Un empêchement

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En deux mots
Mathieu et Marie sont en couple depuis plus de vingt ans. Leur fille Jeanne a quitté la maison. Leur routine va être bousculée lorsque Mathieu croise le regard de Xavier lors d’une réception. L’homosexualité qu’il avait choisi de cacher ressurgit alors avec force et l’entraine vers une double-vie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les trois versions de l’histoire

En confiant à Mathieu, Xavier et Marie le soin de nous confier leurs versions respectives de cette histoire de passion et de renoncements, d’amour et de drames, Jérôme Aumont réussit une belle entrée en littérature.

Mathieu dresse le bilan de sa vie dès la première phrase de ce roman, et il n’est guère réjouissant: «Je suis l’homme qui a tout perdu». Un constat amer qu’il va toutefois falloir nuancer, car le drame vécu par Mathieu s’accompagne d’un amour passionné.
Au sortir de l’adolescence, il passe son temps avec la belle Stéphanie et passe quelques jours avec sa famille à Trébeurden en Bretagne. C’est là qu’il découvre son attirance pour le père de sa petite amie. Mais ce n’est que lorsqu’il rencontre Franck quelques temps plus tard qu’il peut vivre son homosexualité lors d’une parenthèse enchantée à Nice. Ses études, les conventions, le sida le poussent cependant à oublier cette déviance: «Non, je n’étais pas gay, je ne l’avais jamais été. Non, je n’étais pas PD, j’étais un mec, un vrai, rien ne me détournerait du droit chemin. J’allais fonder une famille, avoir des enfants. J’allais avoir une existence rangée, normale.»
Une décision à laquelle il se tiendra scrupuleusement. Il épouse Marie et passe une vie tranquille à ses côtés et à ceux de leur fille Jeanne. Une vingtaine d’années sans histoire. Maintenant que Jeanne a quitté le domicile familial, ils sortent davantage et, lors d’une réception, il croise le regard de Xavier et retrouve la passion amoureuse. Une double vie qui va s’achever dans un fracas de tôles arrachées, quand un accident de la route emporte ce nouvel amour, laissant Mathieu exsangue. Claude Sautet dirait que ce sont Les choses de la vie.
Thierry Aumont choisit alors de donner la parole au défunt. C’est donc un Xavier post-mortem qui va nous livrer son histoire et raconter sa relation avec son dernier homme. C’est aussi à lui que l’auteur confie le soin de refermer cette nouvelle parenthèse: «Pour peu enviable que soit mon sort à présent, je te plains de toutes mes forces. Tu vas devoir continuer à vivre dans ton bel appartement bourgeois, avec ta femme délicieusement dépressive, tes week-ends sur l’île de Ré chez tes beaux-parents, tes déjeuners professionnels interminables, tes rares soirées « entre mecs ». Toutes ces obligations qui scandaient ta vie et te tenaient par là même éloigné de moi avec une cruauté métronomique. Tout ce qui rendait au reste du monde ton existence respectable et bien rangée. Cet emploi du temps, tu vas désormais devoir continuer à le respecter comme si tu avais toujours tout, alors que toi et moi savons que tu as tout perdu.»
Dans ce roman choral, c’est à Marie que Jérôme Aumont confie la dernière partie. Je vous laisse découvrir son parcours d’enfant modèle, puis d’étudiante accomplie, son parcours professionnel brillant jusqu’à prendre la tête du premier magazine féminin de France avant de devenir, après «une longue série de sacrifices et de désillusions», une femme insatisfaite.
Si la force du désir est l’un des thèmes majeurs de cette rentrée littéraire, l’homosexualité figure aussi en bonne place avec notamment Plexiglas d’ Antoine Philias, La prochaine fois que tu mordras la poussière de Panayotis Pascot et La vie nouvelle de Tom Crewe. Trois autres variations autour du sentiment amoureux, du trouble qui l’accompagne et ici, du doute engendrée par une nouvelle relation différente.

Un empêchement
Jérôme Aumont
Christian Bourgois Éditeur
Premier roman
230 p., 20 €
EAN 9782267050615
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi des séjours en Bretagne, à Trébeurden et à l’île de Ré, à Nice et à Tinos, en Grèce ou encore en Normandie.

Quand?
L’action se déroule des années 1990 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Marie et Mathieu sont mariés depuis une vingtaine d’années, leur fille Jeanne vient de quitter la maison. Leur vie professionnelle prend toute la place que leur relation ne remplit plus tout à fait. Mais aucun des deux ne se doute que la réception rue Royale à laquelle Marie emmène son mari un soir de printemps va changer leur destin. Une conversation anodine et quelques échanges de regards avec Xavier, un des convives, suffisent pourtant à troubler Mathieu, et à lui donner envie de revoir cet inconnu. Le hasard lui en offrira l’occasion quelques semaines plus tard. Un bonheur intense doublé du sentiment d’un fragile équilibre va alors gouverner la vie des deux hommes. Jusqu’à cet accident de voiture en Normandie…
Jérôme Aumont fait le récit d’un amour impossible – et peut-être bien qu’il s’agit de plusieurs amours dont il esquisse les contours. Avec subtilité, dans une prose au plus près des doutes et des déchirements amoureux, Un empêchement éclaire la manière dont cheminent nos sentiments, entre petits arrangements avec la vérité et grandes peurs. Un premier roman aux accents des Choses de la vie ou d’Appelle-moi par ton nom.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
RTBF (Christine Pinchart)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
Blog L’élégance des livres


Jérôme Aumont présente son premier roman, «Un empêchement» © Production Christian Bourgois Éditeur

Les premières pages du livre
« MATHIEU
1
Je suis l’homme qui a tout perdu. L’homme qui a
échoué. Je suis l’homme échoué. Faut-il que je me lève? Faut-il que j’affronte dorénavant chaque nouvelle journée pesante et prétende qu’elle m’est supportable?
J’ai tant fait semblant. Tant fui la vérité. Et voilà qu’elle me rattrape, me traque, me détraque. Je suis l’homme à qui l’on a tout donné. L’homme abandonné. Je suis terrifié. Je t’ai perdu Xavier. Je suis désolé.
J’avais tout imaginé. Craint le pire. Mais jamais je n’aurais pu imaginer te perdre comme ça. Depuis le coup de fil de cet imbécile de gendarme, je n’ai pas fermé l’œil une seule seconde. Impossible de trouver le sommeil. Je
ne suis bon qu’à ressasser tout ce que j’ai raté, toutes les chances que je n’ai pas su saisir. Toutes les fois où la perspective d’un énième mensonge m’a privé de toi. Car ce sont bien mes mensonges qui m’ont privé de toi. Et
l’imbécile, c’est moi. Un imbécile malheureux.

2
Ma mère, économe en tout, avait pour habitude de me dire que j’avais presque trop d’amour à donner. L’axiome me semblait incongru. Je ne voyais pas bien à quelle réserve naturelle de sentiments elle faisait référence. Mais je n’ai
jamais douté de ma capacité à aimer. Elle a toujours été là, vivante, brûlante. Pour quelle raison aurais-je soudain dû m’économiser ? Mettre de côté pour plus tard ? Tout cela relevait d’un postulat par trop comptable. On aime
et puis on verra bien où cela nous mène. On ne peut pas toujours parier sur l’avenir. On se met à nu et, quand vient le moment de se rhabiller, on rassemble gauchement ses oripeaux, on compte ses abattis. On s’échappe et on se reconstruit comme on peut. Du plus loin que je me souvienne, j’ai très tôt vu les obstacles et les chicanes fondre sur moi. Mais j’étais décidé à ne pas me laisser décourager. Au sortir d’une enfance ordinaire, ni douloureuse, ni tout à fait épanouie, je me suis composé un personnage d’adolescent mystérieux et discret. Je crois
avoir vite compris que mon adolescence ne serait qu’un brouillon de l’âge adulte dont j’observais à la loupe les quelques spécimens que j’avais sous les yeux : mon père, ma mère, leur cercle d’amis, mes oncles et mes tantes, les
voisins. Je ne cherchais pas à les imiter, mais je ne voyais pas non plus l’intérêt de les contrarier pour le plaisir ou de me faire remarquer pour de mauvaises raisons.
Je n’y mettais pas plus d’enjeux que ça. Pour l’essentiel, j’attendais que cette période ingrate se passe d’elle-même, sans laisser trop de séquelles, de traumatismes ou de mauvais souvenirs. J’ai dû commettre un ou deux actes
de bravoure, mais davantage pour prouver que j’étais un enfant puis un adolescent comme un autre. Je connaissais le terrain de jeu, ses règles. Mes parents les avaient très tôt explicitées, détaillant les pénalités encourues. Je gardais donc l’essentiel pour moi. Ce que j’ai, plus tard, identifié comme une forme de trouble originel. Le tableau était presque parfait, et j’avais le sentiment d’accomplir un sans-faute. Je respectais les consignes, mettais une
énergie considérable à faire mien le protocole, à ne pas décevoir, à me rendre utile, à occuper une place. C’est seulement le soir, regagnant ma chambre bien rangée puis me glissant sous les draps, que je sentais mon corps se relâcher et m’échapper. J’avais alors l’impression d’être
dépossédé de mes résolutions, de tout ce qui rendait ma vie domptable et prévisible. Comme si un changement de garde s’opérait et que, profitant de ce moment d’inattention, un petit malin prenait les rênes pour me soumettre
au supplice ou, plus exactement, à la tentation.
Je venais d’avoir 17 ans. C’était un soir de printemps.
Une famille avait emménagé dans la maison d’à côté peu de temps auparavant, une petite meulière dont le pignon tutoyait la fenêtre de ma chambre. Mathilde et Paul M., la quarantaine comme mes parents, et Stéphanie, leur fille unique, vinrent se présenter. Restés sur le pas de la porte, ils étaient les premiers intimidés par cette visite qui trahissait l’envie maladroite et trop manifeste de sympathiser avec leurs nouveaux voisins. Un peu pris au dépourvu par cette initiative, mes parents firent leur possible pour ne pas accueillir les M. trop fraîchement.
Je m’efforçais quant à moi de donner une raison d’être au timide sourire de Stéphanie, que l’on avait traînée là malgré elle. Mais pourquoi est-ce son père que je ne pouvais quitter des yeux ? Et pourquoi la vision de cet homme me nouait-elle ainsi l’estomac? Qu’était-il en train de se passer? Ce rire nerveux et ces picotements dans les mains. Cette envie de prendre mes jambes à
mon cou, de détaler comme un lapin. Et pour aller où d’abord? J’ignore ce que je laissais deviner de mon trouble, mais je crois qu’il ne me quitta plus. Cet homme, par sa simple présence, me faisait changer de comportement de manière incompréhensible. Irrationnelle. Et
je ne parvenais pas à savoir si tout cela procédait d’une quelconque hostilité ou d’autre chose, une gêne.
Fils unique, j’avais très tôt appréhendé les adultes sans le filtre d’un frère cadet ou d’une sœur aînée qui vous cantonne à la table des petits. Personne ne se préoccupait de savoir si je m’ennuyais ou s’il était pertinent que mes
oreilles traînent trop près des conversations lors des repas de famille ou des apéritifs décontractés entre voisins.
On baissait juste la voix de temps en temps, quand elles prenaient un tour grave ou grivois. Les adultes qui m’avaient vu grandir et que j’avais vu vieillir faisaient donc partie de mon environnement naturel. Je ne comprenais pas pourquoi Paul M. ne s’inscrivait pas dans ce paysage.
Quelque chose coinçait. Il n’était ni un modèle, ni un repère, alors qu’était-il ? Un soir que je me caressais dans ma chambre, la réponse s’est imposée d’elle-même.
En général, je montais me coucher après le journal télévisé, sauf le mardi et le samedi soir où j’avais le droit de regarder le film avec mes parents. J’étais censé réviser ou lire un peu avant l’extinction des feux à 22 heures.
Ma mère ne montait jamais avant la fin du film. Cela me laissait le temps de me masturber une, deux, voire trois fois les bons soirs. J’avais sacrifié une paire de chaussettes dans laquelle je me vidais les couilles. Je n’aimais pas trop
la sensation du sperme chaud sur mon ventre. Je les roulais ensuite en boule sous mon lit, où régnait un bazar suffisant pour que j’estime mon secret bien gardé. Le lendemain matin, les chaussettes étaient un peu raides et j’étais
sans doute le seul à ne pas remarquer l’odeur âcre qu’elles dégageaient dans toute la chambre. Mais ma mère ne m’a jamais fait la moindre réflexion. Au début, je venais très
vite, sans même avoir besoin de fermer les yeux. Puis des images commencèrent à apparaître. Un visage bientôt. Un corps. Un soir, j’ai installé ma chaise de bureau devant la fenêtre, et là, les yeux braqués sur la salle de bains de la maison d’à côté, j’ai attendu. J’ai attendu qu’apparaisse Paul M. Tapi dans le noir, soustrait à tout jugement extérieur, je me suis préparé au seul spectacle qui valait toutes les soirées télé. La vision de cet homme de 40 ans, nu dans sa salle de bains avant d’enfiler ce pyjama qu’un
jour, le cœur tambourinant dans ma poitrine, je finirais par aller décrocher du fil à linge. Sans doute un dimanche après-midi qu’un match de foot ou un grand prix de Formule 1 avait vidé le quartier, hommes vautrés dans leur canapé, femmes courbées sur leur planche à repasser.
Était-ce pour me racheter à mes propres yeux que je me mis ensuite en tête de séduire sa fille Stéphanie? Ou me rapprocher de celui dont j’enfilais désormais le pyjama et en frottais l’étoffe contre mon sexe, les yeux collés au
carreau ? Je me souviens seulement que Paul accueillit cette idylle adolescente avec résignation et bienveillance, voyant en moi un garçon sérieux, mature et responsable.
Ce petit jeu dura un été je crois. J’avais 17 ans et je laissais déjà une indicible schizophrénie s’emparer de moi.
Stéphanie et moi passions nos après-midi à errer dans les rues toutes identiques de notre petite ville de banlieue, parfois en compagnie d’autres filles ou garçons de notre âge. Sans but mais sans vraiment ressentir l’ennui pour
autant. Elle était belle comme un cœur, douce, sereine, drôle. J’aurais voulu être amoureux. Être à la hauteur.
Je serrais sa main, sa taille ou son épaule comme si ma vie en dépendait. Comme si quelque chose allait forcément finir par se passer, comme si ma détermination allait payer, congédier mes mauvaises pensées. Je me dégoûtais. Je haïssais ce simulacre auquel je ne voyais aucune issue. La journée, je parvenais par je ne sais quel miracle à ne pas me laisser gagner par la vision nocturne de son père nu dans leur salle de bains, à la lumière d’un
tube fluorescent qui rendait sans doute sa peau un peu plus blanche qu’elle ne l’était en vérité. Mais, le soir, rendu à l’intimité de ma chambre, c’est bien à lui que je pensais, et son corps que j’explorais dans ce demi-sommeil honteux et douloureux.
À la fin de l’été, le père de Stéphanie est passé à la maison un soir. Je bouquinais dans un coin du salon. Je ne l’ai pas entendu sonner. Et il était là, dans l’entrée, face à ma mère. Il souriait, un peu décoiffé je crois. D’un geste maladroit et levant les yeux au ciel, maman m’a fait signe d’ôter le casque que j’avais sur les oreilles :
— Paul, enfin, Monsieur M. est gentiment venu t’inviter à partir en week-end avec eux en Bretagne. Cela te fera du bien de voir la mer avant la rentrée des classes.
Ça te dit mon grand ?
— Si ça me dit ? Plutôt deux fois qu’une ! Merci,
c’est trop gentil ! Stéphanie est au courant ?
— Évidemment, gros nigaud ! Mais c’est une idée de Monsieur M., tu peux donc le remercier en effet. Il ne va pas vous déranger au moins, vous êtes sûr ?
— Non, au contraire, ça nous fait plaisir. C’est un bon gars votre fils, vous savez. Et puis, c’est seulement pour trois jours, ce sera vite passé, mais je te préviens, hein, c’est chambre séparée. Enfin, tente séparée plus exactement !
Maman et Paul rirent de bon cœur. Je souriais jaune.
Le rendez-vous fut pris pour le lendemain après-midi.
À l’époque déjà, je détestais pique-nique, camping et toutes ces activités d’extérieur censées exalter la communion avec la nature, sentant bien que, derrière le beau tableau naturaliste, elles avaient surtout pour vertu
d’épargner le portefeuille des Français moyens que nous étions. Mais j’étais prêt à renier tous mes principes pour l’occasion, à dormir sur une planche, dans un duvet trop petit, à boire de l’eau tiède et à manger des chips parfumées à la banane ou inversement. Ça allait être un week-end de rêve ! Et puis, c’est Paul lui-même qui était venu m’inviter, alors qu’il aurait pu envoyer Stéphanie. Ça voulait dire qu’il m’aimait bien. Mieux : il me considérait comme un adulte. Pour un peu, on aurait pu partir tous les deux. On aurait prétexté un week-end de pêche entre hommes.
À peine arrivés au camping « Armor », sur la commune de Trébeurden, j’ai compris que ce week-end allait être un supplice et non une belle partie de campagne. Stéphanie, intimidée par la présence de ses parents, marquait une distance palpable. Sans le vouloir, elle m’empêchait de
puiser dans la proximité de son corps la force de renoncer à l’attraction qu’exerçait celui de son père. Il faisait
chaud, très chaud. J’étais en nage, mais j’aidai Paul à installer les trois tentes comme je pus. Puis vint l’heure du dîner frugal. Stéphanie et sa mère étaient épuisées et menacèrent rapidement d’aller se coucher. Paul, lui, était en pleine forme. Les embruns le galvanisaient.
— Tu es fatigué, toi, Mathieu ?
— Non, ça va, j’ai dormi dans la voiture.
— Ça te dit de piquer une petite tête avant d’aller
dormir ? Moi j’en meurs d’envie !
— Euh, oui, pourquoi pas. Stéph, tu viens avec nous ?
— Non, je suis trop fatiguée et mes cheveux vont
mettre des heures à sécher, mais vas-y avec papa, profite !
Un supplice donc. Une fois nos maillots enfilés, nos draps de bain en équilibre précaire sur l’épaule, comme deux mâles conquérants, Paul et moi prîmes le sentier qui menait à la plage de Trébeurden, dans une euphorisante demi-obscurité. Il était excité comme un gamin, je peinais à me détendre. La mer était calme, l’eau froide mais enveloppante. J’ignore combien de temps nous sommes restés là, lui à enchaîner les longueurs, moi à barboter, plonger sur place et faire la planche. Je n’ai jamais été un grand nageur. Nous regagnâmes ensuite le camping
sous une nuit étoilée. Tous deux frigorifiés, rincés mais détendus. Jusqu’au moment où je l’entendis décréter avec enthousiasme : « À la douche maintenant ! »
Arrivés dans les sanitaires suréclairés du camping, Paul choisit les douches communes plutôt qu’une des nombreuses cabines individuelles. Et, dans un regard de défi, il me lança : « Bon, on est entre hommes, pas de
gêne, tous à poil ! » Et, joignant le geste à la parole, il fit glisser son slip de bain le long de ses cuisses et le suspendit à un crochet. Il m’invitait tacitement à l’imiter. J’étais pétrifié. Paul M., père de celle dont j’essayais désespérément de me convaincre qu’elle était ma petite copine. Ce
même Paul M., que j’observais dans sa salle de bains à la dérobée par la fenêtre de ma chambre chaque soir, et dont le pyjama était mon honteux trophée, Paul M. se tenait face à moi, tout sourire. Après avoir connu la température
hostile de la Manche, son sexe se ragaillardissait sous mes yeux et sous le jet brûlant de la douche, jusqu’à prendre sa
taille de croisière. Autant dire que j’avais bien choisi l’objet de mes obsessions nocturnes, mais cette confrontation un peu trop frontale me renvoyait à toutes mes contradictions.
— Allez, ne fais pas ton timide, tu ne vas pas te laver en maillot, quand même ?
Je m’exécutai, obéissant à la forme d’autorité paternelle que Paul représentait.
— Eh ben, voilà, on est quand même mieux comme ça, non ? Et puis, tu n’as pas à avoir honte, la nature ne s’est pas foutue de toi !
Se rendit-il compte que, bien davantage que la nature, c’est la vision de son corps nu et terriblement proche du mien qui opérait ? Masquait-il son trouble ? Je pris
le parti de lui tourner le dos, lui offrant le spectacle de mon cul plutôt que celui de ma bite turgescente. J’étais mortifié. Je ne pouvais pas prendre le risque d’être ainsi confondu par Paul, notre voisin. Le père de ma copine.
Longtemps je me suis interrogé sur les réelles intentions de Paul. Ce séduisant quarantenaire avait-il été bercé de préceptes vaguement naturistes ou était-il simplement très à l’aise avec son corps, décomplexé au point de se mettre nu devant le petit copain de sa fille ? Me testait-il ? Cette étrange intimité était-elle un maladroit rite initiatique qui traduisait à ses yeux le passage à l’âge adulte ? Sa manière à lui de me traiter d’égal à égal, en bon camarade ? Je n’ai jamais réussi à trancher et je n’ai bien sûr jamais confié cette histoire à quiconque. Je ne suis pas certain que mes parents (ou Stéphanie ou sa mère d’ailleurs) auraient goûté l’anecdote. Je n’ai plus jamais cherché à l’observer par la fenêtre de ma chambre. J’avais été, bien malgré moi, trop près du point de rupture. Il est mort trois ans plus tard d’un cancer, je crois. Stéphanie et moi nous étions perdus de vue, mais elle m’a téléphoné pour m’annoncer la nouvelle. « Il demandait souvent de tes nouvelles. Il t’aimait beaucoup, tu sais. »

3
J’ai passé les quatre années suivantes à lutter. »

Extraits
« L’affaire était réglée et ma décision prise. Mon amour mort jamais ne serait exhumé. Il n’était nullement question d’homosexualité. J’avais rencontré, puis soigné et accompagné un être qui m’avait touché, que j’avais aimé, mais finalement de manière presque platonique. (…) Non, je n’étais pas gay, je ne l’avais jamais été. Non, je n’étais pas PD, j’étais un mec, un vrai, rien ne me détournerait du droit chemin. J’allais fonder une famille, avoir des enfants. J’allais avoir une existence rangée, normale. Rien ne dépasserait, Je ne mangerais pas de ce pain-là. Pas moi. J’allais raccompagner Marianne chez elle après cette étrange soirée, clouer d’un coup le bec à Nathalie, couper court à toute spéculation, reprendre le droit chemin que je n’aurais jamais dû quitter, le sillon dont je n’aurais jamais dû m’écarter. Vivre, c’est choisir. Je choisissais de vivre et de donner la vie. C’était dans l’ordre naturel des choses. Je devais mettre un terme à cette période de ma vie consacrée à de vaines éjaculations, à de mortes amours. Elle s’appellerait Marianne ou peut-être bien Marie. J’apprendrais à la désirer, à l’aimer, à la pénétrer, Cela ne devrait pas être si compliqué. » p. 34-35

« Pour peu enviable que soit mon sort à présent, je te plains de toutes mes forces. Tu vas devoir continuer à vivre dans ton bel appartement bourgeois, avec ta femme délicieusement dépressive, tes week-ends sur l’île de Ré chez tes beaux-parents, tes déjeuners professionnels interminables, tes rares soirées «entre mecs». Toutes ces obligations qui scandaient ta vie et te tenaient par là même éloigné de moi avec une cruauté métronomique. Tout ce qui rendait au reste du monde ton existence respectable et bien rangée. Cet emploi du temps, tu vas désormais devoir continuer à le respecter comme si tu avais toujours tout, alors que toi et moi savons que tu as tout perdu. » p. 92

« Avant de devenir une femme insatisfaite je fus d’abord une enfant modèle, puis une étudiante accomplie. J’ignore dans quelle mesure une étape à influencé l’autre. Et je ne suis pas certaine que l’on puisse parler ici de réussite. Cela ressemble davantage à une longue série de sacrifices et de désillusions. Pas mal d’amitiés laissées sur le bas-côté aussi. » p. 184

À propos de l’auteur
AUMONT_Jerome_DR_librairie_mollatJérôme Aumont © Photo DR – Librairie Mollat

Jérôme Aumont est né en 1972 à Caen. Un empêchement est son premier roman. (Source: Christian Bourgois Éditeur)

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