Claude se retourna pour le remercier, il leva son eau, et ils trinquèrent au week-end qui s’annonçait. Manuel ne faisait pas exception à la règle : à lui aussi Jean-Claude Pouillat avait recousu les entrailles.
Il tendit le bras vers Neptune, en se penchant pour murmurer:
«Il paraît qu’il y a encore eu du bordel, cette nuit, aux urgences ? Le vigile s’est fait agresser, c’est ça ? J’ai entendu que la police avait embarqué des jeunes au poste ? Les gens sont fous.»
Pouillat haussa les épaules.
«M’en parle pas. Le problème c’est le sous-effectif. Même en chirurgie, ça devient compliqué. Le poste d’interne n’a encore pas été pris, pour le prochain semestre. À partir de novembre je n’ai personne. Heureusement que la semaine est terminée !»
Il rit, comme pour démentir ses paroles. Il sentait de nouveau la tension dans sa nuque. Tant pis pour les comptes-rendus, il les ferait dimanche avant sa garde, il n’aurait qu’à venir un peu plus tôt. Retourner à l’hôpital maintenant lui semblait insurmontable. Il voulait juste rentrer chez lui. Il remit son blouson en cuir et fit mine, comme à chaque fois, de sortir son portefeuille.
«– Allez, je file, dis-moi combien je te dois.
– Laisse, je le mets sur ta note ! Passe un bon week-end, Jean-Claude !»
Manuel lui fit un clin d’œil tout en continuant d’essuyer les verres. Jamais il ne l’aurait laissé payer ses consommations.
Jean-Claude sortit du bar à grandes enjambées. Sa haute taille, sa silhouette mince et sa démarche souple le rendaient reconnaissable de loin. L’air froid déclencha la toux sèche qui ne le quittait plus depuis quelques mois.
Il s’arrêta, hors d’haleine, puis reprit sa descente, plus lentement cette fois-ci, vers le RER. En dix minutes il arriva sur l’esplanade noire de monde, remplie de travailleurs fatigués qui sortaient du train. Depuis la baisse des températures, les abords de la gare étaient éclairés par des braseros autour desquels la foule se pressait pour acheter des épis de maïs à un euro. Les vendeurs à la sauvette le frôlaient discrètement en susurrant Marlboro, Marlboro, l’œil aux aguets: une descente n’était jamais loin.
Avant de passer les tourniquets, il regarda les écrans d’affichage. Le train arrivait. Il serait à Paris dans sept minutes, il avait déjà changé de monde. Même si personne ne l’attendait, il rentrait chez lui, et il fallait s’en réjouir.
*
Cela faisait presque deux mois que Nathalie et Vincent étaient partis. Il aurait dû commencer à s’habituer à ces samedis sans fin. La première fois, le matin, il avait pris machinalement le chariot de courses près de la porte d’entrée et acheté fruits et légumes au marché, puis un poulet chez le boucher. Ce n’est qu’en rangeant ses achats, une fois chez lui, qu’il avait pris conscience de sa bêtise : il était seul désormais, à tous les repas. Les légumes avaient lentement pourri au fond du frigo, il n’était plus retourné
au marché. Maintenant il passait au Super U le soir, de temps en temps, quand il n’y avait vraiment plus rien à manger à la maison.
Il ne savait jamais quoi faire de cette journée d’oisiveté. Le plus souvent il restait chez lui, désœuvré. Vers onze heures, il téléphonait à sa mère. Ces appels le laissaient morose, entre pitié et nostalgie. Tout au long de leurs menus échanges entrecoupés de silences, il l’imaginait, assise à la cuisine devant la table en formica. Rien n’avait bougé depuis son enfance dans l’appartement étriqué face à la voie ferrée.
À peine avait-elle décroché qu’elle lui disait d’attendre, et posait le combiné pour se servir un café. Elle le sirotait ensuite tranquillement, entre deux hochements de tête, en l’écoutant raconter sa semaine. À intervalles réguliers lui parvenait le bruit assourdi d’un train qui passait, et ce son qui avait bercé sa jeunesse le rassurait.
Après avoir raccroché, il commençait à boire, chaque semaine un peu plus tôt, laissant errer ses pensées en observant le boulevard depuis la fenêtre du salon. Au début, il avait continué à fumer dehors, les bras appuyés sur la rambarde, comme si Nathalie avait encore son mot à dire. Et puis peu à peu, il avait repris possession des lieux. Maintenant, même dans la chambre il y avait un cendrier.
L’appartement était silencieux, et Jean-Claude pouvait entendre le chuintement des pneus sur le goudron humide, trois étages plus bas. Il observait les passants qui se pressaient sur le trottoir brillant de pluie. Sous les parapluies, il les devinait, bras chargés, ramenant leur butin du samedi. L’air était saturé d’humidité froide, et il n’avait aucune envie de sortir ce soir.
Pour tout dire, l’invitation l’avait surpris. Il n’avait pas revu Évelyne depuis la disparition d’Arnaud, et sa dernière soirée avec Gilles remontait à l’hiver précédent, quand ils avaient dîné au White Horse, face à la faculté de médecine.
Année après année, ils y retournaient, par manque d’imagination plus que par véritable envie, pour passer quelques heures ensemble. Ce soir-là, malgré les efforts de Gilles, ils n’avaient échangé que des banalités. Jean-Claude n’était alors qu’une boule de chagrin, il n’avait plus de place pour les vieilles amitiés. Leurs vies divergeaient depuis si longtemps que chacune était devenue le négatif de l’autre, comme une réponse aux doutes qui surgissaient parfois, la nuit.
Ils s’étaient quittés incertains, et Jean-Claude avait pensé qu’il n’y aurait plus d’autre fois. Mais Gilles était un garçon fidèle, qui finissait toujours par prendre de ses nouvelles, et la semaine précédente lui et son épouse l’avaient invité à dîner chez eux. En fin d’après-midi il se décida à prendre une douche. Il avait sorti une chemise blanche de son placard. Elle était propre et pas trop froissée ; avec un jean ce serait parfait.
Quand il avait trente ans, il lui suffisait d’arriver habillé ainsi n’importe où pour que les filles se mettent à lui tourner autour. Et si d’aventure il précisait qu’il était chirurgien, la soirée pouvait virer à l’émeute. »

Extraits
« Les arrivées aux urgences ne s’arrêtaient jamais. La salle d’attente était saturée en permanence. Elle l’apprendrait au fil des mois, il n’y avait guère qu’aux petites heures que les sièges étaient vides. Les journées s’apparentaient à une course sans fin pour diminuer la pile des dossiers en attente, en passant d’une otite à un diagnostic de tumeur cérébrale, d’une dépression à un paludisme. Les échelles de gravité ne semblaient plus exister. On ne savait jamais à l’avance ce qu’on allait découvrir en ouvrant un dossier. La difficulté, ensuite, résidait dans la gestion des patients déjà examinés. La plupart restaient sur un brancard à attendre pendant des heures les radios, les prises de sang, les résultats, et enfin, pour les plus chanceux, le diagnostic. Venait alors, quand il fallait les hospitaliser, la recherche d’un lit disponible. » p. 82

« C’est tout l’hôpital qui s’est dégradé. Il y a trop de monde, pas assez de lits, pas assez de personnel. et les premiers à en pâtir, ce sont les habitants. Mais là, ça devient carrément criminel. On ne peut pas continuer comme ça. » p. 173

À propos de l’autrice
VESIN_Claire_©Pascal_ItoClaire Vesin © Photo Pascal Ito

Claire Vesin est née en 1977 à Champigny-sur-Marne. Après une adolescence aux États Unis et des études de médecine à Paris, elle décide d’exercer en banlieue parisienne, où elle vit aujourd’hui. Blanches est son premier roman. (Source: La Manufacture de livres)

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Les mangeurs de nuit

CHARREL_Marie_les_mangeurs_de_nuit

  RL_2023  POL_2023  coup_de_coeur

Finaliste du Prix Orange du Livre 2023

Prix Cazes 2023
En lice pour le Prix des libraires 2023
Finaliste du Prix de la Closerie des Lilas 2023
En finale du Prix des romancières 2023
En lice pour le Prix Roger Nimier 2023
En lice pour le Prix France Bleu – PAGE des libraires

En deux mots
Avant et surtout après la Seconde Guerre mondiale, les immigrés japonais ont été victimes de mauvais traitements au Canada. Victime de cette chasse aux jaunes, Hannah fuit dans la forêt. Elle sera recueillie par Jack, un ermite qui ne se remet pas du décès de son frère. Deux solitudes nourries d’histoires, de légendes et d’un ours blanc.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Jack, Hannah et l’ours blanc

Dans son magnifique septième roman, Marie Charrel revient sur un épisode oublié de l’histoire canadienne, la chasse aux immigrés japonais avant et surtout après la Seconde guerre mondiale. Un Récit initiatique enrichi de contes et légendes.

Aika a 17 ans quand elle part pour le Canada. Elle est une «fiancée de papier», promise à partir d’une photo à un Issei. C’est le nom que l’on donne à la première génération des immigrés japonais. Son mari lui a fait miroiter une situation aisée de pêcheur, mais une fois débarquée à Vancouver, elle va vite déchanter et va finalement épouser un pauvre bûcheron dont le seul trésor sont les légendes nippones qu’il ne va cesser de transmettre, en particulier à sa fille Hannah. Quand il meurt, Aika ne sait comment elle va survivre dans un environnement de plus en plus hostile. «J’ignore ce que je ferai de toi plus tard: aucun homme ne voudra prendre pour épouse une fille des bois. Les lucioles, les fourmis, les arbres: tu es comme ton père. Tu racontes trop d’histoires.»
Face à la montée de l’intolérance, aux actes racistes et à la multiplication des lois promulguées à leur encontre, Hannah se sent perdue. Elle n’est pas faite pour ce monde. «Elle ne comprend pas que ni la politesse, ni l’humilité dont les Japonais font preuve ne les protégera contre la sauvagerie prête à s’abattre sur eux.» Avec Aika, elle est brutalement chassée de Vancouver et doit rejoindre le camp de Greenwood. C’est de là qu’avec trois compagnes, elle va décider de fuir. S’enfonçant dans la forêt, elle va se retrouver nez à nez avec un ours blanc.
Quand elle se réveille, Jack lui explique qu’elle a été blessée et qu’il l’a retrouvée inconsciente. Tout en soignant la jeune fille, ce creekwalker, c’est-à-dire un agent chargé par le gouvernement de recenser le nombre de saumons dans sa zone pour définir les quotas de pêche, découvre qu’elle est «habitée», qu’elle est pourvue de dons surnaturels transmis par «l’ours esprit».
Dès lors, c’est ce couple très particulier, l’enfant élevé par une amérindienne de la nation Gitga’at, devenu ermite après la mort de son demi-frère à la guerre qui vit désormais seul dans la forêt avec ses chiens et cette Nisei, c’est-à-dire une Japonaise de la seconde génération, née au canada et nourrie de contes nippons qui va chercher à se construire en se nourrissant de leurs cultures respectives et en communiant avec la nature. «On accueille les histoires puis on les libère en les racontant, de façon à ce qu’elles réparent d’autres que soi.»
Marie Charrel, à l’instar d’Hannah, a compris que face à la fureur, à la haine, au deuil et au martyre, il n’y a qu’un seul remède, les mots.
«Voilà ce qu’elle doit faire: écrire leurs histoires à tous avant qu’elles ne s’évaporent ; l’histoire d’Aika, d’Hatsuharu, des semeurs d’espoir et des mangeurs de nuit, du petit prince et des hommes-saumons ; celles des Issei, des Nisei, de Greenwood et les légendes tsimshian. Les contes des mondes engloutis. (…) Elle récoltera les bribes de vie, les reflets au bord du chemin et les éclats d’étoile, puis sèmera les mots. (…) Elle sera la femme-esprit, la femme-mémoire, plus tout à fait humaine – un peu de l’ours est entré en elle. Une créature ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes. » Laissez-vous porter par ce roman initiatique à la construction audacieuse, qui oublie la chronologie au bénéfice des émotions, et découvrez derrière ce morceau d’histoire peu glorieux – le gouvernement canadien attendit 1988 pour présenter des excuses officielles et dédommager les survivants – l’une des œuvres les plus romanesques et les plus riches de 2023.

Les mangeurs de nuit
Marie Charrel
Éditions de l’Observatoire
Roman
304 p., 21 €
EAN 9791032921494
Paru le 2/01/2023

Où?
Le roman est situé principalement au Canada, en Colombie-Britannique, du côté de Vancouver, puis dans la région de Greenwood. On y évoque aussi le Japon.

Quand?
L’action se déroule de 1926 à 1956.

Ce qu’en dit l’éditeur
Hannah est une Nisei, une fille d’immigrés japonais. Si son père l’a bercée de contes nippons, elle se sent avant tout canadienne ; alors pourquoi les autres enfants la traitent-ils de «sale jaune»? Jack, lui, est un creekwalker, il veille sur la forêt et se réfugie dans les légendes autochtones depuis le départ de son frère à la guerre. Le jour où l’ermite tombe nez à nez avec un ours blanc au cœur de la Colombie-Britannique, il croit rêver – la créature n’existe que dans les mythes anciens. Pourtant, la jeune femme inconsciente qu’il recueille semble prouver le contraire : marquée des griffes de la bête, Hannah développe d’étranges dons à son réveil.
Des années 1920 à l’après-guerre, Marie Charrel brosse le portrait d’une Amérique du Nord où la magie sylvestre s’enchevêtre à la fresque historique. Contes japonais et légendes indigènes se lient dans une fabuleuse ode à la nature et à la fraternité.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France Bleu (Marie-Ange Pinelli)
Page des libraires (Marie-Ève Charbonnier, Librairie Paroles à Saint-Mandé)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
L’Heure des livres (Anne Fulda)
The Unamed Bookshelf
Avenues.ca (Richard Migneault)
Page des libraires (Marie-Ève Charbonnier)
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Les premières pages du livre
« Incipit
Elle lève les yeux au ciel et le nuage d’albâtre s’abat sur elle telle une tempête de neige. Un tourbillon de nacre, le baiser du colosse d’ivoire ; elle comprend, dans la violence de l’instant, qu’il s’agit d’un animal. Le corps massif de la bête emporte le sien et ils plongent tous les deux dans la rivière. Les griffes pénètrent sa peau, déchirent les chairs de sa joue jusqu’à l’épaule, mais elle ne ressent rien – du moins, pas encore. À l’instant de la chute, la course du temps ralentit. Elle observe le manteau d’azur s’étirant au-dessus d’elle. Les cumulus cotonneux vallonnant l’horizon. Elle pense aux mots que son père murmurait autrefois, au cœur de ces nuits où les étoiles tavelaient la toile céleste : Kazahana, la bourrasque d’hiver délivrant les premiers flocons dans un ciel clair. Komorebi, les rayons du soleil jetant leurs lanières d’or dans la frondaison des arbres.
Leurs corps pénètrent les eaux avec fracas et l’existence reprend son cours. Au cœur du tumulte, elle aperçoit l’éclat d’argent des saumons remontant la rivière. Son assaillant est là, lui aussi : un ours. Dans les flots souillés par le sang, sa gueule se tient tout près de son visage. Ils plongent ensemble vers les profondeurs, tels deux danseurs pris dans une valse insensée. L’oxygène lui manque mais elle ne se débat pas, elle ne bouge plus, captivée par ces pupilles noires plongeant dans les siennes, intelligentes, insondables. Étrangement humaines. Elle cherche à les déchiffrer, en vain. La bête la possède. Son pelage crème, aussi clair que les premières neiges de novembre, frôle ses bras. Plus tard, l’homme de la forêt prétendra qu’il n’y a pas d’ours blanc, ici. « Impossible. C’est une légende. »
Il est là, pourtant. L’ours s’enfonce avec elle mais lui sait nager, il remontera à la surface. Elle ne peut pas en dire autant. L’a-t-il attaquée parce qu’elle a volé sa nourriture ? Les esprits du monde d’avant cherchent-ils à la punir ? Tandis que l’obscurité l’aspire, une intuition la traverse : si elle survit, si les flots sauvages n’engloutissent pas son corps, la fille qui se relèvera de cette attaque ne sera plus complètement humaine. Un peu de l’ours sera entré en elle : une créature à mi-chemin, ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes.

Première partie
1. Quelque part sur le canal, Colombie-Britannique
octobre 1945
La brume ourlant l’horizon se colore timidement de rose lorsque Jack rejoint son chien Buck à l’avant du bateau. Son fidèle compagnon, un bâtard noir au sang de loup, apprécie autant que lui cette heure où l’obscurité règne pour quelques minutes encore. Ces instants où l’eau est un miroir paisible qu’aucun souffle ne brise. Il porte la tasse de café à ses lèvres. Caresse l’animal à ses pieds, tourné vers la forêt où les créatures de la nuit bruissent doucement. Ici bat le cœur du monde et le reste des hommes l’ignore.
Jack inspire longuement. Le rythme de sa respiration ralentit. Les frontières entre son corps et la fraîcheur de l’air auroral se dissipent. Les rêves agités des heures passées s’effacent. Les embruns mêlés aux discrètes essences de pin dispersent l’agitation que le souvenir de Mark éveille en lui chaque nuit. Au lever il vient toujours ici, à l’avant de l’embarcation, pour humer l’heure matinale et faire corps avec cet entre-deux fugace, juste avant que l’aube ne jette son feu dans le ciel. Chaque onde émanant des flots le traverse avec douceur. Chaque murmure le frôle et l’emplit d’une façon qu’aucun mot ne saurait décrire.
Le soleil perle derrière la crête des montagnes. La forêt s’éveille. Jack l’écoute. Les bourdonnements des insectes, les craquements des troncs et les sifflements de feuilles brassées par le vent composent une symphonie dont il connaît la cohérence et la complexité. Il sait lorsqu’un déséquilibre la traverse. Il comprend ses mouvements, ses rythmes. Ses humeurs. Il entend lorsque la forêt saigne.
Buck se redresse, tend les oreilles vers la rive. Astrée, la vieille chienne rousse sommeillant encore à l’arrière du bateau, grogne pour les avertir. Jack pose la tasse de café à ses pieds, attrape les jumelles. Il observe les roches affleurant l’eau. Les galets luisant encore de la brume de nuit. Lui aussi a senti quelque chose. Une variation infime. Une note nouvelle s’invitant dans la mélopée de la sylve. Un tremblement d’un genre inédit, ou plus exactement une présence. Quelque chose est sur le point d’advenir. Un malheur, peut-être, ou une joie : pour les créatures de la forêt pluviale, cela ne fait guère de différence. Seuls les hommes sont juges.

2. La maison des hautes terres
Juillet 1956
Il est des secrets enfouis si loin, depuis si longtemps, qu’on les imagine oubliés à jamais. Ce sont les plus dangereux. Ils jaillissent dans la douceur d’une matinée d’automne, lorsque les enfants dorment encore dans leurs draps chauds. Ils fracassent les murailles de papier patiemment échafaudées autour de soi, en soi, dans l’espoir de s’épargner la douleur. En vain. Personne n’échappe à la vie.
Hannah s’apprête à sortir cueillir quelques baies lorsqu’elle aperçoit un homme au loin, à l’orée du bois. Elle rentre aussitôt, verrouille la porte derrière elle. Personne ou presque ne sait qu’elle vit ici, sur les hautes terres. Beaucoup la pensent morte ou renvoyée au pays. En vérité, elle s’est réfugiée il y a plus de dix ans dans cette maison inaccessible, nichée au creux d’une combe cerclée de montagnes éraflées. Si éloignée du premier village que seuls quelques trappeurs téméraires connaissent son existence.
Elle tire les rideaux et observe discrètement l’inconnu depuis la fenêtre. Il traverse le champ, dépasse le cerisier de Pennsylvanie, s’arrête un instant pour regarder dans sa direction. Il porte un bagage sur le dos. Cheveux sombres, silhouette voûtée, le pas hésitant. À l’évidence, il n’est pas du coin. Vient-il pour elle ? Impossible. Aucun de ceux qui la connaissent n’a pu révéler qu’elle se cache ici. Pas après ce qu’ils ont vécu ensemble. Tu portes la marque. L’ours esprit t’a choisie.
Elle vérifie que la porte est bien verrouillée, haletante. Elle se sent soudain fragile. Exposée, malgré les épais murs de pierre de la maison. Pourquoi a-t-elle refusé le fusil qu’Edgar lui avait proposé, autrefois ? Prends-le, au cas où. Ils pourraient te trouver. Vivre seule, loin de tout secours : quelle folie ! Sa solitude volontaire lui paraît soudain absurde.
L’homme frappe à la porte. Il est arrivé vite. Elle retient son souffle, ferme les yeux, comme si cela pouvait le faire disparaître. Il frappe à nouveau, quatre coups secs. Elle s’accroupit au sol, serre les bras autour de ses jambes. Se fait toute petite. De longues minutes s’écoulent.
Elle entend l’inconnu soupirer de l’autre côté de la porte, puis murmurer quelques paroles inaudibles. Bruit de tissu froissé. Il sort quelque chose de son sac. Un vide se creuse dans sa poitrine. Un spasme traverse son corps, son esprit s’embrume… Est-ce cela que l’on appelle la terreur ? Non. C’est autre chose. La peur est une glaciation intérieure ; à cet instant, elle lutte au contraire contre le feu prenant en elle. La brûlure précédant l’intuition.

L’homme est déjà loin lorsqu’elle se ressaisit. Elle jette un œil dehors, entre les rideaux. Le ciel s’épaissit à l’horizon. Les arbres reprennent leur souffle avant l’arrivée de la nuit. Elle ouvre la porte avec prudence, soulagée d’être à nouveau seule. Une fraîcheur humide tombe sur ses épaules. L’inconnu a laissé une enveloppe sur le palier, sur laquelle il est écrit : Je reviendrai demain.
Elle la ramasse. Ses doigts tremblent lorsqu’elle en sort une petite photo en noir et blanc. Celle d’une jeune femme au visage doux, souriant légèrement. Ses cheveux noirs sont relevés dans un chignon bouffant. Ses joues portent encore les rondeurs de l’enfance. Ses yeux en amande brillent d’une lueur étonnée, presque farouche. Elle est vêtue d’un kimono traditionnel en soie sombre un peu trop grand et tient ses mains devant elle de façon peu naturelle. Crispée. Elle prend la pose.
Hannah rentre, verrouille à nouveau la porte, serre l’enveloppe contre sa poitrine. Elle n’a vu cette photo qu’une fois auparavant, il y a des années. Dans une autre vie. La femme en kimono est sa mère, Aika. Les parents de celle-ci l’avaient fait poser devant un photographe de Kyoto, afin d’envoyer son portrait à un inconnu de l’autre côté de l’océan Pacifique, au Canada. « Il m’a trouvée belle », avait résumé Aika, le jour où elle avait montré le cliché à sa fille. L’une des rares fois où elle s’était confiée sur sa vie d’avant. « Il a proposé de m’épouser, alors j’ai pris le bateau pour le rejoindre. Voilà comment j’ai rencontré ton père. » Comme des milliers d’autres Japonaises, au début du XXe siècle. On les appelait les picture brides. Les fiancées sur photo.
Une vague d’émotions déferle sur Hannah, charriant ces noms qu’elle s’évertue à oublier depuis des années pour repartir à zéro, reprendre le fil de son existence chaotique, laisser les fantômes du passé derrière elle. Mais voilà que cette image fracasse les murailles patiemment érigées en elle pour se protéger.

* * *
Ce 14 mai 1926, au moment d’embarquer, Aika a la tête encombrée d’illusions, mais elle a surtout très peur de la traversée. Elle a dix-sept ans, n’est jamais sortie de l’école pour filles de Kyoto, ignore tout du monde. Si elle ne trouve pas quelqu’un à qui se raccrocher, son esprit se perdra sur les flots, tel un voilier fragile et sans amarres. Voilà pourquoi, lorsqu’elle croise pour la première fois le regard de Kiyoko sur le quai, elle décide aussitôt que celle-ci deviendra son amie. Elle est loin d’imaginer à quel point ce choix déterminera sa vie.
Aika observe la fille à la dérobée, trottinant derrière elle pour ne pas la perdre de vue parmi la foule. Guère plus grande qu’une enfant, Kiyoko arbore un visage mafflu bouillonnant de détermination, animé par un regard d’aigle, pommettes hautes. Elle marche le long de la jetée à grandes enjambées, à la façon d’un homme. Tout en elle respire l’audace et le courage. Les autres s’écartent machinalement pour la laisser passer. Aika en profite pour se rapprocher encore. Elle a l’intuition qu’auprès d’elle, rien ne pourra lui arriver. Qu’elle survivra à la traversée.
– Certaines d’entre nous ne seront plus très fraîches après quelques nuits dans les cales puant le soufre, dit Kiyoko tout haut, consciente qu’Aika marche sur ses pas.
– Le bateau transporte du soufre ?
Kiyoko éclate de rire :
– Ma petite, voyons : mieux vaut parler de cela que des pets et des effluves d’aisselles poisseuses que nous respirerons très vite dans le trou qui nous servira de dortoir !
Tout en parlant, elles empruntent la passerelle étroite menant au pont. Le cœur d’Aika menace de bondir hors de sa poitrine. Elle n’a jamais quitté la terre. La houle minuscule du port lui donne déjà la nausée. Elle rit à son tour, un peu gênée, et lui tend la main :
– Je suis Aika.
– Et moi, Kiyoko, la future Mme Tanaka-Goto.
Par ce geste, l’alliance secrète entre Aika et Kiyoko se scelle.

La première nuit, les deux jeunes femmes se serrent sur la même couchette, incapables de trouver le sommeil. La houle soulève leur poitrine nauséeuse. La proximité de dizaines d’autres filles toussotant ou chuchotant, enfiévrées par leur rêve d’un beau mariage et d’une vie meilleure au Canada, est suffocante, mais elles n’en ont cure.
– Penses-tu que nos époux seront aussi beaux que sur les photos ? demande Aika, tendant à Kiyoko le cliché de son futur mari, Kuma Hirano.
Front haut et regard fier, celui-ci porte un costume à l’occidentale, un peu guindé, le coude appuyé contre une automobile garée devant une maison plus haute et large que les plus belles demeures de Kyoto.
– Et toi, es-tu aussi belle que sur celle que tu lui as envoyée ?
– Sans doute un peu moins.
– Alors nos époux le seront un peu moins aussi : tout le monde triche, même l’empereur !
Kiyoko juge chaque chose avec ironie, sans craindre de dire tout haut ce qu’une jeune Japonaise bien élevée se doit de garder pour elle. Aika la timide adore ça. Elle ne connaît rien de l’Amérique, mais son instinct lui souffle que ce pays est fait pour les filles de la trempe de sa nouvelle amie. Pas pour les timorées et les peureuses effrayées par leur ombre.
Elles pouffent de concert. Une petite ronde au fort accent du Sud se retourne pour les sermonner :
– Chut, j’ai besoin de sommeil pour rester fraîche !
Elles rient un peu plus fort encore. L’odeur de soufre emplit déjà la cale.

Aika ne sait rien ou presque de Kuma Hirano, si ce n’est qu’il a fait fortune dans la pêche. Un homme de cœur, assurément : il a accepté de la prendre pour femme malgré la mauvaise fortune de son père, ruiné au jeu, entachant le nom de sa famille pour trois générations. À Kyoto, plus aucun parti ne voulait d’elle comme épouse ; sa seule option était d’immigrer. Ses oncles mirent tout en œuvre pour lui dénicher un mari suffisamment indulgent à l’égard des péripéties paternelles. Kuma, assuraient-ils, était le candidat idéal.
Kiyoko est plus âgée qu’Aika. Elle vient de Kyushu et n’a aucun souvenir de son père : il a plié bagage pour San Francisco lorsqu’elle avait quatre ans et n’est jamais revenu. Sa femme avait refusé de quitter son Japon natal pour le rejoindre, il avait rapidement cessé de lui envoyer de l’argent.
– Dès lors, ma mère et moi nous sommes débrouillées pour survivre, chuchote Kiyoko. Nous avons travaillé à la ferme, récolté du bois de chauffe, marché des dizaines de kilomètres tous les jours pour vendre notre tofu dans les villages. Nous avons vécu sans homme. C’était dur. Mais tu sais quoi, Aika ? Nous étions libres.
Kiyoko sait uniquement que son futur mari est originaire de la même île, qu’il vit à Vancouver et est grand amateur de Shogi, les échecs japonais, au point d’avoir créé la première fédération de joueurs du Canada.
– C’est merveilleux ! s’enthousiasme Aika.
Kiyoko chasse une mouche imaginaire devant son visage :
– C’est un peu léger pour savoir si nos caractères seront compatibles.
Ce qui ne l’inquiète guère. Car elle a un plan : retrouver son père, récupérer l’argent qu’il aurait dû verser à sa mère durant toutes ses années, et rentrer aussitôt à Kyushu.
– Cela représentera une jolie somme. Je ne resterai pas plus de cinq ans en Amérique.
– Le Canada et la Californie, ce n’est pas la porte à côté, non ? Comment feras-tu pour savoir où est ton père ?
– Ne t’en fais pas. J’ai de la ressource.
Aika n’ose pas lui demander de quelle ressource il s’agit exactement, ni ce qu’elle compte faire de son mari, étrangement absent de son plan. Est-il facile de divorcer, au Canada ? Est-il possible de traverser la frontière en train ? À quoi ressemble une frontière, d’ailleurs ? Le Japon est un archipel séparé des pays voisins par un océan, elle ne s’est jamais posé la question auparavant.
Aika s’endort auprès de Kiyoko, le cœur alourdi de questions. À vingt-quatre ans, sa nouvelle amie a déjà tant vécu. À ses côtés, elle a le sentiment d’être une fillette à peine pubère.

Après le petit déjeuner se résumant chaque jour à un bol de riz trop cuit, les deux jeunes femmes passent des heures ensemble sur le pont, loin des relents âcres de la cale. Elles observent les passagers de première classe : des Japonaises en kimono de belle facture, des Canadiens rentrant au pays, si grands et massifs avec leurs barbes fournies, des Indiens partant commercer avec les Amériques, des Chinois à l’air méfiant.
– Là-bas, nous pourrons nous réinventer, veut croire Aika, répétant ce que sa mère lui a soufflé avant de partir. « Là-bas, personne ne saura que ton père a ruiné notre famille. »
– Nous réinventer ? Les hommes sont les mêmes partout, tu sais.
– Que veux-tu dire ?
Kiyoko sourit mystérieusement. Elle caresse la joue de son amie :
– Tu le comprendras bien assez tôt. L’essentiel est que tu sois heureuse malgré tout.

La traversée est plus longue que ne l’imaginait Aika. Chaque journée s’éternise, semblant un peu plus longue que la précédente, comme si les dieux cherchaient à retarder leur arrivée. Les picture brides chantent, contemplent l’horizon, s’étonnent lorsqu’au loin, le ciel et l’océan se confondent dans un gris crayeux. Celles maîtrisant un anglais rudimentaire interrogent les Canadiens : « Est-il vrai que tout le monde roule en automobile, chez vous ? Que de terribles bêtes sauvages vivent dans vos forêts ? Que les rivières débordent de saumons ? »
Certains soirs, après le repas, Aika glisse un châle sur ses épaules, frissonnant de la fraîcheur qui ne semble jamais affecter Kiyoko, et se laisse aller à la confidence.
– Tu n’es pas comme nous, lui dit-elle une nuit où la lune dessine un fin croissant de nacre sur le tissu céleste. Tu ne te plains ni de la nourriture dégoûtante, ni de la vermine grouillant dans nos lits, et encore moins du froid.
Kiyoko tire sur la cigarette qu’un marin lui a offerte. Elle fume comme un homme. Aika rougit en regardant son amie : que penserait son futur époux, s’il la voyait ainsi ? Mais elle ne se comportera sans doute jamais de la sorte en sa présence, se figure-t-elle. Dès qu’elle sera mariée, Kiyoko cessera ses enfantillages et deviendra la parfaite épouse japonaise : discrète, serviable et souriante. Travailleuse. Faisant passer le besoin de sa famille avant les siens. A-t-elle vraiment l’intention de tout quitter pour la Californie, ou s’agit-il seulement d’une vague chimère ?
Devinant ses pensées, Kiyoko ajoute :
– Bientôt, nous serons très loin du Japon. Nous enverrons des lettres à nos mères, mais qui saura si elles décriront la vérité ?
Aika médite ces propos quelques instants. Son amie est plus expérimentée qu’elle à de nombreux égards. Jusqu’à quel point ?
– Kiyoko, as-tu déjà été avec un homme ?
Elle regrette aussitôt sa question : quelle indiscrétion ! Après tout, elles se connaissent à peine ; Kiyoko pourrait légitimement être offensée qu’elle suppose une telle chose. Mais elle ne réagit guère. Son regard se perd sur l’océan.
– La seule chose que tu dois savoir, Aika, c’est que le désir des hommes est insatiable. Voilà pourquoi, derrière nos sourires parfaits et nos manières délicates, nous les femmes avons du pouvoir sur eux.
– Je n’ai jamais eu le sentiment que ma mère avait du pouvoir sur mon père.
– Sans doute parce qu’elle a trop peur du désir pour en faire une arme.

Les paroles de Kiyoko infusent lentement dans l’esprit d’Aika. Loin de la rassurer, elles lui glacent les sangs. Elle se figure le désir masculin comme une bête sauvage qu’il lui faudra dompter. Comment ? Quelle est la manière adéquate de se comporter ? Qu’arrivera-t-il à son corps ? Elle a peur. Sa mère ne lui a rien dit, à l’exception d’un ou deux conseils opaques, distillés les soirs où elle s’autorisait un verre de saké. « Garde toujours un linge à proximité. » « Ne le fais pas les jours de lune rousse. » « Quoi qu’il arrive, Aika, il ne faudra surtout pas crier. »
Durant les derniers jours du voyage, ses lèvres brûlent de questions qu’elle n’ose pas formuler. La nuit, elle dévisage Kiyoko, comme si elle pouvait lire les réponses sur ses lèvres assoupies. L’étendue de tout ce qu’elle ignore du monde en général et des hommes en particulier la terrorise. Elle n’est soudain plus tellement pressée de débarquer. Affronter ce nouveau pays seule lui semble inimaginable. Quelle folie a-t-elle commise en acceptant cette demande en mariage?
– Tout ira bien, n’est-ce pas ? implore-t-elle, lorsque le navire n’est plus qu’à quelques nœuds du port canadien de Victoria. Tout ira bien, hein, dis-moi ?
Son amie caresse sa joue, comme elle l’a fait sur le pont quelques jours plus tôt, mais ne répond pas. Toutes les deux savent qu’elles seront séparées d’ici quelques minutes. Peut-être pour toujours. L’heure n’est pas aux promesses impossibles.
La sentant prête à défaillir, Kiyoko prend son visage entre ses mains et pose un baiser sur son front :
– J’ai un bon pressentiment pour toi, Aika. Je suis sûre qu’auprès de ton Kuma, tu auras la vie de princesse promise dans ses lettres.

Lorsqu’elle posera pour la première fois les yeux sur Kuma, Aika comprendra que Kiyoko lui a menti.

3.
Buck et Astrée bondissent du canoë avant que Jack n’arrime celui-ci à la rive. Parmi les quatre-vingts cours d’eau sous sa surveillance, une bonne moitié ne peut être remontée qu’à pied. Depuis le début de la saison, il a déjà parcouru plus de quatre cents kilomètres, accompagné de ses deux chiens, chargé d’un matériel léger : une paire de bottes haute, un ciré, trois carnets pour noter ses observations, un thermomètre pour vérifier la température de l’eau et cinq compteurs, surtout. Un pour chaque espèce : saumon rose, saumon royal, sockeye, coho et kéta. De l’été au début de l’hiver, ses journées se résument à cela : compter les saumons remontant inlassablement les cours d’eau pour frayer. Clic, clic, clic. Le bruit de ses compteurs accompagne ses pas, douce cantilène rythmant ses journées avec la régularité d’un métronome.
Ils sont cent cinquante comme lui, dans toute la Colombie-Britannique. On les appelle les patrouilleurs, ou encore les creekwalkers : les marcheurs de ruisseau. En contrat avec le gouvernement, chacun d’eux est chargé de recenser le nombre de saumons sur la zone de sa responsabilité. Trois fois par saison, ils visitent les mêmes endroits le long des fleuves, activant leurs compteurs. Clic, clic, clic. Grâce à ces informations, le ministère des Océans définit les quotas de pêche pour l’année suivante. Les creekwalkers sont les vigies. Les sentinelles sans qui les compagnies de pêches pilleraient les océans jusqu’au dernier poisson. Comme ils l’ont fait pour les baleines à bosse, presque disparues au large des côtes canadiennes. Comme ils le font pour le hareng. Comme ils le feront pour le saumon, si rien ne les en empêche. Ainsi va l’homme et ses appétits démiurges.
Jack l’a compris bien avant que les fonctionnaires d’Ottawa ne se penchent sur le sujet. Enfant, il lui avait suffi d’observer la conserverie où son père avait un temps travaillé, avant de choisir la solitude des bois : une lueur vorace brûlait dans les pupilles des gars qui éventraient les poissons, rejetant la moitié des prises à l’eau par manque de temps ou indifférence. À leurs yeux, l’océan était un réservoir inépuisable. Ils tuaient pour rien et s’en moquaient. Ce jour-là, Jack entendit la forêt pleurer pour la première fois.
Plus tard, lorsqu’il s’installa sur les hautes terres avec Ellen et Mark, sa mère adoptive et son demi-frère, il l’entendit pleurer encore. Il comprit pourquoi : ici, toute vie débute avec les saumons. Ils sont au commencement du cycle. Le premier maillon d’une chaîne dont les hommes des villes ne soupçonnent pas la complexité. Chaque créature végétale comme animale de la forêt pluviale du Grand Ours dépend de ces poissons d’une façon ou d’un autre.
À l’automne, ou à la toute fin du printemps pour les plus précoces, lorsque les saumons remontent fleuves et ruisseaux, un grand festin démarre. Les ours, les loups, les rapaces plongent dans les eaux pour s’en nourrir, emportant leurs proies parfois très loin pour les dévorer. Les oiseaux se régalent des restes. Puis les insectes. Puis les bactéries. Les nutriments des arêtes s’enfoncent lentement dans le sol qu’elles fertilisent, irriguant de leurs bienfaits cèdres rouges, épicéas, pins tordus, pruches à l’ombre desquels les buissons de baies s’épanouissent au printemps, buffet des orignaux, des chèvres et des ours attendant le retour du poisson béni. Sans le saumon, la forêt disparaît. Ne tue jamais sans raison. Honore chaque vie prise.
À vingt ans, Jack avait rejoint les creekwalkers. Ce job était fait pour lui : des heures à sillonner la forêt en canoë ou à pied, accorder toute son attention aux rivières, surveiller son fragile équilibre. D’une certaine façon, il avait toujours fait cela. À Loggers Creek, certains le surnomment l’Indien blanc – Jack n’a pas de sang autochtone mais son père, blanc lui aussi, l’a élevé comme tel auprès d’Ellen, sa seconde femme, issue de la nation Gitga’at. D’autres l’appellent le taiseux. La plupart du temps, les mots lui semblent encombrants, inappropriés, trop imprécis pour rendre compte de l’enchevêtrement des émotions qui le parcourent. Trop faibles pour décrire la délicate symphonie qui résonne en lui chaque fois qu’il pose le pied sur ces terres. Les autres ne comprennent pas : il n’est jamais seul, ici. La forêt et ses mondes l’emplissent de leur présence.

Il a déjà arpenté quatre cours d’eau lorsque l’après-midi touche à sa fin. La journée a été bonne. Il s’installe un moment sur une petite plage de galets donnant sur le vaste chenal cheminant entre les îles avant de se jeter dans l’océan. Buck pose la tête sur ses cuisses, la langue pendant entre ses babines humides. Depuis le début de la matinée, il n’a pas cessé de courir en éclaireur puis de revenir à son maître. Il est épuisé, rempli par la joie simple du devoir accompli.
Astrée, elle, économise ses mouvements. Elle ne court jamais pour rien et somnole dans le canoë. À quatorze ans, elle est déjà âgée. Son pelage roux tire sur le gris près des oreilles et autour des pattes. Jack avait bien tenté de la laisser au village gitga’at, auprès d’Ellen, afin qu’elle prenne une retraite méritée, mais la chienne avait hurlé de douleur jusqu’à ce qu’il vienne la reprendre. Très bien, tu continueras de nous accompagner. Nous aviserons lorsque tu ne pourras plus tenir sur tes pattes.
À quelques centaines de mètres de là, une meute de loups côtiers festoie autour d’une imposante grume. Ils ont remarqué la présence de Jack et Buck mais ne leur prêtent guère attention, tout occupés qu’ils sont à dépecer une carcasse de lion de mer. Trois louveteaux jouent près de leur mère, portés par une allégresse simple. Le mâle dominant se redresse, observe Jack une seconde, puis tourne le museau vers les roches surplombant le rivage. Deux autres mâles l’imitent, puis d’un claquement de langue presque inaudible, le premier loup donne le signal aux autres. Tous interrompent leur repas. Les petits se rapprochent de leur mère.
D’un geste, ils bondissent de concert vers la forêt, tendant leurs muscles avec amplitude et aisance. Jack observe le ballet de leur corps. La façon dont ils communiquent sans en avoir l’air, en osmose. L’éloquence de leurs échanges discrets, inaccessibles aux hommes.
Quelques secondes après leur départ, trois coups de feu le sortent brutalement de sa contemplation. Les balles traversent le sol en soulevant un nuage de sable, à quelques mètres de lui. Buck sursaute et aboie en direction des bosquets. Les tireurs sont proches. Jack retient le chien, furieux qu’un tel vacarme fracasse la quiétude de la fin d’après-midi. Qui sont les coupables ? Savent-ils qu’il est là ? Si c’est le cas, ce sont des amateurs. Ou bien des idiots. Il ne peut concevoir qu’ils aient visé sciemment dans sa direction, au risque de le blesser.
Il rejoint la sente conduisant à l’amont du fleuve, suivant la direction d’où les coups de feu sont partis. Alors que les bruits se rapprochent, Buck et Astrée le dépassent en bondissant, puis reviennent à lui en aboyant comme des fous. Il connaît la nature de cette excitation chez ses chiens : celle du sang. Il court, encadré par ses deux compagnons, et ne tarde pas à découvrir une large tache sombre défigurant la grève, mouchetée de touffes de poils bruns. Les chasseurs ont abattu un ours noir, mais ils ne se sont pas contentés de cela. Ils ont fourragé ses chairs afin d’ôter une partie des organes. Ils ont arraché les tripes, les ont jetées à l’eau et en ont étalé d’autres sur la berge. Une boucherie. Un carnage insensé, gratuit, digne de brutes méprisables. Qui ? Dans quel but ?
Buck répond à ses pensées par deux aboiements secs. Dans les parages, seuls deux hommes sont capables d’une telle mise en scène macabre : Eugène et Larry, les jumeaux Davis. Ou bien leurs acolytes, Walter White et Joe Miller, un petit gars et un grand sec, gueule patibulaire ; deux brutes refourguant à qui veut, sous le manteau, l’eau-de-vie de mauvaise qualité qu’ils distillent dans leur hangar. Ils formaient déjà un quatuor redoutable avant leur enrôlement dans l’armée et leur départ pour le front. Eugène, leur leader, est un costaud irradiant la violence. Larry est aussi immense que son frère mais plus malin encore, pervers, affûté comme une lame. Son œil gauche ne regarde jamais dans la même direction que le droit. Séquelle laissée par une mauvaise bagarre, cette exotropie sévère donne à ceux se tenant en face de lui le sentiment qu’il les observe sous plusieurs angles à la fois, monstre omniscient et lugubre.
Les deux autres, Walter et Joe, bestiaux, mauvais, attisent le feu animant leurs compagnons comme on souffle sur les braises. Sautent sur la moindre occasion de se battre. Toujours à la recherche de combines susceptibles de rapporter gros sans trop d’efforts, surtout si elles offrent l’opportunité de quelques bagarres. Tous les quatre ont grandi à Doom Hill, une vaste exploitation où le père de Walter élevait autrefois des chevaux, tandis que celui d’Eugène et Larry s’adonnait à la chasse.
– Oui, cela ressemble à un coup tordu des jumeaux, commente Jack tout haut.
À la taverne du village, il a entendu deux fermiers mentionner leur retour dans les parages : « Maintenant que la guerre est finie, ils sont revenus nous emmerder », pestaient les vieux devant un verre au contenu douteux.
« S’ils sont bien les auteurs de ce carnage, inutile de montrer qu’ils ont réussi à me mettre en rogne », songe le creekwalker. Il a appris cela auprès d’Ellen : ne jamais dévoiler à l’autre qu’il a prise sur vous. Laisser couler. La violence nourrit la violence, la colère attise la colère.
Il rejoint son canoë en maugréant. Les bons principes ne sont pas toujours faciles à appliquer. S’il écoutait la rage que les jumeaux lui inspirent, il pourrait les tuer de ses propres mains. Jusqu’ici, il est toujours parvenu à contenir son ire. À l’exception d’une fois.

4.
À l’instant où les yeux d’Aika se posent sur le visage de Kuma Hirano, l’air cesse de pénétrer ses poumons. Un poids tombe sur ses épaules. Ses genoux cèdent et le sol s’ouvre sous ses pieds.
– Aika Tamura ? demande l’homme au corps tassé, se précipitant vers elle afin de l’aider.
Il redoute qu’elle ne s’évanouisse mais retient son geste à la dernière seconde – toucher le corps de sa promise avant le mariage serait inconvenant. Celle-ci s’accroche au bras du fonctionnaire canadien qui l’escorte, grand et raide, pour ne pas tomber.
– Kuma Hirano ? murmure-t-elle, une fois remise.
Il ôte sa casquette pour la saluer. S’excuse avec empressement :
– Oui, c’est moi. (Devinant sa surprise, il ajoute 🙂 Je suis un peu plus âgé que sur la photo que vous avez reçue. Pardonnez-moi.
– Oh, trouve-t-elle à dire, espérant que le visage impassible qu’elle arbore dissimule la tornade de doutes et de déception la terrassant.
L’homme qui se tient devant elle a au moins quarante-cinq ans. De longs cernes bruns strient son visage. Ses cheveux ternes n’ont pas été lavés depuis des jours. Le tissu élimé de sa veste est grossièrement rapiécé aux coudes. Son pantalon de toile est éclairci par l’usure aux genoux. La peau tannée de ses joues pubescentes est épaissie par la succession d’hivers trop rudes et d’étés brûlant de soleil. Il a l’allure d’un paysan.
Aika lit la gêne dans le regard de Kuma. Il n’en faut pas plus pour qu’elle comprenne : tout est faux. La fortune en Amérique, l’argent, la vie de princesse promise dans ses lettres : du vent. Une mystification destinée à la convaincre de traverser l’océan pour le rejoindre. Ses parents étaient-ils au courant ? Non, bien sûr, eux aussi ont été floués. À moins qu’ils ne lui aient caché la vérité, trop heureux de lui trouver une situation ? Kuma Hirano ne l’a pas acceptée pour femme par grandeur d’âme, en dépit de sa famille ruinée, mais parce qu’il ne pouvait pas prétendre à mieux.
Autour d’eux, des dizaines d’hommes guettent eux aussi leurs futures épouses. Ils n’ont guère meilleure allure. Ils traînent leurs faces usées où s’accrochent des sourires sales et sans charme, aux dents mal alignées, loin des beaux jeunes hommes des photos que, quelques heures plus tôt, Aika et les autres serraient contre leur poitrine frémissante d’impatience. Si naïves, pauvres enfants. Au moins, Aika n’est pas la seule à avoir été trompée. Toutes sont tombées dans le même piège.
Jusqu’à quel point leur a-t-on menti ? Peuvent-elles encore faire machine arrière ? Impossible : leurs familles ne supporteraient pas l’affront d’un retour. Une telle humiliation n’est pas envisageable dans l’Empire nippon. Mieux vaut encore mourir.
La pièce est saturée d’effluves aigres et d’attentes déçues, présages de temps incertains. Où est Kiyoko ? Aika ignore quoi faire : un seul regard de son amie aurait suffi à lever son indécision. Si à cette seconde Kiyoko lui avait fait comprendre d’un signe de la main ou d’un battement de cils qu’elle non plus ne supportait pas la situation, elle l’aurait suivie sans l’ombre d’une hésitation. Elles auraient planté là leurs futurs époux pour s’évader ensemble, courant à petits pas dans leurs kimonos étroits et disparaissant dans la ville. Elles auraient changé de nom, se seraient lancées à la conquête de l’Amérique. Un acte fou, insensé pour deux femmes immergées dans un pays étranger, mais après tout, l’Amérique est la terre des possibles. Avec Kiyoko, Aika aurait été capable de tout. Elle avait le courage des suiveuses.
Elle fouille longuement la pièce du regard en se dressant sur la pointe des pieds, profitant de l’appui du fonctionnaire canadien pour gagner quelques centimètres. En vain. Son amie est déjà loin. Alors, elle se résout à suivre l’homme fatigué auquel ses jours sont désormais liés.

Le mariage est expédié l’après-midi même. Aika n’en gardera qu’un vague souvenir : des papiers signés à la chaîne, des formalités administratives avec l’immigration, l’acribie d’un fonctionnaire récitant leurs droits et devoirs qu’elle écoute à peine. Tandis que ce dernier appose sa signature sur les documents, elle expérimente, pour la première fois, un phénomène dont elle deviendra rapidement coutumière : son esprit se détache de son corps et s’élève doucement au-dessus de la pièce. Il flotte un instant auprès des hommes puis s’éloigne, prend de l’altitude, valse avec les nuages et monte encore, jusqu’à ce que le port de Victoria devienne un point minuscule au sol.
Libéré de l’apesanteur, l’esprit d’Aika traverse l’océan, file par-delà les flots indigo où le soleil jette des lames argentées. Il rejoint la ferme où ses parents se sont réfugiés après la ruine de son père. Il frôle sa mère qui étend le linge tout en jetant un œil discret sur son dernier fils, le petit frère d’Aika, affairé à bâtir un château de terre dans la cour. Il vole jusqu’à Kyoto et fait une pause sur une feuille de bambou près du Ginkaku-ji, le pavillon d’argent où Aika et Kiku, sa grande sœur, aimaient flâner lorsqu’elles étaient enfants. L’automne dépose déjà son feu rougeoyant sur la frondaison des érables cerclant le temple, dont le bois sombre se reflète dans le miroir parfait de l’étang. Autour, les esprits gardiens que seuls les cœurs sensibles savent voir virevoltent avec la grâce de jeunes filles. L’harmonie du pavillon d’argent apaise Aika. Ses meilleurs souvenirs sont ancrés à cette terre. Si sa vie canadienne tourne au cauchemar, elle pourra toujours trouver refuge ici par la pensée, au pied des pins, sur l’une des pierres bienfaisantes du Ginkaku-ji.
Son âme est rappelée à son corps, dans la frugale salle des mariages de Victoria où son presque époux s’apprête à signer les papiers, lorsqu’un inconnu entre dans la pièce. Sa présence modifie sensiblement l’atmosphère du lieu. Aika réincarnée porte toute son attention sur lui. Plutôt grand pour un Japonais, svelte, il salue Kuma d’un geste de la main puis sourit furtivement à Aika. Ce geste-là, cet infime mouvement des lèvres accompagné d’une lueur dans les yeux de l’inconnu, cette minuscule seconde d’échange entre eux suffit à la réconforter. Par ce sourire, l’homme lui signifie que l’existence est riche en surprises, pour peu que l’on regarde du bon côté des choses.
Elle se redresse et, pour la première fois depuis son arrivée au Canada, respire à pleins poumons. Oui. Elle est forte. Elle tiendra. Tout cela, cette union de papier, le mensonge de Kuma, la séparation d’avec Kiyoko ne sont pas si graves. Elle n’a que dix-sept ans et la vie devant elle.
– Aika, je te présente mon ami, Hideki Matsuoka, dit Kuma, tout en posant la main sur l’épaule du mystérieux inconnu. Nous prendrons la route ensemble demain : Hideki conduit bien mieux que moi.
Elle réprime un sourire. Cette nouvelle réchauffe son cœur plus qu’elle ne le voudrait.

Les formalités achevées, ils quittent le port et marchent un long moment tous les trois, en silence, vers une destination dont elle ignore tout. Kuma porte sa valise. Elle a tant de questions à lui poser. Ne sachant par où commencer, elle se tourne vers Hideki :
– Kuma dit que vous conduisez : vous possédez une automobile ?
Les deux hommes éclatent d’un rire forcé.
– C’est un pick-up, mais il n’est pas à moi. On nous l’a prêté pour venir vous chercher.
– Un pick-up ? Mais…
Aika n’achève pas sa phrase. La bienséance nippone exige qu’elle n’insiste pas, afin de ne pas mettre son frais mari dans l’embarras. Ne pas lui faire perdre la face. Mais la déception lui ronge à nouveau les sangs : à l’évidence, la voiture et la grande demeure devant lesquelles il posait sur la photo envoyée pour la convaincre de l’épouser ne lui appartiennent pas. Une mise en scène. Une mascarade de plus.
– Nous allons rejoindre ton entreprise ? Où sont les bateaux ?
Kuma et Hideki rient à nouveau, cette fois sans entrain.
– Ce que je t’ai écrit est vrai, Aika : j’ai réussi dans la pêche, avec Hideki. Notre affaire tournait bien. Je gagnais beaucoup l’argent. Et puis…
Kuma est incapable de terminer sa phrase. Ses joues s’empourprent de honte.
– Et puis ils nous ont retiré la licence et le bateau, complète Hideki. Kuma et moi étions associés. Ils nous ont tout pris. Après des années à nous battre, nous avons dû repartir à zéro.
– Mais je ne comprends pas. Qu’avez-vous fait ?
Après un long silence, Kuma ajoute :
– Ils ont retiré la licence à tous les Japonais, même à ceux nés ici. Nous étions sans doute trop nombreux à pêcher les poissons.

Ils marchent vingt minutes encore, sans échanger un mot. Aika regarde droit devant elle, raide, s’efforçant de ne pas frôler le corps de son mari, déroutée par le regard insistant des hommes et des femmes qu’ils croisent. A-t-elle une marque sur le visage, un débris coincé dans les cheveux ? Est-ce en raison de son kimono ?
– Voici notre hôtel, annonce Kuma devant un immeuble de trois étages à la façade miteuse. Nous dormirons ici et prendrons la route demain matin, à l’aube.
Avant de prendre congé, Hideki les contemple tous les deux de la tête aux pieds, comme pour graver cet instant dans sa mémoire :
– Félicitations aux jeunes mariés !
Il y a encore, dans son sourire et la joie forcée avec lesquels il prononce ces mots, un message destiné à elle seule. Aika incline la tête sobrement. Elle voudrait l’implorer de rester avec eux pour quelques heures encore, ou même dix minutes ; elle ne veut pas être seule avec Kuma. Hideki hésite un instant, puis disparaît avant qu’elle ne trouve les mots pour le retenir.

La chambre est aussi piteuse que l’extérieur de l’auberge. Un lit minuscule aux draps rêches occupe l’essentiel de l’espace. La fenêtre donne vue sur une cour où une machine inconnue hoquette dans un insupportable raffut mécanique. Un paquet a été déposé sur la table de nuit, orné d’un nœud au rose défraîchi.
– C’est pour toi.
Aika l’ouvre sans envie. Il contient deux robes de coton épais, à l’occidentale.
– Là où nous allons, tu ne pourras pas porter de kimono.
Kuma prend ses mains, s’assoit avec elle sur le lit. Son visage est à quelques centimètres du sien. Elle cligne des yeux en respirant son haleine aigre. Les exhalaisons rances de sa veste. Elle n’a pas mangé depuis des heures mais n’a pas faim.
– Aika, je sais que ce mariage n’est pas celui que tu attendais. Que cette nuit de noces ne sera pas celle dont tu rêvais. Mais je te fais un serment : je travaillerai dur pour t’offrir une belle vie. Je suis un homme honnête, j’espère que tu sauras voir que mon cœur est bon.
– Je n’en doute pas, Kuma-San.
Elle chasse les larmes roulant derrière ses paupières. Tente de plaquer le visage du beau garçon de la photo sur celui de l’homme fatigué avachi près d’elle.
– En attendant, tu découvriras que je possède aussi une immense richesse, d’un tout autre ordre. Si la vie l’avait permis, je serais devenu conteur ou poète. Ma douce épouse, j’ai dans la tête un trésor d’histoires et j’en aurai toujours de sublimes à t’offrir. J’aimerais t’en donner une ce soir, pour notre première nuit ensemble.
– Ah ?
Elle n’a retenu qu’une chose de ses propos : il n’a plus d’argent. Le reste glisse sur elle.
– Ces derniers mois, vois-tu, je me suis beaucoup inquiété pour les mangeurs de nuit.
Aika suppose que les mangeurs de nuit sont l’un de ces mystères canadiens dont elle ignore encore tout. Peut-être est-ce lié à la licence de pêche que l’on a retirée à son mari et à tous les Japonais ?
– Au Japon, nous avons les hotarus, ces petites lucioles que tu as sûrement observées au début de l’été, lorsque tu étais fillette. As-tu remarqué combien les Canadiens sont plus grands que nous ?
– Oui. À côté d’eux, nous avons l’air d’enfants.
– Pour les lucioles, c’est pareil. Ici elles sont gigantesques, si grandes qu’on les appelle les mangeurs de nuit. Après le coucher du soleil, les mangeurs de nuit grignotent l’obscurité de leurs bouches gourmandes : ce sont les points lumineux que l’on voit danser dans les bois. La journée, au lieu de se reposer sous l’écorce des arbres, comme nos hotarus, ils se désaltèrent de la brume de beauté. Tu n’es pas sans savoir que de toute belle chose portée par notre terre, il émane un parfum de grâce dont les mangeurs de nuit sont particulièrement friands.
– Quoi ?
Aika dévisage Kuma avec stupeur : se moque-t-il d’elle ? A-t-il bu pendant qu’elle se rafraîchissait dans la salle de bains ?
– Tu le constateras toi-même, lorsque nous serons arrivés à destination demain : la brume n’est jamais loin, en Colombie-Britannique. Mais ces derniers temps, la beauté se faisait rare, si bien que les mangeurs de nuit mouraient de soif. Ils envisageaient de partir pour d’autres contrées, alors je leur ai proposé un marché : « Lorsque mon épouse sera parmi nous, notre petit coin du monde sera saturé de splendeur et d’élégance. Les brumes seront enivrantes et riches, si douces que vous serez rassasiés avant la demi-journée et pourrez somnoler tout l’après-midi en attendant votre festin nocturne. D’ici là, pourquoi n’iriez-vous pas vous reposer sur la voie lactée, là où il fait toujours sombre ? »
Les mangeurs de nuit ont accepté ma proposition. Tu as sans doute remarqué que, ces derniers temps, certaines étoiles clignotent plus que d’autres ? Ce sont eux. Les mangeurs de nuit. Ils attendent ton arrivée, ma belle épouse. Demain, ils descendront des cieux pour te fêter.

Tandis qu’elle l’écoute, Aika entrevoit le genre d’homme qu’est son mari : un rêveur. Il est de ceux pour qui les mots et les histoires comptent plus qu’un toit solide au-dessus des têtes et un repas consistant sur la table. Il n’a pas les pieds sur terre et ne les aura sans doute jamais. Le succès de son entreprise de pêche relevait sûrement du hasard, ou bien de l’aide d’Hideki, mais certainement pas de ses talents d’homme d’affaires. Elle prend peur : Kuma emplira son cœur de phrases merveilleuses, mais quelles que soient ses promesses, ses rêveries auront toujours plus de poids que leurs besoins matériels et ses projets à elle. Les poètes font d’excellents amis, mais de piètres époux.
– Voilà une belle histoire pour les enfants, dit-elle.
– Les enfants, oui. (L’ombre d’une déception passe sur les lèvres de Kuma.) Peut-être la raconterai-je un jour à ceux que nous aurons.

Plus tard cette nuit-là, une fois les lumières éteintes, Kuma s’allonge sur sa jeune épouse et soulage, avec une maladresse empressée, le désir nouant ses entrailles depuis de long mois. Aika le laisse faire sans dire mot. Dans la moiteur obscure de la chambre, les larmes coulent sur ses joues. Voilà, songe-t-elle, c’est fait. Est-ce donc cela, l’amour ? Ce geste vif, dissimulé sous les draps, comme un coup de poignard honteux ? Les mots que sa mère lui avait murmurés la veille de son départ lui reviennent à l’esprit : « Quoi qu’il arrive, Aika, il ne faudra surtout pas crier. »
Malgré la douleur déchirant ses entrailles, elle ne desserre pas les lèvres. Lorsqu’elle ferme les yeux, son esprit s’élève au-dessus de la chambre, puis de Victoria. Il traverse l’océan et se réfugie à l’abri du Ginkaku-ji, où les reflets de lune dansent comme des lames d’argent à la surface de l’eau. »

Extraits
«J’ignore ce que je ferai de toi plus tard: aucun homme ne voudra prendre pour épouse une fille des bois.» «Les lucioles, les fourmis, les arbres: tu es comme ton père. Tu racontes trop d’histoires.» (…)
– Maman dit que tu racontes trop d’histoires et que je suis comme toi. Est-ce que c’est vrai ?
– Je vais te dire une chose, ma petite Hannah : le monde se porterait bien mieux si l’on racontait plus d’histoires, justement. L’ennui, c’est que ta maman ne les entend pas pleurer.
– Qui ?
– Les histoires ! Elles errent dans le monde comme les akènes du pissenlit charriés par le vent. Elles se cognent à la canopée, brisent leurs petites ailes fragiles, beaucoup se perdent dans le désert ou se noient dans l’océan, sauf si quelqu’un les sauve.
– Il faut les sauver ! Mais comment ?
– En laissant les histoires entrer en soi. Sais-tu ce qui se passe alors ? Elles te guérissent de l’intérieur, comme un médicament.
Leurs ailes chatouillent un peu la première fois, mais on s’habitue. On accueille les histoires puis on les libère en les racontant, de façon à ce qu’elles réparent d’autres que soi. Est-ce que tu sais faire cela, Hannah, libérer les histoires ? p. 76

« Pendant leurs années au camp, toutes deux n’ont rien su ou presque de l’actualité. Certains soirs, après le dîner, Kuma et Hideki leur rapportaient les nouvelles de la vie locale et parfois, quelques informations venues d’Europe et d’Asie. Mais ils leur taisaient l’essentiel : l’intolérance montant contre les Asiatiques en général et les Japonais en particulier, aux États-Unis comme au Canada. La multiplication des lois votées à leur encontre, les réduisant à l’état de sous-citoyens, y compris ceux nés sur le sol canadien. La hausse des actes racistes. Aika et Hannah ne sont pas prêtes à affronter la brutalité de Vancouver. » p. 96

« Le soir, lorsque Hannah et elle s’allongent sur les lits jumeaux de leur petite chambre, Aika lui explique malgré tout que l’impertinence de ces prostituées à la fierté mal placée, si éloignée de la bonne éducation nippone, est incompatible avec l’intégration dans la société canadienne. C’est au contraire en se montrant discrets et serviables que les Japonais gagneront le respect des Canadiens : « Souris toujours, excuse-toi systématiquement même si tu n’es pas en tort », lui conseille-t-elle. « Ne croise jamais le regard des hommes. Évite de te trouver seule avec l’un d’eux. Deviens invisible. »
Hannah l’écoute avec circonspection. Un sentiment inédit grandit en elle. Devenir invisible ? Plus elle observe la ville, plus elle est convaincue que sa mère se trompe. Comme tous les Issei, cette première génération de Japonais immigrés, Aika n’est pas faite pour ce monde. Elle ne comprend pas que ni la politesse, ni l’humilité dont les Japonais font preuve ne les protégera contre la sauvagerie prête à s’abattre sur eux. » p. 106

« – Ici, la survie de chaque espèce peuplant les bois dépend du saumon : les ours et les loups qui s’en repaissent, mais aussi les mousses des rives et les herbes qui absorbent les minéraux des carcasses, les mammifères se nourrissant des herbes, et je ne parle même pas des insectes. Avant que les Européens ne s’approprient leur territoire, les Tsimshian étaient les protecteurs de ce fragile équilibre. Ils prélevaient dans les rivières uniquement ce dont ils avaient besoin.
– Les Tsimshian ?
– Les peuples qui vivaient en Colombie-Britannique bien avant l’arrivée des colons. Les Gitga’at sont l’un d’eux. Les saumons tiennent un rôle à part dans leur culture et leurs mythes. Ils sont les héros de leurs histoires. » p. 187

« La mort d’Hatsuharu, le suicide d’Aika, l’enfermement et les années de discrimination à leur égard ont asséché leur cœur. Elles ont subi et encaissé pendant trop longtemps sans broncher. Désormais, tout explose. Les cadres. Les règles. La raison. Elles sont haine, fureur, vengeance. Elles sont deuil, martyre et désolation. Elles sont la veuve et l’orpheline se levant pour réclamer leur dû. Des inconsolables. Des folles. Elles ne pensent plus à l’avenir. Leur vie d’autrefois a été anéantie et ce pays leur interdit d’en construire une nouvelle, alors elles avancent au jour le jour, sans se projeter, de plus en plus éloignées d’elles-mêmes. » p. 260

« Hannah n’entrevoit qu’un seul remède : les mots. Ceux que l’on porte longtemps en soi sans le savoir avant qu’ils ne jaillissent, ceux qu’on lègue de génération en génération, comme son père l’a fait avec elle, pour tenir le malheur à distance. Ceux que l’on couche sur le papier, telles les observations de Jack, destinées à sauver la
forêt.
Voilà ce qu’elle doit faire : écrire leurs histoires à tous avant qu’elles ne s’évaporent ; l’histoire d’Aika, d’Hatsuharu, des semeurs d’espoir et des mangeurs de nuit, du petit prince et des hommes-saumons ; celles des Issei, des Nisei, de Greenwood et les légendes tsimshian. Les contes des mondes engloutis.
Elle n’est plus Hannah Hoshiko, désormais. La fille qu’elle était autrefois, effrayée, en colère, est morte dans la rivière. Elle est maintenant libre d’esquisser son propre chemin – et pourquoi pas celui des autres ? Elle récoltera les bribes de vie, les reflets au bord du chemin et les éclats d’étoile, puis sèmera les mots. Elle sera l’ange étrange que l’on accueille malgré les craintes qu’elle éveille, parce qu’elle porte la marque du Moksgm’ol. Elle sera la femme-esprit, la femme-mémoire, plus tout à fait humaine – un peu de l’ours est entré en elle. Une créature ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes. » p. 282

« Plus de vingt et un mille Japonais et Canadiens d’origine japonaise furent internés durant la Seconde Guerre mondiale dans des camps comme celui de Greenwood, en Colombie-Britannique.
Beaucoup furent poussés au départ vers le Japon après la guerre. Le gouvernement fédéral attendit 1988 pour leur présenter des excuses officielles et dédommager les survivants.
Le Moksgm’ol, l’ours esprit également appelé Kermode, animal totem des Gitga’at, l’une des nations autochtones tsimshian, est un ours noir porteur d’un gène récessif rare. Il existe uniquement dans la forêt pluviale de Colombie-Britannique. Il est désormais protégé, mais son habitat est menacé par le réchauffement climatique. Indispensables à la protection des saumons et de la forêt pluviale du grand ours, cent cinquante creekwalkers remontaient les cours d’eau de Colombie-Britannique au début des années 1950. En raison des coupes successives dans les budgets fédéraux, il n’en reste aujourd’hui plus qu’un. » p. 297

À propos de l’auteur
CHARREL_Marie_©Philippe_MatsasMarie Charrel © Photo Philippe Matsas

Marie Charrel est journaliste au Monde, où elle suit la macroéconomie internationale. Elle a publié Une fois ne compte pas (Plon, Pocket), L’enfant tombée des rêves (Plon, Pocket), Les enfants indociles (Rue Fromentin, Pocket), Je suis ici pour vaincre la nuit (Fleuve Éditions), Une nuit avec Jean Seberg (Fleuve Éditions), et a participé à plusieurs projets collectifs et recueils de nouvelles (L’Institut, PUG ; On tue la Une, Druide). Les danseurs de l’aube (2021) est inspiré de l’histoire vraie d’un couple de danseurs de flamenco des années 1930, un frère et une sœur séparés par le Nazisme. La même année, Marie Charrel publie un premier essai Qui a Peur des Vieilles ? aux Éditions Les Pérégrines. Cet essai interroge sur la place des femmes de plus de 50 ans dans notre société occidentale. En janvier 2023, elle publie Les Mangeurs de Nuit aux éditions de l’Observatoire. Ce roman empreint de mythes et légendes, qui se déroule dans les grands espaces de Colombie Britannique, évoque la rencontre de Jack, un compteur de saumons, et Hannah, une fille d’immigrés Japonais, au cœur de la forêt pluviale, où ils s’apprivoisent doucement. Il a été couronné par le Prix Cazes 2023. (Source: mariecharrel.fr / Wikipédia / L’Observatoire)

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Marie Charrel présente Les mangeurs de nuit à La Grande Librairie © Production France Télévisions

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Les sans-gloire

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En deux mots
Trois femmes prises dans la tourmente de la Première Guerre mondiale. Celle dont le mari qui refuse de prendre les armes est condamné au bagne, celle qui doit prendre les rênes du domaine agricole en attendant le retour des hommes du front et celle qui travaille dans une fabrique d’armes et n’a plus de nouvelles de son homme.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Trois femmes dans la tourmente

Laure Gombault a ressemblé trois nouvelles dans ce recueil qui raconte la vie de trois femmes durant la Première Guerre mondiale. Jeanne, Lucienne et Fernande vont nous permettre de découvrir trois aspects de ce conflit meurtrier. Trois histoires aussi sensibles qu’éclairantes.

Jeanne a croisé le regard bleu de Pierre et sa vie a basculé. Elle qui menait jusque-là une vie ordinaire a trouvé avec cet instituteur venu de Paris de quoi remplir sa morne existence. À l’amour qu’elle découvre dans ses bras vient bientôt s’ajouter l’envie de savoir et de connaître, d’apprendre à lire et écrire.
Mais après deux années de bonheur, les gendarmes viennent lui arracher son mari. En ce jour d’août 1914, il part pour le bagne, lui qui a refusé la guerre et a préféré déserter. Alors on refuse à Jeanne le droit de remplacer son mari à l’école pour instruire les enfants. En revanche, on l’accepte comme aide-soignante à l’hôpital pour tenter de soulager les souffrances des soldats qui arrivent du front. Son zèle et son courage vont lui permettre de se rapprocher d’un médecin qui a accompagné les bagnards en Guyane. Il pourrait peut-être lui donner des nouvelles de Pierre? Quand elle comprend qu’il va retourner là-bas, elle fait tout pour qu’il la prenne comme assistante, pour se rapprocher de son homme. Et qui sait?
Avec cette première nouvelle, Laure Gombault donne le ton de son recueil, centré autour de trois femmes dans la tourmente de la Grande Guerre.
La seconde se retrouve à la tête de la ferme que les hommes ont déserté et doit tenter d’assurer les récoltes, de faire vivre tant bien que mal ce domaine qui a besoin de bras. La solution va s’esquisser avec l’arrivée de Maghrébins affectés au service des agriculteurs. Lucienne, qui entend suivre les instructions de son mari parti combattre sur le front de la Somme, refuse dans un premier temps d’accueillir ces inconnus chez elle étranger. Puis elle accepte que Hassan vienne lui apporter sa force de travail, plus que jamais nécessaire alors que l’heure des récoltes arrive. Mais voilà, Hassan ne laisse pas insensibles les femmes du domaine. Lucienne observe le manège de Sidonie avant d’être à son tour troublée par la personnalité de l’ouvrier. Mais n’en disons pas davantage.
La troisième nouvelle raconte l’histoire de Fernande qui travaille dans une usine d’armement où la plupart des postes sont désormais occupés par des femmes. Dans la chaleur et le bruit, dans les cadences infernales entrecoupées par les accidents, un brin d’humanité va pouvoir s’immiscer, une solidarité entre femmes qui se retrouvent seules à attendre, à espérer des nouvelles du front. Et quand l’annonce d’un décès vient réduire à néant les rêves de retrouvailles, une épaule compatissante est la bienvenue.
C’est du reste cette humanité qui lie ces trois nouvelles qui mettent les émotions à fleur de peau. Dans ces moments de crise, on se rend bien compte de ce qui est vital et combien la force mentale est déterminante pour pouvoir continuer à avancer face à la violence, la désinformation, les coups du sort. La plume de Laure Gombault épouse parfaitement l’intensité des désordres intimes pour nous offrir, au moment où la guerre refait surface en Europe, une grille de lecture qui éclairante. Avec peut-être aussi le constat amer que plus d’un siècle plus tard, l’Histoire recommence avec les mêmes images, les mêmes attentes douloureuses, les mêmes morts au bout de la route.

Les sans-gloire
Laure Gombault
Éditions souffles littéraires
Nouvelles
124 p., 12 €
EAN 9782492027277
Paru le 20/05/2022

Quand?
L’action se déroule au début du XXe siècle, principalement durant la Première Guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
Trois femmes racontent leur quotidien durant la Grande Guerre. Leurs maris sont au front tandis que Jeanne, Lucienne et Fernande sont au dispensaire, à la ferme ou à l’usine. Entre amours épistolaires, désespoir et vie de famille, elles permettent à la France de nourrir son peuple et ses soldats, mais aussi de fournir les munitions nécessaires à la poursuite des combats.
Trois femmes qui s’émancipent dans un pays qui compte pleinement sur elles et leurs efforts, sans pour autant réellement les considérer.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog De quoi lire (Catherine Perrin)

Les premières pages du livre
« La Boiteuse
Les feuilles du grand chêne viennent mourir à mes pieds. L’hiver s’annonce précoce. Je ramasse les bûches en prévision de la flambée du soir et me réjouis par avance de tendre mon visage au-dessus des flammes. J’aime leur morsure, moins douloureuse que l’absence.
Même si, depuis son départ, certaines scènes se brouillent dans ma mémoire, je me souviens encore avec précision des dernières heures passées avec lui dans cette maison. Il s’appelle Pierre. Un matin d’août 1914, les gendarmes sont venus le chercher. Un vacarme, des cris, des bruits de bottes et de cliquetis de fusils. La porte a cédé sous la violence des coups. Ils nous ont tirés du lit, les cheveux en broussaille, nos chemises ouvertes sur nos peaux encore un peu rougies du feu de nos caresses.
Au terme de sa première permission, Pierre avait refusé de rejoindre sa garnison implantée dans le nord de la France. De fait, il était devenu déserteur. Cette fois-ci, c’est aux travaux forcés que la République l’a condamné.
On sait que la guerre finira un jour et que, dans les rues des villages de France, le vent balayera les derniers confettis, vestiges de journées d’allégresse. Que des bals et des repas de fête s’improviseront partout. Que nous aurons le cœur en joie après des années de privation, que les femmes troqueront leur blouse et leur fourche contre des robes taillées dans des draps colorés. Que les hommes, eux, perdront leurs regards vagues et qu’ils éprouveront le coupable soulagement d’avoir échappé aux honneurs militaires rendus devant une plaque commémorative.
Moi, j’enfilerai ma robe noire, celle que je porte chaque jour depuis qu’on m’a arraché Pierre. Personne ne m’attendra à la fête, mais je me fondrai malgré tout dans la foule pour goûter un peu au bonheur de ces femmes encore sonnées par le retour des hommes. Malheureusement, elles seront plus nombreuses à pleurer leur perte ; et même celles qui les retrouveront ne les reconnaîtront pas. La fanfare, le vin et les drapeaux tricolores raviveront les cœurs endoloris. Seul le mien restera froid. On m’ignorera. Pire, quelques regards hostiles m’accuseront d’avoir aimé un lâche. Un soldat indigne, dont nul ne souhaitera jamais le retour.
Pourtant, il fut un temps où les paysannes d’ici rêvaient que cet instituteur fraîchement débarqué leur fasse l’honneur de demander une de leurs filles en mariage. Mais voilà, être étranger ne fut pas le seul crime de Pierre, l’autre fut de me choisir, moi, la fille unique de Martin. Et cela, personne ne le lui a jamais pardonné. Alors, on se dit que je l’ai bien mérité, ce fils perdu de la France. Dieu rend parfois sa justice ici-bas  ; et ce n’est pas l’abbé qui les contredira. Même au plus fort de la guerre, alors qu’il ne restait pas un seul homme valide pour les travaux des champs et que les femmes quittaient fours et lavoirs pour cultiver la terre, mues par le même élan patriotique, je suis restée leur mouton noir, tout juste autorisée à sarcler l’herbe des mauvais prés. Quand l’angélus annonçait la fin de la journée de labeur, elles se dirigeaient vers la charrette du vieux Clément. Elles s’y hissaient prestement, riant devant les efforts qu’il me fallait fournir pour y grimper à mon tour, à cause de ma sale jambe. Parfois, dans ma manœuvre maladroite, mon jupon se soulevait, découvrant la hideuse boursouflure brune qui déformait et mon genou et ma cheville. Elles se moquaient de ma guibolle : « une bestiole écorchée », elles disaient. Aucune ne m’aurait tendu la main. Mais ce qui les rendait encore plus folles, c’était de me voir passer la pause déjeuner, adossée à une botte de foin, plongée dans la lecture. Grâce à Pierre, je sais lire et écrire comme personne au village. Malgré tout, après son départ, le maire a refusé de me confier la classe. Il a préféré demander au maître du village voisin d’accueillir les élèves de la commune, les obligeant à marcher dès l’aube sous la pluie, la neige, ou sous un soleil de plomb, à travers bois inhospitaliers et chemins caillouteux. J’en avais le cœur brisé, mais qu’aurais-je pu y faire? C’est alors que j’ai rendu les faux et que j’ai décidé de m’initier aux gestes infirmiers enseignés par la comtesse de Malfort, dont une partie du château a été réquisitionnée pour y installer un hôpital de campagne.
Désormais, je soigne les corps et les cœurs mutilés des soldats revenus de ce front dont on reproche à mon homme d’avoir fui les tourments. Chaque fois que j’assiste à une amputation réalisée à l’aide d’une anesthésie de fortune, je rends grâce à Dieu que Pierre n’ait pas à subir de tels supplices. Mais que vit-il d’autre au-delà des mers, réduit à vivre dans un cachot, à casser les cailloux d’une terre de volcans ? Je serre alors les dents, et j’éponge ces fronts fiévreux, et je prie pour que ces hommes survivent à la colère de cette armée allemande qui ne cesse d’étendre son hégémonie.
Dans les moments où mes forces me trahissent, je pense à d’autres corps. Des corps non mutilés, les nôtres, celui de Pierre, le mien, au bord de la rivière  ; nos deux corps offerts aux rayons du soleil. Là, au bord de l’eau, nous nous livrions à une autre bataille, qui s’éternisait jusqu’à ce que l’un de nous capitule en roulant sur le flanc. Il me semblait alors que le sang de ma mauvaise jambe papillonnait dans mes artères. Parfois, nous nous retenions, empruntés comme des gosses, mais, le plus souvent, nous convoquions notre fougue de guerriers. Au premier regard, je l’avais désiré, ce garçon au corps long et à la démarche assurée, dès qu’il avait franchi le seuil de l’école. Je l’avais voulu comme une évidence. Comme la feuille s’accroche à l’arbre ; les cailloux à la terre ; les bêtes à leurs mangeoires ; moi, je m’attacherai à Pierre. C’était ainsi. Pierre serait mien. Et c’est ce qu’il était advenu. Je travaillais à l’école, je nettoyais les classes et le réfectoire, et ça s’était fait ainsi. Un soir, après l’étude, j’avais demandé à Pierre de m’apprendre à lire. Ma volonté et ma joie de vivre avaient eu raison du reste. Avant la fin du printemps, Pierre était amoureux de moi. L’hiver suivant, nous remontions l’allée de l’église, moi avec mon bouquet de feuillages, lui avec, au fond de sa poche, deux alliances en or incrustées du même cœur. Aucune famille n’avait escorté cet homme venu de la capitale  ; seules quelques âmes rustres du village et Martin, mon père, veuf depuis ma naissance, avaient suivi ma traîne jusqu’à l’autel. Le curé nous avait unis pour le meilleur et pour le pire, mais quand on s’aime, à vingt ans, le pire est invité à garder ses distances. Ce qu’il avait fait durant deux années. Deux années seulement. Deux années de bonheur, avant que François-Ferdinand d’Autriche ne se fasse assassiner lors d’une visite dans la ville de Sarajevo.
Ce matin, je ne me sens ni plus experte, ni plus vaillante que les autres jours, mais, avec le temps, j’ai installé une routine qui offre plus de confort aux malades. D’abord, distribuer le lait chaud avec un peu de cacao, puis faire ma tournée pour changer les pansements  ; inviter les plus valides à aller à l’infirmerie si les plaies restent humides  ; préparer les portions de ceux qui sont au régime pour dysenterie ou douleurs d’estomac. À midi, je me rends au réfectoire, au fond de la cour, là où une cuisinière improvisée compte sur moi pour surveiller la cuisson des œufs ou des bouillons, et, grâce à un feu de bois de fortune, je réussis parfois à griller quelques morceaux de lard apportés la veille par un boucher militaire. De jour en jour, le château se vide  ; de nouveaux hôpitaux se déploient dans la Somme. Restent ici des convalescents qui seront bientôt sommés de retourner au front. Les combats se déplacent, et avec eux ces centaines de jeunes hommes suturés, dont les jambes encore valides promettent de futures avancées avant de finir en chair à canon. La plupart sont des enfants, contingent du premier rang, ces classes de 1914 sacrifiées à la grandeur de la nation. Certains, tard dans la nuit, veillent encore. Je les entends psalmodier leurs prières  ; ces fichues prières que les curés de France, du haut de leurs chaires, les exhortent à réciter pour la paix de leur âme et celle de leur patrie. Ils osent prétendre, ces prélats, que le malheur qui accable cette jeunesse est une punition de Dieu  ; le châtiment destiné aux athées qui pullulent ici-bas. Je ne les supporte plus, ces dévots en soutane invités de jour comme de nuit à distribuer les derniers sacrements. Toute cette bigoterie me révolte, et elles m’écœurent, ces dames patronnesses qui cousent avec dévotion sur les chemises des blessés des Sacré-Cœur ou ces immondes images pieuses. Même Poincaré est dorénavant contraint d’assister officiellement à la messe. Ce retour au catholicisme m’effraye. Il est loin le temps où je me réfugiais dans la fraîcheur d’une nef, le temps où Pierre et moi, progressistes, mais respectueux des rites, nous nous étions résolus à remonter l’allée de la chapelle afin d’être unis devant Dieu et sous le regard de Jésus en croix. Nous n’avions pas eu le choix d’ailleurs. Il nous fallait exaucer le vœu de mon père, et surtout contenir les foudres du village.
Toute à mes pensées, je me rends à l’infirmerie afin de préparer les flacons pour les rhumatisants. Ensuite, je les frictionnerai, invitant la douceur dans mes mains malgré la sécheresse de mon cœur. Masser ces peaux muettes de douleur ravive en moi le souvenir des mains de Pierre caressant mon corps avec un appétit dévorant.
Une chose m’obsède en ce moment. Il y a quelques jours de cela, j’ai surpris, à la cantine, la conversation d’un médecin colonial revenu de Guyane, où il avait soigné les bagnards de Cayenne. Depuis, je rêve de lui poser la question qui me hante. Est-il possible qu’il y ait connu Pierre ? Il s’en souviendrait forcément : un homme d’un mètre quatre-vingt-dix, ce n’est pas banal. Hier, je me suis proposée d’accompagner le médecin dans sa tournée. Il semblait flatté. Il doit me prendre pour une de ces jeunes femmes avides de se frotter au prestige d’une blouse blanche, une de ces auxiliaires improvisées, la plupart citadines, friandes de nouveautés. La guerre est dure pour tout le monde, pour les soldats en première ligne, mais aussi pour tous ceux qui restent, attendent, organisent, travaillent, soignent ou enterrent… principalement des femmes. Bientôt, les cimetières seront pleins. Il paraît même qu’on raccourcit les cercueils pour pouvoir en enfouir davantage. Un frisson me parcourt quand j’imagine mon Pierre, si grand, réduit à une portion congrue au fond d’une boîte. Mes nuits sont traversées d’un cauchemar récurrent. Tout commence avec l’arrivée des gendarmes, qui me présentent une lettre, cette fameuse lettre que tout le monde redoute, et je suis convaincue à ce moment-là qu’en plus du chagrin je vais devoir subir l’opprobre des villageois et supporter leurs commentaires : « Pensez, il n’est même pas mort au combat  ! » Et puis, on descend son cercueil de la charrette… Pierre, mon Pierre, impropre à rejoindre les sépultures des héros, tout juste bon pour la fosse commune.
Mais à ce jour, ni lettre ni cercueil n’ont fait de moi une veuve officielle. Alors, entendre parler du bagne m’offre une lueur d’espoir. Et tout en massant ces pauvres bougres, je me repasse au mot près les explications données par le médecin militaire. Les condamnés sont classés en trois catégories. Les droits communs, les relégués ou multirécidivistes condamnés à perpétuité et les déportés ou condamnés politiques. Leur répartition est faite en différents camps, suivant la catégorie à laquelle ils appartiennent. Puis leur classement par profession, car le fonctionnement du bagne repose essentiellement sur le travail des détenus. À part le travail de « fatigue  », le pire de tous, on y trouve des cuisiniers, des boulangers, des jardiniers, des maçons, des menuisiers, des tailleurs, des infirmiers… tous les corps de métier sont représentés. Mais que peut bien faire Pierre là-bas ? Lui qui ne sait rien faire d’autre qu’enseigner. Lui dont les mains n’excellaient qu’à caresser mon corps ou les feuilles de vélin des cahiers d’écoliers. Le père avait tant de mal à lui faire retaper la grange ou fendre le bois pour l’hiver. « Un sacré bougre de mauviette, ton mari », me disait-il, avec son air bourru et ses yeux tendres. Il lui manque, à lui aussi, je le sais bien. Ces deux-là se taquinaient, mais l’un et l’autre se respectaient. Un pacte tacite les liait : me rendre heureuse.
Une fois la dernière botte de foin tombée des griffes de la fourche, je me couche dans le fourrage. Mes mains douloureuses sont couvertes d’ampoules. Je ne les sens plus d’ailleurs, pas plus que je ne sens le reste de mon corps. Ce corps que je ne parviens plus à aimer depuis que Pierre ne le touche plus. Je ne l’aime plus, au point de le malmener. Chaque jour, je m’oublie ainsi dans le labeur malgré les remontrances de mon père, témoin de mon épuisement. Il m’ordonne de rentrer, de cuire plutôt la soupe ou de tricoter des écharpes aux soldats. Comment peut-il me demander de m’occuper à nouveau des soldats ? Pour me punir de la désertion de Pierre ? Les soldats, j’ai encore leur odeur de charogne dans les narines, un parfum tenace, et je revois leurs tripes en lambeaux, comme celles qui dégoulinaient des mains de Gustave, le boucher de la place de Grève.
Mes nuits sont peuplées de corps mutilés et de cadavres  ; rêves renforcés par les mauvaises nouvelles qui arrivent chaque jour au village.
Qui d’entre nous n’a pas pleuré un des siens ? Eh bien, toi, me rétorquerait-on. Toi, la femme du traître, tu n’as aucun mort à pleurer. Puisque, selon eux, Pierre se planque en prison, je peux m’estimer chanceuse. Ils doivent l’imaginer passant quotidiennement du linge propre  ; interrompu dans ses parties de cartes pour de bons repas servis trois fois par jour. Ce qu’il devient ? Je n’en ai pas la moindre idée, aucune lettre ne m’est parvenue depuis onze mois, malgré le courrier quotidien que je lui adresse depuis que je sais dans quel camp il se trouve. Ces renseignements soutirés au médecin pour le compte d’une cousine imaginaire m’ont coûté ses soupirs dans mon cou, le poids de son ventre contre mon bassin. Voilà comment j’ai appris que Pierre a vu sa peine commuée en refus d’obéissance, et qu’il ne risque plus le peloton d’exécution. C’est une grande nouvelle. Si je continue d’être bien gentille avec le docteur, bientôt ses lettres me parviendront. Ça, c’est ce que j’espère. Mais le temps passe, et je désespère de voir venir le facteur.
Je ne me suis pas présentée au dispensaire depuis quinze jours. Mon père me croit atteinte de la maladie de ses vaches, qui meuglent faiblement, le pis asséché à force de ne manger que du mauvais fourrage. Comprendrait-il, pauvre homme, que mes crampes me viennent de la honte ?
J’en viens à souhaiter que Pierre soit rapatrié en métropole et traduit par le gouvernement devant un tribunal militaire. La mer est comme une immense prison qui a englouti nos rêves. Depuis hier, je rêve de rejoindre l’île de Ré pour embarquer vers Cayenne. Je m’imagine dans la fragilité de l’aube, cachée à fond de cale, comme une aventurière, coincée entre des tonneaux de vin et des sacs de farine, survivant à la houle, nauséeuse, mais de l’or plein les yeux.
Quand le soleil brûle les herbes et que, fourche en main, je ruisselle de sueur, il m’arrive d’imaginer que le vent insuffle au blé le mouvement des vagues, et sous mes yeux, alors, tout ce jaune se transforme en une immensité vert et bleu. Prise de tournis, je tangue, les jambes ployées, les mains agrippées à ma fourche. C’est alors que des papillons remplissent mes yeux et que m’apparaît le visage de Pierre souriant dans un rai de lumière. C’est à ce sourire que je m’accroche chaque fois que le médecin m’allonge sur la civière de l’infirmerie remisée derrière un rideau, et qui, dès notre affaire terminée, accueillera un nouveau mort qu’on recouvrira d’un drap blanc avant de le rapatrier chez une femme ou une mère esseulée. Je suis seule moi aussi, mais d’une solitude qu’on tait, de celle qu’on enterre définitivement sans cérémonie ni pleurs. Je remets ma blouse blanche, j’arrange mes cheveux sous ma coiffe et je pars rejoindre mes sœurs de la Croix-Rouge. J’enfouis et ma peur et mon dégoût.
L’été prend fin, mais pas les combats, au nord. Là-bas, ce ne sont que marches dans les champs défoncés par le passage incessant des troupes, de l’artillerie, de la cavalerie et des fantassins. Et quand ce n’est pas la marche forcée, ce sont des mois terrés dans les tranchées. Les pauvres bougres dorment dans la glaise et se protègent des grêles d’obus comme ils peuvent. J’ai lu dans une revue que chaque cadavre coûte trois mille francs, peu importe qu’il soit frais ou à demi enseveli. Je comprends Pierre et sa haine viscérale de la guerre, car à coup sûr chaque mort se négociera en francs. C’est ainsi que se finissent toutes les guerres. Et malgré cela, la fierté du combat est présente dans le cœur de tous, du simple fermier au plus nanti, de l’illettré au cerveau le plus instruit. Le docteur m’a dit que même les bagnards de Cayenne veulent s’enrôler. Cette nouvelle m’a crevé le cœur, elle laisse deviner qu’à côté des conditions du bagne, celles des tranchées peuvent sembler douces. Et je pleure pour mon Pierre. Alors, soigner est ce que j’ai de mieux à faire dans cette attente insupportable. La guerre finie, sans doute le rapatrieront-ils. Et même à penser que sa peine se prolonge, j’espère pouvoir le visiter, où qu’il soit dans une de nos geôles. Plus les mois passent et plus l’espoir de le revoir s’amenuise. Je le sais bien à présent, les conditions de vie au bagne se traduisent par un taux de mortalité inégalé. Le bagne est pire que tout. Et Pierre est si fragile. Comment peut-on être rebelle et si doux ? Un tempérament de feu dans des mains de velours. J’ai tant besoin de retrouver la douceur de ses mains sur mon ventre et sur mon visage. Malgré le dégoût de mon corps que me provoquent les étreintes du docteur, il m’arrive encore de rêver à nos lents effeuillages ou à nos ardeurs cannibales. »

À propos de l’auteur

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Laure Gombault © Photo DR

Laure Gombault vit en Normandie et travaille comme coordinatrice culturelle pour un réseau de bibliothèques et développe des actions en faveur des publics éloignés de la lecture. Elle est romancière et nouvelliste. On lui doit notamment Un verre avec toi (2018), Le ventre de Vénus (2020) et le recueil de nouvelles Les Sans-Gloire (2022). D’une écriture sensible, elle s’attache à des personnalités fragiles qui tentent de se libérer de ce qui les entrave, addictions, peurs, loyautés d’enfance, pour s’émanciper et vivre mieux . Elle traite de thèmes sensibles, l’alcoolisme et le désamour, l’emprise religieuse ou amoureuse, les secrets de famille ou la violence faite aux femmes. Histoires intrigantes qui vous tiennent en haleine, l’émotion vous emporte et la résilience filtre derrière les maux. (Source: Éditions souffles littéraires)

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Les simples

ÉXÉ TYPE couv+

  RL_automne-2019  coup_de_coeur

 

En deux mots:
L’abbaye bénédictine de Notre-Dame du Loup est réputée pour les soins qu’elle prodigue à la population, notamment par les médications qu’elle prépare à partir des plantes. Mais l’évêque ne voit pas d’un œil se développer cette communauté qui échappe à sa juridiction. Une guerre de pouvoir où tous les coups sont permis s’engage.

Ma note:
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique:

Une «simple» guerre de religion

Formidable roman autour d’une abbaye provençale qui suscite bien des convoitises en cette fin de XVIe siècle. Yannick Grannec nous fait découvrir les vertus des simples et les vices de la hiérarchie catholique. Diabolique!

Commençons par décrire l’endroit, car l’esprit du lieu joue ici un rôle important. Nous sommes en Provence, du côté de Vence, plus précisément à l’abbaye bénédictine de Notre-Dame du Loup. Si Yannick Grannec nous explique dans la postface qu’elle n’a jamais existé, le lecteur n’a aucune peine à visualiser les sœurs, à imaginer leur vie et leurs activités. À tel point qu’une adaptation du roman au cinéma pourrait faire un excellent film.

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Voici donc, par ordre d’apparition à l’image sœur Clémence, la doyenne, qui connaît si bien les simples et leurs vertus. Un savoir qu’elle tente de faire partager à Fleur, une oblate, c’est-à-dire «une enfant consacrée à Dieu et donnée par son père aux louventines». Une Fleur qui va s’épanouir au fil des mois et trouver sa place dans une communauté dont les règles de vie strictes n’évitent pas les sentiments bien humains de convoitise et de jalousie, sans parler de quête pour défendre ou accroître ses prérogatives, son pouvoir.
Un pouvoir que les hommes n’entendent pas laisser aux mains de ces femmes. C’est au tour de Léon de la Sine et du vicaire Dambier d’entrer en scène. Le jeune homme et son aîné sont envoyés par l’évêque de Vence, Jean de Solines, pour une mission d’inspection. Car cette abbaye bénéficie d’un statut particulier que le prélat entend remettre en cause par tous les moyens. Rappelons que la toute-puissance de l’église catholique est déjà fragilisée par les réformateurs dont les idées ne cessent de gagner du terrain. Mais Léon a encore bien des choses à apprendre et trouve bien du charme à cet endroit et à la belle Gabrielle qui, quelques temps plus tard
On va dès lors assister à un affrontement, d’abord à fleurets mouchetés, avec échanges d’amabilités, puis plus violent. Un combat durant lequel chacune des parties va jouer avec ses armes. En recueillant en leur sein Léon de la Sinne, victime d’un grave accident, et en le soignant, les sœurs vont disposer d’un argument de poids et pouvoir démontrer les vertus des simples et de leurs médications, le bien-fondé de leur mission hospitalière. Elles sont aussi dépositaires des reliques de Sainte Vérane et comme les habitants croient que la poudre de son tombeau et l’eau de sa source guérissent les malades.
L’évêque fédère quant à lui le clergé, le corps médical – qui entend interdire aux sœurs le droit d’exercer ans diplôme – et la baronne douairière Renée de Solines, sa maîtresse, qui entend monter à ces «salopes de nonnes» de quel bois elle se chauffe. La mission «récupération du fils en perdition» est lancée. Elle va donner lieu à quelques épisodes truculents et à bien des remises en cause. Mais je vous laisse apprécier par vous-mêmes et cède volontiers la plume à Gaëlle Nohant pour la conclusion: «Autour d’une trame passionnante, Yannick Grannec tisse un roman éblouissant à l’écriture poétique et implacable, dont l’humour acerbe vous réjouira avant que sa tendresse pour ses personnages ne vous bouleverse. C’est un livre puissant, qui creuse loin et vous emporte avec lui.»

Les simples
Yannick Grannec
Éditions Anne Carrière
Roman
368 p., 22 €
EAN 9782843379482
Paru le 23/08/2019

Où?
Le roman se déroule en Provence, du côté de Vence

Quand?
L’action se situe à la fin du XVIe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
1584, en Provence. L’abbaye de Notre-Dame du Loup est un havre de paix pour la petite communauté de bénédictines qui y mène une existence vouée à Dieu et à soulager les douleurs de Ses enfants. Ces religieuses doivent leur indépendance inhabituelle à la faveur d’un roi, et leur autonomie au don de leur doyenne, sœur Clémence, une herboriste dont certaines préparations de simples sont prisées jusqu’à la Cour.
Le nouvel évêque de Vence, Jean de Solines, compte s’accaparer cette manne financière. Il dépêche deux vicaires dévoués, dont le jeune et sensible Léon, pour inspecter l’abbaye. À charge pour eux d’y trouver matière à scandale ou, à défaut… d’en provoquer un. Mais l’évêque, vite dépassé par ses propres intrigues, va allumer un brasier dont il est loin d’imaginer l’ampleur.
Il aurait dû savoir que, lorsqu’on lui entrouvre la porte, le diable se sent partout chez lui. Évêque, abbesse, soigneuse, rebouteuse, seigneur ou souillon, chacun garde une petite part au Malin. Et personne, personne n’est jamais aussi simple qu’il y paraît.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com
Actualitté (Christine Barros)
L’Albatros – le blog de Nicolas Houguet
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Les sens d’Iris 


Yannick Grannec présente Les simples © Production Librairie Mollat

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Vingtième jour d’avril
À Saint-Théodore fleurit le bouton d’or

Sœur Clémence
— Fais-moi la pluie, dit Fleur. Les doigts de sœur Clémence ruissellent sur le crâne de l’enfant.
— Fais-moi le vent.
Elle souffle sur les tendres paupières, fermées d’extase.
— Touche mon cœur comme il t’aime. Sous la paume de la vieille femme, l’oiseau en cage toque avec une vigueur qu’a oubliée le sien. In manu Dei sunt. Lui seul connaît l’instant du dernier battement.
Fleur guide une fourmi de son pouce à son index, puis, lassée, l’envoie voler d’un soupir. Elle gratte une croûte sur sa joue, renifle le dessous de ses ongles, s’enivre de leur odeur rance et dit :
— Tu crois que mon père reviendra bientôt? Sœur Clémence hausse les épaules pour ne pas avoir à lui mentir, mais la fillette s’est déjà évadée vers d’autres jeux, explorer l’entrée d’une tanière ou se tresser une couronne de pâquerettes et de cistes.
La doyenne se repose au soleil de la restanque avant de repartir. Depuis le matin, elle ratisse les abords de la rivière. Le dégel a gonflé les eaux du Loup, rendant les berges glissantes et dangereuses, mais pour rien au monde elle n’aurait manqué ce jour.
Cette nuit, Vert-de-cul, le crapaud de la source, a chanté, et ce matin, alors que les murs de l’abbaye expiraient l’humidité de l’hiver en bouffées putrides, elle a vu qu’au jardin la rondette avait fleuri. Cette date n’est pas inscrite dans le calendrier, ou décidée par les astres, elle change chaque année. Il faut savoir en reconnaître le tressaillement, le premier coup de reins secouant l’apparente immobilité du paysage. C’est le jour exact où naît le printemps.
Sur les berges, sœur Clémence a récolté des brassées d’orties, d’herbe du bon soldat et les premières têtes de pas-d’âne. Elle cueille ces dernières à peine écloses et les séchera au plus vite. Trop ouvertes, elles perdent leurs vertus en mûrissant leurs graines. Ce soir, elle en composera une infusion pour soigner les vilaines toux de ses sœurs.
Sœur Clémence a baptisé cette plante «Filius ante Patrem», le fils avant le père, car elle fleurit avant de faire ses feuilles. Fleur préfère l’appeler «pas-d’âne», en pensant aux écailles de sa tige. L’enfant aime les images; la vieille femme, les étrangetés de la nature.
Son panier déborde d’asperges sauvages qui agrémenteront la collation du dîner. La fin du jeûne de carême redonne un souffle de gentillesse aux anciennes et un peu de couleur aux novices. Sœur Clémence a peu d’espoir que sa cueillette mette la sœur cuisinière dans de meilleures dispositions. Jamais les simples ne rendront aimable cette rosse. À croire que la fréquentation des fourneaux a asséché son âme.
— Quisiera cochi aqui , dit Fleur.
— Les loups te mangeraient.
La brise apporte jusqu’à elles le tintement des cloches. C’est déjà none.
Les sœurs converses célèbrent l’office divin là où elles travaillent. La doyenne se plaît à prier ainsi, les genoux agacés par le tapis de glands, de feuilles et d’épines. Deus, in adjutorium meum intende, chantent-elle à la voûte verte et bleue. Domine, ad adjuvandum me festina, lui répondent les pins dont les têtes dansent très haut, plus près du Créateur.
Elle se relève après le Gloire au Père et ses os protestent, tandis que Fleur virevolte autour d’elle, la narguant de sa jeunesse.
— Demain, nous irons au vallon obscur.
— ¡ Ahmo! ¡ Yo no voy! grogne la fillette.
La vieille taloche la petite, car elle doit abandonner sa langue étrange et elle doit apprendre à obéir. Personne n’aime le vallon obscur, même les chèvres, pourtant de nature si curieuse, mais dans l’ombre humide et inquiétante poussent les plantes qui fuient le soleil des collines.
Fleur est oblate, une enfant consacrée à Dieu et donnée par son père aux louventines. Sans dot, elle ne deviendra jamais sœur de chœur : comme sœur Clémence, elle prendra le voile brun des converses. Ora et labora, prière et travail, elle suivra la règle de saint Benoît parmi les Marthe6, les servantes de Dieu, payant par le labeur son séjour dans Sa citadelle.
Quand elles atteignent la dernière restanque, au sommet de la colline, sœur Clémence découvre que la terre au pied des vénérables oliviers est fraîchement labourée par les sangliers, là même où elle avait trouvé une belle racine de mandragore. Quel dommage ! Elle pensait venir l’extraire plus tard, une nuit de pleine lune, car il est bien trop tôt dans la saison pour la récolter.
La vieille nonne ôte la couronne que Fleur s’est tressée. Mère Marie-Vérane désapprouverait d’un pli familier de sa bouche sèche. Elle jette aussi celle que l’oblate lui a offerte. Là, les lèvres de l’abbesse siffleraient l’enfer.
— S’orner est un péché.
— Mais c’est Dieu qui donne les fleurs ! dit l’enfant en reculant.
Puis changeant comme la rivière, son visage s’illumine et elle s’écrie :
— Des visiteurs, sœur Clémence, des visiteurs ! La converse aperçoit deux centaures noirs au pied du chemin du chef de Dalmas. Le premier cavalier épuise son cheval sous son poids ; l’animal refuse d’avancer. Le second, une maigre tige, fait tourner sa monture autour de son compagnon avant de s’élancer, bras en croix, dans la longue pente qui mène à l’abbaye.

Léon de la Sine
Quand les pensées de Léon ne sont pas tournées vers Dieu, elles le sont vers sa mère. Le visage de Renée de la Sine s’immisce entre lui et son Créateur, comme une lune occultant le soleil. Il prie la Vierge Marie, espérant chasser une mère par une autre, rien n’y fait. La sienne s’installe dans ses oraisons, emmêle les versets, critique sa maigreur, ses silences, ses absences comme la froideur de sa présence, jusqu’à la somme des reproches qu’elle a à lui imputer.
Au jour du Jugement dernier, la baronne Renée de la Sine surgira d’entre les nuages pour houspiller les anges et vérifier trois fois l’équilibre de leur balance. Miserere mei, Deus. Léon se griffe le dos des mains, creusant ses mauvaises plaies. La souffrance purifiera son âme tourmentée.
Une bonne chevauchée le soulagerait presque autant qu’une mortification mais, depuis leur départ de Vence, le vicaire Dambier, piètre cavalier, l’oblige à maintenir sa propre monture au pas.
Au pied du chemin du chef de Dalmas, la carne de son compagnon renâcle davantage. Le jeune prêtre a déjà entendu les cloches. Ils ne pourront respecter la consigne de l’évêque de se présenter à Notre-Dame du Loup entre sexte et none, afin de ne pas déranger l’office divin.
Gamin, Léon traquait le sanglier avec son père dans les bois alentour. Il aimait l’odeur du sang et les cris des chiens à travers la brume ; il aimait les récits de chevalerie et de croisades, l’écho de la guerre. Habile à l’épée, rapide à la course, prompt à défendre son honneur dans les rixes avec les sauvageons du village, il s’imaginait un avenir couvert de gloire militaire. Il aurait pu éventrer quelques huguenots, mais les temps sont à la paix, alors, à défaut, il rêve du Nouveau Monde, de ces terres où l’on démontre la puissance de sa foi avec celle de sa lame.
Las ! Le cadet des Sine ne traversera jamais l’océan, sa mère en a décidé autrement. En intriguant pour le faire nommer vicaire auprès de l’évêque, elle a attaché à jamais sa main à une plume et son cul à une chaise, assis à gratter du papier.
Des huit enfants que Renée de la Sine a portés, six ont vu le jour, quatre ont marché, mais seuls deux garçons ont atteint l’âge du premier Pater. Elle a promis le puîné à Dieu, s’Il gardait en vie l’aîné, son trésor, et trente messes au clergé. Les offices payés, les deux frères ont survécu et le pacte a été honoré : Léon, gamin vigoureux et rieur, qu’on vermifugeait avec assiduité tant il ne tenait pas en place, a été envoyé vers des années de solitude noire chez les Cordeliers, tandis que Quentin, malingre et velléitaire, a reçu le titre de baron à la mort de leur père.
Léon ouvre grand les bras, serre les cuisses et tâche de se mettre en prière, abandonnant à son cheval le choix de l’allure. Peu importe que sa monture le jette à terre et qu’il se brise les os. Qu’il soit dans la main de Dieu, dans celle de sa mère ou soumis au caprice d’un animal, son destin ne lui a jamais appartenu.
Son cheval, enfin libéré, s’engage au galop dans la pente. Au loin, une robe terreuse se détache de la verdure pour se confondre avec l’ombre des murailles. Son cœur lui semble soudain étreint d’un gant de fer. Toi, Léon de la Sine, aurais-tu peur de simples femelles? « Puceau », lui souffle sa mère à l’oreille.
Puceau, il ne l’est pas. Avant d’être ordonné prêtre, il a connu la chair avec quelques prostituées, expériences qui lui ont laissé plus de démangeaisons que de plaisants souvenirs. Ses camarades étudiants l’auraient accusé d’être eunuque ou sodomite s’il ne les avait pas suivis dans leurs virées nocturnes. À sa décharge, n’ayant jamais eu de sœurs ou de cousines, il a peu fréquenté l’espèce étrange.
Les Vençois parlent des louventines avec un respect mêlé de crainte ; Renée de la Sine crache sur elles avec un mépris haineux nourri par les années de pensionnat qu’elle y a passées. «Ces corneilles m’ont appris le goût de l’enfer!»
Après d’interminables atermoiements, l’évêque de Vence, monsieur Jean de Solines, a fixé cette date de visite au début de l’octave pascale, après le dimanche de la Résurrection. «Les moniales seront affaiblies par le jeûne, mais rendues à une meilleure humeur par sa récente rupture», a-t-il spéculé. Voyant pâlir son vicaire, monsieur de Solines s’est moqué de lui: «Il n’a jamais été prouvé que les bénédictines mangent les petits prêtres rôtis.»
Il a ajouté que, d’après la rumeur, ces saintes créatures préfèrent mâchonner du papier. Elles sont procédurières, tatillonnes, jalouses de leurs droits. Elles en remontrent au notaire sur les subtilités des baux, corrigent les arpenteurs, persécutent les procureurs et sermonnent les hommes d’Église. Léon a pu lui-même constater que la correspondance de l’abbesse répondant à la demande d’inspection diocésaine était un chef-d’œuvre dilatoire. «Quelle calamité que l’instruction des femmes!» a ricané l’évêque avant de le congédier d’un revers de la main. Il lui a cependant conseillé de laisser bavasser le vicaire Dambier et d’ouvrir grand les yeux. «Mon fils, observez et rapportez.»
Au sommet de la colline, le chemin du chef de Dalmas mène au flanc nord du bâtiment. L’entrée des visiteurs s’y fait par une lourde porte de fer enchâssée dans la muraille ; celle des charrettes se situe à l’ouest, sous l’ombre d’un petit beffroi. Notre-Dame du Loup est une forteresse austère, ceinturée de façades aveugles, sans aucun des charmants agréments que le siècle a apportés. Le jeune clerc médite un moment devant les remparts bâtis à l’aplomb de la falaise: vue du fond de la gorge, l’abbaye semble un vaisseau de pierre échoué au bord du gouffre. La clôture préserve la virginité des professes, pense Léon. Mais dans leur sagesse les anciens n’avaient-ils pas avant tout construit des murs assez haut pour protéger les hommes?

Sœur Clémence
La sœur portière, qui guettait leur arrivée depuis le beffroi, déverrouille la poterne des converses sans même qu’elles aient à attendre. L’enfant traîne des pieds à l’idée de retrouver ses corvées; sœur Clémence, elle, s’illumine comme toujours d’un sentiment de reconnaissance. L’entrée des visiteurs n’est qu’une porte donnant sur une autre porte, mais celle des charrettes s’ouvre sur le paisible cimetière, semé d’un verger déjà fleuri des promesses du printemps et sur le potager, aux claies parfaitement alignées. Au fond, caché par les cyprès, se devine le bâtiment des novices et des petites, et là-bas, au bout d’une allée sableuse, le jardin des simples.
De cet éden ceinturé de murs, aucun arbre, aucun caillou ne lui est étranger. Rien n’a changé depuis son enfance, sinon les deux granges et la fabrique que l’abbesse a fait construire. Chaque embellissement blesse la vieille converse, car de sa citadelle elle aime jusqu’à la moindre lézarde. Parfois, elle s’autorise à contempler depuis la tour de guet la mer qui scintille au loin, immuable, dans sa trompeuse placidité. Elle n’a pas oublié les craquements du bois du navire, les cris, les râles et la mort qui accompagnaient la longue traversée. Mais peu importe la morsure du souvenir, la clôture la protège. Le verger fleurissait à son arrivée, il donnera encore ses fruits quand Dieu la rappellera ; seuls les êtres passent.
Devant l’infirmerie, sœur Clémence s’assoit sur le banc où l’empreinte de son derrière a, année après année, lustré la pierre jusqu’à la rendre brillante. Elle trie de son panier les asperges que la petite rapportera en cuisine, puis elle sépare l’herbe du bon soldat de ses racines: ces dernières exhalent une forte odeur épicée, comme la coûteuse fleur du giroflier. La sœur cellérière a mal aux dents: on l’entend gémir depuis des jours, même pendant l’antienne. Ni les gousses d’ail qu’elle mâche en permanence ni l’onguent à la matricaire que lui a proposé sœur Clémence ne la soulagent; l’abbesse a dû la dispenser d’office. Réduite en poudre et bouillie dans du vin, la racine de benoîte offrira peut-être meilleur effet. Elle alternera avec des figues sèches cuites dans du lait, qui feront mûrir l’abcès.
— Raconte-moi une histoire, dit l’enfant. Sœur Clémence jauge la course du soleil. Elle sait qu’avant tout la fillette mendie un dernier instant de liberté. Fleur fuit le silence et la discipline, mais elle s’y habituera. Elles s’y habituent toutes.
La vieille converse a encore du travail avant les vêpres; elle contera la légende du chef de Dalmas, une histoire courte, mais, en vérité, sa préférée. »

À propos de l’auteur
Yannick Grannec est designer industriel de formation, graphiste de métier et passionnée de mathématiques. Elle vit à Saint-Paul-de-Vence. Son premier roman La Déesse des petites victoires a reçu le Prix des libraires 2013 et le Prix Fondation Pierre Prince de Monaco. Après Le bal mécanique, parait Les simples, son troisième roman. (Source: Éditions Anne Carrière)

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