Le Mâle du siècle

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En deux mots
Après des vacances au Nicaragua qui ont tourné au fiasco, Rémy et Charlotte vont tenter de sauver leur couple en consultant une psy. Mais la thérapie de couple n’est guère plus efficace que l’agence «Love Inclusive», chargée de pimenter une relation qui part à vau-l’eau. Rémy va alors intégrer le Cercle des mâles disparus.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le Cercle des mâles disparus

C’est avec beaucoup d’humour et sur le ton de la satire que Fabrice Châtelain étudie le statut de l’homme d’aujourd’hui. En racontant les déboires du couple que forme Rémy et Charlotte, sa comédie loufoque pose de vraies questions.

Tout commence par un voyage «de rêve» au Nicaragua. Rémy et Charlotte se sont offerts une escapade dans la jungle pour vivre une belle aventure, loin du pavé parisien. Mais Rémy craint les araignées, ne supporte pas leur guide local qui ne cesse de le provoquer et trouve les commentaires des autres touristes particulièrement agaçants. Il ne le sait pas encore, mais ces vacances vont creuser un gouffre entre Charlotte – qui a envie d’un «vrai mec» – et lui.
De retour à Paris, chacun retrouve son train-train et le stress qui va avec, mais aussi le questionnement sur leur relation.
C’est alors que Charlotte décide de prendre les choses en main et prend rendez-vous chez une psy. La thérapeute avait élaboré une méthode d’«écoute active». En faisant s’allonger ses patients, elle cherchait «d’une part un discours plus libre de la part de celui qui s’exprimait et d’autre part à son partenaire d’entendre réellement les choses qui étaient dites.» Une théorie qui va très vite être parasitée par de nouvelles interrogations et par un doute croissant sur leur volonté réciproque d’avancer. D’autant qu’à la banque où travaille Rémy, l’ambiance n’est pas vraiment à la rigolade. On s’observe en chiens de faïence, on est attentif aux moindres rumeurs, on cherche à faire bonne figure, c’est-à-dire dominer le panier de crabes.
L’arrivée du gros Paulo, qui s’installe «provisoirement», ne va pas non plus dans le sens d’une réconciliation. Son modèle d’homme à lui, c’est Gabin, Delon ou Ventura, bien loin de l’image que véhicule Rémy.
Le couple va alors se tourner vers «Love Inclusive», une agence qui offre des services très particuliers: «On fait de la lecture de textes érotiques à domicile, ça marche très fort, c’est notre prestation de base. On propose aussi des séances participatives de pole dance et de striptease non-genré. (…) On effectue aussi des prestations haut de gamme et sur mesure qui consistent à réaliser leur fantasme».
La prestation high level qui est choisie va elle aussi virer au fiasco, signant la fin du couple. Rémy se tourne alors vers le «Cercle des mâles disparus», bien décidé à regagner un statut de «vrai mec». Le stage auquel il participe est du reste l’un des passages les plus hilarants du roman.
On l’aura compris, Fabrice Châtelain s’amuse et nous amuse en détaillant cette quête. Il interroge ainsi la place de l’homme dans la société post #metoo. À l’image de cet anti-héros fragile alors qu’il se rêve macho, gentil alors qu’il sent bien les injonctions qui entendent en faire plutôt un tueur, on avance à tâtons dans cette recherche du profil idéal.
Le style alerte et drôle va alors nous entraîner vers une farce loufoque, lorsqu’avec Paulo, Rémy décide d’endosser le costume des tontons flingueurs. N’est pas gangster qui veut ! Un roman qui se lit comme on suce un bonbon acidulé. C’est doux, mais quelquefois amer. Après En haut de l’affiche, un premier roman qui avait dû être décalé pour cause de pandémie, Fabrice Châtelain confirme son talent d’explorateur de notre société.

Le Mâle du siècle
Fabrice Châtelain
Éditions Intervalles
Roman
256 p., 17 €
EAN 9782369563334
Paru le 17/11/2023

Où?
Le roman commence au Nicaragua, avant de revenir en France, à Paris. On s’y déplace aussi à la campagne, jusqu’à Val-de-Reuil dans l’Eure, en passant par Heudebouville, Vironvay, Saint-Pierre-du-Vauvray.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Après des vacances désastreuses en Amazonie, le couple de Rémy Potier bat de l’aile, et sa femme Charlotte sait pourquoi: ce n’est pas un «vrai mec». Banquier sans ambition, harcelé par son patron, végétarien à mi-temps, Rémy n’échappe pas à la thérapie de couple, puis aux services de Love Inclusive, agence de réalisation de fantasmes féminins. Mais le scénario du kidnapping en limousine tourne court.
Tandis que Charlotte prend la poudre d’escampette avec un Marseillais pas très distingué, Rémy est traîné par son ami Paulo, mufle et volage, dans un stage masculiniste destiné à démanteler la « propagande » féministe et réveiller l’homme en lui. Le vrai. Malgré le fiasco annoncé, Rémy fonde avec Paulo et un des participants le « Cercle des mâles disparus ». Le but : devenir de vrais hommes, à l’image de leurs idoles Gabin, Ventura et Delon.
Mais ne se sont-ils pas complètement trompés d’époque? Le Mâle du siècle est une comédie rafraîchissante dont l’humour truculent se joue de toutes les modes et de tous les tabous.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Tu l’as lu?
Blog Lyvres

Les premières pages du livre
« Chapitre 1
Il tendit une nouvelle fois l’oreille, à l’affût, mais ne perçut que le bourdonnement lancinant de la jungle. Il inspecta encore la couche d’un regard circulaire, puis examina fébrilement les endroits où il avait repéré des interstices dans les filets. Il faillit se jeter hors du lit mais renonça à cette prise de risque inconsidérée. Pour s’échapper, il lui aurait été nécessaire de se frayer un passage dans la moustiquaire.
Et si la bête s’engouffrait dans l’ouverture à ce moment précis? Et s’il s’emmêlait dans le réseau de fils entrelacés et restait prisonnier avec elle ? La sueur lui obstruait la vue. À tout instant, il redoutait que la Sandinista lanceolatum profite de cette occasion pour grimper sur les draps à son insu.
En restant debout au milieu du lit, il avait au moins l’impression qu’il pouvait réagir en cas d’invasion. En bon phobique, il s’était pourtant renseigné sur le sujet avant le : voyage et savait que si l’araignée décidait de passer à l’attaque, il n’avait aucune chance.
Tandis qu’il tentait de contrôler sa respiration et de reprendre ses esprits, la porte de la cabane s’ouvrit enfin.
Anastasio entra gaiement dans la chambre. Sans un regard pour le «petit Français», il inspecta le sol avant de s’agenouiller pour regarder sous le lit. Il disparut quelques instants avant de réapparaître en brandissant l’araignée Comme un trophée, «Welcome to Nicaragua!» clama le guide dans un grand éclat de rire,
«Rémy, je crois que tu peux descendre maintenant», dit Charlotte, apparue dans l’encadrement de la porte.
La jeune femme s’approcha pour observer la bête,
«Viens voir, c’est impressionnant, elle a plein de pattes!»
Quand Rémy, toujours perturbé, descendit du lit, le colosse nicaraguayen se précipita dans sa direction pour lui mettre l’arachnide sous le nez en poussant un cri rauque. Rémy effectua un bond en arrière et laissa échapper un petit râle aigu de vierge effarouchée dont il eut aussitôt honte. Anastasio, hilare, s’adressa alors à Charlotte en espagnol.
«Il dit qu’Indiana Jones n’a rien à craindre parce qu’elle n’est pas venimeuse.
— Très drôle. Dis-lui qu’il peut partir maintenant. On n’a plus besoin de lui, merci. Et t’en profiteras pour lui demander qu’il arrête avec ce surnom.»
Quelques mots furent encore échangés en espagnol entre le guide et la jeune fille.
«Il me dit de te dire que ce soir, tu vas te régaler, c’est grillade de mygale en entrée, puis chauve-souris farcie.
— Hein ?!!
— Mais non, il déconne. Tu tombes vraiment dans tous les panneaux.»
Installé devant son assiette vide — comme tous les jours, le dîner avait été en réalité composé du sempiternel gallo pinto con pollo (riz aux haricots rouges accompagné de poulet) —, Rémy surveillait d’un œil inquiet le ballet des chauves-souris qui virevoltaient autour de la terrasse. Il s’agissait plus exactement d’un espace en terre battue sur lequel avaient été dispersées quelques tables en bois surmontées d’un maigre toit en tôle. Le seul avantage de l’endroit résidait dans la vue imprenable sur le Rio Papaturo, la rivière qui serpente la réserve naturelle de Los Guatuzos. Mais, la nuit tombée, le cours d’eau n’était plus visible et la «terrasse» faiblement éclairée par quelques ampoules projetant une lumière crue ne présentait que peu d’agrément. Tout autour, c’était le noir complet.
C’est dans cette ambiance un peu sinistre que se déroulaient les repas du soir. Aujourd’hui, ils avaient été les seuls convives. Les vieilles Américaines à casquettes blanches, qui s’extasiaient à chaque instant et trouvaient tout «amazing» (les iguanes, les fleurs mais aussi les baraques en bois, les enfants pauvres et le riz blanc) étaient parties la veille au grand soulagement de Rémy. Au moins, ce soir, il n’avait pas été obligé de leur faire la conversation. «Ah, votre fils vit à Boston, mais dites-moi c’est amazing ça. Et votre fille vient de se marier à Chicago?!! Olala comme c’est amazing ça aussi. Et votre mari est mort pendu dans votre cave?! Amazing… Euh non sorry Madame, c’est terrible. »
Les Italiens — une blonde décolorée à l’air hagard et à l’âge incertain et son fils, un vieux garçon d’une trentaine d’années, universitaire spécialiste des amphibiens —, ne s’étaient pas montrés lors du repas. Lui, c’était un exalté. Il poussait des cris stridents à chaque fois qu’il apercevait une grenouille. On le voyait régulièrement surgir de la végétation tel un diable de sa boîte et sauter sur la terrasse sans crier gare avec son épuisette à la main. Dès qu’il attrapait un crapaud, il se croyait obligé de venir à table pour le brandir devant les assiettes en déclinant ses noms latins et en décrivant avec force détails son mode d’alimentation. Tout ça parce que, trois jours avant, Charlotte, par politesse, avait eu le malheur de lui poser des questions sur ses travaux.
À table, Anastasio et Charlotte conversaient devant un album photographique représentant des papillons et insectes locaux. Afin de ne pas totalement exclure Rémy de leur échange, elle lui montrait, de temps à autre, la photographie d’un coléoptère ou d’une chenille. En retour, il feignait vaguement de s’y intéresser, puis se replongeait dans une morne rêverie entrecoupée par l’inspection angoissée du toit de fortune fait de branchages dès qu’il entendait un bruit suspect.
«Il propose un night tour sur la rivière. Seulement quarante dollars par personne, on y va? proposa Charlotte.
— Seulement quarante dollars par personne! Avec une somme pareille tu fais vivre une famille de quatre enfants pendant un mois.
— Justement, il en a plus besoin que nous.
— Mais il est célibataire!
— Bon, tu fais quoi ?
— Je sais pas. Je suis fatigué et je me sens poisseux, j’aurais bien pris une douche.
— Allez, c’est un truc à voir. Tu ne vas pas rester comme un con dans la cabane.»
La barque à moteur progressait avec lenteur sur la rivière étroite et sinueuse faiblement éclairée par un projecteur fixé à l’avant du bateau. Plongé dans les ténèbres, le Rio Papaturo évoquait un décor de film fantastique propice à l’apparition de créatures surnaturelles. On pouvait s’attendre à tout instant à voir un génie maléfique ou un monstre visqueux émerger des eaux. Les arbres, courbés et noueux, paraissaient se refermer sur eux un peu plus à mesure de leur avancée, donnant l’impression angoissante que leurs branches finiraient par les envelopper tout à fait. Quand le guide arrêtait le moteur, un silence épais s’abattait sur les lieux. Alors, seuls quelques hululements isolés et de légers bruissements étaient perceptibles, sons étranges qui chargeaient l’atmosphère d’une menace sourde. Rémy pensait à toutes ces vies invisibles et grouillantes qui peuplaient la forêt, mais qui restaient sournoisement cachées. Des feuilles gigantesques remuaient à la façon ondoyante des algues marines sur les deux rives tandis que des formes indistinctes et furtives semblaient se mouvoir dans l’eau noire et boueuse. L’esprit le moins disposé à la paranoïa pouvait constater que la menace pouvait surgir de partout. Seul le ciel bas constellé d’étoiles constituait une vision réconfortante.
Le guide fit arrêter une première fois le bateau pour contempler un genre de hibou, qui les fixa d’un œil méprisant. Puis, après avoir examiné les eaux sombres pendant quelques instants, il enjamba la barque, fit quelques pas dans la rivière peu profonde et plongea les mains dans l’eau avant d’en ressortir triomphalement un bébé caïman. Évidemment, le guide proposa à Rémy de prendre le reptile affolé dans ses bras quelques instants, tandis qu’il lui maintiendrait la gueule ouverte. Quand le jeune homme déclina la proposition en souriant d’un air crispé, Charlotte se porta aussitôt volontaire. Anastasio proposa d’immortaliser l’exploit. Un flash éclaira la nuit. Après avoir balancé le caïman dans la rivière, le guide désigna la jeune femme du doigt en proclamant: «You are the man of the couple ! Indiana Jones is not a real man!»
La blessure narcissique fut instantanée et Rémy se renfrogna le reste de la traversée. Au retour, ils croisèrent une nuée de petites chauves-souris. Il leur fallut se baisser et se couvrir les cheveux, les rats volants, comme les appelait Rémy, les frôlèrent, en accompagnant leur passage d’un sifflement désagréable. Rémy s’efforça de rester digne afin de ne pas donner prise à de nouveaux quolibets d’Anastasio qui l’observait avec son sourire en coin. L’éclairage de la lampe donnait l’impression à Rémy que deux fentes brillantes lui jetaient des maléfices.
Il soupçonnait que le baroudeur local nourrisse une véritable haine à son égard. La veille, ils avaient marqué une pause bien méritée dans leur excursion pour déjeuner d’un «gallo pinto à la Anastasio» (boule de riz pâteux, os de poulet enrobés d’une mince couche de chair desséchée et haricots bouillis). Charlotte s’était éloignée de la petite clairière où ils étaient installés sur des troncs d’arbres s’enfonçant dans la boue pour faire pipi. La jeune femme à peine partie, la physionomie du guide s’était transformée. Son visage s’était fermé. Rémy avait bredouillé quelques mots afin d’éviter qu’un silence gênant ne s’installât, mais l’autre était resté mutique. Il l’avait fixé d’un air sombre, puis s’était emparé de sa machette et s’était mis à jouer avec, à trancher les bouts de bois qui se trouvaient à ses pieds. Au bout de quelques secondes qui avaient paru interminables à Rémy, Anastasio avait interrompu son manège pour lui dire: «French revolution. I like it. Decapitation, good thing. Some people deserve to be. You know…»
Le guide avait accompagné ses paroles d’un geste éloquent avec sa machette à la hauteur de son cou.
Un frisson avait parcouru l’échine de Rémy. Heureusement, Charlotte était vite revenue. La conversation avait ensuite roulé sur l’Histoire de France. Anastasio qui, pour une raison inconnue, faisait une fixette sur Napoléon, «le Simon Bolivar français», voulait savoir si c’était bien ce dernier qui avait fait guillotiner Louis XIV.
Après coup, Rémy s’était dit qu’il avait peut-être exagéré les choses et que le but du guide n’était pas de l’intimider. Charlotte lui avait souvent reproché ce qu’elle nommait ses accès de paranoïa. En tout cas, il était certain que le guide jouissait de le voir en difficulté.
Une pluie tropicale s’abattit sur eux. Les trombes d’eau menaçant leur frêle embarcation, Anastasio en profita pour avertir Rémy que la pluie faisait sortir les caïmans et les rendait agressifs. Il accompagna ses propos d’une grosse bourrade dans le dos du jeune homme qui manqua de le faire basculer par-dessus bord.
De retour dans la cabane, la tension était palpable. Rémy, trempé jusqu’à l’os, lança à Charlotte:
«Les prochaines vacances, c’est Club Med à Agadir, on est d’accord?
— Mon pauvre Rémy, c’est quoi ton problème? T’as été un peu mouillé, c’est ça?
— Non, mais entre l’araignée, les chauves-souris, la pluie, et l’autre qui se fout de moi à longueur de journée, c’est tout sauf des vacances!
— Ah, c’est sûr que t’es pas Indiana Jones…
— Tu vas t’y mettre toi aussi? T’es au courant qu’il est complètement taré Anastasio. Je suis sûr que si je restais seul à seul avec lui pendant une heure, il me ferait la peau.
— Arrête un peu ta parano. Il est adorable. Mais je sais pourquoi tu réagis comme ça. T’es jaloux!
— Moi, jaloux de ce bourrin ?
— Oui, tu es jaloux parce que c’est un vrai mec, lui!»

Extraits
« En guise de préambule, elle leur traça les grandes lignes de sa thérapie. Elle n’était qu’un simple intermédiaire, un arbitre bienveillant qui allait tenter d’instaurer un nouvel équilibre dans leur couple par son «écoute active». Il leur appartenait d’accomplir le vrai travail. Elle prit connaissance de leur charte et félicita Rémy pour sa concision et son sens des priorités. Elle y vit la marque d’un être nourri de spiritualité se concentrant sur les choses essentielles de l’existence et lui demanda s’il était bouddhiste ou s’il avait une appétence particulière pour les livres de Pierre Rabhi. S’ils n’avaient pas de questions, elle leur proposait de commencer la séance à proprement parler. Rémy s’enquit alors des tarifs et des modes de paiement, tandis que Charlotte interrogea la petite souris sur les délais dans lesquels une amélioration notable de leur relation pourrait être espérée. Puis, la thérapeute les pria de s’allonger chacun sur une banquette et de fermer les yeux. Elle avait élaboré cette méthode qui permettait d’une part un discours plus libre de la part de celui qui s’exprimait et d’autre part à son partenaire d’entendre réellement les choses qui étaient dites. » p. 53

« Éléonore, pourvu d’un sens du contact inné qui l’avait tout de suite mise à l’aise, plaisantait et riait facilement. Tactile, elle n’hésitait pas à lui toucher le bras pour donner plus de poids à un propos et même à lui taper dans sa main dans un accès d’enthousiasme.
La directrice de l’agence l’avait d’abord fait parle d’elle, de sa vie et, bien sûr, de sa relation avec Rémy avant de lui donner des précisions sur les services de l’agence
«On fait de la lecture de textes érotiques à domicile, ça marche très fort, c’est notre prestation de base. On propose aussi des séances participatives de pole dance et de striptease non-genré. Nos sœurs clientes ont la possibilité de choisir sur photographie les intermittents du spectacle qui nous font le cadeau de faire partie de notre team. Voilà, ça ce sont nos “basic services”. Pour nos sœurs les plus audacieuses, on effectue aussi des prestations haut de gamme et sur mesure qui consistent à réaliser leur fantasme, Donc, on rencontre la sœur, elle nous parle de ses désirs, nous on ne juge pas, on n’est pas là pour ça, on lui dit ok ma belle, on va voir ce qu’on peut faire avec ton budget. On lui fait des propositions, c’est interactif et super enrichissant On scénarise ensemble la séquence pour que celle-ci se déroule exactement comme la sœur l’a imaginée, en ajoutant seulement un ou deux éléments imprévus. Pour ces prestations high level, qui mobilisent une véritable équipe de professionnels (scénaristes, comédiens, costumiers voire cascadeurs), les tarifs sont évidemment en rapport avec nos efforts et nos investissements, mais jamais aucune sœur n’a regretté d’avoir franchi le pas. Au contraire, 100% d’entre elles reviennent. Quand on a commencé à goûter au fruit défendu…» dit Éléonore en ponctuant son discours par un sourire complice. Quand celle-ci finit par lui avouer qu’une des prestations les plus demandées était l’enlèvement avec supplément bondage et relation sexuelle «faussement non-consentie» avec son ou sa partenaire (préalablement briefé(e) quant à la marche à suivre), Charlotte avait eu du mal à cacher son trouble. À partir de ce moment, son choix était fait. Elle avait pourtant continué à écouter Éléonore poursuivre son laïus étayé par d’autres exemples de jeux de rôle incluant des pratiques dont elle n’avait pas soupçonné l’existence et qui ne furent pas sans la choquer. » p. 73

À propos de l’auteur
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Fabrice Châtelain © Photo DR

Fabrice Châtelain est avocat au barreau de Paris. Après En haut de l’affiche (2020), il a publié Le Mâle du siècle (2023). (Source: Éditions Intervalles)

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Le salon de massage

PINGEOT_le_salon_de_massage  RL_automne_2023

En deux mots
Un couple qui bat de l’aile, la routine de son métier d’enseignante en primaire… Souheila choisit de se changer les idées et de se faire du bien en prenant un abonnement dans un salon de massage. Mais son petit secret va être éventé le jour où la police découvre un curieux trafic: les clientes ont été filmées à leur insu et les cassettes vendues.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Qui s’occupe de mon corps?

Mazarine Pingeot s’est emparée d’un fait divers, la captation à l’insu des clientes de leurs séances de massage et la vente des enregistrements, pour évoquer ses sujets de prédilection, le rapport au corps, le machisme ambiant et le statut de la femme dans notre société. Un roman qui frappe fort et sonne juste!

Souheila peut être satisfaite de sa vie. Elle a réussi à sortir de sa banlieue. Après avoir enseigné à Nevers, elle a réussi à se faire muter à Paris et à s’installer dans l’appartement parisien de Rémi. Un compagnon agréable et attentionné. Qui a même noté que depuis quelques temps elle avait l’air un peu triste. La raison de ce vague à l’âme est à chercher dans la routine qui s’est installée au fil des jours et ne lui offre guère de liberté. A tout prendre, sa vie était plus exaltante quand ils se voyaient le week-end, entre Nevers et Paris. «Nous pouvions profiter l’un de l’autre les fins de semaine et, de fait, c’était comme si nous n’avions partagé que des vacances ensemble: marché le samedi, promenade le long du canal Saint-Martin, expo parfois, cinéma, restaurant ou dîner à la maison après avoir préparé minutieusement et ensemble un poisson coûteux, faire l’amour. Tel était le programme: enviable.»
Désormais, il lui fallait se battre pour trouver des plages de solitude, des instants de liberté.
Après un dîner entre amis et une discussion sur l’utilité ou non d’une psychanalyse, elle s’amuse à lister ce qu’elle pourrait faire avec l’argent des séances. C’est peut-être le prix du massage – 50 euros – qui l’a décidée à accepter de confier son corps à une asiatique pour un massage à l’huile. Et de souscrire dans la foulée un abonnement pour dix séances. Chaque semaine, ce soin fait du bien à son corps et à sa tête. Un petit jardin secret qui va voler en éclat le jour où la police la convoque pour lui expliquer qu’elle est victime d’un trafic. Les propriétaires du salon filmaient les séances de massage et vendaient les enregistrements à des clients pervers.
Aux côtés de l’enquêteur, elle doit visionner le film et confirmer sa présence. «Certes, il ne m’était pas agréable de m’être fait blouser. Mais cet instant de trouble que j’avais éprouvé assise à côté du policier, épaule contre épaule, à regarder ensemble mon corps de dos, mes fesses et mes bras abandonnés continuait de m’habiter et de me mettre dans un état second.»
Alors dans ce cas, est-il légitime de porter plainte? Après tout, elle ne s’est pas vraiment sentie victime. Qu’en penserait Rémi? Et les autres femmes qui fréquentaient le salon de massage?
La seconde partie du roman va chercher les réponses à ces questions, va confronter Souheila a d’autres points de vue. Et l’obliger à chercher sa propre vérité.
La confrontation avec les autres clientes filmées durant leurs séances de massage et la création d’un collectif de victimes est une partie passionnante de ce roman, car elle permet de découvrir qu’il y a bien des manières d’aborder cette affaire et qu’il n’y a pas en la matière une vérité qui s’imposerait à toutes et à tous. Les unes sont féministes, radicales, les autres plus mesurées. En fonction de sa vie, de son passé, des circonvolutions de son histoire familiale, un même événement peut être perçu avec une tout autre sensibilité. Souheila ira même jusqu’à se rapprocher du mari de l’une des plaignantes, psychanalyste et observateur discret de ce gynécée. Une manière aussi d’affirmer son indépendance, de laisser libre voie à ses désirs.
C’est en creusant vers ses racines au Maroc que Souheila trouvera finalement une forme d’apaisement.
C’est la finesse d’analyse et l’absence de manichéisme qui fait la richesse de ce roman. Et si pour Souheila ce scandale marque certes un point de bascule, il ouvre aussi quelques perspectives, dont certaines vous surprendront. Avec ce nouvel opus qui s’inscrit dans la droite ligne de Se taire, Mazarine Pingeot réactualise l’antienne un corps sain dans un esprit sain.
À l’instar de Maria Pourchet avec Western, elle fait souffler un vent de liberté iconoclaste sur la France post #metoo.

Le salon de massage
Mazarine Pingeot
Éditions Mialet Barrault
Roman
320 p., 21 €
EAN 9782080419903
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi le Maroc avec Tanger et Larache, Djibouti, Sarcelles, Nevers ainsi qu’une escapade dans le sud passant notamment par Arles.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tout va bien pour Souheila. Ou, plus exactement, rien ne va mal. Alors, qu’est-ce qui la pousse à entrer dans ce salon de massage thaïlandais à deux pas de chez elle, qu’elle n’avait jamais remarqué? Et pourquoi n’en parle-t-elle pas à Rémi, l’homme avec qui elle partage sa vie ? C’est la question à laquelle elle va devoir répondre quand un scandale éclate, qui met au cœur de l’attention le salon de massage et ses clientes.
Souheila, plus à l’aise dans l’ombre et les interstices, se voit contrainte de se rapprocher de ces femmes avec lesquelles elle ne partage rien, si ce n’est d’avoir été victime des mêmes trafiquants. Mais être victime est-il suffisant pour créer des liens? C’est pourtant par le biais de ce petit groupe que Souheila rencontre un homme qui va bouleverser le cours de son existence, l’obligeant à faire des choix, elle qui s’en remettait au hasard.
Avec une plume saillante et un humour mordant, Mazarine Pingeot s’attaque ici aux sujets les plus brûlants de notre époque.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France 3 IDF


Mazarine Pingeot présente «Le salon de massage » © Production Éditions Mialet Barrault

Les premières pages du livre
« I. Rémi
Après Nevers
Je venais d’avoir 28 ans et un poste à Paris dans une école du XIIe arrondissement – quartier tranquille dont l’ambiance me rappelait Nevers, là où j’ai commencé à enseigner. Je connaissais Paris pour y avoir fait mes études. Ce n’était pas nouveau pour moi, je n’y débarquais pas comme une provinciale apeurée ou au contraire curieuse de tout et qui va au-devant du danger. J’avais aimé la province bien plus que je ne l’avouais à mes amies ou à mon compagnon. Secrètement j’en nourrissais une nostalgie qui me donnait un air blasé, un air de Parisienne.
Je n’étais pas mécontente pourtant de vivre dans cette ville de façon autonome: un ami, un salaire, un deux pièces. Sur le papier, je cochais toutes les cases. Et j’ai toujours trouvé étrange cette expression de comptable ou de QCM, comme si la vie pouvait être quadrillée en autant de biens à posséder ou de niveaux à atteindre. Un jeu vidéo. La réussite comme une somme de petites victoires déjà orchestrées par l’algorithme et qui distribue les gagnants et les perdants non pas en fonction de leurs talents, mais de leur adaptabilité aux consignes. J’ai joué des heures à des jeux dont la finalité revendiquée était d’augmenter mon QI. Je sais ce que c’est que de jouer contre une machine. Et d’obtenir des récompenses. Rémi en était une.
Vingt-huit ans, en couple avec Rémi, une titularisation dans la capitale = avoir des enfants dans l’année qui suit. Et ce n’est pas un bonus, mais une simple étape vers la victoire finale. Tout le monde me l’assurait. Cela semblait être une science partagée par les autres, et n’importe quel autre, du membre proche de la famille au collègue à peine rencontré, entre l’évidence ancestrale que le terme générique de «savoir de grand-mère» résume à peu près et la connaissance poussée des statistiques que maîtrise un sociologue spécialisé dans la démographie française. Un halo scientifique, donc, poussait les uns et les autres à me prédire un nouveau-né dans l’année.
Et cela ne me réjouissait pas.
Des enfants, j’en instruisais toute la journée. En faire un par moi-même ne ressemblait pas à une épiphanie, au but de toute une vie ou encore à la norme attestée par les uns et les autres, tout au plus la matière première d’un métier que par ailleurs j’affectionnais. Je n’étais pas contre l’enfance, et supposais qu’un enfant à soi ne produisait pas les mêmes affects – souvent négatifs – qu’une vingtaine de bambins, assez peu au diapason sinon pour pleurer à l’heure de la sieste. Il y a d’autres choses dans la vie que la reproduction, l’enfance, l’éducation et la
profession ; il y a d’autres choses que le couple, les amis, les futurs dessinés par des courbes et des sorcières qui lisent dans le marc de café. Il y a également soi-même.
Je ne verserai pas dans cette nouvelle religion qui tend à faire de soi la divinité à laquelle tout sacrifier – et en l’occurrence ce n’est plus du sacrifice, puisque se faire passer avant les autres ne requiert aucune forme d’abnégation. Je déteste également toutes ces expressions d’un moi malheureux et tout-puissant, si fier du trauma subi, revendiquant son mal-être comme si c’était un exploit sportif. J’ai accompagné toutes les marches des fiertés tant qu’elles étaient collectives, puis abandonné les combats quand ils se sont singularisés pour devenir des exercices de narcissisme. Je ne me détournais pas des autres par amour excessif d’un moi que j’aurais idolâtré et dont j’aurais exigé la reconnaissance immédiate. Je n’identifiais pas plus le moi à une image à promouvoir comme une marque de savon. Mais j’avais plutôt à cœur de m’offrir un espace à moi seule, un espace sans cri, sans demande, sans reproche, un espace où mon corps serait un objet de plaisir sans qu’il devienne par la même occasion l’enjeu d’un pacte ou d’un contrat, garant d’une réciprocité. Un espace vide, un espace non productif (mais payant), un espace où je m’oublierais, alors même que je mets ce moi au centre, mais pour mieux le dissoudre: un salon de massage.
J’entends déjà la critique. Capitalisme. Luxe, voire luxure. Argent jeté par les fenêtres. Égoïsme. Exploitation. Je l’entends si bien que je me la suis formulée dans toutes ses variantes. Aucune d’entre elles n’a pourtant su me faire renoncer. Je vais une fois par semaine me faire masser dans le salon thaï à deux rues de chez moi. Personne ne le sait. Personne ne le savait jusqu’au jour où le scandale a éclaté.
Arrivée à Paris, j’étais triste. Pourtant, partager enfin ma vie avec Rémi que je ne voyais que les week-ends lorsque j’habitais encore à Nevers aurait dû me réjouir. Mais ces allées et venues entre la gare de Nevers et celle de Bercy me manquaient déjà. Cette vie entre deux villes m’avait permis d’expérimenter le couple à mi-temps et de regarder des films sur l’Afghanistan tard le soir tout en m’autorisant un tout petit verre de whisky dès que j’étais enfin seule.
Nous pouvions profiter l’un de l’autre les fins de semaine et, de fait, c’était comme si nous n’avions partagé que des vacances ensemble: marché le samedi, promenade le long du canal Saint-Martin, expo parfois, cinéma, restaurant ou dîner à la maison après avoir préparé minutieusement et ensemble un poisson coûteux, faire l’amour. Tel était le programme: enviable. Je ne travaillais pas. Interdiction d’ouvrir mon ordinateur durant ces deux jours sacrés.
J’aurais deux heures de train pour préparer mes journées à l’école Pierre-Bérégovoy.
À Nevers, il m’arrivait de me coucher tôt. J’aimais passionnément cela, ne rien devoir à personne, boire des verres avec les autres instituteurs que j’avais rencontrés, ou pas. Me coucher à 22 heures ou à 1 heure du matin, en fonction de mon envie. C’est peut-être grâce à cette double vie que j’ai appris à écouter ce désir et à lui accorder une certaine légitimité. Voire une force de décision, mais uniquement dans des moments précis de la journée. De même que je faisais respecter aux enfants les «temps calmes», je m’obligeais à respecter le «temps du désir». Il n’était pas très gourmand, et ma tendance à contrôler les choses ne lui était pas toujours favorable. Aussi l’ai-je cantonné à ces heures du jour, sanctuarisant dans la semaine des créneaux pour ne rien faire. Ou faire quelque chose. En fonction de lui. Mon Désir.
Cet aménagement du temps n’était pas compatible avec Paris, avec Rémi. Il empiétait nécessairement sur ces heures que j’étais obligée de reconstituer en volant ici ou là un petit quart d’heure, cinq minutes, une errance sans logique entre l’école où j’enseignais et mon appartement. Je dessinais des courbes pour ne pas marcher droit. La ligne la plus courte provoquait chez moi des crises de panique. J’aimais chercher à me perdre, même si c’était pour de faux – mon sens de l’orientation me rattrape toujours, c’est pénible. Nous nous étions donc installés dans ce 48 mètres carrés qui était le sien et que je connaissais déjà, mais comme une chambre d’hôtel. Rien d’absolument neuf dans cette nouvelle vie. Au début, nous avons continué à acheter du poisson au marché, à cuisiner et à sortir. Mais le travail a repris ses droits.
Et comme je n’avais plus de trajets en train pour terminer mes préparations de la semaine, j’ai commencé à organiser mon emploi du temps le dimanche soir, puis le dimanche après-midi. Rémi en a profité pour aller courir, ou regarder un film d’action en mettant ses AirPods. Nous sommes devenus paresseux sous le paravent du devoir.
Ces petits glissements sont imperceptibles. Les signaux ne clignotent pas, on se contente d’une routine, on l’apprécie même, elle est reposante.
Pourtant, je ne pouvais me le cacher: j’étais triste.
Je riais moins, je ne buvais plus de petit whisky en regardant des documentaires sur l’Afghanistan, je me couchais à peu près à la même heure tous les soirs et, maintenant que nous avions plus de disponibilités, nous faisions moins l’amour. Mais surtout, je n’arrivais plus à me sentir ailleurs, sinon en réaction, par fuite. Je ne parvenais plus à retrouver cet état second où le désir prenait les commandes et où je lui cédais tout, même s’il n’exigeait pas grand-chose. Et comment l’expliquer à Rémi? J’ai besoin de ne rien faire, de ne rien exiger de moi, de me laisser marcher dans la rue, toute seule, sans qu’on me parle, en écoutant de la musique ou pas, sans qu’on m’attende, sans qu’on me demande où je suis.
J’ai besoin de disparaître par intermittence. Tel est mon équilibre. Rien ne se passe, je n’ai pas de crimes à avouer et, lorsque je rentre, je suis apaisée.
Après tout, certains profitent de ces moments pour tromper leur conjoint ou changer de sexualité. Ce n’était pas mon cas. Et je n’aurais su définir la nature exacte de ce désir. Il n’avait même pas la saveur de l’interdit, il ne serait entré dans aucune case du QCM ou du comptable et il n’y avait rien à en dire – précisément parce qu’il devait s’en tenir à ce rien, cette atmosphère qu’une certaine mélodie aurait pu traduire. Une atmosphère atmosphérique. J’avais besoin de ce climat qui n’était pas un climat intérieur, puisque précisément mon intériorité s’ouvrait alors de telle façon qu’elle épousait ce qui l’entourait.
Pourquoi le massage plutôt que la psychanalyse?
Un soir, Rémi et moi avions invité nos amis à dîner, et la conversation avait tourné autour de la difficulté de vivre à Paris: les couples présents se plaignaient de leur logement exigu, les célibataires de ne pas trouver de conjoint malgré les applications, toutes essayées jusqu’à l’usure. Pour moi qui venais de quitter la Nièvre, leurs lamentations sonnaient comme des caprices d’enfant gâté.
Nous avions déjà descendu quatre bouteilles (pour sept, ce qui reste correct), quand Marianne a trouvé l’explication à nos plaintes sans objet. La névrose.
Ce n’était pas révolutionnaire de la part d’une psychologue, et ce n’était pas la première fois qu’elle nous analysait sauvagement. Je lui demandai si la névrose parisienne avait
quelque chose de spécifique par rapport à la névrose de province. «Elle est moins contenue.»
Cette réponse me plut. Pourtant, j’avais l’impression de l’exact inverse: c’est ma vie qui était contenue, pas ma névrose.
Puis elle se mit à parler du trauma, du fait que
nous étions tous traumatisés même si nous ne le savions pas. Que la naissance était déjà en soi un traumatisme. Que le bonheur était une illusion. Elle commençait à avoir le vin mauvais. Agathe s’est alors insurgée, le bonheur était possible malgré nos traumas et nos névroses, sinon à quoi bon faire une psychanalyse? «Mais la psychanalyse ne promet pas le bonheur, a répondu Marianne, tendue. Elle promet la vérité.» J’ouvris de grands yeux: la vérité, le bonheur? Faut-il choisir? Lequel des deux mérite qu’on y consacre du temps et de l’argent? Et de fait,
la question de l’argent vint sur le tapis.
— C’est un peu cher pour ne pas trouver le bonheur, non ?
— Ça dépend du prix que tu accordes aux choses.

Pour des gens saouls, c’était d’un bon niveau. Je demandai alors :
— Mais combien ça coûte ?
Rémi me regarda, pensif.
— Ça dépend, répondit Marianne, c’est variable.
— Variable en fonction du problème ?
Elle ne sourit même pas, elle ne m’écoutait pas.
— Ça peut même être remboursé. Mais tu ne t’en tires pas à moins de 50 euros la séance, ça c’est sûr.
Mentalement, je calculai tout ce que je pouvais acheter avec 50 euros – trois séances de cinéma l’après-midi (ou cinq en matinée), deux pulls chez H & M, un billet d’avion sur Ryanair quelle que soit la destination… Je me rendis compte du bilan carbone de mon inventaire. Et renonçai. Au fond, il n’y avait pas tant de choses que ça à acheter pour 50 euros, sinon bien sûr la nourriture, le gaz, l’électricité et toutes choses nécessaires pour survivre, et je me demandai si la vérité méritait qu’on lui sacrifie la survie ou si c’était le bonheur qui avait ce privilège. Je m’égarais. Moi aussi j’avais bu.
Ils en étaient à évoquer, pour ceux qui l’avaient pratiquée, leur analyse. Rémi racontait comment ces deux ans de thérapie l’avaient sorti de la dépression qui guettait, elle avait déjà gâché la vie de sa mère et de sa grand-mère. C’était à titre préventif, car il n’avait jamais «capitulé». Et puis il m’avait rencontrée. Et il avait arrêté. Étais-je la vérité ou le bonheur, me suis-je demandé. Ali parlait quant à lui d’ethnopsychiatrie: il ne l’avait pas pratiquée lui-même, mais il connaissait une femme de ménage marocaine qui voyait des djinns quand elle passait le pas de sa porte et n’arrivait plus à rentrer chez elle. Elle avait été guérie par une assemblée de psychanalystes versés dans les différences culturelles qu’emprunte la magie, assis en face d’elle comme si elle passait un oral. J’avais l’impression d’avoir déjà entendu cette histoire et je doutais qu’il connaisse vraiment cette femme de ménage marocaine. Mais
l’anecdote valait le coup. Et je renonçai à le questionner sur son lien de parenté ou d’amitié avec elle, d’autant que ça m’était égal.
Quand tout le monde fut parti, Rémi, tout en
rangeant les assiettes dans le lave-vaisselle, me demanda, l’air de rien:
— Ça ne te dirait pas, toi, d’aller t’allonger?
Je sursautai.
— M’allonger?
— Oui, enfin, aller voir un psy…
— Mais pourquoi?
— Je ne sais pas, tu as l’air un peu triste ces
derniers temps, et je m’y connais en dépression.
— Oui, je sais, tu l’as rappelé tout à l’heure, une
affaire de famille…
Mais il prit mal ma remarque, jeta les dernières assiettes dans l’évier et partit se coucher.

Comme tous les jours, je sortis de l’école à
17 heures mais fis un détour pour ne pas me retrouver directement nez à nez avec le Franprix qui m’aurait imposé de faire les courses. J’avais mal à la tête, la soirée de la veille avait vu finalement défiler huit bouteilles. Je les avais comptées au matin.
Toute la journée je m’étais traînée dans la classe, essayant de répondre aux sollicitations. Amina, «mon» ATSEM, a vite vu que j’étais patraque et a pris une partie des choses en main. Je lui ai promis une bouteille, obnubilée par celles que j’avais dû descendre à la poubelle «verre» en deux voyages.
Mais elle m’a répondu, gênée, qu’elle ne buvait pas. Ce que j’aurais pu deviner – elle remettait son foulard à peine le portail de l’école franchi. Je m’excusai, me sentant stupide. Et proposai des chocolats à la place. Mais elle me dit de ne pas m’en faire, ça arrive d’être fatiguée et c’était son métier de donner un coup de main. C’est vrai, ça arrive. Mais j’avais l’impression que je l’étais souvent, fatiguée, et qu’en plus, c’était ma faute. Je l’aimais bien, Amina. Elle ne se plaignait jamais alors qu’elle avait mille raisons de plus que moi d’être épuisée. J’étais
persuadée qu’elle n’avait jamais fait d’analyse.
C’était un préjugé, sans doute. Je m’en voulus d’être si pleine d’idées toutes faites. «Vous avez déjà fait une analyse, Amina?» me suis-je lancée. Elle a souri, «Pas besoin!» Je fus impressionnée par la spontanéité de sa réponse et passai le reste de la journée à me demander comment on pouvait «ne pas avoir besoin d’analyse». Certes, un grand nombre de personnes n’allait pas voir de psy, pour autant, n’en avaient-ils pas besoin?
Je songeais à l’éventualité d’aller «m’allonger»
quand je tombai sur la devanture d’un salon de massage devant lequel j’étais déjà passée mille fois. Juste à côté du préjugé «une ATSEM tunisienne ne fait pas d’analyse» en traînait un autre, lamentable: salon de massage = prostitution.
Qu’avais-je à perdre? Je sonnai. La porte était
fermée à clé, ce qui n’augurait rien de bon. Pourtant, une femme asiatique (de quel pays, je n’aurais su le dire si ce n’est l’intitulé du «salon de massage thaï», mais qui pouvait tout aussi bien employer des Chinoises, des Vietnamiennes ou des Tibétaines) m’ouvrit et me demanda dans un français approximatif si j’avais rendez-vous. Je balbutiai un non désolé, frappée par la conscience de ma soudaine folie, mais elle me fit entrer: «Pas grave, pas grave, place.» Puis elle me présenta les différentes prestations imprimées sur un dépliant jaune et noir: massage à l’huile, massage thaï, réflexologie, massage du crâne. Ça sentait l’encens et la lessive. La salle d’attente était peinte en marron et des bouddhas dorés priaient,
assis confortablement en lotus sur leurs grosses jambes. Hormis le carrelage au sol rose et vert, je trouvais le décor pas si mal. Propre en tout cas. Et ce dépliant très professionnel. Pas du tout «prostitution». Je n’avais pas encore l’intention de passer une heure en ces lieux, du moins l’intention consciente, quand je tombai sur les tarifs: 50 euros le massage à l’huile. Je ne peux pas expliquer ce qu’il se passa alors, mais une décision fut prise. Malgré moi. Voilà à quoi j’allais employer les 50 euros de la thérapie
recommandée par Rémi et plébiscitée par tous mes amis alcooliques: à m’enfermer dans une cabine moite pour qu’on s’occupe de moi, et pas même de moi, mais de mon corps, abandonné, offert à la palpation de la main experte d’une femme qui ne me parlerait même pas, à qui je n’aurais pas à parler.
Installée sur la table de massage, le visage coincé dans l’anfractuosité du coussin, je fermai les yeux et me laissai aller. Bien sûr, la première fois fut équivoque. Si j’éprouvais la douceur et la force de la pression de sa main sur mes épaules, mon dos, mon crâne en soupirant d’aise, j’observais en même temps chacun de ses gestes et le cérémonial d’un «massage à l’huile», encore sur le qui-vive – à l’affût du moment où, sous sa prise, je serais violée, torturée, tuée peut-être, ou bien oubliée là et montrée du doigt, objet de moqueries de tous les habitants de l’immeuble, – j’étais attentive aux possibilités que mon cerveau imaginait en même temps que mes muscles se détendaient. Ce qui donna lieu à une expérience paradoxale. J’avais dépensé 50 euros pour un demi-plaisir, et cela par ma faute. Je m’étais dédoublée au lieu de m’abandonner. Mon Désir avait failli tout en obtenant des miettes.

Je remerciai la femme comme si elle venait de me sauver de la noyade et sortis ma carte bleue. La dame me demanda alors si j’étais abonnée. Abonnée? Il était donc possible de revenir, voire de devenir une «habituée». Le spectre de la prostitution s’éloignait, toutes les peurs s’étaient dissoutes dans l’huile chaude, puis dans ce petit dialogue tout ce qu’il y a de plus normal entre une prestataire et une cliente.
Non seulement je ne m’étais pas fait avoir, mais en plus j’étais promue: je tenais à la main une carte d’abonnement qui, certes, me coûtait 500 euros payables en trois fois sans frais, mais qui m’offrait au bout du voyage un massage gratuit. Est-ce que les psy procédaient de la sorte? Non non non non non.
Je sortis euphorique: trop d’émotions contradictoires. La crainte de l’inconnu bravée, la traversée de cette heure hors du temps et de la ville, la conscience d’un égoïsme insensé, l’angoisse d’avoir jeté de l’argent par la fenêtre, le plaisir coupable acheté à prix d’or, la culpabilité d’avoir fait travailler une immigrée peut-être sans papiers et le halo de secret qui entourait tout ça, comme si j’avais passé un pacte avec une sorcière – j’en éprouvais une joie intense. Je savais que j’avais trouvé là l’espace pour que s’apaise mon Désir. Un lieu où nul ne pouvait deviner ma présence, fermé aux regards, soustrait à la vie quotidienne, au couple, aux amis, un lieu à moi mais sans moi, où je pouvais mettre en veille mon esprit dès lors que celui-ci ne serait plus occupé à anticiper tous les pièges qu’un siècle de cinéma avait permis d’inventorier. À vrai dire, je ne détestais
pas non plus me faire peur, surtout pour une issue aussi heureuse: je sortais saine et sauve du salon de massage thaï, délestée de 500 euros, mais avec une carte déjà tamponnée qui était pour moi comme un talisman.
Je n’eus même pas besoin de justifier l’heure de mon arrivée. Rémi m’avait pourtant appelée plusieurs fois. J’ai prétexté une réunion de dernière minute à l’école pour évoquer le cas du petit Tony, un enfant difficile et qui avait des raisons de l’être.
Mais la misère sociale ne justifiait que dans une certaine mesure qu’il morde au sang ses camarades. En l’occurrence, cet incident s’était passé la veille et je n’avais pas eu le temps de le raconter à Rémi. Il y a un Dieu pour les massages.

Pendant la nuit
Lorsqu’il s’est endormi, j’ai repensé à cette séance.
Ma peur au début d’entrer dans ce bouge – le salon thaï de mon quartier est loin du spa luxueux d’un hôtel cinq étoiles qui fait la promotion d’une marque de produits de beauté –, le sentiment de dépaysement que j’avais ressenti après avoir fermé la porte derrière moi, assurée qu’on pourrait s’occuper de moi alors que je n’avais rien prémédité, le frisson lorsque j’avais enlevé mes vêtements, ne sachant pas trop où les poser dans l’obscurité de la pièce, optant pour ce qui s’apparentait à un petit tabouret en bois, enlevant mes boucles d’oreilles et les coinçant dans la poche de mon jean, retirant mes bagues une à une, chacune racontant une histoire – mon premier amoureux, mon deuxième amoureux, un voyage au Mexique –, me retrouvant nue, exposée. Je m’étais
observée alors, dans cette pièce qui sentait l’humidité, me demandant quel était le sens de ma vie.
Sur la table de massage était déposé un string jetable: je l’enfilai du mauvais côté et le déchirai par mégarde en le retirant. Je dus garder ma culotte, sans savoir comment expliquer ce mouvement de rébellion à la masseuse. Je m’étais alors couchée sur le ventre, épuisée, le visage enfoui pour échapper à toute justification. Moi qui voulais passer pour quelqu’un d’habitué, une professionnelle du massage en quelque sorte, presque une amie de la maison, j’en étais pour mes frais. Mais l’instant d’après, je retrouvai mes préventions et me félicitai de ne pas avoir obéi à l’injonction silencieuse du string.
Je revis chaque instant et les différentes scènes qui se présentaient à mes yeux. J’avais interprété chaque bruit, les chuchotements dans une pièce mitoyenne, le téléphone qui sonne en vain. J’étais apparemment la seule cliente ce jour-là. Fallait-il y voir un signe?

L’évidence de la nature du salon: une maison close ou une entreprise fantôme pour blanchir de l’argent?
Enfin j’avais entendu la porte s’ouvrir et se fermer aussitôt. Une présence furtive s’était activée autour de moi. Elle m’avait demandé si j’avais mal quelque part, du moins est-ce ce que j’avais compris. Je m’étais empressée de la satisfaire: partout! J’avais mal partout, surtout au dos. Cela m’avait semblé être une justification nécessaire à ma présence. J’évitai les grandes phrases, anticipant le fait qu’elle ne me comprendrait pas, comme lorsqu’on parle à des enfants la même langue qu’eux, croyant faciliter l’échange.
Puis je m’étais tue, confuse de ma manière de faire, de ma manière d’être et de mon imagination vulgaire. J’avais décidé de me laisser faire.
Tout mon corps réagissait à ses mains calleuses dont j’aimai immédiatement la texture. Lorsqu’elle remonta le long de mes jambes vers mes fesses, je ne savais plus si j’espérais qu’elle s’y aventure ou si je le redoutais. Mon corps s’ouvrait et se détendait, mon esprit commençait à son tour à lâcher prise.
Elle s’en tint au bas des fesses, puis au bas du dos.
Rien dans son attitude ne laissait penser que son métier eût un aspect sexuel. D’ailleurs, il était bien noté sur une feuille imprimée et scotchée au mur que toute demande explicite serait sanctionnée par la loi. J’ignorais de quelle loi il s’agissait mais commençais à considérer que cette activité était tout à fait normale: masser était un métier à part entière, tout à fait distinct de «pratiquer des actes sexuels payés». Et au fond, qu’est-ce que ça pouvait bien me faire, n’était-ce cette vulnérabilité du corps nu allongé et offert…
Quand elle s’en prit à mes cheveux, le délice m’arracha quelques râles. Je découvrais le plaisir infini que me procurait cette main sur moi: un soin, une attention, une technique, et les extrémités de mon corps en alerte, avides. Peut-être était-ce le souvenir des doigts de ma mère m’épouillant pendant des heures. Comme j’aimais cela! Qu’elle cherche, gratte, tire, scrute, quadrille, sillonne. Comme j’aimais cela!
Des heures durant dans l’herbe du pré où des chevaux broutaient, quand nous partions en vacances chez ma grand-mère dans le Berry.
Il y a longtemps.
Parfois celle-ci prenait les choses en main et
m’asseyait d’office dans la cuisine, peigne à la main. C’était moins agréable, mais tout de même. Les heures passaient dans ma tête, sur mes cheveux, à la racine.
J’aurais souhaité que ça ne s’arrête jamais. Mais elle cessa. Son geste se suspendit. Elle se frappa les mains. Fini. Il fallait revenir au monde.
Dans mon rêve, cette nuit-là, des êtres dont
j’ignorais l’identité et le sexe s’invitèrent pour me caresser, me pénétrer, me gratouiller, m’embrasser.

L’atmosphère était rouge et ouatée. Il faisait chaud, je transpirais.
Je me réveillai sereine, le corps apaisé. J’étais si contente de moi. Mais il faudrait attendre la semaine prochaine, peut-être même celle d’après. Et comment faire? Appeler pour réserver sans savoir si ce jour-là j’en aurais envie ou non? Passer à l’improviste, comme la première fois, et courir le risque de ne pas avoir de place? Ce problème technique m’inquiéta toute la journée. Je le remis à plus tard.
De toute façon, je ne pouvais pas dépasser 50 euros par semaine.

Rituel
La deuxième fois allait me faire découvrir un autre aspect du salon: le tenancier était un homme. Je me félicitai de ne pas l’avoir su avant d’acheter mon abonnement. Ainsi y avait-il un vieux mâle blanc qui exploitait des Thaïlandaises (ou des Chinoises ou des Vietnamiennes) en attendant le chaland et en bavardant avec lui tandis qu’elles suaient sang et eau enfermées dans leurs cabines minables à écouter une musique en boucle censée promettre l’évasion.
J’étais en colère et perplexe. Les doutes quant à la nature de la boutique revinrent. Il était assis là, sans rien faire. Il se leva bruyamment pour regarder dans son carnet s’il y avait de la place pour moi: «Vous avez de la chance, une annulation de dernière minute», puis il appela un prénom impossible à prononcer: «Xiouaix, tu prends la dame», ni s’il te plaît ni merci. J’étais mortifiée d’être ainsi «imposée» à la pauvre fille qui ne pouvait pas refuser. Et qui disait qu’elle n’en était pas déjà à son vingtième massage après avoir fait trois heures de trajet depuis sa lointaine banlieue où elle devait cohabiter chez un marchand de sommeil avec ses collègues afin de diviser le loyer? Je me vis dans le rôle de l’exploiteuse occidentale, seulement soucieuse de son bien-être, sans aucune attention à la misère se déployant sous ses yeux et dont elle tire profit.
Pourtant, une fois dans la cabine, mes scrupules s’estompèrent. Certes, j’employai une voix mièvre et gentille pour manifester ma solidarité et compenser par ma sollicitude la rudesse de sa vie, mais dès qu’elle toucha mes pieds, j’oubliai la peine et l’exploitation, le capitalisme mondialisé, la haute finance et les ateliers clandestins, la traite des femmes et l’esclavage des enfants. Tout se libéra en moi, mon corps s’offrait aux mains expertes tandis que mon esprit pouvait vaquer n’importe où, nulle police dans ce lieu inconnu de mes amis, de ma mère, dans ce lieu moche qui représentait pourtant une enclave extraterritoriale dans ma vie d’institutrice de 28 ans en couple et sans enfant.
En sortant, j’avais l’impression d’avoir voyagé. Il y avait bien toujours cette petite tristesse de la fin, …

Extrait
« Je retardais le moment de tout raconter à Rémi. Ça se bousculait dans ma tête et je devais y mettre de l’ordre : s’il y avait une enquête, c’est qu’il y avait crime, d’une manière ou d’une autre, et regarder des femmes nues se faire masser à leur insu relevait visiblement de cette catégorie dont je m’apercevais qu’elle était large.
Mes séances de massage allaient-elles être rendues publiques ? Et sous quelle forme ? Ce que j’avais voulu garder hors de vue allait-il être exposé aux yeux de tous et me donner un nouveau statut ? Je ne savais pas encore lequel – celui de victime peut-être, il avait employé le mot. Toutefois, à part y voir un terme technique, je ne comprenais pas bien à quoi il pouvait correspondre – je n’éprouvais rien de tel, pas encore peut-être, me disais-je, il faudrait du temps pour assimiler les informations, m’avait prévenue le policier, la « sidération » bloquait toute émotion. J’avais enregistré ces explications au cas où j’en aurais eu besoin. Mais je ne me sentais nullement sidérée. Interloquée, oui, peut-être, car il s’agissait d’un sacré événement dans ma vie, un événement dont j’ignorais encore la nature, qui allait sans aucun doute déplacer un certain nombre de choses. Et cette irruption de l’imprévu me plaisait. Quelque chose se jouait autour du salon de massage depuis le début, je l’avais senti, deviné, j’avais un lien anormalement fort à ce lieu. Certes, il ne m’était pas agréable de m’être fait blouser. Mais cet instant de trouble que j’avais éprouvé assise à côté du policier, épaule contre épaule, à regarder ensemble mon corps de dos, mes fesses et mes bras abandonnés continuait de m’habiter et de me mettre dans un état second.
Bien sûr, si je regardais les choses objectivement, c’était une catastrophe : j’aurais l’obligation de passer du temps au commissariat, lieu sordide dont le carrelage était du plus mauvais goût.
Je devrais raconter ma vie, expliquer mes séances, mes relations avec les masseuses et avec Michel, le gérant, mettre des mots sur des impressions, rendre compte de mon Désir, le donner en pâture à une justice aveugle, répondre de moi. Je me voyais devant un tribunal à tenter de justifier la raison de mes rendez-vous réguliers dans ce lieu interlope et chercher le mot juste pour qu’il ne puisse pas être remis en cause, et le juge, insatisfait de mes réponses, se demandant comment une petite institutrice pouvait se payer le luxe d’un massage par semaine, certes pas dans un palace cinq étoiles, mais tout de même, et pourquoi ce besoin de plaisir, n’étais-je pas satisfaite dans ma vie ? Quel égoïsme pervers me poussait à faire une chose pareille, qui plus est en secret ? Tout le monde assisterait à la séance d’humiliation, je perdrais mes amis, mon compagnon, seul mon chat me tiendrait compagnie.
À l’idée que Rémi apprenne tout ça, j’en avais des frissons. Est-ce que la rumeur irait jusqu’à l’école ? Est-ce que les parents d’élèves réclameraient mon renvoi pour avoir vu mes fesses huilées dans une vidéo virale sur Internet – fuites dont le policier me jurerait qu’il n’y était pour rien ? » p. 74-76

À propos de l’auteur
PINGEOT_Mazarine_©DRMazarine Pingeot © Photo DR

Philosophie, romancière et scénariste, Mazarine Pingeot a écrit une quinzaine de livres dont Bouche cousue, Se taire, Et la peur continue. (Source: Éditions Mialet Barrault)

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Tout s’écoule

VIGNE_tout_secoule  RL_automne_2023 Logo_premier_roman

En lice pour le Prix du premier roman 2023

En deux mots
Gilles, pilote de ligne, part pour quelques jours à Detroit. Il retrouve la ville qu’il a connu au temps de sa splendeur et qui se bat désormais pour ne pas mourir. Une ville qu’il va parcourir avec Luc, son nouvel amant, dans un temps hors du temps. Une parenthèse désenchantée.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Detroit est comme un conte et un abîme»

Dans son premier roman, Antoine Vigne raconte la vie de Gilles, pilote d’avion, qui atterrit à Détroit. Cette ville décadente, dans laquelle il déambule avec son Luc, son nouvel amant, est à l’image de sa vie.

Gilles n’est plus dupe. En prenant les commandes de son long courrier, il sait que ses rêves d’enfant se sont évanouis, que l’aventure et la découverte du monde se sont dissous dans une société consumériste qui voyage toujours plus, qui enfile les destinations comme les photos dans leurs smartphones, sans véritablement chercher un sens à ses déplacements. Aujourd’hui il retourne à Détroit, ville qu’il a découverte au temps de sa splendeur dans les années 1990 et qu’il retrouve balafrée, défigurée par le déclin de l’industrie automobile.
«Cette friche n’en est pas une
Cette campagne n’en est pas une
Ces étendues vertes au long des avenues — il y avait des maisons là et là, partout, sur tous ces espaces vides, ces terrains
vagues, ces pelouses improvisées
Des populations, des tramways, des cafés, des théâtres, des familles, des histoires sordides ou gaies ou solitaires, des parades des véhicules, des amoureux, des enfants courant après un chien
La vie
D’une métropole
décomposée»
Au hasard de ses déambulations, il croise les stigmates d’une destinée, échange quelques mots avec des habitants désabusés et finit dans un bar où il trouve Luc, un autre Français venu convoyer des œuvres d’art. Il finira la nuit en sa compagnie. Puis partagera avec lui les quelques jours qui lui restent dans le Michigan.
«Ils parlent
longtemps
du Michigan d’abord puis de Trump, de l’Amérique contemporaine,
de ses travers, de ses errements,
du capitalisme mondial,
le désastre écologique,
et la violence,
les grands combats de l’époque».
Ensemble, ils revisitent la ville, parcourent les musées, se dévoilent. Pourtant ils pressentent que leur liaison ne durera pas, savent que le temps des belles promesses est terminé. Que l’avenir s’assombrit. Que cette parenthèse est désenchantée.
Ce choix de composer son roman en vers libres permet à Antoine Vigne de séquencer son texte en impressions, sentiments, émotions. Mais ce travail sur la langue lui permet aussi de trouver des images fortes – des punchlines, comme on dit aujourd’hui – qui résument en quelques mots cette Amérique divisée, cette ville qui est passée en quelques années de la grandeur au désastre, et sa vie construite autour de la figure du père parti trop vite et dont il a sans doute plus fantasmé les leçons que réellement apprises.
«Les bars en Amérique sont des gueuloirs»
«L’homme est une dérive, un virus,
tout ce que nous touchons est abîmé»
«Sans le doute il n’y a que la violence».
Après Là où nous dansions de Judith Perrignon, nous voilà une nouvelle fois invités à arpenter les rues de Détroit, devenue malgré elle la ville symbole des excès du consumérisme et de ses conséquences. Mais là où la romancière mêlait les voix et les époques, Antoine Vigne préfère les images et les sensations. Comme cet étage d’un étage qui s’effondre et ne laisse derrière lui, après un instant de sidération qu’un nuage de poussière. Cette poussière où nous retournerons tous…
Mais en filigrane, un second thème apparait, l’homosexualité, qui semble être un sujet récurrent en cette rentrée littéraire avec notamment Un empêchement de Jérôme Aumont, Plexiglas d’Antoine Philias ou encore La prochaine fois que tu mordras la poussière de Panayotis Pascot, sans oublier La vie nouvelle de Tom Crewe. Ici le romancier l’aborde avec tendresse. Mais il paraît qu’il faut prendre garde à la douceur des choses…

Tout s’écoule
Antoine Vigne
Éditions Bartillat
Premier roman
164 p., 20 €
EAN 9782841007554
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Détroit. On y évoque aussi les bords de Loire, entre Tours et Angers puis Paris et de multiples voyages et escales dans le monde et notamment à New York.

Quand?
L’action se déroule des années 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Ce roman raconte l’histoire de la rencontre entre deux hommes à Détroit au cours d’un week-end. L’un, Gilles, est pilote, l’autre, Luc, conservateur de musée, ils ont vingt ans d’écart, ils ne se reverront peut-être pas mais c’est dans ce creux que se joue leur intimité furtive. Autour d’eux, il y a Détroit, l’architecture, le monde, les questions de l’enfance et de la perte, du corps et de la religion, du doute aussi.
Écrit en vers libres, Tout s’écoule évoque les blessures du temps, les souvenirs qui remontent à la surface, l’immensité architecturale d’une des plus grandes villes américaines. Antoine Vigne a su créer un univers d’une tonalité particulière qui confère à ce roman son originalité, pleine de charme. Tout en grâce, il a su exprimer le mystère d’une relation faite de différence et d’incommunicabilité dans une mégalopole américaine à l’histoire mouvementée.
Détroit joue ici un rôle essentiel dans l’amitié complice entre les deux protagonistes. Tout s’écoule, aussi bien le fleuve, le temps que l’amitié ou l’amour.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Cette histoire n’est rien. Un moment volé au temps. Quelques heures entre l’Atlantique et Détroit, suspendues dans la chaleur de l’été au-dessus de l’asphalte désagrégé des rues. Le rêve d’une ville en décadence, la vitrine de nos échecs et de nos faillites, le fossé dans lequel on ne cesse de jeter les corps dépecés des exclus et des abandonnés. Le monde tel qu’il est. Un chaos perpétuellement renouvelé que nous cherchons sans cesse à rationaliser pour lui donner un sens et satisfaire notre fantasme d’équilibre, Et au creux duquel nous inventons nos vies.

Les gros porteurs sur le tarmac
Le soleil moite et vitreux dans la chaleur du matin
L’été
Les camions qui passent sur l’autoroute, larguant leur lot de pollution qui décolore le ciel
Les avions qui descendent vers Roissy, arrivant de partout
De Madrid, Sydney, New York, Toulouse ou Conakry, de Rome et de Düsseldorf, de Tunis et du Caire,
Ces vols qui parlent de l’Europe et d’ailleurs, de notre société mondiale, des échanges et du tourisme, de ce que nous sommes devenus, des voyageurs que rien ne peut contenter, aveuglés par leurs miles
Oui, on dit miles, tout le monde le dit, la langue elle-même s’est liquéfiée

Gilles, assis dans le cockpit
Aux commandes du Boeing
La machine lourde, impensable, qu’un levier suffit à emporter dans les airs
Comment sommes-nous arrivés à ce degré de technicité ?
Ce rêve de l’homme qui ne fait plus rêver
Devenu évident, commun
Abîmé par l’argent lui aussi, les profits indécents des compagnies aériennes qui vendent des slogans aguichants, promettent l’horizon et n’offrent que des sièges chaque jour plus exigus
Et des écrans
Des écrans pour tous alors qu’à l’extérieur il y a le ciel, les nuages, l’Océan, la vision de la Terre, des plaines, des rivières, des villes, l’ouate lourde et dense dont on ne sort pas toujours

Gilles donc
Pilote de ligne
Abîmé dans sa routine
Les derniers réglages, les données du fret, des passagers, la météo sur le parcours, le plan de vol, long couloir invisible qu’ils suivront pendant dix heures
Et là-bas
De l’autre côté de l’Atlantique
La destination, le point d’arrêt
Détroit
Cité fantôme dont ne restent que des ruines

Un copilote absent ou presque
Quelques mots échangés
Des vérifications encore
Et toujours le soleil en suspension derrière le pare-brise de l’avion, lourd et épais,
Un astre de plomb tombé dans une mare translucide

Les pistes bondées
Des véhicules qui vont et viennent entre les portes et les ponts entre les avions, embarquant et débarquant des passagers
Et puis l’attente derrière les parois de verre des terminaux
Par groupes, par famille, par destination
Les voyages organisés, les touristes solitaires, Les hommes, les femmes d’affaires,
Ceux qui attendent en lisant sur leur siège et les autres
Tous les autres
La foule grouillante et piétinante
La fourmilière d’individus
Nous sommes ces corps, ces planètes minuscules, ces univers entiers enfermés dans la chair,
Toujours inquiets de nous-mêmes, nos destinées,
le temps qui passe, la vie promise
comme une épiphanie,
Brûlure indélébile
Qui pourtant nous entraîne

Gilles les regarde
Tous, derrière la paroi de verre
Il suffira d’un mot et ils s’engouffreront dans le sas
S’installeront
Coussins, oreillers, iPads, iPods, écouteurs
Jeunes, vieux, grands, gros, tranquilles ou énervés
La foule du quotidien
La foule qui vole et qu’il observe chaque fois
Il fait partie du tout, il le sait, le système
L’immense chaîne qui tourne chaque jour un peu plus vite
Enserrant la Terre
Cordon d’asphalte, de câbles, de drones, d’avions, d’immeubles,
De villes et de frontières, lignes invisibles, balafres sanglantes sur lesquelles viennent se briser les destins des plus pauvres
On dit toujours «les plus pauvres» comme s’ils étaient un tout étranger à nous-mêmes
Et l’assemblage tourne, il emporte ses passagers
Pour propulser des ventes, des rendez-vous, des vacances, des images d’Instagram, des achats, toujours plus d’achats
Un tourbillon insensé dont tout le monde sait qu’il faudrait
l’arrêter
Entraîné par les rires des puissants, des ayants,
Les décideurs du temps,
Nos guides, nos prêtres suprêmes
Qu’on entend sur les radios, les réseaux
Exhibant leurs vies, leurs succès, leurs visages cadrés
sur des séjours idylliques que nous ne nous lassons pas d’observer, de commenter, d’envier, d’imiter
Nous sommes assoiffés de leur or

Des messages échangés avec la tour de contrôle puis l’attente
sur la piste
La chaleur qu’on perçoit à travers la vitre
La lumière change, transperce la pesanteur de l’air, scintille
sur l’aile
Le métal blanc
Les avions avancent un à un comme de gros animaux allant à la pâture
Suivant les lignes aux sols
Les marquages du béton
Nos sociétés sont ainsi, des couloirs arrangés entre des pelouses rousses où gambadent des lapins rescapés
Enfin vient l’envol
Les roues se détachent du sol
Les ailes tanguent
La matière résiste, cabre, s’étonne, s’apaise
On entend le bruit des soutes se refermant sur les trains d’atterrissage
Suit le silence

À l’intérieur, la vie reprend – les écrans s’allument, les sièges s’abaissent, les oreillettes se branchent, le personnel de bord va et vient – mais est-ce la vie quand tous se ruent sur la même chose, que les hublots se ferment, et se répète à l’infini la comédie des slogans publicitaires censés nous expliquer que notre sécurité prime, tout est fait pour nous
Juste pour nous
Et nous savons, nous acceptons le mensonge
Nous le laissons traîner, rôder autour de nous
Pensant qu’il n’est rien, une nuisance tout au plus,
Un murmure qu’il est possible d’ignorer, d’oublier
Mais il reste là, il nous assiège, il nous traque
Il nous pénètre, nous salit
Boue quotidienne
Résignation
Compromission
Renoncement à tout ce qui nous fait
humains

Les côtes de Normandie, la botte inversée du Cotentin Gilles aime ces premiers moments
La première heure
La montée dans l’azur
Les champs qui diminuent
Le pays se dévoile avec ses routes, ses rivières, ses villes, ses forêts, le grand kilt agricole aux couleurs dorées ou vertes — c’est encore la France
Et puis la mer, le premier saut
Le moment où le panorama change, l’horizon s’agrandit Nous sommes plus haut, l’air est plus vif
Il reste l’Angleterre, les bocages se succèdent, la côte de Cornouailles,
Précédant l’appel du large, l’Irlande
Les détails s’estompent
Et le dernier saut, le grand cette fois,
L’écume autour des roches, du granit, des falaises, du monde
C’était le monde pendant des siècles, des millénaires
qui s’arrêtait là, se jetait

dans le vent
dans le bouillonnement des vagues
dans l’éclatement de l’Océan
sur l’élément solide

Les mêmes impressions
Fugaces
Mouvantes
Exaltantes
Répétées à chaque vol, chaque décollage
Il a essayé de les livrer, les expliquer au copilote
Lui exprimer ce qu’il voit, ce qu’il sent au contact du monde par le dessus
Ce n’est pas la première fois
Il lui vient toujours cette tentation, ce désir, mettre en mots la vision, les images en lui,
la puissance du vent contre la carlingue, la sensation de l’impondérable, la fièvre d’être aux commandes,
le vertige de suivre les pas de Mermoz, John Glenn, Armstrong et tous les autres
Il a essayé
Souvent
Écouté aussi, ses copilotes, ses amis, des passagers,
Ceux qui racontent leurs visions, leurs émotions, les mêmes exacts moments du décollage, la Terre s’éloigne, on perd les champs de vue, la lumière se répand, devient évidente
Ceux qui savent le formuler
Ou n’ont pas peur de se raconter
Sa mère disait que c’est impudique
On ne s’exhibe pas lorsqu’on est un homme,
On garde en soi, c’est mieux
Elle avait tort mais il est trop tard pour se défaire des habitudes, les habitudes apprises trop tôt, le tout machiavélique de l’éducation qui impose ce que d’autres ont déduit de leur expérience,
les frustrations, les peurs, le mal-être,
les désirs aussi mais l’équilibre est trop précaire
Il sait pourtant qu’il n’est pas le seul
à ressentir ces émotions, les attendre, les désirer, les vivre comme un appel, un accomplissement, une pause qui force à regarder, à intégrer, ingérer le monde, la vision
— Toujours Ce mot
Nous sommes les mêmes
Tous
Y compris et surtout dans la manière dont nous nous pensons uniques, dont nous pensons avoir une sensibilité que n’a nul autre, des dons, des idées, des enthousiasmes, des ivresses,
des perceptions de la réalité
Nous nous persuadons avoir une destinée
Un destinée…
On nous a trop promis
On nous a trop dit «tu es choisi», «tu es enfant de Dieu qui t’aime comme nul autre»
On nous a gavés de cette idée de l’unicité qui porte, emporte, nous fait lutter, chercher, résister mais nous écrase aussi, nous impose une conception trop grandiose
De ce que nous sommes vraiment
Cette idée de nous-même magnifiée, glorifiée, déifiée
Un destin à accomplir, nous trouver, nous éloigner de la masse
Alors que c’est dans La masse, la chair, la communauté, la banalité de nos émotions et de nos angoisses
Que nous sommes vraiment
Ce que nous sommes

Il y revient souvent

Dans le cockpit
Ou ailleurs, le soir, face à l’écran, dans le tumulte incompressible des messages, des textes et des images postées sur Internet,
sur les réseaux,
Tous et toutes les mêmes dans nos fascinations, nos enthousiasmes, nos exagérations,
Des troupeaux transportés par avion d’un point à l’autre
Et qui, peut-être, parfois, par intermittence, apercevons le sublime,
Soulevons le voile aurait dit Hegel
Puis le reposons,
Retombons dans la trivialité de nos vies, l’anonymat des corps, le travail, la paresse, la fatigue, l’insatisfaction

Des étoiles aux feux clignotants
La Chèvre dans le ciel d’été

Un message de contrôle
Le copilote lui parle, le tire de sa rêverie
Les ailes tanguent, ajustent la trajectoire
Le parcours se dessine sur leur écran — encore un mot qui revient
Il ne reste rien

Rien

Que le ciel
Le ciel sans fin »

Extraits
« Cette friche n’en est pas une
Cette campagne n’en est pas une
Ces étendues vertes au long des avenues — il y avait des maisons là et là, partout, sur tous ces espaces vides, ces terrains
vagues, ces pelouses improvisées
Des populations, des tramways, des cafés, des théâtres, des familles, des histoires sordides ou gaies ou solitaires, des parades des véhicules, des amoureux, des enfants courant après un chien
La vie
D’une métropole
décomposée » p. 26

« Ils parlent
longtemps
du Michigan d’abord puis de Trump, de l’Amérique contemporaine,
de ses travers, de ses errements,
du capitalisme mondial,
le désastre écologique,
et la violence,
les grands combats de l’époque
— Nous sommes des monstres, des parasites Gilles écoute, sent Luc en train de s’enflammer tout seul,
entend des mots auxquels il songe souvent lui-même mais qu’il préfère généralement ne pas employer
Il a les mêmes instincts, la même colère vis-à-vis de ce qu’il voit,
L’idée inepte que la richesse constitue le but ultime des sociétés, et tout ce qui en découle implicitement, toute la folie du monde contemporain, ses aberrations et ses compromissions,
Les ventes d’armes que personne ne peut arrêter parce qu’il faut bien rester au top, parce que la technologie qui en résulte est garantie de domination » p. 65

À propos de l’auteur
VIGNE_Antoine_©Jean_PoderosAntoine Vigne © Photo Jean Poderos

Antoine Vigne est un auteur français. Né en 1973, il habite à New York depuis 1999. Historien et spécialiste des questions d’art contemporain et d’architecture, il a publié des ouvrages et des articles ayant trait à ces domaines, notamment un essai consacré à Le Corbusier, ainsi que deux romans pour la jeunesse. Tout s’écoule est son premier roman. (Source: Éditions Bartillat)

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Les poumons pleins d’eau

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Lauréate du concours Bookmakers © Production Arte Radio

En deux mots
Le père de Claire s’est donné la mort. Une fin tragique à laquelle sa fille ne se résout pas. Alors, elle fait revivre cet homme fantasque en explorant sa vie, ses souvenirs, ses rêves. Alors cet homme-poisson continue de nager à ses côtés.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La solution est aqueuse

Dans ce premier roman qui fait revivre un père qui s’est suicidé sous la forme d’un poisson, Jeanne Beltane dit avec poésie la relation père-fille, la difficulté du deuil et la force des rêves. Joliment construit, cette plongée fantastique est aussi un bel hommage.

En collaboration avec Arte Radio, Nicolas Mathieu avait proposé aux auditeurs le challenge suivant: «Faites exister un personnage sans le décrire et en 1.000 mots.» La lauréate de ce concours était Jeanne Beltane. Elle s’est appuyée sur ses premiers mille mots pour enrichir son récit et en arriver à ce premier roman.
Les poumons pleins d’eau est une réflexion originale, à la fois dans sa construction que dans son style, sur la relation qui unit un père et sa fille. Il y est question de deuil et de la douleur de la perte, de métempsychose et de réincarnation, mais aussi d’échange et de dialogue par-delà la mort. Ajoutez-y une touche de fantastique, quelques poissons et un rat et vous aurez le cocktail absurde qui fait le sel de cet inclassable quête.
Tout commence par une partie de pêche. Un minuscule poisson argenté, qui se faufile au milieu des silures, est hameçonné. L’épinoche finira dans un aquarium où la jeune fille qui l’a attrapé peut tout à loisir l’observer.
On retrouvera l’épinoche plus tard dans le récit, le temps de comprendre qu’il symbolise le père dont Claire fait le deuil.
C’est sur la plage de Saint-Malo qu’une amie le fait revivre. L’ayant bien connu, elle raconte à sa fille l’homme qu’il était, fantasque et excessif. Au tabac, à l’alcool et au cannabis, il ajoutait volontiers une bonne dose d’adrénaline. Cigarettes, alcool, cannabis. C’est ainsi qu’il a sauté d’un balcon pour honorer un pari, qu’il s’est lancé sur une piste de ski sans se soucier des autres ou encore qu’il plongé dans une piscine pour enfants posée sur une dalle de béton. À chaque fois, il a frôlé la mort.
Alors Claire ne peut pas comprendre pourquoi il a choisi de se suicider. Alors Claire refuse cette mort. D’ailleurs, il n’est pas mort puisqu’il partage ses rêves qui, insérés au fil des chapitres, donnent une autre image de cet homme.
Jeanne Beltane a choisi une écriture poétique pour poursuivre une relation que la mort ne saurait entraîner vers le néant. En remontant à l’origine, dans le liquide amiotique, elle peut nager aux côtés de cet homme-poisson.
Chargé de jolies métaphores, l’écriture fuit alors le réel pour se rapprocher de la seule vérité qui vaille, celle des sentiments.
N’hésitez pas à plonger avec Jeanne Beltane!

Les poumons pleins d’eau
Jeanne Beltane
Éditions des Équateurs
Premier roman
144 p., 16 €
EAN 9782382843611
Paru le 24/08/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
«Sans qu’elle ait pu s’y préparer, elle traverse à toute vitesse une surface liquide. Elle se débat dans un fluide baveux et chaud qui lui rappelle le ventre de sa mère. Elle n’a bientôt plus d’oxygène et peine à remonter à la surface quand ses yeux croisent un regard. Son père!»
Le père de Claire s’est suicidé. Confrontée aux vérités étouffées et aux facettes douces-amères de cet homme fantasque, elle tente de faire le deuil.
Quelque part entre le monde des vivants et celui des morts, surgit soudain la voix de ce père-chimère, qui observe sa fille se démener pour le retrouver. Depuis ce territoire impalpable, il sent peu à peu Claire se rapprocher…
Dans ce premier roman sous forme d’une quête hallucinée, Jeanne Beltane raconte la perte et lui redonne chair en interrogeant la porosité des frontières entre les royaumes du réel et du sensible. Par son verbe tranchant et son goût pour l’absurde, elle nous transporte dans un univers onirique, teinté d’un humour noir salvateur.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Lolita Francoeur)
Arte Radio (Concours Bookmakers)
Le Petit bulletin (Stéphane Duchêne)
Blog Baz’Art
Blog littéraire de Rémanence des mots

Les premières pages du livre
« Prologue
Au commencement étaient les sédiments. Une masse sombre et oblongue gît au fond de l’eau. Par temps clair, elle est visible depuis la surface, quand la vase n’est pas remuée par la pluie. À première vue, il s’agit d’une grosse pierre polie par les années et recouverte d’algues vert brun. Jusqu’à ce que la pierre bouge et remue la vase avec ses nageoires.
L’animal rejoint ses congénères dans un nuage de limon. Il pressent quelque chose. Imperceptiblement, les oscillations à la surface de l’eau lui indiquent un changement à venir. Son instinct le guide vers ses pairs, déjà dans l’attente, à l’affût. Ils ont perçu des vibrations, sourdes.
L’eau se trouble davantage. Les silures agitent désormais leurs barbillons, frénétiques, à la recherche d’indices supplémentaires. Leurs corps mous et massifs se frôlent d’abord, puis se bousculent. Au milieu de cette agitation, un minuscule poisson argenté semble s’être égaré et se faufile entre les chairs glissantes et sans écailles des mastodontes préhistoriques.
Soudain, une pluie sablée descend lentement au fond de l’eau, comme au ralenti. Une poussière d’or dans les rayons du soleil qui traversent la surface.
Les silures se battent pour ingérer cette pluie sédimentaire. Le petit poisson, plus vif qu’eux, gobe une quantité excessive pour son gabarit. Une intuition le pousse à se gaver de cette nourriture providentielle. Très vite, il se sent lourd, oppressé par cette matière non identifiée qui lui érafle l’œsophage et pèse sur son estomac. Il appréhende l’erreur peut-être fatale. Il respire avec difficulté, ses branchies se soulèvent péniblement. La nuit tombe au-dessus du lac et il n’en mène pas large.
Au matin, alors que le soleil perce la brume, il est toujours. Il se remet doucement, mais, en son for intérieur, quelque chose a changé. Étrangement, il éprouve une vitalité nouvelle. Ce repas n’était finalement pas une mauvaise chose.
Un éclair attire son regard, il aperçoit un ver à la surface. Ces dernières heures, sa curiosité lui a été plutôt bénéfique. Il se hâte donc vers la larve pour la gober quand une douleur fulgurante lui déchire la bouche. Il se sent happé hors de l’eau.— J’ai réussi ! J’ai réussi !
— Bravo, ma chérie. C’est une épinoche.
— On peut le garder ?
— Il vaudrait mieux le remettre à l’eau. On l’a déjà bien amoché. Et on n’en fera rien pour le repas.
— S’il te plaît… J’aimerais le garder et le mettre dans un bocal. Dis oui.
Cerné par les parois en plastique du seau, la bouche endolorie par la morsure de l’hameçon, le poisson sait qu’il devrait être terrifié. Mais cette force nouvelle en lui exalte plus encore sa curiosité. Ignorant son instinct de survie, il se laisse guider par cette énergie autoritaire qui a pris possession de son organisme.

À la recherche d’indices
Claire longe la grande plage de Saint-Malo.
La marée monte vite et ses pieds s’enfoncent dans le sable trop mou. Il infiltre ses méduses, formant des paquets sous ses pieds. Elle retire ses sandales en plastique et poursuit pieds nus, progressant tant bien que mal dans ce sol meuble.
Elle n’est pas une fille de l’océan. Son environnement naturel : la montagne et les forêts.
Elle voit une femme se diriger vers elle. C’est une amie de jeunesse de son père avec qui elle a rendez-vous. Pendant deux heures, cette femme lui racontera combien son père incarnait la vie.
Claire n’a pas vu cette femme depuis vingt-cinq ans, et pourtant son souvenir persistait dans sa mémoire olfactive. Pendant près de deux décennies, sans jamais avoir eu l’assurance de la revoir, Claire s’était remémoré par intermittence son parfum de tubéreuse poudrée. Dans son esprit, cette voix rauque était indissociable d’une photographie en noir et blanc étudiée cent fois – ou plus. On y voit quatre jeunes femmes assises en tailleur sur un grand tapis poilu. Elles ont les cheveux longs et des pulls tricotés main en mohair. La femme de la plage tient une tasse de thé à deux mains. Au milieu du cercle, un bébé, Claire. La photo saisit un instantané de vie, une discussion entre amies. Il s’en dégage quelque chose d’éminemment rassurant. Cette image agit dans sa mémoire comme une évocation de sa toute petite enfance, la nostalgie d’une époque qu’elle imagine insouciante. La fin de la décennie 70 et le début de la suivante sont racontés par des albums photo remplis de jeunes gens ébouriffés et hilares. Ils font la fête, souvent, ou le GR 20 en espadrilles. Et il y a, elle, Claire, minuscule dans un caban rouge, désormais centre de gravité de ce petit monde.
L’amie de son père fait resurgir un passé doux comme un cocon. Elle lui raconte cette amitié de jeunesse qui débute à une boum. Elle dit : j’ai 14 ans, je suis une gamine, pas réglée et asexuée. Le long du mur s’alignent des garçons plus âgés en pantalon de velours côtelé et pull shetland, l’uniforme de l’époque. Je suis seule sur la piste, je danse comme une folle, sans me soucier des regards. Ton père a quatre ans de plus que moi mais on va devenir inséparables. Pendant des années il va me raconter ses amours. Il tombait amoureux souvent.

Dans la tête de Claire, Suzanne de Leonard Cohen. Elle imagine son père jeune grattant la guitare au coin du feu. Il n’a jamais fait de guitare.
Une nuit, il l’avait réveillée et lui avait fait traverser Paris : j’ai une grande nouvelle à t’annoncer. Elle avait marché dans la nuit comme une somnambule. Il lui avait dit, surexcité : Je vais être père. C’était la naissance à venir de Claire qu’il annonçait à cette femme.
Elle dit : On ne possède qu’une chose dans la vie, c’est un corps. Un corps, c’est un océan, une forêt, une montagne. On doit en prendre soin. Ton père a maltraité le sien. Cigarettes, alcool, cannabis.***Son père, cette gueule cassée. Non, il n’avait aucun respect, aucune indulgence pour son corps.
Qu’il saute d’un balcon pour honorer un pari absurde en soirée ou qu’il file sur une piste de ski sans se soucier des autres, cela se terminait invariablement sur un lit d’hôpital.
Ainsi, la station debout sur un skate n’avait duré que quelques secondes avant la fracture ouverte. L’os sortait de sa jambe devant les regards horrifiés des enfants. Scène gore au milieu du lotissement. Ou le plongeon dans une piscine pour enfants posée sur une dalle de béton pour ensuite arborer pendant six mois une coque en plastique le moulant du torse à la tête. Un moindre mal face à la tétraplégie qui avait failli être la conclusion de ce choc. Elle le revoit, immobile, la tête dans l’eau, comme un cadavre.
Mais aussi l’accident de ski. Il avait percuté quelqu’un, et failli perdre un œil. La lame du ski était passée juste à côté, entaillant l’arcade. Claire ne s’en souvient pas tout à fait, mais sa mère lui avait raconté qu’elle était terrifiée par son père, le visage violacé, hématome géant.
Et puis l’accident de voiture. Là, elle s’en souvient. Elle se remémore le coup de fil lui annonçant son père à l’hôpital, le pronostic vital engagé. C’était trois jours avant son départ à Madagascar où elle partait travailler. Elle avait sauté dans un train et l’avait découvert intubé de toutes parts, la tête tondue, shooté à la morphine, incapable de parler. Elle se souvient aussi de lui six mois plus tard : il flottait dans ses vêtements, une chiffe molle, vieilli prématurément. Et les douleurs qui ne l’avaient plus quitté ensuite, qui le rongeaient.
Elle se souvient de sa lampe clignotant en haut de la montagne qui fait face à leur immeuble. Il a décidé de grimper seul et de dormir là-haut. Ils échangent des signaux lumineux, lui avec sa frontale, elle en actionnant l’interrupteur de la cuisine.
Elle le revoit jurer en bricolant. Les insanités fleurissaient, en français ou en allemand, dès qu’une vis ou qu’un clou lui tenait tête. Il jurait souvent contre les objets, les accusant d’agir effrontément contre sa volonté. Quand elle était d’humeur taquine, elle en riait – ce qui n’arrangeait pas les choses –, mais le plus souvent, elle fuyait la tempête.
Elle se souvient de la dernière fessée déculottée. Celle de trop. Elle a déjà 13 ans et vivra longtemps avec cette humiliation.
Elle le revoit les yeux brillants, le verbe haut. Il a trop bu et s’insurge une fois de plus contre la connerie du genre humain. Il refait le monde, sans religion monothéiste. Il dit : une bombe à neutrons sur Jérusalem et on règle le conflit israélo-palestinien une bonne fois pour toutes ! Sans rien détruire de cette magnifique ville. Propre et efficace.
Enfin, elle le revoit en pleurs, figure victimaire : Tu ne m’aimes pas, personne ne m’aime.
***
Il y a quelques jours, elle est allée vider la maison de son père avec son frère et sa sœur. Ils se sont partagé les vinyles. Ils ont rassemblé les petits objets qui leur semblaient importants ou impossibles à jeter : de vieux passeports, des poèmes et des carnets de notes, deux pipes en écume, un morceau d’optique de microscope, une loupe, des ciseaux de coiffeur, un coupe-ongles, deux couteaux de poche, une figurine de mineur en plomb. »

À propos de l’auteur
BELTANE_Jeanne-©marion-bornazJeanne Beltane © Photo Marion Bornaz

Lauréate du concours d’écriture d’Arte Radio (Bookmakers) à l’initiative de Nicolas Mathieu et Richard Gaitet, Jeanne Beltane livre ici son premier roman, Les Poumons pleins d’eau, inspiré des quelques pages primées. (Source: Éditions des Équateurs)

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Les sans-gloire

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En deux mots
Trois femmes prises dans la tourmente de la Première Guerre mondiale. Celle dont le mari qui refuse de prendre les armes est condamné au bagne, celle qui doit prendre les rênes du domaine agricole en attendant le retour des hommes du front et celle qui travaille dans une fabrique d’armes et n’a plus de nouvelles de son homme.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Trois femmes dans la tourmente

Laure Gombault a ressemblé trois nouvelles dans ce recueil qui raconte la vie de trois femmes durant la Première Guerre mondiale. Jeanne, Lucienne et Fernande vont nous permettre de découvrir trois aspects de ce conflit meurtrier. Trois histoires aussi sensibles qu’éclairantes.

Jeanne a croisé le regard bleu de Pierre et sa vie a basculé. Elle qui menait jusque-là une vie ordinaire a trouvé avec cet instituteur venu de Paris de quoi remplir sa morne existence. À l’amour qu’elle découvre dans ses bras vient bientôt s’ajouter l’envie de savoir et de connaître, d’apprendre à lire et écrire.
Mais après deux années de bonheur, les gendarmes viennent lui arracher son mari. En ce jour d’août 1914, il part pour le bagne, lui qui a refusé la guerre et a préféré déserter. Alors on refuse à Jeanne le droit de remplacer son mari à l’école pour instruire les enfants. En revanche, on l’accepte comme aide-soignante à l’hôpital pour tenter de soulager les souffrances des soldats qui arrivent du front. Son zèle et son courage vont lui permettre de se rapprocher d’un médecin qui a accompagné les bagnards en Guyane. Il pourrait peut-être lui donner des nouvelles de Pierre? Quand elle comprend qu’il va retourner là-bas, elle fait tout pour qu’il la prenne comme assistante, pour se rapprocher de son homme. Et qui sait?
Avec cette première nouvelle, Laure Gombault donne le ton de son recueil, centré autour de trois femmes dans la tourmente de la Grande Guerre.
La seconde se retrouve à la tête de la ferme que les hommes ont déserté et doit tenter d’assurer les récoltes, de faire vivre tant bien que mal ce domaine qui a besoin de bras. La solution va s’esquisser avec l’arrivée de Maghrébins affectés au service des agriculteurs. Lucienne, qui entend suivre les instructions de son mari parti combattre sur le front de la Somme, refuse dans un premier temps d’accueillir ces inconnus chez elle étranger. Puis elle accepte que Hassan vienne lui apporter sa force de travail, plus que jamais nécessaire alors que l’heure des récoltes arrive. Mais voilà, Hassan ne laisse pas insensibles les femmes du domaine. Lucienne observe le manège de Sidonie avant d’être à son tour troublée par la personnalité de l’ouvrier. Mais n’en disons pas davantage.
La troisième nouvelle raconte l’histoire de Fernande qui travaille dans une usine d’armement où la plupart des postes sont désormais occupés par des femmes. Dans la chaleur et le bruit, dans les cadences infernales entrecoupées par les accidents, un brin d’humanité va pouvoir s’immiscer, une solidarité entre femmes qui se retrouvent seules à attendre, à espérer des nouvelles du front. Et quand l’annonce d’un décès vient réduire à néant les rêves de retrouvailles, une épaule compatissante est la bienvenue.
C’est du reste cette humanité qui lie ces trois nouvelles qui mettent les émotions à fleur de peau. Dans ces moments de crise, on se rend bien compte de ce qui est vital et combien la force mentale est déterminante pour pouvoir continuer à avancer face à la violence, la désinformation, les coups du sort. La plume de Laure Gombault épouse parfaitement l’intensité des désordres intimes pour nous offrir, au moment où la guerre refait surface en Europe, une grille de lecture qui éclairante. Avec peut-être aussi le constat amer que plus d’un siècle plus tard, l’Histoire recommence avec les mêmes images, les mêmes attentes douloureuses, les mêmes morts au bout de la route.

Les sans-gloire
Laure Gombault
Éditions souffles littéraires
Nouvelles
124 p., 12 €
EAN 9782492027277
Paru le 20/05/2022

Quand?
L’action se déroule au début du XXe siècle, principalement durant la Première Guerre mondiale.

Ce qu’en dit l’éditeur
Trois femmes racontent leur quotidien durant la Grande Guerre. Leurs maris sont au front tandis que Jeanne, Lucienne et Fernande sont au dispensaire, à la ferme ou à l’usine. Entre amours épistolaires, désespoir et vie de famille, elles permettent à la France de nourrir son peuple et ses soldats, mais aussi de fournir les munitions nécessaires à la poursuite des combats.
Trois femmes qui s’émancipent dans un pays qui compte pleinement sur elles et leurs efforts, sans pour autant réellement les considérer.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog De quoi lire (Catherine Perrin)

Les premières pages du livre
« La Boiteuse
Les feuilles du grand chêne viennent mourir à mes pieds. L’hiver s’annonce précoce. Je ramasse les bûches en prévision de la flambée du soir et me réjouis par avance de tendre mon visage au-dessus des flammes. J’aime leur morsure, moins douloureuse que l’absence.
Même si, depuis son départ, certaines scènes se brouillent dans ma mémoire, je me souviens encore avec précision des dernières heures passées avec lui dans cette maison. Il s’appelle Pierre. Un matin d’août 1914, les gendarmes sont venus le chercher. Un vacarme, des cris, des bruits de bottes et de cliquetis de fusils. La porte a cédé sous la violence des coups. Ils nous ont tirés du lit, les cheveux en broussaille, nos chemises ouvertes sur nos peaux encore un peu rougies du feu de nos caresses.
Au terme de sa première permission, Pierre avait refusé de rejoindre sa garnison implantée dans le nord de la France. De fait, il était devenu déserteur. Cette fois-ci, c’est aux travaux forcés que la République l’a condamné.
On sait que la guerre finira un jour et que, dans les rues des villages de France, le vent balayera les derniers confettis, vestiges de journées d’allégresse. Que des bals et des repas de fête s’improviseront partout. Que nous aurons le cœur en joie après des années de privation, que les femmes troqueront leur blouse et leur fourche contre des robes taillées dans des draps colorés. Que les hommes, eux, perdront leurs regards vagues et qu’ils éprouveront le coupable soulagement d’avoir échappé aux honneurs militaires rendus devant une plaque commémorative.
Moi, j’enfilerai ma robe noire, celle que je porte chaque jour depuis qu’on m’a arraché Pierre. Personne ne m’attendra à la fête, mais je me fondrai malgré tout dans la foule pour goûter un peu au bonheur de ces femmes encore sonnées par le retour des hommes. Malheureusement, elles seront plus nombreuses à pleurer leur perte ; et même celles qui les retrouveront ne les reconnaîtront pas. La fanfare, le vin et les drapeaux tricolores raviveront les cœurs endoloris. Seul le mien restera froid. On m’ignorera. Pire, quelques regards hostiles m’accuseront d’avoir aimé un lâche. Un soldat indigne, dont nul ne souhaitera jamais le retour.
Pourtant, il fut un temps où les paysannes d’ici rêvaient que cet instituteur fraîchement débarqué leur fasse l’honneur de demander une de leurs filles en mariage. Mais voilà, être étranger ne fut pas le seul crime de Pierre, l’autre fut de me choisir, moi, la fille unique de Martin. Et cela, personne ne le lui a jamais pardonné. Alors, on se dit que je l’ai bien mérité, ce fils perdu de la France. Dieu rend parfois sa justice ici-bas  ; et ce n’est pas l’abbé qui les contredira. Même au plus fort de la guerre, alors qu’il ne restait pas un seul homme valide pour les travaux des champs et que les femmes quittaient fours et lavoirs pour cultiver la terre, mues par le même élan patriotique, je suis restée leur mouton noir, tout juste autorisée à sarcler l’herbe des mauvais prés. Quand l’angélus annonçait la fin de la journée de labeur, elles se dirigeaient vers la charrette du vieux Clément. Elles s’y hissaient prestement, riant devant les efforts qu’il me fallait fournir pour y grimper à mon tour, à cause de ma sale jambe. Parfois, dans ma manœuvre maladroite, mon jupon se soulevait, découvrant la hideuse boursouflure brune qui déformait et mon genou et ma cheville. Elles se moquaient de ma guibolle : « une bestiole écorchée », elles disaient. Aucune ne m’aurait tendu la main. Mais ce qui les rendait encore plus folles, c’était de me voir passer la pause déjeuner, adossée à une botte de foin, plongée dans la lecture. Grâce à Pierre, je sais lire et écrire comme personne au village. Malgré tout, après son départ, le maire a refusé de me confier la classe. Il a préféré demander au maître du village voisin d’accueillir les élèves de la commune, les obligeant à marcher dès l’aube sous la pluie, la neige, ou sous un soleil de plomb, à travers bois inhospitaliers et chemins caillouteux. J’en avais le cœur brisé, mais qu’aurais-je pu y faire? C’est alors que j’ai rendu les faux et que j’ai décidé de m’initier aux gestes infirmiers enseignés par la comtesse de Malfort, dont une partie du château a été réquisitionnée pour y installer un hôpital de campagne.
Désormais, je soigne les corps et les cœurs mutilés des soldats revenus de ce front dont on reproche à mon homme d’avoir fui les tourments. Chaque fois que j’assiste à une amputation réalisée à l’aide d’une anesthésie de fortune, je rends grâce à Dieu que Pierre n’ait pas à subir de tels supplices. Mais que vit-il d’autre au-delà des mers, réduit à vivre dans un cachot, à casser les cailloux d’une terre de volcans ? Je serre alors les dents, et j’éponge ces fronts fiévreux, et je prie pour que ces hommes survivent à la colère de cette armée allemande qui ne cesse d’étendre son hégémonie.
Dans les moments où mes forces me trahissent, je pense à d’autres corps. Des corps non mutilés, les nôtres, celui de Pierre, le mien, au bord de la rivière  ; nos deux corps offerts aux rayons du soleil. Là, au bord de l’eau, nous nous livrions à une autre bataille, qui s’éternisait jusqu’à ce que l’un de nous capitule en roulant sur le flanc. Il me semblait alors que le sang de ma mauvaise jambe papillonnait dans mes artères. Parfois, nous nous retenions, empruntés comme des gosses, mais, le plus souvent, nous convoquions notre fougue de guerriers. Au premier regard, je l’avais désiré, ce garçon au corps long et à la démarche assurée, dès qu’il avait franchi le seuil de l’école. Je l’avais voulu comme une évidence. Comme la feuille s’accroche à l’arbre ; les cailloux à la terre ; les bêtes à leurs mangeoires ; moi, je m’attacherai à Pierre. C’était ainsi. Pierre serait mien. Et c’est ce qu’il était advenu. Je travaillais à l’école, je nettoyais les classes et le réfectoire, et ça s’était fait ainsi. Un soir, après l’étude, j’avais demandé à Pierre de m’apprendre à lire. Ma volonté et ma joie de vivre avaient eu raison du reste. Avant la fin du printemps, Pierre était amoureux de moi. L’hiver suivant, nous remontions l’allée de l’église, moi avec mon bouquet de feuillages, lui avec, au fond de sa poche, deux alliances en or incrustées du même cœur. Aucune famille n’avait escorté cet homme venu de la capitale  ; seules quelques âmes rustres du village et Martin, mon père, veuf depuis ma naissance, avaient suivi ma traîne jusqu’à l’autel. Le curé nous avait unis pour le meilleur et pour le pire, mais quand on s’aime, à vingt ans, le pire est invité à garder ses distances. Ce qu’il avait fait durant deux années. Deux années seulement. Deux années de bonheur, avant que François-Ferdinand d’Autriche ne se fasse assassiner lors d’une visite dans la ville de Sarajevo.
Ce matin, je ne me sens ni plus experte, ni plus vaillante que les autres jours, mais, avec le temps, j’ai installé une routine qui offre plus de confort aux malades. D’abord, distribuer le lait chaud avec un peu de cacao, puis faire ma tournée pour changer les pansements  ; inviter les plus valides à aller à l’infirmerie si les plaies restent humides  ; préparer les portions de ceux qui sont au régime pour dysenterie ou douleurs d’estomac. À midi, je me rends au réfectoire, au fond de la cour, là où une cuisinière improvisée compte sur moi pour surveiller la cuisson des œufs ou des bouillons, et, grâce à un feu de bois de fortune, je réussis parfois à griller quelques morceaux de lard apportés la veille par un boucher militaire. De jour en jour, le château se vide  ; de nouveaux hôpitaux se déploient dans la Somme. Restent ici des convalescents qui seront bientôt sommés de retourner au front. Les combats se déplacent, et avec eux ces centaines de jeunes hommes suturés, dont les jambes encore valides promettent de futures avancées avant de finir en chair à canon. La plupart sont des enfants, contingent du premier rang, ces classes de 1914 sacrifiées à la grandeur de la nation. Certains, tard dans la nuit, veillent encore. Je les entends psalmodier leurs prières  ; ces fichues prières que les curés de France, du haut de leurs chaires, les exhortent à réciter pour la paix de leur âme et celle de leur patrie. Ils osent prétendre, ces prélats, que le malheur qui accable cette jeunesse est une punition de Dieu  ; le châtiment destiné aux athées qui pullulent ici-bas. Je ne les supporte plus, ces dévots en soutane invités de jour comme de nuit à distribuer les derniers sacrements. Toute cette bigoterie me révolte, et elles m’écœurent, ces dames patronnesses qui cousent avec dévotion sur les chemises des blessés des Sacré-Cœur ou ces immondes images pieuses. Même Poincaré est dorénavant contraint d’assister officiellement à la messe. Ce retour au catholicisme m’effraye. Il est loin le temps où je me réfugiais dans la fraîcheur d’une nef, le temps où Pierre et moi, progressistes, mais respectueux des rites, nous nous étions résolus à remonter l’allée de la chapelle afin d’être unis devant Dieu et sous le regard de Jésus en croix. Nous n’avions pas eu le choix d’ailleurs. Il nous fallait exaucer le vœu de mon père, et surtout contenir les foudres du village.
Toute à mes pensées, je me rends à l’infirmerie afin de préparer les flacons pour les rhumatisants. Ensuite, je les frictionnerai, invitant la douceur dans mes mains malgré la sécheresse de mon cœur. Masser ces peaux muettes de douleur ravive en moi le souvenir des mains de Pierre caressant mon corps avec un appétit dévorant.
Une chose m’obsède en ce moment. Il y a quelques jours de cela, j’ai surpris, à la cantine, la conversation d’un médecin colonial revenu de Guyane, où il avait soigné les bagnards de Cayenne. Depuis, je rêve de lui poser la question qui me hante. Est-il possible qu’il y ait connu Pierre ? Il s’en souviendrait forcément : un homme d’un mètre quatre-vingt-dix, ce n’est pas banal. Hier, je me suis proposée d’accompagner le médecin dans sa tournée. Il semblait flatté. Il doit me prendre pour une de ces jeunes femmes avides de se frotter au prestige d’une blouse blanche, une de ces auxiliaires improvisées, la plupart citadines, friandes de nouveautés. La guerre est dure pour tout le monde, pour les soldats en première ligne, mais aussi pour tous ceux qui restent, attendent, organisent, travaillent, soignent ou enterrent… principalement des femmes. Bientôt, les cimetières seront pleins. Il paraît même qu’on raccourcit les cercueils pour pouvoir en enfouir davantage. Un frisson me parcourt quand j’imagine mon Pierre, si grand, réduit à une portion congrue au fond d’une boîte. Mes nuits sont traversées d’un cauchemar récurrent. Tout commence avec l’arrivée des gendarmes, qui me présentent une lettre, cette fameuse lettre que tout le monde redoute, et je suis convaincue à ce moment-là qu’en plus du chagrin je vais devoir subir l’opprobre des villageois et supporter leurs commentaires : « Pensez, il n’est même pas mort au combat  ! » Et puis, on descend son cercueil de la charrette… Pierre, mon Pierre, impropre à rejoindre les sépultures des héros, tout juste bon pour la fosse commune.
Mais à ce jour, ni lettre ni cercueil n’ont fait de moi une veuve officielle. Alors, entendre parler du bagne m’offre une lueur d’espoir. Et tout en massant ces pauvres bougres, je me repasse au mot près les explications données par le médecin militaire. Les condamnés sont classés en trois catégories. Les droits communs, les relégués ou multirécidivistes condamnés à perpétuité et les déportés ou condamnés politiques. Leur répartition est faite en différents camps, suivant la catégorie à laquelle ils appartiennent. Puis leur classement par profession, car le fonctionnement du bagne repose essentiellement sur le travail des détenus. À part le travail de « fatigue  », le pire de tous, on y trouve des cuisiniers, des boulangers, des jardiniers, des maçons, des menuisiers, des tailleurs, des infirmiers… tous les corps de métier sont représentés. Mais que peut bien faire Pierre là-bas ? Lui qui ne sait rien faire d’autre qu’enseigner. Lui dont les mains n’excellaient qu’à caresser mon corps ou les feuilles de vélin des cahiers d’écoliers. Le père avait tant de mal à lui faire retaper la grange ou fendre le bois pour l’hiver. « Un sacré bougre de mauviette, ton mari », me disait-il, avec son air bourru et ses yeux tendres. Il lui manque, à lui aussi, je le sais bien. Ces deux-là se taquinaient, mais l’un et l’autre se respectaient. Un pacte tacite les liait : me rendre heureuse.
Une fois la dernière botte de foin tombée des griffes de la fourche, je me couche dans le fourrage. Mes mains douloureuses sont couvertes d’ampoules. Je ne les sens plus d’ailleurs, pas plus que je ne sens le reste de mon corps. Ce corps que je ne parviens plus à aimer depuis que Pierre ne le touche plus. Je ne l’aime plus, au point de le malmener. Chaque jour, je m’oublie ainsi dans le labeur malgré les remontrances de mon père, témoin de mon épuisement. Il m’ordonne de rentrer, de cuire plutôt la soupe ou de tricoter des écharpes aux soldats. Comment peut-il me demander de m’occuper à nouveau des soldats ? Pour me punir de la désertion de Pierre ? Les soldats, j’ai encore leur odeur de charogne dans les narines, un parfum tenace, et je revois leurs tripes en lambeaux, comme celles qui dégoulinaient des mains de Gustave, le boucher de la place de Grève.
Mes nuits sont peuplées de corps mutilés et de cadavres  ; rêves renforcés par les mauvaises nouvelles qui arrivent chaque jour au village.
Qui d’entre nous n’a pas pleuré un des siens ? Eh bien, toi, me rétorquerait-on. Toi, la femme du traître, tu n’as aucun mort à pleurer. Puisque, selon eux, Pierre se planque en prison, je peux m’estimer chanceuse. Ils doivent l’imaginer passant quotidiennement du linge propre  ; interrompu dans ses parties de cartes pour de bons repas servis trois fois par jour. Ce qu’il devient ? Je n’en ai pas la moindre idée, aucune lettre ne m’est parvenue depuis onze mois, malgré le courrier quotidien que je lui adresse depuis que je sais dans quel camp il se trouve. Ces renseignements soutirés au médecin pour le compte d’une cousine imaginaire m’ont coûté ses soupirs dans mon cou, le poids de son ventre contre mon bassin. Voilà comment j’ai appris que Pierre a vu sa peine commuée en refus d’obéissance, et qu’il ne risque plus le peloton d’exécution. C’est une grande nouvelle. Si je continue d’être bien gentille avec le docteur, bientôt ses lettres me parviendront. Ça, c’est ce que j’espère. Mais le temps passe, et je désespère de voir venir le facteur.
Je ne me suis pas présentée au dispensaire depuis quinze jours. Mon père me croit atteinte de la maladie de ses vaches, qui meuglent faiblement, le pis asséché à force de ne manger que du mauvais fourrage. Comprendrait-il, pauvre homme, que mes crampes me viennent de la honte ?
J’en viens à souhaiter que Pierre soit rapatrié en métropole et traduit par le gouvernement devant un tribunal militaire. La mer est comme une immense prison qui a englouti nos rêves. Depuis hier, je rêve de rejoindre l’île de Ré pour embarquer vers Cayenne. Je m’imagine dans la fragilité de l’aube, cachée à fond de cale, comme une aventurière, coincée entre des tonneaux de vin et des sacs de farine, survivant à la houle, nauséeuse, mais de l’or plein les yeux.
Quand le soleil brûle les herbes et que, fourche en main, je ruisselle de sueur, il m’arrive d’imaginer que le vent insuffle au blé le mouvement des vagues, et sous mes yeux, alors, tout ce jaune se transforme en une immensité vert et bleu. Prise de tournis, je tangue, les jambes ployées, les mains agrippées à ma fourche. C’est alors que des papillons remplissent mes yeux et que m’apparaît le visage de Pierre souriant dans un rai de lumière. C’est à ce sourire que je m’accroche chaque fois que le médecin m’allonge sur la civière de l’infirmerie remisée derrière un rideau, et qui, dès notre affaire terminée, accueillera un nouveau mort qu’on recouvrira d’un drap blanc avant de le rapatrier chez une femme ou une mère esseulée. Je suis seule moi aussi, mais d’une solitude qu’on tait, de celle qu’on enterre définitivement sans cérémonie ni pleurs. Je remets ma blouse blanche, j’arrange mes cheveux sous ma coiffe et je pars rejoindre mes sœurs de la Croix-Rouge. J’enfouis et ma peur et mon dégoût.
L’été prend fin, mais pas les combats, au nord. Là-bas, ce ne sont que marches dans les champs défoncés par le passage incessant des troupes, de l’artillerie, de la cavalerie et des fantassins. Et quand ce n’est pas la marche forcée, ce sont des mois terrés dans les tranchées. Les pauvres bougres dorment dans la glaise et se protègent des grêles d’obus comme ils peuvent. J’ai lu dans une revue que chaque cadavre coûte trois mille francs, peu importe qu’il soit frais ou à demi enseveli. Je comprends Pierre et sa haine viscérale de la guerre, car à coup sûr chaque mort se négociera en francs. C’est ainsi que se finissent toutes les guerres. Et malgré cela, la fierté du combat est présente dans le cœur de tous, du simple fermier au plus nanti, de l’illettré au cerveau le plus instruit. Le docteur m’a dit que même les bagnards de Cayenne veulent s’enrôler. Cette nouvelle m’a crevé le cœur, elle laisse deviner qu’à côté des conditions du bagne, celles des tranchées peuvent sembler douces. Et je pleure pour mon Pierre. Alors, soigner est ce que j’ai de mieux à faire dans cette attente insupportable. La guerre finie, sans doute le rapatrieront-ils. Et même à penser que sa peine se prolonge, j’espère pouvoir le visiter, où qu’il soit dans une de nos geôles. Plus les mois passent et plus l’espoir de le revoir s’amenuise. Je le sais bien à présent, les conditions de vie au bagne se traduisent par un taux de mortalité inégalé. Le bagne est pire que tout. Et Pierre est si fragile. Comment peut-on être rebelle et si doux ? Un tempérament de feu dans des mains de velours. J’ai tant besoin de retrouver la douceur de ses mains sur mon ventre et sur mon visage. Malgré le dégoût de mon corps que me provoquent les étreintes du docteur, il m’arrive encore de rêver à nos lents effeuillages ou à nos ardeurs cannibales. »

À propos de l’auteur

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Laure Gombault © Photo DR

Laure Gombault vit en Normandie et travaille comme coordinatrice culturelle pour un réseau de bibliothèques et développe des actions en faveur des publics éloignés de la lecture. Elle est romancière et nouvelliste. On lui doit notamment Un verre avec toi (2018), Le ventre de Vénus (2020) et le recueil de nouvelles Les Sans-Gloire (2022). D’une écriture sensible, elle s’attache à des personnalités fragiles qui tentent de se libérer de ce qui les entrave, addictions, peurs, loyautés d’enfance, pour s’émanciper et vivre mieux . Elle traite de thèmes sensibles, l’alcoolisme et le désamour, l’emprise religieuse ou amoureuse, les secrets de famille ou la violence faite aux femmes. Histoires intrigantes qui vous tiennent en haleine, l’émotion vous emporte et la résilience filtre derrière les maux. (Source: Éditions souffles littéraires)

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L’Amérique entre nous

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En deux mots
De New York à Boston en faisant tout le tour des États-Unis, Aude Seigne nous propose un road-trip durant lequel elle s’intéresse à la culture cinématographique et s’interroge sur l’amour qu’elle éprouve conjointement pour deux hommes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Road-trip amoureux en Amérique

C’est dans un nouveau voyage que nous entraîne Aude Seigne dans ce roman qui s’interroge aussi sur la possibilité d’un amour pour deux hommes en même temps. Le cœur ne serait-il pas un chasseur solitaire?

Quand la narratrice débarque à New York avec Emeric, son compagnon, le couple est déjà riche d’une belle expérience, la traversée de l’Atlantique en paquebot, étape préparatoire à leur grande traversée des Etats-Unis. Journaliste dans un magazine suisse de cinéma, le Star, elle a obtenu un congé sans solde de trois mois mais aussi un mandat pour rassembler du matériel qui servira à une numéro spécial sur le cinéma américain. Ainsi, tout en suivant Emeric, photographe animalier, elle profite du voyage pour rencontrer acteurs et réalisateurs, visiter des lieux emblématiques, réécrire l’histoire du septième art.
Mais dès les premiers pas dans la Grande pomme, elle se heurte à une réalité nourrie par la fiction. La ville qu’elle parcourt est-elle celle que son imaginaire a construit à partir des films et des séries ou bien faut-il tenter de se débarrasser de ces images pour découvrir le «vrai» New York? Une interrogation qui va servir en quelque sorte de fil rouge tout au long des étapes du voyage, des Appalaches à la Californie, en passant par les grands parcs nationaux, Chicago et le Nouveau-Mexique. Chaque étape, y compris les motels où l’on s’arrête pour une nuit ou encore le match de baseball auquel on ne comprend rien des règles, confronte fiction et réalité, images fantasmées et réalité intrinsèque.
La belle idée d’Aude Seigne consiste à doubler ce questionnement d’une seconde quête, introspective. Comme ces paysages, elle cherche constamment à savoir qui elle est vraiment, qu’elle image elle donne aux autres. Depuis la rencontre avec Emeric jusqu’à celle avec Henry, depuis leur premier voyage jusqu’à cette escapade américaine. Jusqu’où elle peut être elle-même. Car il y a Emeric, qu’elle aime depuis sept ans, mais il y a aussi Henry, le collègue qui la comprend si bien et dont le femme attend un enfant. Henry qui, avant Emeric, aura appris qu’elle avait choisi de ne pas garder l’enfant qu’elle portait, Henry qui la comprend si bien, même sans parler. Alors peut-être fait-il dire à Emeric ce qu’il en est vraiment, qu’elle les aime tous les deux, qu’elle n’a pas envie de choisir. Mais un tel aveu ne va-t-il pas faire voler en éclats leur relation? Et comment réagirait-elle s’il décidait de s’octroyer la même liberté?
Si, au fil du récit, le voyage intérieur prend davantage de place que la découverte, il ne cesse d’être rattrapé par la réalité. Comme l’écrivait Umberto Eco en parlant du roman «les références au monde réel s’y mêlent si bien. Cela donne alors lieu à certains phénomènes bien connus. Le premier consiste à projeter le monde fictionnel sur le réalité, autrement dit à croire en l’existence réelle de personnages et d’événements fictifs». Aude Seigne en apporte ici une belle illustration, y ajoutant même une dimension supplémentaire en ajoutant une longue playlist qui accompagnera la lecture d’un fond sonore qui est aussi un guide musical.

La Playlist du livre (merci à Julie Vasa !)

L’Amérique entre nous
Aude Seigne
Éditions Zoé
Roman
240 p., 17 €
EAN 9782889279814
Paru le 6/01/2022

Où?
Le roman est principalement situé aux États-Unis. Il nous emmène de Boston à Boston en effectuant un tour complet du pays.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pendant trois mois, un couple parcourt les États-Unis en voiture. Ciels, villes, animaux, tout les émerveille. Ils en profitent pour vérifier les clichés européens sur l’Amérique. Elle interviewe les stars et tente de distinguer le vrai de la fiction; lui photographie les geais bleus et les loups. Elle assiste à un mauvais match de baseball, ils traversent des incendies. La narratrice a pourtant un objectif plus important: elle aime deux hommes à la fois mais ne cesse de retarder le moment d’en parler à son compagnon.
Dans ce roman sur l’Amérique et l’amour libre, la narratrice procède à une enquête passionnée. Un va-et-vient vertigineux entre exaltation et blessures, doutes et ténacité, qu’accompagne une playlist accordée à la tonalité de chaque partie.

Les critiques
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Aude Seigne présente son nouveau roman, L’Amérique entre nous © Production éditions Zoé

Les premières pages du livre
« 1
L’Amérique ressemble d’abord à une ligne. Une discontinuité de points jaunes dans l’obscurité. Je songe à ces petites tourelles lumineuses qui indiquent les ondes sonores sur les appareils électroniques et qu’on appelle sonagrammes. L’Amérique est un sonagramme qui approche, dressé sur une première langue de terre noire qui déchire l’horizon. Je me penche vers Emeric. Ses boucles blondes agitées par le vent tiède chatouillent mes paupières et ma tempe. Je crie pour que ma voix couvre le vrombissement des machines : « On arrive en Amérique. » Il me corrige en souriant : «Aux États-Unis.»
Des centaines de réveils ont sonné simultanément, vers 4 h du matin, dans la succession de petites cabines voguant sur les eaux sombres. Quand nous sommes sortis sur le pont, l’air s’était modifié. Il n’était plus piquant et rageur comme pendant la traversée, mais tiède et sucré, chargé d’un bruissement presque tropical. J’ai eu tellement de peine à me lever que je me suis demandé si quelque chose n’allait pas. J’ai touché mon ventre, bombé et douloureux depuis quelques mois. Mais ça n’était pas pire qu’un autre jour.
Depuis le pont 12, à 50 mètres au-dessus de l’océan, nous regardons défiler le sonagramme – Long Island – que nous remontons à vitesse de tortue. Quarante minutes s’écoulent pour atteindre le pont Verrazano-Narrows, petite guirlande dorée qui marque l’entrée de la baie, puis trois heures encore pour s’amarrer au quai de Brooklyn. Dans la même durée, un avion aurait traversé la moitié de l’Atlantique, et le pont, le paquebot luminescent, la ville naissante, ne seraient qu’un feu d’artifice éphémère pour les yeux volatils.
À côté de nous, un quinquagénaire croit reconnaître la statue de la Liberté, s’exclame «There she is» en pointant du doigt. Il comprend sa méprise à mesure que le paysage grandit, désigne une autre trace lumineuse dans l’aube – «Oh no, there she is» – répète l’erreur et le geste, une vingtaine de fois. Je m’amuse de sa confusion, ignorant que moi aussi je chercherai bientôt un sens dans cet amas de pixels, perdue entre la verticalité et l’horizontalité complémentaires. Accoudé au bastingage, Emeric est quasiment immobile, sa silhouette de géant sourit d’un air serein. Il est beau. Je le lui dis et le photographie. Nous sommes euphoriques et fatigués.
Le ciel crépite, devient bordeaux puis mauve, dépêche des palettes de couleurs que je croyais impossibles sans Photoshop. Une craquelure fait surface. La baie de New York se déploie devant nous, l’arceau du pont en délimite l’accès comme un portique sacré. Hier, un officier en second a annoncé que la manœuvre serait délicate, puisqu’il n’y a que trois mètres entre le sommet des cheminées du paquebot et le tablier du pont. Je ne peux m’empêcher de serrer les dents, d’imaginer le fracas de carbone et d’acier, le bruit de la catastrophe.
Mais Hollywood est à l’autre bout de cette nouvelle terre et rien ne se produit. Le bateau glisse souplement sous le pont, un passage, une invitation. À cet instant, un camion klaxonne à tout va. Le mastodonte lumineux voguant à quelques mètres sous ses roues doit lui sembler étrange et magnifique. Son salut sonne comme un Welcome in America.

2
L’énormité du navire ne nous apparaît qu’au moment de le quitter. Les clients des suites ont la priorité, ainsi que ceux qui ont payé un supplément pour débarquer au plus vite. Il faut compter une journée de manœuvres pour évider notre petite ville flottante, déposer à terre ses 2 700 passagers, membres d’équipage, voitures, colis, instruments de musique et marchandises réfrigérées dans leurs contenants spécifiques. Pendant toutes ces heures, nous patientons dans notre chambre, sortons nus sur le balcon ouvert sur Manhattan. On pourrait peut-être nous voir, aux jumelles, depuis les gratte-ciels sud, mais comme on nous verrait de l’autre côté de l’univers, avec un décalage temporel qui annulerait l’impudeur. Une vedette aux initiales de la NYPD file devant la statue de la Liberté que nous avons finalement dépassée. L’île et le pays qu’elle amorce paraissent si proches que nous pourrions les toucher. Au premier plan, les canots de sauvetage en suspension devant les gratte-ciels semblent désormais de trop.
Nous profitons de l’attente pour utiliser le wifi gratuit du bureau d’immigration, qui rayonne jusque dans notre chambre après une semaine de déconnexion. Je cherche l’adresse de notre logement dans l’est de Brooklyn, le réseau me propose un trajet d’une heure à pied que nous décidons de suivre. Pendant que mes pouces s’activent, je laisse les notifications s’empiler en haut de l’écran. Parmi les noms familiers, je lis celui de Henry. Je survole son message pour y revenir plus tard, pour ne pas être trop imprégnée de la joie qu’il me procure.
Nous débarquons dans un hall sans fenêtre, où des caméras noires pendues à des tiges nous observent. Je m’attends à un interrogatoire serré, mais tout va vite, donner ses empreintes, bredouiller plus qu’on acquiesce, le bruit mat du tampon dans le passeport. La sortie du hangar est un tunnel qui débouche sur une lumière aveuglante, Emeric et moi le franchissons presque en courant, extatiques. Puis nous sommes dehors. Le soleil blanc de New York en juillet inonde le bitume. Nous contournons les taxis entassés sur le quai, nous éloignons à pied dans la chaleur vrombissante. L’aura de luxe suranné du paquebot se dissout rapidement derrière nous.
Nous marchons en direction de l’est, soulagés de suivre des lignes, un quadrillage qui contredit l’immensité marine. Mais le sac pèse, des mauvaises herbes poussent entre les dalles blanchies des docks. La zone industrielle que nous traversons est vide, sale, les regards que nous y croisons titubent. Il ne faut pas marcher beaucoup pour comprendre que nous sommes entrés dans New York par la banlieue, que nous sommes très loin de Downtown Manhattan, des brassées de dollars numériques de Wall Street, du clinquant de Broadway. Il me vient que je ne connais aucune ville qui exporte autant d’images d’elle-même, alors que nous sommes ici depuis trente minutes et que l’image me semble déjà incomplète. Nous nous faisons dépasser par les taxis qui emportent les voyageurs du paquebot, d’un confort à l’autre.
Nous perdons et retrouvons notre chemin à plusieurs reprises, sortons discrètement nos téléphones pour consulter la carte. Les rues ont beau être parallèles, elles débouchent sur des terrains vagues, là où devraient se tenir des parcs, des infrastructures sportives. Ou alors notre progression est barrée par une soudaine autoroute, qu’une petite passerelle de métal rouillé surmonte. Au bout de 45 minutes, il commence à pleuvoir, nous sommes rincés d’une averse d’été épaisse, gluante. Puis le soleil au zénith dissipe tout malentendu, brûle à nouveau les trottoirs en assassin.
Le propriétaire de l’appartement nous a fourni le code de la première porte, qu’il a recommandé de bien fermer derrière soi en s’assurant de ne pas avoir été suivis. Nous nous exécutons, restons bloqués derrière la seconde porte, à laquelle personne ne répond. Nous patientons la journée avec des allers-retours au café, à l’épicerie, au parc, où un groupe d’hommes assis sur des marches nous hèle : «Hey, white people, what are you doing here ?» En guise de réponse, nous leur sourions. Ils ont raison, nous n’avons pas la moindre idée de ce que nous faisons ici.
Lorsque le propriétaire arrive, il parle de la sécurité, surtout le soir. La station de métro n’est qu’à une centaine de mètres, et ce que je comprends, c’est qu’il faudra atteindre cette station comme un refuge. Nous mesurons le poids de l’expression « sortir de sa zone de confort», la vedette de la police new-yorkaise semble ne jamais avoir existé maintenant que nous consultons le site gouvernemental qui répertorie les crimes récents. Dans notre rue, deux meurtres cette semaine. Le quartier est classé en orange foncé, la dernière couleur avant le rouge qui recense les plus hauts taux de criminalité.
Il reste encore plusieurs heures de lumière, mais, allongés sur ce lit qui était l’objectif de la journée, nous nous décourageons. Je répète que c’est normal, qu’on se demande toujours un peu ce qu’on fait là, les premiers jours, les premières heures d’un voyage. Nous évoquons Séoul, où nous avions erré dans l’aube printanière à la recherche de caractères latins, n’avions trouvé qu’un night-club encore ouvert qui nous avait servi des chips. Pour éviter de parler du présent, nous enchaînons sur Ljubljana, la petite chambre blanche près du canal paisible où nous faisions souvent l’amour. Entre nous, le sexe est presque un rituel d’emménagement. Nos corps épuisés par un vol ou un train de nuit se déposent sur le lit avec l’intention de faire une sieste, mais le sommeil lourd dans les draps frais nous rapproche. En voyage, nos corps sont plus présents, leurs désirs plus impérieux, comme si nous nous observions mieux hors de notre milieu naturel.
Mais cette fois aucun de nous ne touche l’autre. En évoquant Ljubljana, Emeric dit qu’on ne compare pas une capitale de 200 000 habitants avec New York, et le débat s’envenime, est-ce que c’est 200 000 ou 300 000, et qu’est-ce que ça change, si on ne se sent pas en sécurité ici ? Emeric s’installe dans un coin de la chambre avec son ordinateur pour retoucher des photos, je reste muette sur le lit à regarder le plafond. Le ciel orageux est un bâillon qui nous étouffe, à moins que ce ne soit la déception. Je sais qu’il faut aimer New York, tout le monde me l’a dit. Ou alors la détester pour de bonnes raisons. Le sol tangue encore sous mes pas. J’ai le mal de terre. Emeric fait une brève recherche. Combien ça coûte, un vol New York – Ljubljana ? Je dis qu’il ne faut rien décider quand on est fatigué.

3
Six mois plus tôt, dans le bureau de ma cheffe. Elle porte un blazer fluo trop grand pour elle, cadeau d’une soirée de réseautage la semaine passée. Elle m’invite à m’asseoir, m’adresse un bref sourire qui compense ses gestes secs. Pendant qu’elle s’éloigne pour refermer la porte dans mon dos, j’observe les dernières couvertures du magazine affichées contre le mur. STAR janvier, STAR février, qui s’apprête à sortir en kiosque. Je regarde la place qu’il reste sur le crépi. J’espère ne pas être ici pour voir les éditions de juillet à octobre s’y déployer. J’espère que Daisy me convoque pour me donner une réponse au sujet de mon congé sabbatique, ces trois mois que je lui ai demandés pour réaliser mon rêve de road-trip américain.
Daisy claque la porte et se rassied en faisant le vide devant elle. …

Extrait
« Je l’attends souvent au même café, à la même table, nous nous enlaçons pour nous saluer. Il me parle de sa famille, de sa femme, des autres filles qu’il a aimées, il parle des voyages qu’il aimerait faire et des choses qu’il ne fait pas, juste pour les préserver. Il dit qu’il n’a pas toujours été fidèle, sans préciser davantage, il parle des relations qui n’entrent pas dans les cases, des amitiés folles et des tentatives d’amour – il prononce aussi le mot polyamour. Je prends ses paroles pour des aveux, une reconnaissance claire de ce que nous pourrions être. Ses mots, sa simple présence physique, m’apaisent.
Il parle de nous comme d’une évidence. Il dit que le temps passe trop vite quand nous sommes ensemble, que nous sommes à moitié pareils et à moitié différents, et que c’est l’équilibre parfait pour faire un couple. J’ai envie de lui dire qu’il provoque, qu’il feint l’innocence, qu’il tente de me séduire avec des banalités, mais tous les clichés semblent justes quand c’est lui qui les prononce. Il dit qu’il y a toutes sortes de manières d’aimer quelqu’un, et que le couple n’en est qu’une.
Il dit qu’on se permet souvent avec lui une sorte de rudesse parce qu’il a l’air fort, mais que ça n’est pas toujours le cas. Je l’écoute avec une attention infinie, tant je veux comprendre qui il est, être un réceptacle pour tout ce qu’il ne peut pas être. Même les défauts et les complexes que je pressens me touchent, je me vois en prendre soin, naviguer chaque jour autour de ses impossibilités. Parfois j’ai l’impression qu’il se découvre en me parlant et j’aime ça – le regarder se construire. Parfois mes yeux s’égarent sur son visage, je me demande à quoi ressemblent ses taches de rousseur quand on s’y attarde, le disque fragmenté de son iris quand on s’y noie. Je me demande comment ce serait, si j’avais le droit, d’être tout près de lui. »

À propos de l’auteur
SEIGNE_Aude_Yvonne_BoehlerAude Seigne © Photo Yvonne Böhler

Aude Seigne est née en 1985 à Genève. À 15 ans, un camp itinérant en Grèce lui révèle ce qui sera sa passion et son objet d’écriture privilégié pendant les dix années qui suivront: le voyage. En parallèle de ses études gymnasiales, elle commence donc à voyager pendant l’été: Grèce, Australie, Canada, La Réunion. Le lycée terminé, elle découvre le temps d’une année sabbatique l’Europe du Nord, de l’Est, et le Burkina Faso. Elle effectue ensuite un bachelor puis un master en lettres – littérature françaises et civilisations mésopotamiennes – de l’Université de Genève qu’elle a préparé lors d’un séjour à Damas en 2008, voyage qu’elle décide de raconter sous la forme de chroniques poétiques. Parues en 2011 aux éditions Paulette, ces Chroniques de l’Occident nomade seront récompensées par le Prix Nicolas Bouvier au festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, et sélectionnées pour le Roman des Romands 2011. La même année, le livre est réédité aux éditions Zoé. Elle continue d’écrire et de voyager autant que possible: Italie, Inde, Turquie. Tous ces voyages, ainsi que la rêverie sur le quotidien, font l’objet de carnets de notes, de poèmes et de brefs récits. En 2015 paraît Les Neiges de Damas, suivi en 2017, d’Une toile large comme le monde. Parallèlement, Aude Seigne travaille, avec Bruno Pellegrino et Daniel Vuataz, à la série littéraire Stand-by, dont les deux saisons sont publiées respectivement en 2018 et 2019. En 2022, elle publiera avec ses deux compères un roman intitulé Terre-des-Fins (Source: Éditions Zoé)

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Boys

THEOBALD_boys

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Sélectionné par les « 68 premières fois »

En deux mots:
Antoine, Hatem, Steve, Cédric et les autres. Dans ce recueil de courtes nouvelles, Pierre Théobald dresse un portrait de l’homme d’aujourd’hui, fort et faible à la fois, cherchant l’amour et le fuyant, sûr de lui et trahi, père et… encore enfant.

Ma note:
★★★ (bien aimé)

Ma chronique:

Le cœur des hommes

Après le journalisme sportif, Pierre Théobald a choisi les nouvelles pour faire son entrée en littérature. «Boys» esquisse un portrait sensible des hommes d’aujourd’hui.

C’est en lisant le recueil de nouvelles de Pierre Théobald que j’ai compris ce que ce genre littéraire pouvait avoir de terriblement frustrant, en particulier quand elles sont parfaitement bien ciselées, comme c’est le cas ici. Comment ne pas en vouloir à l’auteur de nous emmener dans son monde, de suivre des personnages attachants avant de se retrouver floué, débarqué en rase campagne…
Prenez le cas d’Antoine, cet homme qui va assister à l’enterrement de Claire, son ex-belle-mère, qui l’affectionnait beaucoup et réciproquement. Durant les obsèques, il va retrouver Cécile, son ex-femme, perdue de vue après le divorce. Ils vont noyer leur chagrin dans l’alcool avant de finir dans le même lit. Que se passera-t-il ensuite? On aura beau affirmer que c’est au lecteur d’imaginer la suite, j’aurais bien aimé en savoir davantage.
Ce même principe de frustration va présider aux nouvelles suivantes qui vont mettre en scène Hatem qui nous fait partager sa passion du football, Samuel qui découvre la douceur d’un nouveau-né, Steve qui se réveille dans son appartement devenu un champ de ruines après une dispute avec son épouse infidèle, Cédric qui décide d’emmener ses enfants à la mer pour conjurer la dépression de son épouse, Samuel qui part à New York avec Suzie où elle lui apprend qu’il va être père. Sauf qu’il est stérile.
C’est à ce moment que l’auteur comprend qu’il tient une bonne histoire et qu’il serait dommage de ne pas en exploiter davantage ce filon. Du coup, il nous propose une variante inédite en offrant de retrouver le couple à plusieurs reprises au fil du recueil.
Me voilà du coup partagé entre l’admiration pour l’exercice de style très réussi, pour cette excellente radiographie des hommes d’aujourd’hui, sous leurs différentes facettes, et cette impression de plus en plus vive au fil de la lecture qu’il y avait là matière à un premier roman choral formidable. Mais après nous avoir dépeint Sacha, Gilles, Bastien, Greg, Théo, Fred, Marc, Abel, Alex, Léon, Nicolas ou encore Karim et nous avoir démontré qu’il possédait une vraie plume, peut-être que Pierre Théobald va se mettre à ce roman que j’attends désormais avec impatience!

Boys
Pierre Théobald
Éditions JC Lattès
Recueil de nouvelles
224 p., 18,90 €
EAN: 9782709663243
Paru le 03/04/2019

Ce qu’en dit l’éditeur
«J’ai aimé nos instants minuscules, nos instants de rien, ce que l’on croit être l’ennui, le quotidien, mais qui n’est autre que la manifestation sincère de l’amour, son expression nue et désintéressée. L’amour n’existe que là, dans ces intervalles dépourvus de consistance.»
Ce sont des hommes de tous âges, saisis chacun à un instant de bascule. Un mari qui enquête sur la vie secrète de sa femme, un séducteur qui s’apprête à retrouver une fille dont il n’a que faire, un sportif sur le déclin… Des losers magnifiques, des romantiques déraisonnables. Des pères sans enfant, de grands enfants devenus pères. Et, au milieu de tous ces hommes, il y a Samuel, que l’on retrouve à différentes étapes de sa vie, et qui doit faire face au plus difficile des renoncements.
Dans Boys, Pierre Théobald dresse un portrait sensible de la condition masculine aujourd’hui.

68 premières fois
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Mémo Emoi 
Blog Les jardins d’Hélène 
Le blog du petit carré jaune (Sabine Faulmeyer)
Blog A livres ouverts (Céline Bret)
Blog Fflo la Dilettante

Les autres critiques
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Blog Les lectures du mouton (Virginie Vertigo)
Blog Agathe The Book 
Blog Clara et les mots 
Webzine Songe d’une nuit d’été 

INCIPIT (Les premières pages du livre)
« Antoine
Il était tôt, la clarté du matin hésitait derrière les persiennes. J’ai roulé hors du lit, j’ai quitté la chambre à tâtons. Cécile dormait encore. Au salon la fenêtre était restée entrebâillée, le froid dans la pièce m’a piqué au menton direct. J’ai réuni mon pantalon et un pull perdus sur le canapé, j’ai allumé ma première cigarette, ouvert les battants.
Songeur, je suis resté plusieurs minutes à observer le renflement sombre des nuages, le ciel apprêté pour la pluie. Plus bas, un camion d’entretien décapait le trottoir à grande eau, deux balayeurs trimaient au-devant de l’engin pour débarrasser la rue des reliefs de la veille. J’habitais un quartier animé du centre-ville et on était samedi. Les cadavres de canettes inauguraient le week-end.
J’ai rejoint la cuisine sur injonction du chat, l’animal se frottait dans mes jambes avec insistance en exigeant son dû. Je me suis occupé des croquettes et de l’eau fraîche tout en tendant l’oreille en direction de la chambre. Aucun son, aucun mouvement. Cécile n’avait jamais été une lève-tôt. J’ai inséré une capsule dans la machine Nespresso, attendu que la tasse se remplisse. Mal de crâne, une douleur sourde matraquait mes tempes. Avec l’âge je supporte moins bien l’alcool. Mentalement, j’ai dressé le bilan de la soirée. Bières, vin, vodka ; et là-dessus la mirabelle de mon père que je réserve aux grandes occasions. Celle-ci en était une, malgré les circonstances.
Avec Cécile, on ne s’était pas revus depuis sept ans.
J’avais longuement hésité avant de me décider.
C’est Guillaume, notre dernier ami commun, qui m’avait dit pour Claire, la mère de Cécile : « AVC. Tombée chez elle, dans la cuisine. Elle a été conduite à l’hôpital, mais les médecins n’avaient aucun espoir… L’enterrement est prévu le 12. »
D’apprendre sa mort, ça m’avait miné. J’avais toujours nourri de l’affection pour Claire et cette estime était réciproque. Du jour où j’avais été présenté, elle m’avait considéré comme le fils qu’elle n’avait jamais eu. Le fils dont un temps elle avait rêvé avant de se ranger à l’avis de son mari d’alors : deux filles, c’est déjà bien. Je conservais le souvenir d’une femme avenante, optimiste, sourire doux, opinions tranchées qui lui valaient au barreau une réputation d’avocate inflexible. Et puis je songeais à Cécile. Au chagrin qui devait la labourer. Qu’on se fût déchirés à guerre ouverte en divorçant n’y changeait rien. Elle avait été mon grand amour. Le seul. Et elle le demeurait. Sept ans après, c’était absurde, tragique par certains aspects ; mais qu’y pouvais-je ?
En fin de compte, j’ai assisté aux obsèques.
La cérémonie se déroulait à une trentaine de kilomètres, dans le village natal de Claire. À l’église, je suis resté en retrait, debout à l’entrée, anonyme parmi tous ces quidams qui comme moi rendaient hommage en faisant acte de présence. J’avais dans l’idée de m’éclipser avant la fin. Pourquoi je suis resté, je l’ignore. Toujours est-il que j’étais encore là au retour du cercueil sur le parvis, et qu’avec Cécile on n’a pas pu faire autrement que d’engager la conversation.
Quittant le bras de sa sœur Anaïs, c’est elle qui s’est avancée. À pas lents, liane fragile. Anaïs l’accompagnait du regard. Elle et moi, on s’est salués à distance, chacun sur la retenue. Tout cela remontait à si loin… Cécile s’est retrouvée devant moi. Moins d’un mètre nous séparait. Elle était belle dans sa pâleur, sous les traits brisés. Belle, et fidèle à mon souvenir.
— Comment tu te sens ? ai-je demandé, faute de mieux.
— Étrange… Une part de moi s’est effondrée et, en même temps, je suis soulagée.
Elle s’est interrompue.
— L’image d’elle en réanimation… La dernière image d’elle… Si faible, sans défense. Méconnaissable. Absente. C’est mieux qu’elle soit partie.
Tandis qu’elle parlait, des larmes s’étaient décrochées. J’ai résisté à la tentation de les balayer. Elle s’est reprise.
— Mais ça ira. Ça ira… C’est pour mon beau-père que ça va être difficile. Tu as entendu son discours ?… J’ai cru qu’il allait s’effondrer.
Le beau-père de Cécile fumait une cigarette, il l’a écrasée. Les mots qu’il avait eus pour Claire plus tôt résonnaient encore en moi. Le pauvre homme semblait défait, les yeux hébétés. Il faisait mal au cœur. C’est lui qui avait retrouvé sa femme inanimée avant d’appeler les secours. Il s’est approché de nous.
— Antoine, vous savez combien Claire vous appréciait…
Je lui ai rendu sa poignée de main. Dans les miens, ses doigts ne pesaient rien. Le silence s’est installé. Tous les trois, on s’observait sans trop savoir quoi ajouter. Alors Cécile a pris les devants :
— On sert un repas, après. Pour les proches. Tu nous accompagnes, Antoine ?
Et donc voilà.
Au restaurant, une table modeste de l’avenue Poincaré où Claire et son conjoint avaient leurs habitudes, Cécile a insisté pour m’avoir à ses côtés. J’ai tiré une chaise à sa gauche, Anaïs a pris celle de droite. Sa garde rapprochée à nouveau réunie. J’ai tout de suite reconnu le fils d’Anaïs, qui devait avoir huit ans la dernière fois que je l’avais vu. De part et d’autre de la table, je retrouvais cette galerie de portraits qui avaient formé ma famille.
J’ai beaucoup bu, Cécile aussi. Les verres que l’on remplissait colmataient les moments de gêne entre nous. Je ne sais pas comment mais, une fois les plats débarrassés, je lui ai proposé d’aller en prendre un dernier.
— Chez toi, dans ce cas.
Sans plus de mots on s’est retrouvés dans ma voiture.
Je lui ai fait visiter l’appartement que je louais depuis notre séparation, on s’est repliés au séjour. J’ai sorti de l’armoire la bouteille de mirabelle. L’alcool aidant, Cécile s’est délestée. De cette journée, de sa douleur, du fardeau d’angoisses qu’en tirant leur révérence les morts abandonnent aux vivants.
Elle a jugé plus raisonnable de terminer la nuit ici.
Mon café était froid à présent. J’ai vidé la tasse au fond de l’évier, j’en ai préparé une autre pour Cécile, si elle se levait. La migraine insistait. J’ai avalé deux aspirines, après quoi je n’envisageais qu’une longue douche pour me requinquer. Je me suis déshabillé. L’eau brûlante m’a à peine apaisé.
Je pensais à elle. À la nuit passée ensemble. À la manière qu’elle avait eue de tomber dans l’abîme sitôt après, blottie en chien de fusil, ainsi que je l’avais vue faire pendant douze ans. Je pensais à sa peau, à l’infinité de grains de beauté qui constellent son dos comme ses épaules et sur lesquels, refusant le sommeil, j’avais promené mes doigts, comme autrefois. Je pensais à son odeur. Cécile ne tolérait aucun parfum, elle refusait d’en porter, son odeur n’appartenait qu’à elle. Tatouée dans ma mémoire, je la reconnaîtrais parmi des multitudes.
Cette nuit, j’avais replongé.
Je me suis séché en vitesse, j’ai noué une serviette autour de ma taille. Je suis ressorti de la salle de bains. Le chat était monté sur la table de la cuisine. Là reposait la tasse de café pleine, à l’endroit exact où je l’avais laissée. L’idée m’est venue de profiter encore un peu de sa présence en retrouvant Cécile au lit avant son réveil.
La clenche de la porte grinçait, je l’ai manipulée avec délicatesse. En ouvrant j’ai eu un mouvement de recul. Le lit était vide, les vêtements de Cécile avaient disparu. J’ai cherché un mot, un papier qu’elle aurait laissé dans le désordre de la couette et des oreillers ; en vain. Rien non plus dans le salon, rien dans la cuisine. Un poids comprimait ma poitrine, une masse lourde et glaçante.
Je me suis précipité dans le couloir d’entrée, espérant la rattraper sur le palier ou dans la cage d’escalier. Pas une ombre, pas le moindre bruit. Le chat en a profité pour s’échapper. Il grimpait déjà dans les étages quand j’ai couru jusqu’à la fenêtre de la cuisine. Derrière la vitre, la pluie s’était mise à tomber. La rue était déserte.
— Tu cherches quelqu’un ?
Je me suis retourné en sursaut.
Cécile est apparue dans l’encadrement de la porte, les cheveux dénoués, le regard défait de la veille.
— J’ai regardé dans tes placards, je n’ai pas trouvé le sucre. Je suis allée en demander aux voisins. Deux sucres avec mon café, tu ne te rappelais pas ?
J’ai répondu d’un sourire dérisoire.
— Au fait, t’aurais pas perdu quelque chose ?
Le chat était dans ses bras. Elle l’a déposé au sol, l’animal s’est étiré avant de miauler en direction des croquettes. Elle m’a rejoint dans la cuisine et s’est emparée de la tasse restée sur la table.
— Ton café doit être infect, j’ai dit. Donne, je te le réchauffe.
Elle s’est installée. Je lui tournais le dos. Des frissons escaladaient ma nuque. J’ai mis la tasse au micro-ondes. J’ai réglé le minuteur sur quarante-cinq secondes. Ça risquait de faire long pour éviter de tomber en miettes, mais je pouvais toujours tenter. »

Extrait
« imagine la pénombre des tribunes, les tribunes plongées dans le noir, dans le noir et dans le bruit, un bruit tel qu’il t’arrache le ventre, avec des chants à l’unisson, des refrains martelés en chœur, à la respiration près, imagine les cris, les hurlements, la gorge aride à force de tirer sur les cordes vocales pour te faire entendre, pour mêler ta voix aux autres voix, tresser tes cris aux autres cris, tes chants aux autres chants, imagine les chants pareils à un torrent qui enfle et t’avale tout entier, imagine cette clameur, le grondement qui bat à tes oreilles, et toi qui ajoutes ta voix, toi qui te débats dans ce vacarme, mais ta voix à toi c’est celle d’un garçon de neuf ans, ta voix elle ne porte pas, le souffle est vain, l’effort stérile, pourtant tu cries, tu cries quand même, et tu chantes, tu chantes quand même, comme les autres, avec les autres, et tu applaudis à t’en faire mal, ça oui, qu’est-ce que tu applaudis, à la fin, quand tu remontes en voiture avec le père, tes mains rougies se rappellent à toi, et alors le père, absorbé par le trafic, t’observe à la dérobée dans le rétroviseur, enfoncé dans la banquette arrière tu le vois esquisser un sourire, son profil éclairé par le pinceau stroboscopique des phares en sens inverse, il te demande si ça t’a plu, « Ça t’a plu, Hatem? », et tu manques de voix, tu manques de mots pour lui répondre, les verbes te font défaut, les adjectifs, la panoplie pour décrire ce qui s’est produit, difficile de nommer le frisson qui longtemps après hérisse encore tes rares poils, le père plisse les paupières, satisfait, vos moments ensemble sont rares, c’est un taiseux le père, verrouillé de l’intérieur, un épicier des sentiments peu porté sur l’effusion, mais ce qui s’est joué tout à l’heure, ce qui s’est noué entre vous lorsque l’équipe a marqué le premier but, ce qui vous a réunis lorsqu’il t’a soulevé du sol pour te serrer contre lui, ton visage plaqué contre le cuir râpeux de son blouson, l’odeur du père, le roulis de son cœur que tu percevais à travers le vêtement de cuir, ce qui s’est joué alors, la poignée de secondes soutirée à l’ordinaire distant, votre complicité soudaine, les mots échangés… »

À propos de l’auteur
Né en 1976, Pierre Théobald vit à Metz. Boys est son premier livre de fiction. (Source : Éditions JC Lattès)

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